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Margaret Pemberton

Le lion
du
Languedoc

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le


titre:
LION OF LANGUEDOC
— La sorcière! la sorcière!
Les clameurs enragées résonnaient aux oreilles de
Marietta Riccardi tandis que, les épaules secouées de
sanglots, elle courait à perdre haleine vers l'abri de la forêt,
Epines et ronces lui griffaient bras et jambes, mais elle n'en
avait cure! Derrière elle, sur la colline, des langues de feu
déchiraient la nuit. Où fuir? Où se cacher?
— Doux Jésus, venez à mon secours! murmura-t-elle
d'une voix haletante au moment où elle atteignait enfin la
lisière du bois. Mon Dieu, ayez pitié de moi!
Léon de Villeneuve regardait l'aubergiste sans pouvoir
cacher sa répugnance.
—Je n'ai aucun goût pour les autodafés, déclara-t-il
nettement. Donnez-moi une autre chope de bière. Je
partirai ensuite.
L'aubergiste haussa les épaules. Cet étranger avait une
allure de gentilhomme. Son pourpoint et sa culotte étaient
taillés dans les plus belles étoffes, et son court manteau de
velours bordé d'un galon de soie multicolore était accroché
avec désinvolture à l'une de ses épaules, laissant apparaître
une superbe épée. Ses bottes de cuir fin aux revers épanouis
en corolle étaient ornées d'une frise dentelée tout comme le
col et les poignets de sa chemise, mais cela ne diminuait en
rien son allure martiale. Manifestement, ce n'était pas un
homme à traiter à la légère. L'aubergiste sentait que sa
bourse était bien garnie. Plus il dépenserait chez lui, mieux
ce serait. C'était pour l'heure le seul client. Le village tout
entier se trouvait sur la colline du Valois pour assister à
l'autodafé de la vieille mère Riccardi. « Sa petite-fille doit
être présente, se disait l'aubergiste avec un sourire mal-
veillant. Ah, j'aimerais bien entendre la coquine crier grâce
quand ce sera son tour! »
— De quoi accusait-on cette sorcière? demanda l'étran-
ger. D'avoir fait sécher les moissons sur pied ou d'avoir tari
le lait des vaches?
— Elle a jeté un sort au nouveau-né des Duval. Le bébé
n'a pas survécu... Et puis, elle avait un démon familier...
et...puis elle volait la nuit sur son manche à balai...
— Son démon familier avait-il par hasard des pieds
fourchus et une corne sur le front? s'enquit Léon en riant.
— Il n'y a pas de quoi plaisanter. Pierre Vallin a vu
Belzébuth en personne assis sur le toit de chaume de sa
maison. Noir comme la nuit et avec une queue d'un mètre
de long.
— Elle a avoué, je suppose?
— Elle l'a hurlé à qui voulait l'entendre, fit l'aubergiste
avec satisfaction. Du moins, elle l'aurait fait. Mais le diable
veille sur les siens. Elle est morte avant que l'Inquisiteur en
ait fini avec elle.
— Pas de chance!
— Ce n'était même pas la peine de la jeter au feu. Mais je
ne manquerai pas la suite, je vous le garantis. Je donnerais
gros pour voir l'autre sans sa chemise!
Ecœuré, Léon repoussa sa chope vide.
— Ils vont l'amener d'ici une heure pour la juger, insista
son interlocuteur. Prenez une autre bière. On ne manquera
pas de distractions ce soir à Evray, je puis vous l'assurer.
— Je trouve généralement mon plaisir ailleurs, coupa
sèchement Léon en sortant dans la cour.
— Évidemment, marmonna l'aubergiste entre ses dents,
un bel homme comme lui a toutes les filles qu'il veut...
Quant à lui, il n'avait pour tout réconfort qu'une mégère
décharnée et acariâtre par-dessus le marché! Celle-ci lui
avait enjoint de ne point quitter son poste.
— Il pourrait y avoir un voyageur de passage. Un sol est
un sol. Tu ne vas pas perdre ton temps à aller voir brûler la
sorcière!
Léon était déjà en selle lorsqu'il entendit des cris et des
claquements de sabots. Un gentilhomme à peine plus âgé
que lui arriva au galop dans la cour et fit brusquement
virevolter sa monture en hurlant :
— Elle s'est échappée! Il nous faut des hommes et des
chevaux frais!
Dans le clair de lune, Léon distingua son regard fébrile,
le pli cruel de ses lèvres sensuelles. L'homme portait une
superbe cape de velours, une épée pendait à son côté. Sur
sa main gantée, étincelait un diamant de la taille d'une
noisette. Manifestement, il n'y avait pas que la populace
d'Evray pour s'acharner contre les sorcières. Léon se
révolta. Dieu sait s'il avait tué des hommes au service de
Louis. Mais jamais il n'avait massacré ou violenté de
femme, comme tant d'autres soldats.
L'aubergiste se précipita vers les écuries pour faire seller
toutes les montures disponibles. A ce moment surgit un
cavalier tout de noir vêtu, suivi d'une foule hystérique.
— Il nous faut d'autres hommes, ordonna l'Inquisiteur
d'un ton glacé, et des torches. Par Dieu et tous les saints du
Paradis, j'aurai rattrapé cette coquine avant l'aube!
— Je crains que vos distractions de cette nuit ne soient
singulièrement compromises, cria ironiquement Léon à
l'aubergiste tout en éperonnant sa monture.
Il partit au grand galop vers le sud. Le ciel était noir. De
temps à autre, de gros nuages masquaient la lune. Il
entendait au loin les cris des chasseurs de sorcières
déchaînés comme une meute de loups. Dans les champs,
des torches ponctuaient la nuit comme autant de grosses
lucioles.
« Cette vieille femme n'a aucune chance de s'en sortir, se
disait Léon. Il vaudrait mieux pour elle mourir de peur ou
d'épuisement avant d'être rattrapée. » Le regard implacable
de l'Inquisiteur lui avait fait froid dans le dos. Au sommet
de la colline, le bûcher achevait de se consumer. Il détourna
le regard. Lui qui n'était pas plus mauvais catholique qu'un
autre, le fanatisme de l'Inquisition lui soulevait le cœur.
Grâce au ciel, son village de Chatonnay avait jusqu'ici
échappé à cette fièvre malsaine. Il avait hâte de s'y rendre.
Léon était au service du Roi-Soleil depuis six ans
maintenant. Son courage sur les champs de bataille lui avait
très vite valu d'être remarqué. Louis l'avait fait venir à la
cour où il avait rapidement gagné une solide réputation de
bourreau des cœurs! Un certain nombre de maris trompés
auraient bien voulu le voir repartir combattre les ennemis
du Royaume et finir à la pointe d'une rapière ennemie.
Hélas, leurs espoirs avaient été déçus. Le séduisant Léon de
Villeneuve au teint mat et aux yeux de velours était devenu
un courtisan assidu et avait continué ses ravages.
Des soupirs de soulagement avaient accueilli son inten-
tion de retourner chez lui, à Chatonnay. Même la ravissante
Francine de Beauvoir n'avait pu le retenir. Épouse de l'un
des conseillers du Roi, elle surclassait nettement la pauvre
reine Marie-Thérèse si effacée et résignée aux infidélités de
son mari. Mais pour Léon, elle ne valait pas mieux que la
dernière des ribaudes. Il sourit dans l'ombre. Après son
mariage avec Élise, c'en serait fini de courir le jupon...
Une colère vieille de six ans l'envahit à nouveau. Élise
avait dix-sept ans lorsqu'il avait quitté Chatonnay. Ses
cheveux étaient dorés comme les blés mûrs. Dans son
visage d'ange brillaient d'immenses yeux bleu-violet. Sans
lui demander son avis, le vieux Caylus l'avait mariée au
maire de Lancerre qui aurait pu être son grand-père. Les
supplications de Léon n'avaient servi à rien. Certes, les
Villeneuve possédaient un domaine foncier assez considé-
rable, mais c'étaient des terres pauvres. Ils étaient prati-
quement ruinés. Léon n'était donc pas un parti assez
intéressant.
A la pensée de son innocente Élise livrée à ce vieux
débauché, l'officier serra les lèvres. La jeune femme était
veuve depuis peu. Dès qu'il avait appris la nouvelle, il avait
galopé nuit et jour, fou d'impatience à l'idée de la retrouver.
La route s'enfonçait maintenant entre les arbres. Elle
était tellement trouée d'ornières qu'il dut mettre son cheval
au pas. Soudain, il immobilisa sa monture et resta fige sur
place. Il avait surpris dans l'ombre épaisse un bruit
semblable au halètement d'un animal forcé. Il tendit
l'oreille. De nouveau s'éleva dans le silence un gémissement
déchirant aussitôt réprimé.
— Dieu du ciel, chuchota-t-il, la sorcière...
Des brindilles craquèrent. Il y eut un bruissement de
feuilles. De nouveau, le silence retomba sur la forêt. Le
cheval s'ébrouait. Léon lui flatta l'encolure pour le calmer.
On entendait au loin les cris des poursuivants. Le sol
commençait à résonner du galop des chevaux. Dans cinq
minutes, la forêt serait envahie et la vieille femme aux
abois, la proie de ces brutes déchaînées. Avec résolution,
Léon se laissa glisser à terre.
— Ne vous sauvez pas, dit-il en s'enfonçant dans le sous-
bois.
Marietta prit son élan et, folle de terreur, bondit loin de
l'inconnu. Elle se savait pratiquement prise au piège. Ce
n'était plus qu'une question de minutes. En voyant le cheval
sans cavalier, elle fut soulevée d'un espoir insensé et courut
à perdre haleine vers la route, sans se soucier des feuilles
qui lui fouettaient le visage et des racines qui menaçaient
de la faire trébucher. Le cheval! Si seulement, elle parvenait
à l'atteindre!
— Ne vous sauvez pas! répéta Léon, exaspéré. J'essaie de
vous aider!
Elle était déjà tout contre l'animal, les mains levées pour
s'emparer des rênes, quand elle se sentit saisie par les
épaules avec une violence inouïe et projetée la face contre
terre.
— Espèce de mégère! haleta Léon en lui tordant les bras
derrière le dos.
Rien d'étonnant à ce que les villageois la considèrent
comme une sorcière. A défaut de balai, elle avait bien failli
s'envoler sur son cheval. Le bruit des sabots s'amplifiait, et
déjà on apercevait la lueur des torches. Affolé, il relâcha un
instant son étreinte. Marietta en profita pour se retourner
sur le dos et tenter de lui griffer les yeux. Alors, il la plaqua
au sol sans ménagements. A cet instant, la lune éclaira la
malheureuse entre deux nuages.
— Dieu du ciel! murmura-t-il en la dévisageant d'un air
ébahi. Une jeune fille...
Les vociférations de la foule se rapprochaient inexora-
blement. Léon se remit debout et souleva la jeune fille dans
ses bras. Marietta se laissa faire. Peut-être ses prières
avaient-elles été exaucées? Il bondit en selle et la hissa
derrière lui. Elle serra les bras autour de sa taille, et ils
partirent au triple galop sur la piste défoncée.
La gorge nouée par une terreur sans nom, Marietta
s'accrochait désespérément à Léon. La piste obliqua
soudain vers la gauche. Elle était de plus en plus étroite.
Malgré son double fardeau, le cheval maintenait son
allure. Léon tourna la tête une seconde. Les torches avaient
disparu, mais on entendait toujours le martèlement des
sabots.
Il tendit de nouveau l'oreille. Les bruits semblaient
s'atténuer. Le jeune homme éperonna sa monture en
réfléchissant. Sans doute leurs poursuivants concentraient-
ils leurs efforts sur les endroits de la forêt que la fugitive
pouvait atteindre à pied. Ils n'avaient aucune raison de
penser qu'il aiderait une sorcière à leur échapper. Et
pourtant si... Tout à l'heure, il avait peut-être laissé
entendre un peu trop crûment à l'aubergiste ce qu'il pensait
des chasseurs de sorcières... Si celui-ci avait rapporté leur
conversation à l'Inquisiteur, ils ne sortiraient pas vivants de
ce guêpier...
Marietta poussa soudain un cri de terreur.
— Ils nous rattrapent! Vous ne les laisserez pas me
prendre et me brûler, dites?
— Je ne leur donnerai pas ce plaisir, assura Léon en
jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.
Deux cavaliers venaient de surgir au grand galop du
dernier tournant et se rapprochaient dangereusement.
— Doux Jésus! chuchota-t-elle en s'agrippant à Léon,
plus vite, plus vite!
Léon se mit à jurer. Son cheval, qui avait déjà de
nombreux kilomètres dans les jambes depuis le matin, ne
pourrait longtemps soutenir cette allure. Le chemin se
terminait brusquement en pente raide. Devant eux, brillait
un ruisseau. Léon se courba sur l'encolure du cheval,
refréna un instant son galop éperdu et réussit à le faire
sauter sur l'autre rive. Ils gagnèrent ainsi quelques
précieuses minutes. Les chevaux de leurs poursuivants
renâclèrent devant l'obstacle et les cavaliers durent les
éperonner énergiquement pour le leur faire franchir.
Très vite, Léon sentit que sa monture perdait du terrain
De nouveau le bruit de la galopade s'enfla derrière eux et
une voix nasillarde cria :
— Je la vois! Plus vite!
Un cheval couvert d'écume parvint à leur hauteur. Une
main gantée agrippa violemment Marietta en essayant de la
faire tomber. Elle poussa un hurlement de douleur et
s'accrocha à Léon avec l'énergie du désespoir. Voyant qu'il
n'arrivait pas à la désarçonner, l'homme à la main gantée
voulut s'emparer des rênes de Léon. Mais celui-ci lui asséna
un tel coup que l'homme ne put retenir un cri. Pendant ce
temps, le second cavalier s'efforçait de lui couper la route.
Du coin de l'œil, l'officier vit une sorte d'athlète se pencher
et tenter de faire lâcher prise à Marietta. Sentant la jeune
fille faiblir, il n'eut d'autre solution que d'immobiliser son
cheval.
— Cette fille est une sorcière, lui cria l'homme aux mains
gantées, tandis que l'autre réussissait à jeter une Marietta
hurlante en travers de sa monture.
Voyant ce dernier trousser sans vergogne la robe à
moitié déchirée de la jeune fille tout en la maintenant par
les cheveux, Léon eut du mal à se contenir.
— Dieu du ciel! répondit-il avec une surprise feinte au
premier adversaire qui lui paraissait nettement moins
redoutable.
— Vous pouvez continuer tranquillement votre chemin,
Monseigneur, assura celui-ci.
Léon fit un signe d'assentiment et, sans crier gare, lui
envoya son poing au creux de l'estomac. La respiration
coupée, l'homme bascula, les pieds retenus par les étriers.
Avec un juron, l'autre se jeta sur Léon par-derrière et lui
serra la gorge à l'étouffer. L'officier eut beau se débattre, il
ne réussit pas à lui faire lâcher prise. Léon commençait à
manquer d'air lorsque par bonheur Marietta se laissant
glisser à terre planta ses dents dans la cuisse de l'étran-
gleur.
Celui-ci rugit de douleur et desserra son étreinte. Léon se
retourna comme un éclair, saisit l'homme par le cou, le
souleva avec une force herculéenne et le projeta par terre.
Sautant aussitôt à bas de sa monture, il le rejoignit tout en
cherchant à dégainer son épée.
Mais l'autre avait été plus rapide que lui. Il s'était relevé
avec une vitesse incroyable et chargeait Léon comme un
taureau furieux. Son poing serré atteignit le jeune officier
en pleine poitrine. Malgré la douleur, Léon riposta. Les
deux adversaires se lancèrent dans un furieux corps- à-
corps. L'homme aux mains gantées s'éloigna prudemment
de quelques pas. Le visage de Léon était en sang.
Impuissante, la gorge serrée par l'épouvante, Marietta vit
les mains de l'homme tâtonner à la recherche de la gorge de
Léon, se refermer et serrer...
Au même moment, Léon réussit à envoyer son genou
dans le bas-ventre de son adversaire qui poussa un
hurlement et lâcha prise. En une seconde, le jeune homme
se retrouva debout, l'épée à la main. Il transperça son
agresseur de part en part. On entendit une plainte atroce,
un horrible gémissement. La respiration encore haletante,
Léon rengaina son épée.
S'apercevant alors que l'autre assaillant remontait
précipitamment en selle, il s'empara des rênes de son
cheval avec un sourire railleur.
— Pas si vite, mon bonhomme. Une bonne marche à la
fraîche calmera votre soif d'autodafés.
A moitié mort de terreur, l'homme se laissa glisser à
terre.
— Je préférais votre complice, dit Léon d'un ton
méprisant. Au moins, lui, il a su se battre.
Se tournant vers Marietta, il ajouta :
— Lequel préférez-vous? L'alezan ou le rouan?
— L'alezan, répondit Marietta d'une voix faible.
— Je pense que ce poltron mettra une bonne partie de la
nuit pour atteindre Evray, dit-il en lui tenant l'étrier.
Souhaitons-lui bonne chance. Il en aura besoin : les loups
ont une prédilection pour les chasseurs de sorcières!
L'homme gémit d'effroi. Léon se mit à rire de bon cœur,
monta en selle et prit en mains ses rênes et celles du rouan.
Il donna une claque sur la croupe de l'alezan et ils partirent
au petit galop.
— Alors, demanda Marietta, nous sommes sauvés?
La belle bouche sensuelle de Léon s'étira en un sourire
étincelant.
— En aviez-vous douté un seul instant?
— Non, affirma-t-elle avec un soulagement indescrip-
tible en contemplant son courageux compagnon.
Le vent tomba. La nuit parut tiède. Ils galopaient depuis
un bon moment et petit à petit, les arbres s'éclaircirent. Des
étoiles scintillaient entre les branches. Ils furent bientôt à la
lisière de la forêt. Devant eux s'étendait un paysage de
champs et de collines. Du doigt, Léon indiqua une longue
ferme basse adossée à un coteau.
— Il y a sûrement là une grange qui nous abritera pour le
restant de la nuit. Mon cheval est fourbu.
Voyant le regard inquiet de Marietta, il ajouta :
— Les nouvelles n'atteindront pas Evray avant midi. Je
pense qu'ils renonceront à cette poursuite.
Rassurée, Marietta le suivit à travers champs. Un peu
avant d'arriver à la ferme endormie, ils mirent pied à terre
et avancèrent précautionneusement. Un chien gronda.
Léon siffla doucement et s'approcha, la main tendue, en
murmurant des mots incompréhensibles. Le chien le renifla
d'un air soupçonneux, puis se mit à remuer la queue en lui
léchant ses bottes.
— Par tous les saints du paradis, chuchota Marietta,
quelle sorte de chien est-ce là?
— Il ressemble à certaines femmes, laissa tomber Léon
dédaigneusement en poussant la porte de la grange.
Il y faisait noir comme dans un four. Une tenace odeur
de bétail y régnait. Prenant Marietta par la main, Léon la
guida jusqu'à une échelle qu'elle escalada docilement avant
de se laisser tomber épuisée sur la paille.
Après avoir ôté ses bottes et débouclé son épée, le jeune
officier s'étendit à ses côtés. Le danger auquel ils venaient
d'échapper, autant que le souvenir du corps ferme et souple
qui s'était débattu sous le sien avaient allumé en lui un
violent désir. Avec assurance, il glissa la main dans le
corsage déchiré de Marietta tout en roulant sur elle. Un
soufflet magistral sur la joue et un bon coup de genou dans
le bas-ventre lui firent lâcher prise.
— Maudite gamine! gémit-il, plié en deux de douleur.
Pourquoi me brutaliser ainsi?
— Ça vous apprendra à me traiter comme une chienne!
rétorqua Marietta, furieuse.
— Mais je viens de vous sauver la vie, protesta-t-il,
stupéfait de voir repousser ses avances.
— Cela vous donne-t-il pour autant le droit de vous
permettre ce genre de privautés? demanda Marietta en se
levant précipitamment et en ramenant nerveusement sur sa
poitrine les lambeaux de sa robe de serge.
— J'aurais pensé tout de même avoir droit à une petite
récompense. Songez que cette brute a failli m'étrangler.
— Nous sommes quittes, rétorqua Marietta d'un ton
acerbe. Car, si je ne l'avais pas mordu, vous ne seriez plus
de ce monde.
A quatre pattes dans la pénombre, elle tâtonnait
désespérément à la recherche de l'échelle.
— A ce petit jeu, vous risquez de la renverser, dit-il
ironiquement. Personnellement, je n'aurais pas de mal à
sauter d'ici. Par contre, il n'en serait pas de même pour
vous.
Elle poussa un affreux juron que n'eût pas désavoué un
soldat.
— Je vous propose un marché, dit Léon avec un sourire
amusé. Si vous voulez bien arrêter de ramper au bord de ce
trou au risque de vous rompre le cou, je vous jure de me
conduire en galant homme.
Elle hésita.
— Pour l'amour du ciel, fit-il avec exaspération, faites-
moi confiance. De ma vie, je n'ai eu besoin de faire violence
à une femme. Je ne vais pas commencer aujourd'hui.
Ce disant, il s'éloigna ostensiblement à l'autre bout du
grenier. Marietta revint s'allonger dans le foin. Mais Léon
restait troublé par la pensée de ce corps jeune et par l'odeur
de lavande presque impalpable qui s'en dégageait. Com-
ment une paysanne qui avait couru pendant des kilomètres
avec tout un village à ses trousses pouvait-elle encore
embaumer la lavande? Il se tournait et se retournait sans
pouvoir trouver le sommeil. Soudain, il rouvrit les yeux. Il
venait d'entendre un sanglot étouffé.
— Vous pleurez?
— Non, assura-t-elle d'une voix étranglée.
Il se souvint alors des flammes hideuses s'élevant du
bûcher.
— C'est à cause de votre grand-mère?
Marietta ne répondit pas. Ses larmes coulaient malgré
elle.
— L'aubergiste m'a assuré qu'elle était morte avant
d'arriver sur la colline. Il ne faut pas pleurer.
— J... je ne peux pas m'en empêcher, sanglota-t-elle de
plus belle. Je l'aimais. Je n'ai plus personne maintenant.
Plus personne au monde...
Léon n'était pas habitué à ce genre de situation. Il
détestait les femmes pleurnichant pour une simple contra-
riété ou la perte d'un colifichet. Mais celle-ci n'était pas
comme les autres. Son chagrin était justifié. Dans la
pénombre, Léon distinguait sa petite silhouette ramassée
en boule, le visage enfoui dans ses mains.
Il s'approcha d'elle et lui toucha légèrement l'épaule.
Cette fois, elle ne chercha pas à lui échapper.
— Elle était si bonne, chuchota-t-elle d'une voix enrouée.
Il n'y avait pas une maison d'Evray où elle n'eût guéri
quelqu'un grâce à ses remèdes et ses onguents.
Avec douceur, Léon la prit dans ses bras et lui caressa
lentement les cheveux. Il se sentait gagné d'une étonnante
tendresse pour cette inconnue aux cheveux délicatement
parfumés. Il s'en voulait de ce geste réconfortant et fort
coûteux : son col de dentelle de Chantilly n'avait pas été
prévu en effet pour servir de mouchoir de fortune...
Petit à petit, Marietta se calma. Ses sanglots s'espacèrent.
Épuisée, elle s'endormit soudain, comme une enfant. Léon
l'étendit sur la paille, la couvrit de son manteau et
s'allongea à ses côtés.
Il fut éveillé à l'aube par le chant d'un coq. Une faible
lueur filtrait à travers les volets. Il les entrouvrit silencieu-
sement. Dans la ferme, rien ne bougeait encore. C'était
aussi bien.
Marietta se retourna en dormant. Léon fronça les
sourcils. Certes, il avait été heureux de se battre pour elle et
de la sauver. De plus, cela l'avait presque amusé de s'être vu
repoussé de façon aussi catégorique! Mais ce matin, il
n'avait plus qu'un désir : retrouver Élise au plus vite. Cette
fille encore endormie dans le foin était bien encombrante.
Du bout du pied, il la poussa. Elle se réveilla avec un cri
de terreur et se leva d'un bond.
— Tout va bien, fit-il d'une voix rassurante. Vous êtes
saine et sauve.
Il fallut quelques secondes à Marietta pour reprendre ses
esprits. Ce beau gentilhomme si bien vêtu lui avait sauvé la
vie. Elle ne pouvait détacher les yeux des épaisses boucles
noires qui tombaient sur ses larges épaules. Involontaire-
ment, elle admira le nez un peu fort, la bouche ferme.
C'était, semblait-il, le type d'homme habitué à faire
respecter son autorité.
— Merci pour hier soir, dit-elle, soudain consciente de
ses pieds nus et de sa robe déchirée.
— Oh, ce n'était rien!
— Pour vous peut-être, Monsieur! Moi, j'ai perdu ma
grand-mère.
— Il s'en est fallu d'un cheveu que je ne perde la vie, moi
aussi! rétorqua sèchement Léon. Maintenant, vou- driez-
vous me faire la grâce de mettre mon manteau? Étant
donné la façon dont vous avez repoussé mes avances hier
soir, il est déloyal de votre part de vous exhiber ainsi à demi
nue.
Marietta rougit en suivant son regard admiratif. D'un
geste dégagé, il lui jeta son manteau sur les épaules.
— C'est bien agréable à regarder, Mademoiselle, mais...
diablement tentant...
Manifestement, il se moquait d'elle. Décontenancée, elle
lui jeta un regard furieux. Il ne put s'empêcher d'admirer le
joli petit visage triangulaire comme celui d'un chat, aux
prunelles vertes étirées vers les tempes et bordées de cils
épais.
Mais il fut vite distrait de ses pensées par un bruit
lointain de galopade. Il tendit l'oreille. L'inquiétante
rumeur approchait rapidement. Marietta devint blanche
comme un linge.
— Ce sont eux? demanda-t-elle, les yeux dilatés
d'épouvante. Mon Dieu, qu'allons-nous faire? Où allons-
nous nous cacher?
Léon saisit son épée et s'approcha des volets entrebâillés.
Il vit trois cavaliers se diriger vers la ferme. Il reconnut
l'homme à la voix nasillarde qu'il avait laissé la veille plus
mort que vif en pleine forêt et l'Inquisiteur drapé dans sa
robe noire. Le troisième homme, aux larges épaules sous un
justaucorps de cuir, lui était inconnu.
Voyant Léon faire la grimace, Marietta réprima un
sanglot.
— Sainte Vierge, ayez pitié de moi! Ils vont me brûler...
Les doigts de Léon se crispèrent sur la garde de son
arme. Un contre trois... ce n'était pas pour faire peur à
l'homme connu dans l'armée du Roy comme le « Lion du
Languedoc ».
— Vous n'avez donc pas confiance en moi?
— Si, assura Marietta avec un sourire tremblant. Dites-
moi ce qu'il faut faire.
— Pour l'instant, attendons.
Les cavaliers étaient tout près maintenant et leurs voix
résonnaient dans la grange. Pétrifiée de terreur, Marietta
osait à peine respirer.
— L'endroit me paraît désert, Votre Honneur.
— Cela m'étonnerait, dit l'Inquisiteur. Pierre Duroq a
toujours été un fieffé paresseux. Qu'attendez-vous, imbé-
cile? Réveillez-le, et plus vite que ça! Enfoncez la porte si
besoin est!
— Oui, Votre Honneur, s'empressa de dire le petit
homme en tremblant comme une feuille.
Il tambourina sur la porte jusqu'à ce qu'un volet
s'entrouvre et qu'apparaisse un visage d'homme conges-
tionné aux yeux troubles.
— Que diable me voulez-vous? N'a-t-on plus le droit de
dormir tranquillement chez soi maint...
Mais en voyant la silhouette sombre de l'Inquisiteur, les
mots moururent sur ses lèvres.
— Nous recherchons une sorcière, et nous avons de
bonnes raisons de croire qu'elle est passée par ici.
— Il n'y a pas de sorcière chez moi, répliqua vivement
Pierre Duroq. Je suis un loyal sujet de Sa Majesté et...
— Vous ne voyez donc pas d'objections à ce qu'on fouille
la ferme?
— Aucune, assura l'homme en commençant à s'habiller.
L'Inquisiteur jeta un regard circulaire et avisa la grange...
Pendant ce temps-là, Léon avait hissé silencieusement
l'échelle délabrée dans le fenil. Puis il avait appelé
doucement son cheval jusqu'à ce qu'il s'immobilise juste
au-dessous d'eux.
— Êtes-vous capable de sauter d'ici sur son dos?
demanda-t-il à mi-voix.
— Ou...i... je crois. Mais vous...
— Ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai mon plan, ajouta-
t-il avec une étincelle amusée dans le regard. Ne bougez
pas. Quand je vous en donnerai l'ordre, sautez alors sur
Sarrasin et partez à bride abattue.
La porte de la grange s'ouvrit.
— Je reconnais le cheval! s'écria l'homme à la voix
nasillarde.
Le gaillard fortement charpenté sortit un couteau bien
aiguisé de sa ceinture et se mit à en donner de grands coups
méthodiques dans les balles de paille.
— Rien, dit-il au bout d'un instant.
Entre-temps, l'Inquisiteur avait arrêté son cheval près de
celui de Léon et fixait pensivement le sol. C'est alors qu'il
aperçut les marques laissées par les pieds de l'échelle.
— Nous les avons! dit-il en levant les yeux vers le grenier.
Avant que ses hommes de main aient eu le temps de le
rejoindre, Léon avait sauté. Marietta poussa un cri de
terreur. Mais l'officier avait atterri avec précision derrière
l'Inquisiteur, un couteau à la main. Sous le choc inattendu,
le cheval se mit à hennir. Léon tordit violemment le bras du
Juge derrière son dos tout en lui pointant son poignard sur
la gorge.
— Si vous tenez à la vie, appelez votre acolyte.
Il avait légèrement appuyé sur la lame. Le sang se mit à
couler.
— Faites ce qu'il vous dira, murmura l'Inquisiteur d'une
voix rauque.
— Jetez votre couteau, ordonna Léon.
L'homme de main dut s'exécuter. Marietta se précipita
pour se saisir de l'arme.
— Sautez maintenant, Marietta, et partez ventre à terre!
— Arrêtez-la, espèces d'imbéciles! cria l'Inquisiteur en
voyant Marietta se laisser tomber sur Sarrasin, le couteau
entre les dents.
— S'ils bougent le petit doigt, vous êtes un homme mort,
le prévint Léon.
Sarrasin franchit la porte ouverte comme un bolide,
renversant sur son passage le fermier qui venait aux
nouvelles.
— Je vous propose une petite promenade, dit Léon à son
prisonnier en partant à son tour au grand galop. La
campagne est si belle au soleil levant.
Un homme moins lâche que l'Inquisiteur aurait réussi à
le désarçonner. Mais le sinistre personnage se garda bien de
bouger tout le temps que dura la folle chevauchée.
Lorsqu'ils réussirent enfin à rattraper Marietta, celle-ci
ne put retenir sa joie en reconnaissant son sauveur en
croupe derrière la silhouette noire.
— Oh, vous avez réussi! J'avais tellement peur qu'ils ne
vous tuent!
— Pour y arriver, il faudrait des individus d'une autre
envergure! s'exclama Léon d'un ton méprisant.
— Vous irez rôtir en enfer pour votre sacrilège, proféra
l'Inquisiteur, blanc de rage.
— Je n'y tiens guère, rétorqua Léon. Si vous croyez que
j'ai envie de vous retrouver dans l'au-delà!
Et il repartit au grand galop, désireux de mettre le plus
de lieues possibles entre la ferme et eux. Une fois à l'abri
dans une forêt, il arrêta sa monture et fit descendre sa
victime toute tremblante.
— Qu'allez-vous en faire? demanda Marietta avec
crainte. Le tuer?
Léon jeta un coup d'œil sur le visage décomposé de
l'homme.
— Je ne voudrais pas me salir les mains, dit-il en
repoussant l'Inquisiteur de la pointe de sa botte. J'ai tué
bien des hommes, mais seulement sur les champs de
bataille. Cette bête immonde ne mérite même pas le nom
d'homme. Laissons-la ramper jusqu'à son antre.
D'un second coup de botte, il envoya l'Inquisiteur rouler
sur le sol.
— Il faut continuer à nous éloigner d'Evray, fit Léon en
souriant à Marietta. N'est-ce pas votre avis?
— Tout à fait, approuva la jeune fille en rejetant en
arrière ses boucles rousses.
Où allaient-ils? Elle n'en savait rien et, à vrai dire, ne s'en
souciait guère. Après avoir donné un petit coup sur la
croupe de Sarrasin, elle suivit Léon au galop sur la route
poussiéreuse.

Marietta se retourna une seule fois. Par-delà la forêt, se


dressait la colline du Valois, noyée dans une brume
impalpable. Elle la contempla un instant de ses yeux
remplis de larmes. Léon fit virevolter sa monture et revint
vers elle au petit galop. Au moment où il la rejoignit, elle se
redressa orgueilleusement. Le passé était le passé. Seul
l'avenir comptait désormais.
Il lui saisit la main et la serra doucement. Leurs regards
se croisèrent. Il n'y avait plus trace de moquerie dans le
regard brun doré de Léon, mais une compréhension qui
réchauffa le cœur de la jeune fille.
— C'était un dernier adieu, dit-elle en lui souriant à
travers ses larmes. Je ne pleurerai plus, je vous le promets.
— J'en suis heureux, en tout cas pour mon col...
Marietta fixa la dentelle toute froissée et rougit imper-
ceptiblement.
— C'est moi qui ai fait cela? Je... je n'en ai pas souvenir...
— Aucune importance, assura courtoisement Léon.
— Je vous en ferai un autre.
— Vous aurez du mal, dit-il en se remettant en route.
C'est de la fine dentelle de Chantilly.
— N'importe qui peut en faire, lança Marietta avec
désinvolture. Ma grand-mère était vénitienne. Les Vénitiens
fabriquent les plus belles dentelles du monde.
Léon parut favorablement impressionné. Ses dentelles
lui avaient coûté une fortune. Au moins, l'avenir de la jeune
fille était-il assuré. Une dentellière ne mourait pas de faim.
— Vous savez donc faire de la dentelle de Venise comme
votre grand-mère?
— Oui. Mais nous en avons toujours jalousement gardé
le secret.
— Vous n'aurez pas de mal à gagner votre vie, j'imagine?
— Non, répondit-elle laconiquement en pensant à la
solitude qui l'attendait.
— Pourquoi vous traite-t-on de sorcière à Evray? s'enquit
Léon avec curiosité.
— Ce sont des imbéciles.
— Je vous l'accorde. Mais si vous n'êtes pas une sorcière,
qui êtes-vous donc?
— Marietta Riccardi, dentellière de mon état, pour vous
servir.
— Que faisiez-vous à Evray? On n'y fabrique pas de
dentelles.
— Ma grand-mère était trop faible pour continuer le
voyage...
Un silence tomba.
— Quand j'étais enfant, reprit Marietta, nous vivions à
Venise. Ma mère était française. Nous avons ensuite passé
dix ans à Paris. Après la mort de mes parents, ma grand-
mère a voulu retourner dans son pays. Mais elle est tombée
malade en route et nous avons dû rester ici.
Malheureusement, nous avons toujours été en butte à
l'ostracisme des gens du cru. Dieu sait pourtant combien de
malheureux ma grand-mère a guéri avec ses tisanes et ses
onguents! Mais ces paysans n'y voyaient que sorcellerie. A
vrai dire, ils n'étaient pas entièrement responsables. Avant
l'arrivée de cet homme, les gens du pays nous supportaient.
C'est lui qui leur a mis dans la tête que nous étions des
sorcières.
— Lui, qui? demanda Léon, intrigué.
— Je ne sais pas son nom. Il est arrivé tard un soir. Je
dormais déjà. Il voulait un poison, que ma grand-mère lui a
refusé, bien sûr. Il a juré que, si elle ne lui en donnait pas la
formule, elle serait bonne pour le bûcher. En entendant le
bruit, je me suis précipitée dans la pièce, mais il était déjà
dehors, en train de remonter en selle. J'ai seulement pu voir
qu'il s'agissait d'un gentilhomme; il avait les doigts chargés
de bagues.
Léon se souvint alors de l'homme qui avait fait irruption
dans la cour de l'auberge d'Evray, réclamant des hommes et
des chevaux. Il revoyait encore l'énorme diamant qui
étincelait sur sa main gantée.
— Pourquoi un riche gentilhomme serait-il venu lui
demander du poison? Il n'est pas difficile de s'en procurer.
— Ma grand-mère était italienne, expliqua Marietta.
Cela voulait tout dire. Les Italiens avaient en effet une
solide réputation d'empoisonneurs, depuis que les Médicis
avaient introduit ce fléau en France.
— En dehors de la dentelle et des potions inoffensives,
votre grand-mère avait-elle donc d'autres talents?
Marietta serra les lèvres.
— Elle était bonne. Jamais elle n'aurait fait de mal à
personne.
— Mais... elle l'aurait pu?
— Elle n'a jamais abusé de ses connaissances, assura la
jeune fille en regardant Léon droit dans les yeux. Et je
compte bien suivre son exemple.
Là-dessus, elle éperonna Sarrasin et partit au galop sur la
route ombragée par de magnifiques platanes.
— Ça, c'est trop fort! marmonna Léon en s'efforçant de la
rattraper.
Cette histoire était invraisemblable! Un mystérieux
gentilhomme venu voir une pauvre vieille au fin fond de sa
province à la recherche d'un poison rare... Pourtant, les
paroles de Marietta avaient l'accent de la vérité. Et puis, si
ce visiteur inconnu était tellement acharné à sa perte,
n'était-ce pas justement parce que, elle aussi, connaissait le
secret dont il voulait s'emparer?
Pendant de longues heures, ils galopèrent côte à côte. Le
soleil brillait sur les boucles cuivrées qui auréolaient le joli
petit visage triangulaire et tombaient librement sur ses
épaules. Elle était excellente cavalière. C'était proprement
stupéfiant de voir une paysanne nu-pieds aussi à l'aise à
cheval. Elle avait une grâce et une allure que lui auraient
enviées bien des dames de la cour. Pas une d'entre elles
d'ailleurs n'aurait eu la témérité de sauter du fenil sur le dos
de Sarrasin. La seule pensée de ce bond vertigineux leur
aurait donné des vapeurs. Cette fille, elle, n'avait même pas
bronché.
Ils devaient être maintenant à bonne distance d'Evray. Le
paysage s'était insensiblement transformé. Léon profita de
la traversée d'un cours d'eau pour s'arrêter. Il sortit du pain
et du fromage de la sacoche de Sarrasin et s'assit sur la rive.
Marietta ne se fit pas prier pour partager ce frugal repas.
Tandis que Léon se penchait sur le cours d'eau pour y boire
au creux de ses mains, la jeune fille s'allongea sur l'herbe,
les yeux fermés sous la chaude caresse du soleil.
Léon l'observait entre ses paupières mi-closes, se rap-
pelant sa première conquête, une paysanne aux joues roses
et à la poitrine rebondie. Depuis, ses maîtresses avaient
toujours été des femmes sophistiquées, peintes et poudrées,
vêtues de soies et de velours. Francine de Beauvoir prenait
même des bains de lait pour avoir la peau plus douce et ses
précieux petits escarpins étaient cloutés de diamants. Et
pourtant, elle n'arrivait pas à la cheville de cette Marietta...
Sentant posé sur elle le regard de son compagnon,
Marietta rouvrit les yeux. Il vint s'étendre dans l'herbe à ses
côtés. Elle se raidit instinctivement.
— Ne vous affolez pas, dit-il en riant. Je n'ai nullement
l'intention d'attenter à votre vertu.
— Qu... que faites-vous donc? demanda-t-elle, le cœur
battant devant son expression décidée.
— Après avoir risqué deux fois ma vie pour vous sauver,
j'estime tout de même que la moindre des choses est de me
récompenser d'un baiser!
Sans se soucier le moins du monde de son mouvement
de recul, il pencha la tête et s'empara de ses lèvres en un
baiser plein de feu. Après avoir vainement tenté de le
repousser, Marietta ne put résister au plaisir de s'aban-
donner, et ses bras vinrent se nouer tout naturellement
autour de sa nuque.
Très vite, trop vite au gré de la jeune fille, il se redressa
en disant d'un ton dégagé :
— Voilà, mademoiselle, vos dettes sont maintenant
payées.
Personne n'avait jamais encore embrassé Marietta. Bien
des garçons d'Evray lui avaient fait des avances, mais elle
s'était toujours défendue comme une tigresse. Pas un de ces
rustres n'était digne d'elle, lui avait assuré sa grand-mère.
Mais celle-ci n'avait pu — et pour cause — la mettre en
garde contre un gentilhomme athlétique aux yeux pétil-
lants, au rire contagieux, et aux cheveux bouclés si doux
sous les doigts...
— Il faut nous remettre en route, ajouta ce dernier en se
dirigeant vers sa monture.
Dans une sorte d'état second, Marietta le suivit, sans se
rendre compte que Léon s'en voulait à mort d'avoir failli se
laisser entraîner par ses sens exacerbés, alors qu'il allait
bientôt retrouver son Élise pure comme la neige, timide et
douce comme un agneau.
L'expérience qu'il avait des femmes l'avait convaincu
depuis longtemps qu'elles étaient toutes des dévergondées,
prêtes à se vendre pour des bijoux et des colifichets. Seule
Élise était au-dessus de tout cela. C'est la raison pour
laquelle il l'aimait à la folie.
Depuis des années, il était littéralement malade à la
pensée de sa bien-aimée dans le lit de ce Sainte-Beuve. Elle
était enfin libre. Il lui avait aussitôt écrit qu'il arrivait sur
l'heure pour l'épouser. Le jeune homme qui avait quitté
Chatonnay avec à peine deux livres en poche revenait avec
plus d'argent que n'en possédaient ses voisins à des lieues à
la ronde. Il allait pouvoir remettre en état le château où sa
mère vivait encore et en faire le foyer rêvé pour sa femme et
leurs futurs enfants. Le roi avait insisté pour qu'il revienne à
Versailles, mais Léon n'y tenait aucunement. Il en avait plus
qu'assez de cette vie de cour, avec ses mœurs relâchées et
ses intrigues perpétuelles. Il rêvait de gérer son domaine et
d'élever ses fils dans cette campagne qu'il adorait,
campagne qui fleurait bon l'ail et le vin, et non les parfums
écœurants de Paris et de Versailles.
Sans se douter le moins du monde du cheminement des
pensées de son compagnon, Marietta galopait allègrement à
ses côtés. De temps à autre, ils traversaient des villages
pleins d'animation. Assises sur le pas de leurs portes en
train de filer et de bavarder, les femmes les regardaient
passer avec curiosité, s'étonnant visiblement de voir en si
belle compagnie une jeune fille aux pieds nus et à la robe en
lambeaux.
— Avez-vous faim? demanda soudain Léon.
— Oh oui! répondit franchement Marietta. J'avalerai la
mer et ses poissons!
Léon sourit malgré lui.
— Hélas, je n'ai plus rien dans ma sacoche. Mais nous
serons bientôt à Toulouse. Nous nous y arrêterons pour y
faire un vrai repas.
La route sablonneuse sinuait entre des champs de maïs.
Toulouse apparut enfin, avec ses innombrables clochers
étincelants sous le ciel de cobalt.
Très vite, ils furent aux portes de la ville. On s'y
bousculait car c'était jour de marché. Les paysans des
environs étaient venus vendre leurs produits. Les étroites
rues pavées étaient encombrées d'ânes chargés de paniers,
de vaches, de moutons, de volailles. Ils eurent du mal à se
frayer un chemin au milieu de la foule.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin dans la cour de l'auberge, le
palefrenier observa avec curiosité les égratignures des
jambes de Marietta et le bas tout boueux de sa robe. En
voyant son regard, celle-ci serra plus étroitement le
manteau de Léon autour de ses épaules, ne voulant pas lui
faire honte en exhibant son corsage déchiré.
Le patron leur apporta aussitôt deux chopes de bière
mousseuse et leur servit du gigot de mouton accompagné
de chou et de haricots. Marietta fit preuve d'un appétit
vorace. La bière forte mit Léon de meilleure humeur.
— Vous savez tout de moi, déclara Marietta, une fois son
assiette vide. Moi, je ne sais rien de vous. Pas même votre
nom...
— C'est bien facile d'y remédier, repartit son vis-à-vis.
Léon de Villeneuve, pour vous servir. Il y a six ans que je
partage mon temps entre les champs de bataille et la cour
du Roy Louis.
— A Versailles? fit Marietta en ouvrant de grands yeux.
— Oui. Maintenant, je rentre chez moi à Chaton- nay.
— Y a-t-il des dentellières chez vous? s'enquit timi-
dement la jeune fille en se servant de tarte aux pommes.
— Non, et c'est bien dommage!
— C'est à Chatonnay que nous allons?
— Que « je » vais, corrigea-t-il.
Elle pâlit.
— Mais je croyais... commença-t-elle.
— Je vous ai aidée à vous enfuir d'Evray, coupa Léon en
se servant à son tour. Quand nous nous séparerons, je vous
laisserai le cheval de l'Inquisiteur et une pièce d'or.
— Je ne veux pas de votre or! se récria-t-elle. Je... je
pensais...
Elle rougit sans pouvoir achever sa phrase.
— Je vais à Chatonnay pour me marier, laissa-t-il tomber
sans ménagements.
— En ce cas, vous n'auriez pas dû me traiter comme une
dévergondée! lança-t-elle en le fixant d'un regard
scandalisé.
— Seigneur Dieu, n'exagérons rien! protesta Léon. Je n'ai
fait que vous embrasser!
Mais il n'avait pas achevé sa phrase que l'assiette de
Marietta s'envola dans sa direction.
— Vous êtes folle! s'exclama-t-il en la saisissant par le
poignet, tandis que la tarte dégoulinait sur sa joue et son
pourpoint. J'aurais bien dû vous laisser à Evray pour y être
brûlée!
Tel un chat sauvage, elle lui griffa la figure. Le patron
arriva juste à temps pour voir Léon la jeter comme un
paquet en travers de ses genoux et lui administrer une
magistrale fessée. Le bonhomme grimaça un sourire. A la
vue des égratignures de son hôte et de l'état de son
pourpoint, il se dit que la fille n'avait pas volé cette
correction.
— « Ça », c'est pour avoir dû vous poursuivre dans les
buissons épineux! « Ça », c'est pour avoir failli faire crever
mon cheval, et « ça » enfin, c'est pour avoir été à moitié
étranglé par ce malotru!
A chaque phrase, Marietta sentait la main de Léon
s'abattre avec force sur la partie la plus charnue de son
individu. Puis il la lâcha avec une telle soudaineté qu'elle
roula sur le sol, à la grande joie du patron dont l'œil
égrillard ne manqua pas d'apprécier les jolies jambes et les
seins palpitants de sa cliente. Marietta se releva comme une
furie, s'empara d'une chope de bière et la jeta à la figure de
Léon avant de s'élancer dans la rue.
— Maudite créature! grogna Léon.
— A mon avis, vous êtes mieux sans elle, dit l'aubergiste
avec un petit rire. Ces rouquines sont de vraies soupes au
lait!
Léon acquiesça en nettoyant de son mieux son élégante
tenue tandis que le patron allait lui chercher une autre
chope.
Dans sa précipitation, Marietta était partie sans le
manteau de Léon. Elle était donc en train d'arpenter les
rues de la ville, ses appas exposés à tous les regards,
songeait Léon. Il y aurait sans doute des hommes sans
scrupules pour profiter de la situation. Oh, et puis après, ce
n'était pas son affaire! Mieux valait être débarrassé d'elle.
C'était vraiment une friponne un peu trop troublante pour
un homme à la veille de se marier.
Après avoir posé devant lui une autre chope bien
mousseuse, le patron se hâta d'aller accueillir plusieurs
clients qui venaient de faire irruption. Léon n'aurait
probablement pas remarqué les nouveaux venus, si l'éclat
d'un énorme diamant brillant sur une main gantée de noir
ne l'avait soudain frappé.
— A boire et à manger, et plus vite que ça! intima
sèchement l'homme à l'aubergiste avant d'ajouter pour l'un
de ses compagnons : Elle est certainement dans les parages.
Nous l'aurons avant la tombée du jour.
L'homme avait un visage fin. Ses cheveux blonds, sa
moustache, sa barbe en pointe étaient coiffés avec le plus
grand soin. On eût dit qu'il sortait de chez le barbier. Son
regard bleu était dur comme l'acier.
Sans toucher à sa chope, Léon sortit discrètement dans la
cour pour y reprendre son cheval.
— Il n'a pas encore terminé son avoine, Monseigneur...
commença le palefrenier.
— Aucune importance, assura Léon en sautant en selle.
Il s'éloigna au petit trot dans la rue envahie de paysans et
de marchands ambulants qui se souciaient fort peu de lui
laisser le passage. Le soleil brillait sur les étalages de
pommes rouges, de poires jaunes, de prunes violettes et les
grosses brassées de fleurs multicolores. Le beau temps
incitait tout le monde à la flânerie. Voyant soudain la toison
rousse de Marietta disparaître dans une ruelle transversale,
Léon se jeta à sa poursuite, bousculant sans ménagements
les paysannes chargées de cabas. Il se fit traiter de tous les
noms, mais n'en continua pas moins son chemin avec
impassibilité.
La ruelle était si étroite qu'il y avait à peine la place pour
son cheval. Marietta poussa un cri et courut de plus belle,
renversant au passage un malheureux colporteur.
— Laissez-moi! Laissez-moi! hurlait-elle.
Mais Léon réussit à l'attraper par les cheveux et sauta
aussitôt à bas de sa monture.
— Je vous jure que je le voudrais bien! dit-il avec
conviction en la plaquant contre un mur. Mais il faut que
vous veniez avec moi. Je ne veux pas avoir votre mort sur la
conscience.
Sans écouter les propos grivois du colporteur, il lui
chuchota à l'oreille :
— Ecoutez-moi. Ils sont à l'auberge. Ils vous cherchent. Il
faut quitter la ville au plus tôt.
Il n'en fallait pas plus pour convaincre Marietta. Léon lui
jeta les rênes de Sarrasin.
— Je repars chercher l'autre cheval. Attendez-moi ici.
— Et s'ils arrivent pendant ce temps-là?
A la vue du petit visage pâle d'épouvante, il oublia qu'il
avait frôlé deux fois la mort pour cette coquine qui s'était
moquée publiquement de lui et lui avait abîmé un superbe
costume.
— Aucun danger, assura-t-il calmement en l'embrassant
à pleine bouche avant de s'éloigner en hâte.
Le cœur de Marietta battait à coups précipités... Mais ce
n'était plus de terreur... Pourquoi donc l'avait-il embrassée?
Il n'y avait pas cinq minutes, il avait avoué qu'il allait se
marier. Un baiser ne signifiait probablement pas grand-
chose pour ce beau cavalier accoutumé à de faciles
conquêtes... Et pourtant... Les lèvres gonflées, les joues
écarlates, elle le suivit songeusement du regard...
Pendant ce temps-là, Léon se maudissait. Ce baiser, se
disait-il, ne lui avait apporté aucune satisfaction person-
nelle. Il avait seulement voulu réconforter la jeune fille.
Mais cette bonne excuse ne tenait pas debout. Il s'en
rendait parfaitement compte.
Par la fenêtre de l'auberge, il aperçut l'homme aux
cheveux blonds, debout, une cuisse de poulet dans une
main, une chope de bière dans l'autre. De toute évidence, il
allait reprendre très vite ses recherches.
Après avoir donné un bon pourboire au garçon d'écurie,
Léon partit retrouver Marietta qui l'attendait avec une
impatience fébrile. Sans pouvoir retenir une grimace de
douleur, elle se remit aussitôt en selle. Elle se sentait
mordue par la jalousie à la pensée que son compagnon
n'aurait sans doute jamais osé battre en public sa future
femme.
Léon était trop absorbé pour s'apitoyer sur le séant
endolori de Marietta. Cet homme au diamant n'était pas un
chasseur de sorcières ordinaire. S'il s'était donné le mal de
la poursuivre jusqu'ici, il ne s'arrêterait pas en si bon
chemin. Mais pourquoi? La vieille Riccardi avait-elle
transmis à sa petite-fille de dangereux secrets?
Une fois sortis de la ville, Léon et Marietta galopèrent
sans trêve ni repos vers l'est. Leurs montures étaient
harassées. Ils durent s'arrêter à la tombée du jour. Léon
s'appuya à un arbre et s'épongea le front.
— Impossible d'aller plus loin avant demain matin. Nos
chevaux ont besoin de repos.
— Moi aussi, dit Marietta en se laissant tomber près de
lui.
A quelques mètres de là, leurs montures broutaient
l'herbe verte des rives de la Garonne.
— Croyez-vous que nous soyons en sécurité maintenant?
interrogea Marietta.
— Pour l'instant, nos poursuivants sont en train d'ex-
plorer la ville. Avec un peu de chance, cela devrait les
occuper jusqu'à demain soir.
— Et après? Pensez-vous qu'ils prendront cette route?
— Pourquoi choisiraient-ils le Languedoc? Ils peuvent
aussi bien fouiller l'Aquitaine...
— Comment se fait-il que l'Inquisiteur ait pu se procurer
si vite une autre monture? Nous l'avions laissé à des lieues
de tout endroit habité.
— Ce n'est pas l'Inquisiteur qui est à votre poursuite,
mais un autre homme que j'avais vu à Evray réclamer des
renforts pour vous retrouver.
— Un autre homme?
— Jeune, blond et richement vêtu.
Elle pâlit.
— Mon Dieu, ce doit être lui. Celui qui a tenté d'arracher
son secret à ma grand-mère.
— Pourquoi serait-il à votre recherche?
— Parce que je connais tous les secrets de ma grand-
mère, répondit-elle avec un profond soupir.
— Il n'y a rien de plus banal que le poison, protesta Léon.
J'étais à la cour lorsque la princesse Henriette d'Angleterre
y fut empoisonnée par de la poudre de diamant saupoudrée
sur ses fraises à la place de sucre.
— Ce n'est pas cela qui aurait pu l'empoisonner, dit
Marietta avec un petit rire.
— Qu'en savez-vous? Vous n'y étiez pas!
— Croyez-moi, la princesse l'aurait vite remarqué!
— Alors, suggéra Léon sans s'avouer battu, c'était peut-
être sa chicorée qu'on avait empoisonnée. Elle s'est mise à
râler sitôt après l'avoir bue.
Marietta le regarda d'un air condescendant.
— Les seuls poisons vraiment foudroyants sont le vif-
argent et l'huile de vitriol. Et ils lui auraient brûlé la
bouche. Non, pour moi, la princesse est morte de mort
naturelle.
— Vous êtes bien la seule personne en France à lé
penser. Quoi qu'il en soit, je ne vois toujours pas pourquoi
l'on vous poursuit avec tant d'acharnement. Il ne manque
pourtant pas d'alchimistes en France, que diable!
— Vous ne comprenez pas, dit Marietta. Cet homme est
à la recherche d'un secret beaucoup plus précieux qu'un
simple poison.
Elle hésita un instant avant de reprendre :
— Ma grand-mère connaissait l'antidote universel, celui
qui immunise contre tous les poisons.
— Il n'existe pas, voyons! déclara Léon avec conviction.
Je suis à la cour depuis assez longtemps pour le savoir.
— Détrompez-vous, dit Marietta, et ne cherchez pas
ailleurs la raison du meurtre de ma grand-mère.
— C'est donc vrai? demanda Léon avec stupeur. Elle
connaissait le secret de la mithridatisation?
— Je ne vois pas d'autre motif pour qu'on me recherche
également.
Il y eut un long silence. Ils regardaient pensivement
l'horizon où s'effilochaient de longues traînées orange.
L'obscurité tombait progressivement.
— Il va falloir dormir ici, dit enfin Léon en soupirant.
Marietta s'étendit à côté de lui. Prudemment, il s'écarta
légèrement d'elle. Mais son manteau n'était pas suffisant
pour les protéger tous les deux. De nouveau, il soupira. Au
diable la sagesse! Il n'allait tout de même pas mourir de
froid! Il se rapprocha d'elle et glissa son bras autour de ses
épaules en disant :
— Il fait trop froid pour dormir chacun de notre côté.
Sans protester, elle se nicha au creux de son épaule, et
posa la main sur sa poitrine sous laquelle elle sentait battre
son cœur. Elle espérait bien un peu qu'il l'embrasserait,
comme ce matin dans l'herbe, comme tout à l'heure dans la
ruelle...
Pour la seconde nuit consécutive, Léon s'endormit avec
une exquise odeur de lavande dans les narines. Pourquoi
était-il donc si ridiculement heureux de tenir cette incon-
nue dans ses bras? Etait-ce parce qu'il se sentait seul et qu'il
aspirait à revoir sa blonde Elise aux prunelles violettes? Et
puis, à quoi bon se poser toutes ces questions? Demain,
leurs routes se sépareraient définitivement.
Encore à moitié endormie, Marietta entrouvrit les
paupières. Un rayon de soleil lui caressait le visage. La tête
de Léon était appuyée contre sa poitrine. Timidement, elle
enfouit les doigts dans ses boucles épaisses.
Léon se réveilla à moitié. Pendant une brève minute, il se
crut dans les bras d'une de ses maîtresses. Sa main se
resserra autour de la taille mince et souple. Enflammé de
désir, il ouvrit les yeux et se pencha pour l'embrasser. En
reconnaissant les yeux verts de Marietta, il fit un bond en
arrière, comme piqué par une guêpe.
— Dieu du ciel! Qu'est-ce que c'est que cette déver-
gondée!
— Mais je ne suis pas une dévergondée, se défendit
Marietta en se levant précipitamment.
— Vous en preniez pourtant le chemin, ce me semble!
— Comment! Mais c'est vous qui m'avez fait des avances!
rectifia Marietta, rouge d'humiliation, en reprenant place
sur le dos de Sarrasin.
— Certainement pas! C'est votre faute si j'ai dû passer la
nuit en plein air. Qu'ai-je fait d'autre que d'essayer de me
réchauffer?
— En mettant la main dans mon corsage, n'est-ce pas? fit
Marietta en lui jetant un regard noir.
— Si je l'ai fait, soyez certaine que ce fut inconsciemment
dans mon sommeil, dit-il sans ménagements. Je vais
épouser une femme que j'aime depuis des années. Il n'est
pas question pour moi d'attenter à la pudeur de paysannes
rencontrées en route.
— C'est pourtant ce qui s'est produit, monsieur!
— Un seul baiser! railla Léon. Cela ne vaut même pas la
peine d'en parler.
— Estimez-vous heureux d'avoir réussi à me le voler,
répliqua Marietta, tremblante de rage. Je suis une Ric-
cardi, sachez-le. Pas une simple paysanne qui se laisse
trousser par le premier venu!
— Eh bien, au revoir. Je préfère m'éloigner puisque ma
présence vous importune à ce point.
Du haut de leurs montures, ils échangèrent des regards
enflammés.
Sentant soudain les larmes lui monter aux yeux, Marietta
enfonça les talons dans les flancs de Sarrasin et partit au
grand galop.
— Pas de ça, ma jolie! dit Léon en s'emparant des rênes
de son étalon qui, reconnaissant la voix de son maître,
s'arrêta net. Ce cheval m'appartient, je vous le rappelle...
— Eh bien, gardez-le! cria-t-elle en sautant à terre et en
le regardant avec défi, les mains sur les hanches, sans
s'apercevoir qu'avec son corsage déchiré elle offrait un
tableau assez pittoresque.
La colère de Léon fondit alors comme neige au soleil. Il
se mit à rire aux larmes. Cette fille vêtue de haillons le
toisait, lui, Léon de Villeneuve, le Lion du Languedoc, avec
une morgue incroyable, exactement comme Francine de
Beauvoir regardait le dernier de ses laquais.
Voyant qu'il ne faisait pas mine de lui laisser l'autre
cheval, elle repartit à pied dans la direction d'où ils
venaient, la tête haute.
— Vous tenez absolument à vous jeter dans la gueule du
loup? fit une voix railleuse derrière elle.
Elle serra les poings sans répondre.
— Puis-je vous rappeler que vous ne trouverez pas de
toit avant une bonne vingtaine de lieues? reprit Léon qui la
suivait au pas.
— Ne vous occupez pas de moi, rétorqua-t-elle avec
aigreur. Vous avez déjà perdu assez de temps...
— C'est bien mon avis, acquiesça Léon. Allons, remontez
à cheval. Je suis résolu coûte que coûte à tenir ma promesse
de vous laisser dans un endroit où vous serez en sécurité.
Sans oser le regarder, Marietta continuait d'avancer.
— Ce chemin empierré n'est-il pas extrêmement pénible
pour vos pieds nus? poursuivit-il sur le ton de la
conversation.
Pas de réponse.
Réfléchissant qu'à ce train-là, ils n'atteindraient jamais
Chatonnay, d'autant plus qu'ils lui tournaient le dos, Léon
se pencha brusquement et, avant que Marietta ait pu
prévenir son geste, la prit par la taille et la hissa sur le dos
de Sarrasin.
— Si vous continuez cette comédie, assura-t-il sur un ton
inflexible, je vous laisse en plan, c'est bien compris?
Sur ces fortes paroles, il partit au galop sans lui faire
l'aumône d'un regard. Marietta n'hésita qu'une fraction de
seconde. Sa menace de l'abandonner dans ce désert grillé
par le soleil n'était sans doute pas vaine. Dire qu'hier elle
avait été assez folle pour répondre au baiser de ce barbare!
A contrecœur, elle éperonna sa monture et se lança à sa
poursuite.
Conscient de l'humiliation qu'il lui avait infligée, Léon
gardait le silence tandis qu'ils galopaient entre des vignes
chargées de grappes violettes. A leur gauche, s'étirait le
ruban doré de la Garonne. A mesure que le soleil montait
dans le ciel, ils ralentissaient l'allure pour ne pas épuiser
leurs montures.
— Dieu que ce pays est beau! dit tout à coup Marietta
dont la rancune s'était évaporée.
L'expression de Léon s'adoucit. Il adorait son pays natal.
— Cela me change agréablement de Versailles, je l'avoue.
— Vous n'aimez pas la vie à la cour? questionna
Marietta.
— Non, se contenta-t-il de répondre.
Il repensait aux belles dames de mœurs légères qui
depuis six ans lui avaient rendu la vie si agréable. Aux bals,
aux banquets, aux chasses, aux spectacles... Il ne se
rappelait plus exactement quand il avait commencé à se
lasser de cette existence superficielle. Bien avant d'avoir
appris le veuvage d'Élise, il était décidé à partir. La servilité
de tous ces nobles rivalisant pour attirer l'attention du Roi
lui soulevait le cœur. Lui-même, en tant que favori, avait
été assiégé par tous ceux qui cherchaient à s'assurer ses
bons offices pour arriver jusqu'au souverain. Certains
auraient fait n'importe quoi pour le soudoyer. Mais Léon
avait toujours refusé de se laisser acheter. Cette attitude
intransigeante lui avait valu de nombreux ennemis.
Il ne s'en était guère soucié. Il était venu à Versailles sur
la demande expresse du Roi qui avait su l'estimer à sa juste
valeur. Même Louvois, secrétaire d'État à la Guerre, ne
dédaignait pas ses avis. Sa Majesté l'avait autorisé à
retourner à Chatonnay pour s'y marier, lui enjoignant de
revenir aussitôt après avec sa femme.
Mais Léon n'avait aucunement l'intention d'obéir à cet
ordre. Il désirait se retirer chez lui, être son propre maître.
Il en avait assèz d'obéir au doigt et à l'œil, fût-ce au roi le
plus puissant de la Chrétienté.
Tout en ruminant ces pensées, il continuait de galoper.
Arriverait-il ce soir à Chatonnay? Dans quelques heures,
Elise serait sans doute dans ses bras... Cette attente
interminable prendrait fin...
— Est-il vrai que Mme de Montespan a remplacé La
Vallière dans le cœur du Roi?
Le regard de Léon se durcit.
— Que pouvez-vous savoir de La Vallière ou de Mme de
Montespan?
— Pourquoi ne serait-on pas au courant des amours
royales jusque dans les campagnes les plus reculées?
rétorqua Marietta, assez satisfaite de voir Léon tout
abasourdi.
— Qui vous a parlé de Mme de Montespan? reprit le
jeune homme en ramenant son cheval au pas et en prenant
la bride de celui de Marietta. Son nom n'a pas encore
franchi les frontières de la cour.
En le voyant tellement en colère, Marietta en vint à
regretter ses paroles inconsidérées.
— Je ne me souviens pas. C'étaient de simples com-
mérages.
— Vous me prenez donc pour un imbécile? demanda- t-
il en lui serrant le poignet à la faire crier. Comment se fait-il
que vous soyez tellement au courant des événements de la
cour?
— Je vous l'ai déjà dit, mais vous avez refusé de me
croire. Je suis une Riccardi, et pas seulement une simple
paysanne!
— Les Riccardi vont-ils donc à la cour? demanda
ironiquement Léon.
— Non, proféra-t-elle avec arrogance, c'est la cour qui
vient à eux!
— Vous voulez dire... l'homme qui vous poursuit?
— Lui... et d'autres!
Léon la lâcha subitement.
— Je doute qu'ils l'aient fait dans un but honnête.
— Je ne vous contredirai pas là-dessus, admit Marietta
dont les yeux jetaient des éclairs. Mais je vous répète que
ma grand-mère n'a jamais rien donné de dangereux à
personne.
— Et vous espérez me faire croire que des gentilshom-
mes de la cour venaient à Evray?
— Pas à Evray, rectifia-t-elle. A Paris. Nous y habitions
tout près du Pont-Neuf, non loin de la rue Beauregard.
Léon sursauta. Il avait entendu parler d'une femme
habitant cette rue, une aventurière, une sorte de pythonisse
chez laquelle se pressaient le Tout-Paris et le Tout-
Versailles. D'instinct, Léon devinait que les Riccardi
s'étaient toujours gardés de pratiquer la sorcellerie comme
le faisait La Voisin. Mais si Marietta et sa grand-mère
avaient vécu si près de la rue Beauregard, cela pouvait
expliquer bien des choses. Il sentait pourtant que Marietta
ne lui avait pas tout dit.
Le soleil se couchait lentement. Dans le ciel d'or
s'effilochaient de petits nuages argentés. Au loin, on
apercevait les toits pointus d'un bourg enserré par de hauts
remparts. Au premier croisement, Léon fit halte. C'est là
que leurs chemins se séparaient.
— C'est Trélier, dit-il froidement. Vous y serez en
sécurité. La mer n'est plus très loin. Voici la pièce d'or
promise. Maintenant, échangeons nos montures.
— Je ne veux pas de votre or, murmura-t-elle, le cœur
serré.
— Comme il vous plaira.
Les minutes s'étiraient. Les chevaux piaffaient. Ni l'un ni
l'autre ne se décidait à s'éloigner.
— A combien de kilomètres se trouve votre village?
demanda enfin Marietta en se raclant la gorge.
— Cinq.
— Je suis une très habile dentellière, reprit-elle d'une
voix tremblante sans oser le regarder. Puisqu'il n'y en a pas
à Chatonnay, je pourrais peut-être y trouver du travail.
— Seigneur Dieu! s'exclama Léon avec véhémence. Je ne
peux pas vous amener là-bas avec moi!
— Pourquoi pas? demanda-t-elle en le regardant droit
dans les yeux.
— Que penserait-on de me voir rentrer au pays en votre
compagnie après six ans d'absence?
— Vous pourriez expliquer que vous m'avez sauvée.
— Si jamais le mot de sorcellerie était prononcé, tout le
village serait en effervescence!
— Alors ne dites rien!
— Ce ne serait pas mieux. Je ne tiens pas à ce que
d'infâmes ragots reviennent aux oreilles d'Élise.
Marietta n'avait nul besoin de demander si Elise était
celle qu'il devait épouser, tant l'expression de Léon s'était
adoucie en prononçant ce prénom...
— Et maintenant, bonne chance! ajouta celui-ci en
levant la main en signe d'adieu avant d'éperonner son
cheval.
Marietta resta immobile à le suivre des yeux. Quel genre
de femme était donc cette Elise pour avoir conservé l'amour
d'un Léon de Villeneuve pendant plus de six ans? Que de
femmes avaient pourtant dû tomber sous le charme des
yeux veloutés et des lèvres sensuelles de l'aimable
courtisan! Heureusement, cela n'avait pas été son cas.
Hormis ce baiser, elle s'était bien gardée de répondre à ses
avances.
A dire vrai, sa vertu n'avait jamais été sérieusement en
danger. Il suffisait de se rappeler la réaction de Léon ce
matin en se réveillant dans ses bras. Elle aurait été lépreuse
qu'il ne se serait pas éloigné d'elle plus précipitamment.
Au loin, les remparts de Trélier semblaient affreusement
rébarbatifs. Elle eut brusquement les larmes aux yeux. Un
sanglot la secoua. Elle détestait ce Léon! Qu'il aille donc
retrouver sa précieuse Elise!
Au bout de trois cents mètres, Léon mit sa monture au
pas et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Marietta
n'avait pas bougé. Affaissée sur son cheval, les épaules
voûtées, la tête basse, elle semblait la statue vivante de la
désolation. Il faisait froid et, malgré son manteau, Léon
frissonna. Marietta serait à moitié gelée avant d'avoir
atteint Trélier. Et où pourrait-elle trouver un abri, sans
argent?
Il fit virevolter Sarrasin et repartit dans sa direction.
— Réflexion faite, vous serez plus en sécurité à Cha-
tonnay qu'à Trélier, déclara-t-il d'un ton exaspéré. Enfin,
grâce au ciel, il fait sombre et personne ne vous verra.
Si Marietta avait eu pour trois sous d'amour-propre, elle
l'aurait envoyé au diable. Mais la nuit était noire, froide,
peuplée d'ombres menaçantes... Elle se sentait sans cou-
rage, terrorisée comme un animal traqué. Ravalant sa fierté,
elle lui emboîta le pas.
Bientôt apparut la flèche d'une église se détachant sur un
ciel fourmillant d'étoiles. Ils traversèrent un village
endormi. Marietta n'en pouvait plus. Elle avait affreuse-
ment mal au dos et ses jambes la brûlaient. Léon ne faisait
toujours pas mine de vouloir s'arrêter...
Soudain, avec un cri de joie qui la fit sursauter, il se
dressa sur ses étriers. Devant eux, brillait une lanterne
portée par un vieil homme au bon visage jovial.
— Sois le bienvenu à la maison, mon garçon, dit celui-ci
en se précipitant au-devant de Léon. Il y a douze heures
que je fais le guet.
Dans un geste d'affection, il lui ébouriffa les cheveux. Ce
devait être son père. Ce n'était pas un gentilhomme. Un
fermier tout au plus. Mais Marietta aima tout de suite son
bon visage réconfortant.
— Ma mère... est-elle encore debout à cette heure- ci?
— Bien sûr! Personne n'a dormi depuis que nous avons
appris la nouvelle de ton retour. Tout le monde t'attend
comme le Messie. Ta cousine Céleste est également là, dans
tous ses états à l'idée de te revoir.
Soudain l'homme remarqua Marietta assise en silence
sur son cheval. Il en resta bouche bée de stupeur.
— Mademoiselle Riccardi, fit Léon avec désinvolture en
suivant son regard. Elle a provisoirement besoin d'un abri.
— De vêtements, tu veux dire, espèce de polisson!
rectifia Armand Brissac avec un petit gloussement.
Ce Léon qui arrivait à Chatonnay accompagné de sa
maîtresse! Quelle audace! Le pavé dans la mare!
— Ah, cela fait plaisir de te revoir, Léon, ajouta-t-il en lui
envoyant une bourrade amicale. Sans toi, c'était devenu
mortel, tu sais!
Marietta bouillait de colère de la façon cavalière dont
Léon l'avait présentée à son père. Celui-ci les précédait les
éclairant de sa lanterne, le long d'une avenue de platanes
qui aboutissait à un château éclairé de façon féerique. Les
tours d'angle luisaient au clair de lune. Un pont-levis
enjambait des douves où flottaient des nénuphars blancs.
Devant cette grandiose demeure, Marietta se sentit
soudain emplie d'appréhension.
— Léon! C'est toi, Léon!
Une jeune fille aux boucles noires et aux yeux brillants
d'excitation se jeta dans les bras de l'officier au moment où
celui-ci franchissait le seuil du château.
Le cœur lourd, Marietta se laissa glisser à terre et, après
avoir caressé machinalement l'encolure de son cheval,
traversa la cour pavée. A son entrée dans le vestibule, elle
remarqua le haut-le-corps de deux jeunes servantes qui la
fixaient d'un air médusé. Marietta avait une conscience
aiguë de ses pieds nus et sales. Elle croisa les mains devant
sa poitrine en s'efforçant de dissimuler les déchirures de
son corsage. Maudit Léon! Il aurait bien pu l'attendre!
Les deux servantes s'enfuirent en chuchotant et dispa-
rurent à l'autre extrémité du vestibule. Par la porte ouverte
derrière laquelle Léon et son père s'étaient esquivés,
Marietta aperçut un feu brûlant dans l'âtre. Elle entendit
une voix pleine de douceur et d'amour accueillir Léon.
Etait-ce sa mère? Ou Elise?
Soudain, une panique incontrôlable l'envahit. Au-dessus
de sa tête brillait un lustre. Impossible sous cette lumière
crue de cacher sa tenue grotesque. Elle allait être la risée de
tout le monde. Pourquoi Léon l'avait-il amenée ici sans
l'avertir? Il aurait au moins pu lui prêter son manteau...
Qu'allaient dire les châtelains en la voyant?
Un jeune homme ébouriffé, au justaucorps de cuir, sortit
d'une pièce et la lorgna avec intérêt. Ce fut la goutte d'eau
qui fit déborder le vase. Léon l'avait abandonnée. Elle
n'aurait jamais dû le suivre ici.
Comme une folle, elle ressortit dans la cour. Les garçons
d'écurie avaient emmené leurs montures. Prenant son
courage à deux mains, elle traversa le pont-levis à toute
allure et s'enfonça dans la nuit terrifiante. Elle entendait
des cris derrière elle. On lui hurlait de s'arrêter. Elle se crut
revenue dans la forêt d'Evray, courant à perdre haleine pour
échapper aux chasseurs de sorcières. Son cœur battait à
tout rompre.
— Marietta! Marietta!
Elle croyait entendre les clameurs enragées de ses
poursuivants acharnés à sa perte : « La sorcière! La
sorcière!» Elle avait l'impression de revoir les flammes
hideuses s'élever du bûcher sur la colline...
Sentant une main l'agripper, elle poussa un hurlement
d'épouvante et tomba sans connaissance... aux pieds de
Léon.
Celui-ci la souleva dans ses bras et la ramena jusqu'au
château.
— Pauvre enfant! dit Mme de Villeneuve en suivant son
fils vers l'escalier. Elle devait être folle de terreur pour s'être
enfuie ainsi.
— Elle a crié comme un lièvre attrapé par un renard,
ajouta Céleste en regardant avec curiosité la jeune fille
inconsciente.
— Elle n'a rien d'un lièvre, je t'assure, dit sèchement
Léon en montant l'escalier avec son fardeau. Elle est plus
courageuse que tu ne le seras jamais.
Un peu vexée par le ton de son cousin, Céleste ne
répondit pas.
— Cours chercher Mathilde, lui intima sa tante. Elle
m'aidera à mettre cette jeune fille au lit.
Sur le seuil de la chambre, Armand Brissac eut un sourire
ironique avant de repartir vers l'écurie. Visiblement, Mme
de Villeneuve se méfiait de son fils : elle n'allait pas laisser
ce coureur de jupons invétéré déshabiller lui-même cette
fille sous son toit...
Léon posa Marietta sur un énorme lit à baldaquin et la
regarda avec angoisse. Elle n'avait toujours pas repris
connaissance. Quand sa mère pénétra dans la chambre,
suivie de Mathilde, ses yeux s'agrandirent de surprise. La
tendresse n'était pas un sentiment habituel chez son
débauché de fils. Et pourtant, il n'y avait pas d'autre mot
pour décrire l'expression de son visage penché sur celui de
la jeune fille qu'il tenait dans ses bras.
A contrecœur, Léon abandonna Marietta aux bons soins
de Mathilde et sortit de la pièce. Au moment où on lui
passait une chemise de nuit propre, Marietta ouvrit des
yeux un peu égarés et voulut protester.
— Ne vous inquiétez pas, mon petit. Buvez donc un peu
de verveine avant de dormir. Demain, vous serez gaie
comme un pinson.
La dame qui lui parlait avec tant de bonté portait une
robe de laine moelleuse dont les manches longues et
bouffantes se terminaient par des poignets de dentelle. De
la dentelle de Chantilly, songea machinalement Marietta en
se laissant retomber sur les oreillers, tout étourdie, le corps
recru de fatigue.
— Regardez, dit Mathilde, elle dort déjà.
Jeanne de Villeneuve posa la tisane sur la table de nuit et
contempla Marietta avec une douceur infinie.
— C'est une bien jolie fille, dit-elle songeuse. Je me
demande qui elle est.
— Nous le saurons bien assez tôt, grogna Mathilde en
ramassant les guenilles de Marietta. En attendant, tout ceci
est bon à brûler!
Elle se mit à rire.
— Par tous les saints du paradis, ils devaient faire un
drôle de couple, tous les deux! Encore heureux que la route
ne passe pas par Lancerre! Vous voyez d'ici le scandale!
Jeanne de Villeneuve fronça légèrement les sourcils. Elle
était habituée à la liberté de langage de sa camériste peu
stylée. Mais la pensée de sa future belle-fille la mettait mal
à l'aise. Enfin, il fallait sans doute rendre grâce à Dieu de ce
que son fils consentît enfin à se ranger. Puisque Léon avait
choisi Elise Sainte-Beuve, elle ferait tout son possible pour
bien l'accueillir à Chatonnay.
Jeanne n'était pas sûre que la jeune femme y tenait
tellement. Elle avait entendu d'autres sons de cloche. Mais
il fallait se garder des ragots comme de la peste.
Déjà les serviteurs devaient faire des gorges chaudes de
l'arrivée de leur maître avec cette va-nu-pieds. Nul doute
qu'on colporterait bientôt dans tout le pays, en l'enjolivant
à plaisir, la course folle de Léon à la poursuite de cette fille.
Ces rumeurs ne manqueraient pas d'atteindre très vite
Lancerre. Et Léon aurait bien du mal à apaiser la jolie
veuve.
— Qui est cette fille? demanda-t-elle à son fils un peu
plus tard.
Ils étaient enfin seuls au salon. Après avoir harcelé son
cousin de questions sur Versailles, Céleste venait de monter
se coucher.
Léon avait décidé que, dans l'intérêt de Marietta, il
garderait le secret sur son aventure. Mais il n'avait rien à
cacher à sa mère.
— Elle s'appelle Marietta Riccardi. Elle est dentellière,
répondit-il en étirant ses longues jambes vers la cheminée
où brûlaient d'énormes bûches.
Jeanne continua tranquillement sa broderie. Elle atten-
dait la suite.
— Je l'ai trouvée à Evray. On l'avait accusée de sorcellerie
et on la pourchassait pour lui infliger le supplice du feu.
Jeanne eut une exclamation horrifiée et laissa tomber
son ouvrage sur ses genoux.
— Et ce n'est pas tout, ajouta Léon. Ils venaient de brûler
sa grand-mère.
— Doux Jésus! chuchota la châtelaine en se signant. Je ne
m'étonne plus que la pauvre fille ait été dans cet état!
— Vous ne me demandez pas si la vieille femme était
bien une sorcière?
— Non. Il me suffit de savoir que cette jeune fille a
besoin de repos et d'un asile.
— Je vous précise quand même que sa grand-mère
semblait avoir une connaissance peu commune des vertus
des plantes, dit-il en se levant.
— C'est également le cas de Mathilde. Elle n'est pas
sorcière pour autant, que je sache.
Léon laissa tomber le sujet. Il était résolu à ne pas
mentionner la vraie raison de cette chasse aux sorcières.
— Tout ceci est entre vous et moi, bien entendu. Je
préfère que Chatonnay reste à l'écart de ces répugnantes
affaires de sorcellerie.
— Tu as raison, dit sa mère en se levant à son tour. Je
monte me coucher maintenant. J'ai vieilli, tu sais. Je me
fatigue vite.
Il la suivit un moment des yeux. Elle montait les marches
avec peine et en respirant bruyamment. Dieu qu'elle avait
changé en quelques années! Certes, elle avait toujours son
doux sourire, mais son teint était devenu transparent,
presque cireux, et ses cheveux bruns étaient maintenant
tout gris.
Plus vite Elise et lui seraient mariés, mieux ce serait,
songeait-il en revenant vers la cheminée. Elise pourrait
soulager sa mère d'une partie de ses tâches. Plus que
quelques heures, et ils seraient réunis...
Une bûche s'écroula dans la cheminée. Léon la repoussa
du bout de sa botte. Il ne serait point question d'attendre la
fin de son deuil pour l'épouser. Ce vieux débauché de
Sainte-Beuve ne méritait pas qu'on pleure sa disparition.
Non, Léon était bien décidé à épouser Elise avant la fin de
la semaine. Il monta se coucher. Mais ses draps délicate-
ment parfumés à la lavande évoquaient irrésistiblement
l'image d'une sorcière aux yeux verts et non celle d'une
blonde créature aux prunelles violettes.
Lorsque Marietta se réveilla, elle se retrouva dans une
pièce inconnue, perdue dans un énorme lit à baldaquin.
Affolée, elle courut à la fenêtre. En reconnaissant l'avenue
de platanes, la mémoire lui revint aussitôt. Le père de Léon
devait être gardien du château ou fermier, elle ne savait
trop... Pourquoi Léon l'avait-il amenée ici? Que faisait-elle
dans cette chambre luxueuse? Ce n'était certainement pas
sa place. Et où étaient donc passés ses vêtements?
Qn frappa à la porte. La jeune fille qu'elle avait vue la
veille se jeter au cou de Léon fit son entrée, les bras
chargés.
— Je m'appelle Céleste, dit-elle avec simplicité. Voici une
tasse de chocolat. Je vous ai apporté également une de mes
robes, ajouta-t-elle en étendant sur le lit une jupe en linon
vert, un corsage en velours noir et un jupon bordé de
dentelle.
— Dieu qu'elle est jolie! s'exclama Marietta. Vous êtes
vraiment trop gentille!
— Voulez-vous que je vous coiffe? proposa la jeune fille
en rougissant de plaisir. Je n'ai jamais vu de cheveux d'une
telle couleur. Tante Jeanne trouve qu'ils font penser au
soleil couchant.
Manifestement, Marietta avait dû être au centre de
toutes les conversations...
La robe de Céleste lui allait à ravir. La dentelle du jupon
dépassait de sa jupe avec un petit air coquin et le corsage de
velours mettait son joli buste en valeur. Marietta reprit un
peu confiance en elle.
— Le comte va avoir une surprise de taille en vous
voyant aussi éblouissante.
— Le comte? fit Marietta, soudain paniquée.
— Il vous attend en bas. Il faut vous dépêcher, parce que
Mme Sainte-Beuve doit arriver d'un instant à l'autre.
Tandis que Marietta tentait désespérément de se res-
saisir, Céleste la prit par la main et l'entraîna sur le palier.
Où était donc Léon? Comment pouvait-il avoir le cœur de
la laisser expliquer elle-même sa présence au comte?
En pénétrant dans le salon, Marietta aperçut une
silhouette imposante à la perruque noire, debout devant le
feu, lui tournant le dos. La pièce paraissait vide, à
l'exception d'une femme assise près d'une fenêtre, un
ouvrage à la main. Pas trace de Léon. Elle allait devoir
affronter seule le châtelain.
Arrivée à trois pas derrière lui, elle s'immobilisa en se
raclant la gorge.
— On m'a dit que vous désiriez me voir, Monsieur le
Comte?
L'homme se retourna avec une grimace amusée.
— Léon! Oh Léon! s'exclama-t-elle avec un soulagement
indescriptible. Je vous prenais pour le comte! A-t-il
demandé à vous voir également? Vous lui expliquerez,
n'est-ce pas?
— Il n'y a aucun besoin d'explications, Marietta, dit-il en
lui prenant doucement la main. Le comte, c'est moi.
Elle le fixa avec stupeur. Il était superbe dans un élégant
justaucorps de velours cramoisi bordé d'une tresse d'argent.
Ses boucles noires, qu'elle avait prises pour une perruque,
tombaient sur un immense rabat de dentelle au point
d'Alençon.
— Vous auriez pu me le dire plus tôt! s'écria-t-elle sans
pouvoir cacher son ressentiment.
— Je n'en voyais pas l'utilité, fit Léon avec désinvolture.
Avez-vous bien dormi?
— Oui, dit-elle sèchement, furieuse de sentir qu'il se
moquait d'elle.
— Je trouve que la robe de Céleste vous va à la
perfection, ajouta-t-il galamment en la dévisageant de la
tête aux pieds.
Marietta était prête à répliquer vertement quand le bruit
d'une voiture à cheval se fit entendre. Sans plus se soucier
d'elle, Léon sortit aussitôt dans le vestibule.
— Voilà notre visiteuse, murmura la dame assise à la
fenêtre.
Jeanne de Villeneuve avait observé avec intérêt l'échange
assez vif qui venait d'avoir lieu entre Marietta et son fils.
— Si vous voulez bien, nous ferons connaissance tout à
l'heure, après son départ. En attendant, Céleste, veux-tu
emmener Marietta manger quelque chose pendant que je
reçois Mme Sainte-Beuve?
Au lieu d'obéir à sa tante, Céleste entraîna Marietta sur
le palier du premier étage. De là, elle serait aux premières
loges pour assister à cette fameuse rencontre.
A la vue de la visiteuse au bras de Léon, Marietta retint
son souffle. Elle ne s'était pas attendue à une apparition
aussi féerique. La jeune femme était vêtue d'une robe de
soie turquoise très pâle. Son visage était d'un ovale
absolument parfait et son teint aussi lisse qu'un pétale de
magnolia. Entre ses cils blond doré, ses prunelles violettes
semblaient curieusement assoupies. Ses cheveux blonds
étaient frisés sur le front et retombaient en boucles à
l'anglaise sur les côtés.
Elle arrivait à peine à l'épaule de Léon. Celui-ci la
contemplait avec une expression que Marietta ne lui avait
encore jamais vue.
— Qui est-ce? chuchota-t-elle.
— Elise Sainte-Beuve. La veuve que Léon va épouser.
Marietta se sentit pâlir. Elle s'enfuit si brusquement que
l'attention de Léon en fut attirée. Il leva les yeux et fronça
les sourcils en voyant disparaître une jupe verte derrière
une porte, mais il se ressaisit très vite et regarda Elise en
souriant tendrement.
Il avait suffi de ce regard protecteur, plein d'amour et
d'adoration, jeté par l'officier sur le visage angélique d'Elise
Sainte-Beuve pour que Marietta comprit la véritable nature
de ses sentiments pour Léon.
C'était clair. Il n'y avait pas de place pour elle à
Chatonnay. Ce serait trop dur de les voir tous les jours
ensemble. Sa résolution fut vite prise. Elle allait quitter le
château et continuer son voyage vers Venise.
En entendant du bruit sous sa fenêtre, elle s'en approcha.
Elle vit Léon aider la jolie veuve à monter en voiture, puis
se mettre en selle sur Sarrasin et partir au petit galop. Le
cœur brisé, elle se détourna. C'était le moment ou jamais de
disparaître.
— Pourquoi donc vous êtes-vous sauvée ainsi? demanda
Céleste en faisant irruption dans la chambre. Léon a paru
furieux de se sentir espionné.
— Je ne l'espionnais pas, protesta Marietta avec indi-
gnation. C'est vous qui avez tenu à m'entraîner là-haut par
curiosité, avouez-le.
— Il aurait tout de même mieux valu que vous ne vous
fassiez pas remarquer.
Marietta laissa tomber le sujet.
— Ecoutez, Céleste, dit-elle en sortant de la chambre, je
vais partir. Je voudrais voir votre tante et lui demander de
vieux vêtements afin de pouvoir vous rendre votre jolie
robe.
— Où allez-vous?
— A Venise.
— Mais vous n'allez pas partir ainsi sans l'autorisation de
mon cousin!
— Je suis libre de mes faits et gestes!
— Léon est le maître ici, voyons! Je vous assure qu'il faut
lui demander sa permission.
— Il n'en est pas question, se rebella Marietta d'un ton
sans réplique.
Apercevant Jeanne de Villeneuve au pied de l'escalier,
elle s'approcha d'elle :
— Je vous remercie de votre bonté et de votre hospi-
talité, madame. Mais il faut que je reparte. Je vous serais
très reconnaissante de bien vouloir me procurer une vieille
robe. Je voudrais pouvoir rendre la sienne à Céleste.
Jeanne regarda pensivement la mince silhouette fière-
ment campée devant elle. Les yeux de Marietta lui parurent
curieusement brillants.
— Je vais vous donner d'autres vêtements, mon petit. Je
suis désolée que nous ayons dû brûler les vôtres. Mais ils
n'étaient plus bons à rien.
Marietta baissa la tête en rougissant de honte.
— Céleste, voudrais-tu aller dire à Mathilde que Léon ne
sera pas là avant le souper? Il est allé à Lancerre.
Jeanne profita de l'éloignement de sa nièce pour
emmener Marietta dans le jardin ensoleillé.
— Il n'y a pas à vous sentir gênée de l'état dans lequel
vous êtes arrivée, Marietta. Mon fils m'a fait part de ce qui
s'était passé. Je comprends parfaitement.
Derrière un fouillis de fleurs sauvages se trouvait un
banc de jardin à moitié dissimulé sous une vigne vierge.
Jeanne s'y assit lourdement. En voyant son visage soudain
livide, Marietta s'inquiéta :
— Vous ne vous sentez pas bien, madame? Puis-je faire
quelque chose pour vous?
— Le plus léger effort m'épuise, dit la châtelaine en
reprenant lentement son souffle. Mais je voulais pouvoir
vous parler tranquillement sans que des oreilles indiscrètes
nous écoutent. Léon tient à ce que personne ne puisse
deviner les circonstances de votre rencontre. Les paysans de
Chatonnay sont aussi crédules que ceux d'Evray. On peut
leur faire avaler n'importe quoi.
— C'est une des raisons pour lesquelles je préfère partir.
Léon... votre fils... euh, je veux dire, le Comte... commença-
t-elle en bredouillant.
Jeanne lui tapota la main avec bonté.
— Rien n'empêche que vous appeliez mon fils par son
prénom. Si vous partez par crainte des racontars, c'est
absurde, je vous assure.
— Il n'y a pas que cela.
— Pourquoi quitteriez-vous Chatonnay? Je serais heu-
reuse que vous restiez.
Marietta se mordit la lèvre et murmura si bas que Jeanne
dut tendre l'oreille :
— Il n'y a pas de place pour moi ici, madame. Il y aura
bientôt une nouvelle maîtresse. Je ne pense pas que ma
présence soit souhaitable...
Elle avait détourné la tête. A la vue de ses mains crispées
sur ses genoux, Jeanne sut tout de suite de quoi il
retournait. Elle se sentit pleine de pitié pour la jeune fille.
Léon avait toujours traîné bien des cœurs après lui. Mais
dans le cas de Marietta, il n'avait pas le droit de jouer avec
ses sentiments. Cette pauvre enfant n'avait ni foyer, ni
famille, ni amis. Rien.
— Mon fils m'a dit que vous étiez dentellière, reprit-elle
avec tact en détournant la conversation.
Marietta fit un signe d'assentiment.
— Et que vous connaissiez les secrets du point de
Venise?
— Oui. Ma grand-mère était vénitienne. C'était une des
dentellières les plus renommées de toute la ville.
— Je ne vais jamais à la cour, reprit Jeanne. Mais mon
ami, le duc de Malbré, me tient au courant des derniers
potins et des dernières modes. Je sais ainsi que cette
dentelle y fait fureur.
— Il n'y a pas plus beau, en effet, dit Marietta avec fierté.
— Je sais aussi que les dentellières de chez nous
s'efforçent désespérément de l'imiter.
— C'est impossible, assura Mariette en hochant la tête.
Elle savait que le point d'Alençon n'arrivait pas à
concurrencer sérieusement le point de Venise.
Jeanne regardait le joli visage si loyal et généreux. Tout à
l'heure, la jeune fille s'était montrée pleine d'attentions. On
lui devinait des tas de qualités. Ah, elle ferait certainement
une bonne épouse...
La comtesse douairière écarta délibérément cette pensée.
Léon allait épouser Elise. La jeune veuve était aussi douce
que jolie. Cela ne rimait à rien de se demander comment
une créature aussi fragile et désarmée pourrait convenir à
cette force de la nature qu'était son fils. Elle n'avait qu'à
s'incliner devant sa décision.
— J'ai appris également que Colbert essaie d'en freiner
les importations qui coûtent une fortune à la France. Le
résultat est qu'on en passe des quantités incroyables en
contrebande. Pour mettre fin à cette hémorragie de devises,
on cherche à démarrer en France cette production de point
de Venise... Vous n'avez jamais dû manquer de travail,
Marietta?
— A Evray, personne n'avait besoin de dentelles...
— Mais à Paris?
— A Paris, nous étions très recherchées par des
personnes comme madame de Montespan elle-même.
— Elle devait exiger que vous ne travailliez que pour elle,
j'imagine?
— C'est exact, acquiesça Marietta. Mais ce n'était pas un
problème, car nous avions du mal à exécuter ses seules
commandes.
— Avez-vous jamais pensé à enseigner à d'autres ce
fameux point de Venise?
— Ma grand-mère ne l'aurait admis à aucun prix. Elle
répétait à qui voulait l'entendre que c'était un art vénitien
et que cela devait le rester.
Jeanne hocha la tête. La réaction de Marietta ne la
surprenait aucunement.
— Puis-je vous demander quelque chose, mon petit? Je
voudrais que vous alliez au potager qui se trouve là-bas,
derrière cette haie d'églantines, que vous visitiez le château
de la cave au grenier. Ensuite, demandez un cheval à
Armand et promenez-vous dans le village et la campagne
avoisinante. Quand vous en aurez fini, nous reprendrons
cette conversation.
Pendant une fraction de seconde, Marietta se demanda si
la châtelaine avait toute sa tête. Mais un coup d'œil sur son
visage intelligent suffit à la rassurer.
— Bien, madame.
— A tout à l'heure, conclut Jeanne en se levant. Je vais
demander à Mathilde de vous préparer une collation.
D'une démarche lente et lasse, elle repartit au château
par le sentier envahi de mauvaises herbes tandis que
Marietta, perplexe, se dirigeait vers le potager. Avant de
l'avoir atteint, elle se rendit compte qu'elle ne pourrait plus
s'en aller maintenant avant le lendemain. Intentionnelle-
ment ou non, Mme de Villeneuve avait fait en sorte qu'elle
revoie son fils une dernière fois.
Le potager était pratiquement laissé à l'abandon. Seul,
un petit carré avait été retourné. Du persil, de la ciboulette
et d'autres herbes aromatiques poussaient entre des
rangées de haricots et d'asperges. Poiriers et pommiers
croulaient sous les fruits mûrs dont certains pourrissaient
déjà dans l'herbe.
Marietta fronça les sourcils. Hier soir, elle avait eu
l'impression de pénétrer dans un château de conte de fées.
A la lumière du jour, tout lui semblait pauvre et négligé. Le
grand salon du bas était avec sa chambre les seules pièces
qui paraissaient en bon état. Le reste de la maison était
poussiéreux et mal entretenu.
A la grande indignation de Mathilde, elle ouvrit tous les
placards de la cuisine et de l'office. Ils étaient pratiquement
vides. Point de salaisons ni de bocaux de légumes, point de
confitures ni de miel.
Visiblement, Mathilde n'avait pas l'habitude qu'on se
mêle de ses affaires, car elle prépara le pique-nique de
Marietta avec une certaine mauvaise grâce. Cette dernière
le remarqua à peine, tant elle était plongée dans ses
pensées. Les deux jeunes servantes qu'elle avait vues la
veille dans le vestibule étaient en train de faire du pain,
mais elles pétrissaient la pâte avec tant de mollesse et de
lenteur qu'on se demandait si elles arriveraient jamais au
bout de leur tâche.
Armand l'accueillit avec un grand sourire dans l'écurie et
lui sella aussitôt un cheval, tout en pensant à part lui qu'il
devait être autrement plus plaisant de batifoler avec cette
jolie rouquine qu'avec la veuve fragile et languissante. Il fut
empli d'admiration devant la classe avec laquelle la jeune
fille se mettait en selle. On eût dit qu'elle était née à cheval.
Marietta traversa le village dans un nuage de poussière.
Les paysans levèrent un instant le nez de leur ouvrage et la
regardèrent passer avec curiosité. Ils se demandaient
manifestement d'où sortait cette fille à la chevelure
flamboyante montée sur un des chevaux du comte. Des
enfants nu-pieds, en guenilles, couraient derrière elle avec
des cris et des rires. Autour du village, il n'y avait guère que
des vignes et des champs de maïs.
Marietta en avait assez vu. Chatonnay était aussi pauvre
que la majorité des villages français. Le château lui-même
n'avait pas fière allure. Le maître était absent depuis trop
longtemps. Se rendait-il seulement compte de l'état de
santé de sa mère? Pour l'instant, il n'avait d'yeux que pour
sa bien-aimée.
A son retour, elle vit avec soulagement que Sarrasin
n'était pas encore rentré. Elle préférait parler à Jeanne en
dehors de la présence de son fils.
Les deux femmes passèrent aussitôt à la salle à manger.
Une fois terminé le frugal repas composé de pâté de lièvre
et d'artichauts, arrosé d'un petit vin de pays, la châtelaine
demanda :
— Alors, ma chère, qu'avez-vous retiré de cette expé-
dition?
— Je pense que la vie à Chatonnay est aussi difficile que
partout ailleurs en France.
— Sauf à la cour, bien sûr, ajouta sèchement son
interlocutrice.
Marietta ne répondit pas. Elle se demandait où la mère
de Léon voulait en venir.
— Les temps ont été durs pour notre famille, reprit
Jeanne. Grâce à Léon, nous ne sommes plus obligés de
compter chaque écu. Mais il nous faudra bien du temps
pour remettre le château en état. Le problème des
villageois, lui, reste entier. Il faudrait qu'ils puissent gagner
leur vie mieux qu'à présent, et sans avoir toujours à
dépendre de la générosité de mon fils.
Marietta comprit enfin ce que la châtelaine attendait
d'elle.
— Vous voulez dire que la fabrication de ces dentelles au
point de Venise pourrait apporter la prospérité à
Chatonnay?
— Oui.
— Notre art se transmet traditionnellement de mère en
fille, poursuivit Marietta. C'est un secret jalousement gardé.
Si tout le monde savait faire du point de Venise, ce serait la
ruine de ma ville natale.
— Je sais... acquiesça Jeanne.
Marietta sentit que la châtelaine ne lui en voudrait pas
de son refus. C'était pourtant dur de lui refuser quelque
chose. Cette femme ne demandait rien pour elle-même.
Elle ne pensait qu'à ces malheureux paysans vivotant sur
ces terres arides.
— De toute façon, madame, ce serait très long. On ne
devient pas professionnel en quelques jours ou même en
quelques semaines.
— Mais si vous restiez...
— Non, dit Marietta d'une voix décidée. C'est impossible.
Jeanne soupira. Dans son propre intérêt comme dans
celui d'Elise, la jeune fille avait raison.
— Bien, dit-elle avec résignation. Mais il ne serait pas
raisonnable que vous partiez sans avoir quelque chose à
vendre en route pour subsister. Restez un peu ici et faites
des cols et des poignets. Vous pourrez ensuite gagner une
grande ville de la côte et y rester le temps voulu en
attendant de trouver un bateau pour Venise.
La suggestion de Jeanne était pleine de bons sens. Mais
Léon serait là...
La châtelaine fut alors prise d'une interminable quinte de
toux qui la secoua affreusement. Elle se plia en deux,
pressant son mouchoir contre sa bouche. Lorsqu'elle se
redressa enfin, hors d'haleine, Marietta vit que le mouchoir
était taché de sang.
— Ne dites rien à Léon, supplia-t-elle en voyant
l'expression affolée de Marietta. Il y a ce mariage à préparer
avant que je ne puisse songer à me reposer et à me soigner.
— Mais vous n'aurez jamais la force de tout organiser!
— Il le faudra bien.
Marietta pensa à Mathilde et aux deux servantes si
insouciantes. A part elles, Armand et le garçon d'écurie, il
n'y avait personne pour seconder la maîtresse de maison.
Marietta ne se sentait pas le cœur d'abandonner cette
femme qui lui avait ouvert sa demeure avec une telle
générosité.
— Laissez-moi vous aider, proposa-t-elle spontanément
en lui prenant la main. Je suis bonne cuisinière. Je pourrai
faire toute la pâtisserie nécessaire.
Marietta se sentit récompensée au centuple par le regard
plein de gratitude que lui jeta son hôtesse.
— Promettez-moi encore une chose, Marietta. Ne
soufflez mot à Léon de mon état de santé.
Avant que Marietta ait eu le temps de protester, on
entendit le pas de Léon dans le vestibule. L'officier pénétra
dans la pièce comme un ouragan et jeta sur une chaise ses
gants à crispins et son feutre empanaché à larges bords
plats.
— Qu'avez-vous décidé? demanda Jeanne.
Léon fronça les sourcils.
— Elise estime que nous devrions repousser le mariage
par respect pour son défunt mari.
— Il vient à peine de mourir, ne l'oublie pas. Elle devrait
d'ailleurs encore porter le deuil...
— De ce vieux débauché? coupa brutalement Léon.
— Elise a paru se faire très vite à l'idée de ce mariage, tu
sais...
— Comme si elle avait eu le choix! Contrainte et forcée à
se marier à dix-sept ans avec un homme de plus de
soixante! Seigneur, rien que d'y penser...
— Elle n'a jamais donné l'impression d'être malheureuse.
— Elle l'a forcément été! répliqua Léon avec colère.
— Il était plein d'attentions pour elle, je t'assure, insista-
t-elle.
— Je vous le répète, la vie n'a pu être qu'un enfer pour
elle! Il n'y a aucune raison qu'elle garde le deuil!
Il repoussa son assiette de pâté encore à moitié pleine,
jeta aux deux femmes un regard courroucé et sortit de la
pièce à grands pas.
Jeanne hocha la tête en soupirant.
— J'ai déjà essayé de le lui dire. Mais il ne veut rien
entendre. Elise était heureuse avec le vieux Sainte-Beuve. Il
la traitait comme une précieuse porcelaine de Saxe. Mais
Léon est trop orgueilleux pour l'admettre. Je gage qu'il a dû
laisser Elise en larmes à force d'insister pour se marier au
plus tôt.
Dans un geste de détresse, elle posa sa main transpa-
rente sur son front brûlant.
— Il faudra commencer la pâtisserie dès demain. Et puis,
il y a toutes les chambres à préparer. Elise a une armée de
servantes à Lancerre. Il va falloir les loger également. La
plupart des chambres n'ont pas été ouvertes depuis la mort
de mon mari. J'ai bien dit à Mathilde de commencer à les
faire, mais elle est déjà très occupée et ne parvient pas à se
faire obéir de ces soubrettes...
— Ne vous inquiétez pas, dit Marietta. Je m'occuperai de
tout à votre place.
Jeanne lui tendit alors le trousseau de clefs suspendu à sa
taille.
— Merci, Marietta. Mas il faudra vraiment un miracle
pour arriver à tout faire...
— Mais non, sourit Marietta, seulement du travail. Vous
devriez aller vous reposer maintenant. Voulez-vous que je
vous aide à monter?
— Volontiers.
Elles étaient au milieu de l'escalier lorsque Léon surgit de
sa chambre, encore furieux des insinuations de sa mère et
bien décidé à avoir le dernier mot.
A la vue de Marietta soutenant sa mère, il s'arrêta net.
Sa colère se dissipa en un clin d'oeil. Gagné par l'inquié-
tude, il descendit les marches quatre à quatre, souleva
Jeanne dans ses bras et la porta jusqu'à son lit. La porte se
referma derrière eux deux.
Marietta partit dans sa chambre et se déshabilla
pensivement.
Si Elise avait été heureuse avec son vieux mari, combien
le serait-elle avec Léon... Marietta s'était engagée à rester
pour l'amour de Jeanne. Elle serait témoin de leur
bonheur... La nuit était chaude, mais la jeune fille se sentait
transie. Ce soir, Léon ne lui avait même pas adressé la
parole. Pour lui, elle n'existait plus. L'aube commençait à
blanchir à l'horizon lorsqu'elle ferma enfin les yeux et
sombra dans un sommeil agité.
Marietta se trompait lourdement en croyant Léon
inconscient de l'état de décrépitude de sa demeure et de la
santé chancelante de sa mère. Ses retrouvailles avec Elise
avaient été décevantes. La jeune veuve s'était fait prier pour
se remarier dans des délais aussi courts. Il l'avait sentie se
raidir dans ses bras comme un oiseau affolé. Prétextant son
deuil encore récent, elle s'était refusée à ses baisers.
Il était donc revenu de Lancerre de fort mauvaise
humeur et, pour une raison indéfinissable, la vue de
Marietta en grande conversation avec sa mère n'avait fait
qu'accroître son mécontentement. Il ne pouvait s'empêcher
d'être obsédé par les jolis seins hauts et fermes que révélait
l'échancrure de son corsage et par les hanches bien galbées
roulant sous les plis souples de la jupe verte.
Lorsque sa mère lui avait annoncé qu'elle avait demandé
à Marietta de rester pour l'aider à préparer le mariage, il
n'avait guère montré d'enthousiasme. Il avait cependant
reconnu que leur invitée ne pouvait repartir sans une
bonne provision de dentelles. Mais la jeune fille soulevait
en lui un monde de sentiments infiniment troublants et
fort peu compatibles avec ses projets de mariage. Il ne
cessait de penser à ses merveilleux cheveux cuivrés flottant
librement sur ses épaules et flamboyant à la lueur des
chandelles. Les Huguenots prétendent que la chevelure de
la femme est l'œuvre du diable. C'était vrai. La tentation
s'offrait, irrésistible... Et il n'était pas dans les habitudes de
Léon de Villeneuve de résister longtemps aux tentations...
— J'ai besoin d'elle, avait seulement dit Jeanne.
Sentant la vérité de ces paroles, Léon s'était réjoui pour
sa mère de cet arrangement, tout en le regrettant inté-
rieurement. Plus tôt il serait marié, mieux ce serait. Le
célibat était devenu un enfer pour un homme ayant passé
six ans à la cour de Louis XIV.
Malgré sa mauvaise nuit, Marietta se leva très tôt. Le
cliquetis des clefs accrochées à sa ceinture lui rendait sa
confiance en elle. Il lui restait deux semaines pour
transformer Chatonnay. Il n'y avait pas une seconde à
perdre. Mathilde et les deux petites soubrettes furent
scandalisées d'être requises de si bon matin dans la cuisine.
Ce fut Marietta qui prépara le petit déjeuner de Léon. Mais
elle demanda à Mathilde de le lui apporter à la salle à
manger.
Léon attaqua son repas de fort bon appétit. D'habitude,
les petits déjeuners de Mathilde étaient peu engageants.
— Vous vous êtes surpassée ce matin, Mathilde, lui dit-il
avec un sourire irrésistible.
— Ce n'est pas moi, reconnut la servante de mauvaise
grâce. Il semble que nous ayons hérité d'une nouvelle
maîtresse. Dieu seul sait pourquoi. Il y a quarante ans que
je suis ici. Jamais on ne s'est plaint de mon travail. Et du
jour au lendemain, voilà cette va-nu-pieds qui a les clefs de
madame et qui se mêle de tout régenter ici. Elle a cuit toute
une fournée de pain aux aurores avant même que je ne
descende, comme si le pain fait hier par Lili et Cécile n'était
pas assez bon!
Léon se garda bien de répondre, et Mathilde quitta la
pièce en bougonnant. Léon n'avait jamais goûté de meilleur
pain. Manifestement, Marietta avait plus d'une corde à son
arc. Il n'avait pas le temps d'aller l'en féliciter. Elise
l'attendait. L'abbé aussi. Il restait encore à convaincre sa
bien-aimée de l'épouser dès que possible.
Quand il se rendit à l'écurie où Sarrasin attendait,
dûment sellé, Marietta avait déjà envoyé Lili au village
demander l'aide de ses sœurs, et venait de vider tout le
contenu de la cuisine dans la cour. Armée d'un balai, elle
faisait voler de tels nuages de poussière que Mathilde s'était
mise à l'abri.
— Chaque fois que je vous vois, dit Léon avec un grand
sourire en s'immobilisant sur le seuil de la pièce, vous êtes
toute sale!
— Où sont donc passées vos belles manières de cour-
tisan? rétorqua Marietta en lui secouant le balai sous le nez,
histoire d'envoyer un peu de poussière sur son pourpoint
gris tourterelle et ses bottes de cuir blanc.
Léon fit en bond en arrière et Marietta continua son
nettoyage avec une énergie décuplée par la colère. Sur un
ton sans réplique, elle ordonna à Cécile de commencer à
laver les dalles avec de l'eau bouillante. La servante n'osa
pas regimber. A midi, les casseroles récurées étincelaient,
l'immense table de bois noircie avait retrouvé sa couleur
originelle et une bonne odeur d'encaustique se dégageait
des dalles luisantes. Sur l'appui de la fenêtre, un énorme
bouquet de fleurs sauvages embaumait.
Les deux sœurs de Lili appelées en renfort firent preuve
de beaucoup de bonne volonté. Marietta les dépêcha dans
les chambres du premier, avec mission d'aérer les lits, de
secouer les tapis et de frotter les planchers encrassés par
des années de laisser-aller. Quant à Mathilde, elle fut
chargée de vérifier l'état des armoires à linge, de ravauder
et de mettre des pièces.
Pour couronner le tout, Marietta fit une poule au pot
relevée par les herbes aromatiques découvertes dans le
potager. Il y avait des lustres qu'on n'avait servi de plat
aussi appétissant à la table des Villeneuve.
A la fin de la semaine, Marietta avait réussi à galvaniser
Mathilde elle-même. De la cave au grenier, le château
reluisait comme un sou neuf. Les chambres d'Elise et de ses
servantes étaient prêtes. Partout on avait mis des fleurs
fraîches. De la cuisine montaient de délicieux effluves de
pot au feu fleurant bon le fenouil et les clous de girofle, de
perdreaux « à la châtelaine », de palombes en salmis ou de
lièvre « à la royale ».
Marietta avait aussi requis l'aide d'Armand, lui expli-
quant qu'elle voulait voir le potager débroussaillé et
retourné, et les fruits récoltés. Une heure plus tard, une
nuée de gamins entre cinq et dix ans s'abattait sur le
potager. La cueillette s'effectua en un tournemain. Sous la
houlette de Marietta, Cécile se lança ensuite dans la
confection de confitures et de gelées délicieuses.
— Au milieu de tout cela, vous en oubliez vos dentelles,
protesta Jeanne un soir où elle voyait Marietta occupée à
coudre des rideaux neufs pour la chambre d'Elise.
— Demain, dit Marietta sans lever le nez de son ouvrage.
Cécile me regardera travailler. Elle pourrait faire une bonne
élève. Elle est intelligente, rapide, et assez habile de ses dix
doigts.
Jeanne jeta un coup d'œil sur la tête rousse penchée avec
application sur la cretonne fleurie. Elle avait conscience de
la générosité de son geste.
— Restez avec nous, Marietta. Vous me manquerez
terriblement lorsque vous partirez.
— Elise vous tiendra compagnie, murmura la jeune fille
en sentant les larmes lui monter aux yeux.
Dire qu'elle était en train de rendre la chambre nuptiale
de la jeune veuve aussi agréable et confortable que possible!
La pièce exposée au sud était claire et ensoleillée. C'est là
que Léon et Élise dormiraient dans les bras l'un de l'autre...
C'est là que naîtraient leurs enfants...
Une porte claqua. Elle reconnut le pas de Léon. En hâte,
elle ramassa son ouvrage.
— Je suis fatiguée, Jeanne. Bonsoir.
Elle réussit à s'éclipser par une porte dérobée avant
l'arrivée de Léon.
Devinant le secret de cette fuite précipitée, Jeanne en
souffrait pour elle. Mais il n'y avait rien à faire. Depuis
toujours, Léon voulait épouser Elise.
Réprimant un soupir, elle se tourna pour accueillir son
fils.
Léon s'assit sur la chaise tapissée de brocart que Marietta
venait de quitter. Une imperceptible odeur de lavande
flottait encore dans la pièce. Il étendit ses longues jambes
bottées vers le feu. Sa mère le regardait avec perplexité. Il
avait l'air bien soucieux pour un homme à la veille de se
marier.
Il se versa un gobelet de vin, en but une gorgée et fit
claquer sa langue.
— Il est parfumé à la cannelle, précisa Jeanne. C'est
Marietta qui l'a fait.
Léon resta muet.
— Le duc de Malbré arrive demain avec Raphaël, reprit-
elle.
Le duc était un vieil ami de Jeanne. Quant à Raphaël,
c'était un camarade d'enfance de Léon. Devenus hommes,
ils avaient fait mille fredaines ensemble. C'étaient les
premiers invités à arriver.
— La fille d'Armand a attrapé la fièvre, dit Léon tout à
trac.
Jeanne pâlit.
— Est-ce la petite vérole?
— Armand ne le croit pas. Mais elle refuse toute
nourriture. Il va devoir rester quelques jours auprès d'elle.
Jeanne n'était guère rassurée. En trois mois, la fièvre
avait déjà enlevé trois fillettes du village.
Le vin adoucit enfin l'humeur morose de Léon. Ce serait
sympathique de retrouver Raphaël. Et demain soir, Elise
dînerait au château. Les meubles soigneusement cirés
brillaient à la lueur mouvante des chandelles. Un superbe
bouquet de fleurs ornait la table. Grâce à Marietta,
Chatonnay était prêt à recevoir dignement ses hôtes. Ce vin
à la cannelle était fameux. Il en ferait goûter au duc qui
était un fin gourmet. Il s'en versa un autre verre, siffla ses
chiens et monta se coucher
En apprenant la maladie de la fille d'Armand, Marietta
s'était immédiatement rendue à son chevet. La petite
grelottait de fièvre et n'avait plus que la peau sur les os.
Marietta conseilla à son père de la remonter avec du miel et
du lait de chèvre. Celui-ci dut lui avouer que c'était pour lui
un luxe inabordable. La jeune fille en fut horrifiée.
— Ce n'est tout de même pas difficile d'avoir des abeilles!
dit-elle un peu plus tard à Jeanne avec indignation. Quant
aux chèvres...
— Mais nous en avons une! protesta la châtelaine.
— On ne va pas loin avec une chèvre! Et les villageois
sont trop pauvres pour en acheter! Comment font-ils pour
se procurer du lait pour leurs enfants?
— Maintenant que Léon est de retour, je suis sûre qu'il...
— Il est bien trop occupé à faire la cour à madame
Sainte-Beuve pour s'en soucier! Je vais aller à Montpellier
avec la carriole et j'en ramènerai une douzaine. Le moins
que puissent faire les Villeneuve est de fournir du lait aux
enfants de Chatonnay.
Jeanne opina du bonnet et tendit à Marietta une bourse
pleine.
En voyant la jeune fille traverser la cour d'un pas décidé,
le valet d'écurie se prépara à seller la jument.
— Non, dit laconiquement Marietta. Je prendrai la
carriole et les deux mules.
Le palefrenier la regarda, bouche bée.
— Allons, vite, fit Marietta avec exaspération, ou je ne
serai pas en route avant midi!
Une fois la carriole attelée, Marietta y grimpa lestement
et s'empara des rênes. Le valet était hypnotisé par ses jolis
pieds nus. C'était proprement incroyable de voir une dame
voyager ainsi, et encore plus incroyable de voir qu'elle était
traitée par les châtelains sur un pied d'égalité.
La vue des seins hauts et fermes de Marietta lui ayant
donné des idées, il repoussa la selle qu'il était en train de
fourbir et se glissa sans être vu vers la porte de la cuisine.
Avec un peu de chance, Cécile réussirait à échapper aux
regards soupçonneux de Mathilde et à le suivre au fond de
l'écurie, sur le tas de foin odorant. La jeune servante était
petite et boulotte, mais avec un peu d'imagination, il
pouvait s'imaginer tenir la jolie Marietta dans ses bras. Et
puis, qui sait? Quand le comte en aurait assez d'elle,
l'Italienne le regarderait peut-être avec moins d'arrogance...
Il avança la tête par la porte ouverte et siffla doucement.
Le visage quelconque de Cécile s'illumina. S'étant assurée
que personne ne la regardait, elle se hâta de rejoindre son
amoureux.
A Montpellier, il faisait étouffant, et les rues étaient
noires de monde. Marietta dut marchander longuement
pour obtenir les chèvres qu'elle désirait. Malheureusement,
ces animaux fantasques se refusèrent à sauter d'eux-mêmes
dans la carriole. Ce fut toute une comédie pour les y faire
grimper. Mais la jeune fille n'était pas au bout de ses peines.
Les chèvres sentaient abominablement mauvais, faisaient
des cabrioles, posaient leur museau sur ses épaules ou le
glissaient sous ses bras. Ce ne fut pas une mince affaire que
de quitter les ruelles étroites de Montpellier avec ce petit
troupeau en effervescence!
Il était plus de midi. Le ciel était d'une luminosité
extraordinaire. La piste sinuait en plein soleil entre des
oliviers et des figuiers. Marietta se laissait caresser le visage
par le soleil en essayant d'oublier la puanteur et les
bêlements de sa cargaison.
Soudain, elle entendit derrière elle un fracas de sabots et
un claquement de fouet. Elle tourna la tête et vit un cavalier
galopant à la hauteur d'un magnifique carrosse tiré par
deux superbes chevaux gris pommelé. En hâte, elle se
rangea sur le bas-côté pour les laisser passer.
Elle eut alors la surprise de voir le cavalier, fort élégant
dans un pourpoint de velours noir orné de flots de dentelles
au col et aux poignets, se diriger vers elle et lancer sur un
ton furieux :
— Que diable faites-vous en cet équipage?
Marietta serra les dents et, repoussant une chèvre qui lui
reniflait le cou, répondit du tac au tac :
— Je ramène des chèvres pour les enfants de votre village
qui n'ont pas une goutte de lait. C'est une chose que vous
auriez dû faire depuis longtemps.
Léon était blanc de colère.
— Sacrebleu! N'y avait-il donc personne pour transporter
ces animaux? Qu'aviez-vous besoin de vous donner ainsi en
spectacle?
Les occupants du carrosse ne perdaient rien de cet
échange. Le duc de Malbré était assez amusé de voir son
jeune ami ainsi remis à sa place par une simple paysanne.
Quant à son fils Raphaël, il dévorait la jeune fille des yeux.
De sa vie, il n'avait vu créature plus ravissante... Ces
prunelles vertes... ce teint mat sans défaut... ces lèvres
charnues... et surtout ces cheveux! Seigneur Dieu! Raphaël
était hypnotisé par cette chevelure somptueuse aux reflets
auves. Il se réjouit soudain follement d'être venu à
Chatonnay. Avec des villageoises de ce genre, son séjour
risquait d'être inoubliable.
— Armand est auprès de sa fille, répondit Marietta,
rouge d'humiliation, en se voyant le point de mire général.
Il n'y avait personne d'autre.
— Comment osez-vous vous conduire ainsi? siffla-t-il
entre ses dents. Vous m'humiliez devant mes invités!
Entre-temps, profitant de l'arrêt de la carriole, une
chèvre avait jugé bon de se glisser sous la banquette et de
bondir à terre.
— Voyez ce que vous avez fait! s'écria Marietta en
sautant à son tour. Comme si je n'avais déjà pas eu assez de
mal à les faire monter!
Soulevant sa jupe, elle se jeta à la poursuite de la fugitive.
Avec un juron, Léon descendit de cheval.
— Vous rendez-vous compte à quel point nous nous
ridiculisons? reprit-il, hors de lui, en saisissant la chèvre par
les pattes de derrière tandis que Marietta agrippait
désespérément celles de devant.
En se débattant, l'animal trouva le moyen de maculer le
pourpoint du châtelain.
— Miséricorde! s'exclama celui-ci avec dégoût en lâchant
l'animal pour épousseter soigneusement son vêtement.
A la vue de l'élégant courtisan de Louis XIV aux prises
avec une va-nu-pieds et une chèvre indocile, le duc et son
fils se mirent à pleurer de rire. Furieux, Léon serra les
poings, tourna les talons et remonta en selle, laissant
Marietta se débrouiller avec la chèvre qui continuait à se
démener comme un beau diable.
— Et sans chaussures par-dessus le marché! se plaignit
Léon à sa mère, une fois les Malbré installés dans leurs
appartements. Elle conduisait la carriole comme la dernière
des paysannes avec une trentaine de chèvres grouillant
derrière elle!
— Douze, rectifia sa mère en se mordant la lèvre pour ne
pas rire.
— Quelle différence! Comment vais-je oser maintenant
la présenter aux Malbré?
— Mais comme une jeune fille de cœur qui s'est dévouée
pour aller chercher des chèvres pour nos pauvres paysans.
— Un des hommes du village aurait pu y aller...
— Et boire l'argent... rétorqua tranquillement Jeanne. Il
n'y a pas à avoir honte de Marietta. Tu devrais plutôt en
être fier. Les chèvres et les abeilles seront précieuses, non
seulement pour nous, mais pour tous ceux qui dépendent
de nous.
Il y eut un silence de quelques secondes.
— Les abeilles? Quelles abeilles? demanda Léon, le
regard étincelant de colère.
— Celles du verger. Marietta pensait que ce serait une
bonne idée de...
La porte claqua brusquement derrière lui. Jeanne se
laissa tomber dans un fauteuil et se versa un petit verre
d'eau-de-vie de prune pour se remonter.
Léon sortit du château et fonça vers le verger comme un
bolide. Hier, c'était encore une vraie jungle. Aujourd'hui,
les ruches y étaient alignées comme au garde-à-vous. Tout à
côté, parquées dans une prairie jouxtant le potager, les
chèvres broutaient paisiblement.
De mauvaise grâce, Léon dut reconnaître que cette
étrangère avait plus fait pour Chatonnay en une semaine
que Mathilde en quarante ans. Sa colère tomba aussitôt.
Mais quel spectacle ils avaient dû offrir au duc et à Raphaël.
Rien d'étonnant à ce qu'ils aient été à moitié morts de rire
en arrivant au château...
— Comment s'appelle-t-elle? l'interpella Raphaël qui
venait d'arriver dans le verger.
Son ami avait troqué sa tenue de voyage contre un
pourpoint à taillades laissant apparaître une chemise de la
plus fine batiste, et une culotte resserrée aux genoux par
des flots de rubans. Il était aussi grand que Léon, mais plus
mince. Ses cheveux étaient soigneusement poudrés. Dans
ce cadre rustique, au milieu de l'odeur caractéristique des
chèvres, il donnait l'impression d'un oiseau exotique au
plumage flamboyant égaré dans un poulailler.
— Qui? demanda Léon, tout en sachant très bien de qui
voulait parler ce coureur de jupons.
— La jolie rousse aux chèvres. Je n'ai jamais vu de fille
comme elle. Il me la faut. As-tu vu sa poitrine, et ses
cheveux? C'est à faire damner un saint! Maintenant, au fait :
comment s'appelle-t-elle et où puis-je la rencontrer?
— Elle s'appelle Marietta Riccardi, répondit Léon sans
pouvoir contenir sa colère, et tu la rencontreras ce soir à ma
table.
Là-dessus, il tourna les talons et repartit à grandes
enjambées vers le château, laissant son ami stupéfait.
— Comment pouvais-je savoir que Léon arriverait par
cette route avec les Malbré? demanda Marietta à Céleste
tout en l'aidant à agrafer sa robe.
— Qu'est-ce que le duc a dû penser en vous voyant dans
cette carriole pleine de chèvres?
— Je n'en sais rien et c'est le cadet de mes soucis, affirma
l'Italienne en commençant à se brosser énergique- ment les
cheveux.
— Et puis, reprit Céleste en fronçant un petit nez
dégoûté, ma robe est fichue. Le bas de la jupe est tout
taché. Heureusement que tante Jeanne a pensé à vous!
Avez-vous vu la toilette qu'elle vous a préparée? Comment
me trouvez-vous dans cette robe de satin rose? C'est ma
préférée. Je tiens à être en beauté ce soir. Raphaël de
Malbré à la réputation d'être le plus bel homme de tout
Paris.
Elle continua de babiller tandis que Marietta enfilait une
robe de velours feuille morte qui lui allait à la perfection.
Jeanne avait passé presque toute la journée à arranger ce
vêtement pour qu'il ait l'air d'avoir été fait sur mesure pour
la jeune fille.
La châtelaine avait raconté au duc que Marietta était une
vieille amie et devait rester chez eux jusqu'au mariage de
Léon. Son hôte eut le bon goût de se contenter de cette
explication vraiment tirée par les cheveux, et de ne pas
poser d'autres questions qui eussent risqué de mettre son
amie dans l'embarras.
Raphaël, lui, avait été tout à la fois déçu et ravi. Déçu,
parce qu'il ne pourrait pas mener les choses aussi ronde-
ment avec une amie de Villeneuve qu'avec une paysanne du
cru. Ravi, parce qu'il ne manquerait pas d'occasions de la
voir. De plus, Léon, à la veille de se marier, ne pouvait être
un rival bien dangereux. Cette fille était-elle la maîtresse de
son ami? Très probablement. Ce ne serait pas la première
fois que les deux hommes se disputeraient les faveurs de la
même femme. Mais cette fois-ci, Raphaël avait un avantage
certain. Marietta Riccardi était forcément malheureuse à la
pensée de voir Léon convoler en justes noces, et ne
demanderait sans doute qu'à se laisser consoler...
Le cœur serré d'appréhension, Marietta suivit Céleste au
salon. Léon était appuyé à la cheminée, un verre à la main.
Il portait un costume de velours écarlate et des chaussures
à boucles avec des talons assez hauts.
Marietta prit une profonde inspiration et s'efforça de le
regarder comme si de rien n'était. Elle fut bouleversée de
voir qu'au lieu de la froide colère de tout à l'heure, il
manifestait de la surprise et même une visible admiration.
Le décolleté assez échancré de sa robe était bordé d'un
galon de soie. Le corsage était entièrement rebrodé de
motifs fleuris. Un collier de perles prêté par Jeanne
rehaussait encore sa chaude carnation. Céleste avait réussi à
discipliner la chevelure cuivrée et à réaliser une coiffure
bouclée qui eût fait sensation à la cour.
Léon se sentait la bouche sèche. Dieu que cette fille
l'électrisait! Il se ressaisit en hâte et se tourna courtoise-
ment vers sa fiancée pour faire les présentations.
Dans sa robe de faille bleu horizon, et avec ses boucles
blondes tombant sur ses épaules nues, Elise Sainte-Beuve
ressemblait à une poupée de porcelaine. Elle prit la main de
Marietta et lui adressa un sourire d'une incroyable douceur.
Les racontars concernant la jolie rousse ramenée de Paris
par le Lion du Languedoc ne semblaient pas avoir atteint la
jeune veuve. Il n'y avait pas trace de jalousie ni de
réprobation dans son regard.
— Je me réjouissais de faire votre connaissance, dit-elle
d'une voix légère, à peine plus forte qu'un chuchotement.
J'ai demandé à Léon de vous emmener avec lui lors de ses
visites. J'ai tellement peu d'amies de mon âge à Lan- cerre!
Complètement désarmée, Marietta la regarda fixement.
D'avance, elle avait détesté cette femme qui avait su gagner
le cœur de Léon. Maintenant qu'elle la voyait, sa haine
s'évaporait comme rosée au soleil.
— Le duc de Malbré, dit Léon.
Le gentilhomme distingué aperçu ce matin dans la
voiture lui baisa la main. Son pourpoint de velours bleu
foncé était orné à profusion de dentelles brodées au point
de Venise. Marietta se demanda machinalement si le duc
était de ceux qui la faisaient venir en contrebande.
— Raphaël de Malbré.
— Enchanté, mademoiselle, dit le jeune homme en lui
baisant longuement la main. Si j'avais su que Chatonnay
renfermait de tels trésors, j'y serais accouru depuis
longtemps.
— Tu aurais été déçu, dit Léon en réprimant mal son
agacement. Mademoiselle Riccardi est là depuis peu, et ne
tardera d'ailleurs pas à retourner à Venise.
— C'est à Versailles que devrait briller une beauté
pareille, assura Raphaël en regardant l'Italienne avec une
admiration non déguisée.
Mais déjà Léon l'entraînait pour le présenter à Céleste
qui attendait cet instant avec une impatience fébrile.
Ils passèrent très vite à table. Marietta vit avec
soulagement que Lili avait bien profité de ses leçons. Une
superbe nappe damassée blanche mettait l'argenterie en
valeur. Au milieu de la table, dressée sur un immense plat,
trônait une dinde truffée aux marrons et garnie de pomme-
fruits légèrement caramélisées.
Le visage habituellement serein de Jeanne était légère-
ment soucieux lorsqu'elle se tourna vers son fils :
— Henri me dit que le Roi est déjà contrarié par la
longueur de ton absence.
— Je ne peux tout de même pas faire l'aller et retour en
deux semaines, rétorqua Léon.
Il regardait Raphaël chuchoter quelque chose à l'oreille
de Marietta qui sourit d'un air ravi. Il avait du mal à prêter
attention aux paroles de sa mère.
— Mais ta mère m'assure que tu n'as pas l'intention de
repartir, dit le duc en posant les yeux sur le doux visage
d'Elise.
— C'est exact. Ma place est à Chatonnay, pas à Versailles.
Je ne me sens pas l'âme d'un courtisan.
— Si Sa Majesté te réclame, il est difficile de ne pas
t'incliner, dit le duc. Il compte bien que ta femme et toi
m'accompagnerez lorsque j'y repartirai à la fin du mois.
Vous aimerez sûrement la cour, ajouta-t-il à l'intention
d'Elise. Versailles est l'écrin rêvé pour les jolies femmes.
Là-bas, il y a des bals, des mascarades, des spectacles...
—Des intrigues et des rivalités. Des adultères..., ajouta
Léon.
Raphaël interrompit son dialogue avec Marietta pour
lever un sourcil étonné. Le diable s'était-il fait ermite?
— Ta décision n'est pas sérieuse, voyons, reprit le duc. Il
serait insensé de ta part de désobéir au Roi.
A cette pensée, les mains d'Elise se mirent à trembler si
fort qu'elle renversa son verre de vin. Cécile se précipita
avec un torchon pour réparer le malheur. Après quoi, le duc
lui remplit à nouveau son verre avec la plus grande
sollicitude. Cette jeune femme était fragile comme du
cristal. Sa place était à la cour, où elle serait choyée et
dorlotée.
— J'ai toujours été fidèle au Roi, déclara Léon tout en se
demandant ce que Raphaël pouvait bien raconter à
Marietta. S'il le faut, je puis rassembler la moitié des
hommes du Languedoc afin d'aller combattre pour lui. Il
suffit qu'il me le demande. Mais je me considère comme un
soldat, non comme un servile courtisan. Le Roi est un
homme comme un autre. Il est en droit d'exiger ma fidélité,
mais il ne peut régenter mon existence.
— C'est là que tu te trompes! s'écria le duc avec
véhémence. Le Roi-Soleil est un personnage d'essence quasi
divine. Son pouvoir est absolu. Ce genre de propos frondeur
pourrait te conduire à la Bastille.
Le duc se tourna alors vers Elise pour chercher un appui.
— Ne préféreriez-vous pas vivre à Versailles, madame?
Elise se mordit la lèvre. Cette conversation la déroutait
complètement. Elle avait cru comprendre qu'après leur
mariage, ils repartiraient pour Versailles, et s'en était
réjouie. Elle aimait les bijoux, les toilettes, la danse, la
musique. La pensée de rester à Chatonnay la consternait.
Mais ce n'était pas facile à dire.
— Tu vois bien, Léon, ta future femme ne rêve que de
Versailles, dit le duc qui avait deviné le fond de sa pensée. Il
y a déjà trop longtemps qu'elle vit enterrée dans ce village!
— Est-ce vrai, Elise? demanda Léon. Désirez-vous vivre à
la cour?
— Je... ou...i...
— Mais Chatonnay a besoin de vous...
— Qu'y ferais-je? s'exclama la jeune femme d'un air
interdit.
Il y eut un silence contraint. Sous le regard perçant de
Léon, Elise se sentait toute déconcertée. Il la terrifiait. Il
avait passé outre à ses objections concernant un mariage
précipité. Il ne lui avait jamais parlé de son intention de ne
pas retourner à Versailles. Et maintenant, il prétendait que
Chatonnay avait besoin d'elle. Mais pour quoi faire, grands
dieux?
Léon, lui, avait peine à se contenir. Non seulement Elise
ne semblait pas du tout partager ses vues sur l'existence,
mais Marietta était en train de répondre de façon éhontée
aux avances de Raphaël...
— Il faudrait être fou pour oser encourir la colère du Roi,
reprit le duc qui suivait sa petite idée sans s'apercevoir que
son hôte avait la tête ailleurs. Il n'y a pas un gentilhomme à
Versailles qui ne considère la vie à la campagne comme le
pire des destins.
— Ce ne sont pas des Villeneuve, rétorqua posément
Léon.
— Le Roi risque de ne pas apprécier ton attitude. C'est
toi que les Languedociens ont suivi à la guerre, pas lui. Il en
est parfaitement conscient. Et si jamais il venait à
s'interroger sur ta fidélité...
— Mais Léon a toujours été fidèle au Roi! s'écria Elise. Il
n'a cessé de se battre pour lui!
Le duc lui sourit d'un air rassurant.
— Le Roi le sait, Madame. Il reste cependant qu'il a
ordonné à Léon de revenir à Versailles. S'il refusait d'obéir,
ce diable de Louvois serait bien capable d'exciter ses
soupçons...
— Mais quels soupçons? demanda Elise.
— Il pourrait craindre par exemple que Léon ne renforce
son emprise sur les gens du Sud. Après tout, il a plus de
deux mille hommes à sa dévotion. Et ce Languedoc avec ses
maudits Huguenots est une épine dans la chair de Sa
Majesté.
— Mais Léon est un bon catholique, protesta Elise. Il ne
profiterait jamais de la fidélité des Huguenots à son égard.
— Personnellement, madame, j'en suis certain. Mais ils
ont suivi Léon à la guerre, c'est un fait. Le Roi pourrait se
poser des questions....
Le duc n'avait jamais vu visage plus angélique que celui
d'Elise Sainte-Beuve. Elle soulevait en lui des sentiments
qu'il croyait éteints depuis longtemps. Si elle n'avait pas été
fiancée à Léon, il n'aurait pas hésité à lui faire un brin de
cour.
Voyant qu'Elise souffrait du tour pris par la conversation,
Jeanne suggéra gentiment de laisser les hommes continuer
la discussion pendant que les femmes iraient au salon.
Raphaël voulut se lever pour accompagner Mariet- ta. Mais
un regard perçant de Léon le cloua à sa chaise. C'était
clair... Cette fille était la maîtresse de Léon qui était
visiblement jaloux. La séduire dans ces conditions serait un
plaisir raffiné. Raphaël avait un vieux compte à régler avec
Léon. Il n'avait jamais oublié certaine marquise qui l'avait
abandonné après un unique intermède particulièrement
exquis, et ce, dès que Léon lui avait marqué de l'intérêt...
Jeanne était assise près de la cheminée avec sa tapisserie,
songeant avec inquiétude aux avertissements du duc.
Installées sur une banquette, Elise et Marietta bavardaient
comme deux amies, tandis que Céleste, furieuse de
l'indifférence de Raphaël à son égard, s'était réfugiée près
d'une fenêtre.
— Qu'arrivera-t-il si le Roi est mécontent? fit Elise avec
un soupir. Si Léon tombe en disgrâce, adieu sinécures,
adieu prébendes! Et les terres ne rapportent rien. Et puis, je
ne veux pas vivre ici. Je n'y ai pas d'amis. Je me réjouissais
tellement d'aller à Versailles...
— Mais la cour n'est pas un endroit fait pour élever des
enfants! dit Marietta.
— Des enfants! Mais il n'en est pas question. Mon
premier mari y était formellement opposé. Il disait que cela
me tuerait.
Marietta la fixa avec incrédulité. Comment Élise pouvait-
elle envisager d'épouser Léon sans avoir l'intention de lui
donner des enfants? Rien qu'à l'idée de porter un enfant de
Léon, Marietta se sentait défaillir... Que ne donnerait- elle
pas pour avoir la chance qu'Élise rejetait avec une telle
horreur!
— Pourquoi Léon veut-il absolument rester ici, je me le
demande? poursuivit Élise, au bord des larmes.
— A Chatonnay comme à Versailles, vous serez avec lui,
dit Marietta. N'est-ce pas l'essentiel?
Élise se mordit la lèvre. Elle ne pouvait avouer à sa
nouvelle amie à quel point son futur mari l'intimidait et la
mettait mal à l'aise. Jusque-là, elle avait pu se refuser à ses
baisers passionnés sous le prétexte de son deuil encore
récent. Mais une fois marié, Léon serait en droit d'exiger
davantage, bien davantage. Élise avait besoin de protection
et d'affection, mais c'était une femme-enfant. Elle n'avait
jamais connu l'amour physique et en était terrifiée à
l'avance. Mais cela, comment l'avouer à Léon?
Dieu que les choses étaient compliquées! se disait-elle,les
yeux brillants de larmes contenues. Il fallait pourtant
qu'elle se remarie. Elle se sentait incapable de vivre seule.
Quand les hommes les rejoignirent au salon, le duc
s'assit à côté d'Elise. Près de cet homme déjà mûr, la jeune
veuve se sentait détendue, comme avec son défunt mari. Il
n'exigeait rien et se contentait de la regarder avec
admiration.
Ignorant délibérément le coup d'œil d'avertissement
lancé par Léon, Raphaël reprit sa conversation avec
Marietta. Il était sous son charme. A mesure que le temps
passait, son désir pour elle se faisait de plus en plus vif.
Léon en était parfaitement conscient, et avait une envie
folle de rouer son ami de coups. Et pourtant, si Raphaël de
Malbré séduisait Marietta, cela ne le regardait en rien. Elle
pouvait coucher avec qui elle voulait. Il ne l'aimait pas.
C'est Elise qu'il aimait. Il se tourna vers cette dernière qui
écoutait avec passion le duc lui raconter des anecdotes sur
la cour.
Depuis son retour, Léon avait été enfermé, soit à
Chatonnay, soit à Lancerre. Il étouffait. Demain, après sa
visite quotidienne à Elise, il irait à la chasse au faucon. Et si
Raphaël préférait jouer les amoureux éperdus plutôt que de
l'accompagner, eh bien, il partirait seul.
Le lendemain, Marietta se leva dès l'aube. Elle partit
aussitôt cueillir des fleurs de tussilage et des tiges
d'angélique pour en faire une sorte de sirop destiné à
Ninette Brissac. La jeune fille aimait ces moments de
tranquillité avant que la maisonnée ne s'éveille. Elle ne
pensait plus à son départ tout proche, ni au mariage de
Léon, pourtant imminent... Elle s'imprégnait de la beauté
un peu sévère de ces plaines brûlées de soleil, de ces
garrigues couvertes d'une végétation broussailleuse et de
cailloux, de cette terre rouge et ocre brun ponctuée de
cyprès en forme de cierges, d'oliviers au tronc noueux et
aux branches torturées. Ce paysage calciné lui plaisait
infiniment plus que les tapis de verdure et les ciels souvent
nuageux de l'Ile-de-France. Dans le sud, elle se sentait chez
elle. Si Dieu l'avait voulu, elle aurait pu y trouver le
bonheur...
— Où allez-vous comme cela, ma belle? demanda
Raphaël de Malbré, nonchalamment appuyé à la barrière de
l'écurie.
— Chez le palefrenier dont la fille est malade, répondit
Marietta avec froideur. J'ai un médicament à lui porter.
Elle sentait Raphaël décidé à la séduire. Par amour-
propre, et parce que Léon était là, elle avait répondu à ses
avances la veille au dîner. Mais en tête-à-tête, il n'en était
plus question. Malheureusement cette froideur, loin de
tempérer l'ardeur du jeune homme, ne fit que l'attiser.
Aux yeux de Raphaël, Marietta était une petite friponne
pleine d'expérience, sachant souffler le chaud et le froid
pour rendre un homme fou de désir et prêt, pour arriver à
ses fins, à la combler de bijoux et de colifichets. Le fils du
Duc aurait donné n'importe quoi pour posséder cette fille
dont la sensualité exacerbait sa passion. L'émeraude qu'il
lui avait offerte la veille lui avait été retournée avec
indignation. Apparemment, cette Marietta avait pour
coutume de monnayer ses charmes au plus haut prix. Il se
demandait ce qu'avait pu payer Léon pour qu'elle consentît
à lui accorder les dernières faveurs.
Il était certain qu'elle jouait à dessein la paysanne. C'était
une bonne excuse pour soulever ses jupes en marchant
dans le potager et dévoiler ainsi ses longues jambes et ses
ravissants petits pieds cambrés. Quant à sa somptueuse
chevelure, c'était certainement de propos délibéré qu'elle la
laissait flotter librement sur ses épaules.
Raphaël de Malbré sourit intérieurement. Il n'était
absolument pas dupe de l'apparente simplicité de Marietta.
Cette mise en scène était destinée à l'enflammer aussi
sûrement que les parfums et les attitudes lascives d'une
courtisane. A vrai dire, c'était même autrement stimulant.
— Excellente occupation, répondit Raphaël, certain
qu'elle allait retrouver Léon là-bas. Me permettriez-vous de
vous accompagner?
Marietta ne put réprimer un sourire en voyant la soie
gris pâle de son justaucorps et de ses hauts-de-chausses
retenus aux genoux par des flots de rubans roses.
— Je ne vous vois pas très bien sur le dos de Sarrasin
dans vos beaux atours...
— Je doute que Sarrasin soit encore à l'écurie, dit
négligemment Raphaël en jetant un coup d'œil par-dessus
l'épaule de Marietta.
L'étalon noir n'était plus là. Raphaël n'en fut aucune-
ment surpris. Cheval et cavalier devaient déjà attendre un
peu plus loin cette jolie pouliche frémissante...
Marietta haussa les épaules.
— Sarrasin ou un autre, monsieur, c'est tout comme. Les
routes de la région ne sont que des pistes boueuses ou
poussiéreuses suivant les jours. Dans ce pays, on a besoin
d'une vraie tenue d'équitation en drap, et non d'un fragile
costume de soie.
— Pour faire l'amour, on n'a besoin ni de l'un ni de
l'autre! s'écria Raphaël de Malbré d'une voix soudain
changée en attirant la jeune fille contre lui et en écrasant sa
bouche sur la sienne.
Marietta se débattit de toutes ses forces. Mais, malgré ses
apparences efféminées, Raphaël était jeune et fort, et elle ne
put lui échapper.
Pendant ce temps-là, Sarrasin, dûment sellé, attendait
son maître près du pont-levis pour l'emmener à Lancerre.
Léon était reparti vers l'écurie pour y chercher sa cravache
jetée la veille dans un mouvement de colère au retour de
Montpellier, après cette scène ridicule avec Marietta et
cette maudite chèvre.
Il s'immobilisa brusquement dans la cour, le visage
soudain durci, les poings crispés.
Raphaël et Marietta étaient dans les bras l'un de l'autre,
perdus dans un interminable baiser, apparemment oublieux
de tout ce qui n'était pas eux.
Blanc de rage, Léon fit aussitôt demi-tour, et repartit à
grands pas vers le pont-levis.
— Petite traînée! siffla-t-il entre ses dents tout en
frappant sa monture à grands coups de cravache.
Si elle avait repoussé ses avances dans la grange, lors de
leur fuite, n'avait-ce pas été pour mieux l'enflammer? Et n'y
avait-elle pas réussi au-delà de toute espérance? Après tout,
elle était maintenant à Chatonnay. Sa mère ne jurait plus
que par elle, et lui avait même confié les rênes de la maison.
Sans lui, elle serait encore à errer dans les rues de Toulouse
dans la misère la plus noire, obligée sans doute de vendre
ses charmes pour survivre...
— Que le diable l'emporte! marmonnait-il en approchant
de Lancerre.
Pour se calmer, il lui faudrait une grande journée de
plein air. Il avait besoin de galoper, de chasser. Que lui
importait si cette fille de rien se donnait à Raphaël? Pour ce
qu'il avait à en faire, elle pouvait bien aller au diable. Il s'en
souciait comme d'une guigne. Lui, il aimait ailleurs.
Elise se mit à trembler en voyant Léon entrer dans le
salon comme un ouragan, les sourcils froncés, le regard
meurtrier. Il ressemblait plus à un justicier qu'à un
amoureux. Que s'était-il donc passé qui l'avait mis dans une
humeur aussi noire? Etait-ce sa faute à elle? Ah, si
seulement le Duc était là pour la réconforter et la rassurer
comme il savait si bien le faire. Hélas, son nouvel ami
repartirait bientôt pour Versailles. Elle n'aurait plus
personne vers qui se tourner.
Elle esquissa un petit sourire tremblant, espérant que
cela suffirait à calmer Léon. Mais celui-ci, tel un fauve en
cage et au risque de heurter les fragiles bibelots ornant les
étagères, se mit à faire les cent pas dans le salon. Depuis
son retour à Chatonnay, il était resté enfermé dans cette
petite pièce étouffante à la décoration surchargée. A peine
Elise daignait-elle de temps à autre faire quelques pas
dehors sur la terrasse, et généralement à l'abri du soleil
pour préserver son teint de lys. Léon, lui, avait besoin
d'exercice et d'air frais.
— Allons à la chasse au faucon, proposa-t-il tout à trac.
J'ai acheté un petit faucon exprès pour vous.
Elise pâlit.
— Je crains de ne pas être à la hauteur...
— Sottises! fit Léon en réprimant de son mieux son
agacement. Depuis mon retour à la maison, je rêve de
chasser avec la dame de mes pensées.
— Mais je...
— Venez, ordonna Léon en la prenant par la main. J'ai un
cheval qui est la douceur même et qui obéit au doigt et à
l'œil. Allons nous promener dans la campagne loin des
regards curieux, ajouta-t-il en la serrant dans ses bras et en
l'embrassant.
— C'est impossible, dit-elle d'une toute petite voix en se
dégageant. Je... je ne sais pas monter à cheval. Quant à la
chasse... Nous pourrions peut-être faire un petit tour en
calèche...
Léon respira profondément et s'efforça de garder son
sang-froid. Une promenade en calèche! Avec lui, le Lion du
Languedoc, le cavalier et le chasseur le plus intrépide de
tout le pays! Quelle dérision!
— Elise, pardonnez-moi de vous avoir infligé ma
mauvaise humeur, dit-il avec un sourire forcé. Il vaut
mieux, je crois, que j'aille me promener seul aujourd'hui.
— Oh oui! s'exclama Elise avec vivacité sans pouvoir
cacher son soulagement.
— A demain donc, dit-il en se demandant s'il allait de
nouveau l'embrasser.
Il décida que cela n'en valait pas la peine. Ses baisers
semblaient la laisser de glace. Il osait cependant espérer
qu'une fois marié, ses talents amoureux viendraient à bout
de la passivité d'Elise.
Quant à Raphaël, songeait-il haineusement en dirigeant
sa monture vers les collines, il n'avait pas ce genre de
problèmes à redouter avec Marietta et son tempérament
plein de feu. Il était bien placé pour savoir l'effet
bouleversant des baisers passionnés de l'Italienne. Il jura
intérieurement, essayant vainement de se consoler à la
pensée de la pureté de sa future femme.
Marietta réussit enfin à se dégager des bras de Raphaël.
Un bon coup de pied dans les tibias fit lâcher prise à son
agresseur.
— Comment osez-vous, espèce de freluquet! lui cracha-
t-elle au visage avant de sauter sur sa jument. Vous
imaginez-vous, par hasard, que des bijoux achèteraient une
Riccardi?
En voyant virevolter la jument, Raphaël se recula
précipitamment. Trop tard. L'animal l'envoya rouler sur
une balle d'avoine où il resta quelques secondes étourdi et
stupéfait. Avec lenteur, il se redressa tout en époussetant
soigneusement sa tenue gris perle pleine de paille et de
poussière. Pour la première fois de sa vie, il s'était trompé
sur le compte d'une femme. L'indignation de cette fille
n'avait pas été simulée. Mais alors, si l'argent et les bijoux
ne pouvaient acheter l'Italienne... que restait-il? Une seule
solution, se disait-il songeusement en reprenant le chemin
du château. C'était le mariage que visait cette sensuelle
petite Riccardi. Elle avait perdu Léon. Sans famille ni
argent, elle avait peu de chances de pouvoir le remplacer.
Ah, c'était bien dommage qu'elle ne fût pas d'une famille
aussi aristocratique que la sienne... Et pourtant, que ne
donnerait-il pas pour avoir dans son lit, sa vie durant, une
coquine au tempérament aussi passionné!
Il sonna son valet pour remettre en état sa perruque qui
avait passablement souffert de sa culbute dans le foin et
descendit ensuite retrouver Céleste. Peut-être serait-elle
plus sensible à ses compliments que la bouillante Italienne?
Marietta se rendit chez les Brissac sans rien voir du
paysage qui l'entourait. Elle avait été folle la veille de
répondre aux avances de Raphaël de Malbré. Elle avait bien
mérité la méprise de celui-ci. Enfin! Elle espérait qu'il avait
maintenant compris et ne la poursuivrait plus de ses
assiduités. Et puis, il n'y en avait plus désormais pour très
longtemps. Le mariage approchait...
Armand se précipita à sa rencontre avec de bonnes
nouvelles. Les remèdes de Marietta semblaient avoir opéré
des miracles. La fièvre de Ninette était en train de tomber.
La jeune fille baigna longuement le front moite de l'enfant
avec de l'eau fraîche, et lui fit boire du lait de chèvre. La
petite était encore très faible. Elle aurait encore besoin de
soins attentifs pendant plusieurs jours. Mais elle était
sauvée.
— C'est un don d'être guérisseuse, vous savez, répondit-
elle simplement à Armand qui se confondait en
remerciements. Je n'y suis pour rien.
— Mais s'il s'était agi de petite vérole, mademoiselle,
vous auriez risqué votre vie!
Sans répondre, Marietta haussa les épaules. Léon s'en
serait-il seulement soucié? Probablement pas. Il ne semblait
même plus remarquer sa présence.
Marietta s'était trompée sur les intentions de Raphaël de
Malbré. Le jeune homme avait changé de tactique : il lui
faisait maintenant la cour comme à une personne de qualité
sans plus se permettre de familiarité déplacées. De son côté,
Léon l'ignorait totalement. Lorsque Jeanne osa un jour lui
demander pourquoi il traitait la jeune fille avec ce mépris
glacé, il la regarda d'un air tellement mauvais qu'elle
n'insista pas.
A mesure que Ninette Brissac se rétablissait, Marietta
put consacrer plus de temps à enseigner à Cécile les secrets
du point de Venise. En quelques jours, l'effectif de ses
élèves s'accrut grandement. Elles furent bientôt une
vingtaine de femmes de Chatonnay et des environs à venir
profiter des leçons de l'Italienne, qui avaient generalement
lieu dans le verger.
— Que diable se passe-t-il donc? demanda Léon un
matin en achevant son petit déjeuner.
On entendait sous les fenêtres des rires et des glousse-
ments bien féminins.
— Ce sont les élèves de Marietta, répliqua tranquille-
ment Jeanne. Elle leur enseigne l'art de la dentelle.
Elle n'avait pas cru devoir parler à son fils du projet de la
jeune fille. A quoi bon? Depuis quelques jours, celui-ci
n'était pas à prendre avec des pincettes.
— Comment?
Il jeta sa serviette sur la table et se dirigea vers une
fenêtre. Sous les branches noueuses des pommiers, il
aperçut des têtes blondes, brunes et grises penchées avec
application sur leur ouvrage. Il reconnut Jacinthe Daudet, la
fille du boulanger, la petite Babette Favre qui avait perdu sa
mère l'an passé, Jeannine Roux, et la vieille mère Gautier.
Elles faisaient cercle autour d'une tête rousse
reconnaissable à des lieues à la ronde.
— Oui, répéta Jeanne. Marietta leur explique le point de
Venise, Si elle reste assez longtemps et si ses élèves se
montrent douées, c'est la prospérité assurée pour Chaton-
nay.
Léon ne dit mot. Il ne savait plus très bien où il en était.
Depuis plusieurs jours, il remâchait sa rancune contre
Marietta. Mais comment en vouloir à une jeune fille qui
partageait avec les femmes de son village ce précieux talent,
ce secret qui allait sans doute changer leur sort? Elle avait
déjà métamorphosé le château. Maintenant, c'était au tour
du village...
Sa mère le regardait attentivement. Le visage impassible,
il fit demi-tour, prit ses gants et son feutre empanaché et
partit comme chaque jour pour Lancerre.
Il passa une journée déprimante à échanger banalités et
menus propos avec Elise dans l'atmosphère confinée de son
petit jardin enserré entre de hauts murs. Grâce au ciel, la
jolie veuve ne vit aucun inconvénient à ce que son fiancé
passe la journée du lendemain à la chasse.
A son retour à Chatonnay, Léon trouva Marietta et
Raphaël absorbés dans une partie d'échecs. Il fit tout de
même l'effort de remercier la jeune fille pour les leçons
qu'elle voulait bien donner aux paysannes de son village.
Marietta leva à peine les yeux de l'échiquier, tant elle
craignait de trahir ses sentiments.
Après le dîner, Léon bavarda une grande partie de la
soirée avec le duc et sa mère. A intervalles fréquents, il
jetait des regards intrigués sur Raphaël et Marietta toujours
plongés dans leur partie. Où diable cette fille avait-elle
appris à jouer aux échecs? Raphaël semblait avoir à faire à
forte partie. Il avait les sourcils froncés et l'expression
concentrée. Léon lui-même aimait beaucoup ce jeu. Mais,
quand il avait proposé à Elise de le lui apprendre, celle-ci,
pâle d'horreur, s'était récriée que c'était bien trop
compliqué pour sa pauvre tête.
De plus en plus troublée par le regard insistant de Léon,
Marietta finit par laisser Raphaël gagner et se leva pour se
retirer. Elle n'en pouvait plus. Elle savait bien que le futur
mari d'Elise ne l'aimerait jamais. Mais pourquoi ne pouvait-
il lui témoigner au moins un peu d'amitié? Lui sourire. Lui
parler. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait sans les
voir les silhouettes sombres des arbres agitant leurs cimes
dans la brise légère. Demain, elle partirait tôt pour aller voir
Ninette Brissac. A son retour, Léon serait déjà sur la route
de Lancerre. Elle ne le rencontrerait pas. Cela valait mieux
ainsi. Elle se coucha, mais le sommeil fut bien long à venir...
Léon se réveilla, le cœur plus léger qu'à l'accoutumée. La
perspective de s'habiller pour la chasse et non pour faire sa
cour était pour lui un agréable changement. Les cloches de
l'église sonnaient l'angélus quand il sortit de l'écurie, monté
sur Sarrasin.
Marietta, qui revenait de chez les Brissac, arrivait à fond
de train. Il réussit à l'éviter, mais de justesse.
— Tudieu! s'exclama-t-il. On dirait qu'une armée de
diable cornus est à vos trousses!
— J'ai du travail à faire, répondit-elle plus sèchement
qu'elle ne l'aurait voulu, mais elle ne se sentait pas à son
avantage avec sa chevelure tout ébouriffée et sa jupe
poussiéreuse.
— Le travail attendra, dit impulsivement Léon. Venez
avec moi. Allons lâcher les faucons.
Et sans attendre sa réponse, il partit en direction du
pont-levis. Marietta n'hésita qu'une fraction de seconde.
C'était la première fois depuis leur arrivée au château que
Léon lui parlait avec la cordialité et la gentillesse dont il
avait fait preuve à son égard après l'avoir arrachée des
griffes des chasseurs de sorcières. Elle éperonna sa jument
et le suivit. Ils traversèrent le village au grand galop et
prirent le chemin des collines.
Léon respirait à pleins poumons l'air parfumé de thym et
de romarin. L'ennui de ces derniers jours était oublié.
C'était merveilleux de chevaucher à nouveau son fidèle
étalon dont la crinière flottait au vent, de retrouver cet
horizon sans limites qu'il aimait tant. Devant lui, le valet
d'écurie attendait comme prévu avec les chiens et les
faucons. A leur approche, les chiens tirèrent sur leurs
laisses.
— Vous montez comme un homme! dit Léon en voyant
Marietta arriver sur ses talons et faire faire une volte
complète à sa jument.
Sachant que dans la bouche de Léon c'était un compli-
ment, Marietta se mit à rire avec allégresse, le visage
radieux.
— Décapuchonne les oiseaux, ordonna Léon au pale-
frenier. Avez-vous déjà pratiqué la chasse au faucon?
ajouta-t-il à l'adresse de Marietta.
— Oui, répondit-elle, j'ai chassé autrefois avec mon père.
Dieu qu'elle est belle! pensait Léon en contemplant la
superbe chevelure rousse tombant librement sur ses épau-
les et ses seins qui se soulevaient au rythme de sa
respiration encore un peu haletante. Pas de colifichets, pas
de poudre, pas de rouge. Mais une peau douce et lisse
comme du satin, des yeux étincelants, et une vitalité
étonnante. Auprès d'elle, toutes les femmes paraissaient
insipides.
— Alors, prenez l'émerillon.
Le rapace s'envola aussitôt, montant droit dans le ciel.
Brusquement, il plongea et saisit sa proie. Le garçon
d'écurie lâcha alors les chiens qui s'élancèrent le nez au
vent, pour rapporter un lièvre.
Les chiens rapportèrent ensuite une alouette et un
pigeon. Ils jappaient joyeusement derrière les chevaux.
Léon et Marietta s'éloignèrent petit à petit dans les collines,
laissant le valet loin derrière eux...
Ayant remis le capuchon sur la tête du faucon, Léon posa
les mains sur le pommeau de sa selle et se mit à contempler
le paysage de vignes, d'oliviers et de figuiers qui s'étalait à
perte de vue. Jamais il ne pourrait s'en rassasier.
— Comment peut-on préférer Paris ou Versailles à tout
ceci? demanda-t'il soudain en accompagnant ses paroles
d'un geste circulaire.
— Oui, il faut être fou, répondit-elle sans ambages, en
vraie fille du Sud qu'elle était.
Léon la regarda droit dans les yeux. Les prunelles vertes
de Marietta flambaient avec une intensité extraordinaire. Le
désir qu'il refoulait depuis son arrivée à Chatonnay le
submergea à nouveau comme un raz de marée. Son cœur se
mit à battre à coups sourds. Il se laissa glisser à terre. Cette
fille, il la lui fallait. Autrement, elle ne cesserait de
l'obséder, de le torturer. Une fois qu'il l'aurait possédée, il
pourrait certainement l'oublier comme les autres. Lente-
ment, sans la quitter des yeux, il s'approcha de la jument, et
prit Marietta par la taille.
Le cœur battant à coups redoublés, la jeune fille se laissa
faire. A travers la fine batiste de son corsage, les mains de
Léon la brûlaient comme si elle eût été nue. Il la souleva et
la posa par terre tout en la serrant étroitement contre lui.
— Marietta! oh, Marietta! murmura-t-il dans ses cheveux
avant de s'emparer de sa bouche en un baiser plein de feu
qui la fit frémir de la tête aux pieds.
Sous ses savantes caresses, elle s'embrasa comme une
torche. Dans un dernier sursaut de bon sens, elle détourna
la tête avec une exclamation étranglée.
— Et Elise? Vous oubliez Elise?
En voyant son expression bizarre, presque étonnée, elle
devina aussitôt la vérité. Léon comptait toujours épouser
Elise. Mais cela ne l'empêchait pas de chercher à obtenir ses
faveurs, comme avec n'importe quelle fille de joie. Et elle,
Marietta Riccardi, avait été à deux doigts de lui céder. Des
larmes brûlantes jaillirent dans ses yeux, et elle souffleta
Léon avec toute la force dont elle était capable.
— Mais que diable...? marmonna celui-ci fou de rage en
la plaquant au sol.
— Non! haleta-t-elle, comme ses caresses se faisaient
plus brutales, plus précises. Non, Léon! Pour l'amour du
ciel!
D'une main, il lui maintenait les poignets au-dessus de la
tête, tandis que de l'autre il déchirait fébrilement son
corsage. Marietta se mit à gémir d'épouvante.
— Et n'essayez pas de jouer à la vierge effarouchée! Avec
moi, cela ne prend pas. Vous ne faisiez pas tant de manières
avec Raphaël, hein?
— C'est faux! dit-elle en se débattant vainement sous le
corps musclé de Léon. Il a essayé de m'embrasser une fois.
Rien de plus.
— Vous ne me le ferez pas croire! J'ai bien vu la façon
éhontée dont vous répondiez à ses avances!
— Et même si je l'avais fait? s'écria-t-elle avec un regard
flamboyant de colère. Et même si j'avais accepté ses
baisers? Qu'y a-t-il à redire à cela? Raphaël de Malbré n'est
pas à la veille de se marier, lui!
Ses paroles eurent un effet immédiat. Léon la repoussa
avec une violence telle qu'elle roula plusieurs fois sur elle-
même dans la poussière. Avec un juron, il se releva d'un
bond et se remit en selle sans même jeter un regard en
arrière.
— Léon! appela-t-elle d'une voix angoissée. Léon!
Mais déjà l'étalon noir disparaissait derrière la colline
faisant jaillir les cailloux derrière ses sabots.
Le soleil se couchait lorsque Marietta revint enfin au
château. A la vue de l'élégante calèche d'Elise arrêtée dans
la cour, son cœur se serra. Elle entra discrètement par la
cuisine et monta rapidement dans sa chambre se baigner et
se changer. Au passage, Cécile n'avait pas manqué de
remarquer son corsage déchiré et ses poignets meurtris. Le
comte, lui aussi, était rentré les vêtements en désordre et
pleins de poussière. Tout ceci était bien étrange...
Après avoir apporté à Marietta une cruche d'eau
parfumée à la rose, la jeune servante se hâta d'aller
retrouver Lili pour commenter cette affaire. De toute
évidence, leur maître et Marietta avaient passé la journée
ensemble. Armand les avait vus partir à cheval vers les
collines. Et, à voir l'état dans lequel ils étaient revenus... la
conclusion s'imposait. Les joues rondes de Cécile étaient
rouges d'excitation à la pensée que ses maîtres ne se
conduisaient pas mieux qu'elle. Dire qu'à cette heure-ci, le
Comte, suprêmement élégant dans son justaucorps de
velours noir aux « queues de bouton » brodées de fil d'or,
faisait la cour à sa fiancée! Ah, cette fragile créature n'avait
sans doute jamais connu la joie de se faire déchirer son
corsage par un amant plein de fougue!
Elise était plus heureuse qu'elle ne l'avait été depuis
longtemps. Avec le concours de l'abbé, elle avait enfin
persuadé Léon de repousser leur mariage. A sa grande
surprise, celui-ci s'était incliné. Il n'était plus aussi pressé
qu'à son arrivée, tant il était bouleversé par des sentiments
contradictoires.
Lorsque Marietta descendit rejoindre les invités au salon,
le duc était en grande conversation avec Léon et Raphaël
bavardait avec Céleste. Jeanne lui fit signe de venir s'asseoir
entre elle et Elise sur la banquette. Sans le laisser deviner, la
châtelaine était encore plus intriguée que Cécile et Lili par
les faits et gestes de son fils et de Marietta.
— Je vous en prie, faites-le pour moi! supplia Elise en
prenant la main de Marietta. Ce serait inouï. Je n'aurai
jamais l'occasion d'avoir une robe pareille, même si nous
allons à la cour. Le duc me dit qu'une robe au point de
Venise peut atteindre des milliers de livres.
— Mais c'est impossible, Elise, je n'aurai pas le temps!
protesta l'Italienne.
— Oh, Marietta, dites oui, je vous en prie!
Marietta regarda les yeux violets suppliants. Où
trouverait-elle l'abnégation de faire la robe de mariée
d'Elise après ce qui venait de se passer entre elle et Léon?
— J'ai vu le col que vous avez fait pour Jeanne. C'est une
merveille. Oh, Marietta, je serais si contente que vous
puissiez travailler pour moi!
Incapable de trouver une excuse valable, Marietta dut
s'incliner.
— Entendu, dit-elle, mais je ne pense pas avoir le temps
de faire une robe entière.
— Faites au moins le corsage. Il ne sera pas difficile d'y
ajuster une jupe de satin épais. Oh Léon! s'écria-t-elle en se
tournant vers son fiancé, Marietta a promis de me faire ma
robe de mariée!
— J'en suis content pour vous, mon amour.
— Ce sera la plus belle robe de tout le Languedoc. Ce que
vous êtes gentille, Marietta!
Léon n'avait pas eu un regard pour Marietta. Cette
attitude était si peu naturelle que le duc ne put s'empêcher
de se poser des questions. Certes, son jeune ami était
réputé pour être un coureur de jupons notoire. Mais le duc,
qui le connaissait depuis toujours, était certain qu'une fois
marié Léon ne donnerait pas de coup de canif dans le
contrat. Comment se faisait-il donc qu'il parût réprimer un
violent désir pour cette petite Riccardi? Perplexe, il se
tourna vers l'exquise silhouette casquée d'or et vêtue de
soie bleu glacier. Elise lui adressa un sourire attendrissant.
— Que penseriez-vous d'un peu de musique? demanda
Raphaël après le souper. J'aimerais bien entendre jouer de
l'épinette.
— Moi aussi, ajouta Jeanne.
Céleste se serait volontiers proposée pour pouvoir briller
aux yeux de Raphaël. Mais elle se savait médiocre joueuse.
D'ailleurs, Raphaël ne la regardait plus. Comme d'habitude,
il n'avait d'yeux que pour Marietta.
Celle-ci se leva lentement. Après tout, pourquoi pas?
Cela ne ferait pas de mal à Léon de Villeneuve de voir
qu'une Riccardi était une dame de qualité et non une
paysanne tout juste bonne à être troussée au coin d'un bois.
Le cœur serré d'appréhension, elle s'assit devant le petit
clavecin. Il y avait plusieurs années qu'elle n'avait joué.
Tous les yeux étaient fixés sur elle. Ceux de Raphaël
surtout, qui souhaitait de tout son cœur prouver à son père
qu'un Malbré pouvait sans déchoir épouser une Marietta
Riccardi, puisque celle-ci avait reçu l'éducation la plus
raffinée.
Marietta laissa ses doigts courir sur le clavier, impro-
visant pendant quelques minutes. Les notes se détachèrent,
pures comme du cristal. Rassurée, elle attaqua alors un
menuet.
— Et si nous dansions? proposa Céleste.
Le duc se leva avec vivacité et tendit les mains a Elise
qui, toute rougissante, accepta. Raphaël n'eut d'autre
ressource que d'inviter Céleste. Les deux couples se mirent
à évoluer sur ce rythme rapide à trois temps. Le duc se
sentait rajeuni de vingt ans. Lorsque la musique s'arrêta, à
contrecœur, il rendit sa cavalière à Léon. Celui-ci voulut
l'inviter à son tour.
— Une danse me suffit, protesta la jeune femme en
s'éventant. Je suis tout essoufflée.
Frustré de n'avoir pu danser avec Marietta, Raphaël
demanda à Céleste si elle savait chanter.
— Comme un rossignol, assura la châtelaine.
Céleste put ainsi faire étalage de ses talents et Raphaël
eut la joie de danser avec Marietta. C'était un enchante-
ment de la voir tourbillonner. Ses petits pieds cambrés
chaussés de velours glissaient sur le sol sans paraître le
toucher. Elle était souple et gracieuse à ravir. Raphaël était
bien décidé à l'épouser envers et contre tout. Les ricane-
ments de la cour s'arrêteraient vite lorsqu'on verrait le Roi
sous le charme de Marietta, ce qui ne saurait manquer de se
produire. Dès ce soir, il la demanderait en mariage. La
cérémonie pourrait même avoir lieu avant son retour à
Paris.
Léon accompagna Elise jusqu'à sa calèche et l'embrassa
doucement sur le front. La jeune femme se sentit rassurée.
Les premiers baisers passionnés de Léon l'avaient littéra-
lement terrorisée...
— Je vous envie, dit le duc avec sincérité en voyant Léon
revenir au salon. Elise sera pour vous la femme idéale. Vous
êtes un homme heureux.
Léon fit une grimace qui pouvait passer pour un
acquiescement. En réalité, il était à cent lieues de là et se
demandait où Raphaël et Marietta avaient bien pu passer.
Ceux-ci n'étaient pas loin, dans le couloir du premier
etage faiblement éclairé par des torchères. Raphaël venait
de demander sa main à Marietta. Celle-ci le regardait avec
une stupéfaction non feinte. Il lui prit la main en riant
doucement et lui en baisa longuement la paume.
— J'ai compris la leçon, ma chère. Seul le lit conjugal est
digne de vous.
L'attirant contre lui, il se mit à l'embrasser avec une
ardeur grandissante. Paralysée par l'émotion, il fallut
quelques instants à la jeune fille pour se ressaisir et se
dégager résolument de cette étreinte. Sans se laisser
démonter pour autant, Raphaël lui caressa doucement la
joue du bout des doigts.
— Vous êtes belle comme le jour, Marietta. Dans des
robes de brocart, vous ferez sensation à la cour...
— Il n'est pas question de cour, Raphaël, dit-elle en
secouant la tête. Je ne veux pas vous épouser.
— Parce que votre famille n'est pas connue? Vous dites
vous-même que les Riccardi sont nobles, et vous l'avez
prouvé.
— Mais je ne vous aime pas, Raphaël, dit-elle posément.
Il scruta longuement les prunelles vertes. Il ne lui était
jamais venu à l'esprit qu'on pût refuser un Malbré.
— C'est déjà merveilleux que l'un de nous deux se marie
par amour, dit-il enfin. Je vous promets, ma jolie, qu'une
fois mariée, vous oublierez vos réticences dans mes bras.
De nouveau, elle secoua la tête.
— Réfléchissez bien. Je suis certain que demain vos
hésitations seront envolées, dit-il avec une certaine suffi-
sance en l'attirant de nouveau dans ses bras.
Des pas se faisant entendre derrière eux, Raphaël lâcha
Marietta qui partit vers sa chambre. Il se retourna ensuite
et rencontra le regard sévère de Jeanne.
— Dois-je en croire mes yeux? dit celle-ci avec froi- deur.
— Mais, madame, mes intentions sont parfaitement
honorables.
— C'est loin d'être évident, dit carrément la châtelaine.
— Je viens de demander la main de votre charmante
invitée, dit Raphaël, assez satisfait de voir la stupéfaction de
son hôtesse.
— Oh, Raphaël! C'est merveilleux! Moi qui me faisais
tant de souci pour son avenir!
— Puis-je savoir la raison d'une telle liesse? demanda
Léon qui montait se coucher.
— Marietta va épouser Raphaël! répondit vivement
Jeanne en s'apercevant, mais un peu tard, que son fils ne
partagerait pas forcément sa joie.
— Est-ce vrai? fit celui-ci, pétrifié de surprise.
— Parfaitement, répondit Raphaël en s'appuyant au mur
avec nonchalance.
C'était bien fait pour Léon, se disait-il avec une certaine
euphorie. Pourquoi celui-ci avait-il essayé de courir deux
lièvres à la fois? D'épouser l'insipide Elise pour la façade et
de garder Marietta pour le plaisir. Qui trop embrasse mal
étreint. Le dicton se vérifiait.
— Eh bien! Je te souhaite beaucoup de bonheur, dit Léon
à travers ses dents serrées.
Sans plus de cérémonie, il salua sa mère et son ami et
partit à grands pas vers sa chambre. Quelques secondes
plus tard, le bruit d'une porte claquée violemment se fit
entendre.
Peu après, laissant Raphaël expliquer sa décision à son
père consterné, Jeanne se rendit sur la pointe des pieds
dans la chambre de son fils. Elle voulait lui parler, savoir
quels étaient ses sentiments. Elle ne comprenait pas
pourquoi ce garçon jusque-là si gai et insouciant s'était
transformé du jour au lendemain en créature taciturne et
morose.
Voyant de la lumière filtrer sous la porte, Jeanne tendit
l'oreille avant de frapper. Elle entendit distinctement le
bruit d'un carafon tintant contre un verre. Léon trébucha
contre une chaise qui se renversa avec fracas. Il était inutile
d'essayer d'avoir une conversation avec lui. Manifestement,
il était ivre.
Le lendemain matin, afin d'éviter Léon et Raphaël,
Marietta convoqua Lili et Cécile pour leur leçon à une
heure extrêmement matinale. Le soleil déjà chaud buvait la
rosée du matin. La journée serait superbe. Les femmes du
village n'étaient pas encore là. Le verger était délicieu-
sement calme. Tandis que les deux servantes étaient
penchées sur leur ouvrage, Marietta se mit en devoir de
commencer la robe de mariée d'Elise.
Mais très vite, elle se prit à rêver. Le verger et les collines,
tout avait disparu dans une brume impalpable. L'église de
Chatonnay lui apparut dans une lumière éblouissante. Les
cloches sonnaient à toute volée. Radieux, main dans la
main, Léon et sa femme se tenaient sur le parvis. La mariée
était revêtue d'une robe au point de Venise. On eût dit que
les motifs en avaient été sculptés dans la pierre, tellement
ils avaient de relief. Quant au marié, il portait un
justaucorps de velours écarlate bordé d'une tresse dorée.
Cette vision lui serra le cœur à tel point qu'elle crut
défaillir.
Avec un sursaut de volonté, elle se ressaisit. Au-dessus
de sa tête, une linotte sifflait dans les branches du
pommier. On entendait la voix aigre de Mathilde chassant
les chiens de la cuisine. Manifestement, la camériste était
furieuse d'être cantonnée dans les tâches ménagères tandis
que ses deux acolytes se prélassaient dans le verger.
— Vous feriez mieux de retourner auprès de Mathilde
jusqu'à l'arrivée des autres, dit Marietta en se remettant à
tirer l'aiguille. Nous continuerons plus tard.
Les servantes reprirent à contrecœur le chemin de la
maison. Les doigts de fée de Marietta s'activaient. Le silence
de la campagne n'était brisé que par des bourdonnements
d'abeilles, le chant des oiseaux et le bêlement des chèvres.
Céleste apparut tout à coup, marchant précautionneu-
sement sur l'herbe encore humide, de crainte de tacher ses
précieuses petites mules.
— Que faites-vous debout de si bon matin? s'enquit
Marietta. Mathilde m'a dit que vous étiez levée depuis
l'aube.
— Je n'arrivais pas à dormir.
Marietta était assise dans l'herbe, sa jupe relevée sur ses
jambes et ses pieds nus. C'était incroyable de penser que
c'était elle qui, la veille au soir, avait joué si divinement de
l'épinette et dansé avec tant de grâce. Céleste n'en revenait
pas. Tout en ignorant encore par bonheur l'intention de
Raphaël d'épouser Marietta, elle était bien forcée de
constater l'intérêt qu'il lui portait. Pourquoi donc lui
préférait-il cette fille? C'était trop injuste! Malgré sa
sympathie pour l'Italienne, Céleste mourait d'envie de la
voir partir le plus loin possible, à Montpellier, à Nar- bonne
ou à Venise... n'importe où pourvu qu'elle ait enfin la
possibilité de séduire Raphaël sans craindre de rivale.
— Je viens de voir Léon. Il se prépare à partir pour
Lancerre, dit-elle sans quitter Marietta du regard. Il semble
avoir du mal à s'arracher des bras de madame Sainte-Beuve.
— N'est-ce pas une attitude normale de la part d'un
fiancé épris? répliqua posément celle-ci.
Impossible de détecter la moindre trace de jalousie sur le
visage de Marietta. Céleste était pourtant certaine qu'il
existait quelque chose entre elle et son cousin.
— Il est temps que j'aille voir Ninette, ajouta-t-elle en
roulant soigneusement son ouvrage.
La route de Lancerre longeait le verger. Et Marietta
n'avait aucune envie de rencontrer Léon.
— Mais elle est guérie, maintenant. J'ai même entendu
Armand dire qu'elle allait mieux qu'avant.
— Je préfère quand même aller la v...
Elle s'interrompit en entendant Céleste pousser un cri
perçant. Elle suivit son regard. Une vipère glissait vers elle a
la vitesse de l'éclair. Marietta eut un geste instinctif de
recul, mais avant qu'elle ait eu le temps de se relever,
l'animal se dressa sur sa queue en sifflant et ses crochets
empoisonnés vinrent s'enfoncer profondément dans sa
chair, juste au-dessus du genou.
Céleste continuait de hurler comme une possédée. Le
serpent ondula et disparut dans l'herbe épaisse. Le visage
livide, Marietta fixait avec horreur les traces de la morsure
mortelle.
— Calmez-vous! dit-elle à Céleste d'une voix pleine
d'angoisse. Arrêtez donc de crier! Il faut aspirer le venin
avant qu'il ne se répande. Vite!
Complètement affolée, Céleste la regardait sans com-
prendre. Sachant qu'il n'y avait pas un instant à perdre,
Marietta essaya d'atteindre elle-même l'endroit de la
morsure. Vainement. Elle allait mourir...
— Au secours, Léon! Au secours! cria-t-elle d'une voix
étranglée en entendant un bruit de galopade.
Céleste avait également entendu son cousin. Ayant
retrouvé un semblant de sang-froid, elle courut vers lui en
faisant de grands gestes pour attirer son attention.
Léon ramena sa monture au pas et, voyant Marietta
allongée dans l'herbe, son sang ne fît qu'un tour. Il
éperonna Sarrasin et sauta par-dessus le muret séparant le
sentier du verger.
— Elle a été mordue par un serpent! dit Céleste d'une
voix haletante.
D'un bond, Léon sauta dans l'herbe et se pencha sur la
jeune fille déjà presque inconsciente.
— Il faut aspirer le poison, murmura celle-ci d'une voix
qui faiblissait.
Sans hésitation, Léon s'agenouilla à son côté, prit la
jambe blessée dans ses mains et pencha la tête pour aspirer
le venin de la plaie et le recracher à mesure dans l'herbe.
Les jambes tremblantes, Céleste s'était adossée à un
pommier. Du château, on avait entendu ses cris. Lorsque
Mathilde et Raphaël arrivèrent, hors d'haleine, la plaie avait
un aspect net. Léon n'avait toujours pas lâché Marietta et,
pour la première fois de sa vie, tremblait d'une frayeur
rétrospective.
— Léon... Léon... murmura la jeune fille d'une voix faible.
— Mon Dieu, Marietta! Que s'est-il passé? demanda
Raphaël avec anxiété tout en la soulevant dans ses bras.
— Une vipère, dit laconiquement Léon, toujours à
genoux dans l'herbe, comme cloué sur place.
— Doux Jésus! s'exclama Raphaël.
Il repartit en hâte vers le château, portant dans ses bras
la jeune fille à moitié évanouie.
Léon resta encore un instant dans l'herbe, secoué par
une terreur qu'il n'avait jamais ressentie, même au plus fort
des combats. Il se releva enfin, blanc d'émotion et se dirigea
lentement vers sa monture qui piaffait. A quoi bon rester à
Chatonnay? Il ne pouvait rien faire de plus pour elle.
Raphaël le lui avait bien fait comprendre...
Une fois sur le sentier, il partit vers les collines. Il n'irait
pas à Lancerre aujourd'hui. Il ne pourrait pas supporter la
vue d'Elise. Il ne voulait qu'une chose : être avec Marietta.
C'était impossible. Il n'en avait plus le droit. Marietta allait
épouser Raphaël, et c'était lui, Léon, qui l'avait poussée
dans les bras de son ami.
Marietta en voulait à Raphaël de l'avoir arrachée si
brutalement des bras de son sauveur. Ah, si seulement
Raphaël et Mathilde n'étaient pas arrivés aussi vite, peut-
être que...
Epuisée, elle ferma les yeux. Après l'avoir bordée dans
son lit, Mathilde avait tiré les rideaux. La chambre était
fraîche et obscure. Raphaël était assis près d'elle, le visage
inquiet, lui tenant la main. Elle n'avait pas la force de lui
demander de partir.
Ce fut le duc qui, un moment après, toucha sans mot
dire l'épaule de son fils pour lui intimer l'ordre de quitter la
pièce. En entendant le bruit de la porte, Marietta rouvrit les
yeux.
— Je voudrais vous parler, fit le duc en s'appuyant sur sa
canne au pommeau d'ébène. Vous sentez-vous assez bien?
— Tout à fait, assura Marietta en se redressant.
— Bien. M'autorisez-vous d'abord à ouvrir les rideaux?
— Très volontiers.
— J'ai un devoir très pénible à remplir, mademoiselle,
dit-il en revenant lentement vers le lit. Raphaël m'a avoué
avoir demandé votre main. J'estime qu'il a agi à la légère. Je
me vois dans l'obligation de vous dire que ce mariage est
impossible.
— C'est également mon avis, dit Marietta qui avait repris
un peu de couleurs.
— Vous comprenez, n'est-ce pas, que nos deux familles
ne sont pas de la même condition?
— Détrompez-vous, monsieur le Duc, coupa Marietta
avec un petit sourire. Les Riccardi sont assez bien nés pour
faire les mariages qui leur plaisent.
— Pas dans ce cas, répondit gravement le duc.
— Dans ce cas précis, dit l'Italienne d'un air malicieux ce
mariage ne leur plaît pas.
Les sourcils froncés, le duc la fixa un instant. Cette petite
coquine venait d'apprendre qu'elle ne serait jamais
duchesse de Malbré. Et que faisait-elle? Elle haussait les
épaules, souriait et disait qu'elle n'avait jamais songé à le
devenir. Le duc s'était attendu à des cris, des larmes, à des
protestations. A tout, sauf à cette désinvolte indifférence.
— Etes-vous bien certaine d'avoir compris mes paroles,
mademoiselle?
— C'est vous, monsieur le Duc, qui ne semblez pas
comprendre... J'ai dit nettement à votre fils que je ne
comptais pas l'épouser. Je vois qu'il ne m'a pas crue...
— Mais, ma chère enfant, pourquoi?
— Parce que je ne l'aime pas, c'est tout, laissa tomber
Marietta d'un ton uni.
Henri crispa la main sur le pommeau de sa canne. C'était
proprement incroyable.
— Vous voyez, monsieur le Duc, vous n'avez aucune
raison de vous inquiéter.
— En effet...
Malgré son soulagement, Henri n'en revenait pas de voir
cette jeune fille d'origine modeste refuser son fils sous le
prétexte qu'elle ne l'aimait pas. C'était presque un affront!
— Auriez-vous la bonté de dire à Jeanne que je
descendrai dîner? demanda Marietta en souriant. Je me
sens tout à fait bien maintenant.
Le duc promit de faire la commission, et s'aperçut dans
l'escalier que la jeune fille l'avait tout bonnement congé-
dié...
Lorsque Marietta fit son apparition pour le souper, vêtue
de la robe de velours feuille morte qui lui allait si bien, Léon
détourna ostensiblement le regard, tandis que Raphaël la
buvait des yeux. Malgré le mécontentement de son père, il
n'avait pas perdu espoir d'en faire sa femme.
— Cet éloignement de la cour est une véritable cure de
jouvence, dit le duc tout en savourant ses huîtres.
Jeanne se mit à rire de bon cœur.
— Si cela devait durer, mon cher Henri, vous mourriez
d'ennui!
— Je vous assure que non. Je n'ai jamais vu le temps
passer si vite.
Jeanne hésita un instant et reprit sans avoir l'air d'y
toucher :
— C'est grâce à Elise, cher ami. Vous passez finalement
plus de temps à Lancerre que Léon lui-même.
Le duc rougit imperceptiblement. Léon continuait à fixer
son verre d'un air morose.
— Madame Sainte-Beuve adore entendre parler de la
cour, de ses potins, de ses modes...
— Moi aussi, coupa Céleste comme on se levait de table.
J'ai entendu dire que La Vallière portait une mouche?
— N'en croyez rien, dit le duc en souriant. Elle est assez
belle pour s'en passer.
— Est-ce exact? demanda Céleste en se tournant vers
Marietta, déjà penchée sur son ouvrage.
— Parfaitement. Elle laisse ce genre de mode à des
personnes comme madame de Montespan.
— Vous faisiez de la dentelle à Paris, Marietta? demanda
le duc.
— Bien sûr. C'est mon métier, ne l'oubliez pas.
— C'est ainsi que vous connaissez la Montespan?
— Madame de Montespan n'est pas seulement venue
voir les Riccardi pour des dentelles... répondit-elle d'une
voix sourde.
Un silence tomba. Le duc jugea préférable de ne pas
insister et se versa un gobelet de vin parfumé à la cannelle.
Il tâcherait de reprendre cette conversation un peu plus
tard, en tête à tête.
— Savez-vous que les chasseurs de sorcières sont à
Montpellier? dit soudain Céleste.
Son auditoire sursauta.
— Qui t'a raconté cette stupidité? demanda Léon, le
regard sombre.
— Armand. C'est vrai, tu sais. On ne parle que de cela
dans le pays. Ils recherchent une belle et dangereuse
sorcière. Belzébuth lui-même l'aurait envoyée dans le
Languedoc pour y faire des ravages.
— D'où sort cette créature? demanda négligemment le
duc.
— De Paris.
— Elle est donc française?
— Non, bien sûr! se récria Céleste. C'est une étrangère.
Elle connaît, paraît-il, tous les philtres, tous les poisons. Elle
peut vous jeter un sort en un clin d'œil.
— Si nous parlions d'autre chose? proposa Jeanne avec
vivacité.
— Dans sa famille, on est sorcière de mère en fille,
continua Céleste sur sa lancée. L'Inquisiteur a déjà
condamné sa grand-mère au supplice du feu et voudrait
s'emparer de la petite-fille avant qu'elle ait eu le temps de
nous jeter des maléfices.
— Ce sont des absurdités, dit la châtelaine en se levant,
très pâle. Accompagne-moi donc jusqu'à ma chambre, mon
petit. Assez parlé de sorcières et de démons.
En passant près de la chaise de Marietta, elle lui posa
doucement la main sur l'épaule en un geste plein d'affec-
tion. Marietta en avait bien besoin. Elle en était certaine
maintenant : les chasseurs de sorcières de Montpellier
étaient les mêmes que ceux d'Evray. Cette histoire de sorts
jetés sur le Languedoc n'était qu'une feinte destinée à
provoquer les dénonciations.
Les mains tremblantes, elle posa son ouvrage et se retira
très vite. Elle se déshabilla et se coucha rapidement sans
pouvoir détacher ses pensées de l'Inquisiteur en robe noire
et du gentilhomme richement vêtu qui avait tenté d'arra-
cher son secret à sa grand-mère.
L'obscurité lui semblait grouiller d'horreurs sans nom.
Elle alluma une chandelle. Mais les ombres mouvantes
projetées dans la pièce augmentèrent encore sa terreur. Elle
entendit Léon souhaiter une bonne nuit au duc et à
Raphaël. Il y eut des bruits de portes, puis ce fut le silence.
Marietta chercha vainement le sommeil. Montpellier
n'était pas loin. Combien de temps se passerait-il avant
qu'un mot irréfléchi de Céleste, d'Armand ou d'un des
villageois ne la trahisse? Fallait-il partir tout de suite, ou
était-ce déjà trop tard?
Il fallait absolument qu'elle voie Léon sans risquer une
indiscrétion. Il n'y avait qu'une solution : aller le retrouver
maintenant qu'il était seul. Sans plus réfléchir, elle jeta sur
ses épaules un peignoir de satin fleuri, ouvrit doucement la
porte et longea le couloir faiblement éclairé jusqu'à l'aile
qui abritait l'appartement de Léon. Elle n'y avait jamais
pénétré. Le nettoyage en grand du château s'était arrêté là.
Un rai de lumière Filtrait sous une lourde porte sculptée.
Elle tourna doucement la poignée et entra. La pièce était
éclairée par des chandelles fixées à des appliques murales.
Un coffre clouté de cuivre luisait doucement à côté d'un
fauteuil de cuir assorti à haut dossier. Un rideau fermait
une sorte d'alcôve derrière laquelle on entendait du bruit.
Retenant sa respiration, elle le tira et se figea sur place.
Debout devant une table sur laquelle se trouvaient un broc
d'eau et une cuvette en étain, Léon était nu jusqu'à la
ceinture.
Devinant une présence, il se retourna, et son expression
fit aussitôt prendre conscience à Marietta de la folie de sa
démarche. On n'entrait pas dans la chambre d'un homme à
cette heure de la nuit... et dans une tenue aussi sommaire...
sans une raison précise...
— Oh, je vous demande pardon, je ne voulais pas...
Les joues rouges de honte, elle laissa retomber le rideau
et courut jusqu'à la porte. Mais il y fut avant elle et s'y
appuya pour lui barrer le chemin.
— Ne vous sauvez pas, Marietta!
— Je ne voulais pas vous prendre au dépourvu, dit-elle
sans oser le regarder. Je suis venue vous parler des
chasseurs de sorcières de Montpellier...
— Ah oui... les chasseurs de sorcières...
Une fois de plus, c'était le besoin de protection qui la
jetait vers lui. Quant à l'amour, elle le trouvait dans les bras
accueillants de Raphaël.
— Il n'y a aucune raison de les craindre...
— Vous croyez?
Elle aurait voulu lui poser d'autres questions. Mais elle
était troublée par la chaleur irradiant de ce corps à demi-
nu, par cette haleine tiède qu'elle sentait sur sa joue. De son
côté, il était bouleversé par la silhouette délicieusement
féminine qu'il devinait sous le vêtement léger. Le désir le
submergea de nouveau et il baissa lentement la tête vers la
sienne. D'un mouvement brusque, elle réussit à esquiver sa
bouche.
— Je vous dégoûte à ce point? demanda-t-il avec
amertume. Au début, je croyais que vous repoussiez mes
avances à cause d'Elise. Je sais maintenant que votre cœur
est pris ailleurs. Et pourtant, c'est moi que vous venez
appeler au secours! Vous vous trompez de porte. C'est dans
la chambre de votre amant que vous devriez être, pas dans
la mienne.
— Je n'ai pas d'amant, dit Marietta d'une voix tendue.
— Ce n'est pas ce que prétend Raphaël.
— Je vous répète que je n'ai pas d'amant.
— Vous vous mariez donc par intérêt? fit-il avec un rire
sinistre. Raphaël est riche, n'est-ce pas, et sa famille est la
plus titrée de France... Ah! je vous ai rendu un service
inestimable en vous amenant à Chatonnay, Marietta,
reconnaissez-le. Il est temps que vous me payiez de retour.
Cette fois, Marietta ne put éviter la bouche exigeante de
Léon. D'ailleurs, elle n'avait plus la force de lui résister.
Avec une plainte inarticulée, ses bras vinrent se nouer
autour de sa nuque et elle lui rendit son baiser sans
retenue. Mais très vite, il la repoussa.
— Si je vous demandais maintenant d'être à moi, dit-il en
respirant de façon saccadée, vous n'hésiteriez pas une
seconde, n'est-ce pas? Et vous n'auriez même pas une
pensée pour celui que vous allez épouser?
Son expression trahissait le mépris le plus absolu.
— Non! protesta-t-elle. Vous ne comprenez pas.
— Je comprends très bien, répliqua-t-il d'une voix
cinglante. Vous êtes une traînée, Marietta Riccardi, une
séduisante et provocante petite traînée!
— Et vous, vous êtes le dernier des imbéciles! dit-elle
d'une voix étranglée de rage en lui enfonçant ses ongles
dans la joue. Je n'ai pas plus envie d'épouser Raphaël de
Malbré que vous, je vous le garantis!
Elle s'enfuit de la chambre en claquant la porte derrière
elle, tandis que Léon levait lentement ses doigts vers sa joue
ensanglantée.
Marietta se jeta tête baissée sur Raphaël qui sortait
justement de sa chambre pour aller chercher un carafon de
cognac en guise de somnifère. Elle était échevelée. Elle avait
la bouche meurtrie par les baisers furieux de Léon. Son
corps se devinait sous la transparence des vêtements de
nuit.
Le fils du duc ne fut pas long à comprendre la situation.
Sans hésiter, il prit l'Italienne par le poignet pour arrêter sa
course éperdue.
— Lâchez-moi! Ce n'est pas ce que vous croyez,
Raphaël...
— C'est pourtant clair. Je savais que vous étiez sa
maîtresse. Mais faire une chose pareille, alors que je vous ai
demandé de m'épouser...
— J'ai refusé, ne l'oubliez pas.
— A cause de Léon? Mais, pauvre innocente, il va se
marier, voyons! Il n'a même pas protesté à l'idée de vous
perdre, vous l'avez bien vu. A la cour, tout le monde
chuchote que le Lion du Languedoc est incapable du
moindre sentiment. Il est comme Henri IV. Il boit. Il
guerroie. Il fait l'amour, mais sans amour. Seule, l'angé-
lique Elise a su toucher son cœur.
Le regard bleu de Raphaël prit une expression meurtrière
et il continua en lâchant soudain Marietta :
— Ah, je vais lui passer mon épée au travers du corps!
— Non, Raphaël! Ecoutez-moi! supplia-t-elle en se
suspendant à son bras, le visage blanc de terreur. Il n'y a
rien eu entre nous, je vous le jure. Je sais bien, hélas, que
Léon ne m'aime pas.
— Et vous vous faufilez cependant la nuit dans sa
chambre? demanda-t-il d'une voix cinglante.
— Dieu m'est témoin que ce n'était pas dans une
intention répréhensible! Si seulement vous saviez! Il m'a
toujours traitée comme un gentilhomme traite la dernière
des paysannes,
— Et vous lui avez cédé?
— Non, dit-elle, et sa voix se brisa sur un sanglot. Ce soir
seulement, j'ai failli le faire, mais il m'a repoussée et m'a
qualifiée de... de traînée...
— Pourquoi cela, si vous l'aviez toujours éconduit?
— C'est à cause de vous. Il croit que j'ai accepté votre
demande en mariage.
Ses yeux étaient pleins d'une telle douleur que le cœur
de Raphaël se serra.
— Je ne pouvais pas accepter, Raphaël, comprenez- moi.
Ce n'eût pas été honnête de ma part. J'aime Léon. Je
l'aimerai toujours.
La colère de Raphaël s'était brusquement calmée Il savait
maintenant qu'il avait perdu.
— Ma pauvre Marietta! Je vous promets de ne plus vous
importuner. Allez vous coucher maintenant. Vous êtes
toute frissonnante.
— Et Léon? fit-elle avec un regard anxieux
— N'ayez crainte. Je ne vais pas me battre avec lui.
D'ailleurs, je risquerais fort de ne pas avoir le dessus. Bonne
nuit.
Il suivit des yeux la silhouette menue aux épaules
affaissées jusqu'à ce qu'elle ait disparu. Alors seulement, il
referma sa porte et se dirigea vers la chambre de son
ami.
Debout devant sa fenêtre, Léon regardait songeusement
les platanes de l'avenue. Lorsque Raphaël entra, il se tourna
vers lui avec une expression de mauvais augure. Les
dernières paroles de Marietta résonnaient encore à ses
oreilles. Elles avaient été prononcées avec une telle violence
et une telle conviction qu'il ne pouvait s'empêcher de les
croire.
— Je voudrais te parler, dit Raphaël en s'asseyant dans le
fauteuil de cuir et en se versant une grande rasade de
cognac.
Il y avait sur le coffre tout un assortiment de verres et de
flacons. Décidément, il n'était pas le seul à recourir à
l'alcool pour chercher le sommeil ou l'oubli.
Sans répondre, Léon lui tourna le dos.
— Finalement, je ne suis pas arrivé à convaincre la
séduisante Marietta de devenir duchesse de Malbré.
Le silence persista. Raphaël faisait machinalement
tourner son verre entre ses mains.
— Il semble que son cœur soit pris ailleurs. C'est pitié
qu'une créature si droite et si loyale soit traitée avec une
pareille cruauté.
Lentement, Léon lui fit face.
— Léon, écoute-moi. Tu es un imbécile de vouloir
épouser une poupée de porcelaine comme Elise quand tu
pourrais avoir une vraie femme comme Marietta. Es-tu fou?
Tu sais bien qu'Elise n'a aucune envie de résider à
Chatonnay. Depuis vingt ans que je te connais, je com-
mence à savoir ce que tu attends de la vie. Tu veux vivre sur
tes terres, y élever tes enfants. Elise, si jamais elle en a,
confiera ses enfants à des nourrices, puis à des institutions
réservées à l'aristocratie. Elle sera incapable de les élever
elle-même. Elle manque totalement d'énergie. Une seule
danse la fatigue. Elle est trop fragile pour monter à cheval,
chasser, ou même jouer aux cartes.
Il faillit ajouter que même l'amour la fatiguerait vite,
mais il se retint. Il y avait des choses qu'il valait mieux ne
pas dire. Il avait déjà presque franchi les limites de la
bienséance.
— Pourquoi te croire obligé de lui rester fidèle?
— Il y a six ans que cela dure, dit Léon en se prenant la
tête dans les mains, six ans que je rêve d'Elise, de notre vie à
Chatonnay... Ah, si je n'avais pas rencontré Marietta, je
l'aurais certainement épousée.
— Et tu serais mort d'ennui, acheva son ami à sa place.
— Probablement, acquiesça Léon avec un sourire amer.
Je redoute déjà les moments interminables que je passe à
Lancerre, à parler de modes et autres inepties : des faits et
gestes du Roi... des intrigues de la cour... Tout ceci me
paraît d'une futilité...
— Alors, pourquoi l'épouses-tu?
— Je ne l'épouserai pas. J'irai demain à Lancerre lui dire
que je renonce à ce projet. Elle en sera sans doute
affreusement marrie, mais il n'y a pas d'autre solution. Je
sais maintenant que je ne l'aime pas, que je ne l'ai jamais
aimée. Ce n'était qu'un rêve d'adolescent, une folle et vague
chimère...
— Il te reste à en informer Marietta, ajouta Raphaël en se
levant, et à lui avouer...
— Quoi?
— Eh bien... que tu l'aimes, sacrebleu!
Là-dessus, il sortit. Il ne se reconnaissait plus. Comment,
lui, Raphaël de Malbré, avait renoncé sans combat à cette
créature inestimable? Avait-il bien toute sa tête? Enfin,
peut-être ce geste désintéressé compenserait-il ses innom-
brables liaisons... Il souffla sa chandelle. Céleste était au
fond une bien jolie fille, songea-t-il en s'endormant. Alors,
pourquoi pleurer sur un amour impossible?
Marietta s'était jetée sur son lit, en proie au désespoir le
plus complet. Une traînée, elle, Marietta Riccardi! Elle
enfouit son visage ruisselant dans l'oreiller. Comment
pourrait-elle jamais oublier le mépris outrageant de Léon?
Il s'était conduit de façon impardonnable. Certes, il ne
l'aimait pas. Mais était-ce une raison suffisante pour la faire
souffrir ainsi?
Ah, s'il l'avait abandonnée à son triste sort à Evray,
n'aurait-ce pas été préférable en fin de compte? Elle aurait
connu le bûcher, mais pas ce calvaire d'aimer un homme
sans être payée de retour.
Léon ne dormait pas, lui non plus. Marietta l'aimait, lui
avait assuré Raphaël. Mais n'avait-il pas brisé cet amour à
jamais par son ignoble conduite de tout à l'heure? Seul,
l'avenir le dirait. Il lui parlerait demain matin. Mais il y
avait encore des heures à attendre! Il passa une chemise de
lin, un justaucorps de cuir et descendit sans bruit l'escalier.
Ayant sifflé ses chiens et pris un mousquet, il sortit du
château et traversa le pont-levis plongé dans l'obscurité.
Il ne revint qu'au petit matin et jeta deux perdrix et six
lièvres sur la table de la cuisine.
Marietta, qui venait de sortir la première fournée de
miches de pain, ne parut pas remarquer sa présence. Son
visage était un peu plus pâle que d'habitude, mais rien ne
pouvait laisser penser qu'elle avait sangloté toute la nuit.
— Merci, monsieur le Comte, dit Cécile en s'emparant
du gibier pour aller le mettre au garde-manger.
Il ne parut point l'entendre. Il regardait Marietta en train
de pétrir la pâte avec une énergie farouche. Cécile se sentit
mal à l'aise. Pourquoi la fixait-il avec cette expression
presque suppliante sur son visage tout égratigné? La
servante haussa les épaules et disparut. Elle se faisait des
idées. Le Lion du Languedoc ne s'abaisserait jamais à
implorer les faveurs d'une femme.
Marietta mit la pâte à reposer et, toujours sans regarder
Léon, se dirigea vers l'office.
— Marietta, je voudrais vous parler.
— Je suis occupée, monsieur le Comte, répondit-elle
d'une voix dénuée d'expression.
— Je suis venu vous présenter mes excuses.
— Je les accepte, monsieur le Comte, dit-elle sur le
même ton en ajoutant du romarin et de la lavande à un
flacon de vinaigre.
— Pour l'amour du ciel, cessez de m'appeler ainsi, lança-
t-il avec exaspération.
Elle lui fit face alors, le menton haut.
— C'est pourtant ce que vous êtes, un comte, et moi une
traînée, comme vous me l'avez si nettement fait remarquer
hier soir.
Elle boucha soigneusement la bouteille et partit vers la
cour où l'attendait sa jument.
— Marietta! dit-il d'un ton suppliant.
Mais déjà la jeune fille s'était mise en selle et s'éloignait.
— Léon!
Jeanne venait de surgir, le visage anxieux.
— Oui? Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il avec impa-
tience.
— Céleste est partie accompagner le valet d'Elise à
Montpellier pour y accueillir un de ses cousins venus pour
le mariage.
— Miséricorde! Si cette stupide enfant ne sait pas tenir sa
langue, nous ne tarderons pas à avoir les chasseurs de
sorcières à Chatonnay! Demandez à Henri de m'excuser
auprès d'Elise. Il faut que j'aille là-bas.
— Comment t'es-tu fait cela? demanda Jeanne en
indiquant les méchantes éraflures de son visage.
— A la chasse, dit-il brièvement.
— Mais c'est incroya...
— Si je veux arriver à Montpellier à temps pour
empêcher Céleste de nuire à Marietta, il faut que je me
dépêche.
Il prit ses gants et se dirigea vers l'écurie sans même
prendre la peine de passer une tenue plus adéquate.
— Vous me paraissez bien soucieuse, ma chère amie,
remarqua Henri en croisant la châtelaine dans le vestibule.
— Ce n'est qu'une apparence, sourit Jeanne qui ne
pouvait évidemment lui parler de son inquiétude pour
Marietta. Léon vous demande de transmettre un message à
Elise. Il a dû se rendre à Montpellier et ne pourra donc aller
la voir aujourd'hui.
Le visage du duc s'épanouit. Il était fou de joie à l'idée de
passer quelques heures en tête à tête avec Elise. Jeanne
hésita un instant à le sonder sur ses sentiments. Puis elle y
renonça. Les choses étaient déjà suffisamment compli-
quées.
— Marietta aimerait peut-être m'accompagner? de-
manda Henri pour la forme.
— Elle est partie chez les Brissac.
— Je croyais cette enfant tout à fait remise!
— Moi aussi, dit Jeanne avec un geste d'impuissance.
Mais il semble souffler un vent de folie sur la maison ce
matin... Léon a passé la moitié de la nuit à chasser et
Céleste est partie à Montpellier avec le valet d'Elise.
— Pourquoi faire?
— Pour y accueillir un de ses invités et l'escorter jusqu'à
Lancerre.
— Ne croyez-vous pas plutôt que la chasse aux sorcières
l'excite? demanda Henri en riant.
— J'espère qu'elle aura le bon sens de ne point se mêler
de ces histoires à dormir debout, répondit Jeanne en
s'efforçant de sourire.
— Oh, Henri! s'écria Elise avec un sourire radieux en
voyant celui-ci entrer dans son salon avec une boite de
pâtes d'angélique.
— Je vous apporte de mauvaises nouvelles. Des affaires
ont appelé Léon à Montpellier. Il ne pourra venir vous voir
aujourd'hui.
— De l'angélique! s'exclama la jeune femme avec un
plaisir enfantin sans plus se soucier de l'absence de son
fiancé. Que c'est gentil à vous! Il y a des siècles que je n'en
ai mangé!
Ils passèrent une matinée exquise à bavarder de choses
et d'autres. En compagnie du duc, Elise s'épanouissait
comme une fleur au soleil. La terrasse et le jardin fleuri
résonnaient de son rire heureux.
Les servantes se regardaient avec perplexité. Lors des
visites de son fiancé, leur maîtresse restait muette et
guindée... C'était à n'y rien comprendre...
Marietta éperonna sa jument et partit comme une flèche,
les cheveux flottant au vent, les yeux pleins de larmes. Au
diable ce Léon! S'imaginait-il par hasard que des excuses
suffiraient à effacer ses insultes?
Ninette n'avait plus besoin d'elle maintenant. La petite
fille allait tout à fait bien. En réalité, Marietta avait trouvé
cette excuse pour quitter le château. Elle voulait réfléchir
au calme, loin de la présence troublante de Léon. Si les
chasseurs de sorcières étaient bien à Montpellier comme on
le disait, sa présence à Chatonnay faisait courir à ses hôtes
un très grave danger. Il allait falloir quitter ce château qui
était devenu son foyer, cette délicieuse Jeanne qui était
comme une mère pour elle. Et Léon... Tant pis, la robe de
mariée d'Elise ne serait pas tout à fait terminée. Il restait
encore à monter la jupe de satin au corsage de dentelle.
Mais il fallait absolument partir dès aujourd'hui et le plus
discrètement possible.
Elle quitta la piste pour emprunter un sentier de chèvres
et grimper plus haut dans les collines. En contrebas, la
route de Montpellier déroulait ses méandres. Sous peu, une
silhouette tout de noir vêtue s'y dirigerait vers Chatonnay.
A ce moment-là, il faudrait que Marietta soit déjà loin.
La jeune fille se laissa glisser de cheval et s'assit à l'ombre
d'un énorme amas de roches. Un lézard se faufila devant
elle. A travers la brume de chaleur, elle distingua un
cavalier galopant vers Montpellier. Mais... c'était
certainement Léon. Il n'y avait que lui pour monter avec
tant d'allure et de superbe. Et puis, son étalon noir était
reconnaissable entre mille.
Tout à coup, elle entendit s'élever un hurlement qui lui
glaça le sang dans les veines et qui, pendant quelques
secondes, la cloua littéralement sur place. C'était celui du
plus vieil ennemi de l'homme: le loup.
— Doux Jésus! chuchota-t-elle en se relevant. Non, ce
n'est pas possible!
Mais la jument avait reconnu le sinistre hurlement et,
terrifiée, descendait déjà la colline au grand galop,
abandonnant sa cavalière.
Marietta se sentit soudain inondée de sueur. Si elle
courait, le loup se jetterait sur elle. Si elle ne bougeait pas et
qu'il n'avait pas le ventre creux, peut-être passerait-il au
large sans la voir...
— Sainte Marie, Mère de Dieu, récita-t-elle avec
désespoir, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant
et à l'heure de notre mort...
Elle entendit alors rouler des cailloux. Un grand loup gris
surgit d'un fourré et s'avança vers elle, le pelage hérissé, le
dos arqué. Marietta se mit à crier sans pouvoir s'arrêter. Son
seul espoir était de se glisser dans une fissure du rocher
dans laquelle l'animal ne pourrait pénétrer. Les jambes
tremblantes, elle examina fiévreusement l'amas de pierres.
Hélas, la paroi était désespérément lisse. Elle entendait la
respiration haletante de l'animal. Il n'était plus qu'à
quelques mètres d'elle. Elle se retourna, s'aplatissant contre
la roche comme si elle eût voulu s'y fondre. Ses cris
résonnaient dans la campagne déserte. Déserte, à
l'exception toutefois d'un cavalier qui galopait à tombeau
ouvert dans les collines en soulevant des nuages de
poussière et des gerbes de cailloux.
A demi-morte de peur, Marietta fixait le redoutable
animal qui avançait sans se presser, retroussant déjà ses
babines.
— Pitié, doux Jésus, pitié...!
N'avait-elle échappé aux flammes du bûcher que pour
être déchirée membre après membre par ce monstre aux
crocs baveux, aux yeux injectés de sang? L'animal se
ramassa pour bondir... Avec un dernier cri d'épouvante, la
jeune fille ferma les yeux.
Au même instant, Léon sauta du dos de Sarrasin en
brandissant une dague. Le loup se retourna et bondit sur
lui. Mais Léon réussit à lui plonger son arme dans la gorge.
Ils roulèrent par terre, couverts de sang. L'animal battait
encore l'air de ses griffes acérées. Enfin, après ce qui parut
durer une éternité, Léon se releva en chancelant. Le loup ne
bougeait plus.
— Oh, mon Dieu! Oh Léon!
Oubliant le sang dont il était couvert, oubliant tout,
Marietta se jeta dans ses bras.
— Léon, vous êtes blessé? Parlez-moi, je vous en supplie!
Il la serrait si fort contre lui qu'elle pouvait à peine
respirer.
— Alors, je ne suis donc plus « Monsieur le Comte »? On
ne me bat plus froid?
— Je n'en pensais pas un mot, vous le savez bien!
— Comment aurais-je pu le deviner, mon doux trésor?
dit-il sans vouloir faire mine de la lâcher. Vous sembliez
n'avoir pour moi que mépris.
— Mais c'est vous qui... qui avez osé me qualifier de
traînée, alors que je...je...
— Oui? interrogea-t-il avec douceur.
Sans prendre garde à son corsage déjà tout imprégné du
liquide gluant, Marietta se pressa tout contre lui.
— Alors que je vous aime, murmura-t-elle dans un
souffle en levant sur lui ses prunelles scintillantes.
— Et qu'il en est de même pour moi.
Elle se sentit défaillir d'émotion.
— Et Elise? chuchota-t-elle d'une petite voix encore
incrédule.
— Elise aura de la peine. Mais cela vaut mieux que
d'épouser un homme qui ne l'aime pas.
— Oh, Léon, c'est vrai?
— C'est vrai, mon doux cœur, dit-il d'une voix enrouée.
Les hommes d'Evray avaient raison. Vous êtes une sorcière.
Vous m'avez ensorcelé dès l'instant où je vous ai vue dans la
forêt.
Il l'embrassa doucement d'abord, puis avec une passion
grandissante à laquelle elle répondit avec un bonheur sans
mélange.
— Comment ai-je pu si longtemps m'aveugler sur mes
sentiments! dit-il enfin en relevant la tête et en contem-
plant avec adoration le joli visage qui l'avait hanté jour et
nuit. Dire qu'il a fallu un Malbré pour m'ouvrir les yeux!
Pourrez-vous jamais me pardonner, mon amour?
— Je n'ai rien à vous pardonner, assura-t-elle. Dieu est
bon, il a écouté mes prières.
— Que lui aviez-vous demandé, mon trésor?
— Un mari qui sache me protéger et me défendre.
Il sourit.
— Vous avez été exaucée au-delà de toute espérance, me
semble-t-il. Je vous ai déjà défendue contre les bêtes
sauvages, les serpents et les chasseurs de sorcières. Par
votre faute, j'ai eu plus de tenues abîmées en quelques
semaines qu'en six ans de campagnes, et jamais je n'ai
côtoyé la mort de si près.
Elle remarqua seulement alors les déchirures de ses
vêtements.
— Mais vous êtes blessé, mon amour! Pourquoi ne pas
me l'avoir dit?
— Parce que j'étais bien trop occupé à vous embrasser!
— D'où vient ce sang? Montrez-moi vite!
Avec une grimace de douleur, il déchira sa chemise,
découvrant sa poitrine striée de marques de griffes.
— Sainte Vierge! chuchota-t-elle les yeux agrandis, avant
de se débarrasser prestement de son jupon pour étancher le
sang suintant de ses plaies.
— Hier, ma joue, aujourd'hui, ma poitrine! dit-il avec
ironie. Que de coups de griffe!
Elle rougit violemment.
— Je préférerais continuer à vous faire la cour dans un
cadre plus confortable, reprit Léon. Où est votre jument?
— Elle a pris le mors aux dents en entendant le loup.
— Oh, elle retrouvera bien le chemin de l'écurie. Sarrasin
nous emmènera tous les deux. Après tout, il en a l'habitude!
Léon réussit à se remettre en selle en réprimant une
grimace. Marietta s'installa derrière lui, les bras passés
autour de sa taille, la tête appuyée à son dos. Exactement
comme lors de leur fuite éperdue d'Evray...
Les chasseurs de sorcières de Montpellier étaient bien
oubliés... Et Léon était loin de se douter que Céleste
babillait gaiement avec l'invité d'Elise en décrivant ingé-
nument la ravissante nouvelle venue de Chatonnay.
— Est-il vrai que vous m'aimez depuis le début?
demanda-t-elle, le visage à moitié enfoui dans les épaisses
boucles brunes.
— En tout cas depuis le soufflet magistral que vous
m'avez administré dans la grange, affirma Léon. Et vous,
mon doux cœur?
— Je n'ai cessé de vous aimer depuis cette nuit où vous
m'avez traitée de mégère, dit-elle avec un soupir de
bonheur.
— Est-il indiscret de demander à ma future femme
pourquoi elle m'aime avec tant d'ardeur?
Le cœur de Marietta se mit à battre un peu plus vite.
— Sans vous, mon amour, je serais perdue. Vous êtes la
moitié de ma vie, la moitié de mon âme. Je ne puis pas plus
m'empêcher de vous aimer que je ne puis m'empêcher de
respirer.
La gorge de Léon se serra d'émotion. Ah, ils étaient bien
de la même race! Le rêve de sa vie allait se réaliser. Cet
amour indestructible serait leur rempart.
— Je vous aime, Marietta Riccardi, dit-il d'une voix
enrouée tandis que Sarrasin franchissait le pont-levis.
Affolée par la vue de son fils couvert de sang, Jeanne se
précipita au-devant d'eux.
— Oh Léon! Qu'est-il arrivé? Qui t'a blessé?
— Ne vous inquiétez pas, Mère. C'est moins grave qu'il
n'y paraît. De simples traces de griffes...
— Des traces de griffes...?
— Un loup, dit-il sans insister en entrant dans le
vestibule, le bras passé autour de la taille de Marietta.
Le duc et Raphaël qui s'étaient également hâtés à leur
rencontre, ouvrirent de grands yeux.
— Un seul? demanda Raphaël en posant le regard sur le
visage rayonnant de bonheur de Marietta.
Ainsi, son sacrifice n'avait pas été inutile. Léon n'avait
pas perdu de temps, semblait-il...
— Un seul, je l'avoue, répondit Léon avec un large
sourire. Une meute entière eût sans doute été plus
spectaculaire, mais je t'assure qu'un seul de ces carnassiers
m'a suffi!
— Il me faut de l'eau chaude, des bandages et du cognac,
ordonna Marietta à Cécile, et vite! Autrement, l'infection se
mettra dans les plaies.
Raphaël offrit le bras à Léon pour l'aider à monter
l'escalier, tandis que, stupéfaits et intrigués, Jeanne et le
duc regardaient s'éloigner le trio. Avec un air de proprié-
taire, Léon tenait toujours Marietta par la taille. Quant à
celle-ci, elle semblait avoir pris les choses en main comme
si elle était sa femme.
— Dieu de miséricorde, chuchota la châtelaine en se
hâtant de les suivre, qu'allons-nous devenir?
Le beau visage du duc s'était durci. Il avait quitté la
fiancée de Léon une heure plus tôt. Et où était celui-ci
pendant ce temps? Pas à Montpellier comme il l'avait
prétendu, mais à courir la campagne avec cette drôlesse aux
cheveux roux qui avait déjà séduit son fils. Il fit
brusquement demi-tour et retourna au salon se servir un
petit remontant. Il se moquait pas mal des blessures de
Léon. Il ne pensait qu'à la douce Élise effrontément
trompée par son fiancé.
Raphaël et Marietta avaient déjà eu le temps d'ôter les
vêtements déchirés de Léon quand Jeanne les rejoignit,
hors d'haleine. A la vue de la poitrine lacérée de son fils,
elle pâlit affreusement.
— Prenez ce fauteuil, fit Raphaël avec autorité en la
forçant à s'asseoir. Marietta va s'occuper de Léon.
Cécile et Lili arrivèrent très vite avec tout ce qui leur
avait été demandé.
Sidérée, Jeanne contemplait le tableau qu'offrait son fils
et la jeune Italienne. Léon ne quittait pas du regard le
visage de son infirmière qui baignait ses plaies avec des
gestes pleins de douceur et de tendresse. De temps à autre,
il levait la main et caressait la joue lisse ou les cheveux
flamboyants. On eût dit qu'ils étaient seuls au monde.
Jeanne ne comprenait plus. Que s'était-il passé? La veille
encore, Léon semblait ignorer l'existence de Marietta. Et
comment se faisait-il que Raphaël, pourtant si chatouilleux
sur l'honneur, ne parût manifester aucun ressentiment?
Après avoir lavé les plaies à l'eau chaude, Marietta les
humecta de cognac avant d'appliquer une sorte de cata-
plasme d'herbes dont elle avait le secret.
Une fois Cécile et Lili disparues avec tout l'attirail
qu'elles avaient apporté, Jeanne se ressaisit enfin :
— L'un de vous pourrait-il m'expliquer ce qui se passe?
— Avec le plus grand plaisir, Mère, dit Léon en prenant
la main de la jeune fille. Marietta va m'épouser.
Il y eut un silence contraint.
— Mais... Elise... réussit à articuler la châtelaine.
— Non. Je vais aller de ce pas à Lancerre la mettre au
courant. Ce mariage n'était qu'un rêve d'adolescent. Je me
suis aperçu à temps que je ne l'aimais pas. Je l'aurais rendue
malheureuse.
— Et Raphaël?
— Je n'ai rien perdu, madame, enchaîna aussitôt celui-ci.
La jolie Marietta avait repoussé ma demande en mariage
dès le début. Mais je n'y avais pas cru. D'où ce malentendu.
— Je vois, dit Jeanne en se laissant aller en arrière dans le
fauteuil.
Tout était donc pour le mieux. Léon allait épouser la
femme qu'il aimait. Cette Marietta qui saurait le seconder
et lui donner de beaux enfants. Cette Marietta qui
apporterait la prospérité à Chatonnay grâce à la confection
de dentelles au point de Venise. Cette Marietta qui aimait
son fils avec toutes les fibres de son corps, comme elle-
même avait aimé son mari.
— Vous n'êtes pas fâchée? demanda la jeune fille avec
une légère appréhension.
— C'est le plus beau jour de ma vie, assura Jeanne avec
un sourire chaleureux en se levant pour aller l'embrasser.
Dieu vous bénisse tous les deux!
— Je vais vous demander la permission de me retirer, dit
Raphaël. On m'attend.
Il aurait pu ajouter : « Sur la route de Montpellier où je
vais au-devant de Céleste. » Lui non plus ne perdait pas de
temps. Cette petite Céleste avait les plus jolies chevilles du
monde...
Léon se redressa en réprimant une grimace de douleur.
— Vous devriez vous reposer, supplia Marietta.
— Pour quelques égratignures? J'ai vu pire. Et puis, il
faut battre le fer quand il est chaud. Après seulement, nous
pourrons proclamer notre amour à la face du monde.
Après avoir passé une chemise bouffante aux poignets
bordés de trois volants de dentelle au point de France, et un
pourpoint court, il se rendit à l'écurie sans vouloir se faire
aider de personne. En le voyant s'éloigner sur le pont-levis,
Jeanne reprit songeusement :
— Contrairement à Léon, je ne pense pas qu'Elise ait le
cœur brisé par cette rupture.
— A cause du duc? demanda Marietta.
— Exactement, répondit Jeanne en souriant. Je compte
avertir Henri le plus tôt possible. Il saisira certainement la
première occasion pour aller consoler cette jolie veuve
enfin libre.
Jamais Léon n'avait ainsi galopé à bride abattue vers
Lancerre. Non qu'il ait eu le désir de blesser Elise le moins
du monde. Elle avait été son premier amour. Il lui gardait
une profonde tendresse. Mais il avait hâte de mettre les
choses au point.
L'obscurité commençait à tomber lorsqu'il entra dans la
cour au milieu de laquelle murmurait une fontaine. Ce fut
l'abbé aux cheveux gris qui l'accueillit devant la porte, le
visage sévère.
— Bonsoir, mon Révérend!
Le prêtre leva la main comme pour barrer l'accès de la
demeure. Léon s'immobilisa aussitôt, le cœur étreint d'une
vague angoisse.
— Qu'y a-t-il?
— Madame Sainte-Beuve est brusquement tombée
malade, il y a une heure de cela, peu après le départ du duc
de Malbré. Elle a commencé par se plaindre de fatigue et de
maux de tête. Maintenant, la fièvre est montée et elle
délire.
— Comme Ninette Brissac?
L'abbé hocha la tête.
— Et comme bien d'autres qui, hélas, n'ont pas survécu.
— Laissez-moi la voir.
— Vous n'avez pas peur de la contagion?
Avec un haussement d'épaules désinvolte, Léon monta
l'escalier quatre à quatre. La gouvernante affolée le fit
entrer dans la chambre de la malade. Un seul coup d'oeil
sur la jeune femme agitée et à demi consciente suffit à lui
faire réaliser la gravité de la situation.
— Ne la quittez pas, recommanda-t-il brièvement. Je vais
revenir avec Mlle Riccardi.
L'abbé l'attendait dans la cour près de sa monture.
— Je lui ai donné une bénédiction, dit le prêtre avec une
grimace éloquente, mais...
— Mlle Riccardi a bien sauvé Ninette Brissac, coupa Léon
en se mettant en selle. Pourquoi ne sauverait-elle pas
également Mme Sainte-Beuve?
— Et l'invité? cria l'abbé derrière Léon qui s'éloignait
déjà. Que va-t-on en faire?
Une seconde, Léon immobilisa sa monture, le sourcil
interrogateur.
— Vous savez, ce cousin qui vient d'arriver à Mont-
pellier... Il faut le prévenir. Le mariage sera forcément
repoussé. Il n'est pas question d'héberger qui que ce soit
sous ce toit tant que Mme Sainte-Beuve ne sera pas remise.
— En effet, dit Léon d'une voix tendue avant d'épe-
ronner furieusement son cheval.
Il avait complètement oublié l'escapade de Céleste à
Montpellier. Dieu seul sait ce qui avait pu se passer. Les
chasseurs de sorcières étaient peut-être déjà en route pour
Chatonnay.
Sarrasin était couvert d'écume en arrivant à l'écurie.
Léon sauta à terre, faillit dans sa précipitation bousculer le
palefrenier et se rua dans la maison en appelant sa mère et
Marietta à tue-tête. Celles-ci sortirent en hâte de leurs
chambres.
— Céleste est-elle rentrée?
— Non, fit Jeanne avec un air affolé.
Elle aussi avait complètement oublié le danger que
pouvait représenter sa nièce. Marietta les regardait sans
comprendre.
— Et Elise? demanda-t-elle. Avez-vous pu lui parler?
— Non. Elle vient de tomber brusquement malade. C'est
la fièvre. A en croire l'abbé, elle est perdue.
Marietta ne dit rien, mais se dépêcha de se rendre à
l'office où elle rangeait tous ses remèdes.
— Lancerre est peut-être l'endroit le plus sûr pour
Marietta, dit Léon à sa mère. Laissons-la y aller. D'ailleurs,
personne au monde ne pourrait l'en empêcher. Pendant ce
temps-là, je vais me rendre à Montpellier.
— Et si Céleste a trop parlé? demanda Jeanne d'une voix
faible.
— Alors, j'en serai réduit à passer quelques chasseurs de
sorcières au fil de mon épée. S'il le faut, je les exterminerai
jusqu'au dernier, mais, sacrebleu, je ne les laisserai pas
mettre la main sur Marietta!
— Dieu te protège, dit Jeanne en regardant son fils
attacher son épée à son ceinturon.
— Expliquez à Marietta ce qui s'est passé et pourquoi je
suis parti. Elle comprendra. Dites-lui de rester à Lancerre
jusqu'à ce que je vienne l'y rejoindre.
Il partit en hâte, cette fois sur un cheval frais. En
entendant des sabots claquer sur les dalles de la cour,
Marietta s'y précipita, les yeux agrandis de surprise.
— Il se rend à Montpellier, se hâta d'expliquer Jeanne.
Céleste y est partie tôt ce matin pour aller accueillir un des
invités d'Elise. Léon craint qu'elle n'ait pas su tenir sa
langue. Il était en route pour là-bas quand vous avez été
attaquée par le loup.
— Oh, mon Dieu! fit Marietta avec angoisse, sachant que
Léon ferait l'impossible pour la protéger.
— Il demande que vous restiez chez Elise. Les chasseurs
de sorcières n'iront pas se risquer à fouiller la maison d'une
malade.
— Entendu, dit Marietta.
Elle se sentait soudain épuisée. Pourquoi donc la
malheureuse Elise avait-elle justement choisi ce jour pour
tomber malade? Mais elle se ressaisit et, rassemblant tout
son courage, se dirigea, son panier à la main, vers la
monture sellée par Armand.
— Pourquoi êtes-vous si mélancolique? demanda celui-ci
tout en l'aidant à se mettre en selle. Mme Sainte-Beuve
guérira tout comme ma fille.
— Dieu vous entende! murmura-t-elle avec un faible
sourire.
La route lui parut interminable. Elle suivait Léon par la
pensée. Contre des adversaires aussi acharnés que cet
inquisiteur et ce gentilhomme couvert de bijoux, celui-ci
ferait-il le poids malgré tout son courage?
Les servantes d'Elise l'accueillirent avec un visible
soulagement. Elles avaient entendu parler de la guérison de
Ninette Brissac et espéraient que l'étrangère aux cheveux
roux ferait également un miracle pour leur maîtresse.
La chambre d'Elise était entièrement tendue de somp-
tueuses tapisseries. D'épais rideaux de velours encadraient
les fenêtres. Des fauteuils en cuir de Cordoue entouraient le
lit dans lequel délirait la jeune femme. En voyant tout ce
luxe, Mariette se dit qu'Elise serait cent fois plus heureuse
avec le duc à Versailles qu'avec Léon à Chatonnay...
— Il me faut des brocs d'eau tiède et des cuvettes,
demanda-t-elle à la gouvernante qui s'éclipsa pour exécuter
ses ordres.
Marietta s'approcha ensuite du lit d'Elise et, la prenant
dans ses bras, s'efforça de lui faire avaler quelques gorgées
de la potion qu'elle avait apportée. La malade s'agitait et
protestait, le regard vitreux, sans reconnaître personne.
Lorsque la gouvernante eut apporté tout le nécessaire,
Marietta la congédia et se mit en devoir d'éponger le corps
fiévreux d'Elise. De temps à autre, elle lui faisait boire un
peu de potion. Les heures passèrent. Elise délirait toujours.
— La Reine! cria-t-elle plusieurs fois en rejetant ses
couvertures. La Reine me réclame comme dame d'honneur!
Il faut que je parte tout de suite!
Avec une patience infinie, Marietta continuait ses soins.
Mais la fièvre ne voulait pas céder. A l'aube, Elise était au
plus mal. Elle griffait sa chemise et son drap avec ses
ongles. Tout son corps était agité de mouvements convul-
sifs. Ses jolies boucles blondes, humides de transpiration,
pendaient lamentablement. Elle divaguait sans arrêt,
parlant de Versailles, de la Reine, de calèches, de bijoux. Pas
une fois elle ne prononça le nom de Léon.
Quand le soleil se leva, Marietta était épuisée. Mais elle
ne voulait pas s'accorder de repos tant qu'Elise resterait
ainsi suspendue entre la vie et la mort.
A travers la porte, la gouvernante l'avertit que l'abbé
était en bas et que le duc de Malbré venait d'arriver. On
était toujours sans nouvelles de Léon.
— Maurice! Maurice! marmonna soudain la malade.
Qui était ce Maurice! Tout en se posant la question,
Marietta humectait le front moite d'Elise avec une éponge
trempée dans une infusion de tilleul.
— Maurice dit que ma place est à la cour, reprit Elise. Il
m'y emmènera. J'y serai dame d'honneur de la Reine. Où est
Maurice?
Marietta poussa un imperceptible soupir de soulage-
ment. Il y avait du mieux. La malade se savait à Lancerre.
Sans doute Maurice était-il l'invité attendu.
— Le duc est ici, dit Marietta en prenant la main d'Elise.
Il est venu prendre de vos nouvelles.
Les prunelles bleu violet encore un peu égarées se
tournèrent vers la porte.
— Léon... Léon est-il là?
— Non, Elise, mais il ne tardera pas.
— Léon, Léon! cria la malade qui sembla prise à nouveau
d'un accès de fièvre.
Comment Marietta aurait-elle deviné qu'Elise se révoltait
de tout son être à l'idée d'épouser le Lion du Languedoc, si
autoritaire et si passionné? Elle prit au contraire cet appel
pour un cri d'amour.
— Buvez, dit-elle doucement, le cœur torturé d'angoisse.
Pour la première fois, la malade but d'elle-même. Elle
retomba ensuite sur ses oreillers, livide, les yeux effroya-
blement cernés. Ses mains qui n'avaient cessé de s'agiter
toute la nuit se détendirent enfin sur les couvertures.
Marietta sortit alors sur le palier. Dans le vestibule,
Henri et la gouvernante attendaient, le visage tendu.
— Du lait chaud et du miel, dit-elle laconiquement. La
fièvre est tombée.
— Loué soit Dieu! s'exclama le duc en s'épongeant le
front avec un soulagement inexprimable.
Après avoir bu de mauvaise grâce un peu de lait sucré au
miel, Elise s'endormit très vite, et Marietta put enfin
somnoler dans un fauteuil.
Pendant toute la journée et la nuit suivante, Marietta ne
quitta pas Elise un seul instant. Toutes les deux heures, elle
lui donnait sa potion et lui faisait boire du lait au miel pour
la remonter. Entre-temps, Léon était arrivé. Il attendait en
bas avec le duc. Marietta avait remercié le ciel de l'avoir
protégé au milieu des embûches semées sur sa route. Mais
les cris d'Elise l'appelant désespérément résonnaient encore
à ses oreilles. La situation lui paraissait infiniment moins
simple que la veille.
Malgré son épuisement, elle refusa de quitter la malade
avant la fin du deuxième jour. L'obscurité était déjà tombée.
Quand elle sortit de la chambre d'Elise, elle titubait
littéralement de fatigue. Léon grimpa l'escalier quatre à
quatre pour la soutenir. Dieu qu'elle aurait voulu pouvoir se
laisser aller dans ses bras aimants, ne plus penser qu'à eux
deux! Mais c'était impossible, en présence de cet abbé qui
les regardait déjà avec sévérité. Elle se dégagea doucement.
— Elle est encore très faible et sera longue à se remettre.
Mais elle est sauvée.
— Grâce à vous. Venez maintenant. Vous avez besoin de
vous restaurer et de vous reposer. Je vais vous accompagner
à Chatonnay.
Elle secoua la tête.
— Allez d'abord la voir, chuchota-t-elle. Elle vous a
appelé. Plusieurs fois. Mais ne lui parlez pas encore de
notre mariage. Le choc pourrait la tuer.
Tandis que Marietta descendait retrouver le duc et
l'abbé, Léon entra doucement dans la chambre d'Elise.
— Elise! murmura-t-il.
Les yeux de la malade étaient fermés. Elle paraissait
dormir. Il attendit un instant avant de se décider à quitter
son chevet. La porte ne s'était pas plus tôt refermée que
deux grosses larmes rondes glissèrent sur les joues d'Elise.
Où était donc Henri? se demandait-elle avec angoisse.
Pourquoi n'était-il pas venu la voir? Elle avait tant besoin de
sa présence, de sa compréhension, de ses propos légers...
— Elle dort, dit Léon en rejoignant les autres. Je vais
escorter Mlle Riccardi jusqu'à Chatonnay. Elle n'en peut
plus.
Voyant le regard réprobateur du prêtre, Henri se leva de
mauvaise grâce.
— Je vous accompagne. Dès que Madame se réveillera,
ajouta-t-il à l'adresse de la gouvernante, dites-lui que je
reviendrai demain matin.
Ils firent le trajet dans un silence contraint. Chacun était
absorbé dans ses propres pensées.
En les entendant arriver, Jeanne vint au-devant d'eux,
suivie de Céleste Son visage était encore plus blafard que
d'habitude.
— La fièvre est tombée, dit laconiquement Léon. Elle est
sauvée.
— Dieu soit loué! s'écria sa mère avec un sincère
soulagement.
Céleste était plus silencieuse qu'à l'ordinaire. Mais il ne
s'était apparemment passé rien de grave à Montpellier, se
dit Marietta. Autrement, Léon aurait trouvé le moyen de le
lui faire savoir.
— Au lit, Marietta! ordonna la châtelaine en voyant les
traits tirés de la jeune fille. Vous ne tenez plus debout.
Céleste, aide-moi. Nous allons l'accompagner jusqu'à sa
chambre
— Laissez-moi faire! dit Léon sur un ton sans réplique en
la soulevant dans ses bras musclés.
Il eut à peine le temps de la glisser tout habillée sous ses
couvertures et de l'embrasser sur le front qu'elle s'endormit
comme une masse.
Quand il redescendit, sa mère était seule au salon. Henri
et Céleste venaient de monter se coucher.
— Quelles journées atroces nous venons de vivre!
soupira Jeanne. Sommes-nous enfin au bout de nos peines?
— Tant que les chasseurs de sorcières seront à Mont-
pellier, répondit Léon, nous devrons rester sur nos gardes.
Céleste ne semble avoir heureusement parlé qu'à ce
séduisant Maurice, le cousin d'Elise. Elle est sous le charme!
Quant à Elise, elle est sauvée, grâce à Marietta. Mais il se
passera encore des jours, voire des semaines, avant que je
puisse lui signifier mon intention de rompre...
Marietta fut réveillée par une Céleste tout excitée qui la
secouait par l'épaule.
— Oh, Marietta, réveillez-vous! J'ai tant à vous raconter!
Marietta cligna des paupières. Elle se croyait encore à
Lancerre au chevet d'Elise. Puis, se voyant tout habillée, elle
se souvint que Léon l'avait portée dans son lit. Elle se
redressa et s'adossa à ses oreillers.
— Vous devez être encore épuisée, dit Céleste. Mais il est
plus de 9 heures, et je brûle de tout vous raconter.
— De quoi voulez-vous me parler?
— D'hier, répondit l'adolescente, le visage radieux.
Savez-vous que j'ai maintenant deux soupirants? Raphaël et
Maurice.
— Qui est Maurice?
— Le cousin d'Elise. Il est marquis. Je suis allée hier avec
le valet d'Elise pour l'accueillir et l'accompagner à Lancerre.
Il se trouve qu'il doit rester quelques jours à Montpellier
pour affaires. Etant donné la maladie d'Elise, c'est aussi
bien. Oh mais! J'y pense! Puisque le mariage est remis, il
devra peut-être retourner à Paris. Oh, ce serait désolant!
Ainsi, personne n'avait encore dit à Céleste que ce
mariage n'aurait pas lieu...
— Quant à Raphaël, reprit Céleste avec un air extasié, il
est d'un courtois et d'un raffiné! Je le croyais sous votre
charme. Mais hier, en venant à ma rencontre sur la route, il
m'a avoué vous avoir fait la cour simplement pour me
rendre jalouse. Quelle folie, n'est-ce pas? Il me disait les
choses les plus tendres quand malheureusement Léon est
arrivé. Il a tout gâché. Il était de fort méchante humeur. Il
voulait savoir où j'avait été, qui j'avais vu, à qui j'avais parlé.
Le valet a dû lui assurer que nous avions parlé uniquement
au cousin d'Elise pour qu'il retrouve ses bonnes manières.
— Et ce fameux cousin, est-il aussi beau que Raphaël?
demanda Marietta.
— Oh, il est divin! Il doit être encore plus riche que les
Malbré. Ses doigts sont couverts de bagues. Je n'ai jamais vu
de diamant aussi gros que celui de son index. Peut-être est-
il destiné à sa future femme?
Marietta sourit avec indulgence tout en se levant et en
commençant à se changer.
— Vous n'êtes pas trop déçue que Raphaël vous ait
laissée tomber?
— Je pense pouvoir survivre à cette déception, dit
gravement Marietta.
— Oh, je suis contente! J'aurais été désolée de vous avoir
fait de la peine!
— C'est très gentil à vous, Céleste. Maintenant, laissez-
moi finir de m'habiller, voulez-vous? Il faut que je reparte à
Lancerre le plus vite possible.
— Ah, j'oubliais de vous dire! s'écria Céleste avant de
disparaître dans un tourbillon. Léon et le duc vous
attendent dans le bureau. Ils voudraient vous parler.
Marietta sentit son estomac se nouer d'appréhension.
Qu'est-ce qui pouvait bien motiver cette convocation? Une
fois prête, elle descendit, frappa à la porte et entra après
avoir pris une profonde inspiration.
Céleste se sentait frustrée en repartant dans sa chambre.
Elle n'avait pas eu le temps de tout raconter à Marietta. En
effet, Maurice ne se trouvait pas seulement dans la région
pour le mariage de sa cousine. On l'avait envoyé de Paris
pour retrouver la fameuse sorcière qui se préparait à jeter
ses maléfices dans tout le sud de la France. Maurice offrait
des centaines de livres à ceux qui favoriseraient sa capture.
Il laissait entendre qu'il avait un mandat du Roi.
Mais... si Maurice était si proche du Roi, se disait Céleste
avec un délicieux petit frisson, pourquoi celui-ci ne
tomberait-il pas amoureux d'elle dès son arrivée à la cour?
Pourquoi ne suivrait-elle pas les traces de La Vallière et de
la Montespan?
En attendant, il ne fallait pas oublier l'heure. Raphaël
devait l'attendre dans le verger.
Et un peu plus tard, elle irait au rendez-vous fixé par
Maurice. Il s'agirait de quitter discrètement le château. Il
s'agirait aussi de ne pas laisser son nouveau soupirant
s'intéresser de trop près à Marietta. Il avait déjà fait preuve
d'une curiosité assez surprenante à l'égard de la jolie rousse
amenée par Léon à Chatonnay.
Céleste jeta un dernier coup d'oeil à son miroir, tira un
peu sur sa robe pour agrandir son décolleté, se mordit les
lèvres pour les rougir et partit retrouver le premier de ses
soupirants.
Un seul coup d'œil sur le visage de Léon dissipa aussitôt
les craintes de Marietta. Le regard de son bien-aimé
rayonnait d'amour.
— Henri voudrait vous parler de madame de Montes-
pan. L'autre jour, vous avez laissé entendre que cette dame
n'était pas venue chez vous uniquement pour des dentelles.
De mon côté, lorsqu'avant votre arrivée ici, vous m'avez
parlé d'elle, j'avais senti de votre part bien des réticences.
Dans l'intérêt de tous, il est temps, je crois, que vous nous
disiez la vérité.
Il traversa la pièce et l'attira contre lui. Il avait risqué sa
vie en allant à Montepellier, songeait-elle, et sans savoir
exactement pourquoi. Il avait raison. C'était le moment de
lui dire ce qu'elle savait.
Elle se dégagea doucement et partit s'appuyer à la
fenêtre. Elle regardait sans les voir les douves où flottaient
des nymphéas, et les vignes qui s'étendaient au-delà, à perte
de vue.
— Madame de Montespan a toujours voulu être la
maîtresse du Roi, commença-t-elle d'une voix lente.
Pendant des années, elle a tenté de se jeter à sa tête. Mais le
Roi n'avait d'yeux que pour Louise de La Vallière. Elle avait
beau se parer comme une châsse, rien n'y faisait. Elle finit
cependant par attirer son attention un jour où elle portait
une superbe robe de bal confectionnée par ma grand-mère.
Celle-ci passait pour avoir des pouvoirs magiques. Ses
potions guérissaient toujours. De là à chuchoter qu'elle
était une sorcière, il n'y avait pas loin... Dès lors, madame
de Montespan vint régulièrement la voir, aussi bien pour
des crèmes de beauté que pour des dentelles. Certes, elle
avait enfin gagné le cœur du Roi, mais elle était bien placée
pour connaître son inconstance. Quand elle attendit un
enfant de Louis, elle vint demander à ma grand-mère un
philtre pour conserver l'amour de son royal amant. Ma
grand-mère lui fit observer qu'aucun breuvage n'avait ce
pouvoir magique et se contenta de lui donner un simple
aphrodisiaque sans danger. Bien entendu, ce philtre eut
pour effet immédiat d'exacerber la sensualité du Roi qui
s'empressa de tromper sa maîtresse avec une de ses propres
suivantes. Madame de Montespan vit rouge. Elle revint voir
ma grand-mère en exigeant un philtre plus efficace. Son
rêve était tout simplement de devenir Reine de France.
Les deux hommes sursautèrent.
— Ma grand-mère lui répéta que ce genre de philtre
n'existait pas et qu'on ne pouvait pas forcer le destin. La
Montespan menaça alors d'aller consulter la sorcière de la
rue Beauregard...
— Qui?
— La Voisin, la femme la plus malfaisante de France.
Dans son officine, Satan disait des messes noires sur les
corps dénudés des dames les plus aristocratiques du
royaume. On y égorgeait des nouveau-nés dont celles qui
voulaient s'attacher un homme à tout prix buvaient le
sang...
— Dieu du ciel, s'écria le duc, pâle d'horreur, vous
rendez-vous bien compte de vos accusations?
— Oui, dit posément Marietta. J'ai eu le temps d'y
réfléchir et de me demander pourquoi on avait condamné
ma grand-mère au supplice du feu. J'avais d'abord cru que
son refus de se défaire du secret de l'antidote universel en
était la raison. Je pense maintenant que l'homme venu
exiger ce secret était en réalité envoyé par la Montes- pan.
— L'antidote universel? répéta Henri, incrédule.
— De l'arsenic pris journellement à doses infimes
immunise petit à petit l'organisme qui peut ainsi résister à
l'absorption d'une dose beaucoup plus forts.
— Je vois, dit Henry en s'épongeant le front.
— La Montespan avait une foi indestructible dans les
pouvoirs de La Voisin. Celle-ci avait commis l'imprudence
de se confier à ma grand-mère qui fut horrifiée des potions
dangereuses qu'elle donnait à la maîtresse du Roi. Sous
prétexte de vouloir garder l'amour de Roi, la Montespan
mettait sérieusement en danger la vie de celui-ci.
— Mais il faut que Sa Majesté soit prévenue, et tout de
suite! s'écria le duc dont le visage était devenu aussi blanc
que son rabat de dentelle. La Montespan et La Voisin
mériteraient d'être brûlées en place de Grève.
— Louis XIV ne soupçonne rien de ces horreurs, reprit
Marietta. Madame de Montespan est la maîtresse en titre
du Roi. Elle lui a déjà donné un enfant, et en attend un
autre. Le Roi ne vous écouterait pas. Et puis, quelles
preuves avons-nous? Témoin gênant, ma grand-mère a déjà
péri sur le bûcher, et moi-même, je suis pourchassée et
accusée de sorcellerie.
— Vous! s'exclama Henri, bouleversé.
— Oui. C'est ainsi que Léon m'a trouvée, fuyant les
chasseurs de sorcières. La poursuite continue. On veut me
réduire au silence. Athénais de Montespan, cette femme
orgueilleuse, cruelle et jalouse, ne veut pas courir de
risques. Il faut que je disparaisse avec son horrible secret.
— Oui, Marietta a raison, dit Léon en hochant la tête.
Le Roi ne nous croirait pas. Nous manquons de preuves.
— Mais il les aura, promit Henri avec feu, dussé-je passer
des années à les rassembler!
— En attendant, reprit Léon, nous avons les chasseurs de
sorcières à nos trousses.
— Il semble qu'il n'y en ait qu'un, dit Henri.
Marietta frémit à la pensée de l'Inquisiteur à la robe
noire et au regard fanatique.
— C'est à Lancerre que Marietta est pour l'instant le plus
en sécurité. Je vais l'y accompagner et, dès mon retour,
nous prendrons la route de Montpellier.
— Mon Dieu, s'exclama la jeune fille, mais nous avons
oublié Elise! Il doit être près de midi. Il est grand temps que
j'aille lui donner ses potions.
— Allons-y tout de suite.
Marietta sortit en courant de la pièce pour chercher
d'autres bouteilles à l'office.
— Où est Raphaël? demanda Léon en accrochant son
épée à son ceinturon.
— Il fait sa cour à Céleste. Dieu sait où!
— Tâchez de le trouver. Il y a plus urgent à faire que de
conter fleurette à ma cousine. A tout à l'heure. Il faut que ce
soir Marietta soit enfin en sécurité.
A son tour, il sortit du bureau et retrouva Marietta dans
la cour, déjà en selle.
— Mon doux trésor, nous n'aurons guère le temps
aujourd'hui encore de nous dire des mots d'amour, fit-il en
lui pressant tendrement les mains. Mais mon cœur vous
appartient, cela doit vous suffire.
Sarrasin partit au galop, suivi de la jument. L'esprit de
Marietta était en ébullition. A quoi bon tuer le chasseur de
sorcières? La Montespan en enverrait d'autres chargés en
plus d'exterminer tous ceux qui l'auraient aidée et protégée.
A Lancerre, l'abbé les attendait.
— Un moment, mon fils, dit-il en voyant Léon prêt à
repartir. Il faut que je vous parle.
— Je suis très pressé, mon Révérend.
— C'est urgent, mon fils.
De mauvaise grâce, Léon mit pied à terre et suivit le
prêtre au salon.
Déjà Marietta était en haut de l'escalier. En entrant dans
la chambre d'Elise, elle fut infiniment soulagée de voir
qu'une de ses servantes lui brossait soigneusement les
cheveux. C'était bon signe.
— Comme vous avez été bonne pour moi! dit Elise après
avoir congédié sa camériste. Ma gouvernante m'a dit que
vous ne m'aviez pas quittée tant que ma vie avait été en
danger. Vous m'avez sauvée.
— La nature fait bien les choses, vous savez. Mais il s'agit
maintenant de reprendre vite des forces!
— Je crains que ce ne soit bien long, murmura Elise en se
laissant retomber sur ses oreillers.
— Il faut manger. Pendant deux jours encore, nous
continuerons le lait et le miel. Après nous passerons aux
œufs à la coque, puis aux blancs de poulet. Si, si, ajouta-t-
elle en voyant la grimace de dégoût de la malade, il faudra
vous forcer, ou vous ne serez jamais capable de quitter
votre lit.
Son lit était pour Elise un refuge, un rempart contre les
exigences de Léon. Elle avait bien l'intention d'y rester le
plus longtemps possible.
— Léon viendra bientôt vous rendre visite, ajouta
Marietta.
Cette perspective fit trembler la bouche de la malade.
Marietta crut qu'elle réprimait des larmes de déception à
l'idée de ne pas avoir encore vu son bien-aimé. Cette pauvre
Elise était fragile comme un souffle. Comment
supporterait-elle la rupture avec Léon?
Marietta lui fit boire quelques cuillerées de potion et
chercha vainement un verre pour qu'elle se rince la bouche.
— Ma femme de chambre a dû l'emporter...
— Bon, dit Marietta, je vais aller en chercher un autre.
J'en profiterai pour vous monter un peu de jus de cassis.
La maison était calme. Derrière la porte fermée du salon,
la voix de l'abbé lui parvint avec netteté :
— Ce que vous dites est monstrueux.
— Non, mon Révérend. Ce qui le serait, serait d'épouser
une femme alors que j'en aime une autre.
— Songez, mon fils, que vous aimez madame Sainte-
Beuve depuis six ans. Et vous voudriez maintenant
l'humilier, lui briser le cœur? Qu'a-t-elle fait pour mériter
une telle cruauté de votre part? Renoncer à ce devoir pour
assouvir un désir passager serait une faute grave. Madame
Sainte-Beuve n'a jamais joui d'une très bonne santé. Elle est
aujourd'hui d'une faiblesse extrême. Elle a besoin de vos
attentions, de votre protection, de l'amour que vous lui
avez juré.
Marietta n'en pouvait plus. Au lieu de se rendre à la
cuisine, elle sortit lentement dans la cour. Ce prêtre avait
raison. Léon et elle ne pourraient être heureux, sachant
Elise seule, malade et le cœur brisé.
Elle avait encore le temps de retourner à Chatonnay
avant Léon et d'annoncer au duc sa décision de partir. Elle
ferait ainsi d'une pierre deux coups. Le bonheur d'Elise
serait assuré, et ni Léon ni Henri n'auraient à risquer leur
vie pour elle.
Elle conduisit sa monture au pas pendant quelques
dizaines de mètres. Elle ne la lança au galop qu'à bonne
distance de la maison s'assurant ainsi que Léon ne
l'entendrait pas.
Le duc était déjà en selle, attendant l'arrivée de Léon. Il
fut stupéfait de voir Marietta.
— Où est Léon? demanda-t-il. Et Elise? Il ne lui est rien
arrivé?
— Non, non, le rassura Marietta. Elise est encore faible,
mais elle va bien. Je vais vous demander un grand service,
Henri, celui de dire au revoir à Léon pour moi.
— Au revoir?
— Oui. Ou plutôt adieu. J'ai de bonnes raisons de le
faire, croyez-moi sur parole. Il me reste une dernière tâche
à accomplir avant mon départ. Il faut que je me dépêche
maintenant avant le retour de Léon.
Elle monta rapidement à sa chambre. Le corsage de la
robe d'Elise était terminé. Les yeux pleins de larmes, elle le
prit ainsi que le métrage de lourde soie prévue pour la jupe.
Henri cligna des yeux d'un air perplexe en la voyant
redescendre uniquement chargée de dentelles et de soies.
Une fois en selle, Marietta se retourna une dernière fois :
— Si Léon refuse de retourner à Versailles, dites au Roi
que sa présence est plus précieuse dans le Languedoc, où il
peut, si besoin est, lever une armée pour voler à son
secours. Le Roi est un homme de bon sens. Il comprendra.
Je ne pars pas par manque d'amour pour Léon, ajouta-t-elle
d'une voix mal assurée, mais au contraire parce que je
l'aime trop. Dites-le lui bien, Henri, surtout, je vous en
supplie.
Là-dessus, elle fit faire une volte à sa monture et
s'éloigna de ce qui était toute sa vie, sans esprit de retour.
A mi-chemin, elle grimpa dans les collines et se
dissimula sous un figuier. Elle ne quittait pas du regard la
route miroitant dans la brume de chaleur. Elle n'eut pas
longtemps à attendre. Très vite, Léon apparut galopant à
bride abattue.
— Adieu, mon amour! chuchota-t-elle.
Lorsqu'il eut disparu, elle redescendit vers Lancerre.
Dans la cour, attendait un cheval richement harnaché.
Hors d'aleine, Marietta se laissa glisser à terre et grimpa
l'escalier quatre à quatre avec son précieux fardeau. Elise
dormait. Ses beaux cheveux blonds encadraient son visage
émacié. Avec le plus grand soin, Marietta déposa son
offrande au pied du lit. Elle avait donné tout ce qu'elle
pouvait.
Après un dernier regard à la convalescente, elle sortit de
la chambre sur la pointe des pieds, les yeux brillants de
larmes contenues.
Le rendez-vous de Maurice avec Céleste avait appris au
gentilhomme tout ce qu'il voulait savoir. La jeune fille
recherchée était l'hôte du Lion du Languedoc. Il connaissait
suffisamment celui-ci de réputation pour savoir qu'il ne
pourrait pas mettre la main sur Marietta et l'accuser de
sorcellerie sans risquer la mort. Il faudrait l'emmener loin
du sud, loin de ce bouillant soldat. Mais où? Toulouse,
Narbonne ou Nîmes étaient encore trop près. Non, il fallait
trouver un endroit plus éloigné où le Lion ne penserait pas
à la rechercher.
Tout en galopant vers Lancerre, il réfléchissait. Brus-
quement, ce fut l'illumination : Evray! Bien sûr. A Evray,
tout le monde savait déjà que Marietta Riccardi était une
sorcière. Cela ne poserait aucun problème.
Sans se donner beaucoup de mal, il avait appris par
Céleste que Marietta Riccardi était à Lancerre, au chevet de
sa cousine malade. Il s'y était aussitôt rendu. La chance
l'avait servi. Voyant un nuage de poussière à l'horizon, il
s'était empressé de se dissimuler sous le couvert d'un
bouquet d'arbres. De loin, il avait reconnu le Lion. Il ne
l'avait jamais rencontré, mais nul autre que ce soldat
prestigieux n'eût été capable de galoper ventre à terre avec
une pareille dextérité. Maurice attendit qu'il eût disparu
pour sortir de sa cachette. L'homme avait visiblement un
tempérament de lutteur, et Maurice n'avait aucunement
l'intention de se mesurer à lui.
Elise dormait quand il arriva. Il fut très déçu d'apprendre
par la gouvernante que mademoiselle Riccardi était repartie
une demi-heure plus tôt.
Il jura intérieurement. Ce n'était pas de chance! Il fallait
absolument qu'il s'empare de l'Italienne sans témoins. Il
faisait nerveusement les cent pas dans le salon quand il
l'aperçut soudain par la fenêtre. Un sourire satisfait étira ses
lèvres cruelles. Après l'avoir entendue monter l'escalier en
courant, il se prépara à en faire autant. Mais déjà Marietta
ressortait de la chambre, les joues empourprées, les yeux
curieusement brillants.
Il l'attendit, un pied sur la dernière marche, la main
posée sur la rampe sculptée.
— Oh! fit Marietta, surprise par la présence de cet
étranger.
Puis elle se ressaisit. Il devait s'agir du cousin d'Elise.
— Mme Sainte-Beuve dort pour l'instant, dit-elle en se
mettant à descendre.
L'homme eut un étrange sourire qui lui fit froid dans le
dos.
— Ce n'est pas ma cousine que je veux voir, mademoi-
selle Riccardi, mais vous-même.
Voyant qu'il ne faisait pas mine de lui laisser le passage,
elle avança résolument.
— Vous paraissez bien pressée, mademoiselle. Pour- rais-
je vous accompagner un bout de chemin?
— J'ai l'habitude de me promener seule, monsieur.
D'instinct, elle détestait ces manières cauteleuses, ce
parfum écœurant, ce sourire, ce regard filtrant à travers des
paupières mi-closes.
De sa main gantée, il caressait machinalement la rampe
de l'escalier. Un rayon de soleil vint frapper en plein un
énorme diamant qui étincela de mille feux. Marietta
s'immobilisa, pétrifiée de terreur. Elle n'avait vu qu'une fois
un diamant de cette taille, et c'était la main de l'homme
venu voir sa grand-mère à Evray. L'homme qui la
poursuivait depuis des semaines. L'homme envoyé par la
Montespan pour réduire au silence celle qui en savait trop.
— Laissez-moi passer! s'écria-t-elle, terrorisée.
Mais il lui saisit le bras et le lui tordit dans le dos.
— Vos cris ne feraient qu'affoler ma cousine, dit-il tandis
qu'elle se débattait comme un beau diable.
Ayant réussi à lui attacher les poignets derrière le dos
avec une lanière de cuir, il l'entraîna dans la cour.
— Il était écrit que je vous accompagnerais dans votre
promenade, mademoiselle, dit-il ironiquement, mais je
crains que ce ne soit la dernière...
En effet, à quoi bon crier? songeait désespérément
Marietta. Elise ne tenait pas debout, et les servantes ne
pourraient rien faire. On était revenu au point de départ. La
boucle était bouclée. Elle mourrait sur le bûcher, comme
c'était écrit de toute éternité. Mais elle n'allait pas se laisser
faire docilement comme l'agneau que l'on mène à l'abattoir.
Elle continua donc de se débattre et de bombarder son
agresseur de coups de pied.
— Si vous faites des difficultés, dit celui-ci à travers ses
lèvres serrées, vous ne serez pas seule à mourir. N'oubliez
pas que le Lion du Languedoc vous a donné asile, tout en
vous sachant sorcière. Il aurait du mal à se blanchir d'une
pareille accusation...
Mon Dieu! C'était vrai! Et Jeanne, et Céleste... Marietta
ne voulait que leur bonheur et leur sécurité. Elle était prête
à en payer le prix...
Elle se mit donc en selle sans plus protester.
— Nous allons à Evray, je suppose? demanda-t-elle d'une
voix monocorde, tandis qu'une gardienne d'oies rassemblait
en hâte son troupeau pour les laisser passer.
— N'est-ce pas l'endroit le plus approprié? fit-il avec une
ironie cruelle.
Dans quel but s'était-il chargé de cette ignoble mission?
Pour les faveurs de la Montespan? Ou pour de l'argent?
Marietta penchait pour la deuxième hypothèse. D'instinct,
elle devinait que ce genre d'hommes n'éprouvait d'attirance
que pour les individus de son propre sexe. Il avait dû se
forcer pour faire la cour à Céleste. Pauvre Céleste, si fière
encore ce matin d'avoir deux soupirants!
Pour ne pas perdre courage, elle refusait de penser à
Léon. Mais c'était impossible. Il emplissait son esprit et son
cœur. Elle aurait son nom sur les lèvres en mourant. Pour
être digne de lui, elle subirait sans broncher le supplice du
feu.
Elle reconnaissait maintenant la route de Chatonnay à
Toulouse. Certain de sa docilité, Maurice lui avait ôté ses
liens. Ils ne s'arrêtèrent à Trélier que pour y changer de
montures. Le lendemain, ils traversèrent Toulouse.
Les heures passaient. Ils galopaient sans trêve ni merci,
de jour et de nuit, ne s'arrêtant dans les auberges que pour
changer de chevaux.
Elle reconnut le fleuve au bord duquel Léon et elle
s'étaient assis pour partager du pain et du fromage.
Comment aurait-elle pu oublier son premier baiser? Mais
elle ne savait plus très bien où elle en était, tant la faim et la
soif la faisaient souffrir. Elle crut également reconnaître la
route bordée de platanes à l'ombre desquels ils avaient
galopé après avoir échappé à l'Inquisiteur.
Soudain, son cœur se serra d'épouvante. Elle retint sa
respiration. A l'horizon, derrière le moutonnement des
arbres, venait de surgir la colline du Valois.
La forêt fut vite atteinte, et avant que Mariette ait eu le
temps de se ressaisir, les arbres s'éclaircirent. Evray leur
apparut. La populace se rua au-devant d'eux en hurlant :
— La sorcière! Le gentilhomme a capturé la sorcière! On
a retrouvé la Riccardi!
Il en arrivait de toutes les directions, pieds nus, le regard
allumé.
— La sorcière est de retour! Allez chercher l'Inquisiteur!
On va enfin pouvoir brûler la servante de Belzé- buth!
— Et vous l'avez laissée partir? explosa Léon.
Le duc tressaillit.
— Je n'ai rien pu faire pour l'arrêter.
— Que le diable vous emporte! s'écria Léon avec fureur
en faisant faire demi-tour à Sarrasin.
— Mais où allez-vous? cria Henri en le suivant.
— A sa recherche, bien sûr! A Venise!
— Il se peut qu'elle soit encore à Lancerre, hurla Henri
pour se faire entendre. Elle avait avec elle la robe de mariée
d'Elise.
Les deux hommes galopèrent vers Lancerre à bride
abattue.
— Je n'ai rien vu, dit la gouvernante. Le cousin de
Madame est arrivé de Montpellier. Il a attendu un moment
dans le salon que Madame se réveille. Et il est reparti sans
même un adieu.
Léon monta l'escalier quatre à quatre et fit irruption
dans la chambre d'Elise qui ne put retenir un cri.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en remontant ses cou-
vertures jusqu'au menton.
— Quand Marietta vous a-t-elle apporté la robe?
interrogea-t-il en montrant du doigt les flots de dentelles et
de satin répandus au pied du lit.
— Je ne sais pas. Je devais dormir. Mais que se passe-t-il?
— Marietta est partie!
A son tour, Henri apparut en courant et saisit Léon par le
bras.
— Ecoute, Léon. Cécile est venue voir une de ses amies,
servante ici. Oh, c'est incroyable...
— Quoi?
— Elle est certaine que l'invité d'Elise et celui qui
poursuit la sorcière ne font qu'un. Céleste avait rendez-
vous avec lui tout à l'heure. Elle les a vus ensemble.
— A quel moment?
— Avant que Marietta ne quitte Chatonnay avec la robe.
Léon avait pâli.
— Mais que se passe-t-il? gémit Elise. Pourquoi ne veut-
on rien me dire? Henri, je vous en prie, expliquez- moi...
Le duc se pencha sur Elise qui se suspendit à son cou
sans plus se soucier de la présence de son fiancé.
— Henri, chuchota-t-elle, Léon me fait peur. Ne me
laissez pas seule avec lui.
— Je vous le promets, Elise, assura le duc. Je ne vous
quitterai plus désormais.
— Plus jamais? demanda-t-elle sans le lâcher.
— Plus jamais, mon amour, assura-t-il avec ferveur en lui
posant un baiser sur le front.
Léon n'avait plus rien à faire dans la chambre. En
courant, il redescendit l'escalier et tomba sur Raphaël qui
arrivait.
— Que se passe-t-il? demanda celui-ci en voyant
l'expression traquée de son ami.
— Marietta est poursuivie comme sorcière. Elle est venue
apporter à Elise sa robe de mariée... et depuis, ils ont
disparu tous les deux...
— Tous les deux? répéta Raphaël sans comprendre.
— Il semble que tu aies un rival dans le cœur de
Céleste : le chasseur de sorcières qui se trouve être
également le cousin d'Elise.
— Où diable a-t-il pu l'emmener? demanda Henri qui
venait de les rejoindre dans la cour. A Montpellier? A
Toulouse?
— Non, dit Léon, c'est trop près d'ici. Il ne s'y risquerait
pas.
— Avez-vous vu quelqu'un quitter la maison de madame
Sainte-Beuve? demanda Henri à la gardienne d'oies qui
passait devant le portail.
— Seulement la dame qui soigne notre maîtresse et un
getilhomme.
— Par où sont-ils partis?
La paysanne fit un geste de la main. Léon et Henri
prirent aussitôt cette direction.
Raphaël était resté en arrière.
— Eh, petite, demanda-t-il en sortant de sa poche une
pièce d'or, avez-vous entendu leur conversation?
Les yeux noirs de la paysanne en guenilles se mirent à
briller.
— La dame a demandé s'ils allaient à Evray, répondit-
elle en tendant la main.
Raphaël lui jeta la pièce et partit ventre à terre rejoindre
les autres.
— Evray! cria-t-il dès qu'il fut à portée de voix. Marietta
aurait demandé s'ils allaient à Evray.
Evray! C'est logique, se dit Léon. Comment n'y ai-je pas
pensé plus tôt?
— Qu'allons-nous faire pour les chevaux et les provi-
sions? demanda le duc.
— Nous changerons de montures au fur et à mesure de
nos besoins. Et nous mangerons en route pour ne pas
perdre une seconde. Entre ici et Toulouse, je n'aurai pas de
mal à lever une petite armée de paysans résolus.
— Par Dieu, s'exclama Raphaël, mais c'est encore plu
passionnant que de conter fleurette à une jolie fille!
Léon ne répondit pas. A mesure que le temps passait, il
était de plus en plus inquiet. Il espérait rattraper très vite
l'élégant Maurice et sa prisonnière. Mais devant eux la
route était désespérément vide.
Marietta fut littéralement jetée à bas de sa monture, et
presque étouffée par les villageois qui se bousculaient pour
voir la sorcière de plus près.
Maurice avait serré cruellement la lanière de cuir autour
de ses poignets et la tirait derrière lui sur le chemin
herbeux menant vers le sommet de la colline.
— Et le procès? demandèrent certains. L'Inquisiteur
attend la sorcière pour rechercher les marques diaboliques
sur son corps.
— Eh bien, il attendra! répondit Maurice d'un air résolu.
Il n'allait pas perdre de temps avec un procès. Plus vite sa
mission serait accomplie, mieux ce serait.
— Le bûcher est-il prêt?
— Depuis plusieurs semaines, Monseigneur. Il n'a pas
plu. Ça devrait bien flamber.
Epuisée, Marietta venait de tomber. On la releva sans
ménagements. Elle était presque reconnaissante à son
bourreau de l'avoir traitée aussi durement. La faim, la soif
et la fatigue la rendaient presque insensible. Des visages
grimaçants s'agitaient autour d'elle dans une sorte de
brouillard. Elle n'entendait même plus l'horrible cacopho-
nie des villageois excités comme une meute de chiens au
moment de l'hallali.
Le bûcher était prêt. Aidé par les hommes de bonne
volonté, et il n'en manquait pas, Maurice la hissa sur la pile
de bois et lui lia les mains au poteau.
A cet instant, l'Inquisiteur écarta la foule et s'approcha
de la condamnée. Sa robe noire flottant dans la brise du soir
le faisait ressembler à un gigantesque oiseau de proie. Dans
un halo sanglant, le soleil se couchait à l'horizon.
— La marque diabolique! La marque du diable! crièrent
quelques villageois.
— Nous n'avons pas le temps de leur offrir ce spectacle,
dit brusquement Maurice à l'Inquisiteur. Brûlons-là sur- le-
champ.
Celui-ci ne posa pas de questions. Il savait, ou du moins
croyait-il savoir, qui avait envoyé le gentilhomme, car la
lettre de cachet reçue de la Montespan portait le sceau du
Roi.
— Qu'attendez-vous, espèce d'imbécile? s'écria Maurice
au milieu des clameurs impatientes de la foule.
Un fourmillement dans la nuque l'avertit, mais trop tard,
qu'il se passait quelque chose d'insolite. Un bruit terrifiant
couvrit progressivement celui de la populace en délire : le
bruit de tonnerre d'une troupe de cavaliers lancée au triple
galop.
Sidérés, les paysans tournèrent des regards épouvantés
vers leur village. Quelle était cette armée inconnue
surgissant de la forêt au milieu de vociférations à glacer le
sang dans les veines? Qui étaient ces cavaliers d'apocalypse
traversant Evray ventre à terre et prenant d'assaut la
colline, l'épée haute?
Après un regard sur cette horde qui allait les engloutir,
Maurice s'empara d'une torche et la jeta sur le tas de bois.
La foule agglutinée autour du bûcher pour mieux voir
brûler la sorcière s'enfuit. Ce fut une folle débandade. A
travers la fumée qui s'élevait du bûcher, Marietta aperçut
Léon fauchant sans pitié tous ceux qui lui barraient le
passage. La fumée se fit plus épaisse et la jeune fille se mit à
manquer d'air. Les premières flammes jaillirent.
Maurice dégaina alors son épée et se fendit. Le coup
entra profondément dans le bras de Léon. Mais, dans le feu
de l'action, celui-ci s'en rendit à peine compte. Il n'avait
d'yeux que pour Marietta dont la robe en lambeaux et les
pieds nus commençaient à être léchés par les flammes. Il
sauta de son cheval sur le bûcher, trancha d'un coup de
couteau les liens qui retenaient la jeune fille au poteau et
réussit à l'arracher au brasier.
Tandis que Raphaël tenait Maurice en échec, Léon
coucha Marietta sur l'herbe humide et se roula sur elle pour
étouffer les étincelles et les flammèches qui couraient dans
ses cheveux et sur sa robe.
Une fois rassuré sur son sort, il se releva d'un bond et,
repoussant Raphaël, se jeta sur Maurice. Son bras blessé le
gênait. A un moment, il perdit l'équilibre et son adversaire
se préparait déjà à lui asséner le coup fatal quand, d'un
violent coup de bottes, Léon le projeta en arrière dans le
brasier qui dégageait une chaleur infernale. Un cri atroce
retentit. Incapable de supporter la vue de son ennemi
dévoré par les flammes, Marietta enfouit son visage dans
ses mains.
— Venez, mon cœur. Il est temps de repartir chez nous.
Avec douceur, il la releva. Ils étaient seuls sur la colline,
près du brasier qui achevait de se consumer.
— Vos mains, murmura-t-elle, vos pauvres mains, elles
sont toutes brûlées!
— Quelques balafres de plus changeront-elles vos sen-
timents à mon égard?
— Rien ne pourra jamais diminuer l'amour que je vous
porte, assura-t-elle en le regardant avec une tendresse
bouleversante.
— Et pourtant, vous m'aviez quitté...
— C'était à cause d'Elise. J'avais involontairement surpris
votre conversation avec l'abbé.
— Et de gaieté de cœur, vous auriez gâché le bonheur
d'Elise, aussi bien que le mien et celui d'Henri?
— Mais... je voulais au contraire préserver le bonheur
d'Elise!
— Alors, laissez-la donc épouser Henri! C'est son plus
cher désir. Quant à moi, ajouta-t-il en l'embrassant, je
n'envisage pas l'existence sans ma sorcière bien-aimée.
Un long moment passa, un de ces merveilleux moments
au goût d'éternité.
— Venez, ma douce. Mon cheval nous attend.
— Et l'Inquisiteur? demanda Marietta en montant en
croupe derrière Léon. Vous ne craignez pas que...
— Vous n'avez plus rien à redouter de lui, mon amour. Il
vous prenait pour une véritable sorcière recherchée par le
roi lui-même. On l'a vite détrompé.
— Et tous ces hommes?
— Je les avais réquisitionnés en route. Ils en ont
l'habitude. Ils m'ont déjà suivi pour combattre sous
l'étendard de Louis. Quand ils auront fini de faire
bombance, ils repartiront chez eux.
Il éperonna sa monture. Ils redescendirent lentement la
colline. La lune était haut dans le ciel fourmillant d'étoiles.
Dans la forêt qui avait vu leur rencontre, l'air tiède de la
nuit embaumait le pin et la mousse. Des lucioles cligno-
taient dans la pénombre.
— Dès mon arrivée à Chatonnay, dit rêveusement
Marietta, la tête appuyée contre le dos de son bien-aimé, il
va falloir que je commence une autre robe de dentelle.
Dans l'ombre, Léon sourit.
— Je ne vous laisserai pas une seconde fois pour de
pareilles fanfreluches, mon cœur adoré. J'ai l'intention de
vous épouser au plus tôt, dussiez-vous ne porter que votre
chemise pour tout vêtement!

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