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Budapest, 2011
Littérature et folklore dans
le récit médiéval
édités par
EMESE EGEDI-KOVÁCS
Relecture par :
Arnaud Prêtre
ISBN 978-963-89326-0-0
L
ittérature et folklore entretiennent au Moyen Âge des rapports de bon
voisinage, fondés sur des emprunts et des échanges féconds. Le folklo-
re nourrit la littérature en lui fournissant des personnages (fées, lutins,
ogres, ect.) et des motifs. En retour la littérature permet à tout ce matériau, re-
jeté par les clercs savants, comme Burchard de Worms, dans le domaine de la
superstition, d’accéder à l’écrit. Interrogé, pris au sérieux ou moqué, déformé
ou plus exactement transformé par les écrivains qui l’accommodent à leur ma-
nière et au goût d’un auditoire le plus souvent aristocratique, le folklore, cette
science des peuples vouée à la transmission orale, imprègne particulièrement
le récit médiéval, depuis les lais de Marie de France et les romans de Chrétien
de Troyes jusqu’aux romans tardifs comme le Perceforest ou le Conte du Pa-
pegau. Les traces qu’il laisse sont parfois légères, d’autant plus légères que la
littérature médiévale est fondée sur le constant et patient retravail de la tradi-
tion écrite antérieure. Soumis à de multiples réécritures, le motif folklorique
laisse à peine percevoir son contenu mythique originel. Pourtant une incon-
gruité ici ou là, un détail insolite, un comportement difficilement explicable,
le silence d’Enide ou la mort de la châtelaine de Vergy, attirent l’attention et
amènent à soupçonner sous les strates de textes le souvenir du motif folklori-
que. Mais plus importante et moins vaine qu’une archéologie de la littérature
qui se fixerait pour but d’extraire un matériau original enfoui sans doute à ja-
mais, est l’enquête menée au fil des articles de ce volume: comprendre à quels
nouveaux projets la littérature a asservi le matériau folklorique. Les écrivains
qui ont utilisé cet héritage étaient des artistes. Même si beaucoup sont restés
anonymes, même s’ils vouaient à la tradition un respect bien connu, ils ne se
considéraient pas comme les conservateurs d’un savoir immémorial qu’ils de-
vaient transmettre sans l’altérer. Bien au contraire ils ont exploité librement le
gisement du folklore et, à l’instar de Jean, l’habile maçon et sculpteur du Cli-
gès, sur ce matériau brut ils ont fondé des constructions merveilleuses.
Le Colloque international, dont les actes sont réunis ici, s’est tenu à Univer-
sité Eötvös Loránd à Budapest, les 4 et 5 juin 2010, à l’instigation du Centre
8 Michelle Szkilnik
Michelle Szkilnik
Paris, le 6 avril 2011
Le retour des fées dans le Pas du Perron
fée et le Jouvencel
Michelle Szkilnik
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
1
Sur ce sujet, voir mes articles « Le Restor d’Alexandre dans Ysaïe le Triste », dans The Medie-
val Opus, Imitation, Rewriting and Transmission in the French Tradition, Amsterdam, Rodopi,
1996, p. 181-195 et « La Joute des morts : La Suite du Merlin, Perceforest, Le Chevalier au Pape-
gau », dans Le Monde et l’Autre Monde, actes du colloque arthurien organisé par D. Hüe et Chr.
Ferlampin-Acher à Rennes, 8-9 mars 2001, Orléans, Paradigme, 2002, p. 343-357 ; ainsi que P.
Victorin, Ysaïe le Triste, Une esthétique de la Confluence, Paris, Champion, 2002 et son intro-
duction à l’édition du Chevalier au Papegau, Paris, Champion (Champion classiques), en parti-
culier p. 30-33.
2
Sur les pas d’armes et emprises particulièrement propices à la réactivation de scénarios ro-
manesques et féeriques, on consultera pour commencer Michel Stanesco, Jeux d’errance du che-
valier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flam-
boyant, Leiden, Brill, 1988 ; Alice Planche, « Du tournoi au théâtre en Bourgogne », Moyen Âge
81 (1975), p. 97-128 ; Ruth H. Cline, « The Influence of the Romances on Tournament », Specu-
lum 20 (1945), p. 204-211.
10 Michelle Szkilnik
3
Les deux relations du Pas du Perron fée ont été composées entre 1463 et 1469, le Jouvencel
entre 1460 et 1468.
4
Je prépare en collaboration avec Chloé Horn et Anne Rochebouet une édition critique des
deux relations principales de ce pas (à paraître dans la collection CFMA chez Champion). Félix
Brassart a donné une édition de la relation du manuscrit de Paris (Le Pas du Perron Fée tenu à
Bruges en 1463 par le chevalier Philippe de Lalaing, Douai, 1874). On peut en lire une traduction
moderne due à C. Beaune dans Splendeurs de Bourgogne (Récits et Chroniques), sous la direction
de Danielle Régnier-Bohler, Paris, Laffont (collection Bouquins), 1995, p. 1164-1192.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel 11
5
Dont une grande partie est toutefois consacrée à la présentation des règles du combat. La
description proprement merveilleuse occupe quatre folios.
6
La Suite du Roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996, p. 438 et p. 469.
Sur cet épisode, voir mon article « La joute des morts », art. cit.
12 Michelle Szkilnik
7
The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, The Second Continuation,
vol. IV, éd. W. Roach, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1971, v. 27377-27417.
8
Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. Marie-Claude de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 54. Sur
ce scénario pseudo-féerique, voir Christine Ferlampin-Acher, « Féeries et idylles : des amours
contrariées » dans Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge, dossier thématique des CRMH,
sous la direction de M. Szkilnik, à paraître en 2011.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel 13
tard. Entre littérature et réalité, se met ainsi en place un complexe jeu de va-
et-vient et d’imitation mutuelle. Philippe de Lalaing, dont on sait qu’il est
lecteur de romans arthuriens, connaissait-il Ponthus et Sidoine ? Le titre ne
figure pas dans la liste des ouvrages qui ont pu l’inspirer selon le prologue
contenu dans la rédaction des manuscrits d’Arras et de Londres9. En tout
état de cause, il a sans aucun doute utilisé sa connaissance des merveilles ro-
manesques pour concevoir le scénario de son pas. Il l’a fait avec une sorte de
surabondance de détails très caractéristique de la manière dont les amateurs
de pas chevaleresques reprennent les situations romanesques, multipliant
les indices du merveilleux d’une manière qui peut paraître gratuite.
Dans la version du manuscrit de Paris, ce récit merveilleux est conté à un
public de chevaliers de la cour de Bourgogne par un narrateur qui l’introduit
de cette manière :
Qomme les humaines voix grandissent les choses selon ce que peu sou-
vent sont veues advenir ou selon ce que les ceurs en font grandes extismes,
par les oïr merveileuses compter, ainsi et dempuix nagaires, o vous, nobles
princes et chevalliers, barons et escuiers de grant pris, est advenu chose
tresetrange cy entour es pays du treshault et tresvictorieux prince le duc de
Bourgoingne : que ung povre chevalier fourvoié en unes landes et non sa-
chant pour prendre adresses pour venir au repaire, se trouva sur le serain
et aprés soleil escons entre deux grans et larges estans plains d’eaue (Paris
BnF fr 5739, fol. 136v).
9
Cette rédaction s’ouvre en effet sur un long prologue qui énumère les lectures qui ont don-
né à Philippe l’idée d’entreprendre son pas d’armes : romans et histoires antiques, chansons de
geste et surtout romans arthuriens qui se taillent la part du lion.
14 Michelle Szkilnik
Aux deux costés dudit perron avoit quatre griffons bien et gentement fais
a fachon de griffons, dedens lesquelz IIII griffons avoit quatre hommes
qui conduisoient le mistere d’iceulx quatre griffons. (Paris BnF fr 5739,
fol. 142v-143r).
10
L’épisode où Gallafur (ou Gallafar selon le manuscrit) apparaît sous ce nom figure au fol.
75v du manuscrit Paris, Arsenal 3491, copie de David Aubert.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel 15
"Ce perron (...) est de telle nature et moy de telle puissance et seignourie
que partout il me plaira le faire transporter, estre, remuer ou demourer, en
ung instant il y sera et vous dedens sans avoir nul dangier de corps." (Ar-
ras 915, fol. 34r).
11
Voir Andries Van den Abeele, « Le Pas du Perron fée, prélude à la prise de pouvoir de Char-
les le Téméraire » (« De Wapenpas van de Betoverde Burcht, voorbode van de machtsgreep door
Karel de Stoute ») dans Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis te Brugge, t. 146,
2009, p. 93-139 ; C. Beaune, introduction à la traduction du Pas du Perron Fée dans Splendeurs
de la cour de Bourgogne, op. cit. p. 1166 ; Jean-Pierre Jourdan, « Le thème du pas dans le royaume
de France à la fin du Moyen Âge », Annales de Bourgogne 62 (1990), p. 117-133, p. 132 en particu-
lier ; et Elodie Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique
dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004, en particulier p. 205.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel 17
tail peut-être hérité d’un roman pour envoyer un message aux spectateurs et
aux participants. Si la dimension ludique semble l’emporter largement et vi-
der de leur contenu mythique les motifs folkloriques, les organisateurs de pas
les réinvestissent partiellement d’un sens nouveau, sans doute valable ponc-
tuellement, mais qui redonne à l’entreprise un certain sérieux. Ils tentent de
créer en quelque sorte une nouvelle mythologie destinée à célébrer la société
courtoise et chevaleresque du XVe siècle12.
12
Sur ce point, voir M. Stanescto, op. cit.
13
Il existe une édition ancienne du roman de Jean de Bueil, Le Jouvencel, éd. de L. Lecestre,
introduction de C. Favre, Paris, Renouard, 1887, 2 volumes. Toutes les citations renvoient à cette
édition. J’en prépare une nouvelle à partir du manuscrit de l’Escorial (S.II. 16), alors que celle de
L. Lecestre est basée sur le manuscrit de l’Arsenal (fr. 3059).
18 Michelle Szkilnik
en tirer une belle somme. La demoiselle est en effet prête à "payer ung grant
argent" pour le délivrer14. Elle est venue dans le camp de ses ennemis mu-
nie d’un sauf-conduit du Jouvencel. Mais ce n’est pas l’intérêt qu’elle porte
à messire Morcellet qui fait d’elle une possible fée15. Le roi, qui semble bien
la connaître, déclare ne pas être surpris qu’elle veuille racheter le traître,
car elle est de mèche avec lui. C’est, selon le roi, "la plus forte enchanteres-
se et la plus mauvaise femme du monde". Elle s’est emparé du château de
la dame de Blanc-Chastel qu’elle garde prisonnière avec ses gens. Et dans
son propre château de Grantfort, elle tient "en son servaige" dix chevaliers
et plus de vingt jeunes hommes. La demoiselle de Grantfort apparaît donc
comme un avatar de Morgain, retenant des chevaliers dans son val mer-
veilleux. Les noms des lieux dans lesquels elle sévit encouragent cette inter-
prétation. Maîtresse de Grantfort, une place qui souligne sa puissance, elle
règne désormais sur Blanc-Chastel, dont l’ancienne maîtresse pourrait bien
être, elle, un avatar d’une dame blanche, une fée protectrice et bénéfique
qui aurait tenté de s’opposer à la demoiselle. Les toponymes composés avec
l’épithète "blanc" abondent dans la littérature arthurienne : Blanche Lan-
de, Blanche Cité, Blanche Montaigne, Blanche Forest. On trouve un Blanc
chastel dans le Perceforest16. Ce sont des noms en quelque sorte programma-
tiques. Or dans le Jouvencel, œuvre qui en général désigne les endroits fic-
tifs par des noms relativement réalistes (Crator, Luc, Escaillon, Sardine), le
choix de ces toponymes signifiants ne paraît pas anodin.
Le roi redoute de voir la demoiselle de Grantfort parler avec le Jouvencel et
lui recommande de la renvoyer au plus tôt car il "a grant paour qu’elle [l’]en-
chante ou face quelque mal". Pour rassurer le roi, le Jouvencel oppose à l’engin
de la demoiselle sa foi en Dieu :
"Monseigneur, laissez-la chanter et enchanter ; car je ne la crains riens et
n’ay point paour que telles enchanteries me facent ou sceussent faire mal
ne desplaisir ; car j’ay bonne creance en Dieu." (II, 210).
14
Jouvencel, II, 209.
15
Marie-Thérèse de Medeiros a rapidement analysé selon les mêmes lignes ce curieux épi-
sode du Jouvencel. Voir son article « Défense et illustration de la guerre : Le Jouvencel de Jean de
Bueil », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIIe-XVe s.), 5, 1998, p. 139-152.
16
C’est le château du roi Peleon, livre III, tome 1.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel 19
Méchante séductrice qui sait user de belles paroles pour obtenir ce qu’el-
le veut, et utiliser la force armée si nécessaire, la demoiselle de Grantfort ne
semble finalement pas posséder de pouvoir magique d’origine diabolique :
elle n’est qu’une femme habile et manipulatrice18. Pourquoi alors l’introdui-
re, avec cette aura quasi féerique d’abord, dans un récit de guerre aux allures
de traité d’art militaire ? Est-ce parce qu’elle est la métaphore de la séduction
que les scénarios romanesques, et particulièrement féeriques, exercent sur
les écrivains du XVe siècle, même les moins susceptibles en apparence d’y cé-
der, comme Jean de Bueil, homme de guerre et maréchal de France ? Jean de
Bueil n’est du reste pas le seul à succomber ainsi aux charmes des fées. Il est
un autre homme de guerre qui en a lui aussi invité une dans un texte où elle
n’avait pas sa place a priori : Antoine de la Sale, dans sa Salade, œuvre com-
posite contenant entre autres une liste d’historiens, des exemples de straté-
gie, des chroniques abrégées, des généalogies, et l’ordonnance sur les gages
de bataille de Philippe le Bel (également contenue dans le Jouvencel), insè-
re le Paradis de la reine Sibylle, étrange petit récit présentant un redoutable
17
Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine : la naissance des fées, Paris, Champion, 1984,
rééd. 1991, en particulier chap. XVI.
18
Voir M.T. de Medeiros, art. cit. p. 140-141.
20 Michelle Szkilnik
avatar de Morgue19. Dans une pirouette finale, Antoine qui semblait accor-
der crédit à cette fable, déclare qu’il a mis en écrit cette histoire pour "rire
et passer temps"20. De manière comparable Jean de Bueil dénie tout sérieux
à l’épisode en faisant de la demoiselle de Grantfort une bonne "baveuse"21,
une bavarde dont on peut déjouer les propos spécieux.
Le XVe siècle ne croit pas aux fées. Mais il aime jouer avec leur image. Il plai-
sante à leur sujet, il démystifie leur pouvoir supposé, mais il leur réserve tou-
jours une place. C’est que les fées, souvent associées à la fiction arthurienne,
renvoient à un monde romanesque qui fait rêver, un monde dont on sait qu’il
n’existe pas ou n’existe plus, mais qu’on se plaît à faire surgir le temps d’un pas
d’armes. Les fées sont devenues des créatures littéraires. Personnages de théâ-
tre ou de roman, elles n’ont pas de pouvoir dans la réalité historique, à la diffé-
rence de leurs dangereuses consœurs qui se prétendent investies de missions
divines, alors qu’elles pourraient bien être les instruments du diable22. Aussi
Philippe le Bon, qui entre en riant dans le scénario de Philippe de Lalaing, liv-
re-t-il Jeanne d’Arc aux Anglais, tandis que Jean de Bueil, qui a participé au
siège d’Orléans, ne fait aucune allusion à son ancienne compagne de guerre.
Le XVe siècle joue aux fées mais brûle les sorcières.
19
Sur la Salade, voir Sylvie Lefèvre, Antoine de la Sale, la fabrique de l’œuvre et de l’écrivain,
Genève, Droz, 2006.
20
Sur ce texte et les éléments folkloriques qu’il contient, voir Francine Mora, Voyages en Si-
byllie, Riveneuve éditions, Paris, 2009. L’ouvrage donne le texte du Paradis dans l’édition de Fer-
nand Desonay. L’expression « rire et passer temps » se trouve p. 296.
21
Ce terme est utilisé à propos d’un autre ennemi, Guillaume Bernard, qui sait raconter des
histoires séduisantes auxquelles il ne faut pas accorder trop de crédit selon le sire de Roqueton
(Jouvencel, I, 219). Sur cet épisode, voir mon article « Figure exemplaire et personnage de ro-
man : Le Jouvencel de Jean de Bueil », dans Vérité poétique, vérité politique : Mythes, modèles et
idéologies politiques au Moyen Âge, éd. par J.-C. Cassard, E. Gaucher, J. Kerhervé, Brest, CRBC,
2007, p. 405-417.
22
Sur la rationalisation de la figure de la fée et corollairement le développement de la croyan-
ce aux sorcières, on se reportera à l’ouvrage de Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge,
op. cit, en particulier chap. XV.
Chevaliers détournés :
Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu
et la fée de l’Île d’Or
Imre Szabics
Université Eötvös Loránd de Budapest – Collège Eötvös József
Dans le roman arthurien occitan Jaufré de la fin du XIIe siècle, la fée de Gi-
bel3, avatar des fées des lais bretons anonymes et de ceux de Marie de France,
1
Pour reprendre le terme heureux de J. Frappier.
2
Sur les rapports complexes et délicats du monde féerique et de la chevalerie voir entre autres
Claude Lecouteux, Mélusine et le Chevalier au cygne, Paris, Payot, 1982 ; Jean-Claude Aubally, La fée et
le chevalier, Paris, Champion, 1986 ; Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélu-
sine : la naissance des fées, Paris, Champion, 1984, rééd. 1991 ; Idem, Le Monde des fées dans l’Occident
médiéval, Paris, Hachettes Littératures, 2003 ; Françoise Clier-Colombani, La Fée Mélusine au Moyen
Âge : images, mythes, symboles, Paris, Léopard d’or, 1991 ; Pierre Gallais, La Fée à la fontaine et à l’arbre,
Amsterdam, Rodopi, 1992 ; Le Monde des fées dans la culture médiévale, Wodan, 47, Greifswald, 1995.
3
Sur le nom curieux de la fée voir René Lavaud et René Nelli, Les Troubadours, Bruges, Des-
clée de Brouwer, 1960, t. I, p. 33.
22 Imre Szabics
E la donzella tut süau / Dis a Jaufre : « Seiner, Deu lau, / Ara-us ai ieu e mon
poder, / C’as ome nun dei grat saber, / Mais a mun art et a mun sen. / Ieu sui
acela que tan gen / vos vinc querre socors ploran / Del gran trebail e dell afan /
Que m’a fait Fellon d’Albarua, / Uns malvais hom, cui Dieus destrua !5 »
4
Cette attitude de la fée peut être marquée par le motif « F 302.3 Fairy wooes mortal man ».
Cf. Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers (XIIe -XIII e siècles), Genève, Droz, 1992, p. 65.
5
Le Roman de Jaufré, dans Les Troubadours, éd. cit., t. I, v. 8755-8764. La donzelle, tout tran-
quillement, dit à Jaufré : « Seigneur – louange en soit à Dieu ! – je vous tiens maintenant en mon
pouvoir. Je n’ai à en savoir gré à personne, mais seulement à mon intelligence et à mon artifice. Je
suis celle qui, si courtoisement, était venue, toute en pleurs, vous demander secours contre Félon
d’Auberue, qui me cause grands tourments et grande angoisse. C’est un méchant homme – Dieu
puisse-t-il l’abattre ! » (trad. de René Nelli).
Chevaliers détournés : Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu et la fée de l’Île d’Or 23
6
Alain Guerreau, « Renaud de Bâgé : Le Bel Inconnu. Structure symbolique et signification
sociale », Romania, t. 103, 1982, p. 28-82.
7
Laurence Harf-Lancner, « Le Bel Inconnu et sa mise en prose au XVIe siècle, l’Histoire de
Giglan : d’une esthétique à l’autre », dans Le chevalier et la merveille dans «Le Bel Inconnu» ou le
beau jeu de Renaut, études recueillies par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1996, p. 69-89.
24 Imre Szabics
8
Emmanuèle Baumgartner, « Féerie-fiction : le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu », dans Le
chevalier et la merveille..., ouvr. cit., p. 13.
9
Francis Dubost, « Tel cuide bien faire qui faut : le «beau jeu» de Renaut avec le merveilleux »,
dans Le chevalier et la merveille..., ouvr. cit., p. 35.
10
Cf. Philippe Walter, « Figures du temps et formes du destin dans le Bel Inconnu », dans Le
chevalier et la merveille..., op. cit., p. 120.
Chevaliers détournés : Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu et la fée de l’Île d’Or 25
(…) les set ars me fist aprendre / Tant que totes les soc entendre : / Ari-
metiche, dyomotrie, / Ingremance et astrenomie, / Et des autres asés
apris11.
11
Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, édition et traduction de Michèle Perret, Paris, Cham-
pion, 2003, v. 4937-4941.
12
Alain Guerreau, art. cit., p. 67. Voir encore Stith Thompson, Motif-Index of Folk Literature,
Bloomington/London, 19753. « F 310 : Fairies and human children », particulièrement « F 311.1
Fairy godmother ».
13
Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. cit., Introduction, p. XIII.
26 Imre Szabics
7
Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 2002.
8
Aux origines de Carnaval, Paris, Odile Jacob, 2005.
9
Art profane et religion populaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, en particu-
lier p. 82.
10
L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007.
11
La trame de Guillaume de Palerne montre que l’auteur était vraisemblablement conscient
de ce statut de l’ours et de la substitution symbolique en cours autour de la royauté. Le roman est
daté du début du XIIIe siècle : les rois de France n’ont pas encore adopté le cerf comme emblè-
me, mais le cerf s’est déjà substitué à l’ours comme gibier royal et sa promotion comme symbole
christique est nettement engagée (voir Michel Pastoureau, op. cit., p. 251-ss).
Les métamorphoses du versipelles romanesque 31
12
Cette restauration, conséquence de retournements successifs, n’est qu’en apparence para-
doxale : elle résulte d’une cyclicité qui est à la fois celle du Carnaval, des saisons et de l’Histoire.
13
J’ai proposé dans mon édition de ce texte une relecture parodique de ce récit pour le moins
étonnant (éd. cit., p. 15-37). Voir aussi mon article « Croquer le marmot dans Guillaume d’An-
gleterre : l’anthropophagie et l’inceste au service d’un détournement parodique de l’hagiogra-
phie », dans Romanische Forschungen, 2009, t. 121, p. 343-357.
14
Dans Guillaume d’Angleterre (v. 512-ss), la mère, après la naissance des deux jumeaux,
éprouve une faim violente et menace de dévorer ses enfants ; le père lui propose alors un mor-
ceau de sa propre cuisse ; elle refuse, émue de pitié et le père la quitte pour aller chercher de la
nourriture : l’un des deux garçons, qui sera nommé Lovel, est alors enlevé par un loup (v. 772-ss).
Dans Guillaume de Palerne, Alphonse, le fils du roi d’Espagne, a été transformé en loup-garou
par sa marâtre, Brande, deuxième épouse de son père et sorcière (v. 280-ss).
15
Dans Melion (éd. Prudence Mary O’Hara Tobin, Genève, Droz, 1976, p. 296-ss, le garou est
appelé leus v. 181, 183, 217…), ce qui n’est pas le cas dans Bisclavret de Marie de France (éd. Jean
Rychner, Paris, Champion, 1983, p. 61-ss) où il est question de la beste ou du bisclavret, mais pas
du leu. Ce choix de la poétesse contribue à valoriser la créature ; l’emploi du terme leu en re-
vanche entretient l’ambiguïté merveilleuse de la créature dans Melion, comme dans Guillaume
d’Angleterre, sans pour autant renvoyer à la simple animalité naturelle.
16
La passion de la chasse est certainement l’un des enjeux de ce récit dont la légende de saint
32 Christine Ferlampin-Acher
Eustache constitue l’arrière-plan hagiographique et dont l’un des objets les plus importants sur
le plan symbolique est un cor (voir mon article « Le cor et la cotte : le corps à l’épreuve de la fi-
délité dans le Roman de Tristan en prose et dans Guillaume d’Angleterre », dans Cornes et plumes
dans la littérature médiévale. Attributs, signes et emblèmes, éd. Fabienne Pomel, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2010, p. 363-378). A la fin du roman, un peu avant la reconnaissance
des deux fils par le père, ceux-ci, après avoir fui les bourgeois qui les ont adoptés et veulent leur
imposer un métier infamant, se retrouvent dans une forêt et chasse un daim. C’est à Lovel que re-
vient, sur l’invitation de son frère (qui semble ainsi reconnaître la primauté que lui vaut son nom
de prédateur), la priorité pour lancer la flèche qui abat l’animal (v. 1744-ss). Le forestier chargé de
surveiller la forêt les accuse de braconnage. Lovel, chasseur frauduleux, tient bien du loup.
17
Voir la préface de Jean-Claude Mühlethaler à Formes de la critique : parodie et satire dans
la France et l’Italie médiévale, études réunies par J.-Cl. Mühlethaler, A. Corbellari et B. Wahlen,
Paris, Champion, 2003, p. 13).
18
Voir mon article « Croquer le marmot dans Guillaume d’Angleterre : l’anthropophagie et
l’inceste au service d’un détournement parodique de l’hagiographie ».
Les métamorphoses du versipelles romanesque 33
19
Voir mon livre Perceforest et Zéphir, approche d’un roman arthurien bourguignon, Genè-
ve, Droz, 2010. On se référera aux éditions suivantes : Le roman de Perceforest. Première partie,
éd. Jane H. M. Taylor, Genève, Droz, Textes littéraires français, 1979 ; Perceforest. Quatrième
partie, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, Textes littéraires français, 2 t., 1987 ; Perceforest.
Troisième partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, Textes littéraires français, t. 1, 1988, t. 2,
1991, t. 3, 1993 ; Perceforest. Deuxième partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, Textes littérai-
res français, t. 1, 1999, t. 2, 2001 ; Perceforest. Première partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz,
Textes littéraires français, 2 t., 2007. Selon moi, ce récit, même s’il s’appuie sur une version plus
ancienne, très différente de ce qui en a été conservé, date des années 1450 et aurait été écrit dans
le milieu bourguignon, en hommage à Philippe le Bon, peut-être par David Aubert, à la plume
de qui nous devons le plus ancien manuscrit conservé.
20
Déjà au XIVe siècle Artus de Bretagne n’hésite pas à s’engager dans un jeu de reconstruction
folklorique, qui tient de l’śuvre de faussaire (voir mon article « Dun monde à lautre : Artus de
Bretagne entre mythe et littérature, de lantiquaire à la fabrique de faux meubles bretons », dans
Le monde et l’autre monde, textes réunis par D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradig-
me, 2002, p. 129-168). Perceforest quant à lui, à partir déléments folkloriques avérés, construit
une invention mythologique chargée dappuyer lunité géopolitique des terres septentrionales
de Philippe le Bon, tout comme, un peu plus tard, Rabelais contribuera à la construction dune
mythologie gallicque. Le XVe siècle, en particulier bourguignon, a pris conscience de lintérêt
à la fois littéraire et politique du folklore, comme en témoignent par exemple les Evangiles des
Quenouilles. Voir Madeleine Jeay et Bruno Roy, « L’émergence du folklore dans la littérature
du XVe siècle », dans Fifteenth-Century Studies, t. 2, 1979, p. 95-117.
34 Christine Ferlampin-Acher
gnes qu’il s’agit d’un vieil homme, dont on dit qu’il est leu waroux par nuyt
(l. II, t. 1, §575, l. 19). Cette hypothèse ne saurait être prise au sérieux, puis-
que le lecteur sait qu’il s’agit d’Estonné métamorphosé en ours. La croyan-
ce folklorique est un discours auquel n’adhèrent que les jeunes naïves. Mis
à part cette mention, point de loup-garou dans les six livres de Perceforest.
Cependant la transformation d’Estonné en ours par la Reine Fée, comme
le suggère l’opinion crédule de Blanchette, est une forme de garouisme :
comme celle du loup-garou, cette métamorphose est réversible ; elle est
causée par une magicienne, se déclenche la nuit et n’affecte pas complète-
ment l’individu ; l’ours se comporte en animal familier, comme le garou
de Marie de France21. Cette métamorphose a une conséquence narrative
importante : c’est parce que la Reine Fée a la métamorphose d’Estonné à
l’esprit au moment où elle conçoit un fils, qu’Ourseau naît pelu comme un
ours. Cette invention a pour fonction de préfigurer Ursus, l’ancêtre des
Belges dont parle Jacques de Guise dans ses Annales du Hainaut dont j’ai
pu montrer qu’elles sont le point de départ de la fable qu’invente l’auteur
de Perceforest lorsqu’il raconte que sur les ordres d’Alexandre, les cheva-
liers écossais Le Tor et Estonné ont été chargés de conquérir, pour la de-
moiselle Liriopé, la Selve Carbonnière22. C’est à Jacques de Guise que notre
auteur doit l’idée de la conquête du Hainaut par Le Tor et Estonné, qui sert
de base au transfert de la matière arthurienne vers les terres de Philippe le
Bon. Or dans ces mêmes chroniques, il est question d’Ursus, premier roi
des Belges, et d’Ursa, qui fut leur reine. Estonné, chargé de la conquête de
la Selve Carbonnière, en Hainaut, pour Liriopé, et transformé en ours se-
rait le prototype de ce roi dans une représentation qui s’appuie sur le folk-
lore, tandis que le monde arthurien, auquel Perceforest invente une pré-
histoire, est susceptible d’être annoncé par cette insistance sur les figures
d’ours, en relation avec Arthur, peut-être associé à l’ours dans le domaine
arthurien23. Ainsi à travers l’ours, belge certainement et arthurien peut-
21
Sur cette métamorphose, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses Universitaires
Paris Sorbonne, 2002, p. 87-ss.
22
Voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 27-ss. Voir Jacques de Guyse, Annales Hannoniae, His-
toire du Hainaut, traduites en français avec le texte latin en regard, Fortia d’Urban, Paris, 1826-
38, t. 2, p. 3-ss. La Selve Carbonnière est le nom du Hainaut, attesté depuis l’Antiquité.
23
Voir Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 77 : dans les romans ar-
thuriens, Arthur n’est jamais représenté directement comme un ours, mais son nom « formulé
en latin, résonne comme celui d’un ours redoutable » comme l’indique une glose marginale de
l’Historia Britonum, citée par Edmond Faral, dans La légende arthurienne, Paris, Champion,
Les métamorphoses du versipelles romanesque 35
être, l’auteur mène à bien son projet : exalter les Pays Bas bourguignons.
Le folklore voyait dans l’ours un symbole de la sexualité et du cycle des
saisons24 : Estonné, retrouvant une forme humaine en forêt au printemps,
séducteur et vigoureux chef de lignée tient de l’ours. Cependant l’auteur
n’hésite pas à s’écarter des représentations communes : toujours soucieux
d’éviter les procréations contre nature25, il ne recourt pas, pour expliquer
les traits ursins26 d’Ourseau, à une union entre une femme et un ours, ou à
une ourse maternelle (comme dans le cas de Valentin et Orson), et il racon-
te simplement une conception sous influence dont il désamorce le potentiel
inquiétant, comme il le fait pour Mélusine ou les incubes. De plus les repré-
sentations de l’ours insistaient sur son anthropomorphisme, qui lui permet-
tait de copuler comme les humains27 : cette caractéristique est déplacée, et
l’on voit Estonné, transformé en ours, qui s’humanise et se dresse pour ma-
nier les armes comme un chevalier (et non pour copuler)28.
Le loup-garou, victime à la fois de la diabolisation des imaginaires en cet-
te fin de Moyen Âge29, et du projet de l’auteur d’inventer une préfiguration
1929, p. 138, note 3. Edmond Faral n’accorde aucun crédit à « ces jeux étymologiques tardifs »
qui selon lui « n’ont aucune signification pour l’histoire de la légende ». Cependant Michel Pas-
toureau ajoute à cette référence l’analyse de la fin de la Mort le Roi Artu où le roi étreint violem-
ment Lucan, comme un ours. Sur ce point, il reprend surtout les travaux de Philippe Walter, qui
a le plus vigoureusement travaillé autour de l’identification entre Arthur et l’ours (Arthur, l’ours
et le roi, Paris, Imago, 2002). Si le rapport premier en Arthur et l’ours n’est pas certain, il paraît
en revanche avéré que l’ours, symbole royal, n’a pu que « contaminer » les représentations d’Ar-
thur, roi par excellence. Si Arthur n’est peut-être pas un roi ours d’origine, il a pu le devenir au
cours du Moyen Âge.
24
Voir Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire, Paris,
Presses Universitaires de France, p. 89.
25
L’une des problématiques majeures qui orientent Perceforest est la mise à l’écart des incubes
et des succubes : mis à part la conception virginale du Christ vers laquelle tend le roman, toutes
les procréations sont naturelles, les fées qui s’unissent aux hommes n’étant pas des esprits sur-
naturels, mais tout au plus des magiciennes habiles ; le luiton Zéphir, qui en tant que luiton était
susceptible, selon les croyances, d’engendrer en une femme, comme le père de Merlin, ne pro-
crée jamais : voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 391-ss.
26
En l’absence d’adjectif correspondant à « ours », nous avons adopté ce néologisme, sur le
modèle de « canin ».
27
Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 87-ss.
28
L. II, t. 1, §583 : Estonné, qui a l’apparence d’un ours, est sur ses piez de derriere, tenant l’es-
cu en sa senestre pate et l’espee en la dextre.
29
Gaël Milin (Les chiens de Dieu, op. cit., p. 117-ss) date de la fin du XVe le tournant décisif
marquée par la diabolisation et la répression de la lycanthropie (il signale comme événement
charnière la bulle Summis desiderantes affectibus d’Innocent VIII en 1484 qui est une « véritable
36 Christine Ferlampin-Acher
déclaration de guerre contre la sorcellerie », tout en remarquant que cette situation est le résultat
d’une diabolisation qui s’est développée tout au long du Moyen Âge, sur le long terme donc. Si
Perceforest date des années 1450-1460, il est contemporain de ce tournant.
30
L’ours échappe en grande partie à la diabolisation dont est victime le loup. Certes, comme
le note Michel Pastoureau (L’ours, op. cit., p. 153) à la suite de saint Augustin l’ours connut une
relative diabolisation, qui cependant resta mesurée malgré Raban Maur. Cependant la prégnan-
ce de l’ours comme symbole royal a certainement bloqué la diabolisation de l’ours, qui, même
lorsqu’il fut détrôné par le lion comme symbole royal, ne connut qu’une diabolisation modérée,
peut-être parce qu’il ressemblait trop à l’homme.
31
Op. cit., p. 253-ss.
32
L’ours. Histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 259-ss.
33
Voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 285-ss et mon article « La «cervitude» amoureuse : les
déguisements en cervidés dans le livre V de Perceforest », à paraître dans Le déguisement dans la
littérature médiévale, Revue des Langues Romanes, sous la dir. de Jean Dufournet et Claude La-
chet, t. CXIV, 2010, p. 309-326.
Les métamorphoses du versipelles romanesque 37
34
Voir mon article « Perceforest et Chrétien de Troyes », dans De sens rassis. Essays in Ho-
nor Rupert T. Pickens, éd. K. Busby, B. Guidot et L. E. Whalen, Amsterdam New York, Rodopi,
2005, p. 202-ss.
38 Christine Ferlampin-Acher
juste après avoir enlevé la demoiselle sur son cheval, lors de la scène de ren-
contre, Estonné est assailli par les femmes du peuple sauvage, menées par la
mère de la pucelle qui veut défendre sa fille : elles se mettent à le malmener et
il ne se défend pas, honteux à l’idée de frapper une femme. Dans une scène
qui évoque le comique des farces, du mari battu, ou celui des manifestations
de type carnavalesque, marqué par l’inversion des rapports de force entre les
sexes, Estonné, sous les coups, baisse piteusement la tête et tombe à terre (l.
III, t.1, §14). Il n’a donc rien du prédateur. L’enfant, qu’il avait enveloppée dans
son manteau pour couvrir sa nudité de sauvage, a pitié de lui, explique que
contrairement à ce que pensent les femmes il n’est pas un diable, et le sauve.
Cette demoiselle, enveloppée dans un grand manteau, comme le précise avec
insistance le texte, sauve un homme que sa tenue de chevalier, comme un dé-
guisement, fait prendre pour un diable (quand lui et ses compagnons ôtent
leur heaume, les femmes comprennent que ce sont de simples humains §15) et
qui sera transformé en ours, avant que l’épisode de civilisation de ces déserts
d’Ecosse ne se termine par le gigantesque incendie (civilisateur car il facilita
le déboisement) de la nouvelle cité nommée Sauvage (§31) : l’épisode ne man-
que pas de résonances carnavalesques (« déguisement » des chevaliers, impor-
tance du diable et de l’homme sauvage, inversion des rôles, feu régénérateur,
enlèvement d’une jeune femme…) mais il peut aussi, dans le cadre d’une lec-
ture de Perceforest comme roman à clef, évoquer le fameux Bal des Ardents,
qui marqua vivement les esprits. Ce charivari (qui, comme tous les charivaris,
est carnavalesque) sanctionna en 1393 le troisième mariage d’une demoiselle
d’honneur de la reine Isabeau de Bavière : le roi Charles VI, déguisé en hom-
me sauvage, aurait péri brûlé si la duchesse de Berry ne l’avait pas sauvé en le
mettant sous sa robe pour étouffer les flammes, comme le rapporte par exem-
ple Froissart dans ses Chroniques35. Si Priande, dans sa jeunesse conquise par
un chevalier ours36, évoque au lecteur médiéval Jeanne de Boulogne, le geste
35
Voir Laurence Harf-Lancner, « Le masque de l’homme sauvage : le bal des Ardents dans les
chroniques médiévales », dans Masca, maschera, masque, mask : testi e iconografia nelle culture
medievali, par Rosanna Brusegan, Margherita Lecco et Alessandro Zironi, L’immagine riflessa,
t. 9, 2000, p. 377-388.
36
Ce type de lecture pose un problème : lorsque Priande apparaît, ravie dans sa jeunesse par
Estonné, celui-ci n’est pas encore associé à l’ours : il faut attendre 150 folios, soit plus de 300 pa-
ges de l’édition Gilles Roussineau pour que la Reine Fée le métamorphose. Cet écart invalide-t-il
le rapprochement ? Je pense que non, dans la mesure où Perceforest, malgré sa longueur, n’est pas
un récit linéaire qui se construirait par adjonction successive d’épisodes, mais un texte comple-
xe, nourri de résonances multiples, que son auteur semble avoir mûri longuement, et fonction-
Les métamorphoses du versipelles romanesque 39
de la demoiselle, qui, enfouie dans son grand manteau, sauve Estonné, rappel-
le celui qui sauva le roi de France. Estonné est un Jean de Berry : comme lui il
épouse les jeunes filles, mais c’est un Jean de Berry amendé, qui est aimé par
sa femme, qui le sauve. La tendance de Perceforest à transposer dans sa fiction
des événements de l’actualité plus ou moins proches, que j’ai pu étudier au su-
jet de la vauderie d’Arras, se trouverait confortée par la présence en filigrane
de l’histoire de Priande et Estonné du Bal des Ardents, de Jeanne de Boulogne
et Jean de Berry. Certes il faut avancer avec prudence : mais la parenté entre
l’homme sauvage et l’ours, l’engouement pour ces deux créatures à la fin du
Moyen Âge37, la place que ces figures tinrent dans l’histoire de France du fait
du sort de Charles VI qui frappa les imaginations, me semblent autoriser à
mettre en relation le couple formé par Jean de Berry, l’homme ours et Jeanne
de Boulogne, l’épouse de Jean de Berry ayant sauvé Charles VI l’homme sau-
vage, et celui constitué par Estonné, homme ours lui aussi, et Priande, enfant
sauvage, épousée par l’ours et l’ayant sauvé38.
La métamorphose en ours d’Estonné est suivie de peu par celle qui trans-
forme Le Tor en monstrueux taureau à neuf têtes et Liriopé, son amie, en
levrette (l. III, t. 2, p. 34-ss). L’analogie entre ces épisodes successifs est clai-
re : les deux héros sont cousins et les trois métamorphoses sont imposées
par la Reine Fée pour punir les responsables de la blessure que le porc mer-
veilleux a fait subir à son mari Gadifer. Les transformations de Liriopé et Le
Tor, cycliques, sont garouesques : Le Tor se transforme le jour, et Liriopé la
nuit, et ce grâce à un vêtement, ce qui inverse la nudité constitutive du ga-
rouisme folklorique et rappelle la fonction des accessoires, comme les cein-
nant souvent avec des pierres d’attente (comme l’apparition anonyme mais reconnaissable de
Zéphir dans le songe d’incubation d’Alexandre dans le livre I). Ainsi l’auteur pouvait fort bien
avoir en tête de faire de Priande un double de Jeanne de Boulogne et donc de construire Estonné
par rapport à Jean de Berry, sans pour autant livrer d’emblée au lecteur cette clef.
37
Voir Richard Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages. A Study in Art, Sentiment and De-
monology, Cambridge, 1952 et Timothy Husband, The Wild Man. Medieval Myth and Symbo-
lism, New York, 1980.
38
On peut aussi penser que l’auteur de Perceforest a été frappé par le récit que Froissart dans
ses chroniques fait des mésaventures de Pierre de Béarn, malheureux chasseur d’ours (voir
Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 77-ss). Rien ne vient étayer définitivement l’hypothèse même
s’il paraît très vraisemblable que l’auteur de Perceforest connaissait les Chroniques de Froissart.
Quoi qu’il en soit, dans le cas de Pierre de Béarn quitté par sa femme et ses enfants, comme dans
celui de Jean de Berry (sans descendance de Jeanne de Boulogne), le mariage est malheureux
alors qu’Estonné et Priande ont une descendance.
40 Christine Ferlampin-Acher
La métamorphose en cerf est quant à elle mise en scène à deux reprises, que
j’ai étudiées dans mon article « La «cervitude» amoureuse : les déguisements
39
Voir G. Roussineau, éd. l. IV, p. 1181-1182.
40
De même Lyonnel est associé au lion, dans le Lai Secret (l. III, t. 1, p. 277).
41
Voir Fées, bestes et luitons, op. cit., p. 284-ss et Claude Roussel, « Tristan et Ourseau : deux
destins d’enfants sauvages », dans Cahiers Robinson, t. 12, 2002, p. 87-108.
Les métamorphoses du versipelles romanesque 41
42
« La «cervitude» amoureuse : les déguisements en cervidés dans le livre V de Perceforest »,
art. cit.
42 Christine Ferlampin-Acher
Cette enquête confirme à la fois la discrétion des loups-garous dans les ro-
mans et la prégnance imaginaire du motif. Dans les trois textes étudiés se lit
par ailleurs une évolution des rapports entre folklore et littérature : au XIIIe
siècle le folklore peut être perçu comme un système rituel organisant et paci-
fiant le monde, comme dans Guillaume de Palerne, système qui est suscepti-
ble d’être refoulé et de dire l’indicible, comme dans Guillaume d’Angleterre. A
la fin du Moyen Âge dans Perceforest le folklore n’est pas qu’un système dont
on hérite ou dont on subit l’imprégnation : il devient l’enjeu de manipulations,
qui annoncent Rabelais, avec une politisation et une historicisation des repré-
sentations. Le loup-garou, associé traditionnellement à la malveillance fémi-
nine, ne saurait trouver sa place dans ce roman qui démonte les accusations
de sorcellerie et rachète les représentations féminines inquiétantes, de Sibille
à Mélusine : le récit substitue au loup-garou un réseau d’épisodes, autour de
la métamorphose animale et du déguisement, dans lesquels l’ours et le cerf, le
taureau et la levrette servent à dire non pas la sexualité prédatrice, mais la pul-
sion vigoureuse des amours partagées.
43
Voir Perceforest, op. cit., p. 304-ss.
Barbarie et courtoisie : le motif de la tête
coupée ou l’écriture de la violence dans le
roman arthurien, du vers à la prose
Bénédicte Milland-Bove
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
1
Aspects fantastiques de la littérature médiévale, Paris, Champion, 1992, p. 779 et p.
992-993. Sur ce même roman, voir aussi J.R. Valette, « Barbarie et fantasmagorie au début
du XIIIe siècle dans Perlesvaus, le Haut Livre du Graal », dans Mélanges barbares. Homma-
ge à Pierre Michel, dir. J.Y. Debreuille et P. Régnier, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p.
23-33. Pour une étude de l’association entre la tête coupée et les figures féminines dans le
Perlesvaus, je me permets de renvoyer à mon livre : La demoiselle arthurienne. Écriture du
personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2006, p.
476-484.
44 Bénédicte Milland-Bove
2
Pour reprendre le titre de l’ouvrage de R. Girard paru en 1978. Pour une application de sa
réflexion sur la violence à la littérature arthurienne, on pourra consulter plus spécifiquement
son article « Love and Hate in Yvain », dans Modernité au Moyen Âge : le défi du passé. Recher-
ches et rencontres n°1, éd. B. Cazelles et C. Méla, Genève, Droz, 1990, p. 249-262.
3
Bloomington-London, 1955.
4
Genève, Droz, 1992.
5
Q421 Punishment: Beheading, Q421.1 Heads on stakes. Punishment by beheading and
placing the head on stakes et S139 2 1 1 Heads of murdered man taken along as Trophy. Men-
tionnons également le motif M221 Beheading bargain: giants / knight allows to cut off his head;
he will cut off hero’s later.
6
J. Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, PUF, 1952, rééd. Slatkine Reprints, Ge-
Barbarie et courtoisie 45
pratiques rituelles qui lui sont associées existent d’ailleurs dans d’autres ci-
vilisations, et ont perduré dans l’Europe chrétienne : l’on a pu rapprocher les
chasses aux têtes et le culte des crânes des ancêtres attestés en Océanie ou en
Afrique du phénomène reliquaire : martyrs céphalophores, chefs-reliquaires,
crânes peints et ossuaires. Le motif de la décapitation se retrouve encore en
Occident dans le folklore tardif, avec parfois des croisements entre l’hagiogra-
phie et les figures païennes (par exemple autour de cet ogre coupeur de tête
qu’est Barbe Bleue).
Nous sommes donc face à des motifs aux formes et aux attestations multi-
ples, qui, il ne faut pas l’oublier, peuvent aussi être liés à des pratiques histori-
ques effectives : pour prendre un exemple parmi d’autres, dans la Conquête de
Constantinople, Geoffroy de Villehardouin précise que Boniface de Montfer-
rat, mortellement blessé par une flèche bulgare, a la tête tranchée, et que cette
tête est envoyée au roi Johannitza le Valaque.
L’horreur et le sentiment de franchissement d’un tabou qui font de ces agis-
sements le symbole même de la barbarie viennent de ce que la décapitation
n’est pas une mise à mort ordinaire, elle n’est pas « simplement » le moment
ultime du combat chevaleresque ou guerrier. Il y a, la plupart du temps, auto-
nomisation de la tête, érigée en signe, ou insistance sur l’acte de décapitation
comme pratique transgressive, visant à la destruction totale de l’autre. Des ta-
bous supplémentaires peuvent être franchis lorsque la décapitation n’est pas
un acte dirigé vers un ennemi, mais lorsqu’elle se donne comme violence in-
terne au groupe.
Mais quoi qu’il en soit des origines et du développement ultérieur de ces mo-
tifs, je voudrais à présent suivre leur cheminement dans quelques textes de la
littérature arthurienne. Selon la terminologie de J. J. Vincensini dans Motifs et
thèmes du récit médiéval, le motif est « une entité virtuelle qui naît de la jonc-
tion de deux attributs invariants : ses figures, organisées en parcours ; son thè-
nève, 1996 ; P. Walter, « La tête coupée du Morrois (Béroul, v. 1658-1749) », dans De l’aventure
épique à l’aventure romanesque. Mélanges offerts à André de Mandach, textes réunis par J. Cho-
cheyras, Peter Lang, 1997, p. 245-255 ; Cl. Sterckx, Les Mutilations des ennemis chez les Celtes
préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal, L’Harmattan, 2005.
7
Voir l’ouvrage de Cl. Sterckx déjà cité ou le catalogue de l’exposition « La mort n’en saura
rien ». Reliques d’Europe et d’Océanie (Paris, Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, 12 octobre
1999-24 janvier 2000), Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1999.
8
Voir C. Velay-Vallantin, « Barbe Bleue : le dit, l’écrit, le représenté (XVIIIe-XIXe siècles) »,
Romantisme, t. 78, 1992, p. 76.
9
La Conquête de Constantinople, éd. J. Dufournet, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 312, §499.
46 Bénédicte Milland-Bove
Le premier fil part donc de l’épisode de la Joie de la Cour, dans Erec et Enide.
Comme l’a montré L. Harf dans son ouvrage Les Fées au Moyen Age, l’affron-
tement entre Mabonagrain et Erec repose sur le schéma sous-jacent du conte dit
du géant et de la fée, largement récrit et transformé par Chrétien. Dans l’optique
du conte, la décapitation semble être le sort réservé par la fée à ses amants vain-
cus, et l’épreuve est organisée par elle pour s’assurer le meilleur guerrier comme
amant. Ce fonctionnement apparaît par exemple clairement dans le Bel Incon-
nu, où le héros découvre lui aussi un mur hérissé de têtes coupées :
« Tels est l’usages, n’en ment mie / Et cil qui ici est conquis / Si puet estre de
la mort fis ; / La teste a maintenant copee / Ne ja ne li ert desarmee / A tot
l’elme serra trencie / Et puis en un des pels ficie / Avec les autres qui la sont
/ Defors les lices de cel pont. » Set vint testes i ot et trois / Tos fius de contes
et de rois / Que li chevaliers a conquis / qui ert a la pucele amis. / Ses amis a
esté cinc ans / onques de li n’ot ses talans ; / Mais s’encor puet deux ans du-
rer / Si le doit prendre et espouser. (…) Li usages itels estoit : / Quant nus de
ses amis moroit / Quant il estoit mors en bataille, / Celui prendroit sans nule
faille / Qui son ami ocis avoit ; / De celui ami refaisoit / Por qu’il peüst set ans
tenir, / L’usage faire et maintenir. / Et qui set ans i puet durer / A celui se veut
marïer / De li ert sire et del manoir ; / En cel guisse le doit avoir. / Ele savoit
bien, sans mentir / Que cil qui ce porra furnir / Que tant est buens qu’avoir
le doit ; / Por l’esprover iço faisoit.
10
Paris, Nathan, 2000, p. 78.
11
Je laisse de côté d’autres configurations fécondes dans les récits médiévaux, ainsi celle du
« jeu du décapité ».
12
Paris, Champion, 1984, p. 347. L. Harf résume le schéma ainsi : « Un chevalier pénètre dans
un espace surnaturel dont la maîtresse est une femme d’une merveilleuse beauté. Il doit payer
son intrusion en combattant le géant de l’Autre Monde. S’il échoue, il est décapité, s’il triomphe,
il devient lui-même l’ami de la fée ».
13
Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1991, v. 1992-
2009 et 2013-2028. L’image frappante de la palissade de pieux hérissés de têtes sera reprise dans de
nombreux romans en vers postérieurs (voir l’Index d’A. Guerreau-Jalabert, op. cit., motif Q421.1).
Barbarie et courtoisie 47
Chrétien de Troyes, lui, ne donne pas toutes ces explications mais privilégie
une écriture du mystère. Ce cimetière barbare qu’est la palissade de pieux est
une merveille sans origine, offerte au regard du chevalier :
Mes une grant mervoille voit / qui poïst faire grant peor / au plus riche
combateor / ce fu Tiebauz li Esclavons / ne nus de ces que or savons / ne
Opiniax, ne Fernaguz ; / car devant ax sor pex aguz / avoit hiaumes lui-
sanz et clers / et voit de desoz les cerclers / paroir teste desoz chascun / mes
au chief des piex an voit un / ou il n’avoit neant ancor / fors que tant sole-
mant un cor14.
On notera que les têtes sont pourvues de leur heaume, et qu’Erec voit le
heaume avant de voir la tête : à l’effet de contraste, succède le dévoilement pro-
gressif… L’élément le plus effrayant devient d’ailleurs le pieu vide et sur c’est
sur lui que portera essentiellement le discours du roi Evrain :
Amis, savez vos que ce monte / ceste chose que ci veez ? / Molt en seroiez
esfreez / se vos ameiez vostre cors ; / car cil seus piex qui est dehors / ou vos
veez ce cor pandu / a molt longuement atendu,/ un chevalier ; ne savons
cui, / se il atant vos ou autrui. / Garde ta teste n’i soit mise, / car li piex siet
a la devise : / bien vos en avoie garni / einçois que vos venissiez ci. / Ne cuit
que ja mes en issiez / si soiez mort et detranchiez. / Des ore en savez vos
itant / que li piex vostre teste atant ; et se ç’avient qu’ele i soit mise, si con
chose li est promise / des qu’il fu mis et dreciez / uns autre pex sera fichiez
/ aprés celui, qui atandra / tant que ne sai qui revendra (v. 5742-5764).
16
Pour ces deux épisodes, voir respectivement Le Roman de Tristan en prose, t. II, éd. R.L.
Curtis, Leiden, Brill, 1976, p. 67-91 et Le Roman de Tristan en prose, version du manuscrit 757 de
la Bibliothèque nationale de Paris, t. II, éd. N. Laborderie et T. Delcourt, Paris, Champion, 1999,
p. 254-336.
50 Bénédicte Milland-Bove
Dialetes se retranche ensuite dans la Roche aux Géants avec la plus belle
dame de l’île et instaure le principe de la décapitation :
cele qui plus bele sera, fera l’autre morir ; et cil qui miaudres chevaliers
sera, fera l’autre morir (éd. R.L. Curtis, t. II, p. 73).
Bien des années plus tard, c’est Brunor, le père de Galehaut, qui épouse la
Belle Géante, dernière descendante de Dialetes. Galehaut, pour sa part, quit-
tera l’île, peut-être pour échapper à une situation oedipienne où, devenu
meilleur chevalier que son père, il aurait eu à maintenir la coutume avec sa
mère. Après la mort de ses parents, Galehaut revient – seul – pour combattre
Tristan et Yseut qui sont devenus à leur tour et malgré eux les maîtres et les
prisonniers de l’île. Parallèlement, il utilise la force d’une troupe armée pour
obliger les habitants de l’île à libérer leurs prisonniers et à admettre la fin dé-
finitive de la coutume.
Ainsi, l’épisode met en place un enchaînement d’événements complexe
autour d’enjeux d’ordre à la fois intime et public. La mort de Brunor et de la
Belle Géante met fin à la violence en chaîne instaurée depuis les meurtres et
les martyrs initiaux. La Belle Géante, dont la tête ne sera jamais réunie au
17
Tristan en prose, éd. R.L. Curtis, t. II, p. 79.
Barbarie et courtoisie 51
corps, est l’emblème de la fin définitive du lignage impie. D’un autre côté, la
réunion dans un même tombeau du corps de Brunor et de la tête de sa bien-
aimée ne constitue-t-elle pas une première image, mutilée et monstrueuse
de ce qui fait l’essence du mythe tristanien, une première relique romanes-
que, donc ?
L’intervention du personnage de Galehaut n’est pas anodine. Fidèle au rôle
d’entremetteur qu’il joue dans le Lancelot, Galehaut, en abolissant la coutu-
me, va permettre aux amants d’échapper à la tentation de la réclusion dans
l’île, et les remettre sur la voie de leur propre récit : libérés, Yseut et Tristan
peuvent rejoindre Marc à qui Yseut est donnée comme épouse. La jonction
s’opère avec l’univers romanesque du Lancelot, et c’est ici sans doute de ri-
valité littéraire autant que de rivalité amoureuse qu’il est question : le pas-
sage consacre en effet la suprématie du couple formé par Tristan et Yseut,
leur accord, leur harmonie, et leur parfaite égalité en valeur (c’est le rôle de
la double épreuve, et le texte dit bien que, pour que cesse la mauvaise cou-
tume, le meilleur chevalier et la plus belle dame doivent venir ensemble). Le
prosateur se livre au démembrement et au remembrement du passé littéraire
de Galehaut pour en faire une figure qui met en relief la valeur de Tristan et
non plus de Lancelot. Le passage se termine sur une lettre envoyée à Gue-
nièvre où le scripteur déclare ne pouvoir trancher entre Yseut et Guenièvre,
Lancelot et Tristan, et entrelace leurs quatre noms. La violence est donc à la
fois abolie, en tant qu’elle est reliée à un passé lointain figuré par les géants,
mais elle est aussi reconduite, par la reprise du motif dans l’œuvre, et par le
principe de rivalité qu’elle instaure entre les deux couples de héros.
De même, l’épreuve pour le compte de Mabon l’Enchanteur se situe dans
le manuscrit 757 à un moment charnière sur le plan intertextuel, comme si le
motif ressurgissait dès lors que le texte avait affaire à son propre processus de
jointure, disjointure et recomposition. Les amants désertent en effet leur lieu
origine, le royaume de Cornouailles, pour s’installer dans la demeure de Lan-
celot, au royaume de Logre. Un long récit de Mabon lui-même explique l’ori-
gine de la coutume. Douze ans auparavant, Mabon était chevalier errant et
avait pour compagnon et ami intime Mannonas. Cette belle amitié se brise
lorsque tous deux tombent amoureux de Grisinde, la plus belle des deux jeu-
nes filles d’un pavillon. Ils combattent et Manonnas a la victoire. Mais il tue
également le frère de la demoiselle qu’il convoite : il s’attire ainsi sa haine. Les
refus répétés de la demoiselle ainsi que ses déclarations réitérées selon les-
18
Le Roman de Tristan en prose, version du manuscrit fr. 757, op. cit. p. 318-328, §174-178.
52 Bénédicte Milland-Bove
19
Seul le double emblème de la guimpe qui côtoie l’écu au seuil des pavillons où se déroulent
l’épreuve semble attester d’un effort pour construire une image frappante résumant cette guerre
des sexes (Ibid., p. 330) !
Barbarie et courtoisie 53
porroit riens du monde plus haïr. – Vos dites voir, ce dit Tristan, et puis que
je conois que la chose puet a ce aler et que je vos puis si merveilleusement se-
corre, je sui prest que je vos secore en tel manière que je vos envoiera la teste
de Mennonas et le chief de la demoisele » (éd. N. Laborderie et T. Delcourt,
p. 328, § 179).
C’est ce qui se passe effectivement et Tristan peut en toute bonne conscience
combattre le traître et le félon qui a mis à mort une aussi belle demoiselle !
Du vers à la prose, ou plutôt de Chrétien de Troyes au Lancelot et au Tristan
en prose, l’épreuve de la tête coupée surgit donc comme deux formes différen-
tes d’image cachée dans le tapis : dans Erec et Enide, la palissade de pieux est
une image voyante qui rayonne avant de s’effacer derrière la trame courtoise,
dans les romans en prose, le motif est intégré à des entrelacs complexes qui
noient la violence sous l’explication de ses origines, et en donnent une évoca-
tion plus abstraite. L’acte (couper la tête) est finalement moins voyant que la
relique (la tête coupée)…
Cependant, le Lancelot et le Tristan savent également inventer des reli-
ques barbares à partir de leur présent romanesque, comme on l’a vu dans
le Tristan avec le cortège funèbre composé par Délice. Celles-ci s’élabo-
rent moins à partir de la décapitation-épreuve que de la décapitation-ven-
geance, qui favorise l’exhibition, mais aussi la circulation et l’échange des
têtes coupées.
La décapitation-vengeance
20
Ce motif peut donc être inclus dans la décapitation-épreuve, même si, dans le premier cas,
la décapitation pouvait être la sanction d’un échec davantage que d’une offense.
54 Bénédicte Milland-Bove
21
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. II, Genève, Droz, 1978, p. 55
(XXXVIII, 38-39) : « Frans chevaliers, fet ele, tu m’as doné la teste a cel chevalier, kar autresi la li
viels tu couper. » Cil cuide qu’ele li demant la vie celui por garantir, si li dist : « Damoisele, je la vos
doing kar sor vostre proiere ne l’ocirrai je ja, se Dieu plest, et si m’a il molt forfet. Mais je n’escon-
dirai ja dame ne damoisele de chose, que ne me tort a honte. – Ha, chevaliers, fet ele, vos m’avés
otroiés sa teste : si me la donés en ma main, kar c’est li plus desloials qui onques fust ».
22
Sur ces personnages, voir mon article « Les Orgueilleux dans le Conte du Graal », dans
Plaist vos oïr bone cançon vallant. Mélanges de Langue et de Littérature médiévales offerts à F.
Suard, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles de Gaulle – Lille III, 2000, t. II,
p. 617-627.
23
Le Chevalier de la Charrette, éd. C. Croizy-Naquet, Paris, Champion, 2006.
Barbarie et courtoisie 55
24
Lancelot, t. II, p. 56 : Et li chevaliers hauce l’espee, si fiert et li coupe la teste, puis le baille a la
damoisele. Et ele monte, si l’emporte grant aleure, tant qu’ele vint a un ancien puis molt parfont ;
si le gete ens.
25
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. IV, Genève, Droz, 1979, p. 316-325
et 339-345.
56 Bénédicte Milland-Bove
Edina Bozoky
Université de Poitiers et Centre d’études supérieures de civilisation
médiévale, Poitiers
Le grand-roi des Huns, Attila, connut une popularité littéraire tout à fait ex-
ceptionnelle en Italie. Bien qu’il n’ait mené qu’une seule campagne en Italie
durant l’été de 452, avant de mourir en 453, un foisonnement de légendes
s’est constitué autour de lui dès le haut Moyen Âge. Au Xe siècle, les incursions
hongroises, rappelant l’expédition dévastatrice d’Attila, ont relancé la forma-
tion des légendes.
C’est avant tout dans la région de Vénétie qu’Attila devient le personnage-
clé des histoires de fondation de toute une série de villes. Le Chronicon Altina-
te, la plus ancienne chronique vénitienne (première rédaction autour de 1081),
qui puise à des sources des IXe-Xe siècles, relate que la ville d’Aquilée avait été
fondée par les Troyens, mais lorsque le païen Attila entra avec son énorme ar-
mée en Vénétie, les habitants des villes riveraines partirent pour s’installer
dans des maisons construites en mer sur des pilotis1. Au milieu du Xe siècle,
l’empereur Constantin Porphyrogénète montre aussi qu’il connaît ce récit :
Attila, le roi des Avares, vint et pilla et dévasta toute la Francie, et tous les
Francs (!) s’enfuirent d’Aquilée et des autres châteaux de Francie et vinrent
sur les îles inhabitées de Venise, et y construisirent des cabanes en raison
de leur peur du roi Attila2.
3
Voir G. Holtus et P. Wunderli, « Franco-italien et épopée franco-italienne », dans Grundriss
der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. III, t. 1/2, fasc. 10 : « Les épopées romanes ».
4
Estoire d’Atile en Ytaire, testo in lingua francese del XIV secolo, éd. Virginio Bertolini, Vé-
rone, Gutenberg, 1976.
5
Liber Attilae, éd. dans G. Bertoni, Attila. Poema italiano di Nicola da Casola (voir note 9 :
Niccolò da Casola), Fribourg, 1907, p. 111-119.
6
Notons que le personnage de la « fille du roi de Hongrie » est très présent dans la littérature
médiévale. En général, elle est l’objet de l’amour incestueux de son père, mais elle réussit à s’en-
fuir (Philippe de Remy, Manekine ; Belle Hélène de Constantinople). Voir F. Karlinger, « Étude de
la transmission et des variantes de formes littéraires du motif de La fille du roi de Hongrie dans
le Moyen Âge européen », Iberoromania, 18 (1983), p. 64-75.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne 61
7
Genèse, XXX, 25-43 et XXXI, 8-12. Pour le salaire de Jacob, Laban a promis de lui céder
tous les moutons et chèvres rayés et tachetés. Jacob recourut alors à une ruse, en écorçant des
baguettes de peuplier, d’amandier et de platane qu’il posa dans les auges où les brebis venaient
boire : « Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes, les brebis mettaient bas des
rayés, des pointillés, des tachetés ». Agissant sur la vue des femelles par les baguettes bariolées,
Jacob provoqua la naissance des agneaux rayés et tachetés et se procura ainsi un grand nombre
de brebis. - Sur la croyance de l’influence des images sur le fœtus, voir plus loin.
8
Estoire d’Atile, V-VI, p. 45-48.
62 Edina Bozoky
9
Niccolò da Casola, La Guerra d’Attila. Poema franco-italiano. Testo, Introduzione, Note e
Glossario di Guido Stendardo, Prefazione di Giulio Bertoni, Modena, Società tipografica mode-
nese, 1941, t. I, p. 18-23.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne 63
Une nuit, Clarie dormait nue ; elle mit le chien sur son lit, joua avec lui et « le
péché du monde la fit s’échauffer ».
Il fut néanmoins accepté par le comte, à qui son ami le Juif Eruspez raconta
l’histoire de Jacob (ch. I, v. 993 sq.). Il lui prédit aussi que l’enfant serait hardi,
courtois, prud’homme et sage, qu’il ferait beaucoup progresser la loi de Ma-
homet et qu’il serait le roi de tous les païens et détruirait la chrétienté. De fait,
Attila – qualifié dès sa naissance de flagellum Dei –, devient roi de Hongrie
tout jeune et entreprend la guerre d’Italie. Notons qu’un chien sur fond azur
(in champ açur un chiens fet ad arçant) figure sur la bannière de son père
adoptif Moroaut (ch. IV, v. 68-69).
a tower : Vierge emprisonnée pour être préservée des hommes [mariage, gros-
sesse]. Généralement gardée dans une tour »). L’épopée dépeint le caractère
inaccessible de la tour, avec une seule fenêtre permettant l’approvisionnement
de la princesse et de ses compagnes.
Si le texte en prose est bref sur les raisons de l’enfermement – la princesse
est destinée au fils de l’empereur –, l’épopée situe l’épisode dans un cadre che-
valeresque (tournoi, rivalité des prétendants), l’amplifiant et le rationalisant.
La réminiscence mythologique – la naissance de Persée, né de Danaé, fille du
roi d’Argos, enfermée dans une tour d’airain, que Zeus séduit sous la forme
d’une pluie d’or – ne semble pas influencer la légende, malgré la connaissance
qu’en avaient sans aucun doute les auteurs médiévaux.
Les deux versions soulignent la nature amoureuse (ardente) de la jeune fille
qui la mène à l’accouplement bestial, motif-clé de la naissance d’Attila.
Commençons d’abord par le motif de la cynocéphalie, caractéristique d’At-
tila dans la légende. Les hommes à tête de chien figuraient depuis l’Antiquité
parmi les « peuples monstrueux » que l’on imaginait vivre en Extrême-Orient,
en Inde11. Plus tard, ils sont parfois mentionnés parmi les peuples enfermés par
Alexandre le Grand derrière le Caucase12. Or, dès le Ve siècle, on imagine que les
Huns font précisément partie de ces « nations perverties par Satan », représen-
tées par Gog et Magog, qui sortiront de derrière le Caucase à la fin des temps13.
Quoiqu’il en soit, au XIIIe siècle, le chroniqueur florentin Robert Malaspina
attribue déjà à Attila des oreilles de chien : « Cet Attila flagellum Dei avait la tête
chauve et des oreilles comme un chien »14. Mais il ne parle point de la légende de
l’accouplement avec le lévrier. De même, le chroniqueur de Padoue Rolandino
parle d’« Attila le chien » à propos du sac de la ville au milieu du XIIIe siècle15.
Curieusement, le « père » d’Attila, le lévrier, joue un rôle ambigu dans notre
récit. Tout d’abord, le lévrier au Moyen Âge jouissait d’un statut spécial parmi
11
Voir C. Lecouteux, « Les Cynocéphales. Étude d’une tradition tératologique de l’Antiquité
au XIIe s. », Cahiers de civilisation médiévale, 24 (1981), p. 117-128 ; R. Wittkower, L’Orient fabu-
leux, trad. de l’anglais par M. Hechter, Paris, 1991.
12
A. R. Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog, and the inclosed Nations, Cambridge,
Mass., 1932, p. 55.
13
Ibid., p. 16-25.
14
Malaspina, c. XXII, éd. Muratori, Rerum Italianorum Scriptores, VIII, p. XXII : Questo At-
tile flagellum Dei avea la testa calva, e gli orecchi a modo di cane.
15
Rolandino, Cronica, p. 123-124 : Et duravit hec rapacitatis insanies fere per dies octo, ita
quod hiis diebus fuit nobilis illa civitas paduana pauperior quam eo tempore ... quo ab Athilla
destructa canino translata mutavit locum.
66 Edina Bozoky
les chiens. Au milieu du XIIIe siècle, Vincent de Beauvais classe les chiens en
trois catégories : chiens de chasse, chiens de garde et lévriers, qui sont les plus
nobles, les plus élégants, les plus rapides à la course, les meilleurs à la chasse16.
Animal étroitement associé à l’aristocratie, à la noblesse, le lévrier a une place
prépondérante dans l’héraldique17. Bien que chiens de chasse, on sait que les
lévriers pouvaient habiter avec leur maître, rester dans son intimité. Dans le
roman de Partonopeus de Blois (av. 1188), Partonopeus, rentrant au château
après la chasse, renvoie ses chiens sauf deux lévriers qu’il garde auprès de lui,
Auques li tolent son enui (v. 860). Dans le même roman, le jeune Anseau, ayant
sauvé un lévrier dans un naufrage, l’adopte et le prend toujours avec lui :
16
Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XIX, c. XVI.
17
P. Millet, Le chien héraldique dans l’armorial européen, Puiseaux, Pardès, 1995.
18
Partonopeu de Blois, éd. J. Gildea, Villanova, Penn., 1967-1970, v. 500-505.
19
Exemplum d’Étienne de Bourbon (milieu du XIIIe siècle), éd. Lecoy de la Marche, Anecdo-
tes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, dominicain du
XIIIe siècle, Paris, 1877, p. 325-328 ; voir J.-C. Schmitt, Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’en-
fants depuis le XIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1979.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne 67
des généalogiques de peuples turcs attestées dès le VIe siècle. Selon les livres
chinois Wei shou (ch. CII) et Pei shi (ch. LXXXVI), le peuple Kao-ch’ê a pour
ancêtre une jeune fille et un loup. Un chef des Hsiung-nu avait deux filles ; à
cause de leur beauté, il les destinait à devenir des femmes du Ciel et les en-
ferma dans une tour. La quatrième année, un loup apparut au sommet de la
tour ; la fille cadette comprit que c’était un animal sacré envoyé du Ciel. Elle
devint sa femme : leurs descendants sont les Kao-ch’ê20. Alexander Krappe a
recensé une série de légendes – bulgare, turque, chinoise, aïnou, mais aussi es-
quimau, indienne et autres –, qui mettent en scène l’union d’une femme avec
un animal, en particulier avec un chien21. La transmission de contes asiatiques
aux auteurs occidentaux est pourtant difficile à imaginer. Sans chercher aus-
si loin, il s’en trouve aussi des exemples dans la littérature médiévale : dans la
Première Continuation du Perceval, Carados force son père, le magicien Eliau-
rès, à s’accoupler successivement avec une levrette, une truie et une jument. La
levrette donne naissance à un chien, nommé Guinalot, frère de Carados :
Quel est donc le sens de l’origine bestiale d’Attila ? Il va de soi qu’elle devait
souligner la monstruosité du personnage et, par contraste, exalter la valeur
de ses ennemis, défenseurs du christianisme et de l’Italie. Selon une antique
tradition, les Huns seraient les descendants des sorcières goths, chassées loin
de leur peuple, et fécondées par des démons (« esprits immondes »). D’après
le récit d’Orose, rapporté par Jordanès, Filimer, roi des Goths, découvrit par-
mi eux en Scythie des magiciennes appelées « haliarunnes » (haliurumnas).
Il les chassa et les condamna à errer dans une contrée désertique. C’est alors
que des « esprits immondes » qui y vagabondaient s’accouplèrent avec elles.
20
Voir M. Dobrovits, « Maidens, Towers and Beasts », dans The Role of the Women in the Al-
taic World, V. Veit ed., Wiesbaden, Harrassovitz Verlag, 2007 (Asiatische Forschungen 152), p.
47-55, qui se réfère aux travaux de B. Ögel, Türk Mitolojisi I, Ankara, 1971.
21
A. H. Krappe, « La légende de la naissance miraculeuse d’Attila, roi des Huns », Le Moyen
Âge, 41 (1931), p. 96-104.
22
The Continuations of the Old French “Perceval” of Chrétien de Troyes, The First Continua-
tion, éd. W. Roach, Philadelphia, 1949-1955, v. 6201-6204.
68 Edina Bozoky
Puis elles donnèrent naissance « à cette race barbare entre toutes, qui d’abord
se cantonna dans le marais, rabougrie, hideuse et chétive, une race d’hom-
mes pour ainsi dire dont on ne parlait dans aucune autre langue que dans ce
qui leur tenait lieu de langage humain »23. Dans l’historiographie médiévale
hongroise, où Attila et les Huns reçoivent une représentation positive, cette lé-
gende de l’origine démoniaque est réfutée à force d’arguments scripturaires et
rationnels. Citant les versets de Luc « un esprit n’a ni chair ni os » (24,39) et de
Jean « ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit »
(3, 6), Simon de Kéza (vers 1282-1285) affirme contraire à la nature et à la vé-
rité l’idée que les esprits puissent engendrer, puisqu’ils ne sont pas pourvus
d’organes naturels. Ainsi, il est évident que les Hongrois (Huns) descendent
d’un homme et d’une femme comme les autres nations du monde24.
La théorie de la génération démoniaque des Huns est bien connue au Moyen
Âge ; après 1230, le thème disparaît des débats théologiques, même si les trai-
tés démonologiques le citent de nouveau au XVe et au XVIe siècle (tel Jean Wier,
De prestigiis daemonorum, Bâle, 1583)25.
Dans notre légende, la procréation bestiale remplace l’ascendance démonia-
que. Au Moyen Âge, on croyait en la possibilité d’unions fertiles entre bêtes et
humains ; les fruits de telles unions, des hybrides, furent considérés comme
des monstres. Aux XIIIe et XIVe siècles, les monstres, résultats d’une trans-
gression, sont les incarnations favorites du Diable26. Ajoutons que selon cer-
tains théologiens médiévaux, les enfants monstrueux nés de rapports bestiaux
ne peuvent pas recevoir le baptême27. De cette façon, Attila, un être hybride, se
trouve autant que faire se peut exclu du monde chrétien. Plus concrètement, le
motif de l’origine canine d’Attila semble être lié à l’assimilation des païens aux
23
Jordanès, Histoire des Goths, § XXIV, Introduction, trad. et notes d’O. Devilliers, Paris, Les
Belles Lettres, 1995, p. 48-49 ; texte lat. éd. Th. Mommsen, Monumenta Historiae Germanica,
Auctores Antiquissimi, V/1, p. 89.
24
Simon de Kéza, Gesta Hungarorum, éd. A. Domanovszky, Scriptores rerum Hungaricarum
tempore ducum regumque stirpis Arpadianae Gestarum, t. I, Budapest, 1937, p. 141-142. Voir E.
Bozoky, « La représentation idéale d’Attila et de son royaume dans l’historiographie médiévale
de Hongrie », dans Royautés imaginaires (XIIe-XVIe siècles), textes réunis par A.-H. Allirot, G.
Lecuppre et L. Scordia, Turnhout, Brepols, 2005, p. 19-31.
25
Voir M. Van der Lugt, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories médiévales de la génération
extraordinaire, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 254, 257, 296, 347, 505.
26
Ch. Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons, Paris, 2002, p. 295-296.
27
M. Van der Lugt, « L’humanité des monstres et leur accès aux sacrements dans la pensée
médiévale », dans Monstre et imaginaire social. Approches historiques, dir. A. Caiozzo et A.-E.
Demartini, Paris, Creaphis, 2008, p. 147.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne 69
28
Voir G. Bührer-Thierry, « Des païens comme chiens dans le monde germanique et slave du
haut Moyen Âge », dans Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge, dir. L. Mary et M. Sot,
Paris, Picard, 2002, p. 175-187.
29
Ps.-Plutarque, De l’opinion des philosophes, livre V, ch. XII.
30
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre VII, X, 2.
31
Voir M. Van der Lugt, op. cit., p. 128.
70 Edina Bozoky
Bien que certains motifs de la légende aient incontestablement une allure folk-
lorique, leurs sources ne peuvent pas être identifiées. Par ailleurs, l’utilisation de
ces motifs est quelque peu biaisée : dans les contes folkloriques, ce sont les en-
fants supposément bestiaux qui sont destinés à mourir ou qui sont transformés
en animaux, tandis qu’ici c’est le géniteur animal qui est mis à mort. En ce qui
concerne l’auteur de la Guerra, selon ses propres dires, il n’a pas puisé ses maté-
riaux dans des contes oraux ; au contraire, il affirme avoir cherché des écrits sur
Attila dans le Frioul, en Istrie, en Chalor, dans La Marche et en Lombardie :
32
Raffaino de Caresini, Chronica, éd. E. Pastorello, Rerum Italicarum Scriptores XII, Città di
Castello, 1942, p. 22.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne 71
Avec l’avancée menaçante des Turcs ottomans aux siècles suivants, une ver-
sion abrégée de la Guerra d’Attila connaît une véritable diffusion populaire
grâce à des poèmes et des livrets imprimés. En 1472, on publie à Venise un
Libro d’Attila34, poème italien qui se répand en Italie du Nord au XVIe siècle.
Plusieurs strophes chantent l’histoire de la naissance d’Attila sur le ton d’une
rhapsodie populaire (III-XII). La fille du roi de Hongrie est qualifiée de « belle
comme l’étoile du matin au ciel » (una figliuola tanto bella / Quanto è nel ciel
la mattutina stella). Son père l’enferme dans une tour avec le petit chien :
Quand le père apprend que sa fille est tombée enceinte, il éprouve une telle
colère qu’il maudit le ciel, les étoiles et le soleil. Il marie sa fille à un noble che-
valier, riche, gentil, d’un haut et grand lignage.
33
C. Roussel, « L’automne de la chanson de geste », Cahiers de recherche médiévale, 12 (2005),
p. 15-28, ici p. 26.
34
Attila, flagellum Dei. Poemetto in ottava rima riprodotto sulle antiche stampe, éd. A. d’An-
cona, Pise, Tipografia Nistri, 1864.
72 Edina Bozoky
35
Voir A. Grossi, « Attila nelle opere a stampa del XVI-XIX secolo », dans Attila e gli Unni.
Mostra itinerante [catalogue], L’Erma di Bretschneider, 1996, p. 123-132 ; P. Devilla, « Attila fla-
gellum Dei in alcune incisioni dal XV al XIX secolo », ibid., p. 132-138 ; A. R. Girard, « Un Attila
de papier », dans Attila. Les influences danubiennes dans l’ouest de l’Europe au Ve siècle. Textes
réunis et présentés par J.-Y. Marin [catalogue], Caen, Musée de Normandie, 1990, p. 148-152.
36
S. Erizzo, Le sei giornate, Rome, Salerno, 1977, p. 314-315.
37
Voir A. von Mailly, Leggende del Friuli e delle Alpi Giulie, Gorizia, 19863 ; A. Brioni, « La leg-
genda di Attila con speciale riferimento all’Istria », Studi Goriziani, 6 (1928), p. 49-70.
38
Voir E. Babelon, « Attila dans la numismatique », Revue numismatique, 1914, p. 315-316.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste
des deux sœurs
Krisztina Horváth
Université Eötvös Loránd de Budapest
1
« Les complexes de Marie de France », Études de littérature médiévale, Studia Romanica de
Debrecen, Series Litteraria fasc. XXII, Debrecen, 2000, p. 47-63.
2
A titre d’exemple, citons l’article de François Suard, « L’utilisation des éléments folklori-
ques dans le lai du Frêne », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1978, p. 43-52.
3
Voir l’étude de Christine Martineau-Génieys, « La merveille du Frêne », dans Hommage
à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. II, p. 925-939.
4
Philippe Ménard, Les Lais de Marie de France : contes d’amour et d’aventure du moyen âge,
Paris, PUF, 1979.
74 Krisztina Horváth
5
Anita Guerreau-Jalabert, « Romans de Chrétien de Troyes et contes folkloriques. Rappro-
chements thématiques et observations de méthode », dans Romania, No.104, 1983, p. 1-48.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs 75
6
Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers (xiie-xiiie siècles), Genève, Droz, « Publications romanes et françaises » CCII, 1992.
7
Jean-Jacques Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Nathan, 2000, p. 47.
8
Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales : A Classification and Bibliography.
Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson, FF Communications no. 284-286, Hel-
sinki, Suomalainen Tiedeakademia, 2004.
9
Josiane Bru, « Le repérage et la typologie des contes populaires. Pourquoi ? Comment ? »,
Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS [En ligne], 14 | 1999, mis en ligne le 01 octobre 1999,
consulté le 01 février 2011. URL : http://afas.revues.org/319
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs 77
catalogues existants ne peuvent être considérés tout au plus que comme des
grammaires – il serait plus judicieux de dire : des dictionnaires – reflétant
donc un état de la langue et non pas de la parole, peut-on espérer une amé-
lioration fonctionnelle de ces outils, tout comme le folkloriste espère que
de nouveaux critères d’entrée seront conçus ? Est-il vrai ou toujours vrai
qu’« une indexation satisfaisante [ne] devrait résulter en théorie que de l’in-
terprétation détaillée et globale des récits » ?
Premier constat : une telle interprétation – en supposant même qu’elle puis-
se exister – ne rendrait compte que du seul texte littéraire individuel. Au lieu
donc de permettre des croisements, des recoupements etc., cette interpréta-
tion ne ferait qu’isoler le texte en introduisant chaque fois de nouveaux critè-
res ou, pis encore, des types ou des motifs inédits.
Rappelons deuxièmement que le sens d’un récit ne réside aucunement dans
l’assemblage de ses séquences, mais dans leur articulation. Dans le contexte
folklorique, l’articulation des motifs donne les contes-types, mais le texte lit-
téraire est quant à lui absolument irréductible à des récits-types – réduction
à laquelle l’Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers ne s’essaie pas, bien entendu, mais au lieu de laquelle il propose – com-
me le font plusieurs ouvrages similaires – un relevé, dans l’ordre de chaque
texte, des motifs retenus. Cet index inverse facilite l’accès au corpus, ce qui
suffit à expliquer le recours à ce genre de redistribution dans les outils folklo-
riques correspondants. Un tel relevé par vocables (subjects) facilite ainsi la cir-
culation dans la dernière édition du Types of the Folktale. Malheureusement,
à l’usage, la consultation de ces redistributions s’avère quelque peu décevante :
c’est ce que nous aimerions illustrer dans ce qui suit par l’exemple de quelques
lais de Marie de France.
Il nous semble que nous sommes aujourd’hui en mesure d’étoffer un peu
plus la « séquence stéréotypée » que nous avons choisi de surnommer le « com-
plexe de Grisélidis ». Pour ce faire, nous avons encore une fois pris d’assaut les
index de motifs et autres catalogues de contes-types, nous détachant de la ca-
tégorie des contes merveilleux pour examiner une autre branche du folklore,
qui, dans la plupart des catalogues de ce genre, sera proposée dans un volume
différent de celui des contes de fée, souvent tout simplement parce que le tra-
vail d’enregistrement (« aarnethompsonisation » !) des recueils procède systé-
matiquement par genres folkloriques. Ainsi le Delarue-Tenèze10, tout comme
10
Les deux mille pages de la dernière édition de cet ouvrage tiennent en un seul volume repre-
78 Krisztina Horváth
le catalogue hongrois de Kriza Ildikó, ne recense que dans les derniers volu-
mes les contes dits « réalistes » (ou « contes-nouvelles », pour le catalogue hon-
grois), parmi lesquels se trouve le conte-type AT 900 King Trushbeard. (Le ti-
tre hongrois du conte, Rigócsőr király vient de l’allemand König Drosselbart.)
Pour le catalogue Delarue-Tenèze, il s’agit des différentes versions de « la
mégère apprivoisée » et nous pourrions bien sûr nous interroger sur la perti-
nence du vocable retenu, si les accents du conte ne tenaient pas à des particu-
larités régionales voire individuelles. Rappelons-en brièvement le squelette :
Une princesse refuse (pour différents motifs) ses prétendants
les couvrant de ridicule (surnom, sobriquet).
La colère paternelle l’oblige à épouser le premier venu (en réalité un roi).
Après le mariage (la jeune femme étant enceinte) le couple est chassé.
Le prince déguisé fait subir les pires humiliations à son épouse qui se re-
trouve à son insu servante dans son propre palais.
À l’occasion des prétendues noces du prince, l’homme, devant la cour, hu-
milie encore son épouse (prise en flagrant délit de vol).
Il finit par se révéler et les noces officielles sont célébrées.
Là encore, le résultat des recoupements de motifs serait certes plutôt mai-
gre, mais beaucoup plus concret : il s’agit pour l’essentiel du motif H 461.2 Test
of mistress’, wife’s patience: attendance at wedding to another. Et nous voilà au
cœur même du noyau sémantique de ce complexe de Grisélidis.
Quels liens sont susceptibles d’apparaître entre le schéma de conte réaliste
de la « mégère apprivoisée » ou de l’épouse persécutée – que l’on retrouve par
exemple dans les histoires relatives à « la jeune fille aux mains coupées » – et la
merveille du Fresne ?
Pierre Gallais « apparente »11 la nouvelle de Boccaccio et le lai de Marie de
France au conte-type AT 706, procédant donc comme par parataxe, par rap-
prochements12. En passant, une allusion est faite à un autre conte-type, qui
n’est d’ailleurs pas relevé dans les régions françaises et francophones, mais
amplement attesté en Allemagne et en Autriche-Hongrie, ou encore dans les
nant les quatre tomes publiés entre 1976 et 1985 : Paul Delarue, Marie-Louise Tenèze : Le conte po-
pulaire français. Catalogue raisonné des versions de France, Maisonneuve et Larose, 2002.
11
Nous n’aimons pas ce verbe, mais il exprime bien ici un certain geste ultérieur qui, sur la
base d’une familiarité « ressentie » par le critique entre deux textes, effectue un rapprochement
peu argumenté, presque instinctif.
12
Pierre Gallais, La Fée à la fontaine et à l’arbre, un archétype du conte merveilleux et du récit
courtois, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 166.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs 79
13
Nous ne retiendrons à cet endroit que les exemples suivants :
Émile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines, (1897), Paris, Payot, 2008. Une édi-
tion numérique est disponible : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.due.pro4
Sigmund Freud, Totem et tabou (1912), Paris, Payot, 1951 (pour la première traduction françai-
se), Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2004.
Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949 ; nouv. éd. re-
vue, La Haye-Paris, Mouton, 1968.
14
Françoise Héritier, Les deux soeurs et leur mère : anthropologie de l’inceste, Paris, Éd. Odile
Jacob, 1994 ; rééd. 1997.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs 81
ports de chacune de ces trois entités entre elles. Étudiant différentes cultures,
preuves textuelles à l’appui, elle démontre qu’à côté – et peut-être même, en
amont – de l’inceste entre consanguins, il existe un inceste de deuxième type,
« l’inceste des deux sœurs », qui implique que la relation incestueuse existe
non seulement entre les partenaires, mais aussi entre les deux consanguins du
même sexe partageant le même partenaire sexuel. Ici, le critère constitutif de
l’inceste sera la mise en contact d’humeurs (substances, liquides) identiques,
parce que cela met en jeu ce qu’il y a de plus fondamental dans les sociétés hu-
maines : la façon dont elles construisent leur catégorie mental de l’identique et
du différent15. Sur ce point, les versets du Coran et du Lévitique sont formels
et une étude contrastive déployée sur plusieurs cultures et produits culturels
conduit à affirmer que « cet inceste du deuxième type est même conceptuel-
lement à l’origine vraisemblablement de la prohibition de l’inceste telle que
nous la connaissons, du premier type et non de l’inverse »16. Pour l’auteure en
tout cas, toute la législation qui a suivi en droit canon et en droit civil concer-
nant les interdits sur l’alliance a été calquée sur les interdits de consanguinité
et elle est restée en vigueur très longtemps, alors qu’elle ne s’appuie sur aucun
risque biologique, s’agissant de parents par alliance ! Rappelons en outre que
« cette extension de la notion d’inceste » devait s’accompagner « d’un élar-
gissement de l’espace interprétatif et, partant, des enjeux de l’interdit de l’in-
ceste, qui engage désormais une économie du « symbolique » – au sens large,
cette fois, de ce qui n’est pas réductible à la seule dimension matérielle, écono-
mique ou sociale »17.
Pour conclure provisoirement sur l’impact de cette question en littérature,
nous pensons que cet inceste du deuxième type pourrait bien être le chaînon
sémantique manquant entre les récits en question et les types de conte men-
tionnés, dont on a pu observer la combinaison, sans pour autant avoir réussi à
approfondir les raisons sémiologiques de ce phénomène d’affinité, notion éta-
blie en folklore par Ortutay Gyula18 dans les années 1950.
15
Françoise Héritier, Un problème toujours actuel : l’inceste et son universelle prohibition,
Collegium Budapest, 1996, p. 7.
16
Ibid., p. 10.
17
Voir plus amplement sur le sujet : Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, « Étendre la
notion d’inceste : exclusion du tiers et binarisation du ternaire », A contrario, 1/2005 (Vol. 3),
p. 5-13.
UR
L : www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-1-page-5.htm.
18
L’affinité définit dans la littérature orale une parenté formelle ou sémantique entre œuvres,
82 Krisztina Horváth
qui permet et favorise la naissance, mais aussi la combinaison des variantes. (En philologie tex-
tuelle on va parler de contamination.) Ortutay Gyula, Variáns, invariáns, affinitás, Budapest,
MTA II. osztály közleményei, 1959.
19
« Les complexes de Marie de France », Études de littérature médiévale, Studia Romanica de
Debrecen, Series Litteraria fasc. XXII, Debrecen, 2000.
Fabliaux et Légendes urbaines
Alain Corbellari
Université de Lausanne
Rien de plus évident, en apparence, que les liens des fabliaux avec le folklore.
La critique scientifique du XIXe siècle a multiplié des parallèles culturels que
les mises en garde de Bédier (qui affirmait qu’il était vain de chercher leur
origine1) n’ont, en fait, que peu freiné : ce mouvement a abouti à l’intégra-
tion de nombre d’intrigues de fabliaux aux immenses répertoires de l’école
finlandaise de narratologie2. C’est pourtant moins cette piste liée à l’immé-
moriale histoire des contes que l’on aimerait suivre ici que celle, plus souter-
raine encore, de ces mini-récits que l’on tient pour vrais, transmis de bouche
à oreilles, à la fois inquiétants et plaisants, et qui sont connus sous le nom de
« légendes urbaines ». De fait, ancrés dans la quotidienneté du Moyen Âge
central, les fabliaux apparaissent tout désignés pour colporter et répandre ce
type de récits, pour ne pas dire de ragots, en apparence peu compatibles avec
le caractère intemporel des légendes arthuriennes ou épiques, mais qui, par
un autre biais, finissent pourtant par les rejoindre.
Les frontières sont en effet moins claires qu’il n’y paraît de prime abord en-
tre le vulgaire racontar et la noble légende, et cela fait quelques temps déjà que
la recherche sur les contes et la sociologie des légendes urbaines ont fait leur
jonction : on n’en est plus à opposer les deux domaines comme étanches l’un
à l’autre et l’on reconnaît aujourd’hui que la compulsion narrative s’incarne
volontiers dans des formes complémentaires qui concourent toutes à l’enri-
chissement de notre imaginaire3.
1
Joseph Bédier, Les Fabliaux, Paris, Champion, 1895.
2
Voir Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale, Helsinki, Academia scien-
tiarum fennica, « FF Communication », 184, 1961.
3
Sur les légendes urbaines, voir en particulier les travaux de Jean-Bruno Renard, Ru-
meurs et légendes urbaines, Paris, PUF, « Que-sais-je ? », 20022, Véronique Campion-Vin-
cent et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1992,
Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Seuil, 1987 et Jan Ha-
rold Brunvand, The Baby Train and Other Lusty Urban Legends, New York, Norton, 1993
(ouvrage qui comprend un index des légendes urbaines types).
84 Alain Corbellari
Il n’en reste pas moins que, si les résultats de l’évolution des deux types nar-
ratifs sont souvent, sur le long terme, difficiles à distinguer, leurs modes de
propagation et de réception restent bien différents.
A quoi se reconnaissent les légendes urbaines ? On s’accorde à estimer que
trois critères les caractérisent :
1) Les légendes urbaines appartiennent au registre de la rumeur et sont pré-
sentées comme authentiques, même si elles ne sont jamais racontées par leurs
protagonistes eux-mêmes : c’est en effet toujours à un ami, ou à l’ami d’un
ami, ou à l’ami d’un ami d’un…, bref à un tiers considéré comme proche que
les choses sont censées être arrivées. L’expérience est facile à faire : osez douter
de la véracité d’une telle histoire et vous verrez aussitôt son narrateur froncer
les sourcils. Auriez-vous l’audace de mettre ses dires en doute ? Corollaire-
ment, aussi invraisemblable qu’il soit — mygales dans les yuccas, doigts dans
les boîtes de conserves ou femmes enceintes ayant des grenouilles dans le ven-
tre —, le récit est toujours directement en phase avec notre contemporanéité
et notre quotidienneté.
2) Les légendes urbaines ont un caractère narratif prononcé. On ne se
contente pas de nous transmettre un fait incroyable, mais on l’enrobe de dé-
tails et d’explications circonstancielles : la présence de crocodiles dans les
égouts est ainsi dramatisée par le récit épique du combat d’un éboueur avec
l’un de ces monstres, et on ne manque pas de nous expliquer que la présence
de ces sauriens parmi les eaux usées résultent d’une mode que l’on avait eue
de les élever bébés en appartement et de les jeter dans les toilettes avant qu’ils
ne grandissent trop…
3) Les légendes urbaines se révèlent être des récits exemplaires illustrant
soit les pièges et les dangers de la civilisation moderne (on ne compte plus les
histoires qui dénoncent la « malbouffe » ou les expériences hasardeuses pré-
tendument menées par les savants sur la nature ou l’être humain), soit les
comportements irresponsables. Pour ne prendre qu’un exemple : le petit récit
de retour de voyage racontant l’adoption d’un chien exotique qui se révèle fi-
nalement être un gros rat incite les voyageurs à se méfier des pays exotiques.
Ce faisant, les légendes urbaines s’avèrent souvent conservatrices, voire réac-
tionnaires : elles confirment les stéréotypes, les atavismes protectionnistes,
voire, dans le pire des cas, les réflexes racistes.
Il est à peine nécessaire de préciser que l’adjectif « urbaines » est particuliè-
rement mal choisi pour désigner ce type de récits qui n’ont pas plus de lien né-
cessaire avec les villes qu’avec une conception spécifiquement contemporaine
Fabliaux et Légendes urbaines 85
de la société. A cet égard, Jean-Bruno Renard nous semble aller trop loin en
affirmant qu’elles « expriment de manière symbolique les peurs et les espoirs
d’une modernité en crise4 ». Il est vrai que c’est à la faveur du développement
moderne de l’information et des media que cette catégorie narrative a émer-
gé, mais elle est en fait vieille comme le monde. Certaines occurrences très
anciennes d’histoires récemment réactualisées en démontrent la prodigieuse
malléabilité. Ainsi, une rumeur propagée par la presse britannique a sévi dans
le sud de la France entre 1989 et 1991 : une femme ivre qui aurait ingurgité un
têtard aurait été opérée un mois après et les chirurgiens auraient vu une gre-
nouille bondir de son ventre en cours d’opération. Or cette histoire les médié-
vistes la connaissent puisqu’elle est adaptée d’un récit de La Légende dorée :
Néron ayant voulu vivre l’expérience de l’accouchement, ses médecins lui fi-
rent ingurgiter à son insu une grenouille vivante qui s’agita tant dans son ven-
tre que le sinistre empereur exigea que les médecins l’opèrent « avant terme » :
la grenouille s’échappant de son ventre alla se cacher dans le palais, donnant
ainsi à ce dernier son nom de Latran (lata rana = « grenouille cachée »).
Un autre célèbre récit médiéval a également tout de la légende urbaine :
celui du « cœur mangé » ; et le caractère courtois des récits qui l’utilisent
ne constitue pas une objection à cette classification : ne lui manque ni le
caractère de rumeur, puisqu’il apparaît dans une vida de troubadour (cel-
le de Guilhem de Cabestanh) et fut considéré comme historique jusqu’au
XIXe siècle (Stendhal et Raynouard n’avaient aucune difficulté à le considé-
rer comme crédible), ni le développement narratif ménageant le suspense,
ni le caractère exemplaire, la morale pouvant, si l’on veut bien, s’en réduire à
l’injonction de ne pas convoiter la femme d’autrui5. En outre, tous les récits
plus ou moins anthropophagiques qui abondent dans les rumeurs actuelles
peuvent en être considérés comme la menue monnaie : des doigts retrouvés
dans les boîtes de conserves jusqu’aux rumeurs entourant la fabrication des
pâtés dans certains quartiers pauvres. Le motif du festin d’Atrée lui est évi-
demment aussi apparenté et s’il nous est parvenu dans un cadre mytholo-
gique qui, ici encore, en brouille la perception « urbaine », rien n’empêche
4
Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, op. cit., 4e de couverture.
5
On peut considérer que les deux reprises modernisées du thème du « cœur mangé » par
Léon Bloy — la première dans le recueil Sueur de Sang consacré à des anecdotes tragiques liées à
la Guerre de 1870 (« A la table des vainqueurs, 1893), la seconde dans les Histoires désobligeantes
(« La Fève », 1894) — font précisément accéder ce motif archaïque au statut, respectivement, de
légende urbaine et d’histoire drôle. Je me permets de renvoyer à mon article, « Du conte-type à
la légende urbaine : Léon Bloy et le cœur mangé », Versants, No.51, 2006, p. 113-28.
86 Alain Corbellari
L’aspect volontiers réputé « réaliste » des fabliaux, qui résulte plutôt d’un
refus de l’idéalisme que d’une volonté de mimétisme7, installe souvent leurs
narrations dans un monde immédiatement reconnaissable par leurs audi-
teurs : le boucher d’Abbeville, le fèvre de Creil ou les trois dames de Paris sont
des personnages que l’on aurait pu côtoyer si l’on avait fréquenté ces villes de
leur temps, et qui sont par excellence candidats aux rumeurs les plus diver-
ses. Même Connebert, sans doute le plus cruel des fabliaux, ne sort pas tout à
fait de l’ordre du vraisemblable : on admettra que l’histoire de ce prêtre cloué
par les testicules (et à qui on a laissé un rasoir pour se libérer) dans une forge
en feu n’est pas, malgré son outrance (mais on croit savoir que les mœurs du
temps n’étaient pas tendres…), sans dégager un certain parfum de fait divers
sanglant. Michel Simonin, grand spécialiste des Histoires tragiques dont la Re-
naissance était friande, était convaincu de la filiation des fabliaux à ce genre
typique du XVIe et XVIIe siècle ; il aimait à cet égard citer la frappante formule
de Bédier, selon qui « ces mêmes contes gras, les Italiens de la Renaissance les
ont taché de sang8 ».
Les narrateurs des fabliaux insistent souvent sur l’authenticité de leurs di-
res. Boivin de Provins, dans le fabliau éponyme, se fait ainsi, à la fin du récit,
le conteur de sa propre histoire : il devient le propagateur d’une aventure que
rien ne nous oblige à considérer comme authentique, sinon la parole du nar-
rateur-acteur, garante, précisément, de l’intérêt que l’on prend à son récit9.
On sait cependant que les incipit des fabliaux ne se soucient pas toujours de
6
Jean Bruno Renard rappelle et adapte opportunément à son sujet, dans Rumeurs et légen-
des urbaines (op. cit., p. 60-62), les critères proposés par Van Gennep (but, vérédiction, statut des
personnages, lieu et temps de l’action) pour distinguer mythes, contes et légendes.
7
Sur cet aspect, je me permets de renvoyer à mon article, « Rêves et Fabliaux : un autre aspect
de la ruse féminine », Reinardus, No.15, 2002, p. 53-62.
8
J. Bédier, op. cit., p. 290. L’allusion à Michel Simonin vient du souvenir d’une conférence
donnée à l’Université de Neuchâtel en 1992.
9
Voir Michel Zink, « Boivin auteur et personnage », Littératures, No.6, 1982, p. 7-13, et
Alain Corbellari, « Boivin de Provins ou le triomphe du monologue », Vox Romanica, No.49/50,
1990/91, p. 284–96.
Fabliaux et Légendes urbaines 87
situer précisément leur narration, et dans bien des cas un vague « jadis » suf-
fit à planter le décor. Ainsi dans Les Tresses :
Mais la mention d’un nom de ville n’est malgré tout pas rare, volontiers moda-
lisée, il est vrai, par un « ja » qui éloigne dans le temps l’espace apparemment
familier. C’est le cas du Vilain ânier :
Il avint ja a Monpellier…
10
Exemples tirés, comme les suivants, de Fabliaux français du Moyen Âge, éd. par Philippe
Ménard, Genève, Droz, 1979.
88 Alain Corbellari
qu’ils nous racontent vient d’arriver dans la ville voisine, quand bien même les
rumeurs qu’ils colportent seraient vieilles comme le monde. Orléans n’est cer-
tes pas très près d’Amiens, mais le double jeu de l’éloignement et de la proxi-
mité n’en est que plus habile.
Le fabliau le plus exemplaire de cette démarche reste cependant celui des Trois
Dames de Paris. Premièrement, fait exceptionnel, son anecdote est datée :
on constate par ailleurs que les deux personnages cités ont des noms qui ne
semblent pas appartenir à l’onomastique conventionnelle des récits facétieux,
l’une étant même désignée par le nom de son époux : l’auteur, Watriquet de
Couvins, cherche donc visiblement à accréditer l’idée que les protagonistes
de son récit sont bien de bourgeoises parisiennes que l’on aurait pu rencon-
trer dans la capitale en 132012. On ne tardera pas à nous apprendre qu’elles se
rendront à la taverne de Perrin du Terne (encore une adresse probablement
reconnaissable des contemporains) en compagnie d’une certaine dame Ti-
faigne, personnage que l’on devine lié au demi-monde parisien (on parlerait
aujourd’hui de Régine ou de Madame Claude).
Par ailleurs cet ancrage réaliste se greffe sur l’intention affichée de nous ra-
conter une « histoire extraordinaire », pour parler comme Edgar Poe ou com-
me cette star du petit écran qui, voici une trentaine d’années, nous régalait
de ces récits soi-disant vrais, parmi lesquels se reconnaissaient, précisément,
nombre de légendes urbaines13.
11
Les Trois Dames de Paris, dans Ph. Ménard (éd.), op. cit., v. 16-21.
12
Je remercie ici Boris Bove, spécialiste du Paris de Philippe le Bel, d’avoir fait quelques re-
cherches pour moi ; seul, à vrai dire, le nom de Baillet, porté par un jeune homme au v. 48, sem-
ble un nom parisien vraiment connu.
13
Je fais bien sûr référence aux Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare dont les éditions
en volumes ont été un des best-sellers de l’édition française des années 70 et 80. Je me souviens
Fabliaux et Légendes urbaines 89
encore — je pouvais avoir une dizaine d’années — d’avoir entendu pour la première fois par la
voix de ce conteur hors pair, l’histoire des crocodiles dans les égouts, localisée, si je ne m’abuse,
à Philadelphie dans les années 1930, et qui m’avait fort impressionné.
14
Les Trois Dames de Paris, v. 1-9.
15
Voir Georges Dumézil, Mythe et épopée I.II.III., Paris, Gallimard, « Quarto », 1995, p. 1246-
1266, « Les travestis des ides de juin ».
90 Alain Corbellari
Ce qui est en jeu ici, c’est, d’ailleurs, plus que le merveilleux, ce que Fran-
cis Dubost reconnaît comme le « fantastique médiéval »18. Certes, le narra-
teur prend bien soin de lever toute ambiguïté, mais la peinture qu’il fait de
la terreur des braves bourgeois parisiens insinue à l’évidence qu’il se dérou-
le ici, pour un spectateur non prévenu, un événement semblable à celui vécu
par Gauvain au début de L’Âtre périlleux ou à ceux proposés à maintes re-
prises aux lecteurs du Perlesvaus. La différence est de focalisation : alors que
les conteurs arthuriens font mine de croire aux manifestations surnaturelles
qu’ils décrivent afin de mieux nous attacher à leurs fictions, le narrateur des
Trois Dames de Paris et, partant, son auteur Watriquet de Couvins, dénoncent
la superstition, pour ne pas dire l’obscurantisme, de leurs contemporains.
16
Les Trois Dames de Paris, v. 184-188.
17
Ibid., v. 270-275.
18
Voir Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature française médiévale, Paris,
Champion, 1991, 2 vol.
Fabliaux et Légendes urbaines 91
19
Voir, sur ce thème, François Suard, « Les trois cadavres encombrants », dans Epopée ani-
male, fable, fabliau, Actes du IVe colloque de la Société Internationale Renardienne, Evreux, 7-11
septembre 1981, Paris, PUF, 1984, p. 611-623.
92 Alain Corbellari
20
De fait, ce fut le cas en 1948 avec le film L’Armoire volante de Carlo Rim, qui offrit l’un de
ses meilleurs rôles à Fernandel, en fonctionnaire désespéré de ne pas retrouver le cadavre de sa
vieille tante.
Fabliaux et Légendes urbaines 93
sur les fabliaux par le constat de l’impossibilité de retrouver les voies de propa-
gation d’une matière aussi diffuse. On se souvient de la belle formule : « il flot-
te, épars dans l’air, le pollen des contes21 ». Si Bédier a incontestablement voulu
dire par là qu’il était vain de chercher des origines perpétuellement insaisis-
sables, on peut aussi lire cette phrase comme une évocation frappante de la
formidable plasticité des anecdotes les plus rudimentaires, sans cesse suscep-
tibles d’actualisations nouvelles pour peu qu’elles rencontrent chez leurs audi-
teurs le désir de donner une leçon à leur prochain. Ce que nous apprennent
les légendes urbaines c’est en effet que nul récit n’est innocent : sous couvert
de « narrer de beaux contes », pour reprendre encore une fois une expression
de Bédier22, l’être humain ne cesse de vouloir illustrer un point moral, car tou-
te narration brève, par sa forme même, tend toujours à dégager un sens à va-
leur exemplaire. Freud, au fond, ne disait pas autre chose du mot d’esprit23 ; et,
précisément, la légende urbaine n’est rien d’autre que la sœur jumelle et enne-
mie de l’histoire drôle : toutes deux restent aujourd’hui encore les principales
formes du récit bref oral, indispensables dans toute soirée amicale qui se res-
pecte, et elles ne diffèrent guère que par le poids donné dans l’une à l’étrange,
dans l’autre au grotesque, d’où la revendication de vérédiction de la légende
urbaine, dont l’histoire drôle se passe, pour sa part, fort bien24.
On assimile généralement unilatéralement le fabliau à l’histoire drôle ; le
résultat en est que l’on se trouve souvent embarrassé par sa tendance récur-
rente à proposer une morale. Il serait donc sans doute plus juste de dire que
le fabliau réalise la fusion de l’histoire drôle et de la légende urbaine : sans
renier sa vocation de conte à rire, il cherche aussi à perpétuer la mémoire
ancestrale — et par là éminemment folklorique — des rumeurs et anecdo-
tes qui nous font réfléchir sur notre rapport aux autres, notre façon d’ap-
préhender le monde et les dangers qui nous menacent. De fait, l’exemplari-
té des légendes urbaines est fort différente de celle des exempla médiévaux,
car ces derniers sont toujours au service d’une idéologie explicite, celle du
christianisme, alors que le type de récits dont nous avons essayé de montrer
qu’il entrait pour une part décisive dans l’ethos des fabliaux entretient avec
21
J. Bédier, Les Fabliaux, op. cit., p. 51.
22
J. Bédier, Les Légendes épiques, t. I, Paris, Champion, 1914, p. 19.
23
Voir Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. de l’allemand par
Denis Messier, Paris, Gallimard, 1988.
24
J’ai évoqué plus haut les deux récits tirés par Léon Bloy du motif du cœur mangé, sous for-
mes, respectivement, de légende urbaine et d’histoire drôle.
94 Alain Corbellari
la morale les mêmes rapports à la fois troubles et impérieux que Freud a dé-
celé derrière le mot d’esprit. Si les morales des fabliaux nous semblent sou-
vent risibles, ce n’est pas parce qu’elles sont ouvertement parodiques (bien
qu’elles entrent volontiers en conflit avec la morale chrétienne), mais bien
plutôt parce que la compulsion narrative qu’elles illustrent est vieille comme
la conscience humaine.
Godefroi de Lagny :
pseudonyme à la fin du récit1 ?
Les pseudonymes
Miklós Pálfy
Université de Szeged
Les devinettes, les cache-cache, les masques, tout comme les pseudonymes
alternés sont autant de formes ludiques de l’expression avant de devenir lieux
communs et éléments folkloriques au sens très large, presque pittoresque de
ce mot. Le spectateur ou le lecteur sait dès le début qu’il assiste à un jeu et rares
sont les cas où la duperie est placée à la fin de la performance.
Malgré de nombreuses hypothèses, on sait très peu de choses sur la vie de
Chrétien de Troyes. Son nom même est parfois l’objet de conjectures fantai-
sistes. Nous ignorons si ce nom désigne le théâtre de toute une vie ou ne fait
que renvoyer à des origines plus ou moins lointaines. Les épithètes troyen ou
champenois2 peuvent être évidentes, mais un peu spécieuses, vu le dialecte
francien de Chrétien avec ses quelques traces champenoises – surtout dans
son orthographe3. Certains vont même jusqu’à penser que le nom Chrétien de
Troyes n’est qu’un pseudonyme recouvrant peut-être toute une collectivité4,
mais cette hypothèse ne nous semble qu’une idée ésotérique dont l’essentiel
est de maquiller Chrétien en adepte cathare.
Chose curieuse, la possibilité d’un autre pseudonyme s’offre d’une
façon plus engageante. Il s’agit de Godefroi de Lagny à qui Chrétien aurait
confié l’achèvement de Lancelot à partir de la ligne 6150. Ce qui peut provo-
1
La première version de ce petit exposé fait partie d’un recueil en l’honneur de Madame
Zsuzsanna Fábián, professeur de linguistique italienne, à l’occasion de son soixantième anni-
versaire. La présente étude est une variante complétée du texte rédigé en langue hongroise.
2
Estelle Doudet, Chrétien de Troyes, Paris, Tallandier, 2009, passim.
3
Op. cit., passim, et : Cristian-Ioan Pânzaru, « Personnalité de Chrétien », http://www.uni-
buc.ro/resources/medieval/curs (consulté le 25 septembre 2009).
4
Ioann Lamy, « Chrétien de Troyes – 2 », http://www.graal-initiation.org/Chretien-de-
Troyes-2.html (consulté le 2 avril 2010).
96 Miklós Pálfy
quer des soupçons, c’est que Godefroi est un auteur parfaitement inconnu.
Selon E. Baumgartner « passant et repassant des prisons de Gorre au royau-
me de Logres, Lancelot triomphe sans doute de Méléagant, mais nul ne sait,
à la fin en trompe-l’œil de ce récit doublement inachevé, où l’on emmène
Lancelot (v. 7119), où et comment se poursuivent et s’achèvent le destin sen-
timental et la carrière héroïque de l’amant de la reine »5. Le même problème
est soulevé dans la préface de l’édition de A. Foulet et K. D. Uitti6. Du point
de vue de notre réflexion, la question est de savoir si cette issue est accepta-
ble malgré ses défauts. Nous sommes d’avis qu’il s’agit plutôt d’un ouvrage
achevé à contrecœur.
5
Emmanuèle Baumgartner, Chrétien de Troyes. Yvain, Lancelot, la charrette et le lion, P.U.F.,
Études Littéraires, Paris, 1992 octobre, p. 35.
6
Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la Charrette (Lancelot). Texte établi, traduit, annoté et
présenté avec variantes par Alfred Foulet et Karl D. Uitti de l’Université de Princeton (USA),
Bordas, Paris, 1989, p. XVII.
7
Terme d’Estelle Doudet, p. 186, au sujet de Marc et Ysalt la Blonde.
Godefroi de Lagny : pseudonyme à la fin du récit? 97
Étant donné qu’il s’agit d’activités abandonnées, il n’est peut-être pas er-
roné de supposer une certaine insatisfaction de Chrétien en ce qui concerne
ses traductions et adaptations d’avant 1170 et aussi à l’égard de sa production
lyrique du début des années 1170. Qui sait ce qu’il faut entendre par Marc et
Ysalt la Blonde, « essai narratif »8 rédigé avant ou après Érec ? Cligès n’est pas
non plus dans le ton définitif – « arthurien » – de Chrétien… Quant à la desti-
née de Lancelot et de Perceval, ce double abandon nous montrerait-il un « ro-
mancier qui s’accorde mal avec le mécénat et qui réclame, de manière couverte
mais lisible, une entière liberté d’imagination »9 ?
Érec et Yvain cherchent la réponse à la même question de savoir comment
réconcilier les deux idées : la quête des aventures et le service permanent de
la dame. Les rapports entre les deux romans sont plus étroits qu’on ne l’aurait
pensé. De toute façon, le fait qu’Yvain se termine par une victoire masculine
et que, par contre, le dévouement absolu de Lancelot à sa dame, jusqu’à l’ex-
tase, devient parfois comique, nous font découvrir un Chrétien dont les idées
paraissent difficilement compatibles avec l’esprit courtois.
8
Terme d’Estelle Doudet, p. 185.
9
Cristian-Ioan Pânzaru, op. cit.ART. CIT. ?
98 Miklós Pálfy
La macrostructure de Lancelot
10
Cf. notre étude « La Charrette : dénouement manqué ou message caché ? » dans Itinéraires
francophones. Mélanges offerts à Árpád Vígh à l’occasion de ses 65 ans, p. 113-120. Université de
Pécs, ÍMEA Kiadó, 2008.
11
Nous ne croyons pas que Geoffroy, abbé à Lagny, soit identique à Gode-
froi. Cet abbé, qui a distribué tous ses biens pour aider les affamés pendant la gran-
de famine de 1032-1033, aurait été très âgé au temps de la rédaction de Lancelot.
Cf. « Messere Gaster, premier maistre es ars du monde », www.weber-uebersetzungen.com/Mes-
sere.pdf (consulté le 24 mars 2010).
Gageure et mutilations
Myriam Rolland-Perrin
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Dans son article « Le Cycle de la Gageure », qui fait toujours autorité pour ce
qui est du classement des œuvres, Gaston Paris donne de la gageure la syn-
thèse suivante : « un homme se porte garant de la vertu d’une femme à l’en-
contre d’un autre homme qui se fait fort de la séduire ; par suite d’apparences
trompeuses, la femme semble avoir en effet cédé au séducteur, mais enfin son
innocence est reconnue »1. Ce thème narratif internationalement connu sous
le nom de Cymbeline depuis la pièce éponyme de Shakespeare, est répertorié
par Antti Aarne et Stith Thompson sous le titre « motif 882 : le pari sur la
chasteté de la femme »2.
Le corps féminin est donc au centre de ce motif, un corps qui échappe
à celui qui pensait le posséder par le mariage, un corps délusoire, perfide
et retors, un corps enfin éminemment coupable jusqu’à ce que vérité soit
faite. En un mot, un corps trompeur qui oblige à interroger la valeur des
signes.
En recourant à des textes de genres différents, nous soulignerons les va-
riantes du motif en nous intéressant plus particulièrement aux diverses for-
mes de mutilation et à leur symbolique. Nous retiendrons pour cela Le Ro-
man du Comte de Poitiers3, daté des premières décennies du XIIIe siècle,
deux exempla du manuscrit de Tours 4684 composés dans la deuxième moi-
tié du XIIIe siècle et un miracle de Notre-Dame, Le Miracle d’Oton, roy d’Es-
1
Gaston Paris, « Le Cycle de la Gageure », Romania, No. 32, 1903, p. 481.
2
Antti Aarne & Stith Thompson, The Types of the Folktale, A Classification and Bibliography,
Second Revision, Helsinki, 1961, p. 299-300.
3
Le Roman du Comte de Poitiers, Poème français du XIIIe siècle, édition de Bertil Malmberg,
Études romanes de Lund, Lund, 1940.
4
Alfons Hilka, Neue Beiträge zur Erzählungsliteratur des Mittelalters (die Compilatio
Singularis Exemplorum der Hs. Tours 468, ergänzt durch eine Scwesterhandschrift Bern 679),
Breslau Grass und Barth, Breslau, 1913, p. 14 pour le premier et p. 16-17 pour le second.
100 Myriam Rolland-Perrin
Dans Le Miracle d’Oton, roy d’Espaigne, le roi Oton, juste après son mariage
avec Denise, et avant de la quitter pour s’en aller guerroyer à Rome, remet à sa
femme un curieux cadeau :
5
Miracles de Notre-Dame, édition de Gaston Paris et Ulysse Robert, Paris, SATF, tome IV, n°
XXVIII, 1879-1893.
6
Les Tresces, dans Nouveau recueil complet des fabliaux, publié par Willem Noomen & Nico
Van Den Boogard, Pays-Bas, Assen, Van Gorcum, 1991, tome VI, p. 207-257.
Gageure et mutilations 101
Berengier finit par proposer au roi Oton un pari sur la vertu de sa femme (« Ga-
giez a moy. », v. 671). Oton, confiant, accepte la « fermaille » (v. 679) et gage sa
couronne. Il dévoile bien maladroitement à Berengier que Denise possède sur
le corps un « sain » (v. 686) qu’il devra savoir situer et décrire et ajoute qu’elle
possède quelque chose qu’elle tient de lui, que le séducteur devra lui présenter
pour prouver sa réussite. Berengier obtient le fameux os d’orteil ainsi que la
description du « sain » en soudoyant la chambrière pour trente marcs. Fort de
ces preuves obtenues par traîtrise, il gagne la gageure et devient roi d’Espagne.
La deuxième partie du miracle sera consacrée à la mise au jour de la vérité.
Arrêtons-nous un instant : Denise est donc confondue par deux preuves :
la description d’un signe qu’elle a sur le corps et la présentation du fameux os.
Or, Gaston Paris distingue au sein des récits de la gageure trois grands grou-
pes. Le groupe A correspond à la forme primitive du motif, qui se caractérise
par la présence d’une substitution (une femme en remplace une autre) et d’une
mutilation du corps féminin. La mutilation du doigt de pied d’Oton ne semble
donc pas relever de cette catégorie.
A titre de comparaison, un exemplum du manuscrit de Tours 468, folio 165
verso, présente une illustration claire et intéressante de ce groupe A. Voici
en substance l’intrigue : un bailli persécute une comtesse en l’absence de son
époux. Elle feint de lui céder et substitue à sa place une servante, à laquelle le
bailli coupe un doigt. La dame éloigne la servante mutilée et garde sa propre
main enveloppée dans un bandage. Lorsque le comte revient, le bailli accuse
la dame d’infidélité avec un de ses soldats.
Que videns amicos confusos ait : Non confundamini. Et extrahens digi-
tum dixit : Qui sain lie son doy, sain le deslie. Tunc narrans per ordinem
falsitatem balliui, statim dominus fecit eum suspendi. Et ob hoc dicitur
vulgariter prouerbium : Qui sain lie son doy, sain le deslie. » (p. 14.)
femme n’est plus intacte, qu’elle a été touchée par un autre. Il lui manque quel-
que chose, elle a fauté. Gaston Paris évoque le cas d’un poème grec dans lequel
le séducteur mutile la servante (qu’il prend pour la maîtresse) en lui coupant
les cheveux ainsi que le doigt qui porte l’anneau8. Le doigt mutilé entouré de
l’anneau nuptial – qui symbolise l’union des mariés, y compris sexuelle – ren-
forcerait donc la valeur de la preuve. Présenté comme un trophée, le doigt
coupé est à la fois une pièce à conviction et un symbole sexuel. On peut en ef-
fet émettre l’hypothèse que ces mutilations (du doigt ou des cheveux) visent
à priver la femme infidèle de sa sexualité, à la castrer.
La mutilation du doigt de pied d’Oton est différente dans la mesure où elle
intervient avant même l’infidélité supposée et parce qu’elle concerne l’hom-
me et non la femme. Gaston Paris souligne la bizarrerie de ce don mais le rat-
tache à la forme A du motif9. Faut-il considérer ce drôle d’os d’Oton comme
une résurgence mal comprise d’une des versions du groupe A ou comme un
indicateur de ce qui se joue de manière souterraine dans les textes relevant de
la gageure ?
L’infidèle innocentée
Afin de mieux percevoir les enjeux des mutilations, il est instructif de se pen-
cher sur un fabliau qui ne relève pas à proprement parler du cycle de la gageure
mais qui en prend l’exact contre-pied. Dans la version longue (II) des Tresces,
celle que nous retenons pour cette étude, une femme s’endort avec son amant
à côté de son mari. Réveillé durant la nuit, l’époux devine qu’il y a un étran-
ger et part chercher de la lumière. Le temps qu’il revienne, la femme a rem-
placé l’amant par une mule. S’ensuit une dispute à l’issue de laquelle la fem-
me part passer la nuit chez son amant. Elle demande alors à une voisine de se
substituer à elle dans le lit conjugal. La scène centrale du fabliau correspond
au châtiment que le chevalier fait subir par erreur à la malheureuse amie de sa
femme. Animé d’une colère vengeresse, il mutile d’un coup de couteau la che-
velure qu’il a déjà altérée :
Si li a coupee la trece,
Dont el a au cuer grand destrece (v. 226-227).
8
Art. cit., p. 483.
9
Art. cit., note 2, p. 531.
Gageure et mutilations 103
10
« Si li a coupee la trece, dont el a au cuer grant destrece. De l’art du tressage à la science
du piège dans le fabliau Des Tresses », dans La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen
Âge, sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne, Senefiance No50, Aix-en-Provence,
Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 244.
104 Myriam Rolland-Perrin
Les textes du groupe B ont ceci en commun que le séducteur n’a pas pos-
sédé charnellement la femme, ni sa suivante, mais qu’il cherche à le faire
croire en décrivant une tache de naissance qu’elle a sur le corps – un sain
– ou en exhibant des bijoux qu’il s’est procurés. Pas de mutilation donc
mais un séducteur de mauvaise foi. Gaston Paris précise que « la révéla-
tion d’un signe faite par trahison est un adoucissement de la substitution
avec mutilation »13.
Un deuxième exemplum du ms de Tours 468, manuscrit déjà cité, folio 165
verso, propose une version épurée des récits du groupe B. Tout commence par
des propos élogieux sur une femme renommée, qu’un homme de l’assistan-
ce prétend séduire en quinze jours. Le mari aussi bien que le vantard gagent
leur terre. Le séducteur, ne pouvant pénétrer dans le château – métonymie du
corps féminin – corrompt la servante de la dame, obtient son anneau ainsi
que la révélation d’un signe que la dame a sur la cuisse.
Alius vadens ad castrum intrare non potuit, sed per fraudem domicellam
domine seduxit. Que ei anulum quem maritus ei dederat furata tradidit et
signum vnum quod habebat in coxa reuelauit. Et veniens ad hec intersignia
se fecisse dixit (p. 16).
13
Art. cit., p. 546.
106 Myriam Rolland-Perrin
14
Francois Suard, « Le Traitement de la gageure dans Le Comte de Poitiers, Le Roi Flore et
la Belle Jehane et Le Roman de Guillaume de Dole », dans « Furent les merveilles pruvees et les
aventures truvees », Hommage à Francis Dubost, sous la direction de F. Gingras, F. Le Nan et J.-
R. Valette, Paris, Champion, 2005, p. 628.
Gageure et mutilations 107
comtesse. Elle confie sa tristesse à sa vieille nourrice, Alotru, qui propose aus-
sitôt son aide au duc et livre sa fille de lait pour quatre cents marcs, préfigu-
rant en cela la vieille Gondrée du Roman de la Violette. Comme dans l’exem-
plum, elle dérobe à sa maîtresse son anneau de mariage. Elle prélève ensuite
dix cheveux des démêlures au moment de la toilette (v. 292-299) et découpe
sur le devant de la robe, entre les hanches et les genoux, un bout de soie ser-
gée de la taille d’une petite pièce d’or :
De Denise à Denis
16
Nancy Vine Durling, « Women’s Visible Honor in Medieval Romance : the example of the
Old French Roman du Comte de Poitiers », dans Translatio Studii. Essays in Honor of Karl D. Uit-
ti, Rodopi, Amsterdam, 1999, p. 121-123.
Gageure et mutilations 109
Le corps de Denise l’a d’abord trahie mais il la sert à présent. Il permet de dis-
tinguer la vérité de l’apparence. Les secrets de ce corps qui avaient auparavant
accusé Denise deviennent à présent un signe de reconnaissance de sa fémi-
nité. Le corps se fait donc vecteur de mensonge aussi bien que de vérité. Les
signes se révèlent foncièrement incertains et soumis au pouvoir de celui qui
sait les utiliser.
17
Art. cit., p. 530.
Gageure et mutilations 111
Au terme de cette étude, nous voudrions reprendre les mots de Nancy Vine
Durling qui soulignait à la fin de son article sur l’honneur féminin combien
il était intéressant de relier l’étude des textes du cycle de la gageure tant ils
avaient à nous apprendre sur les peurs et les particularités sociales présidant
à la perception du corps féminin18. En effet, la mise en relation de ces cinq tex-
tes dont les particularités génériques s’effacent devant la plasticité du motif
nous a permis de souligner le lien entre le pari sur la fidélité de la femme et les
mutilations qu’elle subit injustement. Qu’on entame l’intégrité de son corps en
lui coupant un doigt ou des cheveux, qu’on lui vole son anneau, qu’on dévoile
une tache de naissance ou bien qu’on lui découpe son vêtement, la femme est
atteinte dans son intimité sexuelle, métonymiquement exhibée. Qu’on accep-
te d’y lire l’expression fantasmatique de mutilations sexuelles telles que l’exci-
sion ou qu’on choisisse de n’y voir que la volonté de porter atteinte à un corps
prétendument fautif, il est indéniable que le corps de la femme est présenté
comme une propriété masculine dont la valeur est proportionnelle à sa fidé-
lité ou à sa pureté. La virginité est d’ailleurs portée aux nues dans ces textes
comme une valeur suprême mais cela pourrait faire l’objet d’une autre étude.
Enfin, contrairement à ce qu’avance Gaston Paris et même si les deux exem-
pla sont classés par le scribe du manuscrit de Tours sous la rubrique « de do-
minabus » (des dames nobles), il nous semble que ces cinq textes contribuent
moins à glorifier la femme et ses vertus19 qu’à mettre en évidence la peur du
corps féminin et la crainte de ses débordements.
18
« It is for such reasons that the Old French wager tales desserve to be read and analyzed
more closely. Such poems – particularly when read in conjunction with one another and with
other Old French romances – have much to tell us about the fears and the social fantasies gover-
ning perceptions of the female body in early thirteenth-century France. », art. cit., p. 127.
19
Art. cit., p. 550.
Fils de l’ours et cœur de lion :
la filiation Estonné Passelion dans
le Roman de Perceforest
Anne Delamaire
Université européenne de Bretagne
1
Le Roman de Perceforest, deuxième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T. L. F., vol. I,
1999 et vol. II, 2001 ; troisième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T.L.F., vol. I, 1988 ; vol. II,
1991 ; vol. III, 1993 ; quatrième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T.L.F., 1987. Le livre V est
cité d’après le manuscrit BnF. fr. 348 (l. V).
2
Sur Zéphyr voir Christine Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons. Croyances et mer-
veilles dans les romans français en prose (XIIIe-XIVe siècles), Paris, Presses Universitaires Paris
Sorbonne, 2002.
114 Anne Delamaire
qui se répète, paraît renvoyer à un rite du type charivari lequel avait pour but
de dénoncer ou de réguler une sexualité perçue comme déviante. (Par exem-
ple lorsqu’un remariage était trop rapide ou lorsqu’il y avait un écart d’âge im-
portant entre les deux époux).
Par l’entremise de Zéphyr, Estonné se trouve également assimilé à la figu-
re du roi de carnaval. Alors que le siège de la ville de Brane menace de s’éter-
niser, le chevalier part en quête du luiton afin de trouver une issue rapide au
conflit. Après un des tours dont il est coutumier, Zéphyr, métamorphosé en
cheval, entraîne Estonné dans une folle cavalcade dont les détails recoupent
les différentes étapes du règne de carnaval. Lorsqu’il découvre le cheval, dont
il ignore la vraie nature, Estonné s’émerveille devant sa beauté et la richesse
de son équipement :
il regarde pardevant luy et voit l’ommel, et bien perceut qu’il y avoit le plus
beau cheval qu’il eust oncques veu et le plus fort […] sy estoit si bien aourné
de frain et de selle que se ce fust pour le roy Alexandre (l. II, t. 1, § 121)
luy dont il peust loyer son doy », ibid.). Puis ses armes (lance, bouclier et heau-
me) lui sont enlevées3. Or, priver un chevalier de son équipement revient à le
déposséder de son statut. Dégradé, Estonné est métaphoriquement mis à mort
comme semble le confirmer l’image d’ensevelissement présente un peu plus
loin dans le récit. Au terme d’une autre folle équipée, Estonné est violemment
précipité dans un souterrain, il est ainsi englouti par la terre, conformément
au motif de mort et de renaissance mis en évidence par Claude Gaignebet ou
Mikkaïl Bakhtine 4 :
Estonné ne garda l’heure que le lyon le jecta en ung soupiral d’une bove
et s’en va rifflant aval comme celluy qui ne se sceut a quoy tenir (l. II, t.
1, § 313)
3
« Advint que le cheval se adreça parmy ung espinoy, la ou il convint que Estonné perdist son
glaive et demoura entres les ronsses, et son escu, qui a son col pendoit, luy fut esrachié et demoura
pendant a la branche d’un arbre », l. II, t. 1, § 122 ; « et le heaume luy estoit tourné ce devant der-
riere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz », l. II, t. 1, §125.
4
Voir Claude Gaignebet, Le Carnaval, Paris, Payot, 1974. Mikkaïl Bakhtine, L’œuvre de
François Rabelais : la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, France, Gallimard,
Nrf, 1970.
116 Anne Delamaire
5
Sur l’ours détrôné par le lion voir Michel Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris,
Seuil, 2007.
6
Voir « Les enfants terribles de Perceforest », dans Enfances arthuriennes. Actes du colloque
de Rennes, dir. D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2006, p. 237-254.
Fils de l’ours et cœur de lion 117
Quant à la juste colère qui l’anime, elle devient fureur lorsque le garçonnet
déchire à pleine dents le cœur de l’ennemi tout juste abattu :
Passelion […] s’en vint a la partie du corps ou tenoit le cuer, puis le print
aux dents et aux mains et le deschira comme font levriers leur cuiries après
la venoison prinse (l. IV, t. 1, p. 301)
tion est notamment dévolue à Zéphyr figure tutélaire garante d’une forme de
continuité au sein de ce lignage singulier. Par ailleurs, en cultivant le faux,
(l’ours est le produit d’une métamorphose, le cerf celui d’un déguisement) le
roman accouche d’une vérité inédite et insuffle une vie nouvelle à un substrat
qui ne demandait qu’à être redynamiser. Ainsi, l’identité animale polymor-
phe de la filiation entre Estonné et Passelion semble proclamer avec aplomb
que le lion est bien le fils de l’ours.
Le « cheval volant » : parcours et
métamorphoses d’un motif oriental
Adenet le Roi, Girart d’Amiens,
Geoffrey Chaucer
Aurélie Houdebert
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Sous des noms variés – cheval enchanté, cheval d’ébène ou de fust, cheval
de Pacolet, Clavileño el Aligero ou encore steed of brass – apparaît de façon
récurrente dans la littérature occidentale du XIIIe au XVIe siècle une seule
et même figure, issue du folklore oriental. Il s’agit d’un cheval mécanique,
de bois le plus souvent, d’airain dans certaines versions, doté de l’extraordi-
naire pouvoir de voler. Présent dans le folklore indien, cet animal fabuleux
parcourt d’est en ouest un vaste territoire culturel, s’ancrant de plus en plus
profondément dans la littérature et puisant à chaque étape de son chemine-
ment géographique et littéraire les ingrédients nécessaires à son renouvelle-
ment. On le retrouve ainsi dans des contes indiens, persans et arabes, sous
une forme déjà littéraire dans un conte des Mille et Une Nuits1, dans deux
romans français en vers de la fin du XIIIe siècle, Cléomadès et Méliacin2, eux-
mêmes dérimés puis traduits en espagnol au siècle suivant3, dans Valentin et
1
On trouve le conte du cheval d’ébène dans tous les manuscrits « complets » des Mille et Une
Nuits, dans toutes les éditions du recueil (à l’exception de celle de René Khawam), mais aussi dans
le recueil des Cent et une Nuits et dans d’autres ensembles comme les Livres des Histoires étonnan-
tes, dont le manuscrit le plus ancien remonte au début du XIVe siècle. Voir Aboubakr Chraïbi, Les
Mille et Une Nuits, histoire des textes et classification des contes, l’Harmattan, 2008.
2
Les œuvres d’Adenet le Roi, éd. Albert Henry, Tome V, Genève, Slatkine, 1996 ; Girart
d’Amiens, Méliacin, éd. Antoinette Saly, CUERMA, Senefiance 27, 1990.
3
Pour les versions en prose, voir Le Cheval volant en bois, édition des deux mises en proses du
Cléomadès, éd. Fanny Maillet et Richard Trachsler, Paris, Classiques Garnier, « Textes Littérai-
res du Moyen-Âge » 14 , 2010. Pour la version espagnole, voir : El Conde Partinuples, Roberto el
Diablo, Clamades y Clarmonda, ed. Ignacio B. Anzoátegui, Buenos Aires, Espasa-Calpe, 1944,
p.133-168.
122 Aurélie Houdebert
4
Valentin et Orson, Lyon, Jacques Maillet, 1489 (BN.fr Res-Y2-82).
5
Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, ed. John Jay Allen, Madrid, Cátedra,
1992, vol. 2, chap. XLI, p. 327-337.
6
William Chaucer, « The Squire’s Tale », dans Cantorbery Tales, éd. en ligne par The Elec-
tronic Literature Foundation http://www.canterburytales.org/canterbury_tales.html
7
Voir l’édition d’Albert Henry, Tome V, Introduction, p. 559-567.
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental 123
Deux traits principaux caractérisent le cheval volant dès l’origine : son mé-
canisme spécifique et son emploi en tant qu’instrument de conquête fémi-
nine. Ces éléments se retrouvent dans toutes les versions de l’histoire, depuis
le conte indien où un tapissier s’élève littéralement jusqu’à une princesse grâ-
ce à une monture fabriquée par un ami charpentier11. Adenet le Roi et Girart
d’Amiens exploitent amplement ces données, explorant toutes leurs possibi-
lités narratives. Chaucer reprend les deux traits, mais les modifie considéra-
8
C’est l’hypothèse de Vincent Dimarco, qui considère Cléomadès et Méliacin comme des
sources possibles de Chaucer, sans que l’on puisse établir d’analogies textuelles, et sans certitude
historique concernant la présence des romans français en Angleterre. Vincent Dimarco, « The
Squire’s Tale », dans Sources and Analogues of the Canterbury Tales, ed. Robert M.Correale,
Mary Hamel, Cambridge, D.S. Brewser, 2002, p. 169-209.
9
C’est le postulat de Kathryn L. Lynch qui estime que Chaucer a « occidentalisé » un matériau
oriental transmis oralement. Kathryn L. Lynch « East meets West in Chaucer’s Squire’s Tale and
Franklin’s Tale », Speculum, a Journal of Medieval Studies, vol. 70, n° 3, Juillet 1995, p. 530-551.
10
Vincent Dimarco ne cite que Méliacin dans son répertoire de sources et « textes analogu-
es ». Il considère en effet que le conte de Chaucer est plus proche du roman de Girart que de ce-
lui d’Adenet, en ce qui concerne la structure narrative et l’ancrage géographique. Il est vrai que
Chaucer situe son histoire en Orient, comme Girart d’Amiens, et non pas en Europe, comme
Adenet ; encore faut-il bien voir de quel Orient il s’agit dans chacun des textes. Qu’y a-t-il de
commun entre le royaume Mongol de Russie, la Grande Arménie et la Perse, si ce n’est la charge
imaginaire que contiennent ces noms pour des Occidentaux du XIIIe ou du XIVe siècle ?
11
Le conte du Tisserand qui se fit passer pour Vishnou, présent dans le Pañcatantra, met en
scène un faux « garouda », imitation mécanique de la monture volante magique du dieu Vish-
nou. En faisant son entrée dans le folklore persan puis arabe, l’oiseau pseudo divin se métamor-
phose en cheval de bois, mais conserve ce statut de produit manufacturé extraordinaire des-
tiné à la conquête d’une femme. Voir Pañcatantra, trad. Edouard Lancereau, Paris, Gallimard /
Unesco, coll. « Connaissance de l’Orient », 1965, p. 93-101.
124 Aurélie Houdebert
blement. Dans le conte oriental, le cheval de bois est mis en mouvement par
deux chevilles, placées dans divers endroits du corps de l’animal selon les ver-
sions12 : derrière l’oreille, sur l’épaule droite, sur les flancs… le manque de
précision et les contradictions sont constants, ce qui explique peut-être que
les deux romanciers français n’aient pas choisi exactement la même locali-
sation des différentes chevilles. Ils s’accordent en revanche pour doubler le
nombre de chevilles et complexifier par conséquent le mécanisme. Aux mou-
vements ascendant et descendant, ils ajoutent en effet les mouvements laté-
raux13. Le cavalier peut ainsi imiter grossièrement une chevauchée « réelle »,
en activant successivement quatre chevilles de bois placées de part et d’autre
de la monture14. Adenet et Girart s’attardent longuement sur ces détails, ralen-
tissant considérablement le rythme du récit lors du premier vol du héros pour
mimer son tâtonnement et rendre le mécanisme intelligible. Avec un grand
souci de cohérence, les mêmes gestes seront répétés à chaque envol et à chaque
atterrissage, c’est-à-dire six fois dans chacun des romans.
Chaucer reprend le détail des chevilles mais déconstruit la mécanique soi-
gneusement établie par les auteurs français : le nombre de clés et leur posi-
tionnement n’apparaissent pas clairement. Le narrateur délègue l’explication
du mécanisme au mystérieux chevalier arrivé par les airs. Celui-ci montre au
roi comment faire fonctionner la monture et accompagne son discours de ges-
tes15. Or, les expressions « a pyn », « another pyn », « this pyn » restent obscures
pour le lecteur car le narrateur n’élucide pas les déictiques employés. La der-
nière cheville mentionnée est-elle la même que la seconde ? Où se trouvent-el-
les situées ? Rien ne permet de le savoir, d’autant que le chevalier entoure son
12
Concernant les différentes versions des Mille et Une Nuits, voir Aboubakr Chraïbi, op.cit.
Pour établir des comparaisons entre les différentes versions arabes du conte, je me suis appuyée
sur le corpus suivant : pour les Mille et Une Nuits, la version Galland, la version Mardrus, la ver-
sion basée sur les éditions Boulâq/Calcutta de Bencheick et Miquel, la version Habicht ; pour les
Cent et Une Nuits, la traduction de M. Gaudefroy-Demombynes.
13
Paul Aebischer fait ainsi remarquer avec humour qu’il ne manque que la « marche arrière » à
ce véhicule médiéval. Paul Aebischer, « Anatomie paleo-descriptive de l’appareil moteur de Clave-
lens », Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, 36, 1975-76, p. 105-114.
14
Dans Cléomadès, les chevilles se trouvent « droit au front dou cheval », « a destre », « au senestre
lés », « vers la poitrine » (v. 2681-2689). Dans Méliacin : « El col fu mise la premiere / Et l’autre en la
crupe derriere ; / L’autre cheville el flant senestre / Et la quarte refu el destre » (v. 613-616).
15
« […] whan yow list to ryden any where, / Ye mooten trille a pyn, stant in his ere, / Which I
shal telle yow bitwix us two […] And whan ye com ther as yow list abyde, / Bidde hym descende,
and trille another pyn […] Or, if yow liste, bidde hym thennes goon, / Trille this pyn, and he wol
vanysshe anoon » (v. 306-318).
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental 125
l’assaille alors qu’il entreprend le voyage du retour avec son amante20. Rien
ne dit explicitement que le vol à dos de cheval de bois provoque seul un tel
désir, mais c’est toujours au cours d’une chevauchée que la tentation se pré-
sente. Le cheval mène d’ailleurs toujours les amants dans des jardins fermés
ou des clairières isolées, hauts lieux du déduit amoureux dans la symboli-
que courtoise.
Le lien entre le cheval et l’amour est beaucoup moins évident chez Chau-
cer, qui occulte même cette dimension dans toute la première partie de son
conte. Le récit s’ouvre en effet sur l’offrande faite au roi mongol par un cheva-
lier, messager du roi d’Inde et d’Arabie. La motivation du visiteur dans toutes
les autres versions du conte est de réclamer au roi, en échange de ces cadeaux,
la main de sa fille. Or, le chevalier du conte de Chaucer ne demande rien, ni
pour lui-même, ni pour son seigneur, tout au plus invite-t-il la fille de Cam-
buskan à danser lors du banquet21. Le cheval, qui figure parmi les présents,
n’est pas conçu pour obtenir une femme, il n’est qu’un cadeau diplomatique
de roi à roi. L’alliance de la vaillance et de l’amour que symbolisait le cheval
volant des romans français est rompue chez Chaucer. Plus loin dans le récit,
pourtant, une chevauchée amoureuse est évoquée, les derniers vers du frag-
ment conservé annonçant une troisième partie pleine d’aventures22. L’écuyer
promet à son auditoire le récit des amours d’Algarsif, fils aîné du roi Cambus-
kan, qui trouvera et conquerra une femme, aidé du cheval de bronze. Mais
cette annonce prend place après plus de six cents vers, alors même que le fa-
meux cheval a disparu du récit pendant trois cents vers. L’histoire du cheval
volant est donc loin d’occuper tout le récit, comme c’est le cas dans le conte
oriental, ni même de servir de structure d’ensemble, comme dans Méliacin
clairement ses intentions : « Tout serai a vostre vouloir / de cuer et de cors et d’avoir, / Mais que
vous faites mon plaisir » (v. 6409-11). Clarmondine comprend parfaitement la menace qui pèse
sur elle durant le voyage et fait promettre à son ravisseur de ne rien tenter qui la déshonore avant
de l’avoir épousée. C’est l’empressement à trouver une église pour satisfaire à cette clause qui
poussera Crompart à pénétrer dans Salerne, pour son malheur.
20
Le débat qui oppose Hardement et Désir à Raison occupe une centaine de vers (v. 14413-
14520) et trouve son prolongement dans le rêve de Clarmondine, qui met en scène un lion prêt à
assaillir la belle (v. 14539-14601).
21
« This noble kyng is set up in his trone / This strange knyght is fet to him ful soone / And on
the daunce he gooth with Canacee » (v. 266-8).
22
« First wol I telle yow of Cambynskan / That in his tyme many a citee wan ; / And after wol I
speke Algarsif, / How that he wan Theodora to his wif, / For whom ful ofte in greet peril he was,
/ Ne hadde he be holpen by the steede of bras / And after wol I speke of Cambalo […] » (v. 655-
61).
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental 127
23
Chez Adenet le Roi et Girart d’Amiens, le motif du cheval de fust est un élément struc-
turant : les deux romans français, qui insèrent des épisodes nouveaux et des développements
considérables par rapport au conte dont il s’inspirent, conservent cependant une trame similai-
re, entièrement construite autour du cheval de bois. Les grandes étapes du récit sont délimitées
par les séquences de vols sur le cheval, soit trois allers-retours entre lesquels s’insèrent des péri-
péties plus ou moins développées. Le cheval de bois assure la cohérence des épisodes et des mo-
tifs dans les deux romans, articulant scènes de combat, scènes de cour et quêtes amoureuses.
24
« Il sembloit trop bien Lucifer / Tel c’on le fait en la painture, / Kar sa bele regardeüre / Ardoit
comme fus en fournaise » (v. 457-460).
128 Aurélie Houdebert
automates des romans arthuriens, horizon littéraire très présent chez Gi-
rart d’Amiens.
Au contraire de son rival, Adenet le Roi répugne à affirmer le caractère ma-
gique de son automate et insiste sur son aspect mécanique. Il fait du roi Crom-
part, créateur du cheval, un savant rusé et fourbe, mais assimile son savoir-
faire à celui d’un artisan habile, plus qu’à celui d’un magicien : c’est ce que
signale l’emploi des verbes « ovrer » et « arréer » pour évoquer la fabrication
de l’objet25.
Par ailleurs, le cheval volant d’Adenet le Roi met en jeu, plus que tout autre,
les capacités intellectuelles du cavalier, qui doit apprendre à maîtriser le méca-
nisme secret de la monture, s’il veut bénéficier de son extraordinaire pouvoir.
Cléomadès doit apprendre par lui-même comment fonctionne l’animal lors
de son premier vol. Le mécanisme du cheval de fust se comprend, s’apprend,
et peut même s’enseigner à des êtres insignifiants, comme un messager, ce
qui banalise considérablement son emploi26. Devenu simple véhicule utilitai-
re, l’automate paraît par conséquent bien moins effrayant que ses frères des
romans bretons qu’on ne peut vaincre qu’en les brisant, à moins que l’enchan-
tement qui les animait ne se dissipe.
Un autre modèle littéraire se superpose dans Cléomadès à celui des auto-
mates et contredit l’effort de rationalisation du romancier : celui des chevaux
faés. La référence à ces créatures reste discrète. Ce sont d’abord les étriers qui
s’adaptent magiquement à la taille du cavalier27. Cette mention des étriers ma-
giques est absente de toutes les autres versions de l’histoire. D’autre part, le
poids du cheval s’adapte à l’usage que l’on veut en faire. Ainsi, lorsque Crom-
part décide de porter le cheval de bois afin de ne pas attirer l’attention des
villageois en arrivant par les airs, il peut le faire aisément car l’objet ne pèse
soudain plus rien. Le narrateur nous précise que même un enfant pourrait
transporter l’animal28. Enfin, une figure de cheval faé apparaît clairement
25
« Si faitement le sot ovrer / Li rois Crompars, et arréer, / Que, quant il voloit, il estoit / Assez
tost où estre vouloit » (v. 1613-1616).
26
Revenu dans son royaume, Cléomadès organise les festivités de son mariage et de son cou-
ronnement. Il décide de dépêcher un valet sur le cheval de bois afin de faire parvenir au plus
vite ses invitations. Quelques instructions orales suffisent au messager pour comprendre le
mécanisme. « Cléomadès li devisa / Conment iroit et revenroit / Et com fait chemin il tenroit »
(v. 14960-14962).
27
« Et estriers tels et si faitis / Que s’uns grans hom ou s’uns petis / I montast, trestout a droiture
/ Fussent a point et a mesure » (v. 2425-2434).
28
« Sachiez que li chevaus ert tés / Que de cui que il fust portés / Ne sambloit nule rians pesans
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental 129
dans un micro récit : c’est le cheval merveilleux que le héros invente pour jus-
tifier sa présence dans la chambre de Clarmondine. Face au père de la jeune
fille, Cléomadès explique qu’il est l’objet d’un enchantement prononcé par des
fées, l’obligeant à des chevauchées nocturnes effrénées sur un cheval volant
incontrôlable29. Ce cheval reste cependant un objet de discours, une mystifi-
cation du personnage.
Adenet le Roi superpose donc plusieurs figures littéraires occidentales sur
le cheval oriental, jouant sur l’imaginaire collectif de son lectorat cultivé pour
l’intégrer à son roman.
Chaucer exploite lui aussi les références culturelles communes à son lecto-
rat. Il complexifie même considérablement l’univers référentiel de son conte,
multipliant les comparaisons pour décrire le cheval.
Ce sont d’abord les montures merveilleuses des chevaliers bretons qui sont
appelées à servir de modèle au cheval : l’arrivée du chevalier mystérieux (this
strange knyght) à la cour de Cambuskan s’effectue sur le mode bien connu de
l’irruption de l’aventure dans les romans arthuriens. La fête d’anniversaire du
roi mongol, tradition orientale, renvoie aux assemblées de la Pentecôte à la cour
d’Arthur. L’homme tout armé, monté sur son cheval de bronze, suscite l’éton-
nement et rend l’assemblée muette, réactions typiques face au merveilleux30. La
référence à l’univers breton est d’ailleurs indiquée clairement par l’évocation du
personnage de Gauvain qui apporte sa caution courtoise à la scène31. Le cheval
de bronze apparaît ainsi d’emblée comme l’attribut d’un chevalier de l’Autre
Monde qui cumule les accessoires magiques, puisqu’il porte une épée, un an-
neau et un miroir dotés de pouvoirs surnaturels. Le parfum oriental qui imprè-
gne les premiers vers du conte, consacrés à la description des personnages et des
coutumes locales, est brusquement dissipé par cette apparition.
[…] Uns petis enfes le portast / S’adroit les chevilles tornast » (v. 6599-6608).
29
Ce récit assez long répond aux exigences du conte merveilleux : chevalier victime d’un sort
à sa naissance, fées maléfiques, chiffres magiques régissant l’enchantement, chevauchée noctur-
ne sur une monture incontrôlable… (v. 3645-3672).
30
« In al the hall ne was ther spoken a word / For merveille of this knyght ; hym to biholde /
Ful bisily ther wayten yonge and olde » (v. 77-79). L’étonnement est une composante majeure de
la topique merveilleuse dans les romans médiévaux. Voir Christine Ferlampin-Acher, Merveille
et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003.
31
« […] With so heigh reverence and obeisaunce, / As wel in speche as in contenaunce, / That
Gawayn, with his olde curteisye, / Though he were comen ayeyn out of Fairye, / Ne koude hym nat
amende with a word » (v. 84-88).
130 Aurélie Houdebert
Mais Chaucer n’exploite pas cette veine arthurienne, signalant même le ca-
ractère archaïque et douteux de l’univers qu’il vient d’évoquer : Gauvain, et
plus loin Lancelot, sont en effet signalés comme appartenant à un monde ré-
volu. Gauvain est exilé au pays de Féerie, et Lancelot est mort32. Hérité d’un
autre temps, le cheval de bronze fait figure de curiosité dans un monde où le
merveilleux et la crédulité ne sont plus de mise. Le narrateur aura donc be-
soin d’autres modèles littéraires pour constituer sa figure de cheval volant.
Il va pour cela déléguer la parole aux personnages qui proposent chacun leur
lecture de l’animal.
La première image qui apparaît est celle de l’automate. C’est le chevalier
qui la développe dans un discours adressé au roi. Il explique la fabrication de
l’animal en évoquant un savoir-faire à la fois technique et magique. Le créa-
teur du cheval de bronze est présenté comme un orfèvre capable de rendre ses
soudures solides et invisibles, mais aussi comme un astrologue sachant déter-
miner le moment propice pour créer un objet magique33. On reconnaît bien là
le cheval de fust d’Adenet et Girart.
Mais, immobile dans la cour du château, en plein soleil, le cheval continue
d’interroger la foule. D’autres références émergent dans les discours des spec-
tateurs. Se superposent ainsi à l’image de l’automate des éléments hérités de
la tradition encyclopédique : le cheval de bronze est en effet décrit en des ter-
mes qui rappellent les pages didactiques consacrées aux chevaux dans les tex-
tes médiévaux. L’artiste qui a conçu le cheval lui a donné des qualités dignes
des meilleurs coursiers de chair : sont ainsi mentionnées les proportions idéa-
les de la bête, sa force, son œil vif, autant de détails absents des romans fran-
çais qui font soigneusement la distinction entre cheval de bois et chevaux de
chair. Les comparaisons appartiennent cette fois au domaine de la littérature
pseudo-scientifique : le cheval est en effet l’égal des plus nobles montures de
Lombardie et d’Apulie34.
Les modèles livresques du Moyen âge ne suffisant pas à cerner l’animal, la
foule convoque alors des textes plus anciens, connus de tous, les épopées et my-
thes antiques : « thise olde poetries », « thise olde geestes » se substituent ainsi aux
32
v. 278
33
« He wayted many a constellacioun / Er he had doon this operacioun ; / And knew ful many
a seel, and many a bond » (v. 120-122).
34
« For it so heigh was, and so brood, and long, / So wel proporcioned for to been strong, / Right
as it were a steede of Lumbardye ; / Therwith so horsly and so quyk of eye, / As it a gentil Poilleys
courser were » (v. 182-186).
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental 131
romans médiévaux. C’est d’abord la figure de Pégase qui s’impose à l’esprit des
badauds. La mention des ailes de la créature mythique renvoie aux propriétés du
cheval de bronze, vantées par le chevalier mystérieux, car il s’agit pour la foule
de comprendre comment ce cheval peut voler35. La comparaison s’avère stérile
cependant, et elle est aussitôt évacuée par une autre comparaison : traduisant
la peur collective face à l’inconnu, un personnage anonyme évoque le Cheval
de Troie36. Peu importe finalement que ces comparaisons soient pertinentes ou
non pour évoquer l’animal37, ce qu’elles traduisent avant tout, c’est l’interroga-
tion de l’homme vis-à-vis de l’étrange, son inquiétude, mais aussi sa capacité
à réactiver l’imaginaire le plus ancien face à une figure inédite. Si le narrateur
prend prudemment ses distances avec les opinions de la foule, qu’il qualifie de
« fantasies », il traduit en même temps l’extraordinaire pouvoir de la littérature,
qui fournit des modèles mouvants, plastiques et composites aux auteurs qui en
disposent à leur gré, mais aussi aux lecteurs qui choisissent parmi eux leurs clés
d’interprétation38. Le cheval volant de Chaucer n’est peut-être pas fait pour vo-
ler, finalement, et peu importe que le conte soit inachevé. Le Conte de l’Ecuyer
apparaît bien plus comme un jeu littéraire, une réflexion sur la poésie que com-
me un récit efficace : à travers son cheval de bronze, Chaucer rend hommage à
la fiction, à l’imaginaire, libérée de la quête du vrai et du vraisemblable. Il ex-
plore tous les possibles d’une figure polymorphe et ne choisit aucune interpré-
tation définitive. De manière significative, l’image finale qui s’impose dans le
débat populaire autour du cheval est celle du jongleur et de ses tours39 : le cheval
est une image, « an apparence » résultant d’une pratique illusionniste. N’est-ce
pas là justement l’art du conteur, conscient de fabriquer du faux pour un public
complice, qui est évoqué ?
35
« […] it was lyk the Pegasee, / The hors that hadde wynges for to flee » (v. 198-199).
36
« Or elles, it was the Grekes hors Synoun, / That broghte Troie to destruccioun, / As men in
thise olde geestes rede. / Myn herte, quod oon, is everemoore in drede. / I trowe som men of armes
been therinne, /That shapen hem this citee for to wynne » (v. 200-205).
37
La comparaison avec le Cheval de Troie est beaucoup moins motivée que celle avec Pégase :
sans ailes, le cheval conçu par Ulysse se rapprochait toutefois du cheval d’ébène du conte et des
romans français par son matériau ; en transformant le cheval de fust en cheval de bronze, Chau-
cer creuse l’écart entre comparé et comparant, l’analogie se fondant uniquement sur l’idée de
ruse que la foule méfiante semble associer au cheval mystérieux.
38
« They murmureden as dooth a swarm of been, / And maden skiles after hir fantasies, /
Rehersynge of thise olde poetries » (v. 196-197).
39
« Another rowned to his felawe lowe, / And seyde, He lyeth ; it is rather lyk / An apparence
ymaad by som magyk, / As jogelours pleyen at thise feestes grete » (v. 207-210).
132 Aurélie Houdebert
Le chemin parcouru par le cheval volant n’est donc pas seulement géogra-
phique. En passant dans la littérature occidentale au XIIIe siècle, il élargit les
possibles narratifs du roman d’aventure médiéval, permettant aux héros de
progresser, de conquérir, d’aimer. Il devient un principe dynamique nouveau,
présent pour longtemps dans les récits européens.
En franchissant la Manche un siècle plus tard, le cheval perd ses ailes et se
dérobe : Chaucer le cloue au sol avant de le faire disparaître, soulignant ain-
si son caractère immuable et mouvant à la fois, renonçant à l’expliquer pour
mieux saluer sa force poétique.
Des géants « réduits » de vers en prose
Magali Cheynet
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
… peu aprés que Abel fust occis par son frere Cain, la terre embue du sang
du juste fut certaine année si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous
sont produytz et singulièrement en Mesles, que on l’appella de toute memoi-
re, l’année des grosses Mesles […] Faictes vostre compte que le monde volun-
tiers mangeoit desdictes Mesles, […] mais accidens bien divers leurs en ad-
vindrent. Car à tous survint au corps une enfleure tres horrible, mais non à
tous en un mesme lieu. […] [Aulcuns] croissoyent par les aureilles, lesquelles
tant grandes avoyent que de l’une faisoyent pourpoint, chausses, et sayon :
de l’autre se couvroyent comme d’une cape à l’espagnole. Et dict on que en
Bourbonnoys encores dure l’eraige, dont sont dictes aureilles de Bourbon-
noys. Les aultres croissoyent en long du corps : et de ceulx là sont venuz les
geans, et par eulx Pantagruel1.
Les chansons de geste tardives ont fait beaucoup de cas des éléments folklo-
riques et merveilleux pour renouveler le cadre et les structures du récit. Mais
qu’en est-il des mises en prose des chansons, qui fleurissent à la fin du XIVe
siècle et au cours du XVe siècle ? Ces œuvres ont pour ambition la transmis-
sion des textes en vers du passé. Le récit subit une métamorphose du vers à la
prose qui a, semble-t-il, accompagné l’évolution de la lecture vers un mode si-
lencieux remplaçant la présentation orale. Pour reprendre le vocabulaire des
remanieurs, il s’agit de « reduire » les anciennes histoires de vers en prose : le
remodelage formel s’accompagne alors d’une traduction de l’ancien français
au moyen français ou encore du latin au français2, ce qui est l’occasion d’adap-
1
François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris,
Gallimard, coll. Pléiade, 1994, p. 217-219.
2
Le prologue de David Aubert à son Histoire de Charles Martel (1463) donne une occur-
rence très intéressante du terme : « … selon mon petit entendement je le [=l’histoire de Charles
Martel] vous voeul declairer en cler francois au mieulx qu’il me sera possible sans y oster ne ad-
jouster rien du mien ne de l’autruy, mais m’esforcheray d’ensieuvir la matiere laquelle j’ay prinse
et translattee d’anchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose pour ce que au jour
134 Magali Cheynet
ter la matière contée « a l’appettit et cours du temps »3. Pour David Aubert
dans ses Croniques et Conquestes de Charlemaine, achevées vers 1458 pour le
duc de Bourgogne4, il s’agit non seulement de traduire les textes anciens, mais
aussi de les combiner entre eux puisqu’il compile près de onze chansons de
geste pour reconstituer une histoire complète de Charlemagne5. L’ambition de
l’auteur vaudois Jean Bagnyon est un peu moindre dans L’Histoire de Charle-
magne qu’il rédige avant 1478 pour son protecteur Henri Bolomier, puisqu’il
puise essentiellement dans la chanson de Fierabras, et qu’il encadre celle-ci
d’huy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme pour le langaige
quy est plus entier et n’est mie tant constraint. » (Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 6 ; trans-
cription par Richard E. F. Straub, dans David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam – Atlanta,
Rodopi, 1995, p. 52) Pour le sens de « traduire » (du latin au français notamment), citons Jean
Bagnyon qui articule les différentes parties de son Histoire de Charlemagne en commentant la
méthode qu’il suit : « … souventeffois, j’ay esté excité de la part de venerable homme messire
Henry Bolomier, chanoyne de Lausane, pour reduire a son plaisir aucunes hystoires tant en latin
comme en romans et aultres façons escriptes », L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman
de Fierabras), éd. Hans-Erich Keller, Genève, Droz, 1992, p. 1.
3
Ms Paris, Ars., f. fr. 3324, fol. 1v°a. Ce manuscrit du XVe siècle comprend une prose compi-
lant des épisodes de la Chronique du Pseudo-Turpin et de la chanson d’Anseïs de Carthage sous le
nom thématique de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseïs icy couplee (fol. G).
Nous préparons la transcription de ce texte qui figurera en annexe de notre thèse de doctorat.
4
Le premier tome des Croniques et conquestes était destiné à Jean de Créquy, tandis que le
second est adressé au duc ; le deuxième manuscrit a par la suite été relié en deux volumes. L’édi-
tion de référence est encore celle de Robert Guiette, à partir du témoin unique des manuscrits
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9066-9068 : David Aubert, Croniques et Conquestes
de Charlemaine, éd. Robert Guiette, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des lettres
et des sciences morales et politiques, Collection des anciens auteurs belges, vol. I, II, III, 1940-
1951. L’épisode qui nous intéressera ici se trouve dans le deuxième volume.
5
David Aubert puise non seulement dans des chansons de geste, mais aussi dans des chroni-
ques : La Chronique du Pseudo-Turpin dans la traduction Johannes, Les Grandes Chroniques de
France, peut-être les Annales royales ; une version de Berte, une version de Mainet, Doon de Maien-
ce, L’Anthologie de la reine (pour les histoires d’Ogier, d’Aspremont), Girart de Vienne, Fierabras, Re-
naud de Montauban, La Chanson de Roland, Les Quatre fils Aymon, Aymeri de Narbonne, Galien
le Restauré, La Chanson des Saxons. Certains chercheurs comme André de Mandach pensent que
David Aubert a pu croiser plusieurs versions d’un même texte dans un véritable travail de critique
des textes (André de Mandach, « L’Anthologie Chevaleresque de Marguerite d’Anjou (B.M. Royal
15 E VI) et les officines de Saint Augustin de Canterbury, Jean Wauquelin de Mons et David Aubert
de Hesdin », dans Société Rencesvals, VIe congrès international (Aix-en-Provence, 29 août-4 septem-
bre 1973), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1974, p. 315-350.) Valérie Guyen-Croquez a ré-
cemment consacré une partie de sa thèse de doctorat, effectuée sous la direction du Professeur Ber-
nard Guidot et soutenue en 2008, à l’énumération et la discussion des différentes positions adoptées
par la critique à l’égard des sources de David Aubert (Tradition et originalité dans les « Croniques et
Conquestes de Charlemaine » de David Aubert, Université de Nancy, p. 48-187, publication électro-
nique : http://cyberdoc.univ-nancy2.fr/htdocs/docs_ouvert/doc341/2008NAN21006.pdf).
Des géants « réduits » de vers en prose 135
elles-mêmes hybrides, qui combinent des traits populaires aussi bien que des
traits savants : les géants du pont de Mautrible.
avecques les membres, m’a chargié de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant
en latin comme en françois, en tous lieux ou j’en pourray bonnement recouvrer, et en tirer et
extraire ce qui servoit a mon pourpos, pour les assambler en ung livre » (op. cit., vol. 1, p. 14.)
Voir aussi l’extrait du prologue de Jean Bagnyon cité en note 2 ; pour introduire le second livre, le
compilateur annonce : « … la matiere suyvant est d’un roman fait a l’ancienne façon, sans grant
ordonnance, dont j’ay esté juste a le reduyre en prose par chappitres ordonnés », op. cit., p. 27.
10
Agalafre/Agoulafre/Galafre.
11
Nommé Enkechon par la chanson, il est nommé Ansetous par la prose anonyme, Aupheon
par Jean Bagnyon et Effraon par David Aubert.
12
Amiote/Amyotte est nommée Ammite par David Aubert.
Des géants « réduits » de vers en prose 137
Ces figures de l’altérité radicale, ces figures de l’Autre sont pourtant para-
doxalement familières au lecteur du XVe siècle14 : il a déjà rencontré la figure
de l’oreillard15 qu’est Agalafre dans le roman, plus particulièrement dans le
13
V. 4892-4906 (laisse CXXIV), Fierabras. Chanson de geste du XIIe siècle, éd. Marc Le
Person, Paris, Champion, coll. Classiques français du Moyen Âge, 2003, p. 387.
14
Pour une discussion de la pertinence que peut revêtir le concept d’altérité dans les études
médiévales, voir Paul Freedman, « The Medieval Other : the Middle Ages as Other », dans Mar-
vels, monsters, and miracles, sous la direction de Timothy S. Jones et David A. Sprunger, Kala-
mazoo, Western Michigan University, coll. Studies in Medieval Culture, 2002, p. 1-24.
15
Pour une histoire de la fable des Panotéens, le peuple aux longues oreilles, voir l’enquête de
Claude Lecouteux qui a fait le tour de la question en 1980 dans « Les Panotéens : sources, diffu-
sion, emploi », Études germaniques, n° 35/3, 1980, p. 253-266 : l’auteur accomplit une traversée des
textes en distinguant tradition savante et filiation littéraire, avant d’ouvrir sur les textes littérai-
res allemands puis français ; l’article se termine par une interrogation de la monstruosité. Claude
Lecouteux remarque le relatif manque de popularité de cette fable des Panotéens : elle n’est jamais
employée pour elle-même par les écrivains allemands et français, et ceux-ci se contentent de pré-
lever leur trait physique dominant – la longueur de leurs oreilles – pour le combiner avec d’autres
tares physiques, comme les pieds contrefaits et la double face dans le cas d’Agalafre. John Block
138 Magali Cheynet
Friedman élargit son enquête aux autres types de monstres hérités de la tradition grecque dans
les deux premiers chapitres de The Monstrous races in Medieval art and thought, Cambridge-Lon-
dres, Harvard University Press, 1981. La critique anglo-saxonne a poursuivi les recherches sur le
thème de la monstruosité en l’infléchissant dans une perspective psychanalytique (par exemple
Jeffrey Jerome Cohen, Of Giants. Sex, monsters, and the Middle Ages, Minneapolis-Londres, Uni-
versity of Minnesota Press, coll. Medieval Cultures, 1999), tandis que la critique française a plutôt
tendance à aborder la spécificité textuelle des motifs monstrueux : voir Les Géants entre mythe et
littérature, sous la direction de Marianne Closson et Myriam White-Le Goff, Artois Presses Uni-
versité, coll. Études littéraires, 2007 : actes du colloque organisé par le Centre de Recherches Litté-
raires « Imaginaire et Didactique » (CRELID) à l’Université d’Artois les 24 et 25 novembre 2005.
L’introduction offre une intéressante mise en perspective historique de la figure des géants.
16
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. Karl D. Uitti, trad. Philippe Walter, Paris, Gal-
limard, coll. Pléiade, p. 346-347, v. 286-324.
17
Là où Chrétien de Troyes se contente de noter que le gardien a « Oreilles moussues et grans
/ Autiex com a uns olifanz » (v. 297-298, p. 346, op. cit.), le prosateur du Livre d’Artus introduit
un jeu avec les oreilles qui font office de parapluie et de coupe-vent à Merlin (ms BNF, f. fr. 337,
fol. 181v° : « [Merlin] estoit si tresfigurez que les oreilles li pendoient jusqu’à la ceinture aval
autresi lees com uns vans […] ; il plovinoit un petitet, si ot sa teste et ses espaules afublee d’une
de ses oreilles, et de l’autre se fu envelopez, si qu’il ne moilla ne tant ne quant oar dedesouz »).
18
Gui de Bourgogne, éd. François Guessard et Henri Victor Michelant, Paris, F. Vieweg, coll. Les
Anciens poètes de la France, v. 1774-1781, p. 54-55 : « Et virent .I. jaiant lés le guichet ester. / Portiers
ert Huidelon, mult fet à redouter ; / De si fait pautonier n’orrés jamais parler. / Il ot les sorcils grans
et s’ot le poil levé, / Et si avoit les dens de la bouche getés, / Les oreilles mossues et les eus enfossés ;
/ Et ot la jambe plate et le talon crevé. / Diex li doinst male honte qui en crois fu penez ! ».
19
Agalafre est celui qui doit regarder à la fois vers l’avant et vers l’arrière. On lui demande
d’abord d’empêcher les chrétiens d’entrer en terre sarrasine puis de les empêcher d’en sortir.
Bien sûr, on pense à Janus, mais il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une résurgence mythologique
plus que d’une nécessité constitutive de la fonction de gardien occupée par le monstre.
Des géants « réduits » de vers en prose 139
20
Citons le portrait de l’Orgueilleux à titre d’exemple, v. 4957-4963 : « Plaist vous oïr
con fais fu li maufés ? / Dis et set piés avoit bien mesurés ; / Les bras ot gros et les puins
bien quarrés, / La teste ot grose et lex iex enfosés, / Plus furent rouge que carbon enbrasé ; /
Demi piet ot entre l’uel et le nés ; / Si lais sergans ne fu anqes trovés. » Huon de Bordeaux,
éd. Pierre Ruelle, Bruxelles-Paris, Université libre de Bruxelles, 1960, p. 237. (Nous préfé-
rons cette édition ancienne à celle de William W. Kibler et François Suard pour Champion
[2003], car le manuscrit M qui a servi de copie de base à P. Ruelle est proche de la mise en
prose du XVe siècle.) Agrapart a les mêmes traits que son frère l’Orgueilleux, et il est armé
d’une faux, « comme ses freres ensement l’a porté » (v. 6330, op. cit., p. 277). Le dédouble-
ment narratif de la figure du géant s’accompagne ainsi d’un redoublement poétique du
même portrait, avec quelques variantes mineures concernant notamment leurs habits.
Deux variations très intéressantes sont introduites dans le portrait de l’Orgueilleux par la prose
du XVe siècle de Huon de Bordeaux : non seulement elle baptise le géant du nom d’Angoulaffre
(l. 2634, p. 99), mais elle l’affuble aussi de grandes oreilles : « le geant […] avoit bien .xvii. piedz
de long, et, selon ce qu’il estoyt grant avoit le corps fourny de tous membres, mais de plus lait ne
plus hideux n’en fut oncques veu, car il avoyt le chief moult gros et grant oreilles, le nez ramu-
selé et les yeulx enfonsez, plus ardans que n’est ung charbon », Le «Huon de Bordeaux» en prose
du XVème siècle, éd. Michel J. Raby, New York, Peter Lang, 1998, p. 105. L’Agalafre de Fierabras
profiterait-il ici d’une faille dans le texte-source de Huon, l’absence de nom propre du géant qui
n’est désigné que par un trait moral dans le texte en vers (« Orguillous »), pour refaire surface
dans la mise en prose du XVe siècle ?
21
Pour cette liste, voir Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de ges-
te du cycle du roi, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1982, p. 71 seq. Voir
aussi Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiéva-
le, XIIème-XIIIème siècles : l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, chap. 19.
Dans la Bataille Loquifer, Isabras a la peau noire, les cheveux hérissés, le nez tordu, un œil au
milieu du front et l’autre à l’arrière de la tête qui jette du feu ; il a le dos bossu et les pieds contre-
faits, ses oreilles lui servent de bouclier mais parfois aussi de parapluie… Mais Isabras n’est pas
un géant. Cf. Dubost, op. cit., p. 591.
140 Magali Cheynet
faux, etc22. Une mémoire du récit travaille la représentation de ces géants qui
peuplent les feuillets des bibliothèques23.
Réécrire en prose ce cliché, c’est donc décrire un personnage – mais si l’on
veut bien jouer sur les mots, c’est aussi le dé-sécrire dans le cas de ces remanie-
ments en prose. Les remanieurs-compilateurs semblent en effet faire preuve
d’une certaine réticence à l’égard de ces clichés qu’ils essayent d’adapter – au
contraire de leurs confrères écrivant à la même époque des romans de cheva-
lerie comme la prose de Huon de Bordeaux24, Mabrien25 ou La Belle Hélène de
22
Voir F. Dubost, op. cit., p. 587 et 589-590.
23
Nous rapprochons le portier et le couple de géant assorti du couple de jumeaux. Mais est-ce
bien dans la même catégorie que les aurait placés un lecteur médiéval ? Les enlumineurs de deux
manuscrits du Fierabras semblent avoir nettement distingué Agalafre d’un côté, les géants du
pont de l’autre : dans le manuscrit Hanovre, Niedersächsische Staatsbibliothek, IV-578, Agalafre
a une tête de sanglier, et n’est pas plus grand que les personnages qui l’entourent, tandis que la
taille du couple Enkechon/Amiote est distinctement gigantesque ; leurs traits restent humains.
Les trois ont pour point commun de tirer la langue. Dans le manuscrit Londres, Musée Britan-
nique, Egerton, 3028, Agalafre a une tête de lion. (M. Le Person reproduit ces enluminures en
appendice de l’ouvrage Le Rayonnement de «Fierabras» dans la littérature européenne, op. cit.)
Agalafre appartient-il aux yeux des enlumineurs à une classe animale plutôt qu’humaine ? Ainsi
le trait sauvage prédominerait-il en lui – Francis Dubost parlerait d’un marquage dans la caté-
gorie de l’autrefois – tandis que le couple serait plutôt marqué du trait de l’ailleurs. On songe aux
ancêtres que Rabelais donnera à Pantagruel : Panotéens et géants sont les produits d’un même
accident, mais aux conséquences différentes. On voit dans l’extrait choisi en épigraphe ici qu’ils
appartiennent à deux branches distinctes de la lignée difforme créée par les nèfles gorgées du
sang de Caïn. La difformité est donc peut-être l’angle abstrait sous lequel il est légitime de re-
grouper en une même famille géants et héritiers des Panotéens.
24
La prose de Huon de Bordeaux est à cet égard éclairante : le remanieur réécrit le portrait
de l’Orgueilleux en y injectant, à notre avis, ses souvenirs d’Agalafre. Mais il renouvelle aussi le
portrait du frère du géant, Agrapart (op. cit., p. 140-141) : « … si tres grant et si merveilleux es-
toyt que plus avoit de dix sept piedz de long et estoyt gros a l’advenant. Il avoit ung plain pied en-
tre deux sourcilz, les yeulx plus rouges et ardans que ung charbon embrasé. Le bout de son nez
estoit plus gros que n’estoit le musel d’ung beuf, et avecques ce avoit deux dentz qui de sa bou-
che luy sailloyent, qui plus avoyent de long d’ung grant pied chascune. Se dire vous vouloye la
laide figure qu’il portoit, trop vous pourroye ennuyer a le vous dire, dont bien povez penser que,
quant il estoit courroucé, sa chiere estoyt moult espoventable, car les deux yeulx qu’il avoit en sa
teste paroyent estre deux gros cierges ardans. » Agrapart porte dans cette prose du XVe siècle les
défenses d’un sanglier, et le remanieur insiste sur son animalité en comparant son nez au mufle
d’un bœuf. Tandis que le texte en vers se contentait de répéter la même séquence dans le portrait
des deux frères géants, le prosateur y voit ici matière à amplification. Il se plaît à développer les
caractères hybrides du géant, là où nos remanieurs de l’histoire de Fierabras ont comme on le
verra plutôt tendance à les réduire.
25
Mabrien, roman de chevalerie en prose du XVe siècle, éd. Philippe Verelst, Genève, Droz, 1998.
Des géants « réduits » de vers en prose 141
Certes nos trois remanieurs ne vont pas aussi loin que celui qui a composé le
roman de Guillaume d’Orange et qui a choisi une solution d’effacement : ni la
vieille Flohart à la faux n’apparaît plus dans la réécriture d’Aliscans, ni le luiton
Isabras dans la réécriture de la Bataille Loquifer. Au contraire, nos trois rema-
nieurs gardent bien les figures en question, mais elles subissent une considé-
rable réduction : leur rôle dans le récit est réduit par rapport à la chanson en
vers, tandis que seuls des traits minimaux sont donnés dans leur description.
C’est à la fois sur le plan narratif et sur le plan descriptif que la part de ces per-
sonnages est réduite27.
Ainsi, les proses évitent-elles la redondance descriptive qui était le fait de
la chanson. Dans la chanson c’est dans la bouche d’Ogier que l’on trouve un
premier portrait du géant Agalafre28, c’est-à-dire une première approche sub-
jective de la merveille horrifique qui va ensuite être confirmée plus loin dans
le récit par un deuxième portrait, cette fois-ci confié à Richard qui énumère
les difficultés du passage de Mautrible pour Charlemagne29. Ces deux visions
subjectives infléchies par la peur des personnages sont ancrées dans le récit
par un troisième portrait beaucoup plus développé qui est le fait du narrateur
et vient confirmer la monstruosité d’Agalafre en la portant à une laideur en-
core insoupçonnée par le lecteur ; par ailleurs des traits descriptifs continuent
d’être distillés tout au long de l’épisode de Mautrible, jusqu’à la mort du géant.
Autrement dit, la chanson joue de sa structure lyrique de répétition, mais elle
26
Voir Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique
dans «La Belle Hélène de Constantinople», Genève, Droz, coll. Publications romanes et françai-
ses, 1998.
27
Nous nous permettons de jouer sur le sens moderne du mot réduire et sur son sens en an-
cien français, « traduire ».
28
v. 2562-2594, laisses LXVII-LXVIII, op. cit., p. 316-317 : « Or voi gen Aigremore ou nos devons
esrer. » / Dist Ogier le Danois : « Plus vos convient aller ; / Par foi, ains est Maltrible, le fort pont
a douter. […] / Si le garde un gaiant qui mout fait a douter, / Et tient une grant hache de cuivre et
d’acier cler. / N’est campïon el monde, tant puist souvent geter, / Ki peüst som baston si menu re-
muer / Conmë il fait la hache et venir et aler. / Qui l’amirant wouldra veier ne esgarder, / Par milieu
deu tel pont le convendra passer. / – Hé Dex ! dient Franchois, ou devons nos aller ? »
29
v. 4807-4810, laisse CXXII, op. cit., p. 384.
142 Magali Cheynet
joue aussi sur le croisement polyphonique des voix qui entourent la merveille
et la font naître au récit. Mais il n’y a pas de tel jeu d’annonce dans les rema-
niements. Ainsi dans la prose du XIVe siècle on n’apprend la monstruosité
d’Agalafre que quelques lignes avant sa mort – la description joue alors à plein
son rôle de signe qui désigne le personnage à une mort légitimée par sa diffor-
mité30. Lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le récit, lors du premier
passage des chrétiens par Mautrible, c’est tout simplement sous la désignation
neutre de « portier »31. C’est comme si le prosateur avait voulu déconstruire la
surdétermination symbolique qu’apportait le portrait d’Agalafre à la descrip-
tion de l’imprenable pont de Mautrible enjambant une infranchissable rivière
torrentueuse et dont le passage est interdit par un tribut impossible à payer :
dans la chanson en effet la présence d’Agalafre n’est d’abord qu’une personni-
fication de la fonction symbolique du pont comme épreuve qualifiante pour le
héros. Le lecteur sourit devant le jeu burlesque qui désamorce la tension et se
moque de l’appréhension de ses héros : la chanson développe le contraste en-
tre l’accumulation des traits désignant la tâche impossible, et la facilité avec la-
quelle l’épreuve est finalement détournée grâce à la ruse de Naimes. Le géant
a beau faire peur, il est bien naïf ! Le texte en vers joue sur l’attente du lecteur
à partir de sa mémoire culturelle pour produire un effet de déflation comique
entérinée par le fou-rire des pairs félicitant Naimes de son art du mensonge32.
C’est une véritable leçon de ruse que Naimes donne ici à Roland, qui dans sa
bouillante impatience se serait bien jeté de front contre le géant. Roland est
30
Dubost écrit que « le portrait du géant s’apparente à la cérémonie préalable qui expose le
monstre aux regards de la foule. Une parade belliqueuse au cours de laquelle se décide la mort du
monstre. Le portrait préliminaire du géant joue un rôle comparable au rituel de l’abrivado qui
lance les taureaux dans la ville la veille de la corrida, afin de réactualiser la menace archaïque,
d’exhiber le potentiel de mort et de dévastation que représentent ces bêtes sauvages. La présen-
tation du géant est une condamnation sans appel de l’autre. « Voici celui qui doit mourir parce
qu’il peut aussi vous faire mourir » annonçait implicitement ce portrait, tandis que l’accumula-
tion des composantes tératologiques expliquait pourquoi il devait mourir » (op. cit., p. 573).
31
« Et quant ilz vindrent a la forteresse, si grande et si forte, ilz furent tous esbahiz come ilz
passeront oultre et commancerent a deviser l’un de l’autre : „Hoo, dist dux Naymez, seigneurs,
lessez moy parler et me lessez faire sans sonner mot et, au plaisir Dieu, je vous passeray.” Et ilz
distrent que si feroint ilz. Dux Naymes ala davant et quant vint pres de la porte, le portier saillit
au devant et print dux Naymes a la barbe et luy demanda ou il alloit. Et Naymez luy respondit
qu’ilz aloient a Esgremore dire a l’amiral ung message de par Charlemaigne. „Vassal, dist le
portier, ilz ne passe par cy nul crestien qui ne paie le trehu du pont, ou qu’il ne meure” », Jean
Miquet (éd.), op. cit., p. 86-87.
32
v. 2642-2643, op. cit., p. 318 : « Rollant, le niers Karlon, en avoit ris assez : / «En la moie foi,
sire, mout savez bien parler.» »
Des géants « réduits » de vers en prose 143
une tête brûlée : parce qu’il tient à porter sur sa selle comme des trophées les
têtes des Sarrasins qu’il vient de décapiter, il met en jeu sa propre tête et celle
de ses compagnons. C’est bien parce qu’Agalafre remarque les têtes coupées
et qu’il compte faire perdre la leur aux chrétiens en leur réclamant un tribut
impossible à payer ; c’est en vain que Naimes a tenté d’empêcher les jeunes
chevaliers de porter cette marque d’audace. Or la prose ne fait pas mention
de cette dispute et se dégage ainsi du contexte de rivalité entre jeunes et vieux
chevaliers de la chanson ; de même elle ne montre pas l’agacement de Naimes
lorsque Roland jette un Sarrasin par-dessus le parapet du pont. De fait dans
la prose Roland ressemble déjà au héros accompli qu’il sera dans l’épisode de
Roncevaux résumé en conclusion du récit33. L’apparition du monstre tend ain-
si à se vider de son sens.
Le texte de David Aubert donne la même impression de réticence face à l’in-
troduction dans le récit de la perturbation monstrueuse qu’est Agalafre et
l’isole de l’action : il utilise certes plusieurs fois le terme de « géant » dans les
différents épisodes qui préparent celui de la prise de Mautrible par Charle-
magne – mais il ne décrit jamais Agalafre, pas même au moment de sa mort.
C’est comme si le texte s’appuyait sur la mémoire du lecteur pour construire
à sa place la représentation correspondante à partir de sa propre culture ro-
manesque, épique ou folklorique. Dans le cas de David Aubert, c’est comme
si le récit évitait de réécrire le cliché épique et se fiait au seul pouvoir de la no-
mination pour le construire.
Mais ne serait-ce pas là tout simplement le signe du travail d’abrègement
effectué par les deux textes en question par rapport à leur modèle ? La prose
de la fin du XIVe siècle est classée dans la catégorie des dérimages qui abrè-
gent34 : la façon abrupte dont les traits monstrueux d’Agalafre sont introduits
33
Jean Bagnyon n’ose pas transformer à ce point la structure du récit, et reste fidèle à son
sens quand bien même il est manifestement gêné par celui-ci : que Naimes donne une leçon de
ruse à Roland, cela va encore car Bagnyon pourra par la suite montrer un Roland qui a com-
pris cette leçon et s’en sert pour vaincre un autre géant, Ferragut, issu cette fois-ci de la Chro-
nique du Pseudo-Turpin. L’épisode sert le mouvement propre à la compilation de Bagnyon.
Mais que Roland profite de la naïveté du portier de Mautrible pour jeter à l’eau un Sarrasin
ayant la malchance de croiser son chemin, et Bagnyon se sent obligé de le justifier : « Et est
assavoir que Roland estoit si fier de couraige qu’il ne regardoit ne le temps ne le lyeu pour soy
gouverner mais voulloit tousjours ouvrer de fait a son ennemys la ont il le pouvoit trouver ; ce
n’estoit pas de merveille, car de force et de valleur estoit le non pareil du monde. » (Jean Bag-
nyon, op. cit., p. 88)
34
Voir à ce propos l’article d’Elio Melli dans « Les versions en prose de Fierabras : nouvelles
recherches », dans L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès International Rencesvals (Poitiers 21-
144 Magali Cheynet
27 août 2000), sous la direction de Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi, t. II, Poitiers, Centre
d’Études supérieures de civilisation médiévale, coll. Civilisation médiévale, 2002, p. 611-615 ; ar-
ticle repris dans Le Rayonnement de Fierabras dans la littérature européenne, op. cit., p. 151-155.
35
C’est-à-dire lorsque Richard conduit la prise de Mautrible par les troupes de Charlemagne
qu’il est allé chercher en renfort.
36
Soit quarante-trois vers dans la chanson (dont neuf consacrés au portrait), contre environ
vingt-neuf lignes dans la mise en prose anonyme (édition moderne).
37
Op. cit., p. 147.
Des géants « réduits » de vers en prose 145
Quant à David Aubert, même si le portrait des géants est abrégé, il reste
beaucoup plus long que tous les autres portraits fournis par le texte des Cro-
niques et Conquestes, puisque pour la plupart ils ne dépassent pas deux li-
gnes et se contentent de souligner des éléments déjà connus par les lecteurs
– c’est-à-dire la valeur des personnages : pour Anouk de Wolf en effet, David
Aubert est incapable de donner des traits distinctifs à ses personnages et ne
sait qu’une chose : s’ils sont bons ou mauvais38. Agalafre, Ammite et Ante-
fons sont l’exemple même du mauvais personnage – dont la seule fonction est
même précisément d’être mauvais.
Il y a même dans les textes comme une concentration sur la description,
qui est de plus en plus isolée de l’action : dans le texte de David Aubert, les
trois géants sont rassemblés dans le même chapitre jusqu’au point de donner
l’illusion d’une saturation du texte à cet endroit, et peut-être d’un exorcisme
de l’écriture qui fait surgir ici ces motifs pour les liquider une fois pour tou-
tes39. En effet il n’y a pas d’apparition de géants monstrueux dans le reste des
38
L’article d’Anouk de Wolf sur la question est éclairant : « Art et technique du portrait dans
les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert », dans Recherches sur la littérature
du XVe siècle, Actes du VIe colloque international sur le Moyen Français, Milan 4-6 mai 1988,
sous la direction de Sergio Cigada et Anna Slerca, Milan, Vita e pensiero, 1991, t. III, p. 87-100.
39
C’est finalement une interprétation comparable que propose Mary Baine Campbell
dans l’ouvrage collectif Marvels, monsters, and miracles (op. cit.) lorsqu’elle reproduit p. 286
l’illustration de la rubrique « Cyclopes » dans un livre des costumes de la fin du XVIe siècle
(Omnium fere gentium, nostraeque aetatis Nationum, Habitus et Effigies, conservé à la
bibliothèque Houghton d’Harvard ; François Desprez a exécuté une version française de l’ouvrage
en 1562, sous le titre de Recueil de la diversité des habits, qui sont de present en usage, tant as
pays d’Europe, d’Asie, Affrique & isles sauvages). Pour M. B. Campbell, ce véritable condensé de
tératologie qu’offre cette image de cyclope, est en fait une marque d’humour : l’accumulation
de traits monstrueux empruntés à différentes traditions sert la mise à distance par le grotesque
du monstre et des croyances anciennes. On reconnaît dans ce cyclope entièrement poilu les
oreilles du Panotéen ; son menton est collé à la poitrine, ses genoux sont tournés en sens inverse
par rapport à ses pieds (mais contrairement à ce que dit la critique, qui en fait un Sciapode, on
voit distinctement que le monstre a deux jambes – la déformation des articulations explique que
l’on puisse être trompé par la perspective). Bref, il ressemble tout à fait à notre Agalafre, excepté
qu’au lieu d’être cyclope sur l’arrière il l’est sur le front, qu’il est nu, et… qu’il n’est peut-être pas
masculin. La présence d’une figure nue dans un livre qui se propose de recenser les vêtements
des différentes nations semble donner raison à la critique et l’orienter vers le clin d’œil. Pourtant
il faut avouer que l’argument selon lequel c’est simplement l’accumulation des traits monstrueux
provenant de différentes sources tératologiques savantes qui produit cet effet de grotesque n’est
pas entièrement convaincant. Le propre du monstre n’est-il pas d’être précisément hybride ? Et
d’emprunter à plusieurs traditions pour les combiner ? (cf. Christine Ferlampin-Acher qui écrit
à propos des monstres romanesques : « Le principe qui préside à l’invention de ces créatures
est l’hybridation. Cette hybridation se situe à plusieurs niveaux : ces monstres sont inspirés par
146 Magali Cheynet
des modèles hétérogènes, ils ont un corps constitué de pièces et de morceaux, et sur ce physique
pour le moins composite se trouve greffé un sen, en général ambigu et pluriel. Ces êtres sont
divers : comme chez Aristote, le monstre est celui qui ne ressemble pas au modèle qui est à son
origine. Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. Traditions & croyances, 2002, p. 291-292.)
40
David Aubert introduit un géant monstrueux dans l’escarmouche qui voit Olivier être
grièvement blessé, juste avant l’épisode de son duel avec Fierabras : « Ung grant dyable de Sarra-
zin nomme Corsault estoit affuble de la grant peau d’un vielz serpent, qui lui couvroit la teste et
tout le corps ; puis portoit en ses poings ung grant baston chargie de neux, et tant faisoit a doub-
ter que nul ne l’osoit approchier ». Olivier l’abat du premier coup, mais la blessure qu’il a reçue
joue un rôle capital dans la puissance du combat contre Fierabras : le géant, au plus haut de sa
force, est comme un nouveau Goliath face à un David encore amoindri par la souffrance. Oli-
vier est alors l’incarnation du courage de l’homme qui s’attaque à ce qui le dépasse. (vol. 2, p. 24.)
Selon François Suard, cette insertion est due à la source suivie ici par David Aubert, c’est-à-dire
une version proche du Fierabras occitan (François Suard, art. cit.). Néanmoins, le choix même
de cette version rend cette particularité interprétable, à notre sens.
Des géants « réduits » de vers en prose 147
41
Voir l’extrait des Croniques et Conquestes de Charlemaine à la suite de cet article ; les itali-
ques sont de mon fait.
42
Calderón fera un choix inverse dans sa comédie La Puente de Mantible : c’est le portier Ga-
lafre qui concentre tous les traits monstrueux des figures gigantesques qui apparaissent lors du
passage du pont. Dans la pièce de Calderón, le couple Effraon-Amiette disparaît, de même que
leurs enfants. Galafre est clairement une émanation terrifiante du lieu diabolique qu’est le pont,
et Calderón souligne la monstruosité de Galafre, puisqu’il en fait un ogre, menaçant de dévorer
l’écuyer d’Olivier qu’il garde en otage lorsque Roland passe le pont déguisé en marchand. Cepen-
dant l’écuyer parviendra à tromper le géant, « cet ogre niais, beaucoup moins terrible que divertis-
sant » aux yeux d’Elena Real (« La Puente de Mantible : une réécriture dramatique de Fierabras »,
dans Le Rayonnement de « Fierabras » dans la littérature européenne, op. cit., p. 242-243 pour la
description du pont, p. 245-246 pour la conclusion sur le personnage de Galafre). L’invention de
l’écuyer couard mais rusé permet de conserver l’aspect comique du premier passage du pont.
148 Magali Cheynet
Or y avoit en la cite ung autre gaiant, grant et hideux plus sans comparai-
son que Galafre, lequel avoit la garde de la ville de par l’admiral Balaan, nom-
me Antefons. Et qui de sa facon vouldra savoir, l’istoire dist qu’il estoit grant
et desmesure. Il avoit plus d’un pie de gueulle, demi grant pie de nez, le corps
plus noir que erment, deux gros yeulx derriere son hatherel, et avoit deux
44
< monstrare : le monster doit être déchiffré, selon saint Augustin.
150 Magali Cheynet
45
David Aubert, op. cit., p. 84-85.
La Chanson de Roland et la Hongrie
médiévale : du nouveau sur Elefant
Klára Korompay
Université Eötvös Loránd de Budapest
1
Klára Korompay, Középkori neveink és a Roland-ének (L’onomastique de la Hongrie médié-
vale et la Chanson de Roland), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1978.
2
Endre Tóth, « Az Elefánt helynév eredetéről » (Sur l’origine du nom de lieu Elefánt), Magyar
Nyelv, t. 102, 2006, p. 465-470.
152 Klára Korompay
3
Rita Lejeune, « La naissance du couple littéraire “Roland et Olivier” », dans Mélanges Henri
Grégoire, Bruxelles, 1950, t. II, p. 372.
4
Paul Aebischer, « La Chanson de Roland dans le “désert littéraire” du xie siècle », Revue
belge de philologie et d’histoire, t. 38, 1960, p. 730-732.
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 153
5
Pour une analyse plus détaillée, voir Klára Korompay, « Quelques cas hongrois du couple
“Roland et Olivier” », dans Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences. Os-
solineum. The Publishing House of the Polish Academy of Sciences, 1981, t. I, p. 655-660.
6
Pour les sources, voir la liste des abréviations à la fin de ce texte.
7
Voir János Karácsonyi, A magyar nemzetségek a xiv. század közepéig (Les clans hongrois
jusqu’au milieu du xive siècle), Budapest, 1900, 3/1, p. 106.
154 Klára Korompay
avant tout l’importance des relations dynastiques (intenses à partir des an-
nées 1170 et pendant un demi-siècle où quatre reines d’origine française ar-
rivent en Hongrie), de même que l’établissement de colons wallons dans de
nombreuses régions du pays, d’où un cadre riche et complexe pour la diffu-
sion de diverses traditions littéraires.
Parmi les cas de binômes énumérés, le premier mérite une attention toute
particulière. Au sein de la famille Rátót, la présence d’un Roland et d’un Oli-
vier n’est pas du tout un phénomène isolé ; nous voyons se déployer, dans ce
milieu, une véritable vogue des deux noms, transmis de génération en géné-
ration et formant d’autres cas de binômes, jusqu’au XIVe siècle. Ce phénomè-
ne célèbre fut analysé par de nombreux chercheurs8. Son origine littéraire est
d’autant plus probable que les Rátót sont venus d’Italie du Sud, vers la fin du
XIe ou au début du XIIe siècle. Nous y reviendrons.
À la lumière de l’ensemble de ces éléments, même les cas isolés de Roland
et d’Olivier peuvent recevoir une interprétation plus nuancée. Je me sens as-
sez proche de l’avis de Rosellini qui y voyait non pas des preuves mais tout
de même des indices en faveur d’une origine littéraire9. D’un autre côté, il ne
faut pas perdre de vue que la mode elle-même est un facteur important dans
la diffusion des noms de personne, d’où la nécessité d’une grande prudence,
surtout lors de l’analyse des mentions plus tardives. Notons en tout cas que,
dans la Hongrie médiévale, les noms liés à la Chanson de Roland ne consti-
tuent pas un exemple unique : le Roman de Tristan, le Roman de Troie et le
Roman d’Alexandre ont également laissé des traces dans l’anthroponymie10.
8
Cf. Szabolcs Vajay, « A magyar Roland-ének nyomában » (Sur les traces de la Chanson de
Roland en hongrois), Irodalomtörténeti Közlemények,, t. 72, 1968, p. 333-337, Klára Korompay,
op. cit., p. 658-659, Ágnes Kurcz, Lovagi kultúra Magyarországon a 13–14. században (Culture
chevaleresque dans la Hongrie des xiiie-xive siècles), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1988, p. 245-
248, 310, 313.
9
Aldo Rosellini, « Onomastica epica francese in Italia nel medioevo », Romania, t. 79, 1958,
p. 265-266.
10
Pour le premier de ces romans, voir Klára Korompay, « Onomastique littéraire : le Roman
de Tristan et la Hongrie médiévale », A Herman Ottó Múzeum évkönyve (Bulletin du Musée
Herman Ottó), sous la direction de László Veres et de Gyula Viga, Miskolc (Hongrie), t. 46,
2007, p. 564-577. Pour les deux autres, voir les travaux de László Hadrovics, Az ómagyar Tró-
ja-regény nyomai a délszláv irodalomban (Les traces d’un Roman de Troie en ancien hongrois
dans la littérature des Slaves du sud), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1955, « A délszláv Nagy
Sándor-regény és középkori irodalmunk » (Le Roman d’Alexandre chez les Slaves du sud et la
littérature hongroise du Moyen Âge), A Magyar Tudományos Akadémia I. Osztályának Köz-
leményei,, t. 15, 1960, p. 235-293. Pour le reflet d’œuvres littéraires dans l’onomastique des
années 1301-1342, voir Mariann Sliz, Névadás és történelem : az Anjou-kor I. felének személy-
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 155
Tout cela est d’autant plus important à signaler que pour ce domaine litté-
raire, les textes font entièrement défaut.
Roland, Olivier et Olivant sont depuis longtemps considérés par les chercheurs
hongrois comme trois noms d’origine littéraire, transmis par une version fran-
çaise ou allemande de la Chanson de Roland. La formulation fait parfois ressor-
tir l’idée qu’il s’agirait de trois noms de personne d’origine française. Or si c’est
vrai pour les deux premiers, Olivant semble résister à cette interprétation. Cher-
chant à y voir clair, j’ai dépouillé un certain nombre de cartulaires français, pour
arriver à la conclusion suivante : Olivant ou Olifant, en tant que nom de person-
ne, n’apparaît pas dans l’anthroponymie de la France médiévale. Il semble être,
jusqu’à preuve du contraire, une particularité du domaine hongrois.
D’où une deuxième question, d’ordre étymologique : ce nom propre hon-
grois ne pourrait-il pas remonter directement à l’ancien français olifant, nom
commun ? Ce mot a trois sens bien définis : ‘éléphant’, ‘ivoire’ et ‘cor d’ivoi-
re’. Seulement, le passage d’un mot d’une langue à un nom propre d’une autre
langue présuppose toujours un élément intermédiaire : soit la langue d’accueil
emprunte le mot avant d’en former un nom (or ce n’est pas le cas en hongrois),
soit la langue d’origine produit elle-même un nom propre qui, à son tour, sera
transmis en tant que tel (or, ce n’est pas le cas en français). Sauf dans une ac-
ception. Certains dictionnaires, comme Littré, font apparaître un sens spé-
cial, très précis : ‘nom du cor de Roland’. Ce qui revient à dire que l’entrée en
scène de Olivant constitue, à elle seule, une preuve des plus solides en faveur
de l’origine littéraire.
Dans le domaine hongrois, nous trouvons les cas suivants du nom de per-
sonne Olivant :
nevei (Onomastique et histoire : les noms de personne de la première partie de la période des
Anjou), thèse soutenue en 2010, Budapest, p. 126-131.
156 Klára Korompay
Le nom existe en Hongrie à partir du milieu du xiiie siècle au plus tard (date
proche de l’apparition des premiers binômes). Une fois, exceptionnellement, il
est porté par une dame (voir le cas 8) ; il se trouve que le mari de celle-ci s’ap-
pelle Roland. Ce nom est assez bien implanté pour avoir donné également un
certain nombre de noms de lieu.
Voici la liste des noms de lieu tirant leur origine de Olivant :
La forme en v, attestée dans la plupart de ces cas, mérite une réflexion sé-
rieuse, d’autant qu’elle est propre aux versions allemandes de la Chanson
de Roland. Chez Konrad, on trouve tantôt horn, tantôt oliuant, voire horn
oliuant. Chez Le Stricker, nous sommes réellement en présence d’un nom de
cor : « daz horn heizet Olivant ». De là à l’hypothèse d’une influence alleman-
de derrière la forme du nom de personne hongrois, il n’y a qu’un pas. Seule-
ment, on peut formuler d’autres hypothèses encore, notamment l’influence
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 157
exercée par Olivier (Olifant et Olivier pouvant être ressentis comme très pro-
ches, s’agissant de deux éléments apparus dans le même contexte culturel).
Ou encore, comme me l’a fait remarquer un jour Madame Madeleine Tys-
sens, professeure à l’université de Liège, on peut penser à un croisement pos-
sible entre Olivier et Roland, donnant Olivant et exerçant par là même une in-
fluence sur Olifant.
Le nom de personne Elefant a donné deux noms de lieu qui sont les sui-
vants :
1. 1113 : « de villa Elefant » (Györffy 4, p. 378), localité du comitat Nyitra,
dans le Nord. Après cette première attestation, nous n’avons aucune men-
tion pendant 140 ans. Ensuite, le nom de lieu réapparaît régulièrement, le
plus souvent dans sa forme classique : 1253 : « terra nobilium de Elefant »
(ibid.), 1304 : « terras Mathye de Elephant » (MonStrig. 2, p. 546), 1319/1323 :
« magister Deseu de Elewanth » (AnjOkm. 1, p. 521), etc. Toutefois, dans la
multitude des formes analogues, nous avons quelques attestations du même
nom de lieu qui présentent un intérêt particulier : 1323 : « comes Mathias de
Olivanth » (AnjOkm. 2, p. 76), 1324/1324 : « magister Deseu de Oliphant »
(AnjOkm. 2, p. 114), 1335 : « Michaeli filio magni Deseu de Alyphant » (An-
jOkm. 3, p. 151), 1342 : « Nicolao filio Mathie de Olyuanch » (AnjOkm. 4,
p. 238), etc.
2. 1458 : Elefanth, Alyphant, 1476 : Elefanth (Csánki 2, p. 290), localité du
comitat Valkó, dans le Sud.
158 Klára Korompay
11
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Paris, Dic-
tionnaires Le Robert, 1999.
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 159
roi Coloman. Elle sera suivie vers 1120 par une deuxième reine, fille de Ro-
bert, duc de Capoue, mariée à István II. Or, depuis l’arrivée des Normands,
l’Italie du Sud connaît la tradition littéraire, comme en témoigne un binô-
me « Roland et Olivier », attesté en 1131 à Scafati, près de Naples12, de même
que d’autres traces dans la toponymie et l’art de cette région. Si l’on prend en
considération le fait que la famille Rátót, connue justement pour son goût pro-
noncé pour les noms accouplés de « Roland et Olivier », est originaire précisé-
ment de la même région et que sa venue en Hongrie se situe à la même période
(éléments confirmés par une chronique médiévale), le chemin paraît balisé
pour une transmission possible. Possible mais extrêmement précoce13.
Je n’entre pas, à propos du cas célèbre de 1113, dans l’analyse d’une histoire
familiale, celle des Elefánti. Depuis de longs siècles, cette famille fait remon-
ter son nom à un éléphant en chair et en os, éléphant qui aurait été offert au
roi Coloman à la fin du XIe siècle, dans le contexte du premier mariage dy-
nastique. Cette histoire a fait couler beaucoup d’encre14 mais semble être une
interprétation ultérieure, cherchant à donner un sens à un nom de lieu déjà
existant.
L’étymologie toute récente, évoquée au début de mon texte15, fut avancée par
un historien spécialiste des chartes, Endre Tóth. Dans son article paru en 2006
et consacré à l’histoire bien complexe du nom de lieu Elefant, il passe au crible
le rapport de ce nom avec le mot elefánt d’un côté et le nom de personne Olifant
de l’autre. Tout cela pour écarter les deux étymologies et en proposer une troi-
sième. Dans les sources allemandes du ixe siècle, il a trouvé les traces d’un nom
de personne bien singulier. En voici les trois premières mentions : 836-870 : té-
moin Helfant, 836-876 : « Elefant, clericus », 837 : témoin Helfant. Ce nom se-
rait un dérivé du verbe helfen, verbe jouant également un rôle dans la formation
de noms de châteaux comme Helfenberg. S’appuyant sur ces données qui pro-
viennent du domaine bavarois, il suppose que le passage de Helfant à Elefant a
eu lieu dans cette même région. Or, en présence d’un anthroponyme allemand
12
Voir Paul Aebischer, « Un écho de la légende de Roland dans l’onomastique napolitaine »,
Archivum romanicum, t. 20, 1936, p. 285-288.
13
Voir Klára Korompay, Középkori neveink és a Roland-ének, op. cit., p. 77-78.
14
Cf. Erik Fügedi, Az Elefánthyak (La famille Elefánthy), Budapest, Osiris Kiadó, 1999.
15
Voir note 2.
160 Klára Korompay
bien existant, l’idée s’impose tout naturellement que ce même élément a pu pé-
nétrer en Hongrie, en compagnie d’autres noms de personne d’origine alleman-
de. En examinant de près les noms que portaient au Moyen Âge les membres de
la famille Elefánti, l’auteur y trouve en effet des éléments comme Gunter, Lam-
pert et Altman, ce qui confirme son hypothèse.
AnjOkm. = Anjoukori okmánytár (Cartulaire pour la période des Anjou), t. 1-6, sous
la direction de I. Nagy, Budapest, 1878-1891, t. 7, sous la direction de Gy. Tasnádi
Nagy, Budapest, 1920.
ÁÚO. = Árpád-kori új okmánytár (Nouveau cartulaire pour la période des Árpád),
publié par G. Wenzel, t. 1-12, Pest et Budapest, 1860-1874.
CD = Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis, publié par Gy. Fejér, t.
1-11, Buda, 1829-1844.
Csánki = Magyarország történelmi földrajza a Hunyadiak korában (Géographie his-
torique de la Hongrie à l’époque des Hunyadi), par D. Csánki, t. 1-3, 5, Budapest,
1890-1913.
Györff y = Az Árpád-kori Magyarország történeti földrajza (Géographie historique de
la Hongrie à l’époque des Árpád), par Gy. Györff y, t. 1-4, Budapest, 1963-1998.
HazOkm. = Hazai okmánytár (Cartulaire pour la Hongrie), t. 1-7, Győr et Budapest,
1865-1891.
MonStrig. = Monumenta Ecclesiae Strigoniensis, t. 1-2, publiés par F. Knauz, Eszter-
gom, 1874-1882; t. 3, publié par L. Dedek-Crescens, Esztergom, 1924.
Szentpétery, KritJ. = Az Árpád-házi királyok okleveleinek kritikai jegyzéke (Regesta
rerum stirpis Arpadianae critico-diplomatica), publié par I. Szentpétery, t. 1-2/4, Bu-
dapest, 1923-1987.
UrkBurg. = Urkunden des Burgenlandes und der angrenzenden Gebiete der Komitate
Wieselburg, Ödenburg und Eisenburg, t.1-4, Graz-Köln, Wien-Graz-Köln, 1955-1985.
ZalaOkl. = Zala vármegye története. Oklevéltár (Histoire du comitat Zala, Cartulaire),
publié par I. Nagy, D. Véghely et Gy. Nagy, t. 1-2, Budapest, 1886-1890.
ZichyOkm. = A zichi és vásonkeői gróf Zichy-család idősb ágának okmánytára (Car-
tulaire de la famille Zichy), publié par la Société Hongroise d’Histoire, t. 1-12, Pest et
Budapest, 1871-1931.
ZsigmOkl. = Zsigmondkori oklevéltár (Cartulaire pour l’époque du roi Sigismond),
publié par E. Mályusz, 1-2/2, Budapest, 1951-1958.
Une double valeur des motifs folkloriques
dans la littérature française
du Moyen Âge
Sándor Kiss
Université de Debrecen
1
Roman Jakobson, « Le folklore, forme spécifique de création », Écrit en collaboration avec
Petr Bogatyrev, dans Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 59-72. (Ori-
ginal allemand : 1929 ; traduit par Jean-Claude Duport.)
2
Ibid., p. 62. Pour une application concrète à la littérature du Moyen Âge, v. Paul Zumthor,
Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 79-80.
164 Sándor Kiss
3
Pour circonscrire la place de cette « littérature populaire » que nous ignorons à peu près
complètement, v. Paul Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, Paris, Presses Univer-
sitaires de France, 1954, p. 25 et 40 ; Michel Zink, Le Moyen Âge : littérature française, Nancy,
Presses Universitaires de Nancy, 1990, p. 16-18.
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 165
4
Édition utilisée : Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, publié par
William Roach, Genève, Droz – Paris, Minard, Coll. « Textes Littéraires Français », 1959 (abré-
gée par la suite en CGr).
5
Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes » (1955), dans Claude Lévi-Strauss, Anthro-
pologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 232.
166 Sándor Kiss
tés d’interprétation du lecteur) : d’une part, il n’est pas étonné par l’inexpli-
cable et poursuit son discours comme si de rien n’était (ce sont en fait les per-
sonnages qui se montrent impressionnés par l’imprévu ou l’inconcevable) ;
mais, d’autre part, le narrateur peut intervenir subjectivement, par une carac-
térisation qui s’attarde un instant sur le phénomène et représente ainsi un ar-
rêt, un point d’orgue dans le cours du récit. Voici un exemple de cette dualité,
tiré du Conte du Graal. Le lendemain d’une soirée de fête, Perceval se réveille
au château du Roi Pêcheur, qui s’est cependant vidé, d’un jour à l’autre, d’une
manière incompréhensible ; lui-même peut à peine s’échapper par le pont-
levis que l’on lève précipitamment derrière lui, sans aucun autre signe d’une
quelconque présence humaine. Toute cette séquence reste sans commentaire
de la part du narrateur ; le héros lui-même est étonné, certes, mais il formule
en monologuant des hypothèses raisonnables (les habitants du château ont
dû passer dans la forêt voisine, où il pourrait les retrouver et leur poser en-
fin les questions nécessaires pour éclairer les événements mystérieux de la
veille6). En revanche, les quelques vers qui sont consacrés à la description du
graal représentent ce récipient comme un objet constellé de pierreries, d’une
beauté insurpassable7. Attitude double, donc message double. D’une part, le
conteur tient pour évident que le tissu de notre monde familier puisse se dé-
chirer, pour laisser voir un autre monde, merveilleux et magique, incommen-
surable avec le nôtre et hors de notre portée. Un fait de syntaxe, en apparence
insignifiant, témoigne de cette conviction : c’est l’article défini appliqué aux
noms des entités étranges, lors de leur première mention (il ne s’agit donc
nullement d’un article anaphorique). Le Gué Périlleux, le Lit de la Merveille
sont des réalités – ou plutôt des « anti-réalités » – définies d’abord par cet ar-
ticle, qui leur donne, pour parler comme les grammairiens, une « assiette » et
ici, une assiette d’outre-monde. Quand Gauvain s’assied sur le Lit de la Mer-
veille, les événements extraordinaires qui vont se produire apparaîtront eux-
mêmes comme « prédéterminés », annoncés par des articles définis : « Et les
merveilles se descovrent / Et li enchantement aperent » (CGr 7826-7827) – c’est
une pluie de flèches, d’origine inconnue, qui se dirige contre son corps et son
écu, par des fenêtres qui s’ouvrent et se ferment d’elles-mêmes, fenêtres don-
6
« Et dist qu’aprés als en iroit / Savoir se nus d’als li diroit / De la lance por qu’ele saine, / Se il
puet estre en nule paine, / Et del graal ou l’en le porte » (CGr 3397-3401).
7
« Prescïeuses pierres avoit / El graal de maintes manieres, / Des plus riches et des plus chieres
/ Qui en mer ne en terre soient ; / Totes autres pierres passoient / Celes del graal sanz dotance »
(CGr 3234-3239).
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 167
8
« L’avanture, ce vos plevis, / La Joie de la Cort a non » (Erec et Enide, publié par Mario Ro-
ques, Paris, Champion, 1955, vers 5416-5417).
9
« Ensi entr’aus deus chevalchierent / Parlant, tant que il aprochierent / Le chastel de Pesme-
Aventure » (Le Chevalier au Lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Champion, 1967, vers
5101-5103).
10
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 1973, surtout p. 36-54.
(Original russe : 1928 ; traduit par Marguerite Derrida.)
168 Sándor Kiss
11
Cf. Paul Zumthor, La lettre et la voix – De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p.
159 : pendant longtemps, les textes médiévaux « procèdent, tous ensemble, d’une même instan-
ce : la tradition mémorielle transmise, enrichie et incarnée par la voix ».
12
Pour une analyse très fournie du fonctionnement de ces unités textuelles, cf. Katalin Ha-
lász, Structures narratives chez Chrétien de Troyes, Université de Debrecen, Studia Romanica,
1980. Concernant les principes de la segmentation, v. également Eugene Dorfman, The Narreme
in the Medieval Romance Epic : An Introduction to Narrative Structures, Univ. of Toronto Press,
1969, p. 5-7.
13
Citons les paroles de l’aveu que Perceval fait à l’ermite : « […] de cele goute de sanc / Que a
le pointe del fer blanc / Vi pendre, rien n’en demandai / […] Si ai puis eü si grant doel / Que mors
eüsse esté mon wel, / Que Damedieu en oblïai, / Ne puis merchi ne li crïai » (CGr 6375-6384). Sur
cette évolution de Perceval, cf. Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, So-
ciété d’Édition d’Enseignement Supérieur, Paris, 1972, p. 159-161.
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 169
Introduction
Le roman occitan médiéval sur Jaufré est en général considéré comme un
ouvrage appartenant aux autres romans d’Arthus et profondément influen-
cé par leur vision du monde. Malgré la grande vogue de ce genre au Nord
au Moyen Âge, dans le Midi il resta presque inconnu. Les romans courtois
qui formèrent petit à petit un genre à part suivirent un modèle très clair. À
partir d’un secret mystérieux, à travers un très grand nombre d’aventures
– souvent incroyables et inouïes –, au cours de combats désespérés, le hé-
ros s’avère vainqueur dans toutes les situations y compris, bien entendu, en
amour aussi. Aventure et amour représentent en effet les deux côtés d’une
même réalité, qui vise à l’accomplissement des vertus chevaleresques aussi
bien que chrétiennes.
Chacune de ces étapes et davantage encore se trouvent dans ce roman. Il
contient aussi une série d’éléments énigmatiques – figures ou événements2.
Au cours de l’histoire, l’activité primordiale de Jaufré est de combattre ce qui
se manifeste tout au long de son parcours. Au début de l’ouvrage, la provoca-
tion de Taulat n’est qu’un prélude aux aventures :
1
Au cours de la préparation de la conférence, l’auteur était boursier de l’Académie des Scien-
ces de Hongrie (Bourse de Recherche « János Bolyai »).
2
Pour en citer quelques-uns : l’enlèvement du roi Arthus par une bête (v. 226-405), la vieille
femme (v. 3192), le chevalier noir (v. 5274-5275) ou le passage à travers la fontaine (v. 8432-8436)
etc. « Le merveilleux est fort bigarré : nains, géants, fées, sorcières, enchantements divers. » et
« C’est d’ailleurs la magie poétique qui retient surtout le lecteur. Chaque fois que le chevalier
reprend la route, on entre dans le merveilleux, automatiquement, immédiatement. » Charles
Camproux, Nouvelle histoire de la littérature occitane, Paris, PUF, 1970, p. 118 et 117.
172 Imre Gábor Majorossy
Tout d’abord ce sont les combats extérieurs, les poursuites et les duels qui atti-
rent l’attention du public de n’importe quelle époque. Jaufré s’engage réguliè-
rement dans des conflits qui lui permettent de s’imposer en tant que chevalier
brave. La difficulté des combats et la méchanceté extraordinaire de l’ennemi
sont signalées d’avance, au tout début du roman, lors de la scène déjà citée. Le
174 Imre Gábor Majorossy
5
« ‘Cal cavalier e cant presan, / Baros’, dis lo rei, ‘e Dozon ! / De ma taula e de ma cort fon, /
Pros cavalier e enseinatz, / E anc no fo apoderatz / En bataila per cavalier, / Non avía un tan so-
brer / Ni tan fort en tota ma terra, / Ni tan fos mentagutz de guerra.’ » Jaufré, éd. cit., v. 684-693.
6
Par ex., tortures : « E a cada .j. mes de l’an / Es lajamens martiriatz, / Qe cant es gueritz e
sanatz / De sas plagas, e revengutz, / E Taulat es aisi vengutz / Qe-l fai a sos qussos liar, / E puis
fai l’aqel puig pojar / Baten ab unas coregadas, / E cant es sus, sun li crebadas / Sas plagas denant
e detras / Tant es afinïatz e las, » Jaufré, éd. cit., v. 5038-5048.
7
« cavaler nafrat », Jaufré, éd. cit., v. 4835.
« Vos darai armas e destrier » 175
une figure toute noire8 qui l’attaque sur-le-champ, sans aucun délai. Il nous
faut saisir qu’au début du duel, Jaufré ne voit le chevalier noir qu’au moment
où il est à cheval. L’inconnu disparaît chaque fois que Jaufré se trouve à terre
et apparaît de nouveau lorsque Jaufré remonte à cheval9. Pour Jaufré, ces appa-
ritions et disparitions inattendues, ainsi que les féroces attaques du chevalier
inconnu constituent une aventure inouïe10. Il ne comprend pas tout de suite
que son rôle chevaleresque est d’une certaine façon lié à une position physi-
que, notamment celle d’être à dos de cheval. Plus tard, le combat continue
tout de même à pied, mais l’obscurité rend encore plus difficile de voir et com-
battre le chevalier noir. La nuit, c’est son empire. De plus, ses blessures guéris-
sent tout à coup, ce qui souligne encore mieux son caractère extraordinaire.
La figure de l’adversaire semble vraiment diabolique : ses traits de caractère
extérieurs évoquent tant pour Jaufré que pour le public de l’époque la figure
par excellence du Diable, telle que l’a constituée le folklore. Pour enlever tout
doute et souligner la méchanceté de l’adversaire, Jaufré affirme : « [...] on es
anatz / Aqest dïable, aqest malfatz ? »11. La longueur et les circonstances du
duel (« Qe aiso li a tengut tan / Tro qe-l soleils e-l jorn fali, »12) nous rappelle
en même temps un épisode biblique, pas moins énigmatique, traditionnelle-
ment appelé le combat de Jacob avec l’ange13. La scène occitane semble d’une
8
« Ab tan un cavaler armat, / Aitan negre cun un carbon, » Jaufré, éd. cit., v. 5274-5275.
9
Tout de suite, après le premier coup de lance : « Aisi con venc, de tal aïr / Qe Jaufre es caütz
el sol. [...] Mas jen no-l troba ni no-l vi / Ni sap ves cal part es anatz, / De qe s’es mot meravilatz. »
Jaufré, éd. cit., v. 5280-5281 et 5288-5290. Mais ensuite : « E es vas sun caval vengutz. / E can fo
mantenen pojatz, / Lo cavaler torna vïatz / Totz aparelatz de ferir. » Jaufré, éd. cit., v. 5296-5299.
Plus tard encore : « E puis torna ves sun caval. / E-l cavaler venc abrivatz / E fort malamen estru-
natz, » Jaufré, éd. cit., v. 5320-5322. Le rédacteur anonyme récapitule, lui aussi : « Qe tan con fo a
pe, no-l vi, / Mas cant era pojatz, tornava, / E-l ferya e-l derocava, / E aqui meseis avalía. » Jaufré,
éd. cit., v. 5354-5357.
10
« ‘E Deus’, dis el, ‘cal aventura ! » Jaufré, éd. cit., v. 5294.
11
Jaufré, éd. cit., v. 5337b-5338.
12
Jaufré, éd. cit., v. 5352-5354.
13
Voir Gen. 32, 23-32. « Il ne semble pas trop extravagant de voir ici une scène inspirée par
le combat biblique de Jacob avec l’ange (Gen. 32, 24), qui se poursuivit pendant toute une nuit. »
Marie-José Southworth, Étude comparée de quatre romans médiévaux (Jaufré, Fergus, Durmart
le Gallois, Blancandin et l’Orgueilleuse d’Amours), Paris, Nizet, 1973, p. 61. Il est nécessaire de
séparer le texte, l’exégèse traditionnelle et une inteprétation plus étendue. Si nous examinons de
plus près le texte grec, il nous semble clair qu’il n’y a que des allusions indirectes à l’intervention
personnelle de Dieu. Il s’agit de quelqu’un (homme : ἄνθρωπος)qui ne veut pas donner son nom
(pourquoi veux-tu connaître mon nom ? καὶ εἶπεν ῞Ινα τί τοῦτο ἐρωτᾷς τὸ ὄνομά μου;) – car cela
signifierait se livrer à l’autre. Cependant, tant la refléxion de Jacob ([j’ai vu] Dieu face à face et ma
176 Imre Gábor Majorossy
certaine manière remanier celle de la Bible. Dans celle-ci le combat dure une
nuit, dans le récit occitan une journée et une nuit. Dans le récit biblique, c’est
l’aube qui met en danger l’inconnu, de même que c’est la nuit qui profite au
chevalier noir. La clarté se fait d’une manière différente ici et là – pour Jacob
comme phénomène naturel, pour Jaufré comme manifestation de la foi (ou
comme négation d’une réalité), en l’occurrence grâce à l’intervention de l’er-
mite, comme nous le verrons ci-dessous.
Malgré les différences, il nous semble probable que la narration du com-
bat se base, du moins au niveau structurel, sur la scène biblique. Selon toute
vraisemblance, l’auteur anonyme du roman occitan ne disposait pas d’une
connaissance particulièrement approfondie de la rédaction de l’histoire bi-
blique, mais le chevalier noir n’en est pas moins aussi énigmatique que l’ad-
versaire de Jacob. Si l’on considère l’ambiance du récit occitan, on retrouve
plusieurs parallélismes avec le récit biblique. Comme Jacob, Jaufré se trouve
également devant une frontière, rendue encore moins franchissable par une
vieille femme, pareille à une sorcière. À vrai dire, le grand combat se compose
de deux parties : une lutte intellectuelle avec la femme et un combat physique
avec le chevalier noir. Il reste à savoir pourquoi le rédacteur a jugé que la scène
biblique convenait à articuler la victoire préalable de Jaufré. Les deux histoi-
res sont bien énigmatiques. La différence la plus importante est constituée par
l’entrée en jeu d’une troisième personne. L’ermite n’a aucun homologue dans
vie a été sauve : Εἶδος θεοῦ· εἶδον γὰρ θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον, καὶ ἐσώθη μου ἡ ψυχή.)
que son nouveau nom (Ἰσραήλ) porte la marque divine. De plus, le prophète Osée (12,5) affirme
que l’inconnu était un ange (« lutta avec un ange : καὶἐνίσυσενμετὰἀγγέλου»). Le passage
devait contenir plusieurs récits de diverses traditions, remaniés plus tard par le rédacteur. N’en-
trant pas dans l’interprétation détaillée du passage biblique, il nous semble toutefois important
de souligner la complexité de celui-ci qui semble comprendre trois récits. Les deux premiers
fournissent une explication pour deux noms (Peniël et Israël). Le troisième sert à justifier une in-
terdiction rituelle (à savoir celle de manger le muscle de la cuisse) dont l’origine avait sans doute
été oubliée à l’époque de la rédaction du texte. Néanmoins, le message essentiel se cache encore
plus profondément et c’est ce qui nous aide dans l’interprétation de cette scène du roman occi-
tan. Si nous considérons le texte biblique en tant que description d’une carrière, il nous semble
clair que Jacob se trouve devant une frontière qui n’est pas du tout facile à franchir. Il est finale-
ment sur le point de le faire, mais quelqu’un l’en empêche et commence à lutter avec lui. La tenta-
tive de traversée peut ainsi être interprétée comme une transition d’une phase de vie à une autre
qui s’avère trop difficile. L’inconnu devait remplir plusieurs rôles : l’esprit de ce territoire-ci ou
de celui-là, mais surtout du torrent qui doit disparaître si l’aube arrive (« Laisse-moi car l’aurore
s’est levée. » Gen. 32, 27a.) Dans sa forme présente, l’épisode biblique explique trois éléments de la
tradition juive, mais plus encore il rend témoignage de la lutte pour le monothéisme. La preuve la
plus importante en est le nouveau nom de Jacob, à savoir Israël, nom qui contient celui de Dieu.
« Vos darai armas e destrier » 177
14
Jaufré, éd. cit., v. 5244-5247.
15
« Il reste à savoir pourquoi l’auteur a inséré cet intervalle. Pourquoi remettre à l’épreuve
la valeur de Jaufré ? [...] Nous venons de dire que les aventures de cette deuxième série sont une
deuxième version de certaines de la première série. Cela suggère que l’accomplissement des pre-
mières aventures n’a pas été satisfaisant à tous les points de vue. Jaufré, en apprenant qu’il devait
attendre une semaine avant de pouvoir se mesurer contre Taulat, avait commis les péchés de l’im-
patience et de l’orgueil ; ses succès précédents l’avaient rendu trop fier. [...] De même, le reste de
la semaine passé chez l’ermite n’est pas une façon de laisser le temps écouler, mais – tout comme
dans Perceval – ce temps a une signification spirituelle, qui consiste à montrer qu’une retraite du
monde favorise le recueillement et la pénitence. » Marie-José Southworth, op. cit., p. 61-62.
16
« Sa victoire sur le chevalier noir n’était possible qu’avec l’aide des armes de l’Église (« Celas
ab c ‘om se deu defendre / De dïable e de sa mainada, », v. 5426-7 – nous jugerions plus convena-
ble de citer les lignes qui se trouve ici-bas... : IGM). De là une certaine humilité nécessaire pour
qu’il puisse entrer en l’état de grâce chrétien[ne]. » Marie-José Southworth, op. cit., p. 62.
178 Imre Gábor Majorossy
Cette scène et plus particulièrement cette pluie ‘rituelle’ nous semblent permet-
tre d’affirmer que Jaufré est confronté à quelqu’un représentant le Mal par ex-
cellence. L’atmosphère obscure21, la cruauté particulière et surtout la réaction du
chevalier noir aux sacrements, signes et symboles chrétiens soulignent la suppo-
sition de Jaufré, exprimée par une exclamation, que l’ennemi doit être le Diable.
Celui-ci s’avère en effet trop difficile à vaincre. L’intervention de l’ermite établit
une référence compréhensible non seulement au christianisme en général, mais
certainement aussi à son institution officielle. Il ne s’agit pas ici d’une figure spi-
rituelle ou d’une vision, mais d’un ermite qui mène une vie contemplative, célè-
17
Jaufré, éd. cit., v. 5425 et 5428-5432.
18
Jaufré, éd. cit., v. 5433-5435.
19
En effet, il est souligné : « E-s combatet ab l’Aversier » Jaufré, éd. cit., v. 8088.
20
Jaufré, éd. cit., v. 5436-5437.
21
« [...] la description évoque l’enfer, de sorte que l’on peut voir dans cet épisode un combat
contre le diable, symbole du combat contre le mal, où les qualités morales de courage et de persé-
vérance, plutôt que la seule force physique et l’adresse à manier les armes, remportent la victoire.
Cet épisode que l’on peut appeler religieux, merveilleux, ou superstitieux, est traité avec sérieux
par l’auteur. Il n’y a pas une seule remarque qui puisse être interprétée comme étant satirique ou
irrévérencieuse. [...] un auteur qui, sans être profondément religieux, croit en Dieu et voit dans
de nombreux aspects de la vie des manifestations du bien et du mal au sens religieux. » Marie-
José Southworth, op. cit., p. 59.
« Vos darai armas e destrier » 179
bre la liturgie et prie régulièrement. C’est de son aide que Jaufré a besoin. Quant
aux signes matériaux, le rédacteur a dû les choisir d’une manière consciente.
L’étole comme robe sacrée souligne la fonction sacerdotale et définit le rôle de
la personne. Elle est en même temps un signe sans équivoque qui s’adresse en
premier lieu à l’ennemi. Les trois objets jouent une autre fonction : eau bénite,
croix et Eucharistie représentent l’ensemble de la doctrine chrétienne.
À part le motif de la purification qui se retrouve dans presque toutes les re-
ligions, l’eau bénite est le matériel du sacrement du baptême qui est le rite le
plus important de l’initiation chrétienne. Du point de vue chrétien, les gens
peuvent être regroupés selon qu’ils ont été baptisés ou non. Ainsi, l’eau bénite
a un effet particulier contre quelqu’un disposant d’une force diabolique22. La
croix joue un rôle semblable : elle est le symbole de la religion et fait allusion
à l’histoire du Salut. Le fait que l’ermite ait également recours à l’Eucharistie,
souligne la difficulté de la situation. L’Eucharistie appartient aussi à l’initia-
tion, à un niveau plus élevé. Il n’est permis qu’à deux des participants au com-
bat de recevoir l’Eucharistie, car, selon toute vraisemblance, les combattants
ne sont pas tous chrétiens. La multiplicité des éléments purement chrétiens
témoigne au moins de deux faits. D’une part, Jaufré a besoin d’une aide trans-
cendante et, en plus, il l’accepte23. D’autre part, ce curieux combat révèle aussi
que la longue mission de Jaufré contient quelque chose de beaucoup plus éten-
du et profond. Il ne lutte pas seulement pour son honneur et pour sa position
à l’intérieur d’une communauté, mais aussi pour le Bien, à un niveau, pour
ainsi dire, universel. De cette façon, Jaufré devient un héros par excellence,
presqu’un sauveur de la cour du roi Arthus.
L’importance des éléments religieux se manifeste d’un autre point de vue
encore. Hormis le fait qu’il s’agit de tournures typiquement médiévales, les
22
« Car el no es jes cavalers, / Ans es lo majer aversers / Q’en infern abite ni sía ; » Jaufré, éd.
cit., v. 5477-5479.
23
« Der Feind, der dem Ritter hier den Weg herstellt und dessen er nicht aus eigener Kraft
Herr zu werden vermag, ist der von der Hölle entbotene (v. 5478 ff.), in Rittergestalt erschei-
nende Feind der Menschen überhaupt („lo nemics“, v. 5645) ; um ihn zu bestehen, bedarf es an-
derer Waffen, „las armas Jesu Christ“ (v. 5518), mit denen ihm am Ende der Einsiedler zuhilfe
kommt. Mit diesem Eingreifen, das einen Akt der Gnade impliziert, hat sich die entscheiden-
de Wendung in der Aventüre des Ritters vollzogen : Jaufré, der bisher nur aus eigener Vollk-
ommenheit nach den Gesetzen der Wiedervergeltung Recht schuf und seinen Ritterpflichten
genügte, kann nun der Hilfe Gottes gewiß (cf. v. 5600), gleichsam als Gottes eigener Ritter den
Kampf mit seinem Hauptfeind Taulat aufnehmen und dessen Hybris zu Fall bringen. » Hans-
Robert Jauß, « Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventüre im Jaufré », Ro-
manistisches Jahrbuch, VI, 1953-54, p. 74.
180 Imre Gábor Majorossy
La réponse arrive tout de suite : « Hoc, si Deu platz. »28. C’est justement l’or-
gueil chevaleresque qui menace l’esprit parfait du héros – même s’il rend
grâce à Dieu pour la victoire. Pour se préparer au combat, Jaufré reste chez
l’ermite une semaine.
Ce n’est donc que maintenant que l’on peut mieux comprendre la bataille
avec Taulat. Après la scène du début, à la cour, c’est la première fois que Jaufré
fait face à Taulat. Souvenons-nous : alors, c’était Taulat qui avait tué un cheva-
lier, donc provoqué la communauté des chevaliers et humilié le roi. À partir de
ce moment-là, c’est à Jaufré qu’est confiée la mission de se venger de Taulat.
En réalité, le combat avec Taulat se compose de deux parties et il est précé-
dé par la pause déjà mentionnée. La présentation du moment où Jaufré prend
congé est encore une fois bien construite. Après avoir béni le chevalier et le sui-
24
« E Deus », « Deus », « Santa María », « Per vos mi clam, Sant Esperitz ! » Jaufré, éd. cit.,
v. 5294 ; 5315 ; 5337 ; 5346.
25
Soulignant l’importance de la religiosité dans le roman, Albert Stimming a regroupé les al-
lusions et les tournures chrétiennes : « Dahin gehört vor allen Dingen, daß ein stark ausgepräg-
ter Zug von Frömmigkeit sich durch den ganzen Roman hindurchzieht. So wird bei jeder Gele-
genheit und oft ohne eine besondere Veranlassung der Besuch der Kirche oder das Anhören der
Messe hervorgehoben. [...] Dieser Geist der Frömmigkeit äußert sich auch darin, daß die Per-
sonen des Gedichtes bei jeder Gelegenheit zu Gott, Maria, Christo oder einem Heiligen beten. »
Albert Stimming, « Über den Verfasser des Roman de Jaufré », Zeitschrift für romanische Philo-
logie, No.12, 1889, p. 327. Cette liste peut être complétée par le Saint comme nous l’avons vu tout
à l’heure.
26
Jaufré, éd. cit., v. 5599-5601.
27
Jaufré, éd. cit., v. 5602-5604.
28
Jaufré, éd. cit., v. 5605b.
« Vos darai armas e destrier » 181
vant des yeux, l’ermite chante une messe du Saint-Esprit « Qe Deus lo defen-
da e-l guit »29. Dès lors, l’intervention et la participation de Dieu – le supposé
concours divin –, accompagneront Jaufré et l’aideront à parfaire sa vocation.
Le combat est introduit par un dialogue assez long et désespéré. Le combat
lui-même est en revanche bien court : un seul échange de coups suffit pour
que les deux guerriers se retrouvent au sol et que Taulat soit gravement blessé.
Son changement de conduite est encore plus frappant :
Verges, dona santa María,
Abaisatz hui en aqest día
La felonía de Taulat
E l’ergueil, car trop a durat30 !
En effet, nous avons affaire là à une conversion véritable. Taulat se montre prêt
à changer sa vie pour la sauver. Jaufré reconnaît ses valeurs, s’avère miséricor-
dieux et prononce le jugement :
E pros eras tu veramen,
Mas trop reinavas malamen
Et trop te donavas d’erguil,
E Deus no l’ama ni l’acuil31 ;
La mention de l’orgueil nous semble frappante, car, comme nous l’avons vu,
Jaufré a commis le même péché. En tout cas, il témoigne aussi d’un certain
changement. Le héros attribue la victoire presque uniquement à Dieu :
E tu potz o aras veser,
Q’eu no sun jes d’aqel poder
C’ap armas sobrar te degues
Si Deus aïrat no t’agues32,
Un peu plus haut, le mot jugement n’a pas été employé par hasard : la scène se
poursuit par une description de la cour royale où le roi dispose d’un pouvoir
29
Jaufré, éd. cit., v. 5660.
30
Jaufré, éd. cit., v. 6057-6060.
31
Jaufré, éd. cit., v. 6079-6082.
32
Jaufré, éd. cit., 6083-6086. Bien évidemment, ces lignes nous évoquent la phrase de Jésus,
dans une situation bien différente : « Jésus répondit : Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne
t’avait été donné d’en haut. » Jn 18, 11a (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1975-
1976). Les deux phrases soulignent l’omnipotence de Dieu.
182 Imre Gábor Majorossy
Ici, nous pouvons aisément retrouver plusieurs textes bibliques. Il nous sem-
ble fort probable que la rédaction de ce passage s’inspirent de deux textes
au moins, qui servent de modèles et ont été remaniés. D’une part, en ce qui
concerne la rétribution, c’est le chant de la Vierge Marie à l’occasion de sa
rencontre avec Elisabeth qui se cache en arrière-plan :
Il est intervenu de toute la force de son bras ;
il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ;
il a jeté les puissants à bas de leurs trônes
et il a élevé les humbles ;
les affamés, il les a comblés de biens
et les riches, il les a renvoyés les mains vides34.
D’autre part, par l’image du bon roi qui vit et règne pour toujours, c’est le dis-
cours apocalyptique de Jésus qui a dû exercer une influence déterminante :
Devant lui seront rassemblées toutes les nations
et il séparera les hommes les uns des autres,
comme le berger sépare les brebis des chèvres.
Il placera les brebis à sa droite
et les chèvres à sa gauche35.
Comme nous l’avons vu dans l’explication de Jaufré, un rôle semblable est tenu
ici par le roi Arthus. La cour royale représente le centre absolu du pouvoir ter-
restre, d’origine divine. En ce moment très important, l’évocation de l’arrière-
plan communautaire nous rappelle l’une des intentions les plus profondes de
Jaufré. Par cet acte exceptionnel, il peut enfin espérer être admis dans la com-
33
Jaufré, éd. cit., v. 6091-6096.
34
Lc 1, 51-53 (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1975-1976).
35
Mt 25, 32-33 (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1975-1976).
« Vos darai armas e destrier » 183
munauté qui lui est si chère. En réalité, les phrases prononcées ne s’adressent pas
seulement à Taulat vaincu, mais aussi et surtout au monde extérieur, y compris
la cour du roi Arthus et le public de n’importe quelle époque.
Le dialogue qui suit le combat, plein d’un esprit de réconciliation, se carac-
térise par un ton bien plus calme. Pour sa pénitence, les péchés de Taulat sont
deux fois pardonnés :
Dis Jaufré : « Ab me trobaras
Merce, pos demadada l’as36,
La victoire sur Taulat et les fiançailles toutes proches avec Brunissen achève la
première série d’événements. La deuxième série s’organisera autour de la Fée
de Gibel. Son vain appel à l’aide introduit non seulement de nouvelles aven-
tures, mais révèle aussi un monde nouveau, resté caché jusqu’ici. Le monde
souterrain va offrir à Jaufré toute une série de nouvelles occasions de déve-
lopper sa force morale. Les deux séries d’aventures ont longtemps nourri une
discussion parmi les chercheurs, quant à savoir si l’ouvrage a été composé par
deux rédacteurs ou s’il peut n’être attribué qu’à un seul auteur. Il est inutile
de reprendre cette discussion, car il nous semble beaucoup plus important
de poser la question de la nécessité artistique de commencer et parcourir un
nouveau cycle d’aventures. Les phases plus calmes représentent en effet une
partie non moins importante du roman que celles consacrées aux combats.
Ce ne doit pas être par hasard qu’une partie de l’action se déroule dans un
monde souterrain. Selon toute vraisemblance cet espace d’un autre monde
est porteur de plusieurs significations. D’une part, après l’invitation de la
36
Jaufré, éd. cit., v. 6133-6134.
37
Jaufré, éd. cit., v. 6577-6582.
184 Imre Gábor Majorossy
dame, en sautant dans la fontaine, Jaufré laisse ce monde pour entrer dans
un autre qui demeure caché aux yeux du public courtois. Son départ provo-
que deuil et tristesse :
Ben er ancui Paradis plenz
De gaug, car vos la est intratz,
Mais nus laissatz sa jus iratz
Ab dolor et ab mariment.
Mort, mut as pauc d’esgardament
E móut iest mala et descausida
Can los avols laissas a vida
E-ls pros en menatz sens rason38 !
L’acte de plainer39 de façon trist e morn40, dont seulement un exemple a été cité,
contient les éléments caractéristiques de la peine qui suit la mort de quelqu’un.
L’expression de la douleur humaine se trouve encore renforcée par les mouve-
ments du fidèle cheval :
E-l cavals es enrabïatz
Cant en vi son sennhor intrar,
Aissi con si saupes parlar
Brama, e crida, et endilha,
E plaing41 si que fun meravilha42 ;
38
Jaufré, éd. cit., v. 8480-8487.
39
Jaufré, éd. cit., v. 8465.
40
Jaufré, éd. cit., v. 8461.
41
L’emploi de ce verbe rend les sentiments de l’animal encore plus humains. Le secret, c’est-à-
dire le voyage souterrain de Jaufré reste lui bien caché.
42
Jaufré, éd. cit., v. 8436-8440.
43
Jaufré, éd. cit., v. 8450-8451. C’était le cas avant et après l’enlèvement du roi Arthus : « Qu’ieu
« Vos darai armas e destrier » 185
non manjaría per res, / Tan esforsada cort qe tenga, / Entro qe avetnura venga / O calque estraina
novela / De cavaler o de piusela. » Jaufré, éd. cit., v. 148-152. Et après l’aventure : « Qe vos ni els non
cal laisar / Per aventura, car trobada / L’avetz, si be-us era tardada, » Jaufré, éd. cit., v. 430-432. À
ce point, il est sans doute utile d’attirer l’attention sur le rôle modifié de l’aventure dans le roman
de Jaufré. Contrairement aux ouvrages antérieurs, aux romans de la grande époque des romans
courtois, ici, l’aventure ne remplit plus une fonction sous-entendue, mais est devenue une partie
indispensable de la vie courtoise. Arthus lui-même considère que l’aventure est une chose sans
laquelle on ne peut pas continuer à vivre. La privation de nourriture est égale au renoncement à
la vie. À l’affirmation d’Arthus succèdent une aventure qui menace vraiment la vie du roi, puis
la provocation de Taulat qui mène à la mort d’un chevalier. Ces événements ouvrent le long par-
cours de Jaufré, plein d’aventures merveilleuses. Sa carrière souligne l’importance de l’aventura :
non seulement il est un preux chevalier vainqueur dans les combats, mais il se montre aussi ca-
pable de quitter ce monde, c’est-à-dire de laisser sa vie, quand une nouvelle aventure se présente.
Pour cette bravoure et ce courage, la victoire couronnera ses actions dans l’empire de la Fée de
Gibel et après son retour, le bonheur à la cour viendra le récompenser.
186 Imre Gábor Majorossy
Pour atteindre cet état de perfection, Jaufré doit encore subir de nombreu-
ses épreuves avant même le défi dans l’empire de la Fée de Gibel. La plus dif-
ficile de ces épreuves se déroule en effet au château de Montbrun. Comme
attendu, au cours du festin solennel Jaufré et Brunissen tombent amoureux
l’un de l’autre. Le bonheur personnel est donc prévu auprès de Brunissen dont
la merce est à gagner. À la recherche du sens « plénier » du mot merce, Jean
Prosper Theodorus Deroy44 se concentre sur deux séquences (v. 3017-6924 ;
v. 6924-7978), où l’amour de Jaufré et Brunissen commence à se développer.
Après avoir comparé quelques passages de troubadours, M. Deroy relève un
sens particulier de ce mot qui rend la merce identique à la quinta linea Vene-
ris45. En ce sens, la demande de Jaufré d’obtenir la merce de Brunissen est une
supplication de pouvoir exprimer son amour aussi au niveau corporel :
44
« Il s’agit d’étudier le contenu du concept de merce dans quelques passages qui s’y prêtent
sans affirmer ni nier si à d’autres endroits le sens peut en être aussi vague que grâce ou pitié. »
Jean Prosper Theodorus Deroy, « Merce ou la quinta linea Veneris », Revue des Langues Roma-
nes, No.79, 1971, p. 309.
45
En s’appuyant sur l’ouvrage de Jean Lemaire de Belges (« Les nobles poètes disent que cinq
lignes y a en amours, c’est-à-dire cinq poinctz ou degrez especiaux, c’est assavoir le regard, le
parler, l’attouchement, le baiser et le dernier qui est le plus désiré et auquel tous les autres ten-
dent pour finale résolution, c’est celui qu’on nomme par honnesteté le don de mercy. » Les troys
livres des illustrations de Gaule et singularitez de Troye, Paris, Galliot du Pré, 1531, I, 25) et sur
le commentaire d’Aelius Donatus sur l’Eunuque de Terence (« Quinque lineae sunt amoris, sci-
licet visus, allocutio, tactus, osculum sive suavium, coitus. » Scholia Terentiana, coll. & disp. Fri-
dericus Schlee, Leipzig, Teubner, 1893, p. 106), le savant néerlandais souligne l’importance de
la notion de la merce qui doit être un symbole des relations sexuelles. « Comme Jaufré n’a pas le
courage de faire cette demande [d’obtenir la merce : IGM] à Brunissen de ses propres forces – le
grand héros est ici bien timide –, Brunissen tâche de l’y engager courtoisement. Quand Jaufré
s’en aperçoit, il la supplie de le secourir encore : par Amitié, par Dieu (c’est-à-dire Amor) et par
Merce : ‘ Domna, dis el, per Amistat / Vos prec, per Deu e per Merce, / [...], / Que m’en acorratz
lïalmenz’ (v. 7806-7807 ; 7809). Nous voyons réunis ici par les soins d’un poète de la fin’amor :
Amitié, le Dieu d’Amour et Merce – tres faciunt collegium –, de même qu’autrefois Horace avait
réuni Vénus, Iocus et Cupidon : ‘Erycina ridens, quam Iocus circumvolat et Cupido’ (Carmi-
num, I, 2, 33). La réponse chrétienne de Brunissen ne saurait étonner ; puisqu’elle veut devenir
sa femme légitime, pour elle, Dieu, c’est le Christ : ‘Qe voil que-m prengatz a moler, / E puis poi-
retz plus lïalment / De me far a vostre talent, / E miels venir e miels annar, / Senz tot repte de ma-
lestar / De lauzengiers contrarïos (v. 7906-7911). Ces passages montrent bien que la plus haute
aspiration des deux amants est l’union des corps couronnant l’union parfaite des cśurs. Mais ce
couronnement, cette dernière étape de Vénus, présuppose merce comme la condition sine qua
non. Cette merce a deux aspects : c’est à l’homme de ‘clamar merce’, c’est à lui de prendre l’initia-
tive, ‘so que mais femna non fes’ (v. 7632), c’est à la femme de l’écouter, de lui donner son amour
ou de lui refuser (voir Jaufré, éd. cit., v. 7530-7538). » Deroy, art. cit., p. 312-313.
« Vos darai armas e destrier » 187
46
Jaufré, éd. cit., v. 7806-7810.
47
« E Brunesenz a sospirat, / E a tan finamen garat / Jaufren, et aitan dousament, / Que l’oils
ins el cor li deisen, » Jaufré, éd. cit., v. 7259-7262.
48
Jaufré, éd. cit., v. 7402-7404.
49
« Que tutz es en vostra bailía / Mun cor, mun saber e mon sen, / Ma proesa, mon ardimen, /
Mun delieg e ma voluntat ; / De tut m’aves poder enblat / E tut es vostre mielz que mieu. » Jaufré,
éd. cit., v. 7396-7401.
50
Voir la note 25.
51
Jaufré, éd. cit., v. 7419-7425. La suite vaut également la peine d’être analysée : Jaufré recon-
naît la vanité de ce qu’il imagine : « Ben sui folz e ben dis folesa / Car ja cuit s’amistat aver. » Jau-
fré, éd. cit., v. 7426-7427.
188 Imre Gábor Majorossy
uniquement pour le repos de Jaufré, s’avère une sorte de prison : même s’il ne
lui est pas interdit de sortir, en réalité il est prisonnier. Sa prière intérieure à
Brunissen contient le mot-clé merce qui est égale à la libération de la solitude.
C’est à ce point que nous voudrions reprendre et développer encore l’analy-
se de M. Deroy. À notre avis, le mot merce possède un sens encore plus étendu
et, par conséquent, la demande de Jaufré que nous avons citée revêt sans dou-
te une signification encore plus riche et complexe52. La racine de ce problème
d’interprétation se trouve dans le visage double de la merce, dont le sens est
spirituel – souvent religieux –, autant que séculier. La merce au sens de grâce
et de miséricorde montre un certain aspect qui la lie étroitement à la doctri-
ne chrétienne et, plus particulièrement, à la doctrine de la rédemption. Selon
nous, ce que Jaufré comprend par merce n’est pas seulement l’amour, y com-
pris dans son accomplissement physique, mais aussi une certaine rédemption
de sa solitude. Son combat intérieur se manifeste bien par la prière et par la
réalisation du discours préparé. Le lendemain, il réussit à prononcer avec pas-
sion cette déclaration que nous avons déjà citée :
« Domna », dis el, « per Amistat
Vos prec, per Deu e per Merce,
E prendet m’en en bona fe,
Que m’en acorratz lïalmenz
E senes tutz galïamenz. »53
52
Il est utile de se pencher sur l’origine et l’emploi du mot. À l’époque classique, la merces si-
gnifie salaire, récompense, prix (pour quelque chose). Dans l’Antiquité chrétienne, ce sont les
premières traductions des Évangiles qui font apparaître le mot, d’abord dans le sens de salaire
(p. ex. : « gaudete et exultate, quoniam merces vestra copiosa est in caelis » Mt 5,12 ; « gaudete in
illa die et exultate : ecce enim merces vestra multa in caelo » Lc 6,23). Le glissement sémantique
qui va souligner le contenu de la récompense s’élabore dans la construction théologique de Saint
Paul où la merces est liée à la sotériologie : « in quo habemus redemptionem per sanguinem eius
remissionem peccatorum » (Eph 1,7). L’absence du mot-clé doit être expliquée par deux termes
techniques théologiques : redemptio et remissio. Au cours des siècles suivants qui voit la roma-
nisation des provinces (surtout la Gaule), le mot merces se substitue aux mots spécialisés. Étant
donné que la romanisation s’est effectuée en latin vulgaire et que le christianisme s’est propagé
parmi les gens les moins cultivés, explique sans aucun problème cette substitution. Le mot mer-
ces a aussi été employé pour l’acte abstrait de la rédemption. De plus, il devait être ressenti com-
me plus adéquat, car c’est à la « merci » de Jésus-Christ que sont dues la libération de l’empire du
péché et l’entrée dans la communauté chrétienne (bref : le baptême). La merces a été bien utile
pour expliquer le contenu théologique qui était, bien entendu, égal, d’une part à l’acte du rachat,
d’autre part au signe de la peine, au sang du Christ.
53
Jaufré, éd. cit., v. 7806-7810.
« Vos darai armas e destrier » 189
C’est maintenant qu’il nous faut examiner de plus près cette prière de Jaufré.
Il emploie le verbe accorrar qui signifie aussi ‘aider’54. Notre interprétation
dans le sens d’une ‘libération’ est d’ailleurs renforcée par les vers suivants, un
peu plus loin :
Vos est cella c’ai encobida,
Vos est ma mortz, vos est ma vida,
Vos est cella que a deslíure
Mi podes far morir o víure55,
54
« de me secourir loyalement », selon la traduction de l’édition citée (v. 7809).
55
Jaufré. éd. cit., v. 7827-7830.
56
Jaufré. éd. cit., v. 7902-7908.
57
Ce qui est assuré aussi par le mariage devant Arthus : « E si-us platz c’aital covenent / Me
volhat far tut bonament / En la man del bon rei Artus, / Ja no-us en demandarai plus, » Jaufré,
éd. cit., v. 7917-7921.
190 Imre Gábor Majorossy
sen, même si elle n’est pas forcément une présence physique, mais plutôt un sou-
tien spirituel. Désormais, Jaufré appartient à une personne sur laquelle il peut
s’appuyer. Il ne fait aucun doute qu’il aura bien besoin de ce soutien : les aventu-
res dans le bas pays semblent dépasser celles rencontrées auparavant.
Nous pouvons maintenant enfin regarder d’un peu plus près ces aventures
qui constituent une autre branche de combats intérieurs. Comme nous l’avons
mentionné un peu plus haut, l’excursion de Jaufré doit avoir un sens particu-
lier et peut-être est-elle autre chose qu’un simple enrichissement de l’action.
Là aussi, Jaufré connaît la victoire militaire. À l’affrontement verbal avec Fé-
lon58 succède le combat qui apporte la victoire au chevalier du roi Arthus :
« Seiner, clam vos, per gran merce59,
u m’aucïatz ! Prendes de me
Resenso aital co-us volres !60 »
Comme Taulat l’a fait, Félon reconnaît aussi ses péchés et s’en repent. Cepen-
dant, les deux duels présentent des différences. Cette fois-ci, Jaufré a réussi à
vaincre Félon tout seul, sans aucune aide extérieure. Alors que Taulat s’était en-
fui, Félon reste sur le pré et il est soigné par un médecin. Jaufré a donc l’occasion
de manifester sa miséricorde et de pratiquer une vertu toute chrétienne.
Remarquons aussi que la conduite de Jaufré a un peu changé. Il veut retour-
ner le plus vite possible la sus61, car il y a là quelqu’un qui l’attend. Hormis
sa personne même, il n’y a que deux figures qui relient les deux territoires :
l’oiseau, récemment « soldat » de Félon, mais maintenant reçu comme cadeau
pour Arthus, et la dame qui avait besoin de secours et dont le nom est la Fée
de Gibel62. Dans le roman, les êtres volants sont manifestement liés aux défis
militaires – par conséquent aux combats extérieurs –, tandis que les dames
diverses représentent le défi en la personne d’une femme. Après avoir dîné et
laissé l’empire souterrain, la fée apparaît encore une fois et invite Jaufré, Bru-
58
Cette conversation contient des éléments qui permettent de supposer une sorte de désir
sexuel de la part de Félon : « Vos que est lai sus, / Deisendet tost am non sa jus, / e lla putan esca
sai fors, / Que tant m’aura vedat son cors / Qu’ades er als guarssons líurada, / Als plus sotils de
ma mainada, / C’a mus ops nun la voil ieu jes. » Jaufré, éd. cit., v. 8929b-8935.
59
C’est-à-dire, pour le rachat de sa vie !
60
Jaufré, éd. cit., v. 9153-9155.
61
Jaufré, éd. cit., v. 8920b.
62
« Eu sui la fada de Gibel », Jaufré, éd. cit., v. 10654.
« Vos darai armas e destrier » 191
nissen et le cortège63. De cette façon, elle assure aussi sa présence dans ce mon-
de-ci, ainsi que dans la vie de Jaufré. Sa personne incarne la possibilité pour
Jaufré d’être séduit par une autre femme64. Bien qu’aucun conflit ne naissent
entre elles, il nous semble que le cadeau de la Fée de Gibel pour Brunissen
constitue une réponse raffinée :
E a Brunesen dun aitan
Que tutz aicels que la verian,
Per re que puasca dir ni far,
D’ella nu-s puscon enojar65 ;
63
La scène est fort semblable à celle de la nouvelle occitane intitulée Lai on cobra de Peire
Guilllem de Tolosa. Là aussi, un chevalier mystérieux en vêtement multicolore arrive sur un pa-
lefroi magnifique. Cependant, ce qui nous importe vraiment, c’est la création d’une tente : « Ab
tant vai tendre sus l’erbatge / La donzela .I. trap de colors / On ac auzels, bestias e flors / Totas
de fin aur emeratz ; » Peire Guillem de Tolosa : Lai on cobra (dans Nouvelles courtoises occita-
nes et françaises, éditées, traduites et présentées par Suzanne Méjean-Thiolier et Marie-Fran-
çoise Notz-Grob, Paris, Livres de Poche, 1997), v. 232-235. Cf. dans Jaufré : « La domna lur a
puis mandat / Que fassun la tenda fermar, » Jaufré, éd. cit., v. 10394-10395. À ce sujet, qu’on nous
permette de citer notre deuxième livre : « La position de la tente semble donc exceptionnelle de
plusieurs points de vue : elle se trouve entre le château et la nature. Elle devient un élément par-
ticulier de la nature ; une partie réglée par la société chevaleresque inspirée de la fin’amor, dont
le verger est aussi un espace canonique, pas seulement le château. » et aussi : « [La tente] ne repré-
sente pas seulement deux gestes tout à fait divins, une nouvelle création et une définition d’un
nouveau commencement, mais ouvre aussi la porte d’une autre réalité dans laquelle l’amour ne
reste pas seulement l’objet de l’art, surtout de la poésie ; il ne reste pas l’objet du désir et de l’as-
piration, mais il fait partie essentielle de la réalité quotidienne. De ce point de vue la tente sem-
ble un véritable microcosme : même si seulement au niveau théorique, mais là, il ne s’agit que de
l’amour. » Imre Gábor Majorossy, « Unas novas vos vuelh contar » ; la spiritualité chrétienne dans
quelques nouvelles occitanes, Frankfurt, Peter Lang, 2007, p. 104 et 109.
64
Au moment où Jaufré et Brunissen rencontrent la dame qui avait en vain demandé secours,
la conversation revêt un caractère un peu pénible. La réponse de Brunissen à l’énumération des
combats victorieux de Jaufré par la dame (« Tut suavet entre ssas dentz ») paraît témoigner d’une
pointe de jalousie : « Píucella, ben parlat en fol, / Car, qui per forsa nu-l mi tol, / N’aurai ieu tot
so que-m desir / Enanz que-l lais de mi partir ; [...] Annatz querre vost’aventura / En autre loc,
si-us platz, amiga, / Qe d’aquest non menaret miga ! » Jaufré, éd. cit., v. 8099-8102 ; 8106-8108.
Un peu plus tard, Jaufré a l’occasion de se mêler à l’affaire : « Da-m mas armas ! que la m’en vau
/ On aug aquesta vóut cridar. » Jaufré, éd. cit., v. 8384-8385. Enfin, une troisième fois, lorsque le
couple est invité, la précaution de Jaufré fait allusion à une précaution préalable : « Melïan, fas-
sam tost garnir / Nostras gens et aparellar, / Car ben cresas que encantar / Nus vol aquesta vera-
mens. / Gardatz, vegatz cals estrumens / A aportat e que vol dir. / Ben sapxas qu’ela-ns vol traïr. »
Jaufré, éd. cit., v. 10362-10368. Le danger de l’enchantement (encantar) et de la séduction (traïr)
est perçu comme encore plus fort parce qu’ils sont de nouveau sur le pré où se trouve la fontaine
miraculeuse. La dame s’avère cependant véritablement bienveillante : « Non fusson anc negunas
gens / Mais servidas tan ricamenz, » Jaufré, éd. cit., v. 10382-10383.
65
Jaufré, éd. cit., v. 10571-10574.
192 Imre Gábor Majorossy
La Fée souhaite donc quelque chose d’irréel qui est plus irréel que le cadeau
de Jaufré, car selon toute vraisemblance, Brunissen ne demeurera pas ma-
gnifique pour toujours. L’irréalité du souhait suggère l’ironie d’une affirma-
tion qui se base finalement sur les phrases antérieures de Brunissen66. C’est
un parallélisme et une hyperbole qui relient les deux passages : de même
qu’il est impossible de garder la beauté, de même il est peut-être impossible
de garder la fidélité de Jaufré – du moins selon la Fée...
Cette courte présentation clarifie la signification des combats intérieurs
pour Jaufré. C’est en principe sur un plan intérieur que la deuxième série
d’aventures se déroule : par rapport aux duels, combats et défis précédents,
l’accent est mis sur les conflits réels ou possibles de l’âme humaine. À notre
avis, le défi dans l’empire de la Fée de Gibel enrichit le récit d’un nouvel as-
pect qui, d’une part, étend le champ des activités possibles de Jaufré, d’autre
part, multiplie les possibilités de combats. Alors qu’il a remporté une partie
de ces combats, il reste encore à Jaufré de nombreuses tâches chevaleresques
à accomplir.
Approche anthropologique
66
Citée ci-dessus : « Píucella, ben parlat en fol, / Car, qui per forsa nu-l mi tol, / N’aurai ieu tot
so que-m desir / Enanz que-l lais de mi partir ; [...] Annatz querre vost’aventura / En autre loc,
si-us platz, amiga, / Qe d’aquest non menaret miga ! » Jaufré, éd. cit., v. 8099-8102 ; 8106-8108.
« Vos darai armas e destrier » 193
67
« Roman d’aventure, Jaufré est également, comme le Conte du Graal, mais avec moins
d’ampleur, le récit de la transformation d’un jeune homme doué de solides qualités physiques
et morales en un parfait chevalier et un parfait amant, transformation qui s’élabore par touches
successives, au prix d’épreuves et de rencontres diverses. » Emmanuèle Baumgartner, Grundriß
der Literatur des romanischen Mittelalter, IV/1, p. 628.
68
« Amix, mot volenteiramens / Vos darai armas e destrier ; » Jaufré, éd. cit., v. 640-641.
69
« Mais fait me garnimens donar / Aitals can a vos plasera, / Qe segrai aqel qe s’en va, » Jau-
fré, éd. cit., v. 634-636.
70
La diversité culinaire illustre cette richesse : « Anc nula res non fo a dir / Qe rics om a man-
jar desir, / Gruas, ostardas ni paos, / Signes, ni aucas ni capos, / Grasas galinas ni perdis, / Pas
barutelatz ni bos vis » Jaufré, éd. cit., v. 515-520.
71
Seule une petite allusion signale que la première étape de la poursuite se déroule de nuit :
« Annueg can nos degram colgar, / E Estoutz nos venc asautar / A un meu castel aisi pres, » Jau-
fré, éd. cit., v. 869-870. Par conséquent, toute la recherche, du départ jusqu’au dialogue avec le
chevalier blessé, s’est passée pendant la nuit.
72
« Mas ja enantz, per negun plag, / Non enpenrai autra batailla. » Jaufré, éd. cit., v. 8120-8121.
194 Imre Gábor Majorossy
Conclusion
Nous espérons avoir expliqué le sens des combats les plus importants dans
le Jaufré. Par ‘combat’ nous avons compris toutes sortes de conflits à résou-
dre qui se déroulent soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Hormis la représen-
tation traditionnelle, le roman illustre les difficultés qui entourent la carriè-
re initiale d’un chevalier quel que soit son lignage. C’est ce qui nous permet
sans doute de répondre à la question de la nécessité artistique des aventu-
res du bas pays, car l’auteur anonyme ne s’est pas satisfait de duels multiples
avec divers représentant du Mal : évoquer également les conflits intérieurs
semble lui avoir paru indispensable. C’est pourquoi la structure du roman
confère une place si éminente à la deuxième série d’aventures. Et c’est aussi
pourquoi les femmes jouent un rôle fort actif au cours de ces aventures. Jau-
fré apprend à gérer ses propres émotions et en même temps à se conduire
avec les femmes.
Quant aux motifs chrétiens, il apparaît clairement que, sans même tenir
compte de la fréquence des tournures religieuses, de nombreux extraits du ro-
73
Certaines phrases et expressions sporadiques alimentent le soupçon que la Dame veut
plus qu’un chevalier brave... : « Seiner, Deu lau, / Ara-us ai ieu e mon poder, » ; « Seiner, ben
sai, per Deu, / Que l’estage d’aici-us es greu, / Mais ie-us o dic en veritat, / Aissi cun em aissi
justat, / Serem ab Brunesen deman, / E aisso promet vos de plan. » Jaufré, éd. cit., v. 8756b-
8757 et 9225b-9230.
74
« E-l reis sonet lo fill Dozon / Que venga sezer delon se. / E cant fu assegut Jaufre, / La reïna
tut eissament / Fes lonc seser Brunesent. Jaufré, éd. cit., v. 9708-9712.
75
« E-l bon arcevesque Gales / A fait Brunesen e Jaufres / Aqui venir denant l’autar, / E pres a
cascun demandar / Si a l’un de l’autre agrat, / Et amdui ann o autrejat. » Jaufré, éd. cit., v. 9738-
9744.
76
« E abans que fosson pojatz, / Melïan a comïat pres / De Brunesen, et puis el es / Mantenent
el caval pojatz, / E puis sun el camin intratz, / E remas a Munbrun Jaufres. / Esgardat si li es ben
pres ! » Jaufré, éd. cit., v. 10938-10944.
« Vos darai armas e destrier » 195
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française sont des êtres
fabuleux parfois difficilement repérables, apparaissant et resurgissant sou-
vent sous des noms identiques mais avec des traits fort variables d’une œuvre
à l’autre. Morgane la Fée / Morgause ou Viviane / Nimue (cette dernière consi-
dérée quelquefois aussi comme la Dame du Lac) en sont une bonne illustra-
tion dans le cycle arthurien. Plusieurs d’entre elles sont dépourvues d’un nom
qui les singulariserait malgré leur rôle de protagoniste (cf. Lanval de Marie de
France) : ceci ne peut être le fruit du hasard. Ces fées-sorcières se distinguent
par leur caractère marqué et marquant ; parmi elles, je voudrais me concen-
trer sur la figure de Morgane la Fée. Un examen plus attentif de quelques ma-
nifestations de son personnage, intéressant par sa complexité, offrira aussi
l’occasion d’ouvrir une fenêtre sur la littérature des siècles suivants.
Le mot fée date du XIIe siècle. Il vient du latin fata, dérivé de fatum1, destin
(d’où vient l’expression Fata Morgana, qui se réfère justement à notre fée) et il
a donné fata en italien, fada en provençal et langue d’oc, fade dans certaines
régions de France, sans oublier le nom d’un fameux genre portugais, le fado.
Une autre étymologie fait dériver fée du latin fari, prophétiser, qui a donné en
vieux français le mot faer, ‘enchanter, charmer, ensorceler’ et faé, ‘enchanté /
sorcière / fée’ (ou fay en anglais ; Fay est d’ailleurs un nom propre en anglais).
Pour moi, la deuxième explication semble plus convaincante.
Les fées se rencontrent assez souvent dans les contes celtiques dans lesquels,
étrangement, c’est toujours elles qui choisissent le chevalier et non pas l’in-
verse. Il ne lui vient pas un seul instant à l’idée qu’il puisse ne pas aimer cette
fée. Mais il est de tradition de ne pas les nommer directement : les tabous les
1
http://supertomasse.centerblog.net/5119425-Les-Fees
198 Képes Júlia
plus fréquents énoncés par les fées consistent en cette interdiction (presque
toujours existante mais rarement mentionnée). Un autre tabou est de révéler
leur existence et surtout leur liaison à autrui (ceci, par contre, est toujours ex-
plicite). Le chevalier est néanmoins obligé de le faire quand même et c’est la
raison pour laquelle la fée le quitte pour toujours, sans manquer pourtant de
lui apparaître une dernière fois, pour le sauver, et puis l’emmener vers l’autre
monde (cf. Lanval). Chez les Celtes, dans les temps anciens (vers le IXe siècle),
il était tout à fait admis qu’une femme prenne l’initiative d’une façon aussi ex-
plicite. Il est vrai que de telles dames se rencontrent aussi dans la littérature
médiévale et qu’il ne s’agit pas toujours de fées (c’est d’ailleurs là un de mes
thèmes préférés...).
La fée Viviane ou Dame du Lac est un personnage important des légen-
des arthuriennes, y jouant même plusieurs rôles : elle donne l’épée Excali-
bur au roi Arthur – dont le fourreau magique, orné par Morgane la Fée, la
(demi)sœur du roi Arthur, est fait pour le protéger de toute blessure fatale
au combat. Elle élève Lancelot du Lac qui est resté orphelin, elle enchante
Merlin (après avoir appris de lui toute la magie – de fait, c’est pour pouvoir
garder sa virginité) et enfin, elle guide le roi mourant vers Avalon après la
bataille de Camlann. Ce dernier geste, comme nous le verrons, n’est pas son
apanage exclusif.
C’est en 1148 que la fée Morgane a fait sa première apparition dans la lit-
térature. En breton, son nom signifie « sirène », (elle se trouve presque tou-
jours près d’une eau) mais est dérivé aussi du nom « Matrona ». Dans La
vita de Merlini2, Geoffroy de Monmouth, un moine gallois, la présente com-
me fée et magicienne. Il évoque notamment son exceptionnelle beauté et sa
capacité à voler. Morgane la Fée aurait même appris les sciences magiques
avec le célèbre enchanteur (premier essai du mythe de Viviane et Merlin).
Conformément à la tradition celtique, dans La Mort le roi Artu3, elle vient
chercher Arthur et l’emmène en Avalon dans un vaisseau enchanté (cf. ce
qui vient d’être dit aussi de la Dame du Lac) rôle en contrepoint de celui de
sa consœur. Mais, comme nous l’avons dit, quelquefois au contraire, les rô-
les de ces deux fées-sorcières se mélangent au point de ne plus pouvoir être
distingués.
Vers 1180, le romancier anglais Layamon4, lui confère un rôle et des pou-
2
http://www.lib.rochester.edu/Camelot/GMAvalon.htmvers 919-940
3
La mort le roi Artu : roman du XIIIe siècle, publié par Jean Frappier, Genève, Droz, 1954.
4
http://www.gutenberg.org/dirs/1/4/3/0/14305/14305-8.txt
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée199
voirs identiques (elle y figure sous le nom d’Argante !) et, à la fin, Arthur, mor-
tellement blessé lors de la bataille de Camlann (aujourd’hui Salesbières) lui est
amené pour qu’elle le guérisse et veille sur lui RÉF ???. Ce dernier geste sem-
ble être l’élément le plus fixe de son rôle, même si son appréciation a presque
constamment changé.
Quant aux œuvres de Chrétien, plusieurs vers font référence à elle et il est
vraiment frappant que dans Érec et Énide5, son nom apparaisse deux fois avec
des rimes quasi identiques :
…« et ce fu veritez provee
que l’ueve an fist Morgue la fee » (v. 2359-2360)
Chrétien évoque aussi son savoir qui lui permet de guérir les plaies (d’Érec,
par exemple, mais aussi d’autres chevaliers) avec un onguent magique (v. 4193-
4200 – cf. ce type de savoir chez Yseut) – évocation qui s’accorde bien avec la
référence qui est faite dans Yvain6 (v. 2947-2951).
Morgane transmet au roman médiéval l’esprit des dieux celtiques plus
qu’aucune autre fée arthurienne. La résurgence du mythe de Morgane a
lieu au XIIe siècle, époque de l’amour courtois, et la fée est pour les hom-
mes un sujet de fascination. Mais à la fin du moyen âge (XIIIe siècle), mar-
quée par une recrudescence de la misogynie, Morgane devient sorcière !
Mais pourquoi transformer la fée en sorcière ? Morgane représente l’in-
dépendance et donc la révolte contre l’autorité masculine, révolte aussitôt
réprimée dans ce moyen âge misogyne. Nous avons vu que Morgane était
une femme fatale du cycle arthurien – très belle, ayant beaucoup de char-
me ; et même magicienne et dotée des pouvoirs d’une reine – avec les ca-
ractéristiques d’une déesse celtique qui vont de pair avec la souveraineté
chez les Celtes.
Il peut sembler étrange que le mot « sorcière » soit mentionné en relation avec
5
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, publié par Mario Roques, Paris, Librairie Honoré Cham-
pion, 1978.
6
Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Librairie
Honoré Champion, 1978.
200 Képes Júlia
une jeune femme radieusement belle, mais dans un essai de Géza Képes7 trai-
tant de la poésie hongroise ancienne, on apprend que du temps du matriarcat,
les sorcières n’étaient point laides ni vieilles, au contraire : elles étaient d’une
beauté exceptionnelle et avaient une personnalité très forte et suggestive ; en
fait, elles étaient des chamans – mais le patriarcat les a transformées ultérieu-
rement en femmes vieilles et laides... Tout cela « rime » parfaitement avec la
« transformation de fée en sorcière » de Morgane, mentionnée ci-dessus !
Avec les grands romans en prose, l’image de Morgane se dégrade jusqu’à Ma-
lory dans Le Morte D’Arthur8, qui la traite de « sorceresse », probablement sous
l’influence de La Mort le Roi Artu, que nous avons déjà mentionné. Dans ces
textes-là, c’est elle qui révèle au roi Arthur la « liaison dangereuse » de la reine
et de Lancelot du Lac, en lui montrant la Chapelle aux images et notamment
celles faites par Lancelot qui représentent son amour pour la reine (cf. Salle
aux images dans Tristan de Thomas9 ou de frère Robert10). Nous pouvons voir
par exemple dans Le Tristan en prose comment Morgane envoie au roi Ar-
thur une corne magique qui lui révèle l’adultère de Guenièvre avec Lancelot.
(Elle se venge ainsi d’elle, car Guenièvre avait séparé Morgane de son premier
amant, Guiomar – cousin de la reine). Dans certaines romances, elle est aussi
amoureuse de Lancelot, ce qui rend encore plus compréhensible sa haine en-
vers la reine ; mais quelquefois, par contre, elle veut seulement le séduire pour
contrarier la reine qu’elle hait tant.
Il est intéressant de remarquer que dans Le Morte D’Arthur de Malory, elle
se livre au même jeu, non pas avec ce couple royal, mais avec un autre : Marc
et Isold, préférant pourtant le faire avec Arthur et Guenièvre… Dans ce texte,
elle joue aussi un rôle particulier en relation avec Excalibur, qui consiste pa-
radoxalement à envoyer à son frère une autre épée, une « fausse Excalibur »,
afin de le tuer, en donnant la vraie à son amant. Nota bene : cependant, même
dans les différentes adaptations de cette œuvre, le « rôle final » qui lui est dé-
volu n’est pas modifié.
Morgane cherche à protéger la Bretagne de l’influence grandissante du
7
Géza Képes, « A magyar ősköltészet nyomairól », dans Az idő körvonalai, Budapest, Mag-
vető, 1976.
8
Sir Thomas Malory, Le Morte D’Arthur, publié par Janet Cowen, London, Penguin Books, 1969.
9
Thomas, Les Fragments du Roman de Tristan, publié par Bartina H. Wind, Paris, Librairie
Minard, 1960, p. 69.
10
Tristan et Iseut : la saga norroise, traduit par Daniel Lacroix, Lettres Gothiques, Paris, Livre
de Poche, 1989, p. 634.
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée201
son lit ; mais cela est loin d’être tout à fait vrai : pensons, par exemple, à la
visite nocturne de Blanchefleur chez Perceval12 ou bien à celle de « l’autre »
Blanchefleur, mère de Tristan… Et n’oublions pas que nous parlons de da-
mes absolument courtoises…)
Dans cette romance, le rôle et la figure de Morgane la Fée y sont de fait
plus complexes et compliqués qu’il ne semble tout d’abord et mes hypothèses
concernant le vers énigmatique ci-dessus me semblent loin d’être conclusives.
Cette question vaudrait vraiment la peine d’être approfondie, mais alors il
faudrait s’occuper exclusivement de ce personnage dans Sire Gauvain.
Signalons que Morgane figure quelquefois « indirectement » dans les canta-
ri italiens ; dans La Morte di Tristano13 (comme dans le Tristan en prose), Marc
tue Tristan avec la lance de Morgane ; tandis que dans La pulzella Gaia14, nous
rencontrons la fille de Morgana, se comportant tout comme une fée (avec les
tabous mentionnés précédemment) et son histoire d’amour avec Gauvain fi-
nit bien ! Dans certains contes, Morgane est dite femme de Gargantua.
La confrontation avec la reine est une constante. Le nom Guenièvre vient
selon toute vraisemblance du mot gallois « Gwenhwyfar » qui signifie « blanc
fantôme » ou « blanche fée » (c’est l’origine du prénom Jennifer). Dès lors, on
peut affirmer que Guenièvre possède un trait féerique qui lui confère un ca-
ractère magique, presque de l’Autre monde. Ainsi le mystère de la reine reste
insoluble : est-elle donc la représentante de la chrétienté à la cour d’Arthur ou
bien le contraire, ou les deux ?
La figure de Morgane resurgit aussi dans la littérature contemporaine plu-
tôt sous l’inspiration de la Mort d’Artu et l’on y trouve parfois certaines repri-
ses textuelles qui proviennent mot à mot de la source. Un exemple français
vraiment marquant se trouve dans l’œuvre dramatique et musicale de Boris
Vian intitulé Le Chevalier de la Neige15 (inspirée par La Mort le Roi Artu ; pré-
sentée en 1953 au 3ème Festival de Normandie, avec Sylvia Monfort dans le rôle
de la reine, que nous avons tous vue et tant aimée dans le film Les Misérables
avec Jean Gabin) ; elle s’y voit attribuer des traits négatifs. Le livre de Marion
Zimmer Bradley (pas nécessairement considéré comme de la littérature) inti-
tulé Les Brumes d’Avalon16 a pour particularité d’être centré autour de Mor-
12
Chrétien de Toyes, Perceval, Paris, Librairie Honoré Champion, 1981, v. 1948-2110.
13
http://www.classicitaliani.it/trecento/morte_tristano.htm
14
http://www.classicitaliani.it/trecento/pulzella_gaia.htm
15
Boris Vian, Le chevalier de la neige, Paris, 1018, 1974.
16
Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, London, Penguin Books, 1982.
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée203
gane la fée, sœur d’Arthur. Celle qui généralement a un rôle de méchante est
montrée ici sous le jour d’un être humain. Elle figure aussi dans le roman de
Steinbeck, Le roi Arthur et ses preux chevaliers17, inspiré aussi par la même
œuvre. Elle y est présentée, comme dans le drame de Vian, comme belle, mais
très méchante ; haïssant son frère et déterminée à le tuer. NB (concernant
l’autre NB) : dans ces œuvres du XXe siècle, elle joue presque exclusivement ce
type de rôle, soit littérature ‘classique’, soit simplement ‘fantasy’, et elle perd
alors son rôle invariable auprès de son frère mourant. La seule exception en
est peut-être donné par Les Brumes d’Avalon, ce qui est assez intéressant, car
elle y est représentée quelquefois avec un caractère pire même que dans les
œuvres prosaïques du Moyen Age qui donnent d’elle l’image la moins favora-
ble – du moins, c’est ce que nous pouvions croire jusqu’à présent.
17
John Steinbeck, The Acts of King Arthur and his Noble Knights, London, Pan Books, 1979.
204 Képes Júlia
Bibliographie
The Arthurian Encyclopedia, publié par Norris J. Lacy, Woodbridge, The Boydell
Press, 1986.
http://www.classicitaliani.it/trecento/morte_tristano.htm
http://www.classicitaliani.it/trecento/pulzella_gaia.htm
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pion, 1978.
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Képes Géza, « A magyar ősköltészet nyomairól », dans Az idő körvonalai, Budapest,
Magvető, 1976.
King Arthur’s Death / Morte Arthure, publié par Brian Stone, London, Penguin
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La mort le roi Artu : roman du XIIIe siècle, publié par Jean Frappier, Genève, Droz,
1954.
http://www.lib.rochester.edu/Camelot/GMAvalon.htm vers 919-940
Malory Sir Thomas, Le Morte D’Arthur, ed. Janet Cowen, London, Penguin Books,
1969.
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Steinbeck John, The Acts of King Arthur and his Noble Knights, London, Pan Books,
1979.
Stewert Mary, The Prince and the Pilgrim, London, Hodder & Stoughton, 1995.
Thomas, Les Fragments du Roman de Tristan, Publié par Bartina H. Wind, Paris, Li-
brarie Minard, 1960, p. 69.
Tristan et Iseut : la saga norroise, traduit par Daniel Lacroix, Lettres Gothiques, Pa-
ris, Livre de Poche, 1989, p. 634.
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, publié par Mario Roques, Paris, Librairie Honoré
Champion, 1978.
Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Li-
brairie Honoré Champion, 1978.
Chrétien de Toyes, Perceval, Paris, Librarie Honoré Champion, 1981, v. 1948-2110.
http://vault.hanover.edu/~battles/arthur/morgan.htm
Vian Boris, Le chevalier de la neige, Paris, 1018, 1974.
Zimmer Bradley Marion, The Mists of Avalon, London, Penguin Books, 1982.
Le voyage de George Grissaphan
au purgatoire de saint Patrice :
composantes littéraires et folkloriques
Sonia Maura Barillari
Università di Genova
1
Visiones Georgii. Visiones quas in purgatorio sancti Patricii vidit Georgius miles de Ungaria
a. D. MCCCLIII, hrsg. von L. L. Hammerich, Kobenhavn, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1930.
2
Cf. E. Haywood : « Disdegno umanista ? Alessandro VI di fronte all’Irlanda », dans Princi-
pato ecclesiastico e riuso dei classici : gli umanisti e Alessandro VI – Atti del convegno (Bari-Mon-
te Sant’Angelo, 22-24 maggio 2000), sous la direction de D. Canfora – M. Chiabò – M. de Nichilo,
Roma, Ministero per i Beni e le Attività Culturali, p. 255-274 et p. 269-270.
3
On peut le déduire de la lettre que l’oncle envoie à son neveu (recteur de l’église de Trim,
dans le comté de Meath, et chanoine d’Emly, dans le comté de Tipperary), qui annonce l’arrivée
de George.
4
Au Moyen Age, la pénitence dans le purgatoire irlandais était considéré comme une expérien-
206 Sonia Maura Barillari
Si l’on sait peu de choses, voire rien du tout, sur les autres visionnaires du
purgatoire de saint Patrice, nous sommes mieux informés en ce qui concerne
George Grissaphan, dont nous connaissons non seulement le nom et le pré-
nom, mais aussi l’âge, l’origine, la condition sociale et, surtout, les raisons qui
l’avaient persuadé d’accomplir une pénitence très risquée et onéreuse :
dominus noster Jhesus Christus [...] loqui dignatus est nobis in quodam sibi
dilecto et caro adopcionis filio, nomine Georgio de Vngaria, filio cuiusdam
magnati, militis et baronis de Vngaria, qui Grissaphan nominatur5.
Ce qui avait incité George à aller en Irlande « non equitando sed peditan-
do » a été un fort désir de se racheter des nombreux péchés commis durant sa
jeunesse (« vtpote ducentis et quinquaginta homicidijs multisque alterius ge-
neris et modi peccatis »6) : comme il était prévu par le rituel, il a demandé et
obtenu la permission de l’archevêque d’Armagh, de l’évêque de Clogher « in
cuius dyocesi est ostium purgatorij »7, du prieur du monastère de l’île du pur-
gatoire « ordinis Sancti Augustini » et du prieur général des Chevaliers hiéro-
solymitains d’Irlande8.
Quand George arrive sur l’île – nous l’apprenons d’une lettre9 de l’archevê-
que d’Armagh – il a vingt-quatre ans. Dans la même épître, il est appelé « ha-
bitator regni Apuliensis » et on dit aussi qu’il était le fils d’un homme noble
d’origine hongroise qui résidait à Naples et avait occupé d’importantes char-
ges publiques :
ce ‘extrême’ : ceci est dit expressément par l’auteur d’une autre vision patricienne, Pierre de Cor-
nwall, qui souligne que la plupart des pénitents préfèrent « in redemptionem peccatorum suorum
uitam peregrinam ducere et limina apostolorum Petri et Pauli Rome uisitare, et Ierosolimam et
alia sanctorum loca adire [...] quam in pericula tanta Purgatorij intrare ». Cf. R. Easting, « Peter of
Cornwall’s account of st. Patrick’s Purgatory », Analecta bollandiana, No. 117, 1979, p. 397-416.
5
Visiones Georgii, p. 75-76.
6
Visiones Georgii, p. 76.
7
Visiones Georgii, p. 76.
8
Visiones Georgii, p. 76-77.
9
L’œuvre commence en fait avec une série de six lettres attestant la visite de George au pur-
gatoire irlandais.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 207
Opprimé par le poids de ses fautes, George, « cum vnico famulo, sine equo
et animali quocumque », commence un long voyage qui l’emmène d’abord à
Avignon pour demander l’absolution au pape, puis à Saint-Jacques-de-Com-
postelle et, de là, après deux journées de marche, dans un ermitage connu
sous le nom de « sancti Guilhelmi », près de Sainte-Marie-de-Finisterre : il
reste cinq mois en ce lieu, jusqu’à ce qu’il décide d’aller au célèbre purgatoire,
situé « in finibus mundi, videlicet in Ybernia, que est ultima mundi prouin-
cia in parte occidentali »11. Il marche à travers la terre des Basques, la Navarre,
le royaume de France et l’Angleterre pour arriver en Irlande et à l’« église de
Saint Patrice ». Ici, il demande et obtient la permission d’entrer dans la fosse,
puis il doit subir un cérémonial complexe et rigoureux :
oportet ipsum consequenter per xv dies ieiunare in pane grossissimo et
in aqua, sub certa mensura vtriusque. Item completis xv diebus huius-
modi ieiunij dicitur per v dies mane et vespere pro illo officium mortuo-
rum, ac si esset mortuus et sicut pro mortuo per hunc modum : colloca-
tur enim in medio chori supradicte ecclesie sancti Patricij feretrum cum
panno nigro coopertum, et ibidem peregrinus Purgatorium intraturus
tamquam mortuus collocatur, paratis sacerdoti et dyacono, subdyacono
et accolitis, sicut pro mortuis parari consueuerunt. Et sic paratis omni-
bus cum cruce, thuribulo et aqua benedicta incipitur alta voce cantan-
do conplete officium mortuorum. Quo de mane cantato statim dicitur
missa de Requiem pro illo, et sicut dictum est de mane, ita dicendum
et faciendum est de sero preter missam. Missam autem dicta dictus pe-
regrinus absoluitur, ac si deberet ad sepulchrum deduci, pulsando tunc
10
Visiones Georgii, p. 87-88.
11
Visiones Georgii, p. 91.
208 Sonia Maura Barillari
campanas, sicut pro defunctis fieri est consuetum. Et iste modus pulsan-
di modusque cantandi missam et officium mortuorum per quatuor dies
subsequentes obseruatur12.
Enfin, George, avec un important groupe de représentants des autorités lo-
cales, civiles13 et religieuses, se rend
12
Visiones Georgii, p. 94-95.
13
L’auteur parle d’un vir nobilissimus « qui vocatur rex illius patrie, dictus Magrath ». Visio-
nes Georgii, p. 95.
14
Visiones Georgii, p. 95-97.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 209
15
Visiones Georgii, p. 318-319.
16
On peut le lire dans Das Buch vom « Espurgatoire S. Patrice » der Marie de France und seine
Quelle, hrsg. von K. Warnke, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1973 [1938].
17
Dans ce cas, les mémoires sont certifiés par l’auctoritas de quatre ‘garants’, désignés par
leur nom et leur fonction : « videlicet domini Richardi, nunc Armachani archiepiscopi [...] do-
mini Nicolai, nunc Clochorensis episcopi [...] fratris Paoli, prioris monasterij insule Purgatorij
sancti Patricij [...] fratris Iohannis, prioris generalis per Yberniam fratrum hospitalis sancti Io-
hannis Ierosolimitani ». Visiones Georgii, p. 77-78.
210 Sonia Maura Barillari
Mais ce qui frappe le plus dans les Visiones Georgii, c’est le soin avec lequel le
récit est ancré à des points de référence chronologique et géographique exacts,
et la précision de l’état civil des protagonistes de l’histoire21 : le père de Geor-
ge habite à Naples, George vit entre Trani, Bari, Barletta, Canosa, et sa sincère
contrition le fait aller à Avignon, à Saint-Jacques-de-Compostelle, à Finister-
re, en Irlande enfin. Il y est accueilli par l’archevêque d’Armagh dans le châ-
teau de Dromiskin, près de Dundalk, dans le comté de Louth22. Dans une let-
tre à son neveu, Richard Fitz-Ralph junior (rector de l’église de Trim, dans le
comté de Meath, et chanoine à Emly, dans le comté de Tipperary), le même ar-
chevêque dira de George qu’il « ad vos venerit », se référant à Avignon, la ville
dans laquelle Richard se trouvait à ce moment-là. Nous avons là un tableau
européen extrêmement précis et articulé auquel correspond une datation qui
ne l’est pas moins : la première lettre de l’archevêque d’Armagh, adressée au
chevalier hongrois, pourrait avoir été écrite le 19 février 135423, un mercredi,
18
Cf. A. Vignaux et A. Jeanroy, Voyage au Purgatoire de St. Patrice, Visions de Tundal et de St.
Paul, textes languedociens du quinzième siècle, Toulouse, Éditions Édouard Privat, 1903, rist.
New York-London, Johnson Reprint Corporation, 1971.
19
Cf. L. Frati, « Il Purgatorio di S. Patrizio secondo Stefano di Bourbon e Umberto da Ro-
mans », Giornale Storico della Letteratura Italiana, No. 7, 1886, p. 140-179.
20
Visiones Georgii, p. 95-96.
21
Sont ici nommés l’archevêque d’Armagh, Richardus, identifié avec Richard Fitz-Ralph, ti-
tulaire de cette charge de 1347 à 1360, Nicolaus, évêque de Clogher (Nicolaus Mac Cathusaigh,
1320-1356), Iohannis, prieur général des Hiérosolymitains en Irlande (John of Frowick, 1338-
1358) et Richard Fitz-Ralph junior (1344-1353).
22
Visiones Georgii, p. 79.
23
Le 12 ou le 5 février : certainement avant la lettre suivante, datée du 22 février 1354. Visio-
nes Georgii, p. 80-81.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 211
L’héritage du Tractatus
son séjour temporaire dans le Paradis Terrestre, s’apprête à faire retour dans
notre monde. Puis est rapporté un témoignage attribué à Gilbert (le premier
narrateur de l’histoire d’Owein) qui réfute l’opinion de ceux qui ne considé-
raient pas comme admissible qu’une expérience de l’autre monde fût physique
autant que spirituelle.
À ce point, certains manuscrits28 se terminent avec un bref épilogue, épi-
logue29 que d’autres30 reproduisent à la fin d’un ‘appendice’ composé de cinq
narratiuncolae d’une physionomie apparentée à celle des exempla.
La structure narrative des Visiones Georgii est quant à elle très différente :
après une longue introduction qui décrit les vicissitudes qui ont mené George
en Irlande et le rite préliminaire à son entrée dans la construction cachant le
passage vers l’au-delà, le texte propose une série de vingt-neuf visiones dont les
dix-huit premières ont un décor avec des traits nettement infernaux. Dans les
neuf visions initiales, les diables prennent des formes toujours différentes qui
mettent l’accent sur la disposition diabolique au transformisme, à la métamor-
phose, et en même temps exploitent les clichés d’une littérature exemplaire en-
cline à mettre en garde les fidèles contre les dangers de la vie mondaine : ils
apparaissent d’une fois à l’autre sous les traits de bêtes horribles, de chevaux et
chevaliers armés et belliqueux, de femmes lascives, de marchands somptueu-
sement habillés, de serpents et même de moines et prêtres – impliquant dans
cette diabolisation toutes les conditions sociales, tous les ‘états du monde’.
Pour convaincre George d’abandonner son chemin de pénitence, les dé-
mons assument l’aspect de son père et de ses frères, ainsi que des demoiselles
qui fréquentaient sa maison des Pouilles. À partir de la dixième visio, l’auteur
suit plus fidèlement le modèle offert par le Tractatus : le jeune homme rencon-
tre sur son chemin un lac flamboyant, un bâtiment plein de fosses remplies de
métal bouillant, un puits profond, une haute montagne fouettée par un vent
glacial, un autre puits enfin qui s’ouvre sur l’abîme de l’enfer.
Le titre de la seizième visio, « de diuersis penis purgatorij », nous fait com-
prendre que les différences entre notre texte et sa « source » sont d’essence
doctrinale, avant même d’être relatives au contenu : en effet, il présente le
28
Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle
29
« Hec, pater uenerande, predictus Gilebertus et mihi et aliis pro edificatione narrauit, si-
cut ipse ab eodem milite sepius audiuit. Ego uero sequens sensum uerborum et narrationis eius,
prout intelligere potui, dixi uobis. Si quis autem hinc me reprehendere uoluerit, sciat quod ues-
tra me hoc scribere iussio coegit » ; K. Warnke, op. cit., p. 150.
30
Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 213
31
George le confond effectivement avec le paradis céleste et vérifie auprès de son guide, l’ar-
change Michel, qui dément : « non est proprie paradisus, sed speciali pregustacio et participatio
paradisi et quedam ymago illius ». Visiones Georgii, p. 210.
32
Cf. S. M. Barillari, « Le glosse e l’appendice del Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli, B.N.,
Vind. lat. 57, cc. 258-263) : un caso di contaminazione », Studj romanzi (Nuova serie), No. 2,
2007, p. 127-155 ; « I volgarizzamenti e i rifacimenti del Tractatus de Purgatorio s. Patricii : dalla
propaganda religiosa a quella politica », dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII,
Atti del convegno internazionale, Messina, 24-26 maggio 2007, sous la direction de F. Latella e T.
Sorrenti, Roma, Viella, 2007, p. 113-131 ; « Il Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli, Biblioteca
214 Sonia Maura Barillari
Nazionale, Vind. lat. 57, cc. 258-263) : un testo a cavallo fra Medioevo e Rinascimento, Studi me-
dievali (3a serie), No. 49, 2008, p. 759-808 ; « Un Purgatorio umanistico ? Le vicende testuali di
una visio fra latino e volgare », dans Lingue e culture fra identità e potere, sous la direction de M.
Arcangeli et C. Marcato, Formello (Rm), Bonacci, 2009, p. 123-130.
33
P : Paris, B.N.F., Lat. Nouv. Acq. 1154, cc. 7r-10v (fin du XIVe siècle).
34
V : Naples, Bibliothèque Nationale, Vind. lat. 57, cc. 258-263 (fin du XIVe siècle). Il y a aussi un
codex descriptus, V : Naples, Bibliothèque Nationale, Vind. lat. 57, cc. 258-263 (fin du XIVe siècle).
35
B : Barcelona, Arxiu de la corona d’Arago, Sant Cugat 82, cc. 157r-163v, e 83, c. 126 (pre-
mière moité du XVe siècle).
36
C : Venise, Bibliothèque du Musée Correr, 1508 (premier quart du XVe siècle) ; et Pd : Pa-
doue, Bibliothèque Municipale, C.M. 106, cc. 44va-49vb (milieu du XVe siècle).
37
Cf. S. M. Barillari, « La città delle dame. La sovranità ctonia declinata al femminile fra l’ir-
landa e i Monti Sibillini », L’Immagine riflessa N.S., No. 18, 2009, p. 87-121 et p. 120-121.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 215
L’héritage folklorique
38
Ludovico Frati l’avait déjà relevée, « Tradizioni Storiche del Purgatorio di San Patrizio »,
Giornale Storico della Letteratura Italiana, No. 17, 1891, p. 46-79.
39
Le texte du manuscrit V est édité par S. M. Barillari dans « Il Purgatorio di Ludovico di
Sur », art. cit. (la citation se trouve p. 800). La version du manuscrit C est encore plus explicite :
« sapi che incontenente i demonii vignirà da ti in forma de donzele bellisime per sedurte a pe-
char chon quelle » (c. 4v).
40
S. M. Barillari, « Il Purgatorio di Ludovico di Sur », art. cit., p. 801-802.
216 Sonia Maura Barillari
41
Les variantes de Pd sont minimes, et purement graphiques.
42
R. Miquel y Planas, Llegendes de l’altra vida, Barcelona, Giró, 1914, p. 241-252, p. 247.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 217
43
Le texte est conservé dans une copie unique – presque certainement l’original rédigé par
Peter – qui se trouve à la Lambeth Palace Library (ms. 51).
44
Cf. S. M. Barillari, « Gli infortuni della penitenza. Ovvero, un purgatorio dai dolorosi am-
plessi », L’immagine riflessa N. S., No. 14, 2005, p. 87-102.
45
R. Easting, art. cit., p. 413.
46
Ibid., p. 414.
47
R. Easting, art. cit., p. 115.
218 Sonia Maura Barillari
Mais les textes connexes au purgatoire de saint Patrice ne sont pas les seuls
à exploiter un tel motif : il revient aussi dans Huon d’Auvergne, chanson de
geste franco-italienne qui pourrait avoir été composée – du moins dans la
forme attestée par les manuscrits49 – entre 1315 et 1340. L’épisode qui nous
intéresse50 a lieu pendant le long voyage qui conduira Huon en enfer pour
demander à Lucifer de reconnaître la suzeraineté de Charles Martel en lui
rendant hommage : il s’embarque sur un petit bateau qui, mu par une force
surnaturelle, remonte à contre-courant les eaux du fleuve Tigre et, après de
nombreux jours de navigation, il aperçoit sur une rive trois demoiselles qui
entonnent un chant d’amour. Les jeunes femmes lui souhaitent la bienvenue
et l’accompagnent dans une ville qui a une apparence ‘paradisiaque’. Tout
de suite il est conduit en présence de la reine qui porte une robe de veuve et
qui a la tête voilée : après avoir écouté son histoire elle lui promet non seu-
48
Visiones Georgii, p. 117-118.
49
Ce sont les mss. Hamilton 337 de la Staatsbibliothek de Berlin, daté de 1341 (B) ; N. III. 19
de la Bibliothèque Nationale de Turin, daté de 1441 et partiellement détruit dans l’incendie de
1904 (T) ; 32 de la Bibliothèque du Séminaire Épiscopal de Padoue, début du XVe siècle (P). Il y
a aussi le ‘frammento Barbieri’, conservée à la Bibliothèque du Archiginnasio de Bologne (Br) B
3489, qui contient les 1264 lignes de l’épisode de la descente d’Huon en enfer. Cf. L. A. Meregaz-
zi, « L’Ugo d’Alvernia poema franco-italiano », Studj romanzi, No. 27, 1937, p. 5-87, p. 6 et 15-16 ;
et « L’episodio del Prete Gianni nell’Ugo d’Alvernia », Studj romanzi, No. 26, 1935, p. 5-69, p. 5. Il
ne faut pas oublier que les textes de ces manuscrits montrent de considérables divergences dans
la forme, les contenus et la langue. Pour un approfondissement bibliographique, cf. Barillari,
« La città delle dame », art. cit., p. 93-95, n. 21.
50
L’épisode est édité par E. Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe, Episode aus
der franco-venezianischen Chanson de geste von Huon d’Auvergne nach den drei erhaltenen
Fassungen, der Berliner, Turiner und Paduaner », dans Mélanges M. Wilmotte, Paris, Cham-
pion, 1910, p. 685-713.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 219
51
B v. 6964-6974 (Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe », p. 705).
52
V. 7077-7084 de la version de B (Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe », p. 710).
Le feu sera ensuite éteint par l’intervention de trois anges descendus du ciel pour le consoler.
220 Sonia Maura Barillari
53
Cf. R. Easting, art. cit., p. 408.
54
Cf. C. Donà, « Il segreto del re del bosco », dans La regalità, sous la direction de C. Donà et
F. Zambon, Roma, Carocci, p. 65-85, p. 66. Cf. aussi G. Milin, Le roi Marc aux oreilles de cheval,
Genève, Droz, 1991, p. 80-81.
55
C. Donà, « Il segreto del re del bosco », art. cit., p. 77.
56
Carlo Donà relève que dans la plupart des cas, il s’agit de caractéristiques résiduelles – en
quelque sorte de fossilisation mythologique – encore reconnaissables au-dessous de sédimen-
tations plus récentes, mais de toute façon dépourvues de toute vitalité religieuse d’origine. La
régularité même de leur répétition est cependant significative (C. Donà, « Il segreto del re del
bosco », art. cit., p. 77).
57
Ce stade évolutif des processus économiques se développe et domine au paléolithique.
58
Cf. P. Galloni, Le ombre della preistoria. Metamorfosi storiche dei Signori degli animali,
Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2007, p. 220-222.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice 221
maintient les traces les plus évidentes de cet ascendant mythique – abstrac-
tion faite de l’interprétation chrétienne à laquelle la référence légendaire se
plie – est sans conteste celle proposée par les Visiones Georgii où la souveraine
de la ville surnaturelle qui va à la rencontre du protagoniste et veut se don-
ner à lui pour femme a en guise de pieds deux sabots, l’un de cheval, l’autre
de bœuf : « respiciens tamen eius pedes vidit alterum eius pedem tamquam
pedem bovis, alterum quoque tamquam pedem equi »59. C’est un détail qui la
révèle proche parente des divinités hippomorphes qui, dans les zones celtique
et germanique étaient étroitement associées à l’acquisition et à la transmission
de la royauté et de la prospérité. Cette entité divine aux traits équins s’incar-
ne dans des déesses telles que Rhiannon et Epona, divinités liées au cheval, et
a une hypostase en Macha, figure féerique des Ulates similaire à Mélusine, ca-
pable de battre à la course les plus rapides destriers du roi de l’Ulster60. Et tou-
tes ces déesses se montrent héritières d’une grande déesse préhistorique avec
laquelle les souverains s’accouplaient à des dates prédéterminées pour assurer
à leur peuple une année favorable61.
C’est là l’origine de la coutume enregistrée par Giraldus Cambrensis dans
la Topographia hibernica62, selon laquelle, dans l’extrême nord de l’Irlande, on
avait l’habitude de consacrer les rois avec un rituel « particulièrement barbare
et abominable » : celui qui devait être élevé au rang royal s’accouplait publi-
quement avec une jument blanche. Après l’accouplement, la bête était tuée,
coupée en morceaux et cuite dans l’eau : le nouveau roi plongeait dans cette
eau et tous se nourrissaient de la chair de la jument. Un hieròs gàmos archaï-
que, si l’on veut ‘bestial’ (Giraldus le considérait déjà comme tel à la fin du
59
Visiones Georgii, p. 116.
60
Cf. J. Gricourt, « Epona-Rhiannon-Macha », Ogam, No. 4, 1954. Cf. aussi R. Caprini, « Re
d’Inghilterra e cavalli. Una piccola storia in Goffredo di Monmouth », dans Incroci di lingue
e culture nell’Inghilterra medievale, sous la direction de G. C. Belletti, Alessandria, Edizioni
dell’Orso, 1994, p. 7-28 ; « Hengist e Horsa, uomini e cavalli », Maia n.s., No. 46, 1994, p. 197-214 ;
« Ancora a proposito di cavalli e di trasmissione della cultura », Quaderni di semantica, No. 18,
1997, p. 291-297 ; et F. Benozzo, « Epona, Rhiannon e Tristano : metamorfosi cortese di una dea
celtica (a proposito di filologia dei testi, folklore e mitologia comparata) », Quaderni di seman-
tica, No. 18, 1997, 281-290.
61
Cf. Cl. Lecouteux, Lohengrin e Melusina. Una leggenda medievale contro la paura della
morte, Milano, Xenia, 1989 [éd. or. : Paris, Payot, 1982], p. 158.
62
Giraldus Cambrensis, Topographia hibernica II, 5 (dans Giraldus Cambrensis, Opera, Re-
rum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, Rolls Series 21, 7 vol., vol. V, Topographia hibernica
– Expugnatio hibernica, ed. by J. F. Dimock, London, 1867, p. 169).
222 Sonia Maura Barillari
XIIe siècle63), qui se montre cependant encore bien présent dans la mémoire et
dans l’imagination de l’auteur des Visiones Georgii, composées presque deux
siècles plus tard, où il fait l’objet d’une inévitable démonisation.
Ainsi se trouve illustré un tropisme de la fabulation, à savoir la tendance
à ‘couler’ les contenus dans les moules, déjà prêts et testés, de la légende ou
du rituel64.
63
Giraldus compose la Topographia hibernica immédiatement après le voyage en Irlande qu’il
a fait en 1185 avec son seigneur, Jean sans Terre.
64
Cette métaphore est de Rita Caprini (« Re d’Inghilterra e cavalli », art. cit., p. 24).
La balançoire et l’escarpolette.
Oscillations folkloriques, linguistiques et
littéraires entre Grèce ancienne et
Occident médiéval
Alessandro Pozza
Université Paris IV
La Vita Fratris Juniperi, la vie du frère Genièvre, est une petite œuvre mécon-
nue de la littérature franciscaine, rédigée en latin au début du XIIIe siècle et
dont est conservée une version en italien postérieure de quelques décennies1.
Quoique le texte soit né dans un milieu religieux, parmi les confrères de Fran-
çois d’Assise, il se révèle beaucoup plus proche de l’esprit des novelle ou des
fabliaux français que des exempla et des hagiographies, comme le remarque
Guido Davico Bonino2.
Bien qu’il ait presque disparu des prières des fidèles d’aujourd’hui, Geniè-
vre était très réputé au XIIIe siècle grâce à son « candore eccessivo », selon la
caractérisation de Giorgio Petrocchi3. Il figurait, en fait, parmi les plus pro-
ches disciples de François et le saint exhortait ses confrères à le prendre com-
me modèle et à se rapprocher de plus en plus de4 :
patientiam fratris Juniperi, qui usque ad perfectum statum patientiae perve-
nit, propter perfectam veritatem propriae vilitatis quam continue prae ocu-
lis habebat, et summum desiderium imitandi Christum per viam crucis.
1
La vita di frate Ginepro (testo latino e volgarizzamento), éd. Giorgio Petrocchi, Bologne,
Commissione per i testi in lingua, 1960.
2
Cf. I fioretti di san Francesco, éd. Guido Davico Bonino, Turin, Einaudi, 1974, p. xii.
3
La vita di frate Ginepro, p. ix.
4
Speculum Perfectionis, LXXXV, 9. J’ai utilisé l’édition contenue dans Fontes Franciscani,
sous la direction d’Enrico Menestò, Stefano Brufani et Giuseppe Cremascoli, Assise, Edizioni
Porziuncola, 1995, p. 1848-2053.
224 Alessandro Pozza
5
Ce curieux manuscrit, copié par le franciscain Giacomo Oddi, contient la soi-disant Fran-
ceschina, un recueil de vies de saints franciscains qui néglige pourtant Genièvre. Le codex, dont
on peut voir et télécharger quelques folios sur le site de la Bibliothèque municipale de Nur-
sie (http://www.comune.norcia.pg.it/il_comune/servizi_comunali.php), était anciennement
conservé dans la bibliothèque du couvent de l’Annunziata, dans la ville ombrienne.
6
Cf., par exemple, la miniature conservé au folio 23 r dudit manuscrit (http://tinyurl.
com/2bjq6u7).
7
Pour toutes citations de la Vita, cf. La vita di frate Ginepro. Le chapitre IX, en latin et en ita-
lien, figure aux p. 56-59.
8
François avait l’habitude de parler de soi comme « le plus pécheur des pécheurs ». Cf. Tho-
mas de Celano, Vita secunda Francisci, 122-123, dans Fontes franciscani, p. 441-639 ; Bonaven-
ture de Bagnorea, Legenda maior sancti Francisci VI, 7 et X, 3, dans Fontes franciscani, p. 775-
961 ; Speculum Perfectionis LX, 8, dans Fontes franciscani, p. 1848-2053.
9
Cf. n. 4.
10
« Domina sancta paupertas, Dominus te salvet cum tua sorore sancta humilitate ». Cf.
François d’Assise, Salutatio virtutum, 2, dans Fontes franciscani, p. 223-224.
11
Cf. n. 6.
La balançoire et l’escarpolette 225
Et ideo, videns ibi duos pueros super capita cuiusdam ligni super alio
transversaliter positi hinc inde sedentes, sic se ludis puerilibus occupantes
ut, uno puero caput ligni inclinante aliud caput cum sedente ibi puero le-
varetur, et econtra, ut in illo ludo fieri consuevit…
La description latine du jeu est plutôt tordue : les enfants se trouvent as-
sis aux deux extrémités d’une longue planche, posée sur un bûche qui sert
de pivot et ils s’amusent en montant et en descendant. L’auteur anonyme ne
connaît pas, bien évidemment, le mot latin pour la nommer, mais le vulgari-
sateur italien n’a aucun doute et il évite ce détour en précisant que les deux en-
fants « facevano all’altalena » : ils faisaient de la balançoire, et c’est la première
attestation de ce terme en italien12.
Genièvre s’approche de la balançoire, il soulève un enfant pour le remplacer
et il commence à se balancer de plus en plus vite :
… statim frater Iuniperus, uno a capite ligni amoto puero, se ibidem cum
alio posuit ad ludendum. Tandem dicta Romanorum advenit multitudo
et, cum omnes ipsum viderent sic ludentem, mirantur, nihilominus eum
reverenter salutant. Frater vero Iuniperus de ipsorum reverentia et devota
salutatione non curans magis de illo ludo sollicitus videbatur. Et cum sic
exspectando ipsum diu ludentem respexisset, et ipse ludum non dimitte-
ret, aliqui ipsum contemnentes, alii ex audita fama aliud verius iudicantes,
omnes ad propria redierunt.
Les gens accourent, ils regardent Genièvre, ils s’adressent au frère mais lui,
il continue à se balancer sans rien dire. De plus en plus abasourdis, les fidèles
s’impatientent jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’écrie – si l’on en croit la ver-
12
Cf. Salvatore Battaglia, Grande Dizionario della Lingua Italiana, Torino, UTET, 1961-2002.
226 Alessandro Pozza
sion italienne – « Qu’est-ce qu’il est bête ! ». Finalement ils rentrent tous chez
eux : ceux qui ont compris, ceux qui demeurent perplexes et ceux qui sont en-
core furieux, laissant frère Genièvre sur la balançoire. Quand il s’aperçoit qu’il
est désormais seul, le frère se réjouit des railleries dont il a été l’objet et part
joyeux vers le couvent des franciscains de Rome.
Cette anecdote pourrait être un exemplum parmi les autres de la Vita : Ge-
nièvre se conduit constamment comme un fou (mais un fou de Dieu, bien
entendu)13, en dehors des lois du siècle. Le texte qu’on vient de lire est une hei-
lige Legende, selon la terminologie d’André Jolles, et le but de l’auteur, la Geis-
tesbeschäftigung14 qui sous-tend la Vita, est celle d’inviter son public à l’imi-
tatio, à l’imitation de François et, par conséquent, de Jésus à travers François.
La conduite bizarre de Genièvre, qui réussit à se servir du crâne d’un confrère
qu’il avait aimé comme d’un bol à soupe (XIII) ou à se dénuder, en route pour
Viterbe (VIII), lui est nécessaire pour être ridiculisé. Mais si on comprend
clairement pourquoi ces actions lui valent les railleries des gens, la scène de la
balançoire est en revanche difficile à interpréter.
La réaction des paysans semble ne pas être que la simple conséquence du dé-
tournement de l’attention de Genièvre sur un jeu enfantin : on a, au contraire,
l’impression que la balançoire en tant que telle joue un rôle dans la dégradation
de Genièvre. Comment peut-on donc lier le fait de se balancer à l’humiliation ?
13
Pour la valeur que la doctrine franciscaine attribua à la folie, cf. John Saward, Perfect fools,
Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 80-103.
14
Andrés Jolles, Einfache Formen. Legende, Sage, Mythe, Rätsel, Spruch, Kasus, Memorabile,
Märchen, Witz, Halle (Saale), 1930, p. 34-38.
15
Dans son étude ethnologique sur les jeux enfantins, G. Pitrè dresse une liste de plusieurs
dizaines de mots dialectaux italiens qui désignent la balançoire. Cf. G. Pitrè, Giuochi fanciul-
leschi siciliani, Palerme, 1883, p. 361, n. 244.
La balançoire et l’escarpolette 227
16
Ceci n’est pas vrai pour le hongrois, qui utilise plusieurs noms différents. Cf. Gazda Klára,
« Die Schaukel in der ungarischen Volkstradition », Acta Ethnographica Hungarica, 44 (1-2),
1999, p. 113-125. L’ambiguïté touche même le mouvement de balancement qui se révèle duplice,
car il peut être décomposé en un mouvement monter – descendre et un autre avant – arrière. Cf.
Maria Serena Funghi, « Il mito escatologico del Fedone e la forza vitale dell’aiora », La Parola del
Passato, 35, 1980, p. 176-201.
17
Cf. G. Pitrè, Giuochi fanciulleschi siciliani, Palerme, 1883, p. 361, n. 244. On peut trouver
des traditions très proches en Sardaigne cf. Giuseppe Ferraro, « L’altalena sarda e il ballo : la
Monferrina », Archivio per lo Studio delle Tradizioni Popolari, XII, 1893, p. 483-487.
18
Cf. G. Pitrè, Spettacoli e feste popolari siciliane, Palermo, 1881, p. 264.
19
Cf. Vladimir Propp, Русские аграрные праздники [Russkie agrarnye prazdniki], Lénin-
grad, Leningradskij Universitet, 1963 (traduction française par Luise Gruel-Apert : Les Fêtes
agraires russes, Maisonneuve & Larose, Paris, 1987).
228 Alessandro Pozza
20
Jeanne Jouin, « Chansons de l’escarpolette à Fès et Rabat-Salé », Hespéreis, Archives berbères
et bulletin de l’institut des hautes études marocaines, 1954, p. 3-4. Cf. aussi la chanson d’escarpo-
lette recueillie par William Marçais dans Textes arabes de Tanger, Paris, Leroux, 1911, p. 175.
21
Cf. Ernesto De Martino, La terra del rimorso, Il Saggiatore, Milano, 1961, p. 209-218 (tra-
duction française par Claude Proncet, La terre du remords, Paris, Gallimard, 1966).
22
Toivo Lehtisalo, Juraksamojedische Volksdichtung, Helsinki. Mémoires de la Société Finno-
Ougrienne, 1947, p. 123.
23
Cf. n. 16.
24
Pierre Le Loyer, Discours et histoires des spectres, visions et apparitions des esprits, anges,
démons et ames, se monstrans visibles aux hommes, Paris, N. Buon, 1605.
25
Ibid., p. i.
La balançoire et l’escarpolette 229
Pour convaincre les critiques les plus rénitents – les philosophes qui niaient la
substance incorporelle –, il suit un processus qu’il qualifie, pour étrange que
cela puisse nous paraître, « de logique » et commence donc par l’examen des
faits vérifiables recueillis par « les plus celebres autheurs tant Sacrez que Pro-
phanes ». Pour cette raison, il exclut de son traité les témoignages auxquels on
ne pouvait pas faire confiance : ceux des fous, ceux des femmes – cela va sans
dire ! – et ceux des enfants26 :
Ie n’ay que trop parlé des formes effroyables, espouventans les enfans, aus-
quelles ne se ioindront point mal les masques dont usoient les anciens en
leurs banquets, ou en leur escarpoulettes & brandeles. Ces masques es-
toient à divers angles & faces, & se nommoient Oscilla, conme qui diroit
Petite-bouches. Et eust-on dict en leur branle & agitation que ces masques
eussent eu divers visages d’elefant, de chien, de sanglier, d’un Geryon ou
monstre à trois testes, & pareil monstres. Et de tels masques i’ay souve-
nance en avuoir veu entre les mains du sieur de Gaiffier, Advocat en la
Cour de Parlement de Paris curieux de choses antiques. Et voyla les ins-
trumens machinez contre l’aage tendre, qui n’est que trop facile à estre
seduit & abusé.
Voilà pourquoi il fallait exclure les plus petits : ils sont impressionables
car les adultes s’amusent à les épouvanter avec des histoires effroyables ou
encore en suspendant des masques affreux qu’on appelait oscilla comme
faisaient « les anciens en leurs banquets ou en leurs escarpolettes » (pre-
mière attestation française du terme). Pierre Le Loyer affirme avoir vu une
de ces oscilla dans la collection d’objets bizarres du sieur de Gaiffier. Voi-
là, écrit-il frémissant d’indignation, les instruments machinés contre l’âge
tendre : ces têtes pendues que les anciens appelaient oscilla, le mot latin qui
désignait les balançoires.
Des têtes pendues… Si l’on suit cette suggestion, on peut penser aux gens
qui se balancent sur une balançoire comme à autant de corps suspendus, voi-
re pendus. A ce propos, la scène décrite par l’Arioste dans la septième stanza
du chant XXXIV de l’Orlando Furioso est tout à captivante. Entré dans une
caverne avant de monter sur la lune pour trouver la raison perdue de Roland,
Astolphe est rapidement enveloppé par une fumée noire, âcre et si dense qu’il
26
Ibid., p. cv.
230 Alessandro Pozza
ne peut presque rien voir. Tout ce qu’il peut saisir, c’est que quelque chose se
balance au-dessus de sa tête, en haut sous la voûte de la caverne27 :
Pour décrire cette vision bouleversante, l’Arioste utilise une comparaison qui
nous concerne : cela ressemble au cadavre d’un pendu, ballotté par le vent. C’est
l’âme d’une pécheresse, Lidia, qui, de son vivant, avait été trop hautaine, notam-
ment avec son amoureux, et ne s’en trouvait maintenant pas moins condamnée
à se balancer pour l’éternité, en pleurant sous l’effet de la fumée noire.
Pour l’Arioste, la comparaison la plus efficace pour désigner quelqu’un qui
se balance est celle du cadavre d’un pendu, ballotté « puis ça, puis là, comme
le vent varie », comme l’a décrit François Villon dans sa célèbre épitaphe, la
Ballade des pendus28 :
27
Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. Remo Ceserani et Sergio Zatti, Turin, UTET, 1997.
Pour la traduction en français d’André Rochon, cf. L’Arioste, Roland furieux, Paris, Les Belles Let-
tres, 2000 : « Plus il va cependant et plus alors grossissent / la fumée, le brouillard, de sorte qu’il lui
semble / qu’il ne pourra pas beaucoup plus aller encore / et qu’il sera forcé de rebrousser chemin.
/ Voici qu’il voit bouger de la voûte d’en haut / il ne sait pas trop quoi, comme fait d’ordinaire / un
cadavre resté suspendu dans le vent, / sous l’eau et au soleil de nombreux jours durant ».
28
La ballade figure dans François Villon, Poésies complètes, présentation, éd. et annot. de
Claude Thiry, Paris, Librairie Générale Française, 1991.
La balançoire et l’escarpolette 231
Les pendus sont accrochés, leurs corps sont bouffis, délavés, pourris et leurs
os deviendront rapidement poussière30. Malgré cela, personne n’a le droit d’en
rire et de se considérer comme différent. Ce n’est pas aux hommes de juger mais
à Dieu et les prières de ceux qui restent vivants peuvent les aider à abréger les
peines du purgatoire : « Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre ».
Ce dernier nous comprend en même temps les pendus et les vivants, car
l’absolution réclamée pour les pendus est nécessaire pour tous31. Après des
vers crûment réalistes, le poète revient sur la crainte des moqueries :
29
On a longtemps cru lire dans la ballade l’auto-épitaphe que François Villon aurait écrite la
veille du jour prévu pour sa pendaison, mais ce n’est qu’une légende sans aucune confirmation.
30
Echo manifeste au livre de la Genèse : « In sudore vultus tui vesceris pane donec reverta-
ris in terram de qua sumptus es quia pulvis es et in pulverem reverteris », Gn, III, 19. Toutes les
citations bibliques sont tirées de la Vulgate et leurs traductions en français de La Nouvelle Bible
Segond, Villiers-le-Bel, Société biblique française, 2005.
31
On retrouve ici le thème bien connu des trois morts et des trois vifs, de la Totentanz, de
la danse macabre : « Vous serez ce que nous sommes », la célèbre épitaphe de Pierre Damien :
« Quod nunc es, fuimus ; es quod sumus ipse futurus ».
232 Alessandro Pozza
L’obsession de François Villon semble être de ne pas recevoir les mêmes réac-
tions que frère Genièvre se souhaitait : des insultes et des moqueries adressées
à des corps qui oscillent, soit sur un jeu pour enfants soit sur un gibet.
Le stigmate réservé à la mort par pendaison est un thème très ancien : le Dieu
biblique maudit les cadavres pendus et la pendaison est considérée comme humi-
liante dans l’Ancien aussi bien que dans le Nouveau Testament (Dt XXI, 22-23)32 :
Quando peccaverit homo quod morte plectendum est et adiudicatus mor-
ti adpensus fuerit in patibulo non permanebit cadaver eius in ligno sed in
eadem die sepelietur quia maledictus a Deo est qui pendet in ligno et ne-
quaquam contaminabis terram tuam quam Dominus Deus tuus dederit
tibi in possessionem.
Dans l’épître de Paul de Tarse aux Galates, l’apôtre établit un rapport intéres-
sant entre le passage cité du Deutéronome et la passion de Jésus (Ga III, 13-14)33 :
Christus nos redemit de maledicto legis factus pro nobis maledictum quia
scriptum est maledictus omnis qui pendet in ligno, ut in gentibus benedic-
tio Abrahae fieret in Christo Iesu ut pollicitationem Spiritus accipiamus
per fidem.
Selon Paul de Tarse, Jésus nous a sauvés en prenant sur lui les péchés du
monde à travers le plus honteux des supplices : la crucifixion, c’est-à-dire, tout
compte fait, un genre particulier de pendaison. La réflexion de l’apôtre conti-
nue dans l’épître aux Philippiens, où il écrit quelque chose qui nous reconduit
au début de notre étude, en Ombrie, au XIIIe siècle (Ph II, 5-11)34 :
32
« Si un homme coupable d’un péché passible de mort a été mis à mort et que tu l’aies pen-
du à un bois, son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois : tu l’enseveliras le jour même, car
celui qui est pendu est une malédiction de Dieu ; tu ne rendras pas impure la terre que le Sei-
gneur, ton Dieu, te donne comme patrimoine. » (Deutéronome, XXI, 22-23).
33
« Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en devenant malédiction pour nous
— car il est écrit : Maudit soit quiconque est pendu au bois — afin que, pour les païens, la bé-
nédiction d’Abraham soit en Jésus-Christ et que, par la foi, nous recevions l’Esprit promis ».
(Epître aux Galates III, 13-14).
34
« Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jésus-Christ : lui qui était vraiment divin, il ne
s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même en se faisant vrai-
ment esclave, en devenant semblable aux humains ; reconnu à son aspect comme humain, il s’est
abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort — la mort sur la croix. C’est pourquoi
Dieu l’a souverainement élevé et lui a accordé le nom qui est au-dessus de tout nom, pour qu’au
La balançoire et l’escarpolette 233
Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Iesu qui cum in forma Dei
esset non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo sed semet ipsum
exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et
habitu inventus ut homo humiliavit semet ipsum factus oboediens usque
ad mortem mortem autem crucis propter quod et Deus illum exaltavit et
donavit illi nomen super omne nomen ut in nomine Iesu omne genu flec-
tat caelestium et terrestrium et infernorum et omnis lingua confiteatur
quia Dominus Iesus Christus in gloria est Dei Patris.
nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue
reconnaisse que Jésus-Christ est le Seigneur à la gloire de Dieu, le Père. » (Epître aux Philippiens
II, 5-11).
35
Telle est, par exemple, l’opinion de Ch. Picard dans son article sur le symbolisme de Phè-
dre à la balançoire. Le savant n’envisage aucun « rapport acceptable entre le symbole et la chose
symbolisée, entre la balançoire et la pendaison, c’est-à-dire entre un rite agraire … et une ma-
nière de se suicider », cf. Ch. Picard, « Phèdre à la balançoire et le symbolisme des pendaisons »,
Revue Archéologique, XXVIII, 1928, p. 47 et sq., cité par E. De Martino, La terra del rimorso, p.
209. Contre l’affirmation de Ch. Picard, cf. aussi Carlo Donà, Per le vie del mondo : l’animale
guida e il mito del viaggio, Soveria Mannelli, Rubbettino Editore, 2003, p. 382, n. 84.
36
Nous ne sommes pas en quête de l’origine du motif détecté dans deux textes médiévaux
si différents et lointains, pas plus que nous n’essayons de déterminer un archétype, une source
primordiale ou un Urmotiv auquel tout réduire : nous cherchons plutôt dans d’autres domaines
linguistiques et culturels des confirmations à nos hypothèses. Cf. E. De Martino, La terra del ri-
morso, p. 209.
37
Cf. Alberto Borghini, « Il desiderio della Sibylla pendens nel contesto interno e in un
contesto analogico : il rito dell’aiora », Studi Classici e Orientali, XLVI, 2, 1997, p. 659-679 ; Lud-
wig Deubner, Attische Feste, Berlin, 1956 ; B. C. Dietrich, « A rite of Swinging during the An-
thesteria », dans Hermes, LXXXIX, 1961, p. 36-50 ; M. S. Funghi, « Il mito escatologico del Fe-
done … » ; Jean Hani, « La fête athénienne de l’aiora et le symbolisme de la balançoire », Revue
234 Alessandro Pozza
tes dionysiaques, à l’ouverture des jarres du vin nouveau ainsi qu’au culte des
morts – ce qui est fréquent parmi les peuples qui enterrent les cadavres –, le
rite prévoyait que les jeunes Athéniennes se balancent sur des escarpolettes
pendues aux arbres, tout en chantant une chanson.
L’origine mythique du rite est notamment racontée, à l’époque augus-
téenne38, par le cosmologue Hygin dans son traité De Astronomia39. Dans
le chapitre IV du second livre, il relate en effet l’histoire d’Icaros, père de
la jeune Érigone et choisi par le dieu Liber pour apprendre aux hommes
les façons de cultiver la vigne et produire le vin. Lorsqu’il révèle son sa-
voir nouveau aux bergers de l’Attique, ils réagissent de façon inattendue :
effrayés par les effets de la nouvelle boisson, complètement ivres, ils se
convainquent qu’Icaros les a trompés et le tuent. Après avoir retrouvé la
raison, bouleversés par le crime qu’ils ont commis, les bergères enterrent
Icaros au pied d’un arbre (II, 4, 3).
Le lendemain matin, Érigone « permota desiderio parentis » (II, 4, 4) se met
à la recherche de son père avec sa chienne, Maera, qui n’avait cessé de hurler
depuis la disparition de l’homme. Comme dans un roman policier, la fille fait
renifler un vêtement d’Icaros à la chienne et l’animal la conduit à l’arbre qui
marque la sépulture de l’homme (II, 4, 4)40 :
Quod filia simul ac uidit, desperata spe, solitudine ac pauperie oppressa,
multis miserata lacrimus in eadem arbore qua parens sepultus uidebatur,
suspendio sibi mortem consciuit ; cui canis mortuae spiritu suo parentauit.
d’études grecques, 91, 1978, p. 107-122 ; Steven H. Lonsdale, Dance and Ritual Play in Greek Re-
ligion, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1993.
38
Comme l’écrit André Le Bœuffle dans l’introduction à son édition du texte, on ne peut
que formuler des hypothèses sur la véritable identité de Hygin et sur l’époque de rédaction
du traité de cosmologie qui nous intéresse : « dans la succession chronologique des ouvrages
latins d’astronomie notre auteur paraît … occuper une position intermédiaire entre Cicéron
et Germanicus, c’est-à-dire entre 89 ou 86 avant J.-C. et 16 ou 17 de notre ère ». Cf. Hygin,
L’Astronomie, texte établi et traduit par André Le Bœuffle, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p.
xxxvii.
39
Dans ce traité de cosmologie, Hygin ne se borne pas à décrire la voûte céleste mais il relate
les légendes rapportant les aventures qui ont conduit un être mythologique jusqu’au ciel où il
figure sous forme de constellation. Les citations suivantes, leurs traductions en français, ainsi
que le résumé de l’épisode d’Icaros et Erigone sont tirés de l’édition d’André Le Bœuffle citée à
la note précédente.
40
« Aussitôt, à cette vue, sa fille désespérée, dans l’accablement de sa solitude et de sa pauv-
reté, versa d’abondantes larmes de pitié et se donna la mort en se pendant au même arbre qui
marquait la sépulture de son père. Le chien apaisa par sa propre mort les mânes de la défunte ».
La balançoire et l’escarpolette 235
L’image de filles qui se balancent sur une balançoire devint fréquente dans
l’iconographie de la Grèce ancienne : on la retrouve sur plusieurs céramiques42
et, selon Pausanias, elle figurait même sur la nekya peinte par Polygnote de
Thasos dans les leschée des Cnidiens à Delphes43. Dans cette grande peinture
murale, l’artiste avait représenté Phèdre en train de se balancer, ce qui faisait
allusion, selon le Périégète, à la manière dont elle se donna la mort, bien que
d’une manière moins crue44. Comme le souligne Ernesto De Martino, dans
les crises survenant chez les femmes grecques, la fugue loin de la communau-
41
« Puisqu’elle s’était pendue, ils décidèrent de se suspendre à des cordes en intercalant une
planche et de se balancer comme un pendu agité par le vent ».
42
Cf. la description et les images du vase attique à figures rouges conservé au Staatliche Mu-
seen de Berlin : « on the left, a woman wearing a chiton and sakkos, her mantle pulled down
around her waist, stoops to push the girl on the swing. The girl swings forward, her hair and chi-
ton flying. Her mantle is draped over her lap. The swing has four legs, three of which are visible.
A large, close-mouthed vessel (?) is sunk into the ground between the two women, and a basket
stands on the far left, behind the woman pushing the swing. A festoon hangs over her head. »
(http://www.perseus.tufts.edu/hopper/artifact?name=Berlin+F+2394&object=Vase).
43
L’énorme peinture de Polygnote, qui représentait des dizaines de figures mythologiques, a
désormais disparu et la seule description qu’on en garde est celle de Pausanias. A partir de cela,
Robert K. Kebric a écrit une étude fondamentale pour comprendre l’œuvre de Polygnote dans le
contexte historique et politique de la première moitié du Ve siècle av. J.-C. Cf. M. Robertson, A
History of Greek Art, vol. I, Cambridge, 1975, p. 247 et R. B. Kebric, The Paintings in the Cnidian
Lesche at Delphi and Their Historical Context, Leiden, E. J. Brill, 1983, en particulier les p. 24-25
pour ce qui concerne la représentation de Phèdre à la balançoire.
44
Cf. Pausanias le Périégète, Description de la Grèce, XXIX, 29, 3, cité par E. De Martino, La
terra del rimorso, p. 209.
236 Alessandro Pozza
45
Cf. E. De Martino, La terra del rimorso, p. 209.
46
Cf. Ovide, Metamorphoses, VI, 134-136. « L’infortunée ne peut supporter l’outrage et,
dans son dépit, elle se noue un lacet autour de la gorge. Elle était pendue, quand Pallas, ayant
pitié d’elle, adoucit son destin : "Vis, lui dit-elle ; mais reste suspendue, misérable !" » (tra-
duction : Ovide, Les Métamorphoses, t. II [VI-X], texte établi et traduit par Georges Lafaye,
Paris, Les Belles Lettres, 1989). Cet épisode, qui montre bien la connexion symbolique entre
la pendaison et l’oscillation de l’araignée et justifie les rites d’exorcisme auxquels les gens at-
teints de tarentisme étaient soumis dans le Salento (cf. n. 21), est illustré très efficacement par
une lettrine présente dans un manuscrit des Métamorphoses ovidiennes en français, copié en
Flandre au XVe siècle et conservé à la Bibliothèque Nationale de France (ms BNF fr. 137, f. 75v
- http://www.iconos.it/index.php?id=1799). L’image représente simultanément Arachné pen-
due et métamorphosée en araignée.
47
Sur le mouvement oscillatoire, cf. M. S. Funghi, « Il mito escatologico del Fedone » et les
thèses de Platon sur l’importance de l’exercice rythmique comme traitement de l’âme et du
corps (cf. Platon, Les Lois, 790 c-e et Platon, Timée, 88 d-89 a).
48
Cf. n. 17 et 18.
49
Cf. n. 22.
La balançoire et l’escarpolette 237
Mais que se passe-t-il après le XVe siècle ? Qu’arrive-t-il à un mythe qui nous
est apparu comme si extensif, si capable de se cacher, de muter, de se dissimu-
ler à travers le temps et l’espace ? Selon Philippe Ariès, quand le mythe se dé-
tache du rite, quand il perd son caractère communautaire en devenant profa-
ne et individuel, « il sera de plus en plus réservé aux enfants, dont le répertoire
de jeux apparaît alors comme le conservatoire de manifestations collectives
désormais abandonnées par la société des adultes et désacralisées »52.
Et pourtant, si cela est sans doute vrai pour les individus depuis la fin de
l’Ancien régime (pour nous tous, une balançoire n’évoque plus ni la pendai-
son ni la porte de l’Au-delà !), on peut considérer que lorsqu’on parle de litté-
rature, les choses sont toujours un peu différentes.
C’est pourquoi on ne sera pas surpris de faire la connaissance d’Effi
Briest, la protagoniste du roman éponyme de Theodor Fontane, pendant
qu’elle se balance sur une escarpolette, ni d’apprendre que ce jeu symbo-
lise dans la totalité du livre le moment du passage entre la fillette qu’elle
était et la femme qu’elle a dû devenir en épousant un vieil homme riche et
50
Cf. n. 19.
51
A ce propos, il est toujours utile de se rapporter aux réflexions d’Erich Auerbach sur le
Kreatürliches, cf. E. Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Litera-
tur, Francke Ag. Verlag, Bern, 1941, p. 237-239.
52
Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Editions du Seuil, Paris, 1973, p. 64.
238 Alessandro Pozza
barbare53. Dans le film Fontane – Effi Briest que Rainer Werner Fassbinder
a tiré du roman en 1974, la balançoire a la même signification54.
Et on ne sera pas même surpris de remarquer que la tragédie d’Hélène
Grandjean, l’héroïne du roman Une page d’amour d’Emile Zola, commence
par ce simple passe-temps enfantin55. Elle vient de quitter le deuil de son dé-
funt mari et se balance sur une escarpolette, elle va de plus en plus vite, quand
elle voit qu’un homme s’approche. Elle saute, se blesse au genou, l’homme ac-
court, il est médecin, il s’appelle Deberle. Il la soignera, mais ce sera le début
de la fin : leurs vies seront vite brûlées par une passion folle et destructrice.
53
Theodor Fontane, Effi Briest, dans Sämtliche Romane, Erzählungen, Gedichte, Nachgelas-
senes, t. IV, Carl Hanser Verlag, München, 1974. La Schaukel apparaît dans la toute première
page du roman.
54
Effi Briest : da Fontane a Fassbinder, sous la direction de L. Cimmino, D. Dottorini, G. Pan-
garo, Milan, Il castoro, 2008.
55
Emile Zola, Une page d’amour, dans Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale
d’une famille sous le Second Empire, t. II, Gallimard, Paris. Cf. aussi W. Hirdt, « Zur Schaukels-
zene in Zolas Roman Une page d’amour. Eine komparatistische Motivstudie », Arcadia, 21, 1986,
p. 129-144.
Arthur et Rithon (Rion, Ris),
le géant coupeur de barbes
Beatrice Barbieri
Università degli Studi di Milano
1
Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, traduit et commenté par Laurence
Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 234. Le texte latin est à lire dans la récente édi-
tion critique par Michael Reeve : Geoffrey of Monmouth, The history of the kings of Britain. An
edition and translation of « De gestis Britonum » (« Historia Regum Britanniae »), edition by Mi-
chael D. Reeve, translation by Neil Wright, Woodbridge, The Boydell Press, 2007. Citée doréna-
vant dans les notes comme HRB. Le mont Aravius pourrait être le Snowdon, au Pays de Galles,
mais l’identification n’est pas certaine (J.S.P. Tatlock, The legendary history of Britain : Geoffrey
of Monmouth’s Historia regum Britanniae and its early vernacular versions, Berkeley, University
of California Press, 1950, p. 64-65).
2
Le texte latin utilise le verbe ambigu peremo (HRB § 165.98).
240 Beatrice Barbieri
était le combat. Celui-ci va bien sûr avoir lieu, car Arthur refuse de donner
sa barbe aussi facilement. Après une lutte très dure, le roi bat le géant et gagne
sa barbe et les fourrures3.
Au sein de l’Historia Regum Britanniae ce récit rétrospectif possède une
forte valeur symbolique. D’abord, comme Huguette Legros l’a bien démon-
tré4, les combats entre héros et géants marquent toujours dans l’Historia le
moment d’un échange de domination : lors de leur arrivée en Bretagne, avant
de s’installer dans l’Île, les Troyens doivent « chasser les géants qu’ils trouvè-
rent dans les cavernes des montagnes »5 ; le combat du Mont Saint-Michel, vé-
ritable double du combat contre Rithon, « préfigure, comme une sorte de mise
en abyme, la guerre d’Arthur contre Rome »6 et annonce la victoire bretonne.
De plus, la place de notre récit dans le “temps” de l’Historia a quelque chose
d’exceptionnel, car il coupe la structure chronologique linéaire pour s’ouvrir
aux plis de la mémoire d’Arthur.
L’exploit contre Rithon se place à un moment générique du passé d’Arthur7,
d’où il surgit avec toute sa puissance pour expliciter l’essence et le destin du
héros, guerrier insurpassable et défenseur du territoire contre la menace exté-
rieure, personnifiée par le géant. Le personnage d’Arthur conserve ici les traits
du héros archaïque et épique, auquel il revient de combattre contre les géants,
3
HRB § 165.95-104 : « Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis postquam Ritho-
nem gigantem in Arauio monte interfecit, qui ipsum ad preliandum inuitauerat. Hic namque ex
barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles et mandauerat Arturo ut suam barbam diligenter
excoriaret atque excoriatam sibi dirigeret et quemadmodum ipse ceteris praeerat regibus ita in
honore eius eam ceteris barbis superponeret; sin autem, prouocabat eum ad proelium et qui for-
tior superuenisset pelles et barbam deuicti tulisset. Inito itaque certamine, triumphauit Arturus
et barbam alterius cepit et spolium, et postea nulli fortiori illo ouiauerat ut superius asserebat ».
4
Huguette Legros, « Arthur contre le géant. Un combat symbolique », dans Le Roman de
Brut entre mythe et histoire, Actes du colloque Bagnoles de l’Orne, septembre 2001, textes réunis
par Claude Letellier et Denis Hüe, Orléans, Paradigme, 2003, p. 35-46.
5
Laurence Mathey-Maille, Histoire des Rois, p. 49. Les géants étaient les premiers habi-
tants de l’île.
6
Huguette Legros, « Arthur contre le géant », art. cit., p. 44. L’analyse très habile d’Huguet-
te Legros débute par le rêve d’Arthur pendant la traversée de la Manche et son explication fort
symbolique, qui « nous invite [...] à nous interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ce
combat [le combat contre le géant de Mont Saint-Michel] (et ses significations) et la lutte menée
par Arthur pour se libérer du joug de Rome » (p. 39).
7
Geoffroy de Monmouth ne situe pas avec précision le moment du combat entre Arthur et
Rithon. Celui-ci précédant le combat du Mont Saint-Michel, on peut supposer qu’il est advenu
au début de la carrière guerrière d’Arthur, mais après le couronnement (le géant reconnaît la su-
périorité d’Arthur sur les autres rois, ipse ceteris praerrat regibus, HRB 156.100).
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes 241
L’épisode même qui nous concerne ici, le combat entre Rithon et Arthur
pour la barbe d’Arthur, a eu un certain succès dans la littérature française,
succès strictement lié à la réception de l’Historia Regum Britanniae, qui abou-
tit en premier lieu à des adaptations en vers en milieu anglo-normand : le Ro-
man de Brut de Wace (1155) et une traduction moins connue en laisses mo-
norimes d’alexandrins (Harley Brut ou Geste de Bretuns, daté de la deuxième
moitié du XIIe siècle)12.
En ce qui concerne le traitement du duel entre le roi et le géant Rithon,
les deux traductions n’offrent pas de surprises, car elles suivent fidèlement la
source latine. Il faut pourtant souligner que conserver l’épisode relève d’un
choix, d’autant plus que celui-ci est indépendant de l’évolution du récit et qu’il
aurait pu être éliminé sans inconvénient manifeste13. Tout en conservant les
éléments présents chez Geoffroy, les deux textes, selon une habitude propre
est inséré « dans le cadre des coutumes étranges et périlleuses » dans le Perlesvaus : au Chastel
des Barbes la porte est ornée par les têtes et les barbes des chevaliers vaincus par les champions
du château (Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, XIIe-XIIIe
siècles. L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, p. 613 ; dans cet ouvrage, le para-
graphe 19.IV.3.b, p. 610-613 est dédié à « Ritho, Ritto, Rion, Ris, le coupeur de barbe »).
12
Pour le Brut de Wace je cite d’après l’édition d’Ivor Arnold, Le Roman de Brut de Wace, 2
vol., Paris, SATF, 1938-40 ; pour le Harley Brut, voir Bryan Blakey, « The Harley Brut : An early
French translation of Geoffrey de Monmouth’s Historia Regum Britanniae », Romania, 84, p.
44-70. Blakey édite une partie de la traduction en alexandrins, qui n’est d’ailleurs conservée que
partiellement (nous restent 3492 vers d’un ouvrage originaire bien plus long). Une édition inté-
grale fait l’objet de ma thèse doctorale : Una traduzione anglonormanna dell’« Historia Regum
Britanniae di Goffredo di Monmouth » : la « Geste de Bretuns » in alessandrini (Harley Brut).
Studio ed edizione Critica, Tesi di Dottorato, Università degli Studi di Siena, aa. 2009-2010. Voir
aussi Beatrice Barbieri, « Una traduzione anglonormanna dell’Historia Regum Britanniae : la
Geste de Bretuns in alessandrini (Harley Brut) », Atti del Convegno della Società Internaziona-
le Arturiana (sezione italiana), Pisa 10-11 ottobre 2010 (à paraître). Outre ces deux Brut, il y a
d’autres traductions en vers de l’Historia (Royal Brut, Munich Brut etc.). Aucune n’est pourtant
complète ni ne contient le passage qui correspond au chapitre 165.
13
Dans le Brut en prose anglo-normande (Julia Marvin, The Oldest Anglo-Norman prose
Brut Chronicle. An edition and translation, Woodbridge, The Boydell Press, 2006), par exem-
ple, après l’aventure du Mont Saint-Michel il n’y a pas d’allusion à Rithon. Pour d’autres versions
françaises en prose, que je n’analyse pas ici, voir Hélène Tétrel, « Arthur et le géant aux barbes :
genèse et circulation d’un épisode fondateur », dans Histoires des Bretagnes.1 : Les mythes fon-
dateurs, Brest, CRBC-UBO, 2010, p. 167-181, qui donne des transcriptions basées sur l’édition
de Géraldine Veysseyre, Translater Geoffroy de Monmouth : trois traductions en prose française
de l’« Historia regum Britanniae » (XIIIe-XVe siècles), thèse de doctorat, Paris-Sorbonne, 2002.
L’étude fort intéressante de Mme Tétrel sur le sujet comprend l’analyse de plusieurs exemples et
inclut, outre les textes français, les Brut anglo-saxon, gallois et norrois, la Saga de Tristan nor-
roise et la Mort d’Arthur de Malory.
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes 243
14
Je cite d’après l’édition : Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, textes origi-
naux et intégraux présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Pa-
ris, Librairie Générale Française, 1989, p. 368-373, où le passage qui nous intéresse se trouve aux
vers 663-753.
15
Selon Arianna Punzi la version du duel entre Arthur et Rithon du Roman de Tristan dérive-
rait directement de l’Historia (« Materiali per la datazione del Tristan di Thomas », Cultura Neo-
latina, XLVIII, 1988, p. 9-71), mais les « riprese testuali » repérées par A. Punzi (p. 15) pourraient
bien remonter à l’une des traductions de l’Historia. Pour le succès du combat entre Arthur et Ri-
thon dans la tradition tristanienne, voir Adrian Stevens, « Killing Giants and Translating Empi-
res : The History of Britain and the Tristan Romances of Thomas and Gottfried », dans Bluetezeit.
Festschrift Pete Johnson, ed. Mark Chinca, Joachim Heinzle und Christopher Young, Tübingen,
Niemeyer, 2000, p. 411-26 et Héléne Tètrel, « Arthur et le géant », art. cit., p. 175-176. Pour les deux
auteurs, qui d’ailleurs ne connaissent pas l’article de A. Punzi, il n’y a pas de doute que Thomas
« borrows from Wace’s history » (Adrian Stevens, « Killing giants », art. cit., p. 409).
244 Beatrice Barbieri
Comme si la convoitise de barbes était une tare familiale, le géant tué par
Tristan est le neveu du géant coupeur de barbes qui avait défié Arthur. Thomas
ne mentionne pas le nom de Rithon et utilise l’épithète ‘orguillos’. Le terme est
déjà associé à Rithon dans Wace et dans la traduction en alexandrins (Par grant
orguil e par fierté Avei le rei Artur mandé, Wace v. 11571-2 ; Par orgoil me de-
manda ma barbe od le gernun, Harley Brut v. 281), tandis que Geoffroy de Mon-
mouth ne connotait pas le monstre. Selon Thomas, le géant vient d’Afrique.
Après avoir introduit le personnage du géant coupeur de barbes, Thomas
raconte l’histoire du manteau de barbes et du duel contre Arthur (v. 670-729).
Si la version offerte par Thomas ne comporte pas de véritables changements
quant aux personnages et aux événements narrés, elle témoigne de l’intérêt de
ce combat aux couleurs épiques pour un lecteur aussi prestigieux que Tho-
mas, un intérêt qui dépasse le cadre des chroniques généalogiques bretonnes.
Thomas se sert de l’épisode, même s’il « a la matire n’afirt mie »16, pour créer
des liens entre la figure de Tristan et celle d’Arthur, qui ont tous deux réussi
dans l’exploit de la victoire sur le géant17. Chasser les géants est, comme nous
l’avons dit, une tâche réservée aux vrais héros.
Si avec le Tristan on est sorti du contexte de l’histoire du royaume arthu-
rien, on y retourne avec les Premiers Faits du Roi Arthur (datés du milieu du
XIIIe siècle), texte également connu sous le nom de Merlin-Vulgate ou Suite
Vulgate ou encore Suite historique du Roman de Merlin18. Dans la vaste compi-
16
Tristan, v. 730. Thomas se sent obligé de justifier cette digression qui n’est pas nécessaire
dans l’économie du récit : « A la matire n’afirt mie, / Nequedent boen est quel vos die / Que niz
a cestui cist esteit / Ki la barbe aveir voleit / Del rei e del empereur / Cui Tristan servi a cel jor /
Quant il esteit en Espagne / Ainz qu’il repairast en Bretaigne. » (v. 730-736).
17
Notons que, tandis qu’Arthur se bat pour soi et pour sa barbe, Tristan se bat au service de
l’empereur d’Espagne, qui a été menacé par le géant. Comme déjà indiqué plus haut (cf. note 8)
le géant s’oppose au pouvoir royal. Adrian Stevens voit dans ce détail du Tristan une critique de
la royauté : « Tristan fights in a world where unheroic kings no longer follow the example of Ar-
thur by fighting their own fights » (« Killing giants », art. cit., p. 412).
18
Le Livre du Graal, I. : Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers Faits du roi Arthur, Paris,
Gallimard, 2001, éd. préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter,
avec la collaboration d’Anne Berthelot, Robert Deschaux, Irène Freire-Nunes et Gérard Gros,
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes 245
lation en prose que les éditeurs de l’édition la plus récente ont nommée Le livre
du Graal, les Premiers Faits se placent entre le Merlin et le Lancelot et racon-
tent les événements qui suivent le couronnement d’Arthur, c’est-à-dire princi-
palement les guerres qu’Arthur doit mener pour agrandir le royaume et assu-
rer son pouvoir19. Selon Philippe Walter, le compilateur des Premiers Faits se
serait inspiré du Roman de Brut, « premier canevas cohérent et complet de la
vie d’Arthur, de sa naissance à sa mort »20, qu’il aurait considérablement am-
plifié et enrichi d’autres matériaux. Parmi les modifications les plus saillantes
on remarque une extension du rôle du géant, ici appelé Rion (et non plus Ri-
thon). Il est le protagoniste de plusieurs épisodes dans le récit et a changé de
statut social : devenu roi, il est appelé à la fois roi d’Irlande, seigneur des géants
et des Saxons, « Rion des Illes » et « sires et gouvernerres de toute la terre
d’Occident ». En tant que roi, il guide son armée dans des batailles longues et
sanguinaires contre les Bretons. Lors de sa première apparition, il est aussitôt
connoté par le macabre vêtement que nous connaissons, le manteau de bar-
bes : Arthur le reconnaît dans la mêlée « a la couverture dont il estoit couvers,
car toutes ses couvertures estoient plainnes de barbes et de couronnes »21. Ar-
thur le rejoint, l’attaque et l’abat, mais les troupes secourent leurs comman-
dants respectifs et l’affrontement se généralise. Les Bretons l’emportent sur
les Saxons, qui s’enfuient et sont pourchassés par les Bretons. Arthur rattrape
Rion dans une profonde vallée, où ils s’affrontent en combat singulier. L’oppo-
sition entre le héros et le géant rappelle le modèle biblique de David contre Go-
liath : Arthur est petit et jeune et Rion est grand, puissant22. Finalement, Rion
dorénavant cité comme Premiers Faits. Le texte se lit aussi dans le vol. II (L’Estoire de Merlin) de
Sommer H. O., The Vulgate Version of the Arthurian Romances, 8 vols., Washington, Carnegie
Institute, 1908-1916.
19
Selon Michelle Szkilnik (« La jeunesse guerrière d’Arthur », dans Jeunesse et genèse du
royaume arthurien. Les « Suites » romanesques du « Merlin en prose », Actes du Colloque des 27
et 28 avril 2007, École Normale Supérieure, Paris, études réunies par Nathalie Koble et alii, Pa-
radigme, Orléans, 2007, p. 17-32) : ce sont justement « les romans qui s’intéressent au début du
règne d’Arthur [qui] renouent en partie avec la tradition du roi héroïque » (p. 17), tradition ma-
nifeste dans le combat entre Arthur et Rithon. M. Szkilnik analyse d’ailleurs notre épisode dans
les Premiers Faits (Suite Vulgate) et la Suite du roman de Merlin.
20
Premiers Faits, p. 1808.
21
Premiers Faits, § 298.
22
Premiers Faits, § 302, p. 1106. Arthur est âgé de 18 ans (28 selon certains manuscrits) et il
est appelé enfant (p. 1110). Le géant « estoit grans et fors a merveilles sor tous les homes que on
seüst et avoit bien, ce dist li contes, .xiv. piés de lonc, des piés qui adont estoient » (p. 1106).
246 Beatrice Barbieri
23
Premiers Faits, § 302-316.
24
Premiers Faits, § 721.
25
Premiers Faits, § 738-743.
26
Premiers Faits, § 742.
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes 247
grands chefs saxons qu’Arthur affronte tour à tour au début de son règne »27.
Le Rion des Premiers Faits conserve plusieurs traits de l’ancien géant - sa
violence barbare, sa convoitise aveugle symbolisée par le manteau de barbes
et, surtout, son opposition à Arthur. Mais il est désormais devenu roi et chef
d’armée, qui conduit les troupes ennemies contre Arthur.
Il est aussi question ailleurs d’un roi s’appelant Rion des Illes, à savoir dans
le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, au moment où Perceval veut se ren-
dre à la cour d’Arthur et demande à un charbonier la direction pour Cardoeil.
L’homme lui indique la voie, en ajoutant qu’il trouvera le roi « liè et dolant » car
avec « tote s’ost / S’est au roi Rion conbatuz. / Li rois des Illes est vaincu, / Et de
c’est li rois Artus liez, / Et de ses barons correciez / Qui as chastés se departirent
/ La ou lor meillor sejor virent, / N’il ne set comant il lor va »28. La critique a dé-
battu la question de l’identité possible du Rion du Conte du Graal et du Rithon
de l’Historia29, sans arriver à une conclusion satisfaisante. Puisque Chrétien ne
mentionne ni le gigantisme, ni le manteau de barbes, traits par ailleurs consubs-
tantiels au Rithon de l’Historia, il ne me semble pas qu’il y ait des indices suffi-
sants pour identifier les deux personnages. La tradition consistant à amalgamer
le Rion roi et chef d’armée, vaincu à la guerre par Arthur, et le Rithon géant au
manteau de barbes, vaincu en combat singulier, tradition représentée par les
Premiers Faits, pourrait donc être postérieure à Chrétien.
Cette évolution de Rion – le fait d’être roi et d’occuper un rôle plus impor-
tant dans l’entrelacement du roman – se manifeste dans deux autres textes, le
Chevalier as deus espees et la Suite du roman de Merlin.
Dans le Chevalier as deus espees30, roman en vers daté entre 1210 et 1235,
le récit s’ouvre sur un dîner de Pentecôte à Cardoeil et l’arrivée soudaine
d’un messager de la part du roi Ris d’outre-Ombre31. Ris a déjà battu neuf
27
M. Szkilnik, « La jeunesse guerrière d’Arthur », art. cit., p. 31. Dorénavant cité comme « La
jeunesse ».
28
Chrétien de Troyes, Romans de la table ronde, Le Conte du Graal, éd. Charles Méla, Paris,
Librairie générale française, 1994, v. 808-815.
29
Cf. Ernst Brugger, Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XLIV, 1917, p. 45-60
(compte rendu de Annette B. Hopkins, The Influence of Wace on the Arthurian Romances of
Chrétien de Troyes, Manasha Wis., 1913, University of Chicago Dissertation) et Margaret Pelan,
L’Influence du Brut sur les romanciers français de son temps, Genève, Slatkine Reprints, 1974 (éd.
orig. : Paris, 1931), p. 64-65.
30
Le chevalier as deus espees, éd. Paul Vincent Rockwell, Cambridge, Brewer, 2006. L’édition
de Wendelin Foester (Le chevalier as deus espees, Halle, Niemeyer, 1877) reste toujours utile.
31
Ombre est le fleuve Humber, en Angleterre et outre-Ombre signifie donc ‘au-delà du fleuve
248 Beatrice Barbieri
rois, qui sont devenus ses hommes-liges32, et assiégé les terres de la dame de
Caradigan. C’est maintenant au tour d’Arthur de se soumettre. Le discours
du messager l’explique clairement :
Si veut [scil. Ris] k’encontre lui vegniés
Et ke vostre terre preigniés
De lui – et il vous croistra –
U se ce non, il enterra
En vostre terre a si grans fais
Et a tel force ke ja mais
N’en istra devant k’il vous ait
Desireté et a soi trait
Tout vostre regne a sa devise (v. 241-249)
33
La Suite du Roman de Merlin, édition critique par Gilles Roussineau, 2 vols., Genève, Droz,
1996, rééd. 1 vol. Genève, Droz, 2006. Dorénavant dans les notes : Suite Merlin.
34
Cf. Suite Merlin, p. xvi, 54-55 et 65-76.
35
Suite Merlin, § 91.
36
L’épisode est fondamental dans le développement du roman : grâce à la capture de Rion,
Balaain regagne la faveur d’Arthur, qu’il avait perdue après avoir coupé la tête d’une damoi-
selle de la cour.
37
Cf. Suite Merlin, § 156 : « Chelui jor fist li rois Rions houmage au roi Artus et rechiut
sa terre de lui ».
250 Beatrice Barbieri
est mitigée, adoucie38. Rion n’est pas tué et Arthur n’est plus le seul qui puisse
le battre : il est en effet vaincu par un autre chevalier, parti à l’aventure, tandis
qu’Arthur est resté à présider sa cour.
Plus on s’éloigne de l’Historia, plus le combat entre Arthur et Rion perd
graduellement en force symbolique et en violence épique. Bien que les élé-
ments constitutifs fondamentaux (le roi Arthur, Rion, le manteau, la dé-
faite de celui-ci) se soient conservés, ils ont néanmoins changé. Considé-
rons par exemple le manteau de barbes : leitmotiv régulièrement présent
dans les différents récits, il ne reste pourtant pas toujours identique à lui-
même. Si dans l’Historia, ses traductions et encore dans les Premiers Faits,
la question du manteau était fondamentale, dans Le Chevalier as deus es-
pees et dans la Suite du Merlin, le manteau semble être désormais un élé-
ment stéréotypé et bientôt oublié dans l’écoulement de la narration. Il est
devenu un accessoire bizarre plutôt qu’un objet à forte valence symboli-
que. Arthur cesse par ailleurs de vouloir répondre personnellement au
défi honteux. Son personnage a glissé du guerrier aux traits archaïques
(encore présent dans les Premiers Faits) au roi courtois qui, loin du pé-
ril, demeure dans la sécurité de sa cour39. La conception des pouvoirs et
des rôles sociaux a elle aussi changé. Dans la réécriture des deux Merlin
en prose et du Chevalier as deus espees, les ennemis auxquels Rion a cou-
pé la barbe ne sont ni tués ni génériquement conquis, comme dans les
autres textes, mais lui rendent hommage et deviennent ses hommes-liges.
De même, la menace du géant en cas de refus de la part d’Arthur était-elle
très violente dans le Brut :
E si Artur cuntrediseit
Ço que Rithon li requereit,
Cors a cors ensemble venissent
E cors a cors se combatissent
E li quel d’els l’altre ocirreit,
U que vif veincre le purreit,
La barbe eüst, preïst les pels, (Wace, v. 11579-86)
38
M. Szkilnik parle d’un véritable affadissement du personnage de Rion, anticipé dans la nar-
ration par la modération de la requête de la barbe : dans la Suite du Merlin, « Rion parle de pren-
dre la barbe de ses ennemis et non de l’escorchier et traire fors del menton arrebours » comme
dans les Premiers Faits (« La jeunesse », p. 31).
39
Comme le dit M. Szkilnik, « à la logique épique qui prévaut dans la Suite Vulgate [ici Premiers
Faits] ... se substitue dans la Suite du Merlin une logique romanesque » (« La jeunesse », p. 32).
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes 251
tandis que dans la Suite, on l’a lu, la conséquence serait que Rion toille la terre
d’Arthur. La conception de la rivalité est rentrée dans une dynamique féoda-
le ou bien courtoise. Rion, autrefois symbole du pouvoir aveugle qui doit être
anéanti, perd peu a peu les traces de sa monstruosité, en devenant d’abord
géant-roi (Premiers Faits), puis simplement roi (Chevalier as deus espees, Suite
du Merlin). Cessant d’être un monstre, il peut même être épargné et intégré à
la société des hommes.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés
Lucia Baroncini
Università di Bologna
1
Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, I peccati della lingua : disciplina ed etica della
parola nella cultura medioevale, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1987 (trad. fr. Les Pé-
chés de la langue, Paris, Cerf, 1991).
2
Voir Thomas F. Crane, « Miracles of the Virgin », Romanic Review, No. 2, 1911, p. 235-279.
3
Il s’agit d’une collection anonyme et inédite, appelée Livre du naufrage par Mary Vincen-
tine Gripkey, « Mary Legends in Italian Manuscripts in the Major Libraries of Italy », Mediaeval
Studies, No. 14, 1952, p. 9-47. M. V. Gripkey a enrichi l’étude des manuscrits italiens de miracles
que Levi avait commencé : voir Il libro dei Cinquanta Miracoli della Vergine, publié par Ezio
Levi, Bologne, Romagnoli Dall’Acqua, 1917.
4
Il s’agit d’une variante du pacte avec le diable : voir Alfonso D’Agostino, « Il patto col dia-
254 Lucia Baroncini
père bollandiste Poncelet on trouve au moins sept incipit différents qui s’en
tiennent au même canevas5 : deux époux font vœu de chasteté, mais le diable
pousse le mari à le briser ; la femme, fâchée, voue alors au diable le fruit de
cette nuit. A la naissance de l’enfant le diable arrive et ordonne à la femme
de ne pas le baptiser ; il viendra le prendre quand il aura grandi. Le moment
venu le fils découvre son histoire et va à Rome chercher l’aide du Pape, mais
celui-ci l’envoie chez un saint ermite qui, avec l’intervention de la Vierge,
parvient à sauver le garçon du diable. L’histoire est racontée, entre autres,
par Gautier de Coincy, auteur des Miracles de Nostre Dame6, et dans les Can-
tigas de Santa Maria d’Alphonse le Sage (cantiga 115)7.
On aura sans doute remarqué qu’il s’agit du même sujet que la célèbre lé-
gende de Robert le Diable, dont la version écrite la plus ancienne que l’on
connaisse est une rédaction en octosyllabes du XIIIe siècle8. La duchesse de
Normandie ne parvient pas à avoir d’enfant et, lasse de prier Dieu, s’adresse
au diable ; mais le fils qu’elle en conçoit, nommé Robert, est cruel et violent
dès son enfance. Une fois devenu adulte, il est banni par son père à cause de
ses méfaits – surtout contre le clergé ; il devient un terrible brigand (même
si on essaye de l’adouber chevalier), jusqu’au moment où il prend conscience
de sa nature furieuse et découvre le mystère de sa naissance. Il décide alors
d’aller en pèlerinage à Rome, où le Pape l’envoie chez un saint ermite, qui lui
impose une vie de pénitence très dure. La suite de l’histoire se rattache au
motif du « petit jardinier aux cheveux d’or » (AT 314)9, c’est-à-dire du héros
sauveur qui cache son identité, mais est reconnu grâce à un signe particulier
(ici, une blessure qu’il a reçue des Sarrasins). Cependant, le motif folklorique
qui nous intéresse ici est celui du pacte avec le diable pour l’obtention d’un
volo nelle letterature medievali. Elementi per un’analisi narrativa », Studi medievali, III série,
No. 45, 2004, p. 699-752.
5
Voir Albert Poncelet, « Index miraculorum B. Virginis Mariae quae saec. VI-XV Latine
conscripta sunt index postea perficiendus », Analecta Bollandiana, No. 21, 1902, p. 214-360,
nos. 300 ; 368 ; 657 ; 1272 ; 1436 ; 1517 ; 1558.
6
Gautier de Coincy, Les miracles de Nostre Dame, publié par V. Frederic Koenig, 6 vol., Ge-
nève, Droz, 1970.
7
Alfonso X el Sabio, Cantigas de Santa Maria (cantigas 101 a 260), II, publié par Walter
Mettmann, Madrid, Castalia, 1988, p. 45-55.
8
Robert le Diable, roman d’aventures, publié par Elisabeth Löseth, Paris, Didot, 1903 (So-
ciété des Anciens Textes Français).
9
Voir Antti Aarne, Types of the folk-tale : a classification and bibliography, translated and en-
larged by Stith Thompson, New York, Burt Franklin, 1971 [1928], p. 108-169.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés 255
10
Voir Antti Aarne, Motif-Index of Folk-Literature. A Classification of Narrative Elements in
Folktales, Ballades, Myths, Fables, Mediaeval Romances, Exempla, Fabliaux, Jest-Books and Lo-
cal Legends, revised and enlarged by Stith Thompson, vol. V, Bloomington, Indiana University
Press, 19662, p. 41 et p. 316.
11
Voir Roland S. Crane, « An Irish Analogue of the Legend of Robert the Devil », Romanic
Review, No. 5, 1914, p. 55-67.
12
Voir Tom P. Cross, Motif-index of early Irish literature, Bloomington, Indiana University
Press, 1952.
13
Il existe sans doute une influence mutuelle entre le langage de la théologie et ceux du droit
et de l’économie qui se développent pendant le Moyen Âge, surtout à propos des rapports entre
les hommes, Dieu et le diable ; voir entre autres Toni W. Andrus, The Devil on the Medieval Sta-
ge in France, Ann Arbor, University Microfilm International, 1980, p. 134-168 et Adriano Pros-
peri, Giustizia bendata. Percorsi storici di un’immagine, Turin, Einaudi, 2008.
14
Miracles de Nostre Dame par personnages, publiés d’après le manuscrit de la Bibliothèque
Nationale par Gaston Paris et Ulysse Robert, Paris, Didot, 1876, tome I, p. 1-56.
15
Voir Giuseppe Cocchiara, Il diavolo nella tradizione popolare italiana, Rome, Editori Riu-
niti, 2004 [1945], p. 38-55. Cocchiara présente une série de poèmes populaires italiens des XIVe-
XVe siècle où Antoine, dédié au diable parce que conçu pendant un pèlerinage à Saint-Jacques-de-
Compostelle, est finalement emporté en enfer, d’où il est rejeté sur terre à cause de sa sainteté.
256 Lucia Baroncini
de Gianbattista Basile (journée II, 1)16. L’infraction de la mère, qui est en-
ceinte, est alimentaire : elle vole (ou fait voler) une plante aromatique dans
le jardin d’une sorcière, laquelle en retour lui demande l’enfant qui naîtra ;
une jeune fille vient au monde et est enfermée par la sorcière dans une haute
tour, où elle reste prisonnière jusqu’à l’arrivée du prince (AT 310 The Mai-
den in the Tower). On peut aussi mentionner l’histoire de Liombruno, en-
fant abandonné au diable par son père, un pauvre pêcheur, puis sauvé par
une fée : c’est l’incipit du « cantare » éponyme, dont la version écrite est at-
testée en Italie à la fin du XIVe siècle17.
Parfois, le diable vole littéralement les enfants, en profitant d’un manque
de surveillance : le Moyen Âge nous a transmis la légende de saint Étienne,
enlevé dans son berceau par le diable et remplacé par un « cambion », c’est-à-
dire un être diabolique qui assume la figure de la personne prise en échange.
On raconte la même histoire à propos de saint Laurent (fréquemment confon-
du avec saint Étienne, parce que tous deux sont diacres) et de saint Barthéle-
my, comme nous en informe le père De Gaiffier18. Il s’agit ici du phénomène
des changelings, une croyance bien connue de ceux qui s’occupent de mytho-
logie et folklore des pays celtiques et germaniques. On trouve un témoignage
de cette croyance dans le recueil d’exempla composé au début du XIIIe siècle
par le prêcheur Jacques de Vitry :
Quidam enim similes puero, quem Gallici chamium (cambion) vocant, qui
multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incremen-
tum pervenit sed ventrum durum habet et inflatum19.
16
Giambattista Basile, Lo cunto de li cunti, publié par Michele Rak d’après la première édition
[Naples, 1634-1636], Milan, Garzanti, 1986, p. 284-295
17
Poeti minori del Trecento, sous la direction de Natalino Sapegno, Milan-Naples, Ricciardi,
1952, p. 843-868.
18
Bernard De Gaiffier, « Le diable, voleur d’enfants. À propos de la naissance des saints
Étienne, Laurent et Barthélemy », dans Études critiques d’hagiographie et d’iconologie, Bruxel-
les, Société des Bollandistes, 1967 (Subsidia Hagiographica 43), p. 169-193.
19
The exempla or illustrative stories from the “Sermones vulgares” of Jacques de Vitry, édités
par Thomas F. Crane, New York, Burt Franklin, 1971 [1890], p. 129.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés 257
sera obligé d’affirmer que de sa longue vie il n’avait jamais rien vu de sem-
blable (c’est à peu près la ruse utilisée dans une version du miracle du diable
déguisé en valet pour tuer un chevalier : un évêque, hébergé chez le cheva-
lier en question, s’aperçoit de la nature diabolique du valet en l’obligeant à
admettre qu’il était là le jour de la création de la lune)20. On peut aussi battre
sans pitié le « cambion » jusqu’à provoquer l’intervention de sa vraie mère,
qui va rendre l’enfant volé. Ces rituels ne se rencontrent pas dans les histoi-
res des saints que je viens de mentionner, où l’échange est seulement décou-
vert quand le vrai fils, devenu adulte, va réoccuper sa place et chasse l’être
diabolique de chez lui. Néanmoins, il existe un type de miracle où une veu-
ve « oblige » la Vierge à lui rendre son propre fils qui a été emprisonné, en
enlevant la statue de l’Enfant Jésus d’entre les bras de sa Mère : on pourrait
rattacher cette attitude à une croyance – assez vaguement définie – comme
celle que je viens de rapporter.
Le diable ravisseur, bien évidemment, n’est que le dernier avatar de toute
une série de figures de voleurs d’enfants (fées, sorcières, lutins) qui repré-
sentent autant de strates de croyances, en remontant jusqu’à celles ayant
des origines vraiment archaïques. James McCulloch, auteur de la très bon-
ne entrée Changeling de l’Encyclopaedia of religions and ethics, formule
sur l’origine de cette croyance trois hypothèses qui méritent d’être prises
en compte21. Tout d’abord, une explication anthropologique : les nour-
rissons, n’étant pas encore purifiés de leur liaison avec l’autre monde,
sont facilement exposés à l’action des êtres surnaturels, donnée commu-
ne à bien des cultures, pas seulement indo-européennes, et appartenant à
l’univers symbolique des rites de passage. Deuxièmement, si les parents
étaient convaincus que les enfants pouvaient être enlevés et remplacés par
des créatures féeriques, cette croyance se trouvait renforcée dans le cas où
l’enfant était difforme22 : très souvent on le brûlait. La croyance avait donc
20
Il s’agit de l’un des miracles de la Vierge les plus répandus pendant le Moyen Age, connu
comme « Le diable servant ». (Voir Frederic C. Tubach, Index exemplorum : a Handbook of Me-
dieval Religious Tales, Helsinki, Suomalainen Tiedeakademia, 1969, no. 1558). Le dialogue à
propos de la lune se trouve dans la version donnée par Bonvesin de la Riva dans son Vulgare de
Elymosinis (voir Bonvesin de la Riva, Opere volgari, publié par Gianfranco Contini, Rome, So-
cietà Filologica Romana, 1941, vol. I, p. 260-64).
21
Voir James McCulloch, entrée « Changeling », dans Encyclopaedia of religions and ethics,
vol. III, sous la direction de James Hastings, Edinburgh, Clark – New York, Charles Scribner’s
Sons, 1910.
22
Voir Carl Haffter, « The changeling : History and psychodynamics of attitudes to handi-
258 Lucia Baroncini
capped children in European folklore », Journal of the History of the Behavioral Sciences, No. 4
fasc. 1 (1968), p. 55-61.
23
Voir à ce propos la première partie de Mario Alinei, Origini delle lingue d’Europa. I. La Te-
oria della Continuità, Bologne, Il Mulino, 1996.
24
Voir Mario Alinei – Francesco Benozzo, « Origini del megalitismo europeo : un approccio
archeo-etno-dialettologico », Quaderni di semantica, No. 19, 2008, vol. 2, p. 295-332.
25
1Rois 3, 16-28.
26
Glauco Sanga, « Sull’origine della fiaba », dans Pulsione e destini. Per Andrea Fassò, sous la
direction de Francesco Benozzo, Mattia Cavagna et Matteo Meschiari, Modène, Anemone Ver-
nalis, 2010, p. 175-219.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés 259
ser : les histoires d’enfants enlevés ou échangés seraient donc liées à l’ori-
gine même de ce qu’on appelle le domaine folklorique. L’ identité des ravis-
seurs, qui se transforme à chaque fois, témoigne de la construction d’une
stratigraphie folklorique, fondée sur les différentes étapes de la préhistoire
et protohistoire humaine, dont le diable n’est que la dernière manifestation.
La forme la plus ancienne est probablement celle où l’enfant est volé par une
sorcière, une vieille, c’est-à-dire une figure qui remonte aux cultes très ar-
chaïques consacrés à la Grande Mère paléolithique qui donne la vie et aussi
la mort27. Les fées aussi, et pas seulement les sorcières, sont liées à cette ty-
pologie. N’oublions pas qu’en fait la distinction entre fées bonnes et fées mé-
chantes, pour ainsi dire, est tardive et chrétienne ; la fée marraine peut en
même temps être celle qui emprisonne (c’est là l’ambiguïté qui se manifeste
chez Morgane, Viviane, la Dame du Lac…)28.
Les lutins qui échangent les enfants dans leur berceaux, enfin, comme font
les trolls et les nains, nous parlent d’une époque où les classes sociales se struc-
turent (Âge des métaux)29 : c’est à ce moment-là que le discours des marginaux
et des nomades peut être pris en compte. À la lumière de la préhistoire et pro-
tohistoire, les différentes expressions du folklore peuvent être ramenées aux
différentes étapes du développement de la civilisation humaine ; il est ainsi
possible de surmonter l’idée que le folklore est atemporel et donc très dange-
reux pour l’histoire de la culture et de la littérature.
Certes, les croyances des hommes primitifs qui ont donné les histoires de
voleurs d’enfants ne suffisent pas à expliquer la complexité de l’hagiographie
médiévale, où la théologie chrétienne joue un rôle très important. Le diable
de la démonologie populaire, c’est-à-dire des exempla, des miracles, des mys-
tères, est bien quant à lui un avatar des lutins qui, à partir du Néolithique, tra-
versent le monde indo-européen jusqu’à aujourd’hui : mais la Vierge, qui n’a
le pouvoir de sauver les victimes des vols du diable que si on invoque son nom,
vient, elle, d’une autre histoire.
27
Voir Mario Alinei, op. cit., p. 54-58.
28
En ce qui concerne l’histoire des fées, il faut nécessairement citer Laurence Harf-Lancner, Les
fées au moyen âge. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Honoré Champion, 1984.
29
Voir Mario Alinei, op. cit., p. 64-71.
La plume et la quenouille.
Fonctions et fonctionnement de l’ironie
dans les Évangiles des Quenouilles
Brigitta Vargyas
Université Eötvös Loránd de Budapest – Collège Eötvös József
Ouvrage anonyme datant de la fin du XVe siècle, les Évangiles des Quenouilles
mettent en scène des femmes réunies pendant six soirées consécutives, au
cours des « longes nuis entre le Noël et la Chandeleur » (p. 6)1, pour travailler
ensemble et en même temps pour profiter de ce temps pour mettre en com-
mun une « science » considérée comme par excellence féminine : des prati-
ques et des recettes plus ou moins « magiques » qui permettraient de fléchir
le destin en sa faveur. Chaque soirée est présidée par une autre « érudite » et
consacrée à un sujet différent. Le seul intrus dans ce cercle de femmes est le
personnage du secrétaire-auteur, un folkloriste avant la lettre, chargé de fixer
par écrit les paroles de celles-ci. Ce qui en naît est un recueil de 230 croyances
populaires des régions de Flandre et de Picardie au milieu du XVe siècle.
Pour sa forme, les Évangiles s’inspirent donc de la tradition boccacien-
ne, qui s’épanouira en France au cours du XVIe siècle : les traits majeurs du
genre sont « la mise en scène d’une société conteuse2 » et la structuration de
« l’histoire » en plusieurs soirées. Les femmes, réunies pendant six soirées
consécutives, président les soirées tour à tour, comme il est habituel pour ce
genre de récit, et choisissent divers sujets liés aux préoccupations majeures
de l’homme (ou plutôt : de la femme) de l’époque, vivant dans un milieu ru-
ral (vie conjugale, enfants, maladies et remèdes, vie agricole). (On ne peut
donc pas vraiment parler d’histoire dans le sens traditionnel du terme, puis-
que, à la différence d’autres recueils construits selon ce schéma narratif, les
1
Pour les citations provenant des Évangiles des Quenouilles, voir l’édition de P. Jannet (Les
Évangiles des Quenouilles, éd. P. Jannet, Paris, 1855).
2
G. Pérouse cité par A. Paupert, Les Fileuses et le Clerc. Une étude des «Évangiles des Que-
nouilles», Champion (Bibliothèque du XVe siècle, 52), Paris, 1990, p. 249.
262 Brigitta Vargyas
3
« Et depuis ce temps n’a esté aincoires aucun, voire que j’aye sceu, ne qui soit venu à ma co-
gnoissance, qui ait voulu prendre la peine de les mettre par escript ou en registre, au moins le
tout, ne par ordre, mais ce tant pou que fait en a esté, ce a esté confusiblement et par pièces puis
cy puis là, sans tenir aucun ordre. » (p. 5-6).
4
Cf. M. Jeay, Les Évangiles des Quenouilles, Vrin, Les Presses de l’Université de Montréal, 1985, p. 36.
5
Cf. op. cit., p. 60-63.
6
A. de Montaiglon, « Les Évangiles des Quenouilles », dans Bibliothèque de l’école des char-
tes, Année 1856, Volume 17, Numéro 1, p. 390-392. (N.D.A. : La mise en italique de « évidem-
ment » vient de moi. D’ailleurs, A. Paupert se pose également cette question dans op.cit.)
La plume et la quenouille 263
7
J. M. de Bujanda (éd.), Thesaurus de la littérature interdite au XVIe siècle : auteurs, ouvrages,
éditions avec addenda et corrigenda, Genève, Droz, 1996.
8
J. M. de Bujanda (éd.), Index d’Anvers : 1569, 1570, 1571, Sherbrook-Genève, ed. de l’Univer-
sité de Sherbrook-Droz, 1988, p. 339.
9
Pour la question des compétences diversifiées (linguistique, générique, portant sur la
connaissance des normes littéraires et rhétoriques qui constituent le « canon », idéologique en-
fin), indispensables au déchiffrage de l’implicite, cf. L. Hutcheon, « Ironie, satire, parodie »,
Poétique, n°46, 1981, en ligne : https://tspace.library.utoronto.ca/bitstream/1807/10253/1/TSpa-
ce0166.pdf, consulté le 27 décembre 2010. Cette question revient également chez C. Kerbrat-
Orecchioni, « Problèmes de l’ironie », Linguistique et Sémiologie n°2, 1976, p.10-46.
10
Sans vouloir présenter les diverses théories censées donner un modèle à l’explication de
l’ironie (ce qui sortirait du cadre de ce travail), je retiens ici la définition suivante : l’ironie est
un mode de communication dont le sens explicite sera retravaillé à l’aune du contexte et/ou des
264 Brigitta Vargyas
par rapport à un savoir féminin jugé « suspect ». Autrement dit : les Évangi-
les aussi auraient peut-être gardé leur popularité au sein du même public, si le
contenu « magique » (c’est-à-dire les realia qui ont éveillé l’intérêt des ethno-
logues dès le XIXe siècle) l’avait emporté sur sa littérarité.
Quels sont donc les indices qui orienteraient une telle lecture ? Commen-
çons d’abord, en bon lecteur, avec le titre, et avec la phrase-thèse programma-
tique qui vient le compléter : « Cy commence le traittié intitulé les Euvangiles
des Quenoilles, faittes à l’onneur et exaucement des dames. » (p. 1). La juxta-
position des deux termes bien éloignés l’un de l’autre, Évangiles et quenouille,
l’un relevant du champ lexical du sacré, l’autre de celui du profane (la que-
nouille, outil de travail féminin par excellence, étant le symbole même des
femmes11) a de quoi étonner le lecteur moderne ; pourtant, la « parodia sacra »
n’était certainement pas étrangère à l’esprit de l’époque12. Le rapprochement
de ces deux termes signale dès le début que l’auteur se livre à un « jeu double
» : le fait d’avoir recours au terme lourd de sens des « Évangiles » est repré-
sentatif du souci de présenter un sujet de grande importance et de la volonté
d’exécuter ce travail avec un soin extrême de véracité. Dans ce sens, il relève
de stratégies d’authentification qui se verront cependant vite réfutées grâce à
l’emploi d’un élément du monde profane (quenouille) et d’une série d’autres
remarques qui suivront dans le prologue.
Avec la désignation de « traité », le narrateur signale qu’il entend faire œu-
vre de science. En partant de l’idée que dès le début de la lecture, dès « l’en-
trée » dans l’œuvre, le lecteur formule ses attentes en fonction des informa-
tions rencontrées (y compris le nom de l’auteur, la désignation du genre et
tous les autres éléments paratextuels ou autres), dans le cas présent, nous re-
cevons la « promesse » (de la part de l’auteur) de lire un texte sur un sujet
signaux intratextuels incompatibles avec ce sens explicite. Le décodage de l’ironie nécessite des
compétences linguistiques et extralinguistiques aussi bien de la part de l’émetteur que du récep-
teur. (Cf. D.C. Muecke, « Analyse de l’ironie », Poétique, 1978, p. 478-494.)
11
Voir l’adage daté de 1317 : « le royaume de France ne saurait tomber de lance en quenouille ».
(Phrase dont la langue actuelle garde encore une trace sous l’emploi proverbial « tomber en que-
nouille » avec le sens d’être laissé à l’abandon).
12
Pensons par exemple au Cena Cipriani, « le modèle le plus ancien et le plus beau de la pa-
rodia sacra médiévale, ou pour mieux dire, de la parodie des textes et des rites sacrés » (M.
Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p. 427). Concernant la survie
de la tradition de la parodia sacra dans le folklore, cf. V. Ginouvès, « Traditions orales en Haute
Provence : Chansons », Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, en ligne : http://afas.revues.
org/97, 27 | 2005, mis en ligne le 16 octobre 2005, consulté le 30 décembre 2010.
La plume et la quenouille 265
13
Notamment de s’expliquer sur ses motivations, mettre au point des stratégies d’authentifi-
cation et placer son œuvre dans une perspective historique (v. EQ, p. 5-6) etc.
14
Voir le dictionnaire étymologique du CNRS en ligne, http://www.cnrtl.fr/etymologie/in-
venteur : « 1431, 29 mai inventeresse «celle qui imagine quelque chose de mensonger» (Sentence
dans Isambert, Recueil anc. lois fr., t. 8, p. 766 : menteuse et pernicieuse inventeresse de révéla-
tions et apparitions [en parlant de Jeanne d’Arc]) ».
266 Brigitta Vargyas
les dames (cela pourrait être du moins l’impression d’un lecteur moins atten-
tif ou moins compétent), quelques détails, comme nous l’avons vu plus haut,
jettent déjà l’ombre d’une suspicion. Le doute quant à sa véritable position se
confirme face à l’énumération hyperbolique des qualités féminines (l’excel-
lence de la femme étant une conséquence logique des conditions de création
de la première femme) : « ...pour ce sont toutes femmes naturelement nobles,
nettes, doucez, courtoises et plein d’esprit legier et inventif et si tressoubti que
à bien pou d’ayde elles scevent pluiseurs choses à venir, car les passéez et presen-
tes sçavent de leur propre nature, selon les conjectures et dispositions des temps,
des personnes, des augurements des oyseaux et des des betes, et, brief, de toutes
autres creatures comme il apperra ou procès de ce livre » (p. 1-2). Mis à part la
mention de connaissances qui engloberaient aussi bien les événements pas-
sés, présents et futurs (l’idée de connaissances absolues), au niveau des indi-
ces lexicaux, l’emploi de mots absolus (toutes, deux fois même) ainsi que des
adverbes « naturelement, tres » et, au niveau des indices syntaxiques, l’emploi
d’une subordonnée de conséquence à valeur d’intensité (si...que) contribuent
à dévoiler le sens implicite, ironique. Notons également l’intrusion de l’inter-
jection « et, brief », qui est, de même façon que les emplois hyperboliques déjà
cités, source d’ironie en coupant court à l’éloge pathétique. Par ailleurs, l’ef-
fet ironique résulte aussi de ce que l’interjection est perçue, dans un texte qui
se veut scientifique, comme un élément linguistique non compatible avec la
définition du genre (c’est un marqueur d’oralité introduit dans un texte où le
lecteur modèle s’attendrait à la présence de traits du langage écrit).
Comment expliquer l’effet ironique qui caractérise cette manière de repré-
sentation exagérée ? D’une part, rien que « l’encyclopédie » du lecteur, c’est-
à-dire ses connaissances sur la nature humaine, l’empêcherait d’ignorer l’in-
congruité de cet éloge sans frein et son inadéquation à la réalité. (Le lecteur
n’est pas censé mettre entre parenthèses ses connaissances extralinguistiques,
puisque le texte ne semble pas appartenir à un genre pour lequel une telle ab-
solutisation/schématisation serait acceptable – voire un élément indispensa-
ble, comme par exemple dans les contes –, mais exploite au contraire le regis-
tre scientifique.) Confronté au conflit du sens littéral et du contexte (contexte
dans l’acception que Jonathan Culler donne à ce terme)15, le lecteur conclue
15
Dans le sens que Jonathan Culler attribue à ce terme, le contexte est constitué « de nos mo-
dèles de vraisemblance à l’échelle du comportement humain [...] ; de notre horizon d’attente
concernant le monde du roman, qui nous suggère comment interpréter les détails concernant
l’action ou les personnages [...] ; et enfin de notre compétence des procédures usuelles du texte ».
La plume et la quenouille 267
(Cité par D.C. Muecke, op. cit., p. 492.) Ajoutons que, bien que Culler parle ici « de notre horizon
d’attente concernant le monde du roman », nous pouvons sans problème étendre cette définition
à toutes sortes d’autres types de texte, étant donné que tout texte éveille chez le lecteur des atten-
tes (tant d’ordre formel que sur le plan du contenu etc.).
16
C. Kerbrat-Orecchioni, cité par D.C. Muecke dans op.cit., p. 479.
17
D’après J. Lacarrière, Les Évangiles des Quenouilles, Imago, Paris, 1987, p. 127.
18
Cf. op.cit. loc.cit.
19
J’emprunte ici une idée et une formule à un article de Zs. András (« «Les débats du clerc et
du chevalier» avagy : a lovag vagy a klerikus alkalmasabb-e inkább a szerelemre », Palimpszeszt,
20, septembre 2003, en ligne : http://magyar-irodalom.elte.hu/palimpszeszt/20_szam/01.html,
consulté le 27 décembre 2010.
20
Voir la définition de l’ironie donnée par N. Knox dans son premier article, cité par D.C.
Muecke, op.cit., p. 488.
268 Brigitta Vargyas
contexte (dans le sens défini ci-dessus).21 Comme nous l’avons déjà observé
par rapport à la première phrase du « traité » (« cy commence... »), l’auteur
joue, à côté de la carte scientifique, également celle de la littérature religieuse.
Pour placer son entreprise dans une perspective plus large, il met en parallèle
son « projet de sauvegarde » avec l’activité des « sains apostres », dont « qua-
tre preudhommes [...] plains de vérité et vertus » ont été élus pour rédiger les
Évangiles de Jésus-Christ : il attribue aux « six matrones sages et prudentes »
qui réciteront les Évangiles des Quenouilles une autorité et des qualités pa-
reilles à celles des apôtres. D’après l’explication de l’auteur, c’est pour satisfaire
aux exigences juridiques qui veulent que trois femmes témoignent pour deux
hommes, qu’il met en scène six conteuses. Ce soin de rester conforme aux rè-
gles de droit et ainsi de respecter les exigences d’un témoignage fidèle devient
également source d’ironie face au contexte, à la réalité d’un sujet plutôt ridi-
cule. Le choix de mettre en scène justement six femmes est, au-delà des rai-
sons déjà invoquées, motivé par le fait que cela lui permet de présenter ainsi la
matière divisée en six soirées qui évoquent, toujours sur le registre religieux,
les six jours de la Création. Dans ce dernier passage, au contraire de l’extrait
cité plus haut, l’auteur ne déploie pas des indices linguistiques proprement
dits qui dévoileraient un effet ironique, mais sa tactique consiste uniquement
à confronter différents types de contexte : l’ironie ressort tantôt du conflit en-
tre le ton pathétique dont le narrateur annonce son entreprise et le ton grivois
qu’il prend ensuite (registres incompatibles comme contexte), tantôt de celui
entre le cadre grandiose (le travail de rédaction des apôtres donné comme
modèle) et un sujet qui se révélera ridicule par rapport à un tel arrière-plan
(le contexte est alors la réalité suggérée : des « mensonges » de vieilles femmes,
« choses toutes sans aucune raison ou aucune bonne consequence », p. 95).
Il est intéressant de voir qu’au fur et à mesure que le récit avance, le narra-
teur-auteur quitte sa position de défenseur des dames pour manifester en-
fin ouvertement sa déconsidération envers le sujet traité et les femmes dans
la « conclusion de l’aucteur »22 : pouvons-nous voir dans cette « sortie de
l’ombre » l’indice d’une crainte que le sens implicite, ironique puisse être
compris de travers, un certain niveau d’ambiguïté étant l’élément intégrant
21
Cf. ibid., p. 491.
22
« Vous, messeigneurs et mes dames qui cest petit traittié lirez ou avez leut, prenez-le en pas-
setemps d’oyseuse, je vous prie, et n’ayez regard à aucun des chappitres quant au regard d’aucune
apparence de vérité ne d’aucune bonne introduction, mais prenez le tout estre dit et escript pour
demonstrer la fragilité de celles qui ainsi se devisent... » (EQ, p. 97).
La plume et la quenouille 269
de tout discours ironique23 ? Nous n’en saurons rien. Rappelons toutefois que
le décodage de tout message ironique et de même la découverte du plaisir
du texte exigent certaines compétences. Face à un public compétent dans ce
sens, l’ironie sert ainsi de « clin d’œil » de l’auteur à son public. Pour repren-
dre les termes employés par Booth, « la constitution d’un consensus com-
munautaire [...] [est] souvent bien plus importante que l’exclusion de victi-
mes non conscientes. [Un] sentiment [...] prédomine : celui d’une réunion,
de retrouvailles, d’une communion des esprits de même nature... »24
L’ironie peut également être considérée comme porteuse de la relation entre
auteur et narrateur : c’est notamment par le truchement de l’ironie que la voix
de l’auteur – sa pensée implicite, donc –, s’exprime, tandis que le narrateur ap-
paraît comme dépositaire du sens littéral, explicite.25
Et enfin, n’oublions pas le rôle des manifestations ironiques du narrateur
qui, à la façon d’un « mode d’emploi », précèdent et modifient aussi, si toutes les
conditions de réception sont réunies, la lecture ultérieure du texte tronc (le re-
cueil de croyances lui-même). Si c’est en fonction du niveau de ses compétences
que le lecteur peut accéder à plus ou moins de significations, tout texte, selon le
degré de conflit entre l’apparence et la réalité, « choisit » son public, qui en fera
des lectures différentes. Ainsi, il est possible d’admettre que les Évangiles aient
suscité au moins deux lectures, deux approches bien distinctes : l’une consis-
tait à y recourir pour des raisons d’ordre utilitaire – même si les manifestations
du narrateur qui entouraient les « recettes » proprement dites pouvaient sem-
bler quelque peu déroutantes... L’autre lecture, caractéristique d’un public plus
compétent, était donc fortement orientée par les informations implicites four-
nies par un discours « incongru » et produisait une attitude pareille à celle du
narrateur-auteur : de l’intérêt, parfois un amusement condescendant à l’égard
d’une vision du monde qu’on ne partage plus, mais « qu’il est bon de marquer
d’ironie car elle n’est pas assez lointaine pour ne pas menacer »26. Cependant,
23
« L’ironie a fondamentalement à voir avec l’ambiguïté et devrait être envisagée avant tout
comme un cas particulier de figure d’équivoque. » (A. Berrendonner, « Portrait de l’énonciateur
en faux naïf », Semen, en ligne, 15, 2002, mis en ligne le 29 avril 2007, consulté le 27 décembre
2010, http://semen.revues.org/2400
24
W. Booth cité par D.C. Muecke, op.cit., p. 483.
25
« L’étude de l’ironie littéraire est absolument indissociable d’une interrogation sur le sujet
d’énonciation, cette instance qui, dissimulée derrière le texte, juge, évalue, ironise » (C. Kerbrat-
Orecchioni, cité par D.C. Muecke, D.C., op. cit., p. 482)
26
Cf. M. Jeay, op. cit., p. 32.
270 Brigitta Vargyas
Emese Egedi-Kovács
Université Eötvös Loránd de Budapest1
1
Étude rédigée avec le soutien de Magyar Állami Eötvös Ösztöndíj (Bourse d’études Eötvös
de l’État hongrois) et du projet TÁMOP 4.2.1/B-09/1/KMR-2010-0003 du Fonds Social Euro-
péen de l’Union Européenne.
2
Esther Zago, « Some Medieval Versions of «Sleeping Beauty»: Variations on a Theme », Stu-
di Francesci, 69 (1979), p. 417-431.
3
M 301.12 (Three) fates prophesy at child’s birth. F 312.1.1 Fairies make good wishes for
newborn child. D 2031.0.2 Fairies cause illusions. F 360 Malevolent or destructive fairies.
D 1964 Magic sleep induced by certain person. D 1960.3 Sleeping Beauty. D 1960 Magic sleep.
272 Emese Egedi-Kovács
D 1960.4 Deathlike sleep. D 2167 Corpse magically saved from corruption. D 6 Enchanted cast-
le. F 771 Extraordinary castle. D 1149.2 Magic tower. F 772 Extraordinary tower etc. (Antti
Aarne & Stith Thompson, The Types of the Folktale, A Classification and Bibliography, Second
Revision, Helsinki, 1961; Anita Guerreau-Jalabert, Index des Motifs Narratifs dans les romans
arthuriens français en vers (XIIe-XIIIe siècles), Genève, 1992).
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale 273
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Alors le bruit prit fin, et avec le même bruit le banquet aussi. (430) L’envie de
Myrilla ne cessa pourtant pas, tout le reste du temps, elle tramait de mauvais
desseins et cousait le lin des rêts par lesquels elle pourrait capturer Rhodan-
thé. Lorsque tout moyen est fermé à la jalousie (435) – car ayant tout essayé,
276 Emese Egedi-Kovács
elle n’avait que subi des échecs – que fait-elle enfin, quelle ruse machine-t-el-
le ? Elle emplit une coupe de potion délétère, et comme Cratandre ainsi que
Dosiklès est allé à la chasse, (440) elle la lui donne pour boire durant le ban-
quet. L’effet de la coupe n’est pas la mort subite, ni la perte de l’esprit ou une
autre maladie, mais seulement le relâchement du corps entier. Dès que Rho-
danthé eut donc bu la coupe, (445) aussitôt toute sa figure subit des convul-
sions, tout son corps se détendit, et comme un cadavre, elle avait besoin de
quelqu’un pour la mouvoir, car elle ne se mouvait pas. Ah cœur jaloux et mé-
chant ! Pour atteindre l’amour, pour avoir l’union (450) – ce qu’elle n’avait pas
pu obtenir par une juste décision –, pour s’unir avec Dosiclès comme fiancé,
elle causa le relâchement du corps de la jeune fille. Il n’y a pas là-bas main agis-
sant et bougeant, ni doigts car ceux-ci ne font plus rien, (455) il n’y a pas là-bas
pied bien préparé à marcher, ni langue babillarde, ni bouche bougeant. Mais
pourquoi dire les autres détails ? Car, pour le dire en paroles simples et conci-
ses, aucun des membres de la jeune fille n’avait d’énergie. (460) Voilà ce que fit
Myrilla par son attitude méchante, mais qu’en est-il des mains des dieux et de
la loi de Justice ? Ne se sont-ils pas tout de suite révoltés contre la méchance-
té ? Certainement, car ils détestent la nature maligne. Pendant que Cratandre
et Dosiclès, comme je l’ai dit, (465) chassaient au milieu des fourrés, ils trou-
vèrent une ourse affligée d’une paralysie,4 morte au côté droit et ne bougeant
pas, se traînant seulement du côté gauche. Arrivée à un lieu herbeux, (470) elle
cueillit une très belle herbe – dont la racine était blanche, la feuille similaire
aux roses, aux roses rouges, et non aux roses de couleur blanche, à celles qui
ont même beaucoup de branches penchant vers la terre, dont la peau se voit
pourpre : (475) en un mot, toute l’herbe était belle et tricolore –, elle se frotta
de celle-ci les membres morts. L’experte en nature (l’ourse dont j’ai parlé) re-
vivifia tout le corps mort et une fois guérie s’enfuit en courant. (480) Dosiclès
voyant ce spectacle étrange et s’étonnant de cet événement – mais comment il
n’en aurait-il pas été ainsi, si les animaux connaissent par une intelligence na-
turelle ce que nous ignorons souvent même après avoir appris ? –, se baissa et
prit l’herbe médicinale, (485) et sans s’attarder, sans passer le moindre temps,
il reprit avec Cratandre le chemin de la maison. Alors qu’ils entraient, un ser-
viteur se hâta à leur rencontre et, se répandant en lamentations, commen-
ça sa misérable annonce, révélant, hélas, le relâchement du corps de la vier-
ge. (490) Quel cœur eut soudain Dosiclès et quelle lamentation il commença
4
Paul d’Égine mentionne dans son œuvre cette maladie (« ») ainsi que sa thérapie
(Paulus Aegineta, III, 18).
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale 277
après l’avoir écouté, celui qui ne l’a jamais subi ne peut pas le dire. « Ah, de
nouveau le commencement d’autres drames, Tykhè, de nouveau le rire pour
toi et les peines pour Dosiclès. (495) Rhodanthé est atteinte du relâchement du
corps, et morte vivante elle ne bouge en aucune manière ; Rhodanthé est ma-
lade, et le chevalier Dosiclès court à la chasse avec des chiens. C’est hier que
j’ai vu Rhodanthé, cruelle Jalousie ; (500) hier, non pas avant-hier ou encore
avant, malveillante Tykhé ! » Après ces mots, il s’approcha de la jeune fille et
en versant les larmes, à juste titre, il fouilla les replis de son vêtement pour
trouver l’herbe. Dès qu’il l’eut trouvée, il la tira et en la frottant tout autour il
revigora le corps entier de la fille relâchée et la réanima – ah ! grâce divine !
Et celle qui – pas le moins du monde – ne bougeait en aucune manière sauta,
alla vers celui qui la désirait et mit un terme au chant plaintif de son ami en
pleurs. (510) Dosiclès la voyant vivante et debout, parlant comme elle vou-
lait et bougeant, s’écria : « Je suis déjà certain, Dieux sauveurs que vous pre-
nez soin de mes affaires et de celles de ma fiancée ! Je me confie à vous pour
toujours : (515) je mets en vous l’espoir de mon mariage. Et à toi, ourse, quelle
grâce te faut-il de notre part en récompense pour l’herbe d’or que tu m’as don-
née ? Certes – que les dieux soient témoins de ma parole – je ne heurterai ja-
mais de ma large épée les ourses, (520) je ne plongerai pas mon fer dans celles
qui m’ont instruit. » (Théodore Prodrome, Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v. 428-
520 [traduit en prose].)5
Il est intéressant de noter que dans le texte grec, au vers 496, nous trouvons le
terminus technicus parfait du thème de la « morte vivante » : « »
(‘vivante elle meurt’), qui ne se rencontre d’ailleurs guère dans les œuvres
françaises.
Le parallèle avec le lai d’Eliduc de Marie de France, en ce qui concerne l’épi-
sode de la fausse mort, est bien visible. Les motifs où la parenté semble incon-
testable sont les suivants :
5
Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX, edidit M. Marcovich,
Stutgardiae et Lipsiae : In Aedibus B.G. Teubneri, 1992.
278 Emese Egedi-Kovács
Le premier trait identique est bien sûr que, dans les deux récits, l’héroïne est
prise d’un sommeil léthargique très profond. Les circonstances mêmes ainsi
que la cause directe en sont assez semblables : il s’agit dans les deux histoires
d’un triangle amoureux, les personnages féminins de l’épisode étant rivales
l’une de l’autre. Or la catalepsie de la jeune fille résulte de cette problématique.
Si, chez Prodrome, cette mort apparente est bien voulue et projetée par My-
rilla, alors que dans le Lai de Marie de France elle frappe Guilliadun de façon
complètement inattendue, le ressort essentiel n’en est pas moins le même, à sa-
voir le désespoir amoureux.
Pour atteindre l’amour, pour que l’union soit sienne – ce qu’elle n’avait pu
obtenir par une juste décision –, pour s’unir avec Dosiclès comme fiancé, elle
causa le relâchement du corps de la jeune fille (Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v.
449-452).
6
Je cite le texte toujours dans l’édition suivante : Les Lais de Marie de France, trad. L. Harf-
Lancner, Paris, Le Livre de poche, collection Classiques médiévaux, 1998.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale 279
Dans les deux récits, ces mortes vivantes restent « sur scène », c’est-à-dire
qu’elles ne sont pas inhumées, ce qui facilite évidemment, d’un point de vue
« technique », la cure extraordinaire. Néanmoins, chez Prodrome, ce proces-
sus semble un peu artificiel et, à notre avis, déterminé par des hasards trop
nombreux : tandis que la belle fille s’étend cataleptique dans la maison de
Craton, Dosiclès, ignorant cela, rencontre à ce moment précis une ourse qui,
elle-même demi-morte, se guérit devant les yeux du jeune chevalier grâce
à une herbe. Celui-ci, bien qu’ignorant toujours tout de l’état de son amie,
cueille aussitôt cette herbe (en se disant peut-être que « cela servira bien à
quelque chose » ?) avec laquelle, dès qu’il aura appris la mauvaise nouvelle, il
pourra ressusciter sa fiancée. Chez Marie de France, en revanche, ces motifs
s’agrègent de manière plus heureuse, les événements s’enchaînant de façon
plus naturelle et logique tout en permettant à des événements inattendus de
se produire : une belette passe sur le corps de la belle morte alors que Guilde-
luec, épouse compréhensive et bienveillante d’Eliduc, se trouve dans la cha-
pelle. Son serviteur tue l’animal sur-le-champ, mais après quelques minutes
apparaît une autre belette, qui ne tarde pas à chercher un remède efficace pour
ranimer sa compagne.
En la pasmeisun la trovot :
ne reveneit, ne suspirot.
De ceo li semblot granz merveille
qu’il la veeit blanche e vermeille ;
unkes la colur ne perdi
fors un petit qu’ele enpali (Eliduc, v. 969-974).
Bref, l’hésitation d’Eliduc à enterrer son amie, le choix du lieu sacré pour
le repos de la jeune fille au fin fond de la forêt et surtout la description de la
belle morte montrant des signes de vie, tout cela ouvre donc petit à petit la
voie à la ressuscitation merveilleuse. La couleur de l’herbe médicinale, qui
répond parfaitement à celle de la belle endormie – toutes deux sont en effet
vermeilles, – parachève la lente préparation à la merveille de la résurrection.
Tandis que chez Prodrome la composition de l’épisode de fausse mort ne se
conforme donc guère à un plan de développement élaboré, dans le Lai de Ma-
rie de France, ce motif semble minutieusement exploité. Le hasard étant rem-
placé par la merveille dans le récit français, le motif de la « belle endormie »
entre visiblement dans une nouvelle phase d’évolution qui prépare sans dou-
te le chemin au futur conte de fée de la « Belle au Bois dormant ». En effet, le
récit de Marie de France contient déjà, quoique de façon plutôt discrète, tous
les éléments merveilleux qui font partie des caractéristiques essentielles pro-
pres aux versions postérieures, à savoir le motif de la belle endormie, celui du
corps restant visible sans être enterré qui conserve sa beauté et sa fraîcheur et
celui de l’endroit extraordinaire pénétré de surnaturel et complètement isolé
où repose la jeune fille.
Quant au motif de l’« animal présentant une cure de résurrection », il n’est
pas sans avoir fait l’objet de plusieurs changements. Le plus évident est que
chez Prodrome il s’agit d’une ourse alors que chez Marie de France l’on a
une belette. Chez Marie de France, le choix d’une belette reflète probable-
ment l’influence de croyance celte7. L’autre divergence marquante – le nom-
bre des animaux –, concerne cependant plutôt leur fonction. Ce type de scène
– la présentation d’une cure de résurrection –, par analogie, nécessiterait au
moins deux acteurs différents : l’un qui servirait de victime, personnage équi-
valent à la « morte vivante » et sur lequel cette cure va s’effectuer, et l’autre qui
remplirait le rôle du « médecin » trouvant l’herbe magique. Or, dans le roman
byzantin, l’ourse est à la fois la « victime » et le « médecin » en une personne,
tandis que dans Eliduc ces deux fonctions sont divisées et attribuées à deux
belettes différentes. Autrement dit, chez Prodrome l’animal est « dédoublé »,
ayant la moitié du corps mort, tandis que l’autre est vivante, alors que chez
Marie celui-ci est « redoublé », car y figurent deux belettes à la fois. En outre,
le redoublement chez Marie remplit même une fonction narratologique sup-
7
Voir Pierre Jonin, « Le Bâton et la Belette ou Marie de France devant la matière celtique »,
dans Mélanges de langue et littérature françaises offerts à Charles Foulon, vol. II., (Marche Ro-
mane, 30, 1980), p. 164.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale 283
8
Fabienne Pomel, « Les Belettes et la Florete magique : le miroir trouble du merveilleux dans
Eliduc », dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees. Hommage à Francis Dubost,
Honoré Champion, Paris, 2005, p. 512-513.
9
Selon le témoignage de Paul d’Égine (Paulus Aegineta) et celui de Dioscurides, une herbe pos-
sédant la même puissance était connue à cette époque : on l’appelait « selinon agreon heteron ».
284 Emese Egedi-Kovács
elle la lui donne à boire durant le banquet. L’effet de la coupe n’est pas la
mort subite, ni la perte de l’esprit ou une autre maladie, mais seulement le re-
lâchement du corps entier. (Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v. 441-443).
F. Meunier affirme par ailleurs dans son ouvrage sur le roman byzantin du
XIIe siècle que les récits français contemporains, notamment Cligès, n’ont sans
doute exercé aucune influence sur le roman de Prodrome11. En effet, selon
la datation également acceptée par F. Meunier, le roman de Prodrome a été
composé entre 1143 et 1149 tandis que Cligès date de 1176. Cette chronologie
suggérerait même une possibilité d’influence toute contraire. Sans nous lan-
cer dans la question de la filiation entre l’œuvre de Prodrome et ses pendants
français, nous voulons simplement faire remarquer que dans cette question
le thème de la fausse mort semble un moment clé. Vu que ce motif – la mort
10
Je cite le texte toujours dans l’édition suivante : Chrétien de Troyes, Cligès, éd. L. Harf-Lan-
cner, Paris, Champion, 2006.
11
F. Meunier, Le roman byzantin du XIIe siècle. À la découverte d’un nouveau monde ?, Paris,
Champion, 2007, p. 250.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale 285
apparente d’une jeune fille, causée par une potion somnifère – apparaissait
déjà bien antérieurement, dans un des romans hellénistiques, Les Éphésiaques
de Xénophon d’Éphèse, dans lequel Prodrome lui aussi puise ouvertement,
il semble plus vraisemblable que ce soient les romanciers français qui se sont
inspirés de leur collègue byzantin et non l’inverse. La question du rapport en-
tre les romans byzantins et les récits français du XIIe siècle reste donc selon
nous encore à revoir.
Pour conclure, nous pouvons donc constater que le long voyage du motif de
la « belle endormie » n’a manifestement pas commencé par les récits français
et occitans médiévaux, ce motif apparaissant au moins dans un des romans
byzantins contemporains. Cependant, malgré l’identité des éléments essen-
tiels, il est visible que c’est l’imaginaire occidental, notamment celui de Marie
de France, qui est nécessaire pour que ce motif puisse se doter des caractéris-
tiques susceptibles d’en faire un conte de fée à part entière. En établissant les
« circonstances » adéquates à l’apparition de la ressuscitation merveilleuse, à
savoir laisser la belle endormie non enterrée dans un endroit extraordinaire
et isolé et permettre ainsi aux autres personnages non seulement de contem-
pler le miracle du corps conservant sa fraîcheur mais aussi de pouvoir effec-
tuer une cure de résurrection, Marie de France a trouvé, sans le savoir, tous les
éléments fondamentaux pour le thème central du fameux conte de la « Belle
au Bois dormant ».