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ISBN : 978-2-01-720308-7
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1 - Renie
2 - Edmond
3 - Renie
4 - Renie
5 - Edmond
6 - Renie
7 - Renie
8 - Renie
9 - Renie
10 - Renie
11 - Renie
12 - Renie
13 - Renie
14 - Renie
15 - Renie
16 - Edmond
17 - Renie
18 - Renie
19 - Renie
20 - Renie
21 - Renie
22 - Edmond
23 - Renie
24 - Renie
25 - Renie
26 - Renie
27 - Renie
28 - Renie
29 - Renie
Remerciements
J’aperçus Belle Morte pour la première fois au moment où la limousine
atteignit le sommet d’une colline. Le manoir des vampires se trouvait aux
abords de la ville de Winchester, où les bâtiments historiques à colombages
cédaient la place à l’étendue verte du parc national des South Downs.
Le mur d’enceinte entourant la Maison était en grande partie bloqué par
une horde de paparazzis qui se pressaient dans l’espoir d’entrevoir les
célèbres créatures et les humains qui y vivaient. Deux semaines plus tôt,
j’avais appris que j’allais devenir l’une de ces personnes, lorsque ma
candidature de donneuse de sang avait été retenue.
La limousine heurta un nid-de-poule. Je posai ma coupe de champagne.
J’étais trop stressée. L’alcool ne me serait d’aucune aide.
— J’ai tellement hâte de les rencontrer ! s’écria une fille à ma gauche.
Phillip, Gideon, Etienne… et Edmond.
Elle avait récité les prénoms des vampires de Belle Morte comme s’il
s’agissait de vieux amis.
Elle n’était pas la seule à les adorer. Les vampires étaient désormais
l’incarnation de la gloire – ces magnifiques et mystérieux êtres immortels
étaient sortis de l’ombre dix ans plus tôt. Depuis, le monde entier ne pouvait
plus se passer d’eux. Ils avaient éclipsé les plus grandes stars. Les célébrités
moins connues avaient quasiment disparu de la circulation. Désormais, les
journaux à scandale, les magazines et les talk-shows étaient dédiés aux
vampires.
Tout le monde les adulait.
Tout le monde, sauf moi.
— J’adore Míriam, déclara le garçon en face de moi. Vivement qu’elle
plonge ses crocs dans mon cou !
Un autre garçon secoua la tête.
— Míriam est sexy, mais si quelqu’un doit me mordre, je veux que ce
soit la reine de glace elle-même : Ysanne Moreau.
Une fille éclata de rire.
— On ne choisit pas qui nous mord, lui rappela-t-elle.
— Je sais, soupira-t-il. Mais on a le droit de rêver.
Je levai les yeux au ciel. Belle Morte était l’une des cinq Maisons de
vampires du Royaume-Uni et d’Irlande, et tous les passagers de cette
limousine s’y rendaient en tant que donneurs. Désormais, les vampires ne
chassaient plus leurs proies en rôdant dans la nuit – ils payaient des
humains comme nous, qui leur offrions délibérément notre sang.
Sur le papier, c’était une bonne affaire : une fois qu’on était accepté, on
emménageait dans une Maison de vampires, on vivait dans le luxe, on
servait de nourriture aux vampires, et on repartait avec un compte en
banque bien rempli. Les gens comme moi, issus d’une famille pauvre et qui
rencontraient des difficultés pour trouver un emploi, avaient vraiment
besoin de cet argent.
Malgré tout, j’étais incapable d’oublier les histoires sanguinolentes et
morbides dépeintes dans les films et les livres avant que les vampires soient
perçus comme des héros romantiques. Il devait bien y avoir une part de
vérité dans ces légendes.
Alors que nous approchions du manoir, les flashs des appareils photo se
multiplièrent. J’avais les mains qui tremblaient. Et si j’avais commis une
erreur en m’inscrivant ? Les donneurs restaient dans une Maison jusqu’à ce
que les vampires se lassent d’eux – cela pouvait durer des semaines, des
mois, voire des années. Une fois que je serais entrée à Belle Morte, je
n’avais aucune idée du moment où j’en sortirais. Cela n’aurait pas été un
problème si j’avais fait ce choix pour l’argent ou la célébrité, comme tous
ceux qui avaient postulé.
Mais ce n’était pas le cas.
Cinq mois plus tôt, ma sœur était entrée dans ce manoir. Elle n’en était
jamais ressortie, et mes échanges avec elle avaient brusquement pris fin.
Si j’avais demandé à devenir donneuse, c’était seulement pour la
retrouver.
La fille à ma droite passa une main dans ses cheveux courts.
— Je me fais belle pour les caméras, expliqua-t-elle en croisant mon
regard perplexe.
Quand les grilles en fer forgé de Belle Morte s’ouvrirent, les flashs et les
cris redoublèrent d’intensité. Je tournai la tête pour qu’un rideau de cheveux
auburn cache mon visage. Contrairement aux autres donneurs, je ne voulais
pas faire la couverture d’un magazine.
Trois vampires sortirent du manoir, encadrés d’agents de sécurité
humains vêtus d’uniformes noirs. Les vampires étaient suffisamment forts
pour tenir à distance les journalistes trop enthousiastes, mais ils avaient une
image à cultiver, celle de créatures élégantes et mystérieuses. Repousser les
paparazzis et les faire voler comme des poupées de chiffon aurait entaché
cette image. Les humains faisaient donc le sale boulot à leur place.
Notre chauffeur se gara près de l’entrée, puis un homme ouvrit ma
portière. Au moment de sortir, je me retrouvai face à un homme d’une
quarantaine d’années. Il avait des rides au coin des yeux, et le clair de lune
se reflétait sur son crâne rasé.
— Dexter Flynn, responsable de la sécurité, annonça-t-il en me tendant la
main.
Je baissai la tête tandis que les paparazzis m’encerclaient, aboyaient mon
nom et enchaînaient leurs questions :
— … Renie Mayfield…
— … que pensez-vous de…
— … votre plus grand rêve…
— … Belle Morte…
Un vampire leur lança un regard noir et s’approcha de moi.
— Du calme, lança-t-il. Laissez-la respirer.
Comme tous les vampires, il était d’une beauté classique. Ses cheveux
roux foncé contrastaient avec ses yeux bleus, et quand il souriait, il gardait
les lèvres closes, cachant ses crocs.
Etienne Banville. Avant de m’inscrire pour devenir donneuse, j’avais fait
autant de recherches que possible afin d’avoir une idée du monde dans
lequel j’embarquerais. Inévitablement, j’étais tombée dans le puits sans
fond des fanfictions et fanarts, des sondages sur les vampires et les
donneurs, des forums où l’on spéculait sur quels vampires couchaient
ensemble. Sur le moment, cela m’avait semblé ridicule, mais au moins je
connaissais le nom de tout le monde.
Quand Etienne croisa mon regard, son visage se décomposa. Je ne
compris pas pourquoi.
Je voulais passer devant la presse le plus vite possible, mais un homme
avança trop près et manqua de me frapper au visage avec son micro. Je
bondis en arrière, et percutai un vampire magnifique.
De longues mèches de cheveux noirs flottaient autour de son visage pâle.
Il avait des pommettes saillantes et des yeux aussi sombres et durs que de
l’onyx.
Edmond Dantès.
— Ça suffit, ordonna-t-il en repoussant le journaliste.
L’homme lui obéit, mais les flashs ne cessèrent pas pour autant. Moi qui
voulais éviter d’attirer l’attention sur moi… c’était raté. Dès le lendemain,
des photos d’Edmond et moi feraient sûrement la une de tous les magazines
et sites de vampires du pays, voire du monde.
La vampiremania ne se limitait pas à la Grande-Bretagne. Il y avait des
Maisons dans le monde entier, et les vrais fans de vampires – ou Vladdicts,
comme ils aimaient à s’appeler – étaient en permanence à la recherche de
nouveaux ragots, notamment sur les donneurs – aussi bien sur les petits
nouveaux qui entraient dans le manoir que sur les anciens qui étaient
renvoyés à leur ancienne vie, publiaient des livres et étaient invités dans des
talk-shows et des émissions de télé-réalité.
Edmond fit signe à Dexter, qui se dirigea aussitôt vers nous.
— Maîtrisez la situation, grogna Edmond. Les journalistes ne devraient
pas pouvoir toucher les donneurs.
— Bien sûr, monsieur.
Le vampire se retourna vers moi.
— Est-ce que ça va ? me demanda-t-il d’une voix plus douce.
Chacun de ses mots était teinté d’un léger et charmant accent français.
J’en eus le souffle coupé.
— Tout va bien, bredouillai-je.
Je me sentais ridicule. Je passais mon temps à me moquer des gens qui
traitaient les vampires comme des dieux, et voilà que je me liquéfiais dès
l’instant où j’en rencontrais un. Bravo, Renie.
Edmond hocha la tête, puis disparut à l’intérieur et ferma la porte derrière
lui. La fille qui était assise à ma gauche dans la limousine me jeta un regard
envieux, quasiment meurtrier. En revanche, celle aux cheveux courts me fit
un clin d’œil. Au moins, il y en avait une qui s’amusait : elle prenait la pose
et envoyait des baisers aux paparazzis comme si on lui avait déployé le
tapis rouge.
— Laissez passer ! cria Dexter en repoussant un photographe. Laissez
entrer les donneurs !
Personne n’était autorisé à entrer dans le manoir sans la permission
d’Ysanne Moreau, la maîtresse de maison – un titre utilisé pour les femmes
qui dirigeaient les Maisons de vampires dans la plupart des pays d’Europe
et d’Amérique du Nord.
Illuminé par d’énormes projecteurs placés sur le terrain, le bâtiment avait
été construit dans un style ancien – une structure gothique imposante en
pierre grise, avec de grandes baies posées sur des corbeaux sculptés, et des
fenêtres recouvertes de filtres anti-UV. Au-dessus de la porte incrustée de
détails en laiton, un bas-relief indiquait le nom de la Maison : « Belle Morte
».
Qu’avait ressenti June à son arrivée ? Ma sœur était une Vladdict avertie,
qui s’était laissé embarquer dans la folie vampirique de cette dernière
décennie. Son entrée à Belle Morte était sûrement la plus belle chose qui lui
était arrivée. Voilà pourquoi son silence soudain n’avait rien de normal.
Ma mère pensait que j’exagérais. Elle m’avait rappelé qu’aucun donneur
n’avait jamais été blessé par un vampire et que, si quelque chose était arrivé
à June, Belle Morte ne m’aurait pas acceptée comme donneuse. Malgré
tout, j’avais un mauvais pressentiment. Puisque les donneurs n’étaient pas
autorisés à recevoir de la visite, mon seul moyen d’entrer était de devenir
donneuse à mon tour.
Ma poitrine se resserra tandis que je remontais le chemin pavé qui menait
à la lourde porte d’entrée que Dexter était en train de pousser.
Il était trop tard pour revenir en arrière. J’allais enfin découvrir ce qui
était arrivé à ma sœur.
Nous avons suivi Dexter dans un hall d’entrée spacieux, avec parquet au
sol et murs lambrissés d’acajou, éclairé par un lustre à gouttes de cristal.
Des plinthes en marbre encadraient la porte, et de longs rideaux bordeaux
étaient suspendus de chaque côté des fenêtres. Des arches donnaient sur
d’autres pièces, et un immense escalier avec une rampe à volutes trônait au
fond de la salle.
Sur les forums, certains Vladdicts avaient émis l’hypothèse que le manoir
serait truffé de passages secrets. Ils faisaient probablement partie de ceux
qui croyaient que les vampires étaient des anges ou des extraterrestres.
Les vampires de Belle Morte se rassemblèrent sur les marches de
l’escalier. Edmond se tenait en tête de file, au côté d’Isabeau Aguillon, une
femme grande et élancée avec des boucles brunes qui lui arrivaient à la
taille. Elle nous observait avec le calme mesuré propre aux vampires.
J’étais surprise de ne pas voir Ysanne. Après tout, Belle Morte était sa
Maison. Les vampires et les humains qui y habitaient devaient respecter ses
règles. Tant que nous étions sous son toit, nous lui appartenions tous.
À l’exception de l’équipe de sécurité, il n’y avait aucun signe de
personnel humain, mais il était quasiment minuit. Les employés étaient
sûrement déjà rentrés chez eux.
— Au nom de la maîtresse de maison, je vous souhaite la bienvenue à
Belle Morte, déclara Isabeau. Vous vous trouvez actuellement au rez-de-
chaussée, qui comprend la salle de bal, la salle à manger, la bibliothèque, le
bar, les salons d’alimentation, les salles d’art, de musique et de méditation,
ainsi que le théâtre. Seules les cuisines et la réserve sont accessibles
uniquement aux vampires et au personnel. Le premier étage est composé de
quatre ailes. L’aile nord est dédiée aux chambres des vampires. L’accès est
interdit aux donneurs. Des réserves supplémentaires se trouvent dans l’aile
est. Vous pouvez y entrer si vous le souhaitez, mais je doute que vous y
trouviez beaucoup d’intérêt. Les chambres des donneurs se situent dans
l’aile sud. Quant à l’aile ouest, elle est strictement interdite d’accès.
La voix d’Isabeau avait pris une teinte menaçante, mais son expression
n’avait pas changé. L’immobilité de son corps, l’inflexibilité de son visage
et son regard insondable n’avaient vraiment rien d’humain.
— Les règles de Belle Morte ne sont pas à prendre à la légère,
particulièrement celle concernant l’aile ouest, reprit-elle en nous regardant
un à un, les yeux brûlants comme des lasers. Toute transgression signera la
fin immédiate de votre contrat.
Je me retins de lever les yeux au ciel. Que cachaient-ils dans l’aile ouest
? Une rose rouge sous une cloche en verre ?
— Le règlement de la Maison est joint à votre contrat, que vous avez déjà
lu. Vous trouverez des copies dans toutes les chambres, mais je tiens à vous
rappeler les règles de base. Les donneurs doivent se maintenir en bonne
santé. Tous les repas sont offerts et les donneurs doivent manger ce qui leur
est servi. Une alimentation saine est essentielle à la bonne qualité du sang.
Il est strictement interdit de fumer et de consommer des drogues de quelque
nature que ce soit. La consommation d’alcool est autorisée, mais il est
déconseillé d’en abuser. Tous les vêtements sont fournis, ainsi que les
produits cosmétiques nécessaires, que vous trouverez dans vos chambres. Si
vous avez besoin d’autre chose, vous pouvez remplir un formulaire de
demande. Il n’y a pas d’ordinateurs à Belle Morte, et les téléphones
portables et autres méthodes d’accès à Internet ne sont pas autorisés.
Les derniers mots avaient sonné bizarrement dans sa bouche, comme si le
lexique de la technologie moderne lui était encore étranger.
— Vous avez le droit d’écrire à vos proches aussi souvent que vous le
souhaitez. Toute lettre sera néanmoins inspectée avant d’être envoyée.
Le garçon à côté de moi semblait déconcerté. Il avait sûrement oublié que
le papier et les stylos existaient.
— Jusqu’à la fin de leur contrat, les donneurs sont sommés d’accepter
que tout vampire puisse boire leur sang. Les relations amoureuses entre
humains et vampires sont strictement interdites.
Je jetai un œil vers Edmond, planté à côté d’elle avec ses magnifiques
cheveux noirs et sa peau pâle comme la lune. Je comprenais pourquoi les
gens étaient fascinés par ces créatures, mais je ne leur faisais pas confiance
pour autant. Que se passerait-il si le monde entier se lassait d’eux, si les
donneurs arrêtaient de se porter volontaires ? Les vampires
recommenceraient-ils à nous chasser comme avant ?
Isabeau continuait son discours, mais je ne l’écoutais que d’une oreille.
Son regard se posa brièvement sur moi, et son expression changea pendant
une fraction de seconde. Ce fut trop bref pour que j’en comprenne la raison,
mais cela suffit à me mettre mal à l’aise.
La donneuse aux cheveux courts me tapota l’épaule. Elle était beaucoup
plus grande que moi. Je devais lever la tête pour la regarder dans les yeux.
— Salut, coloc !
— Pardon ? bredouillai-je.
— Tu n’as pas entendu ? On est colocataires !
— Ah… super.
Franchement, c’était le cadet de mes soucis. Tout ce qui m’importait,
c’était de retrouver June, pas de me faire des amis.
— Je m’appelle Roux, ajouta-t-elle en me tendant la main.
— Renie, répondis-je en la lui serrant.
Elle devait avoir dix-huit ans, comme moi et la plupart des autres
donneurs – les vampires préféraient le sang jeune. Roux avait le visage
anguleux, les jambes élancées, de longs doigts gracieux et les ongles vernis.
On aurait dit une mannequin prête à monter sur le podium. Elle avait un
piercing au nez, un minuscule rubis qui scintillait comme une goutte de
sang. Attirerait-il les vampires ? Elle aurait bientôt la réponse.
Pour une femme qui portait des talons hauts, Ysanne se déplaçait vite. Je
ne savais pas dans quelle direction elle était partie, et je finis par me perdre
dans le dédale de couloirs.
Je m’arrêtai un instant, à la recherche de repères. Les murs de ce couloir
étaient tapissés d’un papier peint vert forêt. Le tapis était gris. Des portraits
recouvraient les murs. Cette fois, j’essayai d’éviter leurs regards.
— Encore toi, lança une voix douce comme de la soie.
Je bondis de surprise en me retournant.
Edmond était vraiment beau comme un dieu. Il portait un pantalon noir
moulant, et une chemise blanche au col déboutonné, révélant un triangle de
peau pâle. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules.
J’humectai mes lèvres en essayant de me convaincre que ma gorge sèche
était liée au fait que j’étais perdue dans une maison remplie de vampires, et
non à la présence d’Edmond.
— Je cherche Ysanne.
Il leva un sourcil.
— Ma sœur n’est pas là, insistai-je. Je veux savoir pourquoi.
Edmond ne broncha pas. Les vampires s’entraînaient-ils à maintenir ces
airs de statue, ou cela devenait-il naturel quand on vivait aussi longtemps ?
— Où est Ysanne ? demandai-je, agacée par son silence.
— Elle est trop occupée pour discuter avec les donneurs.
— Je suis sûre qu’elle est très occupée à poser pour les photographes,
mais mon problème est plus important.
— À ta place, je ferais attention à ce que je dis. Ysanne n’apprécie pas
l’insolence.
— Je tremble de peur, dis-je en levant les yeux au ciel.
Edmond s’approcha de moi. Mon courage mourut aussitôt. Sa proximité
me mettait mal à l’aise. Les vampires étaient sur le devant de la scène
depuis dix ans, mais que savions-nous vraiment d’eux ? Je ne voulais pas
trahir mes émotions, pourtant je reculai d’un pas. C’était plus fort que moi.
À ma grande surprise, Edmond recula à son tour.
— Je veux retrouver June, déclarai-je. Ysanne a sûrement les réponses à
mes questions. Je suis prête à ouvrir toutes les portes de Belle Morte
jusqu’à ce que je la trouve.
Edmond m’observa d’un air curieux. J’avais l’impression d’être un
animal de cirque.
— Dans ce cas, laisse-moi te conduire à elle.
Il me guida jusqu’au bureau d’Ysanne en silence. Il ne semblait pas en
colère, mais je n’étais pas rassurée pour autant. Il était suffisamment fort
pour me briser la nuque d’une main, s’il le voulait. Mon petit cœur perfide
me soufflait qu’Edmond ne pouvait utiliser ces mains élégantes que pour de
bonnes choses, mais ma tête reprochait à mon cœur d’être aussi naïf.
Edmond avait beau être sexy, je ne le connaissais pas, et je ne savais pas ce
dont il était capable.
Il s’arrêta devant une porte en bois avec une vitre en verre fumé et frappa
à la porte.
— Je suis occupée, lança Ysanne d’un ton sec.
— Renie Mayfield souhaite te parler.
J’étais convaincue qu’Ysanne refuserait de me voir, mais elle finit par
répondre après quelques secondes de silence : — Laisse-la entrer.
Même Edmond avait l’air étonné. Il ouvrit la porte et me laissa passer en
premier, puis il m’emboîta le pas.
Le bureau d’Ysanne était étonnamment moderne, tranchant avec le style
classique du manoir. La moquette était blanche, mise en valeur par le papier
peint sombre. Deux chaises en chrome et en cuir étaient posées en face d’un
bureau noir. Assise à son bureau, Ysanne ressemblait plus à une femme
d’affaires qu’à une souveraine vampire.
— Renie aimerait discuter de sa sœur, expliqua Edmond.
Ysanne me fixa comme un insecte qu’elle aurait envie d’écraser.
— June Mayfield, bredouillai-je. Elle est entrée à Belle Morte il y a cinq
mois. En novembre, elle a arrêté de m’écrire. Je suis venue ici pour la
retrouver, mais elle n’est pas là. J’aimerais savoir ce qui lui est arrivé.
Ysanne posa son regard sur Edmond.
— C’est pour ça que tu m’as interrompue ?
J’étais furieuse. On parlait de ma sœur.
— Renie pense qu’il est arrivé quelque chose à June, reprit Edmond.
Le visage d’Ysanne s’adoucit un instant. Je me demandais quelle était la
nature de leur relation. Les tabloïds et les forums aimaient émettre des
suppositions sur les vampires qui couchaient ensemble – je n’aurais pas été
surprise qu’Ysanne et Edmond partagent le même lit. Ils auraient formé le
couple le plus sexy du monde.
Ysanne se retourna vers moi, le visage impassible.
— June Mayfield n’est plus à Belle Morte.
— Où est-elle ? demandai-je.
— Elle a été transférée dans une autre Maison.
Mon cœur s’emballa aussitôt.
— Je ne vous crois pas. Les donneurs ne sont jamais transférés.
— C’est un nouveau programme, se justifia Ysanne.
— Tellement nouveau que personne n’en a jamais entendu parler ? Que
vous n’avez pas pris le temps de l’annoncer ? Je ne vous crois pas.
— Je prends note de votre avis, ironisa-t-elle.
— Dans ce cas, je veux être transférée, moi aussi. Dans quelle Maison a-
t-elle été envoyée ?
— Cela ne vous regarde pas.
— C’est ma sœur !
— Il n’y aura pas d’autre transfert, insista Ysanne.
Les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles. J’avais du
mal à respirer.
— Dites-moi la vérité.
— C’est déjà fait.
J’essayai d’imiter le regard froid et mortel des vampires.
— Vous mentez.
— Dois-je me répéter ? lança-t-elle d’un ton sec.
J’avais les mains qui tremblaient. Un courant de terreur et de rage
traversa mon corps.
— Vous pouvez partir, conclut Ysanne d’un revers de la main.
— Je n’irai nulle part tant que vous ne m’aurez pas expliqué ce qui est
arrivé à June.
Ysanne ne bougea pas, mais je sentais la colère qui émanait d’elle. Elle
était vieille et puissante. Je ne voulais pas l’avoir comme ennemie. Malgré
tout, je refusais d’accepter son mensonge et de baisser les bras.
— Dois-je appeler la sécurité ? me menaça-t-elle.
Edmond posa une main sur mon épaule. Quelques minutes plus tôt, je
m’étais sentie mal à l’aise en sa présence. Désormais, j’avais envie de me
jeter dans ses bras. Si Ysanne perdait son sang-froid et m’attaquait, Edmond
était la seule personne qui pourrait me protéger – à moins qu’il ne la laisse
faire.
Ne sois pas ridicule, Renie. Belle Morte n’aurait pas atteint son statut de
Maison de vampires la plus célèbre d’Angleterre si ses vampires avaient
l’habitude de tuer tous les humains qui les agaçaient.
Edmond me guida hors du bureau. Je sentais la force de ses doigts sur
mon épaule. S’il les avait serrés davantage, il aurait pu me briser les os. Je
ne serais d’aucune aide à June avec une épaule cassée ou en mettant Ysanne
si en colère qu’elle en arriverait à résilier mon contrat et à me mettre à la
porte.
Les larmes me piquaient les yeux. Ma colère formait un nœud dans ma
poitrine.
— Sales monstres, murmurai-je. Qu’est-ce que vous avez fait à ma sœur
?
Le masque d’Edmond tomba un instant. Je reconnus une touche de
compassion dans son regard. J’aurais préféré qu’il me fixe avec
l’indifférence d’un vampire plutôt qu’il ne dévoile une étincelle d’émotion
humaine.
— Tu es une donneuse, Renie. C’est ton rôle, et tu dois t’en contenter.
J’avais envie de lui mettre une gifle. C’était tout le problème des
vampires. Ils existaient depuis tellement longtemps qu’ils avaient oublié
comment ressentir.
— Va te faire foutre, Edmond.
Je m’écartai de lui et partis en courant, retenant mes larmes.
Quoi qu’il arrive, ces monstres ne me verraient pas pleurer.
Edmond regarda Renie disparaître au bout du couloir.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu pitié de quelqu’un. La colère
et la peur dans les yeux de Renie lui avaient brisé le cœur. Cela n’aurait pas
dû être si difficile de mentir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas.
Renie n’avait pas accepté la réponse d’Ysanne. Elle n’était pas comme
les autres donneurs. Il ne se rappelait pas la dernière fois que quelqu’un
s’était adressé à Ysanne – ou à lui – sur ce ton. C’en était presque
rafraîchissant.
Il ouvrit la porte du bureau d’Ysanne sans prendre la peine de frapper.
— Il serait peut-être préférable de dire la vérité à Renie, suggéra-t-il.
Ysanne pinça les lèvres.
— Il est encore trop tôt.
— Elle a le droit de savoir.
— Cette situation est plus importante qu’Irene Mayfield. Je la
convoquerai au moment opportun.
— Tu joues à un jeu dangereux, ma vieille amie.
La plupart des vampires n’auraient pas osé provoquer Ysanne, mais
Edmond la connaissait depuis plus longtemps que quiconque.
La vampire s’enfonça dans son fauteuil. Ses épaules se détendirent
aussitôt.
— Je sais, mais les bénéfices pour notre espèce pourraient être
considérables.
— Si tu réussis.
Ysanne lui sourit, de ce même sourire qu’elle lui avait offert des
centaines d’années plus tôt dans la campagne française, alors qu’ils se
serraient l’un contre l’autre pour survivre à un hiver glacial.
— Aie confiance, dit-elle. J’y crois, et tu devrais y croire aussi.
Edmond hocha la tête, mais il n’oubliait pas la douleur de Renie, ni le
soupçon de doute qui le poussait à se demander si, pour une fois, Ysanne
n’avait pas tort.
Edmond n’arrivait pas à fermer l’œil. Allongé sur son lit, il fixait le plafond
en essayant, en vain, d’oublier ce qui s’était passé.
Il n’avait jamais eu l’intention de goûter à Renie. Il aurait dû partir, la
laisser avec Etienne. Renie n’avait pas demandé d’aide, mais son regard
implorant l’avait fait à sa place, sans même qu’elle s’en rende compte.
Tapie derrière cette statue, effrayée et vulnérable, elle lui avait rappelé
l’époque où il rôdait dans la campagne française et dans les ruelles de Paris
à la recherche de son prochain repas. Il avait vu ce regard chez les
nombreuses victimes qui avaient croisé sa route. Il ne supportait pas de le
retrouver chez Renie.
Edmond repoussa les couvertures, s’habilla et se rendit à l’endroit où il se
sentait le plus en paix : la bibliothèque. Il s’allongea sur un canapé, posa sa
tête sur l’accoudoir et tenta de calmer son cerveau bourdonnant.
Quand il avait annoncé à Etienne qu’il avait réservé Renie, Edmond
n’avait pas envisagé de la mordre, mais il savait qu’Etienne se poserait des
questions s’il ne le faisait pas. Pour Etienne et les autres vampires de Belle
Morte, Renie n’était qu’une donneuse parmi d’autres. Personne n’avait
besoin de savoir que, lorsque Edmond la regardait, il ressentait une étincelle
qu’il n’avait pas ressentie depuis très longtemps, une émotion qu’il s’était
juré de ne plus jamais s’autoriser.
Pendant leur discussion, Renie avait réussi à franchir ses défenses. Elle
l’avait même fait sourire. Il ne pouvait pas se permettre de se rapprocher de
cette fille, même si elle l’attirait plus que tout.
Edmond avait vécu plusieurs siècles, il avait déjà éprouvé cette
attraction, mais cela s’était toujours mal terminé. Pendant plus de deux
cents ans, il avait évité toute relation. À quoi bon donner son cœur à
quelqu’un pour qu’il soit rejeté, battu, arraché ? Il y avait tant de fissures
dans le cœur d’Edmond, des milliers de cicatrices que personne ne
comblerait jamais – surtout pas Renie.
Dès l’instant où son sang avait touché ses lèvres, Edmond s’était cru au
paradis. Quand avait-il goûté quelque chose d’aussi bon pour la dernière
fois ? Rien que d’y penser, ses crocs s’allongeaient. Désormais, il serait plus
difficile de garder ses distances. Chaque fois qu’il la verrait, il se
souviendrait de la douceur de son sang dans sa bouche.
Edmond resta sur ce canapé jusqu’à ce que ses pensées l’épuisent, que
ses paupières s’alourdissent et que le besoin de dormir devienne plus fort
que le souvenir de Renie. Alors que le sommeil était sur le point de
l’emporter, il se leva et sortit de la bibliothèque.
C’était décidé : dès le lendemain, il ferait tout pour éviter Renie
Mayfield.
Quand il arriva en haut de l’escalier, Edmond tendit l’oreille. Quelqu’un
d’autre était réveillé. Un humain n’aurait pas entendu le bruit étouffé de
pieds nus se déplaçant sur un tapis, ni ce faible battement de cœur, mais
l’ouïe des vampires était plus aiguisée. Un donneur était à proximité, et son
cœur palpitait comme celui d’un oiseau effrayé.
Edmond atteignit le premier étage juste à temps pour apercevoir un éclair
de cheveux auburn disparaître en direction de l’aile ouest. Malgré lui, il
sourit. Cette humaine était vraiment déterminée.
Son sourire s’évanouit aussitôt. Renie ne savait pas dans quoi elle
s’embarquait, et si personne ne l’arrêtait, elle finirait blessée, voire pire.
Silencieux comme un fantôme, Edmond suivit la fille qu’il aurait dû fuir.
Je me collai au mur et jetai un autre coup d’œil vers l’escalier qui menait à
l’aile ouest. La silhouette que j’avais aperçue avait disparu dans le couloir.
Peut-être était-ce Ysanne elle-même – après tout, la maîtresse de maison
avait sûrement le droit d’enfreindre ses propres règles.
Avais-je vraiment envie de me retrouver face à elle à nouveau ? Non.
C’était l’une des vampires les plus puissantes et les plus dangereuses que
j’étais susceptible de rencontrer, et j’aurais préféré ne plus jamais la revoir.
Mais si June avait disparu au moment où l’aile ouest était devenue
inaccessible, les deux événements étaient forcément liés.
June était-elle là-haut ?
Était-ce elle que j’avais aperçue ?
— OK, Renie, murmurai-je. Sois prudente.
— Tu te parles à toi-même ?
Je bondis de surprise. Edmond surgit de la pénombre.
— Tu m’as fait peur ! lui reprochai-je, une main posée sur mon cœur
battant.
Il m’observa avec son calme légendaire. Vêtu d’un pantalon noir et d’une
chemise noire, il ne faisait qu’un avec les ombres. Son visage ressemblait à
une sculpture brillant dans l’obscurité. Je ne pouvais m’empêcher de me
demander ce que cela ferait de passer mes doigts dans ses longs cheveux.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il.
— Je te retourne la question.
— Tu ne devrais pas être là.
— Aucune règle n’interdit aux donneurs de sortir de leur chambre la nuit.
Edmond leva un sourcil.
— Tu ne serais pas sur la défensive si tu n’étais pas en train de faire une
bêtise.
Il avait raison, mais je ne comptais pas l’admettre, même si la culpabilité
devait se lire sur mon visage.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Sais-tu que les vampires sentent quand un humain leur ment ?
murmura-t-il en repoussant mes cheveux de mon épaule. Nous entendons
votre cœur.
Ses doigts descendirent le long de ma gorge jusqu’à trouver mon pouls,
qui me trahit davantage. Les gestes d’Edmond avaient beau être tendres, ils
laissaient une ligne de feu sur ma peau. J’aurais aimé que sa langue suive le
chemin de ses doigts et apaise ces flammes. J’avais les jambes qui
tremblaient. Personne ne m’avait jamais touchée de manière aussi sensuelle.
Son regard dériva vers ma poitrine. J’étais soulagée de porter un pyjama
et une robe de chambre. Si j’avais été en chemise de nuit, Edmond aurait eu
une vue plongeante sur mon décolleté.
— La culpabilité n’est pas la seule émotion que nous discernons, ajouta-
t-il d’une voix douce comme une caresse.
J’avais envie de plaquer mon corps contre le sien, de me jeter dans ses
bras. Que m’arrivait-il ? J’étais en train de me consumer de l’intérieur. La
proximité d’Edmond, la façon dont il me regardait…
— Les battements de ton cœur s’accélèrent, remarqua-t-il, les yeux rivés
sur ma poitrine. Sais-tu ce qui fait battre le cœur aussi vite ?
Je n’arrivais même plus à secouer la tête. Ce vampire m’hypnotisait.
— L’excitation, chuchota Edmond en s’approchant davantage. Le désir.
Il fallait qu’il s’éloigne de moi.
Sinon je finirais par l’embrasser.
Je lui donnai un coup de pied dans le tibia.
Edmond recula d’un pas, visiblement surpris. C’était la première fois
qu’il se déplaçait avec maladresse. Pendant un bref instant, il ressembla
davantage à un humain qu’à un vampire.
— Que cachez-vous dans l’aile ouest ? lançai-je en montrant l’escalier du
doigt.
Je ne savais pas si Edmond avait essayé de me séduire pour me détourner
de ma mission, mais je ne me laisserais pas faire.
Il se redressa, son masque de vampire à nouveau plaqué sur le visage.
— Tu n’es pas la première donneuse à te poser cette question, mais tu
n’es pas plus spéciale que les autres. Tu ne perceras jamais les secrets de
Belle Morte, Renie.
La froideur de sa voix me blessa autant que la dureté de ses mots, mais je
m’en réjouissais. Cela fit disparaître les papillons dans mon ventre et me
rappela qui était Edmond.
— J’ai vu quelqu’un là-haut, lui confiai-je. Que ferais-tu si je montais
l’escalier ?
— Je te rattraperais et je te porterais jusque dans ta chambre.
— Dans ce cas, attends-toi à des coups de pied ailleurs que dans le tibia.
— Tu connais le règlement de Belle Morte. Tu as signé un contrat. Tu
savais dans quoi tu t’embarquais.
— Je n’ai pas signé pour qu’on me mente. Tout le monde prétend que
June a été transférée. Vous me prenez pour une idiote ?
Gideon et Míriam apparurent à l’autre bout du couloir. Ils étaient
magnifiques, comme en pleine journée. Évidemment, les vampires
n’avaient pas les yeux bouffis comme nous autres mortels.
— Que se passe-t-il ? demanda Gideon.
— Rien, répondit Edmond. Je m’en charge.
Le regard de Gideon glissa vers l’aile ouest. Une lueur d’incertitude
traversa son visage.
Est-ce que quelqu’un, à part Ysanne, savait ce qui se trouvait là-haut ?
Edmond saisit mon bras et m’entraîna loin des deux vampires, loin de
l’entrée de l’aile ouest.
— Ysanne ne supporte pas que l’on bafoue son autorité. Surtout pas les
donneurs. Tu comprends ?
Je lui lançai un regard noir.
— Si tu n’es pas prudente, elle te chassera de Belle Morte. Est-ce
vraiment ce que tu veux ?
Si Ysanne m’excluait de Belle Morte, je ne découvrirais jamais la vérité.
Mais si je respectais le règlement, je ne trouverais pas de réponses non plus.
J’étouffai un cri de frustration. Toutes mes tentatives se heurtaient à un mur.
Je voulais le briser, plus que tout, mais je ne savais pas comment.
Je repoussai Edmond, qui lâcha aussitôt mon bras.
— Je suis capable de retrouver ma chambre toute seule.
Furieuse, je lui tournai le dos et le laissai seul dans le couloir.
Les invités humains arrivèrent les premiers, parés de leurs plus beaux
atours. Des photographes et des journalistes étaient attroupés dans le hall
d’entrée pour photographier leurs tenues et leur poser quelques questions
avant que les invités traversent le salon et la salle à manger pour rejoindre
la salle de bal.
Ensuite, les vampires sortirent de l’aile nord et descendirent les marches
tels des papillons scintillants.
Puis, ce fut au tour des donneurs.
J’aurais aimé descendre avec mes amis, mais le protocole de Belle Morte
voulait que l’on descende l’escalier un par un. Je m’exécutai en souriant.
Ma mère verrait probablement ces photos. Je voulais qu’elle pense que je
passais un bon moment. Si elle remarquait l’absence de June, elle croirait
qu’elle était malade et ne pouvait pas assister au bal.
Dans le salon, j’attendis Roux et Jason, pressée de commencer la soirée.
J’avais vraiment besoin d’un verre.
Ensemble, nous entrâmes dans la prestigieuse salle de bal.
Le sol était constitué de dalles de marbre crème qui formaient des cercles
concentriques de plus en plus petits, menant jusqu’au centre de la pièce. Les
murs étaient dorés et s’élevaient jusqu’à un plafond décoré d’une fresque,
interrompue par deux lustres en cristal. Il n’y avait pas de fenêtres. Des
serveurs humains en uniformes noir et blanc se déplaçaient silencieusement
parmi la foule, offrant des flûtes à champagne aux donneurs et aux invités.
Un orchestre jouait à l’autre bout de la pièce.
Plusieurs couples dansaient déjà.
Paniquée, je m’agrippai au bras de Roux.
— Je ne sais pas danser, murmurai-je.
Les bals de Belle Morte devaient montrer le côté chic et glamour de la
vie des vampires. En tant que donneurs, nous en faisions partie. Il n’était
pas question de faire tapisserie, d’autant plus que la soirée était filmée et
retransmise en direct.
Roux fronça les sourcils.
— Moi, si, mais pas le genre de danse qui serait appropriée ici.
Jason attrapa trois verres de champagne sur un plateau et nous les tendit.
— Santé !
Nous trinquâmes, puis j’en bus une généreuse gorgée. Les bulles me
piquèrent la gorge et les yeux.
— Doucement, me conseilla Jason. On a toute la soirée devant nous.
Melissa se planta à côté de nous, une flûte à la main, visiblement ravie
d’être là. Aiden était de l’autre côté de la salle, en train de discuter avec
Craig et Ranesh, deux donneurs qui étaient arrivés le même soir que moi.
Les événements de ce genre étaient le point culminant de la vie à Belle
Morte : les personnes ordinaires sortaient de leurs chrysalides et se
transformaient en papillons.
Au centre de la pièce, deux des plus anciens donneurs dansaient
ensemble – Hudson dans un smoking noir classique et Mei dans un qipao
brodé – tandis que Tamara dansait avec un invité juste derrière eux.
Roux me donna un coup de coude.
— Tu crois que les rumeurs à propos de Benjamin et Alexandra sont
vraies ? demanda-t-elle en montrant les vampires en question, qui étaient en
train de danser en se dévorant du regard.
Depuis un an, les sites et les forums spéculaient sur le fait qu’il se passait
quelque chose entre eux, mais aucun des deux vampires ne l’avait confirmé.
— De simples amis ne se regardent pas comme ça, répondis-je.
Près de l’orchestre, Etienne était en pleine conversation avec Phoebe –
une vampire que je voyais pour la première fois en chair et en os. Quand
Etienne croisa mon regard, il s’excusa et se dirigea vers moi. Deepika, une
autre vampire que je n’avais vue qu’en photo, l’intercepta. Elle lui tendit la
main et l’invita à danser. Etienne hocha la tête en souriant mais, alors
qu’elle l’entraînait sur la piste de danse, ses yeux croisèrent à nouveau les
miens. Son expression était difficile à déchiffrer.
Catherine dansait avec Amit, une main enroulée autour de sa nuque. En
temps normal, les vampires ne se rapprochaient des donneurs que pour se
nourrir mais, les soirs de bal, humains et vampires pouvaient se prétendre
égaux. Catherine fit tourner Amit, plaqua son dos contre elle, inclina la tête
sur le côté et le mordit. Amit se crispa, puis il soupira de plaisir. Il n’était
pas le seul – Abigail, qui faisait partie du groupe de donneurs arrivé avant le
mien, était pressée contre Stephen tandis qu’il la mordait, et Hugh était en
train de se nourrir de Michelle.
— J’avais oublié que les vampires sortaient leurs crocs à ce genre de
soirées, remarqua Roux.
— Je croyais que c’était une activité privée.
— C’est différent, les soirs de bal, expliqua Melissa. On boit du
champagne, ils boivent notre sang, mais vu qu’ils se sont déjà nourris dans
la journée, ils se contentent de petites morsures. Ils mordent aussi les
invités.
Elle montra du doigt deux vampires qui discutaient avec deux humains.
Phillip, les cheveux noirs gominés, souriait à une femme d’une trentaine
d’années qui, si mes souvenirs étaient bons, avait fait partie d’un groupe de
musique connu. Elle inclina la tête et exposa sa gorge. Près d’elle, Fadime,
dont la magnifique robe violette était assortie à son hijab, discutait avec un
homme plus âgé. Elle se pencha vers lui et plongea ses crocs dans son cou.
— C’est l’occasion pour les invités de se faire mordre par un vampire
sans avoir à devenir donneur, reprit Melissa. Certains d’entre eux sont plus
intéressés par cette idée que par l’association qu’ils viennent soutenir.
— N’importe qui peut être mordu ? demandai-je.
— Tu vois ce mec là-bas, avec le ruban violet au poignet ?
— Oui.
— Les invités qui ne veulent pas être mordus portent ce ruban.
— Est-ce qu’on a toujours le choix entre cou et poignet ? m’inquiétai-je.
— Oui, mais Ysanne préfère les morsures au cou lors de ces événements.
C’est plus sexy.
Qu’elle aille se faire voir, pensai-je.
Melissa tendit la main à Jason.
— On danse ?
— Avec plaisir.
Ils se frayèrent un chemin au milieu du tourbillon de robes et de
smokings. Contrairement à moi, Jason était visiblement à l’aise sur la piste.
Roux posa sa flûte à champagne vide sur un plateau.
— On y va ?
— Je ne sais pas danser, lui rappelai-je.
Je ne plaisantais pas.
— Tant qu’on ne fait pas une lap dance à quelqu’un, je pense qu’on est
libres de faire ce qu’on veut.
Je vidai mon verre d’une traite, puis je la suivis sur la piste.
Roux s’empara de ma main et me fit tourner sur moi-même. Je manquai
de renverser deux invités, qui me lancèrent des regards noirs. Roux se retint
de rire.
— En effet, tu ne sais vraiment pas danser.
— Je t’avais prévenue.
Jason et Melissa nous frôlèrent. On aurait dit des danseurs
professionnels. Jason balayait la salle du regard, sûrement à la recherche de
Gideon, mais le vampire était en train de danser avec Isabeau et ne lui
prêtait pas attention. Le visage de Jason se décomposa.
— N’oublie pas de sourire, lui rappela Melissa. Les donneurs doivent
avoir l’air heureux.
Nous dansâmes pendant de longues minutes. Je me contentai de
dodeliner du corps sans bouger les pieds – c’était moins risqué. À mon
grand soulagement, personne n’essaya de me dévorer le cou.
Puis Edmond entra dans la salle.
On aurait dit que la foule s’écartait pour le laisser passer. Un chemin
s’était formé entre les couches virevoltantes de paillettes et de tulle.
Edmond portait un gilet damassé noir sur une chemise blanche, une cravate
en dentelle et un pantalon noir. Une veste de tailleur à motif de fleur de lys
argenté complétait sa tenue. Ce look aurait paru exubérant sur un autre,
mais il lui allait comme un gant.
Pendant quelques secondes, j’oubliai tout le mal que j’avais pu penser de
lui. Puis la réalité de la situation s’imposa, morne et laide malgré la beauté
de tout ce qui m’entourait. Edmond avait beau être sexy et élégant, je ne
pouvais pas lui faire confiance. Ma sœur était toujours portée disparue.
Edmond se dirigea vers moi, interrompant ma danse avec Roux. Mon
amie, cette traîtresse, le laissa faire.
Il attrapa mon poignet et traça du bout du doigt la ligne de mes veines.
— Puis-je ?
Je continuai à sourire, consciente que j’étais filmée et photographiée.
— Ai-je vraiment le choix ?
Il ne cilla pas, mais la pression de ses doigts diminua.
— Tu n’es pas obligée d’accepter, Renie.
Si je refusais, Edmond trouverait une autre donneuse, et je finirais par
être mordue par quelqu’un d’autre.
— Vas-y, décidai-je.
Edmond hésita un instant. Il inspecta mon visage mais mon masque de
donneuse épanouie ne tomba pas. Quand il mordit mon poignet, mon corps
entier se raidit, comme Amit quand Catherine l’avait mordu. La seule
différence, c’était que je ressentais de la douleur, pas du plaisir. Edmond but
une gorgée de sang, puis il lécha les traces de crocs, qui cicatrisèrent
aussitôt.
— Je ne veux pas te faire de mal, murmura-t-il.
— Je sais. Il ne faudrait pas donner une mauvaise image aux journalistes.
— Je me fiche des journalistes. Je ne veux pas te mordre si cela te fait
souffrir.
Je ne savais pas quoi répondre. Chaque fois que je pensais avoir saisi la
personnalité d’Edmond, il me surprenait et me rendait vulnérable et
confuse. J’aurais préféré qu’il me traite comme les autres donneurs.
— M’accorderas-tu au moins cette danse ? demanda-t-il.
Derrière lui, Roux me fit de grands yeux en hochant la tête.
J’aurais dû refuser, mais le regard d’Edmond avait trop d’effet sur moi.
— Je ne sais pas danser, lui confiai-je.
— Ne t’inquiète pas, me rassura-t-il d’une voix de velours.
Edmond me guida dans une série de pas. Je marchai sur ses pieds trois
fois d’affilée, mais il se contenta de sourire.
— Prends exemple sur moi. Un pas en avant avec le pied gauche, un pas
à droite avec le pied droit, et rassemble les deux. Puis un pas en arrière avec
le pied droit, un pas à gauche avec le pied gauche, et rassemble les deux.
J’essayai de l’imiter, mais je le piétinai à nouveau.
— Ne réfléchis pas. Laisse le rythme te posséder, et ne t’inquiète pas si tu
me marches sur les pieds.
Je copiai ses mouvements, et au bout de plusieurs essais infructueux je
parvins enfin à le suivre sans trébucher.
J’étais à un bal, et je dansais.
Avec un vampire.
Mon sourire s’envola. Chaque fois que je vivais un moment de bonheur,
il était immédiatement étouffé par la réalité de ma situation. Quand j’étais
avec Edmond, les choses semblaient un peu moins terribles, mais il faisait
partie du problème.
— Tu n’avais jamais assisté à un bal ? demanda-t-il.
— Seulement à mon bal de fin d’année, mais ce n’est pas comparable.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’avais pas les moyens de m’acheter une robe. Et qu’on
devait se contenter de bières premier prix.
La musique accéléra. Je faillis renverser le couple de présentateurs d’une
émission sur les vampires que June adorait.
Ma gorge se noua.
Ma sœur avait disparu, et je dansais avec un vampire qui était sûrement
au courant de ce qui lui était arrivé.
La main d’Edmond glissa le long de mon dos. Ses doigts froids
caressèrent ma peau nue.
— Arrête, murmurai-je en frissonnant.
— Tu ne veux pas que je te touche ?
J’avais la bouche sèche comme un désert. Mon cœur s’emballa. J’étais
certaine qu’Edmond l’entendait.
Bien sûr que je voulais qu’il me touche. Je ne voulais pas qu’il s’arrête.
Mais cela devait s’arrêter. Je ne pouvais pas continuer à fondre devant lui
alors que j’aurais dû courir dans la direction opposée.
— Je ne veux rien avoir à faire avec toi, lançai-je en arrachant ma main
de la sienne.
Le visage d’Edmond s’assombrit.
— Comme tu le souhaites.
Il me tourna le dos et me laissa seule au milieu de la piste. Il était temps
de sortir de là avant qu’un autre homme m’invite à danser. J’étais en train
de me faufiler parmi la foule quand une main s’empara de la mienne.
J’essayai de la repousser jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait de
Jason.
— J’ai eu l’impression que tu avais besoin d’être sauvée, remarqua-t-il.
— Mon héros.
Nous dansâmes ensemble pendant quelques minutes. La brève leçon de
danse d’Edmond m’aida à épargner les pieds de Jason.
Ysanne déambulait le long de la piste, telle une reine surveillant ses
sujets. Elle était magnifique dans une robe bustier en velours noir, fendue
d’un côté et révélant une écume de taffetas prune. Son rouge à lèvres était
rouge sang.
Visiblement, personne n’avait le courage de l’inviter à danser. Un
pouvoir indéniable se dégageait de la vampire et, malgré son sourire, son
regard était de glace.
— Tu avais l’air tendue avec Edmond, commenta Jason.
— Cette soirée me met mal à l’aise.
— Ça se voit.
L’orchestre joua un morceau plus lent. Des couples dansaient
langoureusement autour de nous. Je me demandais si Edmond avait trouvé
une autre partenaire.
— Tu n’es pas venue ici pour le mode de vie, devina Jason. Est-ce que tu
veux en parler ?
— Pas maintenant.
— Tu en es sûre ?
— Je t’en parlerai quand je serai prête.
Non loin de nous, Roux dansait avec un vampire. Je crus reconnaître
Benjamin, mais il était difficile d’en être sûre : son visage était enfoui dans
le cou de mon amie, qui gémissait de plaisir.
— Tu vois ? dit Jason en souriant. C’est vraiment délicieux quand on se
détend.
— Je n’arriverai jamais à me détendre.
— J’espère que tu te trompes.
Du coin de l’œil, j’aperçus Míriam, qui avait les bras enroulés autour
d’Edmond. Contrairement à moi, elle était gracieuse et dansait de manière
sensuelle. Une pointe de jalousie transperça mon cœur.
— Tu veux un conseil ? murmura Jason en suivant mon regard. Ne
craque pas pour lui. Même si les vampires avaient le droit de se mettre en
couple avec les humains, ils sont immortels. Ne l’oublie pas.
— Je ne suis pas attirée par Edmond.
— Tu parles.
— Tu es mal placé pour me faire la morale. Tu n’arrêtes pas de baver
devant Gideon.
— Je ne bave pas ! protesta Jason.
— Qui essaies-tu de convaincre ? Moi ou toi ?
Jason ne répondit pas.
Plus les minutes passaient, plus j’avais l’impression d’étouffer. La salle
de bal était noire de monde. Les gens étaient trop près de moi, avec leurs
bras et leurs jambes qui me cognaient. Le bruissement des jupes et le
claquement des talons résonnaient dans mes oreilles, plus fort encore que
l’orchestre. Le moindre flash m’aveuglait.
Cela aurait été différent si June avait été à mes côtés. Elle ne savait pas
danser non plus. On se serait toutes les deux marché sur les pieds, on aurait
discuté avec les garçons les plus sexy, et j’aurais peut-être réussi à
m’amuser.
Malgré moi, je jetai un autre coup d’œil vers Edmond.
Míriam l’attira hors de la piste de danse, en direction de la sortie.
Si June avait été présente, elle aurait déclaré qu’Edmond ne me méritait
pas. Le souvenir de sa voix était si puissant que je regardai par-dessus mon
épaule, quasiment convaincue qu’elle était derrière moi.
Évidemment, ma sœur n’était pas là.
J’en avais assez. Je ne pouvais plus danser, sourire et faire comme si tout
allait bien.
— J’ai besoin d’air, soufflai-je en lâchant Jason et en fuyant la piste.
La sécurité était plus stricte que jamais lors de ces événements. Les
invités n’avaient pas le droit de sortir de la salle de bal et étaient escortés
quand ils voulaient se rendre aux toilettes. Comme tout le monde, je
connaissais le cas d’Annabel Montrose, une jeune mondaine à qui ses
parents avaient offert un billet pour un bal de Belle Morte deux ans plus tôt.
Elle avait été mise à la porte moins d’une heure après son arrivée, surprise
en train d’explorer le manoir. Des vidéos de son arrestation circulaient
encore sur les réseaux sociaux.
Heureusement, ces règles ne s’appliquaient pas aux donneurs.
Lorsque je sortis de la salle de bal, personne ne m’arrêta.
Le reste du bal défila à toute vitesse. Après ma danse avec Etienne, Jason
m’offrit une coupe de champagne, puis dansa avec moi. Ensuite, je rejoignis
Roux et passai la suite de la soirée avec elle.
Personne n’aurait pu se douter que je rêvais d’étrangler Ysanne avec sa
robe et de brûler le manoir.
À la fin du bal, Roux et moi remontâmes dans notre chambre. Roux
titubait sur ses talons aiguilles.
Dès l’instant où la porte se referma derrière nous, elle enleva ses
chaussures et sa robe et les jeta par terre. Elle s’assit devant la coiffeuse et
commença à se démaquiller. Roux avait un tatouage sur l’épaule gauche, un
entremêlement de lianes et de roses épineuses.
— Où es-tu allée avec Etienne ? demanda-t-elle d’un air espiègle.
— J’avais besoin d’air. Il m’a accompagnée dehors.
— Et il t’a prêté sa veste. Comme quoi, la galanterie n’est pas morte. Et
Edmond ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Roux tourna sur sa chaise et me fixa d’un air suspicieux.
Mes hormones, ces traîtresses, ne pouvaient s’empêcher de danser
chaque fois que je pensais à lui. Mais Edmond m’avait menti. Il me laissait
patauger dans le noir.
— Tu es sûre qu’il ne s’est rien passé avec Etienne ? insista Roux. Pas de
détails juteux à partager ?
J’hésitai un instant. Roux était prête à mener l’enquête et à risquer son
séjour à Belle Morte pour moi. Je n’avais pas le droit de le lui cacher.
— Il voulait me parler de June.
Roux écarquilla les yeux. Avec les traces de mascara, on aurait dit un
panda surpris.
Je lui racontai ce qui s’était passé dans le jardin. Son visage pâlit à vue
d’œil.
— Je ne sais pas quoi te dire, murmura-t-elle.
Je m’assis sur mon lit, les genoux blottis contre ma poitrine. Les
paillettes de ma robe me piquaient le menton.
— Je dois ouvrir cette tombe.
— Ce n’est pas une tombe, m’assura Roux.
— Pourquoi pas ? On ne sait pas de quoi les vampires sont capables…
— Si un vampire de Belle Morte s’était emporté et avait tué une
donneuse, ils n’auraient pas caché le corps dans le jardin. Et puis, pourquoi
l’accès à l’aile ouest serait-il toujours interdit ?
— Je ne sais pas ! grognai-je, frustrée. C’est pour ça que je dois retourner
ce tas de terre. Je veux savoir ce qui s’y cache.
— Tu en es sûre ?
— Certaine.
Roux me rejoignit sur mon lit et passa un bras par-dessus mes épaules.
— Renie… Si c’est une tombe, tu as conscience que tu pourrais déterrer
le corps de ta sœur ? Est-ce que tu te sens prête ?
Des images d’os et de chair entremêlés envahirent mon esprit. J’avais
envie de vomir.
— Je n’ai pas le choix.
Roux hocha la tête.
— OK, décida-t-elle. Allons-y demain matin, avant que tout le monde se
lève.
— Je ne peux pas te demander de faire ça…
— Tu ne m’as rien demandé. C’est moi qui te le propose.
— Non, Roux…
— Je t’ai promis de t’aider. Je ne ferai pas marche arrière.
J’avais les larmes aux yeux. Roux était venue à Belle Morte pour
s’amuser et profiter de sa vie de donneuse. Elle allait tout envoyer valser
pour m’aider. Je lui en serais reconnaissante à jamais.
Peu de gens seraient prêts à aider leur amie à déterrer un cadavre.
Je me réveillai à l’aube. Roux dormait à poings fermés.
J’avais très mal dormi. Mon cerveau avait inventé des images de June
sortant de sa tombe, les yeux rouges, les lèvres ensanglantées, les mains
tendues tandis qu’elle essayait de m’attirer sous terre. Quand j’avais refusé
de la suivre, elle avait pleuré des larmes de sang en me suppliant de la
sauver.
Malgré tout, une détermination dure comme de l’acier brûlait encore en
moi.
Aujourd’hui, je découvrirais la vérité.
Je secouai Roux.
— Va-t’en, grogna-t-elle en se cachant sous la couverture.
J’aurais préféré la laisser tranquille. C’était mon problème, pas le sien.
Mais Roux finit par se redresser et cligner des yeux. Sa coiffure n’avait
quasiment pas bougé.
— Tu es sûre de vouloir y aller ? vérifia-t-elle.
— Seulement si toi aussi.
Elle serra ma main dans la sienne.
— Bien sûr.
Cette fois, nous enfilâmes pulls, manteaux et bottes d’hiver.
— On n’a pas de pelles, remarqua Roux tandis que nous sortions de la
chambre.
— Ce n’est pas notre seul problème.
— Ah bon ?
— Comment allons-nous ouvrir une tombe sans nous faire arrêter par la
sécurité ?
— C’est vrai. Est-ce que tu as une idée ?
— Je me disais que tu pourrais faire diversion, suggérai-je.
— Pourquoi moi ?
— Parce que je ne sais pas draguer.
— Draguer le garde ne suffira pas, regretta Roux.
— Tu as une meilleure idée ?
— On pourrait attendre Etienne.
— Non, Roux. J’ai besoin de savoir. Maintenant.
Après cette nuit de cauchemars, je serais incapable de passer une journée
de plus à prétendre que tout allait bien. C’était le moment ou jamais.
— Et puis, Etienne a peur d’Ysanne, lui rappelai-je. Et s’il changeait
d’avis ? Et s’il refusait de nous aider ?
— OK. Allons-y.
Le garde sembla surpris de nous voir. Je ne le connaissais pas, mais
j’étais soulagée que ce ne soit pas Dexter Flynn, qui était peut-être trop âgé
pour succomber au charme de Roux.
— Vous êtes des lève-tôt, remarqua-t-il.
Roux lui offrit un sourire envoûtant.
— Pas besoin de sommeil réparateur pour rester belles, ronronna-t-elle.
— Je vois ça, répondit-il en lui rendant son sourire.
— On a un peu mal à la tête après la soirée d’hier. On aimerait prendre
l’air. Je sais qu’on n’a pas le droit de sortir sans escorte, mais vous pourriez
peut-être nous accompagner ?
Le visage du garde s’illumina. Il passait ses journées entouré des
personnes séduisantes, mais les vampires femmes étaient hors d’atteinte, et
les donneuses étaient généralement plus intéressées par les vampires que
par les humains. Y avait-il une règle concernant les relations entre gardes et
donneurs ? Si c’était le cas, il n’avait pas l’air de s’en soucier.
— Bien sûr, dit-il. Je vais appeler quelqu’un pour me remplacer.
Quelques minutes plus tard, Roux et moi étions dans le jardin en
compagnie du garde, qui nous suivait comme un petit chien impatient.
Malgré nos tenues, le vent de janvier nous fouettait la peau et nous faisait
grelotter.
L’herbe était blanche de givre, les branches des arbres scintillaient. Le
soleil formait une tache pâle dans le ciel gris. Des nuages filiformes le
recouvraient comme un voile. Mon ventre se noua. Le sol serait dur comme
de la pierre. Malheureusement, nous ne pouvions pas nous permettre
d’attendre l’arrivée du printemps.
Roux s’arrêta et se mit à décrire le bal au jeune garde. Elle lui raconta à
quel point elle s’était amusée, mais qu’elle avait regretté le manque de vrais
hommes. Elle en rajoutait, riait en touchant ses biceps : il avait mordu à
l’hameçon. Mieux encore, il ne me prêtait plus du tout attention.
Je m’éloignai d’eux et me dirigeai vers le chêne. Les nœuds de son tronc
ressemblaient à des yeux furieux, et ses racines semblaient plus hautes, plus
exposées, comme des doigts épais protégeant des secrets.
Même sans outils, j’éluciderais ce mystère.
Du moins, c’était ce que je croyais.
Toute la détermination du monde ne changerait rien au fait que le sol était
gelé. J’essayai d’enfoncer mes doigts dans la terre, mais elle était dure et
froide comme du marbre. Je tentai de me servir de mes talons pour la
gratter. Rien. J’utilisai alors mes mains, mais mes ongles se brisaient les uns
après les autres.
J’avais les larmes aux yeux. Une sensation brûlante et amère me piquait
le fond de la gorge. Toute la nuit, j’avais tourné dans mon lit, terrifiée en
imaginant ce que j’allais trouver. Mais je ne trouverais rien, parce que mes
mains d’humaine n’arriveraient pas à traverser ce sol impénétrable.
— Hé ! Qu’est-ce que vous faites ?
Le garde s’était planté devant moi. Roux me regarda d’un air désolé,
mais je ne lui en voulais pas. Nous savions que cette stratégie ne
fonctionnerait pas longtemps.
J’ignorai le garde et je continuai à essayer de transpercer l’épaisse couche
de terre glacée. J’avais un doigt en sang, j’avais mal aux mains, mais je
refusais de capituler.
— Arrêtez ! lança-t-il en s’emparant de mon bras.
Je le repoussai de toutes mes forces. Le garde hésita un instant.
Empêcher une donneuse en colère d’ouvrir une tombe ne faisait sûrement
pas partie de sa formation. Je l’entendis détacher la radio de sa ceinture. Il
appelait sûrement du renfort. Dexter Flynn et toute son équipe me
mettraient dehors, et je ne saurais jamais ce qui était arrivé à ma sœur.
Désespérée et frustrée, je donnai des coups de poing dans le sol. Un
sanglot s’échappa de ma gorge.
Puis une voix que j’aurais préféré ne pas entendre résonna dans mon dos
: — Je m’en charge, déclara Edmond.
Il s’accroupit à côté de moi, mais j’évitai son regard.
— Qu’est-ce que tu fais, Renie ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Je sais que June n’a pas été transférée ! Vous pouvez me mentir autant
que vous voulez, mais je le sais, et je découvrirai ce que vous lui avez fait.
J’étais à bout de souffle. Le froid et l’émotion me brûlaient les poumons.
Edmond posa une main sur la mienne, mais je la retirai aussitôt.
— Ne me touche pas !
— Renie, crois-tu vraiment que si nous avions tué ta sœur, nous l’aurions
enterrée dans le jardin ?
Roux avait pensé la même chose, mais Edmond essayait-il de détourner
mon attention ?
— Tu peux continuer à creuser si tu ne me crois pas.
Je n’avais pas d’autre choix que de continuer. Une fois qu’Edmond aurait
tout rapporté à Ysanne, je n’aurais pas de seconde chance. Je continuai à
gratter la terre, mais il me faudrait une journée entière pour creuser plus que
quelques centimètres. Roux se mit à genoux à mes côtés et m’aida à creuser.
— Merde, grogna Edmond. Laissez-moi faire.
Même sans pelle, sa force de vampire lui permettait de retourner la terre
avec facilité. Dans un autre contexte, j’aurais apprécié de voir Edmond se
salir les mains, mais la peur envahissait peu à peu ma poitrine, telle une
vague noire. Je ne savais pas ce que je craignais le plus : qu’Edmond m’ait
dit la vérité ou qu’il me montre le corps de June.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roux en désignant quelque chose du
doigt.
J’eus un haut-le-cœur. Parmi les mottes de terre sombres, des formes
blanches avaient émergé.
Des os.
Roux s’agrippa à mon bras tandis que je les examinais.
— Ce ne sont pas des os humains, remarquai-je, soulagée. Ils sont trop
petits.
Edmond continua à creuser, puis il nous laissa observer le contenu
macabre de la tombe : des plumes et des touffes de poils rougeâtres, des
orbites vides, des mâchoires, des membres raides. Les corps de plusieurs
renards étaient mêlés aux cadavres emplumés d’oiseaux, ainsi qu’à d’autres
restes trop vieux pour être identifiés.
— Je ne comprends pas, bredouillai-je.
— Je t’avais dit que tu ne trouverais pas ce que tu cherchais, dit Edmond.
— Arrête. Je sais que tu es au courant. Tu ne m’empêcheras pas de savoir
ce qui est arrivé à June.
Je me levai et partis en courant. Si ma sœur n’était pas enterrée dans le
jardin de Belle Morte, il n’y avait qu’une seule explication : elle était dans
l’aile ouest.
À l’intérieur, j’enlevai mon manteau et le jetai par terre en remontant le
couloir. Alors que je tournais à gauche, je percutai Jason.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-il. Il y a le feu quelque part ?
Je le repoussai et repris ma course sans lui répondre. Jason cria dans mon
dos, mais je l’ignorai. J’allais emprunter l’escalier qui menait à l’aile ouest
quand deux bras s’enroulèrent autour de ma taille, m’attirant contre un torse
musclé.
— Lâche-moi ! hurlai-je en me débattant.
Si j’avais été capable de penser clairement, j’aurais su qu’essayer
d’échapper à Edmond était peine perdue, mais ma tête était envahie par les
cauchemars et la peur qui me dévoraient depuis que June avait arrêté de me
donner des nouvelles.
Je plantai un talon dans le pied d’Edmond, mais il ne réagit pas.
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! criai-je, les larmes roulant
sur mes joues. Je me fiche que vous soyez plus vieux que nous. Vous n’avez
pas le droit de nous traiter comme ça !
Roux et Jason apparurent à nos côtés et observèrent la scène d’un air
choqué.
— Que se passe-t-il ici ?
La voix d’Ysanne avait claqué comme un coup de fouet.
— Je sais que vous me mentez à propos de June ! répondis-je, furieuse.
Les yeux glacés d’Ysanne se posèrent sur Edmond.
— Je le répète, que se passe-t-il ici ?
J’arrêtai de me débattre. Edmond était trop fort. Il était impossible de lui
échapper.
— Je pensais que vous l’aviez enterrée au pied du chêne, repris-je d’un
ton plus calme, mais ce ne sont que des squelettes d’animaux. La vérité se
trouve quelque part dans votre foutu manoir !
— Comment sais-tu que des animaux ont été enterrés au pied de cet arbre
? demanda Ysanne.
Je ne pensais pas que sa voix pouvait devenir plus froide encore, mais
j’avais tort. On aurait dit que la température avait chuté dans le couloir.
Ysanne regarda Edmond. La réponse à sa question devait se lire sur son
visage, car un grognement déforma le visage de la vampire, transformant sa
beauté en une rage animale. En un clin d’œil, elle se jeta sur nous. Edmond
me poussa sur le côté. Je trébuchai et tombai par terre. Ysanne saisit la
gorge d’Edmond et le plaqua contre le mur. Ses pieds pendaient à quelques
centimètres du tapis. Les crocs de la vampire s’étaient allongés, brillants
dans l’obscurité. Edmond n’avait pas besoin de respirer, mais Ysanne aurait
pu lui arracher la gorge.
C’était la première fois que j’entrevoyais la puissance qui se cachait
derrière la façade propre et contenue de ces créatures, la première fois que
je voyais le monstre se libérer.
Je me relevai en tremblant.
— Ne lui faites pas de mal, la suppliai-je.
Ysanne ne montra aucun signe qu’elle m’avait entendue. Elle n’avait pas
bougé, mais quelque chose dans sa façon de se tenir me fit penser qu’elle
essayait de contrôler son côté sauvage. Elle aurait pu tuer Edmond en un
coup de crocs. Pourtant, il se laissait faire, comme s’il lui faisait confiance.
— S’il vous plaît, insistai-je en tirant sur sa manche.
Ysanne me repoussa. Sa force était surnaturelle – je m’envolai et percutai
le mur, atterrissant par terre comme une poupée de chiffon.
Tout devint noir autour de moi.
Après m’être posé autant de questions sur l’aile ouest, il était étrange de
m’y rendre avec Ludovic, Edmond et Ysanne, sans avoir à me cacher.
— Comment dois-je m’y prendre ? demandai-je en accélérant le pas.
Ysanne marchait incroyablement vite malgré ses hauts talons.
— Je ne sais pas, avoua la vampire.
— Vous devez bien avoir une petite idée ? Sinon vous n’auriez pas
planifié tout ça.
— Tu dois essayer de réveiller les souvenirs enfouis de June.
— Mais… comment ?
— Tu la connais mieux que nous, répondit-elle sans se retourner.
Je lui lançai un regard noir.
— Non, je la connaissais. À cause de l’un de vos vampires, ma sœur est
devenue une étrangère.
— Agis comme si June avait perdu la mémoire, suggéra Edmond.
Cela ne m’aidait pas davantage, mais c’était toujours mieux que les non-
réponses d’Ysanne.
Le couloir qui menait à la prison de June me sembla beaucoup moins
long que la veille. Désormais, je savais exactement ce qui m’attendait, et
cela me terrifiait.
La vérité, c’était que j’étais prête à tout pour aider June.
Je poussai la porte, et j’entrai pour affronter le monstre que ma sœur était
devenue.
Foutu vampire.
Même si nous ne pouvions pas être ensemble, il était possible de rester
amis.
Je n’avais pas compris à quel point son amitié comptait pour moi jusqu’à
ce qu’il me la reprenne.
Des larmes brouillèrent ma vision. Je m’arrêtai au milieu du couloir.
C’était ridicule. Je pleurais pour un type avec qui je n’avais aucune chance.
Edmond avait raison, même si je refusais de l’admettre. Je ne resterais
pas à Belle Morte toute ma vie. Mettre fin à notre relation dès maintenant
nous éviterait des adieux déchirants au moment de mon départ.
Mais je ne voulais pas dire adieu à Edmond.
J’avais beau le connaître depuis seulement quelques jours, quelque chose
m’avait interpellée chez ce magnifique vampire. J’avais envie d’entendre
ses histoires, d’en savoir plus sur son passé. Je voulais embrasser ses lèvres
pâles, passer mes doigts dans ses cheveux noirs.
Comme à mon habitude, je me rendis à la bibliothèque. Lentement, je fis
les cent pas dans la pièce.
Je ne pouvais pas contrôler la situation, mais je pouvais contrôler ce que
je ressentais et comment je réagissais. Je sauverais June, peu importait le
temps que cela prendrait ou la difficulté que cela représenterait. Si Edmond
avait décidé de me repousser, bon débarras. Je n’avais pas besoin de lui. Ce
serait douloureux, mais cela ne durerait pas éternellement. Une fois que
j’aurais quitté Belle Morte, je ne le reverrais jamais. Je passerais à autre
chose, je rencontrerais quelqu’un d’autre. Edmond resterait dans son
manoir, sous l’emprise glacée d’Ysanne, entouré de jolies donneuses,
jusqu’à ce qu’il m’oublie.
Des larmes roulèrent sur mes joues.
— Ressaisis-toi, Renie, marmonné-je en les essuyant.
— Je vois que tu te parles toujours à toi-même.
Je bondis de surprise. Edmond était planté sur le seuil, ses yeux sombres
fixés sur moi.
Ma bouche s’assécha. Toute pensée rationnelle s’envola de mon cerveau.
Lorsque qu’il n’était pas là, j’oubliais l’effet qu’Edmond avait sur moi.
— Mon ange, susurra-t-il.
Il traversa la pièce en trois enjambées.
Quelques secondes plus tard, sa bouche était sur la mienne.
Pendant un instant, je crus que tout mon corps s’était liquéfié.
Rien au monde n’aurait pu me préparer à la sensation idyllique que
provoquaient les lèvres d’Edmond contre les miennes. Je m’agrippai à ses
épaules pour que mes jambes ne se dérobent pas sous mon poids. Un
courant électrique semblait traverser chaque fibre de mon corps.
Personne ne m’avait jamais embrassée comme ça.
Je ne savais même pas que c’était possible.
Le frottement de sa langue, le grognement dans sa gorge alors qu’il
m’attirait contre lui… j’étais perdue dans un océan de sensations. Je me
noyais dans Edmond.
Ma langue effleura ses crocs, et la réalité perça le délicieux brouillard
dans lequel je flottais.
J’embrassais un vampire.
Je m’écartai de lui malgré moi. Je haletais, frissonnais, brûlais pour lui.
Les yeux d’Edmond étaient tels deux rubis.
— Qu’est-ce que… Pourquoi…
J’avais l’impression d’être ivre, voire droguée. J’avais la tête remplie de
coton, les lèvres qui picotaient.
Edmond était tout penaud, une expression que je n’aurais jamais cru voir
un jour sur son visage.
— Pardonne-moi, mon ange. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Mords-moi, ordonnai-je, un désir sauvage s’emparant de moi.
Il me fixa d’un air confus.
Je ne pouvais pas expliquer ce qui se passait dans ma tête. Je me tenais
en équilibre au bord d’un précipice, envahie par l’envie de sauter et de
plonger dans l’abîme pour voir ce qui m’y attendait. Je ne pensais qu’à ses
lèvres, à ses crocs et ses yeux rouges. Un simple baiser ne suffirait pas.
— Mords-moi.
Ce moment ressemblait à un rêve, une hallucination passionnée,
complètement déconnectée de la réalité, comme si je pouvais faire
n’importe quoi sans que cela ait de conséquences.
Edmond saisit mon poignet. Ses crocs étaient déployés, brillants et
tranchants comme des rasoirs. Pour la première fois, ils me fascinaient. Je
voulais ressentir le même plaisir que les autres quand ils se faisaient
mordre.
Cette fois, je me détendrais.
Cette fois…
Edmond me mordit. Je gémis de douleur.
Non, non, ce n’était pas juste ! J’en avais envie. Malgré l’incroyable
baiser que nous venions de vivre, je n’arrivais toujours pas à me détendre
suffisamment pour être mordue sans que cela me fasse un mal de chien.
Edmond referma les plaies avec sa langue. La lueur rouge dans ses yeux
s’atténua.
Je faillis m’excuser d’avoir gâché ce moment, mais ce n’était pas ma
faute. Mon cœur était prêt, pas ma chair.
Edmond se tenait devant moi, sa chemise froissée là où je l’avais
empoignée, les lèvres gonflées par notre baiser.
— Que se passe-t-il entre nous ? demandai-je.
Il serra ma main dans la sienne.
— J’aimerais le savoir.
— Mais tu le ressens aussi, n’est-ce pas ?
Edmond ne m’aurait pas embrassée avec autant de passion s’il n’avait
pas partagé mes sentiments.
— Oui, confirma-t-il en déposant un baiser sur ma main. J’aimerais être
capable de garder mes distances, mais c’est plus fort que moi.
Nous étions désespérants. Aucun de nous n’avait la force de rester
éloigné de l’autre. Il y avait une sorte de cordon invisible entre Edmond et
moi, qui nous rapprochait même quand nous essayions de le couper.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Il n’y a rien à faire, mon ange. Nous le savons tous les deux.
— Je dois rester loin de toi, dis-je en récupérant ma main.
C’était la dernière chose que je voulais, mais plus nous nous
fréquenterions, plus il serait difficile d’y mettre fin. Il fallait tout arrêter
avant qu’il soit trop tard.
J’ignorai la voix dans ma tête qui me criait qu’il était déjà trop tard.
— Tu as raison, soupira Edmond. J’ai beau savoir que c’est interdit, c’est
plus fort que moi.
— Moi aussi.
— On ne peut pas être ensemble, Renie.
— Je sais. Le fameux règlement d’Ysanne…
— Si seulement c’était l’unique raison.
Edmond effleura ma joue. Sa main semblait plus froide que jamais contre
ma peau en feu.
Ce n’était vraiment pas juste. Mes joues rouges et mon cœur battant
trahissaient mon désir. À l’inverse, il était impossible pour moi de deviner
ce qui se passait dans sa tête, sauf s’il décidait de l’exprimer à voix haute.
— Je suis un vampire, Renie. Les vies humaines sont tellement brèves.
Les larmes me brûlaient les yeux. J’avais du mal à respirer. Si nous
décidions d’entamer une relation amoureuse, nous serions forcés de quitter
le manoir. Edmond devrait commencer une nouvelle vie dans le monde réel,
où il serait autant la cible des fans que des mouvements anti-vampires. Et
même si nous parvenions à nous cacher du reste du monde, je vieillirais,
tandis qu’il resterait à jamais comme il l’était ce jour-là. Parfait.
Je finirais par mourir.
Edmond continuerait à vivre.
Ce serait insupportable, pour lui comme pour moi.
Le désir brûlant et irrépressible que je ressentais ne suffirait pas à
surmonter la réalité.
— J’ai besoin de ton soutien, décidai-je. J’aimerais que tu continues à
m’aider avec June.
— Si c’est ce que tu souhaites, mon ange. Mais avant de partir, je dois
faire une dernière chose.
Il prit mon visage entre ses mains et m’embrassa, lentement,
langoureusement, avec tendresse.
Je fermai les yeux et tentai de me souvenir de chaque détail, chaque
sensation.
C’était notre dernier baiser.
Pendant les deux jours qui suivirent, je rendis visite à June tous les
matins. Edmond était toujours à mes côtés et, même si nous nous
contentions d’échanger quelques mots et que nous ne nous touchions
jamais, je puisais de la force dans sa présence.
Malgré tout, ma détermination s’effritait.
L’état de June ne s’améliorait pas.
Rien de ce que je disais ne faisait de différence.
— Il faut essayer autre chose, suggérai-je alors que nous quittions l’aile
ouest.
— Est-ce que tu as une idée derrière la tête ? demanda Edmond.
Je l’emmenai dans le salon vide le plus proche. Je pris place sur un
canapé en velours posé contre le mur. Edmond s’installa à côté de moi, plus
séduisant et délicieux que jamais.
— J’ai besoin d’en savoir plus sur les vampires et les enragés. Il y a
encore beaucoup de choses qui m’échappent.
— Qu’aimerais-tu savoir ?
— Par où commencer ?
J’essayai d’organiser les questions qui s’accumulaient dans mon cerveau
par ordre de priorité.
— Est-ce que vous dormez ?
— Que penses-tu que nous faisons dans nos chambres ? s’amusa
Edmond.
— Je ne sais pas. J’ai besoin de comprendre votre fonctionnement.
— Nous pouvons rester sans dormir plus longtemps que les humains,
mais nous en avons besoin. En revanche, les enragés ont besoin d’encore
moins de sommeil que nous.
— Pourquoi ?
— Ysanne pense que leur soif de sang les tient éveillés.
— Je n’arrive pas à t’imaginer en train de dormir.
Edmond se contenta de sourire.
— Tu t’es nourri de rats pendant la guerre. Le sang humain est-il plus
nourrissant, ou est-ce qu’il a juste meilleur goût ?
— Nous ne pouvons pas vivre indéfiniment de sang animal. Il ne nous
rassasie pas. Que nous le voulions ou non, nous devons toujours revenir au
sang humain. Quand Ysanne a découvert June pour la première fois, elle
s’est retenue de lui donner à manger, en espérant que la privation aurait un
effet sur elle. Mais elle a vite compris que cela ne faisait qu’empirer son
état.
— Les enragés meurent-ils de la même façon que les vampires normaux
?
— Oui.
— Comment ?
Ysanne ne m’aurait pas fait suffisamment confiance pour me confier
cette information. Edmond, lui, n’hésita pas une seconde : — En nous
exposant trop longtemps au soleil, en nous brûlant, en nous décapitant, et en
nous poignardant en plein cœur. Nous pouvons aussi mourir de blessures
graves si nous n’avons pas accès à du sang frais. Comme les humains, nous
laissons un cadavre derrière nous, sauf si vous le laissez au soleil, auquel
cas il se transforme en cendres.
— Vous mourez si vous êtes poignardé en plein cœur ?
— Oui.
— Mais… votre cœur ne bat pas.
— Non.
— Ce n’est pas logique.
Edmond haussa les épaules.
— Est-ce que vous êtes capables de pleurer ?
— Oui, mais nous trouvons cela beaucoup plus difficile que les humains.
Et nos larmes sont rouges.
— Sérieusement ?
Il hocha la tête.
— Mais votre salive ne l’est pas.
— C’est exact.
Je gigotai sur le canapé, essayant de donner un sens à tout cela.
— Est-ce que vous transpirez ?
— Je ne crois pas, répondit Edmond. Nous sommes plus résistants aux
températures extrêmes que les humains. Il faudrait probablement voyager
dans l’Arctique pour que nos crocs commencent à claquer. Et je n’ose pas
imaginer la chaleur que je devrais endurer pour commencer à transpirer.
— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de vous doucher.
— Techniquement, non, mais à mes yeux la douche moderne est l’une
des meilleures inventions de l’humanité.
Il ne fallait vraiment, vraiment pas que je commence à penser à Edmond
sous la douche.
— June disait toujours que c’était son droit, en tant qu’aînée, de se
doucher en premier, me rappelai-je. Elle prenait tout son temps pendant que
j’attendais dans la cuisine, ma serviette sur le bras, terrifiée à l’idée de
manquer le bus scolaire. Plus d’une fois, j’ai fini par me laver dans l’évier.
À l’époque, cela me mettait en colère, mais désormais j’aurais donné
n’importe quoi pour l’entendre à nouveau chanter dans la salle de bains.
— Imagine-toi devoir patauger dans une rivière glacée parce que la
douche n’a pas encore été inventée, ironisa Edmond.
— Tu viens de dire que tu ne ressentais pas le froid.
— Je le sentais quand j’étais humain.
— Votre capacité à ressentir le froid disparaît quand vous vous
transformez en vampire ?
— Apparemment, oui.
— Est-ce que d’autres choses disparaissent ? Pouvez-vous encore…
Je fis un geste vague.
Edmond leva un sourcil.
— Encore… quoi ? demanda-t-il, alors qu’il savait très bien où je voulais
en venir.
— Avoir des rapports sexuels ?
— Pourquoi ne pourrions-nous pas ?
— Votre corps ne fonctionne pas de la même façon que le nôtre. Pour ce
que j’en sais, vous n’avez pas l’afflux sanguin nécessaire pour… bander.
— Je peux t’assurer que nous en sommes capables.
— Tant mieux.
— Encore heureux.
Edmond éclata de rire, et je ne pus m’empêcher de rire à mon tour.
— Les vampires n’ont pas besoin d’aller aux toilettes ? vérifiai-je.
— Non.
— Ça n’a pas de sens. Si vous buvez du sang, il devrait ressortir quelque
part.
Edmond haussa les épaules.
— Et vous saignez, dis-je en repensant aux griffures de June sur ses bras.
Vous pouvez même vous vider de votre sang. Comment en avez-vous assez
dans le corps en buvant si peu ?
— Aucune idée.
— Si vous pouviez transpirer, est-ce que votre sueur serait rouge ?
— Comment veux-tu que je le sache ? s’amusa Edmond.
— OK, question stupide.
Le sourire d’Edmond s’élargit davantage, comme s’il savait ce que
j’avais en tête.
— De tous nos fluides corporels, seules nos larmes ressortent rouges, si
c’est ce que tu te demandes.
— Je ne me demandais rien, mentis-je.
Un long silence s’ensuivit. Toutes ces informations me faisaient mal au
crâne.
— Je ne comprends rien, soupirai-je. Tes larmes sont rouges, mais ta
salive est normale. Tu bois du sang, mais tu n’as pas besoin d’aller aux
toilettes. Ton cœur ne bat pas, mais tu peux mourir si on le poignarde…
— Je te rappelle que nous sommes morts et vivants en même temps,
Renie. Nous-mêmes ne comprenons pas comment ni pourquoi nous
fonctionnons. Nous sommes des créatures impossibles.
Je continuai à réfléchir en silence.
— Qu’est-ce qui différencie les enragés des vampires ?
— Les enragés ont besoin de plus de sang que nous, mais ils ne sont
jamais rassasiés. Ils dorment très peu, mais cela ne semble pas les affecter.
Ils ne parlent pas.
— Pourquoi ?
Edmond se contenta de répondre par un énième haussement d’épaules.
— Que s’est-il passé avec François ? demandai-je. A-t-il perdu la parole
du jour au lendemain ?
— S’il avait eu le temps de devenir complètement enragé, je crois qu’il
aurait perdu la parole, mais il a été tué avant que son état ne se détériore.
— En combien de temps est-il devenu enragé ?
— En l’espace de quelques semaines.
— June est devenue enragée dès son réveil, après sa transformation.
— Je sais. Une personne peut devenir enragée instantanément, ou bien
des années, des décennies, voire des siècles plus tard. Il n’y a pas de règle.
Cela peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment.
— À toi aussi, après tout ce temps ? vérifiai-je, le ventre noué.
— Théoriquement, oui.
— Personne ne s’est intéressé aux enragés auparavant ?
— Nous n’en avons jamais eu l’occasion. Avant que le système des
donneurs soit mis en place, les vampires ne formaient pas une société. Les
humains ont la fâcheuse habitude de craindre ce qu’ils ne comprennent pas,
et de tuer ce qu’ils craignent. En tant que vampire, nous ne pouvions pas
nous attarder trop longtemps au même endroit, sinon les gens autour de
nous commençaient à remarquer que nous ne mangions pas, ne vieillissions
pas, ou que nous étions capables de choses surnaturelles. La plupart des
vampires vivaient des existences solitaires. Si l’un d’entre nous rencontrait
un enragé, il était de notre devoir de le tuer, non seulement pour protéger
ceux qu’il massacrerait, mais aussi pour empêcher les humains de découvrir
notre existence.
— J’imagine que c’est pour cette raison que vous n’avez jamais parlé des
enragés aux humains.
— Ysanne a décidé que c’était pour le mieux.
— Ne pense-t-elle pas que la médecine moderne pourrait les aider ?
— Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi nous nous cachons ainsi dans nos
Maisons ? lança Edmond, dont le regard sévère me cloua sur place. Pour
beaucoup d’entre nous, c’est le foyer permanent que nous n’avons jamais
eu, mais c’est aussi un moyen de nous protéger. Crois-tu être la seule
personne à te demander comment nous fonctionnons ? Crois-tu que certains
humains ne sauteraient par sur l’occasion pour nous découper et nous
examiner ? Et que les mouvements anti-vampires ne nous massacreraient
pas s’ils le pouvaient ? Nous restons dans nos Maisons parce que nous y
sommes en sécurité. Cela maintient une distance entre nous et les humains.
Pour Ysanne, les enragés sont une affaire de vampires, et seuls les vampires
peuvent s’en occuper.
Dans ce cas, Ysanne avait probablement raison. Les humains n’auraient
peut-être pas été prêts à adopter les vampires s’ils avaient su que les enragés
existaient.
Dans ma tête, je passai en revue tout ce que j’avais appris, retournant
chaque information en espérant qu’une d’entre elles m’aide à reprendre
contact avec June.
— Chaque vampire a ses propres préférences en matière de donneurs,
n’est-ce pas ?
Edmond hocha la tête.
— Est-ce que le sang a un goût différent selon les personnes ? Les
blondes ont-elles un goût différent des brunes ? Les hommes ont-ils un goût
différent des femmes ?
— Oui, confirma Edmond. Ton sang, par exemple, est la chose la plus
exquise que j’aie jamais goûtée.
Je déglutis et j’essayai de rester concentrée sur ma quête.
— Est-ce que nourrir June avec mon sang ferait une différence ?
Edmond fronça les sourcils en réfléchissant à la question.
— Je ne sais pas.
— Est-ce qu’on pourrait essayer ?
— Cela vaut la peine d’en parler à Ysanne, dit-il avec prudence.
Je me levai et lui tendis la main.
— Dans ce cas, allons-y maintenant.
— Il en est hors de question, protesta Ysanne derrière son bureau.
Je lui lançai un regard noir tout en essayant d’étouffer l’étincelle de
colère dans ma poitrine.
— On n’a même pas le droit d’en discuter ?
— C’est trop dangereux. Les enragés deviennent fous quand ils sentent
du sang frais.
Je l’avais vu de mes propres yeux quand je m’étais coupé le pied devant
June, mais cela valait peut-être la peine de prendre le risque.
— Et si elle reconnaissait mon sang ?
— Comment ? demanda Ysanne. Elle ne l’a jamais goûté.
— Edmond m’a expliqué beaucoup de choses sur les vampires et les
enragés.
— Ah oui ? lança-t-elle en tournant la tête vers Edmond.
— Si personne ne sait pourquoi les vampires deviennent enragés, on ne
peut pas être sûr que ça ne marchera pas. Est-ce que quelqu’un a déjà
essayé ?
Ysanne prit un long moment avant de me répondre :
— J’ai entendu parler d’une humaine qui a nourri son mari enragé avec
son propre sang, dans l’espoir de le guérir. Cela n’a pas fonctionné. Au
contraire, cela lui a donné la force de s’échapper de la pièce dans laquelle
elle l’avait enfermé. Il l’a massacrée, ainsi que leurs enfants.
— Et si cet enragé avait juste eu besoin de plus de temps, ou de boire le
sang de sa femme plus régulièrement ? Vous ne savez pas ce qui se serait
passé s’il ne s’était pas échappé.
Ysanne n’avait pas l’air convaincue, mais j’insistai malgré tout :
— Si vous voulez vraiment aider June, vous devez être prête à tout
essayer.
— Très bien, concéda Ysanne. Cela ne coûte rien d’essayer.
— Merci.
Un éclat de surprise traversa son visage. Ysanne ne s’attendait
visiblement pas à ce que je lui fasse part de ma gratitude.
— Comment allons-nous procéder ? demanda Edmond. Nous ne pouvons
pas laisser June mordre Renie. C’est trop dangereux.
J’étais d’accord avec lui.
— Je pourrais donner mon sang à l’infirmerie ? suggérai-je. Puis le
donner à June dans un contenant ?
— En supposant que quelqu’un soit prêt à l’approcher, me rappela
Ysanne.
— Je m’en chargerai, déclara Edmond.
— Parfait, conclut Ysanne. Dans ce cas, je t’invite à faire un tour à
l’infirmerie.
Ce fut un échec.
Pendant deux jours, Edmond donna mon sang à June, mais il n’y avait
aucun signe d’amélioration. Je dus admettre, à contrecœur, qu’Ysanne avait
raison.
Il était temps de passer à autre chose.
Comme je n’avais pas mon téléphone sur moi, je demandai à Ysanne de
me procurer un ordinateur portable afin de montrer ses séries préférées à
June. Le lendemain, j’étais assise par terre, à quelques mètres de ma sœur,
en train de visionner de vieux épisodes de Friends.
Si cette technique échouait, je tenterais de lui faire écouter ses groupes
favoris, et de lui lire à voix haute les histoires que notre mère nous lisait
quand nous étions petites.
La lumière de l’écran attirait l’attention de June. Elle inclinait la tête, ses
grognements étouffés par le rire des spectateurs.
Combien de samedis avions-nous passés en pyjama, affalées sur le
canapé, à regarder des rediffusions de nos épisodes préférés et à réciter les
meilleures répliques, chacune avec un bol de pop-corn sur les genoux – je
l’aimais sucré, June l’aimait salé ?
June ne mangerait plus jamais de pop-corn, mais si je parvenais à la
sauver, nous nous blottirions à nouveau sur le canapé pour regarder Friends
ensemble.
Edmond éclata de rire. Surprise, je tournai la tête vers lui. Il avait les
yeux rivés sur l’écran, le sourire aux lèvres.
— Tu ne connaissais pas ? m’étonnai-je.
— Non.
Edmond était beau, agaçant, sexy, impossible, mais c’était la première
fois que je le trouvais adorable.
Mon cœur s’emballa dans ma poitrine.
Tout aurait été différent s’il avait été humain. Je l’aurais invité à la
maison pour qu’il rencontre ma mère et June. Ma sœur aurait été
scandalisée qu’il n’ait jamais vu Friends. Elle l’aurait probablement traîné
sur le canapé pour l’obliger à regarder la série et, plus tard, après son
départ, elle m’aurait taquinée sur mon manque de goût en matière de petits
amis.
Pendant un instant, cette image devint si réelle que j’aurais presque pu la
toucher.
Puis June remua, ses chaînes claquèrent, et mon fantasme s’envola.
Je restai assise en tailleur pendant des heures tandis que les épisodes
défilaient, récitant à voix haute nos répliques préférées.
Pour la première fois de ma vie, elles ne me faisaient pas rire.
J’avais presque oublié que la vie à Belle Morte suivait son cours. Les
donneurs continuaient à faire la fête et à s’exprimer dans les salles de
musique et d’art, pendant que j’essayais de sauver ma sœur enragée.
Le lendemain de l’échec de Friends, Roux me rappela que la Maison
organisait un nouveau bal de charité le soir même. Contrairement à la
dernière fois, nous n’avions pas le droit de choisir une robe dans notre
armoire. C’était un bal masqué, ce qui signifiait qu’une sélection de tenues
avait été envoyée dans notre chambre.
— Je devrais vraiment vérifier ce truc, râlai-je en feuilletant le calendrier.
Dans ma tête, tous les jours se ressemblaient. Je n’avais plus aucune
notion du temps.
— Tu avais des choses plus importantes à penser, remarqua Roux.
Assise sur mon lit, je remis le calendrier dans le tiroir.
— Je ne suis peut-être pas obligée d’y aller. Techniquement, je ne suis
plus une donneuse.
J’avais nourri quelques vampires ces derniers jours, mais uniquement
pour ne pas éveiller les soupçons.
— Demande à Ysanne si tu peux éviter celui-ci, suggéra Roux en étalant
une robe en satin sur son lit.
— Elle refusera. Je dois donner l’impression que tout va bien, faire mine
d’être une donneuse normale.
Roux arrêta de fouiller parmi les robes et s’assit à côté de moi.
— Sans vouloir paraître insensible, ce bal te ferait peut-être du bien. Il te
changera les idées. Tu as besoin de te détendre un peu.
J’aurais adoré que ma plus grande décision de la journée concerne la
tenue que j’allais porter au bal.
— Je ne peux pas faire la fête pendant que June souffre.
— Si June était là, maintenant, que te dirait-elle ?
J’éclatai de rire, mais cela ressembla davantage à un reniflement.
— Elle me dirait d’enfiler la plus belle robe, de danser avec le vampire le
plus sexy et de m’amuser comme une folle.
— Alors, que choisis-tu ? insista Roux.
— Je vais essayer de m’amuser.
Mon amie me serra dans ses bras.
— Tu en as besoin, Renie. Maintenant, choisissons nos robes !
— C’est la bonne, déclara Roux cinq minutes plus tard, le visage
rayonnant.
Elle avait choisi une robe magnifique. Le haut était transparent, avec des
fleurs stratégiquement tissées sur la poitrine. La jupe était en soie bordeaux.
La tenue était accompagnée d’un masque incrusté de minuscules fleurs.
— Tu es magnifique, commentai-je.
— Je sais.
À mon tour, je passai en revue les tenues de satin, de soie, de velours et
de tulle ornées de pierres précieuses, de rubans et de fourrure, mais aucune
ne m’appelait en criant « porte-moi ! ».
Après avoir écarté la cinquième robe, je pris conscience que je cherchais
une tenue qui plairait à Edmond. Je n’étais pas du genre à m’habiller pour
plaire aux hommes, mais je voulais que les yeux d’Edmond s’illuminent de
désir quand il me verrait. J’espérais voir sur son visage qu’il ressentait la
même chose que moi. C’était cruel, mais c’était plus fort que moi.
— Oh ! m’écriai-je en trouvant enfin ce que je cherchais.
La robe était exclusivement constituée de plumes de paon. Elle était
courte et moulante, et tombait en une glorieuse traîne de plumes dans le
dos, avec un masque assorti.
C’était la plus belle chose que j’avais jamais vue.
— Waouh ! lança Roux. Tu vas être superbe.
— Tu sais quoi ? dis-je en liant mon bras au sien. Je le pense aussi.
Jason arriva peu de temps après pour nous coiffer. Il ébouriffa la coupe
courte de Roux et rassembla mes boucles sur le dessus de ma tête.
Une fois habillée, je ne me reconnus pas dans le miroir. On aurait dit que
je venais d’un autre monde, comme une reine des fées sortie tout droit d’un
mythe ou d’une légende.
Roux se planta à côté de moi. Sa robe bordeaux créait un contraste
saisissant avec ma tenue verte et bleue.
À cet instant précis, je compris pourquoi tout le monde était aussi fasciné
par les vampires. Ils étaient les dieux et les déesses d’autrefois, les rois et
les reines des contes de fées, des créatures de beauté et d’éternité. Ils nous
rappelaient à quel point nous, humains, étions ordinaires, que nous vivions
et mourions en un clin d’œil, tandis qu’eux continuaient à vivre, spectateurs
de la naissance et de l’effondrement des civilisations.
Jason avait opté pour un style plutôt gothique. Il portait un smoking en
satin, une chemise blanche, une cravate en dentelle et un long manteau de
velours. Ses yeux scintillaient derrière un masque noir orné de perles
d’onyx.
— Mes chéries, vous êtes exquises, déclara-t-il. Moi aussi, évidemment.
Ce soir, nous serons les belles du bal.
Il nous fit un clin d’œil en lissant sa cravate une dernière fois.
— C’est parti, déclara-t-il en nous tendant les bras.
Melissa sortit de sa chambre en même temps que nous. Elle portait une
robe à l’aspect métallique, telle une colonne d’argent moulant sa silhouette.
Son masque semblait avoir été forgé et brillait contre sa peau brune.
Elle nous sourit, mais c’était un sourire poli, comme si elle se contentait
de suivre le mouvement.
— Tu es magnifique, lui dit Roux.
— Merci, répondit Melissa en examinant ma robe. June aurait adoré ta
tenue.
Son compliment était une provocation. Je le sentais.
Je fis mine de lisser les plumes de ma robe, essayant de ne pas croiser
son regard.
Cela ne découragea pas Melissa.
— Je suis sûre qu’elle s’éclate dans son autre Maison, pas vrai ?
— Oui, grommelai-je.
— Il faut qu’on y aille, l’interrompit Roux.
— Je vous suis, insista Melissa.
Elle ne me quitta pas de tout le trajet.
Les invités étaient déjà entrés dans la salle de bal et les vampires
descendaient dans le hall d’entrée pour être photographiés. Une boule de
stress était en train de se former dans mon estomac. J’espérais vraiment ne
pas trébucher avec mes talons, ne pas marcher sur ma traîne, et ne pas
perdre toutes mes plumes. Je les imaginai se détachant de ma robe,
voltigeant dans les airs et me laissant nue devant les caméras, avec
seulement mes talons et mon masque.
Au moins, Edmond me remarquerait.
Je le cherchai dans l’escalier, mais ne le vis nulle part. Il n’était pas facile
de savoir qui se cachait derrière chaque masque. C’était plutôt excitant. Les
Vladdicts du monde entier regardaient les images en direct et devaient
essayer de deviner l’identité de chacun. Certains avaient sûrement organisé
des paris. D’autres avaient transformé l’événement en jeu d’alcool.
Ma poitrine se serra. Les soirs de bal, June avait l’habitude de se coller à
l’écran de télévision, à tweeter et à échanger avec ses camarades Vladdicts.
Aucune de ses amis ne savait qu’elle était morte.
C’était à mon tour de descendre les marches. Je souris et posai devant les
journalistes, mais je me sentais vide à l’intérieur. Je m’en voulais d’avoir
enfilé une jolie robe et de m’amuser pendant que June souffrait dans les
profondeurs glauques de l’aile ouest.
Des centaines de petites ampoules étaient suspendues dans la salle de bal,
transformant la pièce en un océan de lumière. Comme la dernière fois, un
orchestre occupait le coin le plus éloigné de l’entrée, et du personnel
humain masqué circulait avec des plateaux d’argent remplis de coupes de
champagne. Les musiciens et l’équipe de tournage étaient les seuls visages
découverts dans la pièce.
Une vampire me frôla. Je crus reconnaître les cheveux bouclés d’Isabeau
mais il était difficile d’en être certaine, car ils étaient coiffés en un chignon
complexe. Elle était vêtue d’une robe blanche recouverte de perles, tout
comme son masque, et d’une minuscule couronne de perles dans les
cheveux.
Jason s’empara de mon bras.
— Est-ce que tu as vu Gideon ?
Il me le montra du doigt. Le vampire portait un costume de velours noir
sur une chemise blanche à volants, et un masque de dentelle noire. Il était
magnifique.
— Vite, lança Jason. Danse avec moi.
Une caméra était braquée sur nous. Je fis l’effort de sourire et j’essayai
tant bien que mal de ne pas marcher sur les pieds des autres danseurs avec
mes talons.
— Est-ce qu’il nous regarde ? demanda Jason.
— Je ne vois pas par-dessus ton épaule.
Jason me fit tourner, et j’eus un bref aperçu de Gideon en train de parler
avec un vampire portant un masque en forme de chauve-souris. Il ne
regardait pas dans notre direction. Je cherchai quelque chose
d’encourageant à dire mais, au vu de l’expression déçue de Jason, ce n’était
pas nécessaire. Il avait vu par lui-même que Gideon ne nous prêtait pas la
moindre attention.
— Ce n’est pas toi qui m’as conseillé de ne pas m’attacher ? remarquai-
je.
Jason grimaça, mais c’était peut-être parce que je venais de lui marcher
sur le pied.
— C’est facile de prodiguer des conseils, mais pas si facile de les
appliquer, reconnut-il.
C’était la vérité. J’étais moi-même incapable de suivre les miens.
— Je sais que je ne devrais pas me languir de quelqu’un qui me regarde à
peine, mais c’est plus fort que moi. Le cœur a ses raisons que la raison
ignore.
Je ne pouvais qu’être d’accord avec mon ami. Chaque fois que je me
souvenais qu’Edmond et moi ne serions jamais ensemble, j’avais
l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur.
Jason poussa un soupir tout en me guidant. J’essayai de me rappeler les
pas qu’Edmond m’avait appris, mais tout ce dont je me souvenais de cette
nuit-là, c’était la proximité de son corps, la douceur de sa paume contre
mon omoplate et son regard ténébreux.
— J’essaie de me convaincre que je me fiche de Gideon, mais chaque
fois que je le vois, je fonds, reprit Jason. Je sais que c’est stupide, qu’il y a
plein d’humains sexy ici, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Pourquoi es-tu autant attiré par lui ? demandai-je.
Si Jason était capable de m’expliquer son attirance pour Gideon, je
pourrais peut-être comprendre la mienne pour Edmond.
— J’aimerais le savoir. Ce n’est pas comme si Ludovic, Phillip, Edmond
et tous les autres vampires de cette maison n’étaient pas craquants.
Pourtant, c’est Gideon que je veux. Ça ne s’explique pas.
Jason me fit tournoyer, puis il m’attira contre lui pour m’empêcher de
percuter quelqu’un. Avec le recul, cette robe n’était peut-être pas le choix le
plus judicieux pour ce bal. La traîne était plus lourde qu’elle n’en avait l’air,
et je devais sans cesse la repousser pour ne pas glisser dessus.
— Est-ce que tu crois au coup de foudre ? me demanda Jason.
Je réfléchis un instant.
— Pas vraiment, avouai-je.
Il était difficile d’évaluer la réaction de Jason derrière son masque.
Pour moi, l’amour se développait avec le temps. Ce n’était pas quelque
chose qui arrivait quand deux personnes se rencontraient. La douleur
sourde dans ma poitrine n’était pas due au fait que j’étais tombée
amoureuse d’Edmond, mais au fait que quelque chose était né entre nous,
une émotion qui aurait pu se transformer en amour si on nous en avait
donné l’occasion. Ce que je ressentais surtout, c’était la douleur du regret.
Jason arrêta de danser, le sourire aux lèvres.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’inquiétai-je.
Il fit un signe de tête par-dessus mon épaule.
— Je pense que quelqu’un veut se joindre à nous.
Je me retournai lentement.
Edmond était planté devant moi.
J’avais prévu de l’éblouir avec ma robe incroyable, mais ce fut lui qui me
laissa bouche bée.
Il était vêtu de hauts-de-chausses et d’un gilet en brocart dorés, et d’une
longue veste en soie brodée d’un subtil motif de feuilles et de fleurs
entrelacées. Il avait attaché ses cheveux en queue-de-cheval basse au niveau
de la nuque et son visage était partiellement caché sous un masque bleu
nuit. C’était un style extravagant, tellement démodé que je ne savais même
pas de quelle époque il venait, mais il était plus beau que jamais.
Ma robe de paon semblait bien terne comparée à sa tenue.
Du moins, c’était ce que je pensais jusqu’à ce que je voie le feu qui
brûlait dans ses yeux – un mélange d’émerveillement et de désir qui me fit
frissonner de plaisir.
— Danse avec moi, dit-il.
— On ne peut pas, Edmond.
Il montra d’un geste la foule de danseurs masqués.
— Ce soir, nous pouvons être qui nous voulons.
L’excitation que j’avais ressentie en descendant l’escalier était de retour.
Cachée derrière mon masque, je n’étais plus Renie Mayfield, la fille qui
n’avait pas le droit d’être avec le vampire qu’elle aimait. J’étais le paon
mystérieux qui dansait avec le plus bel homme du manoir, sans se sentir
coupable pour un sou.
— Ce sera deux fois plus douloureux quand arrivera la fin de la soirée,
l’avertis-je.
Edmond saisit ma main et enlaça mes doigts.
— Ce qui serait douloureux, ce serait de ne pas danser avec toi. Tu es
sublime, Renie.
Je plongeai mon regard dans le sien et je me noyai dans ses yeux noirs.
Edmond glissa un bras autour de ma taille et m’attira contre lui.
Je savourai la sensation de son corps contre le mien, la fraîcheur de sa
paume dans le bas de mon dos.
— Tu es tellement belle, murmura-t-il en me dévorant des yeux.
— Belle à croquer ? le taquinai-je.
Il sourit, bien que nous sachions tous les deux que je ne prenais aucun
plaisir à être mordue.
Les notes sinistres d’un violon résonnèrent dans la pièce. Une flûte et
d’autres violons s’ajoutèrent à cette valse, une mélodie obsédante que je
reconnus aussitôt.
— Tu la connais ? devina Edmond en étudiant mon visage.
— C’est la Danse macabre.
— La danse de la mort, confirma-t-il.
Il me fit tourner sur moi-même, puis me serra contre lui si fort que je
poussai un cri de surprise.
— Connais-tu l’histoire derrière cette musique ?
Je secouai la tête alors que le rythme accélérait. Les jupes aux couleurs
vives des autres danseuses tourbillonnaient autour de moi.
— La légende raconte que la Mort apparaît à minuit le soir d’Halloween
et réveille les morts, qui quittent leurs tombes afin de danser pour elle.
Lorsque le coq chante à l’aube, les morts doivent retourner sous terre
jusqu’à l’année suivante.
Il y avait là quelque chose d’à la fois funeste et familier, parce que la «
danse des morts » était littéralement dansée par des morts, et qu’Edmond et
moi ne pourrions danser ensemble qu’une seule nuit. Avant l’aube, le bal se
terminerait, les masques tomberaient, et nous redeviendrions l’humaine et le
vampire.
Un xylophone qui accompagnait les violons me fit penser à un bruit d’os
qui s’entrechoquaient. Je balayai la salle du regard en imaginant tous ces
gens dépourvus de leurs vêtements et de leur chair, jusqu’à ce qu’il ne reste
plus qu’une foule de squelettes valsant sur la piste.
J’en eus la chair de poule.
Edmond passa une main sur ma joue. Mes lèvres s’entrouvrirent. Nous
n’oserions pas nous embrasser, et il était excitant de ne pas céder à nos
désirs.
Il me fit tourner à nouveau, cette fois en me ramenant de façon à ce que
mon dos soit plaqué contre son torse. Mon cœur battait à tout rompre alors
que le sien n’avait pas battu depuis des siècles. Edmond effleura mon cou
avec ses lèvres, un geste trop doux pour être identifié comme un baiser mais
suffisamment délicieux pour me faire frissonner.
— Je te veux comme aucune autre, chuchota-t-il, une main posée sur
mon ventre, l’autre caressant les veines de mon cou.
Nous jouions à un jeu risqué, mais c’était ce qui le rendait excitant. Grâce
aux masques, nous pouvions flirter en public, titiller les fans derrière leurs
écrans, et alimenter l’image sensuelle qui contribuait à la popularité des
vampires. Cela ferait mal le lendemain, mais c’était trop bon pour y résister.
Edmond déposa un baiser dans mon cou. Mon cœur se mit à battre
comme les ailes d’un oiseau pris au piège.
J’ondulai mes hanches contre les siennes. Il répondit en me mordillant la
peau avec la pointe de ses crocs.
Edmond me retourna et me fit plonger en arrière, une main soutenant
facilement mon poids tandis que ses yeux me dévoraient. Mes seins étaient
sur le point de s’échapper de ma robe, mais je m’en fichais.
Edmond me redressa. Derrière son masque, ses yeux rougeoyaient de
désir.
J’aperçus Melissa dans les bras d’un vampire que je ne reconnaissais pas.
Elle inclina la tête sur le côté et il enfonça ses crocs dans sa gorge. Je vis
aussi Fadime en train de mordre Jason, et Etienne penché sur une fille qui
me tournait le dos.
Soudain, j’avais envie qu’Edmond me morde.
Plus je voyais les autres faire, plus je comprenais à quel point cela
pouvait être excitant, qu’il s’agisse du contact des lèvres, de la langue et des
crocs contre la peau ou de la confiance qu’il fallait accorder à l’autre.
— Viens avec moi, dis-je en attrapant Edmond par la main.
Je l’emmenai à la bibliothèque, où les fantômes de notre dernière
conversation flottaient encore.
Je refermai la porte derrière nous. Avec les livres comme seuls témoins,
j’enlevai le masque d’Edmond.
— Nous n’avons pas le droit, mon ange.
— Je connais les règles. Tu es autorisé à me mordre.
J’inclinai la tête en arrière, dévoilant ma gorge.
— Bois, ordonnai-je.
— Non. Je ne veux pas te faire mal.
— Je me fiche de souffrir.
Derrière mon masque, vêtue de ma robe en plumes, je me sentais forte et
courageuse. Mes désirs les plus secrets pouvaient être révélés, mes
curiosités testées, de nouveaux territoires explorés.
— S’il te plaît, Edmond. J’en ai envie.
Il retourna ma main pour exposer les veines de mon poignet, mais je la
cachai dans mon dos.
— Pas là, murmurai-je.
Edmond posa ses yeux rouges sur ma gorge. Il caressa ma peau avec ses
doigts, puis avec sa langue. Une tension familière s’insinua jusque dans mes
muscles, mais elle fut éphémère, un bref souvenir de la douleur passée,
balayé par une vague de certitude. Pour la première fois, je le voulais
vraiment.
Edmond entrouvrit ses lèvres et révéla ses crocs. Comment avais-je pu
mettre aussi longtemps à apprécier leur beauté ? Quand il les plongea dans
mon cou, je fermai les yeux. Une douleur aiguë me traversa de part en part.
J’avais pourtant cru que j’en avais envie…
Quand, tout à coup, la douleur s’évanouit, laissant la place à un plaisir
exquis.
— Oh mon Dieu, soupirai-je.
Alors qu’Edmond buvait mon sang, chacune de ses aspirations faisait
naître des étincelles sous mes paupières, un noyau de plaisir en fusion
palpitant dans mon ventre. C’était donc cela que j’avais raté ? Je
comprenais mieux pourquoi les humains devenaient accros aux morsures de
vampires.
Je m’accrochai aux épaules d’Edmond, la tête en arrière. Mes jambes me
firent défaut, mais il me rattrapa sans relâcher son emprise sur mon cou. De
doux soupirs s’échappaient de ma bouche chaque fois qu’il aspirait une
gorgée de sang.
C’était décidé. Edmond pouvait me mordre tous les jours. Deux fois par
jour. Autant de fois qu’il le voulait, tant que je ne me vidais pas de mon
sang.
Quand sa bouche quitta ma gorge, je gémis de désarroi. Mes jambes
étaient molles comme de la gelée, mais cela n’avait pas d’importance car
Edmond n’avait pas l’intention de me lâcher. Sa langue tourbillonna sur les
marques de crocs pour les sceller. Une dernière secousse de plaisir me
traversa.
— Je ne veux plus jamais qu’un autre me morde, déclarai-je lorsque je
retrouvai ma voix.
Malgré l’incroyable sensation que j’avais ressentie, je ne parviendrais
jamais à me détendre de la même manière avec un autre vampire, et c’était
tant mieux. Ce que je venais de partager avec Edmond était spécial. Je ne
voulais pas le revivre avec quelqu’un d’autre.
Edmond m’embrassa tendrement. Je sentis mon sang sur sa langue. Cela
aurait sûrement dû me dégoûter, mais à ce moment précis plus rien ne me
répugnait.
— Je pourrais rester ici pour l’éternité, soupirai-je.
Le feu dans ses yeux s’était atténué, mais l’étincelle du désir était encore
là.
— L’éternité est interminable, me rappela Edmond.
J’avais envie de l’embrasser à nouveau, de le déshabiller, d’explorer
chaque partie de son corps, mais je n’étais pas suffisamment téméraire.
Quand cette nuit s’achèverait, le rêve mourrait avec elle.
Alors que nous retournions au bal, je refusai de penser au peu de temps
qui nous restait. La soirée n’était pas encore terminée, et j’avais l’intention
de profiter de chaque seconde.
C’était étrange d’être dans cette pièce avec Ysanne plutôt qu’avec
Edmond. Contrairement à lui, elle ne resta pas à mes côtés mais se planta
devant la porte, comme une garde du corps.
Je m’assis par terre et j’essayai de voir au-delà du monstre qui se trouvait
devant moi.
— Je ne sais pas pourquoi je suis venue, June. Roux et moi étions en
train de parler, et ça m’a rappelé toutes nos discussions. Je me confiais à toi
et tu ne me jugeais jamais. Je ne pense pas t’avoir accordé la même
considération en échange.
Je frottai mes mains contre le tapis. Les fibres me chatouillaient le bout
des doigts.
— J’aurais dû te soutenir quand tu as commencé à t’intéresser aux
vampires. Je ne comprenais pas pourquoi tu les aimais tant, mais j’aurais dû
respecter ton choix. Tu te souviens de ce que tu m’as dit la veille de ton
départ pour Belle Morte ? On s’était disputées et tu m’as demandé pourquoi
je ne pouvais pas simplement être heureuse pour toi. Franchement, je n’ai
toujours pas la réponse.
June fit claquer ses chaînes. Ses pieds traînaient sur le tapis.
— Tu me manques, June. Même quand je t’ai repoussée, je ne voulais
pas que tu t’en ailles. Et maintenant, tu es partie quelque part où je ne peux
pas te suivre.
Une boule se forma dans ma gorge. Les yeux rouges de ma sœur se
posèrent sur moi. Elle serra les lèvres autour de son bâillon. Des
gémissements sourds résonnaient dans sa gorge.
— Est-ce que tu te souviens de ton premier baiser ? Tu avais treize ans. Il
s’appelait Ryan Miller. Tu parlais de lui tous les jours. Chaque matin, tu
passais des heures à te coiffer pour lui. Un jour, je t’ai dit que si tu voulais
attirer son attention, tu ferais mieux de te raser la tête.
June avait éclaté de rire et m’avait jeté sa brosse à cheveux à la figure. Je
l’avais taquinée sans cesse à propos de Ryan, parce que je ne comprenais
pas ce qu’elle voyait en lui, mais malgré tout j’avais été heureuse pour elle.
Pourquoi n’avais-je pas été capable de ressentir la même chose quand sa
nouvelle passion s’était développée ?
Trois semaines plus tard, June s’était ruée sur moi à la fin des cours et
m’avait confié que Ryan l’avait embrassée dans une allée de la
bibliothèque. J’avais ressenti un mélange de joie et de jalousie, parce que je
n’avais pas encore eu cette chance.
— Tu pensais que votre histoire durerait toute votre vie. Quand on a
treize ans et qu’on est amoureuse, c’est vraiment l’impression qu’on a. On
ne peut pas imaginer que cet amour va s’éteindre en quelques semaines.
Quand June et Ryan avaient rompu, ma sœur avait pleuré pendant des
heures. J’avais acheté un pot de glace géant et, pendant qu’elle la dégustait,
elle m’avait avoué qu’elle était secrètement soulagée parce qu’elle avait
commencé à craquer pour un garçon de son cours d’anglais.
— Tu m’as toujours traitée comme ton amie, June. On parlait des garçons
qui nous plaisaient, on mettait en place des techniques pour qu’ils nous
remarquent, puis on en discutait toute la nuit en se gavant de brownies et de
glace.
June se mit à gémir. Elle testa la solidité de ses chaînes en tirant dessus.
C’était difficile de la regarder et de visualiser la fille qu’elle avait été. Je
détournai le regard et fixai le sol.
— Aujourd’hui, on ne peut plus parler de tout ça.
J’aurais aimé lui dire que j’étais en train de tomber amoureuse, lui faire
part de mes questionnements vis-à-vis d’Edmond, mais je ne pouvais pas le
faire devant Ysanne – sauf si je faisais mine de parler d’un donneur. Si je ne
le nommais pas et restais vague, Ysanne n’aurait aucune raison de se poser
des questions.
— Rencontrer quelqu’un était la dernière chose à laquelle je m’attendais
en venant ici, mais c’est arrivé. Je déteste ne pas pouvoir en discuter avec
toi, June. J’aurais besoin de tes conseils. J’aimerais que tu le rencontres.
June secoua la tête. Ses cheveux emmêlés lui fouettaient le visage. Une
odeur de sang séché et de pourriture émanait de son corps. Je luttai pour
nous imaginer dans notre chambre, à la maison, avec du linge sale éparpillé
sur le sol, des posters sur les murs, l’odeur du gloss cerise flottant dans l’air.
Nous nous plaignions souvent de cette pièce minuscule, de nos lits collés,
du manque d’intimité, mais en y repensant je me rendais compte que ces
moments faisaient partie de mes meilleurs souvenirs.
— Il est différent de tous les garçons que j’ai rencontrés. D’abord, il est
magnifique, mais ce n’est pas pour ça que je l’aime.
Je repensai au torse nu d’Edmond, et un sourire effleura mes lèvres.
— OK, ce n’est pas la seule raison. Il est réservé, mais avec moi il
s’ouvre. Je vois la personne qui se cache derrière la façade. Je pense qu’il a
besoin de parler, et je redoute que l’un de nous quitte Belle Morte. Si je pars
avant lui, à qui se confiera-t-il ?
June ne me regardait même plus.
— June, murmurai-je, les yeux brouillés par les larmes. Est-ce que tu
comprends ce que je dis ? Est-ce qu’une partie de toi se souvient de moi ?
Sa seule réponse fut un grognement étouffé.
Frustrée, je pris ma tête entre mes mains. J’avais beau me battre, je ne
gagnais pas un centimètre de terrain, et je commençais à perdre espoir.
Ysanne se planta à côté de moi. Elle avait marché d’un pas tellement
léger que je ne l’avais pas entendue approcher. Elle croisa les bras sur son
chemisier en soie, son visage pâle comme la lune dans la nuit noire.
— J’espérais trouver une solution pour remédier à cette situation,
déclara-t-elle, mais peut-être ai-je pris mes désirs pour des réalités. Peut-
être qu’il est impossible de sauver un enragé.
— Que se passera-t-il si je n’arrive pas à la sauver ? m’inquiétai-je.
Sans la moindre émotion, Ysanne baissa la tête vers moi.
— Dans ce cas, il ne restera plus qu’une seule chose à faire.
Je n’eus pas besoin d’en entendre davantage pour comprendre le
message.
Si je ne sauvais pas June, Ysanne la tuerait.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! protestai-je en me levant.
Ysanne me toisa en silence. Ma réaction était puérile. C’était la Maison
d’Ysanne. C’était elle qui décidait.
Techniquement, June était déjà morte. Qui s’opposerait à ce qu’Ysanne la
tue à nouveau ?
Mais June était toujours ma sœur. Le désespoir que j’avais ressenti
quelques secondes plus tôt fut noyé par un instinct protecteur. Non, je
n’avais pas progressé, mais j’avais juste besoin de plus de temps.
— Vous ne pouvez pas la tuer.
— Je le peux si je considère qu’elle représente une menace pour ma
Maison.
— Elle représente déjà une menace.
Ysanne avait mis Belle Morte en danger en gardant une enragée entre ses
murs. Elle n’avait pas le droit d’utiliser cette excuse pour achever June,
simplement parce que les choses ne se passaient pas comme elle l’espérait.
— C’est ma sœur. Je ne vous laisserai pas lui faire du mal.
— Penses-tu vraiment que tu peux m’arrêter ?
Sûrement pas, et au fond de moi je savais qu’Ysanne avait raison. June
était dangereuse. Si elle s’échappait à nouveau, des gens mourraient. Mais
la tuer ne résoudrait pas tous nos problèmes.
— Au lieu de vous inquiéter de ce que June pourrait ou ne pourrait pas
faire, vous devriez peut-être essayer de retrouver son assassin.
L’expression d’Ysanne se durcit. Je me retins de faire un pas en arrière.
— J’y travaille depuis le début, Renie. Tu le sais.
— Mais vous n’avez pas encore réussi. Vous avez besoin de plus de
temps, comme moi.
— Tu es ici depuis deux semaines et son état n’a pas évolué. Combien de
temps avant que tu sois à court de souvenirs à lui raconter ?
— C’est ma sœur, répétai-je.
— J’en suis consciente. Mais la sécurité de ma Maison passe avant tout.
Je te donne une semaine. Si son état ne s’est pas amélioré d’ici là, je ferai
mon devoir de maîtresse de maison et détruirai la menace qui pèse sur Belle
Morte.
Les larmes me brûlaient les yeux, mais le visage d’Ysanne ne s’adoucit
pas pour autant. Elle se fichait que je perde ma sœur. Elle privilégiait la vie
de tous les habitants de Belle Morte à celle d’une personne qui était déjà
morte. Elle prenait sûrement la bonne décision, mais je la détestais quand
même.
Je sortis de la pièce en courant et je remontai le couloir de l’aile ouest, les
joues couvertes de larmes.
Je ne savais pas si Ysanne était encore dehors avec les autres vampires,
mais elle finirait bien par rentrer, et quand elle le ferait elle me trouverait
dans son bureau.
Alors que je descendais l’escalier, une garde franchit la porte d’entrée
avec des flocons sur les épaules.
— Il neige, me confia-t-elle en me souriant.
J’essayai de lui sourire en retour, mais les muscles de mes joues étaient
bloqués et j’avais un nœud dans la gorge.
Le premier souvenir que j’avais de la neige remontait à mes six ans.
J’avais déjà vu de la neige auparavant, mais seulement quelques flocons qui
ne tenaient jamais. Un matin, June et moi nous étions réveillées et avions su
que quelque chose avait changé. La lumière était différente, et les bruits
habituels de l’extérieur étaient étouffés.
Le monde entier s’était transformé pendant la nuit.
Nous nous étions précipitées dehors vêtues de nos pyjamas Disney, sans
prendre le temps de mettre des chaussures, sans nous soucier du froid et de
la neige qui nous brûlaient les pieds.
Notre mère nous avait appelées et forcées à nous changer. Emmitouflées
dans nos bonnets, manteaux, écharpes, bottes et gants, nous avions passé le
reste de la journée à jouer dans la neige. Sur le moment, ç’avait été le jour
le plus magique de nos vies. Cela restait l’un de mes plus beaux souvenirs
d’enfance.
Un souvenir que June avait oublié.
Tout ce que nous avions partagé, une vie de rires, de chamailleries, de
plaisanteries, de malentendus et d’amour, tout avait été effacé au moment
où June s’était réveillée enragée.
Comment avais-je pu échouer aussi lamentablement ?
Alors que j’approchais du bureau, j’aperçus Ysanne et Isabeau, plantées
devant la porte. Isabeau attrapa la main d’Ysanne et déposa un baiser sur
ses doigts. Ysanne caressa son visage avec une douceur dont je ne la
croyais pas capable.
Elle murmura quelque chose et Isabeau hocha la tête, lâcha sa main et
remonta le couloir.
— Que me vaut le plaisir de cette visite, Renie ? demanda Ysanne en
m’invitant dans son bureau.
— Je veux savoir ce qui est arrivé à Edmond.
La maîtresse de maison s’assit, le visage tendu.
— Edmond s’est repenti par le sang.
— C’est-à-dire ? dis-je en prenant place en face d’elle.
— Il a été fouetté publiquement.
— Vous l’avez fouetté ?
— Pas moi. Phillip s’en est chargé.
— Pourquoi ?
— C’est un parti neutre.
— Comment avez-vous osé ? hurlai-je. Edmond est votre ami ! Vous
n’avez donc pas de cœur ?
Le regard d’Ysanne s’assombrit davantage. Je me retins d’ajouter autre
chose, consciente d’être seule avec une vampire qui m’avait déjà
assommée.
À ma grande surprise, la colère d’Ysanne s’évanouit aussi vite qu’elle
était apparue.
— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, déclara-t-elle.
— Tant mieux, parce que je ne comprends rien.
— Lorsque nous avons établi les Maisons et le système de donneurs,
nous avons mis en place certaines règles. Les humains continueront de nous
accepter seulement si les Maisons restent en bons termes. Les vampires sont
connus pour leur beauté, leur grâce et leur âge, pas pour leurs querelles
insignifiantes. Pour préserver cet équilibre, nous devons maintenir un
certain sens des convenances les uns envers les autres. Edmond a dérogé à
la règle en frappant un invité.
— Pour me protéger ! m’indignai-je.
— J’en ai conscience, mais il existe plusieurs façons de gérer ce genre de
situation. La violence n’en fait pas partie. Edmond le savait.
— Et fouetter quelqu’un n’est pas violent ?
— C’est une punition. Ce n’est pas la même chose. Si Edmond pensait
qu’Adrian abusait de notre hospitalité, il aurait dû venir nous voir, Jemima
et moi, et nous aurions réglé le problème. Au lieu de cela, il s’est emporté
devant tout le monde, insultant gravement Jemima et sa Maison.
Edmond avait pris ma défense tout en ayant conscience des
conséquences. Les yeux me brûlaient, mais je n’arrivais pas à pleurer.
J’étais trop en colère.
— Diriger une Maison exige de faire des choix compliqués, parfois
désagréables. Les maîtres et maîtresses de maison doivent s’assurer que tout
se passe bien, que l’intégration des vampires dans le monde des humains ne
soit pas compromise. Nous ne pouvons pas tolérer ce genre d’agressivité.
— Vous m’avez projetée contre un mur, lui rappelai-je. Vous ne trouvez
pas ça agressif ?
— Je n’agis que pour le bien des miens. Que crois-tu qu’il arriverait si les
humains cessaient de nous apprécier ? La faveur du public se retournerait
contre nous. Les donneurs cesseraient de se porter volontaires. Le monde
entier aurait peur de nous. Nous ne serions plus en sécurité dans nos
manoirs. Des humains en colère nous chasseraient, comme ils l’ont fait par
le passé. Pour éviter le pire, il est essentiel de punir la violence chez mes
vampires.
Je n’avais jamais vraiment compris à quel point le mode de vie des
vampires dépendait de la façon dont les humains réagissaient à leur égard.
Ces créatures semblaient tellement supérieures à nous qu’il me paraissait
impossible d’envisager que nous ayons le pouvoir de renverser leur empire.
Manifestement, Ysanne nous en croyait capables.
J’étais toujours aussi furieuse mais j’appréciais la franchise d’Ysanne,
qui me parlait d’égal à égal plutôt que de vampire à donneuse et qui me
faisait confiance en partageant ces informations.
Malgré tout, je refusais d’accepter ce qu’elle venait de faire subir à
Edmond.
— Vous n’auriez pas dû le fouetter, lui reprochai-je. Peu importe les
raisons.
— Dans ce cas, tu n’es pas suffisamment mature pour le comprendre.
La voix d’Ysanne était tranchante comme du verre.
— J’ai vécu de nombreuses vies, Renie. J’ai causé beaucoup de
souffrance autour de moi, et j’ai moi-même souffert plus que tu ne peux
l’imaginer. J’ai vu les profondeurs du mal et de la dépravation humaine. Je
sais ce que les humains sont capables d’infliger aux vampires qu’ils
considèrent comme une menace. Les décisions que je prends peuvent
sembler extrêmes, mais elles sont nécessaires. Je ne me laisserai pas
sermonner par une petite fille naïve. Je t’assure que la punition d’Edmond
aurait pu être bien pire. Je l’ai épargné plus d’une fois dans le passé. Je ne
suis pas un monstre, mais je ne peux pas laisser Edmond transgresser de
manière aussi flagrante les règles qui existent pour nous protéger.
Le regard d’Ysanne était tellement glacé que j’en eus la chair de poule.
— Edmond a commis une erreur en décidant de te défendre. En dehors
de la punition elle-même, l’humiliation n’est pas quelque chose qu’il
oubliera facilement. Il est rare qu’un homme de son rang tombe aussi bas.
Surtout pour une donneuse.
À en croire le ton qu’elle avait employé, Edmond aurait aussi bien pu
risquer sa réputation pour un asticot.
— Au lieu de piquer une colère contre moi, tu devrais apprécier le
sacrifice d’Edmond, conclut-elle.
J’avais envie de lui jeter quelque chose à la figure. Le pire, c’était qu’une
partie de ce qu’elle disait était cohérent. Je ne comprenais pas les vampires,
ni la fragilité de leur position dans le monde, ni ce qui se passerait si
l’équilibre entre humains et vampires était rompu, car je n’étais pas à leur
place. Malgré tout, j’avais conscience que les humains pouvaient se
retourner contre eux. Nous avions évolué, mais je n’étais pas naïve au point
de nous croire incapables des mêmes préjugés et de la même violence que
ceux dont nous avions fait preuve par le passé.
— Vous avez puni Edmond pour avoir enfreint les règles, dis-je
calmement. Mais vous n’êtes pas innocente non plus.
— Pardon ?
— Vous avez caché June. C’est interdit par le Conseil mais vous l’avez
fait, pour le bien de tous. Pourquoi avez-vous ce privilège, et pas Edmond ?
Les lèvres d’Ysanne pâlirent.
Elle prétendait qu’elle n’était pas un monstre. Une partie de moi acceptait
qu’il soit difficile de concilier ses amitiés avec ses devoirs de maîtresse de
maison, mais il n’était pas juste qu’Edmond soit fouetté alors qu’Ysanne
s’en tirait à bon compte.
Quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez, lança Ysanne, sans me quitter des yeux.
Ludovic se glissa dans la pièce. Sa présence me soulagea aussitôt.
Edmond et lui étaient amis depuis longtemps. Si Edmond était gravement
blessé, Ludovic ne l’aurait pas abandonné.
— Edmond est installé dans sa chambre, déclara-t-il d’un ton sec. Il y
restera jusqu’à sa guérison.
— Merci, répondit Ysanne.
Ludovic ne croisa pas son regard. Il se contenta de hocher la tête et quitta
le bureau en claquant la porte un peu plus fort que nécessaire. Il en voulait
visiblement à Ysanne d’avoir fait souffrir son ami.
— Y a-t-il autre chose ? me demanda-t-elle.
Je secouai la tête.
Elle montra la porte du doigt, et je sortis en silence.
Ludovic m’attendait dehors. J’allais lui parler, mais il posa un doigt sur
ses lèvres et me fit signe de le suivre dans le couloir, loin du bureau
d’Ysanne.
— Est-ce qu’il va bien ? demandai-je à voix basse.
— Je l’ai connu plus en forme, répondit-il d’un air grave.
— Je ne voulais pas que ça arrive.
— Ce n’est pas ta faute, Renie. Edmond n’arrête pas de demander de tes
nouvelles. Il veut savoir si tu vas bien.
— Il vient d’être fouetté, et il s’inquiète pour moi ? dis-je en souriant
malgré moi.
Ludovic m’observa avec attention.
— Tu tiens à lui, n’est-ce pas ?
J’hésitai à lui répondre. Ysanne n’était pas stupide. Elle avait
probablement deviné qu’Edmond avait des sentiments pour moi. Avouer
tout haut qu’il y avait quelque chose entre nous était plus que risqué, mais
Ludovic ne trahirait pas les secrets de son meilleur ami.
— Oui, je tiens à lui. Je sais que je ne devrais pas, mais c’est plus fort
que moi.
De nouvelles larmes me piquèrent les yeux.
— Veux-tu le voir ? murmura Ludovic.
— Je croyais que les donneurs n’étaient pas autorisés à entrer dans l’aile
nord.
— C’est le cas, mais je suis prêt à prendre le risque.
— Et si Ysanne l’apprend ?
Le visage de Ludovic s’assombrit. Je me demandais ce qu’il pensait
réellement d’Ysanne.
— Je sais pourquoi Edmond a été puni, soupira-t-il. Je sais aussi que la
seule chose qu’il désire en ce moment, c’est te voir. Alors, oui, je suis prêt à
affronter la colère d’Ysanne si cela permet à mon meilleur ami d’être
heureux.
C’était peut-être ma dernière chance de voir Edmond. Si Ysanne avait
découvert la vérité, elle nous interdirait sûrement de nous fréquenter. Un
jour plus tôt, je m’en serais peut-être réjouie, mais maintenant je n’avais
qu’une idée en tête : être à ses côtés.
— Emmène-moi le voir, décidai-je.
Pour une fois, le destin me sourit. Personne ne nous repéra. Dans l’aile
nord, Ludovic s’arrêta devant une porte en bois sculpté et tourna la poignée.
J’entrai dans la chambre d’Edmond. À quelques différences près, elle
ressemblait à la mienne : les murs étaient en velours bleu nuit, les rideaux
en brocart noir. Une paire d’épées était accrochée au mur. La pièce était
dominée par un lit à baldaquin, dont les montants étaient sculptés dans du
bois épais, avec des bandes de tissu foncé qui pendaient de chaque côté.
Edmond était allongé sur le ventre, sur une serviette noire, le dos
recouvert de sang et de chair.
Il souleva la tête en grognant de douleur.
— Renie ?
Je traversai la pièce à toute vitesse et grimpai sur le lit. Alors que
Ludovic fermait la porte derrière lui, j’étouffai mes larmes en inspectant le
dos déchiqueté d’Edmond.
— Pourquoi tu ne guéris pas ?
— Le fouet était en argent, expliqua Edmond. Les vampires sont
allergiques à l’argent. Cela retarde le processus de guérison. Je vais guérir,
mais cela prendra un peu de temps.
La cruauté de l’acte me brisa le cœur.
Edmond ne pouvait pas se redresser, alors je m’allongeai à ses côtés,
rapprochant nos visages autant que possible. La douleur avait creusé des
sillons sur son front et dessiné des cercles sombres sous ses yeux. Il avait
l’air plus humain que jamais. C’était donc à cela qu’Edmond aurait
ressemblé s’il n’avait pas été immortel – toujours aussi beau, mais
vulnérable et imparfait.
— Pourquoi m’as-tu défendue ? murmurai-je. Ysanne m’a dit que si tu
lui avais raconté ce qui se passait, elle aurait réglé le problème elle-même.
Edmond serra ma main dans la sienne.
— Je n’avais pas les idées claires. Je l’ai vu poser ses mains sur toi, te
mordre… Tout ce que je voulais, c’était l’éloigner de toi. Il s’en tire plutôt
bien. J’aurais pu lui arracher la tête.
— Mais… regarde ce qui t’est arrivé.
J’examinai les entailles sanglantes superposées aux cicatrices datant de sa
vie humaine.
Edmond me sourit malgré sa souffrance.
— Cela en valait la peine.
— Pourquoi es-tu prêt à te sacrifier pour moi alors que notre relation n’a
aucun avenir ?
— Parce que je tiens à toi, Renie. Il serait naïf de continuer à prétendre le
contraire.
Edmond se rapprocha un peu plus de moi, mais ce simple mouvement
tordit son visage de douleur.
— Est-ce que je peux t’aider ? suggérai-je. Nettoyer tes plaies ?
Je ne savais pas si j’étais capable d’éponger le sang sur son dos ravagé,
mais je ne supportais pas d’être aussi impuissante.
— Non. Les blessures n’arrêteront pas de saigner jusqu’à ce qu’elles
commencent à cicatriser. Inutile de nettoyer quoi que ce soit.
Je n’appréciais pas sa réponse, mais Edmond connaissait mieux ses
capacités de guérison que moi. Je devais lui faire confiance.
— Est-ce que tu veux boire mon sang ? Cela accélérerait le processus,
pas vrai ?
— Oui, mais c’est interdit. Les blessures doivent guérir d’elles-mêmes.
Cela fait partie de la punition.
— Je n’arrive pas à croire qu’Ysanne t’ait fait une chose pareille…
— Elle n’avait pas le choix.
— Je sais. Elle m’a tout expliqué.
— C’est vrai ? s’étonna Edmond. Ysanne n’a pas l’habitude de se
justifier auprès de ses donneurs.
— Alors pourquoi l’a-t-elle fait ?
— Elle voulait sûrement que tu comprennes sa décision.
— Ou que j’arrête de la prendre pour un monstre, dis-je en levant les
yeux au ciel.
Edmond fronça les sourcils.
— Je sais ce que tu penses d’elle, Renie, mais Ysanne est mon amie.
— Elle a une drôle de façon de le montrer.
— Elle a des règles à respecter, et elle ne peut pas se permettre de faire
du favoritisme. Sinon, un autre vampire pourrait contester sa place en tant
que maîtresse de maison.
Je n’avais pas pensé à cette éventualité. Le doute s’insinua aussitôt dans
mon esprit. Il m’était difficile d’éprouver de la compassion pour Ysanne
alors qu’Edmond saignait et souffrait à côté de moi.
— Je ne savais pas que quelqu’un pouvait défier son autorité, avouai-je.
— C’est rare, mais cela arrive. Les membres du Conseil sont parmi les
plus anciens et les plus puissants d’entre nous, mais certains aimeraient
prendre leur place. Le pouvoir est une tentation dangereuse, pour les
vampires comme pour les humains.
— Est-ce que c’est déjà arrivé ?
— À Ysanne ? Non. Mais c’est arrivé dans d’autres Maisons. Henry, de
la Maison Midnight, a été défié deux fois, et Jemima une fois.
Je n’arrivais pas à imaginer la délicate Jemima se battre contre un
usurpateur potentiel, mais j’avais la fâcheuse tendance à sous-estimer la
force surnaturelle des vampires.
— Ils n’ont pas réussi, devinai-je.
— Non. Les maîtres et maîtresses de maison sont là pour une raison.
Aucun d’entre eux n’est prêt à renoncer à sa position.
— Ysanne ne se laisserait pas faire.
— Sûrement pas, répondit-il en souriant. Belle Morte est tout pour elle.
Malheur à celui qui essaiera de la lui enlever.
Je savais que je ne devais pas toucher Edmond, mais c’était plus fort que
moi. Je passai une main sur son bras. J’aurais aimé explorer chaque
centimètre de sa peau, l’embrasser sans jamais m’arrêter, l’accueillir en moi
et vivre l’extase dans ses bras.
— Merci, Edmond.
— De quoi ?
— De m’avoir défendue. Je déteste te voir souffrir, mais merci de
m’avoir sauvée.
Les yeux d’Edmond brillaient comme des étoiles, même si son visage
était encore crispé par la douleur. Je lui caressai la joue avec tendresse.
Ce n’était pas juste.
J’avais eu des relations amoureuses auparavant, mais cette fois c’était au-
delà de tout ce que j’avais ressenti.
Le monde était plus lumineux quand Edmond était à mes côtés.
Chaque fois qu’il souriait, je fondais.
Chaque fois qu’il me regardait, je regrettais que notre histoire soit
impossible.
Chaque fois qu’il me touchait, je frissonnais de bonheur.
Je posai sa main contre ma poitrine. Mon regard dériva vers ses lèvres. Je
mourais d’envie de l’embrasser mais je n’osai pas. Il serait déjà assez
difficile de sortir de cette chambre. Avec le goût d’Edmond sur mes lèvres,
jamais je n’y parviendrais.
— Il faut que j’y aille, chuchotai-je en me redressant.
Edmond me retint.
— Ne pars pas, me supplia-t-il.
C’était la première fois que j’entendais du désespoir dans sa voix.
C’était décidé. Je resterais avec lui aussi longtemps qu’il me le
demanderait.
— On pourrait avoir des ennuis, lui rappelai-je en me rallongeant.
— Je m’en fiche.
Je ne l’embrassai pas, et lui non plus. Nous savions tous les deux que
cette ligne était infranchissable.
Nous nous blottîmes l’un contre l’autre, main dans la main.
Et c’était mieux que rien.
À SUIVRE…
J’ai mis tout mon cœur dans l’écriture de ce livre. Je dois donc tout
d’abord remercier Bram Stoker, qui m’a fait tomber amoureuse des
vampires.
À ma famille, qui a toujours eu foi en moi et qui a toujours cru que mes
livres se retrouveraient un jour sur des étagères.
À mon chat, qui piétine rarement le clavier pendant que je travaille.
À Liz, qui a toujours cru que je réussirais et qui, malheureusement, n’est
plus là pour voir ce livre publié.
À Robyn et Deanna, pour ce premier appel vidéo qui a changé ma vie, et
pour avoir défendu mon histoire à chaque étape.
À Jen, ma formidable éditrice, pour sa patience infinie alors que j’ai
prouvé, une fois de plus, à quel point j’étais mauvaise avec la technologie.
À toute l’équipe de Wattpad Books, pour m’avoir aidée à préparer ma
petite histoire pour le grand monde.
À mon groupe Wattpad, Kimbers, Jyfrit, L.B. Shimaira, Shaun et
Katherine. Merci pour les échanges quotidiens, les discussions sur
l’écriture, le soutien et, bien sûr, les cocktails.
À tous mes incroyables lecteurs sur Wattpad. Merci pour les
commentaires, les votes, les messages et l’amour absolu porté à mon
univers et à mes personnages.
À tous mes nouveaux lecteurs qui font leur premier voyage avec moi, et à
tous les prochains.