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FRANÇOISE RACHMUHL

15 CONTES
ET LÉGENDES
DES FÉES

Illustrations de Frédéric Sochard

Flammarion Jeunesse
Rachmuhl Françoise

15 contes et légendes de fées

Flammarion

Collection : roman jeunesse


Maison d’édition : Flammarion Jeunesse

© Flammarion pour la présente édition, 2012


Dépôt légal : avril 2012

ISBN numérique : 978-2-0813-0285-3


ISBN du pdf web : 978-2-0813-0286-0

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-6732-9

Ouvrage composé et converti par Nord Compo


L’illustrateur est né en 1966. Après des études aux
Arts Décoratifs, il travaille comme infographiste et fait
de la communication d’entreprise, ce qui lui plaît
beaucoup moins que ses activités parallèles de
graphiste traditionnel : création d’affiches et de
pochettes de CD. Depuis 1996, il s’auto-édite et vend
« ses petits bouquins », de la poésie, sur les marchés
aux livres... Pour le plaisir du dessin, il s’oriente vers
l’illustration de presse et la jeunesse. Incontournable
chez Flammarion, Frédéric Sochard a illustré des
livres d’activités et de nombreux récits de contes et
légendes dans la collection « Flammarion jeunesse ».
À mes petites fées, Zélia, Mya, Hanna et Paloma
Avant-propos

Un beau jour, un journaliste est venu m’interviewer au sujet des fées.

Chère madame, vous qui êtes experte en féerie, dites-moi


d’où viennent les fées.
Question difficile, cher monsieur. Même les savants les plus savants s’y
cassent les dents. Qui a jamais vu naître une fée, qui a assisté à ses premiers
pas ? Les fées, qui aiment tant se pencher sur le berceau d’un nouveau-né,
sont discrètes sur leur propre naissance.
Peut-être l’étymologie, qui nous explique l’origine des mots, pourrait-
elle nous éclairer. Le mot fée en français, fade en provençal, fada en
portugais, hada en espagnol, vient du latin fata, dérivé de fatum : le sort,
le destin. Chez les Romains, Fata désigne la déesse qui veille sur la
destinée des hommes. Certaines fées, dotées d’une clairvoyance extrême,
jouent le même rôle. Ce qui est sûr, c’est que les fées ne naissent ni ne
meurent jamais, incarnant ce vieux rêve de l’homme : échapper à sa
condition et ne connaître ni la vieillesse ni la mort.

Pourriez-vous préciser quelle est la date de leur apparition


dans notre monde ?
L’existence des fées remonte à la nuit des temps ! Mais c’est au Moyen
Âge, en particulier dans les Romans de la Table ronde, qu’elles
commencent à faire parler d’elles : Morgane, la sœur et l’ennemie du roi
Arthur ; Viviane, élève de l’enchanteur Merlin, capable d’emprisonner son
maître ; Mélusine, épouse du comte de Lusignan, qui, le samedi, se
transforme en femme serpent.
Belles ensorceleuses, tantôt malfaisantes, tantôt généreuses, leur nature
est double, leur apparence souvent trompeuse.
Ces fées-là appartiennent aux livres, mais il y en a d’autres au fond des
campagnes. Dans les veillées les conteurs, pour distraire les gens du village,
ou bien les grand-mères, en couchant leurs petits-enfants, inventent ou
transmettent des histoires de fées.
À la fin du XVIIe siècle, Charles Perrault écoute ces récits et les
transforme à sa manière pour en faire ses Contes de ma mère l’Oye. La
même année, en 1697, Mme d’Aulnoy publie ses Contes de fées.
Une mode est lancée et le succès du bon Perrault est immense. Un peu
plus d’un siècle après, les frères Grimm, à leur tour, recueillent les contes
de leur pays. Ils ne sont pas les derniers. La collecte des contes se poursuit
au XXe siècle, grâce à des enregistrements au magnétophone. Sans compter
ceux qui en inventent : pensez à Pierre Gripari et à sa Fée du robinet !
Aujourd’hui même, des chercheurs, des écrivains, des conteurs, séduits
par les fées, continuent à suivre leurs traces. Vraiment elles ont encore un
bel avenir devant elles !

Parlez-nous de leurs demeures.


Eh bien ! sachez d’abord que les fées ne se rencontrent pas partout. Je
ne prétends pas avoir exploré le monde entier, pourtant je n’en ai pas
découvert sur le continent américain, ni au cœur de l’Afrique noire, ni dans
les îles de l’Océanie. Je les ai trouvées dans la vieille Europe, en Orient –
dans certains pays arabes – et en Extrême-Orient – au Vietnam, en Chine…
En général, les fées vivent dans des endroits secrets, difficiles d’accès,
souterrains. Dans les campagnes françaises et en Irlande, on prétend
qu’elles demeurent sous des souches d’aubépine.
Pour pénétrer dans leurs collines creuses, il faut parcourir un couloir
labyrinthique, descendre d’interminables escaliers, ou bien monter dans un
bateau, suivre un cours d’eau. Alors on est récompensé si l’on accède ainsi
à l’Autre Monde, ce pays merveilleux où l’on vit éternellement jeune et
heureux.
L’existence des fées est liée à l’eau. Elles habitent volontiers au fond
d’un lac, d’une rivière ou dans les gouffres de la mer. Elles vous
surprennent en surgissant d’une fontaine ou en laissant des cercles tracés
par leurs rondes sur un sol marécageux.
Certaines fées, cependant, préfèrent l’air à l’eau, ce qui leur permet de
se déplacer sous la forme d’oiseaux.
Quant aux fées de luxe du XVIIe siècle, elles vivent dans des palais
éblouissants, or, cristal et diamants.

Sauriez-vous tracer le portrait d’une fée ?


Voilà qui n’est pas facile ! Ces dames sont si capricieuses, si
changeantes. Que diriez-vous d’un être qui de fruit devient femme ou
d’écrevisse, vieillarde ?
Les unes sont d’une beauté ensorcelante – cependant méfiez-vous ! –,
blondes et blanches, miel et crème, ou brunes aux longs yeux noirs,
algériennes ou chinoises.
Les autres sont de petites vieilles, ridées, courbées, pleines de malice ou
de sagesse. Elles savent tout de votre avenir, peuvent vous aider – ou vous
détruire.
Mais dans les pays celtiques, en particulier en Grande-Bretagne, les fées
revêtent un aspect différent. Le mot anglais fairy désigne aussi bien un être
masculin qu’un être féminin. Ces gens de la race féerique appartiennent au
Petit Peuple. Ils vivent en communauté, gouvernés par un roi ou une reine.
Leur petite taille leur permet de se faufiler dans les maisons des hommes et,
selon leur caprice, ils viennent aider ceux-ci ou leur jouer des tours
pendables.

Justement, parlez-nous des rapports qu’entretiennent les


fées avec les humains.
Comme les rapports des humains entre eux, les relations des fées avec
les hommes sont compliquées et variées.
Tantôt la fée vous renvoie une image maternelle. Marraine ou tante, elle
vous protège et joue un rôle moral. Elle récompense vos bonnes actions,
punit les mauvaises. Des fées païennes sont même devenues des saintes,
sous l’influence du christianisme. Cependant attention ! ces dames sont
susceptibles. Malheur à vous si vous ne suivez pas leurs conseils ou si vous
révélez leurs secrets.
Tantôt la fée représente la femme à la beauté fatale, dont tous les
hommes tombent amoureux et qu’ils craignent en même temps, car elle
peut se montrer une redoutable magicienne. Les amours entre fées et
humains sont difficiles et rarement heureuses. La fée, c’est aussi
l’étrangère, qui séduit mais, trop différente, ne parvient pas à s’intégrer à la
communauté humaine.
Enfin la fée, telle la Parque des Romains, peut incarner le destin. Elle
sait ce que l’homme ignore, elle influe donc sur son sort.

Les contes de fées prendraient-ils en compte la réalité du


pays ou de l’époque auxquels ils appartiennent ?
Bien sûr ! Sont suggérés la campagne lorraine, les prés où paissent les
vaches tachetées, les vignobles du Languedoc, l’Auvergne avec ses monts
et ses forêts ou une grande cité arabe avec son souk et son hammam.
Les mœurs des hommes y sont évoquées : La mère redoute la colère de
son fils : en Algérie, l’homme est seul maître du foyer. Et, en Bretagne, le
paysan n’a qu’un bien modeste rêve : posséder une petite vache et un
pourceau maigre. Les Bretons d’autrefois étaient pauvres.
Les nobles sont représentés. L’extravagance d’un prince riche et trop
gâté contraste avec la misérable condition d’une esclave sarrasine. Ailleurs
est tracé un portrait malicieux des courtisans tels qu’ils apparaissent à la
cour de Louis XIV.
L’histoire est aussi là, avec ses guerres interminables et meurtrières.
Dans les contes de fées, l’imagination la plus fantaisiste va de pair avec
l’observation du monde tel qu’il est : plus souvent cruel, violent, raciste que
paisible et généreux. Dans ce monde-là, que vous soyez riche ou pauvre,
bien fait ou bossu, prince ou paysan, adulte ou enfant, vous apprendrez à
bien vous conduire si vous suivez la leçon suggérée par le conte. Et le
héros, la plupart du temps, se tire d’affaire. Avec l’aide des fées,
évidemment.

En conclusion ?
En conclusion, dites-vous ? Ne croyez pas que nous ayons fait le tour
de la question. Les fées ne se laissent pas facilement surprendre.
Imprévisibles, parfois invisibles, toujours fantasques, reflets de nos désirs,
de nos peurs, de nos rêves, figures de notre destinée, elles sont les sœurs
lumineuses des Parques, même si elles se déguisent au goût du jour ou du
pays où elles se trouvent.
Il m’a fallu beaucoup de hardiesse, de prudence, de persévérance, pour
en approcher quelques-unes. Je vous les offre dans ce recueil. Prenez soin
d’elles et profitez de leur présence, mais ne craignez pas qu’elles s’envolent
et disparaissent : les fées sont éternelles.

Françoise Rachmuhl
1. Oisin et Niamh
aux cheveux d’or
Conte d’Irlande

En Irlande, les fées se confondent avec les déesses des temps


anciens qui continuent à vivre dans un Autre Monde merveilleux.
Elles en sortent parfois pour revenir sur la terre. Que se passe-t-il
alors si elles tombent amoureuses d’un humain ?

En ce temps-là, les Fianna avaient pour chef Finn MacCool. Les


Fianna étaient cent cinquante guerriers d’une bravoure extrême, chargés de
protéger le grand roi d’Irlande et de défendre le pays contre les invasions.
Ils avaient les uns pour les autres beaucoup d’amitié, ce qui ne les
empêchait pas de se quereller et de se livrer à de belles bagarres. S’ils
aimaient le combat, comme tous les Irlandais, ils savaient apprécier aussi ce
que la vie offre de meilleur, la chasse, les festins, l’amour des dames, la
musique et la poésie.

Un jour que Finn était à la chasse avec ses compagnons, une biche
surgit devant eux, une bête si belle et si grande qu’ils n’avaient jamais vu sa
pareille.
Ils la poursuivirent. Quand la biche exténuée se coucha sur le sol, Finn
remarqua que les chiens s’étaient tus et faisaient cercle autour d’elle. À sa
grande surprise, non seulement les chiens ne l’attaquaient pas, mais ils lui
léchaient les pattes et la tête avec beaucoup de douceur.
Finn ordonna qu’on laissât aller la bête. Et, comme il était fatigué, il
rentra dans sa demeure et s’endormit. Un léger bruit le réveilla. Une très
belle femme se tenait à côté de son lit. « Je suis Sadb, dit-elle, une déesse
ensorcelée. Un magicien, qui voulait m’épouser et que j’ai repoussé, m’a
jeté un sort : je suis devenue biche. C’est moi que tu as poursuivie cet
après-midi. Je t’ai vu, Finn, au milieu de tes hommes, et je suis tombée
amoureuse de toi. Si toi aussi tu m’aimes, je pourrai rester femme. »
Finn aima Sadb et ils vécurent ensemble plusieurs mois, sans sortir du
palais. Mais, un jour, les Fianna vinrent trouver leur chef, car ils avaient
besoin de lui ; on leur avait signalé la présence de bateaux étrangers, au
large de la ville de Dublin – sans doute des Vikings, ces redoutables
pillards. En moins d’une semaine, les Irlandais se débarrassèrent de leurs
ennemis. Mais quand Finn MacCool revint dans son palais, la femme qu’il
aimait avait disparu.
Il la chercha partout, dans les bois, dans les monts, sur les mers. Il ne la
retrouva pas. Mais il trouva le fils qu’il avait eu d’elle et voici comment :
c’était encore un jour de chasse et, de loin, Finn avait vu les chiens
encercler en aboyant une créature inconnue. Il s’approcha. Il s’agissait d’un
jeune garçon. Il était nu, avec une longue chevelure embroussaillée. Il ne
semblait pas effrayé.
Finn écarta la meute et posa à l’enfant quelques questions. Celui-ci
répondit qu’il ne savait pas qui était son père, que sa mère était une biche,
qu’elle l’avait élevé, qu’un grand homme était venu la voir, l’avait frappée
d’une branche de noisetier. Elle avait essayé de rassurer son fils, mais elle
avait dû suivre l’homme.
Finn comprit aussitôt que la biche était Sadb, retombée au pouvoir du
magicien, et que l’enfant était son propre fils. Sur son front, à l’endroit où
sa mère l’avait léché, il portait une touffe de poils bruns, comme en ont les
cerfs. Aussi Finn l’appela-t-il Oisin, ce qui signifie « petit faon ».
Il l’emmena dans son palais, le fit instruire dans l’art de la parole et
dans l’art de la guerre. L’enfant subit un rude entraînement, afin d’être un
vrai Fianna, et il devint un grand guerrier, à l’égal de son père. Il possédait
aussi toutes les qualités d’un musicien et d’un poète.
Oisin menait une vie agréable et bien remplie, avec son père et ses
compagnons, les Fianna. Il lui arrivait cependant de chercher la solitude
pour composer ses chants, au contact de la nature.
Il se trouvait au bord d’un lac, un jour d’hiver. Le ciel était sombre et de
gros nuages gris roulaient au-dessus des collines et assombrissaient les
eaux.
Soudain apparut devant lui, dans une vive lumière, surgie on ne sait
d’où, une cavalière. Son cheval blanc avait des sabots d’argent et une
crinière d’or. Elle portait une tunique de soie verte, dont les broderies
étincelaient, et sur ses épaules était posée une peau de mouton teinte en
violet. Une résille de perles retenait ses cheveux. Son teint clair et le rose de
ses joues faisaient penser à la neige que colore le soleil levant.
Oisin fut ébloui. Il se demanda s’il s’agissait d’un être humain ou d’une
fée.
« Je m’appelle Niamh aux cheveux d’or, dit l’apparition, et sa voix était
mélodieuse. Je suis la fille du dieu de la mer et je viens de très loin t’inviter
à me suivre dans son royaume. Je demeure dans l’Autre Monde, à Tir na
mBéo, la Terre des Vivants. C’est le pays du Bonheur éternel. Acceptes-tu
mon invitation ? »
Sans hésiter, Oisin sauta sur le cheval derrière la belle et ils partirent
pour l’Autre Monde. Finn MacCool ne revit jamais son fils.
Oisin et Niamh chevauchèrent longtemps, sans ressentir ni faim ni
fatigue. Ils parcoururent le lac, qui semblait s’étendre à l’infini. Enfin ils
arrivèrent sur une plage argentée, que bordaient des buissons en fleurs et
que venaient lécher des vagues transparentes. Le soleil brillait, c’était l’été.
Au-dessus d’eux s’étageaient des collines vertes. Ils y grimpèrent et
entrèrent dans un bois dont les arbres portaient des fruits étonnants : aussi
gros que des têtes d’homme, ronds et violets ; ils embaumaient. Une
multitude d’oiseaux, blancs et violets, au bec doré, voletaient tout autour et
becquetaient les fruits ; ils chantaient de façon si merveilleuse que leurs
chants auraient endormi les souffrances d’un guerrier blessé. Mais dans ce
pays, on ne connaissait pas la souffrance.
Dans ce pays, la vieillesse et la mort avaient perdu tout leur pouvoir. Le
temps n’existait pas ; l’hiver et le froid non plus : un siècle passait comme
une journée et l’on était toujours à la belle saison.
Là vivaient, avec les fées, les anciens dieux et des héros. Et comme les
héros s’ennuient s’ils ne peuvent livrer bataille, ils trouvaient toujours des
ennemis à combattre. Ainsi Oisin s’illustra-t-il en luttant sous les eaux
contre un géant Fomori, un monstre à une seule jambe et un seul œil, qu’il
réussit à vaincre. Sa réputation dans l’Autre Monde devint aussi grande que
celle de son père sur la terre.
Avec Niamh, la fée aux cheveux d’or, il fut aussi heureux qu’on peut
l’être. Ils eurent une fille qu’ils nommèrent Plur nam Ban, Fleur de Femme.
Pourtant il manquait quelque chose au bonheur d’Oisin. Il ne parvenait
pas à oublier tout à fait son Irlande. Il pensait à ses compagnons
chevauchant sous la pluie, à la neige sur les toits, aux cris des corbeaux ; il
se rappelait son émerveillement devant la première fleur, au printemps. Il
regretta le passage des saisons et il se souvint de son père, qu’il avait
abandonné sans un mot.
Niamh comprit qu’il voulait retourner sur la terre. Elle lui donna le
cheval aux sabots d’argent, à la crinière d’or, et le laissa partir. Elle lui avait
recommandé de ne jamais descendre de sa monture s’il voulait revenir près
d’elle, à Tir na mBéo, la Terre des Vivants.
Quand Oisin arriva en Irlande, il ne reconnut pas son pays. À la place
des collines boisées qu’il avait quittées, il trouva des terres plates et nues
sous un ciel froid. Le paysage avait perdu ses couleurs et les maisons
portaient des traces de bataille. Les habitants, autrefois gais et pleins de vie,
se traînaient, l’air renfrogné. Il chercha en vain ceux qu’il avait connus,
aimés : ses compagnons, les Fianna, et son père, le grand Finn MacCool,
étaient morts depuis longtemps et c’est à peine si les gens auxquels il posa
des questions se souvenaient d’eux.
Lui qui avait si bien vécu dans l’Autre Monde, se sentait à présent
inutile et impuissant. Alors il rencontra un groupe d’hommes en haillons,
chancelants, essayant en vain de déplacer un énorme bloc de pierre. Ceux-
là, je peux les aider, se dit-il. Et, sans descendre de sa monture, il souleva
facilement la pierre, mais pour cela, dut se pencher. La selle de son cheval
tourna, le faisant tomber à terre.
Aussitôt le cheval disparut. Au lieu de demeurer un homme dans la
force de l’âge, en un instant Oisin était devenu un vieillard, aveugle et
tremblant.
Il avait tout perdu, l’Irlande de sa jeunesse et la femme qu’il aimait dans
l’Autre Monde. Il lui restait le souvenir.
Souvenir de son père et des Fianna, ses compagnons d’autrefois, et de
leurs exploits. Souvenir du pays merveilleux, plein de fleurs et d’oiseaux,
peuplé de fées, de héros et de dieux, où il avait été heureux. C’est à travers
ses chants qu’il sut les faire revivre.
Tous ceux qui l’écoutaient le faisaient avec ravissement, oubliaient
leurs peines et reprenaient courage. Et sous le nom d’Ossian, Oisin, le
chanteur aveugle, fut longtemps considéré comme le plus grand poète de
l’Irlande.
2. Une famille de fées
Conte du pays de Galles

Une famille de fées qui compte un père, une mère, des filles,
n’est-ce pas étrange ? Mais nous sommes au pays de Galles et en
anglais le mot fairy peut désigner un être masculin aussi bien qu’un
être féminin. Ces « petites gens » vivent dans des mondes
souterrains et parfois se mêlent aux humains.

Einion était berger et connaissait par cœur ses montagnes. Par un clair
matin de printemps, il grimpa avec ses moutons jusqu’aux hautes prairies
parfumées. Mais, au milieu de la journée, le brouillard commença à tomber.
Einion décida de rentrer à la maison tant qu’il pouvait reconnaître son
chemin et s’en alla en poussant ses moutons.

Le brouillard continuait à s’épaissir, le berger ne voyait pas à plus d’un


mètre devant lui ; il distinguait à peine ses bêtes et bientôt il ne les distingua
plus du tout. Un étrange silence s’était fait ; le paysage familier avait
disparu, comme englouti par une marée blanche. Einion dut constater qu’il
était bel et bien perdu. Quant aux moutons, ils étaient partis, Dieu seul
savait où.
Pendant des heures, notre berger tourna en rond, essayant vainement de
se raccrocher à un détail caractéristique, tronc d’arbre, rocher, chute de
pierres, qui lui aurait permis de se repérer. Peine perdue !
Il finit par atteindre une zone marécageuse. La boue giclait sous ses
pieds, il devinait la silhouette des roseaux et, juste devant lui, plusieurs
cercles étaient dessinés dans l’herbe rase, qui paraissait avoir été foulée par
des centaines de petits pieds : il reconnut les cercles des fées ! Il se souvint
avec horreur de tous les contes qu’il avait pu entendre à leur sujet, des
histoires d’hommes égarés qui, une fois entrés dans un cercle magique,
n’étaient jamais revenus chez eux.
Il se mit à courir dans la direction opposée. Mais où qu’il allât, il se
retrouvait toujours devant les cercles… Il repartit, revint, et finalement
faillit renverser un drôle de petit bonhomme grassouillet, qui se tenait au
milieu d’un cercle, appuyé sur une canne, et qui le regardait à travers le
brouillard. Étrange rencontre ! Einion était partagé entre l’effroi et le
soulagement : cet être, dont les yeux bleus le fixaient avec amitié, allait
peut-être lui indiquer la bonne direction.
« Dites-moi, mon garçon, qu’est-ce que vous faites ici ? demanda
l’étranger.
— J’essaye de trouver mon chemin pour rentrer chez moi et je n’y
arrive pas, répondit piteusement Einion.
— Eh bien ! suivez-moi ! dit le bonhomme grassouillet. Mais attention !
Ne dites pas un mot avant que je vous le permette. »
Einion obéit. Bientôt ils s’arrêtèrent devant une pierre ovale. Le petit
homme la frappa trois fois du bout de sa canne et la pierre tourna sur elle-
même, découvrant un étroit escalier qui s’enfonçait sous terre. Suivi par le
berger, il descendit les marches ; une lumière bleutée enveloppa les deux
compagnons. « Ce n’est pas naturel. D’où vient-elle ? se demandait Einion.
Et qu’allons-nous trouver au bas des marches ? » Il s’immobilisa. « N’ayez
pas peur, dit le bonhomme. Si vous me suivez avec attention, rien de mal ne
peut vous arriver. »
Le pauvre Einion, un peu rassuré, recommença à descendre. Enfin, au
bout de l’escalier, une porte s’ouvrit sur un paysage – magnifique. Des
champs fertiles, des prés couleur d’émeraude, une rivière qui dessinait des
boucles et brillait au soleil et des collines aux formes douces, qui se
perdaient à l’horizon dans une brume mauve.
Après avoir marché quelque temps, nos voyageurs parvinrent à la
demeure du bonhomme grassouillet. C’était un véritable petit château,
ombragé par de grands arbres, dans lesquels s’ébattaient en chantant des
dizaines d’oiseaux aux couleurs vives. Tout était si beau, si harmonieux, si
gai qu’Einion se sentit pris de vertige. Et quand il entra dans la demeure, ce
fut bien autre chose ! Il y avait tant d’objets, de meubles, de tapis, de
tentures étincelant d’or et d’argent qu’il en fut presque aveuglé.
Il remarqua un grand nombre d’instruments de musique, qui
résonnaient doucement : mais personne pour jouer. Il entendit contre ses
oreilles des bruits de conversation : mais personne pour causer. Enfin le
bonhomme grassouillet l’invita à s’asseoir avec lui à table : les plats
apparaissaient et disparaissaient d’eux-mêmes, mais personne pour les
servir. Étrange ! Étrange demeure ! Pourtant notre berger mangea de bon
appétit, car il n’avait rien avalé depuis le matin, dans un autre monde.
Quand il se fut bien rassasié, le bonhomme lui dit : « Vous pouvez
parler maintenant autant que vous voulez. » Einion essaya : sa langue était
paralysée dans sa bouche, aussi raide et froide qu’un glaçon ! Il avait beau
s’efforcer, il n’arrivait pas à produire un son, même pas un gémissement.
C’était terrifiant ! Heureusement, à ce moment-là, entra dans la pièce une
vieille dame au visage bienveillant, aux joues roses, suivie de ses trois
filles, toutes plus belles les unes que les autres.
« Quel gentil garçon ! dit la première.
— Quel est son nom ? dit la deuxième.
— Et d’où vient-il ? » dit la troisième, la plus jolie, en s’approchant
d’Einion, toujours assis à table, incapable de proférer un mot.
« Moi, je m’appelle Olwen », ajouta-t-elle. Et la jeune fille se pencha
vers lui et déposa un léger baiser sur ses lèvres. Aussitôt le garçon ouvrit la
bouche et se mit à causer avec aisance.
Comme ces gens du Petit Peuple étaient gentils ! Einion n’avait plus
qu’un désir : vivre au milieu d’eux dans ce pays enchanteur. Il y demeura
un an et un jour et il lui sembla n’y demeurer qu’un jour car, dans ce pays-
là, on ne compte pas le temps de la même façon qu’à la surface de la terre.
Cependant il lui arrivait parfois de penser à ses montagnes, à ses
moutons, à son village. « Je voudrais retourner chez moi, juste pour dire
bonjour à mes amis et voir ce qu’ils sont devenus. Me le permettez-vous ? »
demanda-t-il au bonhomme grassouillet.
En entendant cela, Olwen se mit à pleurer. Einion, lui aussi, était triste
de la quitter.
« Je reviendrai vite, c’est promis, précisa-t-il.
— Partez, dit le bonhomme, et prenez autant d’or et d’argent que vous
voulez. Mais ne restez pas absent trop longtemps. »
Quand il arriva au village, les gens ne reconnurent pas, en ce gentleman
élégant et de bonnes manières, le pauvre berger lourdaud qu’ils croyaient
mort depuis longtemps. Einion dut jurer qu’il était bien lui et il eut du mal à
les convaincre. À peine les villageois commençaient-ils à l’accepter qu’il
disparut aussi soudainement qu’il était venu, un jeudi soir, à la lune
nouvelle.
Quelle ne fut pas la joie au pays des fées lorsque Einion revint ! Et quel
bonheur pour Olwen et pour lui de se retrouver ! Ils ne tardèrent pas à se
marier, en toute simplicité, car le Petit Peuple n’aime pas les cérémonies et
déteste les manifestations bruyantes.
Nos amoureux coulaient des jours heureux. Mais, au bout de quelque
temps, Einion eut envie de retourner sur la terre pour présenter sa femme
aux gens du village. Le bonhomme grassouillet s’y opposa d’abord. Il finit
par céder et, pour le voyage, donna à chacun des époux un poney blanc
comme neige.
Cette fois, notre berger fut chaleureusement accueilli par les villageois
qui s’extasièrent sur la beauté de la jeune femme.
Après avoir acheté un vaste domaine, Einion et Olwen s’installèrent
dans le village. Bientôt il leur naquit un fils, qu’ils nommèrent Taliesin.
Les gens du pays les aimaient et les respectaient. Mais ils ne pouvaient
s’empêcher de se poser des questions au sujet d’Olwen. Elle était trop belle
pour être une simple femme de la terre. D’où venait-elle ? Qui étaient son
père et sa mère ? Pourquoi ne recevait-elle jamais de visites de ses parents
ou de ses amis ?
« M’est avis, déclara un jour au berger un villageois plus hardi que les
autres, m’est avis que votre femme appartient au Petit Peuple. Vous pouvez
bien me le dire. C’est une fée !
— Vous avez raison, répondit Einion. Elle s’occupe extrêmement bien
de notre maison et je suis plein d’admiration pour elle. C’est la fée du
logis ! »
Le villageois trop curieux ne s’attendait pas à cette réponse. Il en fut
pour ses frais et n’en apprit jamais davantage. Et le secret pour toujours fut
gardé !
3. Dewi Dal et le petit peuple
Conte du pays de Galles

Le Petit Peuple est le peuple des fées qui hantent les maisons la
nuit. S’il leur arrive d’aider les humains, le plus souvent ces êtres
féeriques leur jouent des tours pendables. Que faire alors pour se
débarrasser d’eux ? Lisez et vous verrez.

Dewi Dal était le meilleur travailleur du village. Au temps du labour,


c’était lui qui traçait les sillons les plus droits ; ses gerbes de blé étaient les
mieux faites et les plus dorées, au temps de la moisson.
Mais depuis quelque temps, rien n’allait plus. Il avait peine à se lever de
bon matin, vacillait de fatigue sous le soleil de midi et pourtant, le soir,
hésitait à retrouver son lit. La mine défaite, les traits tirés, les yeux creux, il
bâillait toute la journée et savait à peine ce qu’il faisait ; car, depuis des
semaines, des mois même, il ne pouvait trouver le sommeil.
La nuit, sa maison tout entière était occupée par le peuple des fées. Ce
n’étaient que chants, danses et petits cris, rires, bousculades et glissades au-
dessus de sa tête, contre les murs, dans l’escalier. Le lendemain matin, tout
était sens dessus dessous, la théière dans le pot de marmelade, le sel
mélangé au sucre, les pincettes sur la table et la nappe dans la cheminée ;
sans compter les assiettes brisées, les verres cassés, les restes de nourriture
évaporés, le lait disparu dans la cruche, le pain, dans la huche, et le fromage
rongé comme par un troupeau de rats. Tels étaient les méfaits ordinaires du
Petit Peuple.
Quand l’aube paraissait, ces enragées rentraient dans leurs cachettes…
Où ?... Probablement dans les murs, dans les trous du plancher ou bien au
grenier. On ne les entendait plus de la journée. Mais la nuit – chaque nuit –,
la sarabande recommençait.
On sait que les fées sont susceptibles, toujours prêtes à vous jouer un
mauvais tour si vous les contrariez, et Dewi Dal ne voulait en aucun cas les
contrarier. Mais trop, c’est trop et le pauvre homme n’en pouvait plus. Il en
parla à sa femme, qui était dans le même état de fatigue. Elle lui conseilla
d’aller voir le vieux Moses, l’homme le plus sage du village.
Le vieux Moses écouta d’abord Dewi Dal, puis il lui parla longuement à
l’oreille : il ne fallait pas qu’un de ces vauriens du Petit Peuple surprenne la
conversation. Dewi retourna à sa ferme et mit, à voix basse, sa femme dans
la confidence, d’autant plus qu’elle allait avoir un rôle à jouer.
Le lendemain était jour de moisson. Tous les fermiers se réunissaient
pour couper le blé dans le Grand Champ du village – si grand qu’il fallait
bien quinze hommes pour en venir à bout.
Ce matin-là, à l’heure du petit déjeuner, la femme de Dewi déclara, à
voix très haute, de façon à être entendue par les fées, blotties dans leurs
cachettes :
« C’est bon. Je vais préparer le repas pour nos moissonneurs.
— Fais-le, ma chère, et assure-toi qu’ils aient assez à manger, répondit
Dewi en criant presque. N’oublie pas qu’ils sont quinze gaillards !
— Ne t’en fais pas : je les nourrirai selon nos moyens. »
Quand Dewi fut parti, sa femme sortit dans le jardin et réussit à attraper
un moineau qui sautillait par là. Elle lui tordit le cou, le pluma et le mit à
cuire à la broche, dans la cheminée. Ensuite elle versa du sel dans une
coquille de noix et coupa une mince tranche de pain, qu’elle plaça au centre
de la table. Après avoir disposé assiettes et couverts, elle remplit d’eau les
cruches : et voilà, le repas était prêt.
Le repas prêt ? Un moineau rôti et une minuscule tranche de pain pour
quinze hommes affamés ?
Nos fées, qui avaient tout vu, tout entendu, n’en croyaient pas leurs
yeux ni leurs oreilles.
« C’est ça, leur repas, pour quinze travailleurs ? chuchota une des fées.
— Ça m’en a tout l’air ! répondit une autre.
— Mais vous avez entendu ce qu’a dit la femme : elle les nourrirait
selon ses moyens, remarqua une troisième.
— Leurs moyens ! Parlons-en ! Un moineau à se partager en quinze !
ajouta une quatrième. Ces gens sont encore plus pauvres que nous le
pensions.
— Eh bien, laissons-les à leur festin ! Allons voir ailleurs ! » conclut
une cinquième.
La femme de Dewi, qui les écoutait, riait sous cape et bientôt elle
entendit trotter menu dans toute la maison, comme si une armée de souris
battait en retraite.
Cette nuit-là, Dewi Dal et sa femme dormirent bien pour la première
fois depuis des semaines, depuis des mois même.
4. La Groac’h de l’île du Lok
Conte de Bretagne

Voici un conte bien connu des Bretons, qu’Émile Souvestre a


raconté en 1844. La Groac’h est une fée des eaux : elle vit dans un
étang – eau douce – qui communique avec la mer – eau salée. L’île
du Lok fait partie de l’archipel des Glénans. Quant aux saints
Kolédok, Corentin et Vouga, ils sont toujours honorés en Bretagne.

Houarn Pogamm et Bellah Postik s’aimaient tendrement depuis


l’enfance. Ils avaient été élevés ensemble et quand leurs parents moururent,
sans leur laisser le moindre sou, ils se louèrent tous deux dans la même
ferme, lui comme valet, elle comme servante. Ils espéraient pouvoir bientôt
se marier mais, pour l’instant, ils étaient trop pauvres.
« Si seulement nous avions de quoi nous acheter une vache, une petite
vache, et un pourceau, même pas gras, rêvait le garçon.
— Ce n’est pas demain la veille, répondait la fille en soupirant. Les
temps sont durs et les prix ont encore augmenté. »
Et ils se lamentaient ensemble.
Tant et si bien qu’un jour Houarn décida de s’en aller ailleurs chercher
fortune. Bellah se pendit à son cou et le supplia de rester. Quand elle vit
qu’il ne céderait pas, elle lui montra trois objets qu’elle avait reçus de ses
parents et soigneusement gardés : la clochette de saint Kolédok, qui
avertissait famille et amis si vous étiez en danger, même si vous vous
trouviez au bout du monde ; le couteau de saint Corentin, qui détruisait
l’effet des mauvais enchantements, et le bâton de saint Vouga, qui vous
transportait où bon vous semblait. Elle lui donna la clochette, qu’il attacha à
son cou, et le couteau, qu’il enfouit dans sa poche. Elle garda pour elle le
bâton afin de pouvoir aller à son secours s’il l’appelait.
Ils se séparèrent en pleurant un peu. Houarn se dirigea vers la côte
jusqu’à la jolie petite ville de Pont-Aven. Comme il se reposait sur un banc,
au seuil d’une auberge, il entendit deux sauniers bavarder en chargeant leurs
mules de gros sacs de sel.
« Nous nous fatiguerions moins, dit l’un, si nous avions le courage
d’aller dans les Glénans sur l’île du Lok.
— Oui, dit l’autre en s’épongeant le front, nous y trouverions la
Groac’h au milieu de son lac. Peut-être qu’elle partagerait avec nous ses
richesses… On dit qu’elles sont immenses.
— Penses-tu ! reprit le premier. C’est une fée et ceux qui sont partis là-
bas ne sont jamais revenus. Réflexion faite, mieux vaut rester tels que nous
sommes. »
Ses richesses… une fée… Pourquoi ne pas essayer ? se dit Houarn.
Cela en vaut la peine. Mais lorsqu’il parla de son projet aux deux sauniers,
ceux-ci firent tout leur possible pour l’en dissuader. Ils prirent même à
témoin les gens qui passaient dans la rue.
« Ne laissez pas partir ce pauvre garçon chez la Groac’h… Il court à sa
perte.
— Ils ont raison, n’y allez pas, répétaient les gens.
— Eh bien ! je resterai ici. Mais alors faisons une quête que je récolte
un peu d’argent… Juste ce qu’il faut pour m’acheter une petite vache et un
pourceau maigre. »
À ces mots les sauniers et les passants lui tournèrent le dos, en
grommelant qu’il n’était qu’un entêté et que, s’il lui arrivait malheur, on
l’aurait prévenu.
Houarn ne se découragea pas pour autant et se fit conduire à l’île du
Lok. Il trouva sans peine le lac et, sur son bord, une barque l’attendait, en
forme de cygne endormi, la tête sous l’aile. Il monta dedans : le cygne
s’éveilla et fonça à travers le lac et comme Houarn, effrayé, tentait de sortir
de cet étrange bateau, celui-ci plongea, entraînant le garçon sous les eaux.
Ils arrivèrent au palais de la Groac’h. Un escalier de cristal y conduisait.
Chaque marche chantait sous les pas. Par les larges fenêtres on apercevait
un jardin et des pelouses d’algues parsemées de diamants. Dans une salle,
en bas, la Groac’h était étendue sur un lit d’or. Des branches de corail
s’entrelaçaient à ses cheveux noirs, son visage brillait comme la nacre, sa
robe était couleur de la mer par beau temps. À sa ceinture pendait un filet
d’acier luisant. Jamais Houarn n’avait vu femme plus belle.
Elle se leva de sa couche et s’avança vers lui, aussi souple qu’une vague
qui s’épanouit sur le sable.
« Soyez le bienvenu, jeune homme, lui dit-elle. Ma porte est toujours
ouverte aux beaux garçons. Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Ah ! madame, balbutia le jeune homme, je me nomme Houarn
Pogamm et je viens simplement chercher de quoi m’acheter une petite
vache et un pourceau maigre.
— Vous aurez ici tout ce que vous voudrez. Entrez sans crainte et
réjouissez-vous. »
Houarn, rassuré, la suivit dans une autre salle, devant une table dressée.
Sur cette table s’alignaient huit gobelets d’argent ciselé, contenant huit vins
de différents crus, tous délicieux. Si bien qu’Houarn vida les huit gobelets à
la suite et accepta d’être servi une seconde fois. Au fur et à mesure qu’il
vidait ses gobelets, il trouvait la Groac’h plus belle et plus enviable le luxe
qui l’entourait.
« Ne craignez pas de me ruiner, mon cher Houarn, lui chuchota la fée.
Mon palais communique avec la mer ; un courant souterrain m’apporte les
richesses perdues dans les naufrages. N’aimeriez-vous pas les partager avec
moi ?
— Les partager… Mais comment ? demanda Houarn, la voix pâteuse.
— En m’épousant. Je suis veuve d’un korandon… un nain noir et ridé,
laid comme l’enfer… pas comme vous, mon beau garçon. Qu’en dites-
vous ? »
La fée regardait amoureusement le jeune homme.
« Comment ne pas dire oui ? répondit-il galamment, en oubliant Bellah
et sa promesse de l’épouser.
— Alors marions-nous tout de suite. Je vais préparer le repas de
noces. »
Aussitôt dit, aussitôt fait : la table se couvrit de mets raffinés et de
sucreries, dont Houarn jusque-là avait ignoré l’existence.
« Il manque les poissons, déclara la fée. Venez avec moi les pêcher, je
les ferai frire ensuite. »
Elle sortit dans le jardin, Houarn sur les talons, et s’approcha d’un
bassin en criant :
« Hé le juge ! Hé le curé ! Hé le tailleur ! Hé le meunier ! »
À chacun de ses appels accourait un poisson qu’elle mettait dans son
filet d’acier. Quand celui-ci fut rempli, elle rentra dans la salle et jeta les
poissons dans une poêle d’or, au-dessus d’un bon feu flambant.
Alors de petites voix chuchotantes s’élevèrent, comme si les poissons
voulaient s’exprimer, sans qu’on comprît un seul mot.
« Qu’est-ce qu’on entend ? demanda Houarn, qui commençait à être
dégrisé. Qui parle ?
— Personne, mon cher Houarn. Ce sont les flammes qui pétillent », dit
la fée en attisant le feu.
Mais le jeune homme n’était pas convaincu et les chuchotements
reprirent.
« J’entends pourtant des gens parler, assura-t-il.
— C’est dans la poêle la graisse qui grésille », affirma la fée en faisant
sauter les poissons.
Aussitôt résonnèrent de petits cris aigus.
« Cette fois je ne rêve pas. Qui crie ?
— C’est… le grillon du foyer. » Et la fée se mit à chanter de sorte que
son chant mélodieux couvrit les voix chuchotantes.
Mais Houarn à présent tout à fait dégrisé s’était mis à réfléchir. Ce qui
se passe ici est louche, se disait-il. Comment ai-je pu si vite oublier Bellah,
que j’aime depuis mon enfance, pour épouser une Groac’h, qui est sûrement
fille du diable ? Si je reste avec cette femme-là, je suis sûr d’aller en enfer.
Il faut que je sorte d’ici.
« À table ! déclara la fée. Les poissons sont frits. Servez-vous, mon cher
Houarn, pendant que je vais chercher douze bouteilles de mon meilleur
vin. »
La Groac’h s’éloigna. Le jeune homme, pensif, s’assit, sortit son
couteau de sa poche – le couteau magique de Bellah. Dès que la lame
toucha le plat, les poissons redevinrent de petits hommes, le juge en robe, le
curé en soutane, le tailleur ciseaux en main et le meunier blanc de farine.
« Sainte Vierge ! Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Houarn
stupéfait.
— Nous sommes des chrétiens comme toi ! Sauve-nous et sauve-toi si
tu ne veux pas à ton tour être transformé en poisson, après avoir épousé la
Groac’h.
— Vous avez tous épousé la Groac’h ? Comment une femme aussi
jeune peut-elle être veuve de tant de maris ?
— Dépêche-toi de peur de devenir, toi aussi, poisson frit, offert au repas
d’un nouveau fiancé. »
Laissant son couteau sur la table, Houarn se dirigea vivement vers la
porte. Trop tard ! La Groac’h était revenue et avait tout entendu. Elle jeta
son filet sur le jeune homme, le métamorphosa en grenouille et le porta
dans le bassin avec tous ses autres maris.
À ce moment précis, la clochette qu’Houarn avait gardée au cou se mit
à tinter et Bellah, dans sa ferme lointaine, l’entendit. Elle laissa les vaches
qu’elle était en train de traire, alla revêtir ses habits du dimanche et, sans
dire au revoir à personne, prit son bâton et partit. Au premier carrefour, elle
planta le bâton en terre et chanta :
Souviens-toi de saint Vouga,
Bon bâton, transporte-moi
Sur terre, en l’air et sur l’eau
Par où passer il me faut.

Aussitôt le bâton se changea en un petit cheval rouge, sellé, bridé, avec


des pompons sur l’oreille et un plumet bleu au front. Sans hésiter, Bellah
s’assit dessus, jambe d’un côté, jambe de l’autre, et le bidet partit au pas,
puis au trot, puis au galop. Il allait à telle allure que prés, bois, maisons,
clochers passaient à toute vitesse devant les yeux de la jeune fille, qui lui
criait à l’oreille : « Plus vite, plus vite ! Va comme l’hirondelle, comme le
vent, comme l’éclair ! Celui que j’aime est en danger. »
Tout à coup le petit cheval s’immobilisa, manquant faire tomber Bellah.
Il était arrivé au pied d’un rocher si haut que jamais cheval, jument ni mulet
n’avaient pu le gravir.
À nouveau, Bellah chanta :
Bon bâton de saint Vouga,
Rappelle-toi que tu dois
Par tout chemin m’emmener
Pour sauver mon bien-aimé.

Aussitôt des ailes poussèrent sur les flancs du petit cheval ; comme un
oiseau il s’envola jusqu’au sommet du rocher. Là, dans une espèce de nid,
se tenait accroupi un nain laid, noir et ridé, qui cria en voyant Bellah :
« Ma jolie fille, délivre-moi !
— Te délivrer ! Mais qui es-tu ?
— Je suis Jeannik le korandon, le mari de la Groac’h.
— Et que fais-tu ici ?
— Elle m’a condamné à couver six œufs de pierre. Je n’aurai ma liberté
que lorsqu’ils seront éclos.
— Des œufs de pierre ! éclos ! Bellah éclata de rire, puis reprenant son
sérieux : Que puis-je faire pour te délivrer, mon petit homme ?
— Ma jolie fille, tu me délivreras si, avant moi, tu délivres Houarn, qui
est aux mains de la Groac’h.
— Que dois-je faire pour cela ?
— D’abord te déguiser en garçon ; ensuite, quand tu auras séduit la fée,
lui enlever le filet qu’elle porte à la ceinture et l’emprisonner avec, jusqu’au
jour du Jugement dernier.
— Où trouverai-je un habit de garçon, mon cher korandon ?
— Tu le trouveras ici, ma jolie fille. »
Le korandon s’arracha quatre cheveux, souffla dessus et voilà
qu’apparurent quatre tailleurs, le premier tenant un chou, le deuxième des
ciseaux, le troisième une aiguille, le quatrième un fer à repasser. Ils se
mirent immédiatement à l’ouvrage, assis, les jambes repliées, c’est-à-dire
en tailleur, autour de Bellah et lui confectionnèrent, à partir des feuilles de
chou, un magnifique costume de velours vert, sans oublier ni le chapeau, ni
les souliers assortis.
Quand, transportée par son bâton, elle entra dans le palais de la
Groac’h, elle avait l’air d’un jeune et beau gentilhomme : la fée tomba sous
son charme. La Groac’h lui fit mille compliments et lui offrit à goûter mille
pâtisseries délicates. Comme elle allait lui chercher à boire, Bellah
s’empara du couteau qu’Houarn avait laissé sur la table : il pourrait toujours
lui servir.
La fée revint, les bras chargés de flacons. Ensuite elle entraîna la jeune
fille dans le jardin, lui montra ses arbres de corail, ses massifs de
coquillages, ses pelouses scintillantes et son bassin plein de poissons
multicolores.
Bellah parut si fascinée par les poissons qu’elle s’assit au bord du
bassin et demeura là, sans bouger, à les regarder nager.
« N’aimerais-tu pas rester en ma compagnie ? demanda la Groac’h. Tu
pourrais contempler les poissons aussi longtemps que tu voudrais.
— Oh oui ! soupira Bellah d’un air d’extase. Mais comment cela serait-
il possible ?
— Tout simplement en m’épousant. Acceptes-tu ?
— Oui… à condition que je puisse pêcher un de ces merveilleux
poissons. Vous me prêterez bien le filet d’acier que vous portez à la
ceinture ?
— Bien sûr. »
La Groac’h ne se méfiait pas de ce qu’elle prenait pour un caprice de
jeune garçon.
« Voyons un peu, dit-elle, ce que tu pêcheras, mon beau pêcheur !
— Je pêcherai le diable ! cria Bellah en jetant le filet sur la Groac’h.
Montre ton vrai visage, monstre maudit, et deviens aussi vilaine de corps
que tu l’es de cœur ! »
La Groac’h n’eut pas le temps de protester. Entortillée dans le filet,
devenue hideuse, elle atterrit au fond d’un puits, sur lequel Bellah posa une
grosse pierre en guise de couvercle et, pas mesure de précaution, elle
dessina dessus le signe de la croix : ainsi la sorcière ne pourrait en sortir
qu’au jour du Jugement dernier.
Ensuite la jeune fille alla vers le bassin pour libérer les poissons. Ils
étaient déjà hors de l’eau et formaient une procession de petits êtres,
gesticulant et criaillant : « Merci à notre Seigneur et Maître, qui nous a
délivrés du filet d’acier et de la poêle d’or ! »
Bellah s’apprêtait à leur rendre leur forme véritable quand elle aperçut
une grenouille verte qui portait au cou une clochette. La pauvre bête la
regardait d’un air suppliant, des larmes plein les yeux, et se frappait le cœur
de ses petites pattes. « C’est toi, c’est bien toi, mon cher petit Houarn ! »
s’écria Bellah en le touchant de son couteau.
Alors Houarn redevint homme et les deux amoureux se jetèrent dans les
bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.
Grâce au couteau de saint Corentin, les victimes de la Groac’h se
retrouvèrent telles qu’elles étaient auparavant, un juge, un curé, un tailleur,
un meunier, et bien d’autres encore. Puis arriva le petit korandon, dans son
nid comme dans un char, tiré par six grosses mouches écloses des six œufs
de pierre.
« L’enchantement est rompu, proclama-t-il. Merci Bellah, ma jolie fille,
c’est grâce à toi que je ne vis plus comme une poule ! Suis-moi avec
Houarn que je vous montre les placards où la Groac’h cachait ses richesses,
pièces de monnaie et pierres précieuses. Prenez-en autant que vous pourrez
en emporter. »
Quand Houarn et Bellah eurent rempli leurs poches, leur ceinture, leur
chapeau et même leurs souliers, ils songèrent à rentrer au pays. Mais que
faire de tous ces gens qu’ils avaient délivrés et qui voulaient les suivre ?
Bellah planta son bâton en terre et chanta :
Bon bâton de saint Vouga,
Que faire de tous ceux-ci
Qui me causent du souci ?
Emmène-les avec moi !

Aussitôt le bâton se transforma en une sorte de char ailé, assez grand


pour que tout le monde montât dedans. En un clin d’œil ils arrivèrent dans
le village. Houarn put enfin épouser celle qu’il aimait depuis son enfance.
Il n’acheta ni petite vache ni pourceau maigre, mais toutes les terres du
pays et il y plaça comme fermiers les gens venus de l’île du Lok et le petit
korandon, autrement dit tous les maris de la Groac’h.
5. Fée des eaux
Conte du Vietnam

Dans cette légende poétique, c’est encore au fond des eaux que
se trouve la fée qui deviendra sur terre fille de roi ; les deux mondes,
celui des fées et celui des hommes, communiquent grâce aux rêves.
Malgré son origine féerique, l’héroïne acceptera-t-elle finalement de
partager le sort commun de tous les hommes ? Saura-t-elle vieillir et
mourir ?

Un roi et une reine désiraient plus que tout avoir un enfant et n’y
parvenaient pas. Ils allaient de temple en temple pour prier les dieux, les
saints et les génies et, devant eux, brûler l’encens. Si bien que le Ciel eut
pitié et la reine fut enceinte.
Grande joie pour le roi et pour le royaume. La reine supportait fort bien
sa grossesse, mais, au bout de neuf mois, elle n’accoucha pas. On attendit
encore, un mois, puis deux, puis quatre : toujours rien. Que se passait-il ?
Désolation dans le royaume et surtout dans le cœur du roi. Il fit venir
des médecins réputés, qui furent impuissants devant ce mystère, car la reine
se portait comme un charme.
Un soir, fatigué d’attendre en vain au côté de sa femme, le roi
s’endormit. Il eut un rêve.
Il se trouvait dans un jardin merveilleux, plein de fleurs et d’oiseaux. Il
suivait une allée qui le conduisit au bord de la mer, sur une plage de sable
fin. Les petites vagues s’ouvrirent et le roi continua son chemin sous les
eaux. Les poissons le saluaient et dansaient à ses côtés. À la fin, il arriva
devant un magnifique palais de corail. À l’intérieur vibrait un gong. Il entra.
Devant lui se tenait un groupe de jeunes filles, toutes plus charmantes les
unes que les autres. Le roi remarqua surtout la plus jeune, qui lui parut la
plus jolie. Puis un vieillard, à la barbe et aux cheveux blancs, l’invita à
dîner. Les mets étaient délicieux, la conversation agréable, et l’on servit au
roi un thé ambré, parfumé, comme il n’en avait jamais bu. À la fin du repas,
avant de lui dire adieu, le vieillard lui offrit en cadeau l’une des jeunes
filles. Celui-ci comprit qu’elle serait sa fille : il choisit la plus jeune. Elle
s’inclina devant le vieillard et suivit l’homme qui allait devenir son père.
À ce moment, le roi s’éveilla ; autour de lui résonnaient des clameurs de
joie : une petite fille était née, qui avait les traits de la fille du rêve. Le roi
lui donna le nom de Thuy-Tiên Công Chua, ce qui signifie Fée des Eaux.
Fée des Eaux devint une adolescente superbe. Elle faisait le bonheur de
ses parents, aussi bonne et intelligente que belle. Mais elle avait un regard
triste, surtout quand elle contemplait son image dans un miroir : elle savait
qu’un jour sa beauté se ternirait, qu’un jour elle mourrait. Aussi, lorsqu’elle
fut en âge de se marier, annonça-t-elle qu’elle prendrait pour époux celui
qui lui rapporterait l’Élixir de la Jeunesse éternelle – lui seulement et
personne d’autre.
Plusieurs prétendants partirent au loin, traversèrent les monts et les
mers, coururent bien des dangers pour chercher le précieux liquide. Aucun
ne le trouva et certains ne revinrent pas.
Parmi les prétendants, l’un des plus décidés et des plus amoureux était
le prince Hoâng-Nam. Lui aussi parcourut les montagnes et les mers,
franchit les précipices, se perdit dans les forêts.
Un jour, fatigué de courir en vain, il attacha son cheval à un arbre et
s’allongea à l’ombre pour rêver à sa belle Thuy-Tiên Công Chua. Il allait
s’endormir quand il aperçut, entre ses cils, quelque chose qui attira son
attention : un peu plus loin, devant lui, s’étirait un long mur qu’il n’avait
pas remarqué jusque-là. Au milieu de ce mur, une plaque de mousse, verte
et lisse, ressemblait à une porte. Comme c’était étrange ! Le jeune homme
se leva, gratta la mousse avec son sabre et découvrit une ouverture. Elle
donnait sur un couloir, prolongé par une allée que le prince emprunta. De
chaque côté, s’élevaient des arbres d’or et de soie. L’allée déboucha dans
une grotte pleine d’objets de grande valeur, plats, carafes, lampes,
chandeliers, statues d’or et d’argent, incrustées de pierreries. Hoâng-Nam
les regardait, émerveillé. Soudain il aperçut, au fond de la grotte, un puits.
Sur la margelle courait cette inscription en lettres d’or : Élixir de la
Jeunesse éternelle. À côté se trouvait un cruchon d’émeraude.
Aussitôt le jeune homme le saisit, le remplit, retrouva l’allée, le couloir,
la porte de mousse, se précipita vers son cheval, le détacha et vola jusqu’au
palais de sa bien-aimée. Tout essoufflé, brandissant son cruchon, il
demanda au roi l’autorisation d’épouser sa fille. Elle lui fut accordée.
Fée des Eaux s’enduisit le corps et le visage de l’élixir et vida le
cruchon jusqu’à la dernière goutte. Sa jeunesse et sa beauté prirent un éclat
incomparable.
Ensuite ils se marièrent.
Ils furent heureux, ils eurent plusieurs enfants.
Au bout de quelques années, un jour qu’il se regardait dans un miroir, le
prince découvrit, au coin de ses yeux, de sa bouche, quelques rides et des
fils blancs dans ses cheveux noirs. Il comprit. Lui qui, dans sa précipitation,
avant son mariage, avait oublié d’utiliser le précieux élixir, était promis à la
vieillesse et à la mort. Sa femme, elle, resterait éternellement jeune et belle.
Il mourut. Leurs enfants, à leur tour, vieillirent et moururent. Leurs
parents étaient morts depuis longtemps.
Fée des Eaux, malgré tous ces deuils, gardait son visage lisse, son corps
adolescent, sa beauté rayonnante. Mais le chagrin ravageait son cœur.
Elle regretta d’avoir été égoïste, de ne s’être servie de l’élixir que pour
elle, en somme d’avoir agi contre la loi de la nature, qui veut que les
humains naissent, vivent et disparaissent pour laisser la place aux
générations futures.
Elle souhaita que sa vie s’achève, elle supplia les dieux, les saints et les
génies de la faire vieillir et mourir, comme tous ceux qu’elle avait aimés.
Longtemps les dieux firent la sourde oreille. À la fin, cependant, le Ciel
la prit en pitié et lui accorda ce qu’elle demandait.
Mais elle ne mourut pas tout à fait : son beau visage, ses formes
gracieuses se transformèrent en une fleur aux blancs pétales, au cœur d’or,
qui porte le même nom qu’elle, Thuy Tiên Hoa, le narcisse.
6. Le mariage de Monsieur Chu
Conte de Chine

Cette fois la communication entre les deux mondes, celui des


êtres fantastiques, fées ou génies, et celui des humains, se fait
grâce à une œuvre d’art – une fresque. M. Chu passe de l’autre côté
du mur, puis il en revient : rien n’est alors tout à fait comme avant.
C’est un lettré du XVIIe siècle, Pou Song-Ling, qui recueillit cette
histoire avec bien d’autres. Son œuvre ne fut appréciée qu’après sa
mort.
M.Chu était un lettré de première classe. Un jour qu’il se promenait
avec son ami Mêng, il passa par hasard devant un monastère.
Les deux amis entrèrent. À l’intérieur, il n’y avait personne, sauf un
vieux moine qui leur fit visiter les lieux. Il les emmena dans une chapelle.
Là, de chaque côté d’une sculpture de Bouddha, les parois étaient couvertes
de fresques merveilleuses. Les personnages étaient si bien peints qu’ils
paraissaient vivants. Sur le mur de l’est, l’artiste avait représenté un groupe
de fées. Parmi elles, se trouvait une jeune fille en train de cueillir des fleurs.
Elle ne portait pas le chignon des femmes mariées, mais de longues tresses
noires et ses lèvres, couleur de cerise, s’écartaient, prêtes à sourire. M. Chu
la remarqua. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de cette image.
Tout à coup, il se sentit soulevé dans les airs, comme posé sur un nuage,
et il passa de l’autre côté de la fresque.
Il était au milieu d’une foule, écoutant un vieux prêtre parler de
Bouddha. Mais quelqu’un le tira doucement par la manche : c’était la jeune
fille de la fresque. Elle s’éloigna en riant, ses fleurs à la main, et M. Chu la
suivit. Ils arrivèrent devant une petite maison, entourée d’une balustrade de
bois torsadé. M. Chu n’osait pas entrer, mais la jeune fille l’y invita, d’un
geste de la main, en agitant ses fleurs. À l’intérieur, il n’y avait personne. Ils
s’agenouillèrent et se marièrent, avec pour témoins le ciel et la terre.
Ils vécurent ainsi quelque temps, cachés dans la petite maison. Elle en
sortait parfois, mais lui recommandait de n’en pas bouger.
Cependant les compagnes de la jeune femme, qui se doutaient de
quelque chose, finirent par découvrir leur cachette. Elles entourèrent la
jeune épouse en riant : « Ma chère, maintenant que vous êtes mariée, vous
ne devriez plus porter vos longues tresses ! Tenez, voici des épingles et des
bandeaux pour que vous nouiez vos cheveux. » La jeune femme rougit et ne
répondit rien. « Allons-nous-en ! cria l’une de ses compagnes. Vous voyez
bien que nous sommes de trop ! » Elles éclatèrent de rire et s’enfuirent
comme des moineaux.
Chu apprécia la nouvelle coiffure de sa femme. Avec son haut chignon,
ses bandeaux et ses pendentifs, elle était encore plus jolie. Il l’admirait
lorsque des bruits soudains, à l’extérieur, le firent sursauter : éclats de voix,
cliquetis métalliques, pas pesants comme chaussés de bottes. La jeune
femme sembla terrifiée. En silence, sans se montrer, elle et Chu regardèrent
par la fenêtre. Ils virent un homme au visage d’un noir de jais, revêtu d’une
armure d’or, brandissant des chaînes et des fouets. Autour de lui, se pressait
la troupe des jeunes fées.
« Êtes-vous toutes là ? leur demanda-t-il d’une voix tonnante.
— Nous sommes toutes là, répondirent-elles.
— Si un mortel se cache parmi vous, dites-le-moi immédiatement.
Ainsi, vous échapperez au malheur qui vous menace.
— Nous sommes toutes là, répétèrent fermement les jeunes filles.
— Je vais bien voir. »
Et l’homme s’apprêta à fouiller les lieux.
Le visage de la jeune épouse était devenu couleur de cendre.
« Cachez-vous sous le lit », chuchota-t-elle à Chu avant de se fondre
dans le mur et de disparaître.
M. Chu obéit en tremblant et resta longtemps sous le lit, retenant son
souffle. Il entendit les bottes entrer dans la chambre, puis en sortir. À la fin,
les éclats de voix et les bruits de chaîne s’assourdirent, puis s’évanouirent
au loin. Chu respira, quelque peu rassuré. Mais il n’osait pas sortir de sa
cachette, malgré l’inconfort de sa position, les fourmillements dans les
jambes et les bourdonnements dans les oreilles. Il attendait le retour de sa
femme.

Cependant Mêng, resté avec le moine devant la fresque, finit par


s’apercevoir de la disparition de son ami.
« Où peut-il bien être ? demanda-t-il au moine.
— Il est allé prêcher la loi, répondit le vieillard.
— Où ça ?
— Oh pas bien loin ! »
Le vieux moine frappa le mur du doigt en disant : « M. Chu ! Pourquoi
restez-vous si longtemps ? »
Aussitôt la silhouette de Chu se dessina sur la fresque.
« Votre ami s’inquiète. Il vous attend », insista le vieil homme.
À l’instant, Chu sortit du mur et demeura debout, chancelant.
« Que vous est-il arrivé ? demanda Mêng, effrayé.
— J’étais caché sous mon lit, quand j’ai entendu un coup de tonnerre, et
je me suis précipité dehors… »
Les deux amis alors se tournèrent vers la fresque. Chu essayait de
repérer, dans le groupe des fées, celle qui cueillait des fleurs en souriant.
Elle était bien là, mais, à la place de ses tresses, elle portait le haut
chignon, les bandeaux et les pendentifs d’une femme mariée.
Et tandis que les deux amis s’étonnaient de ce changement, le vieux
moine murmura : « Les visions naissent des yeux qui les regardent. »
Ils ne comprirent pas, descendirent les marches du monastère et s’en
allèrent.
7. Les trois cédrats
Conte d’Italie

Giambattista Basile, auteur italien du XVIIe siècle, a conté ses


histoires en dialecte napolitain. Elles sont entraînantes et pleines de
fantaisie, ainsi celle des trois cédrats – les cédrats sont des fruits qui
ressemblent à de gros citrons.

« Non, non et non ! N’insistez pas ! Je ne veux pas me marier », dit


Cenzullo, prince de Longue Tour, au roi son père. Le pauvre roi, qui se
voyait déjà en train de faire sauter ses petits-enfants sur les genoux, ne
comprenait rien à l’obstination de son fils.
Mais, comme l’affirme le proverbe : Il ne faut jamais dire : fontaine,
je ne boirai pas de ton eau. Un jour le prince, en mangeant sa ricotta –
qui est, comme chacun le sait, un fromage italien blanc et crémeux – le
prince, donc, se coupa le doigt : deux gouttes de sang tombèrent sur le
fromage et ce mélange de rouge et de blanc lui parut si joli qu’il s’écria :
« J’ai trouvé la femme qu’il me faut ! Elle aura le teint aussi blanc que ce
fromage, les lèvres aussi rouges que mon sang. Mon père, permettez-moi
d’aller la chercher par le vaste monde… Je désire partir immédiatement. »
D’abord le vieux roi demeura muet, comme frappé par la foudre, puis,
ayant retrouvé ses esprits, il fit tout son possible pour empêcher son fils de
se livrer à ce nouveau caprice. « Tu n’es pas bien ici ? Pourquoi abandonner
ta demeure ? Sais-tu au moins à quels dangers s’expose un voyageur ? As-
tu pensé que j’en mourrais ? »
Mais il dépensait en vain sa salive ; ses paroles n’atteignaient pas les
oreilles du prince. De guerre lasse, il finit par lui donner une bourse pleine
d’écus et deux ou trois serviteurs pour l’accompagner. Il lui souhaita bon
voyage en versant beaucoup de larmes.
Cenzullo partit, droit devant lui, parcourut bien des contrées, se perdit
dans bien des villes, rencontra bien des gens de toutes sortes. Il traversa la
France, où il laissa à l’hôpital ses serviteurs malades d’une migraine aux
pieds, puis il gagna l’Espagne, s’embarqua pour les Indes et, finalement,
aborda dans l’île des Ogresses.
Il y trouva une très vieille femme très laide, à laquelle il raconta son
histoire. Elle s’émerveilla de ces extravagances princières, puis elle
l’avertit : « Mes trois fils vont bientôt rentrer. Si tu ne veux pas finir dans
leur estomac, va-t’en, mon enfant. File et d’ici peu, tu rencontreras ta
chance. »
Le prince ne se le fit pas dire deux fois et, sans un bonsoir, prit ses
jambes à son cou, retrouva son bateau et aborda dans une autre île, où il
rencontra une vieille encore pire que la première. « Sauve-toi vite, mon
enfant, avant que mes trois ogrelets ne rentrent. Va-t’en et d’ici peu, tu
rencontreras ta chance. »
Le pauvre Cenzullo s’enfuit, remonta sur son bateau et se retrouva sur
une troisième île, où se tenait une troisième vieille. Mais celle-ci n’avait pas
de fils. Assise sur une roue, un panier à la main, elle distribuait des biscuits
à la cannelle à un troupeau d’ânes, qui gambadaient sur le rivage. Le prince
l’aborda poliment et elle l’écouta conter ses aventures. Elle l’invita à dîner
et, quand ils se furent régalés, elle cueillit à un arbre trois beaux cédrats et
les lui donna, avec un couteau par-dessus le marché. Puis elle déclara : « Tu
peux retourner dans ton pays, mon fils, tu as obtenu ce que tu cherchais.
Quand tu approcheras de ton royaume, à la première fontaine que tu
rencontreras, coupe un cédrat. Il en sortira une fée qui te demandera à boire.
Vite, donne-lui de l’eau de la fontaine ; si tu ne vas pas assez vite, elle
disparaîtra… Tu peux ne pas réussir avec la première, ni avec la
deuxième… Ne laisse pas échapper la troisième, car c’est elle, la femme de
tes rêves. »
Le prince remercia cent fois la vieille et s’en retourna en Italie. Après
bien des mésaventures, il s’approchait de son royaume quand il aperçut une
fontaine. Il s’arrêta et commença à couper le premier cédrat. Vive comme
l’éclair, blanche comme le lait, les joues et les lèvres rouges, il en sortit
aussitôt une fée qui lui dit : « Donne-moi à boire ! » Mais le prince resta
pétrifié et la fée disparut aussi vite qu’elle était apparue.
Cenzullo coupa le deuxième cédrat et il se passa la même chose.
Le pauvre prince était accablé.
« Quel maladroit, quelle bûche je fais !... Je ne bouge pas mieux qu’un
rocher ! Réveille-toi donc, malheureux, il te reste encore une chance. »
Sur ce, il reprend son couteau, coupe le troisième cédrat. La fée jaillit :
« Donne-moi à boire ! » Cette fois, il réussit à lui porter de l’eau dans ses
mains réunies en coupe et voilà la belle qui se blottit dans ses bras, un joli
morceau de femme sorti d’un morceau de fruit.
On ne pouvait voir peau plus blanche, lèvres plus rouges, des yeux
câlins, des cheveux d’or, un corps de rêve… Cenzullo ne savait ce qu’il lui
arrivait ; l’esprit sens dessus dessous, il se demandait s’il était bien
éveillé… Comment une aussi blanche créature pouvait-elle sortir d’une
écorce si jaune, comment une chair si douce venait-elle d’un fruit si acide ?
Mais non, il ne rêvait pas.
Après qu’ils eurent échangé cent mots d’amour, mille baisers, le prince
dit à la fée : « Je veux te conduire chez mon père, le roi de Longue Tour.
Mais d’abord je dois aller chercher des vêtements et une escorte qui soient
dignes de ta beauté. Grimpe sur ce chêne vert et attends-moi. Je serai rapide
comme le vent. » Il l’embrassa encore cent fois, puis s’en alla.
Or, pendant que la fée attendait, une esclave sarrasine vint puiser de
l’eau à la fontaine. Elle avait été capturée au cours d’un combat contre des
pirates qui s’apprêtaient à piller le royaume. C’était une pauvre fille, la peau
tannée par le soleil, très laide et très sotte. Comme elle n’avait jamais vu
son visage dans un miroir, elle se croyait belle et pensait mériter un sort
meilleur. En se penchant au-dessus de la fontaine, elle aperçut le reflet de la
fée dans l’eau et s’imagina que c’était son image à elle. « Moi jolie ! Moi
trop jolie pour travailler ! Moi avoir mieux à faire. » Et pan ! elle brisa sa
cruche et s’en retourna chez sa maîtresse, qui la gronda.
Le lendemain, l’esclave revint à la fontaine avec un petit tonneau. Mais,
comme la veille, elle prit l’image de la fée pour la sienne et repan ! mit le
tonnelet en pièces. Cette fois, elle fut battue par sa maîtresse.
Le jour suivant, elle arriva à la fontaine avec une outre et, comme les
fois précédentes, vit le beau visage de la fée dans l’eau. Elle se mit à
grommeler : « Moi en avoir marre puiser l’eau. Moi devenir enragée. Moi
trop grande beauté pour servir maîtresse énervée. Moi ferais mieux chercher
mari ! »
Elle tira une longue épingle de ses cheveux et commença à faire des
trous dans l’outre : mille petits jets s’en échappèrent. À cette vue, la fée
dans l’arbre partit d’un grand éclat de rire. L’esclave comprit alors son
erreur. Elle marmonna : « Toi méchante. Toi te moquer ? Toi cause des
coups que j’ai reçus. Moi me venger. » Et tout haut, s’adressant à la fée :
« Quoi toi faire là-haut, belle fillette ? »
La fée, qui ne se méfiait pas, lui raconta tout ce qu’il lui était arrivé et
ajouta qu’elle attendait son prince.
« Moi près de toi monter, lui dit l’esclave. Moi coiffer toi pour être plus
jolie. »
Quand elle fut près de la fée, tout en faisant semblant de la coiffer, elle
lui enfonça l’épingle dans la tête. Se sentant mourir, la fée cria :
« Colombe ! Colombe ! » et, sous la forme d’un oiseau, s’envola. Aussitôt
l’esclave retira sa robe en haillons et la lança au loin, et la couleur de sa
peau foncée ressortait sur le vert des feuilles.
Là-dessus arriva Cenzullo avec son escorte au galop. Que devint-il en
voyant ce croûton de pain brûlé à la place de sa délicieuse jatte de lait ? Il
n’en croyait pas ses yeux. Mais l’esclave était rusée et, pour le rassurer, lui
dit : « Prince à moi, toi pas t’étonner. Moi être ensorcelée. Une année
blanche, une année brune ! »
Que pouvait faire ce pauvre homme de prince ? Il revêtit l’esclave de
vêtements luxueux, la fit monter dans un carrosse et, la mort dans l’âme, se
dirigea avec l’escorte vers le château de Longue Tour. Ses parents, venus à
leur rencontre, furent bien étonnés à la vue de cette princesse. « C’était bien
la peine d’aller la chercher jusqu’au bout du monde, se dit le vieux roi.
Quelle folie de prendre une laide chouette à la place d’une blanche
colombe ! »
Cependant on prépara des noces magnifiques. Dans les cuisines, on
plumait les oies, égorgeait les cochons de lait, hachait les viandes, écumait
les pots, enfournait tartes et tourtes et mille pâtisseries divines. Grosse
Cuillère, le cuisinier en chef, dirigeait tout, goûtait tout, courait partout, au
milieu d’un peuple de servantes et de marmitons, lorsqu’il entendit frapper
à l’une des fenêtres. C’était une blanche colombe qui se mit à chanter :
Cuisinier de la cuisine,
Que fait le prince avec la Sarrasine ?

D’abord Grosse Cuillère n’y prêta guère attention, se contentant de


hausser les épaules, mais comme l’oiseau revint une deuxième, puis une
troisième fois, en répétant son chant, il se rendit dans la salle du banquet
pour rendre compte de ce prodige. Sans laisser au prince le temps de parler,
la mariée s’écria : « Cuisinier ! Attrape cet oiseau insolent et fais-en de la
chair à pâté. »
Grosse Cuillère obéit à contrecœur. Il attrapa la colombe, la pluma et,
après l’avoir mise à cuire, jeta dans un vase sur la terrasse les plumes et
l’eau de cuisson.
Trois jours plus tard, un beau cédratier avait poussé dans le vase. Le
prince le vit, par hasard, en regardant par une fenêtre qui donnait sur la
terrasse. Il reconnut un cédratier et s’étonna de sa présence dans le vase. Il
demanda des explications au maître cuisinier et ordonna que personne ne
touchât à l’arbre, sous peine de mort.
Trois jours plus tard, trois beaux cédrats pendaient aux branches.
Cenzullo les cueillit tous les trois et s’enferma dans sa chambre, avec un
verre d’eau. Il tira alors son couteau de sa poche et coupa le premier cédrat,
puis le deuxième, sans succès : les fées apparurent et disparurent. Mais
quand la troisième fée jaillit du fruit, il réussit à lui donner à boire et
retrouva dans ses bras la belle enfant – tout lait, tout miel – qu’il avait
laissée dans le chêne vert.
Qui peut imaginer leur joie ? Le prince la fit habiller de vêtements
somptueux et, la tenant par la main, l’emmena dans la salle où festoyaient
encore les invités de la noce.
« Dites-moi, mes amis, leur demanda-t-il, quel châtiment donneriez-
vous à celui qui oserait toucher un seul cheveu de cette belle ? »
Les seigneurs réunis proposèrent les supplices les plus variés.
La brune mariée n’étant pas là, Cenzullo la fit venir à part et, sans
qu’elle ait vu la fée, lui posa la même question.
« Coupable mériter brûler et cendres jetées du haut du château, répondit
l’esclave.
— Tu as dicté ta punition toi-même ! dit le prince. Car c’est toi qui as
percé de ton épingle ma fée, c’est toi qui as voulu la réduire en chair à
pâté ! »
Et tandis que la fête continuait, l’esclave fut punie, sans plus attendre.
Ce qui justifie le proverbe : Tel est pris qui croyait prendre !
8. La fée-colombe
Conte d’Algérie

Encore une fée-colombe, comme dans le conte précédent ! Cette


fois nous sommes transportés dans un pays arabe : on y rencontre
des djinns, ces puissants génies de l’air, et des fées qui, toutes fées
qu’elles sont, prétendent être aussi pieuses que le héros. Celui-ci se
coiffe d’une chéchia et fait son marché dans un souk, tandis que sa
femme va prendre son bain au hammam.

Ali vivait avec sa mère, qu’il aimait tendrement. C’était un garçon


pieux. Il croyait en Allah et en Mahomet, son prophète.
Un jour qu’il se promenait dans le souk, il regardait avec envie toutes
les marchandises étalées ; elles coûtaient trop cher pour lui, car il était
pauvre. Un vieillard qui se trouvait là, un étranger au regard rusé, remarqua
ce beau jeune homme à l’air triste. Il se mit à crier : « Qui veut vendre son
âme pour cent sous ? »
Ali n’hésita pas un instant : il vendit son âme au vieux marchand, à
condition de pouvoir auparavant dire adieu à sa mère. Le vieux accepta et
lui compta ses cent sous. Ali acheta aussitôt du poulet, des dattes, des
amandes et des pâtisseries au miel – de quoi faire un festin – et il rentra
dans sa cabane. Sa mère s’étonna :
« D’où vient tout cela, mon fils ?
— Ne t’inquiète pas, mère. Je ne l’ai pas volé, je l’ai gagné. Prépare le
repas. »
Ils se régalèrent, puis Ali retourna se mettre au service du marchand,
qui l’attendait avec impatience. « Nous allons chercher les plantes rares
dont j’ai besoin », déclara-t-il. Ils se mirent en marche et marchèrent
longtemps. Enfin ils arrivèrent devant une montagne escarpée.
« Les plantes que je veux se trouvent au sommet. Grimpe et va les
cueillir », ordonna le vieillard d’un ton sec.
Ali grimpa avec beaucoup de difficulté. Quand il arriva au sommet, il
ne vit aucune plante : rien n’y poussait, seul le vent soufflait. Il regarda en
bas dans la plaine : elle était vide. Le marchand avait disparu. Ali l’appela
en vain et finit par redescendre au pied de la montagne. Il n’y trouva
personne. Le vieillard au regard rusé, cet étranger sans scrupule, l’avait
abandonné.
Ali invoqua Allah et Mahomet, son prophète, et recommença à marcher,
pendant des jours et des jours, sans savoir où ses pas le conduisaient. Tout à
coup, au bout de la plaine, se dressa un palais extraordinaire, qui
ressemblait à une pâtisserie géante : seulement, à la place de sucre glace, il
était recouvert d’or et d’argent et incrusté de pierreries, en guise de fruits
confits. Qui pouvait demeurer là ? Des êtres fantastiques, des djinns ? Ou
des humains ?
Ali s’approcha et s’apprêtait à frapper à la porte, lorsque trois jeunes
femmes surgirent devant lui, comme par enchantement. Elles étaient
merveilleusement belles.
« Entre, lui dirent-elles, et ne crains rien de notre part. Nous sommes de
bonnes fées et nous sommes pieuses comme toi. C’est Dieu qui t’envoie.
Nous nous ennuyons toutes seules ici, tu nous tiendras compagnie. Entre,
mon frère, tu ne le regretteras pas. »
Ali accepta et il coula auprès des fées des jours si heureux qu’il en
oublia sa vieille mère, laquelle vivait dans l’angoisse depuis la disparition
de son fils.
Un matin, en se réveillant, Ali entendit, à l’extérieur du palais, une
rumeur étrange, comme d’une armée à l’exercice. Il regarda par la fenêtre et
vit les jardins occupés par une multitude de petits soldats. Certains
marchaient au pas tandis que d’autres galopaient sur des chevaux
minuscules.
Surpris et même un peu effrayé, il alla demander des explications à ses
hôtesses les fées. Elles se mirent à rire : « N’aie pas peur, nigaud ! Ce sont
simplement les soldats de notre père, venus nous chercher pour que nous
passions près de lui la prochaine année. Pendant ce temps, tu pourras rester
dans notre palais et te promener dans chacune de ses cent pièces – sauf dans
la dernière, la chambre du fond. Voici les clés. »
Ali les remercia et, dès qu’il fut seul, entreprit de visiter une à une les
pièces du palais, admirant les richesses prodigieuses qu’elles contenaient. Il
eut rapidement fait le tour des quatre-vingt-dix-neuf premières et s’arrêta
longuement devant la porte de la centième, la chambre du fond. Qu’y avait-
il derrière cette porte ? Pourquoi lui était-elle interdite ?
En prêtant l’oreille, il lui sembla entendre de petits cris, des rires et le
clapotis de l’eau. Il n’y tint plus, saisit la clé, la tourna dans la serrure,
entrouvrit la porte, par l’entrebâillement aperçut un bassin où se baignaient
trois jeunes filles. Sur le bord de marbre étaient posées trois robes de plume.
Elles étaient encore plus belles que les fées, surtout la plus jeune. Ali
tomba aussitôt amoureux d’elle et poussa un soupir si profond que les
jeunes filles l’entendirent, sortirent de l’eau, enfilèrent leur plumage et
s’envolèrent par la fenêtre, sous la forme de colombes.
Ali se retira dans sa chambre, l’esprit hanté par la vision de la plus
jeune, si bien qu’il en perdit le goût de boire et de manger. Comment faire
pour l’épouser ? se demandait-il sans cesse. C’est une fille-colombe. Elle
essaiera toujours de m’échapper.
À force de se tourmenter, il tomba malade et, quand les fées revinrent
dans leur palais, elles furent bien étonnées de le trouver couché dans son lit,
pâle et amaigri.
« Que t’est-il arrivé, mon frère ? Dis-le-nous sans crainte et nous te
guérirons si nous pouvons. »
Ali leur raconta tout. Elles lui pardonnèrent de bon cœur de leur avoir
désobéi et lui expliquèrent que les jeunes filles-colombes étaient, elles
aussi, des fées, dont le père était le roi des mauvais djinns. Elles venaient
chaque année prendre leur bain dans ce palais.
« La prochaine fois, nous te préviendrons de leur venue. Tu te cacheras
derrière le bassin et, pendant qu’elles se baigneront, tu voleras la robe de
plume de la plus jeune. Sans son plumage, celle que tu aimes ne pourra plus
être colombe et tu en feras ta femme. »
Ali suivit leurs instructions point par point. Quand, après son bain, la
plus jeune ne trouva pas son plumage, ses sœurs s’impatientèrent et,
redoutant la colère de leur père, s’envolèrent sans l’attendre. La jeune fille
se mit à pleurer. Mais Ali se présenta devant elle, essaya de la rassurer, lui
affirmant qu’il n’avait agi que par amour et qu’il voulait l’épouser. Elle se
débattit, cria, l’injuria et finit par lui céder.
Ils se marièrent, eurent deux enfants et vécurent plusieurs années chez
leurs amies, les bonnes fées.
Un jour qu’Ali songeait à sa mère, le remords le prit, il eut envie de
retourner près d’elle.
« Ferme les yeux, lui dirent les fées. Quand tu les rouvriras, tu seras
devant ta mère, avec femme et enfants et sept mules chargées d’or. »
Ali obéit et, quand il rouvrit les yeux, il se trouva devant une vieille si
vieille qu’il n’était pas sûr que ce fût sa mère. Elle pleurait devant une
tombe vide. « Pourquoi pleures-tu, pauvre femme ? lui demanda-t-il sans se
faire reconnaître.
— Je pleure mon fils Ali, mort en pays étranger. Il aurait ton âge, bon
jeune homme.
— Mère, sèche tes larmes, car c’est moi ton fils et je reviens vivre
auprès de toi. »
Ali fit construire un palais magnifique pour lui, sa mère, sa femme et
leurs deux enfants. Ils vécurent tous les cinq dans le bonheur et la richesse.
Les gens de la ville où ils habitaient n’avaient jamais rencontré l’épouse
d’Ali ; ils avaient pourtant entendu parler de son extrême beauté et leur
curiosité à son égard était grande – surtout celle de la sultane, qui se croyait
la plus belle du pays. Mais Ali gardait soigneusement sa femme à l’intérieur
de son palais.
Au bout d’un an, Ali prit sa mère à part et lui dit : « Mère, je te confie
un secret : ma femme est une fée-colombe et elle s’enfuira loin de nous si
elle retrouve son plumage. Le voici. Jusqu’à présent, je l’ai toujours
conservé sur moi. Puisque je t’ai retrouvée, j’aimerais que ce soit toi,
désormais, qui le gardes. Tu es ma mère, tu ne me trahiras pas. Enferme-le
dans ton coffre et n’écoute pas ta belle-fille si, un jour, elle te supplie de le
lui rendre : si elle le revêtait, elle s’envolerait. »
La mère accepta. Peu après Ali dut s’absenter quelques jours et les
voisines en profitèrent pour proposer à sa mère d’aller avec elles au
hammam. C’était une ruse de leur part : elles espéraient que la belle-fille les
accompagnerait et qu’elle se découvrirait dans les vapeurs du bain.
La mère d’Ali refusa d’abord : « Mon fils serait mécontent si, en
rentrant, il trouvait la maison vide. »
Mais sa belle-fille, qui écoutait à la porte, l’entendit, entra dans la pièce
et la supplia d’accepter l’invitation.
« Quel mal y aurait-il à aller au hammam avec nos voisines ? Cela nous
distrairait ! Je suis sûre que ton fils ne te le reprochera pas. »
Quand la fée-colombe fut au bain et qu’elle retira ses vêtements pour
pénétrer dans l’eau, toutes les femmes présentes furent éblouies par sa
beauté – en particulier la servante de la sultane, qui en oublia l’heure à
laquelle elle devait rentrer près de sa maîtresse.
Elle revint au palais fort tard. La sultane était furieuse ; elle le fut
encore plus quand elle sut la cause du retard de la pauvre fille et la battit en
criant : « C’est moi qui suis la plus belle du pays ! Il n’y en a pas d’autre ! »
Mais le doute était entré dans son esprit ; et pour voir de ses yeux sa
rivale, la sultane organisa une grande fête, à laquelle étaient conviées toutes
les femmes de la ville, et, bien sûr, la mère d’Ali et sa belle-fille. La sultane
dut convenir que celle-ci était vraiment plus belle qu’elle ; elle en ressentit
de la haine.
Dans l’espoir de lui découvrir un défaut caché, elle lui proposa de
danser, selon la coutume, comme le faisaient les femmes dans une fête.
« J’aimerais bien, répondit l’épouse d’Ali, mais je ne peux danser sans
revêtir mon plumage d’oiseau. Voyez-vous, je suis une fée-colombe.
— Eh bien ! va chercher ton plumage, insista la sultane. Qui t’en
empêche ?
— Ma belle-mère m’en empêche. Elle le garde dans son coffre bien
fermé. »
La sultane ordonna à la mère d’Ali d’aller chercher ce plumage, mais la
vieille femme refusa, craignant la colère de son fils. La sultane se fâcha et
se plaignit de cet entêtement inexplicable à son mari le sultan. Alors celui-ci
menaça la pauvre vieille de lui couper le cou si elle n’obéissait pas.
Elle obéit donc et rapporta en tremblant la robe de plume dans la salle
de fête.
La belle-fille s’en revêtit et se transforma aussitôt en colombe. Elle vola
jusqu’à son palais, prit ses enfants sous ses ailes et s’enfuit en criant : « Qui
m’aime me suive ! Je retourne au pays de mon père, le roi des mauvais
djinns ! »
Quelque temps plus tard, Ali rentra, trouva sa mère effondrée et son
épouse envolée avec ses enfants.
« Je pars à leur recherche, dit-il à sa mère. Si je ne les retrouve pas, je
ne reviendrai pas : tu pourras me pleurer comme si j’étais mort. Adieu,
mère ! »
Il embrassa la vieille femme et s’en fut, sans savoir où il allait.
Finalement il rencontra par hasard trois jeunes garçons en train de se
disputer trois objets magiques : une chéchia qui, posée sur la tête, vous
rendait invisible, une canne qui vous conduisait là où vous le souhaitiez et
un tapis volant. Chacun des trois garçons voulait avoir les trois objets à lui
tout seul.
« Attendez, dit Ali, je vais vous départager. Allez sur la colline que
vous voyez là-bas et revenez en courant jusqu’ici. Le premier arrivé aura les
trois objets. »
Les garçons trouvèrent l’idée bonne. Ils ne furent pas plus tôt partis
qu’Ali se coiffa de la chéchia, empoigna la canne et monta sur le tapis
volant. En un clin d’œil, il parvint au royaume des mauvais djinns. Il y
trouva sa femme et ses deux enfants attachés au sommet d’un arbre
immense : c’était la punition infligée par le roi à sa fille, dont il était
mécontent.
Ali s’approcha des enfants et souleva légèrement sa chéchia.
« Mère ! Mère ! crièrent les deux enfants, notre père est ici ! »
La mère les regarda, mais ne vit personne auprès d’eux : Ali avait
rabattu sa chéchia sur son front.
« Vous rêvez, mes enfants, leur dit-elle avec tristesse. Vous savez bien
que sept mers et sept montagnes nous séparent de votre père. »
Mais, au bout d’un moment, les enfants recommencèrent à crier :
« Mère ! Mère ! Le revoici ! Le revoici ! »
Cette fois, Ali retira complètement sa chéchia et sa femme le vit.
« Ah ! s’écria-t-elle, comme je suis heureuse ! Libère-nous vite et
rentrons chez nous ! Le pays des mauvais djinns n’est plus mon pays ! Mon
père ne veut plus de moi. »
En un clin d’œil, ils retournèrent dans leur palais, au milieu de la ville.
Mais la vieille mère d’Ali n’était pas là.
Ali finit par la trouver pleurant devant trois tombes vides.
« Pourquoi pleures-tu, pauvre femme ? lui demanda-t-il sans se faire
reconnaître.
— Je pleure devant les tombes prêtes pour mon fils et mes deux petits-
fils, un jour disparus en pays inconnu. Je ne les ai jamais revus.
— Sèche tes larmes, mère. Me voici revenu, moi, ton fils, avec tes
petits-fils et ta belle-fille. Et nous ne repartirons plus. »
Ils demeurèrent ensemble tous les cinq dans leur palais magnifique et y
menèrent une vie heureuse. Et jamais plus la fée-colombe ne revêtit son
plumage pour s’envoler par la fenêtre.
9. Les sept belles demoiselles
Conte de Gascogne

Nous sommes dans la campagne française, vidée de ses


hommes par les guerres de Napoléon. Devant le pauvre gars qui a
fui les combats, sept fées apparaissent – sept, chiffre magique qu’on
retrouve dans bien des contes. Elles sont belles mais aussi sages et
savantes et connaissent tout ce qui se passe dans le monde.

C’était au temps où Napoléon faisait la guerre à tous les rois de la


terre. Et, pour faire la guerre, il avait besoin d’hommes, de beaucoup
d’hommes, d’abord des jeunes et des bien bâtis, et puis, au fil des ans,
quand les premiers périrent, des moins jeunes et des maigrelets. Si bien que,
dans les villes et surtout dans les campagnes, il n’y avait plus que des
vieillards, des estropiés et des enfants.
Il envoyait régulièrement ses soldats dans chaque bourg, chaque village,
et les garçons en âge de se battre tiraient au sort. S’ils avaient le bon
numéro, ils pouvaient demeurer chez eux. Mais s’ils tiraient le mauvais, les
voilà partis à la guerre, pour deux ans, cinq ans, dix ans, et, la plupart du
temps, ils ne revenaient jamais.
Jean atteignit bientôt l’âge de tirer au sort. Ses parents se lamentaient :
c’était le seul fils qu’il leur restait. « Si tu pars, mon Jeannot, c’est sûr, nous
ne te reverrons plus ! »
De sorte qu’un soir, un peu avant que le tirage au sort ait lieu, Jean prit
son chien, son fusil, son couteau, un peu de pain dans sa besace et déclara à
ses parents : « Mon cher papa, ma chère maman, je ne veux pas faire la
guerre, tuer des gens que je ne connais pas, trouver en face de moi un
pauvre gars qui ne m’a rien fait, arraché à sa famille comme moi. Je m’en
vais. Je me cacherai car les gendarmes vont me chercher. Ne pleurez pas. Je
vous donnerai de mes nouvelles chaque fois que je le pourrai. Quand le
monde retrouvera la paix, je reviendrai. »
Pendant sept ans, Jean mena une vie misérable. Il se terrait au fond des
bois ; dans les fourrés, ne dormait que d’un œil, la main sur son fusil, son
chien à côté de lui. C’était une brave bête, qui n’aboyait jamais, capable de
le prévenir si les gendarmes approchaient.
Jean mendiait son pain dans les fermes et les bonnes gens lui disaient :
« Retourne voir tes parents ! Napoléon est parti, nous allons avoir la paix. »
Jean répondait : « Il reviendra ! »
Il ne se trompait pas. Napoléon revint et, pour ses derniers combats,
obligea encore plus d’hommes à grossir ses bataillons. Jean continua à
mener sa vie errante dans les bois.
Une nuit, au début de l’été, il se trouvait près d’un lavoir bordé de
saules. Il s’arrêta. Le ciel était clair, criblé d’étoiles. Il serait bientôt minuit.
Il se blottit dans le creux d’un arbre, son fusil à la main, son chien contre
lui.
Il sommeillait, lorsqu’un petit cri le fit sursauter. Cela venait du fond du
lavoir. Bizarre.
D’autres petits cris résonnèrent. Qu’est-ce que c’était ? Les gendarmes
n’auraient pas crié ainsi. Et son chien l’aurait averti. Son chien dormait.
Pourtant, par mesure de précaution, sans bruit, il arma son fusil, prêt à
tirer.
À présent sept petits cris se répondaient :
« Hi !
— Hi !
— Hi !
— Hi !
— Hi !
— Hi !
— Hi ! »
Qu’est-ce que c’était ? Son chien dormait.
Et puis de faibles bruissements, des pas légers, des froissements
d’étoffe… Des femmes… des femmes étaient là ? Bizarre !
Sa curiosité en éveil, il n’y tint plus et risqua un œil hors de son trou. Et
il les vit.
Sept belles demoiselles, qui sortaient une à une du lavoir, à présent
formaient une ronde autour du saule creux où il s’était caché. Elles portaient
des robes d’or et d’argent et chantaient doucement :
C’est la nuit de la Saint-Jean.
Nous sortons une fois l’an
Du fond de l’eau pour fouler
L’herbe humide de rosée
Et jusqu’au soleil levant
Nous danserons dans les prés :
C’est la nuit de la Saint-Jean.

Soudain elles s’arrêtèrent et semblèrent s’adresser à lui :


C’est la nuit de la Saint-Jean.
Nous connaissons le passé,
L’avenir et le présent.
Napoléon prisonnier
D’une île dans l’océan
Ne pourra plus guerroyer.
Le roi revient : c’est la paix,
En cette nuit de Saint-Jean.

Et comme Jean n’osait toujours pas bouger, elles insistèrent :


En cette nuit de Saint-Jean,
Nous disons la vérité.
Vois-tu, nous sommes des fées,
Crois en nous et sois confiant !
Si telle est ta volonté,
Tu peux revoir tes parents :
C’est la nuit de la Saint-Jean.

Alors Jean sortit du creux de son arbre, réveilla son chien, mit son fusil
sur l’épaule et rentra chez lui, près de ses parents, après avoir remercié au
passage les sept belles demoiselles.
10. Les trois voix
Conte de Géorgie

Dans ce conte merveilleux, une sœur et un frère s’aiment


tendrement. Pourront-ils surmonter des épreuves prédites par les
trois fées, qui ressemblent aux trois Parques des Romains et règlent
le destin des hommes ?

Le roi des neuf pays avait douze filles. Quand sa femme, à nouveau
enceinte, fut sur le point d’accoucher, il lui dit : « Va-t’en ! Va dans la forêt
et reviens au palais seulement si tu as un garçon. Si tu as une fille, jette-la à
l’eau ou abandonne-la dans les bois ! Je ne m’en soucie pas. »
La pauvre reine prit une couverture sous son bras et s’en alla tristement.
Au bout d’un moment, elle entendit des pas derrière elle : c’était la cadette
de ses filles qui l’avait suivie.
« Mon enfant, que fais-tu là ? Retourne vite au palais, laisse-moi.
— Non, ma mère, je ne te laisserai pas ! »
La mère eut beau insister, la fillette ne céda pas et toutes les deux
marchèrent, marchèrent, elles franchirent neuf montagnes, elles arrivèrent
dans la forêt. C’était le soir. La mère s’assit au pied d’un chêne.
« Je vais aller chercher du feu, dit la fille.
— N’y va pas ! Tu t’égareras !
— Mais non, maman, je ne m’égarerai pas. Aie confiance en moi ! »
La cadette s’en alla. Elle n’était pas sortie du bois quand la nuit tomba.
Elle n’y voyait plus rien, elle eut peur de se perdre. Elle se blottit dans le
creux d’un arbre pour attendre le lever du soleil.
Elle allait s’endormir lorsqu’elle entendit une voix au-dessus d’elle.
« Quand le garçon qui vient de naître aura douze ans, il grimpera sur le
sapin, au milieu de la cour du palais, il tombera et il mourra. Que celui qui
m’écoute et répète mes paroles soit transformé en pierre ! »
Puis une deuxième voix se fit entendre.
« Quand le garçon qui vient de naître aura seize ans, il montera sur le
poulain de la jument du roi, il tombera et il mourra. Que celui qui m’écoute
et répète mes paroles soit transformé en pierre ! »
Enfin ce fut le tour d’une troisième voix.
« Quand le garçon qui vient de naître aura vingt ans, il se fiancera et,
dans les habits que lui offrira sa belle-mère, se trouveront des serpents. Ils
le mordront et le tueront. Que celui qui m’écoute et répète mes paroles soit
pétrifié ! Et que seule l’eau de toilette du Soleil puisse le ressusciter ! »
C’étaient trois fées qui prédisaient le destin des hommes. Leur
prophétie achevée, elles s’envolèrent, laissant la cadette pensive. Elle
enferma soigneusement leurs paroles dans un coin de sa mémoire.
Au matin, elle alla retrouver sa mère : un petit garçon était né et les
deux femmes et le bébé retournèrent au palais.
En apprenant la naissance de son fils, de joie le roi bondit jusqu’au ciel
et ordonna qu’on tirât le canon, pour avertir la population.
Le temps passa. Quand le fils du roi eut douze ans, la cadette de ses
sœurs se mit au lit et se prétendit malade. Ses parents, inquiets, firent venir
les meilleurs médecins qui, naturellement, ne lui trouvèrent rien. Alors elle
appela le roi et déclara, d’une voix mourante : « Père, cette nuit, j’ai vu en
rêve un ange. Il m’a dit que ma maladie se trouvait dans le grand sapin qui
pousse au milieu de ta cour. Si tu le fais couper, je guérirai. Sinon, je
mourrai. »
Le roi fit aussitôt couper le grand sapin qui poussait au milieu de sa
cour. La cadette se leva, guérie, et se réjouit en secret de retrouver son petit
frère, dont elle avait sauvé la vie.
Le temps passa. Au bout de quatre années, la jument du roi eut un
poulain. Le prince, devenu un bel adolescent, s’attacha à l’animal. Si le
poulain avait couru, il le frottait avec une serviette, il lui donnait lui-même
son avoine, il le conduisait à l’abreuvoir. Il n’aimait rien au monde autant
que son poulain.
Alors la cadette de ses sœurs se mit au lit et se dit gravement malade.
Naturellement les médecins n’y comprirent rien. Elle demanda au roi de
venir près de son lit.
« Père chéri, chuchota-t-elle, dis-moi qui tu préfères : ta fille ou le
poulain de ta jument, que ton fils aime tant ?
— Quelle question ! Ma fille, bien sûr !
— Alors fais tuer ce poulain ! J’ai vu en rêve un vieux sage. Il m’a dit
que ma maladie se cachait dans le corps du poulain. S’il meurt, je vis. S’il
vit, je meurs.
— Eh bien ! tu vivras, mon enfant chérie ! »
Et le roi fit tuer le poulain malgré les protestations de son fils.
Le temps passa. Le prince allait avoir vingt ans, l’âge de se marier. Ses
parents lui trouvèrent pour fiancée une jolie jeune fille.
La veille du mariage, selon la coutume, le fils du roi se rendit chez ses
futurs beaux-parents pour faire la fête avec ses garçons d’honneur.
« Laisse-moi t’accompagner, mon cher frère », supplia la cadette de ses
sœurs et, comme il refusait, elle se mit à pleurer, tant et si bien que le prince
accepta.
La fête dura toute la nuit. La cadette s’était cachée dans un coin. On
but, on joua, on dansa, de joie le beau-père fit un bond et lança son chapeau
au plafond.
Le lendemain matin, la belle-mère apporta à celui qui allait devenir son
gendre ses habits de marié.
Sortant de sa cachette, la cadette se précipita. Personne ne comprenait
pourquoi elle se trouvait là.
« Laisse-moi essayer tes habits, mon cher frère, je t’en supplie ! Surtout
ne les touche pas ! »
Et elle se mit à pleurer si fort que tous s’étonnèrent.
« Que se passe-t-il, mon enfant ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans
ces vêtements ? demanda la belle-mère.
— Allumez le feu dans le four à pain et vous le verrez de vos propres
yeux. »
Pour lui faire plaisir, la belle-mère ordonna d’allumer le feu. Tous les
invités s’approchèrent, curieux. La cadette prit la veste et la secoua au-
dessus du four : il en sortit un petit serpent qui tomba dans le feu et brûla.
Elle prit le pantalon : il en sortit un gros serpent qui, lui aussi, tomba et
brûla.
Elle prit les bottes et les vida : il en sortit d’autres serpents qui
connurent le même sort.
Tous les serpents étaient morts. Alors la jeune fille ramassa les
vêtements et les rendit à son frère en lui disant : « Mets-les à présent. Tu es
sauvé !
— Comment savais-tu, ma sœur, qu’il y avait des serpents dans mes
vêtements ?
— Ne me le demande pas !... Tu le regretteras !
— Ma sœur, si tu m’aimes, dis-le-moi.
— Puisque tu insistes, je te dirai tout. Pourtant, mon frère, apprends
que, si je révèle mon secret, je serai transformée en statue de pierre. Seule
l’eau de toilette du Soleil pourra me rendre la vie… N’oublie pas ! »
La cadette commença aussitôt à raconter ce qu’avaient prédit les fées et
comment elle avait sauvé son frère, en faisant couper le sapin qui poussait
au milieu de la cour du roi.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, ses jambes devenaient de pierre.
À cette vue, le prince lui demanda de se taire, mais, puisqu’elle avait
commencé, elle voulut continuer et lui apprit comment elle l’avait sauvé, en
faisant tuer le poulain.
Son corps alors devint de pierre jusqu’à la taille.
« Tais-toi, ma sœur, ne parle plus ! Je ne veux plus rien savoir ! »
Le prince eut beau la supplier, elle poursuivit son récit jusqu’au bout :
« Ces serpents devaient te mordre, leur venin t’aurait tué. C’est pourquoi je
les ai brûlés, je t’ai sau… »
Elle ne put en dire plus : elle était tout entière devenue statue de pierre.
Le frère se mit à pleurer. Il n’était plus question de noce ! Toute joie
s’était envolée. Puisque sa sœur, à trois reprises, l’avait sauvé, il lui rendrait
la pareille. Afin de la ressusciter, il irait chercher l’eau de toilette du Soleil.
Le prince chaussa ses bottes de fer, il empoigna sa canne de fer, fit ses
adieux à sa fiancée, à ses futurs beaux-parents, à ses parents, à tous les
invités, et s’en alla.
Il marcha longtemps, longtemps. Il finit par arriver à l’endroit où la
terre n’est plus séparée du ciel que par la distance de neuf lances. À cet
endroit, précisément, se tenait un grand cerf de pierre, dont la tête ornée de
ses bois dépassait le bord du ciel.
Sans hésiter, le fils du roi grimpa le long des bois du cerf et déboucha
dans le pays du Soleil.
Il marcha longtemps, longtemps. Il finit par arriver près d’une tour de
diamant, si brillante qu’aucun être humain ne pouvait la regarder fixement.
En se protégeant les yeux de la main, il aperçut une porte. Il s’approcha et
frappa avec sa canne de fer. La mère du Soleil lui ouvrit.
« Qui es-tu ? demanda-t-elle sévèrement.
— Je suis le fils du roi des neuf pays.
— Sais-tu que tu risques ta vie ? Pour quelle raison viens-tu ici ?
— Le malheur, mère, c’est le malheur… »
Et il lui conta l’histoire de sa sœur.
La mère du Soleil s’attendrit et promit de lui procurer l’eau de toilette
de son fils. Puis elle souleva une dalle et le cacha à la cave.
Comme le soir tombait, le Soleil rentra chez lui. Il se mit à renifler.
« Maman ! Ça sent l’homme ici !
— Penses-tu, mon fils ! Tous les êtres ont peur de toi, les fourmis ne
fourmillent plus, les oiseaux cessent de voler dès qu’ils te voient ! Qui
oserait venir ici ?
— Oui… hum… Eh bien, soupons ! Qu’y a-t-il de bon à manger ? »
Après le repas, le Soleil se coucha. Le lendemain matin, à peine était-il
réveillé que sa mère lui apportait une cruche d’or pleine d’eau, une cuvette
en or et une serviette aussi en or.
« Mon fils, voici tout ce qu’il faut pour ta toilette. Tu es passé par les
chemins du vaste monde et tu es plein de poussière. Viens ! Je t’aiderai à te
débarbouiller.
— Maman, qu’est ce qu’il te prend ? D’habitude tu me laisses me
débrouiller seul… Enfin si cela peut te faire plaisir ! »
La mère du Soleil aida son fils à se laver et, dès qu’il fut parti pour sa
tournée, elle appela le prince et lui versa dans un vase l’eau de toilette du
Soleil.
« Voici ce que tu m’as demandé. Jeune homme, toi qui, pour ta sœur, as
souffert et persévéré, tu l’as bien mérité. Tout ce que cette eau touchera
prendra vie. Adieu !
— Adieu, mère, et merci ! »
Le fils du roi s’en alla, tenant d’une main le précieux vase, de l’autre sa
canne de fer. Il prit le même chemin qu’à l’aller. Au passage, il aspergea
avec l’eau magique le cerf en pierre, qui redevint vivant.
« Merci, bon jeune homme ! s’écria-t-il. En retour, que puis-je faire
pour toi ?
— Me dire pourquoi tu as été transformé en pierre.
— Cela, je ne peux le dire à personne. »
Le prince se souvint du secret de sa sœur et n’insista pas. Il demanda
simplement au cerf d’aider à grimper sur ses bois ceux qui, comme lui,
voudraient atteindre le pays du Soleil. Le cerf accepta volontiers.
Le fils du roi poursuivit son chemin et bientôt arriva dans la demeure de
ses beaux-parents. Là, il trouva sa sœur devenue statue et l’aspergea avec
l’eau de toilette du Soleil. Aussitôt la statue s’anima.
Le frère et la sœur tombèrent dans les bras l’un de l’autre et jurèrent de
s’aimer toujours.
Puis les invités accoururent, et les parents, et la fiancée.
Et l’on célébra la noce.
On tua plus d’un mouton.
On dévora jusqu’à l’os,
Peau, laine et chair, aussi bon.
On vida tous les cruchons
Tant la soif était féroce.
On dansa, par sauts et bonds :
Je me suis fait une bosse
En me cognant au plafond !
11. Le sac des Tantines
Conte de Lorraine

Comme ce conte plein de malice sent bon l’herbe et l’étable !


Dommage que la fée – qu’en Lorraine on nomme la Tantine –
ressemble trop à ces bonnes vieilles tantes qui aiment tant à vous
faire la morale.

La Fanchette était une maîtresse femme. Dans la ferme, elle s’occupait


de tout et tout le monde lui obéissait, bête et gens, petits et grands, et
surtout son mari.
Lui, le Colas à la Fanchette, avait trouvé le bon moyen pour échapper
aux criailleries et aux ordres lancés par sa femme d’une voix aiguë : il était
devenu berger.
Il gardait toute la journée les vaches du village dans un grand pré et,
quand la nuit venait, les ramenait à l’étable. Il connaissait chacune de ses
bêtes, savait laquelle était querelleuse, laquelle suivait docilement les
autres, laquelle avait tendance à s’écarter. Or, depuis quelque temps, il
remarquait au milieu du troupeau une vache inconnue, une belle brune
tachetée de blanc. Elle apparaissait le matin, sortie d’on ne sait où, et
disparaissait le soir, on ne sait comment. Et elle portait toujours, accrochée
à l’une de ses cornes, une grosse brioche dorée à point et bonne… mais
bonne ! Le Colas se régalait et, comme le grand air donne faim, il la
mangeait tout entière à lui seul.
Un jour, honteux d’être si gourmand, il en rapporta un morceau à sa
femme. La Fanchette aussi se régala. Pourtant, la bouche pleine, elle fit
observer à son mari que, pour salaire de la peine qu’il prenait à garder la
vache brune, il aurait mieux valu avoir, au lieu d’une brioche, des pièces
sonnantes et trébuchantes.
« C’est ma foi vrai, tu as raison, ma femme, approuva le Colas. Mais à
qui les demander ? Je ne connais pas le propriétaire de cette bête.
— À la façon dont ça se passe, d’après ce que tu me dis, c’est sûrement
la vache des Tantines. Tu sais bien, les Tantines de la bosse aux Fées ?
Écoute-moi un peu, Colas. Demain soir, à l’heure de rentrer les bêtes, suis
la brune quand elle s’en va. Ne la lâche pas des yeux, surtout ! T’as
compris ? Moi, je ramènerai le troupeau au village. »
Le Colas est obéissant. Dès le lendemain, il suit la vache qui se dirige –
comme l’a deviné sa femme – tout droit vers la bosse aux Fées. Et qu’est-
ce qu’il voit ? Là, sur le flanc de la bosse aux Fées, une grosse pierre qui
ferme ce qui doit être l’entrée d’un souterrain. La vache s’en approche et,
tranquillement, la fait pivoter avec ses cornes, se glisse derrière et disparaît.
La pierre reprend sa place avec un clac ! au nez du pauvre Colas.
Il essaie bien, à son tour, de faire pivoter cette pierre. Impossible ! Il
s’éponge le front, il s’assied dans l’herbe, il soupire. Que va-t-il se passer
s’il rentre bredouille ? Qu’est-ce que sa femme dira ? Il lui semble déjà
entendre des gronderies et des plaintes à n’en plus finir.
Alors il lui vient une idée. Il se met à crier : « Tantine ! Tantine ! », le
plus fort qu’il peut, et voici qu’une petite vieille tout d’un coup se trouve
devant lui et lui dit : « Chut… ne crie pas si fort ! Qu’est-ce que tu veux,
mon fils ?
— Ah Tantine ! Ça fait bien longtemps que je garde votre vache, la
belle brune tachetée de blanc, et vous ne m’avez jamais payé.
— C’est vrai, ça… Eh bien, tiens, pour ta peine, voilà un sac. Emporte-
le chez toi et surtout ne t’arrête pas en chemin pour regarder ce qu’il y a
dedans.
— Merci bien, Tantine. »
Le Colas à la Fanchette s’en va, ragaillardi, content de lui. Maintenant
qu’il va être riche, sa femme ne pourra plus le quereller ! Il a mis le sac sur
l’épaule, mais comme c’est bizarre… Pour un sac plein de pièces d’or, il est
bien léger… beaucoup trop léger… Que peut-il y avoir dedans ?
En passant sous les peupliers, frissonnant au bord de la rivière, le Colas
n’y tient plus. Tant pis ! La Tantine est loin, la Fanchette aussi, personne ne
peut le voir. Il s’assied, ouvre le sac, regarde… Quelle déception ! Il ne
contient que des feuilles, jaune pâle comme celles des peupliers. De rage, le
Colas secoue le sac, le retourne et toutes les feuilles s’éparpillent au vent
d’automne.
Il rentre pourtant. Dès qu’elle voit la tête de son mari, lorsqu’il ouvre la
porte, la Fanchette devine qu’il ne s’est rien passé de bon.
« Espèce d’andouille ! Je parie que tu n’as même pas su trouver les
Tantines !
— Si, si, j’en ai trouvé une… une vieille.
— Et alors… qu’est-ce qu’elle t’a donné ?
— Elle s’est moquée de moi, oui ! Elle m’a donné un sac avec des
feuilles dedans… rien que des feuilles. C’est sûrement pour ça qu’elle
m’avait dit de ne pas m’arrêter en chemin pour regarder dans le sac.
— Et naturellement, tu as regardé…
— Ben oui… Le sac était tellement léger… Ça n’était pas normal, j’ai
voulu voir… Rien que des feuilles jaunies de peuplier…
— Et qu’est-ce que tu en as fait ?
— Tiens, pardi, je les ai jetées sous les arbres, au bord de la rivière !
— Qu’il est bête, mon Dieu, qu’il est bête ! C’étaient des pièces d’or
qu’elles t’avaient données, les Tantines, mais, pour que tu puisses les porter
facilement, elles les avaient changées en feuilles. Regarde donc, bourrique,
s’il n’en resterait pas une accrochée au fond du sac ! »
Il en restait une, une jolie pièce ronde et brillante, mais le Colas et la
Fanchette eurent beau secouer le sac dans tous les sens, ils ne trouvèrent
rien d’autre.
Le Colas retourna tristement au bord de la rivière, là où il avait vidé le
sac, dans l’espoir de retrouver ses feuilles transformées en pièces : elles
s’étaient toutes envolées. Et comme il cherchait encore, il entendit un rire
moqueur : « La curiosité est un vilain défaut, mon fils… Et la gourmandise
aussi ! » La petite vieille surgie de nulle part le regardait en souriant, puis
s’en alla comme elle était venue.
Le Colas à la Fanchette n’est pas devenu riche. Il n’a jamais revu la
Tantine, ni la belle vache brune, qui portait accrochée à la corne une brioche
dorée à point, dont il se régalait.
12. La biquette et les demoiselles
des bois
Conte d’Auvergne

L’originalité de ce joli conte, c’est que ses personnages sont des


animaux. Chacun agit avec son caractère propre, dans un paysage
d’Auvergne, typique avec ses pentes, ses forêts de sapins et de
hêtres, ses eaux bondissant sur les rochers et ses hivers pleins de
neige.
Biquette était la plus jolie chèvre de la vallée : pelage brun à reflets
roux, deux petites cornes, des sabots mignons, un air à la fois de douceur et
de caprice. Ses maîtres, les Rigoulet, étaient fiers d’elle et faisaient des
jaloux.
S’ils étaient bons envers tous leurs animaux et ne les maltraitaient
jamais avant de les tuer – ils ne les tuaient qu’à regret, quand il le fallait –,
les fermiers avaient pour leur biquette une affection particulière. Comme
mademoiselle ne supportait pas d’être enfermée dans une quelconque
étable, ils lui avaient construit une cabane à l’écart, dont la porte restait
toujours ouverte. Demoiselle chèvre pouvait entrer et sortir comme elle le
voulait et vagabonder dans les prés parfumés, jusqu’à la rivière, en bas,
jusqu’à la lisière du bois, en haut. Elle s’aventurait même au-delà.
Il faut ajouter que ce n’était pas une chèvre ordinaire : elle comprenait
les humains et elle connaissait les différents patois des animaux. Elle
pouvait avoir avec eux de vraies conversations et ne se privait pas de se
moquer de leur vie réglée et de leur manque de fantaisie.
Or un soir, au temps des lilas, quand foisonnent toutes les bonnes
odeurs du printemps, notre chèvre n’avait pas sommeil. Les autres animaux
dormaient depuis longtemps. Mais il y avait encore de la lumière dans la
ferme : c’était étrange ; les Rigoulet, d’habitude, se couchaient de bonne
heure.
Elle s’approcha de la fenêtre ouverte et voici ce qu’elle entendit :
« Nous n’y pouvons rien, ma pauvre Rosette, disait le Rigoulet à sa
femme. Nous sommes vieux, nos enfants sont loin et nous voilà criblés de
dettes. Si nous ne les vendons pas, c’est la ferme qu’il faudra vendre. Où
irons-nous alors pour nos vieux jours ?
— Je comprends bien, mon pauvre Rigoulet… Encore passe pour l’âne,
bancal et pelé, il ne nous sert pas à grand-chose. Il pourrait se vendre pour
la chair à saucisse.
— Nous garderons les vaches pour le labour et les poules pour les œufs.
Mais les autres… Le porc est fin gras, le canard pèse son poids… Il y a
aussi le gros mouton blanc. Je les emmènerai jeudi pour les vendre à la
foire. Quant à la chèvre…
— Ah non ! pas celle-là, gémit la Rigoulette en essuyant une larme du
coin de son tablier.
— Ne t’en fais pas, ma Rosette, on lui trouvera une famille qui l’aimera
et la traitera bien… Il le faut, vois-tu… »
La chèvre n’en écouta pas davantage. Elle n’en croyait pas ses oreilles.
Ah mais non, on ne la vendrait pas ! Elle ne se laisserait pas faire ! Elle s’en
irait, elle abandonnerait sa ferme et ses fermiers, c’était tout ce qu’ils
méritaient. Ensuite, à elle la liberté !
Mais les autres, les pauvres bêtes menacées de la foire du jeudi, allait-
elle les laisser derrière elle ? Elle se dirigea vers l’étable, souleva avec son
museau le loquet et apprit aux animaux le sort qu’on leur réservait.
« Allons-nous en tout de suite, sans attendre, montons dans les bois !
— Comment cela « sans attendre » ? dit le cochon, qui détestait être tiré
de son sommeil. Tu ne sais pas ce que tu dis. Les fermiers tiennent trop à
moi pour me vendre.
— Comme tu veux, fit Biquette. Si tu préfères être transformé en
saucisses et en jambons…
— C’est bon, c’est bon ! Je viens, grogna-t-il.
— Et moi, dit le canard. Vous savez bien que je ne marche pas vite
parce que je marche en canard… Laissez-moi !
— Il n’en est pas question. On te portera. Le cochon, qui a le dos
large…
— Ah non ! protesta messire cochon. J’aurai déjà bien du mal à me
transporter moi-même ! »
On mit le canard sur le dos du mouton, on partit à la queue leu leu, la
chèvre en tête, l’âne fermant la marche, et on grimpa à travers bois, dans la
nuit tiède du printemps.
On se faufilait entre les taillis, on s’écorchait un peu aux ronces, ce
n’était pas facile. « Je n’en peux plus, je n’irai pas plus loin », gémit tout à
coup le cochon. Biquette l’entendit, glissa derrière lui et clac ! lui mordit la
queue. Le cochon sauta en l’air et avança. À présent, chaque fois qu’il
ralentissait, la chèvre lui donnait un bon coup de dents et messire repartait,
sans demander son reste.
Au petit matin, ils arrivèrent dans une large clairière, où coulait un
ruisseau, bondissant sur les rochers. Des sapins et des hêtres ombrageaient
une herbe fine, dentelée, sûrement savoureuse… L’endroit rêvé !
C’est alors qu’apparurent trois belles dames en robe verte. Elles
portaient sur leurs cheveux blonds des couronnes de houx, feuilles luisantes
et baies rouges, et elles se tenaient par la main. Elles regardaient nos
animaux d’un air mécontent.
« Que venez-vous faire ici ? demandèrent-elles avec sévérité. Qui vous
en a donné la permission ? Ne savez-vous pas que ce domaine nous
appartient, à nous, les Demoiselles des Bois, les fées de la forêt ?
— Ah Demoiselles ! ne vous fâchez pas ! s’écria la chèvre, qui savait
parler aux gens. J’ai si souvent entendu dire du bien de vous ! Vous avez été
si bonnes avec ceux de la ferme, en bas… C’est grâce à vous qu’ils ont eu,
pendant des années, de belles récoltes… Mais aujourd’hui qu’ils sont vieux
et fatigués, ils ne peuvent plus travailler et veulent nous vendre au marché.
C’est pourquoi nous sommes venus nous réfugier ici, sûrs que vous nous
offririez l’hospitalité.
— Dans ces conditions, vous pouvez rester, déclarèrent les trois fées,
dont l’humeur s’était radoucie. Vous trouverez ici tout ce qu’il vous faut, et
même une grotte où dormir et vous réchauffer à la mauvaise saison, car les
hivers sont rudes. Mais à deux conditions : vous ne dépasserez pas les
limites de notre domaine. Et vous ne chercherez pas à savoir qui demeure
dans la petite tour, là-haut, sous le bouquet de hêtres. Si vous désobéissez, il
vous arrivera malheur. Promettez que…
— Promis, promis, interrompirent les animaux. Et merci beaucoup,
Demoiselles ! »
En ce coin de forêt, la biquette et les autres mènent une vie agréable et
paisible. Ils ont de quoi manger et s’abriter, quand l’hiver vient, avec la
neige. Biquette accepte à contrecœur de rester enfermée, la porte étant bien
close, mais les autres savourent le plaisir de somnoler au coin de la
cheminée.
L’hiver dure trop longtemps, la chèvre en a assez. Cela l’ennuie de
rester toujours à la même place, elle qui aime tant l’aventure et voudrait
explorer des lieux nouveaux. Pourquoi les Demoiselles des Bois leur ont-
elles défendu de sortir du domaine ? Et qui gardent-elles enfermé dans la
petite tour ?
Quand le printemps revient, Biquette n’y tient plus et, sans que
personne ne l’aperçoive, elle grimpe jusqu’au bouquet de hêtres et
s’approche de la tour. Une voix en sort, une voix grinçante, caverneuse.
« Bonnes gens qui passez par là, par pitié, délivrez-moi !
— Pauvre amie, qui êtes-vous ? demande la chèvre. Pourquoi êtes-vous
enfermée ?
— Je suis Plume d’Ajasse. Les Demoiselles des Bois m’ont enfermée
parce que je suis plus belle qu’elles. Elles sont jalouses ! Mais toi qui me
parles, qui es-tu ?
— Je suis Biquette, la chèvre de la ferme Rigoulet, en bas, dans la
vallée. Comme on voulait me vendre, je suis montée ici, où l’on m’interdit
de vagabonder. Ah comme je voudrais m’en aller plus loin, connaître le
monde, et la liberté !
— Comme je te comprends, petite amie ! Je suis comme toi. Délivre-
moi et je te le revaudrai. Tu verras, tu n’auras pas à te plaindre de moi. Tu
deviendras aussi puissante que les Demoiselles des Bois.
— Je voudrais bien, Plume d’Ajasse ! mais comment faire ? Il n’y a
dans la tour ni porte ni fenêtre.
— Il y a un trou dans le toit. Monte dessus et lance-moi une corde.
— Sur le toit… Mais je suis trop petite pour l’atteindre… À moins
que… Attendez. J’ai une idée… »
Et notre folle de chèvre va chercher les autres animaux. Elle leur conte
une belle histoire pour les forcer à l’aider. Ils lui dénichent une corde et lui
font la courte échelle pour qu’elle monte sur le toit de la tour : d’abord
l’âne, qui se dresse sur ses pattes arrière, puis le cochon, puis le mouton,
enfin la chèvre avec le canard sur la tête. Par le trou elle lance la corde et
voici qu’une bête y grimpe et jaillit à l’air libre, en la bousculant.
Drôle de bête ! Ni âne ni bœuf, ni chien ni loup, mais un peu de tout
cela à la fois. Elle poursuit en ricanant nos animaux, qui dégringolent le
sentier pour retrouver leur abri.
Devant la grotte les trois Demoiselles des Bois les attendent.
« Canard, mouton, cochon, âne, et toi, la chèvre, que vous est-il passé
par la tête, fous que vous êtes ? Vous nous avez désobéi, vous avez délivré
notre pire ennemie, la fille de la mère Corne ! Elle ne pense qu’à faire le
mal, elle vous jouera de méchants tours… Tant pis pour vous ! Pour vous
punir, nous vous abandonnons à sa malice ! »
Pauvres bêtes ! Comme la vie a changé pour elles ! Finies les bonnes
parties dans l’herbe fraîche : l’herbe est séchée, brûlée sous le souffle de
Plume d’Ajasse, les feuilles tombent comme en automne, alors que l’été
commence à peine, et le ruisseau, dont il faisait si bon boire l’eau claire, le
ruisseau desséché n’est plus qu’un filet de boue !
Quand l’hiver vient, c’est pire. La fille de la mère Corne a détruit toutes
les provisions. Pas de feu dans la cheminée, plus de litière, à peine quelques
brins de paille à mâcher… L’âne est galeux, le canard se déplume, le
mouton perd sa laine, messire cochon, qui était devenu si gros, n’a plus que
la peau et les os ; il ne risque plus guère de se transformer en jambons !
Quant à la chèvre, elle n’est pas plus grasse que les autres, mais elle ne se
plaint pas, elle garde la tête haute, elle ose faire des plaisanteries, elle leur
remonte le moral.
Mais quand elle est seule, elle oublie sa malice, elle sait bien que c’est
de sa faute s’ils sont tous aussi malheureux.
Une nuit qu’elle réfléchit à leur misère, on frappe à la porte.
« Qui est là ? fait la chèvre, qui sait fort bien de qui il s’agit.
— Moi.
— Qui, moi ?
— Moi… Plume d’Ajasse, ton amie… Ouvre-moi vite, ma biquette !
— Je ne peux pas, le mouton dort contre la porte. Le pauvre ! Je ne
veux pas le déranger, il est si malade… Mais montez donc sur le dessus de
la grotte. Vous pourrez passer par la cheminée.
— Bonne idée ! » dit Plume d’Ajasse, sans méfiance.
Vite, la biquette entasse dans la cheminée le peu de paille qu’il leur
reste, un tas de feuilles mortes, des genêts secs, de la mousse, qu’elle avait
déposés dans un coin pour se protéger du grand froid. Elle les enflamme. Ça
dégage une fumée d’enfer.
Et Plume d’Ajasse, qui commençait à descendre dans le conduit de la
cheminée, ne parvient pas à remonter. Elle se débat, s’étouffe et dégringole
dans les flammes. Elle brûle toute : ça sent le suif et le vieux cuir grillé.
Tous les animaux se réveillent et entourent la biquette pour la féliciter,
tandis que surgissent devant eux, à nouveau souriantes et pleines d’amitié,
les trois Demoiselles des Bois, en robe verte, une couronne de houx dans les
cheveux.
13. Le malin bossu
Conte du Languedoc

Que d’épreuves ont à surmonter nos personnages ! Non


seulement le pauvre et malin bossu pour obtenir la main de la
princesse, mais aussi – ce qui est moins habituel – le roi lui-même
pour ne pas lui donner sa fille. Lequel des deux l’emportera ?

Un roi avait une fille qu’il aimait comme la prunelle de ses yeux. Elle
était en âge d’être mariée, mais le roi n’avait aucune envie de la laisser
partir au bras d’un inconnu.
Un jour qu’il savourait des raisins de sa vigne, dorés au soleil et gonflés
de jus, il s’écria, la bouche pleine : « Non !... Nulle part au monde on ne
peut trouver plus beaux raisins que les miens ! » Cela lui donna une idée.
Il fit annoncer à son de trompe, dans tout le royaume, qu’il accorderait
la main de sa fille au jeune homme capable de lui apporter de plus belles
grappes que les siennes. Impossible, pensait le roi et ainsi il garderait sa
fille.
Une pauvre veuve avait trois fils. L’aîné entendit l’annonce. « Maman,
cria-t-il, vite, prépare-moi un panier plein des plus beaux raisins de notre
vigne. Je vais chez le roi. »
La mère obéit et donna même à son fils un casse-croûte, car la route
était longue. En ce temps-là, si on n’avait pas de carrosse, on allait à pied.
À mi-chemin, à côté d’une fontaine, le garçon s’arrête, pose son panier
dans l’herbe et commence à manger son pain et son lard. Voilà qu’une
vieille très vieille s’approche de lui. D’où sort-elle, celle-là ? se demande le
gars.
« Bonjour, mon bon monsieur.
— Bonjour, la mère.
— Qu’est-ce que vous portez donc dans votre panier ? »
Tu es trop curieuse, pense le garçon qui répond :
« Des crottes, ma bonne dame.
— Des crottes soient, mon bon garçon », fait la vieille et pfuitt… elle
disparaît.
Le gars se demande s’il n’a pas rêvé, reprend son chemin jusqu’au
château du roi. Là on le fait passer dans une salle d’attente, parce qu’il
n’était pas le seul avec son panier, vous pensez bien.
Arrive enfin son tour de montrer au roi ce qu’il a dans son panier. Il
l’ouvre… Pour des raisins, quel drôle de parfum ! Au lieu de belles grappes,
des crottes en vrac !
Le roi, furieux, envoie le gars en prison.
Et d’un !
Quand le deuxième fils de la veuve apprend ce qui est arrivé à son frère,
il se précipite vers sa mère : « Donne-moi un autre panier de raisins. J’irai
chez le roi et je réussirai, moi ! Et n’oublie pas mon casse-croûte pour la
route. » La mère essaie de le retenir, pleure un peu : ça ne sert à rien. Le
garçon est têtu. Il part, en chemin s’arrête à la fontaine, rencontre la vieille
très vieille et, comme son frère, lui répond de travers.
« Mon bon garçon, dans ton panier, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ma bonne dame, ce sont des rats.
— Des rats soient ! »
La vieille disparaît, le gars arrive chez le roi, attend son tour avec les
autres candidats et, quand il ouvre son panier, il en sort quoi ? Des rats, qui
se mettent à courir partout, à grimper sur les meubles, aux rideaux et même
le long du manteau royal.
Le roi, horrifié, jette en prison le garçon.
Et de deux !
Reste le troisième frère, le plus doux, le plus gentil. Malheureusement,
il est tordu bossu.
Lui aussi veut tenter sa chance. Lui aussi part avec son joli panier et
quand la vieille très vieille sort de nulle part et lui demande : « Mon bon
garçon, dans ton panier, qu’est-ce qu’il y a ? », il répond poliment : « Des
raisins, ma bonne dame. En voulez-vous une grappe ? Ce sont les plus
beaux raisins du pays !
— Les plus beaux soient ! » dit la vieille.
Vous l’avez deviné, c’était une fée.
Aussi quand le garçon ouvre son panier devant le roi, celui-ci doit
reconnaître que ses raisins, tout royaux qu’ils soient, sont moins beaux que
ceux du gars.
Il ne peut pas faire autrement que de lui donner sa fille en mariage. Sa
fille, la prunelle de ses yeux, à un tordu bossu ! La fille n’est pas trop
contente, elle non plus.
« Écoute, dit le roi au gars, c’est entendu, tu auras ma fille. J’ai dit, je
ne peux me dédire. Mais à une condition : que tu me gardes pendant trois
jours mes cent lapins dans la lande… Le soir venu, tu les mettras dans un
sac. Je les compterai. S’il en manque un… »
Le roi n’achève pas sa phrase. Le garçon a compris. Il va voir sa mère,
lui apprend qu’il a réussi – en partie seulement. Puis s’en retourne chez le
roi, rencontre en chemin la vieille très vieille. Comme il a, lui aussi, deviné
que c’était une fée (ce bossu est un malin !), il lui conte ses mésaventures.
Alors elle lui donne une baguette et lui apprend la formule magique qui lui
permettra de rassembler les cent lapins et de les fourrer dans le sac :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !
Le bossu remercie la fée et repart chez le roi.
Le lendemain, toute la journée, dans la lande, il regarde les lapins
folâtrer, se gaver de thym et de serpolet, se poursuivre sous les buissons et
même creuser des terriers, mais il ne s’inquiète pas : sa baguette est là, au
fond de son sac.
Sur le coup de midi, à moitié endormi, il voit arriver un étrange
personnage : en habit de chasseur, la carnassière à l’épaule, le fusil à la
main, mais l’on voit bien qu’il n’en a jamais tiré un coup de sa vie. Bien sûr
le garçon a reconnu le roi, mais il fait semblant de rien.
« Cher monsieur, dit celui-ci, ne pourriez-vous me donner ou me vendre
un de vos lapins ? Cela me permettrait de ne pas rentrer chez moi
bredouille !
— Cher monsieur, mes lapins ne sont ni à donner ni à vendre : ils sont à
gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous rouler tout nu pendant une heure entière sur ce tas de
châtaignes là. »
Or ce sont des châtaignes enfermées dans leur bogue pleine de piquants.
Le roi essaie pourtant, se déshabille, se roule dessus. « Aïe ! que ça
pique ! » Il en a vite assez, il reconnaît qu’il a perdu. Il s’en va.
Le soir arrive. Tous les lapins ont disparu. Sans s’inquiéter, le bossu
ouvre son sac, en tire sa baguette et récite :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !

Ils arrivent en trottinant ! Ils sont là ! Tous les cent ! Le roi peut les
compter, il n’en manque pas un seul.
On félicite le bossu, on lui offre un bon repas, on le fait coucher dans
une belle chambre, et le lendemain de bon matin, au travail ! Il faut
conduire dans la lande les cent lapins.
Comme la veille, dans la journée, le roi vient trouver le garçon, cette
fois déguisé en bourgeois.
« J’ai besoin d’un lapin pour dîner, car j’ai des invités. Peux-tu m’en
donner un – ou me le vendre ? demande-t-il.
— Mon bon monsieur, vous n’y pensez pas ! Mes lapins ne sont ni à
donner ni à vendre, ils sont à gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous asseoir là-bas, sur ce rocher pointu et y rester sans bouger
pendant une heure. »
Le roi essaie, mais la pointe du rocher lui entre dans les fesses, il se
tortille, il n’en peut plus… Il reconnaît qu’il a perdu.
Et le soir :
Baguin, baguette
Que tous les lapins soient en ma saquette !

Le compte y est ! Les cent lapins ! Le roi peut les compter, les
recompter, le bossu ne s’est pas trompé.
Le troisième jour, tout recommence : les cent lapins s’égaillant, dans la
lande, le roi déguisé essayant en vain d’acheter un lapin.
« Mes lapins ne sont ni à donner ni à vendre, ils sont à gagner.
— Que faut-il faire ?
— Vous voyez là-bas, dans ce creux de la lande, cette mule crevée ? Il
faut aller l’embrasser, sous la queue, pendant une heure. »
Ah non ! Cette fois, c’en est trop ! Le roi refuse aussitôt. Tant pis ! Il
s’avoue vaincu.
Et le soir venu :
Baguin, baguette,
Que tous les lapins soient en ma saquette !

Les lapins rentrent au logis. Tous les cent. Pas un seul ne manque.
« Voyons, voyons, dit le roi au bossu. Raconte-moi ce qui t’est arrivé
pendant ces trois jours passés dans la lande.
— Eh bien, pendant que je gardais mes lapins, chaque jour un monsieur
est venu. Il m’a demandé de lui donner – ou de lui vendre une de mes bêtes.
Bien sûr, je n’ai pas voulu.
— Ah ah ah ! s’écrie le roi en riant. Le monsieur, c’était moi ! Je
m’étais si bien déguisé que tu ne m’as pas reconnu ! Mais va, je l’avoue,
bien que tu sois tordu bossu, tu es plus fort que moi ! Tu as mérité
d’épouser ma fille, la petite prunelle de mes yeux. »
Aussitôt les noces sont célébrées.
Je suppose que la fée, dans sa bonté, a détordu le tordu et débossé le
bossu, car jamais je n’ai vu plus beau couple de mariés.
Je le sais ! J’étais invitée !
On m’a offert en cadeau
De jolis souliers de verre :
Ils se sont brisés par terre
Et j’ai remis mes sabots !
14. Siguté et la vache fée
Conte de Lituanie

Ce conte rappelle quelque peu l’histoire de Cendrillon, mais nous


sommes en Lituanie et nous nous régalons d’anguilles aux petits
pois. Et puis il n’y a pas de prince charmant mais un bon frère et
surtout des animaux-fées. Voilà qui sort de l’ordinaire !

Dans un petit village de Lituanie, Siguté et son grand frère Jonelis


habitaient chez leur belle-mère, leurs parents étant morts depuis longtemps.
La belle-mère n’avait d’yeux que pour sa fille, une courtaude noiraude
pompeusement nommée Stella.
Celle-ci passait son temps, assise au seuil de la ferme, à manger des
friandises et à sourire aux passants, tandis que la petite Siguté travaillait
toute la journée.
La belle-mère n’aimait pas la petite, qu’elle trouvait trop jolie. Non
seulement elle lui donnait à faire les plus durs travaux de la maison, mais
encore elle l’envoyait garder les vaches au pré. La fillette était courageuse
et gaie. Elle ne se trouvait pas malheureuse tant que son frère la protégeait.
Mais la guerre éclata et Jonelis dut partir, avec les autres hommes, pour
défendre son pays. Alors la belle-mère et sa fille se livrèrent à leur
méchanceté et à leur jalousie. Siguté devint leur esclave ; elle ne se
plaignait pas pourtant, souriait même. Cela exaspéra les deux femmes, qui
décidèrent de se débarrasser de la fillette.
Un matin, comme elle se préparait à emmener le troupeau dans le pré,
la belle-mère surgit devant elle et ordonna : « Ôte tes vêtements. Tous. Tu
dois être nue. »
La fillette obéit en rougissant.
« Bien, continua la mégère et elle lui tendit une poignée de lin. Prends
ça et débrouille-toi pour te faire une chemise avec. Sinon, quand tu
reviendras ce soir, tu seras fouettée. Je ne veux pas te voir dans cette
tenue. »
La pauvre Siguté partit en frissonnant, avec sa poignée de lin. Quand
elle arriva au pré, la plus belle des vaches s’approcha d’elle et lui dit :
« Donne-moi ça, petite, et ne pleure pas. Je vais te tirer d’affaire. »
C’était Hébé, une vache fée. Elle et Siguté s’entendaient à merveille –
ce dont la belle-mère ne se doutait pas.
La brave bête avala le lin et commença à mastiquer, avec tant d’ardeur
qu’elle fut prise d’une quinte de toux et faillit s’étouffer. Pour la calmer, la
fillette lui tapota longtemps le dos. Tout à coup Hébé se mit à cracher et de
ses grosses lèvres sortit une merveilleuse chemise de tissu fin, si légère que
le vent l’emporta. Siguté dut courir après et finit par l’attraper, accrochée à
un buisson d’aubépine. Elle s’en revêtit aussitôt.
Qui fut étonnée, le soir, de voir revenir Siguté si bien parée ? La belle-
mère cacha sa surprise et, selon son habitude, envoya la fillette coucher à
l’étable, avec une mince tranche de pain noir. Pendant ce temps, elle et
Stella se régalaient d’anguilles fumées aux petits pois.
Le lendemain matin, la méchante femme ayant donné à sa fille la
chemise merveilleuse, commanda à Siguté de s’en tisser une autre avec une
nouvelle poignée de lin.
Tout se passa exactement comme la veille et Siguté put se vêtir. Mais
elle ne s’était pas rendu compte que Stella l’avait suivie en cachette. Celle-
ci courut raconter à sa mère les prodiges qu’elle avait vus.
« Ah ! s’exclama la mère, si les bêtes protègent cette fille, c’est qu’elle
est plus puissante que nous ! Je ne peux pas le supporter ! Elle doit mourir !
J’ai une idée, mais il faut que tu m’aides, Stella, et que tu secoues ta
paresse. Tant pis si nous ne dormons pas. »
Elles passèrent toutes les deux la nuit à creuser une fosse devant le seuil
de la ferme, à la remplir de braises chaudes, qu’elles recouvrirent de
cailloux, puis de branches : ce qui cachait le trou dans lequel Siguté devait
tomber. Au matin, le piège était prêt.
Or Juoda, la chienne, attachée au fond de sa niche, avait tout vu.
Comme Hébé, elle savait parler et elle aimait beaucoup la petite, qui
n’oubliait jamais de lui donner un peu de sa tranche de pain.
Le soir, quand la fillette revint du pâturage, elle conduisit le troupeau à
l’étable, puis elle se dirigea vers la maison pour avoir son morceau de pain.
Elle le mangeait toujours dehors, car elle n’avait le droit d’entrer que pour
nettoyer.
Mais ce soir-là, la belle-mère et Stella l’attendaient sur le seuil et se
montrèrent aimables avec elle.
« Viens, mignonne, viens, pour une fois, manger avec nous ! J’ai cuit le
pain et préparé des concombres à la crème. »
Étonnée, mais ravie, Siguté s’apprêtait à franchir le seuil, lorsque la
chienne, ayant brisé sa chaîne, s’élança hors de sa niche, bondit sur la
fillette et, lui léchant le visage, lui souffla, tout en aboyant : « Ne les écoute
pas, petite, un grand danger te menace… Va plutôt à l’étable ! »
Aussitôt la belle-mère éloigna Juoda, en la bourrant de coups de pied ;
Siguté refusa poliment l’invitation. « Je suis trop fatiguée, prétendit-elle, je
préfère aller me coucher. »
La belle-mère et sa fille ne se tinrent pas pour vaincues et renouvelèrent
leur offre. Pour être sûres que la chienne ne pût avertir la fillette, elles lui
coupèrent une patte chaque jour. Le cinquième jour, elles lui coupèrent la
langue. Juoda n’était plus capable de sauter ni d’aboyer. Siguté, ce soir-là,
était particulièrement affamée : elle tomba dans le piège. Elle fut réduite en
cendres. La mégère les recueillit et les enfouit dans la terre, à côté du portail
qui fermait la cour.
Le lendemain matin, la petite bergère n’étant plus là, ce fut Stella qui
dut conduire le troupeau dans le pré. Comme elle ouvrait le grand portail,
Hébé, la vache fée, s’arrêta et refusa d’avancer. Elle se mit à gratter le sol
de son sabot et découvrit le petit tas de cendres, qui avait été Siguté. Elle
souffla dessus de toutes ses forces et les cendres se dispersèrent tandis
qu’un joli canard s’envolait. Stella, stupéfaite, s’en alla chercher sa mère :
mais aucune des deux femmes ne put attraper l’oiseau, qui s’enfuit vers la
forêt de pins voisine.
Quelques mois plus tard, dans la forêt de pins, un cavalier avançait
lentement, au trot de son alezan. Il était sale et semblait fatigué, mais
heureux : la guerre était finie. Il allait retrouver sa maison, ses prés, ses
champs, et surtout sa petite sœur.
À ce moment, un joli canard s’abattit contre sa poitrine et se blottit
contre lui.
« C’est déjà la saison de la chasse ? se demanda le jeune homme.
— Mais non, répondit le canard, qui avait lu dans sa pensée. Tu es
Jonelis ? Je suis Siguté ! »
Et elle lui conta son histoire.
« Petite sœur, je te vengerai ! » s’écria Jonelis.
Il enduisit de résine le dos, le col, les flancs de son cheval, qui au début
se laissa faire, mais bientôt montra des signes de nervosité. Le jeune
homme le mena par la bride jusqu’à la ferme, où sa belle-mère l’accueillit
avec de belles paroles.
« Quel plaisir de te revoir, mon cher Jonelis ! Mais qu’a donc ton
cheval ? Il piaffe, il rue… Attache-le.
— N’ayez pas peur, petite mère, mon cheval n’est pas méchant. Il suffit
que vous lui donniez une tape sur le col, il se calmera aussitôt. »
La belle-mère obéit et sa main demeura collée à la peau de l’animal.
« Aidez-vous de l’autre main… du pied… de l’autre pied, conseilla le
jeune homme. « Parfait ! » et il la souleva pour la poser sur le dos de
l’alezan, où elle demeura attachée.
« Va, mon cheval, cours, galope ! Débarrasse-nous de la sorcière ! » cria
Jonelis à son alezan.
Alors que Siguté reprenait forme humaine, le cheval furieux partit au
galop, déchiquetant le corps de sa cavalière sur les cailloux du chemin.
Si bien qu’aujourd’hui, en Lituanie, quand la neige commence à
tomber, les mères disent à leurs enfants, en montrant les premiers flocons :
« Regardez, petits… c’est de la cervelle de sorcière ! »
15. La biche au bois
D’après Mme d’Aulnoy

Mme d’Aulnoy vécut à la fin du XVIIe siècle et publia son premier


recueil de contes en 1697, quelques mois après l’édition des Contes
de Perrault. La Biche au bois est un véritable petit roman, plein de
rebondissements, de scènes émouvantes, de détails fantaisistes,
avec de nombreux personnages. On a supprimé quelques longueurs
et adapté le texte pour qu’il soit plus compréhensible, afin de faire
connaître ce beau conte aux enfants d’aujourd’hui.
Un roi et une reine, qui s’aimaient tendrement, ne pouvaient pas avoir
d’enfant. La reine essaya toutes sortes de remèdes et, chaque printemps, se
rendait dans une certaine ville pour boire l’eau d’une fontaine, qu’on disait
miraculeuse dans son cas.
Un jour qu’elle se trouvait seule et triste à côté de la fontaine, elle vit
tout à coup bouillonner la surface de l’eau et il en sortit une grosse
écrevisse qui lui dit : « Madame, vous aurez ce que vous désirez si vous me
suivez dans le bois, jusqu’au palais des fées.
— Je veux bien vous suivre, répondit la reine, surprise d’entendre parler
une écrevisse, mais je ne sais pas, comme vous, marcher à reculons.
— Qu’à cela ne tienne ! » s’exclama l’écrevisse, qui se changea
immédiatement en une petite vieille coquette et richement habillée. Elles
passèrent par un chemin inconnu de la reine, qui, pourtant, s’était promenée
cent fois dans ce bois : c’était le chemin que prenaient les fées pour aller de
leur palais à la fontaine. Il se cachait d’ordinaire sous des buissons pleins de
ronces, mais, au fur et à mesure que la reine et la vieille avançaient, les
orangers, les jasmins, les rosiers remplaçaient les ronces et mille oiseaux
chantaient.
Le palais des fées était si éblouissant que, pour le regarder, la reine
devait cligner des yeux. Entièrement fait de diamant, il avait été imaginé et
construit par l’architecte même du Soleil. La reine se demandait si ce
qu’elle voyait était rêve ou réalité, lorsque six fées sortirent du palais et lui
firent la révérence, chacune tenant à la main une fleur qui la représentait :
rose, tulipe, anémone, ancolie, œillet et fleur de grenadier. Elles offrirent ce
bouquet à la reine en lui disant : « Madame, sachez que dans neuf mois
vous donnerez naissance à une petite fille. Vous la nommerez Désirée, car
vous la désirez depuis longtemps. N’oubliez pas alors de nous appeler, pour
que nous puissions la doter de toutes les qualités possibles. Il vous suffira
pour cela de prendre ce bouquet et de prononcer le nom de chaque fleur,
nous serons près de vous dans la minute suivante. »
La reine se jeta au cou des bonnes fées et les remerciements et les
embrassades durèrent au moins une demi-heure. Puis elle retourna chez
elle, guidée par l’écrevisse, fée de la fontaine.
Au bout de neuf mois, la reine donna naissance à la petite princesse
Désirée. Aussitôt elle prit son bouquet, dont elle nomma les fleurs une à
une, et les fées surgirent, dans des chariots de bois précieux, traînés par des
oiseaux. Les nains qui les accompagnaient portaient des présents
magnifiques : une layette de toile fine, ornée de broderies et de dentelles, et
un berceau qui, de lui-même, se mettait en mouvement si l’enfant pleurait.
Les fées prirent la petite fille sur leurs genoux, l’emmaillotèrent et ne
cessaient de l’embrasser que pour la doter des meilleures qualités :
intelligence, esprit, beauté, bonté, santé, richesse.
La reine n’en finissait pas de les remercier lorsqu’on entendit des pas
lourds s’approcher et une grosse écrevisse entra, si grosse qu’elle eut du
mal à franchir la porte.
« Comment avez-vous pu m’oublier, reine ingrate ! s’écria-t-elle.
Oublier que c’est moi, la fée de la fontaine, qui vous ai conduite chez mes
sœurs et que c’est grâce à moi que vous avez eu ce bébé ! »
La reine, affolée et craignant le pire pour son enfant, ne savait que dire
pour se faire pardonner. Les six autres fées entourèrent l’écrevisse en
essayant de la calmer.
« Cette pauvre reine a commis une étourderie, elle n’a jamais eu
l’intention de vous fâcher. Ma sœur, vous qui êtes si belle, montrez-vous
telle que vous êtes et non sous cet aspect animal qui vous enlaidit. »
La fée de la fontaine était coquette. Ces flatteries l’adoucirent.
« Eh bien, dit-elle, je ne condamnerai pas Désirée à mourir. Mais je
vous avertis que, si elle voit la lumière du jour avant l’âge de quinze ans, il
lui arrivera malheur. »
Rien ne put la faire changer d’avis et elle s’en alla, l’air digne, à
reculons, car elle avait gardé sa forme d’écrevisse.
La petite Désirée vécut donc dans un palais souterrain, sans portes ni
fenêtres. Seul un couloir le reliait au monde. Éclairé par des centaines de
bougies et superbement décoré, il était construit en marbre vert – le vert
était la couleur préférée de la princesse.
Une gouvernante s’occupait de Désirée ; elle avait aussi deux
demoiselles d’honneur de son âge, avec lesquelles elle pouvait jouer,
Longue-Épine et Giroflée. Longue-Épine, fille de la gouvernante, était aussi
grande, sèche et laide que Giroflée était jolie, petite et douce.
D’excellents professeurs venaient dans le palais vert enseigner à la
princesse ce que devait savoir une jeune fille bien élevée. Ils étaient
émerveillés par la vivacité de son esprit : elle semblait déjà connaître ce
qu’ils lui apprenaient. Mais rappelez-vous qu’elle avait été dotée par les
fées des meilleures qualités possibles !
Ces dames ne l’oubliaient pas et lui rendaient souvent visite, en
particulier la fée Tulipe, qui avait beaucoup d’affection pour la petite fille.
Tulipe faisait à la reine mille recommandations de prudence, car elle
connaissait le mauvais caractère de sa sœur Écrevisse et savait que celle-ci
ne renoncerait jamais à sa vengeance.
En grandissant, Désirée devint une jeune fille d’une beauté
éblouissante. Elle allait avoir quinze ans et pourrait bientôt sortir de son
palais souterrain. Comme elle était en âge d’être mariée, trois mois avant la
date de son anniversaire, sa mère fit faire son portrait et, dans l’espoir de
trouver un époux pour sa fille, l’envoya dans tous les royaumes voisins.
Plus d’un prince fut touché par ce portrait, mais l’un d’eux en tomba
véritablement amoureux. Il l’emporta dans sa chambre et prit l’habitude de
causer avec la femme peinte comme avec un être réel.
C’était le prince Guerrier, ainsi nommé parce que – malgré son jeune
âge – il avait gagné trois grandes batailles, en défendant le royaume de son
père.
Le vieux roi adorait son fils et s’étonna de ne plus le voir, ni dans les
salons, ni dans la cour, prêt à partir à la chasse ou à la guerre. « Sire, lui
rapportèrent des courtisans qui se plaisaient à médire de leur prochain, votre
malheureux fils est en train de devenir fou. Il s’est enfermé dans sa chambre
et parle tout seul. »
Le roi fit venir Guerrier pour lui demander des explications. Le prince
avoua sa passion à son père et quand celui-ci eut vu le fameux portrait :
« Ah mon fils ! s’exclama-t-il, comme je vous comprends ! Je me sentirais
rajeunir si une telle princesse venait illuminer de sa beauté notre palais !
Allons la demander en mariage à ses parents. »
On choisit comme ambassadeur un grand ami du prince, le seigneur
Becafigue, qui était immensément riche. Il fit ses préparatifs avec soin et se
trouva bientôt à la tête d’un cortège de cent trente carrosses, tout brillants
d’or et de diamants, de vingt-quatre mille pages à cheval, aussi superbes
que des princes, et de six cent mille mulets, qui transportaient des coffres
pleins de cadeaux extraordinaires. L’ambassadeur emportait aussi un
portrait de Guerrier, pourvu d’un mécanisme qui lui permettait de prononcer
quelques jolies phrases.
Les parents de Désirée avaient été avertis de la venue de Becafigue. Ils
en étaient enchantés : ils ne pouvaient imaginer un meilleur parti pour leur
fille que le prince Guerrier.
Quand l’ambassadeur arriva, son cortège mit vingt-trois heures à passer
dans les rues, ce qui causa des encombrements épouvantables, car tout le
monde voulait le voir.
Il fut magnifiquement reçu. Aussi fut-il bien étonné d’apprendre qu’il
ne pourrait rencontrer la princesse, encore moins l’emmener avec lui. Le roi
et la reine durent lui conter toute l’histoire de leur fille. Becafigue les trouva
ridicules d’accorder tant d’importance aux paroles d’une fée.
Avant de repartir dans son pays, il leur laissa le portrait du prince. Ils le
montrèrent à Désirée. Quelle surprise quand, à la vue de la jeune fille, le
portrait se mit à parler et à lui débiter des compliments ! Tous
s’exclamèrent ; la princesse, elle, ne pouvait s’empêcher de regarder ce
portrait à tout moment et d’en ressentir beaucoup de plaisir.
Cependant Becafigue était rentré sans Désirée et le pauvre prince fut si
déçu qu’il en tomba malade. On craignit même pour sa vie. Son père,
inquiet, renvoya Becafigue dans le royaume de la princesse, avec ordre de
la ramener coûte que coûte. De son côté, Désirée souhaitait de tout son
cœur rencontrer le prince. Ce fut elle qui imagina un moyen d’échapper à la
malédiction. Elle voyagerait dans un carrosse bien fermé, qui ne laisserait
pas passer la lumière du jour. On ouvrirait la portière de nuit pour lui
apporter à manger.
Quand elle apprit ce beau projet, la fée Tulipe intervint pour rappeler la
jeune fille à la prudence. On ne l’écouta pas.
Becafigue reçut donc l’assurance que la princesse se mettait
immédiatement en route et, sans l’avoir vue, repartit annoncer la bonne
nouvelle à son maître.
Désirée et ses parents se séparèrent en pleurant, puis on enferma la
princesse dans le carrosse sombre, avec sa gouvernante et ses deux
demoiselles d’honneur, Giroflée et Longue-Épine. On y avait déposé aussi
un coffre, contenant de riches vêtements et les plus beaux bijoux du monde.
Quelques officiers à cheval escortaient le carrosse.
Vous n’avez sans doute pas oublié que Longue-Épine était la peu
aimable fille de la gouvernante. Jalouse du bonheur de Désirée, elle n’avait
qu’une envie : prendre sa place et épouser le prince Guerrier. Elle en fit part
à sa mère qui, par amour pour sa laide fille, était prête à trahir la princesse,
qu’elle avait pourtant élevée.
C’est pourquoi, au cours de la troisième journée du voyage, à midi,
l’heure où le soleil brille le plus fort, la gouvernante saisit un couteau
qu’elle avait emporté en cachette. Elle en donna un grand coup dans la
paroi qui se déchira et la lumière inonda le carrosse. Alors, pour la première
fois de sa vie, la princesse Désirée vit le jour.
Elle poussa un profond soupir et sauta hors du carrosse, transformée en
une biche blanche qui s’enfuit dans la forêt proche. Cela se passa si vite que
personne ne s’aperçut de la métamorphose. On constata seulement que la
princesse avait disparu. Giroflée, au désespoir, sauta elle aussi sur le
chemin, en appelant sa maîtresse à grands cris.
À ce moment, un orage terrible se déchaîna, dispersant les officiers de
l’escorte. Longue-Épine et sa mère restèrent seules maîtresses des lieux. La
fée Écrevisse, qui protégeait Longue-Épine, y était sans doute pour quelque
chose. Quant à Tulipe, vexée qu’on ne l’ait pas écoutée, elle n’avait pas
voulu intervenir.
La gouvernante et sa fille ne perdirent pas de temps. Longue-Épine
enfila les habits de Désirée, se para de ses bijoux, posa sur ses épaules le
lourd manteau à traîne et sur sa tête la couronne de diamants. Ainsi attifée,
elle ressemblait à un épouvantail et elle était si grande que les vêtements lui
arrivaient à peine aux genoux. Sa mère la suivait en portant la traîne de son
manteau.
En prenant un air d’importance, comme si elle était Désirée elle-même,
Longue-Épine se présenta aux seigneurs venus l’accueillir de la part du
prince Guerrier. S’ils furent surpris de son apparence, ils ne le montrèrent
pas. Ils pensèrent que sa laideur était due à la fatigue du voyage.
Peu après, le roi et son fils rencontrèrent, eux aussi, la fausse princesse.
Le roi crut que les parents de Désirée s’étaient moqués de lui et se mit en
colère. Le prince, horrifié, regardait le laideron sans pouvoir prononcer une
parole.
« Nous sommes trahis ! s’écria le roi. Le merveilleux portrait qu’on
nous a donné ne ressemble en rien à cette personne ! On nous a trompés
indignement, mais nous nous vengerons ! »
Et il donna l’ordre à ses gardes d’emmener les deux femmes, malgré
leurs protestations. Deux gardes les prirent en croupe et les transportèrent
comme des paquets jusqu’au château des Trois Pointes, où elles furent
enfermées à double tour.
Le pauvre prince Guerrier se sentait accablé. Il était toujours amoureux,
mais de qui ? d’une figure dans un tableau ! La vie dans le palais, au milieu
des courtisans bavards, lui parut insupportable. Il décida de tout quitter et,
après avoir écrit une lettre à son père pour l’informer, sa décision étant
prise, il se sentit moins malade.
Suivi de son fidèle Becafigue, il partit sans savoir où il allait. Il parvint
dans une forêt sauvage et charmante, pleine de fleurs, de fruits et de
ruisseaux chantants. C’était justement dans cette forêt que s’était réfugiée
notre princesse devenue biche blanche.
Que s’était-il passé depuis sa fuite du carrosse ?
Désirée avait compris son malheur en se voyant dans le miroir d’une
fontaine. Que va-t-il m’arriver ? se demandait-elle. Vais-je être réduite à
manger de l’herbe ? Et comment échapper aux bêtes féroces qui doivent
habiter dans cette forêt ?
Pourtant, comme la faim la poussait, elle se mit à brouter l’herbe de bon
appétit, ce qui la surprit beaucoup.
Elle était en train de paître, quand elle aperçut Giroflée qui la cherchait.
Elle s’approcha en bondissant et frotta son museau contre la main de la
jeune fille. Giroflée s’étonna. Que lui voulait cette jolie bête ? Elle vit alors
que des larmes coulaient des yeux de l’animal. Elle comprit tout et elle
promit à sa maîtresse de ne jamais l’abandonner. Elles se mirent à pleurer
ensemble, à gros sanglots, si bien que la fée Tulipe les entendit.
Attendrie, Tulipe oublia sa rancune contre la princesse. Elle lui promit
de raccourcir le temps de sa pénitence et d’adoucir sa peine : Désirée
redeviendrait femme toutes les nuits ; mais dès que le soleil se lèverait, elle
reprendrait sa forme de biche et s’en irait courir les bois. La fée ensuite
conseilla à Giroflée d’emprunter un certain chemin, qu’elle lui désigna.
Puis elle disparut.
Giroflée et la biche empruntèrent ce chemin et arrivèrent bientôt devant
une maisonnette. Sur le seuil, une vieille femme tressait un panier d’osier.
« Ma bonne mère, pourrais-je passer la nuit chez vous avec ma biche ?
— Oui, ma belle fille. Entrez. »
Elle leur montra une chambre, simple et propre, avec deux petits lits de
toile blanche, et elle leur offrit des fruits, qu’elles mangèrent avec plaisir.
Quand la nuit fut venue, la biche se transforma en princesse. Elle
embrassa cent fois sa chère Giroflée et la remercia de sa fidélité. Puis toutes
deux se couchèrent et s’endormirent.
Pendant ce temps, le prince Guerrier, suivi par Becafigue, avait, lui
aussi, parcouru la forêt. Comme le soir tombait, toujours las, toujours triste,
il s’était étendu sous un arbre. Becafigue s’était éloigné dans l’espoir de
trouver un abri pour la nuit, il avait vu la maisonnette, la même vieille sur le
seuil fabriquant le même panier. Elle lui avait proposé une chambre, toute
semblable à celle qu’elle avait offerte à Giroflée et à sa biche. Si bien que
cette nuit-là, le prince et Becafigue, la princesse et Giroflée avaient dormi,
sans le savoir, dans deux pièces voisines, que seule une mince cloison
séparait.
Le lendemain matin, dès que le jour parut, Désirée redevenue biche
gratta à la porte pour que Giroflée lui ouvrît et s’élança dans le bois. Le
soleil levant illuminait les arbres et elle, qui avait toujours vécu dans
l’ombre ou à la lueur des bougies, ne se lassait pas de le regarder en
s’émerveillant.
Le prince, lui, pour se distraire de sa tristesse, voulut s’en aller seul
dans la forêt, laissant Becafigue dans la maisonnette. Il emporta cependant
son arc et ses flèches, se souvenant qu’il avait toujours pris du plaisir à la
chasse. Il arrivait dans une clairière lorsqu’une biche blanche bondit devant
lui. Il ne put s’empêcher de la suivre et, de temps en temps, lui décochait
une flèche, mais on ne sait par quel hasard (un hasard ou la bonne fée
Tulipe ?), jamais les flèches de cet habile chasseur n’atteignirent leur cible.
Au bout d’un long parcours, la pauvre biche n’en pouvait plus : elle n’avait
pas l’habitude de se donner autant d’exercice ! Le prince aussi était fatigué,
si bien qu’il abandonna la poursuite.
Désirée put rentrer dans la maisonnette sans qu’il l’ait remarqué. Elle se
jeta sur le lit ; elle était tout en sueur. Dès qu’elle put répondre aux
questions de Giroflée : « Ah, ma chère fille ! s’exclama-t-elle, je croyais
n’avoir à craindre que la méchante fée de la fontaine, ou les lions, les loups,
les ours dans cette forêt… et j’ai failli mourir sous les flèches d’un
chasseur… Je l’ai à peine vu tant je courais vite.
— Ma princesse, il ne vous faut plus sortir… Le temps de votre
pénitence sera bientôt passé et, pour vous divertir, je vous chanterai des
chansons, vous écrirez des vers et nous lirons de beaux contes de fées.
— Hélas ! ma fille, tu oublies que, le jour, je suis biche et que je dois
sauter, courir, manger de l’herbe, comme toutes les biches… Je ne
supporterais pas d’être enfermée dans une chambre. »
En effet, aux premières lueurs du jour, Désirée changée en biche
s’éloigna dans la forêt. Elle vagabonda toute la journée jusqu’au moment où
elle aperçut le jeune chasseur de la veille, endormi sur la mousse. Elle allait
fuir quand elle le reconnut : sans aucun doute, c’était bien le prince du
portrait. Il aurait été plus sage de partir, mais elle ne pouvait pas : Amour
l’en empêchait. Elle contemplait le jeune homme, elle s’approchait de lui
malgré elle, elle le touchait même lorsqu’il ouvrit les yeux.
Il vit la biche de la veille et s’étonna. Comme cette bête était familière !
Mais déjà elle avait bondi et disparu entre les arbres. Il la suivit. La
poursuite dura longtemps et parfois la biche s’arrêtait, tournait vers lui la
tête, comme pour s’assurer qu’il était toujours là. À la fin cependant,
épuisée, à demi-morte, la bête se coucha sur le sol. Il s’approcha, mais au
lieu de l’achever, il se mit à la caresser. « Belle biche, lui dit-il, n’aie pas
peur de moi ! Je t’emmènerai avec moi et tu m’accompagneras partout. » Il
coupa pour elle des herbes fines et les lui offrit, et elle mangea dans sa
main.
Mais notre biche s’inquiétait. Que se passerait-il si, la nuit venue, son
prince la voyait changer de forme ? Il serait effrayé, il ne voudrait plus
d’elle !
Heureusement il s’éloigna un moment : pensant qu’elle avait soif, il
cherchait un ruisseau. Elle en profita pour rentrer rapidement à la
maisonnette retrouver sa chère Giroflée et, l’heure étant venue de se
débichonner, elle lui conta tout et se plaignit amèrement d’avoir dû fuir
celui qu’elle aimait, tout cela à cause du mauvais caractère d’une fée.
Quand le prince Guerrier eut trouvé le ruisseau, prêt à y mener sa biche,
il revint là où il l’avait laissée : elle n’y était plus. Il la chercha partout et
l’accusa d’ingratitude. « Eh bien, punissez-la ! dit Becafigue, qui souriait de
la colère du prince contre un pauvre animal.
— C’est ce que je ferai demain, répondit Guerrier avec le plus grand
sérieux. Ensuite nous partirons. »
Aussi, le lendemain, le prince retrouva-t-il sa biche au plus profond de
la forêt. Elle s’enfuit encore, plus vite que la veille, aussi légère que le vent.
Le prince avait son arc et ses flèches : comme elle traversait un sentier, il
visa, tira et l’atteignit à la patte. Elle ressentit une vive douleur et se laissa
tomber.
« C’est de ta faute, petite ingrate ! s’écria-t-il. Pourquoi m’as-tu
abandonné hier ? Comme je regrette de t’avoir blessée ! Tu vas me détester
et je veux que tu m’aimes ! »
Pour empêcher le sang de couler, il lui lia la patte avec de longues tiges,
il lui tint la tête et la posa sur ses genoux. Il décida enfin de la ramener à la
maisonnette et la porta dans ses bras.
Comme elle était lourde ! Elle l’épuisait ! Il se rendit compte qu’il ne
réussirait pas à la porter seul et décida d’aller chercher Becafigue.
Auparavant, il attacha soigneusement la biche à un arbre, avec des rubans,
par des nœuds solides.
Tandis qu’il s’éloignait, la biche essayait de toutes ses forces de se
libérer : le soir venait et le moment de sa métamorphose. Plus elle se
débattait, plus ses liens se resserraient ; elle faillit même s’étrangler.
À ce moment arriva Giroflée, qui avait eu la bonne idée de se promener
pour prendre l’air. Elle parvint, non sans peine, à délivrer sa maîtresse et
s’apprêtait à partir avec elle lorsque le prince revint, accompagné de
Becafigue.
« Madame, que faites-vous ? dit-il à Giroflée. Cette biche est à moi. Je
l’ai blessée, je la soignerai, car je l’aime.
— Seigneur, répondit poliment Giroflée, cette biche était à moi avant
que d’être à vous. Si vous ne me croyez pas, regardez. Bichette, embrassez-
moi ! »
La biche s’approcha de Giroflée et lui lécha la joue de sa langue
râpeuse.
« Bichette, touchez mon cœur ! »
La biche leva la patte et effleura de son sabot la poitrine de Giroflée.
« À présent soupirez, Bichette ! »
La biche poussa un gros soupir.
« Vous avez raison, madame. Emmenez-la ! » dit tristement le prince.
Giroflée partit aussitôt avec sa biche blanche. Le prince les suivit de
loin et fut surpris de les voir entrer dans la maisonnette où il logeait lui-
même avec Becafigue. Celui-ci confia à son maître qu’il avait reconnu
Giroflée, qu’il était sûr de l’avoir rencontrée au palais de la princesse
Désirée, lors de son ambassade, et que, pour en avoir le cœur net, il
percerait la cloison qui séparait les deux chambres et regarderait par le trou.
« Je ne veux pas le savoir », répondit le prince, qui craignait d’être
encore déçu. Il s’accouda à la fenêtre de la chambre et regarda les arbres en
soupirant, tandis que Becafigue s’exclamait « Je la vois ! Qu’elle est belle !
Et quelle robe somptueuse !... C’est elle la femme du portrait. Elle est
blessée et le sang coule de son bras… Giroflée, à genoux devant elle, est en
train de le lui bander. Elle, elle gémit, elle se plaint, non de sa blessure,
mais de son sort cruel… Ah, dit-elle, quel malheur est le mien ! Voir un
prince si beau, si noble, l’aimer, avoir l’autorisation de nos parents, et ne
pouvoir lui parler tant que je suis, le jour, sous ma forme de bête… Tout
cela par la volonté d’une méchante fée… Laisse-moi, ma chère Giroflée, je
ne veux plus vivre… Oh mon prince, laisserez-vous mourir celle que vous
aimez ? Venez la voir, au moins, venez voir la véritable Désirée ! »
Guerrier finit par obéir à son fidèle Becafigue, regarda par le trou et
faillit s’évanouir en reconnaissant sa princesse. Mais il hésitait encore,
pensant être victime d’un enchantement.
Pourtant il lui fallait savoir la vérité. Il alla frapper doucement à la porte
de la chambre voisine. Giroflée lui ouvrit, croyant que c’était la bonne
vieille, et fut bien étonnée de voir le prince se jeter aux pieds de Désirée. Il
avait enfin retrouvé celle qu’il aimait depuis si longtemps et qu’il avait
malheureusement percée d’une flèche.
Ce que se dirent les amoureux, je ne vous le répéterai pas : vous pouvez
l’imaginer. Ils y passèrent la nuit. Le jour venu, la princesse demeura
femme : puisqu’elle avait été blessée et que son sang avait coulé, sa
pénitence était achevée. C’est ce que lui affirma la fée Tulipe, en soufflant
sur son bras pour guérir sa blessure. Elle lui apprit aussi que, sous les traits
de la vieille dans la maisonnette, elle n’avait jamais cessé de la protéger.
Sur ces entrefaites, on entendit dans les bois résonner tambours et
trompettes, les trots des chevaux, le piétinement des soldats en marche. Le
vieux roi, père de Guerrier, partait à la guerre pour combattre le père de
Désirée. Ayant pris Longue-Épine pour la véritable princesse, il voulait se
venger de l’affront reçu. Il la traînait avec sa mère, dans un chariot, derrière
l’armée.
Le prince se montra, acclamé par la troupe ; il tomba dans les bras de
son père et lui expliqua tout. Alors parut, dans l’éclat de sa beauté, la
princesse Désirée, montée sur un cheval blanc, vêtue d’un habit de chasse,
parée de diamants et de plumes vertes – le vert, sa couleur préférée.
Giroflée la suivait, presque aussi resplendissante qu’elle.
En les voyant, Longue-Épine et l’intendante, honteuses, se cachèrent le
visage dans leurs mains. La princesse, qui était aussi bonne que belle,
pardonna aux deux malheureuses ; elles rentrèrent dans leur pays.
Le vieux roi était conquis : il promit de donner son royaume à son fils ;
Désirée deviendrait reine. Quant à Giroflée, elle épouserait Becafigue. Et
pour qu’elle ne fût pas moins fortunée que son mari, si immensément riche,
la bonne Tulipe avait fait don à la jeune fille de quatre mines d’or en Inde.
On célébra le double mariage en présence de toutes les fées, sauf
Écrevisse, évidemment. Rose, Anémone, Ancolie, Œillet, Fleur de
Grenadier, et Tulipe au premier rang, assistèrent à la cérémonie.
Elles avaient offert, en cadeau de noces, le palais fait de diamant,
construit par l’architecte du Soleil, si merveilleux qu’on ne pouvait le
regarder sans cligner des yeux.
Que rêver de mieux ?
Bibliographie

— Mythologie celtique, Arthur Cotterell, Celiv, 1997


— Stories of Wales, Elisabeth Sheppard, John Jones Cardiff Ltd, 1976
— Contes celtiques, rassemblés par S. Recouvrance, Jean-Paul Gisserot,
1999
— Légendes des Terres sereines, Pham Duy Khiêm, Mercure de
France, 1951
— Contes du Yin et du Yang, rassemblés par C. Roy, Tchou, 1969
— Le Conte des Contes, Giambattista Basile, Circé, 1995
— Contes de l’est algérien, Rabah Belamri, Publisud, 1985
— Contes, récits et légendes des Pays de France, rassemblés par
C. Seignolle, Omnibus, 1997
— Contes populaires géorgiens, G. Bouatchidzé, Radouga, 1988
— Légendes lorraines de mémoire celte, rassemblés par R. Wadier,
Pierron, 2004
— Contes d’Auvergne, Alix de Lachapelle d’Apchier, Boivin, 1939 et
G. Tisserand, 2000
— Histoires extraordinaires du Pays d’oc, Tchou, 1970
— Contes lituaniens, J. Mauclère, F. Lanore, 1936
— Le Cabinet des Fées, tome I, Contes de Mme d’Aulnoy, Picquier,
1988
Françoise Rachmuhl

L’auteur aime les contes depuis toujours. Elle aime les écouter dès
son enfance lorraine, les inventer, les lire. Plus tard, elle se mettra à en
écrire. Au cours de ses nombreux voyages, elle a recueilli récits
traditionnels et légendes, dits ou publiés en français ou en anglais (elle a
séjourné aux États-Unis). Elle a publié pour la jeunesse une dizaine de
recueils de contes de différents pays ou des provinces de France. Après
avoir longtemps travaillé dans l’édition scolaire, elle anime actuellement
dans des classes des ateliers d’écriture de contes ou de poésie.
Frédéric Sochard

L’illustrateur est né en 1966. Après des études aux Arts Décoratifs, il


travaille comme infographiste et fait de la communication d’entreprise, ce
qui lui plaît beaucoup moins que ses activités parallèles de graphiste
traditionnel : création d’affiches et de pochettes de CD. Depuis 1996, il
s’auto-édite et vend « ses petits bouquins », de la poésie, sur les marchés
aux livres... Pour le plaisir du dessin, il s’oriente vers l’illustration de presse
et la jeunesse. Incontournable chez Flammarion, Frédéric Sochard a illustré
des livres d’activités et de nombreux récits de contes et légendes dans la
collection « Flammarion jeunesse ».

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