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Coreene Callahan

Furie de désir

Dragonfury – 4
Traduit de l’anglais (Canada) par Isabelle Vadori

Milady
Pour mes lecteurs – ceux d’entre vous qui ont attendu l’histoire de Wick si patiemment. La
voilà enfin.
CHAPITRE PREMIER

Le repaire était tranquille… pour changer.


Bien campé sur ses rangers en ligne avec ses épaules, portant une lourde brassée de plans
architecturaux, Wick s’arrêta sous l’arche boisée qui séparait la cuisine de la salle à manger. Il prêta
l’oreille, les sens aux aguets, à l’affût du moindre bruit. Aucun rire. Aucun grondement de voix
masculines ni l’entrain d’insultes bon enfant. Il lança un regard à gauche au petit couloir qui longeait
la base d’une cheminée en pierre et conduisait dans la chambre familiale. Le grand écran plasma était
noir. Aucun claquement de boules de billard non plus. Pratiquement aucun son du tout, à part le doux
crépitement des flammes dans le foyer circulaire qu’accompagnait une odeur de fumée.
Rien et personne.
Excellent. C’était officiel.
Le silence s’était abattu, apportant la certitude réconfortante qu’il serait tranquille un bon
moment. Pendant les prochaines heures, en tout cas ; cet agréable moment de calme comme la fin de
matinée s’étire vers le début de l’après-midi.
Ensuite, ce serait l’enfer. Mais jusqu’à ce que ses frères d’armes roulent hors du lit et se lèvent
pour affronter la journée il avait Black Diamond – la demeure qu’il partageait avec les autres
guerriers dragons – pour lui seul. Dieu merci. Il avait besoin de cette paix et cette tranquillité. Peut-
être même d’un peu de repos et de relaxation pour survivre aux changements radicaux qui s’étaient
produits dans la meute des Nightfury au cours des derniers mois. Le repaire était un endroit
raisonnable, auparavant, un sanctuaire après une nuit passée à combattre ces connards de Razorback
qui étaient leurs ennemis.
Dommage que toutes les bonnes choses aient une fin.
Parfait exemple : l’invasion de femelles.
Putain de merde ! c’était de la folie pure. Qui aurait cru que trois femmes humaines pourraient
causer autant d’agitation ? ou retourner l’esprit d’un mâle aussi facilement ? Pas lui. Mais bon,
qu’est-ce qu’il en savait ? Wick évitait les femelles autant que possible. Il ne savait jamais quoi leur
dire ou comment se comporter avec elles. Après avoir assisté au cirque de dingues auquel ses
compagnons guerriers avaient participé ces derniers mois, il avait compris que sa stratégie était la
plus intelligente.
Éviter les femelles – surtout celles à haute énergie – était la meilleure chose à faire. Une mesure
nécessaire, l’instinct de survie à grande échelle… peu importe, parce que, ouais, hors de question
qu’il finisse comme ses frères, avec les nerfs en pelote et réduit à un état pathétique pendant que leurs
femelles décidaient de tout.
Les semelles de ses chaussures martelant le parquet, Wick rejoignit la grande table qui dominait
le centre de la pièce. L’acajou lustré luisait sous le lustre en cristal qui la surplombait. C’était un
beau meuble français du XVIIIe siècle, piqué dans un endroit huppé à Paris. La manière dont il avait
terminé à l’autre bout du monde, à moins de vingt minutes du centre-ville de Seattle, n’était pas un
mystère.
Daimler. Le Numbai – et homme à tout faire des Nightfury – avait un goût sûr qu’il mettait
régulièrement en pratique.
Ce qui était parfait.
Sans l’aide de Daimler, Wick n’aurait jamais acquis sa collection d’art, sans parler de mettre la
main sur le paysage de Gauguin qui était accroché sur la cheminée. L’abattement qui ne le quittait pas
se fit moins lourd tandis qu’il observait le tableau. Les couleurs tourbillonnaient. Des lignes précises
se croisaient. Des coups de pinceau audacieux et équilibrés régnaient, complétant le tout – le talent
artistique imprégné d’histoire, apaisant dans sa globalité.
La narration sous son plus beau jour, racontée de main de maître.
Laissant tomber les rouleaux épais sur la table, Wick détourna le regard. Plus tard. Il aurait le
temps de verrouiller la porte de sa chambre et de se laisser aller à sa passion, mais… plus tard. En
ce moment, il devait agir, pas se perdre dans ses rêves.
D’une chiquenaude, il retira l’élastique du premier rouleau et ouvrit le plan sur le bois lustré. Il
fronça les sourcils. Ce n’était pas le bon. Il avait d’abord besoin du plan du bâtiment, pas des
schémas d’électricité et de plomberie. Attrapant le rouleau suivant, il répéta le procédé, ouvrant
chacun d’eux jusqu’à ce que la table disparaisse sous du lourd papier et…
Bien sûr, c’était le dernier plan qui contenait les informations qu’il voulait, la version mise à jour
du plan de niveau de l’architecte. Non qu’il ait besoin de toutes ces informations pour s’introduire
dans un bâtiment humain – le Swedish Medical était un hôpital comme un autre –, mais être minutieux
équivalait à être préparé, et, peu importait ce que les autres guerriers pensaient, Wick était toujours
prêt.
Il n’en voulait pas aux Nightfury de le décrire comme un danger public, cependant. Wick savait
que son comportement donnait cette impression. Il devrait probablement faire quelque chose à ce
sujet… prendre des mesures pour blanchir sa réputation et rassurer ses frères d’armes quant au fait
qu’il n’était pas suicidaire. Le problème, c’est qu’il n’avait jamais été du genre à en avoir quelque
chose à foutre. Frapper sous la ceinture – vite et bien – était plus son style. Les autres guerriers
n’avaient qu’à suivre. Ou pas.
Ça les regardait.
Il plissa les yeux en observant les dessins en face de lui et fit courir son doigt le long d’un couloir
d’hôpital représenté en lignes bleues. En poussant un « hum », il revint une page en arrière. Le toit du
bâtiment apparut. Paré d’un héliport pour les hélicoptères médicaux, il représentait sa meilleure
option. Atterrir dans un espace ouvert ne serait pas seulement efficace, mais également plus
confortable. Plus il avait de place pour arriver, se poser et replier ses ailes sous forme dragon, mieux
c’était. Le confinement – rien que l’idée – lui donnait la chair de poule et…
Wick retint un frisson et chassa le souvenir, le rangeant dans un trou noir à l’arrière de son esprit.
Se remémorer cette époque n’était jamais une bonne idée. Le passé était le passé. Il n’était pas utile
de le traîner avec soi ou de revivre des choses qui étaient mieux là où elles étaient.
Tout en se concentrant sur la carte humaine, Wick traça mentalement le trajet, mémorisa les plans,
décidant du chemin le plus efficace dans le labyrinthe de couloirs de l’hôpital. Son but était l’unité de
soins intensifs. Ou, plutôt, la femelle blessée qui, en ce moment, y était allongée, inconsciente.
Jamison Jordan Solares.
Le coin droit de la bouche de Wick se releva. Jamison. Un nom bien étrange pour une femelle,
mais, pour une raison ou une autre, il lui plaisait.
— Jamison, murmura-t-il lentement, testant le son que cela produisait.
Hmm… son nom avait bon goût et roulait parfaitement sur sa langue, tourbillonnant dans le
silence, ajoutant du piquant à sa solitude auto-imposée. Wick secoua la tête, son plaisir se
transformant en autodérision. Son nom n’avait pas d’importance. Pas plus qu’elle ; du moins, pas
pour lui. Sa mission était simple : la faire sortir des soins intensifs, la protéger durant le trajet
jusqu’à Black Diamond, et la remettre à Mac. Tout ça pour rembourser sa dette envers le dernier
membre de la meute Nightfury.
La plupart des mâles n’en auraient rien eu à foutre. Auraient oublié le service et la dette qui était
due.
Pas lui.
Mac avait sauvé la vie de Venom, un mâle que Wick estimait plus que tout autre. Sans lui…
La gorge de Wick se serra. Merde ! Il ne voulait pas penser aux « et si ». Venom était son meilleur
ami, le seul mâle qui l’acceptait pour qui il était et ce qu’il était, son sauveur à plus d’un titre. Et, que
ça lui plaise ou non, un tel cadeau ne pouvait pas être ignoré. L’honneur exigeait qu’il rende quelque
chose d’égale valeur, alors… pas de question à se poser. Il rembourserait sa dette en offrant au
dernier arrivé de la meute un cadeau en retour : ce que la femelle de Mac désirait – ce dont elle avait
besoin par-dessus tout –, sa petite sœur, saine et sauve, dans le cocon familial de nouveau.
La partie difficile serait de sortir une Jamison gravement blessée du bâtiment humain sans que les
connards qui veillaient sur elle ne s’en rendent compte. Un défi. Enfin. Finalement. Quelque chose de
compliqué qui demandait un plan en béton et des couilles qui l’étaient tout autant pour le mettre en
pratique. Wick se mit à fredonner, son impatience augmentant tandis qu’il tournait son poignet pour
jeter un œil à sa montre militaire.
Il restait sept heures avant le coucher du soleil.
Il sourit. Qu’il soit maudit, mais il mourait d’envie que la nuit arrive. Faire sortir Jamison tout en
contournant des humains incapables allait être tellement marrant.

Venom se tenait juste à l’intérieur de la salle à manger de Black Diamond et regardait son
meilleur ami dormir. Le cul planté dans un fauteuil, Wick était affalé sur la table, du papier plissé
sous ses coudes repliés, la joue pressée sur ses avant-bras, ses cheveux sombres luisant dans la
lumière tamisée. Empilés de manière aléatoire, cornés de partout, des rouleaux de plans
architecturaux recouvraient la table. Du chaos organisé. C’était logique. Partout où Wick allait, les
choses finissaient en bataille. Et, à en juger par la scène sous ses yeux, le mâle y avait passé des
heures, enterré sous de la paperasse, cherchant Dieu seul savait quoi.
La raison pour laquelle Wick se trouvait ici, cependant – étalé sur la table de la salle à manger au
lieu de son endroit de prédilection, enfermé dans sa chambre à coucher –, était un mystère.
Tout en fronçant les sourcils, Venom étudia une nouvelle fois l’arrangement bordélique,
remarquant le stylo posé entre les doigts relâchés de son ami. Il secoua la tête. Putain d’étrange ! Il ne
pouvait se souvenir de la dernière fois qu’il avait vu Wick les yeux fermés.
Ou aussi détendu.
Pas étonnant, à vrai dire. Wick ne relâchait jamais sa garde. C’était le genre de mâle qui faisait le
plus preuve de méfiance et ne montrait pratiquement jamais de faiblesse. Oh ! ça arrivait. Faire entrer
Forge et Mac en jeu et les intégrer à leur meute était un parfait exemple de la volonté de Wick de
prendre des risques. Mais, quand des moments comme ceux-ci se produisaient, il avait toujours les
yeux grands ouverts, brillant d’une lueur méfiante, les poings serrés, prêt à en découdre.
Non que Venom lui reproche d’être aussi prudent.
Tous les Nightfury l’étaient dans une certaine mesure. La guerre avait tendance à produire cet
effet sur un mâle. Ça le rendait suspicieux à l’égard des étrangers et il était toujours sur ses gardes,
vigilant, à la recherche d’une embuscade et de l’ennemi. Et c’était ainsi que les choses devaient
être…
Du moins, à l’extérieur de leur tanière.
Mais à l’intérieur de Black Diamond ? Leur demeure était un sanctuaire, un endroit fait de confort
et d’acceptation, de sécurité et de divertissement, où les guerriers Nightfury pouvaient se laisser aller
et être eux-mêmes. Le fait que Wick ne le ressente pas – qu’il ne soit à l’aise nulle part – ne plaisait
pas à Venom. Aucun mâle ne pouvait vivre en étant isolé. Encore moins un membre précieux d’une
meute de dragons.
Dommage que les vieilles habitudes aient la dent dure. La méfiance était une saloperie qui
emprisonnait Wick dans une prison qu’il s’était constituée lui-même.
Aucun barreau ou fil barbelé. Pas de gardes non plus. Mais le mâle n’en était pas moins pris au
piège. Des expériences brutales et la douleur passée l’emprisonnaient aussi sûrement qu’une cellule.
Le regard toujours rivé sur son meilleur ami, Venom ravala la boule d’amère déception qu’il
avait dans la gorge. Quel beau ramassis de conneries. Peu importait ce qu’il faisait – ou à quel point
il essayait –, il ne pouvait pas l’aider. Ou l’apaiser. Pas si Wick continuait à garder ses distances.
Toujours là, avec lui, mais pas vraiment.
Ce problème devenait un thème récurrent, et préoccupait Venom. Ça empirait. Le gouffre
émotionnel entre eux augmentait de jour en jour. Il sentait la distance grandissante qui s’établissait
avec le mâle, qui battait en retraite totale. Wick haussait un sourcil et balayait ses propos d’un geste,
lui disant qu’il s’imaginait des choses, que le repaire était un endroit encore plus animé depuis
l’arrivée des femelles et qu’il avait besoin de tranquillité, c’était tout. Mais Venom n’était pas de cet
avis.
Quelque chose avait changé récemment.
Son ami le repoussait, érigeait des barrières psychologiques et émotionnelles. Le genre que
Venom avait tenté pendant des années de faire tomber. Un revers ? Assurément. Qui puait ?
Absolument. Surtout dans la mesure où Venom se sentait seul à cause de cela. Isolé et exposé sans
son filet de protection habituel. Une sensation qu’il n’avait pas éprouvée depuis qu’il avait arraché le
collier de la gorge de Wick, qu’il l’avait sorti de sa cage et emmené loin de ce trou à rats toutes ces
années auparavant.
Le passé ne devrait pas avoir d’importance, mais, d’une manière ou d’une autre, il en avait. Wick
le repoussait, et son refus de parler de ce qui le tracassait était comme une trahison. Comme prendre
un coup de botte dans les couilles. Comme l’exil sans possibilité de…
Venom serra les dents. Merde ! après tout ce à quoi ils avaient survécu, il méritait mieux de la
part de Wick. C’est-à-dire… quoi ? Être inclus. Être informé. Avoir la confiance d’un mâle qui
possédait entièrement la sienne. Alors, ouais. C’était reparti. Il repartait pour un tour de grand huit
dont le point culminant était un cœur brisé. Une chevauchée interminable qui filait à la vitesse de la
lumière, s’arrêtait sur « baisé » de temps en temps, et qui leur faisait à tout deux prendre des
directions dangereuses.
Il roula les épaules en poussant un soupir et s’avança vers le bout de la table. C’était l’heure de
la confrontation. Le temps était arrivé de creuser et de sortir le fils de pute obstiné qu’il appelait son
meilleur ami de son trou. Ou de lui botter le cul jusqu’à ce qu’il retrouve la raison.
Les deux scénarios convenaient à Venom.
Personne, après tout, ne se battait autant à la déloyale que Wick. Génial à tous les niveaux. La
confrontation promettait de faire d’une pierre deux coups : il obtiendrait le combat dont il rêvait tout
en marquant un point. Quant à son ami, la baston lui permettrait de se détendre suffisamment pour
faciliter une conversation, faire sortir les mots que Wick luttait toujours pour trouver.
Sans faire de bruit, Venom longea les sièges rembourrés qui se trouvaient d’un côté de la table.
Alignés comme des soldats, les fauteuils carrés Louis XVI faisaient face à l’imposante masse d’acajou
et au lustre qui la surplombait. Tamisée, la lumière se réfractait à travers le cristal ancien, projetant
des couleurs sur le haut plafond. Ignorant les arcs-en-ciel, Venom se glissa derrière le siège de son
ami. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, il tendit la main et, d’un coup rapide, donna une chiquenaude sur
l’extrémité de l’oreille de Wick.
Wick se réveilla en grognant et se redressa d’un bond. Il atterrit sur la plante de ses pieds dans un
bruit sourd, ses énormes poings en garde, son regard d’or brillant. Le dos tourné aux doubles portes,
Venom fit un pas en arrière et se prépara à…
Wick pivota rapidement et attaqua violemment. Venom bloqua le premier coup, mais manqua le
second. Il grogna lorsque Wick le toucha, brisant sa garde pour atteindre son visage. Son poing
rencontra la pommette de Venom, dont la tête partit sur le côté avec un bruit brutal dans le silence. Le
lustre s’agita et la douleur se mit à tournoyer jusqu’à l’arrière de son crâne. En grognant, Venom se
glissa sur la gauche et lança un uppercut sous le menton de son ami.
« Crac ! »
Bingo ! En plein dans le mille.
Le menton de Wick fut projeté vers le haut tandis que sa tête partait en arrière. Il trébucha à
reculons, glissant sur la semelle de ses chaussures. Venom retrouva son équilibre et reprit sa position,
s’attendant à une nouvelle attaque. Sauf que…
Elle ne vint jamais.
Le silence et le calme la remplacèrent tandis que Wick se secouait pour chasser les restes de
sommeil et marquait une pause pour faire le point. Venom cligna des yeux, surpris. Étrange. Anormal
à plus d’un titre. Et tellement pas le comportement habituel de son meilleur ami. Wick n’hésitait
jamais à se défouler, mais le repli ? Bon sang ! il ne faisait jamais ça. Mais, à mesure que les
secondes défilaient et que Venom attendait le coup en traître, ce fut précisément ce que fit son ami. Il
se replia. Laissa tomber ses bras le long de son corps. Détendit les poings pour adopter une posture
plus détendue.
Wick lissa le tissu froissé de sa chemise et lui adressa un regard noir.
— C’est quoi ce bordel, Ven ?
— Ding, dong, murmura-t-il, ne sachant que faire de Wick et de son changement soudain de
comportement. (Fallait-il s’en inquiéter ? S’en réjouir ? Venom l’ignorait. Une chose était sûre,
cependant, ce changement de comportement devrait être surveillé.) Réveil téléphonique.
— Merde ! le soleil est en train de se coucher.
— Hmm hmm. Il nous reste environ une heure.
Wick jeta un regard aux portes-fenêtres. Obscurci par la magie, le verre ondulait comme de l’eau,
bloquant les rayons UV mortels. La routine, quoi. Aucun mâle dragon ne pouvait supporter la lumière
du soleil – si l’un d’eux était assez stupide pour essayer, il deviendrait aveugle –, aussi la protection
magique était-elle nécessaire, faisant réagir le sort qui entourait Black Diamond. Le côté positif de
cette mesure ? Des fenêtres noires durant la journée – une protection sous sa forme la plus parfaite –,
ce qui lui permettait ainsi qu’à ses camarades de pouvoir circuler sans peur d’être frits par le soleil.
Bientôt, cependant, chaque pan s’éclaircirait jusqu’à devenir transparent, permettant à la lumière de
la lune d’inonder les parties du repaire qui se trouvaient à la surface.
Wick plia ses doigts endoloris et retourna vers la table.
Venom l’imita, la curiosité l’emportant. Alors qu’il arrivait à côté de son ami, il arrêta son regard
sur une carte du centre-ville de Seattle, cherchant la raison derrière l’intérêt soudain de Wick. Le titre
du plan attira son attention. Eh bien, eh bien. Voilà qui était intéressant. Wick… qui étudiait des plans
architecturaux de l’hôpital. Une vague idée – le léger soupir d’une idée – naquit dans son esprit. La
bouche de Venom s’incurva tandis qu’il se concentrait sur les notes griffonnées sur un calepin jaune.
Ça ressemblait à une liste de courses. Moins centrée sur la nourriture que sur des objets mortels.
Tout en lançant un regard en coin à Wick, il haussa un sourcil.
— Tu vas me dire de quoi il s’agit ?
— Une évasion.
— La sœur de Tania ?
Wick hocha la tête, aussi loquace qu’à son habitude.
Venom fronça les sourcils.
— À quoi tu joues, mec ?
— J’ai une dette envers Mac. (L’expression résolue, l’air sérieux, Wick croisa son regard.) Il t’a
sauvé la vie. T’a protégé quand je n’étais pas en mesure de le faire. Je dois lui rendre la pareille.
— C’est ma dette, pas la tienne, donc…
— Foutaises. Tu es mon ami… le mien. (Wick roula les épaules comme s’il était mal à l’aise
dans sa propre peau et détourna le regard. Il fixa son attention sur la montagne de papiers.) Je lui suis
redevable, alors je vais lui rendre la pareille.
Le murmure déchira le cœur de Venom et le perturba. Ce n’étaient pas vraiment les mots, mais
leur force : la possession dans le ton de Wick, l’inquiétude et la douleur, la reconnaissance évidente
d’amitié. D’un besoin mutuel et du lien indéfectible de la fraternité. Et, à ce moment, il comprit… il
comprit la raison pour laquelle Wick le repoussait et refusait qu’il s’approche de trop près.
L’autodéfense. L’effondrement émotionnel. Wick avait peur de le perdre.
Et ce n’était pas étonnant. La nuit où il avait été blessé avait été moche. Les Razorback l’avaient
pratiquement tué, le lacérant de la queue au sternum. La présence d’esprit de Wick lui avait sauvé la
vie. Myst – la femelle du commandant Nightfury – avait fait le reste, le recousant lorsque Wick
l’avait ramené au repaire. Mais il s’en était fallu de peu, ça s’était vraiment joué à pile ou face et…
Seigneur ! aucun doute possible. Il avait terrifié son meilleur ami, le propulsant, lui qui n’était
déjà pas très stable, en chute libre. C’était une bonne théorie. Ça semblait très logique, même si ça le
surprenait totalement, parce que… ouais, des émotions de la part de Wick ? La prise de conscience
que son ami avait des émotions si profondes ? C’était à se retourner le cerveau.
— Hé, Wick ?
— Quoi ?
— Tu sais que je t’aime, hein ?
— Va chier.
Wick se pencha sur un côté et lui donna un coup d’épaule.
Venom chancela, mais sourit. La gentille collision valait autant qu’une tape affectueuse. Bien sûr,
Wick n’était peut-être pas en mesure d’exprimer ses sentiments à l’aide de mots, mais le mâle était
capable de les montrer. Ce qui, au final, était tout ce qui importait.
— Alors… (Venom n’acheva pas sa phrase, changeant de direction et ramenant la conversation à
son point de départ) on va chercher la sœur.
— Ouais.
— On va avertir Mac et Forge ?
— Sloan aussi. (Wick attrapa le stylo sur le calepin et se pencha en avant, plantant ses mains,
paumes à plat, sur la table.) On aura besoin de renforts. Elle est blessée.
— Donc la transporter par les airs sous forme dragon est hors de question.
Wick secoua la tête.
— Mac et Forge nous trouveront un véhicule.
— Pourquoi ne pas prendre une ambulance ?
— Trop flagrant… les humains vont remarquer sa disparition trop rapidement. Nous mettre les
flics au cul. (Wick plissa les yeux en observant de nouveau la carte de la ville.) Trop risqué. Non…
on la transportera en fourgonnette. Ou carrément un fourgon, peut-être, si on doit transporter le lit
d’hôpital avec.
— Et Sloan ?
— Ordinateurs de l’hôpital. (Wick tapota le stylo contre la surface du calepin. Un léger « tap tap
tap, tap tap tap tap » s’éleva.) On risque d’avoir besoin d’infos en cours de route.
— On aura besoin de son dossier médical également. Des copies de ses radios, tests et tout le
bazar. Myst voudra les voir.
— Exactement.
Ce mot – et l’enthousiasme avec lequel il avait été prononcé – amusa Venom. Il sourit. C’était
sans précédent. L’excitation, bien sûr, mais également le fait que Wick était en train de lui parler.
Pour changer, putain !
— Tu y prends du plaisir.
— Allons, Ven, dit Wick, le « à ton avis ? » sous-entendu dans son ton immanquable. (Une
seconde plus tard, il s’éloignait de la table, le regard malicieux.) On a souvent l’occasion de sortir
quelqu’un de prison ?
Venom ricana. En effet.
Souriant comme un imbécile, il laissa libre cours à son propre enthousiasme. Et pourquoi pas ?
Avec un Wick surexcité, la nuit promettait d’être bonne. Seigneur ! pas bonne. Putain de fantastique,
plutôt, sauf…
Pour un tout petit problème.
— Alors, dit-il d’un ton prudent en commençant la conversation en douceur.
Ce qu’il allait dire ensuite ne plairait pas à Wick, mais merde ! ça devait être dit. Ils ne pouvaient
pas aller chercher la femelle sans établir quelques règles de base. Ce qui signifiait qu’il allait se
faire critiquer en bonne et due forme par son meilleur ami.
— Il faudra qu’on se ravitaille avant d’aller à l’hôpital.
Wick fronça les sourcils.
— Pour quoi faire ?
— J’ai besoin de me nourrir. (Venom prit une profonde inspiration, se préparant aux retombées.)
Et toi aussi.
Un grognement s’éleva dans la pièce, anéantissant le silence. La tension suivit, raidissant Wick si
fortement que les muscles de ses bras bougèrent en guise de protestation. Tout en évitant son regard,
Wick tourna la tête, la secoua, puis fit un pas en arrière.
— Wick…
— Je vais bien.
— Ne me mens pas.
Venom attrapa rapidement la chemise de Wick dans un poing. Son ami recula, essayant de
s’échapper. Putain ! c’était reparti. Forcer Wick à se nourrir finissait toujours de la même manière.
Wick détestait être touché et, même si Venom comprenait la panique qui l’animait, il ne pouvait pas le
laisser se débiner. Le mâle devait se nourrir d’énergie femelle, se connecter au Méridien ou mourir.
Impossible de contourner ce fait. Ou la malédiction de leur espèce. Alors il tint bon, empêchant toute
retraite à Wick.
— Je peux sentir la baisse d’énergie en toi. Tu ne t’es pas nourri depuis tellement longtemps que
tu tombes en famine énergétique.
— Ven…
— Tu ne peux pas aller récupérer la femelle si tu as faim. Tania est une femelle à haute énergie,
ce qui signifie que sa petite sœur l’est probablement elle aussi. (Les jointures des doigts pressées
contre la poitrine de son meilleur ami, Venom le poussa, espérant lui faire recouvrer la raison, puis
desserra les poings et le relâcha). Elle est blessée, Wick. Si tu t’approches d’elle dans cet état… que
tu la touches pendant que tu as faim, tu pourrais perdre le contrôle et puiser dans le Méridien sans
réfléchir et la tuer. Ce serait une sacrée manière de remercier Mac, tu ne penses pas ?
— Putain !
Une réponse poignante avec un sale arrière-goût. Et l’euphémisme du siècle.
Mais peu importait à quel point Wick résistait, Venom ferait ce qu’il fallait pour son meilleur ami.
Vie ou mort. Engagement ou abandon. Deux choix, une seule option viable. Donner à Wick ce dont il
avait besoin pour continuer à vivre, quoi qu’il puisse lui en coûter.
CHAPITRE 2

Chaque fois qu’elle s’assoupissait, Jamison Jordan Solares se réveillait à un autre endroit. Les
chaises musicales du blessé en manque de sommeil. Pas vraiment rassurant. Les endroits et les gens
inconnus n’avaient jamais été son truc. Ici, cependant, entourée de murs pâles, du bourdonnement de
voix basses et d’une odeur piquante de désinfectant, le mot « étranger » prenait un tout nouveau sens.
Elle ne reconnaissait rien ni personne, pourtant elle savait très exactement où elle avait atterri.
Au Swedish Medical.
Ou, plus précisément… dans un lit d’hôpital qui se déplaçait actuellement d’un pas régulier dans
un couloir ordinaire. Quel voyage tranquille. Dommage qu’elle n’ait pas envie d’être passagère.
Des ampoules fluorescentes brillaient au-dessus d’elle. Chaque flash de lumière la propulsait
vers l’avant, semblable aux bandes blanches sur l’autoroute dans le long corridor. Mais bon, qu’est-
ce qu’elle en savait ? Sa vision était floue. Pas étonnant avec un œil tellement gonflé qu’il en était
presque fermé et la douleur qui lui martelait le crâne. Ajoutez ça aux points de suture, aux
ecchymoses et… Seigneur ! elle n’avait aucune chance de réussir à contrôler la douleur.
Ou de s’épargner ce qui viendrait ensuite.
J.J. essaya malgré tout, détournant le visage, cherchant refuge dans son oreiller, tentant
désespérément d’éviter la lumière vive et de retrouver l’équilibre. Impossible. La douleur
raffermissait sa prise, écrasant ses os et provoquant des crampes dans ses muscles. Elle se
repositionna sur le matelas, mais… la poisse. Les mouvements n’aidaient pas. Ça faisait mal, en fait,
et la nausée revint en force. Un goût horrible emplit sa bouche. Avalant de manière aussi automatique
que désespérée, elle humecta de salive sa bouche sèche, déglutit malgré sa gorge douloureuse, et
serra les poings sur ses draps. Le ruban adhésif qui retenait l’intraveineuse en place tirait, secouant
l’aiguille qui injectait des fluides dans ses veines.
Une nouvelle vague d’angoisse à se retourner les intestins la frappa. Luttant contre de violents
tremblements, J.J. retint un gémissement et pria pour l’oubli. L’engourdissement. Le bonheur inouï de
l’inconscience. Rien ne vint. Pas plus que le soulagement. C’était prévisible, se dit-elle. L’agonie
était la seule issue raisonnable après avoir survécu à la raclée que Daisy lui avait mise. Un motif de
fierté à plus d’un titre. D’autres détenues n’avaient pas eu autant de chance.
Elle aurait juste aimé que la fierté ne comprenne pas d’ecchymoses, de peau déchirée et les
pulsations d’une cheville cassée encastrée dans un plâtre. Ces blessures, cependant, n’étaient rien
comparées aux coups de couteau… coups au pluriel. L’un d’eux l’avait atteinte à l’avant-bras. Un
deuxième lui avait lacéré la clavicule en direction de l’épaule. Quant au troisième… Cette entaille-là
était le gros morceau, celui qui prouvait à quel point Daisy était douée avec une lame.
Un frisson remonta son échine.
Seigneur ! il s’en était fallu de peu. De vraiment peu. Si elle avait hésité un seul instant – si elle
avait été une milliseconde plus lente –, elle serait morte. Poignardée en plein cœur. Étendue dans une
salle d’autopsie. Et non vivante à ressentir la douleur de la blessure dans son flanc droit. Aussi
virulente que la femme qui la lui avait infligée, l’entaille plongeait entre ses seins avant de virer vers
sa cage thoracique. Une blessure terrible, dont chaque centimètre avait été tracé par une lame de
fortune tenue par une maniaque meurtrière. À présent, des points de suture la maintenaient en un seul
morceau, preuves de la maîtrise du chirurgien et de sa propre envie de vivre.
J.J. ferma les yeux. Chanceuse. Elle avait été tellement chanceuse, putain.
Il était étrange d’y penser de cette manière. Surtout après avoir été attaquée. Mais, en dépit des
points de suture, de tous les bleus et os cassés, elle ne pouvait s’empêcher d’être reconnaissante. Elle
avait survécu, défié les lois de la probabilité, et s’en était sortie vivante. Alors au diable les peurs.
Au diable les circonstances qui accompagnaient la douleur. Le fait qu’elle ressentait quoi que ce soit
était un miracle.
Un vrai miracle quand on savait qui voulait sa mort.
L’officier Griggs. Geôlier en titre. Rien qu’un voyou avec un badge de la prison de l’État de
Washington où elle résidait.
Ignorant les pulsations de la douleur, elle secoua la tête. Oh ! quelle ironie. Passer quatre ans et
demi à l’intérieur, un total de cinquante-quatre mois, sans même une coupure de papier, et,
maintenant, voilà qu’elle était étendue sur un lit d’hôpital… battue et souffrant mille morts. Une autre
victime dans un des vilains jeux de pouvoir de Griggs.
Un jeu qui s’appelait obsession.
Si ça avait été pour elle qu’il avait eu le béguin, J.J. aurait pu trouver un moyen détourné de s’en
défaire. En le prenant à son propre jeu. Lui retournant le cerveau. Le manipulant sans merci pour
sauver sa propre peau. Dommage que les choses n’aient pas été aussi simples. Ce n’était jamais
comme ça que ça se passait quand sa sœur faisait partie de l’équation. Tania signifiait tout pour elle.
C’était la seule personne qu’elle considérait comme sa famille et dont elle se souciait, alors… hors
de question. Dès l’instant où Griggs avait commencé sa fixette sur Tania – la harcelant quand elle
venait lui rendre visite en prison, essayant d’utiliser J.J. comme moyen de pression pour forcer sa
sœur à coucher avec lui –, il était passé de gardien de prison comme un autre à ennemi numéro un.
Tout avait été sur le point de changer, cependant. Griggs l’avait appris. Ainsi qu’elle et Tania.
Tout avait commencé et pris fin avec une chose… l’arrivée d’une lettre. Envoyée par la prison de
l’État de Washington et portant l’en-tête du comité de probation. Appelez ça le karma. Appelez ça de
la chance. Appelez ça une récompense pour bon comportement et pour avoir purgé sa peine. Mais
peu importait la façon dont l’univers voulait l’appeler, l’espoir était le principal message. La gorge
de J.J. se serra. Seigneur ! la liberté. Une seconde chance dans la vie réelle. L’occasion d’expier ses
fautes et d’aider les autres en retour. Peut-être même de faire en sorte que d’autres filles ne
commettent pas les mêmes erreurs qu’elle.
Tout ce dont elle avait besoin était d’un mois.
Trente et un pauvres petits jours et elle aurait été en sécurité. Mais, oh non ! ça aurait été trop
demander. Un rêve utopique quand on avait Griggs sur le dos. Ce fouineur aimait mettre son nez
partout et, dès l’instant où il avait trouvé la lettre dans son dossier, il n’y avait plus rien à faire. Il lui
avait porté le coup de grâce, lui envoyant Daisy et son équipe pour l’acculer dans la bibliothèque.
Son objectif était simple : lui faire du mal, faire du mal à Tania. Une excellente stratégie… avec de
vilaines conséquences. Des blessures graves et de la douleur à revendre. Mais, le pire, du moins
pour elle, était que personne d’autre n’était au courant du rôle qu’il avait joué dans cette attaque. Et
elle n’avait aucun moyen de prouver son implication.
Daisy ne parlerait pas. Elle avait été condamnée à vie pour triple homicide, elle étoufferait
l’affaire. Refuser de coopérer, après tout, était la spécialité des prisonniers. Moins le directeur et les
gardes en savaient, mieux c’était. Ce qui signifiait que la vérité sur Griggs n’éclaterait jamais au
grand jour. Pas tant qu’il avait le dessus : il promettait aux détenus des avantages à l’intérieur,
menaçait ceux qui refusaient de se conformer aux ordres, manipulait le système sans merci. Et qu’est-
ce que ça signifiait pour J.J. ? Qu’elle était baisée de toutes les façons possibles et imaginables.
Aucune preuve. Aucune crédibilité. Aucune échappatoire.
Vingt-quatre heures plus tôt, elle aurait peut-être eu une chance. Mais, bon sang ! comme le vent et
la chance changeaient vite de sens. La gorge de J.J. se serra et sa poitrine devint douloureuse. Ce
n’était pas juste. Elle était passée si près. Si, si près. À présent, les chances qu’elle sorte de prison
en femme libre étaient pratiquement inexistantes. Le directeur ne tolérait pas les bagarres. Il était sans
doute déjà en train d’enquêter, mettant sur pause le rendez-vous de J.J. avec le comité le temps qu’il
décide sur qui rejeter la responsabilité de l’incident. Et si les charges seraient levées.
Tout ça sans que J.J. soit là pour se défendre.
Sa tristesse était grande et lui piquait les yeux. Même le fait de savoir que le directeur n’était pas
un imbécile n’aidait pas. La logique – et la réalité qui régnait dans la prison – dictait ses mesures et
exigeait une certaine dose de pragmatisme. Elle ne pouvait plus se permettre d’espérer. Et la chance,
dans tout ça ? Elle pouffa. Bien sûr. La chance était aussi changeante que le destin. J.J. ne savait
jamais dans quelle direction l’un ou l’autre la propulserait – vers de bonnes nouvelles ou au milieu
des ennuis.
La seconde solution semblait plus probable. Surtout après ce qu’elle avait fait.
On ne relâchait pas les meurtriers. La société croyait en ce principe, et elle également. Les
deuxièmes chances appartenaient aux autres personnes, pas à elle. Jamais elle. Et tandis que les
regrets l’assaillaient et que la culpabilité la gagnait, J.J. comprit à quel point c’était futile. Elle était
fichue quoi qu’il arrive. Son ex-petit ami l’avait mise dans cette position, la forçant à choisir entre sa
vie à elle et la sienne. C’était tout vu. L’instinct de survie ne négociait pas et gagnait toujours en fin
de compte. Dès le moment où il avait menacé de la tuer si elle ne restait pas, le choix était devenu
aisé et le chemin évident…
Presser sur la détente. Le sortir de l’équation ou finir dans une housse mortuaire.
Injuste ? Sans aucun doute. Un mal nécessaire ? Absolument. Sa faute ? Sans l’ombre d’un doute.
Elle avait creusé sa propre tombe. Pris une mauvaise décision après l’autre. Elle avait accordé sa
confiance trop rapidement et s’était engagée avec un homme violent qui ne rechignait pas à utiliser
ses poings pour la discipliner. Sa faute à elle. Une très lourde croix à porter. L’absolution resterait à
jamais hors de sa portée. Dieu ne lui pardonnerait jamais. J.J. ne lui en tenait pas rigueur. Elle ne se
pardonnerait jamais non plus, alors bon…
Un bruit sec retentit au-dessus d’elle.
J.J. sursauta, puis grimaça. Ses muscles endoloris protestaient, la transperçant de milliers
d’aiguilles invisibles tandis qu’elle levait les yeux. Elle avala une bouffée d’air. Un type différent.
Pas le même aide-soignant à la voix douce qui l’avait sortie de la salle de réveil un moment plus tôt.
Un étranger plus grand avec de larges épaules et de grandes mains posées sur la tête de son lit.
Surligné d’eye-liner noir, son regard bleu était plongé dans le sien.
— Hé ! ma grande, vous êtes réveillée.
Elle cligna des paupières. Son œil meurtri s’humidifia tandis que la douleur lui martelait la
tempe. En plissant les yeux, elle força sa vision à devenir plus nette et… Bon sang de bonsoir ! il
portait un tatouage de toile d’araignée avec un vilain arachnide rouge au centre sur la nuque. Elle
releva aussitôt le regard, qui atterrit sur l’anneau en métal à sa narine. L’acier noir brillait sous les
plafonniers, adressant des clins d’œil à son jumeau juste au-dessus, celui qui se trouvait dans le
sourcil du type.
Un chœur de « C’est quoi ces conneries ? » se mit à retentir dans son esprit.
— Je sais, je sais, dit-il d’un ton las. (Une longue frange avec des mèches bordeaux pendait sur
son front, s’éloignant du reste de son crâne rasé sur les côtés). Je ne ressemble pas vraiment à un
aide-soignant, mais faites-moi confiance… ne vous en faites pas. Je vous y conduirai. Et plus vite que
ça.
Lui faire confiance ? À un goth avec un tatouage d’araignée de malade ? J.J. ouvrit la bouche
pour… eh bien, pour être honnête, elle ne savait pas trop. Émettre une objection quant au fait qu’elle
n’avait pas à s’en faire, peut-être ? Lui demander son nom était une autre solution. Dommage
qu’aucune des deux ne soit à l’ordre du jour. Son cerveau était en zone neutre, garé quelque part entre
désorienté et en état de marche. Vraiment pas marrant, mais ce n’était pas sa priorité numéro un. Du
moins, pas en ce moment, alors que M. Goth était en train d’accélérer, propulsant son lit à grande
vitesse. Tout en faisant claquer son chewing-gum, il lui fit prendre un virage assez serré. Ce qui… oh,
Seigneur… l’aida à… formuler une question. Que diable voulait-il dire par « Et plus vite que ça » ?
Une sirène d’alarme se mit à retentir dans sa tête, faisant vibrer ses tempes. Sa vision vacilla.
— O… Où… ?
Il haussa un sourcil.
— Où allons-nous ?
Ça semblait une question importante à poser. Une question vitale, vu qu’il ressemblait à un
vampire. Ou à un tueur en série. Mais bon, peut-être qu’elle devrait se laisser aller à un super combo,
du deux pour le prix d’un, parce que… putain de merde ! « vampire tueur en série » lui allait comme
un gant.
Il ouvrit la bouche, sans doute pour répondre quelque chose d’important.
— P… plus de t-tests, dit-elle, le prenant de vitesse.
Elle ne supporterait pas un autre round avec un docteur. Elle ne voulait plus qu’on la palpe ni
qu’on lui enfonce des aiguilles. Plus rien.
— Plus de…
— Nan, c’est tout bon. Le scanner que vous venez de faire était le dernier. (Frais et dispos, il se
pencha par-dessus la tête de lit et lui sourit. Il était rigolo, à l’envers.) Les docteurs disent que vous
avez eu de la chance. Vous avez pris une sacrée dérouillée, ça, c’est sûr. Mais vous avez seulement
une légère commotion.
« Seulement ». Quel mot débile.
— Super.
Sa réponse sarcastique le fit rire. Une seconde plus tard, il faisait exploser une bulle de son
chewing-gum rose.
— On se dirige deux étages plus haut. Votre chambre est prête.
Les roues du lit rebondirent sur un bout de linoléum irrégulier. Imperturbable, M. Goth la poussa
en direction des doubles portes. Comme la collision était inévitable, J.J. se prépara à l’impact. Le
pied du lit produisit un bruit mat, l’acier et le métal s’entrechoquèrent, faisant vibrer le matelas sous
elle et…
Il n’en fallut pas plus. La sensation s’agrippa à ses terminaisons nerveuses et J.J. ravala un
gémissement. Oh, Seigneur ! comme ça faisait mal. Elle était à vif et n’avait plus aucune force. Et,
tandis que la douleur lui chantait une berceuse mortelle, la pression augmentait autour de sa cage
thoracique, lui coupant la respiration, compressant ses poumons et lui donnant envie de vomir. C’était
une tellement mauvaise idée. Vomir ne lui ferait aucun bien, et ça ne lui ferait pas gagner de nouveaux
amis.
J.J. serra les dents et les poings sur les draps. L’intraveineuse se balançait à gauche et à droite,
lui pinçant la peau, déchirant le ruban adhésif. Le sang s’agglutinait sur le dos de sa main, et le tube
qui la reliait à son cocktail médical cliquetait contre la ridelle du lit.
La bile lui remonta l’œsophage.
Tout en jurant silencieusement, J.J. la ravala et, desserrant les poings, pressa les paumes sur les
draps pour essayer de retrouver pied. Peu à peu, le monde cessa de tourner, ce qui lui permit de
prendre une bouffée d’oxygène bienvenue. Les points noirs qui recouvraient sa vision disparurent
et…
M. Goth fit de nouveau éclater une bulle de chewing-gum.
Luttant contre son envie de vomir, J.J. remercia le Seigneur lorsqu’il ralentit et la fit s’arrêter
devant des ascenseurs. Les doubles portes s’ouvrirent en émettant un petit « ping ». Les roules
grincèrent tandis qu’il faisait tourner son lit pour le mettre en marche arrière et reculer dans
l’ascenseur. Il appuya sur le bouton du cinquième étage du bout d’un poing. Avec une légère secousse,
les portes se refermèrent. Le sol s’abaissa, puis rebondit, les propulsant vers le haut. Son estomac
gargouilla, n’appréciant que peu le mouvement. J.J. murmura une prière sincère, promettant à Dieu
ses services dans la chapelle de la prison si elle survivait au transfert d’une pièce à une autre sans
vomir.
Est-ce que ça avait une chance de se produire ? Prenait-elle ses rêves pour des réalités ? J.J. n’en
savait rien. Le jury n’avait pas fini de délibérer sur M. Goth. Mais il ne le regardait pas d’un très bon
œil, parce que…
Bon sang ! il était bruyant, à mâcher son chewing-gum, à chantonner. Il lui filait la migraine en
utilisant sa tête de lit en guise de bongos. De ses mains rapides, il avait commencé un nouveau set,
frappant un rythme qui aurait fait hurler n’importe qui – blessé ou non.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent comme une invitation. M. Goth se précipita dans le couloir,
l’avant du lit ouvrant le chemin et… oh, merde ! C’était un bolide. Ce type se déplaçait à la vitesse
de la lumière. Ils allaient plus vite qu’avec un caddie de supermarché.
— S-stop, dit-elle d’une voix rauque en se raccrochant aux draps comme si sa vie en dépendait.
Inconscient, il se rua en direction d’une intersection en forme de T dans le couloir. J.J. eut un
haut-le-cœur tandis qu’il prenait un large virage trop rapidement. Elle se tortilla sous les draps et les
couvertures. Alors que la douleur ricochait, entrant en collision avec la base de sa nuque, un
comptoir apparut, couvert de piles de dossiers et de paperasse. J.J. se concentra sur une pile de
guingois. Il fallait qu’elle tienne bon, n’importe quelle distraction ferait l’affaire, tant que…
— Hé !
Tranchante de mécontentement, la voix étrangère résonna une seconde avant que la tête d’une
femme n’apparaisse derrière le haut comptoir. Elle le dévisagea en plissant ses yeux sombres. Il
freina, s’arrêtant devant le poste des infirmières.
— On est dans un hôpital, pas sur un circuit de course. Ralentissez !
— Toutes mes excuses, dit-il, tout sourires, sans avoir l’air le moins du monde désolé. (Il fit
encore une fois exploser une bulle de chewing-gum. Le son se répercuta dans l’esprit de J.J. tandis
qu’elle levait les yeux pour observer le type. La masse rose disparut à l’intérieur de sa bouche.) Mais
on m’a dit de l’amener ici… en vitesse.
— Que Dieu me vienne en aide, je vous jure… (En poussant un soupir, l’infirmière se leva de sa
chaise et contourna le haut comptoir. Massive, avec un visage rond et la peau sombre, elle lança un
nouveau regard noir à M. Goth. Puis ses chaussures couinèrent sur le linoléum lorsqu’elle s’approcha
du lit de J.J.). Vous avez conscience qu’il y a une différence entre « efficace » et « ridicule », n’est-ce
pas ?
— J’essaie juste d’aider, murmura-t-il, la lueur dans ses yeux un peu, eh bien…
J.J. ne savait pas vraiment. Troublée ? Peu fiable ? Agressive avec une touche d’amusement ?
Peut-être. Mais bon, peut-être pas. Elle aurait pu être en train de s’imaginer des trucs. Peut-être
qu’elle était un peu troublée elle-même, qu’elle dérivait dans le royaume des fous à cause de
l’intraveineuse qui lui injectait des antidouleur.
— Alors… où est-ce que vous voulez que je la mette ?
La méfiance apparut sur le visage de l’infirmière. Elle plissa les yeux en l’étudiant.
— Je ne vous reconnais pas. Quel est votre nom ?
— Je suis nouveau. (Rapidement, il frappa ses grandes mains contre la tête de lit comme s’il
exécutait un final à la batterie. Les sons rythmiques se répandirent, s’élevant dans le silence le long
du couloir désert.) Bon, en bien, je me casse. Prenez bien soin d’elle, infirmière.
— Attendez un moment, jeune homme. J’ai besoin de votre…
— Non, vous n’en avez pas besoin.
L’infirmière fronça les sourcils en le regardant.
Il lui adressa un clin d’œil. Une seconde plus tard, il avait baissé le regard pour le plonger dans
celui de J.J. Il sourit, lui adressa un signe du menton, puis lâcha le pied de son lit.
— On se revoit plus tard, mon petit rayon de soleil.
Alors qu’il faisait demi-tour pour s’éloigner, J.J. cligna des yeux, prise de court par ce surnom.
— Emmerdeur impertinent. (L’infirmière avait l’air hors d’elle en le regardant s’éloigner.
Lorsqu’il disparut dans un virage, elle secoua la tête.) Triple buse. Je ne sais pas où ils les dégottent,
ces temps-ci, mais celui-ci a besoin de revoir son comportement.
— De leçons de conduite également.
L’infirmière fit la moue.
— Il vous a bien secouée, hein ?
— Il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. J’ai l’impression d’être passée au shaker, comme
un martini dans James Bond.
— Ha ! Au shaker, pas à la cuillère. Elle est bonne celle-là, ma grande.
Merci aurait été la chose à dire. Mais, alors que J.J. ouvrait la bouche, sa gorge se referma et les
mots refusèrent de sortir. La brûlure de la nausée, cependant, vint à point nommé, explosant dans une
pression infernale qui remonta sa trachée. Puis ses muscles se contractèrent, lui nouant les intestins.
J.J. tourna sa tête sur l’oreiller et gémit.
— Bon sang de bonsoir !
L’infirmière fila attraper quelque chose sur le comptoir. De retour en un éclair, elle posa la main
en coupe sur la nuque de J.J. et lui releva la tête. Tandis que J.J. vomissait de la bile dans le récipient
en forme de haricot, ses points de suture sautèrent, faisant hurler sa peau de douleur. Elle gémit.
L’infirmière murmura d’un ton réconfortant des instructions pragmatiques.
— Respirez pour le faire passer, à présent. Inspirez par le nez, expirez par la bouche. C’est ça,
ma grande. Vous avez pigé.
De la sueur se mit à couler sur son front. Elle commença à frissonner, ce qui lui fit claquer des
dents. Se raccrochant au son de la voix de l’infirmière, J.J. écouta son cœur battre. Les pulsations se
multiplièrent, battant trois fois plus fort alors qu’elle vomissait de nouveau de la bile, atteignant le
sommet d’une autre vague horriblement douloureuse. Mais, alors qu’elle dégringolait de l’autre côté,
plongeant dans la vallée de l’agonie, quelque chose de miraculeux se produisit. L’engourdissement
arriva, aidant ses muscles à se détendre. Elle prit une grande inspiration, reconnaissante de pouvoir
enfin respirer.
— Très bien. Nous y voilà. (Sans lâcher sa poubelle à vomi improvisée, l’infirmière la prit par le
poignet. Pressant les doigts sur le pouls de J.J., elle jeta un regard à la grande horloge sur le mur
derrière le comptoir.) C’est bien mieux. Votre pouls se calme. Continuez à respirer comme ça. Je vais
m’occuper de vous.
Roulée en boule sur un flanc à présent, J.J. hocha la tête. Le plan lui plaisait. Surtout si
« s’occuper de vous » signifiait une nouvelle tournée d’antidouleur.
— Bien. (Elle relâcha J.J. et reposa sa main sur le matelas.) Il y a quelques trucs que vous
devriez savoir. Je suis l’infirmière Ashford. Je m’occuperai de vous pendant un moment. Comment
vous sentez-vous ? Mieux ?
J.J. acquiesça du menton, presque imperceptiblement. Ce n’était pas vraiment une réponse, mais
c’était le mieux qu’elle pouvait faire. Tout ce qu’elle pouvait se permettre alors que ses muscles se
contractaient en guise de protestation et que la nausée menaçait toujours tandis que la fatigue
s’installait.
— C’est l’effet du Demerol, dit l’infirmière Ashford d’un ton doux et compatissant.
Lorsqu’elle ajusta la couverture et l’aplatit, elle rencontra le regard de J.J. Celle-ci se raidit,
n’étant pas habituée à être touchée et s’attendant au pire, lorsqu’elle tendit la main. Mais le pire ne
vint jamais. Au lieu de ça, Ashford sourit et lui tapa gentiment le genou.
— Ne vous inquiétez pas, Jamison. Vous vous sentirez rapidement mieux. Vous avez besoin de
tranquillité, de beaucoup de repos. Le docteur viendra vous ausculter bientôt, mais, pour l’instant, on
va vous installer, d’accord ?
De gentilles paroles prononcées d’un ton impliqué.
Les larmes que J.J. avait retenues remontèrent à la surface. Tandis que sa vision se troublait et
que sa poitrine se faisait lourde, elle déglutit, luttant contre l’assaut. Pleurer ne résoudrait aucun
problème. L’expérience était bonne pédagogue, mais… waouh ! elle ne s’était pas attendue à ça. Pas
à la patience. Pas à la gentillesse. Les repris de justice, en règle générale, n’obtenaient pas grand-
chose de quiconque. Ils ne le méritaient pas, non plus. Mais alors qu’Ashford continuait à lui faire la
conversation tout en les faisant avancer au son des couinements de roues qui se répercutaient dans le
couloir J.J. se sentit incroyablement reconnaissante. Que l’infirmière le sache ou non, elle venait de
lui faire un incroyable cadeau. Un cadeau qui rendait à J.J. sa dignité. Qui l’aidait à se sentir
normale. Estimée. Comme une vraie personne et non une dégénérée, pour changer.
— Infirmière Ashford ?
— Oui, ma grande ?
— Merci.
Elle pencha la tête pour regarder l’infirmière.
— Ce n’est vraiment rien. J’ai un frère en prison, et les choses ne sont jamais ce qu’elles
semblent être. (Elle planta ses yeux bruns dans ceux de J.J. par-dessus la tête de lit, l’air sérieuse.)
N’est-ce pas, Jamison ?
— Non, m’dame, murmura-t-elle.
D’une allure douce – vraiment pas comme celle de M. Goth –, Ashford la poussa en direction
d’une des chambres d’hôpital. La porte de verre était ouverte, permettant à J.J. de jeter sans peine un
coup d’œil à l’intérieur. Elle prit un cliché mental, cataloguant les détails, relayant les informations.
Des murs pâles, le doux « bip » des machines médicales, un meuble mural en bois en forme de U qui
entourait le lit et… non, ce n’était pas la sienne. Il y avait déjà quelqu’un dans la chambre 532,
comme en témoignait la grande bosse au centre du lit. Elle jeta un regard plus loin dans le couloir et
remarqua une autre porte. Alors qu’elles approchaient, un homme s’avança dans le hall. Ses semelles
couinèrent sur le sol quand il pivota dans sa direction. Les lumières du couloir se réverbérèrent sur le
badge épinglé sur son torse.
La peur frappa J.J. en pleine poitrine, chassant tout l’air de ses poumons. Oh non… non, non, non.
Ce n’était pas possible. Ce n’était tout simplement pas possible. Elle refusait de croire que l’univers
était à ce point pervers. Mais, tandis que son regard trop familier croisait celui de J.J. et qu’elle se
mettait à secouer la tête, la vérité la submergea. Elle allait mourir, savoir quand et comment n’était
qu’un détail.
Elle le savait au plus profond d’elle-même, là où raison et intuition se mêlaient.
Griggs. L’homme responsable de son passage à tabac – celui qui avait organisé l’attaque et qui
avait envoyé Daisy pour la coincer dans la bibliothèque de la prison. La respiration se bloqua dans
sa gorge alors que J.J. le regardait, l’esprit tournant à toute vitesse, la suspicion augmentant avec la
panique… la raison pour laquelle il se trouvait ici à l’hôpital devenant bien trop évidente.
Il était venu finir le travail.
Elle pouvait le lire dans la lueur dure de son regard. Son plan était simple. Corriger son erreur.
La faire taire avant qu’elle ne parle et ne le mette lui et ses actions sous la loupe du directeur. Les
types comme Griggs n’aimaient pas être sous surveillance. Il s’épanouissait dans l’ombre, restant
profondément tapi dans les zones sombres que la plupart des gens préféraient ignorer et refusaient de
visiter. Et, tandis qu’il détachait les menottes brillantes de sa ceinture et se dirigeait vers elle, J.J. se
mit à prier.
Pour une intervention divine. Un miracle quelconque. Une idée brillante – quelque chose,
n’importe quoi – qui retarderait le destin, repousserait l’inévitable et lui sauverait la vie. Griggs était
bien trop malin et infiniment perfide. D’une manière ou d’une autre, il trouverait un moyen de la faire
taire. Des accidents se produisaient. Des détenus se faisaient tout le temps tabasser pour différentes
raisons : avoir mal parlé aux gardiens, fait de la contrebande…
Toutes ces choses pouvaient justifier l’usage d’une puissance mortelle.
Un scénario que Griggs pouvait manipuler à son avantage. Il ferait en sorte que ça ait l’air
convaincant. Mettrait tout en scène. S’assurerait que ce serait répugnant, mais qu’il garderait les
mains propres. Tout ça pour essayer de couvrir ses arrières. Et avec Griggs dans la merde jusqu’au
cou et qui s’enfonçait rapidement, étouffer l’affaire devenait la priorité numéro un, alors… ouais, il
n’allait pas hésiter à l’envoyer six pieds sous terre.
CHAPITRE 3

Le ciel brillait au-dessus de Wick, illuminé par plus d’étoiles qu’il n’aurait pu en compter, et
s’étendait sur les contours urbains de manière majestueuse. Une vision rare. Une vision que Wick
appréciait alors que les nuages disparaissaient, ne laissant rien d’autre que la vue d’un velours
sombre derrière eux. Les ailes écartées, il ralentit sa vitesse de vol. L’air froid glissait sur sa peau et
s’agrippait à ses écailles.
Son dragon aurait dû faire la grimace, se plaindre que l’automne laissait place à l’hiver. Mais il
ne produisit pas le moindre son. Aucune protestation. Il ne souhaitait pas un temps plus clément ou un
voyage vers le sud. Il n’eut même pas un frisson d’inconfort. Ce silence était une anomalie qui
participait de son côté bizarre. La plupart des dragons de feu haïssaient le gel et la neige, et passaient
plus de temps à l’intérieur qu’à l’extérieur quand l’air de la montagne devenait glacé et que les vents
du nord soufflaient, entraînant les températures négatives au sud de la frontière canadienne.
Pas lui. Une vie de privations avait donné le ton.
À présent, il se contentait de suivre le mouvement et volait en direction de l’ennemi, quelle que
soit la météo. Rikar, dragon de givre et commandant en second des Nightfury, l’adorait pour cette
raison. Pluie glaciale. Tempêtes de neige. Blizzards. Ça n’avait pas d’importance. Wick ne manquait
jamais une occasion de partir en chasse pour exterminer des Razorback. Ce qui signifiait que, quand
les autres guerriers restaient tapis en attendant qu’une vilaine bourrasque passe, il secondait Rikar.
Parfait pour tout le monde. Cet arrangement leur donnait à tous les deux ce dont ils avaient besoin –
un putain de combat –, tout en suivant les règles. Bastian ne déconnait jamais et ne tolérait pas
l’insubordination. Personne ne sortait du repaire sans renforts.
Et si un mâle était assez stupide pour essayer, Bastian lui mettait une raclée.
Ce n’était pas recommandé… et de loin pas marrant. Les règles existaient pour une raison, une
raison qui maintenait la meute des Nightfury en bonne santé et ses membres vivants. Et même si Wick
adorait le chaos il aimait trop ses frères d’armes pour mettre leur vie en danger en se lançant
bêtement comme une tête brûlée. Il était toujours bon de se montrer intelligent. Con comme un balai,
par contre ?
Pas trop.
Ce qui signifiait qu’il ne pouvait se permettre de prendre une décision brusque ni même de
disparaître. Pas avec Venom et les autres qui volaient derrière lui. Wick serra les crocs. Qu’il soit
maudit, mais il avait vraiment envie de foncer la tête la première. De voler vers son endroit préféré à
l’intérieur du mont Rainier et de se blottir à côté d’une rivière de lave pendant que ses camarades se
trouvaient des femelles convenables pour se nourrir. Il grogna de dégoût. Des gouttes de magma
coulèrent de ses narines et s’évaporèrent sur ses cornes lorsqu’il secoua la tête. Vive son éducation.
La brutalité qu’il avait endurée aux mains de son ravisseur l’avait rendu phobique au point qu’il
refusait d’être touché, et encore moins de toucher en retour.
Un mauvais goût envahit sa bouche. Wick déglutit, luttant contre le malaise. Seigneur ! il était une
poule mouillée, un vrai froussard. La plupart des mâles se délectaient du temps passé avec le sexe
opposé. Ils prenaient du plaisir au pelotage. Brûlaient d’envie du contact et du plaisir mutuel. Pas lui.
Il le redoutait, se sentant inadéquat, incapable de donner à une femelle l’extase qu’elle demandait
tandis que les mâles de son espèce se nourrissaient. Merde ! il ne savait même pas ce que ça
signifiait. Il n’avait jamais expérimenté le vrai plaisir, et l’avait encore moins donné à une autre
personne.
Dommage que l’obsession et la faim s’en fichent.
Il était esclave de sa nature et de l’énergie dont les siens avaient besoin pour survivre. La déesse
Mère Terre s’en était assurée lorsqu’elle avait maudit sa race longtemps auparavant. Certains
racontaient qu’elle avait lancé ce sort pour se venger. D’autres pensaient que ses méthodes étaient
une manière judicieuse de réparer des torts. De tout cela, Wick s’en contrefoutait. Tout ce qui
l’intéressait était le résultat, et la dépendance totale des dragons vis-à-vis des femmes humaines –
pas uniquement pour procréer, mais également pour se connecter au Méridien, le courant
électrostatique qui nourrissait ceux de son espèce. L’énergie entourait la planète et nourrissait plantes
comme animaux. Le processus était automatique pour tous les êtres vivants, à l’exception des
dragons. À cause de la déesse – et de son colossal pétage de plombs –, le lien direct entre le
Méridien et ceux de son espèce était brisé. À présent, un mâle avait besoin d’une femelle pour
survivre. De se connecter au courant du Méridien à travers elle. De se rapprocher, si près que les
peaux se touchaient et…
Wick retint un frisson. C’était une punition brutale. Injuste ? Aucun doute là-dessus. Silfer, le dieu
dragon, avait déconné et foutu en pétard la mauvaise divinité en la trompant. À présent, tous les
dragons souffraient de sa stupidité. Ce qui craignait, mais hé…
Les choses étaient telles qu’elles étaient. Affaire classée. Ils étaient baisés, et ils devaient faire
avec.
Bonne stratégie. La meilleure, vraiment… logique, simple, précise. Dommage que rien de tout ça
ne l’aide. Il ne pouvait pas réprimer son effroi. Ou mettre son cerveau sur silencieux tandis qu’il
s’approchait en glissant au-dessus des immeubles et des avenues en contrebas. Dissimulé par un sort
d’invisibilité, il étudia les rues. Seattle était animée ce soir-là. Les humains étaient partout, blottis
dans leurs manteaux, cols relevés, mains dans les poches, et le cliquetis rapide de leurs talons se
réverbérait sur les trottoirs tandis qu’ils les arpentaient. De la musique s’élevait, des basses
lancinantes montaient des boîtes de nuit, attirant hommes et femmes hors des taxis et en direction des
néons et des portes closes.
Un vendredi soir typique.
Les humains aimaient faire la noce. Une légère odeur d’alcool et de parfum lui apprit que la fête
battait son plein. Ce qui était une bonne chose pour Venom. Pas vraiment pour lui. Ça voulait dire
qu’il devrait faire son choix parmi beaucoup de candidates et qu’il y aurait plus d’action qu’il ne
pouvait gérer.
Cette pensée crispa davantage Wick. Il ne voulait pas le faire. Mais bon, il n’en avait jamais
envie. La caresse de mains étrangères sur son corps – la montée désagréable de sensations – le faisait
grimacer et se replier sur lui-même pour s’éloigner de la douleur piquante de la surcharge. De la
pression à se briser les os et de la faim à devenir fou qui le poussait à l’extrême limite de ce qu’il
pouvait endurer et mettait son self-control à mal.
Marche ou crève.
Une réponse instinctive, naturelle, et que Wick ne pouvait éviter. Non qu’il n’essayât pas…
constamment. Mais Venom avait raison. Il ne pouvait pas aller chercher Jamison et s’acquitter de sa
dette s’il avait faim. Il voulait porter secours à la femelle, pas la mettre en danger. Alors pas moyen
d’y couper. Ni de négocier. Il fallait qu’il ait les couilles de se rapprocher d’une étrangère.
Quelqu’un dont il n’avait rien à foutre. Une humaine qui ne voulait qu’une chose… la promesse du
plaisir rapidement atteint.
Tout en grimaçant, Wick se mit à décrire des cercles comme un oiseau de proie au-dessus d’un
immeuble bas. Plaisir. Le mot lui donnait des frissons. Son dragon broncha, n’appréciant pas la
douche froide ni les implications. Merde ! il n’était pas doué pour ça, et peu importaient ses quatre-
vingt-sept ans et toutes les fois où il s’était nourri par le passé, ça ne devenait jamais plus facile. Il se
sentait toujours incompétent… complètement hors jeu. Incapable de fournir ce qu’une femelle
exigeait tandis qu’il prenait ce dont il avait besoin.
Bon, Venom aidait. Il était toujours fidèle au poste, facilitait ce moment difficile, le soutenant tout
au long du processus et lui fournissant ce qu’il n’arrivait pas à fournir lui-même. Triste, mais vrai. Il
était incapable de se nourrir si Venom n’était pas là. Wick était toujours pris de panique, pétait un
plomb dès l’instant où une femelle s’approchait trop. Le dégoût était profondément ancré et brûlait
son âme. Il était endommagé. Au-delà du rattrapable. Honteux de son incapacité à se débrouiller seul.
Wick rabattit ses ailes et se laissa tomber comme une pierre entre deux immeubles. Le verre
trembla et fit bouger les ossatures en acier, réfléchissant ses écailles noires à bordures ambrées et la
lueur féroce de son regard. Alors que la lumière dorée se réfractait et se répandait sur l’asphalte,
Wick atterrit sur un toit de grès rouge. Les pointes aiguisées de ses griffes émirent un bruit strident sur
le métal et le mirent sur les nerfs.
Pas vraiment un bon départ. Surtout dans la mesure où il était déjà bien trop tendu.
Des écailles d’un vert sombre luisirent au-dessus de lui dans la lumière de la lune. Un instant plus
tard, Venom se posa sans un bruit à côté de lui. Son ami fit rouler ses épaules massives et battit des
ailes, projetant de la poussière de roche telles des minitornades. Les muscles ondulaient sur les
flancs du mâle, mettant en valeur sa force tandis qu’il repliait les ailes, rabattant les palmures
sombres sur ses flancs.
Venom hocha la tête, tandis que ses yeux d’un rouge rubis luisaient.
— Le Gridiron. Excellent choix.
« Excellent » n’avait rien à voir là-dedans. La boîte de nuit – et les humains qui la fréquentaient –
attirait ses amis comme un aimant. Venom aimait les foules déchaînées et les femelles gothiques,
alors… sans dec’, Sherlock. La question ne s’était même pas posée. Vu la faveur que lui faisait
Venom, Wick choisissait toujours l’endroit préféré de son ami.
— Pousse-toi.
Le grognement profond, mêlé d’une once d’accent des Highlands, lui parvint par communication
télépathique, vibrant entre ses tempes. Une seconde plus tard, l’Écossais aux écailles violettes se
dévoila et glissa rapidement vers eux, laissant de la fumée dans son sillage. Forge montra les crocs.
— Ou mieux encore, casse-toi. Y a pas beaucoup de place dans le coin. On peut pas atterrir si
vous autres crétins ne vous bougez pas.
— Est-ce qu’on est obligés ? demanda Mac en se tournant lentement derrière l’Écossais tandis
qu’il alignait son approche. Je déteste le Gridiron. C’est tellement bruyant, putain !
Venom leva les yeux au ciel, mais se métamorphosa, reprenant forme humaine. Wick l’imita et,
tout en enfilant ses bottes, se dirigea vers la porte. La cage d’escalier se trouvait derrière l’acier de
cette dernière, et un bar rempli les attendait au bout. Mais, hé ! c’était maintenant ou jamais. Plus vite
il s’acquitterait de sa tâche, plus vite il pourrait repartir. Filer à l’autre bout de la ville et aller botter
des culs au Swedish Medical.
Pas se trouver ici totalement paumé.
— Ferme ta gueule, Mac.
Ses écailles d’un brun sombre brillant, Sloan pencha sa tête cornue, faisant un saut périlleux dans
les airs pour atterrir sur le toit. Ses serres blanc neige se mirent à cliqueter tandis que le triple dard
de scorpion qui ornait le bout de sa gueule brillait dans la lueur de la ville.
— On n’a pas tous un jouet qui nous nourrit à domicile.
— Ma compagne n’est pas un jouet, rétorqua Mac, le grognement dans sa voix indéniable. (Il
replia une immense serre bleue, ses griffes aussi aiguisées que des lames de rasoir prêtes à en
découdre.) Redis encore une fois un truc du genre au sujet de Tania, et je t’arrache le visage.
Wick ricana tandis que ses bottes faisaient craquer les graviers sur lesquels il marchait en
traversant le toit. Il appréciait le style de Mac. Ce n’était pas dur. Le mâle était peut-être nouveau
chez les dragons – et novice pour ce qui était des pouvoirs magiques qui accompagnaient le
changement –, mais il cognait sacrément bien et ne laissait personne lui marcher sur les pieds. Deux
détails qui étaient de sacrés avantages… du moins à ses yeux.
Tout en rigolant, Forge donna un coup de sa queue hérissée de pointes au nouveau membre de la
meute.
Mac lança un regard noir à l’Écossais.
Sloan montra les dents, son sourire à mi-chemin entre l’amusement et le défi.
— Vas-y, l’Irlandais.
— Arrêtez de faire les cons. (Sa voix profonde roulant comme le tonnerre, Venom s’étira les
épaules. Le cuir grinça tandis que sa veste de motard protestait.) J’ai faim, et on a une femelle sur le
feu ce soir. Plus vite on se nourrit et on se barre d’ici, mieux ce sera.
Ce rappel calma le groupe.
Rien d’étonnant. Secourir une femme blessée ne serait pas une mince affaire. C’était étrange, mais
l’idée motivait Wick. Pas à cause de la gêne qu’il occasionnerait, mais à cause du bien qu’il pourrait
faire… de la paix qu’il apporterait à Mac et à sa femelle. Pour la dette qu’il rembourserait. Et, oui,
pour l’occasion de niquer les autorités humaines et bafouer leurs lois ridicules. Il avait lu le rapport
de police et les transcriptions du tribunal. Jamison s’était défendue. Et elle avait été emprisonnée
pour ça, et, maintenant, maltraitée.
Wick plissa les yeux. Il attrapa la poignée métallique qui lui glaça la paume. Il ouvrit la porte en
grand, ne remarquant qu’à peine le froid. L’injustice. Elle se présentait sous tellement de formes. Il en
était un excellent exemple. Son emprisonnement – toute la douleur qu’il avait endurée au cours des
années – n’avait plus d’importance. C’était de l’histoire ancienne. Mais Jamison avait encore une
chance, et il ferait en sorte qu’elle l’obtienne. Mais, avant, il devait… devait…
Sa gorge se serra et il grimaça. Il se força à continuer à avancer malgré tout et descendit
l’escalier. Une odeur nauséabonde de vieil alcool s’éleva, agressant ses sens tandis que ses frères
guerriers lui emboîtaient le pas. De nombreuses bottes frappèrent en rythme les marches métalliques,
rejoignant les fortes basses et la voix haut perchée d’un chanteur. L’obscurité descendit et enfla,
l’enfermant dans une prison qu’il s’était créée. Sa vision nocturne prit le relais, lui montrant le
chemin tandis que l’excitation faisait place à l’effroi, congelant son estomac. Mais avant…
Des mots atroces. Qui ne changeaient malheureusement rien aux faits. Ni à la malédiction de sa
race.
Wick marqua une pause en bas des marches, les sourcils froncés. Il était l’heure des décisions.
Tourner à droite en direction de la sortie de secours, crier « J’m’en fous ! » et s’enfuir ailes battantes.
Ou prendre à gauche en direction de l’oubli alcoolisé de la frénésie humaine. Les bottes ancrées au
sol, les mains serrées en poings, il jeta un coup d’œil par la porte ouverte de la boîte de nuit. Les
personnes les plus proches de l’entrée se dessinaient en contre-jour sous la lumière des
stroboscopes, transformant les corps masculins et féminins en silhouettes. Certaines étaient
agglutinées le long du bar arrière, attendant leurs boissons. D’autres étaient entrelacées, plus
intéressées par le sexe que par ce qui se passait autour d’elles.
Le cœur de Wick se serra, puis rebondit, martelant l’intérieur de sa poitrine. C’était maintenant
ou jamais. Le choix n’était pas facile. Surtout dans la mesure où la sortie de secours n’était qu’à
quelques mètres. Quelques malheureux pas, un coup de pied rapide, et il serait dehors… dans la rue
derrière. À respirer l’air frais de la nuit à la place du parfum des femelles, de l’odeur de
transpiration des mâles et de celle des cigarettes.
La tentation le consuma. Il se pencha en direction de la sortie.
Quelqu’un posa une grosse main sur son épaule.
Serrant les dents, il jeta un regard sur la gauche. Des yeux rubis intransigeants plongèrent dans les
siens. Wick secoua la tête.
Venom resserra son étreinte.
— Allons-y.
La bouche de Wick était trop sèche pour répondre. Il se contenta de hocher la tête et, mettant un
pied devant l’autre, ouvrit la marche vers le dernier endroit où il avait envie d’aller.
CHAPITRE 4

J.J. essaya de ne pas paniquer lorsque la tête de lit rebondit contre le mur de sa chambre
d’hôpital. Mais la peur s’attachait à elle quoi qu’elle fasse, brisant sa poitrine à coups de poing. Les
barbelés se resserraient autour de son cœur, s’enfonçaient profondément et se répandaient en elle,
l’empêchant de se concentrer, sans parler de contrôler ses réactions.
Mais elle devait partir. Tout de suite. Avant que Griggs voie son expression et ne remarque son
désarroi. À la seconde où ce serait le cas, elle serait fichue.
Cuite jusqu’à l’os avec supplément de sauce aux emmerdes.
En manipulateur aguerri, ce bon à rien de gardien lèche-cul s’en servirait contre elle. Il ferait
monter les enchères jusqu’à ce qu’il ne reste que la terreur. Après tout, l’anticipation était pire que la
réalité. Il le savait. Et elle aussi. Dommage que ça ne suffise pas à chasser l’inquiétude. Et
n’empêche pas ses paumes d’être moites.
Elle referma les doigts sur les draps pour en faire disparaître les traces d’humidité lorsqu’il
s’approcha du pied de son lit. Les menottes à la main, il faisait tourner les fers métalliques autour du
bout de son index. Ce geste était de l’intimidation pure, cent pour cent western, le genre que les durs
à cuire faisaient avec leurs six-coups. Un petit tour. Viser. Tirer. Cette vieille fouine le maîtrisait
parfaitement.
Et Ashford ne remarquait rien.
L’infirmière était trop occupée à l’installer. Tout en fredonnant une chanson atroce, elle donna un
dernier petit coup au lit, s’assurant qu’il était perpendiculaire au mur derrière la tête de J.J., puis se
baissa pour bloquer les roues. Cette manière de ne se rendre compte de rien n’était-elle pas
adorable ? J.J. aurait aimé être capable de faire la même chose. Peut-être que son cœur aurait cessé
de battre à tout rompre comme ça. Peut-être qu’alors elle aurait pu oublier la menace, enfoncer sa tête
dans le sable et faire comme si elle était en sécurité, pour une fois.
Peut-être qu’alors la musique reviendrait.
La gorge si serrée qu’elle avait de la peine à respirer, J.J. passa au plan B. Il lui fallait une
musique à trois ou quatre temps. Une chanson rythmée. N’importe quelle mélodie – même une simple
note – ferait l’affaire, tant qu’elle bloquait une bonne fois pour toutes le chaos qui rebondissait entre
ses tempes.
Le regard rivé sur Griggs – et son arrivée imminente à son côté –, elle trouva le rythme à la
troisième tentative. La mélodie revint pour la sauver. Acoustique et vive, la guitare prit vie. Les
percussions suivirent, claquant des doigts imaginaires dans son esprit. Le si mineur fut joué sur le
clavier du piano et…
Dieu merci ! la chanson était faite. Seules les paroles gardaient leur distance, laissant le refrain
ouvrir la marche vers la raison. J.J. se raccrocha au rythme, laissa la musique l’enlever, et se détendit
au fil des notes comme lors d’un bain de soleil à midi. La chaleur sur son visage. Dans son âme. La
beauté tempérée par le contrôle et couplée à la perfection. Et, tandis que le son symphonique
fusionnait, son corps se détendit, lui permettant de relâcher le soupir qu’elle retenait.
Tandis que l’air quittait ses poumons, Ashford grogna.
— Fichu… levier… têtu.
Un double « clic » résonna une seconde avant que la tête de l’infirmière ne refasse surface par-
dessus le rebord du matelas. Elle se redressa et sourit à J.J.
— Vous l’avez eu ? demanda J.J., qui essayait de temporiser, faisant de son mieux pour ignorer
Griggs.
Ashford se frotta les mains.
— Je l’ai eu. Vous êtes installée… vous ne risquez pas de vous déplacer.
L’air suffisant, la vieille fouine ricana.
— Roues bloquées ou pas, j’aurais pu vous le dire.
L’infirmière lui lança un regard sans équivoque, et J.J. se tendit. On y était. D’une seconde à
l’autre, il allait…
Les menottes raclèrent contre le lit. Le métal résonna, brisant le silence environnant en
rebondissant contre les murs pâles et la fenêtre. D’un brusque coup de poignet, Griggs referma la
boucle, verrouillant l’anneau métallique sur la ridelle. Le bruit familier des menottes mit J.J. sur les
nerfs. Les frissons vinrent ensuite, faisant trembler ses os. Dès qu’il tendit la main en direction de son
bras, elle se recroquevilla et, se raccrochant au son de la guitare acoustique, expira. Paniquer
n’aiderait pas. Mais rester calme, tenir bon, garder la face devant la peur ? Ces choses marchaient
toujours. Ça lui permettrait de penser, d’échafauder un plan, mais, plus que tout, de battre la vieille
fouine à son propre jeu.
Dommage qu’elle n’ait jamais été bonne joueuse. Du moins, quand on parlait de poker.
Le piano, par contre ? Bon sang ! elle aurait pu en jouer toute la journée. Et, alors qu’elle
replongeait dans le refrain de sa chanson rythmée, la morsure de l’acier sur son poignet ne lui sembla
pas si terrible. Pas plus que son poids. Ou le froid sur sa peau. Griggs pouvait aller en enfer… avec
ses sales manies et ses idées derrière la tête.
Ce connard en avait. C’était certain. Sinon il ne se serait pas présenté à l’hôpital. La question, à
présent, était de savoir jusqu’où il était prêt à aller pour lui faire garder le silence. Jusqu’au bout,
sans aucun doute. Elle pouvait le lire dans son regard. Suffisant. Victorieux. Un enfoiré jusqu’à l’os.
Et, tandis qu’il resserrait d’un cran la menotte autour de son poignet, J.J. céda du terrain et tressaillit,
s’éloignant de l’autre côté du lit. Le plâtre tira à sa cheville, lestant sa jambe et…
Seigneur ! elle détestait le fait qu’il se tienne si près d’elle. Elle méprisait la chaleur de son
souffle et le bruit des chaussures de son uniforme de prison. Et, à cet instant, J.J. faillit conclure un
pacte avec le diable. Elle voulait qu’il disparaisse. Elle avait besoin de s’en aller. Elle ne pouvait
supporter l’odeur écœurante de son parfum bon marché, ni le…
— Pour l’amour de Dieu, officier ! (Le ton plein de reproches, l’infirmière désigna les menottes.)
Est-ce vraiment nécessaire ?
— Ne vous laissez pas berner par ses jolis yeux bleus.
Le visage impassible, il passa les pouces sous la ceinture de son uniforme. C’était un mouvement
habile. Avec ses mains bloquées sous le cuir épais, il donnait le change – posé, autoritaire, et
intimidant – et cette position présentait un avantage. Elle attirait l’attention sur l’arme à sa hanche.
— C’est une tueuse de sang-froid.
J.J. serra les mâchoires pour se retenir de répondre. Rien de bon ne découlerait de l’insolence.
En plus, ce n’était pas comme si elle pouvait le traiter de menteur. Elle avait fait ce qu’elle avait fait.
Visé et appuyé sur la détente. Et, alors que ce souvenir faisait remonter le passé, les regrets la
dévorèrent. C’était toujours le cas quand elle se rappelait ce jour horrible. Le souvenir était une
greffe à vie. Inébranlable. Indéniable. Le fantôme qu’elle traînait partout où elle allait, alors…
Non. Se battre avec Griggs n’avait aucun sens. Se défendre – expliquer son affaire et toutes les
circonstances atténuantes – ne changerait pas les faits. J.J. n’en avait pas envie non plus. Elle en
comprenait les conséquences. Elle avait agi en toute connaissance de cause, et, malgré un sentiment
de culpabilité tenace, elle ne pouvait nier qu’elle avait tué un homme pour sauver sa vie, mais surtout
pour protéger sa sœur. L’ex-petit ami de J.J. ne bluffait pas. Il pensait chaque mot qu’il avait
prononcé. Il aurait mis sa menace à exécution. Il l’aurait forcée à regarder tandis qu’il plaquait un
flingue sur la tempe de sa sœur et pressait la détente avant de tourner l’arme contre elle. Deux morts
pour le prix d’une, sauf que…
Elle n’avait pas permis que ça se produise. Elle l’avait contré avant qu’il ne puisse passer à
l’acte.
Et c’était ce qui l’avait conduite ici… blessée et seule au Swedish Medical avec Griggs et une
infirmière en colère qui se faisaient face devant son lit d’hôpital. Pourtant, alors qu’Ashford campait
sur ses positions, J.J. ne put s’empêcher de lui en être reconnaissante. Personne d’autre que Tania
n’avait jamais pris sa défense. Il était agréable de trouver une amie, même aussi éphémère que
quelqu’un chargé de prendre soin d’elle. Le geste était adorable. Courageux, également, si on prenait
en compte le sale tempérament de Griggs.
— Ne vous en faites pas, murmura-t-elle, espérant désamorcer la situation. (Énerver Griggs
n’était pas une bonne idée. Laisser son orgueil tranquille était bien plus prudent.) Les menottes ne me
dérangent pas.
C’était un mensonge. Prononcé avec audace et merveilleusement récité. Mais, honnêtement, elle
n’avait pas envie que l’infirmière s’attire des ennuis. Pas à cause d’elle.
Ashford l’étudia en faisant la moue. Elle marqua une pause, le trouble lisible sur son visage,
puis…
— Protocole de prison, m’dame, dit-il pour balayer son opposition silencieuse.
— Je n’ai pas retenu votre nom, sergent… ?
— Griggs, m’dame.
— Très bien, sergent Griggs, sortez la clé et déprotocolez-la.
Ashford soutint son regard de l’autre côté du lit d’un air déterminé. Celui de J.J. passa de Griggs
à celle qui se voulait sa sauveuse, puis retourna sur Griggs. Oh, bon sang ! Mauvais. L’infirmière
cherchait la bagarre, une bagarre qui allait les meurtrir toutes les deux.
— J’ai besoin de l’ausculter et de m’occuper de ses blessures. Je ne peux pas le faire avec les
menottes.
Griggs fronça ses sourcils blonds au-dessus de ses yeux plissés.
— Vous pourrez les remettre une fois que j’aurai terminé, mais, pour l’instant…
L’infirmière le pointa du doigt en guise d’avertissement.
J.J. ravala un éclat de rire. Dieu bénisse cette femme, c’était une dure à cuire. Et têtue. Et elle
avait de la suite dans les idées… ouaip. Ça changeait la donne. Et ça forçait la fouine à rattraper les
balles tant bien que mal. Elle pouvait sentir l’impact arriver. Elle pouvait pratiquement le voir faire
métaphoriquement marche arrière et, lorsque l’infirmière agita une nouvelle fois le doigt dans sa
direction avant de se tourner vers la table à côté du lit, J.J. prononça un « merci » silencieux. La
fouine était peut-être un tyran de première classe, mais Ashford avait le dessus et dépotait au
concours de volontés.
Excellent pour J.J. Pas tant pour Griggs.
Ce report lui donnait ce dont elle avait besoin… du temps. Dix, peut-être quinze minutes
supplémentaires pour trouver un plan. Griggs était peut-être un enfoiré, mais il n’était pas stupide. Il
trouverait un moyen d’obtenir ce qu’il voulait et d’exploiter sa sœur. Il fallait donc parer au plus
urgent. Elle devait protéger Tania en la mettant en garde. Lui dire de garder ses distances jusqu’au
changement d’équipe, lorsque Griggs rentrerait chez lui pour la nuit.
— Tenez bon, J.J. (Ashford tendit le bras et tapota le dos de sa main libre avant de se tourner
pour attraper un verre en plastique sur la table de nuit.) Je vais aller chercher un peu d’eau pour votre
gorge endolorie et je reviens tout de suite. Après, je m’occupe de vous, d’accord ?
Gardant un œil sur Griggs, J.J. acquiesça.
— Merci.
— Ce n’est rien, ma grande.
Ashford se dirigea vers la salle de bains en balançant ses larges hanches, le verre à la main. La
paille s’entrechoqua avec le plastique et fit une pirouette par-dessus bord tandis que l’infirmière se
retournait pour lancer un regard par-dessus son épaule. Sans quitter Griggs des yeux, elle haussa un
sourcil bien dessiné.
— Sergent ? je n’entends aucun bruit de clés. Les menottes, je vous prie.
Ashford entra dans la salle de bains. Elle ouvrit le robinet, et un bruit d’eau courante s’éleva dans
la pièce.
— Emmerdeuse. (Le regard meurtrier, Griggs défit un bouton sur sa ceinture. L’étui qui contenait
ses menottes s’ouvrit.) Cette stupide négresse a besoin d’être remise à sa place.
L’insulte tendit J.J. Elle resserra les doigts sur les draps. Connard raciste. Elle avait envie de lui
en coller une pour avoir insulté Ashford. Juste une. Bon, d’accord, peut-être deux. Il serait si
agréable de préparer son bras et de le laisser voler. Un bon coup de poing le déniaiserait. Enfin,
c’était sa théorie. Dommage qu’elle n’ait jamais eu l’occasion de la mettre en pratique. Frapper un
garde de prison était stupide, peut-être même suicidaire. Et, pourtant, ce rêve ne la quittait pas et
tournait en boucle dans son esprit, lui apportant une certaine dose de satisfaction alors qu’elle
l’imaginait inconscient au sol.
Avec les deux dents de devant en moins.
— Qu’est-ce que tu mates comme ça, Injin ?
Il sourit en la dévisageant de manière méprisante.
J.J. retint un soupir, dissimulant sa réaction. Rien de nouveau dans cette insulte… ni dans
l’ampleur de son intolérance. Il le lui avait bien appris ces cinq dernières années. Réagir de manière
outrée ne fonctionnait pas. Ça ne faisait qu’attiser le feu en lui donnant le pouvoir de la blesser. En
bon raciste notoire, il ne ratait jamais une occasion de dénigrer ses origines. Ou d’insulter le sang
cherokee qui coulait dans ses veines. Ça la rendait moins humaine à ses yeux. Dégoûtant ?
Absolument. Enrageant ? Évidemment. Triste en un temps où la couleur de peau ne devrait plus avoir
d’importance ? Sans aucun doute. Mais ça n’empêchait pas Griggs de lâcher des remarques racistes
dès qu’il pensait que personne d’autre ne pouvait les entendre.
Le fait qu’elle était à moitié blanche – avec des yeux bleus et la peau claire – n’avait pas
d’importance pour lui. Métis équivalait à sale, moins que rien… indigne de son intérêt. Dommage
que ça ne s’appliquait pas également à Tania. Si Griggs avait dénigré sa sœur, ça aurait résolu
beaucoup de problèmes, parce que… ouais, si elle et sa sœur avaient eu le même père, Griggs
n’aurait jamais regardé Tania.
Et il ne serait certainement pas devenu obsédé par elle.
— Putain d’Injin !
Son ton bas déclencha un bourdonnement dans l’esprit de J.J. Griggs posa la main sur la ridelle
du lit. La barre bougea sous son poids, faisant bouger les menottes. Tandis que le métal tirait le
poignet de J.J., la panique qu’elle avait essayé de contenir prit le dessus. Elle se déplaça sur le côté,
rampant imperceptiblement sous les draps de coton, essayant désespérément de maintenir de la
distance entre eux. Cela ne fonctionna pas. Il envahissait son espace, apportant son odeur d’eau de
Cologne avec lui. Les muscles de son ventre se contractèrent en guise de protestation. La douleur
remonta le long de son flanc et s’enroula autour de sa cage thoracique, tirant sur les sutures.
— Tu crois que t’es au bout de tes peines ou un truc du genre ? Tout ça parce que cette négresse
d’infirmière s’est entichée de toi ?
J.J. respira vivement. Ce type était plus que malade. Un vrai candidat pour l’asile psychiatrique
le plus proche.
— Je veux passer mon coup de fil.
— Seigneur ! (Il poussa un soupir et s’éloigna. Tandis qu’il se redressait tout en remettant ses
pouces dans sa ceinture, il secoua la tête.) Tu ne piges vraiment pas, hein, Injin ?
La peur la submergea sournoisement.
— J’ai le droit d’appeler mon avocat.
— Foutaises. Tu as ce que je te donne, rien de plus. Alors écoute bien, Injin… et écoute
attentivement.
Une vilaine lueur dans le regard, il sourit, l’air content de lui. La pression s’abattit sur la poitrine
de J.J. Elle se mit à respirer rapidement tandis qu’elle s’enroulait tout autour d’elle, luttant pour
garder une expression neutre. Dès l’instant où elle se laisserait aller, abandonnerait et montrerait sa
peur, il aurait gagné. Et, que ce soit stupide ou pas, J.J. refusait de lui laisser une victoire facile.
— Tu essaies quoi que ce soit. De passer un appel. D’avertir ta sœur. De dire de la merde sur
moi au directeur de la prison ou à quiconque, et tu ne sortiras pas d’ici en vie. C’est aussi simple que
ça. Alors vas-y seulement, Injin. Crie au loup. Teste-moi, mais seulement si tu souhaites mourir.
Autrement, garde ta putain de bouche fermée.
— Vous ne vous en sortirez pas, dit-elle, feignant une confiance en elle qu’elle ne ressentait pas.
— C’est déjà fait. Et ta sœur ? Elle est…
— Plus intelligente que vous.
— Il ne s’agit pas d’être intelligent. L’important, c’est qu’elle continue à me rendre heureux. Et
devine quoi ? Plus je serai heureux, plus longtemps tu vivras. (Un coin de sa bouche se releva.)
Qu’est-ce que tu penses que Tania fera quand elle te verra là, comme ça, Solares ? Hmmm, tu veux
savoir ce que je pense ? (Il marqua une pause, la satisfaction faisant briller son regard tandis qu’il la
laissait mijoter un instant.) Je pense qu’elle fera tout ce que je lui dirai de faire. Écarter les jambes…
m’y inviter… me sucer dès que j’en aurai envie juste pour assurer ta sécurité.
— Si vous touchez à un seul de ses cheveux, que Dieu me vienne en aide, je…
— Quoi ? (Il tira sur les menottes qui la ligotaient au lit.) Allons, Injin… dis-moi.
— Enfoiré psychopathe.
Il éclata de rire.
— Il était temps que tu t’en rendes compte.
Des gonds grincèrent de l’autre côté de la pièce. Détournant le regard du connard qui la
tourmentait, J.J. jeta un coup d’œil en direction de la salle de bains. Ashford se tenait entre les
montants de la porte et fixait un couvercle sur le verre en plastique.
— Vous lui avez retiré ces menottes, sergent ?
Griggs hésita.
J.J. déglutit, se préparant à l’explosion. Elle ne vint jamais. Il sourit à la place et, d’un geste
rapide, inséra la clé dans le verrou. À mi-chemin entre le soulagement et l’effroi, elle ramena son
bras bandé contre sa poitrine, bougeant lentement, craignant que Griggs ne se venge et ne réessaie de
l’attraper.
— Excellent. Merci, sergent Griggs, dit l’infirmière en le chassant de la chambre de sa main
libre. Maintenant, allez-vous-en. Il y a une machine à café au bout du couloir. Je vous appelle dès que
j’ai fini avec ma patiente.
Griggs tourna vivement le regard dans sa direction. J.J. en sentit l’impact. Non que ça ait de
l’importance. Ses menaces ne signifiaient rien en fin de compte. Elle était habituée aux maltraitances.
Elle gérerait la vieille fouine – et toute forme de punition – pour assurer la sécurité de sa sœur. À
présent, tout ce qu’il lui restait à faire était de trouver un moyen d’y parvenir.
Dès l’instant où il franchit le seuil de la porte, Ashford s’approcha d’elle. Après avoir déposé le
verre sur la table de nuit, elle se tourna vers les placards qui se trouvaient à sa droite, les ouvrant et
les refermant rapidement. Tandis que des paquets plastifiés, de la gaze et du ruban adhésif
atterrissaient dans une grande poubelle, J.J. remua sur le matelas, essayant de se mettre à l’aise. Elle
ne savait pas pourquoi elle prenait la peine de le faire. Ce n’était pas comme si elle avait la moindre
chance d’éviter la douleur. Ou de défier les lois de la probabilité. Le confort n’était pas à l’ordre du
jour, Griggs s’en était assuré.
Le mieux qu’elle pouvait faire à présent était de s’assurer que personne d’autre ne serait blessé.
Ashford lança un regard en direction de la porte ouverte. Et de Griggs. Les pieds plantés au sol et
les épaules droites, il se tenait dans le couloir en leur tournant le dos. Il regardait d’un côté, puis de
l’autre, étudiant le corridor comme s’il s’attendait à une invasion militaire. J.J. secoua la tête. Génial.
Exactement ce dont elle n’avait pas besoin… être escortée par un homme de Néandertal.
Le summum de la vigilance.
Ashford s’interposa dans son champ de vision et déposa tout son fourbi au pied du lit.
— Il est toujours comme ça ?
— Plus ou moins.
— Il vous appelle souvent Injin, hein ?
— Gros raciste… petit cerveau.
L’infirmière ricana.
— Je m’en souviendrai.
— Ça vaut mieux, murmura-t-elle, l’inquiétude lui serrant la poitrine. Je vous en supplie, ne
l’énervez pas. Si vous vous mettez sur son chemin, il vous fera du mal.
— Ne vous en faites pas pour moi.
Ashford fit un pas sur le côté et attrapa le bord du rideau. Elle tira. Un cliquetis brisa le silence
tandis que les petites roues se déplaçaient sur un rail métallique. Griggs jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule. J.J. détourna le regard pour éviter le contact visuel. Un geste lâche ? Peut-être,
mais elle ne pouvait plus le supporter. Pas maintenant. Probablement pas avant un moment non plus.
Ashford donna un nouveau petit coup et le rideau fut entièrement tiré, créant un petit cocon autour du
lit.
— J’ai eu affaire à des gens comme lui toute ma vie.
— Il n’a pas son pareil.
— N’importe quoi. Un tyran reste un tyran. Peu importe le genre d’uniforme qu’il porte. Mais
assez parlé de ça. (Après avoir vérifié son intraveineuse, Ashford attrapa une paire de ciseaux
chirurgicaux.) On n’a pas beaucoup de temps.
J.J. cligna des yeux. Du temps ?
— Pour quoi faire ?
— Vous connaissez le numéro de votre avocat par cœur ?
Les sourcils froncés, J.J. ouvrit la bouche avant de la refermer. Il ne servait à rien d’essayer de
comprendre. Elle était nulle aux devinettes.
— Je ne…
Remarquant sa confusion, l’infirmière sourit.
— Parce que, si c’est le cas, il vous faudra un truc du genre.
Ashford plongea la main dans la poche arrière de sa blouse et en sortit un…
Oh, doux Jésus ! un téléphone portable. Du genre high-tech avec un écran immense et plat.
La gratitude lui coupa la respiration. Son cœur manqua un battement, puis reprit de plus belle,
battant si fort que le son se réverbérait dans son esprit. Ne sachant que dire, J.J. se mit à pleurer, les
larmes lui montant si vite aux yeux que le visage de l’infirmière devint trouble.
— Faites vite.
La tête penchée sur le côté, l’infirmière prêta l’oreille à la recherche de bruits de pas en
approche. Comme elle n’entendit rien, elle murmura :
— N’appelez pas. Envoyez plutôt un SMS.
— Je ne sais pas comment. (Les mains tremblantes, J.J. attrapa le téléphone et le regarda comme
s’il s’agissait d’un objet extraterrestre. Dès le moment où elle avait été accusée et qu’on lui avait
refusé une sortie sous caution, elle avait perdu ses privilèges. Toutes ses possessions également…
portable prépayé inclus.) Je n’ai jamais envoyé de texto à personne.
— Tenez. Là, il suffit de…
D’un geste rapide, Ashford appuya sur un bouton. La photo d’un chien vêtu d’un pull rose apparut
sur l’écran. Elle balaya ce dernier d’un doigt. Pressa une nouvelle fois, et l’image se métamorphosa,
guidant J.J. Insérer un numéro de téléphone ici. Écrire un message au-dessous. Simple. Efficace. Le
paradis pour une fille qui ne s’en était jamais servi auparavant.
— Suffisamment clair ?
— J’ai pigé. (De nouvelles larmes envahirent sa vision. J.J. les balaya.) Merci.
Ashford acquiesça avant de se mettre à parler d’une voix forte et claire afin que Griggs l’entende.
Tandis qu’elle faisait semblant de la guider durant le changement de pansements et de lui expliquer
ses blessures et ce qu’il fallait faire pour qu’elle guérisse, J.J. se mit au travail : le cœur battant à
tout rompre, l’esprit tournant à toute allure, l’espoir s’élevant comme une montgolfière dans son
esprit.
Le salut dans chaque nouvelle lettre que ses doigts touchaient.
« Tania… c’est J.J. Suis blessée. Besoin d’aide, mais ne viens pas. Pas sûr. Griggs est
là. Appelle l’avocat. Trouve protection rapprochée. Sois intelligente. Sois prudente.
Je t’aime… »

Stressée au-delà des mots, elle relut le message. Les secondes défilèrent et…
Elle appuya sur le bouton d’envoi.
Elle se mit ensuite à prier. Et à se dire et si. Et si Griggs le découvrait ? Et si Ashford avait des
ennuis ? Et si Tania ne recevait pas le message ? Et si le directeur de la prison… Oh, Seigneur ! Oh
merde ! Putain de merde ! Elle détestait les « et si » et toutes les possibilités pourries qu’ils
apportaient avec eux. J.J. ferma les yeux, la douleur physique s’estompant derrière le tourment
psychologique. Que quelqu’un l’achève sur-le-champ. Dieu savait que ce serait facile. Une mort
rapide, après tout, était préférable à une mort lente.

Étouffant un grognement, Wick franchit le seuil et entra dans le Gridiron. Son corps se rebella, se
tendant violemment lorsque l’odeur de la boîte de nuit l’enveloppa. Cette réaction instinctive le fit
passer en zone dangereuse, déclenchant sa vision nocturne. L’énergie s’embrasa, venant à lui de
toutes les directions. Il retint une grimace. Seigneur ! il détestait cet endroit. Il méprisait les lumières
stroboscopiques et le décor gothique. Il ne supportait pas le rythme infernal du death metal qui
s’élevait de haut-parleurs cachés. Ni le mouvement et les contacts de trop de corps dans un petit
endroit.
Non que les humains se risquent à l’approcher.
Aucun d’eux n’était assez stupide pour cela. C’était une bonne chose. Dans son état d’esprit
actuel, il aurait pu en briser quelques-uns en deux juste pour se passer les nerfs. La plupart des mâles
auraient filé droit jusqu’au bar. Se seraient enfilé un verre pour lutter contre le dégoût. Peut-être
même une bouteille entière pour apaiser l’aversion et voguer vers l’oubli. Pas lui. Il ne touchait
jamais à ces choses. Il ne le ferait jamais.
L’alcool n’était pas son ami. Et, ce soir, le temps ne l’était pas non plus.
Wick roula des épaules pour se détendre et prit sur la gauche.
Carré VIP haut de gamme, me voilà. Les humains s’écartaient comme des quilles de bowling,
faisant ce qu’ils faisaient de mieux… dégager de son chemin. Les marches le conduisirent sur une
partie surélevée qui surplombait la piste de danse. Il ne prit même pas la peine de regarder. Il savait
ce qui se trouvait dans cette direction. Rien d’autre qu’une mer d’humains drogués qui faisaient
semblant de savoir danser.
Les lumières stroboscopiques flashaient au-dessus de lui, répandant des couleurs vives sur les
murs noirs.
Wick plissa les yeux devant leur éclat et ralentit, étudiant le bar, repérant les lieux, comptant le
nombre d’humains qui luttaient pour se faire entendre malgré la pollution auditive. Wick souffla.
Surprise, surprise. L’endroit était plein à craquer ce soir… et il y avait plus de femelles qu’il ne
pouvait en compter. Une bonne récolte pour Venom et les autres guerriers.
Pas vraiment pour lui.
Le malaise était profondément enraciné, piquant la base de sa nuque et… merde ! voilà que ses
mains recommençaient. Chaque fois qu’il mettait les pieds dans cet endroit, ces crétines
s’engourdissaient. Une réaction au stress ? Probablement. Une alerte précoce qui lui signifiait de
foutre le camp d’ici ? Absolument. Non pas qu’il soit en mesure de le faire, à cet instant. Avec Venom
qui lui collait au cul, il allait devoir voir la fin de ce cauchemar. Plus vite il finirait, plus vite il
obtiendrait ce qu’il voulait : sortir de la boîte de nuit, retourner dans la rue et s’envoler.
Il jeta un coup d’œil à la porte la plus proche. La lueur rouge du signe « Sortie » qui la
surplombait giclait dans le club, brûlant des trous jumeaux dans ses rétines. Un sas de sortie, un sas
qui menait dans l’allée derrière la boîte de nuit. La tentation le prit et le tendit. Trente secondes. Pas
plus. Et il serait loin.
Dommage qu’il n’ait jamais accepté la lâcheté.
Reculer – et continuer à avoir faim – n’était pas envisageable. Pas ce soir avec ses camarades à
ses côtés et une mission à venir.
Vêtues de jupes courtes et de tops qui laissaient voir leurs ventres, les femelles étaient partout ;
avachies sur de luxueux bancs, assises au bar, debout en groupes, la peau exposée et le corps en
mouvement, des verres à la main tandis que les glaçons s’entrechoquaient dans les mixeurs. Wick
retint un frisson lorsque l’odeur sèche de l’alcool fort le submergea. Les souvenirs se firent plus
précis, lui faisant tourner la tête. Seigneur ! cette odeur. Elle ne manquait jamais de le ramener à un
passé dont il ne voulait pas se souvenir, mais était incapable d’oublier. Et alors qu’il se tenait droit,
les bottes bien plantées au sol et les épaules redressées, la réalité disparut pour laisser place à sa
mémoire.
À la cruauté d’une autre époque et d’un autre lieu.
Wick secoua la tête. Même après toutes ces années, il ne comprenait pas. Il était incapable de
comprendre la sauvagerie, et encore moins les abus. Il était si jeune quand tout avait commencé. Trop
naïf pour comprendre ce qui était en train de se produire ou ce que ça finirait par lui faire. Même
après quatre-vingts ans, l’horreur ne le quittait pas : le collier et la cage, les coups de fouet
psychologiques et la brutalité crue de ses ravisseurs qui le forçaient à avaler de l’alcool à quarante
degrés nuit après nuit.
Tout ça sous prétexte de s’amuser.
Wick serra les poings et combattit l’arrière-goût amer de la brûlure cérébrale, essayant
désespérément d’éteindre les flammes mentales. Mais rien ne pouvait contenir la marée de souvenirs.
Ou le choc physique de sa réaction à l’odeur de l’alcool. Wick le savait. L’habitude et l’expérience le
lui avaient appris. Il essaya malgré tout, luttant contre la nausée, déglutissant à mesure que
l’amertume augmentait, que son pouls s’emballait et son cœur se serrait.
Putain de fils de pute !
Ce connard l’avait enfermé dans une cage. Une putain de cage… avec un collier en métal et des
chaînes. La raison pour laquelle ce détail l’énervait encore plus que tout le reste lui échappait.
Certainement que l’alcool qu’on lui forçait à avaler à sept ans avait été pire. Il était devenu accro à
dix ans et s’était transformé en alcoolique enragé à l’idée de sa prochaine dose avant chaque combat.
Avant que son ravisseur ne le pousse sur scène, ne mette un poignard entre ses mains, et ne le force
à…
Le souvenir était toujours douloureux et faisait saigner son âme.
La plainte d’une guitare électrique le sauva, brisant son agitation mentale.
Wick cligna des yeux. Une seconde plus tard, il repoussa le passé. Il ne se trouvait plus dans ces
sous-sols, effrayé, seul, et vulnérable. Venom l’avait fait sortir, et le connard à qui il appartenait était
mort. Revivre tout ça ne servait à rien. Le mieux qu’il pouvait faire était aller de l’avant, frapper fort,
et sortir rapidement.
Ce qui voulait dire trouver une femelle pour son ami… et plus vite que ça.
Tournant son attention vers le bar qui longeait le mur arrière, Wick promena le regard sur la foule.
Il grimaça. Seigneur ! c’était une catastrophe ambulante. Le Gridiron était une vraie parodie. Rien
que des surfaces dures qui abritaient des clients qui se la jouaient. Une armée de chochottes qui se
comportaient comme des goths, mais n’avaient aucune idée de ce que ça signifiait. Si on leur imposait
une épreuve d’une seconde, qu’on osait défier ces idiots… ouais, chacun d’eux jusqu’au dernier se
replierait comme un tee-shirt sale.
Wick secoua la tête et fronça les sourcils en observant les humains.
— Maîtrise-toi, mon pote.
Wick jeta un regard à droite et haussa un sourcil interrogateur.
— T’as l’air d’un type en pétard. (Le regard rieur, Mac posa une grande main sur son épaule. Sa
peau claqua contre la veste en cuir et le son sec s’éleva entre eux.) Si tu continues à les regarder
comme ça, les femelles vont partir en courant. Pas le meilleur moyen d’obtenir ce qu’on veut. Un
sourire peut accomplir beaucoup, tu sais.
Les yeux plissés, Wick fusilla le nouveau membre des Nightfury du regard.
— Je dis ça, je dis rien. (Avec un sourire, Mac lui donna une nouvelle tape affectueuse. Le coup,
franc, le propulsa vers l’avant, le forçant à écarter les jambes ou à tomber.) Je serai au bar.
— Reste ici, dit-il sur un ton d’avertissement silencieux.
C’était nécessaire. Malgré son inexpérience, Mac était un électron libre, assez intelligent et fort
pour mener la mission à bien tout seul. Pas exactement ce dont Wick avait envie en ce moment. Si
Mac y allait seul – ce qui n’était pas du tout impossible vu que la mission concernait la sœur de sa
compagne –, Wick perdrait sa chance de rembourser sa dette. Ce qui craindrait à mort. Il avait besoin
de remettre les compteurs à zéro et de se libérer de ce fardeau. Et Jamison représentait le meilleur
moyen d’y parvenir.
— C’est à moi d’aller récupérer la femelle, pas à toi.
— Bien reçu. (Ses yeux bleus sérieux, Mac hocha la tête, joignant le geste à la parole. Le mâle le
dépassa, lui frôlant l’épaule au passage, et se dirigea vers le bar à l’arrière de la salle.) Amusez-
vous bien, les mecs. Appelez-moi quand vous avez fini.
— On n’y manquera pas, l’ami. (Forge s’arrêta à côté de Wick et lui lança un regard en coin.
L’excitation embrumait l’air autour de l’Écossais tandis qu’il se frottait les mains l’une contre
l’autre.) Créneau horaire ?
— Une heure, répondit Wick en essayant de ne pas grimacer.
Quinze minutes lui auraient mieux convenu, mais Dieu savait que ça ne suffirait pas. Ses frères
d’armes rechigneraient et lui botteraient le cul s’il leur laissait moins de temps. Aucun d’eux, après
tout, ne partageait sa détresse. Grande, petite, mince, avec des formes, à haute énergie ou non, ça
n’avait pas d’importance. Chaque guerrier aimait être avec une femme. Ils chérissaient chaque minute
passée avec elles. Ils désiraient leur contact et l’explosion d’énergie orgasmique qui en découlait et
les nourrissait. Wick le savait parce qu’il avait vu la manière dont Venom se comportait au contact
des femmes. Ajoutez à ça les bavardages à Black Diamond après une nuit passée à faire la fête et…
Merde ! y avait pas photo. Tous aimaient toucher et être touché en retour.
Tous sauf lui.
Cet aveu tendit Wick. Le malaise le parcourut. La colère vint ensuite. Seigneur, il était un
guerrier, pour l’amour de Dieu ! Puissant. Capable. Mortel en combat aérien et craint par ses
ennemis. Hors de question que s’approcher du sexe faible le fasse reculer. Mais la vérité se foutait du
confort ou de la fierté. La manière dont il se sentait – sa réaction – était ce qu’elle était. Pas moyen
d’y couper. Il lutta contre les frissons d’effroi qui accompagnaient sa névrose en roulant des épaules.
Le geste ne l’aida pas. Il le refit malgré tout, se forçant à mettre tous ses souvenirs atroces dans une
boîte mentale.
Il la referma à clé et répéta le plan.
— Je veux être à l’hôpital avant minuit.
— Seigneur ! se plaignit Forge en le regardant d’un mauvais œil.
— À toute, grogna Sloan. (Le regard intense, il se mit en route et suivit Forge dans le club.) On se
retrouve sur le toit dans soixante minutes.
— Une heure entière. (Un demi-sourire aux lèvres, Venom s’approcha pour se tenir à son côté. Le
DJ lança une autre piste, mélangeant du death metal avec une vieille chanson. Tandis que le remix
tambourinait à travers les haut-parleurs, son meilleur ami haussa un sourcil.) C’est généreux de ta
part. Comment ça se fait que tu ne me laisses jamais autant de temps ?
— Va chier, Ven, murmura-t-il, recourant à son repli verbal préféré. Reviens plus tard si ça te
chante.
Venom soupira comme s’il se résignait à l’attitude irascible de Wick.
— Je ne laisserai pas Jamison là-bas plus longtemps que nécessaire.
La surprise étincela dans son regard rubis.
— Jamison, hein ? Quand est-ce que c’est arrivé ?
Wick se recomposa une expression, faisant de son mieux pour dissimuler son faux pas. Mais il
était trop tard. Venom n’était pas bête. Son ami avait remarqué son ton… la manière dont il avait
prononcé son prénom. Super. Tout simplement génial. Il venait de commettre une erreur tactique et de
révéler le pot aux roses. Mais, alors même qu’il essayait de le recouvrir, Wick savait qu’il était cuit.
Venom ne lâcherait pas l’affaire, tel un chien avec son os. Il continuerait à l’emmerder jusqu’à ce
qu’il admette la vérité.
Jamison le fascinait.
D’une certaine manière… d’une certaine façon… ces dernières heures, elle avait éveillé son
intérêt. C’était plus qu’un peu étrange, et clairement ridicule. Il ne ressentait jamais de curiosité.
Wick était un mâle simple qui prenait plaisir à mener une vie simple. Combattre. Briser des rebelles
en deux. Rentrer à la maison chaque nuit. Rien de compliqué là-dedans, mais, alors que les détails de
la situation de Jamison avaient fait surface, l’avaient nargué, il n’avait plus pu se la sortir de la tête.
Ni elle ni la nouvelle sensation qu’il ressentait quand il pensait à elle.
À présent, une myriade de questions le tenaillaient, exigeant des réponses.
Il voulait connaître les moindres détails. Mais, plus encore, il avait besoin de rencontrer la
femelle qui se cachait derrière le dossier de prison. Il se posait beaucoup de questions et, alors que
la curiosité le consumait, son imagination se déchaînait. Des mesures si extrêmes. Elle était allée
jusqu’au bout, avait conduit un homme à sa mort… commis l’impensable. Du moins, pour une
femelle. La plupart des femmes n’auraient pas les tripes. Elles étaient plutôt du genre à s’enfuir et se
cacher.
Ce n’était cependant pas le cas de Jamison. Et, que ça lui plaise ou non, Wick voulait savoir
pourquoi.
— Alors… (Venom plia les mains pour se faire craquer les doigts, ce geste dénotant son
impatience) on s’y met ou quoi ?
Wick acquiesça. C’était maintenant ou jamais. Et, dans la mesure où « jamais » n’était pas une
option avec Venom qui ne lui lâchait pas le train, Wick se força à bouger. Il se dirigea vers
l’inévitable. La pulsation à ses tempes accéléra, lui donnant la migraine. Il repoussa l’inconfort,
fouillant la section VIP du regard et…
Bingo ! Mac à trois heures.
Dissimulé par la magie, invisible aux yeux humains, Mac se tenait dans les ombres près du bout
du bar, les épaules pressées contre le mur, le regard parcourant la foule, l’air triste. Wick comprenait.
Il n’avait pas non plus envie d’être ici, mais la nécessité était une salope et trouver une femelle qu’il
supporterait absolument indispensable.
Il détourna l’attention de son camarade et étudia de nouveau le bar. Des chaises à dossier haut
étaient alignées devant, élevant ceux qui y étaient assis au rang d’interférences visuelles. Un large
miroir se trouvait derrière eux et des bouteilles colorées se reflétaient dans la lumière basse. Ses
sens affûtés de dragon prirent le dessus à la recherche d’énergie, et il jaugea chaque humaine. Nope,
pas de candidate digne de ce nom ici. Il avait besoin d’une femelle à haute énergie, suffisamment
puissante pour les nourrir Venom et lui à la fois.
Il parcourut rapidement un banc d’angle.
Il reposa aussitôt les yeux dessus. Hmmm, c’était prometteur. Enfin, elle était prometteuse.
Parfait. Peau sombre, mignonne. Elle était tout à fait du genre de Venom. Son ami préférait les
femelles afro-américaines et… ouais, elle faisait l’affaire, avec ses yeux sombres et ses cheveux
soyeux qui lui arrivaient aux épaules. La robe blanche pratiquement inexistante n’était pas mal non
plus. Le tissu collait à sa peau, mettant en valeur sa poitrine et la saine lueur de sa vitalité.
Wick sourit. Excellent. Pas moyen que Venom résiste à cette fille.
Wick s’arrêta en pleine course et jeta un regard par-dessus son épaule.
Venom releva le menton.
— Tu t’es déjà décidé ?
— Le banc qui fait l’angle, au fond.
— Putain… regardez-moi ça.
Les mots de Venom furent avalés par les basses hardcore. Wick les entendit malgré tout,
remarquant l’intérêt soudain de son ami. Bingo ! Décollage imminent. Venom jeta un regard dans sa
direction et plongea des yeux rubis bouillonnants dans les siens.
— Tu vas choisir une femelle qui te plaît, un jour ?
Il haussa les épaules, évitant la question. Dont la réponse était… jamais de la vie. Ce n’était pas
qu’il n’aimait pas les femelles. Une paire de longues jambes lui faisait autant d’effet qu’aux autres
mâles, mais il y avait un gouffre entre regarder et toucher. Le premier, il le faisait beaucoup, étudiant
le sexe opposé, appréciant une femme pour ce qu’elle était : belle et douce, excitante avec toute sa
peau exposée. Le contact, cependant – n’importe lequel –, il l’évitait comme la peste.
— Tu la veux ou pas ?
Venom grogna.
— Évidemment.
— Alors bouge-toi le cul. (Il remonta sa manche pour taper sa montre). Plus que cinquante-sept
minutes.
— Seigneur ! murmura son ami, mais il ne perdit pas une seconde.
Traînant les bottes sur le sol taché, il suivit Venom. Il concentra son attention sur la femelle. Elle
rit à quelque chose que son compagnon venait de dire, puis prit une gorgée de sa boisson. Son regard
rencontra celui de Wick par-dessus le rebord de son verre. Elle marqua une pause, se raidissant
tandis que sa main restait bloquée en l’air. Concentré sur son aura, Wick remarqua le pic énergétique.
Elle écarquilla les yeux. Un instant plus tard, l’inquiétude fit s’accélérer son pouls.
Toujours la même rengaine.
Jamais sûres de lui, la plupart des femmes étaient d’abord intimidées. C’était une réaction
normale. Une réaction que Wick comprenait, même s’il la regrettait. Ce n’était pas comme s’il le
faisait exprès. S’il avait pu, il aurait émis une aura apaisante, pas celle de prédateur qu’il se
connaissait, mais… bon sang ! il ne savait pas comment faire. C’était un chasseur jusqu’à l’os, que la
plupart des mâles fuyaient, et c’était sans parler des femmes. Malgré cela, il essaya de jouer le jeu et
se força à sourire. Peut-être que ça aiderait à faciliter les choses, que ça la rendrait plus réceptive,
aiderait Venom…
Son ami s’arrêta devant la table de la fille.
Elle se mit à cligner des yeux et le dévisagea. Dès que son regard se posa sur Venom, elle laissa
échapper un soupir refoulé et sa peur se mua en intérêt. Elle releva la tête et regarda Venom de la tête
aux pieds, puis se tourna et fit la même chose avec lui. Wick se tendit. Elle sourit et recula,
s’installant confortablement contre les coussins du banc, ses atouts de taille bien en vue tandis qu’elle
prolongeait le contact visuel.
— Eh bien, bonjour vous.
Wick se figea tandis qu’elle soutenait son regard. Quel retournement de situation. C’était étrange
et contre nature. En général, Venom était le centre de l’attention, mais, lorsqu’elle se mordit la lèvre
inférieure, Wick comprit le message. L’énergie sexuelle était si facile à lire. L’excitation féminine
également et, alors que ses pupilles se dilataient et qu’elle écartait les lèvres, Wick déglutit. Il
l’intéressait au plus haut point et elle l’encourageait à prendre les rênes. À initier le contact, à se
glisser à côté d’elle et à la conduire doucement dans l’arène sexuelle.
Ce qui foutait son calme en l’air. Sans parler de son cerveau.
Que Dieu lui vienne en aide. Qu’est-ce qu’il était censé faire, maintenant, bon sang !?
Venom vola à son secours et détourna l’attention de la fille sur lui.
— Bonsoir, beauté. Est-ce que je peux me joindre à vous ?
Elle lui fit signe, l’invitant de la main à s’asseoir sur le banc.
— Mervais, talmina, dit Venom en dragonais d’un ton bas, reconnaissant son acceptation à la
manière de ceux de leur espèce.
Wick donna un coup de fouet mental pour dégager le mec à côté d’elle. Lorsque l’humain
décampa, filant comme si sa vie en dépendait, Venom s’installa à côté d’elle, s’étalant sur la
banquette. Comme d’habitude, Wick était figé, incapable d’entrer dans l’alcôve… et rejoindre le
couple qui n’en était pas vraiment un. Bizarre ? Absolument, mais il ne savait pas quoi faire d’autre.
Deux options étaient envisageables. La première était de rester planté là. La seconde serait de
contourner la table pour aller s’asseoir de l’autre côté de la fille. Ça semblait une bonne chose à
faire. Pour un mâle normal. Dommage qu’il ne soit pas été « normal ». Il était incapable de se
résoudre à bouger. Ses bottes étaient cimentées au sol et il était bloqué, le cerveau frit, les muscles
verrouillés, la panique augmentant. Tout ça parce qu’elle le voulait lui… qu’elle était en train de lui
signifier en battant des cils de s’approcher.
Venom posa son bras sur le dossier de la banquette et se rapprocha de la femelle. Il lui chuchota
quelque chose à l’oreille. Elle releva le menton, appelant un baiser. Son ami le lui donna, pressant sa
bouche au coin de la sienne, puis recula pour la regarder dans les yeux. Jouant avec ses cheveux du
bout des doigts, il retira les mèches sombres qui cachaient sa nuque.
— Comment tu t’appelles, talmina ?
— Iesha.
— Joli nom. (Elle murmura un « merci », et Venom alla droit au but.) Alors, Iesha… tu es
partante pour t’amuser un peu ?
— Un peu comment ? (Elle se mordilla la lèvre inférieure et coula un regard en direction de
Wick. L’intérêt et le désir luisirent dans son regard, faisant briller son aura d’un orange vif.) Un truc à
trois ?
— Très bien.
La provocation dans son ton évidente, Venom plongea la main sous la table. Elle inspira
rapidement et bougea sur son siège. Alors qu’elle renversait la tête en arrière, son ami en tira
avantage et lui décroisa les jambes, lui écartant les cuisses tout en lui mordillant la nuque.
— Tu m’as convaincu.
Son rire se transforma en cri de surprise.
— Chacun votre tour ?
— Un à la fois.
— Ici ? Ou aux toi…
— Ici même.
Wick faillit reculer. Ici ? Putain de merde ! ici ? À la vue de tous dans le club ? Qu’il soit maudit.
On pouvait faire confiance à Venom pour devenir impatient et négliger la sécurité de la décence.
Wick serra les dents et déchaîna sa magie, libérant un sort de dissimulation. Les ombres les
enveloppèrent, cachant le joyeux trio aux yeux humains. Venom murmura quelque chose d’osé contre
la gorge de la femelle. Wick jura à mi-voix.
— D’accord.
Sa respiration se bloqua lorsque Venom plongea plus profondément entre les cuisses de la jeune
femme. Les lèvres écartées, sa poitrine se soulevant et s’abaissant, les paupières de cette dernière
vacillaient. Alors qu’elle frissonnait de plaisir, la femelle lança à Wick un regard brûlant. Il paniqua,
puis grimaça quand elle dit :
— Je veux ton ami d’abord.
Wick garda le silence, sachant ce qui allait se produire.
— Non.
Venom mordilla son épaule nue et secoua la tête. D’un geste rapide, il fit passer la femelle sur ses
genoux. Après une manœuvre experte, elle se retrouva à califourchon sur son ami, sa robe remontée
sur les hanches. Wick détourna le regard. Venom grogna de plaisir.
— Je passe en premier.
Occupée avec ce que Venom lui faisait, elle ne protesta pas. Et Wick non plus. Surtout dans la
mesure où, lui, il ne passerait pas. Pas sur elle ou n’importe quelle autre femelle. Il n’arrivait pas à
se résoudre à s’approcher suffisamment. Les rares fois où il avait essayé s’étaient conclues par un
désastre, lui assurant que le sexe n’était pas son truc.
Mais, alors que Venom redoublait d’efforts, se déchaînant sur la femelle, Wick souhaita quelque
chose de différent. Quelque chose qui ne commencerait pas et ne finirait pas avec lui, debout dans
une boîte de nuit en train de regarder son ami s’envoyer en l’air. Non que ce fût la faute de Venom. Le
mâle prenait simplement soin de lui, faisant ce que Wick était incapable de faire pour lui-même…
mettre une femelle en frénésie orgasmique. Élever son niveau d’énergie suffisamment haut pour les
nourrir tous les deux. Le forcer à puiser dans le flux électrostatique du Méridien la nourriture dont
tous les dragons mâles avaient besoin pour rester forts et en bonne santé.
Le fait que Wick était incapable de se nourrir le rendait honteux. Triste et dégoûté.
Après tout ce temps, il aurait dû être assez fort pour le faire tout seul. Au lieu de ça, l’idée lui
donnait des indigestions. Un frisson remonta le long de son dos. Wick le refréna, restant impassible
tandis que l’envie de partir en courant le titillait de nouveau. Ce n’était l’affaire que d’un moment, de
quelques secondes, c’était tout ce qu’il faudrait, et il serait…
— Wick.
Il retourna vivement la tête vers son ami.
— Maintenant, dit Venom. Elle est prête.
Jurant dans sa barbe, Wick eut un mouvement de recul. La logique lui dictait de bouger.
L’incertitude ne le laissait pas faire. La stupidité à l’état pur. Plus vite il s’y mettrait, plus vite ce
serait terminé, mais…
Il n’avait pas envie de la toucher. Il préférerait s’affamer, s’il avait le choix. Il l’avait déjà fait.
Avait passé des mois sans se nourrir et n’avait jamais succombé à la famine énergétique. Mais,
lorsqu’il croisa le regard de Venom par-dessus la tête de la fille, Wick comprit que ce ne serait pas le
cas ce soir. S’il faisait demi-tour et partait en courant, son ami le prendrait en chasse. Il le
talonnerait. Le ramènerait par la peau du cul et le forcerait à se nourrir, alors…
Non. Pas moyen d’y couper ce soir. Ou de s’en sortir. Juste un engagement total.
— Fais-le, Wick… maintenant. (Venom leva la tête, ses yeux rubis incandescents, et lui parla par
télépathie.) Et tu ne t’arrêtes pas avant que je te dise de le faire. Elle est capable de nous
supporter tous les deux. On ne se débine pas ce coup-ci. Tu te nourris jusqu’à être rassasié, ou je
te botte le cul.
Son ton autoritaire aurait dû énerver Wick. Il ne le remarqua qu’à peine. Menace ou pas, ça
n’avait pas d’importance. Il était trop nerveux pour faire autre chose qu’obéir. Les ordres aidaient.
C’était clair. Concis. Pas possible de se tromper ou de mal comprendre. Ce qui, étrangement, lui
donna le courage de s’avancer vers la femelle au lieu de prendre la fuite.
D’un mouvement rapide, Wick poussa la table sur le côté et s’avança derrière la femelle. Sa veste
en cuir lui caressa les omoplates. Son torse la toucha ensuite. Elle gémit, accueillant sa chaleur, les
hanches ondulant en concert avec celles de Venom. Teinté d’alcool, son souffle lui caressa le visage.
Wick serra les dents, mais ne s’arrêta pas. Maintenant ou jamais. Y aller rapidement. En repartir
encore plus vite. Il pouvait le faire. Il pouvait se laisser porter par la vague, maintenir le cap, et tout
ça en rendant Venom fier de lui.
Cette pensée lui donna du courage.
Il tendit le bras pour prendre sa gorge en coupe. Elle gémit lorsqu’il posa la main sur sa peau et
releva le menton, lui laissant plus de place. Terrible. Sans pitié. Vorace. La bête en lui s’éleva en
poussant un grognement avide, suppliant qu’on la nourrisse. Il s’exécuta, guidé par l’instinct, et
pressa la main au creux de ses reins, puis pencha la tête. Elle gémit, suppliant qu’on lui donne du
plaisir tandis que la bouche de Wick caressait la base de son cou.
L’énergie jaillit.
Le Méridien s’ouvrit, le terrassant d’une énergie chauffée à blanc.
Incapable de résister à son désir, Wick but profondément, aspirant le courant électrostatique
jusqu’au plus profond de lui-même tandis que Venom accélérait la cadence. Tandis que la femelle
hurlait de plaisir, transportée par l’orgasme, Wick lutta contre la nausée qui s’élevait en lui et avala
une autre gorgée. Venom grogna, l’encourageant à en prendre davantage. Il le fit, buvant avidement, se
nourrissant rapidement, prenant une gorgée après l’autre.
Mais, alors qu’il se nourrissait et que son estomac se contractait, il dut faire face à l’atroce
vérité.
Il était irrécupérable. Un bâtard au-delà de la rédemption en raison de ses défauts. Un mâle
honorable n’aurait pas besoin de la présence de son meilleur ami lorsqu’il se nourrissait. Un mâle
normal serait en mesure de donner du plaisir à une femelle tout seul. Un mâle consciencieux ne
s’humilierait pas d’une telle manière. Et, alors que la femelle jouissait une nouvelle fois, le martelant
d’une nouvelle vague, la honte se rappela à son bon souvenir. Le destin lui avait joué un mauvais tour
et l’avait fait s’égarer. À présent, il ne pouvait plus être aidé. Il était baisé d’une façon irréversible
et, surtout, incurable.
CHAPITRE 5

Attendre n’avait jamais été le fort d’Ivar. Il n’avait jamais acquis cette compétence. Il n’en avait
jamais eu besoin non plus. En tant que leader des Razorback, personne ne le faisait attendre. Sa
parole faisait loi. Les ordres qu’il donnait n’étaient pas discutés. Seule sa voix avait de l’importance
dans une meute habituée à obéir, peu importaient les conséquences. Mais, alors que la course sans
heurt de l’ascenseur l’emmenait hors de leur tanière souterraine et à la hauteur de la rue et de la
caserne de pompiers décrépie qui était devenue sa maison, il s’émerveilla de l’ironie de la situation.
Hamersveld était en retard.
Bon d’accord, pas de beaucoup. Malgré cela, l’affront énervait Ivar plus qu’il ne l’aurait voulu. Il
prit une profonde inspiration et expira lentement, essayant de garder son calme. Personne n’était
jamais en retard. Pas quand ils avaient rendez-vous avec lui. Mais bon, Hamersveld n’était pas
n’importe qui. Il était une race à part, un dragon d’eau de nature brutale, à l’esprit vif, et avait les
moyens d’utiliser ces deux aspects. Une combinaison fantastique, une combinaison qu’Ivar n’admirait
pas seulement, mais convoitait, désirant l’intelligence du mâle – ainsi que sa propension à la
violence – pour lui.
Et pour la meute Razorback.
Le problème ? Accepter Hamersveld le mettrait en terrain inconnu. Le mâle était un vrai pari.
Puissant. Chieur. Et imprévisible. Ces descriptions allaient comme un gant à Hamersveld. Ainsi que
« sévère aversion pour l’autorité ». Le dragon d’eau en était fier, et aux dires de tous, il préférait sa
propre compagnie. Ivar grogna et mit les mains dans les poches avant de son jean préféré avant de se
pencher vers l’arrière. Lorsque ses omoplates touchèrent le miroir contre le mur, il passa en revue
toutes les possibilités.
Au bout d’un moment, il secoua la tête. Seigneur ! c’était un sacré euphémisme ; le mâle donnait
un tout nouveau sens au mot « dangereux ». Ce qui était excellent d’une certaine manière. Mais
également risqué. C’était une bonne chose qu’Ivar n’ait jamais été contre les outsiders que tout le
monde donnait perdants. Ce n’était pas gagné, mais c’était sa spécialité. Parfois, brûler la chandelle
par les deux bouts pour venir à bout du centre jouait en sa faveur. Mais Hamersveld ? Ivar jouait tout
ce qu’il possédait, il mettait tout en jeu, espérant que le dangereux fils de pute s’engagerait avec eux.
Grand risque. Immense bénéfice… s’il réussissait son coup.
Et s’il n’y parvenait pas ? Eh bien, la mort était toujours une option.
Ivar grimaça. Il préférait la première option à la seconde. Il voulait Hamersveld dans son camp, à
botter des culs de Nightfury, pas répandu comme de l’engrais dans son nouveau jardin. Mais la
nécessité – cette vieille pute – exigeait une certaine dose de pragmatisme. Aucune hésitation ni aucun
sentiment n’avait sa place dans l’équation. Soit le mâle s’enrôlait dans la cause Razorback, soit il
mourait. C’était aussi simple que ça. Pas de terrain d’entente. Pas d’entre-deux. Pas de retour en
arrière, de changement d’avis ou de stratégie.
Tout ou rien. Hip, hip, hip… hourrah !
L’ascenseur bourdonna, s’arrêtant de manière fluide, faisant plonger le cœur d’Ivar dans sa
poitrine. Lorsqu’il rebondit et reprit un rythme normal, Ivar regarda son reflet dans les parois d’acier
en attendant que les portes s’ouvrent. C’était maintenant ou jamais. Prenant une inspiration pour se
calmer, Ivar se redressa. Il vérifia une dernière fois le contenu de sa poche arrière.
Du bout des doigts, il tâta du plastique dur.
Bien. La seringue était encore là, en sécurité, attendant qu’il l’attrape. Remplie de puissantes
neurotoxines, la drogue qu’elle contenait était un cocktail mortel assez puissant pour mettre trois
dragons au tapis. Exagéré ? Probablement, mais Ivar préférait être sûr. Il ne pouvait rien laisser au
hasard, pas quand un mâle aussi puissant qu’Hamersveld venait dîner.
Il avait envoyé à ce dernier les instructions pour parvenir au 28, Walton Street – son nouveau
repaire – un peu plus tôt dans la journée. Dès l’instant où il était entré en contact par télépathie et
avait transmis l’information, l’appréhension s’était installée. Même maintenant, elle continuait à le
tenailler, faisant grogner son estomac. Ivar déglutit, combattant des tonnes de doutes. Avait-il pris la
bonne décision ? Est-ce que faire confiance à Hamersveld était intelligent ?
Les questions tournaient en boucle, mettant ses nerfs à rude épreuve, le remplissant d’incertitude,
lui donnant envie de repartir de zéro. De faire marche arrière… peu importait. Dommage que ce ne
soit plus une option. Il était à découvert, et peu importait à quel point ça l’irritait, il devait aller
jusqu’au bout. Bastian et sa joyeuse bande de bâtards avaient un dragon d’eau dans leurs rangs. Un
jeune inexpérimenté, bien sûr, mais puissant malgré tout. Ce qui… putain de merde… était un gros
avantage dans la guerre qu’il menait contre la meute des Nightfury. Ivar avait besoin d’un mâle pour
contrecarrer le coup de force de Bastian et, que ça lui plaise ou non, Hamersveld était ce dont il avait
besoin.
Son seul moyen pour atteindre son but. Malgré tout, révéler où se trouvait son repaire secret ne
lui plaisait pas.
Et ce n’était pas étonnant. Même s’il commandait une grande meute, les trois quarts de ses soldats
ignoraient où il vivait. Où il se couchait chaque jour et d’où il partait chaque soir. C’était plus sûr de
cette manière. Un avantage tactique dont il avait besoin pour repousser les efforts que Bastian faisait
pour le trouver. Plus qu’impitoyables, ces trous du cul de Nightfury n’avaient rien contre le fait de
torturer les mâles à son service pour obtenir cette information, donc…
Ouais. Ça ne faisait aucun doute. Moins ses soldats en savaient, mieux c’était. Même si, pour être
honnête, garder son repaire secret servait également un autre but : être isolé de la plus grande partie
des Razorback signifiait avoir un peu d’intimité. C’était tout ce dont il avait besoin, et un bien qu’il
n’avait jamais pris pour acquis. Le peu de temps au calme qu’il arrivait à obtenir était précieux. En
tant que commandant de la nation Razorback, il recevait trop de demandes et il n’y avait pas assez
d’heures dans une journée.
C’était plus que frustrant, mais normal, selon lui. Surtout dans la mesure où il était à présent seul
aux commandes.
Lothair – son meilleur ami et ancien bras droit – l’avait aidé à alléger son fardeau, prenant la
moitié des responsabilités, permettant à Ivar de passer du temps dans son laboratoire. C’était une
chose qu’il aimait, et un environnement dans lequel il s’épanouissait. Des tubes à essai et des
microscopes. Des sas pour jouer avec des charges virales. C’était son truc. Les expérimentations
scientifiques ravivaient et nourrissaient son esprit, testant ses capacités tout en faisant avancer sa
cause.
Qui était… quoi ? L’extinction de la race humaine. L’éliminer et libérer la planète de du joug de
sa stupidité… de son égoïsme également. Rien que pour ça, les humains méritaient de mourir. Ils
niquaient la planète, détruisaient la couche d’ozone avec leurs gaz à effet de serre, polluaient les
océans et les nappes phréatiques, prenant plus que leur part équitable tout en forçant les autres
espèces à l’extinction.
Et tout ça en s’en foutant.
Ça ne pouvait pas continuer. La Terre était en train de mourir d’une mort lente et douloureuse,
alors… on ne pouvait pas y couper. Il ne restait qu’une chose à faire. Traiter la cause sous-jacente
comme une invasion de cafards et exterminer la race humaine. « Pouf »… disparue… terminé.
Problème réglé une fois pour toutes.
Pour l’instant, cependant, le succès lui échappait.
Il avait maintenant des mois de retard et était incapable de tenir la promesse qu’il avait faite à
Rodin, le leader des Archguard. Dirigeant de l’une des cinq familles dynastiques qui gouvernaient les
dragons, le mâle voulait voir les humains disparaître autant qu’Ivar. Animal politique, Rodin était un
allié puissant et subvenait aux besoins de fonds des projets d’Ivar et fournissait autant de soldats que
nécessaire pour remplir les rangs Razorback. Parfait de tant de manières. Il obtenait ce dont il avait
besoin pendant que Rodin se tournait les pouces à Prague, à cinq mille kilomètres de là. Distance
géographique plus argent égalait le contrôle ultime. Le genre d’équation que préférait Ivar.
À présent, tout ce dont il avait besoin était que ses expériences portent leurs fruits.
Plus facile à dire qu’à faire. Chaque échec lui faisait affronter la dure réalité et, alors que les
souvenirs refaisaient surface, Ivar en fit le tour, ses pensées le ramenant à son meilleur ami. Une perte
incroyable. La douleur se réveilla. Putain de merde ! ça faisait toujours mal. Quelle perte de temps.
Lothair était mort. Parti. Assassiné par l’ennemi. Il ne reviendrait jamais. Le chagrin le déchira en
deux, le flagellant jusqu’à ce qu’il saigne de l’intérieur : il voulait se venger, voulait avoir l’occasion
de remettre les scores à zéro et de rendre la pareille. Putain de Nightfury ! Ces enfoirés de
meurtriers. Bastian avait pris le seul mâle qu’Ivar avait jamais aimé.
Ivar serra les dents et grogna, nourrissant sa haine. Une vie pour une vie. Il trouverait un moyen
de faire payer le commandant des Nightfury. Il prendrait au mâle quelque chose de précieux et se
vengerait. Parole d’honneur, il se jura que ce serait fait.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent en émettant un léger sifflement.
Un léger « ping » suivit et se réverbéra dans le silence, le poussant à s’avancer dans ce qui
deviendrait bientôt le foyer des Razorback. Il le traversa, ne remarquant qu’à peine son état de ruine.
L’odeur, cependant, le gifla. L’odeur humide du bois moisi en décomposition se mélangeait au parfum
du ciment qui venait d’être coulé. Ivar se frotta l’arête du nez tout en se dirigeant vers l’autre côté de
la pièce. Il laissa une série de traces de bottes dans l’épaisse poussière et s’avança vers les portes-
fenêtres. Fendues par endroits, les vitres occupaient tout le mur arrière de la vieille caserne. La
lumière de la lune brillait à travers le verre, projetant des ombres sur le sol et contre les murs de
brique criblés de trous.
Ivar sourit. La propriété était une vraie ruine. Malgré cela, le vieil immeuble lui plaisait. En dépit
des apparences, c’était un endroit solide et sa structure était saine, alors… non, il se foutait comme
de sa première pipe que l’endroit tienne à peine debout. Négligé, après tout, ne signifiait pas
« inutile ». De plus, le fait que les humains avaient abandonné la caserne ainsi que les cinq hectares
qui lui appartenaient jouait en sa faveur. Tout le monde se fichait de ce qu’il y faisait. Personne ne le
remarquait. Ni la ville et ses inspecteurs ni ses voisins. Tout le monde s’occupait de ses affaires,
content que quelqu’un ait acheté cette immondice et qu’il se charge des rénovations lui-même.
Excellent. Exactement ce dont il avait besoin… de temps, des tonnes de temps.
Pour quoi faire ? Finir la construction du repaire souterrain. Ses fourmis ouvrières – les humains
qu’il retenait prisonniers pour la tâche – travaillaient dur, essayant frénétiquement de lui faire plaisir
et de terminer le système des couloirs, chambres et quartiers communs quinze mètres sous la surface.
Son laboratoire, ainsi que l’équipement sophistiqué qu’il contenait, était déjà prêt. Dieu merci ! Au
moins, l’endroit qu’il considérait comme son sanctuaire était fonctionnel. Quelques mois
supplémentaires et le reste du complexe high-tech serait terminé. Alors seulement il s’attellerait au
bâtiment au-dessus du sol.
Longeant des lattes de plancher pourries qui s’affaissaient vers le grand trou au milieu de la
pièce, Ivar s’arrêta devant les portes-fenêtres. Son radar dragon se mit en marche tandis qu’il étudiait
le terrain devant la caserne. Il soupira. Merde ! toujours pas de Hamersveld. Le mâle avait à présent
une heure de retard. Ce n’était pas très cool niveau ponctualité. Le pire, c’était qu’il ne pouvait pas
joindre le mâle par télépathie, l’équivalent cosmique d’un téléphone portable pour ceux de son
espèce. Chaque fois qu’il essayait de l’atteindre, seuls des parasites lui répondaient, ce qui le foutait
en colère en même temps que ça l’inquiétait.
Ivar fronça les sourcils, la méfiance le tenaillant. Il craignait que le Norvégien ne l’ait laissé
tomber et envoyé se faire voir. Il envisagea les possibilités sous tous les angles, ne voulant pas y
croire, espérant que ce n’était pas le cas. Il avait besoin d’Hamersveld parmi eux, pas en train de
traverser l’Atlantique à la nage pour retourner chez lui, mais…
Tout était possible. Surtout après un nouveau round avec les Nightfury la veille.
Les bâtards avaient frappé fort, venant aider leur rat d’égout, protégeant Tania Solares, réduisant
à néant ses plans pour mettre en cage la femelle à haute énergie. Il en avait choisi une dans le bloc
cellulaire A, la résidence parfaite pour elle. Avec son énergie qui battait tous les records, elle aurait
été un ajout spectaculaire aux cinq femelles qu’il avait déjà emprisonnées. Une incroyable partenaire
au lit, également. À présent, il avait moins que rien. Juste une cellule vide où Solares aurait dû se
trouver et un dragon d’eau aux abonnés absents avec des problèmes de savoir-vivre.
Quel emmerdeur. Il aurait pu appeler. Le joindre par télépathie pour lui dire qu’il avait changé
d’avis… qu’il avait décidé de ne pas rejoindre les Razorback et qu’il reprenait ses tendances
antisociales.
— Connard de rat d’égout.
Son grognement résonna dans le silence, puis rebondit à son esprit. Putain de merde ! un autre
revers. Un nouvel échec à ajouter à une pile grandissante. La déception le tenaillait, accompagnée de
colère. Putain ! quel foutage de gueule. Il avait nourri tellement d’espoir en Hamersveld et la force si
particulière que le guerrier aurait apportée à sa meute.
— Putain de merde !
Tout était anéanti, à présent. Sa stratégie. Son plan. L’espoir de trouver un nouveau bras droit
pour assurer les besoins de sa meute. Secouant la tête, Ivar serra les poings, sentant sa température
interne grimper en flèche. Il mit le cran d’arrêt sur sa colère. Elle ne changerait rien. Se lamenter de
cette perte non plus. Seule l’action corrigerait la situation et sauverait le rêve qu’il chérissait. Il était
un combattant, bon sang ! Un guerrier-né, aux capacités de tueur et à l’intelligence aiguisée. S’il ne
trouvait pas un moyen de se sortir de ce merdier, personne ne le pourrait et…
Un fourmillement familier lui remonta le long du dos.
Ivar reporta son attention sur les fenêtres. Penchant la tête, il appela sa magie. La chaleur
augmenta en une vague puissante, embrasant ses sens. Il se raccrocha à la montée brûlante, lui
permettant de gagner en intensité, puis la laissa rouler. Son sonar repéra quelque chose. Des parasites
tournaient entre ses tempes. Il regarda à travers la vitre tout en analysant la connexion. D’une simple
pensée, il ouvrit les portes-fenêtres en grand et sortit sur le petit balcon. L’air froid se referma autour
de lui, apportant la fraîche odeur de minuit dans son sillage. Il prit une profonde inspiration,
remplissant ses poumons tandis qu’il jetait un regard sur sa droite.
Un sifflement, déformé par l’air épais et humide, glissa sur la brise.
La sensation se mit à battre à l’intérieur de son crâne. La douleur grésilla entre ses tempes. Il
fronça les sourcils. Oh merde ! Quelque chose clochait, il n’aurait su dire comment, mais il le savait.
Quelque chose d’immense, à en juger par la chose intense, terrible et effrayante qui se dirigeait sur
lui.
Le vent s’y mit également, hurlant de mécontentement, maltraitant le col de son tee-shirt. Et,
malgré tout, Ivar attendit, exposé sous le ciel nocturne, voulant comprendre ce qui avait causé ce
chahut tandis que le tonnerre grondait et que la lune disparaissait sous d’épais nuages. Alors que
l’horizon s’assombrissait, des éclairs zébrèrent le ciel au-dessus de la ville. L’éclairage citadin pâlit
sous les flashs et…
Il remarqua un mouvement en périphérie de sa vision.
Ivar prit une profonde inspiration glacée alors qu’une traînée d’un gris sombre apparaissait.
Putain de merde ! Hamersveld… se déplaçant comme un missile, à toute allure, traînant une tempête
électrique derrière lui. De nouveaux éclairs jaillirent. Un nouveau round de tonnerre. Le mâle
chancelait en plein ciel, ses ailes adoptant un très mauvais angle. Seigneur ! il volait beaucoup trop
vite. Il était totalement hors de contrôle. Le guerrier n’arriverait jamais à atterrir comme ça. À moins,
bien sûr, qu’il ne cherche à se briser la nuque tout seul.
La surprise laissa place à une vilaine inquiétude. L’incrédulité suivit.
Oh ! c’était vraiment mauvais. Le Norvégien était dans la merde jusqu’au cou.
Ivar pouvait sentir l’odeur des écailles roussies et du sang de dragon. Les deux effluves étaient
portés par le courant ascendant qu’Hamersveld créait derrière lui. Ce qui ne pouvait signifier qu’une
chose. Il avait été blessé par les Nightfury, affaibli pendant qu’il se battait contre ce rat d’égout de
Bastian sous la surface de l’eau. Dans ce lac de merde. À cause de la fameuse femelle à haute énergie
qu’Ivar voulait mettre en cage et qui faisait partie de son programme de reproduction.
Et puis merde ! on dirait bien qu’il devait une excuse à Hamersveld pour ses méchantes pensées.
Une autre fois, peut-être, parce que…
Ivar grimaça en voyant Hamersveld chanceler, virant de bord en direction de l’équipement hors
d’usage qui recouvrait l’arrière de la caserne. Une seconde plus tard, le mâle tomba du ciel,
atterrissant sans sa grâce habituelle. Mais le pire fut qu’il glissa, puis se mit à décrire des pirouettes
mortelles, creusant une tranchée profonde dans le sol. La terre s’empila des deux côtés du dragon. Le
bout dentelé de sa queue percuta une rangée de jerricans rouillés. L’acier cogna contre l’acier,
produisant un bruit catastrophique dans le silence. Le désastre l’assourdissant, Ivar cligna des yeux,
regardant, incrédule, Hamersveld continuer à déraper et propulser une chargeuse en l’air.
La machine s’écrasa au sol, répandant des débris de bois de la taille de cure-dents.
Ivar bondit par-dessus la rambarde en jurant dans sa barbe et sauta au bas du balcon. L’air frais
de la nuit l’enveloppa. Le vent froid fouettait son visage, rejetait ses cheveux en arrière tandis qu’il
descendait les trois étages. Il atterrit violemment, ses genoux rebondissant contre sa poitrine. Ils lui
percutèrent le sternum, lui coupant la respiration. Ivar ignora la brûlure et, ne perdant pas une
seconde, se précipita à l’autre bout de l’arrière-cour.
Ivar courut entre deux niveleuses, écrasant l’herbe gelée dans sa course. Évitant les rebords
tranchants de métal tordu, il garda le regard rivé sur Hamersveld. Il était pantelant et ses écailles
grises cliquetaient à chaque respiration. Il était étendu les membres emmêlés – les ailes penchées
selon un angle bizarre, sa tête cornue à moitié enterrée sous un tas de terre, ses immenses griffes
tressautant – et son sang coulait des myriades de coupures peu profondes qui zébraient son torse. Ce
n’était pas un problème en temps normal. Les dragons guérissaient vite, la magie dans leur ADN
refermant les blessures si rapidement qu’ils étaient en général remis sur pied en quelques heures. Le
problème, là, était que leur confrontation avec les Nightfury remontait à vingt-quatre heures et…
Seigneur ! la situation était tout sauf normale.
Ce qui le poussait à penser ça ? Le tatouage d’Hamersveld. L’encre tribale s’étendait de part et
d’autre de sa colonne vertébrale en dents de scie, et elle brillait d’une lueur inquiétante. Pas de son
bleu sombre habituel… mais d’un putain de rouge vif.
Cette vision donna des haut-le-cœur à Ivar.
Il s’approcha malgré tout, de manière lente et régulière, ne voulant pas surprendre le mâle. Un
dragon à terre était un dragon dangereux. Mais un dragon qui souffrait ? Encore plus et… ouais, pas
de doute là-dessus, Hamersveld souffrait atrocement. En raison de cette lueur étrange, il donnait
l’impression d’être en feu, les flammes le consumant de l’intérieur. Ce qui n’était pas normal pour un
dragon d’eau. Enfin, pour ce qu’Ivar en savait, en tout cas. Lui et le guerrier avaient peut-être fait
équipe, mais ça ne signifiait pas qu’il comprenait les spécificités d’une espèce aussi rare que celle
d’Hamersveld.
Son tatouage palpitait dans l’air frais comme s’il avait pris vie.
Ivar continua à avancer et se glissa entre des bidons d’huile retournés. D’une voix douce, il
murmura :
— Hamersveld.
— Ivar ? Demanda celui-ci d’une voix rauque à travers la connexion télépathique, son accent
norvégien ressortant plus qu’à l’accoutumée.
Le gémissement, faible et douloureux, ruissela dans l’esprit d’Ivar. Une seconde plus tard, le
guerrier grogna et ouvrit une paupière. Un iris noir bordé de bleu se planta sur lui. Chatoyant dans
l’obscurité, le regard d’Hamersveld se joignit au spectacle que donnaient déjà son dos et ses épaules,
brisant l’obscurité. Ivar ravala un nouveau juron. Seigneur Dieu ! le mâle était en sale état, si affaibli
qu’il ne pouvait pas relever la tête.
— Besoin d’aide.
— Je suis là. (Il posa une main sur l’épaule recouverte d’écailles du mâle. Avec précaution, il
examina une entaille profonde le long de sa gorge.) Que s’est-il passé, bon sang !?
— Fen… blessé. Connards de Nightfury. (Il toussa, puis grogna à travers ses crocs serrés.)
Désolé… dû quitter le combat. Devais… le nourrir.
Ivar fronça les sourcils, n’ayant pas tout suivi.
— Qui ? Fen ?
Hamersveld hocha la tête. Un spasme le parcourut, faisant trembler ses muscles tendus le long de
son flanc. L’inquiétude se reflétait dans le regard du guerrier, et Ivar faisait de son mieux pour
comprendre. Fen était un troglodyte, une sous-espèce unique du genre dragonin. Légers, rapides et
féroces en bataille, ces dragons miniatures avaient été chassés pratiquement jusqu’à l’extinction.
Considérées comme un sport, la traque et la mise à mort de troglodytes avaient représenté un
commerce juteux. La pratique avait été proscrite par l’Archguard plus d’un siècle auparavant et, étant
donné le peu de troglodytes restants, la plupart de ceux de son espèce avaient maintenant la flemme
de les chasser.
Les humains, après tout, étaient de bien meilleures proies.
— Où est le troglodyte à présent ? demanda Ivar.
— En sécurité… à l’intérieur.
En sécurité à l’intérieur ? Ça voulait dire quoi, ces conneries ? Ivar l’ignorait. Il n’avait pas non
plus le temps d’enquêter. Pas quand Hamersveld ressemblait à une épave. Il pourrait sans autre
enquêter plus tard, lorsque le guerrier serait remis et sur pied.
La tête du mâle retomba dans la poussière.
— De quoi as-tu besoin ? (Ivar le secoua légèrement, incertain quant à la marche à suivre. En tant
que dragon d’eau, Hamersveld avait des besoins différents des siens.) Comment puis-je t’aider ?
— Une femelle… dois me nourrir pour que Fen soit nourri. De l’eau salée aussi.
— Est-ce qu’un bain salé fera l’affaire ?
— Parfait.
— J’ai tout ça à l’intérieur du repaire… que des femelles à haute énergie. Alors transforme-toi, zi
kamir, dit-il, utilisant le terme dragonais pour « mon frère » afin de lui inspirer confiance et le faire
bouger. On va te remettre sur pied et te guider au repaire.
Avec un effort suprême, Hamersveld planta ses pattes palmées au sol et poussa. Ses muscles se
contractèrent. Ses écailles grises ondulèrent sous la faible lueur des lumières de la ville. Il se
transforma alors, passant de sa forme de dragon à celle d’humain. Il tendit le bras vers Ivar, ses
cheveux blonds maculés de sang. Ivar n’hésita pas et, glissant son bras autour du mâle, le souleva
pour le remettre debout. Hamersveld jura lorsque ses pieds nus touchèrent le sol. Ivar ne s’excusa
pas. Il serra les dents en jurant dans sa barbe. Seigneur ! ce fils de pute était lourd. Avec ses plus de
deux mètres, le mâle était aussi imposant qu’un catcheur professionnel.
Génial comme renfort sur les champs de bataille. Horrible à porter tout en naviguant dans la zone
de guerre qu’était sa cour arrière.
Traînant à moitié Hamersveld, il le conduisit jusqu’à l’entrée du 28, Walton Street. À mi-chemin,
une sensation chatouilla le dos d’Ivar. Il serra les dents, sachant de quoi il s’agissait… ou aurait-il dû
dire de qui ?
Ivar poussa un soupir et raffermit sa prise sur le guerrier dans ses bras avant d’ouvrir la
connexion.
— Qu’est-ce qui se passe, Denzeil ?
— J’ai des infos.
— Sur Tania Solares ?
Ivar trébucha sur le côté. Hamersveld grogna. Ivar raffermit sa prise et souleva le mâle pour lui
faire franchir le terrain inégal.
— Pas exactement, mais…
— Alors je ne veux pas savoir.
— J’ai piraté son téléphone portable. Elle vient de recevoir un message et…
— Putain ! qu’est-ce que je viens de dire ? Je m’en contrefous, Denzeil, le coupa-t-il d’un ton
agacé, le regard fixé sur la porte arrière de la caserne. Occupe-t’en tout seul. J’ai du pain sur la
planche.
— Bien reçu, boss. J’envoie une unité pour enquêter.
— Fais donc, murmura-t-il, mettant fin à la connexion mentale.
Il n’avait pas le temps pour ces conneries. Pas maintenant qu’Hamersveld était exactement là où
il voulait qu’il soit. La reconnaissance, après tout, était une arme puissante. Il prévoyait d’en tirer
parti autant qu’il le pourrait. En faire tellement qu’il gagnerait la confiance du guerrier. S’il s’y
prenait convenablement, sa loyauté envers les Razorback suivrait et il les rejoindrait, et Ivar
obtiendrait ce dont il avait besoin : un puissant dragon des mers dans son camp. Tout ce qu’il lui
fallait pour prendre sa revanche sur Bastian et faire progresser ses plans.
CHAPITRE 6

Son emmerdomètre réglé sur « allez tous vous faire foutre », Wick traversa le Gridiron en
direction de la sortie arrière en titubant. Les humains braillaient et se tiraient de son passage en lui
jetant des regards incrédules. Ça ne l’étonnait pas. Lorsqu’il avait le contrôle, il foutait une trouille
d’enfer à la plupart des gens. À cause de sa taille. De son apparence. Parce qu’il avait l’air
dangereux et de mauvaise humeur. Tout ça rendait les gens méfiants, et c’était dans les circonstances
optimales.
Mais en ce moment… pendant qu’il était en surcharge après s’être nourri et qu’il avait perdu le
contrôle ?
Seigneur ! il était l’équivalent dragon d’une boule de démolition, se balançant au bout du frêle
câble de la raison, les muscles et les articulations détraqués, la coordination inexistante tandis qu’il
essayait de maintenir sa trajectoire en direction de l’autre côté du bar.
Wick aurait voulu qu’il en aille autrement. Il aurait souhaité de tout son cœur que l’énergie
femelle ne le propulse pas en chute libre chaque… putain… de… fois. Mais souhaiter une chose ne
la faisait pas se réaliser. Et espérer n’avait jamais donné de résultats. Une honte, vraiment. Un peu
d’espoir lui aurait fait du bien, en ce moment. Surtout dans la mesure où sa vision n’en faisait qu’à sa
tête, clignotant comme une ampoule schizophrène.
Putain ! il était dans la merde.
Il savait que la porte était par là-bas… quelque part. Il ne voyait rien que des choses troubles,
mais…
La nausée le secoua, faisant remonter des sucs gastriques dans sa gorge.
Sa tête se mit à lui tourner de manière folle. Il perdit l’équilibre et trébucha, se dirigeant vers des
gens qui arrivaient en sens inverse. Le groupe de femelles couina. Malgré leurs talons de dix
centimètres, le trio bondit hors de son chemin en lui jetant des regards noirs, luttant pour ne pas
renverser les boissons qu’elles tenaient. Le liquide déborda par-dessus le rebord des verres.
L’horrible odeur d’alcool le frappa de plein fouet. Wick eut un haut-le-cœur et…
Bordel de merde !
Il fallait qu’il sorte d’ici. Tout de suite. Qu’il quitte la chaleur du club. Sa puanteur. Qu’il
retrouve l’air frais de la nuit. Sinon, il finirait étendu sur le sol, étalé dans les saletés du club tandis
qu’une bande d’humains le transformerait en attraction de zoo.
Wick serra les dents et se força à mettre un pied devant l’autre. Ses bottes résonnaient contre le
sol. Son cœur donnait le tempo, déterminé à creuser un trou au centre de sa poitrine. L’énergie qu’il
avait absorbée n’aidait pas, bourdonnant dans ses veines, attaquant son corps jusqu’à ce qu’il se
sente comme un spaghetti mou. Le spectacle lumineux psychédélique faisait augmenter son malaise.
Des explosions de lumière colorée donnaient le ton, faisant empirer la migraine et souffrir son corps.
Quelques pas supplémentaires. Juste quelques enjambées et il serait libre. Sorti par la porte
arrière du Gridiron.
Une grosse main se posa sur son épaule.
L’estomac de Wick se souleva. Ravalant la brûlure, il se retourna, luttant contre la prise.
— Tout doux. (Profonde, ancrée dans la magie, la voix traversa son esprit et recouvrit les basses
hardcore.) Ce n’est que moi.
Sous le choc, Wick cligna des yeux. Accent de Boston. Présence imposante. Une main familière
dans une veste en cuir. Le soulagement le frappa. La reconnaissance suivit, à tel point que Wick
accueillit son ami comme d’habitude.
— Va chier, Mac.
— Tu sais que tu m’aimes, hein ? (Mac le tenait toujours par la veste pour lui faire garder
l’équilibre.) Besoin d’un peu d’air frais ?
— Ouais.
— Je te couvre. Allons-y. (Mac désigna la porte de sortie. Pendue au-dessus, la pancarte
lumineuse ressemblait au salut. Tout ce dont il avait besoin enveloppé par une lueur rouge.) Par là.
Wick ravala une remarque impolie, parce que… ouais, la réponse qu’il avait sur le bout de la
langue – celle qui ressemblait à « Sans dec’, Einstein » – ne semblait pas judicieuse. S’il la ramenait,
Mac risquait de se retourner contre lui. Ce qui, vu les circonstances, était une mauvaise idée. Surtout
dans la mesure où Mac était tout simplement génial et le maintenait debout tout en l’aidant à gagner la
sortie sans prononcer un mot.
Une reconnaissance infinie parcourut Wick.
Sa gorge se serra. Que Dieu soit loué pour la famille. Ses frères d’armes ne le comprenaient peut-
être pas – peut-être même le fatiguaient-ils parfois –, mais ils tenaient à lui. Ils étaient fiables à cent
pour cent quand ça avait de l’importance.
— Mac…
— Tiens bon, mec. Ne craque pas jusqu’à ce qu’on soit dehors. Tu pourras vomir là-bas.
Comme si elle n’attendait que ça, la bile remonta à l’arrière de sa gorge. Wick la ravala. Mac le
poussa vers l’avant pour lui faire passer la porte et les mener dans l’entrée exiguë. Noyé dans
l’ombre, l’escalier montait sur sa droite, se dirigeant vers le toit. La rampe ronde aida son ascension,
une marche après l’autre. La sueur coula dans les yeux de Wick. Il l’essuya, détournant le regard des
marches pour le poser sur la sortie. La peinture était écaillée, ce qui la rendait irrégulière.
Plus qu’un mètre et demi. Un. Il y était presque. Quelques secondes et…
Wick trébucha en accélérant le pas. Mac raffermit son emprise sur sa veste. Tandis que son ami le
redressait, il donna des coups sur la barre de métal avec son genou. La porte s’ouvrit en grand et alla
frapper le mur en brique derrière elle. Le bruit se répercuta, brisant le silence, s’élevant pour se
mêler à l’air frais de la nuit. Wick se précipita dans l’allée.
L’air frais lui fouetta le visage.
Ses poumons hurlèrent, exigeant davantage d’oxygène.
Il se laissa tomber à quatre pattes et, plié en deux, leur obéit. Il inspira violemment, produisant un
bruit d’asthmatique, une bouffée sifflante après l’autre lui meurtrissant la poitrine. Un petit vent
glacial soufflait dans l’allée, soulevant le bas de sa veste. Wick ignora ce qui faisait grimacer la
plupart des dragons de dégoût. Malgré sa nature bouillante, l’hiver ne le dérangeait pas. Pas étonnant
vu son éducation. Élevé dans la désolation, la négligence et la privation, c’était pour lui la norme,
pas l’exception.
Excellent entraînement pour un guerrier. Traumatisme émotionnel désastreux pour un mâle
ordinaire.
Wick força ses poumons à se détendre et se releva. Alors qu’il se redressait, ses muscles se
contractèrent et se nouèrent. Il jura silencieusement tout en marchant d’un pas lourd, étirant ses mains,
faisant circuler le sang de nouveau dans ses extrémités. Les sensations le submergèrent en revenant,
lui chatouillant le bout des doigts et lui arrachant un frisson intégral.
Luttant contre le froid, il prit une nouvelle inspiration et pencha la tête vers l’arrière. Des nuages
épais bloquaient le ciel, étouffant les étoiles, maintenant leur distance avec la lune tandis que les
premiers flocons tourbillonnaient.
Charmant. Pas l’ombre d’une distraction.
Juste la cruelle certitude d’être faible. Ainsi que la honte.
Wick jeta un regard en coin à Mac. Debout derrière lui, le mâle était prêt à s’avancer pour
l’empêcher de tomber la tête la première. De nouveau. Nom de Dieu ! quel désastre. L’humiliation le
gagna, s’accrochant comme une salope en chaleur, et Wick souhaita disparaître. Lutter ou fuir, une
réponse instinctive à une mauvaise situation. Alors qu’il combattait un nouveau frisson, disparaître
lui semblait un plan excellent, mais il y avait un petit problème.
Mac ne le laisserait pas faire.
Le mâle transpirait pratiquement l’inquiétude. Et, sachant ce qu’il savait de l’ancien flic, Wick
reconnaissait tous les signes. Son ami le suivrait comme son ombre dès l’instant où il essaierait de
bouger. Mac ne le laisserait jamais filer, alors…
Merde ! « Fuir » venait d’être rayé de la liste.
Ce qui ne lui laissait qu’une seule option.
Lutter. Une bonne bagarre le détendait toujours, et marteler Mac… attaquer le mâle qui était
témoin de sa chute ? Eh bien, à présent, il en mourait d’envie. Mac était brutal quand il en venait aux
poings et il lui donnerait exactement ce dont il avait besoin : un adversaire en pétard et dont les coups
étaient mortels. De la vraie douleur. Une putain de distraction de taille. La rédemption sous forme
d’effort physique qui faisait remonter l’estime de soi.
Mac frapperait fort et ne s’excuserait jamais.
Parfait avec un « P » majuscule.
Les bottes plantées sur la chaussée au milieu de l’allée, il jeta un regard en direction de la porte
toujours ouverte. L’espoir gagna en force, offrant tout un tas de possibilités à Wick.
Mac plissa les yeux, méfiant.
— Oublie. Hors de question.
— C’est quoi le problème ? demanda-t-il, essayant de provoquer la bagarre. T’es une poule
mouillée ?
— Va faire un tour pour te calmer, Wick.
Un air d’avertissement sur le visage, Mac claqua la porte derrière lui. Le bruit se réverbéra,
couvrant celui qui provenait de la boîte de nuit. Lorsque le verrou se remit en place, Wick jura à mi-
voix. Putain de mec ! On pouvait compter sur leur dragon d’eau pour devenir raisonnable pile au
mauvais moment, alors qu’il ne l’avait jamais été.
— Je ne me battrai pas avec toi.
Très bien. Sans aucun doute la meilleure chose à faire. Surtout dans la mesure où Wick
n’abandonnait jamais. Il ne reculait jamais.
Il n’en avait jamais eu besoin, préférant la férocité qui lui était propre aux temps morts. Sa nature
fixait les paramètres. Il suivait la voie, sur la corde raide alors qu’il se dirigeait vers une chose… la
mort. Il se battait jusqu’à ce que quelqu’un passe l’arme à gauche. Point. Il n’y avait pas de place
pour les négociations. Pas moyen de le calmer. Il ne voulait que tuer, tout simplement, ce qui, ouais,
faisait de Mac un fils de pute méchamment intelligent.
Il grogna tout en jetant à son camarade un regard agacé.
Mac ne pipa mot. Il se contenta de bouger deux de ses doigts pour imiter des jambes en marche.
Wick lâcha un autre gros mot, mais s’exécuta. D’un mouvement rapide, il pivota en direction de la
rue. Roulant des épaules, battant des pieds, la colère ouvrant la marche, il se dirigea à grands pas en
direction du trottoir au bout de l’allée. Satisfait, Mac croisa les bras et s’appuya contre la façade du
Gridiron, traquant ses mouvements d’un regard perçant. Wick l’ignora, arpentant la chaussée usagée,
donnant des coups dans des canettes vides pour les dégager de son chemin, ses semelles faisant
craquer des petites flaques à moitié gelées tandis qu’il dépassait des conteneurs.
L’énergie le picotait, lui donnant la chair de poule.
Luttant contre la montée d’adrénaline, Wick accéléra le pas, se servant de l’allée comme de son
circuit personnel. Aller au bout. Revenir. Encore et encore. Chaque tour devenait le suivant. Lors du
troisième, quelque chose d’étrange se produisit. Son corps s’apaisa. Son cœur ralentit. La sensation
de démangeaison se calma, passant de froide et insupportable à tiède et agréable. Wick fronça les
sourcils et ralentit le pas, étudiant le changement de sensation. Ses muscles crispés se dénouèrent.
Boostée, la magie crépita dans ses veines, le picotant d’une chaleur nouvelle.
Son dragon soupira.
Le soulagement s’amplifia et l’effroi disparut, relâchant Wick une griffe à la fois. Hum. Qui
l’aurait cru ? Cette connerie de faire un tour pour se calmer fonctionnait réellement.
— Mieux ?
Mac se redressa.
Ne faisant pas confiance à sa voix, Wick hocha la tête.
— Les autres ont presque fini.
Traduction : l’orgie touchait à sa fin… Dieu merci.
Mac décroisa les bras et s’étira pour évacuer la tension.
— Tu as pu joindre Venom ?
Bonne question.
— Pas encore.
Mais il devrait vraiment s’y mettre. Ramener Venom ne serait pas facile. Ça ne l’était jamais. Son
meilleur ami aimait trop la compagnie féminine pour se hâter durant le sexe. Il aimait prendre son
temps, donnant le plus de plaisir possible à sa compagne. Les femelles appréciaient sans doute cela.
Mais lui ? Pas vraiment. Surtout dans la mesure où il devait attendre dehors la moitié du temps que
Venom ait fini et qu’il en ait eu assez.
Non qu’il se plaigne jamais de l’appétit de son ami.
Pas moyen. Il n’était pas égoïste à ce point. Le mâle était un dur à cuire, un mec digne tel que
Wick ne serait jamais. Et, même si ça le peinait de l’admettre, Wick savait qu’il serait mort à l’heure
actuelle s’il n’avait pas eu Venom. Le guerrier connaissait son secret, comprenait ses antécédents, et
il s’en fichait. Malgré sa phobie alimentaire, Venom l’acceptait tel qu’il était. Il s’assurait qu’il se
nourrissait et restait en bonne santé, le forçant à faire ce qu’il était incapable de faire pour lui-même.
Personne d’autre n’aurait supporté ses conneries ni ne serait resté à son côté aussi longtemps.
Alors… non. En temps normal, il ne se serait jamais plaint. Il ne serait pas non plus allé arracher
son meilleur ami des bras d’une femelle. Ce soir, cependant, n’était pas un temps normal. Il avait une
mission à accomplir, une mission délicate qui portait le nom de Jamison Jordan Solares.
Wick remonta sa manche et jeta un coup d’œil à sa montre. Minuit moins vingt. Ils étaient pile
dans les temps. Ce qui signifiait que… il était temps de faire sortir les autres et de tirer sur la chaîne
de Venom, et rapidement. Plus vite ce serait fait, plus vite il pourrait se transformer et prendre les
airs. Le Swedish Medical se trouvait à moins de cinq minutes de vol. Et, à l’intérieur, une femelle en
détresse, son ticket pour rembourser ses dettes.

J.J. avait sommeil, mais elle avait trop peur pour fermer les yeux. Les gens se faisaient toujours
tuer au moment où ils n’étaient pas vigilants. Les films d’horreur en étaient la preuve. La vie et le
destin suivaient la tendance, attaquant quand on s’y attendait le moins. Élémentaire, mon cher Watson.
La peur était une part naturelle de l’équation. Du moins à ses yeux.
Être vigilante signifiait vivre un jour de plus.
C’était une excellente stratégie, surtout dans la mesure où Griggs se tenait juste devant sa porte.
Dans le couloir, à moins de six mètres d’elle, bavardant avec son collègue. J.J. observa les deux
hommes en uniforme tout en contenant un bâillement. Le mur vitré lui offrait une vue excellente.
C’était pratique à certains égards. Horrible à d’autres. Ça lui permettait de surveiller Griggs tandis
qu’elle attendait qu’il passe à l’action : l’approche inévitable, la prochaine menace ignoble, la
sensation de ses mains enroulées autour de sa gorge.
La nausée lui retourna l’estomac.
Un vilain goût emplit sa bouche. J.J. déglutit, se répétant de ne pas être stupide. Griggs
n’essaierait rien tant que le personnel soignant serait dans les parages. Elle fronça les sourcils. Ou
bien ? La question tourna en boucle tandis qu’elle ne le quittait pas du regard. Dos tourné, épaules
appuyées contre le mur en verre, il était en train de rire. Il faisait tournoyer le magazine corné qu’il
tenait dans ses grandes mains. De vilaines mains, qui appartenaient à un homme sans conscience et
sans scrupules.
Le malaise se transforma en effroi, ce qui accentua sa peur.
Elle frissonna. Incapable de le contrôler, le frisson se transforma en une série de tremblements.
La menotte à son poignet cogna contre la ridelle du lit. Le cliquetis la tendit davantage. Oh, Seigneur !
elle était faite comme un rat. Totalement vulnérable.
Nulle part où aller. Aucun endroit où se cacher. Personne à appeler au secours.
J.J. resserra les doigts gourds de sa main libre sur le drap. Le coton râpa sa paume. La question
ultime était… que faire ? Seigneur Dieu, elle l’ignorait. Maintenant que le SMS avait été envoyé, elle
était à court d’options. Elle devrait se défendre toute seule, consciente que, tôt ou tard, Griggs
tenterait quelque chose. Il ne faisait pas de menaces en l’air, et sa méchanceté était réelle, alors…
hun hun. La question ne se posait même pas. S’il souhaitait sa mort, c’était ce qui lui arriverait.
Froide comme du marbre. Les orteils pointant en l’air. Étendue sur une table à la morgue.
Elle essuya ses paumes moites sur les draps et passa les options en revue. Mort par strangulation.
Meurtre par étouffement avec un oreiller. Overdose de n’importe quel médicament sur lequel il
pourrait mettre la main. Toutes étaient envisageables avec Griggs. Son cœur s’accéléra, et encore,
pompant le sang dans ses veines à toute allure. Les battements qui l’accompagnaient étaient
douloureux dans sa poitrine lorsqu’elle regarda l’intraveineuse. Rebiqués sur les extrémités, des
bouts de ruban adhésif tenaient l’aiguille en place, offrant le parfait moyen…
Pour un meurtre parfait.
Rapide. Facile. Diabolique.
Les méthodes de Griggs ne laissaient pas de place au doute. Ni à l’erreur. Il s’en assurerait,
laissant le médecin légiste tirer l’une de ces deux conclusions : mort accidentelle ou de cause
naturelle.
Pas de chance pour elle. Encore moins pour Tania.
S’il vous plaît, Dieu, faites que sa sœur lise le message.
J.J. ferma les yeux un instant pour demander un peu de réconfort et envoya sa prière vers les
cieux. Tandis qu’elle négociait avec Dieu, suppliant de trouver un moyen de s’en sortir, son cœur
battait si violemment que sa poitrine en devint douloureuse. Une lancination terrible suivit et ses
émotions enflèrent, se répandant entre les craquelures dans sa carapace. Des larmes – celles qu’elle
avait lutté si fort pour contenir – s’amassèrent derrière ses paupières, et elle jura qu’elle serait une
meilleure personne, qu’elle prierait plus souvent, qu’elle irait à l’église, si seulement Il voulait bien
accéder à cette faveur.
Juste celle-ci. Ce n’était pas trop demander… non ?
J.J. lécha la coupure sur sa lèvre inférieure et jeta un regard vers la fenêtre. Grands ouverts, les
rideaux encadraient le paysage citadin. Les lumières de la ville brillaient comme des joyaux
merveilleux, faisant ressembler Seattle à une photo de carte postale prise à minuit. Son attention
dévia vers le réveil à affichage numérique sur sa table de nuit. 23 h 57. Pas mal. À trois minutes près,
elle avait deviné juste, alors qu’elle n’avait pas vu le ciel nocturne depuis un bail.
Depuis presque cinq ans pour être exacte.
Le confinement avait toujours lieu avant le coucher du soleil. Et la minuscule fenêtre dans sa
cellule n’avait jamais répondu aux attentes de son amour des étoiles. Non qu’elle puisse s’adonner à
son passe-temps favori ce soir. Ou être distraite par la musique qui s’élevait de cet endroit secret en
elle. Émouvante et contenue, la mélodie s’élevait, lui demandant de la chanter, de trouver le rythme,
de créer des paroles, de lui donner vie et de suivre son entrain. J.J. repoussa la tentation. Ce n’était
pas le moment de composer une chanson en admirant les constellations.
Pas maintenant. Peut-être plus jamais si Griggs passait à l’action avant que…
— Prête pour une nouvelle aventure, Jamison Jordan ?
Teintée d’un léger accent, la riche voix de baryton la prit de court.
J.J. tourna vivement la tête vers la porte. Un mouvement vif lui retourna l’esprit. Sa vision se
troubla et elle vit des taches lumineuses. Elle cligna des yeux pour se débarrasser des interférences
visuelles. Sans succès. Les antidouleur l’empêchaient de se concentrer. Elle essaya malgré tout,
plissant les yeux. Un couinement se fit entendre, rejoignant le bourdonnement de voix masculines dans
le couloir ainsi que l’appel mélodieux des haut-parleurs de l’hôpital. Un instant plus tard, une
silhouette floue apparut. Sa vision revint à la normale. Un regard d’un bleu sombre plongea dans le
sien. J.J. jura dans sa barbe.
Eh merde ! De nouveau lui.
Mais, malgré son refus de faire face à la réalité, ses yeux ne la trompaient pas. M. Goth était de
retour, poussant cette fois-ci un fauteuil roulant.
— Allez-vous-en.
Elle lui jeta un regard d’avertissement. S’il s’approchait d’elle, elle le frapperait. Hors de
question qu’elle accepte de se laisser transporter par ce fou furieux… et qu’elle soit une nouvelle
fois malade. Dommage que son regard noir n’ait aucun effet. Malgré ses efforts, M. Goth continuait à
avancer, parcourant la distance qui les séparait de ses grandes jambes. Elle plissa les yeux en le
regardant.
— Je suis sérieux. Restez où vous êtes.
— Allons, allons…
Son anneau nasal brillait sous l’éclairage de l’hôpital. Le piercing dans son sourcil s’y mit à son
tour et commença à clignoter en réponse. Le type lui sourit. Elle le dévisagea, plus déterminée que
jamais à tenir bon. Le fauteuil roulant était un mauvais présage. Il signifiait de gros ennuis, le genre
qui la ferait filer dans les corridors de l’hôpital avec M. Goth au volant. Oh ! vraiment pas une bonne
idée. Son estomac ne le supporterait pas. Ignorant le regard de J.J. qui lui disait clairement d’aller se
faire voir, il abandonna le fauteuil au pied de son lit.
— C’est comme ça qu’on traite les vieux amis ?
— Amis ?
Elle posa le regard sur le tatouage d’araignée sur le côté de sa nuque. Des lignes noires précises
s’étendaient en toile sur sa peau, créant un nid pour l’araignée rouge, qui… doux Jésus, semblait si
réelle que ça lui fila légèrement la trouille.
— Ouais, c’est vrai, vous m’avez pratiquement tuée la dernière fois.
Il s’arrêta à côté d’elle et la considéra d’un regard amusé.
— On n’exagérerait pas un peu, des fois ?
— Vous m’avez rendue malade. J’ai vomi… Mes points de suture ont failli sauter à cause de
vous.
— Bien sûr, murmura-t-il en étudiant l’intraveineuse qui pénétrait dans le dos de sa main.
Il sourit. Elle passa en alerte maximale. Quels que soient ses plans, ça ne pouvait pas être bon. Il
était trop intense. Bien trop concentré. Il secoua la tête tout en triturant le tube en plastique qui la
connectait au cocktail médicamenteux, à la solution saline et aux antibiotiques.
— Tu me sembles aller bien.
Sa méfiance redoubla, faisant grimper son système d’alarme interne d’un nouveau cran. Quelque
chose en lui, eh bien… clochait. Mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. La logique n’avait
plus d’emprise. Cent pour cent intuitive, sa réaction n’avait peut-être pas de sens, mais elle était
justifiée.
Changeant de position avec difficulté, elle serra sa main libre en poing. Juste au cas où. Elle ne
voulait vraiment pas le frapper, mais elle le ferait… s’il l’y forçait.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce qu’Ashford sait que vous êtes là ?
Il ignora la question et se pencha pour examiner son intraveineuse. Il fronça les sourcils tout en
étudiant le dispositif qui pompait les médicaments dans le tube. Son instinct hurla. L’homme sortit une
seringue de sa grande poche avant et en retira le bouchon protecteur. L’air se figea dans la gorge de
J.J. Elle secoua la tête, sa voix refusant temporairement d’obéir. Seigneur ! elle ne pouvait pas hurler
et, alors que les battements de son cœur devenaient frénétiques, elle le regarda lever la main.
Il inséra la seringue dans le tube.
— Oh, mon Dieu… arrêtez. Arrêtez ! (L’horreur la saisit, se mêlant à la panique. Elle tendit la
main pour lui attraper le bras.) Qu’est-ce que vous faites ?
Il vida la seringue, injectant Dieu seul savait quoi dans son intraveineuse, puis lui lança un regard
en coin. Une lueur étrange brillait au fond de ses yeux.
— Je te booste un petit coup.
— Non ! (Elle se débattit contre les menottes. L’acier rebondit contre le métal, produisant un son
infernal dans le silence environnant.) Vous…
— Je ne vais pas te tuer.
Bien sûr. C’est ça. Comme si elle allait lui faire confiance ? Un meurtrier, après tout, ne prévenait
jamais ses victimes. Oh Seigneur ! Hurle. Il fallait qu’elle appelle au secours… tout de suite. Avant
que M. Goth le psychopathe ne l’envoie six pieds sous terre.
Une lueur complice dans le regard, il lui dit :
— Pas la peine. Garde ton énergie. Personne ne peut t’entendre.
Foutaises. Les gardes n’étaient qu’à quelques mètres. Ils l’entendraient – ainsi qu’Ashford si elle
criait suffisamment fort – et se précipiteraient. J.J. ouvrit la bouche et emplit ses poumons. Sa cage
thoracique gonfla. Sa blessure la brûlait.
Ignorant la douleur, elle hurla.
— À l’aide ! À moi !
Rien ne se produisit. Aucun mouvement soudain. Personne ne bougea ni ne regarda dans sa
direction. Les gens continuaient à passer dans le couloir et Griggs à rire à quelque chose que l’autre
garde avait dit.
Un frisson s’enroula autour du bras de J.J. Oh non… la drogue faisait effet et se précipitait dans
ses veines. Dans tous ses états, elle bougea son bras gauche en direction du droit. Sa main était peut-
être menottée, mais ça ne signifiait pas qu’elle était impuissante. Elle devait retirer l’aiguille. Se
débarrasser de l’intraveineuse avant que…
— Femelle têtue. (Avec une rapidité défiant toute concurrence, M. Goth tendit le bras. Il
immobilisa sa main libre, l’empêchant d’arracher l’aiguille.) Détends-toi. Tu as besoin de ce coup de
jus. Tu n’es pas en sécurité ici, donc il faut que je te déplace. Le Demerol aidera à ce que le trajet
soit confortable.
Luttant contre sa prise, elle hurla une fois encore. Il tint bon, la regardant paniquer avec une
expression impassible. Les larmes brûlaient les coins de ses yeux, rendant trouble le visage de
l’homme.
— Je suis désolé, murmura-t-il d’un ton apaisant. C’est la seule manière. Si tu n’avais pas envoyé
ce SMS… (Un muscle tressauta le long de sa mâchoire tandis qu’il laissait sa phrase en suspens.)
Mais comme tu es une fille intelligente, tu as trouvé un moyen. Maintenant, je n’ai plus le choix.
Changement de plan, mon petit rayon de soleil.
— Lâchez-moi, dit-elle d’une voix rauque, tirant pour libérer son bras.
C’était une vaine tentative, mais le mieux qu’elle pouvait faire. M. Goth savait ce qu’il faisait. Il
s’y prenait bien et lui avait administré assez de Demerol pour lui enlever toute force. Elle ressentait
les effets, à présent, et alors que ses muscles tendus se décontractaient son esprit se mit à dérailler, la
rendant impuissante.
— Espèce d’enfoiré.
— Bien sûr, dit-il, sa voix brisant le brouillard. Laisse-toi quand même faire, femelle. Laisse le
médicament faire effet. Tu me remercieras plus tard.
L’esprit lourd, le corps léger, elle commença à flotter à l’intérieur de son propre crâne. Luttant
pour ne pas se laisser attirer, elle murmura :
— Qui êtes-vous ?
— Azrad.
— Drôle de nom.
— Pas pour ceux de mon espèce.
Elle se détendit. Ses paupières se fermèrent. S’ouvrirent. Se refermèrent. J.J. se concentra au
maximum et les força à se rouvrir.
— Votre espèce ?
— Rien dont il faille te préoccuper pour l’instant. Tu apprendras tout des dragons bien assez tôt.
Flottant sur de doux nuages, J.J. se raccrocha au son de sa voix, l’utilisant pour garder pied dans
la réalité. Les menottes cliquetèrent. L’acier glissa autour de son poignet. Elle cligna des yeux, voyant
sa main sans la ressentir. Eh bien, voilà qui était étrange. Il avait ouvert la menotte sans clé. Il s’était
contenté de passer son pouce sur le verrou et…
Elle fronça les sourcils en regardant la menotte ouverte.
— Comment avez-vous fait ça ?
— Magie, murmura-t-il.
Et J.J. acquiesça parce que… waouh ! le médicament était magique, l’aidait à flotter, la faisait
voguer haut, emportant les restes de douleur.
— Oh là là… c’est de la bonne.
Il ricana. L’araignée rouge sur sa nuque adressa un clin d’œil à J.J., qui lui rendit son sourire.
Azrad secoua la tête et, d’un mouvement rapide, descendit la ridelle du lit. Il passa ensuite les bras
autour d’elle et la souleva, puis se tourna vers le fauteuil roulant. Il l’y déposa avec précaution, usant
de douceur pour positionner ses membres récalcitrants. Lorsqu’elle fut installée et eut poussé un
soupir, il descendit un des repose-pieds, le verrouilla, et y posa son pied blessé. Le plâtre émit un
bruit sourd en le touchant. Azrad transféra la perfusion, la suspendant à une perche accrochée sur le
côté du fauteuil.
J.J. s’en fichait. Elle ne ressentait plus rien, pas même le bout de son nez. Tout était engourdi.
Elle plissa les yeux autant qu’elle pouvait et dévisagea Azrad.
— Hé ! Azrad ?
— Oui ?
— Où est-ce qu’on va ?
— À une rencontre. (Après avoir fini d’installer la couverture sur les jambes de J.J., il se
redressa et contourna le fauteuil roulant. Il posa les mains sur les poignées et la poussa vers la
sortie.) Une petite sauterie, en gros.
Oh ! une fête. Comme c’était chouette. Merveilleux. Tout simplement génial… J.J. fronça les
sourcils. Non, elle n’avait pas été invitée à une fête depuis des années. Enfin, à moins que la cour de
prison ne compte, alors… ouais. Une petite sauterie, ça avait l’air amusant.
Elle pencha la tête. L’arrière de son crâne toucha le torse d’Azrad. Elle essaya de faire
fonctionner sa langue engourdie, même si parler semblait vraiment difficile tout d’un coup.
— Ch’aurai droit à un ferre de fin ?
Il ricana.
— Plus de substances psychotropes pour toi ce soir.
— Rabat-joie.
Il leva les yeux au ciel.
— Hé ! Ach-rad ? murmura-t-elle, écorchant son nom.
— Ouais ?
— Tu es mon ami. (Elle cligna des yeux d’une manière lente.) N’est-ce pas ?
Il hésita, sondant son visage de ses yeux bleus.
— Pour le moment, mon petit rayon de soleil.
C’était une bonne nouvelle. Même si, en y réfléchissant, ce n’était pas très enthousiasmant.
Qu’est-ce qu’il voulait dire par « pour le moment », bon sang ?
J.J. fredonna. Pour le moment… pour le moment…
La phrase tourna en boucle, tapotant son lobe frontal. Elle secoua la tête. Quelque chose clochait
là-dedans. C’était mauvais signe, ou quelque chose du genre, mais, malgré tous ses efforts, elle était
incapable de comprendre quoi. Mais bon, est-ce que c’était vraiment important ? J.J. fronça les
sourcils. Elle l’ignorait. Son cerveau était aux abonnés absents, flottant dans une mer de stupidité
tandis que le médicament raffermissait son emprise, engourdissant son esprit, emportant la douleur,
l’incitant à ne pas s’inquiéter de l’énigme qu’était Azrad avant le lendemain.
Elle poussa un soupir et s’avachit dans le fauteuil roulant.
Flotter et oublier était bien plus agréable… même si ce n’était que pour un instant. Ignorer les
signes d’avertissement et plonger sous la vague. Mais, tandis qu’Azrad la conduisait dans le
corridor – lui faisant dépasser les gardes qui ne réagirent pas et les infirmières qui ne relevèrent
jamais les yeux –, son instinct se mit à chuchoter, et J.J. se posa des questions au sujet de son ami
« pour le moment ». Peut-être que le laisser l’enlever à l’hôpital n’était pas la meilleure idée qui soit
après tout.
CHAPITRE 7

Wick ramena ses ailes à la verticale d’un mouvement rapide pour se glisser entre deux bâtiments
de pierre, répandant de la poussière dans un tourbillon gelé. Droit derrière lui, les autres Nightfury
longeaient les fenêtres. Sans quitter l’objectif des yeux, Wick dépassa un autre immeuble. Pivotant à
droite, puis à gauche, ses écailles vertes luisant dans l’obscurité, Venom prit place au-dessus de lui.
Tel une simple traînée brune, ses serres blanc neige et sa queue semblable à celle d’un scorpion prêt
à frapper, Sloan volait derrière lui. Sur ses flancs, Mac et Forge se tenaient à distance d’aile tandis
que Wick accélérait.
Vitesse supersonique. Vision nocturne perçante. L’attention rivée à un seul bâtiment qui s’élevait
dans l’ensemble des rues au-dessous. OK, tout était sous contrôle.
Swedish Medical. Droit devant.
Wick se concentra sur l’uniforme de prison de Jamison. Il vit apparaître dans son esprit sa photo
d’identité judiciaire. De longs cheveux sombres. Un joli visage ovale. Une bouche généreuse qui ne
souriait pas. Des yeux bleu clair saisissants. Il visualisa mentalement chaque détail. Pas besoin de
tourner autour du pot. Il devait la trouver rapidement. Entrer. La faire sortir. Un trajet rapide jusqu’à
la maison, une remise à sa sœur encore plus rapide et…
Jackpot. Une femelle secourue. Mission accomplie. Sa dette totalement remboursée.
Volant rapidement, Wick s’aligna pour l’atterrissage. Sur un coin du toit, une grande croix blanche
se trouvait au centre de l’héliport plongé dans l’obscurité. Il scanna de nouveau les environs. Rien
que du vide. Pas d’hélicoptère qui prenait toute la place et pas d’humain aux aguets.
Parfait. Jusque-là, tout allait bien.
Une fois au-dessus de la zone d’atterrissage, il replia les ailes. La gravité réclama son dû, le
faisant descendre d’un coup sec. Il atterrit en plein centre, frappant le X blanc. La structure
métallique grinça. Ses serres cliquetèrent, raclant la surface dure une seconde avant qu’il ne reprenne
forme humaine. La magie scintilla, déformant l’air tandis qu’il invoquait ses habits.
Alors que ses bottes se matérialisaient autour de ses pieds, il se repassa le plan mentalement.
— Forge et Mac, vous vous chargez du transport.
—4x4?
Ses écailles bleu-gris luisant, Mac décrivait des cercles au-dessus de lui.
Posté à six heures, Forge demanda :
— Ou fourgonnette ?
— Comme vous voulez. Mais volez quelque chose d’assez grand pour la transporter
confortablement. (Wick traversait déjà l’héliport lorsqu’il s’adressa à leur génie informatique.)
Sloan…
— Pirater le système informatique. Voler, puis effacer tous ses dossiers médicaux. (Sloan, dont
les motifs des écailles ressemblaient davantage à ceux d’un serpent à sonnette qu’à ceux d’un dragon,
atterrit sur le toit. Les lumières qui entouraient la zone d’atterrissage projetèrent des lueurs bleues sur
ses pattes blanches.) Je m’en occupe.
— Venom…
— Je te colle au train. (Son meilleur ami replia les ailes et se posa. Ses serres d’un vert sombre
mordirent l’asphalte, y laissant des traces derrière lui tandis qu’il freinait.) Ouvre la marche.
Wick acquiesça en saisissant la rambarde et sauta par-dessus pour atterrir sur le chemin bétonné
utilisé pour transporter les patients sur des brancards. Il se dirigea vers la porte au bout du chemin à
grands pas. D’une simple pensée, il déverrouilla, l’ouvrit en grand, et franchit le seuil pour entrer
dans le large corridor derrière. Une série d’ascenseurs attendaient sur le mur du fond. Wick pressa le
bouton par la force de son esprit. La magie fourmilla le long de son dos tandis que la machine se
remettait en marche, propulsant la cage d’ascenseur vers le haut depuis un étage inférieur.
Venom le rejoignit devant les doubles portes. Il plissa les yeux en étudiant les chiffres au-dessus
de l’ascenseur. Ils clignotaient en rouge, leur indiquant de se préparer.
Wick jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Quelle chambre ?
— Cinquième étage. (Le regard sombre et sérieux, Sloan s’arrêta derrière lui.) Chambre 573.
Avoir un but réjouit Wick. Ils y étaient presque. Cinq minutes au maximum et il verrait Jamison en
personne. Il plongerait le regard dans ses yeux bleu ciel tandis qu’il vérifierait qu’elle allait bien.
Assurerait sa sécurité. La soustrairait au danger et la mettrait dans le véhicule que Forge et Mac, les
jumeaux de l’enfer, se seraient procuré pour s’échapper, quel qu’il soit. Les yeux plissés, il se
remémora la carte mentale qu’il s’était faite du Swedish Medical. Il passa encore une fois le plan en
revue, faisant un schéma du chemin jusqu’à sa chambre, et hocha la tête avec satisfaction.
Les chances étaient bonnes. La stratégie en béton. Le succès se trouvait quelques étages au-
dessous et à portée de main.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
Trente secondes et un trajet en ascenseur plus tard, Wick s’avançait dans le couloir du cinquième
étage. Rien de spécial à observer. Pas étonnant. Les hôpitaux étaient conçus en suivant des codes
stricts, et ce afin d’être fonctionnels. Ennuyeux et utilitaires : les deux descriptions correspondaient.
Elles convenaient également à toutes les portes closes. Tels des soldats alignés, les encadrements
métalliques étaient espacés de manière régulière sur un océan de murs pâles. Wick tourna à une
intersection. Le corridor exigu le conduisit dans un autre bien plus large. Excellent. Il approchait de
son but. Un autre virage à droite, deux supplémentaires à gauche, et il trouverait ce qu’il était venu
chercher…
Le pôle administratif du cinquième étage.
Le large espace circulaire qui servait de zone de traitement se trouvait au centre de chaque étage.
Son but ? Contrôler le trafic. Le pôle administratif faisait bouger les gens d’un point A à un point B
dans un bâtiment tentaculaire qui ressemblait davantage à une petite ville qu’à un immeuble. Le
monde qui s’y trouvait le confirmait. Même à minuit, les couloirs étaient animés, des infirmières les
arpentaient, des docteurs faisaient leurs tournées, des patients étaient déplacés dans des fauteuils
roulants ou des brancards en direction de leur prochaine destination.
Wick marqua une pause à une intersection en forme de T. Les roues en caoutchouc d’un lit
d’hôpital grincèrent. Ne prêtant aucune attention au bruit, une équipe médicale entourait le brancard
et parlait fort, lançant des termes comme « intuber » et « massage cardiaque ». Tandis que le groupe
se précipitait vers lui, un espace s’ouvrit entre le personnel médical et il vit la patiente. Une petite
fille, cinq ans peut-être. Wick évalua la situation en moins d’une seconde. Une carte biologique de
l’humaine, comprenant ses signes vitaux, apparut à son esprit.
Wick serra les dents. Une malformation… le cœur de la fillette était en train de lâcher.
Sans quitter son visage des yeux, il hésita un moment et…
Rah, eh merde ! Il était là, de toute manière. Aider l’enfant ne lui coûterait rien. Mais ne pas
l’aider coûterait la vie à la fillette. Au vu de la situation, il aurait été honteux de ne pas s’en mêler.
D’un murmure, il rassembla sa magie. La chaleur s’embrasa, tournoyant comme du magma au
centre de ses paumes. Il attendit jusqu’à ce que la fillette se trouve à sa hauteur avant de la relâcher,
enveloppant l’enfant dans un tourbillon guérisseur. Elle haleta de surprise lorsque son cœur se remit
à battre. Elle prit ensuite une profonde inspiration, sa petite poitrine se soulevant et s’abaissant sous
les mains d’un docteur. L’équipe médicale marqua une pause pour l’observer. Quelqu’un hurla :
— J’ai un pouls !
Puis ils repartirent, se précipitant dans les couloirs à toute allure.
Venom donna une tape amicale sur son épaule :
— Quel bon Samaritain.
Sloan ricana.
Wick balaya le commentaire d’une main et garda le silence. Qu’aurait-il pu dire ? Qu’il avait une
tendresse particulière pour les gosses ? Qu’en voir souffrir un le dérangeait ? Que l’enfance aurait dû
être pleine de glaces, de sucettes et d’après-midi de jeux ? Sa poitrine se serra. Merde ! comme si ça
avait une chance de bien se passer. Aucun de ses frères ne pouvait comprendre. Non que ça ait de
l’importance. Il faisait ce qu’il voulait. Ça avait toujours été comme ça… pas besoin d’explications
supplémentaires.
Retirant la grande main de Venom de son épaule, Wick revint au programme du jour. Un haut-
parleur crépita quelque part au-dessus de lui, appelant le docteur Quelque-chose en cardiologie. Il
sourit. Bien. Les humains réagissaient au quart de tour. Non que la fillette en eût encore besoin. Sa
magie l’avait guérie, refermant le trou dans son ventricule gauche.
Il prit son dernier virage d’un pas silencieux et…
Mit les pieds droit en enfer.
Il grimaça en remarquant l’activité ambiante. Des infirmières en uniforme. Des docteurs en blouse
blanche. Des visiteurs et des patients assis sur des chaises à attendre leur tour.
— Putain ! murmura Venom derrière lui.
Sans dec’, cet endroit était un cauchemar logistique.
— Couloir du fond à l’autre bout du pôle.
— Celui à côté du poste infirmier ?
Wick acquiesça et, scrutant la pièce, se rapprocha de sa cible. Plus vite il y serait, plus vite il
trouverait la chambre de Jamison.
— À toute, les gars.
Son sac en cuir sur l’épaule, Sloan prit la direction opposée. Après avoir dépassé un homme en
béquilles et un gamin qui jouait à la marelle sur des carreaux de couleurs différentes, il franchit le
seuil. Lorsqu’il disparut dans le ventre de la bête, il ajouta :
— Je vous fais signe quand j’ai fini au centre de com.
Venom répondit par l’affirmative.
Wick ne dit rien. Inutile. Sloan n’avait pas besoin d’encouragement. Le mâle ferait ce qu’il savait
le mieux faire : pirater la base de données et prendre ce qu’il cherchait sans laisser de trace. Pas
d’inquiétude à se faire sur ce front.
— Retrouve-nous au sol quand tu auras fini.
— Ça marche, répondit Sloan, qui s’était déjà mis au travail.
Wick contourna une série de chaises et les humains qui y étaient assis. Alors qu’il dépassait le
haut comptoir du pôle infirmier, une sensation fantôme lui chatouilla la base de la nuque. Il ralentit le
pas jusqu’à s’arrêter. Les bottes plantées au sol, son dragon prenant le dessus, Wick plongea
profondément dans ses sens, pistant le signal. Une nouvelle série de crépitements. Les muscles
entourant sa colonne vertébrale se contractèrent, le mettant en alerte maximale.
Merde ! des ennuis. Et pas du genre amusants.
Wick grogna et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Je le sens. On a de la compagnie. (Ses yeux rouges brillant, Venom fouilla le hall du regard à
la recherche de l’ennemi. Comme il ne vit rien, il reporta son attention sur Wick.) Un rebelle ?
Wick secoua la tête.
— Peut-être. Impossible à dire. Il y a trop d’interférences électriques ici.
Son ami jura.
Wick acquiesça et se remit en route. Inutile de rester planté sur place avec les pouces dans le cul.
Rester en retrait – et attendre que quelque chose se produise – n’était pas son genre. Il était plutôt
celui qui changeait la donne. Tueur-né lui convenait également et, tandis que Wick se rapprochait, le
prédateur en lui se réveilla, répondant à l’appel du devoir. Il pénétra dans le couloir en marchant de
manière résolue. L’électricité statique sifflait à l’intérieur de sa tête. Il suivit le signal, ajustant son
sonar à sa fréquence pour en identifier la localisation précise.
Proche. Vraiment très proche. Le mâle inconnu était en train de se déplacer, mais…
Putain de bordel de Dieu ! Il repéra l’enfoiré.
Le mâle était en train de pousser un fauteuil roulant et était habillé comme un infirmier. Il ralentit
et s’arrêta au milieu du hall. Wick s’arrêta à son tour et écarta les jambes, bloquant le corridor tandis
qu’il étudiait l’étranger. Grand. Puissant, mais au corps mince. Un mâle dragon qui se tenait avec la
confiance d’un guerrier. Mais, chose encore plus étrange, il avait un tatouage d’araignée sur le côté
de la gorge et des mèches bordeaux.
Le mâle plongea son regard bleu foncé dans le sien.
Wick grogna.
Le guerrier sourit. Le piercing à son sourcil réfléchit la lumière des néons lorsqu’il pencha le
menton et le regarda sous ses cils. C’était un regard de défi pur, un « va te faire foutre » primal qui
voulait tout dire.
— Attention, mon petit rayon de soleil. (Sans quitter Wick des yeux, le connard pencha la tête,
attirant l’attention sur la personne qui se trouvait dans le fauteuil roulant.) La fête est sur le point de
commencer.
Le passager cligna des yeux en bougeant sur son siège.
Wick le regarda et…
— Putain de merde ! grogna-t-il en la reconnaissant aussitôt. Jamison.
Le connard sourit.
— Plutôt mignonne, n’est-ce pas, Nightfury ?
Il avait raison sur les deux points. Même s’il ignorait comment le mâle savait qu’il était membre
des Nightfury. Il y réfléchirait plus tard. Wick reporta son attention sur la première déclaration. Qui
était… Seigneur… un gigantesque euphémisme. La femelle était bien plus que simplement mignonne.
Elle était magnifique. Incroyable. Si puissante que son lien avec le Méridien palpitait dans l’air qui
l’entourait.
Ce qui était plutôt inattendu, vu ses blessures.
Il pouvait apercevoir certains de ses bleus. D’autres pas. Mais, en dépit des circonstances, son
énergie luisait et l’éclairait de l’intérieur.
Alors qu’il réagissait façon centrale nucléaire, Wick avala une rapide goulée d’air. Haute
énergie, mon cul ! L’aura de cette fille était aussi brûlante que l’enfer et dansait comme des flammes
rouge et orange profond aveuglantes. Le besoin le foudroya, lui donnant envie de s’approcher. De
tendre la main. Peut-être même… il déglutit… de la toucher pour voir si elle lui donnerait une
décharge énergétique. Elle serait probablement assez puissante pour entrer dans le livre des records
et…
Wick fronça les sourcils.
Putain de merde ! c’était quoi son problème, bon sang ? Tendre la main et la toucher ? Que Dieu
lui vienne en aide, il avait perdu l’esprit. C’était l’unique chose qui pouvait expliquer ce besoin
soudain. Ou l’attirance indéniable qu’il ressentait quand il la regardait. Il y avait quelque chose chez
elle qui le tentait de manière dangereuse, le faisant trembler profondément, réveillant son dragon, lui
faisant ignorer les règles qu’il s’était imposées. Celles qui lui dictaient de ne pas toucher ni parler
aux femelles et d’éviter le contact visuel le plus possible.
Il la regarda des pieds à la tête malgré tout, incapable de s’en empêcher. Non qu’il en ait eu
envie – vraiment, ce n’était pas le cas –, mais il avait besoin de ces infos. Évaluer ses blessures
permettrait de déterminer la meilleure manière de procéder et…
Et alors ?
Elle lui plaisait. La grande affaire. Mais, alors que ses yeux bleus endormis trouvaient ceux de
Wick et que son dragon rugissait, appréciant ce qu’il voyait, Wick laissa tomber ses excuses. Il la
désirait. Pour la première fois de sa vie, il désirait une femelle. L’aveu le condamnait. Son dragon
s’en fichait, restant fixé sur elle comme si elle était une manne céleste. Jamison cligna lentement des
yeux. Wick fronça les sourcils. Quelque chose clochait dans son comportement. Elle était trop lente.
Cette prise de conscience remit illico son baromètre interne à zéro. Il tourna le regard vers
l’intraveineuse qui lui entrait dans le bras. Et il comprit.
Elle avait été droguée.
Le mâle qui l’avait faite prisonnière était passé à la vitesse supérieure. À présent, Jamison
nageait dans les brumes de son esprit. Docile face au danger. Détendue alors qu’elle aurait dû se
battre. Une cible facile, vulnérable à tous les niveaux.
— Venom…
Prêt au combat, ce dernier grogna en réponse.
— Tu le veux mort à quel point ?
— Juste assez pour pouvoir encore parler.
Une bonne stratégie, vu l’intrusion du mâle. Quelque chose n’allait pas chez le guerrier. Son
odeur – son onde magique – n’allait pas… elle n’appartenait définitivement pas à un rebelle. Alors,
ouais, pas de doute possible. Découvrir ce que ce connard voulait – et pourquoi il avait pris un
otage – devrait être fait avant d’exécuter ce con pour avoir touché Jamison.
— Et un connard à moitié mort, un ! dit Venom d’un ton réjoui. Occupe-toi d’elle.
Il en avait bien l’intention.
Avec son dragon qui ne la lâchait pas des yeux, aucune autre option n’était envisageable. Le
besoin primal s’était empoigné de lui. À présent, l’obsession régnait en maître, déchaînant l’instinct,
éclipsant la raison et l’intellect. Pas le temps de réfléchir ou de se demander pourquoi. Seul le
« comment » importait. Il devait anéantir la distance entre eux et devenir son bouclier. Sur-le-champ.
Avant qu’il ne soit trop tard. Avant que ce connard tatoué ne se serve d’elle. Avant que le combat ne
commence et que la femelle qu’il s’était juré de protéger ne soit blessée lors des tirs croisés.

J.J. n’en croyait pas ses yeux. Ils lui jouaient des tours, lui faisant voir des choses qui ne
pouvaient pas être là. Des choses impossibles. De magnifiques choses. Des choses comme, oh,
disons… un étranger aux cheveux noirs sexy en diable. Elle plissa les yeux et se pencha vers l’avant
dans le fauteuil roulant. Ce qui ne l’aida pas à clarifier les choses. Sa vision était floue, se brouillait
sans arrêt avant de redevenir momentanément nette, recouvrant tout ce qu’elle voyait d’une aura
éthérée… faisant briller les contours de sa silhouette.
Il devait venir d’un autre monde. Ce devait être un extraterrestre ou quelque chose du genre. Rien
d’autre n’expliquait qu’il luise comme ça. Ni le fait que ses yeux brillaient. Les reflets dorés
l’attiraient, la faisant planer dans le brouillard de son esprit et…
Hum. C’était étrange, mais elle le reconnaissait, elle l’avait déjà vu quelque part, d’une certaine
manière.
Ce qui n’avait pas le moindre sens.
L’idée qu’elle le connaisse était… eh bien, tirée par les cheveux. Grossière. À côté de la plaque.
Surtout dans la mesure où J.J. savait qu’elle ne l’avait jamais croisé. Une fille n’oubliait pas un type
qui ressemblait à ça. Une telle rencontre aurait marqué le cerveau d’une femme au fer rouge. Et ce
genre de marque ne s’effaçait jamais et ne se perdait pas au milieu des débris mentaux. Elle durait
pour toujours. La logique le lui disait, rassemblant les preuves, réfutant les faits, et pourtant… elle ne
parvenait pas à se débarrasser de cette impression. Il lui semblait trop familier, aussi rassurant qu’un
bunker le serait en plein milieu d’une tornade emportant tout sur son passage.
J.J. leva une main pour se frotter les yeux. Mauvaise idée. Le mouvement lui fit tourner la tête.
Son esprit perdit pied et retomba loin à l’intérieur de son crâne. Alors que la lucidité lui échappait,
elle fronça les sourcils en regardant M. Beaugosse. Où, mais où l’avait-elle déjà vu ? Était-il un
autre de ses amis « pour le moment » ou quelque chose de mieux ? Deux excellentes questions. Dont
elle n’avait pas la réponse. Dommage, vraiment, parce que… ouaip, les réponses semblaient
importantes, et, alors que sa conscience s’émoussait, elle lutta pour s’y intéresser.
Une autre mauvaise décision, sans doute.
Cette pensée lui arracha un sourire. C’était étrange, elle en avait conscience, mais… Seigneur !
pour une raison qui lui échappait, c’était marrant.
Incapable de s’en empêcher, elle pouffa, le son à mi-chemin entre le rire et le grognement. Le
fauteuil roulant grinça. Les roues en caoutchouc se mirent à rouler vers l’avant, et J.J. se força à se
reconcentrer. Hmmm, elle en avait de la chance. Il était toujours là. Debout à l’autre bout du couloir,
M. Beaugosse était vraiment appétissant. Elle le parcourut du regard et soupira. Waouh…
simplement, eh bien, waouh ! Le pouvoir incarné, il transpirait la confiance en lui. Grand. Fort. Et dur
à cuire. Trop beau pour être décrit avec des mots ou pour appartenir à cette réalité.
Ah ! c’était donc ça… Bingo ! une conclusion qui avait du sens.
Il n’était pas réel. Son esprit drogué surchauffait. Et du coup elle avait fait apparaître ce dieu aux
yeux dorés de nulle part.
— Ouste, murmura-t-elle, espérant que le son de sa voix ferait disparaître l’apparition.
Elle avait grand besoin de lucidité. Elle voulait une chance de retrouver un semblant de contrôle.
Ce qui signifiait que le sombre étranger – cette vision extraordinaire – devait s’en aller… et
rapidement. Pas moyen qu’elle ait les idées claires s’il se tenait devant elle, si beau, semant le bazar
dans son champ visuel.
— Il est temps que tu t’en ailles.
M. Beaugosse fronça les sourcils en la regardant.
Azrad bougea derrière elle.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Oh, ta gueule, Azrad ! Tout est ta faute. Ces foutus médicaments me font voir des trucs.
Maintenant je suis en train de l’imaginer lui.
— Je suis désolé, mon petit rayon de soleil, mais…
— Je suis réel.
Sa réponse resta suspendue dans l’air entre eux, doux grognement qui la frappa durement.
Elle cligna des yeux.
— C’est vrai ?
— C’est vrai, femelle. (Un grand blond s’avança derrière M. Beaugosse.) Et moi aussi.
Azrad jura dans sa barbe.
— Oh ! dit-elle, essayant de donner un sens à la nouvelle.
Sans succès. Elle en était incapable… elle ne pouvait pas…
Doux Jésus, il existait ? Il était sans l’ombre d’un doute réel ? J.J. fronça les sourcils. Comment
était-ce seulement possible ?
Elle se noyait dans la confusion. Il bougea – écartant les jambes pour bloquer le corridor, serrant
les poings – et J.J. le regarda fixement, se forçant à réévaluer la situation. OK, pas besoin de
paniquer. Ainsi, il n’était pas le fruit de son imagination. Et il ressemblait à l’ange de la mort. Et le
type à côté de lui n’avait pas l’air moins dangereux. Alors…
Oh, Seigneur Dieu ! que quelqu’un lui vienne en aide. Il s’était mis en route.
Les épaules se balançant, ses longues jambes réduisant la distance, il s’avançait à grands pas
dans le couloir, dans sa direction. Le cuir grinça et le temps s’estompa, déformant la réalité jusqu’à
ce que tout ce qu’elle voyait fût lui. Son cœur s’arrêta en plein battement, puis rebondit, se mettant au
diapason avec ses pas. « Boum-boum », pause. « Boum-boum », battement. Chaque pulsation
s’élevait en spirale, emplissant son esprit jusqu’à ce que l’électricité statique bourdonne entre ses
tempes. Doux, intense, au-delà de l’étrange, un courant électrique en survoltage coulait en elle. Sa
peau la chatouilla et les petits poils dans sa nuque se hérissèrent. Une seconde se transforma en une
autre tandis que les battements de cœur de l’homme se répercutaient dans ses propres veines.
Elle ne comprit qu’alors. Il était plus que réel. C’était une force de la nature : confiant dans son
approche, empli d’autorité en cet instant, toute son attention rivée sur elle.
Un homme d’un autre monde. L’ange de la mort. Il était… il était…
Oh, merde ! C’était pour ça qu’elle le reconnaissait. Tout le monde l’aurait reconnu. La mort
prenait toutes sortes de formes, après tout. Et son charme et sa beauté – ces qualités venues d’un autre
monde – prenaient tout leur sens. Elle était finie. Il était venu pour elle. À présent, elle allait devoir
payer pour ses erreurs. Elle serait emmenée dans l’endroit où elle savait qu’elle méritait d’aller. Elle
connaissait le prix pour avoir pressé la détente. Pour être devenue juge et jury. Pour avoir pris la vie
d’un homme.
Une éternité en enfer.
Les meurtriers, après tout, ne méritaient pas de seconde chance, mais… Seigneur ! elle n’était pas
prête à partir. Pas maintenant. Il y avait trop de non-dits. Il lui restait trop de choses à faire. Elle
devait réparer tous ses torts.
Les larmes lui montèrent aux yeux, lui brûlant la gorge.
— Non.
Elle secoua la tête en suppliant l’ange sombre du regard. Peut-être que, si elle le suppliait, il
ferait preuve de merci, reviendrait un autre soir… la prendrait une autre fois. Après qu’elle se fut
rachetée, qu’elle a pu présenter ses excuses à tous ceux à qui elle en devait, en commençant par la
personne la plus importante. Sa sœur. Tania méritait des excuses. Les mots, bien sûr, mais aussi le
remords et la possibilité de tourner la page qui les accompagnaient. Elle avait besoin de la serrer une
dernière fois dans ses bras. D’un dernier repas en sa compagnie. D’une nuit à parler, du privilège
d’un contact et de vrais adieux.
— Je ne suis pas prête à partir. Pas encore. Je viendrai sans faire d’histoire, je vous le jure,
juste… s’il vous plaît, revenez plus tard.
La confusion gagna le visage de l’ange noir.
— Juste un petit peu plus de temps. C’est tout ce dont j’ai besoin. Je vous en supplie, je…
— Doucement. (Azrad posa une lourde main sur son épaule et la tira délicatement vers l’arrière
pour la rasseoir correctement dans le fauteuil roulant.) Désolé, Nightfury. Un peu trop de Demerol.
Elle est légèrement dingo.
— Écarte-toi d’elle, dit l’ange noir d’une voix douce et pourtant meurtrière. Et je te laisserai
vivre.
— Tu es un piètre menteur. Mais je vais te dire… (Azrad marqua une pause, l’air songeur.) Je la
relâcherai sans combattre… à un certain prix.
— C’est-à-dire ? demanda le grand blond.
J.J. fronça les sourcils, passant le regard de l’un à l’autre. Hum. Deux anges pour le prix d’un. Et
le blond ? Il était merveilleusement beau, lui aussi, même si c’était d’une manière différente. Son
compagnon aux cheveux sombres lui plaisait davantage. Il était sexy. Avec un visage magnifique. Un
corps incroyable. Treize et demi sur dix sur son miamomètre, ce qui…
Était vraiment mal. De toutes les manières possibles.
Doux Jésus, quel était son problème ? Elle ne devait pas l’admirer. Ce type prévoyait de la tuer,
pour l’amour de Dieu ! La ramener droit en enfer, et qu’est-ce qu’elle faisait ? Elle le reluquait.
Chantait ses louanges. Imaginait tout ce qu’il pourrait lui faire au pieu.
— Une rencontre. (Les roues du fauteuil bourdonnaient contre le sol tandis qu’Azrad la tirait en
arrière. Lorsqu’il recula, les anges de la mort s’avancèrent.) La présence de Bastian est requise.
— Tu peux toujours rêver, dit l’ange sombre avec un grognement dans la voix.
— Deux choix, Nightfury. (D’un geste rapide, Azrad plaça son bras autour de l’épaule de J.J.,
qui, choquée, eut un mouvement de recul tandis qu’il lui attrapait la gorge. Pressant le pouce contre sa
jugulaire, il lui remonta le menton et lui fit reculer la tête.) Tu acceptes ou je lui brise la nuque.
Immobilisée, J.J. se débattit dans le fauteuil pour lui faire lâcher prise. Peine perdue. Azrad était
trop fort. Ses blessures l’affaiblissaient. Et avec ses réflexes anéantis par les médicaments, ses
chances de se libérer étaient bien en dessous de zéro. Elle déglutit contre la main qui la tenait à la
gorge. Une cible facile. Elle servait d’appât pour M. Beaugosse. Et c’était ce qu’Azrad avait prévu
depuis le début.
Ses yeux dorés embrasés, M. Beaugosse grogna.
Le blond montra les crocs en jurant.
J.J. poussa un cri de surprise paniqué tandis que son impuissance la submergeait. Elle essaya
malgré tout. Se débattant contre sa prise, elle attrapa l’avant-bras d’Azrad. Elle y enfonça
profondément les ongles pour lui entailler la peau. Azrad lança un « Merde ! » et raffermit sa prise, et
elle commença à avoir du mal à respirer, luttant de toutes ses forces pour inspirer. Un tremblement la
parcourut. La peur suivit, plongeant profondément pour aller déterrer son instinct de survie. Mais il
était trop tard. Elle en avait conscience. Azrad également. Ce connard s’était parfaitement joué
d’elle.
Et, en imbécile qu’elle était, elle avait baissé la garde. Elle avait ignoré ses instincts – chaque
leçon qu’elle avait apprise en prison, entourée de délinquants violents –, permettant à Azrad de
parvenir à ses fins. À présent, elle allait payer le prix ultime.
Azrad ne plaisantait pas. Elle pouvait le sentir à la force de sa prise. Elle le reconnaissait à la
manière dont les muscles de ses bras se contractaient. Entendait l’avertissement dans sa voix intense.
J.J. hoqueta un sanglot. La vie ou la mort. Il tenait la sienne entre ses mains.
— Azrad ?
— Ne bouge pas d’un poil, mon petit rayon de soleil, dit-il, juste assez fort pour qu’elle
l’entende.
— Tu me fais mal, répondit-elle d’une voix rauque en tirant sur son poignet. S’il te plaît, lâche-
moi.
Il grommela quelque chose. J.J. voulait croire qu’il s’agissait d’excuses, mais elle n’était pas
aussi naïve. Il la tenait par la gorge, alors… non, seule une imbécile penserait qu’il éprouvait des
remords à la retenir prisonnière.
M. Beaugosse fit un autre pas dans leur direction.
— Une demi-seconde, c’est tout le temps qu’il me faudra. (Azrad se raidit. J.J. grimaça lorsque
sa grosse main lui écrasa la trachée.) Pas assez pour que tu l’atteignes, Nightfury. À toi de décider…
une femelle morte ou une discussion sympathique avec votre commandant. Qu’est-ce que ce sera ?
Il ne répondit pas, se contentant de continuer à avancer petit à petit.
Le blond plissa les yeux.
— Tu n’es pas un rebelle. À quelle meute appartiens-tu ?
— Ta réponse, guerrier, dit Azrad d’un ton dangereux.
— Où et quand ?
— Starbucks… Celui au croisement de la Ire Avenue et de Pike. Demain à minuit.
Le blond hocha la tête.
— Marché conclu.
— Excellent, murmura Azrad. C’est une femelle charmante. J’aurais détesté lui faire du mal.
— Relâche-la.
Refroidie par la violence, la voix de l’ange noir transperça le calme. J.J. en eut la chair de poule
tandis que des frissons se répandaient comme du gel sur sa peau.
— Avec plaisir. (Azrad relâcha sa prise d’un geste vif. Alors qu’elle aspirait une rapide bouffée
d’air, il attrapa l’arrière du fauteuil roulant.) Tiens-toi bien, Jamison Jordan. Je te promets qu’il te
rattrapera.
L’inflexion de sa voix la mit en garde. Son intuition rugit. La compréhension suivit, lui révélant ce
que M. Goth avait en tête.
— Non ! Azrad… ne fais pas ça !
Trop tard.
Il la poussa violemment. Les roues en caoutchouc se mirent à chanter tandis qu’elle roulait au
milieu du hall. L’horreur fit disparaître le choc. J.J. hurla. Les deux anges jurèrent. La perfusion se
décrocha du pied métallique et la vitesse augmenta. Se précipitant sans aucun contrôle, J.J. attrapa les
accoudoirs en acier. Les jointures de ses doigts étaient blanches et chaque respiration difficile, se
transformant en hyperventilation. Oh Seigneur ! Oh non ! Que Dieu lui vienne en aide. Elle allait
s’écraser et se briser tous les os en atterrissant.
Un bruit de bottes frappant le sol résonna dans le couloir.
Sa perception se déforma tandis que le temps s’étirait et que tout se produisait au ralenti. Des
yeux dorés féroces se plantèrent dans les siens. Elle le regarda courir, regarda ses jambes et ses bras
bouger, une prière bloquée au fond de la gorge. Mais même alors qu’elle envoyait ses supplications
en direction du ciel, l’espoir faisant battre son cœur à tout rompre, elle savait que la douleur
l’attendait au bout de ce court voyage. Et J.J. comprit, sans l’ombre d’un doute, que M. Beaugosse ne
la rattraperait jamais à temps.
CHAPITRE 8

Venom poursuivit le crétin au tatouage d’araignée dans le corridor. Wick le remarqua à peine. Il
était trop occupé à se magner le cul, totalement concentré sur la femelle. Ses chances étaient
mauvaises. Le temps comptait. Il courut aussi vite qu’il le pouvait, l’écho de ses pas aussi rapides
que les battements de son cœur. Malgré ses poumons qui le brûlaient et ses membres qui l’élançaient,
il montra les dents et poussa davantage. Il devait l’atteindre, arrêter le fauteuil avant que…
Seigneur ! il était complètement foutu. Il était toujours trop loin. À plus de cinq mètres de sa cible
et pas assez rapide. Et alors que chaque seconde s’écoulait la victoire s’éloignait. Que Dieu lui
vienne en aide. À n’importe quel instant, maintenant, le fauteuil perdrait l’équilibre, tomberait en
morceaux et la propulserait en une chute qui rouvrirait ses blessures. La ferait saigner. Lui infligerait
tellement de douleur qu’elle hurlerait d’agonie.
Et Wick ne pouvait rien empêcher.
Le connard tatoué était aussi malin que ça.
Azrad avait lancé un putain de sort de brouillage. À présent, Jamison était enveloppée de sa
magie, entourée d’un champ magnétique invisible qui propulsait le fauteuil roulant à tombeau ouvert.
Wick tenta d’atteindre le sort mentalement. Puissant et complexe, le bouclier énergétique tint bon et
refusa de se laisser contrôler. La bioénergie de J.J. s’échauffa. L’inquiétude de Wick augmenta
lorsqu’il remarqua l’étendue de sa peur. Elle était si paniquée qu’il ressentait chaque battement
douloureux de son cœur, voyait son aura flamboyer et l’effroi dans son esprit.
Ses battements de cœur imprimaient leur rythme aux siens, rendant chaque inspiration aussi
douloureuse qu’une scie à l’arrière de sa gorge. Wick poussa au-delà de ses limitations physiques et
tenta une nouvelle fois de briser la barrière. La structure fléchit. Son dragon rugit en en remarquant la
faiblesse, et Wick plongea profondément, se connectant à la source de son pouvoir. La magie explosa
dans ses veines, gonflant pour occuper tout l’espace dans sa tête. Il la garda en lui un instant, puis la
laissa se propager, la lançant violemment contre le sort.
Les roues en caoutchouc couinèrent en accélérant.
Les secousses et la vitesse secouaient Jamison sur son siège. Les jointures de ses doigts devinrent
blanches contre le rembourrage noir des accoudoirs. Tandis que la structure métallique tremblait avec
une rage cataclysmique, le fauteuil vira de bord, se dirigeant vers des doubles portes. Oh merde !
Mauvais. Le fauteuil ne tiendrait pas le coup sous la pression et…
Le métal grogna, menaçant de se briser aux jointures.
Les yeux grands ouverts, Jamison trouva son regard. Wick montra les dents. Ses muscles déjà
tendus se resserrèrent autour de ses os et la fureur donna davantage de force à sa magie. Il attaqua de
nouveau le sort. La prise du connard trembla, puis tomba en miettes, se dissipant comme de la vapeur
dans l’air sec.
Le triomphe le parcourut.
Wick ne s’arrêta pas pour admirer son travail. Sans ralentir, il projeta son esprit en direction de
Jamison et attrapa le fauteuil. Il donna un ordre mental. La vitesse diminua petit à petit. Il y était
presque. Quelques secondes de plus et il…
Paniquée, J.J. attrapa une des roues.
— Non, Jamison… n’y touche pas !
Personne ne répondit à son cri. Le fauteuil se retourna, la propulsant hors de son siège. Elle
s’éleva dans les airs, ses cheveux sombres volant autour de son visage tandis que sa tête partait vers
l’arrière. Wick laissa échapper un grognement de rage. La réalité le fit jurer tandis qu’il regardait la
perfusion se tendre au bout du fil. L’aiguille fut arrachée de son bras. L’odeur de sang se propagea
dans l’air. Le cœur de Wick s’arrêta en plein battement.
Putain de merde ! Une autre blessure. Davantage de douleur. Précisément ce qu’il espérait éviter.
Mais, alors que son essence vitale éclaboussait la blouse d’hôpital de la jeune femme, il n’hésita
pas. Pas plus qu’il ne cessa de courir. Il réagit. D’une pensée bien placée, il écrasa le fauteuil en
pleine rotation. L’acier se déforma sous la force de l’impact. Il lança le métal comprimé comme une
boule de bowling, protégeant la femelle des débris, visant le poste vide des infirmières au bout du
hall. Lorsque l’acier percuta le demi-mur, Jamison arrêta son ascension et se mit à retomber. Wick
s’élança. Il plongea comme un joueur de base-ball, les bras tendus, sans la quitter du regard, pour
briser sa chute à l’aide de son corps.
Un geste digne de la première division. Des putain de résultats.
Jamison rebondit durement contre lui. Elle gémit de douleur. L’estomac de Wick se contracta,
mais résista. Dieu merci ! il n’avait pas le temps de péter les plombs. Ou de vomir. Son aversion à
l’idée d’être touché devait rester là où elle se trouvait. Au second plan. Six pieds sous terre. Sur le
siège passager, pas au volant… bref. Wick se fichait de savoir comment, tant qu’il se ressaisissait.
Pour son propre bien, évidemment. Mais honnêtement, en ce moment, il était surtout question de
Jamison.
Elle avait besoin de lui. Et, si étrange que ça puisse paraître, il voulait lui donner tout ce qu’il
pouvait face à sa douleur.
Jamison trembla contre lui. Wick jura et, comme il dérapait toujours, referma les bras autour
d’elle, la serrant fort pour empêcher qu’elle se blesse davantage. Tandis que son jean glissait sur le
sol et que les talons de ses bottes raclaient par terre, son tee-shirt et sa veste remontèrent, exposant le
bas de son dos. Merveilleux. Exactement ce dont il n’avait pas besoin. Des brûlures de contact
provoquées par un sol industriel ultrarésistant.
Ignorant la douleur, il se retint à son précieux trophée. Il ralentit progressivement jusqu’à
s’arrêter au milieu du couloir. Le souffle court, ravagé par le choc, il ne bougea pas. Les secondes
défilèrent tandis qu’il faisait le bilan. Des néons au plafond. Lui au sol. Elle dans ses bras. Il cligna
des yeux. Putain de merde ! il avait réussi. Il n’avait pas hésité. Ne s’était pas dérobé. Il s’était donné
à cent pour cent au moment où elle avait eu besoin de lui. À présent, elle était dans ses bras, petit
paquet chaud lové contre lui, la tête sous son menton.
La fierté le parcourut avant de prendre racine. La panique essaya de la déloger, bloquant sa
gorge.
Wick la repoussa, ainsi que sa phobie. Il n’avait pas le temps pour ces conneries. Elle n’était pas
encore tirée d’affaire. Pas plus que lui. Il fallait qu’il la fasse sortir du Swedish Medical, et plus vite
que ça. Qu’ils descendent cinq étages pour aller retrouver Forge et Mac. Tout en la rassurant, alors…
Des voix se firent entendre. Il plissa les yeux et tourna la tête dans leur direction. De nombreux
pas, dont un plus lourd que les autres. Au moins un mâle dans le groupe.
— Merde ! grogna-t-il, conscient de ce que ça signifiait.
Des humains. Plein, qui se dirigeaient dans leur direction.
Heureusement qu’il avait eu la brillante idée de détruire le fauteuil roulant. Le bruit qu’il avait
produit en s’écrasant contre le poste des infirmières désert s’était propagé. Avait attiré l’attention
d’une espèce connue pour sa curiosité… et sa propension à appeler les flics plus vite qu’un F-18
atteignait Mach 1. Alors, ouais, il fallait se bouger. Il devait se faire la malle.
Et rapidement.
Rassemblant sa magie, Wick se remit debout. Jamison gémit. Il ajusta sa prise sur elle et invoqua
un sort de dissimulation. Menant le groupe, un agent de sécurité pénétra dans le couloir avec deux
infirmières sur les talons. Le pouvoir rugit. L’invisibilité les recouvrit, les cachant derrière un mur
que personne ne pouvait percer.
Alors qu’ils disparaissaient, l’agent s’arrêta net.
— Bon sang ! vous avez vu ça ?
— Vu quoi ? demanda l’une des infirmières.
Wick fit un pas en arrière en tenant Jamison tout contre lui. Ses omoplates entrèrent en contact
avec le mur de l’hôpital. Excellent plan. Le meilleur pour tous, parce que… ouais, se tirer du
chemin – laisser au trio humain assez de place pour passer – semblait une bonne idée.
— J’ai cru voir…
L’humain secoua la tête. Il parcourut le couloir du regard, plissant les yeux à l’endroit où Wick
avait disparu. Il ouvrit la bouche, puis la referma.
— Ce n’est rien. J’ai juste cru…
— Bon sang ! (La deuxième infirmière s’approcha de l’agent de sécurité. L’air perplexe, elle se
dirigeait vers le fauteuil roulant, réduit à l’état de boule.) Regardez ça.
— Quoi ?
Les semelles de ses chaussures couinèrent sur le linoléum tandis qu’il dépassait Wick pour aller
vers l’infirmière.
— Quelqu’un a détruit un fauteuil roulant… comme un compacteur de déchets, ou un truc du
genre.
— Seigneur ! (L’agent attrapa le talkie-walkie à sa ceinture.) Il faut que j’avertisse le central.
Wick ricana. Bonne chance. Tout ce que les autorités de l’hôpital trouveraient était de l’acier
froissé et aucune explication. Ce qui signifiait qu’ils ne pigeraient rien. Parfait. C’était comme ça
qu’il aimait les humains, enfin… du moins, la plupart du temps. Jamison, par contre ? Il fallait qu’il
la mette rapidement au courant, sans parler de lui trouver de l’aide. Elle avait une plaie au bras qui
saignait et tremblait contre lui…
Souffrant. Sous le choc. Elle avait besoin qu’on s’occupe sérieusement d’elle.
Ou un truc du genre.
Wick n’en était pas sûr. Les femelles blessées n’étaient pas sa spécialité. Il la regarda et grimaça.
Seigneur ! elle était pâle, ses lèvres pratiquement blanches, ses cils n’étaient rien que deux traces
sombres contre ses joues, et…
Ah ! bon sang, de qui se moquait-il ? Il n’était pas équipé pour ça. Il ne savait pas quoi faire ni
comment aider. Les femelles, en règle générale, n’avaient rien à faire près de lui. C’était toujours
Venom qui se chargeait des trucs de ce genre. Ça fonctionnait mieux de cette manière, vu sa
propension à la violence et la phobie qu’il traînait partout. Mais, alors qu’il étudiait son visage, Wick
refusa de se défiler. Pas ce soir. C’était à lui de prendre soin d’elle, du moins en attendant. Il était
temps de s’y mettre, de se faire pousser une paire de couilles et de s’acquitter du travail.
Wick prit une profonde inspiration et, la tenant toujours contre lui, se mit en route. Il dépassa le
troupeau d’humains qui étaient toujours abasourdis devant le fauteuil roulant, puis marqua une pause
à une intersection. Vide des deux côtés. À droite ou à gauche ? Il se remémora les plans du Swedish
Medical et prit à droite. Tandis qu’il se dirigeait vers l’escalier de sortie, il fouilla le hall du regard
à la recherche d’un d’endroit où vérifier les blessures de Jamison. Une pièce vide. Une chaise
poussée contre un mur. Bon sang ! même un placard à balais ferait l’affaire, tant qu’il trouvait un
endroit où la poser et…
Bingo ! un brancard vide.
Poussé contre le mur, celui-ci tombait à pic. Solide. Doux. Confortable. Exactement ce dont
Jamison et lui avaient besoin pour une minute ou deux.
À l’aide de ses pouvoirs, Wick inclut le brancard dans le sort de dissimulation. Une fois leur
intimité assurée, il la posa sur les draps de coton. Ses yeux étaient toujours clos et ses sourcils
froncés. Le plâtre sur son pied rebondit contre l’intérieur de la jambe de Wick et elle glissa sur le
côté. L’instinct le fit la rattraper. Les manches de sa blouse d’hôpital lui caressèrent le dos de la main
lorsqu’il lui attrapa le bras. Au moment où il la toucha, sa bioénergie éclata, l’électrocutant avec…
Seigneur dieu ! Doux Jésus ! ce n’était vraiment pas bon, et encore moins recommandé.
Wick prit une rapide inspiration alors qu’un canal s’ouvrait en lui. Oh merde ! le Méridien. Le
courant électrostatique était… il était… il coulait en sens inverse, le liant à la femelle qu’il touchait,
l’empêchant totalement de la lâcher. Immobilisé contre elle, il la sentit se connecter, puis se lier, ne
faisant qu’une avec le courant énergétique qui nourrissait les dragons. Sauf que…
Ce n’était pas lui qui se nourrissait.
Elle était… elle bloquait sa capacité à lutter, aspirant la chaleur en lui, le rendant impuissant face
à ses besoins. Wick serra les dents. Il n’aurait jamais dû la toucher. Il aurait dû faire preuve de bon
sens et ne pas entrer en contact avec sa peau nue. Jamison était une femelle à haute énergie, et son
dragon était trop réactif. Malgré son aversion – et ses objections –, la bête voulait nourrir Jamison. Et
ce putain d’animal lui donnait quelque chose qu’il n’avait jamais possédé auparavant… de l’énergie
curative. Dans un torrent explosif, le poussant vers une grave surcharge sensorielle.
Son estomac se retourna. Il fléchit les doigts, poussant son intellect à prendre le dessus sur son
instinct. Il devait la relâcher… tout de suite… retirer la main de sa peau avant que…
Son dragon rugit. Eh bien, tant pis. L’idée était zone interdite. La bête territoriale tapie en lui
refusait de reculer, lui ôtant toute possibilité de recours. Pas moyen de s’en sortir. Pas de marche
arrière possible. Il se dirigeait en terrain dangereux, le genre dont Wick comprit qu’il ne reviendrait
peut-être pas alors que le courant énergétique s’intensifiait.
L’effort le paralysa.
Il lutta contre l’emprisonnement en même temps que les tremblements. Sans succès. Jamison
possédait le pouvoir et, tant qu’elle ne le repousserait pas, il était bloqué. Prisonnier. Lié à elle de
manière irrévocable et incapable de mettre un terme à l’horrible flot d’énergie qui passait de lui à
elle. Et, à en juger à son visage, ce n’était pas près de se produire. Détendue contre lui, elle prenait
tout ce qu’il avait à offrir, se raccrochant à sa connexion au pouvoir du Méridien.
Elle se lova contre lui en gémissant et pressa sa joue contre le cœur de Wick.
— Putain de merde ! dit-il d’une voix rauque, luttant toujours contre l’emprise qu’elle avait sur
lui. Jamison… arrête. Il faut que tu…
— Non. (Les yeux fermés, la voix inarticulée, elle secoua la tête. Ce léger mouvement caressa le
torse de Wick, le tendant davantage.) C’est si bon. Tu… restes… avec moi.
Figé sur place, Wick implora pitié. Elle ne lui en montra aucune. Elle se pressa davantage contre
lui, soupira, et se tortilla jusqu’au bord du lit. Une seconde plus tard, elle se fit plus téméraire,
enroulant ses deux jambes autour d’une de ses cuisses. La chaleur de son corps se mélangea à la
sienne, et elle murmura de contentement. Il jura et essaya une nouvelle fois de reculer. Elle grommela
et passa les bras autour de la taille de Wick pour le serrer fort.
Pour le serrer, pour l’amour de Dieu. Lui. Un mâle qui détestait être touché, et pourtant…
Wick fronça les sourcils. Il ne se sentait pas en danger. Il ne ressentait pas non plus le besoin de
vomir. Ce qui n’avait pas de sens. Vraiment pas.
Il paniquait toujours lorsqu’il était près d’une femelle. Mais pas Jamison. Étrange, mais, pour une
raison ou une autre, elle ne lui donnait pas envie de prendre ses jambes à son cou comme un pauvre
con. Wick ricana. D’accord, ce n’était pas exactement vrai. Il n’appréciait pas – il n’était pas sûr de
vouloir continuer à la toucher –, mais au moins la proximité ne lui foutait pas la trouille. Et, que ça
lui plaise ou non, ça soulevait des questions.
Jusqu’où pourrait-il aller ?
C’était un concept intéressant. Un concept qui lui donnait envie de l’explorer quelque peu.
Après avoir dégluti pour faire passer la boule qu’il avait soudainement dans la gorge, Wick força
ses muscles à se détendre. Alors que la tension diminuait, le courant augmenta. Un picotement lui
parcourut les épaules, puis glissa de manière hypnotique pour caresser la base de son crâne. Ses sens
se creusèrent, le mettant à l’unisson avec la femelle dans ses bras. Il se concentra sur le sommet de la
tête de Jamison. Elle l’entourait de ses bras et ses jambes, troublant sa vision à cause de son énergie
brûlante. Son dragon émergea pour aller à sa rencontre, lui donnant ce qu’elle exigeait, la nourrissant.
Les paupières de Wick se firent lourdes. Il cligna des yeux – une fois, deux fois, une troisième –,
luttant contre le soudain brouillard mental.
Oh, merde ! C’était incroyable. Nourrissant. Doux. Chaud comme l’enfer.
Et il en voulait plus. Juste un petit peu plus, mais…
Hmmm, miam. Tellement bon. Elle était tellement bonne.
Wick chancela et, se forçant à ouvrir les yeux, regarda le mur pâle au-dessus de la tête de
Jamison. Hum. Il n’était pas chez lui. Ni dans un club. Il fronça les sourcils, voguant dans la rivière
de chaleur à la recherche de la vérité. Son questionnement aida son cerveau à redémarrer. Ouais.
C’était ça. Aucun doute possible. Il devait aller quelque part faire quelque chose pour quelqu’un.
Il secoua la tête et retira la main de l’avant-bras de Jamison. Le Méridien diminua, passant de
putain d’intense à doux et régulier. Elle grommela sa protestation. Il ressentit le besoin de se
reconnecter à elle pour fortifier le courant. Il l’ignora et prit une longue et profonde inspiration.
L’odeur de sang lui parvint. L’inquiétude repoussa l’euphorie.
Que Dieu lui vienne en aide. Elle était blessée.
Cette prise de conscience le poussa à l’action. Il la parcourut du regard à la recherche de la
blessure. Il trouva l’entaille en moins d’une seconde. L’aiguille de l’intraveineuse lui avait déchiré le
bras, laissant une plaie juste au-dessus de son poignet. Il attrapa le coin de la couverture et appliqua
une pression sur la blessure tout en invoquant différentes fournitures médicales avant de se rendre
compte qu’elle ne saignait plus. Le sang avait formé une croûte et…
Waouh ! Eh bien… la plaie était en train de se refermer elle aussi, guérissant bien plus vite qu’il
ne se serait attendu à voir un humain le faire.
Il laissa tomber le rouleau de ruban adhésif et la gaze sur le lit à côté d’elle pour examiner la
plaie de plus près.
Elle tressaillit.
— Aïe !
— Désolée, ma belle, murmura-t-il d’un ton doux. (Il ouvrit le paquet de gaze tout en la
maintenant en place. D’un geste rapide, il entoura le bandage autour de son poignet, puis attrapa le
ruban adhésif.) Presque fini.
— Ma belle ?
Ses cils sombres tremblèrent, puis elle ouvrit lentement les yeux. Sous l’influence du Méridien, la
magie faisait son œuvre sur les médicaments qu’elle avait ingérés. Tandis qu’il l’observait, son
regard vide se dissipa et l’acuité mentale revint.
— Personne ne m’appelle jamais comme ça.
— Non ?
C’était surprenant, vraiment. Ce surnom lui allait comme un gant.
Elle secoua la tête.
— Je me fais souvent appeler Injin, par contre.
— Qui te dit ça ?
— Ce trou du cul de Griggs.
— On dirait que ce trou du cul de Griggs a besoin de se faire arracher la tête.
— Ça fait des années que je le répète, dit-elle, la bouche légèrement pâteuse.
Un demi-sourire sur le visage, elle releva les yeux sur lui. Le cœur de Wick manqua un battement
avant de faire un saut périlleux dans sa cage thoracique. Seigneur, qu’elle était mignonne ! Même
avec sa lèvre fendue, sa jambe cassée et toutes ses ecchymoses, elle était la plus belle femelle qu’il
avait jamais vue. Ce qui le poussait à croire qu’il avait perdu l’esprit. Le fait qu’il avait envie de
l’appeler « ma belle » le confirmait. Il avait officiellement perdu les pédales et se précipitait droit
dans le mur à plein régime. Mais, alors même qu’il se disait de se reprendre, le besoin de lui rendre
son sourire le tenaillait. Il préféra reculer, jouant la prudence, mettant de la distance entre eux tandis
qu’il appliquait du ruban adhésif sur le bandage.
Elle grimaça, n’appréciant pas la pression de ses mains.
— Ça fait mal. J’ai mal… partout.
— Je sais, dit-il, ressentant de nouveau le besoin de s’excuser.
Que Dieu lui vienne en aide. Sans le vouloir, il continuait à ajouter à ses douleurs. Wick déglutit
pour faire passer la boule qu’il avait au fond de la gorge. Parfait, n’est-ce pas ? Elle avait besoin de
douceur. Il n’était que rudesse. La vérité le frappa. Il n’était pas équipé pour s’occuper d’elle, sans
parler de la réconforter. Sans blague… c’était logique. La gentillesse n’avait jamais été son truc. Il
n’avait pas un grand cœur ou une nature gentille. La violence et la cruauté, en revanche, Wick les
connaissait bien toutes les deux. Mais, alors que Jamison soutenait son regard, quelque chose de
dingue se produisit. Il vit la confiance au fond de ses yeux – le genre de reconnaissance qu’il n’avait
jamais reçue – et eut envie d’être différent. L’idée fit des étincelles et lui montra la direction, posant
les bases du savoir-faire et…
Tout d’un coup, il sut comment s’occuper d’elle.
Elle referma de nouveau les yeux.
— Jamison, regarde-moi.
Elle fronça les sourcils, mais lui obéit et les rouvrit. Il hocha la tête et se mit à murmurer,
adoptant les méthodes de Venom. Aux dires de tous, les femmes aimaient les tons apaisants. Son ami
utilisait tout le temps cette technique, se servant de sa voix pour apporter réconfort et plaisir. Wick ne
l’avait jamais fait, mais… pourquoi pas ? Il n’y avait aucun mal à essayer, alors il suivit le
programme et lui parla.
— Je vais te soulever… te porter jusqu’à la sortie, d’accord ? Ça va faire mal, mais j’ai besoin
de…
— Tu connais mon nom.
— Ouais.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Je suppose que ça veut dire que c’est officiel.
— Quoi ?
— Je suis désolée.
Une larme s’échappa et roula au bas de sa joue. L’envie irrépressible de l’essuyer le prit aux
tripes. Il hésita un instant, puis leva le bras et céda à la tentation. Et pourquoi pas ? Vu qu’elle se
raccrochait à lui, sa règle de ne pas toucher les gens était déjà aux oubliettes. Pas besoin de paniquer
à ce sujet.
— Je sais que c’est ton boulot, mais je ne suis pas prête. Je ne veux pas mourir.
Wick serra les lèvres. Stupéfiant, mais, même surchargée par le Méridien, elle était futée. Lui et
le meurtre, après tout, allaient de pair.
— Je ne suis pas ici pour te tuer.
— Non ?
Il secoua la tête.
— Mais toi et l’autre ange, vous étiez…
Wick pouffa. « Ange ». C’était un peu tiré par les cheveux.
— Je suis venu t’aider. Tania m’envoie.
Elle cligna de nouveau des yeux, toujours aussi lentement.
— Waouh ! C’est du rapide. Je viens juste d’envoyer le message.
Il se tendit.
— Tu as contacté Tania ?
— Depuis le portable de l’infirmière.
— Merde !
— C’était mal ? (Ses blessures et la fatigue la faisaient s’appuyer sur lui. Wick se tourna vers
elle plutôt que de se détourner, l’empêchant de s’affaler. Les picotements électrostatiques qui les
reliaient s’intensifièrent, le faisant grimacer.) Désolée, mais je ne pouvais pas attendre. Ce trou du
cul de Griggs est ici, tu t’en souviens ? Il est mauvais, et j’ai besoin d’un avocat.
— Tout va bien, dit-il, réagissant à sa peur tout en luttant contre ce qu’elle lui faisait ressentir.
C’était intense, au-delà du normal. Elle lui faisait ressentir bien trop de choses. Des choses
dangereuses. Des choses totalement inhabituelles. Des choses qui ne pourraient plus être changées. Et
alors qu’elle le mettait sens dessus dessous, se rapprochant de lui, les mettant une nouvelle fois peau
contre peau, Wick souhaita être n’importe où sauf ici à la tenir, à s’occuper d’elle… à la nourrir,
putain !
— Il faut qu’on bouge, vanzäla.
— Vanzäla… c’est joli, dit-elle, retenant un bâillement. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Wick jura dans sa barbe. Bien joué, crétin. La dernière chose dont il avait besoin était de lui
donner un surnom affectueux en dragonais.
— Rien.
— Tania et moi avons une règle.
— Vraiment.
— Ouaip. (Elle cessa de lutter et bâilla.) Interdiction de mentir.
Une règle de merde. Surtout dans la mesure où mentir serait plus facile. Plus utile, également,
mais… peu importait. Quel mal cela pourrait-il bien faire ? Pas beaucoup. À moitié droguée par les
médicaments, profondément bercée par le courant énergétique, elle ne se souviendrait de rien de ce
qu’il lui dirait de toute manière.
Il retira sa veste en cuir et la posa sur les épaules de Jamison.
— Vanzäla signifie « oiseau chanteur » dans ma langue maternelle.
— Oh ! c’est joli, murmura-t-elle, les yeux à moitié fermés. Je t’aime bien. Tu es gentil.
Gentil ? Wick se retint de pouffer. Bien sûr.
— Et toi, tu es complètement shootée.
— La drogue a tendance à produire cet effet.
— Sans aucun doute.
Il tira sur les pans de la veste pour la refermer, l’emmitouflant dans la chaleur résiduelle de son
corps. Il faisait froid dehors. Il n’avait pas envie qu’elle gèle lorsqu’ils se retrouveraient dans la
ruelle, à quelques pas du point d’extraction. Et, en parlant de ça, il était temps de sortir. Wick jeta en
regard dans le couloir. D’un mouvement rapide, il la souleva. Moins d’une seconde plus tard, il était
en route vers l’escalier de sortie.
Le visage à moitié enfoui dans son col, elle prit une profonde inspiration.
— Hé ! tu sais quoi ?
— Quoi ?
— Tu sens bon, aussi.
Wick eut un mouvement de recul. Doux Jésus ! qu’était-il censé répondre à ça ? Il n’en avait pas
la moindre idée. Les discussions polies n’étaient pas son fort. Il ne parlait que lorsque c’était
nécessaire. En fait, toute cette conversation avec Jamison était bizarre. Mais, alors qu’il observait le
sommet de sa tête, il pensa que peut-être… ne devrait-il pas… eh bien, dire quelque chose ?
Respecter son effort – ainsi que son compliment – en y répondant ?
Le silence enveloppa cette idée. Puis l’inspiration frappa, lui dictant quoi répondre.
— Merci.
— De rien.
— Hé ! vanzäla ?
— Ouais ?
— Tu sais, le SMS que tu as envoyé ?
— Oui.
— Est-ce que tu l’as signé de ton nom ?
— Je sais pas.
Elle prit une nouvelle profonde inspiration et gémit de plaisir en expirant. Wick serra les dents,
déterminé à se ressaisir. Se transformer en chochotte parce qu’une femme trouvait qu’il sentait bon ne
faisait pas partie du programme.
— Peut-être.
Génial. Les ennuis se tapissaient derrière ce « peut-être ».
Wick accéléra le pas. Les Razorback n’étaient pas idiots. Experts en technologie, les rebelles
surveillaient les canaux humains et les bases de données de la même manière que Sloan le faisait.
Donc, si Jamison avait utilisé son nom en contactant sa sœur, l’ennemi mènerait l’enquête. Ce qui
signifiait qu’il devait encore plus se presser. Il fallait qu’il parte rapidement. Avant que l’ennemi ne
repère le signal énergétique des Nightfury. En temps normal, la fréquence qu’une grande meute
émettait en étant au même endroit jouait en sa faveur, facilitant les choses pour attirer plein de
Razorback et les tuer.
Pas ce soir. Wick ne voulait pas se faire repérer par l’ennemi pendant un moment. Au moins le
temps d’assurer la sécurité de Jamison.
D’une poussée mentale, il ouvrit en grand la porte qui menait à la cage d’escalier. Il marcha sans
à-coups, prenant garde de ne pas bousculer Jamison. Elle grommela, n’aimant pas la cadence à
laquelle il descendait la première volée de marches. Wick murmura des excuses, ajusta sa prise et
ralentit. Le bruit de sa voix calma Jamison, et elle se réinstalla tandis qu’il atteignait le deuxième
étage.
Plus que trois.
Elle bâilla de nouveau.
— Comment tu t’appelles ?
— Wick.
— Hum, murmura-t-elle. Encore un nom bizarre… comme celui de M. Goth.
Ça n’avait rien de surprenant. Le connard tatoué était un dragon. Il était logique que le mâle ait
été baptisé selon les traditions de leur espèce. Non que Wick puisse le dire à Jamison. Oh non ! Cette
bombe à retardement-là pouvait attendre leur retour à Black Diamond. Et il refusait d’être le
messager. Ce n’était pas à lui de l’informer qu’elle venait de mettre les pieds dans un autre monde…
un monde où les dragons régnaient sous le nez des humains ignorants. Tania et Mac pouvaient gérer
ce cauchemar. Alors plus vite elle cesserait de poser des questions, plus facile ce serait pour lui.
— Jamison ?
— Ouaip.
— Dors.
Elle pouffa, peu impressionnée par son ordre direct.
— Tu es vraiment très chaud… comme un feu.
— Hmm hmm, dit-il, juste pour répondre quelque chose.
Réfuter les faits était une perte de temps. En tant que dragon de feu, sa température corporelle
était toujours très élevée.
— C’est agréable… cette chaleur.
Elle pencha la tête en arrière, ouvrit les yeux, et il fut frappé par leur incroyable bleu clair.
Plus que distrait, il se racla la gorge.
— C’est bon à savoir.
— Et tu sais quoi d’autre ?
— Que Dieu me vienne en aide, marmonna-t-il. Quoi encore ?
— C’est J.J. Personne ne m’appelle jamais Jamison. (Elle sortit la main de sa veste et la lui
tendit. Wick l’observa, se demandant à quoi elle pouvait bien jouer.) Enchantée.
Oh, pour l’amour de Dieu ! elle voulait lui serrer la main ? Maintenant ?
L’amusement le parcourut. Fichue femelle. Elle était unique en son genre. Ridicule comme seules
celles du beau sexe peuvent l’être, mais… merde ! il ne pouvait pas nier qu’il y avait quelque chose
de spécial en elle, d’adorable, même.
Ignorant sa main, il s’élança dans la volée de marches suivante.
— Je préfère Jamison.
— Ce n’est pas toi qui décides. C’est mon nom.
— Surnom, corrigea-t-il. Je t’appellerai comme bon me semble. Maintenant, dors.
— Tyran, dit-elle, son ton amusé contredisant son choix de mot.
Wick se retint de rire. Il avait pensé adorable, plus tôt ? Multipliez ça par mille. Il était foutu.
Tout en se résolvant à l’inévitable – et ayant un urgent besoin de paix et de tranquillité –, Wick
ouvrit le canal cosmique en grand, augmentant le flux du Méridien pour donner davantage d’énergie à
Jamison. Il espérait que l’excès la mettrait KO. La ferait divaguer. La plongerait profondément dans
un état où elle pourrait guérir… ou peu importait. Il se fichait de savoir comment ça se produirait tant
qu’elle s’endormait à poings fermés. Il avait besoin d’une pause, avant que sa voix rauque ne le
pousse à franchir les limites.
— Ferme les yeux, ma belle.
Submergée par l’énergie, elle obéit et succomba à la chaleur du flux. Wick poussa un soupir de
soulagement alors qu’elle s’endormait.
La tenir était déjà assez difficile. Mais parler avec elle – se laisser impressionner et amuser ?
C’était de la torture, bonne et mauvaise. D’un côté, il préférait sa propre compagnie. Se sentait plus à
l’aise dans le silence, dans les ombres, qu’avec quelqu’un d’autre. C’était normal, selon lui, vu qu’il
avait passé les vingt premières années de sa vie dans le noir, avec pour seul contact le poing brutal
d’un maître dur et les conditions violentes de l’esclavage. La seule fois où il avait touché quelqu’un
d’autre était lorsqu’il se battait sous les spots aveuglants et l’œil vigilant des mâles dragons qui
payaient pour voir de jeunes garçons se battre jusqu’à la mort.
Un vrai fight club avec cotisations. Un concept aussi vil que vicieux.
Même maintenant, toutes ces années plus tard, il ne pouvait oublier la violence de son passé. Ou
se pardonner pour toutes les vies qu’il avait prises. Des vies innocentes qui commençaient à peine.
Le fait qu’il n’avait lui-même été qu’un enfant importait-il ? Un enfant que l’on avait forcé à prendre
un couteau à l’âge de sept ans et à combattre afin de devenir un instrument mortel pour l’amusement
d’autres mâles. Wick déglutit pour faire disparaître la boule qu’il avait au fond de la gorge. Marche
ou crève, l’histoire de sa vie. Pas une très bonne histoire, cependant. S’il avait été plus fort, il aurait
fait ce qui était juste et aurait péri : il aurait défié son maître, refusé de se battre et serait mort dans la
misère pour qu’un autre garçon puisse triompher et vivre.
Mais il ne l’avait pas fait. Il avait commis l’impardonnable à la place et…
Survécu.
Tant de morts pour préserver une vie. Sa vie. À présent, il vivait avec la culpabilité. Jour après
jour. Nuit après nuit. Ce qui signifiait une chose.
Il ne méritait aucun bonheur. Et certainement pas le plaisir de la compagnie de Jamison. Elle était
zone interdite. Rien de plus qu’un moyen de parvenir à ses fins. Sinon, il dépasserait les limites,
ferait l’impensable, et la chercherait pour voir comment elle était après sa guérison.
Dangereux. De tellement de manières. Trop pour les compter.
Tout en négociant la dernière volée de marches, Wick se concentra sur la porte en acier renforcée
qui l’attendait en bas.
— Wick, dit Mac par télépathie, son accent de Boston plus prononcé que d’habitude. (Le ton mit
Wick en alerte. Le mâle devenait toujours plus intense – ainsi que son accent – quand les problèmes
n’étaient pas loin.) Tu arrives quand ?
— Maintenant. Je suis à la porte.
— Grouille. Il y a des parasites sur toute la ligne. On a de la compagnie.
— Combien ?
— Pas sûr. (Il entendit un bruit de portière qu’on claquait à travers la connexion mentale, ainsi
que la voix de Forge.) À mon avis ? Une unité de combat au complet.
— Merde !
Wick neutralisa le système d’alarme et poussa la porte. Elle s’ouvrit en grand dans la nuit. L’air
glacé se précipita à l’intérieur, ébouriffant ses cheveux alors qu’il s’avançait dans l’allée. Jamison
frissonna. Wick réagit, resserrant les bords de sa veste pour qu’elle reste au chaud. Ça aurait dû
suffire. Ce ne fut pas le cas. Il avait envie d’en faire davantage. De s’assurer à tout prix qu’elle serait
confortable. Sans y penser, il débrida sa magie et augmenta la température, l’entourant d’une bulle
chaude, l’isolant du froid. Ses bottes faisant craquer des bris de verre, il se dirigea vers l’entrée de
la ruelle, cherchant ses frères d’armes du côté de la rue.
— Venom, où…
— Je me dirige vers le toit avec Sloan.
— Le mâle ?
— Parti. (Venom émit un son de dégoût.) C’est un petit bâtard difficile à attraper, il faut lui
laisser ça. Mais ne t’inquiète pas, je lui exploserai le crâne demain soir.
Lors de la rencontre qu’Azrad souhaitait. Venom ne le précisa pas. Il n’en avait pas besoin. Après
des années de cohabitation, Wick connaissait son ami mieux qu’il ne se connaissait lui-même.
— Envole-toi, Ven. On aura besoin de quelqu’un pour nous couvrir.
— Je suis sur le coup. Vous avez quoi comme véhicule ?
Le ronronnement d’un moteur lui parvenait du bout de la ruelle. Des phares illuminèrent la façade
du bâtiment. Un 4 x 4 fit son apparition et s’arrêta dans le virage.
Mac répondit.
— Une Suburban rouge… grille avant tunée, phares allumés.
— Putain de merde ! grogna Wick en repérant ce qu’il osait appeler une voiture. (Il n’y avait rien
de tel que de choisir quelque chose de trop flashy. Ce truc hurlait « Regardez-moi ! ») Rouge ? Tu as
volé une…
— Désolé, mec. (Mac se gara et sortit du côté conducteur. Il regarda les rayures chromées sur les
flancs de la Suburban, puis Wick. Il haussa les épaules.) C’était ça ou une Prius orange.
Forge sauta du côté passager et le regarda par-dessus le toit de la voiture.
— De deux maux, on a choisi le moindre.
Il en avait de la chance ! Les jumeaux de l’enfer étaient encore de mèche, soutenant les
agissements l’un de l’autre.
Wick ne prit même pas la peine de se payer leur tête. Être mentor et apprenti était un truc sérieux.
Un lien pas si différent de celui qu’il partageait avec Venom : indestructible, intense, le genre
d’amitié qui durait toute une vie et conduisait des mâles à se sacrifier l’un pour l’autre. Que Mac et
Forge entrent dans cette catégorie si rapidement après s’être rencontrés était une bonne chose. Pas
besoin de se mettre en colère à cause de ça. Ou au sujet de leurs choix de merde.
Surtout avec un escadron de Razorback à leurs trousses.
Maintenant qu’il était dehors. Wick pouvait sentir l’âcre odeur de brûlé dans l’air. Ajoutez à ça
l’électricité statique qui bourdonnait entre ses tempes et… ouais, il y avait plusieurs rebelles dans les
parages. À quelques minutes de là, probablement.
Wick courut en direction de leur unique porte de sortie. Quelques secondes avant qu’il n’atteigne
le 4 x 4 tuné, Mac ouvrit la portière arrière en grand. Wick pivota à cent quatre-vingts degrés en
pleine course. Il atterrit sur les fesses et se glissa à l’intérieur en tenant toujours Jamison, puis se
tortilla pour faire entrer ses bottes.
Les portières claquèrent.
Forge croisa son regard par-dessus le siège passager. Il parcourut de ses yeux violets la femelle
endormie dans ses bras, puis les releva sur Wick. L’Écossais haussa un sourcil, lui demandant
silencieusement s’il allait bien. Wick n’ouvrit pas la bouche. Qu’aurait-il pu dire ? « Non, vraiment
pas » ? « Oui, tout à fait » ? Aucune des deux options ne semblait adéquate. Ni proche de la vérité.
Alors, au lieu de répondre, il dit à Mac de se mettre en route, espérant que l’ancien flic conduirait
comme un fou du volant. Sinon, l’ennemi resserrerait les rangs autour d’eux et Jamison finirait avec
une cible dans le dos.
CHAPITRE 9

Nian gravit les marches deux par deux, pressé de rentrer chez lui. Le rythme de ses pas résonna
dans la cage d’escalier, rebondissant contre le béton et l’acier. Une odeur de bière éventée et de sexe
flottait dans l’espace confiné, révélant les secrets de l’escalier, dénonçant les poursuites amoureuses
dans les coins sombres des clients du club. Ce n’était pas un problème la plupart des nuits. Il se
fichait de savoir ce qui se déroulait dans ses clubs. En ce moment, cependant, il remerciait le ciel
pour le silence et l’aube approchante. Tous les clients étaient partis, chancelant dans la nuit, désertant
l’Emblem et la boîte de nuit qui se trouvait un étage au-dessus.
Une bénédiction, si tant était que cela existe.
Après la pression de la semaine dernière, il avait besoin d’une pause. Il sentait la fatigue
s’enraciner dans ses os, s’enfoncer pour atteindre son cœur. Ce qui était rare, pour lui. Le va-et-vient
ne l’avait jamais dérangé auparavant. Il aimait rester occupé. Il prospérait dans l’activité. Adorait
également les revenus que ses différentes affaires lui procuraient. Ce soir, cependant, se révélait être
l’exception à la règle. Il était vidé… fatigué du déluge de questions de ses employés et de la charge
de ses responsabilités. Il avait besoin de paix. Il avait besoin de tranquillité. Il avait besoin que les
Métalliques le rappellent, putain !
Par les feux de l’enfer ! qu’étaient-ils en train de faire, bon sang ? Enfin, à part filtrer ses appels
et l’éviter. Peu importait le nombre de messages qu’il laissait, il n’obtenait aucune nouvelle. C’était
frustrant. Agaçant. Au-delà du manque de respect, chose qu’il n’avait jamais tolérée de personne.
Avec sa fierté – et sa position en tant que membre des Archguard –, il appréciait fort peu le dédain.
De la part de qui que ce soit. Mais, égaux à eux-mêmes, les guerriers Nightfury se foutaient de lui.
Ou de ce qu’il avait prévu.
À présent, il avait moins que rien. Uniquement du silence. Gage et Haider ne faisaient que gagner
du temps. Nian serra les dents et, attrapant la rambarde, monta une autre volée de marches. À quoi
jouait Haider, nom du diable ? Le guerrier semblait assez sincère quand il lui avait promis une
entrevue avec Bastian. Mais, malgré tout, cela ne s’était pas produit. Du moins, pas encore. C’était
précisément la raison qui le poussait à avoir un plan B pour chaque occasion. Il avait fait la même
chose lors des problèmes avec les Nightfury un mois plus tôt… bien avant qu’il n’approche les
guerriers de Bastian.
Une stratégie brillante, à un détail près.
Le mâle en charge du plan B ne répondait pas non plus à ses appels.
Deux semaines s’étaient écoulées et… rien. Pas un mot du guerrier qu’il avait libéré de
l’esclavagisme dans le seul dessein d’infiltrer la scène de Seattle. Il avait besoin d’informations
viables pour pousser Bastian à s’allier avec lui. Une attaque sur deux fronts. Le premier le concernait
directement. En tant que membre du haut conseil et de l’élite Archguard – à la tête d’une des familles
dynastiques qui régnaient sur les dragons –, il se trouvait au sommet de la hiérarchie dragon et était
en mesure de récolter des informations auxquelles Bastian n’aurait pas accès tout seul. Des détails
qu’il partagerait avec le commandant des Nightfury pour gagner sa confiance.
Le deuxième ? Implanter un espion dans le camp Nightfury.
Une tentative risquée ? Évidemment. Mais le succès exigeait de prendre des risques calculés, et
Nian avait besoin d’un avantage. Un avantage qui lui permettrait de garder un œil sur Bastian et les
tensions entre les meutes Nightfury et Razorback. Le plan se révélait prometteur, mais n’était pas sans
poser de problèmes. Bastian n’était pas à la tête d’une agence d’adoption. Le mâle était trop prudent
pour accepter un nouveau membre sans d’abord mener une enquête sur lui. Donc les chances
d’introduire un allié loyal à Nian auprès du commandant des Nightfury étaient proches de zéro. Mais
si son guerrier se révélait utile à Bastian – trouvant un moyen d’exister à la périphérie de la meute –,
ce serait suffisant. Assez pour lui fournir des informations. Assez pour lui permettre de garder un œil
sur le baromètre émotionnel de Bastian. Assez pour lui donner l’avantage tandis qu’il continuait à
faire avancer ses plans en Europe.
Mais seulement si le bâtard qu’il avait envoyé à Seattle faisait son boulot.
L’impatience tenaillait Nian tandis qu’il approchait du dernier étage. Il accéléra le pas en
grognant. Sans quitter le panneau lumineux de sortie des yeux, il appuya sur la barre de sécurité. La
porte s’ouvrit en grand, volant pour aller s’écraser contre la façade de l’immeuble. La violente
détonation rebondit contre les briques et le mortier, hurlant dans le paysage urbain pour toucher le
cœur de la vieille ville. Il fit un pas sur le côté pour éviter le retour de bâton de l’acier renforcé et
traversa le toit.
Cinq étages. Pas beaucoup de hauteur pour s’envoler. Nian s’en fichait. Il avait besoin de voler.
De prendre sa forme dragon, de ressentir l’air frais et de voir Prague dans les heures qui précédaient
l’aube.
Nian se précipita vers le rebord. Les lumières de la ville flashèrent en périphérie de sa vision. Sa
magie s’embrasa, tourbillonnant au centre de sa paume, réchauffant l’air autour de lui tandis qu’il se
transformait et bondissait en direction du ciel. L’or bruni de sa peau de dragon brillait dans
l’obscurité. Il déplia les ailes en grognant et décrivit une spirale ascendante. Poussé vers le sud par
le vent du nord, le givre le recouvrit, le débarrassant de la pollution citadine. Les triples pointes sur
son dos produisirent un son métallique lorsqu’il frissonna jusqu’au bout de sa queue barbelée. Il
montra les crocs et fredonna, se délectant des douces senteurs de l’hiver tandis que les lumières de la
ville disparaissaient sous lui.
Oh ! c’était si bon. Mieux que bon, en vérité. C’était la perfection. La béatitude. L’excellence
sous forme de cieux ouverts et de la détente de muscles tendus.
Nian sortit rapidement de la ville et vogua au-dessus d’épaisses forêts et d’un sol rocailleux. Il
soupira. Il y était presque. Encore quelques minutes et il arriverait là où il se languissait d’être… à la
maison. En sécurité dans les confins de son repaire dans la montagne. Loin des exigences de ses
nombreux business et des foutaises Archguard.
Nian secoua la tête, deux filins de brume dorée s’élevant de ses narines. Il fallait que quelque
chose change, et rapidement. Il ne supportait plus l’irresponsabilité de Rodin. Le leader des
Archguard était incontrôlable : arrogant, présomptueux, corrompu par des notions idiotes charriées
par une idéologie tordue. Sa dépravation – les ventes aux enchères d’esclaves femelles… les fight
clubs où des enfants de dix ans jouaient aux gladiateurs – retournait l’estomac de Nian, l’emplissant
de rage.
Pas bon. Et pas du tout productif.
Dévoiler son jeu trop tôt ne lui permettrait pas d’obtenir ce qu’il voulait. Pas plus que la colère
ou le chagrin. Seuls une action délibérée et un plan intelligent lui permettraient d’atteindre son but. Il
souhaitait tellement mieux pour sa race. Mais le changement ne se produirait jamais avec Rodin aux
commandes. C’était un fait. Il avait observé et attendu depuis qu’il avait accédé à sa position,
cherchant une lumière au bout du tunnel. Il ne l’avait pas trouvée. Maintenant – après trois mois à
endurer la corruption des Archguard –, Nian savait qu’il ne la trouverait jamais.
Le dégoût s’ancra profondément en lui. La frustration suivit, lui comprimant la poitrine.
Il chassa les deux et, les yeux rivés sur la cime des arbres, plongea en direction de la forêt. Il
évita la voûte quelques secondes avant de la percuter, coupant entre deux énormes troncs. Il accéléra
et piqua sous les bras tendus de vieux hêtres, négociant des virages serrés dans l’imposant bois de
l’Est. Des flocons de neige scintillants étaient emportés par le vent et s’écartaient de son passage
tandis qu’il se précipitait vers la falaise. La façade de la montagne se dressait comme un spectre pâle
dans la nuit et l’appelait à rentrer chez lui, calmant son esprit et l’aidant à décider des actions qu’il
entreprendrait ensuite.
Il était temps de voir les choses en face. Les Archguard devaient être exécutés dans leur
intégralité. En même temps que Rodin.
La nécessité et l’honneur – la santé de sa race – dictaient la marche à suivre. Il devait faire ce qui
devait être fait. Aucun doute là-dessus. Aucune place pour l’hésitation. Il n’attendrait pas que
quelqu’un d’autre s’en charge. Il savait ce qui devait être fait et avait les moyens de porter le coup
fatal. Nian secoua sa tête cornue. Seigneur ! quel gâchis. Toute cette violence. Toutes ces morts. Toute
la destruction à venir. Si seulement il pouvait convaincre l’Archguard de l’écouter. Si seulement le
conseil abandonnait les vieilles habitudes et menait les dragons sur un nouveau chemin… plus
prudent, meilleur pour les générations futures, un chemin qui n’était pas menacé par la guerre.
La guerre. À échelle mondiale.
Nian savait qu’elle arrivait. Il la sentait dans l’air. Dans le vent. Il la voyait dans la tension et la
méfiance entre les meutes dragons partout dans le monde. Tous les yeux se tournaient vers Seattle et
la querelle qui faisait rage entre les Nightfury et les Razorback. Les membres de sa race choisissaient
leur camp – apportant leur soutien à une meute plutôt qu’à l’autre – et bientôt… très, très vite…
chaque commandant déciderait. Ferait savoir à qui il prêtait allégeance. S’insurgerait. Permettrait à
la bataille de s’étendre de son épicentre – l’État de Washington – à d’autres zones du globe.
Ce qui pouvait mettre en péril la race entière des dragons.
Nian étendit ses ailes au maximum de leur capacité et amorça sa dernière ascension. Il se
retourna rapidement et avec élégance sans produire le moindre bruit et resta suspendu en plein ciel,
les yeux fixés sur le manoir niché dans le coude du flanc de la montagne. Construite par un duc des
siècles plus tôt, sa demeure était perchée sur une large saillie et s’accrochait encore mieux à la roche
qu’une chèvre des montagnes. Ni la montagne ni les vents hurlants ne remettaient sa domination en
cause. La maison avait simplement sa place ici, jaillissant des pierres dentelées comme un arbre du
sol. Et, alors que Nian se posait sur le balcon qui surplombait la vallée en contrebas, il laissa
échapper un long soupir.
Ses serres acérées cliquetèrent lorsqu’il posa les pattes sur la pierre usée. Il se métamorphosa
aussitôt et invoqua ses vêtements. Tandis que l’ample jogging et le tee-shirt à manches longues
prenaient place sur sa peau, une ombre passa devant les portes-fenêtres qui se trouvaient à l’autre
bout du balcon. Il sourit en entendant un bruit de verrou. La poignée fut actionnée, et son fidèle
serviteur sortit dans l’air frais de l’hiver.
Vêtu comme à l’accoutumée d’une queue-de-pie, le Numbai pencha la tête.
— Bienvenu chez vous, maître.
— Lapier.
— Quelles nouvelles ?
— Aucune, répondit-il en s’avançant vers le seul mâle qu’il considérait comme sa famille. (Le
Numbai le servait bien et s’occupait de lui comme il l’avait fait pour chaque mâle de sa lignée
pendant des générations. Dieu merci. Nian ignorait ce qu’il ferait sans lui. Ami. Confident. Aide à
domicile. Lapier faisait tout, et même plus la plupart du temps.) Le conseil ferme les yeux devant les
agissements de Rodin. Ils restent loyaux à cet enfoiré. Je ne trouve aucune faille par laquelle
m’immiscer.
— Ainsi, les choses sont telles que nous l’avions craint.
Pire, en vérité. Mais Nian refusait de discuter ce point.
— Des nouvelles de nos autres activités ?
— Pas encore.
— Seigneur !
Nian serra les poings tout en observant le ciel qui s’éclaircissait. Ça n’aurait pas dû être aussi
dur. Il essayait de faire ce qui était juste, mais, comme à son habitude, la fortune s’interposait en
faisant tourner sa roue épuisante. Elle se dressait sur son chemin. Gâchait une excellente stratégie. Et,
alors qu’il enrageait en songeant à ses déboires, l’esprit agité en les examinant sous tous les angles
afin de s’ajuster et de trouver un nouveau moyen d’avancer, de sauver d’une manière ou d’une autre
le…
— Maître.
L’inquiétude se lisait dans les yeux de Lapier, qui n’avait pas bougé. Il marqua une pause, et Nian
sut ce à quoi il pensait. Son expression – celle que Lapier lui réservait lorsqu’il se conduisait mal –
voulait tout dire. Le Numbai n’était pas d’accord avec son plan… ou l’ambition qui le motivait. Nian
soupira. Lapier serra ses mains l’une contre l’autre, ce qui fit briller les bagues qu’il portait à la
lumière de la lune.
— C’est peut-être mieux ainsi, Nian. Il s’agit peut-être d’un signe qu’il faut se contenter de cela.
Mieux ainsi ? Aucune chance.
Laisser Rodin livré à lui-même n’était pas une bonne idée. Le connard corrompait tout ce qu’il
touchait. Non que Lapier se soucie de la situation dans son ensemble. Les devoirs du Numbai se
limitaient à lui… et lui seul. Il se fichait du plus grand bien pour les dragons. Tout ce qui lui importait
était que Nian vive une nuit de plus.
Nian étouffa un juron et traversa le balcon pieds nus.
— Je serai dans mon bureau.
— Voudriez-vous un bourbon ?
— Apporte-moi la bouteille.
— Vos désirs sont des ordres, maître.
Nian pouffa. « Vos désirs sont des ordres ». C’est ça. Si seulement. Si seulement… Quel gros
ramassis de conneries. Il ne restait donc qu’une chose à faire. Se soûler à l’excès. Trouver l’oubli et
y demeurer un instant. Au moins pendant la journée. Peut-être qu’engourdir ses pensées, oublier ses
problèmes, l’aiderait à trouver une nouvelle stratégie. La frustration et la fixation n’allaient pas bien
ensemble. Toutes deux poussaient les mâles à se comporter de manière imprévisible. Chose qu’un
guerrier dans sa position ne pouvait pas se permettre, alors… pourquoi pas ? Se cacher au fond d’une
bouteille pendant quelques heures était un plan qui en valait un autre.
Nian expira longuement et profondément pour atteindre sa magie et ouvrit les doubles portes en
grand. La pierre froide glaçait la plante de ses pieds tandis qu’il se dirigeait vers le couloir central.
Les murs pâles se transformaient en voûtes arabes, puis remontaient pour toucher le plafond cannelé.
Le luxe mêlé de tradition. Des tapis turcs s’étendaient tout le long du corridor pour recouvrir la
mosaïque colorée des carreaux au sol. Simple et pourtant magnifique. Il adorait cette maison,
appréciait son isolement, aimait sa symétrie sans faille ainsi que le savoir-faire qui évoquait une
autre culture à une époque différente.
Home sweet home. Chaude. Accueillante. Sûre.
Il pénétra dans son bureau et jeta un rapide coup d’œil aux fenêtres qui dominaient un côté de la
pièce. Protégé par un sort, le verre ondulait et s’assombrissait rapidement, le protégeant du soleil en
approche. Sans les quitter des yeux, Nian plongea la main dans sa poche. Le briquet qu’il trimballait
partout se retrouva dans sa paume.
Il se détendit aussitôt. La perfection réconfortante.
D’un geste rapide, il repoussa le capuchon doré. Le briquet s’ouvrit. Nian observa un instant la
mèche, puis le referma. Le bruit ainsi produit se répercuta comme une question. Que devait-il faire ?
Enfoncer le clou ? Disparaître pendant quelques jours et faire un saut à Seattle pour coincer lui-même
Bastian ? Nian roula des épaules et regarda la fresque sur le plafond voûté. Des nymphes des bois en
pleins ébats. Il fronça les sourcils devant les femmes à moitié vêtues. Il ne trouverait pas de réponse
ici. Il ouvrit à nouveau le briquet. « Clic-clic-clac. Clic-clic… »
« Ding-ding… ping ».
Nian cligna des yeux. C’était quoi, ça, bon sang !?
Il passa la pièce en revue en fronçant les sourcils. Le bruit se répéta. Nian tourna vivement la tête
en direction de son bureau. « Ding-ding… ping ». Il plissa les yeux en étudiant l’ordinateur qu’il
avait acheté un mois plus tôt. Ce n’était pas ce qu’il préférait. La technologie était un truc d’humains,
pas de dragons. Mais il ne pouvait lutter contre le progrès. Ou son incapacité à se connecter par
télépathie à ses contacts. Le mâle était trop loin pour qu’il puisse établir un lien et utiliser la
connexion cosmique que son espèce préférait, ce qui faisait de l’ordinateur un mal nécessaire.
Qu’il devait vraiment apprendre à utiliser.
Il longea son tapis pour aller regarder le moniteur. Il était en veille et un petit icone rouge
clignotait au centre de l’écran. Nian aspira une rapide bouffée d’air. Oh, Dieu merci ! un message. Il
avait un…
« Ding-ding… ping ».
Concentré sur l’icone, il jeta le briquet sur le sous-main de son bureau et attrapa la souris. Dès
qu’il la toucha, l’écran redevint actif. Une fenêtre avec le mot « vidéoconférence » se mit à clignoter
au centre. L’espoir le frappa violemment, s’enroulant autour de sa poitrine et faisant battre son cœur
tout en lui serrant la gorge. Il déglutit et, repositionnant le curseur, cliqua sur le lien. Une roue se mit
à tourner un instant, puis…
Un mâle releva la tête du livre qu’il était en train de lire. Il plissa ses yeux bleu sombre en le
regardant.
— Où tu étais passé, bon sang ?
Le ton aurait dû l’énerver. Nian sourit à la place. Il ne pouvait s’en empêcher. Il était tellement
content de voir le guerrier que le soulagement surpassait le respect qu’il exigeait en général.
— Dans le coin. Je suis content de te voir, Azrad.
— J’aimerais pouvoir dire la même chose.
Le regard de rapace d’Azrad traversait le temps et l’espace, menaçant de le dévorer. Le piercing
à son sourcil brilla, attirant l’attention sur ses mèches bordeaux. Un look dur. Totalement goth, sans
sophistication en vue. Non que ça eût de l’importance. Nian se fichait de l’apparence du guerrier. Il
était létal et astucieux, et maniait son savoir-faire comme il l’aurait fait d’une batte de base-ball
entourée de barbelés… sans merci ni un instant d’hésitation. L’instrument parfait à avoir dans le jeu
que Nian jouait.
— Les Nightfury sont une belle bande d’emmerdeurs. Il y a des trucs vraiment très étranges qui se
déroulent dans le coin.
L’espoir redonna le sourire à Nian.
— Mais tu t’es infiltré ?
— Je suis sur ma lancée, répondit Azrad, qui, sur sa chaise de bureau, ressemblait davantage à un
baron qu’à un ancien esclave. Je n’ai pas encore rencontré Bastian, mais ça ne saurait tarder.
— Et le reste des Nightfury ?
— J’ai failli me faire choper par deux d’entre eux ce soir.
— Mais tu…
— Ouais. Le premier contact a été établi. Le rendez-vous est fixé à demain minuit… heure de
Seattle. Bastian sera là.
— Tu en es sûr ?
— Oui. (La chaise grinça lorsque Azrad posa les deux mains sur sa tête, puis se laissa aller
contre le dossier.) J’ai assuré le spectacle… sacrément attiré leur attention. Il ne résistera pas à
l’envie de me rencontrer. Il voudra savoir ce que je manigance… et pourquoi je suis sur son
territoire.
— Bien joué.
Le guerrier ricana.
— Tu doutais de moi ?
Un peu. Nian ne voulait pas formuler son opinion à voix haute, cependant. Azrad, malgré tous ses
talents, n’était pas la personne la plus digne de confiance. Il était trop déterminé. Bien trop
intelligent. Oublié le fait qu’il était à peine plus d’un esclave moins de deux mois auparavant. Nian
l’avait compris dès l’instant où il s’était assuré de sa libération. Il avait agi en secret. Conclu un
pacte avec le démon droit sous le nez de l’Archguard et avait offert au guerrier la chose qu’il désirait
plus que tout au monde.
La liberté. La vengeance, également, une chance de redresser les torts que Rodin lui avait faits.
Nian hocha la tête.
— Je serai derrière mon ordinateur pour attendre ton appel.
— OK. (L’observant depuis l’autre bout du monde, Azrad baissa les bras et tendit la main en
avant. Le doigt suspendu au-dessus du clavier, le guerrier lui adressa un clin d’œil.) À demain.
Bon sang ! il espérait que ce serait le cas. On ne savait jamais avec Azrad.
Tout ce que Nian pouvait faire était croiser les doigts et prier pour qu’il tienne parole.
La foi et l’honneur. Deux grands mots qu’il espérait voir jouer en sa faveur. Parce que, aussi
sûrement qu’il habitait Prague, Azrad avait une idée derrière la tête. Le guerrier avait aspiré à
davantage que sa simple liberté. Il voulait aller à Seattle. Et à présent, pour la première fois, Nian se
demandait pourquoi.
CHAPITRE 10

Venom s’élança dans l’escalier à une vitesse folle. Trois marches à la fois. Il avait des haut-le-
cœur en raison du manque d’oxygène qui lui brûlait la poitrine. Dents serrées, le regard rivé sur le
prochain palier, il repoussa la douleur et tira davantage sur ses jambes.
Monter. Monter. Monter.
Il devait atteindre le toit. Prendre sa forme dragon et s’envoler.
Ses genoux absorbaient le choc tandis que l’écho de ses pas se répercutait dans l’espace clos,
prenant toute la place à son esprit. Il attrapa la rambarde métallique et l’utilisa pour se propulser
dans un nouveau virage serré afin d’affronter une nouvelle volée de marches. Les muscles de ses bras
protestèrent vivement. Il ignora la douleur. Une seule chose importait… atteindre ses frères d’armes
avant que les Razorback ne filent droit sur le 4 x 4.
« Bang ». « Pouf ». Disparu.
C’est comme ça que ça se passerait. Les Razorback feraient exploser le véhicule depuis le ciel
dès qu’ils le repéreraient. Et comprendraient qui se trouvait à l’intérieur. À moins, bien sûr, qu’il ne
fasse quelque chose…
Comme, disons, atteindre le foutu toit du Swedish Medical. Se transformer en appât à rebelles et
en bouclier pour ses frères. Gagner assez de temps pour que tout le monde puisse se mettre à couvert.
À couvert. À d’autres. Était-il en train de prendre ses rêves pour des réalités ? Probablement. Les
Razorback n’étaient peut-être pas très futés, mais une fois qu’ils avaient repéré leur proie ils
devenaient efficaces. Preuve en était qu’ils avaient failli le liquider deux semaines plus tôt. Venom
aurait aimé penser qu’il s’agissait d’un coup de chance, mais il connaissait la vérité. L’ennemi avait
utilisé son effectif supérieur à bon escient, le coupant des autres Nightfury afin de l’isoler de
l’essaim.
Ce qui était plutôt une bonne stratégie, quand on y réfléchissait. En combat individuel, il était
imbattable. Putain ! oubliez ça. Même à trois contre un, il avait toujours l’avantage, parce que…
ouais, il était à ce point puissant, une vraie centrale électrique du combat physique. Le plus grand, le
plus fort, le plus…
Bon, d’accord, peut-être pas le plus vicieux.
Wick le dépassait sur ce point-là, mais pas de beaucoup. Alors, pas de doute. Il fallait qu’il sorte
d’ici. Tout de suite. Avant que le plan d’extraction ne passe de risqué à mortel.
Il ignorait cependant comment ils en étaient arrivés là. Le plan de Wick était en béton. Bien pensé
et exécuté à la perfection. Les yeux plissés, Venom franchit l’avant-dernier palier. Quelque chose
avait mis les rebelles sur leur piste. Ou peut-être quelqu’un. Venom grogna. Azrad. Putain de mâle !
Ça ne pouvait être que lui. Rien d’autre n’expliquait la présence du guerrier à l’intérieur de l’hôpital,
sans parler de son intérêt pour la femelle.
Enfin, à part tenter d’obtenir un « rendez-vous » avec Bastian.
Un piège. Tout le scénario puait l’embuscade. C’était une manière d’attirer le commandant des
Nightfury dans un piège afin de le tuer. Sournois. Intelligent. Bien exécuté, aussi. Surtout dans la
mesure où Azrad n’avait pas l’odeur d’un Razorback. Mais bon, Ivar le psychopathe était un petit
malin. Planter la graine, laisser pousser la curiosité, et attendre que les choses se passent.
Le plan parfait.
— Putain ! lança-t-il entre le grognement et le soupir. Quel connard.
Un connard qui ne tiendrait pas longtemps. Pourquoi ? Parce que demain soir, à la rencontre,
Venom prévoyait d’arracher les couilles d’Azrad. De le faire couiner comme un petit cochon, de lui
infliger une douleur digne de l’Apocalypse avant de le décapiter et de ne laisser derrière lui rien
qu’une pile de cendres de dragon.
Une lumière rouge flashait droit au-dessus de lui, répandant des reflets sanglants sur les marches
devant lui.
Venom lança sa magie en poussant un grognement. Le pouvoir se déploya, claquant comme un
fouet. La pression enfla dans l’espace confiné, déformant l’air. Des boulons jaillirent, volant de leurs
trous comme des balles. Le métal frappa le métal. Venom se pencha pour éviter la pluie de missiles et
martela la sortie de secours de ses poings. L’acier renforcé céda. La porte sortit de ses gonds,
propulsée dans le ciel nocturne. Alors que la plaque de métal roulait, puis atterrissait sur l’héliport,
Venom franchit le seuil.
Les graviers craquaient sous ses bottes. Quelques secondes lui suffirent pour planter le pied sur
le rebord du bâtiment et…
Il s’élança, plongeant en direction du sol en contrebas.
Les lumières de la ville étaient éclatantes. Sa vision nocturne se mit en marche, et l’air hivernal
ouvrit son trench-coat en grand. Tandis que le cuir volait derrière lui, Venom observa le sol, se tourna
pour faire un saut périlleux et… oh ! ouais, le changement faisait du bien. Ses mains et ses pieds se
transformèrent en pattes tandis que des serres acérées apparaissaient. Des écailles d’un vert sombre
accompagnèrent la transformation, le recouvrant d’une peau de dragon, s’enroulant autour des pics
venimeux de sa queue. Une fois recouvert de son armure, Venom déplia les ailes. L’air glacial glissa
sur sa tête cornue, puis se propagea le long des pointes sur son dos.
Il décrivit une spirale pour tourner violemment sur le côté. La trajectoire le propulsa au-dessus
des fumées de l’hôpital. Lorsque le bout d’une de ses ailes frôla une cheminée, ses yeux luisirent. Il
étudia les rues en contrebas de son regard rouge sang.
Rien ni personne. Aucun couinement de pneus sur l’asphalte. Pas de 4 x 4 rouge cerise non plus.
Le soulagement saisit Venom à la poitrine. Wick et les autres devaient déjà être loin. Avec un peu
de chance, ils se magnaient le cul et prenaient la route la plus directe pour traverser la ville en
direction du pont et de l’I-90.
Déterminé à couvrir leur retraite, Venom continua à décrire des cercles dans le ciel. Voler vers
l’est semblait la meilleure option. S’il menait bien sa barque, il pourrait non seulement protéger leurs
arrières, mais également rester entre ses frères et les rebelles en approche.
— Ven… j’ai pris les airs. (Une traînée brun sombre fendit l’obscurité. Les griffes blanc neige de
Sloan étincelèrent alors qu’il tournoyait pour prendre place sur le flanc droit de Venom.) Tu sens ça ?
Putain ! et plutôt deux fois qu’une. Aucun mâle digne de ce nom n’aurait pu manquer l’électricité
statique. Le bourdonnement martelait ses tempes, lui fournissant des informations. Son sonar émit un
« ping », alliant instinct et expérience. Aucun doute possible. Des Razorback. Une putain de flopée de
Razorback, à leurs trousses.
Venom jura dans sa barbe.
— On n’arrivera jamais à prendre ces connards de vitesse.
— Donc, quoi ? Tu veux jouer à trouver l’appât ?
— Ça me semble pas mal.
Pas vraiment idéal, mais… putain ! quel sale retournement de situation.
Venom serra les crocs. Tant pis pour le plan d’évasion net et précis. Il n’avait pas beaucoup de
temps. Une minute – peut-être deux – avant que les rebelles ne l’interceptent. Voulant s’assurer du
temps dont il disposait, il explora le signal. La magie étincela et la sensation augmenta rapidement,
confirmant ses suspicions. Les rebelles venaient de passer sous la barrière des cinq kilomètres, ce
qui lui permit de les localiser précisément. Et s’il était en mesure de les sentir ces connards
pouvaient également pister le signal magique qu’il laissait dans son sillage.
Sloan lui lança un regard en biais.
Il ignora la mise en garde. La reconnaître ne changerait rien. Pas plus qu’échouer à échafauder un
plan.
Tout en contournant un haut gratte-ciel, Venom lança la communication mentale.
— Wick… donne-moi une position.
— On se dirige vers l’est sur Jefferson. On tournera sur la 23e pour prendre la direction du
pont.
— Pas bon. Les rebelles nous ont repérés. (Suivant sa trajectoire, Sloan passa entre deux
immeubles. Il s’éleva rapidement dans les airs pour se mettre au-dessus de Venom.) Trouvez un trou
et disparaissez jusqu’à ce qu’on vide le ciel.
— Putain de merde !
Ignorant le juron de Mac, Sloan prit une profonde inspiration pour humer l’air.
— J’en compte dix.
Venom secoua la tête.
— Quatorze… au minimum.
— Bordel ! dit Sloan. Il nous faut Bastian et Rikar.
Sans dec’. Mais ça n’arriverait pas. Pas rapidement, tout du moins.
Bastian et son second étaient à vingt minutes de vol, profitant d’un soir de repos pour passer du
temps avec leurs femelles à Black Diamond. Ce qui constituait une nouveauté pour leur meute.
Jusqu’à un mois auparavant, aucun d’eux n’avait jamais pris de vacances. Mais quelques règles
devaient être brisées. À présent, une nouvelle normalité régnait, comprenant des soirs de congé de
temps en temps, pour se reposer, recharger ses batteries et récupérer.
Ce n’était pas une mauvaise chose, c’était juste… différent.
Le plus grand réajustement – du moins pour lui – venait d’ailleurs. La croissance de leur meute.
Venom avait d’abord résisté au changement, craignant que les nouveaux membres ne les fassent
tuer. Mais après avoir vu ce dont Forge et Mac étaient capables… à quel point ils dépotaient chacun
dans leur genre et la manière dont ils s’équilibraient entre eux, il avait vite changé d’avis. D’accord,
il ne résistait toujours pas à l’envie d’emmerder Mac – titiller un dragon d’eau était bien trop drôle
pour qu’il arrête –, mais Venom ne pouvait nier que les jumeaux de l’enfer avaient totalement leur
place parmi eux. Le duo était la férocité au carré. Et, honnêtement, des tendances létales avec un
supplément de brutalité avaient toujours surexcité Venom.
Pourtant, peu importait à quel point ils étaient doués, les guerriers ne pouvaient pas remplacer
leur commandant.
Bastian avait plus d’un tour dans son sac. Des tours dont Venom avait besoin en ce moment. Sans
leur chef dans l’équation – et sa capacité à lire les forces et les faiblesses de l’ennemi à distance –, il
volait en aveugle. Y avait-il quatorze Razorback à l’horizon ou davantage ? L’expérience lui soufflait
qu’il s’agissait de plusieurs rebelles possédant diverses facultés. Mais en dehors de ça ? Il l’ignorait.
C’était inquiétant. Vraiment loin d’optimal. Dommage qu’on soit forcé de se contenter de ce qu’on a.
Afin de protéger sa meute et J.J., il n’y avait pas d’autre choix.
Venom accéléra et jeta un regard par-dessus son épaule. Il jura. Des rebelles à six heures, volant
en formation de combat, du givre au bout des ailes… descendant en piqué droit sur leurs culs.
— Écoutez, les gars.
Venom observa le cirque derrière lui et évalua la situation. Il compta rapidement. Hum.
Seulement onze rebelles à l’horizon, trois de moins que deux unités de combat intégrales. L’instinct
lui murmura que quelque chose clochait dans ce nombre. Et dans leur stratégie. Tout en fronçant les
sourcils, Venom expliqua la situation à ses frères.
— Ces connards se séparent. La moitié se dirige dans votre direction, mais plusieurs se posent
sur le toit de l’hôpital.
— Merde ! dit Forge avec son fort accent écossais, ils sont au courant pour J.J.
— On dirait bien.
Wick grogna.
— Foutu SMS.
— Elle a envoyé un message ? demanda Sloan.
— À Tania.
— Putain ! Bien trop ingénieuse. Comme sa sœur, grogna Mac dans sa barbe. (Alors qu’il
lâchait un nouveau juron, le moteur du 4 x 4 rugit violemment et le bruit se répercuta à travers la
connexion mentale tandis que l’ancien flic pilait.) Wick… pose J.J. et tiens-toi prêt à prendre le
volant. Forge et moi devons prendre les airs.
Putain de oui ! Excellent plan. La stratégie de Mac était bonne à tous les égards. Trois contre un
n’était toujours pas optimal dans un combat, mais…
Venom cligna des yeux. Attendez. Rembobinez.
Qu’est-ce que Mac venait de dire ? Quelque chose au sujet de… poser J.J. Venom fronça si
violemment les sourcils que l’espace entre eux devint douloureux. Qu’est-ce que ça pouvait bien
signifier, bon sang !? Est-ce que Wick touchait vraiment la femelle ? la tenant sur ses genoux ou un
truc du genre ? Cette idée semblait ridicule. Complètement à côté de la plaque. Son ami évitait le
contact physique comme une souris évite un serpent. Et vu que J.J. se trouvait dans un fauteuil roulant
la dernière fois qu’il l’avait vue…
Pas besoin d’enquêter davantage.
Wick choisissait toujours le chemin qui présentait le moins de résistance. Son ami avait sorti la
femelle de son fauteuil puis avait refilé le paquet dès l’instant où il avait retrouvé les jumeaux de
l’enfer. Venom aurait parié ses crocs là-dessus.
— Ça y est, les gars, dit Forge. On tourne sur…
Des flammes jaunes explosèrent dans le ciel étoilé.
— Merde ! cria Mac en écrasant les freins.
Les pneus crissèrent, le bruit se répercutant dans l’esprit de Venom alors qu’un dragon ennemi se
dévoilait. Les ailes grandes écartées, le connard volait au-dessus de la ville et souffla. Le feu siffla
entre les crocs du rebelle. Et Venom comprit avec certitude qu’ils étaient foutus. Le mâle était un
lance-flammes, capable de souffler un jet continu pendant plusieurs minutes sans interruption.
Il propulsa ses flammes infernales au-dessus des toits, illuminant des fenêtres sombres, saturant
l’air d’une odeur de soufre.
D’autres jurons s’élevèrent dans le 4 x 4.
La rage envahit Venom. Hors de question. Pas tant qu’il était là. Le rebelle était peut-être un
enfoiré avec plus d’un tour dans son sac – il avait contourné le périmètre pour surgir par l’arrière –,
mais ça ne signifiait rien puisqu’il était dans l’équation. Il était plus rapide, plus puissant, plus létal,
et maintenant…
Aux premières loges.
À la vitesse du son, Venom décrivit un tour sur lui-même. Le bout de ses ailes racla les fenêtres
supérieures d’un immeuble. Le verre produisit un bruit de ferraille. Il braqua le regard sur le rebelle,
s’alignant sur son ennemi pour porter le coup fatal. Pile au centre, sur la poitrine du mâle. Ce crétin
aurait dû faire preuve de plus de jugeote. Un dragon immobile était un dragon mort. C’était un bon
point pour lui. Pas vraiment pour le Razorback qui essayait de tuer son meilleur ami.
Ce putain de trou du cul !
S’élevant comme une vipère au-dessus des toits, Venom souffla de toutes ses forces. De la fumée
d’un vert lumineux sortit d’entre ses crocs. Comme une vague pulsante, l’écume vénéneuse perça la
nuit, dévorant l’oxygène en une frise toxique. Le rebelle brailla. Trop tard. La toxine lumineuse
engloutit le bâtard, pénétrant dans ses poumons. Il se laboura frénétiquement la gorge des deux pattes.
Le flux de flammes cessa d’un coup.
Les serres écartées, Venom percuta le mâle sur le côté. Il enfonça ses griffes entre les écailles
pour atteindre les muscles et les os. Le rebelle hurla. Du sang chaud de dragon coula sur ses pattes
lorsque le Razorback commença à se débattre. Ne montrant aucune pitié, Venom dévoila ses crocs et
augmenta la pression. La douleur, oh ! la douleur. C’était tellement amusant de l’infliger au mâle qu’il
retenait. Bien mérité, également. Ce trou du cul avait essayé de rôtir ses frères, alors… ouais, il avait
envie de prendre son temps, faire durer, entendre jusqu’au dernier des hurlements du rebelle qui
suppliait pour sa vie.
Mais aucune chance que ça se passe comme ça.
Avec plusieurs rebelles qui arrivaient sur lui depuis l’arrière, il n’avait pas le temps de s’amuser.
Il réajusta sa prise et se mit à tourner comme une toupie pour secouer le rebelle. Une seconde avant
de le relâcher, il attrapa le bâtard par la gorge. Une entaille rapide. Une violente poussée vers le
haut, et…
Eurêka ! un rebelle mort. Une explosion de cendres de dragon.
La cendre s’envola et alla s’échouer contre la façade d’un immeuble. Le nuage tournoyait comme
de la fumée et recouvrit le verre. Un autre Razorback attaqua par l’arrière. Un instant avant que les
griffes ennemies ne le touchent, Venom rabattit les ailes. Il exécuta un saut périlleux en grognant et
étudia la rue au-dessous. Boursouflé par les flammes, le goudron avait fait des bulles dans l’asphalte
et…
Dieu merci ! 4 x 4 rouge cerise droit devant.
Après s’être presque fait rôtir, l’arrière de la Suburban fumait tandis qu’elle se précipitait vers
une intersection. Les deux vitres avant étaient ouvertes. Mac et Forge se glissèrent à l’extérieur et se
perchèrent sur les marchepieds. Ils ressemblaient à un couple de surfeurs-nés.
Le soulagement saisit Venom aux couilles lorsque Forge quitta son perchoir. L’Écossais se
transforma après avoir sauté dans les airs, ses écailles violettes étincelant, son grognement chargé de
vilaines nuances.
En mouvement derrière son ami, Mac atterrit sur le toit du 4 x 4. Ses yeux aigue-marine luisants
étaient fixés sur un point au-dessus de l’épaule de Venom.
— Ven… vire à droite.
Venom prit un grand virage et Mac attaqua. L’eau siffla violemment dans l’air. Se formant en plein
vol, un javelot à trois têtes se précipita dans sa direction. Venom l’évita. Le rebelle derrière lui
glapit, puis battit des ailes, pila, mais…
« Crac ! »
La lance d’eau transperça les écailles pour aller se ficher dans le cœur de l’ennemi.
Le rebelle gargouilla, s’étouffant dans son propre sang. De nouvelles cendres tourbillonnèrent
dans les airs.
Forge poussa un cri de joie et, serres en avant, s’attaqua à trois rebelles à la fois.
— Excellent, mon gars. Continue.
— Promis, murmura Mac, les yeux rivés au ciel.
Venom sourit, découvrant ses crocs lorsqu’il donna un coup de queue à un dragon ennemi qui
passait à côté de lui. Du sang éclaboussa son avant-bras. Mac projeta un nouveau javelot et…
« boum ! » Jeu. Set. Et match. Un autre Razorback à terre. Putain ! excellent, c’était le cas de le dire.
Mac avait une arme de premier choix. Une arme qui ferait saliver d’envie les Seattle Mariners. Mais,
en cet instant, il était heureux que son ami joue pour la Team Nightfury et pas dans le monde humain.
Cette lance aquatique était putain de géniale.
— Mac, bouge-toi le cul.
Wick était au volant. Il pila et braqua à fond. Le cul du 4 x 4 fut propulsé vers l’avant. Le
caoutchouc pulsa contre l’asphalte tandis que la voiture faisait une glissade contrôlée, se faufilant sur
la XXIIIe Avenue. Puis il remit les gaz. Le moteur vrombit derrière les ombres projetées par les
immenses arbres d’un parc municipal.
— Envole-toi, putain !
— Wick…
— Quoi ?
En équilibre sur le toit du 4 x 4, Mac glissa sur la carrosserie lorsque Wick changea de voie.
— Prépare-toi à ouvrir le toit.
— Dis-moi quand.
— Maintenant !
Le panneau rouge s’ouvrit.
Prenant sa forme dragon, Mac s’élança, quittant le véhicule tout en attrapant le bouclier
métallique. Deux Razorback attaquèrent. Venom grogna et, volant rapidement, attrapa le deuxième
rebelle par la queue. Des pointes acérées lui pénétrèrent les paumes. Il le tira vers l’arrière en plein
ciel. Crétin numéro un brailla. Venom ignora le cri. D’un mouvement rapide, il brisa la nuque de
l’ennemi tandis que Mac s’occupait du deuxième, le frappant en pleine face avec le toit du 4 x 4. Un
autre coup porté du coin et…
Des dents de dragon furent projetées en plein ciel. Elles frappèrent Venom en pleine poitrine.
— Aïe !
— Arrête de pleurnicher, Ven.
Mac sourit et attaqua un autre rebelle.
— Facile à dire pour toi.
L’attention rivée sur un Razorback bleu vif, volant pour l’intercepter, Venom monta en flèche pour
passer au-dessus d’un gratte-ciel. De la poussière de pierre dans son sillage, il tendit les pattes et
attrapa le bout de l’aile du mâle. Les griffes ennemies lui ratissèrent le torse. Venom lutta, ignorant la
douleur ainsi que le mouvement du Razorback et… « crac ! » des os se brisèrent, rendant le trou du
cul inopérant lorsque son aile se déchira.
— Tu n’as pas… (il cherchait déjà sa prochaine cible lorsqu’il relâcha le connard, qui piqua en
chute libre) de dents coincées dans tes écailles.
Mac éclata de rire.
Sloan le dépassa, chassant deux rebelles.
— Ven, dit Wick, je sors de la route.
— Tu te diriges vers le parc ?
— Je vais les semer entre les arbres.
Bon plan.
Avec la nuée de Razorback et seulement quatre d’entre eux pour tenir les rangs, trouver un endroit
sûr où cacher la femelle semblait la meilleure idée qui soit. Une stratégie excellente – vraiment, elle
l’était –, si ce n’était pour un tout petit détail. Wick ne vivait que pour le combat. Il détestait être
laissé sur la touche. Ce qui signifiait… quoi ? Que son ami aurait de la peine à ne pas intervenir
pendant que lui et les autres nettoyaient le ciel. Détail qui inquiétait immensément Venom. Mais bon,
ça avait tendance à se produire avec un mâle aussi imprévisible que Wick dans l’équation.

J.J. se réveilla telle une astronaute propulsée dans l’espace avec une rapidité à vous retourner
l’estomac. La conscience déchira son esprit. Les sensations le mordirent profondément, explosant en
sons dans sa tête. Quelqu’un jura. Quelque chose de puissant vrombit. Et le vent. Seigneur ! il hurlait
en se précipitant contre…
Elle fronça les sourcils. Ou était-elle, bon sang ?
Bonne question. Avec ses sens qui lui faisaient vivre un véritable enfer, elle ne parvenait pas à le
dire. Dommage, vraiment. Un indice aurait été sympa, surtout dans la mesure où elle ne cessait pas
d’être bousculée. Chaque balancement la faisait rouler vers l’avant, puis vers l’arrière. Poussée,
relâchée. « Boum ». Plein de bruits de ferraille. Des nouveaux frissons à vous briser les os et…
Son ventre se contracta. Ah, merde ! pas de nouveau.
La nausée, cependant, se fichait de ses envies. La vilaine sensation se répandit, brûlant ses
organes, lui serrant la gorge, lui retournant l’estomac. Un goût ignoble se propagea sur sa langue. J.J.
eut un haut-le-cœur, mais refusa de céder. Seule la douleur l’attendait au tournant. Elle leva une main
pour la poser en coupe sur sa bouche. Mauvaise idée. Avec un bras levé, son flanc hurlait et l’agonie
l’assiégeait, joignant la danse, tirant sur ses côtes, la forçant à se souvenir de…
Tout.
L’attaque à la prison. Ses blessures, tous les points de suture, les horribles médicaments, ainsi
que quelque chose d’autre.
Un type. Il y avait eu un type à l’hôpital. Un étranger, un ange avec une voix captivante et une
présence apaisante.
J.J. fronça les sourcils. Seigneur ! cette voix. Profonde. Pleine d’assurance. Bien plus
qu’incroyable. Quelque chose en elle l’appelait, affûtait sa conscience et son intérêt changea. Elle
avait envie de l’entendre de nouveau. Avait besoin de son timbre profond pour l’ancrer dans l’instant
présent. Peut-être que son esprit s’éclaircirait. Peut-être qu’alors la cohérence reviendrait. Peut-être
qu’alors elle se rappellerait.
Elle se concentra de toutes ses forces et chassa le doux son du murmure de ce type de son esprit,
à la recherche de la vérité. Les souvenirs jouaient un jeu cruel et refusaient de se laisser approcher.
Elle plongea plus profondément, ayant besoin de savoir. Des fragments refirent surface. J.J. secoua la
tête. Aucun d’eux ne semblait réel et pourtant elle ne pouvait pas les réfuter. Il avait été si chaud. Si
puissant. Si présent et fort que l’impression qu’il avait laissée restait accrochée comme des algues
dans des eaux peu profondes chauffées par le soleil. Il lui avait fait quelque chose. L’avait sauvée
d’une certaine manière. Calmée pendant qu’il lui enlevait toute douleur. Et, hmmm, ça avait été
agréable. Une avalanche de sensations. La douce chaleur du réconfort. L’intense chaleur de son corps
ajoutée à son odeur tandis qu’il l’emmenait.
J.J. inspira une rapide bouffée d’air. Qu’il l’emmenait ? Non, un instant. Était-elle en train
d’imaginer ça ou…
Un juron interrompit le fil de ses pensées.
Le raclement vint ensuite, puis un bruit sourd sur quelque chose de gros.
Elle ouvrit les yeux et… « boum ! » les souvenirs lui revinrent d’un coup. Ainsi que l’inquiétude
la plus totale. Bonté divine ! elle n’était plus à l’hôpital, mais sur le siège avant d’un 4 x 4. Le
dossier était totalement baissé et elle était étendue sur le flanc, blottie dans une veste en cuir, les
jambes recouvertes d’une couverture, en face…
D’un ange. Un homme dont elle se souvenait à présent de manière totalement claire.
Étrange, c’est le moins qu’on puisse dire. À cause des médicaments qui jouaient avec son esprit,
elle avait douté de son existence lorsqu’elle l’avait vu dans le couloir. À présent, maintenant que le
Demerol ne faisait plus effet, la lucidité lui était revenue, l’aidant à cataloguer les détails. J.J. lécha
l’entaille sur sa lèvre inférieure. Grand. Fort. Des yeux d’un ambre doré sur un visage bien trop beau.
Grand, méchant et musclé. Il était tout ça à la fois, portant chacun de ces qualificatifs comme un chien
de garde portait un collier clouté et montrait ses dents acérées.
Ignorant sa gorge douloureuse, J.J. déglutit.
— Wick.
— Merde ! (Il lui lança un regard en biais.) Tu es réveillée.
— Pas un ange.
Il sourit.
— Loin de là.
Bon à savoir. Il vaudrait mieux ne pas l’oublier. Pourquoi ? Quelque chose à son sujet n’était pas
réellement dompté. Il était trop intense pour être jugé sûr. Mais alors même que son instinct
protestait, l’avertissant du danger, J.J. ne parvint pas à avoir le moins du monde peur de lui. Il ne lui
ferait pas de mal. Était-elle folle de penser cela ? Probablement. Mais, pour une raison obscure, cette
observation ne changeait rien.
Elle n’avait pas peur de lui.
— On est où ?
Excellente question. Une question à laquelle il faudrait répondre rapidement, vu que son
compagnon avait le pied lourd sur l’accélérateur. Bon sang ! il conduisait à tombeau ouvert… se
dirigeant Dieu savait où. J.J. jeta un regard par la fenêtre et essaya de faire le point. Des troncs
d’arbres défilaient à une vitesse ahurissante. Le moteur vrombit. Wick tourna le volant, bifurquant
dans un coin serré. La poussière s’envola, recouvrant le châssis. La lumière de la lune perçait
l’obscurité tandis que des branches raclaient le 4 x 4 comme des ongles crochus.
— En sécurité, répondit-il sans quitter la route des yeux, ses grandes mains sur le volant,
l’expression résolue. Rendors-toi.
— Peux pas. (L’angoisse pulsait dans ses flancs de manière plus insistante à présent, descendant
progressivement le long de sa jambe pour aller marteler sa cheville cassée). J’ai mal.
— Je sais. Tiens bon, vanzäla. Je te trouverai de l’aide.
Pas assez vite. Ça ne viendrait pas assez vite. Elle avait besoin de quelque chose sur-le-champ.
Quelque chose que l’expérience lui avait prouvé qu’il pouvait lui donner.
— Est-ce que tu pourrais…
Il haussa un sourcil.
— Quoi ?
— Me tenir la main ?
Il lui lança un regard surpris, puis secoua la tête.
— Non.
— S’il te plaît ?
Elle détestait supplier – sérieusement, elle détestait ça –, mais le toucher l’aiderait. Ou, au moins,
ça lui ferait supporter la douleur le temps que ça passe. Le fait qu’il était un étranger avait-il de
l’importance ? ou celui qu’il ne voulait pas la toucher (ouais, elle avait reçu le message cinq sur
cinq) ? mais… non, au diable la logique. Une seule chose importait. Elle avait besoin de lui, pour une
raison étrange. Alors, que ça lui plaise ou non, il allait lui tenir la main.
— Ça empire, et je pense que te toucher m’aidera.
Un muscle tressauta sur sa mâchoire.
— S’il te plaît, Wick ?
La douleur resserra son étreinte, s’enroulant autour de sa cage thoracique. Le silence s’étira
tandis qu’elle haletait et que les secondes défilaient. J.J. rapprocha ses genoux pour se lover en
position fœtale, plongeant le visage dans le col de la veste en cuir tandis qu’elle faisait de son mieux
pour dévier la douleur. Sans succès. Des élancements lui apprirent tout ce qu’elle avait besoin de
savoir. Le Demerol avait vraiment fini de faire effet, la rendant incapable de faire quoi que ce soit en
dehors de ressentir la souffrance. Luttant contre l’attaque, elle se mit à claquer des dents.
— Merde !
Le grognement tourbillonna dans l’habitacle une seconde avant qu’il ne lâche le volant. Il maintint
sa main en l’air un instant, comme figée, puis posa l’avant-bras sur la console centrale. J.J. n’hésita
pas. Elle tendit le bras et, en murmurant un « merci », glissa sa main dans la grande patte de Wick.
Peau contre peau, une chaleur incroyable se répandit. De chauds picotements lui remontèrent le bras,
chassant tous les frissons. Elle soupira de soulagement. Wick tressaillit et, les jointures de ses doigts
blanches contre le volant, jura de nouveau.
— Désolée, dit-elle, essayant de sembler convaincante.
Elle n’y parvint pas. Mentir n’était pas son fort. Pas plus que faire semblant et…
Un doux tourbillon la parcourut. Quelque chose se mit en place, ouvrant un tunnel profondément
ancré en elle. Le soulagement déferla en elle comme une vague sur une plage. Le courant bienfaisant
s’empara d’elle, la fit fondre de bonheur, la détendit complètement, et… oh, waouh ! Dieu merci. Ça,
c’était incroyable. Un instant de répit.
Ses paupières se firent lourdes. Les doigts de Wick tressautèrent contre les siens.
— Je te fais mal ?
— Non.
— Mais tu n’aimes pas ça ?
— Je n’ai pas dit ça.
C’était vrai. Mais bon, il ne parlait pas beaucoup. Il aimait les réponses courtes, deux à trois
mots à la fois. Ce n’était pas un problème pour elle. Tranquille de nature, elle appréciait le silence –
ainsi que les réponses concises – plus que la majorité des gens. Elle avait appris ça en prison. Plus
elle était silencieuse, moins les autres la remarquaient. Ce qui était un vrai don quand on était
entourée de criminelles violentes avec des problèmes pour contrôler leurs impulsions. Cette crétine
de Daisy en était une bonne preuve.
Et, en parlant de ça, toute cette histoire d’évasion n’était pas une bonne idée.
— Tu devrais me ramener, tu sais, dit-elle, son esprit fonctionnant mieux maintenant que la
douleur reculait.
Ce qui signifiait que… il n’y avait plus de place pour le déni. La course effrénée dans la forêt lui
avait appris tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Ils étaient en fuite. Sans doute pourchassés par des
véhicules ornés de logos de la police de Seattle. Et une fois que les flics les auraient rattrapés elle
pouvait dire adieu à la liberté sur parole. Elle pourrait dire au revoir à la liberté et embrasser une
sentence prolongée.
— Ne va pas croire que je n’apprécie pas ce que tu fais, mais je suis candidate à la liberté sur
parole dans un mois et…
— Oublie ça, Jamison. (Il lui serra davantage la main lorsqu’il jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule. Il plissa les yeux en observant la fenêtre arrière.) Je ne te ramène pas dans ce trou à rats.
Eh bien, voilà qui était étonnant. Plus de trois mots à la suite. Ils faisaient des progrès.
— Mais si la police nous rattrape…
— Qu’ils aillent se faire foutre.
— Surveille ton langage.
Il pouffa, entre le ricanement et le rire.
Et elle le comprenait. Elle réagissait de manière ridicule. Elle était habituée à la vie de la prison,
pour l’amour de Dieu, le pays où le langage cru faisait loi. Cependant, son attitude l’agaçait. Il l’avait
envoyée promener, avait rembarré ses problèmes, avait affirmé sa domination, la faisant se sentir…
eh bien… désarmée, par manque de meilleur terme. Oui, il était maître du jeu, pas de doute là-dessus.
Il était au volant, menait la danse, se précipitait sur une fichue route poussiéreuse au milieu de nulle
part, mais il s’agissait de sa vie à elle. La sienne. Son futur était sur la sellette. Sa liberté remise en
cause. Son cul sur la corde raide. Alors de le voir balayer son inquiétude d’un revers de la main,
jeter à la poubelle tout ce pour quoi elle avait travaillé si dur… Eh bien…
Ce rejet la mettait en colère. Ça l’agaçait sur toute la ligne. À présent, tout ce qu’elle voulait était
en finir, se lâcher et lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Dommage qu’il soit trop tard pour
ça. L’évasion en était à son point culminant, elle était foutue. Les flics ne comprendraient pas ou ne
voudraient pas croire qu’il ne s’agissait pas de son idée. Alors, au lieu de la réponse cinglante qu’il
méritait, elle dit :
— Je suis sérieuse.
L’amusement fit briller le regard de Wick.
— Je vois ça.
— Tu te souviens quand j’ai dit plus tôt que tu étais gentil ?
— Ouais.
— Je retire.
— Ça me soulage. Il était temps que tu te sortes la tête du… (Il fronça les sourcils et laissa sa
phrase en suspens. Il pencha la tête, un peu comme s’il était en train d’écouter quelque chose, et J.J.
eut un mauvais pressentiment.) Merde !
Bingo ! un point pour l’intuition féminine. L’intensité de son ton voulait tout dire. Les ennuis. Une
tonne d’ennuis leur pendait au nez.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On a de la compagnie. (Un muscle tressauta le long de sa mâchoire. Il retira sa main. J.J. s’y
cramponna un instant, chaque respiration lui sciant la gorge, puis finit par la lâcher. Alors qu’un
murmure douloureux s’échappait de sa gorge, il plongea le regard dans le sien.) Quoi qu’il arrive,
vanzäla, garde la tête baissée. Ne fais pas un bruit. Les choses vont se corser.
— Oh, mon Dieu !
La police.
Le cœur battant de manière erratique, J.J. jeta un coup d’œil par la fenêtre arrière. Rien pour le
moment. Pas de sirènes hurlantes ou de lumières vives, mais elle savait qu’elles arrivaient. Ce n’était
qu’une question de temps avant que la police de Seattle ne les rattrape et…
Elle resserra les bras autour de sa poitrine. Seigneur ! elle était totalement foutue. Elle allait se
faire attraper, menotter, et renvoyer en prison. Pour très longtemps.
L’effroi la fit frissonner, causant une vilaine réaction en chaîne, qui lui bloqua la gorge et fit
grimper la panique. Les larmes montèrent en une vague irrépressible. Alors que l’humidité piquait les
coins de ses yeux, J.J. secoua la tête. Ça n’arriverait pas. Ça ne pouvait pas se produire. Moins d’un
jour auparavant, elle était la personne la plus emplie d’espoir sur Terre. Elle avait une possibilité
d’être libérée et d’obtenir une seconde chance dans la vie. Et maintenant, tout son dur labeur était
réduit à néant. Détruit par un homme qu’elle ne connaissait pas, mais qui avait de toute évidence ses
propres desseins.
CHAPITRE 11

Les amortisseurs faisaient des heures sup, le 4 x 4 fonçait sur un autre tronçon poussiéreux et
irrégulier. Des troncs et des branches squelettiques défilaient en périphérie de la vision de Wick,
projetant des ombres sur le sol de la forêt. Les phares allumés, sa vision nocturne fonctionnant à plein
régime, il étudia la route étroite qui s’étendait devant eux, cherchant le prochain virage, et faillit
ricaner.
Route. C’est ça. C’était une vraie exagération. Un sentier sacrément horrible aurait été une
meilleure description.
Jurant dans sa barbe, Wick ralentit pour contourner un affleurement rocheux. Des aiguilles de pins
étaient projetées contre le pare-brise, bondissant contre la vitre tandis que les pneus avant
s’enfonçaient et…
« Boum ! »
Merde ! un nouveau nid-de-poule, un parmi tant d’autres et…
Un gémissement s’éleva sur sa droite.
Un regard rapide confirma ses doutes. Jamison souffrait, les larmes s’amassaient dans ses yeux
même si elle essayait d’être courageuse. De supporter la douleur sans se plaindre ou le distraire.
Wick serra les dents, réfléchissant. Que devrait-il faire… tendre la main ? Prendre la sienne de
nouveau ? ou envoyer valser tout ça ? Elle était une femelle adulte, pour l’amour de Dieu ! Elle
n’avait plus besoin d’une baby-sitter. Elle était plus que capable de prendre soin d’elle-même.
Superbe argument… qui fonctionnait totalement pour lui.
Dommage que son dragon ne soit pas du même avis. Le bâtard continuait à le titiller – avec une
batte recouverte de barbelés –, le poussant à faire quelque chose de stupide. Comme quoi ?
Murmurer son nom. Franchir la distance qui le séparait de la console centrale pour la toucher. Pour
l’apaiser jusqu’à ce qu’elle soit persuadée qu’il n’était pas l’ennemi, mais son unique porte de sortie.
Réaction de merde sur toute la ligne ? Sans aucun doute. Il n’était le chevalier servant de
personne.
Lui, c’était l’autre type. Le connard en noir. Celui qui apportait mort et dévastation partout où il
allait. Le mâle qu’aucune femelle ne voulait approcher. Alors l’envie de la rassurer était au-delà de
l’idiotie et totalement risible. Cependant, il ne pouvait lutter contre ce besoin. Et, alors que la bête en
lui montait en puissance, il fit l’impensable. Il tendit le bras et posa la main sur la joue de Jamison.
Elle tourna la tête pour s’installer contre sa paume, ses yeux bleu ciel brillant des larmes qu’elle
retenait. Sa lèvre inférieure trembla, et le cœur de Wick se serra dans sa poitrine.
Putain de merde ! il détestait sa détresse. Haïssait presque autant sa peur que ce qu’il était sur le
point de faire. Dont les implications seraient de l’effrayer de nouveau en lui montrant de quoi il était
réellement capable.
— C’est mal barré, hein ? demanda-t-elle, la voix à peine plus d’un murmure. On va se faire
attraper.
— Non, ma belle.
— Ne me mens pas, s’il te plaît.
Wick lui caressa la joue du bout du pouce et secoua la tête. Il aurait dû deviner qu’elle était
maligne. À n’importe quel autre moment, il aurait admiré cette qualité. Il appréciait les gens
intelligents – francs, également –, mais pas ce soir. Il aurait préféré qu’elle ne remarque rien. Ou,
mieux encore, qu’elle s’endorme de nouveau avant de comprendre ce qui les pourchassait. Mais
l’inévitable était précisément ça… inévitable. C’était ainsi que les choses devaient être, pour ainsi
dire, alors il faudrait juste qu’il fasse avec. Qu’il tire le meilleur parti d’une mauvaise situation tout
en espérant qu’elle ne péterait pas un câble ou ne ferait pas une crise cardiaque ou un truc du genre.
L’électricité statique bourdonna entre ses tempes. Un œil rivé au ciel entre les hauts pins, Wick
ouvrit la connexion mentale.
— Venom.
— Quoi ?
— Tu es occupé ?
— Un poil. (Le bruit perçant de serres contre des écailles retentit. Un mâle hurla. Venom grogna
et… « crac ! » le brisement d’os se répercuta dans l’esprit de Wick.) Un de moins… il en reste deux.
De quoi t’as besoin ?
— De renforts.
Wick grimaça en pensant ces mots. Il ne demandait jamais d’aide lors d’un combat aérien. Il n’en
avait jamais eu besoin. Ce soir, cependant, n’avait rien de normal et tenait plus du vrai foutoir. Alors
au diable sa fierté. Avoir Jamison blottie contre lui sur le siège passager changeait complètement la
donne. Plus il aurait de guerriers pour surveiller ses arrières afin de la protéger, mieux ce serait.
— J’ai un trio de rebelles sur les bras.
— Merde !
Forge grogna et un bruit métallique résonna, rejoignant une symphonie de verre brisé. Un
gargouillis humide se fit entendre lorsqu’un mâle s’étouffa dans son propre sang. Wick sourit. Il était
prêt à parier que l’Écossais venait d’utiliser un coin de gratte-ciel pour éventrer un Razorback.
— Combien de temps on a pour te rejoindre ?
Difficile à dire. Avec la forêt qui lui servait de couverture, il faudrait peut-être un moment aux
rebelles pour trouver l’ouverture dont ils avaient besoin pour attaquer.
— Une ou deux minutes… trois au maximum.
— J.J. ? demanda Mac.
Wick dessina un doux cercle sur sa tempe.
— Effrayée, mais vivante.
— Garde-la dans cet état. (Venom grogna. Un autre rebelle hurla.) Gagne du temps, Wick.
Laisse-moi une minute pour me libérer. Je vous rejoins.
C’était un plan génial. À un détail près.
La forêt s’éclaircissait, les arbres se faisant de plus en plus rares. La route descendait et se
transformait en virage en pente et… qu’il soit maudit… une clairière. Droit devant.
Il étouffa un juron en étudiant le terrain. Nulle part où aller. Ce qui signifiait qu’il se dirigeait
droit vers un espace ouvert, que les rebelles utiliseraient à leur avantage… s’il ne faisait pas quelque
chose. Sur-le-champ.
— Jamison. (Il jeta un regard par la fenêtre pour évaluer la distance. Merde ! trois ombres ailées
du côté conducteur. À trente secondes et filant à toute allure.) Attache ta ceinture.
— Mais…
— Ne discute pas. (Il resserra les doigts autour de son menton.) Fais-le.
Le nylon siffla lorsqu’elle tira sur la ceinture. La boucle émit un déclic lorsqu’elle l’inséra. Wick
hocha la tête et retira son bras pour poser les deux mains sur le volant. La lumière de la lune brillait
dans une ouverture entre les arbres, illuminant la piste et…
Jackpot. Une petite alcôve entre un rocher et deux immenses séquoias. L’endroit parfait pour
protéger Jamison – et cacher le 4 x 4 – tandis qu’il partirait chasser les trous du cul qui les
poursuivaient.
De vieux arbres des deux côtés de la route créaient un tunnel, les branches se courbant au-dessus
d’eux. Wick pressa sur l’accélérateur. Le 4 x 4 réagit et fonça en direction de l’entrée de la clairière.
De petits buissons se refermèrent autour du véhicule, griffant le marchepied. Jamison sursauta. Wick
murmura, espérant que le son de sa voix la calmerait. Ça ne fonctionna pas. Il pouvait sentir sa peur.
Ressentir chaque battement désespéré de son cœur. Entendre chaque inspiration qu’elle prenait,
chaque bouffée râpeuse, la boule au fond de sa gorge, et il la regarda se mettre en position fœtale sur
le siège passager.
Putain de merde ! les Razorback paieraient pour ça. Pour l’avoir effrayée. Pour lui avoir causé
davantage de douleur. Pour avoir eu la folie de le chasser pendant qu’il protégeait une femelle.
Un grognement bloqué au fond de la gorge, Wick vérifia une nouvelle fois son champ de vision.
Jusque-là, tout allait bien. S’il chronométrait bien son mouvement, les rebelles ne comprendraient
jamais ce qui venait de leur tomber dessus.
La piste s’élargit pour former un V, s’ouvrant dans un champ. De longs brins d’herbe ondulaient,
se balançant dans le vent.
Le rebelle en charge tournoya au-dessus d’eux.
Wick montra les dents, entre le sourire et le grondement. Allez. Allez. On y était presque. Encore
quelques secondes et le mâle se trouverait exactement là où il voulait qu’il se trouve… en position de
frappe de premier choix et au bout de ses serres.
Des écailles brillantes brillèrent au bout de la route. Les yeux luisants, le dragon ennemi écarta
les ailes, suspendant son vol en plein ciel, bloquant la vue sur-le-champ derrière lui. Ses cornes
noires se retroussaient sur sa tête et il grogna. Wick resserra les doigts autour du volant et compta les
secondes. Trois. Deux…
— Oh merde ! (Le cri de panique de Jamison résonna dans l’habitable. Elle écarquilla les yeux.
La panique la frappa de plein fouet, la faisant décoller de son siège tandis qu’elle regardait le
Razorback par le pare-brise.) Oh… mon… Dieu… Wick !
Le rebelle inhala entre ses crocs acérés.
Un !
Wick pila tout en tournant le volant. Les roues tout-terrain mordirent le sol et l’arrière du véhicule
se déporta. La voiture tangua de droite et de gauche. Des mottes de terre giclèrent, décrivant un arc
de cercle en se mélangeant aux aiguilles de pins pour retomber en pluie sur le toit du 4 x 4. Il entendit
Jamison pousser un cri de panique. Il l’ignora, passa la marche arrière et fit ronfler le moteur. L’acier
grinça contre la pierre lorsqu’il positionna le véhicule en sandwich entre le rocher et les séquoias.
Un jet d’acide transperça la nuit. Le souffle toxique du dragon éclaboussa le sol et le pare-chocs.
L’écorce craqua et grésilla, se consumant en fumant. Des émanations toxiques montèrent contre la
calandre, puis vers le pare-brise.
Une milliseconde – ce fut tout le temps nécessaire – et Wick sortit du véhicule.
Il atterrit devant le 4 x 4. La magie explosa, tourbillonnant autour de lui tandis qu’il se
transformait en dragon. Des écailles noires aux pointes dorées recouvrirent son corps jusqu’à
l’extrémité de sa queue hérissée de pics. Les serres de dragons vinrent ensuite, transformant ses
mains et ses pieds en griffes acérées. Totalement prêt pour le combat, il claqua la portière passager
avec son esprit, enfermant Jamison. Son hurlement résonna à l’intérieur de son esprit, l’emplissant de
regrets. Tant pis pour elle. Pour lui aussi. Il n’avait pas le temps de retourner la dorloter. Pas avec le
Razorback sur le point de frapper de nouveau.
En moins d’une seconde, il avait franchi la distance. L’ennemi l’évita, battant des ailes pour se
sortir de la trajectoire de son ascension. Wick eut envie de ricaner. Il se contenta de grogner. Quel
abruti. Comme un parfait idiot, il faisait du surplace dans la zone de combat, entouré d’arbres,
immobile en plein ciel, proie facile avec nulle part où aller.
Wick rabattit ses ailes et décrivit une spirale sur le côté pour se retourner et attaquer. À la moitié
du tour, ses serres trouvèrent l’ennemi. Du sang de dragon éclaboussa son bras. Il sourit et plongea,
ses griffes coupant entre les écailles à la recherche des muscles et des os. Le Razorback hurla, luttant
contre la prise et… oh, bon sang ! il ne se lasserait jamais de les entendre hurler. Ni d’infliger de la
douleur.
Ce connard de rebelle. Trou du cul de mâle. Il avait osé menacer une femelle, hein ?
Hors de question.
Il ne permettrait pas à une ordure de Razorback de s’approcher de Jamison. Ou qu’elle soit
blessée. Plus maintenant. Plus jamais. Le mâle méritait chaque once d’agonie. Et, alors que l’odeur
du désespoir de son ennemi augmentait, Wick ne montra aucune pitié. Il sévit. Il déchira la gorge du
rebelle. Ignorant les coups que ce dernier donnait contre son torse. La douleur n’avait aucune
importance, tuer le rebelle était tout ce qui en avait. Et alors qu’il démontait le mâle écaille par
écaille il se délecta de la domination et, pour une fois, de l’honneur qu’il éprouvait. Ce soir, il se
battait pour quelque chose de plus grand que lui. Pour protéger. Pour servir. Pour une femelle qui
avait besoin qu’il la protège.
Le bruit de la mort s’éleva dans l’air frais de la nuit.
Wick grogna lorsque le Razorback se désintégra entre ses pattes. Les cendres volèrent comme des
flocons de neige, recouvrant ses serres, tourbillonnant au-dessus de sa tête cornue tandis qu’il
fouillait le ciel. Oh, chouette ! les voilà… Connards numéro deux et trois volaient rapidement sur lui.
Bondissant pour s’élever dans le ciel, il déplia les ailes. Les rebelles l’attaquèrent en tandem. Il se
retourna en plein ciel et frappa connard numéro deux de sa queue hérissée de pics. La tête du rebelle
partit vers l’arrière. Wick se servit de l’élan pour le contourner et l’attraper par la gorge. Il tira
violemment son bras vers l’arrière et arracha le larynx du bâtard du bout d’une griffe. Le rebelle
tomba à pic et se transforma en cendres avant d’atteindre le sol. Wick pivota, espérant…
Ah, merde ! pas de chance.
Connard numéro trois avait jeté l’éponge et était en train de foutre le camp, espérant que Wick ne
déciderait pas de le suivre. En temps normal, il aurait pourchassé cette mauviette. Pas ce soir,
cependant. Le meurtre et les ennuis n’étaient pas la priorité. Dommage. L’exercice ne lui aurait pas
fait de mal. Mais, avec Jamison roulée en boule dans le 4 x 4 à moins de cent mètres de là, tuer
quelque chose d’autre ce soir ne semblait pas une bonne idée. Wick soupira et, après avoir replié ses
ailes, se posa au milieu du champ. Merde ! il l’avait probablement traumatisée. Lui avait sûrement
fait tellement peur qu’elle allait péter un plomb s’il s’approchait d’elle à présent.
Une traînée verte fila dans le ciel au-dessus de lui.
— Wick… tout est OK ?
Wick retint un juron. Même pas en rêve. Il devait toujours gérer Jamison.
— Deux morts. Le dernier rebelle s’est fait la malle.
— La femelle ?
— Toujours dans le 4 x 4.
Ses yeux rubis luisant, Venom fondit en direction du sol. Ses écailles produisirent un bruit
métallique avant qu’il ne se pose à quelques mètres de Wick, écrasant l’herbe du champ.
— Je vais aller la chercher.
— Pas question.
Venom haussa les sourcils.
Wick ignora sa démonstration de surprise. Il ne voulait pas s’expliquer. Il n’aurait même pas su
par où commencer. Qu’est-ce qu’il aurait pu dire, putain ? Qu’il était en train de disjoncter – que son
cerveau avait même peut-être déjà court-circuité – et qu’il ne voulait pas qu’un autre mâle
s’approche de Jamison. Que si Venom le faisait pour n’importe quelle raison il serait forcé de
creuser un nouvel orifice à son meilleur ami. Wick secoua la tête. Bien sûr. Comme si ça avait des
chances de bien se passer. Toute l’équipe des Nightfury poserait des questions. Se paierait sa tête
parce qu’il ressentait l’envie de la protéger. Exigerait qu’il explique ce besoin irrépressible. Il ne
voulait pas en parler avec les autres guerriers alors qu’il ne le comprenait pas lui-même.
— Reste là. (Il lança un regard d’avertissement à Venom.) Laisse-moi une minute avec elle.
Son meilleur ami grimaça.
— Elle a vu ?
— Elle était aux premières loges.
— Putain de merde !
Ouaip. Ça résumait bien les choses.
Wick reprit forme humaine et invoqua ses vêtements. Un jean usé et un tee-shirt prirent place sur
sa peau et les bottes à ses pieds tandis qu’il s’avançait sur la route poussiéreuse. Sa poitrine se serra
lorsque l’avant du 4 x 4 apparut. La bioénergie de Jamison tambourinait, pulsant dans son aura,
faisant briller vivement l’habitacle. Les muscles de Wick se resserraient un peu plus autour de sa
colonne vertébrale à chaque pas qu’il faisait dans sa direction. Plus il s’approchait, plus ces
sensations augmentaient, l’envahissant, lui disant tout ce qu’il avait besoin de savoir.
Elle mourait de trouille. Et c’était sa faute à lui.
Il s’approcha de la portière côté passager et jeta un coup d’œil par la vitre. Ah, bon sang !
Mauvais. Jamison était roulée en position fœtale. Mais le pire était qu’elle frissonnait tellement
qu’on aurait dit que la veste en cuir tremblait. Les remords frappèrent Wick en pleine poitrine. Il les
étouffa. Les émotions étaient une mauvaise idée. Et être désolé de quelque chose qu’il n’avait pas le
pouvoir de changer, de la folie pure. Ça ne l’aiderait pas, et elle encore moins. Il fallait qu’il la fasse
bouger pour la conduire à Black Diamond.
— Jamison.
Il tendit la main pour ouvrir la portière.
Elle tourna vivement la tête dans sa direction et plongea ses yeux écarquillés et emplis de terreur
dans les siens.
— N-non ! Ne me touche pas !
— Doucement. (Il se tenait entre le châssis et la portière ouverte lorsqu’il écarta les mains pour
la rassurer.) Ce n’est que moi… Wick. Tu te souviens ?
— W-Wick. (Une larme roula sur ses cils.) Je… je t’ai v-vu. Tu n’es pas… p-pas…
— Humain ?
Une autre larme s’échappa.
— Qu’est-ce que tu es ?
— Dragon. Un des gentils.
Perdue, elle secoua la tête. Wick ne lui en voulait pas de ne pas le croire. Il n’avait jamais été un
des « gentils ». Il n’y ressemblait pas et ne se comportait pas comme tel, donc… elle n’avait pas tort.
Il était naturel qu’elle le craigne. Mais ça ne changeait rien aux faits. Ou à ce qu’il devait faire. Et
pourtant il avait envie de lui laisser un moment pour se faire à cette idée. Une chance de comprendre.
De digérer le fait qu’il comptait la toucher de nouveau.
— Écoute, vanzäla. Je sais que c’est difficile à comprendre, mais j’aimerais que tu me fasses
confiance encore un petit moment.
Il soutint son regard et fit un pas en avant. Prisonnière à cause de ses blessures, prise au piège par
lui, elle gigota sur le siège, reculant même si elle n’avait nulle part où aller. Il l’observa un instant, se
sentant impuissant, ne sachant que faire pour l’aider, puis se pencha pour poser la main sur la console
centrale. Lorsqu’elle gémit, il ajouta :
— Je ne te ferai pas de mal.
— Menteur, dit-elle d’une voix rauque. Je t’ai vu. Je t’ai vu te transformer en… en…
— Dragon ?
Ses petites mains apparurent entre les revers de sa veste, serrées en poings furieux. Elle les leva
à sa hauteur. L’amusement le saisit. Puis le respect. Seigneur ! quelle sauvageonne ; une femelle
courageuse et ayant les moyens de se défendre contre lui. Bon, il était temps de changer de tactique.
Wick adoucit son expression. Pas besoin de la mettre en colère. S’il se mettait à rire, elle lui
balancerait un coup du gauche.
— Tu as envie de voir ta sœur ?
Elle cligna des yeux.
— Tu as Tania ?
— Oui.
Court, doux, et direct… toujours la meilleure stratégie.
— Si tu lui as fait du mal, je…
— Pas besoin de menaces, murmura-t-il, la respectant encore davantage. Elle est entre de bonnes
mains… unie à un ami à moi.
Cette information lui fit ouvrir la bouche en grand. Wick profita de sa confusion momentanée et,
après avoir repoussé ses poings, referma les pans de sa veste autour d’elle. Une demi-seconde et il
l’avait soulevée, un bras supportant son dos, l’autre sous ses genoux. Il se retourna rapidement,
pivota avec grâce malgré le manque de place, puis s’éloigna du 4 x 4 en la portant. Tout ça avant
qu’elle n’ait eu le temps de protester.
Elle se tortilla contre lui.
Wick raffermit sa prise.
— Détends-toi, femelle. Tout va bien.
— Me détendre, répéta-t-elle d’un ton hautement sarcastique. (Le visage à moitié recouvert par le
col de la veste, elle toussa contre le cuir, un son rendu râpeux par la douleur.) J’espère que tu te fous
de moi.
Un coin de la bouche de Wick se releva tandis que son menton caressait le sommet de la tête de
J.J. Après un instant, il céda à l’envie et sourit. Il ne pouvait s’en empêcher. Elle avait du chien et il
aimait ça. Il admirait le fait qu’elle n’était pas non plus en train de pleurer comme un bébé. D’accord,
elle avait versé quelques larmes. La belle affaire. La plupart des femelles seraient en train de
sangloter en ce moment, en pleine crise de nerfs après avoir découvert l’existence des dragons ou un
truc du genre. Il espérait simplement que Jamison continuerait sur sa lancée tandis qu’il s’avançait
dans la clairière en direction de son meilleur ami.
Toujours sous forme dragon, Venom hocha la tête.
Wick imita son geste. Voyant Venom dans toute sa gloire écailleuse, Jamison poussa un cri de
surprise. Il murmura, essayant de la rassurer, et appela sa magie. Le pouvoir étincela, déformant l’air
nocturne autour d’eux tandis qu’elle murmurait « Je suis en train de rêver… oh mon Dieu ! dites-moi
que je suis en train de rêver » de nouveau contre son épaule. Prenant soin de la tenir délicatement, il
prit sa forme dragon. Alors qu’il la faisait passer dans sa patte gauche, elle grimaça, mais s’installa
rapidement, le rendant fier d’elle, se glissant au-delà des barrières qu’il avait érigées pour toucher un
point profondément ancré en lui.
C’était sans précédent. Pas très malin non plus.
Peu importait à quel point il la trouvait fascinante, il refusait de se laisser appâter. Il n’était ni né
de la dernière pluie ni un jeune guerrier insensé. Il ne voulait rien ressentir pour Jamison. Ni être
tourmenté par le même besoin douloureux que les autres mâles ressentaient pour les femelles. Il
n’était pas fait pour se lier. Il ne voulait pas expérimenter la proximité ou se languir de quelqu’un
d’autre. C’était un mâle solitaire, mieux adapté pour la solitude, pas pour rendre une femelle
heureuse.
Wick déplia les ailes, hocha la tête, et bondit vers le ciel. Exactement. Parfait. Excellente
conclusion. C’était tout vu, vraiment. Il ne la voulait pas. Elle n’avait de toute évidence aucune
affection pour lui. À présent, il ne lui restait qu’une chose à faire… atteindre Black Diamond. Plus
vite il remettrait Jamison à sa sœur, mieux ce serait pour tous les deux.

Hamersveld grogna lorsque Ivar l’éloigna de la femelle. Ses yeux noirs à moitié ouverts, le
tatouage qui courait le long de son dos brillant toujours, le mâle lutta contre sa poigne et essaya
d’attraper la femelle de nouveau. Ivar jura à mi-voix et raffermit sa prise pour pousser le mâle sur le
côté de la cellule. Trop, c’était trop. Elle était déjà vidée et ne supporterait plus de donner une once
d’énergie. Et le guerrier dans ses bras n’en avait plus besoin. Mais, lorsqu’elle s’effondra en masse
inconsciente au sol, il secoua la tête.
Par l’enfer. Il n’avait jamais rien vu de tel. Hamersveld était vorace. Si affamé que sa famine
énergétique le guidait, le poussant de femelle en femelle, anéantissant la raison en faveur de l’instinct
de survie.
Pas surprenant vu l’état du Norvégien, et c’était sans parler de son crash derrière la caserne.
Depuis, il avait vidé trois femelles à haute énergie, se shootant au Méridien comme les toxicos le
faisaient à l’héroïne. Tout ça entre deux bains de sel. Dedans. Dehors. Soulever, porter… tremper. Il
avait fait ça toute la soirée, écartant le guerrier d’une femelle après l’autre, le portant jusqu’au bain,
puis l’en sortant, entre deux repas. Mais c’était fini, à présent. Le pire était derrière eux. C’était du
moins ce qu’espérait Ivar, parce que…
Seigneur ! ses bras étaient sur le point de lâcher.
Les muscles hurlant de fatigue, Ivar passa le bras de son nouvel ami par-dessus son épaule. Il
attrapa le poignet d’Hamersveld d’une main et sa hanche de l’autre, et se tourna en direction de
l’avant de la cellule. De la peau humide toucha la sienne. Il ignora la sensation glissante et traîna le
mâle en le portant à moitié en direction du pan de glace qui occupait tout le mur devant les cellules.
La satisfaction l’envahit lorsqu’il admira son homogénéité. La perfection à l’état brut, un magnifique
verre renforcé au lieu de barres métalliques… davantage un aquarium qu’une prison.
Moderne. Maîtrisé. La cage parfaite pour sa collection d’humaines de compagnie.
Le plaisir le parcourut lorsqu’il lança un coup d’œil à la femelle inconsciente. Roulée en boule
sur le sol, ses cheveux blonds en désordre autour de sa tête, numéro trois était marquée à l’épaule.
Une marque qui lui allait bien, qui renforçait sa raison d’être. Elle était du bétail, capturée pour une
seule raison… mettre au monde la prochaine génération de dragons et, avec un peu de chance – si le
sérum qu’il avait créé faisait ses preuves –, produire la première progéniture femelle de son espèce.
C’était un but noble. Une entreprise risquée, également. Une entreprise qu’il avait besoin de
peaufiner.
Il était motivé par la science. Le frisson de la découverte le ravissait tandis qu’il recherchait la
séquence chromosomique pour déverrouiller l’ADN dragon. Aucune autre issue ne serait
satisfaisante. La promesse de la liberté brûlait profondément en lui, le poussant à faire mieux. À
trouver les réponses et à sauver sa race d’une destruction inévitable. Il avait toujours vu le chemin.
Avec des femelles à eux, les dragons n’auraient plus besoin de se reposer sur les humains pour
survivre.
Et dès que ça se produirait il éliminerait cette race inférieure. Il les ferait disparaître de la
surface de la Terre une bonne fois pour toutes.
Ces minables ne méritaient pas mieux. Seule une horrible mort ferait l’affaire. Pourquoi ? C’était
facile, vraiment. Peu importait le nombre de fois que Mère Nature les avertissait, les humains
refusaient d’agir de manière responsable. Les faits parlaient d’eux-mêmes… Réchauffement
planétaire. Changements climatiques catastrophiques et tempêtes extrêmes. Des espèces conduites à
l’extinction partout sur la planète. Pollution de l’air, réduction de l’ozone, marées noires, et
empoisonnement des nappes phréatiques. Et la liste s’allongeait… encore et encore.
Et chaque nouvelle occurrence, ajoutée aux précédentes, équivalait à une chose…
Le viol de la planète Terre.
Alors, qu’ils aillent se faire foutre. Fini le temps où il tirait les ficelles politiques, espérant que
ces enfoirés fassent ce qui était juste. Le temps des discussions était révolu. Il ne restait rien d’autre à
faire que de trouver un supervirus. La maladie incurable qui les infecterait l’un après l’autre une fois
libérée dans les sphères humaines. Un génocide de masse par supervirus à l’échelle planétaire. Le
plan parfait.
Ivar ouvrit le verrou et poussa mentalement la porte de la cellule. Le pan de verre glissa sur le
côté. Traînant Hamersveld avec lui, il se dirigea vers le couloir central du bloc A. La porte se
referma derrière lui en émettant un bruit de succion. Il ne le remarqua qu’à peine. Le laboratoire. Il
voulait retourner à ses supervirus. Avec sa meute qui était de sortie pour chasser – et son nouvel ami
qui dormait pratiquement debout –, il aurait quelques heures avant que l’aube ne menace et que ses
soldats ne rentrent au bercail.
S’il se dépêchait. Et qu’Hamersveld décide de coopérer.
Espérant de toutes ses forces, il transporta le mâle à travers une série de portes. Des verrous
d’acier cliquetèrent, s’ouvrant pour mieux se refermer après son passage. Des bruits aigus
résonnèrent, les claquements de portes qui se refermaient dans des couloirs déserts. Alors qu’il
tournait en direction du hall principal, le mâle qu’il tenait tressaillit.
— Ivar.
— Ouais ?
— J’en veux encore. (Son menton se balançait et il essayait d’ouvrir les yeux. Il battit ses cils
blonds. Ivar aperçut le cercle bleu entourant ses iris noirs une seconde avant que le guerrier
n’abandonne et ne laisse ses paupières retomber de nouveau.) Donne-m’en une autre.
— Hors de question, mon ami. Tu es déjà gonflé à bloc.
— Est-ce qu’on l’est ?
Persistant malgré le poids du Norvégien, Ivar fronça les sourcils.
— Est-ce qu’on est quoi ?
— Amis.
— Après ces dernières heures ? Putain ! y a plutôt intérêt, répondit-il en plaisantant à moitié.
Sinon je te démolis, je fourre tes cendres dans une urne et je te jette dans la poubelle la plus proche.
Hamersveld ricana.
— Nan. On est amis maintenant. Définitivement. C’est un peu étrange, cependant.
— Quoi donc ?
— J’ai jamais eu d’amis avant.
— Moi non plus, répondit Ivar, même si ce n’était pas la vérité.
Lothair avait été son ami, un ami impulsif, certes, mais un ami proche malgré tout. Enfin, jusqu’à
son assassinat quelques mois plus tôt. La poitrine d’Ivar se serra tandis qu’il aidait Hamersveld à
traverser le couloir. Bon sang ! le mâle lui manquait. Bien plus qu’il ne l’aurait jamais soupçonné.
Leurs sessions matinales lui manquaient. Avoir quelqu’un avec qui partager ses buts en travaillant dur
pour les accomplir lui manquait. Même les sandwichs qu’il faisait pour cet enfoiré en rentrant d’un
raid couronné de succès lui manquaient. Le plus gros problème, cependant, était que, peu importait à
quel point il essayait, il ne trouvait pas de moyen de contourner le chagrin. La douleur persistait, lui
prenant la tête, refusant de diminuer, le faisant maudire chaque jour qui passait.
À présent, il souffrait dès qu’il pensait à Lothair.
Ivar secoua la tête. Le résultat lui retournait totalement l’esprit. Et il n’en avait pas besoin et le
voulait encore moins.
— Tu es sûr que je ne peux pas en avoir une autre ?
Ivar pinça les lèvres. Le guerrier était persistant et légèrement agaçant, n’ayant de toute évidence
pas de bouton d’arrêt. Trois femelles en autant d’heures. Un vrai record, et sans précédent dans le
complexe sous le 28, Walton Street. Son nouveau repaire n’avait jamais connu autant d’action. Ce qui
plaisait à Ivar. Seuls les mâles en qui il avait confiance avaient le droit d’entrer dans sa nouvelle
demeure, et encore moins nombreux étaient ceux à qui il permettait de descendre au bloc A, où il
logeait ses captives à haute énergie.
— Et si tu reprenais un autre bain salé, plutôt ?
Hamersveld grommela, mais secoua la tête.
— Lit. Dormir.
Dieu merci ! Il était temps.
— C’est juste un peu plus loin. Tu peux squatter ma chambre le temps que la tienne soit prête.
Son nouvel ami acquiesça et Ivar accéléra le pas, prenant à droite en direction de sa suite en
passant par le couloir principal. Comme l’endroit était toujours en construction, des ampoules nues
projetaient des ombres sur des murs recouverts d’éclaboussures de pâte à joints. Bientôt, cependant,
les fourmis ouvrières – les quarante et quelques humains qu’il avait emprisonnés – finiraient le
projet, et l’endroit serait recouvert de parquet lustré et n’aurait plus une trace de poussière.
Hamersveld était avachi dans ses bras. Ivar ouvrit la porte en grand en grognant. La lumière vacilla
en s’allumant, illuminant l’espace qu’Ivar appelait son chez-lui. Source de réconfort pour lui, il
l’adorait. Il adorait le papier vert d’eau et le parquet de bambou, qui l’aidaient à se détendre dans les
bras du coton bio et du duvet écologique chaque jour.
Il franchit le seuil et repoussa le duvet d’un ordre mental avant d’installer Hamersveld sur les
draps pâles. Allongé sur le ventre, le mâle soupira et écarta les bras. Les oreillers rebondirent,
roulant sur le côté du matelas king size alors que le guerrier prenait ses aises. Ivar ramena
rapidement le couvre-lit et…
Génial. Mission accomplie.
La dernière recrue des Razorback était recouverte, son cul nu ne prenant enfin plus l’air. C’était
une bonne chose. Maintenant qu’Hamersveld piquait un somme, il pouvait se remettre au travail. Le
prochain supervirus l’attendait dans son laboratoire, sa virulence emprisonnée dans du nitrogène
liquide. Ivar baissa le menton pour se frotter la nuque. Les nœuds que la tension lui avait laissés et la
fatigue se dissipèrent alors qu’il retournait vers la porte. Quelques heures… c’était tout ce dont il
avait besoin. Peut-être que s’il s’amusait avec la charge virale – ajustait les dosages, augmentait le
ratio incubation/infection – le virus numéro trois se révélerait…
Une lumière bleue attira son attention en périphérie de sa vision.
Ivar tourna la tête en direction de l’écran plat au centre du mur en face de lui. L’icone de la
vidéoconférence clignotait, un nom écrit au centre.
— Ah, Seigneur !
Ivar noua les doigts au sommet de sa tête et poussa un profond soupir. Il n’avait vraiment pas
besoin que Rodin le skype depuis Prague. Il avait appelé chaque semaine depuis un mois, exigeant
d’être tenu à jour. Denzeil se chargeait en général des appels, permettant à Ivar d’éviter ce vieux con
ainsi que les retombées. Mais comme ses guerriers étaient en chasse c’était à lui de répondre au
téléphone.
Ivar soupira. D’abord Hamersveld, maintenant Rodin. La nuit allait de mal en pis.
L’agacement se mélangeant à la crainte, il longea le bout du lit. Ses pieds nus foulant le parquet
de bambou, il se dirigea vers l’ordinateur portable qui trônait sur le bar en marbre. Il l’ouvrit
rapidement, cliqua sur la souris et…
Génial. Rodin dans toute sa splendeur.
— Ivar, grogna le mâle, ses yeux sombres se plissant alors qu’il le dévisageait. Il était temps que
tu prennes mon appel. Denzeil et son jargon de camionneur commençaient à me taper sur le système.
Où étais-tu ?
Bon à savoir. Une autre raison de garder son guerrier dans les parages.
— Au laboratoire à travailler sur la séquence virale.
— Des progrès ?
— Quelques-uns. Je ne suis toujours pas satisfait des résultats. Je testerai un nouveau virus
prochainement.
— Bien. (Rodin souleva un stylo coûteux et se mit à jouer avec en le faisant tourner dans sa
main.) Et le programme de reproduction ?
— En cours de notre côté, répondit-il en étudiant le mâle plus âgé avec attention.
Rodin souhaitait obtenir davantage que quelques nouvelles. Bien sûr, il posait les bonnes
questions, mais quelque chose dans sa posture mettait Ivar sur ses gardes. Le leader des Archguard
était peut-être un allié en ce moment, mais personne ne savait ce que réservait le futur.
— Du vôtre ?
— On est en chasse. J’ai une équipe digne de confiance qui fouille la ville à la recherche de
femelles à haute énergie, répondit Rodin, la fierté dans sa voix révélatrice. (« Une équipe digne de
confiance ». Bien sûr. Ce choix de mots ne pouvait signifier qu’une chose… Zidane, le premier-né de
Rodin, était de la partie.) Pour le moment, on a fait chou blanc.
— Continuez à chercher, murmura Ivar. Si vous en trouvez une, vous en trouverez davantage. Les
HE gravitent ensemble. Elles ont tendance à être de la même famille ou à vivre ensemble.
Rodin grogna et changea de sujet.
— Comment vont les finances ?
— Je ne dirais pas non à plus d’argent.
— Tu en veux toujours plus.
Ivar haussa les épaules.
— La science est un sport coûteux.
— Et dangereux, à ce que j’ai entendu dire.
— C’est mieux ainsi.
Le mâle pouffa.
— Je savais que je t’appréciais pour une raison.
— Je ne fais que suivre ma nature.
Une lueur brilla dans le regard de Rodin. Ivar plissa les yeux et se laissa aller à ce qu’il faisait le
mieux. Analyser. Il fouinait pour obtenir des faits. Les mettait en contexte. Marrant, mais… hum, il
aurait juré que la lueur dans le regard de Rodin ressemblait à de la fierté paternelle. Étrange, vu que
Rodin était aussi dépourvu de sentiments qu’on pouvait l’être. Bon sang ! ce connard n’avait jamais
regardé Lothair comme ça, et son ancien bras droit était son plus jeune fils.
Rodin tourna la tête sur le côté et se mit à tapoter le clavier du bout de son stylo.
— Vérifie tes comptes. Je viens de te transférer un autre demi-million.
— En échange de ?
— D’informations et… de ton honnêteté.
Ivar étudia l’idée, pesant le pour et le contre, cherchant le piège. La vérité, après tout, était une
bête épineuse. Elle avait plusieurs niveaux. Le genre qu’un mâle pouvait manipuler s’il était assez
intelligent pour les voir.
— Que voudrais-tu savoir ?
— J’ai entendu dire qu’il y avait un membre de la meute écossaise à Seattle.
Ivar fronça les sourcils, n’aimant pas l’implication de cette question. Cette information était bien
trop précise. Forge, le seul Écossais qu’il connaissait, était arrivé quelques mois plus tôt. Le guerrier
s’était brièvement allié avec les Razorback avant de rejoindre la meute Nightfury. Ivar avait toujours
cette perte en travers de la gorge, et elle lui laissait un sale arrière-goût dans la bouche. Il serra les
dents et retint un grognement. Ce traître d’Écossais avait promis une chose, mais en avait livré une
bien différente.
Ce foutu menteur. Forge avait niqué ses plans.
Mais ça n’avait plus d’importance à présent. Le passé était mieux là où il était… dans le passé. Il
ne pouvait pas le changer. Le futur, cependant ? Hmmm… Tout était encore possible, ce qui signifiait
qu’il devait se montrer prudent. L’intérêt de Rodin pour Forge – et la manière dont il avait obtenu
l’information – l’inquiétait. Quelque chose clochait. Clochait vraiment, parce que… merde ! on aurait
dit que le leader des Archguard avait un espion dans les rangs Razorback.
Pas étonnant. Mais vraiment pas bon non plus.
Afin de bien fonctionner, Ivar avait besoin de plus de liberté, pas moins. Alors que faire, que
faire ? Partager les informations ou résister à Rodin ? Détourner l’attention, après tout, était sa
spécialité. Ivar hésita un instant, déterminant ce qui lui rendrait le plus service, et…
Pourquoi pas ?
— Son nom est Forge. C’est un membre de la meute Nightfury.
— Un guerrier de Bastian à présent, dit Rodin, blanc comme la mort.
Ivar acquiesça, curieux de la réaction de Rodin. Ce dernier n’avait pas peur de grand-chose. Il le
savait bien. Il avait vu le vieux mâle exercer son pouvoir sous le contrôle de l’Archguard. Mais
quelque chose au sujet de la connexion entre Bastian et Forge le faisait trembler.
Intéressant. Peut-être même providentiel.
Si Rodin était chamboulé, il était peut-être temps de laisser tomber les conneries et d’aller droit
au but en lui révélant la mort de Lothair.
Il avait gardé l’information, cachant la vérité par peur du courroux de Rodin. Pas contre lui. Ivar
pouvait gérer tout ce que ce connard lui ferait. Ce qu’il ne voulait pas, c’était voir le mâle à Seattle.
Il avait besoin de venger son meilleur ami sans interférence extérieure. Et Rodin, accompagné d’un
de ses escadrons de la mort, serait une sacrée perturbation.
— Il y a encore une chose que tu dois savoir, Rodin.
Ce dernier tourna vivement le regard dans sa direction.
— Lothair est mort… assassiné par les Nightfury.
Rodin grogna, montrant les dents tandis que la rage enflammait son regard. Il leva les bras et
abattit ses deux poings sur le bureau. Le bois craqua. L’ordinateur fut projeté en l’air, ce qui troubla
l’image. Dans un rugissement de fureur, le mâle explosa. La bouche grande ouverte, Ivar regarda le
leader de l’Archguard perdre le contrôle à l’autre bout du monde. Un revers de bras brouillé par
l’écran, un violent coup de pied et… « bang ! » décollage. Le bureau se renversa, balayant
l’ordinateur dans un roulé-boulé. Les murs pâles tourbillonnèrent frénétiquement. L’écran percuta
quelque chose. Un écran vide apparut, remplaçant l’image lorsque la connexion fut perdue.
CHAPITRE 12

En tête de meute, Venom fondit entre les nuages comme un tueur en série à la recherche de sa
prochaine victime. Vigilant. Concentré. Attentif. Dommage qu’il n’ait pas de cible. Il avait abandonné
tout espoir d’en trouver une derrière lui, dans la ville… avec les rebelles. À présent, seule la forêt
épaisse s’étendait à perte de vue au-dessous de lui tandis qu’un orage se préparait au-dessus. La
pluie menaçait, comme en témoignait le grondement distant du tonnerre au loin ainsi que la brume
épaisse qui s’accrochait au sol.
Il remarqua la condensation sur ses écailles lorsqu’il tourna la tête par-dessus son épaule. Il
regarda les guerriers qui volaient derrière lui. Venom sourit. Bon sang ! quelle vision. La symétrie en
mouvement. Ses frères d’armes volaient en formation parfaite et mortelle. La forêt s’éclaircit devant
eux. Une falaise fit son apparition, s’élevant en angles bizarres dans la nuit. Venom inclina ses ailes
et négocia un virage serré. Il griffa l’argile qui s’envola, chutant le long de l’escarpement rocheux
jusqu’à la place en contrebas. Glissant de manière régulière au-dessus de la rivière, il en suivit le
tracé sinueux, le regard rivé à la surface de l’eau.
Un nouveau coup de tonnerre brisa la nuit.
La première goutte tomba, éclaboussant l’une de ses cornes. La sensation tourbillonna dans ses
tempes lorsque Wick enclencha la discussion télépathique.
— Mac.
— Ouais ?
— Retarde l’orage.
La femelle était installée sur l’une de ses griffes, et Wick avait placé l’autre au-dessus de sa tête
pour la protéger de la pluie. La magie s’amassa entre les serres de son ami. Venom fronça les
sourcils. Doux Jésus ! la réaction de Wick face à elle était étrange. Au-delà de ça, même. Il sortait de
ses sentiers battus et utilisait sa chaleur corporelle ainsi qu’un sort pour la maintenir au chaud.
C’était bien pour J.J. Déroutant comme pas permis pour lui. Il n’avait jamais vu Wick agir de
manière si… si… si putain de protectrice. Envers personne.
Wick la ramena plus près de son corps pour l’abriter du vent qui se levait.
— Je n’ai pas envie qu’elle se fasse mouiller.
Forge grogna.
— Il fait un peu frais pour elle.
— Je m’en charge. (Davantage de chaleur s’éleva autour de J.J., créant une barrière en forme de
bulle autour des serres de Wick.) Mais son plâtre…
— Je m’en occupe.
Son dos recouvert de lames brillant dans les éclairs, Mac murmura un ordre. La magie vrombit et
les gouttes d’eau s’évaporèrent. Le ciel qui s’assombrissait se figea, comme s’il était mis sur pause,
et le tonnerre disparut.
— Je me chargerai également de la cascade.
Bonne idée. Ils étaient presque à destination.
La rivière tourna à quarante-cinq degrés.
Venom accéléra et vira de bord. Majestueuse et puissante, la cascade tombait sur près de cent
mètres en rugissant pour aller plonger dans la rivière en contrebas. La brume s’élevait en nuages
humides avant de se transformer en fines gouttelettes. Mac fit son truc lorsqu’ils s’approchèrent,
supprimant la bruine, maîtrisant le brouillard et…
La cascade s’ouvrit en deux comme un rideau de scène.
— Merde… regardez-moi ça !
Forge brisa la formation, plongeant derrière Wick. Les autres l’imitèrent, abandonnant le triangle
pour former une ligne.
— Ça me plaît, dit Sloan en tournant lentement au bout de la procession. Sacré tour.
Mac se mit à rire.
Wick grogna son approbation.
Venom sourit, absolument d’accord. Leur recrue dragon d’eau méritait les félicitations. C’était
vraiment un sacré tour. Il aimait le rapport de cause à l’effet. Pas d’éclaboussures. Pas d’écailles
mouillées ou de frissons dans le dos. Juste un vol parfaitement dégagé alors qu’il inclinait ses ailes à
la verticale. Le bruit d’eau courante emplit ses oreilles. Son cœur s’accéléra lorsqu’il s’enfila dans
l’ouverture – entre les pans écartés du rideau aquatique – pour filer dans le tunnel. L’air rance le
fouetta. L’obscurité totale s’abattit. Ses sens s’aiguisèrent jusqu’à ce que sa vision nocturne prenne le
dessus. La lueur rouge de son regard se projetait devant lui, le guidant, illuminant les ombres, lui
permettant de repérer chaque saillie dentelée.
Navigant dans l’espace confiné, Venom négocia le dernier virage. Une douce lueur jaune perça
les ténèbres pour guider son vol. Il franchit la distance et entra dans la caverne en volant. Le plafond
voûté s’élevait au-dessus de lui. Suspendus par la magie, des globes lumineux s’agitaient et se
percutaient les uns les autres vingt mètres au-dessus de sa tête. Il rabattit rapidement ses ailes et se
posa tout aussi vite.
Ses coussinets glissèrent sur la pierre.
Venom freina et, alors que ses griffes crissaient toujours, reprit forme humaine avant de s’être
totalement arrêté. Il invoqua rapidement ses habits et fila à l’arrière de la zone d’atterrissage. Rester
au centre n’était pas une bonne idée. Pas avec les autres sur ses talons. Sa meute le transformerait en
quille de bowling s’il ne se tirait pas du chemin. La ZA était peut-être longue, large et profonde,
suffisamment pour permettre à quatre dragons de décoller de front, mais…
Bon sang ! il avait choisi de voler en tête de groupe. Ce qui faisait de lui le chanceux numéro cinq
ce soir.
Venom contourna la Honda qui se trouvait au milieu de la ZA et regarda ses frères d’armes
arriver en trombe dans la grotte. Fidèles à leur habitude, Mac et Forge atterrirent en tandem à deux
coins opposés de la plate-forme, laissant plein de place pour les deux derniers. Alors que les
guerriers se transformaient et fourraient leurs pieds dans leurs bottes, Wick arriva, suivi de Sloan. En
l’affaire de quelques secondes, son meilleur ami se posa. Dressé sur les pattes arrière, Wick donna
un dernier battement d’ailes et se métamorphosa. Plongeant à genoux sur le sol de pierre, il passa les
bras autour de J.J.
Elle était blottie contre lui, les yeux fermement clos, et sa lèvre inférieure tremblait.
— Tout va bien, dit Wick d’un ton doux et assuré. Jamison… regarde-moi.
Elle secoua la tête.
Le cœur de Venom plongea dans sa poitrine. Seigneur ! elle avait l’air si frêle. Si pâle,
emmitouflée dans la veste trop noire et trop grande. Bien trop effrayée pour affronter la tempête en
approche et en ressortir saine et sauve.
Non qu’il tînt Wick pour responsable de sa panique.
Son meilleur ami faisait tout ce qui était en son pouvoir – il la tenait délicatement, utilisait un ton
rassurant, se montrait compatissant au lieu de sociopathe… agissant comme un mâle normal en des
circonstances similaires. Mais Venom connaissait la vérité. Wick n’était pas normal. Aiguisé par la
brutalité et les mauvais traitements, le mâle n’était pas équipé pour interagir avec une femelle, et
encore moins lui donner ce dont elle avait besoin. Et, d’un instant à l’autre, son ami allait paniquer.
Perdre son sang-froid. Réagir de la manière dont il le faisait toujours quand il était face à une
femelle.
Cette prise de conscience tendit Venom. Il fallait qu’il s’interpose. Qu’il se propose. Qu’il joue
les entremetteurs et neutralise Wick afin d’épargner à J.J. d’autres souffrances, mais… bon sang !
convaincre Wick de la relâcher n’allait pas être une partie de plaisir.
Venom s’étira les épaules, serra les poings, puis desserra les doigts et répéta l’opération. Fléchir.
Relâcher. Ouvrir. Fermer. Le geste l’aidait à réfléchir. La stratégie était primordiale quand on parlait
de Wick. S’il agissait trop vite, son ami lutterait. S’il était trop lent, J.J. en souffrirait les
conséquences. Ce n’était pas une situation qu’il souhaitait voir se produire, et encore moins devoir
expliquer à son commandant. Bastian était peut-être raisonnable – enfin, du moins la plupart du
temps –, mais les faits étaient les faits. Bastian ne tolérait pas l’incompétence, et encore moins
l’idiotie. Son commandant aimait ce qui était soigné et appréciait la méticulosité.
Surtout quand il s’agissait de protéger des femelles.
Alors… ouais, il était temps d’agir. Plus vite Wick la lui remettrait, mieux ce serait pour…
— Venom.
La voix profonde rebondit sous son crâne.
Alors que la vibration vicieuse jouait au ping-pong entre ses tempes, Venom soupira. Génial. Tout
simplement parfait. Précisément ce dont il n’avait pas besoin.
— Ouais, Bastian ?
— Qu’est-ce qui prend autant de temps ?
Il posa le regard sur le couple entrelacé à quelques mètres de lui.
— Y a comme un petit problème.
— Eh bien, résous-le, dit Bastian d’un ton impatient. Ma femelle fait les cent pas et me supplie
d’ouvrir le portail. Il est hors de question que je le fasse avant d’être sûr que tout roule en bas.
Venom se retint de ricaner. « Roule » ? Ouais. Le mot était bien loin de décrire la situation. Pas
avec Wick qui refusait de lâcher la femelle.
— Comment va Tania ? demanda Mac.
Bastian pouffa.
— Elle est à fleur de peau.
— Tiens bon.
Mac parcourut la ZA en courant, faisant résonner ses semelles dans la vaste grotte et se balancer
les globes au-dessus de leurs têtes. De la poussière de pierre s’échappa du plafond, saupoudrant les
épaules de Venom tandis que Mac franchissait la barrière énergétique qui protégeait Black Diamond
des étrangers. L’électricité statique bourdonna. Les murs de la grotte ondulèrent, ouvrant le portail
magique qui menait au repaire souterrain.
— J’arrive.
— Merci, mon Dieu, murmura Bastian. Je ne sais pas quoi faire d’elle.
Venom comprenait ce qu’il ressentait. Il ignorait lui-même quoi faire de Wick.
Il jeta un regard en direction de Sloan, cherchant de l’aide. Planté à côté de la Honda décapitée,
son ami haussa les épaules et tourna les mains paumes au ciel, le geste exprimant clairement « qu’est-
ce que j’en sais ? » Merveilleux. Pas d’aide sur ce front, mais peut-être…
Il tourna la tête par-dessus son épaule et croisa le regard de Forge.
L’Écossais secoua la tête.
— Ne me regarde pas, l’ami. Tu le connais mieux que quiconque.
C’était vrai.
— Laissez-nous, les gars. Je vais le faire bouger.
Les deux guerriers acquiescèrent et se dirigèrent vers la sortie tandis que Venom prenait la
direction opposée. À quelques mètres de sa cible, il s’accroupit devant son meilleur ami.
— Wick, laisse-moi…
— Dis-moi quoi faire, Ven.
Venom cligna des yeux, ne comprenant pas.
— Je ne sais pas comment la calmer.
Wick positionna sa joue sur le sommet de la tête de J.J. et croisa le regard de Venom. Ce dernier
eut un mouvement de recul, frappé par la préoccupation qu’il lisait au fond des yeux de son ami, ainsi
que… eh bien, quelque chose d’autre. La panique, peut-être ? L’inquiétude également ? L’expression
de Wick était à cheval entre les deux. Sauf que ça n’avait aucun sens. Rien ne faisait perdre son sang-
froid à Wick. Jamais.
— Tu es doué pour ces conneries, continua-t-il. Dis-moi quoi faire.
Il eut envie de répondre « Donne-la-moi », mais il savait que ça ne fonctionnerait pas. Wick était
trop tendu, et après qu’il lui avait dit de ne pas la toucher dans la clairière, il n’aimait pas ses
chances de survivre à une attaque hostile. Wick se battrait pour la garder, et… ouais, tout d’un coup –
et aussi étrange que ça pouvait paraître –, aider son ami à prendre soin d’elle semblait une meilleure
idée que la lui retirer.
Meilleure pour sa santé, également.
— Continue à lui parler. (En équilibre sur ses avant-pieds, Venom posa les coudes sur ses
cuisses.) Tu t’en sors bien.
— Est-ce que je devrais… je veux dire… (Wick laissa sa phrase en suspens, son hésitation
palpable) la toucher ou un truc du genre ?
La question lui fit l’effet d’un coup surprise en plein ventre et lui coupa la respiration. Putain de
merde ! la situation venait de passer d’à moitié étrange à de la pure science-fiction.
— Tu en as envie ?
— Je sais pas. Peut-être.
Les sourcils froncés, Wick brisa le contact visuel, l’air perdu, si désorienté que le cœur de
Venom se brisa. Il était si abîmé. Si incertain. Toujours bloqué dans le passé. Son ami était l’image
même de l’enfant maltraité. Mais, alors qu’il observait Wick, la compréhension le frappa. Il se
trouvait au bord du gouffre, c’était un moment décisif qui pourrait changer la vie de Wick. Ici.
Maintenant. Entouré de pierre et d’air rance, les possibilités s’offraient à Wick. Venom reconnaissait
l’occasion. Il voyait la différence dans le mâle qu’il avait connu pratiquement toute sa vie. Wick
voulait aider – donner de sa personne – au lieu de tourner le dos.
— Elle aimait me tenir la main dans la voiture. Elle disait que ça aidait pour la douleur.
Venom se racla la gorge.
— Alors vas-y.
— D’accord.
Wick prit une profonde inspiration, puis expira lentement et leva la main. Il frôla la tempe de la
femelle du bout des doigts et retira des mèches de cheveux sombres de son visage. Elle soupira et
s’éveilla, se tournant vers lui au lieu de s’éloigner. Une autre douce caresse. Sa bioénergie
s’embrasa, aveuglant pratiquement Venom à cause du pouls féroce de son aura. Il détourna la tête
pour se protéger les yeux. Le Méridien bourdonna, s’élevant en une vague puissante pour forger un
lien entre les deux.
Venom ouvrit la bouche en grand. Putain de merde ! c’était insensé, bizarre… peu importait la
description. Cette explosion soudaine, par contre ? Bordel ! ça, ça avait de l’importance. Sans le
savoir, Wick était en train de la nourrir ; il ouvrait un tunnel énergétique, la laissant se lier à lui, la
nourrissant du courant curatif qu’il tirait du Méridien.
— Vanzäla, murmura Wick en lui caressant la joue, assenant un nouveau coup à Venom alors qu’il
l’appelait « oiseau chanteur » en dragonais.
Venom secoua la tête. Wick ne le remarqua pas. Toute son attention était rivée sur J.J., qu’il
caressa de nouveau.
— Ouvre les yeux et regarde-moi.
Elle frissonna dans les bras de Wick.
— Allez, ma belle.
Elle papillonna de ses cils humides, puis ouvrit les yeux, révélant ses iris bleus.
— Tu es de retour.
Wick traça le contour de sa mâchoire.
— Je ne suis jamais parti.
— Si, murmura-t-elle. Comment as-tu fait ?
— Quoi… changer de forme ?
Elle hocha la tête.
— ADN dragon, répondit Wick, lui donnant la réponse la plus simple.
— C’est logique, je suppose, puisque c’est en ça que tu t’es transformé. (Wick suivit le fin tracé
de son sourcil, puis changea de cours pour lui caresser la joue. Jamison gémit doucement et tourna la
tête, cherchant le contact.) Tu m’as fait peur.
— Je sais.
— Ne recommence plus, s’il te plaît.
Wick pouffa.
— J’essaierai.
— Bien, répondit-elle, et Venom grimaça.
Putain ! l’échange lui donnait l’impression d’être un beau salaud. Un voyeur qui s’imposait à un
endroit où il n’avait pas sa place. C’était au-delà de l’étrange, à la limite de l’embarrassant, à
présent. Venom se balança sur l’avant de ses pieds. Il voulait se relever et s’en aller. Laisser tout ça
derrière lui et ne jamais y revenir. C’était une bonne stratégie, à un détail près.
Il ne pouvait pas partir.
Le devoir l’appelait. L’honneur passait avant tout et ne lui laissait pas carte blanche. Il avait
donné sa parole. Bastian attendait de lui qu’il ramène le couple dans le repaire. Ce qui le forçait à
rester dans les parages et à être témoin d’un moment intime entre deux personnes si absorbées l’une
par l’autre qu’elles avaient oublié jusqu’à son existence.
Venom se racla la gorge, espérant que ça les ferait revenir à l’instant présent.
La femelle l’ignora. Elle leva la main pour toucher le coin de la bouche de Wick du bout des
doigts. Son ami se tendit, mais tint bon, la laissant le toucher. Elle décrivit un doux cercle sur sa
peau. En réaction, le regard de Wick se mit à briller.
— Tu n’es pas humain.
— À moitié, répondit-il. Nous sommes une espèce différente.
— Oh ! dit-elle en fronçant les sourcils. (L’expression fit de la peine à Venom. On aurait dit
qu’elle portait tout le poids du monde sur ses épaules. Ce n’était pas quelque chose qu’une femelle
aurait dû être forcée de faire.) Hé ! Wick ?
— Oui.
— Je suis vraiment fatiguée. (Comme si admettre la vérité aggravait son cas, son corps rendit les
armes. Sa main retomba et atterrit sur son ventre. Elle pressa la tête contre l’épaule de Wick et ferma
lentement les yeux.) Je n’arrive plus à réfléchir. Je suis juste… out.
Wick acquiesça, même si elle ne pouvait plus le voir.
— Dors, vanzäla. Tu te sentiras mieux.
— Fais-moi une promesse.
— Quoi ?
— Ne me laisse pas seule avec des inconnus, murmura-t-elle avec difficulté. Promets-moi que tu
seras là quand je me réveillerai.
— Tu n’as pas besoin de moi. (Il la réinstalla dans ses bras et se redressa. Le mouvement était
tout en délicatesse, mesuré, pensé pour son confort.) Ta sœur va…
— S’il te plaît ?
La supplication fit pencher la balance. Wick se coucha comme un mauvais joueur de poker et
céda, accédant à sa requête alors que la fatigue la faisait s’endormir. Wick la serra tout contre lui et
traversa la ZA. Venom le suivit, se demandant ce qui pouvait bien venir de se produire. Rien de tout
ça n’avait de sens. Pas la réaction de Wick face à elle. Pas l’absence de peur de cette dernière ou son
acceptation d’un mâle que la plupart des femelles évitaient à tout prix. Pas plus que la détestable
impression de perte que Venom ressentait à la suite de leur échange.
Sa réaction était à chier. Complètement à contre-courant et puant l’égoïsme. Il aurait dû être
heureux pour son ami, pas se sentir à cran, de mauvais poil, et… ouais… même un peu jaloux de la
chance de Wick.
Le savoir, cependant, n’empêchait pas la jalousie de prendre racine. Et, alors que Venom
traversait la ZA, il ne pouvait nier l’émotion. Il avait été remplacé… mis de côté et remplacé. Après
soixante ans ensemble – à compter uniquement sur l’autre –, il était sur le point de perdre son
meilleur ami. À cause d’une femelle.
L’instinct le mit en garde. La logique martela la vérité.
La fusion énergétique était une affaire sérieuse, un lien magique, une connexion qui ne se
produisait que lorsque le dragon d’un mâle trouvait sa compagne. Ce n’était pas exactement un truc
contre lequel on pouvait lutter. Du moins pas très longtemps. Bastian, Rikar et Mac en étaient la
preuve, ce qui signifiait que, tôt ou tard, Wick allait également succomber. Cette prise de conscience
l’atteignit profondément et le déchira de l’intérieur, remuant de vilaines émotions.
Tout était sur le point de changer.
Et Venom savait… il le savait… que ce ne serait pas en bien.

Irradiant la chaleur, Jamison reposait comme un cadeau dans ses bras. Si détendue. Trop
confiante. Plus que précieuse. Wick serra les dents, le bruit de ses pas se répercutant contre les murs
tandis qu’il approchait de la barrière magique qui menait à l’intérieur de Black Diamond. À un
moment donné au cours des dernières heures, il avait perdu l’esprit. C’était la seule explication
possible à son comportement, sans parler de sa promesse. Ajoutez ça au fait qu’il ne cessait pas de la
comparer à un cadeau et…
Seigneur ! aucun doute possible. Il avait besoin que quelqu’un lui botte le cul. Ou qu’on fasse
redémarrer son cerveau. L’un ou l’autre, et dans les prochaines minutes. Sinon, il subirait un nouveau
court-circuit et dériverait encore plus loin au pays du délire complet. Une grande première pour lui.
Comme cette foutue promesse.
Wick grimaça. Il n’aurait jamais dû donner sa parole. Être présent lorsqu’elle se réveillerait
n’était pas une bonne idée. Une coupure nette serait mieux pour toutes les personnes concernées.
Mais non, il avait dévié du plan. À présent, il était acculé, bloqué entre deux écoles de pensée, qui…
oh bon sang… étaient totalement opposées.
Aider ou représenter un obstacle. Tenir sa promesse ou se diriger vers un endroit plus sûr.
Il ne pouvait pas faire les deux. Il ne pouvait pas rester et partir à la fois, et, tandis que des forces
opposées luttaient en lui, le mal de crâne l’assaillit. Il resserra sa prise sur Jamison, cherchant le
chemin à suivre, combattant le besoin de l’abandonner, souhaitant ne pas être aussi abîmé. Un mâle
normal aurait su quoi faire pour elle. Il pouffa. Normal. C’est ça. Comme si. Il ne savait pas ce que
cela impliquait. Ni comment faire semblant de l’être.
Un parfait exemple ? Jamison avait besoin de douceur. Il n’avait jamais été compatissant ou doux
au cours de sa vie. Elle avait besoin de soins et de réconfort. Il n’avait pas la moindre idée de
comment fournir l’un ou l’autre. Elle avait confiance en lui et pensait qu’il tiendrait parole et serait là
pour elle. Il était impatient de la poser à terre et de partir en courant en sens inverse.
La comparaison lui retourna l’estomac.
Putain de merde ! il méritait de se faire écarteler. D’être pendu par les tripes. Abattu. Au choix.
La méthode de torture n’avait pas d’importance. Pas tant qu’il songeait à trahir sa confiance.
L’abandon et le mensonge en conséquence. Que Dieu lui vienne en aide, cette simple idée lui était
insupportable. Mais c’étaient les faits. S’il brisait sa parole, il ne valait rien. Il serait un traître.
Lâche d’avoir abandonné le credo qu’il suivait à tout prix. Bien sûr, la liste de ses principes était
courte, mais elle était dirigée par un précepte inflexible – une promesse était une promesse.
Wick soupira. Merde ! il ne pouvait pas le faire. Jamison était trop importante. L’honneur exigeait
qu’il finisse ce qu’il avait commencé. Son dragon était de cet avis, refusant de le laisser fuir ou de lui
causer davantage de peine.
Donc… c’était ce qu’il ferait, il s’éloignerait de la sécurité pour se précipiter dans les emmerdes.
Ajustant sa prise sur Jamison, Wick libéra sa magie et franchit la barrière énergétique.
L’électricité statique crépita, picotant sa peau tandis que le mur de la grotte réagissait. La pierre
solide ondula, devenant d’un blanc de lait. Wick inspira de nouveau. Il était temps de faire face aux
conséquences et aux femelles de l’autre côté du mur. Tania et Myst attendaient. Il sentait leur présence
à l’intérieur du repaire. La frustration s’échappait d’elles, envoyant une vibration qui saturait l’air
tandis qu’elles faisaient les cent pas, prêtes à lui remonter les bretelles parce qu’il avait gardé
Jamison trop longtemps dans la ZA. Normal, sûrement. De ce qu’il en savait, les femelles aimaient se
faire du souci. Elles aimaient dorloter les gens, également.
Ce n’était pas une mauvaise chose. Il était content qu’elles tiennent à Jamison. Mais ça ne
signifiait pas qu’il avait envie que l’une d’elles le grille dès qu’il franchirait le seuil. Alors…
nouveau plan. Un plan qui lui permettrait de respirer, qui lui ferait rejoindre la clinique au lieu de se
faire accoster dans le couloir.
Il lança la communication mentale.
— Mac.
— Tu t’en sors ?
— Ouais.
Il souleva un poing mental et frappa le champ énergétique, demandant un passage sans encombre.
Encore une grande nouveauté ce soir. En temps normal, il passait la barrière en trombe, défiant la
magie qui protégeait Black Diamond des intrus. La provocation était une sorte de test – une manière
de s’assurer que le bouclier continuait à faire son travail. Ce truc caractériel aimait lui foutre un coup
de jus chaque fois qu’il entrait dans le repaire. Wick serra sa femelle contre lui, espérant que le
bouclier ne le ferait pas ce soir.
Il n’avait pas besoin d’une autre leçon. Ou des conneries habituelles du sort.
Jamison souffrait déjà. Elle était bien trop fragile pour qu’on lui inflige davantage, sans parler
des crises énergétiques que le bouclier adorait.
Wick roula des épaules et se prépara. On ne savait jamais. Le bouclier avait une volonté propre.
Pas besoin de sous-estimer ce machin.
— Assure-toi que les femelles restent à la clinique.
— Déjà fait, répondit Mac alors qu’une voix féminine s’élevait en arrière-fond.
Wick grimaça. Waouh ! elle n’avait pas l’air contente et… Mac jura. Un raclement passa par la
connexion cosmique, résonnant dans l’esprit de Wick tandis que son camarade grognait. La rixe
continua un moment avant que le silence ne revienne.
— Je m’en charge. Tu as le champ libre.
Après avoir murmuré un « merci », Wick frappa de nouveau sur le portail. La magie bourdonna.
L’énergie se précipita, faisant valser la poussière dans l’air rance. Wick continua à marcher d’un pas
léger et égal, le regard rivé à l’ondulation de lumière devant la pierre solide. Les secondes défilèrent
et…
Le bouclier gronda et le dévisagea, les yeux plissés de l’autre côté du vide. L’adrénaline pompa
dans ses veines. Son rythme cardiaque s’accéléra, martelant sa poitrine. Resserrant sa magie autour
de Jamison, il la protégea, se laissant vulnérable lorsqu’il franchit la brèche. Un grognement brisa le
silence, et Wick se tendit. D’un instant à l’autre, il verrait le flash et entendrait le sifflement de…
La flamme bleue d’un fouet magique claqua furieusement contre l’abysse.
Venom, qui le talonnait, jura.
Wick accéléra et se mit à courir. Les jambes battant à tout rompre, la respiration lui sciant la
poitrine, il regarda le fouet fendre l’air. Il présenta son dos pour essuyer le coup. Une seconde avant
que le martinet ne frappe, le sort changea de cible, visant la femelle dans ses bras. Oh merde !
Mauvais. La bête ne permettait pas les intrus et…
Jamison eut un mouvement convulsif dans ses bras.
Wick montra les dents. Hors de question. Ça n’allait pas se produire. Si le bouclier osait la
toucher, il le lui ferait payer. Il le détruirait. Le déchirerait en mille morceaux sans montrer la
moindre pitié… Et tant pis pour Black Diamond et la réaction de ses frères d’armes. Mais, alors
qu’il faisait front, adressant ses menaces silencieuses, le sort marqua une pause. La magie tonna.
Wick sentit le changement d’intention une seconde avant que la bête ne vire de cap. Le fouet donna un
coup puissant, le manquant de quelques centimètres, et s’éloigna en tournoyant. Les lanières
fougueuses disparurent en produisant un grand « pop » tandis qu’il était poussé de l’autre côté.
La lumière était éclatante. L’odeur du détergent lui monta aux narines. Ses pieds martelaient le
sol. Luttant pour garder l’équilibre, Wick jura lorsque ses bottes glissèrent sur le béton poli.
— Bordel de merde !
Rikar s’arrêta en plein élan et se tira de son passage.
Wick s’arrêta en plein milieu du couloir, la respiration courte. Choqué, il resta planté là. Bordel
de merde ! en effet. Dément, également, si on prenait en compte le fait que le bouclier énergétique ne
l’avait pas touché. Il baissa les yeux sur Jamison. Le soulagement s’empara de lui. Profondément
endormie dans ses bras, saine et sauve. Il plongea dans sa bioénergie malgré tout pour s’en assurer.
Battements de cœur réguliers. Bons niveaux d’énergie. Chaque respiration douce et régulière.
Dieu merci.
— Bon sang ! je déteste quand tu fais ça.
Le grognement provenait de sa droite.
Il tourna la tête et rencontra les yeux de Rikar.
L’air amer, son commandant en second lui lançait un regard noir.
— Arrête de le provoquer, et il te laissera peut-être passer sans essayer de te tuer de temps en
temps.
— Ça marche avec toi ?
— Laisse tomber.
L’amusement étincela dans les yeux pâles de Rikar. Il sourit en guise de réponse. Il ne pouvait
s’en empêcher. Malgré le fait que son commandant en second adorait le charrier, il aimait ce crétin
inflexible. Il était mortel dans un combat et loyal à l’excès, le genre de guerrier qu’un mâle voulait
avoir pour surveiller ses arrières.
— Ce truc est une vraie saleté. Il le sera toujours.
Wick murmura un « hmm hmm » et se remit en marche en direction de la clinique.
— Comment va-t-elle ?
— Elle est en vie.
Rikar pouffa.
— C’est plutôt bien.
Sans dec’. Sacrément bien, vu l’alternative. L’idée qu’elle soit morte, allongée sur une table
froide quelque part, lui donna la chair de poule. Il ne voulait pas songer à cette possibilité, et encore
moins l’envisager.
Quelques heures plus tôt, ça n’avait pas d’importance.
La sauver avait commencé comme de la rigolade. Un défi sous forme d’évasion de prison. À
présent, cependant – après l’avoir rencontrée, l’avoir tenue… lui avoir parlé –, ça avait une putain
d’importance. Bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Ce qui lui retournait totalement le cerveau. Sa
fixation sur elle ne pouvait pas être saine. Elle était trop brutale. Trop intense. Elle puait trop
l’obsession pour être autre chose que mauvaise. Et pourtant, même en connaissant le danger, Wick ne
pouvait se débarrasser de sa fascination. Comme un papillon de nuit devant une flamme, il mourait
d’envie de s’avancer vers l’enfer – sentir la chaleur, toucher la flamme, la brûlure – au lieu de faire
la chose la plus intelligente et demi-tour.
La définition même de la folie.
Wick dépassa Rikar dans le couloir et s’engagea dans la pente douce. Il suivit les murs dégrossis
en direction du salut. La clinique se trouvait droit devant. Bientôt, il pourrait la reposer. Abandonner
ses responsabilités, mettre Jamison entre de bonnes mains, et récupérer son bon sens. Il devait
l’oublier. Équilibre. Paix. Beaucoup de tranquillité. Rompre leur lien – toute l’énergie qui s’écoulait
entre eux – lui apporterait les trois. Se retirer dans le silence de sa chambre – s’isoler des autres –
aiderait également. Mais, alors même qu’il reconnaissait la sagesse de ce plan, Wick luttait contre le
besoin de s’accrocher à elle et…
De ne jamais la relâcher.
Seigneur ! il était perturbé. Totalement paumé. Et alors que Rikar marchait à son côté Wick
songea à lui demander conseil. Le guerrier en savait beaucoup sur les femelles. Il était uni à l’une
d’elles, pour l’amour de Dieu, et bon… Angela semblait plutôt heureuse. Alors, ouais, Rikar ferait
sans aucun doute un excellent mentor. Son commandant en second ne lui raconterait pas de conneries,
mais, lorsque Wick ouvrit la bouche pour lui demander son avis, sa gorge se serra et il se referma
comme une huître. Il ne savait pas comment aborder le sujet, et encore moins quels étaient les mots
justes à utiliser. Merde ! il était un putain de handicapé émotionnel – rabougri, pas sûr de lui,
incapable de demander de l’aide –, alors, au lieu de poser la question, il la ferma, abandonnant le
chemin difficile pour choisir la voie la plus simple.
— Myst est prête à nous recevoir ?
— Tout est en place, répondit Rikar, dont les pas étaient à l’unisson avec les siens. (Il observa
Jamison d’un œil critique, puis haussa un sourcil.) Je ne suis pas sûre que la femelle en aura besoin,
cependant. Elle a l’air plutôt en bon état, vu…
Le bouclier énergétique claqua derrière eux.
— Putain !
Wick sourit. Les choses allaient devenir intéressantes. Il était temps, d’ailleurs. Venom était droit
derrière lui quand ils étaient partis de la grotte. Il aurait dû franchir le portail bien avant.
Venom grogna tandis que la bête le recrachait. Il fut projeté dans le corridor à une vitesse
hallucinante, la tête la première. Il se retourna en plein vol, tournant les bras et les jambes comme des
moulins à vent pour retrouver l’équilibre.
— Seigneur ! (Rikar grimaça.) Qu’est-ce que j’avais dit, que ce truc est une vraie saleté ?
— Ouaip, répondit Wick en regardant son ami lutter.
Venom jura et atterrit dans un bruit sourd. L’élan le fit glisser. Wick grimaça lorsqu’il percuta le
mur de pierre. Venom roula sur le dos en grognant.
— Le fils de pute.
— Qu’est-ce que t’en penses, Wick ?
— Huit sur dix. Il a raté sa réception à l’atterrissage.
— Merci, rétorqua Venom d’un ton dégoulinant de sarcasme.
Il semblait prêt à tuer quelqu’un lorsqu’il se releva. Il épousseta ses habits et grommela :
— Comment est-ce que je peux haïr ce truc et l’aimer à la fois ?
Rikar éclata de rire.
Wick se retint de lever les yeux au ciel, mais, alors qu’il se remettait à marcher, le contraste ne
lui échappa pas. Amour et haine. Sentiments aux antipodes qui créaient une putain de combinaison.
Une combinaison qu’il éprouvait maintenant quand il songeait à Jamison. Non qu’il la déteste. Loin
de là. Les émotions qu’elle faisait naître en lui – confusion, tension… perte de contrôle – n’étaient
pas sa faute. Elle n’avait rien fait de mal. Le problème venait de lui. C’était lui qui était endommagé,
pas elle.
Et pourtant il continuait à la nourrir… même s’il savait qu’il ne devrait pas. Ça ne ferait que lui
apporter davantage de souffrances au final. Dommage que son dragon s’en fiche. Malgré toute la
volonté qu’il mettait à le contrôler, l’instinct gagnait contre le bon sens, et il se soumettait, permettant
à Jamison de puiser en lui. Sans résister un seul instant. Elle avait trop besoin de lui et, si étrange que
ça puisse paraître, il ne pouvait pas se refuser à elle et augmentait le flux d’énergie curative dès
qu’elle en demandait plus.
Horrible. Compliqué. Indésirable.
Les trois qualificatifs s’appliquaient, lui mettant le cerveau à l’envers.
La gorge serrée, Wick secoua la tête. Il avait de gros ennuis, le genre qui venait avec une
étiquette… « fusion énergétique ». La prise de conscience le déchira en deux, le rendant malade.
Mais, alors même que son estomac se contractait, il rejeta la vérité. Impossible. Cette conclusion ne
pouvait pas être correcte. Il était un enfoiré sans scrupules qui ne pouvait plus être sauvé depuis
longtemps. L’intimité n’était pas son truc. Il ne voulait même pas que ça le devienne. Chaque once de
bonté – ainsi que les instincts qui poussaient un dragon mâle à chercher une compagne – lui avait été
arrachée à coups de poing des années auparavant.
Et, honnêtement, les choses lui plaisaient telles qu’elles étaient.
Être détaché lui permettait de faire son boulot. Ça avait fait de lui le genre de guerrier que ses
frères tenaient en estime, dont ils avaient besoin et correspondant à leurs attentes : un tueur-né sans
conscience ni pitié. Il ne voulait pas ce que les autres Nightfury partageaient avec les femelles qu’ils
avaient choisies. Jongler entre une relation et ses responsabilités en tant que guerrier n’appartenait
pas à son vocabulaire. Le premier le distrairait du second, assurant qu’il échouerait aux deux.
Tout se résumait à une chose…
Le choix.
Il en avait fait un des années auparavant en rejoignant la meute des Nightfury. Ses frères – son
serment de protéger chacun d’entre eux – passaient avant toute chose. Femelles ensorcelantes
comprises. Alors ça suffisait, les bêtises. Son attirance pour Jamison devait cesser définitivement.
Rien de bon ne viendrait s’il s’éloignait d’un chemin qu’il avait déjà pris.
L’air siffla lorsque la porte vitrée de la clinique s’ouvrit.
Dans un état de panique totale, Tania bondit par-dessus le seuil. Le temps ralentit alors qu’elle
pivotait dans sa direction. L’horreur assombrissait ses yeux bruns. Wick adopta une expression
neutre, se préparant au pire. La femelle de Mac ne l’aimait pas. Elle avait été parfaitement claire
quant au fait qu’il l’effrayait… même s’il n’avait pas fait une seule chose qui aurait pu l’inciter à
avoir peur de lui. Il était qui il était : silencieux, réservé, si déconcerté par les situations sociales
qu’il n’avait jamais su comment faire en sorte que quelqu’un l’apprécie. Wick savait que c’était la
vérité… il l’acceptait. La plupart des femelles réagissaient de la même manière face à lui, mais,
alors que les larmes montaient aux yeux de Tania, Wick espéra soudainement ne pas être aussi
incapable.
Quelques mots bien placés la rassureraient sans doute, mais…
— Oh mon Dieu… Oh Seigneur ! Mac ! (Sa plainte rauque emplie de terreur déchira Wick, lui
nouant les tripes lorsque Tania se figea au milieu du couloir. Sans le quitter des yeux, les deux pieds
plantés au sol, elle secoua la tête.) Elle est morte, n’est-ce pas ? Tu… tu… Oh, Seigneur ! tu…
Wick grogna, la coupant en plein milieu de son accusation. C’était typique. Tania pensait qu’il
avait tué sa putain de sœur. Sa réaction le foutait en rogne, même si ça n’aurait pas dû. Sa conclusion
n’était pas aberrante vu sa réputation et son tempérament. Si on rajoutait à ça sa propension à la
violence…
Ah, bon sang ! sa supposition était plutôt sensée.
— Elle n’est pas morte, femelle.
Tania cligna des yeux.
— Mais…
— Putain ! (Mac gronda en sortant de la clinique derrière sa femelle.) Tania, je t’avais dit de
rester où tu étais.
— Je ne peux pas… Je ne pouvais pas, murmura-t-elle. Pourquoi est-ce qu’elle ne bouge pas ?
Pourquoi est-ce que c’est lui qui la porte ? Tu as promis… Tu m’as dit qu’elle allait bien.
— Et c’est le cas, mon cœur. Ta sœur a été blessée. Elle est épuisée… et elle dort à poings
fermés, c’est tout. (Il lui jeta un regard d’excuse et posa la main sur l’épaule de Tania pour l’attirer
contre lui. Lorsque son dos toucha son torse, il enroula les bras autour d’elle.) Wick a sauvé la vie de
J.J. ce soir. Il a pris grand soin d’elle. Tu lui dois des…
— Merci, dit-elle, coupant son mâle en pleine phrase.
Elle plongea ses yeux toujours écarquillés dans ceux de Wick. Waouh ! eh bien. Tania ne l’avait
jamais regardé auparavant, ni ne lui avait adressé la parole. Les deux étaient de grandes premières, et
elle ne s’arrêta pas là.
— Je suis désolée, Wick. Pardonne-moi, s’il te plaît, je ne voulais pas… Je me suis juste fait
tellement de souci et… (Les larmes s’échappèrent de ses yeux pour rouler au bas de ses joues.)
Merci. Merci de l’avoir ramenée à la maison.
— Je t’en prie, murmura-t-il, rendant pour une fois la pareille et donnant à Tania ce qui lui était
dû. (C’était juste. Le courage, après tout, méritait d’être salué.) Elle va bien, Tania. Elle a été un peu
secouée, mais rien que le temps ne puisse guérir.
Un mensonge. Audacieux et bien récité.
Personne ne savait mieux que lui que le temps ne guérissait pas toutes les blessures. Jamison
récupérerait du traumatisme physique, aucun doute là-dessus. L’énergie curative qu’il partageait avec
elle s’en assurerait, mais cinq ans en prison nuisaient aux gens. Reprendre ses marques à l’extérieur –
dans le monde réel avec sa nouvelle liberté – demanderait un peu plus que du temps. Surtout après
avoir survécu à une vilaine attaque à l’arme blanche et avoir été témoin d’un combat de dragons
après ça…
L’explosion menaçait. Les cicatrices psychologiques multipliées par dix.
Un mouvement attira son attention en périphérie de sa vision.
Il jeta un coup d’œil à travers la porte ouverte et remarqua Myst dans la clinique. Elle était en
train d’enfiler ses gants et pencha la tête, l’invitant à entrer.
— Je suis prête. Amène-la.
Wick acquiesça et franchit le seuil. Il étudia la table d’examen. Gigantesque, la surface s’étendant
sous les néons vifs au plafond. L’acier des placards brillait contre le mur arrière, entourant la femelle
qui se trouvait à présent à côté. L’odeur du savon antibactérien ajouté à l’ambiance médicale lui fit
froncer le nez et son cœur martela sa poitrine.
Une autre nuit. La même rengaine.
Sauf que ce n’était pas tout à fait vrai.
L’équipement médical méticuleusement aligné sur le chariot à roulettes n’était pas pour lui. Ni
pour l’un de ses frères. Pas en ce moment. Ce soir, chaque emballage plastique – tous ces ustensiles
métalliques, ainsi que le stéthoscope et le garrot – était pour Jamison. Cette pensée créa un vide dans
sa poitrine et l’atteignit en plein cœur. Tout d’un coup, Wick ne pouvait plus respirer. Seigneur ! il ne
voulait pas la poser… ni la laisser seule ici.
Totalement ridicule, vu les personnes qui se trouvaient dans la pièce.
Myst prendrait grand soin d’elle. Elle la traiterait avec des mains douces, s’assurerait que
Jamison recevrait tout ce dont elle avait besoin pour guérir. Mais alors que Wick s’arrêtait devant la
table – qu’il voyait tous les bandages et les autres emballages de près – quelque chose se mit en
place en lui. Il sentit l’onde de choc. Entendit le rugissement du déni lorsque le sang bourdonna à ses
oreilles. Les palpitations martelaient ses tempes. Wick secoua la tête, lutta contre la poussée de
conscience et mena une guerre intérieure. La logique lui dictait de la poser. Le connard territorial en
lui s’imposait et libérait un torrent de possessivité.
Merde ! il ne pouvait pas le faire. Ne pouvait pas relâcher…
— Wick.
La dureté du ton de Myst lui fit relever le menton. Elle le transperça de son regard violet et
sérieux.
— J’ai besoin que tu l’allonges.
Se retenant à Jamison comme un gosse de deux ans avide, il secoua la tête.
— Fais-moi confiance… je sais ce que je fais.
— Je sais, répondit-il d’une voix rauque, ne doutant pas une seconde de ses compétences.
La femelle était très douée. Elle recousait régulièrement les guerriers Nightfury. Seigneur ! elle
avait sauvé la vie de Venom grâce à son talent pour manier les aiguilles. Mais ce n’était pas le
problème quand il s’agissait de relâcher Jamison. C’était quelque chose d’autre. Le devoir, peut-être.
L’honneur, certainement. Un étrange sentiment de droit, parce que… Seigneur ! après s’être occupé
d’elle ces dernières heures, l’abandonner aux soins de quelqu’un d’autre lui semblait juste, eh bien…
pas correct.
— J’ai juste…
— Je comprends. Vraiment, mais je dois l’examiner. M’assurer que l’hôpital a bien fait son
boulot et qu’elle n’a pas été blessée de nouveau en chemin.
Elle tendit la main pour tapoter la table d’examen. Le drap se chiffonna sous ses doigts, ce qui
tendit davantage Wick. Son dragon lui hurlait de tenir bon. Myst voulait qu’il la lâche et, alors que
Tania s’arrêtait près de la tête de la table pour soutenir son amie, le déni le frappa en une vague
violente.
— Une de nous viendra te chercher si elle a besoin de toi. Marché conclu ?
Wick hésita. Quelqu’un posa une grande main sur son épaule pour la lui serrer gentiment. Dieu
merci. Venom. On pouvait faire confiance à son meilleur ami pour arriver à temps. Le mâle l’aidait
toujours à se sortir la tête du cul.
Il expira violemment pour détendre ses muscles. La cage que formait son étreinte s’ouvrit et,
aussi facilement que ça, ce fut fait. Il se retrouva les bras vides. Jamison était étendue sur la table : sa
veste en cuir lui recouvrait le visage à moitié, les draps étaient tordus à côté de ses hanches, son
plâtre ressortant pour exposer ses orteils. Cette vision fit pencher la balance. La pression se resserra
autour de sa cage thoracique, l’empêchant pratiquement de respirer. Elle semblait si fragile…
couverte d’ecchymoses… elle était bien plus que vulnérable s’il n’était pas là pour la protéger.
Venom serra de nouveau son épaule.
Wick la souleva pour se libérer de l’étreinte et se racla la gorge.
— Je reviens plus tard.
— Bien. Elle aura besoin de toi, répondit Myst, réussissant à le rassurer et à l’encenser à la fois.
(Il ne savait pas comment elle avait réussi à faire ça, mais il la remercia silencieusement malgré tout.
Son ton posé apaisait ses inquiétudes en adoucissant leurs angles acérés.) On la mettra en salle de
réveil numéro un.
Wick hocha la tête et, serrant les poings, coupa le lien en le balayant mentalement. Même s’il
mourait d’envie de rester, être un observateur n’était pas une option. Il deviendrait totalement fou en
voyant ses blessures. Il n’avait pas besoin de les voir pour y croire… ou comprendre la brutalité de
ce qui lui avait été infligé. Alors, au lieu de ça, il détourna le regard et pivota en direction de la
sortie. Une distraction. Il lui en fallait une. Tout de suite. Avant qu’il fasse quelque chose de stupide,
comme se transformer en chochotte et refuser de quitter son chevet.
CHAPITRE 13

De sa position à l’arrière de la pièce, Wick observait les autres guerriers Nightfury entrer dans le
centre de communication. Le bruit lourd de leurs pas se répercutait contre les murs pâles, faisant se
rétrécir la pièce, et tambourinait dans son esprit, martelant la base de son crâne. Il roula des épaules
et résista au besoin de se frotter les tempes. Que la douleur aille se faire foutre. La frustration et la
confusion également. Tout ce qu’il voulait était sortir. Loin d’un espace rempli de mâles qui
occupaient trop de place. Loin du remous et des discussions. Retrouver le silence de sa chambre et le
réconfort qu’elle lui apportait.
Dommage que ça n’ait aucune chance de se produire prochainement.
Il plissa les yeux en observant le mâle qui avait réduit ses plans à néant. Ou plutôt, qui avait
claqué la porte de son issue de secours.
Planté à côté du bureau, Bastian se tenait à côté de leur génie informatique. Assis dans sa chaise
moche à vomir, Sloan hocha la tête, les yeux rivés sur les écrans accrochés au mur, ses doigts volants
sur le clavier, faisant chanter son superordinateur dans les heures qui précédaient l’aube. Tout en
observant la scène, Wick fléchit les doigts, essayant de faire disparaître la tension. Sans succès. Il
était perdu. Sur la corde raide. Sur le point d’exploser de manière agressive. Il avait besoin d’espace
et d’un putain de moment seul pour se calmer. Et plus ses camarades s’étalaient, prenant pratiquement
toute la place disponible, volant tout l’air de la pièce, plus il travaillait dur pour garder son sang-
froid.
Ce n’était qu’une comédie. Un déguisement qu’il portait depuis longtemps.
Même Venom ne comprenait pas l’intensité de ses émotions. Il était doué pour les contenir et les
dissimuler. Il comprenait les mécanismes de défense. Croisant les bras sur sa poitrine, Wick grogna.
C’était obligé. Il avait lu tous les livres que la psychologie avait à offrir – Jung, Freud, ce putain
d’Alfred Adler. Il les connaissait tous, chacune de leurs théories. Et c’était des putain de conneries.
Aucune ne l’avait aidé à dépasser ses problèmes. Ou à guérir sa phobie.
Cette pensée lui noua l’estomac.
Wick déglutit pour faire disparaître la brûlure au fond de sa gorge et lança un regard noir à son
commandant.
— Bon, ça suffit. Lance cette putain de discussion.
Le grognement fit tourner la tête à Bastian. Des yeux verts perçants rencontrèrent les siens. Wick
se tendit. Son commandant s’éloigna de Sloan et s’approcha de lui. Ah, bon sang ! c’était parti… le
traditionnel jeu de questions-réponses démarrerait dès que Bastian serait devant lui.
Bastian s’arrêta à son côté et appuya une épaule contre le mur en haussant un sourcil.
— Tu vas bien ?
— Mieux que jamais.
— Ne raconte pas de bobards à un embobineur.
Wick ricana, amusé. Il ne pouvait s’en empêcher. Il aimait Bastian. Il le respectait, également. Un
progrès, pour Wick. Les sentiments n’étaient pas son truc, après tout. Mais après des années à
combattre au côté du guerrier la proximité s’était transformée en amitié… et la loyauté en amour. À
présent, il aurait mis sa vie entre les mains de Bastian. Le mâle était fiable, vaillant, incroyablement
intelligent, et très dangereux. Ce qui était toujours une bonne combinaison. Mais ça ne signifiait pas
qu’il voulait partager avec lui ce qui s’était produit à Seattle quelques heures plus tôt.
Le bouleversement était encore trop frais. Bien trop à vif pour en parler à Bastian.
Alors il ne restait qu’une chose à faire… Détourner l’inquiétude de son commandant.
Wick croisa les bras et plia un genou pour poser une botte contre le mur.
— Tu vas commencer le meeting, ou quoi ?
— Bien essayé, mon frère, mais…
Alors que Bastian laissait sa phrase en suspens, la tension de Wick augmenta. Seigneur ! il
n’allait pas lâcher l’affaire, ce qui le mettait sur la sellette. Super. Exactement ce qu’il avait essayé
d’éviter – un examen poussé mené par Bastian.
— Tu veux m’expliquer ce qui s’est passé, ou tu préfères que je devine ?
— Lâche-moi, Bastian.
Il utilisait sa réponse automatique comme bouclier pour éviter les questions et mettre un terme à
la conversation tout en forçant les autres à garder leurs distances. Comme d’habitude, Bastian ne
marcha pas et, alors qu’un muscle tressautait le long de sa mâchoire, Wick céda.
— Je ne suis pas encore prêt à en parler.
— Très bien. (Bastian hocha la tête et recula. Du moins, métaphoriquement parlant. Le mâle était
toujours assez proche pour lui lancer un regard implacable.) Mais quand tu le seras viens me voir. Je
te guiderai.
Un frisson d’inconfort le parcourut. Il n’avait pas envie d’en parler. Pas maintenant. Jamais.
Wick pencha le menton malgré tout, acquiesçant silencieusement… au moins pour se débarrasser de
Bastian.
— La fusion énergétique est un truc sérieux, Wick. Tu ne peux pas lutter contre, ajouta-t-il d’un
ton bas pour que les autres ne l’entendent pas. Mon conseil ? N’essaie même pas. Accepte-la.
Remercie Dieu de l’avoir trouvée. Donne à ta femelle ce dont elle a besoin, et tu obtiendras plus que
tu ne peux imaginer.
Ta femelle. Putain de merde ! Bastian pensait que Jamison lui appartenait.
Le déni lui bloquait la gorge. Wick enfouit profondément son émotion, luttant contre la piqûre. Ça
ne pouvait pas être vrai. Il ne méritait pas cette chance ni une femelle à lui. Il arrivait à peine à
prendre soin de lui-même, et sans parler de prendre soin des autres. Bastian avait tort – il racontait
des conneries s’il pensait que Wick était capable de former un lien durable avec une femelle. Les
contes de fées existaient dans les comptines pour enfants, pas dans son monde.
Comme le sujet le mettait mal à l’aise, Wick détourna les yeux et changea de sujet.
— Venom t’a dit ce qui s’est passé au Swedish Medical ?
— Pas encore. Explique-moi.
Wick hocha la tête et lui raconta tout, décrivant leur rencontre avec Azrad en détail.
Bastian fronça les sourcils.
— Il a pris la femelle pour cible pour forcer une rencontre avec moi ?
— Ouais.
— Et il veut qu’on se rencontre dans un Starbucks ?
— Celui au croisement de Pine et de la Ire Avenue. À minuit demain, grogna Wick, rejouant la
scène dans sa tête, revoyant le fauteuil roulant se précipiter dans le couloir.
La peur sur le visage de Jamison vint ensuite, se fondant en images frappantes, faisant battre son
cœur, le foutant en colère. Ses narines se dilatèrent. L’enfoiré. Azrad n’avait peut-être pas une odeur
de rebelle, mais il se comportait en tout cas comme l’un d’eux… méprisant la sécurité d’une femelle
pour parvenir à ses fins. Rien que pour ça, Wick le réduirait en miettes la prochaine fois qu’il le
verrait.
— Il lui a fait du mal, Bastian. Il la tenait par la gorge.
— Et quoi ? (Son commandant lui jeta un regard complice.) Maintenant tu souhaites sa mort ?
— C’est mon droit.
— Aucun doute là-dessus. Mais je suis curieux, donc… (il se frotta la nuque et soupira) on lui
parle d’abord. Je veux savoir pourquoi avant que tu le supprimes. D’accord ?
— D’accord, murmura Wick, le soulagement le tenant par les couilles.
Rebelle ou pas, Bastian avait autorisé sa mort. Alors… ouais, il aurait sa chance face à cet
enfoiré tatoué. Il prendrait tout le temps nécessaire pour travailler le mâle. Pour rendre l’affaire
douloureuse. Pour le réduire en lambeaux, écaille après écaille, sans intervention du commandant des
Nightfury. Rien de mieux que ça, surtout si…
— Hé ! Bastian ? (Sloan pivota sur sa chaise pour jeter un regard dans leur direction.) On est
prêts.
— C’est parti.
Bastian donna une tape amicale sur l’épaule de Wick avant de se redresser pour s’éloigner du
mur et aller saisir une des tables de conférence. Il la tira au milieu de la pièce. Le mouvement poussa
ses frères à se bouger. Alors qu’ils s’approchaient, attrapant les chaises en cuir pour s’installer,
l’écran devant Sloan clignota.
— Tout le monde s’assied.
Les pieds des chaises raclèrent le sol.
Wick s’assit à l’arrière, à sa place habituelle. Alors que Venom s’installait à côté de lui, une
image apparut sur le moniteur, mettant Gage et Haider au centre de l’attention. Wick sourit. Merde !
c’était bon de les voir. Surtout Gage. La présence des deux mâles lui manquait dans le repaire, bien
sûr, mais le guerrier aux yeux d’un bronze intense – et à l’attitude de merde – était son préféré des
deux. Féroce jusqu’à l’os, Gage ne reculait ni n’abandonnait jamais.
Son genre de mâle.
Haider, de l’autre côté, était plus difficile à cerner. Dragon d’argent, le mâle était un vrai
stéréotype de sa sous-espèce – et pas juste parce qu’il avait la tête de l’emploi avec ses yeux couleur
mercure et ses cheveux noirs aux mèches grises. Doué pour l’art du raisonnement déductif, son QI
dépassait le standard de l’intelligence. Ajoutez à ça sa capacité à garder les secrets, un charme
meurtrier, et le fait qu’Haider se servait des deux comme d’une arme et… ouais, il était le diplomate
parfait, un mâle capable d’accomplir n’importe quelle tâche et de déterrer des informations que
personne ne voulait qu’il obtienne.
Un talent utile. Dont Haider tirait parti.
C’était une bonne chose, vu que le duo était implanté à Prague, à jouer les enfants sages au
festival Archguard. Ce n’était qu’une illusion, bien sûr. Bastian se fichait de garder les membres du
haut conseil de bonne humeur. Le voyage – sous couvert d’honorer les traditions de leur espèce –
était plutôt une mission pour aller à la pêche aux informations. Une que Wick entreprendrait sans
hésitation. Il aimait le subterfuge. Ça allait bien avec sa nature, ainsi qu’avec son tempérament et,
alors qu’il se mettait à l’aise sur sa chaise, il espéra que les Métalliques avaient touché le gros lot.
Des informations précises, après tout, étaient une opportunité. L’opportunité donnait lieu aux
possibilités. Et les possibilités ? Eh bien, ça créait une myriade d’options. Et il y en avait une que la
meute des Nightfury dans son ensemble voulait voir se réaliser. À savoir, une rupture nette avec
l’Archguard et la mainmise toxique que Rodin exerçait sur les siens.
Bastian prit place en tête de table et salua les Métalliques.
— Putain ! (Gage se pencha en avant sur son siège et approcha son visage de la caméra. Son
regard bronze survola la tablée et il se concentra sur Angela.) Depuis quand est-ce qu’on invite des
femelles à nos réunions ?
— Depuis maintenant. (Dernière arrivée, la compagne de Rikar attrapa une chaise. Ancienne flic
avec un flair incroyable pour les enquêtes, Angela lança un dossier sur la table. Lorsque le papier
frappa le bois, elle adressa un regard noir à Gage. C’était un message clair : soit il la jouait de
manière intelligente, soit il se ferait botter le cul… par une fille.) Laisse tomber les conneries, Gage,
et lance les hostilités.
Haider ricana, une lueur amusée dans le regard.
Gage tourna les yeux et sourit à Rikar.
— Je l’aime bien.
— Moi aussi. (Il lui rendit son sourire et tendit la main pour prendre celle d’Angela.) Je la garde.
Angela leva les yeux au ciel.
— Allez vous faire foutre… tous les deux.
Bastian se mit à rire et hocha la tête dans leur direction.
— Ange, tu commences. Qu’est-ce que tu as ?
— Ce n’est pas grand-chose, mais je crois que j’ai une piste.
Elle retira ses doigts de ceux de Rikar et ouvrit le dossier rouge. À l’intérieur se trouvaient trois
feuillets plastifiés. L’examen de leurs dossiers, passés au broyeur par les Razorback et abandonnés
dans leur repaire, avait entraîné Angela sur des chemins détournés qui, ils l’espéraient tous,
mèneraient à Ivar le Connard.
— Ce ne sont que quelques documents déchiquetés que j’ai rassemblés, mais ils sont pleins de
promesses.
Forge attrapa l’une des feuilles.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’inventaire pour un club ou un truc du genre.
— Une boîte de nuit ? demanda Venom.
— Peut-être, répondit-elle. Il est trop tôt pour le dire. Il n’y a pas de nom sur les documents qui
pourrait nous guider vers un établissement, mais il y a définitivement une trace de transactions. Un
historique et un modèle à suivre. Sloan m’a fourni un ordinateur. (Elle jeta un regard au principal
intéressé et lui sourit.) Il m’apprend également à pirater le système. Avec un peu de chance, je
parviendrai peut-être à trouver leur fournisseur. Si je peux faire coïncider les comptes fournisseurs
aux quantités d’alcool que le club a commandées, ainsi que les dates, je parviendrai peut-être à
localiser l’endroit. Ça prendra…
— Une putain d’éternité, la coupa Mac, son meilleur ami et ancien partenaire à la police de
Seattle. (Elle le fusilla du regard. Il fit machine arrière.) Mais ça vaut la peine d’essayer.
— Myst et Tania sont en train de m’aider à éplucher les autres cartons. (Elle se mit à taper du
doigt sur la table et se réinstalla sur sa chaise… comme si elle était impatiente de s’y remettre). Ça
ira plus vite que tu crois avec nous trois.
— Jamison aura envie d’aider elle aussi.
Wick le regretta dès qu’il ouvrit la bouche. Particulièrement dans la mesure où tous les regards se
tournèrent sur lui. La surprise était lisible sur le visage de tous les guerriers. Wick dissimula une
grimace, se maudissant d’avoir abandonné son silence habituel, mais… Seigneur ! il était incapable
de cesser de penser à elle. Il ne pouvait oublier qu’elle était étendue à l’autre bout du couloir – un
virage à droite et soixante-treize pas –, ni anéantir le besoin d’aller vérifier comment elle se portait.
Et, franchement, l’ajouter à l’équation semblait, eh bien… à moitié naturel.
Wick fronça les sourcils. Son impulsion mettait l’accent sur un gros problème. Un problème qui
faisait passer son putain-de-merdomètre dans le rouge.
— Je veux dire… probablement, murmura-t-il, faisant marche arrière. La femelle est la sœur de
Tania, après tout.
Plusieurs grognements accueillirent son explication.
Wick soupira de soulagement. La dernière chose dont il avait besoin était qu’un de ses frères
percute. Que Bastian ait compris son obsession pour Jamison était une chose. Mais la meute au
complet ? Seigneur ! ça deviendrait un vrai bordel.
— Haider, dit Rikar, revenant au sujet principal, quelque chose de votre côté ?
— Nian devient un acteur important. (Les coudes plantés sur le bureau, Haider remua sur sa
chaise.) Il passe beaucoup de temps dans le petit groupe de Rodin. Il s’est rendu à au moins trois
fêtes privées ces dernières semaines à ce que je peux en dire. La rumeur prétend qu’il a acheté une
femelle coûteuse lors de l’une d’elles.
— Merde !
— Je ne te le fais pas dire, Sloan. Mais je ne suis pas convaincu que ce soit une mauvaise chose.
— Pourquoi ? grogna Bastian. Si ce connard est versé dans le trafic sexuel, je donne directement
le feu vert à Gage.
Gage releva la tête.
— Génial. J’ai envie de me faire ce con depuis qu’on est arrivés.
— Je comprends, mais voilà le truc… (Haider souleva un bout de papier pour l’agiter devant
l’écran.) Le jour suivant, Nian a acheté un billet en première classe pour quitter le pays, donc…
Forge jura.
— Ce n’était pas pour lui ?
Haider secoua la tête.
— Putain ! grogna Gage, arrachant la facture des mains de son ami, où as-tu dégotté ça ?
— Ça n’a pas d’importance.
— Je suis d’accord, dit Bastian d’un ton pas très content. Arrangez le rendez-vous avec Nian. Je
veux parler à ce connard en face à face. Et encore une chose… (Il laissa sa phrase en suspens et jeta
un regard en direction de Wick.) Quelque chose d’autre à demander avant qu’on coupe ?
Wick sourit, suivant le mouvement de son commandant. Bastian était le meilleur… aucun doute
là-dessus.
— Un de vous a déjà entendu le nom Azrad ?
— Non, répondirent les deux mâles à l’unisson.
— Vous pouvez vous renseigner ? demanda-t-il. Voir ce qui en ressort ?
Haider acquiesça.
— Tu as un peu plus que ça pour m’aider ?
— Une crête iroquoise… cheveux noirs, mèches bordeaux, yeux bleu foncé, dit Venom en lançant
un regard en biais à Wick. Métalleux. Il a un piercing au sourcil et des anneaux dans le nez.
— Tatouage du côté gauche de la gorge, murmura Wick, continuant la description là où Venom
s’était arrêté. Toile d’araignée noire. Araignée rouge au centre.
Gage haussa les sourcils.
— Insolite, mais facile à reconnaître. S’il est possible de trouver des infos, on les déterrera pour
vous.
— Vous avez vingt-quatre heures, dit Bastian. Faites ce que vous avez à faire, ensuite mettez les
voiles. Dès la fin de la cérémonie de clôture du festival, je veux que vous rentriez. On a besoin de
vous ici.
— Regarde-moi ça, Gage. (Haider dévoila ses dents en un sourire et donna un coup de coude à
son ami.) Je crois qu’on lui manque.
Rikar ricana.
— Ouais, au moins autant qu’un trou supplémentaire dans la tête.
Gage sourit à son tour, une lueur dansant dans ses yeux couleur bronze.
— Pour ça, on peut toujours s’arranger.
— Pas si tu ne veux pas avoir affaire à moi, dit Angela d’un ton dur.
— Quelle femelle fougueuse, Rikar, murmura Gage. Je suis sûr qu’elle te discipline.
Venom éclata de rire en même temps que les autres.
Son commandant en second grogna quelque chose d’indécent.
Souriant comme un petit diable, Gage tapota le bureau.
— B, j’arrange le rendez-vous avec Nian et je te tiens au courant de quand il aura lieu. Si on
trouve quoi que ce soit d’autre, j’enverrai un e-mail à Sloan. Autrement, on se voit de l’autre côté.
Une main posée sur le clavier, Haider pressa un bouton et…
Le noir.
Dès l’instant où l’écran s’éteignit, Wick se releva. C’était le moment ou jamais d’essayer de
s’enfuir. Il avait tenu assez longtemps. À présent, il avait besoin d’un peu de paix, de beaucoup de
silence, et de l’espace qui entourait les deux.
Il donna une tape sur l’épaule de Venom en passant derrière sa chaise.
Ce dernier planta son regard rubis dans le sien.
— Halo ou World of Warcraft ?
Wick secoua la tête, refusant la proposition du mâle. Étrange, vraiment. Généralement, le matin, il
sautait sur l’occasion de passer du temps avec Venom et son système high-tech. Les jeux vidéo leur
permettaient à tous les deux de se relaxer après une longue nuit passée à combattre. Mais après ce qui
était arrivé à Seattle – et sa réaction étrange à Jamison –, il avait eu assez de jeux pour la soirée.
— Plus tard.
Il se dirigea vers la porte. Presque libre. Un virage et une courte marche dans le couloir, et il
serait devant les ascenseurs. Seule une rapide ascension le séparait du repaire au-dessus du sol. Et de
sa chambre. Mais, alors qu’il laissait le grondement de voix masculines derrière lui pour s’aventurer
dans le hall, un besoin étrange le saisit. Il voulait tourner à droite plutôt qu’à gauche… en direction
de la clinique au lieu de s’en éloigner.
C’était une vraiment mauvaise idée.
Jamison était entre de bonnes mains. Elle dormirait probablement pendant un moment. Elle
n’avait pas besoin de lui à son chevet. Malgré sa promesse, l’expérience lui dictait qu’elle n’avait
pas pensé ce qu’elle disait. Elle ne voulait pas plus le voir quand elle se réveillerait qu’il n’avait
envie qu’on lui porte un coup dans les couilles. Sa requête avait été poussée par le désespoir… par
la peur et l’incertitude. Il avait été sa bouée de secours dans un moment de crise. Rien de plus, rien
de moins. Dès qu’elle aurait retrouvé l’esprit, elle réagirait envers lui comme toutes les autres
femelles…
Avec un dégoût mêlé de terreur.
Il le savait. Il l’avait vécu encore et encore. Malgré cela, la pensée de Jamison le regardant de
cette manière rendait sa poitrine et son cœur douloureux. Et, alors que la douleur se propageait pour
s’enrouler autour de sa cage thoracique, Wick lutta contre la vague montante pour continuer à
avancer. Sans succès. Comme son dragon était obsédé par Jamison, la compulsion enfonçait
profondément son pieu, ralentissant sa progression. Wick s’arrêta au milieu du couloir en grommelant
un juron. Il pencha la tête, serra les poings, et fit demi-tour pour lancer un regard noir aux portes
coulissantes en verre.
Putain de merde ! il était incapable de le faire. Incapable de s’éloigner sans avoir vérifié qu’elle
allait bien.
Wick se mit en route en se traitant d’imbécile. Peut-être que jeter un coup d’œil à l’intérieur
suffirait. Ou qu’un moment au pied de son lit – à la regarder dormir… s’assurer qu’elle était en
sécurité, en bonne santé et en paix – le libérerait de son inquiétude. Mais, alors que Wick approchait
de l’entrée de la clinique, ses nerfs prirent le dessus. Le malaise suivit, lui picotant la base de la
nuque avant de descendre le long de son dos. Rien ne semblait vrai dans cette situation. Son besoin
de proximité n’était pas normal. Ni intelligent. L’intuition et l’instinct de survie existaient pour une
raison. Il avait besoin de faire preuve des deux, d’exorciser les démons qui le poussaient dans sa
direction, et de cesser totalement de penser à elle.
C’était plus sûr pour lui. Et vraiment mieux pour elle.
Dommage que ce soit plus facile à dire qu’à faire.

J.J. était étendue sur le dos dans un lit immense, proche du bord du matelas. Bon sang ! on aurait
pu mettre cinq personnes de sa taille dedans. Peut-être davantage… facilement. Ridicule. Surtout
dans la mesure où son lit à la prison ne faisait que soixante-dix centimètres. Étroit, bien sûr, mais
familier également. Son foyer, derrière la sécurité d’une porte close. Le seul endroit où elle trouvait
la paix après une longue journée passée à éviter les ennuis dans le secteur commun.
Triste, n’est-ce pas ? Au lieu de lui apporter du confort, l’espace en plus la mettait mal à l’aise.
Elle prit une profonde inspiration pour remplir ses poumons, compta jusqu’à cinq, puis expira et
regarda l’horloge de l’autre côté de la pièce, suspendue au-dessus de placards blancs. Sa grande
surface, le tic-tac incessant de l’aiguille des secondes qui la narguait… un peu comme la torture
chinoise de l’eau pour un prisonnier de guerre. Elle déglutit pour faire passer la boule qu’elle avait
au fond de la gorge. Prisonnier de guerre. Ha ! surprise, surprise… ça lui allait comme un gant et
faisait augmenter son inquiétude à un point irréel. Non qu’elle ait été enchaînée ou enfermée dans une
hutte miteuse dans une jungle paumée quelque part. Sa chambre était magnifique : des murs pâles, tout
l’équipement dernier cri, et, surtout, immaculée.
En temps normal, ça lui aurait plu. Propre, après tout, signifiait « rangé ». Tout à sa place. C’était
toujours une bonne chose pour elle, mais pas aujourd’hui.
L’ordre n’allait pas. Pas après ce qu’elle avait vu la nuit dernière.
Expirant une nouvelle bouffée tremblante, J.J. se remit à regarder fixement le plafond. Non qu’il y
ait grand-chose à voir. Rien à compter non plus. Pas de marques dans le plâtre. Pas de coups de
pinceau ou de taches laissées par un rouleau à peinture. Juste une surface plane, une mer de blanc
avec des néons à intervalles réguliers.
Ce qui était à chier. Sacrément.
Elle avait besoin d’une distraction. Quelque chose qui l’empêcherait d’être obsédée par le fait
que Wick se trouvait à côté d’elle. J.J. pouffa. D’accord, « à côté » était une légère exagération, mais
pas de beaucoup. Assis sur un tabouret près du lit, il était avachi sur le matelas, étalé sur son côté
droit. Sa tête sombre posée sur son avant-bras, il avait le visage blotti contre sa hanche et s’était
endormi. Non qu’elle lui en veuille d’être fatigué. Après l’avoir fait sortir du Swedish Medical, il
méritait de se reposer, mais…
Était-il vraiment nécessaire qu’il… qu’il…
Oh, bon sang ! elle était dans la merde jusqu’au cou. À présent, elle ignorait quoi faire. Ou la
meilleure manière de réagir. Pas avec son bras pressé contre un, eh bien… endroit plutôt sensible.
À un moment, pendant qu’elle dormait, Wick avait passé un bras sous les draps. À présent,
l’arrière du genou de J.J. reposait sur le biceps du mâle, tandis que son bras avait parcouru tout le
chemin et que sa main… bon sang de bonsoir… reposait sur sa hanche nue. Grande. Puissante.
Calleuse. Les doigts écartés sur sa peau, la faisant prendre conscience de chaque terminaison
nerveuse qu’elle possédait. Ajoutez à ça le fait que sa position laissait une certaine partie de son
anatomie vulnérable, et le malaise pointait le bout de son nez. La panique suivait, la laissant avec
deux choix très différents.
Rester allongée et profiter – de l’énergie dans ses veines et de l’effet bourdonnant de son
toucher – tout en attendant qu’il se réveille tout seul. Ou paniquer et lui mettre un coup de poing en
plein visage.
Serrant les poings sur les draps, J.J. pesa le pour et le contre. C’était pile ou face. Après avoir
passé cinq ans enfermée, elle avait perdu ses repères. La plus grande partie de son autonomie
également. Quant à sa capacité à faire confiance… disparue depuis longtemps. La prison produisait
cet effet sur les gens. Tout le monde – bon, mauvais, ou indifférent – devenait suspect, un ennemi
supplémentaire dans la lutte pour rester en vie dans un endroit où les criminels endurcis faisaient la
loi. Mais alors qu’elle était étendue dans la lumière faible, sous la douce chaleur de la paume de
Wick, elle ne voulait pas lutter. Elle voulait rester immobile, profiter de la tranquillité qui
accompagnait cet homme, même si ce n’était que pour un petit moment.
Ce qui… bravo, mon cher Sherlock… n’avait pas le moindre sens.
La réaction qu’elle avait envers lui était à la limite de la stupidité. Elle aurait dû le frapper
depuis le temps. Serrer le poing et le lui envoyer dès le moment où elle s’était réveillée avec sa main
sur elle. En temps normal, elle lui aurait fait payer de s’être trop approché. Mais, pour une raison
obscure, la situation n’avait rien de « normal ». Les trucs de dragons n’entraient même pas en ligne
de compte. Son hésitation ne concernait que Wick – l’homme, pas le monstre. Étrange à plus d’un
titre. Particulièrement dans la mesure où elle n’avait jamais laissé les hommes l’approcher.
Du moins, ce n’était plus le cas maintenant.
Elle avait appris cette leçon en en payant le prix. La méfiance n’était peut-être pas jolie sur le
papier, mais elle gardait les filles en sécurité. Et en vie.
Mais avec Wick ses défenses étaient aux abonnées absentes. Quelque chose en lui avait l’air vrai.
Malgré le fait qu’il se transformait en dragon, elle se sentait en sécurité quand elle le voyait. La
plupart des femmes auraient sauté de joie à cette idée. Auraient pris leur pied parce qu’on pouvait
compter sur lui et seraient parties acheter des serviettes de bain assorties ou ce genre de merdes. Pas
elle. Cette juxtaposition ne plaisait pas à J.J.
L’attraction qu’elle ressentait pour lui lui faisait bien trop peur.
Faisant attention à ne pas le bousculer, elle bougea sur le matelas. Elle prit ensuite une profonde
inspiration pour se donner du courage, le perdit aussitôt, et regarda du côté de Wick. Oh, Seigneur !
c’était injuste. Il était incroyable, allongé comme ça, comme un ange déchu avec des cils épais et des
cheveux sombres en pagaille. Elle se mordit l’intérieur de la lèvre inférieure tout en le parcourant de
nouveau des yeux. Bon sang ! il était grand. Intrigant, aussi, totalement viril avec ses larges épaules,
ses bras musculeux et son magnifique visage. Elle s’attarda sur sa bouche et l’écouta respirer,
regarda son dos se soulever et s’abaisser…
— Doux Jésus ! murmura-t-elle, que dois-je faire ?
Elle réfléchit et attendit, espérant qu’Il prendrait pitié et lui enverrait une illumination. Une idée,
même vague. Ou un plan d’évasion. N’importe quoi qui lui permettrait de se sortir de ce merdier.
Mais tandis que les aiguilles de l’horloge avançaient, cliquetant dans le silence, son esprit se bloqua,
refusant de coopérer. Agaçant ? Totalement. Extrêmement frustrant également, surtout quand la
tentation la tenaillait, la faisant brûler de curiosité, l’amenant à fixer le regard sur le sommet de la
tête de Wick en se demandant des trucs comme…
Est-ce que ses cheveux étaient aussi doux qu’ils en avaient l’air ? Est-ce que la barbe naissante le
long de sa mâchoire serait aussi piquante qu’elle le pensait ? Est-ce que la chaleur qui irradiait de lui
réchaufferait ses doigts glacés en quelques secondes… ou est-ce que ça prendrait plus longtemps ?
Questions stupides. Chacune d’entre elles. Elle le savait chaque fois que l’une d’elles lui passait
par la tête. Sa réaction face à lui – cette attirance atrocement puissante – était à la limite du ridicule.
« Illogique » et « folle » convenaient aussi, vu ce qu’elle savait de lui.
Une image de lui s’imposa à son esprit.
Une tête cornue et des yeux dorés. Des écailles noires aux pointes ambrées qui brillaient sous la
lumière de la lune. Des serres acérées sur des pattes immenses qui avaient déchiré d’autres dragons
en deux.
Dragons. Oh, doux Jésus ! le ciel en était rempli la nuit précédente et…
J.J. déglutit tandis que la panique lui faisait perdre pied. Le pragmatisme l’empêcha de sombrer.
Péter les plombs n’aiderait pas. Ça n’aidait jamais. Elle avait vu ce qu’elle avait vu. Impossible de
revenir en arrière ou de le nier. Et pourtant, alors qu’elle fixait les yeux sur lui, rejouant les
événements, elle lutta pour réconcilier ce qu’elle avait vu avec l’homme qui dormait à côté d’elle.
Avec les mains très humaines qui la tenaient et le fait que ce toucher lui apportait du réconfort. J.J.
voulait le nier, mais les faits étaient retors. Intransigeants, chacun d’entre eux la frappant en plein
visage, la forçant à admettre la vérité. Elle n’avait plus mal. La douleur était partie, ne laissant rien
d’autre qu’une sensation désagréable sur sa cage thoracique, là où elle avait été le plus durement
touchée.
Oh ! et une légère pulsation dans sa cheville, aussi.
Elle agita les orteils et leva sa jambe sous les draps. Posé sur un coussin, le plâtre bruissa contre
le coton, mais… hum. Un peu d’inconfort, cependant rien de comparable à avant, ce qui força une
prise de conscience en elle. Il lui avait fait quelque chose. Il ne fallait pas être un génie pour s’en
rendre compte. Les êtres humains ne guérissaient pas aussi vite, donc…
Elle devait sa guérison rapide à Wick.
J.J. fronça les sourcils et réfléchit profondément, examinant sa conclusion, la retournant dans son
esprit, cherchant des failles dans sa théorie. Rien d’autre que la certitude ne fit surface. La preuve en
était le courant étrange qui bourdonnait à travers elle. Elle pouvait sentir les fluctuations de la
sensation qui tourbillonnait. Elle ferma les yeux et en localisa l’épicentre. La chaleur irradiait du
centre de la paume de Wick, grésillait contre sa peau, plongeait profondément, enveloppant son corps
pour l’étreindre de l’intérieur.
J.J. prit sa décision en un battement de cœur. Le réveiller était devenu la priorité numéro un. Elle
avait des questions. Il possédait les réponses. Une conversation s’imposait. Il y avait un problème,
cependant. Elle ne savait pas comment il réagirait. L’expérience lui dictait que les hommes
n’aimaient pas être secoués pour se faire tirer des bras de Morphée. Donc lui donner des
chiquenaudes pendant son sommeil n’était probablement pas la meilleure des idées. Il risquait de se
réveiller en distribuant des coups et, vu la taille de la main qui s’accrochait à sa hanche, éviter une
beigne à la Wick semblait une excellente stratégie.
L’appréhension la tenaillant, J.J. se racla la gorge, espérant que le son le réveillerait. Rien.
Aucune réaction. Même pas un battement de cils.
— Wick ? (Elle garda un ton doux, non menaçant.) Il est temps de se réveiller.
Il ne bougea pas plus.
À court d’options, J.J. tendit le bras et posa la main sur son épaule. Elle donna un petit coup. Il
fronça les sourcils. J.J. répéta l’opération un peu plus fort. Il grommela quelque chose. Elle cligna
des yeux. La surprise se transforma en ennui. Foutu mec. Elle n’en était pas totalement sûre, mais il
lui semblait qu’il venait de lui dire de lui ficher la paix.
L’agacement étrangla son instinct de survie. Elle enfonça son index dans l’épaule du mâle.
— Hé !
Il resserra les doigts sur sa hanche une seconde avant de grogner. J.J. couina d’inquiétude
lorsqu’il redressa la tête. Des yeux dorés intenses rencontrèrent les siens, puis se plissèrent. La
respiration se bloqua dans sa gorge. Les souvenirs la saisirent, l’attirant cinq ans en arrière à une
époque et un lieu où elle n’avait pas envie de retourner. Oh merde ! Que Dieu lui vienne en aide. Elle
n’aurait jamais dû perdre patience. À présent, il allait le lui faire payer. La bouffer toute crue. Lui
faire du mal pour l’avoir énervé. Ses souvenirs resurgirent, rouvrant des blessures à peine fermées,
lui rappelant ce qu’elle aurait préféré oublier. Elle reconnaissait l’expression que Wick arborait…
comprenait que l’histoire se répétait souvent et que la sienne était revenue la chercher. Et même si se
faire frapper n’était rien de nouveau, J.J. hurla intérieurement contre l’injustice.
Plus jamais. Elle s’était fait une promesse. Elle avait pressé la détente et tué un homme pour être
en sécurité. Mais ici, dans une pièce qu’elle ne connaissait pas, sous la faible lumière, le passé
revenait la hanter. Et alors que la peur lui ôtait toute raison elle se figea devant cette menace de
violence, ne sachant que faire ni où aller.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, haïssant la supplication et la faiblesse qui l’avait poussée à
agir.
Elle était brisée. Au-delà de la fragilité. Si pathétique que sa voix rauque la faisait tressaillir.
Mais même après cinq ans les habitudes – des années d’entraînement imposées par un ex sadique –
forçaient J.J. à se soumettre. D’un mouvement rapide et avec une efficacité mue par le désespoir, elle
se roula en boule et ramena ses bras pour se protéger le visage.
— S’il te plaît, ne me f-frappe pas. S’il te plaît. Je suis désolée… d-désolée.
Alors que les mots s’échappaient de sa bouche, Wick recula.
— Putain de merde !
Le juron rebondit dans son esprit. Son cœur s’accéléra, se mettant à ricocher dans sa poitrine,
pulsant douloureusement tandis que J.J. attendait. Un courant d’air violent. Un poing qui s’écrasait.
La douleur qui suivait toujours. Sauf que…
Elle cligna des yeux. Rien ne s’était produit. Le pire n’était pas arrivé.
Et, alors que le silence s’étendait après sa crise, J.J. cessa de réagir et commença à penser. Elle
prit une profonde inspiration et prêta l’oreille. Pas de bruit. Pas de mouvement. Rien du tout. Juste la
chaleur, le poids de la main de Wick sur l’extérieur de sa cuisse. Son immobilité absolue la rassura.
Son silence lui donna du courage.
Elle souleva un coude et jeta un coup d’œil dans l’espace entre ses avant-bras. Il fronçait les
sourcils en la dévisageant, la confusion et bien plus dans son regard. Elle baissa sa garde pour
éprouver ses intentions, tremblant légèrement. Comme il restait parfaitement calme, J.J. poussa un
soupir irrégulier. Dieu merci ! il n’allait pas contre-attaquer. Il n’avait aucunement l’intention de la
frapper.
Les larmes lui montèrent aux yeux alors que cette prise de conscience s’imprimait profondément
dans sa chair.
Les yeux rivés sur les siens, elle expira et détendit ses muscles. Alors que la tension diminuait,
elle se traita de folle. « Crétine », cependant, fonctionnait encore mieux. Elle l’avait complètement
choqué. Elle le comprenait à son air. Le mélange d’inquiétude et de prudence fit se serrer sa poitrine.
Putain ! elle avait recommencé. Elle avait pété un plomb sans preuve et réagi de manière excessive,
laissant son passé infecter le présent. Ce qui faisait de Wick une victime de sa triste petite guerre,
non ?
Pas marrant pour lui. Putain d’embarrassant pour elle.
Incapable de faire cesser la honte, le rouge lui monta aux joues. Tout en se forçant à regarder
Wick, elle déplia bras et jambes et se rassit. Il retira sa main de sous les draps, laissant un point froid
sur sa cuisse. Elle frotta ses lèvres l’une contre l’autre tout en cherchant les mots justes.
— Je viens de t’insulter, là, n’est-ce pas ?
Il haussa les épaules, minimisant l’importance de sa réaction explosive.
— Désolée. (Elle secoua la tête.) J’aurais dû faire preuve de plus de jugeote. Surtout après la
nuit dernière.
— Pourquoi ? Tu ne me connais pas.
— Je t’ai vu, tu t’en souviens ? (Une autre image de lui s’imposa à son esprit. Lui à l’hôpital, ses
mains délicates sur son épaule, ses bras forts autour d’elle tandis qu’il la portait dans l’escalier, le
timbre profond de sa voix à son oreille.) Tu m’as protégée et tu m’as sauvé la vie ce faisant. Il n’y a
aucune raison pour laquelle tu me ferais du mal maintenant. J’ai juste…
Sa voix lâcha, la laissant muette.
Il haussa un sourcil et attendit qu’elle continue. Le geste lui parut étrange. Pas d’une mauvaise
manière, simplement différente. La plupart des hommes l’auraient pressée. Auraient regardé leurs
montres, l’auraient peut-être même tapotée et lui auraient dit « hop-hop-hop, mon cœur ». Pas Wick.
Il restait immobile, patient, silencieux, lui offrant son temps, lui permettant de rassembler ses esprits.
Et alors que J.J. l’observait, laissant le silence s’étendre, elle réfléchit.
Au pour. Au contre. À ce qu’il fallait avouer… à ce qu’il fallait garder pour elle.
L’honnêteté était une denrée rare, qu’elle appréciait plus que tout, sauf que la vérité ne libérait
pas toujours les gens. Elle le savait, mais, alors qu’elle soutenait son regard, quelque chose d’étrange
se produisit. J.J. décida d’être courageuse. Elle en avait marre de courir. Marre de se cacher. Elle en
avait assez des jeux, aussi. Et, tandis que le silence s’étirait et qu’il restait patient face à ses doutes,
elle perdit sa prudence habituelle. Merde ! il semblait fiable, digne de confiance même, alors… au
diable tout ça. Il était temps de le soumettre au test et de voir où elle atterrissait.
J.J. se racla la gorge pour déloger la boule de nervosité qui s’y nichait.
— Je réagis parfois avant de réfléchir. Mes antécédents avec les hommes ne sont pas bons, mais
ce n’est pas une excuse. Donc, si je t’ai blessé, je suis…
— Qui te frappait ? demanda-t-il, le regard si intense qu’il lui faisait un peu peur.
— Mon ex.
— Le mâle sur lequel tu as tiré ?
— Que j’ai assassiné, tu veux dire ?
— Foutaises.
Wick redistribua son poids sur le tabouret et s’éloigna du bord du lit. Les roues couinèrent tandis
que la distance entre eux augmentait. Cinquante centimètres devinrent un mètre avant qu’il n’arrête sa
glissade arrière.
— J’ai lu ton dossier.
J.J. ouvrit la bouche en grand.
— Tu as lu mon…
— Jusqu’au dernier mot. (Tandis que la surprise la faisait vaciller, il grogna.) Les mâles dignes
de ce nom ne font pas de mal aux femelles, Jamison. Ce connard méritait la mort.
Eh bien, c’était une manière de voir les choses. Une autre aurait été de penser qu’elle l’avait
abattu de sang-froid. C’était le cas du procureur. Ses regrets et la culpabilité qui les accompagnait
faisaient pencher la balance de ce côté-ci. J.J. ramena ses cheveux dans une main et fit passer la
lourde masse par-dessus son épaule. Alors que les bouts fourchus retombaient sur sa poitrine, elle
secoua la tête. Elle avait tout foiré. Si elle avait été intelligente, elle aurait écouté sa sœur et fait ce
qui était juste : elle serait allée à l’hôpital, aurait rapporté les violences et porté plainte. Mais elle ne
pouvait pas revenir en arrière. Le passé était passé. Il était révolu. À présent, elle devait vivre avec
les conséquences ainsi que la douleur.
— Personne ne mérite de mourir, Wick.
— Faux, dit-il d’un ton convaincu. Je tue sans arrêt des mâles qui le méritent.
J.J. cligna des yeux. « Sans arrêt » ? Oh, bon sang ! ça ne sentait pas bon.
— Genre, euh… (J.J. déglutit, se demandant s’il fallait poser la question ou non. Elle ne voulait
pas le foutre en pétard, mais la sécurité exigeait une certaine dose de diligence. Malgré ses réserves,
elle avait besoin de savoir.) Les dragons dans la clairière ?
Il acquiesça tout en l’observant avec un intérêt prédateur, puis s’étira les épaules. Ses muscles
réagirent, ondulant sous son tee-shirt, se resserrant sur ses biceps, envoyant des ondes de choc dans
le corps de J.J. Waouh ! il était fort. Trop pour elle. Bien trop dangereux, et pourtant intrigant
également. Un mystère qui avait besoin d’être éclairci et auquel elle avait du mal à résister.
Ce qui posait un immense problème.
Elle n’avait pas besoin de davantage d’ennuis. Elle ne voulait pas ressentir cette fascination non
plus, mais nier cette attirance ne la ferait pas disparaître. Wick avait gagné son attention… et autre
chose également. Son intérêt. Mauvais. Et loin d’être malin. C’était un homme-dragon. Elle était une
femme avec des séquelles. Rien de bon ne sortirait de tout ça. Si seulement elle réussissait à mettre
un terme aux questions qui tourbillonnaient dans son esprit.
Et à son amour pour les énigmes.
Plus facile à dire qu’à faire.
Wick était une énigme fascinante. Silencieux. Réservé. Pourtant disposé à rester assis à son côté.
Elle voyait la dichotomie. Wick portait la trace de l’exilé. Il était marqué par la douleur et par le
passé… exactement comme elle.
— Donc tu les tues parce que…
Elle tourna les paumes vers le haut pour l’inviter à combler les blancs.
— Nous sommes en guerre.
— Pourquoi ?
— Longue histoire et…
— J’ai du temps.
— Je te trouve plus intéressante.
Il planta les coudes sur ses genoux et se pencha dans sa direction.
Elle resserra les poings sur les draps et gigota sur le matelas. Stupide, elle le savait mais, peu
importait à quel point il l’intéressait, elle ne voulait pas qu’il s’approche plus près. Pas encore. Peut-
être jamais. L’envie de s’enfuir la tenaillait, et J.J. se mordit l’intérieur de la joue. Sa réaction était à
la limite de l’irrationalité, mais le savoir n’empêchait pas son estomac de se retourner. Ni son
soulagement lorsque Wick se redressa et recula davantage, faisant couiner le tabouret, lui laissant de
l’espace, la faisant se demander…
Pouvait-il ressentir son appréhension ? J.J. fronça les sourcils, retournant cette idée dans sa tête.
La logique lui dictait que non. L’instinct la contrait en criant oui.
L’expression indéchiffrable, il la parcourut du regard.
— Comment tu te sens ?
— À quel sujet… le truc dragon flippant ? ou en général ?
Il pinça les lèvres.
— En général.
— Ça va, je crois. Bien mieux qu’avant, mais bon…
Elle baissa les yeux sur le bandage sur son avant-bras et tira sur le ruban adhésif pour retirer la
gaze. J.J. prit une rapide inspiration. Bon sang ! voilà qui était étrange. Du sang sur le bandage, mais
aucune coupure en vue. Pas de cicatrice non plus. Légèrement effrayée, mais surtout reconnaissante,
elle frotta la peau lisse, puis tendit le bras pour que Wick l’inspecte.
— Tu le savais déjà, n’est-ce pas ?
— Espérer et savoir sont deux choses différentes, vanzäla.
Vanzäla ? Il lui avait donné un surnom ?
J.J. sourit. Cette possibilité lui plaisait. Personne ne lui avait jamais donné de surnom auparavant.
L’idée touchait une corde sensible, réchauffant son ventre. Pourquoi ? Elle n’en avait pas la moindre
idée. C’était une réponse stupide et réflexe au timbre profond de sa voix, mais… Ah, bon sang ! elle
était tellement délicieuse, comme de la glace au café recouverte de sauce au chocolat. Sa préférée.
Et, stupide ou pas, elle ne pouvait nier qu’elle aimait sa voix.
— Comment as-tu fait ?
— Pour te guérir ? (Elle acquiesça.) Je suis à moitié dragon, tu te souviens ?
Oui. Bien sûr. Question stupide, vu qu’elle avait passé les dernières heures à le regarder dormir
en essayant de se faire à cette idée.
— Donc c’est magique ou un truc du genre ?
— Un truc du genre.
— Eh bien, tu es une vraie mine d’informations, dit-elle en réaction à son laconisme. (Ou sa
réticence à partager. Quoi qu’il en soit, il préférait les réponses courtes. Cinq mots ou moins semblait
être sa norme.) Très bien, j’abandonne ce sujet… pour le moment… mais…
Il ricana.
— Mais, continua-t-elle d’un ton d’avertissement. (Il ne le remarqua même pas. Il était trop
occupé à se moquer d’elle. Bon d’accord, pas à voix haute ou un truc du genre – il était trop
intelligent pour ça –, mais elle pouvait voir l’amusement danser dans son regard. Ce qui,
honnêtement, ne lui plaisait pas.) Tu peux au moins répondre à la suivante.
— Qui est ?
Elle fit glisser ses jambes sur le rebord du lit et s’assit, permettant à son plâtre de pendouiller à
côté de son pied nu. Elle décrivit un cercle de l’index pour désigner la pièce.
— Où est-ce que tu m’as emmenée ?
— Black Diamond. Chez moi. (Il pencha la tête sur un côté et lança un regard vers la porte.) Et
chez ta sœur aussi, maintenant.
L’espoir la poignarda en plein cœur.
— Tania est là ?
Il acquiesça en se relevant, puis contourna le lit pour se rendre directement à la porte.
— Elle est restée avec toi jusqu’à l’aube.
Sa respiration se bloqua.
— Quoi ?
— Tu étais inconsciente, mais…
— Où est-elle ? demanda-t-elle, l’anticipation la faisant trembler. (Incapable de rester tranquille,
elle descendit du lit. En équilibre sur sa jambe valide, elle sautilla le long du cadre métallique pour
suivre Wick.) Tu peux m’emmener à elle ?
— Pas besoin, vanzäla.
Il avait déjà traversé la pièce et ouvrit la porte en grand. Une seconde plus tard, il franchissait le
seuil pour se rendre dans le corridor. Sa voix profonde lui parvint de l’autre côté.
— Elle est déjà là.
Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas. Que voulait-il dire ? Elle ne voyait…
La porte commença à se refermer.
Une silhouette apparut dans le couloir.
J.J. s’agrippa au pied de lit et prit une longue inspiration. Ses longs cheveux ramenés en queue-
de-cheval, Tania se précipita dans la chambre. Elle accéléra et cria son nom. Les larmes montèrent
aux yeux de J.J. Elle ne pouvait s’en empêcher. Elle pouvait à peine croire que tout ça était vrai et
réellement en train de se produire.
La liberté. Des retrouvailles avec sa sœur. Toutes les deux en sécurité.
Trois choses que J.J. ne tiendrait jamais pour acquises.
Et, alors qu’elle retrouvait Tania au milieu de la pièce et la serrait fort contre elle, J.J. sut qui
remercier. Wick. Il avait rendu tout cela possible. Il ne s’était pas contenté de lui sauver la vie, il lui
avait rendu la seule chose qu’elle regrettait d’avoir perdue… Sa famille. Pour ça, elle lui était
redevable. Et elle ne serait jamais en mesure de rembourser cette dette. Mais elle essaierait, lui
donnerait chaque once de la reconnaissance qu’il méritait… dès qu’elle arriverait à relâcher sa sœur.
CHAPITRE 14

Les ailes largement écartées, Nian descendait à travers une épaisse couverture nuageuse. Alors
que les rafales chassaient les dernières volutes en se précipitant sur ses écailles, il resserra son
emprise sur le sort de dissimulation. La magie tournoya autour de son torse, le faisant disparaître. Il
poussa un profond grognement et sourit, dévoilant ses crocs.
Parfait. Comme d’habitude. Les humains ne soupçonneraient rien.
Exactement ce qu’il souhaitait.
Il n’avait pas le temps de jouer les imbéciles. Ou de s’amuser à effacer la mémoire d’esprits
humains inférieurs. Pas ce soir. Pas avec le rendez-vous dans moins de deux heures. Il eut la boule au
ventre. Les nerfs ? L’anticipation ? Probablement un peu des deux, vu les enjeux élevés… et les
circonstances encore plus dangereuses. Jouer sur les deux tableaux exigeait de la patience, et diriger
les dragons dans une nouvelle direction – qui s’appuierait sur l’honneur au lieu de la dépravation –
un talent incroyable.
Heureusement qu’il possédait les deux. À présent, tout ce dont il avait besoin était d’un atout dans
sa manche.
Un seul homme correspondait à cette description. Bastian.
Le commandant des Nightfury était un leader formidable. Le genre dont Nian avait besoin de son
côté. Un stratège sans égal qui voyait le jeu dans son ensemble et bougeait chaque pièce avec habileté
et un engagement sans faille. Un pur guerrier. Un vrai mâle. Ce qui expliquait sa précaution… ainsi
que ses échecs. Il avait d’abord essayé la manière polie, approchant Haider et Gage dans l’espoir de
gagner leur confiance et leur coopération. Bien trop futés, les Métalliques avaient joué le jeu avec
une précision qu’il admirait. Mais il ne pouvait plus continuer à se montrer diplomate. Ou attendre
plus longtemps. Les actions avaient plus de poids que les mots, alors, ce soir, il prévoyait de faire
sortir le maître du jeu et convaincre le commandant des Nightfury de mettre Rodin échec et mat une
bonne fois pour toutes.
Ce qui était un bon plan, quand on y pensait.
Tant qu’il survivait pour le voir en action.
Nian tourna en direction de l’est et du centre de la ville. Scintillant sous la lumière de la lune, la
Vltava serpentait dans Prague, le faisant survoler des toits aux briques rouges et des rues pavées
tandis qu’il en suivait le tracé. Niché au cœur de la vieille ville, l’Emblem occupait un coin de Main
Street. Il s’agissait de l’un des nombreux établissements qu’il possédait, mais c’était son préféré.
Vieux jeu. Distingué. Un club pour gentlemen amateurs de cigares, chargé de tradition.
L’endroit parfait pour sa conférence avec Bastian.
Il décrivit des cercles au-dessus en scrutant les lieux de sa vision nocturne aiguisée. Ne voyant
rien d’autre que des rues désertes et embrumées, il replia les ailes. La gravité réclama son dû. Il
tomba comme une pierre entre les toits avant que ses pattes ne percutent des pavés fendus. Les
pointes le long de son dos produisirent un bruit métallique en s’entrechoquant un instant avant qu’il ne
reprenne forme humaine et n’invoque ses habits, optant pour un choix vestimentaire plus décontracté
que d’habitude. Un costard-cravate n’impressionnerait pas le commandant des Nightfury. De ce qu’il
en savait, le mâle préférait le brut de décoffrage, alors… pourquoi pas ? Il pouvait toujours faire
dans l’inattendu et s’habiller comme un guerrier plutôt que comme un aristocrate bichonné.
Le briquet en or, cependant, Nian ne pouvait pas s’en passer.
Il ne partait jamais sans. Et alors qu’il tournait en direction de la porte arrière de l’Emblem,
désactivait l’alarme et ouvrait en grand, l’habitude reprit le dessus. Ou peut-être était-ce un besoin.
Nian l’ignorait. Il ne voulait pas non plus trop s’interroger sur la question. Au lieu de ça, il glissa la
main dans sa poche, sortit le briquet à l’air libre, et se mit à jouer avec.
« Clic-clic-clac. Clic-clic-clac. Clic-clic-clac. »
Le bruit et le mouvement répétitif le calmèrent. Et le métal froid contre sa paume, eh bien, lui
apportait de la clarté, aiguisant sa concentration tandis qu’il quittait l’allée humide pour entrer dans
le club. À sa gauche se trouvait l’escalier qui menait à l’étage supérieur et à une autre de ses boîtes
de nuit. Rien ni personne. Excellent. Tous les clients étaient rentrés. Ses employés avaient fait leur
boulot, refermant derrière eux avant de les imiter. D’une autre pichenette mentale, il ouvrit les portes
de sécurité, et l’Emblem apparut. Âcre et mordante, l’odeur de la fumée de cigare mélangée à une
pointe d’alcool l’accueillit dans son deuxième chez-lui.
Nian sourit en franchissant le seuil. Le club était plongé dans l’obscurité à l’exception d’une
lumière derrière le long bar en bois, et la vision nocturne de Nian prit le relais. Il étudia l’endroit
comme un homme d’affaires, s’assurant que tout était à sa place. Des détails lui sautèrent aux yeux :
les chaises posées sur les tables, le plancher aux larges lattes qui brillait, les rideaux en damas vert
et or tirés et leurs pompons…
Un frisson lui parcourut la base de la nuque. Les muscles se resserrèrent autour de son dos tandis
qu’il ravalait un juron et regardait l’arrière du club. Tapi dans l’ombre, un mâle l’observait à travers
l’obscurité.
— Il était temps que tu arrives, Nian. (La voix légèrement traînante s’éleva d’un banc d’angle,
brisant le silence. Des glaçons cliquetèrent contre un verre.) Où étais-tu passé toute la soirée ?
Nian ravala une nouvelle injure. Habitué aux embuscades, il adopta une expression neutre. Pas
besoin de se trahir avant d’avoir commencé. Mais, alors qu’il croisait le regard de son ennemi juré,
il faillit totalement perdre le contrôle. Par les feux de l’enfer ! Rodin. Cet enfoiré pénible avait le
pire timing qui soit.
— Avec mon comptable.
Ce n’était pas exactement un mensonge. Une demi-vérité, tout au plus. Nian longea quelques
tables en s’avançant plus loin dans le club.
Ses yeux sombres luisant, Rodin leva son verre à moitié vide en guise de salutation.
— Comme c’est responsable de ta part.
— Je mène fermement ma barque, répondit-il en observant le leader de l’Archguard d’un air
critique.
Rodin n’avait pas l’air bien. Cravate de travers. Cheveux bruns en pagaille. Les traits tirés et les
yeux bouffis, le mâle était avachi au coin du banc. Nian fronça les sourcils et reporta son attention sur
les bouteilles d’alcool sur la table. Glenlivet single malt… le premier magnum vide, le second bien
entamé. Bourré et en vrac. Rodin illustrait parfaitement le premier et allait atterrir tête la première
dans le second.
La prudence était de mise. Quelque chose n’allait pas… pas du tout, du tout.
Nian attrapa une chaise sur la table et la reposa par terre. Le bois grinça sur le bois. Un léger
bruit se répercuta lorsqu’il la retourna et, tout en mettant ses bras sur le dossier, s’assit en face d’un
des mâles les plus puissants de son espèce.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose ne va pas ?
Oh, allons ! Allaient-ils vraiment jouer à ce jeu-là ? Il n’avait pas le temps. Il ne restait qu’une
heure avant le grand spectacle, pour l’amour de Silfer ! Nian serra les dents et résista à l’envie
d’étudier sa montre. Il leva un sourcil à la place, en une question muette. La patience, après tout, était
mère de courage. Et, en ce moment, le silence semblait la meilleure option. Il ne pouvait se permettre
de rembarrer le mâle. Il avait besoin de la confiance de Rodin. Il avait travaillé dur pour se frayer un
chemin ces derniers mois, et le fait que Rodin se trouve à présent dans son club et non pas à l’autre
bout de la ville dans un pavillon des plaisirs était bon signe.
Rodin détourna le regard pour le plonger au fond de son verre.
— Lothair est mort.
— Comment ?
— Assassiné par la meute Nightfury.
— Oh, bon sang ! Rodin… je suis désolé, dit-il, même s’il n’en pensait rien.
Lothair. Le mâle ne méritait pas d’être pleuré. Le deuxième fils de Rodin représentait tout ce que
Nian désirait changer au sujet des dragons. Et en ce qui le concernait Bastian avait rendu un grand
service au monde en éliminant ce bâtard. Même s’il ne l’admettrait jamais.
— Mais Lothair savait à quoi s’attendre quand il a rejoint le camp d’Ivar. N’importe quel mâle
impliqué dans cette guerre est…
— Foutaises !
Rodin grogna et planta les poings sur la table. La bouteille de whisky fut propulsée en l’air, puis
glissa sur la surface de bois. Les dents découvertes et ses yeux sombres luisant, il se pencha en avant,
une intention violente pulsant à ses tempes.
— C’était mon fils. Le mien ! À l’abri de la mort. Est-ce que tu sais l’image que ça me donne ? Je
suis le leader de l’Archguard… le mâle le plus puissant dans une mer de dragons. Personne ne touche
ce qui est mien.
On y était… la vraie raison de sa rage. Rodin se fichait que son fils soit mort. Son inquiétude
concernait sa propre réputation.
— Et ton plan est… ?
— De tous les tuer.
Sous le choc, Nian fit un pas en arrière. La conviction qu’il lisait dans les yeux de Rodin lui fit
peur. L’enfoiré était peut-être bourré, mais il n’était pas stupide. Il y avait réfléchi. Avait un plan. Ce
qui signifiait que c’était déjà en branle… et que ça se dirigeait dans une mauvaise direction.
— Comment ? demanda-t-il, allant à la pêche aux infos. (Après tout, elles équivalaient à du
pouvoir. La bonne information, donnée au bon mâle au bon moment, pouvait faire toute la différence.
À ses yeux, en tout cas. Il se contrefichait de Rodin.) Les Nightfury sont une meute guerrière… l’une
des plus fortes et des plus létales. Bastian est apprécié. Il a beaucoup de supporters… qui le
supplient de venir siéger en tant que Grand Chancelier de l’Archguard comme son sire l’a fait avant
lui. Si tu essaies de l’assassiner, les meutes vont choisir un camp. Les dragons vont se diviser. Tu vas
commencer une guerre, Rodin.
— Pas si je réinstaure le Xzinile.
Nian cligna des yeux. Oh Seigneur ! ça c’était mauvais. Le Xzinile était une ancienne loi, une
manière légale de désigner quelqu’un comme traître. Une fois qu’elle avait été invoquée et votée par
le haut conseil, le mâle – ou la meute – devenait un paria, du gibier pour un assassinat légalisé. Une
exécution sanctionnée par l’Archguard mettait une prime sur la tête du guerrier, faisant de lui une
cible de choix pour n’importe quel dragon qui avait besoin d’argent, de prestige… ou simplement
d’un moyen de se retrouver dans les bonnes grâces de l’Archguard.
Dangereux. Téméraire. Brillant d’une manière tordue.
Ça mettait aussi les plans de Nian en danger. Il avait besoin que Bastian soutienne sa prise de
pouvoir du haut conseil. Mais si la meute Nightfury se faisait menacer de Xzinile, il était foutu. Il se
retrouverait coincé à attendre une autre occasion de frapper l’échelon le plus élevé et de prendre le
pouvoir.
— Qui est responsable du meurtre de Lothair ?
— Un guerrier écossais, répondit Rodin. Il se fait appeler Forge.
Hun hun. Ce n’était même pas proche de la vérité.
Ce connard mentait. Nian reconnaissait le sifflement dans son ton. Rodin n’avait pas la moindre
idée de qui avait tué son fils. Ce qui soulevait une question, non ? Pourquoi mettre le meurtre sur le
dos d’un individu précis de la meute de Bastian ? Il plissa les yeux. Toute cette affaire puait. Pas
surprenant. Rien de ce dont Rodin s’occupait ne sentait jamais la rose. Le leader de l’Archguard
prenait Forge pour cible pour une raison. Une raison très précise qui – Nian aurait parié ses crocs là-
dessus – avait plus à voir avec le fait de couvrir ses arrières qu’avec la vérité.
Nian bougea sur la chaise et observa le papier peint au-dessus de la tête de Rodin. Alors qu’il
faisait semblant d’examiner la chose sous tous les angles, il secoua la tête.
— Ce sera difficile à faire passer.
— Pas si tu es de mon côté. (Un coin de sa bouche se releva et l’enfoiré sourit, donnant à Nian
l’envie de lui arracher la tête… juste pour le plaisir.) Les autres membres du haut conseil te suivront.
— Tu veux ma parole que je voterai dans ton sens.
— Je veux ta loyauté et ton soutien.
Deux choses qu’il ne donnerait jamais à Rodin, mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? S’il disait non,
il mettait sa position en danger. S’il disait oui, il condamnait une meute innocente.
— Je vais y réfléchir, dit-il, refusant de se coucher comme une pute bon marché. (La force
appelait la force. Il était temps qu’il en montre un peu à Rodin.) Quand le vote aura-t-il lieu ?
— Dans deux nuits, juste avant la cérémonie de clôture du festival… si je lance l’appel.
Nian acquiesça.
— Fais-le.
— Je peux compter sur toi ?
— Je serai là.
— Bien. (Rodin descendit la fin de son whisky et se glissa hors de la banquette pour se relever.
Le connard lui mit une lourde claque sur l’épaule, puis se tourna en direction de la porte.) En
attendant, assure-toi que Gage et Haider soient pris.
Les sirènes d’alarme se déclenchèrent dans son cerveau.
— À quelles fins ?
— Ils seront retenus jusqu’à ce que Bastian obtempère et me livre le bâtard écossais pour qu’il
soit exécuté.
« Retenus », son cul ! Nian se retint de ricaner. Emprisonnés, oui.
— Il ne le fera pas.
— Exactement.
À mi-chemin de la sortie du club, Rodin lança un regard par-dessus son épaule. Une terrible lueur
dans le regard, il murmura :
— C’est un coup de force, Nian. Quand Bastian refusera de me remettre Forge, tous les
Nightfury… tous, jusqu’au dernier… tomberont sous le couperet du Xzinile et…
— Les Métalliques deviendront du gibier.
— Deux décapitations pour la cérémonie de clôture du festival, ça te dit ?
— Ça pourrait être marrant.
— Je suis du même avis, dit-il de sa sombre voix en s’éloignant.
La poignée cliqueta. La porte s’ouvrit, puis se referma derrière Rodin.
Que Dieu lui vienne en aide, il se sentait mal. Avoir l’estomac rempli de tord-boyaux serait plus
agréable. Mais alors que Nian se relevait, remettant sans réfléchir la chaise sur la table, il refusait
d’écouter cette suggestion. Il tourna le poignet pour jeter un coup d’œil à sa montre. Il restait
tellement à faire, et si peu de temps. Moins d’une heure pour revoir son plan, en formuler un nouveau
et… Nian déglutit… décider de combien il fallait en révéler à Bastian. Tout ça en tentant de trouver
un moyen de faire sortir clandestinement Gage et Haider de Prague sans compromettre sa position.
Ou se faire attraper.
CHAPITRE 15

Le silence suintait du sol, remontant dans l’air frais pour électriser les environs. Bon signe.
Moins il y avait d’humains dans les parages, mieux c’était.
Wick ne voulait pas être interrompu. Pas pendant qu’il chassait Azrad.
Bon, d’accord. Peut-être que « chasser » n’était pas le bon mot. Qu’il se rendait au rendez-vous
aurait été plus juste, dans la mesure où Bastian voulait d’abord parler à cet enfoiré. Mais alors que
Wick observait les toits des immeubles, cherchant des menaces cachées derrière l’acier et le béton,
sa priorité n’était pas les buts de son commandant. Pas sur le moment, du moins. Son besoin de
punition prenait le dessus. La vengeance sonnait mieux. Et elle semblait bien plus marrante aussi,
donc…
Non. Le guerrier tatoué qui prenait du plaisir à faire du mal aux femelles ne s’en sortirait pas. Pas
cette fois-ci. Pas s’il avait son mot à dire.
Sa vision nocturne affûtée, il étudia le paysage urbain. Le Puget Sound brillait au loin, les vagues
roulant sur le rivage. Un coin de sa bouche se releva, exposant un croc immense. L’air glacial lui
caressa les dents. Il aimait le froid. L’hiver le rendait vivant, recouvrant ses écailles, le préparant
pour le spectacle et…
Bingo ! Il était temps. Starbucks droit devant.
Wick glissa lentement avant de virer pour faire du surplace. Il se mit à décrire une série de
cercles concentriques, étendant la zone à chaque passage, faisant de la reconnaissance dans le coin,
cherchant des signes hostiles dans la zone cible tout en évitant l’espace aérien au-dessus du
Starbucks. Pas besoin de mettre le connard en garde. Mieux valait arriver sans être détecté. Et s’il
volait droit dessus il risquait d’avertir l’ennemi de sa présence.
Ce n’était pas conseillé. Surtout quand on prévoyait une attaque en traître.
Les yeux plissés tandis qu’il observait la ville au-dessous, son sonar émit un « ping ». Grouillant
de magie, le filet cosmique s’étendit, recouvrant les toits pour glisser librement dans les rues. Ou
plutôt… sur l’avenue. Le croisement de la Ire et de Pike, véritable plaque tournante durant la journée.
Complètement déserte le soir. Rien que des coins de rue propres, des immeubles de pierre et de
grands trottoirs. Des lampadaires charmants de par leur style ancien et des croisements pavés,
témoignant tous deux d’un temps plus simple.
L’âge d’or de la plénitude.
Wick ricana. La « plénitude ». Seigneur ! d’où lui venait cette comparaison ?
Il lui fallut moins d’une seconde pour comprendre.
Jamison. Malgré son passé, elle incarnait l’innocence, avec ses grands yeux bleus, sa peau aussi
douce que de la soie et sa beauté naturelle. Wick secoua la tête, se répétant de rester concentré sur sa
tâche, mais… Seigneur ! c’était difficile. Elle était tellement mignonne, ses cheveux sombres si longs
et raides qu’il se demandait ce qu’il ressentirait s’il refermait le poing autour. Ou s’il les faisait
glisser entre ses doigts, qu’il les sentait caresser sa paume d’une manière sensuelle. L’image le fit
déglutir. La sensation qu’il s’imaginait l’attirait. Ses muscles se tendirent en réaction, faisant courir
un frisson le long de son dos.
Wick serra une patte, annihilant le frisson à mi-parcours. Le bout de ses serres rencontra sa
paume. Des picotements de douleur se répandirent sur sa peau de dragon, lui remettant les idées en
place. Il fallait qu’il se ressaisisse. Vite. Être obsédé par elle ne changerait pas les faits. Il n’était pas
fait pour un lien, encore moins pour l’intimité qui l’accompagnait. Et pourtant il ne pouvait nier sa
curiosité. Pour la première fois de sa vie, il s’autorisa à songer à cette possibilité. Il avait envie de
suivre la piste jusqu’à sa conclusion, peut-être même se rapprocher d’elle et voir ce qui se
produirait.
Putain d’étrange. Et largement plus que tordu, également, vu sa phobie. Et le fait qu’il ne touchait
jamais personne pour se nourrir… à moins d’y être forcé par un besoin désespéré et par les
encouragements agaçants de Venom. Il n’était pas enclin à modifier son comportement, sauf…
Merde ! il l’avait beaucoup touchée, ces dernières vingt-quatre heures, non ? En s’occupant
d’elle. En la tenant. En se réveillant avec la main pressée contre sa peau douce.
Wick fronça les sourcils en contournant une cheminée. La fumée le suivit, dansant dans l’air
glacé. Il regarda les bouclettes tourbillonner avant de disparaître dans le ciel sombre et…
— Wick, grogna Bastian. (La sensation se nicha dans ses tempes, refocalisant son attention sur la
mission. Merci, putain ! Il avait besoin d’être concentré là-dessus, pas sur Jamison. Penser à elle le
distrayait, faisant partir son esprit dans deux directions opposées. Ce n’était jamais une bonne chose
quand on se dirigeait vers un potentiel combat aérien.) À quelle distance es-tu ?
— Trente secondes.
Il jouait les éclaireurs ce soir-là et avait cinq minutes d’avance sur les autres. Enfin, peut-être
qu’« appât » aurait mieux décrit son rôle. Venom s’était dérobé, le plan ne lui plaisant pas. Il avait
insisté. Il était hors de question que son commandant se rende au rendez-vous – ou n’importe où près
d’Azrad – sans qu’il ait pu évaluer la situation au préalable. Une embuscade ? Ça se pouvait. C’était
certainement le cas, d’ailleurs. Wick pouffa. Bon sang ! le rendez-vous dans un café tenu par des
humains puait l’attrape-nigaud.
Ce qui faisait de lui le meilleur candidat pour la mission.
Il était le meilleur en vol, la furtivité étant sa spécialité. Il était bon pour couvrir ses arrières –
capable de dissimuler le signal énergétique unique qu’il laissait dans son sillage –, et la plupart des
mâles ne le voyaient jamais approcher. À moins, bien sûr, qu’il ne le souhaite, ce qui… pour être
honnête… arrivait neuf fois sur dix. Il ne supportait pas les mises à mort rapides. Il aimait les
combats de serres, les défis qui faisaient travailler les muscles et se battre au un contre un. Ou, dans
son cas, le trois contre un. Être en infériorité numérique était ultra-amusant pour lui. C’était un moyen
de mettre ses talents à l’épreuve chaque soir tandis qu’il patrouillait.
Ce n’était jamais difficile.
Les rebelles étaient tristement incapables. Sans talent. Froussards. Inexpérimentés. Une
combinaison frustrante qui apportait encore moins de satisfaction.
C’était bien dommage.
— Ça y est. (Il décrivit une lente spirale pour se retrouver devant un immeuble. L’angle lui
donnait une vue dégagée sur Pike Street, et, du coup, sur le bâtiment de Corner Market qui se trouvait
en face du Starbucks. Rien à signaler. Pas besoin de s’alarmer… du moins pas encore. Virant à droite
au dernier moment, il contourna un gratte-ciel.) Je suis dans le dernier virage.
— Surveille tes arrières. (Venom poussa un long grognement.) Ne déconne pas. Si tu vois le
moindre truc louche, tu laisses tomber et tu appelles à l’aide.
« Louche » ? Wick fronça les sourcils. ça voulait dire quoi, ça ? Pas grand-chose, vu qu’il voulait
un truc infernal, pas louche. « Vilain » sonnait pas mal aussi. Et « fatal » encore mieux… tant que ça
se rapportait à l’ennemi. Bon sang ! il espérait qu’il aurait cette chance. Avec sa moitié dragon qu’un
combat démangeait, il mourait d’envie d’une occasion de fendre des écailles. Il voulait enfoncer ses
crocs profondément. Regarder le sang rebelle couler entre ses pattes et éclabousser ses avant-bras,
chaud et humide.
Seule la mort le satisferait.
Le tueur-né qu’il gardait en cage était du même avis, fredonnant son anticipation. Oh ! que de
belles promesses. Les prochaines heures auguraient des tonnes d’espoir : le baiser de la possibilité,
la probabilité des préliminaires, les talents nécessaires dans le jeu de l’assassin. Et alors qu’il faisait
un nouveau passage Wick sentait toutes ces possibilités sur sa langue. Il les sentait dans ses os
également. Il sentait leur odeur dans l’air de la nuit et les laissa le revigorer tandis qu’il choisissait
son emplacement.
Le point parfait d’insertion.
Un point qui le placerait près de la cible, mais lui laisserait un peu de marge de manœuvre.
Wick ramena rapidement ses ailes et se posa violemment. Ses pattes rebondirent contre le sol.
Les vitres tremblèrent dans leurs encadrements et l’élan le fit glisser. Humide de pluie récente, le
bitume le fit partir sur le côté. Il serra les dents et appuya avec force pour essayer de contrôler la
glissade. La friction brûla ses coussinets. Les extrémités de ses serres mordirent le sol, creusant des
sillons étroits dans l’asphalte. Des bouts de pierre s’envolèrent. Le son se propagea comme une
vague, ricochant contre le verre et l’acier, ondulant le long de l’avenue jusqu’au bord de mer.
Wick jura silencieusement et s’arrêta au milieu de la route.
Sur ses gardes, battant de la queue, il s’accroupit comme un chat s’apprêtant à frapper, prêt à tuer,
tandis que la magie lui fournissait des informations. Telles des plaies béantes sur un visage pâle, les
fenêtres lui faisaient face. Pas de reflet. Rien d’étonnant. Il était entouré de magie, et son invisibilité
le protégeait. Du bruit également et alors que Wick fouillait le périmètre, cherchant d’abord à gauche,
puis à droite, le silence caressa les façades et les rues désertes.
Rien ni personne. Tout roulait jusque-là.
— Je viens d’atterrir sur Pike.
Il leva sa patte avant et la secoua pour déloger de petits graviers d’entre ses orteils. Il répéta
l’opération de l’autre côté et, se mettant en marche, reprit forme humaine. Il invoqua ses habits sans
même y penser. Le cuir s’installa contre sa peau. Protégé par des habits de combat, il s’enfonça dans
l’enclave d’un immeuble plongée dans l’ombre.
— Je vais faire le tour du pâté de maisons. Personne ne bouge avant que j’aie donné mon aval.
Tandis que les autres Nightfury acquiesçaient, Venom grommela.
Wick ignora son meilleur ami. Ce bâtard protecteur à l’excès devrait attendre. Il était un mâle
adulte, nom de Dieu ! Totalement capable de prendre soin de lui-même. Alors que Venom et ses
opinions aillent se faire voir. Inspecter la zone passait avant le sens des responsabilités
complètement faussé de son frère.
Il marcha jusqu’au croisement de la Ire Avenue et de Pike d’un pas silencieux. Plantés peu de
temps auparavant, de jeunes arbres s’alignaient des deux côtés de la route, leurs petites branches
rachitiques se balançant sous la brise salée. Une odeur d’eau de mer flottait dans l’air, et Wick
marqua une pause sous un avant-toit, le regard rivé sur le Starbucks. Il y avait une terrasse extérieure
d’un côté de l’établissement qui offrait aux humains les bénéfices du soleil. Elle était vide à cette
heure-ci, et seules des tables et des chaises alignées selon des angles bizarres restaient sur le patio
devant les deux larges fenêtres qui montaient jusqu’au deuxième étage et la frise architecturale au-
dessus.
Des ombres se mouvaient derrière les épaisses vitres.
— Bastian ? je sens trois mâles à l’intérieur. Ça te semble correct ?
— Oui. Tous sous forme humaine.
— Compétences ? continua Wick, demandant à Bastian d’utiliser son talent pour évaluer un
dragon à distance.
— Le premier souffle de l’acide, le second… ébouillante.
Alors que son commandant marquait une pause, la magie vibra dans le vide. Et Wick ronronna
d’excitation, parce que… oh, bon sang. L’ébouillantage. C’était une arme tellement intéressante, que
peu de dragons possédaient. Projetant du napalm naturel mélangé à du venin, leur souffle était
puissant – un jet toxique qui rongeait les écailles et envoyait des inhibiteurs neurologiques mortels
profondément dans le muscle. Un vrai défi à éviter, ce qui rendait le tout encore plus amusant.
— Mais le troisième ? Merde ! j’en sais rien. Je n’arrive pas à le décrypter.
— Azrad… à coup sûr, murmura Wick. Ce connard est puissant.
— Seigneur ! dit Rikar en entrant dans la conversation. Très bien, les gars, voici le plan.
Mac se joignit à la partie.
— Explique-nous tout.
— Toi, Sloan et Forge, vous vous postez à l’extérieur. Rien ni personne n’entre ou ne sort.
— Si quelqu’un s’avise d’essayer, on appuie sur la détente, murmura Forge, son accent plus
prononcé que d’habitude.
Un signe révélateur. L’accent de l’Écossais devenait toujours plus prononcé aux premiers signes
de bagarre. L’excitation, peut-être. L’empressement, certainement. Wick pouvait comprendre. Il était
lui aussi impatient de commencer. Ou de mettre son poing dans la gueule d’Azrad.
Rikar grogna :
— Bien.
— Les autres… avec moi. Allons agacer ce connard, dit Bastian. Et, Wick ?
— Quoi ?
L’attention rivée à la porte d’entrée, Wick traversa la route.
— Souviens-toi de notre marché. Tu restes en place jusqu’à ce qu’on atterrisse. On entre
ensemble.
Foutaises. Que le marché aille se faire foutre, en même temps que cet ordre direct.
Wick pouvait voir les connards bouger à l’intérieur. Le destin lui offrait une seule fenêtre de tir.
Un instant pour redresser un tort. Il ne se trouvait qu’à un bond du mâle qui avait fait du mal à une
femelle. Il était hors de question qu’il laisse Bastian ou n’importe qui d’autre se dresser sur son
chemin. Il avait besoin de se déchaîner, de punir, de faire payer à Azrad le prix de la douleur de
Jamison.
Sans perdre une seconde, Wick se mit à courir.
Martelant le béton de ses bottes, il fila sous le fronton métallique. Bastian gronda un
avertissement. Venom approuva, lâchant une série de jurons lorsque Wick ouvrit la porte en grand
d’un puissant coup mental. L’acier renforcé alla frapper la paroi, griffant le vitrage. Des serres
cliquetèrent sur l’asphalte derrière lui. Wick s’en foutait. Tout ce dont il avait besoin, c’était de trente
secondes. Ça suffisait pour briser Azrad comme une brindille. Et alors qu’il rugissait sur le palier, le
cœur battant à tout rompre, son agressivité déchaînée, prêt à libérer l’enfer sur Terre, il se concentra
sur sa cible.
Tournant sur ses talons en même temps que ses deux compagnons, Azrad se mit en position de
combat à côté du bar à café, les poings levés et les yeux brillants. Wick montra les dents. Oh, bon
sang ! il était l’heure d’exploser des tronches, parce que… ouais, le mâle était prêt et, oh ! tellement
disposé à en découdre. Parfait. Au-delà de satisfaisant. Azrad méritait chaque once de douleur qu’il
allait lui infliger.
Oubliée la raison. Sur la ligne de touche. Que tout aille se faire voir.
Jamison lui appartenait. Elle était devenue sa responsabilité dès le moment où il l’avait sauvée.
À présent, la riposte de Wick serait sa vengeance.

Venom grogna lorsqu’il prit un coup de coude dans le menton, l’obligeant à reculer d’un pas,
faisant vaciller sa tête sur ses épaules. Le sang coula sur ses dents, remplissant sa bouche d’un
horrible goût métallique. La douleur serpenta le long de sa mâchoire, puis se griffa un chemin
jusqu’en haut de sa joue pour marteler sa tempe. Il plongea rapidement en avant pour éviter un autre
coude, ses bottes glissant sur le parquet, le regard rivé sur Wick.
Foutu mâle. Tant pis pour le quart d’heure de discussion avec Azrad.
Wick avait commencé une guerre à l’intérieur du Starbucks. À présent, une vraie rixe était en
cours… Les Nightfury contre trois étranges mâles dans un rapport de forces qui défiait l’entendement.
Putain ! on pouvait faire confiance à Wick pour tout saboter et faire pencher la balance du mauvais
côté. Non qu’il en veuille à son meilleur ami. Wick était ce qu’il était – violent, imprévisible, sans
pitié – et, après ce qui s’était produit au Swedish Medical, Venom comprenait. Vraiment, parce que…
putain ! si ça avait été lui qui avait protégé une femelle, Azrad serait déjà mort à l’heure qu’il était.
Wick frappa une nouvelle fois le mâle.
Azrad jura et trébucha vers l’arrière alors qu’une entaille apparaissait sous son œil.
— Putain de merde ! Ven. (Bas et létal, le grognement le frappa de plein fouet, donnant la chair de
poule à Venom tandis que Rikar entrait dans la danse derrière lui. Un mâle ennemi jura. La glace
craqua et le givre se répandit, recouvrant l’intérieur des vitres du Starbucks, faisant chuter la
température jusqu’à ce que chacune de leurs respirations devienne de petites bouffées d’air blanc.)
Maîtrise-le, nom de Dieu !
Il perdit sa prise sur Wick une deuxième fois.
— Merde à la fin ! (Venom grinça des dents.) Comme si je n’étais pas en train d’essayer ?
Plus facile à dire qu’à faire.
Wick était une force de la nature dans ses bons soirs. Mais dans un mauvais, il était le diable en
personne. Ina-putain-de-rrêtable.
Venom l’attrapa de nouveau.
Aussi glissant qu’un serpent d’eau, Wick lui échappa encore une fois. Les mains de Venom ne se
refermèrent que sur du vide, lui faisant perdre équilibre. Alors qu’il compensait, redistribuant son
poids en plein mouvement, Wick augmenta l’écart entre eux, forçant le mâle à reculer vers l’arrière
du café. Le brouhaha de pas ricocha contre le haut plafond. Sa frustration augmentant, Venom courut
après le duo tandis que son meilleur ami plaquait Azrad contre le mur. Des cadres photo raclèrent
contre le mur. L’un d’eux tomba en chute libre. Le bois explosa contre le bois. Le verre se brisa, se
répandant sur le sol tandis que Wick frappait de nouveau son adversaire.
Et encore. Puis encore une fois.
Venom franchit la distance qui les séparait. Rapidement, il attrapa la veste en cuir de son ami.
Déterminé à l’arrêter pour de bon, il s’agrippa et tira. Wick roula vers l’arrière, mais résista,
reprenant de l’élan. Balançant un genou vers le haut, il donna tout ce qu’il avait, atteignant Azrad au
ventre.
Le mâle se plia en deux.
— Putain de merde ! (Pris dans une bataille de son côté, Bastian balaya la jambe d’un autre mâle.
Le guerrier tomba en produisant un bruit sourd. D’un mouvement élégant, Bastian tira le bras vers
l’arrière et le retourna sur le ventre. Il enfonça ensuite son genou sur la colonne vertébrale du mâle
pour le plaquer au sol.) Mets-lui une laisse, Venom.
— Si tu crois que c’est si facile à faire… (À bout de souffle, il passa l’avant-bras autour de la
gorge de Wick). Viens le faire toi-même.
Wick leva une botte, visant la tête d’Azrad.
Le guerrier se balança sur le côté pour contrer, frappant son ami d’un crochet du droit. L’os
craqua contre l’os. La tête de Wick partit sur le côté, et Venom en tira avantage. Un bras autour de sa
gorge, l’autre autour de son torse, il attrapa son ami par l’arrière et le fit reculer sur le côté. En haut.
En l’air. Et « hop » ! Fantastique. Le décollage était amorcé… le genre qui venait avec une tonne de
déséquilibre.
Venom jura lorsqu’il tangua vers l’arrière. Comme il tenait fermement Wick, ce dernier
l’accompagna dans sa chute, et tous deux jouèrent les boules de flipper, rebondissant contre les
tables, envoyant valser des chaises, titubant dans l’espace confiné. Vissée au sol au centre de la
pièce, une table en bois massif se dressait et…
Ah, putain ! ça allait faire mal.
Il avait raison.
La douleur le mordit en pleine hanche lorsqu’il entra en collision avec elle. Le coin de la table le
fit trébucher. Il frappa le sol de l’autre côté avec un bruit de craquement d’os, accompagné de son
ami, puis glissa, renversant plusieurs chaises. Refusant de le lâcher, il se raccrocha de toutes ses
forces à Wick. Mais ce fut superflu. Son ami resta sur place – Dieu merci – et jeta un regard par-
dessus son épaule. Des yeux dorés et brillants croisèrent les siens. Calme. Stable. Pas une once
d’énervement en vue. Venom fronça les sourcils. Qu’est-ce qui se passait, bon sang ? Après cette
démonstration, il pensait que Wick allait lutter pour se relever.
Péter totalement les câbles en essayant de frapper de nouveau Azrad.
Un coin de la bouche de Wick se releva.
— J’ai dit tout ce que j’avais à dire.
— Sans blague, grommela Azrad à l’autre bout de la pièce. Putain ! je crois que mes dents de
devant bougent.
— Tu l’as mérité.
Wick se libéra de l’emprise de Venom et se releva.
Ne faisant pas confiance à son ami un seul instant, Venom se redressa à son tour pour le rejoindre
à côté de la table. Pas besoin de commettre deux fois la même erreur. La mêlée générale était sa
faute. Il aurait dû être prêt. Il aurait dû savoir que Wick s’en prendrait à Azrad à la première
occasion.
— Je sais. (Un genou à terre à côté du bar, Azrad essuyait le sang qui coulait de son menton. Il
manqua une goutte qui alla s’écraser sur le parquet. Il poussa un juron et attrapa le bas de son tee-
shirt pour s’essuyer le visage.) Tu fais toujours passer tes messages comme ça, Nightfury ?
Wick haussa les épaules.
— En général.
— Efficace.
— Tu l’as bien reçu ?
— Ouais. On ne déconne pas avec les femelles sous ta protection. (Azrad grimaça en se relevant.
Il roula des épaules pour étirer ses muscles douloureux, puis s’arrêta pour froncer les sourcils devant
ses jointures bleues. Tandis qu’il fléchissait les doigts, il jeta un regard intense à Wick.) Comment
va-t-elle ?
— Elle est blessée.
— Je n’avais aucune intention de lui faire du mal.
Wick contourna une chaise renversée pour s’avancer au milieu de la pièce.
— Pourquoi tu l’as fait, dans ce cas ?
Venom était ébahi par l’échange et son attention passait de Wick à Azrad. Il secoua la tête. Son
ami ne parlait jamais à personne, alors… pourquoi le faisait-il à présent ? Quelle était sa
motivation ? Il plissa les yeux. Wick devait en avoir une. Il était peut-être silencieux, mais il n’était
pas bête pour autant. Il était même sacrément futé. Et ultra-observateur, alors… ouais.
Wick savait quelque chose qu’il ignorait.
Nageant en pleine quatrième dimension, Venom jeta un regard à son commandant en second.
Ses yeux pâles à l’affût, Rikar le contacta mentalement.
— Tu vois ce qu’il voit ?
— Pas encore, répondit-il en suivant le mouvement de Rikar et en gardant leur conversation
privée.
— Regarde Azrad de plus près, murmura Rikar. Il te rappelle pas quelqu’un ?
Venom tourna la tête. Il lança un regard à Azrad, étudiant le visage du mâle, dépassant les
éraflures et les coupures, essayant de faire le lien. C’était difficile. Tous les bouts de métal – au
sourcil et au nez – le distrayaient. Le tatouage sur le côté de sa gorge, toile noire sur laquelle se
trouvait une araignée rouge flippante, n’aidait pas non plus. Il étudia Azrad un peu plus intensément,
retirant tout le superflu – la crête iroquoise, le tatouage, le look hardcore – pour atteindre la vérité.
Le teint et les traits du mâle lui apparurent, et…
Venom inspira rapidement.
— Putain de merde !
— Bingo !
Sans voix, Venom ouvrit la bouche, puis la referma.
— Je regrette cette nécessité, guerrier, dit Azrad, d’un ton doux plein de sincérité.
— Je m’appelle Wick.
Azrad hocha la tête.
— Je ne l’aurais pas sortie de sa chambre, mais avec l’escadron de rebelles qui arrivait mes
options étaient…
— Limitées ?
Bastian haussa un sourcil.
La question détourna l’attention d’Azrad. Il posa le regard sur Bastian. Quelque chose
ressemblant à de l’émerveillement apparut sur son visage. Il déglutit si difficilement que Venom vit sa
pomme d’Adam vaciller.
— Je… je suis… Tu es…
— Bastian, leader de la meute Nightfury.
Son regard vert rivé sur Azrad, Bastian releva le mâle qu’il tenait en lui donnant une forte
poussée. Le blond grogna, mais suivit le mouvement et traversa la pièce. Rikar suivit son
commandant, relâchant le guerrier qu’il tenait, celui avec un cache-œil noir. Le silence s’abattit. Les
deux groupes se rassemblèrent respectivement aux coins opposés de la pièce afin d’entourer et
protéger leurs chefs.
— Mais la vraie question… la seule qui m’intéresse… est : toi, tu es qui, putain !?
— J’ai quelque chose à te montrer. (Azrad plongea la main dans la poche de sa veste et sortit un
petit carnet relié en cuir. Usé par le temps, craquelé sur la tranche, le journal tremblait entre ses
doigts.) J’ai reçu ça il y a à peine plus d’un an. Il appartenait à…
— Je sais à qui il appartenait.
L’agressivité s’échappait de Bastian par vagues lorsqu’il traversa la pièce. Sa cible ? Devinez.
Le nouveau avec le vieux livre. Azrad venait de se peindre une cible en plein front. Pas recommandé
ni malin, même de loin. Un Bastian en pétard était l’équivalent d’une marina infestée de requins avec
du sang dans l’eau.
— Où est-ce que tu l’as eu ?
— Un Numbai me l’a donné. Il appartenait à mon sire.
— Foutaises, répondit Bastian d’un ton presque mélodique.
Venom garda une expression neutre, retenant une grimace, et se prépara à intervenir. Ça allait
tourner en eau de boudin, comme on disait. Il l’avait compris à l’intonation de Bastian. Quand son
commandant utilisait ce ton, la mort suivait presque systématiquement.
— Mon père n’a pas enfanté d’autre fils avant sa mort. Je n’ai pas de frère.
— Faux. (Ses yeux bleu foncé débordant d’émotion, Azrad dévisageait Bastian.) Tu m’as, moi.
La magie ondula, électrifiant l’air tandis que Bastian grondait.
L’avertissement était bas et létal, le genre de grognement qui faisait fuir les mâles intelligents en
courant. Au lieu de ça, Venom resserra la boucle, s’approchant pour se tenir à côté de son
commandant, montrant son soutien tandis que Rikar et Wick prenaient position derrière eux. Piégé
entre un mur de muscles masculins et les comptoirs derrière lui, Azrad releva le menton et campa sur
ses positions. Stupide ? Courageux ? Venom ne parvenait pas à se décider. Il était bien trop tôt pour
le dire. Une certitude, cependant : malgré la ressemblance troublante entre Bastian et Azrad, le mâle
devait agir prudemment. Ce que le nouveau allait dire au cours des trente prochaines secondes
déciderait de son sort.
— Tu sais depuis quand j’attends de te rencontrer ? demanda Azrad d’une voix désespérée.
Depuis l’instant où j’ai appris la vérité. À la seconde où j’ai lu les journaux, je… Seigneur ! des
mois à pourrir dans ce trou paumé… à connaître la vérité avec peu de chances de m’en sortir. À
vivre avec l’espoir de rencontrer un frère dont j’ignorais jusqu’à l’existence. (Un muscle tressauta
sur sa mâchoire. Il fléchit les doigts, luttant pour garder le contrôle.) Bastian… je préférerais me
couper les couilles que de te mentir. Tu es mon frère. Nous partageons le même sang. Je le jure sur
ma vie.
Refusant de le croire, Bastian le fusillait du regard.
Azrad grogna en se défaisant de sa veste. Alors qu’elle tombait au sol, il attrapa le bord de son
tee-shirt et le fit passer par-dessus sa tête. Torse nu, ses muscles se contractèrent tandis qu’il montrait
les dents et jetait le tissu chiffonné vers Venom. Les réflexes le lui firent attraper. L’odeur de sang et
de mâle s’en élevait.
— Le sang ne ment pas. Vérifiez mon putain d’ADN.
En matière de bluff, c’en était un plutôt bon. Mieux que bon, vu la véracité de son affirmation.
L’ADN dragon ne mentait vraiment pas.
Il y avait donc deux possibilités.
Soit Azrad disait la vérité. Soit il venait de jouer sa dernière carte et essayait maintenant de
gagner du temps, suffisamment pour lui permettre de foutre le camp avec ses acolytes. C’était logique
d’un point de vue tactique. L’ADN devait être analysé en laboratoire, les allèles et les marqueurs
familiaux vérifiés sur quatre brins chromosomiques enveloppés dans de la magie inviolable. Ce
n’était pas un procédé facile. Isoler les bons brins génétiques prenait du temps, et Azrad le savait
sans doute.
Venom pinça les lèvres. Malin. Au-delà de dangereux, également. Ce fils de pute avait obtenu sa
licence en étant premier de classe.
— Jolie histoire, Azrad.
— Pas d’histoires. Juste la vérité.
Bastian fronça les sourcils et le regarda. Alors que Venom croisait son regard, son commandant
leva la main. Il lui lança le tee-shirt ensanglanté. Bastian passa les doigts entre les plis, traçant l’une
des taches du bout du pouce.
— Ça ne peut pas être vrai.
— Je ne crois pas qu’il mente, murmura Wick en s’avançant.
Il frôla l’épaule de Venom en le dépassant, puis décrivit un grand cercle autour du mâle qui
prétendait l’impossible. Ses yeux dorés embrasés, Wick prit une profonde inspiration, filtrant l’odeur
par ses sens acérés, et parcourut Azrad d’un œil critique.
— Il possède une variation de ton odeur… même signature magique dans ses veines. Je l’ai sentie
à la seconde où je l’ai fait saigner.
Le silence accueillit cette déclaration.
Venom pouffa. Eh bien, ça expliquait son revirement. Wick avait reculé, infligeant une raclée
cordiale pour exprimer le fond de sa pensée plutôt que la mort. Et pourtant, malgré l’assurance de son
ami, Venom restait sceptique. C’était une bonne histoire, une histoire qui frôlait la vérité et sentait la
sincérité. Mais bon, n’était-ce pas précisément ce qui rendait un mensonge crédible ? Donner juste
suffisamment de détails vérifiables. Fournir une poignée de faits avérés, une dose égale d’honnêteté
et…
« Pouf ».
Tout le monde y croyait. Tout le monde se faisait rouler. Tout le monde finissait mort.
Il n’y avait pas la place pour l’erreur. Pas avec les Razorback qui essayaient de liquider la meute
Nightfury dans son intégralité : sa famille, les mâles qu’il aimait et estimait plus que tout.
Ivar était prêt à tout pour gagner. Et implanter un espion à l’intérieur du camp Nightfury – un
espion qui prétendait être le frère caché de Bastian… Bon sang ! c’était un coup magistral. Ce serait
une vraie victoire pour ce fils de pute, donc… ouais, frère ou pas, Venom voulait tout savoir.
Jusqu’au moindre détail insignifiant. Ce ne serait qu’une fois Azrad approuvé qu’il déciderait de quel
côté partir. Croire et accepter. Ou mort et destruction tandis qu’il briserait le mâle en deux pour
protéger sa meute.
CHAPITRE 16

La tension se répandit comme une retombée radioactive, saturant l’air de méfiance à l’intérieur du
Starbucks. Ça ne dérangeait pas Wick. « Pénible » et « tendu » lui allaient bien. La prudence gardait
un mâle en vie. Et vu qu’une bombe venait d’être lancée la vigilance semblait de mise.
Mais bon, quand ne l’était-elle pas ?
Wick décrivit un nouveau cercle autour d’Azrad. Les hommes qui bossaient pour lui s’agitèrent,
mal à l’aise. Il pouvait les comprendre. Personne ne déconnait en sa présence – ou celle de ses frères
d’armes – à moins d’y être forcé, et ces deux-là semblaient un peu plus intelligents que la moyenne et
reconnaissaient une bombe sur le point d’exploser dont Wick pouvait pratiquement entendre le
compte à rebours. Le cliquetis de l’horloge tandis que l’aiguille des secondes s’approchait de la mise
à feu.
Ce qui signifiait qu’il fallait qu’il agisse.
Dare-dare. Comme dans, genre, putain de tout de suite. Sinon la situation allait exploser, laissant
sa meute face à un cratère empli de spéculations et sans réelle réponse, alors… pas de question à se
poser. Désamorcer la situation semblait être une bonne idée. Une très bonne idée même, à un détail
près.
La méditation n’était pas son fort. Son champ d’expertise couvrait d’autres zones – à savoir tuer
des trucs –, mais ça ne changeait pas les faits. Ni l’urgence de la situation. Il lui restait probablement
moins d’une minute avant que son commandant ne perde patience et n’explose. Les répercussions ne
seraient pas jolies. Ni ce qu’il y aurait à nettoyer. Et décoller ce qu’il resterait d’Azrad et de ses
hommes par terre n’était pas sur sa liste de choses à faire ce soir-là. Il avait d’autres plans. Une
stratégie qui incluait découvrir s’il avait raison au sujet d’Azrad.
Qui se ressemble, après tout, s’assemble. C’était irréfutable.
À présent, la suspicion donnait lieu à la certitude et tenait Wick par les couilles. Azrad portait
tous les marqueurs. La vérité – de qui et de ce qu’il était – était plus que superficielle. Elle était
incrustée dans ses os. Elle se voyait à la manière dont il bougeait, sentait, et pensait. Wick pouvait
pratiquement entendre les rouages tourner dans l’esprit d’Azrad, alors…
Aucun risque. Il ne laisserait pas Bastian livré à lui-même jusqu’à ce qu’il soit certain, d’une
manière ou d’une autre.
Wick poussa une chaise du bout du pied jusqu’au centre de la pièce. Le métal racla le bois. Le
bruit désagréable brisa le silence, provoquant les réactions qu’il espérait, à savoir faire grimacer les
autres guerriers dans la pièce. Leurs mouvements brisèrent le cercle, débloquant l’impasse tandis que
tout le monde tournait la tête dans sa direction. Venom le dévisagea en fronçant les sourcils. Wick
releva le menton, le mouvement n’exprimant qu’une chose. La confiance. Il avait besoin que Venom le
soutienne si les choses devenaient critiques et que Bastian pétait les plombs. Alors que son ami
hochait la tête en réponse, Wick attrapa une autre chaise et la poussa en direction d’Azrad.
Le mâle arrêta sa progression du pied.
Sans prendre la peine d’expliquer ce qu’il voulait, Wick montra l’exemple en retournant sa
propre chaise pour s’y asseoir à califourchon, posant les bras sur le dossier. Il força ses muscles
tendus à se relaxer, se la jouant cool pour mettre Azrad à l’aise. Son langage corporel envoyait un
message simple : il ne s’agissait que de discuter. Personne n’avait besoin de mourir.
Wick se retint de ricaner. Seigneur ! son geste était hautement ironique. Lui… ouvert à une
conversation ? Quelle putain de blague. Mais hé ! calmer l’envie d’en venir aux mains exigeait une
certaine dose de finesse. Et si laisser une chance à la diplomatie fonctionnait – détendait
suffisamment Azrad pour qu’il obtienne l’information que Wick voulait… eh bien, dans ce cas, faire
progresser sa patience et son tact d’un niveau semblait la meilleure manière de s’y prendre.
— J’ai quelques questions. (Le regard rivé sur le mâle qui se trouvait à quelques mètres de lui,
Wick désigna la seconde chaise.) T’es d’humeur à parler ?
L’approche « bon flic » déclencha une réaction en chaîne. La surprise se propagea comme la
peste, tuant le silence dans la pièce. Des murmures pleins de « bordel de merde ! » embrumèrent
l’air. Wick ignora les regards incrédules que ses camarades lui lançaient. Il se fichait de savoir ce
que les autres Nightfury pensaient. Il n’avait pas le temps pour les conneries habituelles non plus. Pas
si ce qu’il suspectait au sujet d’Azrad s’avérait correct.
— Ça dépend.
Azrad attrapa la chaise en le dévisageant d’un air méfiant. Il lui fit faire un demi-tour et imita le
mouvement de Wick, adoptant la même position.
— De ? demanda Wick en haussant un sourcil.
Azrad fronça les siens. La lumière se réfléchit sur le piercing à son sourcil.
— De ce que tu veux savoir.
Tout. Mais il y viendrait plus tard.
— Montre-moi l’intérieur de ton bras.
Blondinet et le Pirate se déplacèrent, couvrant les arrières de leur chef.
L’avertissement était subtil. Le spectacle de muscles, non.
Wick sourit. Ces deux-là étaient dévoués à Azrad. Bien. La solidarité équivalait à la force. Un
excellent signe. Ça en disait beaucoup sur le mâle assis en face de lui. Un leader qui inspirait la
loyauté et l’amour au lieu de la peur était admirable. Peut-être même un allié de choix.
L’expression fermée, Azrad secoua la tête.
Wick tint bon.
— J’ai besoin de le voir.
— Putain ! grogna le mâle dans sa barbe. (Un instant plus tard, il obtempérait. Il desserra les
doigts et tourna le poignet vers le haut. Un muscle tressauta sur sa mâchoire tandis qu’il fusillait Wick
du regard.) Satisfait ?
Tant s’en fallait. La satisfaction n’avait rien à voir là-dedans.
Wick hocha malgré tout la tête, le regard rivé à la cicatrice qui s’étendait sur l’intérieur de
l’avant-bras d’Azrad. Bordel de merde ! son instinct ne l’avait pas trompé. Il avait vu juste. Mais
bon, ayant grandi dans le même enfer, percer Azrad à jour n’avait pas été difficile. Malgré cela, la
vue de la marque fit remonter le dégoût à la surface, forçant Wick à se souvenir, et son estomac
bouillonna. Il déglutit pour faire passer la brûlure, incapable de détourner les yeux de la cruauté de
l’Archguard.
Si obscène. Si barbare. Si complètement inutile.
Et pourtant la dépravation de la marque perdurait.
Wick retira sa veste et la laissa tomber derrière lui. Lorsque le cuir toucha le sol, il remonta ses
manches. Trois centimètres sous la jointure de son coude, les symboles dragonais – sept chiffres –
marquaient la peau de son propre avant-bras.
Azrad avala une rapide bouffée d’air.
— Wick, murmura Venom en s’avançant derrière lui. Pas besoin de…
— Il est temps, Ven. Je suis fatigué de le cacher.
Il avait fait du bon boulot pourtant, non ? Aucun de ses frères d’armes ne connaissait la vérité.
Aucun n’avait vu la marque non plus. Sous forme dragon, il dissimulait sa honte à l’aide de la magie.
Sous forme humaine, il ne pouvait cacher la cicatrice. Ce qui signifiait qu’il ne retirait jamais son
pull ni ne portait de manches courtes. Mais à présent, après toutes ces années, il voulait cracher le
morceau. Il voulait que les autres comprennent pourquoi il était si secret et parlait si peu.
On l’avait entraîné depuis son plus jeune âge pour être ainsi. Pas de discussion. Pas de contact
physique. Pas de chaleur d’aucune sorte. Ce genre de privation changeait un mâle. Ça le rendait
silencieux. Lui faisait garder ses distances. Engendrait la méfiance et la suspicion.
Le moyen ultime pour créer une machine à tuer.
Wick fléchit les mains et regarda ses muscles onduler sous la marque, tordant les chiffres que ses
ravisseurs avaient brûlés dans sa peau… se souvenant de ce qui l’avait fait.
Du venin de dragon en fusion, la seule substance qui pouvait marquer ceux de son espèce.
S’il était utilisé avant qu’un mâle ne passe par le changement – avant que la magie dans son sang
ne s’active –, la marque de possession ne disparaissait jamais. Le fardeau devenait quelque chose à
porter, un rappel flagrant scellé à même la peau, qu’on pouvait voir et avec lequel on devait vivre
tous les jours, qui ramenait le passé, peu importait à quel point il était distant, dans le présent.
Il savait de quoi il parlait.
Chaque fois que Wick le regardait, son estomac se retournait et lui faisait revivre la nuit durant
laquelle il avait reçu ces chiffres. Alors que les souvenirs lui faisaient tourner la tête, des choses
qu’il désespérait d’oublier remontaient à la surface. En un flash aveuglant, il était de retour dans la
saleté et la misère, à revivre la brutalité – les hautes flammes dans les braseros, la lueur rouge de
l’acier tandis que le connard remontait le fer de la cuve de venin de dragon bouillant, l’odeur âcre de
fumée dans l’air, les mains brutales qui le maintenaient au sol, la morsure du métal contre sa gorge.
Wick serra les dents. Il aurait dû dépasser tout ça à présent. Soixante ans était une longue période
pour maîtriser la douleur, mais… Seigneur ! les souvenirs étaient une pute têtue. Peu importait le
nombre de fois qu’il essayait d’en occulter les détails, l’expérience demeurait en lui, le pourchassait.
L’impuissance face à la sauvagerie. Le goût amer de la défaite. Sa colère tandis qu’ils le forçaient à
se soumettre.
Non qu’il ait fallu beaucoup pour le maîtriser.
Ses ravisseurs avaient bien fait les choses. Ils avaient attendu jusqu’à ce que sa chimie
biologique baisse au point d’être au bord du changement. Il avait été trop faible pour lutter… si
malade, au-delà de vulnérable, il avait besoin d’un aîné pour l’aider lors de sa première
transformation. La plupart des mâles s’en réjouissaient. Rêvaient de la nuit où cela se produisait et
étaient fous de joie lorsqu’elle avait lieu. Mais bon, la plupart des mâles avaient des sires qui les
aimaient. Lui avait eu un enfoiré sadique qui avait souhaité sa mort au premier signe de vraie force.
Au moment où la magie de Wick était apparue, son ravisseur avait réalisé le danger, reconnu le
guerrier en lui, et compris que Wick le traquerait jusqu’aux confins de la Terre – pour le déchiqueter
membre après membre – dès l’instant où il se réveillerait sous forme dragon.
Alors ouais, il comprenait Azrad. Et alors qu’il observait le mâle assis en face de lui Wick vit
tout ce qu’il ressentait comme dans un miroir.
— Ils ne t’ont pas envoyé… (Azrad se racla la gorge et laissa sa phrase en suspens. Les sourcils
froncés, il se dandina sur sa chaise. Un instant plus tard, il détourna le regard et parcourut les
contours de sa cicatrice du bout des doigts.) Tu n’as jamais été à Tanzenmed. Je t’y aurais vu.
Le nom fit se crisper Wick. Tanzenmed. Une prison dragon si terrible que les mâles suppliaient
qu’on les achève, qu’on leur offre une mort clémente, quand ils encouraient un emprisonnement là-
bas.
— Je ne suis jamais allé aussi loin. (Grâce à Venom. Son meilleur ami avait tout risqué. Il avait
abandonné une vie pépère dans l’aristocratie dragon pour le secourir. La gorge serrée, il lança un
coup d’œil par-dessus son épaule. Comme toujours, Venom se tenait prêt, disposé à l’aider à tout
instant. Exactement comme la nuit où il avait défié le général et était intervenu pour lui sauver la vie.)
Dans quel club est-ce que tu étais ?
— Celui de Rodin. (Les narines d’Azrad se dilatèrent tandis que ses yeux brillaient d’une lueur
féroce.) Toi ?
— Celui du général.
— Le club de mon sire, répondit Venom en même temps, sa voix recouvrant celle de Wick,
avouant ce qu’aucun d’eux n’avait jamais révélé auparavant. Le bras droit de Rodin à l’époque.
— Putain de merde ! un fight club tenu par l’élite dragon ? (Rikar attrapa une chaise et la tira
pour se joindre à leur cercle. L’inquiétude se lisait dans son regard pâle quand il secoua la tête.) Ça
fait des centaines d’années que cette pratique a été interdite.
— Ça ne signifie pas que les clubs n’existent pas. La nouvelle loi les a juste fait disparaître de la
surface. (Bastian s’était appuyé contre le rebord de la table et avait croisé les jambes. Il semblait
détendu, mais Wick savait que ce n’était pas le cas. Son commandant ne connaissait pas
l’apaisement.) Par contre, je pensais qu’ils n’utilisaient que des combattants humains.
— Ils le font probablement toujours, dit Wick, un frisson de malaise à la naissance de sa nuque.
(Il n’avait pas envie d’en parler. Il détestait le pouvoir des souvenirs et ce qu’ils lui faisaient.) Mais
ils parient sur des enfants, aussi.
— Je suis entré pour la première fois sur un ring le jour de mon septième anniversaire.
— Pareil. (Un mauvais goût emplit sa bouche. Putain ! Plus de secrets. Plus rien à cacher, à
présent. Wick serra les poings, ne sachant que faire de cette évidence… ni comment se comporter
maintenant que ses frères d’armes connaissaient la vérité.) Ils me gardaient dans une cage la journée
et me faisaient combattre la nuit, jusqu’à ce que…
— Tu passes par le changement, dit Azrad, terminant sa phrase.
Wick acquiesça.
— Après ça, j’étais un trop grand risque. J’aurais dû aller à Tanzenmed, mais Venom est
intervenu et m’a sorti de là avant que le général ne me fasse monter dans le camion.
Ce qui avait eu pour conséquence la mort du sire de Venom.
Wick déglutit pour se débarrasser de la boule qu’il avait au fond de la gorge. Un parricide.
Seigneur ! quel horrible fardeau. Venom le portait tous les jours. Un instant dans le temps qui avait
mis leurs têtes à prix et scellé leurs destins. Un acte qui les avait transformés aussitôt en fugitifs et les
avait fait fuir avec seulement leurs habits sur le dos.
— J’ai fait ce qui devait être fait, murmura Venom en haussant les épaules pour dédramatiser ce
sacrifice. (Il faisait toujours ça, minimiser sa bravoure. Mais Wick connaissait la vérité. Cette nuit
leur avait laissé de lourdes séquelles à tous les deux. La tension dans la voix de son ami l’indiquait
clairement.) Mais tu te trouvais déjà à Tanzenmed à ce moment-là.
Azrad hocha la tête.
— Ce lieu maudit.
Aucun doute là-dessus.
Créée pour entraîner l’élite, la prison utilisait des cibles vivantes – des dragons condamnés à
mort, des mâles sortis des fight clubs, ou n’importe qui que l’Archguard souhaitait voir disparaître –
dans une série de jeux de guerre destinés à enseigner aux jeunes dragons comment se battre. La
prison s’étendait sur une grande superficie dans la campagne russe et gardait des proies vivantes à
l’intérieur d’une zone limitée grâce à un collier électronique qui permettait aux chasseurs de traquer
leurs cibles et de les mettre à mort. Bourrés d’explosifs, les colliers détonaient, faisant sauter la tête
d’un mâle s’il franchissait la frontière pour fuir les lieux.
La mort par C-4. Ou essayer de survivre en se battant.
Une pratique perverse avec une issue tout aussi révoltante. Une fois emprisonné, personne ne
ressortait de Tanzenmed en vie.
Ce qui soulevait une question, non ?
Il plissa les yeux en observant Azrad.
Venom comprit aussitôt à quoi il pensait.
— La prison est réputée pour être impénétrable. On ne peut y entrer que d’une manière. Et on n’en
ressort pas, donc…
Rikar ricana.
— Tu veux nous expliquer comment tu as réussi à en sortir, Azrad ?
— Mauvaise question, mon frère, dit Bastian.
— Exactement. (L’intuition de Wick se déchaîna, et il grogna. Ah, ouais… l’intrigue se corsait.)
On se fiche de savoir comment, Rikar. Ce qu’on veut savoir, c’est qui.
— Bordel de merde ! gronda Rikar.
— Nian, dit Venom, la colère dans son ton facilement reconnaissable. Ce connard t’a dans la
poche.
— Non. (Azrad se redressa sur sa chaise en secouant violemment la tête, mouvement qui
confirmait son démenti tandis que ses iris brillaient comme deux diamants bleus.) J’ai utilisé cet
enfoiré pour sortir de ce trou à rats… rien de plus.
— Rien n’est jamais aussi simple. (Bastian se redressa. La méfiance faisait crépiter l’air de
manière hostile. Mais il se montra patient, comme un commandant devait l’être.) Que lui as-tu
promis… ma tête sur un plateau d’argent ?
— Jamais, répondit Azrad. Nian est venu me trouver il y a trois mois avec une proposition.
— Pourquoi toi ? demanda Bastian.
— J’ai acquis une certaine réputation en prison.
— Oh, vraiment ? (Le sarcasme dégoulinait du ton de Rikar, qui montra ses dents blanches en un
demi-sourire.) Tu as envie de nous dire de quoi il retourne exactement ?
Azrad fit craquer ses doigts, le regard froidement prédateur.
— Je tue tout ce qui s’approche de moi.
Wick ricana.
— Pratique.
— Ça fonctionnait pour moi. Donc voilà comment ça s’est passé. (Azrad le regarda, puis Bastian,
avant de reporter son attention sur lui.) Vous savez comment raisonnent les crétins en costard. Nian
est pareil. Il avait besoin d’un guerrier qui n’était pas sous le contrôle de l’Archguard, un joueur
qu’ils ne verraient jamais venir. Il m’a proposé un marché… la liberté et un ticket en première classe
pour Seattle, dans un seul dessein.
— Un face-à-face avec moi.
— Exact. (Azrad haussa les épaules.) Le marché était de me rapprocher suffisamment pour
obtenir une entrevue. Ensuite, je devais me débrouiller pour être dans tes petits papiers… assez
proche pour lui fournir des informations à ton sujet, ainsi que sur la meute. Je n’ai jamais dit oui à
cette partie du marché, mais… (il laissa sa phrase en suspens et observa ses jointures meurtries) je
voulais te rencontrer, donc lui mentir en lui disant que je serais son espion me semblait la chose à
faire.
— Ce n’était pas une mauvaise idée, dit Venom, impressionné.
— Ça m’a mené jusqu’ici, non ?
Venom leva les yeux au ciel.
Azrad sourit, puis reprit une expression neutre. Alors que l’amusement se transformait en sérieux,
le mâle plongea son regard dans celui de Bastian.
— Écoute, je sais que tu ne me fais pas confiance. Je ne t’en veux pas. Si quelqu’un se pointait en
prétendant être le sang de mon sang, je le tabasserais d’abord et lui poserais des questions ensuite.
Tout ce que je te demande, c’est de vérifier mon ADN. Donne-moi au moins ça.
Une expression impassible sur le visage, Bastian étudiait le mâle.
— Je ne te promets rien, mais… laisse-nous quelques jours. On vérifiera ton sang. En attendant…
— En attendant, répéta Azrad, il y a un autre truc que tu devrais savoir.
La curiosité tenailla Wick.
— Quelle est la cerise sur le gâteau ?
— Je me trouve à l’intérieur du camp ennemi. (Azrad sourit, une vilaine lueur dans le regard,
l’expression le faisant ressembler à un baron du crime. Un dangereux baron qui avait le doigt sur la
détente.) Je me suis dit que tu aurais besoin d’un geste prouvant ma bonne foi afin de me prendre au
sérieux, donc j’ai infiltré les rangs des Razorback il y a deux semaines.
— Seigneur ! dit Rikar, avec l’expression d’un type qu’on venait de frapper à la tête.
Avec une hache, et du côté tranchant.
Venom cligna des yeux.
— Sérieux ?
— Sérieux. Ces connards pensent que je suis l’un d’entre eux.
— Un espion, dit Wick en souriant. (Il ne pouvait s’en empêcher. Le plan lui semblait ingénieux.
Intelligent. Audacieux. Un geste qui demandait des couilles exécuté par un mâle qui en avait. Tout à
fait le genre de Wick.) C’est pour ça que tu savais pour Jamison.
Un regard bleu sombre croisa le sien.
— Des bavardages de Razorback et quelques recherches ont fait entrer la femelle dans
l’équation. Vous avez fait grincer quelques dents en volant Tania sous le nez d’Ivar. La logique
suggérait que vous vous en prendriez ensuite à sa sœur.
Rikar lâcha un autre juron.
— On est prévisibles à ce point ?
— Seulement quand on parle de femelles. (Azrad reporta son attention sur Bastian.) Sinon, vous
êtes un putain de mystère. Ce qui est une bonne chose. Vu que les Razorback vous traquent, la
discrétion est…
— Et donc le petit frère veut rejoindre notre cause. (Lorsque Azrad acquiesça, Bastian s’avança
silencieusement. Il longea le bar et s’approcha de celui qui était peut-être son frère. Azrad se figea.
Wick pouvait le comprendre. Même si Bastian avait l’air calme, tout le monde dans la pièce savait
qu’il ne jouait pas. Bastian leva un pied et donna un petit coup à la chaise d’Azrad.) Qu’est-ce que tu
as à y gagner ?
— La vengeance.
— Ivar t’a foutu en pétard ou un truc du genre ?
— Trop tôt pour le dire. Je ne l’ai pas encore rencontré. (Il pencha la tête vers l’arrière pour
regarder Bastian, plongeant le regard dans ses yeux d’un vert intense.) Je suis toujours en train de
gravir les échelons des Razorback. Mais Ivar n’est qu’un tremplin, que j’utiliserai pour ferrer un plus
gros poisson.
— Tu parles de Rodin, fit Wick.
— Je lui dois une existence de souffrance. (Azrad sourit de manière animale.) De plus, Rodin et
ses potes financent les Razorback.
Cette révélation aviva l’intérêt de Bastian.
— Tu as une preuve de ça ?
— Pas encore, mais…
Une alarme retentit, bipant à toute allure.
Azrad lança un regard à sa montre. Minuit pile.
— Nian est à l’affût. Ça t’intéresse de lui parler ?
— Tu as un sac avec un ordinateur ici ?
Le mâle acquiesça.
Bastian hocha la tête.
— Alors allons-y.
Il n’eut pas besoin d’insister. À la seconde où Bastian donna son accord, Azrad se releva si vite
que la chaise tangua. Lorsqu’il se tourna vers ses hommes, le Pirate lui tendit un sac à dos noir. Il le
passa par-dessus son épaule et se dirigea vers la grande table au centre de la pièce et se mit au
travail : ouvrant le sac, il en sortit un ordinateur et ses doigts volèrent sur le clavier tandis qu’il
entrait les coordonnées et mettait en place la conférence vidéo.
Un large écran plat suspendu au-dessus d’une rangée de chaises s’alluma. Wick se rapprocha
pour mieux voir. La fenêtre vidéo se mit à clignoter au milieu de l’écran, répandant une vive lumière
bleue sur les murs du Starbucks. C’était malin de la part d’Azrad. La webcam à angle large posée sur
le sommet de la TV renverrait l’image de la pièce entière, permettant à Nian de les voir tous depuis
l’autre bout du monde.
Azrad tapa quelques touches supplémentaires, et…
— Il était temps, putain !
— Ça fait plaisir de te voir aussi, Nian.
Assis derrière un bureau, un mâle aux cheveux sombres les regardait. Des yeux de la couleur de
l’opale balayèrent l’intérieur du Starbucks.
— Lequel d’entre vous est Bastian ?
— C’est moi.
Bastian s’assit, impassible, sur une chaise. Alors qu’il posait les bottes sur la table, il planta le
regard dans celui du plus jeune membre des Archguard. Sa voix ressemblant plus à un grognement
qu’autre chose, il dit :
— Qu’est-ce que tu veux, Nian ?
— Plusieurs choses, répondit le mâle. Mais parons au plus urgent. Il faut que tu fasses sortir tes
guerriers de Prague, et fissa. Rodin monte un coup foireux… dans lequel l’exécution de Gage et
Haider joue un rôle important. À la nuit tombée, un escadron de la mort sera envoyé pour s’emparer
d’eux.
Wick montra les dents en grondant.
— Putain de merde ! grogna Venom.
— Exactement. (Nian s’appuya contre le dossier de sa chaise. Il ne chercha même pas à
dissimuler son inquiétude lorsqu’il planta son regard à la couleur changeante dans celui de Bastian.)
Je ne sais pas où dorment les Métalliques, donc je ne peux pas les joindre. Mais si tu le peux… fais-
le. Dis-leur de ne pas prendre leur forme dragon. La ville grouillera des hommes de Rodin à la nuit
tombée. Dis-leur de prendre contact avec moi par ce lien Internet. Je les ferai sortir clandestinement
de la ville.
Joli plan en théorie. Problématique dans l’exécution proposée.
Wick ne faisait pas confiance à ce toutou de l’Archguard. Aucun mâle sain d’esprit ne le ferait.
Surtout vu la lignée de Nian et son historique. Plusieurs possibilités étaient envisageables. Ce
connard aurait pu être de mèche avec Rodin. Il aurait pu s’assurer que le leader de l’Archguard serait
tenu pour responsable du plan qu’il avait en tête, quel qu’il fut. Il aurait pu mentir comme un
arracheur de dents afin de précipiter les Métalliques dans un piège. Chacune de ces propositions
pouvait conduire au meurtre de sang-froid de ses frères d’armes.
Elles étaient toutes mauvaises.
— Sloan, dit Wick à son ami qui montait la garde à l’extérieur.
— Je suis là.
— Trouve un ordinateur.
Des écailles cliquetèrent tandis que Sloan reprenait forme humaine sur un toit à proximité.
— De quoi tu as besoin ?
— Avertis les Métalliques. Rodin a fait mettre leurs têtes à prix. (Écoutant d’une oreille la
conversation de son commandant avec Nian, Wick croisa le regard de Rikar. Ce dernier acquiesça
tandis qu’il continuait.) Dis-leur de foutre le camp de Prague. Sans se faire remarquer.
— Bien reçu.
Un bruit de pas lui parvint de manière claire à travers la connexion mentale.
Le son revigora Wick, crispant ses muscles alors que la tension s’installait dans ses épaules. Il
avait envie de hurler à son ami de se dépêcher. Mais il garda le silence. Sloan ferait de son mieux.
Mais les ordinateurs n’étaient pas aussi fiables que la communication télépathique. Le message
pourrait ne pas passer ou ne pas être lu à temps. La meute Nightfury dans son ensemble venait d’être
plongée dans l’attente. Il ne restait rien d’autre à faire que prier pour que Gage et Haider s’en sortent
en un seul morceau.
Les ressorts de la chaise grincèrent lorsque Nian changea de position, se rapprochant de l’écran.
Les avant-bras posés sur le bureau, il se pencha, remarquant les détails, évaluant la situation tout en
fixant le regard sur Bastian. Seigneur ! il s’était attendu à ce que le commandant des Nightfury soit
féroce. Ce qu’il voyait surpassait ses attentes. Le mâle possédait plus que la force d’un guerrier. Dur
à cuire et hautement dangereux, ce qu’il dégageait criait de ne pas déconner en sa présence et, avec le
regard vert de Bastian pointé dans sa direction, Nian y croyait. Chaque rumeur. Chaque anecdote.
Chaque mot murmuré dans des allées sombres au sujet du mâle et de ses tactiques.
Heureusement pour lui, il se trouvait à l’autre bout du monde. Il était en sécurité. Hors de portée
grâce à l’océan entre eux. Du moins, Nian l’espérait. Bastian avait sans doute le bras long et
beaucoup d’alliés des deux côtés de l’Atlantique. Des mâles prêts à faire ce qu’il demandait sans
poser de questions et d’un instant à l’autre.
Ce qui n’était pas une pensée agréable.
Heureusement qu’il n’était pas facilement impressionnable. Ni impuissant de son côté.
Il se rassit et regarda l’écran donnant sur une pièce ouverte encerclée de grandes fenêtres.
Agglutinés derrière la chaise de Bastian, les Nightfury soutenaient leur commandant. Grands.
Puissants. Déterminés. Des guerriers prêts à protéger, jusqu’au dernier. Nian reconnaissait le genre,
mais il tint bon, soutenant le regard de chacun des mâles avant de reporter son attention sur Bastian.
Jusqu’ici, tout allait bien. Le feu était vert. La mission était presque accomplie. Entamer les hostilités
avec le problème de Gage et d’Haider avait été brillant, un vrai trait de génie. Le stratagème avait
attiré l’attention du commandant des Nightfury comme rien d’autre ne l’aurait pu. N’importe quel
abruti remarquerait que Bastian tenait à ses hommes. Son inquiétude était tangible, embrumant l’air
autour de lui, parcourant des milliers de kilomètres pour lui parvenir. Il souhaitait la sécurité de Gage
et Haider. Il voulait que le duo rentre à Seattle.
Parfait à tous les points de vue.
Ironique, également. Dans sa quête pour anéantir Bastian, Rodin – et ses manigances stupides –
avait fourni quelque chose dont Nian avait besoin par-dessus tout… un ticket d’entrée dans la meute
Nightfury. À présent, il était nez à nez par écrans interposés avec un des mâles les plus puissants de
son espèce. À quelques minutes d’obtenir le soutien dont il avait besoin pour couper l’herbe sous le
pied du leader de l’Archguard.
Mais seulement s’il jouait bien ses cartes.
Bastian n’était pas stupide. Mais bon, lui non plus.
Le regard toujours plissé rivé sur lui, Bastian retira ses bottes de la table. Il se rassit sur la chaise
en cuir et se pencha en avant, pieds au sol, coudes sur les genoux, doigts noués sur les cuisses. Le
mouvement le rapprocha de la caméra. Nian déglutit, résistant à l’envie de reculer… de se tirer du
chemin avant que les choses ne tournent mal. Une réaction stupide. Bastian ne pouvait pas le toucher.
Du moins, pas tout de suite.
— Comment as-tu obtenu cette information, Nian ? demanda Bastian d’une voix douce. (Le ton
mélodieux fit naître un frisson à la base de sa nuque, lui envoyant un avertissement silencieux.
Quelque chose clochait dans ce ton, quelque chose de bien trop dangereux pour être ignoré.) Rodin
t’a dans la poche ?
Nian secoua la tête.
— Non, mais j’ai travaillé dur pour gagner sa confiance. J’y suis parvenu. Il a commencé à se
confier à moi. Toutes les informations que je possède viennent directement de cet enfoiré. Tu peux
compter là-dessus.
— Dans ce cas, dis-moi… (Même ton qu’avant. Les frissons dévalèrent le dos de Nian tandis que
le commandant des Nightfury le fusillait de son regard vert.) Quelle est la vraie raison derrière ce
rassemblement ? Quelles sont les vraies intentions de Rodin ?
Seigneur ! il s’était dit que Bastian était intelligent, plus tôt, eh bien, il aurait dû dire brillant. Il
était plus qu’astucieux.
— Il a appris la mort de Lothair. De quelqu’un à Seattle.
— Eh merde ! (Debout derrière la chaise de son commandant, un blond aux yeux pâles lui lançait
un regard noir.) Ivar. Cet enfoiré discute avec Rodin.
— C’est ce que je pensais, dit Nian, reportant son attention du guerrier blond à Bastian. Je ne
peux pas prouver le lien pour l’instant, mais je crois que Rodin finance les Razorback. Il dirige des
fight clubs clandestins et des ventes aux enchères d’esclaves femelles. Il se fait des tonnes d’argent
grâce aux deux et…
— Comment le sais-tu ? (D’un air entendu, Bastian pencha la tête sur le côté tout en le
dévisageant, le regard prédateur.) Tu fréquentes les terrains de jeu de Rodin ?
Nian ouvrit la bouche pour répondre.
Bastian le coupa.
— Pourquoi tu ne me parlerais pas de la femelle ?
— Quelle femelle ?
— Celle que tu as achetée la semaine dernière à une vente aux enchères.
La surprise le fit flancher. Le souvenir lui assécha la gorge. Ah, Seigneur ! Mauvais. Il ne voulait
pas que quelqu’un déterre ce cadavre. Il devait rester six pieds sous terre, à sa place. Sinon, la vérité
au sujet de cette nuit le ferait tuer. Mais, alors même que Nian se disait de tout garder sous couvert,
de rester impassible, calme, capable de nier les accusations, ses souvenirs lui firent prendre une
direction dangereuse.
Grace von Ziger. La magnifique blonde aux yeux bruns et à l’énergie fabuleuse. Non que la
plupart des mâles le remarquent. Mais son talent pour les illusions avait percé à jour la supercherie
de la belle lorsqu’elle s’était réveillée chez lui. Femelle à haute énergie – cas d’exception –, Grace
était une zinmera, si évoluée qu’elle pouvait dissimuler son lien avec le Méridien. Cette capacité
digne d’un caméléon lui servait grandement, lui permettant de tromper les membres de son espèce en
leur faisant croire qu’elle était de basse énergie, ce qui les incitait à la négliger.
Dommage que ça n’ait pas été son cas.
Dès le moment où il avait posé les yeux sur elle, il avait été incapable de détourner le regard. Ou
de permettre à n’importe quel mâle de l’acquérir. De la toucher. De la posséder et de la traiter
comme un trophée sexuel.
Nian leva un bras de l’accoudoir, se rassit correctement et, tendant la main sous le bureau, palpa
le permis de conduire qu’il avait glissé au-dessous. Lapier pensait qu’il l’avait jeté afin d’effacer
toute trace d’elle, mais il avait été incapable de le faire. Il aimait avoir le papier laminé à portée de
main. Il l’ouvrait souvent pour regarder sa photo. Pour l’imaginer en sécurité en Amérique,
commençant une nouvelle vie avec l’argent qu’il lui avait fourni. Mais, alors que ses doigts frôlaient
les plis du papier et qu’il soutenait le regard de Bastian, Nian sut qu’il devrait le jeter… le brûler en
même temps que le dossier qu’il gardait dans son coffre, celui qui contenait toutes ses informations
personnelles.
Garder un bout d’elle, après tout, était imprudent, sans parler de dangereux.
Aussi dangereux que la meute de guerriers qui se trouvait à Seattle.
— Depuis quand est-ce que tu m’espionnes ? demanda-t-il, se sentant stupide de n’avoir pas
compris plus tôt.
Bon sang ! un homme de Bastian était probablement en train de le surveiller en ce moment même.
— Assez pour savoir que tu as acheté un ticket en première classe pour sortir de Prague. La
question est de savoir… qui était dans cet avion ? Pas toi, donc… (Bastian haussa un sourcil.) Le vol
était à destination de New York. Tu veux que je fasse quelques recherches ? que je vérifie la liste des
passagers ? que je piste les plans de voyages dans l’état ? Je peux envoyer quelques guerriers…
— Garde tes distances, gronda-t-il, la rage le prenant aux tripes.
— Elle représentait tant que ça à tes yeux ?
Nian garda le silence, le regard menaçant. Il comprenait le but de Bastian… il recevait le
message cinq sur cinq. Ce connard voulait qu’il sache qu’il n’était pas invulnérable, qu’on pouvait
atteindre quiconque si on avait les bonnes cartes à abattre. Et Bastian – en tant que tacticien émérite –
savait comment en tirer parti. Mais, si les guerriers Nightfury s’approchaient de Grace, Nian ne ferait
preuve d’aucune pitié. Il utiliserait chaque once du pouvoir qu’il possédait pour renverser la meute
des Nightfury. Tant pis pour leur alliance. Elle méritait un nouveau départ, et il ne lui avait pas sauvé
la vie – et risqué la sienne en le faisant – pour faire machine arrière et la mettre en danger.
— Très bien, murmura Bastian en le regardant attentivement. Mais l’offre est toujours valable.
Nous ne faisons pas de mal aux femelles, Nian. Si elle a des ennuis… besoin d’aide… avertis-moi.
Ma meute est plus proche et capable de l’atteindre plus rapidement.
L’offre aurait dû plaire à Nian. Mais elle le foutait en pétard. Si Grace avait des ennuis, il
franchirait l’océan pour s’assurer de sa sécurité. Personne d’autre ne serait impliqué, et le
commandant des Nightfury serait le dernier au courant.
Ayant décidé d’en finir avec les conneries, Nian défia le guerrier qui le menaçait.
— T’as fini de raconter des conneries ? Est-ce qu’on peut passer aux choses sérieuses
maintenant ?
Un lent sourire apparut sur le visage de Bastian. L’amusement n’atteignit cependant pas ses yeux.
— Tant qu’on se comprend.
— Aucun doute là-dessus, répondit Nian, la colère se mélangeant au respect. (Enfoiré audacieux.
Fidèle à sa réputation, Bastian savait s’y prendre, et, même si ça emmerdait Nian de l’admettre, il
admirait le guerrier.) Je suis presque persuadée que Rodin et Ivar travaillent ensemble. Tous les
revenus des clubs et des ventes aux enchères d’esclaves… et il y en a des tonnes… n’apparaissent
pas sur ses comptes personnels. Ils sont virés ailleurs.
— Tu le pistes ? demanda le blond.
Nian acquiesça.
— J’essaie, mais il est malin. Doué pour cacher ses biens illégaux en même temps que les
transactions. Mais ce n’est pas le problème le plus urgent.
Bastian haussa un sourcil.
— Comment le sais-tu ?
— Rodin a demandé une rencontre spéciale du haut conseil. Il veut que la mort de Lothair
devienne illégale… que vous soyez traités comme des meurtriers. Les charges seront levées si tu
livres un membre de ta meute.
— Qui ?
— Forge.
Bastian jura. Les guerriers Nightfury derrière lui le secondèrent. Tandis que les injures
pleuvaient, polluant les ondes, Nian livra le reste des informations qu’il possédait.
— Il va exiger que tu livres Forge à Prague pour qu’il soit jugé.
— Et exécuté, conclut Bastian, qui comprenait vite.
Le procès ne serait rien d’autre qu’un subterfuge. Une comédie qui se déroulerait derrière des
portes closes. Oh ! Rodin ferait en sorte que ça donne le change. Il obtiendrait les faveurs de la cour
dragon en faisant jouer les faux-semblants – usant de son savoir-faire pour établir la culpabilité du
mâle sur des on-dit – quand en vérité Forge ne verrait jamais l’intérieur du tribunal Archguard.
— Pourquoi Forge ?
— Je ne sais pas, mais… (Nian laissa sa phrase en suspens, avant de laisser libre cours à ses
suspicions.) Rodin est secoué, il fait de son mieux pour couvrir quelque chose… il a peur de Forge
pour une raison ou une autre. Mais il n’a aucune preuve de son implication dans la mort de Lothair, je
suis sûr de ça.
Bastian ricana dédaigneusement.
— Il fabriquera celles dont il a besoin.
— Probablement, mais voilà le hic. (Nian attrapa son briquet à côté de l’ordinateur et en ouvrit le
capuchon. Le bruit se répercuta fortement dans le silence environnant.) Quand vous refuserez de
livrer Forge, la meute entière des Nightfury deviendra suspecte. Rodin aura alors une raison de
réinstaurer les vieilles lois et…
— Seigneur, gronda Bastian. Xzinile.
— L’exil. (Le blond rugit, montrant une rangée de dents blanches.) Et on aura une cible sur le dos
pour tous les chasseurs de primes aux alentours.
— C’est un jeu de puissance, Rikar. (Le commandant des Nightfury se tourna sur son siège pour
jeter un regard par-dessus son épaule. Il rencontra celui de son guerrier et secoua la tête.) Putain ! ce
connard est après moi.
Alors que Nian acquiesçait, une nouvelle série de jurons traversa les enceintes.
Bastian se retourna face à lui et se releva. Les deux mains serrées en poings, il s’approcha de la
caméra et transperça Nian d’un regard intense.
— Quand le vote aura-t-il lieu ?
— La nuit prochaine.
— Est-ce que tu peux le repousser ?
— Peut-être. (Nian fronça les sourcils, évaluant différentes options à toute allure. La meilleure
était de suivre la loi. S’il mettait trop de barrières, la suspicion lui retomberait sur le dos et Rodin
comprendrait ce à quoi il jouait. Retournant le briquet dans ses mains, il passa le pouce sur le blason
gravé dans l’or.) Il y a certaines règles que Rodin doit suivre pour réinstaurer le Xzinile. Si je lui
mets des bâtons dans les roues, ça prendra davantage de temps.
— Bien, dit Bastian en hochant la tête. Tiens-moi au courant.
Nian se pencha sur sa chaise.
— Est-ce que tu feras de même ?
Une question osée aux conséquences potentiellement désastreuses. Un mâle prudent ne tirait pas
sur la queue d’un dragon puissant. Nian le savait, mais s’en fichait… il ne pouvait laisser passer
l’occasion de s’assurer le soutien de Bastian. Il avait attendu des mois pour obtenir une entrevue en
face à face avec le commandant des Nightfury – pour acquérir ce dont il avait besoin pour avancer
dans ses plans pour l’Archguard. À présent qu’il avait fait sa part et fourni à Bastian des informations
pertinentes ainsi que sa confiance, Nian voulait quelque chose en retour. L’approbation du guerrier.
Quelque chose qui ne coûterait pas trop à Bastian dans l’immédiat, mais qui avait le potentiel de lui
rapporter beaucoup dans les années à venir.
Bastian plissa les yeux.
— Je te demande pardon ?
— Je te rends service… tu peux bien me renvoyer l’ascenseur. (Nian soutint le regard létal du
mâle.) Je souhaite la même chose que toi, Bastian… La tête de Rodin sur un plateau. Je ne peux pas y
parvenir sans ton soutien. Est-ce que je l’ai ?
Le silence répondit à sa question. Terrible et efficace, il se répandit, emplissant tout l’espace,
s’infiltrant comme un serpent venimeux.
Avivée par l’incertitude, la tension lui asséchait la gorge tandis que sa poitrine se contractait.
Nian étouffa cette réaction, respira profondément pour faire disparaître la boule qu’il avait au fond
de la gorge, et tint bon, refusant de reculer. L’issue était trop importante. Tout se jouerait dans les
prochains instants. Sur la décision de Bastian, et…
— Tu l’as, murmura Bastian. Mais, Nian ?
— Oui ?
— Déçois-moi, et tu es un homme mort.
Bastian lui lança un regard d’avertissement, puis se détourna et s’éloigna. Le malaise malmenait
le cœur de Nian, le faisant buter contre sa cage thoracique tandis qu’il regardait le commandant des
Nightfury rejoindre la porte de sortie à grandes enjambées. Une seconde plus tard, l’écran devint
noir, le laissant dans l’obscurité et sans le réconfort dont il avait tant besoin. Ni le moment triomphal
qu’il attendait.
Que Dieu lui vienne en aide. Après des mois à tout planifier, il avait finalement obtenu ce qu’il
voulait, donc… – Nian fronça les sourcils – pourquoi n’était-il pas en train de fêter la chose ? Il
aurait dû le faire. Il aurait dû se sentir soulagé, reconnaissant d’avoir à présent le soutien du mâle,
mais…
Il ne l’était pas du tout. Ni heureux. Au lieu de ça, il était sur ses gardes. Il se sentait exposé. Mal
à l’aise dans sa propre peau, parce que… aucun doute là-dessus, il avait un très, très mauvais
pressentiment. Un pressentiment qui suggérait qu’il venait d’inviter un requin à nager dans sa piscine.
CHAPITRE 17

Toujours perchée sur la table d’examen après son check-up, J.J. passa un tee-shirt par-dessus sa
tête et regarda son nouveau plâtre de marche sophistiqué, même s’il ressemblait davantage à une
botte qu’à autre chose. Bleu roi avec de vilaines sangles Velcro et dépourvu de style. Elle refusait
néanmoins de se plaindre. À cheval donné, on ne regardait pas les dents et, vu qu’elle était comme
neuve, l’ingratitude lui semblait un peu poussée.
Carrément, même, dans la mesure où elle était toujours en vie.
En vie et en bonne santé. Un excellent état de grâce.
J.J. agita les orteils et remua sur la table d’examen. Le papier se froissa sous elle tandis qu’une
légère douleur remontait de sa cheville. Elle pouffa. Eh bien, « comme neuve » était peut-être un peu
exagéré. Sa cheville cassée était toujours douloureuse, et son flanc, même si Myst avait retiré les
points de suture – la déclarant pratiquement guérie –, lui faisait toujours un mal de chien et la
transperçait comme si on lui donnait des coups de poignard si elle bougeait trop rapidement. Mais,
sinon, elle était parée.
Tout ça grâce à Wick. Ce type avait mis le paquet niveau guérison. Miraculeux ? Certainement. Un
heureux retournement de situation ? Absolument. Surtout dans la mesure où elle était sortie du bloc
opératoire moins de quarante-huit heures plus tôt.
Elle fut de nouveau extrêmement reconnaissante.
Elle avait de la chance. Elle avait une putain de chance. La preuve en était la manière dont il
l’avait traitée, mais elle se tenait également de l’autre côté de la pièce.
J.J. lança un regard en direction des placards en inox et des deux femmes qui lui avaient servi de
bouée de secours durant l’heure qui venait de s’écouler. Occupées à ranger des outils médicaux et
des fournitures, elles se tenaient côte à côte devant un comptoir. Une belle image, que J.J. connaissait
bien. Elle avait grandi en les regardant. Meilleures amies pour la vie. La plupart des filles disaient ça
à un moment ou à un autre, puis oubliaient lorsque la vie leur faisait prendre des directions opposées.
Pas ces deux-là. Myst et sa sœur, c’était du solide. Ça l’avait été depuis la troisième et, alors que J.J.
écoutait sa sœur rire – un son qui lui rendait le cœur plus léger de minute en minute –, elle
s’émerveilla de l’ironie du sort.
Des chemins de vies si différents. La prison en ce qui la concernant. Une carrière et le service
communautaire pour elles. Deux routes totalement divergentes, et pourtant elle se trouvait ici.
Partageant le même espace dans la clinique médicale de Black Diamond.
Elle tourna pour s’asseoir latéralement sur la table. Tout en balançant les jambes sous son corps,
elle parcourut la pièce du regard. L’équipement high-tech était poussé contre le mur du fond. Des
néons fluorescents bourdonnaient au-dessus de sa tête, baignant la pièce d’une lumière chaude. Elle
retint un frisson. La peinture pâle et le bourdonnement électrique lui rappelaient le passé et le centre
communautaire dans son vieux quartier. Tout était sans couleur là-bas également. Des murs pâles. Des
gens au visage d’un blanc laiteux. De maigres occasions… pour ne pas dire inexistantes.
J.J. déglutit pour faire passer la boule qu’elle avait au fond de la gorge. Ça lui semblait une autre
vie. Toutes les fois où Myst avait frappé à leur porte pour demander si Tania pouvait sortir jouer.
Puis – après que les hormones eurent frappé et la crise d’adolescence commencé –, si sa sœur voulait
l’accompagner à Four Corners, le centre communautaire, après l’école et le week-end. Le souvenir fit
sourire J.J. Ça la rendait heureuse pour sa sœur, même si un peu triste pour elle-même. Elle avait
toujours voulu avoir une amie comme Myst. Quelqu’un prêt à prendre des risques, à rester à son
côté… simplement être là quand tous les autres la laissaient tomber.
Le sentiment ressemblait à de la jalousie.
Mais ce n’était pas ça.
C’était marrant, mais J.J. n’enviait pas leur amitié. Ça n’avait jamais été le cas. Oh ! elle avait
essayé de la copier plusieurs fois, espérant trouver une meilleure amie à elle. Sans succès. Elle
n’était pas comme Tania : charmante, sûre d’elle en société, capable de mettre les gens à l’aise et de
gagner leur confiance. Le talent inné de sa sœur pour dire toujours ce qu’il fallait au bon moment
sidérait J.J. Elle n’y était jamais parvenue. Le silence était davantage son truc. Ajoutez à ça son sens
de l’observation et son goût pour épier les gens et… ouaip, elle évitait au possible d’attirer
l’attention. On avait tendance à ne pas la remarquer, ce qui faisait d’elle quelqu’un de discret qui
voyait plus que la plupart des gens.
Un excellent talent à posséder, en fin de compte. Il l’avait sauvée plus d’une fois en prison.
Savoir de quel côté sauter, après tout, équivalait à rester en vie.
— Hé, les filles ?
Son appel interrompit le flot de conversation à l’autre bout de la pièce.
Tania jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, tenant un paquet en plastique à la main.
— Tu es prête à y aller ?
— Fin prête, répondit-elle, époussetant son survêtement gris.
Elle glissa de son perchoir en faisant bien attention à ne pas se tordre les côtes. Le pantalon
glissa autour de ses hanches. Elle attrapa le tissu à pleines mains et retourna une seconde fois
l’élastique. Alors que le coton épousait sa peau, elle attrapa la canne qui était posée contre la table
et, la plaquant au sol et faisant attention que la plus grande partie de son poids repose sur sa jambe
valide, elle se tourna vers les portes coulissantes en verre.
— Où est-ce qu’on va maintenant ? À la salle de sport aider Ange ?
— Dans un instant.
Myst retira le stéthoscope qu’elle avait autour du cou pour le poser sur le comptoir. Elle pivota
rapidement pour s’appuyer contre les placards et passa la main sur la courbe plane de son ventre.
Elle faisait souvent ça, pensant sans doute à l’enfant qu’elle portait… ainsi qu’à son compagnon,
l’homme-dragon responsable de sa condition. Enceinte de deux mois et à peine capable de contenir
son enthousiasme. J.J. sourit. Myst serait bientôt mère. Ça lui allait bien au teint.
— Il faut qu’on parle de quelque chose avant.
J.J. cligna des yeux. Oh, oh ! ça n’augurait rien de bon. Surtout dans la mesure où elles n’avaient
pas cessé de parler ces dernières heures. Génial. Elle savait tout, à présent : sur Black Diamond et
les hommes-dragons qui y habitaient. Et Daimler – l’adorable majordome en queue-de-pie qui s’était
pointé avec un plateau de cupcakes, les priant de se laisser tenter tandis qu’elles étaient allongées sur
le lit de la chambre de réveil – et… hum, elle avait officiellement franchi le cap. Elle nageait en
plein dans l’étrange.
Ou pas. Elle ne savait pas encore.
Tania, Myst et Angela ne semblaient pas être folles, et le réconfort qu’elles lui avaient témoigné
avait fait des miracles en l’aidant à surmonter la montagne de trucs merdiques qui lui encombrait la
tête. Pourtant…
Malgré leurs assurances, ce n’était pas facile à avaler.
Bon, les trucs sur les dragons, elle pouvait gérer. Nier la vérité après avoir assisté à la
transformation de Wick – complète, avec des crocs, des serres et des écailles – semblait contre-
productif. Sans parler de ridicule. Elle ne pouvait pas revenir en arrière, après tout, et le « dé-voir »,
mais croyez-le ou non… aussi étrange que ça pouvait sembler… la transformation d’homme à dragon
n’était pas le problème. Tout ce truc au sujet de l’énergie, par contre ? Ouais, ça la faisait flipper.
Elle n’arrivait pas à s’y faire.
Engagement. Connexion. Repas énergétiques, un lien formé par une force qu’elle ne pouvait
contrôler. Tout ce concept était putain d’effrayant.
Elle ne donnait pas dans les relations. Elle n’était pas douée pour, en tout cas. Ses états de
service en ce domaine parlaient d’eux-mêmes… et pas en bien. Mais ça ne changeait pas les faits.
Selon Tania, le Méridien – la source ultrapuissante qui enveloppait la planète, nourrissait toutes les
choses vivantes et, par extension, les dragons – ne mentait pas. Pas plus qu’il ne commettait
d’erreurs. Ce qui signifiait qu’elle et Wick étaient à présent unis par un lien cosmique. J.J. frissonna
tandis que le malaise s’enfonçait un peu plus profondément.
La fusion énergétique. Le lien magique entre compagnons.
Destructeur d’indépendance et de sa tranquillité d’esprit.
J.J. expulsa une bouffée d’air tremblante et se força à se calmer. Ses nerfs ne voulurent rien
savoir et, à vif, se mirent en pelote lorsqu’elle croisa le regard de Myst.
— Tu es certaine au sujet de ce… ce truc d’énergie ?
— Il t’a nourrie, J.J. A guéri toutes tes blessures sauf les plus graves en moins de douze heures.
(Myst attrapa une paire de ciseaux chirurgicaux et se mit à jouer avec. Après avoir pressé la pulpe de
son pouce contre une des lames émoussées, elle soupira.) La seule manière que ça se produise est si
la moitié dragon d’un mâle te reconnaît et…
— … t’accepte en tant que compagne, continua Tania d’un ton réconfortant.
— Et si je n’ai pas envie d’être la compagne de quelqu’un ?
J.J. grimaça. Elle détestait cette question. Pour une raison qui la dépassait, la poser la faisait se
sentir déloyale, comme si elle trahissait Wick rien qu’en le pensant, sans parler de le dire à voix
haute. Ce qui était totalement stupide. De toutes les manières qui importaient. Elle connaissait à peine
ce type. D’accord, il avait été bon envers elle – gentil, doux, patient face à son pétage de plombs –,
mais ça ne signifiait pas qu’elle voulait convoler en justes noces. Ou s’engager dans une relation qui
finirait sans aucun doute de manière désastreuse.
Encore une fois.
Cette pensée la fit se figer. Ah ! on y était. La vraie raison de sa peur. Son expérience passée. Sa
réaction n’avait rien à voir avec Wick et tout à voir avec elle. J.J. fronça les sourcils si violemment
que son front devint douloureux. Cela faisait-il d’elle une lâche ? ou était-elle simplement prudente ?
Elle l’ignorait, mais une chose était sûre : il l’émouvait comme personne ne l’avait jamais fait, et,
que ça lui plaise ou non, elle sentait l’attraction qu’il exerçait sur elle. Même à présent qu’il était
hors du repaire, elle ressentait le bourdonnement presque imperceptible de la synergie dans ses
veines. Il avait une influence sur elle. Attirait son attention. La déroutait, raffermissant son emprise,
la faisant se sentir si vivante que ses sens crépitaient en réaction.
Et elle savait… sans l’ombre d’un doute… qu’il en était la raison.
— Écoute, murmura Tania, je sais que tu as peur. Si Wick faisait une fixation sur moi, je serais
terrifiée moi aussi. C’est un type dangereux, totalement imprévisible et…
— De quoi tu parles ?
D’accord, elle avait eu peur de Wick au début. Avait été un peu plus que méfiante à son sujet,
mais ça n’avait pas duré longtemps. Il était trop fiable pour qu’on ait peur de lui. Trop direct pour
qu’on ne lui fasse pas confiance et, malgré ses antécédents avec les hommes, J.J. savait reconnaître
une bonne chose quand elle la voyait. Cette prise de conscience, cependant, n’aidait pas. Ni ne
signifiait qu’elle voulait s’embarquer dans une relation avec lui. Cette simple idée lui faisait tourner
la tête. Trop de choses pouvaient mal se passer. Elle commettrait une nouvelle erreur. Ferait un autre
mauvais choix. Finirait une fois encore dans les ennuis jusqu’au cou.
— Je n’ai pas peur de Wick. Il ne s’agit pas de lui. Je veux dire… pas exactement.
— Tu n’as pas peur de lui ? demanda Tania, l’air surprise. Ce n’est pas lui le problème ?
— Non. Il a été génial.
Myst ouvrit la bouche en grand.
— Sérieux ?
— Oui.
C’était entièrement vrai. Et, alors que son regard passait entre les deux femmes, J.J. admit la
vérité. Du moins, elle se l’avoua. Elle n’avait peut-être pas envie de conclure tout de suite, mais
peut-être… juste… peut-être que… si elle passait davantage de temps avec Wick, elle parviendrait à
dépasser son aversion. Fusion énergétique mise à part, son attirance pour lui était puissante.
Indéniable. Et, honnêtement, ce n’était pas une chose qu’elle avait envie d’ignorer.
— Il s’est montré vraiment très patient, aussi, il m’a expliqué tous l…
— Il te parle ?
Sa sœur jeta un regard incrédule à Myst.
J.J. eut envie de lever les yeux au ciel. Elle croisa plutôt les bras, laissant la canne pendre au
bout de ses doigts. Qu’est-ce qui clochait avec ces deux-là ? Bien sûr qu’il lui parlait. D’accord, il
ne faisait peut-être pas des phrases très complètes, mais hé… elle pouvait se satisfaire de réponses
courtes.
— Hé ! Tania ? (Myst se rongeait nerveusement la lèvre inférieure.) S’il réagit face à elle, on a
peut-être brûlé les étapes.
— Daimler ne sera pas content.
Myst secoua la tête.
— Ne t’inquiète pas. Sa nouvelle identité ne sera pas perdue. Elle aura besoin de papiers en
règle si elle veut quitter le repaire durant la journée de toute manière.
La surprise anéantit J.J. « Nouvelle identité » ?
— De quoi êtes-vous…
— Tu sais, c’est totalement logique maintenant que j’y pense, la coupa Tania en penchant la tête.
(Et, oh, bon sang ! ce n’était pas bon signe. J.J. reconnaissait ce regard et, dès que sa sœur l’avait, les
ennuis suivaient toujours.) Il est resté à son chevet toute la journée. Il m’a pratiquement jetée hors de
la chambre pour rester avec elle.
— Sérieux ? (Un intérêt ravageur brillait dans le regard de Myst.) Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien, répondit Tania d’un ton entendu. Il m’a regardée de travers. Mac a dit qu’il n’y avait rien
à craindre, alors je lui ai fait promettre qu’on dormirait dans la chambre d’à côté…
— À portée de voix. (Myst sourit.) Bien joué.
— Merci, fit Tania sans perdre un instant. Ensuite j’ai déguerpi.
J.J. ouvrit la bouche, puis la referma. Qu’aurait-elle pu dire ? Cet échange lui donnait
l’impression d’avoir douze ans. D’être une ado qui ne comprenait rien face à des parents
surprotecteurs qui avaient décidé de prendre sa vie en main. Ce qui était un sentiment… ouaip, très
fréquent avec sa grande sœur dans les parages.
Que Dieu lui donne la force.
— Très bien, dans ce cas, dit Myst. Nouveau plan. On mettra Daimler au courant, mais demande-
lui de continuer les préparatifs pour la planque de toute manière… juste au cas où les choses
s’enveniment. À présent, tout ce qu’il nous reste à déterminer est…
— OK, ça suffit.
J.J. en avait marre d’écouter des plans qui aboutiraient à sa mort certaine et les fusilla du regard.
Elle appréciait peut-être un bon mystère de temps en temps, mais avoir l’impression d’être
complètement larguée ? Très peu pour elle.
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
Myst détourna le regard tout en se mordillant la lèvre inférieure tandis que Tania faisait semblant
d’étudier ses cuticules. Leur tactique pour gagner du temps ne fonctionna pas. J.J. savait reconnaître
les ennuis quand elle les voyait. Le duo était en train de se couvrir, se demandant probablement ce
qu’il fallait lui révéler au juste. Ce qui n’augurait rien de bon. Pas pour elle, en tout cas. Tania fois
Myst était égale à l’intelligence au carré. Elles avaient définitivement échafaudé un plan. Elle était
concernée, Wick probablement aussi, donc…
Non. Elle n’allait pas lâcher l’affaire.
— Alors ?
Ignorant la douleur dans son flanc, J.J. se redressa de la table. L’expression résolue, elle haussa
un sourcil. Lorsque aucune des deux femmes ne céda sous la pression, J.J. campa sur ses positions. Il
était hors de question qu’elle se déplace dans Black Diamond sans savoir de quoi il retournait
pendant que Tania préparait l’équivalent d’un coup d’État.
— Crachez le morceau ou je ne réponds plus de rien.
Soudainement penaude, Tania soupira.
— Je me faisais du souci pour toi.
— Depuis quand ? demanda J.J. d’un ton dégoulinant de sarcasme.
Sa sœur s’inquiétait toujours de tout. En temps normal, ça ne la dérangeait pas. Ce torrent
constant d’inquiétude la rassurait, lui exprimait plus sûrement que des mots que sa sœur l’aimait.
Aujourd’hui, cependant, elle aurait pu s’en passer et se serait satisfaite d’un peu plus de franchise.
— Dis-moi pourquoi tu as viré en mode parano.
— J’ai paniqué quand Wick t’a ramenée.
Myst ricana.
— Elle l’a accusé de t’avoir tuée.
— Quoi ?
— Je sais, murmura Tania. C’était totalement immérité et je lui ai présenté mes excuses, mais ça
ne signifie pas que je lui fais confiance pour ne pas te faire de mal. C’est un tueur de sang-froid, J.J.
— Comme moi, répondit-elle, ce qui fit grimacer sa sœur.
Une douleur terrible lui déchira l’âme. Elle n’aimait pas le rappeler à Tania, mais un fait était un
fait. Elle avait tué un homme. Elle était coupable du même crime dont sa sœur accusait à présent
Wick. Et, honnêtement, ce jugement à deux poids deux mesures l’agaçait. Wick ne méritait pas son
mépris.
— Il ne me ferait jamais de mal.
— Tu n’en sais rien.
— Si… je le sais.
Prononcer les mots l’aida à cimenter sa certitude. Wick était peut-être brut de décoffrage. Peut-
être même qu’il filait une trouille d’enfer à Myst et à sa sœur, mais le traiter d’homme violent envers
les femmes était injuste. Elle l’avait insulté une fois en craignant qu’il ne la frappe. J.J. refusait de le
faire de nouveau. Ou de laisser quiconque penser du mal de lui.
— Il m’a sauvé la vie, Tania. Il m’a éloignée de Griggs, sortie de l’hôpital, et amenée ici en un
seul morceau. Tout en m’empêchant d’avoir mal. Alors je me fiche qu’il te fasse peur. Il me plaît. Il
m’attire. Je veux en apprendre plus sur lui… même si l’idée de m’engager me donne envie de partir
en courant. Alors laisse tomber.
Son explosion résonna dans la clinique comme des coups de feu.
Abasourdies, les deux femmes la dévisageaient. J.J. les fusilla du regard, la colère l’aidant à tenir
bon. Elle était adulte, pour l’amour de Dieu ! Elle était tout à fait capable de prendre soin d’elle-
même. Alors que sa nouvelle identité et la planque de sa sœur aillent se faire voir. Elle voulait une
chance d’apprendre à connaître Wick. Cette résolution était remarquable, la première dans
l’affirmation de soi depuis qu’elle était sortie de prison. Un hommage à l’autonomie et à sa liberté
retrouvée. Et si elle prenait la mauvaise décision et que la situation tournait mal ? Eh bien, dans ce
cas, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même.
CHAPITRE 18

Pieds nus plantés sur le tapis de douche, Ivar passa une main dans ses cheveux mouillés et attrapa
vivement une serviette sur l’étagère du haut. La plaque de métal argentée bougea sur ses gonds. Le
tissu éponge émit un bruit sec, protestant contre le traitement. Ivar s’en foutait. Il avait envie de mettre
à sac la salle de bains tout entière. Se laisser aller et envoyer son poing dans le mur. La seule chose
qui l’en empêchait était les lampes élaborées qui encerclaient le miroir antique.
Il fronça les sourcils en regardant ces petites merdes. Ah, bon sang ! il ne pouvait pas le faire.
Installés moins d’une semaine auparavant, les luminaires coûteux annonçaient un événement
capital. La construction du repaire souterrain était presque achevée. Preuve en était les finitions qui
embellissaient à présent sa suite. Après des mois d’attente, le miroir était finalement en place, les
derniers carreaux avaient été posés et, oui, il était à présent l’heureux propriétaire d’appliques
murales. Petits détails. Grand effet. Ce qui signifiait qu’il devait achever sa mission avant de
déchaîner sa frustration sur les mauvaises cibles. Et faire franchir un nouvel échelon à ses plans.
Maintenant que sa suite était terminée, il ne voulait pas que ses fourmis ouvrières reviennent dans la
zone. Les ouvriers qu’il retenait prisonniers avaient assez à faire sans qu’il leur rajoute du travail.
Raisonnable. Logique. Putain d’ennuyant.
Il voulait tuer quelque chose. Peut-être qu’il cesserait alors de se sentir comme un lion en cage.
Deux jours. Presque quarante-huit heures de rien du tout. Aucun progrès au laboratoire. Aucun contact
avec ses soldats. Pas d’air frais non plus. Pourquoi ? Réponse facile. Il avait été coincé dans sa
chambre avec Hamersveld. Le mâle était toujours inconscient, étendu sur son lit, souffrant de Dieu
seul savait quoi à cause d’un troglodyte qu’Ivar ne parvenait pas à trouver.
Ivar jeta sa serviette dans un coin en grognant et invoqua ses habits. Seigneur ! les choses
pouvaient-elles encore empirer ? Une autre nuit entière de gâchée. Ce confinement commençait à bien
faire. L’inactivité le rendait dingue. C’était le coup fatal, le signe de l’oisiveté et…
Un grognement s’éleva de l’autre côté de la porte fermée.
Ivar soupira. Génial. Il était temps pour un autre round avec Hamersveld.
Sans prendre la peine de mettre ses chaussures, il arpenta le sol chauffé et ouvrit la porte en
grand. La lumière de la salle de bains projeta son halo sur le parquet de bambou et se propagea
jusqu’au lit. La tête à moitié enfouie sous un oreiller, ses cheveux blonds collés par la transpiration,
Hamersveld était couché sur le ventre, un bras pendant du matelas. Rien de bien différent de ce côté-
là. Le guerrier était resté ainsi depuis qu’il s’était effondré sur le lit, mais…
Ivar fronça les sourcils et, contournant la chaise qu’il avait installée à côté du lit, étudia le dos du
mâle. Le tatouage qui entourait sa colonne vertébrale bougea et… putain de merde ! Ivar inspira
rapidement. Il n’y avait rien de normal là-dedans. Les marques tribales qu’Hamersveld portait
comme un trophée n’étaient plus rouges, mais mouvantes, et se transformaient, passant par toute une
palette de couleurs pour s’arrêter sur gris argenté. Fasciné, Ivar fit un pas en avant, changeant de
point d’observation pour mieux voir. Le tatouage devint aussi lisse qu’un miroir, réfléchissant les iris
roses d’Ivar.
Un sifflement s’éleva dans le silence. La brume s’éleva de la peau d’Hamersveld, s’enroulant sur
elle-même comme du brouillard.
Une forme apparut dans le tourbillon de fumée.
Ivar se figea, puis recula un pas à la fois. Mettre de la distance entre eux semblait une bonne idée.
Et la prudence un must essentiel. Surtout en ce moment. Quelque chose de mauvais fixait les yeux sur
lui à travers la brume de ses pupilles jaunes fissurées de noir. L’instinct de survie prit le dessus. Ivar
appela sa magie et conjura un sort de protection. Le bouclier invisible prit place sur sa main et…
La chose poussa un cri perçant en s’élançant hors du brouillard crocs en avant.
Ivar poussa un juron et évita le dragon miniature qui fonçait sur lui. Le bouclier relevé, il évita
les frappes rapides des pattes à deux serres et contra, plantant son acier magique en plein dans les
dents du troglodyte. Un « crac ! » brutal se répercuta contre les murs. La tête cornue de Fen partit sur
le côté. Ses écailles du même gris requin que celles de son maître cliquetèrent tandis que le
troglodyte reposait le regard sur lui. C’était un mouvement lent, mesuré, plein d’agressivité et encore
plus mortel. Ivar se figea, espérant que le mâle comprendrait le message. Il ne lui voulait aucun mal.
Il ne savait pas grand-chose des troglodytes non plus. À ce qu’on racontait, la sous-espèce était aussi
féroce que sans pitié.
Super pour Hamersveld. Beaucoup moins pour lui en ce moment.
Fen ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Et ça se voyait.
Le troglodyte pencha sa petite tête sur le côté, et les pointes qui ornaient sa nuque se dressèrent,
donnant l’impression qu’il portait un collier à clous. Cette chose avait vraiment l’air vicieuse. Létale,
également. Des attributs qu’Ivar appréciait. Du moins en temps normal. Mais ici… pris dans un
combat avec un dragon miniature dans sa chambre ? Pas vraiment. Il ne pouvait pas se transformer en
dragon pour se protéger. Il était enfoui profondément sous terre, entouré de roche et de béton, et
l’espace était loin d’être suffisant. Il se ferait écrabouiller tandis qu’Hamersveld et son troglodyte
seraient tués. Une issue terrible, vu les heures qu’il avait passées à jouer les nounous pour le
Norvégien.
— Hamersveld ! (Entre le cri et le grognement, la supplication d’Ivar rebondit contre les murs.)
Réveille-toi, putain !
Fen battit de sa queue venimeuse et enroula ses serres autour du pied du lit. Ses yeux jaunes
meurtriers, il montra ses dents acérées, s’accroupit pour bondir, et…
— Fen… arrête !
Hamersveld sauta sur ses pieds à côté du troglodyte. Il referma ses grandes mains autour du cou
du mâle par-derrière. Dès que sa peau lui toucha les écailles, Fen se soumit. Le collier de pointes
retomba le long de son cou tandis que le troglodyte se tournait et pressait sa tête cornue sous le
menton de son maître. Ivar cligna des yeux. Seigneur ! cette chose demandait un câlin. Hamersveld ne
le lui refusa pas. Ses cheveux blonds rebiquant selon des angles bizarres, le guerrier prit place sur le
matelas et caressa Fen comme s’il s’était agi d’un chien.
— Tout va bien. Tu vas bien.
— Je vais bien aussi. (Ivar grogna et relâcha sa garde. La magie crépita, puis se dissipa,
emportant avec elle son bouclier magique.) Merci de demander.
Hamersveld planta son regard noir cerclé d’une fine ligne bleue dans le sien par-dessus la tête de
Fen.
— Désolé. Il est toujours un peu nerveux quand il fait la transition.
Seulement un peu ? Qu’il soit maudit, si ça, c’était un peu, Ivar aurait besoin d’un nouveau
dictionnaire, parce que… bon sang ! la description d’Hamersveld manquait d’un petit quelque chose
vu sa récente expérience avec le troglodyte.
— Il est aussi très protecteur envers toi.
— Tu peux compter là-dessus, murmura Hamersveld. Je suis son hôte. Si je meurs, lui aussi.
Ivar secoua la tête, ne comprenant pas, et étudia Fen d’un œil critique. Mesurant moins de la
moitié de sa taille sous forme dragon, le troglodyte lui semblait minuscule. Mais bon, il fallait faire
des concessions vu que le mâle n’avait pas une once d’humain en lui. En tant qu’espèce pure, l’ADN
des troglodytes divergeait, les faisant appartenir à la même famille que les dragons tout en en étant
séparés. Ce qui signifiait que les sous-espèces opéraient sous le joug d’un autre jeu de principes
magiques. Intéressant. Surtout d’un point de vue empirique. Les mutations chromosomiques le
fascinaient à cause de son amour pour tout ce qui était scientifique.
Quant au troglodyte ? Merde ! ce dragon miniature était une mine d’or. Cartographier la structure
ADN de Fen l’occuperait des mois durant, si ce n’était des années. Et à présent – avec Hamersveld
dans le coup –, il avait l’occasion parfaite pour explorer cette possibilité.
Ivar traversa la pièce et s’approcha avec précaution du lit. Il passa le regard sur le flanc de Fen
et tendit la main. Lorsqu’il toucha ses écailles gris requin, le troglodyte siffla. Hamersveld murmura,
apaisant le mâle, permettant à Ivar de l’examiner. Hun. Vraiment cool. Le dragon miniature n’était pas
très différent du reste de ses congénères : des écailles striées, des griffes acérées, des pics le long du
dos jusqu’au bout de sa queue. Il était simplement le spécimen taille réduite d’une plus grande
version, la seule différence étant ses deux pattes avant qui ne comprenaient que deux serres au lieu
des cinq habituelles.
Une curiosité extrême piqua Ivar, le poussant à savoir.
— Comment est-ce que ça fonctionne ?
— Le lien que lui et moi partageons ?
Ivar acquiesça.
— Qu’est-ce que tu sais des troglodytes ?
— Pas grand-chose, en dehors du fait qu’ils sont une espèce distincte sur un plan magique. (Ivar
contourna le pied du lit et toucha un des pics sur le dos du troglodyte. Une goutte de sang apparut sur
le bout de son doigt.) Et qu’ils ont été chassés pratiquement jusqu’à l’extinction il y a de cela
quelques siècles.
— Une pratique brutale qui a forcé les troglodytes à se cacher sous terre… ou plutôt à vivre dans
l’Éther.
— Seigneur ! murmura Ivar, la surprise lui faisant tourner la tête.
Personne ne ressortait jamais de l’Éther. Gouverné par une divinité, le vaste espace se trouvait
entre le paradis et la Terre. Ce terrain vague magique servait de coussin, protégeant les créateurs de
tout ce qui provenait du royaume terrestre, mais était gouverné par une seule personne.
— La déesse Mère Terre a permis cela ?
— Elle a offert un sanctuaire à tous les troglodytes et les a invités à habiter sur les terres
enchantées. (Son regard noir intense, Hamersveld repoussa Fen pour s’asseoir sur le côté du lit.
Lorsque les pieds du Norvégien touchèrent le sol, le troglodyte s’enroula autour de son maître, à
moitié sur le lit, et posa la tête sur ses jambes.) À une condition.
Typique de la déesse. C’était une pétasse rancunière, qui ne donnait jamais rien sans prendre
quelque chose en retour. Comme en témoignait le fait qu’elle avait puni tous les dragons pour l’erreur
d’un idiot volage – Silfer, le dieu dragon –, liant sa race à celle des humains, les condamnant à
procréer avec l’espèce inférieure, leur retirant toute capacité de se nourrir seuls au Méridien et
d’engendrer une progéniture femelle.
— Qu’a-t-elle exigé en échange ? demanda Ivar en repositionnant la chaise à côté du lit. (Elle
faisait à présent face à Hamersveld. Il s’assit et, levant les jambes, posa les pieds sur le lit. Le
journal qu’il avait laissé posé sur l’un des accoudoirs glissa. Ses réflexes rapides lui permirent de le
rattraper aussitôt. Le regard rivé sur son nouvel ami, il fit tourner le livre relié de cuir rouge entre ses
mains.) Une existence de servitude ?
Hamersveld secoua la tête.
— Sa haine à notre égard ne s’étend pas à nos cousins.
— Quoi, dans ce cas ?
— Elle a changé leur signature magique.
— Une évolution forcée.
C’était logique. Une espèce pouvait évoluer au cours du temps, aidant ses sous-ensembles à
s’ajuster aux conditions du changement écologique, mais ça ne se produisait pas rapidement. Ni d’un
coup. Ce qui donna un indice à Ivar. Bon sang ! elle avait transformé une espèce entière pour lui
éviter l’extinction.
— Donc à présent, un troglodyte doit se lier à un mâle dragon pour assurer sa survie. Il ne se
nourrit pas de manière traditionnelle, n’est-ce pas ? Tu le nourris au travers de ton énergie de la
même manière que les femelles humaines nous nourrissent.
— Bravo, Ivar. Tu comprends vite. (Il continuait à caresser les écailles de son dragon de
compagnie d’un mouvement régulier, ce qui faisait ronronner Fen.) Le tatouage tribal que je porte agit
comme une prise électrique… un genre d’intermédiaire. Dès que Fen a faim, il se branche, ne
devenant qu’un avec le tatouage, et se connecte au Méridien à travers moi.
— Et seul un mâle avec le bon tatouage peut posséder un troglodyte.
— Exactement.
— Comment est-ce que je peux en obtenir un ?
— Tu ne peux pas. La marque vient avec le changement. Un mâle en est doté ou pas. Pas possible
de négocier. (Hamersveld posa les yeux sur le journal qu’Ivar tenait.) Au moment où un mâle passe
par la transition, le tatouage envoie un signal, permettant à la colonie de troglodytes de le détecter.
Ensuite, c’est une course. Tous les troglodytes souhaitent revenir sur Terre. La vie y est meilleure.
Mais seul le plus fort et le plus rapide atteindra le mâle dragon en premier et…
— … créera le lien nécessaire pour rester sur Terre.
Lorsque Hamersveld acquiesça, Ivar jura.
— Donc, le rat d’égout des Nightfury ?
— Il porte la marque. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’un troglodyte ne l’atteigne.
— Quand est-ce que ça se produira ?
— Ça dépend. Le voyage pour sortir de l’Éther est long. Il a fallu presque un an à Fen pour me
rejoindre.
— Il faut qu’on le tue avant que ça se produise. (Genre… sur-le-champ.) Bastian a déjà assez
d’armes à sa disposition. Avec un troglodyte dans leur camp… Seigneur ! on n’a pas besoin de ce
genre d’emmerde.
— Le gamin ne survivra peut-être pas à la création du lien. Seuls les mâles les plus puissants y
parviennent. Je suis tombé très malade quand Fen a fusionné son énergie avec la mienne. (Perdu dans
ses souvenirs, Hamersveld secoua la tête.) Mais ne t’inquiète pas. D’une manière ou d’une autre, mon
fils mourra bien assez vite.
Ivar cligna des yeux.
— Ton fils ?
— Seul un dragon d’eau peut en enfanter un autre, Ivar.
— Est-ce que le tuer sera un problème pour toi ?
— Loin de là, murmura Hamersveld. Je suis unique au sein de notre espèce. Ça fait des siècles
que je tue ma progéniture pour m’assurer que les choses restent ainsi. Le Nightfury ne fera pas
exception.
Eh bien, d’accord dans ce cas. Crise évitée. De justesse. Il voulait retourner au laboratoire.
Après avoir perdu des jours à s’occuper d’Hamersveld, il avait pris du retard sur le projet
Supervirus. Tellement à faire, si peu de temps. Ivar passa le pouce sur les pages émoussées de son
journal. Il devait rassembler un nouveau groupe d’humains pour…
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce journal ?
Hamersveld soutint son regard et haussa un sourcil.
Ivar hésita, se demandant s’il devait répondre ou non à la question. Quelle quantité
d’informations devait-il partager ? Tous les détails ? ou uniquement les bases ? Il en débattit quelques
instants, l’intuition le poussant à plonger tandis que la logique lui dictait de se montrer prudent.
Jusqu’à maintenant, un seul mâle avait connu les détails de son plan. La douleur lui déchira la
poitrine lorsqu’il repensa à Lothair. Seigneur ! le mâle lui manquait, mais porter son deuil ne
changeait pas les faits. Son meilleur ami était mort, disparu à cause de ses ennemis. À présent, il
devait recommencer. Et Hamersveld… un guerrier prêt à tuer son propre fils… Bon sang ! il ne
trouverait peut-être jamais de meilleur alter ego dans la guerre qu’il menait contre les Nightfury, et,
par extension, contre l’espèce humaine.
— Est-ce que tu as des connaissances scientifiques ?
— Suffisamment.
Satisfait par cette réponse, Ivar hocha la tête et lui expliqua tout. Hamersveld l’interrompait de
temps à autre pour lui poser des questions, faisant des observations pertinentes, confirmant son envie
de mettre le guerrier dans le coup. Le Norvégien était putain de futé et tout aussi létal. La joie saisit
profondément Ivar, allégeant son humeur. Fantastique. Le mâle était plus encore que ce qu’il avait
espéré, et tout ce dont il avait besoin pour continuer son travail.
Lorsque Ivar eut fini ses explications, Hamersveld poussa Fen sur le côté et se leva. Puis il
s’étira avant de plonger le regard dans le sien.
— Pourquoi ne pas travailler en dehors du labo ? Pourquoi ne pas lâcher un virus directement sur
une population humaine ? Voir comment il s’en sort dans la nature ?
— Je n’ai pas parfait le système de transport à vecteur viral. (Ivar fronça les sourcils et
abandonna son siège pour se diriger au fond de la pièce. Il longea le bar et un mur recouvert d’écrans
plats, puis pivota et retourna vers le lit.) J’ai besoin d’être certain qu’il prendra avant…
— Et si je pouvais t’assurer que ce sera le cas ?
— Comment ?
— Tu fournis le supervirus, répondit Hamersveld. Je l’introduis dans les réserves d’eau. Tout
humain qui boira sera infecté.
Ivar s’arrêta en pleine course au milieu de la pièce. Il ouvrit la bouche, puis la referma.
Seigneur ! c’était brillant.
— Mais on le teste d’abord. (La magie crépita dans l’air lorsque Hamersveld conjura une carte
de l’État de Washington. Il la jeta à Ivar encore pliée.) Choisis une petite ville. Un endroit à la
campagne avec une station d’épuration.
— Ensuite on s’installera confortablement pour regarder comment il se répand. (L’excitation
d’Ivar était à son comble.) On consignera les informations pour traiter les données. On fera les
ajustements nécessaires.
Une vilaine lueur dans le regard, Hamersveld sourit.
Ivar lui rendit son sourire et déplia la carte. Putain de merde ! il était impatient de s’y mettre.
CHAPITRE 19

Le glaçage sentait les fraises fraîches.


Assise sur un tabouret à l’îlot de cuisine, J.J. sourit en en prenant davantage dans le bol. Qui
aurait cru qu’elle apprécierait autant de cuisiner ? Pas elle, c’était certain. Un peu plus d’une heure
auparavant, elle avait ricané à cette idée. À présent, elle était impatiente de s’attaquer au cupcake
suivant. Pour une raison qui lui échappait, cette simple tâche la détendait.
C’était étrangement libérateur. Personne pour lui dire ce qu’elle devait faire ou comment s’y
prendre. Juste elle, une fournée de glaçage fait maison et un couteau à beurre. Rien d’autre que des
tonnes de minicakes à décorer comme elle en aurait envie.
Le sourire de J.J. s’agrandit. Le fait de sans arrêt goûter à la pâte n’était pas désagréable non
plus.
Elle souleva sa prochaine victime et regarda le sommet du muffin blanc en réfléchissant. Que
faire… que faire ? Quelque chose qui avait déjà fait ses preuves ? Ou devrait-elle relever le niveau
et tester ses nouvelles compétences ? Elle donna un petit coup de son couteau à beurre et mit du
glaçage au sommet, laissant des torsades apparentes, puis jeta un coup d’œil aux garnitures à côté
d’elle. Rangées dans des petits bols, elles étaient d’une variété impressionnante. Des paillettes de
couleur. Des copeaux de sucre et de chocolat. Des décorations en massepain de toutes tailles et
formes. Elle parcourut avec attention la sélection qui recouvrait le comptoir, puis regarda ses
cupcakes déjà terminés. Posées sur des plats à trois étages, ses jolies créations prenaient déjà
presque toute la place. Plus que quelques-uns à confectionner, donc…
Elle tendit la main pour attraper la poche avec le glaçage au chocolat.
— Ah ! on devient téméraire, à ce que je vois.
Son accent anglais plein d’admiration, Daimler haussa un sourcil.
J.J. lui fit une grimace.
Il pouffa et, tapotant une spatule en bois sur le rebord d’une casserole immense, se détourna du
four. Comme tout ce qui se trouvait dans la cuisine de Black Diamond, il avait l’air coûteux. Top du
top de la gastronomie, des brûleurs à gaz purs et durs entourés d’acier et d’un meuble en bois stylé.
Pas étonnant, vraiment. N’importe qui pouvait voir que Daimler était un maître cuisinier. Et,
honnêtement, le décor blanc lui allait bien.
Un espace élégant pour un elfe qui l’était tout autant.
Il parcourut la distance qui les séparait pour venir étudier son travail.
— Très beaux, ma dame. Mon intuition me soufflait que vous feriez une merveilleuse pâtissière.
Le compliment la ravit. Le titre, par contre ? J.J. lutta contre l’envie de grimacer. « Ma dame ».
C’est ça. Comme si elle méritait qu’on l’appelle de cette manière.
— Daimler, pour la millième fois, s’il vous plaît, appelez-moi J.J. Je ne suis pas à l’aise avec…
— Ils sont magnifiques, ma dame !
Son exclamation interrompit son début de requête. J.J. soupira. Elle ne gagnerait jamais cette
dispute. Peu importait le nombre de fois où elle émettait une objection, il ignorait ses souhaits.
Quelque chose lui disait que c’était son comportement typique. Sa marque de fabrique… de poliment
ignorer tout ce qu’il n’aimait pas et continuer sur sa joyeuse lancée avec la ferme intention de faire ce
que bon lui semblait. Comme maintenant, tandis qu’il faisait tourner le plat à cupcakes sur le
comptoir, les yeux brillant d’enthousiasme en lançant des compliments… lui donnant envie de le
serrer si fort dans ses bras que sa tête se décrocherait de son cou.
— Vous avoir ici est tellement agréable.
Ah ha ! on y était… la distraction sous forme de compliment.
J.J. savait qu’elle n’aurait pas dû tomber dans le panneau. Qu’elle aurait dû rester forte face à
cette manipulation évidente, mais… eh bien, merde ! elle appréciait la manière dont il la traitait – la
rapidité avec laquelle il l’avait acceptée, malgré son passé sombre. Sa poitrine se serra sous le poids
d’une brutale reconnaissance. Seigneur ! c’était si agréable : être appréciée, accueillie, incluse. Une
nouvelle expérience après cinq ans à recevoir le traitement opposé.
— Merci de m’avoir laissée les faire, murmura-t-elle, écoutant le doux bourdonnement des voix
féminines dans la pièce attenante.
Derrière l’arche boisée se trouvait une longue table au centre de la salle à manger. Un lustre
magnifique surplombait la surface d’acajou, le cristal réfléchissant la lumière et projetant une lueur
éthérée sur les trois femmes qui y étaient assises en cercle. Elle posa le regard sur Tania, puis le
glissa sur Myst et Angela. Occupé à exécuter les ordres de Daimler, le trio installait des assiettes,
des couverts et des verres à vin.
— C’est vachement plus marrant que de mettre la table.
— C’était un geste totalement égoïste de ma part, croyez-moi. (L’observant comme un père fier,
Daimler la regardait badigeonner les bords du cupcake de chocolat. Il sourit, ses dents en or brillant
dans la lumière.) Vous avez ça dans le sang, ma dame. Je ferai de vous un maître pâtissier en un rien
de temps.
J.J. pouffa.
— Et je prendrai cent cinquante kilos.
Il se mit à rire, et elle tomba raide dingue de lui. Il était juste trop adorable avec sa petite tête
d’elfe et ses oreilles pointues qui ressortaient de ses cheveux. Daimler était vraiment en or.
D’une main ferme, elle posa une fleur en massepain sur le glaçage. Un petit coup. Un léger
ajustement et… parfait. À présent, tout ce dont elle avait besoin était de quelques paillettes
judicieusement placées. Peut-être même quelques feuilles pour faire passer le cupcake de joli à
magnifique.
— Ils sont pour quelle occasion, au fait ?
— Mon mariage.
La surprise fit sursauter J.J. et broyer la feuille en sucre qu’elle avait dans la main. Elle tourna
rapidement la tête sur la gauche.
— Bon sang, Tania ! tu veux me faire mourir de peur ?
— Ah ! on revient au bon vieux temps.
Son regard brun luisant de malice, sa sœur passa un bras autour de ses épaules et la serra
affectueusement.
— Tu ferais mieux d’être prudente. Tu sais que je me vengerai et…
— Que ce sera dix fois pire, je n’en doute pas.
— Exactement. Alors surveille tes arrières, ajouta-t-elle, prenant plaisir à la provocation.
Parce que… ouais, Tania avait raison. Ça ressemblait vraiment au bon vieux temps.
— Et pendant que tu le fais… comble mes lacunes. (J.J. haussa un sourcil.) Mariage ?
— Et un double.
J.J. fronça les sourcils tout en se remuant les méninges. Même si elle ne l’avait pas encore
rencontré, elle savait tout de Mac. Tania ne cessait pas de parler de lui. Ou plutôt… de chanter ses
louanges. Chaque fois qu’elle le mentionnait, elle avait des étoiles dans les yeux et J.J. souriait. Elle
ne pouvait s’en empêcher. Elle aimait sa sœur. Elle avait envie que Tania soit heureuse et comblée.
Et après l’avoir écoutée fantasmer à propos de l’homme parfait toute sa vie, voir le rêve de sa sœur
devenir réalité grâce à Mac lui faisait plaisir plus que tout au monde.
Elle fit la moue. Mais il fallait revenir à la question de base. Un double mariage signifiait que…
Ah ! oui.
— Ange et Rikar se marient aussi ?
— Mac et Ange sont meilleurs amis, donc c’est plutôt logique de le faire en même temps.
— Je croyais que tu avais toujours voulu une cérémonie extravagante ?
— Je n’y accorde plus d’importance à présent. (Tania la serra de nouveau, puis la relâcha pour
aller s’asseoir sur le tabouret à côté d’elle.) Il est tout ce que je veux.
— Tu l’aimes à ce point ?
— Plus encore.
— Je suis tellement heureuse pour toi, Tania. Fière de toi aussi. Tu l’as trouvé… tu as tenu en
attendant le bon, murmura-t-elle, l’émotion emplissant son cœur à tel point que les mots
s’échappaient de sa bouche avec un son rauque.
Les larmes montèrent aux yeux de Tania. Ceux de J.J. suivirent la cadence. Elle inspira malgré
cette marée émotionnelle et, luttant pour garder le contrôle – lâcher prise à côté de sucreries et de
glaçage, après tout, semblait contre-productif – utilisa la seule arme à sa disposition.
— Tiens. Prends un cupcake.
Tania s’essuya les joues et pouffa.
— J’en ai déjà pris deux. Il n’en restera plus pour plus tard si on les mange tous maintenant.
— On s’en fout. On est en train de fêter ça. (Elle attrapa le plus joli et le tendit à sa sœur.)
Daimler et moi en referons juste quelques-uns de p…
— Parlez pour vous, ma dame. (Les yeux humides d’avoir assisté à leur échange, Daimler
essayait de garder une mine sévère. Mais il finit par se mettre à renifler.) Si vous mangez tous les
cupcakes de la fête de mariage, vous vous débrouillerez toute seule. Je n’expliquerai par leur
absence à mes garçons.
Sa sœur leva les yeux au ciel.
— « Garçons ». Vous avez conscience que vous parlez d’adultes, de guerriers qui…
La respiration de Tania se bloqua sur le dernier mot, l’empêchant de finir sa phrase.
J.J. dévisagea sa sœur, perplexe, puis sursauta lorsqu’un fourmillement prit naissance à la base
de sa nuque. La sensation se propagea, se transformant en signal à l’intérieur de son esprit. Elle
tourna vivement la tête vers le hall qui menait à la porte d’entrée. Wick. Il était proche… si proche
qu’elle sentait sa présence tandis que la sensation lui donnait des frissons. La boucle tiède perdura un
instant, puis changea de direction, descendant le long de sa colonne vertébrale en…
— Oh !
Tania la frappa sur le bras du plat de la main. Alors que J.J. se plaignait, sa sœur sauta du
tabouret et fila droit à travers la cuisine. Une seconde avant qu’elle ne disparaisse dans le couloir,
elle lança par-dessus son épaule :
— Allez, viens. Ils sont rentrés.
Aucune question quant à l’identité de ce « ils ».
Son premier indice ? L’excitation de sa sœur et sa sortie rapide. Le deuxième ? Le bruit
d’assiettes tandis que Myst et Angela abandonnaient la mise en place et contournaient la table pour
suivre sa sœur. Regardant cet exode de masse, J.J. descendit de son perchoir, mais resta là où elle
était. Pas besoin de brûler les étapes. Ou de se ridiculiser quand elle ne savait pas ce qu’elle
voulait…
Ou si Wick avait envie qu’elle vienne l’accueillir.
C’était peut-être une légère exagération. Mais bon, c’était le cas pour tout quand il s’agissait de
lui. Quel sentiment étrange… avoir envie de le connaître davantage en ignorant totalement comment
s’y prendre.
J.J. se balança sur sa jambe valide tout en se mordillant la lèvre inférieure, se demandant que
faire. Y aller ou rester ? Être prudente ou audacieuse ? Elle coula un regard à Daimler, espérant
trouver une échappatoire. Une expression chargée d’espoir sur son visage elfique, il haussa un
sourcil. Eh bien, n’était-ce pas là un coup bas ? Aussi serviable que s’était montré le Numbai au
cours des dernières heures, il refusait de l’aider. Au lieu de ça, il gardait le silence, attendant sans
doute de voir de quel côté elle sautillerait.
J.J. lui lança un regard noir. Fichu elfe. On aurait dit qu’il prenait du plaisir à…
— Ah ! maître Wick, murmura Daimler, une lueur complice dans le regard. Content de vous
revoir.
Se retenant au bord du comptoir d’une main de fer, J.J. tourna vivement la tête vers l’autre bout de
la cuisine et… oh bon sang ! que Dieu ait pitié d’elle ! Wick, dans toute sa gloire, encore plus
appétissant que les cupcakes qu’elle venait de confectionner. Son regard doré dériva sur elle. Son
cœur se mit à battre la chamade, plongeant dans sa poitrine pour mieux rebondir dans sa gorge. Il
l’étudia de nouveau, la faisant se sentir comme si elle venait de subir une fouille au corps. Qu’on
venait de la mettre à nu d’un clignement d’yeux… tout ça sans la toucher.
Doux Jésus ! elle n’avait jamais rien connu de tel. Ou tel que lui. Le simple fait de le regarder la
faisait brûler et, à cet instant, elle comprit cette attirance primitive. Saisit l’ampleur et la force qui
l’attiraient dans son orbite. En accepta le besoin. Se délecta de ce désir. Sentit l’attraction sous-
jacente alors que le destin la clouait sur place.
Complètement ridicule ? Rien d’autre que des balivernes infusées dans un tour de passe-passe ?
Peut-être. Peut-être pas. Tout ce dont J.J. avait conscience, c’était qu’elle ne voulait pas lutter.
L’explorer semblait bien plus amusant.
Elle prit une profonde inspiration et ouvrit la bouche pour l’accueillir et…
— Je serai dans ma chambre.
Elle cligna des yeux.
Daimler acquiesça.
— Fort bien, maître Wick. Je vous apporte votre dîner.
Et, sans autre forme de procès, il partit, le bruit de ses pas se répercutant contre les murs tandis
qu’il tournait et s’éloignait à grands pas dans un autre couloir.
J.J. fronça les sourcils. Un instant plus tard, elle fixait le regard sur l’endroit où il s’était tenu.
— C’était quoi, ça ?
— Suivez-le, ma dame. Mais, avant que vous ne le fassiez, j’aimerais vous demander une chose.
— Quoi donc ?
Sa frustration atteignant des sommets, J.J. sautilla pour contourner l’îlot de cuisine.
— Soyez patiente envers lui, répondit Daimler, ce qui la laissa songeuse. Il a vécu une existence
difficile, une existence que, je le pense, vous comprendrez mieux que la plupart. Mieux que n’importe
quelle femelle, en vérité, donc… s’il vous plaît, montrez-vous patiente, ma dame. Il a plus besoin de
vous qu’il n’en a conscience.
Sa demande la calma.
Elle comprenait l’adversité. Elle avait vécu avec cette réalité jour après jour… et continuait à en
vivre le souvenir. Elle n’en oublierait jamais les effets. Ni le chaos qu’elle laissait derrière elle.
Alors aucun problème. Elle pouvait se montrer douce – coriace, patiente –, tout ce dont Wick avait
besoin. La tolérance, après tout, était son amie. Mais, tandis qu’elle clopinait pour sortir de la cuisine
et s’aventurait dans le corridor, le doute la saisit. Et s’il la rejetait ? Ce n’était pas une issue
improbable vu qu’il venait de s’enfuir après l’avoir à peine regardée.

Wick remarqua sa présence bien avant qu’elle n’approche de sa chambre. Debout devant son
chevalet, il tourna la tête en direction de la porte et s’essuya les mains sur un chiffon qui avait connu
des jours meilleurs. Taché de vieille peinture, usé aux extrémités, le tissu lui servait d’essuie-tout
qu’il utilisait lorsqu’il peignait durant la journée. Il rejeta le chiffon sur la table à côté de lui et
attrapa son pinceau favori dans un large bocal. Le bois cliqueta contre le rebord du verre. Le son
familier n’aida pas à le détourner de son obsession. Ses sens étaient bien trop à l’affût… ils brûlaient
pour une femelle pour laquelle il se consumait de désir, mais qu’il savait ne pas mériter.
Il aurait dû la repousser. Rester en sécurité. Agir de manière raisonnable. Faire ce qui était juste
et la laisser de l’autre côté de sa porte verrouillée. Aussi loin de lui que possible.
Ça semblait être une bonne idée, à un gros détail près.
Il la voulait trop. Il avait besoin de savoir ce qui la rendait si différente des autres femelles.
Mourait d’envie de la toucher de nouveau pour vérifier si tout ça n’était que le fruit de son
imagination. Ou si Jamison était aussi incroyable qu’elle semblait l’être, capable de faire disparaître
sa phobie – ravivant son appétit –, d’intéresser son dragon par le simple fait d’exister.
Wick passa la pulpe de son pouce sur le pinceau en poils de sanglier et fronça les sourcils en
observant le tableau sur lequel il travaillait depuis plusieurs jours. Quasiment terminé, le paysage
urbain manquait encore de quelques détails. Les touches finales qui le feraient passer de bien à
génial. Tandis qu’il étudiait son œuvre, il passa une main sur son torse nu et attendit, le cœur battant,
retenant à moitié sa respiration, espérant qu’elle allait enfin frapper. Avait-elle vraiment envie d’en
apprendre plus sur lui, sur eux, sur ce que cela signifiait de franchir le seuil et de pénétrer dans son
domaine ?
Wick expira profondément. Pas de pitié. Voilà ce que ça signifiait. Ce qu’elle obtiendrait. Ce
qu’il lui donnerait si elle décidait de s’approcher de lui plutôt que de s’éloigner. Injuste ?
Probablement. Mais il s’en fichait. Malgré sa phobie, il n’était pas lâche. Et vu la curiosité qui le
tenaillait Wick refusait de reculer. Il voulait explorer. Observer de plus près le lien qui les unissait et
en identifier les variables.
Ce qui… ouais… mettait Jamison en première ligne.
Un doux bruit de pas irréguliers s’arrêta devant sa porte.
Les muscles qui entouraient sa colonne vertébrale se resserrèrent. Le moment de vérité. Le ferait-
elle ? Ne le ferait-elle pas ?
Un petit poing frappa le bois de manière hésitante et sûre à la fois. Il sourit tout en secouant la
tête. On y était… la réponse. L’audacieuse, la magnifique Jamison venait de faire tapis, d’abattre sa
main, de lui donner la sienne, et de sceller son destin. Cette prise de conscience le rendit nerveux.
Pourtant, alors que son estomac se contractait, l’excitation grimpait également, le faisant frissonner.
Un précipice. Il se tenait au bord d’un précipice et l’envie de sauter se disputait à la peur du vide.
Elle frappa de nouveau doucement.
— Vas-y mollo. (Il roula des épaules pour se libérer de la tension et se forcer à se détendre. Mais
c’était difficile. La voir en coup de vent dans la cuisine l’avait tendu.) Ne lui fais pas peur.
Excellent conseil. Une bonne stratégie pour la suite, également.
Wick tint compte des deux et libéra sa magie. D’un rapide mouvement mental, il déverrouilla la
porte. Un instant plus tard, elle s’ouvrait en grand et… oh merde ! J.J. aurait-elle pu être encore plus
belle ? Même dans un survêtement trop grand et un tee-shirt délavé, elle était magnifique. Elle avait
le teint frais et pas une once de maquillage ne venait cacher sa beauté naturelle. Forte. Sûre d’elle.
Bien plus que sexy avec ses cheveux sombres qui cascadaient autour de ses frêles épaules.
Des yeux plus bleus qu’un ciel sans nuages croisèrent les siens. Son cœur rebondit dans sa
poitrine, essayant de s’échapper par le centre de son torse tandis qu’elle l’étudiait, ne montrant
aucune pitié, passant le regard sur sa peau nue pour le poser sur son jean maculé de peinture. Elle
observa un instant ses pieds nus avant que les commissures de ses lèvres ne se relèvent.
Wick déglutit pour déloger la boule qu’il avait au fond de la gorge. Ah, bon sang ! il devait faire
mauvaise impression. Il était à moitié habillé, pour l’amour du ciel !
— Merde. Désolé. Je vais mettre un tee-shirt.
— Ne t’embête pas. Ça te va bien.
Alors qu’il clignait des yeux – que pouvait-elle bien vouloir dire ? –, elle demanda :
— Est-ce que je peux entrer ?
Incapable de retrouver sa voix, Wick acquiesça.
Ralentie par son plâtre de marche, elle franchit le palier en boitillant. Il fronça les sourcils tout en
l’observant. Favorisant son côté droit, elle gardait son coude ramené contre sa cage thoracique
comme si le moindre faux mouvement allait raviver la douleur. Il retint un grognement et, plongeant
dans sa bioénergie, analysa ses signes vitaux. Putain de merde ! elle souffrait toujours. Pas beaucoup,
mais assez pour qu’il ait envie de se botter le cul.
Il aurait dû savoir qu’une seule séance avec lui ne suffirait pas. Pas après les blessures qu’elle
avait reçues. Il était donc temps de recommencer. Elle avait besoin d’une nouvelle infusion, et la
compulsion lui dictait de la nourrir de nouveau. De lui fournir ce dont son corps avait besoin pour
guérir correctement.
— Jamison, dit-il, entendant l’anticipation dans sa propre voix. (Il ne pouvait s’en empêcher.
L’idée de la toucher lui produisait un effet étrange. Au lieu de lui faire éprouver de la répugnance, la
perspective l’excitait terriblement.) Approche-toi.
— Dans un instant.
Wick fronça les sourcils. Que diable voulait-elle dire par « dans un instant » ?
— Tu as besoin de davantage d’énergie curative. Je peux aider si…
— Je sais, le coupa-t-elle en refermant la porte derrière elle.
Le cliquetis détona dans le silence, le tendant davantage tandis qu’elle s’avançait et passait
devant la cheminée pour s’approcher des bibliothèques sur mesure. Débordant d’éditions reliées,
elles s’étendaient du sol au plafond et occupaient tout un coin de sa chambre. Avec un gémissement
de plaisir, elle glissa les doigts sur une tranche colorée.
— Tania m’a expliqué tout le truc du Méridien.
— Ah oui ?
— Hmm hmm, murmura-t-elle en lançant un coup d’œil par-dessus son épaule.
Son regard passa de lui au lit défait.
Poussé contre le mur, l’immense matelas se trouvait à même le sol. Pas de cadre. Pas de draps de
soie ou de coussins à froufrous. Rien de sophistiqué. Juste des draps emmêlés sur un matelas de
premier choix. Wick grimaça. Il n’apparaissait pas sous son meilleur jour. À moitié vêtu. Un lit
défait. Un espace de travail en désordre. Peut-être qu’il aurait dû ranger un peu. Faire une bonne
impression et l’éblouir par son ordre, mais…
Eh bien, il était trop tard à présent.
Ses tendances à la négligence étaient percées au grand jour. Ainsi que son habitude de lancer des
chiffons humides dans le coin à côté de la porte. Un fait qu’elle avait déjà remarqué (putain !).
Daimler s’en occupait généralement mais, avec les préparatifs pour la cérémonie qui battaient leur
plein, le Numbai avait été trop occupé pour faire sa tournée. Ajoutez cela à tous les canevas posés
contre le mur du fond et… ouais, il ne recevrait pas le prix du Mâle le plus ordonné de l’année
prochainement.
Il contourna le chevalet pour aller ramasser son duvet sur le sol, le plia en quatre, puis le posa au
pied de son lit. Tandis qu’il abandonnait sa charge, Jamison remit à sa place le livre qu’elle avait
sorti. Son attention se porta sur les toiles qui s’alignaient contre le mur près de la fenêtre. La tension
nerveuse de Wick prit le dessus. Ne sachant que dire, il glissa les mains dans les poches avant de son
jean et attendit – d’avoir de l’inspiration, que Jamison brise le silence en premier, qu’elle lui donne
le feu vert pour la toucher de nouveau.
Douleur ou pas, la décision lui appartenait. Ce qui signifiait qu’il vaudrait mieux qu’il se mette à
prier, parce que… merde ! ça n’augurait rien de bon jusque-là.
— Waouh ! dit-elle en s’arrêtant devant des toiles.
Elle passa le doigt sur les bords blancs des canevas. La collection comptait au moins quarante
pièces et représentait son travail des dix-huit derniers mois.
— C’est toi qui les as tous peints ?
— Ouais.
J.J. sourit en étudiant ses œuvres, et son cœur se retourna dans sa poitrine, faisant des sauts
périlleux. Aimait-elle ce qu’elle voyait ? L’artiste en lui avait envie de le savoir… que ses efforts
soient appréciés. Son côté plus concret se mit à pouffer. Il ne peignait pour personne d’autre que lui.
Ce passe-temps l’aidait à se détendre, lui offrant un exutoire après une dure nuit de combat. Fin de
l’histoire. Pas besoin de quémander les éloges de qui que ce soit. Mais, alors qu’il la regardait
étudier toile après toile, Wick rêvait d’entendre un mot positif. N’importe quoi qui lui aurait fait
comprendre ce qu’elle pensait de son travail.
Ce qui était vraiment des conneries. Et la raison précise pour laquelle il ne montrait jamais son
art à personne.
Même pas à Venom.
En dehors de Daimler – et maintenant de Jamison –, personne ne savait qu’il peignait. Bon, tous
ses frères d’armes connaissaient son amour pour l’art. Ils auraient dû être aveugles pour ne pas le
remarquer. La preuve se trouvait dans les couloirs devant sa chambre… enfin, dans tout le repaire, en
fait. Mais il n’en parlait jamais, et aucun des autres Nightfury ne connaissait l’ampleur de son
obsession. Ou plutôt… de sa passion.
Si on lui laissait le choix, Wick préférait que ça reste ainsi.
Il avait impliqué Daimler par nécessité. Au début, il avait détesté dépendre de quelqu’un. Au fil
du temps, cependant, le Numbai s’était révélé être un vrai partenaire, s’assurant qu’il avait toujours
suffisamment de matériel de peinture, l’aidant à dénicher et à acquérir de précieuses œuvres d’art aux
quatre coins du monde, et tout ça sous le nez des autres guerriers. Tout ça sans se plaindre ou fourrer
son nez dans des choses qui ne le regardaient pas.
Il n’y avait pas de mot assez fort pour décrire à quel point ce mâle était génial.
— Bon sang ! Wick. (L’air émerveillée, elle lui lança un regard par-dessus son épaule.) Ils sont
magnifiques. Depuis quand est-ce que tu peins ?
— Un moment, murmura-t-il sans la quitter du regard.
L’émerveillement qu’il lisait au fond de ses yeux lui faisait perdre pied. La fierté refit surface,
l’emplissant à tel point qu’il dut lutter pour la contenir. Seigneur ! son admiration lui plaisait. Mais,
plus que ça, Wick aimait la manière dont elle le regardait. Un intérêt mêlé à un vif sentiment de désir
habitait son expression, le faisant se sentir estimé. Digne. Comme un mâle intègre qui méritait son
attention.
— Près de vingt ans.
— Il faut que tu les pendes au mur. Leur place est dans une galerie d’art.
Il haussa les épaules, dissimulant son plaisir.
— Je ne suis pas trop galeries.
— Ça ne me surprend pas… (Elle marqua une pause et, après s’être tournée dans sa direction,
traversa lentement la pièce en traînant les pieds.) Tu es trop modeste pour ça.
Wick se retint de ricaner. C’était risible. Il était aussi modeste qu’un paon en train de faire la
roue. Il préférait simplement rester discret avant de se dévoiler, voilà tout.
Boitant plus qu’avant, Jamison longea le bas du lit. Laissant un grand espace entre eux, elle passa
derrière lui. La peau de Wick le picota alors que l’aura de Jamison s’embrasait et la faisait briller de
l’intérieur. Wick prit une profonde inspiration et expira lentement. Elle s’arrêta devant son poste de
travail et tendit la main pour caresser les pinceaux du bout des doigts, puis reporta son attention sur
l’assortiment de tubes sur le dessus de la table. Elle les toucha tous l’un après l’autre, passant sur le
bleu, le vert et le rouge avant de choisir un jaune ocre.
Wick se dandina d’un pied sur l’autre. Alors que les plantes de ses pieds nus frottaient le parquet,
il fléchit les mains, se répétant d’être patient, mais… Seigneur ! elle était à moins de deux mètres de
lui. Elle était si proche, et pourtant si putain de loin.
Son dragon le poussait à s’approcher, à parcourir la distance qui les séparait et à s’avancer
derrière elle. L’instinct l’avertissait d’attendre. Sensible à son humeur, il ressentait la tension de
Jamison aussi clairement que la sienne. Elle temporisait pour une raison. Peut-être pour gagner du
temps. Ou de l’espace. Peut-être pour un peu des deux. Peu importait d’ailleurs, Wick refusait de la
presser. Si elle avait besoin qu’il recule et…
— Très bien, murmura-t-elle, l’effort dans sa voix évident tandis qu’elle se tournait pour lui faire
face. (Elle prit une profonde inspiration et plongea son regard dans le sien.) Je suis prête, maintenant.
L’inquiétude le parcourut.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien.
— Ne me mens pas. (Son ton dur la fit grimacer.) Je veux que tu sois honnête. Totalement,
Jamison.
— Très bien. Je suppose que je te dois bien ça, répondit-elle, ayant l’air si peu sûre d’elle que
son cœur saigna. Être seule avec toi me rend nerveuse. Je sais que c’est stupide. Je veux dire, tu m’as
déjà touchée et tout, mais en ce moment, je suis…
Il haussa un sourcil tandis qu’elle laissait sa phrase en suspens.
Elle se mit à se mordiller la lèvre inférieure.
— Totalement cohérente. Je n’ai, genre, aucune drogue dans le sang.
— As-tu peur que je te fasse du m…
— Non, le coupa-t-elle, son démenti si rapide qu’il apaisa sa fierté. (Qu’il fit croire à Wick qu’il
pouvait l’aider tout en s’aidant lui-même.) Je sais que tu ne me ferais jamais de mal.
— Mais ? demanda-t-il, la sondant, l’encourageant à lui parler.
Elle fronça les sourcils et détourna le regard, puis le reposa sur lui, lui laissant voir sa
vulnérabilité. Cette vision lui fit mal pour elle. Il savait ce qu’on ressentait quand on manquait de
confiance en soi et qu’on était incertain. De vivre avec la gêne chaque jour. Mais, alors qu’il
attendait qu’elle continue, patient face à son silence, Wick ne souhaitait rien plus que de la soulager.
De porter son fardeau, de bannir toute l’angoisse et de la remplacer par le réconfort et la confiance.
— Écoute, si tu veux vraiment connaître la vérité, je vais me montrer honnête. Je suis venue ici
avec la ferme intention de me rapprocher de toi, mais te voir, comme ça et… Bon sang ! Wick, tu es
si fort. Tellement plus grand que moi, et… (Elle secoua la tête et expira en tremblant.) Me protéger
est ma seconde nature. Mes antécédents puent. Je n’ai jamais été avec un type qui ne me frappait pas,
et, même si je te fais confiance et que je sais que tu ne le ferais pas, j’ai juste… je ne sais pas… je
panique un peu.
— Je comprends, Jamison.
Il comprenait vraiment. Sa politique de ne toucher personne datait d’avant la Seconde Guerre
mondiale. C’était une sacrément longue période passée à vivre dans le noir, sans la chaleur du
toucher d’une autre personne. Mais ici… maintenant… en présence d’une femelle à laquelle il ne
pouvait pas résister, Wick voyait une chance de changer de route et de prendre une direction plus
saine. La peur était une chose terrible, et il fallait un peu plus que le savoir pour avoir confiance. Il
s’agissait de montrer. Alors, au lieu de reculer, il sortit les mains de ses poches et s’avança vers
Jamison. Comme elle ne recula pas, il leva un bras et tendit la main, paume vers le haut, en un geste
d’invite.
— Viens, vanzäla. Laisse-moi te montrer à quel point je peux être doux.
La proposition le surprit. Sa signification cachée encore plus.
Il n’avait jamais songé à lui comme un mâle doux. Un tueur sans conscience ? Sans l’ombre d’un
doute. Mais alors que Jamison glissait sa petite main dans la sienne, confiante quant au fait qu’il
tiendrait parole, Wick réévalua la situation et se vit sous un jour nouveau. Peut-être qu’il était
possible de changer. Peut-être qu’il n’était pas destiné à être seul. Peut-être… juste peut-être… qu’il
venait de trouver son égale.
CHAPITRE 20

Wick l’attira doucement dans le creux de ses bras. J.J. frissonna en réaction, mais se laissa faire.
Résister ne l’aiderait pas à résoudre le mystère. Et ça ne lui donnait pas ce qu’elle se languissait de
trouver… des réponses qui expliqueraient le paradoxe qu’il représentait. Un guerrier intense. Le
toucher réconfortant de ses mains douces. Une délicieuse dichotomie. Une magnifique polarité. Et
alors qu’elle attendait – la respiration laborieuse, le cœur battant à tout rompre, l’incertitude
augmentant –, elle se demanda ce qu’il ferait ensuite.
La soulever. L’allonger. La déshabiller entièrement.
Chacune de ses options semblait une excellente possibilité. Le genre dont la plupart des filles
rêvent. Le problème…
C’était qu’elle n’était pas la plupart des filles. Pas avec son passé et son casier judiciaire.
L’histoire lui avait enseigné la prudence. Son ex lui avait appris la peur. Alors la question – celle
pour laquelle elle avait vraiment besoin d’une réponse… et vite – ressemblait plutôt à : fallait-il
répondre avec le désir qu’elle ressentait déjà ou partir en courant ?
La main immobile dans celle de Wick, J.J. expira profondément. Il s’agissait d’une décision si
importante. Elle avait tellement peu de temps pour choisir la direction à prendre. Rester et découvrir.
Ou partir en courant et se cacher. La deuxième option était la plus sûre, mais la première l’appelait,
la poussait à être courageuse. À s’approcher au lieu de reculer. À prendre pour une fois ce qu’elle
désirait et à profiter de l’instant présent.
Il était tellement rare qu’elle ait le choix, après tout.
C’était une bonne chose que le destin ait le sens de l’humour et décide de la jeter dans cette
situation, nourrissant sa curiosité, lui donnant envie de le connaître. De vraiment le connaître de
toutes les manières dont une femme pouvait connaître un homme. Et, alors qu’il refermait les bras
autour d’elle et qu’elle s’installait contre la courbe dure de son corps, J.J. lâcha prise. Elle oublia
chaque mauvaise action. Chaque douleur qu’elle avait subie. Chacune des punitions reçues. Elle
méritait de savoir. Elle avait gagné le droit d’explorer, et d’avoir droit à un peu de bonheur. Alors
ici… maintenant… aujourd’hui, elle trouverait le courage de prendre ce qu’elle voulait. Pas de peur.
Pas de doutes. L’instinct de survie pouvait aller se faire voir.
Cette pensée la fit sourire.
Les yeux de Wick reflétaient son humeur, brillant comme des étoiles dorées tandis qu’il l’attirait
plus près. Ses paumes rencontrèrent son torse musclé et… Oh mon Dieu ! Peau contre peau. La
décharge de la connexion physique et émotionnelle de deux âmes qui se cherchaient pour se toucher.
Reconnaissance immédiate. J.J. ressentit la transition, sentit son monde tanguer, entendit son profond
grognement avant de se détendre et de se pencher, en direction de l’inévitable.
Elle posa la joue contre son torse, juste sur son cœur. Son battement régulier fit s’accélérer le
sien jusqu’à ce qu’il soit à l’unisson avec celui de Wick. Incapable de résister, elle lui caressa les
épaules. Ses muscles ondulèrent sous ses doigts, chassant ses frissons.
— Magnifique, murmura-t-elle, la tête calée sous son menton.
D’humeur exploratrice, elle joua, donnant carte blanche à ses mains. Doucement, elle caressa ses
biceps, puis changea de direction. Elle frôla le sommet de ses épaules et descendit pour décrire de
légers cercles le long de son dos. Un frisson le parcourut. Elle soupira, s’émerveillant de sa taille et
de sa force incroyables.
— Tu es toujours tellement chaud.
— La malédiction des dragons de feu.
Pas moyen. C’était loin d’être une « malédiction ». Le fait que sa température soit élevée lui
plaisait.
— Est-ce que tu craches du feu ?
— Pas exactement, répondit-il d’une voix rauque tandis qu’elle continuait à le caresser.
Wick passa à l’action à son tour et joua avec le bas de son tee-shirt. J.J. inspira rapidement
lorsqu’il passa une main sous le tissu. Il écarta les doigts dans le creux de ses reins. Elle se cambra.
Il tira avantage de son léger changement de position et glissa sa main libre sous ses cheveux pour
attraper la base de sa nuque. Une sensation brûlante descendit le long de son dos. Alors que sa
respiration se bloquait, il pencha la tête et lui frôla la tempe du bout des lèvres.
— Mon souffle est comme une pochette-surprise. Trois couches d’armes fatales. Du magma
entouré de gaz toxique… et du feu à l’extérieur.
— Une boule de feu avec du caractère. (Elle frotta sa joue contre la sienne lorsqu’il rit. Sa barbe
naissante lui gratta la peau. Hmmm, oui. Elle avait pris la bonne décision. Il allait être tellement
agréable à toucher au lit.) Ça doit sacrément remettre les Razorback à leur place.
— C’est l’idée.
Il recula légèrement pour la regarder dans les yeux. De la chaleur en fusion les faisait scintiller,
envoyant des ondes de choc dans son propre corps. Tout en la retenant immobile, il bougea les
hanches, pressant le renflement derrière sa braguette contre son ventre.
— Où est-ce qu’on va comme ça, Jamison ?
Ah ! on y était. Le moment où il exigeait la vérité. Ça passe ou ça casse.
Elle se frotta les lèvres l’une contre l’autre et détourna le regard pour jeter un coup d’œil par-
dessus son épaule. Le lit se trouvait au centre de la pièce, recouvert par des draps chiffonnés. À
moins de trois mètres. Un frisson d’excitation la fit trembler. Le désir suivit, lui faisant perdre pied,
la pressant de se faire audacieuse et de lui donner l’honnêteté qu’il avait exigée plus tôt.
— On va là-bas, répondit-elle d’une voix rauque. Je prévois de te mettre au lit.
Il raffermit sa prise sur sa nuque.
— Est-ce que c’est un fait ?
— Ça l’est.
— Je devrais probablement te mettre en garde, dans ce cas.
— À propos de quoi ?
— Je ne suis pas bon pour ces conneries, vanzäla. Je n’ai jamais vraiment eu d’entraînement,
murmura-t-il en rougissant. Je ne sais pas comment te satisfaire au lit.
La tension hantait chacune de ces syllabes, faisant vibrer son aveu d’émotion. Honte. Humiliation.
Honnêteté brutale. Wick ressentait tout ça. Et, alors que ses mots brisaient le cœur de J.J., elle sentit
qu’elle se précipitait au bas d’une pente dangereuse et tombait amoureuse. L’amour féroce qui venait
avec la compassion et une saine dose de respect. Pour le courage de Wick. Et pour son honneur. Pour
la vulnérabilité qu’il lui montrait.
Quel homme magnifique et entier.
Il était peut-être fort – sans égal physiquement parlant –, mais Daimler avait raison. Il avait
besoin qu’elle lui montre le chemin. Pour se retrouver. Pour devenir l’homme qu’il aurait dû être. Et
alors qu’il détournait les yeux, incapable de soutenir son regard, elle n’eut pas seulement envie de
l’apaiser, mais de lui prouver qu’il était bien plus capable qu’il ne le pensait.
La confiance, après tout, venait à ceux qui s’entraînaient.
— Tu veux connaître un secret ?
Elle posa une main sur sa joue et le força à la regarder.
— Bien sûr.
— Ton inexpérience nous met à égalité, parce que je ne sais pas ce qui me satisfait non plus.
Il haussa les sourcils, et J.J. lutta contre l’envie de sourire. Seigneur ! il était adorable et ne
ressemblait à personne qu’elle ait jamais rencontré. Un homme bon de toutes les manières qui
importaient. Il n’aurait pas pu être plus différent de son ex. Adam s’était toujours foutu de savoir s’il
la satisfaisait ou non. Il ne lui avait jamais donné d’orgasme non plus. Mais Wick ? Elle pouvait déjà
sentir la lente montée de l’attraction sexuelle. L’explosion n’était qu’à un souffle d’elle, faisant
chanter son sang, lui donnant envie de le toucher tandis qu’il la toucherait en retour. Et, oh bon sang !
elle était impatiente qu’il prenne le contrôle.
— Alors qu’est-ce que tu dirais de conclure un marché ? Tu fais ce qui te satisfait, et on
découvrira si ça me satisfait moi aussi.
Il lui lança un regard dubitatif.
En équilibre sur sa jambe valide, elle se hissa sur la pointe des pieds. Elle lui caressa la bouche
de la sienne. La respiration de Wick se bloqua. Elle glissa les doigts dans ses cheveux. Hmmm, si
doux. Si épais. Un vrai paradis. Un endroit auquel elle n’arriverait pas à résister et, alors qu’elle
jouait avec les mèches sombres, lui griffant le crâne du bout de ses ongles courts, elle gémit. Ce bruit
de plaisir le fit vibrer contre elle. Elle le fit de nouveau et caressa encore une fois ses lèvres du bout
des siennes, chassant son incrédulité. Il prit une profonde et violente inspiration. Saisissant son
avantage, J.J. mordilla, puis plongea profondément, envahissant sa bouche d’un rapide coup de
langue.
Le goût de cannelle la fit gémir. Hmmm, hmmm, délicieux. Il avait le goût de bonbons épicés. Il
ouvrit la bouche, se soumettant à l’assaut. La béatitude la faisait frissonner tandis qu’il caressait son
dos nu, l’embrasant d’un désir si profond qu’elle s’étranglait pour le contenir… et qu’elle prenait son
temps. Elle ne voulait pas le précipiter, mais…
— Putain de merde, ma belle. (Il avait fini de suivre ses directions et grogna contre sa bouche.)
Tu as tellement bon goût.
Bon à savoir. Encore mieux à ressentir.
— Embrasse-moi encore.
— Je vais t’embrasser partout.
Il resserra son bras autour d’elle tandis qu’il penchait la tête pour imprimer la danse, la
provoquant du bout de la langue. Elle l’encouragea, demandant plus, le suppliant à chaque baiser. Il
lui donna tout ce qu’elle exigeait et se tourna pour la faire reculer. Le lit. Oh Seigneur ! quelle idée
fantastique. Elle avait besoin de l’allonger… ou qu’il l’allonge. J.J. se fichait de la manière dont ça
se produisait, tant que ça se faisait rapidement.
— Entre tes cuisses également. En plein sur tes boucles.
La promesse sonnait comme une menace. Une menace délicieuse, à un détail près. Elle n’avait
jamais vraiment, eh bien… ah ! fait ça. Ou plutôt, on ne le lui avait jamais fait.
Ses mollets rebondirent contre le bord du matelas.
Wick posa les paumes sur ses hanches et la souleva. Elle resta en apesanteur pendant un instant.
Le coton soupira lorsque ses omoplates rencontrèrent les draps. Wick la suivit dans la descente, une
cuisse entre les siennes, emprisonnant son corps sous le sien, la respiration difficile. Ses yeux dorés
pleins de promesses, il tira sur son tee-shirt. Le tissu lui caressa la peau en se retirant pour exposer
son soutien-gorge. Plus osée que quelconque, la lingerie en dentelle ne cachait pas grand-chose. Les
narines de Wick se dilatèrent tandis qu’il s’appuyait sur un coude. L’émerveillement s’empara de son
visage une seconde avant qu’il pose le bout de ses doigts sur son téton pour le caresser à travers la
dentelle. Il pencha la tête. Elle gémit d’anticipation. S’il vous plaît, Seigneur ! Elle voulait qu’il…
La bouche de Wick se posa. La chaleur explosa, se répandant sur la peau de J.J.
Elle gémit en se tordant, se cambrant sous lui pour venir à sa rencontre, réclamant davantage. Il
ne le lui refusa pas. Tandis qu’il suçotait, humidifiant la dentelle, intensifiant la pression lorsqu’elle
le suppliait, il tritura la fermeture de son soutien-gorge, qui s’ouvrit rapidement. L’air frais lui
caressa les seins. Le bout de la langue de Wick les titillait. Elle gémit son nom. Wick la lécha de
nouveau, puis leva la tête pour la regarder. La chaleur de son regard se répandit sur sa peau. J.J. se
cambra en surfant sur la vague du désir, appréciant la brûlure tandis que Wick grognait en réponse.
— Seigneur ! Jamison, tu es tellement belle, murmura-t-il d’un ton émerveillé. Je veux voir le
reste de ton corps.
Les doigts écartés, elle lui caressa le dos, ses mains jouant contre sa peau avant de passer sous la
ceinture de son jean. Elle rencontra des muscles tendus et… oh, ouais, il était incroyable. Chaque
centimètre de lui l’était. Ondulant sous lui, elle pressa ses hanches vers le haut contre les siennes.
— Enlève ton pantalon d’abord. Ensuite je te laisserai me déshabiller.
— Un prêté pour un rendu ?
— Un truc du genre.
L’amusement dansa dans son regard.
— Je suppose que ce n’est que justice puisque j’aurai le droit de te sauter.
— Me sauter ?
L’indignation dans son ton le provoqua. Il lui sourit, montrant une rangée de dents aussi blanches
que droites, d’un air si espiègle que cela lui donna envie de le laisser s’en tirer pour avoir fait
semblant qu’elle était un coup rapide. Le diable. Jouant le jeu, elle tira sur une mèche de cheveux.
— Tu ferais mieux de reformuler ça, mister, ou je retire mon offre.
Son expression passa de joueuse à sérieuse en un battement de cœur.
— Te faire l’amour, dans ce cas. Puisque je vais avoir la chance de te faire l’amour… de te
toucher partout, de te caresser profondément quand tu seras prête, de te faire jouir si fort que tu
crieras mon nom. (Il traça le contour de sa bouche du bout du pouce, puis l’y plongea, lui faisant
profiter du goût incroyable de sa peau.) Un rêve devenu réalité, vanzäla. Je te remercie pour ce
privilège.
Sa respiration se bloqua. Oh, waouh ! quelle chose incroyable à entendre.
— Wick ?
Faisant passer le tee-shirt par-dessus sa tête, il glissa le soutien-gorge au bas de ses épaules et le
jeta sur le côté du lit.
— Ouais ?
— Dépêche-toi, murmura-t-elle. Je ne crois pas que je pourrai attendre beaucoup plus longtemps.
— Impatiente ?
— J’ai envie de toi.
Il l’embrassa doucement. Une seconde plus tard, son jean disparaissait, le laissant nu dans ses
bras. J.J. gémit de soulagement. Dieu merci ! Tania lui avait tout expliqué au sujet de ce truc d’habits
qui disparaissaient qu’utilisaient les garçons, et… bon sang ! sa sœur avait raison. Ce truc avait sa
place dans le livre des records, à la section « Oh-merci-doux-Jésus ».
Plantant ses poings de chaque côté d’elle, Wick se redressa sur ses genoux. Alors qu’il se mettait
à califourchon sur sa jambe et qu’il attrapait son plâtre de marche, J.J. le parcourut du regard. Elle
déglutit. Elle avait dit fort, tout à l’heure ? Eh bien, baraqué aurait mieux convenu. Musclé,
également, parce que… bon sang ! c’était un dieu à la peau dorée, son corps était si ferme qu’il lui
coupait le souffle. L’anticipation bourdonna dans ses veines et elle écarta les lèvres en poussant un
long soupir. Le bruit du Velcro résonna lorsque Wick défit les sangles qui tenaient son plâtre en
place.
J.J. le remarqua à peine. Elle était trop occupée à le regarder, se demandant s’il…
La curiosité lui fit tendre la main.
Elle se lécha la lèvre inférieure et le caressa du bout des doigts. Son érection palpita. Des gouttes
perlaient à son extrémité, et Wick tressaillit. Les mains toujours posées sur les chevilles de Jamison,
il jura et ferma les yeux. Elle le caressa de nouveau. Il avança les hanches dans sa direction comme
s’il en demandait plus. Devenant de plus en plus audacieuse, J.J. se releva sur un coude et le prit dans
sa main.
— Mon Dieu ! Wick. (La peau douce glissait sur de l’acier bouillant. Il était si dur. Si épais. Si
prêt à la satisfaire.) Et si on mettait tout ça au travail ?
Wick grogna et retira la dernière lanière. Il tira doucement sur le plâtre pour le retirer de son
pied, puis le jeta par terre dans un geste impatient.
— Pas avant que je t’aie goûtée.
Le rappel de ce qu’il voulait lui faire lui fit monter le rouge aux joues. Tandis qu’il s’étendait, lui
échauffant le visage, J.J. resserra son emprise et le caressa de la base au sommet.
— Plus tard. On a plein de…
— Non. Maintenant.
Il lança un nouveau juron et lui saisit les poignets pour lui faire lâcher prise. Puis, attrapant
l’élastique de son survêtement, il lui retira son pantalon. La culotte en dentelle y passa ensuite, la
laissant dans son plus simple appareil. J.J. se figea tandis qu’il l’observait des pieds à la tête,
étudiant son corps avec une détermination prédatrice. De la possession également. Et, à cet instant,
elle sentit qu’elle lui appartenait… comme s’il détenait l’acte de propriété de chaque centimètre
carré de sa personne. Il poussa un grognement et prit ses seins en coupe. Il caressa les tétons du bout
de ses pouces, la provoquant, l’excitant, faisant grimper son désir tandis que son regard voyageait
jusqu’aux boucles sombres à la jonction de ses cuisses.
La respiration hachée, elle le regarda déglutir et… oh Seigneur ! elle savait ce à quoi il était en
train de penser. Il s’imaginait le goût qu’elle avait là en bas. Elle pouvait le lire sur son visage,
entendre le murmure dans son esprit, sentir l’anticipation se précipiter dans ses veines. Le lien aurait
dû l’effrayer. Au lieu de cela, il accentuait l’intensité, la fouettant de bonheur. Et, à chaque nouveau
coup, J.J. perdait le contrôle. Quelque chose pulsait profondément en elle tandis qu’elle se tortillait
sur les draps à la seule pensée de l’avoir entre les cuisses.
— S’il te plaît. Wick, s’il te plaît…
— Comme tu voudras.
Il suivit le tracé de ses courbes, caressant sa peau sensible, totalement concentré. La chaleur de
sa bouche passa sur son ventre, puis s’éloigna. J.J. avait besoin de se raccrocher à quelque chose.
Elle enfouit les mains dans les cheveux de Wick, suppliant silencieusement qu’il la prenne. Après
avoir laissé des traces moites sur sa peau, Wick marqua une pause pour embrasser le sommet de ses
boucles.
— Invite-moi, ma belle… J’ai faim.
C’était son cas également, mais J.J. obéit et…
— Oh Seigneur ! qu’est-ce que tu… putain de merde… oh… mon… Dieu !
J.J. se tortilla alors qu’il s’installait entre ses cuisses. Il ne montra aucune pitié, la caressant
profondément avec sa langue, la léchant entre ses plis, la faisant goûter à une frénésie bienheureuse.
Et elle supplia. Elle supplia qu’il la libère. Supplia qu’il applique davantage de pression. Le supplia.
Lui promit tout ce qu’il voulait en échange de l’orgasme qu’elle sentait arriver, mais ne pouvait
atteindre. Seigneur ! elle le voulait. Elle avait besoin de la poussée de délice, et que Wick tienne sa
parole. Il avait promis de la prendre violemment et de la faire crier. Mais, alors même qu’elle le lui
rappelait, il prenait son temps, prolongeait son plaisir tandis qu’il se délectait de son goût. Tandis
qu’il vénérait la source, donnait des coups de langue sur le bouton au sommet de son sexe, la rendant
folle alors qu’il la buvait et faisait pleurer son corps.
— Hmmm, ma belle, tu es tellement mouillée. Si excitante. Si douce, putain !
Il repartit pour un tour et suça plus fort, ce qui lui fit cambrer le dos sur le matelas. Il grogna
lorsqu’elle se mit à gémir.
— Jouis pour moi, Jamison. Maintenant. Je veux le goûter.
Ses mots lui firent franchir le cap, l’envoyant dans le palais des plaisirs qu’il lui avait construit.
L’explosion la libéra et, alors qu’elle s’envolait vers l’extase, Wick releva la tête d’entre ses
jambes. Ses hanches remplacèrent sa bouche, écartant ses cuisses. Il murmura son nom et plaça la tête
épaisse de son pieu contre son centre et…
Elle jouit de nouveau à la seconde où il la pénétra.
L’onde de choc se propagea, la noyant dans le délice. Enfoncée en elle jusqu’à la garde, il cria,
un bruit entre le rugissement et le juron, et se retira pour mieux revenir. Et encore. Et encore. Il la fit
trembler grâce à la puissance de son corps, lui donnant tout, prenant tout, faisant ce qu’il avait
promis ; lui faire crier son nom tandis qu’il la conduisait au bord du précipice, puis il vibra en elle et
la suivit dans sa chute vers l’oubli.

Un après-midi entier passé à des jeux sexuels.


Wick ne pouvait pas y croire. Il avait non seulement survécu, mais il se sentait bien dans les bras
d’une femelle. Sa femelle. Seigneur ! c’était génial. Il n’avait pas reculé devant le contact physique,
pas plus qu’il ne s’était senti mal une seule fois, et il savait pourquoi. Jamison. C’était elle. Elle était
incroyable. Un cadeau rare et magnifique. Un cadeau qu’il savait ne pas mériter, mais désirait malgré
tout.
Il n’y avait pas de mot pour décrire à quel point il était chanceux.
Toujours profondément en elle, ne voulant pas la relâcher, Wick lui attrapa les hanches et retomba
sur le matelas. La respiration courte après le dernier round, elle gémit – le boostant, le rendant si fier
que son cœur devint lourd –, et s’affala vers l’avant, tombant contre lui, lui faisant confiance pour la
rattraper. Il prit son visage en coupe et l’embrassa une nouvelle fois, glissant sa langue dans sa
bouche avant de la prendre dans ses bras. Elle murmura son nom lorsque ses seins se posèrent contre
son torse et… miam, elle avait un goût de paradis, et il ne s’en lasserait jamais : de son contact, de sa
chaleur infernale, et de la manière dont elle avait confiance dans le fait qu’il la protégerait. Peau
contre peau. Cœur contre cœur. Elle lui assurait qu’elle lui appartenait. Et, tandis qu’elle se lovait
contre lui, pressant la joue contre son cœur, Wick soupira de contentement et remercia sa bonne
étoile.
Magnifique, magnifique femelle. Précieuse au-delà des mots.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle en trémoussant des hanches avant de devenir molle entre ses bras
de nouveau.
Le déhanchement le poussa plus profondément en elle. Wick grogna, appréciant la brûlure crue du
plaisir. Bon sang ! il était sensible. Tellement prêt à remettre ça. Insatiable quand il s’agissait d’elle.
Accro à ce qu’elle lui faisait.
— J’ignorais totalement que ça pouvait être si bon.
Lui aussi. Il se coucherait moins bête tout à l’heure. C’était un excellent chemin à suivre.
Et il se pourrait bien qu’elle le rejoigne, vu son appétit… et le besoin de Wick de l’apaiser. Elle
l’avait chevauché sauvagement la dernière fois. Elle aimait être au-dessus. Prenait du plaisir à le
regarder tandis qu’elle le narguait et le provoquait. Elle se délectait du son de sa voix tandis qu’il la
suppliait. Une autre première. Il ne suppliait jamais. Pour rien. C’était une autre des règles qu’il
suivait, mais… merde ! elle avait tout envoyé valser au bout d’une heure environ, le forçant à se
soumettre tandis qu’elle prenait les rênes.
Et qu’elle le précipitait droit en bas du précipice.
Pour la… eh bien, il ignorait la combientième fois ça avait été.
Il avait perdu le compte – ainsi que son esprit – à un moment donné après la seconde. À présent,
tout ce qu’il voulait faire était la tenir et profiter du sentiment de bien-être qu’apportait la conquête
physique. Qu’elle avait remportée. Qu’il avait remportée. Wick se fichait de le savoir. Ça n’avait pas
d’importance. Les deux lui allaient, même s’il savait que ça ne pourrait pas durer.
Cette pensée lui pesa sur le cœur. C’était un lourd fardeau à porter. Surtout dans la mesure où leur
temps ensemble était presque écoulé.
Il pouvait le sentir dans l’air. Ses frères étaient réveillés, prêts pour la nuit et occupés à aider
Daimler à préparer la cérémonie d’union. D’un instant à l’autre, quelqu’un viendrait frapper à sa
porte… et emporterait Jamison. La retirerait de ses bras et lui dirait d’aller s’habiller. D’aller jouer
son rôle. De prendre place dans le cercle sacré. D’être témoin lorsque Tania épouserait un membre
de sa meute.
Luttant contre l’envie de l’enfermer à clé dans sa chambre et de la garder rien que pour lui, Wick
caressa les cheveux sombres sur ses épaules Une main jouant dans ses mèches, il la caressa le long
du dos de l’autre. Elle gémit, remuant sous ses doigts. Il gémit en réponse. Si douce. Sans aucun
complexe dans sa passion.
— Jamison ?
— Hmmm ?
— Dis-moi un autre secret.
Jamison pouffa un instant avant de sourire contre sa poitrine. Il lui rendit son sourire. Elle aimait
ce jeu. Lui aussi. Ils y avaient joué tout l’après-midi, parlant entre les moments où ils faisaient
l’amour, se posant des questions personnelles. Révélant des secrets gardés depuis longtemps. Enfin,
certains d’entre eux. Même si elle avait tracé le contour de sa cicatrice du bout des doigts, s’attardant
sur les chiffres dragonais brûlés dans la chair de son avant-bras, elle n’avait pas demandé. Au lieu de
ça, elle attendait, patiente face à ses tonnes d’hésitations. Il ne voulait pas lui parler de son passé. Ne
voulait pas raconter ce qui s’était produit ou voir la pitié dans son regard pendant qu’il lui
expliquerait pour la cage et le collier. Pour les combats. Ou les meurtres qu’il avait commis pour
sauver sa propre vie.
Malhonnête de sa part ? Sans aucun doute. Elle méritait de connaître la vérité. Avait besoin de
l’information pour le comprendre lui… savoir qui il était, ce qu’il était et pourquoi il était devenu le
mâle qu’il était aujourd’hui. L’égoïsme l’avait retenu. Il voulait que le temps qu’ils passaient
ensemble soit sans ombre. Qu’il ne soit pas sali par son passé. Qu’il ne soit pas entaché par sa
culpabilité. Pur de toutes les manières. Alors il avait retenu les informations, omettant la chose qu’il
savait qu’il aurait dû lui dire par-dessus tout.
— Voyons voir. Un autre secret.
Elle plongea ses yeux bleu clair dans les siens en relevant la tête, puis elle croisa les bras sur son
torse et y posa le menton. Elle fit la moue.
— J’ai volé une guitare sur le porche de mon voisin quand j’avais onze ans.
— Vraiment ?
— Hmm hmm.
— Tu t’es fait attraper ?
— En un sens. Lady m’a prise la main dans le sac. (Elle pouffa lorsqu’il haussa un sourcil.) Le
bouledogue de M. Hufferson.
— M. Hufferson. (Il retira une mèche sombre de sa tempe et lui sourit.) Le propriétaire de ladite
guitare.
Elle acquiesça.
— Je ne le savais pas à l’époque, mais le chien se cachait presque toujours dans la plate-bande
juste devant le porche pour écraser tous les pétunias. Le truc marrant, par contre, c’est qu’elle ne m’a
jamais dénoncée.
— Si seulement les chiens pouvaient parler.
— Si seulement. (Son sourire diminua.) Je me suis sentie vraiment mal après avoir fait ça,
mais…
— Pas assez pour la rapporter ?
— Non. (Elle détourna le regard en fronçant les sourcils.) C’était un acte atroce, mais j’avais
tellement envie d’avoir une guitare. On n’avait pas grand-chose. La plupart du temps, on avait juste
assez d’argent pour manger, alors maman ne pouvait vraiment pas se permettre de m’acheter un
instrument, et encore moins de m’envoyer suivre des cours de musique.
Sa voix se brisa, et Wick eut mal pour elle. Il arrivait à la voir, fillette de onze ans, ses grands
yeux bleus remplis de larmes tandis que sa mère disait non à la seule chose dont elle ne pouvait se
passer. Sa musique.
— Tout ce que je voulais, c’était écrire mes propres chansons, murmura-t-elle. Et M. Hufferson
laissait toujours sa Bedell à côté de la chaise à bascule. Je passais devant tous les jours après
l’école, alors…
— Sa Bedell ?
Il lui caressa le dos, ressentant le besoin de l’apaiser, passant la main sur sa peau douce, lui
faisant comprendre de la seule manière qu’il connaissait qu’il la comprenait.
— La guitare. (Elle décrivit un cercle sur son épaule du bout des doigts, puis se racla la gorge.)
Et cette stupide chienne. Lady ne m’a peut-être pas dénoncée, mais elle a commencé à m’attendre tous
les jours après l’école. Elle me suivait jusqu’à la maison en me surveillant d’un mauvais œil…
comme si elle savait que j’étais une voleuse ou un truc du genre.
— C’était probablement le cas. Les chiens sont intelligents.
— Je vais te dire, je verrouillais le portail pour qu’elle ne rentre pas, mais elle essayait de
l’enfoncer chaque fois. Après un moment, j’ai arrêté d’essayer de la chasser et je me suis mise à lui
parler à la place. Je lui chantais pas mal de chansons aussi, partageant celles que j’avais en tête… la
traitant de plus en plus comme une amie que comme un chien. (Les larmes menacèrent, faisant briller
ses yeux. Jamison cligna des paupières pour s’en débarrasser et secoua la tête.) Stupide, hein ? mais
je l’aimais. Et voilà le secret.
— C’est la raison pour laquelle tu aimes autant les chiens ? demanda-t-il, même s’il connaissait
déjà la réponse.
Sa femelle était facile à déchiffrer. C’était un livre ouvert la plupart du temps. Si confiante que,
lorsqu’il demandait, elle partageait, s’ouvrait pour révéler qui elle était vraiment. Charmant d’une
certaine manière, effrayant d’une autre, parce que… merde ! un faux mouvement, et il ruinerait tout.
Détruirait sa confiance. Lui ferait du mal sans le vouloir, simplement en étant lui-même.
Il n’était le trophée de personne, et, alors qu’elle lui souriait, Wick comprit qu’il devrait la
remercier pour ce merveilleux après-midi et s’en aller. Arrêter les mensonges – le faire rapidement
et de manière respectueuse – serait le mieux. La chose la plus gentille qu’il pourrait faire pour elle.
Malgré cet interlude instructif et la profondeur des sentiments qu’il nourrissait à son égard, il n’était
pas fait pour les relations. Il savait sans l’ombre d’un doute qu’il lui briserait le cœur, ainsi que
l’esprit, s’il lui promettait quelque chose. Elle méritait mieux que lui, un mâle incapable d’oublier un
passé sauvage et la rage qui l’accompagnait. Un guerrier sans conscience et avec peu d’honneur. Elle
avait besoin d’un mâle qui la ferait passer en premier et penserait toujours à elle. Mais, alors qu’elle
frôlait sa bouche de la sienne en murmurant « C’est la faute de Lady le bouledogue », il ajouta
« connard égoïste » à la longue liste des mots qui le décrivaient et lui rendit son baiser.
Une dernière fois. Juste une dernière heure avec elle avant que le temps et les circonstances ne la
lui enlèvent.
Puis il ferait ce qui était juste et la laisserait partir pour de bon.
CHAPITRE 21

Lorsque les vœux finaux furent prononcés, Wick se tenait au bord du cercle sacré, sous la haute
rotonde au cœur de Black Diamond. Des mosaïques murales colorées, représentant ses camarades
sous leur forme dragon, côtoyaient les immenses piliers blancs. En temps normal, il adorait se rendre
dans la chambre cérémoniale. Pleine de couleurs et de grande dimension – architecture et lumière –,
la pièce parlait à l’artiste en lui, l’apaisant dès qu’il gravissait les marches et s’avançait sous une des
quatre voûtes qui menaient au centre.
Aujourd’hui, il ne ressentait rien d’autre que de la douleur.
De la douleur pour la décision qu’il avait prise. De la douleur pour la souffrance qu’il causerait à
Jamison quand il lui avouerait la vérité. De la douleur pour son incapacité à s’éloigner sans lui faire
de mal.
Et alors que, de l’autre côté de la rotonde, il regardait Jamison s’émerveiller de la marque de
compagne que Tania avait à présent sur la main droite, il s’étouffa dans la haine qu’il se vouait à lui-
même. Il était le dernier des imbéciles. Pour tellement de choses. La moindre n’étant pas qu’il l’avait
laissée l’embrasser en partant. Dans le putain de couloir. À la vue de tous devant la chambre que sa
sœur partageait avec Mac. Il n’avait pas compté la laisser s’approcher à ce point de nouveau. Il avait
prévu de la conduire au rituel d’habillement de la mariée et de s’en aller ensuite, mais…
Bon sang ! elle l’avait surpris avec ce baiser. Et tandis que son corps souple était pressé contre le
sien, ses petites mains plongées dans ses cheveux et sa langue profondément enfoncée dans sa
bouche, il avait perdu l’esprit, lui donnant la mauvaise impression. Elle attendait quelque chose de
lui, à présent. Un engagement ? Quelque chose sur le long terme ? Pour toujours ? Wick ne savait pas,
mais il le voyait bien à la manière dont elle le regardait. Si heureuse. Si excitée. Débordant de
tellement d’espoir tandis qu’elle prenait les mains de sa sœur et étudiait avec envie le tatouage
argenté complexe qui indiquait un couple uni.
Comme si elle voulait elle aussi porter une marque.
Cette idée effrayait Wick. Il ne pouvait pas faire ça. Il ne pouvait pas se tenir au centre du cercle
sacré – comme Mac et Rikar venaient de le faire avec les femelles qu’ils avaient choisies – et
prononcer les vœux qui lieraient Jamison à lui pour toujours. Ce ne serait pas juste. Malgré son envie
d’elle – et les merveilleuses heures qu’il avait passées dans ses bras –, il refusait de lui faire ça. Il
ne pouvait pas la satisfaire. Il ne méritait pas le privilège de la prendre pour compagne. Ne serait
jamais en mesure de lui donner le genre de vie qu’elle voulait. Mais, alors même qu’il affrontait la
vérité en face, un instinct primitif lui criait d’ignorer ce qui était juste et de la prendre pour compagne
malgré tout.
Avant qu’il ne révèle trop de sa personne et qu’elle ne recouvre l’esprit.
Ce qui faisait de lui bien plus qu’un imbécile. Ça faisait de lui un enfoiré.
Il détourna les yeux de Jamison et fit volte-face. Rien de bon ne se produirait s’il la piégeait. Ou
s’il la forçait à rester dans sa vie. Il devait trouver la force de la laisser partir, sinon…
— Je sens son odeur sur toi. (Tranquille, peut-être même un peu pensive, la voix profonde
s’éleva derrière lui.) Tu t’es bien amusé cet après-midi, hein ?
— Attention, Ven. (Wick lança un regard par-dessus son épaule sur son meilleur ami en serrant
les poings et plissant les yeux.) Si tu lui manques de respect, ce sera la dernière chose que tu feras.
— Je ne comptais pas lui manquer de respect. Je suis juste surpris, c’est tout. Heureux pour toi
également, mais… (L’air solennel, Venom secoua la tête.) Tout est en train de changer. Je crois que je
me demande simplement si tu vas bien. Si nous pouvons continuer à aller de l’avant.
Cette inquiétude inattendue – et les craintes de Venom – frappa Wick de plein fouet. Il absorba le
coup, étouffant sa réaction. Seigneur ! il aurait dû savoir que Venom réagirait comme ça. Il
connaissait le mâle mieux que personne. Il comprenait le désir de son meilleur ami de le protéger.
Venom avait besoin qu’on ait besoin de lui. C’était inscrit dans son ADN. En ajoutant le syndrome de
sauveur de Venom à l’histoire qu’ils partageaient… ouais, il était naturel que son ami réagisse au
changement de paysage, celui dans lequel Wick se raccrochait à Jamison au lieu de lui.
Soixante ans était une longue période à s’occuper de quelqu’un d’autre. À avoir quelqu’un qui
dépendait de soi. À se sacrifier pour un autre sans songer un instant au prix à payer. Wick comprenait.
Il ressentait la même chose au sujet de Venom. Ils étaient frères – par choix et non par sang –, mais le
temps ne guérissait pas toutes les blessures, et les habitudes avaient une fâcheuse tendance à devenir
des chaînes.
Peut-être qu’il était temps de libérer Venom de son fardeau.
Wick soupira et ouvrit la bouche pour le faire.
Venom le coupa.
— Est-ce que tu vas la garder ?
— Non, répondit-il, cherchant Jamison des yeux.
Elle était en train de rire à quelque chose qu’Angela avait dit. Son cœur se fit plus léger en
entendant ce son, avant de replonger alors que l’angoisse se nichait dans son estomac.
— Je vais la libérer.
Venom fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire par l…
— Les amis, dit Forge, son accent emplissant la rotonde.
Wick croisa le regard de l’Écossais et évalua les dommages. Les ombres au fond de ses yeux
valaient mille mots. Bastian l’avait déjà interrogé pour obtenir des informations. Tout le monde
voulait connaître ce que le mâle savait ; la raison de la fixation soudaine de Rodin, la raison derrière
l’appel aux armes. Ou, plutôt, l’assassinat programmé. Non que Bastian puisse le leur dire. Du moins,
pas encore. Son commandant était un homme bon et respectait la vie privée des mâles, gardant les
secrets jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre option que de partager l’information avec le reste de la
meute.
Wick admirait les tactiques de Bastian. La plupart du temps, du moins. Mais, alors que Forge
s’approchait, l’ourlet de sa robe de cérémonie bleu marine caressant ses pieds nus, il eut mal pour
son camarade. Quels que furent les péchés qu’il avait commis par le passé, l’Écossais ne méritait pas
d’être pris pour cible par l’Archguard. Ni de porter la culpabilité d’avoir mis la meute entière sous
le feu des projecteurs, avec chacun une immense cible au milieu du dos.
Fronçant les sourcils, Forge réajusta la manière dont il tenait son fils, le posant contre son épaule
tandis qu’il s’approchait. Des yeux du même violet profond que ceux de son sire se plantèrent dans
ceux de Wick. Le bébé lui lança un regard grave et se mit à babiller des syllabes incompréhensibles.
Wick sourit. Bon sang ! le gosse était bavard… et plutôt marrant à regarder avec la crête sombre
qu’il avait au sommet de la tête.
Forge les dépassa en se dirigeant vers l’une des arches.
— Rendez-vous dans le salon, les amis. On a cinq minutes. Après ça, le festin sera servi et…
Le gosse couina de nouveau en regardant Wick par-dessus l’épaule de son père.
— … Daimler va nous botter les fesses, dit Wick, finissant la phrase de l’Écossais tandis qu’il
souriait à l’enfant.
Il ne pouvait pas s’en empêcher. Gregor Mayhem était haut comme trois pommes, mais il avait du
chien. Et il était adorablement mignon.
Forge embrassa son fils sur la tête et acquiesça.
— Exactement.
Venom resserra la ceinture de sa robe d’un coup sec.
— On ferait mieux d’y aller, dans ce cas.
Sans dec’. Seul un idiot aurait voulu fâcher Daimler. Un idiot qui se fichait de manger
correctement de nouveau un jour.
Wick suivit l’Écossais et descendit les marches pour rejoindre le salon. Décontracté par
excellence, l’endroit invitait un mâle à prendre place et à se prélasser. Ce qui arrivait souvent vu la
taille du canapé en cuir. Il avait été confectionné sur mesure et occupait tout l’espace devant la
double cheminée en pierre qui séparait le salon de la salle à manger. Les fenêtres qui s’étendaient du
sol au plafond se détachaient sur tout un mur d’un côté de la pièce, encadrant la lumière de la lune qui
se cachait derrière les nuages. Il y avait également un baby-foot et deux tables de billard, et quinze
confortables fauteuils de cinéma installés devant un gigantesque écran plat avec des consoles de jeux
vidéo high-tech. La pièce était un lieu de prédilection qui attirait les guerriers dans la zone de jeu la
plupart des après-midi.
Wick se dirigea vers sa place habituelle derrière le canapé… et vers le petit génie informatique
des Nightfury. Assis sur le dossier du canapé, les bottes sur les coussins, l’ordinateur sur les genoux,
Sloan observait l’écran en fronçant les sourcils. Wick jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule du
mâle. Boîte mail ouverte. Application de vidéoconférence qui clignotait. Carte de Prague.
— Du nouveau ?
Sloan secoua la tête.
— Pas de nouvelles pour l’instant.
Merde ! ce n’était pas bon. Où pouvaient bien se cacher Gage et Haider ?
— Bastian est au courant ?
— Ouais, répondit-il en regardant furtivement dans la direction de ce dernier. (L’air renfrogné,
leur commandant était assis en face de Sloan, les pieds sur la table en verre.) Ça ne lui fait pas très
plaisir.
— Je vois ça, dit Wick
Tous les mâles étaient là. Portant toujours leurs robes de cérémonie. Pieds nus dépassant sous les
ourlets. Tel un troupeau de moines violents. Wick retint un ricanement. « Des moines ». C’est ça. Les
obsédés sexuels qu’il appelait ses frères ne s’étaient jamais approchés de cette description. Il était le
seul qui aurait pu prétendre au titre. Mais, après une journée passée avec Jamison, le rapport officiel
était revenu. Il n’avait absolument rien de monacal.
Plus maintenant.
Dieu merci.
Wick plissa les yeux et fouilla de nouveau la pièce. Pas de trace d’elle. Sa femelle ne se trouvait
plus là. Il ignora le bourdonnement sourd des voix masculines pour chercher les voix féminines. Il
repéra le trio tandis qu’il longeait une des tables de billard. Cette position lui donnait une vue
dégagée sur la salle à manger. C’était là qu’elle se trouvait, debout derrière la table, à bavarder avec
sa sœur et Myst, incroyablement belle dans une robe qui dénudait ses épaules. La soie couleur
d’ambre lui allait bien au teint, faisant luire sa peau, et ses cheveux sombres semblaient plus noirs
que bruns. Elle accepta un briquet que lui tendait Daimler et l’ouvrit, se préparant sans doute à
allumer les bougies sur la table.
La flamme s’éleva.
Wick l’éteignit.
Alors qu’elle fronçait les sourcils et secouait le briquet, il déploya sa magie. Le feu prit,
s’attaquant aux mèches l’une après l’autre et allumant toutes les bougies. Jamison prit une rapide
bouffée d’air et regarda dans sa direction. Il hocha la tête. Elle lui adressa un sourire lent et sexy et
murmura « merci », le faisant se gonfler d’orgueil.
— Yo, Wick. T’es avec nous, l’ami ?
Le commentaire lui fit tourner la tête. Forge haussa un sourcil, son message clair : « La Terre
appelle la lune. » Wick lutta contre l’envie de grimacer. Merde ! Il fallait vraiment qu’il se montre
plus attentif. Ce qui n’était pas la chose la plus aisée à faire en ce moment. Jamison le distrayait
immensément.
— C’est bon, dit-il, revenant au programme. (Il se rapprocha de la cheminée et, s’arrêtant à sa
place de prédilection, appuya son épaule contre le bois qui la surplombait.) Balancez la sauce.
Bastian gigota sur son siège et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Ange, c’est à toi.
— Comme j’étais en train de le dire… on a une bonne piste. J’ai trouvé quelques références très
intéressantes dans des rapports financiers. (Vêtue d’une robe bleu glacier, l’ancienne flic souleva un
dossier rouge. Elle étudia les convives de ses yeux noisette dans lesquels brillait une lueur féroce.)
Est-ce qu’un de vous a déjà entendu parler du Deuce’s ?
— Oui. C’est un club privé au centre-ville. BDSM, je crois. Très exclusif. Très cher. (Mac
s’approcha de sa meilleure amie et lui prit le dossier des mains. Lorsqu’il l’ouvrit pour en parcourir
le contenu, il siffla longuement.) Est-ce que la brigade des mœurs n’étaient pas en train d’enquêter là-
dessus quand tu travaillais avec eux, Ange ?
— Oui, répondit-elle. On savait que beaucoup de merdes illégales avaient lieu là-bas. Drogue.
Prostitution. Paris frauduleux également. Le problème, c’était que…
Bastian jura.
— Vous n’aviez pas de preuves.
— Exactement. C’était comme essayer d’atteindre une cible mouvante avec une sarbacane.
Impossible d’obtenir des infos, et encore moins de prouver quoi que ce soit.
— Ça tombe sous le sens, dit Rikar en enroulant ses doigts autour de ceux d’Angela. (Le
commandant en second des Nightfury couva sa compagne d’un regard brûlant et posa les lèvres sur le
dos de sa main… contre le tatouage assorti au sien. La gorge de Wick se serra. Une profonde tristesse
le saisit, le surprenant même s’il l’acceptait. Il ne ferait jamais ça… ne traiterait jamais Jamison avec
une affection aussi publique.) Si le club appartient aux dragons…
— Il sera entouré d’une magie puissante, murmura Bastian, interrompant son meilleur ami. Un
écran de fumée pour induire les humains en erreur. Totalement le style d’Ivar.
Wick gronda, l’excitation à son comble. Finalement. Une piste viable. Quelque chose sur quoi
planter une cible.
— Ça pourrait être son nouveau repaire.
— Une bonne source de revenus, également. (Venom posa ses grandes mains sur le dossier du
canapé et se pencha vers l’arrière, faisant couiner le cuir sous son corps.) Il faut qu’on aille vérifier.
Voir s’il y a un complexe souterrain.
— Et le faire exploser.
Wick fit craquer ses doigts. Quel pied ! Un club rempli de Razorback. Un espace confiné avec
des points de sortie limités. Ou, plutôt, des trappes d’évacuation. Bon sang ! il était impatient de se
déchaîner et d’aller frapper ces enfoirés là où ils habitaient.
— Et c’est ce qu’on fera. (Bastian retira les pieds de la table et se leva.) Mais pas ce soir.
Une litanie de jurons s’éleva dans la pièce.
Bastian secoua la tête, une lueur d’avertissement dans ses yeux verts.
— Ce soir, nous faisons la fête. Nous nous reposons et nous détendons. Le Deuce’s n’ira nulle
part. On fera davantage de recherches, on échafaudera un plan, et on frappera le club demain soir. En
attendant… Sloan, tu as quelque chose pour moi ?
Sloan acquiesça et frappa quelques touches. Ses yeux sombres insondables, il fit pivoter
l’ordinateur portable sur ses cuisses.
— L’ADN correspond, Bastian. Azrad dit la vérité. Il est le fils de ton sire… ton frère de sang.
L’information eut l’effet d’une bombe, vidant la pièce de tout son oxygène.
Personne ne bougea. Personne ne prononça un mot. La meute entière attendit, au bord du gouffre,
se demandant de quel côté sauter. Et où Bastian atterrirait. Du bon côté de la santé mentale ? ou au
pays de la culpabilité, pour avoir abandonné son jeune frère à un destin pire que la mort après le
meurtre de leur sire ? Le fait que Bastian ait été lui-même maltraité, enfermé, et forcé à se soumettre à
l’atroce tutelle de l’Archguard avant qu’il ne passe par le changement ne comptait pas. Pas plus que
le fait qu’il s’était enfui alors qu’il était un tout jeune mâle afin de sauver sa propre vie. Ni le fait
qu’il avait ignoré la naissance d’Azrad. Pas aux yeux de Bastian. Wick le comprenait rien qu’en le
regardant. Mâle honorable, son commandant ne supportait pas l’idée d’abandonner ceux qu’il
considérait comme faisant partie de sa famille.
On ne laissait personne derrière. Purement et simplement.
Ça faisait partie du code des Nightfury. Wick vivait par ce credo, l’aimait et l’acceptait sans le
questionner. Sauf que, dans le cas présent, quelqu’un avait été laissé derrière. Azrad. Alors il ne
restait qu’une chose à faire. Trouver un moyen de réparer cette erreur. Pour Bastian. Pour le frère que
son commandant ne connaissait pas. Pour la meute des Nightfury tout entière.
— Merde ! (Bastian baissa la tête et se passa les deux mains dans les cheveux.) Qu’est-ce que je
suis censé faire ? Il a été envoyé par Nian. Il est lié à l’Archguard, pour l’amour du ciel ! Malgré ce
qu’il dit, je ne peux pas lui faire confiance.
— Non, mais tu peux le mettre à l’épreuve, dit Wick,
Il comprenait le mâle. Il avait vécu une expérience similaire, et quelque chose en lui – l’instinct,
l’intuition… un malencontreux sens du devoir envers un guerrier qui avait subi le même sort que lui –
voulait donner une chance à Azrad de prouver sa loyauté.
— Tends-lui un piège. Parle-lui du Deuce’s. Explique-lui l’intégralité du plan… quand, où,
comment. Jusqu’au moindre détail.
— Bon sang ! (Une lueur prédatrice brillait dans les yeux de Venom.) Si on se fait embusquer
demain soir, on saura qu’il est de mèche avec les rebelles jusqu’au cou. Si ce n’est pas le cas… ?
Rikar pouffa.
— On l’utilise comme atout à l’intérieur du camp Razorback jusqu’à ce qu’on soit sûr à cent pour
cent qu’il est de notre côté, et ensuite on le ramène. On en fait un membre de la meute.
— Très bien. (Bastian expira longuement en frottant sa barbe naissante, ce qui laissa des marques
rouges sur sa mâchoire, témoignant de son malaise et de son trouble.) On va faire ça. Mets tout en
place, Sloan. Informe Azrad et son équipe de ce qu’on prévoit. Et, vous autres, priez… Priez pour
que je ne sois pas obligé de tuer mon propre frère avant que cette histoire ne touche à sa fin.
Bonne idée. Wick décida de suivre ses camarades dans la salle à manger.
Tuer un membre de sa famille, après tout, était payer très cher.

Alors que le crépuscule se transformait en obscurité, laissant la place au ciel noir et à la violence
de la première tempête de neige de la saison, Nian vérifia encore une fois son ordinateur. Les paumes
pressées sur le bureau, il était tenaillé par la frustration et avait les muscles tendus. Par les feux de
l’enfer ! qu’est-ce qui prenait autant de temps ? Gage et Haider auraient déjà dû le contacter. Il prit
une profonde inspiration et expira doucement, luttant contre la tension, puis vérifia une nouvelle fois
ses messages. Il serra les dents. Pas de message vidéo. Pas un seul e-mail. Rien de la part des
guerriers qu’il voulait – non… avait besoin – d’aider.
C’était incroyablement décevant.
Dangereux également. Pour lui autant que pour les Métalliques. Tout reposait sur les guerriers
Nightfury, ceux qui se trouvaient ici ainsi qu’à Seattle. Il avait besoin du soutien de la puissante
meute pour assurer sa position. Mais si le duo se faisait prendre dans le filet de Rodin avant qu’il ne
puisse les faire sortir du pays Bastian le tuerait. Mais pas avant que les Métalliques ne meurent dans
le cirque de l’Archguard. Et, honnêtement, une double décapitation lors de la cérémonie de clôture du
festival n’était pas l’idée qu’il se faisait d’une amélioration. À la seconde où Rodin répandrait du
sang Nightfury, rien n’irait plus. Et ses plans seraient réduits en miettes. Le jeu de pouvoir stratégique
serait anéanti.
Mais le pire était que Bastian abandonnerait toute retenue, le tuerait, et déclarerait la guerre à
l’Archguard.
Que Dieu ait pitié d’eux si cela se produisait.
Nian ne se berçait pas d’illusions. Pas après avoir parlé à Bastian. Le commandant des Nightfury
était une force de la nature, un homme puissant capable de s’attirer les faveurs, la dévotion et le
soutien, et… oui, même l’amour… de la communauté dragon. Dès que Bastian lancerait l’appel aux
armes, des milliers de guerriers répondraient. Et ce serait le début d’une guerre comme leur espèce
n’en avait jamais connu.
— Allez, murmura-t-il en regardant son écran vide. Appelez-moi.
Seul le silence lui répondit.
Nian poussa un grognement et s’éloigna du bureau pour se diriger vers les grandes fenêtres. La
neige tourbillonnait de l’autre côté, rugissant de concert avec le vent hivernal. Il la regarda un
moment, se demandant si rester à la maison avait été la meilleure décision qu’il avait prise ce soir.
Peut-être qu’il aurait dû lâcher son ordinateur et aller à l’Emblem. C’était un des endroits préférés
des Métalliques. Le bar à cigares huppé les attirait comme des mouches. Les guerriers avaient passé
la majorité du festival retranchés sur un banc dans un coin sombre, à boire du scotch coûteux, à fumer
des cigares, et à satisfaire toute femelle qui s’approchait d’eux.
Un trio de vices. Ajoutez à ça un amour pour une bonne partie de poker, et leurs péchés se
multipliaient.
En ce moment, cependant, il espérait que le duo était loin de l’Emblem. Il priait pour que Gage et
Haider se montrent plus intelligents que ça. Le bar à cigares était trop évident. Tous les membres de
l’Archguard connaissaient leur amour pour l’endroit. Rien de ce qui concernait les Nightfury n’était
passé inaperçu aux yeux du haut conseil. Ce qui rendait Nian nerveux. Rodin n’avait pas accédé au
pouvoir en étant stupide. Il se pouvait qu’il ait déjà emprisonné les Métalliques. Ce n’était pas
impossible, vu le nombre d’escadrons de la mort que cet enfoiré dirigeait.
Ce qui expliquerait le silence radio, non ?
Nian jura dans sa barbe et s’arrêta devant sa table. Il attrapa un verre sur un plateau doré ainsi
qu’une bouteille de bourbon et se servit un doigt d’alcool. Alors qu’il se tournait et se penchait
contre le meuble ancien, il fusilla son ordinateur du regard. Il avait envie de jeter ce truc par la
fenêtre la plus proche. L’attraper et…
Il entendit un bruit dans le corridor.
Il prêta l’oreille tout en observant la porte close. Tout était silencieux. Il se redressa et traversa la
pièce. D’une rapide pichenette mentale, il actionna la poignée et ouvrit la porte en grand.
Un autre bruit s’éleva dans le silence.
Il fronça les sourcils.
— Lapier ?
Comme personne ne répondait, Nian s’avança dans le corridor central, à la recherche de son
serviteur. C’était sans aucun doute lui qui produisait ces bruits. Fidèle à sa nature de Numbai, Lapier
ne passait jamais une nuit sans ranger ou polir quelque chose. Et pourtant, alors que Nian fouillait les
ombres à l’autre bout du hall, un frisson lui remonta l’échine. Quelque chose clochait. C’était ténu,
mais…
Sa vision nocturne prit le relais. Nian pivota en direction du vestibule. Il appela une nouvelle fois
Lapier et gravit rapidement cinq marches. Les immenses portes de chêne qui gardaient sa maison se
dessinaient dans l’ombre. Alors qu’il montait la dernière marche, il vit Lapier. Le Numbai était
étendu au sol à côté de la table ronde au centre du vestibule, les bras grands ouverts, la tête regardant
dans la direction opposée à celle de Nian, sa queue-de-pie en désordre.
— Putain de merde !
L’inquiétude pour son serviteur le fit se précipiter vers lui. À la seconde où il s’agenouilla à côté
de Lapier, Nian comprit son erreur. Mais il était trop tard. L’ennemi était déjà à l’intérieur. Alors
qu’il se retournait pour se protéger, un sifflement s’éleva dans l’air. La pression explosa à l’arrière
de son épaule. Deux dents s’enfoncèrent dans sa chair, perçant son pull. Une charge électrique le
traversa, faisant convulser ses muscles, le paralysant.
Que Dieu lui vienne en aide. Un Taser.
Surcharge totale d’énergie. La seule chose qui pouvait réduire un dragon à l’impuissance. Ces
enfoirés étaient intelligents. Ils s’étaient servis de son point faible. Sans pitié ni la moindre
hésitation, le mâle lui remit un coup de jus. Il fut agité de spasmes qui brouillèrent sa vision et
bloquèrent l’air dans ses poumons, lui ôtant toute capacité de mouvement. Incapable de respirer, Nian
siffla, tombant la tête la première tandis que l’agonie le déchirait et qu’il perdait connaissance.
CHAPITRE 22

Dissimulé par un sort, Ivar se posa sur le parking. Les graviers crissèrent sous ses pattes, raclant
contre ses serres. Le bruit le tendit. L’inquiétude s’empara de lui, le plongeant dans l’incertitude.
Dépendre d’un autre n’était pas son fort. Faire confiance à qui que ce soit lorsqu’il s’agissait de sa
science semblait, eh bien… contre nature.
Le genre de chose qui le dérangeait comme un caillou dans la chaussure.
Chef de file dans le domaine de la virologie et de la microbiologie, il ne permettait jamais à
personne d’autre de prendre les commandes. Ou, plutôt, le microscope. Mais, à mesure que la station
d’épuration apparaissait dans la clairière, s’élevant devant de vieux arbres sous le clair de lune, Ivar
admit que, après deux échecs dans son laboratoire, l’idée d’Hamersveld était pleine de promesses.
Sa meilleure chance de succès, et honnêtement, en fin de compte, peu importait qui avait mis le plan
en action. La perspective de libérer un de ses bébés – supervirus numéro trois – dans le monde
dépassait sa gêne et l’excitait comme rien ne l’avait fait depuis longtemps.
Granite Falls, Washington. Un bled comme un autre.
Avec une population d’à peine plus de trois mille personnes, c’était la cible parfaite. Rurale.
Pittoresque. Nichée dans les ombres de la chaîne des Cascades, au nord-est de Seattle… pas trop
loin, et suffisamment près. Mais, mieux encore, la municipalité abritait des couples et des familles,
une jeune communauté pleine de systèmes immunitaires en bonne santé. Un frisson d’excitation lui
remonta l’échine, faisant s’entrechoquer les pointes le long de sa colonne vertébrale. Tant de
promesses. Tant d’amusement à venir. Tant de choses à faire. S’il parvenait à infecter Granite Falls et
à répandre son virus, alors il pourrait le faire dans le monde entier.
Dans n’importe quelle ville de son choix.
Fredonnant d’anticipation, Ivar montra les dents. Un test en bonne et due forme dans des régions
reculées de la société humaine. Seigneur ! à part baiser une femelle pendant qu’il la vidait de son
énergie, il ne pouvait penser à rien qui serait mieux que ça.
Hamersveld atterrit doucement à côté de lui. Le grand mâle battit des ailes. Ses écailles grises et
lisses cliquetèrent et son tatouage tribal se mit à danser, ondulant sous ses muscles puissants. Il reprit
forme humaine et observa le ciel.
— Fen… sur le toit. Monte la garde. Au moindre problème, avertis-nous.
Le troglodyte couina en guise de réponse. L’horrible son vibra dans l’air, anéantissant le silence,
envahissant son crâne, s’écrasant contre ses tempes.
Ivar grimaça.
— Bon sang ! il en fait du bruit.
— Ce n’est rien, murmura Hamersveld en regardant Ivar enfiler ses bottes, propulsant de petits
cailloux qui allèrent s’écraser contre un lampadaire. Attends de l’entendre en combat. Il est capable
de mettre un mâle à terre et de complètement le désorienter avec son cri.
— Avant de l’éventrer ?
— C’est à peu près ça.
— Heureusement qu’il est dans notre camp, dans ce cas.
— Tu peux le dire. (Une lueur amusée dans le regard, Hamersveld haussa un sourcil.) Tu es prêt ?
— Je n’attends que ça.
Ivar sourit lorsque le mâle se mit à rire, permettant à son excitation de prendre les rênes, et il
s’avança entre deux voitures garées. Son nouveau camarade le suivit dans le parking en direction de
l’entrée principale. Flambant neuf, le bâtiment était un parfait exemple de l’avancée technologique.
Ce qui était bien pour lui et ses plans. Pas tellement pour les humains qui habitaient Granite Falls.
Ivar s’en foutait. L’idée était précisément de les éradiquer. De mettre un terme au conflit sans fin,
au règne de terreur environnemental que leur race faisait subir jour après jour… année après année.
Quelques enfants morts en cours de route ne signifiaient rien.
D’une simple pensée, Ivar ouvrit les larges portes d’entrée. En une affaire de secondes, il avait
neutralisé le système de sécurité. Lorsque les « bip » cessèrent, il étudia le couloir. Pas un humain en
vue. Parfait. Non que ça ait eu de l’importance. Lui et Hamersveld étant toujours dissimulés par la
magie, la race inférieure ne les aurait vus.
Pratique, n’est-ce pas ? l’invisibilité. La marque de fabrique de sa race.
Après avoir effectué une série de virages dans les couloirs labyrinthiques et longé nombre
d’équipements et de tuyauteries, Ivar se retrouva là où il voulait être… devant une cuve de stockage.
Pleine d’eau purifiée, prête à être fournie aux habitants. Il suffirait d’un tour de robinet pour qu’elle
soit pompée dans les maisons humaines. Libérant sa magie, Ivar invoqua le tube hermétiquement
scellé. Alors que le métal se matérialisait dans sa paume, Hamersveld s’arrêta à côté de lui.
Les yeux noirs cerclés de bleu rencontrèrent les siens. Le mâle tendit la main.
L’estomac d’Ivar se tordit. Il était l’heure d’assumer les conséquences. Il hocha la tête et, faisant
confiance à son nouvel ami, lui remit son bébé.
— Exactement comme au labo.
— Aucune déviation. Une promenade de santé, répondit Hamersveld à mi-voix. (Plein de
révérence, le murmure du Norvégien mit les choses en perspective. Ils étaient sur le point d’entrer
dans l’histoire. De changer le futur de la planète pour le meilleur.) Je vais infuser la charge virale
dans les molécules de l’eau et faire fusionner les deux à l’aide de magie. Tout humain qui entrera en
contact avec l’eau sera infecté. Ensuite on pourra…
— … s’installer confortablement pour consigner les résultats et voir à quelle rapidité la maladie
se répand.
Ivar connaissait le plan. Il avait aidé à l’échafauder, pour l’amour de Dieu ! Il avait passé la plus
grande partie des vingt-quatre dernières heures dans son labo à tester le mode d’infusion avec
Hamersveld. Mais, maintenant qu’il se tenait au bord du précipice, ses nerfs le lâchaient. Seigneur !
il espérait tellement que ça fonctionnerait hors d’un environnement stérile. Il expira profondément et
donna son feu vert.
— Fais-le.
Hamersveld hocha la tête et fit volte-face. Il laissa Ivar à côté de la cuve et s’avança vers un
large tuyau qui faisait la longueur de la pièce. Il s’arrêta devant et leva une trappe sur le sommet. Le
guerrier libéra sa magie. La peau d’Ivar se mit à le picoter, lui donnant la chair de poule tandis que le
sas s’ouvrait en sifflant. L’eau purifiée fit des bulles à la surface. D’un murmure, son nouvel ami la
contrôla, la faisant se soulever comme un cobra dans un panier. Il plongea la main dans le tourbillon
humide et relâcha l’éprouvette. Hamersveld retira sa main. Ivar regarda l’éprouvette flotter dans les
vagues un instant, puis le sceau cryogénique se brisa.
Le micro-organisme entra dans le courant. Hamersveld montra les dents et, libérant sa magie,
ajusta le sort. Le virus mortel fusionna avec les molécules H2O, ne faisant qu’un avec la réserve
d’eau.
L’émerveillement fit bondir de joie le cœur d’Ivar. Finalement. Après tout ce temps…
— C’est fait.
— Plus de retour en arrière, maintenant, murmura Hamersveld, son accent norvégien plus épais
qu’à l’accoutumée. (La fierté se lisant dans son regard, il regarda l’eau se retirer dans le tuyau. Les
gonds métalliques grincèrent tandis que le sas se refermait.) On devrait fêter ça.
— Putain ! ouais.
L’euphorie lui comprimait la poitrine. Il l’avait fait. Vraiment fait, cette fois-ci. Il donna une tape
amicale sur l’épaule d’Hamersveld et passa le bras autour de la nuque de son nouveau meilleur ami.
Contenant un hurlement de triomphe, il demanda :
— Qu’est-ce qui te dit, Sveld… le Deuce’s ?
Le regard brillant, Hamersveld le poussa de manière joueuse.
— Le Deuce’s fera l’affaire.
Merveilleux. Un supervirus en liberté et en action. Et la promesse de plusieurs femelles à baiser
dans son club. La nuit ne pouvait pas devenir meilleure.
CHAPITRE 23

Posté sur le toit en face du Deuce’s, Venom était accroupi derrière un mur bas. Hors de vue.
Indétectable. Un sourire aux lèvres. Le calme avant la tempête. Les Razorback n’avaient pas la
moindre idée de ce qui allait s’abattre sur leur petit coin de paradis.
Exactement comme il aimait. Exactement comme il voulait les garder, également.
Du moins pour l’instant. Plus tard – une fois que le travail de reconnaissance serait fait –, le
moment serait enfin venu d’envoyer un avertissement… sous forme de tempête de feu.
Venom balança son poids sur ses pattes pour se tourner vers la gauche, les yeux plissés sur
l’immeuble en face de lui. Visage de pierre baigné de la lumière de la lune, la façade quelconque
avait l’air plutôt innocente. Pas d’auvent pour accueillir les visiteurs. Pas de videurs ni de portier
non plus. Juste une porte noire passe-partout ornée d’une plaque dorée. Venom pouffa. Bon
stratagème. Très utile. Un passant ne devinerait jamais qu’un club privé se trouvait là, et encore
moins qu’il était fréquenté par des gens de la haute, riches et aux goûts non conventionnels.
Ou c’était du moins ce qu’il avait entendu dire. Mais après avoir jeté un œil à l’endroit il en était
persuadé, parce que… oh ouais, il y avait des tonnes de dragons à l’intérieur. Il pouvait sentir ces
enfoirés. Ce n’était pas difficile. La signature magique que chaque mâle laissait derrière lui envoyait
un signal clair. Ainsi que l’odeur de sexe qui flottait dans l’air. Bon sang ! il pouvait sentir la chaleur
du coït depuis l’autre côté de la rue.
Un terrain de jeu rebelle au milieu de Seattle.
Impatient, Venom contacta ses camarades.
— On est prêts. Tout est tranquille de notre côté jusque-là.
— Ici aussi. (Tapi avec Mac à quelques kilomètres à l’est du club, Forge soupira, exaspéré.)
J’aurais dû apporter un jeu de cartes pour faire passer le temps. Je m’ennuie à mourir.
Mac grommela, d’accord avec Forge.
Venom serra les dents et ravala son amusement. Pas besoin de se moquer des jumeaux de l’enfer.
Le duo risquait de le prendre personnellement. Ce qui serait nul. Surtout dans la mesure où il ne
pourrait rien faire à ce sujet. Pas tant qu’il était coincé à surveiller sans aucune chance de pouvoir
leur botter le cul quand ils la ramèneraient. De plus, son cœur n’y serait pas. Il comprenait leur
impatience. Les planques n’étaient pas son truc préféré non plus. Il préférait provoquer les
emmerdes, pas rester assis à attendre qu’elles arrivent.
Mais un plan était un plan. Trois unités de combat : Rikar et Bastian au nord ; les jumeaux de
l’enfer à l’est ; tandis que lui, Wick et Sloan gardaient les yeux sur le prix. La configuration était
bonne, leur fournissant trois fronts d’attaque si Azrad les lâchait…
Et que les rebelles sortaient jouer.
— Restez concentrés, les mecs, dit Rikar d’une voix glaciale. Laissez les choses suivre leur
cours.
— Encore quinze minutes. (Des bruits de pas lourds s’élevèrent dans la connexion mentale en
même temps que la voix de Bastian. Comme cela continua, Venom se rendit compte que son
commandant faisait les cent pas. Inhabituel pour Bastian. Le mâle avait des nerfs d’acier et gardait
toujours son calme en temps normal. Mais avec Azrad dans l’équation, Bastian était plus tendu que
d’habitude.) Si Azrad se révèle digne de confiance et ne se montre pas, on y va. On met tous les
mâles à l’intérieur KO. On brûle cet endroit.
Venom roula les épaules, totalement prêt à recevoir le feu vert. Il adorait les missions où il fallait
débusquer et détruire. Les opérations secrètes – le frisson de la chasse – le surexcitaient.
L’anticipation le parcourut, le faisant se tendre. Il suffirait de sauter du toit, poser les pieds sur
l’asphalte et traverser la route. En une affaire de secondes, il franchirait la porte, en première ligne
pour défoncer la gueule de l’ennemi tandis que Wick mettrait le club à feu et à sang. Une excellente
stratégie, à un détail près…
Il lança un coup d’œil sur sa droite. Ouaip. Pas de changement de ce côté-là. Wick était toujours
aussi distrait.
Accroupi à quelques mètres de là, Wick regardait ses pattes au lieu de la cible. Ce n’était pas bon
signe. Venom fronça les sourcils tandis que le malaise se transformait en inquiétude. Il n’avait jamais
vu Wick se comporter de la sorte auparavant. Pas concentré. Insensible à ce qui l’entourait. Dans son
propre monde, l’esprit focalisé sur autre chose que la mission.
Ce qui foutait une trouille d’enfer à Venom.
Wick ne parlait peut-être pas beaucoup, mais il faisait toujours… toujours… attention. Il ne
manquait jamais rien et voyait plus que la plupart des gens. Alors, ouais… un Wick pas vraiment
présent était une raison de s’inquiéter. Personne ne voulait partir en guerre avec un Wick dont
l’attention n’était pas totalement là. C’était leur guerrier le plus féroce. Venom et les autres avaient
besoin de lui à leurs côtés, impatient de combattre, et non pas perdu dans ses pensées. Il n’était pas
difficile de deviner la source de son état. Jamison. Putain ! la femelle mettait la cervelle de son
meilleur ami à l’envers… alors qu’elle était encore au repaire… et empêchait Wick de se concentrer.
C’était un grave problème, vu le plan.
L’inquiétude lui fit jeter un regard par-dessus son épaule. Perché sur une cheminée sous sa forme
dragon, Sloan secoua la tête, ce qui fit cliqueter ses écailles. Il remarqua cependant la tension de son
ami et le trouble qui la causait. Le mâle savait ce qui se passait avec Wick, et ça ne lui plaisait pas
non plus.
— Wick, grogna-t-il d’un ton dur. (Son meilleur ami sursauta et tourna vivement son regard doré
dans sa direction. Dieu merci ! Wick se comportait peut-être comme un imbécile, mais il n’était au
moins pas sourd.) Sors-toi la tête du cul. J’ai besoin que tu sois concentré… ici et maintenant, pas
à moitié au repaire.
Wick acquiesça, les sourcils froncés, mais il n’avait pas l’air convaincu.
— Je suis dans la merde jusqu’au cou, hein ?
— À cause de la femelle ?
Venom haussa un sourcil, son expression exprimant clairement que, ouais, il l’était. Peu importait
à quel point cela lui déplaisait, il ne voyait pas de raison de mentir. Wick n’avait pas besoin qu’on le
dorlote. Il avait besoin qu’on le fasse revenir à la réalité à coups de pied au cul. Il était dans le même
état que lui lorsqu’il avait compris que son meilleur ami s’était uni à une femelle. Mais ignorer la
vérité ne fonctionnait jamais, alors autant ne pas se plonger la tête dans le sable. Ça ne pouvait pas
être défait. Il était temps de l’accepter.
— Ouais, t’es dans la merde jusqu’au cou.
Wick lâcha un autre gros mot.
— La fusion énergétique est un truc sérieux, Wick. Je sais que ça te fait peur. Bon sang ! ça ne
me plaît pas non plus. Le changement, c’est à chier, et même si je n’ai pas envie de le dire je vais
le faire…
Venom se tourna, les yeux brillants. Wick le regarda, les yeux plissés. Il lui rendit son regard noir.
C’était un tel ramassis de conneries : se raccrocher au passé, faire preuve d’égoïsme, refuser de
partager son meilleur ami avec qui que ce soit. Mais peu importait à quel point il voulait que les
choses restent comme elles étaient, elles ne le faisaient jamais. J.J. n’irait nulle part. Wick ne pouvait
pas faire marche arrière, et lui non plus.
— Arrête d’être une si grosse chochotte. Accepte-la. Aime-la. Prends-la pour compagne et sois
heureux.
— Je me fous d’être heureux, grogna Wick en faisant craquer ses doigts. Il s’agit d’elle, pas de
moi. Elle mérite plus… quelqu’un de mieux. Je ne peux pas lui donner ce dont elle a besoin sur le
long terme.
— Comment tu le sais ? demanda-t-il, se faisant l’avocat du diable. Tu n’as même pas essayé.
— Lâche-moi, Ven.
Ah ! voilà. La repartie préférée de Wick, sa réponse de base qui marquait la fin d’une
conversation.
Sloan ne saisit pas le message. Ou peut-être qu’il n’en avait juste rien à faire.
— Tu sais qu’il a raison, Wick. Grandis et fais-toi pousser une paire de couilles. Je donnerais
mon testicule droit pour trouver ce que tu…
Une déflagration magique retentit, envoyant des ondes de choc alentour. Alors que la pulsation
ondulait, l’air nocturne se transforma en tunnel spatiotemporel. Les yeux plissés tournés vers
l’anomalie, Venom se raidit, prêt à agir. Un dragon se matérialisa au-dessus du Deuce’s, ses écailles
rouges luisant sous la lune, ses yeux roses embrasés, le pouvoir chatoyant autour de lui. Et sur ses
talons griffus… Hamersveld, accompagné d’un dragon miniature.
Wick grogna.
— Ivar.
— Wick, ne… (Il se tourna rapidement pour essayer d’attraper Wick. Il toucha du cuir du bout des
doigts, mais… putain ! il le manqua de loin, n’attrapant rien d’autre que de l’air froid.) Bastian… on
a un homme à la mer.
— Merde ! (Le cliquètement d’écailles se propagea par la communication mentale.) Tiens bon.
On vient de s’envoler. On arrive dans… soixante secondes.
Venom entendit le bruit des serres de Mac et Forge racler la pierre lorsqu’ils quittèrent leur
cachette.
Mais il était trop tard.
Ivar était déjà en train d’avertir les autres, envoyant un signal de détresse pour mettre en garde
tous les rebelles qui se trouvaient dans le club. Alors que Venom les sentait se lever et se précipiter
vers les sorties, il prit sa forme dragon. Les mains et les pieds se transformant en griffes, il visa Wick
et… ah, bon sang ! il n’arriverait plus à l’attraper maintenant. Son ami était déjà hors de portée. Se
lançant du bord du toit. Ses écailles noires aux extrémités dorées luisant, son regard doré s’embrasant
alors qu’il dessinait une cible sur la poitrine d’Ivar. En murmurant un juron, Venom montra les dents
et bondit après lui. Putain ! tant pis pour l’élément de surprise. Wick avait bousillé leur avantage. Une
action stupide, et qui pourrait précipiter son ami vers la mort si Venom ne se dépêchait pas.

Alors qu’un escadron de Razorback s’élevait du toit du Deuce’s, Wick se traita d’idiot. Purement.
Simplement. Complètement. Il venait de gagner le titre d’Imbécile de l’année en niquant sa couverture
trop rapidement. Merde… merde… et triple merde ! L’impétuosité était une salope et l’avait conduit
à bouger avant même que son cerveau n’entre dans l’équation.
Il n’agissait pas de cette manière en temps normal.
Il ne commettait jamais d’erreur. Jamais. Mais bon, il y avait une première à tout. Ce qui se
passait en ce moment en était un parfait exemple. S’il avait utilisé sa raison, il serait encore planqué
à attendre qu’Ivar et la clique se posent. Le trio aurait fait une putain de cible sur le toit du Deuce’s.
Au lieu de ça, le leader des rebelles était en plein vol et filait dans la direction opposée avec ses
nouveaux amis – le rat d’égout et compagnie – tandis que les soldats ennemis refermaient les rangs
autour de lui.
Putain de merde ! Il avait dit « idiot », plus tôt ? Eh bien on pouvait rayer cette mention.
« Enfoiré » convenait bien plus.
Il replia les ailes pour décrire une spirale rapide et filer entre deux rebelles. Le duo grogna et se
déchaîna. Des griffes ennemies lui ratissèrent les flancs. Le sang suinta de sa cage thoracique. Wick
accueillit la douleur, la laissa se répandre, sachant qu’il la méritait. Pour ne pas avoir réfléchi. Pour
avoir attiré ses frères d’armes dans sa merde. Et, alors que sa meute volait derrière lui pour engager
l’ennemi, Wick eut envie de se botter les fesses. Ou de demander à Venom de le faire.
Son meilleur ami avait vu juste sur toute la ligne. Et, le pire, c’était que ce qui l’avait poussé
n’avait rien à voir avec la mission.
La colère. Le doute. Le désespoir. Tous ces mots décrivaient bien ce qu’il ressentait, expliquant
le « pourquoi » derrière le « comment », le poussant au bord du gouffre, le faisant se jeter dans la
mêlée sans penser aux conséquences.
Tout ça parce qu’il avait besoin d’une baston.
Une bonne bagarre pour l’aider à oublier. Pour effacer la réalité de ce qu’il devrait faire quand il
rentrerait à Black Diamond. Laisser partir Jamison. La chasser. La libérer pour qu’elle aille vivre la
vie qu’elle méritait, pas celle qu’elle endurerait à son côté.
La bonne chose à faire. La meilleure pour elle. Mais alors même qu’il affrontait la vérité il en
détestait les retombées. Il ne voulait pas le faire. La garder lui semblait tellement mieux. Et la
revendiquer… à la manière de ceux de son espèce ? Merde ! ça semblait le meilleur plan de tous. Un
mâle égoïste le ferait. Il se foutrait des conséquences et prendrait ce qu’il désirait par-dessus tout.
Dommage qu’il n’ait pas été égocentrique.
Malgré ses nombreux défauts, il refusait de la piéger. Jamison méritait plus qu’il ne serait jamais
capable de lui donner. Alors peu importait à quel point ça lui faisait de la peine, il se forcerait à la
laisser partir. À la repousser. À être honorable, pour une fois. Faire ce qu’il fallait pour qu’elle quitte
Black Diamond et commence une nouvelle vie sans lui.
Mais d’abord il aurait son combat.
Il donna un coup latéral à un Razorback en grognant. Alors que le mâle couinait, Wick se
retourna, pivota et… « crac ! » une prise rapide. Un brisement de nuque qui l’était encore plus. Il le
laissa se transformer en cendres dans les airs et partit après un autre rebelle. Les sens à l’affût, il
garda un œil sur le repli d’Ivar. Non qu’il puisse aller bien loin. Forge et Mac étaient de la partie et
s’en chargeraient. Wick sourit tandis qu’il explosait un autre crâne. Un bon point pour l’équipe des
jumeaux de l’enfer. Le duo était pile au bon endroit : ils allaient couper la fuite d’Ivar, l’encercler et
le forcer à se battre au lieu de prendre la poudre d’escampette.
Un rebelle aligna ses ailes à la verticale pour s’élever à la vitesse de l’éclair à la droite de Wick.
Le son se déforma. Des écailles de dragon cliquetèrent. Ses serres brillant sous la lumière, le
connard essaya de le frapper. Wick se cambra et se tourna rapidement pour décrire une pirouette. Il
décrivit un tour complet et… oh, ouais ! l’ennemi n’attrapa rien d’autre que de l’air, le manquant de
plusieurs centimètres.
Il montra les dents et siffla de satisfaction. Des acrobaties aériennes… sa spécialité.
Il termina sa vrille et se redressa. Le mouvement l’avait placé en position de choix derrière trois
Razorback. Dans la zone de frappe, Wick se déchaîna. Ses serres rencontrèrent des écailles. Il
plongea. Ses griffes acérées rebondirent contre de l’os. Il referma la patte autour du cœur palpitant de
ce connard. Wick tira violemment en grognant. Un jet d’hémoglobine se répandit sur l’arrière de sa
patte. L’odeur de sang s’accentua, puis disparut lorsque l’ennemi se transforma en cendres dans sa
paume. Ses camarades rugirent lorsque leur ami se désintégra en plein ciel, et Wick se prépara.
Oh ouais ! Attaque imminente. Rien de mieux.
Les ailes largement écartées, il négocia un virage sec tandis que deux autres rebelles attaquaient.
Dans un minutage parfait, Wick décrivit un saut périlleux. Crétin numéro un essaya d’ajuster sa
trajectoire. Trop tard. Il était déjà en position, prêt à frapper au-dessus du dos du mâle. Wick n’hésita
pas. Il attrapa les cornes du rebelle. Le dragon ennemi hurla. Il tourna, brisant la nuque de cet enfoiré,
et se retourna. Il plissa les yeux en direction du dernier rebelle. Le mâle paniquait totalement et battit
des ailes pendant un instant, hésitant sans doute. L’affronter. Ou fuir pour se cacher. Wick tourna sur
la droite, espérant qu’il choisirait la première option, mais…
Dommage. Wick grogna son dégoût. Oh, allons ! est-ce que cet idiot allait vraiment…
— Merde ! murmura-t-il alors que le Razorback se tournait pour foncer dans la direction
opposée.
Wick augmenta sa vitesse de vol et le prit en chasse, filant entre deux gratte-ciel. Refusant de
perdre le mâle, Wick négocia le virage de manière si serrée que le bout de ses ailes ne passa qu’à
quelques centimètres du coin de l’un d’eux. Son sonar émit un « ping », affûtant ses sens. Les
lumières de la ville se transformèrent en traînées troubles au-dessous de lui. Il gronda de plaisir en
arrivant à portée de sa proie.
Moins de quinze mètres. Excellent. Distance idéale.
Il dessina mentalement une cible sur le dos du rebelle et prit une profonde inspiration pour
remplir ses poumons au maximum de leur capacité. Une boule de feu s’amassa à l’arrière de sa gorge
et… miam, il adorait ce goût. Il ne se lassait pas non plus de son effet.
Létal. Efficace. Incendiaire. Le tiercé gagnant de la vacherie qui ne décevait jamais.
Une combinaison que les Razorback sous-estimaient tout le temps. L’ennemi ne le voyait jamais
venir. Non que Wick ait à s’en plaindre. Les complexités chimiques de son souffle étaient un atout. Il
était formé de plusieurs couches : flamme bleue à l’extérieur, délicieuse lave à l’intérieur, et gaz
toxique entre les deux.
Aigre-doux avec supplément de sauce piquante.
Le rebelle zigzagua entre les immeubles pour se mettre à couvert. Wick survola une cheminée. Il
était temps de faire dévier cet enfoiré. Le magma éclaboussa ses dents du fond. Il tourna vivement,
dévoila ses crocs et commença le compte à rebours.
Trois…
Le feu lécha sa langue.
Deux…
Les gaz toxiques s’élevèrent dans sa gorge.
Un…
Wick tira. La boule vorace jaillit de sa gueule. La chaleur devint cataclysmique. Le feu de l’enfer
absorba tout l’oxygène dans l’air, sa queue diabolique laissant une traînée derrière lui, sifflant dans
l’obscurité, anéantissant la fraîcheur environnante. Le Razorback cria et se précipita, essayant de se
tirer du chemin…
« Boum ! »
Le rebelle hurla de douleur. Wick se pencha pour éviter les projections de sa boule de feu. La
fumée s’éleva vers les cieux. Une odeur d’écailles brûlées et d’os calcinés satura l’air, et…
Mission accomplie. Un Razorback grillé qui tombait du ciel.
Wick le regarda brûler un instant, puis vira de bord, à la recherche de sa prochaine cible. Hum.
Rien en vue. Ce qui ne pouvait signifier qu’une chose. Il s’était éloigné du champ de bataille en
pourchassant le rebelle… et ses frères d’armes étaient toujours en train d’y livrer bataille. Il laissa le
rebelle se désintégrer en une pile de cendres et, volant bas, frôla un immeuble.
Le courant provoqué par ses ailes se répandit sur le voisinage. La cime des arbres tangua. Les
véhicules grincèrent sur leurs pneus. Des alarmes de voitures se mirent à retentir. Quelques lumières
s’allumèrent. Wick resserra le sort de dissimulation, renforçant sa magie. L’invisibilité était un must
absolu. Effrayer les voisins, après tout, n’était jamais une bonne idée.
Pas plus que d’apparaître au flash info du jour.
Sa vision nocturne acérée, il étudia le ciel. Nada. Personne en vue. Il scanna son sonar.
— Venom.
— Quoi ?
Wick retint un grognement. Waouh ! son ami avait l’air en colère… et essoufflé. Il allait arriver
juste à temps.
— Quatre à terre. Je suis libre et disponible.
— Bravo. (Wick entendit un bruit d’écailles. Venom grogna.) J’en ai encore trois sur le dos.
— Ça devrait être du gâteau pour toi, Ven.
— Ta gueule, Sloan, grogna Venom. Ramène ton cul et viens m’aider.
Sloan ricana.
— Si tu veux mon aide, bouge-toi de là. J’arrive à plein régime.
— Il était temps, putain !
Wick suivit le signal énergétique de ses amis et survola un toit en trombe. Un Razorback jaune
sorti de nulle part lui tomba dessus. Même si la collision était inévitable, Wick essaya de freiner et
d’esquiver. Le connard traça en flèche et l’accrocha de l’aile au passage. La brûlure explosa dans
son épaule. Putain de merde ! c’était passé près, et… il cligna des yeux, découvrant la cause de
l’hystérie du mâle. Eh bien, d’accord dans ce cas. Le dragon ennemi avait une bonne raison de se
magner le cul.
Rikar le filait de près, ses écailles blanches luisant dans l’obscurité. Le gel se répandait dans son
sillon lorsque le commandant en second des Nightfury lui lança un regard noir.
— Merci de te joindre à nous, le surdoué.
— J’étais un poil occupé.
Rikar ricana. Wick sourit, prenant plaisir au souffle artistique lorsque Rikar le dépassa.
— Wick, grogna Bastian. (Wick tourna vivement la tête à droite et le vit. En plein combat, ses
griffes luisant à la lumière de la lune, son commandant se déchaînait. Un mâle hurla alors que Bastian
appuyait de toutes ses forces, brisant l’échine dorsale de l’ennemi en deux.) Va aider Mac et Forge.
Trouve un angle d’attaque et lance-toi. Mets Ivar à terre, mais ne l’incinère pas. On a besoin de
lui en vie.
Bonne idée. Ivar le Connard avait de vilains plans. Qui comprenaient notamment un programme
de reproduction et une étable remplie de femelles à haute énergie réticentes. Alors ouais, prendre le
leader des rebelles vivant était sensé. Le problème, c’est qu’Ivar n’était pas stupide… ni seul. Il était
protégé par sa forme dragon et représentait un mur d’écailles et de muscles entre lui et les jumeaux de
l’enfer.
Ce qui signifiait qu’il était temps pour l’avantage tactique. Il fallait qu’il en trouve un bon. Une
approche que l’ennemi ne verrait pas venir.
Les yeux plissés, Wick chercha une piste. Il avait besoin d’une fenêtre juste assez large pour s’y
glisser tandis que Mac et Forge occupaient les rebelles. C’était le cas de le dire. Les guerriers
faisaient du très bon boulot, martelant la première ligne de défense d’Ivar. Wick émit un grognement
d’appréciation lorsque Forge souffla. L’acide de feu explosa entre les crocs du mâle, illuminant le
ciel nocturne. Hamersveld contra, vomissant un mur d’eau. Le jet de feu percuta la barrière liquide en
sifflant, puis clignota et s’éteignit comme une ampoule. Mac gronda et libéra sa magie. Le raz-de-
marée s’évapora, projetant de la brume pareille à des confettis contre les nuages.
— Salut les gars, murmura Wick en faisant profil bas pour se faufiler comme un serpent.
Préparez-vous.
Mac donna un coup de coude à un rebelle et décrivit un tour sur lui-même pour lui lancer un
javelot d’eau. Alors que le mâle se désintégrait, il grogna :
— Alignez-vous.
— Dis-moi quand.
Forge se tourna sur le côté et se débarrassa d’une autre sentinelle.
— Donnez-moi un instant…
Wick s’approcha par l’arrière. Il fixa le regard sur Ivar, imaginant une cible sur les écailles
rouges. Trois cents mètres. Pas encore assez près. Juste un peu plus loin. Juste un peu plus longtemps.
Dix secondes maximum avant qu’il n’entre dans la zone de combat. La distance optimale pour
s’assurer qu’il toucherait les ailes d’Ivar. Dès que son souffle l’atteindrait, brûlant la toile fragile, ce
connard ne serait plus en mesure de voler. Et une fois au sol il le frapperait violemment. Le ferait
souffrir. Lui ferait payer, le maintenant juste suffisamment en vie pour répondre aux questions de
Bastian.
Des réponses. Wick les voulait autant que son commandant.
L’ennemi faisait souffrir les plus vulnérables. Des femelles comme la sienne. Peu importait qu’il
refuse de la prendre pour compagne. La revendication n’était pas ce qui comptait. Il avait besoin de
savoir que, quand il la laisserait partir, Jamison pourrait quitter Black Diamond et vivre dans un
monde sûr. Un monde dans lequel Ivar n’existerait pas, et dans lequel le code que suivaient les
dragons faisait loi.
Préserver la vie. Protéger les faibles. Respecter la liberté de choix des femelles.
Wick prit une profonde inspiration et propulsa sa magie. Son souffle s’amassa, dégoulinant à
l’arrière de sa gorge et…
Le troglodyte qui protégeait Hamersveld fit volte-face. Des yeux jaunes rencontrèrent les siens,
puis s’écarquillèrent. Dévoilant ses petits crocs, le dragon miniature poussa un cri perçant en guise
d’avertissement. Un son tonitruant explosa dans le ciel comme un volcan, percutant Wick de plein
fouet de son onde de choc écrasante. Une douleur hallucinante lui martela les tempes. La pression
augmenta, brouillant tout, lui déchirant les tympans, faisant partir sa tête vers l’arrière.
Sa vision diminua.
Le troglodyte hurla de nouveau.
La surcharge auditive rebondit contre son crâne. Wick rugit de douleur. Ses muscles furent pris de
spasmes. Il perdit le contrôle de sa boule de feu. Le brasier s’échappa de sa gueule et la chaleur
vrombit en s’élançant dans l’air glacial. Mac jura et l’évita. Forge cria lorsqu’il fut pris dans le tir
croisé. Mais il était trop tard. La boule vorace le percuta, le faisant partir sur le côté. Alors que son
corps se tordait, la boule frappa un bâtiment derrière lui. Une détonation se propagea, se répandant
comme du poison sur le paysage urbain. La lave s’écrasa dans un cercle létal. Le verre et l’acier
explosèrent. Des éclats furent propulsés vers l’extérieur, lacérant le flanc de Forge.
Les dragons – Razorback comme Nightfury – hurlèrent de douleur.
Wick laissa libre cours à son horreur, criant à s’en déchirer la gorge tandis qu’il regardait Forge
tomber du ciel.
CHAPITRE 24

J.J. était assise en tailleur sur un tapis de gym et parcourait un autre dossier. Le papier était usé
par le temps et maculé de taches de liquide. Après avoir fini de lire la page, elle la tourna et fronça
les sourcils. Davantage de charabia. Toujours rien de spécial. Exactement comme la dernière…
hmmm, voyons voir. Combien ça faisait, maintenant ? Dossier numéro dix ou onze ? Elle avait perdu
le compte quelques heures plus tôt.
Non qu’elle s’en plaigne. Mieux valait être occupée que se tourner les pouces.
Surtout dans la mesure où Tania l’avait abandonnée à ses piles de dossiers. Probablement une
bonne idée, tout bien considéré. Sa sœur n’avait pas le cœur à l’ouvrage. Elle était trop occupée à
voir grand, à dessiner de nouveaux plans architecturaux qui comprenaient un jardin extérieur ainsi
qu’une piscine pour Mac. J.J. tritura le coin de la page et sourit. L’aménagement paysager. Toute la
vie de sa sœur.
Enfin, ça et être une éternelle angoissée.
Un passe-temps honorable, vraiment. S’inquiéter des autres, après tout, pesait lourd dans la
balance. Ça signifiait qu’on y tenait… d’un amour profond, également. J.J. pouffa. Ironique, n’est-ce
pas ? Avant ce soir, elle ne se serait jamais décrite comme quelqu’un qui se faisait du mouron. Mais
au cours des dernières heures elle n’avait pas fait grand-chose d’autre, donc…
Allez, « hop ! ». Il était temps de se remettre au travail. Il fallait qu’elle fasse durer cette pile
jusqu’au matin.
Jusqu’à ce que Wick franchisse la porte. Entier, indemne, et la prenne dans ses bras.
J.J. passa ses cheveux derrière ses oreilles, puis secoua la tête. C’était tellement fou. L’inquiétude
qu’elle se faisait à son sujet en devenait stupide. Wick était un guerrier : né fort, élevé pour
combattre, dangereux, sans égal. Elle le savait. Elle l’avait vu en action et acceptait les faits. Non que
ça ait de l’importance. La logique n’avait rien à voir là-dedans. Pas tant que l’inquiétude avait le
dessus, la faisant agir comme une idiote.
Une idiote qui avait une terrible migraine. Et aucun bon sens.
J.J. poussa un profond soupir et tourna une nouvelle page pour étudier le texte dactylographié,
sans réellement le voir. Elle ne comprenait pas. L’attraction. Le désir ardent et ridicule qu’elle
ressentait dès qu’elle pensait à lui. Ce qui, Dieu lui vienne en aide, se produisait souvent. Elle
observa une tache noire sur le dossier d’un air renfrogné. Deux jours. Cela faisait à peine quarante-
huit heures qu’elle le connaissait. Ce n’était rien. Un grain dans le sablier du temps, et pourtant le lien
qu’elle partageait avec lui était irréfutable. Indéniable. Si tangible qu’elle ne pouvait lui résister.
Mais ce qui était vraiment dingue c’est qu’elle ne luttait pas. Elle se soumettait, permettant à la magie
de couler et au Méridien d’agir comme il lui plaisait. La fusion énergétique, le Saint-Graal de
l’amour. Un élixir séduisant, la chose que toute femme cherchait, mais trouvait rarement.
À sa disposition. Si elle le voulait.
Il y avait juste un problème. Les contes de fées arrivaient aux autres, pas à elle. Jamais à elle.
Malgré tous ses espoirs et ses rêves. Malgré ce qu’elle ressentait pour Wick. Malgré tout. Ça
semblait trop beau pour être vrai et, même si elle voulait y croire, J.J. ne pouvait s’en empêcher. Elle
continuait à attendre le retour de bâton.
Elle soupira bruyamment en tournant une autre page.
— T’as envie d’en parler ?
La surprise la fit sursauter. Elle tourna vivement la tête sur la droite. Son regard parcourut une
mer de tapis d’exercice bleus et rencontra deux yeux noisette sérieux. Elle cligna des yeux et… oh,
c’est vrai ! elle n’était pas seule. Angela se trouvait à quelques mètres d’elle. Assise devant des
cartons empilés comme des Lego, Angela haussa un sourcil. La gêne frappa J.J. comme un ouragan,
emportant le toit de la maison où elle rangeait sa confiance en elle. Alors qu’il s’envolait dans les
airs, elle mordilla un de ses ongles et baissa le regard sur le dossier posé sur ses genoux.
Seule dans une salle de sport en compagnie d’une ancienne inspectrice de la crim. Oh bon sang !
le fantasme de tout repris de justice.
— Tu sais que je m’en fous, hein ? (La question avait été posée de manière douce, mais son
implication ne l’était pas. La voix d’Angela vibrait d’acceptation, et de plus que cela. Étrange – un
peu plus qu’étonnant –, vu l’historique de J.J. avec la SPD.) Wick n’est pas le seul à avoir lu ton
dossier, J.J. Je sais ce qui s’est passé. Ton ex était un connard abusif.
L’incrédulité la fit pouffer. L’espoir lui fit demander :
— Donc ça ne te dérange pas que je lui aie tiré dessus ?
— Je comprends le besoin. (Appuyée contre un des pieds de la table, Angela se frotta le dos
contre l’arête en bois. Une fois la démangeaison partie, elle croisa un pied sur l’autre et haussa les
épaules.) Et je ne te juge pas de l’avoir fait. En plus, tu as purgé ta peine.
— Payé la dette que j’avais envers la société ?
— Un truc du genre.
— C’est ça, murmura J.J., qui n’y croyait pas trop.
Si seulement c’était aussi simple. Si seulement elle pouvait oublier. Si seulement la douleur
voulait bien la laisser tranquille, lui permettre de respirer, cessait de tourner le couteau dans la plaie.
Elle prenait ses désirs pour des réalités, elle le savait. La culpabilité ne fonctionnait pas comme ça.
Elle ne partait jamais. Comme une dette gigantesque, elle perdurait jusqu’à ce que quelqu’un la
rembourse ou qu’on vous offre une remise. Deux choses qui ne lui arriveraient jamais.
— J’en fais encore des cauchemars parfois.
Angela lui lança un regard étonné.
Elle ne lui en voulait pas. Sa confidence la surprenait également. J.J. fronça les sourcils tout en se
mordillant la lèvre inférieure. À quoi est-ce qu’elle jouait, bon sang ? En parler. Expliquer. Mettre
son âme à nu. Rien de ces choses ne lui ressemblait. Elle n’en parlait jamais. Pas même avec Tania.
Mais pour une raison – l’instinct, l’impression de solidarité féminine et le besoin d’être comprise –,
J.J. avait envie de le faire. Quelque chose lui disait que l’ancienne flic comprendrait. Angela avait vu
des choses, fait partie de ce monde… celui dans lequel J.J. avait vécu ces cinq dernières années.
Ce qui, aussi étrange que ça pouvait paraître, les mettait sur un pied d’égalité.
J.J. prit une inspiration pour essayer de détendre sa poitrine serrée. Marche ou crève. Il n’y avait
pas d’entre-deux ici. Une honnêteté totale ou un silence absolu. Elle déglutit pour humidifier sa
bouche sèche.
— Certaines nuits, je me réveille avec des sueurs froides et incapable de respirer. Un hurlement
coincé dans la gorge. Je sens ses mains autour de ma gorge… en train de serrer.
— J’ai ressenti des trucs du genre aussi.
Et voilà. Le détail que lui avait soufflé son intuition. Enterré. Enfermé à double tour. Dans cet
endroit où les secrets meurent. Un frisson remonta l’échine de J.J.
— J’ai été prise dans des tirs croisés il y a quelques mois.
Hantée. Aucun autre mot n’aurait pu décrire l’expression d’Angela et, lorsque J.J. croisa son
regard, elle essaya de ne pas tressaillir. De rester forte face à sa douleur. Sa nouvelle amie
n’accepterait pas la pitié. Elle ne voulait pas de sympathie non plus, mais… Seigneur ! elle
reconnaissait ce regard. Elle l’avait vu sur son propre visage en se regardant dans le miroir.
— J’ai été violée par un Razorback… emprisonnée dans leur tanière. Rikar m’a libérée.
— Oh ! Ange, je suis tellement désolée. Je l’ignorais, dit-elle, l’aveu la déchirant en deux.
Elle savait ce qu’on ressentait dans ces cas-là : l’impression d’être acculée, maintenue et…
forcée. Que ça se soit produit pour elle entre les mains de son petit ami ne rendait pas l’expérience
moins affreuse. Jeune. Stupide. Naïve. Elle lui avait fait confiance et pensait qu’il ne lui ferait pas de
mal. Au lieu de ça, il l’avait brisée, avait anéanti sa confiance en elle ainsi que toute estime de soi.
— Combien de temps tu as passé là-bas ?
— Pas beaucoup. Douze heures, mais ensuite… (La voix d’Angela se brisa. Elle serra les poings
tandis qu’elle se reprenait.) Il ne faut pas longtemps pour détruire une personne… pour lui briser la
vie tout en la lui laissant… n’est-ce pas ?
— Non, en effet.
Tout en feuilletant les pages sur ses genoux, Angela se racla la gorge.
— Tu devrais dire à Wick comment tu te sens. Il t’aidera à laisser partir la douleur en même
temps que le passé. Rikar fait des merveilles pour moi.
J.J. hocha la tête, croyant chacun de ses mots. Wick était le pouvoir personnifié. Intense, mais
bon. Mortel lors d’un combat, mais doux avec elle. Effacé, pourtant tellement chaud au lit qu’il lui
faisait éprouver un désir, un besoin, une soif qu’elle n’avait jamais connus auparavant. Une image de
lui, ses yeux dorés brillant tandis qu’il lui faisait l’amour, s’imprima dans son esprit. Le désir grimpa
en une vague bouillante. J.J. gigota sur le matelas et… ouaip ! rien que de penser à lui – à son corps
contre le sien, en elle, sa peau caressant la sienne, son goût dans sa bouche – et…
Doux Jésus ! il fallait qu’elle se reprenne. Ou qu’elle prenne une douche froide. Rapidement.
Avant qu’elle ne s’embarrasse devant une ancienne flic qui remarquait tout et…
— Accepte-le et va de l’avant. (Angela sourit, une lueur dans le regard.) Rikar me fait le même
effet, lui aussi. Le simple fait de penser à lui m’excite.
— Ça doit être sympa chaque fois qu’il revient le matin.
— Tu n’imagines même pas.
— Hum, hello, dit-elle en faisant une gentille grimace. Je crois que si.
Angela éclata de rire, et J.J. l’imita. Bon sang ! rire était si agréable… et passer un moment sans
étudier les angles morts semblait normal. Sans se demander si ce qu’elle disait allait la faire tuer. Ou
lui attirer des ennuis auprès des gardes. Mais bon, ce n’était plus sa vie, à présent. Elle se trouvait
dans un endroit sûr où personne ne voulait lui faire de mal. Cette pensée lui apaisa l’esprit. Cette
prise de conscience lui fit changer de perspective et, alors qu’elle s’enfonçait profondément en elle,
l’idée de liberté l’imita.
Liberté totale : de la peur, des erreurs passées, de toute la douleur.
À présent, elle possédait le pouvoir de choisir un chemin différent et de se créer une nouvelle
réalité. Il était temps d’emballer le passé et de s’en débarrasser. Rien de bon ne viendrait du fait de
nier la vérité. Ou de lutter contre ce qu’elle ressentait pour Wick. Il faisait partie de l’équation,
maintenant, et, honnêtement, il était tout ce qu’elle voulait dans le futur.
La vérité lui serra la gorge tout en la libérant.
— Hé, Ange ?
— Ouais ?
— Tu arrives à lire l’esprit de Rikar ? (Lorsque sa nouvelle amie se mit à cligner des yeux,
surprise, J.J. s’empressa de s’expliquer.) Je veux dire… à quel point la connexion est-elle
puissante… tous ces trucs de fusion énergétique, parce que je sais des choses au sujet de Wick que je
ne devrais pas. Des choses qu’il ne m’a pas racontées au sujet de son passé. Je sais que ça semble
bizarre, mais quand je suis avec lui c’est comme si j’étais branchée à lui… qu’on me fournissait des
informations. Des images. Des expériences. Ce qu’il ressent au sujet des deux.
— Bienvenue au club, dit Angela. La connexion entre compagnons est puissante. Je grappille sans
arrêt des trucs dans l’esprit de Rikar. Des pensées. Des inquiétudes. Des choses qu’il ne veut pas que
je sache parce qu’il essaie de me protéger. Des fois ce n’est qu’une impression… comme une
vibration. D’autres fois, j’ai des extraits de mémoire résiduelle.
« Des extraits ». Ouais. C’était logique. Sauf qu’elle avait eu largement plus que ça de la part de
Wick. Un film complet semblait une meilleure description. Lorsqu’elle était allongée dans ses bras à
le regarder dormir, elle avait vu des choses qu’il essayait de cacher. Elle avait assisté à la cruauté :
la cage et le collier, les combats et les mises à mort… ce premier jour quand il avait reculé, et cet
horrible homme qui lui avait mis un couteau dans la main, puis l’avait poussé sur le ring. Seigneur !
ces images la déchiraient de l’intérieur. Pour le petit garçon aux yeux dorés qui semblait si perdu et
effrayé. Pour le jeune homme qui luttait contre ses chaînes, hurlant à l’agonie tandis que le tisonnier
chauffé à blanc marquait sa peau.
Laissant la terrible marque sur son avant-bras.
Putain de fils de putes ! Ces enfoirés lui avaient fait tellement de mal.
Les larmes lui piquèrent les yeux et la tristesse envahit son cœur. J.J. les repoussa. Pleurer ne
ferait qu’amener d’autres questions de la part d’Angela. Des questions auxquelles elle refusait de
répondre. Wick méritait de garder sa sphère privée. C’était à lui de décider s’il voulait partager son
passé. Ou non. La décision lui appartenait et…
— Ma dame !
L’appel résonna dans le couloir.
Après avoir échangé un regard avec Angela, J.J. sauta sur ses pieds. Quelque chose n’allait pas.
Elle le comprenait à la voix de Daimler. Elle l’entendait dans le bruit rapide de ses pas devant la
salle de sport. Elle le sentait dans chaque battement de son cœur qui s’accélérait, lui martelant la
poitrine.
— Ma dame, où êtes-vous ? hurla Daimler d’un ton si paniqué que J.J. en eut la chair de poule.
Myst !
— Dans la clinique, Daimler, cria-t-elle, même si elle ne pouvait pas encore voir le majordome.
Devançant Angela, J.J. traversa la salle de gym en courant. Lorsqu’elle atteignit la porte, elle vit
Daimler la dépasser à toute vitesse dans le couloir, sa queue-de-pie battant contre ses jambes. Oh
non. Oh merde… merde, merde, merde. Pas bon. L’elfe semblait du genre imperturbable, mais en ce
moment le calme était de l’histoire ancienne et ne laissait que de l’inquiétude derrière lui.
— Elle est à la clinique !
— Qu’est-ce qui se passe ?
Angela la dépassa et s’arrêta au milieu du couloir. La respiration courte, le regard rivé sur l’elfe,
elle le regarda courir en direction de la clinique.
— Qui est blessé ?
Daimler lança un coup d’œil par-dessus son épaule sans s’arrêter, ses yeux sombres écarquillés
de peur.
— Je l’ignore, ma dame, mais c’est grave et…
Le mur au bout du couloir ondula.
Clouée au sol, J.J. retint sa respiration. Attendant. Espérant. Priant.
— Je vous en supplie, mon Dieu, murmura Angela sans quitter l’entrée magique des yeux. Pas
Rikar. Je vous en supplie, faites que ce ne soit pas…
Les oreilles de J.J. bourdonnaient tellement qu’elle n’entendit pas le dernier mot de son amie,
mais elle combla le blanc, effaçant le nom de Rikar pour y mettre celui de Wick. Je vous en supplie,
faites que ce ne soit pas Wick. Alors que les mots rebondissaient dans sa tête, J.J. comprit le vrai
désespoir, et à quel point elle pouvait être atroce. Seigneur ! à quel point elle pouvait être mauvaise.
À quel point elle était complètement tordue… d’espérer qu’un autre soit blessé afin que l’homme
qu’elle aimait soit sain et sauf. Mais elle ne pouvait s’en empêcher. L’idée que Wick soit blessé lui
faisait perdre les pédales. Oblitérait son sens de ce qui était juste ou non. Son sens du fair-play. Tout
ce qu’elle souhaitait en ce moment était que ce soit n’importe qui sauf lui.
Égoïste. Tordu. Au-delà de terrible, vu qu’elle se tenait à côté de la compagne d’un des guerriers
Nightfury. Une femme qui mourrait à l’instant où lui-même le ferait.
Sa gorge se ferma lorsque la pierre ancienne ondula. Le portail s’étendit pour former une porte,
lui permettant de voir dans la caverne au-delà. Un trio apparut. Trois têtes sombres, penchées, deux
guerriers qui s’occupaient d’un troisième et le portaient à moitié. Le regard rivé au petit groupe. J.J.
secoua la tête. Les larmes lui mordirent le coin des yeux lorsque l’un d’eux regarda dans sa direction.
De féroces yeux dorés croisèrent les siens. Les genoux de J.J. se transformèrent en coton. Oh, Dieu
merci. Pas Wick. Ce n’était pas Wick. Il n’était pas blessé, mais…
Que Dieu ait pitié. Forge.
Le guerrier était en mauvais était. Pire que mauvais. Il semblait mort : inconscient, le bout de ses
bottes glissant par terre, le sang recouvrant son torse tandis que Mac et Wick le portaient jusqu’à la
clinique, laissant des traînées rouges sur le sol derrière eux.

La tête l’élançant horriblement, Wick posa son camarade blessé sur la table d’examen.
« Blessé ». Putain ! quel euphémisme. Forge était ouvert en deux et saignait encore comme une
passoire, si proche de la mort que Wick ignorait quoi faire. Hurler de douleur pour son camarade
tombé au combat. Ou ramasser un scalpel et s’éventrer parce qu’il avait blessé son ami.
La mort semblait préférable. À la douleur. À la honte. À la culpabilité.
Il serra les poings dans ses cheveux et recula de la table, mais refusa de détourner le regard. Du
sang. Des blessures béantes. L’assurance d’avoir envoyé Forge aux portes de la mort. Putain de
merde ! c’était lui qui avait fait ça. Il était la cause et l’effet. Celui qui était responsable du chaos et
de la douleur. S’il avait fait son boulot et s’en était tenu au plan, au lieu de foncer tête baissée – de
partir en guerre avant d’être prêt en entraînant sa meute avec lui –, son camarade ne serait pas allongé
sur cette table. À un battement de cœur de la mort.
Sa faute. Tout était sa faute.
— Seigneur ! gémit-il d’une voix rauque en baissant les yeux sur ses mains.
Il les regarda trembler, recouvertes de sang. Sa gorge se bloqua lorsque les remords et le dégoût
qu’il ressentait envers lui-même entrèrent en collision. Un bruit de tissu qu’on déchirait lui fit relever
la tête. Une expression intense sur le visage, Myst était en train de retirer le tee-shirt imbibé de sang
de Forge, révélant l’étendue de ses blessures. Les yeux de Wick le piquèrent lorsqu’il rencontra ceux
de Myst.
— Tu dois le sauver. S’il te plaît, sauve-le, Myst. Qu’est-ce que je peux faire ? Dis-moi quoi f…
— Tire-toi du chemin, dit-elle d’un ton si calme qu’il lui causa un choc.
En charge. Maîtresse de son domaine. Dans son élément. Cette prise de conscience donna de
l’espoir à Wick. Il fit un pas en arrière. Puis un autre, lui laissant de l’espace, faisant ce qu’elle lui
avait ordonné, priant de toutes ses forces tandis que son dos rencontrait le mur.
— Et va chercher Sloan. J’ai besoin d’une seconde paire de mains.
Mac, qui faisait les cent pas devant lui, se tourna vivement en direction de la sortie.
Les portes vitrées s’ouvrirent.
— Je suis là. (Sloan traversa la pièce en courant, coupant Mac dans son élan.) Dis-moi quoi
faire.
Myst leva la main, puis la rabaissa pour coudre une autre suture.
— Mets une intraveineuse en place.
— Tout de suite.
Sloan contourna la table d’examen et s’arrêta à côté d’une table à roulettes. Il attrapa un sac plein
de liquide transparent, prépara le kit et passa à côté de Myst pour percer la veine de Forge. Le ruban
adhésif siffla lorsque Sloan le retira du rouleau. Alors qu’il sécurisait l’intraveineuse, il lança un
regard inquiet à Wick.
— Va chercher Angela et J.J. Myst ne peut pas le nourrir à cause de sa grossesse et il a besoin
d’une infusion d’énergie. Et, Mac… ?
— Ouais ?
— Va chercher Tania. On pourrait avoir besoin d’elle également.
Mac hocha la tête. Wick grimaça lorsque son ami courut en direction de la sortie. Merde !
Jamison en train de nourrir Forge. Cette idée lui semblait dangereuse. Surtout dans la mesure où son
dragon rugissait agressivement. Un mâle lié ne partageait pas sa femelle. Jamais. Mais, alors qu’il
regardait Myst s’affairer, Wick comprit qu’ils n’avaient aucune autre option. Rien d’autre ne
fonctionnerait. Forge avait besoin de se nourrir. S’il ne le faisait pas, il mourrait. Il ne passerait pas
l’heure, sans parler de la journée. Même avec la fusion énergétique, il se pouvait qu’il ne survive
pas, mais…
La porte s’ouvrit sur le corridor en sifflant.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Angela.
— Beaucoup. (Sloan évalua Jamison. et lui fit signe de s’approcher.) J.J., toi d’abord. Viens ici.
Je t’expliquerai quoi faire.
Sa femelle acquiesça et s’avança vers la table. Un grognement s’échappa de la gorge de Wick.
Primitif. Possessif. Prédateur. Le doux son s’éleva dans l’air. Comme des griffes acérées de dragons,
l’avertissement provenait des bas-fonds de la raison, emportant Wick dans un autre endroit. Un
espace où l’instinct régnait en maître et où la logique n’existait pas. Le regard rivé sur sa femelle, il
montra les dents. La magie gronda en lui, roulant dans ses veines, le faisant palpiter du besoin de la
posséder.
Il serra les poings et fit un pas en avant.
Voyant son expression, Jamison aspira une rapide bouffée d’air et, à l’autre bout de la clinique,
s’arrêta net. Elle riva les yeux sur les siens et murmura son nom. En guise de bienvenue. Avec envie.
Avec tellement de chaleur que Wick perdit tout sens des réalités.
Il la voulait. Tout de suite. Il avait besoin de montrer sa domination. De prouver qu’il régnait sur
son territoire et de faire voir à tout le monde que Jamison lui appartenait. Elle était sienne.
Totalement sienne. À personne d’autre.
— Bon sang ! (Les yeux luisants, Sloan lança la communication mentale.) Venom, rapplique sur-
le-champ. Prends Bastian et Rikar avec toi. Wick pète les plombs.
Sans le quitter des yeux, Jamison se lécha la lèvre inférieure. Le besoin s’imprima profondément
dans ses os, embrasant un désir si profond que Wick ne put le contenir. Un autre grognement lui
échappa. Venom s’arrêta en glissant devant la clinique, Bastian et Rikar sur les talons. Une
cacophonie de jurons s’éleva dans le corridor. Wick desserra les poings et se dirigea vers sa femelle.
Son meilleur ami franchit le palier en trombe. En moins d’une seconde, Venom l’avait attrapé. Luttant
contre la prise, Wick décrivit un cercle entier et leva un bras. L’os craqua contre l’os.
La tête de Venom partit sur le côté.
— Putain de merde !
Il prépara de nouveau son poing. Bien. Mal. Aucune de ces deux notions n’avait d’emprise sur
lui. Seule une chose importait. Jamison. Il avait besoin de la rejoindre. Maintenant. Avant que
quiconque ne la touche.
— Oh, mon Dieu !
Le choc illumina le regard de sa femelle. Le doute vint ensuite, lui faisant lever les mains. Elle
montra les paumes dans un geste rassurant.
— Wick, arrête. Tout va bien. Ne…
Il plongea dans sa direction, tirant Venom avec lui.
— Putain, gronda Bastian en se joignant à la mêlée.
L’électricité craqua, surchargeant l’air. Des mains puissantes se refermèrent sur lui. Wick rugit
lorsqu’il fut tiré vers l’arrière. Loin de Jamison. Par la porte de la clinique. Jusque dans le couloir. Il
lutta, entouré de Bastian et Venom, ses muscles l’élançant, ses bottes glissant contre le béton, son
dragon fixé sur elle. Il fonça vers l’avant une nouvelle fois. Bastian lâcha prise.
— Bordel de merde ! Rikar…
— Je m’en charge.
Le givre se répandit sur sa veste en cuir alors que Rikar se joignait à la fête. Wick rugit et se
tordit. Son commandant en second jura et se déchaîna, soufflant de l’air glacial dans ses poumons.
L’oxygène disparut. Il siffla, usant le peu qui lui restait pour crier « Non ! » tandis que ses frères
l’emmenaient au loin.
— Sloan… fais ce qui doit être fait, ensuite fais-la sortir dans le corridor. On le gardera enfermé
jusqu’à ce qu’elle ait terminé.
Bastian le retourna sur le ventre et le plaqua au sol. Luttant toujours, Wick essaya de se libérer.
Bastian lâcha un autre juron et lui attrapa le bras pour le lui tordre dans le dos. Puis il s’assit sur lui
tandis que Rikar s’occupait de lui bloquer les jambes.
— Je suis désolé. Je suis désolé, mon frère, mais Forge en a besoin. Il en a besoin, Wick.
— Non, dit-il d’une voix rauque, même s’il connaissait la vérité.
Mais merde ! il ne s’agissait pas d’être raisonnable. Ou de faire ce qui était juste. L’enfoiré
territorial en lui avait pris le contrôle. À présent, il ne pouvait plus maîtriser ses réactions. Ou penser
correctement.
— Elle est à moi. À moi. Je ne peux pas… ne…
— Je sais. (Installé sur ses hanches, Venom posa la main à l’arrière de sa tête.) Mais ce sera
bientôt fini. Tiens bon. Laisse-lui juste un peu de temps.
« Un peu de temps » ? Pour quoi… nourrir un autre mâle ? Au diable.
— Lâchez-moi.
Bastian raffermit sa prise.
— Dans une minute.
Une minute se transforma en deux. Puis en quatre. Wick comptait les secondes, chaque « tic-tac »
le rapprochant du gouffre de la folie. Ses muscles tendus se crispèrent davantage, puis commencèrent
à trembler. Venom murmura, essayant de le calmer. Sans succès. Il voulait tuer tout le monde. Réduire
ses frères en charpie pour s’être interposés. Pour avoir mis Jamison en première ligne et l’avoir fait
craquer, lui. Et alors que l’incompréhension augmentait, transformant son cerveau en cocotte-minute,
Wick grogna de douleur. Même après des années de batailles et toutes les blessures, jamais il n’avait
connu une telle douleur. Pitoyable. Débilitante. Bouleversante. Chargée d’angoisse. Elle creusait
profondément, s’infiltrant en lui jusqu’à ce que son chagrin remonte par la fissure, le vidant, jusqu’à
ce que tout ce qu’il reste soit une coquille vide.
Le visage pressé contre le sol, Wick gémit son nom.
— Là, mon beau. Je suis là, murmura une douce voix derrière lui. (L’odeur de Jamison lui
parvint. Wick expira profondément. Il avait besoin de chaque petit morceau d’elle.) S’il vous plaît,
relâchez-le.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, J.J., dit Rikar, refusant de le laisser se relever.
— Il est trop remonté. Il risquerait de…
— Il ne me fera pas de mal. Je peux me charger de lui, Bastian. S’il te plaît, relâche-le.
Bastian desserra son emprise. Wick montra les dents et se libéra. Il bondit sur ses pieds. Ses
frères s’éloignèrent alors qu’il se retournait pour faire face à sa femelle. Il rencontra un regard bleu
sérieux. Elle tendit la main vers lui en murmurant son nom. Il n’hésita pas. Désespéré, il bondit dans
ses bras. Il posa les mains sur ses fesses et la souleva, passant ses jambes autour de ses hanches et,
penchant la tête, envahit sa bouche. Incapable de résister, il emmêla sa langue à celle de J.J. Elle
gémit de plaisir et plongea ses petites mains dans ses cheveux. La chaleur devint cataclysmique
tandis que le désir explosait. Elle l’embrassa plus férocement, ouvrant la bouche en grand, l’invitant,
griffant son cuir chevelu, ses hanches se frottant contre les siennes, l’encourageant.
Les frissons explosèrent le long de son dos. Oh Seigneur ! que Dieu lui vienne en aide. Elle avait
si bon goût. Et était si chaude. Si douce. Et alors qu’il approfondissait le baiser et la transportait dans
le couloir Wick comprit qu’il était fait. Au bord du gouffre, prêt à ignorer ce qui était bien et à
plonger la tête la première dans ce qui ne l’était pas. Peu importait à quel point il essayait, il ne
pouvait pas résister à son attrait. Ou faire cesser cette horrible attirance.
Folie totale. Égoïsme pur et dur.
Mais Wick s’en foutait. Il avait besoin d’elle. Elle le voulait. Alors au diable tout ça. Il la
prendrait. Il la rendrait glissante de plaisir. La prendrait longtemps et furieusement. La laisserait
l’aimer en retour. Le futur n’avait pas d’importance. Demain pouvait attendre, ainsi que les
conséquences.
CHAPITRE 25

Nue, étendue au milieu de la salle de sport, J.J. essayait de reprendre son souffle. Impossible.
Wick refusait de se calmer. Ou de la laisser récupérer. Il la plaqua sur le tapis d’exercice, la faisant
plonger vers le plaisir et l’apogée qui attendait au sommet. Alors qu’elle haletait, le suppliant de la
laisser jouir, il grogna son nom. Ne montra aucune pitié. Lui écarta davantage les cuisses. Plongea
profondément pour mieux se retirer, puis revenir, la faisant gémir tandis qu’il lui faisait quitter la
réalité pour un monde fait de passion. De délices dévastateurs et…
Oh Seigneur ! d’extase puissance mille.
Il bougeait comme un rêve. Il était incroyable dans ses bras, et elle en voulait plus. Plus de son
odeur sur sa peau. Plus de son goût sur sa langue. Plus du plaisir qu’il lui donnait.
Mais seulement s’il la laissait jouir. Tout de suite.
— Wick…
— Hmmm, ma belle.
— Maintenant… s’il te plaît, maintenant.
— Pas encore.
Il planta une main à côté de son oreille et attrapa son genou de l’autre, le releva, et l’écarta pour
l’ouvrir davantage. Il la caressa encore plus profondément. Son souffle se coupa, la béatitude se
déployant rapidement, sa fureur la rapprochant du précipice. Wick releva la tête et plongea ses yeux
dorés dans les siens. Il grogna en la regardant. Elle sanglota, si prête à jouir qu’elle serrait fort les
dents, le plaisir-douleur la faisant se tordre sous lui.
— Pas avant que je te le dise.
— Ce n’est pas juste.
— Personne n’a dit que ce serait juste, dit-il d’une voix rauque, son torse frôlant sa poitrine. Pas
de pitié, vanzäla.
— Pourquoi ?
Il pencha la tête et lui lécha un téton.
— Je sens toujours son odeur sur toi.
— Que… oh, Seigneur ! haleta-t-elle, perdant l’esprit lorsqu’il se mit à sucer la pointe sensible.
Il mordilla l’extrémité, puis se déplaça vers le second pour lui administrer le même traitement.
Que Dieu lui vienne en aide. Il allait la faire mourir… d’extase. Ce qui n’était pas un problème en
temps normal. Elle voulait mourir heureuse, mais alors que la chaleur se répandait, incendiant sa
peau, le besoin se transforma en désespoir.
— Q-qui ?
Il augmenta la cadence en grognant, la secouant violemment, la punissant par le plaisir. Un
hurlement empli de joie quitta sa gorge. Elle se cambra, frottant ses hanches contre les siennes. La
sensation s’accrut, puis se mit à tourbillonner en une vague irrégulière. Catastrophique. Désespérée.
Magnifique. Le désir devenait incendiaire.
La respiration de Wick se bloqua.
J.J. appuya son avantage.
— C’est à moi. À moi… tu entends ?
Elle serra le poing dans ses cheveux et attira sa tête vers le bas pour glisser la langue dans sa
bouche. Il grogna. Elle augmenta la cadence et partit en exploration avec ses mains. Elle lui caressa
le dos, puis pressa les paumes dans le creux de ses reins. Il rua dans ses bras. Elle suça sa langue
et… miam ! il avait un goût de terres exotiques et de rhum épicé. Une combinaison mortelle, qui la
rendait audacieuse. Elle mit fin au baiser et montra les dents.
— Je veux jouir. Maintenant. Maintenant !
Ordre donné. Message reçu, et… ooooh, bon sang ! il s’exécuta, lui coupant le souffle, décrivant
des cercles contre ses hanches, s’enfonçant si profondément qu’il frottait juste… le bon… endroit.
Elle fut en un instant sur la brèche, incapable de respirer tandis que Wick penchait la tête. La chaleur
de sa bouche lui toucha la peau un instant avant qu’elle ne sente ses dents contre sa gorge. Il mordilla
l’endroit où battait son pouls et l’extase explosa, se déchaînant en elle avec un plaisir ardent. J.J.
hurla son nom. Wick cria, les muscles tendus, le corps tremblant, jouissant profondément en elle.
Alors qu’il tressautait contre son corps, elle l’enveloppa de ses membres et le serra fort. Il
soupira et s’installa lourdement contre elle, les hanches pressées entre ses cuisses, ses bras puissants
autour d’elle, le visage enfoui contre sa gorge. Lui faisant entièrement confiance. Donnant à J.J. ce
qui lui revenait de droit. Se détendant entre ses bras tandis qu’il se laissait dériver dans les remous
bienheureux du bonheur.
Tellement stupéfiant. Incroyable. Au-delà de tout.
J.J. gémit de satisfaction. Elle aimait lui faire l’amour. Mais le tenir ensuite dans ses bras, peau
contre peau et cœur contre cœur, c’était le paradis. Et alors qu’il murmurait son nom elle murmura en
retour, son cœur si plein qu’elle pouvait à peine le contenir. Merveilleux homme. Incroyable de tant
de manières et, alors que la satiété la faisait dériver vers la relaxation, elle planta un doux baiser sur
son épaule, si reconnaissante qu’il lui appartienne.
Ou du moins, que ce soit bientôt le cas… quand elle en aurait fini avec lui.

Trop rassasié pour bouger, Wick restait dans les bras de sa femelle. Toujours profondément en
elle, peu disposé à quitter la chaleur de son corps, il la huma, appréciant la richesse de son odeur
ainsi que le fait qu’elle ne portait plus celle d’un autre mâle. Il avait conscience que c’était ridicule.
Forge était inconscient, ayant subi une importante perte de sang. Il ne l’avait pas touchée. Il n’y avait
pas eu de sexe. Elle avait juste posé les mains sur lui, un lien physique qui avait permis à Jamison de
partager son énergie. Exactement ce dont son frère d’armes avait besoin pour guérir et se remettre.
Le savoir, cependant, ne rendait pas les choses plus faciles à accepter.
Il avait été incapable de le supporter. Il avait eu besoin d’anéantir toute trace de l’odeur de Forge
sur sa peau en la remplaçant par la sienne. Stupide. Possessif. Irrationnel. Mais voilà… son dragon
s’était déchaîné, se comportant comme un enfoiré face aux besoins de son ami.
Mais tout était terminé à présent et elle était dans ses bras. À lui. Il pouvait la prendre. L’aimer.
Ici et maintenant… dans un endroit très public. Wick grimaça. Putain de merde ! il lui avait fait
l’amour au milieu de la salle de sport. Sous les lumières vives, sur un tapis d’exercice, à l’ombre
d’un filet de basket, là où tout le monde aurait pu les voir en ouvrant la porte.
Ce n’était pas le truc le plus intelligent à faire.
Mais bon, il n’avait pas vraiment réfléchi sur le moment. Et, à présent, il ne pouvait se résoudre à
en avoir quelque chose à foutre. La tenir était si agréable et, alors qu’il se nichait contre elle, Wick
prit une autre inspiration. Il sourit contre sa gorge. Cannelle et épices. Son parfum naturel lui allait
bien. Il l’appelait. Lui donnait envie d’elle, envie de le graver dans ses souvenirs, de l’imprimer dans
tous ses sens et dans son cœur. Il avait besoin de se souvenir de tout. Du moindre détail. Du goût
qu’elle avait, de son odeur, de la douceur de sa peau, et de la manière dont elle épousait son corps…
si délicate et pourtant si parfaite.
Petites causes. Grands impacts.
Chacun devait lui durer toute une vie. Perdurer des années sans s’estomper. L’aider à passer le
cap et à couvrir le temps, lui permettant de se souvenir avec une précision parfaite. Il savait que ça
en arriverait là… à la déception et aux inévitables adieux. Elle partirait. Une femelle de sa trempe ne
choisirait jamais un mâle comme lui. Wick acceptait cette certitude, mais, au lieu de rendre les
choses plus faciles, de faire ce qui était juste et de la repousser, il la retenait fermement. Quelques
minutes supplémentaires. Peut-être une heure s’il avait de la chance. Après ça, il trouverait la force
de la laisser partir. Lui permettrait de vivre la vie qu’elle méritait au lieu de celle qu’il pouvait lui
donner, et il apprendrait à survivre.
Sans elle.
Ce ne serait pas facile. Il était déjà en deuil. La perdre lui ferait un mal de chien. Il serait plus
facile d’ignorer la vérité, mais Wick refusait de se mentir. Il n’y avait pas de retour en arrière
possible. Aucune chance d’effacer ces quelques derniers jours. Il n’aurait pas voulu, de toute
manière. Il était impossible de regretter de l’avoir rencontrée. Au lieu de ça, il était reconnaissant. Si
peu de temps, et pourtant son impact sur lui était indéniable. Irréfutable. Incroyable aussi. Il ne s’était
jamais cru capable d’aimer une femelle. Mais c’étaient les faits. Il l’aimait profondément, d’une
manière véritable, et la désirait d’une façon qu’il ne comprenait pas, mais savait pourtant être vraie.
Un putain de truc. Surtout dans la mesure où il devait se faire à l’idée de la quitter.
Tout en caressant ses doux cheveux, Wick pressa la bouche à l’endroit où battait son pouls. Un
doux baiser contre sa peau. Un adieu déchirant et silencieux. Un excellent rappel de ce qu’il devait
faire. Il prit une profonde inspiration pour se donner du courage, releva la tête, et perdit de nouveau
son cœur.
Bordel ! qu’elle était mignonne.
Il releva la main qui lui caressait les cheveux pour tracer le contour de son sourcil du bout du
doigt. Elle soupira tandis qu’il dessinait un doux cercle sur sa tempe, puis descendait jusqu’à sa joue.
Les yeux fermés, détendue dans ses bras, elle accepta son toucher, tournant le visage dans sa paume.
Si confiante. Trop vulnérable. Magnifique, et plus encore. Incapable de résister, il se pencha et frôla
ses lèvres des siennes. Elle gémit en guise de bienvenue, lui permettant de jouer, une main caressant
sa nuque et l’autre bougeant jusqu’à son épaule. Son contact le rendait avide. Alléché par le goût de
ses lèvres, il l’embrassa de nouveau, longuement, lentement, et doucement. Alors qu’il enroulait sa
langue autour la sienne, Wick se traita d’imbécile. Rien de bon ne viendrait du fait de repousser la
discussion. Il était mieux de s’y mettre, au lieu de prolonger l’inévitable. Mais alors qu’il reculait,
elle ouvrit les yeux et les plongea dans les siens.
Ce qui… putain de merde… l’incita à l’embrasser encore une fois.
Wick n’avait aucune idée de combien de temps cela dura. Une minute ? Dix ? Il avait perdu la
notion du temps après le deuxième baiser. Pas surprenant. La moitié du temps, il oubliait jusqu’à son
nom en sa présence, mais avec ses mains dans ses cheveux et son goût dans sa bouche ? c’était triste
à dire, mais la raison n’avait aucune chance.
Rassemblant chaque once de volonté qui lui restait, Wick détourna le visage. Elle grommela une
protestation. Il se racla la gorge.
— Jamison, il faut qu’on parle.
— Non, murmura-t-elle en touchant sa lèvre inférieure du bout des doigts. Tu ne me chasseras
pas. Je ne vais nulle part.
Wick battit des paupières, surpris. Il ne s’était pas attendu à ça, mais, alors qu’il regardait au fond
de ses yeux, il vit l’acceptation. Ainsi qu’une sacrée détermination. Il fronça les sourcils, essayant de
comprendre sa réaction.
Seigneur ! il ne comprenait pas.
— Ce serait mieux que tu partes.
— Pour qui ? (Les sourcils haussés, elle lui lança un regard entendu.) Toi ou moi ?
— Toi.
— Faux. Je suis précisément là où j’ai besoin d’être… ici, avec toi.
— Vanzäla, dit-il, le désespoir s’invitant dans son ton. (Il remit une mèche rebelle derrière
l’oreille de Jamison et secoua la tête.) J’essaie de faire ce qui est juste pour toi… de te laisser une
porte de sortie facile. Une manière de…
— Je n’en veux pas. Et si tu étais honnête envers toi-même tu te rendrais compte que toi non plus.
— Il ne s’agit pas de ce que je veux. Il s’agit de ce dont tu as besoin.
Wick jura et, plantant les mains sur le matelas, s’écarta d’elle. Il avait besoin d’espace. De
beaucoup d’espace. Il ne parviendrait jamais à tenir bon s’il la touchait. Mais, alors qu’il quittait le
berceau de ses cuisses, elle refusa de le laisser partir. Elle tira sur son bras, l’assit de force et se mit
à califourchon sur lui. Wick se tendit. Ses petites mains pressées sur son torse, elle se lova contre lui,
installant son délicieux petit cul sur ses genoux et… que Dieu lui vienne en aide. Tant pis pour la
retenue. Il ne pouvait s’en empêcher. Il l’attrapa par la taille, se délectant de la douceur de sa peau, la
tentation le pressant à se débarrasser de son hésitation et à la revendiquer.
Il décida de se montrer honnête plutôt.
— Bon sang ! Jamison, je ne suis pas fait pour ces conneries. Je ne sais pas comment être ton
compagnon. Je foutrai tout en l’air. Je te ferai du mal sans le vouloir et je gâcherai tout.
— Foutaises, dit-elle. (Sa grossièreté surprit Wick. Une fois encore. Ils étaient à égalité, sans
doute. Du moins pour la conversation actuelle, parce que… waouh ! tout ce qu’elle disait semblait le
choquer incroyablement aujourd’hui.) Je refuse d’accepter ça. Tu sais pourquoi ?
— Dis-moi, murmura-t-il, n’ayant aucune envie de la faire taire.
Mauvaise décision ? Probablement. Mais l’espoir était un enfoiré qui voulait se venger. Il faisait
battre son cœur plus rapidement, lui murmurait des choses douces jusqu’à ce qu’il ose croise que
peut-être… juste peut-être… Jamison pourrait vouloir de lui comme compagnon. Pas gagné ? En
effet. C’était une prière dans un jeu perdu d’avance, mais, en dépit des résultats, il voulait entendre
ce qu’elle avait à dire.
Elle se pencha et pressa la bouche au coin de la sienne avant de reculer. À peine un baiser,
mais… merde ! il était efficace et avait retenu son attention comme rien d’autre ne l’aurait pu.
— Rien n’est parfait, Wick. Les meilleures choses dans la vie ne sont pas faciles. Elles
demandent qu’on s’implique et qu’on travaille dur, et tu sais quoi d’autre ?
Hautement concentré, il la dévisageait.
— Quoi ?
— Tout le monde merde… tout le monde.
Les sourcils froncés, elle passa les doigts sur sa clavicule et étudia son visage. L’inquiétude dans
ses yeux faillit l’achever. Il ne voulait pas lui faire de mal. Il voulait la libérer, lui offrir une chance
plutôt que de l’emprisonner. Mais, alors qu’elle se mordillait la lèvre inférieure, Wick se perdit.
Bien. Mal. Il n’était plus en mesure de le discerner.
— Je suis un bon exemple, le modèle parfait de la fille qui fait tout faux. Alors j’aimerais que tu
m’écoutes… que tu m’entendes quand je te dis… que je ne cherche pas la perfection. Ce qui est
facile ne m’intéresse pas, mais toi, si. Tout ce que je veux, c’est être avec toi. Juste toi. Personne
d’autre.
Wick déglutit avec difficulté, luttant pour y croire.
— Tu me connais à peine.
— Je te connais mieux que tu le penses.
Elle attrapa sa main sur sa hanche et tourna son poignet, révélant la cicatrice sur son avant-bras.
Il se tendit, serrant le poing, essayant de se libérer, ne voulant pas la laisser voir. Ou lui demander ce
que ça signifiait. Elle raffermit sa prise, le maintenant immobile tandis qu’elle traçait les contours de
la marque du bout des doigts.
— Je sais où tu étais. J’ai vu ton passé.
— Impossible.
C’était impossible. Que Dieu lui vienne en aide. Elle ne pouvait pas savoir.
— Je le jure devant Dieu. (Sans le quitter des yeux, elle continua à effleurer sa peau boursouflée.
Le chagrin lui bloqua la gorge, lui piquant les yeux, ressuscitant le passé tandis qu’il brûlait de honte.
Jamison prit sa mâchoire en coupe et secoua la tête.) Arrête. Tu n’as aucune raison d’avoir honte. Ce
qui t’est arrivé t’a été infligé sans ton accord, et ce n’était pas ton choix. Si je pouvais revenir dans le
temps et tuer une nouvelle fois cet enfoiré pour ce qu’il t’a fait, je le ferais. Dix fois.
Qu’il soit maudit. Il ne pouvait plus respirer. Il ne savait pas quoi répondre, et encore moins quoi
ressentir. Il n’avait jamais eu l’intention de lui dire, mais, d’une manière ou d’une autre, elle avait
déterré la vérité.
— Comment… Je ne comprends pas.
— Fusion énergétique, répondit-elle. Je te sens… je t’entends… comme un battement de cœur. Tu
m’as montré ton passé sans même t’en apercevoir… au travers du lien que nous partageons… et,
devine quoi ? je suis toujours là. Ça ne me fait pas peur, et toi non plus.
Sa confession le mit à nu et éventra sa carapace, le laissant sans protection. À cause de l’espoir.
À cause du besoin. À cause de l’assurance que, malgré son passé, elle le revendiquait pour le futur.
Et alors que les vannes s’ouvraient sa gorge se ferma, l’empêchant de faire quoi que ce soit en dehors
de murmurer son nom.
— S’il te plaît, Wick. Ne me repousse pas. Ne me chasse pas. Je te veux pour moi. (Les larmes
aux yeux, elle pressa les paumes contre son torse, juste sur son cœur.) Tu m’appartiens et je t’aime.
Rien d’autre n’a d’importance.
Vaincu, Wick succomba. Il ne pouvait lui résister. Ou nier son besoin. Il avait essayé d’être
honorable. Il avait essayé de faire ce qu’il pensait être juste. Mais Jamison n’était pas de cet avis, et,
honnêtement, il la voulait trop. Était trop faible pour tourner le dos à tout ce qu’elle lui offrait. Alors
il l’accepta. Il s’inclina devant le destin et devant ses désirs.
— Tu mérites tellement mieux que moi.
— Dans ce cas, mérite-moi, murmura-t-elle en le serrant fort, la joue pressée contre la sienne.
Sois avec moi. Accepte-moi. Aime-moi, Wick. C’est tout ce que je demande. Tout ce dont j’ai jamais
eu besoin.
— Mais je t’aime.
— Dans ce cas c’est réglé. Je reste.
La gratitude le frappa avec violence et se fraya un passage jusqu’à son cœur.
— Tu restes. Mais je veux quelque chose en échange.
— Quoi donc ?
— Épouse-moi, vanzäla… à la manière de ceux de mon espèce. (Il embrassa sa clavicule et
releva la tête.) Tiens-toi dans le cercle sacré avec moi, prononce les vœux et…
— Oui. (Ses yeux bleu ciel brillant de plaisir, elle sourit.) Tu n’as qu’à me dire quand.
— Maintenant.
Elle cligna des yeux.
— Vraiment ? Et la rotonde, la cérémonie, tous les froufrous chic et le tralala ?
— Uniquement les cloches et les sifflements.
Elle sourit.
— On n’a pas besoin de tout ça.
Il lui rendit son sourire et, resserrant sa prise, se leva et la repositionna dans ses bras. Elle
s’installa tel un cadeau, chaude et consentante contre lui tandis qu’il s’éloignait du tapis d’exercice. Il
avança sur le sol frais en direction du centre du court de basket. Alors qu’il la posait au centre,
l’anticipation battait en lui. Bientôt. D’ici à quelques minutes, elle lui appartiendrait.
Pas de retour en arrière. Sa compagne de toutes les manières qui importaient.
Il retira la main de la sienne et recula d’un pas. La magie s’embrasa, picotant ses paumes tandis
qu’il conjurait la première pierre. Ovale et lisse aux bords arrondis, elle s’installa lourdement dans
sa paume. Sans quitter Jamison du regard, il la plaça sur le sol, puis invoqua la suivante. Puis une
autre. Jusqu’à ce que onze pierres identiques et multicolores forment un cercle parfait autour de sa
femelle. D’un murmure, il ouvrit un canal jusqu’au Méridien et récita le sort, imprégnant chacune
d’elles de la source qui nourrissait toutes les choses vivantes.
L’énergie s’éleva dans l’air dans un bourdonnement électrique.
Il conjura ensuite une longueur de ruban jaune et se releva.
— Prête ?
Nue, se tenant sans honte dans la lumière vive, Jamison ne répondit pas. Elle tendit la main à la
place. Wick poussa un long soupir et glissa sa paume dans la sienne. Elle tira. Il accepta son
invitation et s’avança vers le destin au lieu de s’en éloigner lorsqu’il la rejoignit dans le cercle sacré.
Il s’arrêta devant elle et leva la main droite. Elle l’imita et pressa sa paume contre la sienne. En
quelques secondes, il avait enroulé le ruban en l’enlaçant entre leurs doigts, complétant une part
importante de la cérémonie, les liant au cours d’un rituel plus vieux que le temps lui-même.
— Je me souviens des mots que Tania a prononcés à son mariage, dit-elle d’un ton doux plein de
révérence. Je me lance en premier.
— Jamison ?
— Oui ?
— N’oublie jamais que je t’aime.
Les larmes montèrent aux yeux de Jamison. L’une d’elles déborda et roula au travers de ses cils.
Wick l’essuya, et elle sourit. Pas beaucoup. Juste assez pour le rassurer tandis qu’elle inspirait
doucement, expirait de manière régulière et commençait le rite qui les lierait pour l’éternité.
— Vie de ma vie. Lumière de ma lumière. Unis soyons-nous par l’esprit, sans ombres entre nous
ni faiblesses. Tu es mien. Et je suis tienne. Deux cœurs réunis, pour toujours et à jamais.
Une fois ses vœux prononcés, il récita les siens, lui parlant en dragonais, le langage de son
espèce. Il ne la quittait pas des yeux tandis que sa voix s’élevait et s’abaissait sur les « r » roulés et
les « s » sifflants. La respiration de Jamison se bloqua. Une autre larme roula au bas de sa joue. Les
pierres se mirent à luire. De la lumière blanche s’élevait en leur centre, dansant en un tourbillon
déliquescent autour de leurs pieds. L’émerveillement se propagea en Wick, son cœur battant à tout
rompre tandis que le sort d’unification se maintenait, mariant sa force vitale à celle de sa femelle, et
celle de Jamison à la sienne.
Le dos de sa main le brûla.
Le ruban jaune s’enflamma par magie. Le satin se transforma en cendres tandis que les marques
d’alliance s’imprimaient sur sa peau. Magnifiquement conçues, les lignes argentées dessinaient des
tatouages identiques sur leurs mains. L’émotion lui serra la gorge. Jamison se mit à pleurer et, alors
qu’elle enlaçait leurs doigts, il l’attira à lui. La chaleur de sa peau épousa la sienne. Wick grogna de
plaisir et, la serrant fort, embrassa chacune de ses larmes pour les chasser. Elle lui avait donné un
présent au-delà de toute mesure. Sa femelle. Sa compagne. Son égale en tout. Et, alors qu’elle
enfouissait sa tête sous son menton et murmurait qu’elle l’aimait, Wick jura de la protéger et de la
chérir pour toujours, et de l’aimer jusqu’à la fin des temps.
CHAPITRE 26

Lentement, mais sûrement, Wick se faufila entre les draps pour sortir du lit. Jamison grommela
lorsque ses pieds touchèrent le sol, protestant contre la perte de la chaleur de son corps. Il sourit en
la regardant se blottir de son côté dans l’obscurité. Grâce à son excellente vision nocturne, il voyait
tout. Chaque mèche de ses cheveux. Chacun de ses cils épais. Les magnifiques lignes de sa marque de
compagne sur le dos de sa main qui lui exprimaient plus clairement que des mots qu’elle était sienne.
Il fléchit le poing et regarda les jointures de ses doigts, observant son propre tatouage.
Un mélange d’émotions le parcourut. Fierté. Reconnaissance. Mais, par-dessus tout, une
incroyable satisfaction. Si légère. Si puissante. Son cœur n’avait jamais été aussi comblé
auparavant… ni aussi vulnérable. Mais bon sang ! il ne pouvait pas s’empêcher de prendre la pente
glissante qui menait au bonheur. Il ne voulait même pas essayer. Grâce à Jamison, il se sentait bien :
estimé, honorable, et nécessaire.
Toutes ces choses qu’il avait désirées, mais jamais crues possibles. Jusqu’à maintenant.
Pourtant, ce revirement l’effrayait un peu, tirant les sonnettes de son alarme interne. Les vieilles
habitudes avaient la dent dure. Wick les repoussa malgré tout. Enferma le doute, laissa partir la
tension, et accepta que les choses avaient changé. Il n’avait pas besoin d’être sur ses gardes avec
elle. Jamison ne lui ferait jamais de mal et ne le trahirait jamais. Elle garderait ses secrets, ainsi que
son cœur.
Incapable de s’en empêcher, il pressa les mains sur le couvre-lit des deux côtés de son corps.
Tandis qu’il se penchait pour presser les lèvres sur sa tempe, elle tendit la main. Sa paume glissa sur
l’oreiller de Wick. Fronçant les sourcils, elle murmura son nom.
Il l’embrassa de nouveau doucement.
— Dors, vanzäla. Je reviens bientôt.
Dès qu’elle se remit à son aise, il se releva et, invoquant ses habits, contourna le lit. Un jean usé
et un tee-shirt délavé caressèrent sa peau. Il ne s’embêta pas à mettre ses bottes. Il n’en aurait pas
pour si longtemps. Il reviendrait se glisser dans le lit à côté de sa femelle dès qu’il aurait fini ce qu’il
devait aller faire.
Ce qui… merde… n’allait pas être agréable.
Il fallait s’y attendre. Présenter des excuses, peu importait les circonstances, puait.
D’un pas silencieux, Wick traversa la chambre de réveil. Son choix de lit était pratique pour ce
qu’il avait à faire. Il avait été purement stratégique pour différentes raisons. Déjà, il avait été
incapable d’attendre après la cérémonie d’union avant de refaire l’amour à Jamison et – qu’il soit
maudit –, mais sa propre chambre lui avait semblé bien trop loin sur le moment. Et ensuite ? Forge. Il
se trouvait dans la pièce d’à côté, inconscient, récupérant de ses blessures brutales et dormant d’un
sommeil profond.
Ou ça avait été le cas encore quelques minutes auparavant.
Grâce à ses sens de dragon, il entendait des voix. Hum hum. Aucun doute. Les jumeaux de l’enfer
étaient réveillés. Ce n’était pas étonnant, vu l’heure tardive. Wick dépassa une table ronde et ses deux
chaises et jeta un coup d’œil à l’horloge qui surplombait les armoires en inox. Chaque « tic-tac »
était assourdissant dans le silence tandis que les fines aiguilles avançaient sur sa face ronde. 14 h 43.
Le milieu de l’après-midi était l’heure à laquelle les guerriers se réveillaient en général. Alors il
était temps. Il devait se bouger et aller discuter avec Forge avant que Bastian et les autres ne viennent
voir comme il allait.
Déchaînant sa magie, Wick actionna la poignée et poussa. La porte s’ouvrit en grand. D’un pas
assuré, il franchit le seuil et…
— Putain de merde ! (Forge était assis dans le lit et lançait un regard noir à son apprenti. Un jeu
de cartes s’étalait entre eux. Il plissa ses yeux améthyste et étudia ses cartes tandis que Mac abattait
les siennes sur le matelas. L’Écossais jura à mi-voix.) Espèce d’enfoiré.
— T’as envie de gagner ? (Assis sur une chaise à côté du lit, Mac tendit la main pour ramasser la
mise. Les jetons de pokers colorés cliquetèrent entre eux tandis qu’il les ramassait.) Bats-moi à la
loyale.
— Foutu Irlandais, grommela Forge en jetant ses propres cartes. (Les piques et les carreaux
glissèrent sur le drap, trois six ainsi que deux valets. Un frisson de plaisir parcourut Wick. Du bon
vieux Texas Hold’em, son jeu préféré.) De sales morveux, jusqu’au dernier.
Mac ricana et fit un doigt d’honneur à son ami, puis ramassa le jeu et se mit à battre les cartes.
À l’intérieur de la pièce, Wick referma la porte. Le déclic se joignit au bourdonnement des néons.
Deux paires d’yeux se tournèrent dans sa direction. Cependant, seule l’une des deux l’inquiétait. Il
rencontra le regard de Forge.
— Comment tu te sens ?
— Comme si j’avais envie de foutre une raclée à Mac.
Le dragon d’eau leva les yeux au ciel.
Wick sourit.
— Mieux, donc.
— Oui.
Le ton du mâle donna suffisamment de courage à Wick pour qu’il s’avance dans la chambre. Il
s’arrêta et se pencha pour poser les avant-bras sur le pied de lit. Il fronça les sourcils en observant
les fils de la courtepointe faite main, puis se racla la gorge. Seigneur ! par où commencer ? Que
dire ? Il l’ignorait. Les remords n’avaient jamais fait partie de l’équation, mais, alors qu’il relevait
les yeux et voyait les bandages épais sur la poitrine de Forge, les regrets le frappèrent avec violence.
Bon sang ! il avait failli tuer l’un de ses frères.
Cette pensée le rendait malade.
— Je suis désolé, dit-il en observant ses mains, la gorge si serrée que les mots en sortaient
difficilement. Je ne voulais pas te blesser.
— Je sais. (Forge bougea sur le lit pour se redresser légèrement.) Se prendre un tir de son propre
camp, ça arrive.
— Pas à moi.
— À chaque mâle, s’il vit suffisamment longtemps.
Wick secoua la tête. Malgré la volonté de Forge de pardonner, il ne pouvait pas laisser passer la
chose. Une erreur avait été commise. Il devait payer pour le rôle qu’il avait joué.
— Je te dois un dédommagement. Une dette de sang de…
— Foutaises. Tu ne me dois rien, grogna Forge. C’est plutôt l’inverse. Tu as partagé ta femelle.
Tu m’as sauvé la vie en laissant J.J. me nourrir.
En la laissant ? Quel bon gros mensonge.
— Je n’étais pas exactement d’accord.
— Moi non plus. (L’air sérieux, Mac coupa les cartes d’une main. Un geste de professionnel. Pas
étonnant. Le dernier arrivé excellait au poker. C’était un vrai requin, même selon les standards élevés
de Wick.) Venom et les autres ont dû me clouer au sol quand ça a été le tour de Tania. Et Rikar ?
Wick haussa un sourcil, attendant la chute.
— On s’est retrouvés en Antarctique dès qu’Ange est entrée dans la pièce. On n’arrivait pas à le
retenir, alors Bastian a dû l’assommer. (Mac pouffa tout en distribuant les cartes à la vitesse de la
lumière.) Tu devrais voir le coquard qu’il se paie. Ange est encore en train de le dorloter.
— On dirait que c’est à la mode, dit Forge en désignant le dos de la main de Wick. Tu en as un
aussi.
— Oui. (Il fléchit les doigts, faisant bouger le tatouage sur les jointures de ses doigts. La fierté
rayonna profondément en lui. Le bonheur suivit.) Tu ne pensais pas que j’aurais eu les couilles de la
revendiquer, n’est-ce pas ?
— Le courage n’est pas ton point faible, Wick. (Forge attrapa un jeton de poker et le lui lança. Il
le rattrapa dans les airs et le fit tourner entre ses doigts. Le regard malicieux, l’Écossais sourit.) Les
relations sociales, par contre ?
— Va chier, Forge, dit-il, utilisant sa phrase préférée.
Comme prévu, sa réplique fit rire les deux mâles. Et, aussi facilement que ça, la tension se
dissipa, et ce fut terminé. Excuses acceptées. Retour à la normale. Génial. Mais, alors que le
soulagement lui ôtait un poids, une autre inquiétude le remplaça. Une crainte qui n’avait rien à voir
avec les guerriers qui étaient déjà en sécurité dans le repaire.
Wick contourna le pied du lit et s’assit sur le matelas. Il étendit ses jambes sur la couverture et
croisa les chevilles. Le regard passant de l’un de ses camarades à l’autre, il demanda :
— Des nouvelles de Gage et Haider ?
Mac secoua la tête.
— Rien. Bastian est inquiet.
Wick l’était également. Les Métalliques ne restaient jamais aussi longtemps sans donner de
nouvelles. Ce silence radio n’était pas bon signe.
— Et Nian ?
— Sloan lui envoie des messages, mais, pour l’instant, il n’a pas répondu.
— Merde ! dit Forge.
— Sans dec’. (Mac s’avachit sur sa chaise en s’appuyant contre le dossier. Le plastique crissa
lorsqu’il leva les jambes pour poser ses bottes à côté des pieds nus de Wick.) Il nous reste une
option, cependant.
— Azrad, murmura Wick, qui devinait ce à quoi son ami pensait.
— C’est une bonne idée, vu sa connexion à Nian, dit Forge. Il pourrait savoir quelque chose.
Il ne restait qu’à croiser les doigts. Les informations étaient la première étape. Les actions
viendraient ensuite.
— Est-ce que Bastian arrange un autre rendez-vous ?
— Ouais. Je ne sais pas trop quand il aura lieu, répondit Mac. Il veut d’abord que Forge soit sur
pied.
Wick acquiesça. C’était logique.
— Que tout le monde soit de la partie.
— Y a plutôt intérêt. (L’air amer, Forge leur lança un regard d’avertissement.) Si vous me laissez
à la maison, je vous botterai le cul jusqu’à la Saint-Patrick.
— Ça pourrait être pire. (Mac sourit, dévoilant toutes ses dents, espiègle et impatient.) Au moins
il y aura plein de bière à boire.
— De la bière verte, dit Wick, se joignant à la danse.
— Vous êtes vraiment des branleurs.
Mac éclata de rire.
Wick secoua la tête. Il appréciait vraiment ses compagnons. Malgré leur récente arrivée dans la
meute, Mac et Forge y avaient totalement leur place. Ils étaient de la famille. Ce qui signifiait qu’il
devrait être capable de tout leur demander. Il fronça les sourcils. Non ? Après un moment à y
réfléchir, la réponse lui vint. La question ne se posait même pas. Les deux mâles étaient forts, fiables,
intelligents au possible, aussi, alors… ouais, leur demander conseil semblait la chose à faire.
À un petit détail près.
Il n’avait jamais demandé d’aide à personne. Il n’était pas sûr de la façon dont l’obtenir. Devait-
il se lancer directement ? Y avait-il un protocole à suivre ? Des règles de bienséance ? Merde ! il
l’ignorait, donc…
Au diable tout ça. Il pouvait tout aussi bien se lancer.
— Hé ! Forge ?
— Oui, l’ami ?
— J’ai entendu dire que tu étais doué avec un marteau.
C’était un euphémisme. énorme. Surtout dans la mesure où Wick l’avait vu travailler. Véritable
maître charpentier, Forge avait de sacrés outils et savait comment s’en servir. Il les utilisait tous les
après-midi en se creusant un coin pour sa collection de bons vins et de vieux whiskys. La passion
était le moteur de son projet et le rendait heureux tandis qu’il construisait une cave à vin dans un des
coins souterrains du repaire. À peine commencé, l’endroit était déjà très stylé et sophistiqué, avec
des bois exotiques importés de pays étrangers et un sens de la tradition qui venait du Vieux Monde.
D’une tradition des Highlands et d’une histoire qui perdurait.
Forge eut l’air très intéressé.
— Qu’est-ce que tu construis ?
— Un cadeau pour Jamison.
Mac se gratta l’épaule contre le dossier de sa chaise.
— Dis-nous tout.
Aussi facilement que ça, la conversation commença. Génial, vraiment. Quelque chose d’aussi
simple qu’une question pouvait faire naître la camaraderie. D’un genre qu’il n’avait jamais connu
qu’avec Venom. Mais, tandis que Wick partageait son idée, ses frères l’acceptèrent sans poser de
questions : ils l’aidèrent à la définir, à en préparer les détails, et à rédiger une liste de matériel.
Extraordinaire. Méchamment amusant, aussi. Et, alors qu’il écoutait Forge et Mac se disputer au sujet
des meilleures vis à utiliser, son excitation connut des sommets. Attention, le monde. Il se dirigeait
vers le grand inconnu et allait tenter quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait, avec l’aide de ses
amis. L’art délicat de satisfaire une femelle. Et, oh bon sang ! il était impatient de s’y mettre. Il se
réjouissait de voir le visage de Jamison quand il dévoilerait son cadeau et lui ferait la surprise de sa
vie.

Perchée sur un tabouret à côté de l’îlot de cuisine, J.J. tapotait le bout de son crayon contre son
calepin et fronçait les sourcils en regardant le gâteau devant elle. La gomme rebondissait contre le
papier, punissant une clé de sol et les lignes musicales ornées de notes qui se trouvaient juste à côté.
Une pierre, deux coups. Composition musicale tout en cuisinant… un accident heureux… qu’elle
avait découvert avec l’aide de Daimler. Un passe-temps qu’elle devrait apprécier, si ce n’était pour
une chose.
Elle n’était pas satisfaite.
Oh ! pas de la chanson. La mélodie prenait parfaitement forme, le refrain rythmé coulait après
chaque verset comme une rivière dans l’océan. Il n’y avait aucun problème sur le front musical du
tout. C’était le gâteau en forme de dragon qui l’inquiétait. Les jambes étaient trop grosses, le cou trop
maigre, et la tête ? Seigneur ! ce truc ressemblait davantage à un triangle qu’à autre chose et était loin
d’avoir les contours sculptés qu’elle avait imaginés. Elle se mordit la lèvre inférieure et griffonna
quelques notes supplémentaires sur la partition, puis laissa tomber son crayon pour prendre le
couteau de pâtissier. Elle se mit à en taper le bout sur le comptoir en marbre. Elle ne remarqua même
pas le bruit qu’elle produisait ainsi. Elle était trop occupée à se demander ce qu’elle avait fait faux.
Pas côté cuisine. Le gâteau lui-même avait l’air bon. Alors non, ça ne pouvait pas être ça. Elle
pencha la tête d’un côté, puis de l’autre, et fit la moue, espérant qu’un angle différent aiderait, mais…
Elle n’eut pas cette chance. La tête avait toujours l’air atroce.
Elle la fusilla du regard. Foutu machin. Qui aurait cru que confectionner un joli gâteau serait si
difficile ? Pas elle. Pas après que décorer des cupcakes se soit si bien passé. Elle poussa légèrement
la base et repoussa son calepin pour tourner son dragon moche entièrement, l’étudiant sous toutes les
coutures, puis observa le couteau dans sa main. Peut-être qu’elle devrait retravailler un peu sa tête.
Affiner son corps. Renforcer son cou. Ajouter les cornes, les écailles et les pics avec du massepain
coloré. J.J. grimaça. Peut-être qu’elle devrait simplement recommencer depuis le début. Même si elle
détestait l’admettre, ça semblait être la meilleure option.
— Et mince ! grommela sa sœur. (Assise en face d’elle, Tania mâchouillait le bout de son crayon.
Un bloc à dessin dans l’autre main, elle jura à mi-voix.) Ça ne ressemble toujours à rien.
— Bienvenue au club.
Détournée de son propre dilemme créatif, Tania releva la tête.
— Quoi ?
J.J. donna un coup sur la tête du dragon du bout de son couteau.
— Regarde ça. Une vraie catastrophe. On dirait un truc tiré d’un mauvais film d’horreur.
Tania ricana.
— Le cou est trop maigrichon.
— Merci pour l’info, murmura-t-elle en lançant à sa sœur un regard troublé.
Tania sourit. J.J. leva les yeux au ciel. Oh, bon sang… elle ferait tout aussi bien de l’admettre.
Elle avait entrepris une tâche trop difficile pour elle. Et avec Daimler qui était de sortie – parti en
mission secrète pour Wick –, elle n’avait aucune chance de sauver ce désastre pâtissier.
— Quel est ton problème ? demanda-t-elle à sa sœur.
— La cascade.
J.J. haussa un sourcil.
Tania poussa un soupir et tourna son bloc à dessin dans sa direction. J.J. cligna des yeux. Waouh !
c’était impressionnant. Le schéma des arbres sautait pratiquement hors de la page tant il était réaliste,
montrant un lagon illuminé par la lune au centre d’une forêt luxuriante. Tout en regardant l’image,
Tania secoua la tête.
— J’ai envie que l’eau coule le long de la falaise pour tomber dans l’étang, mais… je ne sais
pas… quelque chose cloche avec la perspective ou un truc du genre. Je n’arrive pas à comprendre ce
qui ne va pas.
— Je ne peux pas t’aider. (Les yeux plissés, J.J. étudia le dessin.) Je ne connais rien au…
Un frisson chaud lui chatouilla la base de la nuque.
Elle avala une rapide bouffée d’air alors que la sensation se propageait le long de son dos. Eh
bien, eh bien, eh bien, il était temps. Wick se dirigeait vers elle, et, après qu’il avait disparu dans la
nature durant l’après-midi, elle était prête à le voir. Prête à lui poser davantage de questions, à
supplier s’il le fallait, afin d’obtenir un indice. Il manigançait quelque chose. Elle en était persuadée.
Elle le lisait dans son regard. Le sentait sur sa peau également. Mais la cerise sur le gâteau… la
preuve ultime, c’est qu’il avait disparu après le déjeuner trois jours de suite.
Avec d’autres guerriers Nightfury.
Quelque peu suspect ? Hun hun. Au-delà de mystérieux, une énigme à élucider.
Impatiente, J.J. sauta au bas de son tabouret. Lorsque ses pieds nus touchèrent les carreaux
chauds, elle lança un regard à sa sœur.
— À plus tard.
— Vas-y, sœurette, dit Tania avec un air espiègle. Va chercher ton homme.
J.J. contourna l’îlot de cuisine en rigolant. Tous ses sens dirigés vers Wick, elle prit un virage
dans le couloir et… oh bon sang ! il était là, à mi-chemin, incroyablement appétissant alors qu’il
avançait sur ses longues jambes. Elle se mit en route et marcha dans sa direction, le cœur battant, le
corps vibrant, son désir pour lui augmentant en une vague de chaleur. Ses yeux dorés se firent
brillants, et un fin sourire s’élargit sur son visage. Le ventre de J.J. se retourna, et elle fut frappée par
le bonheur. Seigneur ! elle aimait qu’il la regarde comme ça : avec une faim née des feux de la
passion et du besoin, et tellement d’amour qu’elle en avait le souffle coupé.
— Salut, dit-elle en se collant à lui.
Ses muscles durs bougèrent lorsqu’il referma les bras autour d’elle. Hmmm, il sentait toujours
tellement bon, comme de la fumée de bois et des épices masculines. Elle prit une profonde
inspiration pour s’imprégner de son odeur et, relevant le visage, lui offrit sa bouche. Il n’hésita pas. Il
pencha la tête et colla ses lèvres aux siennes. Elle sourit contre sa bouche, faisant courir ses mains le
long de son dos, appréciant de pouvoir le toucher, puis revint à ses affaires. La curiosité exigeait une
réponse, et elle voulait savoir.
— Alors, tu vas me dire, maintenant ?
Il secoua la tête.
— Et si je te montrais, plutôt ?
Oh oui ! s’il vous plaît. Surtout si le lui montrer impliquait de se mettre à l’horizontale dans un lit
avec lui.
— Où est-ce qu’on va ?
Wick ne répondit pas. Il l’attrapa par la main et, enlaçant les doigts aux siens, la fit avancer dans
le couloir. Loin de sa sœur et de la cuisine. Devant la chambre que J.J. partageait à présent avec lui.
Le bruit de ses bottes résonnait dans le silence tandis qu’elle le suivait sans poser de question. Où…
mais où allaient-ils ? La question intensifia son anticipation jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus.
Elle voulait savoir. Tout de suite.
Tout cela faisait partie du plan de Wick, elle en avait conscience.
Wick s’était parfaitement joué d’elle, la laissant comprendre qu’il manigançait quelque chose
sans lui révéler quoi. Il lui avait même fermé sa sphère mentale, refusant de lui permettre de lire dans
son esprit grâce au lien qui les unissait. Ce qui, naturellement, avait fait atteindre des sommets à son
besoin de savoir. Souriant comme une idiote, elle posa son autre main autour de celle de Wick et se
mit à sautiller comme une gamine de cinq ans. Elle ne pouvait s’en empêcher. Quoi qu’il ait prévu, ça
devait être grandiose. Plus grandiose que grandiose, parce que…
Il s’arrêta devant une double porte et plongea des yeux brillant d’anticipation dans les siens.
— Prête ?
Elle se réjouissait tellement qu’elle en était sans voix. Elle se contenta donc de serrer sa main en
acquiesçant.
— Ferme les yeux.
J.J. prit une profonde inspiration et obéit. Il bougea derrière elle. Elle entendit le léger bruit de la
poignée. Wick la poussa gentiment en avant, la guidant pour franchir le seuil et la faire entrer dans la
pièce. Elle avait l’impression qu’elle était grande, ouverte, avec un haut plafond, plutôt un salon
qu’une chambre à coucher. Une odeur de peinture fraîche flottait dans l’air, ainsi que celle, plus
légère, de sciure. Mais le sol était lisse, comme du parquet et… oh ! attendez… ses orteils venaient
de toucher une douce frange. Elle venait de poser les pieds sur un tapis, et, à en juger la distance
qu’elle avait parcourue avant que Wick ne s’arrête, il était grand.
Il lui relâcha la main.
J.J. se dandina, contractant les orteils sur le tapis somptueux.
— Maintenant ?
— Oui, murmura-t-il, la bouche frôlant sa gorge. (Un frisson fit naître la chair de poule sur sa
peau tandis qu’il lui mordillait l’oreille.) Maintenant. Ouvre les yeux, Jamison.
Elle le fit et…
Par tous les saints. J.J. cligna des yeux. Un quart-de-queue. Un putain de piano quart-de-queue se
trouvait au centre de la pièce. Sa peinture noire brillante. Tout comme ses touches en ivoire. Un
fauteuil rembourré lui criait de venir s’asseoir sur lui. Et, derrière, se dressant fièrement sur un
support de guitare, une Bedell toute neuve… son bois couleur miel luisant doucement sous la lumière
des plafonniers. L’incrédulité se disputa à une émotion écrasante. Sans pitié, elle transperça sa
poitrine pour lui serrer le cœur, si violemment qu’elle dut lutter pour respirer. Elle se mit à trembler.
Les larmes lui montèrent aux yeux, troublant sa vision, lui serrant la gorge.
Elle ouvrit la bouche, puis la referma. C’était trop. Beaucoup trop. La plus belle chose qu’elle
avait jamais vue. Au-delà de tout ce qu’elle aurait jamais pu imaginer pour elle.
— Oh, Wick, murmura-t-elle, si touchée qu’elle ignorait quoi faire. (S’asseoir et se mettre à
pleurer comme un bébé. Ou serrer Wick si fort dans ses bras qu’elle lui casserait des côtes.) Oh mon
Dieu. Tu… Je… C’est…
— Comment je m’en sors ?
— Je ne peux pas… je ne sais même pas comment…
J.J. luttait pour répondre à cause du chat qu’elle avait dans la gorge. Elle secoua la tête, sachant
qu’elle devait rendre à Wick ce qui lui était dû, mais… Seigneur ! son cadeau la stupéfiait tellement
qu’elle en devenait stupide. Il était incroyable. Il lui avait construit une salle de musique. Un endroit
où elle pourrait composer. Un endroit où elle pourrait jouer. Un endroit rien qu’à elle. La gratitude et
l’appréciation s’entrechoquaient dans son cœur et s’ajoutaient à l’amour qu’elle lui portait. Un
sanglot coincé au fond de la gorge, elle détourna le regard de la Bedell pour le poser sur Wick. Il se
tenait à quelques dizaines de centimètres, son regard doré intense, à l’observer, attendant… se
demandant sans doute si elle appréciait son cadeau.
— C’est phénoménal. Magnifique. Je l’adore. Tu es juste… follement incroyable.
Le bonheur fit briller les yeux de Wick une seconde avant qu’il ne sourie.
Davantage de larmes se mirent à couler et, incapable de rester loin de lui un instant de plus, elle
tendit la main dans sa direction. Il parcourut la distance qui les séparait et la serra fort dans ses bras,
la faisant se sentir précieuse. Merveilleuse… dans tous les sens du terme. Personne ne lui avait
jamais donné l’impression d’être aussi importante, aussi aimée, indispensable, digne d’intérêt.
Personne en dehors de Wick et, alors qu’elle pressait la joue contre sa poitrine et écoutait battre son
cœur, elle comprit, pour la première fois, ce que l’amour véritable signifiait.
— Merci, dit-elle, ses larmes mouillant le tee-shirt de Wick. Les mots ne seront jamais assez
forts, mais… merci, Wick. Merci du fond du cœur.
Il embrassa le sommet de sa tête.
— J’ai un autre cadeau.
— Oh, Seigneur ! dit-elle en reniflant. Est-ce que tu essaies de me tuer ?
Il dévoila ses dents blanches et régulières en riant, puis pivota tout en la tenant. Dansant lentement
avec elle, il lui fit décrire de lents cercles dans la pièce jusqu’à une zone où l’on pouvait s’asseoir.
Une zone qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. C’était totalement compréhensible. Elle avait été
trop occupée à regarder fixement le piano et sa nouvelle guitare pour remarquer n’importe quoi
d’autre, mais, alors que Wick lui faisait prendre place sur le canapé, son sens de l’observation lui
revint. Un cadeau – un gros paquet avec un ruban rouge – se trouvait sur la table basse. Wick se
glissa sur le canapé à côté d’elle, faisant s’enfoncer le coussin sous son poids.
Ayant surmonté le choc initial du piano, la curiosité l’emporta. Elle tourna le regard vers lui et
haussa un sourcil.
Les bras posés le long du dos du dossier, il s’installa pour la regarder. Il baissa le menton.
— Ouvre-le.
— Tu me gâtes.
— L’apanage du compagnon.
Le plaisir la fit frissonner. « Compagnon ». Oh ! comme elle aimait la sonorité de ce mot et, alors
qu’elle détournait les yeux et s’avançait sur son siège, elle voulut oublier le cadeau. Le repousser le
temps de lui faire l’amour. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et lui lança un regard
coquin. La chaleur embrasa le regard de Wick. Elle se lécha la lèvre inférieure. Il secoua la tête et
montra le cadeau du doigt.
— D’accord, d’accord. (Elle attrapa le grand paquet sur la table.) Mais tu ferais mieux de te
préparer, parce que, après ça, tu vas payer pour m’avoir fait attendre.
— Marché conclu.
J.J. défit le ruban, ouvrit la boîte et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Elle se figea. Doux Jésus.
C’était impossible. Il n’aurait pas…
Son cadeau bougea.
J.J. ouvrit la bouche en grand. Le choc la fit trembler. Toute pensée disparut. Une adoration
complète et totale les remplaça.
— Oh mon Dieu ! Wick… tu n’as pas osé, murmura-t-elle, n’en croyant pas ses yeux alors qu’elle
plongeait dans la boîte pour sortir son cadeau.
Blanc avec des taches grises, le chiot la regardait, ses yeux brun sombre solennels, sa petite truffe
noire à quelques centimètres de son nez. Sans voix, J.J. l’observa en retour. Doux Jésus, un chien… et
pas n’importe quelle race non plus, mais un parfait petit bébé bouledogue à la truffe potelée.
— Tu n’as pas osé.
— On dirait bien que si. (Il scruta son expression.) Est-ce qu’elle te plaît ?
— Est-ce qu’elle… Oh bon sang ! non. « Plaire » n’est pas assez fort. Je l’aime.
De nouvelles larmes débordèrent de ses yeux. Une salle de musique et un chiot. Tout ça le même
jour. Totalement surréaliste. Tellement inattendu. J.J. n’arrivait pas à se faire à l’idée. Mais, alors
qu’elle serrait sa nouvelle chienne contre elle et regardait Wick, elle finit par accepter la vérité.
C’était sa vie, à présent. Il était sa vie. Elle appartenait à l’homme le plus incroyable, le plus
généreux et le plus beau du monde, et il lui appartenait en retour.
— Est-ce que je t’ai déjà dit à quel point je t’aimais, aujourd’hui ?
— Ce ne sont que des mots, vanzäla, grogna-t-il. (Son ton sombre faisait songer à des après-midi
amoureux et à des envies coquines cachées. Le désir embrasa J.J.) Montre-moi plutôt.
— Plutôt deux fois qu’une, répondit J.J. en relevant le défi avant de reposer le chiot à côté du
canapé.
La truffe au sol, l’adorable petite boule de poils partit explorer la pièce, et elle n’hésita pas. Elle
se glissa dans les bras de Wick, plongea les mains dans ses cheveux et l’embrassa profondément,
consciente qu’elle ne se lasserait jamais de lui. Elle était tellement chanceuse. Malgré ses erreurs.
Malgré un passé tumultueux et un mauvais départ. Malgré toute la culpabilité et la souffrance. Le
destin avait décidé de lui sourire et de lui offrir la seule chose dont elle savait ne pouvoir se
passer…
Une éternité avec l’homme qu’elle serrait dans ses bras.
REMERCIEMENTS

J’ai découvert en cours de route que chaque livre que j’écris est différent. Chaque histoire se crée à
son propre rythme, les idées, les thèmes et les personnages se fondant pour former un récit magique et
profond. Ce livre, cependant, m’a touchée d’une manière que j’aurais de la peine à expliquer. Peut-
être parce que je suis tombée amoureuse de Wick, le héros de Furie de désir, dès l’instant où je l’ai
rencontré. Les bad boys ont un truc, n’est-ce pas ? Surtout ceux avec un passé sombre, un futur
incertain et un sale caractère. Mais, grâce à son obstination, il a fait de moi une meilleure auteure, me
poussant à me dépasser comme aucune histoire ne l’avait jamais fait auparavant… et, pour ça, je l’en
remercie.
Mille mercis à mon agent, Christine Witthohn. Tu déchires, meuf !
Un immense merci à Eleni Caminis et Melody Guy. Merci pour votre travail acharné, votre
dévouement et votre soutien. Ça vaut tout l’or du monde pour moi. Et à l’équipe d’Amazon Publishing
au grand complet, dont le talent, l’enthousiasme et l’engagement ne manquent jamais de m’étonner.
J’aime tellement travailler avec vous !
À mes amis et ma famille ; je vous aime tous. Merci de me supporter, ainsi que ma distraction lorsque
je suis plongée dans une histoire.
Et dernière, mais pas des moindres, Kallie Lane, comparse auteure, bêta lectrice et amie : tu me
rends meilleure. Ça a toujours été le cas. Merci !
Je lève mon verre à chacun d’entre vous !
Après avoir décroché un diplôme avec mention en psychologie et travaillé en tant que décoratrice
d’intérieur, Coreene Callahan a fini par succomber à son imagination hyperactive et est retournée à
son premier amour : l’écriture. Quand elle n’écrit pas, elle rêve de mondes magiques remplis
d’hommes-dragons, d’assassins d’élite et d’histoires d’amour trop chaudes pour être décrites. Elle
vit actuellement au Canada avec sa famille et son compagnon d’écriture, un golden retriever qui
adore s’amuser.
Du même auteur, chez Milady :

Dragonfury :
1. Furie de flamme
2. Furie de glace
3. Furie tentatrice
4. Furie de désir

www.milady.fr
Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Fury of Desire


Copyright © 2013 by Coreene Callahan

Tous droits réservés.


Publié aux États-Unis par Amazon Publishing, 2013.
Cette édition est publiée avec l’accord d’Amazon Publishing.

© Bragelonne 2016, pour la présente traduction

Photographie de couverture : © Shutterstock

Illustration de couverture : © Anne-Claire Payet

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute
copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner
des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-2690-8

Bragelonne – Milady
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@milady.fr
Site Internet : www.milady.fr

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