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Liliane observa cinq Golems qui avançaient vers eux.

Deux autres se dirigèrent vers


Peiros. Lavius ne lâchait pas son poignard, arme ridicule face aux silhouettes
massives. Liliane doutait même que la lame puisse entamer la peau pierreuse de
certains. La nuit autour d'eux avait posé son obscurité sur le monde et donnait des
allures de spectacle d'ombres.

- Je sais ce que vous êtes ! Ce que vous étiez ! Votre vie, coincée entre les deux
mondes, entre les Hommes et les Elfes ! cria t-elle soudain.

Venait-elle d'abattre sa seule carte, son seul atout ? Elle n'avait songé à rien d'autre.
Si elle ne réagissait pas, ils mourraient. Lavius lui glissa un regard en coin, ne
comprenant pas où elle voulait en venir. Une main pâle se leva, et Margnor siffla
quelque chose : les Golems s'arrêtèrent, figés, presque à contrecoeur.

- Seule une Humaine peut vous battre, comme l'a fait ma grand-mère ! Vous me
craignez, voilà ce qui est vrai.
- Est-ce que tu essayes d'argumenter avec moi ? N'est-ce pas une raison suffisante
pour que je te fasse disparaître ? siffla Margnor du haut de son rat qui couina de
frustration, tout tremblant. Peut-être devrais-je laisser ma monture vous dévorer,
comme elle le désire. Vous jeter en pâture à mes fauves et à mes créatures.
- Vous avez besoin de moi. Comme vous aviez besoin de ma grand-mère. De notre
magie humaine, en fait, n'est-ce pas ?

Liliane bluffait, lançant ses mots comme les oranges d'un jongleur. Elle essayait de
trouver une bonne raison pour que Margnor les laisse vivre, mais elle doutait de ses
propres arguments. Tout cela n'était qu'un tissu d'hypothèses et de réflexions.

- Tu te trompes. J'ai eu besoin de ta grand-mère, mais j'ai appris de mes erreurs. Je


préfère encore m'amputer de ce qui peut se retourner contre moi. Allez ! ordonna t-il
de nouveau, et les Golems reprirent leur marche pesante, leurs poings résonnant
contre la terre.

Liliane ne savait plus que faire. Margnor siffla une autre mélopée, et alors que les
Golems entouraient Peiros, au lieu de le tuer, ils l'assomèrent et l'emportèrent sur
leurs épaules. Margnor eut un petit rire, et Liliane comprit qu'il avait préféré utiliser le
vieil elfe plutôt que le tuer, mais qu'il s'agissait d'un sursis. Peut-être que l'ancien
empereur avait remarqué les robes de l'Archiviste. Tout près d'eux, l'attelage de
libellules rua plus fort, et les quatre insectes finirent par s'envoler ; Liliane réalisa
qu'ils auraient pu se servir d'eux pour fuir, mais qu'elle n'y avait pas pensé avant.
Leur dernière chance de s'échapper venait de disparaître en quelques coups d'ailes
translucides. Elle avait le ventre serré, un goût amer dans la bouche. Liavus ne
bougeait pas, faisant montre d'un courage qu'elle n'avait pas face aux cinq Golems.
Elle aurait pu se mettre à courir, mais quelle chance avait-elle face à l'énorme rat
gris ?

Elle haussa les sourcils en voyant le rongeur qui tremblait encore. Il pointait son
museau dans le vent, comme s'il sentait quelque chose. Il couina, plusieurs fois,
manquant de renverser Margnor qui se vengea en lui tirant les poils de la nuque.
Alors que l'ancien empereur pestait tout haut, le rat couina plus fort alors qu'une
silhouette tombait au milieu d'eux tous. Une patte noire renversa trois Golems
comme s'il s'agissait de brindilles, et ce qui était un gros félin noir sauta sur le rat.
Margnor n'eut que le temps de retomber sur ses pieds et de s'élancer d'un côté pour
ne pas finir entre le félin et sa proie. Le chat attrapa le rat d'un claquement de dents
et l'avala tout rond. Liliane regarda les trois Golems écrasés, réduits en un tas de
bois, de pierre et de boue.

Ils n'eurent pas besoin de se parler : Liavus attrapa sa main et ils se mirent à courir.
Liliane se sentit désespérée ; Peiros avait été capturé, et si elle avait compté sur sa
magie pour fonctionner eu moment opportun, c'était raté. Elle n'était bonne à rien, et
elle s'essouflait déjà, les jambes lourdes, alors qu'ils déguerpissaient vers l'autre
côté du Temple, loin de Margnor et de ses troupes. Derrière eux retentit un long
miaulement féroce, et l'ordre de fuir. Le chat avait mit en déroute Margnor et ses
sbires ! Liliane eut envie de rire, mais ce qui sortit de sa gorge ressemblait à un
sanglot. Lavius le lui avait dit : il avait manqué de se faire manger par un chat.
Allaient-ils finir dévorés par un griffier, après avoir échappé à l'empereur maléfique ?
Cela aurait été ironique.

Ils tentèrent de se cacher, mais le chat les trouva sans problèmes, débusquant les
deux êtres comme deux petites souris. Il était grand, plus grand que le rat ; il était
sûrement semblable à un éléphant à côté d'un enfant humain. Ses grands yeux verts
inspectèrent les deux proies, et Liliane serra les dents avant de remarquer la petite
cicatrice sur son museau.

- Merlin ?

Le chat, s'apprêtant à bondir, reposa brusquement ses fesses par terre, surpris. Ses
oreilles frémirent, et il loucha sur Liliane qui avança une main pour lui caresser le
museau. Le félin inspira et sembla reconnaître l'odeur, mais il était perplexe, sa
queue fouettant l'air.

- Je suis beaucoup plus petite, maintenant, mais c'est toujours moi, Liliane ! Tu te
souviens des bols de lait et du poisson frais, non ? murmura t-elle en gratouillant le
chat comme elle pouvait.

Lavius était tombé à genoux, éberlué. Son poignard dans la main, il s'était sûrement
attendu à se faire manger tout rond. Mais Liliane se révélait chanceuse, sur ce coup-
là : le chat qui l'avait sauvé n'était autre que le matou errant dont elle s'occupait ! Elle
essuya le sang qui avait constellé son poitrail noir ; le sien ou celui du rat qu'il avait
mangé ? Elle n'aurait su le dire. En tout cas, Merlin s'était mit à ronronner. Il posa
ses yeux verts sur Liavus, une étincelle affamée dans le regard, mais Liliane le
gronda.

- Liavus est un ami ! On ne mange pas ses amis. Mais les autres, ceux que tu as
chassé, ils sont nos ennemis. Tu pourrais nous aider, mon gros chat ? Viens voir.

Liliane, tout en continuant de gratter le chat derrière les oreilles, s'accrocha à ses
poils et s'élança sur la nuque du félin. Elle ne pesait pas lourd, mais Merlin
grommela un instant ; il s'ébroua, trouvant curieux cette présence sur son cou, près
de ses épaules. Mais l'odeur lui était familière ; elle était synonyme de douceur, de
chaleur, de nourriture et de caresses, et il s'apaisa bientôt.

- Monte avec moi ! s'écria Liliane, tendant la main à un Liavus toujours ahuri, la
mâchoire pendante.
L'elfe prit place derrière Liliane, s'accrochant à elle comme un naufragé à une
bouée. Ils ne pesaient guère pour le chat, et Liliane n'ayant jamais monté quoi que
ce soit, ils mirent un bon moment avant de trouver un rythme et des gestes
compréhensibles tous ensemble. Mais, bientôt, le chat répondit à sa nouvelle
maîtresse ; il suffisait à Liliane de poser sa main d'un côté, de tapoter le félin du bout
du pied, pour lui indiquer une direction. Le chat se prit au jeu, et le galop qu'il offrit se
révéla une chevauchée mémorable. Cela n'avait rien à voir avec le vol sur la libellule
: Liliane avait apprécié le vide sous elle, le battement des ailes. Mais Merlin était son
ami, elle en avait la conviction, et sous elle, la fourrure était douce, elle sentait rouler
sous ses jambes les muscles du chat, et l'animal sautait au-dessus des rochers,
grimpait sur une branche pour esquiver un obstacle. Le vent dans les cheveux,
Liliane ferma les yeux et se laissa aller à la sensation de liberté qu'elle ressentait,
féroce et sauvage.

Ils mirent moins de temps à revenir à la capitale, sous les commandements de


Liavus qui connaissait le chemin. L'elfe, après un temps d'adaptation, sembla ravi
d'être le cavalier d'un chat. C'était une nouvelle expérience pour lui qui avait toujours
été la proie de pareil prédateur. Il découvrait que les chats pouvaient être aussi
sympathiques que les insectes que les elfes montaient, et que chevaucher un félin
était aussi grisant que le vin de miel.

- Nous y sommes. Descendons !

Ils se laissèrent glisser en bas du chat, qui s'assit calmement ; Liliane le suspecta
d'attendre une récompense. Ils étaient aux portes de Rilfendre, éclairée dans la nuit
par ses fleurs luminescentes. Déjà, des cors et des trompettes résonnaient dans la
capitale pour annoncer la venue de Liliane et de Liavus. La jeune femme n'osait pas
entrer avec Merlin aux talons, d'autant plus qu'il regardait avec insistance les deux
fées qui gardaient les portes. Liliane lui tapota le flanc, se demandant si elle serait
capable de le retenir s'il se mettait à désirer dévorer des fées ou des elfes. Tout le
monde savait que les chats étaient indépendants, et que leur donner des ordres était
parfois aussi utile que de vouloir tirer de l'eau avec une passoire. La ville s'éveilla
comme une fourmillière, au son des clairons qui ne cessaient pas.

- Que vous est-il arrivé ? s'écria une elfe en qui Liliane reconnut Osna, qui arrivait en
courant suivie d'autres membres du Conseil.

Liavus hocha la tête vers Liliane, qui l'autorisa à faire son compte-rendu. Elle était
épuisée et elle n'avait pas mangé depuis quelques temps déjà, depuis le voyage en
attelage. Cela faisait plus de la moitié d'une journée. Ils étaient sortis du Temple la
veille au soir. Il avait chevauché plusieurs heures, et le matin n'était pas encore tout
à fait levé. Liliane s'accrocha à Merlin pour ne pas tomber ; il s'était passé tant de
choses en si peu de temps ! Etait-ce toujours ainsi, au Royaume Féérique ? Que
d'aventures en quelques jours. Elle n'allait pas tenir.

- Liliane !

Liavus la rattrapa avant qu'elle ne tombe d'épuisement.

- Laissez-nous nous reposer, demanda Liavus.


Liliane était comme dans du coton. Ses jambes ne la tenaient plus et elle se sentait
terriblement faible. Un grondement retentit, puis elle se sentit portée, posée dans
quelque chose de doux et de chaud, puis elle se laissa happer par l'inconscience.

***

Liliane battit des paupières, sans savoir où elle était. Il faisait chaud, elle était contre
quelque chose de très doux, la joue posée sur une surface qui pulsait un peu contre
sa peau. Elle mit quelques instants avant de réaliser deux choses. Le jour était levé,
car elle voyait le soleil haut dans le ciel, et elle se trouvait entre les pattes de Merlin,
tout contre son poitrail dont elle entendait le coeur battre contre sa joue. Elle se
redressa et observa le chat ; il ouvrit un oeil, s'assura qu'elle allait bien, puis se
rendormit, longue silhouette allongée dans un parterre de fleurs luminescentes.
Lesdites plantes étaient d'ailleurs un peu écrasées par le poids du chat, mais
personne n'avait osé lever la voix contre cela, sans doute.

Liliane laissa Merlin endormi, et fit quelques pas sur un sentier de la capitale. Nulle
trace de Liavus ou du Conseil. Elle étouffa un baîllement, le ventre creux. Elle avait
une faim de loup. Elle se sentait bien plus en forme, en tout cas. Dans un coin de sa
tête, les évènements de la nuit recquéraient son attention, mais elle délaissa sa
conscience. Elle voulait profiter de ce moment de calme, juste après l'éveil. La ville
bruissait des sons de la vie active. Des insectes vrombissaient, tantôt montures de
cavaliers, tantôt attelées. Elle voyait passer à pas pressés diverses créatures,
parfois les bras pleins de linge, de paquets, d'enfants. Enfin, elle trouva un lutin qui
lui semblait familier. Il était temps de remplir cet estomac qui lui faisait mal tant il
était vide.

- Excusez-moi, où puis-je trouver Osna ? Et de quoi déjeuner ? Je meurs de faim, fit-


elle d'un ton d'excuse.
- Suis-moi, ma fille, rétorqua la lutine ; Liliane se souvint qu'elle était elle aussi au
Conseil.

Elle fût amenée jusqu'à une petite pièce dans une grande maison ronde. La lutine,
qui se présenta sous le nom de Todiss, lui ordonna de s'asseoir ; Liliane n'eut qu'à
attendre un petit moment avant qu'on ne lui amène une chope de lait chaud au miel
et, sur des feuilles durcis à la sève pour en faire des assiettes, des morceaux
fumants qui ressemblaient à de la viande. Liliane dévora, jusqu'à ce qu'on lui
explique qu'elle avait mangé des insectes et que le goût agréablement sucré venait
de la sauce. Elle eut envie de vomir pendant trois secondes, puis s'adapta :
finalement, elle avait aimé avant de savoir de quoi il s'agissait. Et puis, beaucoup
d'animaux mangeaient des insectes, non ? C'était même la mode, dans certains
bars humains. Elle préféra cependant se tourner ensuite vers des fraises justeuses
et de petits gâteaux aux épices. Elle essuyait sa bouche collante quand Liavus et
Osna débarquèrent dans la pièce, suivis par trois autres membres du Conseil, dont
Todiss. Les deux autres, une fée et une elfe, se présentèrent comme étant
respectivement Tiène et Galia.

- Vous allez mieux ? demanda un peu brusquement Osna, les bras croisés.
- Maîtresse Osna, paix ! réclama Liavus en s'asseyant près de Liliane.
- A dire vrai, je ne me suis jamais sentie mieux !
Et Liliane disait la vérité : son corps était jeune, souple et à présent qu'elle avait
dormi et mangé tout son saoûl, elle s'était remise parfaitement. Comme il était loin,
ce temps où elle n'avait pas mal aux genoux en se levant et où elle ne mettait pas
trois jours à se remettre d'une mauvaise nuit. Elle oubliait presque ce que c'était que
de vivre avec un corps vieilli et courbaturé. Il était facile de se laisser aller quand on
avait à nouveau la jeunesse pour soi. Mais, dans un éclair de sagesse, elle devait
reconnaître que ce ne serait pas éternel. Elle retournerait chez les hommes et à son
vieux corps auquel elle était habitué.

- Je suis désolée pour mon malaise, mais j'étais exténuée.


- Vous avez vécu beaucoup de choses en peu de temps, reconnut Osna en
s'asseyant à son tour.
- Liavus nous a raconté vos aventures au Temple, renchérit Tiène en battant de ses
jolies ailes colorées.

Liliane hocha la tête. Elle avait eu le temps de songer à tout cela, de façon distante
et réfléchie. Peut-être cela était-il dû à toutes les émotions qu'elle avait ressenties,
mais elle avait eu des idées, qui s'étaient transformées en songes quand elle s'était
endormie. Alors que le Conseil commençait à bavarder, elle interrompit tout le
monde après avoir bu une gorgée de lait chaud qui lui laissa une moustache de
crème :

- J'ai pensé à quelque chose. J'ai peut-être une idée de comment battre Margnor.

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