Vous êtes sur la page 1sur 3

Dans la maison, Amy et M. Maldon trouvèrent des invités au salon. M.

Tyrell
avait prié à dîner la famille Gramont, ou tout au moins une partie : une seule des
filles avait déjà fait son entrée dans le monde : Janet, d'un an l'aînée de Bernard.
Elle était assise à côté de sa mère, toutes deux brunes et fort jolies, bien que Mme
Gramont commençât à se faner. Quant à « Beau » Gramont, comme on l'appelait, il
était encore un des plus beaux hommes que Maldon eût jamais vu, élégant, le regard
de velours, les cheveux toujours admirablement poudrés, son linge éblouissant
faisant ressortir son type presque italien.
Son fils Bernard était plaisant à voir, lui aussi, peut- être plus encore parce que,
parcourant la région à la recherche de distractions, il consacrait moins de temps à sa
toilette. Ses vêtements étaient moins recherchés que ceux de son père, les boucles
de ses souliers d'argent toutes simples, son jabot plus discret mais du point
d'Alençon le plus fin, et les boutons de son habit en or travaillé.
M. Maldon soupira à part lui, fort conscient de l'usure de son habit, de la
simplicité de son linge. Il ne s'étonnait pas que Miss Tyrell préférât Bernard
Gramont...
Amy était amoureuse de lui depuis onze ans. Elle se rappelait le jour où elle
l'avait vu pour la première fois, quand la famille était venue habiter le manoir de
Parall dont les terres étaient mitoyennes de celles de son père. Elle le revoyait
encore sautant du coche, plein de charme et d'exubérance...
Peut-être Bernard allait-il se déclarer aujourd'hui, se dit-elle. Peut-être, dans la
société fermée de Markle- don, avait-il entendu parler de l'intérêt de M. Maldon
pour elle; cela l'aiguillonnerait... A la vérité, deux demandes en mariage en vingt-
quatre heures c'était un peu trop espérer, mais un jour Bernard parlerait. Un jour il la
demanderait. Sinon, pourquoi vivre ?
Elle salua les invités puis, sur un signe d'approbation de son père, elle pria M.
Maldon de se joindre à eux. En montant se changer, elle ne sut trop si elle était
heureuse ou navrée qu'il demeurât.
Enfin... il serait bientôt parti.
Amy appela sa bonne en entrant dans sa chambre.
La fidèle Molly était déjà là avec une cuvette d'eau de rose et une serviette
parfumée. Elles s'activèrent toutes deux, la jeune bonne prenant sans doute plus de
plaisir que sa maîtresse à la coiffure et à la toilette. Amy était préoccupée,
singulièrement émue par son entrevue avec M. Maldon.
En descendant enfin, elle entendit la voix rageuse de son père et s'arrêta sur une
marche, étonnée. Elle le savait prompt à la colère, mais il était suffisamment
courtois pour éviter un éclat quand des invités étaient présents. Elle écouta un
instant : il s'adressait à l'un des valets.
—Et où as-tu trouvé dix-huit shillings pour acheter un châle, gredin? rugissait M.
Tyrell.
Amy perçut une réponse marmonnée et se hâta dans l'escalier pour tenter
d'apaiser son père.
—Avec tes gages ? Tu as économisé dix-huit shillings sur les gages d'un an ?
Permets-moi de te dire, mon ami, que tu es un génie de la finance ! Sir Robert
Walpole n'aurait pu en faire autant !
En arrivant dans la fraîche pénombre du vestibule elle vit que son père s'adressait
à Stephen Boles, un des valets de pied, homme pour qui elle n'éprouvait aucune
affection. Malgré tout, son père avait tort de le tancer à quelques toises du salon où
ses amis risquaient de l'entendre.
A ce moment même, M. Maldon sortit de la pièce.
—Avez-vous des ennuis, monsieur ? demanda-t-il en clignant des yeux, surpris
par le peu de lumière.
—Des ennuis ! Que pensez-vous de ce chenapan, monsieur ? Voilà qu'il achète
un châle de prix pour sa dulcinée et prétend avoir économisé l'argent. Or nous
savons tous deux qu'il n'en gagne pas assez pour cela !
Maldon croisa le regard d'Amy derrière le dos de son père et comprit le message
que ses yeux lui transmettaient.
—Ma foi, Monsieur M. Tyrell, nous savons que les domestiques ont parfois
quelques petites occupations supplémentaires...
—Certes, et je sais ce que ce gredin a fait. Dis-moi la vérité, Stephen Boles ! Tu
as traité avec les contrebandiers la semaine dernière quand tu es allé à Poole pour
les provisions, hein ? Tu leur as acheté à bon compte et tu as mis la différence dans
ta poche ?
—Non, monsieur, je vous jure, monsieur, protesta Boles. Je n'ai jamais vu les
contrebandiers. J'ai rencontré un homme à l'auberge...
—Ne mens pas, sacripant ! Un homme à l'auberge ! Et sur ta bonne mine, il t'a
vendu du thé de Bohea à un tiers du prix normal, et tu voudrais me faire croire que
tu ne savais pas que c'était un contrebandier ? Et si c'est vrai, n'est-il pas malhonnête
d'avoir empoché l'argent ?
—Cher papa, intervint Amy en se précipitant dans un frou-frou de taffetas, je
vous en prie, ne soyez pas si fâché. Il l'a fait pour l'anniversaire de Nancy... N'est-ce
pas, Stephen?
—C'est bien peu de chose, grommela le valet. Elle est si mal payée qu'elle n'a
rien à se mettre...
—Nancy est payée comme les autres souillons, tempêta M. Tyrell. Est-ce que tu
vas prendre sur toi de semer la discorde parmi mes domestiques, mauvais sujet ?
—Monsieur Tyrell, je pense qu'il voulait simplement dire...
—Possible, possible, Monsieur Maldon, mais vous n'allez pas défendre un
homme qui fréquente des contrebandiers, j'espère ?
—Ce n'est pas prouvé, monsieur.
—Il a acheté du thé à un homme qui le lui a proposé à bon compte. Le thé devait
donc être volé ou introduit en fraude, ça tombe sous le sens. Par conséquent,
Monsieur Maldon, j'ai de quoi m'indigner.
—Il est certainement vrai que...
—Alors tu dois partir, Boles. Je ne veux plus de toi dans ma maison. Je ne
supporte pas la malhonnêteté et moins encore les activités des contrebandiers qui
sapent toute notre société ! En ma qualité de juge de paix, mon devoir est de lutter
contre la contrebande et tous ceux qui la soutiennent. Ma décision est prise, Boles !
Tu t'en iras de chez moi ce soir !
—Ah, Monsieur Tyrell, monsieur, je vous en prie, ne me chassez pas.

Vous aimerez peut-être aussi