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Tome 1 : L’Assassineuse
Tome 2 : La Reine sans couronne
Tome 3 : L’Héritière du Feu
Illustrations de couverture : Gregory Bricout
Édition originale publiée sous le titre Queen Of Shadows
par Bloomsbury Publishing, Inc., New York
© 2015 Sarah J. Maas
Carte © 2015 Kelly de Groot
Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-7324-9532-3
Conforme à la loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
www.lamartinierejeunesse.fr
www.lamartinieregroupe.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Pour Alex Bracken,
Copyright
Dédicace
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre premier
– Je t’en supplie…
Ces paroles et le désespoir qu’elles trahissaient incitèrent Aelin à
rengainer son épée.
Depuis neuf ans qu’elle connaissait cette courtisane, elle ne l’avait
jamais entendue implorer personne, ni vue au désespoir. Elle ne l’avait
jamais entendue dire « merci », « s’il vous plaît » ou simplement « je suis
ravie de vous voir ».
Elles auraient aussi facilement pu devenir amies qu’ennemies. Toutes
deux étaient orphelines et avaient été recueillies encore enfants par Arobyn.
Mais il avait remis Lysandra aux mains de Clarisse, une bonne amie qui
était une mère maquerelle prospère. Bien qu’Aelin ait été formée aux armes
et Lysandra aux plaisirs de l’alcôve, elles étaient devenues des rivales qui
s’étaient disputé les faveurs d’Arobyn.
Quand à l’âge de dix-sept ans, Lysandra avait vu sa virginité vendue
aux enchères, Arobyn l’avait achetée avec l’argent versé par Aelin pour
régler sa dette. La courtisane n’avait pas manqué de lui jeter au visage
l’usage qu’Arobyn avait fait de ses gages de tueuse. En retour, Aelin avait
lancé un poignard sur elle. Et elles ne s’étaient plus revues depuis.
Aelin jugea légitime de baisser sa capuche à son tour.
– Il me faudrait moins d’une minute pour vous tuer, toi et le cocher, et
pour faire en sorte que ta petite protégée assise dans ce fiacre ne puisse
jamais raconter cette histoire, dit-elle. D’ailleurs, elle serait probablement
ravie de te voir morte.
Lysandra se raidit.
– Ce n’est pas ma protégée et elle n’est pas destinée à marcher sur mes
traces, répondit-elle.
– Ni à te servir de bouclier contre moi ? demanda Aelin avec un
sourire aigu comme une lame.
– Je t’en supplie… Il faut que je te parle juste un instant, en lieu sûr.
Aelin embrassa d’un regard les beaux habits de Lysandra, le fiacre et la
pluie giclant sur les pavés. Ce genre de situation aussi était typique
d’Arobyn. Elle décida malgré tout de le laisser abattre ses cartes pour voir
où cela la mènerait.
– Tu sais que je dois tuer le cocher, bien entendu, dit-elle.
– Non ! hurla l’homme en saisissant les rênes. Je vous jure… je vous
jure de ne rien dire de cet endroit.
Aelin marcha vers le fiacre et son manteau fut aussitôt détrempé. Le
cocher pourrait donner des renseignements sur l’emplacement de l’entrepôt
qui risquaient de tout compromettre, mais…
Aelin examina le permis encadré à côté de la portière et éclairé par la
petite lanterne qui la surmontait.
– Eh bien, Kellan Oppel, résidant au 63, rue des Boulangers,
appartement 2, je suppose que tu sauras tenir ta langue, conclut-elle.
Pâle comme la mort, l’homme acquiesça. Aelin ouvrit brutalement la
portière du fiacre.
– Sors, ordonna-t-elle à l’enfant. Suivez-moi toutes les deux.
– Evangeline peut attendre ici, chuchota Lysandra.
Aelin la toisa par-dessus son épaule, le visage éclaboussé de pluie, et
ses lèvres se retroussèrent, découvrant ses dents.
– Si tu crois un seul instant que je laisserai un enfant seul en fiacre
dans ce quartier, tu peux retourner tout droit au cloaque dont tu sors,
s’exclama-t-elle. Viens, toi : je ne mords pas, lança-t-elle à la fillette
tremblante de peur.
Ces paroles parurent rassurer Evangeline. La lueur de la lanterne dora
sa minuscule main blanche comme la porcelaine quand elle la posa sur le
bras d’Aelin pour sauter du fiacre. Elle était frêle et n’avait pas plus de onze
ans. Ses cheveux cuivrés tressés mettaient en valeur ses yeux de citrine qui
observaient la rue détrempée et les deux femmes devant elle. Elle était aussi
belle que sa maîtresse, ou plutôt elle l’aurait été sans les deux profondes
cicatrices en dents de scie qui barraient ses joues. Des cicatrices qui
expliquaient le tatouage hideux à l’intérieur de son poignet. Elle avait été
l’une des semblables de Clarisse jusqu’au jour où elle avait été défigurée,
perdant subitement toute sa valeur marchande.
Aelin lui adressa un clin d’œil.
– Tu as l’air de quelqu’un avec qui je vais bien m’entendre, lui dit-elle
avec un sourire de conspiratrice avant de la mener à l’entrée.
Aelin ouvrit toutes les fenêtres de la salle à manger pour laisser l’air
rafraîchi par la pluie entrer dans l’appartement. Par chance, elles n’avaient
rencontré personne dans la rue, mais elle savait qu’Arobyn serait
inévitablement informé de la visite de Lysandra.
Aelin tapota le fauteuil placé devant la fenêtre et sourit à l’enfant
défigurée.
– C’est mon endroit préféré pour m’asseoir quand un vent frais souffle
par la fenêtre, reprit-elle. Si tu veux, j’ai un ou deux livres qui te plairont
sûrement. Et tu devrais trouver quelque chose de bon sur la table,
poursuivit-elle en désignant la cuisine. De la tarte aux myrtilles, je crois. À
toi de décider.
Evangeline n’avait pas dû avoir souvent le choix dans le bordel de luxe
où elle avait grandi. Les yeux verts de Lysandra parurent s’adoucir un peu.
– J’aimerais de la tarte, s’il vous plaît, répondit Evangeline d’une voix
à peine audible.
Un instant plus tard, elle avait disparu dans la cuisine. Elle avait
l’intelligence de ne pas rester dans les jambes de sa maîtresse.
Aelin ôta son manteau trempé et s’essuya le visage avec le pan resté
sec, tout en restant prête à tirer le poignard dissimulé dans sa manche
gauche.
– Assieds-toi, ordonna-t-elle en montrant à Lysandra le canapé devant
le foyer éteint.
Elle fut surprise de voir Lysandra lui obéir.
– Si je refuse, est-ce que tu menaceras encore de me tuer ? demanda la
courtisane.
– Je ne fais pas de menaces – seulement des promesses.
Lysandra s’affaissa sur les coussins du canapé.
– Comment pourrais-je prendre au sérieux tout ce qui sort de cette
grande gueule ? lança-t-elle.
– Tu m’as assez prise au sérieux quand je t’ai lancé un poignard au
visage.
– Mais tu as manqué ta cible, rétorqua Lysandra avec un petit sourire.
Elle avait quand même égratigné l’oreille de la courtisane, ce qui à son
avis était parfaitement mérité.
Mais c’était maintenant une femme qui était assise face à elle. Toutes
deux n’étaient plus des jeunes filles de dix-sept ans. Lysandra la jaugea.
– Je te préfère en blonde, déclara-t-elle.
– Et moi, je préférerais que tu débarrasses le plancher, mais j’ai
l’impression que ce n’est pas près d’arriver.
Elle jeta un coup d’œil dans la rue, où le fiacre attendait comme on lui
en avait donné l’ordre.
– Arobyn ne pouvait pas t’envoyer ici dans l’une de ses voitures ? Je
croyais qu’il te payait royalement.
Lysandra esquissa un geste. La lumière des bougies fit étinceler l’or
d’un bracelet couvrant à peine le tatouage sinueux sur son poignet mince.
– J’ai refusé sa voiture. J’ai pensé que ce serait démarrer du mauvais
pied avec toi, répondit-elle.
– C’est donc bien lui qui t’envoie. Pour m’avertir de quoi, au juste ?
– Pour t’expliquer son plan : il ne fait plus tellement confiance aux
messagers, par les temps qui courent. Mais l’avertissement est de moi seule.
C’était sûrement un mensonge éhonté. Et à la vue de ce tatouage –
l’emblème du bordel de Clarisse qui marquait toutes les courtisanes
vendues à cet établissement –, Aelin songea que, sans la fillette dans la
cuisine et le cocher devant la porte, elle aurait égorgé Lysandra avec plaisir.
– Pourquoi portes-tu encore le tatouage de Clarisse ? demanda-t-elle
d’une voix trop calme.
Ne te fie pas à Archer, l’avait avertie Nehemia, et elle avait joint à son
message codé un dessin qui était la réplique de ce tatouage. Qu’en était-il
des autres porteurs de cet emblème ? Car, pour la Lysandra qu’Aelin avait
connue autrefois, les termes d’hypocrite, de menteuse et d’intrigante étaient
encore trop doux.
Lysandra considéra son tatouage d’un air renfrogné.
– On l’efface le jour où nous remboursons notre dette, répondit-elle.
– La dernière fois que j’ai vu ta carcasse de traînée, tu étais sur le point
de régler la tienne.
En réalité, Arobyn avait payé une telle somme le jour des enchères que
Lysandra aurait dû être libre presque immédiatement.
Le regard de la courtisane vacilla.
– Tu as un problème avec ce tatouage ? lança-t-elle.
– Cette ordure d’Archer Finn en avait un semblable.
Ce qui signifiait que Lysandra et lui avaient appartenu au même
établissement et à la même maquerelle. Peut-être avaient-ils également
coopéré dans d’autres domaines.
– Archer est mort, affirma Lysandra en soutenant le regard d’Aelin.
– C’est moi qui l’ai étripé, précisa Aelin d’une voix suave.
Lysandra s’appuya d’une main au dossier du canapé.
– Tu…, chuchota-t-elle, mais elle s’interrompit et secoua la tête. Bon
débarras. C’était un sale porc.
Elle mentait peut-être pour mettre Aelin en confiance.
– Dis-moi ce que tu as à me dire et va-t’en, ordonna Aelin.
Les lèvres sensuelles de Lysandra se pincèrent, mais elle lui exposa le
plan d’Arobyn pour libérer Aedion.
Aelin dut reconnaître qu’il était brillant – à la fois ingénieux, grandiose
et audacieux. Puisque le roi d’Adarlan projetait une exécution spectaculaire
pour Aedion, on lui offrirait une évasion tout aussi spectaculaire en réponse.
Mais dévoiler sa stratégie à Aelin par l’intermédiaire de Lysandra,
impliquant ainsi une tierce personne qui risquait de la trahir ou de
témoigner contre elle… C’était encore un rappel que le sort d’Aedion ne
tiendrait plus qu’à un fil si Arobyn décidait de faire de la vie d’Aelin un
enfer.
– Oui, je sais, déclara la courtisane, qui avait remarqué la lueur froide
dans les yeux de son ancienne rivale. Inutile de me rappeler que tu
m’écorcheras vive si je te trahis.
– Et l’avertissement que tu étais censée me donner ?
– Arobyn voulait que je t’expose son plan pour te sonder, pour voir
jusqu’à quel point tu étais prête à coopérer avec lui et si tu risquais de le
trahir, expliqua-t-elle.
– Venant de lui, le contraire m’aurait déçue.
– Je crois… qu’il m’a également envoyée ici à titre d’offrande.
Aelin avait saisi où elle voulait en venir, mais elle feignit le contraire.
– Malheureusement pour toi, les femmes ne m’intéressent pas, même
offertes sur un plateau, lança-t-elle.
Les narines de Lysandra se dilatèrent légèrement.
– Non, je crois qu’il m’a envoyée chez toi pour que tu puisses me tuer
si tu en as envie. Comme un cadeau.
– Je suppose que tu vas me supplier de réfléchir avant d’agir
inconsidérément.
Quoi d’étonnant que Lysandra ait amené la fillette ? Quelle lâcheté et
quel égoïsme d’utiliser Evangeline comme bouclier, d’entraîner une enfant
dans leur univers…
Lysandra jeta un regard au poignard fixé à la cuisse d’Aelin.
– Tue-moi si tu veux. Evangeline sait ce que je soupçonne mais n’en
dira rien à personne.
Aelin se composa un masque d’un calme glacial.
– Moi, je suis venue pour t’avertir, poursuivit Lysandra. Arobyn peut
bien te faire des cadeaux, t’aider à secourir Aedion, il te surveille et il
poursuit ses propres buts. Ce service que tu lui as proposé, il ne m’a pas dit
en quoi il consistait, mais c’est sûrement un piège. À ta place, je me
demanderais si son aide vaut le prix auquel tu devras la payer, et je
chercherais une échappatoire.
Non, elle n’en chercherait pas, car c’était impossible pour une
douzaine de raisons différentes.
Comme elle ne répondait pas, Lysandra inspira brusquement.
– Je suis également venue te remettre ceci.
Elle plongea la main dans les plis de sa robe bleu nuit et Aelin se tint
sur ses gardes sans rien laisser paraître. Lysandra tira seulement de sa poche
une enveloppe froissée et pâlie qu’elle déposa prudemment sur la table
basse. Sa main tremblait.
– C’est pour toi. Lis cette lettre, je t’en prie, dit-elle.
– Tu es donc à la fois la putain et la messagère d’Arobyn ?
La courtisane encaissa cette gifle.
– Ce message n’est pas d’Arobyn, mais de Wesley, répliqua-t-elle, et
son regard exprimait un tel chagrin qu’Aelin la crut un instant.
– Wesley. Le garde du corps d’Arobyn. L’homme qui a passé le plus
clair de son temps à me haïr et le reste à réfléchir aux moyens de me tuer,
commenta Aelin.
La courtisane acquiesça.
– Arobyn a assassiné Wesley parce qu’il avait tué Rourke Farran, reprit
Aelin.
La courtisane tressaillit. Aelin regarda l’enveloppe. Lysandra baissa les
yeux sur ses mains qu’elle pressait si fort l’une contre l’autre que leurs
jointures étaient livides.
Si l’enveloppe était usée, le sceau était intact.
– Pourquoi as-tu gardé pendant deux ans une lettre de Wesley qui
m’était destinée ? demanda Aelin.
Lysandra baissait obstinément les yeux.
– Parce que je l’aimais, répondit-elle d’une voix brisée.
C’était bien la dernière réponse qu’Aelin aurait attendue d’elle.
– Tout a commencé par un malentendu, expliqua Lysandra. Arobyn
avait l’habitude de me renvoyer en voiture chez Clarisse avec Wesley pour
m’escorter. Au début, nous sommes devenus… seulement amis. Nous nous
contentions de discuter et il n’attendait rien de plus. Mais ensuite… quand
Sam est mort et que tu… Tout est dans cette lettre. Tout ce qu’Arobyn a fait
et manigancé. Ce qu’il a ordonné à Farran de faire subir à Sam, puis à toi.
Wesley voulait tout te révéler, il voulait que tu comprennes qu’il n’a rien su
avant qu’il soit trop tard, Keleana. Il a tenté de s’y opposer et par la suite, il
a fait son possible pour venger Sam. Si Arobyn ne l’avait pas fait
assassiner… Wesley avait l’intention de se rendre à Endovier pour te faire
évader. Il est même allé au marché des Ombres pour se procurer un plan des
mines. J’ai encore ce plan. Je… je peux même te l’apporter si tu veux, à
titre de preuve…
Ces paroles s’abattirent sur Aelin comme une pluie de flèches, mais
elle refoula son chagrin pour un homme qu’elle avait toujours considéré
comme un laquais d’Arobyn. Elle croyait ce dernier tout à fait capable
d’avoir inventé cette histoire pour l’inciter à faire confiance à la courtisane.
La Lysandra qu’elle avait connue autrefois aurait été enchantée de jouer
cette comédie. Et Aelin s’y serait volontiers prêtée, ne fût-ce que pour voir
où cela la mènerait, ce qu’Arobyn mijotait et si elle pouvait lire dans son
jeu, mais…
Ce qu’il a ordonné à Farran de faire subir à Sam…
Elle avait toujours cru que Farran avait torturé Sam parce qu’il adorait
faire souffrir ses victimes et les briser. Mais s’il l’avait fait sur la demande
d’Arobyn… C’était une bonne chose qu’elle ne pût disposer de sa magie,
sinon elle se serait consumée pendant des jours et des jours dans son propre
feu.
– Pour résumer, tu es venue m’avertir qu’Arobyn me manipulait peut-
être, parce que tu as enfin compris le monstre qu’il était quand il a fait
assassiner ton amant ?
– J’ai promis à Wesley de te remettre personnellement cette lettre…
– Eh bien, c’est fait. Maintenant, va-t’en.
Des pas légers se firent entendre. Evangeline surgit de la cuisine et
s’élança gracieusement vers sa maîtresse. Avec une tendresse surprenante,
Lysandra passa un bras apaisant autour des épaules de la fillette et se leva.
– Je comprends, Keleana, dit-elle. Mais je te conjure de lire cette lettre.
Fais-le pour lui.
Aelin découvrit ses dents.
– Va-t’en, répéta-t-elle.
Lysandra se dirigea vers la porte en entraînant Evangeline et sans
quitter Aelin des yeux. Elle s’arrêta sur le seuil.
– Sam était aussi mon ami. Wesley et lui étaient mes seuls amis, fit-
elle. Et Arobyn les a assassinés tous les deux.
Aelin se contenta de hausser les sourcils.
Lysandra sortit sans prendre congé, mais Evangeline s’attarda sur le
seuil en regardant tour à tour sa maîtresse qui s’éloignait et Aelin. Ses
beaux cheveux brillaient comme du cuivre en fusion.
– C’est elle qui m’a fait ça, dit-elle en montrant son visage défiguré.
Aelin dut prendre sur elle pour ne pas se ruer dans l’escalier et trancher
la gorge de Lysandra.
– J’ai pleuré quand ma mère m’a vendue à Clarisse, reprit l’enfant. Je
ne pouvais plus m’arrêter. Je crois que Lysandra avait mis Clarisse en colère
ce jour-là, parce que Clarisse m’a confiée à elle alors qu’elle était sur le
point de régler sa dette. Ce soir-là, je devais commencer ma formation et je
pleurais si fort que j’en étais malade. Mais Lysandra m’a nettoyé le visage,
et puis elle m’a expliqué qu’il y avait un moyen de m’en tirer, mais que ce
serait douloureux et qu’ensuite je serais changée pour toujours. Elle m’a dit
que je ne pourrais pas m’enfuir, qu’elle avait essayé de le faire plusieurs
fois à mon âge, mais qu’on l’avait toujours rattrapée et battue sur des
endroits de son corps que personne ne pouvait voir.
Aelin ne l’aurait jamais deviné. Elle n’avait jamais douté de la servilité
de Lysandra pendant toutes les années qu’elle avait passées à la détester et
se moquer d’elle.
– J’ai répondu que j’étais prête à subir n’importe quoi pour échapper à
ce que les autres filles m’avaient raconté, poursuivit Evangeline. Alors elle
m’a dit de lui faire confiance, et puis elle m’a balafrée et elle a hurlé pour
faire accourir les autres filles. Elles ont cru qu’elle m’avait lacéré le visage
parce qu’elle était en colère contre moi, elles ont raconté à Clarisse qu’elle
avait fait ça pour que je ne lui fasse pas de concurrence, et Lysandra les a
laissées dire. Clarisse était si furieuse qu’elle l’a battue dans la cour, mais
Lysandra n’a pas pleuré. Et quand le guérisseur lui a dit que je garderais ces
cicatrices, Clarisse a forcé Lysandra à m’acheter au prix que j’aurais coûté
si j’étais devenue une courtisane.
Aelin en resta sans voix.
– C’est pour ça qu’elle travaille encore chez Clarisse et qu’elle ne sera
pas libre avant longtemps. J’ai pensé que vous deviez le savoir, conclut la
fillette.
Aelin se répétait qu’il valait mieux ne pas en croire un mot, que c’était
peut-être un coup monté de Lysandra et d’Arobyn. Mais une voix intérieure
lui murmurait sans répit, de plus en plus distinctement et de plus en plus
fort : Nehemia aurait fait la même chose.
Evangeline lui adressa une petite révérence avant de dévaler l’escalier.
Aelin contempla l’enveloppe.
Si elle-même avait tant changé en deux ans, peut-être que Lysandra
aussi…
Pendant un instant, elle se demanda quel tour aurait pris la vie de
Kaltain Rompier si elle-même s’était donné la peine de lui parler au lieu de
ne voir en elle qu’une dame de cour frivole. Que serait-il arrivé si c’était
Nehemia qui avait tenté de voir derrière le masque de Kaltain ?
Evangeline montait dans le fiacre luisant de pluie pour s’asseoir à côté
de Lysandra quand Aelin surgit sur le seuil de l’entrepôt.
– Attendez, appela-t-elle.
Chapitre 10
La nuit tombait. Aelin savait qu’elle était suivie alors qu’elle passait
d’un toit à l’autre. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis le sauvetage
des condamnés, mais il aurait été trop dangereux de redescendre dans la rue
alors que les rebelles les avaient enlevés au nez et à la barbe des gardes.
Elle le savait car elle les avait écoutés jurer et pester pendant toute
l’heure précédente. Elle avait suivi une patrouille sur l’itinéraire qu’elle
avait repéré la veille au soir. Elle passa le long des quais, à l’écart de
l’artère principale bordée de tavernes et de bordels, puis à proximité – mais
toujours à distance raisonnable – du marché des Ombres. Il était toujours
bon de savoir dans quelle mesure le trajet des patrouilles était modifié en
cas de troubles, où elles s’abritaient et quelles formations elles adoptaient.
Et quelles rues resteraient sans surveillance quand ça chaufferait
vraiment, comme cela se produirait quand elle s’enfuirait avec Aedion…
Aelin savait que si elle avait avoué à Chaol les raisons de sa présence
aux exécutions, il lui aurait mis des bâtons dans les roues. En chargeant
Nesryn de la suivre, par exemple. Elle avait voulu s’assurer par elle-même
des aptitudes de tous ceux qui joueraient un rôle décisif dans la journée du
lendemain, et observer l’ennemi de plus près.
Comme Arobyn l’en avait informée, chaque garde portait au doigt un
anneau noir. En voyant leurs gestes saccadés, elle s’était demandé comment
les démons tapis en eux s’adaptaient à leurs corps. Leur chef, un homme
pâle aux cheveux noirs, se mouvait avec la fluidité de l’encre dans l’eau.
Elle les avait laissés afin de poursuivre son chemin vers le quartier des
artisans niché dans la courbe de l’Avery. Elle avait marché jusqu’au
moment où le silence s’était fait autour d’elle et la puanteur des cadavres en
décomposition s’était dissipée.
Allongée sur le toit d’une soufflerie de verre dont les tuiles gardaient la
chaleur du jour ou du gigantesque four de l’atelier, Aelin scrutait la ruelle
déserte en contrebas.
L’exaspérante pluie de printemps reprit, tambourinant sur le toit en
pente et les cheminées.
La magie… Chaol lui avait révélé comment la libérer. C’était à la fois
un jeu d’enfant et une tâche écrasante qui nécessiterait un plan d’action
soigneusement élaboré. Mais elle attendrait le lendemain – si elle lui
survivait – pour se mettre au travail.
Elle se laissa glisser le long de la gouttière à l’angle d’un bâtiment
délabré et atterrit dans une flaque qu’elle espéra être d’eau de pluie. Tout en
s’éloignant dans la ruelle déserte, elle sifflotait un petit air guilleret entendu
dans l’une des tavernes.
Elle dut pourtant s’avouer surprise d’être parvenue si loin, presque à
mi-chemin de la ruelle, quand une patrouille de la garde royale lui barra le
chemin. Les hommes brandissaient des épées étincelant dans la pénombre.
L’officier – ou plutôt le démon qui l’habitait – lui sourit comme s’il
connaissait déjà le goût de son sang.
Aelin lui rendit son sourire et, d’une flexion des poignets, fit jaillir les
lames de ses manches.
– Salut, mon joli ! lança-t-elle.
Elle s’abattit sur les gardes, frappant, pivotant et esquivant en un
tourbillon. Cinq d’entre eux tombèrent avant que leurs compagnons n’aient
pu riposter.
Leur sang était noir, dense et luisant comme de l’huile sur les lames de
ses poignards. Sa puanteur, qui tenait du lait tourné et du vinaigre, était
aussi éprouvante que le heurt de leurs épées. Elle devint plus forte, couvrant
l’odeur de fumée de la soufflerie de verre. Elle empira encore quand Aelin,
après avoir esquivé le coup d’un démon, le frappa à l’estomac. Son ventre
s’ouvrit et du sang noir et les dieux seuls savent quoi d’autre encore
ruisselèrent sur le pavé.
C’était répugnant, presque aussi nauséabond que l’odeur montant de la
bouche d’égout ouverte au fond de la ruelle dont suintaient déjà des
ténèbres trop familières.
Les autres gardes encerclèrent Aelin. Sa rage devint un chant dans ses
veines tandis qu’elle les achevait.
Quand le sang se mêla à la pluie sur les pavés, Aelin se retrouva cernée
de cadavres, mais la lame de son épée s’abattit encore et les têtes des gardes
roulèrent une à une sur le sol.
Alors elle s’adossa au mur et attendit en comptant les secondes.
Ils ne se relevèrent pas.
Aelin s’éloigna dans la ruelle, referma la bouche d’égout d’un coup de
pied et disparut dans la nuit pluvieuse.
SON DÉMON LE FORÇA à monter sur une estrade, puis à s’asseoir sur un
trône à côté d’une femme couronnée. Celle-ci ignorait visiblement que la
créature s’exprimant par sa bouche n’était pas le jeune homme né de sa
chair. De l’autre côté se prélassait l’homme qui commandait au démon. Et
devant lui, la salle de réception était remplie de courtisans gloussants,
inconscients qu’il était prisonnier de son propre corps et hurlait pour en
sortir.
Ce jour-là, le démon s’était aventuré encore plus loin au-delà de la
barrière qu’il avait érigée et regardait par ses yeux avec une malveillance
immémoriale, avide de dévorer ce monde.
Et peut-être ce monde le méritait-il.
Peut-être était-ce cette pensée traîtresse qui avait percé une telle brèche
dans la barrière. Peut-être ce monstre était-il en train de remporter la
victoire. Peut-être l’avait-il déjà remportée.
Il était donc forcé de rester assis sur ce trône, de prononcer des paroles
qui n’étaient pas les siennes et de laisser une créature d’un autre monde
observer son monde ensoleillé par ses yeux avec une faim insatiable.
– VOUS NOUS QUITTEZ DÉJÀ ? s’enquit Dorian, les mains dans les
poches de son pantalon noir.
L’homme qui parlait ainsi n’était pas son ami, comme elle le comprit
avant même qu’il ait ouvert la bouche. Le col déboutonné de sa tunique
noire laissait entrevoir un torque en pierre de Wyrd luisante.
– Nous devons malheureusement nous rendre à une autre soirée, Votre
Majesté, répondit-elle.
Elle nota mentalement le svelte érable rouge à leur droite, les haies et
le château de verre qui s’élevait derrière elles. Aedion et elle étaient trop
loin des remparts pour être à portée de flèche, mais chaque seconde perdue
risquait de se révéler fatale.
– Quel dommage, déclara le Valg tapi en Dorian. On commençait enfin
à s’amuser…
Et il frappa.
Quand une vague noire déferla vers eux, Aedion poussa un cri
d’avertissement. Un éclair bleu jaillit d’Aelin et fit dévier le coup, mais une
rafale sombre la gifla.
Quand les ténèbres furent dissipées, le prince la regardait fixement.
Soudain, il éclata d’un rire nonchalant et cruel.
– Tu t’es protégée, petite futée de mortelle, lança-t-il.
Elle avait passé la matinée à peindre sur son corps des symboles de
Wyrd, mêlant de l’encre à son sang pour en masquer la couleur.
– Cours vers le mur, souffla-t-elle à Aedion sans oser quitter le prince
des yeux, mais Aedion resta immobile.
– Ce n’est pas… ce n’est plus le prince, bredouilla-t-il.
– Je sais, c’est pour ça que tu dois…
– Quel héroïsme, commenta la créature qui avait pris possession de
son ami Dorian. Quel espoir ridicule de croire que vous pouvez fuir…
Tel un aspic, il frappa de nouveau, lançant sur eux un mur de pouvoir
ténébreux qui la précipita contre Aedion. Celui-ci poussa un grognement de
douleur, mais la rattrapa et la soutint. La peau d’Aelin la démangeait,
comme si les défenses peintes avec son sang s’effritaient sous l’assaut de
l’ennemi. Des protections puissantes, mais éphémères, qu’elle n’avait pas
voulu gaspiller avant de s’introduire dans le château.
Ils devaient s’enfuir, et en vitesse.
Elle fourra les chaînes des menottes dans les mains d’Aedion, saisit
l’épée d’Orynth et s’avança vers le prince.
Elle dégaina lentement l’arme. Son poids était idéal et son acier avait
le même éclat que la dernière fois qu’elle l’avait vue… entre les mains de
son père.
Le prince Valg la frappa de nouveau et elle trébucha, mais poursuivit
sa marche vers lui alors que ses défenses s’amenuisaient.
– Un seul signe, Dorian. Donne-moi un seul signe de ta présence.
Le Valg éclata d’un rire bas et cruel, et le beau visage de Dorian
n’exprima plus qu’une férocité primitive. Quand il répondit, ses yeux saphir
étaient vides.
– Je détruirai tout ce que tu aimes, lança-t-il.
Elle avançait toujours en brandissant à deux mains l’épée de son père.
– Jamais tu n’y parviendras, martela la créature.
– Dorian, répéta-t-elle d’une voix qui se brisait. Tu es Dorian…
Elle n’avait plus que quelques secondes à lui accorder. Son sang
gouttait sur le gravier. Elle le laissa couler, les yeux fixés sur le prince, et
traça un symbole du bout de son pied.
– Dorian n’est plus, déclara le démon en ricanant.
Elle plongea les yeux dans les siens, contempla la bouche qu’elle avait
embrassée, le visage de celui qui lui avait été si cher…
– Un seul signe, Dorian, l’implora-t-elle.
Mais il ne restait plus rien de son ami dans ce visage, nulle hésitation,
nul tressaillement pour s’opposer au Valg, qui s’élança pour porter un
nouveau coup…
Et se pétrifia au-dessus du symbole de Wyrd qu’elle avait dessiné à
terre. C’était un caractère grossier tracé hâtivement pour le freiner. Son
pouvoir était éphémère, mais puissant : le démon tomba à genoux, se
convulsa et se débattit.
Aedion jura entre ses dents.
Aelin leva l’épée d’Orynth au-dessus de la tête de Dorian. Un coup, un
seul coup pour trancher chair et os, pour le délivrer…
La créature rugissait d’une voix qui n’était pas celle du prince, dans un
langage qui n’était pas de ce monde. Le symbole flamboyait, mais tenait
bon.
Quand Dorian leva les yeux vers Aelin, elle fut horrifiée par la haine,
la malveillance et la rage qui le défiguraient.
Pour Terrasen, pour leur avenir, elle pouvait accomplir ce geste. Elle
pouvait mettre fin à cette menace ici et maintenant. L’achever le jour de ses
vingt ans. Elle en souffrirait plus tard. Elle le pleurerait plus tard.
Elle s’était juré qu’elle ne graverait pas un nom de plus dans sa chair,
mais pour son royaume… Elle se décida, abaissa la lame et…
Le choc fit vibrer l’épée de son père, Aelin chancela et Aedion hurla.
La flèche ricocha dans le jardin, puis retomba sur le gravier avec un
sifflement.
Nesryn approchait déjà, une autre flèche pointée sur Aedion.
– Si tu touches au prince, j’abats le général, annonça-t-elle.
Un rire sensuel fusa des lèvres de Dorian.
– Tu es vraiment une espionne pathétique, cracha Aelin. Tu n’as même
pas essayé de te cacher quand tu m’observais au château.
– Arobyn Hamel a informé le capitaine que tu essaierais de tuer le
prince aujourd’hui. Pose ton épée.
Aelin ignora cet ordre. Le père de Nesryn vend les meilleures tartes
aux poires de la capitale, lui avait dit Arobyn. Par cette allusion, il avait
sûrement tenté de l’avertir que Nesryn s’introduirait au château et elle aurait
dû être sur ses gardes, mais elle avait été trop préoccupée pour réfléchir au
sens de ce message. Elle maudit sa stupidité.
Il lui restait seulement quelques secondes avant que les défenses
érigées par le symbole de Wyrd ne tombent.
– Tu nous as menti, reprit Nesryn, visant toujours Aedion qui la
jaugeait, les poings crispés comme s’il rêvait de les refermer sur sa gorge.
– Chaol et toi n’êtes que des imbéciles, répondit Aelin, même si le
soulagement l’envahissait, même si elle s’avouait que tuer Dorian aurait été
tout aussi stupide que de s’y opposer.
Elle abaissa son épée.
– Tu le regretteras, ma jolie, siffla la créature tapie dans le corps de
Dorian.
– Je sais, chuchota Aelin.
Elle se moquait éperdument de ce qui pourrait arriver à Nesryn. Elle
rengaina son épée, empoigna Aedion et s’enfuit.
– Les gardes sont venus, puis repartis, expliqua-t-elle. Mon père les a
renvoyés avec des pâtisseries.
Chaol leva les yeux de sa tartelette aux poires et scruta la cuisine. Des
carreaux de céramique aux couleurs vives paraient les murs derrière les
plans de travail aux belles nuances de bleu, d’orange et de turquoise. Il
n’était jamais venu chez Sayed Faliq auparavant, mais il savait où se
trouvait sa maison – au cas où. Il n’avait jamais vraiment réfléchi au cas où,
précisément, cela pourrait lui servir. Certainement pas à débouler par la
porte de derrière comme un chien errant.
– Ils ne le soupçonnaient pas ? demanda-t-il.
– Non. Ils voulaient seulement savoir si ses employés et lui avaient
remarqué quelque chose d’inhabituel avant l’évasion d’Aedion, répondit
Nesryn en poussant devant lui un autre gâteau, celui-ci aux amandes et au
sucre. Comment se porte le général ?
– Bien, autant que je sache.
Il lui parla alors des égouts et des Valg.
– Nous les retrouverons. Demain, répondit Nesryn.
Il s’était attendu à ce qu’elle arpente la salle, s’exclame et jure, mais
elle restait calme et inébranlable. Une partie de lui-même se détendit.
Elle tapota du doigt la table en bois admirablement patinée, comme
polie par le pétrissage de milliers de pains.
– Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle.
– Pour me changer les idées, répondit-il. Mais pas comme tu crois,
ajouta-t-il, car il avait décelé une lueur dans ses yeux sombres comme la
nuit.
Elle ne rougit pas alors que les joues de Chaol le brûlaient. Si elle lui
avait fait des avances, il aurait probablement cédé, quitte à se maudire
ensuite.
– Vous êtes le bienvenu ici, mais vos amis à l’appartement – le général,
du moins – seraient sûrement une meilleure compagnie.
– Sont-ils vraiment mes amis ?
– Sa Majesté Aelin et vous-même n’avez pas fait beaucoup d’efforts
pour le rester.
– Il est difficile d’être amis sans pouvoir se faire confiance.
– C’est vous qui êtes retourné voir Arobyn alors qu’elle vous l’avait
déconseillé.
– Arobyn avait raison, déclara Chaol. Il m’avait prévenu qu’elle
promettrait de ne pas toucher Dorian, mais qu’elle ferait tout le contraire.
Et il serait éternellement reconnaissant à Nesryn de la flèche qu’elle
avait décochée à titre d’avertissement.
Nesryn secoua la tête et ses cheveux noirs brillèrent dans ce
mouvement.
– Imaginons seulement qu’Aelin ait raison, que Dorian n’est plus, dit-
elle. Et alors ?
– Elle a tort.
– Imaginons-le seulement…
Il abattit le poing sur la table et son verre d’eau vibra.
– Elle a tort !
Nesryn serra les lèvres, mais son regard s’adoucit.
– Pourquoi ? demanda-t-elle.
Il se frotta le visage.
– Parce que dans ce cas, tout aurait été inutile. Tout ce qui est arrivé…
aurait été inutile. Mais tu ne peux pas comprendre.
– Je ne peux pas ? demanda-t-elle froidement. Vous croyez peut-être
que je ne comprends pas ce qui est en jeu ? Je ne me soucie pas de votre
prince – pas comme vous, du moins. Ce qui compte à mes yeux, c’est ce
qu’il représente pour l’avenir de ce royaume et celui de gens comme ma
famille. Je ne veux plus revoir de purges contre les immigrés. Je ne veux
plus revoir les enfants de ma sœur rentrer chez eux le nez cassé parce qu’ils
sont d’origine étrangère. Vous m’avez dit que Dorian bâtirait un monde
meilleur. Mais s’il n’est plus là, si aujourd’hui nous avons commis l’erreur
d’épargner le démon qui le possède, je trouverai un autre moyen de
construire ce futur. Je me relèverai à chaque fois que ces bouchers me
jetteront à terre.
Il ne l’avait jamais entendue parler autant. Il ignorait jusqu’ici qu’elle
avait une sœur et des neveux.
– Cessez de vous apitoyer sur vous-même, reprit-elle. Gardez le cap,
mais élaborez des plans de secours. Adaptez-vous à la situation.
Il la regardait sans un mot, la bouche sèche.
– Est-ce qu’on t’a déjà persécutée à cause de tes origines ? demanda-t-
il.
Nesryn jeta un regard au foyer ronflant. Son visage était de glace.
– Je suis devenue garde de cette ville parce que aucun garde n’est venu
à mon secours le jour où des enfants de mon école m’ont encerclée et jeté
des pierres. Pas un seul n’est accouru alors qu’ils pouvaient tous
m’entendre hurler.
Elle regarda de nouveau Chaol.
– Dorian Havilliard a peut-être un meilleur avenir à nous offrir, mais
cet avenir dépend également de nous, des actions et des décisions du
peuple.
Il savait qu’elle avait raison.
– Je n’abandonnerai jamais Dorian, déclara-t-il pourtant.
Elle poussa un soupir.
– Vous avez la tête encore plus dure que la reine, commenta-t-elle.
– Qu’est-ce que tu croyais ?
Elle esquissa un sourire.
– Je crois que je ne vous apprécierais pas autant si vous n’étiez pas têtu
comme une mule, répondit-elle.
– Alors tu reconnais que tu m’aimes bien ?
– Je ne vous l’ai pas assez prouvé l’été dernier ?
Chaol ne put s’empêcher de rire.
– Demain, dit Nesryn. Demain, on reprend les armes.
– On garde le cap, mais on ouvre une nouvelle voie.
Il savait qu’il le pouvait. Ou qu’il pouvait au moins essayer.
– Rendez-vous dans les égouts au petit matin, dit-il.
Chapitre 23
AEDION REPRIT CONNAISSANCE et resta aux aguets sans ouvrir les yeux.
Une brise au goût de sel soufflant par une fenêtre ouverte lui chatouillait le
visage. Des pêcheurs vantaient leurs prises à quelques pâtés de maisons de
là et… il entendait une respiration profonde et régulière à proximité.
Quelqu’un dormait dans la même pièce que lui. Quand il ouvrit un œil, il
découvrit qu’il était dans une petite chambre lambrissée et décorée avec
goût – et même luxueusement. Il connaissait cette pièce. Il connaissait cet
appartement.
La porte en face de son lit était ouverte sur une grande salle claire, vide
et baignée de soleil. Les draps dans lesquels il dormait étaient frais et doux,
les oreillers et le matelas incroyablement moelleux. Il était éreinté et sentait
dans l’un de ses flancs un élancement douloureux mais sourd. Et son esprit
était bien plus lucide quand il tourna la tête vers la source de cette
respiration profonde et régulière et observa la femme endormie dans le
fauteuil à côté du lit.
Ses longues jambes nues étaient passées par-dessus l’un des bras du
siège, des jambes couvertes de cicatrices de toutes formes et de toutes
tailles. Sa tête reposait contre l’oreille du fauteuil et ses cheveux dorés mi-
longs aux extrémités d’un brun rougeâtre, comme si elle les avait nettoyés
en hâte d’une teinture bon marché, dissimulaient à demi son visage. Elle
dormait la bouche légèrement entrouverte, confortablement vêtue d’une
chemise blanche trop grande pour elle et de ce qui ressemblait à des
caleçons d’homme. Saine et sauve. Vivante.
Pendant un instant, il en eut le souffle coupé.
Aelin.
Il articula silencieusement son nom.
Comme si elle l’avait entendu, elle ouvrit les yeux, et elle était
complètement réveillée quand elle balaya du regard la porte, la salle
voisine, puis la chambre, à l’affût d’un éventuel danger. Alors, enfin, elle le
regarda et s’immobilisa. Seuls ses cheveux se soulevaient légèrement dans
la brise.
L’oreiller sous la tête d’Aedion était devenu humide.
Elle étira les jambes comme un chat.
– Je suis prête à accepter tes remerciements pour avoir organisé ta
spectaculaire évasion, lança-t-elle.
– Rappelle-moi de ne jamais te hérisser le poil, dit-il d’une voix
rauque.
Mais il fut incapable de refouler les larmes qui ruisselèrent sur son
visage.
Un sourire fit frémir les coins des lèvres d’Aelin et ses yeux si
semblables aux siens pétillèrent.
– Salut, Aedion, fit-elle.
Quand il l’entendit prononcer son nom, quelque chose céda en lui et il
dut fermer les yeux tandis que la violence des sanglots qu’il réprimait
ébranlait douloureusement son corps.
– Merci pour cette spectaculaire évasion, dit-il quand il se fut repris.
Mais ne recommençons jamais plus.
Elle pouffa, les yeux brillants de larmes.
– Tu es exactement tel que je t’ai rêvé, déclara-t-elle.
Quelque chose dans son sourire lui révéla qu’elle savait déjà tout sur
lui – que Ress ou Chaol lui avaient parlé de lui, de la putain d’Adarlan et du
Fléau.
– Toi, tu es un peu plus grande que je l’avais imaginé, mais personne
n’est parfait.
– C’est un miracle que le roi ait résisté à l’envie de t’exécuter jusqu’à
hier.
– S’il te plaît, dis-moi qu’il est dans une fureur noire…
– En écoutant attentivement, tu pourras l’entendre rugir dans son
château.
Aedion éclata d’un rire qui réveilla la douleur de sa blessure, puis ce
rire mourut tandis qu’il contemplait Aelin.
– Je pourrais étrangler Ress et le capitaine pour t’avoir laissée me
secourir seule, déclara-t-il.
– Nous y voilà, fit-elle avec un soupir, les yeux levés au ciel. Une
minute de conversation, et tu me ressers ces insanités de Fae possessif.
– J’ai attendu une minute et demie.
L’un des coins de la bouche d’Aelin se releva.
– Franchement, je ne croyais pas que tu tiendrais plus de dix secondes,
rétorqua-t-elle.
Il rit de nouveau et comprit soudain que s’il l’avait aimée autrefois, cet
amour s’était nourri surtout du souvenir de la princesse qu’on lui avait
enlevée. Mais Aelin était maintenant une femme, une reine et son dernier
lien avec sa famille…
– Ça en valait la peine, déclara-t-il. Toutes ces années, toute cette
attente… tu en valais la peine. Tu en vaux toujours la peine.
Il l’avait compris la veille, face au billot, quand elle lui avait adressé ce
regard féroce, sauvage et empreint de défi.
– Ça, ce sont les effets de la potion du guérisseur, persifla-t-elle.
Mais sa gorge se gonflait tandis qu’elle essuyait ses yeux.
– D’après Chaol, tu es encore plus insupportable que moi, ajouta-t-elle.
– Tu aggraves son cas : je t’ai déjà dit que j’avais envie de l’étrangler.
Elle lui adressa un nouveau sourire et reposa les pieds à terre.
– Ren est dans le Nord, reprit-elle. Je n’ai pas pu le voir avant son
départ. Chaol l’a convaincu de s’y rendre pour sa sécurité.
Il parvint péniblement à répondre un simple « Bien », et il tapota le lit
à côté de lui.
On lui avait passé une chemise propre, si bien qu’il était dans une
tenue à peu près décente, mais il n’en fit pas moins l’effort de s’asseoir.
– Viens par là, dit-il.
Elle regarda le lit, sa main, et il se demanda s’il était allé trop loin en
supposant entre eux un lien qui n’existait peut-être plus. Mais elle se laissa
glisser du fauteuil avec une souplesse féline pour venir s’asseoir sur le lit.
Son odeur le frappa. Pendant une seconde, il l’inspira à fond tandis que
tous ses instincts de Fae lui hurlaient que c’était sa famille, sa reine, Aelin.
Il l’aurait reconnue même s’il avait été aveugle.
Il l’avait reconnue alors qu’une autre odeur se mêlait à la sienne, une
odeur extraordinairement puissante, ancienne et… masculine. Voilà qui était
intéressant.
Elle tapota les oreillers et il se demanda si elle se doutait de ce que cela
représentait pour lui, un demi-Fae, de la voir redresser ses oreillers, rajuster
ses couvertures, puis examiner son visage d’un œil critique. De la voir
inquiète pour lui.
Il la regarda à son tour, à la recherche de plaies, du moindre signe que
le sang dont elle était couverte la veille n’était pas celui des gardes du roi.
Mais, hormis quelques écorchures superficielles sur son avant-bras gauche,
elle était indemne.
Quand elle parut certaine qu’il n’allait pas mourir dans l’instant qui
suivrait et quand il put constater que les plaies sur le bras de sa cousine
n’étaient pas infectées, elle s’adossa aux oreillers et croisa les mains sur son
ventre.
– Tu veux commencer ou tu préfères que ce soit moi ? demanda-t-elle.
Dehors, des mouettes s’interpellaient à grands cris et la brise salée
caressait le visage d’Aedion.
– À toi, chuchota-t-il. Raconte-moi tout.
CHAOL RESTA INTERDIT quand Aelin atterrit sur les talons au fond de
l’arène. Quand elle découvrit l’adversaire qui avait été désigné, la foule,
frénétique, fit circuler de l’or pour des paris de dernière minute.
Il planta fermement les talons dans le sol pour ne pas basculer dans la
fosse qui n’était cernée ni de cordes ni d’une balustrade. Ceux qui
tombaient devenaient des proies toutes désignées. Une petite partie de lui se
sentait soulagée que Nesryn fût postée au fond de la salle. Et une partie de
lui encore plus petite se réjouissait de ne pas devoir passer la nuit à
rechercher en vain de nouveaux nids de Valg, même si cela impliquait
d’être confronté à Aelin durant plusieurs heures. Et même si Arobyn Hamel
lui avait fait ce cadeau. Un cadeau dont il avait le plus grand besoin et dont
il appréciait toute la valeur, même s’il ne l’admettait qu’à contrecœur.
C’était un procédé typique d’Arobyn.
Chaol se demandait ce que lui coûterait cette faveur. Et si la crainte
que lui inspirait cette dette serait un paiement suffisant pour le roi des
assassins.
Vêtue de noir de la tête aux pieds, Aelin n’était plus qu’une ombre
mouvante arpentant le fond de la fosse tel un chat sauvage. Quand le
général Valg sauta à son tour, Chaol aurait pu jurer que le sol avait vibré
sous l’impact.
Arobyn et Aelin étaient aussi fous l’un que l’autre. Il lui avait dit de
choisir n’importe quel Valg. Elle avait désigné leur chef.
Chaol et Aelin avaient à peine échangé quelques mots depuis leur
querelle à propos de Dorian. Il estimait qu’elle ne méritait pas qu’il lui
adresse la parole. Mais quand, une heure plus tôt, elle l’avait suivi en
cachette pour assister à une réunion si secrète que le lieu n’en avait été
divulgué aux chefs des rebelles qu’une heure auparavant… peut-être
n’était-il qu’un pauvre crétin mais, en son âme et conscience, il n’avait pu
renvoyer Aelin. Ne fût-ce que parce que Aedion l’aurait tué…
Mais à présent, les Valg étaient là. La nuit serait peut-être fructueuse,
tout compte fait.
Le responsable de l’arène énonça les règles de combat. Elles étaient
simples : il n’y en avait aucune, sauf l’interdiction d’utiliser une arme. Il
fallait combattre à mains nues et faire bon usage de ses jambes et de sa
cervelle.
Chaol jura entre ses dents. Il dut enfoncer son coude dans l’estomac
d’un spectateur un peu trop enthousiaste pour ne pas plonger et rejoindre les
deux concurrents.
La reine de Terrasen combattait dans une fosse au cœur des taudis de
Rifthold. Il était sûr qu’aucun des spectateurs présents n’y aurait cru si on
lui avait révélé l’identité d’Aelin. Lui-même avait peine à y croire.
Le responsable de l’arène annonça dans un hurlement le début des
hostilités et…
Ils se mirent en mouvement.
Le Valg porta à son adversaire un coup si rapide qu’il aurait étourdi la
plupart des hommes, mais Aelin l’esquiva. Elle saisit son bras et lui fit une
prise qui aurait pu lui rompre les os. Alors que le Valg grimaçait de douleur,
le genou d’Aelin le heurta à la tempe.
Cette riposte avait été si prompte, si brutale, que la foule ne put saisir
ce qui s’était passé que lorsque le Valg recula en titubant tandis qu’Aelin
dansait sur la pointe des pieds.
Le Valg rit en se redressant. Ce fut le seul répit qu’Aelin lui accorda
avant de charger.
Elle se mouvait comme un orage nocturne. Chaol ignorait tout des
techniques de combat que ce prince Fae avait pu lui enseigner à Wendlyn…
mais que les dieux protègent ses ennemis !
Aelin et le Valg n’étaient plus qu’un tourbillon de coups, de blocages,
de feintes, d’esquives, de voltes… La foule exultait, l’écume aux lèvres,
devant tant de vitesse et de maîtrise.
Chaol l’avait déjà vue tuer, mais il y avait longtemps qu’il ne l’avait
vue combattre uniquement pour le plaisir. Et elle semblait savourer chaque
seconde.
Elle a trouvé un adversaire digne d’elle, supposa-t-il tandis
qu’emprisonnant la tête du Valg entre ses jambes, elle roulait sur elle-même
pour le retourner. Le sable jaillit en gerbes autour d’eux. Elle atterrit à
califourchon sur son adversaire et frappa du poing le beau visage froid du
démon… qui, d’une torsion si soudaine que Chaol perçut à peine le
mouvement, la précipita à terre. Elle atterrit sur le sol imprégné de sang et
se releva alors que le Valg se ruait vers elle.
Et ils redevinrent une mêlée de membres, de coups et de ténèbres.
De l’autre côté de la fosse, Arobyn les observait. Les yeux agrandis, un
large sourire aux lèvres, il était comme un homme affamé devant un festin.
Lysandra serrait son bras si fort que ses jointures étaient livides. Des
hommes chuchotaient à l’oreille d’Arobyn, les yeux rivés à la fosse, aussi
avides que lui. C’étaient soit les propriétaires des lieux, soit des clients
marchandant déjà les services de celle qui combattait avec cette rage
inextinguible et cette joie démoniaque.
Aelin porta au Valg un coup qui l’expédia contre la paroi en pierre sur
laquelle il s’affaissa, le souffle coupé. Les spectateurs acclamèrent Aelin
qui, les bras levés, tournait lentement sur elle-même, incarnation de la Mort
triomphante.
La foule poussait de tels rugissements que Chaol se demanda si le
plafond n’allait pas s’effondrer.
Le Valg se jeta sur elle. Elle pivota, l’empoigna, l’immobilisa par une
clef de bras, puis adressa à Arobyn un regard interrogateur.
Il observa la foule frénétique avant de lui répondre par un hochement
de tête.
Chaol en eut la nausée. Arobyn en avait assez vu et il avait fait ses
preuves auprès des propriétaires des lieux. Le combat n’avait même pas été
loyal. Aelin l’avait fait durer uniquement parce que Arobyn le voulait.
Quand elle aurait abattu la tour de l’horloge et recouvré ses pouvoirs, qui
pourrait se mesurer à elle ? À elle, à Aedion, à ce prince Fae et tous leurs
semblables ? Oui, un nouveau monde était sur le point de naître. Mais dans
ce monde, la voix des mortels serait réduite à un murmure.
Aelin tordit les bras du démon qui hurla de douleur et…
Elle recula, une main crispée sur son avant-bras. Un sang vermeil
coulait à travers la déchirure de sa combinaison.
Quand le Valg fit volte-face, le menton maculé de sang et les yeux
d’un noir opaque, Chaol comprit qu’il l’avait mordue.
Le démon se lécha les lèvres et un sourire teinté de rouge s’épanouit
sur son visage. Malgré les hurlements de la foule, Chaol entendit ce qu’il
disait à Aelin :
– Je sais maintenant ce que tu es, garce de métisse, lança-t-il.
Aelin abaissa la main qui tenait son bras et du sang brilla sur son gant
noir.
– Tant mieux, comme ça c’est réciproque, riposta-t-elle.
Maintenant. Il fallait qu’elle en finisse sur-le-champ.
– Quel est ton nom ? demanda-t-elle en décrivant un cercle autour du
Valg.
Le démon à face humaine gloussa.
– Tu serais incapable de le prononcer dans ta langue de mortelle,
répondit-il d’une voix qui glaça le sang de Chaol.
– Tant de condescendance pour quelques grognements, susurra-t-elle.
– Je devrais te ramener à Morath, métisse, rien que pour voir combien
de temps tu pourrais encore parler là-bas. Et ce que tu penserais des
gentillesses que nous réservons à ceux de ton espèce.
Morath… Le repaire du duc de Perrington. L’estomac de Chaol pesa
soudain comme du plomb. C’était là qu’on menait les prisonniers – ceux
qui n’étaient pas exécutés – pour leur faire subir les dieux savent quoi.
Aelin ne laissa pas au Valg le temps d’en dire plus. Chaol regretta de
ne pas voir son visage pour y lire ses pensées quand elle chargea son
adversaire. Elle le plaqua au sol, empoigna sa tête et lui brisa la nuque.
On entendit craquer les os.
Les mains posées des deux côtés de son visage, Aelin contempla ses
yeux vides et sa bouche ouverte. La foule poussa un rugissement de
triomphe.
Aelin se redressa, balaya le sable collé à ses genoux, puis leva les yeux
vers le responsable de l’arène.
– Sonnez la fin du combat, lança-t-elle.
– Vous avez gagné, déclara-t-il, livide.
Sans lui accorder un regard de plus, elle frappa la paroi de pierre du
bout de sa botte pour en faire jaillir une lame aussi mince que redoutable.
Chaol fut soulagé de n’entendre que les hurlements de la foule quand
elle la plongea dans la gorge du Valg, encore et encore.
Dans le maigre éclairage, personne n’aurait pu discerner la couleur du
sang qui teignait le sable.
Personne, sauf les démons aux visages inexpressifs massés autour de la
fosse qui suivaient des yeux chaque mouvement d’Aelin pendant qu’elle
tranchait la tête de leur chef, puis l’abandonnait sur le sable.
Les bras d’Aelin tremblaient quand elle saisit la main d’Arobyn qui la
hissa hors de la fosse.
Il lui broya les doigts et l’attira à lui dans ce que tout autre qu’eux
aurait pris pour une étreinte.
– C’est la deuxième fois que tu ne me livres pas la marchandise,
chérie. J’avais dit inconscient, murmura-t-il.
– On dirait que la soif du sang me fait perdre la tête, répondit-elle.
Elle se dégagea, le bras gauche encore douloureux de la morsure de
cette vermine. Elle sentait presque l’humidité du sang qui imprégnait le cuir
épais de sa botte et le poids des lambeaux de chair pendant au bout de son
pied.
– J’attends des résultats, Ansel, et vite, reprit Arobyn.
– Sois sans inquiétude, maître.
Elle vit Chaol se diriger vers un angle obscur de la salle, suivi de
Nesryn, sans doute dans le sillage des Valg qui repartaient.
– Tu recevras ton dû, assura-t-elle.
Elle regarda Lysandra, dont les yeux étaient fixés non sur le cadavre
qu’on tirait de la fosse mais, avec une intensité prédatrice, sur les autres
Valg qui s’éloignaient dans la foule.
Aelin s’éclaircit la gorge, Lysandra cilla et sa férocité céda la place à
une expression de malaise et de dégoût plus anodine.
Aelin allait se retirer quand Arobyn l’interpella de nouveau.
– N’es-tu pas curieuse de savoir où nous avons enterré Sam ?
Il savait que ces paroles l’atteindraient. Il avait le dessus depuis le
début de cet affrontement et maintenant, il lui portait le coup de grâce.
Même Lysandra eut un mouvement de recul.
Aelin se tourna lentement vers lui.
– Je suppose qu’il y a un prix à payer pour le savoir ? demanda-t-elle.
– Tu viens de t’en acquitter.
– Je te crois tout à fait capable de m’envoyer déposer des pierres au
mauvais endroit, sur une tombe qui ne sera pas la sienne.
On n’apportait jamais de fleurs sur les tombes de Terrasen. On y
déposait seulement de petites pierres à chaque visite, pour faire savoir aux
morts qu’on ne les oubliait pas.
Les pierres sont éternelles, pas les fleurs.
– Ton accusation me blesse profondément, répondit Arobyn, dont le
visage racé exprimait une tout autre émotion. Tu crois vraiment pouvoir
t’en tirer sans régler tes dettes tôt ou tard ? demanda-t-il assez bas pour que
Lysandra ne puisse l’entendre.
– C’est une menace ? riposta Aelin en découvrant les dents.
– Plutôt un conseil : n’oublie pas l’influence non négligeable qui est la
mienne, ainsi que l’aide que je peux apporter, à toi comme aux tiens, en ces
temps où vous manquez cruellement de tout : d’argent, de renforts…, dit-il
en suivant des yeux le capitaine et Nesryn qui se fondaient dans la foule.
Bien entendu, il y aurait un prix à payer – comme toujours.
– Dis-moi seulement où tu as enterré Sam et laisse-moi partir. Je dois
nettoyer mes chaussures, lança-t-elle.
Il sourit, satisfait d’avoir eu le dessus, de la voir accepter son marché,
et lui donna le nom d’un petit cimetière au bord du fleuve. Sam n’était donc
pas enterré dans les cryptes du Repaire des Assassins, comme la plupart des
tueurs d’Arobyn. C’était probablement pour insulter sa mémoire, alors que
Sam n’aurait pour rien au monde voulu être enterré au Repaire.
Elle ne s’en arracha pas moins un « merci » avant de regarder
Lysandra.
– J’espère qu’il te paie un bon prix, lui dit-elle d’une voix traînante.
Lysandra ne l’entendit pas, car son regard était fixé sur la longue
cicatrice barrant le cou d’Arobyn – celle que Wesley lui avait laissée. Mais
Arobyn, tout occupé à sourire à Aelin, ne le remarqua pas.
– Nous nous reverrons sous peu. Quand tu auras honoré ton
engagement, je l’espère.
Les hommes au visage dur qui s’étaient tenus au côté d’Arobyn
pendant le combat s’attardaient à quelques pas d’eux – c’étaient sans doute
les propriétaires de l’établissement. Ils la saluèrent d’un signe de tête
qu’elle ne leur rendit pas.
– Dis à tes nouveaux associés que je prends officiellement ma retraite,
lança-t-elle à Arobyn en guise d’au revoir.
Elle dut se faire violence pour laisser Lysandra avec lui dans cet enfer.
Elle sentait le regard des Valg sur elle, leur hésitation et leur
malveillance et, alors qu’elle sortait dans la nuit froide, elle pria pour que
Chaol et Nesryn rentrent chez eux sains et saufs.
Elle ne leur avait pas demandé de l’accompagner seulement pour la
protéger, mais aussi pour leur faire comprendre combien ils avaient été
stupides de faire confiance à un homme comme Arobyn Hamel. Même si
grâce à lui, ils pouvaient désormais retrouver la trace des Valg.
Elle espérait qu’en dépit de ce cadeau, ils reconnaîtraient enfin qu’elle
aurait dû tuer Dorian dans le jardin du château.
Chapitre 25
Manon avait passé une journée exécrable, ce qui n’est pas peu dire
quand on a un siècle d’existence.
Les Jambes-Jaunes avaient subi l’implantation dans une chambre
souterraine du donjon, taillée dans la roche de la montagne. Après avoir
humé l’air de cette salle garnie de lits, Manon en était immédiatement
ressortie. Du reste, les Jambes-Jaunes ne tenaient pas à la voir parmi elles
pendant qu’on leur ouvrait le ventre pour coudre cette pierre à l’intérieur.
Une Bec-Noir n’avait pas sa place dans un lieu où les Jambes-Jaunes étaient
vulnérables, et sa présence ne ferait que les rendre agressives et
sanguinaires.
Elle était donc partie s’entraîner, et Sorrel lui en avait fait baver au
corps-à-corps. Ensuite, il avait fallu faire cesser non pas une, ni deux, mais
trois rixes entre divers ordres, y compris les Sangs-Bleus qui,
inexplicablement, semblaient en admiration devant les Valg. Plusieurs
Sangs-Bleus s’étaient retrouvées le nez brisé après avoir déclaré à un ordre
de Becs-Noirs qu’il était de leur devoir divin non seulement de se soumettre
à l’implantation, mais également de s’accoupler avec les Valg.
Manon ne pouvait reprocher aux siennes d’avoir mis un terme à la
discussion, mais elle devait châtier les deux parties équitablement.
Et voilà qu’elle trouvait dans sa chambre Asterin et Elide – la fille
puant de terreur et son ancienne seconde à l’œuvre pour la recruter dans
leurs rangs.
– Parle, répéta-t-elle.
Elle savait qu’elle devait contenir son agressivité, mais cette pièce
empestait la peur humaine, or c’étaient ses appartements.
Asterin s’interposa.
– Ce n’est pas une espionne de Vernon, Manon.
Elle lui raconta ce qui était arrivé. Quand elle eut terminé, Manon
croisa les bras. Elide tremblait, recroquevillée à côté de la porte de la salle
de bains, le sac d’écus toujours entre les mains.
– Quelle conduite devons-nous adopter dans cette situation ? s’enquit
calmement Asterin.
Manon découvrit les dents.
– Les mortels sont là pour notre subsistance, pour le plaisir de tuer et
pour le rut. Nous ne sommes pas tenues de les aider. Cette fille a du sang de
sorcière dans les veines, mais pas assez pour être des nôtres, déclara-t-elle.
Elle marcha droit vers sa cousine.
– Tu fais partie des Treize. En tant que telle, tu as des devoirs et des
obligations, et voilà à quoi tu passes ton temps !
Asterin fit front.
– Tu m’as dit de garder un œil sur elle, c’est ce que j’ai fait et j’ai
découvert le pot aux roses. C’est pratiquement une sorcière. Préfères-tu que
Vernon Lochan l’envoie rejoindre les Jambes-Jaunes dans cette chambre
souterraine, ou qu’il l’expédie sous l’une des autres montagnes ?
– Je me moque de ce que Vernon fait de ses animaux de compagnie
humains, riposta Manon, mais ces paroles lui laissèrent un goût amer.
– Je l’ai menée ici pour que tu saches…
– Tu me l’as amenée pour te racheter et retrouver ta place de seconde.
Elide aurait aimé disparaître sous terre.
Manon fit claquer ses doigts à son intention.
– Je te ramène à ta chambre, annonça-t-elle. Garde cet argent si tu
veux. Asterin doit maintenant nettoyer une aire couverte de fumier de
wyverns.
– Manon…, commença Asterin.
– Commandante, gronda Manon. Quand tu cesseras de te conduire
comme une mortelle pleurnicharde, tu pourras de nouveau m’appeler
Manon.
– Tu tolères bien un wyvern qui hume des fleurs et qui regarde cette
fille avec des yeux de chiot.
Sans la présence de la servante, Manon lui aurait sauté à la gorge. Elle
empoigna Elide par le bras et l’entraîna hors de la chambre.
Elide garda le silence tandis que Manon l’escortait dans l’escalier. Elle
ne lui demanda pas comment elle savait où se trouvait sa chambre. Peut-être
que Manon la tuerait là-bas et peut-être qu’elle-même la supplierait et
ramperait devant elle pour demander grâce.
– Si tu essaies de graisser la patte à quelqu’un d’ici, il te dénoncera,
déclara la sorcière au bout d’un instant. Garde ton argent et sauve-toi.
Elide acquiesça en dissimulant le tremblement de ses mains.
La sorcière lui adressa un regard oblique. Ses yeux d’or brillaient à la
lueur des torches.
– Et où t’enfuirais-tu, d’ailleurs ? Il n’y a rien à presque deux cents
kilomètres à la ronde. Ta seule chance de t’en tirer serait…
Elle ricana avant de reprendre :
– Le convoi de ravitaillement…
– Je vous en supplie, ne le dites pas à Vernon, implora Elide,
désespérée.
– Tu ne crois pas que si Vernon avait voulu se servir de toi comme tu
le penses, il l’aurait déjà fait ? Et pourquoi t’oblige-t-il à jouer les
servantes ?
– Je n’en sais rien. Il aime jouer. Peut-être qu’il attend que l’une de
vous lui confirme ce que je suis.
Manon se tut jusqu’au moment où elles tournèrent à l’angle d’un
couloir.
Elide sentit son cœur bondir en le voyant devant sa porte, comme si
elle l’avait fait venir en pensant à lui.
Vernon portait comme toujours une tunique de couleur vive – vert
Terrasen, ce jour-là. Il haussa les sourcils à la vue de Manon et d’Elide.
– Que faites-vous là ? glapit Manon en s’arrêtant devant lui.
Vernon sourit.
– J’étais venu rendre visite à ma nièce bien-aimée, répondit-il.
Il était plus grand qu’elles, mais Manon, qui n’avait pas lâché le bras
d’Elide, le toisait comme si elle le dépassait d’une tête.
– Et à quel sujet ? demanda-t-elle.
– J’avais envie de voir comment vous vous entendiez toutes deux,
susurra-t-il. Mais j’ai l’impression que je n’ai aucun souci à me faire.
Il fixa la main de Manon refermée sur le poignet d’Elide, puis la porte
derrière elles.
Manon découvrit les dents.
– Je n’ai pas pour habitude de contraindre mes serviteurs, lança-t-elle.
– Non, vous vous contentez de saigner les hommes comme des porcs,
si je ne me trompe ?
– Leur mort est à l’image de leur conduite, répondit Manon avec un
calme qui donna à Elide l’envie de détaler.
Vernon rit doucement. Il ne ressemblait en rien au père d’Elide, qui
était chaleureux, beau et fort. Il avait trente et un ans quand le roi l’avait fait
exécuter. Son oncle avait assisté à l’exécution, le sourire aux lèvres, et
l’avait racontée ensuite à sa nièce.
– Alors, on s’allie avec les sorcières ? demanda Vernon à Elide. Tu es
vraiment impitoyable…
– Je n’ai aucun adversaire contre lequel m’allier, mon oncle, répondit-
elle les yeux baissés.
– Si c’est ce que tu crois, je t’ai beaucoup trop protégée pendant toutes
ces années.
Manon inclina la tête sur le côté.
– Dites ce que vous avez à dire et allez-vous-en, ordonna-t-elle.
– Prenez garde, commandante, répondit Vernon. Vous connaissez
parfaitement les limites de votre pouvoir.
– Je sais tout aussi parfaitement où planter mes crocs, déclara Manon
avec un haussement d’épaules.
Un large sourire s’épanouit sur le visage de Vernon, mais son
amusement se mua en une expression franchement déplaisante quand il
s’adressa à sa nièce.
– Je voulais te voir car je sais combien cette journée a été éprouvante
pour toi, expliqua-t-il.
Le cœur d’Elide cessa de battre une seconde. Quelqu’un lui avait-il
rapporté la conversation en cuisine ? Les avait-on épiées dans la tour ?
– Pourquoi cette journée serait-elle éprouvante pour elle, mortel ?
s’enquit Manon avec un regard froid.
– Cette date est un souvenir douloureux pour la famille Lochan,
répondit Vernon. Mon frère Cal Lochan était un traître, voyez-vous. Il était
à la tête des rebelles pendant les mois qui ont suivi la cession de Terrasen au
roi. Mais il a été arrêté avec le reste de sa bande, et exécuté. Il est donc
difficile pour nous de maudire son nom tout en regrettant sa disparition,
n’est-ce pas, Elide ?
Ce rappel frappa douloureusement la jeune fille. Comment avait-elle
pu oublier ? Elle n’avait pas récité les prières rituelles ni imploré les dieux
de veiller sur lui. Le jour anniversaire de sa mort, elle avait oublié son père
comme le monde l’avait oubliée, elle. Elle n’eut pas besoin de feindre pour
baisser la tête.
– Tu n’es qu’un misérable bon à rien, Vernon, déclara Manon. Va
répandre tes insanités ailleurs.
Vernon fourra les mains dans ses poches.
– Que dirait votre grand-mère d’un tel… comportement ?
Le grondement de Manon le chassa et il s’éloigna dans le couloir.
Manon ouvrit sans douceur la porte de la chambre d’Elide, dévoilant
une pièce juste assez grande pour y faire tenir un lit et une pile de
vêtements. On ne lui avait pas permis d’emporter la moindre affaire
personnelle, aucun des souvenirs que Finnula avait cachés pendant toutes
ces années : la poupée que sa mère lui avait rapportée d’un voyage dans le
sud du continent, la bague dont son père se servait pour cacheter ses lettres,
le peigne en ivoire de sa mère – le premier cadeau que Cal Lochan avait
offert à Marion la lingère quand il la courtisait. Elide songea que le nom de
Marion la sorcière lui aurait davantage porté chance.
Manon referma la porte d’un coup de pied.
Cette chambre était bien trop petite pour deux personnes, surtout
quand l’une d’elles était d’un âge vénérable et occupait tout l’espace rien
qu’en respirant. Elide s’affaissa sur le lit, ne fût-ce que pour s’éloigner un
peu de Manon.
La chef d’escadron l’observa un long moment avant de parler.
– Tu as le choix, petite sorcière : bleu ou rouge, dit-elle.
– Quoi ?
– Ton sang sera-t-il bleu ou rouge ? À toi d’en décider. Si ton sang est
bleu, tu seras sous mon commandement. Les ordures comme Vernon ne
peuvent pas imposer leur volonté à celles de mon espèce – pas sans ma
permission. Si ton sang est rouge… ma foi, je me soucie peu des mortels et
il sera peut-être amusant de voir ce que Vernon fera de toi.
– Pourquoi me faites-vous cette proposition ?
– Parce que je le peux, répondit Manon avec un demi-sourire féroce.
– Si mon sang est… bleu, cela ne confirmera-t-il pas les soupçons de
Vernon ? Ne risque-t-il pas de passer à l’acte ?
– C’est un risque que tu devras courir. Il peut toujours essayer… il
verra où cela le mènera.
Elide avait compris : c’était un piège dont elle était l’appât. Si elle se
déclarait sorcière et si Vernon voulait lui implanter la pierre des Valg,
Manon aurait une raison valable de le tuer.
Elle devinait que Manon y comptait bien. Ce n’était pas seulement un
risque à courir, mais du suicide pur et simple, une entreprise téméraire et
stupide… mais c’était toujours mieux que rien.
Les sorcières ne baissaient les yeux devant aucun homme… Avant de
s’enfuir, peut-être pourrait-elle découvrir ce que c’était d’avoir des crocs et
des griffes. Et apprendre à s’en servir.
– Bleu, chuchota-t-elle. Mon sang sera bleu.
– Tu as fait le bon choix, petite sorcière, commenta Manon.
Ces deux derniers mots sonnaient à la fois comme un défi et un ordre.
Elle se détourna, mais regarda Elide par-dessus son épaule.
– Bienvenue chez les Becs-Noirs.
Petite sorcière… Elide la suivit des yeux. Elle venait peut-être de
commettre une erreur fatale, mais… c’était étrange.
Vraiment étrange, ce sentiment de retrouver les siens.
Chapitre 26
Deux jours plus tard, Aedion se sentait devenir fou. D’abord parce que
Aelin ne cessait de sortir pour rentrer couverte de boue et puante du
royaume d’Hellas. Ensuite parce que prendre l’air sur le toit, ce n’était pas
vraiment sortir, et l’appartement lui paraissait si exigu qu’il envisageait
sérieusement de dormir dans l’entrepôt du rez-de-chaussée pour avoir un
peu plus de place.
Il en avait toujours été ainsi, dès qu’il restait trop longtemps à
Rifthold, à Orynth ou dans les plus beaux palais sans pouvoir marcher en
forêt, à travers champs et sentir la caresse du vent sur son visage. Par tous
les dieux, il aurait même préféré le camp de guerre du Fléau à cet
appartement. Il y avait trop longtemps qu’il n’avait revu ses hommes, ri
avec eux et écouté – non sans envie – leurs récits sur leurs familles et leurs
pays – mais il ne ressentait plus cette envie depuis qu’il avait retrouvé
Aelin.
Même s’il étouffait entre les murs de son appartement…
Aelin l’avait certainement compris. Quand il lui en parla ce soir-là, elle
leva les yeux au ciel.
– D’accord, d’accord, concéda-t-elle. Je préfère que tu te ruines la
santé au-dehors plutôt que de te voir démolir mes meubles parce que tu
t’ennuies. Tu es pire qu’un chien.
– Je ne peux pas m’en empêcher, déclara-t-il avec un sourire.
Ils se vêtirent, s’armèrent et sortirent. Ils avaient à peine fait deux pas
dans la rue qu’il flaira une odeur féminine, un parfum de menthe mêlé à une
autre plante aromatique qui lui était inconnue. L’odeur s’approchait d’eux.
Il l’avait déjà flairée auparavant, mais il ne la reconnaissait pas.
Il sentit un élancement douloureux dans les côtes quand il tira son
poignard.
– C’est Nesryn. Détends-toi, lui dit Aelin.
La femme qui approchait leva la main en guise de salut, mais la cape
qu’elle portait la dissimulait si bien qu’Aedion ne distinguait pas grand-
chose de son visage.
Aelin vint à sa rencontre en évoluant avec une parfaite aisance dans
cette sacrée combinaison, et s’adressa à elle sans attendre qu’Aedion l’ait
rejointe.
– Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
Le regard de la femme se détacha d’Aedion pour s’arrêter sur sa reine.
Il n’avait pas oublié la flèche qu’elle avait décochée et celle qu’elle avait
pointée vers lui dans le jardin du château.
– Non, répondit-elle. Je suis seulement venue vous informer des
nouveaux nids que nous avons repérés. Mais si vous êtes occupés, je peux
revenir plus tard.
– Nous sortions seulement chercher à boire pour le général, répondit
Aelin.
Les cheveux noirs comme la nuit de Nesryn ondulèrent sous son
capuchon quand elle inclina la tête sur le côté.
– Avez-vous besoin d’une escorte ?
Aedion était prêt à refuser, mais Aelin parut réfléchir. Elle le regarda
par-dessus son épaule et il comprit qu’elle évaluait sa condition physique
avant de répondre. S’ils avaient été au camp du Fléau, il lui aurait fait
mordre la poussière avec joie.
– J’aurais plutôt besoin d’un joli minois qui ne soit pas celui de ma
cousine. Vous ferez très bien l’affaire, répondit-il d’une voix traînante.
– Tu es insupportable, lança Aelin. Et, je suis désolée pour toi, cousin,
mais le capitaine n’apprécierait guère que tu fasses des avances à Faliq.
– Pas du tout, intervint Faliq.
Aelin haussa une épaule.
– Ça me serait parfaitement égal si c’était vrai, affirma-t-elle le plus
sincèrement du monde.
Nesryn secoua la tête.
– Je ne l’ai pas dit pour vous ménager. Ce n’est tout simplement pas le
cas. Je crois qu’il se complaît trop dans son malheur, fit-elle avec un geste
de dédain. Nous pouvons mourir à tout moment, alors je ne vois pas
l’intérêt de se morfondre.
– Eh bien, vous avez de la chance, Faliq, déclara Aelin. Il se trouve
que je suis aussi fatiguée de mon cousin qu’il l’est de moi. Nous aurions
bien besoin d’un peu de compagnie.
Aedion esquissa devant la rebelle une courbette qui raviva la douleur
de sa blessure.
– Après vous, lui dit-il en montrant la rue devant eux.
Nesryn le jaugea comme si elle voyait précisément sa blessure, puis
suivit la reine.
Aelin les mena à une taverne des plus malfamées à quelques pâtés de
maisons de l’entrepôt. Elle y entra d’un air bravache et délogea par la
menace deux voleurs assis à l’une des tables du fond. Ils regardèrent ses
armes, sa combinaison et décidèrent qu’ils préféraient conserver tous leurs
organes.
Aedion et les deux femmes restèrent jusqu’à la fermeture, le visage si
bien dissimulé sous leurs capuchons qu’ils se reconnaissaient à peine l’un
l’autre. Ils jouèrent aux cartes en déclinant toutes les offres de se joindre à
d’autres joueurs. Comme ils n’avaient pas d’argent à gaspiller, ils misaient
des haricots séchés qu’Aedion avait mendiés à la serveuse en lui faisant les
yeux doux.
Nesryn gagna une partie après l’autre en lui parlant à peine, ce qui lui
convenait fort bien, car il n’avait pas encore décidé s’il lui pardonnait la
flèche qu’elle lui avait décochée. Mais Aelin lui posa des questions sur les
boulangeries de son père, sur la vie de ses parents dans le Sud, sur sa sœur,
ses neveux et ses nièces. Quand ils ressortirent de la taverne, comme ils
avaient jugé plus prudent de ne pas s’enivrer en public et qu’aucun d’eux
n’avait envie de rentrer tout de suite, ils flânèrent dans les ruelles du
quartier.
Aedion savourait chaque pas qu’il faisait en liberté. Il était resté
emprisonné de longues semaines. Ce confinement avait rouvert en lui une
ancienne blessure dont il n’avait jamais rien dit à personne. Certains de ses
guerriers du Fléau savaient tout de même à quoi s’en tenir, car ils l’avaient
aidé à se venger plusieurs années après cette histoire. Aedion ruminait
encore ces souvenirs quand ils empruntèrent une ruelle envahie par le
brouillard dont les pavés sombres luisaient comme de l’argent à la lueur de
la lune.
Grâce à son ouïe de Fae, il entendit le raclement de bottes sur la pierre
avant ses compagnes. Il étendit un bras devant Aelin et Nesryn, qui se
figèrent en silence, habituées à être sur le qui-vive.
Il huma l’air, mais le vent ne lui était pas favorable. Il resta aux aguets.
À en juger par le bruit de pas presque inaudible qui lui parvenait à
travers l’épais brouillard, il n’y avait qu’une personne. Et elle se déplaçait
avec une aisance de prédateur qui alerta tous les instincts d’Aedion.
Il tirait ses poignards quand l’odeur le frappa – celle d’un mâle
crasseux avec un soupçon de pin et de neige. Soudain, il reconnut celle
d’Aelin, subtile, complexe et mêlée à celle de l’homme.
L’inconnu surgit du brouillard. Il était grand, peut-être un peu plus que
lui, puissamment bâti et lourdement armé au-dessus et en dessous de son
manteau à capuche gris pâle.
Aelin fit un pas en avant, un seul, comme en transe.
Un petit gémissement – un sanglot – fusa de ses lèvres.
Et elle s’élança dans la ruelle, volant littéralement, comme si le vent
l’éperonnait. Elle se jeta sur l’inconnu avec un tel élan qu’un homme moins
vigoureux aurait été précipité à terre.
Mais il la saisit, la serra contre lui et la souleva. Quand Nesryn voulut
s’approcher d’eux, Aedion l’arrêta en posant une main sur son bras.
– Qui est-ce ? demanda Nesryn.
Il sourit.
– Rowan, répondit-il.
Chapitre 28
Quand ils entrèrent tous les deux dans la cuisine, Aedion, qui était
assis à la table, se leva et jaugea Rowan.
– Tu ne m’avais jamais dit combien ton prince Fae était beau, Aelin,
commenta-t-il.
Elle lui lança un regard noir.
– Demain matin, nous irons nous entraîner sur le toit, vous et moi, dit
Aedion à Rowan. Je veux apprendre tout ce que vous savez.
Aelin fit claquer sa langue.
– Tu n’as parlé que du prince Rowan ces derniers jours, et maintenant,
c’est tout ce que tu trouves à lui dire ? Pas de courbettes ni de ronds de
jambe ?
– Si le prince y tient, je peux ramper devant lui, mais je ne crois pas
que ce soit son genre, répondit Aedion qui s’était rassis.
– Je ferai ce que ma reine veut, déclara Rowan avec une lueur
d’amusement dans ses yeux verts.
Aelin cilla aux mots de « ma reine ». Ils n’avaient pas échappé non
plus à Aedion.
Les deux princes se dévisagèrent. On aurait cru voir une statue d’or et
une d’argent. L’un était la copie d’Aelin, l’autre son âme sœur. Mais leurs
regards n’avaient rien d’amical ni d’humain : c’étaient deux Fae figés dans
un affrontement silencieux pour le pouvoir.
Aelin s’adossa à l’évier.
– Si vous voulez jouer à qui de vous deux pissera le plus loin,
pourriez-vous au moins faire ça sur le toit ? lança-t-elle.
Rowan la regarda en haussant les sourcils, mais ce fut Aedion qui
répondit.
– Elle vient de nous dire que nous ne valons pas mieux que des chiens,
observa-t-il. Je ne serais pas surpris qu’elle nous croie capables de pisser
sur son mobilier.
Mais Rowan ne sourit pas. La tête inclinée sur le côté, il humait l’air.
– Oui, je sais : Aedion aurait besoin d’un bain, lui aussi, dit Aelin. Et il
a absolument tenu à fumer la pipe à la taverne parce qu’il prétend que cela
lui confère une certaine dignité.
– Votre mère et celle de ma reine étaient cousines, prince, mais qui
était votre père ? demanda Rowan à Aedion.
Aedion se renversa nonchalamment dans son siège.
– Est-ce si important ? fit-il.
– Le savez-vous ? insista Rowan.
Aedion haussa les épaules.
– Elle ne l’a jamais dit, ni à moi ni à personne.
– Mais je suppose que tu as bien une idée ? avança Aelin.
– Il ne te rappelle pas quelqu’un ? demanda Rowan à sa reine.
– Il me ressemble.
– Oui, évidemment, mais…, commença Rowan, mais il s’interrompit
et poussa un soupir. Tu as rencontré son père il y a quelques semaines. C’est
Gavriel.
Rowan dormait encore, son corps puissant à demi dissimulé sous les
couvertures, quand la lumière de l’aube filtra à travers les rideaux en
dentelle. Aelin se leva sans bruit et lui tira la langue. Elle passa sa robe de
chambre en soie bleu pâle, noua en chignon ses cheveux dont le roux
pâlissait déjà et se rendit à la cuisine.
Avant que le marché des Ombres soit réduit en cendres, cette misérable
marchande s’était fait une fortune rien qu’avec tous les paquets de teinture
qu’elle lui avait achetés. Aelin fit une grimace à l’idée qu’il faudrait
maintenant retrouver cette femme. Mais elle était prête à parier qu’elle était
capable de se tirer d’un incendie sans encombre. Et à lui faire payer le
double, voire le triple pour un paquet de teinture, afin d’éponger ses pertes.
Du reste, puisque Lorcan était capable de la localiser à son odeur, changer
la couleur de ses cheveux serait bientôt inutile. Cela dit, elle devait aussi
compter avec les gardes du roi lancés à ses trousses… Mais il était
beaucoup trop tôt pour penser au sac de nœuds qu’était devenue sa vie.
Encore somnolente, elle prépara du thé, des tartines et pria pour qu’il
reste des œufs quelque part, ce qui était le cas, ainsi que du bacon, à son
grand plaisir. Dans cette maison, la nourriture avait tendance à disparaître
très vite.
L’un des plus grands crétins de l’univers entra dans la cuisine à pas
légers d’immortel. Elle se raidit pour l’affronter et, les bras chargés de
provisions, referma le placard d’un coup de hanche.
Aedion l’observa avec circonspection tandis qu’elle se dirigeait vers le
plan de travail voisin du fourneau et prenait bols et ustensiles de cuisine sur
les étagères.
– Il y a des champignons quelque part, l’informa-t-il.
– Très bien, dans ce cas tu peux les laver et les hacher. Et l’oignon
aussi.
– C’est une punition pour cette nuit ?
– Si tu considères ça comme une punition digne de ce nom, oui, bien
sûr, répondit-elle en cassant des œufs au-dessus d’un saladier.
– Et préparer le petit déjeuner à cette heure inhumaine, c’est une
punition que tu t’infliges ?
– Je prépare le petit déjeuner parce que j’en ai assez que tu le fasses
brûler et que ça sente le roussi dans toute la maison.
Aedion rit doucement et vint se placer à côté d’elle pour hacher
l’oignon.
– Tu es resté sur le toit depuis que tu es sorti, c’est ça ? s’enquit-elle.
Elle alluma le feu et posa sans douceur une poêle en fer dessus avant
de laisser tomber un gros morceau de beurre dedans.
– Comme tu m’as expulsé de l’appartement, mais pas de l’entrepôt,
j’ai pensé que je pourrais aussi bien me rendre utile en montant la garde.
C’était typique des anciens usages d’interpréter les ordres reçus de la
sorte. Elle se demanda ce qui était convenable pour une reine, selon ces
mêmes usages.
Elle prit une spatule en bois pour faire tourner le beurre dans la poêle.
– Nous avons tous deux un caractère impossible, reprit-elle. Tu sais
bien que je ne pensais pas ce que je t’ai dit à propos de la loyauté ou du
comportement humain. Tu sais bien que rien de tout ça ne compte pour moi.
Dire que c’était le fils de Gavriel… Mais elle tiendrait sa langue
jusqu’à ce qu’Aedion soit prêt à aborder ce sujet.
– J’ai honte de ce que je t’ai lancé à la figure, Aelin.
– Eh bien comme ça, nous sommes deux, alors autant tourner la page,
répondit-elle en battant les œufs et en surveillant le beurre qui fondait dans
la poêle. Je comprends ce que tu ressens pour le serment du sang, vraiment.
Je sais tout ce que cela représente pour toi. J’ai eu tort de ne pas te dire la
vérité. Je ne reconnais pas facilement mes erreurs, mais… j’aurais dû te le
dire. Et j’en suis désolée.
Il renifla l’oignon qu’il avait adroitement haché et qui formait un petit
tas bien net au bord de la planche à découper, puis s’attaqua aux
champignons.
– Ce serment représente tout pour moi, dit-il. Quand nous étions
enfants, Ren et moi, nous nous sommes souvent battus à ce sujet. Son père
me détestait parce que, parmi tous les candidats, j’étais le favori.
Aelin prit l’oignon haché et le jeta dans le beurre dont le grésillement
remplit la cuisine.
– Rien ne t’empêche de prêter ce serment, tu sais, observa-t-elle.
Plusieurs l’ont fait à la cour de Maeve. Tu peux le faire, Ren aussi, mais…
je ne vous en voudrai pas si vous vous en abstenez.
– À Terrasen, un seul membre de la cour en avait le droit.
– Les temps changent, répondit-elle en remuant les oignons dans la
poêle. Une nouvelle cour a besoin de nouveaux usages. Alors tu peux prêter
ce serment dès aujourd’hui, si tu veux.
Aedion reposa le couteau et s’appuya au plan de travail.
– Non, pas maintenant. Pas avant de te voir couronnée. Pas avant de
pouvoir prêter ce serment devant une foule, devant le monde entier.
Aelin versa les champignons dans la poêle.
– Tu aimes parader encore plus que moi, commenta-t-elle.
Il s’esclaffa.
– Dépêche-toi, avec les œufs, dit-il. Je commence à mourir de faim.
– Alors prépare le bacon, sinon tu n’en auras pas.
Aedion battit son record de vitesse.
Chapitre 30
MANON AVAIT REPÉRÉ ELIDE endormie contre Abraxos dès son arrivée
sur l’aire. Elle avait flairé son odeur un instant plus tôt en haut de l’escalier.
Si Asterin et Sorrel avaient également remarqué sa présence, elles n’en
avaient rien dit.
La servante était assise à quelques centimètres de la porte, un pied en
l’air pour empêcher ses chaînes de traîner à terre. Elle était futée, mais elle
ignorait que les sorcières voyaient très bien dans l’obscurité.
– Il y avait quelqu’un dans ma chambre, expliqua Elide.
Elle abaissa son pied puis se releva.
Asterin se raidit.
– Qui ? demanda-t-elle.
– Je n’en sais rien, répondit Elide, qui restait près de la porte comme si
cela pouvait la protéger. J’ai préféré ne pas y entrer.
Abraxos était tendu et sa queue remuait nerveusement sur le sol. Ce
bon à rien s’inquiétait pour la gamine. Manon le dévisagea, les yeux plissés.
– Tes semblables ne sont-ils pas censés dévorer les jeunes filles ?
persifla-t-elle.
Il lui lança un regard mauvais.
Elide ne broncha pas tandis que Manon s’approchait d’elle, et la
sorcière en fut impressionnée malgré elle. Elle observa attentivement la
jeune fille.
Une fille qui n’avait pas peur de dormir contre le flanc d’un dragon et
qui était assez avisée pour pressentir un danger… peut-être que son sang
était bleu, après tout.
– Il y a une chambre souterraine dans ce château, déclara Manon tandis
qu’Asterin et Sorrel se glissaient derrière elle. Le duc y a enfermé une
escouade de Jambes-Jaunes pour… concevoir des démons. Je veux que tu
t’y introduises et que tu viennes ensuite me dire ce qui s’y passe.
La jeune fille devint pâle comme la mort.
– Je ne peux pas.
– Tu peux et tu dois, trancha Manon. Tu m’appartiens, désormais.
Elle sentait sur elle le regard désapprobateur d’Asterin.
– Tu t’introduiras dans cette chambre, tu me raconteras tout ce que tu
as vu, tu tiendras ta langue et tu survivras. Si tu me trahis, si tu parles à qui
que ce soit… eh bien, nous boirons à ta santé lors de ton mariage avec un
beau Valg.
Les mains de la jeune fille tremblaient. Manon les saisit et les abaissa
brutalement le long de ses hanches.
– Nous ne tolérons pas de lâches parmi les Becs-Noirs, siffla-t-elle. Tu
croyais peut-être que nous te protégerions sans contrepartie ? Puisque ta
chambre est surveillée, tu dormiras dans la mienne. Attends-moi en bas de
l’escalier, conclut-elle en montrant la porte.
Elide regarda Asterin et Sorrel comme pour leur demander de l’aide,
mais leurs visages étaient durs et inflexibles. La puanteur âcre de sa peur
imprégnait encore les narines de Manon après son départ. Elide mit
longtemps à descendre l’escalier car sa jambe infirme lui imposait un
rythme de vieillarde. Quand elle fut enfin arrivée en bas, Manon se tourna
vers ses secondes.
– Elle pourrait parler au duc, observa Sorrel, car en tant que seconde
de Manon, elle avait le droit d’évaluer toutes les menaces dirigées contre
l’héritière du clan.
– Elle n’est pas malfaisante à ce point.
Asterin fit claquer sa langue.
– C’est pour cette raison que tu as parlé alors que tu savais qu’elle était
là, commenta-t-elle.
Manon ne se donna pas la peine de le confirmer.
– Et si quelqu’un la surprend ? s’enquit Asterin.
Sorrel lui adressa un regard dur, mais Manon n’avait pas envie de
réprimander sa cousine. C’était à Sorrel d’asseoir son autorité.
– Si on la surprend, nous trouverons un autre moyen de nous
renseigner, répondit-elle.
– Et ça ne te ferait rien qu’ils la tuent ou qu’ils se servent de ce feu
fantôme sur elle ?
– Ça suffit, Asterin, gronda Sorrel.
– C’est toi qui devrais poser ces questions en tant que seconde, lança
Asterin.
Les dents de fer de Sorrel jaillirent de ses gencives.
– C’est parce que tu contestes son autorité que tu te retrouves en
troisième position, riposta-t-elle.
– Assez, trancha Manon. Elide est la seule à pouvoir s’introduire dans
cette chambre. Le duc a ordonné à ses sbires de ne pas laisser approcher une
seule d’entre nous. Même les Ombres échoueront. Mais une servante qui
vient faire le ménage…
– C’est toi qui l’attendais dans sa chambre ! l’interrompit Asterin.
– La peur fait des miracles sur les mortels.
– Mais en est-elle une ? demanda Sorrel. Ou devrions-nous la compter
parmi les nôtres ?
– Ça ne fera aucune différence. J’envoie dans cette chambre la
personne qui aura le plus de chances d’y accéder, et dans l’immédiat, c’est
Elide.
C’était par la ruse qu’elle contournerait les interdictions, les
manigances et les armes du duc. Elle avait beau travailler pour le souverain
de cet homme, elle ne tolérerait pas qu’on la laisse dans l’ignorance.
– Il faut que je sache ce qui se passe dans cette chambre, reprit-elle.
S’il faut sacrifier une vie pour le découvrir, tant pis.
– Et quand tu le sauras, que feras-tu ? demanda Asterin sans tenir
compte de l’avertissement de Sorrel.
Manon n’avait encore pris aucune décision. Elle sentit de nouveau le
sang de la Crochan sur ses mains.
Elle devait obéir aux ordres sous peine d’être exécutée avec ses Treize,
soit par sa grand-mère, soit par le duc. Peut-être que la situation changerait
quand sa grand-mère aurait lu sa lettre. Mais en attendant…
– Ensuite, nous continuerons d’obéir aux ordres, répondit-elle, mais je
ne veux pas avancer les yeux bandés.
Espionne…
Espionne pour la chef d’escadron.
Elide se répétait que ce n’était guère différent d’être espionne pour son
propre compte… pour sa liberté.
Désormais, elle devait à la fois se renseigner sur le convoi de
ravitaillement et s’introduire dans ce sous-sol, tout en vaquant à ses
tâches… Peut-être aurait-elle de la chance. Peut-être réussirait-elle les deux.
Manon avait fait porter dans sa chambre une botte de foin qu’elle avait
déposée près du feu, afin qu’Elide puisse réchauffer sa carcasse de mortelle,
avait-elle dit. Elide avait à peine fermé l’œil au cours de cette première nuit
dans la tour. Quand elle s’était levée pour aller aux toilettes, croyant la
sorcière endormie, elle n’avait pas fait deux pas qu’elle avait entendu la
voix de Manon : « Où vas-tu comme ça ? », une voix qui lui avait fait
penser à un serpent dissimulé dans un arbre.
Elle avait bredouillé qu’elle devait se rendre à la salle de bains et,
comme Manon n’avait rien répondu, elle était sortie en trébuchant. À son
retour, la sorcière dormait – du moins ses yeux étaient-ils fermés.
Manon dormait nue, même quand il faisait froid. Ses cheveux blancs
dissimulaient son dos, mais toutes les autres parties de son corps svelte et
musclé étaient couvertes de légères cicatrices qui étaient comme un rappel
de ce qu’elle ferait subir à Elide au moindre manquement.
Trois jours plus tard, Elide passa à l’action. L’épuisement qui
l’accablait disparut en un éclair quand elle saisit la pile de linge qu’elle
avait prise à la buanderie et jeta un regard dans le couloir.
Quatre gardes étaient postés devant la porte menant à l’escalier.
Elide avait passé trois jours à aider à la buanderie et à bavarder avec
les lingères pour savoir quand on aurait besoin de linge propre dans la
chambre au bas de cet escalier.
Pendant les deux premiers jours, personne n’avait voulu parler avec
elle. On s’était contenté de la dévisager et de lui indiquer où monter le
linge, quand elle devait se brûler les mains au fer à repasser et ce qu’elle
devait récurer jusqu’à en avoir mal au dos. Mais la veille, elle avait enfin vu
arriver des vêtements déchirés et tachés de sang.
Du sang bleu. Du sang de sorcière.
Elide travaillait sans lever la tête, reprisant les chemises de soldats
qu’on lui avait confiées dès qu’elle avait pu prouver qu’elle savait manier
l’aiguille. Mais elle avait repéré les lingères qui se chargeaient de ces
vêtements. Alors elle avait lavé, séché et repassé les chemises des heures
durant, si bien qu’elle était restée à la buanderie plus tard que la plupart des
lingères. Et elle avait attendu.
Elle n’était rien et elle n’appartenait à personne, mais si elle laissait
croire à Manon et aux Becs-Noirs qu’elle acceptait leur mainmise sur elle,
elle parviendrait peut-être à s’évader à l’arrivée du ravitaillement. Les Becs-
Noirs ne se souciaient pas vraiment d’elle. Ses ascendances leur étaient
utiles, mais Elide doutait qu’elles remarquent sa disparition. Elle n’était
plus qu’un fantôme depuis des années, un fantôme hanté par des morts
tombés dans l’oubli.
Alors elle travailla et attendit.
Quand elle s’accorda une pause, le dos courbaturé et les mains
tremblantes de douleur, elle remarqua qu’une lingère emportait les
vêtements propres et repassés.
Elide nota chaque détail de son visage, de sa stature et de sa taille.
Personne ne la vit s’éclipser à sa suite avec une pile de linge destiné à la
chef d’escadron. Personne ne l’arrêta pendant qu’elle suivait la lingère dans
les couloirs jusqu’à l’escalier.
Elide attendit dissimulée dans l’ombre du couloir jusqu’au moment où
la lingère remonta de l’escalier, les mains vides. Son visage était tiré et
livide. Elle s’éloigna dans un autre couloir. Quand elle disparut, Elide, qui
avait retenu son souffle, expira enfin.
Elle repartit vers la tour de Manon en passant mentalement son plan en
revue.
Si on la prenait la main dans le sac… Elle songea qu’elle ferait peut-
être mieux de sauter d’un balcon plutôt que de subir l’une des douzaines de
morts horribles qui lui seraient réservées.
Non. Non, elle tiendrait bon. Elle avait survécu alors que tant d’autres,
presque tous ceux qu’elle aimait, étaient morts, et que son royaume avait
sombré. Elle survivrait pour ses morts et elle se construirait une vie
nouvelle loin d’ici, en souvenir d’eux.
Elide monta péniblement un escalier en spirale. Elle détestait les
escaliers.
Elle était à mi-chemin quand une voix d’homme la pétrifia.
– Le duc a dit que tu pouvais parler, alors pourquoi refuses-tu de me
dire un mot ?
C’était la voix de Vernon.
Seul le silence lui répondit.
Elide n’avait plus qu’une pensée : dévaler les marches.
– Quelle beauté, murmura son oncle à celui ou celle à qui il s’adressait.
On croirait une nuit sans lune.
Le ton sur lequel il parlait dessécha la bouche d’Elide.
– Peut-être que le destin a voulu que nous nous rencontrions ici. Il te
surveille de si près…, fit Vernon. Ensemble, nous créerons des merveilles
qui feront trembler le monde.
Ces paroles à la fois sinistres et intimes exprimaient une telle
conviction… Elide préférait ignorer à jamais leur sens.
Elle se détourna et redescendit sans bruit. Elle devait se tirer en vitesse
de ce mauvais pas.
– Kaltain, lança son oncle d’une voix rauque, et cet appel était à la fois
un ordre, une menace et une promesse.
Kaltain… la jeune femme toujours silencieuse aux yeux perdus dans le
vide, aux bras marqués de terribles cicatrices. Elide ne l’avait vue que deux
ou trois fois, mais elle avait été frappée par son absence de vitalité et de
réaction.
Elle remonta soudain l’escalier en faisant tinter ses chaînes le plus fort
possible. Son oncle se tut.
Elle atteignit le palier, entra dans la salle et les trouva tous les deux.
Kaltain était plaquée contre un mur et le col chiffonné de sa robe trop
légère laissait entrevoir presque un sein entier. Son visage était aussi
inexpressif que si elle était absente. Vernon se tenait à quelques pas d’elle.
Elide serrait si fort sa pile de linge qu’elle crut qu’elle allait le lacérer. Elle
regretta pour une fois de ne pas avoir d’ongles de fer.
– Dame Kaltain, dit-elle à la jeune femme à peine plus âgée qu’elle.
Elle était surprise de la rage qu’elle ressentait et, en même temps, de
son sang-froid.
– On m’a envoyée vous chercher, dame Kaltain. Veuillez me suivre,
reprit-elle.
– Qui vous envoie ? demanda Vernon.
Elide soutint son regard et répondit la tête haute.
– La chef d’escadron.
– La chef d’escadron n’est pas autorisée à la voir.
– Et vous ?
Elide s’était interposée entre Vernon et la jeune femme, mais elle
savait que ce serait inutile si son oncle recourait à la force.
Vernon sourit.
– Je me demandais quand tu montrerais tes crocs, Elide, fit-il. Ou
devrais-je plutôt dire : tes dents de fer ?
Il savait donc.
Elide le toisa et posa une main légère sur l’épaule de Kaltain. Elle était
glacée.
La jeune femme ne la regarda même pas.
– Si vous voulez bien avoir l’amabilité de me suivre, dame Kaltain,
reprit-elle en l’entraînant par le bras. La jeune femme se mit en marche sans
un mot.
Vernon gloussa.
– Vous pourriez être sœurs, observa-t-il sur un ton léger.
– C’est une idée fascinante, persifla Elide en guidant la jeune femme
vers l’escalier malgré la douleur que ses efforts pour garder son équilibre
infligeaient à sa jambe infirme.
– À un de ces jours, lança son oncle dans leur dos.
Elle n’avait aucune envie de savoir à qui cet au revoir s’adressait.
En silence, le cœur battant si fort qu’elle en avait la nausée, elle mena
Kaltain au palier de l’étage inférieur et ne la lâcha que le temps d’ouvrir la
porte et de l’entraîner dans le couloir.
La jeune femme s’immobilisa, les yeux dans le vague.
– Où devez-vous vous rendre ? lui demanda doucement Elide.
Kaltain fixait le vide sans répondre. À la lueur des torches, la cicatrice
de son bras était terrible à voir. Qui la lui avait faite ?
Elide posa de nouveau la main sur son bras.
– Où puis-je vous emmener ? Où serez-vous en sécurité ? insista-t-elle.
Nulle part : ici, on n’était en sécurité nulle part.
Lentement, comme s’il lui fallait une éternité pour retrouver ce réflexe,
Kaltain tourna les yeux vers Elide.
Dans son regard de ténèbres, tout n’était que mort, désespoir, rage et
vide.
Mais on décelait aussi une étincelle de lucidité.
Kaltain s’éloigna sans un mot, dans le bruissement de sa robe sur les
dalles. Son autre bras était marqué de bleus qui ressemblaient à l’empreinte
de doigts, comme si on l’avait serré trop fort.
Ce lieu. Ces gens…
Elide lutta contre sa nausée en regardant la jeune femme disparaître
derrière un angle du couloir.
Assise à son bureau, Manon examinait ce qui ressemblait à une lettre
quand Elide entra.
– Alors, es-tu allée dans cette chambre souterraine ? lança la sorcière
sans même se retourner.
Elide déglutit, oppressée.
– J’aurais besoin de poison, répondit-elle.
Chapitre 33
– Qui est-ce ? demanda Lysandra d’un air un peu trop innocent tandis
qu’Aelin la suivait dans l’escalier.
– Rowan, répondit Aelin en ouvrant la porte de l’appartement d’un
coup de pied.
– Il est remarquablement bien bâti, dit la courtisane d’un air rêveur. Je
n’ai encore jamais été avec un Fae – ni avec une Fae, d’ailleurs.
Aelin secoua la tête et chassa cette image de sa pensée.
– Il est…
Elle déglutit. Lysandra souriait. Aelin émit un sifflement rageur,
déposa sacs et paquets à terre et referma la porte.
– Arrête, dit-elle.
– Hum…, répondit Lysandra d’un air évasif.
Et elle laissa choir son chargement à côté du sien.
– Bon, j’ai deux nouvelles pour toi, reprit-elle. Premièrement, Nesryn
m’a envoyé ce matin une note m’informant que tu avais un nouvel invité
très musclé et me demandant d’apporter des vêtements pour lui, ce que j’ai
fait. Vu l’invité, je dirais que Nesryn l’a nettement sous-estimé. Ces
vêtements risquent donc d’être très ajustés sur lui – non que j’y voie la
moindre objection – mais il devra les porter en attendant que tu lui en
trouves d’autres.
– Merci.
Lysandra balaya ce remerciement d’un geste désinvolte. Elle
remercierait Faliq plus tard.
– La deuxième nouvelle concerne un rapport qu’Arobyn a reçu hier
soir, selon lequel on a repéré deux chariots de prisonniers en route vers le
sud à destination de Morath, poursuivit-elle. Ces prisonniers font partie des
disparus qui n’ont pas fini sur le billot.
Aelin se demanda si Chaol était au courant et s’il avait tenté
d’intercepter ce convoi.
– Arobyn sait-il que les anciens détenteurs de magie sont pourchassés ?
Lysandra acquiesça.
– Il tient le compte de ceux qui disparaissent et de ceux qu’on envoie
dans le Sud, répondit-elle. Il examine les lignages de tous ses clients pour
repérer les détenteurs de magie et en tirer profit. Il faudra t’en souvenir
quand tu auras affaire à lui… au vu de tes dons.
– Merci pour ce renseignement, dit Aelin, qui se mordillait la lèvre.
Arobyn, Lorcan, les Valg, la clef, Dorian… sa route était semée
d’obstacles.
– Prépare-toi à ce qui t’attend, c’est tout, reprit Lysandra, et elle
consulta sa montre de poche miniature. Je dois repartir. J’ai un déjeuner.
C’était sans doute la raison pour laquelle Evangeline ne l’avait pas
accompagnée.
– Quand auras-tu réglé ta dette ? demanda Aelin alors qu’elle était
presque à la porte.
– Pas avant longtemps : j’ai encore une jolie somme à rembourser.
Clarisse augmente le montant à mesure qu’Evangeline grandit parce que,
d’après elle, une fille aussi belle vaut en réalité le double, voire le triple de
la somme qu’elle avait fixée au départ.
– C’est vraiment ignoble de sa part…
– Que puis-je y faire ? Si je m’enfuis, elle me poursuivra jusqu’à ma
mort, et je ne peux pas me sauver avec Evangeline.
– Je pourrais creuser pour Clarisse une tombe que personne ne
découvrira jamais.
– Pas encore. Pas maintenant.
– Dis-moi quand le moment sera venu, et ce sera fait.
Le sourire que lui adressa Lysandra était d’une beauté ténébreuse et
sauvage.
AELIN SAVAIT QU’IL LUI RESTAIT une foule de choses à faire, des tâches
cruciales et terribles à accomplir, mais elle pouvait sacrifier une journée.
Tout en restant dissimulée dans l’ombre, elle fit visiter la ville à
Rowan pendant tout l’après-midi, des élégants quartiers résidentiels aux
marchés grouillants où les vendeurs écoulaient leurs articles pour le solstice
d’été qui aurait lieu dans deux semaines.
Grâce aux dieux, ils ne détectèrent aucun signe de la présence de
Lorcan en ville. Aelin désigna à Rowan les gardes du roi postés à quelques
croisements animés et il les examina d’un œil exercé. Son odorat subtil lui
permettait de distinguer ceux qui étaient encore humains de ceux qui étaient
possédés par des Valg de rang inférieur. Devant l’expression de son visage,
elle eut presque pitié des gardes, humains ou démons, qui croiseraient sa
route – presque, car leur présence réduisait à néant son espoir de passer une
journée tranquille.
Elle voulait montrer à Rowan ce que la ville avait de mieux avant de le
faire descendre dans ses entrailles. Elle le mena à l’une des boulangeries de
la famille de Nesryn où elle acheta quelques-unes de ces fameuses
tartelettes aux poires. Sur les quais, il réussit à la convaincre de goûter de la
truite frite. Elle s’était pourtant juré de ne jamais manger de poisson et elle
avait fait la grimace avant d’y goûter, mais elle dut reconnaître que c’était
délicieux. Elle dévora une truite entière ainsi que quelques bouchées de
celle de Rowan, malgré ses grondements de contrariété.
Rowan était avec elle, ici, à Rifthold. Elle aurait voulu lui montrer
nombre de choses encore pour lui donner une idée de ce qu’avait été son
existence dans cette ville, ce qu’elle n’avait fait pour personne jusqu’à ce
jour.
Quand elle avait entendu claquer un fouet alors qu’ils se reposaient au
bord de l’eau après le déjeuner, elle avait voulu qu’il soit témoin de cette
scène, car c’était peut-être le sort qui les attendait. Il était resté silencieux,
une main posée sur son épaule, pendant qu’ils observaient la file d’esclaves
enchaînés qui chargeaient un navire de marchandises. Ils n’avaient pu que
les regarder, impuissants.
Mais pas pour longtemps, s’était-elle juré. Abolir l’esclavage était
l’une de ses priorités.
Ils flânèrent ensuite sur le marché jusqu’au moment où un parfum de
roses et de lys leur parvint, porté par le vent du fleuve qui déposait des
pétales de toutes formes et de toutes couleurs à leurs pieds, aux cris des
vendeuses de fleurs vantant leur marchandise.
– Si tu étais galant, tu m’offrirais…, commença Aelin, mais elle
s’interrompit.
Le visage figé, Rowan regardait fixement l’une des marchandes de
fleurs campées au milieu de la place, un panier de pivoines de serre passé à
son bras mince. Elle était jeune, jolie, brune et…
Aelin se maudit de s’être montrée aussi stupide.
Elle n’aurait jamais dû l’amener là. Lyria avait vendu des fleurs sur le
marché. C’était une pauvre marchande avant que le prince Rowan la
remarque et reconnaisse en elle son âme sœur. Un vrai conte de fées…
Jusqu’au jour où l’armée ennemie l’avait massacrée alors qu’elle attendait
un enfant de lui.
Aelin crispait et rouvrait convulsivement les poings, incapable de
prononcer un mot. Rowan contemplait toujours la jeune fille qui sourit à
une passante, le visage comme éclairé d’une lumière intérieure.
– Je ne la méritais pas, dit-il calmement.
Aelin déglutit péniblement. Tous deux gardaient des blessures, mais
celle-là était la plus profonde.
Elle ne pouvait que lui offrir une vérité en échange de celle qu’il venait
d’énoncer.
– Et moi, je ne méritais pas Sam.
Il la regarda enfin. Elle aurait fait n’importe quoi pour chasser la
souffrance qu’elle lisait dans ses yeux.
Les doigts gantés de Rowan effleurèrent les siens, puis retombèrent le
long de sa cuisse.
Elle referma son poing.
– Viens, je voudrais te montrer quelque chose, dit-elle.
– Je n’en ai plus joué depuis des mois. C’est une très mauvaise idée,
répéta-t-elle pour la dixième fois tout en ouvrant le rideau de la scène.
Elle avait déjà posé le pied sur ces planches grâce à Arobyn. Il lui avait
procuré des invitations à des galas organisés sur cette scène juste pour le
plaisir de fouler ce lieu sacré. Mais à cet instant, dans la pénombre de ce
théâtre abandonné, éclairé par l’unique bougie que Rowan avait trouvée,
elle avait l’impression d’être au fond d’un tombeau.
Les fauteuils de l’orchestre devaient être disposés de la même façon
que le soir où les musiciens avaient quitté la salle pour protester contre les
massacres d’Endovier et de Calaculla. On avait fait le silence sur ces tueries
et maintenant, une telle mort paraissait douce comparée à ce que le roi
faisait subir à ses sujets.
Les dents serrées, Aelin s’abandonna à la rage brûlante qui lui était
devenue familière.
Rowan se tenait près du piano et passait la main sur sa surface lisse
comme si c’était un pur-sang.
Aelin hésitait devant cet instrument imposant.
– J’ai l’impression que si j’en jouais, je commettrais un sacrilège, dit-
elle, et l’écho de ces paroles se répercuta dans la salle.
– Depuis quand es-tu si bigote ? demanda-t-il avec un sourire en coin.
Où dois-je me placer pour entendre le mieux ?
– Tu risques de beaucoup souffrir au début.
– On doute de soi, maintenant ?
– Si Lorcan vient fouiner par là, je préférerais qu’il ne raconte pas à
Maeve à quel point je joue mal. Va là-bas et tais-toi, insupportable
emmerdeur, ordonna-t-elle en désignant un point sur la scène.
Il rit, puis obéit.
Le cœur battant, elle s’assit sur le banc poli et souleva le couvercle du
piano, dévoilant les touches noires et blanches qui luisaient doucement. Elle
posa les pieds sur les pédales, mais ne toucha pas au clavier.
– Je n’ai plus joué depuis la mort de Nehemia, avoua-t-elle, et ces mots
lui parurent trop lourds.
– Nous pouvons revenir un autre jour si tu préfères, dit-il doucement.
Ses cheveux argentés brillaient dans la lueur de la bougie.
– Il n’y aura peut-être pas d’autre jour. Et la vie me paraîtrait bien
triste si je ne pouvais plus jamais jouer.
Il acquiesça, puis croisa les bras en une injonction muette.
Elle se tourna vers le clavier et posa lentement les mains sur les
touches. Leur ivoire était lisse et frais et le piano était comme une grande
bête qui attendait qu’on la tire de son sommeil pour répandre de la musique
et de la joie.
– J’ai besoin de m’échauffer, lâcha-t-elle dans un souffle.
Et sans un mot de plus elle se jeta à l’eau, en jouant aussi doucement
qu’elle le pouvait.
Quand les notes resurgirent de sa mémoire et quand ses doigts
retrouvèrent le chemin familier des touches, elle attaqua un morceau.
Ce n’était pas l’air charmant et triste qu’elle avait autrefois joué pour
Dorian ni les mélodies légères et entraînantes qu’elle attaquait pour le
plaisir de la difficulté. Ce n’étaient pas non plus les morceaux plus
complexes et raffinés qu’elle avait fait entendre à Nehemia et à Chaol. Cet
air-là était une célébration, une réaffirmation de la vie, de la gloire, de la
souffrance et de la beauté d’être au monde.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle était venue entendre cet
air chaque année, après toutes ces tueries, ces tortures et tous ces
châtiments, car il était comme un rappel de ce qu’elle était et de tout ce
qu’elle voulait préserver.
La mélodie monta toujours plus haut et les notes fusèrent du piano
comme le chant jailli du cœur d’un dieu. Quand Rowan s’approcha, puis
s’arrêta à côté de l’instrument, elle murmura « maintenant », et le crescendo
déferla en une cascade de notes.
La musique ruisselait autour d’eux dans le désert du théâtre. Et l’âme
d’Aelin, restée vide et silencieuse pendant tant de mois, débordait
maintenant de sons.
Elle acheva le morceau sur un accord explosif et triomphant.
Quand elle releva les yeux, un peu essoufflée, ceux de Rowan
brillaient de larmes et sa gorge palpitait. Alors qu’elle croyait si bien le
connaître, le prince guerrier réussissait encore à la surprendre.
Il peinait à trouver ses mots, mais y parvint finalement.
– Montre-moi. Montre-moi comment tu as fait.
Et elle s’exécuta.
Ils passèrent près d’une heure assis côte à côte sur le banc. Aelin lui
enseigna les rudiments du piano, lui expliqua les bémols et les dièses, les
pédales, les notes et les accords. Quand Rowan entendit approcher
quelqu’un sans doute curieux de voir qui jouait de la musique, ils
s’éclipsèrent.
Aelin se rendit à la Banque royale et ordonna à Rowan de l’attendre
dans l’ombre de l’autre côté de la rue. Elle resta assise dans le bureau du
directeur pendant que l’une de ses subordonnées interrompait son travail
pour la servir. Elle repartit avec un nouveau sac d’or et retrouva Rowan
exactement là où elle l’avait laissé. Il était agacé qu’elle ait refusé qu’il
l’accompagne, mais il aurait posé trop de questions.
– Alors comme ça, tu nous entretiens avec ton propre argent ?
demanda-t-il tandis qu’ils se glissaient dans une rue latérale. Un essaim de
jeunes femmes magnifiquement vêtues passèrent sur l’avenue ensoleillée au
bout de la ruelle. Elles restèrent bouche bée devant Rowan, puis se
retournèrent toutes en même temps pour l’admirer de derrière. Aelin leur
montra les dents.
– Pour l’instant, oui, répondit-elle à Rowan.
– Et comment en gagneras-tu quand tu n’auras plus rien à la banque ?
– Pas de problème, on y pourvoira, répondit-elle en lui lançant un
regard oblique.
– Qui ça, « on » ?
– Moi.
– Explique-toi.
– Tu comprendras bien assez tôt, déclara-t-elle avec l’un de ses petits
sourires qui avaient le don de l’exaspérer.
Elle était tout à fait consciente de l’effet de ce sourire. Mais quand il
voulut la saisir par l’épaule, elle l’esquiva.
– Tss tss, pas de gestes trop brusques, on risquerait de nous remarquer,
lança-t-elle.
Il poussa un grondement qui n’avait rien d’humain, ce qui la fit rire.
L’exaspération vaut toujours mieux que les remords et le chagrin.
– Patiente un peu et garde ton sang-froid, conclut-elle.
Chapitre 35
AELIN N’OSAIT PLUS RETOURNER dans les égouts, pas avant d’être sûre
que Lorcan ne serait plus dans les parages et que les Valg n’y rôderaient
plus.
Le lendemain soir, alors qu’ils dînaient de ce qu’Aedion avait pu
trouver dans la cuisine, la porte de l’appartement s’ouvrit. En entendant le
bonjour gazouillé de Lysandra arrivée sans bruit, comme un souffle, ils
déposèrent les armes qu’ils avaient saisies.
– Comment fait-elle ? s’exclama Aedion tandis que Lysandra entrait
nonchalamment dans la cuisine.
– Quel piètre repas, commenta-t-elle en regardant l’assortiment de
pain, de légumes en bocaux, d’œufs durs, de fruits, de viande séchée et de
restes de pâtisseries. Personne ne sait faire la cuisine, ici ?
Aelin, qui picorait des raisins dans l’assiette de Rowan, s’esclaffa.
– Je crois que le petit déjeuner est le seul repas que nous sachions
préparer correctement. Quant à lui, dit-elle en désignant Rowan du pouce, il
sait seulement faire rôtir de la viande au-dessus du feu.
Lysandra s’assit sur le banc à côté d’Aelin, qui dut se décaler pour lui
faire de la place.
– Fais comme chez toi, je t’en prie, répliqua celle-ci en s’accoudant à
la table.
Lysandra lui envoya un baiser.
– Bonjour, général. Ça fait plaisir de vous voir en forme, lança-t-elle.
Ses yeux verts et obliques s’arrêtèrent sur Rowan.
– Je ne crois pas que nous ayons été présentés, l’autre jour. Sa Majesté
avait plus urgent à me dire, déclara-t-elle en lançant un regard à Aelin.
Rowan inclina la tête sur le côté.
– Avez-vous vraiment besoin d’une présentation ? demanda-t-il.
Le sourire de Lysandra s’épanouit.
– J’aime beaucoup vos crocs, dit-elle doucement.
Aelin faillit s’étrangler avec son raisin. Elle aurait pourtant pu prévoir
ce genre de remarque.
Rowan adressa à Lysandra l’un de ces petits sourires qui faisaient
détaler sa carranam.
– Est-ce que vous m’observez pour les copier quand vous prendrez ma
forme, petite métamorphe ? demanda-t-il.
La fourchette d’Aelin se figea entre la table et sa bouche.
– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? lança Aedion.
L’expression amusée de la courtisane s’évanouit.
Métamorphe… Dieux tout-puissants, qu’était la magie du feu, du vent
ou de la glace comparée au don de métamorphose ? Les métamorphes
étaient des mouchards, des voleurs et des assassins qui pouvaient exiger les
prix les plus élevés pour leurs services. C’était le fléau de toutes les cours
du monde, si redouté qu’on les avait pourchassés presque jusqu’à
l’extinction avant même qu’Adarlan n’ait proscrit toute magie.
Lysandra prit une grappe de raisin, l’examina, puis leva les yeux vers
Rowan.
– Peut-être que je vous observe uniquement pour savoir où planter mes
propres crocs quand je recouvrerai mes dons, répondit-elle.
Rowan éclata de rire.
Voilà qui expliquait bien des choses. Toi et moi, nous ne sommes que
des bêtes sauvages sous une peau humaine…
Lysandra se tourna vers Aelin.
– Personne ne le sait, pas même Arobyn.
Son visage était dur et son regard exprimait à la fois du défi et une
interrogation.
Des secrets… Nehemia lui avait également dissimulé certaines choses.
Devant son silence, Lysandra serra les lèvres.
– Comment le savez-vous ? demanda-t-elle à Rowan.
– J’ai rencontré quelques métamorphes au fil des siècles. Vous avez la
même odeur qu’eux, expliqua-t-il.
– C’est donc ça…, murmura Aedion.
Lysandra regarda Aelin.
– Dis quelque chose.
Aelin leva une main.
– Laisse-moi juste… un instant.
Un instant pour faire la différence entre deux amies, celle qu’elle avait
aimée et qui lui avait toujours menti, et celle qu’elle avait haïe et qui avait
gardé ses secrets… haïe jusqu’au jour où amour et haine s’étaient
rencontrés, puis mêlés dans le deuil.
– À quel âge l’avez-vous découvert ? intervint Aedion.
– Très tôt – à cinq ou six ans, je crois. Même à cet âge, je savais déjà
que je devais dissimuler ce don. Comme il ne me vient pas de ma mère, j’ai
dû en hériter de mon père. Elle ne me parlait jamais de lui. Je n’avais pas
l’impression qu’il lui manquait.
Don… Voilà un intéressant choix de mot, se dit Aelin.
– Qu’est-elle devenue ? demanda Rowan.
– Je ne sais pas, répondit Lysandra avec un haussement d’épaules.
J’avais sept ans quand elle m’a battue et jetée à la porte. Nous vivions ici,
dans cette ville et un matin, j’ai commis l’erreur de me métamorphoser
devant elle. Je ne sais plus pourquoi je l’ai fait, je me souviens seulement
que j’étais sur les nerfs et que je me suis transformée en un chat feulant.
Aedion jura.
– Vous êtes donc une métamorphe accomplie, commenta Rowan.
– Oui. Même avant ce jour-là, je savais que je pouvais me transformer
en n’importe quelle créature. Mais la magie était proscrite ici, et tout le
monde se méfie des métamorphes. On peut difficilement en vouloir aux
gens…, fit-elle avec un rire étouffé. Quand ma mère m’a jetée dehors, je me
suis retrouvée à la rue. Comme ma famille était pauvre, ça ne faisait guère
de différence, mais… j’ai passé les deux premiers jours à pleurer sur le seuil
de ma maison. Et puis elle m’a menacée de me dénoncer aux autorités.
Alors je me suis enfuie et je ne l’ai jamais revue. Je suis revenue plusieurs
mois plus tard, mais elle était partie.
– C’était vraiment quelqu’un de merveilleux, commenta Aedion.
Elle n’avait pas menti à Aelin. Nehemia, elle, lui avait menti et
dissimulé des secrets cruciaux. Quant à Lysandra… Aelin et elle étaient
quittes : après tout, elle-même n’avait pas révélé à Lysandra qu’elle était
reine.
– Comment as-tu fait pour survivre ? demanda-t-elle. Un enfant de
sept ans connaît rarement un sort heureux dans les rues de Rifthold.
Une étincelle s’alluma dans les yeux de Lysandra.
– Je me suis servie de mon don, répondit-elle. Tantôt je prenais une
forme humaine, en revêtant l’apparence d’autres enfants des rues – ceux qui
étaient respectés –, tantôt je me transformais en chat de gouttière, en rat ou
en mouette. J’ai découvert que si je me rendais belle quand je mendiais, je
récoltais beaucoup plus d’argent. J’étais belle le jour où la magie s’est
éteinte, et je suis restée prisonnière de cette apparence.
– Alors ce visage et ce corps ne sont pas les tiens ? demanda Aelin.
– Non, et ce qui me désespère, c’est que je suis incapable de me
rappeler ma véritable apparence. C’est le danger de la métamorphose : on
risque d’oublier sa forme première. Je me souviens seulement que
physiquement, j’étais tout à fait quelconque, mais… j’ai oublié la couleur
de mes yeux, la forme de mon nez et de mon menton. Et j’avais un corps
d’enfant. Je n’ai aucune idée de ce à quoi je devrais ressembler aujourd’hui.
– Et c’est sous ta forme actuelle qu’Arobyn t’a repérée quelques
années plus tard, conclut Aelin.
Lysandra acquiesça, puis balaya un grain de poussière invisible de sa
robe.
– Si la magie était libérée, te méfierais-tu d’un métamorphe ?
demanda-t-elle sur un ton dégagé, comme si cette question était secondaire.
– Non, je l’envierais, répondit Aelin sans détour. Ça doit être bien utile
de pouvoir prendre n’importe quelle forme. Un métamorphe ferait un allié
puissant, ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion. Et un ami
encore plus divertissant.
– Et ça pourrait changer le cours d’une bataille, ajouta Aedion.
– Aviez-vous une forme de prédilection ? demanda Rowan.
– J’aimais tout ce qui avait des griffes et des crocs très longs, répondit-
elle avec un sourire mauvais.
Aelin réprima un éclat de rire.
– Es-tu venue ici pour une raison précise, Lysandra, ou seulement pour
le plaisir de mettre mes amis mal à l’aise ? s’enquit-elle.
Le sourire s’effaça du visage de Lysandra et elle posa sur la table un
sac en velours qui semblait contenir une assez grosse boîte.
– Voilà ce que tu m’as demandé, expliqua-t-elle.
Aelin fit glisser le sac vers elle tandis que les hommes le humaient en
haussant les sourcils.
– Merci.
– Arobyn fera appel à tes services demain soir, reprit Lysandra. Tiens-
toi prête.
– Bien, lâcha Aelin, mais elle dut faire un effort pour rester impassible.
Aedion se pencha en avant et les regarda tour à tour.
– Aelin est-elle censée opérer seule pour lui fournir ce qu’il demande ?
s’enquit-il.
– Non, je crois qu’il l’attend de vous tous.
– Est-ce un piège ? demanda Rowan.
– Probablement, répondit Lysandra. Il veut que vous lui livriez la
marchandise et que vous dîniez avec lui ensuite.
– Démons et dîner, quelle combinaison exquise, commenta Aelin, mais
Lysandra fut la seule à sourire.
– Va-t-il nous empoisonner ? demanda Aedion.
– Non, ce n’est pas son genre, assura Aelin. Mais il serait capable de
mêler à ce dîner une drogue paralysante pour nous enlever et nous emmener
où ça lui chante. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est exercer son pouvoir
sur les autres, poursuivit-elle.
Elle gardait les yeux rivés sur la table, car elle n’avait guère envie de
lire ce qui était écrit sur le visage de Rowan ou sur celui d’Aedion.
– Il aime infliger la souffrance et la peur, mais c’est le pouvoir qu’il
préfère, ajouta-t-elle.
Le visage de Lysandra avait perdu toute sa douceur et son regard froid
et dur était probablement le reflet du sien. Toutes deux savaient par
expérience jusqu’où la soif de pouvoir d’Arobyn pouvait l’entraîner. Aelin
se leva et regarda son amie.
– Je te raccompagne à ta voiture.
Masquée, armée et drapée dans une cape, Aelin était adossée au mur
en pierre d’un immeuble abandonné tandis que Rowan tournait autour de
l’officier Valg ligoté au centre de la pièce.
– Vous avez signé votre arrêt de mort, misérables larves, lança la
créature tapie dans le corps du garde.
Aelin fit claquer sa langue.
– Tu ne dois pas être un démon très doué pour t’être laissé capturer
aussi facilement, lança-t-elle.
Ç’avait vraiment été un jeu d’enfant. Aelin avait choisi la plus petite
patrouille menée par l’officier le moins redoutable. Rowan et elle lui
avaient tendu une embuscade juste avant minuit dans un secteur paisible de
la ville. Elle avait à peine eu le temps de tuer deux gardes que tous les
autres étaient morts de la main de Rowan. Quand l’officier avait voulu
s’enfuir, le guerrier Fae l’avait rattrapé en quelques secondes.
Il l’avait assommé un instant plus tard. Le plus dur avait été de traîner
sa carcasse au milieu des taudis, jusque dans la cave où ils l’avaient
enchaîné sur une chaise.
– Je ne… suis pas… un démon, siffla le garde comme si chaque mot le
brûlait.
Aelin croisa les bras. Rowan, armé à la fois de Goldryn et de Damaris,
tournait autour de l’homme comme un faucon encerclant sa proie.
– Alors à quoi sert cet anneau ? demanda Aelin.
Le prisonnier respirait avec difficulté, comme un être humain.
– À nous réduire en esclavage… à nous corrompre, répondit-il.
– Et que se passe-t-il ensuite ?
– Approche-toi et je te le dirai, fit l’homme d’une voix plus grave et
plus froide.
– Quel est ton nom ? demanda Rowan.
– Vos langues humaines sont incapables de prononcer nos noms.
– « Vos langues humaines sont incapables de prononcer nos noms », le
singea Aelin. Celle-là, je l’ai déjà entendue.
Elle rit doucement tandis que la créature fulminait.
– Quel est ton nom ? Ton vrai nom ?
Le prisonnier eut une violente convulsion qui incita Rowan à
s’approcher de lui. Aelin observait attentivement la lutte entre les deux êtres
emprisonnés dans le corps du garde.
– Stevan, répondit-il enfin.
– Stevan, répéta Aelin.
Le regard que le prisonnier fixait sur elle était lucide.
– Stevan, insista-t-elle plus fort.
– Silence ! glapit le démon.
– D’où viens-tu, Stevan ?
– Assez de… Melisande.
– As-tu une famille, Stevan ?
– Tous morts… comme toi bientôt.
L’homme se raidissait, puis s’affaissait tour à tour.
– Peux-tu ôter cet anneau ?
– Jamais, siffla la créature.
– Pourras-tu revenir parmi nous si tu ne portes plus cet anneau,
Stevan ?
L’homme frissonna et baissa la tête.
– Je ne veux pas l’ôter, même si je le pouvais, dit-il.
– Pourquoi ?
– Les choses… les choses que j’ai… que nous avons faites… Il
adorait me voir les enlever et les tailler en pièces.
Rowan s’immobilisa à côté d’Aelin. Elle devinait l’expression de son
visage sous son masque, son dégoût et sa pitié.
– Parle-moi des princes Valg, reprit-elle.
L’homme comme le démon restèrent silencieux.
– Parle-moi des princes Valg, ordonna-t-elle.
– Ils ne sont que ténèbres, ils ne sont que gloire, ils sont éternels…
– Dis-moi, Stevan… Y en a-t-il un ici, à Rifthold ?
– Oui.
– Dans quel corps ?
– Celui du prince héritier.
– Le prince survit-il dans son corps comme toi dans le tien ?
– Je ne l’ai jamais vu… Je ne lui ai jamais parlé. Si… si c’est un prince
Valg qui est en lui… je ne peux plus tenir, je ne supporte plus cette
créature ! Si c’est un prince Valg… il l’aura brisé, manipulé et il aura
entièrement pris possession de lui.
Oh, Dorian…, pensa-t-elle.
– Je vous en prie, souffla l’homme, dont la voix était creuse et faible
comparée à celle de la créature qui l’habitait. Je vous en prie… Mettez fin à
ce supplice. Je ne le supporte plus.
– Menteur, susurra Aelin. Tu as consenti à cette monstruosité.
– Non, nous n’avions pas le choix. Ils sont venus chez nous, dans nos
familles, ils nous ont dit que ces anneaux faisaient partie de notre uniforme
et que nous devions donc les porter, répondit l’homme.
Mais il frissonna, et c’était à présent une créature antique et inhumaine
qui souriait à Aelin.
– Et toi, quelle est ta nature, femme ? demanda-t-elle en se léchant les
lèvres. Laisse-moi te goûter. Dis-moi ce que tu es.
Aelin observait l’anneau noir au doigt du prisonnier. Autrefois,
plusieurs mois, plusieurs vies auparavant, Cain avait également lutté contre
la créature qui l’habitait. Un jour, en particulier, dans les couloirs du
château, il avait eu l’air traqué, hanté, comme si, malgré cette bague…
– Je suis la mort, si c’est ce que tu désires, dit-elle simplement au
garde.
L’homme s’affaissa et le démon disparut.
– Oui, répondit-il dans un soupir. Oui.
– Que m’offrirais-tu en échange ?
– Tout ce que vous voudrez, souffla l’homme. Je vous en supplie…
Elle regarda la main et l’anneau du garde, puis plongea la sienne dans
sa poche.
– Alors écoute-moi bien…
Elle n’avait pas de robe de deuil, mais elle savait que Sam aurait
préféré quelque chose de gai et de charmant. Elle portait donc ce jour-là une
tunique de la couleur de l’herbe printanière aux manches en velours doré.
Comme la vie, songeait-elle en foulant l’allée du joli petit cimetière
surplombant l’Avery. Les vêtements que Sam aurait aimé lui voir porter
étaient à ses yeux l’image de la vie.
Le cimetière était désert, mais ses pierres tombales et son gazon étaient
bien entretenus et les grands chênes qui l’ombrageaient étaient chargés de
nouvelles feuilles. Le vent soufflant du fleuve scintillant au soleil les faisait
bruire et ébouriffait les cheveux dénoués d’Aelin qui avaient retrouvé leur
couleur de miel doré.
Rowan s’était arrêté devant le petit portail en fer du cimetière et s’était
adossé au tronc d’un chêne pour se dissimuler aux regards dans cette rue
paisible. Si on le remarquait malgré tout, ses vêtements noirs et ses armes le
feraient probablement passer pour un garde du corps.
Elle avait pensé venir seule, mais à son réveil ce matin elle avait tout
simplement eu besoin de sa présence au cimetière.
L’herbe tendre formait comme un tapis sous ses pieds tandis qu’elle
avançait entre les pâles pierres tombales inondées de soleil.
Elle ramassait en chemin de petits cailloux en choisissant les plus
lisses et les plus jolis, ceux qui étaient scintillants de quartz ou veinés de
couleurs. Elle en avait une poignée à la main quand elle s’approcha de la
dernière rangée de stèles au bord du grand fleuve aux eaux brunes et
indolentes.
C’était une jolie tombe, simple et bien propre, sur la pierre de laquelle
on pouvait lire une inscription :
SAM CORTLAND
BIEN-AIMÉ
Arobyn avait laissé la dalle nue, mais Wesley avait expliqué dans sa
lettre à Aelin qu’il avait fait venir un graveur. Alors qu’elle approchait de la
tombe, elle relisait inlassablement l’inscription.
Bien-aimé… oui, beaucoup de gens l’avaient aimé.
Sam. Son Sam…
Elle contempla longuement l’étendue d’herbe et la pierre blanche. Elle
revoyait son visage splendide quand il lui souriait, se fâchait, l’aimait. Elle
choisit les trois cailloux les plus jolis, deux pour les années écoulées depuis
qu’on l’avait arraché à elle, un troisième pour l’année qu’ils avaient passée
ensemble. Elle les déposa avec précaution sur le sommet incurvé de la
pierre tombale.
Elle s’assit contre la dalle en ramenant ses pieds sous elle et posa la
tête contre la pierre lisse et fraîche.
– Salut, Sam, murmura-t-elle dans le vent du fleuve.
Pendant un moment, elle garda le silence. Il lui suffisait d’être auprès
de lui, même de cette manière. Le soleil chauffait ses cheveux et caressait
sa tête comme un souffle tiède. Peut-être était-ce un signe de Mala, même
dans ce lieu.
Alors, doucement et en peu de mots, elle raconta à Sam ce qui lui était
arrivé dix ans auparavant et au cours des neuf derniers mois. Quand elle eut
fini, elle leva les yeux vers les feuilles de chêne qui bruissaient au-dessus
d’elle en passant les doigts dans l’herbe tendre.
– Tu me manques. Tu me manques chaque jour. Et je me demande ce
que tu aurais pensé de tout ça. Et de moi. Je crois… je crois que tu aurais
été un roi merveilleux. Je crois même qu’on t’aurait aimé davantage que
moi, poursuivit-elle, la gorge serrée. Je ne t’ai jamais dit… ce que je
ressentais, mais je t’aimais et je crois qu’une part de moi t’aimera toujours.
Peut-être que tu étais mon âme sœur sans que je l’aie jamais su. Peut-être
que je passerai le reste de ma vie à me le demander. Et peut-être que si je te
revois dans l’au-delà, je connaîtrai la réponse. Mais en attendant… en
attendant, tu me manques et j’aimerais que tu sois là, avec moi.
Elle ne lui ferait pas d’excuses, elle ne s’accuserait de rien parce
qu’elle n’était pas coupable de sa mort. Et ce soir… ce soir, elle le
vengerait.
Elle essuya son visage d’un revers de manche et se releva. Le soleil
sécha ses larmes. Elle sentit son odeur de pin et de neige avant de l’entendre
arriver et quand elle se tourna vers lui, Rowan se tenait à quelques pas
d’elle, les yeux fixés sur la pierre tombale.
– Il était…
– Je sais ce qu’il représentait pour toi, dit-il doucement, et il tendit la
main, non pour saisir la sienne, mais pour prendre un caillou.
Elle ouvrit le poing, il fouilla dans sa paume et en choisit un lisse, rond
et gros comme un œuf de colibri. Avec une douceur qui lui brisa le cœur, il
le posa à côté des siens au sommet de la stèle.
– Tu vas tuer Arobyn ce soir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Après le dîner, quand il sera couché. Je retournerai à ce moment au
Repaire pour en finir avec lui.
Elle était venue là pour se souvenir – pour se rappeler la raison de la
présence de cette tombe et des cicatrices qu’elle gardait sur le dos.
– Et l’amulette d’Orynth ?
– Ce sera le coup final, mais aussi une diversion, répondit-elle.
La lumière du soleil dansant sur l’Avery était presque aveuglante.
– Es-tu prête ? demanda Rowan.
– Oui : je n’ai pas le choix.
Chapitre 40
Elide avait à peu près recouvré ses esprits quand elle proposa à Manon
de nettoyer et de panser son bras. Mais elle était encore bouleversée par
cette scène dans la chambre de Manon et par ce qu’elle avait vu dans la
salle souterraine.
Tu les as laissés faire ça… Elle ne pouvait blâmer Asterin de sa
réaction, même si elle avait été choquée de la voir perdre tout sang-froid.
Elle n’avait jamais vu les sorcières exprimer autre chose qu’un amusement
détaché, de l’indifférence ou une soif de sang irrépressible.
Manon n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elle avait ordonné à
Sorrel de surveiller sa cousine pour l’empêcher de commettre une faute
grave.
Comme si secourir ces Jambes-Jaunes était insensé. Comme si toute
pitié pour leur sort était insensée…
Manon se taisait, les yeux perdus dans le vide. Elide finit d’appliquer
un baume sur sa blessure et tendit la main vers le bandage. La plaie n’était
pas assez profonde pour nécessiter des points de suture.
Elle se risqua à poser une question à Manon.
– Votre royaume détruit vaut-il de tels sacrifices ?
Les yeux d’or brûlé de la sorcière se tournèrent vers la nuit qui tombait
derrière la fenêtre.
– Je ne m’attends pas à ce qu’un être humain puisse comprendre ce
qu’est la vie d’un immortel privé de sa terre natale. Ce qu’on ressent quand
on est condamné à un exil éternel, répondit-elle froidement.
– Mon royaume a été conquis par le roi d’Adarlan et tous ceux que
j’aimais ont été tués. Les terres de mon père et mon titre m’ont été volés par
mon oncle et à présent, ma meilleure chance de survie serait de m’enfuir à
l’autre bout du monde. Alors je comprends ce que c’est de regretter et…
d’espérer.
– Ce n’est pas de l’espoir, c’est l’instinct de survie.
Elide enroula doucement le bandage autour de l’avant-bras de la
sorcière.
– C’est l’espoir de retrouver votre terre natale qui vous incite à obéir
aux ordres, dit-elle.
– Et toi, que vas-tu faire ? Malgré tous tes beaux discours sur l’espoir,
tu es résignée à t’enfuir. Pourquoi ne retournes-tu pas dans ton royaume
pour combattre Adarlan ?
Peut-être fut-ce l’abomination dont elle avait été témoin ce jour-là qui
donna à Elide le courage de parler.
– Mes parents ont été assassinés il y a dix ans. Mon père a été décapité
sur la place publique devant plusieurs milliers de personnes. Ma mère… ma
mère est morte pour protéger Aelin Galathynius, l’héritière du trône de
Terrasen. Elle a retenu les hommes d’Adarlan pour lui laisser le temps de
s’enfuir. Ils ont poursuivi Aelin jusqu’au fleuve gelé. Ils ont raconté ensuite
qu’elle était tombée à l’eau et s’était noyée.
« Mais Aelin possédait la magie du feu, vous savez. Elle était capable
de survivre au froid. Elle… elle ne m’aimait pas beaucoup quand nous
étions petites, et elle ne jouait jamais avec moi parce que j’étais trop timide,
mais… Je n’ai jamais cru ce que ces hommes ont raconté sur sa mort. Je me
suis toujours dit qu’elle s’en est sortie et qu’elle attend seulement son heure
pour libérer Terrasen. Et vous, vous êtes mon ennemie. Parce que si elle
revient un jour, elle vous combattra.
« C’est en pensant à elle que j’ai pu supporter Vernon pendant dix ans,
dans l’espoir qu’elle avait survécu et que le sacrifice de ma mère n’avait pas
été vain. Je me répétais qu’un jour, Aelin viendrait me libérer de cette tour
où j’étais prisonnière.
C’était son plus grand secret, celui qu’elle n’avait jamais osé confier à
personne, pas même à sa nourrice.
– Et même si elle n’est jamais venue, même si je suis maintenant
prisonnière ici, je ne peux pas abandonner cet espoir, reprit-elle. Et je crois
que vous obéissez aux ordres pour la même raison : parce que, chaque jour
de votre vie misérable et horrible, vous avez gardé l’espoir de rentrer chez
vous.
Elide fixa le bandage, puis recula. Manon la dévisageait.
– Si cette Aelin Galathynius était vivante, essaierais-tu de la rejoindre
et de lutter avec elle ? demanda-t-elle.
– Je me battrais de toutes mes forces pour la rejoindre, mais il y a des
limites que je ne franchirais jamais, des actes que je ne commettrais pour
rien au monde. Car je ne crois pas que je pourrais la regarder en face si… si
je ne pouvais pas me regarder en face moi-même.
Manon garda le silence. Elide se dirigea vers la salle de bains pour se
laver les mains.
– Crois-tu que les monstres sont monstrueux par nature ou parce qu’on
les a créés ainsi ? demanda soudain la sorcière.
Après ce qu’elle avait vu ce jour-là, Elide fut tentée de répondre que
certaines créatures étaient mauvaises par essence, mais elle réfléchit à la
question de Manon.
– Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, dit-elle.
Chapitre 41
Rowan luttait contre son envie d’égorger le roi des assassins qui les
précédait dans leur interminable descente aux cachots.
Lui-même suivait de près Aelin dans le long escalier en spirale dont la
puanteur de moisissure, de sang et de rouille devenait plus intense à chaque
pas. Il avait assez subi et infligé de tortures pour savoir ce qui se déroulait
dans ce souterrain.
Et pour deviner la formation qu’Aelin y avait reçue.
C’était encore une toute jeune fille quand ce fumier aux cheveux roux
l’avait menée là pour lui apprendre à dépecer des hommes vivants, à les
faire hurler et supplier avant de les achever.
Rien d’Aelin ne répugnait à Rowan ni ne l’effrayait, mais à l’idée de sa
présence en ce lieu, dans cette puanteur et ces ténèbres…
À mesure qu’elle descendait, les épaules de sa carranam semblaient se
voûter, ses cheveux se ternir, sa peau pâlir davantage.
C’était là qu’elle avait vu Sam pour la dernière fois, comprit-il. Et son
maître le savait, bien entendu.
– La plupart de nos réunions se tiennent ici, car il est plus difficile de
nous y espionner et de nous y surprendre, expliqua Arobyn. Mais ces lieux
ont d’autres usages, comme vous le verrez bientôt.
Tout en parlant, il ouvrait une série de portes les unes après les autres.
Rowan eut l’impression qu’Aelin les comptait, à l’affût du moment de…
– Par ici, voulez-vous ? proposa Arobyn en désignant la porte d’un
cachot.
Rowan toucha le coude d’Aelin. Il avait du mal à garder son sang-froid
ce soir-là, il cherchait sans cesse des prétextes pour la toucher. Mais ce
contact entre eux était crucial. Les yeux d’Aelin rencontrèrent les siens. Son
regard était froid et indéchiffrable.
Tu n’as qu’un mot à dire pour qu’il meure. Nous pourrons alors
fouiller sa maison de fond en comble pour retrouver cette amulette.
Quand elle secoua la tête avant d’entrer dans la cellule, il devina sa
réponse : Pas encore.
Elle avait failli flancher dans l’escalier menant aux cachots. Seuls le
souvenir de l’amulette et la chaleur du guerrier Fae derrière elle lui avaient
donné la force de descendre pas à pas dans les ténèbres du souterrain.
Jamais elle n’oublierait cette salle. Elle hantait encore ses rêves.
La table était vide, mais elle le revoyait étendu sur elle, le corps
rompu, presque méconnaissable, imprégné de l’odeur de la gloriella, un
poison provoquant une paralysie temporaire. Sam avait subi des tortures
dont elle avait ignoré les détails jusqu’au jour où elle avait lu la lettre de
Wesley. Le pire de ces tourments lui avait été infligé sur l’ordre d’Arobyn,
pour le punir de l’avoir aimée, d’avoir touché à la propriété du roi des
assassins.
Arobyn entra dans le cachot d’un pas nonchalant, les mains dans les
poches. Au brusque reniflement de Rowan, Aelin devina l’odeur de ce lieu.
Comme elle était sombre et froide, cette salle où l’on avait déposé le
corps de Sam, où elle avait vomi avant de rester étendue à côté de lui sur
cette table des heures durant, en se refusant à l’abandonner…
Cette salle dans laquelle Aedion enchaînait à l’instant Stevan au mur.
– Sortez, ordonna Arobyn à Rowan et à Aedion. Vous pourrez nous
attendre en haut. Nous ne devrons être dérangés sous aucun prétexte – ni
nous, ni notre invité.
Aedion se raidit.
– Plutôt crever, riposta-t-il, et Aelin le foudroya du regard.
– Lysandra vous attend au salon, reprit Arobyn avec une politesse
étudiée, les yeux fixés sur le Valg qui se débattait en émettant un sifflement
de plus en plus violent. Elle vous tiendra compagnie. Nous remonterons
dans un instant pour le dîner.
Rowan observait Aelin avec la plus grande attention. Elle le regarda et
hocha légèrement la tête.
Il plongea les yeux dans ceux d’Aedion, qui soutint son regard.
Dans d’autres circonstances, ce spectacle l’aurait plutôt amusée. Mais,
heureusement, Aedion se détourna vers l’escalier. Quelques secondes plus
tard, les deux hommes étaient sortis.
Arobyn s’approcha du démon et arracha le capuchon qui dissimulait
son visage.
Des yeux noirs étincelant de rage les fixèrent, cillèrent, puis scrutèrent
le cachot.
– Nous pouvons y aller doucement ou employer la manière forte,
annonça Arobyn d’une voix traînante.
Stevan lui sourit en réponse.
Aelin était assise à la droite d’Arobyn, comme elle l’avait toujours été
au Repaire. Elle s’était attendue à avoir Lysandra en face d’elle, mais la
courtisane était à sa gauche. Un placement sans nul doute délibéré qui lui
laissait le choix de parler soit avec sa rivale de toujours, soit avec Arobyn.
Lysandra avait tenu compagnie à Aedion et à Rowan au salon. Quand
elle les y avait rejoints, Aelin lui avait serré la main pour lui remettre le
message qu’elle avait dissimulé sous sa robe.
Arobyn avait fait asseoir Rowan à sa gauche et Aedion à côté du
guerrier. Les deux seuls membres de la cour d’Aelin étaient donc séparés
d’elle par toute la largeur de la table, la laissant isolée à côté d’Arobyn.
Aucun d’eux n’avait posé de question sur ce qui s’était déroulé au cachot.
Quand des serviteurs silencieux eurent débarrassé le couvert de leurs
hors-d’œuvre, une soupe à la tomate et au basilic, Arobyn reprit la parole.
– Je vous trouve bien peu loquaces, lança-t-il aux deux hommes. Est-
ce la présence de ma protégée qui vous impressionne ?
Aedion, qui avait épié chaque cuillère de soupe qu’Aelin avalait,
haussa un sourcil.
– Vous attendiez-vous à ce que nous échangions des banalités alors que
vous venez d’interroger et de massacrer un démon ? répliqua-t-il.
– J’aimerais simplement en savoir davantage sur chacun de vous, éluda
Arobyn avec un geste désinvolte.
– Fais attention à ce que tu dis, l’avertit Aelin avec un calme qui ne
présageait rien de bon.
– Pourquoi ne pourrais-je me renseigner sur les personnes vivant sous
le même toit que ma protégée ?
– Tu ne t’es pas tant soucié de savoir avec qui je me retrouverais quand
tu m’as fait expédier à Endovier.
Arobyn cilla lentement.
– Alors tu penses que c’était moi ? demanda-t-il.
Lysandra se raidit et Arobyn nota sa réaction, car rien ne lui échappait.
– Lysandra pourra te le confirmer, reprit-il. J’ai lutté bec et ongles pour
te libérer de cette prison. J’y ai perdu la moitié de mes hommes, qui ont été
torturés et tués par le roi. Je suis surpris que ton ami le capitaine ne t’en ait
rien dit. Quel dommage qu’il monte la garde sur un toit ce soir…
Décidément, rien ne lui échappait.
Il regarda Lysandra et attendit.
– Il a vraiment fait son possible, tu sais, murmura-t-elle à Aelin.
Pendant des mois et des mois…
Elle paraissait si sincère qu’Aelin aurait presque pu la croire. Et par
miracle, Arobyn ne soupçonnait pas que Lysandra les avait rencontrés en
secret. Par miracle ou grâce au talent de Lysandra.
– Comptes-tu me dire pourquoi tu nous as invités à dîner ce soir ?
s’enquit Aelin d’une voix traînante.
– Si je ne l’avais pas fait, tu serais repartie aussitôt après avoir déposé
ce démon devant ma porte. Et maintenant, nous savons une foule de choses
dont nous pourrions tirer parti ensemble, déclara Arobyn. Je dois d’abord te
dire que je te trouve bien plus maîtresse de toi-même qu’autrefois. Je
suppose que c’est une bonne nouvelle pour Lysandra. Elle regarde encore
l’entaille que tu as laissée dans le mur de l’entrée quand tu lui as lancé un
poignard à la tête. J’ai gardé cette marque comme souvenir, car tu nous as
bien manqué.
Rowan observait Aelin tel un aspic prêt à frapper.
Tu as vraiment lancé un poignard sur elle ? demanda-t-il.
Arobyn raconta ensuite une empoignade entre Lysandra et Aelin au
cours de laquelle elles avaient dégringolé l’escalier en se griffant et en
crachant comme des chats.
J’étais un peu tête brûlée, répondit-elle.
J’admire de plus en plus Lysandra : l’Aelin de dix-sept ans devait
vraiment être un amour…
J’aurais donné gros pour assister à une rencontre entre l’Aelin de dix-
sept ans et le Rowan du même âge, riposta-t-elle en réprimant un sourire.
Les yeux verts de Rowan pétillèrent. Arobyn pérorait toujours.
Le Rowan de dix-sept ans serait resté idiot devant toi. Il parvenait à
peine à adresser la parole à des femmes étrangères à sa famille.
Menteur – je n’y crois pas une seconde.
Pourtant, c’est vrai. Tes chemises de nuit l’auraient scandalisé… et
même la robe que tu portes ce soir.
Il aurait probablement été encore plus scandalisé s’il avait su que je
ne porte rien sous cette robe.
La table trembla car Rowan l’avait heurtée du genou. Arobyn
s’interrompit, avant de répondre à Aedion qui lui demandait ce que le
démon lui avait raconté.
Tu ne parles pas sérieusement, reprit Rowan.
Cette robe est bien trop moulante pour que je puisse porter des sous-
vêtements : chaque ourlet, chaque pli serait visible.
Rowan hocha imperceptiblement la tête. Une lueur dansait dans ses
yeux, une lumière qu’elle y voyait depuis peu et qu’elle en était venue à
chérir.
Tu adores me choquer, pas vrai ? demanda-t-il.
C’est le seul moyen de captiver un immortel grincheux.
Le sourire de Rowan lui fit tout oublier jusqu’au moment où elle
remarqua le silence des autres convives qui les dévisageaient.
Elle regarda Arobyn, dont le visage était un masque de pierre.
– M’aurais-tu posé une question ? s’enquit-elle.
La lueur froide dans ses yeux d’argent, seul signe de sa colère, l’aurait
autrefois poussée à implorer sa clémence.
– Je t’ai demandé si tu t’es bien amusée, ces dernières semaines, en
démolissant mes placements immobiliers et en mettant mes clients en fuite,
répondit-il.
Chapitre 43
Le salon bien trop vaste était conçu pour accueillir de vingt à trente
convives. Il était rempli de canapés, de fauteuils et de méridiennes. Aelin se
prélassait dans un fauteuil devant le feu. Arobyn était assis en face d’elle, le
regard encore étincelant de fureur.
Elle percevait la présence de Rowan et d’Aedion dans le couloir, à
l’affût de chaque parole et de chaque respiration. Elle se demandait si
Arobyn soupçonnait qu’ils avaient désobéi à son ordre de rester dans la
salle à manger. Probablement pas. Ils étaient plus discrets que des fantômes.
Mais elle ne souhaitait pas davantage qu’Arobyn leur présence au salon –
pas avant qu’elle ait fini ce qu’il lui restait à faire.
Elle croisa les jambes, ce qui mit en évidence ses souliers de velours
noir sobres et ses jambes nues.
– Tu as fait tout cela en punition d’un crime que je n’ai pas commis,
déclara enfin le roi des assassins.
Elle suivit du doigt le bras incurvé de son fauteuil.
– Pour commencer, ne perdons pas de temps en mensonges, Arobyn.
– Car je suppose que tu as dit la vérité à tes amis ?
– Ma cour sait tout ce qu’on peut savoir sur mon compte. Et tout ce
que tu as fait.
– Tu te poses en victime, si j’ai bien compris ? Tu oublies qu’il n’a pas
fallu te pousser beaucoup pour manier le poignard.
– Je suis ce que je suis, mais ça ne change rien au fait que tu savais très
bien qui j’étais quand tu m’as recueillie. Tu m’as pris l’amulette de ma
famille et tu m’as raconté que tous ceux qui partiraient à ma recherche
finiraient fatalement assassinés par mes ennemis, dit-elle d’un trait, sans lui
laisser le temps de s’appesantir sur le sens de ces paroles. Tu as voulu me
façonner, faire de moi ton arme… pourquoi ?
– Pourquoi pas ? J’étais jeune et bouillant de rage parce que mon
royaume venait d’être conquis par cette ordure de roi. Je m’estimais capable
de te fournir des armes qui te permettraient de survivre et de le renverser.
C’est bien pour cette raison que tu es revenue, n’est-ce pas ? Je suis surpris
que le capitaine et toi ne l’ayez pas encore tué : n’était-ce pas ce qu’il
voulait, et la raison pour laquelle il souhaitait coopérer avec moi ? À moins
que tu ne préfères assassiner le roi toi-même ?
– Tu espères me faire croire que ton seul but était que je venge ma
famille et reprenne mon trône ?
– Que serais-tu devenue sans moi ? Une petite princesse gâtée qui a
peur de son ombre. Ton cousin bien-aimé t’aurait enfermée dans une tour
dont il aurait jeté la clef. Ta liberté actuelle, c’est à moi que tu la dois. C’est
moi qui t’ai entraînée à abattre en quelques coups seulement des hommes
de la force d’Aedion Ashryver. Et tout ce que j’ai en retour, c’est ton
mépris.
Aelin serra les poings. Elle sentait encore sur sa paume le poids des
cailloux qu’elle avait déposés le matin même sur la tombe de Sam.
– Que me réserves-tu encore, ô reine toute-puissante ? Devrais-je
t’épargner la peine d’y réfléchir en te révélant directement les moyens les
plus sûrs de m’empoisonner l’existence ? persifla Arobyn.
– Tu sais très bien que ta dette envers moi est loin d’être réglée.
– Ma dette ? Pour quoi ? Pour avoir tenté de te libérer d’Endovier ? Si
j’ai échoué, j’ai au moins fait mon possible pour y parvenir. J’ai soudoyé
des gardes et des fonctionnaires avec l’argent de mes coffres afin qu’on ne
te brise pas irrémédiablement dans les mines. Et pendant une année entière,
j’ai cherché le moyen de te tirer de là.
Comme il le lui avait du reste enseigné, il mélangeait mensonges et
vérités. Certes, il avait soudoyé les gardes et les fonctionnaires pour être sûr
qu’elle serait toujours opérationnelle quand il la ferait libérer. Mais dans sa
lettre, Wesley lui avait expliqué en détail le peu d’efforts qu’Arobyn avait
fournis pour elle dès qu’il avait su qu’on l’expédiait à Endovier. Il lui avait
expliqué comment il avait modifié ses plans en escomptant que le séjour
aux mines la briserait moralement.
– Et Sam ? souffla-t-elle.
– Sam a été assassiné par un sadique que mon bon à rien de garde du
corps s’est mis en tête de tuer en représailles. Tu sais bien que j’étais
contraint de punir Wesley pour ne pas me mettre à dos le nouveau roi de la
pègre.
Vérités et mensonges, encore et toujours. Aelin secoua la tête, les yeux
fixés sur la fenêtre, fidèle à son rôle de petite protégée désemparée et
divisée qui se laisse prendre aux discours de son maître.
– Dis-moi ce que je dois faire pour que tu comprennes, reprit-il. Sais-
tu pourquoi je devais capturer ce démon ? Afin de lui faire avouer tout ce
qu’il sait. Afin que nous puissions nous attaquer au roi pour découvrir ce
qui se trame. Pourquoi crois-tu que je t’ai laissée entrer dans ce cachot ?
Nous abattrons ce roi monstrueux ensemble, avant de nous retrouver tous
avec l’un de ces anneaux au doigt. Ton ami le capitaine peut même se
joindre à nous s’il le désire. Et sans contrepartie.
– Et je suis censée croire un seul mot de ce que tu racontes ?
– J’ai eu tout mon temps pour réfléchir au mal que je t’ai fait, Keleana.
– Aelin, coupa-t-elle. Je m’appelle Aelin. Prouve-moi ta bonne foi en
me remettant cette maudite amulette. Prouve-la-moi encore en m’apportant
les ressources nécessaires, en me laissant disposer de tes hommes pour
parvenir à mes fins.
Elle l’observa. Elle avait l’impression de voir des rouages tourner à
l’intérieur de son esprit froid et calculateur.
– Combien ? demanda-t-il.
Pas un mot de l’amulette – il ne niait pas non plus l’avoir en sa
possession.
– Tu veux renverser le roi ? dit-elle en baissant la voix, comme pour ne
pas être entendue des deux Fae postés dans le couloir. Alors renversons-le,
mais à ma manière. Le capitaine et ma cour resteront en dehors de ça.
– Et moi, qu’est-ce que j’y gagnerai ? Nous vivons des temps
dangereux, tu sais. Pas plus tard qu’aujourd’hui, l’un des plus importants
vendeurs d’opiacés de cette ville a été arrêté et tué par les hommes du roi. Il
n’a réchappé au massacre du marché des Ombres que pour être surpris
pendant qu’il achetait de quoi dîner, à cent mètres de là.
Encore des inepties pour me distraire de mon but, se dit-elle.
– Je ne révélerai rien au roi sur ta demeure, ni sur tes opérations, ni sur
tes clients, répondit-elle. Je ne lui dirai rien non plus du démon dont le sang
imprègne désormais le sol de ton cachot… Crois-moi, j’ai essayé de le faire
partir, mais c’est inutile : le sang de Valg est indélébile.
– Des menaces, Aelin ? Et si moi aussi, je jouais à ce jeu ? Et si je
révélais au roi que le général évadé et l’ancien capitaine de la garde royale
se rendent souvent dans un certain entrepôt ? Et si je lui signalais qu’un
guerrier Fae erre dans les rues de cette ville ? Ou, mieux encore, que sa pire
ennemie vit au cœur de ses taudis ?
– Alors ce serait une course de vitesse entre nous deux jusqu’au palais.
Le seul ennui pour toi, c’est que le capitaine a posté aux portes du château
des hommes prêts à porter un message au roi. Ils n’attendent qu’un signal
de ma part.
– Pour donner ce signal, il faudrait que tu sortes vivante d’ici.
– Au contraire : ils avertiront le roi uniquement si nous ne ressortons
pas tous vivants d’ici, je le crains.
Arobyn lui adressa un regard froid.
– Comme tu es devenue cruelle et impitoyable, mon amour, dit-il.
Deviendras-tu également un tyran ? Dans ce cas, tu ferais bien de passer
d’abord des anneaux aux doigts de tes partisans.
Il plongea la main dans sa tunique. Aelin dut faire un effort pour
garder son sang-froid quand elle vit briller une chaîne autour des longs
doigts blancs d’Arobyn et entendit un léger cliquetis…
L’amulette était exactement semblable au souvenir qu’elle en avait
gardé.
C’était dans ses mains d’enfant qu’elle l’avait tenue la dernière fois, et
avec ses yeux d’enfant qu’elle avait contemplé le fond bleu céruléen sur
lequel se détachaient le cerf ivoire et l’étoile d’or qui brillait entre ses
bois… Le cerf immortel de Mala la pourvoyeuse de feu que Brannon en
personne avait amené sur ses terres et libéré dans la forêt d’Oakwald.
L’amulette scintilla quand Arobyn l’ôta de son cou.
La troisième et dernière clef de Wyrd…
C’était cette clef qui avait fait la puissance des ancêtres d’Aelin, qui
avait rendu Terrasen invulnérable au point qu’aucune armée ennemie
n’avait jamais franchi ses frontières. Jusqu’au jour où Aelin était tombée
dans la Florine, où cet homme avait ôté l’amulette de son cou, où l’armée
d’un conquérant avait déferlé sur Terrasen. Depuis ce jour, la puissance
d’Arobyn n’avait fait que croître : le petit seigneur des assassins s’était
couronné roi de leur guilde sur tout le continent. Peut-être tout son pouvoir
et toute son influence provenaient-ils uniquement de la clef qu’il portait au
cou depuis dix ans.
– Je m’y suis vraiment attaché, tu sais, déclara-t-il en lui remettant
l’amulette.
Il savait donc qu’elle la lui réclamerait ce soir. Peut-être avait-il
toujours eu l’intention de la lui céder pour gagner sa confiance, ou pour
qu’elle cesse de semer le trouble parmi ses clients et dans ses affaires.
Elle dut se faire violence pour rester impassible quand elle tendit la
main vers le bijou.
Quand ses doigts effleurèrent la chaîne d’or, elle aurait préféré n’avoir
jamais rien su de cette amulette, ne l’avoir jamais touchée et même ne s’être
jamais trouvée dans la même pièce qu’elle. C’est mal, chantait son sang et
gémissaient ses os. C’est mal…
L’amulette était plus lourde qu’il n’y paraissait et encore chaude du
corps d’Arobyn, ou peut-être du pouvoir sans limites qui sommeillait en
elle.
La clef de Wyrd.
Dieux tout-puissants…
Avec quelle hâte, avec quelle facilité il la lui avait remise… Comment
n’avait-il pas perçu ou remarqué son pouvoir ? Mais peut-être fallait-il avoir
de la magie dans les veines pour le sentir. Peut-être ce pouvoir ne l’avait-il
jamais appelé comme il appelait maintenant Aelin, ce pouvoir à l’état pur
qui caressait tous ses sens comme un chat venu se frotter contre ses jambes.
Comment se faisait-il que ni sa mère ni son père ne l’aient jamais senti ?
Elle brûlait de se ruer hors du salon, mais elle se domina et passa la
chaîne à son cou. L’amulette devint encore plus lourde, telle une force qui
pesait sur ses os et se répandait dans son sang comme de l’encre dans l’eau.
C’est mal…
– Demain matin, nous reparlerons de tout cela, déclara-t-elle
froidement. Fais venir les meilleurs de tes hommes ou, à défaut, tous ceux
qui te lèchent les bottes. Alors nous dresserons des plans.
Elle se leva de son fauteuil, les jambes flageolantes.
– Sa Majesté a-t-elle d’autres demandes à me faire ? persifla-t-il.
– Tu ne crois pas que je sais que tu as l’avantage ? répliqua-t-elle en
faisant appel à tout son sang-froid. Tu as bien trop facilement consenti à
m’aider, mais ce petit jeu me plaît. Alors continuons.
Le sourire qu’il lui adressa en réponse avait quelque chose de reptilien.
Chaque pas vers la porte fut une épreuve alors qu’elle s’efforçait de
chasser de son esprit le pouvoir qui palpitait sur sa poitrine. Elle s’arrêta
devant le seuil.
– Si tu nous trahis ce soir, Arobyn, je ferai passer ce que tu as fait subir
à Sam pour un acte de compassion, comparé à ce que je t’infligerai.
– Aurais-tu encore gagné en savoir-faire pendant ces deux dernières
années ?
Elle lui adressa un sourire narquois et le toisa : le lustre de ses cheveux
roux, ses larges épaules, sa taille mince, ses mains semées de cicatrices et
ses yeux gris argenté illuminés de défi et de triomphe.
Tous ces détails hanteraient probablement ses rêves jusqu’à sa mort.
– J’oubliais une dernière chose, lança Arobyn.
Elle dut se maîtriser pour hausser un sourcil blasé tandis qu’il
s’approchait d’elle assez près pour l’embrasser et l’étreindre. Mais il se
contenta de prendre sa main, dont il caressa la paume de son pouce.
– Je crois que je serai enchanté de ton retour parmi nous, susurra-t-il.
Puis, à une vitesse qui ne lui laissa pas le temps de réagir, il passa
l’anneau en pierre de Wyrd à son doigt.
Chapitre 44
Rowan trembla de rage pendant tout le trajet de retour qui eut lieu dans
un silence complet.
Aedion et lui avaient entendu chaque mot prononcé dans cette pièce. Il
avait été témoin de la touche finale qu’Arobyn avait apportée à son œuvre,
de son geste de propriétaire s’emparant du jouet flambant neuf qu’il vient
d’acquérir.
Rowan n’osait prendre la main d’Aelin pour examiner l’anneau.
Immobile et silencieuse, elle regardait fixement la cloison de la
voiture.
Une poupée brisée et docile.
Je t’aime, Arobyn Hamel.
Chaque minute était un supplice, mais on les épiait peut-être en cet
instant, même s’ils étaient déjà devant l’entrepôt et descendaient de voiture.
Quand l’attelage s’éloigna, Rowan et Aedion encadrèrent la reine pour
entrer dans le bâtiment et monter l’escalier.
Les rideaux étaient tirés dans l’appartement où quelques bougies
brûlaient. Leurs flammes faisaient reluire le dragon d’or de l’extraordinaire
robe d’Aelin. Rowan retint son souffle tandis qu’elle restait immobile au
milieu de la salle de séjour, telle une esclave attendant des ordres.
– Aelin ? appela Aedion d’une voix rauque.
Elle leva les mains, se tourna vers lui et ôta l’anneau.
– Voilà donc ce qu’il voulait. Franchement, je m’étais attendue à plus
grandiose, commenta-t-elle.
Quand la pluie se mua en une douce bruine, Aelin, qui était longtemps
restée dans les bras de Rowan, perdue dans ses pensées et réconfortée par sa
force, leva les yeux vers lui.
Elle contempla les lignes énergiques de son visage, ses pommettes
dorées par la pluie et la lumière de la rue. À l’autre bout de la ville, dans
une pièce qu’elle ne connaissait que trop bien, Arobyn se vidait de son sang
ou était peut-être déjà mort. Du moins l’espérait-elle.
C’était à la fois une pensée sinistre et une libération, comme le déclic
d’un verrou qui s’ouvrait enfin.
Rowan tourna la tête pour l’observer. Ses traits s’adoucirent, son
visage devint plus avenant et même vulnérable.
– Dis-moi à quoi tu penses, murmura-t-il.
– Je pense que la prochaine fois que je voudrai te troubler, il me suffira
de mentionner que je porte rarement des sous-vêtements.
Ses pupilles flamboyèrent.
– Pourquoi ces provocations, princesse ?
– Pourquoi pas ?
Les doigts de sa main passée autour de la taille d’Aelin se crispèrent
comme s’il hésitait à la lâcher.
– J’ai vraiment pitié des ambassadeurs étrangers qui auront affaire à
toi, lança-t-il.
Elle sourit, à la fois troublée et téméraire. Dans le cachot d’Arobyn,
elle avait compris qu’elle était lasse. Lasse de la mort, de l’attente et des
adieux.
Elle leva une main et la posa sur la joue de Rowan.
La douceur de sa peau la surprit et elle sentit sous ses doigts la force et
la beauté de son ossature.
Elle attendit qu’il s’écarte, mais il restait immobile et la regardait
fixement. Il regardait en elle, comme toujours. Ils étaient amis, mais bien
plus que cela, infiniment plus, et elle le savait depuis plus longtemps qu’elle
n’avait voulu se l’avouer. Elle caressa doucement du pouce sa pommette, sa
peau glissante sous la pluie.
Le désir la frappa comme une pierre. Elle avait été stupide de le
repousser, de le nier, alors qu’une part d’elle s’était languie de Rowan
chaque matin, quand elle tendait la main vers la moitié vide du lit.
Elle leva son autre main vers son visage. Les yeux de Rowan se
rivèrent aux siens et sa respiration devint plus rapide tandis qu’elle suivait
le tracé de son tatouage le long de sa tempe.
Les mains de Rowan se resserrèrent autour de sa taille, ses pouces
effleurèrent le bas de sa cage thoracique et elle dut se maîtriser pour ne pas
ployer sous cette étreinte.
– Rowan, souffla-t-elle.
Sur ses lèvres, son nom était une imploration et une prière. Ses doigts
descendirent le long de sa joue et…
Il saisit l’un de ses poignets, puis l’autre, et arracha ses mains de son
visage avec un grondement sourd. Le monde s’ouvrit comme un abîme
froid et silencieux autour d’elle.
Il lâcha ses mains comme si elles étaient en feu et recula. Ses yeux
verts étaient ternes et opaques, un regard qu’elle ne lui avait plus vu depuis
longtemps. Elle l’observa, la gorge serrée.
– Ne fais pas cela. Ne me… touche pas comme ça, dit-il.
Son sang rugissait dans ses oreilles et son visage était brûlant. Elle
déglutit péniblement.
– Je suis désolée.
Elle invoqua mentalement tous les dieux. Il avait plus de trois cents
ans. Il était immortel. Et elle… elle…
– Je ne voulais pas…, reprit-elle, et elle recula vers la porte. Je suis
désolée, répéta-t-elle. Ça ne signifiait rien.
– C’est bon, répondit-il en se dirigeant à son tour vers la porte. Tout va
bien.
Et il disparut dans l’escalier sans un mot. Restée seule, elle frotta sur
son visage trempé les restes huileux de son maquillage.
Ne me touche pas comme ça.
C’était une limite on ne peut plus claire. Une limite, parce qu’il était
âgé de trois cents ans, immortel, qu’il avait perdu son âme sœur parfaite et
qu’elle-même était… jeune et inexpérimentée, son carranam et sa reine, et
qu’il ne désirait rien de plus. Si elle s’était montrée moins stupide, moins
inconsciente, peut-être aurait-elle compris que cette lueur de désir qu’elle
avait surprise dans ses yeux ne signifiait pas pour autant qu’il voulait aller
plus loin. Peut-être même se haïssait-il de la désirer.
Dieux tout-puissants…
Qu’avait-elle fait ?
La pluie ruisselant sur les fenêtres projetait des ombres mouvantes sur
le parquet et les murs de la chambre d’Arobyn.
Lysandra l’observait depuis un moment en écoutant le rythme régulier
de l’orage et la respiration de l’homme qui dormait à côté d’elle,
parfaitement inconscient.
Si elle devait agir, c’était le moment, alors que son sommeil était le
plus profond et que la rumeur de la pluie noyait tous les autres bruits. Une
bénédiction, cette pluie, un don de Temis, la déesse des créatures sauvages
qui l’avait autrefois protégée en tant que métamorphe et qui n’oubliait
aucune bête en cage dans le monde.
Quatre mots… le message qu’Aelin lui avait glissé plus tôt dans la
soirée tenait en quatre mots :
Il est à toi.
C’était un présent, elle le savait, un présent d’une reine qui n’avait rien
d’autre à offrir à une putain sans nom à la triste histoire.
Lysandra roula sur le côté pour contempler l’homme nu endormi à
quelques centimètres d’elle, le visage à demi dissimulé sous la soie rouge
de ses cheveux.
Il n’avait jamais soupçonné qui avait fourni à Aelin les renseignements
sur Cormac. Elle avait toujours rusé avec Arobyn, elle avait porté un
masque devant lui depuis son enfance. Il ne s’était jamais donné la peine de
voir en elle autre chose que la courtisane insipide et vaniteuse dont elle
avait tenu le rôle. Sinon, il ne l’aurait jamais laissée dormir dans son lit
alors qu’il cachait un poignard sous son oreiller.
Il l’avait traitée sans ménagement ce soir-là et elle savait qu’elle en
garderait un bleu à l’avant-bras, là où il l’avait serrée trop fort. Victorieux,
suffisant, tel un roi sûr de tenir sa couronne, il n’avait même pas remarqué
qu’il lui avait fait mal.
Au dîner, elle avait vu la colère enflammer son visage quand il avait
surpris Aelin et Rowan à échanger des sourires. Tous ses bons mots et ses
anecdotes étaient tombés à plat ce soir-là parce que Aelin avait été trop
captivée par Rowan pour les entendre.
Elle se demanda si Aelin avait compris. Rowan savait. Aedion savait.
Et Arobyn aussi. Il avait bien vu que, avec Rowan à son côté, elle n’avait
plus peur de son ancien maître. Arobyn était désormais superflu à ses yeux
– pour ne pas dire hors-sujet.
Il est à toi.
Après le départ d’Aelin, convaincu de son emprise sur elle, Arobyn
avait fait venir ses hommes.
Lysandra n’avait pas pu écouter leur entretien, mais elle savait que le
prince Fae serait sa première cible. Rowan mourrait. Rowan devrait
impérativement mourir. Elle l’avait lu dans les yeux d’Arobyn quand il
avait regardé la reine et le prince se tenir par la main et se sourire au milieu
des abominations qui les entouraient.
Elle se rapprocha d’Arobyn, se blottit contre lui et glissa la main sous
l’oreiller. Il ne remua même pas. Sa respiration restait profonde et régulière.
Il avait toujours bien dormi. La nuit où il avait tué Wesley, il avait
dormi à poings fermés, inconscient des larmes silencieuses qu’elle n’avait
pu réprimer malgré sa volonté de fer.
Elle savait qu’elle retrouverait un jour un amour semblable à celui de
Wesley. Cet amour serait profond, constant et inespéré. Il serait le
commencement, la fin et l’éternité, capable de changer le cours de l’histoire
et de bouleverser la face du monde.
Le manche du poignard était froid contre sa paume. Quand elle roula
vers l’autre côté du lit comme si elle s’agitait dans son sommeil, elle tenait
fermement l’arme.
Un éclair fit luire la lame comme du vif-argent.
Pour Wesley. Pour Sam. Pour Aelin…
Et pour elle-même. Pour l’enfant qu’elle avait été, pour la jeune fille
de dix-sept ans dont on avait vendu la virginité aux enchères, pour la femme
qu’elle était devenue, pour son cœur déchiré qui saignait encore…
Ce fut incroyablement facile de s’asseoir dans le lit et de trancher la
gorge d’Arobyn.
Chapitre 45
AELIN AVAIT DÉCIDÉ que cette journée était perdue et que plus rien ne
pourrait la sauver – certainement pas ce qu’elle devait faire dans
l’immédiat, du moins.
Dans le galop de l’attelage qui l’emportait armée jusqu’aux dents, elle
essayait d’oublier les paroles de Rowan. Mais ces paroles résonnaient en
elle comme elles l’avaient fait toute la nuit, tandis qu’elle s’efforçait
d’ignorer sa présence à son côté. Ne me touche pas comme ça.
Elle était assise le plus loin possible de Rowan. Elle lui parlait, bien
sûr, mais calmement et avec réserve, et il lui donnait des réponses
succinctes. Aedion l’avait remarqué, mais il eut le tact de ne poser aucune
question.
Elle avait besoin de tout son sang-froid et de toute sa détermination
pour les heures à venir.
Arobyn était mort.
La nouvelle de son assassinat s’était répandue une heure auparavant.
Tern, Harding et Mullin, les trois assassins qui avaient pris le contrôle de la
guilde et du Repaire en attendant que l’on tire cette affaire au clair, avaient
prié Aelin de venir sur-le-champ.
Elle savait ce qui s’était passé, bien entendu. C’était un soulagement
de se l’entendre confirmer, de savoir que Lysandra avait accompli ce geste
et survécu, mais…
Il était mort.
L’attelage s’arrêta devant le Repaire, mais Aelin resta immobile. Le
silence tomba à l’intérieur de la voiture tandis qu’ils levaient les yeux vers
le manoir en pierre pâle qui les dominait de toute sa hauteur. Aelin ferma
les yeux et inspira profondément.
Une dernière fois. Tu dois porter ce masque une dernière fois. Ensuite,
tu pourras enterrer Keleana Sardothien pour de bon.
Elle ouvrit les yeux, se redressa et releva le menton alors que le reste
de son corps se déployait avec une grâce féline.
Aedion la dévisageait bouche bée. Aelin comprit qu’il ne restait plus
rien dans son expression de la cousine qu’il avait appris à connaître. Elle
regarda Aedion, puis Rowan et un sourire cruel se dessina sur ses lèvres
tandis qu’elle se penchait pour ouvrir la portière.
– Ne restez pas sur mon chemin, leur dit-elle.
Quand elle sauta de la voiture, sa cape claqua dans le vent printanier.
Elle monta d’un trait l’escalier et ouvrit la porte du Repaire d’un coup de
pied.
Chapitre 47
– QU’EST-IL ARRIVÉ, PAR L’ENFER ? rugit Aelin tandis que les battants
de la porte claquaient derrière elle. Aedion et Rowan la suivirent, le visage
dissimulé sous de lourds capuchons.
L’entrée était déserte, mais elle entendit un bruit de verre brisé dans le
salon aux portes fermées et…
Trois hommes, un grand, un petit et mince et le troisième d’une
vigueur monstrueuse, firent irruption dans l’entrée. C’étaient Harding, Tern
et Mullin. Elle leur montra les dents, surtout à Tern. C’était le plus petit, le
plus âgé et le plus retors, le meneur du groupe. Il avait probablement espéré
qu’elle tuerait Arobyn le soir où ils s’étaient croisés au Caveau.
– Expliquez-vous, et vite, siffla-t-elle.
– Non, toi d’abord, répliqua Tern en se campant devant elle.
Quand le regard des assassins s’arrêta sur Rowan et sur lui, Aedion
poussa un grondement sourd.
– Ne vous occupez pas de mes chiens de garde. Parlez, maintenant !
rugit Aelin.
Un sanglot étouffé leur parvint du salon. Aelin lança un regard dans sa
direction par-dessus l’épaule massive de Mullin.
– Que font ces deux traînées ici ? demanda-t-elle.
– C’est Lysandra qui s’est réveillée en hurlant à côté de son cadavre,
expliqua Tern en la foudroyant du regard.
Les doigts d’Aelin se recourbèrent comme des griffes.
– C’était elle, vraiment ? murmura-t-elle, les yeux flambant d’une furie
telle que Tern s’écarta quand elle marcha vers le salon.
Lysandra était effondrée dans un fauteuil, le visage enfoui dans un
mouchoir. Clarisse, sa maquerelle, se tenait derrière elle, pâle et les traits
tirés.
La peau de Lysandra et ses cheveux étaient couverts de sang. Des
taches imprégnaient aussi la soie légère du peignoir qui voilait à peine sa
nudité.
Elle se redressa en sursaut, les yeux rougis et le visage marbré de rose.
– Je n’ai pas… Je jure que je n’ai pas…, bredouilla-t-elle.
C’était une performance remarquable.
– Pourquoi devrais-je te croire sur parole ? demanda Aelin d’une voix
traînante. Après tout, toi seule avais accès à sa chambre.
Clarisse, une femme aux cheveux dorés qui vieillissait avec grâce, fit
claquer sa langue.
– Lysandra n’aurait jamais fait le moindre mal à Arobyn. Pourquoi
l’aurait-elle tué alors qu’il a tant fait pour payer ses dettes ? dit-elle.
– Est-ce que je t’ai demandé ton putain d’avis, Clarisse ? lança Aelin,
la tête inclinée sur le côté.
Rowan et Aedion restaient silencieux, prêts à tuer sur son ordre. Elle
crut lire de la stupeur dans leur regard et s’en réjouit.
– Montrez-moi où vous l’avez trouvé, ordonna-t-elle aux trois
assassins.
Tern la toisa sans répondre. Il semblait peser chaque parole qu’elle
venait de prononcer. Un vaillant effort pour découvrir si j’en sais plus que
je devrais, se dit-elle. Il désigna l’escalier en spirale qu’on entrevoyait par
les portes ouvertes du salon.
– Dans sa chambre, répondit-il. Mais nous avons descendu le corps au
sous-sol.
– Vous l’avez déplacé avant que je puisse examiner les lieux ?
– Nous t’avons fait venir par pure courtoisie, intervint le grand et
taciturne Harding.
Et pour découvrir si j’étais l’assassin.
Elle sortit du salon, un doigt pointé vers Lysandra et Clarisse.
– Si l’une d’elles essaie de s’enfuir, étripe-la, ordonna-t-elle à Aedion.
Le sourire d’Aedion brilla dans l’ombre de son capuchon. Ses mains
restaient négligemment à portée de ses poignards.
La chambre d’Arobyn était un bain de sang. Aelin ne jouait pas la
comédie quand elle s’arrêta devant le seuil, les yeux fixés sur le lit maculé
et la mare qui s’étendait à ses pieds.
Par tous les dieux, que lui avait fait subir Lysandra ?
Elle serra les poings pour réprimer le tremblement de ses mains car
elle savait que les trois assassins montés derrière elle épiaient tous ses
gestes et chacune de ses respirations.
– Comment l’a-t-on tué ? demanda-t-elle.
– On lui a tranché la gorge et on l’a laissé s’étouffer dans son sang,
grommela Mullin.
La nausée qu’elle ressentit n’avait rien de feint. Lysandra n’avait pas
voulu l’achever rapidement.
– Là, dit-elle, la gorge serrée. Là, il y a une empreinte de pied dans le
sang…
– De botte, précisa Tern, qui s’était avancé à côté d’elle. Une grande
pointure, probablement celle d’un homme, ajouta-t-il avec un regard
insistant aux pieds minces d’Aelin.
Il examina ensuite ceux de Rowan, qui se tenait derrière Aelin. Le sale
petit fumier… Bien entendu, les empreintes que Chaol avait laissées dans la
chambre ne correspondaient à aucune des leurs.
– Le loquet paraît intact, observa-t-elle en posant une main sur la
porte. Et la fenêtre ?
– Vérifie toi-même, dit Tern.
Mais elle devrait marcher dans le sang d’Arobyn pour rejoindre la
fenêtre.
– Dis-le-moi, insista-t-elle d’une voix calme et lasse.
– Le loquet a été brisé de l’extérieur, répondit Harding, et Tern lui
lança un regard noir.
Aelin recula dans la pénombre fraîche du couloir. Rowan se taisait
toujours et gardait ses distances, dissimulant ses traits de Fae sous son
capuchon et ses longues canines dans sa bouche close.
– Personne n’a rien remarqué d’anormal hier soir ? demanda-t-elle aux
trois assassins.
Tern haussa les épaules.
– Il y a eu un orage cette nuit, répondit-il. L’assassin a probablement
attendu qu’il éclate pour tuer.
Son regard s’attarda sur elle. Une violence malsaine sourdait de ses
yeux sombres.
– Pourquoi ne parles-tu pas franchement, Tern ? Pourquoi ne me
demandes-tu pas où j’étais la nuit dernière ?
– Nous savons où tu étais, intervint Harding.
Il s’était approché de Tern, qu’il dominait de toute sa hauteur. Son long
visage inexpressif n’avait rien de bienveillant.
– Nos espions t’ont vue, poursuivit-il. Tu as passé toute la nuit chez
toi. Tu es restée un certain temps sur le toit de ta maison avant d’aller te
coucher.
Tout se déroulait exactement comme elle l’avait prévu.
– Pourquoi me raconter tout ça ? Pour que je traque et que j’élimine
vos petits espions ? répliqua Aelin d’une voix suave. Car c’est exactement
ce que je compte faire après avoir démêlé ce sac de nœuds.
Mullin poussa un soupir excédé et foudroya Harding du regard, mais
ne répondit rien. C’était un homme avare de paroles, parfait pour les basses
besognes.
– Si tu ne touches pas à nos hommes, nous ne toucherons pas aux
tiens, déclara Tern.
– Je ne conclus pas de marché avec des raclures et des assassins de
second rang, pépia Aelin.
Elle lui adressa un sourire mauvais avant de lui tourner le dos et de
redescendre l’escalier, suivie de Rowan.
Elle adressa un signe de tête à Aedion en entrant dans le salon. Il
montait la garde avec un sourire carnassier. Lysandra n’avait pas remué
d’un centimètre.
– Tu peux partir, annonça Aelin.
Lysandra redressa vivement la tête.
– Quoi ? aboya Tern.
Aelin montra la porte.
– Pourquoi ces deux putains auraient-elles tué leur meilleur client ? Je
crois qu’elles et toi aviez tout intérêt à le garder en vie, lança-t-elle par-
dessus son épaule.
Clarisse toussota avec insistance.
– Quoi ? lança Aelin.
Clarisse était mortellement pâle, mais elle gardait la tête haute.
– Si vous permettez, le directeur de la banque doit arriver d’un instant
à l’autre pour lire le testament. Arobyn…, poursuivit-elle en se tamponnant
les yeux avec son mouchoir, vivante image de l’affliction, Arobyn m’a
informée que nous figurions sur son testament. Nous aimerions donc
assister à sa lecture.
Aelin sourit de toutes ses dents.
– Le sang d’Arobyn n’est pas encore sec que vous vous précipitez déjà
sur l’héritage comme des vautours, commenta-t-elle. Je me demande
pourquoi ça me surprend. Peut-être que je vous ai rayées un peu trop vite de
la liste des suspects ?
Clarisse devint livide et Lysandra se mit à trembler.
– Je t’en supplie, Keleana, implora la courtisane. Nous n’avons pas…
Jamais je n’aurais…
On frappa au portail du Repaire. Aelin plongea les mains dans ses
poches.
– Eh bien, quand on parle du loup…, fit-elle.