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Déjà parus

aux éditions de La Martinière Jeunesse :

Tome 1 : L’Assassineuse
Tome 2 : La Reine sans couronne
Tome 3 : L’Héritière du Feu
Illustrations de couverture : Gregory Bricout
Édition originale publiée sous le titre Queen Of Shadows
par Bloomsbury Publishing, Inc., New York
© 2015 Sarah J. Maas
Carte © 2015 Kelly de Groot
Tous droits réservés.

Pour la traduction française :


© 2020, Éditions de La Martinière Jeunesse, une marque des éditions
de La Martinière, 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris.

ISBN : 978-2-7324-9532-3

Conforme à la loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
www.lamartinierejeunesse.fr
www.lamartinieregroupe.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Pour Alex Bracken,

Pour les six années d’e-mails,


Pour les milliers de pages critiquées,
Pour ton cœur de tigre et ta sagesse de Jedi,
Et pour te remercier d’être toi.

Je suis si heureuse de t’avoir envoyé ce mail, ce jour-là,


Et tellement reconnaissante que tu y aies répondu.
Table des matières
Titre

Déjà parus aux éditions de La Martinière Jeunesse

Copyright

Dédicace

Chapitre premier

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13
Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33
Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47
Chapitre premier

QUELQUE CHOSE ATTENDAIT DANS LES TÉNÈBRES.


Une chose antique et cruelle qui arpentait les ombres dont son esprit
était prisonnier. Elle n’était pas de ce monde, mais on l’avait fait venir pour
qu’elle envahisse tout son être de son froid primordial. Une barrière
invisible la séparait encore de lui, mais ce mur s’effritait un peu plus à
chaque fois que la créature le longeait pour en éprouver la solidité.
Il ne se rappelait plus son propre nom.
C’était ce qu’il avait oublié en premier quand les ténèbres l’avaient
englouti, des semaines, des mois ou des millénaires auparavant. Plus tard,
les noms de tous ceux qui lui avaient été chers s’étaient évanouis de sa
mémoire. Il pouvait se souvenir de l’horreur et du désespoir – seulement
quand des hurlements, des visions de sang et la sensation d’un vent glacé
jaillissaient par intervalles dans ces ténèbres, comme le battement régulier
d’un tambour. Plusieurs personnes qu’il aimait s’étaient tenues dans cette
salle de marbre rouge et de verre. La femme avait perdu sa tête…
Perdu… comme si c’était sa faute à elle.
Une femme exquise aux mains délicates comme des colombes d’or.
Non, ce n’était pas elle la fautive, cette femme dont le nom s’était effacé de
sa mémoire. C’était l’homme assis sur le trône de verre qui avait ordonné
au garde de trancher chair et os.
Dans les ténèbres, il ne restait rien au-delà de l’instant où la tête de
cette femme avait touché terre. Il n’existait plus que cet instant, encore et
encore, et cette créature qui allait et venait, toute proche de lui, et attendait
qu’il s’effondre, qu’il cède, qu’il se laisse envahir par elle. Un prince…
Il ne se souvenait plus si la créature était le prince, ou si lui-même
avait été un prince. Probablement pas. Un prince n’aurait pas permis que la
tête de cette femme soit tranchée. Un prince aurait arrêté cette lame. Un
prince aurait sauvé cette femme.
Mais il ne l’avait pas sauvée et il savait que personne ne viendrait à
son secours non plus.
Il existait encore un monde bien réel au-delà des ombres. Il était forcé
de s’y mouvoir par l’homme qui avait ordonné le meurtre de cette femme
exquise. Et quand il s’exécutait, personne ne remarquait qu’il était devenu
presque une marionnette qui devait faire des efforts surhumains pour parler,
pour surmonter les entraves imposées à son esprit. Il haïssait les autres
d’être ainsi ignorants de son sort. C’était l’une des rares émotions qu’il
connaissait encore.
Je n’étais pas censée vous aimer. C’est ce que la femme avait dit, et
puis elle était morte. Elle n’aurait pas dû l’aimer et il n’aurait pas dû avoir
l’audace de l’aimer. Il méritait ces ténèbres, et quand cette barrière invisible
céderait, quand la créature bondirait, s’infiltrerait en lui, le remplirait… il
l’aurait mérité.
Il restait donc prisonnier dans la nuit, témoin du cri, du sang et de
l’impact de la chair sur la pierre. Il savait qu’il devrait lutter – il avait
d’ailleurs lutté lors de ces quelques secondes avant que le torque de pierre
noire ne se referme sur son cou.
Mais la chose attendait dans les ténèbres et il serait bientôt incapable
de la combattre.
Chapitre 2

APPUYÉE AU COMPTOIR EN CHÊNE USÉ, Aelin Ashryver Galathynius,


héritière du feu sous les auspices de Mala, la déesse pourvoyeuse de feu, et
reine légitime de Terrasen, faisait le tri parmi les bruits de la taverne –
clameurs, gémissements et chansons grivoises. S’il avait usé plusieurs
propriétaires au cours des années précédentes, ce dédale souterrain dédié au
péché et connu sous le nom de Caveau n’avait pas changé pour autant. Il y
régnait toujours la même chaleur étouffante, il puait toujours la bière
éventée et les corps crasseux et, comme toujours, il était bondé de crapules
et de criminels de carrière.
Plus d’un jeune seigneur et plus d’un fils de marchand avaient
descendu crânement son escalier pour ne jamais revoir la lumière du jour.
Certains avaient exhibé leur or et leur argent devant la mauvaise personne,
d’autres avaient été assez vaniteux ou assez ivres pour croire qu’ils
pourraient sauter dans les fosses où se déroulaient les combats et en
ressortir vivants. Certains avaient maltraité l’une des femmes à vendre dans
les alcôves de la vaste salle et appris à leurs dépens qui, de ces femmes ou
d’eux, avait plus de valeur aux yeux des propriétaires de l’établissement.
Aelin but une gorgée de la chope de bière que le tavernier en sueur
avait poussée devant elle un instant plus tôt. Si la bière était diluée et de
piètre qualité, du moins était-elle froide. Un fumet de viande rôtie à l’ail lui
parvint par-dessus la puanteur des corps. Son estomac gronda, mais elle
n’était pas assez stupide pour commander à manger. D’abord parce que
cette viande n’était pas sans lien avec les rats de la ruelle au-dessus de la
cave. Ensuite parce que les clients les plus riches qui en consommaient
s’endormaient pour se réveiller le lendemain étendus dans ladite ruelle et la
bourse vide. Quand ils se réveillaient.
Les vêtements d’Aelin étaient sales, mais suffisamment élégants pour
en faire la cible de voleurs. Elle avait donc humé sa bière et elle l’avait
goûtée avant de la boire. Elle devrait manger sous peu, mais pas avant
d’avoir obtenu au Caveau les réponses aux questions suivantes : que s’était-
il donc passé à Rifthold pendant les mois de son absence ? Et qui était le
client qu’Arobyn Hamel désirait si ardemment rencontrer qu’il se risquait
au Caveau alors que des gardes en uniforme noir sillonnaient la ville
comme des hordes de loups ?
Elle était parvenue à esquiver l’une de ces patrouilles dans le désordre
du débarquement, mais pas sans avoir remarqué le wyvern en onyx brodé
sur les uniformes des gardes. Noir sur noir… Peut-être que le roi s’était
fatigué de feindre d’être autre chose qu’une menace et avait abandonné
l’écarlate et l’or, les couleurs emblématiques d’Adarlan, par décret royal.
Noir comme la mort. Noir comme les deux clefs de Wyrd qu’il détenait.
Noir comme les Valg, les démons qu’il avait fait venir pour lever une armée
irrésistible.
À cette idée, un frisson parcourut l’échine d’Aelin et elle vida sa
chope. Quand elle la reposa, ses cheveux auburn ondulèrent et brillèrent
dans la lumière des lustres en fer forgé.
Dès son arrivée, elle s’était rendue au marché des Ombres, au bord du
fleuve. Là-bas, on trouvait de tout, des produits les plus ordinaires aux
articles rares ou de contrebande. Elle avait acheté un paquet de teinture et
donné un écu d’argent supplémentaire à la marchande pour qu’elle la laisse
teindre ses cheveux dans l’arrière-boutique. Si les gardes qui surveillaient
les quais l’avaient vue sur le port, ils chercheraient une jeune femme aux
cheveux dorés. Tout le monde chercherait une jeune femme aux cheveux
dorés dès que la rumeur que le champion du roi avait échoué à assassiner la
famille royale de Wendlyn et à voler ses plans de défense navale se
répandrait.
Elle avait envoyé un avertissement au roi et à la reine d’Eyllwe
plusieurs mois auparavant et elle savait qu’ils prendraient leurs précautions.
Mais elle devait encore prévenir quelqu’un d’autre avant de réaliser son
plan. Quelqu’un qui pourrait peut-être lui expliquer la présence de ces
gardes sur les quais et l’atmosphère qui régnait en ville, bien plus
silencieuse et plus tendue qu’à son départ.
Si elle pouvait obtenir des nouvelles du capitaine de la garde royale et
s’assurer qu’il était en sécurité, c’était bien au Caveau. Il suffirait de
surprendre une conversation ou de s’asseoir avec les joueurs de cartes qui
pourraient la renseigner. Par un heureux hasard, elle avait repéré Tern, l’un
des assassins de la garde rapprochée d’Arobyn, tandis qu’il achetait une
dose de son poison favori au marché des Ombres.
Elle l’avait suivi alors que plusieurs autres assassins d’Arobyn
prenaient également le chemin du bordel, ce qu’ils faisaient seulement
quand leur maître devait rencontrer quelqu’un de très important. Ou de très
dangereux.
Quand Tern et ses compagnons étaient entrés dans la taverne, elle avait
attendu un instant, dissimulée dans l’ombre, guettant l’arrivée d’Arobyn. En
vain. Il devait déjà être à l’intérieur.
Aelin était donc entrée sur les talons de fils de marchands ivres et
s’était faufilée aussi furtivement que possible vers le comptoir d’où elle
observait les lieux.
Avec son capuchon et ses vêtements sombres, elle se fondait
suffisamment dans le décor pour ne pas attirer l’attention. Et si quelqu’un
était assez stupide pour essayer de la voler, ce ne serait que justice de lui
rendre la politesse, d’autant plus que ses fonds personnels s’épuisaient.
Elle poussa un soupir. Si les siens la voyaient… Aelin du Feu Ardent,
tueuse et voleuse à la tire… Ses parents et son oncle devaient se retourner
dans leurs tombes.
Mais certaines causes valent la peine qu’on se sacrifie pour elles. De sa
main gantée, elle fit signe au tavernier de lui servir une nouvelle bière.
– À ta place, je n’en abuserais pas, fillette, ricana une voix toute
proche.
Elle lança un regard oblique à l’homme de taille moyenne qui s’était
glissé au comptoir à côté d’elle. Elle l’aurait reconnu à son antique coutelas
si son visage d’une vulgarité confondante ne lui avait été si familier. Un
teint rougeaud, des yeux perçants et d’épais sourcils… un masque de
banalité dissimulant un tueur sans pitié.
Aelin s’accouda au comptoir, puis croisa les chevilles.
– Salut, Tern, lança-t-elle.
Il était le bras droit d’Arobyn, ou l’était du moins deux ans auparavant.
C’était une petite ordure d’intrigant qui adorait se charger des basses
besognes.
– Je savais bien qu’un des toutous d’Arobyn me dépisterait tôt ou tard,
ajouta-t-elle.
Tern lui adressa un sourire un peu trop éclatant.
– Si mes souvenirs sont bons, tu as toujours été sa chienne préférée,
riposta-t-il.
Elle gloussa et se tourna vers lui. Ils étaient presque de la même taille.
La sveltesse de Tern lui permettait de s’introduire dans les lieux les mieux
gardés avec une facilité déconcertante. Le tavernier remarqua sa présence et
resta à distance respectueuse.
Tern désigna le fond obscur de la salle.
– La dernière banquette contre le mur. Il finit de discuter avec un
client, expliqua-t-il.
Elle regarda dans cette direction. Les deux côtés de la salle étaient
bordés d’alcôves à peine voilées de rideaux et grouillantes de putains. Son
regard passa par-dessus les corps ondulants, les visages creusés des femmes
aux yeux vides qui gagnaient leur pitance dans ce trou infect, les clients qui
les observaient depuis les tables les plus proches – gardes, voyeurs et
souteneurs. Sur le mur adjacent s’alignaient des box en bois.
Ceux qu’elle observait discrètement depuis son arrivée.
Et dans le plus obscur… le reflet d’une botte en cuir lustrée attira son
regard. Une autre paire de bottes, usées et boueuses, celles-là, étaient
campées en face d’elle comme si le client en question était prêt à se lever
d’un bond. Ou à se battre, s’il était vraiment stupide.
Il devait l’être, pour laisser son garde du corps bien en vue comme un
phare signalant à tous ceux que ça pouvait intéresser que quelque chose
d’important se déroulait dans ce box.
Ce garde – ou plutôt cette garde – était une svelte jeune femme
encapuchonnée et armée jusqu’aux dents appuyée à un pilier à proximité du
box. Sa chevelure sombre et soyeuse miroitait dans la lumière tandis qu’elle
scrutait la salle. Elle se tenait trop raide pour être une cliente. Elle ne portait
ni l’uniforme ni les couleurs ou l’emblème d’une maison de Rifthold ou
d’ailleurs, ce qui n’avait rien de surprenant car le client semblait soucieux
de garder l’anonymat.
Il jugeait probablement plus sûr de rencontrer Arobyn ici alors que ce
genre de rendez-vous avait généralement lieu au Repaire des Assassins ou
dans l’une des auberges obscures dont Arobyn était propriétaire. Il ignorait
visiblement qu’Arobyn, l’ancien maître d’Aelin, était un investisseur
majeur du Caveau, et qu’il suffirait d’un signe de sa part pour que les portes
de la taverne se referment à jamais sur le client et sur sa garde du corps.
Restait à savoir pourquoi Arobyn avait accepté de rencontrer son client
ici.
Aelin contemplait l’homme qui avait brisé sa vie à tant d’égards. Son
estomac était noué, mais elle sourit à Tern.
– Je savais bien qu’il laisserait un peu de mou à ta laisse, lui dit-elle.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle s’éloigna du comptoir et se
glissa dans la foule. Elle sentait son regard entre ses omoplates et elle savait
qu’il brûlait d’y planter son poignard.
Elle lui adressa un geste obscène sans même se retourner. Le chapelet
de jurons qu’il lança en retour était une musique bien plus douce à ses
oreilles que celle des chansons grivoises qu’on jouait en ces lieux.
Elle notait mentalement chaque visage, chaque table de fêtards, de
criminels et d’ouvriers. La garde du client l’observait à présent et sa main
gantée descendait vers l’épée qu’elle portait au côté.
Ça ne te regarde pas, mais au moins tu te donnes du mal, pensa Aelin.
Elle était tentée de lui adresser un petit sourire narquois, mais elle
devait se concentrer sur le roi des assassins et sur ce qui l’attendait dans ce
box.
Elle était prête – autant qu’elle pouvait l’être. Elle avait passé assez de
temps à échafauder des plans.
Sur le bateau, elle s’était accordé une journée pour se reposer et pour
se languir de Rowan. Depuis que le serment du sang la liait au prince Fae, il
était comme un membre fantôme et elle souffrait de son absence. C’était
d’autant plus pénible qu’il était parfaitement inutile de se languir de son
carranam et qu’il lui botterait les fesses s’il savait qu’elle se morfondait
ainsi. Elle avait tant à faire…
Le lendemain de son départ, elle avait offert au capitaine du navire un
écu d’argent pour une plume et une liasse de papier, et après s’être
enfermée dans sa cabine exiguë, elle avait commencé à écrire.
À Rifthold, deux hommes avaient détruit sa vie et ceux qu’elle aimait.
Elle ne repartirait pas de cette ville avant d’avoir enterré l’un et l’autre.
Alors elle avait couvert plusieurs feuilles de notes et dressé une liste de
noms, de lieux et de cibles. Elle avait gravé dans sa mémoire chaque étape
et chaque tactique de son plan avant de brûler ces pages au feu couvant
dans ses veines. Puis elle avait regardé leurs cendres s’envoler par le hublot
au-dessus du vaste océan noir dans la nuit.
Quelques semaines plus tard, quand le navire avait franchi une ligne
invisible au large de la côte, son pouvoir s’était évanoui. Bien qu’elle s’y
fût préparée, cette disparition avait été un choc pour elle. Tout ce feu qu’elle
avait mis tant de soin à maîtriser des mois durant… éteint sans laisser une
seule braise dans ses veines comme s’il n’avait jamais existé. Elle sentait un
vide… un vide tout différent de celui de l’absence de Rowan.
Prisonnière de sa forme humaine, elle s’était recroquevillée sur sa
couchette et, au fil des jours, elle avait dû réapprendre à respirer, à penser, à
évoluer dans ce maudit corps privé de la grâce immortelle dont elle était
devenue dépendante. Elle avait été vraiment stupide d’user de ses dons
comme d’une béquille, car leur disparition la laissait désemparée. S’il
l’avait su, Rowan lui aurait encore botté les fesses. Quand elle y pensait,
elle se réjouissait de lui avoir demandé de rester à Wendlyn.
Alors elle avait inspiré l’odeur de sel marin et de bois du navire en se
répétant que, longtemps avant d’utiliser le feu de ses veines, elle avait été
formée à tuer à mains nues. Elle n’avait nul besoin de la force, de la rapidité
et de l’agilité de son corps de Fae pour abattre ses ennemis.
L’homme à l’origine de cet entraînement impitoyable, celui qui avait
été à la fois son sauveur et son bourreau – sans jamais se déclarer comme
père, frère ou amant – n’était plus qu’à quelques pas d’elle, à présent,
toujours en conversation avec ce client si important.
Aelin surmonta la tension qui menaçait de la paralyser et franchit les
vingt pas qui les séparaient avec une souplesse féline.
Mais le client d’Arobyn se leva d’un bond, lança sèchement un dernier
mot au roi des assassins, puis rejoignit sa garde.
Malgré sa capuche, elle le reconnut. Elle connaissait ce menton
pointant hors de l’ombre et cette façon qu’avait sa main gauche d’effleurer
son fourreau.
Mais l’épée au pommeau en tête d’aigle ne pendait plus à son côté. Et
il ne portait plus l’uniforme noir de la garde royale, mais de simples
vêtements de civil sombres éclaboussés de boue et de sang.
Avant qu’il n’ait fait deux pas, elle saisit une chaise vide pour
l’emporter vers une table de joueurs de cartes. Elle s’assit, puis se concentra
sur sa respiration et sur les bruits de la salle. Les trois joueurs la toisaient,
mais elle s’en moquait.
Elle coula un regard de côté et vit la garde du corps la désigner du
menton à son client.
– Donne-moi des cartes, souffla-t-elle au joueur assis à côté d’elle.
Tout de suite.
– Nous sommes au milieu d’une partie.
– Je jouerai au prochain tour, alors, dit-elle.
Elle se détendit et ses épaules se relâchèrent tandis que le regard de
Chaol Westfall se tournait dans sa direction.
Chapitre 3

CHAOL ÉTAIT LE CLIENT D’AROBYN.


Ou peut-être désirait-il seulement obtenir quelque chose de lui.
Quelque chose de suffisamment important pour se risquer dans ce coupe-
gorge.
Mais que diable s’était-il passé pendant son absence ?
Alors qu’elle observait les cartes qu’on abattait sur la table poissée de
bière, elle sentait le regard du capitaine dans son dos. Elle regrettait de ne
pas voir son visage. Malgré les taches de sang sur ses vêtements, il
paraissait indemne.
Le nœud persistant dans sa poitrine depuis son départ de Rifthold se
desserra lentement.
Il était vivant, mais d’où venaient ces éclaboussures ?
Il avait dû la juger inoffensive, car il venait de donner le signal du
départ à sa garde. Tous deux se dirigèrent vers le comptoir – non, vers
l’escalier de l’autre côté du comptoir. Il marchait d’un pas régulier et
nonchalant, mais la jeune femme était trop tendue pour feindre
l’insouciance. Heureusement pour eux, personne ne suivit le capitaine des
yeux et il ne regarda plus dans la direction d’Aelin.
Comme elle avait réagi rapidement, il ne l’avait probablement pas
identifiée. Tant mieux. Mais elle-même l’aurait reconnu, en mouvement ou
immobile, habillé ou nu comme un ver.
Et maintenant, il montait vers la sortie sans se retourner alors que sa
compagne, elle, ne cessait d’observer Aelin. Qui était-elle ? Quand Aelin
avait quitté Rifthold, il n’y avait aucune femme dans la garde du château, et
elle était presque sûre que le roi avait édicté une loi absurde dans ce sens.
Revoir Chaol ne changeait rien – du moins dans l’immédiat.
Elle serra le poing, soudain consciente de la nudité du doigt de sa main
droite auquel elle avait si longtemps porté une certaine bague.
Soudain, une carte atterrit devant elle.
– Trois pièces d’argent pour entrer dans le jeu, annonça son voisin.
C’était un chauve tatoué qui distribuait les cartes. Il désigna du menton
une pile de pièces au milieu de la table.
Un rendez-vous avec Arobyn… elle n’avait pourtant jamais cru Chaol
stupide, mais…
Elle se leva en tâchant de refréner la fureur qui faisait bouillir son
sang.
– Je suis complètement fauchée, répondit-elle à l’homme. Amusez-
vous bien.
La porte en haut de l’escalier s’était déjà refermée derrière Chaol et sa
garde du corps.
Aelin s’accorda une seconde pour effacer de ses traits toute autre
expression que celle d’un léger amusement.
Elle aurait parié qu’Arobyn s’était débrouillé pour que ce rendez-vous
coïncide avec son retour à Rifthold. Il avait probablement envoyé Tern au
marché des Ombres afin qu’elle le repère et le suive jusqu’au Caveau. Peut-
être savait-il ce que le capitaine projetait et dans quel camp il était
désormais. Ou peut-être l’avait-il attirée ici uniquement pour la sonder et
pour la secouer un peu.
Obtenir des réponses d’Arobyn serait ardu, mais plus judicieux que de
se lancer à la poursuite de Chaol en pleine nuit, bien qu’elle sentît tous ses
muscles se tendre pour le suivre. Voilà des mois qu’elle ne l’avait vu –
depuis qu’elle avait quitté le royaume d’Adarlan, brisée et éteinte.
Mais c’était du passé.
Aelin parcourut d’une démarche arrogante les derniers pas qui la
séparaient de la banquette. Les bras croisés, elle toisa Arobyn Hamel, le roi
des assassins et son ancien maître, qui leva les yeux vers elle avec un
sourire.

Confortablement assis dans l’ombre du box devant un verre de vin,


Arobyn avait la même allure que lors de leur dernière entrevue : un visage
aristocratique aux pommettes hautes, une chevelure auburn soyeuse
tombant sur ses épaules et une tunique bleu sombre raffinée dont le haut
nonchalamment déboutonné révélait un torse hâlé. Pas de collier ni de
chaîne visibles. Son long bras musclé reposait sur le dossier de la banquette
et ses doigts couverts de cicatrices tambourinaient au rythme de la musique.
– Bonjour, ma chérie, susurra-t-il.
Ses yeux argentés étincelaient dans la pénombre.
Pas d’arme en vue, sauf, à son côté, une splendide rapière à la garde
semblable à un tourbillon d’or figé. L’unique signe d’une richesse rivalisant
avec celle des rois et des impératrices.
Aelin se glissa sur la banquette opposée, péniblement consciente de la
chaleur de Chaol que le bois conservait. Sa propre épée se pressait contre
elle à chacun de ses mouvements. Goldryn était lourde et le manteau
sombre d’Aelin dissimulait le rubis massif de son manche. Cette épée
légendaire était encombrante et, par conséquent, inutilisable dans ce box
exigu. C’était sans nul doute la raison pour laquelle Arobyn s’y était
installé.
– Tu n’as pas changé, déclara-t-elle en s’adossant à son siège et en
rejetant son capuchon en arrière. Rifthold te réussit plus que jamais.
C’était vrai. À l’approche de ses quarante ans, Arobyn était toujours
beau et aussi maître de lui que pendant les jours sombres qui avaient suivi
la mort de Sam.
Il restait décidément bien des comptes à régler avec le passé.
Arobyn la jaugea lentement et posément.
– Je crois que je préfère ta couleur naturelle.
– C’est une simple précaution, répondit-elle en croisant les jambes et
en l’examinant avec la même lenteur.
Rien n’indiquait qu’il avait sur lui l’amulette d’Orynth, l’héritage royal
qu’il lui avait volé quand il l’avait retrouvée à demi morte au bord de la
Florine. Il lui avait fait croire que le médaillon, qui contenait la troisième et
dernière clef de Wyrd, avait disparu au fond du fleuve. Pendant mille ans,
les ancêtres d’Aelin l’avaient porté sans se douter du pouvoir qu’il détenait.
Et ce pouvoir avait fait la puissance de leur royaume, aujourd’hui celui
d’Aelin, un royaume florissant et sûr, l’idéal de toutes les cours dans tous
les pays. Mais elle n’avait jamais vu la moindre chaîne au cou d’Arobyn. Il
avait probablement caché l’amulette au Repaire.
– Je n’ai pas envie d’échouer de nouveau à Endovier, précisa-t-elle.
Les yeux argentés scintillèrent. Plus que jamais, elle eut envie de tirer
un poignard et de le planter de toutes ses forces. Mais trop de choses
dépendaient encore de lui pour le tuer dès maintenant. Elle avait eu tout son
temps pour réfléchir à ce qu’elle voulait faire et aux moyens d’y parvenir.
En finir sur-le-champ avec Arobyn serait du gâchis, surtout si Chaol s’était
compromis avec lui.
Peut-être était-ce pour cette raison qu’Arobyn l’avait attirée là : pour
qu’elle surprenne Chaol avec lui… et réfléchisse à deux fois avant d’agir.
– Moi aussi, je serais navré que tu y retournes, déclara Arobyn. Mais je
dois dire que ces deux dernières années t’ont rendue encore plus
éblouissante. Tu es maintenant une femme et cette féminité te sied à ravir,
poursuivit-il, la tête inclinée sur le côté.
Et elle devina ce qu’il allait dire avant qu’il n’ait rouvert la bouche :
– Mais peut-être devrais-je plutôt dire « cette royauté » ?
Voilà dix ans qu’ils n’avaient plus parlé ouvertement de son
ascendance ni du titre qu’il l’avait incitée à abandonner, à haïr et à redouter.
Il y faisait parfois allusion, généralement sous forme de menace, pour la
garder en laisse. Mais il n’avait jamais prononcé son vrai nom, pas même
quand il l’avait retrouvée sur la berge gelée du fleuve et emportée dans son
repaire de tueurs.
– Qu’est-ce qui te fait penser que ce titre compte encore pour moi ?
demanda-t-elle sur un ton léger.
Arobyn haussa ses larges épaules.
– On ne peut guère accorder de foi aux commérages mais, il y a un
mois, la nouvelle est arrivée de Wendlyn qu’une certaine reine sans
couronne en a fait voir de toutes les couleurs à une légion d’Adarlan. Nos
estimables amis d’Adarlan lui ont même décerné le titre de « garce de reine
cracheuse de feu ».
À vrai dire, elle trouvait ce surnom amusant, voire flatteur. Elle s’était
bien doutée que la nouvelle de la défaite qu’elle avait infligée au général
Narrok et aux trois autres princes Valg – tapis à l’intérieur de corps
humains – se répandrait. Mais pas si vite.
– Les gens croient vraiment n’importe quoi, répliqua-t-elle.
– Rien n’est plus vrai, approuva Arobyn.
À l’autre bout de la taverne, une foule déchaînée encourageait de ses
rugissements les combattants qui s’affrontaient dans les fosses. Le roi des
assassins lança un regard dans cette direction, puis esquissa un sourire.
Près de deux ans auparavant, au milieu de cette foule, Aelin avait
regardé Sam se mesurer à des adversaires nettement inférieurs à lui. Il
devait ainsi gagner l’argent qui leur permettrait de fuir Rifthold et Arobyn.
Quelques jours plus tard, elle partait pour Endovier avec un convoi de
prisonniers. Quant à Sam…
Elle n’avait jamais su où il avait été enterré. Il avait été torturé, puis
achevé par Rourke Farran, le bras droit de Joann Jayne, qui était le seigneur
de la pègre de Rifthold. Elle avait lancé son poignard sur le visage gras de
Jayne. Quant à Farran, elle avait appris plus tard que Wesley, le garde du
corps d’Arobyn, l’avait tué en représailles de ce qu’il avait fait subir à Sam.
Plus tard encore, Arobyn avait fait assassiner Wesley pour sceller la
réconciliation de la Guilde des assassins avec le nouveau seigneur de la
pègre.
Un compte de plus à régler. Mais elle savait patienter.
– C’est donc ici que tu fais des affaires ? Et qu’est devenu le Repaire ?
demanda-t-elle.
– Certains clients préfèrent me rencontrer dans des lieux publics. Ils se
sentent mal à l’aise au Repaire.
– Le tien doit être un débutant, s’il n’a même pas insisté pour réserver
une salle pour votre rendez-vous.
– Il n’avait pas vraiment confiance en moi ; il pensait que cette salle
serait plus sûre.
– Il connaît mal le Caveau, alors.
À sa connaissance, c’était la première fois que Chaol y mettait les
pieds. Elle ne lui avait jamais soufflé mot des années durant lesquelles elle
avait fréquenté cet endroit – c’était un sujet qu’elle avait évité. Comme bien
d’autres, d’ailleurs.
– Pourquoi ne m’interroges-tu pas sur ce client ? lança Arobyn.
– Tes clients ne m’intéressent pas particulièrement, répondit-elle d’un
air blasé.
Arobyn haussa les épaules, superbe de nonchalance. C’était une
information qu’il pouvait choisir de lui révéler ou pas. Peu importait la
valeur de ce qu’il pourrait lui raconter. Seul son pouvoir de le divulguer ou
non à Aelin l’intéressait.
Il poussa un soupir.
– Il y a tant de choses que j’aimerais te demander, que je voudrais
savoir…, fit-il.
– Je suis surprise de t’entendre avouer que tu ne sais pas déjà tout.
Il adossa sa tête à la cloison du box. Ses cheveux luisaient comme du
sang frais. En tant qu’actionnaire du Caveau, il n’avait nul besoin de
dissimuler son visage.
Personne, pas même le roi d’Adarlan, ne serait assez stupide pour
vouloir l’arrêter.
– Tout va mal depuis que tu es partie, reprit-il calmement.
Depuis qu’elle était partie… Comme si elle était allée à Endovier de
son plein gré. Comme s’il n’en était pas responsable. Comme si elle était
simplement partie en vacances. Mais elle le connaissait trop bien pour s’y
laisser prendre. Il l’avait attirée là pour la sonder. Parfait, qu’il essaie.
Il observait maintenant l’épaisse ligne qui barrait la paume d’Aelin,
souvenir de son serment à Nehemia de libérer Eyllwe.
– C’est un crève-cœur de te voir avec toutes ces nouvelles cicatrices.
– Moi, elles me plaisent, répondit-elle avec sincérité.
Arobyn remua sur la banquette avec la lenteur étudiée qui caractérisait
chacun de ses gestes, et la lumière de la salle tomba sur une vilaine balafre
qui s’étendait de son oreille à sa clavicule.
– Celle-là aussi, elle me plaît, commenta-t-elle avec un sourire.
Elle comprenait désormais pourquoi le haut de sa tunique était
déboutonné.
– C’est un petit souvenir de Wesley, expliqua-t-il avec un geste
désinvolte.
Ainsi qu’un rappel de ce dont il était capable et de ce qu’il pouvait
endurer. Wesley avait été l’un des plus valeureux guerriers qu’elle avait
rencontrés. S’il n’avait pas survécu à un combat avec Arobyn, peu
d’hommes y parviendraient.
– Sam d’abord, moi ensuite, et Wesley pour finir… quel tyran tu es
devenu ! Qui reste-t-il au Repaire, en dehors de ce cher Tern ? As-tu fait
supprimer tous ceux qui te déplaisaient ? s’enquit-elle.
Elle jeta un coup d’œil à Tern, toujours au bar, puis aux deux autres
assassins assis à deux tables différentes qui feignaient de ne pas épier
chacun de ses gestes.
– Je vois que Harding et Mullin sont encore en vie, eux aussi,
poursuivit-elle. Mais je t’imagine mal les tuer : ils savent si bien ramper
devant toi…
Arobyn partit d’un rire léger.
– Moi qui les croyais doués pour se fondre dans la foule…, fit-il avant
de boire une gorgée de vin. Tu pourrais peut-être revenir chez nous pour
leur apprendre deux ou trois trucs.
Revenir chez nous… décidément, il jouait avec elle.
– Tu sais que je suis toujours ravie de donner une bonne leçon à tes
mouchards, mais j’ai déjà un hébergement à Rifthold, répondit-elle.
– Combien de temps durera ton séjour ?
– Aussi longtemps qu’il le faudra.
Le temps de le détruire et de reprendre ce qu’elle était venue chercher.
– Je suis ravi de l’entendre, fit-il avant de boire à nouveau.
Ce vin venait sans aucun doute d’une bouteille apportée spécialement
pour lui, car il était hors de question qu’on lui serve ce sang de rat coupé à
l’eau qu’on buvait à la taverne.
– Vu les derniers événements, tu resteras probablement plusieurs
semaines ici, ajouta-t-il.
Elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle esquissa un sourire
nonchalant tout en adressant une prière à Mala et à Deanna, les déesses
sœurs qui veillaient sur elle depuis tant d’années.
– Tu sais ce qui s’est passé, bien entendu ? demanda Arobyn en faisant
tourner le vin dans son verre.
Ce fumier voulait l’entendre avouer qu’elle n’en avait pas la moindre
idée.
– Cela expliquerait-il les changements d’uniforme de la garde royale ?
répondit-elle en priant pour qu’il ne soit arrivé aucun malheur à Chaol et à
Dorian.
– Oh non, ces gardes-là ne sont que d’aimables nouveaux venus dans
notre belle ville. Mes acolytes se font un plaisir de leur empoisonner
l’existence, déclara Arobyn avant de vider son verre. Mais je suis prêt à
parier que cette nouvelle garde était sur les lieux le jour des événements.
Aelin maîtrisa le tremblement de ses mains et lutta contre l’affolement
qui s’emparait d’elle.
– Personne ne sait au juste ce qui est arrivé ce jour-là au château de
verre, reprit Arobyn.
Après tout ce qu’elle avait enduré, après toutes les épreuves
surmontées à Wendlyn, devoir revivre ce cauchemar… Rowan lui manqua
soudain terriblement. Elle aurait voulu sentir son odeur de pin et de neige et
pouvoir se dire que, quels que fussent ces redoutables événements, le
guerrier Fae serait à son côté. Mais Rowan était sur l’autre rive de l’océan
et mieux valait qu’il reste le plus loin possible d’Arobyn.
– Que dirais-tu d’en venir aux faits ? lança-t-elle. J’ai grand besoin de
quelques heures de sommeil.
Elle ne mentait pas, car elle devait lutter contre l’épuisement.
– Vu votre ressemblance et vos… talents, je suis surpris que tu n’aies
rien flairé ni même entendu parler de quoi que ce soit, étant donné
l’accusation qui pèse sur lui.
Ce salaud adorait la laisser sur le gril. Si Dorian était mort ou blessé…
– Ton cousin Aedion a été arrêté pour haute trahison et pour
conspiration avec les rebelles de Rifthold, lâcha enfin Arobyn. Il est accusé
d’avoir voulu renverser le roi pour te rétablir sur le trône.
L’univers se figea un instant pour Aelin avant de reprendre son cours.
– Tu ne soupçonnais visiblement rien de ses manigances… Ce qui
m’incite à me demander si le roi ne recherchait pas tout bonnement un
prétexte pour faire revenir ici une certaine « garce de reine cracheuse de
feu », reprit Arobyn. Aedion sera exécuté dans trois jours, lors de la fête
donnée pour l’anniversaire du prince. Je veux bien être damné si ça ne
ressemble pas à un piège qui te serait tendu. Qu’en penses-tu ? À la place
du roi, je me serais montré plus subtil, mais on peut difficilement lui
reprocher de vouloir faire un exemple.
Aedion… Elle chassa le flot de pensées qui troublait son esprit pour se
concentrer sur l’assassin assis face à elle. Elle savait qu’il ne lui parlerait
pas d’Aedion sans avoir une excellente raison de le faire.
– Pourquoi m’avoir avertie ?
Aedion était prisonnier du roi. Aedion serait exécuté pour tendre un
piège à sa cousine. Tous les plans qu’elle avait élaborés étaient anéantis.
Non : elle pourrait toujours les mener à bien, mais Aedion avait désormais
la priorité. Même si plus tard il devait la haïr, lui cracher au visage et lui
lancer qu’elle n’était qu’une traîtresse, une putain, une fieffée menteuse et
qu’elle avait du sang sur les mains. Même si tout ce qu’elle avait fait et ce
qu’elle était devenue lui répugnaient, elle le sauverait.
– Considère cet avertissement comme une faveur, déclara Arobyn en
se levant. Et comme un gage de ma bonne foi.
Elle était sûre qu’il avait une idée derrière la tête, peut-être en rapport
avec un certain capitaine dont la chaleur imprégnait encore la banquette sur
laquelle elle était assise. Elle se leva à son tour. Elle savait que d’autres
espions que ceux d’Arobyn les observaient et l’avaient vue arriver, attendre
au bar, puis se diriger vers le box.
Arobyn lui sourit. Il la dépassait d’une tête. Quand il tendit la main
vers elle et lui effleura la joue, elle le laissa faire. Les cals de ses doigts
révélaient qu’il s’entraînait souvent.
– Je ne m’attends ni à ce que tu te fies à moi ni à ce que tu m’aimes,
dit-il.
Une seule fois, lors de ces jours d’horreur et de désarroi, il lui avait dit
en substance qu’il l’aimait. Quand elle avait été sur le point de s’enfuir avec
Sam, il était venu chez elle pour l’implorer de rester. Et il avait assuré qu’il
avait agi ainsi envers elle uniquement parce qu’il lui en voulait
d’abandonner le Repaire. Elle n’avait jamais vraiment compris ce que
signifiaient pour lui ces trois mots : « Je t’aime. » Quelques jours plus tard,
quand Rourke Farran l’avait droguée, quand il avait posé ses sales pattes sur
elle et quand elle avait moisi plusieurs jours dans un cachot, elle n’avait vu
dans les paroles d’Arobyn qu’un mensonge de plus.
Le regard d’Arobyn s’adoucit.
– Tu m’as manqué.
Elle s’écarta de lui.
– C’est pourtant curieux : j’ai passé tout cet automne et tout cet hiver à
Rifthold, mais tu n’as jamais essayé de me voir, répondit-elle.
– Comment aurais-je osé ? J’étais sûr que tu m’aurais tué sur place.
Mais ce soir, quand j’ai appris que tu étais enfin revenue, j’ai espéré que tu
avais changé d’avis. Pardonne-moi si les moyens que j’ai employés pour te
faire venir ici étaient plutôt… tortueux.
Encore une manœuvre consistant à avouer la méthode sans révéler le
but véritable.
– J’ai mieux à faire que de me soucier que tu sois vivant ou mort, dit-
elle.
– Certes. En revanche, tu te soucies de ton cher Aedion.
Le cœur d’Aelin battit avec violence et elle se prépara au pire.
– Tous mes moyens sont à ta disposition, enchaîna Arobyn. Aedion est
enfermé dans le donjon du château qui est gardé jour et nuit. Si tu as besoin
d’aide, de renforts, tu sais où me trouver.
– À quel prix ?
Arobyn la jaugea et, sous ce regard qui n’avait rien de fraternel ni de
paternel, elle sentit l’intérieur de son ventre se contracter.
– Une faveur. Une seule, répondit-il.
Des signaux d’alarme se déclenchèrent dans l’esprit d’Aelin. Elle
ferait sans doute mieux de conclure un marché avec l’un des princes Valg.
– Des créatures rôdent dans ma ville, poursuivit Arobyn. Des créatures
d’apparence humaine. Je veux savoir ce qu’elles sont.
Aelin eut la sensation qu’un piège était prêt à se refermer sur elle.
– Que veux-tu dire au juste ?
– Certaines de ces créatures sont des officiers de la nouvelle garde
royale. Elles arrêtent tous ceux qui sont suspects de sympathiser avec la
magie – ou d’avoir possédé autrefois des pouvoirs magiques. Des
exécutions ont lieu chaque jour à l’aube et au couchant. Ces créatures
semblent s’en délecter. Je suis surpris que tu n’en aies pas vu rôder sur les
quais.
– Pour moi, ce sont tous des monstres.
Chaol, lui, n’avait rien de commun avec ces monstres, heureusement.
Arobyn restait muet. Elle l’imita un instant, puis se décida à rompre le
silence.
– C’est ça, la faveur que je te devrais ? Te révéler ce que j’ai découvert
sur ces créatures ?
À quoi bon nier qu’elle connaissait la vérité ou lui demander comment
il le savait ?
– Entre autres, répondit-il.
Elle ricana.
– Deux faveurs pour le prix d’une ? C’est toi tout craché, observa-t-
elle.
– Plutôt deux faces de la même pièce.
Elle plongea les yeux dans les siens, puis se lança.
– Après avoir passé des années à voler un savoir et un pouvoir très
anciens et inconnus en ce monde, le roi est parvenu à étouffer la magie,
commença-t-elle. Pour lever une armée invincible, il a fait venir des
démons qui ont pris possession d’humains par le biais de torques en pierre
noire. Les cibles de ces démons sont d’anciens détenteurs de magie que
leurs dons rendent plus vulnérables.
C’était la vérité, mais pas toute la vérité. Elle ne révélerait jamais rien
des symboles et des clefs de Wyrd, et surtout pas à Arobyn.
– Quand j’étais au château, j’ai rencontré certains des hommes que le
roi a corrompus par ce pouvoir, reprit-elle. Ils s’en repaissaient et
devenaient plus puissants. Et à Wendlyn, j’ai affronté l’un des généraux du
roi possédé par un prince de ces démons. Les pouvoirs de ce prince
défiaient l’imagination.
– Le général Narrok, je suppose, supputa Arobyn, dont le visage
n’exprimait aucune émotion.
– Oui. Ces démons absorbent la substance vitale de leurs victimes. Un
prince comme celui que j’ai rencontré peut boire votre âme et vous dévorer
tout entier. Les hommes que tu as vus portaient-ils un torque ou un anneau ?
demanda-t-elle en se rappelant que les mains de Chaol étaient nues.
– Des anneaux seulement. Cela fait-il une différence ?
– Je crois que seul un torque peut contenir un prince. Les anneaux sont
destinés aux démons de rang inférieur.
– Comment peut-on les tuer ?
– Par le feu. C’est ainsi que j’ai détruit les princes Valg à Wendlyn.
– Mais pas le feu habituel, j’imagine, dit Arobyn.
Elle acquiesça.
– Et les porteurs d’anneaux ? reprit-il.
– J’ai vu l’un d’eux mourir le cœur transpercé d’une épée.
C’était ainsi que Chaol avait tué Cain, et avec la plus grande facilité.
– On peut également tuer les porteurs de torque en les décapitant,
précisa-t-elle.
– Et les humains possédés par ces démons ? Meurent-ils avec eux ?
– C’est ce qu’il semblerait, répondit-elle tandis que le visage implorant
de Narrok resurgissait de sa mémoire.
– J’aimerais que tu captures l’un de ces démons et que tu l’amènes au
Repaire.
Elle tressaillit.
– C’est hors de question.
– Peut-être qu’il me révélerait quelque chose d’utile, insista-t-il.
– Capture-le toi-même et demande-moi une autre faveur, fit-elle
sèchement.
– Tu es la seule à avoir affronté ces créatures et à avoir survécu, insista
Arobyn, et elle lut dans ses yeux ce qui ressemblait à de la compassion.
Captures-en une pour moi et je t’aiderai à libérer ton cousin.
– Non, nous secourrons Aedion en premier, et ensuite je risquerai ma
peau pour te livrer l’un de ces démons.
Que tous les dieux leur viennent en aide si jamais Arobyn découvrait
qu’il pouvait contrôler ce démon grâce à l’amulette d’Orynth…
– Oui, bien sûr, répondit-il.
Elle savait que c’était stupide, mais elle ne put s’empêcher de lui poser
la question :
– Pourquoi ?
– C’est ma ville, susurra-t-il. Je n’aime pas la manière dont elle est
régie. C’est mauvais pour mes investissements et j’en ai assez d’entendre
les corbeaux festoyer jour et nuit.
Ils étaient au moins d’accord là-dessus.
– Tu as toujours eu le sens des affaires, lâcha-t-elle.
– Tout a son prix, répondit-il en la couvant d’un regard d’amant.
Il effleura sa joue d’un baiser. Ses lèvres étaient douces et tièdes. Elle
réprima un frisson de dégoût et s’abandonna contre lui tandis qu’il
approchait la bouche de son oreille.
– Dis-moi ce que je dois faire pour me racheter, chuchota-t-il.
Ordonne-moi de ramper sur des charbons ardents, de dormir sur un matelas
de clous, de scarifier ma chair. Dis-le et ce sera fait. Mais laisse-moi veiller
sur toi comme autrefois, avant… avant que cette folie n’ait empoisonné
mon cœur. Punis-moi, torture-moi, détruis-moi, mais laisse-moi t’aider.
Rends-moi seulement ce petit service et je déposerai le monde à tes pieds.
La gorge d’Aelin se dessécha. Elle s’écarta pour scruter ce beau visage
aristocratique dont les yeux brillaient de chagrin et d’un désir presque
palpable. Arobyn était-il au courant de ses relations avec Chaol ? Avait-il
fait venir le capitaine ce soir pour soutirer des renseignements à Aelin, pour
la mettre à l’épreuve ou – ce qui serait vraiment grotesque – pour s’assurer
qu’il gardait de l’ascendant sur elle ?
– Il n’y a rien que…
– Non, pas maintenant, l’interrompit-il en s’écartant d’elle. Ne dis rien
pour l’instant. Prends le temps d’y réfléchir. Et ce soir, tu pourrais faire un
tour dans le sud-est des souterrains de cette ville : tu y trouveras peut-être la
personne que tu cherches.
Elle arbora un masque impassible et blasé tout en notant cette
suggestion. Arobyn fendit la foule où ses trois assassins montaient la garde,
puis se retourna vers elle.
– Si tu as tellement changé en deux ans, pourquoi n’en aurais-je pas
fait autant ? lança-t-il.
Sur ces mots, il tourna les talons et s’éloigna. Tern, Harding et Mullin
lui emboîtèrent le pas et Tern toisa Aelin avant de lui rendre le geste
obscène qu’elle lui avait adressé un instant plus tôt.
Mais les yeux d’Aelin restaient fixés sur le roi des assassins, sur sa
démarche altière et puissante et son corps de guerrier dissimulé sous des
habits de courtisan.
Menteur. Rusé et incorrigible menteur…
Sans les regards qui l’épiaient, elle aurait essuyé l’empreinte de ses
lèvres sur sa joue et son oreille, sur laquelle elle sentait encore la chaleur de
son souffle.
Le fumier… Elle contempla les fosses à l’autre bout de la salle, les
prostituées gagnant durement leur pitance et les maîtres des lieux qui
avaient trop longtemps tiré profit de tout ce sang et de cette souffrance. Elle
pouvait presque voir Sam jeune, vigoureux et resplendissant dans l’une des
fosses.
Elle passa ses gants. Elle aurait de nombreuses dettes à régler avant de
quitter Rifthold et de reconquérir son trône. C’était donc une chance qu’elle
eût soif de sang.
Tôt ou tard, Arobyn abattrait ses cartes, ou bien les sbires du roi
découvriraient la piste qu’elle avait pris soin de laisser depuis son arrivée au
port. On viendrait la chercher d’un instant à l’autre – si ce n’était déjà fait,
comme semblaient l’indiquer les cris suivis d’un lourd silence qu’elle
venait d’entendre derrière la porte métallique de la taverne. Cette partie de
son plan semblait fonctionner. Elle s’inquiéterait de Chaol plus tard.
Elle cueillit d’un doigt ganté l’une des pièces en cuivre qu’Arobyn
avait laissées sur la table et tira la langue au profil brutal et féroce du roi
gravé sur l’avers, puis au wyvern rugissant qui ornait le revers. Face,
Arobyn l’avait encore trahie ; pile, c’étaient les sbires du roi qui arrivaient.
La porte s’ouvrit en grinçant et la fraîcheur de l’air nocturne s’engouffra
dans la salle.
Aelin esquissa un demi-sourire et fit tournoyer la pièce sur la table.
Elle tournait encore quand quatre hommes en uniforme noir et
lourdement armés surgirent en haut des marches. Quand elle retomba,
révélant le wyvern qui brillait dans la lueur de la taverne, Aelin Galathynius
était prête au massacre.
Chapitre 4

AEDION ASHRYVER SAVAIT QU’IL ALLAIT MOURIR – et bientôt.


Il n’essayait même pas de négocier avec les dieux. Ils n’avaient jamais
répondu à ses prières, de toute façon.
Depuis qu’il était guerrier, il avait toujours su qu’il mourrait jeune
d’une manière ou d’une autre – de préférence sur un champ de bataille, et
d’une mort à laquelle on rendrait hommage par un chant ou par une histoire
racontée devant un feu.
Cette fin lui serait refusée.
Soit il serait exécuté lors de festivités organisées par le roi pour
exploiter au mieux sa chute, soit il périrait ici, dans ce cachot humide, de
l’infection qui détruisait lentement et inexorablement son corps.
Le mal était apparu trois semaines plus tôt, lors de son combat contre
le monstre qui avait massacré Sorscha. Il avait récolté une blessure au flanc
qu’il avait dissimulée aux gardes dans l’espoir de se vider de son sang ou de
mourir de cette infection avant que le roi ne se serve de lui contre Aelin.
Son exécution était un piège tendu à sa cousine, un moyen de l’attirer
au château. Il préférait mourir plutôt que de la laisser courir ce risque.
Simplement, il ne s’était pas attendu à souffrir autant.
Il dissimulait sa fièvre aux gardes railleurs qui lui apportaient à manger
et à boire deux fois par jour en feignant le silence maussade d’un homme
brisé. Ils étaient trop lâches pour s’approcher de lui et ils n’avaient pas
remarqué qu’il avait renoncé à essayer de rompre les entraves qui lui
permettaient seulement de se lever et de faire quelques pas. Ils ne s’étaient
pas davantage rendu compte qu’il ne se levait plus que pour satisfaire ses
besoins.
Au moins, personne ne lui avait attaché un torque en pierre de Wyrd au
cou. Il en avait vu un à côté du trône du roi lors de cette nuit fatale, avant
que tout ne dégénère. Il aurait juré qu’il était destiné au prince et il priait
pour que Dorian fût mort avant que son père lui ait passé une laisse comme
à un chien.
Aedion remua sur sa paillasse de foin moisi et réprima un cri tandis
que la douleur irradiait dans ses côtes. Son état empirait de jour en jour.
Jusque-là, seul son sang de demi-Fae lui avait permis de tenir bon. Mais
d’ici peu, même le pouvoir immortel qui courait dans ses veines
s’inclinerait devant l’infection.
Quel soulagement ce serait de savoir qu’il ne servirait pas d’arme
contre sa cousine et qu’il reverrait bientôt ceux dont il avait si longtemps
enfoui le souvenir dans son cœur déchiré…
Il s’abandonnait donc à chaque poussée de fièvre et à chaque nausée.
Bientôt, la Mort lui ouvrirait enfin ses bras.
Il espérait seulement qu’elle devancerait Aelin.
Chapitre 5

C’ÉTAIT PEUT-ÊTRE SON PROPRE SANG qui coulerait d’ici à la fin de la


nuit. Elle s’enfuyait dans les rues tortueuses du quartier pauvre après avoir
rengainé ses poignards afin que le sang gouttant de leurs lames ne laisse pas
de trace.
Grâce à ses mois de vagabondage dans les montagnes de Cambrian
avec Rowan, sa respiration restait régulière et son esprit lucide. Après avoir
affronté les chasseurs de peaux humaines, échappé à des créatures aussi
grosses que des chaumières et réduit en cendres quatre démons de haut
rang, être poursuivie par vingt hommes ne lui semblait pas si terrifiant.
Mais c’était une corvée qui risquait de très mal tourner pour elle. Pas de
trace de Chaol. Aucun des gardes qui avaient fait irruption au Caveau
n’avait mentionné son nom. Mais elle avait flairé en eux l’étrangeté
caractéristique de ceux qui ont été en contact avec la pierre de Wyrd ou
corrompus par son pouvoir. Ces hommes ne portaient ni torque ni anneau,
mais ils donnaient l’impression que quelque chose en eux s’était
décomposé.
Du moins savait-elle maintenant qu’Arobyn ne l’avait pas trahie,
même si, avec un remarquable à-propos, il était parti juste avant que les
gardes ne surgissent au Caveau. Peut-être avait-il voulu la mettre à
l’épreuve pour s’assurer qu’elle était toujours à la hauteur au cas où elle
accepterait son marché ? Tandis qu’elle s’était frayé un chemin dans la salle
du Caveau en fauchant les corps comme des blés, elle s’était demandé s’il
avait compris qu’elle-même l’avait sondé pendant cette soirée et qu’elle
avait sciemment mené ces gardes à la taverne. Elle s’interrogeait à présent
sur l’étendue de sa fureur quand il découvrirait les restes du lieu de
débauche qui l’avait si bien enrichi.
Le Caveau avait également rempli les coffres de ceux qui avaient
massacré Sam en savourant chaque seconde de cette boucherie. Son
propriétaire, un ancien sous-fifre de Rourke Farran qui faisait le commerce
de la chair et des opiacés, s’était fort malencontreusement embroché sur les
poignards d’Aelin. À plusieurs reprises…
Elle avait laissé un tas de décombres sanglants derrière elle. Avec sa
magie, elle aurait réduit les lieux en cendres. Mais elle ne disposait plus de
ses pouvoirs et malgré ses mois d’entraînement impitoyable, son corps de
mortelle commençait à s’alourdir de fatigue tandis qu’elle poursuivait sa
course dans la ruelle. La rue spacieuse qu’elle entrevoyait au fond était à
découvert, et trop éclairée pour s’y risquer.
Elle obliqua vers un amoncellement de caisses éclatées et de détritus
adossés au mur d’un bâtiment en brique. En s’y prenant adroitement, elle
pourrait se propulser du sommet de ce tas vers le rebord d’une fenêtre
ouverte un mètre plus haut.
Derrière elle, le martèlement de pas et les cris se rapprochaient. Ils
devaient être rapides comme l’éclair pour ne pas s’être laissé distancer
après tout ce chemin.
Advienne que pourra…
Elle se lança à l’assaut des caisses qui oscillaient sous ses pieds, et
chacun de ses mouvements était vif, précis et calculé. Un faux pas suffirait
pour la faire choir ou pour faire dégringoler les caisses sous elle. Le bois
brisé grinçait sous ses pieds, mais elle poursuivit sur sa lancée, toujours
plus haut, jusqu’au sommet, et bondit vers la saillie de la fenêtre.
Les jointures en feu, elle agrippa le rebord avec une telle force que ses
ongles se cassèrent à l’intérieur de ses gants. Serrant les dents, elle se
propulsa dans le bâtiment.
Elle s’accorda quelques secondes pour embrasser d’un coup d’œil
l’intérieur exigu, une cuisine obscure mais propre. Une bougie brûlait dans
l’étroit couloir sur lequel donnait la pièce. Poignards en main, elle se rua
dans l’entrée alors que les cris se rapprochaient dans la ruelle en contrebas.
Cet appartement était habité, et elle était en train de mener les gardes
droit chez ces inconnus. Dans l’entrée dont le parquet frémissait sous ses
bottes, elle examina les lieux, repéra en effet deux chambres toutes
occupées et jura.
Trois adultes étaient affalés sur des matelas crasseux dans la première,
deux autres dans la seconde. L’un d’eux se dressa à son passage.
– Rallongez-vous, siffla-t-elle.
Elle se précipita vers la porte de l’entrée qu’on avait bloquée en calant
le dossier d’une chaise sous la poignée – la meilleure protection qu’on
pouvait s’offrir dans ces taudis.
Elle envoya valser la chaise au milieu de l’étroit couloir, où elle
ralentirait ses poursuivants au moins quelques secondes, ouvrit la porte dont
le loquet fragile se brisa et lança derrière elle une pièce d’argent pour payer
les dégâts.
Elle se retrouva face à un escalier en spirale aux marches en bois sales
et pourries, dans une obscurité complète.
Des voix d’hommes bien trop proches à son goût s’élevèrent au bas de
l’escalier.
Aelin monta les marches quatre à quatre, son souffle lardant ses
poumons comme des éclats de glace, passa le troisième étage à partir
duquel les marches étaient plus étroites…
Elle s’engouffra par la porte qui donnait sur le toit sans plus se soucier
de faire du bruit puisque les gardes l’avaient déjà repérée. La fraîcheur de
l’air nocturne la saisit. Elle l’aspira avidement en examinant le toit et les
rues en contrebas. La rue derrière elle était trop large, celle sur sa gauche
trop exposée, mais… là-bas, au fond d’une venelle, il y avait une grille
d’égout…
Tu pourrais faire un tour dans le sud-est des souterrains de cette ville :
tu y trouveras peut-être la personne que tu cherches.
Elle savait à qui Arobyn avait fait allusion. Encore un cadeau de sa
part, un nouveau pion dans le jeu qu’il jouait avec elle…
Avec une souplesse féline, elle se laissa glisser le long de la gouttière à
l’angle du bâtiment. Loin au-dessus d’elle, les cris s’intensifièrent. Ils
avaient atteint le toit. Elle atterrit dans une flaque qui sentait sans aucun
doute l’urine et se remit à courir avant même de ressentir l’impact de sa
chute dans ses os.
Elle se rua vers la bouche d’égout, tomba à genoux et rampa sur les
derniers mètres. Ses doigts se refermèrent sur la plaque qu’elle souleva.
Silencieuse, rapide, efficace.
Les égouts étaient heureusement vides. Elle refoula un haut-le-cœur
devant la puanteur qui montait à sa rencontre.
Quand les gardes perchés sur le toit scrutèrent la rue, elle avait disparu.
Aelin avait horreur des égouts.
Pas parce qu’ils étaient sales, puants et grouillants de vermine. En fait,
c’était un moyen efficace de contourner la ville sans se faire repérer, si on
les connaissait bien.
Elle les détestait parce qu’elle avait failli y mourir, ligotée et
abandonnée là par un garde du corps dont elle avait voulu assassiner le
maître. Ce jour-là, les égouts avaient débordé et, après s’être libérée de ses
liens, elle avait dû nager – oui, nager – dans une eau infecte. L’issue était
bloquée et c’était par pure chance que Sam avait pu la secourir, mais elle
avait failli se noyer et avait avalé au passage une bonne quantité de ce
liquide immonde.
Il lui avait fallu plusieurs jours et d’innombrables bains pour se sentir
de nouveau propre. Et elle avait vomi pendant des heures.
Elle n’était donc pas précisément ravie d’y redescendre. Pour la
première fois de la soirée, ses mains tremblaient. Mais elle se força à
surmonter sa peur et s’aventura dans les souterrains faiblement éclairés par
la lune, aux aguets.
Elle se dirigeait vers le sud-est. Elle remonta le passage principal large
et vétuste qui devait exister depuis que Gavin Havilliard avait fondé la
capitale au bord de l’Avery. Elle s’arrêta de temps à autre pour tendre
l’oreille, sans percevoir aucun signe de ses poursuivants.
Devant un embranchement où quatre passages s’ouvraient devant elle,
elle ralentit et dégaina ses poignards. Les deux premiers tunnels étaient
déserts. Le troisième, qui la lancerait sur les traces du capitaine s’il se
rendait au château, était plus sombre, mais plus large. Et le quatrième
menait au sud-est.
Elle n’avait nul besoin de ses sens d’immortelle pour savoir que les
ténèbres qui déferlaient de ce dernier passage n’avaient rien d’ordinaire.
Même le clair de lune filtrant de la grille au-dessus d’elle ne pouvait les
percer. Plus aucun bruit ne lui parvenait, pas même celui de rats détalant à
son approche.
Était-ce encore une ruse d’Arobyn… ou une faveur de sa part ? Les
sons presque inaudibles qui l’avaient guidée provenaient de ce passage,
mais la piste s’évanouissait là.
Elle s’avança à pas de velours jusqu’à la limite où la faible lumière du
souterrain se fondait dans une obscurité impénétrable. Puis elle ramassa un
caillou et le lança droit devant elle dans les ténèbres.
Aucun bruit d’impact ne lui parvint.
– À votre place, j’éviterais de lancer des pierres dans les égouts.
Aelin pivota vers la froide voix féminine qui avait prononcé ces
paroles.
Le visage dissimulé dans l’ombre de son capuchon, la jeune garde du
corps du capitaine était adossée à la paroi du tunnel principal, à moins de
vingt pas derrière Aelin.
Aelin brandit l’une de ses armes et, tout en s’approchant d’elle,
l’observa attentivement.
– À votre place, j’éviterais de suivre des inconnus dans les égouts,
répliqua-t-elle.
Quand Aelin fut à quelques pas d’elle, la jeune femme leva les mains.
C’étaient des mains fines et couvertes de cicatrices à la peau dorée, même
dans le pâle éclairage des lumières de la ville. Pour être capable de talonner
Aelin ainsi, elle devait être formée au combat, à la filature ou aux deux. Elle
était douée, évidemment, puisque Chaol l’avait choisie comme garde du
corps. Où était-il passé, au fait ?
– Des lieux malfamés et des égouts, on peut dire que vous menez la
belle vie ! lança Aelin.
Quand la jeune femme se détacha du mur, ses longs cheveux noirs
oscillèrent dans l’ombre de son capuchon.
– Tout le monde n’a pas la chance de travailler pour le roi, champion,
répondit-elle.
Elle l’avait donc reconnue. Restait à savoir si elle en avait informé
Chaol.
– Puis-je vous demander pourquoi je ne devrais pas lancer de pierres
ici ? s’enquit-elle.
La jeune femme désigna derrière elle le passage au fond duquel on
discernait de la lumière.
– Suivez-moi, dit-elle.
Aelin gloussa.
– Il faudra vous montrer un peu plus convaincante que ça, répliqua-t-
elle.
La mince silhouette s’approcha d’elle et le clair de lune illumina son
visage. Un visage assez joli, bien que grave. Elle devait avoir deux ou trois
ans de plus qu’Aelin.
– Vous avez vingt gardes à vos trousses, dit-elle sans détour, et ils sont
assez rusés pour entreprendre des recherches ici sous peu. Je vous conseille
de me suivre.
Aelin fut tentée de l’envoyer paître, mais elle se contenta de sourire.
– Comment m’avez-vous retrouvée ?
– Par chance. J’étais partie en éclaireur et j’ai découvert que vous vous
étiez fait de nouveaux amis. Nous avons généralement pour consigne
d’abattre ceux qui vagabondent dans les égouts sans leur poser de
questions.
– Qui est ce « nous » ? demanda Aelin d’une voix suave.
La jeune femme s’éloigna dans le passage faiblement éclairé sans
paraître se soucier des poignards d’Aelin. Elle était donc stupide et
arrogante.
– Vous avez le choix, champion : vous pouvez me suivre et apprendre
ce que vous désirez probablement savoir, ou rester ici et découvrir ce qui
répondra à la pierre que vous avez lancée, déclara-t-elle.
Aelin soupesa ces paroles ainsi que tout ce qu’elle avait vu et entendu
ce soir-là. Malgré le frisson qui lui glaçait l’échine, elle suivit la garde en
rengainant ses poignards.
Alors qu’elles progressaient dans la boue, Aelin mit leur silence à
profit pour rassembler ses forces.
La jeune femme marchait à un rythme rapide et régulier. Elle emprunta
un deuxième passage, puis un autre. Aelin notait chaque tournant, chaque
détail, chaque grille, traçant un itinéraire mental à mesure de leur
progression.
– Comment m’avez-vous reconnue ? demanda-t-elle enfin.
– Je vous ai vue en ville il y a plusieurs mois. Mais je ne vous ai pas
identifiée tout de suite au Caveau à cause de vos cheveux roux.
Aelin l’observait en réfléchissant. Cette jeune femme ignorait peut-être
qui était réellement Chaol, même si elle affirmait détenir toutes les
informations que recherchait Aelin. Il avait peut-être pris un autre nom.
– Ces gardes vous poursuivent-ils parce qu’ils vous ont reconnue, ou
parce que vous aviez une telle envie de chercher la bagarre au Caveau ?
demanda la jeune femme d’une voix calme et froide.
Elle marquait un point.
– Pourquoi ne pas me le dire vous-même ? riposta Aelin. Ces gardes
travaillent-ils pour le capitaine Westfall ?
La jeune femme rit sous cape.
– Non, ils ne sont pas à ses ordres.
Aelin réprima un soupir de soulagement même si mille autres
questions se pressaient dans son esprit.
Les semelles de ses bottes écrasèrent quelque chose de
désagréablement mou et elle réprima un frisson de dégoût tandis que la
jeune femme s’arrêtait devant un autre passage. La première moitié de ce
nouveau tunnel était illuminée par le clair de lune ruisselant des grilles. Au-
delà déferlaient des ténèbres surnaturelles. Un calme glacé de prédateur
envahit Aelin tandis qu’elle scrutait l’obscurité. Le silence était absolu.
– Par ici, dit l’inconnue en s’approchant d’une rampe en pierre taillée
dans la paroi du tunnel.
Fallait-il être stupide pour lui tourner ainsi le dos… Elle ne vit même
pas Aelin tirer un poignard.
La jeune femme montait la volée de marches glissantes avec une
souplesse gracieuse. Aelin évalua la distance qui les séparait des issues les
plus proches et la profondeur du ruisseau fétide qui coulait au milieu du
passage. L’eau grouillante était assez profonde pour y jeter un cadavre, au
besoin.
Elle se glissa derrière la jeune femme, se blottit contre elle et pressa la
lame du poignard sur sa gorge.
Chapitre 6

– TU AS DROIT À UNE PHRASE, souffla Aelin à l’oreille de la jeune


femme.
Elle accentua la pression de la lame sur son cou.
– Une seule phrase pour me convaincre de ne pas te trancher la gorge.
La jeune femme redescendit l’escalier. Elle eut assez de discernement
pour ne pas tenter de saisir les armes cachées sur elle – qui étaient du reste
hors de sa portée car Aelin était plaquée contre son dos. Elle déglutit et sa
gorge palpita contre la lame pressée sur sa peau douce et lisse.
– Je vous mène au capitaine, répondit-elle.
Aelin accentua encore la pression.
– Ce n’est pas une réponse très engageante pour quelqu’un qui presse
une lame sur votre gorge, commenta-t-elle.
– Il s’est enfui du château il y a trois semaines pour se joindre à nous –
aux rebelles, précisa la jeune femme.
Aelin sentit ses jambes se dérober sous elle.
Elle avait oublié les rebelles… Ils avaient probablement des comptes à
régler avec elle depuis qu’elle avait planté un poignard dans le cœur
d’Archer Finn l’hiver dernier, même si Chaol coopérait désormais avec eux.
Elle chassa cette pensée.
– Et le prince ? demanda-t-elle.
– Vivant, mais prisonnier au château, siffla la rebelle. Vous pouvez
abaisser ce poignard, maintenant ?
Oui. Non…, pensa Aelin. Si Chaol travaillait avec les rebelles…
Elle abaissa finalement sa lame et recula jusqu’à se retrouver sous un
rayon de lune tombant d’une grille au-dessus d’elle.
La rebelle pivota en portant la main à l’une de ses armes. Aelin fit
claquer sa langue, et les doigts de la jeune femme se figèrent
immédiatement sur le manche poli du poignard.
– C’est comme ça que vous me remerciez de vous avoir épargnée ?
lança Aelin en rejetant son capuchon. À vrai dire, je me demande pourquoi
ça me surprend.
La rebelle lâcha son poignard et rejeta sa capuche à son tour, révélant
un joli visage doré et solennel qui n’exprimait aucune peur. Ses yeux
sombres scrutaient Aelin. Alliée ou ennemie ? se demandait-elle
visiblement.
– Pourquoi êtes-vous venue ici ? demanda calmement la rebelle. Le
capitaine affirme que vous êtes avec nous. Pourtant, vous lui avez dissimulé
votre présence au Caveau ce soir.
Aelin croisa les bras et s’adossa à la paroi humide du tunnel.
– Commencez par me dire votre nom, répondit-elle.
– Mon nom ne vous regarde en rien.
Aelin haussa un sourcil.
– Vous exigez des réponses, mais vous refusez de m’en donner. Ça ne
m’étonne pas que le capitaine vous ait tenue à l’écart de son rendez-vous.
Comment peut-on jouer le jeu quand on n’en connaît pas les règles ?
– Je sais ce qui est arrivé cet hiver : vous avez tué nombre des nôtres
dans cet entrepôt. Vous avez massacré des rebelles… mes amis, lâcha la
jeune femme, le visage impassible. Et je suis maintenant censée croire que
vous avez toujours été de notre côté ? Vous me pardonnerez mon manque
de franchise.
– Alors il faudrait que j’épargne ceux qui enlèvent et maltraitent mes
amis ? demanda doucement Aelin. Pourquoi devrais-je renoncer à la
violence quand je reçois des lettres dans lesquelles on menace de les tuer ?
Et je n’aurais pas dû étriper l’ordure arriviste qui a fait assassiner mon amie
la plus chère ? lança-t-elle.
Elle s’éloigna du mur et s’approcha de la jeune femme.
– Vous voudriez peut-être que je présente mes excuses ? Que je me
traîne à genoux devant vous pour que vous me pardonniez ?
Le visage de la rebelle n’exprimait rien – résultat de son entraînement,
ou signe d’un sang-froid à toute épreuve ?
Aelin ricana.
– C’est bien ce que je pensais. Pourquoi ne me menez-vous pas au
capitaine au lieu de m’infliger vos conneries de sermons ?
La jeune femme scruta de nouveau les ténèbres, puis secoua la tête.
– Si vous n’aviez pas pointé un poignard sur ma gorge, je vous aurais
déjà dit que nous étions arrivées, déclara-t-elle en montrant le passage
devant elles.
Aelin eut envie de la précipiter contre le mur sale et humide pour lui
rappeler qui était le champion du roi, mais une respiration hachée lui
parvint de l’obscurité. Une respiration et des chuchotements…
Des bruits de bottes glissant dans la boue et martelant le sol, de
nouveaux chuchotements, des ordres d’aller plus vite et de se taire lancés
par des voix qu’elle ne reconnut pas, et soudain…
Tous les muscles d’Aelin se pétrifièrent au son de cette voix
d’homme :
– Le navire lève l’ancre dans vingt minutes, alors dépêchez-vous !
Cette voix lui était familière, mais elle n’était pas préparée à voir
Chaol Westfall surgir de l’obscurité à l’autre bout du passage. Il soutenait
un homme inerte et émacié avec l’aide d’un compagnon pendant qu’un
autre homme armé couvrait leurs arrières.
Malgré la distance qui les séparait, les yeux du capitaine rencontrèrent
ceux d’Aelin.
Il la dévisagea sans un sourire.
Chapitre 7

IL Y AVAIT DEUX BLESSÉS, l’un soutenu par Chaol et son compagnon,


l’autre par deux hommes qu’elle ne reconnut pas. Trois autres rebelles –
deux hommes et une femme – formaient l’arrière-garde.
Ils lancèrent un bref coup d’œil à la garde du corps avant de s’en
désintéresser : c’était une alliée.
Aelin soutint leurs regards tandis qu’ils s’approchaient d’elle en
pressant le pas, les armes à la main. Tous étaient éclaboussés de sang, des
giclures rouge sombre qu’elle ne connaissait que trop bien. Et les deux
blessés étaient presque inconscients.
Ces corps desséchés, ces visages émaciés et vides lui étaient également
familiers. Elle était arrivée trop tard pour les fugitifs de Wendlyn, mais
Chaol et ses alliés avaient pu secourir ceux-là. La jeune femme à côté d’elle
avait probablement été envoyée en éclaireur pour s’assurer que la voie était
libre.
Les gardes de la ville n’étaient pas sous l’emprise de Valg ordinaires,
comme Arobyn l’avait laissé entendre. Non, il y avait au moins un prince
Valg là-dessous. Les ténèbres qu’elle avait vues dans ces passages
souterrains en étaient un indice. Merde ! Quant à Chaol…
Il demanda à l’un de ses compagnons de le relayer pour soutenir le
blessé, que les deux hommes emmenèrent, puis s’approcha d’Aelin. Il fut à
vingt pas d’elle, puis à quinze, puis à dix. Du sang perlait au coin de sa
bouche et sa lèvre inférieure était fendue. Ils s’étaient battus pour passer.
– Qu’est-il arrivé ? souffla Aelin à la jeune femme.
– Ce n’est pas à moi de vous l’expliquer.
Aelin n’insista pas. Chaol se tenait devant elle. Ses yeux bruns
s’agrandirent à la vue du sang dont elle était couverte.
– Tu es blessée ? s’enquit-il d’une voix rauque.
Aelin secoua la tête. Elle discernait maintenant ses traits. Il était
exactement semblable au souvenir qu’elle avait gardé de lui. Son visage
hâlé à la beauté rude était peut-être un peu plus creusé et hirsute, mais
c’était toujours Chaol, l’homme dont elle s’était éprise, avant… avant que
tout soit bouleversé.
Il y avait tant à dire, à faire ou à ressentir, mais…
Une mince cicatrice blanche barrait sa joue. C’était elle qui la lui avait
laissée la nuit de la mort de Nehemia, quand elle avait voulu le tuer.
Ce qu’elle aurait fait si Dorian ne l’avait pas retenue.
Ce jour-là, quand elle avait compris qui Chaol avait choisi de soutenir,
le lien qui les unissait s’était rompu. C’était la seule chose qu’elle ne
pourrait pas oublier ni lui pardonner.
Son silence dut paraître suffisamment éloquent au capitaine. Il regarda
la jeune femme, son éclaireuse, qui lui fit son rapport comme s’il était à la
tête de tous ces hommes.
– La voie est libre. Restez dans les passages menant à l’est, déclara-t-
elle.
Il acquiesça.
– Continuez, ordonna-t-il aux rebelles qui arrivaient à sa hauteur. Je
vous rejoins dans un instant.
Il avait parlé sans hésitation comme s’il avait l’habitude de donner
cette consigne.
Ses compagnons repartirent non sans jeter un coup d’œil à Aelin quand
ils passèrent devant elle. Seule la jeune femme resta immobile, aux aguets.
– Nesryn, lui dit Chaol.
Cet unique mot était un ordre.
Nesryn dévisagea Aelin d’un regard critique et calculateur et Aelin lui
adressa un sourire nonchalant.
– Faliq ! gronda Chaol.
Les yeux noirs comme la nuit de la jeune femme se tournèrent vers lui.
Le nom de famille de Nesryn ne révélait rien de ses origines, mais ses yeux
légèrement obliques et soulignés de khôl indiquaient qu’au moins l’un de
ses parents était né dans le sud du continent. Intéressant… Elle ne tentait
pas de le dissimuler, elle portait du khôl en mission, malgré la politique rien
moins qu’accueillante de Rifthold vis-à-vis des étrangers.
Chaol désigna du menton leurs compagnons qui disparaissaient à
l’autre bout du passage.
– Rends-toi au port, ordonna-t-il.
– C’est plus sûr que l’un de nous reste avec vous, objecta-t-elle,
toujours de cette voix égale et froide.
– Aide-les à gagner le port, puis rentre en vitesse. Si tu arrives en
retard, le commandant de ta garnison le remarquera.
Nesryn toisa Aelin sans rien perdre de son impassibilité.
– Comment pouvons-nous être sûrs qu’il ne l’a pas envoyée ici ?
demanda-t-elle.
Aelin devina sans difficulté à qui elle faisait allusion. Elle lui adressa
un clin d’œil.
– Si j’étais ici sur ordre du roi, Nesryn Faliq, vous seriez déjà morte.
Nulle lueur d’amusement, nulle trace de peur ne se lisait sur le visage
de Nesryn. Dans le genre impassible et glacial, elle aurait pu rivaliser avec
Rowan.
– Demain au couchant, lança Chaol à Nesryn.
La jeune femme le dévisagea avant de s’éloigner dans le tunnel de sa
démarche fluide comme l’eau.
– Vas-y, dit Aelin à Chaol d’une voix rauque. Rejoins-les. Ils ont
besoin de toi.
– C’est ce que je ferai dans un instant, répondit-il, et sa bouche rouge
de sang se réduisit à une mince ligne.
Il ne l’avait pas invitée à le suivre. Peut-être aurait-elle dû le lui
proposer.
– Tu es revenue, reprit-il, et elle remarqua alors que ses cheveux
étaient plus longs et négligés. C’est… Pour Aedion… C’est un piège.
– Je sais.
Que pouvait-elle dire d’autre, par tous les dieux ? Chaol hocha la tête
d’un air absent, puis cilla.
– Tu… tu as changé, fit-il.
– On dirait, oui, répondit-elle en passant les doigts dans ses cheveux
teints.
– Non, dit-il, et il fit un pas vers elle, mais s’arrêta. C’est ton visage.
Ton attitude. Tu…
Il secoua la tête, puis regarda l’obscurité dont ses compagnons et lui
venaient de surgir.
– Suis-moi.
Elle obéit et ils repartirent en marchant aussi vite que possible. Elle
percevait seulement au-devant d’eux le bruit des pas de leurs compagnons
qui s’enfuyaient dans le dédale des égouts.
Tous les mots qu’elle aurait voulu prononcer dansaient dans son esprit
et se bousculaient pour en sortir, mais elle les refoula, préférant remettre
cette conversation à plus tard.
Je t’aime, lui avait-il dit le jour de son départ. Elle avait seulement été
capable de répondre : Pardonne-moi.
– C’est une mission de sauvetage ? demanda-t-elle en jetant un regard
derrière eux, sans repérer de trace de leurs poursuivants.
Chaol acquiesça.
– Les anciens détenteurs de magie sont de nouveau traqués et
assassinés, répondit-il. La nouvelle garde du roi les retient prisonniers dans
ces tunnels jusqu’au jour de leur exécution. Ces créatures ont un faible pour
l’obscurité. On dirait qu’elles s’en repaissent.
– Pourquoi ne les enferme-t-on pas tout simplement dans des cachots ?
– Non : là-bas, il serait plus difficile de dissimuler ce qu’on leur fait
subir avant de les exécuter, répondit Chaol.
Elle frissonna.
– Est-ce que ces gardes portent des anneaux noirs ? demanda-t-elle.
Quand Chaol acquiesça, son cœur faillit s’arrêter.
– Je me moque de savoir combien de prisonniers sont enfermés dans
ces souterrains. N’y retourne plus, dit-elle.
Chaol éclata d’un rire bref.
– C’est impossible. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire, déclara-
t-il.
Les égouts commençaient à puer la saumure. Ils devaient se rapprocher
de l’Avery, si les calculs d’Aelin étaient justes.
– Comment ça ? demanda-t-elle.
– Ces gardes ne remarquent pas la présence d’humains ordinaires ou
bien ils s’en moquent. Ils repèrent seulement ceux qui appartiennent à des
lignées de détenteurs de magie, même quand leurs pouvoirs sont en
sommeil, expliqua Chaol en lui adressant un regard oblique. C’est la raison
pour laquelle j’ai envoyé Ren dans le Nord… pour l’éloigner de Rifthold.
Elle faillit trébucher sur une pierre.
– Ren… Allsbrook ?
Chaol hocha la tête en silence. Elle crut sentir le sol se dérober sous
elle. Ren Allsbrook… un autre enfant de Terrasen. Un survivant.
– C’est par Ren que nous avons tout découvert, reprit Chaol. Quand
nous sommes entrés dans l’une de leurs tanières, les créatures n’ont regardé
que lui. Elles nous ont complètement ignorés, Nesryn et moi. Nous en
avons réchappé de justesse. Le lendemain, j’ai envoyé Ren à Terrasen pour
rallier les rebelles de là-bas. Il était loin d’en être ravi, tu peux me croire.
Ce qu’il racontait était à la fois très intéressant et… complètement
dément.
– Ces créatures sont des démons… les Valg, dit-elle. Et ils…
–… boivent votre substance vitale jusqu’à la dernière goutte avant de
vous exécuter de la manière la plus spectaculaire possible ?
– Ça n’a rien d’une plaisanterie, coupa-t-elle.
Ses rêves étaient encore hantés par le souvenir des mains des Valg
errant sur son corps tandis qu’ils s’étaient repus d’elle. Elle se réveillait en
hurlant, en cherchant un guerrier Fae qui n’était plus là pour lui rappeler
qu’ils avaient survécu.
– Je sais, répondit Chaol, les yeux fixés sur Goldryn qu’elle portait à
l’épaule. Une nouvelle épée ?
Elle acquiesça.
Trois pas à peine les séparaient. Trois pas et de longs mois passés à se
languir de lui tout en le haïssant. Des mois pendant lesquels elle avait lutté
pour émerger de l’abîme dans lequel il l’avait plongée. Mais depuis son
retour… Elle devait se faire violence pour ne pas lui dire combien elle
regrettait. Pas de lui avoir laissé cette balafre, mais de l’avoir chassé de son
cœur. Ce cœur était encore blessé, mais Chaol n’y avait plus sa place. Plus
comme autrefois, du moins.
– Tu as découvert qui je suis, reprit-elle en baissant la voix pour ne pas
être entendue de leurs compagnons.
– Oui, le jour de ton départ.
Elle scruta les ténèbres derrière eux. Rien à signaler.
Il ne s’approcha pas d’elle. Il ne semblait éprouver nul besoin de la
serrer dans ses bras, de l’embrasser ou seulement de la toucher. Au-devant
d’eux, les rebelles empruntèrent un passage plus étroit qui menait aux quais
délabrés des quartiers pauvres.
– J’ai emmené Fleetfoot, reprit-il après un silence.
Elle poussa un soupir de soulagement.
– Où est-elle ?
– En sûreté. Le père de Nesryn est propriétaire de plusieurs
boulangeries très appréciées à Rifthold. Il a gagné assez pour se faire
construire une maison au pied des montagnes, à l’écart de la ville. Il m’a
assuré que ses domestiques prendraient soin d’elle. Fleetfoot paraissait
ravie de pourchasser les moutons là-bas. Je suis désolé de ne pas avoir pu la
garder ici, mais avec ses aboiements…
– Oui, bien sûr, murmura Aelin. Merci. Si j’ai bien compris, la fille
d’un propriétaire terrien est une rebelle ?
– Nesryn s’est enrôlée dans la garde de la cité malgré l’avis de son
père. Je la connais depuis des années.
Il n’avait pas répondu à la question d’Aelin.
– Peut-on lui faire confiance ? demanda-t-elle.
– Pour reprendre tes mots, si elle était là sur ordre du roi, nous serions
déjà morts.
– C’est juste.
Elle déglutit péniblement, rengaina ses poignards et ôta ses gants pour
se donner une contenance. Mais le regard de Chaol tomba sur le doigt
auquel elle portait autrefois la bague d’améthyste qu’il lui avait offerte. Sa
peau était imprégnée du sang rouge, noir et fétide qui avait traversé l’étoffe
de ses gants.
Chaol fixa son doigt nu, et quand il leva les yeux pour les plonger dans
les siens elle se sentit oppressée. Il s’arrêta devant l’entrée de l’étroit
passage et elle comprit qu’il ne comptait pas l’emmener plus loin.
– J’ai une foule de choses à te raconter, dit-elle, le devançant. Mais je
préférerais que tu me racontes d’abord ce qui est arrivé à Dorian et à
Aedion. Je voudrais tout savoir.
Pourquoi tu avais rendez-vous avec Arobyn ce soir, par exemple,
pensa-t-elle.
La fragile tendresse qui se lisait sur le visage de Chaol céda la place à
une résolution froide et inébranlable. Aelin en ressentit un pincement au
cœur. Ce qu’il avait à lui dire n’aurait rien d’agréable.
– Retrouve-moi là-bas dans quarante minutes, lâcha-t-il, et il lui donna
une adresse dans les bas-fonds de la ville. Je dois d’abord achever cette
mission.
Et, sans attendre sa réponse, il s’éloigna dans le passage d’un pas
rapide sur les traces de ses compagnons.
Aelin le suivit quand même.

Du haut d’un toit surplombant le quartier pauvre de Rifthold, elle


observait le quai sur lequel Chaol et ses compagnons s’éloignaient. Ils
s’approchèrent d’une barque. L’équipage n’avait pas jeté l’ancre et s’était
contenté d’amarrer l’embarcation à l’un des poteaux pourrissants du quai le
temps que les rebelles remettent les deux blessés aux matelots. Un instant
plus tard, l’équipage ramait vigoureusement vers la courbe sombre de
l’Avery et, du moins pouvait-on l’espérer, vers un navire qui attendait
probablement à l’embouchure.
Chaol s’entretint brièvement avec les rebelles. Quand il eut fini,
Nesryn s’attarda encore un instant. Ils eurent une dispute lapidaire dont
Aelin ne put saisir le sujet, puis le capitaine s’éloigna de la rive tandis que
Nesryn et les autres partaient sans se retourner dans la direction opposée.
Chaol avait tout juste dépassé un pâté de maisons quand Aelin atterrit
sans bruit à côté de lui. Il ne cilla même pas.
– J’aurais dû m’en douter, observa-t-il.
– Je ne te le fais pas dire.
Les mâchoires de Chaol se contractèrent, mais il poursuivit son chemin
au milieu des taudis.
Aelin scrutait les rues sombres et désertes. Quelques gamins des rues
les dépassèrent en courant. Elle les jaugea, le visage dissimulé sous son
capuchon, en se demandant s’ils travaillaient pour Arobyn et s’ils lui
rapporteraient qu’on l’avait repérée à quelques encablures de ses anciens
quartiers. Il était inutile de dissimuler ses déplacements – elle n’en avait pas
l’intention, de toute façon.
Les bâtiments des environs étaient délabrés sans être en ruine. Les
familles modestes de travailleurs qui y vivaient faisaient visiblement de leur
mieux pour les entretenir. Les immeubles les plus proches du fleuve
devaient être occupés par des pêcheurs, des dockers, voire quelques
esclaves loués par leurs maîtres. Mais on n’y flairait rien de suspect, ni
vagabonds, ni maquereaux, ni voleurs en maraude.
Pour un quartier pauvre, les lieux avaient presque un certain charme.
– L’histoire que je vais raconter n’a rien de plaisant, commença enfin
le capitaine.
Alors qu’ils traversaient ce quartier misérable, Aelin écouta Chaol en
silence et son récit lui brisa le cœur.
Il lui raconta comment il avait rencontré Aedion et fait cause commune
avec lui, puis comment le roi avait capturé Aedion et interrogé Dorian. Elle
dut faire un effort considérable pour ne pas le bousculer, lui reprocher son
inconscience et sa stupidité et lui demander pourquoi il avait attendu si
longtemps pour agir.
Quand Chaol en vint à la décapitation de Sorscha, sa voix se fit plus
basse et plus heurtée.
Aelin n’avait jamais su le nom de la guérisseuse qui avait si souvent
pansé et recousu ses plaies. Elle n’osait même pas imaginer ce que Dorian
avait ressenti à sa mort et déglutit à grand-peine.
Mais ce fut encore pire quand Chaol lui révéla comment Dorian l’avait
aidé à s’enfuir du château. Il s’était sacrifié en révélant son pouvoir au roi.
Aelin tremblait si fort qu’elle dut plonger les mains dans ses poches et
serrer les lèvres pour garder le silence.
Mais les paroles qu’elle ravalait dansaient une ronde folle dans son
esprit.
Tu aurais dû faire évader Dorian et Sorscha le jour où le roi a fait
massacrer les esclaves. La mort de Nehemia ne t’a-t-elle donc rien appris ?
Croyais-tu vraiment remporter la victoire sans rien sacrifier, en gardant ton
honneur intact ? Tu n’aurais pas dû abandonner Dorian. Comment as-tu pu
le laisser affronter le roi ? Comment as-tu pu ?
Elle s’abstint pourtant devant la souffrance qu’elle lisait dans les yeux
de Chaol.
Quand il termina son récit, elle inspira à fond pour maîtriser sa fureur,
sa déception et sa stupeur. Elle ne put penser clairement qu’après avoir
dépassé trois pâtés de maisons.
La colère et les larmes ne l’aideraient en rien. Elle devait une fois de
plus modifier ses plans – mais pas tant que ça. Libérer Aedion, récupérer la
clef de Wyrd… tout cela, elle pouvait encore y parvenir. Elle redressa les
épaules. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de son ancien
appartement.
Si Arobyn n’avait pas vendu l’entrepôt, elle aurait au moins un point
de chute. S’il l’avait fait, il le lui aurait probablement annoncé pour la
narguer – à moins qu’il n’ait préféré la laisser découvrir par elle-même le
nouveau propriétaire. Il adorait faire ce genre de surprises.
– Alors comme ça, tu coopères avec les rebelles, dit-elle à Chaol. Tu es
même à leur tête, d’après ce que j’ai cru voir.
– Nous sommes plusieurs à diriger les opérations. Chacun est
responsable d’un secteur de la ville. Le mien couvre les bas-fonds et les
quais. Nous nous réunissons aussi souvent que nous en avons l’audace.
Nesryn et d’autres gardes de la cité ont pu entrer en contact avec quelques-
uns de mes hommes. Ress et Brullo principalement. Ils cherchent le moyen
de faire évader Dorian et Aedion. Mais le donjon est impénétrable et les
souterrains secrets sont bien gardés. Nous nous sommes aventurés dans les
égouts ce soir parce que Ress nous a informés qu’une réunion importante se
tiendrait au palais, mais il est mieux gardé que nous l’avions prévu.
Il serait donc impossible de pénétrer dans le château sans l’aide
d’Arobyn. Une décision de plus à prendre pour le lendemain.
– As-tu des nouvelles de Dorian depuis que tu t’es enfui ?
Elle lut fugitivement de la honte dans les yeux bruns de Chaol. Car il
s’était bel et bien enfui, en laissant Dorian aux mains de son père.
Elle dut serrer les poings pour se retenir de fracasser sa tête contre le
mur d’un bâtiment de brique. Comment avait-il pu servir ce monstre ?
Pourquoi n’avait-il pas compris plus tôt, pourquoi n’avait-il pas tenté de le
tuer à la première occasion ?
Elle espérait que, quoi que son père ait pu lui faire subir, Dorian savait
qu’il n’était pas seul à souffrir. Dès qu’elle l’aurait secouru, elle lui dirait
qu’elle comprenait sa douleur, mais qu’avec le temps il pourrait surmonter
la perte de Sorscha. Et s’il s’en remettait, sa magie jouerait un rôle crucial
pour vaincre les Valg.
– Le roi n’a pas châtié Dorian en public, répondit Chaol. Il ne l’a
même pas enfermé. À ma connaissance, il assiste à des cérémonies et à des
réceptions, et il sera présent à la fête donnée pour son anniversaire au cours
de laquelle Aedion sera exécuté.
Aedion… Aedion savait qui elle était et ce qu’elle était devenue.
Pourtant, Chaol n’avait nullement laissé entendre que son cousin lui
cracherait au visage dès qu’il poserait les yeux sur elle. Et de toute façon,
elle ne s’en soucierait pas tant qu’Aedion ne serait pas libre et en sûreté.
– Ress et Brullo sont dans la place et nous avons des espions sur les
remparts du château, reprit Chaol. D’après eux, Dorian se conduit
normalement, mais il paraît absent. Plus froid, plus distant. Mais c’était
prévisible depuis que Sorscha…
– Est-ce qu’il porte un anneau noir ?
Chaol frissonna.
– Non… pas un anneau.
Quelque chose dans sa voix poussa Aelin à le regarder malgré la
terreur que lui inspirait sa réponse.
– Selon l’un de nos espions, il porte un torque en pierre noire, précisa
Chaol.
Un collier en pierre de Wyrd…
Pendant un instant, Aelin regarda Chaol, incapable de faire quoi que ce
soit d’autre. Elle avait la sensation que les bâtiments autour d’eux la
cernaient et qu’un abîme sans fond s’ouvrait sous ses pieds pour l’engloutir.
– Tu es toute pâle, dit Chaol, sans pour autant se rapprocher d’elle.
Ce n’était d’ailleurs pas plus mal, car elle n’était pas sûre de pouvoir
se laisser toucher par lui sans lui lacérer le visage.
Elle inspira profondément, luttant contre l’angoisse qui l’assaillait à la
pensée de Dorian et de ce qu’il avait pu subir. Elle y réfléchirait plus tard.
– Chaol, je ne sais pas quoi dire… pour Dorian, Sorscha et Aedion. Et
sur le fait que tu te retrouves ici, acheva-t-elle en désignant les taudis qui les
entouraient.
– Explique-moi seulement ce qui t’est arrivé pendant ton absence,
répondit-il.
Elle lui raconta tout. Elle lui raconta ce qui lui était arrivé à Terrasen
dix ans auparavant et à Wendlyn au cours de ces derniers mois. Quand elle
lui parla des princes Valg, elle ne mentionna pas leurs torques parce qu’il ne
semblait déjà que trop horrifié par ce qu’il venait d’entendre. Elle ne dit
rien non plus de la troisième clef de Wyrd. Elle lui révéla seulement
qu’Arobyn lui avait volé l’amulette d’Orynth et qu’elle voulait la récupérer.
– Maintenant, tu sais pourquoi je suis de retour, ce que j’ai fait et ce
que j’ai l’intention de faire, conclut-elle.
Chaol garda le silence sur toute la longueur d’un pâté de maisons. Il
n’avait pas prononcé un mot durant tout son récit. Il n’avait pas davantage
souri.
Quand son regard rencontra celui d’Aelin, il ne restait presque plus
rien en lui du garde auquel elle s’était attachée. Sa bouche ne formait plus
qu’une mince ligne.
– Tu es donc revenue seule.
– J’ai dit à Rowan qu’il serait plus en sécurité à Wendlyn.
– Non, coupa-t-il, les yeux fixés sur la rue devant lui. Je voulais dire…
tu es revenue sans armée ni alliés. Les mains vides.
Les mains vides…
– À quoi t’attendais-tu ? C’est toi qui m’as envoyée à Wendlyn. Si tu
voulais que je lève une armée, tu aurais dû être un peu plus précis.
– Je t’ai envoyée là-bas pour te protéger, pour t’éloigner du roi. Et
quand j’ai compris qui tu étais… Comment aurais-je pu imaginer que tu ne
rejoindrais pas tes cousins, ou Maeve…
– Tu n’as donc pas écouté ce que je t’ai dit, sur Maeve en particulier ?
Les Ashryver lui obéissent au doigt et à l’œil et si elle ne nous envoie pas
d’aide, ils ne le feront pas davantage.
– Tu n’as même pas essayé d’obtenir cette aide, dit Chaol, et il s’arrêta
à l’angle de deux rues désertes. Si ton cousin Galan est un forceur de
blocus…
– Mon cousin et ce qu’il fait ne te regardent en rien. As-tu seulement
une idée de ce que j’ai enduré ?
– Et toi, as-tu seulement une idée de ce que nous avons vécu ici,
pendant que tu jouais avec la magie et que tu vadrouillais avec ton prince
Fae ? As-tu seulement une idée de ce que j’ai enduré ? De ce que Dorian a
enduré ? As-tu la moindre idée de ce qui se passe chaque jour dans cette
ville ? Parce que tout ce qui est arrivé ici est peut-être la conséquence de tes
pitreries à Wendlyn…
Chacun de ses mots était comme une pierre lancée en pleine figure.
Peut-être avait-il raison, mais…
– Mes pitreries ? répéta-t-elle.
– Si tu n’avais pas tant paradé après avoir vaincu Narrok, si tu n’avais
pas claironné que tu étais de retour, le roi ne nous aurait jamais convoqués
dans cette salle…
– Tu ne peux pas me rendre responsable de ses crimes, riposta-t-elle en
serrant les poings, les yeux fixés sur lui, sur la cicatrice qui lui rappellerait à
jamais ce qu’il avait fait, ce qu’elle ne pouvait lui pardonner.
– Et de quoi ai-je le droit de te rendre responsable ? lança-t-il alors
qu’elle repartait. De rien, peut-être ?
– Parce que tu cherches quelque chose à me reprocher ? Pourquoi pas
la chute du royaume, pendant que tu y es ? Ou la disparition de la magie ?
– Pour la magie, au moins, je sais que tu n’y es pour rien, fit-il entre
ses dents serrées.
Elle s’immobilisa.
– Qu’est-ce que tu dis ?
Il se raidit et elle comprit aussitôt qu’il venait de se trahir. Pas devant
Keleana, son ancienne amie et amante, mais devant Aelin, la reine de
Terrasen. Il savait quelque chose qu’il avait voulu lui dissimuler.
– Que sais-tu au juste sur la magie, Chaol ? demanda-t-elle d’une voix
trop calme.
Il ne répondit pas.
– Dis-moi, insista-t-elle.
Il secoua la tête. Comme son visage était dans l’ombre, elle ne
discernait pas son expression.
– Non. Pas question, répondit-il. Tu es bien trop imprévisible.
Imprévisible… C’était une bénédiction que la magie fût éradiquée ici,
sinon elle aurait réduit cette rue en cendres rien que pour lui montrer
combien elle était prévisible.
– Tu as trouvé un moyen de libérer la magie, c’est ça ? reprit-elle. Tu
sais comment faire.
Il ne fit même pas mine de nier.
– Libérer la magie ne ferait que nous plonger dans le chaos. Et cela
faciliterait sans doute la tâche aux démons qui traquent les détenteurs de
magie.
– Tu risques de regretter ces paroles quand tu auras entendu le reste de
ce que j’ai à te raconter, siffla-t-elle, écumante de rage.
Elle baissa la voix afin que personne ne puisse entendre la suite :
– Ce torque que Dorian porte au cou, laisse-moi te révéler son pouvoir,
et nous verrons alors si tu persistes à te taire et si tu méprises toujours
autant ce que j’ai accompli ces derniers mois.
Chacune de ses paroles le faisait blêmir un peu plus, et la part la plus
mesquine et la plus cruelle d’elle-même s’en réjouissait.
– Ces démons s’attaquent aux détenteurs de magie pour se nourrir du
pouvoir que contient leur sang, reprit-elle. Ils drainent la substance vitale de
ceux qu’ils ne parviennent pas à posséder. Ou bien ils les exécutent pour
semer la terreur, ce qui est de nos jours la distraction favorite à Rifthold. Ils
se repaissent de la peur, de la détresse et du désespoir comme d’un nectar.
Les Valg de rang inférieur peuvent prendre possession d’un mortel au
moyen de ces anneaux en pierre noire. Mais leur civilisation – car c’en est
une – est hiérarchisée, tout comme la nôtre. Certains de ces Valg sont des
princes, et ces princes désirent plus que tout accéder à notre monde. Alors
le roi se sert de torques en pierre de Wyrd, plus puissants que les anneaux,
pour aider ces princes à rester dans des corps humains dont ils absorbent la
vie et les pouvoirs. Narrok était habité par l’un de ces démons. À la fin de la
bataille, il m’a suppliée de le tuer. Rien ni personne d’autre ne l’aurait pu.
J’ai vu des monstres que tu ne peux même pas imaginer s’attaquer en vain à
ces Valg. On ne peut les détruire que par le feu ou en les décapitant. Vu mes
pouvoirs, tu as tout intérêt à me dire ce que tu sais sur la magie. Je suis
peut-être la seule personne capable de faire évader Dorian, ou du moins de
lui faire la grâce de l’achever… s’il est encore vivant, conclut-elle,
consciente de l’atrocité de ces dernières paroles.
Chaol secoua lentement la tête. Pendant un bref instant, en lisant
l’affolement, le désespoir et la souffrance sur son visage, elle eut presque
pitié de lui. Jusqu’à ce qu’il reprenne la parole.
– As-tu seulement pensé à nous révéler ce que tu savais sur ces démons
quand tu étais là-bas ? À informer un seul d’entre nous de l’existence de ces
torques ?
Elle eut l’impression qu’on lui vidait un seau d’eau sur la tête. Elle
cilla. Oui, elle aurait pu les prévenir, ou du moins essayer. Mais elle y
penserait plus tard.
– Ce qui est fait est fait, répondit-elle. Maintenant, nous devons
secourir Aedion et Dorian.
– Il n’y a pas de « nous », rétorqua Chaol.
Il défit la chaîne qu’il portait au cou et la lui lança. C’était l’œil
d’Elena. L’amulette scintilla dans la lumière de la rue en volant vers Aelin.
Elle l’attrapa d’une seule main et sentit la chaleur du métal sur sa peau. Elle
la glissa dans sa poche sans lui accorder un regard.
– Il n’y a plus de « nous » depuis longtemps, Keleana, reprit Chaol.
– Je m’appelle Aelin désormais, coupa-t-elle en élevant la voix.
Keleana Sardothien n’existe plus.
– Tu restes la tueuse qui nous a abandonnés et qui n’est revenue qu’au
moment opportun pour elle.
Elle dut se faire violence pour ne pas lui envoyer son poing à la figure.
Elle tira de sa poche la bague en améthyste, saisit la main de Chaol et
plaqua le bijou sur sa paume gantée.
– Pourquoi avais-tu rendez-vous avec Arobyn ce soir ? demanda-t-elle.
– Comment…
– C’est sans importance. Dis-moi pourquoi.
– Je voulais son aide pour tuer le roi.
Aelin tressaillit.
– Tu es fou ? Tu lui as vraiment raconté ça ?
– Non, mais il l’a deviné. Il y avait une semaine que j’essayais de le
voir et ce soir il m’a donné rendez-vous là-bas.
– C’était vraiment stupide de le rencontrer.
Elle se remit en marche, car il était toujours imprudent de s’attarder
quelque part, même si cet endroit semblait désert. Chaol lui emboîta le pas.
– Je n’ai pas vu d’autres assassins offrir leurs services, observa-t-il.
Elle fut sur le point de répliquer, mais se ravisa. Elle ferma le poing,
puis tendit les doigts un à un.
– Le prix qu’il te fera payer ne sera pas de l’or ou des faveurs. Ce sera
ce à quoi tu t’attendras le moins. Probablement la mort de ceux que tu
aimes, dit-elle.
– Tu crois peut-être que je ne le sais pas ?
– Bon, tu veux engager Arobyn pour tuer le roi. Et ensuite ? Faire
monter Dorian sur le trône ? Avec un Valg en lui ?
– Je l’ignorais jusqu’à présent. Mais ça ne change rien.
– Ça change tout. Même si tu parviens à lui ôter ce torque, rien ne te
garantira que le Valg ne s’est pas enraciné en lui. Tu risques de remplacer
un monstre par un autre.
– Pourquoi ne dis-tu pas tout simplement où tu veux en venir, Aelin ?
lança-t-il en sifflant son nom de façon à peine audible.
– Es-tu capable de tuer le roi ? S’il le fallait, serais-tu capable de tuer
ton roi ?
– Mon roi, c’est Dorian.
Elle dut prendre sur elle pour ne pas flancher.
– Tu as très bien compris ce que je voulais dire, déclara-t-elle.
– Il a tué Sorscha.
– Il en avait tué des millions d’autres avant elle, répliqua-t-elle.
C’était peut-être un défi qu’elle lui lançait, ou peut-être une question
de plus.
Les yeux de Chaol étincelèrent.
– Je dois m’en aller. Je dois retrouver Brullo dans une heure.
– Je t’accompagne, annonça-t-elle, les yeux levés vers le château de
verre qui dominait le nord-est de la ville.
Peut-être que le maître d’armes lui en apprendrait davantage au sujet
de Dorian. Peut-être saurait-elle alors comment achever son ami. À cette
pensée, son sang se glaça et ralentit sa course dans ses veines.
– Non, rétorqua Chaol en tournant vivement la tête vers elle. Si tu
viens avec moi à ce rendez-vous, je devrai répondre à trop de questions. Je
ne mettrai pas Dorian en danger pour satisfaire ta curiosité.
Alors qu’il poursuivait son chemin droit devant lui, elle tourna au coin
d’une rue en haussant les épaules.
– Comme tu voudras, lança-t-elle.
Quand il la vit s’éloigner, il s’arrêta.
– Et toi, que vas-tu faire ? demanda-t-il sur un ton bien trop
soupçonneux au goût d’Aelin.
Elle haussa un sourcil.
– Un tas de choses. Des choses répréhensibles.
– Si tu nous trahis, Dorian sera…
Le ricanement d’Aelin l’interrompit.
– Puisque tu refuses de dire ce que tu sais, capitaine, je crois que je
vais en faire autant, riposta-t-elle avant de repartir vers son ancien
appartement.
– Je ne suis plus capitaine.
Elle le regarda par-dessus son épaule.
– Qu’est-il arrivé à ton épée ? demanda-t-elle.
– Je l’ai perdue.
– Tu es donc désormais le seigneur Chaol ?
– Chaol tout court.
Pendant un bref instant, il lui fit pitié et une part d’elle regretta de ne
pouvoir montrer plus de douceur et de compassion envers lui.
– Il n’y a aucun moyen de faire évader Dorian. Il n’y a aucun moyen
de le sauver, lâcha-t-elle.
– C’est ce qu’on verra !
– Tu ferais mieux d’envisager d’autres successeurs au trône…
– Ne t’avise pas de finir cette phrase, l’interrompit-il, les yeux agrandis
et la respiration saccadée.
Elle en avait assez dit. Elle fit rouler ses épaules et musela sa colère.
– Avec ma magie, je pourrais l’aider… chercher un moyen de le
libérer, reprit-elle.
Probablement en le tuant. Mais elle n’était pas près de l’avouer à voix
haute. Pas avant d’avoir vu Dorian de ses propres yeux.
– Et quelle sera la suite de ton programme ? demanda Chaol. Prendre
Rifthold en otage comme Doranelle ? Brûler vifs tous ceux qui refusent de
te suivre ? Réduire notre royaume en cendres pour te venger ? Et que feront
tous ceux de ton espèce qui estiment avoir des comptes à régler avec
Adarlan ? fit-il en réprimant un rire amer. Peut-être que ce royaume ne se
porte pas plus mal sans toute cette magie. Peut-être qu’elle n’est pas le
meilleur moyen de rendre la justice parmi nous, simples mortels.
– La justice ? Quelle justice vois-tu dans tout ce qui se passe ici ?
– La magie rend ses détenteurs mortellement dangereux.
– La magie t’a sauvé la vie plus d’une fois, si mes souvenirs sont bons.
– Oui, souffla-t-il. La tienne et celle de Dorian. Et oui, je vous en serai
toujours reconnaissant. Mais comment refréner ceux de ton espèce ? Par le
fer ? Pas très dissuasif, non ? Quand la magie sera libérée, qui pourra
empêcher les monstres de resurgir ? Qui pourra t’arrêter, toi ?
Ces paroles la transpercèrent comme une lance de glace.
Monstre…
C’étaient bel et bien de l’effroi et du dégoût qu’elle avait lus sur son
visage quand elle avait révélé sa forme immortelle dans l’autre monde – ce
jour où elle avait fendu la terre et fait jaillir le feu pour les sauver, Fleetfoot
et lui. Oui, la magie sous toutes ses formes aurait toujours besoin de garde-
fous, mais ce mot, monstre…
Elle aurait préféré qu’il la frappe.
– Si je comprends bien, Dorian a le droit d’user de sa magie et tu peux
accepter son pouvoir, mais le mien est une abomination à tes yeux ?
– Dorian n’a tué personne. Il n’a pas étripé Archer Finn dans un
souterrain, ni torturé et assassiné Tombeau avant de le tailler en pièces.
Dorian n’a pas massacré des douzaines de personnes à Endovier.
Elle eut le plus grand mal à édifier le rempart de glace et d’acier
désormais familier. Derrière ce mur, tout son être défaillait et tremblait.
– C’est du passé. J’ai fait la paix avec tout ça, répondit-elle.
Elle se retint de toutes ses forces de tirer ses armes comme elle l’aurait
fait autrefois. Comme elle brûlait de le faire.
– Si jamais tu décides de ne pas te conduire comme le dernier des
crétins, tu pourras me trouver à mon ancien appartement. Bonne nuit.
Et elle s’éloigna à longues foulées sans lui laisser le temps de
répondre.

Dans la chambre exiguë de la maison délabrée qui était leur quartier


général depuis trois semaines, Chaol se tenait immobile. Il fixait son bureau
couvert de cartes, de plans et de notes sur le château, les tours de garde et
les habitudes de Dorian. Brullo ne lui avait rien apporté de nouveau à leur
rendez-vous une heure auparavant – sauf la confirmation que Chaol avait eu
raison de s’enfuir du château et de tourner le dos à tout ce à quoi il avait
toujours œuvré. Brullo, un homme d’âge mûr, persistait à l’appeler
« capitaine » malgré ses protestations.
Il avait été le seul à venir trouver Chaol pour lui offrir d’être ses yeux
au château, au lendemain de son départ. De sa fuite, aurait dit Aelin en
mesurant tout le poids de ce mot.
C’était une reine furieuse, féroce et même cruelle qui était venue à lui
ce soir-là. Chaol l’avait compris dès qu’il avait émergé des ténèbres des
Valg et qu’il l’avait vue campée à côté de Nesryn avec l’immobilité du
prédateur. Malgré la crasse et le sang dont elle était couverte, son visage
était hâlé, rose et… changé. Elle paraissait plus âgée, comme si le calme et
l’autorité qui émanaient d’elle avaient modelé non seulement son âme, mais
son apparence physique. Et quand il avait remarqué son doigt nu…
Il tira la bague de sa poche et jeta un regard au foyer éteint. Il suffirait
de quelques minutes pour allumer un feu et y lancer le bijou.
Il la retourna entre ses doigts. L’argent était terni et strié d’éraflures.
Oui, Keleana Sardothien était bel et bien morte. Cette femme qu’il
avait aimée… peut-être s’était-elle noyée dans le vaste océan tumultueux
qui séparait Rifthold de Wendlyn. Peut-être avait-elle péri aux mains des
Valg. Ou peut-être était-ce lui qui avait été stupide dès le début, au point de
la regarder faucher des vies et verser le sang avec le mépris le plus complet
sans en être écœuré.
Elle était couverte de sang, ce soir-là. Elle avait tué il ne savait
combien d’hommes avant de le rejoindre. Elle ne s’était pas souciée de se
laver et n’avait même pas semblé remarquer qu’elle était maculée du sang
de ses ennemis.
Elle avait cerné une ville entière de ses flammes et fait trembler une
reine Fae. Personne au monde n’aurait dû posséder un tel pouvoir. Si elle
avait brûlé une cité pour punir cette reine d’avoir fait fouetter son ami, que
ferait-elle subir au royaume de celui qui l’avait réduite en esclavage et qui
avait massacré son peuple ?
Il ne lui révélerait jamais comment libérer la magie. Du moins, pas
avant d’être certain qu’elle ne réduirait pas Rifthold en cendres.
On frappa à la porte de la chambre – deux coups.
– Tu devrais être de garde, Nesryn, dit-il en guise de salut.
Elle entra dans la pièce avec une souplesse féline. Depuis trois ans
qu’il la connaissait, elle avait toujours eu cette démarche vive et gracieuse.
Un an auparavant, alors qu’il était encore meurtri et désemparé après la
trahison de Lithaen, cette allure l’avait tant troublé qu’il avait eu une
aventure avec elle durant l’été.
– Mon commandant est ivre mort avec une servante sur les genoux. Il
ne risque pas de remarquer mon absence avant un moment, répondit-elle
avec une lueur d’amusement dans ses yeux sombres.
Elle avait eu la même étincelle dans le regard à chacune de leurs
rencontres, dans des auberges, des chambres au-dessus de tavernes ou
même parfois contre le mur d’une ruelle.
Quand Lithaen l’avait délaissé pour les charmes de Roland Havilliard,
il avait eu terriblement besoin de cette distraction et de ce soulagement.
Nesryn s’était apparemment abandonnée à lui par ennui. Elle ne lui avait
jamais fait d’avances, elle ne lui avait jamais demandé quand elle le
reverrait et c’était toujours lui qui avait pris l’initiative dans leurs
rencontres. C’était sans grand regret qu’il était parti pour Endovier quelques
mois plus tard et qu’il avait cessé de la voir. Il n’en avait jamais rien dit à
Dorian ni à Aelin. Et quand il avait retrouvé Nesryn à l’un des
rassemblements des rebelles trois semaines plus tôt, elle ne semblait pas lui
en vouloir.
– Vous avez l’air d’un homme qui vient de prendre un coup dans le
bas-ventre, dit-elle.
Il la foudroya du regard. C’était pourtant ce qu’il ressentait, peut-être
parce qu’il était de nouveau meurtri et désemparé. Il lui raconta ce qui
s’était passé. Et qui il avait rencontré.
Il lui faisait confiance. Pendant ces trois semaines passées à combattre,
conspirer et survivre côte à côte, il n’avait pas eu d’autre choix. Ren aussi
se fiait à elle. Mais Chaol n’avait pas dévoilé à Ren qui était vraiment
Keleana. Peut-être avait-il eu tort. Vu ce dont elle paraissait capable, Ren
aurait dû savoir pour qui il risquait sa vie. Tout comme Nesryn, d’ailleurs.
La jeune femme inclina la tête et ses cheveux miroitèrent comme de la
soie noire.
– Le champion du roi… et Aelin Galathynius. Impressionnant,
commenta-t-elle.
Il savait qu’il était inutile de lui demander de garder le secret : elle
connaissait toute la valeur de cette information. Ce n’était pas pour rien
qu’il lui avait proposé d’être son second.
– Je devrais me sentir flattée qu’elle ait pointé un couteau sur ma
gorge, reprit-elle.
Chaol regarda de nouveau la bague. Il aurait préféré la faire fondre
pour s’en débarrasser, mais ils avaient grand besoin d’argent : il avait déjà
dépensé la majeure partie de ce qu’il avait pris dans la salle du tombeau. Et
ils en auraient d’autant plus besoin maintenant que Dorian était…
Était.
Dorian n’était plus.
Keleana – non, Aelin – avait menti sur beaucoup de points, mais il l’en
savait incapable au sujet de Dorian. Et elle était peut-être la seule à pouvoir
le sauver. Mais si, au lieu de le secourir, elle essayait de le tuer…
Il se renversa dans le fauteuil du bureau, fixant sans les voir les cartes
et les plans entassés devant lui. Tout ce qu’il avait entrepris, il l’avait fait
pour Dorian, pour son ami. Lui-même n’avait plus rien à perdre. Il n’était
désormais plus qu’un parjure sans nom, un menteur et un traître.
Nesryn fit un pas dans sa direction. Elle ne paraissait guère inquiète
pour lui, mais il n’avait jamais attendu aucune prévenance de sa part. Il ne
l’avait jamais désiré non plus. Peut-être parce qu’elle était la seule à
comprendre ce que c’était de suivre sa vocation sans l’approbation
paternelle. Mais alors que le père de Nesryn avait finalement accepté la voie
qu’elle avait choisie, le sien…
Non, il refusait de penser à son père en cet instant.
– Ce qu’elle affirme au sujet du prince…, commença Nesryn.
– Ça ne change rien.
– On dirait au contraire que ça change tout, y compris l’avenir de ce
royaume.
– Pas la peine d’insister.
Nesryn croisa ses bras graciles. Sa minceur incitait la plupart de ses
adversaires à la sous-estimer, pour leur malheur. Ce soir-là, il l’avait vue
éventrer l’un des soldats Valg comme si elle découpait un poisson.
– Je crois que vos relations personnelles avec elle vous empêchent
d’envisager toutes les possibilités.
Il ouvrit la bouche pour répliquer. Elle haussa l’un de ses sourcils
soignés et attendit sa réponse.
Peut-être s’était-il montré trop buté ce soir-là. Peut-être était-ce une
erreur de ne pas révéler à Aelin ce qu’il savait.
Et si cela devait coûter la vie à Dorian…
Il jura à mi-voix et son souffle fit vaciller la flamme de la bougie posée
sur le bureau.
Le capitaine qu’il avait été autrefois aurait refusé de dire à Aelin
comment libérer la magie parce qu’elle était une ennemie de son royaume.
Mais ce capitaine n’était plus. Il était mort avec Sorscha dans la salle de ce
donjon.
– Tu t’es bien battue, ce soir, dit-il à Nesryn comme si cela constituait
une réponse.
La jeune femme fit claquer sa langue.
– Je suis revenue parce que j’ai appris que trois garnisons de la ville
ont été envoyées au Caveau moins d’une demi-heure après notre départ. Sa
Majesté, fit-elle sur un ton acide, a tué bon nombre de gardes du roi, ainsi
que les propriétaires et les actionnaires de l’établissement, qu’elle a
complètement démoli. Il n’est pas près de rouvrir.
Par tous les dieux…
– Sait-on que le champion du roi est responsable de ce carnage ?
demanda-t-il.
– Non, mais j’ai pensé que je devais vous prévenir quand même. Je
parie qu’elle n’a pas fait tout ça sans raison.
Peut-être. Peut-être pas.
– Quand vous la connaîtrez mieux, vous saurez qu’elle a tendance à
faire tout ce qu’elle veut quand elle veut et sans demander la permission de
personne.
Aelin avait peut-être tout simplement été de mauvaise humeur et le
bordel en avait fait les frais.
– Vous n’auriez jamais dû vous empêtrer dans une liaison avec une
femme de son espèce, commenta Nesryn.
– Et je suppose que tu en connais un rayon sur les relations, au vu de la
file de prétendants qui attendent devant les boulangeries de ton père…,
ironisa-t-il.
C’était peut-être un coup bas, mais ils n’avaient jamais montré aucun
ménagement l’un envers l’autre.
Et Nesryn n’en avait jamais paru affectée.
L’étincelle d’amusement resurgit dans ses yeux. Elle plongea les mains
dans ses poches et se détourna.
– C’est la raison pour laquelle je garde toujours mes distances,
répliqua-t-elle. Pour éviter toute complication.
C’est pour cela qu’elle ne laissait jamais personne l’approcher de trop
près. Il eut un instant envie de l’interroger sur les raisons profondes d’un tel
comportement. Mais par un accord tacite, ils avaient toujours évité les
questions sur leurs passés respectifs.
Pour être honnête, il ignorait ce qu’il avait attendu du retour de la
reine.
Pas ça, en tout cas.
Tu ne peux pas choisir ce que tu veux aimer en elle et rejeter le reste,
lui avait dit Dorian autrefois. Il avait eu raison, et c’était douloureux de
l’admettre.
Nesryn partit et le laissa seul.
Dès les premières lueurs de l’aube, Chaol se rendit chez le bijoutier le
plus proche où il mit la bague en gage pour une poignée d’écus d’argent.

Épuisée et démoralisée, Aelin regagna son ancien appartement


aménagé à l’étage supérieur d’un banal entrepôt. Elle avait acheté ce grand
bâtiment après avoir réglé ses dettes à Arobyn – pour elle-même et pour
échapper au Repaire.
Mais cet appartement n’était devenu un foyer à ses yeux que le jour où
elle avait également acquitté les dettes de Sam, le jour où il était venu y
habiter avec elle. Ces quelques semaines ensemble, c’était tout ce qu’elle
avait pu vivre avec lui.
Et puis il était mort.
Le verrou de la grande porte coulissante était neuf et, à l’intérieur, les
piles de caisses remplies d’encre étaient restées intactes. Pas la moindre
poussière sur l’escalier du fond. Arobyn – ou un autre visage tout droit sorti
de son passé – devait l’attendre à l’intérieur.
Parfait. Elle était prête pour un nouveau combat.
Elle ouvrit la porte en dissimulant un poignard dans son dos.
L’appartement était sombre et désert.
Mais il ne sentait pas le renfermé.
Il lui suffit de quelques minutes pour fouiller la salle principale, la
cuisine (où, hormis quelques vieilles pommes, elle ne trouva nulle trace
d’occupation), sa chambre (intacte) et, enfin, la chambre d’amis. Dans cette
pièce, une odeur étrangère subsistait. Le lit n’était pas impeccablement fait.
Un message était posé sur la grande commode jouxtant la porte.
Le capitaine m’a dit que je pourrais séjourner quelque temps ici. Je
suis navré d’avoir voulu vous tuer cet hiver. C’était moi qui maniais les
deux épées. Je n’avais rien contre vous personnellement. Ren.
Aelin jura. Ren avait habité chez elle ? Et il croyait encore qu’elle était
le champion du roi. La nuit où les rebelles avaient pris Chaol en otage dans
un entrepôt, elle avait tenté de tuer Ren et elle avait été surprise qu’il
parvienne à lui tenir tête… Oui, elle se souvenait très bien de lui.
Maintenant, au moins, il était en sûreté dans le Nord.
Elle se connaissait assez pour s’avouer ce que son soulagement
comportait de lâcheté, à l’idée de ne pas être confrontée de nouveau à lui,
de ne pas le voir quand il apprendrait qui elle était et ce qu’elle avait fait du
sacrifice de Marion. Rien de bon, a priori, à en juger par la réaction de
Chaol.
Aelin retourna dans la salle de séjour obscure qu’elle parcourut en
allumant des bougies sur son passage. La grande table qui occupait presque
la moitié de la pièce était encore élégamment dressée. Le velours rouge du
canapé et des deux fauteuils disposés devant le foyer était un peu froissé,
mais propre.
Pendant quelques minutes, elle contempla le manteau sculpté de la
cheminée. Une magnifique pendule y avait autrefois trôné. Jusqu’au jour où
elle avait appris que Sam avait été torturé puis tué par Rourke Farran. Son
calvaire avait duré des heures tandis qu’elle-même, dans son petit pied-à-
terre, emballait des affaires dans des coffres à présent disparus. Quand
Arobyn était venu lui annoncer la nouvelle de sa mort, elle avait saisi cette
belle pendule et elle l’avait lancée contre l’un des murs, où elle s’était
fracassée.
Aelin n’était plus retournée dans cet appartement depuis. Quelqu’un –
soit Ren, soit Arobyn – avait balayé les débris.
Un regard à l’un des nombreux rayons de livres la renseigna à ce sujet.
Chacun des volumes qu’elle avait emballés pour cet aller simple dans
le Sud, vers cette nouvelle vie avec Sam, avait été remis à la place exacte
qu’il avait occupée.
Une seule personne pouvait connaître ce genre de détail. Une seule
personne pouvait déballer ses affaires et les ranger pour la narguer et lui
rappeler implicitement ce qu’il lui en coûterait de l’abandonner. Ainsi,
Arobyn avait été certain qu’elle reviendrait tôt ou tard.
Elle entra dans sa chambre. Elle n’eut pas le courage de vérifier si les
vêtements de Sam étaient de nouveau dans les tiroirs de la commode ou si
on les avait jetés.
Un bain, voilà ce qu’il lui fallait. Un long bain bien chaud.
Sans un regard pour la pièce qui avait si longtemps été son sanctuaire,
elle alluma les bougies de la salle de bains carrelée de blanc, plongeant la
salle dans un or frémissant.
Après avoir ouvert les robinets de cuivre de la gigantesque baignoire
en porcelaine, elle ôta une par une les armes qu’elle portait. Elle se
débarrassa de ses vêtements sales et maculés de sang, puis, réduite à sa
nudité striée de cicatrices, observa les tatouages de son dos dans le miroir
surmontant la vasque.
Un mois auparavant, Rowan avait recouvert ses stigmates d’Endovier
d’un extraordinaire tatouage qui se déployait pour retracer la vie et la mort
de ceux qu’elle avait aimés dans l’antique écriture des Fae.
Elle ferait en sorte que Rowan ne grave pas un nom de plus dans sa
chair.
Quand elle enjamba la baignoire, elle poussa un gémissement de
plaisir au contact de l’eau chaude. Mais elle pensait toujours à cet
emplacement sur le manteau de la cheminée où l’horloge aurait dû se
trouver. À la place restée vide depuis qu’elle l’avait brisée. Peut-être sa vie
s’était-elle interrompue comme cette horloge. Peut-être avait-elle cessé de
vivre pour ne plus faire que… survivre, brûlant de rage.
Et peut-être était-ce seulement au printemps dernier que, plaquée au
sol par trois princes Valg qui se repaissaient d’elle, elle avait enfin consumé
cette souffrance et ces ténèbres pour recommencer à vivre.
Non. On ne tatouerait pas un nom de plus sur sa peau.
Elle saisit une serviette posée sur le bord de la baignoire pour nettoyer
son visage, et la terre et le sang troublèrent l’eau du bain.
Imprévisible. Cette arrogance, cet égoïsme à l’état pur…
Chaol s’était enfui, abandonnant Dorian prisonnier d’un torque.
Dorian… Elle était revenue, mais trop tard. Beaucoup trop tard.
Elle trempa la serviette dans l’eau et s’en couvrit le visage pour apaiser
la brûlure de ses yeux. Peut-être était-elle allée trop loin en tuant Narrok à
Wendlyn. Peut-être était-ce sa faute si Aedion avait été emprisonné, Sorscha
assassinée et Dorian réduit en esclavage.
Monstre…
Et pourtant… pour ses amis, pour sa famille, elle consentait à être ce
monstre. Pour Rowan, pour Dorian, pour Nehemia, elle était prête à s’avilir,
à se dégrader et à s’anéantir. Elle savait qu’ils en auraient fait autant pour
elle. Elle lança la serviette dans l’eau et s’assit.
Monstre ou pas, jamais, au grand jamais elle n’aurait laissé Dorian
affronter son père seul. Même si le prince lui avait ordonné de fuir. Un mois
auparavant, Rowan et elle-même avaient décidé de braver les Valg
ensemble, de mourir ensemble s’il le fallait, plutôt que seuls.
Tu me rappelles ce que le monde devrait être… ce qu’il pourrait être,
avait-elle dit à Chaol autrefois.
Son visage était brûlant. C’était une toute jeune fille qui avait
prononcé ces paroles. Une fille qui tentait si désespérément de survivre au
jour le jour qu’elle ne s’était jamais demandé pourquoi Chaol servait le seul
véritable monstre qui régnait sur leur monde.
Elle se laissa couler et frotta ses cheveux, son visage et son corps
rouges de sang.
Elle pouvait pardonner à cette jeune fille qui avait eu besoin d’un
capitaine de la garde à son côté pour retrouver une certaine stabilité après
une année passée en enfer. Et pour se protéger.
Mais elle était désormais capable de se défendre seule. Elle était
devenue son propre champion. Et elle n’ajouterait pas un nouveau nom à la
liste gravée dans sa chair.
Alors quand elle se réveilla le lendemain matin, Aelin écrivit à Arobyn
pour lui dire qu’elle acceptait sa proposition.
Elle livrerait un Valg au roi des assassins.
En échange, il lui offrirait son aide pour faire évader Aedion Ashryver,
le Loup du Nord.
Chapitre 8

MANON BEC-NOIR, héritière du clan des sorcières Becs-Noirs et chef


d’escadron dans l’armée volante du roi d’Adarlan, observait le gros homme
assis à la table en face d’elle en contenant son exaspération.
Au cours des semaines que Manon et la moitié de la légion de Dents
de Fer avaient passées à Morath, la forteresse du duc de Perrington isolée
au milieu des montagnes, elle n’avait jamais ressenti la moindre sympathie
pour cet homme. Pas plus que le reste des Treize, les sorcières de sa garde
rapprochée. C’était pour cette raison que les deux épées d’Asterin restaient
toujours à portée de main quand elle s’adossait au mur de pierre sombre,
que Sorrel était postée près de la porte et que Vesta et Lin montaient la
garde dans le couloir.
Le duc ne l’avait pas remarqué ou n’en avait cure. Il ne s’intéressait à
Manon que lorsqu’il lui donnait des ordres concernant l’armée qu’elle
dirigeait. Le reste du temps, il se souciait uniquement de ses hommes à
l’odeur étrange stationnés dans le camp militaire au pied de la montagne.
Ou de ce qui rugissait et gémissait au cœur du labyrinthe de catacombes
taillé dans la roche millénaire des montagnes environnantes. Manon n’avait
jamais posé de questions sur ce qui était emprisonné ou ce qui était perpétré
sous terre, bien que ses fidèles Ombres lui eussent rapporté les rumeurs qui
couraient au sujet d’autels maculés de sang et de donjons plus noirs que les
ténèbres. Manon s’en moquait, du moment que cela ne gênait en rien la
légion des Dents de Fer. En ce qui la concernait, ces hommes pouvaient
jouer aux dieux si ça leur chantait.
Elle avait toutefois remarqué, en particulier lors de ces maudites
réunions, que l’attention du duc était rivée à la splendide femme aux
cheveux d’un noir d’encre qui n’était jamais loin de lui, comme s’ils étaient
reliés par une chaîne invisible.
C’était elle que Manon observait pendant que le duc désignait sur la
carte les régions où il comptait envoyer les éclaireurs des Dents de Fer.
Kaltain… c’était le nom de cette femme.
Elle ne disait jamais rien et ne regardait personne. Un torque noir
cernait sa gorge d’un blanc lunaire, et ce collier incitait Manon à garder ses
distances avec elle. Tous ces gens dégageaient une odeur qui la mettait mal
à l’aise, une odeur d’humains qui n’avait pourtant rien d’humain. Et cette
odeur n’était jamais plus forte et plus étrange que chez cette femme. Elle
évoquait les lieux obscurs et oubliés de ce monde. Ou la terre retournée
d’un cimetière.
– Je veux des rapports sur ce que les sauvages des Crocs-Blancs
mijotent d’ici à une semaine, déclara le duc.
Sa moustache rouille jurait avec la brutalité de son armure noire. Cet
homme paraissait aussi à l’aise dans une salle de conseil que sur un champ
de bataille.
– Devons-nous rechercher quelque chose en particulier ? demanda
Manon, gagnée par l’ennui.
Elle devait se répéter que c’était un honneur d’être chef d’escadron
dans l’armée des Dents de Fer. Même si ce séjour à Morath lui faisait l’effet
d’une punition, et même si sa grand-mère, la Grande Sorcière du clan des
Becs-Noirs, la laissait sans nouvelles sur ce qu’elles devraient faire ensuite.
Car si elles étaient les alliées d’Adarlan, elles n’étaient certainement pas les
laquais du roi.
Le duc caressa d’une main nonchalante le mince bras nu de Kaltain.
Trop d’hématomes couvraient sa peau blanche pour que ce fût l’effet d’un
simple accident.
Manon avait également remarqué l’épaisse cicatrice rouge juste au-
dessus du creux de son coude, une cicatrice d’environ cinq centimètres et
légèrement saillante qui devait être toute récente.
Mais la jeune femme ne broncha même pas alors que les doigts épais
du duc caressaient cette vilaine zébrure.
– Je veux une liste à jour de leurs camps, poursuivit-il. Je veux savoir
le nombre de leurs soldats et les chemins qu’ils empruntent en montagne.
Restez invisibles et n’engagez pas le combat.
Manon pouvait tout tolérer dans ce séjour forcé à Morath, sauf cet
ordre. N’engagez pas le combat. Pas de massacres, ni de combats, ni
d’effusion de sang humain.
La salle du conseil n’avait qu’une seule fenêtre haute et étroite d’où la
vue était oblitérée par l’une des nombreuses tours de Morath. Cette salle
paraissait trop exiguë, surtout quand le duc y était avec cette femme brisée à
son côté.
Manon se leva, le menton haut.
– Comme vous voudrez, répondit-elle.
– Comme vous voudrez, Votre Grâce, rectifia le duc.
Manon marqua une pause. Les yeux sombres du duc n’étaient pas tout
à fait humains.
– Vous m’appellerez « Votre Grâce », insista-t-il.
Elle dut se dominer pour ne pas exhiber ses dents de fer.
– Vous n’êtes ni mon duc ni ma grâce, répliqua-t-elle.
Asterin se pétrifia. Le duc partit d’un rire tonitruant. Kaltain paraissait
n’avoir rien entendu de cet échange.
– Le Démon Blanc, déclara-t-il d’un air songeur en la toisant avec
effronterie.
S’il s’était agi d’un autre homme, elle lui aurait arraché les yeux de ses
ongles de fer et elle l’aurait laissé hurler un moment avant de l’égorger avec
ses dents métalliques.
– Je me demande si vous n’allez pas vous emparer de cette armée et
conquérir mon empire, lança-t-il.
– Je n’ai que faire des terres des mortels, riposta-t-elle, exprimant tout
simplement le fond de sa pensée.
Seuls les déserts de l’Ouest, territoire et témoins de la grandeur passée
du royaume des sorcières, l’intéressaient. Mais les Dents de Fer ne les
récupéreraient qu’après avoir combattu pour le roi d’Adarlan et vaincu ses
ennemis. Du reste, la malédiction des Crochan qui les privait de ces terres
pesait toujours sur elles. Et elles n’étaient pas plus capables de la rompre
que les ancêtres de Manon l’avaient été cinq siècles auparavant, quand la
dernière reine des Crochan les avait condamnées en expirant sur le champ
de bataille.
– J’en remercie les dieux chaque jour, déclara le duc. Vous pouvez
vous retirer.
Il la congédia d’un geste.
Manon le toisa, une fois de plus tentée de l’égorger, ne serait-ce que
pour voir comment Kaltain réagirait. Mais Asterin frotta la semelle de sa
botte contre les dalles du sol, un signal équivalant à un toussotement
insistant.
Alors, tournant le dos au duc et à sa silencieuse fiancée, Manon sortit.

Elle traversa les étroits couloirs de la forteresse de Morath, Asterin à


son côté et Sorrel sur ses talons, tandis que Vesta et Lin fermaient la
marche.
Par chaque meurtrière devant laquelle elles passaient, des
rugissements, des battements d’ailes et des cris leur parvenaient avec les
derniers rayons du soleil couchant. Et, à l’arrière-plan, le fracas continu de
marteaux contre l’acier et le fer.
Elles dépassèrent les gardes postés devant l’entrée de la tour où logeait
le duc, l’un des rares lieux auxquels elles n’avaient pas accès. L’odeur qui
filtrait de la porte en pierre sombre et scintillante fit grincer les dents de
Manon. Les sorcières restèrent à distance respectueuse du seuil. Asterin alla
jusqu’à montrer les dents aux gardes. Ses cheveux d’or et le bandeau de
cuir qui ceignait son front luisaient dans la lumière des torches.
Les hommes ne cillèrent pas et leur respiration resta égale. Manon
savait que leur entraînement n’y était pour rien. Ils empestaient, eux aussi.
Elle regarda par-dessus son épaule Vesta, qui adressait un sourire
narquois à chaque garde et à chaque serviteur tremblant qu’elles croisaient.
Ses cheveux roux, sa peau laiteuse et ses yeux noir et or faisaient tourner
plus d’un regard. Elle aimait jouir des hommes et les laisser ensuite se vider
de leur sang. Mais ces sentinelles restèrent sans réaction devant elle.
Vesta remarqua que Manon l’observait et haussa ses sourcils brun-
roux.
– Va chercher les autres, ordonna Manon. C’est l’heure de la chasse.
Vesta acquiesça et s’éloigna dans un couloir obscur. Elle fit un signe de
tête à Lin, qui adressa à Manon un sourire malicieux avant de se fondre
dans la pénombre à la suite de Vesta.
Manon, Asterin et Sorrel montèrent en silence dans la tour décrépite
qui abritait l’aire des Treize. Le jour, leurs wyverns se perchaient sur les
poutres massives saillant des flancs de la tour. Ils humaient le vent et
observaient le camp qui s’étendait très loin en contrebas. La nuit, ils
regagnaient l’aire pour y dormir enchaînés chacun à sa place.
C’était bien plus facile que de les enfermer avec les autres wyverns de
l’armée dans des cachots puants sous la montagne, où ils ne feraient que
s’entredéchirer. Quand on avait voulu les y parquer à leur arrivée, Abraxos
était devenu enragé. Il avait détruit la moitié de son box et, à sa suite, ses
compagnons avaient rué, rugi et menacé de démolir la forteresse. Une heure
plus tard, Manon avait réquisitionné cette tour pour ses Treize. Il lui
semblait que cette étrange odeur hérissait Abraxos autant qu’elle.
Mais sur l’aire, le fumet des animaux était familier et accueillant.
C’était un mélange de sang, d’excréments, de foin et de cuir. On y sentait à
peine ces relents étranges et inquiétants – peut-être parce que, à cette
hauteur, le vent les chassait.
La paille dont le sol était couvert crissait sous leurs bottes. Un vent
frais soufflait depuis une ouverture – un pan du toit que la monture de
Sorrel avait à moitié arraché pour permettre aux wyverns de mieux respirer
et à Abraxos de contempler les étoiles comme il aimait le faire.
Manon balaya du regard les auges disposées au centre de la pièce.
Aucune des montures ne touchait à la viande et au grain fournis par les
humains qui entretenaient les lieux. L’un de ces hommes était occupé à
étendre du foin frais sur le sol. L’éclair des dents de fer de Manon le fit
détaler. Il disparut dans l’escalier, mais la senteur âcre de sa peur persista
dans l’air comme une traînée d’huile.
– Quatre semaines, déclara Asterin en regardant par l’une des
nombreuses fenêtres en ogive son wyvern bleu pâle perché sur sa poutre.
Quatre semaines que nous moisissons sur place. Que faisons-nous ici ?
Quand partirons-nous enfin ?
Toutes ces contraintes leur pesaient. La restriction des heures de vol la
nuit pour dissimuler la présence de l’armée, la puanteur étrange de ces
hommes, la pierre, les forges, le dédale de couloirs de cette forteresse sans
limites usaient chaque jour un peu plus la patience de Manon. Même la
chaîne montagneuse au milieu de laquelle la forteresse était nichée était
compacte, tout en roche aride, sans signe ou presque du printemps qui,
ailleurs, transformait déjà le paysage. C’était un lieu mortifère.
– Nous partirons quand on nous en donnera l’ordre, répondit Manon à
sa cousine, les yeux fixés sur le couchant.
Dès que le soleil aurait disparu derrière ces cimes noires et aiguës,
elles pourraient s’envoler.
Son estomac gronda.
– Et si tu commences à discuter les ordres, Asterin, je serai ravie de te
faire remplacer, conclut-elle.
– Je ne discute rien, déclara Asterin en soutenant le regard de Manon
plus longtemps que la plupart des sorcières l’osaient. Mais nous gaspillons
nos dons à rester ici comme des poules au poulailler sur l’ordre du duc. J’ai
vraiment envie d’éventrer ce gros ver.
– Je te conseille de résister à cette envie, Asterin, murmura Sorrel,
l’autre seconde de Manon, une sorcière vigoureuse au teint hâlé.
– Le roi d’Adarlan ne peut pas nous voler nos montures, insista
Asterin. Nous devrions aller plus loin dans ces montagnes, où au moins l’air
est pur, pour établir un camp. Ça ne rime à rien de prendre racine ici.
Sorrel émit un grondement d’avertissement, mais Manon releva le
menton, un ordre implicite de ne rien faire, tandis qu’elle-même
s’approchait de sa seconde.
– La dernière chose dont j’ai besoin, c’est de voir ce gros porc se
demander si mes Treize font vraiment l’affaire, murmura-t-elle en
plongeant les yeux dans les siens. Alors tiens-toi tranquille. Et si j’apprends
que tu as raconté à nos éclaireuses…
– Tu crois vraiment que je médirais de toi devant des inférieures ?
demanda Asterin dont les dents de fer avaient jailli de ses gencives.
– Je crois que nous en avons toutes assez d’être confinées dans ce trou
puant, mais que toi, tu as tendance à dire ce que tu penses et à réfléchir aux
conséquences ensuite.
Asterin avait toujours été ainsi et c’était pour son impulsivité que
Manon l’avait choisie comme seconde, un siècle auparavant. Asterin était le
feu, Sorrel la pierre… et Manon la glace.
Le reste des Treize arriva peu à peu tandis que le soleil sombrait.
Après un bref coup d’œil à Manon et à Asterin, elles restèrent prudemment
à distance. Vesta murmura même une prière à la déesse aux Trois Visages.
– Je désire seulement que les Treize… que les Becs-Noirs se couvrent
de gloire sur le champ de bataille, reprit Asterin en soutenant le regard fixe
de Manon.
– C’est ce que nous ferons, promit Manon assez haut pour que toutes
les autres l’entendent. Mais en attendant, maîtrise-toi, sinon je te mettrai
aux arrêts jusqu’à ce que tu sois redevenue digne de voler avec nous.
Asterin baissa enfin les yeux.
– Ta volonté sera la mienne, commandante, répondit-elle.
Mais elle avait prononcé ce dernier mot sur un ton que ses compagnes
n’auraient jamais osé employer avec Manon. Cette dernière réagit si vite
qu’Asterin n’eut pas le temps de battre en retraite. Sa main se referma sur la
gorge de sa cousine et ses ongles en fer se plantèrent dans la peau fine
derrière ses oreilles.
– Si tu ne rentres pas dans le rang, Asterin, ces ongles ne rateront pas
leur cible, compris ? dit-elle.
Elle les enfonça plus profondément et du sang bleu coula le long du
cou hâlé d’Asterin.
Peu importait à Manon qu’elles aient combattu côte à côte pendant un
siècle, qu’Asterin fût sa plus proche parente ou qu’elle ait déployé tous ses
efforts pour soutenir Manon en tant qu’héritière des Becs-Noirs. Si Asterin
lui empoisonnait l’existence, elle la chasserait, comme son regard le lui
laissait clairement entendre.
Celui d’Asterin s’arrêta sur le manteau rouge sang de Manon. Sur
l’ordre de sa grand-mère, Manon l’avait pris à une sorcière Crochan après
l’avoir égorgée et laissée se vider de son sang. Le beau visage ardent
d’Asterin devint froid.
– Compris, souffla-t-elle enfin.
Manon lâcha sa seconde et égoutta le sang de ses ongles. Puis elle se
tourna vers les onze autres sorcières qui se tenaient droites et silencieuses
auprès de leurs montures et annonça :
– On s’envole. Maintenant.

Abraxos se pencha, puis se redressa tandis que Manon montait en


selle. Il savait que le moindre faux pas sur la poutre où il était perché se
solderait par un plongeon spectaculaire et définitif pour sa maîtresse.
En contrebas, vers le sud, les innombrables feux de camp de l’armée
clignotaient et la fumée de leurs forges souillait le ciel illuminé par la lune
et les étoiles.
Abraxos gronda.
– Je sais, je sais. Moi aussi, j’ai faim, lui dit Manon en cillant pour
faire descendre la protection invisible sur ses yeux.
Elle resserra le harnais qui l’arrimait à sa selle. À sa gauche et à sa
droite, Asterin et Sorrel montèrent sur leurs wyverns, puis se tournèrent
vers elle. Le sang de sa cousine avait déjà coagulé.
Manon contempla l’à-pic redoutable au flanc de la tour, les roches
acérées de la montagne et la vaste plaine au-delà. Peut-être que ces crétins
de mortels avaient imposé aux wyverns et à leurs cavalières la traversée de
l’Oméga pour être sûrs qu’ils ne flancheraient pas devant l’abîme de
Morath.
Un vent glacé et fétide lui cingla le visage et lui boucha le nez. Un
hurlement rauque et suppliant jaillit de l’une des montagnes évidées, avant
de s’éteindre. Il était temps de partir, ne fût-ce que pour quitter ce lieu
nauséabond pendant quelques heures.
Manon serra les flancs d’Abraxos entre ses jambes et les ailes
renforcées au fil de soie du wyvern brillèrent comme de l’or à la lumière
des feux de camp.
– Vole, Abraxos, souffla-t-elle.
Abraxos inspira à fond, replia étroitement ses ailes et se laissa choir de
la poutre.
Il aimait se laisser ainsi tomber en chute libre, comme frappé par la
mort. Son wyvern avait apparemment un sens de l’humour macabre.
La première fois qu’il avait plongé ainsi, elle lui avait passé un savon.
Maintenant, il le faisait pour fanfaronner, car les autres wyverns des Treize,
plus grands et plus lourds, devaient prendre de l’élan pour s’envoler.
Manon gardait les yeux ouverts alors qu’ils chutaient, souffletés par le
vent. Elle sentait sous elle la masse chaude de sa monture. Elle aimait
regarder les visages de mortels stupéfaits et terrifiés, voir Abraxos se
rapprocher dangereusement des pierres de la tour, des rochers noirs effilés
de la montagne, juste avant de…
Abraxos déploya ses ailes et les agita vigoureusement. Le monde
vacillait et filait derrière eux. Il poussa un cri féroce qui se répercuta sur
chaque pierre de Morath, et les autres montures des Treize lui répondirent.
Sur l’escalier extérieur d’une tour, un serviteur qui portait une corbeille de
pommes hurla et lâcha son fardeau. Les fruits dévalèrent les marches en une
cascade de rouge et de vert au rythme du martèlement des forges.
Abraxos s’éleva dans le ciel au-dessus des cimes acérées et les Treize
formèrent une file derrière lui.
Manon éprouvait une curieuse exaltation à voler ainsi, flanquée
seulement de sa garde personnelle, un escadron capable de saccager des
cités entières. Abraxos volait vite et avec vigueur. Manon et lui scrutaient la
terre alors qu’ils s’éloignaient des montagnes pour survoler la plaine qui
s’étendait jusqu’aux rives de l’Acanthe.
La plupart des mortels avaient fui cette région ou avaient été massacrés
– lors de la guerre ou pour le plaisir. Mais il en restait encore quelques-uns,
si on savait les repérer.
Un mince croissant de lune, « la Faucille de la Vieille », monta dans le
ciel. Si c’était la face maléfique de la déesse qui les observait, ce serait une
nuit propice à la chasse, même si les sorcières préféraient traquer leurs
proies sous la face cachée de la nouvelle lune qu’on appelait « l’Ombre de
la Vieille ».
Au moins, la Faucille fournissait assez de lumière pour éclairer la
plaine. Comme les mortels aimaient vivre à proximité de l’eau, Manon se
dirigea vers un lac qu’elle avait remarqué quelques semaines auparavant.
Rapides et évanescentes comme des ombres, les Treize survolaient le
paysage voilé de ténèbres.
Le clair de lune fit enfin briller le petit lac et Abraxos descendit
jusqu’à ce que Manon puisse voir leur reflet sur sa surface lisse, avec sa
cape rouge flottant derrière elle comme une traînée de sang.
À sa suite, Asterin poussa un cri d’allégresse et quand Manon se
retourna, sa seconde ouvrit grand les bras, se renversa sur sa selle et resta
étendue sur le dos de sa monture, dans le déferlement de ses cheveux d’or
dénoués. Cette extase sauvage… Asterin volait toujours avec la même joie
féroce. Manon se demandait parfois si elle ne s’éclipsait pas certaines nuits
pour chevaucher sans s’embarrasser de vêtements ni de selle.
Elle fronça les sourcils. Les Ténèbres en soient louées, la Matrone des
Becs-Noirs ne pouvait assister à cette scène, sinon Asterin n’aurait pas été
seule à devoir craindre des représailles. Manon aurait dû payer pour avoir
toléré ces extravagances.
Elle repéra une petite chaumière à côté d’un champ clôturé. Une
lumière tremblait derrière la fenêtre. Parfait. Un peu plus loin, des touffes
blanches comme neige brillaient. Encore mieux.
Manon dirigea Abraxos vers la ferme, vers la famille qui, si elle avait
un tant soit peu de jugeote, s’était enfuie en entendant le battement d’ailes.
Pas d’enfants : c’était une règle implicite parmi les Treize, même si
d’autres clans n’avaient pas de tels scrupules – en particulier les Jambes-
Jaunes. Mais les adultes étaient des proies idéales pour se divertir.
Et après ses altercations avec le duc et avec sa cousine, Manon avait
vraiment envie de s’amuser.
Chapitre 9

APRÈS AVOIR ÉCRIT LA LETTRE qui la compromettait irrémédiablement


et envoyé l’un des gamins des rues qui lui servaient de coursiers la porter à
Arobyn, Aelin sortit dans le matin gris car elle avait faim. Elle prit un petit
déjeuner et acheta de quoi déjeuner et dîner. À son retour une heure plus
tard, une grande boîte plate l’attendait sur la table de la salle à manger.
Le verrou était intact et aucune des fenêtres n’était plus largement
ouverte qu’avant son départ, quand elle les avait entrebâillées pour laisser
entrer le vent soufflant du fleuve.
Mais Aelin n’en attendait pas moins d’Arobyn. C’était le rappel que
pour devenir roi des assassins, il avait dû tailler son chemin par la violence
et le crime jusqu’au trône qu’il s’était érigé.
La pluie torrentielle qui se mit à tomber à cet instant fut bienvenue,
une pluie dont la rumeur rompait le silence trop lourd de l’appartement.
Elle tira sur le ruban en soie émeraude qui entourait la boîte crème,
repoussa le couvercle et contempla un long moment l’étoffe pliée avant de
lire le message posé dessus :
J’ai pris la liberté d’apporter quelques améliorations. À toi de jouer.
La gorge serrée, elle souleva la combinaison pour l’examiner. Taillée
dans une matière noire moulante et épaisse, elle avait la souplesse du cuir
sans son lustre ni la sensation d’étouffement qu’il provoquait. Les bottes
disposées sous le vêtement avaient été nettoyées depuis la dernière fois
qu’elle les avait portées, plusieurs années auparavant. Leur cuir noir avait
gardé toute sa souplesse, leurs rainures et les lames qu’elles dissimulaient
étaient intactes.
Aelin souleva la lourde manche de la combinaison et observa de plus
près les gantelets incorporés. Ils dissimulaient de minces lames acérées
aussi longues que son avant-bras.
Elle n’avait plus revu ni enfilé cette combinaison depuis… Son regard
effleura l’emplacement vide sur le manteau de la cheminée. C’était encore
une épreuve imposée par Arobyn, plus subtile cette fois-ci, pour savoir dans
quelle mesure elle était prête à pardonner, à oublier et à travailler de
nouveau avec lui.
Des années auparavant, Arobyn avait payé cette combinaison au prix
exorbitant réclamé par un tailleur de Melisande qui l’avait confectionnée
sur mesure. Il avait tenu à ce que ses deux meilleurs assassins portent ces
tenues discrètes et meurtrières. Celle d’Aelin était l’un des nombreux
cadeaux qu’il lui avait offerts pour se faire pardonner, après l’avoir rouée de
coups puis envoyée s’entraîner dans le Désert rouge. Sam et elle avaient été
battus pour avoir désobéi, mais seul Sam avait été forcé de payer sa
combinaison. Et par la suite, Arobyn lui avait confié uniquement des
contrats de second ordre afin qu’il ne puisse pas le rembourser trop vite.
Aelin reposa la combinaison dans la boîte et se dévêtit en inspirant
l’odeur de la pluie sur la pierre qui lui parvenait par les fenêtres ouvertes.
Oui, elle pouvait recommencer à jouer la protégée toute dévouée. Elle
pouvait se conformer au plan d’action qu’elle l’avait laissé élaborer, un plan
qu’elle modifierait à peine, pas plus que le nécessaire. Elle tuerait tous ceux
qu’elle devrait tuer, se prostituerait, se détruirait s’il le fallait pour secourir
Aedion.
Deux jours… elle devrait attendre encore deux jours pour le revoir,
pour constater de ses propres yeux qu’il s’en était tiré, qu’il avait survécu à
toutes les années de leur séparation. Et même s’il la haïssait, même s’il lui
crachait au visage comme Chaol l’avait presque fait… cela en vaudrait la
peine.
Une fois nue, elle entreprit d’enfiler la combinaison et le tissu doux et
souple bruissa sur sa peau. C’était typique d’Arobyn de ne pas lui révéler
les modifications qu’il avait apportées au vêtement, d’en faire une énigme
mortellement dangereuse qu’Aelin résoudrait seulement si elle était assez
rusée pour survivre.
Elle se glissa dedans en prenant garde à ne pas déclencher le
mécanisme qui faisait jaillir les lames, et en tâtonnant à la recherche
d’autres armes dissimulées… ou d’autres surprises. Un long moment
s’écoula avant que la combinaison l’enveloppe entièrement et qu’elle ait
chaussé les bottes.
Alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre, elle sentait déjà les
renforcements ajoutés pour compenser chacun de ses points faibles. Les
instructions pour ces ajustements avaient probablement été données
plusieurs mois auparavant, par celui qui savait précisément dans lequel de
ses genoux elle sentait parfois un pincement, les parties de son corps qu’elle
sollicitait au combat et la vitesse à laquelle elle évoluait. Tout ce qu’Arobyn
savait d’elle en tant que tueuse était infusé dans l’étoffe, l’acier et les
ténèbres qu’elle avait revêtus. Elle fit une pause devant le miroir en pied
posé contre le mur du fond de sa chambre.
Cette combinaison était une seconde peau. Le capitonnage, les
protections, le soin apporté aux plus petits détails voilaient peut-être son
corps par endroits, mais laissaient peu de place à l’imagination.
Elle émit un sifflement. Très bien. Elle pouvait redevenir Keleana
Sardothien pour un temps, jusqu’à la fin de cette partie.
Aelin aurait pu méditer plus longtemps là-dessus si elle n’avait
entendu le claquement de sabots de cheval dans des flaques d’eau et le
grincement de roues d’une voiture freinant devant l’entrepôt.
Il était peu probable qu’Arobyn fût revenu si tôt pour fanfaronner.
Non, il voudrait d’abord s’assurer qu’elle avait fait bon usage de sa
combinaison.
À sa connaissance, un seul autre homme se serait donné la peine de
venir chez elle, mais elle doutait que Chaol fût prêt à gaspiller de l’argent
dans une voiture, même s’il pleuvait. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre
pour examiner la voiture en question, un fiacre banal. La rue était déserte et
rien n’indiquait qui était à l’intérieur du véhicule. Aelin se dirigea vers la
porte.
D’une flexion du poignet, elle libéra la lame qui surgit de la gaine
dissimulée dans le gantelet de sa main gauche. Son métal luisait dans la
faible lumière de cette matinée pluvieuse.
Par tous les dieux, cette combinaison était aussi merveilleuse que la
première fois qu’elle l’avait essayée… La lame fendait l’air avec la même
aisance que lorsqu’elle plongeait dans ses cibles.
Les pas d’Aelin et le martèlement de la pluie sur le toit étaient les seuls
bruits audibles tandis qu’elle descendait l’escalier, puis s’avançait au milieu
des caisses empilées au rez-de-chaussée.
Tout en dissimulant la lame dans les plis du manteau dont elle s’était
couverte, elle ouvrit la gigantesque porte coulissante de l’entrepôt, révélant
un rideau de pluie.
Une femme drapée dans une cape attendait sous l’étroit auvent. Le
fiacre, dépourvu de la moindre marque d’identification, stationnait derrière
elle sur le trottoir. Le cocher montait la garde sous la pluie gouttant du large
bord de son chapeau. Ce n’était pas un professionnel, il ne faisait que garder
à l’œil la femme qui avait loué ses services. Même sous la pluie, la cape de
cette femme était d’un gris sombre chatoyant, taillée dans une étoffe de
première qualité. Elle coûtait cher, assurément, et jurait avec la médiocrité
du véhicule.
Un lourd capuchon dissimulait le visage de l’inconnue, mais Aelin
entrevit un teint ivoirin, des cheveux sombres et des gants de velours
raffinés qui plongèrent sous la cape – pour saisir une arme ?
– Parlez, si vous ne voulez pas finir en pâtée pour rats, ordonna Aelin
en s’appuyant au montant de la porte.
La femme recula sous la pluie en direction du fiacre, à l’intérieur
duquel Aelin discerna la frêle silhouette d’une enfant qui attendait en
frissonnant d’effroi.
– Je suis venue t’avertir, répondit la femme…
Et elle rejeta son capuchon, dévoilant son visage.
Ce visage aux larges yeux verts légèrement en amande, aux lèvres
sensuelles, aux hautes pommettes et au nez mutin était d’une beauté insolite
et saisissante qui devait faire perdre la tête à bien des hommes.
Aelin s’approcha d’elle et s’arrêta sous l’auvent.
– Si mes souvenirs sont bons, Lysandra, c’est moi qui t’ai avertie que
si jamais je te revoyais, je te tuerais, dit-elle d’une voix traînante.

– Je t’en supplie…
Ces paroles et le désespoir qu’elles trahissaient incitèrent Aelin à
rengainer son épée.
Depuis neuf ans qu’elle connaissait cette courtisane, elle ne l’avait
jamais entendue implorer personne, ni vue au désespoir. Elle ne l’avait
jamais entendue dire « merci », « s’il vous plaît » ou simplement « je suis
ravie de vous voir ».
Elles auraient aussi facilement pu devenir amies qu’ennemies. Toutes
deux étaient orphelines et avaient été recueillies encore enfants par Arobyn.
Mais il avait remis Lysandra aux mains de Clarisse, une bonne amie qui
était une mère maquerelle prospère. Bien qu’Aelin ait été formée aux armes
et Lysandra aux plaisirs de l’alcôve, elles étaient devenues des rivales qui
s’étaient disputé les faveurs d’Arobyn.
Quand à l’âge de dix-sept ans, Lysandra avait vu sa virginité vendue
aux enchères, Arobyn l’avait achetée avec l’argent versé par Aelin pour
régler sa dette. La courtisane n’avait pas manqué de lui jeter au visage
l’usage qu’Arobyn avait fait de ses gages de tueuse. En retour, Aelin avait
lancé un poignard sur elle. Et elles ne s’étaient plus revues depuis.
Aelin jugea légitime de baisser sa capuche à son tour.
– Il me faudrait moins d’une minute pour vous tuer, toi et le cocher, et
pour faire en sorte que ta petite protégée assise dans ce fiacre ne puisse
jamais raconter cette histoire, dit-elle. D’ailleurs, elle serait probablement
ravie de te voir morte.
Lysandra se raidit.
– Ce n’est pas ma protégée et elle n’est pas destinée à marcher sur mes
traces, répondit-elle.
– Ni à te servir de bouclier contre moi ? demanda Aelin avec un
sourire aigu comme une lame.
– Je t’en supplie… Il faut que je te parle juste un instant, en lieu sûr.
Aelin embrassa d’un regard les beaux habits de Lysandra, le fiacre et la
pluie giclant sur les pavés. Ce genre de situation aussi était typique
d’Arobyn. Elle décida malgré tout de le laisser abattre ses cartes pour voir
où cela la mènerait.
– Tu sais que je dois tuer le cocher, bien entendu, dit-elle.
– Non ! hurla l’homme en saisissant les rênes. Je vous jure… je vous
jure de ne rien dire de cet endroit.
Aelin marcha vers le fiacre et son manteau fut aussitôt détrempé. Le
cocher pourrait donner des renseignements sur l’emplacement de l’entrepôt
qui risquaient de tout compromettre, mais…
Aelin examina le permis encadré à côté de la portière et éclairé par la
petite lanterne qui la surmontait.
– Eh bien, Kellan Oppel, résidant au 63, rue des Boulangers,
appartement 2, je suppose que tu sauras tenir ta langue, conclut-elle.
Pâle comme la mort, l’homme acquiesça. Aelin ouvrit brutalement la
portière du fiacre.
– Sors, ordonna-t-elle à l’enfant. Suivez-moi toutes les deux.
– Evangeline peut attendre ici, chuchota Lysandra.
Aelin la toisa par-dessus son épaule, le visage éclaboussé de pluie, et
ses lèvres se retroussèrent, découvrant ses dents.
– Si tu crois un seul instant que je laisserai un enfant seul en fiacre
dans ce quartier, tu peux retourner tout droit au cloaque dont tu sors,
s’exclama-t-elle. Viens, toi : je ne mords pas, lança-t-elle à la fillette
tremblante de peur.
Ces paroles parurent rassurer Evangeline. La lueur de la lanterne dora
sa minuscule main blanche comme la porcelaine quand elle la posa sur le
bras d’Aelin pour sauter du fiacre. Elle était frêle et n’avait pas plus de onze
ans. Ses cheveux cuivrés tressés mettaient en valeur ses yeux de citrine qui
observaient la rue détrempée et les deux femmes devant elle. Elle était aussi
belle que sa maîtresse, ou plutôt elle l’aurait été sans les deux profondes
cicatrices en dents de scie qui barraient ses joues. Des cicatrices qui
expliquaient le tatouage hideux à l’intérieur de son poignet. Elle avait été
l’une des semblables de Clarisse jusqu’au jour où elle avait été défigurée,
perdant subitement toute sa valeur marchande.
Aelin lui adressa un clin d’œil.
– Tu as l’air de quelqu’un avec qui je vais bien m’entendre, lui dit-elle
avec un sourire de conspiratrice avant de la mener à l’entrée.

Aelin ouvrit toutes les fenêtres de la salle à manger pour laisser l’air
rafraîchi par la pluie entrer dans l’appartement. Par chance, elles n’avaient
rencontré personne dans la rue, mais elle savait qu’Arobyn serait
inévitablement informé de la visite de Lysandra.
Aelin tapota le fauteuil placé devant la fenêtre et sourit à l’enfant
défigurée.
– C’est mon endroit préféré pour m’asseoir quand un vent frais souffle
par la fenêtre, reprit-elle. Si tu veux, j’ai un ou deux livres qui te plairont
sûrement. Et tu devrais trouver quelque chose de bon sur la table,
poursuivit-elle en désignant la cuisine. De la tarte aux myrtilles, je crois. À
toi de décider.
Evangeline n’avait pas dû avoir souvent le choix dans le bordel de luxe
où elle avait grandi. Les yeux verts de Lysandra parurent s’adoucir un peu.
– J’aimerais de la tarte, s’il vous plaît, répondit Evangeline d’une voix
à peine audible.
Un instant plus tard, elle avait disparu dans la cuisine. Elle avait
l’intelligence de ne pas rester dans les jambes de sa maîtresse.
Aelin ôta son manteau trempé et s’essuya le visage avec le pan resté
sec, tout en restant prête à tirer le poignard dissimulé dans sa manche
gauche.
– Assieds-toi, ordonna-t-elle en montrant à Lysandra le canapé devant
le foyer éteint.
Elle fut surprise de voir Lysandra lui obéir.
– Si je refuse, est-ce que tu menaceras encore de me tuer ? demanda la
courtisane.
– Je ne fais pas de menaces – seulement des promesses.
Lysandra s’affaissa sur les coussins du canapé.
– Comment pourrais-je prendre au sérieux tout ce qui sort de cette
grande gueule ? lança-t-elle.
– Tu m’as assez prise au sérieux quand je t’ai lancé un poignard au
visage.
– Mais tu as manqué ta cible, rétorqua Lysandra avec un petit sourire.
Elle avait quand même égratigné l’oreille de la courtisane, ce qui à son
avis était parfaitement mérité.
Mais c’était maintenant une femme qui était assise face à elle. Toutes
deux n’étaient plus des jeunes filles de dix-sept ans. Lysandra la jaugea.
– Je te préfère en blonde, déclara-t-elle.
– Et moi, je préférerais que tu débarrasses le plancher, mais j’ai
l’impression que ce n’est pas près d’arriver.
Elle jeta un coup d’œil dans la rue, où le fiacre attendait comme on lui
en avait donné l’ordre.
– Arobyn ne pouvait pas t’envoyer ici dans l’une de ses voitures ? Je
croyais qu’il te payait royalement.
Lysandra esquissa un geste. La lumière des bougies fit étinceler l’or
d’un bracelet couvrant à peine le tatouage sinueux sur son poignet mince.
– J’ai refusé sa voiture. J’ai pensé que ce serait démarrer du mauvais
pied avec toi, répondit-elle.
– C’est donc bien lui qui t’envoie. Pour m’avertir de quoi, au juste ?
– Pour t’expliquer son plan : il ne fait plus tellement confiance aux
messagers, par les temps qui courent. Mais l’avertissement est de moi seule.
C’était sûrement un mensonge éhonté. Et à la vue de ce tatouage –
l’emblème du bordel de Clarisse qui marquait toutes les courtisanes
vendues à cet établissement –, Aelin songea que, sans la fillette dans la
cuisine et le cocher devant la porte, elle aurait égorgé Lysandra avec plaisir.
– Pourquoi portes-tu encore le tatouage de Clarisse ? demanda-t-elle
d’une voix trop calme.
Ne te fie pas à Archer, l’avait avertie Nehemia, et elle avait joint à son
message codé un dessin qui était la réplique de ce tatouage. Qu’en était-il
des autres porteurs de cet emblème ? Car, pour la Lysandra qu’Aelin avait
connue autrefois, les termes d’hypocrite, de menteuse et d’intrigante étaient
encore trop doux.
Lysandra considéra son tatouage d’un air renfrogné.
– On l’efface le jour où nous remboursons notre dette, répondit-elle.
– La dernière fois que j’ai vu ta carcasse de traînée, tu étais sur le point
de régler la tienne.
En réalité, Arobyn avait payé une telle somme le jour des enchères que
Lysandra aurait dû être libre presque immédiatement.
Le regard de la courtisane vacilla.
– Tu as un problème avec ce tatouage ? lança-t-elle.
– Cette ordure d’Archer Finn en avait un semblable.
Ce qui signifiait que Lysandra et lui avaient appartenu au même
établissement et à la même maquerelle. Peut-être avaient-ils également
coopéré dans d’autres domaines.
– Archer est mort, affirma Lysandra en soutenant le regard d’Aelin.
– C’est moi qui l’ai étripé, précisa Aelin d’une voix suave.
Lysandra s’appuya d’une main au dossier du canapé.
– Tu…, chuchota-t-elle, mais elle s’interrompit et secoua la tête. Bon
débarras. C’était un sale porc.
Elle mentait peut-être pour mettre Aelin en confiance.
– Dis-moi ce que tu as à me dire et va-t’en, ordonna Aelin.
Les lèvres sensuelles de Lysandra se pincèrent, mais elle lui exposa le
plan d’Arobyn pour libérer Aedion.
Aelin dut reconnaître qu’il était brillant – à la fois ingénieux, grandiose
et audacieux. Puisque le roi d’Adarlan projetait une exécution spectaculaire
pour Aedion, on lui offrirait une évasion tout aussi spectaculaire en réponse.
Mais dévoiler sa stratégie à Aelin par l’intermédiaire de Lysandra,
impliquant ainsi une tierce personne qui risquait de la trahir ou de
témoigner contre elle… C’était encore un rappel que le sort d’Aedion ne
tiendrait plus qu’à un fil si Arobyn décidait de faire de la vie d’Aelin un
enfer.
– Oui, je sais, déclara la courtisane, qui avait remarqué la lueur froide
dans les yeux de son ancienne rivale. Inutile de me rappeler que tu
m’écorcheras vive si je te trahis.
– Et l’avertissement que tu étais censée me donner ?
– Arobyn voulait que je t’expose son plan pour te sonder, pour voir
jusqu’à quel point tu étais prête à coopérer avec lui et si tu risquais de le
trahir, expliqua-t-elle.
– Venant de lui, le contraire m’aurait déçue.
– Je crois… qu’il m’a également envoyée ici à titre d’offrande.
Aelin avait saisi où elle voulait en venir, mais elle feignit le contraire.
– Malheureusement pour toi, les femmes ne m’intéressent pas, même
offertes sur un plateau, lança-t-elle.
Les narines de Lysandra se dilatèrent légèrement.
– Non, je crois qu’il m’a envoyée chez toi pour que tu puisses me tuer
si tu en as envie. Comme un cadeau.
– Je suppose que tu vas me supplier de réfléchir avant d’agir
inconsidérément.
Quoi d’étonnant que Lysandra ait amené la fillette ? Quelle lâcheté et
quel égoïsme d’utiliser Evangeline comme bouclier, d’entraîner une enfant
dans leur univers…
Lysandra jeta un regard au poignard fixé à la cuisse d’Aelin.
– Tue-moi si tu veux. Evangeline sait ce que je soupçonne mais n’en
dira rien à personne.
Aelin se composa un masque d’un calme glacial.
– Moi, je suis venue pour t’avertir, poursuivit Lysandra. Arobyn peut
bien te faire des cadeaux, t’aider à secourir Aedion, il te surveille et il
poursuit ses propres buts. Ce service que tu lui as proposé, il ne m’a pas dit
en quoi il consistait, mais c’est sûrement un piège. À ta place, je me
demanderais si son aide vaut le prix auquel tu devras la payer, et je
chercherais une échappatoire.
Non, elle n’en chercherait pas, car c’était impossible pour une
douzaine de raisons différentes.
Comme elle ne répondait pas, Lysandra inspira brusquement.
– Je suis également venue te remettre ceci.
Elle plongea la main dans les plis de sa robe bleu nuit et Aelin se tint
sur ses gardes sans rien laisser paraître. Lysandra tira seulement de sa poche
une enveloppe froissée et pâlie qu’elle déposa prudemment sur la table
basse. Sa main tremblait.
– C’est pour toi. Lis cette lettre, je t’en prie, dit-elle.
– Tu es donc à la fois la putain et la messagère d’Arobyn ?
La courtisane encaissa cette gifle.
– Ce message n’est pas d’Arobyn, mais de Wesley, répliqua-t-elle, et
son regard exprimait un tel chagrin qu’Aelin la crut un instant.
– Wesley. Le garde du corps d’Arobyn. L’homme qui a passé le plus
clair de son temps à me haïr et le reste à réfléchir aux moyens de me tuer,
commenta Aelin.
La courtisane acquiesça.
– Arobyn a assassiné Wesley parce qu’il avait tué Rourke Farran, reprit
Aelin.
La courtisane tressaillit. Aelin regarda l’enveloppe. Lysandra baissa les
yeux sur ses mains qu’elle pressait si fort l’une contre l’autre que leurs
jointures étaient livides.
Si l’enveloppe était usée, le sceau était intact.
– Pourquoi as-tu gardé pendant deux ans une lettre de Wesley qui
m’était destinée ? demanda Aelin.
Lysandra baissait obstinément les yeux.
– Parce que je l’aimais, répondit-elle d’une voix brisée.
C’était bien la dernière réponse qu’Aelin aurait attendue d’elle.
– Tout a commencé par un malentendu, expliqua Lysandra. Arobyn
avait l’habitude de me renvoyer en voiture chez Clarisse avec Wesley pour
m’escorter. Au début, nous sommes devenus… seulement amis. Nous nous
contentions de discuter et il n’attendait rien de plus. Mais ensuite… quand
Sam est mort et que tu… Tout est dans cette lettre. Tout ce qu’Arobyn a fait
et manigancé. Ce qu’il a ordonné à Farran de faire subir à Sam, puis à toi.
Wesley voulait tout te révéler, il voulait que tu comprennes qu’il n’a rien su
avant qu’il soit trop tard, Keleana. Il a tenté de s’y opposer et par la suite, il
a fait son possible pour venger Sam. Si Arobyn ne l’avait pas fait
assassiner… Wesley avait l’intention de se rendre à Endovier pour te faire
évader. Il est même allé au marché des Ombres pour se procurer un plan des
mines. J’ai encore ce plan. Je… je peux même te l’apporter si tu veux, à
titre de preuve…
Ces paroles s’abattirent sur Aelin comme une pluie de flèches, mais
elle refoula son chagrin pour un homme qu’elle avait toujours considéré
comme un laquais d’Arobyn. Elle croyait ce dernier tout à fait capable
d’avoir inventé cette histoire pour l’inciter à faire confiance à la courtisane.
La Lysandra qu’elle avait connue autrefois aurait été enchantée de jouer
cette comédie. Et Aelin s’y serait volontiers prêtée, ne fût-ce que pour voir
où cela la mènerait, ce qu’Arobyn mijotait et si elle pouvait lire dans son
jeu, mais…
Ce qu’il a ordonné à Farran de faire subir à Sam…
Elle avait toujours cru que Farran avait torturé Sam parce qu’il adorait
faire souffrir ses victimes et les briser. Mais s’il l’avait fait sur la demande
d’Arobyn… C’était une bonne chose qu’elle ne pût disposer de sa magie,
sinon elle se serait consumée pendant des jours et des jours dans son propre
feu.
– Pour résumer, tu es venue m’avertir qu’Arobyn me manipulait peut-
être, parce que tu as enfin compris le monstre qu’il était quand il a fait
assassiner ton amant ?
– J’ai promis à Wesley de te remettre personnellement cette lettre…
– Eh bien, c’est fait. Maintenant, va-t’en.
Des pas légers se firent entendre. Evangeline surgit de la cuisine et
s’élança gracieusement vers sa maîtresse. Avec une tendresse surprenante,
Lysandra passa un bras apaisant autour des épaules de la fillette et se leva.
– Je comprends, Keleana, dit-elle. Mais je te conjure de lire cette lettre.
Fais-le pour lui.
Aelin découvrit ses dents.
– Va-t’en, répéta-t-elle.
Lysandra se dirigea vers la porte en entraînant Evangeline et sans
quitter Aelin des yeux. Elle s’arrêta sur le seuil.
– Sam était aussi mon ami. Wesley et lui étaient mes seuls amis, fit-
elle. Et Arobyn les a assassinés tous les deux.
Aelin se contenta de hausser les sourcils.
Lysandra sortit sans prendre congé, mais Evangeline s’attarda sur le
seuil en regardant tour à tour sa maîtresse qui s’éloignait et Aelin. Ses
beaux cheveux brillaient comme du cuivre en fusion.
– C’est elle qui m’a fait ça, dit-elle en montrant son visage défiguré.
Aelin dut prendre sur elle pour ne pas se ruer dans l’escalier et trancher
la gorge de Lysandra.
– J’ai pleuré quand ma mère m’a vendue à Clarisse, reprit l’enfant. Je
ne pouvais plus m’arrêter. Je crois que Lysandra avait mis Clarisse en colère
ce jour-là, parce que Clarisse m’a confiée à elle alors qu’elle était sur le
point de régler sa dette. Ce soir-là, je devais commencer ma formation et je
pleurais si fort que j’en étais malade. Mais Lysandra m’a nettoyé le visage,
et puis elle m’a expliqué qu’il y avait un moyen de m’en tirer, mais que ce
serait douloureux et qu’ensuite je serais changée pour toujours. Elle m’a dit
que je ne pourrais pas m’enfuir, qu’elle avait essayé de le faire plusieurs
fois à mon âge, mais qu’on l’avait toujours rattrapée et battue sur des
endroits de son corps que personne ne pouvait voir.
Aelin ne l’aurait jamais deviné. Elle n’avait jamais douté de la servilité
de Lysandra pendant toutes les années qu’elle avait passées à la détester et
se moquer d’elle.
– J’ai répondu que j’étais prête à subir n’importe quoi pour échapper à
ce que les autres filles m’avaient raconté, poursuivit Evangeline. Alors elle
m’a dit de lui faire confiance, et puis elle m’a balafrée et elle a hurlé pour
faire accourir les autres filles. Elles ont cru qu’elle m’avait lacéré le visage
parce qu’elle était en colère contre moi, elles ont raconté à Clarisse qu’elle
avait fait ça pour que je ne lui fasse pas de concurrence, et Lysandra les a
laissées dire. Clarisse était si furieuse qu’elle l’a battue dans la cour, mais
Lysandra n’a pas pleuré. Et quand le guérisseur lui a dit que je garderais ces
cicatrices, Clarisse a forcé Lysandra à m’acheter au prix que j’aurais coûté
si j’étais devenue une courtisane.
Aelin en resta sans voix.
– C’est pour ça qu’elle travaille encore chez Clarisse et qu’elle ne sera
pas libre avant longtemps. J’ai pensé que vous deviez le savoir, conclut la
fillette.
Aelin se répétait qu’il valait mieux ne pas en croire un mot, que c’était
peut-être un coup monté de Lysandra et d’Arobyn. Mais une voix intérieure
lui murmurait sans répit, de plus en plus distinctement et de plus en plus
fort : Nehemia aurait fait la même chose.
Evangeline lui adressa une petite révérence avant de dévaler l’escalier.
Aelin contempla l’enveloppe.
Si elle-même avait tant changé en deux ans, peut-être que Lysandra
aussi…
Pendant un instant, elle se demanda quel tour aurait pris la vie de
Kaltain Rompier si elle-même s’était donné la peine de lui parler au lieu de
ne voir en elle qu’une dame de cour frivole. Que serait-il arrivé si c’était
Nehemia qui avait tenté de voir derrière le masque de Kaltain ?
Evangeline montait dans le fiacre luisant de pluie pour s’asseoir à côté
de Lysandra quand Aelin surgit sur le seuil de l’entrepôt.
– Attendez, appela-t-elle.
Chapitre 10

LA VISION D’AEDION SE BROUILLAIT. Chacune de ses respirations était


un combat.
Il sentait la présence de la Mort tapie dans un angle de son cachot, la
Mort qui attendait son dernier souffle comme un lion prêt à bondir. De
temps à autre, il adressait un sourire à son ombre.
L’infection s’était étendue mais, à l’avant-veille de la fête lors de
laquelle il devrait être exécuté, sa fin était trop lente à venir. Les gardes
supposaient qu’il dormait pour passer le temps.
Aedion attendait son repas en surveillant la lucarne garnie de barreaux,
à l’affût de l’arrivée des gardes, mais quand la porte du cachot s’ouvrit sur
le prince héritier, il crut avoir une vision.
Il était sans escorte d’aucune sorte. Immobile sur le seuil, il observait
Aedion.
Le visage impassible du prince lui révéla aussitôt ce qu’il voulait
savoir : il n’était pas venu pour le tirer de là. Et le torque noir à son cou lui
apprit que tout avait empiré depuis le jour où Sorscha avait été assassinée.
Il parvint à s’arracher un sourire.
– Ravi de te voir, mon petit prince, lança-t-il.
Le prince jaugea les cheveux sales d’Aedion, sa barbe qui avait poussé
au cours des dernières semaines, puis la flaque de vomi dans un angle du
cachot, quand il n’avait pas pu atteindre le seau à temps.
– Avant de me dévorer du regard, tu pourrais au moins m’inviter à
dîner, fit Aedion d’une voix traînante.
Quand les yeux saphir du prince rencontrèrent les siens, Aedion cilla
pour le discerner dans le brouillard qui obscurcissait sa vue. La chose qui
l’observait était un prédateur froid dans lequel plus rien d’humain ne
subsistait.
– Dorian, appela-t-il doucement.
La créature qui avait pris l’apparence du prince esquissa un sourire. Le
capitaine de la garde avait expliqué à Aedion que les anneaux en pierre de
Wyrd vous réduisaient corps et âme en esclavage. Quand Aedion avait
remarqué le torque à côté du trône du roi, il s’était demandé si son pouvoir
était similaire. Il était bien pire.
– Raconte-moi ce qui s’est passé dans la salle du trône, Dorian,
demanda Aedion d’une voix sifflante.
Il sentait des élancements douloureux dans le crâne.
Le prince battit lentement des paupières.
– Il ne s’est rien passé.
– Pourquoi es-tu venu ici, Dorian ?
Aedion n’avait jamais appelé le prince par son prénom jusqu’à ce jour.
Il le faisait à présent pour lui rappeler son identité, même si cela devait
pousser le prince à le tuer.
– Je suis venu voir l’infâme général avant qu’on l’abatte comme un
animal, déclara Dorian.
Il n’avait donc aucune chance d’être tué sur-le-champ, dans ce cachot.
– Comme on a abattu ta chère Sorscha ? lança-t-il.
Bien que le prince demeurât immobile, Aedion aurait pu jurer qu’il
avait eu un mouvement de recul à peine perceptible, comme si quelqu’un
avait tiré sur une laisse passée à son cou. Comme s’il restait en lui
quelqu’un à contenir.
– Je ne comprends pas de quoi tu parles, répliqua la créature qui avait
pris possession du prince, mais ses narines se dilatèrent.
– Sorscha, chuchota Aedion, les poumons en feu. Sorscha, ton amie.
La guérisseuse. J’étais à côté de toi quand ils l’ont décapitée. Je t’ai entendu
hurler, je t’ai vu te précipiter vers elle.
La créature se raidit. Aedion insista :
– Où l’a-t-on enterrée, Dorian ? Qu’a-t-on fait de son corps, du corps
de celle que tu aimais ?
– Je ne comprends pas de quoi tu parles.
– Sorscha, répéta Aedion, pantelant. Elle s’appelait Sorscha, elle
t’aimait et on l’a tuée. L’homme qui a passé ce collier à ton cou l’a tuée.
La créature resta silencieuse, puis inclina la tête sur le côté. Le sourire
qu’elle lui adressa était effroyable malgré sa beauté.
– Ce sera pour moi un plaisir de te regarder mourir, général, déclara-t-
elle.
Aedion éclata d’un rire qui sonnait comme une quinte de toux. Le
prince – ou plutôt la chose qui l’habitait – se détourna avec grâce et sortit
du cachot. Aedion l’entendit parler à un garde dans le couloir :
– Le général est malade. Envoyez-lui immédiatement un guérisseur.
Non…
La créature avait dû sentir l’infection sur lui.
Quand la guérisseuse, une vieille femme nommée Amithy, l’examina,
Aedion était trop faible pour se défendre. On l’immobilisa pendant qu’elle
le soignait. Elle lui fit avaler de force un tonique et il s’étrangla en essayant
de le recracher. Sa blessure fut nettoyée, recousue, pansée et ses entraves
raccourcies pour l’empêcher d’arracher les points de suture. On lui fit boire
ensuite des remèdes d’heure en heure malgré ses tentatives pour mordre et
pour serrer les dents.
On le sauva ainsi, et Aedion jura et invectiva la Mort qui lui faisait
faux bond, tout en priant Mala, la pourvoyeuse de feu, de garder Aelin à
distance de cette fête, du prince, du roi et de ses torques en pierre de Wyrd.

La créature sortit du donjon et se dirigea vers le château de verre en


manœuvrant le corps de Dorian comme un navire. Elle le força ensuite à lui
obéir alors qu’il se tenait devant l’homme qu’il voyait souvent dans les
intervalles où il émergeait des ténèbres.
Cet homme était assis sur un trône en verre.
– Inclinez-vous, ordonna-t-il à Dorian avec un léger sourire.
La créature tapie en Dorian tira brutalement sur leur lien et un éclair
frappa ses muscles pour les faire plier. C’était ainsi qu’elle l’avait fait
descendre dans le cachot où le guerrier aux cheveux d’or avait dit
« Sorscha », et répété si souvent ce nom que Dorian s’était mis à hurler,
même s’il n’émettait aucun son. Il hurlait encore ainsi tandis que ses
muscles le trahissaient de nouveau, le forçant à s’agenouiller et à baisser la
tête, la nuque douloureuse.
– On résiste encore ? demanda l’homme en regardant l’anneau noir
passé à son doigt comme s’il détenait la réponse. Je sens votre présence à
tous deux dans le même corps. Intéressant…
Oui, cette créature tapie en lui croissait en force. Elle pouvait
désormais traverser le mur invisible qui les séparait pour le manipuler et
parler par sa bouche. Mais jamais entièrement ni très longtemps. Il comblait
de son mieux les brèches de ce mur, mais la créature les rouvrait toujours.
Un démon. Un prince des démons…
Il ne cessait de revoir l’instant où la tête de la femme qu’il aimait avait
roulé à terre. Quand il avait entendu le général prononcer son nom, il avait
recommencé à se ruer contre le mur invisible qui le confinait dans
l’obscurité. Mais les ténèbres de son esprit étaient un tombeau scellé.
– Au rapport, commanda l’homme assis sur le trône.
Cet ordre vibra en lui et il raconta chaque détail, chaque parole et
chaque geste de cette entrevue au cachot tandis que la créature – le démon –
se délectait de l’horreur qu’il en éprouvait.
– C’est une idée ingénieuse d’Aedion de se laisser mourir avant son
exécution, commenta l’homme. Pour chercher si désespérément à nous
priver de ce plaisir, il doit penser que sa cousine a de bonnes chances
d’arriver à temps.
Dorian se taisait puisqu’on ne lui avait pas donné l’ordre de parler.
L’homme le toisa. Ses yeux noirs brillaient de plaisir.
– Il y a des années que j’aurais dû le faire, dit-il. Je me demande
pourquoi j’ai perdu tout ce temps à guetter des manifestations de ton
pouvoir. C’était franchement stupide de ma part.
Dorian voulut parler, remuer, forcer son corps mortel à lui obéir, mais
le démon emprisonnait son esprit comme s’il avait refermé le poing sur lui.
Les muscles de son visage formèrent un sourire.
– C’est toujours un plaisir pour moi de servir Votre Majesté, répondit-
il.
Chapitre 11

LE MARCHÉ DES OMBRES se tenait sur les berges de l’Avery depuis la


fondation de Rifthold, et peut-être même avant. À en croire la légende, il
avait été bâti avec les os du dieu de la Vérité pour en chasser les voleurs et
pour inciter les marchands à l’honnêteté. De l’avis de Chaol, c’était d’une
ironie sans nom puisque à sa connaissance il n’existait pas de dieu de la
Vérité. Articles de contrebande, substances illicites, épices, vêtements,
viandes… On trouvait sur ce marché toutes sortes de produits et toutes
sortes de clients, du moins ceux qui étaient assez téméraires, stupides ou
désespérés pour s’y aventurer.
Chaol avait été tout cela la première fois qu’il s’y était rendu, plusieurs
semaines auparavant. Il avait descendu l’escalier en bois pourri d’un quai
délabré pour accéder à la berge où des alcôves, des tunnels et des boutiques
avaient été aménagés.
Des silhouettes dissimulant des armes sous leurs capes patrouillaient le
long du vaste quai qui constituait le seul accès au marché. Pendant les
saisons pluvieuses, l’Avery montait souvent assez haut pour l’inonder et il
arrivait que des marchands et des clients malchanceux se noient dans le
dédale du marché des Ombres. Et durant les mois secs, on ne savait jamais
ce qu’on y trouverait, ou qui l’on croiserait dans ses tunnels sales et
humides.
Ce soir-là, il fut rassuré de voir le marché bondé alors qu’il avait plu
toute la journée. Ce fut également un soulagement pour lui quand un
roulement de tonnerre se répercuta dans les passages souterrains, soulevant
des murmures. Vendeurs et voleurs seraient trop occupés à s’abriter de
l’orage pour remarquer la présence de Chaol et de Nesryn qui remontaient
l’une des artères principales.
Le tonnerre faisait vibrer les lanternes en verre coloré à la beauté
insolite, comme si quelqu’un avait voulu rendre les lieux un peu plus
attrayants. Elles constituaient le principal éclairage de ces vastes
souterrains, où elles projetaient les ombres multiples qui avaient valu son
nom et sa notoriété à ce marché. Des ombres propices à toutes sortes de
méfaits, aux assassinats et aux enlèvements.
Ou aux réunions de conspirateurs.
Personne ne les avait importunés quand ils s’étaient glissés dans les
passages souterrains par l’une des ouvertures qui tenaient lieu d’entrées.
Ces issues livraient également accès aux égouts, et Chaol était prêt à parier
que les vendeurs ayant pignon sur rue disposaient de passages secrets sous
leurs étals ou leurs boutiques. Dans les kiosques en bois ou en pierre alignés
sur la berge, certaines marchandises étaient exposées sur des tables, des
caisses ou dans des paniers, mais les articles les plus précieux étaient
invisibles. Un marchand d’épices proposait de tout, du safran à la cannelle,
mais même les senteurs les plus fortes ne pouvaient masquer l’odeur
douceâtre de l’opium caché sous les marchandises.
Autrefois, il y avait bien longtemps, Chaol aurait été choqué par le
commerce de ces substances illicites, par la liberté que ces vendeurs
s’octroyaient. Il aurait peut-être même tenté de fermer ce marché.
Maintenant, il ne considérait plus ces articles que comme des
marchandises parmi d’autres.
En tant que garde de la cité, Nesryn était probablement du même avis
que lui, même si elle se mettait en danger en fréquentant cet endroit. C’était
une zone neutre, mais ses habitants ne voyaient pas les autorités d’un bon
œil.
Il pouvait difficilement les en blâmer. Le marché des Ombres était l’un
des premiers lieux que le roi d’Adarlan avait fait nettoyer après la
disparition de la magie. Il avait fait traquer les vendeurs qui affirmaient être
en possession de livres interdits, de sortilèges toujours actifs ou de potions,
ainsi que les détenteurs de magie à la recherche d’un remède ou d’une once
de pouvoir. La répression avait été brutale.
Chaol faillit pousser un soupir de soulagement en voyant les deux
hommes drapés dans leur cape et dissimulés dans l’ombre devant un
assortiment de poignards. Ils étaient exactement à l’endroit convenu pour le
rendez-vous et s’étaient donné du mal pour se fondre dans le décor.
Nesryn ralentit et s’arrêta devant plusieurs étalages comme n’importe
quel badaud qui flânerait en attendant la fin de la pluie. Chaol la suivait de
près. Ses armes et son allure de prédateur tenaient en respect d’éventuels
voleurs à la tire. Comme le coup de poing qu’il avait reçu dans les côtes un
peu plus tôt dans la soirée le faisait souffrir, il n’avait nul besoin de se
forcer pour marcher lentement et lancer des regards noirs.
Avec quelques-uns de ses compagnons, il s’était interposé quand un
officier Valg avait voulu entraîner un jeune homme dans les souterrains.
Chaol était encore hanté par la pensée de Dorian et par ce qu’Aelin avait dit
– et fait –, si bien que sa vigilance s’était relâchée. C’était ainsi qu’il avait
récolté ce coup de poing qui se rappelait à son souvenir à chaque
respiration. Il ne pouvait se permettre d’être distrait ou déconcentré alors
qu’il y avait tant à faire.
Chaol et Nesryn s’arrêtèrent enfin devant le petit éventaire de fortune
et contemplèrent les poignards et les épées alignés sur une couverture
élimée.
– Ce lieu est encore plus malfamé que la rumeur le laisse entendre,
déclara Brullo des profondeurs du capuchon dissimulant son visage. J’ai eu
envie de couvrir les yeux de ce pauvre Ress dans au moins la moitié de ces
salles.
Ress gloussa.
– J’ai dix-neuf ans, le vieux, lança-t-il. Et rien de ce que je vois là ne
me surprend. Pardonnez-moi, madame, dit-il poliment à Nesryn qui suivait
du doigt le fil d’une lame de poignard incurvée.
– J’ai vingt-deux ans, riposta-t-elle. Et nous autres gardes de la cité en
voyons bien davantage que vous, princesses, dans vos palais.
Le visage de Ress, ou du moins ce qu’on en discernait, devint écarlate,
et Chaol aurait juré avoir vu Brullo réprimer un sourire. Pendant un instant,
il peina à respirer sous le poids qui comprimait sa poitrine. À une autre
époque, quand il sortait sans risque et plaisantait avec ses hommes, de telles
provocations auraient été anodines. Mais à cette époque, il ne s’apprêtait
pas à répandre l’enfer au château qui avait été son foyer.
– Des nouvelles ? demanda-t-il à Brullo, son ancien mentor, qui
l’observait d’un peu trop près comme s’il devinait son angoisse.
– Nous avons obtenu ce matin un plan des lieux pour le jour de la fête,
répondit Brullo.
Quand il plongea la main dans la poche de son manteau, Chaol prit un
poignard, feignit de l’examiner sous tous ses angles et leva quelques doigts
comme pour marchander.
– Le nouveau capitaine de la garde nous a tous postés à l’extérieur.
Aucun de nous ne sera dans la salle de réception, poursuivit Brullo.
Le maître d’armes leva à son tour quelques doigts, se pencha en avant
et Chaol haussa les épaules, puis fouilla dans sa poche pour y prendre
quelques pièces.
– Tu crois qu’il a des soupçons ? demanda-t-il en lui remettant
l’argent.
Nesryn se rapprocha d’eux pour les dissimuler aux regards tandis que
la main de Chaol rencontrait celle de Brullo pour y déposer la monnaie. Le
plan roulé et ficelé disparut dans la poche de Chaol sans que personne l’ait
remarqué.
– Non, répondit Ress. Ce fumier veut seulement nous humilier. Il doit
penser que certains hommes vous sont restés loyaux, mais s’il soupçonnait
un seul d’entre nous de conspiration, nous serions déjà tous morts.
– Soyez prudents, recommanda Chaol.
Il sentit Nesryn se raidir quelques secondes avant d’entendre une voix
féminine traînante :
– Trois pièces de cuivre pour un poignard de Xandrian ! Si j’avais su
qu’on les bradait, j’aurais apporté plus d’argent.
Chacun des muscles de Chaol se pétrifia à la vue d’Aelin qui se tenait
à côté de Nesryn. C’était couru : elle les avait suivis en douce jusqu’au
marché.
– Par tous les dieux, souffla Ress.
Dans l’ombre de son capuchon, le sourire d’Aelin était ouvertement
malicieux.
– Bonjour, Ress. Bonjour, Brullo. Je suis navrée qu’on ne vous paie
plus assez au château, lança-t-elle.
Brullo regardait tour à tour Aelin et le dédale de souterrains.
– Tu ne m’avais pas dit qu’elle était de retour, dit-il à Chaol.
Aelin fit claquer sa langue.
– Chaol aime garder pour lui ce qu’il sait, semble-t-il, commenta-t-
elle.
Chaol serra les poings.
– Tu attires l’attention sur nous, fit-il.
– Vraiment ? répondit-elle, et elle prit un poignard qu’elle soupesa
avec une aisance experte. Je dois parler avec Brullo et avec mon vieil ami
Ress. Comme tu as refusé que je t’accompagne ici l’autre nuit, je n’ai pas
pu faire autrement.
Ça, c’était Aelin tout craché.
Nesryn s’était un peu écartée pour surveiller les alentours. Ou pour
garder ses distances avec la reine.
La reine… Ce mot le frappa une fois de plus. La reine de ce royaume
était au marché des Ombres, vêtue de noir de la tête aux pieds et
visiblement ravie à l’idée de trancher des gorges. Il n’avait pas eu tort de
redouter le jour de ses retrouvailles avec Aedion et ce que tous deux
seraient capables d’accomplir ensemble. Et si jamais elle recouvrait ses
pouvoirs magiques…
– Baissez votre capuchon, ordonna calmement Brullo.
Aelin leva les yeux.
– C’est hors de question. Pourquoi, d’ailleurs ?
– Je veux voir votre visage.
Aelin se figea, mais Nesryn se rapprocha juste à cet instant et posa une
main sur la table.
– J’ai vu son visage hier soir, Brullo, et il est aussi joli qu’avant. Et
puis, tu n’as pas déjà une femme à reluquer ? lança-t-elle.
Aelin ricana.
– Je crois que je t’aime bien, Nesryn Faliq, déclara-t-elle.
Nesryn lui adressa un demi-sourire, ce qui était plutôt rare chez elle.
Chaol se demanda si Aelin aimerait autant Nesryn si elle découvrait sa
relation avec lui. Ou si elle s’en moquerait complètement.
Aelin repoussa son capuchon juste assez pour que la lumière tombe sur
son visage et adressa un clin d’œil à Ress, qui répondit par un large sourire.
– Tu m’as manqué, mon ami, lui dit-elle, et il rougit.
Quand Aelin le regarda, Brullo serra les lèvres. Le maître d’armes
l’examina en silence pendant un moment.
– Je vois, murmura-t-il enfin.
La reine se raidit presque imperceptiblement. Brullo inclina
légèrement la tête.
– Vous allez sauver Aedion, lui dit-il.
Aelin remonta son capuchon et acquiesça.
– Évidemment, assura-t-elle avec toute l’arrogance d’un assassin.
Ress jura à voix basse. Aelin se pencha vers Brullo.
– Je sais que je vous en demande beaucoup…, commença-t-elle.
– Alors ne le leur demande pas, coupa Chaol. Ne les mets pas en
danger. Ils prennent déjà assez de risques.
– Ce n’est pas à toi d’en décider.
– Si on les repère, nous perdrons toutes nos sources de renseignements
dans la place, sans parler de leurs vies. Qu’as-tu l’intention de faire pour
Dorian ? À moins que seul Aedion ne compte pour toi ?
Les narines d’Aelin se dilatèrent. Les autres les observaient
attentivement.
– Qu’attendez-vous de nous, ma dame ? intervint Brullo.
Il savait donc tout. Il avait dû voir Aedion assez récemment pour
reconnaître ces yeux, ce visage et ce teint quand elle avait repoussé son
capuchon. Peut-être s’en doutait-il déjà depuis plusieurs mois.
– Ne postez pas vos hommes le long du mur sud des jardins, dit
doucement Aelin.
Chaol cilla. Ce n’était ni une demande ni un ordre, mais un
avertissement.
– Y a-t-il d’autres endroits que nous devrions éviter ? demanda Brullo
d’une voix un peu rauque.
Mais elle reculait déjà en secouant la tête comme si la marchandise
exposée ne l’intéressait pas.
– Dites seulement à vos hommes d’épingler une fleur rouge à leur
uniforme, répondit-elle. Si on vous demande pourquoi, racontez que c’est
en l’honneur du prince, pour son anniversaire. Et qu’ils la portent bien en
évidence.
Chaol regarda les mains d’Aelin. Ses gants noirs étaient propres.
Quelle quantité de sang les teindrait dans quelques jours ? Ress expira
brusquement comme s’il avait retenu son souffle.
– Merci, dit-il.
Ce fut seulement quand elle se fut fondue dans la foule de sa démarche
arrogante que Chaol mesura combien ces remerciements étaient justifiés.
Aelin Galathynius allait transformer le château en un champ de
bataille, mais Ress, Brullo et ses hommes seraient épargnés.
En revanche, elle n’avait rien dit au sujet de Dorian. Elle n’avait pas
précisé si lui aussi serait épargné. Ou sauvé.
Aelin savait qu’on la surveillait depuis qu’elle était sortie du marché.
Elle ne s’en rendit pas moins à la Banque royale d’Adarlan.
Elle avait des affaires à régler et bien que l’établissement fût près de
fermer, le directeur de la banque s’empressa de satisfaire ses demandes. Il
n’avait jamais mis en doute les faux noms sous lesquels elle avait ouvert
des comptes.
Alors qu’il lui parlait des intérêts qui s’y étaient accumulés au fil des
ans, elle examina son bureau : épais lambris en chêne, tableaux derrière
lesquels elle ne repéra aucune cachette (pendant qu’il était sorti pour
demander à sa secrétaire de leur apporter du thé), et meubles luxueux dont
le prix devait dépasser ce que la plupart des citoyens de Rifthold gagnaient
en une vie. Elle repéra notamment une splendide armoire d’acajou
contenant les dossiers de ses clients les plus fortunés et fermée avec une
petite clef en or posée sur son bureau.
Dès qu’il fut sorti par la porte à double battant de son bureau pour aller
chercher la somme qu’elle lui réclamait, Aelin se leva. Elle passa au crible
les papiers empilés ou éparpillés sur son bureau, les divers cadeaux de ses
clients, les clefs et le portrait en miniature d’une femme qui aurait pu être
son épouse ou sa fille. Difficile à dire, avec les hommes dans son genre.
Il rentra alors qu’elle glissait nonchalamment la main dans la poche de
sa cape. Elle bavarda encore avec lui jusqu’au moment où la secrétaire
apparut, une petite boîte à la main. Aelin en vida le contenu dans sa bourse
aussi gracieusement que possible, remercia la secrétaire et le directeur, puis
s’éclipsa.
Elle s’engagea dans des ruelles latérales et des voies détournées,
ignorant la puanteur de la décomposition que même l’odeur de la pluie ne
pouvait noyer. Elle avait déjà vu deux billots sur des places autrefois
agréables de la ville.
Les cadavres abandonnés aux corbeaux n’étaient plus que des ombres
contre les murs en pierre pâle sur lesquels on les avait cloués.
Aelin ne se risquerait à capturer un Valg qu’après avoir sauvé Aedion
– si elle s’en tirait vivante – mais rien ne l’empêchait de sonder le terrain.

La nuit précédente, un brouillard froid avait recouvert le monde en


s’insinuant dans ses moindres recoins. Blottie sous plusieurs couches de
couvertures et d’édredons, Aelin roula vers l’autre côté du lit et tendit
paresseusement la main en quête de la chaleur du corps d’homme étendu à
côté du sien.
Les draps de soie fluides et froids glissèrent sous ses doigts.
Elle ouvrit un œil.
Elle n’était pas à Wendlyn. Le lit luxueux aux tentures crème et beige
était celui de son appartement à Rifthold. Et dans l’autre moitié de ce lit, les
oreillers et les couvertures n’avaient pas été dérangés. La place était vide.
L’espace d’un instant, elle imagina Rowan. Son visage habituellement
rude et impitoyable adouci et embelli par le sommeil, ses cheveux argentés
brillant dans la lumière du matin, contrastant crûment avec le tatouage qui
s’étendait de sa tempe gauche à son cou, son épaule, et jusqu’au bout de ses
doigts…
Aelin poussa un soupir et se frotta les yeux. Ses rêves étaient déjà
assez éprouvants sans qu’elle use ses forces à se languir de lui, à regretter
qu’il ne soit pas là pour parler avec elle ou simplement lui apporter le
réconfort de se réveiller à son côté.
Elle déglutit péniblement. Quand elle se leva, son corps lui parut trop
lourd.
Elle s’était dit et répété que ce n’était pas une preuve de faiblesse
d’avoir besoin de Rowan, de vouloir son aide, qu’au contraire il y avait
peut-être une certaine force à le reconnaître, mais… Rowan n’était pas une
béquille et elle n’aurait voulu pour rien au monde qu’il en devienne une.
Pourtant, alors qu’elle prenait son petit déjeuner froid, elle regrettait
d’avoir ressenti un tel besoin de se le prouver, plusieurs semaines
auparavant.
Surtout quand un gamin des rues frappa à la porte de l’entrepôt pour
lui annoncer qu’elle devait se rendre au Repaire des Assassins, et sans
traîner.
Chapitre 12

UN GARDE IMPASSIBLE avait communiqué l’ordre du duc, et Manon,


qui voulait emmener Abraxos faire un petit tour en solo, grinça des dents
pendant cinq bonnes minutes en arpentant l’aire.
Elle n’était pas un chien qu’on siffle – ni elle ni ses sorcières. Les êtres
humains étaient là pour leur amusement, pour le sang et, de temps en temps,
pour la conception de petites sorcières. Mais ce n’étaient certainement pas
des officiers ni des supérieurs.
Manon descendit de l’aire comme un ouragan et quand elle arriva en
bas de l’escalier, Asterin vint à sa rencontre.
– Je venais justement te chercher, murmura sa seconde dont les tresses
d’or dansaient au rythme de ses pas. Le duc…
– Je sais ce que veut le duc, glapit Manon, et ses dents de fer jaillirent
de ses gencives.
Asterin haussa un sourcil sans répondre.
Manon luttait contre son envie grandissante de carnage. Le duc la
convoquait sans cesse à des réunions en présence de Vernon, un homme
grand et mince qui était loin de la traiter avec crainte et déférence. Elle avait
les plus grandes difficultés à se ménager quelques heures d’entraînement
avec les Treize, sans parler de longues heures de vol.
Elle se força à respirer régulièrement, jusqu’au moment où elle put
rétracter dents et ongles.
Elle n’était pas un chien, mais elle n’était pas non plus une idiote qui
agit sans réfléchir. Elle était chef d’escadron et héritière de son clan depuis
cent ans. Elle pouvait donc supporter ce porc de mortel qui nourrirait les
vers dans quelques décennies quand, de son côté, elle reprendrait sa vie
glorieuse et malfaisante d’immortelle.
Manon ouvrit la porte de la salle du conseil à la volée, ce qui lui valut
un regard inexpressif des gardes postés devant le seuil. Ils n’avaient
d’humain que leur apparence.
Le duc examinait une gigantesque carte étalée sur la table. Le seigneur
Vernon Lochan, son compagnon, son conseiller ou son bouffon, se tenait à
son côté. À quelques sièges d’eux, Kaltain regardait fixement la surface en
verre sombre de la table, immobile à l’exception de sa gorge pâle qui
palpitait doucement. La vilaine cicatrice de son bras avait foncé et viré au
violet. C’était une vision fascinante.
– Que voulez-vous ? demanda Manon sans détour.
Asterin se plaça près de la porte et croisa les bras.
Le duc désigna le siège face à lui.
– Nous avons des questions à débattre, répondit-il.
Manon resta immobile.
– Ma monture a faim, tout comme moi, dit-elle. Je vous suggère d’aller
droit au fait, afin que je puisse partir à la chasse au plus tôt.
Vernon aux cheveux noirs, à la minceur de roseau et à la tunique bleu
vif immaculée, toisa Manon qui découvrit ses dents en un avertissement
silencieux. Il se contenta de sourire.
– Que reprochez-vous donc à la nourriture que nous vous offrons ?
s’enquit-il.
Les dents de fer de Manon jaillirent de ses gencives.
– Je ne mange pas d’aliment préparé par les mortels, et ma monture
non plus.
Le duc leva enfin la tête.
– Si j’avais su que vous vous montreriez aussi exigeante, c’est
l’héritière des Jambes-Jaunes que j’aurais fait nommer chef d’escadron,
déclara-t-il.
Manon fit nonchalamment surgir ses ongles de fer.
– Je crois que vous auriez découvert en Iskra une chef d’escadron
indisciplinée, difficile et incompétente, riposta-t-elle.
Vernon s’assit.
– J’ai entendu parler des rivalités entre les clans de sorcières, dit-il.
Avez-vous quelque chose contre les Jambes-Jaunes, Manon ?
La désinvolture avec laquelle il lui parlait arracha un grondement
sourd à Asterin.
– Vous autres mortels avez votre racaille, répondit Manon. Nous, nous
avons les Jambes-Jaunes.
– Quelle élitiste, murmura Vernon au duc, qui ricana.
Une flamme froide s’alluma dans les veines de Manon.
– Vous avez cinq minutes, duc, lança-t-elle.
Perrington tapota la table de ses jointures.
– Nous devons entreprendre des… expériences, annonça-t-il. Pour
préparer l’avenir, nous devons croître en nombre et améliorer nos soldats.
Grâce à vous, les sorcières, et à votre passé glorieux, nous avons une
chance d’y parvenir.
– Expliquez-vous plus clairement.
– Je n’ai pas à vous expliquer mes plans en détail. Je vous demanderai
seulement de me fournir une escouade de Becs-Noirs placée sous votre
commandement afin que nous puissions faire des essais.
– Quel genre d’essais ?
– Le genre qui nous permettra de déterminer si elles sont compatibles
pour la reproduction avec nos alliés d’un autre monde – les Valg.
L’univers se pétrifia. Cet homme devait être fou, mais…
– Il n’est pas question de reproduction à la manière des mortels, bien
entendu, précisa le duc. Il s’agit d’une procédure simple et relativement
indolore : une pierre cousue juste en dessous du nombril pour livrer accès
aux Valg, voyez-vous ? La progéniture d’un Valg et d’une sorcière serait
pour nous un atout précieux, comme vous le comprenez certainement. Votre
espèce accorde la plus grande valeur à sa descendance.
Les deux hommes attendaient son consentement avec un sourire
mielleux.
Les Valg… Les démons qui s’étaient accouplés avec les Fae pour
donner naissance aux sorcières. Ils étaient donc de retour, et de connivence
avec le duc et le roi qui plus est… Manon refoula les questions qui lui
venaient aux lèvres.
– Vous avez des milliers d’humains à votre disposition ici, répondit-
elle. Servez-vous d’eux.
– La plupart de ces mortels ne sont pas doués de magie ni compatibles
avec les Valg comme les sorcières. Seules vos semblables ont du sang de
Valg dans les veines.
Sa grand-mère connaissait-elle les projets du duc ?
– Nous sommes vos soldats, pas vos putains, déclara Manon avec un
calme meurtrier.
Asterin vint se placer à côté d’elle, le visage pâle et tendu.
– Choisissez une escouade de Becs-Noirs, répondit le duc sans
s’émouvoir. Je veux qu’elles soient à notre disposition dans une semaine. Si
vous faites des difficultés, je transformerai votre précieuse monture en pâtée
pour chiens. Et j’en ferai peut-être autant pour vos Treize.
– Si vous touchez à Abraxos, je vous écorcherai vif.
Le duc reprit l’examen de sa carte et balaya sa réponse d’un geste de
main.
– Vous pouvez disposer, dit-il. Oh… et allez voir le forgeron : il nous a
prévenus que le dernier assortiment d’armes qu’il a fabriqué pour vous est
prêt pour l’inspection.
Manon ne broncha pas. Elle évaluait le poids de la table en se
demandant si elle pourrait la renverser et se servir de ses éclats pour
découper lentement les deux hommes en morceaux.
Vernon haussa les sourcils pour la narguer, ce qui l’incita à tourner les
talons et à sortir avant d’agir stupidement.
– Que comptes-tu faire ? demanda Asterin quand elles furent à mi-
chemin de ses appartements.
Manon n’en avait pas la moindre idée et elle ne pouvait consulter sa
grand-mère sans passer pour faible ou indisciplinée.
– Je trouverai une solution, répondit-elle.
– Tu ne vas quand même pas lui livrer une escouade de Becs-Noirs
pour… pour la reproduction ?
– Je n’en sais rien.
Après tout, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée d’unir leur
lignée à celle des Valg. Peut-être cela accroîtrait-il leur puissance. Et peut-
être que les Valg sauraient comment rompre la malédiction des Crochan.
Asterin la saisit par le coude et ses ongles s’enfoncèrent dans sa peau.
Manon cilla, stupéfaite de ce contact et de l’injonction qu’il exprimait. Sa
seconde n’avait jamais osé un tel geste auparavant.
– Tu ne peux pas permettre cela, protesta Asterin.
– J’ai reçu assez d’ordres pour aujourd’hui. Si tu ne me lâches pas, tu
devras ramasser ta langue par terre.
Des plaques rouges apparurent sur le visage de sa cousine.
– Les enfants des sorcières sont sacrés. Sacrés, Manon ! Nous ne les
cédons à personne, pas même à d’autres clans…
C’était vrai. Les bébés des sorcières étaient extrêmement rares et
c’étaient toujours des filles, un présent de la déesse aux Trois Visages. Ils
étaient sacrés des premiers signes de la grossesse à leur âge adulte, à seize
ans. Porter atteinte à une sorcière enceinte ou à son enfant était si grave
qu’aucun supplice infligé au coupable ne pouvait compenser l’abomination
d’un tel crime. Manon avait participé à deux exécutions prolongées, et ces
châtiments avaient paru encore trop doux aux sorcières.
Les enfants de mortels ne comptaient pas, car ils ne valaient pas plus
que des veaux, surtout aux yeux des Jambes-Jaunes. Mais les filles des
sorcières… il n’y avait pas de plus grand honneur que de porter un enfant
pour son clan ni de plus grande honte que d’en perdre un.
– Quelle escouade choisirais-tu ? demanda Asterin.
– Je ne l’ai pas encore décidé.
Peut-être l’une des plus faibles, par précaution, avant d’en laisser une
plus puissante s’accoupler avec les Valg. Peut-être que ces démons
infuseraient à leur race déclinante la vitalité nouvelle dont elle avait tant
besoin depuis quelques décennies… ou plutôt quelques siècles.
– Et si elles ne sont pas d’accord ? insista Asterin.
Manon posa le pied sur la première marche de l’escalier menant à sa
tour.
– La seule qui conteste mes ordres ces jours-ci, c’est toi, Asterin,
répondit-elle.
– C’est immoral…
Du tranchant de la main, Manon lacéra l’étoffe et la peau juste au-
dessus de la poitrine d’Asterin.
– Je te remplace par Sorrel, annonça-t-elle.
Asterin ne broncha pas malgré le sang qui coulait sur sa tunique.
Manon repartit.
– Je t’avais dit l’autre jour de te tenir tranquille, reprit-elle. Puisque tu
ne tiens aucun compte de mes avertissements, je n’ai que faire de toi ni lors
de ces réunions ni comme escorte.
C’était la première fois qu’elle modifiait la hiérarchie des Treize
depuis un siècle d’existence.
– À partir de maintenant, tu viens derrière Sorrel, tu es troisième. Si tu
peux prouver que tu possèdes une once de maîtrise de toi-même, je
reconsidérerai ma décision, déclara-t-elle.
– Ma dame, fit doucement Asterin.
Manon désigna l’escalier derrière elles.
– Tu as gagné le droit de l’annoncer aux autres, et tout de suite,
ordonna-t-elle.
– Manon, reprit Asterin sur un ton implorant que Manon n’avait
encore jamais entendu dans sa bouche.
Manon repartit, peu soucieuse d’entendre ce qu’Asterin avait à lui dire.
Sa grand-mère lui avait fait comprendre sans équivoque qu’à la moindre
contestation, à la moindre désobéissance, ses sorcières et elle-même
seraient exécutées séance tenante et sans ménagement. Le manteau de la
Crochan drapé sur ses épaules le lui rappelait constamment.
– Rendez-vous sur l’aire dans une heure, conclut-elle sans un regard
pour sa cousine, et elle entra dans la tour…
Où elle flaira immédiatement une présence humaine.

La jeune servante était agenouillée devant le foyer, une balayette et


une pelle dans les mains. Elle tremblait à peine, mais l’odeur âcre de sa
peur imprégnait déjà les lieux. Une panique qui avait dû la gagner dès
qu’elle avait posé un pied dans la pièce.
La jeune fille baissa la tête et la nappe de ses cheveux noirs comme la
nuit voila son visage pâle. Manon eut tout de même le temps de surprendre
le regard scrutateur de ses yeux sombres.
– Que fais-tu ici ? lança-t-elle en faisant cliqueter ses ongles de fer
pour voir sa réaction.
– Je n-n-nettoie, bafouilla la fille.
C’était une imitation trop parfaite de la servante soumise, docile et
terrifiée, telle que les sorcières préféraient ses semblables. Seule l’odeur de
sa peur était bien réelle.
Manon rétracta ses dents de fer.
La servante se leva avec une grimace de douleur. Dans ce mouvement,
le bas de sa robe élimée oscilla, découvrant des chevilles entravées par une
lourde chaîne. La cheville droite était estropiée, le pied tordu et la peau
luisante à l’emplacement de la cicatrice.
Manon dissimula un sourire de prédateur.
– Pourquoi m’a-t-on donné une infirme pour servante ? s’enquit-elle.
– Je… je ne fais qu’obéir aux ordres, répondit la jeune fille d’une voix
faible et parfaitement quelconque.
Manon ricana, puis se dirigea vers la table de chevet. Ses tresses et son
manteau rouge sombre flottaient derrière elle. Elle remplit lentement un
verre d’eau en tendant l’oreille.
La servante rassembla prestement ses ustensiles.
– Je peux revenir plus tard quand je ne risquerai pas de vous déranger,
ma dame, dit-elle.
– Fais ton travail, mortelle, et va-t’en.
Manon se retourna pour l’observer pendant qu’elle finissait son
ouvrage.
La jeune fille se déplaçait dans la chambre en boitant, douce, fragile et
insignifiante.
– Qui a fait ça à ta jambe ? demanda Manon en s’adossant à l’une des
colonnes du lit.
La servante ne releva pas la tête pour répondre.
– C’était un accident, expliqua-t-elle en vidant les cendres dans le seau
qu’elle avait monté. Je suis tombée dans un escalier quand j’avais huit ans
et on ne m’a pas soignée. Mon oncle ne faisait pas confiance aux
guérisseurs. J’ai eu de la chance de garder ma jambe.
– Pourquoi ces entraves ?
– Pour m’empêcher de m’enfuir.
– À quoi bon ? Tu n’irais pas bien loin dans ces montagnes.
Elle nota l’imperceptible raidissement des épaules minces et le vaillant
effort pour le dissimuler.
– Certainement, mais c’est à Perranth que j’ai grandi, répondit la fille.
Elle entassa des bûches qu’elle avait dû monter avec difficulté dans la
chambre. Redescendre avec ce seau rempli de cendres serait sûrement une
épreuve de plus pour elle.
– Si vous avez besoin de moi, demandez Elide, reprit-elle. Les gardes
sauront où me trouver.
Manon la suivit des yeux tandis qu’elle se dirigeait en boitillant vers la
porte. Elle lui laissa croire qu’elle allait sortir, qu’elle était tirée d’affaire,
avant de l’interpeller.
– Personne n’a donc jamais puni ton oncle pour ses idées stupides sur
les guérisseurs ?
Elide la regarda par-dessus son épaule.
– Personne ne le pourrait, répondit-elle. C’est le seigneur de Perranth.
– Vernon Lochan est donc ton oncle.
Elide acquiesça. Manon inclina la tête sur le côté, jaugeant cette
douceur et cette docilité étudiées.
– Que fait ton oncle ici ? demanda-t-elle.
– Je ne sais pas, souffla Elide.
– Et toi, pourquoi t’a-t-on amenée ici ?
– Je ne sais pas.
Elle reposa le seau et fit passer le poids de son corps sur sa jambe
saine.
– Et qui t’a assignée à cette chambre ? s’enquit Manon d’une voix trop
douce.
Elle faillit éclater de rire en voyant la tête de la jeune fille s’enfoncer
entre ses épaules voûtées.
– Je ne suis pas… une espionne, je vous le jure sur ma vie, déclara
Elide.
– Ta vie ne signifie rien pour moi, répondit Manon en s’approchant
d’elle.
Elide ne broncha pas. Elle jouait à la perfection son rôle de mortelle
soumise. Manon plaça son ongle en fer sous le menton de la jeune fille pour
le redresser.
– Si je te prends à m’espionner, Elide Lochan, tu te retrouveras avec
deux pattes folles, lui dit-elle.
La puanteur de sa peur imprégna les narines de Manon.
– Ma dame, je… je vous jure que je ne toucherai pas…
– Dehors, ordonna Manon.
De son ongle en fer, elle incisa la peau sous son menton, laissant un
filet de sang dans son sillage. Puis elle s’écarta en suçant l’extrémité de son
ongle.
Elle dut faire un effort pour rester impassible malgré ce que venait de
lui révéler le goût de ce sang.
Mais Elide avait son compte et la première manche de leur jeu
s’achevait. Manon la laissa sortir dans le cliquetis de sa lourde chaîne.
Elle-même resta immobile, les yeux fixés sur le seuil vide.
Au début, ç’avait été amusant de lui laisser croire qu’elle s’était laissé
prendre à son manège de servante effrayée, douce et inoffensive. Mais
quand l’héritage d’Elide s’était révélé à elle, tous les instincts de Manon
s’étaient éveillés. C’était en prédateur qu’elle avait regardé la jeune fille
baisser les yeux pour dissimuler l’expression de son visage, et qu’elle
l’avait écoutée raconter ce qu’elle voulait entendre. Comme si elle était à
l’affût d’un ennemi potentiel.
Cette fille est peut-être une espionne, songea Manon en se dirigeant
vers le bureau, où l’odeur d’Elide était la plus forte.
Elle avait tapé dans le mille : des effluves de cette odeur de cannelle et
de sureau persistaient sur la carte du continent déployée sur ce bureau, là où
Elide avait laissé ses empreintes digitales.
Espionnait-elle Manon pour le compte de Vernon, ou pour le sien ?
Manon n’en avait aucune idée.
Mais une fille qui avait du sang de sorcière dans les veines méritait
bien qu’on garde un œil sur elle. Ou même Treize.

La fumée des innombrables forges piquait tellement les yeux de


Manon qu’elle dut abaisser ses membranes translucides pour les protéger
quand elle atterrit dans le camp militaire au son des marteaux et des feux
ronflants. Abraxos émit un sifflement et décrivit un cercle qui rendit
nerveux les soldats aux armures sombres surveillant l’atterrissage. Ils
s’éloignèrent quand Sorrel se posa dans la boue à côté de Manon un instant
plus tard. Son wyvern gronda en regardant les observateurs les plus
proches.
Abraxos lui répondit par un grognement, et Manon enfonça les talons
dans ses flancs avant de descendre à terre.
– Pas de bagarre, lui lança-t-elle.
Elle scruta le terrain dégagé au milieu des échoppes bâties pour les
forgerons. Cet espace était réservé aux cavaliers de wyverns qui pouvaient
attacher leurs montures à des poteaux enfoncés dans le sol. Manon ne s’en
donna pas la peine, contrairement à Sorrel, qui ne faisait pas entièrement
confiance à sa monture.
Avoir Sorrel comme seconde à la place d’Asterin était… déconcertant.
Comme si l’univers penchait légèrement d’un côté. Et leurs wyverns étaient
nerveux et irritables, même si aucun des mâles n’était encore passé à
l’attaque. Abraxos laissait généralement de la place à la femelle bleu ciel
d’Asterin. Il lui arrivait parfois même de se frotter contre elle.
Manon n’attendit pas que Sorrel réprimande sa monture pour entrer
dans la forge, qui n’était guère plus qu’un abri de fortune. Ces géants de
pierre fournissaient l’éclairage du camp, et les hommes groupés autour des
fourneaux martelaient, soulevaient, pelletaient et affûtaient sans répit.
Le forgeron de l’armée volante, un homme mûr et vigoureux, les
attendait juste après le premier établi. De sa main rouge couverte de
cicatrices, il leur fit signe d’approcher. Sur une table placée devant lui était
disposé un assortiment de poignards et d’épées forgés dans l’acier poli et
miroitant d’Adarlan. Sorrel rejoignit Manon et cette dernière saisit un
poignard et le soupesa à deux mains.
– Il doit être plus léger, dit-elle au forgeron qui l’observait de ses vifs
yeux noirs.
Elle prit un autre poignard, puis une épée, qu’elle soupesa également.
– J’ai besoin d’armes plus légères pour mes sorcières, poursuivit-elle.
Les yeux du forgeron se plissèrent légèrement, mais il ramassa l’épée
qu’elle venait de reposer, la soupesa à son tour, puis tapota le manche orné
en secouant la tête.
– Je me moque que ce soit joli, déclara Manon. Une seule extrémité de
cette arme m’intéresse. Ôtez les fantaisies pour l’alléger.
L’homme examina le manche sobre de Fend-le-Vent que Manon portait
dans le dos et qui émergeait par-dessus son épaule. Deux semaines plus tôt,
quand ils s’étaient rencontrés, elle l’avait vu admirer la lame, le vrai chef-
d’œuvre de cette épée.
– Seuls vous autres mortels tenez à la beauté d’une arme, commenta-t-
elle.
Les yeux de l’homme étincelèrent et elle se demanda s’il aurait riposté
s’il avait pu parler. Asterin, experte dans l’art de soutirer des
renseignements – en charmant ou en terrifiant –, avait appris que l’un des
généraux lui avait fait trancher la langue pour l’empêcher de dévoiler les
secrets de l’armée. Pour qu’on ait pris cette mesure, il ne savait
probablement ni lire ni écrire.
Manon se demanda comment on le gardait prisonnier pour son savoir-
faire, quelles pressions on pouvait bien exercer sur lui et peut-être sur sa
famille.
Ce fut peut-être ce qui la poussa à s’expliquer.
– Les wyverns seront déjà assez lourdement chargés pendant la
bataille, entre nos armures, les leurs, les armes et le ravitaillement. Si nous
ne trouvons pas le moyen d’alléger cette charge, ils ne se maintiendront pas
longtemps en l’air.
Les mains sur les hanches, le forgeron examina les armes, puis leva
une main pour faire signe à Manon d’attendre. Il s’éloigna et disparut dans
un labyrinthe de feu, de métaux en fusion et d’enclumes.
On n’entendait plus que le martèlement et le tintement du métal contre
le métal tandis que Sorrel soupesait à son tour l’une des lames. Ses cheveux
bruns étaient sévèrement tirés en arrière et son visage hâlé – sans doute joli
du point de vue des mortels – aussi ferme et résolu que d’habitude.
– Tu sais que je te soutiens dans toutes tes décisions, dit-elle à Manon.
Mais Asterin…
Manon réprima un soupir. Les Treize n’avaient pas osé réagir
ouvertement quand Manon avait annoncé qu’elle se rendrait seule avec
Sorrel aux forges avant de partir à la chasse. Vesta était toutefois restée
auprès d’Asterin sur l’aire – par solidarité ou parce qu’elle se sentait
offensée, Manon n’aurait su le dire. Mais avant son départ, le regard
d’Asterin avait croisé celui de Manon et elle avait acquiescé.
– Tu n’as pas envie d’être ma seconde ?
– C’est un honneur d’être ta seconde, répondit Sorrel dont la voix rude
dominait le vacarme environnant. Mais c’était également un honneur d’être
la troisième. Tu sais bien qu’Asterin peut se maîtriser, dans ses bons jours.
Si tu la confines dans ce château, si tu lui interdis de tuer, de mutiler et de
chasser et si tu lui ordonnes de garder ses distances avec les hommes… elle
aura les nerfs à fleur de peau.
– Nous sommes toutes nerveuses, répondit Manon.
Elle avait parlé d’Elide aux Treize et elle se demandait si la jeune fille
remarquerait que tout un clan de sorcières la surveillait.
Sorrel inspira profondément et ses épaules puissantes se soulevèrent.
Elle reposa le poignard.
– À l’Oméga, nous savions où était notre place et ce qu’on attendait de
nous. Nous avions une routine. Un but. Et avant cela, nous chassions les
Crochan. Ici, nous ne sommes plus que des armes qui attendent de servir,
dit-elle en désignant celles qui étaient disposées sur la table. Ici, ta grand-
mère n’est plus là pour… influer sur le cours des choses. Pour imposer des
règles strictes. Pour instiller la peur. Elle aurait transformé la vie de ce duc
en enfer.
– Serais-tu en train de me dire que je n’ai pas l’étoffe d’une chef,
Sorrel ? demanda Manon avec un calme inquiétant.
– Je dis que les Treize savent pourquoi ta grand-mère t’a ordonné de
tuer la Crochan et de prendre son manteau, répondit Sorrel, consciente
qu’elle évoluait sur un terrain dangereux.
– Je crois que vous oubliez parfois ce dont ma grand-mère est capable.
– Nous ne l’oublions pas, tu peux me croire, Manon, assura doucement
Sorrel alors que le forgeron réapparaissait, un chargement d’armes dans ses
bras vigoureux. Et Asterin encore moins que n’importe laquelle d’entre
nous.
Manon savait qu’elle aurait pu exiger davantage de réponses, mais
Sorrel était un roc, et la pierre ne se brisait pas. Elle se tourna donc vers le
forgeron qui déposait son chargement sur la table, l’estomac noué. Par la
faim, se dit-elle. Par la faim.
Chapitre 13

AELIN SE DEMANDAIT si elle devait juger rassurant le fait que, malgré


tous les bouleversements qu’avait connus son existence au cours de ces
deux dernières années, malgré toutes les épreuves endurées, le Repaire des
Assassins n’ait pas changé. Les haies qui bordaient l’imposante grille en fer
forgé du domaine étaient toujours aussi hautes et soigneusement
entretenues, l’allée incurvée était toujours couverte du même gravier gris et
le grand bâtiment pâle du manoir se déployait avec la même élégance. Ses
portes en chêne poli miroitaient au soleil de ce milieu de matinée.
Dans cette paisible rue résidentielle, personne ne s’arrêtait jamais pour
regarder la demeure où logeaient certains des plus féroces assassins
d’Erilea. Au fil des ans, le Repaire des Assassins était resté anonyme, banal,
l’une des nombreuses résidences majestueuses du luxueux quartier du sud-
ouest de Rifthold, au nez et à la barbe du roi d’Adarlan.
Le portail était ouvert. En remontant l’allée, Aelin nota qu’aucun des
assassins habillés comme de simples gardes ne lui était familier. Mais ils ne
l’arrêtèrent pas malgré son uniforme, ses armes et le capuchon dissimulant
son visage.
Elle aurait préféré venir de nuit, mais c’était sans doute une nouvelle
épreuve qu’on lui imposait, pour voir si elle serait capable de se présenter
au manoir en plein jour sans se faire repérer. Heureusement, la majeure
partie des habitants de Rifthold étaient absorbés par les préparatifs de la fête
d’anniversaire du prince qui se déroulerait le lendemain. Les vendeurs
avaient déjà installé leurs éventaires où ils exposaient de tout, des petits
gâteaux, des drapeaux à l’effigie du wyvern d’Adarlan et des rubans bleus
(assortis à la couleur des yeux du prince, selon l’usage). Cette vision
soulevait le cœur d’Aelin.
Parvenir jusque-là avait pourtant été une épreuve anodine comparée à
celle qu’elle devait affronter maintenant. Et à celle qui l’attendait le
lendemain.
Aedion… chacune de ses respirations semblait se faire l’écho de son
nom. Aedion, Aedion, Aedion…
Mais elle chassa la pensée de son cousin et de ce qu’on avait pu lui
faire subir dans ces cachots, et gravit les marches du luxueux perron.
Elle n’était pas retournée là depuis la nuit où l’enfer s’était déchaîné.
Plus loin sur sa droite se trouvaient les écuries où elle avait assommé
Wesley alors qu’il tentait de l’avertir du piège qu’on lui tendait. Au premier
étage du manoir, elle reconnut les trois fenêtres de son ancienne chambre
ouvertes sur le jardin du devant. Leurs lourds rideaux de velours se
gonflaient dans la brise fraîche du printemps comme si on aérait les lieux à
son intention. À moins qu’Arobyn n’ait donné ses appartements à
quelqu’un d’autre.
Quand Aelin posa le pied sur la dernière marche, les battants de la
porte en chêne s’ouvrirent sur un majordome qu’elle n’avait jamais vu
auparavant. Il s’inclina devant elle, puis désigna les portes ouvertes du
cabinet de travail d’Arobyn, au fond du hall grandiose en marbre.
Elle franchit le seuil et entra dans la demeure qui avait été pour elle un
refuge, une prison et un enfer.
Et quelle demeure… Sous les plafonds à voûte et les lustres en cristal
de l’entrée, le sol en marbre était si luisant qu’elle y voyait son reflet
obscur.
Personne en vue, pas même ce misérable Tern. Soit ils étaient sortis,
soit ils avaient reçu l’ordre de se tenir à l’écart jusqu’à la fin de cette
entrevue – sans doute parce que Arobyn voulait la garder secrète.
L’odeur du Repaire l’enveloppa, aiguillonnant sa mémoire. Les
parfums de fleurs fraîchement coupées et de pain encore au four ne
masquaient pas complètement les effluves puissantes du métal ni celles de
la tension électrique, de la violence à peine voilée qui imprégnaient les
lieux.
Elle dut prendre sur elle pour s’approcher du cabinet de travail raffiné.
Il était là, assis au bureau massif. Dans le soleil ruisselant des hautes
fenêtres, ses cheveux roux brillaient comme du cuivre en fusion. Bannissant
de son esprit les révélations de la lettre de Wesley, Aelin adopta une pose
détendue et nonchalante.
Mais elle ne put détourner les yeux du tapis étendu devant le bureau et
Arobyn surprit son regard, peut-être parce qu’il l’avait prévu.
– C’est un nouveau tapis, expliqua-t-il en levant les yeux des papiers
étalés devant lui. On n’a pas pu nettoyer les taches de sang sur l’ancien.
– Dommage, l’autre était plus beau, répondit-elle.
Elle se laissa choir dans l’un des fauteuils face au bureau en évitant de
regarder le siège voisin où Sam avait l’habitude de s’asseoir.
Ce tapis avait en effet été joli jusqu’à ce qu’il soit détrempé de sang,
quand Arobyn l’avait battue pour avoir ruiné son commerce d’esclaves. Il
avait forcé Sam à assister à la scène et quand elle s’était évanouie, il s’était
acharné sur lui jusqu’à ce qu’il perde conscience à son tour.
Elle se demanda quelles cicatrices ces coups avaient laissées sur les
jointures d’Arobyn.
Elle entendit approcher le majordome mais ne lui accorda pas un
regard.
– Qu’on ne nous dérange sous aucun prétexte, ordonna Arobyn au
serviteur, qui acquiesça dans un murmure et sortit en refermant la porte du
cabinet.
Aelin passa une jambe par-dessus l’un des accoudoirs de son fauteuil.
– Qu’est-ce qui me vaut cette convocation ?
Arobyn se leva dans un mouvement souple et puissant, puis contourna
le bureau avant de s’y appuyer.
– Je voulais simplement savoir comment tu te portais à la veille du
grand jour, répondit-il, et ses yeux d’argent scintillèrent. Je voulais te
souhaiter bonne chance.
– Et t’assurer que je ne te trahirai pas ?
– Pourquoi devrais-je croire une chose pareille ?
– Il me semble que ce n’est ni l’heure ni le lieu pour une conversation
sur la confiance.
– Non, certainement pas alors que tu dois te concentrer sur ce qui
t’attend demain. Tant de choses pourraient mal tourner, surtout si tu es
capturée…
Elle sentit cette menace implicite comme le froid d’une lame entre ses
côtes.
– Tu sais que je ne cède pas facilement sous la torture, dit-elle.
Arobyn croisa les bras sur sa large poitrine.
– Bien entendu. Je sais que tu ne me livreras pas si jamais le roi te fait
prisonnière. Je n’en attends pas moins de ma protégée.
Voilà qui expliquait cette convocation.
– Je ne te l’ai pas encore demandé, mais agiras-tu sous le nom de
Keleana ? reprit Arobyn.
C’était un prétexte comme un autre pour promener un regard blasé sur
l’intérieur du cabinet, en petite protégée impertinente qu’elle était censée
être. Rien sur le bureau ni sur les rayons, pas une boîte qui pût contenir
l’amulette d’Orynth. Elle parcourut la salle de ses yeux indolents, qui
s’arrêtèrent sur Arobyn.
– Je ne comptais pas laisser ma carte de visite sur les lieux, dit-elle.
– Et quelle explication donneras-tu à ton cousin quand vous serez
réunis ? Celle que tu as servie à ce capitaine si chevaleresque ?
Elle préférait ignorer comment il avait eu vent de sa désastreuse
rencontre avec Chaol. Elle n’en avait pas soufflé mot à Lysandra, qui ne
savait toujours rien de sa véritable identité. Mais elle y réfléchirait plus tard.
– Je lui dirai la vérité, répondit-elle.
– Espérons que ce sera une excuse valable à ses yeux.
Elle dut se contenir pour ravaler la réplique qui lui brûlait les lèvres.
– Je suis fatiguée et je n’ai aucune envie de me livrer à une joute
verbale ce soir. Dis-moi simplement ce que tu veux afin que je puisse
rentrer chez moi et me prélasser dans un bain.
Ce n’était pas un mensonge : elle avait passé la nuit à suivre des Valg à
travers Rifthold et elle ressentait la fatigue de cette traque dans chacun de
ses muscles.
– Tu sais que ma demeure est à ta disposition, déclara Arobyn.
Ses yeux étaient fixés sur sa jambe gauche passée par-dessus le bras du
fauteuil, comme s’il devinait l’effort que cette pose lui coûtait. Comme s’il
savait que son combat au Caveau avait ravivé la blessure récoltée lors de
son duel avec Cain.
– Mon guérisseur pourrait masser ta jambe avec un baume de sa
composition, proposa-t-il. Je ne voudrais pas que tu souffres ni que tu sois
gênée dans tes mouvements demain.
Une longue habitude permit à Aelin de garder son masque indifférent.
– C’est fou ce que tu aimes t’écouter parler, lâcha-t-elle.
Le rire sensuel d’Arobyn résonna.
– Très bien, pas de joutes verbales, fit-il.
Elle attendit, toujours affalée dans son fauteuil.
Les yeux d’Arobyn effleurèrent sa combinaison et quand ils
rencontrèrent ceux d’Aelin, c’étaient ceux d’un tueur cruel et impitoyable
qui la dévisageaient.
– Je sais de source sûre que tu as suivi des patrouilles de la garde
royale, mais sans t’en prendre à elles, dit-il. Aurais-tu oublié notre petit
marché ?
– Bien sûr que non, répondit-elle en esquissant un sourire.
– Alors pourquoi le démon que tu m’as promis n’est-il toujours pas
dans mon cachot ?
– Parce que je n’en capturerai pas un seul avant qu’Aedion soit libéré.
Arobyn cilla.
– Si j’en capturais un, ça risquerait de lancer le roi sur ta piste. Ou
plutôt sur la nôtre, précisa-t-elle. Je ne mettrai pas en jeu la sécurité
d’Aedion pour satisfaire ta curiosité morbide. Et qui me dit que tu
n’oublieras pas tes engagements envers moi quand tu pourras t’amuser avec
ton nouveau jouet ?
Arobyn se détacha du bureau et s’approcha d’elle. Il se pencha si près
qu’elle sentit son souffle.
– Je suis un homme de parole, Keleana.
Encore ce nom…
Il recula d’un pas et inclina la tête sur le côté.
– Tandis que toi… Je me souviens qu’il y a des années, tu avais juré de
tuer Lysandra. J’ai été surpris de la voir réapparaître saine et sauve.
– Tu as fait de ton mieux pour que nous nous haïssions, elle et moi,
mais j’ai pensé que, pour une fois, je pourrais bien nager à contre-courant.
Il se trouve tout simplement que Lysandra n’est pas aussi gâtée et égoïste
que tu me l’avais fait croire, répliqua-t-elle, fidèle à son personnage de
protégée impertinente et sarcastique. Mais si tu veux que je la tue, ça me
dérangera moins que de capturer ce Valg.
Il rit doucement.
– C’est inutile. Elle me sert assez bien. Mais elle n’est pas
irremplaçable, au cas où tu voudrais tenir tes promesses.
– C’était ce que tu voulais savoir : si j’étais capable de les tenir ?
Sous son gant, le symbole qu’elle avait gravé sur sa paume la brûlait
comme un fer chauffé au rouge.
– Lysandra était un cadeau pour toi, déclara-t-il.
– Tiens-t’en plutôt aux bijoux et aux vêtements, répliqua-t-elle en se
levant. Ou aux choses utiles, ajouta-t-elle, les yeux baissés sur sa
combinaison.
Le regard d’Arobyn suivit le sien et s’attarda.
– Tu la remplis mieux que quand tu avais dix-sept ans, commenta-t-il.
C’en fut assez pour Aelin. Elle se détourna avec un claquement de
langue, mais il la saisit par le bras juste à l’emplacement où les lames
dissimulées dans sa manche devaient jaillir. Il le savait, bien sûr. C’était une
provocation, un défi qu’il lui lançait.
– Tu devras te cacher avec ton cousin quand il sera libéré, reprit-il. Si
jamais tu refuses de remplir tes engagements envers moi, tu découvriras très
vite, Keleana chérie, que cette ville peut être mortellement dangereuse pour
des fugitifs. Y compris pour les garces de reines cracheuses de feu.
– Plus de déclaration d’amour ni de promesse de décrocher la lune
pour moi ?
Son rire sensuel fusa.
– Tu as toujours été ma cavalière favorite.
Et il s’approcha d’elle au point que ses lèvres auraient effleuré les
siennes si elle avait bougé de quelques millimètres.
– Si tu veux que je te murmure des douceurs à l’oreille, ma reine, c’est
ce que je ferai. Mais tu me donneras quand même ce que je te demande.
Elle n’osait pas s’écarter de lui. Ses yeux d’argent avaient l’éclat de la
lumière froide qui annonce l’aube. Elle n’avait jamais pu détourner les yeux
de cette lumière.
Il inclina la tête et le soleil alluma une étincelle dans ses cheveux
acajou.
– Et le prince ? lança-t-il.
– Quel prince ? demanda-t-elle avec circonspection.
Arobyn lui adressa un sourire entendu, puis s’écarta un peu.
– Je suppose qu’il y en a trois : ton cousin, Dorian Havilliard et le Valg
qui a pris possession de son corps, répondit-il. Ce vaillant capitaine sait-il
que son ami est dévoré vivant par l’un de ces démons ?
– Oui.
– Se doute-t-il que tu prendras peut-être la bonne décision, à savoir
abattre Dorian avant qu’il ne devienne une menace ?
– Pourquoi ne me donnes-tu pas la réponse ? dit-elle en soutenant son
regard. Après tout, c’est toi qui l’as vu au Caveau.
Le ricanement d’Arobyn la glaça jusqu’à la moelle.
– Le capitaine semble avoir quelques difficultés à te révéler ce qu’il
sait, commenta-t-il. Il n’en a en revanche aucune avec son ancienne amante,
cette Faliq. Sais-tu que le père de Nesryn vend les meilleures tartes aux
poires de la capitale ? Il en a même préparé pour l’anniversaire du prince,
ce qui ne manque pas d’ironie, qu’en penses-tu ?
Cette fois-ci, Aelin cilla. Elle savait que Chaol avait eu d’autres
amantes que Lithaen, mais… Nesryn ? Il le lui avait dissimulé alors qu’il
lui avait jeté à la figure toutes ces inepties à propos de Rowan et d’elle…
Ton prince Fae ! avait-il sèchement lancé. Elle doutait qu’il ait renoué avec
Nesryn depuis qu’elle-même était partie pour Wendlyn mais, malgré tout,
elle ressentait exactement ce qu’Arobyn voulait qu’elle ressente à cette
idée.
– Et si tu cessais de te mêler de nos affaires, Arobyn ?
– Tu ne tiens donc pas à savoir pourquoi le capitaine est revenu me
voir la nuit dernière, après notre entrevue au Caveau ?
Elle les injuria tous deux en elle-même. Elle avait pourtant averti
Chaol de ne pas se frotter à Arobyn. Elle ne révélerait rien de son ignorance
et elle dissimulerait sa vulnérabilité… Elle ne laisserait pas Chaol et ce
qu’il lui cachait compromettre sa sécurité et ses plans pour le lendemain.
Elle adressa un sourire narquois à Arobyn.
– Non : c’est moi qui te l’ai envoyé, répondit-elle en se dirigeant d’un
pas allègre vers la porte du cabinet. Tu dois vraiment t’ennuyer, si tu m’as
fait venir ici juste pour me narguer.
Une étincelle d’amusement s’alluma dans les yeux d’Arobyn.
– Bonne chance pour demain, dit-il. Tout est au point, au cas où tu t’en
inquiéterais.
– Je n’en doute pas et je n’en attendais pas moins de toi.
Elle poussa l’un des battants de la porte et le salua négligemment de la
main.
– À un de ces jours, maître, lança-t-elle.

Aelin se rendit de nouveau à la Banque royale avant de rentrer chez


elle. Dans son appartement, Lysandra l’attendait comme elles en étaient
convenues. Mieux encore, elle avait apporté à manger, et en quantité. Aelin
s’assit à la table de la cuisine à laquelle Lysandra était accoudée.
La courtisane contemplait la large fenêtre surmontant l’évier.
– Sais-tu qu’un guetteur est perché sur le toit voisin ? demanda-t-elle.
– Oui, mais il est inoffensif.
Et très utile. Chaol faisait surveiller le Repaire, les portes du château et
l’appartement d’Aelin afin de garder Arobyn à l’œil.
– Tu es observatrice, on dirait, lança-t-elle à la courtisane.
– Ton maître m’a enseigné quelques trucs pendant toutes ces années.
Pour m’apprendre à me protéger, bien entendu.
Pour protéger son investissement, comme elle n’avait nul besoin de le
préciser.
– Je suppose que tu as lu la lettre ? demanda Lysandra.
– Du début à la fin.
Elle avait en effet lu et relu la lettre de Wesley, gravé dans sa mémoire
toutes les dates, tous les noms et les numéros de comptes. En sentant le feu
qui s’était allumé dans ses veines pendant cette lecture, elle s’était réjouie
que sa magie fût provisoirement inopérante. Cette lettre ne changeait pas
grand-chose à ses projets, mais elle lui apportait une confirmation. Elle
savait à présent qu’elle ne s’était pas trompée, que les noms sur sa liste
étaient les bons.
– Je suis désolée, mais c’était trop dangereux de la garder, reprit-elle.
Je l’ai brûlée.
Lysandra hocha la tête sans faire de commentaire, puis balaya une
poussière du corset de sa robe couleur rouille. Ses manches étaient amples
et bouffantes, avec des manchettes en velours noir ajustées et des boutons
dorés. Ceux-ci scintillèrent dans la lumière du matin quand elle tendit la
main vers l’une des grappes de raisin cultivé sous serre qu’Aelin avait
achetées la veille. C’était une robe élégante, mais sobre.
– La Lysandra que j’ai connue autrefois était bien plus légèrement
vêtue, observa Aelin.
Les yeux verts de la courtisane brillèrent.
– La Lysandra que tu as connue autrefois est morte depuis longtemps,
répondit-elle.
Tout comme Keleana Sardothien.
– Je t’ai demandé de venir aujourd’hui afin que nous puissions…
parler, reprit Aelin.
– D’Arobyn ?
– De toi.
Les élégants sourcils noirs de Lysandra se froncèrent.
– Et quand pourrons-nous parler de toi ? riposta-t-elle.
– Que veux-tu savoir ?
– Que fais-tu à Rifthold, à part tenter de secourir le général ?
– Je ne te connais pas encore assez bien pour répondre à cette question.
Lysandra inclina légèrement la tête sur le côté.
– Pourquoi Aedion ? demanda-t-elle.
– Parce qu’il me sera plus utile vivant que mort, répondit Aelin, ce qui
était vrai.
Lysandra tapota la table de l’un de ses ongles manucurés.
– J’étais terriblement jalouse de toi…, avoua-t-elle. Tu avais non
seulement Sam, mais Arobyn… J’étais assez stupide pour croire qu’il ne te
refusait rien. Je te haïssais, parce que je savais au fond de moi que je n’étais
qu’un pion, une rivale qu’il avait créée pour que tu recherches toujours son
affection, pour que tu restes sur tes gardes, pour que tu souffres. Et je
pensais qu’il valait mieux être le pion de quelqu’un que rien du tout.
Elle repoussa d’une main tremblante une mèche de cheveux qui barrait
son front et reprit :
– J’aurais probablement passé ma vie à jouer ce jeu, mais Arobyn a tué
Sam, il t’a fait emprisonner et… et il m’a fait venir chez lui, la nuit où on
t’a emmenée à Endovier. J’ai pleuré pendant tout le trajet de retour en
voiture, sans savoir pourquoi. Wesley était avec moi car il devait me
raccompagner chez moi, et c’est cette nuit-là que tout a changé entre
nous…
Lysandra regarda les cicatrices au poignet d’Aelin, puis le tatouage qui
couvrait le sien.
– L’autre nuit, tu n’étais pas seulement venue pour m’avertir au sujet
d’Arobyn, dit Aelin.
Quand Lysandra releva la tête, son regard était glacé.
– Non, répondit-elle avec un calme empreint de férocité. J’étais venue
pour t’aider à le détruire.
– Tu dois vraiment me faire confiance pour me dire ça.
– Tu as démoli le Caveau, déclara Lysandra. Et tu l’as fait pour Sam,
n’est-ce pas ? Parce que tous ces gens, là-bas, travaillaient pour Rourke
Farran, et ils étaient présents quand… Ce que tu projettes pour Arobyn,
c’est en souvenir de Sam. Et puis, même si tu me trahis, je pourrai
difficilement souffrir plus que ce que j’ai déjà souffert.
Aelin se renversa dans son fauteuil et croisa les jambes. Elle préférait
ne pas imaginer à quoi la jeune femme assise face à elle avait survécu.
– J’ai trop longtemps attendu sans réclamer de châtiment, et je me
moque du pardon, déclara Lysandra.
Elle sourit, mais d’un sourire sans joie.
– Après l’assassinat de Wesley, je suis restée éveillée dans le lit
d’Arobyn pendant des nuits. J’avais envie de le tuer, mais ça ne me suffisait
pas et d’ailleurs je n’étais pas la seule à vouloir le punir.
Pendant un instant, Aelin fut incapable de prononcer un mot, et puis
elle secoua la tête.
– Serais-tu en train de me dire que tu m’as attendue tout ce temps ?
demanda-t-elle.
– Tu aimais Sam autant que j’aimais Wesley.
La gorge serrée, Aelin acquiesça. Oui, elle avait aimé Sam plus que
personne au monde. Plus que Chaol, même. Et la lecture de la lettre de
Wesley avait éveillé en elle une rage avivée par la souffrance. Les
vêtements de Sam étaient encore dans les deux tiroirs inférieurs de sa
commode et c’était Arobyn qui les y avait replacés. Elle avait porté l’une de
ses chemises les deux nuits précédentes.
Arobyn paierait.
– Je suis vraiment désolée. Désolée pour toutes ces années pendant
lesquelles je me suis conduite comme un monstre envers toi, et pour ce que
je t’ai fait endurer. Je regrette de ne pas avoir été plus lucide vis-à-vis de
moi-même. Vis-à-vis de… Tout. Je suis vraiment navrée.
Lysandra battit des paupières.
– Nous étions toutes deux jeunes et stupides. Nous aurions mieux fait
de nous considérer comme des alliées, mais rien ne nous en empêche,
maintenant, affirma-t-elle avec un sourire carnassier. Si tu es prête à agir, je
le suis aussi.
Cette offre d’amitié sans détour déconcerta Aelin. Rowan avait beau
être son plus cher ami, son carranam, l’amitié d’une femme lui avait
profondément manqué. Elle ressentit un affolement familier à l’idée que
Nehemia n’était plus là pour lui prodiguer cette amitié et une partie d’elle
eut envie de rejeter l’offre de Lysandra uniquement parce qu’elle n’était pas
Nehemia. Mais elle se força à regarder en face l’angoisse qui la tenaillait.
– Je suis prête, répondit-elle d’une voix rauque.
Lysandra poussa un soupir.
– Que les dieux en soient remerciés, dit-elle. Maintenant, je pourrai
parler chiffons avec quelqu’un sans qu’on vienne me reprocher d’être
frivole, ou engouffrer toute une boîte de chocolats sans qu’on me
recommande de surveiller ma ligne… Je t’en prie, dis-moi que tu aimes les
chocolats… Je me souviens qu’un jour, j’en ai volé une boîte dans ta
chambre alors que tu étais partie tuer quelqu’un. Ils étaient délicieux.
– Comme tu m’en as apporté, tu es désormais ma meilleure amie,
répondit Aelin en désignant les cartons sur la table.
Lysandra émit un gloussement surprenant, à la fois grave et malicieux,
qu’elle n’avait probablement jamais laissé entendre à Arobyn ou à ses
clients.
– Un de ces soirs, je reviendrai et nous nous gaverons de chocolats à
nous en faire vomir, dit-elle.
– Comme des dames distinguées…
– Mais bien sûr ! lança Lysandra en agitant sa main soignée. Toi et
moi, nous ne sommes que des bêtes sauvages sous une peau humaine…
N’essaie pas de le nier.
Elle ne soupçonnait probablement pas combien elle disait vrai. Aelin
se demanda comment Lysandra réagirait si elle la voyait sous sa forme de
Fae, avec ses canines allongées. Pourtant, elle doutait que la courtisane la
traite de monstre à cause de ces crocs ou des flammes qu’elle ferait surgir.
Le sourire de Lysandra vacilla un peu.
– Tout est prêt pour demain ? demanda-t-elle.
– Serais-tu inquiète ?
– Tu crois vraiment qu’il te suffit de teindre tes cheveux pour passer
inaperçue quand tu débouleras au château ? Tu fais à ce point confiance à
Arobyn ?
– Tu as une meilleure idée ?
Le haussement d’épaules de Lysandra était l’image même de la
nonchalance.
– Il se trouve que je m’y connais un peu dans l’art d’incarner différents
rôles. Et dans celui de se rendre invisible.
– Je sais parfaitement passer inaperçue, Lysandra. Et le plan est à toute
épreuve, même si c’est celui d’Arobyn.
– Et si nous faisions d’une pierre deux coups ?
Aelin aurait pu refuser d’en parler davantage et chasser cette idée,
mais la lueur mauvaise et féroce dans les yeux de la courtisane la captivait.
Elle s’accouda donc à la table.
– Je t’écoute, dit-elle.
Chapitre 14

POUR CHAQUE PERSONNE que Chaol et les rebelles sauvaient, bien


d’autres finissaient la tête sur le billot.
Dans la lumière du soleil déclinant, Nesryn et lui étaient accroupis sur
un toit dominant la petite place où les seuls spectateurs étaient la racaille
qui se repaissait du malheur d’autrui. Cela le choquait toutefois moins que
le déploiement d’apparat pour l’anniversaire de Dorian. Des oriflammes et
des rubans rouges et or étaient tendus comme un filet au-dessus de la place
bordée de corbeilles de fleurs bleues et blanches. Mais cette place ornée et
enjolivée était un abattoir.
La corde de l’arc de Nesryn grinça quand elle la tendit.
– Doucement, l’avertit Chaol.
– Elle sait ce qu’elle fait, grommela Aelin à quelques pas d’eux.
Chaol la foudroya du regard.
– Rappelle-moi la raison de ta présence ici, lança-t-il.
– Je suis là pour vous aider… à moins que la rébellion ne soit réservée
aux natifs d’Adarlan ?
Chaol s’abstint de répliquer et baissa les yeux vers la place.
Demain, tout ce qui comptait pour lui dépendrait d’Aelin. Il serait donc
stupide de se heurter à elle, même si c’était un supplice de remettre Dorian
entre ses mains. Et d’ailleurs…
– Demain, dit-il d’une voix tendue, sans quitter des yeux l’estrade de
l’exécution imminente, tu ne toucheras pas à Dorian.
– Moi ? Mais bien entendu, susurra-t-elle.
– Je ne plaisante pas. Ne lui fais aucun mal, ajouta Chaol en appuyant
sur chaque mot.
Nesryn, qui les ignorait consciencieusement, orienta son arc vers la
gauche.
– Je ne suis pas sûre de pouvoir en atteindre un seul, dit-elle.
Trois hommes se tenaient maintenant devant le billot. Ils étaient
entourés d’une douzaine de gardes. Les planches de l’échafaud étaient
teintes de rouge sombre après des semaines d’usage. Des badauds
surveillaient l’horloge massive surplombant l’estrade, attendant que
l’aiguille de fer se pose sur le six. On avait même accroché des rubans
rouges et or au bas du cadran. Il restait sept minutes de sursis aux
condamnés.
Chaol se força à regarder Aelin.
– Penses-tu pouvoir le sauver ? demanda-t-il.
– Peut-être. J’essaierai, répondit-elle sans que son regard et son
attitude trahissent la moindre émotion.
Peut-être.
– Est-ce que Dorian compte un tant soit peu pour toi, ou est-ce qu’il
n’est qu’un pion aux yeux de Terrasen ? lança-t-il.
– Ne commence pas, coupa-t-elle.
Mais un instant plus tard, elle reprit la parole :
– Le tuer serait miséricordieux, Chaol, déclara-t-elle sans détour. Ce
serait une faveur à lui faire.
– Je ne peux pas tirer, avertit Nesryn, sur un ton plus sec cette fois-ci.
– Si tu touches à un seul de ses cheveux, je veillerai à ce que ces
ordures du château s’occupent d’Aedion, dit Chaol à Aelin.
Nesryn se tourna vers eux et relâcha la pression sur la corde de son arc.
C’était la seule carte dont Chaol disposait et il était prêt à l’abattre au
mépris de toute morale.
La rage qu’il lut dans les yeux d’Aelin était dévastatrice.
– Si tu entraînes ma cour dans ce carnage, Chaol, murmura-t-elle avec
une douceur terrifiante, peu m’importera ce que tu as représenté pour moi et
l’aide que tu m’as apportée. Si tu trahis les miens, si tu leur fais le moindre
mal, je prendrai le temps qu’il faudra, mais je vous réduirai en cendres, toi
et ton maudit royaume. Tu découvriras pour le coup le monstre que je suis.
Il comprit qu’il était allé trop loin.
Nesryn les observa tour à tour.
– Nous ne sommes pas ennemis, intervint-elle avec sang-froid. Et nous
avons assez de soucis pour demain. Il est six heures moins cinq, annonça-t-
elle en désignant la place. On descend ?
– Il y a trop de monde, répondit Aelin. Ne te mets pas en danger. À
cinq cents mètres d’ici, une patrouille s’approche de nous.
– Que fais-tu ici ? demanda Chaol à nouveau.
Elle les avait rejoints sur le toit à leur insu, et bien trop facilement au
goût de Chaol. Elle observait maintenant Nesryn d’un air songeur qui le
mettait mal à l’aise.
– Quelle est ta précision de tir, Faliq ? demanda-t-elle.
– Je ne rate aucune cible.
Les dents d’Aelin brillèrent.
– Elle me plaît de plus en plus, commenta-t-elle, et elle adressa un
sourire entendu à Chaol.
Il comprit qu’elle savait, pour Nesryn et lui, et que cela ne l’affectait
guère. Il n’aurait su dire s’il en était soulagé.
– Je me passerai peut-être des hommes d’Arobyn demain, annonça-t-
elle tandis que ses yeux turquoise s’attardaient sur le visage, les mains et
l’arc de Nesryn. Je veux que Faliq soit postée à leur place sur les remparts.
– Non, coupa Chaol.
– Tu es son gardien ? s’enquit Aelin.
Il ne daigna pas répondre.
– C’est bien ce que je pensais, conclut-elle alors d’une voix suave.
Nesryn ne serait pas affectée aux remparts, et lui non plus. Il était trop
reconnaissable pour s’approcher du château. Aelin et son ordure de maître
assassin avaient décidé qu’il valait mieux le poster aux portes du quartier
pauvre pour faire le guet et s’assurer que la voie était libre.
– Nesryn a déjà reçu ses instructions, trancha-t-il.
Sur la place, les badauds commençaient à invectiver les trois
condamnés qui observaient l’horloge, le visage pâle et tiré. Certains
spectateurs lançaient même des déchets putrides. Peut-être que cette ville
méritait les flammes d’Aelin Galathynius, tout compte fait. Peut-être que
lui-même méritait de brûler vif.
Il se tourna vers les deux femmes.
Quand Aelin jura, il regarda derrière lui et vit les gardes traîner la
première victime, un homme d’âge mûr qui sanglotait, vers l’échafaud. Ils
le frappèrent du pommeau de leur épée derrière les genoux afin de le faire
tomber devant le billot. Ils n’attendaient même pas que six heures aient
sonné. Un autre prisonnier du même âge se mit à trembler et une tache
sombre s’étendit sur le devant de son pantalon.
Les muscles de Chaol étaient comme paralysés. Même Nesryn ne put
tendre son arc assez vite, car la hache s’élevait déjà.
L’impact réduisit la place au silence. Les spectateurs applaudirent…
Oui, ils applaudissaient.
Et ce bruit couvrit le heurt et le roulement de la tête sur l’estrade.
Chaol se retrouva soudain dans une salle du château, entendit de
nouveau l’impact de la chair et des os sur le marbre dans une gerbe rouge,
les hurlements de Dorian…
Parjure. Menteur. Traître. Chaol était devenu tout cela, mais pas envers
Dorian. Pas envers son véritable roi.
– Il faut abattre la tour de l’horloge dans le jardin du château pour
libérer la magie, dit-il d’une voix à peine audible.
Il sentit Aelin se tourner vers lui.
– Le roi a jeté un sort contre la magie lié à trois tours en pierre de
Wyrd, poursuivit-il. Il suffit d’abattre l’une d’elles pour que la magie soit
libérée.
Aelin regarda vers le nord sans ciller, comme si elle pouvait voir le
château de verre à cette distance.
– Merci, murmura-t-elle.
– Je le fais pour Dorian, répondit-il sans détour. Le roi s’attend à te
voir demain. Qu’arrivera-t-il s’il use de sa magie contre toi ? Tu sais ce
qu’il a fait à son fils.
– Il pourrait me tendre des pièges… ainsi qu’à Aedion, concéda-t-elle.
Il pourrait tracer des symboles de Wyrd sur le sol et sur les portes du
château pour nous neutraliser, exactement comme je l’ai fait pour piéger
cette créature dans la bibliothèque.
– Brullo nous a informés que le roi fera escorter Aedion de ses
meilleurs gardes entre son cachot et la salle de réception, observa Nesryn. Il
sèmera peut-être des sorts sur ce trajet.
– On peut se perdre en suppositions là-dessus jusqu’à la fin des temps,
et de toute façon il est trop tard pour modifier nos plans, trancha Aelin. Si
j’avais encore ces saletés de manuscrits, je pourrais peut-être trouver un sort
de protection pour Aedion et pour moi-même, mais je n’aurai pas le temps
de m’infiltrer au château pour les récupérer dans mon ancienne chambre, en
admettant qu’ils y soient encore.
– Non, ils n’y sont plus, l’informa Chaol.
Elle haussa les sourcils.
– C’est moi qui les ai, précisa-t-il. Je les ai emportés quand j’ai quitté
le château.
Aelin fit une moue dans laquelle il crut déceler une admiration
réticente.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps, reprit-elle en commençant à
escalader le toit pour redescendre de l’autre côté. Il reste deux prisonniers
sur la place et je crois que ces oriflammes seraient plus jolies teintées de
sang de Valg.

Nesryn resta sur le toit tandis qu’Aelin en gagnait un autre


surplombant également la place, à une vitesse que Chaol n’aurait jamais
crue possible. Lui-même était redescendu dans la rue et fendait la foule sans
quitter des yeux trois de ses hommes rassemblés de l’autre côté de
l’échafaud.
L’horloge sonna six heures quand il rejoignit son poste après avoir
vérifié que deux autres de ses hommes étaient aux leurs dans une ruelle
voisine. Des gardes emportèrent le corps du premier condamné, puis
traînèrent le deuxième vers le billot. L’homme sanglotait et les suppliait
pendant qu’ils le forçaient à s’agenouiller dans le sang de son ami.
Le bourreau leva sa hache…
Et la lame du poignard lancé par Aelin Galathynius lui transperça la
gorge.
Un sang noir jaillit de la blessure, éclaboussant les oriflammes comme
Aelin l’avait promis. Avant que les gardes n’aient eu le temps d’appeler à
l’aide, Nesryn décocha une flèche. Profitant de cette diversion, Chaol et ses
hommes se ruèrent vers l’estrade au milieu de la foule affolée qui se
dispersait. Nesryn et Aelin avaient de nouveau tiré quand Chaol se hissa sur
l’échafaud dont les planches couvertes de sang étaient dangereusement
glissantes.
Pendant que ses hommes affrontaient les gardes poignard en main, il
entraîna les deux condamnés au bas des marches, puis dans la ruelle où les
rebelles les attendaient.
Ils parcoururent plusieurs centaines de mètres jusqu’à l’Avery où
Chaol leur procura une embarcation.
Une heure plus tard, Nesryn le retrouva alors qu’il s’éloignait du quai,
sain et sauf mais éclaboussé de sang noir.
– Quelle est la situation sur place ? lui demanda-t-il.
– Le chaos le plus complet, répondit-elle en scrutant le fleuve au-
dessus duquel le soleil déclinait. Tout va bien ?
Il fit signe que oui.
– Et toi ?
– Nous allons bien toutes les deux.
C’est une bonté de sa part, pensa-t-il avec honte, car elle savait que
prononcer le nom d’Aelin était au-dessus de ses forces. Nesryn se détourna
pour repartir.
– Où vas-tu ? demanda-t-il.
– Chez moi, pour me laver et me changer. J’irai ensuite prévenir la
famille du mort.
C’était l’usage, même si c’était un moment éprouvant. Mieux valait
que les familles pleurent leurs morts que de passer plus longtemps pour des
sympathisantes des rebelles.
– Tu n’es pas obligée de le faire. Je leur enverrai l’un de mes hommes.
– Je suis garde de cette ville, répondit-elle sans détour. Ma présence ne
surprendra personne. Et puis, comme vous l’avez dit vous-même,
poursuivit-elle avec une étincelle d’amusement dans les yeux, aucune file
de prétendants n’attend devant la maison de mon père, alors qu’aurai-je
d’autre à faire ce soir ?
– Demain est un jour crucial, reprit-il.
Mais il se maudit de lui avoir lancé cette phrase à la figure, l’autre soir,
même si rien dans sa réaction n’avait indiqué qu’elle en était affectée.
– Tout allait déjà très bien pour moi avant votre arrivée, Chaol, fit-elle
sur un ton las. Je connais mes limites. À demain.
– Pourquoi tiens-tu tant à voir personnellement ces familles ? insista-t-
il.
Les yeux sombres de Nesryn se tournèrent vers le fleuve.
– Parce que c’est un rappel de ce que j’aurai à perdre si je suis
capturée… ou si nous échouons, répondit-elle.

La nuit tombait. Aelin savait qu’elle était suivie alors qu’elle passait
d’un toit à l’autre. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis le sauvetage
des condamnés, mais il aurait été trop dangereux de redescendre dans la rue
alors que les rebelles les avaient enlevés au nez et à la barbe des gardes.
Elle le savait car elle les avait écoutés jurer et pester pendant toute
l’heure précédente. Elle avait suivi une patrouille sur l’itinéraire qu’elle
avait repéré la veille au soir. Elle passa le long des quais, à l’écart de
l’artère principale bordée de tavernes et de bordels, puis à proximité – mais
toujours à distance raisonnable – du marché des Ombres. Il était toujours
bon de savoir dans quelle mesure le trajet des patrouilles était modifié en
cas de troubles, où elles s’abritaient et quelles formations elles adoptaient.
Et quelles rues resteraient sans surveillance quand ça chaufferait
vraiment, comme cela se produirait quand elle s’enfuirait avec Aedion…
Aelin savait que si elle avait avoué à Chaol les raisons de sa présence
aux exécutions, il lui aurait mis des bâtons dans les roues. En chargeant
Nesryn de la suivre, par exemple. Elle avait voulu s’assurer par elle-même
des aptitudes de tous ceux qui joueraient un rôle décisif dans la journée du
lendemain, et observer l’ennemi de plus près.
Comme Arobyn l’en avait informée, chaque garde portait au doigt un
anneau noir. En voyant leurs gestes saccadés, elle s’était demandé comment
les démons tapis en eux s’adaptaient à leurs corps. Leur chef, un homme
pâle aux cheveux noirs, se mouvait avec la fluidité de l’encre dans l’eau.
Elle les avait laissés afin de poursuivre son chemin vers le quartier des
artisans niché dans la courbe de l’Avery. Elle avait marché jusqu’au
moment où le silence s’était fait autour d’elle et la puanteur des cadavres en
décomposition s’était dissipée.
Allongée sur le toit d’une soufflerie de verre dont les tuiles gardaient la
chaleur du jour ou du gigantesque four de l’atelier, Aelin scrutait la ruelle
déserte en contrebas.
L’exaspérante pluie de printemps reprit, tambourinant sur le toit en
pente et les cheminées.
La magie… Chaol lui avait révélé comment la libérer. C’était à la fois
un jeu d’enfant et une tâche écrasante qui nécessiterait un plan d’action
soigneusement élaboré. Mais elle attendrait le lendemain – si elle lui
survivait – pour se mettre au travail.
Elle se laissa glisser le long de la gouttière à l’angle d’un bâtiment
délabré et atterrit dans une flaque qu’elle espéra être d’eau de pluie. Tout en
s’éloignant dans la ruelle déserte, elle sifflotait un petit air guilleret entendu
dans l’une des tavernes.
Elle dut pourtant s’avouer surprise d’être parvenue si loin, presque à
mi-chemin de la ruelle, quand une patrouille de la garde royale lui barra le
chemin. Les hommes brandissaient des épées étincelant dans la pénombre.
L’officier – ou plutôt le démon qui l’habitait – lui sourit comme s’il
connaissait déjà le goût de son sang.
Aelin lui rendit son sourire et, d’une flexion des poignets, fit jaillir les
lames de ses manches.
– Salut, mon joli ! lança-t-elle.
Elle s’abattit sur les gardes, frappant, pivotant et esquivant en un
tourbillon. Cinq d’entre eux tombèrent avant que leurs compagnons n’aient
pu riposter.
Leur sang était noir, dense et luisant comme de l’huile sur les lames de
ses poignards. Sa puanteur, qui tenait du lait tourné et du vinaigre, était
aussi éprouvante que le heurt de leurs épées. Elle devint plus forte, couvrant
l’odeur de fumée de la soufflerie de verre. Elle empira encore quand Aelin,
après avoir esquivé le coup d’un démon, le frappa à l’estomac. Son ventre
s’ouvrit et du sang noir et les dieux seuls savent quoi d’autre encore
ruisselèrent sur le pavé.
C’était répugnant, presque aussi nauséabond que l’odeur montant de la
bouche d’égout ouverte au fond de la ruelle dont suintaient déjà des
ténèbres trop familières.
Les autres gardes encerclèrent Aelin. Sa rage devint un chant dans ses
veines tandis qu’elle les achevait.
Quand le sang se mêla à la pluie sur les pavés, Aelin se retrouva cernée
de cadavres, mais la lame de son épée s’abattit encore et les têtes des gardes
roulèrent une à une sur le sol.
Alors elle s’adossa au mur et attendit en comptant les secondes.
Ils ne se relevèrent pas.
Aelin s’éloigna dans la ruelle, referma la bouche d’égout d’un coup de
pied et disparut dans la nuit pluvieuse.

L’aube se leva. Cette nouvelle journée était chaude et ensoleillée.


Aelin avait passé la moitié de la nuit à parcourir les manuscrits que Chaol
avait récupérés dans sa chambre au château, y compris son vieux
compagnon, Les Morts-Vivants.
Tout en récitant ce qu’elle en avait tiré, elle passa les vêtements
qu’Arobyn lui avait envoyés et vérifia que tout était à sa place. Chaque
étape, chaque rappel de son plan d’action l’ancrait dans l’instant présent et
l’empêchait de ruminer sur ce qui risquait d’arriver quand la fête
commencerait.
Quand elle fut prête, elle partit secourir son cousin.
Chapitre 15

AEDION ASHRYVER ÉTAIT PRÊT À MOURIR.


Il s’était rétabli bien malgré lui au cours des deux journées
précédentes. Sa fièvre était tombée la veille, après le coucher du soleil. Il
avait recouvré assez de forces pour marcher lentement. On le conduisit à la
salle de bains du donjon, où on l’enchaîna pour le laver et le récurer. On
tenta même de le raser malgré ses efforts pour s’égorger avec la lame du
rasoir.
On souhaitait de toute évidence qu’il soit présentable devant la cour
quand on le décapiterait avec sa propre arme, l’épée d’Orynth.
Après avoir nettoyé ses blessures, on lui passa un pantalon et une
ample chemise blanche, on tira ses cheveux en arrière et on le traîna en haut
de l’escalier. Trois gardes en uniforme le flanquaient de chaque côté, et il
était précédé et suivi de quatre autres. Chaque issue était gardée par l’un de
ces fumiers.
Il aurait voulu provoquer ces gardes pour qu’ils le transpercent de leurs
épées, mais sa séance d’habillage l’avait épuisé. Il se laissa donc conduire
sans résistance à la salle de réception. Des oriflammes rouge et or pendaient
des poutres, les tables étaient couvertes de fleurs printanières et une arche
de roses cultivées sous serre surmontait l’estrade sur laquelle la famille
royale assisterait aux festivités. Derrière l’échafaud dressé pour son
exécution, des fenêtres et des portes donnaient sur un jardin. Un garde était
posté devant chacune d’elles et d’autres surveillaient le jardin. Si le roi
voulait tendre un piège à Aelin, il ne faisait rien pour le dissimuler.
On lui donna un tabouret par égard pour lui, comme il le découvrit
quand on le poussa vers les marches de l’échafaud. Ainsi, il ne serait pas
obligé de rester par terre comme un chien en regardant tout ce beau monde
feindre de n’être pas venu ici uniquement pour voir tomber sa tête. Et, le
moment venu, ce tabouret me tiendra lieu d’arme, songea-t-il avec une
satisfaction sinistre.
Il se laissa enchaîner aux anneaux scellés dans le sol. Qu’on expose
donc à quelques pas derrière lui l’épée d’Orynth dont le pommeau en os
éraflé luisait dans la lumière du matin…
Il devait seulement agir au bon moment pour mourir comme il l’aurait
choisi.
Chapitre 16

SON DÉMON LE FORÇA à monter sur une estrade, puis à s’asseoir sur un
trône à côté d’une femme couronnée. Celle-ci ignorait visiblement que la
créature s’exprimant par sa bouche n’était pas le jeune homme né de sa
chair. De l’autre côté se prélassait l’homme qui commandait au démon. Et
devant lui, la salle de réception était remplie de courtisans gloussants,
inconscients qu’il était prisonnier de son propre corps et hurlait pour en
sortir.
Ce jour-là, le démon s’était aventuré encore plus loin au-delà de la
barrière qu’il avait érigée et regardait par ses yeux avec une malveillance
immémoriale, avide de dévorer ce monde.
Et peut-être ce monde le méritait-il.
Peut-être était-ce cette pensée traîtresse qui avait percé une telle brèche
dans la barrière. Peut-être ce monstre était-il en train de remporter la
victoire. Peut-être l’avait-il déjà remportée.
Il était donc forcé de rester assis sur ce trône, de prononcer des paroles
qui n’étaient pas les siennes et de laisser une créature d’un autre monde
observer son monde ensoleillé par ses yeux avec une faim insatiable.

Son costume la démangeait atrocement. La peinture dont elle était


couverte n’arrangeait rien.
La plupart des invités de marque étaient arrivés quelques jours avant
les festivités, contrairement aux habitants de la ville et des alentours qui
formaient maintenant une file devant le portail monumental du château. Des
gardes postés à l’entrée contrôlaient les invitations, posaient des questions
et scrutaient des visages de gens visiblement peu ravis d’être interrogés. Les
artistes, les vendeurs et les serviteurs étaient en revanche priés d’utiliser les
entrées de service.
C’était là qu’Aelin avait retrouvé madame Florine et sa troupe de
danseuses en costumes de tulle, de soie et de dentelles noirs semblables à
une nuit liquide sous le soleil de ce milieu de matinée.
Très droite, les bras le long des hanches, Aelin se glissa dans la foule.
Les cheveux teints d’un brun-roux flamboyant, le visage enduit de son épais
maquillage de danseuse, elle se fondait si bien dans la troupe qu’aucune
danseuse ne lui prêtait attention.
Elle se concentrait sur son rôle de novice tremblante, s’efforçant de
paraître plus soucieuse du regard des autres danseuses que de celui des six
gardes postés devant l’entrée de service. Cette petite porte en bois s’ouvrait
sur un couloir étroit, parfait pour manier le poignard, désastreux pour se
battre à l’épée, qui deviendrait un piège mortel pour les danseuses si la
situation dégénérait.
Si Arobyn l’avait trahie.
Florine arpentait la ligne que formaient ses danseuses tel un amiral
passant son équipage en revue.
Chaque geste de cette femme âgée mais toujours belle était empreint
d’une grâce qu’Aelin n’avait jamais pu acquérir malgré toutes les leçons
qu’elle avait prises avec elle encore adolescente. Florine avait été la
danseuse la plus acclamée de l’empire et, depuis sa retraite, le professeur de
danse le plus estimé. L’instructrice suprême, comme l’avait surnommée
Aelin quand elle apprenait sous sa tutelle les danses les plus en vogue en
même temps que l’art de mouvoir et d’affûter son corps.
Florine s’était arrêtée à côté d’Aelin, mais ses yeux noisette étaient
fixés sur les gardes au-devant d’elle et ses lèvres minces esquissaient une
moue.
– Il va encore falloir travailler ton maintien, dit-elle à Aelin.
Le regard d’Aelin rencontra le sien.
– C’est un honneur pour moi d’être doublure dans votre troupe,
madame, répondit-elle. J’espère que Gillyan se rétablira bientôt.
Les gardes firent signe d’entrer à une troupe de jongleurs et la file
avança.
– Tu m’as l’air d’avoir bon moral, murmura Florine.
Aelin baissa la tête, voûta les épaules et rougit en bonne petite novice
que les compliments du professeur remplissaient de confusion.
– Compte tenu de l’endroit où j’étais dix mois auparavant, vous voulez
dire ? répliqua-t-elle.
Florine renifla et son regard s’attarda sur les poignets d’Aelin et les
minces cicatrices que même les volutes de peinture ne pouvaient dissimuler.
On avait eu beau avoir choisi pour les danseuses des costumes assez peu
échancrés dans le dos, l’extrémité de ses cicatrices à demi dissimulées sous
les tatouages et la peinture n’en dépassait pas moins.
– Si tu entends par là que j’y suis pour quelque chose…, commença
Florine.
La réponse d’Aelin fut à peine plus audible que le crissement des
chaussons de soie sur le gravier :
– Si c’était le cas, tu serais déjà morte.
Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Quand elle avait dressé ses plans
à bord du navire, elle avait ajouté le nom de Florine à sa liste et ne l’avait
rayé ensuite qu’après mûre réflexion.
– Je suppose que tu as fait tous les changements nécessaires ? reprit-
elle.
Elle ne faisait pas seulement allusion aux retouches apportées aux
costumes pour y dissimuler les armes et le matériel, tous payés par Arobyn,
bien entendu, qu’Aelin devrait introduire au château. Non, les surprises les
plus spectaculaires viendraient après.
– C’est un peu tard pour t’en informer, tu ne crois pas ? susurra
Florine, et les pierres sombres à son cou et à ses oreilles scintillèrent. Tu
dois vraiment me faire confiance pour avoir eu le courage de venir
aujourd’hui.
– Je vous fais surtout confiance pour préférer l’argent au roi.
Arobyn avait en effet déboursé une coquette somme pour s’assurer les
services de l’instructrice suprême.
Un œil sur les gardes, Aelin poursuivit :
– Et depuis que Sa Majesté a fait fermer le Théâtre Royal, nous
sommes certainement toutes deux d’avis que ce qu’on a fait subir à ces
musiciens est aussi impardonnable que les massacres d’esclaves à Endovier
et à Calaculla.
À la lueur de souffrance qu’elle lut dans les yeux de Florine, elle
comprit qu’elle avait visé juste.
– Pytor était mon ami, chuchota Florine, qui était devenue livide. Il
n’existait pas de meilleur chef d’orchestre que lui ni d’oreille plus fine que
la sienne. C’est lui qui a lancé ma carrière, qui m’a aidée à construire tout
cela, dit-elle en embrassant d’un geste les danseuses, le château et le
prestige qu’elle avait conquis. Il me manque terriblement.
Quand Aelin porta la main à son cœur, ce geste était spontané et dénué
d’ironie.
– Et ça me manquera aussi de ne plus le voir diriger la Suite strygienne
à chaque automne, ajouta Florine. Je saurai désormais jusqu’à la fin de mes
jours que je n’entendrai peut-être plus jamais une musique aussi belle, que
je ne ressentirai plus jamais ce que j’ai éprouvé en l’écoutant diriger un
orchestre au Théâtre Royal.
Florine serra ses épaules entre ses bras. Malgré la présence des gardes,
malgré le compte à rebours de sa mission, Aelin fut momentanément
incapable d’articuler un mot.
Mais ce n’était pas ce qui l’avait incitée à suivre le plan d’Arobynn –
et à faire confiance à Florine.
Deux ans plus tôt, enfin libérée du roi des assassins mais ruinée par ses
dettes, Aelin avait continué de prendre des leçons avec Florine pour se tenir
au courant des danses en vogue et pour rester en bonne condition physique.
Florine avait toujours refusé de lui faire payer ces cours.
Mieux encore, après chaque séance, elle avait permis à Aelin de
s’asseoir au piano placé près de la fenêtre de la salle de danse pour en jouer
jusqu’à en avoir mal aux doigts, car elle avait dû laisser le piano qu’elle
chérissait au Repaire des Assassins. Florine n’avait jamais dit un mot à ce
sujet, ne lui avait jamais fait sentir qu’elle lui faisait la charité. Mais c’était
un acte de bonté dont Aelin avait eu désespérément besoin à ce moment-là.
– Vous avez bien en tête tous les préparatifs pour vous et pour vos
filles ? demanda Aelin à voix basse.
– Celles qui le voudront pourront s’embarquer sur le navire loué par
Arobyn. J’ai fait en sorte qu’il y ait de la place pour toutes à bord. Si
certaines sont assez stupides pour rester à Rifthold, elles méritent le sort qui
les attendra.
Par précaution, Aelin n’avait pas revu Florine avant ce jour et Florine
n’avait même pas osé faire ses bagages de peur d’être repérée. Elle
emporterait seulement de l’argent et des bijoux et elle comptait gagner le
port à la faveur de la confusion semée au château. Ses danseuses et elle
risquaient néanmoins de ne pouvoir s’enfuir malgré l’assistance de Chaol et
de Brullo et celle des gardes les plus cléments.
– Merci, lâcha Aelin, se surprenant elle-même.
L’un des coins de la bouche de Florine se releva.
– Voilà une chose que ton maître ne t’a jamais apprise.
Les danseuses en tête de la file arrivèrent enfin devant les gardes. Avec
un soupir audible, Florine se dirigea vers eux, les mains sur ses hanches
étroites, chacun de ses pas empreint de puissance et de grâce tandis qu’elle
se rapprochait du garde en uniforme noir penché sur une longue liste.
Il examina les danseuses une à une en les comparant avec les
renseignements de sa liste très détaillée.
Aelin y figurait grâce à Ress, qui s’était introduit dans les
baraquements la nuit précédente pour ajouter à cette liste un faux nom et
une description.
La troupe se rapprocha du garde. Aelin restait à l’arrière afin de gagner
du temps pour examiner les lieux.
Bon sang, ce château… À bien des égards, il était tel qu’elle se le
rappelait, et pourtant il avait changé – ou peut-être était-ce elle…
Une à une, les danseuses furent admises à avancer entre les gardes
impassibles et suivirent l’étroit couloir du château en gloussant et en
chuchotant.
Aelin se hissa sur la pointe des pieds pour observer les sentinelles
postées à l’entrée, comme l’aurait fait n’importe quelle novice curieuse et
impatiente.
C’est alors qu’elle les vit.
Sur les pierres du seuil, on avait tracé à la peinture sombre des
symboles de Wyrd. Les traits étaient raffinés, comme s’ils étaient purement
décoratifs, mais…
Il y en avait probablement à chaque entrée du château.
Même les rebords des fenêtres à l’étage supérieur étaient parés de
symboles plus petits et de même couleur. Ils signaleraient au roi la présence
d’Aelin Galathynius ou l’immobiliseraient assez longtemps pour qu’on
vienne l’arrêter.
Aelin s’était appuyée sur l’épaule de la danseuse qui la précédait pour
regarder par-dessus les têtes des autres. La fille lui allongea un coup de
coude dans le ventre. Aelin la regarda bouche bée, puis lâcha un
grognement de douleur.
La danseuse lui lança un regard furibond et lui fit signe de se taire.
Aelin éclata en sanglots bruyants et convulsifs. Les danseuses se
figèrent et celle qui précédait Aelin recula, puis regarda à droite et à gauche.
– J’ai mal, gémit Aelin, les mains crispées sur son ventre.
– Je ne t’ai rien fait, siffla la danseuse.
Mais Aelin pleurait toujours. Florine ordonna à ses danseuses de
s’écarter et s’approcha d’Aelin.
– Par tous les dieux, que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
Aelin désigna la danseuse d’un doigt tremblant.
– Elle m’a f-f-frappée, balbutia-t-elle.
Florine se tourna vers la danseuse aux yeux agrandis qui proclamait
son innocence. S’ensuivit une série d’accusations, d’insultes et de larmes de
la danseuse qui voyait déjà sa carrière brisée.
– De l-l-l’eau, supplia Aelin, les yeux fixés sur Florine. J’ai besoin
d’un verre d-d-d’eau…
Les yeux de Florine étincelèrent. Elle se tourna vers les gardes qui
approchaient et leur lança des ordres. Aelin retint son souffle dans l’attente
d’une gifle, mais distingua parmi eux l’un des amis de Ress – ou de Chaol –
qui portait une fleur rouge à la boutonnière. Il se tenait exactement là où
Chaol avait annoncé qu’il serait au cas où les choses tourneraient mal. Il
courut chercher de l’eau et revint avec un seau et une louche, en évitant
prudemment de croiser le regard d’Aelin.
Elle le remercia avec un sanglot, prit seau et louche dans ses mains
frémissantes et poussa doucement Florine du pied pour lui faire signe
qu’elles devaient avancer.
– Allez, viens, fulmina Florine en l’entraînant avec elle. J’en ai assez
de ce cirque et tu as presque gâché ton maquillage par-dessus le marché.
Elles arrivèrent devant le garde impassible à l’entrée.
– Dianna, mon empotée et mon idiote de doublure, annonça-t-elle
d’une voix résolue, nullement impressionnée par le démon à l’œil noir qui
la dévisageait.
L’homme consulta sa liste, parcourant des noms…
Et en raya un.
Aelin, frémissante, but une gorgée d’eau dans la louche qu’elle reposa
ensuite dans le seau.
Quand le garde la toisa, elle fit trembler sa lèvre inférieure et couler
ses larmes tandis que le démon la dévorait des yeux. Comme si toutes ces
ravissantes danseuses étaient un dessert pour lui.
– Entrez, grommela-t-il en désignant du menton le couloir derrière lui.
Aelin adressa une prière muette aux dieux et avança vers les symboles
de Wyrd du seuil.
Soudain, elle trébucha, renversant le contenu du seau sur les marques
de peinture.
Elle gémit quand ses genoux frappèrent durement le sol. Florine la
releva immédiatement en lui reprochant s’être si maladroite et
pleurnicharde, puis la poussa sans ménagement dans le couloir – par-delà
les symboles de Wyrd désormais effacés.
Elle était dans le château de verre.
Chapitre 17

FLORINE ET SES DANSEUSES furent reléguées dans un étroit couloir de


service. D’un instant à l’autre, une porte au fond de ce couloir s’ouvrirait
sur la salle de réception, où elles s’envoleraient comme un essaim de
papillons. Des papillons noirs scintillants venus exécuter la danse des
Servantes de la Mort sur l’une des symphonies les plus applaudies de
l’empire.
Personne ne les arrêta ni ne leur posa de questions, mais les gardes les
scrutaient comme des faucons.
Peu d’hommes de Chaol étaient présents. Pas de Ress ni de Brullo en
vue. Mais, d’après les renseignements qu’ils avaient transmis, tout le monde
était à son poste, comme l’avait promis Chaol.
Un plat de jambon rôti au miel et à la sauge passa sur l’épaule d’un
serviteur. Aelin se força à ignorer le fumet délicieux qui en émanait : c’était
la cuisine de l’ennemi, même si elle lui mettait l’eau à la bouche.
Les plats se succédèrent, portés par des serviteurs au visage écarlate,
sans doute épuisés par la montée de l’escalier entre les cuisines et la salle.
Truites aux amandes, asperges grillées, ramequins de crème fouettée, tartes
aux poires, tourtes à la viande…
La tête inclinée sur le côté, Aelin observait la file des serviteurs. Un
demi-sourire se dessina sur son visage. Elle attendait qu’ils retournent en
cuisine les mains vides. La porte se rouvrit enfin et une mince servante en
tablier immaculé se glissa dans le couloir. Des mèches de cheveux d’un noir
de jais s’échappèrent de sa tresse alors qu’elle courait chercher un nouveau
plateau de tartelettes en cuisine.
Aelin garda un visage neutre quand Nesryn Faliq regarda dans sa
direction.
Ses yeux sombres en amande se plissèrent légèrement – de surprise ou
de nervosité, Aelin n’aurait su le dire. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps
de réagir, l’un des gardes fit signe à Florine que le moment était venu pour
les danseuses d’entrer en scène.
Aelin baissa la tête, mais sentit sur elle et les autres filles le regard du
démon tapi dans cet homme. Quand elle se retourna, Nesryn avait disparu.
Florine remonta la file des danseuses qui attendaient devant la porte,
les mains dans le dos.
– Le dos droit, les épaules dégagées, le menton haut, ordonna-t-elle.
Vous êtes la lumière, vous êtes l’air, vous êtes la grâce incarnée. Ne me
décevez pas.
Elle prit la corbeille de fleurs en verre noir qu’elle avait fait porter par
la plus fiable de ses danseuses. Chaque fleur exquisément sculptée
scintillait comme un diamant d’ébène dans la faible lumière du couloir.
– Si vous les brisez avant de les avoir lancées sur la scène, vous
pourrez dire adieu à votre carrière, avertit-elle. Elles coûtent plus que ce
que vous valez et il n’y en aura pas d’autres.
Elle tendit les fleurs une à une aux danseuses.
Quand Florine arriva à la hauteur d’Aelin, la corbeille était vide.
– Observe les autres pour te former, dit-elle assez haut pour que le
démon puisse l’entendre, et elle posa la main sur l’épaule d’Aelin, à l’image
de l’enseignante réconfortant son élève.
Les autres danseuses faisaient passer le poids de leur corps d’un pied
sur l’autre et rouler les muscles de leur nuque et de leurs épaules pour
s’échauffer. Aucune ne regardait dans la direction d’Aelin.
Elle acquiesça timidement, comme si elle refoulait des larmes
d’amertume et de déception, et sortit de la file pour se placer au côté de
Florine.
Le son de trompettes leur parvint à travers les interstices de la porte, et
les clameurs de la foule firent vibrer le sol.
– J’ai jeté un coup d’œil dans la salle de réception, murmura Florine si
bas qu’Aelin l’entendit à peine. Pour voir comment se porte le général. Il
est maigre et pâle, mais alerte. Il est prêt. Il t’attend.
Aelin resta silencieuse.
– Je me suis toujours demandé où Arobyn t’avait trouvée, murmura
Florine, les yeux fixés sur la porte comme si elle pouvait voir à travers.
Pourquoi il s’est donné tant de mal pour te plier à sa volonté, plus qu’avec
n’importe quel autre de ses protégés.
Elle ferma les yeux un instant et quand elle les rouvrit, ils avaient
l’éclat de l’acier.
– Quand tu briseras les chaînes de ce monde pour en forger un
nouveau, souviens-toi que l’art est aussi vital que la nourriture, reprit-elle.
Sans lui, un royaume n’est rien et avec le temps, il sombrera dans l’oubli.
J’ai amassé assez d’argent au cours de ma misérable existence pour être à
l’abri du besoin. Mais sache que, où que tu décides d’établir ton trône et
quel que soit le temps que cela prendra, je viendrai te retrouver pour
t’apporter la musique et la danse.
Aelin l’écoutait, la gorge serrée. Sans lui laisser le temps de répondre,
Florine se dirigea vers la porte. Elle s’arrêta devant le seuil, se retourna et
regarda chacune des danseuses.
– Offrez à notre roi le spectacle qu’il mérite, dit-elle quand son regard
eut rencontré celui d’Aelin.
Elle ouvrit la porte, inondant le couloir de lumière, de musique et du
fumet de viandes rôties.
Les danseuses inspirèrent à fond, puis s’élancèrent une à une en agitant
les fleurs de verre noir au-dessus de leurs têtes.
Tout en les observant, Aelin transforma le sang de ses veines en feu
noir. Aedion… c’était sur lui qu’elle se concentrait et non sur le tyran assis
sur son trône, l’homme qui avait assassiné sa famille, tué Marion, et
massacré son peuple. Si elle devait vivre là ses derniers instants, elle
tomberait au moins les armes à la main, au son de cette musique
merveilleuse.
Le moment était venu.
Une respiration. Une autre…
Elle était l’héritière du feu.
Elle était le feu, la lumière, la cendre et les braises. Elle était Aelin
Flamme Ardente et elle ne s’inclinait devant rien ni personne, sauf la
couronne qui lui revenait par le sang, l’endurance et le triomphe.
Elle se redressa avant de se fondre dans la foule parée et étincelante.

Aedion observait les gardes depuis qu’on l’avait enchaîné au tabouret,


plusieurs heures auparavant. Il avait repéré ceux qu’il vaudrait mieux
attaquer en premier, ceux qui préféraient se servir d’un côté de leur corps ou
d’une jambe plutôt que de l’autre pour combattre, ceux qui hésiteraient
peut-être face au Loup du Nord et, surtout, ceux qui seraient assez impulsifs
et stupides pour vouloir le transpercer de leur épée malgré les ordres du roi.
Le spectacle avait commencé, détournant de lui l’attention de la foule
qui l’avait dévisagé effrontément. Tandis que les danseuses s’élançaient,
glissaient, bondissaient et virevoltaient sur la vaste étendue séparant
l’estrade du trône de son échafaud, Aedion éprouva un bref remords à l’idée
d’interrompre ce spectacle. Ces femmes ne méritaient pas d’être exposées
au massacre qu’il provoquerait.
Mais il jugeait approprié que leurs costumes soient du noir le plus
dense rehaussé d’argent…
Il comprit à cet instant qu’elles représentaient les Servantes de la Mort.
On pouvait parfaitement voir dans ce ballet un signe du destin. Peut-
être que Silba à l’œil noir lui accorderait une mort miséricordieuse, et non
une fin cruelle aux mains sanglantes d’Hellas. Il se surprit à sourire. Quelle
que fût l’issue, la mort restait la mort.
Les danseuses lançaient des poignées d’une poudre noire qui
recouvrait peu à peu le sol, symbolisant probablement les cendres des
morts. Une à une, elles virevoltèrent gracieusement avant de s’incliner
devant le roi et son fils.
C’était le moment d’agir. Le roi était distrait par un garde en uniforme
qui chuchotait à son oreille. Le prince contemplait les danseuses d’un air
blasé et la reine bavardait avec sa favorite du jour.
La foule applaudissait et acclamait la représentation. Tout le monde
avait revêtu ses plus beaux atours. Quelle richesse éhontée… Ces joyaux et
ces soieries avaient coûté le sang d’un empire. Le sang de son peuple.
Une danseuse fendit la foule, sans doute une doublure cherchant une
meilleure vue du spectacle. Il ne lui aurait pas davantage prêté attention si
elle n’avait été plus grande que ses comparses. Plus grande et moins
filiforme, avec des épaules plus larges. Sa démarche était plus lourde,
comme si quelque chose l’enracinait dans la terre. La lumière tomba sur
elle, fit scintiller la dentelle de ses manches et éclaira sur ses bras et sa
poitrine des arabesques et des volutes de peinture identiques à celles des
autres danseuses. Sauf sur son dos, où les motifs étaient un peu plus foncés
et légèrement différents…
Ce détail l’intrigua car ce genre de danseuses n’avait jamais de
tatouages.
Il n’eut pas le temps d’en voir plus, car un groupe de dames en amples
robes de bal la masquèrent à sa vue. Un instant plus tard, elle passa devant
les gardes avec un sourire penaud, comme si elle était perdue, puis s’éclipsa
par une porte dissimulée derrière un rideau.
Quand elle en resurgit, moins d’une minute plus tard, il la reconnut
uniquement à sa stature. Son maquillage avait disparu, de même que sa
jupe…
Non, la jupe n’avait pas disparu, comme il le nota alors qu’elle passait
à nouveau devant les gardes qui ne lui accordèrent pas un regard. Mais elle
était devenue une cape de soie dont le capuchon dissimulait ses cheveux
flamboyants. À présent, elle marchait comme un courtisan paradant devant
les dames.
Elle se rapprocha de lui et de la scène.
Les danseuses lançaient toujours leur poudre noire en virevoltant et en
glissant sur le sol en marbre.
Aucun garde ne remarqua la femme déguisée en noble qui s’approchait
de lui. L’un des courtisans l’aperçut, cria un nom d’homme et la danseuse
se retourna, puis le salua de la main avec un sourire effronté.
Elle n’était pas déguisée, mais complètement transformée.
Elle s’approcha encore tandis que la musique montait en un crescendo
final vibrant et que les danseuses brandissaient leurs roses de verre au-
dessus de leurs têtes en hommage au roi et à la Mort.
Elle s’arrêta derrière le cordon de gardes cernant l’échafaud où il se
tenait et tâta ses poches comme si elle avait oublié son mouchoir en
marmonnant un chapelet de jurons.
Un incident parfaitement banal et anodin. Les gardes se
désintéressèrent d’elle pour observer la scène.
Mais la femme leva les yeux et regarda Aedion sous ses sourcils
froncés. Malgré son déguisement, ses yeux turquoise et or brillaient d’une
joie féroce et triomphante.
Derrière eux, au fond de la salle, les danseuses lancèrent sur le sol
leurs roses qui se brisèrent, et Aedion sourit à sa reine à l’instant où
l’univers sombrait dans le chaos.
Chapitre 18

LES FLEURS DE VERRE n’étaient pas les seules porteuses du réactif


qu’Aelin s’était procuré au marché des Ombres. Chaque grain de la poudre
scintillante lancée par les danseuses en était imprégné. Quand la poudre
disséminée dans la salle s’enflamma, elle se dit que cette marchandise valait
chaque écu d’argent qu’elle l’avait payée.
La fumée était si épaisse qu’elle y voyait à peine à un pas devant elle,
et de la même nuance sombre que la cape qu’elle avait fait passer pour la
jupe de son costume de danseuse – une idée d’Arobyn.
Les hurlements firent taire l’orchestre. Aelin se dirigeait vers
l’échafaud quand midi sonna à l’horloge de la tour du château – cette tour
qui pourrait tous les sauver ou, au contraire, signer leur perte.
Aedion ne portait pas de torque noir et c’était tout ce qu’Aelin avait
besoin de savoir, même si son soulagement menaçait de lui couper les
jambes. Quand le premier coup se fit entendre, elle tira les poignards nichés
dans son corset dont les broderies d’argent et de perles masquaient l’acier
des lames, et égorgea le garde le plus proche.
Elle pivota sur elle-même et précipita sa victime contre un autre garde
tout en plongeant son poignard dans le ventre d’un troisième.
La voix de Florine s’éleva au-dessus du vacarme pour ordonner à ses
danseuses d’évacuer la scène maintenant, maintenant, maintenant.
Quand le deuxième coup sonna à l’horloge, Aelin arracha son poignard
du ventre du blessé gémissant de douleur, car un garde surgi de la fumée se
ruait sur elle.
Les autres se précipiteraient vers Aedion par réflexe, mais la foule les
ralentirait, et Aelin était déjà assez proche de la plateforme pour le rejoindre
avant eux.
Le garde, une vision de cauchemar en uniforme noir, avait tiré son
épée pour la frapper à la poitrine, mais elle fit dévier le coup avec un
poignard qu’elle enfonça dans son torse en retournant la lame. Un sang
chaud et fétide jaillit sur sa main tandis qu’elle lui plantait son deuxième
poignard dans l’œil.
Il n’avait pas encore touché terre quand elle franchit le dernier mètre la
séparant de l’échafaud, sur lequel elle bondit pour rouler jusqu’aux pieds de
deux gardes qui tentaient toujours de chasser la fumée. Ils hurlèrent quand
elle les éventra successivement.
Au quatrième coup à l’horloge, Aedion émergea de la fumée qui
s’éclaircissait, laissant entrevoir les trois gardes qu’il avait embrochés avec
des éclats de son tabouret.
Il était gigantesque, et le paraissait davantage de près. Un garde les
chargea et Aelin hurla « À terre ! » avant de lancer un poignard vers le
visage de l’homme. Aedion évita de justesse le tir et le sang du garde
éclaboussa son épaule.
Elle rengaina son poignard, puis saisit les chaînes qui entravaient les
chevilles de son cousin. Elle tressaillit et une lumière bleue l’éblouit –
l’éclat de l’œil d’Elena. Le sort dont le roi avait chargé les chaînes
d’Aedion la brûlait comme une flamme bleue. Elle incisa son avant-bras et,
avec son sang, traça sur les maillons les symboles qu’elle avait appris pour
dénouer les entraves.
Les chaînes tombèrent à terre.
Le septième coup retentit.
Les hurlements devinrent plus frénétiques et la voix du roi tonna par-
dessus les clameurs de la foule affolée.
Un garde s’élança vers eux, l’épée au poing. Grâce à la fumée, il
devenait trop risqué de tirer des flèches à l’aveugle, mais elle en
remercierait Arobyn seulement si elle ressortait vivante du château.
Elle tira un autre poignard de la doublure de sa cape. Le garde tomba,
les mains crispées sur sa gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Aelin ôta
l’œil d’Elena et le passa au cou d’Aedion.
– L’épée, dit-il d’une voix étranglée.
C’est alors qu’elle vit l’arme exposée derrière son tabouret. L’épée
d’Orynth.
L’épée de son père.
Elle s’était trop concentrée sur Aedion, les gardes et les danseuses,
pour la reconnaître.
– Suis-moi de près, ordonna-t-elle en arrachant l’épée de son
présentoir pour la lui remettre.
Elle refusait de penser au poids de l’arme, ou de se demander comment
elle s’était retrouvée ici. Elle saisit Aedion par le poignet et traversa
l’échafaud en courant vers les fenêtres de la cour intérieure devant
lesquelles la foule hurlante se bousculait malgré les efforts des gardes pour
la discipliner.
Le neuvième coup sonna. Ils n’avaient plus une seconde à perdre, car
l’atmosphère enfumée devenait suffocante.
Aedion titubait mais restait debout, et il suivit Aelin de près quand elle
sauta de la plateforme et atterrit dans un nuage de fumée, là où Brullo
l’avait avertie que deux gardes seraient postés. Le premier mourut le dos
transpercé de son poignard, l’autre d’un coup assené à la nuque. Elle
resserra sa prise sur les manches de ses armes gluants de sang, un sang dont
elle était couverte de la tête aux pieds.
Tenant son épée à deux mains, Aedion atterrit à côté d’elle, mais ses
genoux fléchirent.
Il était blessé, même si aucune plaie n’était visible sur son corps. Elle
l’avait pressenti quand elle avait fendu la foule vers lui déguisée en
courtisan. Sa pâleur et sa respiration difficile n’étaient pas des signes de
frayeur. Il avait été blessé.
Les invités se pressaient devant les portes de la cour exactement
comme elle l’avait prévu. Il lui suffit de crier au feu pour que leurs
hurlements deviennent hystériques.
La foule brisa les vitres des fenêtres et les portes en verre et se rua au-
dehors en piétinant ceux qui tombaient, y compris les gardes. On empoigna
des seaux pour éteindre le prétendu feu et les gerbes d’eau effacèrent les
symboles de Wyrd sur les seuils.
La fumée déferla dans le jardin, montrant la voie aux fuyards. Aelin
abaissa la tête d’Aedion et le poussa dans la masse des courtisans et des
serviteurs qui s’enfuyaient. Ils furent bousculés et leurs vêtements furent
déchirés au milieu des cris. Soudain, le soleil de midi éblouit Aelin.
Aedion émit un sifflement. Ses semaines de confinement avaient dû
rendre ses yeux vulnérables à la lumière.
– Accroche-toi à moi, dit-elle en posant la main massive d’Aedion sur
son épaule. Il s’y agrippa et elle sentit le métal des fers qui enserraient ses
poignets tandis qu’elle se frayait un chemin dans la foule.
Le douzième et ultime coup sonnait à l’horloge quand ils s’arrêtèrent
net devant un barrage de six gardes à l’entrée des jardins.
Aelin se dégagea de la poigne d’Aedion, qui jura, ayant recouvré assez
de sa vue pour discerner ce qui s’interposait entre eux et la liberté.
– Ne reste pas dans mes jambes, lui dit-elle avant de fondre sur les
gardes.

Rowan lui avait enseigné quelques trucs.


Elle n’était plus qu’un tourbillon mortel, une reine des ombres, et ces
hommes étaient déjà des cadavres.
Frappant, esquivant et tournoyant, Aelin s’abandonna au calme
meurtrier qui l’envahissait au cœur du carnage, jusqu’au moment où le sang
se transforma en brouillard autour d’elle et les graviers devinrent rouges et
glissants. Quatre hommes de Chaol accoururent, puis repartirent aussitôt
dans la direction opposée. Étaient-ce des alliés ou des hommes assez
intelligents pour la fuir ? Elle s’en moquait.
Quand le dernier garde s’affaissa à terre, elle se précipita vers Aedion.
Il l’avait regardée bouche bée, mais il éclata d’un rire sinistre en s’élançant
à sa suite vers le jardin.
Ils devaient encore se débarrasser des archers qui commenceraient à
tirer dès que la fumée serait dissipée.
Ils filèrent dans le labyrinthe de haies qu’elle avait traversé des
dizaines de fois lors de son séjour au château, quand elle courait chaque
matin à côté de Chaol.
– Plus vite, Aedion, souffla-t-elle.
Mais il perdait déjà du terrain. Elle s’arrêta, incisa son poignet couvert
de sang avec la lame d’un poignard et traça les symboles de Wyrd
libérateurs sur les chaînes de son cousin. La lumière qui en jaillit la brûla,
mais les fers s’ouvrirent sans bruit.
– Joli coup, fit-il en haletant.
Elle le débarrassa de ses chaînes et elle allait les jeter quand le gravier
crissa derrière eux.
Ce n’étaient ni les gardes ni le roi.
Ce fut avec une horreur indicible qu’elle vit Dorian se diriger vers eux.
Chapitre 19

– VOUS NOUS QUITTEZ DÉJÀ ? s’enquit Dorian, les mains dans les
poches de son pantalon noir.
L’homme qui parlait ainsi n’était pas son ami, comme elle le comprit
avant même qu’il ait ouvert la bouche. Le col déboutonné de sa tunique
noire laissait entrevoir un torque en pierre de Wyrd luisante.
– Nous devons malheureusement nous rendre à une autre soirée, Votre
Majesté, répondit-elle.
Elle nota mentalement le svelte érable rouge à leur droite, les haies et
le château de verre qui s’élevait derrière elles. Aedion et elle étaient trop
loin des remparts pour être à portée de flèche, mais chaque seconde perdue
risquait de se révéler fatale.
– Quel dommage, déclara le Valg tapi en Dorian. On commençait enfin
à s’amuser…
Et il frappa.
Quand une vague noire déferla vers eux, Aedion poussa un cri
d’avertissement. Un éclair bleu jaillit d’Aelin et fit dévier le coup, mais une
rafale sombre la gifla.
Quand les ténèbres furent dissipées, le prince la regardait fixement.
Soudain, il éclata d’un rire nonchalant et cruel.
– Tu t’es protégée, petite futée de mortelle, lança-t-il.
Elle avait passé la matinée à peindre sur son corps des symboles de
Wyrd, mêlant de l’encre à son sang pour en masquer la couleur.
– Cours vers le mur, souffla-t-elle à Aedion sans oser quitter le prince
des yeux, mais Aedion resta immobile.
– Ce n’est pas… ce n’est plus le prince, bredouilla-t-il.
– Je sais, c’est pour ça que tu dois…
– Quel héroïsme, commenta la créature qui avait pris possession de
son ami Dorian. Quel espoir ridicule de croire que vous pouvez fuir…
Tel un aspic, il frappa de nouveau, lançant sur eux un mur de pouvoir
ténébreux qui la précipita contre Aedion. Celui-ci poussa un grognement de
douleur, mais la rattrapa et la soutint. La peau d’Aelin la démangeait,
comme si les défenses peintes avec son sang s’effritaient sous l’assaut de
l’ennemi. Des protections puissantes, mais éphémères, qu’elle n’avait pas
voulu gaspiller avant de s’introduire dans le château.
Ils devaient s’enfuir, et en vitesse.
Elle fourra les chaînes des menottes dans les mains d’Aedion, saisit
l’épée d’Orynth et s’avança vers le prince.
Elle dégaina lentement l’arme. Son poids était idéal et son acier avait
le même éclat que la dernière fois qu’elle l’avait vue… entre les mains de
son père.
Le prince Valg la frappa de nouveau et elle trébucha, mais poursuivit
sa marche vers lui alors que ses défenses s’amenuisaient.
– Un seul signe, Dorian. Donne-moi un seul signe de ta présence.
Le Valg éclata d’un rire bas et cruel, et le beau visage de Dorian
n’exprima plus qu’une férocité primitive. Quand il répondit, ses yeux saphir
étaient vides.
– Je détruirai tout ce que tu aimes, lança-t-il.
Elle avançait toujours en brandissant à deux mains l’épée de son père.
– Jamais tu n’y parviendras, martela la créature.
– Dorian, répéta-t-elle d’une voix qui se brisait. Tu es Dorian…
Elle n’avait plus que quelques secondes à lui accorder. Son sang
gouttait sur le gravier. Elle le laissa couler, les yeux fixés sur le prince, et
traça un symbole du bout de son pied.
– Dorian n’est plus, déclara le démon en ricanant.
Elle plongea les yeux dans les siens, contempla la bouche qu’elle avait
embrassée, le visage de celui qui lui avait été si cher…
– Un seul signe, Dorian, l’implora-t-elle.
Mais il ne restait plus rien de son ami dans ce visage, nulle hésitation,
nul tressaillement pour s’opposer au Valg, qui s’élança pour porter un
nouveau coup…
Et se pétrifia au-dessus du symbole de Wyrd qu’elle avait dessiné à
terre. C’était un caractère grossier tracé hâtivement pour le freiner. Son
pouvoir était éphémère, mais puissant : le démon tomba à genoux, se
convulsa et se débattit.
Aedion jura entre ses dents.
Aelin leva l’épée d’Orynth au-dessus de la tête de Dorian. Un coup, un
seul coup pour trancher chair et os, pour le délivrer…
La créature rugissait d’une voix qui n’était pas celle du prince, dans un
langage qui n’était pas de ce monde. Le symbole flamboyait, mais tenait
bon.
Quand Dorian leva les yeux vers Aelin, elle fut horrifiée par la haine,
la malveillance et la rage qui le défiguraient.
Pour Terrasen, pour leur avenir, elle pouvait accomplir ce geste. Elle
pouvait mettre fin à cette menace ici et maintenant. L’achever le jour de ses
vingt ans. Elle en souffrirait plus tard. Elle le pleurerait plus tard.
Elle s’était juré qu’elle ne graverait pas un nom de plus dans sa chair,
mais pour son royaume… Elle se décida, abaissa la lame et…
Le choc fit vibrer l’épée de son père, Aelin chancela et Aedion hurla.
La flèche ricocha dans le jardin, puis retomba sur le gravier avec un
sifflement.
Nesryn approchait déjà, une autre flèche pointée sur Aedion.
– Si tu touches au prince, j’abats le général, annonça-t-elle.
Un rire sensuel fusa des lèvres de Dorian.
– Tu es vraiment une espionne pathétique, cracha Aelin. Tu n’as même
pas essayé de te cacher quand tu m’observais au château.
– Arobyn Hamel a informé le capitaine que tu essaierais de tuer le
prince aujourd’hui. Pose ton épée.
Aelin ignora cet ordre. Le père de Nesryn vend les meilleures tartes
aux poires de la capitale, lui avait dit Arobyn. Par cette allusion, il avait
sûrement tenté de l’avertir que Nesryn s’introduirait au château et elle aurait
dû être sur ses gardes, mais elle avait été trop préoccupée pour réfléchir au
sens de ce message. Elle maudit sa stupidité.
Il lui restait seulement quelques secondes avant que les défenses
érigées par le symbole de Wyrd ne tombent.
– Tu nous as menti, reprit Nesryn, visant toujours Aedion qui la
jaugeait, les poings crispés comme s’il rêvait de les refermer sur sa gorge.
– Chaol et toi n’êtes que des imbéciles, répondit Aelin, même si le
soulagement l’envahissait, même si elle s’avouait que tuer Dorian aurait été
tout aussi stupide que de s’y opposer.
Elle abaissa son épée.
– Tu le regretteras, ma jolie, siffla la créature tapie dans le corps de
Dorian.
– Je sais, chuchota Aelin.
Elle se moquait éperdument de ce qui pourrait arriver à Nesryn. Elle
rengaina son épée, empoigna Aedion et s’enfuit.

La respiration d’Aedion lui poignardait les poumons comme des éclats


de verre, mais Aelin l’entraînait toujours plus loin en maudissant sa lenteur.
Le jardin était immense et les cris qui s’élevaient derrière eux par-dessus les
haies se rapprochaient.
Ils se retrouvèrent devant un mur de pierre couvert de symboles de
Wyrd sanglants. Des mains vigoureuses se tendirent pour aider Aedion à le
franchir. Il voulut dire à Aelin de passer en premier, mais elle le poussa
dans le dos, lui fit la courte échelle et le hissa vers les deux hommes juchés
au sommet qui le tiraient en grognant sous l’effort. La blessure à son flanc
se tendit douloureusement et le brûla. L’univers brilla d’un éclat aveuglant
et tournoya tandis que les hommes aux visages dissimulés par des
capuchons le déposaient de l’autre côté du mur dans une rue paisible. Il dut
s’appuyer à la pierre pour ne pas glisser sur le sang des gardes tués au pied
du mur. Aucun de leurs visages, dont certains restaient figés dans un cri
silencieux, ne lui était familier.
Il entendit un raclement sur la pierre et Aelin atterrit à son côté,
s’enveloppa dans sa cape grise et abaissa son capuchon sur son visage
éclaboussé de sang. Elle tenait à la main un manteau que les deux hommes
venaient de lui donner. Elle le drapa dedans et le coiffa du capuchon.
– Cours, ordonna-t-elle.
Les deux hommes étaient restés sur le mur et il entendit grincer les
cordes de leurs arcs qu’ils tendaient.
Aedion trébucha et elle jura, le rattrapa et passa un bras autour de sa
taille pour le soutenir. Tout en maudissant sa force de l’abandonner juste en
cet instant, il s’appuya sur elle pour descendre la rue trop calme de ce
quartier résidentiel.
Des hurlements fusaient derrière eux au milieu du sifflement des
flèches et des gémissements des blessés.
– Quatre pâtés de maisons, haleta Aelin. Seulement quatre pâtés de
maisons…
Cela lui paraissait trop peu éloigné du château pour garantir leur
sécurité, mais il n’avait plus assez de souffle pour le dire. C’était déjà assez
difficile de rester debout. Ses points de suture avaient cédé mais, grâce aux
dieux, Aelin et lui s’étaient enfuis. Un vrai miracle, se répétait-il.
– Grouille-toi, gros balourd ! aboya-t-elle.
Aedion rassembla ses forces pour rester debout et pour courir.
Ils parvinrent à l’angle d’une rue parée d’oriflammes et de fleurs.
Aelin regarda dans les deux sens avant de la traverser en courant. Le heurt
de l’acier contre l’acier et les hurlements des blessés résonnaient dans toute
la ville, réduisant les clameurs de la foule à des murmures.
Aelin remonta la rue, puis en emprunta une autre. Dans une troisième,
elle ralentit, puis se mit à tituber en massacrant une chanson grivoise d’une
voix d’ivrogne. Ils devinrent ainsi deux citoyens comme les autres sortis
célébrer l’anniversaire du prince de taverne en taverne. Personne ne faisait
attention à eux, car tous les yeux étaient tournés vers le château de verre.
Leur démarche chancelante lui donnait le tournis. S’il s’évanouissait…
– Un dernier pâté, promit-elle.
Tout cela ne pouvait être qu’une hallucination. Personne n’aurait été
assez stupide pour aller le secourir, sa reine moins que quiconque. Même
s’il l’avait vue faucher une demi-douzaine d’hommes comme des épis de
blé.
– Allez, allez, haleta-t-elle en balayant du regard la rue parée.
Il comprit qu’elle ne s’adressait pas à lui. Des passants s’arrêtaient
pour demander ce que signifiait ce tumulte au château. Aelin entraîna
Aedion dans la foule jusqu’à un fiacre noir garé le long du trottoir comme
s’il les attendait. Sa portière s’ouvrit.
Elle le poussa à l’intérieur et referma la portière derrière eux.

– On arrête déjà toutes les voitures aux principaux carrefours de la


ville, annonça Lysandra tandis qu’Aelin ouvrait le compartiment dissimulé
sous l’une des banquettes. Il pouvait contenir une personne recroquevillée,
mais Aedion était vraiment massif…
– Entre là, vite, ordonna-t-elle en le poussant dedans. Il émit un
grognement de douleur. Du sang sourdait de sa blessure, mais il survivrait.
Aelin referma le couvercle dissimulé sous le capitonnage de la
banquette et saisit le chiffon mouillé que Lysandra avait tiré d’un carton à
chapeaux.
– Tu es blessée ? demanda la courtisane alors que le fiacre s’ébranlait
lentement dans la rue bondée.
Le cœur d’Aelin battait si fort qu’elle en avait la nausée, mais elle
secoua la tête tout en nettoyant son visage du sang et des restes de son
maquillage.
Lysandra lui tendit un autre chiffon pour essuyer son cou, sa gorge et
ses mains, puis lui passa une robe verte à manches longues.
– Fais vite, souffla-t-elle.
Aelin arracha son manteau détrempé de sang et le jeta à Lysandra, qui
le fourra dans le caisson de la banquette sur laquelle elle était assise tandis
qu’Aelin enfilait la robe. Lysandra boutonna la robe dans le dos, releva
rapidement les cheveux d’Aelin, lui tendit une paire de gants, agrafa un
collier de pierreries à son cou et lui mit un éventail dans la main.
La voiture s’arrêta sur l’ordre de rudes voix d’hommes. Lysandra
venait de repousser les rideaux de la portière quand un martèlement de pas
se rapprocha et un instant plus tard, quatre gardes scrutèrent l’intérieur de la
voiture.
Lysandra abaissa la vitre.
– Pourquoi nous arrête-t-on ? lança-t-elle.
L’un des gardes ouvrit brutalement la portière et passa la tête à
l’intérieur du fiacre. Aelin repéra une traînée de sang sur le sol et la
recouvrit en hâte de ses jupes.
– Monsieur ! J’exige une explication ! s’écria Lysandra.
Aelin agita son éventail de l’air horrifié d’une dame de la meilleure
société en priant pour que son cousin se tienne tranquille dans sa cachette
exiguë. Dans la rue devant elles, quelques fêtards s’étaient arrêtés pour
observer cette inspection, curieux mais nullement disposés à venir en aide
aux deux passagères.
Le garde toisa les deux femmes en ricanant et son regard s’alluma à la
vue du tatouage au poignet de Lysandra.
– Je ne te dois rien, putain, cracha-t-il. Fouillez le compartiment à
l’arrière ! hurla-t-il aux autres gardes.
– Nous avons un rendez-vous, siffla Lysandra, mais il lui claqua la
portière au nez.
La voiture oscilla quand les hommes sautèrent à l’arrière pour ouvrir le
compartiment extérieur. Au bout d’un moment, quelqu’un frappa la portière
du plat de la main en hurlant : « Vous pouvez repartir ! »
Elles gardèrent leur expression outragée et s’éventèrent jusqu’au
moment où le cocher frappa deux fois le toit du fiacre pour signaler que la
voie était libre.
Aelin sauta de la banquette et ouvrit le compartiment. Aedion avait
vomi, mais il était encore conscient et il parut furieux quand elle lui
ordonna de se lever.
– Un dernier arrêt, et nous y sommes, lui dit-elle.
– Vite ! murmura Lysandra, qui regardait par la portière. Les autres
sont presque arrivés.
La ruelle était tout juste assez large pour accueillir les deux voitures
qui roulaient l’une vers l’autre et durent ralentir pour ne pas entrer en
collision. Lysandra ouvrit la portière du fiacre au moment où l’autre
véhicule arrivait à sa hauteur et vit surgir le visage tendu de Chaol qui
ouvrait également la portière.
– Allez, allez ! lança-t-elle à Aedion en le poussant vers l’étroit
intervalle entre les deux fiacres. Il trébucha et atterrit contre le capitaine
avec un grognement.
– Je vous rejoins bientôt, dit-elle à Aelin. Bonne chance.
Aelin sauta dans la deuxième voiture, referma la portière et ils
repartirent.
Sa respiration était si saccadée qu’elle crut suffoquer. Aedion s’était
laissé glisser sur le sol, où il restait accroupi.
– Tout va bien ? demanda Chaol.
Elle put seulement faire signe que oui, soulagée qu’il n’insiste pas,
mais elle était loin d’être rassurée.
La voiture conduite par l’un des hommes de Chaol les mena aux portes
du quartier pauvre, où ils sortirent dans une rue misérable et déserte. La
confiance d’Aelin dans les hommes de Chaol était toute relative. Rentrer
droit chez elle aurait été trop risqué.
Soutenant Aedion, Chaol et Aelin terminèrent le chemin à pied en
faisant un détour pour brouiller leur piste, si attentifs aux bruits qu’ils
respiraient à peine. Mais ils arrivèrent sans encombre devant l’entrepôt.
Aedion parvint à rester debout pendant que Chaol ouvrait la porte, et ils
s’engouffrèrent dans la pénombre de l’entrée, enfin en sécurité.
Chaol aida Aedion à monter l’escalier pendant qu’Aelin s’attardait
dans l’entrée, à l’affût d’éventuels poursuivants.
– Il est blessé aux côtes, dit-elle à Chaol. Il saigne.
Quand elle fut sûre que personne d’autre ne ferait irruption dans
l’entrepôt, elle les rejoignit. Mais cette pause lui avait fait perdre sa
concentration et son énergie, et toutes les pensées qu’elle avait tenues à
distance pendant l’évasion l’assaillirent. Chacun de ses pas lui paraissait
plus lourd que le précédent.
Quand elle arriva au deuxième étage, Chaol avait déjà emmené Aedion
dans la chambre d’amis. Le bruit de l’eau qui coulait accueillit Aelin.
Elle laissa la porte de l’appartement ouverte pour Lysandra et s’attarda
un instant, une main posée sur le dossier du canapé pour se soutenir, les
yeux dans le vide.
Quand elle se fut ressaisie, elle se dirigea vers sa chambre. Elle entra
nue dans la salle de bains et s’assit dans la baignoire froide avant même de
faire couler l’eau.

Quand elle ressortit de sa chambre, propre et vêtue de l’une des vieilles


chemises blanches de Sam et de l’un de ses caleçons, Chaol l’attendait assis
sur le canapé. Elle n’osait pas croiser son regard – pas encore.
Lysandra passa la tête par la porte de la chambre d’amis.
– Je finis de le nettoyer, annonça-t-elle. Il devrait s’en tirer à condition
que ses points de suture ne se rouvrent pas. La blessure n’est pas infectée,
les dieux en soient loués.
Aelin leva faiblement la main pour la remercier. Elle n’avait pas la
force de regarder à l’intérieur de la chambre la silhouette massive étendue
sur le lit, une serviette autour de la taille.
Faute d’un endroit plus approprié pour la conversation qu’elle
s’apprêtait à avoir avec Chaol, elle resta immobile au milieu de la pièce et
le regarda se lever du canapé.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
Elle déglutit.
– J’ai tué pas mal de monde aujourd’hui. Je ne suis pas d’humeur à en
parler.
– Ça ne t’avait jamais tracassée jusqu’ici.
Elle était trop lasse pour être sensible au mordant de cette phrase.
– La prochaine fois que tu te méfieras de moi, tâche de ne pas le
prouver au moment où ma vie et celle d’Aedion ne tiennent plus qu’à un fil,
lança-t-elle.
Une étincelle dans ses yeux de bronze lui révéla qu’il avait déjà revu
Nesryn.
– Tu as voulu le tuer. Tu m’avais dit que tu essaierais de le secourir,
mais tu as failli le tuer.
Sa voix était dure et froide comme la glace.
Dans la chambre où Lysandra s’affairait, le silence se fit.
Un grondement sourd fusa des lèvres d’Aelin.
– Tu veux savoir ce que j’ai fait ? Je lui ai donné une minute, riposta-t-
elle. J’ai sacrifié une minute du temps qu’il me restait pour fuir. Te rends-tu
compte de tout ce qui peut arriver en une minute ? Dorian nous a attaqués,
Aedion et moi, pour nous capturer, dit-elle en appuyant sur ces deux
derniers mots. Je lui ai accordé un sursis au cours duquel le sort de tout mon
royaume pouvait être scellé. J’ai donné la priorité au fils de mon ennemi.
Chaol agrippa le dossier du canapé comme pour se contenir.
– Tu mens, dit-il. Tu as toujours menti. Et tu n’as pas fait d’exception
aujourd’hui. Tu as brandi une épée au-dessus de sa tête.
– Oui, je l’ai fait, cracha-t-elle. Et si Faliq n’avait pas tout gâché, je
l’aurais tué. Et j’aurais dû le faire : c’était la seule solution, parce que
Dorian n’est plus là.
Son cœur se brisa au souvenir du monstre qu’elle avait entrevu dans
les yeux du prince, du démon qui les hanterait désormais, Aedion et elle, et
qui la poursuivrait dans ses rêves.
– Je ne te dois pas la moindre excuse, lança-t-elle à Chaol.
– Ne me parle pas comme si tu étais ma reine, répondit-il sèchement.
– Non, je ne suis pas ta reine, mais c’est à toi de décider qui tu sers, car
le Dorian que tu as connu n’existe plus. L’avenir d’Adarlan ne dépend plus
de lui.
La souffrance qu’elle lut dans les yeux de Chaol lui fit mal. Elle
regretta de ne pas s’être mieux maîtrisée, mais il devait comprendre le
risque qu’elle avait pris et le danger qu’il avait couru en se laissant
manipuler par Arobyn. Il devait comprendre qu’elle ne pourrait pas
transiger pour protéger son peuple.
– Va prendre le premier tour de garde sur le toit, dit-elle.
Chaol cilla.
– Je sais, je ne suis pas ta reine, mais pour l’instant, je dois veiller sur
mon cousin. Et comme Nesryn se cache je ne sais où, il faut bien que
quelqu’un monte la garde ici. À moins que tu ne préfères que les hommes
du roi nous tombent dessus par surprise…
Chaol tourna les talons et sortit sans répondre. Elle l’écouta monter
l’escalier, puis déboucher sur le toit au pas de charge. Alors elle poussa un
soupir et se frotta le visage.
Quand elle baissa les mains, Lysandra l’observait depuis le seuil de la
chambre d’amis, les yeux agrandis.
– Qu’entendais-tu par « reine » ? demanda-t-elle.
Aelin tressaillit, puis jura entre ses dents.
– C’est exactement le mot que j’emploierais, commenta Lysandra, qui
avait pâli.
– Je m’appelle…
– Je connais ton vrai nom, Aelin.
– Alors tu comprends sûrement pourquoi j’ai dû garder le secret là-
dessus.
– Bien entendu, répondit Lysandra, et elle serra les lèvres. Tu me
connais à peine et d’autres vies que la tienne sont en jeu.
– Non… non, je te connais bien…
Par tous les dieux, pourquoi avait-elle tant de mal à s’arracher un
mot ? Elle avait la sensation qu’un fossé s’élargissait entre Lysandra et elle
de seconde en seconde. Elle déglutit, oppressée.
– Je ne voulais courir aucun risque avant d’avoir fait évader Aedion,
expliqua-t-elle. Mais je savais que je devrais tout te révéler dès que tu me
verrais avec lui.
– Je suppose qu’Arobyn le sait, lui aussi.
Les yeux verts de Lysandra étaient aussi durs que des éclats de glace.
– Il l’a toujours su. Mais… ça ne change rien entre nous, tu sais. Rien
du tout.
Lysandra lança un regard vers la chambre où Aedion gisait
inconscient, puis poussa un long soupir.
– La ressemblance est troublante. C’est ahurissant que personne ne
t’ait reconnue pendant toutes ces années. Ce fumier est vraiment beau, mais
ce serait comme de t’embrasser.
Son regard restait dur, mais une lueur amusée y brilla fugitivement.
Aelin fit la grimace.
– J’aurais pu me passer de cet aveu…
Elle secoua la tête.
– Je me demande pourquoi j’avais peur que tu me fasses des
révérences et des politesses parce que je suis reine.
Le regard de Lysandra s’éclaira.
– Ce serait beaucoup moins drôle ! riposta-t-elle.
Chapitre 20

PLUSIEURS JOURS APRÈS SON FACE-À-FACE avec la chef des Treize, la


cheville d’Elide était encore endolorie, ses épaules courbaturées, et le bas
de son dos dur comme la pierre quand elle entra sur l’aire. Elle avait
traversé les salles de la tour sans rien rencontrer d’effroyable, mais la
montée de l’escalier l’avait épuisée.
Cela faisait deux mois que Vernon l’avait menée de force dans cette
horrible forteresse, mais elle ne pourrait jamais s’habituer aux marches
abruptes et innombrables de Morath. La répétition de ses tâches
quotidiennes provoquait des élancements douloureux dans sa cheville
infirme, comme elle n’en avait plus ressenti depuis des années. Et ce jour-
là, c’était pire que tout. Elle espérait trouver des herbes médicinales en
cuisine pour prendre un bain de pieds le soir, peut-être même des huiles si le
cuisinier était d’humeur assez généreuse.
Comparé à d’autres habitants de Morath, il était plutôt inoffensif. Il
tolérait sa présence en cuisine et il la fournissait en herbes, surtout quand
elle lui proposait si gentiment de faire la vaisselle ou de préparer des repas.
Et il ne bronchait pas quand elle s’informait des prochains ravitaillements
en lui racontant par exemple qu’elle avait adoré cette tarte à je-ne-sais-quoi
et que ce serait si bien d’en ravoir…
C’était plutôt facile de flatter et de ruser, de faire voir et entendre aux
autres ce dont ils avaient envie. C’était l’une des nombreuses armes de son
arsenal. Un présent d’Anneith, la déesse de la Sagesse, affirmait Finnula –
peut-être le seul qu’elle ait jamais reçu hormis la bonté et la sagesse de sa
vieille nourrice, songeait-elle souvent.
Elle n’avait jamais avoué à Finnula qu’elle priait souvent la Déesse
Avisée d’envoyer une mort qui n’aurait rien de doux à tous ceux qui avaient
transformé la vie à Perranth en enfer. Tout le contraire des présents de Silba,
qui vous accordait une fin paisible, ou d’Hellas, qui vous faisait périr de
mort violente mais rapide. Non, Anneith infligeait à ses victimes une agonie
lente, cruelle et sanglante.
Elide redoutait de la subir elle-même, de la main des sorcières rôdant
dans les couloirs, du duc aux yeux sombres et de ses soldats, ou de la chef
des Treize aux cheveux blancs qui avait savouré son sang comme un bon
vin. Elle en avait des cauchemars, du moins quand elle parvenait à fermer
l’œil.
Elide avait dû faire deux pauses dans l’escalier. Au sommet de la tour,
elle boitait fortement et elle se raidit pour affronter les bêtes et les monstres
qui les chevauchaient.
Un message urgent pour la chef d’escadron était arrivé pendant qu’elle
faisait le ménage dans sa chambre. Quand Elide avait expliqué au messager
que la sorcière était absente, il avait poussé un soupir de soulagement, puis
détalé après avoir chargé Elide de remettre la lettre à sa destinataire.
Elle aurait dû s’en douter. Il lui avait suffi de quelques secondes pour
noter les particularités de cet homme. Il suait, il était pâle et ses pupilles
étaient dilatées. Il avait paru rassuré en voyant seulement Elide dans la
chambre, l’ordure – car elle considérait la plupart des hommes comme des
ordures, et même comme des monstres, mais aucun n’était pire que Vernon.
Elide scruta l’aire. Elle était déserte. Pas même un dresseur en vue.
Le sol était tapissé de foin frais et les auges garnies de viande et de
grain restaient intactes, dédaignées des wyverns dont elle entrevoyait les
corps gigantesques par les fenêtres en ogive. Perchés sur des poutres
saillant au-dessus d’un vide vertigineux, ils observaient la forteresse et
l’armée en contrebas comme treize puissants seigneurs. Elide s’approcha
aussi près qu’elle l’osa de l’une des imposantes fenêtres pour regarder au-
dehors.
Les alentours de la forteresse correspondaient exactement à ce qu’elle
avait vu sur la carte de la chef d’escadron pendant les rares moments où elle
avait pu y jeter un coup d’œil.
Morath était cernée de montagnes couleur de cendre. Bien qu’Elide eût
fait le long trajet vers la forteresse enfermée dans un convoi de prisonniers,
elle avait noté la présence d’une forêt dans le lointain. Elle avait également
perçu le tumulte du fleuve qu’ils avaient franchi plusieurs jours avant
l’ascension de la large route de montagne rocailleuse. « Au milieu de nulle
part » était la meilleure description qu’on pût faire de Morath, et le paysage
qui s’étendait devant elle le confirmait : ni villes ni bourgs, seul un camp
militaire qui encerclait la forteresse. Elle refoula le désespoir qui
l’envahissait à cette idée.
Elle n’avait jamais vu d’armée avant de venir là. Des soldats, oui, mais
elle n’avait que huit ans quand son père l’avait juchée sur le cheval de
Vernon, puis embrassée en lui promettant de la rejoindre bientôt. Elle
n’avait pas vu les troupes s’emparer d’Orynth. Et elle était enfermée dans
une tour du château de Perranth quand elles avaient envahi les terres de sa
famille, et quand son oncle, devenu le loyal serviteur du roi, avait volé le
titre de son père.
Le titre qui revenait à Elide. La dame de Perranth, voilà ce qu’elle
aurait dû devenir. Non que cela eût la moindre importance à présent. Il ne
restait rien de la cour de Terrasen. Aucun de ses membres n’était venu la
secourir lors de ces premiers mois de massacres. Et aucun d’eux ne s’était
souvenu de son existence au cours des années suivantes. Peut-être la
croyaient-ils morte, comme Aelin, cette fougueuse princesse qui n’était pas
devenue reine. Peut-être étaient-ils tous morts et, au vu de l’armée sinistre
qui s’étendait devant elle, c’était sans doute une bénédiction pour eux.
Quand elle mesura les dimensions du camp de guerre aux lumières
vacillantes, elle en eut froid dans le dos. C’était une armée faite pour
écraser toute résistance, cette résistance que Finnula avait évoquée à voix
basse pendant les longues nuits de leur emprisonnement dans la tour de
Perranth. Peut-être que la sorcière aux cheveux blancs prendrait la tête de
cette armée sur le wyvern aux ailes chatoyantes.
Une bourrasque glaciale et mordante balaya l’aire et Elide se pencha
pour la boire comme de l’eau fraîche. Pendant bien des nuits, seul le
gémissement du vent lui avait tenu compagnie à Perranth, et elle aurait juré
qu’il entonnait d’antiques chansons pour la bercer. Ici, il était plus
rigoureux et plus insidieux. Ces divagations ne font que te distraire de ton
but, l’aurait tancée Finnula. Elle regretta une fois de plus l’absence de sa
nourrice.
Mais les regrets ne lui avaient été d’aucune utilité pendant ces dix
dernières années. Personne ne viendrait au secours d’Elide, la dame de
Perranth.
Bientôt, se dit-elle pour se réconforter, bientôt le prochain convoi de
ravitaillement gravira la route de la montagne. Et quand il redescendrait,
elle serait cachée dans l’un des chariots, enfin libre. Alors elle s’enfuirait
loin, très loin, dans une région où l’on n’aurait jamais entendu parler de
Terrasen ni d’Adarlan, laissant derrière elle ce continent de malheur. Encore
quelques semaines de patience, et elle aurait peut-être une chance de
s’évader.
Si elle survivait d’ici là. Si Vernon ne l’avait pas traînée à Morath dans
un dessein sinistre. Si elle ne finissait pas comme les misérables
emprisonnés sous les montagnes dont les hurlements de détresse
résonnaient dans la nuit. Elle avait entendu des serviteurs évoquer à voix
basse les atrocités qui se déroulaient dans les entrailles de ces montagnes,
les mortels étendus sur des autels en pierre noire dont on ouvrait le ventre
pour les transformer en créatures sans nom. Dans quel but effroyable ?
Elide l’ignorait, et elle n’avait heureusement jamais vu ce qui se tramait
sous terre. La présence des sorcières était déjà assez éprouvante.
Frissonnante, Elide fit un pas de plus sur la vaste aire. Le crissement
du foin sous ses souliers trop petits et le cliquetis de ses chaînes étaient les
seuls bruits audibles.
– Ma da…, appela-t-elle.
Un rugissement déchira l’air et se répercuta entre les murs et le
plafond avec une telle force que la tête d’Elide chavira et elle hurla. Elle
recula et, entravée par ses chaînes, trébucha, puis glissa sur le foin.
Deux mains dures aux ongles en fer la saisirent aux épaules et la
redressèrent.
– Si tu n’es pas espionne, que fais-tu ici, Elide Lochan ? susurra une
voix mauvaise à son oreille.
Elide ne jouait pas la comédie quand elle remit la lettre d’une main
tremblante à sa destinataire.
La chef d’escadron la contourna, puis décrivit un cercle autour d’elle
comme un prédateur, sa longue tresse blanche se détachant sur le cuir
sombre de son uniforme.
Chaque détail de sa personne frappa Elide de stupeur : les yeux d’or
brûlé, la beauté du visage, le corps svelte et affûté… Et l’assurance, la grâce
et la souplesse de chaque mouvement laissant deviner l’aisance avec
laquelle elle ferait usage de ses poignards.
Humaine seulement en apparence, immortelle et redoutable par
essence.
Par chance, la sorcière était seule à cet instant, mais le regard de ses
yeux d’or était meurtrier.
– C-c-c’est arrivé pour vous, balbutia Elide – mais ce bégaiement était
feint.
Quand elle bafouillait, la plupart des gens avaient plutôt envie de la
fuir. Mais elle pressentait que les maîtres de cette forteresse se moqueraient
bien de son élocution s’ils avaient envie de s’amuser avec une fille de
Terrasen, et si Vernon la leur cédait.
La sorcière prit la lettre, les yeux fixés sur ceux d’Elide.
– Je suis surprise que le sceau ne soit pas rompu, commenta-t-elle,
mais si tu étais une espionne compétente, tu saurais certainement lire une
lettre sans le briser.
– Si j’étais une espionne compétente, je saurais lire, souffla Elide – une
bribe de vérité pour apaiser les doutes de la sorcière.
Cette dernière cilla, puis huma l’air comme pour flairer un mensonge.
– Tu parles bien pour une mortelle et ton oncle est un seigneur… Mais
tu ne sais pas lire ?
Elide acquiesça. Bien plus que sa jambe infirme et que les corvées
qu’on lui infligeait, cette misérable lacune l’entravait. Finnula ne savait pas
lire, elle non plus, mais elle lui avait appris à être attentive à tout, à tendre
l’oreille et à réfléchir. Pendant les longues journées au cours desquelles
elles n’avaient rien d’autre à faire qu’à broder, sa nourrice l’avait exhortée à
noter les plus petits détails, comme des points de broderie, sans perdre
l’ensemble de vue.
Le jour où je ne serai plus là, Elide, chaque arme de ton arsenal devra
être affûtée et prête à servir, lui avait-elle dit.
Ni l’une ni l’autre n’aurait imaginé qu’Elide partirait la première. Mais
quand la jeune fille s’enfuirait, elle ne regarderait pas en arrière, pas même
en mémoire de Finnula. Et quand elle commencerait une nouvelle vie
ailleurs, elle ne regarderait pas davantage vers le nord, vers Terrasen, et elle
vivrait sans se poser de questions.
Elle baissait obstinément les yeux sous le regard de la sorcière.
– Je… je connais à peu près l’alphabet, mais j’ai cessé de recevoir des
leçons quand j’avais huit ans.
– Sur l’ordre de ton oncle, je suppose.
La sorcière retourna la missive pour lui présenter l’enchevêtrement de
lettres tracées sur le dessus et les tapota de son ongle en fer.
– C’est « Manon Bec-Noir » qui est écrit là-dessus, dit-elle. Si tu
revois la même chose sur une lettre, apporte-la-moi.
Elide inclina la tête, douce et docile comme ces maudites sorcières
aimaient les humains.
– Oui, b-b-bien sûr, répondit-elle.
– Et cesse de jouer les malheureuses petites bègues terrifiées, pendant
que tu y es.
Elide ne releva pas la tête, car ses cheveux dissimulaient son visage et
la surprise qu’on pouvait y lire. Du moins l’espérait-elle.
– Je voulais seulement vous rendre service…, commença-t-elle.
– J’ai senti l’odeur de tes doigts d’humaine sur toute ma carte. C’était
astucieux et soigné comme travail : tu n’as rien dérangé, rien touché, sauf
cette carte… Alors, on a envie de s’évader ?
– Mais non, bien sûr que non, ma dame ! protesta Elide, terrifiée.
– Regarde-moi dans les yeux.
Elide obéit. La sorcière siffla et Elide tressaillit quand elle balaya d’un
revers de main les cheveux qui lui tombaient devant les yeux. Quelques
mèches tranchées par les ongles en fer tombèrent à terre.
– J’ignore quel jeu tu joues, si tu es une espionne, une voleuse, si tu
travailles pour ton compte ou non. Mais ne joue pas la pauvre petite chose
avec moi alors que je peux voir ton esprit retors travailler derrière tes yeux,
lança la sorcière.
Elide avait trop peur pour laisser tomber son masque.
– Est-ce ta mère ou ton père qui est apparenté à Vernon ?
Curieuse question, mais Elide était depuis longtemps capable de dire
ou de faire n’importe quoi pour survivre.
– Mon père était le frère aîné de Vernon.
– Et ta mère, d’où venait-elle ?
– Elle était de basse condition. Elle était lingère, répondit-elle,
refoulant son chagrin à ce souvenir.
– Mais d’où venait-elle ?
Quelle importance cela avait-il ? Mais les yeux d’or fixés sur les siens
étaient impitoyables.
– Sa famille était de Rosamel. Au nord-ouest de Terrasen.
– Je sais où c’est, répliqua la sorcière. Sors d’ici.
Dissimulant son soulagement, Elide allait s’éclipser quand un nouveau
rugissement fit trembler les pierres de la salle. Elle tressaillit malgré elle.
– C’est seulement Abraxos, expliqua Manon avec l’ombre d’un sourire
et une lueur dans ses yeux d’or.
Elide songea que son wyvern devait la rendre heureuse, en admettant
que des sorcières puissent l’être.
– Il a faim.
La bouche d’Elide se dessécha.
À son nom, une énorme tête triangulaire dont l’un des yeux était cerné
de vilaines cicatrices avait surgi dans l’aire. Les genoux d’Elide se
dérobèrent sous elle. La sorcière s’approcha de la bête et posa la main sur
son mufle.
– Est-ce que toute cette montagne a besoin de savoir que tu as faim,
espèce de malotru ? lui dit-elle.
Le wyvern souffla dans ses mains. Ses dents gigantesques – par tous
les dieux, certaines étaient même en fer – étaient toutes proches des bras de
Manon. Un seul coup de dents la tuerait. Et pourtant…
Le wyvern leva les yeux et son regard rencontra celui d’Elide, comme
si…
Elle resta immobile alors que son instinct lui hurlait de détaler. Le
wyvern passa la tête derrière Manon et huma l’air en direction de la
servante. Ses énormes yeux opaques se posèrent sur ses jambes – non, sur la
chaîne qui les entravait…
Abraxos était couvert de cicatrices qui avaient laissé de profondes
stries sur son corps. Elide ne pensait pas qu’elles lui venaient de la sorcière,
sûrement pas vu la manière dont elle lui parlait. Elle avait également
remarqué qu’il était nettement plus petit que les autres wyverns. La chef
d’escadron l’avait pourtant choisi, détail qu’Elide nota soigneusement. Si
Manon avait un faible pour les blessés, peut-être l’épargnerait-elle, elle
aussi.
Abraxos s’allongea et tendit le cou. Sa tête reposait à présent sur le
foin à moins de trois mètres d’Elide. Ses immenses yeux noirs la
regardaient presque comme ceux d’un chien.
– Assez, Abraxos, siffla Manon en prenant une selle sur le râtelier posé
contre le mur.
– Je ne savais même pas que ces bêtes existaient vraiment, souffla
Elide.
Elle avait bien entendu des histoires de wyverns et de dragons, mais…
Manon se dirigea vers sa monture, sa selle dans les mains.
– Elles existent, mais le roi en a fait ce qu’elles sont aujourd’hui,
répondit-elle. J’ignore comment et je m’en moque.
Le roi d’Adarlan les avait créées, comme tout ce qu’on forgeait dans
les entrailles de ces montagnes. L’homme qui avait brisé sa vie, assassiné
ses parents, qui l’avait condamnée à ce sort… Ne laisse pas la colère
troubler ta raison, lui avait recommandé Finnula. Garde la tête froide.
Bientôt, du reste, le roi et son ignoble empire seraient le cadet de ses soucis.
– Votre wyvern ne paraît pas méchant, dit-elle à Manon.
La queue d’Abraxos battait sur le sol et ses pointes de fer étincelaient.
Il ressemblait à un redoutable chien géant. Un chien ailé…
Manon éclata d’un rire froid en bouclant la selle sur son dos.
– Non, en effet, ricana-t-elle. Je ne sais pas comment on s’y est pris
avec lui, mais il a comme qui dirait un défaut de fabrication.
Elide n’était pas de cet avis, mais jugea plus prudent de se taire.
Les yeux d’Abraxos restaient fixés sur ses pieds.
– On part à la chasse, Abraxos, annonça la sorcière.
La bête redressa la tête. Elide recula d’un pas et grimaça, car le poids
de son corps avait porté sur sa cheville infirme. Le wyvern l’observait
comme s’il était conscient de sa douleur. Mais la sorcière n’accorda pas un
regard à Elide quand elle sortit en boitant.

– Espèce de gros ver sentimental ! lança Manon à Abraxos après le


départ de la petite hypocrite.
Cette fille dissimulait peut-être des secrets, mais son lignage n’était
pas du nombre : elle ignorait bel et bien que du sang de sorcière coulait
dans ses veines.
– Il suffit d’une patte folle et de quelques chaînes pour te faire fondre ?
Abraxos la poussa de son mufle et elle lui administra une petite tape
avant de s’adosser à son flanc chaud pour ouvrir la lettre dont l’adresse
avait été tracée par sa grand-mère.
Tout comme la Grande Sorcière du clan des Becs-Noirs, cette lettre
était brutale, directe et sans merci.
Ne désobéis pas aux ordres du duc. Ne conteste pas son autorité. Si je
reçois encore une lettre de Morath à ce sujet, je volerai moi-même jusqu’ici
pour te pendre par les intestins. Et je ferai de même avec tes Treize et ton
avorton de wyvern.
Trois escouades de Jambes-Jaunes et deux de Sangs-Bleus arriveront
demain chez vous. Fais en sorte qu’il n’y ait ni bagarres ni ennuis d’aucune
sorte. Je n’ai vraiment pas envie que d’autres Matrones viennent me tanner
à cause de leur vermine.
Manon retourna la feuille, mais la lettre s’arrêtait là. Elle la froissa
dans son poing avec un soupir.
Abraxos la poussa encore de son mufle et elle lui caressa distraitement
la tête.
Des monstres…
C’était le mot que la Crochan avait employé avant que Manon lui
tranche la gorge. Ce sont elles qui ont fait de vous des monstres.
Elle préféra chasser cette pensée, se dire que cette Crochan était une
idiote de fanatique, mais… Elle passa un doigt sur l’étoffe rouge foncé de
sa cape.
Ses pensées s’ouvraient comme un précipice devant elle, si soudaines
et si nombreuses qu’elle recula et se détourna.
Transformées en monstre…
Elle monta en selle et ce fut pour elle un soulagement de s’envoler
dans le ciel.

– Parle-moi des Valg, dit Manon en refermant la porte de la chambre


exiguë derrière elle.
Ghislaine ne leva pas les yeux du livre qu’elle parcourait. Une pile de
volumes s’élevait sur le bureau devant elle et une autre à côté du lit étroit.
Manon ignorait où la plus âgée et la plus intelligente des Treize les avait
trouvés, qui elle avait étripé pour les obtenir, et elle s’en moquait.
– Bonjour et entre, je t’en prie, fais comme chez toi.
Manon s’adossa au battant et croisa les bras. Ghislaine se montrait
aussi cassante seulement quand elle était plongée dans sa lecture. Sur les
champs de bataille et en vol, cette sorcière à la peau sombre était calme et
disciplinée. Mais c’était son intelligence aiguë qui lui avait valu d’être
admise parmi les Treize.
Ghislaine referma son livre et remua sur son siège. Ses cheveux noirs
ondulés étaient réunis en une longue tresse dont des mèches folles
s’échappaient. Elle plissa ses yeux d’un vert de mer qui faisait honte à sa
mère, car on n’y décelait pas la moindre trace d’or.
– Pourquoi t’intéresses-tu soudain aux Valg ? s’enquit-elle.
– Et toi, sais-tu au moins quelque chose sur eux ?
Ghislaine pivota sur sa chaise pour se retrouver à califourchon et
accoudée au dossier. Elle portait sa combinaison de vol en cuir comme si
elle se moquait de l’ôter avant de se plonger dans ses livres. Elle eut un
geste impatient qui rappelait celui d’une mortelle.
– Bien entendu.
Quand, un siècle auparavant, la mère de Ghislaine avait convaincu la
Grande Sorcière d’envoyer sa fille dans une école de mortels à Terrasen,
cette initiative avait été une innovation sans précédent. Là-bas, Ghislaine
avait appris la magie, la science issue de livres et tout ce qu’on enseignait
aux mortels dans ces écoles. Et à son retour, douze ans plus tard, elle était…
différente. C’était encore une Bec-Noir, elle était toujours aussi sanguinaire,
mais elle était devenue plus humaine. Même un siècle plus tard, même
après avoir livré nombre de batailles, elle avait gardé l’impatience et la
vitalité des mortels qui avaient toujours déconcerté Manon.
– Raconte-moi tout ce que tu sais sur eux.
– Il y a tant à dire qu’une seule séance n’y suffira pas, répondit
Ghislaine. Mais je peux t’apprendre les bases, et si tu veux en savoir plus,
tu peux toujours revenir me voir.
Manon acquiesça et, d’un geste, lui fit signe de poursuivre.
– Quand, il y a plusieurs millénaires, les Valg ont surgi dans notre
monde, les sorcières n’existaient pas encore, expliqua Ghislaine. Il n’y avait
que les Valg, les Fae et les mortels. Mais les Valg étaient… des démons, je
suppose. Ils voulaient conquérir notre monde et ils ont pensé que le meilleur
moyen d’y parvenir était d’assurer la survie de leur descendance dans leurs
nouveaux territoires. Les mortels étaient incompatibles avec les Valg car ils
étaient trop fragiles, contrairement aux Fae… Les Valg ont donc enlevé tous
les Fae qu’ils ont pu capturer et, pour abréger car je vois ton regard devenir
vitreux, je dirai que les descendants de ces unions, ce sont nous, les
sorcières. Les Dents de Fer ressemblaient plus aux Valg, tandis que les
Crochan tenaient davantage des Fae. Après la guerre, les peuples des terres
où nous vivions ne voulaient plus de nous, mais le roi Fae Brannon jugeait
répréhensible de nous chasser toutes. Il nous a fait don des déserts de
l’Ouest où nous avons vécu, jusqu’au jour où les guerres des sorcières nous
ont de nouveau contraintes à l’exil.
– Les Valg sont-ils… mauvais par nature ? demanda Manon.
– À en croire la légende, ils sont la source de tout mal, l’incarnation
des ténèbres et du désespoir.
– Bref, le genre de créatures que nous aimons.
Et peut-être des alliés avec lesquels s’accoupler, pensa Manon. Mais
le sourire de Ghislaine avait pâli.
– Non, dit-elle doucement. Non, je ne crois pas. Ils sont sans loi et sans
honneur. Ils ne verraient dans les liens et les lois des Treize qu’une preuve
de faiblesse, et nous considéreraient comme des créatures à détruire pour
leur amusement.
Manon se raidit presque imperceptiblement.
– Que se passerait-il si les Valg revenaient ici ? demanda-t-elle.
– Brannon et Maeve, la reine des Fae, ont réussi à les vaincre et à les
renvoyer chez eux. J’espère que s’ils reviennent, quelqu’un d’autre en fera
autant.
Encore un sujet de réflexion pour Manon.
– C’est à l’odeur que tu penses, n’est-ce pas ? reprit Ghislaine. L’odeur
d’ici, de certains soldats. Elle a quelque chose de malsain, d’un autre
monde. Le roi a trouvé un moyen de faire revenir les Valg ici et de les loger
dans des corps de mortels.
Cette idée n’était jamais venue à Manon jusqu’ici.
– Le duc nous les a présentés comme des alliés, observa-t-elle.
– C’est un mot qui n’existe pas dans le langage des Valg. Ils doivent
juger cette alliance utile, mais ils l’honoreront seulement tant qu’elle le sera
à leurs yeux.
Manon se demanda si elle devait mettre un terme à cette conversation,
puis se ravisa.
– Le duc m’a donné l’ordre de sélectionner une escouade des nôtres
sur laquelle il puisse se livrer à des expériences, dit-elle. Il veut insérer dans
leur ventre une pierre qui donnerait naissance à un métis de Valg et de
Dents de Fer.
Ghislaine se redressa lentement. Ses mains tachées d’encre pendaient
de part et d’autre de la chaise, comme inertes.
– Comptes-tu lui obéir, ma dame ? demanda-t-elle.
Ce n’était plus la question d’un érudit à un étudiant curieux, mais celle
d’une sentinelle à sa princesse.
– La Grande Sorcière m’a dit d’obéir à toutes ses instructions, répondit
Manon.
Mais elle songea qu’elle écrirait peut-être une autre lettre à sa grand-
mère.
– Quelle escouade choisiras-tu ?
Manon se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
– Je n’en sais rien, dit-elle. J’ai deux jours pour en décider.
Ghislaine, qu’elle avait vue se gorger de sang de mortels, était livide
quand elle referma la porte.

Manon ignorait si c’était les gardes, le duc, Vernon ou une vermine


humaine qui avait écouté à la porte et répandu la nouvelle, mais dès le
lendemain matin toutes les sorcières savaient à quoi s’en tenir. Elle ne
soupçonna pas un instant Ghislaine, car les Treize avaient toujours su tenir
leur langue.
Tout le monde était renseigné sur les Valg et sur le choix que Manon
devait faire.
Elle entra dans le réfectoire dont les voûtes noires scintillaient dans le
pâle soleil du matin. Le martèlement des forges résonnait déjà à travers la
vallée, d’autant plus bruyant dans le silence qui se faisait sur son passage
entre les tables. Elle se dirigea vers sa place à l’avant de la salle.
Tous les ordres de sorcières l’observaient quand elle arriva à leur
hauteur. Elle soutint leurs regards, les dents et les ongles étincelants,
escortée de Sorrel solide comme un roc. Ce fut seulement quand elle se
glissa à côté d’Asterin, pour se rappeler trop tard que ce n’était plus sa
place, que les bavardages reprirent.
Elle posa un morceau de pain devant elle, mais n’y toucha pas. Aucune
d’elles ne mangeait la nourriture du réfectoire. Le petit déjeuner et le dîner
n’étaient que des parades, des actes de présence.
Les Treize se taisaient. Manon les toisa tour à tour jusqu’à ce qu’elles
baissent les yeux. Mais quand son regard rencontra celui de sa cousine,
celle-ci le soutint.
– As-tu quelque chose à dire ou préfères-tu de l’action ? demanda
Manon.
Le regard d’Asterin passa au-delà de l’épaule de Manon.
– Nous avons de la visite, annonça-t-elle.
Manon découvrit au bout de la table la chef de l’une des escouades de
Jambes-Jaunes tout récemment arrivées. Elle se tenait les yeux baissés,
immobile, en vivante image de la soumission.
– Qu’y a-t-il ? demanda Manon sur un ton impérieux.
– Nous nous portons volontaires pour la mission du duc,
commandante, répondit la Jambes-Jaunes sans lever la tête.
Asterin se raidit ainsi que la plupart des Treize. Les autres tables
étaient devenues silencieuses.
– Et pourquoi voudriez-vous remplir cette mission ? interrogea Manon.
– Vous nous forcerez à accomplir vos corvées et vous nous éloignerez
de la gloire des champs de bataille, comme c’est l’usage dans nos clans.
Mais peut-être qu’en nous portant volontaires pour cette mission, nous en
tirerons une autre forme de gloire.
Manon la soupesa du regard.
– J’y réfléchirai, répondit-elle.
La Jambes-Jaunes s’inclina et se leva. Manon se demanda si elle était
stupide, intrigante ou intrépide.
Aucune des Treize ne parla pendant le reste du repas.

– Quelle escouade avez-vous donc choisie pour moi, commandante ?


Manon soutint le regard fixe du duc.
– Une escouade de Jambes-Jaunes commandée par une sorcière du
nom de Ninya qui est arrivée en début de semaine. Elle est à votre
disposition.
– Je voulais des Becs-Noirs.
– Vous aurez des Jambes-Jaunes.
Kaltain, qui était assise un peu plus loin à la table, resta sans réaction.
– Elles se sont désignées elles-mêmes, précisa Manon.
Plutôt des Jambes-Jaunes que des Becs-Noirs. Et il valait mieux
qu’elles se soient portées volontaires, même si Manon aurait pu refuser leur
offre.
Elle doutait que Ghislaine se soit trompée sur la nature des Valg, mais
si les Jambes-Jaunes s’acquittaient bien de leur mission, peut-être cela
tournerait-il à l’avantage des Dents de Fer.
– Vous vous aventurez sur un terrain dangereux, commandante, lança
le duc en découvrant ses dents jaunissantes.
– C’est ce que font toutes les sorcières pour chevaucher des wyverns.
Vernon se pencha en avant.
– Ces sauvages immortelles sont suprêmement divertissantes, Votre
Grâce, déclara-t-il.
Le regard que Manon lui lança lui promettait de finir entre les griffes
de ces sauvages.
Elle se détourna pour sortir. Sorrel – et non Asterin – se tenait près de
la porte, le visage dur comme la pierre – une autre vision saisissante.
Manon se retourna vers le duc et formula la question qu’elle avait
pourtant voulu garder pour elle.
– Pourquoi s’allier avec les Valg et lever cette armée ?
Elle n’y comprenait rien. Tout le continent était déjà entre leurs mains.
Ces manœuvres n’avaient aucun sens.
– Parce que nous le pouvons, répondit simplement le duc. Et parce que
ce monde est trop longtemps resté plongé dans l’ignorance et dans des
traditions archaïques. Il est temps de voir ce qu’on peut améliorer en lui.
Manon feignit de réfléchir, puis d’acquiescer avant de sortir.
Mais elle avait retenu ces mots : ce monde. Pas ce pays ni ce continent,
mais ce monde.
Elle se demanda s’il était venu à l’idée de sa grand-mère qu’un jour les
sorcières devraient peut-être combattre pour garder les déserts de l’Ouest,
partir en guerre contre les hommes qui les avaient aidées à reconquérir leur
territoire.
Et elle se demanda ce qu’il adviendrait des descendants de Valg et de
Dents de Fer dans ce monde.
Chapitre 21

IL AVAIT POURTANT FAIT SON POSSIBLE.


Quand la femme couverte de sang lui avait parlé, quand ses yeux
turquoise qui lui paraissaient étrangement familiers avaient rencontré les
siens, il avait tenté de reprendre le contrôle de son corps, de sa langue. Mais
le prince des démons le tenait fermement et jubilait de le sentir se débattre.
Il avait sangloté de soulagement quand elle l’avait piégé puis quand
elle avait brandi une épée au-dessus de sa tête. Mais elle avait hésité et
l’autre femme avait décoché une flèche ; alors elle avait abaissé sa lame et
s’était enfuie.
Elle l’avait abandonné dans ce piège avec le démon.
Il avait oublié le nom de cette femme. Il l’avait banni de son souvenir,
même quand l’homme assis sur le trône l’avait interrogé sur cet incident.
Même quand il était retourné au jardin à l’endroit où elle l’avait abandonné
et quand il avait tâté du bout du pied les chaînes rompues gisant sur le
gravier. Elle l’avait abandonné, et avec raison, car le démon avait voulu
boire sa substance vitale.
Mais il regrettait amèrement qu’elle ne l’ait pas tué. Il la haïssait de
l’avoir laissé en vie.
Chapitre 22

CHAOL AVAIT ABANDONNÉ son tour de garde sur le toit de


l’appartement d’Aelin dès que l’un des rebelles était venu prendre la relève,
et il en avait remercié les dieux.
Il ne passa pas à l’appartement pour voir comment Aedion se
remettait. Chacun de ses pas sur les marches en bois scandait le battement
furieux de son cœur, jusqu’au moment où il n’entendit ni ne sentit plus rien
d’autre.
Les autres rebelles se cachaient ou montaient la garde et Nesryn était
allée vérifier que son père n’était pas en danger. Ainsi, Chaol se retrouva
seul dans les rues de la ville. Chacun des rebelles avait reçu des instructions
et savait où se poster. Ress et Brullo avaient signalé à Nesryn que tout était
calme de leur côté, et maintenant…
Menteuse… Aelin était et avait toujours été une fieffée menteuse.
Aussi parjure que lui, et même pire.
Dorian n’était pas mort. Sûrement pas. Et Chaol se moquait bien
qu’aux yeux d’Aelin, tuer Dorian fût un acte de charité, et l’épargner une
preuve de faiblesse. La faiblesse serait de le tuer. La faiblesse serait
d’abandonner le combat. C’est ce qu’il aurait dû lui dire.
Il remonta une ruelle au pas de charge. Il aurait dû se cacher comme
les autres, mais le rugissement dans son sang et dans sa moelle ne lui
laissait aucun répit. Quand la grille d’une bouche d’égout tinta sous ses
pieds, il se figea, puis baissa les yeux pour scruter l’obscurité à travers elle.
Il avait encore tant à faire, tant de gens à protéger… Et maintenant
qu’Aelin avait humilié le roi, les Valg multiplieraient les arrestations en
représailles, pour intimider le peuple. Dans cette ville encore bouleversée,
le moment était peut-être venu de frapper, de rendre coup pour coup.
Personne ne le vit descendre dans les égouts en refermant la bouche
derrière lui.
L’épée luisante dans la lumière d’après-midi filtrant à travers les
grilles, Chaol suivit ces vermines de Valg presque sans bruit dans le dédale
souterrain, tunnel après tunnel. Le plus souvent, ils restaient tapis dans leurs
nids de ténèbres, mais quelques-uns s’attardaient parfois dans les passages.
Certains nids étaient petits, ils n’y étaient qu’à trois ou quatre pour garder
leurs prisonniers, qui constituaient probablement leur repas. Ils feraient
donc des proies faciles.
Ne serait-ce pas merveilleux de voir les têtes de ces démons rouler à
terre ?
Dorian n’est plus là.
Aelin ne savait pas tout. Le feu ou la décapitation ne pouvaient pas
être les seuls moyens. Peut-être garderait-il l’un des officiers Valg en vie
pour s’assurer jusqu’à quel point l’homme possédé par le démon survivait.
Peut-être existait-il un autre moyen – il devait y avoir un autre moyen…
Les passages succédaient aux passages, comme dans toutes les
poursuites, mais sans la moindre trace de Valg. Pas un démon en vue.
Chaol pressa le pas et courut presque vers le plus grand nid qu’il
connaissait, celui où ses compagnons et lui avaient secouru des civils en
détresse quand ils avaient pu prendre leurs gardiens par surprise. Il les
secourait parce qu’ils le méritaient et parce qu’il devait le faire, sinon il
s’effondrerait, et…
Chaol contempla l’ouverture béante du nid.
La pâle lumière du soleil tombant d’une grille illuminait les pierres
grises et le ruisseau au fond du passage. Nul signe des ténèbres légendaires
qui obscurcissaient d’ordinaire ce nid comme un épais brouillard.
Il était vide.
Les soldats Valg avaient disparu en emmenant leurs prisonniers.
Il ne pensait pas qu’ils s’étaient enfuis de crainte d’être découverts.
Ils étaient repartis au nez et à la barbe de tous les rebelles, y compris
lui-même, qui avaient cru sortir vainqueurs de cette guerre secrète.
Il aurait dû flairer ce piège. Il aurait dû se demander ce qui arriverait
quand Aelin Galathynius aurait couvert de ridicule le roi et ses hommes. Il
aurait dû envisager les conséquences.
Peut-être était-ce lui qui s’était couvert de ridicule.
Comme en transe, il ressortit dans une rue paisible. Répugnant à rester
seul dans son appartement délabré, il se dirigea vers le sud en évitant les
rues grouillant d’une foule affolée. Tout le monde voulait savoir ce qui était
arrivé au château, qui avait été tué, qui était coupable. Tout le monde avait
oublié les ornements, les bibelots et les éventaires de la fête.
Les rues étaient silencieuses et désertes quand il rejoignit un quartier
résidentiel aux maisons modestes mais élégantes et bien entretenues. Dans
ce quartier, des ruisseaux et des fontaines coulaient et des fleurs printanières
s’épanouissaient à chaque porte, sur chaque rebord de fenêtre et sur de
minuscules pelouses.
Il reconnut la maison à son odeur de pain frais, de cannelle et d’autres
épices qu’il n’aurait su nommer. Il prit une ruelle entre deux maisons de
pierre pâle et, dissimulé dans l’ombre, s’approcha de la porte de derrière. Il
vit par la fenêtre de la cuisine une grande table couverte de farine, de
plaques de cuisson, de saladiers et…
La porte s’ouvrit et la silhouette svelte de Nesryn surgit dans
l’encadrement.
– Que faites-vous ici ?
Elle avait remis son uniforme de garde. Elle dissimulait un poignard
derrière sa cuisse. Elle s’était sans doute armée en voyant un intrus
approcher de la maison de son père.
Chaol s’efforça d’ignorer le poids écrasant qui pesait sur ses épaules,
menaçant de le briser. Aedion était libre, ils avaient rempli leur mission,
mais combien d’autres innocents avaient-ils condamnés en faisant évader le
Loup du Nord ?
Nesryn n’attendit pas sa réponse.
– Entrez, dit-elle.

– Les gardes sont venus, puis repartis, expliqua-t-elle. Mon père les a
renvoyés avec des pâtisseries.
Chaol leva les yeux de sa tartelette aux poires et scruta la cuisine. Des
carreaux de céramique aux couleurs vives paraient les murs derrière les
plans de travail aux belles nuances de bleu, d’orange et de turquoise. Il
n’était jamais venu chez Sayed Faliq auparavant, mais il savait où se
trouvait sa maison – au cas où. Il n’avait jamais vraiment réfléchi au cas où,
précisément, cela pourrait lui servir. Certainement pas à débouler par la
porte de derrière comme un chien errant.
– Ils ne le soupçonnaient pas ? demanda-t-il.
– Non. Ils voulaient seulement savoir si ses employés et lui avaient
remarqué quelque chose d’inhabituel avant l’évasion d’Aedion, répondit
Nesryn en poussant devant lui un autre gâteau, celui-ci aux amandes et au
sucre. Comment se porte le général ?
– Bien, autant que je sache.
Il lui parla alors des égouts et des Valg.
– Nous les retrouverons. Demain, répondit Nesryn.
Il s’était attendu à ce qu’elle arpente la salle, s’exclame et jure, mais
elle restait calme et inébranlable. Une partie de lui-même se détendit.
Elle tapota du doigt la table en bois admirablement patinée, comme
polie par le pétrissage de milliers de pains.
– Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle.
– Pour me changer les idées, répondit-il. Mais pas comme tu crois,
ajouta-t-il, car il avait décelé une lueur dans ses yeux sombres comme la
nuit.
Elle ne rougit pas alors que les joues de Chaol le brûlaient. Si elle lui
avait fait des avances, il aurait probablement cédé, quitte à se maudire
ensuite.
– Vous êtes le bienvenu ici, mais vos amis à l’appartement – le général,
du moins – seraient sûrement une meilleure compagnie.
– Sont-ils vraiment mes amis ?
– Sa Majesté Aelin et vous-même n’avez pas fait beaucoup d’efforts
pour le rester.
– Il est difficile d’être amis sans pouvoir se faire confiance.
– C’est vous qui êtes retourné voir Arobyn alors qu’elle vous l’avait
déconseillé.
– Arobyn avait raison, déclara Chaol. Il m’avait prévenu qu’elle
promettrait de ne pas toucher Dorian, mais qu’elle ferait tout le contraire.
Et il serait éternellement reconnaissant à Nesryn de la flèche qu’elle
avait décochée à titre d’avertissement.
Nesryn secoua la tête et ses cheveux noirs brillèrent dans ce
mouvement.
– Imaginons seulement qu’Aelin ait raison, que Dorian n’est plus, dit-
elle. Et alors ?
– Elle a tort.
– Imaginons-le seulement…
Il abattit le poing sur la table et son verre d’eau vibra.
– Elle a tort !
Nesryn serra les lèvres, mais son regard s’adoucit.
– Pourquoi ? demanda-t-elle.
Il se frotta le visage.
– Parce que dans ce cas, tout aurait été inutile. Tout ce qui est arrivé…
aurait été inutile. Mais tu ne peux pas comprendre.
– Je ne peux pas ? demanda-t-elle froidement. Vous croyez peut-être
que je ne comprends pas ce qui est en jeu ? Je ne me soucie pas de votre
prince – pas comme vous, du moins. Ce qui compte à mes yeux, c’est ce
qu’il représente pour l’avenir de ce royaume et celui de gens comme ma
famille. Je ne veux plus revoir de purges contre les immigrés. Je ne veux
plus revoir les enfants de ma sœur rentrer chez eux le nez cassé parce qu’ils
sont d’origine étrangère. Vous m’avez dit que Dorian bâtirait un monde
meilleur. Mais s’il n’est plus là, si aujourd’hui nous avons commis l’erreur
d’épargner le démon qui le possède, je trouverai un autre moyen de
construire ce futur. Je me relèverai à chaque fois que ces bouchers me
jetteront à terre.
Il ne l’avait jamais entendue parler autant. Il ignorait jusqu’ici qu’elle
avait une sœur et des neveux.
– Cessez de vous apitoyer sur vous-même, reprit-elle. Gardez le cap,
mais élaborez des plans de secours. Adaptez-vous à la situation.
Il la regardait sans un mot, la bouche sèche.
– Est-ce qu’on t’a déjà persécutée à cause de tes origines ? demanda-t-
il.
Nesryn jeta un regard au foyer ronflant. Son visage était de glace.
– Je suis devenue garde de cette ville parce que aucun garde n’est venu
à mon secours le jour où des enfants de mon école m’ont encerclée et jeté
des pierres. Pas un seul n’est accouru alors qu’ils pouvaient tous
m’entendre hurler.
Elle regarda de nouveau Chaol.
– Dorian Havilliard a peut-être un meilleur avenir à nous offrir, mais
cet avenir dépend également de nous, des actions et des décisions du
peuple.
Il savait qu’elle avait raison.
– Je n’abandonnerai jamais Dorian, déclara-t-il pourtant.
Elle poussa un soupir.
– Vous avez la tête encore plus dure que la reine, commenta-t-elle.
– Qu’est-ce que tu croyais ?
Elle esquissa un sourire.
– Je crois que je ne vous apprécierais pas autant si vous n’étiez pas têtu
comme une mule, répondit-elle.
– Alors tu reconnais que tu m’aimes bien ?
– Je ne vous l’ai pas assez prouvé l’été dernier ?
Chaol ne put s’empêcher de rire.
– Demain, dit Nesryn. Demain, on reprend les armes.
– On garde le cap, mais on ouvre une nouvelle voie.
Il savait qu’il le pouvait. Ou qu’il pouvait au moins essayer.
– Rendez-vous dans les égouts au petit matin, dit-il.
Chapitre 23

AEDION REPRIT CONNAISSANCE et resta aux aguets sans ouvrir les yeux.
Une brise au goût de sel soufflant par une fenêtre ouverte lui chatouillait le
visage. Des pêcheurs vantaient leurs prises à quelques pâtés de maisons de
là et… il entendait une respiration profonde et régulière à proximité.
Quelqu’un dormait dans la même pièce que lui. Quand il ouvrit un œil, il
découvrit qu’il était dans une petite chambre lambrissée et décorée avec
goût – et même luxueusement. Il connaissait cette pièce. Il connaissait cet
appartement.
La porte en face de son lit était ouverte sur une grande salle claire, vide
et baignée de soleil. Les draps dans lesquels il dormait étaient frais et doux,
les oreillers et le matelas incroyablement moelleux. Il était éreinté et sentait
dans l’un de ses flancs un élancement douloureux mais sourd. Et son esprit
était bien plus lucide quand il tourna la tête vers la source de cette
respiration profonde et régulière et observa la femme endormie dans le
fauteuil à côté du lit.
Ses longues jambes nues étaient passées par-dessus l’un des bras du
siège, des jambes couvertes de cicatrices de toutes formes et de toutes
tailles. Sa tête reposait contre l’oreille du fauteuil et ses cheveux dorés mi-
longs aux extrémités d’un brun rougeâtre, comme si elle les avait nettoyés
en hâte d’une teinture bon marché, dissimulaient à demi son visage. Elle
dormait la bouche légèrement entrouverte, confortablement vêtue d’une
chemise blanche trop grande pour elle et de ce qui ressemblait à des
caleçons d’homme. Saine et sauve. Vivante.
Pendant un instant, il en eut le souffle coupé.
Aelin.
Il articula silencieusement son nom.
Comme si elle l’avait entendu, elle ouvrit les yeux, et elle était
complètement réveillée quand elle balaya du regard la porte, la salle
voisine, puis la chambre, à l’affût d’un éventuel danger. Alors, enfin, elle le
regarda et s’immobilisa. Seuls ses cheveux se soulevaient légèrement dans
la brise.
L’oreiller sous la tête d’Aedion était devenu humide.
Elle étira les jambes comme un chat.
– Je suis prête à accepter tes remerciements pour avoir organisé ta
spectaculaire évasion, lança-t-elle.
– Rappelle-moi de ne jamais te hérisser le poil, dit-il d’une voix
rauque.
Mais il fut incapable de refouler les larmes qui ruisselèrent sur son
visage.
Un sourire fit frémir les coins des lèvres d’Aelin et ses yeux si
semblables aux siens pétillèrent.
– Salut, Aedion, fit-elle.
Quand il l’entendit prononcer son nom, quelque chose céda en lui et il
dut fermer les yeux tandis que la violence des sanglots qu’il réprimait
ébranlait douloureusement son corps.
– Merci pour cette spectaculaire évasion, dit-il quand il se fut repris.
Mais ne recommençons jamais plus.
Elle pouffa, les yeux brillants de larmes.
– Tu es exactement tel que je t’ai rêvé, déclara-t-elle.
Quelque chose dans son sourire lui révéla qu’elle savait déjà tout sur
lui – que Ress ou Chaol lui avaient parlé de lui, de la putain d’Adarlan et du
Fléau.
– Toi, tu es un peu plus grande que je l’avais imaginé, mais personne
n’est parfait.
– C’est un miracle que le roi ait résisté à l’envie de t’exécuter jusqu’à
hier.
– S’il te plaît, dis-moi qu’il est dans une fureur noire…
– En écoutant attentivement, tu pourras l’entendre rugir dans son
château.
Aedion éclata d’un rire qui réveilla la douleur de sa blessure, puis ce
rire mourut tandis qu’il contemplait Aelin.
– Je pourrais étrangler Ress et le capitaine pour t’avoir laissée me
secourir seule, déclara-t-il.
– Nous y voilà, fit-elle avec un soupir, les yeux levés au ciel. Une
minute de conversation, et tu me ressers ces insanités de Fae possessif.
– J’ai attendu une minute et demie.
L’un des coins de la bouche d’Aelin se releva.
– Franchement, je ne croyais pas que tu tiendrais plus de dix secondes,
rétorqua-t-elle.
Il rit de nouveau et comprit soudain que s’il l’avait aimée autrefois, cet
amour s’était nourri surtout du souvenir de la princesse qu’on lui avait
enlevée. Mais Aelin était maintenant une femme, une reine et son dernier
lien avec sa famille…
– Ça en valait la peine, déclara-t-il. Toutes ces années, toute cette
attente… tu en valais la peine. Tu en vaux toujours la peine.
Il l’avait compris la veille, face au billot, quand elle lui avait adressé ce
regard féroce, sauvage et empreint de défi.
– Ça, ce sont les effets de la potion du guérisseur, persifla-t-elle.
Mais sa gorge se gonflait tandis qu’elle essuyait ses yeux.
– D’après Chaol, tu es encore plus insupportable que moi, ajouta-t-elle.
– Tu aggraves son cas : je t’ai déjà dit que j’avais envie de l’étrangler.
Elle lui adressa un nouveau sourire et reposa les pieds à terre.
– Ren est dans le Nord, reprit-elle. Je n’ai pas pu le voir avant son
départ. Chaol l’a convaincu de s’y rendre pour sa sécurité.
Il parvint péniblement à répondre un simple « Bien », et il tapota le lit
à côté de lui.
On lui avait passé une chemise propre, si bien qu’il était dans une
tenue à peu près décente, mais il n’en fit pas moins l’effort de s’asseoir.
– Viens par là, dit-il.
Elle regarda le lit, sa main, et il se demanda s’il était allé trop loin en
supposant entre eux un lien qui n’existait peut-être plus. Mais elle se laissa
glisser du fauteuil avec une souplesse féline pour venir s’asseoir sur le lit.
Son odeur le frappa. Pendant une seconde, il l’inspira à fond tandis que
tous ses instincts de Fae lui hurlaient que c’était sa famille, sa reine, Aelin.
Il l’aurait reconnue même s’il avait été aveugle.
Il l’avait reconnue alors qu’une autre odeur se mêlait à la sienne, une
odeur extraordinairement puissante, ancienne et… masculine. Voilà qui était
intéressant.
Elle tapota les oreillers et il se demanda si elle se doutait de ce que cela
représentait pour lui, un demi-Fae, de la voir redresser ses oreillers, rajuster
ses couvertures, puis examiner son visage d’un œil critique. De la voir
inquiète pour lui.
Il la regarda à son tour, à la recherche de plaies, du moindre signe que
le sang dont elle était couverte la veille n’était pas celui des gardes du roi.
Mais, hormis quelques écorchures superficielles sur son avant-bras gauche,
elle était indemne.
Quand elle parut certaine qu’il n’allait pas mourir dans l’instant qui
suivrait et quand il put constater que les plaies sur le bras de sa cousine
n’étaient pas infectées, elle s’adossa aux oreillers et croisa les mains sur son
ventre.
– Tu veux commencer ou tu préfères que ce soit moi ? demanda-t-elle.
Dehors, des mouettes s’interpellaient à grands cris et la brise salée
caressait le visage d’Aedion.
– À toi, chuchota-t-il. Raconte-moi tout.

Ils parlèrent longtemps, jusqu’au moment où la voix d’Aedion devint


rauque et Aelin le força à prendre un verre d’eau. Comme elle lui trouvait
l’air fatigué, elle se rendit à la cuisine, d’où elle rapporta du bouillon de
bœuf et du pain. Lysandra, Chaol et Nesryn restaient invisibles. Ils avaient
donc l’appartement pour eux seuls et Aelin s’en réjouissait. Elle avait envie
d’être seule avec son cousin pour l’instant.
Pendant qu’Aedion dévorait, il lui raconta tout ce qu’il avait vécu au
cours de ces dix dernières années. Quand ils eurent achevé leurs récits, ils
étaient épuisés, attristés, mais en même temps soulagés et heureux. Aelin se
blottit à côté d’Aedion, son cousin et son ami.
Ils étaient du même métal, telles les deux faces d’une pièce d’or
éraflée.
Elle l’avait compris quand elle l’avait vu devant le billot, mais elle
aurait été incapable de l’expliquer. Personne ne pouvait comprendre ce lien
immédiat, cette certitude absolue, ce sentiment d’appartenance enraciné
dans l’âme, à moins de les avoir ressentis. Mais elle ne devait d’explication
à personne – certainement pas en ce qui concernait Aedion.
Ils étaient encore étalés sur le lit tandis que le soleil déclinait et Aedion
la contemplait en silence, battant des paupières comme s’il ne pouvait tout à
fait croire à ce qu’il voyait.
Finalement, elle se risqua à demander :
– As-tu honte de ce que j’ai fait ?
Il fronça les sourcils.
– Pourquoi devrais-je en avoir honte ? répondit-il.
Incapable de le regarder dans les yeux, elle suivait du doigt le bord de
la couverture.
– En as-tu honte ? insista-t-elle.
Aedion se tut si longtemps qu’elle releva la tête. Il regardait la porte
comme s’il pouvait voir à travers elle la ville et le capitaine. Quand il se
tourna vers elle, l’expression de son beau visage était franche et d’une
douceur que peu de personnes devaient lui voir.
– Jamais, déclara-t-il. Jamais je ne pourrai avoir honte de toi.
Elle en doutait pourtant, mais quand elle voulut se détourner, il saisit
doucement son menton pour la forcer à le regarder dans les yeux.
– Tu as survécu. J’ai survécu, dit-il. Et maintenant, nous sommes
réunis. J’ai imploré les dieux de me permettre de te revoir ne serait-ce
qu’un instant avant de mourir, pour m’assurer que tu étais saine et sauve.
Un seul instant : c’est tout ce que j’espérais.
Elle ne put retenir les larmes qui coulèrent sur son visage.
– Quoi que tu aies dû faire pour survivre, quoi que tu aies pu faire par
vengeance, par colère ou par égoïsme… je m’en moque, reprit-il. Tu es
ici… et tu es parfaite. Tu l’as toujours été et tu le seras toujours à mes yeux.
Elle n’avait pas encore compris jusqu’à cet instant combien elle avait
eu besoin d’entendre ces paroles.
Elle passa les bras à son cou et, tout en prenant garde à ne pas toucher
ses blessures, elle le serra contre elle. Il l’enlaça et enfouit le visage dans
son cou.
– Tu m’as manqué, chuchota-t-elle contre sa peau, en s’imprégnant de
son odeur, cette odeur de guerrier dont elle avait gardé le souvenir mais qui
était comme neuve pour elle en cet instant. Tu m’as manqué chaque jour.
Sa peau devint humide sous le visage d’Aedion.
– Jamais plus, promit-il.

Il n’était guère surprenant que, après qu’Aelin avait détruit le Caveau,


un nouveau lieu de débauche ait ouvert ses portes dans le quartier pauvre.
Cet établissement baptisé Les Fosses était du reste une réplique de
l’ancien, et ses propriétaires n’essayaient même pas de donner le change.
Mais, contrairement à son prédécesseur, Les Fosses n’avaient ni bar ni
serveurs. Pour accéder à la salle souterraine taillée dans la roche, on devait
d’abord régler sa chope et son couvert, et on se servait soi-même aux
tonneaux en perce au fond de la salle.
Comme au Caveau, le sol était glissant et empestait la bière, l’urine et
pire encore. Ce qui était nouveau, en revanche, c’était le vacarme
assourdissant. Les murs en pierre de la salle exiguë répercutaient les
bruyantes clameurs des spectateurs massés autour des fosses au fond
desquelles se déroulaient les combats.
Des combats comme celui auquel elle allait prendre part.
À côté d’elle, Chaol, dissimulé sous un manteau et sous un masque,
dansait d’un pied sur l’autre.
– C’est une très mauvaise idée, murmura-t-il.
– Tu m’as bien dit que tu as trouvé les nids des Valg vides, non ?
Elle repoussa sous son capuchon une mèche de ses cheveux une fois
de plus teints en roux.
– Regarde donc ces beaux officiers Valg et leurs sous-fifres, reprit-elle.
Il ne tient qu’à toi de les pourchasser. Considère ce cadeau comme un geste
de réparation d’Arobyn.
Car Arobyn savait qu’elle amènerait Chaol ce soir. Elle avait hésité à
le faire, mais elle avait besoin de sa présence aux Fosses. Elle-même s’y
rendait moins pour bouleverser les plans d’Arobyn que pour son propre
compte.
– C’est une très mauvaise idée, répéta Chaol après avoir scruté la foule
autour d’eux.
Quand elle suivit son regard, elle découvrit Arobyn campé de l’autre
côté de la fosse sablonneuse où deux hommes combattaient, si ensanglantés
qu’elle n’aurait su dire lequel était le plus mal en point.
– Il me convoque, je rapplique. C’est comme ça que ça marche,
répondit-elle. Contente-toi de le garder à l’œil.
Ce fut leur plus longue conversation de toute la soirée, mais elle avait
bien d’autres soucis en tête.
Une minute après son arrivée dans cette salle, elle avait compris
pourquoi Arobyn l’avait fait venir.
Les Valg se pressaient autour des fosses, non pour arrêter et pour
torturer, mais pour admirer le spectacle. Ils étaient disséminés dans la foule,
le visage invisible dans l’ombre de leurs capuchons, le sourire aux lèvres,
froids comme la glace. Comme si le sang et la rage des combats leur
infusaient des forces nouvelles.
Le visage dissimulé sous son masque noir, Aelin se concentrait sur sa
respiration.
Trois jours après l’évasion, Aedion devait encore garder le lit et l’un
des hommes de confiance de Chaol surveillait l’appartement jour et nuit.
Mais comme ce soir-là elle avait besoin d’une escorte, elle avait demandé à
Chaol et à Nesryn de l’accompagner, bien qu’elle sût que leur présence
favorisait les projets d’Arobyn.
Elle avait pris Nesryn et Chaol en filature alors qu’ils se rendaient à
l’une des réunions secrètes des rebelles, ce qui n’avait pas précisément
enchanté ces derniers. Surtout alors que les Valg avaient disparu avec leurs
victimes et qu’il avait été impossible de les retrouver malgré plusieurs jours
de recherches. Un regard à Chaol et à ses lèvres serrées lui avait révélé qu’il
la tenait pour responsable de cette disparition. Elle était donc soulagée de
s’entretenir seulement avec Nesryn, ne fût-ce que pour oublier un instant ce
qui l’attendait. Le carillon de la tour du château semblait la narguer, cette
tour qu’elle devrait abattre pour libérer la magie, mais cette mission-là
devrait attendre encore.
Aelin avait au moins vu juste en supposant qu’Arobyn souhaitait voir
Chaol aux Fosses ce soir-là. La présence des Valg était de toute évidence un
appât destiné à entretenir la confiance du capitaine.
Aelin devina l’arrivée d’Arobyn avant même que ses cheveux roux
soient entrés dans son champ de vision.
– Alors, comptes-tu démolir aussi cet établissement ? demanda-t-il.
Elle vit surgir à côté d’Arobyn une tête noire que les hommes suivaient
du regard, les yeux agrandis de stupeur et d’admiration. Quand Lysandra la
salua d’un signe de tête, Aelin se félicita de porter un masque qui
dissimulait le durcissement soudain de ses traits. Elle toisa Lysandra avec
ostentation, puis se tourna vers Arobyn, ignorant la courtisane comme si
elle n’était qu’un accessoire.
– Je viens de nettoyer ma combinaison, déclara-t-elle sur un ton
traînant. Si je démolissais ce trou à rats, je la salirais de nouveau.
Arobyn gloussa.
– Au cas où tu voudrais avoir de ses nouvelles, sache qu’une certaine
danseuse a pu embarquer avec sa troupe à bord d’un navire voguant vers le
sud avant même que la nouvelle de tes frasques soit parvenue au port, dit-il.
Ces derniers mots furent presque noyés dans le rugissement de la
foule. Lysandra foudroya du regard un fêtard qui avait failli renverser sa
bière sur sa robe vert menthe et crème.
– Merci, répondit Aelin.
Elle était sincère, mais Arobyn lui adressa un petit sourire suffisant.
– As-tu besoin de mes services ce soir pour une raison particulière, ou
s’agit-il encore de l’un de tes cadeaux ?
– Depuis que tu t’es fait un plaisir de démolir le Caveau, je suis à la
recherche d’un nouvel investissement, expliqua-t-il. Et, bien qu’ils aient
publiquement fait savoir qu’ils avaient besoin d’un investisseur, les
propriétaires des Fosses hésitent à accepter mon offre. Ma présence à cette
soirée devrait les convaincre de mes considérables atouts et… de ce que je
pourrai leur apporter.
L’exhibition de ses assassins et l’organisation de combats avec des
tueurs professionnels étaient à la fois une menace adressée aux propriétaires
et la promesse de profits plus élevés. Aelin savait exactement ce qu’il allait
lui dire.
– Mon combattant m’a hélas ! fait faux bond au dernier moment,
poursuivit Arobyn. J’ai besoin d’un remplaçant.
– Et quel est mon titre de combattant ?
– J’ai informé les propriétaires de cet établissement que tu avais été
entraînée par les Assassins Silencieux du Désert rouge. Donne au
responsable de l’arène le nom que tu voudras.
Elle le maudit en elle-même. Jamais elle n’oublierait les mois qu’elle
avait passés dans le Désert rouge, ni celui qui l’avait envoyée là-bas.
– N’es-tu pas un peu trop distinguée pour fréquenter ce genre
d’endroit ? lança-t-elle à Lysandra.
– Moi qui croyais que vous étiez devenues amies après cette
spectaculaire évasion, lâcha Arobyn.
– Arobyn, allons regarder un autre combat, murmura Lysandra. Celui-
là est presque fini.
Aelin se demanda ce qu’on ressentait quand on devait subir l’homme
qui avait assassiné votre amant. Mais le visage de Lysandra était un masque
d’inquiétude et de stupidité, et elle agitait un superbe éventail de dentelle et
d’ivoire parfaitement déplacé dans ce cloaque.
– Il est joli, non ? C’est un cadeau d’Arobyn, déclara la courtisane, qui
avait surpris son regard.
– Une bien petite babiole pour une dame aussi talentueuse, commenta
Arobyn, et il se pencha pour déposer un baiser sur la nuque de Lysandra.
Aelin dut faire un tel effort pour réprimer son dégoût qu’elle en eut
presque le souffle coupé.
Arobyn s’éloigna dans la foule comme un serpent dans l’herbe pour
héler le responsable de l’arène. Aelin se rapprocha de Lysandra. Quand la
courtisane détourna les yeux, Aelin devina qu’elle ne jouait pas la comédie.
– Merci… pour l’autre jour, murmura Aelin si doucement que
personne d’autre ne l’entendit.
Les yeux de la courtisane étaient fixés sur les spectateurs et les
combattants rouges de sang. Après un bref regard à Aelin, elle se déplaça
afin que la foule forme un rempart entre elle et les démons qui se tenaient
de l’autre côté de la fosse.
– Comment va-t-il ? demanda-t-elle.
– Ça va. Il se repose et il mange autant qu’il le peut, répondit Aelin.
Maintenant qu’Aedion était en sûreté, elle devait rendre à Arobyn le
petit service qu’il lui avait demandé. Mais quand Aedion serait rétabli et
saurait à quel danger Arobyn avait exposé sa cousine – sans parler de ce
qu’il lui avait fait subir des années durant – les jours du roi des assassins
seraient comptés.
– Tant mieux, dit Lysandra.
Un peu plus loin, Arobyn frappa l’épaule du responsable de l’arène
avant de rejoindre les deux femmes.
Chaol se rapprocha discrètement d’eux afin d’être à portée de voix,
une main sur son épée.
Aelin se contenta de poser les mains sur ses hanches.
– Qui sera mon adversaire ?
– Celui que tu voudras, répondit Arobyn en désignant d’un signe de
tête une bande de Valg. J’espère que tu mettras moins de temps à le choisir
qu’à me remettre celui que tu me dois.
Cette allusion rappelait à Aelin qui menait la danse. Et que si elle
n’honorait pas sa dette, il pourrait faire bien pire que ce qu’il lui avait déjà
infligé.
– Vous avez complètement perdu la tête, lança Chaol, qui avait suivi le
regard d’Arobyn.
– Voilà qui a le mérite d’être franc, susurra Arobyn. À propos, ne me
remerciez pas, pour le petit coup de pouce, ajouta-t-il en regardant les Valg
massés devant la fosse.
C’était donc là le cadeau destiné au capitaine.
Chaol le foudroya du regard.
– Je n’ai pas besoin de vous pour faire mon travail…, commença-t-il.
– Ne te mêle pas de ça, coupa Aelin en espérant qu’il comprendrait
que sa colère n’était pas dirigée contre lui.
Il se tourna vers la fosse éclaboussée de sang en secouant la tête. Qu’il
fulmine contre elle s’il voulait. Elle pouvait lui rendre la pareille.
La foule se calma et le responsable de l’arène appela le prochain
combattant.
– À toi de jouer, lui lança Arobyn avec un sourire. Voyons un peu ce
que ces créatures ont dans le ventre.
Lysandra pressa son bras comme pour l’implorer d’abandonner la
partie.
– À ta place, je garderais mes distances, lui dit Aelin. Tu n’as
certainement pas envie que cette jolie robe soit éclaboussée de sang.
Arobyn gloussa.
– Et fais en sorte que ce soit spectaculaire, s’il te plaît. Je veux que les
propriétaires des lieux soient très impressionnés – et même qu’ils se pissent
dessus de peur, si possible, déclara-t-il.
Pour ce qui était du spectacle, ils seraient servis. Après ces journées de
confinement au côté d’Aedion, elle avait de l’énergie à revendre.
Et elle ne voyait aucune objection à verser du sang de Valg.
Elle fendit la foule sans saluer Chaol de crainte d’attirer l’attention sur
lui. On ne la regardait pas à deux fois avant de lui céder le passage. Elle
savait que dans sa combinaison, ses bottes et sous son masque, elle était
l’incarnation de la Mort.
Elle parada en balançant les hanches à chaque pas et en roulant les
épaules comme pour détendre ses muscles. La foule devint plus bruyante et
fébrile.
Elle s’arrêta devant le responsable de l’arène, qui la jaugea.
– Pas d’armes, déclara-t-il.
Elle se contenta d’incliner la tête, de lever les bras en pivotant sur elle-
même, et laissa le sous-fifre du responsable la tapoter de ses mains moites
pour s’assurer qu’elle ne portait pas d’armes.
À leur connaissance, du moins.
– Ton nom, ordonna le responsable tandis qu’autour d’eux, elle voyait
déjà luire l’or passant de main en main.
– Ansel de Briarcliff, répondit-elle d’une voix que son masque
déformait en un murmure rauque.
– Ton adversaire ?
Aelin scruta la foule massée de l’autre côté de la fosse et désigna celui
qu’elle avait choisi.
– Celui-là.
L’officier Valg lui souriait déjà.
Chapitre 24

CHAOL RESTA INTERDIT quand Aelin atterrit sur les talons au fond de
l’arène. Quand elle découvrit l’adversaire qui avait été désigné, la foule,
frénétique, fit circuler de l’or pour des paris de dernière minute.
Il planta fermement les talons dans le sol pour ne pas basculer dans la
fosse qui n’était cernée ni de cordes ni d’une balustrade. Ceux qui
tombaient devenaient des proies toutes désignées. Une petite partie de lui se
sentait soulagée que Nesryn fût postée au fond de la salle. Et une partie de
lui encore plus petite se réjouissait de ne pas devoir passer la nuit à
rechercher en vain de nouveaux nids de Valg, même si cela impliquait
d’être confronté à Aelin durant plusieurs heures. Et même si Arobyn Hamel
lui avait fait ce cadeau. Un cadeau dont il avait le plus grand besoin et dont
il appréciait toute la valeur, même s’il ne l’admettait qu’à contrecœur.
C’était un procédé typique d’Arobyn.
Chaol se demandait ce que lui coûterait cette faveur. Et si la crainte
que lui inspirait cette dette serait un paiement suffisant pour le roi des
assassins.
Vêtue de noir de la tête aux pieds, Aelin n’était plus qu’une ombre
mouvante arpentant le fond de la fosse tel un chat sauvage. Quand le
général Valg sauta à son tour, Chaol aurait pu jurer que le sol avait vibré
sous l’impact.
Arobyn et Aelin étaient aussi fous l’un que l’autre. Il lui avait dit de
choisir n’importe quel Valg. Elle avait désigné leur chef.
Chaol et Aelin avaient à peine échangé quelques mots depuis leur
querelle à propos de Dorian. Il estimait qu’elle ne méritait pas qu’il lui
adresse la parole. Mais quand, une heure plus tôt, elle l’avait suivi en
cachette pour assister à une réunion si secrète que le lieu n’en avait été
divulgué aux chefs des rebelles qu’une heure auparavant… peut-être
n’était-il qu’un pauvre crétin mais, en son âme et conscience, il n’avait pu
renvoyer Aelin. Ne fût-ce que parce que Aedion l’aurait tué…
Mais à présent, les Valg étaient là. La nuit serait peut-être fructueuse,
tout compte fait.
Le responsable de l’arène énonça les règles de combat. Elles étaient
simples : il n’y en avait aucune, sauf l’interdiction d’utiliser une arme. Il
fallait combattre à mains nues et faire bon usage de ses jambes et de sa
cervelle.
Chaol jura entre ses dents. Il dut enfoncer son coude dans l’estomac
d’un spectateur un peu trop enthousiaste pour ne pas plonger et rejoindre les
deux concurrents.
La reine de Terrasen combattait dans une fosse au cœur des taudis de
Rifthold. Il était sûr qu’aucun des spectateurs présents n’y aurait cru si on
lui avait révélé l’identité d’Aelin. Lui-même avait peine à y croire.
Le responsable de l’arène annonça dans un hurlement le début des
hostilités et…
Ils se mirent en mouvement.
Le Valg porta à son adversaire un coup si rapide qu’il aurait étourdi la
plupart des hommes, mais Aelin l’esquiva. Elle saisit son bras et lui fit une
prise qui aurait pu lui rompre les os. Alors que le Valg grimaçait de douleur,
le genou d’Aelin le heurta à la tempe.
Cette riposte avait été si prompte, si brutale, que la foule ne put saisir
ce qui s’était passé que lorsque le Valg recula en titubant tandis qu’Aelin
dansait sur la pointe des pieds.
Le Valg rit en se redressant. Ce fut le seul répit qu’Aelin lui accorda
avant de charger.
Elle se mouvait comme un orage nocturne. Chaol ignorait tout des
techniques de combat que ce prince Fae avait pu lui enseigner à Wendlyn…
mais que les dieux protègent ses ennemis !
Aelin et le Valg n’étaient plus qu’un tourbillon de coups, de blocages,
de feintes, d’esquives, de voltes… La foule exultait, l’écume aux lèvres,
devant tant de vitesse et de maîtrise.
Chaol l’avait déjà vue tuer, mais il y avait longtemps qu’il ne l’avait
vue combattre uniquement pour le plaisir. Et elle semblait savourer chaque
seconde.
Elle a trouvé un adversaire digne d’elle, supposa-t-il tandis
qu’emprisonnant la tête du Valg entre ses jambes, elle roulait sur elle-même
pour le retourner. Le sable jaillit en gerbes autour d’eux. Elle atterrit à
califourchon sur son adversaire et frappa du poing le beau visage froid du
démon… qui, d’une torsion si soudaine que Chaol perçut à peine le
mouvement, la précipita à terre. Elle atterrit sur le sol imprégné de sang et
se releva alors que le Valg se ruait vers elle.
Et ils redevinrent une mêlée de membres, de coups et de ténèbres.
De l’autre côté de la fosse, Arobyn les observait. Les yeux agrandis, un
large sourire aux lèvres, il était comme un homme affamé devant un festin.
Lysandra serrait son bras si fort que ses jointures étaient livides. Des
hommes chuchotaient à l’oreille d’Arobyn, les yeux rivés à la fosse, aussi
avides que lui. C’étaient soit les propriétaires des lieux, soit des clients
marchandant déjà les services de celle qui combattait avec cette rage
inextinguible et cette joie démoniaque.
Aelin porta au Valg un coup qui l’expédia contre la paroi en pierre sur
laquelle il s’affaissa, le souffle coupé. Les spectateurs acclamèrent Aelin
qui, les bras levés, tournait lentement sur elle-même, incarnation de la Mort
triomphante.
La foule poussait de tels rugissements que Chaol se demanda si le
plafond n’allait pas s’effondrer.
Le Valg se jeta sur elle. Elle pivota, l’empoigna, l’immobilisa par une
clef de bras, puis adressa à Arobyn un regard interrogateur.
Il observa la foule frénétique avant de lui répondre par un hochement
de tête.
Chaol en eut la nausée. Arobyn en avait assez vu et il avait fait ses
preuves auprès des propriétaires des lieux. Le combat n’avait même pas été
loyal. Aelin l’avait fait durer uniquement parce que Arobyn le voulait.
Quand elle aurait abattu la tour de l’horloge et recouvré ses pouvoirs, qui
pourrait se mesurer à elle ? À elle, à Aedion, à ce prince Fae et tous leurs
semblables ? Oui, un nouveau monde était sur le point de naître. Mais dans
ce monde, la voix des mortels serait réduite à un murmure.
Aelin tordit les bras du démon qui hurla de douleur et…
Elle recula, une main crispée sur son avant-bras. Un sang vermeil
coulait à travers la déchirure de sa combinaison.
Quand le Valg fit volte-face, le menton maculé de sang et les yeux
d’un noir opaque, Chaol comprit qu’il l’avait mordue.
Le démon se lécha les lèvres et un sourire teinté de rouge s’épanouit
sur son visage. Malgré les hurlements de la foule, Chaol entendit ce qu’il
disait à Aelin :
– Je sais maintenant ce que tu es, garce de métisse, lança-t-il.
Aelin abaissa la main qui tenait son bras et du sang brilla sur son gant
noir.
– Tant mieux, comme ça c’est réciproque, riposta-t-elle.
Maintenant. Il fallait qu’elle en finisse sur-le-champ.
– Quel est ton nom ? demanda-t-elle en décrivant un cercle autour du
Valg.
Le démon à face humaine gloussa.
– Tu serais incapable de le prononcer dans ta langue de mortelle,
répondit-il d’une voix qui glaça le sang de Chaol.
– Tant de condescendance pour quelques grognements, susurra-t-elle.
– Je devrais te ramener à Morath, métisse, rien que pour voir combien
de temps tu pourrais encore parler là-bas. Et ce que tu penserais des
gentillesses que nous réservons à ceux de ton espèce.
Morath… Le repaire du duc de Perrington. L’estomac de Chaol pesa
soudain comme du plomb. C’était là qu’on menait les prisonniers – ceux
qui n’étaient pas exécutés – pour leur faire subir les dieux savent quoi.
Aelin ne laissa pas au Valg le temps d’en dire plus. Chaol regretta de
ne pas voir son visage pour y lire ses pensées quand elle chargea son
adversaire. Elle le plaqua au sol, empoigna sa tête et lui brisa la nuque.
On entendit craquer les os.
Les mains posées des deux côtés de son visage, Aelin contempla ses
yeux vides et sa bouche ouverte. La foule poussa un rugissement de
triomphe.
Aelin se redressa, balaya le sable collé à ses genoux, puis leva les yeux
vers le responsable de l’arène.
– Sonnez la fin du combat, lança-t-elle.
– Vous avez gagné, déclara-t-il, livide.
Sans lui accorder un regard de plus, elle frappa la paroi de pierre du
bout de sa botte pour en faire jaillir une lame aussi mince que redoutable.
Chaol fut soulagé de n’entendre que les hurlements de la foule quand
elle la plongea dans la gorge du Valg, encore et encore.
Dans le maigre éclairage, personne n’aurait pu discerner la couleur du
sang qui teignait le sable.
Personne, sauf les démons aux visages inexpressifs massés autour de la
fosse qui suivaient des yeux chaque mouvement d’Aelin pendant qu’elle
tranchait la tête de leur chef, puis l’abandonnait sur le sable.

Les bras d’Aelin tremblaient quand elle saisit la main d’Arobyn qui la
hissa hors de la fosse.
Il lui broya les doigts et l’attira à lui dans ce que tout autre qu’eux
aurait pris pour une étreinte.
– C’est la deuxième fois que tu ne me livres pas la marchandise,
chérie. J’avais dit inconscient, murmura-t-il.
– On dirait que la soif du sang me fait perdre la tête, répondit-elle.
Elle se dégagea, le bras gauche encore douloureux de la morsure de
cette vermine. Elle sentait presque l’humidité du sang qui imprégnait le cuir
épais de sa botte et le poids des lambeaux de chair pendant au bout de son
pied.
– J’attends des résultats, Ansel, et vite, reprit Arobyn.
– Sois sans inquiétude, maître.
Elle vit Chaol se diriger vers un angle obscur de la salle, suivi de
Nesryn, sans doute dans le sillage des Valg qui repartaient.
– Tu recevras ton dû, assura-t-elle.
Elle regarda Lysandra, dont les yeux étaient fixés non sur le cadavre
qu’on tirait de la fosse mais, avec une intensité prédatrice, sur les autres
Valg qui s’éloignaient dans la foule.
Aelin s’éclaircit la gorge, Lysandra cilla et sa férocité céda la place à
une expression de malaise et de dégoût plus anodine.
Aelin allait se retirer quand Arobyn l’interpella de nouveau.
– N’es-tu pas curieuse de savoir où nous avons enterré Sam ?
Il savait que ces paroles l’atteindraient. Il avait le dessus depuis le
début de cet affrontement et maintenant, il lui portait le coup de grâce.
Même Lysandra eut un mouvement de recul.
Aelin se tourna lentement vers lui.
– Je suppose qu’il y a un prix à payer pour le savoir ? demanda-t-elle.
– Tu viens de t’en acquitter.
– Je te crois tout à fait capable de m’envoyer déposer des pierres au
mauvais endroit, sur une tombe qui ne sera pas la sienne.
On n’apportait jamais de fleurs sur les tombes de Terrasen. On y
déposait seulement de petites pierres à chaque visite, pour faire savoir aux
morts qu’on ne les oubliait pas.
Les pierres sont éternelles, pas les fleurs.
– Ton accusation me blesse profondément, répondit Arobyn, dont le
visage racé exprimait une tout autre émotion. Tu crois vraiment pouvoir
t’en tirer sans régler tes dettes tôt ou tard ? demanda-t-il assez bas pour que
Lysandra ne puisse l’entendre.
– C’est une menace ? riposta Aelin en découvrant les dents.
– Plutôt un conseil : n’oublie pas l’influence non négligeable qui est la
mienne, ainsi que l’aide que je peux apporter, à toi comme aux tiens, en ces
temps où vous manquez cruellement de tout : d’argent, de renforts…, dit-il
en suivant des yeux le capitaine et Nesryn qui se fondaient dans la foule.
Bien entendu, il y aurait un prix à payer – comme toujours.
– Dis-moi seulement où tu as enterré Sam et laisse-moi partir. Je dois
nettoyer mes chaussures, lança-t-elle.
Il sourit, satisfait d’avoir eu le dessus, de la voir accepter son marché,
et lui donna le nom d’un petit cimetière au bord du fleuve. Sam n’était donc
pas enterré dans les cryptes du Repaire des Assassins, comme la plupart des
tueurs d’Arobyn. C’était probablement pour insulter sa mémoire, alors que
Sam n’aurait pour rien au monde voulu être enterré au Repaire.
Elle ne s’en arracha pas moins un « merci » avant de regarder
Lysandra.
– J’espère qu’il te paie un bon prix, lui dit-elle d’une voix traînante.
Lysandra ne l’entendit pas, car son regard était fixé sur la longue
cicatrice barrant le cou d’Arobyn – celle que Wesley lui avait laissée. Mais
Arobyn, tout occupé à sourire à Aelin, ne le remarqua pas.
– Nous nous reverrons sous peu. Quand tu auras honoré ton
engagement, je l’espère.
Les hommes au visage dur qui s’étaient tenus au côté d’Arobyn
pendant le combat s’attardaient à quelques pas d’eux – c’étaient sans doute
les propriétaires de l’établissement. Ils la saluèrent d’un signe de tête
qu’elle ne leur rendit pas.
– Dis à tes nouveaux associés que je prends officiellement ma retraite,
lança-t-elle à Arobyn en guise d’au revoir.
Elle dut se faire violence pour laisser Lysandra avec lui dans cet enfer.
Elle sentait le regard des Valg sur elle, leur hésitation et leur
malveillance et, alors qu’elle sortait dans la nuit froide, elle pria pour que
Chaol et Nesryn rentrent chez eux sains et saufs.
Elle ne leur avait pas demandé de l’accompagner seulement pour la
protéger, mais aussi pour leur faire comprendre combien ils avaient été
stupides de faire confiance à un homme comme Arobyn Hamel. Même si
grâce à lui, ils pouvaient désormais retrouver la trace des Valg.
Elle espérait qu’en dépit de ce cadeau, ils reconnaîtraient enfin qu’elle
aurait dû tuer Dorian dans le jardin du château.
Chapitre 25

ELIDE LAVAIT LA VAISSELLE en prêtant une oreille attentive aux


récriminations du cuisinier à propos du prochain ravitaillement. Dans deux
semaines, un convoi leur apporterait du vin, des légumes et peut-être, avec
un peu de chance, de la viande salée. Ce n’étaient pas ces provisions qui
intéressaient Elide, mais leur moyen de transport. Et le meilleur endroit où
se cacher.
C’est alors qu’une sorcière entra dans la cuisine.
Ce n’était pas Manon, mais celle qu’on appelait Asterin, la fille aux
cheveux d’or et aux yeux comme une nuit étoilée. La sauvagerie incarnée.
Elide avait remarqué qu’elle souriait volontiers et qu’aux moments où elle
croyait que personne ne la regardait, elle contemplait l’horizon avec un
visage fermé. Asterin avait ses secrets, et les secrets rendent ceux qui les
gardent mortellement dangereux.
Elide baissa la tête et se voûta tandis que le silence se faisait au
passage de la troisième sorcière la plus importante dans la hiérarchie des
Treize. Asterin marcha droit vers le cuisinier, qui était pâle comme la mort.
C’était un homme cordial et plutôt bon, mais lâche.
– Dame Asterin, dit-il.
Tout le monde dans la cuisine, Elide comprise, s’inclina.
La sorcière sourit, découvrant des dents blanches tout à fait normales –
que les dieux en soient loués.
– J’ai pensé que je pourrais donner un coup de main pour la vaisselle,
déclara-t-elle.
Le sang d’Elide se glaça dans ses veines. Elle sentit tous les regards
converger sur elle.
– Malgré toute notre reconnaissance pour votre offre, ma dame…,
commença le cuisinier.
– Rejettes-tu ma proposition, mortel ?
Elide n’osait pas se retourner. Ses mains fripées tremblaient sous l’eau
savonneuse. Elle serra les poings. La peur n’était d’aucun secours. La peur
signait votre arrêt de mort.
– N-n-non, bien sûr, dame Asterin. Nous… serons heureux de votre
aide.
Et ce fut réglé.
Les bruits et les va-et-vient de la cuisine reprirent lentement, mais on
ne parlait plus qu’à mi-voix. Tout le monde les observait à la dérobée et
attendait… Quoi ? Peut-être l’instant où le sang d’Elide giclerait sur les
dalles grises, ou bien les paroles mordantes qui tomberaient des lèvres
immuablement souriantes d’Asterin Bec-Noir.
Elle percevait avec acuité chaque pas de la sorcière qui approchait
d’elle, sans hâte mais avec assurance.
– Tu laves, j’essuie, ordonna-t-elle à Elide.
Elide la regarda par-dessous le rideau de ses cheveux. Les yeux noir et
or d’Asterin pétillaient.
– M-m-merci, bégaya-t-elle avec difficulté.
La lueur d’amusement devint plus vive dans les yeux de l’immortelle,
ce qui ne présageait rien de bon. Mais Elide poursuivit son travail, passant
plats et casseroles propres à la sorcière.
– Voilà une tâche intéressante pour la fille d’un seigneur, observa
Asterin en baissant la voix pour n’être entendue de personne d’autre.
– Je suis toujours heureuse d’aider.
– Cette chaîne à tes chevilles prouve exactement le contraire.
Elide ne broncha pas, et le plat qu’elle lavait ne glissa pas de ses
mains. Elle se donna cinq minutes avant de s’éclipser sous un prétexte
quelconque.
– Personne d’autre ici n’est entravé comme un esclave. Qu’est-ce qui
te rend si dangereuse, Elide Lochan ?
Elide répondit par un léger haussement d’épaules. On la soumettait à
un interrogatoire. Manon l’avait traitée d’espionne et sa sentinelle était
apparemment chargée d’évaluer la menace qu’elle représentait.
– Les hommes ont toujours haï et redouté les nôtres, reprit Asterin. Il
est rare qu’ils nous attrapent et qu’ils nous tuent, mais quand ça arrive…
quel plaisir ils prennent à nous faire subir toutes sortes d’horreurs… Dans le
désert, ils ont fabriqué des machines pour nous dépecer. Mais ces crétins
n’ont jamais compris que pour nous torturer, pour nous forcer à les supplier,
il suffisait de nous enchaîner, expliqua-t-elle en regardant les jambes
entravées d’Elide. De nous river au sol.
– Je suis désolée de l’apprendre.
Deux des servantes qui plumaient les volailles avaient repoussé leurs
cheveux derrière leurs oreilles dans l’espoir de surprendre leur
conversation, mais Asterin savait parler assez bas pour n’être entendue de
personne.
– Quel âge as-tu ? Quinze ans ? Seize ? demanda la sorcière.
– Dix-huit.
– Tu es plutôt petite pour ton âge, observa Asterin.
À son regard, Elide se demanda si elle voyait à travers sa robe tissée à
la main le bandage avec lequel elle comprimait sa poitrine pleine.
– Tu avais donc huit ou neuf ans quand la magie s’est éteinte.
Elide récurait un plat en se répétant qu’elle partirait dès qu’elle l’aurait
rincé. Parler magie au milieu de ces gens, dont bon nombre
s’empresseraient de la dénoncer à ceux qui régnaient ici par la terreur,
l’enverrait droit à la potence.
– Les sorcières qui avaient ton âge à l’époque n’ont eu aucune chance
de s’enfuir, poursuivit Asterin. Le pouvoir d’une sorcière ne s’éveille qu’à
son premier saignement. Maintenant, au moins, les sorcières ont des
wyverns, mais ce n’est pas la même chose, pas vrai ?
– Je n’en sais rien.
Asterin se pencha vers Elide. Elle tenait une poêle à frire dans ses
longues mains meurtrières.
– Mais ton oncle, lui, le sait, n’est-ce pas ?
Elide se recroquevilla, puis feignit de réfléchir quelques secondes.
– Je ne comprends pas de quoi vous parlez, répondit-elle.
– Tu n’as jamais entendu le vent murmurer ton nom, Elide Lochan ?
Tu ne t’es jamais sentie tiraillée par ses rafales ? Tu ne l’as jamais écouté en
rêvant de t’envoler vers des terres étrangères ?
Elide avait passé le plus clair de son existence enfermée dans une tour,
mais par certaines nuits de tempête…
Elle gratta les derniers restes brûlés au fond du plat, le rinça et le tendit
à la sorcière avant d’essuyer ses mains sur son tablier.
– Non, dame Asterin. Je ne vois pas pourquoi je ressentirais tout cela.
Oui, elle rêvait de s’enfuir à l’autre bout du monde en abandonnant
tous ces gens à leur sort, mais cela n’avait aucun rapport avec le murmure
du vent.
Les yeux noirs d’Asterin l’observaient avidement, comme si elle allait
la dévorer.
– Tu entends ce vent, ma petite, comme toutes celles qui ont du sang
de Dents de Fer dans les veines, reprit-elle avec un calme étudié. Je suis
vraiment surprise que ta mère ne t’en ait jamais parlé. Ce savoir se transmet
de mère en fille.
Du sang de sorcière. Du sang de Dents de Fer. Dans ses veines… par
la lignée de sa mère.
C’était impossible. Son sang était rouge et elle n’avait ni dents ni
ongles en fer. Et il en allait de même pour sa mère. Si leurs ancêtres avaient
eu du sang de sorcière, cela remontait à si loin qu’on l’avait oublié, mais…
– Ma mère est morte quand j’étais encore enfant, déclara-t-elle en se
détournant. Elle ne m’a jamais rien dit de semblable.
– C’est bien dommage, commenta Asterin.
Les domestiques suivirent des yeux Elide quand elle sortit en boitant et
leurs regards interrogateurs lui révélèrent clairement qu’ils n’avaient rien
entendu de cette conversation, ce qui était rassurant.
Dieux tout-puissants, du sang de sorcière…
Elide monta l’escalier malgré la douleur de sa jambe à chaque pas.
Vernon l’avait-il entravée pour l’empêcher de s’envoler dès qu’elle sentirait
son pouvoir s’éveiller ? Était-ce la raison pour laquelle les fenêtres de la
tour à Perranth étaient grillagées ?
Non, elle était humaine, entièrement humaine.
Mais dès que ces sorcières s’étaient réunies, dès qu’elle-même avait
entendu ces rumeurs sur les démons qui voulaient se… reproduire, Vernon
l’avait amenée à Morath. Et il était devenu très, très proche du duc de
Perrington.
Elle priait Anneith à chaque pas, elle priait la Dame de Sagesse en
espérant qu’elle s’était trompée, qu’Asterin s’était trompée. Ce fut
seulement au pied de la tour de la chef d’escadron qu’Elide se rendit
compte qu’elle ignorait ce qu’elle faisait.
Elle n’avait nulle part où aller, personne auprès de qui se réfugier.
Le ravitaillement n’arriverait pas avant deux semaines et Vernon
pouvait la remettre aux démons quand bon lui semblerait. Pourquoi ne
l’avait-il pas fait dès son arrivée à Morath ? Qu’attendait-il ? D’être sûr que
les premières expériences sur les sorcières seraient concluantes avant de
l’utiliser comme monnaie d’échange pour obtenir davantage de pouvoir ?
Si elle avait tant de valeur à ses yeux, alors elle devait s’enfuir plus
loin qu’elle l’avait prévu pour lui échapper, hors du continent, vers des
terres inconnues. Mais sans argent, comment faire ? Elle n’avait pas un
sou… En revanche, des sacs d’écus étaient éparpillés dans la chambre de la
chef d’escadron. Elide scruta l’escalier qui montait dans la pénombre. Cet
argent lui permettrait peut-être d’acheter quelqu’un, un garde ou une
sorcière de rang inférieur qui pourrait la faire sortir de la forteresse au plus
vite.
Sa cheville l’élança de nouveau tandis qu’elle montait les marches en
hâte. Elle ne prendrait pas un sac entier, elle piocherait seulement quelques
pièces çà et là afin que la chef d’escadron ne remarque rien.
Par bonheur, la chambre de la sorcière était vide. Les sacs d’écus
étaient éparpillés avec une négligence dont seule pouvait faire preuve une
sorcière plus sanguinaire que cupide.
Elide cacha des pièces dans sa poche, dans le bandage comprimant sa
poitrine et dans ses souliers.
– As-tu perdu la tête ?
Elide se figea.
Asterin était adossée au mur de la chambre, les bras croisés.

La sorcière souriait et ses dents de fer acérées étincelaient dans la


lumière d’après-midi.
– Petite intrépide, dit-elle en tournant autour d’Elide terrifiée. Pas si
docile que tu voudrais le faire croire, hein ? Alors comme ça, on vole notre
chef d’escadron ?
– Je vous en prie…, chuchota Elide.
Supplier… C’était peut-être sa dernière chance de s’en tirer.
– Je vous en supplie… Je dois à tout prix partir d’ici.
– Pourquoi ? demanda la sorcière en regardant le sac d’écus qu’Elide
serrait encore dans ses mains.
– J’ai appris ce qu’on faisait aux Jambes-Jaunes. Mon oncle… si j’ai…
si j’ai de votre sang dans les veines, je ne peux pas le laisser se servir de
moi ainsi.
– Tu veux t’enfuir à cause de Vernon… Maintenant, au moins, nous
savons que tu n’es pas son espionne, petite sorcière, lança Asterin avec un
sourire presque aussi effrayant que celui de Manon.
C’était donc la raison pour laquelle elle lui avait parlé de son sang de
sorcière à la cuisine : elle avait voulu suivre Elide ensuite pour voir où elle
irait.
– Ne m’appelez pas ainsi, souffla Elide.
– Est-ce donc si terrible d’être une sorcière ? demanda Asterin en
examinant ses ongles en fer.
– Je n’en suis pas une.
– Qu’est-ce que tu es, alors ?
– Rien. Je ne suis personne. Je ne suis rien.
La sorcière fit claquer sa langue.
– Tout le monde est quelque chose. Même la sorcière la plus ordinaire
appartient à un ordre, déclara-t-elle. Mais toi, Elide Lochan, qui te protège ?
– Personne.
Sauf peut-être Anneith, et il arrivait parfois à Elide d’en douter.
– Une sorcière solitaire, ça n’existe pas.
– Je ne suis pas une sorcière, répéta Elide.
Et quand elle se serait enfuie, quand elle aurait quitté ce misérable
empire, elle ne serait plus personne.
– Non, ce n’est certainement pas une sorcière, lança Manon depuis le
seuil de la chambre, une lueur froide dans ses yeux d’or. Et maintenant,
parle.

Manon avait passé une journée exécrable, ce qui n’est pas peu dire
quand on a un siècle d’existence.
Les Jambes-Jaunes avaient subi l’implantation dans une chambre
souterraine du donjon, taillée dans la roche de la montagne. Après avoir
humé l’air de cette salle garnie de lits, Manon en était immédiatement
ressortie. Du reste, les Jambes-Jaunes ne tenaient pas à la voir parmi elles
pendant qu’on leur ouvrait le ventre pour coudre cette pierre à l’intérieur.
Une Bec-Noir n’avait pas sa place dans un lieu où les Jambes-Jaunes étaient
vulnérables, et sa présence ne ferait que les rendre agressives et
sanguinaires.
Elle était donc partie s’entraîner, et Sorrel lui en avait fait baver au
corps-à-corps. Ensuite, il avait fallu faire cesser non pas une, ni deux, mais
trois rixes entre divers ordres, y compris les Sangs-Bleus qui,
inexplicablement, semblaient en admiration devant les Valg. Plusieurs
Sangs-Bleus s’étaient retrouvées le nez brisé après avoir déclaré à un ordre
de Becs-Noirs qu’il était de leur devoir divin non seulement de se soumettre
à l’implantation, mais également de s’accoupler avec les Valg.
Manon ne pouvait reprocher aux siennes d’avoir mis un terme à la
discussion, mais elle devait châtier les deux parties équitablement.
Et voilà qu’elle trouvait dans sa chambre Asterin et Elide – la fille
puant de terreur et son ancienne seconde à l’œuvre pour la recruter dans
leurs rangs.
– Parle, répéta-t-elle.
Elle savait qu’elle devait contenir son agressivité, mais cette pièce
empestait la peur humaine, or c’étaient ses appartements.
Asterin s’interposa.
– Ce n’est pas une espionne de Vernon, Manon.
Elle lui raconta ce qui était arrivé. Quand elle eut terminé, Manon
croisa les bras. Elide tremblait, recroquevillée à côté de la porte de la salle
de bains, le sac d’écus toujours entre les mains.
– Quelle conduite devons-nous adopter dans cette situation ? s’enquit
calmement Asterin.
Manon découvrit les dents.
– Les mortels sont là pour notre subsistance, pour le plaisir de tuer et
pour le rut. Nous ne sommes pas tenues de les aider. Cette fille a du sang de
sorcière dans les veines, mais pas assez pour être des nôtres, déclara-t-elle.
Elle marcha droit vers sa cousine.
– Tu fais partie des Treize. En tant que telle, tu as des devoirs et des
obligations, et voilà à quoi tu passes ton temps !
Asterin fit front.
– Tu m’as dit de garder un œil sur elle, c’est ce que j’ai fait et j’ai
découvert le pot aux roses. C’est pratiquement une sorcière. Préfères-tu que
Vernon Lochan l’envoie rejoindre les Jambes-Jaunes dans cette chambre
souterraine, ou qu’il l’expédie sous l’une des autres montagnes ?
– Je me moque de ce que Vernon fait de ses animaux de compagnie
humains, riposta Manon, mais ces paroles lui laissèrent un goût amer.
– Je l’ai menée ici pour que tu saches…
– Tu me l’as amenée pour te racheter et retrouver ta place de seconde.
Elide aurait aimé disparaître sous terre.
Manon fit claquer ses doigts à son intention.
– Je te ramène à ta chambre, annonça-t-elle. Garde cet argent si tu
veux. Asterin doit maintenant nettoyer une aire couverte de fumier de
wyverns.
– Manon…, commença Asterin.
– Commandante, gronda Manon. Quand tu cesseras de te conduire
comme une mortelle pleurnicharde, tu pourras de nouveau m’appeler
Manon.
– Tu tolères bien un wyvern qui hume des fleurs et qui regarde cette
fille avec des yeux de chiot.
Sans la présence de la servante, Manon lui aurait sauté à la gorge. Elle
empoigna Elide par le bras et l’entraîna hors de la chambre.

Elide garda le silence tandis que Manon l’escortait dans l’escalier. Elle
ne lui demanda pas comment elle savait où se trouvait sa chambre. Peut-être
que Manon la tuerait là-bas et peut-être qu’elle-même la supplierait et
ramperait devant elle pour demander grâce.
– Si tu essaies de graisser la patte à quelqu’un d’ici, il te dénoncera,
déclara la sorcière au bout d’un instant. Garde ton argent et sauve-toi.
Elide acquiesça en dissimulant le tremblement de ses mains.
La sorcière lui adressa un regard oblique. Ses yeux d’or brillaient à la
lueur des torches.
– Et où t’enfuirais-tu, d’ailleurs ? Il n’y a rien à presque deux cents
kilomètres à la ronde. Ta seule chance de t’en tirer serait…
Elle ricana avant de reprendre :
– Le convoi de ravitaillement…
– Je vous en supplie, ne le dites pas à Vernon, implora Elide,
désespérée.
– Tu ne crois pas que si Vernon avait voulu se servir de toi comme tu
le penses, il l’aurait déjà fait ? Et pourquoi t’oblige-t-il à jouer les
servantes ?
– Je n’en sais rien. Il aime jouer. Peut-être qu’il attend que l’une de
vous lui confirme ce que je suis.
Manon se tut jusqu’au moment où elles tournèrent à l’angle d’un
couloir.
Elide sentit son cœur bondir en le voyant devant sa porte, comme si
elle l’avait fait venir en pensant à lui.
Vernon portait comme toujours une tunique de couleur vive – vert
Terrasen, ce jour-là. Il haussa les sourcils à la vue de Manon et d’Elide.
– Que faites-vous là ? glapit Manon en s’arrêtant devant lui.
Vernon sourit.
– J’étais venu rendre visite à ma nièce bien-aimée, répondit-il.
Il était plus grand qu’elles, mais Manon, qui n’avait pas lâché le bras
d’Elide, le toisait comme si elle le dépassait d’une tête.
– Et à quel sujet ? demanda-t-elle.
– J’avais envie de voir comment vous vous entendiez toutes deux,
susurra-t-il. Mais j’ai l’impression que je n’ai aucun souci à me faire.
Il fixa la main de Manon refermée sur le poignet d’Elide, puis la porte
derrière elles.
Manon découvrit les dents.
– Je n’ai pas pour habitude de contraindre mes serviteurs, lança-t-elle.
– Non, vous vous contentez de saigner les hommes comme des porcs,
si je ne me trompe ?
– Leur mort est à l’image de leur conduite, répondit Manon avec un
calme qui donna à Elide l’envie de détaler.
Vernon rit doucement. Il ne ressemblait en rien au père d’Elide, qui
était chaleureux, beau et fort. Il avait trente et un ans quand le roi l’avait fait
exécuter. Son oncle avait assisté à l’exécution, le sourire aux lèvres, et
l’avait racontée ensuite à sa nièce.
– Alors, on s’allie avec les sorcières ? demanda Vernon à Elide. Tu es
vraiment impitoyable…
– Je n’ai aucun adversaire contre lequel m’allier, mon oncle, répondit-
elle les yeux baissés.
– Si c’est ce que tu crois, je t’ai beaucoup trop protégée pendant toutes
ces années.
Manon inclina la tête sur le côté.
– Dites ce que vous avez à dire et allez-vous-en, ordonna-t-elle.
– Prenez garde, commandante, répondit Vernon. Vous connaissez
parfaitement les limites de votre pouvoir.
– Je sais tout aussi parfaitement où planter mes crocs, déclara Manon
avec un haussement d’épaules.
Un large sourire s’épanouit sur le visage de Vernon, mais son
amusement se mua en une expression franchement déplaisante quand il
s’adressa à sa nièce.
– Je voulais te voir car je sais combien cette journée a été éprouvante
pour toi, expliqua-t-il.
Le cœur d’Elide cessa de battre une seconde. Quelqu’un lui avait-il
rapporté la conversation en cuisine ? Les avait-on épiées dans la tour ?
– Pourquoi cette journée serait-elle éprouvante pour elle, mortel ?
s’enquit Manon avec un regard froid.
– Cette date est un souvenir douloureux pour la famille Lochan,
répondit Vernon. Mon frère Cal Lochan était un traître, voyez-vous. Il était
à la tête des rebelles pendant les mois qui ont suivi la cession de Terrasen au
roi. Mais il a été arrêté avec le reste de sa bande, et exécuté. Il est donc
difficile pour nous de maudire son nom tout en regrettant sa disparition,
n’est-ce pas, Elide ?
Ce rappel frappa douloureusement la jeune fille. Comment avait-elle
pu oublier ? Elle n’avait pas récité les prières rituelles ni imploré les dieux
de veiller sur lui. Le jour anniversaire de sa mort, elle avait oublié son père
comme le monde l’avait oubliée, elle. Elle n’eut pas besoin de feindre pour
baisser la tête.
– Tu n’es qu’un misérable bon à rien, Vernon, déclara Manon. Va
répandre tes insanités ailleurs.
Vernon fourra les mains dans ses poches.
– Que dirait votre grand-mère d’un tel… comportement ?
Le grondement de Manon le chassa et il s’éloigna dans le couloir.
Manon ouvrit sans douceur la porte de la chambre d’Elide, dévoilant
une pièce juste assez grande pour y faire tenir un lit et une pile de
vêtements. On ne lui avait pas permis d’emporter la moindre affaire
personnelle, aucun des souvenirs que Finnula avait cachés pendant toutes
ces années : la poupée que sa mère lui avait rapportée d’un voyage dans le
sud du continent, la bague dont son père se servait pour cacheter ses lettres,
le peigne en ivoire de sa mère – le premier cadeau que Cal Lochan avait
offert à Marion la lingère quand il la courtisait. Elide songea que le nom de
Marion la sorcière lui aurait davantage porté chance.
Manon referma la porte d’un coup de pied.
Cette chambre était bien trop petite pour deux personnes, surtout
quand l’une d’elles était d’un âge vénérable et occupait tout l’espace rien
qu’en respirant. Elide s’affaissa sur le lit, ne fût-ce que pour s’éloigner un
peu de Manon.
La chef d’escadron l’observa un long moment avant de parler.
– Tu as le choix, petite sorcière : bleu ou rouge, dit-elle.
– Quoi ?
– Ton sang sera-t-il bleu ou rouge ? À toi d’en décider. Si ton sang est
bleu, tu seras sous mon commandement. Les ordures comme Vernon ne
peuvent pas imposer leur volonté à celles de mon espèce – pas sans ma
permission. Si ton sang est rouge… ma foi, je me soucie peu des mortels et
il sera peut-être amusant de voir ce que Vernon fera de toi.
– Pourquoi me faites-vous cette proposition ?
– Parce que je le peux, répondit Manon avec un demi-sourire féroce.
– Si mon sang est… bleu, cela ne confirmera-t-il pas les soupçons de
Vernon ? Ne risque-t-il pas de passer à l’acte ?
– C’est un risque que tu devras courir. Il peut toujours essayer… il
verra où cela le mènera.
Elide avait compris : c’était un piège dont elle était l’appât. Si elle se
déclarait sorcière et si Vernon voulait lui implanter la pierre des Valg,
Manon aurait une raison valable de le tuer.
Elle devinait que Manon y comptait bien. Ce n’était pas seulement un
risque à courir, mais du suicide pur et simple, une entreprise téméraire et
stupide… mais c’était toujours mieux que rien.
Les sorcières ne baissaient les yeux devant aucun homme… Avant de
s’enfuir, peut-être pourrait-elle découvrir ce que c’était d’avoir des crocs et
des griffes. Et apprendre à s’en servir.
– Bleu, chuchota-t-elle. Mon sang sera bleu.
– Tu as fait le bon choix, petite sorcière, commenta Manon.
Ces deux derniers mots sonnaient à la fois comme un défi et un ordre.
Elle se détourna, mais regarda Elide par-dessus son épaule.
– Bienvenue chez les Becs-Noirs.
Petite sorcière… Elide la suivit des yeux. Elle venait peut-être de
commettre une erreur fatale, mais… c’était étrange.
Vraiment étrange, ce sentiment de retrouver les siens.
Chapitre 26

– JE NE VAIS PAS TOMBER RAIDE MORT, tu sais, assura Aedion à sa


cousine et reine qui le soutenait pour marcher sur le toit.
C’était leur troisième tour de garde, et le clair de lune faisait briller les
tuiles sous leurs pieds. Aedion avait de la peine à se tenir droit, pas à cause
de la douleur sourde et lancinante de son flanc, mais parce que Aelin était à
son côté, un bras passé autour de sa taille.
Une brise nocturne imprégnée de l’odeur de la fumée qui s’élevait à
l’horizon l’enveloppa, séchant la sueur sur sa nuque.
Mais il détourna le visage pour inspirer une odeur bien plus plaisante
encore, et découvrit que sa source le regardait, les sourcils froncés. Sa
senteur exquise l’apaisait tout en le stimulant. Il ne s’en lasserait jamais.
C’était miraculeux.
Son air renfrogné, en revanche, ne l’était pas.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
Une journée de plus s’était écoulée depuis qu’elle avait combattu dans
la fosse, une journée de plus qu’il avait passée à dormir. C’était la première
fois que, sous le couvert de la nuit, il était capable de sortir de son lit. S’il
devait rester confiné un instant de plus, il démolirait le mur de
l’appartement.
Il en avait assez des cages et des prisons.
– Je fais une évaluation professionnelle, répondit-elle.
– En tant que tueuse, en tant que reine ou en tant que combattante ?
Aelin lui adressa un sourire qui trahissait son envie de lui botter les
fesses.
– Ne sois pas jaloux parce que tu n’as pas pu tâter de ces pourritures de
Valg.
Mais ce n’était pas ce qui tourmentait Aedion. Elle avait combattu un
Valg la veille au soir pendant qu’il était au lit, ignorant tout du danger
qu’elle courait. Il s’était répété qu’en dépit de ces menaces, et même si elle
était rentrée couverte d’un sang fétide et blessée par ce Valg, elle avait au
moins appris quelque chose : Morath était le lieu où les détenteurs de magie
étaient transformés en marionnettes des Valg.
Il n’avait pas vraiment réussi à se convaincre que c’était bien ainsi,
mais il devait la laisser libre. Il ne se conduirait pas comme l’un de ces
fumiers de Fae autoritaires et possessifs, ainsi qu’elle les appelait.
– Et si le résultat de cette évaluation est satisfaisant, partirons-nous
pour Terrasen ou devrons-nous attendre le prince Rowan ici ?
– Le prince Rowan, dit-elle en levant les yeux au ciel. Tu me tannes
avec le prince Rowan…
– Tu t’es liée d’amitié avec l’un des plus grands guerriers de notre
civilisation – peut-être le plus grand de ceux qui ont survécu. Ton père, ses
hommes, tous m’ont raconté des histoires à propos de lui.
– Quoi ?
Il avait attendu avec impatience le moment de le lui révéler.
– Les guerriers du Nord parlent encore du prince Rowan, reprit-il.
– Rowan n’est jamais venu sur ce continent.
Elle prononçait ce nom avec une désinvolture incroyable… En réalité,
elle ignorait tout de celui qu’elle considérait désormais comme un membre
de sa cour, celui qu’elle avait libéré de son serment à Maeve et qu’elle
appelait souvent son « emmerdeur ».
Rowan était le plus puissant Fae de sang pur qui avait survécu, et elle
était imprégnée de son odeur. Pourtant, ce prince restait une énigme.
– Rowan Whitehorn est une légende vivante, ainsi que son… comment
les appelles-tu ?
– Son cadre, répondit-elle d’un air morose.
– Ses six officiers…, précisa Aedion. Nous nous racontions des
histoires sur eux le soir autour du feu – sur leurs batailles, leurs exploits,
leurs aventures…
Aelin poussa un soupir excédé.
– Ne le lui répète jamais, par pitié. Sinon, je n’ai pas fini d’en entendre
parler et il s’en servira contre moi à la moindre dispute, dit-elle.
Aedion ne savait trop ce qu’il dirait au guerrier quand il le
rencontrerait, car il avait une foule de choses à lui raconter. Lui exprimer
son admiration serait le plus facile, mais quand il s’agirait de le remercier
de ce qu’il avait fait pour Aelin ce printemps, ou d’aborder le sujet de ses
attentes en tant que membre de leur cour – le serment du sang, par
exemple…
À cette idée, Aedion devait faire un effort pour ne pas resserrer sa prise
sur Aelin.
Depuis que Brannon avait fondé Terrasen, ses reines et ses rois
accordaient à un courtisan l’honneur de prêter le serment du sang,
généralement lors de leur couronnement. Et ce serment le liait à vie.
Aedion n’avait pas l’intention de céder cet honneur à quiconque, pas
même au légendaire prince guerrier.
– Quoi qu’il arrive, déclara Aelin sur un ton tranchant alors qu’ils
tournaient à l’angle du toit, nous n’irons pas à Terrasen… pas encore. Pas
avant que tu sois assez rétabli pour voyager à la dure. Pour l’instant, nous
devons reprendre l’amulette d’Orynth à Arobyn.
Aedion était tenté de traquer lui-même l’ancien maître d’Aelin et de le
tailler en pièces après l’avoir forcé à avouer où il avait caché cette amulette.
Mais il était prêt à seconder Aelin dans l’exécution de son plan.
Jusqu’à ce soir-là, il avait été si faible qu’il avait à peine pu tenir
debout, y compris pour se rendre aux toilettes. La première fois, Aelin avait
dû le soutenir et il s’était senti si gêné qu’il avait pu se soulager seulement
lorsqu’elle avait entonné à pleins poumons un chant grivois en ouvrant tout
grand le robinet pour couvrir le bruit.
– Accorde-moi encore un ou deux jours de repos, et je t’aiderai à
capturer l’une de ces ordures de Valg, promit-il.
La rage le saisit à l’idée qu’Arobyn exposait sa reine à un tel danger,
comme si sa vie et le sort de leur royaume n’étaient qu’un jeu pour lui.
Mais Aelin avait accepté ce marché pour le faire évader.
Il avait l’impression d’étouffer. Combien de nouvelles cicatrices
strieraient son corps svelte et puissant à cause de lui ?
– Non, tu n’iras pas chasser le Valg avec moi, répondit Aelin.
Il trébucha.
– Oh que si, répliqua-t-il.
– Non, pas question. Premièrement, tu es trop facilement
reconnaissable…
– Je ne veux même pas en discuter.
Elle l’observa longuement comme pour évaluer chacune de ses
faiblesses et de ses forces.
– Très bien.
Il faillit s’effondrer de soulagement.
– Mais après avoir capturé le Valg et récupéré l’amulette, est-ce que
nous libérerons la magie ? demanda-t-il, et elle fit signe que oui. Je suppose
que tu as un plan ?
Elle se contenta de hocher la tête, et il dut serrer les dents pour
contenir son exaspération.
– Tu veux bien me l’exposer ? insista-t-il.
– Bientôt, répondit-elle d’une voix suave.
– Et après avoir réalisé ton mystérieux et mirifique plan, nous partirons
pour Terrasen.
Il préférait ne pas lui poser de questions au sujet de Dorian. Il se
rappelait l’angoisse qu’il avait lue sur son visage lors de leur confrontation
avec le prince dans le jardin du château.
Si elle ne pouvait assassiner ce petit prince, il s’en chargerait. Il n’en
tirerait aucun plaisir et le capitaine le tuerait peut-être en représailles, mais
pour défendre Terrasen, il était prêt à décapiter Dorian.
– Oui, nous irons à Terrasen, répondit Aelin, mais… il ne te reste plus
qu’une légion.
– Il y aura toujours des hommes prêts à combattre, et d’autres
royaumes nous rejoindront si tu fais appel à eux.
– Nous en reparlerons plus tard.
Il laissa éclater sa colère.
– Nous devons absolument arriver à Terrasen avant la fin de l’été, car
la neige reviendra dès l’automne, lança-t-il. Sinon nous serons obligés
d’attendre le printemps prochain.
Aelin acquiesça d’un air absent. Elle avait envoyé la veille les lettres
qu’Aedion lui avait demandé d’écrire à Ren, au Fléau et aux seigneurs de
Terrasen restés loyaux, pour leur faire savoir qu’ils étaient réunis et que
tous les détenteurs de magie devaient se cacher. Il savait bien que les autres
seigneurs, ces fumiers d’intrigants, n’apprécieraient pas de tels ordres,
même venant de leur reine. Pourtant, il fallait tenter le tout pour le tout.
– Et nous aurons besoin d’argent pour lever cette armée, ajouta-t-il.
– Je sais, dit-elle calmement.
Ce n’était pas une réponse.
– Même si certains hommes sont prêts à combattre pour l’honneur,
nous aurons plus de chances d’accroître nos effectifs si nous pouvons payer
nos soldats, insista-t-il. Sans parler du ravitaillement, de l’armement et de
tout le matériel nécessaire à une armée.
Les hommes du Fléau et lui-même allaient de taverne en taverne pour
quêter des fonds depuis de nombreuses années. Cela lui brisait toujours le
cœur de voir les plus pauvres de ses sujets déposer leur argent si durement
gagné dans les écuelles qu’ils faisaient circuler, et de lire l’espoir sur leurs
visages émaciés et balafrés.
– Le roi d’Adarlan a vidé les coffres de notre trésor royal. C’est même
l’une des premières choses qu’il a faites à son arrivée. Le seul argent dont
nous disposons provient des dons de notre peuple – ce qui est peu – ou de
ce qu’Adarlan nous concède.
– C’est une autre manière de nous tenir en laisse depuis des années,
murmura-t-elle.
– Notre peuple est réduit à la mendicité. Il peut à peine survivre, sans
parler de payer des impôts.
– Je ne lèverai jamais d’impôts pour financer une guerre, coupa-t-elle.
Et je ne veux pas que nous nous vendions à des nations étrangères pour
obtenir des prêts.
L’amertume avec laquelle elle avait parlé serra le cœur d’Aedion. Il se
sentit incapable de mentionner une autre solution, qui aurait été un mariage
avec un riche souverain.
– Il faudra pourtant l’envisager, répondit-il. Et si nous parvenons à
libérer la magie, nous pourrions gagner ses détenteurs à notre cause en leur
offrant un entraînement, de l’argent et un toit. Imagine un soldat capable de
tuer aussi bien par la magie que par le glaive… Ça pourrait changer le cours
d’une bataille.
Une ombre passa dans les yeux d’Aelin.
– En effet, acquiesça-t-elle.
Il observa son maintien, l’éclat de ses yeux et son visage empreint de
lassitude. Elle en avait trop vu et trop subi pendant trop longtemps.
Il avait aperçu plusieurs fois ses cicatrices ainsi que le tatouage qui les
recouvrait et dépassait du col de sa tunique. Il n’avait pas encore osé lui
demander la permission de les regarder. La blessure bandée de son avant-
bras n’était rien comparée aux souffrances qu’elle avait endurées et à toutes
celles qu’elle passait sous silence. À toutes les cicatrices qu’elle gardait.
Toutes leurs cicatrices…
Il s’éclaircit la gorge.
– Et puis il y a le serment du sang, reprit-il. Nous ne sommes pas
obligés de le faire dès maintenant, ajouta-t-il en la voyant se raidir. Mais
quand tu seras prête, je le serai aussi.
– Tu tiens toujours à me prêter ce serment ?
– Et comment ! répondit-il, puis rejetant toute précaution, il déclara :
C’était et c’est encore mon droit. Je peux attendre notre arrivée à Terrasen
pour le faire, mais ce sera moi qui le prêterai et personne d’autre.
– Très bien, murmura-t-elle, d’une voix à peine audible et sur un ton
qui le laissa perplexe.
Elle le lâcha et se dirigea vers l’aire d’entraînement, peut-être pour
mettre à l’épreuve son bras blessé. Ou pour échapper à son cousin, s’il
s’était montré maladroit avec elle.
Il serait peut-être redescendu si la porte ne s’était ouverte sur le
capitaine.
Aelin se dirigeait déjà vers lui avec la détermination d’un prédateur.
Aedion n’aurait pas aimé être à la place du capitaine.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
Aedion les rejoignit en boitant tandis que Chaol refermait la porte.
– Le marché des Ombres a disparu, annonça-t-il.
Aelin se figea. Le visage du capitaine était pâle et tiré.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.
– Les Valg se sont rendus au marché ce soir, ils ont scellé toutes les
issues en enfermant tout le monde à l’intérieur, et ils ont mis le feu… Ceux
qui ont tenté de s’échapper par les égouts se sont retrouvés face à plusieurs
garnisons de Valg et à leurs épées.
Voilà qui expliquait la fumée à l’horizon. Dieux tout-puissants, le roi
avait dû perdre la tête pour montrer un tel mépris de l’opinion publique…
Les bras d’Aelin pendaient inertes le long de ses flancs.
– Mais pourquoi ?
Le frémissement de sa voix hérissa le poil d’Aedion et son instinct de
Fae lui hurla de faire taire le capitaine, de lui sauter à la gorge pour mettre
un terme à la souffrance et à la frayeur de sa cousine…
– Parce qu’on a su que les rebelles qui l’ont libéré, répondit Chaol en
lançant un regard meurtrier à Aedion, avaient fait des achats au marché.
Aedion se planta à côté d’Aelin. Il était assez proche du capitaine pour
discerner la crispation de ses traits et sa maigreur, qu’il n’avait pas
remarquée la dernière fois qu’ils avaient parlé ensemble, plusieurs semaines
auparavant.
– Et je suppose que tu m’en tiens pour responsable ? fit Aelin avec une
douceur qui ne présageait rien de bon.
Un muscle frémit sur la joue du capitaine. Il ne paraissait même pas
remarquer la présence d’Aedion, ni se souvenir des mois pendant lesquels
ils avaient conspiré ensemble, ni de ce qui leur était arrivé dans une certaine
salle du château…
– Le roi aurait pu les faire massacrer n’importe comment, mais il a
choisi le feu, déclara Chaol.
Aelin se pétrifia.
– C’est ignoble de suggérer que ce massacre était un message destiné à
Aelin, gronda Aedion.
– Parce que tu crois que ce n’est pas le cas ? répliqua Chaol,
reconnaissant enfin sa présence.
– Tu es donc venu ici pour me lancer cette accusation à la tête ?
questionna Aelin, la tête penchée sur le côté.
– Non, c’est toi qui m’as demandé de passer ce soir, riposta Chaol, et
Aedion eut envie de lui faire avaler ses dents pour le ton sur lequel il parlait
à sa cousine. Moi, je suis venu pour savoir pourquoi tu n’as pas encore
abattu la tour. Combien d’innocents vont encore se retrouver pris entre deux
feux ?
– Tu insinues que ça m’est égal ? s’enquit-elle d’une voix venimeuse.
– Tu as mis de nombreuses vies en jeu pour sauver un homme, alors
oui, je pense que tu n’as aucun scrupule à sacrifier cette ville et ses
habitants.
– Dois-je te rappeler, capitaine, qu’à Endovier tu n’as pas bronché à la
vue des esclaves et des fosses communes ? Que moi-même j’étais affamée
et enchaînée à ma libération, mais que tu n’as pas levé le petit doigt quand
le duc de Perrington m’a forcée à m’agenouiller devant Dorian ? Et c’est toi
qui m’accuses d’indifférence alors que tant de citoyens de cette ville ont tiré
profit de la mort et des souffrances de ces esclaves que tu as ignorés ?
Aedion réprima le grondement prêt à jaillir de sa gorge. Le capitaine
ne lui avait rien raconté de tout cela quand il avait évoqué sa première
rencontre avec Aelin. Il n’avait rien dit de sa passivité alors qu’elle était
maltraitée et humiliée. Avait-il même cillé devant les cicatrices de son dos,
ou les avait-il seulement examinées comme si elle était un trophée ?
– Tu n’as pas le droit de me faire porter la responsabilité de cet
incendie, conclut-elle.
– Il faut protéger cette ville, répondit-il sèchement.
Aelin haussa les épaules et se dirigea vers la porte.
– Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle brûle, murmura-t-elle.
Aedion en eut froid dans le dos, même s’il savait qu’elle avait
seulement voulu provoquer le capitaine.
– C’est peut-être le monde entier qui devrait brûler, ajouta-t-elle avant
de passer la porte.
– Si vous voulez vous battre, adressez-vous à moi plutôt qu’à elle,
lança Aedion au capitaine.
Chaol se contenta de secouer la tête, les yeux perdus au loin, au-delà
des taudis. Aedion suivit son regard et contempla la capitale dont les
lumières scintillaient autour d’eux.
Il avait haï cette ville dès qu’il avait vu ses murs blancs et son château
de verre. Il avait dix-neuf ans à l’époque. Il avait ripaillé dans toute cette
ville et couché avec nombre de ses femmes en se demandant pourquoi
Adarlan la jugeait si supérieure aux autres cités de l’empire, et pourquoi
Terrasen s’était agenouillée devant cette engeance. Et quand il s’était lassé
des fêtes et des femmes, quand Rifthold, après lui avoir livré ses richesses,
lui en avait demandé plus, toujours plus, il ne l’en avait haïe que davantage.
Pendant tout ce temps, il avait ignoré que ce qu’il cherchait si
ardemment, ce dont il n’avait cessé de rêver depuis dix ans logeait dans un
repaire d’assassins à quelques pâtés de maisons de chez lui.
– Vous paraissez à peu près intact, observa le capitaine.
– Mais vous, vous ne le resterez pas longtemps si vous lui parlez
encore sur ce ton, répliqua Aedion avec un sourire féroce.
Chaol secoua la tête.
– Avez-vous appris du nouveau sur Dorian pendant que vous étiez au
château ? demanda-t-il.
– Après avoir insulté ma reine, vous avez un sacré culot de me
demander des renseignements !
– Je vous en prie, répondez-moi, dit Chaol avec lassitude. Cette
journée a été suffisamment éprouvante sans en rajouter.
– Pourquoi ?
– J’ai pourchassé des officiers Valg dans les égouts après le combat
aux Fosses. Nous les avons suivis jusque dans leurs nouveaux nids, où nous
n’avons heureusement trouvé aucune trace de prisonniers humains.
Pourtant, les disparitions se multiplient sous notre nez. Certains rebelles
voudraient quitter Rifthold, par-dessus le marché. Ils pensent que nous
devrions nous installer dans d’autres villes pour empêcher les Valg de les
envahir, elles aussi.
– Et vous ?
– Je ne partirai pas sans Dorian.
Aedion n’eut pas le cœur de lui demander s’il voulait dire « mort ou
vif ». Il poussa un soupir.
– Quand j’étais au cachot, il est venu me narguer, raconta-t-il. Je n’ai
rien décelé d’humain en lui. Il avait même oublié qui était Sorscha. Je suis
navré pour lui…
Les épaules de Chaol s’affaissèrent comme si une charge invisible
pesait sur elles.
– Adarlan a besoin d’un avenir, dit-il.
– Montez sur son trône.
– Je ne suis pas taillé pour être roi.
Ces paroles étaient empreintes d’une telle haine de soi que malgré lui,
Aedion eut pitié du capitaine. Aelin avait visiblement une stratégie. Elle
avait probablement convoqué Chaol ce soir non pour parler avec lui, mais
pour qu’Aedion et lui aient cette conversation. Il se demanda quand elle
accepterait enfin de se confier à lui.
Mais ces choses-là prennent toujours du temps, se dit-il. Elle avait
passé sa vie à dissimuler pour survivre. Elle devrait apprendre à lui faire
confiance.
– Il y a de pires prétendants au trône, commenta-t-il. Hollin, le frère
cadet de Dorian, par exemple.
– Que comptez-vous faire de lui, Aelin et vous-même ? s’enquit Chaol,
les yeux fixés sur le panache de fumée à l’horizon. Où fixez-vous la limite à
ne pas franchir ?
– Nous ne tuons pas les enfants.
– Même ceux qui sont déjà corrompus ?
– Vous n’avez aucun droit de nous calomnier ainsi alors que c’est votre
roi qui a massacré notre famille et notre peuple.
Le regard de Chaol vacilla.
– Je suis désolé, dit-il.
Aedion secoua la tête.
– Nous ne sommes pas ennemis. Vous pouvez vous fier à nous – à
Aelin.
– Non, je ne peux pas. Plus maintenant.
– Alors tant pis pour vous. Et bonne chance, répondit Aedion.
Et c’était réellement tout ce qu’il pouvait souhaiter au capitaine.

Chaol sortit en trombe de l’entrepôt pour rejoindre Nesryn, qui était


adossée à un immeuble, les bras croisés. Dans l’ombre de son capuchon, un
coin de ses lèvres se retroussa.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
– Rien, répondit-il en remontant la rue alors que son sang rugissait
dans ses veines.
– Qu’ont-ils dit ? insista Nesryn en réglant son pas sur le sien.
– Rien qui te regarde, alors arrête de me cuisiner. Ce n’est pas parce
que nous travaillons ensemble que tu as le droit de tout savoir sur moi.
Nesryn se raidit presque imperceptiblement et une partie de Chaol
regretta d’avoir prononcé ces paroles.
Mais il avait dit la vérité. Le jour où il s’était enfui du château, il avait
tout détruit, et peut-être fréquentait-il Nesryn parce qu’elle était la seule à
ne pas le regarder avec pitié.
Et peut-être se conduisait-il en parfait égoïste envers elle.
Sans lui accorder un regard, Nesryn s’éloigna et disparut dans une
ruelle.
Il songea qu’il pouvait difficilement se haïr plus qu’il le faisait déjà.

Mentir à Aedion au sujet du serment du sang était tout simplement


ignoble.
Elle lui dirait la vérité – quand elle trouverait les mots pour le faire.
Quand un peu de temps aurait passé. Quand il cesserait de la regarder
comme un petit miracle et non comme une raclure, une menteuse et une
lâche.
Peut-être que l’incendie du marché était sa faute, après tout.
Accroupie sur un toit, Aelin chassa le remords et la fureur qui
l’étouffaient depuis plusieurs heures pour observer la ruelle en contrebas.
Cette nuit, elle avait suivi plusieurs patrouilles, repéré les officiers qui
portaient un anneau noir, ceux qui se montraient les plus brutaux et ceux qui
ne feignaient même pas de se déplacer comme des êtres humains. L’homme
– ou était-ce désormais un démon ? – qui ouvrait à l’instant une bouche
d’égout dans la rue était l’un des moins redoutables.
Elle avait décidé de le suivre jusqu’à son nid afin de pouvoir au moins
en informer Chaol, afin de lui prouver combien le salut de cette misérable
ville lui tenait à cœur.
Les hommes de cet officier s’étaient dirigés vers le château de verre
qui brillait dans la lumière du soir tandis que l’épais brouillard montant du
fleuve noyait le flanc de la colline dans une lueur verdâtre. Mais l’officier,
lui, avait obliqué pour rejoindre le quartier pauvre et ses égouts.
Elle le regarda disparaître par la bouche d’égout, puis redescendit du
toit, légère comme une ombre, pour le rejoindre. Ravalant une peur devenue
familière, elle descendit dans les souterrains à un ou deux pâtés de maisons
de l’issue qu’il avait empruntée. Maintenant, elle remontait l’un des
passages, aux aguets.
Le bruit de l’eau qui gouttait, la puanteur des déchets, les cavalcades
de rats…
Et le clapotis de pas qui s’éloignaient vers le croisement le plus
proche… parfait.
Dissimulée dans l’ombre, elle se dirigea sans bruit vers le croisement
et scruta le passage qui s’ouvrait devant elle. Elle vit le Valg s’enfoncer
dans l’obscurité en lui tournant le dos.
Elle le suivit dans un labyrinthe souterrain jusqu’au moment où il
s’arrêta. Il se tenait devant un gigantesque bassin, dans une vaste chambre
aux parois crasseuses et couvertes de mousse. Ces murs étaient si anciens
qu’ils dataient peut-être de la fondation de Rifthold.
Le Valg s’était agenouillé devant le bassin alimenté par des ruisseaux
venant de toutes les directions. Cette vision inspira une certaine
appréhension à Aelin. Mais ce qui lui coupa le souffle et lui glaça le sang,
ce fut la créature qui émergea de l’eau.
Chapitre 27

LA CRÉATURE EN PIERRE NOIRE surgit de l’eau en ridant à peine la


surface du bassin.
Le Valg restait agenouillé, la tête baissée, immobile, tandis que le
monstre se redressait de toute sa hauteur.
Le cœur d’Aelin s’affola et elle dut rassembler ses forces pour
recouvrer son sang-froid. Le monstre avait de l’eau jusqu’à la taille et des
gouttes roulaient sur ses bras puissants et son long mufle de reptile.
Aelin était sûre de l’avoir déjà vu quelque part.
Oui, c’était l’une des huit créatures sculptées sur la tour du château,
huit gargouilles dont elle aurait juré qu’elles… l’avaient observée. Et
qu’elles lui avaient souri.
Celle-là s’était-elle échappée de la tour, ou bien avait-on taillé ces
sculptures sur le modèle de ce monstre ?
Aelin lutta contre la faiblesse qui s’emparait d’elle. Une lueur bleue
palpita sous sa combinaison. Elle jura intérieurement. L’œil d’Elena…
Quand il brillait, ce n’était jamais bon signe.
Elle posa la main sur l’amulette pour dissimuler son éclat à peine
visible à travers le tissu.
– Au rapport, siffla la créature entre ses crocs de pierre noire.
Un chien de Wyrd, voilà comment elle l’appellerait. Même si cette
chose ne ressemblait pas vraiment à un chien, elle était certainement
capable de flairer, de chasser et d’obéir à un maître comme n’importe quel
représentant de la race canine.
– Aucune trace du général ni de ceux qui l’ont aidé à s’enfuir, répondit
l’officier Valg sans relever la tête. On l’a seulement aperçu sur la route du
sud en direction de Fenharrow avec cinq compagnons. J’ai envoyé deux
patrouilles à leur poursuite.
C’était sûrement Arobyn qui les avait lancés sur cette fausse piste.
– Poursuivez les recherches, ordonna le chien de Wyrd dont les veines
iridescentes brillaient dans la faible lumière du souterrain. Le général était
blessé. Il n’a pas dû aller loin.
Sa voix frappa Aelin de stupeur.
Ce n’était ni celle d’un démon ni celle d’un quelconque mortel.
C’était la voix du roi.
Elle préférait ignorer à jamais comment il pouvait voir par les yeux de
cette créature et parler par sa bouche.
Frissonnante, elle recula dans le passage. Le ruisseau qui coulait sous
ses pieds était trop peu profond pour que la créature puisse y nager, mais
Aelin osait à peine respirer de crainte de faire du bruit.
Elle livrerait son Valg à Arobyn, après quoi elle laisserait Chaol et
Nesryn pourchasser ces créatures jusqu’à la dernière.
Mais pas avant de s’être entretenue avec l’une d’elles.

Aelin ne cessa de trembler qu’après avoir parcouru la distance de dix


pâtés de maisons. Durant ce trajet, elle eut le temps de se demander si elle
révélerait aux autres ce qu’elle avait vu et ce qu’elle comptait faire. Mais
quand, de retour chez elle, elle vit Aedion faire les cent pas devant la
fenêtre de la salle de séjour, elle sentit son sang-froid l’abandonner de
nouveau.
– Non mais regardez-moi ça, lança-t-elle d’une voix traînante en
rejetant son capuchon. Tu vois, je suis saine et sauve.
– Tu avais dit que tu t’absenterais deux heures. Ça en fait quatre que tu
es sortie.
– J’avais des affaires à régler. Et pour ça, je devais absolument sortir.
Tu n’es pas assez rétabli pour courir les rues avec moi, surtout en cas de
danger…
– Tu m’avais juré qu’il n’y en avait aucun.
– Tu me prends pour un oracle ? Il y a toujours du danger, riposta-t-
elle.
Et encore, c’était un euphémisme.
– Tu empestes les égouts, observa Aedion. Tu veux bien me dire ce
que tu es allée faire dedans ?
Non, elle n’en avait pas la moindre intention.
– Tu te rends compte de ce que c’était pour moi de t’attendre sans
pouvoir rien faire ? Tu m’avais dit deux heures. Qu’est-ce que j’étais censé
penser ?
– Oui, je m’en rends compte, Aedion, je t’assure, répondit-elle aussi
calmement qu’elle put.
Et elle ôta ses gants crasseux pour saisir sa large main calleuse.
– Qu’avais-tu à faire de si urgent que ça ne pouvait même pas attendre
un jour ou deux ? demanda-t-il, les yeux agrandis d’angoisse.
– J’étais partie en repérage.
– Les demi-vérités, ça te connaît, hein ?
– Premièrement, ce n’est pas parce que tu es… toi, que tu as le droit de
tout savoir de ce que je fais. Deuxièmement…
– Ça y est, c’est reparti pour les listes…
Elle serra sa main dans une étreinte qui aurait rompu les os d’un
homme moins vigoureux.
– Si tu n’aimes pas mes listes, ne me provoque pas.
Il la dévisagea et elle soutint son regard.
Aussi inflexibles et indomptables l’un que l’autre, ils étaient du même
métal.
Aedion poussa un soupir, regarda leurs mains enlacées, puis ouvrit la
sienne pour examiner la paume d’Aelin. Une paume couverte de cicatrices,
quadrillée des symboles de son serment à Nehemia et barrée de l’entaille
qu’elle s’était faite quand Rowan et elle-même étaient devenus carranam,
éternellement liés par la magie.
– J’ai du mal à oublier que tu as toutes ces cicatrices par ma faute, dit-
il.
Aelin en resta sans voix pendant quelques secondes.
– Arrête un peu ! J’ai largement mérité la moitié de ces balafres,
rétorqua-t-elle. Tu vois celle-là ? dit-elle en lui montrant une entaille à
l’intérieur de son avant-bras. C’est un homme qui me l’a faite dans une
taverne avec une bouteille cassée parce que j’avais triché aux cartes et
essayé de lui voler sa bourse.
Aedion faillit s’étrangler.
– Tu ne me crois pas ? demanda-t-elle.
– Oh que si, mais je ne savais pas que tu jouais mal au point de devoir
tricher.
Elle ouvrit le col de sa tunique, dévoilant un mince collier de
cicatrices.
– Ça, c’est un souvenir de Baba Jambes-Jaunes, Matrone du clan de
sorcières du même nom, qui a essayé d’avoir ma peau, expliqua-t-elle. Je
l’ai décapitée et j’ai découpé son corps en petits morceaux que j’ai jetés
dans le four de sa roulotte.
– Je me demandais qui l’avait tuée.
Elle aurait pu l’embrasser pour cette remarque et pour l’absence de
peur et de dégoût dans son regard.
Elle se dirigea vers l’armoire à liqueurs et en sortit une bouteille de
vin.
– Je suis étonnée que la bande de rustres que vous êtes n’ait pas vidé
mes meilleures bouteilles quand l’appartement vous servait de cachette,
commenta-t-elle.
Mais elle se renfrogna en examinant de plus près le contenu de
l’armoire.
– On dirait que l’un de vous a goûté à l’eau-de-vie.
– C’est le grand-père de Ren, répondit Aedion qui, resté près de la
fenêtre, suivait tous ses mouvements.
Elle ouvrit la bouteille de vin et, sans se donner la peine de prendre un
verre, s’affala sur le canapé, puis avala une gorgée.
– Regarde celle-là, poursuivit-elle en montrant une cicatrice en zigzag
près de son coude.
Aedion la rejoignit et s’assit à côté d’elle. Il occupait presque la moitié
de la banquette.
– C’est un cadeau du seigneur des pirates de la baie des Crânes quand
j’ai saccagé sa ville et libéré ses esclaves. Un exploit dont je ne suis pas peu
fière, déclara-t-elle.
Aedion prit la bouteille et but une goulée.
– Personne ne t’a jamais enseigné l’humilité ? demanda-t-il.
– À quoi bon, puisque toi, tu ne l’as jamais apprise ?
Aedion éclata de rire, puis lui montra plusieurs doigts tordus de sa
main gauche.
– Au camp d’entraînement, l’un de ces fumiers d’Adarlan a brisé tous
mes doigts parce que j’avais été insolent, dit-il. Et il les a encore brisés en
d’autres endroits parce que je continuais à l’injurier.
Elle siffla entre ses dents en pensant à la douleur qu’il avait dû
éprouver, mais elle admirait sa bravoure et son esprit rebelle. La fierté que
son cousin lui inspirait était teintée de honte vis-à-vis d’elle-même.
Aedion remonta sa chemise, révélant un ventre musclé. Une épaisse
cicatrice en éclair barrait ses côtes et descendait jusqu’à son nombril.
– C’était pendant une bataille près de Rosamel, expliqua-t-il. Avec la
lame d’un poignard de chasse courbe et en dents de scie. La pourriture qui
le maniait l’a planté là, dit-il en montrant le haut de la cicatrice, et il est
descendu vers le sud.
– Bon sang, comment se fait-il que tu respires encore ?
– La chance. J’ai pu m’écarter juste à temps pour ne pas être étripé. Ça
m’a au moins appris à toujours me couvrir.
Ils se racontèrent à tour de rôle les blessures qu’ils avaient récoltées
pendant les années de leur séparation. Elle ôta sa tunique pour lui montrer
sur son dos les cicatrices et les tatouages qui les recouvraient.
Quand elle se fut rallongée sur le canapé, Aedion désigna une épaisse
ligne sur son pectoral gauche, souvenir de sa première bataille au cours de
laquelle il avait reconquis l’épée d’Orynth qui appartenait au père d’Aelin.
Il se rendit dans ce qu’elle considérait désormais comme sa chambre et
en ressortit, l’épée dans les mains. Il s’agenouilla devant Aelin et la lui
tendit.
– Elle t’appartient, déclara-t-il d’une voix rauque.
Aelin en resta interdite.
Elle referma pourtant les mains d’Aedion sur le fourreau, bien que son
cœur se brisât à la vue de l’épée de son père et à l’idée de ce que son cousin
avait dû accomplir pour la récupérer.
– C’est à toi qu’elle revient, Aedion, protesta-t-elle.
– Non, dit-il sans abaisser la lame. Je n’ai fait que la garder pour toi.
– Elle t’appartient, répéta-t-elle. Personne d’autre ne la mérite.
Pas même moi, pensa-t-elle.
Aedion poussa un long soupir, puis inclina la tête.
– Tu as le vin triste, lança-t-elle, ce qui le fit rire.
Aedion posa l’épée sur la table derrière lui, puis s’affala sur le canapé.
Il était si grand qu’elle faillit être délogée du coussin sur lequel elle se
prélassait, et elle lui lança un regard noir.
– Ne démolis pas mon divan, espèce de brute ! le tança-t-elle.
Aedion lui ébouriffa les cheveux, puis étendit ses longues jambes.
– Voilà comment ma cousine adorée me traite après dix ans de
séparation, fit-il, et elle lui envoya une bourrade.

Deux jours plus tard, Aedion se sentait devenir fou. D’abord parce que
Aelin ne cessait de sortir pour rentrer couverte de boue et puante du
royaume d’Hellas. Ensuite parce que prendre l’air sur le toit, ce n’était pas
vraiment sortir, et l’appartement lui paraissait si exigu qu’il envisageait
sérieusement de dormir dans l’entrepôt du rez-de-chaussée pour avoir un
peu plus de place.
Il en avait toujours été ainsi, dès qu’il restait trop longtemps à
Rifthold, à Orynth ou dans les plus beaux palais sans pouvoir marcher en
forêt, à travers champs et sentir la caresse du vent sur son visage. Par tous
les dieux, il aurait même préféré le camp de guerre du Fléau à cet
appartement. Il y avait trop longtemps qu’il n’avait revu ses hommes, ri
avec eux et écouté – non sans envie – leurs récits sur leurs familles et leurs
pays – mais il ne ressentait plus cette envie depuis qu’il avait retrouvé
Aelin.
Même s’il étouffait entre les murs de son appartement…
Aelin l’avait certainement compris. Quand il lui en parla ce soir-là, elle
leva les yeux au ciel.
– D’accord, d’accord, concéda-t-elle. Je préfère que tu te ruines la
santé au-dehors plutôt que de te voir démolir mes meubles parce que tu
t’ennuies. Tu es pire qu’un chien.
– Je ne peux pas m’en empêcher, déclara-t-il avec un sourire.
Ils se vêtirent, s’armèrent et sortirent. Ils avaient à peine fait deux pas
dans la rue qu’il flaira une odeur féminine, un parfum de menthe mêlé à une
autre plante aromatique qui lui était inconnue. L’odeur s’approchait d’eux.
Il l’avait déjà flairée auparavant, mais il ne la reconnaissait pas.
Il sentit un élancement douloureux dans les côtes quand il tira son
poignard.
– C’est Nesryn. Détends-toi, lui dit Aelin.
La femme qui approchait leva la main en guise de salut, mais la cape
qu’elle portait la dissimulait si bien qu’Aedion ne distinguait pas grand-
chose de son visage.
Aelin vint à sa rencontre en évoluant avec une parfaite aisance dans
cette sacrée combinaison, et s’adressa à elle sans attendre qu’Aedion l’ait
rejointe.
– Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
Le regard de la femme se détacha d’Aedion pour s’arrêter sur sa reine.
Il n’avait pas oublié la flèche qu’elle avait décochée et celle qu’elle avait
pointée vers lui dans le jardin du château.
– Non, répondit-elle. Je suis seulement venue vous informer des
nouveaux nids que nous avons repérés. Mais si vous êtes occupés, je peux
revenir plus tard.
– Nous sortions seulement chercher à boire pour le général, répondit
Aelin.
Les cheveux noirs comme la nuit de Nesryn ondulèrent sous son
capuchon quand elle inclina la tête sur le côté.
– Avez-vous besoin d’une escorte ?
Aedion était prêt à refuser, mais Aelin parut réfléchir. Elle le regarda
par-dessus son épaule et il comprit qu’elle évaluait sa condition physique
avant de répondre. S’ils avaient été au camp du Fléau, il lui aurait fait
mordre la poussière avec joie.
– J’aurais plutôt besoin d’un joli minois qui ne soit pas celui de ma
cousine. Vous ferez très bien l’affaire, répondit-il d’une voix traînante.
– Tu es insupportable, lança Aelin. Et, je suis désolée pour toi, cousin,
mais le capitaine n’apprécierait guère que tu fasses des avances à Faliq.
– Pas du tout, intervint Faliq.
Aelin haussa une épaule.
– Ça me serait parfaitement égal si c’était vrai, affirma-t-elle le plus
sincèrement du monde.
Nesryn secoua la tête.
– Je ne l’ai pas dit pour vous ménager. Ce n’est tout simplement pas le
cas. Je crois qu’il se complaît trop dans son malheur, fit-elle avec un geste
de dédain. Nous pouvons mourir à tout moment, alors je ne vois pas
l’intérêt de se morfondre.
– Eh bien, vous avez de la chance, Faliq, déclara Aelin. Il se trouve
que je suis aussi fatiguée de mon cousin qu’il l’est de moi. Nous aurions
bien besoin d’un peu de compagnie.
Aedion esquissa devant la rebelle une courbette qui raviva la douleur
de sa blessure.
– Après vous, lui dit-il en montrant la rue devant eux.
Nesryn le jaugea comme si elle voyait précisément sa blessure, puis
suivit la reine.
Aelin les mena à une taverne des plus malfamées à quelques pâtés de
maisons de l’entrepôt. Elle y entra d’un air bravache et délogea par la
menace deux voleurs assis à l’une des tables du fond. Ils regardèrent ses
armes, sa combinaison et décidèrent qu’ils préféraient conserver tous leurs
organes.
Aedion et les deux femmes restèrent jusqu’à la fermeture, le visage si
bien dissimulé sous leurs capuchons qu’ils se reconnaissaient à peine l’un
l’autre. Ils jouèrent aux cartes en déclinant toutes les offres de se joindre à
d’autres joueurs. Comme ils n’avaient pas d’argent à gaspiller, ils misaient
des haricots séchés qu’Aedion avait mendiés à la serveuse en lui faisant les
yeux doux.
Nesryn gagna une partie après l’autre en lui parlant à peine, ce qui lui
convenait fort bien, car il n’avait pas encore décidé s’il lui pardonnait la
flèche qu’elle lui avait décochée. Mais Aelin lui posa des questions sur les
boulangeries de son père, sur la vie de ses parents dans le Sud, sur sa sœur,
ses neveux et ses nièces. Quand ils ressortirent de la taverne, comme ils
avaient jugé plus prudent de ne pas s’enivrer en public et qu’aucun d’eux
n’avait envie de rentrer tout de suite, ils flânèrent dans les ruelles du
quartier.
Aedion savourait chaque pas qu’il faisait en liberté. Il était resté
emprisonné de longues semaines. Ce confinement avait rouvert en lui une
ancienne blessure dont il n’avait jamais rien dit à personne. Certains de ses
guerriers du Fléau savaient tout de même à quoi s’en tenir, car ils l’avaient
aidé à se venger plusieurs années après cette histoire. Aedion ruminait
encore ces souvenirs quand ils empruntèrent une ruelle envahie par le
brouillard dont les pavés sombres luisaient comme de l’argent à la lueur de
la lune.
Grâce à son ouïe de Fae, il entendit le raclement de bottes sur la pierre
avant ses compagnes. Il étendit un bras devant Aelin et Nesryn, qui se
figèrent en silence, habituées à être sur le qui-vive.
Il huma l’air, mais le vent ne lui était pas favorable. Il resta aux aguets.
À en juger par le bruit de pas presque inaudible qui lui parvenait à
travers l’épais brouillard, il n’y avait qu’une personne. Et elle se déplaçait
avec une aisance de prédateur qui alerta tous les instincts d’Aedion.
Il tirait ses poignards quand l’odeur le frappa – celle d’un mâle
crasseux avec un soupçon de pin et de neige. Soudain, il reconnut celle
d’Aelin, subtile, complexe et mêlée à celle de l’homme.
L’inconnu surgit du brouillard. Il était grand, peut-être un peu plus que
lui, puissamment bâti et lourdement armé au-dessus et en dessous de son
manteau à capuche gris pâle.
Aelin fit un pas en avant, un seul, comme en transe.
Un petit gémissement – un sanglot – fusa de ses lèvres.
Et elle s’élança dans la ruelle, volant littéralement, comme si le vent
l’éperonnait. Elle se jeta sur l’inconnu avec un tel élan qu’un homme moins
vigoureux aurait été précipité à terre.
Mais il la saisit, la serra contre lui et la souleva. Quand Nesryn voulut
s’approcher d’eux, Aedion l’arrêta en posant une main sur son bras.
– Qui est-ce ? demanda Nesryn.
Il sourit.
– Rowan, répondit-il.
Chapitre 28

ELLE TREMBLAIT DE LA TÊTE AUX PIEDS et ses larmes coulaient malgré


elle alors que le souvenir de l’absence de Rowan et de ces semaines sans lui
l’accablait soudain.
– Comment es-tu venu ici ? Comment m’as-tu retrouvée ? demanda-t-
elle.
Elle s’écarta pour observer le visage rude dissimulé dans l’ombre du
capuchon, le tatouage qui en dépassait et le sourire sardonique qui lui était
familier.
Il était là. Il était là…
– Comme tu m’as fait assez clairement comprendre que ceux de mon
espèce n’étaient pas les bienvenus sur ce continent, je me suis embarqué
clandestinement pour te rejoindre, répondit-il. Je suis arrivé il y a quelques
heures. Et comme tu m’avais parlé de ton appartement dans les quartiers
pauvres, j’ai erré par ici jusqu’au moment où j’ai flairé ton odeur.
Il l’examinait, les lèvres serrées, avec l’œil exercé et la vigilance d’un
guerrier.
– Tu as sûrement une foule de choses à me raconter, reprit-il.
Elle acquiesça. Tout – elle voulait tout lui raconter. Elle le serra plus
fort, savourant la dureté des muscles de ses avant-bras et sa force
d’immortel. Il repoussa une mèche de ses cheveux et ses doigts calleux
effleurèrent sa joue avec une douceur qui lui arracha un sanglot.
– Mais tu n’es pas blessée, fit-il doucement. Es-tu en sécurité ?
Elle hocha la tête, puis enfouit son visage contre sa poitrine.
– Je croyais t’avoir ordonné de rester à Wendlyn, dit-elle.
– J’avais mes raisons de venir, et un lieu sûr où dormir. Au fait, tes
amis du fort des Brumes te passent le bonjour. Je crois que la fille des
cuisines leur manque. Surtout à Luca et surtout le matin.
Elle rit et le serra de nouveau contre elle. Il était là, ce n’était pas son
esprit qui lui jouait des tours, ce n’était pas un rêve échevelé et…
– Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il en l’écartant de lui pour scruter
son visage.
Mais elle se pressait contre lui avec tant de force qu’elle sentait ses
armes sous ses vêtements. Même si le monde s’écroulait, tout irait bien tant
qu’il serait avec elle.
– Je pleure parce que tu sens si mauvais que mes yeux me brûlent,
répondit-elle.
Rowan éclata d’un rire qui réduisit au silence la racaille de la ruelle.
Elle se dégagea enfin de lui avec un sourire.
– Il n’y a pas de salles de bains à bord pour les clandestins, se justifia-
t-il en lui donnant une chiquenaude sur le nez.
Elle lui allongea une bourrade.
Il lança un regard à Nesryn et à Aedion. Il n’avait probablement pas
cessé de les surveiller, mais s’il les avait jugés dangereux, il les aurait déjà
tués.
– Tu comptes les laisser plantés là toute la nuit ?
– Depuis quand as-tu de bonnes manières ? demanda-t-elle en passant
un bras autour de sa taille.
Elle refusait de le lâcher à moins qu’il ne s’évanouisse dans l’air.
Le bras de Rowan négligemment passé autour de ses épaules était un
poids dont elle savourait la merveilleuse solidité tandis qu’ils rejoignaient
les autres.
Si Rowan se mesurait à Nesryn ou à Chaol, l’issue du combat ne ferait
aucun doute.
Mais Aedion… Aelin ne l’avait jamais vu affronter qui que ce soit. Au
regard qu’il adressa à Rowan, malgré toute l’admiration qu’il professait
pour lui, elle se demanda s’il était en train d’estimer lequel survivrait à un
corps-à-corps. Elle sentit Rowan se raidir légèrement.
Chacun soutenait le regard de l’autre alors qu’ils se rapprochaient.
Toujours ces vieilles absurdités de mâles défendant leur territoire.
Aelin serra Rowan si fort contre sa hanche qu’il siffla entre ses dents et
lui pinça l’épaule. Si les guerriers Fae étaient sans pareil sur un champ de
bataille, ils avaient le don de l’exaspérer le reste du temps.
– Rentrons, dit-elle.
Nesryn était restée en retrait pour observer le face-à-face des guerriers,
le heurt de ces deux arrogances.
– À plus tard, lança-t-elle en réprimant un sourire, avant de s’éloigner
au milieu des taudis.
Aelin eut envie de la rappeler pour la raison qui l’avait poussée à
l’inviter ce soir : la jeune femme lui avait paru esseulée et un peu perdue.
Mais Faliq n’avait aucune raison de rester avec eux dans l’immédiat.
Aedion les précéda en silence pendant le reste du trajet.
Les muscles de Rowan étaient tendus sous ses couches de vêtements et
d’armes et elle remarqua qu’il scrutait Rifthold. Elle faillit lui demander ce
que ses sens aiguisés avaient détecté, quelles strates de la ville dont elle
ignorerait peut-être toujours l’existence avaient attiré son attention. Elle ne
lui enviait pas son odorat affûté, certainement pas au milieu de ces rues
délabrées. Mais ce n’étaient ni le lieu ni l’heure de le lui demander – pas
avant qu’ils soient en sûreté. Pas avant qu’ils puissent parler seule à seul.
Rowan examina l’entrepôt sans faire de commentaire avant de
s’écarter pour lui laisser le passage. Elle avait oublié la splendeur avec
laquelle son corps puissant se mouvait – une tempête incarnée.
Elle monta l’escalier, puis entra dans la salle de séjour sans lâcher sa
main. Elle savait qu’il avait noté chaque détail, repéré chaque issue et
décidé de chaque moyen d’évasion alors qu’ils étaient encore à mi-chemin
dans la salle.
Aedion se campa devant le foyer, le visage dissimulé sous son
capuchon, prêt à tirer ses poignards.
– Aedion, je te présente Rowan, lança-t-elle par-dessus son épaule. Son
Altesse va prendre un bain sinon je ne pourrais pas rester une minute de
plus à ses côtés sans vomir.
Sans plus d’explications, elle entraîna Rowan dans sa chambre et
referma la porte derrière eux.

Aelin s’adossa au battant tandis que Rowan s’arrêtait au milieu de la


chambre, le visage noyé dans l’ombre de son lourd capuchon gris.
L’intervalle qui les séparait se chargea d’une tension électrique. Elle le
jaugea en se mordillant la lèvre : les vêtements qui lui étaient devenus
familiers, le redoutable arsenal, le calme et l’immobilité surnaturelle de
l’immortel… Sa présence semblait absorber l’air de la pièce et elle-même
avait du mal à respirer.
– Ôte ton capuchon, dit-il avec un léger grondement, les yeux fixés sur
sa bouche.
Elle croisa les bras.
– Montre-moi la tienne et je te montrerai la mienne, prince, répondit-
elle.
– On passe des larmes à l’effronterie en quelques minutes… Je suis
ravi que tu aies gardé le moral pendant ces quelques semaines de
séparation.
Il rejeta son capuchon et elle tressaillit.
– Tes cheveux ! Tu les as coupés !
Elle s’avança vers lui en se découvrant à son tour. Ses longs cheveux
argentés étaient maintenant coupés très court. Cela le rajeunissait, son
tatouage en paraissait plus frappant et… oui, cela l’embellissait. Ou peut-
être cela tenait-il seulement à ce qu’il lui avait manqué.
– Comme tu semblais penser que nous venions ici pour combattre, des
cheveux courts m’ont paru plus indiqués, répondit-il. Quant aux tiens, tu
aurais aussi bien pu les teindre en bleu.
– Chut ! Tes cheveux étaient si beaux… J’espérais que tu me laisserais
les tresser un jour. Dis-moi, quand tu reprendras ta forme animale, est-ce
que les plumes de ton faucon seront plus courtes, elles aussi ?
Les narines de Rowan se dilatèrent et elle réprima un fou rire.
Il fouillait la chambre du regard : le lit imposant qu’elle ne s’était pas
donné la peine de refaire ce matin, le dessus de cheminée en marbre couvert
de bibelots et de livres, la porte ouverte sur la vaste garde-robe.
– En tout cas, tu n’as pas menti sur tes goûts de luxe, commenta-t-il.
– Tout le monde n’aime pas la crasse des camps de guerre, répliqua-t-
elle en saisissant l’une de ses mains dont elle se rappelait si bien les cals, la
vigueur et la forme. Les doigts de Rowan se refermèrent sur les siens.
Quant à son visage, qu’elle avait gardé en mémoire et qui avait hanté
ses rêves au cours de ces dernières semaines… il avait changé. Rowan la
regardait comme s’il pensait la même chose d’elle.
Il voulut parler, mais elle l’entraîna dans la salle de bains où elle
alluma des bougies au-dessus de la vasque et sur un côté de la baignoire.
– J’étais sérieuse, pour le bain, déclara-t-elle en faisant couler l’eau et
en bouchant la bonde. Tu pues vraiment.
Rowan la regarda se pencher pour prendre une serviette dans un petit
placard à côté des toilettes.
– Raconte-moi tout, demanda-t-il.
Elle prit un flacon de sels de bain, un autre d’huile et en répandit
généreusement le contenu dans l’eau qui devint laiteuse et opaque.
– Je le ferai quand tu seras dans l’eau et quand tu ne sentiras plus
comme un vagabond.
– Si mes souvenirs sont bons, tu puais encore plus lors de notre
première rencontre, mais je ne t’ai pas pour autant poussée dans le ruisseau
le plus proche à Varese.
– Très drôle, lança-t-elle en le foudroyant du regard.
– Et j’ai eu envie de me boucher le nez pendant tout notre voyage
jusqu’au fort des Brumes.
– Entre dans cette baignoire et tais-toi !
Il obéit avec un ricanement. Elle ôta son manteau et commença à se
défaire de ses armes en sortant de la salle de bains.
Elle avait peut-être mis plus de temps que d’habitude pour ôter ses
armes, sa combinaison et passer une ample chemise blanche et un pantalon.
Quand elle eut fini, Rowan était dans le bain dont l’eau était si trouble
qu’elle ne voyait pas le bas de son corps.
Les muscles puissants de son dos strié de cicatrices ondulaient tandis
qu’il frottait son visage, son cou et sa poitrine. Sa peau avait foncé, virant
au brun doré. Il avait dû passer pas mal de temps dehors récemment, et sans
chemise.
Quand il s’aspergea le visage, elle lui passa une serviette qu’elle avait
laissée sur le bord du lavabo.
Il la plongea dans l’eau laiteuse et récura son visage, sa nuque et la
puissante colonne de son cou. Le tatouage de son bras gauche semblait luire
sous l’eau.
Bon sang, il remplissait toute la baignoire ! Elle lui tendit son savon
préféré à la lavande qu’il huma et saisit avec un soupir de résignation.
Elle s’assit sur le rebord et lui raconta tout ce qui était arrivé pendant
leur séparation – ou presque. Il se frottait sans ménagement pendant qu’elle
parlait. Quand il porta le savon à sa tête, elle poussa un cri étranglé.
– Pas pour les cheveux ! siffla-t-elle, et elle bondit de son perchoir
pour prendre l’une des nombreuses lotions capillaires alignées sur l’étagère
au-dessus de la baignoire.
– Rose, verveine-citron ou… (Elle renifla le contenu d’un flacon.)
Jasmin.
Il leva les yeux vers elle et elle lut dans son regard qu’il se moquait
bien de ce qu’elle pouvait choisir.
– Eh bien, ce sera jasmin, espèce de buse, fit-elle.
Il n’éleva aucune objection quand elle versa de la lotion dans ses
cheveux. Le parfum suave et nocturne du jasmin se répandit comme une
caresse pour les sens d’Aelin. Rowan lui-même l’inspira pendant qu’elle
massait son cuir chevelu.
– Je pourrais peut-être quand même tresser tes cheveux, fit-elle d’un
air songeur. De minuscules tresses…
Il poussa un grognement, mais adossa sa nuque au bord de la
baignoire, les yeux fermés.
– Tu n’es qu’un chat domestique, dit-elle sans interrompre son
massage.
Il émit un bruit de gorge qui aurait pu passer pour un ronronnement.
Laver ses cheveux était un moment d’intimité, un privilège qu’il avait
dû accorder à peu de gens, et un soin qu’elle n’avait jamais prodigué à
personne d’autre. Mais ils ne s’étaient jamais souciés de s’imposer des
limites dans leurs relations. Il l’avait vue nue plusieurs fois et elle avait
également presque tout vu de son corps. Ils avaient dormi dans le même lit
des mois durant. Et surtout, ils étaient carranam. Il l’avait laissée accéder à
son pouvoir, franchir ses défenses mentales, pénétrer dans un lieu où Aelin
aurait pu le briser d’une simple pensée. Laver ses cheveux et le toucher
étaient à la fois intimes et essentiels pour eux.
– Tu n’as rien dit de ta magie, murmura-t-elle.
Il se raidit. Les doigts encore dans ses cheveux, elle se pencha pour
scruter son visage.
– Je suppose qu’elle n’opère plus. Comment se sent-on quand on n’a
pas plus de pouvoirs qu’un mortel ? demanda-t-elle.
Il rouvrit les yeux et lui lança un regard noir.
– Ça n’a rien de drôle.
– Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ?
– Pendant les premiers jours, j’ai été malade comme un chien et à
peine capable de bouger, dit-il. J’avais l’impression qu’on avait jeté une
couverture sur tous mes sens pour les étouffer.
– Et maintenant ?
– Maintenant, je me débrouille.
Elle lui tapota l’épaule. C’était comme toucher de l’acier enrobé de
velours.
– Vieux grincheux, lança-t-elle.
Il poussa un léger grognement d’irritation et elle réprima son envie de
rire. Elle pressa ses épaules pour lui plonger la tête sous l’eau. Quand il en
resurgit, elle se leva et prit une nouvelle serviette.
– Je vais te chercher des vêtements propres, annonça-t-elle.
– J’ai…
– Oh non, ceux-là partiront tout droit chez la lingère et tu les
récupéreras seulement s’ils ne sentent pas mauvais au retour. En attendant,
tu porteras ce que je te donnerai.
Elle lui tendit la serviette et la main de Rowan se referma sur elle.
– Tu es un vrai tyran, princesse.
Elle leva les yeux au ciel, lâcha prise et se retourna alors qu’il se levait
dans un mouvement puissant en aspergeant le sol de la salle de bains. Elle
dut se maîtriser pour ne pas regarder par-dessus son épaule.
N’y pense même pas, siffla une voix dans sa tête, celle qu’elle
appellerait désormais la Voix de la raison et qu’elle était bien décidée à
écouter.
Elle se rendit dans sa garde-robe et ouvrit le tiroir inférieur de la
commode. Il contenait des sous-vêtements, des chemises et des pantalons
d’homme.
Elle contempla un moment les vêtements de Sam et inspira son odeur
dont le tissu était toujours faiblement imprégné. Elle n’avait pas encore le
courage de se rendre sur sa tombe, mais…
– Tu n’es pas obligée de me prêter ceux-là, dit Rowan juste derrière
elle.
Elle tressaillit, puis pivota sur elle-même pour lui faire face. Il avait le
don de se déplacer sans bruit.
La serviette était drapée autour de sa taille. Elle dissimula tant que bien
que mal l’effet que lui faisaient son corps hâlé, musclé et lustré par l’huile
du bain, et les cicatrices qui le striaient comme les tigrures d’un chat
sauvage. La Voix de la raison était réduite au silence.
– On manque de vêtements propres ici, et ceux-là ne servent à rien
dans un tiroir, répondit-elle, la bouche sèche. J’espère que ça fera l’affaire.
Elle lui tendit une chemise.
Sam était mort à dix-huit ans alors que Rowan était un guerrier affûté
par trois siècles de combat.
Elle sortit également du linge et un pantalon du tiroir.
– J’irai acheter des vêtements à ta taille demain, reprit-elle. Si les
femmes de Rifthold te voient déambuler sans rien d’autre sur toi que cette
serviette, tu déclencheras une émeute.
Rowan étouffa un éclat de rire, puis s’approcha des vêtements pendus
le long de l’un des murs de la garde-robe : robes, tuniques, vestes,
chemises…
– Tu portes tout ça ? demanda-t-il.
Elle acquiesça et se releva lentement. Il examina certaines des robes et
des tuniques brodées.
– Elles sont… magnifiques, avoua-t-il.
– Je te voyais plutôt en membre du club anti-parures et fier de l’être…
– Les habits sont également des armes, déclara-t-il en s’immobilisant
devant une robe de velours noir.
Cette robe aux manches collantes, sans ornement ni décolleté, n’avait
rien de remarquable hormis les tentacules brodés au fil d’or qui rampaient
par-dessus ses épaules. Rowan la retourna pour examiner le dos, qui était
son chef-d’œuvre. La broderie d’or représentait le corps sinueux d’un
dragon dont la gueule rugissait à la hauteur de la nuque et la queue étroite
bordait la longue traîne.
– C’est celle que je préfère, dit-il.
Aelin saisit l’étoffe entre deux doigts.
– Je l’ai vue dans la vitrine d’une boutique quand j’avais seize ans et je
l’ai achetée aussitôt. Mais quand on me l’a livrée quelques semaines plus
tard, elle m’a paru convenir davantage à une femme plus âgée. Elle était
trop imposante pour la jeune fille que j’étais. Je ne l’ai jamais portée, et
voilà trois ans qu’elle pend dans cette garde-robe.
Rowan passa un doigt couvert de cicatrices sur l’échine dorée du
dragon.
– Mais tu n’es plus cette jeune fille, assura-t-il doucement. J’aimerais
que tu la portes un jour.
Elle se risqua à lever les yeux vers lui tandis que son coude effleurait
son avant-bras.
– Tu m’as manqué, dit-elle.
Il serra les lèvres.
– Nous n’avons pas été séparés très longtemps, observa-t-il.
Pour un immortel, évidemment, quelques semaines ne représentaient
presque rien.
– Et alors ? Je n’ai pas le droit de souffrir de ton absence ? répliqua-t-
elle.
– Je t’ai dit un jour que ceux que tu aimes sont des armes qu’on peut
retourner contre toi, répondit-il. C’était stupide et dangereux de te
morfondre parce que j’étais absent.
– Tu sais vraiment parler aux femmes, toi !
Elle ne s’était pas attendue à des larmes ni à la moindre émotion, mais
ça l’aurait réconfortée de savoir qu’elle lui avait manqué ne serait-ce qu’une
fraction de ce qu’il lui avait manqué. Elle déglutit, se raidit et lui remit sans
douceur les vêtements de Sam.
– Tu peux t’habiller ici.
Elle sortit et se rendit tout droit à la salle de bains, où elle s’aspergea le
visage et le cou.
À son retour dans la chambre, il l’attendait, l’air renfrogné.
Le pantalon lui allait, mais tout juste. Un peu trop court, il mettait
admirablement en valeur le bas de son dos, mais…
– La chemise est trop petite. Je ne voulais pas la déchirer.
– J’irai t’en acheter une dès que possible, répondit-elle. Bon, et
maintenant, si ça ne te gêne pas de rencontrer Aedion torse nu, je suppose
que nous pourrions aller le retrouver.
– Nous devons parler, lui et moi.
– Quel genre de conversation ? Amicale ou hostile ?
– Disons que je me réjouis que tu ne puisses plus cracher du feu,
répondit-il.
Elle sentit aussitôt l’appréhension lui tenailler le ventre.
– L’épisode auquel tu fais allusion n’était qu’un incident et si tu veux
mon avis, ton exquise ancienne amante l’avait mérité, déclara-t-elle.
Elle ne l’avait pas volé, même ! Cette rencontre avec ces visiteurs Fae
de haut rang lui avait laissé un très mauvais souvenir, et c’était un
euphémisme. Quand l’ancienne amante de Rowan avait persisté à le toucher
alors qu’il l’avait priée de cesser, et quand elle avait menacé de faire
fouetter Aelin pour s’être interposée… Eh bien, celle-ci n’avait jamais
mieux porté son nouveau surnom de « garce de reine cracheuse de feu » que
lors de ce dîner.
Les coins des lèvres de Rowan frémirent à ce souvenir, mais une
ombre voila son regard.
Aelin poussa un soupir et leva les yeux au ciel :
– Alors, on y va ?
– Plus tard, répondit-il. Ça peut attendre un peu.
Elle lui aurait bien demandé d’être plus précis sur ce qui pouvait
attendre, mais elle s’en abstint et se tourna vers la porte.

Quand ils entrèrent tous les deux dans la cuisine, Aedion, qui était
assis à la table, se leva et jaugea Rowan.
– Tu ne m’avais jamais dit combien ton prince Fae était beau, Aelin,
commenta-t-il.
Elle lui lança un regard noir.
– Demain matin, nous irons nous entraîner sur le toit, vous et moi, dit
Aedion à Rowan. Je veux apprendre tout ce que vous savez.
Aelin fit claquer sa langue.
– Tu n’as parlé que du prince Rowan ces derniers jours, et maintenant,
c’est tout ce que tu trouves à lui dire ? Pas de courbettes ni de ronds de
jambe ?
– Si le prince y tient, je peux ramper devant lui, mais je ne crois pas
que ce soit son genre, répondit Aedion qui s’était rassis.
– Je ferai ce que ma reine veut, déclara Rowan avec une lueur
d’amusement dans ses yeux verts.
Aelin cilla aux mots de « ma reine ». Ils n’avaient pas échappé non
plus à Aedion.
Les deux princes se dévisagèrent. On aurait cru voir une statue d’or et
une d’argent. L’un était la copie d’Aelin, l’autre son âme sœur. Mais leurs
regards n’avaient rien d’amical ni d’humain : c’étaient deux Fae figés dans
un affrontement silencieux pour le pouvoir.
Aelin s’adossa à l’évier.
– Si vous voulez jouer à qui de vous deux pissera le plus loin,
pourriez-vous au moins faire ça sur le toit ? lança-t-elle.
Rowan la regarda en haussant les sourcils, mais ce fut Aedion qui
répondit.
– Elle vient de nous dire que nous ne valons pas mieux que des chiens,
observa-t-il. Je ne serais pas surpris qu’elle nous croie capables de pisser
sur son mobilier.
Mais Rowan ne sourit pas. La tête inclinée sur le côté, il humait l’air.
– Oui, je sais : Aedion aurait besoin d’un bain, lui aussi, dit Aelin. Et il
a absolument tenu à fumer la pipe à la taverne parce qu’il prétend que cela
lui confère une certaine dignité.
– Votre mère et celle de ma reine étaient cousines, prince, mais qui
était votre père ? demanda Rowan à Aedion.
Aedion se renversa nonchalamment dans son siège.
– Est-ce si important ? fit-il.
– Le savez-vous ? insista Rowan.
Aedion haussa les épaules.
– Elle ne l’a jamais dit, ni à moi ni à personne.
– Mais je suppose que tu as bien une idée ? avança Aelin.
– Il ne te rappelle pas quelqu’un ? demanda Rowan à sa reine.
– Il me ressemble.
– Oui, évidemment, mais…, commença Rowan, mais il s’interrompit
et poussa un soupir. Tu as rencontré son père il y a quelques semaines. C’est
Gavriel.

Aedion dévisagea le guerrier en se demandant s’il était trop fatigué ou


s’il souffrait d’hallucinations.
Le sens de ses paroles s’imposa à lui, mais il se contenta d’observer
Rowan en silence. Un tatouage à l’allure redoutable gravé dans l’ancienne
langue s’étendait sur tout un côté de son visage, puis descendait le long de
son cou, de son épaule et de son bras musclé. Ceux qui le voyaient
préféraient le plus souvent détaler.
Aedion avait rencontré nombre de soldats et de mercenaires, mais cet
homme était l’incarnation du guerrier sans foi ni loi.
Tout comme Gavriel. À en croire la légende, du moins.
Gavriel, l’ami de Rowan et l’un de ses officiers, dont la forme animale
était un puma.
– Je me souviens. Ce jour-là, il m’a demandé mon âge et quand j’ai
répondu « dix-neuf ans », il a paru soulagé, murmura Aelin.
À dix-neuf ans, elle était sans doute trop jeune pour être la fille de
Gavriel, même si elle ressemblait étrangement à son ancienne amante.
Aedion se rappelait à peine sa mère. L’un de ses derniers souvenirs d’elle
était son visage gris et émacié sur son lit de mort. Elle avait refusé les soins
des guérisseurs Fae malgré la maladie qui la minait. Mais il avait entendu
dire qu’autrefois, elle était le portrait d’Aelin et de sa mère Evalin.
– Le Puma est donc mon père ? lâcha-t-il d’une voix rauque.
Rowan acquiesça.
– Est-ce qu’il le sait ?
– Je parie qu’après avoir vu Aelin, il s’est demandé s’il avait eu un
enfant avec votre mère, répondit Rowan. Mais il ignore probablement que
c’est vous, à moins d’avoir entrepris des recherches.
La mère d’Aedion n’avait révélé à personne qui était le père de son
enfant, sauf à Evalin. Même mourante, elle avait gardé ce secret. Elle avait
refusé les soins des guérisseurs pour le préserver.
Parce qu’ils auraient pu reconnaître Aedion, et si Gavriel savait qu’il
avait un fils… Et si Maeve l’apprenait…
Une vieille blessure se rouvrit en lui. Sa mère était morte pour le
protéger, pour éviter qu’il ne tombe entre les griffes de Maeve.
Des doigts chauds se refermèrent sur sa main et la pressèrent. Il ne
s’était pas rendu compte à quel point il avait froid.
Les yeux d’Aelin – leurs yeux, ceux de leurs mères – le regardaient
avec douceur.
– Ça ne change rien, lui assura-t-elle. Ni à ce que tu es ni à ce que tu
représentes pour moi. Rien.
Au contraire, ça changeait tout. Et ça expliquait tout : sa force, sa
rapidité, ses sens affûtés, ses instincts de prédateur contre lesquels il avait
toujours lutté. Et la raison pour laquelle Rhoe l’avait traité aussi
impitoyablement pendant sa formation de guerrier.
Car si Evalin savait qui était son père, Rhoe était certainement dans le
secret, lui aussi. Or les Fae mâles, y compris les métis, étaient mortellement
dangereux. Sans la maîtrise de soi que Rhoe et les autres seigneurs lui
avaient enseignée dès le plus jeune âge, sans la vigilance qu’on lui avait
inculquée… Ils avaient su la vérité, mais ils la lui avaient dissimulée.
Ils lui avaient également dissimulé qu’après avoir prêté le serment du
sang à Aelin, il resterait sans doute éternellement jeune alors qu’elle
vieillirait, puis mourrait.
Aelin caressa du pouce le dos de sa main, puis se tourna vers Rowan.
– Et Maeve ? demanda-t-elle. Gavriel est lié à elle par le serment du
sang. Est-ce qu’elle a des droits sur sa descendance ?
– Elle peut toujours essayer, lança Aedion.
Si Maeve tentait de l’assujettir, il l’égorgerait. Sa mère était morte
parce qu’elle redoutait la reine des Fae, il en était persuadé.
– Je n’en sais rien, avoua Rowan. Mais ce serait un acte de guerre de
vous voler Aedion.
– Tout cela doit impérativement rester entre nous, déclara Aelin.
Elle était calme, réfléchie et elle passait déjà en revue toutes les
solutions.
– En définitive, c’est à toi de décider si tu veux entrer en relation avec
Gavriel. Mais nous avons déjà assez d’ennemis sans déclencher une guerre
contre Maeve, reprit-elle.
Mais elle le ferait. Elle était prête à partir en guerre pour lui. Il le lisait
dans ses yeux.
Cette révélation lui coupa le souffle, tout comme la perspective du
carnage que provoquerait l’affrontement de la Reine Noire et de l’héritière
de Mala la pourvoyeuse de feu.
– Oui, tout cela doit rester entre nous, conclut-il avec difficulté.
Il sentait que Rowan l’observait et le jaugeait. Réprimant un
grondement, il releva lentement les yeux pour les plonger dans les siens.
Le regard dominateur du prince le heurta comme s’il l’avait frappé au
visage avec une pierre.
Aedion soutint ce regard. Plutôt crever que reculer. Plutôt crever que
se rendre. Mais quelqu’un devrait céder tôt ou tard. Probablement quand
Aedion prêterait le serment du sang.
– Arrête ces idioties de mâle alpha, ordonna Aelin à Rowan. Une fois
suffit.
Rowan ne cilla même pas.
– Je n’ai absolument rien fait, répondit-il, mais un sourire fit frémir les
coins de ses lèvres, comme s’il disait à Aedion : « Tu crois vraiment que tu
peux te mesurer à moi, gamin ? »
Aedion lui sourit. Ses pensées se lisaient sur son visage : « Où tu veux
et quand tu veux, mon prince. »
– Insupportables, marmonna Aelin.
Elle envoya une bourrade à Rowan, qui ne broncha pas.
– Est-ce que tu comptes faire ce petit numéro avec chaque homme que
nous croiserons ? lança-t-elle. Parce que dans ce cas, il nous faudra une
heure pour aller plus loin qu’un pâté de maisons et je ne crois pas que les
habitants seront ravis qu’on trouble leur tranquillité.
Aedion refoula un soupir de soulagement quand Rowan détourna les
yeux de lui pour lancer un regard incrédule à sa reine.
Elle attendait sa réponse, les bras croisés.
– Ça prend toujours du temps de se faire à d’autres relations, reconnut-
il.
Il ne lui présentait pas d’excuses, mais à en croire Aelin ce n’était pas
son genre. Et elle paraissait déjà stupéfaite de la concession qu’il venait de
lui faire.
Aedion essaya de se détendre, mais ses muscles étaient rigides et son
sang bouillonnait dans ses veines. Il s’entendit dire au prince :
– Aelin n’a jamais parlé de vous faire venir ici.
– Doit-elle répondre de ses décisions devant vous, général ? riposta
Rowan avec un calme inquiétant.
Aedion savait que, quand un homme comme Rowan parlait aussi
doucement, la violence et la mort étaient imminentes.
Aelin leva les yeux au ciel.
– Tu sais très bien que ce n’est pas ce qu’il a voulu dire, alors ne le
provoque pas, ordonna-t-elle.
Aedion se raidit. Il était assez grand pour livrer seul ses batailles. Si
Aelin s’imaginait qu’il avait besoin d’être protégé, si elle croyait que
Rowan l’emporterait sur lui…
– Je t’ai prêté le serment du sang, ce qui implique entre autres que je
n’aime pas trop voir contester ton autorité, même par ton cousin, déclara
Rowan.
Ces mots résonnèrent dans l’esprit et dans le cœur d’Aedion.
Je t’ai prêté le serment du sang…
Aelin blêmit.
– Que venez-vous de dire ? demanda Aedion au prince.
Rowan avait prêté le serment du sang à Aelin. Le serment qui revenait
à Aedion.
Aelin se redressa et parla d’une voix calme et claire.
– Rowan m’a prêté le serment du sang avant mon départ de Wendlyn.
Un rugissement jaillit de la gorge d’Aedion.
– Tu l’as laissé faire quoi ?
– À ma connaissance, tu servais encore loyalement le roi d’Adarlan,
Aedion, répondit Aelin en tournant vers le ciel ses paumes couvertes de
cicatrices. À ma connaissance, je n’avais pas la moindre chance de te revoir
un jour.
– Tu l’as laissé prêter le serment du sang ? hurla Aedion.
Elle lui avait effrontément menti l’autre jour sur le toit.
Il fallait qu’il sorte, de sa peau, de cet appartement, de cette ville
maudite des dieux. Il saisit l’une des statuettes de porcelaine posées sur le
manteau de la cheminée, car il avait besoin de briser quelque chose pour
faire taire le rugissement qui enflait en lui.
Elle s’avança, le doigt tendu vers lui.
– Si tu casses un seul des objets qui m’appartiennent, je te ferai avaler
les éclats, lança-t-elle.
Aedion cracha à terre, mais obéit, de crainte de détruire quelque chose
d’infiniment plus précieux qu’un objet.
– Comment as-tu osé ? Comment as-tu osé le laisser faire ça ? rugit-il.
– Je l’ai osé parce que c’est mon sang que je donne et parce qu’à ce
moment-là, tu n’existais pas encore pour moi. Et même si aucun de vous
deux n’avait prêté serment, c’est encore à lui que j’accorderais cet honneur,
parce qu’il est mon carranam et parce qu’il a mérité ma loyauté sans faille !
Aedion se raidit.
– Et la mienne, de loyauté ? Qu’as-tu fait pour la mériter ? Qu’as-tu
fait pour sauver notre peuple depuis ton retour ? Comptais-tu me dire la
vérité au sujet de ce serment ou l’ajouter à la liste de tous tes mensonges ?
Aelin poussa un grondement dont la furie animale lui rappela qu’elle
aussi avait du sang de Fae.
– Va piquer ta crise ailleurs et reviens quand tu seras capable de te
conduire en être humain ! ordonna-t-elle.
Aedion lui lança une injure ignoble qu’il regretta aussitôt. Rowan se
leva d’une détente, manquant de peu renverser sa chaise, mais Aelin l’arrêta
d’un petit mouvement de la main.
Elle avait contenu le redoutable guerrier immortel aussi simplement
que cela.
Aedion éclata d’un rire froid et strident, puis adressa à Rowan l’un de
ces sourires qui poussaient ses adversaires à lui porter le premier coup.
Mais Rowan se contenta de redresser sa chaise, se rassit et s’adossa au
siège comme s’il savait déjà comment assener le coup de grâce à Aedion.
– Sors, lâcha Aelin en lui montrant la porte. Je ne veux plus te revoir
avant un bon moment.
C’était parfaitement réciproque.
Tous ses projets, tout ce qu’il avait entrepris… Sans le serment du
sang, il n’était qu’un général parmi d’autres, un prince sans terres de la
lignée Ashryver.
Il fonça vers la porte de l’appartement et l’ouvrit avec une telle
violence qu’il faillit l’arracher de ses gonds.
Aelin le regarda sortir sans un mot.
Chapitre 29

ROWAN WHITEHORN SE DEMANDA pendant une bonne minute s’il valait


mieux poursuivre ce prince à demi Fae et le tailler en pièces pour avoir
insulté Aelin, ou rester avec sa reine qui allait et venait comme une bête en
cage devant le foyer de sa chambre. Il comprenait du reste la fureur du
général. Il l’aurait ressentie à sa place. Mais ce n’était pas une excuse
valable, il s’en fallait même de beaucoup.
Perché au bord du lit luxueux, il observait Aelin.
Même sans sa magie, c’était un feu vivant, davantage encore avec ces
cheveux roux. Une créature si sauvage et si ardente qu’il en restait parfois
stupéfait et émerveillé.
Et son visage…
Ce maudit visage.
Quand ils étaient à Wendlyn, il lui avait fallu un certain temps,
plusieurs mois en réalité, pour se rendre compte qu’elle était belle. Au cours
des semaines précédentes, il avait souvent songé à ce visage malgré lui, et
en particulier à cette bouche si impertinente.
Mais il avait oublié combien elle était magnifique jusqu’à l’instant où
elle avait rejeté son capuchon, et cette vision l’avait laissé médusé.
Ces semaines de séparation lui avaient brutalement rappelé ce qu’avait
été son existence jusqu’au jour où il l’avait trouvée ivre, vautrée sur un toit
de Varese. Ses cauchemars avaient commencé la nuit qui avait suivi son
départ de Wendlyn et l’avaient poursuivi sans relâche, le laissant nauséeux à
son réveil, les oreilles résonnant des hurlements de Lyria. Leur souvenir le
faisait encore frissonner, mais même cette terreur était balayée par la vision
de la reine qui arpentait la chambre devant lui.
– Si c’est un aperçu de ce qui nous attend à notre cour, nous ne
risquons pas de nous ennuyer, dit-il enfin.
Elle eut un geste d’agacement.
– Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter avec moi.
Elle se frotta le visage et poussa un soupir excédé.
Rowan attendit. Il savait qu’elle cherchait ses mots et il haïssait la
souffrance, le chagrin et le remords qu’il lisait sur ses traits. Il aurait vendu
son âme au dieu des ténèbres pour qu’elle n’ait plus jamais l’air aussi
malheureuse.
Elle s’approcha du lit et s’adossa à l’un de ses pieds sculptés.
– Dès que je fais un geste, dès que je dis un mot, j’ai l’impression
d’entraîner le monde au bord de l’abîme, murmura-t-elle. Toutes ces vies, y
compris la tienne, dépendent de moi. Je n’ai pas droit à l’erreur.
C’était une responsabilité écrasante. Et cela le déchira d’ajouter encore
à son fardeau en lui révélant la nouvelle qu’il était venu lui apporter, la
raison pour laquelle il avait désobéi à son ordre de rester à Wendlyn.
Mais il n’avait que la vérité à lui offrir.
– Tu commettras fatalement des erreurs, répondit-il. Tu prendras des
décisions que tu regretteras parfois. Dans certains cas, tu ne pourras pas
choisir la bonne solution, mais seulement éviter les pires. Je n’ai pas besoin
de te dire que tu es capable d’assumer cette responsabilité, car tu le sais. Je
ne t’aurais pas prêté serment si je t’en avais crue incapable.
Elle se glissa à côté de lui sur le lit et son parfum caressa ses sens. Elle
sentait le jasmin, la verveine et les braises rougeoyantes. Un parfum
élégant, féminin et sauvage. À la fois chaleureux, solide et… indomptable.
Celui de sa reine.
Elle avait pourtant une faiblesse, qui leur était commune : le lien qui
les unissait.
Dans ses cauchemars, il entendait parfois résonner la voix de Maeve
au-dessus du claquement d’un fouet, une voix froide et rusée : Pour rien au
monde, Aelin ? Et pour le prince Rowan ?
Il repoussait de toutes ses forces la pensée qu’Aelin serait prête à céder
l’une des clefs de Wyrd pour lui. Il l’avait si profondément enfouie en lui
qu’elle ne resurgissait plus que dans ses rêves ou quand il s’éveillait, le bras
tendu en travers de son lit froid vers une princesse à des milliers de lieues
de lui.
Aelin secoua la tête.
– C’était bien plus facile d’être seule, avoua-t-elle.
– Je sais.
Il réprima son envie de passer un bras autour de ses épaules et de
l’attirer contre lui. Pour y résister, il se concentra sur les rumeurs de la ville
autour d’eux.
Son ouïe était plus fine que celle des mortels, mais ici le vent ne lui
chantait plus ses secrets et ne le tiraillait plus. Prisonnier de son corps de
Fae, incapable de métamorphose, il se sentait nerveux. Et, ce qui était plus
grave, il ne pouvait plus protéger cet appartement en le bardant de défenses.
Mais il se répétait qu’il n’était pas totalement désarmé. Il avait été
capable de tuer alors qu’il était enchaîné de la tête aux pieds. Il pouvait
protéger cet appartement par des moyens traditionnels. Il était seulement…
désemparé. Juste au moment où être désemparé risque de se révéler fatal
pour elle.
Ils restèrent un instant silencieux.
– Je lui ai lancé des horreurs, reprit-elle.
– Ne t’inquiète pas pour ça, fit-il, incapable de réprimer un
grondement à ce souvenir. Il t’en a dit aussi. Vous avez le même caractère,
tous les deux.
Elle gloussa.
– Parle-moi du fort, demanda-t-elle. Raconte-moi ce qui s’est passé
quand tu es revenu pour aider à le reconstruire.
Il s’exécuta, mais au moment de lui révéler ce qu’il lui avait dissimulé
toute la nuit, il s’interrompit.
– Parle, ordonna-t-elle.
Devant son regard inflexible, il se demanda si elle avait conscience
que, malgré ses récriminations sur ses insanités de mâle alpha, elle-même
était une alpha de pur sang.
Il inspira à fond et se lança.
– Lorcan est ici, répondit-il.
Elle se raidit.
– C’est pour ça que tu es venu, dit-elle.
Il acquiesça. C’était aussi pour cette raison qu’il avait intérêt à garder
ses distances avec elle : Lorcan était assez rusé et malfaisant pour se servir
de leur lien contre eux.
– J’ai flairé son odeur dans les parages du fort et suivi sa piste jusqu’à
la côte, puis sur un navire. Et je l’ai retrouvée ce soir à mon arrivée au port.
J’ai brouillé mes traces avant de te rejoindre, ajouta-t-il en la voyant pâlir.
Lorcan, qui avait plus de cinq siècles d’existence, était le plus puissant
des immortels. Seul Rowan pouvait rivaliser avec lui. Ils n’avaient jamais
été amis, et Rowan l’aurait égorgé avec plaisir pour avoir laissé Aelin aux
mains des Valg qui avaient failli la tuer.
– Il ne te connaît pas assez pour flairer ton odeur, poursuivit Rowan.
Pour le moment, du moins. Je suis prêt à parier qu’il s’est embarqué
uniquement pour m’attirer ici, dans l’espoir que je le mènerais à toi.
Aelin dévida un chapelet de jurons colorés.
– Maeve espère sans doute que nous le mènerons à la troisième clef de
Wyrd, observa-t-elle. Tu crois qu’elle lui a donné l’ordre de nous tuer pour
nous prendre la clef ?
– Peut-être, répondit-il, et à cette idée une rage froide l’envahit. Mais
je l’en empêcherai.
L’un des coins des lèvres d’Aelin se retroussa.
– Tu crois que je pourrais le combattre ? demanda-t-elle.
– Avec ta magie, peut-être.
À l’agacement qu’il lut dans ses yeux, il devina que quelque chose la
tracassait.
– Mais sans magie, sous ta forme humaine… Tu serais morte avant
d’avoir tiré ton épée.
– Il est donc si fort que ça ?
Il hocha lentement la tête en réponse.
Elle le jaugea de son œil de tueuse.
– Et toi, est-ce que tu pourrais le battre ? demanda-t-elle.
– Ça ferait de tels dégâts que je préfère ne pas m’y risquer. Souviens-
toi de ce que je t’ai raconté sur Sollemere.
Le visage d’Aelin se durcit au nom de la ville que Lorcan et Rowan
avaient rayée de la surface de la carte presque deux siècles auparavant sur
l’ordre de Maeve. C’était une souillure ineffaçable, quand bien même il se
répétait que les habitants de cette ville étaient corrompus et malfaisants.
– Sans notre magie, il sera difficile de parier sur le vainqueur, reprit-il.
Ce sera le plus déterminé qui l’emportera.
Mû par une rage froide et sans limites, doté du don de tuer par le dieu
Hellas, Lorcan ignorait la défaite. Victoires, richesses, femmes, tout devait
lui revenir quel qu’en fût le prix. Autrefois, Rowan se serait laissé vaincre
par lui pour mettre un terme à l’existence misérable qu’il menait, mais
désormais…
– Si Lorcan s’en prend à toi, il est mort, déclara-t-il.
Elle ne cilla pas devant la violence de ces paroles. Une partie de lui qui
s’était repliée sur elle-même depuis le départ d’Aelin se réveilla et ondula
tel un animal sauvage venant s’étendre devant un feu. Aelin inclina la tête
sur le côté.
– Tu as une idée de l’endroit où il peut se cacher ? demanda-t-elle.
– Aucune. Mais je partirai à sa recherche dès demain.
– Non. Lorcan nous retrouvera assez facilement sans que tu doives le
traquer. Mais s’il croit que je le mènerai à la troisième clef de Wyrd, peut-
être que…
Elle s’interrompit, et il pouvait presque voir des rouages tourner
derrière son front.
– Bah, j’y réfléchirai demain, reprit-elle. Tu crois que Maeve veut cette
clef pour en faire usage ou seulement pour m’empêcher de m’en servir ?
– Tu connais déjà la réponse.
– Les deux, alors, conclut Aelin avec un soupir. La question est
maintenant de savoir si elle compte nous suivre à la trace pour retrouver les
deux autres clefs, ou si elle a déjà envoyé l’un de tes officiers à leur
recherche.
– Espérons qu’elle n’a envoyé personne d’autre.
Tandis qu’elle regardait la porte de la chambre, le remords et la
souffrance se lisaient sur ses traits gracieux.
– Si Gavriel sait qu’Aedion est son fils, reprit-elle, obéirait-il à Maeve
même si elle lui ordonnait de s’en prendre à Aedion ou de le tuer ? Est-ce
qu’elle le contrôle au point de pouvoir le lancer sur son propre fils ?
– Gavriel…
Rowan se tut. Il avait vu le guerrier prendre des amantes, puis les
délaisser au fil des siècles sur l’ordre de Maeve. Il l’avait également vu
tatouer sur son corps les noms de ses guerriers morts au combat. Et Gavriel
était le seul de ses officiers à avoir défendu Aelin contre les Valg lors de
cette fameuse nuit.
– Ne me réponds pas maintenant, coupa Aelin dans un bâillement.
Nous devrions aller dormir.
– Où dois-je dormir ? demanda-t-il sur un ton dégagé alors qu’il avait
passé l’appartement au crible dès son arrivée.
Elle tapota le lit.
– Comme au bon vieux temps.
Il serra les dents. Cela faisait plusieurs heures et même plusieurs
semaines qu’il se préparait à cet instant.
– Ici, ce n’est pas comme au fort, où personne n’y regarde de près, dit-
il.
– Et si tu as envie de rester ici avec moi ?
Il chassa ces mots et l’idée de sa présence dans ce lit, comme il le
faisait depuis des semaines.
– Alors je dormirai ici… mais sur le canapé, répondit-il. Mais tu
devras quand même expliquer clairement aux autres la raison de ma
présence dans ta chambre.
Il y avait tant de limites à fixer… Elle évoluait au-delà de toutes
limites, elle n’en connaissait même aucune pour une foule de raisons
différentes. Il s’était cru capable de s’y faire, mais…
Elle haussa les épaules, toujours aussi irrévérencieuse.
– Très bien, je publierai un décret sur l’honorabilité de mes intentions à
ton égard au petit déjeuner, ironisa-t-elle.
Rowan s’esclaffa.
– Et… le capitaine ? s’enquit-il à contrecœur.
– Quoi, le capitaine ? lança-t-elle.
– Réfléchis un instant à la manière dont il pourrait interpréter notre
situation.
– Pourquoi ?
Elle avait soigneusement omis de mentionner son nom pendant toute
leur conversation, mais le mot qu’elle venait de lancer vibrait de tant de
fureur et de souffrance que Rowan ne pouvait plus reculer.
– Raconte-moi ce qui s’est passé, fit-il.
– Il m’a dit que tout ce qui est arrivé à mes amis, à Dorian et à lui,
pendant que j’étais à Wendlyn, était ma faute, répondit-elle en évitant son
regard. Et que j’étais un monstre.
Une fureur aveugle s’empara de Rowan. Il eut envie de lui prendre la
main, de caresser le visage qu’elle détournait de lui, mais il se contint.
– Tu crois que…, commença-t-elle.
– Jamais, répondit-il. Jamais, Aelin.
Le regard d’Aelin rencontra enfin le sien, un regard trop vieux, trop
triste et trop las pour ses dix-neuf ans. Rowan oubliait parfois combien elle
était jeune. La femme qui se tenait devant lui portait un fardeau qui aurait
pu briser les reins d’une personne trois fois plus âgée.
– Si tu es un monstre, j’en suis un aussi, dit-il avec un sourire qui
découvrit ses longues canines.
Elle éclata d’un rire rauque dont le souffle lui réchauffa le visage tant
ils étaient proches.
– Dors dans ce lit, un point c’est tout. Je n’ai pas envie d’aller chercher
des draps et des couvertures pour le canapé.
Ce furent peut-être ce rire ou ses yeux trop brillants qui le décidèrent.
– D’accord, répondit-il en songeant combien il devenait stupide dès
qu’il s’agissait d’elle. Mais ça fera jaser, Aelin.
Elle haussa les sourcils, comme elle en avait l’habitude avant de faire
jaillir ses flammes, mais aucun feu ne s’alluma. Tous deux étaient
prisonniers de leurs corps et échoués sur ce continent sans leur magie. Mais
il s’adapterait. Il tiendrait bon.
– Oh, vraiment ? susurra-t-elle, et il se prépara à l’orage qui allait
éclater. Et que diront les gens ? Que je suis une putain ? Ce que je fais de
mon corps dans ma maison ne regarde que moi.
– Tu crois peut-être que je ne suis pas de cet avis, moi aussi ? lança-t-
il, gagné par l’irritation.
Personne d’autre n’avait le don de l’exaspérer aussi vite et aussi
viscéralement en quelques mots.
– Mais la situation a changé, Aelin, insista-t-il. Tu es une reine et tu as
un royaume. Nous ne pouvons pas négliger l’effet de notre conduite et
l’influence qu’elle aura sur nos relations avec ceux qui la jugeront
inconvenante. Si nous expliquions que je dors dans ta chambre pour ta
sécurité…
– Oh, je t’en prie ! Ma sécurité ? Tu crois peut-être que Lorcan, le roi
et tous ceux qui sont à mes trousses vont entrer par la fenêtre de ma
chambre au beau milieu de la nuit ? Et je suis parfaitement capable de me
protéger toute seule, tu sais.
– Si je le sais ! riposta-t-il, car il n’en avait jamais douté.
Les narines d’Aelin se dilatèrent.
– C’est l’une des disputes les plus ridicules que nous ayons eues. Et
uniquement à cause de ta stupidité, permets-moi de te le dire.
Elle se leva et se dirigea vers sa garde-robe.
– Mets-toi au lit et n’en parlons plus, lança-t-elle tandis que ses
hanches oscillaient en rythme comme pour souligner chacune de ses
paroles.
Il poussa un soupir tandis qu’elle disparaissait dans la garde-robe.
Il songea qu’il n’avait jamais autant pensé en termes de « limites ». Il
regarda les draps de soie avec une grimace, la joue encore tiède de son
haleine.

Aelin entendit la porte de la salle de bains se refermer, puis le bruit de


l’eau qui coulait tandis que Rowan faisait sa toilette avec les affaires qu’elle
lui avait données.
Non, elle n’était pas un monstre, ni par ses actions ni par ses pouvoirs.
Du moins pas avec Rowan à son côté. Elle ne remercierait jamais assez les
dieux de lui avoir offert le réconfort de cet ami, son semblable, son égal, qui
ne la regarderait jamais avec horreur.
Mais quand il parlait de sa conduite inconvenante…
Il ne soupçonnait pas à quel point elle pouvait parfois être
inconvenante.
Elle ouvrit le tiroir supérieur de la commode et un sourire s’épanouit
sur son visage.
Rowan était au lit quand elle ressortit de la garde-robe et se dirigea
vers la salle de bains d’une démarche conquérante. Elle l’entendit plus
qu’elle ne le vit se redresser en sursaut, car le matelas gémit sous son poids.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? aboya-t-il.
Elle poursuivit son chemin sans se justifier ni baisser les yeux vers sa
délicate et très courte chemise de nuit en dentelle rose. Quand elle resurgit
après sa toilette, il était assis dans le lit, les bras croisés sur son torse nu.
– Tu as oublié le bas, lança-t-il.
Elle éteignit une à une les bougies de la pièce et il la suivit des yeux
pendant tout ce temps.
– Il n’y en a pas, répondit-elle enfin en repoussant les couvertures. Il
commence à faire très chaud et je déteste transpirer dans mon sommeil. Et
puis tu es une vraie fournaise, alors soit je porte ça, soit je dors nue. Si ça te
dérange, tu peux toujours dormir dans la baignoire.
– Ça va, j’ai compris, grommela-t-il.
Elle se glissa dans le lit à côté de lui, mais à une distance respectueuse
et convenable. Pendant quelques secondes, il n’entendit plus que le
froissement des draps tandis qu’elle s’installait.
– Il faudra que je remette de l’encre à certains endroits, dit-il tout à
trac.
– Quoi ? demanda-t-elle, perplexe.
Elle distinguait à peine son visage dans l’obscurité.
– Ton tatouage, expliqua-t-il, les yeux levés au plafond. L’encre a pâli
à certains endroits.
Évidemment, il était différent des mortels, et de beaucoup. C’était
vraiment compliqué de l’émouvoir, de le provoquer. Pour lui, un corps nu
n’était qu’un corps nu, celui d’Aelin en particulier.
– Très bien, trancha-t-elle en lui tournant le dos.
Ils restèrent un instant silencieux.
– Je n’avais encore jamais vu… de vêtement semblable, avoua Rowan.
Elle se retourna en roulant vers lui.
– Es-tu en train de me dire que les femmes de Doranelle n’ont pas de
chemises de nuit affriolantes ?
Ses yeux brillaient dans l’obscurité comme ceux d’un animal. Elle
avait oublié ce que c’était d’être Fae, d’avoir toujours un pied dans la forêt.
– Les femmes que j’ai connues ne paradaient pas en chemise de nuit,
en effet.
– Dans quel genre de vêtements, alors ?
– Dans aucun, la plupart du temps.
Aelin fit claquer sa langue tout en repoussant l’image qui s’imposait à
elle.
– Ayant eu le plaisir sans pareil de rencontrer Remelle au printemps,
j’ai du mal à croire qu’elle ne se soit jamais exhibée devant toi en tenue
légère.
– Je n’ai aucune envie d’en parler, répondit-il en levant les yeux au
plafond.
Elle gloussa. Aelin, un ; Rowan, zéro.
– Est-ce que tous tes vêtements de nuit sont semblables ? demanda-t-il
alors qu’elle souriait encore.
– Tu es bien curieux de mes négligés, prince. Que vont dire les gens ?
Peut-être que tu devrais publier demain un décret pour leur expliquer
l’honorabilité de tes intentions envers moi, lança-t-elle.
Il poussa un grognement qui la fit de nouveau sourire.
– Ne t’inquiète pas, j’en ai plein d’autres dans le même genre. Si
Lorcan doit m’assassiner pendant mon sommeil, autant être à mon
avantage.
– Vaniteuse jusque dans la mort…
– Quelle couleur aimerais-tu me voir porter ? demanda-t-elle. Si je
dois te scandaliser, j’aimerais au moins le faire dans une tenue qui te plaît.
– Tu es une menace vivante.
Elle rit et se sentit plus légère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis de
longues semaines – en dépit de la nouvelle que Rowan venait de lui
annoncer. Elle était pratiquement certaine que leur conversation était
terminée pour cette nuit quand la voix grondante de Rowan lui parvint.
– Doré. Pas jaune. Doré comme le métal.
– Pas de chance, je n’aurai jamais rien d’aussi voyant dans ma garde-
robe, répondit-elle, la voix à demi étouffée par son oreiller.
Elle devina le sourire qu’il lui adressait tandis qu’elle s’endormait.

Une demi-heure plus tard, Rowan regardait toujours le plafond en


grinçant des dents et en luttant contre le rugissement de son sang dans ses
veines.
Maudite chemise de nuit…
Il était dans de beaux draps.

Rowan dormait encore, son corps puissant à demi dissimulé sous les
couvertures, quand la lumière de l’aube filtra à travers les rideaux en
dentelle. Aelin se leva sans bruit et lui tira la langue. Elle passa sa robe de
chambre en soie bleu pâle, noua en chignon ses cheveux dont le roux
pâlissait déjà et se rendit à la cuisine.
Avant que le marché des Ombres soit réduit en cendres, cette misérable
marchande s’était fait une fortune rien qu’avec tous les paquets de teinture
qu’elle lui avait achetés. Aelin fit une grimace à l’idée qu’il faudrait
maintenant retrouver cette femme. Mais elle était prête à parier qu’elle était
capable de se tirer d’un incendie sans encombre. Et à lui faire payer le
double, voire le triple pour un paquet de teinture, afin d’éponger ses pertes.
Du reste, puisque Lorcan était capable de la localiser à son odeur, changer
la couleur de ses cheveux serait bientôt inutile. Cela dit, elle devait aussi
compter avec les gardes du roi lancés à ses trousses… Mais il était
beaucoup trop tôt pour penser au sac de nœuds qu’était devenue sa vie.
Encore somnolente, elle prépara du thé, des tartines et pria pour qu’il
reste des œufs quelque part, ce qui était le cas, ainsi que du bacon, à son
grand plaisir. Dans cette maison, la nourriture avait tendance à disparaître
très vite.
L’un des plus grands crétins de l’univers entra dans la cuisine à pas
légers d’immortel. Elle se raidit pour l’affronter et, les bras chargés de
provisions, referma le placard d’un coup de hanche.
Aedion l’observa avec circonspection tandis qu’elle se dirigeait vers le
plan de travail voisin du fourneau et prenait bols et ustensiles de cuisine sur
les étagères.
– Il y a des champignons quelque part, l’informa-t-il.
– Très bien, dans ce cas tu peux les laver et les hacher. Et l’oignon
aussi.
– C’est une punition pour cette nuit ?
– Si tu considères ça comme une punition digne de ce nom, oui, bien
sûr, répondit-elle en cassant des œufs au-dessus d’un saladier.
– Et préparer le petit déjeuner à cette heure inhumaine, c’est une
punition que tu t’infliges ?
– Je prépare le petit déjeuner parce que j’en ai assez que tu le fasses
brûler et que ça sente le roussi dans toute la maison.
Aedion rit doucement et vint se placer à côté d’elle pour hacher
l’oignon.
– Tu es resté sur le toit depuis que tu es sorti, c’est ça ? s’enquit-elle.
Elle alluma le feu et posa sans douceur une poêle en fer dessus avant
de laisser tomber un gros morceau de beurre dedans.
– Comme tu m’as expulsé de l’appartement, mais pas de l’entrepôt,
j’ai pensé que je pourrais aussi bien me rendre utile en montant la garde.
C’était typique des anciens usages d’interpréter les ordres reçus de la
sorte. Elle se demanda ce qui était convenable pour une reine, selon ces
mêmes usages.
Elle prit une spatule en bois pour faire tourner le beurre dans la poêle.
– Nous avons tous deux un caractère impossible, reprit-elle. Tu sais
bien que je ne pensais pas ce que je t’ai dit à propos de la loyauté ou du
comportement humain. Tu sais bien que rien de tout ça ne compte pour moi.
Dire que c’était le fils de Gavriel… Mais elle tiendrait sa langue
jusqu’à ce qu’Aedion soit prêt à aborder ce sujet.
– J’ai honte de ce que je t’ai lancé à la figure, Aelin.
– Eh bien comme ça, nous sommes deux, alors autant tourner la page,
répondit-elle en battant les œufs et en surveillant le beurre qui fondait dans
la poêle. Je comprends ce que tu ressens pour le serment du sang, vraiment.
Je sais tout ce que cela représente pour toi. J’ai eu tort de ne pas te dire la
vérité. Je ne reconnais pas facilement mes erreurs, mais… j’aurais dû te le
dire. Et j’en suis désolée.
Il renifla l’oignon qu’il avait adroitement haché et qui formait un petit
tas bien net au bord de la planche à découper, puis s’attaqua aux
champignons.
– Ce serment représente tout pour moi, dit-il. Quand nous étions
enfants, Ren et moi, nous nous sommes souvent battus à ce sujet. Son père
me détestait parce que, parmi tous les candidats, j’étais le favori.
Aelin prit l’oignon haché et le jeta dans le beurre dont le grésillement
remplit la cuisine.
– Rien ne t’empêche de prêter ce serment, tu sais, observa-t-elle.
Plusieurs l’ont fait à la cour de Maeve. Tu peux le faire, Ren aussi, mais…
je ne vous en voudrai pas si vous vous en abstenez.
– À Terrasen, un seul membre de la cour en avait le droit.
– Les temps changent, répondit-elle en remuant les oignons dans la
poêle. Une nouvelle cour a besoin de nouveaux usages. Alors tu peux prêter
ce serment dès aujourd’hui, si tu veux.
Aedion reposa le couteau et s’appuya au plan de travail.
– Non, pas maintenant. Pas avant de te voir couronnée. Pas avant de
pouvoir prêter ce serment devant une foule, devant le monde entier.
Aelin versa les champignons dans la poêle.
– Tu aimes parader encore plus que moi, commenta-t-elle.
Il s’esclaffa.
– Dépêche-toi, avec les œufs, dit-il. Je commence à mourir de faim.
– Alors prépare le bacon, sinon tu n’en auras pas.
Aedion battit son record de vitesse.
Chapitre 30

IL Y AVAIT AU CHÂTEAU DE PIERRE une salle souterraine où le démon


tapi en lui aimait se rendre.
Le prince démon le laissait parfois sortir, le laissait voir par les yeux
qui avaient été les siens.
Cette salle était plongée dans une nuit éternelle. Ou peut-être étaient-ce
les ténèbres du démon.
Mais ceux de son espèce avaient toujours vu dans le noir. Dans leur
univers, la lumière était si faible qu’ils avaient appris à chasser dans
l’obscurité.
Dans cette salle ronde, plusieurs piédestaux étaient disposés en une
élégante courbe. Chacun d’eux était surmonté d’un coussin. Et sur chaque
coussin reposait une couronne.
Des couronnes gardées comme des trophées dans les ténèbres. Comme
lui.
Une chambre secrète.
Debout au milieu de la pièce, le prince examinait les couronnes.
Le démon avait complètement pris possession de son corps. Il l’avait
laissé faire après que cette femme aux yeux familiers avait échoué à le tuer.
Il attendit que le démon quitte les lieux, mais ce dernier s’adressa à lui
d’une voix sifflante et froide, une voix venue du vide entre les étoiles et qui
s’adressait à lui seul.
– Ce sont les couronnes des nations conquises, déclara le démon.
D’autres les rejoindront sous peu. Et peut-être aussi des couronnes venues
d’autres mondes.
Mais il s’en moquait complètement.
– Tu ne devrais pas t’en moquer : tu seras ravi de nous voir tailler ces
royaumes en pièces.
Il recula, tenta de se réfugier dans un nid de ténèbres où le démon lui-
même ne pourrait le retrouver.
Le démon éclata de rire.
– Lâche et misérable humain… Pas étonnant qu’elle y ait laissé sa
tête.
Il essaya de faire taire cette voix.
Il essaya encore et encore.
Il regrettait que cette femme ne l’ait pas tué.
Chapitre 31

MANON S’ENGOUFFRA dans l’imposante tente militaire de Perrington en


repoussant si violemment les pans de l’ouverture que ses ongles de fer
déchirèrent la toile.
– Pourquoi interdit-on à mes Treize de voir les Jambes-Jaunes
sélectionnées pour vos essais ? lança-t-elle. Répondez-moi immédiatement.
Mais alors qu’elle prononçait ces paroles, elle s’arrêta court.
Le duc était planté au milieu de la tente dans la pénombre. Quand il
pivota vers elle, son visage était sombre et – Manon dut l’admettre avec un
frisson d’appréhension – plutôt terrifiant.
– Sortez, ordonna-t-il, les yeux flamboyant comme des braises.
Mais Manon n’avait d’yeux que pour la personne qui se tenait derrière
lui.
Elle fit donc un pas en avant tandis que le duc marchait vers elle.
Vêtue d’une robe noire vaporeuse comme taillée dans la nuit, Kaltain
faisait face à un jeune soldat de Perrington agenouillé et tremblant et tendait
sa main pâle vers son visage grimaçant de douleur.
Elle était cernée d’une aura maléfique de flammes sombres.
– Que se passe-t-il ? demanda Manon.
– Dehors ! aboya le duc.
Il osa tendre le bras pour saisir celui de Manon. Elle l’écarta d’un
revers de main sans même lui accorder un regard. Son attention tout entière,
chaque fibre de son être était concentrée sur la femme aux cheveux noirs.
Le jeune homme sanglotait sans bruit tandis que des tentacules de feu
noir déferlaient de l’extrémité des doigts de Kaltain pour glisser sur sa peau
sans y laisser de trace. Il tourna vers Manon des yeux gris remplis de
souffrance et ses lèvres articulèrent une imploration silencieuse.
Le duc tendit de nouveau la main vers Manon qui l’évita et s’avança
vers Kaltain.
– Expliquez-moi de quoi il s’agit, ordonna-t-elle.
– Vous n’avez pas d’ordres à nous donner, commandante, glapit le duc.
Et maintenant, sortez.
– Qu’est-ce que c’est ? insista-t-elle.
– Du feu fantôme, répondit une voix féminine douce comme la soie.
Perrington se figea, comme surpris de l’entendre.
– Et d’où vient ce feu ? interrogea Manon.
– De moi, répondit Kaltain d’une voix sans timbre, creuse et pourtant
féroce. Il a toujours été en moi, mais il sommeillait. Il a été réveillé… et
modelé à neuf.
– Quel est son pouvoir ?
Kaltain adressa un léger sourire au soldant tremblant dont les cheveux
brun doré brillaient dans la lueur de la lanterne suspendue au-dessus de lui.
– Voilà ce qu’il fait, chuchota-t-elle en repliant ses doigts déliés.
Le feu fantôme fusa de sa main et se drapa autour du soldat comme
une seconde peau.
Il ouvrit la bouche en un cri muet et se convulsa sur le sol, la tête
renversée vers le sommet de la tente, sanglotant sans bruit, dans les affres
d’une douleur inaudible.
Mais aucune brûlure ne tachait sa peau, comme si ce feu causait
uniquement de la douleur en donnant au corps l’illusion qu’il se consumait.
Manon observait les spasmes de l’homme et les larmes de sang roulant
de ses yeux, de son nez et de ses oreilles.
– Pourquoi le torturez-vous ? Est-ce un espion des rebelles ? demanda-
t-elle calmement au duc qui contemplait le beau visage pâle de Kaltain.
Comme en transe, elle regardait fixement le jeune homme.
– Non, c’est un homme comme un autre, répondit-elle sans émotion ni
le moindre signe de compassion.
– Assez, trancha le duc.
Et le feu s’éteignit.
Le jeune homme s’affaissa sur le tapis, pantelant et en larmes. Le duc
désigna au fond de la tente un rideau qui dissimulait sans doute un lit.
– Va t’étendre, ordonna-t-il à Kaltain.
Comme une poupée, comme un spectre, elle se détourna dans le
bruissement de sa robe de minuit et s’éloigna vers le lourd rideau rouge
qu’elle traversa comme s’il n’était qu’un voile de brume.
Le duc s’approcha du jeune homme et s’agenouilla à côté de lui. Le
prisonnier leva la tête, le visage ruisselant de sang et de larmes. Mais ce fut
Manon que le duc regarda en posant ses mains épaisses sur les tempes du
soldat.
Il lui brisa la nuque.
Le craquement des os résonna en Manon comme les ondes d’une
harpe. En temps normal, elle aurait gloussé.
Mais pendant quelques secondes, elle sentit ses mains gluantes d’un
sang bleu tiède, elle sentit le manche de son poignard au creux de sa paume
tandis que la lame tranchait la gorge de la Crochan.
Le soldat glissa sur le sol tandis que le duc se relevait.
– Que veux-tu, Bec-Noir ? lança-t-il.
Comme celle de la Crochan, cette mise à mort était un avertissement,
une intimation de se taire.
Mais elle comptait bien écrire à sa grand-mère pour tout lui raconter :
cette mort et la disparition des Jambes-Jaunes dont on était sans nouvelles
depuis leur entrée dans la chambre souterraine de la forteresse. La Matrone
volerait jusqu’ici et se livrerait à un carnage.
– Je veux savoir pourquoi nous sommes sans nouvelles des Jambes-
Jaunes. Elles sont sous mon commandement, ce qui me donne le droit de les
voir.
– Tout s’est bien déroulé : c’est tout ce que vous avez besoin de savoir.
– Vous allez immédiatement ordonner à vos gardes de nous laisser
passer, moi et mes comparses.
Car plusieurs douzaines de gardes lui barraient le passage et à moins
de les massacrer, Manon ne pouvait entrer dans la chambre.
– Vous avez décidé d’ignorer mes ordres. Pourquoi devrais-je obéir
aux vôtres, commandante ?
– Vous n’aurez plus de cavalières pour vos wyverns si vous les
enfermez pour vos expériences.
Car elles étaient des guerrières, des sorcières Dents de Fer, et non du
bétail voué à la reproduction. On ne se livrerait pas à des expériences sur
elles. Et sa grand-mère étriperait le duc.
– Je vous avais dit que je voulais des Becs-Noirs, mais vous avez
refusé, répondit le duc avec un haussement d’épaules.
– C’est donc pour me punir que vous m’interdisez de voir ces Jambes-
Jaunes ? lança-t-elle, perdant son sang-froid.
Les Jambes-Jaunes étaient des Dents de Fer, après tout. Et elles étaient
sous ses ordres.
– Non, absolument pas, mais si vous persistez à me désobéir, cela
pourrait le devenir, répondit le duc, et alors qu’il inclinait la tête sur le côté,
la lueur de la lanterne voila d’or ses yeux sombres. Il y a des princes chez
les Valg, savez-vous ? Des princes puissants et rusés capables de vous
fracasser contre un mur. Peut-être viendront-ils vous rendre visite dans vos
baraquements cette nuit, et on verra bien qui survivra. Ce serait un bon
moyen d’éliminer les sorcières de moindre valeur. Je ne veux pas de faibles
dans mes armées, même si cela doit décimer vos rangs.
Pendant un instant, le rugissement du sang de Manon étouffa toutes ses
autres perceptions. Une menace…
Une menace proférée par cet humain, cet homme qui n’avait vécu
qu’une fraction de son existence, cette brute de mortel…
Doucement, murmura une voix intérieure. Agis avec discernement.
– Et qu’en est-il de vos autres… activités ? Que se passe-t-il sous les
montagnes de cette vallée ? demanda-t-elle.
Le duc la scruta, elle soutint son regard et discerna dans sa noirceur
quelque chose de rampant et d’ondulant qui n’était pas de ce monde.
– Mieux vaut que vous ignoriez ce qui est conçu et forgé sous ces
montagnes, Bec-Noir. Ne prenez pas la peine d’y envoyer vos éclaireurs,
car ils ne reverraient jamais la lumière du jour. Considérez ceci comme un
avertissement.
Cette larve humaine ne soupçonnait pas l’habileté de ses Ombres à se
fondre dans le décor. Du reste, peu lui importait ce qui se tramait sous ces
montagnes. Elle avait assez à faire avec ses responsabilités de chef
d’escadron.
– Que comptez-vous faire avec ce feu fantôme ? L’utiliser comme
instrument de torture ? s’enquit-elle.
– Je n’en ai encore rien décidé, répondit le duc avec une brève lueur
d’irritation dans les yeux. Pour l’instant, dame Kaltain se livre à des essais
comme celui auquel nous venons d’assister. Peut-être apprendra-t-elle à
réduire en cendres les armées de nos ennemis.
Une flamme qui ne laissait pas de brûlures enveloppant des milliers de
soldats… Ce serait grandiose, même si c’était grotesque.
– Les armées ennemies se rassemblent-elles ? Ferez-vous usage de ce
feu fantôme sur elles ?
Le duc inclina de nouveau la tête sur le côté et la lueur de la lanterne
souligna brutalement les cicatrices de son visage.
– Votre grand-mère ne vous a donc rien dit.
– Qu’était-elle censée me dire ? glapit-elle.
Le duc se dirigea vers le rideau.
– Il s’agit des armes qu’elle a mises au point pour moi – et pour vous.
– Quelles armes ? lança-t-elle, envoyant toute diplomatie par-dessus
bord.
Le duc lui répondit par un sourire avant de disparaître derrière le
rideau qui oscilla, laissant entrevoir Kaltain étendue sur une couchette
couverte de fourrures. Les bras minces et pâles le long de son corps, les
yeux grands ouverts et vagues, elle n’était plus qu’une coquille vide. Une
arme vivante.
Non, il y avait deux armes : Kaltain et celle que la grand-mère de
Manon élaborait.
Voilà pourquoi la Matrone était restée aux Crocs-Blancs avec les deux
autres Grandes Sorcières.
Si toutes trois unissaient leur savoir, leur sagesse et leur cruauté pour
combattre les armées des mortels…
Un frisson parcourut l’échine de Manon et elle regarda l’être humain
brisé sur le tapis.
Quelles que fussent cette arme et la stratégie des trois Grandes
Sorcières…
Les mortels n’auraient aucune chance.

– Je veux qu’on transmette le message aux autres ordres. Je veux des


sentinelles postées en permanence à l’entrée de chaque baraquement, par
rotation de trois heures, pas plus, pour éviter que l’une d’elles ne s’endorme
et ne laisse l’ennemi entrer dans la place. J’ai envoyé une lettre à la
Matrone.
Elide se réveilla en sursaut. Elle était sur l’aire. Elle était bien au chaud
et reposée, mais elle osait à peine respirer. Il faisait sombre, le clair de lune
ne brillait plus et l’aube était encore loin. Elle discerna vaguement dans
l’obscurité l’éclat de cheveux blancs comme la neige, de dents et d’ongles
en fer, et adressa une prière aux dieux.
Alors qu’elle n’avait pas voulu prendre plus d’une heure de repos, elle
avait dormi au moins quatre heures. Immobile derrière elle, Abraxos la
protégeait toujours de son aile.
Depuis sa confrontation avec Asterin et Manon, chaque heure de veille
et de sommeil avait été un cauchemar pour Elide et depuis plusieurs jours,
elle se surprenait à retenir son souffle aux moments les plus imprévus,
quand le spectre de la peur la saisissait à la gorge. Les sorcières l’avaient
ignorée jusque-là, même si elle avait proclamé que son sang était bleu, et
Vernon l’avait heureusement laissée tranquille.
Mais ce soir-là, alors qu’elle allait regagner sa chambre, l’obscurité et
le silence de l’escalier l’avaient effrayée. Et devant sa porte, ce silence était
encore plus dense, comme si même les mouches retenaient leur respiration.
Quelqu’un l’attendait dans sa chambre.
Elle avait donc poursuivi son chemin jusqu’à l’aire illuminée de clair
de lune où son oncle n’oserait jamais se rendre. Les wyverns des Treize
étaient roulés en boule sur le sol comme de gros chats ou perchés sur leurs
poutres au-dessus du vide. À sa gauche, Abraxos étendu sur le ventre
l’observait de ses yeux opaques et grands ouverts.
– J’ai besoin d’un endroit où dormir juste pour cette nuit, lui avait-elle
dit quand elle avait été assez proche de lui pour sentir son haleine.
Il avait remué sa queue dont les épines de fer avaient cliqueté sur la
pierre, comme un chien à demi endormi, mais heureux de la voir. Pas de
grondement ni de dents de fer prêtes à l’avaler en deux bouchées. Du reste,
elle préférait de loin être dévorée que de devoir affronter ce qui l’attendait
dans sa chambre.
Elle s’était blottie contre le mur, les mains sous les aisselles et les
genoux repliés contre sa poitrine. Quand ses dents avaient commencé à
claquer, elle s’était recroquevillée davantage. Il faisait si froid que son
souffle formait un nuage devant elle.
Elle avait entendu crisser le foin et Abraxos s’était approché d’elle.
Elle s’était raidie, prête à détaler. Le wyvern avait tendu l’une de ses
ailes vers elle dans un geste d’invitation à le rejoindre.
– Ne me mange pas, je t’en supplie, avait-elle chuchoté.
Il avait soufflé comme pour lui dire : Tu ferais un bien maigre repas.
Elide s’était levée en frissonnant. Le wyvern lui avait paru plus
énorme à chaque pas qui la rapprochait de lui, mais il lui offrait toujours la
protection de son aile comme si c’était elle l’animal qu’il fallait apaiser.
Quand elle s’était retrouvée devant lui, elle avait retenu son souffle et
tendu la main pour caresser sa peau écailleuse. Elle était d’une douceur
surprenante, semblable à celle du cuir usé, et aussi chaude qu’une fournaise.
Avec précaution, consciente qu’il inclinait la tête pour suivre chacun de ses
mouvements, elle s’était assise contre son flanc et avait aussitôt senti sa
chaleur dans son dos.
Il avait replié au-dessus d’elle son aile dont la membrane l’abritait du
vent froid. Elle s’était abandonnée à sa douceur et à sa chaleur délicieuse
dont elle s’était lentement imprégnée.
Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle s’endormait.
Et maintenant… elles étaient là.
La puanteur d’Abraxos avait dû masquer son odeur humaine, sans quoi
la chef d’escadron l’aurait déjà repérée. Comme le wyvern ne remuait pas,
elle se demanda s’il retenait son souffle comme elle pour ne pas attirer
l’attention des sorcières.
Les voix se rapprochèrent du centre de l’aire. Elide évalua la distance
qui séparait Abraxos de la porte. Peut-être pourrait-elle s’éclipser avant
qu’elles remarquent…
– Pas un mot là-dessus. Celle qui divulguera nos défenses périra de ma
main.
– Comme tu voudras, dit Sorrel.
– Faut-il en informer les Jambes-Jaunes et les Sangs-Bleus ? demanda
Asterin.
– Non, répondit Manon d’une voix qui promettait mort et massacres.
Seulement les Becs-Noirs.
– Même si une autre escouade se porte volontaire pour les prochains
essais ? s’enquit Asterin.
Manon poussa un grondement qui donna la chair de poule à Elide.
– Nous ne pouvons pas tirer plus fort sur la laisse, déclara-t-elle.
– Une laisse peut rompre, observa Asterin avec une note de défi dans
la voix.
– Ton cou aussi.
Maintenant… Elles se disputaient, c’était le moment de fuir.
Abraxos ne broncha pas tandis qu’Elide se préparait à détaler. Mais ses
chaînes… Elle se rassit, les prit dans sa main afin qu’elles ne traînent pas
sur le sol puis, en avançant sur un pied et une main, elle se glissa vers la
porte.
– Ce feu fantôme, va-t-il s’en servir contre nous ? demanda Sorrel
comme pour couper court à l’altercation entre la chef d’escadron et sa
cousine.
– Il semble croire qu’il pourra l’utiliser contre des armées, mais je le
crois tout aussi capable de brandir cette arme au-dessus de nos têtes.
Elide se rapprochait peu à peu de la porte ouverte. Elle y était presque
quand la voix suave de Manon s’éleva.
– Si tu avais une once de courage, Elide, tu aurais attendu notre départ
pour t’enfuir.
Chapitre 32

MANON AVAIT REPÉRÉ ELIDE endormie contre Abraxos dès son arrivée
sur l’aire. Elle avait flairé son odeur un instant plus tôt en haut de l’escalier.
Si Asterin et Sorrel avaient également remarqué sa présence, elles n’en
avaient rien dit.
La servante était assise à quelques centimètres de la porte, un pied en
l’air pour empêcher ses chaînes de traîner à terre. Elle était futée, mais elle
ignorait que les sorcières voyaient très bien dans l’obscurité.
– Il y avait quelqu’un dans ma chambre, expliqua Elide.
Elle abaissa son pied puis se releva.
Asterin se raidit.
– Qui ? demanda-t-elle.
– Je n’en sais rien, répondit Elide, qui restait près de la porte comme si
cela pouvait la protéger. J’ai préféré ne pas y entrer.
Abraxos était tendu et sa queue remuait nerveusement sur le sol. Ce
bon à rien s’inquiétait pour la gamine. Manon le dévisagea, les yeux plissés.
– Tes semblables ne sont-ils pas censés dévorer les jeunes filles ?
persifla-t-elle.
Il lui lança un regard mauvais.
Elide ne broncha pas tandis que Manon s’approchait d’elle, et la
sorcière en fut impressionnée malgré elle. Elle observa attentivement la
jeune fille.
Une fille qui n’avait pas peur de dormir contre le flanc d’un dragon et
qui était assez avisée pour pressentir un danger… peut-être que son sang
était bleu, après tout.
– Il y a une chambre souterraine dans ce château, déclara Manon tandis
qu’Asterin et Sorrel se glissaient derrière elle. Le duc y a enfermé une
escouade de Jambes-Jaunes pour… concevoir des démons. Je veux que tu
t’y introduises et que tu viennes ensuite me dire ce qui s’y passe.
La jeune fille devint pâle comme la mort.
– Je ne peux pas.
– Tu peux et tu dois, trancha Manon. Tu m’appartiens, désormais.
Elle sentait sur elle le regard désapprobateur d’Asterin.
– Tu t’introduiras dans cette chambre, tu me raconteras tout ce que tu
as vu, tu tiendras ta langue et tu survivras. Si tu me trahis, si tu parles à qui
que ce soit… eh bien, nous boirons à ta santé lors de ton mariage avec un
beau Valg.
Les mains de la jeune fille tremblaient. Manon les saisit et les abaissa
brutalement le long de ses hanches.
– Nous ne tolérons pas de lâches parmi les Becs-Noirs, siffla-t-elle. Tu
croyais peut-être que nous te protégerions sans contrepartie ? Puisque ta
chambre est surveillée, tu dormiras dans la mienne. Attends-moi en bas de
l’escalier, conclut-elle en montrant la porte.
Elide regarda Asterin et Sorrel comme pour leur demander de l’aide,
mais leurs visages étaient durs et inflexibles. La puanteur âcre de sa peur
imprégnait encore les narines de Manon après son départ. Elide mit
longtemps à descendre l’escalier car sa jambe infirme lui imposait un
rythme de vieillarde. Quand elle fut enfin arrivée en bas, Manon se tourna
vers ses secondes.
– Elle pourrait parler au duc, observa Sorrel, car en tant que seconde
de Manon, elle avait le droit d’évaluer toutes les menaces dirigées contre
l’héritière du clan.
– Elle n’est pas malfaisante à ce point.
Asterin fit claquer sa langue.
– C’est pour cette raison que tu as parlé alors que tu savais qu’elle était
là, commenta-t-elle.
Manon ne se donna pas la peine de le confirmer.
– Et si quelqu’un la surprend ? s’enquit Asterin.
Sorrel lui adressa un regard dur, mais Manon n’avait pas envie de
réprimander sa cousine. C’était à Sorrel d’asseoir son autorité.
– Si on la surprend, nous trouverons un autre moyen de nous
renseigner, répondit-elle.
– Et ça ne te ferait rien qu’ils la tuent ou qu’ils se servent de ce feu
fantôme sur elle ?
– Ça suffit, Asterin, gronda Sorrel.
– C’est toi qui devrais poser ces questions en tant que seconde, lança
Asterin.
Les dents de fer de Sorrel jaillirent de ses gencives.
– C’est parce que tu contestes son autorité que tu te retrouves en
troisième position, riposta-t-elle.
– Assez, trancha Manon. Elide est la seule à pouvoir s’introduire dans
cette chambre. Le duc a ordonné à ses sbires de ne pas laisser approcher une
seule d’entre nous. Même les Ombres échoueront. Mais une servante qui
vient faire le ménage…
– C’est toi qui l’attendais dans sa chambre ! l’interrompit Asterin.
– La peur fait des miracles sur les mortels.
– Mais en est-elle une ? demanda Sorrel. Ou devrions-nous la compter
parmi les nôtres ?
– Ça ne fera aucune différence. J’envoie dans cette chambre la
personne qui aura le plus de chances d’y accéder, et dans l’immédiat, c’est
Elide.
C’était par la ruse qu’elle contournerait les interdictions, les
manigances et les armes du duc. Elle avait beau travailler pour le souverain
de cet homme, elle ne tolérerait pas qu’on la laisse dans l’ignorance.
– Il faut que je sache ce qui se passe dans cette chambre, reprit-elle.
S’il faut sacrifier une vie pour le découvrir, tant pis.
– Et quand tu le sauras, que feras-tu ? demanda Asterin sans tenir
compte de l’avertissement de Sorrel.
Manon n’avait encore pris aucune décision. Elle sentit de nouveau le
sang de la Crochan sur ses mains.
Elle devait obéir aux ordres sous peine d’être exécutée avec ses Treize,
soit par sa grand-mère, soit par le duc. Peut-être que la situation changerait
quand sa grand-mère aurait lu sa lettre. Mais en attendant…
– Ensuite, nous continuerons d’obéir aux ordres, répondit-elle, mais je
ne veux pas avancer les yeux bandés.

Espionne…
Espionne pour la chef d’escadron.
Elide se répétait que ce n’était guère différent d’être espionne pour son
propre compte… pour sa liberté.
Désormais, elle devait à la fois se renseigner sur le convoi de
ravitaillement et s’introduire dans ce sous-sol, tout en vaquant à ses
tâches… Peut-être aurait-elle de la chance. Peut-être réussirait-elle les deux.
Manon avait fait porter dans sa chambre une botte de foin qu’elle avait
déposée près du feu, afin qu’Elide puisse réchauffer sa carcasse de mortelle,
avait-elle dit. Elide avait à peine fermé l’œil au cours de cette première nuit
dans la tour. Quand elle s’était levée pour aller aux toilettes, croyant la
sorcière endormie, elle n’avait pas fait deux pas qu’elle avait entendu la
voix de Manon : « Où vas-tu comme ça ? », une voix qui lui avait fait
penser à un serpent dissimulé dans un arbre.
Elle avait bredouillé qu’elle devait se rendre à la salle de bains et,
comme Manon n’avait rien répondu, elle était sortie en trébuchant. À son
retour, la sorcière dormait – du moins ses yeux étaient-ils fermés.
Manon dormait nue, même quand il faisait froid. Ses cheveux blancs
dissimulaient son dos, mais toutes les autres parties de son corps svelte et
musclé étaient couvertes de légères cicatrices qui étaient comme un rappel
de ce qu’elle ferait subir à Elide au moindre manquement.
Trois jours plus tard, Elide passa à l’action. L’épuisement qui
l’accablait disparut en un éclair quand elle saisit la pile de linge qu’elle
avait prise à la buanderie et jeta un regard dans le couloir.
Quatre gardes étaient postés devant la porte menant à l’escalier.
Elide avait passé trois jours à aider à la buanderie et à bavarder avec
les lingères pour savoir quand on aurait besoin de linge propre dans la
chambre au bas de cet escalier.
Pendant les deux premiers jours, personne n’avait voulu parler avec
elle. On s’était contenté de la dévisager et de lui indiquer où monter le
linge, quand elle devait se brûler les mains au fer à repasser et ce qu’elle
devait récurer jusqu’à en avoir mal au dos. Mais la veille, elle avait enfin vu
arriver des vêtements déchirés et tachés de sang.
Du sang bleu. Du sang de sorcière.
Elide travaillait sans lever la tête, reprisant les chemises de soldats
qu’on lui avait confiées dès qu’elle avait pu prouver qu’elle savait manier
l’aiguille. Mais elle avait repéré les lingères qui se chargeaient de ces
vêtements. Alors elle avait lavé, séché et repassé les chemises des heures
durant, si bien qu’elle était restée à la buanderie plus tard que la plupart des
lingères. Et elle avait attendu.
Elle n’était rien et elle n’appartenait à personne, mais si elle laissait
croire à Manon et aux Becs-Noirs qu’elle acceptait leur mainmise sur elle,
elle parviendrait peut-être à s’évader à l’arrivée du ravitaillement. Les Becs-
Noirs ne se souciaient pas vraiment d’elle. Ses ascendances leur étaient
utiles, mais Elide doutait qu’elles remarquent sa disparition. Elle n’était
plus qu’un fantôme depuis des années, un fantôme hanté par des morts
tombés dans l’oubli.
Alors elle travailla et attendit.
Quand elle s’accorda une pause, le dos courbaturé et les mains
tremblantes de douleur, elle remarqua qu’une lingère emportait les
vêtements propres et repassés.
Elide nota chaque détail de son visage, de sa stature et de sa taille.
Personne ne la vit s’éclipser à sa suite avec une pile de linge destiné à la
chef d’escadron. Personne ne l’arrêta pendant qu’elle suivait la lingère dans
les couloirs jusqu’à l’escalier.
Elide attendit dissimulée dans l’ombre du couloir jusqu’au moment où
la lingère remonta de l’escalier, les mains vides. Son visage était tiré et
livide. Elle s’éloigna dans un autre couloir. Quand elle disparut, Elide, qui
avait retenu son souffle, expira enfin.
Elle repartit vers la tour de Manon en passant mentalement son plan en
revue.
Si on la prenait la main dans le sac… Elle songea qu’elle ferait peut-
être mieux de sauter d’un balcon plutôt que de subir l’une des douzaines de
morts horribles qui lui seraient réservées.
Non. Non, elle tiendrait bon. Elle avait survécu alors que tant d’autres,
presque tous ceux qu’elle aimait, étaient morts, et que son royaume avait
sombré. Elle survivrait pour ses morts et elle se construirait une vie
nouvelle loin d’ici, en souvenir d’eux.
Elide monta péniblement un escalier en spirale. Elle détestait les
escaliers.
Elle était à mi-chemin quand une voix d’homme la pétrifia.
– Le duc a dit que tu pouvais parler, alors pourquoi refuses-tu de me
dire un mot ?
C’était la voix de Vernon.
Seul le silence lui répondit.
Elide n’avait plus qu’une pensée : dévaler les marches.
– Quelle beauté, murmura son oncle à celui ou celle à qui il s’adressait.
On croirait une nuit sans lune.
Le ton sur lequel il parlait dessécha la bouche d’Elide.
– Peut-être que le destin a voulu que nous nous rencontrions ici. Il te
surveille de si près…, fit Vernon. Ensemble, nous créerons des merveilles
qui feront trembler le monde.
Ces paroles à la fois sinistres et intimes exprimaient une telle
conviction… Elide préférait ignorer à jamais leur sens.
Elle se détourna et redescendit sans bruit. Elle devait se tirer en vitesse
de ce mauvais pas.
– Kaltain, lança son oncle d’une voix rauque, et cet appel était à la fois
un ordre, une menace et une promesse.
Kaltain… la jeune femme toujours silencieuse aux yeux perdus dans le
vide, aux bras marqués de terribles cicatrices. Elide ne l’avait vue que deux
ou trois fois, mais elle avait été frappée par son absence de vitalité et de
réaction.
Elle remonta soudain l’escalier en faisant tinter ses chaînes le plus fort
possible. Son oncle se tut.
Elle atteignit le palier, entra dans la salle et les trouva tous les deux.
Kaltain était plaquée contre un mur et le col chiffonné de sa robe trop
légère laissait entrevoir presque un sein entier. Son visage était aussi
inexpressif que si elle était absente. Vernon se tenait à quelques pas d’elle.
Elide serrait si fort sa pile de linge qu’elle crut qu’elle allait le lacérer. Elle
regretta pour une fois de ne pas avoir d’ongles de fer.
– Dame Kaltain, dit-elle à la jeune femme à peine plus âgée qu’elle.
Elle était surprise de la rage qu’elle ressentait et, en même temps, de
son sang-froid.
– On m’a envoyée vous chercher, dame Kaltain. Veuillez me suivre,
reprit-elle.
– Qui vous envoie ? demanda Vernon.
Elide soutint son regard et répondit la tête haute.
– La chef d’escadron.
– La chef d’escadron n’est pas autorisée à la voir.
– Et vous ?
Elide s’était interposée entre Vernon et la jeune femme, mais elle
savait que ce serait inutile si son oncle recourait à la force.
Vernon sourit.
– Je me demandais quand tu montrerais tes crocs, Elide, fit-il. Ou
devrais-je plutôt dire : tes dents de fer ?
Il savait donc.
Elide le toisa et posa une main légère sur l’épaule de Kaltain. Elle était
glacée.
La jeune femme ne la regarda même pas.
– Si vous voulez bien avoir l’amabilité de me suivre, dame Kaltain,
reprit-elle en l’entraînant par le bras. La jeune femme se mit en marche sans
un mot.
Vernon gloussa.
– Vous pourriez être sœurs, observa-t-il sur un ton léger.
– C’est une idée fascinante, persifla Elide en guidant la jeune femme
vers l’escalier malgré la douleur que ses efforts pour garder son équilibre
infligeaient à sa jambe infirme.
– À un de ces jours, lança son oncle dans leur dos.
Elle n’avait aucune envie de savoir à qui cet au revoir s’adressait.
En silence, le cœur battant si fort qu’elle en avait la nausée, elle mena
Kaltain au palier de l’étage inférieur et ne la lâcha que le temps d’ouvrir la
porte et de l’entraîner dans le couloir.
La jeune femme s’immobilisa, les yeux dans le vague.
– Où devez-vous vous rendre ? lui demanda doucement Elide.
Kaltain fixait le vide sans répondre. À la lueur des torches, la cicatrice
de son bras était terrible à voir. Qui la lui avait faite ?
Elide posa de nouveau la main sur son bras.
– Où puis-je vous emmener ? Où serez-vous en sécurité ? insista-t-elle.
Nulle part : ici, on n’était en sécurité nulle part.
Lentement, comme s’il lui fallait une éternité pour retrouver ce réflexe,
Kaltain tourna les yeux vers Elide.
Dans son regard de ténèbres, tout n’était que mort, désespoir, rage et
vide.
Mais on décelait aussi une étincelle de lucidité.
Kaltain s’éloigna sans un mot, dans le bruissement de sa robe sur les
dalles. Son autre bras était marqué de bleus qui ressemblaient à l’empreinte
de doigts, comme si on l’avait serré trop fort.
Ce lieu. Ces gens…
Elide lutta contre sa nausée en regardant la jeune femme disparaître
derrière un angle du couloir.
Assise à son bureau, Manon examinait ce qui ressemblait à une lettre
quand Elide entra.
– Alors, es-tu allée dans cette chambre souterraine ? lança la sorcière
sans même se retourner.
Elide déglutit, oppressée.
– J’aurais besoin de poison, répondit-elle.
Chapitre 33

DEBOUT DANS UN ESPACE DÉGAGÉ au milieu de piles de caisses, Aedion


clignait des yeux sous le soleil de fin de matinée qui se déversait des hautes
fenêtres de l’entrepôt. Il transpirait déjà et il avait très soif, car il faisait une
chaleur étouffante.
Mais il ne se plaignait pas. Le prince Fae et lui s’entraînaient depuis
une demi-heure malgré l’avis d’Aelin, qui ne le jugeait pas suffisamment
rétabli.
Ils s’entraînaient avec des bâtons, et il souffrait. La blessure à son flanc
risquait de se rouvrir au moindre mauvais mouvement, mais il tenait bon en
serrant les dents.
La douleur physique était un soulagement après les pensées qui
l’avaient empêché de dormir toute la nuit. La pensée que Rhoe et Evalin
l’avaient laissé dans l’ignorance, que sa mère avait emporté dans la tombe
le nom de l’homme qui l’avait conçu, qu’il était à demi Fae… et qu’il ne
saurait peut-être pas avant une décennie comment il vieillirait, ni s’il
survivrait à sa reine.
Et son père… Gavriel. Encore un sujet de réflexion en soi, mais pour
plus tard. Peut-être cela tournerait-il à son avantage si Maeve mettait sa
menace à exécution, si elle lançait l’un des compagnons légendaires de son
père à la poursuite d’Aelin.
Lorcan…
Les histoires qu’il avait entendues sur son compte regorgeaient de
gloire et de sang. Surtout de sang. C’était un homme qui ne commettait
jamais d’erreur et qui se montrait sans pitié pour ceux qui en faisaient.
C’était déjà assez d’avoir affaire au roi d’Adarlan, sans avoir par-
dessus le marché un immortel à ses trousses… Et si jamais Maeve décidait
d’envoyer Gavriel ici… mais Aedion surmonterait cette épreuve, comme
toutes celles qu’il avait endurées depuis sa naissance.
Il exécutait une manœuvre que le prince lui avait déjà montrée deux
fois quand Aelin interrompit son propre entraînement.
– Je crois que ça suffira pour aujourd’hui, décréta-t-elle, à peine
essoufflée.
Aedion se raidit devant la résolution qu’il lisait dans ses yeux. Il avait
attendu toute la matinée cet entraînement. Au cours des dix années
précédentes, il avait appris des mortels tout ce qu’il avait pu tirer d’eux.
Quand des guerriers entraient sur son territoire, il usait de tout son charme
pour les convaincre de lui enseigner leur savoir-faire. Et dès qu’il se rendait
à l’étranger, il s’efforçait d’apprendre le plus possible des locaux sur l’art de
combattre et de tuer. Affronter un guerrier Fae de pure race venu tout droit
de Doranelle comme il le faisait en cet instant était une chance qu’il ne
pouvait gâcher. Il était résolu à ne pas laisser sa cousine l’en priver.
– J’ai ouï dire que vous aviez tué un seigneur ennemi avec une table,
dit-il à Rowan d’une voix traînante.
– Bon sang, qui a bien pu te raconter une histoire pareille ? s’exclama
Aelin.
– Quinn, le capitaine de la garde de ton oncle. C’était un grand
admirateur du prince Rowan. Il connaissait toutes les histoires qu’on
racontait sur lui.
Aelin regarda Rowan, qui esquissa un sourire narquois en s’appuyant
sur son bâton.
– Ce n’est pas sérieux, dit-elle. Tu… tu l’as vraiment écrasé comme
une vulgaire grappe de raisin ?
Rowan s’étrangla de rire.
– Non, pas comme une grappe de raisin, répondit-il avec un sourire
carnassier. J’ai arraché l’un des pieds de la table et je l’ai embroché avec.
– Dans la poitrine, en le clouant à un mur de pierre, acheva Aedion.
Aelin s’esclaffa.
– Eh bien, je dois dire que tu ne manques pas d’ingéniosité,
commenta-t-elle.
– Bon, on reprend, lança Aedion en faisant rouler son cou pour
détendre ses muscles.
Mais Aelin adressa à Rowan un regard qui disait clairement : Je t’en
prie, n’achève pas mon cousin. Dis-lui que c’est fini pour aujourd’hui.
Aedion serra plus fort son bâton.
– Je vais très bien, affirma-t-il.
– Il y a une semaine, tu avais encore un pied dans la tombe, répliqua
Aelin. Ta blessure n’est pas guérie. C’est fini pour aujourd’hui, et tu ne
mettras pas un pied dehors.
– Je connais mes limites et je te dis que je vais très bien.
Le sourire qui se dessina lentement sur les lèvres de Rowan était une
provocation pure et simple. Et la part la plus primitive d’Aedion voulait
affronter le prédateur qu’elle entrevoyait dans ses yeux et montrer les dents
à son tour.
Aelin poussa un grognement, mais garda ses distances.
Sans avertissement, Aedion passa à l’attaque en feintant à droite et en
visant vers le bas. Avec ce coup, il avait littéralement fendu des hommes en
deux. Mais Rowan l’esquiva avec une adresse brutale en faisant dévier
l’arme, puis reprit l’offensive. Aedion n’en vit pas davantage. Il eut
seulement le réflexe de relever son bâton. Il ressentit douloureusement
l’impact dans son flanc blessé, mais resta concentré sur son adversaire qui
avait presque réussi à lui faire lâcher son arme.
Il parvint à porter un coup, mais en voyant les coins de la bouche de
Rowan se relever, il devina que le prince se jouait de lui. Pas pour s’amuser,
mais pour lui envoyer un message. Un brouillard rouge troubla sa vue.
Quand Rowan tenta de le faucher, Aedion écrasa sous son pied le
bâton qui se brisa, puis pivota pour frapper Rowan au visage. Le guerrier
Fae, qui avait ramassé les deux moitiés de son bâton, l’esquiva, s’accroupit
et…
Aedion ne vit même pas venir le nouveau coup porté à ses jambes.
Une seconde plus tard, il contemplait les poutres du plafond en clignant des
yeux, le souffle coupé, une douleur lancinante au flanc.
Rowan l’observait avec un grondement. L’une des moitiés de son
bâton était pointée vers la gorge d’Aedion, l’autre pesait sur son ventre,
prête à l’étriper.
Aedion savait que le prince guerrier était vif et fort, mais pas à ce
point… Si Rowan combattait dans les rangs du Fléau, il pourrait faire
pencher la balance en sa faveur dans n’importe quelle guerre.
Sa blessure lui faisait si mal qu’elle s’était peut-être rouverte.
Le prince Fae lui parla assez bas pour qu’il fût seul à l’entendre.
– Votre reine vous a donné l’ordre de cesser l’entraînement, pour votre
bien, parce qu’elle a besoin de vous et parce qu’il lui est pénible de vous
voir blessé. Ne lui désobéissez plus la prochaine fois.
Aedion eut la sagesse de se tenir coi tandis que Rowan accentuait la
pression des deux bâtons.
– Et si vous lui parlez encore une fois comme vous l’avez fait hier soir,
je vous arrache la langue et je vous force à l’avaler, compris ? reprit-il.
Aedion ne pouvait hocher la tête sans s’embrocher sur l’extrémité du
bâton.
– Compris, prince, souffla-t-il.
Alors que Rowan reculait, il ouvrit la bouche pour lancer une riposte
qu’il regretterait sûrement, quand un joyeux « bonjour ! » résonna dans la
salle.
Tous pivotèrent en brandissant leurs armes vers Lysandra. Chargée de
paquets et de sacs, elle referma la porte derrière elle. Elle avait une adresse
déconcertante pour s’introduire dans un lieu sans se faire remarquer.
Elle fit deux pas vers eux mais s’arrêta net en découvrant Rowan.
Aelin s’approcha d’elle, prit une partie des sacs et l’entraîna dans
l’escalier.
Aedion se releva.
– Est-ce Lysandra ? demanda Rowan.
– Un régal pour les yeux, hein ?
Rowan ricana.
– Pourquoi est-elle ici ? demanda-t-il.
Aedion tâta avec précaution sa blessure pour évaluer les dégâts.
– Elle a probablement des renseignements sur Arobyn, répondit-il.
Arobyn, qu’Aedion pourchasserait dès que cette maudite plaie serait
définitivement refermée – qu’Aelin le juge assez rétabli ou non. Et il
prendrait tout son temps pour tailler le roi des assassins en pièces.
– Elle ne veut pas vous mettre dans la confidence ? interrogea Rowan.
– Je crois que tout le monde l’ennuie, sauf Aelin. C’est sans doute la
plus grande déception de ma vie.
Il mentait sans même comprendre pourquoi. Rowan esquissa un
sourire.
– Je suis heureux qu’Aelin ait trouvé une amie, dit-il.
Pendant quelques secondes, Aedion fut surpris de la douceur qu’il
lisait sur le visage du guerrier, mais quand Rowan tourna les yeux vers lui,
son regard était glacial.
– La cour d’Aelin sera différente de toutes les autres et les anciens
usages y seront à l’honneur, déclara-t-il. Vous les apprendrez et ce sera moi
qui vous les enseignerai.
– Je connais très bien les anciens usages.
– Vous les réapprendrez.
Aedion se redressa de toute sa hauteur.
– Je suis le général du Fléau et l’un des princes des maisons
d’Ashryver et de Galathynius, pas un fantassin sans formation, dit-il.
Rowan acquiesça et Aedion supposa que cette approbation était
flatteuse pour lui, jusqu’au moment où le prince reprit la parole.
– Mes officiers formaient un escadron redoutable parce que nous
étions soudés et que nous obéissions tous au même code. Maeve était
cruelle, mais elle veillait à ce que nous le comprenions et le respections
tous. Aelin ne voudra jamais nous contraindre à rien et ses lois seront
différentes et meilleures que celles de Maeve. Vous et moi jouerons un rôle
central dans cette cour et nous y déciderons nous-mêmes de nos lois.
– Lesquelles ? L’obéissance et la loyauté aveugles ?
Aedion n’avait que faire d’un sermon, même si Rowan avait raison et
si chacune des paroles qu’il venait de prononcer était celles qu’Aedion
rêvait d’entendre depuis dix ans. C’était lui qui aurait dû entamer cette
conversation. Par tous les dieux, il l’avait même eue avec Ren plusieurs
semaines auparavant…
Les yeux de Rowan étincelèrent.
– Le devoir de protéger et de servir, rétorqua-t-il.
– Aelin ? demanda Aedion en songeant qu’il le pouvait et qu’il le
voulait.
– Aelin, vous et moi. Et Terrasen, précisa Rowan sur un ton qui ne
laissait de place ni à la discussion ni au doute.
Une partie d’Aedion comprit à cet instant pourquoi sa cousine avait
offert au prince le serment du sang.

– Qui est-ce ? demanda Lysandra d’un air un peu trop innocent tandis
qu’Aelin la suivait dans l’escalier.
– Rowan, répondit Aelin en ouvrant la porte de l’appartement d’un
coup de pied.
– Il est remarquablement bien bâti, dit la courtisane d’un air rêveur. Je
n’ai encore jamais été avec un Fae – ni avec une Fae, d’ailleurs.
Aelin secoua la tête et chassa cette image de sa pensée.
– Il est…
Elle déglutit. Lysandra souriait. Aelin émit un sifflement rageur,
déposa sacs et paquets à terre et referma la porte.
– Arrête, dit-elle.
– Hum…, répondit Lysandra d’un air évasif.
Et elle laissa choir son chargement à côté du sien.
– Bon, j’ai deux nouvelles pour toi, reprit-elle. Premièrement, Nesryn
m’a envoyé ce matin une note m’informant que tu avais un nouvel invité
très musclé et me demandant d’apporter des vêtements pour lui, ce que j’ai
fait. Vu l’invité, je dirais que Nesryn l’a nettement sous-estimé. Ces
vêtements risquent donc d’être très ajustés sur lui – non que j’y voie la
moindre objection – mais il devra les porter en attendant que tu lui en
trouves d’autres.
– Merci.
Lysandra balaya ce remerciement d’un geste désinvolte. Elle
remercierait Faliq plus tard.
– La deuxième nouvelle concerne un rapport qu’Arobyn a reçu hier
soir, selon lequel on a repéré deux chariots de prisonniers en route vers le
sud à destination de Morath, poursuivit-elle. Ces prisonniers font partie des
disparus qui n’ont pas fini sur le billot.
Aelin se demanda si Chaol était au courant et s’il avait tenté
d’intercepter ce convoi.
– Arobyn sait-il que les anciens détenteurs de magie sont pourchassés ?
Lysandra acquiesça.
– Il tient le compte de ceux qui disparaissent et de ceux qu’on envoie
dans le Sud, répondit-elle. Il examine les lignages de tous ses clients pour
repérer les détenteurs de magie et en tirer profit. Il faudra t’en souvenir
quand tu auras affaire à lui… au vu de tes dons.
– Merci pour ce renseignement, dit Aelin, qui se mordillait la lèvre.
Arobyn, Lorcan, les Valg, la clef, Dorian… sa route était semée
d’obstacles.
– Prépare-toi à ce qui t’attend, c’est tout, reprit Lysandra, et elle
consulta sa montre de poche miniature. Je dois repartir. J’ai un déjeuner.
C’était sans doute la raison pour laquelle Evangeline ne l’avait pas
accompagnée.
– Quand auras-tu réglé ta dette ? demanda Aelin alors qu’elle était
presque à la porte.
– Pas avant longtemps : j’ai encore une jolie somme à rembourser.
Clarisse augmente le montant à mesure qu’Evangeline grandit parce que,
d’après elle, une fille aussi belle vaut en réalité le double, voire le triple de
la somme qu’elle avait fixée au départ.
– C’est vraiment ignoble de sa part…
– Que puis-je y faire ? Si je m’enfuis, elle me poursuivra jusqu’à ma
mort, et je ne peux pas me sauver avec Evangeline.
– Je pourrais creuser pour Clarisse une tombe que personne ne
découvrira jamais.
– Pas encore. Pas maintenant.
– Dis-moi quand le moment sera venu, et ce sera fait.
Le sourire que lui adressa Lysandra était d’une beauté ténébreuse et
sauvage.

Campé devant une caisse à l’entrée de l’entrepôt, Chaol examinait la


carte qu’Aelin venait de lui remettre. Il se concentrait sur les espaces restés
blancs de ce plan en évitant de regarder le prince guerrier qui montait la
garde devant la porte.
C’était d’autant plus difficile que la présence de Rowan semblait faire
le vide dans la salle.
Et il y avait ces oreilles légèrement pointues bien visibles au milieu de
ses courts cheveux argentés. Un Fae… il n’en avait jamais vu d’autre
qu’Aelin lors de ces brefs moments qui l’avaient laissé pétrifié. Et dans tous
ses récits sur ce prince, Aelin avait opportunément omis de mentionner sa
beauté.
Un beau prince Fae avec lequel elle avait vécu et s’était entraînée des
mois durant, tandis que la vie de Chaol partait à la dérive et qu’elle-même
avait laissé des centaines de morts dans son sillage…
Rowan observait Chaol comme s’il comptait en faire son dîner, ce qui
n’avait peut-être rien d’improbable sous sa forme de Fae.
L’instinct de Chaol lui hurlait de s’enfuir, bien que Rowan se fût
montré poli avec lui. Distant, sur ses gardes, mais poli. Mais Chaol savait
que s’il commettait la moindre erreur, il serait mort avant d’avoir tiré son
épée.
– Il ne mord pas, tu sais, susurra Aelin.
Chaol lui lança un regard noir.
– Pourrais-tu m’expliquer à quoi sont censées servir ces cartes ?
demanda-t-il.
– Tout ce que Ress, Brullo et toi-même pourrez nous indiquer sur les
lacunes dans la garde du château sera bienvenu.
Ce qui n’était pas une réponse à sa question.
Nulle trace d’Aedion au milieu des caisses empilées dans la salle, mais
le général écoutait probablement cette conversation à proximité grâce à son
ouïe affûtée de Fae.
– Pour abattre cette tour ? s’enquit Chaol en repliant la carte et en la
fourrant dans la poche de sa tunique.
– Peut-être.
Il dut contenir son exaspération. Elle paraissait plus calme désormais,
comme si une tension invisible s’était évanouie de son visage.
– Je suis sans nouvelles de Brullo et de Ress depuis quelques jours,
reprit-il. Je les recontacterai sous peu.
Elle hocha la tête et déroula un plan représentant le labyrinthe des
égouts dont elle lesta les coins avec quelques-uns des poignards qu’elle
portait sur elle.
– Arobyn a découvert que les disparus ont été emmenés à Morath hier
soir, reprit-elle. Tu le savais ?
– Non, répondit-il, et c’était un échec de plus, un désastre de plus dont
il portait la responsabilité.
– Ils n’ont pas dû aller loin. Tu pourrais tendre une embuscade au
convoi avec quelques hommes.
– Je le pourrais.
– Et tu le feras ?
– Est-ce pour démontrer mon utilité que tu m’as fait venir ici ? lança-t-
il, une main posée sur la carte.
Elle se raidit.
– Je t’ai demandé de venir parce que je pensais que cela pourrait être
utile à toi comme à moi. Nous sommes tous deux soumis à une pression
écrasante ces jours-ci.
Son regard turquoise était serein et assuré.
– Quand passeras-tu à l’action ? demanda-t-il.
– Bientôt.
Ce n’était pas davantage une réponse.
– Y a-t-il autre chose que je devrais savoir ? s’enquit-il en s’efforçant
de parler calmement.
– Il vaut mieux éviter les égouts pour de bon : ils sont devenus
mortellement dangereux.
– Des gens y sont emprisonnés. J’ai découvert des nids de Valg, mais il
n’y reste maintenant plus aucune trace de leurs prisonniers. Il est hors de
question que je les abandonne.
– C’est bien joli, répliqua-t-elle sur un ton dédaigneux – et il dut serrer
les dents pour ne pas exploser –, mais il y a pire que des Valg en vadrouille
dans les égouts, et je ne pense pas qu’ils fermeront les yeux si on s’aventure
sur leur territoire. À ta place, je pèserais soigneusement les risques avant
d’y redescendre, conclut-elle en passant la main dans ses cheveux. Alors,
est-ce que tu comptes intercepter ce convoi de prisonniers ?
– Oui, bien sûr.
Il le ferait même si le nombre des rebelles avait chuté. La plupart
s’enfuyaient de la ville ou refusaient de jouer leur vie dans un combat de
plus en plus vain.
Était-ce de l’inquiétude qu’il lisait dans les yeux d’Aelin ?
– Les chariots de ces convois sont cadenassés et leurs portes sont
blindées, reprit-elle. Vous devrez apporter tous les outils nécessaires.
Il ravala une réplique cinglante, exaspéré par le ton sur lequel elle
s’adressait à lui. Mais il songea alors qu’elle savait de quoi elle parlait : elle
avait été enfermée plusieurs semaines dans l’un de ces chariots.
Quand il se redressa pour repartir, il fut incapable de soutenir son
regard.
– Dis à Faliq que le prince Rowan la remercie pour les vêtements,
ajouta-t-elle.
De quoi parlait-elle, dieux tout-puissants ? Était-ce encore un
sarcasme ?
Il se dirigea vers la porte dont Rowan s’écarta en murmurant un
au revoir. Nesryn lui avait raconté qu’elle avait passé la soirée avec Aedion
et Aelin, mais il ne lui était même pas venu à l’idée qu’ils étaient peut-être
devenus… amis. Il n’avait jamais envisagé que Nesryn puisse succomber au
charme d’Aelin Galathynius.
Mais Aelin était une reine. Elle ne vacillait pas. Elle allait seulement
de l’avant avec détermination.
Même si cela impliquait de tuer Dorian.
Ils n’en avaient plus parlé depuis le jour du sauvetage d’Aedion, mais
cette question restait suspendue entre eux. Et quand Aelin libérerait la
magie… Chaol aurait pris toutes les précautions nécessaires.
Car il était sûr que cette fois, elle n’abaisserait pas son épée.
Chapitre 34

AELIN SAVAIT QU’IL LUI RESTAIT une foule de choses à faire, des tâches
cruciales et terribles à accomplir, mais elle pouvait sacrifier une journée.
Tout en restant dissimulée dans l’ombre, elle fit visiter la ville à
Rowan pendant tout l’après-midi, des élégants quartiers résidentiels aux
marchés grouillants où les vendeurs écoulaient leurs articles pour le solstice
d’été qui aurait lieu dans deux semaines.
Grâce aux dieux, ils ne détectèrent aucun signe de la présence de
Lorcan en ville. Aelin désigna à Rowan les gardes du roi postés à quelques
croisements animés et il les examina d’un œil exercé. Son odorat subtil lui
permettait de distinguer ceux qui étaient encore humains de ceux qui étaient
possédés par des Valg de rang inférieur. Devant l’expression de son visage,
elle eut presque pitié des gardes, humains ou démons, qui croiseraient sa
route – presque, car leur présence réduisait à néant son espoir de passer une
journée tranquille.
Elle voulait montrer à Rowan ce que la ville avait de mieux avant de le
faire descendre dans ses entrailles. Elle le mena à l’une des boulangeries de
la famille de Nesryn où elle acheta quelques-unes de ces fameuses
tartelettes aux poires. Sur les quais, il réussit à la convaincre de goûter de la
truite frite. Elle s’était pourtant juré de ne jamais manger de poisson et elle
avait fait la grimace avant d’y goûter, mais elle dut reconnaître que c’était
délicieux. Elle dévora une truite entière ainsi que quelques bouchées de
celle de Rowan, malgré ses grondements de contrariété.
Rowan était avec elle, ici, à Rifthold. Elle aurait voulu lui montrer
nombre de choses encore pour lui donner une idée de ce qu’avait été son
existence dans cette ville, ce qu’elle n’avait fait pour personne jusqu’à ce
jour.
Quand elle avait entendu claquer un fouet alors qu’ils se reposaient au
bord de l’eau après le déjeuner, elle avait voulu qu’il soit témoin de cette
scène, car c’était peut-être le sort qui les attendait. Il était resté silencieux,
une main posée sur son épaule, pendant qu’ils observaient la file d’esclaves
enchaînés qui chargeaient un navire de marchandises. Ils n’avaient pu que
les regarder, impuissants.
Mais pas pour longtemps, s’était-elle juré. Abolir l’esclavage était
l’une de ses priorités.
Ils flânèrent ensuite sur le marché jusqu’au moment où un parfum de
roses et de lys leur parvint, porté par le vent du fleuve qui déposait des
pétales de toutes formes et de toutes couleurs à leurs pieds, aux cris des
vendeuses de fleurs vantant leur marchandise.
– Si tu étais galant, tu m’offrirais…, commença Aelin, mais elle
s’interrompit.
Le visage figé, Rowan regardait fixement l’une des marchandes de
fleurs campées au milieu de la place, un panier de pivoines de serre passé à
son bras mince. Elle était jeune, jolie, brune et…
Aelin se maudit de s’être montrée aussi stupide.
Elle n’aurait jamais dû l’amener là. Lyria avait vendu des fleurs sur le
marché. C’était une pauvre marchande avant que le prince Rowan la
remarque et reconnaisse en elle son âme sœur. Un vrai conte de fées…
Jusqu’au jour où l’armée ennemie l’avait massacrée alors qu’elle attendait
un enfant de lui.
Aelin crispait et rouvrait convulsivement les poings, incapable de
prononcer un mot. Rowan contemplait toujours la jeune fille qui sourit à
une passante, le visage comme éclairé d’une lumière intérieure.
– Je ne la méritais pas, dit-il calmement.
Aelin déglutit péniblement. Tous deux gardaient des blessures, mais
celle-là était la plus profonde.
Elle ne pouvait que lui offrir une vérité en échange de celle qu’il venait
d’énoncer.
– Et moi, je ne méritais pas Sam.
Il la regarda enfin. Elle aurait fait n’importe quoi pour chasser la
souffrance qu’elle lisait dans ses yeux.
Les doigts gantés de Rowan effleurèrent les siens, puis retombèrent le
long de sa cuisse.
Elle referma son poing.
– Viens, je voudrais te montrer quelque chose, dit-elle.

Aelin acheta un dessert à une échoppe pendant que Rowan l’attendait


dans une ruelle obscure. À présent, assise sur une poutre sous le dôme d’or
du Théâtre Royal sombre et désert, elle mastiquait un biscuit au citron en
balançant les jambes dans le vide. Les dimensions des lieux étaient
semblables au souvenir qu’elle en avait gardé, mais ce silence, cette
obscurité…
– C’était l’un de mes endroits préférés au monde, expliqua-t-elle.
Sa voix résonna fortement dans le vide du théâtre. Les rayons de soleil
tombant de la lucarne qu’ils avaient ouverte pour entrer illuminaient les
poutres et le plafond, allumaient des reflets sur les rampes en cuivre et
faisaient flamboyer le rideau rouge de la scène.
– Comme Arobyn avait une loge privée, je venais ici dès que je
pouvais. Les soirs où je n’avais pas envie de m’apprêter ou d’être vue, ou
quand j’avais seulement une heure devant moi à cause d’un contrat, je me
glissais là par cette porte pour écouter.
Rowan finit son biscuit et scruta l’obscurité au-dessous d’eux. Il avait
à peine prononcé un mot depuis une demi-heure, comme s’il s’était retiré
dans un lieu où elle ne pouvait plus communiquer avec lui. Quand il prit la
parole, elle réprima un soupir de soulagement.
– Je n’avais jamais vu un théâtre comme celui-là, créé pour la musique
et pour le luxe. Même à Doranelle, ils sont vieux et on s’assoit simplement
sur des bancs ou des gradins.
– Il n’y en a peut-être aucun comme celui-là nulle part ailleurs. Même
à Terrasen.
– Alors tu devras en faire construire un là-bas.
– Tu crois que le peuple sera ravi de mourir de faim pendant que je
ferai bâtir un théâtre pour mon plaisir ?
– Peut-être pas maintenant, mais si tu penses que ce serait bon pour la
ville et pour le pays, alors fais-en construire un. Les artistes sont
indispensables à toute civilisation.
C’était l’écho des paroles de Florine. Aelin poussa un soupir.
– Il y a des mois et des mois que ce théâtre est fermé, mais j’ai
l’impression d’entendre encore la musique, dit-elle.
– Peut-être qu’elle subsiste sous une forme ou une autre.
Cette idée fit monter des larmes aux yeux d’Aelin.
– J’aurais aimé que tu puisses l’entendre. J’aurais aimé que tu entendes
Pytor diriger la Suite strygienne. Parfois, j’ai encore l’impression d’être
assise dans cette loge quand j’avais treize ans et que je pleurais tellement
c’était beau.
– Tu pleurais ?
Elle pouvait presque voir briller dans ses yeux le souvenir de leurs
séances d’entraînement au printemps dernier, de toutes les fois où la
musique avait apaisé ou déchaîné sa magie. Elle faisait partie d’elle, de son
âme, comme Rowan.
– Le dernier mouvement… Bon sang, je pleurais à chaque fois ! Je
rentrais au Repaire et je gardais cette musique en moi pendant des jours et
des jours, même quand je m’entraînais, quand je tuais ou quand je dormais.
C’était comme une folie, cet amour de la musique. C’est pour ça que j’ai
appris à jouer du piano, pour essayer de la reproduire quand je rentrais chez
moi le soir.
Elle ne l’avait raconté à personne d’autre et n’avait encore jamais
emmené quelqu’un dans ce théâtre.
– Est-ce qu’il y a un piano ici ? demanda Rowan.

– Je n’en ai plus joué depuis des mois. C’est une très mauvaise idée,
répéta-t-elle pour la dixième fois tout en ouvrant le rideau de la scène.
Elle avait déjà posé le pied sur ces planches grâce à Arobyn. Il lui avait
procuré des invitations à des galas organisés sur cette scène juste pour le
plaisir de fouler ce lieu sacré. Mais à cet instant, dans la pénombre de ce
théâtre abandonné, éclairé par l’unique bougie que Rowan avait trouvée,
elle avait l’impression d’être au fond d’un tombeau.
Les fauteuils de l’orchestre devaient être disposés de la même façon
que le soir où les musiciens avaient quitté la salle pour protester contre les
massacres d’Endovier et de Calaculla. On avait fait le silence sur ces tueries
et maintenant, une telle mort paraissait douce comparée à ce que le roi
faisait subir à ses sujets.
Les dents serrées, Aelin s’abandonna à la rage brûlante qui lui était
devenue familière.
Rowan se tenait près du piano et passait la main sur sa surface lisse
comme si c’était un pur-sang.
Aelin hésitait devant cet instrument imposant.
– J’ai l’impression que si j’en jouais, je commettrais un sacrilège, dit-
elle, et l’écho de ces paroles se répercuta dans la salle.
– Depuis quand es-tu si bigote ? demanda-t-il avec un sourire en coin.
Où dois-je me placer pour entendre le mieux ?
– Tu risques de beaucoup souffrir au début.
– On doute de soi, maintenant ?
– Si Lorcan vient fouiner par là, je préférerais qu’il ne raconte pas à
Maeve à quel point je joue mal. Va là-bas et tais-toi, insupportable
emmerdeur, ordonna-t-elle en désignant un point sur la scène.
Il rit, puis obéit.
Le cœur battant, elle s’assit sur le banc poli et souleva le couvercle du
piano, dévoilant les touches noires et blanches qui luisaient doucement. Elle
posa les pieds sur les pédales, mais ne toucha pas au clavier.
– Je n’ai plus joué depuis la mort de Nehemia, avoua-t-elle, et ces mots
lui parurent trop lourds.
– Nous pouvons revenir un autre jour si tu préfères, dit-il doucement.
Ses cheveux argentés brillaient dans la lueur de la bougie.
– Il n’y aura peut-être pas d’autre jour. Et la vie me paraîtrait bien
triste si je ne pouvais plus jamais jouer.
Il acquiesça, puis croisa les bras en une injonction muette.
Elle se tourna vers le clavier et posa lentement les mains sur les
touches. Leur ivoire était lisse et frais et le piano était comme une grande
bête qui attendait qu’on la tire de son sommeil pour répandre de la musique
et de la joie.
– J’ai besoin de m’échauffer, lâcha-t-elle dans un souffle.
Et sans un mot de plus elle se jeta à l’eau, en jouant aussi doucement
qu’elle le pouvait.
Quand les notes resurgirent de sa mémoire et quand ses doigts
retrouvèrent le chemin familier des touches, elle attaqua un morceau.
Ce n’était pas l’air charmant et triste qu’elle avait autrefois joué pour
Dorian ni les mélodies légères et entraînantes qu’elle attaquait pour le
plaisir de la difficulté. Ce n’étaient pas non plus les morceaux plus
complexes et raffinés qu’elle avait fait entendre à Nehemia et à Chaol. Cet
air-là était une célébration, une réaffirmation de la vie, de la gloire, de la
souffrance et de la beauté d’être au monde.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle était venue entendre cet
air chaque année, après toutes ces tueries, ces tortures et tous ces
châtiments, car il était comme un rappel de ce qu’elle était et de tout ce
qu’elle voulait préserver.
La mélodie monta toujours plus haut et les notes fusèrent du piano
comme le chant jailli du cœur d’un dieu. Quand Rowan s’approcha, puis
s’arrêta à côté de l’instrument, elle murmura « maintenant », et le crescendo
déferla en une cascade de notes.
La musique ruisselait autour d’eux dans le désert du théâtre. Et l’âme
d’Aelin, restée vide et silencieuse pendant tant de mois, débordait
maintenant de sons.
Elle acheva le morceau sur un accord explosif et triomphant.
Quand elle releva les yeux, un peu essoufflée, ceux de Rowan
brillaient de larmes et sa gorge palpitait. Alors qu’elle croyait si bien le
connaître, le prince guerrier réussissait encore à la surprendre.
Il peinait à trouver ses mots, mais y parvint finalement.
– Montre-moi. Montre-moi comment tu as fait.
Et elle s’exécuta.

Ils passèrent près d’une heure assis côte à côte sur le banc. Aelin lui
enseigna les rudiments du piano, lui expliqua les bémols et les dièses, les
pédales, les notes et les accords. Quand Rowan entendit approcher
quelqu’un sans doute curieux de voir qui jouait de la musique, ils
s’éclipsèrent.
Aelin se rendit à la Banque royale et ordonna à Rowan de l’attendre
dans l’ombre de l’autre côté de la rue. Elle resta assise dans le bureau du
directeur pendant que l’une de ses subordonnées interrompait son travail
pour la servir. Elle repartit avec un nouveau sac d’or et retrouva Rowan
exactement là où elle l’avait laissé. Il était agacé qu’elle ait refusé qu’il
l’accompagne, mais il aurait posé trop de questions.
– Alors comme ça, tu nous entretiens avec ton propre argent ?
demanda-t-il tandis qu’ils se glissaient dans une rue latérale. Un essaim de
jeunes femmes magnifiquement vêtues passèrent sur l’avenue ensoleillée au
bout de la ruelle. Elles restèrent bouche bée devant Rowan, puis se
retournèrent toutes en même temps pour l’admirer de derrière. Aelin leur
montra les dents.
– Pour l’instant, oui, répondit-elle à Rowan.
– Et comment en gagneras-tu quand tu n’auras plus rien à la banque ?
– Pas de problème, on y pourvoira, répondit-elle en lui lançant un
regard oblique.
– Qui ça, « on » ?
– Moi.
– Explique-toi.
– Tu comprendras bien assez tôt, déclara-t-elle avec l’un de ses petits
sourires qui avaient le don de l’exaspérer.
Elle était tout à fait consciente de l’effet de ce sourire. Mais quand il
voulut la saisir par l’épaule, elle l’esquiva.
– Tss tss, pas de gestes trop brusques, on risquerait de nous remarquer,
lança-t-elle.
Il poussa un grondement qui n’avait rien d’humain, ce qui la fit rire.
L’exaspération vaut toujours mieux que les remords et le chagrin.
– Patiente un peu et garde ton sang-froid, conclut-elle.
Chapitre 35

LES DIEUX SAVAIENT COMBIEN il détestait l’odeur de leur sang.


Mais c’était une sensation fabuleuse d’en être couvert de la tête aux
pieds alors que deux douzaines de Valg gisaient morts autour de lui et que
des innocents étaient sauvés.
Chaol chercha en vain un bout de tissu propre pour essuyer son épée.
De l’autre côté de la clairière, il vit Nesryn en faire autant.
Il avait tué quatre Valg et elle en avait abattu sept. Il le savait car il
l’avait observée pendant tout le combat. Il lui avait présenté ses excuses
pour sa conduite de l’autre soir, mais elle s’était contentée de hocher la tête
et elle avait choisi un autre partenaire lors de l’embuscade. À présent, elle
avait renoncé à nettoyer son épée et elle le regardait.
Ses yeux sombres comme la nuit brillaient intensément et, dans son
visage éclaboussé de sang, son sourire – un sourire qui exprimait le
soulagement, la férocité du combat et l’euphorie de la victoire – était…
resplendissant.
Resplendissant. Ce dernier mot vibra en lui. Il se renfrogna et le
sourire de Nesryn s’évanouit aussitôt. La confusion régnait toujours dans
son esprit après une bataille, comme si on l’avait fait tourner sur lui-même
sans répit avant de lui faire boire une bonne rasade de liqueur. Mais il
s’avança vers elle. Ils avaient accompli cela ensemble – ils avaient secouru
des condamnés, plus que lors de leurs opérations précédentes, et sans
aucune perte dans leur camp.
L’herbe de la forêt était jonchée de restes humains et éclaboussée de
sang, vestiges des cadavres de Valg décapités qu’on avait traînés plus loin et
empilés derrière un gros rocher. Quand ils repartiraient, ils rendraient à ces
morts l’ultime hommage de les brûler.
Trois de ses hommes libéraient de leurs chaînes les prisonniers assis
sur l’herbe. Ces ordures de Valg les avaient entassés dans seulement deux
chariots, si bien que leur odeur avait failli faire vomir Chaol quand on les
avait ouverts. Chaque voiture ne possédait qu’une étroite fenêtre grillagée
placée très haut. L’un des prisonniers s’était évanoui, mais tous étaient sains
et saufs.
Chaol ne s’arrêterait pas avant que tous ceux qui étaient contraints de
se cacher en ville soient en sûreté.
Une femme leva vers lui ses mains sales. Ses ongles étaient cassés et
les bouts de ses doigts enflés comme si elle avait tenté de s’extraire à coups
de griffe du trou infect où on l’avait jetée.
– Merci, murmura-t-elle d’une voix enrouée, probablement d’avoir
hurlé à l’aide en vain pendant trop longtemps.
La gorge serrée, Chaol pressa doucement ses mains en prenant garde à
ses doigts presque brisés, puis s’approcha de Nesryn qui, accroupie,
essuyait la lame de son épée sur l’herbe.
– Tu t’es bien battue, lui dit-il.
– Je sais.
Elle le regarda par-dessus son épaule.
– Maintenant, il faut rejoindre le fleuve. Les bateaux ne nous
attendront pas éternellement.
Soit. Il n’avait espéré ni chaleur ni camaraderie à l’issue de la bataille
malgré le sourire qu’elle lui avait adressé, mais…
– Peut-être qu’à Rifthold nous pourrions aller boire un verre, proposa-
t-il.
Il en avait sacrément besoin.
Quand Nesryn se releva, il dut résister à l’impulsion d’effacer une
éclaboussure de sang noir sur sa joue hâlée. Ses cheveux qu’elle avait tirés
en arrière s’étaient dénoués et le vent tiède de la forêt les faisait voleter
autour de son visage.
– Je croyais que nous étions amis, dit-elle soudain.
– Nous sommes amis.
– Les amis ne se voient pas uniquement quand ils ont envie de
s’apitoyer sur leur sort. Et ils ne s’engueulent pas simplement parce que
l’un d’eux a posé à l’autre une question un peu délicate.
– Je t’ai dit que je regrettais de t’avoir parlé de cette façon, l’autre nuit.
Elle rengaina son épée.
– Ça ne me dérange pas que nous sortions ensemble, quelle qu’en soit
la raison, Chaol, mais soyez au moins honnête avec vous-même, fit-elle.
Il allait objecter quand il songea qu’elle avait peut-être raison.
– J’aime être avec toi. Je voulais prendre un verre pour fêter la
libération de ces prisonniers, pas pour broyer du noir. Et j’aimerais que ce
soit avec toi.
Elle serra les lèvres.
– C’est le compliment le plus pitoyable que j’aie jamais entendu,
mais… très bien, j’irai boire ce verre avec vous, répondit-elle.
Le pire était qu’elle ne paraissait même pas en colère. Elle était tout
simplement franche avec lui. Il pouvait se rendre à la taverne seul ou avec
elle, ça lui était égal. Cette pensée n’était guère réjouissante.
Nesryn, qui en avait visiblement fini avec toute conversation d’ordre
personnel, observait à présent la clairière, les restes du convoi et les traces
du carnage.
– Pourquoi maintenant ? demanda-t-elle. Le roi a eu dix ans pour
déporter tous ces gens à Morath : pourquoi a-t-il attendu si longtemps et
pourquoi est-il maintenant si pressé de le faire ? Qu’est-ce qu’il mijote ?
Certains des rebelles les regardaient. Chaol examina les vestiges
sanglants comme s’il s’agissait d’une carte.
– Il se peut que le retour d’Aelin Galathynius ait précipité les choses,
avança-t-il, conscient qu’on l’écoutait.
– Non. Aelin s’est manifestée il y a deux mois à peine. Une opération
de cette envergure se prépare bien plus longtemps à l’avance.
– Nous devrions peut-être quitter la ville pour nous installer ailleurs, là
où l’ennemi ne s’est pas encore imposé, intervint Sen, l’un des chefs
rebelles que Chaol rencontrait régulièrement. Et même établir une frontière.
Si Aelin Galathynius séjourne dans les environs de Rifthold, nous devrions
la rencontrer et, éventuellement, partir avec elle pour Terrasen, chasser le
roi d’Adarlan et tenir bon sur les positions que nous aurons établies.
– Nous ne pouvons pas abandonner Rifthold, objecta Chaol en
regardant les prisonniers qu’on aidait à se relever.
– Ce serait du suicide d’y rester, déclara Sen.
Certains de ses compagnons l’approuvèrent.
Chaol allait répondre quand Nesryn les interrompit :
– Il faut rejoindre le fleuve, et vite.
Il lui adressa un regard reconnaissant, mais elle s’éloignait déjà.
Aelin attendit que tout le monde soit endormi et que la pleine lune soit
levée pour sortir de son lit en prenant garde à ne pas déranger Rowan.
Elle se glissa dans la garde-robe, s’habilla rapidement et ajusta sur elle
les armes qu’elle avait déposées là à son retour dans l’après-midi. Aucun
des hommes n’avait fait de commentaire quand elle avait pris Damaris en
annonçant qu’elle allait la nettoyer.
Elle fixa l’épée dans son dos en la croisant avec Goldryn, si bien que
leurs manches dépassaient au-dessus de ses épaules, puis elle tressa ses
cheveux devant le miroir de la penderie. Ils étaient désormais trop courts
pour rendre l’opération aisée et quelques mèches s’échappèrent, mais au
moins elle n’avait plus les cheveux dans la figure.
Elle ressortit de la garde-robe, une cape dans chaque main, puis passa
sans bruit devant le lit où le clair de lune ruisselant par la fenêtre illuminait
le torse tatoué de Rowan. Il ne remua pas quand elle s’éclipsa de la
chambre, aussi légère qu’une ombre.
Chapitre 36

AELIN POSA RAPIDEMENT SON PIÈGE. Quand elle repéra la patrouille


commandée par l’un des officiers Valg les plus cruels, elle sentait des yeux
suivre tous ses mouvements.
Grâce aux renseignements de Chaol et de Nesryn, elle connaissait les
nouvelles cachettes des Valg. Chaol et Nesryn ignoraient en revanche ce
qu’elle avait découvert en filant les Valg en solitaire pendant plusieurs
nuits, à savoir les issues que les officiers utilisaient quand ils descendaient
dans les égouts faire leur rapport à l’un des chiens de Wyrd.
Ils semblaient préférer les canaux les plus anciens, plus propres que
ceux qui irriguaient les passages principaux. Elle les avait suivis à distance,
généralement de trop loin pour les entendre.
Ce soir-là, elle fila l’officier en avançant sans bruit sur la pierre
glissante du passage dont la puanteur lui donnait la nausée. Elle avait
attendu que Chaol, Nesryn et leurs seconds soient partis tendre l’embuscade
au convoi de prisonniers afin qu’ils ne risquent pas de lui mettre des bâtons
dans les roues.
Tout en cheminant assez loin du Valg pour qu’il ne puisse l’entendre,
elle parla à mi-voix.
– J’ai la clef, dit-elle avec un soupir de soulagement.
– Tu l’as apportée ? demanda-t-elle en prenant cette fois une voix
d’homme comme Lysandra le lui avait appris.
– Oui, bien sûr. Montre-moi où tu veux la cacher.
– Patience, répondit-elle, et elle réprima un sourire alors qu’elle
tournait à l’angle d’un passage. C’est par là.
Elle poursuivit cette fausse conversation jusqu’au croisement où les
officiers Valg avaient l’habitude de rencontrer les chiens de Wyrd. Là, elle
laissa choir la deuxième cape qu’elle avait apportée, puis rebroussa chemin
vers une échelle qui donnait accès à la rue.
Elle souleva la grille de la bouche d’égout et remonta à l’air libre, les
mains tremblantes. Pendant un instant, elle eut envie de rester étendue sur
les pavés sales et humides en savourant la fraîcheur de l’air, mais celui qui
la suivait était encore trop proche. Alors elle referma silencieusement la
grille.
Elle dut attendre à peine une minute pour que résonne un raclement de
bottes presque inaudible dans le passage au-dessous d’elle : une ombre se
dirigeait vers l’endroit où elle avait laissé la cape.
Elle l’avait promené ainsi toute la nuit.
Quand Lorcan eut rejoint le croisement où les officiers Valg et le chien
de Wyrd devaient se retrouver, quand des heurts métalliques et des cris
d’agonie lui parvinrent, Aelin s’éloigna en sifflotant.

Elle remontait une ruelle à trois pâtés de maisons de l’entrepôt quand


une force terrifiante la précipita contre un mur. Son visage heurta
violemment la pierre.
– Sale petite garce, gronda Lorcan dans son oreille.
Les deux bras d’Aelin étaient déjà repliés et plaqués contre ses reins et
les jambes de Lorcan se pressaient contre les siennes pour l’immobiliser.
– Bonjour, Lorcan, lança-t-elle d’une voix suave en tournant vers lui
son visage endolori.
Elle entrevit fugitivement dans l’ombre d’un capuchon des traits
cruels, des yeux d’onyx, des cheveux noirs tombant sur ses épaules et… des
canines allongées dangereusement proches de sa gorge.
Lorcan serra ses bras en un étau d’acier et plaqua de nouveau son
visage contre la pierre humide qui lui égratigna la joue.
– Tu trouves ça drôle ? gronda-t-il.
– Ça valait le coup d’essayer, non ?
Il empestait le sang, cet immonde sang Valg d’outre-tombe. Il accentua
la pression sur son visage. Son corps était une force immuable contre le
sien.
– Je vais te tuer, dit-il.
– Ça reste à voir…
Elle fléchit l’un de ses poignets pour lui faire sentir la lame qu’elle
avait fait jaillir de sa combinaison dès qu’elle avait pressenti son attaque. Le
poignard reposait contre l’entrejambe de Lorcan.
– L’immortalité paraît bien longue quand on est privé de la meilleure
part de soi-même, reprit-elle.
– Je t’égorgerai avant que tu aies pu faire un geste.
Elle accentua la pression de la lame.
– C’est quand même un très gros risque à courir, non ?
Lorcan resta un instant immobile, puis un souffle d’air frais chatouilla
la nuque d’Aelin. Quand elle se retourna, le guerrier s’était éloigné de
plusieurs pas.
Dans la pénombre, elle discernait à peine ses traits durs comme le
granit, mais elle se souvenait assez de cette journée à Doranelle pour
deviner que son visage était livide sous son capuchon.
– Pour être franche, déclara-t-elle en s’adossant au mur, je suis un peu
surprise que tu t’y sois laissé prendre. Tu dois me croire vraiment stupide.
– Où est Rowan ? maugréa-t-il. Encore en train de réchauffer ton lit ?
Elle préférait ignorer comment il l’avait découvert.
– Les beaux mâles comme vous sont-ils bons à autre chose ?
Elle le toisa, notant les nombreuses armes, visibles ou cachées, qu’il
portait. Il était aussi grand et massif que Rowan et Aedion. Et il était clair
qu’elle ne l’impressionnait nullement.
– Est-ce que tu les as tous tués ? Ils n’étaient que trois, à ma
connaissance, dit-elle.
– Ils étaient six, avec l’un de ces démons en pierre par-dessus le
marché, et tu le savais très bien, espèce de garce.
Il avait donc réussi à tuer l’un des chiens de Wyrd. C’était un détail
intéressant et une excellente nouvelle.
– Je commence à être fatiguée d’entendre ce mot dans ta bouche,
reprit-elle. On pourrait croire qu’en cinq siècles d’existence, tu aurais eu le
temps de trouver quelque chose de plus original.
– Approche un peu et je te montrerai ce que cinq siècles d’expérience
peuvent donner.
– Je préférerais te montrer ce qu’on récolte quand on fouette mes amis,
espèce d’ordure et de lâche.
– Tu as la langue bien pendue pour quelqu’un qui n’a plus le don du
feu, lança Lorcan avec un regard meurtrier.
– Tu as la langue bien pendue pour quelqu’un qui devrait se montrer
plus vigilant.
Le poignard de Rowan était braqué sur la gorge de Lorcan.
Aelin s’était demandé combien de temps son carranam mettrait à la
retrouver. Il s’était probablement réveillé dès l’instant où elle était sortie de
son lit.
– Maintenant, parle, ordonna Rowan.
Lorcan empoigna son épée, une arme puissante et splendide qui avait
certainement tué nombre de soldats sur de lointains champs de bataille.
– Tu ferais mieux de ne pas engager de combat, dit-il à Rowan.
– Donne-moi une bonne raison de ne pas verser ton sang.
– Si je meurs, Maeve proposera au roi d’Adarlan une alliance contre
vous.
– Foutaises, cracha Aelin.
– Les ennemis de nos ennemis peuvent devenir nos amis, répliqua
Lorcan.
Rowan le lâcha et s’écarta de lui. Chacun suivait des yeux le moindre
geste des autres. Rowan se plaça au côté d’Aelin et montra les dents à
Lorcan. Il dégageait une telle agressivité qu’il la rendait nerveuse.
– Tu as commis une erreur fatale en envoyant à ma reine cette vision
de toi avec la clef, dit Lorcan à Aelin. Et toi, pauvre crétin, en te liant par un
serment à une mortelle, ajouta-t-il en regardant Rowan. Que feras-tu quand
elle mourra ? Et quand elle sera assez vieille pour ressembler à ta mère ?
Est-ce que tu partageras encore son lit, est-ce que…
– Assez, coupa Rowan à mi-voix.
Aelin dissimulait ses émotions de son mieux de peur que Lorcan ne les
flaire.
Il éclata de rire.
– Tu as vraiment cru vaincre Maeve ? Si vous avez pu quitter
Doranelle tous les deux, c’est uniquement parce qu’elle l’a bien voulu,
lança-t-il.
Aelin bâilla.
– Franchement, Rowan, je me demande comment tu as pu le supporter
pendant tant de siècles. Après cinq minutes, je suis déjà morte d’ennui.
– Surveille tes paroles, fillette, ordonna Lorcan. Tu commettras tôt ou
tard une erreur et je t’attendrai au tournant.
– C’est fou ce que vous aimez vous écouter parler, vous autres Fae,
railla-t-elle.
Elle se détourna et s’éloigna. Elle savait qu’elle pouvait se le permettre
uniquement parce que Rowan s’interposait. Elle toisa Lorcan par-dessus son
épaule, abandonnant toute expression d’ennui ou d’amusement. Elle se
laissa envahir par une rage froide, jusqu’au moment où elle sentit qu’il ne
restait plus rien d’humain dans son regard.
– Je n’oublierai jamais ce que tu lui as fait subir ce jour-là à Doranelle,
lança-t-elle. Ta misérable existence est le cadet de mes soucis, mais un jour,
Lorcan, acheva-t-elle avec un léger sourire, un jour, je viendrai régler mes
comptes avec toi. Considère ce qui est arrivé ce soir comme un
avertissement.

Aelin venait de déverrouiller la porte de l’entrepôt quand elle entendit


dans son dos la voix grave de Rowan :
– On a eu une nuit agitée, princesse ?
Elle ouvrit la porte et tous deux se glissèrent dans l’obscurité dense de
l’entrepôt éclairé seulement par une lanterne à côté de l’escalier. Elle prit
tout son temps pour refermer la porte.
– Agitée, mais agréable, répondit-elle.
– Tu devras te donner beaucoup plus de mal pour sortir en douce la
prochaine fois.
– Vous êtes vraiment insupportables, Aedion et toi, répondit-elle en
remerciant les dieux que Lorcan n’ait pas vu son cousin et ignorât tout de
son ascendance. J’étais parfaitement en sécurité.
C’était un mensonge pur et simple. Elle n’avait jamais été totalement
certaine que Lorcan viendrait cette nuit ni qu’il se laisserait prendre à son
piège.
Rowan tapota doucement sa joue meurtrie, qui l’élança.
– Estime-toi heureuse qu’il t’ait laissé seulement des écorchures, dit-il.
La prochaine fois que tu voudras le combattre, tu me préviendras.
– Certainement pas. Tout ça ne regarde que moi et…
– Non, plus maintenant. La prochaine fois, je t’accompagnerai.
– Si jamais je te surprends à me suivre comme une nounou, je…,
fulmina-t-elle.
– Tu feras quoi ? coupa-t-il.
Il s’approcha si près d’elle que leurs souffles se mêlèrent tandis que ses
crocs brillaient dans le noir.
Elle voyait ses yeux comme il voyait les siens à la lueur de la lanterne
et chacun lisait dans les pensées de l’autre.
Si tu me suis, mon salaud, je ne sais pas encore ce que je ferai, mais je
transformerai ta vie en enfer.
Il poussa un grondement dont les ondes coururent sur sa peau.
Arrête d’être aussi butée. C’est à ton indépendance que tu te
cramponnes comme si ta vie en dépendait ? riposta-t-il.
Et alors ? Laisse-moi me débrouiller seule !
– Je ne peux pas te promettre cela, répondit-il à voix haute.
La lueur de la lanterne semblait caresser sa peau dorée et les motifs
complexes de son tatouage.
Elle envoya une bourrade dans son biceps, ce qui lui fit plus de mal
qu’à lui.
– Ce n’est pas parce que tu es plus vieux et plus fort que moi que tu as
le droit de me dicter ma conduite.
– Mais c’est pour cette raison que j’ai le droit de faire ce que je veux.
Elle émit un son strident et voulut le pincer au flanc. Il saisit sa main,
la serra brutalement et l’attira à lui. Elle rejeta la tête en arrière pour le
regarder dans les yeux.
Pendant ce bref instant, seule avec lui dans cet entrepôt, elle prit le
temps de contempler ce visage, ces yeux verts, cette mâchoire puissante.
Immortel. Indomptable. Débordant de pouvoir.
– Sale brute.
– Petite peste.
Elle éclata d’un rire sonore.
– Tu l’as vraiment attiré dans les égouts avec l’une de ces créatures ?
demanda Rowan.
– C’était un piège si grossier que je suis déçue qu’il soit tombé dedans.
Rowan gloussa.
– Tu me surprendras toujours.
– Il t’a fait du mal. Je ne le lui pardonnerai jamais.
– Beaucoup de gens m’ont fait du mal. Si tu veux tous les punir, tu
n’es pas sortie de l’auberge.
Cela ne la fit pas sourire.
– Quand il a dit que je vieillirai…, reprit-elle.
– Assez. Plus un mot là-dessus. Va dormir.
– Et toi ?
Rowan examina la porte de l’entrepôt.
– Je le crois tout à fait capable de te rendre la politesse après le tour
que tu lui as joué cette nuit. Il est encore plus impitoyable que toi, surtout
quand on le menace de le priver de sa virilité.
– Oui, mais au moins, en faisant allusion à cette virilité, j’ai dit qu’il
risquait très gros, répondit-elle avec un sourire malicieux. Cela dit, j’ai été
tentée de dire « pas grand-chose, vu les dimensions de l’objet ».
Rowan rit et ses yeux pétillèrent.
– Pour le coup, il t’aurait réduite en bouillie, dit-il.
Chapitre 37

DES HOMMES HURLAIENT DANS LE DONJON.


Il le savait car le démon l’avait forcé à y descendre, puis à longer
chaque cachot.
Certains prisonniers lui étaient vaguement familiers, mais il était
incapable de se rappeler leurs noms. Il ne s’en souvenait jamais quand
l’homme assis sur le trône ordonnait au démon d’assister à leur
interrogatoire. Le démon s’y prêtait avec joie, jour après jour, encore et
encore.
Le roi ne posait jamais de questions à ces hommes. Certains pleuraient,
d’autres hurlaient, d’autres encore restaient muets. Provocants, même. La
veille, l’un d’eux – un beau jeune homme qui lui paraissait familier – l’avait
reconnu. Il avait supplié de l’épargner, répété qu’il ne savait rien et pleuré.
Mais il ne pouvait rien faire d’autre que regarder ces hommes souffrir
tandis que les salles se remplissaient de la puanteur de la chair brûlée et de
l’odeur cuivrée du sang. Le démon s’en délectait et semblait croître en
puissance chaque fois qu’il descendait dans ces cachots pour s’imprégner
de leur douleur.
Il ajoutait ces tourments à la liste des souvenirs qui lui tenaient
compagnie et, jour après jour, il se laissait traîner par le démon dans ces
lieux d’agonie et de désespoir.
Chapitre 38

AELIN N’OSAIT PLUS RETOURNER dans les égouts, pas avant d’être sûre
que Lorcan ne serait plus dans les parages et que les Valg n’y rôderaient
plus.
Le lendemain soir, alors qu’ils dînaient de ce qu’Aedion avait pu
trouver dans la cuisine, la porte de l’appartement s’ouvrit. En entendant le
bonjour gazouillé de Lysandra arrivée sans bruit, comme un souffle, ils
déposèrent les armes qu’ils avaient saisies.
– Comment fait-elle ? s’exclama Aedion tandis que Lysandra entrait
nonchalamment dans la cuisine.
– Quel piètre repas, commenta-t-elle en regardant l’assortiment de
pain, de légumes en bocaux, d’œufs durs, de fruits, de viande séchée et de
restes de pâtisseries. Personne ne sait faire la cuisine, ici ?
Aelin, qui picorait des raisins dans l’assiette de Rowan, s’esclaffa.
– Je crois que le petit déjeuner est le seul repas que nous sachions
préparer correctement. Quant à lui, dit-elle en désignant Rowan du pouce, il
sait seulement faire rôtir de la viande au-dessus du feu.
Lysandra s’assit sur le banc à côté d’Aelin, qui dut se décaler pour lui
faire de la place.
– Fais comme chez toi, je t’en prie, répliqua celle-ci en s’accoudant à
la table.
Lysandra lui envoya un baiser.
– Bonjour, général. Ça fait plaisir de vous voir en forme, lança-t-elle.
Ses yeux verts et obliques s’arrêtèrent sur Rowan.
– Je ne crois pas que nous ayons été présentés, l’autre jour. Sa Majesté
avait plus urgent à me dire, déclara-t-elle en lançant un regard à Aelin.
Rowan inclina la tête sur le côté.
– Avez-vous vraiment besoin d’une présentation ? demanda-t-il.
Le sourire de Lysandra s’épanouit.
– J’aime beaucoup vos crocs, dit-elle doucement.
Aelin faillit s’étrangler avec son raisin. Elle aurait pourtant pu prévoir
ce genre de remarque.
Rowan adressa à Lysandra l’un de ces petits sourires qui faisaient
détaler sa carranam.
– Est-ce que vous m’observez pour les copier quand vous prendrez ma
forme, petite métamorphe ? demanda-t-il.
La fourchette d’Aelin se figea entre la table et sa bouche.
– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? lança Aedion.
L’expression amusée de la courtisane s’évanouit.
Métamorphe… Dieux tout-puissants, qu’était la magie du feu, du vent
ou de la glace comparée au don de métamorphose ? Les métamorphes
étaient des mouchards, des voleurs et des assassins qui pouvaient exiger les
prix les plus élevés pour leurs services. C’était le fléau de toutes les cours
du monde, si redouté qu’on les avait pourchassés presque jusqu’à
l’extinction avant même qu’Adarlan n’ait proscrit toute magie.
Lysandra prit une grappe de raisin, l’examina, puis leva les yeux vers
Rowan.
– Peut-être que je vous observe uniquement pour savoir où planter mes
propres crocs quand je recouvrerai mes dons, répondit-elle.
Rowan éclata de rire.
Voilà qui expliquait bien des choses. Toi et moi, nous ne sommes que
des bêtes sauvages sous une peau humaine…
Lysandra se tourna vers Aelin.
– Personne ne le sait, pas même Arobyn.
Son visage était dur et son regard exprimait à la fois du défi et une
interrogation.
Des secrets… Nehemia lui avait également dissimulé certaines choses.
Devant son silence, Lysandra serra les lèvres.
– Comment le savez-vous ? demanda-t-elle à Rowan.
– J’ai rencontré quelques métamorphes au fil des siècles. Vous avez la
même odeur qu’eux, expliqua-t-il.
– C’est donc ça…, murmura Aedion.
Lysandra regarda Aelin.
– Dis quelque chose.
Aelin leva une main.
– Laisse-moi juste… un instant.
Un instant pour faire la différence entre deux amies, celle qu’elle avait
aimée et qui lui avait toujours menti, et celle qu’elle avait haïe et qui avait
gardé ses secrets… haïe jusqu’au jour où amour et haine s’étaient
rencontrés, puis mêlés dans le deuil.
– À quel âge l’avez-vous découvert ? intervint Aedion.
– Très tôt – à cinq ou six ans, je crois. Même à cet âge, je savais déjà
que je devais dissimuler ce don. Comme il ne me vient pas de ma mère, j’ai
dû en hériter de mon père. Elle ne me parlait jamais de lui. Je n’avais pas
l’impression qu’il lui manquait.
Don… Voilà un intéressant choix de mot, se dit Aelin.
– Qu’est-elle devenue ? demanda Rowan.
– Je ne sais pas, répondit Lysandra avec un haussement d’épaules.
J’avais sept ans quand elle m’a battue et jetée à la porte. Nous vivions ici,
dans cette ville et un matin, j’ai commis l’erreur de me métamorphoser
devant elle. Je ne sais plus pourquoi je l’ai fait, je me souviens seulement
que j’étais sur les nerfs et que je me suis transformée en un chat feulant.
Aedion jura.
– Vous êtes donc une métamorphe accomplie, commenta Rowan.
– Oui. Même avant ce jour-là, je savais que je pouvais me transformer
en n’importe quelle créature. Mais la magie était proscrite ici, et tout le
monde se méfie des métamorphes. On peut difficilement en vouloir aux
gens…, fit-elle avec un rire étouffé. Quand ma mère m’a jetée dehors, je me
suis retrouvée à la rue. Comme ma famille était pauvre, ça ne faisait guère
de différence, mais… j’ai passé les deux premiers jours à pleurer sur le seuil
de ma maison. Et puis elle m’a menacée de me dénoncer aux autorités.
Alors je me suis enfuie et je ne l’ai jamais revue. Je suis revenue plusieurs
mois plus tard, mais elle était partie.
– C’était vraiment quelqu’un de merveilleux, commenta Aedion.
Elle n’avait pas menti à Aelin. Nehemia, elle, lui avait menti et
dissimulé des secrets cruciaux. Quant à Lysandra… Aelin et elle étaient
quittes : après tout, elle-même n’avait pas révélé à Lysandra qu’elle était
reine.
– Comment as-tu fait pour survivre ? demanda-t-elle. Un enfant de
sept ans connaît rarement un sort heureux dans les rues de Rifthold.
Une étincelle s’alluma dans les yeux de Lysandra.
– Je me suis servie de mon don, répondit-elle. Tantôt je prenais une
forme humaine, en revêtant l’apparence d’autres enfants des rues – ceux qui
étaient respectés –, tantôt je me transformais en chat de gouttière, en rat ou
en mouette. J’ai découvert que si je me rendais belle quand je mendiais, je
récoltais beaucoup plus d’argent. J’étais belle le jour où la magie s’est
éteinte, et je suis restée prisonnière de cette apparence.
– Alors ce visage et ce corps ne sont pas les tiens ? demanda Aelin.
– Non, et ce qui me désespère, c’est que je suis incapable de me
rappeler ma véritable apparence. C’est le danger de la métamorphose : on
risque d’oublier sa forme première. Je me souviens seulement que
physiquement, j’étais tout à fait quelconque, mais… j’ai oublié la couleur
de mes yeux, la forme de mon nez et de mon menton. Et j’avais un corps
d’enfant. Je n’ai aucune idée de ce à quoi je devrais ressembler aujourd’hui.
– Et c’est sous ta forme actuelle qu’Arobyn t’a repérée quelques
années plus tard, conclut Aelin.
Lysandra acquiesça, puis balaya un grain de poussière invisible de sa
robe.
– Si la magie était libérée, te méfierais-tu d’un métamorphe ?
demanda-t-elle sur un ton dégagé, comme si cette question était secondaire.
– Non, je l’envierais, répondit Aelin sans détour. Ça doit être bien utile
de pouvoir prendre n’importe quelle forme. Un métamorphe ferait un allié
puissant, ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion. Et un ami
encore plus divertissant.
– Et ça pourrait changer le cours d’une bataille, ajouta Aedion.
– Aviez-vous une forme de prédilection ? demanda Rowan.
– J’aimais tout ce qui avait des griffes et des crocs très longs, répondit-
elle avec un sourire mauvais.
Aelin réprima un éclat de rire.
– Es-tu venue ici pour une raison précise, Lysandra, ou seulement pour
le plaisir de mettre mes amis mal à l’aise ? s’enquit-elle.
Le sourire s’effaça du visage de Lysandra et elle posa sur la table un
sac en velours qui semblait contenir une assez grosse boîte.
– Voilà ce que tu m’as demandé, expliqua-t-elle.
Aelin fit glisser le sac vers elle tandis que les hommes le humaient en
haussant les sourcils.
– Merci.
– Arobyn fera appel à tes services demain soir, reprit Lysandra. Tiens-
toi prête.
– Bien, lâcha Aelin, mais elle dut faire un effort pour rester impassible.
Aedion se pencha en avant et les regarda tour à tour.
– Aelin est-elle censée opérer seule pour lui fournir ce qu’il demande ?
s’enquit-il.
– Non, je crois qu’il l’attend de vous tous.
– Est-ce un piège ? demanda Rowan.
– Probablement, répondit Lysandra. Il veut que vous lui livriez la
marchandise et que vous dîniez avec lui ensuite.
– Démons et dîner, quelle combinaison exquise, commenta Aelin, mais
Lysandra fut la seule à sourire.
– Va-t-il nous empoisonner ? demanda Aedion.
– Non, ce n’est pas son genre, assura Aelin. Mais il serait capable de
mêler à ce dîner une drogue paralysante pour nous enlever et nous emmener
où ça lui chante. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est exercer son pouvoir
sur les autres, poursuivit-elle.
Elle gardait les yeux rivés sur la table, car elle n’avait guère envie de
lire ce qui était écrit sur le visage de Rowan ou sur celui d’Aedion.
– Il aime infliger la souffrance et la peur, mais c’est le pouvoir qu’il
préfère, ajouta-t-elle.
Le visage de Lysandra avait perdu toute sa douceur et son regard froid
et dur était probablement le reflet du sien. Toutes deux savaient par
expérience jusqu’où la soif de pouvoir d’Arobyn pouvait l’entraîner. Aelin
se leva et regarda son amie.
– Je te raccompagne à ta voiture.

Elles s’immobilisèrent au milieu des piles de caisses de l’entrepôt.


– Es-tu prête ? demanda Lysandra en croisant les bras.
Aelin acquiesça.
– Je ne vois pas comment lui faire payer tout ce qu’il a… tout ce qu’ils
ont commis, fit-elle. Mais il faudra bien se contenter de ce que nous leur
ferons subir. Et le temps me manque pour imaginer autre chose.
Lysandra serra les lèvres.
– Je ne pourrai pas prendre le risque de revenir ici avant que tout soit
fini.
– Merci. Merci pour tout.
– Il a peut-être encore quelques atouts dans sa manche. Tiens-toi sur
tes gardes.
– Et toi sur les tiennes.
– Tu n’es pas… fâchée que je t’aie caché ce que je suis ?
– Tes secrets sont aussi mortellement dangereux pour toi que les miens
le sont pour moi, Lysandra. C’est seulement que… je ne sais pas. Sur le
moment, j’ai pensé que si tu ne m’avais pas fait assez confiance pour me le
dire, c’était peut-être ma faute.
– Je voulais t’en parler… j’en mourais d’envie même, assura Lysandra,
et Aelin la crut.
– Tu as pris le risque d’être capturée par ces Valg pour m’aider… et
pour aider Aedion le jour de son évasion. S’ils savaient qu’il y a une
métamorphe dans cette ville, ils seraient fous de rage.
Elle se souvint que le soir où Lysandra avait accompagné Arobyn aux
Fosses, elle se cachait derrière lui – probablement de crainte d’être repérée
par des Valg.
– Ce serait suicidaire de dévoiler ton secret, reprit-elle.
– Même avant de connaître tes dons, Aelin, je savais que ton combat…
en valait la peine.
– Mon combat ? répéta Aelin, la gorge serrée.
– Ton combat pour créer un monde dans lequel les gens comme moi
n’auront pas à se cacher pour survivre.
Lysandra se détourna, mais Aelin la saisit par la main. La courtisane
esquissa un sourire.
– Par les temps qui courent, je préférerais posséder un don comme le
tien, dit-elle.
– Tu le ferais si tu le pouvais… je veux dire, après-demain soir ?
Lysandra dégagea doucement sa main.
– J’y ai pensé chaque jour depuis la mort de Wesley, répondit-elle.
Oui, je le ferais avec joie. Mais ça ne me gênerait pas que ce soit toi qui le
fasses. Je sais que tu n’hésiteras pas et je trouve ça réconfortant.

L’invitation leur fut apportée par un messager le lendemain matin à dix


heures.
Aelin examina l’enveloppe posée sur la table devant le foyer. Deux
épées entrecroisées étaient imprimées sur son sceau en cire rouge. Aedion
et Rowan regardèrent la boîte avec laquelle on l’avait apportée, la
reniflèrent, puis froncèrent les sourcils.
– Ça sent l’amande, commenta Aedion.
Aelin tira la carte de l’enveloppe. C’était une invitation en bonne et
due forme à un dîner le lendemain soir à vingt heures pour elle et pour ses
deux hôtes. Avec un rappel du service qu’elle lui devait…
Sa patience vis-à-vis d’Arobyn s’épuisait, mais elle le connaissait
assez pour savoir qu’il ne suffirait pas de déposer un démon devant sa porte.
Non, elle devrait le lui remettre aux conditions qu’il lui imposerait.
Ce dîner était à une heure assez tardive pour lui laisser tout le temps de
mijoter.
Une note était griffonnée au bas de l’invitation dans une écriture
élégante mais vigoureuse :
Ceci est un cadeau et j’espère que tu le porteras demain soir.
Elle jeta la carte sur la table, fit signe à Aedion et à Rowan d’ouvrir la
boîte, puis se dirigea vers la fenêtre et regarda le château. Il brillait au soleil
du matin comme s’il avait été sculpté dans l’or, la nacre et l’argent.
Elle entendit le bruissement du ruban, le léger choc du couvercle qu’on
rabattait et…
– Qu’est-ce que c’est ?
Elle regarda par-dessus son épaule. Aedion tenait à la main un grand
flacon rempli d’un liquide ambre.
– De l’huile parfumée pour le corps, dit-elle d’une voix dénuée de
toute expression.
– Pourquoi veut-il que tu en mettes à ce dîner ? demanda Aedion avec
un calme inquiétant.
Elle regarda de nouveau par la fenêtre. Rowan s’approcha et se pencha
sur le fauteuil derrière elle. Sa présence était une force et un soutien sans
faille.
– Ce n’est qu’un coup de plus dans le jeu qu’il joue avec moi,
répondit-elle.
Cette huile était imprégnée de l’odeur d’Arobyn.
Elle avait beau se dire que c’était typique de lui, l’idée de s’en
badigeonner la révulsait.
– Tu vas donc mettre de cette huile ? cracha Aedion.
– Nous nous rendons à ce dîner afin de lui reprendre l’amulette
d’Orynth. Si j’accepte de porter cette huile, il sera plus vulnérable.
– Je ne comprends rien à ce cadeau.
– Cette invitation est une menace, expliqua Rowan. En mentionnant
ses deux hôtes, il lui laisse entendre qu’il sait combien nous sommes, et
aussi qui vous êtes.
– Et vous ? demanda Aedion.
Rowan haussa les épaules.
– Il a probablement découvert que je suis Fae.
Aelin réprima un frisson à l’idée d’un affrontement entre ces deux
hommes et de ce dont Arobyn serait capable.
– Et le démon ? s’enquit Aedion. Compte-t-il que nous le lui
apportions dans nos plus beaux atours ?
– Oui. Ce sera une épreuve de plus qu’il nous imposera.
– Alors quand partons-nous chasser le Valg ?
Aelin et Rowan échangèrent un regard.
– Toi, tu restes ici, ordonna-t-elle à son cousin.
– Tu peux toujours courir.
– Si tu ne m’avais pas tapé sur les nerfs et si tu n’avais pas failli
rouvrir ta blessure en t’entraînant avec Rowan, tu aurais pu nous
accompagner. Mais tu es toujours en convalescence, et je ne veux pas
exposer ta blessure aux saletés des égouts uniquement pour que tu te sentes
tranquille.
Les narines d’Aedion se dilatèrent, mais il se contint.
– C’est un démon que tu vas affronter…, commença-t-il.
– Je veillerai sur elle, coupa Rowan.
– Je suis parfaitement capable de me défendre toute seule, lança-t-elle.
Je vais m’habiller.
Elle prit sa combinaison qu’elle avait lavée et laissée sécher sur le
dossier d’un fauteuil à côté de la fenêtre.
Aedion poussa un soupir.
– Je t’en prie… fais vraiment attention. Et Lysandra, est-ce qu’on peut
lui faire confiance ?
– Ça, nous le saurons demain.
Si elle n’avait pas fait confiance à Lysandra, elle ne l’aurait jamais
laissée s’approcher d’Aedion. Cela étant, Arobyn pourrait très bien se servir
d’elle à son insu.
Rowan la regarda en haussant les sourcils.
Ça va ? demanda-t-il.
Elle acquiesça.
Je voudrais seulement en finir le plus vite possible avec les deux
prochains jours, répondit-elle.
– Je crois que nous ne sommes pas au bout de nos peines, marmonna
Aedion.
– Il faudra t’y faire, et le plus tôt sera le mieux, répliqua-t-elle en
emportant sa combinaison dans sa chambre. Et maintenant, allons capturer
un joli petit démon.
Chapitre 39

– AUSSI MORT QU’ON PEUT L’ÊTRE, déclara Aelin en tâtant du bout du


pied ce qu’il restait du chien de Wyrd.
Rowan, accroupi au-dessus des restes de la moitié inférieure, le
confirma d’un grognement.
– Lorcan n’y est pas allé de main morte, observa-t-elle en scrutant le
croisement fétide et éclaboussé de sang des égouts.
Il ne restait pratiquement rien des officiers Valg ni du chien de Wyrd.
Lorcan les avait massacrés comme s’ils n’étaient que du bétail. Par tous les
dieux…
– Lorcan a dû t’imaginer à leur place pendant tout le combat, dit
Rowan en se redressant.
Il avait ramassé un bras prolongé de griffes.
– Cette pierre noire ressemble à une armure, mais à l’intérieur, il n’y a
que de la chair, poursuivit-il.
Il la renifla et poussa un grondement de dégoût.
– Merveilleux… et un grand merci à Lorcan de nous avoir laissé ça,
ironisa Aelin.
Elle s’approcha de Rowan, prit le bras du cadavre qui était très lourd et
rigide, et l’agita devant son nez.
– Arrête ! siffla-t-il.
Elle l’ignora pour le narguer.
– C’est vraiment l’ustensile idéal pour se gratter le dos.
Il se renfrogna.
– Rabat-joie ! lança-t-elle avant de laisser choir le bras sur le torse du
chien de Wyrd, où il atterrit avec un tintement.
– Lorcan est donc capable d’abattre un chien de Wyrd, reprit-elle.
Rowan s’esclaffa en entendant le nom qu’elle avait choisi pour ces
créatures.
– Et une fois mort, le chien de Wyrd reste au royaume des défunts.
C’est toujours bon à savoir, conclut-elle.
Rowan lui lança un regard méfiant.
– Ce piège n’était pas destiné uniquement à Lorcan, je suppose ?
demanda-t-il.
– Ces monstres sont les marionnettes du roi. Son Impériale Majesté
doit maintenant avoir un aperçu de l’apparence de Lorcan et de son odeur,
et je ne pense pas qu’elle sera ravie d’avoir un guerrier Fae dans sa ville. Je
suis même prête à parier qu’elle a lancé à ses trousses les sept autres chiens
de Wyrd qui voudront venger la mort de leur frère.
Rowan secoua la tête.
– Je ne sais toujours pas si je dois te botter les fesses ou te taper dans le
dos pour te féliciter, fit-il.
– Tu es loin d’être le seul, répliqua-t-elle en contemplant l’égout
transformé en abattoir. Je voulais à la fois détourner l’attention de Lorcan
de nous jusqu’à demain soir et savoir s’il était possible de tuer ces chiens de
Wyrd.
– Pourquoi ?
Il était décidément bien plus clairvoyant qu’elle ne l’aurait voulu.
– Parce que je compte utiliser leur accès favori aux égouts pour
m’introduire dans le château et faire sauter la tour, là, juste sous leurs pieds,
répondit-elle en soutenant son regard.
Rowan gloussa malicieusement.
– Alors c’est comme ça que tu vas libérer la magie. Dès que Lorcan
aura tué le dernier des chiens de Wyrd, tu entreras dans la place.
– Vu ce qu’il a aux trousses maintenant, il aurait mieux fait de me tuer.
– Il ne l’a pas volé, déclara Rowan avec un sourire féroce.

Masquée, armée et drapée dans une cape, Aelin était adossée au mur
en pierre d’un immeuble abandonné tandis que Rowan tournait autour de
l’officier Valg ligoté au centre de la pièce.
– Vous avez signé votre arrêt de mort, misérables larves, lança la
créature tapie dans le corps du garde.
Aelin fit claquer sa langue.
– Tu ne dois pas être un démon très doué pour t’être laissé capturer
aussi facilement, lança-t-elle.
Ç’avait vraiment été un jeu d’enfant. Aelin avait choisi la plus petite
patrouille menée par l’officier le moins redoutable. Rowan et elle lui
avaient tendu une embuscade juste avant minuit dans un secteur paisible de
la ville. Elle avait à peine eu le temps de tuer deux gardes que tous les
autres étaient morts de la main de Rowan. Quand l’officier avait voulu
s’enfuir, le guerrier Fae l’avait rattrapé en quelques secondes.
Il l’avait assommé un instant plus tard. Le plus dur avait été de traîner
sa carcasse au milieu des taudis, jusque dans la cave où ils l’avaient
enchaîné sur une chaise.
– Je ne… suis pas… un démon, siffla le garde comme si chaque mot le
brûlait.
Aelin croisa les bras. Rowan, armé à la fois de Goldryn et de Damaris,
tournait autour de l’homme comme un faucon encerclant sa proie.
– Alors à quoi sert cet anneau ? demanda Aelin.
Le prisonnier respirait avec difficulté, comme un être humain.
– À nous réduire en esclavage… à nous corrompre, répondit-il.
– Et que se passe-t-il ensuite ?
– Approche-toi et je te le dirai, fit l’homme d’une voix plus grave et
plus froide.
– Quel est ton nom ? demanda Rowan.
– Vos langues humaines sont incapables de prononcer nos noms.
– « Vos langues humaines sont incapables de prononcer nos noms », le
singea Aelin. Celle-là, je l’ai déjà entendue.
Elle rit doucement tandis que la créature fulminait.
– Quel est ton nom ? Ton vrai nom ?
Le prisonnier eut une violente convulsion qui incita Rowan à
s’approcher de lui. Aelin observait attentivement la lutte entre les deux êtres
emprisonnés dans le corps du garde.
– Stevan, répondit-il enfin.
– Stevan, répéta Aelin.
Le regard que le prisonnier fixait sur elle était lucide.
– Stevan, insista-t-elle plus fort.
– Silence ! glapit le démon.
– D’où viens-tu, Stevan ?
– Assez de… Melisande.
– As-tu une famille, Stevan ?
– Tous morts… comme toi bientôt.
L’homme se raidissait, puis s’affaissait tour à tour.
– Peux-tu ôter cet anneau ?
– Jamais, siffla la créature.
– Pourras-tu revenir parmi nous si tu ne portes plus cet anneau,
Stevan ?
L’homme frissonna et baissa la tête.
– Je ne veux pas l’ôter, même si je le pouvais, dit-il.
– Pourquoi ?
– Les choses… les choses que j’ai… que nous avons faites… Il
adorait me voir les enlever et les tailler en pièces.
Rowan s’immobilisa à côté d’Aelin. Elle devinait l’expression de son
visage sous son masque, son dégoût et sa pitié.
– Parle-moi des princes Valg, reprit-elle.
L’homme comme le démon restèrent silencieux.
– Parle-moi des princes Valg, ordonna-t-elle.
– Ils ne sont que ténèbres, ils ne sont que gloire, ils sont éternels…
– Dis-moi, Stevan… Y en a-t-il un ici, à Rifthold ?
– Oui.
– Dans quel corps ?
– Celui du prince héritier.
– Le prince survit-il dans son corps comme toi dans le tien ?
– Je ne l’ai jamais vu… Je ne lui ai jamais parlé. Si… si c’est un prince
Valg qui est en lui… je ne peux plus tenir, je ne supporte plus cette
créature ! Si c’est un prince Valg… il l’aura brisé, manipulé et il aura
entièrement pris possession de lui.
Oh, Dorian…, pensa-t-elle.
– Je vous en prie, souffla l’homme, dont la voix était creuse et faible
comparée à celle de la créature qui l’habitait. Je vous en prie… Mettez fin à
ce supplice. Je ne le supporte plus.
– Menteur, susurra Aelin. Tu as consenti à cette monstruosité.
– Non, nous n’avions pas le choix. Ils sont venus chez nous, dans nos
familles, ils nous ont dit que ces anneaux faisaient partie de notre uniforme
et que nous devions donc les porter, répondit l’homme.
Mais il frissonna, et c’était à présent une créature antique et inhumaine
qui souriait à Aelin.
– Et toi, quelle est ta nature, femme ? demanda-t-elle en se léchant les
lèvres. Laisse-moi te goûter. Dis-moi ce que tu es.
Aelin observait l’anneau noir au doigt du prisonnier. Autrefois,
plusieurs mois, plusieurs vies auparavant, Cain avait également lutté contre
la créature qui l’habitait. Un jour, en particulier, dans les couloirs du
château, il avait eu l’air traqué, hanté, comme si, malgré cette bague…
– Je suis la mort, si c’est ce que tu désires, dit-elle simplement au
garde.
L’homme s’affaissa et le démon disparut.
– Oui, répondit-il dans un soupir. Oui.
– Que m’offrirais-tu en échange ?
– Tout ce que vous voudrez, souffla l’homme. Je vous en supplie…
Elle regarda la main et l’anneau du garde, puis plongea la sienne dans
sa poche.
– Alors écoute-moi bien…

Elle se réveilla trempée de sueur et enroulée dans ses draps. La terreur


l’étreignait encore comme un poing refermé sur elle.
Elle se força à respirer régulièrement et à fond, à battre des paupières,
à regarder la chambre baignée de clair de lune et le prince Fae endormi de
l’autre côté du lit.
Vivant et intact.
Elle tendit la main par-dessus le fouillis des couvertures pour toucher
son épaule nue. Ses muscles durs comme la pierre saillaient sous une peau à
la douceur de velours. C’était une sensation bien réelle.
Ils avaient fait ce qu’ils devaient faire. Ils avaient enfermé l’officier
Valg dans un autre immeuble en attendant de le livrer à Arobyn le
lendemain soir. Mais les paroles du démon résonnaient encore en elle,
mêlées à celles du prince Valg qui usait de Dorian comme d’une
marionnette.
Je détruirai tout ce que tu aimes.
C’était une promesse.
Aelin expira en veillant à ne pas troubler le sommeil de Rowan.
Pendant un instant, elle ne put se résoudre à retirer sa main de son épaule et
dut résister à l’envie de suivre des doigts les contours de ses muscles.
Mais elle avait encore autre chose à faire cette nuit.
Elle retira donc sa main. Et cette fois, il ne se réveilla pas quand elle se
glissa hors de la pièce.

Il était presque quatre heures du matin quand elle regagna sa chambre,


ses bottes à la main. Elle eut le temps de faire deux pas, qui lui parurent
incroyablement difficiles dans son épuisement, avant que la voix de Rowan
ne s’élève du lit.
– Tu pues la cendre.
Elle laissa choir ses bottes dans la garde-robe, se déshabilla pour
passer la première chemise qu’elle trouva, puis se lava le visage et le cou.
– J’avais des affaires à régler, répondit-elle en se glissant sous les
draps.
– Tu as été plus discrète cette fois-ci.
La fureur qui irradiait de lui aurait pu mettre le feu au lit.
– C’était moins dangereux cette fois-ci, précisa-t-elle, ce qui était un
mensonge éhonté : elle avait tout simplement eu de la chance.
– Et je suppose que tu m’en diras plus quand tu le jugeras bon ?
Elle s’affaissa sur les oreillers.
– Ne pique pas une crise uniquement parce que j’ai déjoué ta
surveillance, répliqua-t-elle.
Son grondement vibra dans la pièce.
– Il n’y a pas de quoi plaisanter, lança-t-il.
– Je sais.
Elle ferma les yeux. Ses membres étaient lourds comme du plomb.
– Aelin…
Elle dormait déjà.

Rowan n’était pas en colère.


Le mot « colère » était bien trop faible pour exprimer ce qu’il
ressentait.
Il écumait encore de rage le lendemain matin quand, éveillé avant elle,
il se glissa dans la garde-robe pour examiner les vêtements dont elle s’était
débarrassée. Des odeurs de poussière, de métal, de fumée et de sueur
chatouillèrent ses narines. La combinaison était striée de boue et de cendres.
Quelques poignards étaient éparpillés à côté d’elle. Rien ne prouvait que
Goldryn ou Damaris avaient été déplacées, car elles gisaient là où il les
avait laissées la veille au soir. Nulle trace de Lorcan, ni de Valg. Nul relent
de sang.
Soit elle n’avait pas voulu risquer de perdre d’antiques épées dans un
combat, soit elle avait préféré des armes plus légères.
Quand il ressortit de la pièce, les dents serrées, elle était étalée en
travers du lit. Elle ne s’était même pas donné la peine de revêtir l’une de ces
ridicules chemises de nuit. Elle devait être trop épuisée pour passer autre
chose que cette chemise trop grande pour elle. La mienne, nota-t-il avec une
satisfaction typiquement masculine.
Sur elle, ce vêtement paraissait gigantesque. Il oubliait trop facilement
combien elle était plus petite que lui. Combien elle était mortelle. Et elle
ignorait qu’il devait se maîtriser chaque jour, chaque heure, pour garder ses
distances, pour ne pas la toucher.
Il la foudroya du regard, puis sortit de la chambre. Dans la montagne,
il l’aurait forcée à courir ou à fendre du bois des heures durant, ou à faire
des heures supplémentaires en cuisine.
Cet appartement trop exigu était peuplé d’hommes et d’une reine
habitués à n’en faire qu’à leur tête – et pire, à dissimuler. Il avait déjà eu
affaire à de jeunes princes par le passé, car Maeve l’avait envoyé dans assez
de cours étrangères, et il avait appris à les faire plier. Mais avec Aelin,
c’était une tout autre affaire.
Elle l’avait emmené chasser des démons, mais elle le laissait dans
l’ignorance de ce qu’elle avait fait cette nuit !
Rowan remplit la bouilloire en se concentrant sur chacun de ses gestes,
car dans sa fureur il aurait été capable de la jeter par la fenêtre.
– On prépare le petit déjeuner ? Un vrai petit homme d’intérieur, lança,
toujours aussi irrévérencieuse, Aelin appuyée au montant de la porte.
– Tu ne devrais pas être en train de dormir, après la nuit que tu as
passée ? répondit-il.
– Pourrions-nous éviter de nous disputer avant ma première tasse de
thé ?
Avec un calme redoutable, il posa la bouilloire sur le fourneau.
– Très bien, après le thé, fit-il.
Quand elle croisa les bras, la lumière du soleil effleura l’épaule de sa
robe bleu pâle. Quelle créature raffinée que sa reine… Elle ne s’était
pourtant rien acheté de neuf récemment. Elle poussa un soupir et ses
épaules se voûtèrent.
À cette vue, la fureur de Rowan s’apaisa. Elle retomba complètement
quand Aelin se mordilla la lèvre.
– J’aimerais que tu m’accompagnes aujourd’hui, fit-elle.
– Où tu voudras… Tu veux dire chez Arobyn ?
Car il n’avait pas oublié où ils devraient se rendre ce soir ni ce qu’elle
devrait affronter.
Elle secoua la tête, puis haussa les épaules.
– Non… enfin, oui, je voudrais aussi que tu m’accompagnes chez lui
ce soir, mais… J’ai autre chose à faire et je voudrais en finir aujourd’hui,
avant le grand chambardement, expliqua-t-elle.
Il attendit en se maîtrisant pour ne pas s’approcher d’elle et la presser
de questions. Ils s’étaient promis que chacun laisserait l’autre libre de
mener sa vie comme il l’entendait. Personnellement, il n’y voyait aucune
objection. Enfin, la plupart du temps.
Elle se frotta les sourcils du bout du pouce et de l’index, redressa les
épaules, ces épaules chargées d’un fardeau dont il aurait tant voulu la
soulager, et releva le menton.
– J’aimerais me rendre sur une tombe, annonça-t-elle.

Elle n’avait pas de robe de deuil, mais elle savait que Sam aurait
préféré quelque chose de gai et de charmant. Elle portait donc ce jour-là une
tunique de la couleur de l’herbe printanière aux manches en velours doré.
Comme la vie, songeait-elle en foulant l’allée du joli petit cimetière
surplombant l’Avery. Les vêtements que Sam aurait aimé lui voir porter
étaient à ses yeux l’image de la vie.
Le cimetière était désert, mais ses pierres tombales et son gazon étaient
bien entretenus et les grands chênes qui l’ombrageaient étaient chargés de
nouvelles feuilles. Le vent soufflant du fleuve scintillant au soleil les faisait
bruire et ébouriffait les cheveux dénoués d’Aelin qui avaient retrouvé leur
couleur de miel doré.
Rowan s’était arrêté devant le petit portail en fer du cimetière et s’était
adossé au tronc d’un chêne pour se dissimuler aux regards dans cette rue
paisible. Si on le remarquait malgré tout, ses vêtements noirs et ses armes le
feraient probablement passer pour un garde du corps.
Elle avait pensé venir seule, mais à son réveil ce matin elle avait tout
simplement eu besoin de sa présence au cimetière.
L’herbe tendre formait comme un tapis sous ses pieds tandis qu’elle
avançait entre les pâles pierres tombales inondées de soleil.
Elle ramassait en chemin de petits cailloux en choisissant les plus
lisses et les plus jolis, ceux qui étaient scintillants de quartz ou veinés de
couleurs. Elle en avait une poignée à la main quand elle s’approcha de la
dernière rangée de stèles au bord du grand fleuve aux eaux brunes et
indolentes.
C’était une jolie tombe, simple et bien propre, sur la pierre de laquelle
on pouvait lire une inscription :
SAM CORTLAND
BIEN-AIMÉ
Arobyn avait laissé la dalle nue, mais Wesley avait expliqué dans sa
lettre à Aelin qu’il avait fait venir un graveur. Alors qu’elle approchait de la
tombe, elle relisait inlassablement l’inscription.
Bien-aimé… oui, beaucoup de gens l’avaient aimé.
Sam. Son Sam…
Elle contempla longuement l’étendue d’herbe et la pierre blanche. Elle
revoyait son visage splendide quand il lui souriait, se fâchait, l’aimait. Elle
choisit les trois cailloux les plus jolis, deux pour les années écoulées depuis
qu’on l’avait arraché à elle, un troisième pour l’année qu’ils avaient passée
ensemble. Elle les déposa avec précaution sur le sommet incurvé de la
pierre tombale.
Elle s’assit contre la dalle en ramenant ses pieds sous elle et posa la
tête contre la pierre lisse et fraîche.
– Salut, Sam, murmura-t-elle dans le vent du fleuve.
Pendant un moment, elle garda le silence. Il lui suffisait d’être auprès
de lui, même de cette manière. Le soleil chauffait ses cheveux et caressait
sa tête comme un souffle tiède. Peut-être était-ce un signe de Mala, même
dans ce lieu.
Alors, doucement et en peu de mots, elle raconta à Sam ce qui lui était
arrivé dix ans auparavant et au cours des neuf derniers mois. Quand elle eut
fini, elle leva les yeux vers les feuilles de chêne qui bruissaient au-dessus
d’elle en passant les doigts dans l’herbe tendre.
– Tu me manques. Tu me manques chaque jour. Et je me demande ce
que tu aurais pensé de tout ça. Et de moi. Je crois… je crois que tu aurais
été un roi merveilleux. Je crois même qu’on t’aurait aimé davantage que
moi, poursuivit-elle, la gorge serrée. Je ne t’ai jamais dit… ce que je
ressentais, mais je t’aimais et je crois qu’une part de moi t’aimera toujours.
Peut-être que tu étais mon âme sœur sans que je l’aie jamais su. Peut-être
que je passerai le reste de ma vie à me le demander. Et peut-être que si je te
revois dans l’au-delà, je connaîtrai la réponse. Mais en attendant… en
attendant, tu me manques et j’aimerais que tu sois là, avec moi.
Elle ne lui ferait pas d’excuses, elle ne s’accuserait de rien parce
qu’elle n’était pas coupable de sa mort. Et ce soir… ce soir, elle le
vengerait.
Elle essuya son visage d’un revers de manche et se releva. Le soleil
sécha ses larmes. Elle sentit son odeur de pin et de neige avant de l’entendre
arriver et quand elle se tourna vers lui, Rowan se tenait à quelques pas
d’elle, les yeux fixés sur la pierre tombale.
– Il était…
– Je sais ce qu’il représentait pour toi, dit-il doucement, et il tendit la
main, non pour saisir la sienne, mais pour prendre un caillou.
Elle ouvrit le poing, il fouilla dans sa paume et en choisit un lisse, rond
et gros comme un œuf de colibri. Avec une douceur qui lui brisa le cœur, il
le posa à côté des siens au sommet de la stèle.
– Tu vas tuer Arobyn ce soir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Après le dîner, quand il sera couché. Je retournerai à ce moment au
Repaire pour en finir avec lui.
Elle était venue là pour se souvenir – pour se rappeler la raison de la
présence de cette tombe et des cicatrices qu’elle gardait sur le dos.
– Et l’amulette d’Orynth ?
– Ce sera le coup final, mais aussi une diversion, répondit-elle.
La lumière du soleil dansant sur l’Avery était presque aveuglante.
– Es-tu prête ? demanda Rowan.
– Oui : je n’ai pas le choix.
Chapitre 40

EN SE PORTANT VOLONTAIRE en cuisine pendant deux jours, Elide


apprit où et quand les lingères prenaient leurs repas et qui les leur apportait.
Le cuisinier lui faisait désormais assez confiance pour ne pas ciller quand
elle se proposa pour monter le pain dans la salle à manger.
Personne ne la vit mêler le poison à la farine. La chef d’escadron avait
affirmé qu’il n’était pas mortel. Il rendrait seulement la lingère malade
pendant quelques jours, ce qui permettrait à Elide de la remplacer pour
apporter du linge aux Jambes-Jaunes. Elle était peut-être égoïste de se
soucier d’abord de sa propre survie, mais elle saupoudra de poison une
partie des petits pains sans la moindre hésitation.
Elle marqua l’un de ces pains pour être sûre de le donner à la lingère.
Peut-être brûlerait-elle éternellement dans le royaume d’Hellas pour ce
méfait, mais elle aurait tout le temps de songer à sa damnation quand elle
serait libre et loin, très loin de Morath, hors du continent.
Elle entra en boitant dans la bruyante salle à manger, en servante
effacée apportant un nouveau plat. Elle longea la table du réfectoire et se
pencha pour déposer les pains sur les assiettes. La lingère prit le sien sans
même la remercier.

Le lendemain, tout le monde savait qu’un tiers des lingères étaient


malades. On racontait que c’était à cause du poulet du dîner. Ou du mouton.
Ou de la soupe, car peu en avaient pris. Le cuisinier présenta des excuses.
C’était à lui qu’Elide aurait voulu en faire et elle dut se contenir quand elle
lut la terreur dans son regard.
La lingère en chef parut soulagée quand elle vint lui proposer son aide.
Elle lui dit de choisir une tâche et de se mettre au travail.
Tout marchait à merveille, mais elle se sentait coupable en prenant la
place de la lingère. Elle travailla toute la journée en attendant l’arrivée des
vêtements tachés de sang.

Les vêtements arrivèrent enfin, moins souillés de sang que de ce qui


ressemblait à des vomissures.
Elide en avait la nausée quand elle les lava, les essora, les sécha et les
repassa des heures durant.
La nuit tombait lorsqu’elle plia le dernier en réprimant le tremblement
de ses mains.
– Dois-je… dois-je les rapporter ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse
et timide.
La lingère en chef lui expliqua comment rejoindre l’escalier menant au
sous-sol.
– Dis aux gardes que tu remplaces Misty. Frappe à la deuxième porte
sur la gauche, dépose le linge sur le seuil… et sauve-toi le plus vite
possible, ajouta-t-elle en regardant les entraves d’Elide.

Quand Elide arriva à la hauteur des gardes, ses entrailles étaient


liquéfiées. Ils ne cillèrent pas quand elle se présenta à eux comme la lingère
le lui avait recommandé.
Elle descendit la longue spirale obscure de l’escalier. Le froid devenait
plus intense à mesure qu’elle s’enfonçait sous terre.
Elle entendit soudain une plainte – des gémissements de douleur, de
terreur et de détresse.
Elle serra le panier de linge contre sa poitrine. La lueur d’une torche
vacillait devant elle.
Les dernières marches étaient plus larges et le bas de l’escalier droit.
Elide vit enfin un grand couloir éclairé de torches et bordé de portes en fer.
Les gémissements filtraient de certaines de ces portes.
La deuxième sur la gauche était striée d’empreintes de griffes creusées
de l’intérieur…
Il y avait des gardes – des gardes et des hommes à l’allure étrange qui
patrouillaient dans le couloir, ouvrant et refermant des portes. Elide sentit
ses genoux fléchir. Personne ne l’arrêta.
Elle posa le panier de linge sur le seuil et frappa discrètement. Le fer
du battant était si froid qu’il la brûlait.
– Du linge propre, annonça-t-elle, les lèvres toutes proches du métal.
C’était parfaitement absurde : dans cet enfer, parmi ces démons, on
exigeait du linge propre.
Trois des gardes s’étaient interrompus pour l’observer. Elle feignit de
ne pas le remarquer, de reculer lentement comme un petit lapin effrayé…
Et de trébucher.
Mais quand elle tomba, entravée par ses chaînes, la douleur qui irradia
sa jambe infirme était bien réelle. Le sol était aussi froid que le fer de la
porte.
Personne ne vint l’aider à se relever.
Le cœur battant, elle inspira entre ses dents, les mains crispées sur sa
cheville, pour gagner du temps.
La porte s’entrouvrit.

Manon regarda Elide vomir longuement, secouée de nausées.


Une sentinelle des Becs-Noirs l’avait découverte recroquevillée dans
l’angle d’un couloir et tremblante au milieu d’une flaque d’urine. Comme
elle savait qu’Elide appartenait désormais à Manon, elle l’avait menée à la
chef d’escadron.
Asterin et Sorrel se tenaient derrière Manon, impassibles, tandis que la
fille vomissait dans le seau. À présent elle ne recrachait plus que de la bile
et de la salive. Elle releva enfin la tête.
– Au rapport, ordonna Manon.
– J’ai vu la chambre, articula Elide d’une voix éraillée.
Les trois sorcières attendirent en silence.
– Une… chose a ouvert la porte pour prendre le linge et j’ai aperçu
l’intérieur.
Avec ses yeux perçants, elle avait dû en voir un peu trop.
– Parle, lança Manon, adossée à la colonne du lit.
Asterin et Sorrel encadraient la porte, à l’affût d’oreilles indiscrètes.
Elide restait au sol, sa jambe infirme repliée sur le côté, mais quand ses
yeux rencontrèrent ceux de Manon, ils brûlaient d’une passion que la jeune
fille montrait rarement.
– La créature qui a ouvert la porte était un homme très beau, avec des
cheveux dorés et un torque au cou. Pourtant, il n’y avait rien d’humain dans
ses yeux, dit-elle.
Probablement un prince Valg, songea Manon.
– J’ai fait semblant de tomber afin d’avoir plus de temps pour le
regarder, poursuivit Elide. Quand il m’a vue par terre, il m’a souri et… et
des ténèbres ont déferlé de lui, des ténèbres qui…
Elle se pencha au-dessus du seau, mais sans pouvoir vomir cette fois.
– J’ai entrevu l’intérieur de la salle derrière lui, reprit-elle au bout d’un
instant.
Elle dévisagea Manon, puis Asterin et Sorrel.
– Vous m’avez dit qu’on allait leur… implanter quelque chose, dit-elle.
– Oui, confirma Manon.
– Saviez-vous combien de fois ?
– Qu’est-ce que tu racontes ? souffla Asterin.
– Saviez-vous combien de fois on devait leur implanter ces pierres
avant de les libérer ? insista la jeune fille d’une voix frémissante de rage ou
de frayeur.
Le silence se fit soudain dans l’esprit de Manon.
– Continue, ordonna-t-elle.
Elide était livide et ses taches de rousseur ressemblaient à des
éclaboussures de sang séché.
– D’après ce que j’ai pu voir, elles ont accouché au moins une fois… et
elles sont de nouveau enceintes.
– Mais c’est impossible, murmura Sorrel.
– Et leurs bébés ? demanda Asterin.
Cette fois, Elide vomit de nouveau.
– Parle-moi de leurs bébés, ordonna Manon quand elle fut remise de sa
stupeur.
– Ce ne sont pas des bébés, cracha Elide, et elle plaqua les mains sur
son visage comme pour s’arracher les yeux. Ce sont des créatures. Des
démons. Leur peau est comme du diamant noir et ils… ils ont des museaux.
Et des dents… non, des crocs. Ils ont déjà des crocs. Pas comme les vôtres,
précisa-t-elle en abaissant ses mains. Des dents en pierre noire. Ils n’ont
rien de commun avec vous.
– Et les Jambes-Jaunes ? demanda Manon.
– On les a enchaînées à des tables… à des autels. Et elles pleuraient,
elles suppliaient cet homme de les libérer, mais elles… elles sont tout près
d’accoucher. Alors je me suis enfuie le plus vite que j’ai pu et… Oh, dieux
tout-puissants !
Elide se mit à pleurer.
Manon se tourna lentement vers ses secondes.
Sorrel était pâle et ses yeux flamboyaient.
Asterin rencontra le regard de Manon et le soutint avec une fureur que
Manon n’avait encore jamais sentie dirigée contre elle.
– Tu les as laissés faire ça, dit-elle.
Les ongles en fer de Manon surgirent.
– Ce sont les ordres qu’on m’a donnés, répondit-elle. C’est notre
mission.
– C’est ignoble ! hurla Asterin.
Les pleurs d’Elide s’interrompirent et elle recula vers le foyer, où elle
se sentait plus en sécurité.
Des larmes, de vraies larmes, brillaient dans les yeux d’Asterin.
– Ton cœur s’est-il ramolli ? gronda Manon, dont la voix ressemblait à
s’y méprendre à celle de sa grand-mère. Tu n’as plus le courage de…
– Tu les as laissés faire ça ! rugit Asterin.
– Reprends-toi, ordonna Sorrel, qui s’était campée face à elle.
Asterin la repoussa si violemment que Sorrel trébucha, puis s’effondra
contre la commode. Avant qu’elle ait pu se relever, Asterin s’était plantée
devant Manon.
– Tu lui as donné ces sorcières. Tu lui as donné des sorcières !
La main de Manon se referma sur la gorge de sa cousine, mais celle-ci
l’empoigna par le bras et ses ongles en fer se plantèrent dans la chair avec
une telle force que le sang coula.
Pendant un instant, le son des gouttes tombant sur le sol fut le seul
bruit qu’on entendit dans la chambre.
Asterin aurait dû être punie de mort pour avoir versé le sang de
l’héritière du clan.
La lumière se refléta sur l’épée de Sorrel qui approchait, prête à la
planter dans le dos d’Asterin sur l’ordre de Manon. Mais celle-ci aurait juré
voir les mains de sa seconde frémir.
Elle plongea le regard dans les yeux noirs mouchetés d’or d’Asterin.
– Tu ne contestes rien. Tu n’exiges rien. Tu n’es plus ma troisième.
Vesta te remplacera. Tu…
Asterin éclata d’un rire rauque et saccadé.
– Tu ne feras rien pour t’y opposer, pas vrai ? lança-t-elle. Tu ne les
libéreras pas. Tu ne lutteras pas pour elles ni pour nous. Que dirait ta grand-
mère ? Pourquoi n’a-t-elle pas répondu à tes lettres, Manon ? Combien lui
en as-tu écrites ?
Les ongles d’Asterin s’enfoncèrent plus profondément, lacérant la
chair de Manon, qui accueillit la douleur sans broncher.
– Demain matin au petit déjeuner, tu recevras ta punition, siffla-t-elle
en la repoussant vers la porte.
Le bras blessé de Manon pendait le long de son flanc. Elle devrait le
faire panser au plus tôt. La sensation de ce sang sur sa paume et sur ses
doigts lui paraissait étrangement familière…
– Si tu essaies de les libérer, si tu fais n’importe quoi d’aussi stupide,
Asterin Bec-Noir, reprit-elle, tu seras punie de mort.
Asterin repartit d’un rire sans joie.
– Tu ne désobéirais pas même si c’étaient des Becs-Noirs qui étaient
enchaînées dans cette chambre, n’est-ce pas ? Loyauté, obéissance,
brutalité… C’est toi en trois mots, lança-t-elle.
– Sors tant que tu peux encore marcher, ordonna Sorrel à mi-voix.
Asterin pivota vers elle. Une lueur de souffrance brillait dans ses yeux.
Manon cilla. Toutes ces émotions…
Asterin tourna les talons et sortit en claquant la porte.

Elide avait à peu près recouvré ses esprits quand elle proposa à Manon
de nettoyer et de panser son bras. Mais elle était encore bouleversée par
cette scène dans la chambre de Manon et par ce qu’elle avait vu dans la
salle souterraine.
Tu les as laissés faire ça… Elle ne pouvait blâmer Asterin de sa
réaction, même si elle avait été choquée de la voir perdre tout sang-froid.
Elle n’avait jamais vu les sorcières exprimer autre chose qu’un amusement
détaché, de l’indifférence ou une soif de sang irrépressible.
Manon n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elle avait ordonné à
Sorrel de surveiller sa cousine pour l’empêcher de commettre une faute
grave.
Comme si secourir ces Jambes-Jaunes était insensé. Comme si toute
pitié pour leur sort était insensée…
Manon se taisait, les yeux perdus dans le vide. Elide finit d’appliquer
un baume sur sa blessure et tendit la main vers le bandage. La plaie n’était
pas assez profonde pour nécessiter des points de suture.
Elle se risqua à poser une question à Manon.
– Votre royaume détruit vaut-il de tels sacrifices ?
Les yeux d’or brûlé de la sorcière se tournèrent vers la nuit qui tombait
derrière la fenêtre.
– Je ne m’attends pas à ce qu’un être humain puisse comprendre ce
qu’est la vie d’un immortel privé de sa terre natale. Ce qu’on ressent quand
on est condamné à un exil éternel, répondit-elle froidement.
– Mon royaume a été conquis par le roi d’Adarlan et tous ceux que
j’aimais ont été tués. Les terres de mon père et mon titre m’ont été volés par
mon oncle et à présent, ma meilleure chance de survie serait de m’enfuir à
l’autre bout du monde. Alors je comprends ce que c’est de regretter et…
d’espérer.
– Ce n’est pas de l’espoir, c’est l’instinct de survie.
Elide enroula doucement le bandage autour de l’avant-bras de la
sorcière.
– C’est l’espoir de retrouver votre terre natale qui vous incite à obéir
aux ordres, dit-elle.
– Et toi, que vas-tu faire ? Malgré tous tes beaux discours sur l’espoir,
tu es résignée à t’enfuir. Pourquoi ne retournes-tu pas dans ton royaume
pour combattre Adarlan ?
Peut-être fut-ce l’abomination dont elle avait été témoin ce jour-là qui
donna à Elide le courage de parler.
– Mes parents ont été assassinés il y a dix ans. Mon père a été décapité
sur la place publique devant plusieurs milliers de personnes. Ma mère… ma
mère est morte pour protéger Aelin Galathynius, l’héritière du trône de
Terrasen. Elle a retenu les hommes d’Adarlan pour lui laisser le temps de
s’enfuir. Ils ont poursuivi Aelin jusqu’au fleuve gelé. Ils ont raconté ensuite
qu’elle était tombée à l’eau et s’était noyée.
« Mais Aelin possédait la magie du feu, vous savez. Elle était capable
de survivre au froid. Elle… elle ne m’aimait pas beaucoup quand nous
étions petites, et elle ne jouait jamais avec moi parce que j’étais trop timide,
mais… Je n’ai jamais cru ce que ces hommes ont raconté sur sa mort. Je me
suis toujours dit qu’elle s’en est sortie et qu’elle attend seulement son heure
pour libérer Terrasen. Et vous, vous êtes mon ennemie. Parce que si elle
revient un jour, elle vous combattra.
« C’est en pensant à elle que j’ai pu supporter Vernon pendant dix ans,
dans l’espoir qu’elle avait survécu et que le sacrifice de ma mère n’avait pas
été vain. Je me répétais qu’un jour, Aelin viendrait me libérer de cette tour
où j’étais prisonnière.
C’était son plus grand secret, celui qu’elle n’avait jamais osé confier à
personne, pas même à sa nourrice.
– Et même si elle n’est jamais venue, même si je suis maintenant
prisonnière ici, je ne peux pas abandonner cet espoir, reprit-elle. Et je crois
que vous obéissez aux ordres pour la même raison : parce que, chaque jour
de votre vie misérable et horrible, vous avez gardé l’espoir de rentrer chez
vous.
Elide fixa le bandage, puis recula. Manon la dévisageait.
– Si cette Aelin Galathynius était vivante, essaierais-tu de la rejoindre
et de lutter avec elle ? demanda-t-elle.
– Je me battrais de toutes mes forces pour la rejoindre, mais il y a des
limites que je ne franchirais jamais, des actes que je ne commettrais pour
rien au monde. Car je ne crois pas que je pourrais la regarder en face si… si
je ne pouvais pas me regarder en face moi-même.
Manon garda le silence. Elide se dirigea vers la salle de bains pour se
laver les mains.
– Crois-tu que les monstres sont monstrueux par nature ou parce qu’on
les a créés ainsi ? demanda soudain la sorcière.
Après ce qu’elle avait vu ce jour-là, Elide fut tentée de répondre que
certaines créatures étaient mauvaises par essence, mais elle réfléchit à la
question de Manon.
– Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, dit-elle.
Chapitre 41

LE FLACON D’HUILE posé sur le bord de la baignoire brillait comme de


l’ambre dans la lumière d’après-midi.
Aelin se tenait nue devant lui, incapable de le saisir.
C’était ce qu’Arobyn voulait : qu’elle pense à lui en imprégnant
d’huile chaque centimètre de son corps. Que ses seins, ses cuisses, sa nuque
sentent l’amande – le parfum qu’il avait choisi.
Car il savait qu’un Fae était venu vivre chez elle et tout indiquait qu’ils
étaient assez intimes pour que ce parfum ait de l’importance aux yeux de
Rowan.
Elle ferma les yeux et rassembla ses forces.
– Aelin, appela Rowan de l’autre côté de la porte.
– Je vais bien, répondit-elle.
Plus que quelques heures. Ensuite, tout serait différent.
Elle rouvrit les yeux et tendit la main vers le flacon.

D’un simple signe du menton, Rowan indiqua à Aedion de le suivre


sur le toit. Aelin était encore dans sa chambre où elle s’habillait, mais il
s’éloignerait à peine et il savait qu’il entendrait n’importe quel ennemi dans
la rue bien avant qu’il n’ait atteint l’entrepôt.
Malgré les Valg qui rôdaient en ville, Rifthold était l’une des capitales
les plus sûres qu’il connaissait. La plupart de ses habitants préféraient éviter
les ennuis, peut-être uniquement par peur du monstre qui habitait cet
ignoble château de verre. Mais Rowan était résolu à ne pas baisser sa garde
pour autant, que ce fût là, à Terrasen, ou en n’importe quel lieu où le destin
les mènerait.
Aedion se prélassait dans un petit fauteuil que l’un d’eux avait monté
sur le toit. L’idée qu’il était le fils de Gavriel le stupéfiait à chaque fois qu’il
voyait son visage ou humait son odeur. Rowan se demandait si Aelin avait
envoyé les chiens de Wyrd aux trousses de Lorcan non seulement pour
l’éloigner d’elle, mais également pour l’empêcher d’approcher Aedion de
trop près, de crainte qu’il ne découvre son ascendance.
Aedion croisa les jambes avec la grâce nonchalante qui lui permettait
de dissimuler sa rapidité et sa force à ses adversaires.
– Elle le tuera ce soir, pas vrai ? demanda-t-il.
– Après le dîner – et ce qu’a prévu Arobyn pour le commandant Valg.
Elle reviendra chez lui pour l’abattre.
– Je n’en attendais pas moins d’Aelin, commenta Aedion avec un
sourire où seul un imbécile aurait lu de l’amusement.
– Et si elle décide de l’épargner ?
– Ce sera sa décision, dit Aedion, ce qui était une réponse assez habile.
– Et si elle nous confie cette mission ?
– Alors j’espère que vous partirez à la chasse avec moi, prince.
Une autre réponse judicieuse, et celle que Rowan avait espérée.
– Et au moment décisif ? demanda-t-il.
– Vous avez eu le serment du sang, répondit Aedion sans la moindre
nuance de défi, mais avec la franchise d’un guerrier envers un autre
guerrier. Alors c’est à moi que revient le droit de porter le coup de grâce à
Arobyn.
– C’est de bonne guerre.
– Ce ne sera ni rapide ni propre, annonça Aedion, le visage empreint
d’une fureur primitive. Cet homme a de lourdes dettes à payer avant de
mourir.

Quand Aelin ressortit de la salle de bains, les deux hommes discutaient


dans la cuisine, prêts à sortir. L’officier Valg, ligoté et bâillonné, était
enfermé dans le coffre de l’attelage que Nesryn avait amené devant
l’entrepôt.
Aelin redressa les épaules, expira à fond pour chasser la tension
qu’elle ressentait, et traversa la pièce. Chaque pas la rapprochait trop vite de
leur départ inéluctable.
Aedion, qui portait une splendide tunique vert foncé, fut le premier à la
remarquer. Il siffla doucement.
– Eh bien, si tu ne me terrifiais pas déjà avant ce soir, maintenant c’est
fait, commenta-t-il.
Rowan se retourna pour examiner Aelin.
À la vue de la robe, il se figea.
Le velours noir épousait chaque courbe et chaque creux de son corps
avant de tomber à ses pieds, révélant sa respiration plus rapide à mesure que
le regard de Rowan effleurait son corps. Ses cheveux étaient tirés en arrière
par des peignes d’or en forme d’ailes de chauve-souris qui s’élevaient au-
dessus de ses tempes comme une couronne archaïque. Elle était peu
maquillée, sauf un trait de khôl sur le bord des paupières supérieures et du
rouge sombre dont elle avait méticuleusement peint ses lèvres.
Sentant le regard de Rowan sur elle, Aelin se retourna pour lui
présenter son dos et le dragon d’or rugissant qui semblait y planter ses
griffes. Elle l’observa par-dessus son épaule, juste à temps pour voir ses
yeux descendre et s’attarder plus bas. Quand ils se relevèrent et
rencontrèrent les siens, elle fut certaine d’y avoir vu un éclair de désir.
– Démon et dîner, commenta Aedion en donnant une claque sur
l’épaule du prince. Il est temps de partir.
Il adressa à sa cousine un clin d’œil en la dépassant. Quand elle se
tourna vers Rowan, encore troublée, le visage de ce dernier n’exprimait plus
qu’une froide attention.
– Tu m’avais dit que tu avais envie de me voir dans cette robe, fit-elle
d’une voix un peu rauque.
– Je n’avais pas prévu que l’effet serait si… Tu ressembles à…
– Une reine ?
– À la garce de reine cracheuse de feu que ces ordures attendent.
Elle gloussa et le détailla à son tour : sa veste noire ajustée qui
soulignait la puissance de ses épaules, les ornements argentés assortis à la
couleur de ses cheveux, la beauté et l’élégance de ces habits qui formaient
un contraste fascinant avec le tatouage couvrant la moitié de son visage et
de son cou.
– Tu n’as pas mauvaise allure, toi non plus, prince, répliqua-t-elle.
Ce qui était un euphémisme. Il avait l’air… elle ignorait de quoi, mais
elle ne pouvait plus détacher les yeux de lui.
– On a tous les deux fait de gros efforts, dit-il en s’avançant pour lui
offrir son bras.
Elle le prit avec un sourire malicieux et dans ce geste, une senteur
d’amande l’enveloppa tout entière.
– N’oublie pas ton manteau, recommanda-t-elle. Tu aurais sûrement
des remords de voir ces pauvres mortelles se consumer à ta vue.
– Je pourrais te dire la même chose, mais je crois que tu serais ravie de
voir les hommes s’enflammer à ton passage.
Elle lui répondit par un clin d’œil et l’écho du rire de Rowan vibra
dans son sang et dans sa moelle.
Chapitre 42

LE PORTAIL DU REPAIRE DES ASSASSINS était grand ouvert, l’allée de


gravier et la pelouse immaculée illuminées par des lampes de verre
scintillantes dans la nuit. L’imposante demeure en pierre pâle était
lumineuse, splendide et accueillante.
Pendant leur trajet, Aelin avait averti ses compagnons de ce qui les
attendait au Repaire. Quand ils arrivèrent devant l’escalier du perron, elle
resta immobile et les regarda.
– Restez sur vos gardes et bouche cousue, surtout avec l’officier Valg,
leur recommanda-t-elle. Quoi que vous puissiez voir ou entendre, fermez-
la. Et je ne veux pas vous voir jouer les mâles dominants.
– Rappelle-moi de te dire demain combien tu es charmante, plaisanta
Aedion, mais elle n’était pas d’humeur à rire.
Nesryn sauta du siège du cocher et ouvrit la portière. Aelin descendit
sans son manteau, en détournant les yeux de la maison d’en face sur le toit
de laquelle Chaol et quelques rebelles étaient postés au cas où la soirée
tournerait mal.
Elle était à mi-chemin de l’escalier en marbre quand la porte en chêne
à double battant s’ouvrit brutalement, inondant le seuil de lumière dorée.
Mais ce n’était pas le majordome qui se tenait là en lui souriant de ses dents
trop blanches.
– Bienvenue à la maison, susurra Arobyn avant de faire signe aux
invités de s’avancer dans la vaste entrée. Tes amis sont également les
bienvenus.
Aedion et Nesryn contournèrent la voiture pour se diriger vers la
portière arrière. L’épée de son cousin était tirée quand ils l’ouvrirent et
traînèrent au-dehors une silhouette enchaînée au visage dissimulé sous un
capuchon.
– Voilà ce que tu m’as demandé, annonça Aelin alors qu’ils remettaient
le prisonnier debout.
Le Valg se débattit et trébucha tandis qu’on l’entraînait vers l’entrée.
Un sifflement rageur filtrait entre les mailles grossières du capuchon.
– J’aurais préféré l’entrée de service pour cet invité, commenta Arobyn
plutôt froidement.
Il était vêtu de vert, la couleur de Terrasen. D’aucuns auraient pu dire
que cette nuance avait été choisie pour mettre en valeur la teinte acajou de
ses cheveux. C’était surtout une manière de semer le trouble sur ses
intentions et sur sa loyauté. Il ne portait aucune arme visible et ses yeux
d’argent n’exprimaient que de l’affection quand il tendit les mains vers
Aelin, comme si Aedion n’était pas en train de pousser un démon vers
l’escalier. Derrière eux, la voiture conduite par Nesryn repartit.
Aelin sentit Rowan se hérisser et flaira le dégoût d’Aedion, mais elle
chassa leurs réactions de son esprit. Elle saisit les mains d’Arobyn, des
mains sèches, chaudes et calleuses. Il pressa doucement ses doigts en
scrutant son visage.
– Tu es ravissante, mais je n’en attendais pas moins de toi, déclara-t-il.
Pas même un bleu après avoir capturé notre invité… impressionnant.
Il se rapprocha d’elle et la huma.
– Et tu sens divinement bon. Je suis heureux que tu aies fait usage de
mon cadeau.
Elle vit du coin de l’œil Rowan se raidir et devina qu’il avait adopté le
calme du tueur. Ni lui ni Aedion ne portaient d’armes en évidence, hormis
l’épée que son cousin avait tirée, mais elle savait que tous deux en étaient
bardés sous leurs vêtements et que Rowan tordrait le cou d’Arobyn au
moindre regard déplacé.
Ce fut uniquement cette pensée qui l’incita à sourire à Arobyn.
– Tu as belle allure, toi aussi, répondit-elle. Je suppose que tu connais
mes compagnons.
Il se tourna vers Aedion, qui pressait la lame de son épée contre le
flanc du Valg pour le faire avancer.
– Je n’avais pas encore eu le plaisir de rencontrer ton cousin, fit-il.
Elle savait qu’Arobyn observait de près Aedion, à l’affût de la moindre
faiblesse, de tout ce dont il pourrait tirer avantage. Aedion entra dans le
manoir en poussant le Valg qui trébucha sur le seuil.
– Êtes-vous bien rétabli, général, ou devrais-je plutôt dire « Votre
Altesse » en l’honneur de votre lignée ? À vous d’en décider, bien entendu.
Aelin comprit à cet instant qu’Arobyn n’avait pas l’intention de laisser
le démon – et Stevan – ressortir vivant de sa demeure.
Aedion sourit nonchalamment à Arobyn par-dessus son épaule.
– Je me fous de la manière dont vous vous adresserez à moi, répondit-
il en poussant le Valg dans l’entrée. Je ne vous demande qu’une chose : me
débarrasser de cette ordure.
Arobyn lui répondit par un sourire nonchalant, nullement déconcerté.
Il s’attendait à la haine d’Aedion. Il se tourna vers Rowan avec une lenteur
délibérée.
– Vous, je ne vous connais pas, dit-il, et il le toisa avec une indolence
étudiée. Il y a bien longtemps que je n’ai plus vu de Fae. J’avais oublié
qu’ils étaient aussi grands.
Rowan s’avança dans l’entrée. Sa démarche était empreinte d’une
puissance sinistre. Il s’arrêta à côté d’Aelin.
– Vous pouvez m’appeler Rowan, c’est tout ce que vous avez besoin
de savoir.
Il inclina la tête sur le côté comme un prédateur jaugeant sa proie.
– Merci pour l’huile : ma peau était sèche, ajouta-t-il.
Arobyn cilla et ce fut le seul signe de sa surprise.
Aelin mit quelques secondes à comprendre que la senteur d’amande
n’émanait pas seulement d’elle : Rowan s’était également oint de l’huile.
Arobyn reporta son attention sur Aedion et sur le Valg.
– Prenez la troisième porte sur la gauche, descendez l’escalier et
enfermez-le dans le quatrième cachot, indiqua-t-il.
Aelin n’osa pas regarder son cousin quand il passa devant elle en
poussant Stevan. Pas d’autre assassin en vue, pas même un serviteur.
Quelles que fussent les intentions d’Arobyn pour la soirée, il ne voulait
aucun témoin.
Il suivit Aedion, les mains dans les poches.
Aelin s’attarda un instant dans l’entrée pour dévisager Rowan.
Il l’observait, les sourcils haussés, tandis qu’elle scrutait son visage et
son attitude.
Il n’avait jamais précisé que tu devais être la seule à en porter,
répondit-il à son regard interrogateur.
La gorge serrée, elle secoua la tête.
Il l’interrogea du regard à son tour.
Disons que… parfois, tu me surprends, répondit-elle.
Malgré elle, malgré ce qui l’attendait, un sourire fit frémir les coins de
ses lèvres tandis que Rowan prenait sa main et la serrait avec force.
Quand elle se détourna pour descendre aux cachots, ce sourire
s’évanouit à la vue d’Arobyn qui s’était arrêté et les observait.

Rowan luttait contre son envie d’égorger le roi des assassins qui les
précédait dans leur interminable descente aux cachots.
Lui-même suivait de près Aelin dans le long escalier en spirale dont la
puanteur de moisissure, de sang et de rouille devenait plus intense à chaque
pas. Il avait assez subi et infligé de tortures pour savoir ce qui se déroulait
dans ce souterrain.
Et pour deviner la formation qu’Aelin y avait reçue.
C’était encore une toute jeune fille quand ce fumier aux cheveux roux
l’avait menée là pour lui apprendre à dépecer des hommes vivants, à les
faire hurler et supplier avant de les achever.
Rien d’Aelin ne répugnait à Rowan ni ne l’effrayait, mais à l’idée de sa
présence en ce lieu, dans cette puanteur et ces ténèbres…
À mesure qu’elle descendait, les épaules de sa carranam semblaient se
voûter, ses cheveux se ternir, sa peau pâlir davantage.
C’était là qu’elle avait vu Sam pour la dernière fois, comprit-il. Et son
maître le savait, bien entendu.
– La plupart de nos réunions se tiennent ici, car il est plus difficile de
nous y espionner et de nous y surprendre, expliqua Arobyn. Mais ces lieux
ont d’autres usages, comme vous le verrez bientôt.
Tout en parlant, il ouvrait une série de portes les unes après les autres.
Rowan eut l’impression qu’Aelin les comptait, à l’affût du moment de…
– Par ici, voulez-vous ? proposa Arobyn en désignant la porte d’un
cachot.
Rowan toucha le coude d’Aelin. Il avait du mal à garder son sang-froid
ce soir-là, il cherchait sans cesse des prétextes pour la toucher. Mais ce
contact entre eux était crucial. Les yeux d’Aelin rencontrèrent les siens. Son
regard était froid et indéchiffrable.
Tu n’as qu’un mot à dire pour qu’il meure. Nous pourrons alors
fouiller sa maison de fond en comble pour retrouver cette amulette.
Quand elle secoua la tête avant d’entrer dans la cellule, il devina sa
réponse : Pas encore.

Elle avait failli flancher dans l’escalier menant aux cachots. Seuls le
souvenir de l’amulette et la chaleur du guerrier Fae derrière elle lui avaient
donné la force de descendre pas à pas dans les ténèbres du souterrain.
Jamais elle n’oublierait cette salle. Elle hantait encore ses rêves.
La table était vide, mais elle le revoyait étendu sur elle, le corps
rompu, presque méconnaissable, imprégné de l’odeur de la gloriella, un
poison provoquant une paralysie temporaire. Sam avait subi des tortures
dont elle avait ignoré les détails jusqu’au jour où elle avait lu la lettre de
Wesley. Le pire de ces tourments lui avait été infligé sur l’ordre d’Arobyn,
pour le punir de l’avoir aimée, d’avoir touché à la propriété du roi des
assassins.
Arobyn entra dans le cachot d’un pas nonchalant, les mains dans les
poches. Au brusque reniflement de Rowan, Aelin devina l’odeur de ce lieu.
Comme elle était sombre et froide, cette salle où l’on avait déposé le
corps de Sam, où elle avait vomi avant de rester étendue à côté de lui sur
cette table des heures durant, en se refusant à l’abandonner…
Cette salle dans laquelle Aedion enchaînait à l’instant Stevan au mur.
– Sortez, ordonna Arobyn à Rowan et à Aedion. Vous pourrez nous
attendre en haut. Nous ne devrons être dérangés sous aucun prétexte – ni
nous, ni notre invité.
Aedion se raidit.
– Plutôt crever, riposta-t-il, et Aelin le foudroya du regard.
– Lysandra vous attend au salon, reprit Arobyn avec une politesse
étudiée, les yeux fixés sur le Valg qui se débattait en émettant un sifflement
de plus en plus violent. Elle vous tiendra compagnie. Nous remonterons
dans un instant pour le dîner.
Rowan observait Aelin avec la plus grande attention. Elle le regarda et
hocha légèrement la tête.
Il plongea les yeux dans ceux d’Aedion, qui soutint son regard.
Dans d’autres circonstances, ce spectacle l’aurait plutôt amusée. Mais,
heureusement, Aedion se détourna vers l’escalier. Quelques secondes plus
tard, les deux hommes étaient sortis.
Arobyn s’approcha du démon et arracha le capuchon qui dissimulait
son visage.
Des yeux noirs étincelant de rage les fixèrent, cillèrent, puis scrutèrent
le cachot.
– Nous pouvons y aller doucement ou employer la manière forte,
annonça Arobyn d’une voix traînante.
Stevan lui sourit en réponse.

Aelin écoutait Arobyn interroger le démon, lui demander qui il était,


d’où il venait et quelles étaient les intentions du roi. Au bout d’une demi-
heure de tourments relativement réduits, le démon avait été prêt à parler.
– Comment le roi vous contrôle-t-il ? interrogea Arobyn.
Le démon éclata de rire.
– Je me doute que vous aimeriez bien le savoir.
Arobyn se tourna vers Aelin en brandissant un poignard sur la lame
duquel coulait un filet de sang noir.
– À toi l’honneur, dit-il. Après tout, c’est dans ton intérêt d’obtenir des
réponses.
Elle désigna sa robe d’un air renfrogné.
– Je ne voudrais pas la tacher, répondit-elle.
Avec un petit sourire narquois, Arobyn lacéra la poitrine du prisonnier,
dont le cri strident noya le bruit du sang gouttant sur les pierres.
– Il nous contrôle par l’anneau, dit-il en pantelant. Nous en portons
tous un. À la main gauche.
Arobyn lui arracha son gant, dévoilant l’anneau noir passé à son doigt.
– Comment ? demanda-t-il au démon.
– Il en porte un, lui aussi. Pour nous contrôler tous. Quand on a
l’anneau au doigt, on ne peut plus l’enlever. On obéit à tous ses ordres.
– Comment s’est-il procuré ces anneaux ?
– Je n’en sais rien. Il les a peut-être fait fabriquer. Je n’en sais rien, je
le jure ! s’écria-t-il en voyant la lame du poignard se rapprocher de lui.
Quand il nous passe l’anneau au doigt, il nous entaille le bras et il lèche
notre sang. Alors il peut nous contrôler comme il veut. C’est le sang qui
nous lie à lui.
– Pourquoi vous a-t-il donné l’ordre d’envahir ma ville ?
– Nous recherchons le général. Je ne… je ne dirai à personne qu’il est
ici… ni qu’elle est ici, je le jure ! Je ne sais rien de plus.
Quand ses yeux sombres rencontrèrent ceux d’Aelin, leur expression
était implorante.
– Tue-le, ordonna-t-elle à Arobyn. Il nous met en danger.
– Je vous en prie, implora Stevan, qui ne l’avait pas quittée des yeux,
mais elle détourna les siens.
– En effet, on dirait qu’il n’a plus rien à m’apprendre, déclara Arobyn
d’un air songeur.
La lame du poignard brilla comme un éclair et Stevan hurla si fort
qu’Aelin en eut mal aux oreilles. Arobyn avait tranché le doigt auquel
l’anneau était passé.
– Merci, lança le roi des assassins en plongeant le poignard dans sa
gorge.
Aelin s’écarta du jet de sang en soutenant le regard de Stevan qui
s’obscurcissait. Quand le flot diminua, elle dévisagea Arobyn, les sourcils
froncés.
– Tu aurais pu le tuer avant de lui couper le doigt.
– Mais ç’aurait été bien moins drôle.
Il ramassa le doigt et en arracha l’anneau.
– Qu’est devenue ta soif de sang ? demanda-t-il.
– À ta place, je jetterais cet anneau dans l’Avery.
– Le roi réduit des gens en esclavage au moyen de ces anneaux. Je
compte examiner celui-là de près.
C’était prévisible de sa part. Il empocha la bague et désigna la porte.
– Maintenant que nous sommes quittes, ma chérie… si nous allions
dîner ?
Elle dut se faire violence pour acquiescer alors que le cadavre de
Stevan s’affaissait à terre.

Aelin était assise à la droite d’Arobyn, comme elle l’avait toujours été
au Repaire. Elle s’était attendue à avoir Lysandra en face d’elle, mais la
courtisane était à sa gauche. Un placement sans nul doute délibéré qui lui
laissait le choix de parler soit avec sa rivale de toujours, soit avec Arobyn.
Lysandra avait tenu compagnie à Aedion et à Rowan au salon. Quand
elle les y avait rejoints, Aelin lui avait serré la main pour lui remettre le
message qu’elle avait dissimulé sous sa robe.
Arobyn avait fait asseoir Rowan à sa gauche et Aedion à côté du
guerrier. Les deux seuls membres de la cour d’Aelin étaient donc séparés
d’elle par toute la largeur de la table, la laissant isolée à côté d’Arobyn.
Aucun d’eux n’avait posé de question sur ce qui s’était déroulé au cachot.
Quand des serviteurs silencieux eurent débarrassé le couvert de leurs
hors-d’œuvre, une soupe à la tomate et au basilic, Arobyn reprit la parole.
– Je vous trouve bien peu loquaces, lança-t-il aux deux hommes. Est-
ce la présence de ma protégée qui vous impressionne ?
Aedion, qui avait épié chaque cuillère de soupe qu’Aelin avalait,
haussa un sourcil.
– Vous attendiez-vous à ce que nous échangions des banalités alors que
vous venez d’interroger et de massacrer un démon ? répliqua-t-il.
– J’aimerais simplement en savoir davantage sur chacun de vous, éluda
Arobyn avec un geste désinvolte.
– Fais attention à ce que tu dis, l’avertit Aelin avec un calme qui ne
présageait rien de bon.
– Pourquoi ne pourrais-je me renseigner sur les personnes vivant sous
le même toit que ma protégée ?
– Tu ne t’es pas tant soucié de savoir avec qui je me retrouverais quand
tu m’as fait expédier à Endovier.
Arobyn cilla lentement.
– Alors tu penses que c’était moi ? demanda-t-il.
Lysandra se raidit et Arobyn nota sa réaction, car rien ne lui échappait.
– Lysandra pourra te le confirmer, reprit-il. J’ai lutté bec et ongles pour
te libérer de cette prison. J’y ai perdu la moitié de mes hommes, qui ont été
torturés et tués par le roi. Je suis surpris que ton ami le capitaine ne t’en ait
rien dit. Quel dommage qu’il monte la garde sur un toit ce soir…
Décidément, rien ne lui échappait.
Il regarda Lysandra et attendit.
– Il a vraiment fait son possible, tu sais, murmura-t-elle à Aelin.
Pendant des mois et des mois…
Elle paraissait si sincère qu’Aelin aurait presque pu la croire. Et par
miracle, Arobyn ne soupçonnait pas que Lysandra les avait rencontrés en
secret. Par miracle ou grâce au talent de Lysandra.
– Comptes-tu me dire pourquoi tu nous as invités à dîner ce soir ?
s’enquit Aelin d’une voix traînante.
– Si je ne l’avais pas fait, tu serais repartie aussitôt après avoir déposé
ce démon devant ma porte. Et maintenant, nous savons une foule de choses
dont nous pourrions tirer parti ensemble, déclara Arobyn. Je dois d’abord te
dire que je te trouve bien plus maîtresse de toi-même qu’autrefois. Je
suppose que c’est une bonne nouvelle pour Lysandra. Elle regarde encore
l’entaille que tu as laissée dans le mur de l’entrée quand tu lui as lancé un
poignard à la tête. J’ai gardé cette marque comme souvenir, car tu nous as
bien manqué.
Rowan observait Aelin tel un aspic prêt à frapper.
Tu as vraiment lancé un poignard sur elle ? demanda-t-il.
Arobyn raconta ensuite une empoignade entre Lysandra et Aelin au
cours de laquelle elles avaient dégringolé l’escalier en se griffant et en
crachant comme des chats.
J’étais un peu tête brûlée, répondit-elle.
J’admire de plus en plus Lysandra : l’Aelin de dix-sept ans devait
vraiment être un amour…
J’aurais donné gros pour assister à une rencontre entre l’Aelin de dix-
sept ans et le Rowan du même âge, riposta-t-elle en réprimant un sourire.
Les yeux verts de Rowan pétillèrent. Arobyn pérorait toujours.
Le Rowan de dix-sept ans serait resté idiot devant toi. Il parvenait à
peine à adresser la parole à des femmes étrangères à sa famille.
Menteur – je n’y crois pas une seconde.
Pourtant, c’est vrai. Tes chemises de nuit l’auraient scandalisé… et
même la robe que tu portes ce soir.
Il aurait probablement été encore plus scandalisé s’il avait su que je
ne porte rien sous cette robe.
La table trembla car Rowan l’avait heurtée du genou. Arobyn
s’interrompit, avant de répondre à Aedion qui lui demandait ce que le
démon lui avait raconté.
Tu ne parles pas sérieusement, reprit Rowan.
Cette robe est bien trop moulante pour que je puisse porter des sous-
vêtements : chaque ourlet, chaque pli serait visible.
Rowan hocha imperceptiblement la tête. Une lueur dansait dans ses
yeux, une lumière qu’elle y voyait depuis peu et qu’elle en était venue à
chérir.
Tu adores me choquer, pas vrai ? demanda-t-il.
C’est le seul moyen de captiver un immortel grincheux.
Le sourire de Rowan lui fit tout oublier jusqu’au moment où elle
remarqua le silence des autres convives qui les dévisageaient.
Elle regarda Arobyn, dont le visage était un masque de pierre.
– M’aurais-tu posé une question ? s’enquit-elle.
La lueur froide dans ses yeux d’argent, seul signe de sa colère, l’aurait
autrefois poussée à implorer sa clémence.
– Je t’ai demandé si tu t’es bien amusée, ces dernières semaines, en
démolissant mes placements immobiliers et en mettant mes clients en fuite,
répondit-il.
Chapitre 43

AELIN SE RENVERSA DANS SON FAUTEUIL. Même Rowan la scrutait, et la


surprise et l’agacement se lisaient sur son visage. Lysandra feignait à
merveille la stupeur et le désarroi – alors que c’était elle qui l’avait aidée à
perfectionner le plan, en le rendant bien plus redoutable.
– Je ne comprends pas de quoi tu parles, répliqua Aelin avec un léger
sourire.
– Vraiment ? lança Arobyn en faisant tourner son vin dans son verre.
Tu veux dire que quand tu as démoli le Caveau, tu n’avais rien ni contre
mon investissement dans cet établissement ni contre ma part mensuelle de
ses profits ? Ne me raconte pas que c’était seulement pour venger Sam.
– Les gardes du roi ont fait une descente là-bas et j’ai dû combattre
pour en ressortir vivante.
– Et je suppose que le coffre-fort de l’établissement s’est ouvert
accidentellement, si bien que la foule a pu rafler tout son contenu ?
Oui, elle avait si bien réussi son coup qu’elle était surprise qu’Arobyn
ne lui ait pas déjà sauté à la gorge.
– Tu sais bien comment c’est avec la racaille : il suffit d’un peu de
désordre pour que ces gens-là se conduisent comme des animaux, répondit-
elle.
Lysandra eut un mouvement de recul – un parfait numéro de femme
choquée par une trahison.
– En effet, répondit Arobyn. Et surtout la racaille fréquentant les
établissements dont je tire chaque mois une jolie somme, n’est-ce pas ?
– Si je comprends bien, tu nous as invités ce soir, mes amis et moi,
pour me lancer des accusations à la figure ? Moi qui croyais être devenue ta
chasseuse de Valg attitrée…
– Tu t’es déguisée en Hinsol Cormac, l’un de mes plus fidèles clients
et investisseurs, le jour où tu as fait évader ton cousin, glapit Arobyn.
Les yeux d’Aedion s’agrandirent légèrement.
– Je pourrais n’y voir qu’un hasard stupéfiant si un témoin n’avait
affirmé qu’il avait hélé Cormac à la fête du prince, et que Cormac l’avait
salué de la main. Ce témoin a également raconté au roi qu’il avait vu
Cormac se diriger vers Aedion juste avant les explosions. Est-ce aussi une
coïncidence que le jour de cette évasion, deux voitures appartenant à une
entreprise que Cormac et moi dirigeons ensemble aient disparu ? Hinsol a
raconté à tous mes clients et mes associés que c’était moi qui m’en étais
servi pour emmener Aedion, que j’avais fait évader en prenant son
apparence. Il semblerait que je sois devenu un sympathisant des rebelles qui
déambule à toute heure du jour dans cette ville.
Aelin risqua un regard à Rowan. Il restait impassible mais elle devinait
sa pensée :
Toutes mes félicitations, petite futée…
Et toi qui croyais que j’avais teint mes cheveux en roux par pure
vanité…
Je ne douterai plus jamais de toi.
– Je n’y peux rien si tes froussards de clients se retournent contre toi
au moindre danger, lança-t-elle à Arobyn.
– Cormac s’est enfui de Rifthold et continue de salir mon nom. C’est
un miracle que le roi ne m’ait pas encore fait traîner à son château par la
peau du cou.
– Si c’est l’argent qui t’inquiète, tu pourras toujours vendre cette
maison. Ou te passer des services de Lysandra.
Arobyn émit un sifflement rageur. Rowan et Aedion tendirent la main
vers leurs armes sous la table.
– Que dois-je faire pour que tu cesses de m’empoisonner la vie, très
chère ? s’enquit Arobyn.
Nous y voilà. Il avait prononcé les mots qu’elle attendait. Elle lui avait
nui juste ce qu’il fallait pour parvenir à ses fins.
– Deux ou trois petites choses, répondit-elle en examinant ses ongles.

Le salon bien trop vaste était conçu pour accueillir de vingt à trente
convives. Il était rempli de canapés, de fauteuils et de méridiennes. Aelin se
prélassait dans un fauteuil devant le feu. Arobyn était assis en face d’elle, le
regard encore étincelant de fureur.
Elle percevait la présence de Rowan et d’Aedion dans le couloir, à
l’affût de chaque parole et de chaque respiration. Elle se demandait si
Arobyn soupçonnait qu’ils avaient désobéi à son ordre de rester dans la
salle à manger. Probablement pas. Ils étaient plus discrets que des fantômes.
Mais elle ne souhaitait pas davantage qu’Arobyn leur présence au salon –
pas avant qu’elle ait fini ce qu’il lui restait à faire.
Elle croisa les jambes, ce qui mit en évidence ses souliers de velours
noir sobres et ses jambes nues.
– Tu as fait tout cela en punition d’un crime que je n’ai pas commis,
déclara enfin le roi des assassins.
Elle suivit du doigt le bras incurvé de son fauteuil.
– Pour commencer, ne perdons pas de temps en mensonges, Arobyn.
– Car je suppose que tu as dit la vérité à tes amis ?
– Ma cour sait tout ce qu’on peut savoir sur mon compte. Et tout ce
que tu as fait.
– Tu te poses en victime, si j’ai bien compris ? Tu oublies qu’il n’a pas
fallu te pousser beaucoup pour manier le poignard.
– Je suis ce que je suis, mais ça ne change rien au fait que tu savais très
bien qui j’étais quand tu m’as recueillie. Tu m’as pris l’amulette de ma
famille et tu m’as raconté que tous ceux qui partiraient à ma recherche
finiraient fatalement assassinés par mes ennemis, dit-elle d’un trait, sans lui
laisser le temps de s’appesantir sur le sens de ces paroles. Tu as voulu me
façonner, faire de moi ton arme… pourquoi ?
– Pourquoi pas ? J’étais jeune et bouillant de rage parce que mon
royaume venait d’être conquis par cette ordure de roi. Je m’estimais capable
de te fournir des armes qui te permettraient de survivre et de le renverser.
C’est bien pour cette raison que tu es revenue, n’est-ce pas ? Je suis surpris
que le capitaine et toi ne l’ayez pas encore tué : n’était-ce pas ce qu’il
voulait, et la raison pour laquelle il souhaitait coopérer avec moi ? À moins
que tu ne préfères assassiner le roi toi-même ?
– Tu espères me faire croire que ton seul but était que je venge ma
famille et reprenne mon trône ?
– Que serais-tu devenue sans moi ? Une petite princesse gâtée qui a
peur de son ombre. Ton cousin bien-aimé t’aurait enfermée dans une tour
dont il aurait jeté la clef. Ta liberté actuelle, c’est à moi que tu la dois. C’est
moi qui t’ai entraînée à abattre en quelques coups seulement des hommes
de la force d’Aedion Ashryver. Et tout ce que j’ai en retour, c’est ton
mépris.
Aelin serra les poings. Elle sentait encore sur sa paume le poids des
cailloux qu’elle avait déposés le matin même sur la tombe de Sam.
– Que me réserves-tu encore, ô reine toute-puissante ? Devrais-je
t’épargner la peine d’y réfléchir en te révélant directement les moyens les
plus sûrs de m’empoisonner l’existence ? persifla Arobyn.
– Tu sais très bien que ta dette envers moi est loin d’être réglée.
– Ma dette ? Pour quoi ? Pour avoir tenté de te libérer d’Endovier ? Si
j’ai échoué, j’ai au moins fait mon possible pour y parvenir. J’ai soudoyé
des gardes et des fonctionnaires avec l’argent de mes coffres afin qu’on ne
te brise pas irrémédiablement dans les mines. Et pendant une année entière,
j’ai cherché le moyen de te tirer de là.
Comme il le lui avait du reste enseigné, il mélangeait mensonges et
vérités. Certes, il avait soudoyé les gardes et les fonctionnaires pour être sûr
qu’elle serait toujours opérationnelle quand il la ferait libérer. Mais dans sa
lettre, Wesley lui avait expliqué en détail le peu d’efforts qu’Arobyn avait
fournis pour elle dès qu’il avait su qu’on l’expédiait à Endovier. Il lui avait
expliqué comment il avait modifié ses plans en escomptant que le séjour
aux mines la briserait moralement.
– Et Sam ? souffla-t-elle.
– Sam a été assassiné par un sadique que mon bon à rien de garde du
corps s’est mis en tête de tuer en représailles. Tu sais bien que j’étais
contraint de punir Wesley pour ne pas me mettre à dos le nouveau roi de la
pègre.
Vérités et mensonges, encore et toujours. Aelin secoua la tête, les yeux
fixés sur la fenêtre, fidèle à son rôle de petite protégée désemparée et
divisée qui se laisse prendre aux discours de son maître.
– Dis-moi ce que je dois faire pour que tu comprennes, reprit-il. Sais-
tu pourquoi je devais capturer ce démon ? Afin de lui faire avouer tout ce
qu’il sait. Afin que nous puissions nous attaquer au roi pour découvrir ce
qui se trame. Pourquoi crois-tu que je t’ai laissée entrer dans ce cachot ?
Nous abattrons ce roi monstrueux ensemble, avant de nous retrouver tous
avec l’un de ces anneaux au doigt. Ton ami le capitaine peut même se
joindre à nous s’il le désire. Et sans contrepartie.
– Et je suis censée croire un seul mot de ce que tu racontes ?
– J’ai eu tout mon temps pour réfléchir au mal que je t’ai fait, Keleana.
– Aelin, coupa-t-elle. Je m’appelle Aelin. Prouve-moi ta bonne foi en
me remettant cette maudite amulette. Prouve-la-moi encore en m’apportant
les ressources nécessaires, en me laissant disposer de tes hommes pour
parvenir à mes fins.
Elle l’observa. Elle avait l’impression de voir des rouages tourner à
l’intérieur de son esprit froid et calculateur.
– Combien ? demanda-t-il.
Pas un mot de l’amulette – il ne niait pas non plus l’avoir en sa
possession.
– Tu veux renverser le roi ? dit-elle en baissant la voix, comme pour ne
pas être entendue des deux Fae postés dans le couloir. Alors renversons-le,
mais à ma manière. Le capitaine et ma cour resteront en dehors de ça.
– Et moi, qu’est-ce que j’y gagnerai ? Nous vivons des temps
dangereux, tu sais. Pas plus tard qu’aujourd’hui, l’un des plus importants
vendeurs d’opiacés de cette ville a été arrêté et tué par les hommes du roi. Il
n’a réchappé au massacre du marché des Ombres que pour être surpris
pendant qu’il achetait de quoi dîner, à cent mètres de là.
Encore des inepties pour me distraire de mon but, se dit-elle.
– Je ne révélerai rien au roi sur ta demeure, ni sur tes opérations, ni sur
tes clients, répondit-elle. Je ne lui dirai rien non plus du démon dont le sang
imprègne désormais le sol de ton cachot… Crois-moi, j’ai essayé de le faire
partir, mais c’est inutile : le sang de Valg est indélébile.
– Des menaces, Aelin ? Et si moi aussi, je jouais à ce jeu ? Et si je
révélais au roi que le général évadé et l’ancien capitaine de la garde royale
se rendent souvent dans un certain entrepôt ? Et si je lui signalais qu’un
guerrier Fae erre dans les rues de cette ville ? Ou, mieux encore, que sa pire
ennemie vit au cœur de ses taudis ?
– Alors ce serait une course de vitesse entre nous deux jusqu’au palais.
Le seul ennui pour toi, c’est que le capitaine a posté aux portes du château
des hommes prêts à porter un message au roi. Ils n’attendent qu’un signal
de ma part.
– Pour donner ce signal, il faudrait que tu sortes vivante d’ici.
– Au contraire : ils avertiront le roi uniquement si nous ne ressortons
pas tous vivants d’ici, je le crains.
Arobyn lui adressa un regard froid.
– Comme tu es devenue cruelle et impitoyable, mon amour, dit-il.
Deviendras-tu également un tyran ? Dans ce cas, tu ferais bien de passer
d’abord des anneaux aux doigts de tes partisans.
Il plongea la main dans sa tunique. Aelin dut faire un effort pour
garder son sang-froid quand elle vit briller une chaîne autour des longs
doigts blancs d’Arobyn et entendit un léger cliquetis…
L’amulette était exactement semblable au souvenir qu’elle en avait
gardé.
C’était dans ses mains d’enfant qu’elle l’avait tenue la dernière fois, et
avec ses yeux d’enfant qu’elle avait contemplé le fond bleu céruléen sur
lequel se détachaient le cerf ivoire et l’étoile d’or qui brillait entre ses
bois… Le cerf immortel de Mala la pourvoyeuse de feu que Brannon en
personne avait amené sur ses terres et libéré dans la forêt d’Oakwald.
L’amulette scintilla quand Arobyn l’ôta de son cou.
La troisième et dernière clef de Wyrd…
C’était cette clef qui avait fait la puissance des ancêtres d’Aelin, qui
avait rendu Terrasen invulnérable au point qu’aucune armée ennemie
n’avait jamais franchi ses frontières. Jusqu’au jour où Aelin était tombée
dans la Florine, où cet homme avait ôté l’amulette de son cou, où l’armée
d’un conquérant avait déferlé sur Terrasen. Depuis ce jour, la puissance
d’Arobyn n’avait fait que croître : le petit seigneur des assassins s’était
couronné roi de leur guilde sur tout le continent. Peut-être tout son pouvoir
et toute son influence provenaient-ils uniquement de la clef qu’il portait au
cou depuis dix ans.
– Je m’y suis vraiment attaché, tu sais, déclara-t-il en lui remettant
l’amulette.
Il savait donc qu’elle la lui réclamerait ce soir. Peut-être avait-il
toujours eu l’intention de la lui céder pour gagner sa confiance, ou pour
qu’elle cesse de semer le trouble parmi ses clients et dans ses affaires.
Elle dut se faire violence pour rester impassible quand elle tendit la
main vers le bijou.
Quand ses doigts effleurèrent la chaîne d’or, elle aurait préféré n’avoir
jamais rien su de cette amulette, ne l’avoir jamais touchée et même ne s’être
jamais trouvée dans la même pièce qu’elle. C’est mal, chantait son sang et
gémissaient ses os. C’est mal…
L’amulette était plus lourde qu’il n’y paraissait et encore chaude du
corps d’Arobyn, ou peut-être du pouvoir sans limites qui sommeillait en
elle.
La clef de Wyrd.
Dieux tout-puissants…
Avec quelle hâte, avec quelle facilité il la lui avait remise… Comment
n’avait-il pas perçu ou remarqué son pouvoir ? Mais peut-être fallait-il avoir
de la magie dans les veines pour le sentir. Peut-être ce pouvoir ne l’avait-il
jamais appelé comme il appelait maintenant Aelin, ce pouvoir à l’état pur
qui caressait tous ses sens comme un chat venu se frotter contre ses jambes.
Comment se faisait-il que ni sa mère ni son père ne l’aient jamais senti ?
Elle brûlait de se ruer hors du salon, mais elle se domina et passa la
chaîne à son cou. L’amulette devint encore plus lourde, telle une force qui
pesait sur ses os et se répandait dans son sang comme de l’encre dans l’eau.
C’est mal…
– Demain matin, nous reparlerons de tout cela, déclara-t-elle
froidement. Fais venir les meilleurs de tes hommes ou, à défaut, tous ceux
qui te lèchent les bottes. Alors nous dresserons des plans.
Elle se leva de son fauteuil, les jambes flageolantes.
– Sa Majesté a-t-elle d’autres demandes à me faire ? persifla-t-il.
– Tu ne crois pas que je sais que tu as l’avantage ? répliqua-t-elle en
faisant appel à tout son sang-froid. Tu as bien trop facilement consenti à
m’aider, mais ce petit jeu me plaît. Alors continuons.
Le sourire qu’il lui adressa en réponse avait quelque chose de reptilien.
Chaque pas vers la porte fut une épreuve alors qu’elle s’efforçait de
chasser de son esprit le pouvoir qui palpitait sur sa poitrine. Elle s’arrêta
devant le seuil.
– Si tu nous trahis ce soir, Arobyn, je ferai passer ce que tu as fait subir
à Sam pour un acte de compassion, comparé à ce que je t’infligerai.
– Aurais-tu encore gagné en savoir-faire pendant ces deux dernières
années ?
Elle lui adressa un sourire narquois et le toisa : le lustre de ses cheveux
roux, ses larges épaules, sa taille mince, ses mains semées de cicatrices et
ses yeux gris argenté illuminés de défi et de triomphe.
Tous ces détails hanteraient probablement ses rêves jusqu’à sa mort.
– J’oubliais une dernière chose, lança Arobyn.
Elle dut se maîtriser pour hausser un sourcil blasé tandis qu’il
s’approchait d’elle assez près pour l’embrasser et l’étreindre. Mais il se
contenta de prendre sa main, dont il caressa la paume de son pouce.
– Je crois que je serai enchanté de ton retour parmi nous, susurra-t-il.
Puis, à une vitesse qui ne lui laissa pas le temps de réagir, il passa
l’anneau en pierre de Wyrd à son doigt.
Chapitre 44

LE POIGNARD QU’AELIN AVAIT TIRÉ de sa manche tinta sur le parquet à


l’instant où la pierre noire et froide glissait sur son doigt. Elle battit des
paupières à la vue de l’anneau et regarda le filet de sang qui coulait de sa
paume entaillée par l’ongle acéré d’Arobyn. Il porta la main d’Aelin à sa
bouche et la lécha.
Quand il se redressa, son sang luisait sur ses lèvres.
Le silence se fit en elle. Son visage se figea. Son cœur cessa de battre.
– Cille, ordonna Arobyn.
Elle cilla.
– Souris.
Elle s’exécuta.
– Dis-moi pourquoi tu es revenue.
– Pour tuer le roi. Pour tuer le prince.
Arobyn se pencha vers elle et effleura son cou du bout de son nez.
– Dis-moi que tu m’aimes.
– Je t’aime.
– Dis mon nom. Dis : je t’aime, Arobyn Hamel.
– Je t’aime, Arobyn Hamel.
Elle sentit la chaleur de son haleine sur sa peau quand il pouffa, le nez
contre son cou, puis déposa un baiser au creux de son épaule.
– Ce petit jeu va vraiment me plaire, déclara-t-il.
Il s’écarta d’elle pour admirer son visage inexpressif, ses traits figés
qui auraient pu être ceux d’une inconnue.
– Prends ma voiture pour rentrer et couche-toi, ordonna-t-il. Ne
raconte à personne ce qui vient de se passer. Dissimule cet anneau à tes
amis. Et reviens demain après le petit déjeuner. Nous avons des projets, toi
et moi. Pour notre royaume et pour Adarlan.
Elle attendait, les yeux dans le vide.
– Tu as compris ? demanda-t-il.
– Oui.
Il reprit sa main et embrassa l’anneau en pierre de Wyrd.
– Bonne nuit, Aelin, murmura-t-il, et sa paume effleura son dos tandis
qu’il la poussait dans le couloir.

Rowan trembla de rage pendant tout le trajet de retour qui eut lieu dans
un silence complet.
Aedion et lui avaient entendu chaque mot prononcé dans cette pièce. Il
avait été témoin de la touche finale qu’Arobyn avait apportée à son œuvre,
de son geste de propriétaire s’emparant du jouet flambant neuf qu’il vient
d’acquérir.
Rowan n’osait prendre la main d’Aelin pour examiner l’anneau.
Immobile et silencieuse, elle regardait fixement la cloison de la
voiture.
Une poupée brisée et docile.
Je t’aime, Arobyn Hamel.
Chaque minute était un supplice, mais on les épiait peut-être en cet
instant, même s’ils étaient déjà devant l’entrepôt et descendaient de voiture.
Quand l’attelage s’éloigna, Rowan et Aedion encadrèrent la reine pour
entrer dans le bâtiment et monter l’escalier.
Les rideaux étaient tirés dans l’appartement où quelques bougies
brûlaient. Leurs flammes faisaient reluire le dragon d’or de l’extraordinaire
robe d’Aelin. Rowan retint son souffle tandis qu’elle restait immobile au
milieu de la salle de séjour, telle une esclave attendant des ordres.
– Aelin ? appela Aedion d’une voix rauque.
Elle leva les mains, se tourna vers lui et ôta l’anneau.
– Voilà donc ce qu’il voulait. Franchement, je m’étais attendue à plus
grandiose, commenta-t-elle.

Elle posa l’anneau sur le guéridon qui jouxtait le divan. Rowan


l’examina, les sourcils froncés.
– Il n’a pas regardé l’autre main de Stevan ? demanda-t-il.
– Non, répondit-elle.
Elle s’efforçait d’oublier l’horreur de la trahison d’Arobyn et
l’amulette à son cou dont l’abîme de pouvoir l’appelait sans trêve…
– J’aimerais que l’un de vous m’explique ce qui est arrivé, fit
sèchement Aedion.
Son visage était livide et ses yeux si agrandis que le blanc était visible
autour des iris tandis qu’il regardait tour à tour l’anneau et Aelin.
Elle avait tenu bon pendant tout le trajet de retour, conservé ce masque
de la poupée en laquelle Arobyn avait cru la transformer. Elle traversa la
salle en gardant les bras le long du corps pour résister à l’envie de lancer la
clef de Wyrd contre un mur.
– Je suis désolée, dit-elle à son cousin. Tu ne pouvais pas savoir…
– J’aurais parfaitement pu savoir : tu me crois incapable de tenir ma
langue ?
– Rowan lui-même ne soupçonnait rien avant la nuit dernière, lança-t-
elle, agacée.
Elle invoqua mentalement les dieux.
– C’est censé me remonter le moral ? demanda Aedion.
– Certainement, surtout après la dispute qu’elle et moi avons eue à ce
sujet, répondit Rowan en croisant les bras.
Aedion secoua la tête.
– Expliquez-moi… s’il vous plaît, dit-il.
Aelin saisit l’anneau. Elle devrait cacher l’amulette en lieu sûr. Aedion
devait ignorer à jamais le pouvoir qu’elle détenait, l’arme qu’elle avait
récupérée ce soir-là.
– À Wendlyn, Narrok a… refait surface à la fin de la bataille, raconta-
t-elle. Pour m’avertir et pour me remercier de l’achever. C’est pour ça que
j’ai choisi l’officier Valg qui m’a paru le moins en mesure de contrôler un
corps humain, en espérant que l’esprit humain avait survécu dans ce corps
et aspirait à la rédemption.
– La rédemption ? Pour quoi ?
– Pour les ignominies que le démon l’avait forcé à commettre. J’ai
consenti à le tuer pour le libérer du Valg à condition qu’il communique de
faux renseignements à Arobyn. Il lui a fait croire que l’anneau qu’il avait au
doigt était authentique et que quelques gouttes de sang permettaient de
contrôler son pouvoir. Lysandra connaît un excellent orfèvre qui a fabriqué
une copie de cet anneau. J’avais coupé le doigt du garde auquel l’anneau
était passé. Si Arobyn lui avait ôté son autre gant, il aurait découvert qu’il
lui manquait l’annulaire.
– Un tel plan demande normalement plusieurs semaines de
préparation…
Aelin acquiesça.
– Mais pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi ne pas avoir simplement tué
cette pourriture d’Arobyn ?
– Je voulais dissiper les derniers doutes qui me restaient, répondit
Aelin en reposant l’anneau.
– Sur Arobyn ? Tu doutais qu’il soit un monstre ?
– Je voulais être sûre qu’il était incapable de se racheter. Je le savais au
fond, mais… c’est l’ultime épreuve que je lui ai imposée. Afin de pouvoir
lire dans son jeu.
– Il aurait fait de toi sa marionnette, siffla Aedion. Il a touché…
– Je sais ce qu’il a touché et ce qu’il avait l’intention de faire.
Elle sentait encore son contact, mais ce n’était rien comparé au poids
ignoble qui pesait sur sa poitrine. Elle frotta du pouce l’entaille sur sa
paume.
– Maintenant, nous savons à quoi nous en tenir, conclut-elle.
Mais une petite part d’elle-même, la plus pathétique, aurait préféré
l’ignorer.

Aelin et Rowan examinaient l’amulette posée sur une table basse


devant le foyer de la chambre tandis qu’Aedion était monté prendre son
tour de garde sur le toit.
Aelin avait ôté la clef de Wyrd dès son entrée dans sa chambre et
s’était affalée sur le divan en face de la table. Rowan avait pris place à côté
d’elle.
Ils gardèrent le silence pendant un moment. L’amulette brillait à la
lueur des deux bougies que Rowan avait allumées.
– Je me suis demandé si ce n’était pas une copie qu’Arobyn aurait
substituée à l’original, dit enfin Rowan, les yeux fixés sur le talisman. Mais
je perçois une fraction du pouvoir qu’elle recèle.
Aelin s’accouda sur ses genoux que le velours noir de la robe semblait
caresser.
– Autrefois, on confondait probablement sa magie avec celle de la
personne qui portait l’amulette, observa-t-elle. Quand c’était ma mère ou
Brannon qui la portait, personne n’a jamais rien soupçonné.
– Et ton père et ton oncle ? Tu m’as dit qu’ils n’avaient aucun pouvoir
magique, ou presque.
Le cerf d’ivoire semblait l’observer et l’étoile entre ses bois brillait
comme de l’or en fusion.
– Mais ils avaient du charisme, répondit-elle. Quelle meilleure cachette
pour cette clef qu’au cou d’un souverain plein d’arrogance ?
Rowan se raidit quand elle saisit l’amulette et la retourna prestement.
Le métal était chaud et sa surface intacte malgré les millénaires écoulés
depuis sa fabrication.
Sur l’autre face étaient gravés trois symboles de Wyrd, exactement
comme dans son souvenir.
– As-tu une idée de leur sens ? demanda Rowan en se rapprochant
d’elle jusqu’à ce que sa cuisse frôle la sienne.
Il s’écarta, mais elle sentait toujours sa chaleur.
– Je n’ai jamais vu…
– Celui-là, l’interrompit-il en montrant le premier. Je l’ai déjà vu. Il
flamboyait sur ton front ce jour-là…
– Le symbole de Brannon, souffla-t-elle. La marque des bâtards… des
sans-noms.
– Personne à Terrasen n’a donc jamais recherché le sens de ces
symboles ?
– Si quelqu’un s’en est chargé, il n’en a rien dit. Ou peut-être qu’il en a
fait un récit qui a échoué dans la bibliothèque d’Orynth, avança-t-elle en
mordillant sa lèvre inférieure. Et c’est l’un des premiers lieux que le roi
d’Adarlan a saccagés à son arrivée.
– Peut-être qu’avec un peu de chance, les bibliothécaires ont pu mettre
en sûreté au moins les chroniques des souverains…
Le cœur d’Aelin se serra à cette idée.
– Peut-être, concéda-t-elle. Mais nous ne le saurons pas avant notre
retour à Terrasen. Il faut que je cache la clef quelque part…
Elle tapota le tapis du pied.
Sous quelques lattes du parquet de sa garde-robe, elle dissimulait de
l’argent, des armes et des bijoux. Cette cachette ferait l’affaire
provisoirement. Elle ne pouvait courir le risque de porter cette maudite
amulette en public, même sous ses vêtements – pas avant son retour à
Terrasen.
– Alors cache-la, répondit Rowan.
– Je ne veux pas y toucher.
– Si son pouvoir s’éveillait si facilement, tes ancêtres en auraient
découvert la nature.
– Eh bien vas-y, prends-la, toi, répliqua-t-elle d’un air renfrogné.
Il la regarda sans répondre.
Elle fit le vide dans son esprit et saisit l’amulette. Malgré les propos
rassurants qu’il venait de lui tenir, Rowan se raidit.
La clef était aussi lourde qu’une grosse pierre dans sa main, mais Aelin
n’éprouvait plus la sensation de commettre une faute ni celle de résister à
l’appel d’un pouvoir sans limites. Cette magie était probablement en
sommeil.
Elle repoussa le tapis de la garde-robe et ôta les lattes du plancher.
Derrière elle, elle sentit Rowan s’approcher et regarder par-dessus son
épaule l’intérieur de la cachette.
Elle allait y laisser choir l’amulette quand elle sentit un tiraillement
semblable à celui d’un fil invisible, ou plutôt d’une rafale de vent. Comme
si la force de Rowan déferlait en elle, comme si le lien qui les unissait était
vivant et qu’elle pouvait ressentir tout ce qu’il ressentait, le connaître
entièrement…
Elle laissa tomber le pendentif dans le compartiment secret où il
atterrit avec un choc sourd, comme un poids mort.
– Que se passe-t-il ? demanda Rowan.
Elle se tourna vers lui.
– J’ai senti… Toi. Je t’ai senti.
– Comment ?
Elle lui raconta l’irruption de sa force en elle et la sensation qu’elle
avait fugitivement eue d’être en lui. Cela ne parut pas précisément lui
plaire.
– Cette aptitude pourrait se révéler utile tôt ou tard, observa-t-il
néanmoins.
Elle lui jeta un regard noir.
– Le raisonnement typique d’une grosse brute de guerrier, lança-t-elle.
Il haussa les épaules. Par tous les dieux, comment croyait-elle qu’il
portait le poids de son pouvoir ? Il pouvait réduire des os en poussière sans
même recourir à sa magie. Il aurait pu détruire cet immeuble en quelques
coups bien placés.
Elle le savait, évidemment, mais l’éprouver par soi-même, c’était une
autre affaire. Il était le Fae de pure race le plus puissant de ce monde. Il était
aussi étranger à un être humain ordinaire que les Valg.
– Mais je crois que tu as raison : cette clef n’obéit pas aveuglément à
son détenteur, reprit Aelin. Sinon mes ancêtres auraient rasé Orynth jusqu’à
ses fondations à la moindre crise de colère. Je… je crois qu’en elles-mêmes,
ces clefs sont neutres. C’est leur détenteur qui décide de leur usage. Si son
cœur est pur, leur pouvoir ne pourra être que bénéfique. C’est ainsi que
Terrasen a prospéré pendant des millénaires.
Rowan ricana tandis qu’elle remettait en place les lattes de parquet.
– Tes ancêtres n’étaient pas précisément des saints, crois-moi, fit-il.
Quand il lui offrit sa main pour l’aider à se relever, elle dut se
contraindre pour en détacher les yeux. Elle était dure, calleuse, d’une
solidité à toute épreuve – la main d’un être pratiquement invulnérable. Mais
son étreinte avait une douceur, une prévenance réservées à ceux qu’il aimait
et protégeait.
– À ma connaissance, aucun d’eux n’a été un assassin, répondit-elle en
lâchant sa main. Les clefs peuvent corrompre un cœur fondamentalement
mauvais ou exalter un cœur pur, mais je n’ai jamais entendu parler de leur
influence sur ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre.
– Ton inquiétude à ce sujet en révèle assez sur tes intentions.
Elle fit le tour de la cachette pour s’assurer qu’aucune latte ne risquait
d’en trahir l’emplacement en grinçant. Le tonnerre gronda au-dessus de la
ville.
– Je vais faire comme si ce n’était pas un mauvais présage, marmonna-
t-elle.
– Eh bien, bonne chance, persifla-t-il et, alors qu’ils retournaient dans
la chambre, il la poussa du coude. Et si jamais tu sembles prête à rejoindre
l’empire des ténèbres, je te promets de te ramener à la lumière.
– Très drôle…
L’horloge miniature sur la table de chevet carillonna et le tonnerre
retentit de nouveau à travers Rifthold. L’orage se déplaçait vite. Tant
mieux : peut-être qu’il balaierait le chaos sous son crâne en même temps
que le ciel.
Aelin prit la boîte que Lysandra avait apportée et en tira un autre objet.
– L’orfèvre de Lysandra accomplit des merveilles, commenta Rowan.
Aelin brandissait une parfaite réplique de l’amulette. Sa taille, sa
couleur et son poids étaient presque identiques à l’original. Elle la déposa
sur sa cassette comme un bijou dédaigné.
– Au cas où quelqu’un se demanderait ce qu’elle est devenue,
expliqua-t-elle.

La pluie torrentielle s’était réduite à un crachin persistant, pourtant


Aelin restait sur le toit. Elle y était montée pour relayer Aedion. Minuit
avait sonné à l’horloge, puis une heure, mais elle ne redescendait toujours
pas. Chaol était venu faire à Aedion un rapport sur les déplacements des
hommes d’Arobyn, puis il était reparti vers minuit.
Rowan en avait assez d’attendre.
Elle se tenait immobile sous la pluie, tournée vers l’ouest – non vers le
château flamboyant sur sa droite, ni vers l’océan dans son dos, mais vers la
ville qui s’étendait en contrebas.
Cela ne le dérangeait nullement qu’elle ait lu en lui. Peu lui importait
ce qu’elle avait appris, tant que cela ne l’effrayait pas. Il le lui aurait dit, du
reste, s’il n’avait pas été si stupidement ébloui par sa splendeur.
L’éclairage de la rue faisait scintiller les peignes de ses cheveux et le
dragon d’or de sa robe.
– Si tu restes plus longtemps sous la pluie, tu gâcheras complètement
cette robe, lui lança-t-il.
Elle se tourna à demi vers lui. La pluie avait laissé des traînées de khôl
sur son visage et sa peau était pâle comme le ventre d’un poisson.
L’expression de ses yeux, où se mêlaient le remords, la colère et la douleur,
le frappa comme un coup au ventre.
Elle se détourna vers la ville.
– Je ne remettrai plus jamais cette robe.
Il la rejoignit et s’arrêta à côté d’elle.
– Je peux me charger de la mission de cette nuit si tu préfères,
proposa-t-il.
Et après ce que cette ordure avait voulu lui faire subir… Aedion et lui
prendraient tout leur temps pour l’achever.
– J’ai dit à Lysandra qu’elle pourrait s’en charger si elle voulait, dit-
elle, les yeux tournés vers le Repaire des Assassins.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle le mérite plus que moi, toi ou Aedion, répondit Aelin,
et il savait qu’elle avait raison.
– Aura-t-elle besoin de notre aide ?
Elle secoua la tête en projetant des gouttes de pluie autour d’elle.
– Chaol est allé vérifier que tout allait bien, annonça-t-elle.
Rowan s’accorda un instant pour l’observer en détail – ses épaules
détendues, son menton levé, ses mains refermées sur ses coudes, la courbe
de son nez dans la lumière de la rue, la ligne mince de sa bouche…
– C’est peut-être choquant, mais je regrette de ne pas avoir eu le choix.
C’était quelqu’un de mauvais, chuchota-t-elle. Il allait faire de moi son
esclave, se servir de moi pour conquérir Terrasen, peut-être même monter
sur le trône et engendrer mes…
Elle fut saisie d’un frisson si violent que l’or de sa robe étincela.
– Mais il a aussi… je lui dois la vie, reprit-elle. J’ai toujours cru que ce
serait un soulagement et une joie de le tuer, mais je ne ressens plus que du
vide et de la fatigue.
Quand il passa un bras autour de ses épaules et l’attira contre lui, elle
était glacée. Pour une fois, seulement pour cette fois, il se permettait de la
prendre dans ses bras. Si on lui avait donné l’ordre de tuer Maeve et si
c’était l’un de ses officiers – ou Lorcan – qui s’en était chargé, il aurait
ressenti la même chose qu’elle.
Elle se tourna et leva les yeux vers lui. Malgré tous ses efforts pour le
dissimuler, il lut de l’angoisse et du remords dans son regard.
– J’aurai besoin de toi demain pour retrouver Lorcan et vérifier s’il a
effectué la tâche que je lui ai confiée, reprit-elle.
À savoir, s’il avait tué ces chiens de Wyrd ou été tué par eux, afin
qu’elle puisse enfin libérer la magie.
Par tous les dieux, Lorcan était désormais son ennemi… Il chassa cette
pensée.
– Et s’il faut l’éliminer ? demanda-t-il.
Il la regarda déglutir avant de répondre.
– C’est à toi d’en décider, Rowan. Fais ce qui te paraît nécessaire.
Il aurait préféré qu’elle se confie à lui, mais elle lui laissait le choix,
elle le respectait assez pour le laisser prendre cette décision…
– Merci, répondit-il.
Elle posa la tête contre sa poitrine. Comme les extrémités de ses
peignes lui faisaient mal, il les retira de ses cheveux. Leur or était glissant et
froid dans ses mains. Il admira le travail de l’orfèvre.
– J’aimerais que tu les vendes et que tu brûles cette robe, murmura-t-
elle.
– Comme tu voudras, dit-il en les empochant. Mais c’est vraiment
dommage. Si tes ennemis t’avaient vue dans cette tenue, ils seraient tombés
à genoux.
C’était ce qu’il avait failli faire quand elle était apparue dans cette robe
la veille au soir.
Elle étouffa un rire qui aurait pu être un sanglot et se serra contre lui
comme si elle voulait lui voler sa chaleur. Ses cheveux trempés et dénoués
glissèrent dans son dos et son odeur de jasmin, de verveine et de braises
noya les effluves d’amande, caressant son odorat et tous ses autres sens.
Il resta immobile sous la pluie avec sa reine, s’imprégnant de son
parfum et lui infusant sa chaleur aussi longtemps qu’elle en aurait besoin.

Quand la pluie se mua en une douce bruine, Aelin, qui était longtemps
restée dans les bras de Rowan, perdue dans ses pensées et réconfortée par sa
force, leva les yeux vers lui.
Elle contempla les lignes énergiques de son visage, ses pommettes
dorées par la pluie et la lumière de la rue. À l’autre bout de la ville, dans
une pièce qu’elle ne connaissait que trop bien, Arobyn se vidait de son sang
ou était peut-être déjà mort. Du moins l’espérait-elle.
C’était à la fois une pensée sinistre et une libération, comme le déclic
d’un verrou qui s’ouvrait enfin.
Rowan tourna la tête pour l’observer. Ses traits s’adoucirent, son
visage devint plus avenant et même vulnérable.
– Dis-moi à quoi tu penses, murmura-t-il.
– Je pense que la prochaine fois que je voudrai te troubler, il me suffira
de mentionner que je porte rarement des sous-vêtements.
Ses pupilles flamboyèrent.
– Pourquoi ces provocations, princesse ?
– Pourquoi pas ?
Les doigts de sa main passée autour de la taille d’Aelin se crispèrent
comme s’il hésitait à la lâcher.
– J’ai vraiment pitié des ambassadeurs étrangers qui auront affaire à
toi, lança-t-il.
Elle sourit, à la fois troublée et téméraire. Dans le cachot d’Arobyn,
elle avait compris qu’elle était lasse. Lasse de la mort, de l’attente et des
adieux.
Elle leva une main et la posa sur la joue de Rowan.
La douceur de sa peau la surprit et elle sentit sous ses doigts la force et
la beauté de son ossature.
Elle attendit qu’il s’écarte, mais il restait immobile et la regardait
fixement. Il regardait en elle, comme toujours. Ils étaient amis, mais bien
plus que cela, infiniment plus, et elle le savait depuis plus longtemps qu’elle
n’avait voulu se l’avouer. Elle caressa doucement du pouce sa pommette, sa
peau glissante sous la pluie.
Le désir la frappa comme une pierre. Elle avait été stupide de le
repousser, de le nier, alors qu’une part d’elle s’était languie de Rowan
chaque matin, quand elle tendait la main vers la moitié vide du lit.
Elle leva son autre main vers son visage. Les yeux de Rowan se
rivèrent aux siens et sa respiration devint plus rapide tandis qu’elle suivait
le tracé de son tatouage le long de sa tempe.
Les mains de Rowan se resserrèrent autour de sa taille, ses pouces
effleurèrent le bas de sa cage thoracique et elle dut se maîtriser pour ne pas
ployer sous cette étreinte.
– Rowan, souffla-t-elle.
Sur ses lèvres, son nom était une imploration et une prière. Ses doigts
descendirent le long de sa joue et…
Il saisit l’un de ses poignets, puis l’autre, et arracha ses mains de son
visage avec un grondement sourd. Le monde s’ouvrit comme un abîme
froid et silencieux autour d’elle.
Il lâcha ses mains comme si elles étaient en feu et recula. Ses yeux
verts étaient ternes et opaques, un regard qu’elle ne lui avait plus vu depuis
longtemps. Elle l’observa, la gorge serrée.
– Ne fais pas cela. Ne me… touche pas comme ça, dit-il.
Son sang rugissait dans ses oreilles et son visage était brûlant. Elle
déglutit péniblement.
– Je suis désolée.
Elle invoqua mentalement tous les dieux. Il avait plus de trois cents
ans. Il était immortel. Et elle… elle…
– Je ne voulais pas…, reprit-elle, et elle recula vers la porte. Je suis
désolée, répéta-t-elle. Ça ne signifiait rien.
– C’est bon, répondit-il en se dirigeant à son tour vers la porte. Tout va
bien.
Et il disparut dans l’escalier sans un mot. Restée seule, elle frotta sur
son visage trempé les restes huileux de son maquillage.
Ne me touche pas comme ça.
C’était une limite on ne peut plus claire. Une limite, parce qu’il était
âgé de trois cents ans, immortel, qu’il avait perdu son âme sœur parfaite et
qu’elle-même était… jeune et inexpérimentée, son carranam et sa reine, et
qu’il ne désirait rien de plus. Si elle s’était montrée moins stupide, moins
inconsciente, peut-être aurait-elle compris que cette lueur de désir qu’elle
avait surprise dans ses yeux ne signifiait pas pour autant qu’il voulait aller
plus loin. Peut-être même se haïssait-il de la désirer.
Dieux tout-puissants…
Qu’avait-elle fait ?

La pluie ruisselant sur les fenêtres projetait des ombres mouvantes sur
le parquet et les murs de la chambre d’Arobyn.
Lysandra l’observait depuis un moment en écoutant le rythme régulier
de l’orage et la respiration de l’homme qui dormait à côté d’elle,
parfaitement inconscient.
Si elle devait agir, c’était le moment, alors que son sommeil était le
plus profond et que la rumeur de la pluie noyait tous les autres bruits. Une
bénédiction, cette pluie, un don de Temis, la déesse des créatures sauvages
qui l’avait autrefois protégée en tant que métamorphe et qui n’oubliait
aucune bête en cage dans le monde.
Quatre mots… le message qu’Aelin lui avait glissé plus tôt dans la
soirée tenait en quatre mots :
Il est à toi.
C’était un présent, elle le savait, un présent d’une reine qui n’avait rien
d’autre à offrir à une putain sans nom à la triste histoire.
Lysandra roula sur le côté pour contempler l’homme nu endormi à
quelques centimètres d’elle, le visage à demi dissimulé sous la soie rouge
de ses cheveux.
Il n’avait jamais soupçonné qui avait fourni à Aelin les renseignements
sur Cormac. Elle avait toujours rusé avec Arobyn, elle avait porté un
masque devant lui depuis son enfance. Il ne s’était jamais donné la peine de
voir en elle autre chose que la courtisane insipide et vaniteuse dont elle
avait tenu le rôle. Sinon, il ne l’aurait jamais laissée dormir dans son lit
alors qu’il cachait un poignard sous son oreiller.
Il l’avait traitée sans ménagement ce soir-là et elle savait qu’elle en
garderait un bleu à l’avant-bras, là où il l’avait serrée trop fort. Victorieux,
suffisant, tel un roi sûr de tenir sa couronne, il n’avait même pas remarqué
qu’il lui avait fait mal.
Au dîner, elle avait vu la colère enflammer son visage quand il avait
surpris Aelin et Rowan à échanger des sourires. Tous ses bons mots et ses
anecdotes étaient tombés à plat ce soir-là parce que Aelin avait été trop
captivée par Rowan pour les entendre.
Elle se demanda si Aelin avait compris. Rowan savait. Aedion savait.
Et Arobyn aussi. Il avait bien vu que, avec Rowan à son côté, elle n’avait
plus peur de son ancien maître. Arobyn était désormais superflu à ses yeux
– pour ne pas dire hors-sujet.
Il est à toi.
Après le départ d’Aelin, convaincu de son emprise sur elle, Arobyn
avait fait venir ses hommes.
Lysandra n’avait pas pu écouter leur entretien, mais elle savait que le
prince Fae serait sa première cible. Rowan mourrait. Rowan devrait
impérativement mourir. Elle l’avait lu dans les yeux d’Arobyn quand il
avait regardé la reine et le prince se tenir par la main et se sourire au milieu
des abominations qui les entouraient.
Elle se rapprocha d’Arobyn, se blottit contre lui et glissa la main sous
l’oreiller. Il ne remua même pas. Sa respiration restait profonde et régulière.
Il avait toujours bien dormi. La nuit où il avait tué Wesley, il avait
dormi à poings fermés, inconscient des larmes silencieuses qu’elle n’avait
pu réprimer malgré sa volonté de fer.
Elle savait qu’elle retrouverait un jour un amour semblable à celui de
Wesley. Cet amour serait profond, constant et inespéré. Il serait le
commencement, la fin et l’éternité, capable de changer le cours de l’histoire
et de bouleverser la face du monde.
Le manche du poignard était froid contre sa paume. Quand elle roula
vers l’autre côté du lit comme si elle s’agitait dans son sommeil, elle tenait
fermement l’arme.
Un éclair fit luire la lame comme du vif-argent.
Pour Wesley. Pour Sam. Pour Aelin…
Et pour elle-même. Pour l’enfant qu’elle avait été, pour la jeune fille
de dix-sept ans dont on avait vendu la virginité aux enchères, pour la femme
qu’elle était devenue, pour son cœur déchiré qui saignait encore…
Ce fut incroyablement facile de s’asseoir dans le lit et de trancher la
gorge d’Arobyn.
Chapitre 45

L’HOMME ATTACHÉ À LA TABLE hurlait tandis que les ongles du démon


descendaient sur sa poitrine en laissant des filets de sang dans leur sillage.
Écoute-le, siffla le prince des démons. Écoute la musique de ses cris.
– Où se cachent les rebelles ? interrogea l’homme qui était
habituellement assis sur le trône de verre.
– Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! cria l’homme.
Le démon passa de nouveau les ongles sur sa poitrine. Il y avait du
sang partout.
Ne flanche pas, pauvre larve. Regarde. Savoure.
Le corps qui avait peut-être été le sien autrefois l’avait entièrement
trahi. Le démon le tenait fermement et le forçait à assister à la scène tandis
que ses propres mains saisissaient un appareil redoutable, le fixaient sur le
visage de l’homme et commençaient à le resserrer.
– Réponds-moi, rebelle, ordonna l’homme à la couronne.
L’homme hurla tandis que le masque se resserrait sur son visage.
Lui-même était prêt à hurler et à supplier le démon d’arrêter.
Lâche. Froussard d’humain. Sens-tu sa douleur et sa peur ?
Il les sentait, et le démon le gavait de la délectation qu’il éprouvait à
contempler ce spectacle.
S’il avait pu vomir, il l’aurait fait à cet instant. Mais ici, c’était
impossible. Ici, il n’y avait pas d’échappatoire.
– Je vous en supplie ! implora l’homme. Je vous en supplie !
Mais ses mains s’activaient toujours et l’homme hurlait sans répit.
Chapitre 46

AELIN AVAIT DÉCIDÉ que cette journée était perdue et que plus rien ne
pourrait la sauver – certainement pas ce qu’elle devait faire dans
l’immédiat, du moins.
Dans le galop de l’attelage qui l’emportait armée jusqu’aux dents, elle
essayait d’oublier les paroles de Rowan. Mais ces paroles résonnaient en
elle comme elles l’avaient fait toute la nuit, tandis qu’elle s’efforçait
d’ignorer sa présence à son côté. Ne me touche pas comme ça.
Elle était assise le plus loin possible de Rowan. Elle lui parlait, bien
sûr, mais calmement et avec réserve, et il lui donnait des réponses
succinctes. Aedion l’avait remarqué, mais il eut le tact de ne poser aucune
question.
Elle avait besoin de tout son sang-froid et de toute sa détermination
pour les heures à venir.
Arobyn était mort.
La nouvelle de son assassinat s’était répandue une heure auparavant.
Tern, Harding et Mullin, les trois assassins qui avaient pris le contrôle de la
guilde et du Repaire en attendant que l’on tire cette affaire au clair, avaient
prié Aelin de venir sur-le-champ.
Elle savait ce qui s’était passé, bien entendu. C’était un soulagement
de se l’entendre confirmer, de savoir que Lysandra avait accompli ce geste
et survécu, mais…
Il était mort.
L’attelage s’arrêta devant le Repaire, mais Aelin resta immobile. Le
silence tomba à l’intérieur de la voiture tandis qu’ils levaient les yeux vers
le manoir en pierre pâle qui les dominait de toute sa hauteur. Aelin ferma
les yeux et inspira profondément.
Une dernière fois. Tu dois porter ce masque une dernière fois. Ensuite,
tu pourras enterrer Keleana Sardothien pour de bon.
Elle ouvrit les yeux, se redressa et releva le menton alors que le reste
de son corps se déployait avec une grâce féline.
Aedion la dévisageait bouche bée. Aelin comprit qu’il ne restait plus
rien dans son expression de la cousine qu’il avait appris à connaître. Elle
regarda Aedion, puis Rowan et un sourire cruel se dessina sur ses lèvres
tandis qu’elle se penchait pour ouvrir la portière.
– Ne restez pas sur mon chemin, leur dit-elle.
Quand elle sauta de la voiture, sa cape claqua dans le vent printanier.
Elle monta d’un trait l’escalier et ouvrit la porte du Repaire d’un coup de
pied.
Chapitre 47

– QU’EST-IL ARRIVÉ, PAR L’ENFER ? rugit Aelin tandis que les battants
de la porte claquaient derrière elle. Aedion et Rowan la suivirent, le visage
dissimulé sous de lourds capuchons.
L’entrée était déserte, mais elle entendit un bruit de verre brisé dans le
salon aux portes fermées et…
Trois hommes, un grand, un petit et mince et le troisième d’une
vigueur monstrueuse, firent irruption dans l’entrée. C’étaient Harding, Tern
et Mullin. Elle leur montra les dents, surtout à Tern. C’était le plus petit, le
plus âgé et le plus retors, le meneur du groupe. Il avait probablement espéré
qu’elle tuerait Arobyn le soir où ils s’étaient croisés au Caveau.
– Expliquez-vous, et vite, siffla-t-elle.
– Non, toi d’abord, répliqua Tern en se campant devant elle.
Quand le regard des assassins s’arrêta sur Rowan et sur lui, Aedion
poussa un grondement sourd.
– Ne vous occupez pas de mes chiens de garde. Parlez, maintenant !
rugit Aelin.
Un sanglot étouffé leur parvint du salon. Aelin lança un regard dans sa
direction par-dessus l’épaule massive de Mullin.
– Que font ces deux traînées ici ? demanda-t-elle.
– C’est Lysandra qui s’est réveillée en hurlant à côté de son cadavre,
expliqua Tern en la foudroyant du regard.
Les doigts d’Aelin se recourbèrent comme des griffes.
– C’était elle, vraiment ? murmura-t-elle, les yeux flambant d’une furie
telle que Tern s’écarta quand elle marcha vers le salon.
Lysandra était effondrée dans un fauteuil, le visage enfoui dans un
mouchoir. Clarisse, sa maquerelle, se tenait derrière elle, pâle et les traits
tirés.
La peau de Lysandra et ses cheveux étaient couverts de sang. Des
taches imprégnaient aussi la soie légère du peignoir qui voilait à peine sa
nudité.
Elle se redressa en sursaut, les yeux rougis et le visage marbré de rose.
– Je n’ai pas… Je jure que je n’ai pas…, bredouilla-t-elle.
C’était une performance remarquable.
– Pourquoi devrais-je te croire sur parole ? demanda Aelin d’une voix
traînante. Après tout, toi seule avais accès à sa chambre.
Clarisse, une femme aux cheveux dorés qui vieillissait avec grâce, fit
claquer sa langue.
– Lysandra n’aurait jamais fait le moindre mal à Arobyn. Pourquoi
l’aurait-elle tué alors qu’il a tant fait pour payer ses dettes ? dit-elle.
– Est-ce que je t’ai demandé ton putain d’avis, Clarisse ? lança Aelin,
la tête inclinée sur le côté.
Rowan et Aedion restaient silencieux, prêts à tuer sur son ordre. Elle
crut lire de la stupeur dans leur regard et s’en réjouit.
– Montrez-moi où vous l’avez trouvé, ordonna-t-elle aux trois
assassins.
Tern la toisa sans répondre. Il semblait peser chaque parole qu’elle
venait de prononcer. Un vaillant effort pour découvrir si j’en sais plus que
je devrais, se dit-elle. Il désigna l’escalier en spirale qu’on entrevoyait par
les portes ouvertes du salon.
– Dans sa chambre, répondit-il. Mais nous avons descendu le corps au
sous-sol.
– Vous l’avez déplacé avant que je puisse examiner les lieux ?
– Nous t’avons fait venir par pure courtoisie, intervint le grand et
taciturne Harding.
Et pour découvrir si j’étais l’assassin.
Elle sortit du salon, un doigt pointé vers Lysandra et Clarisse.
– Si l’une d’elles essaie de s’enfuir, étripe-la, ordonna-t-elle à Aedion.
Le sourire d’Aedion brilla dans l’ombre de son capuchon. Ses mains
restaient négligemment à portée de ses poignards.
La chambre d’Arobyn était un bain de sang. Aelin ne jouait pas la
comédie quand elle s’arrêta devant le seuil, les yeux fixés sur le lit maculé
et la mare qui s’étendait à ses pieds.
Par tous les dieux, que lui avait fait subir Lysandra ?
Elle serra les poings pour réprimer le tremblement de ses mains car
elle savait que les trois assassins montés derrière elle épiaient tous ses
gestes et chacune de ses respirations.
– Comment l’a-t-on tué ? demanda-t-elle.
– On lui a tranché la gorge et on l’a laissé s’étouffer dans son sang,
grommela Mullin.
La nausée qu’elle ressentit n’avait rien de feint. Lysandra n’avait pas
voulu l’achever rapidement.
– Là, dit-elle, la gorge serrée. Là, il y a une empreinte de pied dans le
sang…
– De botte, précisa Tern, qui s’était avancé à côté d’elle. Une grande
pointure, probablement celle d’un homme, ajouta-t-il avec un regard
insistant aux pieds minces d’Aelin.
Il examina ensuite ceux de Rowan, qui se tenait derrière Aelin. Le sale
petit fumier… Bien entendu, les empreintes que Chaol avait laissées dans la
chambre ne correspondaient à aucune des leurs.
– Le loquet paraît intact, observa-t-elle en posant une main sur la
porte. Et la fenêtre ?
– Vérifie toi-même, dit Tern.
Mais elle devrait marcher dans le sang d’Arobyn pour rejoindre la
fenêtre.
– Dis-le-moi, insista-t-elle d’une voix calme et lasse.
– Le loquet a été brisé de l’extérieur, répondit Harding, et Tern lui
lança un regard noir.
Aelin recula dans la pénombre fraîche du couloir. Rowan se taisait
toujours et gardait ses distances, dissimulant ses traits de Fae sous son
capuchon et ses longues canines dans sa bouche close.
– Personne n’a rien remarqué d’anormal hier soir ? demanda-t-elle aux
trois assassins.
Tern haussa les épaules.
– Il y a eu un orage cette nuit, répondit-il. L’assassin a probablement
attendu qu’il éclate pour tuer.
Son regard s’attarda sur elle. Une violence malsaine sourdait de ses
yeux sombres.
– Pourquoi ne parles-tu pas franchement, Tern ? Pourquoi ne me
demandes-tu pas où j’étais la nuit dernière ?
– Nous savons où tu étais, intervint Harding.
Il s’était approché de Tern, qu’il dominait de toute sa hauteur. Son long
visage inexpressif n’avait rien de bienveillant.
– Nos espions t’ont vue, poursuivit-il. Tu as passé toute la nuit chez
toi. Tu es restée un certain temps sur le toit de ta maison avant d’aller te
coucher.
Tout se déroulait exactement comme elle l’avait prévu.
– Pourquoi me raconter tout ça ? Pour que je traque et que j’élimine
vos petits espions ? répliqua Aelin d’une voix suave. Car c’est exactement
ce que je compte faire après avoir démêlé ce sac de nœuds.
Mullin poussa un soupir excédé et foudroya Harding du regard, mais
ne répondit rien. C’était un homme avare de paroles, parfait pour les basses
besognes.
– Si tu ne touches pas à nos hommes, nous ne toucherons pas aux
tiens, déclara Tern.
– Je ne conclus pas de marché avec des raclures et des assassins de
second rang, pépia Aelin.
Elle lui adressa un sourire mauvais avant de lui tourner le dos et de
redescendre l’escalier, suivie de Rowan.
Elle adressa un signe de tête à Aedion en entrant dans le salon. Il
montait la garde avec un sourire carnassier. Lysandra n’avait pas remué
d’un centimètre.
– Tu peux partir, annonça Aelin.
Lysandra redressa vivement la tête.
– Quoi ? aboya Tern.
Aelin montra la porte.
– Pourquoi ces deux putains auraient-elles tué leur meilleur client ? Je
crois qu’elles et toi aviez tout intérêt à le garder en vie, lança-t-elle par-
dessus son épaule.
Clarisse toussota avec insistance.
– Quoi ? lança Aelin.
Clarisse était mortellement pâle, mais elle gardait la tête haute.
– Si vous permettez, le directeur de la banque doit arriver d’un instant
à l’autre pour lire le testament. Arobyn…, poursuivit-elle en se tamponnant
les yeux avec son mouchoir, vivante image de l’affliction, Arobyn m’a
informée que nous figurions sur son testament. Nous aimerions donc
assister à sa lecture.
Aelin sourit de toutes ses dents.
– Le sang d’Arobyn n’est pas encore sec que vous vous précipitez déjà
sur l’héritage comme des vautours, commenta-t-elle. Je me demande
pourquoi ça me surprend. Peut-être que je vous ai rayées un peu trop vite de
la liste des suspects ?
Clarisse devint livide et Lysandra se mit à trembler.
– Je t’en supplie, Keleana, implora la courtisane. Nous n’avons pas…
Jamais je n’aurais…
On frappa au portail du Repaire. Aelin plongea les mains dans ses
poches.
– Eh bien, quand on parle du loup…, fit-elle.

À la vue du sang dont Lysandra était couverte, le directeur de la


banque blêmit, mais il poussa un soupir de soulagement quand il aperçut
Aelin.
Lysandra et Clarisse étaient maintenant assises dans deux fauteuils
jumeaux et le banquier derrière le petit secrétaire placé devant les
imposantes fenêtres du salon. Tern et ses compagnons se tenaient autour
d’eux comme des rapaces. Aelin s’adossait au mur près de la porte, les bras
croisés, flanquée d’Aedion sur sa gauche et de Rowan sur sa droite.
Tandis que le banquier débitait les condoléances et les politesses
d’usage, elle sentait le regard de Rowan sur elle. Il se rapprocha comme s’il
voulait effleurer son bras, mais elle s’écarta.
Il la regardait encore quand le banquier ouvrit une enveloppe scellée,
puis s’éclaircit la gorge. Après de nouvelles condoléances que Clarisse eut
l’audace de recevoir comme si elle était la veuve d’Arobyn, il dévida la liste
des biens d’Arobyn : ses investissements, ses propriétés et le montant
proprement scandaleux sur son compte. Clarisse en bavait presque sur le
tapis, mais les trois assassins gardaient une impassibilité étudiée.
– L’unique bénéficiaire de ma fortune et de mes biens sera mon
héritière Keleana Sardothien, lut le banquier.
Clarisse se redressa comme un aspic prêt à mordre.
– Quoi ? hurla-t-elle.
– Foutaises, lâcha Aedion.
Aelin regardait fixement le banquier, la bouche entrouverte et les bras
ballants.
– Répétez-moi ça, souffla-t-elle.
Le banquier lui adressa un pâle sourire.
– Tout son héritage vous revient, dit-il. Hormis la somme qu’il devait à
madame Clarisse, ajouta-t-il en tendant le document à la maquerelle.
– Mais c’est impossible, siffla Clarisse. Il m’avait promis que je serais
sur ton testament…
– Et vous y êtes, déclara d’une voix traînante Aelin, qui s’était
détachée du mur pour lire par-dessus l’épaule de Clarisse le modeste
montant de la somme. Ne vous montrez pas si gourmande.
– Où sont les copies de ce testament ? demanda Tern au banquier. Vous
les avez consultées ?
Il s’était avancé à son tour pour examiner le document. Le banquier
tressaillit, mais lui montra le parchemin signé de la main d’Arobyn et
parfaitement valide.
– Nous avons consulté les copies du testament dans notre chambre
forte ce matin même, confirma-t-il. Toutes sont identiques et remontent à
trois mois exactement.
Aelin était alors à Wendlyn.
Elle fit un pas en avant.
– Si je comprends bien, à l’exception de cette modeste somme pour
Clarisse… cette maison, la guilde, ses autres biens, toute sa fortune… Tout
m’appartient ? demanda-t-elle.
Le banquier acquiesça. Il commençait déjà à ranger ses documents
dans sa serviette.
– Toutes mes félicitations, mademoiselle Sardothien, dit-il.
Elle tourna lentement la tête vers Clarisse et Lysandra.
– Dans ce cas…, déclara-t-elle, les dents découvertes dans un sourire
féroce, débarrassez-moi le plancher, bande de goules !
Le banquier s’étrangla.
Lysandra se rua vers la porte sans demander son reste, mais Clarisse
resta assise.
– Comment osez-vous ? s’insurgea-t-elle.
– Cinq, compta Aelin en tirant son poignard. Quatre, poursuivit-elle.
Trois…
Clarisse détala sur les traces de Lysandra qui sanglotait.
Aelin se tourna vers les trois assassins dont les visages exprimaient la
fureur, la stupéfaction et – preuve de leur discernement – la peur.
– Vous avez immobilisé Sam pendant qu’Arobyn me battait jusqu’à
l’évanouissement. Vous n’avez pas levé le petit doigt quand Arobyn l’a
battu à son tour. J’ignore quel rôle vous avez joué dans la mort de Sam,
mais je n’oublierai jamais le son de vos voix derrière la porte de ma
chambre quand vous m’avez décrit la maison de Rourke Farran. Avez-vous
eu le moindre scrupule à m’envoyer chez ce sadique alors que vous saviez
ce qu’il avait fait à Sam et ce qu’il mourait d’envie de me faire subir ?
Avez-vous seulement obéi aux ordres ou étiez-vous ravis de les exécuter ?
Le banquier s’était tassé sur sa chaise comme s’il voulait se rendre
invisible dans cette salle remplie de tueurs professionnels.
– Nous ne savons même pas de quoi tu parles, lâcha dédaigneusement
Tern.
– C’est bien dommage : j’aurais volontiers écouté de piètres excuses,
répliqua Aelin avant de consulter l’horloge sur le manteau de la cheminée.
Ramassez vos affaires et décampez en vitesse.
Ils cillèrent.
– Quoi ? lança Tern.
– Ramassez vos affaires, répéta-t-elle en détachant chaque mot, et
décampez en vitesse.
– Nous sommes chez nous ici, répondit Harding.
– Plus maintenant, trancha-t-elle en examinant ses ongles. Reprenez-
moi si je me trompe, maître, susurra-t-elle, et le banquier tressaillit sous son
regard. Je suis propriétaire de cette maison et de tout ce qu’elle contient.
Tern, Mullin et Harding n’ayant pas encore remboursé toutes leurs dettes à
ce pauvre Arobyn, je suis également propriétaire de tout ce qu’ils possèdent
ici, y compris leurs vêtements. Comme je me sens d’humeur généreuse, je
les leur laisserai, d’autant que leur goût vestimentaire est exécrable. Mais
leurs armes, les listes de leurs clients, la guilde… tout cela m’appartient.
C’est à moi de décider qui habite ici et qui doit en partir. Et comme ces
trois-là ont jugé bon de m’accuser de l’assassinat de mon maître, je dis
qu’ils doivent plier bagage. Et s’ils essaient de travailler encore dans cette
ville, sur ce continent, de par la loi et de par les règlements de la guilde,
j’aurai le droit de les pourchasser et de les tailler en pièces. À moins que je
ne me trompe ? demanda-t-elle au banquier en battant des cils.
Il déglutit de manière audible.
– Non, c’est exact, répondit-il.
Tern fit un pas vers elle.
– Tu ne peux… tu ne peux pas faire ça.
– Je le peux et je le ferai. La reine des assassins, ça sonne bien, non ?
Dehors, ordonna-t-elle en montrant la porte.
Harding et Mullin obtempérèrent, mais Tern les arrêta de ses bras
étendus.
– Que veux-tu de nous, bon sang ? lança-t-il.
– Franchement, ça ne me ferait ni chaud ni froid de vous voir éventrés
et pendus aux lustres de cette maison par les tripes. Mais ça gâcherait ces
magnifiques tapis dont je suis désormais propriétaire.
– Tu ne peux pas nous jeter dehors comme ça. Que ferons-nous ? Où
irons-nous ?
– J’ai ouï dire que l’enfer est particulièrement agréable en cette saison.
– Je t’en prie…, implora Tern, dont la respiration se précipitait.
Aelin plongea les mains dans ses poches et balaya la salle du regard.
– Je suppose…, fit-elle d’un air songeur, je suppose que je pourrais
vous vendre la maison, le domaine et la guilde.
– Espèce de sale petite garce ! cracha Tern, mais Harding s’avança
vers elle.
– Combien ? demanda-t-il.
– À combien sont estimées la propriété et la guilde, maître ? s’enquit
Aelin.
Le banquier avait l’expression d’un homme en marche vers la potence
quand il rouvrit sa serviette puis énonça le montant. Il était exorbitant,
scandaleux et complètement hors de portée des trois assassins.
Harding passa la main dans ses cheveux. Le visage de Tern avait viré
au violacé.
– Je suppose que vous n’avez pas cette somme, reprit Aelin. Quel
dommage… J’allais vous proposer de vous vendre le tout comptant, sans
frais supplémentaires…
– Attends, intervint Harding. Et si on se cotisait… avec tous les autres
assassins ? On deviendrait alors propriétaires de la maison et de la guilde.
Aelin réfléchit un instant.
– L’argent n’a pas d’odeur, déclara-t-elle. Je me moque de savoir où
vous en trouverez du moment qu’il atterrira dans ma poche. Pourriez-vous
préparer tous les papiers nécessaires aujourd’hui ? demanda-t-elle au
banquier. À condition que ces messieurs puissent réunir la somme, bien
entendu.
– C’est complètement dément, murmura Tern à Harding, mais ce
dernier secoua la tête.
– Tais-toi, Tern. Tais-toi… on ne te demande rien de plus.
– Je… ces papiers pourront être prêts dans trois heures, bredouilla le
banquier. Cela vous laissera-t-il assez de temps pour me fournir la preuve
que vous avez les fonds nécessaires ?
Harding acquiesça.
– Nous allons réunir les autres assassins pour en parler avec eux, dit-il.
Aelin sourit au banquier et aux trois hommes.
– Toutes mes félicitations pour votre liberté toute neuve, lança-t-elle
aux assassins, et elle désigna de nouveau la porte. Mais comme je suis
encore propriétaire de cette maison pour quelques heures… dehors ! Allez
retrouver vos amis, rassemblez votre argent et restez assis sur le bord du
trottoir comme la racaille que vous êtes en attendant le retour de monsieur.
Ils eurent la sagesse d’obéir. Harding retint fermement le bras de Tern
pour l’empêcher d’adresser un geste obscène à Aelin.
Quand le banquier fut parti, les assassins s’entretinrent avec leurs
confrères, et tous les habitants du manoir, y compris les serviteurs,
quittèrent les lieux.
Il ne resta bientôt plus qu’Aelin, Aedion et Rowan dans cette splendide
demeure. Suivie des deux hommes, elle descendit au sous-sol contempler
son maître pour la dernière fois.

Rowan se sentait désemparé devant le tourbillon de haine, de rage et


de violence qu’Aelin était devenue. D’autant plus désemparé qu’aucun de
ces minables assassins n’avait paru vraiment surpris de sa conduite. À la
pâleur d’Aedion, il devinait que le général éprouvait la même chose et
songeait comme lui aux années qu’Aelin avait passées dans la peau de cette
créature féroce et implacable. Keleana Sardothien… voilà qui elle était
alors et ce qu’elle était redevenue ce jour-là.
Il en était révulsé. Il ne supportait pas de la sentir hors de sa portée
quand elle était Keleana. Il s’en voulait à mort de l’avoir rejetée la veille au
soir, de s’être affolé au contact de ses mains. Maintenant, elle s’était coupée
de lui. Keleana, la personne qu’il avait découverte ce jour-là, était sinistre et
malveillante.
Il la suivit dans le couloir souterrain qui menait au cachot où l’on
gardait le corps de son maître. Elle paradait toujours, les mains dans les
poches, sans paraître se soucier que Rowan soit vivant ou mort ou qu’il
existe seulement. Ce n’est pas réel, se répétait-il. Elle joue la comédie.
Mais elle l’évitait depuis la nuit dernière. Un peu plus tôt, elle s’était
dérobée quand il avait voulu la toucher. Ça, c’était bien réel.
Elle entra dans la salle où Sam était resté étendu. De longs cheveux
roux dépassaient du drap de soie blanche recouvrant le cadavre nu sur la
table. Elle s’arrêta devant lui, puis se tourna vers Rowan et Aedion.
Elle les dévisagea. Elle attendait. Elle attendait qu’ils…
Aedion jura.
– Tu as échangé son testament contre un autre, pas vrai ? lança-t-il.
Elle lui adressa un petit sourire froid. Dans la pénombre, l’expression
de ses yeux était indéchiffrable.
– Tu m’as dit que tu avais besoin d’argent pour lever une armée,
Aedion, répondit-elle. En voilà : toute cette somme, jusqu’à la plus petite
pièce, sera pour Terrasen. Arobyn nous le devait bien. Le soir où j’ai
combattu aux Fosses, je l’ai fait uniquement parce que, quelques jours plus
tôt, j’avais demandé aux propriétaires des lieux d’appâter Arobyn pour qu’il
investisse dans leur établissement. Il a mordu à l’hameçon sans se méfier. Je
voulais être sûre qu’il regagnerait vite tout ce qu’il a perdu quand j’ai
démoli le Caveau, afin que nous puissions récupérer cet argent.
Aedion secoua la tête, visiblement médusé.
– Comment… comment as-tu fait, bon sang ? demanda-t-il.
– Elle s’est introduite plusieurs fois dans la banque au beau milieu de
la nuit, répondit calmement Rowan, devançant Aelin. Et elle a eu plusieurs
rendez-vous avec le directeur durant lesquels elle s’est familiarisée avec la
disposition des lieux et les chambres fortes.
Quelle femme que sa reine… Un frisson d’exaltation familier courut
dans son sang.
– Tu as brûlé l’original du testament ? demanda-t-il.
– Clarisse serait devenue très riche et Tern aurait été couronné roi des
assassins, répondit-elle sans lui accorder un regard. Et vous savez ce que
j’aurais reçu en héritage ? L’amulette d’Orynth. Rien de plus.
– Et c’est ce testament qui t’a confirmé qu’il l’avait en sa possession et
qui t’a appris où il la gardait ?
Elle haussa les épaules, comme pour rejeter la stupeur et l’admiration
qui se lisaient sur son visage. Comme pour le rejeter complètement de sa
vie.
Aedion se frotta la tête.
– Je ne sais plus quoi dire, commenta-t-il. Tu aurais tout de même pu
me prévenir pour que je ne reste pas bouche bée comme un crétin à la
lecture du testament.
– Non, il était crucial que ta surprise soit spontanée. Lysandra elle-
même ne savait rien.
Devant cette réponse si froide, si détachée, Rowan eut envie de la
secouer pour la forcer à lui parler et à le regarder. Mais il n’était pas sûr de
pouvoir se maîtriser si elle persistait à garder ses distances, si elle s’écartait
à nouveau de lui sous le regard d’Aedion.
Aelin se tourna vers le cadavre d’Arobyn et rejeta le drap de son
visage, dévoilant la blessure en dents de scie qui barrait son cou pâle.
Son visage était calme à présent, mais d’après les quantités de sang
qu’elle avait vues dans la chambre, il était encore conscient quand il s’était
étouffé dans son sang.
Quand Aelin toisa son ancien maître, son visage ne trahissait aucune
émotion. Seul le contour de sa bouche s’était durci.
– J’espère que le dieu des ténèbres te réservera une place de choix dans
son royaume, déclara-t-elle d’une voix dont la caresse nocturne fit
frissonner Rowan.
Elle tendit la main vers son cousin.
– Passe-moi ton épée.
Aedion tira l’épée d’Orynth et la lui remit. Aelin contempla l’arme de
ses ancêtres en la soupesant. Quand elle releva la tête, ses remarquables
yeux turquoise n’exprimaient plus que la résolution glacée d’une reine
rendant la justice.
Alors elle souleva l’épée de son père, l’abattit, et la tête d’Arobyn
roula sur la table avec un bruit ignoble. Aelin regarda le cadavre avec un
sourire sardonique.
– Simple précaution, dit-elle pour toute explication.

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