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15 CONTES
ET LÉGENDES
DES FÉES
Flammarion Jeunesse
Rachmuhl Françoise
Flammarion
En conclusion ?
En conclusion, dites-vous ? Ne croyez pas que nous ayons fait le tour
de la question. Les fées ne se laissent pas facilement surprendre.
Imprévisibles, parfois invisibles, toujours fantasques, reflets de nos désirs,
de nos peurs, de nos rêves, figures de notre destinée, elles sont les sœurs
lumineuses des Parques, même si elles se déguisent au goût du jour ou du
pays où elles se trouvent.
Il m’a fallu beaucoup de hardiesse, de prudence, de persévérance, pour
en approcher quelques-unes. Je vous les offre dans ce recueil. Prenez soin
d’elles et profitez de leur présence, mais ne craignez pas qu’elles s’envolent
et disparaissent : les fées sont éternelles.
Françoise Rachmuhl
1. Oisin et Niamh
aux cheveux d’or
Conte d’Irlande
Un jour que Finn était à la chasse avec ses compagnons, une biche
surgit devant eux, une bête si belle et si grande qu’ils n’avaient jamais vu sa
pareille.
Ils la poursuivirent. Quand la biche exténuée se coucha sur le sol, Finn
remarqua que les chiens s’étaient tus et faisaient cercle autour d’elle. À sa
grande surprise, non seulement les chiens ne l’attaquaient pas, mais ils lui
léchaient les pattes et la tête avec beaucoup de douceur.
Finn ordonna qu’on laissât aller la bête. Et, comme il était fatigué, il
rentra dans sa demeure et s’endormit. Un léger bruit le réveilla. Une très
belle femme se tenait à côté de son lit. « Je suis Sadb, dit-elle, une déesse
ensorcelée. Un magicien, qui voulait m’épouser et que j’ai repoussé, m’a
jeté un sort : je suis devenue biche. C’est moi que tu as poursuivie cet
après-midi. Je t’ai vu, Finn, au milieu de tes hommes, et je suis tombée
amoureuse de toi. Si toi aussi tu m’aimes, je pourrai rester femme. »
Finn aima Sadb et ils vécurent ensemble plusieurs mois, sans sortir du
palais. Mais, un jour, les Fianna vinrent trouver leur chef, car ils avaient
besoin de lui ; on leur avait signalé la présence de bateaux étrangers, au
large de la ville de Dublin – sans doute des Vikings, ces redoutables
pillards. En moins d’une semaine, les Irlandais se débarrassèrent de leurs
ennemis. Mais quand Finn MacCool revint dans son palais, la femme qu’il
aimait avait disparu.
Il la chercha partout, dans les bois, dans les monts, sur les mers. Il ne la
retrouva pas. Mais il trouva le fils qu’il avait eu d’elle et voici comment :
c’était encore un jour de chasse et, de loin, Finn avait vu les chiens
encercler en aboyant une créature inconnue. Il s’approcha. Il s’agissait d’un
jeune garçon. Il était nu, avec une longue chevelure embroussaillée. Il ne
semblait pas effrayé.
Finn écarta la meute et posa à l’enfant quelques questions. Celui-ci
répondit qu’il ne savait pas qui était son père, que sa mère était une biche,
qu’elle l’avait élevé, qu’un grand homme était venu la voir, l’avait frappée
d’une branche de noisetier. Elle avait essayé de rassurer son fils, mais elle
avait dû suivre l’homme.
Finn comprit aussitôt que la biche était Sadb, retombée au pouvoir du
magicien, et que l’enfant était son propre fils. Sur son front, à l’endroit où
sa mère l’avait léché, il portait une touffe de poils bruns, comme en ont les
cerfs. Aussi Finn l’appela-t-il Oisin, ce qui signifie « petit faon ».
Il l’emmena dans son palais, le fit instruire dans l’art de la parole et
dans l’art de la guerre. L’enfant subit un rude entraînement, afin d’être un
vrai Fianna, et il devint un grand guerrier, à l’égal de son père. Il possédait
aussi toutes les qualités d’un musicien et d’un poète.
Oisin menait une vie agréable et bien remplie, avec son père et ses
compagnons, les Fianna. Il lui arrivait cependant de chercher la solitude
pour composer ses chants, au contact de la nature.
Il se trouvait au bord d’un lac, un jour d’hiver. Le ciel était sombre et de
gros nuages gris roulaient au-dessus des collines et assombrissaient les
eaux.
Soudain apparut devant lui, dans une vive lumière, surgie on ne sait
d’où, une cavalière. Son cheval blanc avait des sabots d’argent et une
crinière d’or. Elle portait une tunique de soie verte, dont les broderies
étincelaient, et sur ses épaules était posée une peau de mouton teinte en
violet. Une résille de perles retenait ses cheveux. Son teint clair et le rose de
ses joues faisaient penser à la neige que colore le soleil levant.
Oisin fut ébloui. Il se demanda s’il s’agissait d’un être humain ou d’une
fée.
« Je m’appelle Niamh aux cheveux d’or, dit l’apparition, et sa voix était
mélodieuse. Je suis la fille du dieu de la mer et je viens de très loin t’inviter
à me suivre dans son royaume. Je demeure dans l’Autre Monde, à Tir na
mBéo, la Terre des Vivants. C’est le pays du Bonheur éternel. Acceptes-tu
mon invitation ? »
Sans hésiter, Oisin sauta sur le cheval derrière la belle et ils partirent
pour l’Autre Monde. Finn MacCool ne revit jamais son fils.
Oisin et Niamh chevauchèrent longtemps, sans ressentir ni faim ni
fatigue. Ils parcoururent le lac, qui semblait s’étendre à l’infini. Enfin ils
arrivèrent sur une plage argentée, que bordaient des buissons en fleurs et
que venaient lécher des vagues transparentes. Le soleil brillait, c’était l’été.
Au-dessus d’eux s’étageaient des collines vertes. Ils y grimpèrent et
entrèrent dans un bois dont les arbres portaient des fruits étonnants : aussi
gros que des têtes d’homme, ronds et violets ; ils embaumaient. Une
multitude d’oiseaux, blancs et violets, au bec doré, voletaient tout autour et
becquetaient les fruits ; ils chantaient de façon si merveilleuse que leurs
chants auraient endormi les souffrances d’un guerrier blessé. Mais dans ce
pays, on ne connaissait pas la souffrance.
Dans ce pays, la vieillesse et la mort avaient perdu tout leur pouvoir. Le
temps n’existait pas ; l’hiver et le froid non plus : un siècle passait comme
une journée et l’on était toujours à la belle saison.
Là vivaient, avec les fées, les anciens dieux et des héros. Et comme les
héros s’ennuient s’ils ne peuvent livrer bataille, ils trouvaient toujours des
ennemis à combattre. Ainsi Oisin s’illustra-t-il en luttant sous les eaux
contre un géant Fomori, un monstre à une seule jambe et un seul œil, qu’il
réussit à vaincre. Sa réputation dans l’Autre Monde devint aussi grande que
celle de son père sur la terre.
Avec Niamh, la fée aux cheveux d’or, il fut aussi heureux qu’on peut
l’être. Ils eurent une fille qu’ils nommèrent Plur nam Ban, Fleur de Femme.
Pourtant il manquait quelque chose au bonheur d’Oisin. Il ne parvenait
pas à oublier tout à fait son Irlande. Il pensait à ses compagnons
chevauchant sous la pluie, à la neige sur les toits, aux cris des corbeaux ; il
se rappelait son émerveillement devant la première fleur, au printemps. Il
regretta le passage des saisons et il se souvint de son père, qu’il avait
abandonné sans un mot.
Niamh comprit qu’il voulait retourner sur la terre. Elle lui donna le
cheval aux sabots d’argent, à la crinière d’or, et le laissa partir. Elle lui avait
recommandé de ne jamais descendre de sa monture s’il voulait revenir près
d’elle, à Tir na mBéo, la Terre des Vivants.
Quand Oisin arriva en Irlande, il ne reconnut pas son pays. À la place
des collines boisées qu’il avait quittées, il trouva des terres plates et nues
sous un ciel froid. Le paysage avait perdu ses couleurs et les maisons
portaient des traces de bataille. Les habitants, autrefois gais et pleins de vie,
se traînaient, l’air renfrogné. Il chercha en vain ceux qu’il avait connus,
aimés : ses compagnons, les Fianna, et son père, le grand Finn MacCool,
étaient morts depuis longtemps et c’est à peine si les gens auxquels il posa
des questions se souvenaient d’eux.
Lui qui avait si bien vécu dans l’Autre Monde, se sentait à présent
inutile et impuissant. Alors il rencontra un groupe d’hommes en haillons,
chancelants, essayant en vain de déplacer un énorme bloc de pierre. Ceux-
là, je peux les aider, se dit-il. Et, sans descendre de sa monture, il souleva
facilement la pierre, mais pour cela, dut se pencher. La selle de son cheval
tourna, le faisant tomber à terre.
Aussitôt le cheval disparut. Au lieu de demeurer un homme dans la
force de l’âge, en un instant Oisin était devenu un vieillard, aveugle et
tremblant.
Il avait tout perdu, l’Irlande de sa jeunesse et la femme qu’il aimait dans
l’Autre Monde. Il lui restait le souvenir.
Souvenir de son père et des Fianna, ses compagnons d’autrefois, et de
leurs exploits. Souvenir du pays merveilleux, plein de fleurs et d’oiseaux,
peuplé de fées, de héros et de dieux, où il avait été heureux. C’est à travers
ses chants qu’il sut les faire revivre.
Tous ceux qui l’écoutaient le faisaient avec ravissement, oubliaient
leurs peines et reprenaient courage. Et sous le nom d’Ossian, Oisin, le
chanteur aveugle, fut longtemps considéré comme le plus grand poète de
l’Irlande.
2. Une famille de fées
Conte du pays de Galles
Une famille de fées qui compte un père, une mère, des filles,
n’est-ce pas étrange ? Mais nous sommes au pays de Galles et en
anglais le mot fairy peut désigner un être masculin aussi bien qu’un
être féminin. Ces « petites gens » vivent dans des mondes
souterrains et parfois se mêlent aux humains.
Einion était berger et connaissait par cœur ses montagnes. Par un clair
matin de printemps, il grimpa avec ses moutons jusqu’aux hautes prairies
parfumées. Mais, au milieu de la journée, le brouillard commença à tomber.
Einion décida de rentrer à la maison tant qu’il pouvait reconnaître son
chemin et s’en alla en poussant ses moutons.
Le Petit Peuple est le peuple des fées qui hantent les maisons la
nuit. S’il leur arrive d’aider les humains, le plus souvent ces êtres
féeriques leur jouent des tours pendables. Que faire alors pour se
débarrasser d’eux ? Lisez et vous verrez.
Aussitôt des ailes poussèrent sur les flancs du petit cheval ; comme un
oiseau il s’envola jusqu’au sommet du rocher. Là, dans une espèce de nid,
se tenait accroupi un nain laid, noir et ridé, qui cria en voyant Bellah :
« Ma jolie fille, délivre-moi !
— Te délivrer ! Mais qui es-tu ?
— Je suis Jeannik le korandon, le mari de la Groac’h.
— Et que fais-tu ici ?
— Elle m’a condamné à couver six œufs de pierre. Je n’aurai ma liberté
que lorsqu’ils seront éclos.
— Des œufs de pierre ! éclos ! Bellah éclata de rire, puis reprenant son
sérieux : Que puis-je faire pour te délivrer, mon petit homme ?
— Ma jolie fille, tu me délivreras si, avant moi, tu délivres Houarn, qui
est aux mains de la Groac’h.
— Que dois-je faire pour cela ?
— D’abord te déguiser en garçon ; ensuite, quand tu auras séduit la fée,
lui enlever le filet qu’elle porte à la ceinture et l’emprisonner avec, jusqu’au
jour du Jugement dernier.
— Où trouverai-je un habit de garçon, mon cher korandon ?
— Tu le trouveras ici, ma jolie fille. »
Le korandon s’arracha quatre cheveux, souffla dessus et voilà
qu’apparurent quatre tailleurs, le premier tenant un chou, le deuxième des
ciseaux, le troisième une aiguille, le quatrième un fer à repasser. Ils se
mirent immédiatement à l’ouvrage, assis, les jambes repliées, c’est-à-dire
en tailleur, autour de Bellah et lui confectionnèrent, à partir des feuilles de
chou, un magnifique costume de velours vert, sans oublier ni le chapeau, ni
les souliers assortis.
Quand, transportée par son bâton, elle entra dans le palais de la
Groac’h, elle avait l’air d’un jeune et beau gentilhomme : la fée tomba sous
son charme. La Groac’h lui fit mille compliments et lui offrit à goûter mille
pâtisseries délicates. Comme elle allait lui chercher à boire, Bellah
s’empara du couteau qu’Houarn avait laissé sur la table : il pourrait toujours
lui servir.
La fée revint, les bras chargés de flacons. Ensuite elle entraîna la jeune
fille dans le jardin, lui montra ses arbres de corail, ses massifs de
coquillages, ses pelouses scintillantes et son bassin plein de poissons
multicolores.
Bellah parut si fascinée par les poissons qu’elle s’assit au bord du
bassin et demeura là, sans bouger, à les regarder nager.
« N’aimerais-tu pas rester en ma compagnie ? demanda la Groac’h. Tu
pourrais contempler les poissons aussi longtemps que tu voudrais.
— Oh oui ! soupira Bellah d’un air d’extase. Mais comment cela serait-
il possible ?
— Tout simplement en m’épousant. Acceptes-tu ?
— Oui… à condition que je puisse pêcher un de ces merveilleux
poissons. Vous me prêterez bien le filet d’acier que vous portez à la
ceinture ?
— Bien sûr. »
La Groac’h ne se méfiait pas de ce qu’elle prenait pour un caprice de
jeune garçon.
« Voyons un peu, dit-elle, ce que tu pêcheras, mon beau pêcheur !
— Je pêcherai le diable ! cria Bellah en jetant le filet sur la Groac’h.
Montre ton vrai visage, monstre maudit, et deviens aussi vilaine de corps
que tu l’es de cœur ! »
La Groac’h n’eut pas le temps de protester. Entortillée dans le filet,
devenue hideuse, elle atterrit au fond d’un puits, sur lequel Bellah posa une
grosse pierre en guise de couvercle et, pas mesure de précaution, elle
dessina dessus le signe de la croix : ainsi la sorcière ne pourrait en sortir
qu’au jour du Jugement dernier.
Ensuite la jeune fille alla vers le bassin pour libérer les poissons. Ils
étaient déjà hors de l’eau et formaient une procession de petits êtres,
gesticulant et criaillant : « Merci à notre Seigneur et Maître, qui nous a
délivrés du filet d’acier et de la poêle d’or ! »
Bellah s’apprêtait à leur rendre leur forme véritable quand elle aperçut
une grenouille verte qui portait au cou une clochette. La pauvre bête la
regardait d’un air suppliant, des larmes plein les yeux, et se frappait le cœur
de ses petites pattes. « C’est toi, c’est bien toi, mon cher petit Houarn ! »
s’écria Bellah en le touchant de son couteau.
Alors Houarn redevint homme et les deux amoureux se jetèrent dans les
bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.
Grâce au couteau de saint Corentin, les victimes de la Groac’h se
retrouvèrent telles qu’elles étaient auparavant, un juge, un curé, un tailleur,
un meunier, et bien d’autres encore. Puis arriva le petit korandon, dans son
nid comme dans un char, tiré par six grosses mouches écloses des six œufs
de pierre.
« L’enchantement est rompu, proclama-t-il. Merci Bellah, ma jolie fille,
c’est grâce à toi que je ne vis plus comme une poule ! Suis-moi avec
Houarn que je vous montre les placards où la Groac’h cachait ses richesses,
pièces de monnaie et pierres précieuses. Prenez-en autant que vous pourrez
en emporter. »
Quand Houarn et Bellah eurent rempli leurs poches, leur ceinture, leur
chapeau et même leurs souliers, ils songèrent à rentrer au pays. Mais que
faire de tous ces gens qu’ils avaient délivrés et qui voulaient les suivre ?
Bellah planta son bâton en terre et chanta :
Bon bâton de saint Vouga,
Que faire de tous ceux-ci
Qui me causent du souci ?
Emmène-les avec moi !
Dans cette légende poétique, c’est encore au fond des eaux que
se trouve la fée qui deviendra sur terre fille de roi ; les deux mondes,
celui des fées et celui des hommes, communiquent grâce aux rêves.
Malgré son origine féerique, l’héroïne acceptera-t-elle finalement de
partager le sort commun de tous les hommes ? Saura-t-elle vieillir et
mourir ?
Un roi et une reine désiraient plus que tout avoir un enfant et n’y
parvenaient pas. Ils allaient de temple en temple pour prier les dieux, les
saints et les génies et, devant eux, brûler l’encens. Si bien que le Ciel eut
pitié et la reine fut enceinte.
Grande joie pour le roi et pour le royaume. La reine supportait fort bien
sa grossesse, mais, au bout de neuf mois, elle n’accoucha pas. On attendit
encore, un mois, puis deux, puis quatre : toujours rien. Que se passait-il ?
Désolation dans le royaume et surtout dans le cœur du roi. Il fit venir
des médecins réputés, qui furent impuissants devant ce mystère, car la reine
se portait comme un charme.
Un soir, fatigué d’attendre en vain au côté de sa femme, le roi
s’endormit. Il eut un rêve.
Il se trouvait dans un jardin merveilleux, plein de fleurs et d’oiseaux. Il
suivait une allée qui le conduisit au bord de la mer, sur une plage de sable
fin. Les petites vagues s’ouvrirent et le roi continua son chemin sous les
eaux. Les poissons le saluaient et dansaient à ses côtés. À la fin, il arriva
devant un magnifique palais de corail. À l’intérieur vibrait un gong. Il entra.
Devant lui se tenait un groupe de jeunes filles, toutes plus charmantes les
unes que les autres. Le roi remarqua surtout la plus jeune, qui lui parut la
plus jolie. Puis un vieillard, à la barbe et aux cheveux blancs, l’invita à
dîner. Les mets étaient délicieux, la conversation agréable, et l’on servit au
roi un thé ambré, parfumé, comme il n’en avait jamais bu. À la fin du repas,
avant de lui dire adieu, le vieillard lui offrit en cadeau l’une des jeunes
filles. Celui-ci comprit qu’elle serait sa fille : il choisit la plus jeune. Elle
s’inclina devant le vieillard et suivit l’homme qui allait devenir son père.
À ce moment, le roi s’éveilla ; autour de lui résonnaient des clameurs de
joie : une petite fille était née, qui avait les traits de la fille du rêve. Le roi
lui donna le nom de Thuy-Tiên Công Chua, ce qui signifie Fée des Eaux.
Fée des Eaux devint une adolescente superbe. Elle faisait le bonheur de
ses parents, aussi bonne et intelligente que belle. Mais elle avait un regard
triste, surtout quand elle contemplait son image dans un miroir : elle savait
qu’un jour sa beauté se ternirait, qu’un jour elle mourrait. Aussi, lorsqu’elle
fut en âge de se marier, annonça-t-elle qu’elle prendrait pour époux celui
qui lui rapporterait l’Élixir de la Jeunesse éternelle – lui seulement et
personne d’autre.
Plusieurs prétendants partirent au loin, traversèrent les monts et les
mers, coururent bien des dangers pour chercher le précieux liquide. Aucun
ne le trouva et certains ne revinrent pas.
Parmi les prétendants, l’un des plus décidés et des plus amoureux était
le prince Hoâng-Nam. Lui aussi parcourut les montagnes et les mers,
franchit les précipices, se perdit dans les forêts.
Un jour, fatigué de courir en vain, il attacha son cheval à un arbre et
s’allongea à l’ombre pour rêver à sa belle Thuy-Tiên Công Chua. Il allait
s’endormir quand il aperçut, entre ses cils, quelque chose qui attira son
attention : un peu plus loin, devant lui, s’étirait un long mur qu’il n’avait
pas remarqué jusque-là. Au milieu de ce mur, une plaque de mousse, verte
et lisse, ressemblait à une porte. Comme c’était étrange ! Le jeune homme
se leva, gratta la mousse avec son sabre et découvrit une ouverture. Elle
donnait sur un couloir, prolongé par une allée que le prince emprunta. De
chaque côté, s’élevaient des arbres d’or et de soie. L’allée déboucha dans
une grotte pleine d’objets de grande valeur, plats, carafes, lampes,
chandeliers, statues d’or et d’argent, incrustées de pierreries. Hoâng-Nam
les regardait, émerveillé. Soudain il aperçut, au fond de la grotte, un puits.
Sur la margelle courait cette inscription en lettres d’or : Élixir de la
Jeunesse éternelle. À côté se trouvait un cruchon d’émeraude.
Aussitôt le jeune homme le saisit, le remplit, retrouva l’allée, le couloir,
la porte de mousse, se précipita vers son cheval, le détacha et vola jusqu’au
palais de sa bien-aimée. Tout essoufflé, brandissant son cruchon, il
demanda au roi l’autorisation d’épouser sa fille. Elle lui fut accordée.
Fée des Eaux s’enduisit le corps et le visage de l’élixir et vida le
cruchon jusqu’à la dernière goutte. Sa jeunesse et sa beauté prirent un éclat
incomparable.
Ensuite ils se marièrent.
Ils furent heureux, ils eurent plusieurs enfants.
Au bout de quelques années, un jour qu’il se regardait dans un miroir, le
prince découvrit, au coin de ses yeux, de sa bouche, quelques rides et des
fils blancs dans ses cheveux noirs. Il comprit. Lui qui, dans sa précipitation,
avant son mariage, avait oublié d’utiliser le précieux élixir, était promis à la
vieillesse et à la mort. Sa femme, elle, resterait éternellement jeune et belle.
Il mourut. Leurs enfants, à leur tour, vieillirent et moururent. Leurs
parents étaient morts depuis longtemps.
Fée des Eaux, malgré tous ces deuils, gardait son visage lisse, son corps
adolescent, sa beauté rayonnante. Mais le chagrin ravageait son cœur.
Elle regretta d’avoir été égoïste, de ne s’être servie de l’élixir que pour
elle, en somme d’avoir agi contre la loi de la nature, qui veut que les
humains naissent, vivent et disparaissent pour laisser la place aux
générations futures.
Elle souhaita que sa vie s’achève, elle supplia les dieux, les saints et les
génies de la faire vieillir et mourir, comme tous ceux qu’elle avait aimés.
Longtemps les dieux firent la sourde oreille. À la fin, cependant, le Ciel
la prit en pitié et lui accorda ce qu’elle demandait.
Mais elle ne mourut pas tout à fait : son beau visage, ses formes
gracieuses se transformèrent en une fleur aux blancs pétales, au cœur d’or,
qui porte le même nom qu’elle, Thuy Tiên Hoa, le narcisse.
6. Le mariage de Monsieur Chu
Conte de Chine
Alors Jean sortit du creux de son arbre, réveilla son chien, mit son fusil
sur l’épaule et rentra chez lui, près de ses parents, après avoir remercié au
passage les sept belles demoiselles.
10. Les trois voix
Conte de Géorgie
Le roi des neuf pays avait douze filles. Quand sa femme, à nouveau
enceinte, fut sur le point d’accoucher, il lui dit : « Va-t’en ! Va dans la forêt
et reviens au palais seulement si tu as un garçon. Si tu as une fille, jette-la à
l’eau ou abandonne-la dans les bois ! Je ne m’en soucie pas. »
La pauvre reine prit une couverture sous son bras et s’en alla tristement.
Au bout d’un moment, elle entendit des pas derrière elle : c’était la cadette
de ses filles qui l’avait suivie.
« Mon enfant, que fais-tu là ? Retourne vite au palais, laisse-moi.
— Non, ma mère, je ne te laisserai pas ! »
La mère eut beau insister, la fillette ne céda pas et toutes les deux
marchèrent, marchèrent, elles franchirent neuf montagnes, elles arrivèrent
dans la forêt. C’était le soir. La mère s’assit au pied d’un chêne.
« Je vais aller chercher du feu, dit la fille.
— N’y va pas ! Tu t’égareras !
— Mais non, maman, je ne m’égarerai pas. Aie confiance en moi ! »
La cadette s’en alla. Elle n’était pas sortie du bois quand la nuit tomba.
Elle n’y voyait plus rien, elle eut peur de se perdre. Elle se blottit dans le
creux d’un arbre pour attendre le lever du soleil.
Elle allait s’endormir lorsqu’elle entendit une voix au-dessus d’elle.
« Quand le garçon qui vient de naître aura douze ans, il grimpera sur le
sapin, au milieu de la cour du palais, il tombera et il mourra. Que celui qui
m’écoute et répète mes paroles soit transformé en pierre ! »
Puis une deuxième voix se fit entendre.
« Quand le garçon qui vient de naître aura seize ans, il montera sur le
poulain de la jument du roi, il tombera et il mourra. Que celui qui m’écoute
et répète mes paroles soit transformé en pierre ! »
Enfin ce fut le tour d’une troisième voix.
« Quand le garçon qui vient de naître aura vingt ans, il se fiancera et,
dans les habits que lui offrira sa belle-mère, se trouveront des serpents. Ils
le mordront et le tueront. Que celui qui m’écoute et répète mes paroles soit
pétrifié ! Et que seule l’eau de toilette du Soleil puisse le ressusciter ! »
C’étaient trois fées qui prédisaient le destin des hommes. Leur
prophétie achevée, elles s’envolèrent, laissant la cadette pensive. Elle
enferma soigneusement leurs paroles dans un coin de sa mémoire.
Au matin, elle alla retrouver sa mère : un petit garçon était né et les
deux femmes et le bébé retournèrent au palais.
En apprenant la naissance de son fils, de joie le roi bondit jusqu’au ciel
et ordonna qu’on tirât le canon, pour avertir la population.
Le temps passa. Quand le fils du roi eut douze ans, la cadette de ses
sœurs se mit au lit et se prétendit malade. Ses parents, inquiets, firent venir
les meilleurs médecins qui, naturellement, ne lui trouvèrent rien. Alors elle
appela le roi et déclara, d’une voix mourante : « Père, cette nuit, j’ai vu en
rêve un ange. Il m’a dit que ma maladie se trouvait dans le grand sapin qui
pousse au milieu de ta cour. Si tu le fais couper, je guérirai. Sinon, je
mourrai. »
Le roi fit aussitôt couper le grand sapin qui poussait au milieu de sa
cour. La cadette se leva, guérie, et se réjouit en secret de retrouver son petit
frère, dont elle avait sauvé la vie.
Le temps passa. Au bout de quatre années, la jument du roi eut un
poulain. Le prince, devenu un bel adolescent, s’attacha à l’animal. Si le
poulain avait couru, il le frottait avec une serviette, il lui donnait lui-même
son avoine, il le conduisait à l’abreuvoir. Il n’aimait rien au monde autant
que son poulain.
Alors la cadette de ses sœurs se mit au lit et se dit gravement malade.
Naturellement les médecins n’y comprirent rien. Elle demanda au roi de
venir près de son lit.
« Père chéri, chuchota-t-elle, dis-moi qui tu préfères : ta fille ou le
poulain de ta jument, que ton fils aime tant ?
— Quelle question ! Ma fille, bien sûr !
— Alors fais tuer ce poulain ! J’ai vu en rêve un vieux sage. Il m’a dit
que ma maladie se cachait dans le corps du poulain. S’il meurt, je vis. S’il
vit, je meurs.
— Eh bien ! tu vivras, mon enfant chérie ! »
Et le roi fit tuer le poulain malgré les protestations de son fils.
Le temps passa. Le prince allait avoir vingt ans, l’âge de se marier. Ses
parents lui trouvèrent pour fiancée une jolie jeune fille.
La veille du mariage, selon la coutume, le fils du roi se rendit chez ses
futurs beaux-parents pour faire la fête avec ses garçons d’honneur.
« Laisse-moi t’accompagner, mon cher frère », supplia la cadette de ses
sœurs et, comme il refusait, elle se mit à pleurer, tant et si bien que le prince
accepta.
La fête dura toute la nuit. La cadette s’était cachée dans un coin. On
but, on joua, on dansa, de joie le beau-père fit un bond et lança son chapeau
au plafond.
Le lendemain matin, la belle-mère apporta à celui qui allait devenir son
gendre ses habits de marié.
Sortant de sa cachette, la cadette se précipita. Personne ne comprenait
pourquoi elle se trouvait là.
« Laisse-moi essayer tes habits, mon cher frère, je t’en supplie ! Surtout
ne les touche pas ! »
Et elle se mit à pleurer si fort que tous s’étonnèrent.
« Que se passe-t-il, mon enfant ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans
ces vêtements ? demanda la belle-mère.
— Allumez le feu dans le four à pain et vous le verrez de vos propres
yeux. »
Pour lui faire plaisir, la belle-mère ordonna d’allumer le feu. Tous les
invités s’approchèrent, curieux. La cadette prit la veste et la secoua au-
dessus du four : il en sortit un petit serpent qui tomba dans le feu et brûla.
Elle prit le pantalon : il en sortit un gros serpent qui, lui aussi, tomba et
brûla.
Elle prit les bottes et les vida : il en sortit d’autres serpents qui
connurent le même sort.
Tous les serpents étaient morts. Alors la jeune fille ramassa les
vêtements et les rendit à son frère en lui disant : « Mets-les à présent. Tu es
sauvé !
— Comment savais-tu, ma sœur, qu’il y avait des serpents dans mes
vêtements ?
— Ne me le demande pas !... Tu le regretteras !
— Ma sœur, si tu m’aimes, dis-le-moi.
— Puisque tu insistes, je te dirai tout. Pourtant, mon frère, apprends
que, si je révèle mon secret, je serai transformée en statue de pierre. Seule
l’eau de toilette du Soleil pourra me rendre la vie… N’oublie pas ! »
La cadette commença aussitôt à raconter ce qu’avaient prédit les fées et
comment elle avait sauvé son frère, en faisant couper le sapin qui poussait
au milieu de la cour du roi.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, ses jambes devenaient de pierre.
À cette vue, le prince lui demanda de se taire, mais, puisqu’elle avait
commencé, elle voulut continuer et lui apprit comment elle l’avait sauvé, en
faisant tuer le poulain.
Son corps alors devint de pierre jusqu’à la taille.
« Tais-toi, ma sœur, ne parle plus ! Je ne veux plus rien savoir ! »
Le prince eut beau la supplier, elle poursuivit son récit jusqu’au bout :
« Ces serpents devaient te mordre, leur venin t’aurait tué. C’est pourquoi je
les ai brûlés, je t’ai sau… »
Elle ne put en dire plus : elle était tout entière devenue statue de pierre.
Le frère se mit à pleurer. Il n’était plus question de noce ! Toute joie
s’était envolée. Puisque sa sœur, à trois reprises, l’avait sauvé, il lui rendrait
la pareille. Afin de la ressusciter, il irait chercher l’eau de toilette du Soleil.
Le prince chaussa ses bottes de fer, il empoigna sa canne de fer, fit ses
adieux à sa fiancée, à ses futurs beaux-parents, à ses parents, à tous les
invités, et s’en alla.
Il marcha longtemps, longtemps. Il finit par arriver à l’endroit où la
terre n’est plus séparée du ciel que par la distance de neuf lances. À cet
endroit, précisément, se tenait un grand cerf de pierre, dont la tête ornée de
ses bois dépassait le bord du ciel.
Sans hésiter, le fils du roi grimpa le long des bois du cerf et déboucha
dans le pays du Soleil.
Il marcha longtemps, longtemps. Il finit par arriver près d’une tour de
diamant, si brillante qu’aucun être humain ne pouvait la regarder fixement.
En se protégeant les yeux de la main, il aperçut une porte. Il s’approcha et
frappa avec sa canne de fer. La mère du Soleil lui ouvrit.
« Qui es-tu ? demanda-t-elle sévèrement.
— Je suis le fils du roi des neuf pays.
— Sais-tu que tu risques ta vie ? Pour quelle raison viens-tu ici ?
— Le malheur, mère, c’est le malheur… »
Et il lui conta l’histoire de sa sœur.
La mère du Soleil s’attendrit et promit de lui procurer l’eau de toilette
de son fils. Puis elle souleva une dalle et le cacha à la cave.
Comme le soir tombait, le Soleil rentra chez lui. Il se mit à renifler.
« Maman ! Ça sent l’homme ici !
— Penses-tu, mon fils ! Tous les êtres ont peur de toi, les fourmis ne
fourmillent plus, les oiseaux cessent de voler dès qu’ils te voient ! Qui
oserait venir ici ?
— Oui… hum… Eh bien, soupons ! Qu’y a-t-il de bon à manger ? »
Après le repas, le Soleil se coucha. Le lendemain matin, à peine était-il
réveillé que sa mère lui apportait une cruche d’or pleine d’eau, une cuvette
en or et une serviette aussi en or.
« Mon fils, voici tout ce qu’il faut pour ta toilette. Tu es passé par les
chemins du vaste monde et tu es plein de poussière. Viens ! Je t’aiderai à te
débarbouiller.
— Maman, qu’est ce qu’il te prend ? D’habitude tu me laisses me
débrouiller seul… Enfin si cela peut te faire plaisir ! »
La mère du Soleil aida son fils à se laver et, dès qu’il fut parti pour sa
tournée, elle appela le prince et lui versa dans un vase l’eau de toilette du
Soleil.
« Voici ce que tu m’as demandé. Jeune homme, toi qui, pour ta sœur, as
souffert et persévéré, tu l’as bien mérité. Tout ce que cette eau touchera
prendra vie. Adieu !
— Adieu, mère, et merci ! »
Le fils du roi s’en alla, tenant d’une main le précieux vase, de l’autre sa
canne de fer. Il prit le même chemin qu’à l’aller. Au passage, il aspergea
avec l’eau magique le cerf en pierre, qui redevint vivant.
« Merci, bon jeune homme ! s’écria-t-il. En retour, que puis-je faire
pour toi ?
— Me dire pourquoi tu as été transformé en pierre.
— Cela, je ne peux le dire à personne. »
Le prince se souvint du secret de sa sœur et n’insista pas. Il demanda
simplement au cerf d’aider à grimper sur ses bois ceux qui, comme lui,
voudraient atteindre le pays du Soleil. Le cerf accepta volontiers.
Le fils du roi poursuivit son chemin et bientôt arriva dans la demeure de
ses beaux-parents. Là, il trouva sa sœur devenue statue et l’aspergea avec
l’eau de toilette du Soleil. Aussitôt la statue s’anima.
Le frère et la sœur tombèrent dans les bras l’un de l’autre et jurèrent de
s’aimer toujours.
Puis les invités accoururent, et les parents, et la fiancée.
Et l’on célébra la noce.
On tua plus d’un mouton.
On dévora jusqu’à l’os,
Peau, laine et chair, aussi bon.
On vida tous les cruchons
Tant la soif était féroce.
On dansa, par sauts et bonds :
Je me suis fait une bosse
En me cognant au plafond !
11. Le sac des Tantines
Conte de Lorraine
Un roi avait une fille qu’il aimait comme la prunelle de ses yeux. Elle
était en âge d’être mariée, mais le roi n’avait aucune envie de la laisser
partir au bras d’un inconnu.
Un jour qu’il savourait des raisins de sa vigne, dorés au soleil et gonflés
de jus, il s’écria, la bouche pleine : « Non !... Nulle part au monde on ne
peut trouver plus beaux raisins que les miens ! » Cela lui donna une idée.
Il fit annoncer à son de trompe, dans tout le royaume, qu’il accorderait
la main de sa fille au jeune homme capable de lui apporter de plus belles
grappes que les siennes. Impossible, pensait le roi et ainsi il garderait sa
fille.
Une pauvre veuve avait trois fils. L’aîné entendit l’annonce. « Maman,
cria-t-il, vite, prépare-moi un panier plein des plus beaux raisins de notre
vigne. Je vais chez le roi. »
La mère obéit et donna même à son fils un casse-croûte, car la route
était longue. En ce temps-là, si on n’avait pas de carrosse, on allait à pied.
À mi-chemin, à côté d’une fontaine, le garçon s’arrête, pose son panier
dans l’herbe et commence à manger son pain et son lard. Voilà qu’une
vieille très vieille s’approche de lui. D’où sort-elle, celle-là ? se demande le
gars.
« Bonjour, mon bon monsieur.
— Bonjour, la mère.
— Qu’est-ce que vous portez donc dans votre panier ? »
Tu es trop curieuse, pense le garçon qui répond :
« Des crottes, ma bonne dame.
— Des crottes soient, mon bon garçon », fait la vieille et pfuitt… elle
disparaît.
Le gars se demande s’il n’a pas rêvé, reprend son chemin jusqu’au
château du roi. Là on le fait passer dans une salle d’attente, parce qu’il
n’était pas le seul avec son panier, vous pensez bien.
Arrive enfin son tour de montrer au roi ce qu’il a dans son panier. Il
l’ouvre… Pour des raisins, quel drôle de parfum ! Au lieu de belles grappes,
des crottes en vrac !
Le roi, furieux, envoie le gars en prison.
Et d’un !
Quand le deuxième fils de la veuve apprend ce qui est arrivé à son frère,
il se précipite vers sa mère : « Donne-moi un autre panier de raisins. J’irai
chez le roi et je réussirai, moi ! Et n’oublie pas mon casse-croûte pour la
route. » La mère essaie de le retenir, pleure un peu : ça ne sert à rien. Le
garçon est têtu. Il part, en chemin s’arrête à la fontaine, rencontre la vieille
très vieille et, comme son frère, lui répond de travers.
« Mon bon garçon, dans ton panier, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ma bonne dame, ce sont des rats.
— Des rats soient ! »
La vieille disparaît, le gars arrive chez le roi, attend son tour avec les
autres candidats et, quand il ouvre son panier, il en sort quoi ? Des rats, qui
se mettent à courir partout, à grimper sur les meubles, aux rideaux et même
le long du manteau royal.
Le roi, horrifié, jette en prison le garçon.
Et de deux !
Reste le troisième frère, le plus doux, le plus gentil. Malheureusement,
il est tordu bossu.
Lui aussi veut tenter sa chance. Lui aussi part avec son joli panier et
quand la vieille très vieille sort de nulle part et lui demande : « Mon bon
garçon, dans ton panier, qu’est-ce qu’il y a ? », il répond poliment : « Des
raisins, ma bonne dame. En voulez-vous une grappe ? Ce sont les plus
beaux raisins du pays !
— Les plus beaux soient ! » dit la vieille.
Vous l’avez deviné, c’était une fée.
Aussi quand le garçon ouvre son panier devant le roi, celui-ci doit
reconnaître que ses raisins, tout royaux qu’ils soient, sont moins beaux que
ceux du gars.
Il ne peut pas faire autrement que de lui donner sa fille en mariage. Sa
fille, la prunelle de ses yeux, à un tordu bossu ! La fille n’est pas trop
contente, elle non plus.
« Écoute, dit le roi au gars, c’est entendu, tu auras ma fille. J’ai dit, je
ne peux me dédire. Mais à une condition : que tu me gardes pendant trois
jours mes cent lapins dans la lande… Le soir venu, tu les mettras dans un
sac. Je les compterai. S’il en manque un… »
Le roi n’achève pas sa phrase. Le garçon a compris. Il va voir sa mère,
lui apprend qu’il a réussi – en partie seulement. Puis s’en retourne chez le
roi, rencontre en chemin la vieille très vieille. Comme il a, lui aussi, deviné
que c’était une fée (ce bossu est un malin !), il lui conte ses mésaventures.
Alors elle lui donne une baguette et lui apprend la formule magique qui lui
permettra de rassembler les cent lapins et de les fourrer dans le sac :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !
Le bossu remercie la fée et repart chez le roi.
Le lendemain, toute la journée, dans la lande, il regarde les lapins
folâtrer, se gaver de thym et de serpolet, se poursuivre sous les buissons et
même creuser des terriers, mais il ne s’inquiète pas : sa baguette est là, au
fond de son sac.
Sur le coup de midi, à moitié endormi, il voit arriver un étrange
personnage : en habit de chasseur, la carnassière à l’épaule, le fusil à la
main, mais l’on voit bien qu’il n’en a jamais tiré un coup de sa vie. Bien sûr
le garçon a reconnu le roi, mais il fait semblant de rien.
« Cher monsieur, dit celui-ci, ne pourriez-vous me donner ou me vendre
un de vos lapins ? Cela me permettrait de ne pas rentrer chez moi
bredouille !
— Cher monsieur, mes lapins ne sont ni à donner ni à vendre : ils sont à
gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous rouler tout nu pendant une heure entière sur ce tas de
châtaignes là. »
Or ce sont des châtaignes enfermées dans leur bogue pleine de piquants.
Le roi essaie pourtant, se déshabille, se roule dessus. « Aïe ! que ça
pique ! » Il en a vite assez, il reconnaît qu’il a perdu. Il s’en va.
Le soir arrive. Tous les lapins ont disparu. Sans s’inquiéter, le bossu
ouvre son sac, en tire sa baguette et récite :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !
Ils arrivent en trottinant ! Ils sont là ! Tous les cent ! Le roi peut les
compter, il n’en manque pas un seul.
On félicite le bossu, on lui offre un bon repas, on le fait coucher dans
une belle chambre, et le lendemain de bon matin, au travail ! Il faut
conduire dans la lande les cent lapins.
Comme la veille, dans la journée, le roi vient trouver le garçon, cette
fois déguisé en bourgeois.
« J’ai besoin d’un lapin pour dîner, car j’ai des invités. Peux-tu m’en
donner un – ou me le vendre ? demande-t-il.
— Mon bon monsieur, vous n’y pensez pas ! Mes lapins ne sont ni à
donner ni à vendre, ils sont à gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous asseoir là-bas, sur ce rocher pointu et y rester sans bouger
pendant une heure. »
Le roi essaie, mais la pointe du rocher lui entre dans les fesses, il se
tortille, il n’en peut plus… Il reconnaît qu’il a perdu.
Et le soir :
Baguin, baguette
Que tous les lapins soient en ma saquette !
Le compte y est ! Les cent lapins ! Le roi peut les compter, les
recompter, le bossu ne s’est pas trompé.
Le troisième jour, tout recommence : les cent lapins s’égaillant, dans la
lande, le roi déguisé essayant en vain d’acheter un lapin.
« Mes lapins ne sont ni à donner ni à vendre, ils sont à gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous voyez là-bas, dans ce creux de la lande, cette mule crevée ? Il
faut aller l’embrasser, sous la queue, pendant une heure. »
Ah non ! Cette fois, c’en est trop ! Le roi refuse aussitôt. Tant pis ! Il
s’avoue vaincu.
Et le soir venu :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !
Les lapins rentrent au logis. Tous les cent. Pas un seul ne manque.
« Voyons, voyons, dit le roi au bossu. Raconte-moi ce qui t’est arrivé
pendant ces trois jours passés dans la lande.
— Eh bien, pendant que je gardais mes lapins, chaque jour un monsieur
est venu. Il m’a demandé de lui donner – ou de lui vendre une de mes bêtes.
Bien sûr, je n’ai pas voulu.
— Ah ah ah ! s’écrie le roi en riant. Le monsieur, c’était moi ! Je
m’étais si bien déguisé que tu ne m’as pas reconnu ! Mais va, je l’avoue,
bien que tu sois tordu bossu, tu es plus fort que moi ! Tu as mérité
d’épouser ma fille, la petite prunelle de mes yeux. »
Aussitôt les noces sont célébrées.
Je suppose que la fée, dans sa bonté, a détordu le tordu et débossé le
bossu, car jamais je n’ai vu plus beau couple de mariés.
Je le sais ! J’étais invitée !
On m’a offert en cadeau
De jolis souliers de verre :
Ils se sont brisés par terre
Et j’ai remis mes sabots !
14. Siguté et la vache fée
Conte de Lituanie
L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès
son enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en
écrire. Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits
traditionnels et légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a
séjourné aux États-Unis). Elle a publié pour la jeunesse une dizaine de
recueils de contes de différents pays ou des provinces de France. Après
avoir longtemps travaillé dans l’édition scolaire, elle anime actuellement
dans des classes des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Frédéric Sochard