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Design de couverture : Ysabel Enverga

Images de couverture : © Valerii_k via shutterstock / © PitakAreekul via iStock /


© Thomas Dumortier via Unsplash
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Charlotte Faraday

L’édition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaise


chez Wattpad Books, an imprint of Wattpad WEBTOON Book Group.
L’autrice est représentée par Wattpad.

© 2022 Bella Higgin, pour le texte.


© Hachette Livre, 2023, pour la traduction française.
Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-720308-7

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À tous les rêveurs qui ont la tête dans les étoiles.
Les rêves peuvent devenir réalité.
Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

1 - Renie

2 - Edmond

3 - Renie

4 - Renie

5 - Edmond

6 - Renie

7 - Renie

8 - Renie

9 - Renie

10 - Renie

11 - Renie

12 - Renie

13 - Renie

14 - Renie
15 - Renie

16 - Edmond

17 - Renie

18 - Renie

19 - Renie

20 - Renie

21 - Renie

22 - Edmond

23 - Renie

24 - Renie

25 - Renie

26 - Renie

27 - Renie

28 - Renie

29 - Renie

Remerciements
J’aperçus Belle Morte pour la première fois au moment où la limousine
atteignit le sommet d’une colline. Le manoir des vampires se trouvait aux
abords de la ville de Winchester, où les bâtiments historiques à colombages
cédaient la place à l’étendue verte du parc national des South Downs.
Le mur d’enceinte entourant la Maison était en grande partie bloqué par
une horde de paparazzis qui se pressaient dans l’espoir d’entrevoir les
célèbres créatures et les humains qui y vivaient. Deux semaines plus tôt,
j’avais appris que j’allais devenir l’une de ces personnes, lorsque ma
candidature de donneuse de sang avait été retenue.
La limousine heurta un nid-de-poule. Je posai ma coupe de champagne.
J’étais trop stressée. L’alcool ne me serait d’aucune aide.
— J’ai tellement hâte de les rencontrer ! s’écria une fille à ma gauche.
Phillip, Gideon, Etienne… et Edmond.
Elle avait récité les prénoms des vampires de Belle Morte comme s’il
s’agissait de vieux amis.
Elle n’était pas la seule à les adorer. Les vampires étaient désormais
l’incarnation de la gloire – ces magnifiques et mystérieux êtres immortels
étaient sortis de l’ombre dix ans plus tôt. Depuis, le monde entier ne pouvait
plus se passer d’eux. Ils avaient éclipsé les plus grandes stars. Les célébrités
moins connues avaient quasiment disparu de la circulation. Désormais, les
journaux à scandale, les magazines et les talk-shows étaient dédiés aux
vampires.
Tout le monde les adulait.
Tout le monde, sauf moi.
— J’adore Míriam, déclara le garçon en face de moi. Vivement qu’elle
plonge ses crocs dans mon cou !
Un autre garçon secoua la tête.
— Míriam est sexy, mais si quelqu’un doit me mordre, je veux que ce
soit la reine de glace elle-même : Ysanne Moreau.
Une fille éclata de rire.
— On ne choisit pas qui nous mord, lui rappela-t-elle.
— Je sais, soupira-t-il. Mais on a le droit de rêver.
Je levai les yeux au ciel. Belle Morte était l’une des cinq Maisons de
vampires du Royaume-Uni et d’Irlande, et tous les passagers de cette
limousine s’y rendaient en tant que donneurs. Désormais, les vampires ne
chassaient plus leurs proies en rôdant dans la nuit – ils payaient des
humains comme nous, qui leur offrions délibérément notre sang.
Sur le papier, c’était une bonne affaire : une fois qu’on était accepté, on
emménageait dans une Maison de vampires, on vivait dans le luxe, on
servait de nourriture aux vampires, et on repartait avec un compte en
banque bien rempli. Les gens comme moi, issus d’une famille pauvre et qui
rencontraient des difficultés pour trouver un emploi, avaient vraiment
besoin de cet argent.
Malgré tout, j’étais incapable d’oublier les histoires sanguinolentes et
morbides dépeintes dans les films et les livres avant que les vampires soient
perçus comme des héros romantiques. Il devait bien y avoir une part de
vérité dans ces légendes.
Alors que nous approchions du manoir, les flashs des appareils photo se
multiplièrent. J’avais les mains qui tremblaient. Et si j’avais commis une
erreur en m’inscrivant ? Les donneurs restaient dans une Maison jusqu’à ce
que les vampires se lassent d’eux – cela pouvait durer des semaines, des
mois, voire des années. Une fois que je serais entrée à Belle Morte, je
n’avais aucune idée du moment où j’en sortirais. Cela n’aurait pas été un
problème si j’avais fait ce choix pour l’argent ou la célébrité, comme tous
ceux qui avaient postulé.
Mais ce n’était pas le cas.
Cinq mois plus tôt, ma sœur était entrée dans ce manoir. Elle n’en était
jamais ressortie, et mes échanges avec elle avaient brusquement pris fin.
Si j’avais demandé à devenir donneuse, c’était seulement pour la
retrouver.
La fille à ma droite passa une main dans ses cheveux courts.
— Je me fais belle pour les caméras, expliqua-t-elle en croisant mon
regard perplexe.
Quand les grilles en fer forgé de Belle Morte s’ouvrirent, les flashs et les
cris redoublèrent d’intensité. Je tournai la tête pour qu’un rideau de cheveux
auburn cache mon visage. Contrairement aux autres donneurs, je ne voulais
pas faire la couverture d’un magazine.
Trois vampires sortirent du manoir, encadrés d’agents de sécurité
humains vêtus d’uniformes noirs. Les vampires étaient suffisamment forts
pour tenir à distance les journalistes trop enthousiastes, mais ils avaient une
image à cultiver, celle de créatures élégantes et mystérieuses. Repousser les
paparazzis et les faire voler comme des poupées de chiffon aurait entaché
cette image. Les humains faisaient donc le sale boulot à leur place.
Notre chauffeur se gara près de l’entrée, puis un homme ouvrit ma
portière. Au moment de sortir, je me retrouvai face à un homme d’une
quarantaine d’années. Il avait des rides au coin des yeux, et le clair de lune
se reflétait sur son crâne rasé.
— Dexter Flynn, responsable de la sécurité, annonça-t-il en me tendant la
main.
Je baissai la tête tandis que les paparazzis m’encerclaient, aboyaient mon
nom et enchaînaient leurs questions :
— … Renie Mayfield…
— … que pensez-vous de…
— … votre plus grand rêve…
— … Belle Morte…
Un vampire leur lança un regard noir et s’approcha de moi.
— Du calme, lança-t-il. Laissez-la respirer.
Comme tous les vampires, il était d’une beauté classique. Ses cheveux
roux foncé contrastaient avec ses yeux bleus, et quand il souriait, il gardait
les lèvres closes, cachant ses crocs.
Etienne Banville. Avant de m’inscrire pour devenir donneuse, j’avais fait
autant de recherches que possible afin d’avoir une idée du monde dans
lequel j’embarquerais. Inévitablement, j’étais tombée dans le puits sans
fond des fanfictions et fanarts, des sondages sur les vampires et les
donneurs, des forums où l’on spéculait sur quels vampires couchaient
ensemble. Sur le moment, cela m’avait semblé ridicule, mais au moins je
connaissais le nom de tout le monde.
Quand Etienne croisa mon regard, son visage se décomposa. Je ne
compris pas pourquoi.
Je voulais passer devant la presse le plus vite possible, mais un homme
avança trop près et manqua de me frapper au visage avec son micro. Je
bondis en arrière, et percutai un vampire magnifique.
De longues mèches de cheveux noirs flottaient autour de son visage pâle.
Il avait des pommettes saillantes et des yeux aussi sombres et durs que de
l’onyx.
Edmond Dantès.
— Ça suffit, ordonna-t-il en repoussant le journaliste.
L’homme lui obéit, mais les flashs ne cessèrent pas pour autant. Moi qui
voulais éviter d’attirer l’attention sur moi… c’était raté. Dès le lendemain,
des photos d’Edmond et moi feraient sûrement la une de tous les magazines
et sites de vampires du pays, voire du monde.
La vampiremania ne se limitait pas à la Grande-Bretagne. Il y avait des
Maisons dans le monde entier, et les vrais fans de vampires – ou Vladdicts,
comme ils aimaient à s’appeler – étaient en permanence à la recherche de
nouveaux ragots, notamment sur les donneurs – aussi bien sur les petits
nouveaux qui entraient dans le manoir que sur les anciens qui étaient
renvoyés à leur ancienne vie, publiaient des livres et étaient invités dans des
talk-shows et des émissions de télé-réalité.
Edmond fit signe à Dexter, qui se dirigea aussitôt vers nous.
— Maîtrisez la situation, grogna Edmond. Les journalistes ne devraient
pas pouvoir toucher les donneurs.
— Bien sûr, monsieur.
Le vampire se retourna vers moi.
— Est-ce que ça va ? me demanda-t-il d’une voix plus douce.
Chacun de ses mots était teinté d’un léger et charmant accent français.
J’en eus le souffle coupé.
— Tout va bien, bredouillai-je.
Je me sentais ridicule. Je passais mon temps à me moquer des gens qui
traitaient les vampires comme des dieux, et voilà que je me liquéfiais dès
l’instant où j’en rencontrais un. Bravo, Renie.
Edmond hocha la tête, puis disparut à l’intérieur et ferma la porte derrière
lui. La fille qui était assise à ma gauche dans la limousine me jeta un regard
envieux, quasiment meurtrier. En revanche, celle aux cheveux courts me fit
un clin d’œil. Au moins, il y en avait une qui s’amusait : elle prenait la pose
et envoyait des baisers aux paparazzis comme si on lui avait déployé le
tapis rouge.
— Laissez passer ! cria Dexter en repoussant un photographe. Laissez
entrer les donneurs !
Personne n’était autorisé à entrer dans le manoir sans la permission
d’Ysanne Moreau, la maîtresse de maison – un titre utilisé pour les femmes
qui dirigeaient les Maisons de vampires dans la plupart des pays d’Europe
et d’Amérique du Nord.
Illuminé par d’énormes projecteurs placés sur le terrain, le bâtiment avait
été construit dans un style ancien – une structure gothique imposante en
pierre grise, avec de grandes baies posées sur des corbeaux sculptés, et des
fenêtres recouvertes de filtres anti-UV. Au-dessus de la porte incrustée de
détails en laiton, un bas-relief indiquait le nom de la Maison : « Belle Morte
».
Qu’avait ressenti June à son arrivée ? Ma sœur était une Vladdict avertie,
qui s’était laissé embarquer dans la folie vampirique de cette dernière
décennie. Son entrée à Belle Morte était sûrement la plus belle chose qui lui
était arrivée. Voilà pourquoi son silence soudain n’avait rien de normal.
Ma mère pensait que j’exagérais. Elle m’avait rappelé qu’aucun donneur
n’avait jamais été blessé par un vampire et que, si quelque chose était arrivé
à June, Belle Morte ne m’aurait pas acceptée comme donneuse. Malgré
tout, j’avais un mauvais pressentiment. Puisque les donneurs n’étaient pas
autorisés à recevoir de la visite, mon seul moyen d’entrer était de devenir
donneuse à mon tour.
Ma poitrine se resserra tandis que je remontais le chemin pavé qui menait
à la lourde porte d’entrée que Dexter était en train de pousser.
Il était trop tard pour revenir en arrière. J’allais enfin découvrir ce qui
était arrivé à ma sœur.
Nous avons suivi Dexter dans un hall d’entrée spacieux, avec parquet au
sol et murs lambrissés d’acajou, éclairé par un lustre à gouttes de cristal.
Des plinthes en marbre encadraient la porte, et de longs rideaux bordeaux
étaient suspendus de chaque côté des fenêtres. Des arches donnaient sur
d’autres pièces, et un immense escalier avec une rampe à volutes trônait au
fond de la salle.
Sur les forums, certains Vladdicts avaient émis l’hypothèse que le manoir
serait truffé de passages secrets. Ils faisaient probablement partie de ceux
qui croyaient que les vampires étaient des anges ou des extraterrestres.
Les vampires de Belle Morte se rassemblèrent sur les marches de
l’escalier. Edmond se tenait en tête de file, au côté d’Isabeau Aguillon, une
femme grande et élancée avec des boucles brunes qui lui arrivaient à la
taille. Elle nous observait avec le calme mesuré propre aux vampires.
J’étais surprise de ne pas voir Ysanne. Après tout, Belle Morte était sa
Maison. Les vampires et les humains qui y habitaient devaient respecter ses
règles. Tant que nous étions sous son toit, nous lui appartenions tous.
À l’exception de l’équipe de sécurité, il n’y avait aucun signe de
personnel humain, mais il était quasiment minuit. Les employés étaient
sûrement déjà rentrés chez eux.
— Au nom de la maîtresse de maison, je vous souhaite la bienvenue à
Belle Morte, déclara Isabeau. Vous vous trouvez actuellement au rez-de-
chaussée, qui comprend la salle de bal, la salle à manger, la bibliothèque, le
bar, les salons d’alimentation, les salles d’art, de musique et de méditation,
ainsi que le théâtre. Seules les cuisines et la réserve sont accessibles
uniquement aux vampires et au personnel. Le premier étage est composé de
quatre ailes. L’aile nord est dédiée aux chambres des vampires. L’accès est
interdit aux donneurs. Des réserves supplémentaires se trouvent dans l’aile
est. Vous pouvez y entrer si vous le souhaitez, mais je doute que vous y
trouviez beaucoup d’intérêt. Les chambres des donneurs se situent dans
l’aile sud. Quant à l’aile ouest, elle est strictement interdite d’accès.
La voix d’Isabeau avait pris une teinte menaçante, mais son expression
n’avait pas changé. L’immobilité de son corps, l’inflexibilité de son visage
et son regard insondable n’avaient vraiment rien d’humain.
— Les règles de Belle Morte ne sont pas à prendre à la légère,
particulièrement celle concernant l’aile ouest, reprit-elle en nous regardant
un à un, les yeux brûlants comme des lasers. Toute transgression signera la
fin immédiate de votre contrat.
Je me retins de lever les yeux au ciel. Que cachaient-ils dans l’aile ouest
? Une rose rouge sous une cloche en verre ?
— Le règlement de la Maison est joint à votre contrat, que vous avez déjà
lu. Vous trouverez des copies dans toutes les chambres, mais je tiens à vous
rappeler les règles de base. Les donneurs doivent se maintenir en bonne
santé. Tous les repas sont offerts et les donneurs doivent manger ce qui leur
est servi. Une alimentation saine est essentielle à la bonne qualité du sang.
Il est strictement interdit de fumer et de consommer des drogues de quelque
nature que ce soit. La consommation d’alcool est autorisée, mais il est
déconseillé d’en abuser. Tous les vêtements sont fournis, ainsi que les
produits cosmétiques nécessaires, que vous trouverez dans vos chambres. Si
vous avez besoin d’autre chose, vous pouvez remplir un formulaire de
demande. Il n’y a pas d’ordinateurs à Belle Morte, et les téléphones
portables et autres méthodes d’accès à Internet ne sont pas autorisés.
Les derniers mots avaient sonné bizarrement dans sa bouche, comme si le
lexique de la technologie moderne lui était encore étranger.
— Vous avez le droit d’écrire à vos proches aussi souvent que vous le
souhaitez. Toute lettre sera néanmoins inspectée avant d’être envoyée.
Le garçon à côté de moi semblait déconcerté. Il avait sûrement oublié que
le papier et les stylos existaient.
— Jusqu’à la fin de leur contrat, les donneurs sont sommés d’accepter
que tout vampire puisse boire leur sang. Les relations amoureuses entre
humains et vampires sont strictement interdites.
Je jetai un œil vers Edmond, planté à côté d’elle avec ses magnifiques
cheveux noirs et sa peau pâle comme la lune. Je comprenais pourquoi les
gens étaient fascinés par ces créatures, mais je ne leur faisais pas confiance
pour autant. Que se passerait-il si le monde entier se lassait d’eux, si les
donneurs arrêtaient de se porter volontaires ? Les vampires
recommenceraient-ils à nous chasser comme avant ?
Isabeau continuait son discours, mais je ne l’écoutais que d’une oreille.
Son regard se posa brièvement sur moi, et son expression changea pendant
une fraction de seconde. Ce fut trop bref pour que j’en comprenne la raison,
mais cela suffit à me mettre mal à l’aise.
La donneuse aux cheveux courts me tapota l’épaule. Elle était beaucoup
plus grande que moi. Je devais lever la tête pour la regarder dans les yeux.
— Salut, coloc !
— Pardon ? bredouillai-je.
— Tu n’as pas entendu ? On est colocataires !
— Ah… super.
Franchement, c’était le cadet de mes soucis. Tout ce qui m’importait,
c’était de retrouver June, pas de me faire des amis.
— Je m’appelle Roux, ajouta-t-elle en me tendant la main.
— Renie, répondis-je en la lui serrant.
Elle devait avoir dix-huit ans, comme moi et la plupart des autres
donneurs – les vampires préféraient le sang jeune. Roux avait le visage
anguleux, les jambes élancées, de longs doigts gracieux et les ongles vernis.
On aurait dit une mannequin prête à monter sur le podium. Elle avait un
piercing au nez, un minuscule rubis qui scintillait comme une goutte de
sang. Attirerait-il les vampires ? Elle aurait bientôt la réponse.

Les nouveaux et les anciens donneurs ne se rencontraient jamais le


premier soir. Je ne verrais donc pas June avant le lendemain matin. Un
vampire blond nommé Gideon nous accompagna jusqu’à nos chambres.
Alors que nous remontions le couloir, j’étudiai chaque porte en me
demandant derrière laquelle vivait ma sœur.
Gideon n’était pas très bavard. Aux yeux des vampires, nous n’étions que
de la nourriture sur pattes. Inutile de faire la conversation.
— J’aurais aimé qu’ils commencent à boire notre sang ce soir, regretta un
donneur.
Je contins un frisson. Je savais que j’étais censée offrir mes veines aux
vampires, mais j’avais encore du mal à croire que cela arriverait vraiment.
— Au fait, je m’appelle Jason, ajouta-t-il.
Il devait avoir un ou deux ans de plus que moi, et il était aussi beau que
Roux – coiffure impeccable, peau parfaite, pommettes saillantes. Il avait les
yeux rivés sur Gideon, qui continuait d’avancer en silence.
— Je croise les doigts et les orteils pour que ce beau gosse me choisisse,
me confia Jason.
Gideon s’arrêta devant une porte. Jason était tellement occupé à l’admirer
qu’il faillit le percuter.
— Roux et Irene, voici votre chambre, annonça le vampire.
Je grimaçai en entendant mon prénom. On m’appelait Renie depuis ma
naissance – à l’époque, June n’arrivait pas à prononcer « Irene ».
— Merci, dit Roux. À demain, Jason.
Jason suivit Gideon tandis que Roux poussait notre porte.
— Waouh, souffla-t-elle en entrant.
Franchement, j’étais aussi impressionnée qu’elle.
La chambre était spacieuse, avec des murs tapissés de velours doré. La
moquette blanc crème était tellement épaisse qu’on avait l’impression de
marcher sur un nuage. Des rideaux d’un doré plus foncé que les murs
encadraient les fenêtres, équipées de stores que nous ne pourrions pas
ouvrir. Heureusement que nous avions le droit de sortir prendre l’air
pendant la journée.
Les lits étaient à l’opposé l’un de l’autre, tous deux dotés de têtes de lit
en acajou sculpté, et parés de couvertures en satin. Une armoire imposante
était plaquée contre un mur, et une longue table de toilette contre un autre.
Une statue de bronze représentant la Vénus de Milo trônait sur une table de
nuit. Une porte ouverte laissait entrevoir une salle de bains au carrelage
assorti à la moquette. Un lustre en cristal pendait au plafond. La pièce
sentait la rose.
On était loin de la minuscule chambre que June et moi avions partagée
toute notre vie.
Roux poussa un cri de joie et se jeta sur le lit le plus proche de la salle de
bains.
— Cet endroit est incroyable !
Je ne pouvais pas la contredire, mais je n’étais pas séduite pour autant.
Ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, et c’était cette décadence, ce
monde luxueux si différent du nôtre qui avaient attiré June.
Roux se précipita vers l’armoire et se mit à fouiller parmi les vêtements.
— Je ne sais pas qui est responsable de notre garde-robe, mais cette
personne aime les tenues sexy, remarqua-t-elle en brandissant un corset.
En tant que donneurs, nous n’avions pas le droit d’apporter d’affaires
personnelles avec nous. Les vêtements étaient offerts, nous avions indiqué
nos mensurations et nos pointures au moment de remplir le formulaire, mais
notre propre style n’était pas pris en compte. Nous dépendions des goûts
des vampires, qui n’étaient clairement pas friands des tenues décontractées
– ce qui n’était pas surprenant, la majorité d’entre eux étant nés à l’époque
des corsets et des crinolines.
— Tout est magnifique ! s’extasia Roux devant une robe ivoire en
dentelle.
Malgré moi, j’étais attirée par le contenu de cette armoire. Les vêtements
neufs étaient un luxe auquel June et moi n’avions jamais eu droit – nous
nous contentions des vieux habits d’amis et de voisins généreux. Je touchai
la manche d’une veste en cuir qui avait probablement coûté une fortune.
Malheureusement, nous n’avions pas le droit d’emporter nos tenues de
Belle Morte avec nous au moment de notre départ. Sinon, je les aurais
revendues et j’aurais gagné plus d’argent qu’avec mes baby-sittings et mes
gardes de chiens réunis.
June était venue non seulement pour rencontrer les vampires, mais aussi
pour économiser l’argent qu’elle gagnerait en tant que donneuse afin de
couvrir ses frais d’université. Contrairement à elle, je n’avais pas l’intention
de me lancer dans des études supérieures. Même si j’en avais eu les
moyens, rien ne m’attirait. Je n’avais ni rêves ni ambitions.
Roux s’assit sur son lit en soupirant de joie.
— Est-ce que tu as un vampire en vue pour ta première morsure ? me
demanda-t-elle.
— Non.
— Ce sera peut-être Edmond.
— Pourquoi ?
— Il t’a protégée des paparazzis alors que le personnel aurait pu s’en
charger.
— Etienne m’a aussi aidée, lui rappelai-je.
— C’est vrai.
Roux s’allongea sur son lit tandis que je prenais place sur le mien. Je me
retins de passer une main sur les draps en satin et les oreillers douillets.
C’était un lit, rien de plus. Avec un peu de chance, je n’y passerais qu’une
poignée de nuits. Dès que je saurais que June allait bien, je sortirais d’ici.
— Est-ce que tu crois que c’est le vrai Edmond Dantès ? songea Roux.
— Le vrai quoi ?
— Tu sais, Le Comte de Monte-Cristo, le roman d’Alexandre Dumas.
Celui qui a écrit Les Trois Mousquetaires.
— J’ai déjà entendu parler des mousquetaires, mais pas du comte de
Monte-Cristo.
— C’est l’histoire d’un type, Edmond Dantès, qui est emprisonné à tort,
s’échappe et cherche à se venger. Ce n’est pas un nom commun, et il y avait
beaucoup de vampires à l’époque où le livre a été écrit. Je me demande si le
roman est fondé sur des faits réels, ou si Edmond a juste emprunté le nom
du héros.
— Comment sais-tu tout ça ?
— Je ne suis pas qu’une belle gueule, plaisanta Roux. S’il te mord, tu
pourras lui demander s’il y a un lien entre lui et le personnage.
— Il ne me mordra pas.
Du moins, c’était ce que j’espérais.
— J’espère que le beau blond voudra de moi, me confia Roux d’un air
rêveur.
— Gideon ?
— Non, celui avec la queue-de-cheval. Ludovic. Tu crois que se faire
mordre est aussi agréable qu’on le prétend ?
— Je ne sais pas. Ils plongent quand même l’équivalent de deux grosses
aiguilles dans nos veines.
— Je n’ai pas la phobie des aiguilles.
— Moi non plus, mais je n’ai pas hâte qu’un vampire me suce le sang,
conclus-je d’un ton sec.
Le visage de Roux se décomposa. Je m’en voulus aussitôt. Elle n’y était
pour rien.
— Si c’était douloureux, les gens arrêteraient de se porter volontaires, la
rassurai-je.
— Il paraît que certains deviennent accros aux morsures.
— Je suis sûre que c’est rare.
Au fond, j’étais surprise que les humains ne comprennent pas à quel
point les vampires pouvaient être dangereux. Personnellement, je ne voulais
pas oublier de quoi ils étaient capables.
Roux continua à parler de la vie trépidante qui nous attendait ici.
Moi, je m’allongeai sur mon lit, et je pensai à June.
Edmond remonta le couloir de l’aile nord avec Ludovic à ses côtés. Les
donneurs étaient installés pour la nuit. Belle Morte était plongée dans le
silence.
— Certains donneurs ont l’air… intéressants, remarqua Ludovic. J’oublie
toujours qu’il est courant pour les femmes de se couper les cheveux aussi
courts.
— Tu es trop vieux jeu, mon ami, le taquina Edmond.
Ludovic le regarda d’un air amusé.
— Ce n’est pas toi qui as récemment refusé l’installation de caméras de
surveillance parce que tu ne comprenais pas comment elles fonctionnaient ?
— Touché.
L’électricité faisait partie intégrante de leur vie depuis longtemps, mais il
arrivait encore à Edmond de s’en émerveiller. Une grande partie du monde
moderne lui échappait complètement.
— La fille aux cheveux auburn, ajouta Ludovic. C’est Irene Mayfield,
n’est-ce pas ?
— Elle a précisé dans son dossier qu’elle préférait qu’on l’appelle Renie.
— Mais c’est bien elle ?
Edmond hocha la tête.
— Crois-tu qu’Ysanne a eu raison d’accepter sa candidature ?
— Ysanne sait ce qu’elle fait.
— En es-tu certain ?
Edmond hésita. Ysanne n’était pas seulement la maîtresse de maison, elle
était sa plus vieille amie. Leur lien s’était forgé au cours de plusieurs
centaines d’années. Ysanne lui avait confié le secret de June Mayfield. Il
devait lui faire confiance en retour. Mais il aimait Ludovic comme un frère,
et ils avaient traversé trop d’épreuves ensemble pour qu’Edmond ignore ses
inquiétudes.
— Cacher la vérité à Renie n’est peut-être pas la meilleure décision, mais
c’est celle qu’a prise Ysanne. Nous devons la respecter.
Quelque chose chez Renie intriguait Edmond. Pas seulement sa beauté,
ses courbes et ses cheveux couleur d’automne, mais aussi la façon dont elle
avait réagi à son arrivée. La plupart des donneurs aimaient poser pour les
photographes et répondre aux questions, mais Renie avait fui les
journalistes. On aurait dit que la célébrité ne l’intéressait pas. Edmond la
soupçonnait d’être venue pour découvrir la vérité, rien d’autre.
— Tu ne peux vraiment pas m’en dire plus ? tenta Ludovic. Nous savons
tous qu’Ysanne cache quelque chose, et que cela a un rapport avec les
Mayfield.
— Je suis désolé, regretta Edmond.
— La vérité finira par éclater.
— Je n’en doute pas.
Edmond n’avait pas anticipé le poids de ce secret. Il était obligé de
mentir à tout le monde, Ludovic inclus, alors qu’ils avaient toujours été
honnêtes l’un envers l’autre. Maintenant, il devrait aussi mentir à Renie.
Cela n’aurait pas dû avoir d’importance – après tout, il ne la connaissait
pas. Peu importait qu’elle soit charmante ou intrigante. Elle était ici pour
une raison, et quand elle découvrirait la vérité, elle quitterait Belle Morte et
il ne la reverrait plus jamais. Edmond avait passé des siècles à construire un
mur autour de son cœur, et personne ne parviendrait à le briser.
Pas même Renie Mayfield.
Les draps de satin faisaient partie du monde glamour des vampires, mais ils
ne m’aidaient pas à fermer l’œil. Ma couette douillette me manquait, ainsi
que les oreillers sur lesquels je dormais depuis que j’étais petite, décorés de
fleurs jaunes qui s’étaient transformées, au fil des années, en taches
grisâtres. Ce nouveau lit était trop grand, trop froid. Les draps étaient trop
lisses. Je glissais dedans avec mon pyjama noir en soie. J’aurais dû enfiler
une chemise de nuit en dentelle, mais je l’avais trouvée trop exubérante.
June les aurait adorées.
Serait-elle heureuse de me voir, ou aurait-elle l’impression que je
m’immisçais dans sa vie ? Même si elle était fâchée, elle s’en remettrait une
fois qu’elle comprendrait que je ne resterais pas, et elle se moquerait
probablement de moi pour m’être inquiétée de son silence.
Du moins, c’était ce que j’espérais.
Ma mère m’avait dit que June s’amusait trop pour prendre de nos
nouvelles, mais je n’y croyais pas une seconde. Âgée de seulement dix-huit
mois de plus que moi, June m’avait toujours traitée comme une amie plutôt
que comme une petite sœur, et la seule chose qui nous avait éloignées,
c’était son obsession pour les vampires. Lorsque sa candidature à Belle
Morte avait été acceptée, je lui avais reproché de commettre une erreur.
Pourtant, toutes les lettres que June m’avait envoyées depuis semblaient
prouver qu’elle ne m’en voulait plus, et il était impossible de rester
rancunière en la voyant s’épanouir dans sa Maison de vampires préférée.
Voilà pourquoi son silence était suspect.
Lui était-il arrivé malheur, ou étais-je victime de paranoïa ?
Je me redressai dans mon lit. Roux dormait à poings fermés. Je me levai
et me dirigeai vers la porte. Mes pieds nus s’enfonçaient dans la moquette
molletonnée.
Je sortis de la chambre. Les couloirs de Belle Morte étaient plongés dans
l’obscurité. Des portraits de personnages historiques me lancèrent un regard
désapprobateur tandis que je remontais le couloir. Les vampires vivant à
Belle Morte aujourd’hui avaient-ils fréquenté ces gens ?
Alors que j’approchais de l’escalier principal, une silhouette émergea de
l’aile nord. La personne se dirigea vers moi. Je reconnus les cheveux noirs
d’Edmond.
— Que fais-tu ici ? murmura-t-il d’un ton accusateur.
— Je n’arrive pas à dormir.
J’étais soulagée d’avoir choisi un pyjama au lieu d’une chemise de nuit.
Le col cachait la rougeur qui me brûlait le cou. Dans l’obscurité, Edmond
semblait venir d’un autre monde. Son visage était un mélange d’ombres et
d’ivoire. Ses yeux étaient durs et brillants comme des diamants. Il ne
m’intimidait pas, mais je ne pouvais m’empêcher de ressentir un certain
malaise, comme si j’étais face à une panthère dans la jungle, un magnifique
prédateur qui se demandait à quelle sauce il allait me manger.
Ma frustration coupa court à ma méfiance.
— Je n’ai pas le droit de sortir de ma chambre ? lançai-je. Je ne me
rappelle pas l’avoir lu dans mon contrat.
Edmond se contenta de lever un sourcil. Provoquer un vampire n’était
peut-être pas la meilleure idée du monde, mais la façon dont il se tenait et
me fixait me dérangeait. J’avais vu les vampires à la télévision. Je savais
qu’ils étaient capables de rester parfaitement immobiles, d’éviter les tics
faciaux et toute expression qui trahiraient leurs pensées. Je ne savais pas
comment me comporter face à eux. La colère était ma meilleure défense.
— La plupart des donneurs préfèrent explorer le manoir en journée,
remarqua Edmond. Étais-tu trop curieuse pour attendre ?
— Trop stressée.
— Pourquoi es-tu stressée ?
La tendresse dans sa voix me fit rougir davantage. Son intonation avait
quelque chose de profondément intime. Elle me faisait penser aux
murmures d’amants, prononcés dans le noir entre des draps défaits.
— Je vais retrouver ma sœur demain. Je ne l’ai pas vue depuis
longtemps.
— Ta sœur ?
— June Mayfield. J’imagine que tu la connais.
Le simple fait d’imaginer Edmond plonger ses crocs dans le cou de ma
sœur suffit à faire disparaître les papillons qui étaient apparus dans mon
ventre.
Edmond me fixa pendant un long moment. On aurait dit qu’il s’était
transformé en statue de pierre. J’hésitai à le pousser pour le faire réagir,
mais il finit par briser le silence.
— Retourne dans ta chambre, Renie.
Son léger accent rendait mon nom à la fois doux et exotique, comme s’il
ne parvenait pas à le faire rouler sur sa langue.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insistai-je.
Son expression ne changea pas, mais je ressentis une nouvelle tension
dans l’air, comme s’il était surpris que je n’obéisse pas à ses ordres.
Il posa une main froide sur mon épaule.
— Retourne dans ta chambre.
Il était inutile de lutter. Edmond était un vampire fort et puissant, et en
tant que donneuse, j’étais remplaçable. Des centaines de prétendants étaient
prêts à prendre ma place si je faisais le moindre faux pas.
Je laissai le vampire me raccompagner jusqu’à ma chambre. Le silence
fut seulement brisé par le bruit étouffé de mes pas sur le tapis. Edmond était
aussi silencieux qu’un fantôme – sans le poids glacé de sa main sur mon
épaule, je me serais crue seule.
Devant la porte de ma chambre, je me retournai vers Edmond, mais il
était déjà parti.
L’empreinte de sa paume, elle, ne me quitta pas de la nuit.
Le lendemain matin, Roux me réveilla en me secouant.
— Debout, marmotte ! Tu ne vas quand même pas passer la journée au lit
?
La pièce prit lentement forme autour de moi, mais sa splendeur me laissa
de marbre.
Ma colocataire était enveloppée dans une serviette rouge assortie à nos
couvre-lits.
— Quelle heure est-il ? marmonnai-je.
Roux jeta un œil à sa montre en argent, gracieusement offerte par Belle
Morte.
— Dix heures moins le quart.
— Tu plaisantes ?
J’étais fatiguée comme s’il était cinq heures du matin.
Roux haussa les épaules.
— C’est le rythme de Belle Morte. Ici, on se couche tard et on se lève
tard. Au fait, la douche est géniale, mais dépêche-toi si tu veux en profiter.
Sinon, tu vas rater le petit déjeuner.
Tous les donneurs mangeaient ensemble. June serait assise à la même
table que moi. Le simple fait de penser à nos retrouvailles suffit à me faire
bondir du lit.
La salle de bains était aussi luxueuse que la chambre, avec une baignoire
sur pieds, une douche suffisamment spacieuse pour accueillir deux
personnes, et un porte-serviette chauffant. Sur le mur le plus éloigné, un
grand miroir avec un cadre en argent. Les toilettes et le lavabo se trouvaient
dans le coin opposé.
Roux avait raison. La douche était magique. Le jet d’eau était tellement
puissant qu’il avait un effet massant, mais je ne traînai pas pour autant. Je
n’étais pas venue pour m’amuser.
J’enroulai ma serviette autour de moi, et je retournai dans la chambre.
Entre-temps, Roux s’était habillée. Elle portait un jean moulant et un tee-
shirt noir en dentelle, avec des bottines à talons. Elle semblait encore plus
grande que la veille.
— Jolie tenue.
— Je sais, dit-elle en souriant et en tournant sur elle-même.
J’attrapai un pantalon et un tee-shirt à ma taille dans l’armoire. Le
pantalon était en cuir gris souple. Le tissu du tee-shirt était aussi délicat que
du papier de soie. Je n’avais jamais rien porté d’aussi élégant. Pendant un
bref instant, j’en oubliai même que ces habits avaient été choisis par des
vampires.
Mon contrat stipulait que je devais être présentable en toute occasion. Je
pris le temps d’appliquer du mascara et du gloss et de me brosser les
cheveux, puis je vérifiai mon reflet. Pas mal.
— Prête ? demanda Roux.
Je hochai la tête.
— Allons rencontrer les autres donneurs.

Au pied de l’escalier, nous tournâmes à droite, en direction de la salle à


manger. Nous passâmes devant un salon rempli de fauteuils et de canapés
en velours. À l’intérieur, une porte donnait sur une petite pièce.
Roux s’arrêta net.
Un garçon de notre âge était assis dans un fauteuil, la tête inclinée. Une
vampire se tenait au-dessus de lui, la bouche pressée contre son cou, ses
longs cheveux se mêlant aux siens. Le garçon avait les yeux fermés, l’air
béat. La vampire leva brièvement la tête et croisa notre regard. Ses pupilles
étaient rouges.
Je n’avais jamais vu un vampire se nourrir. J’avais l’impression de
perturber un moment intime.
— Ne vous inquiétez pas, lança une voix derrière nous. On s’y habitue
vite.
Surprise, je me retournai et me retrouvai nez à nez avec une humaine
souriante.
— Salut ! Je m’appelle Melissa.
Je connaissais les noms de tous les donneurs de cette Maison, et le visage
de Melissa m’était particulièrement familier. Quelques semaines plus tôt,
Belle Morte avait organisé une exposition à laquelle avaient participé tous
les habitants de la Maison, ainsi que quelques invités extérieurs. L’une des
photos de la soirée montrait June et Melissa, riant ensemble alors qu’elles
posaient devant une sculpture en métal.
Deux jours plus tard, June avait arrêté de nous écrire.
Depuis, j’avais passé des heures à analyser cette photo, à la recherche du
moindre indice.
— Je m’appelle Roux, dit ma colocataire en s’éloignant de la porte. Et
voici Renie.
Le visage de Melissa se décomposa.
— Renie ?
— June t’a sûrement parlé de moi.
Roux fronça les sourcils.
— Qui est June ?
— Ma grande sœur. Elle est donneuse à Belle Morte.
— Je pensais que les membres d’une même famille ne pouvaient pas être
donneurs en même temps.
Je n’avais jamais entendu parler de cette règle. Mon ventre se noua
aussitôt.
— Tu connais June, pas vrai ? demandai-je à Melissa.
Elle détourna le regard.
— Allons-y, bafouilla-t-elle. On va être en retard.
Melissa était visiblement au courant de quelque chose. J’avais manqué de
tact. Je ne voulais pas me la mettre à dos.
— Tu es là depuis combien de temps ? tentai-je.
— Bientôt sept mois.
Roux siffla d’admiration. En théorie, les donneurs avaient le droit de
rester à Belle Morte pendant des années si les vampires voulaient toujours
d’eux mais, en réalité, leurs séjours duraient rarement plus de quelques
mois. Les vampires finissaient par se lasser, avides de sang frais.
En revanche, je comprenais pourquoi Melissa était toujours là. Avec sa
coupe afro, sa magnifique peau noire, ses yeux en amande et ses longs cils,
c’était l’une des plus belles filles que j’aie jamais vues. On aurait pu la
prendre pour une vampire si elle n’avait pas cligné des yeux, respiré, et
gesticulé comme une humaine.
— On s’y habitue vraiment ? m’inquiétai-je en montrant le salon du
doigt.
— Il le faut, répondit-elle en haussant les épaules. Tu es ici pour nourrir
les vampires. Si tu ne l’acceptes pas, tu vas passer un sale séjour. Amit est
le donneur préféré de Catherine.
Je savais que les vampires avaient des goûts différents, mais pas qu’ils
pouvaient s’attacher à des donneurs spécifiques. Cela aurait dû me rassurer,
me rappeler que les vampires ne nous voyaient pas seulement comme des
poches de sang ambulantes, mais cela eut plutôt l’effet inverse.
— Ils vont bientôt être séparés, ajouta Melissa à voix basse. Chaque
donneur est surveillé de près. Les vampires ne sont pas censés boire le sang
d’une même personne pendant trop longtemps.
Si c’était vrai, les vampires semblaient tenir compte du bien-être et de la
santé des donneurs, mais pourquoi Melissa avait-elle réagi aussi
bizarrement en entendant le nom de June ?
La salle à manger était une grande pièce rectangulaire avec le même
parquet que celui du hall d’entrée, et des murs recouverts de panneaux de
bois poli. Les immenses fenêtres étaient fermées avec des volets en bois,
sur lesquels étaient gravés des formes de fruits et d’autres aliments. La
lumière provenait uniquement de deux lustres en fer forgé avec de petits
globes en verre. Une longue table recouverte d’une nappe blanche trônait au
centre de la salle. Les donneurs y étaient assis, discutaient, riaient et
mangeaient ensemble.
Je balayai la salle du regard. Aucun signe de June. Il y avait encore des
chaises vides autour de la table. Elle n’était probablement pas encore
descendue. Malgré tout, mon rythme cardiaque avait accéléré.
Calme-toi, Renie.
Je rejoignis Roux, qui m’attendait devant une table débordant de
nourriture. Des saladiers en verre remplis de fruits rouges côtoyaient des
pots de yaourt bio et des toasts de blé complet. Des plateaux de saumon
parsemés de quartiers de citron étaient placés à côté d’une marmite de
porridge crémeux. Deux cruches en verre se trouvaient à chaque extrémité
de la table, l’une remplie de jus d’orange, l’autre de smoothie rose.
Mon ventre se mit à gargouiller. Je mourais de faim.
Je remplis un bol de porridge et me servis un verre de jus d’orange, puis
je suivis Roux jusqu’à la table. Les donneurs autour de nous se
présentèrent. Les seuls que je ne connaissais pas étaient ceux avec qui
j’étais arrivée la veille – Ranesh, Craig et Tamara. J’avais du mal à me
concentrer. Je réussis à sourire à Jason, mais les visages des autres se
mélangeaient. Je me penchai sur mon porridge en espérant que personne ne
m’adresserait la parole.
Heureusement, Roux était suffisamment bavarde pour nous deux. Elle
vanta les mérites de notre chambre, de notre douche et de nos vêtements
pendant que je me focalisais sur l’entrée de la salle à manger, les yeux rivés
sur chaque nouveau donneur qui entrait, à la recherche du visage familier de
ma sœur.
Roux me donna un coup de coude.
— Tu as vu son cou ? murmura-t-elle.
Je suivis son regard. Amit était assis à l’autre bout de la table, en train de
discuter avec Tamara. Son cou était constellé de marques rouges et de
minuscules cicatrices blanches. On aurait dit qu’il avait reçu des dizaines de
piqûres. En réalité, il s’agissait de marques de crocs.
Je jetai un œil autour de moi. Trois donneuses avaient de longs cheveux
qui cachaient leurs cous, et un garçon portait un foulard en soie. Je ne
voyais pas de marques chez les autres.
— Je pensais que les vampires ne laissaient pas de traces.
— J’espère que je ne vais pas ressembler à ça, grogna Roux en se
touchant la gorge.
Je mangeai une autre cuillérée de porridge et bus une gorgée de jus
d’orange. La nourriture était délicieuse, mais je l’aurais appréciée
davantage si elle n’avait pas été destinée à améliorer le goût de notre sang.
Rien que d’y penser, j’en perdis l’appétit.
— Où est ta sœur ? demanda Roux.
Une vague de terreur me submergea à nouveau.
June n’était pas là.
Belle Morte n’accueillait jamais plus de trente donneurs à la fois, un
nombre suffisant pour nourrir les vingt vampires qui y vivaient. Les six
d’entre nous qui étaient arrivés la veille remplaceraient les donneurs dont
les contrats prenaient fin. Or, les trente donneurs étaient à table. Je les avais
comptés, recomptés, cherchant en vain les yeux rieurs de June.
Mais June n’était pas là.
Pendant des semaines, j’avais craint le pire, espérant qu’elle était trop
occupée pour nous écrire, que ses lettres s’étaient perdues en chemin,
qu’elle avait enfreint une règle et qu’on lui avait interdit toute
correspondance.
Malheureusement, mes pires craintes étaient en train de se réaliser.
Une fille à cette table avait remplacé ma sœur, alors que June n’avait
jamais quitté Belle Morte.
Dans ce cas, où était-elle passée ?
Je m’agrippai à la table jusqu’à en avoir mal aux doigts. Paniquer ne
servirait à rien. Il existait peut-être une explication raisonnable et
rationnelle justifiant l’absence de June. Il le fallait.
Une femme entra dans la salle à manger. Le bruit de ses talons hauts
claquant contre le sol me tira de mes pensées. Le silence qui s’était abattu
sur la pièce était suffisant pour deviner de qui il s’agissait.
Dix ans plus tôt, les images d’un accident de la route avaient été diffusées
dans le monde entier : une femme était apparue de nulle part et avait
arraché la portière d’une des voitures accidentées, libérant le jeune père et
son bébé piégés à l’intérieur. Elle avait ensuite dégagé un couple de
personnes âgées de leur véhicule, et libéré un motard blessé en soulevant sa
moto au-dessus de sa tête, comme si elle ne pesait rien. Quand elle avait
mis tout le monde en sécurité et que les ambulances et les pompiers étaient
enfin arrivés, la femme s’était tournée vers les curieux qui filmaient la
scène, et avait annoncé qu’il était temps que le monde sache la vérité : elle
était une vampire.
C’était la femme qui se tenait devant moi.
Ysanne Moreau, la maîtresse de maison de Belle Morte.
Vêtue d’un chemisier blanc et d’une jupe crayon camel, elle devait faire
ma taille, mais ses talons donnaient l’impression d’une femme plus grande.
Un pendentif en diamant était niché dans le creux de sa gorge, et ses
cheveux blonds tombaient en cascade dans son dos. On aurait dit une reine
qui honorait ses sujets de sa présence.
— Bienvenue à Belle Morte, clama-t-elle.
Comme Edmond et Isabeau, un léger accent français colorait sa voix.
— Isabeau vous a déjà fait part des règles de ma Maison. Sachez que je
n’apprécie pas les transgresseurs. Je vous souhaite un excellent séjour.
Son sourire était aussi glacial qu’une nuit d’hiver. Ses yeux pâles
balayèrent la salle et s’arrêtèrent sur moi. Comme chez tous les vampires,
son visage ne trahissait pas ses émotions, mais son regard perçant suffit à
me clouer à ma chaise, comme si elle parvenait à lire dans mes pensées.
Ysanne connaissait tous les donneurs qui entraient et sortaient du manoir.
Si quelqu’un était au courant de ce qui était arrivé à June, c’était bien elle.
Elle nous rappela notre chance d’avoir été admis dans une des plus
prestigieuses Maisons de vampires, puis elle sortit de la pièce.
Je ne savais pas quel âge elle avait – certains vampires n’aimaient pas
l’afficher – mais j’étais convaincue qu’Ysanne était une des plus anciennes
vampires au monde. Je perdis de longues minutes à réfléchir à la meilleure
manière de l’aborder, jusqu’à ce que je prenne conscience que ce n’était pas
important. Ma sœur avait disparu. Tout ce qui comptait, c’était d’obtenir la
vérité.
— Où vas-tu ? demanda Roux tandis que je me levais.
— J’ai un truc à faire.
— Toute seule ?
— Oui.
Roux semblait vexée. Elle regrettait sûrement de s’être retrouvée avec
moi comme colocataire. Si je parvenais à percer ce mystère, je lui en
parlerais peut-être un jour.
— Je vais te tenir compagnie, la rassura Jason.
Le visage de Roux s’illumina.
Je leur tournai le dos et disparus sans un mot.

Pour une femme qui portait des talons hauts, Ysanne se déplaçait vite. Je
ne savais pas dans quelle direction elle était partie, et je finis par me perdre
dans le dédale de couloirs.
Je m’arrêtai un instant, à la recherche de repères. Les murs de ce couloir
étaient tapissés d’un papier peint vert forêt. Le tapis était gris. Des portraits
recouvraient les murs. Cette fois, j’essayai d’éviter leurs regards.
— Encore toi, lança une voix douce comme de la soie.
Je bondis de surprise en me retournant.
Edmond était vraiment beau comme un dieu. Il portait un pantalon noir
moulant, et une chemise blanche au col déboutonné, révélant un triangle de
peau pâle. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules.
J’humectai mes lèvres en essayant de me convaincre que ma gorge sèche
était liée au fait que j’étais perdue dans une maison remplie de vampires, et
non à la présence d’Edmond.
— Je cherche Ysanne.
Il leva un sourcil.
— Ma sœur n’est pas là, insistai-je. Je veux savoir pourquoi.
Edmond ne broncha pas. Les vampires s’entraînaient-ils à maintenir ces
airs de statue, ou cela devenait-il naturel quand on vivait aussi longtemps ?
— Où est Ysanne ? demandai-je, agacée par son silence.
— Elle est trop occupée pour discuter avec les donneurs.
— Je suis sûre qu’elle est très occupée à poser pour les photographes,
mais mon problème est plus important.
— À ta place, je ferais attention à ce que je dis. Ysanne n’apprécie pas
l’insolence.
— Je tremble de peur, dis-je en levant les yeux au ciel.
Edmond s’approcha de moi. Mon courage mourut aussitôt. Sa proximité
me mettait mal à l’aise. Les vampires étaient sur le devant de la scène
depuis dix ans, mais que savions-nous vraiment d’eux ? Je ne voulais pas
trahir mes émotions, pourtant je reculai d’un pas. C’était plus fort que moi.
À ma grande surprise, Edmond recula à son tour.
— Je veux retrouver June, déclarai-je. Ysanne a sûrement les réponses à
mes questions. Je suis prête à ouvrir toutes les portes de Belle Morte
jusqu’à ce que je la trouve.
Edmond m’observa d’un air curieux. J’avais l’impression d’être un
animal de cirque.
— Dans ce cas, laisse-moi te conduire à elle.
Il me guida jusqu’au bureau d’Ysanne en silence. Il ne semblait pas en
colère, mais je n’étais pas rassurée pour autant. Il était suffisamment fort
pour me briser la nuque d’une main, s’il le voulait. Mon petit cœur perfide
me soufflait qu’Edmond ne pouvait utiliser ces mains élégantes que pour de
bonnes choses, mais ma tête reprochait à mon cœur d’être aussi naïf.
Edmond avait beau être sexy, je ne le connaissais pas, et je ne savais pas ce
dont il était capable.
Il s’arrêta devant une porte en bois avec une vitre en verre fumé et frappa
à la porte.
— Je suis occupée, lança Ysanne d’un ton sec.
— Renie Mayfield souhaite te parler.
J’étais convaincue qu’Ysanne refuserait de me voir, mais elle finit par
répondre après quelques secondes de silence : — Laisse-la entrer.
Même Edmond avait l’air étonné. Il ouvrit la porte et me laissa passer en
premier, puis il m’emboîta le pas.
Le bureau d’Ysanne était étonnamment moderne, tranchant avec le style
classique du manoir. La moquette était blanche, mise en valeur par le papier
peint sombre. Deux chaises en chrome et en cuir étaient posées en face d’un
bureau noir. Assise à son bureau, Ysanne ressemblait plus à une femme
d’affaires qu’à une souveraine vampire.
— Renie aimerait discuter de sa sœur, expliqua Edmond.
Ysanne me fixa comme un insecte qu’elle aurait envie d’écraser.
— June Mayfield, bredouillai-je. Elle est entrée à Belle Morte il y a cinq
mois. En novembre, elle a arrêté de m’écrire. Je suis venue ici pour la
retrouver, mais elle n’est pas là. J’aimerais savoir ce qui lui est arrivé.
Ysanne posa son regard sur Edmond.
— C’est pour ça que tu m’as interrompue ?
J’étais furieuse. On parlait de ma sœur.
— Renie pense qu’il est arrivé quelque chose à June, reprit Edmond.
Le visage d’Ysanne s’adoucit un instant. Je me demandais quelle était la
nature de leur relation. Les tabloïds et les forums aimaient émettre des
suppositions sur les vampires qui couchaient ensemble – je n’aurais pas été
surprise qu’Ysanne et Edmond partagent le même lit. Ils auraient formé le
couple le plus sexy du monde.
Ysanne se retourna vers moi, le visage impassible.
— June Mayfield n’est plus à Belle Morte.
— Où est-elle ? demandai-je.
— Elle a été transférée dans une autre Maison.
Mon cœur s’emballa aussitôt.
— Je ne vous crois pas. Les donneurs ne sont jamais transférés.
— C’est un nouveau programme, se justifia Ysanne.
— Tellement nouveau que personne n’en a jamais entendu parler ? Que
vous n’avez pas pris le temps de l’annoncer ? Je ne vous crois pas.
— Je prends note de votre avis, ironisa-t-elle.
— Dans ce cas, je veux être transférée, moi aussi. Dans quelle Maison a-
t-elle été envoyée ?
— Cela ne vous regarde pas.
— C’est ma sœur !
— Il n’y aura pas d’autre transfert, insista Ysanne.
Les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles. J’avais du
mal à respirer.
— Dites-moi la vérité.
— C’est déjà fait.
J’essayai d’imiter le regard froid et mortel des vampires.
— Vous mentez.
— Dois-je me répéter ? lança-t-elle d’un ton sec.
J’avais les mains qui tremblaient. Un courant de terreur et de rage
traversa mon corps.
— Vous pouvez partir, conclut Ysanne d’un revers de la main.
— Je n’irai nulle part tant que vous ne m’aurez pas expliqué ce qui est
arrivé à June.
Ysanne ne bougea pas, mais je sentais la colère qui émanait d’elle. Elle
était vieille et puissante. Je ne voulais pas l’avoir comme ennemie. Malgré
tout, je refusais d’accepter son mensonge et de baisser les bras.
— Dois-je appeler la sécurité ? me menaça-t-elle.
Edmond posa une main sur mon épaule. Quelques minutes plus tôt, je
m’étais sentie mal à l’aise en sa présence. Désormais, j’avais envie de me
jeter dans ses bras. Si Ysanne perdait son sang-froid et m’attaquait, Edmond
était la seule personne qui pourrait me protéger – à moins qu’il ne la laisse
faire.
Ne sois pas ridicule, Renie. Belle Morte n’aurait pas atteint son statut de
Maison de vampires la plus célèbre d’Angleterre si ses vampires avaient
l’habitude de tuer tous les humains qui les agaçaient.
Edmond me guida hors du bureau. Je sentais la force de ses doigts sur
mon épaule. S’il les avait serrés davantage, il aurait pu me briser les os. Je
ne serais d’aucune aide à June avec une épaule cassée ou en mettant Ysanne
si en colère qu’elle en arriverait à résilier mon contrat et à me mettre à la
porte.
Les larmes me piquaient les yeux. Ma colère formait un nœud dans ma
poitrine.
— Sales monstres, murmurai-je. Qu’est-ce que vous avez fait à ma sœur
?
Le masque d’Edmond tomba un instant. Je reconnus une touche de
compassion dans son regard. J’aurais préféré qu’il me fixe avec
l’indifférence d’un vampire plutôt qu’il ne dévoile une étincelle d’émotion
humaine.
— Tu es une donneuse, Renie. C’est ton rôle, et tu dois t’en contenter.
J’avais envie de lui mettre une gifle. C’était tout le problème des
vampires. Ils existaient depuis tellement longtemps qu’ils avaient oublié
comment ressentir.
— Va te faire foutre, Edmond.
Je m’écartai de lui et partis en courant, retenant mes larmes.
Quoi qu’il arrive, ces monstres ne me verraient pas pleurer.
Edmond regarda Renie disparaître au bout du couloir.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu pitié de quelqu’un. La colère
et la peur dans les yeux de Renie lui avaient brisé le cœur. Cela n’aurait pas
dû être si difficile de mentir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas.
Renie n’avait pas accepté la réponse d’Ysanne. Elle n’était pas comme
les autres donneurs. Il ne se rappelait pas la dernière fois que quelqu’un
s’était adressé à Ysanne – ou à lui – sur ce ton. C’en était presque
rafraîchissant.
Il ouvrit la porte du bureau d’Ysanne sans prendre la peine de frapper.
— Il serait peut-être préférable de dire la vérité à Renie, suggéra-t-il.
Ysanne pinça les lèvres.
— Il est encore trop tôt.
— Elle a le droit de savoir.
— Cette situation est plus importante qu’Irene Mayfield. Je la
convoquerai au moment opportun.
— Tu joues à un jeu dangereux, ma vieille amie.
La plupart des vampires n’auraient pas osé provoquer Ysanne, mais
Edmond la connaissait depuis plus longtemps que quiconque.
La vampire s’enfonça dans son fauteuil. Ses épaules se détendirent
aussitôt.
— Je sais, mais les bénéfices pour notre espèce pourraient être
considérables.
— Si tu réussis.
Ysanne lui sourit, de ce même sourire qu’elle lui avait offert des
centaines d’années plus tôt dans la campagne française, alors qu’ils se
serraient l’un contre l’autre pour survivre à un hiver glacial.
— Aie confiance, dit-elle. J’y crois, et tu devrais y croire aussi.
Edmond hocha la tête, mais il n’oubliait pas la douleur de Renie, ni le
soupçon de doute qui le poussait à se demander si, pour une fois, Ysanne
n’avait pas tort.

Furieuse, je remontai les couloirs et me retrouvai par hasard dans la


bibliothèque.
Elle était plus petite que la salle à manger, avec des étagères remplies à
craquer et des canapés douillets agrémentés de coussins. Les lustres étaient
moins ostentatoires que ceux des autres pièces, et l’épaisse moquette
bordeaux étouffait le bruit de mes pas.
En quelques secondes, la bibliothèque devint ma pièce préférée – elle
semblait plus réelle, plus modeste que le reste de Belle Morte. Et puis, elle
était vide. J’étais enfin seule.
Le léger tintement d’un piano provenait de la salle de musique voisine.
June avait toujours rêvé d’apprendre à jouer d’un instrument, mais nous
n’avions jamais eu les moyens de prendre des cours. Dans sa première
lettre, elle m’avait parlé des violons, des guitares, des pianos et des harpes
dont était équipée Belle Morte.
La colère dans ma poitrine s’était transformée en une douleur lancinante.
J’avais envie de courir, de crier, de monter dans ma chambre et d’arracher
les vêtements de leurs cintres, de briser les miroirs, de casser la baignoire.
Je voulais détruire la décadence qui avait attiré ma sœur ici et qui me l’avait
enlevée.
Au lieu de cela, je fis les cent pas en repensant à ce que m’avait dit
Ysanne.
Elle me mentait. J’en étais certaine. Quant à Edmond… je n’arrivais pas
à savoir s’il était sincère ou s’il en savait plus que ce qu’il prétendait.
Suivait-il aveuglément les ordres de la maîtresse de maison ? Je sentais
qu’il ne me serait d’aucune aide.
J’étais tellement perdue dans mes pensées que je n’entendis pas la porte
s’ouvrir.
— Est-ce que ça va ? demanda une voix.
Pendant un bref instant, je crus que c’était Edmond, mais il s’agissait
d’Etienne. Il était plus expressif qu’Ysanne et Edmond, soit parce qu’il
n’essayait pas de cacher ses émotions, soit parce qu’il était plus jeune et
moins expérimenté qu’eux. Je ressentis une pointe de déception à l’idée
qu’Edmond ne m’ait pas suivie, mais je m’empressai de la chasser de mon
esprit.
Je me fichais d’Edmond.
Je voulais juste être seule.
Etienne entra dans la pièce en se déplaçant avec grâce.
— Tout va bien, mentis-je.
— Tu n’as pas l’air en forme.
— J’explore la maison.
Etienne n’insista pas, mais il resta planté devant moi, comme s’il
attendait quelque chose.
— Est-ce que je peux t’aider ? demandai-je.
Il fixa le sol d’un air gêné, puis son regard se posa sur ma gorge.
— J’aimerais te mordre.
C’était la dernière chose que je voulais à ce moment précis, mais je
n’avais pas le droit de refuser. J’avais déjà risqué ma place en provoquant
Ysanne. Si je repoussais Etienne, je pouvais dire adieu à Belle Morte.
— D’accord. Est-ce qu’il faut aller dans un salon spécial ou…
Je ne fus pas capable de terminer ma phrase, trop obnubilée par les crocs
qui avaient jailli de ses gencives. Je ne voyais pas comment il était possible
que ces choses transpercent ma peau sans me faire mal. Mon ventre se noua
tandis que je repensai aux cicatrices d’Amit et à sa tête béate.
— Cette pièce me convient, répondit Etienne en me guidant vers le
canapé le plus proche.
Depuis que j’avais envoyé ma candidature, pas un jour ne s’était écoulé
sans que j’appréhende le moment où un vampire me mordrait, mais je
n’avais pas pris le temps de me demander ce que je ressentirais.
J’étais sur le point de le découvrir.
Le canapé était confortable, mais j’étais tellement stressée qu’il me
paraissait dur comme de la pierre. Etienne s’assit à côté de moi, laissant
quelques centimètres d’espace entre nous. Je lui en étais reconnaissante.
— Préfères-tu le cou ou le poignet ?
J’avais oublié que j’avais le choix. Je fixai mon poignet et les veines
bleues qui ressemblaient à de minuscules rivières sous ma peau. Je n’aimais
pas l’idée qu’Etienne enfonce ses crocs dans ces veines, mais cela me
dérangeait moins que le cou.
— Le poignet, décidai-je.
Etienne l’attrapa entre son pouce et son index, puis il ouvrit la bouche.
J’étais à la fois fascinée et dégoûtée par ses crocs, qui poussèrent
davantage.
— Détends-toi, sinon tu risques de souffrir, me conseilla-t-il, les yeux
teintés de rouge.
Impossible de me détendre. Un vampire était sur le point de me mordre et
de boire mon sang !
Etienne plia mon bras. J’attendis de sentir son souffle me chatouiller la
peau, mais les vampires ne respiraient pas. Sans prévenir, il plongea ses
crocs dans ma chair.
Les larmes aux yeux, je me mordis la lèvre et me retins de gémir de
douleur. Je m’attendais à souffrir, mais c’était encore plus douloureux que
ce que j’imaginais. J’avais le bras en feu.
Etienne se mit à aspirer mon sang. De nos jours, les vampires se
nourrissaient tellement souvent qu’ils avaient seulement besoin de boire
l’équivalent de cinq fioles à la fois, bien moins que ce qu’on me prendrait si
je donnais mon sang. Pourtant, j’avais l’impression que cela durait une
éternité. Quand Etienne retira sa bouche de mon poignet, mon sang colorait
ses lèvres.
Comment les gens pouvaient-ils aimer ça ?
Etienne lécha les marques de crocs laissées sur ma peau. La salive des
vampires guérissait les blessures. Les traces de morsure disparurent
aussitôt.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta-t-il.
Je n’avais qu’une envie : m’éloigner de lui, et de tous les vampires.
— Est-ce que je peux y aller ?
Etienne hocha la tête. Ses yeux, qui avaient retrouvé leur couleur
normale, étaient teintés de pitié. Il m’avait prévenue que je souffrirais si je
ne me détendais pas, mais maintenant que je l’avais vécu, comment
parviendrais-je à me détendre avec les prochains ?
La gorge brûlante de toutes les larmes que j’avais retenues, je sortis en
trombe de la bibliothèque.
Je détestais cette maison et les monstres qui y vivaient.
Je détestais Ysanne et ses mensonges.
Alors que je remontais un couloir, je passai devant une porte qui donnait
sur le jardin. Elle était gardée par Dexter Flynn, vêtu de son uniforme noir.
J’avais beau l’avoir rencontré la veille, j’avais l’impression que des
semaines s’étaient écoulées depuis mon arrivée.
— Est-ce que je peux sortir ? demandai-je.
Si Dexter refusait, je perdrais officiellement mon sang-froid.
— Les donneurs doivent être accompagnés d’une escorte.
— Une escorte ?
— Un vampire ou un membre de l’équipe de sécurité.
Cette règle avait-elle été mise en place pour protéger les donneurs, ou
pour les empêcher de s’enfuir s’ils en avaient marre ? La seconde option me
semblait improbable, au vu de l’enthousiasme de tous les donneurs que
j’avais rencontrés.
— Je pensais que des gardes patrouillaient en permanence, remarquai-je.
— C’est le cas, mais les gardes qui font la ronde n’ont pas le droit de
servir d’accompagnateurs.
— Dans ce cas, qui sera mon escorte ?
Mon regard se posa sur le porte-parapluie près de la porte, rempli de
parapluies noirs. Plus un vampire était âgé, mieux il résistait au soleil, mais
certains vampires de Belle Morte étaient tellement jeunes qu’ils avaient
encore besoin de se protéger quand ils sortaient. Aucun humain ne savait
combien de temps un vampire survivrait à la lueur du jour. Les vampires
étaient particulièrement discrets quant à cette information.
— Je peux vous accompagner, si vous le souhaitez, proposa Dexter.
— Vous êtes le responsable de la sécurité. J’imagine que vous avez des
choses plus importantes à gérer.
— Pas en ce moment.
Il détacha une petite radio de sa ceinture et murmura quelque chose dans
le micro.
— Quelqu’un va me remplacer à la porte, m’expliqua-t-il.
Je remarquai qu’un couteau rengainé était accroché à sa ceinture. Quel
genre de problèmes s’attendait-il à devoir régler dans ce manoir calme et
somptueux ?
Quelques secondes plus tard, son remplaçant arriva, et Dexter poussa la
porte.
Je me précipitai dehors. L’air glacé de janvier eut l’effet d’une gifle – il
faisait tellement chaud à Belle Morte que j’en avais presque oublié la
saison. Le sol était dur, le soleil n’était qu’une faible tache dans le ciel pâle.
Mon souffle formait des nuages dans l’air. Il aurait été plus sage de
retourner à l’intérieur et de prendre un manteau, mais je ne voulais pas
rentrer. Pas encore.
La douleur de la morsure d’Etienne s’était estompée, mais je n’arrivais
pas à me débarrasser du souvenir de sa bouche contre ma peau, de ses crocs
qui avaient fait couler mon sang, du mouvement de sa langue lorsqu’il avait
scellé mes blessures. Je me sentais sale, et j’étais furieuse à l’idée que cela
m’arriverait à nouveau.
Je traversai la pelouse gelée et longeai les haies sculptées en essayant
d’étouffer ma rage et mon impuissance. Le domaine de Belle Morte était
entouré d’une haute enceinte de pierre – même à l’extérieur, j’avais
l’impression d’être en cage, et avec Dexter qui me suivait, je n’avais aucune
intimité. Au moins, il gardait une distance respectable et me permettait de
faire le tri dans mes pensées.
Ysanne m’avait menti. Les vampires étaient parfois transférés d’une
Maison à une autre, mais jamais les donneurs. Roux pensait que les frères et
sœurs d’une même famille ne pouvaient pas être donneurs en même temps.
Pourtant, Ysanne savait que j’étais la sœur de June. Dans ce cas, pourquoi
avait-elle accepté ma candidature ? Elle devait bien se douter que je
chercherais ma sœur. Ou peut-être était-elle habituée à ce que les donneurs
lui obéissent sans poser de questions ?
Je levai les yeux vers les murs et les fenêtres du manoir.
Ysanne ne me cacherait pas ses secrets longtemps.
J’étais prête à risquer ma vie pour découvrir la vérité.
— De quoi voulais-tu me parler ? demanda Melissa.
Je lui avais demandé de me rejoindre devant la salle d’art, mais elle
n’était pas venue seule. Aiden, son petit ami, était planté à ses côtés.
— J’aurais aimé qu’on discute seule à seule.
— Si tu as quelque chose à me dire, tu peux le dire devant mon copain,
répondit Melissa en prenant la main d’Aiden dans la sienne.
Les vampires et les humains n’avaient pas le droit de sortir ensemble,
mais aucune règle n’interdisait aux donneurs de se fréquenter. Certains
avaient même fini par se marier.
— OK, soufflai-je en leur faisant signe d’entrer.
Je fermai la porte derrière nous. Sans télévision ni ordinateur pour nous
divertir, l’art était un moyen de passer le temps à Belle Morte. La salle de
musique était le lieu préféré des donneurs qui savaient déjà jouer d’un
instrument ou qui voulaient profiter de leur présence pour apprendre. Le
théâtre à l’arrière de la maison offrait parfois des pièces exclusives aux
invités, et le reste du temps, il était ouvert aux donneurs qui souhaitaient
monter leurs propres spectacles. Sinon, il y avait toujours des travaux de
jardinage à faire, ou des livres à lire dans la bibliothèque, et les salles d’art
comme celle-ci, remplies de tables pliantes, de chevalets et d’étagères en
bois débordant de boîtes de crayons, de piles de carnets et de sculptures en
argile.
Un mobile en verre captait la lumière artificielle des lustres et projetait
des arcs-en-ciel sur les murs. Des tableaux étaient accrochés au-dessus des
étagères. Je reconnus le style vif et coloré de l’un d’entre eux, qui avait été
peint par un ancien donneur. Depuis sa sortie de la Maison, il était connu
dans le milieu de l’art.
— Alors, qu’est-ce que tu veux ? lança Aiden d’un ton sec.
Ce n’était pas à lui que je voulais parler, mais à Melissa. C’était elle qui
avait été prise en photo avec June.
— Pourquoi personne n’a le droit d’entrer dans l’aile ouest ? demandai-je
en espérant que Melissa baisse la garde si je ne parlais pas de June de but en
blanc.
Elle s’adossa contre une étagère.
— Je ne sais pas. Personne ne le sait.
— Est-ce qu’elle a toujours été interdite d’accès ?
— Non. C’était une aile réservée aux vampires des autres Maisons quand
ils nous rendaient visite.
— Quand est-ce que ça a changé ?
Melissa détourna le regard et fixa les œuvres d’art au-dessus de ma tête.
J’attendis patiemment en espérant que la gêne qui s’installait l’inciterait à
briser le silence.
— Il y a deux mois, finit-elle par répondre.
Ses mots eurent l’effet d’une douche froide. J’eus du mal à ne pas trahir
mes émotions.
— Au moment où ma sœur a disparu.
— June n’a pas disparu. Elle a été transférée dans une autre Maison.
— Aucun donneur n’a jamais été transféré, lui rappelai-je. Et personne
n’en a parlé. J’ai suivi les réseaux sociaux des Vladdicts pendant des
semaines. Pas un mot sur le transfert de June. Comme si personne n’était au
courant. Pourquoi Ysanne le cacherait-elle ?
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? s’agaça Melissa.
— La vérité.
— Tu ne préfères pas lâcher l’affaire ?
— Non ! C’est ma sœur.
— Du calme, me menaça Aiden.
— Tout ce que je sais, reprit Melissa, c’est qu’il y a quelques semaines
Ysanne nous a dit que June avait été transférée et qu’on ne devait en parler
à personne.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne trouves pas ça louche ?
Melissa ne répondit pas.
— J’essaie juste de comprendre ce qui s’est passé, ajoutai-je d’une voix
plus douce.
— On n’est au courant de rien, insista Aiden en passant un bras autour de
Melissa. Les autres donneurs non plus. Ne perds pas ton temps à leur poser
des questions. Personne ne désobéit à Ysanne.
— Ce n’est pas une putain de reine ! criai-je, incapable de garder mon
sang-froid.
— Ici, c’en est une, répliqua Melissa. J’aimais beaucoup June mais si
Ysanne dit qu’elle a été transférée, c’est que c’est le cas.
— Je ne la crois pas.
— C’est ton problème.
Melissa avait beau camper sur ses positions, elle avait toujours du mal à
croiser mon regard.
Je serrai les dents de frustration. Elle devait bien avoir conscience que
cette situation était louche !
— Je ferai éclater la vérité.
— Bonne chance, ironisa Aiden. Viens, Mel. On s’en va.
— Est-ce qu’il s’est passé quelque chose la veille de la disparition de
June ? tentai-je une dernière fois.
Melissa s’arrêta devant la porte.
— Non, répondit-elle d’une voix tremblante. Elle avait l’air heureuse.
Vraiment heureuse.
— Pourquoi ?
Melissa haussa les épaules.
— Tu n’avais aucune raison de t’inquiéter pour elle ?
— Non. June était une donneuse comme les autres. Ils ont décidé de
l’envoyer dans une autre Maison. Ce n’est pas à moi de poser des questions.
Les vampires savent ce qu’ils font.
Je ne pus m’empêcher de lever les yeux au ciel.
— Il faut que j’y aille, conclut Melissa.
Je n’essayai pas de la rattraper. À quoi bon ? Même si Aiden ne l’avait
pas accompagnée, je ne l’aurais pas forcée à parler. Au moins, j’avais
obtenu quelques bribes d’informations.
J’espérai que les autres donneurs seraient plus bavards.

Malheureusement, Aiden ne m’avait pas menti : personne ne voulait me


parler. Je tentai ma chance avec tous les donneurs qui avaient connu June et
je leur posai les mêmes questions qu’à Melissa, sans succès. Certains
d’entre eux n’étaient peut-être pas entièrement convaincus par l’explication
d’Ysanne, mais aucun n’était prêt à la défier et à risquer sa place à Belle
Morte.
Après une journée d’interrogatoires infructueux, je m’assis par terre
contre une étagère de la salle d’art en essayant de ne pas pleurer. June avait-
elle peint l’un des tableaux qui m’entouraient ? Ses mains avaient-elles
façonné l’une de ces sculptures ? Quels passe-temps et quels talents avait-
elle découverts pendant son séjour ?
Et maintenant ? Quelle était la prochaine étape ? Quitter le manoir et aller
voir la police ? Je n’avais aucune preuve, aucune piste.
J’aurais pu contacter la presse. Les journalistes se seraient forcément
délectés d’une histoire aussi mystérieuse. Ou le Conseil des vampires,
composé des cinq vampires qui dirigeaient les Maisons du Royaume-Uni et
d’Irlande. Ils étaient censés surveiller ce qui se passait dans chaque Maison,
s’assurer que les règles étaient bien respectées, et communiquer avec les
Conseils d’autres pays. Mais comment une donneuse comme moi entrerait-
elle en contact avec eux ? Profondément technophobes, les vampires
n’avaient ni téléphones ni boîtes mail, et je ne pouvais pas m’échapper de la
Maison. La seule façon d’en sortir était de mettre fin à mon contrat mais, si
je partais, c’était terminé.
Je devais rester à Belle Morte. Les réponses se trouvaient ici.
Jason entra dans la pièce et me tira de ma rêverie.
— Salut, dit-il en souriant.
— Salut, Jason.
Je lui rendis son sourire. Si je décidais de rester, il fallait que je me
comporte de manière aussi naturelle que possible.
— Je viens de croiser Amit, me confia-t-il. Il paraît que tu as passé la
journée à interroger des donneurs. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
— Est-ce que ça va ?
Non, mais à quoi bon lui dire la vérité ? Jason venait d’arriver à Belle
Morte. Il n’en saurait pas plus que moi. Et puis, cette journée m’avait
épuisée.
— Tout va bien, répondis-je.
Jason s’assit à côté de moi.
— Tu as été mordue, pas vrai ? Qui t’a choisie ?
Je frissonnai malgré moi en repensant à la sensation des crocs
transperçant ma peau.
— Etienne. Et toi ?
— Phillip, soupira-t-il. J’aurais préféré Gideon. Je portais même mon tee-
shirt le plus sexy, au cas où. Tant pis. Et puis, Phillip est franchement
craquant.
Ils l’étaient tous.
— Gideon te demandera peut-être demain, le rassurai-je.
Le visage de Jason s’illumina. L’espoir dans son regard me donnait envie
de hurler. Ne comprenait-il pas, lui non plus ? Gideon était un vampire, pas
un mec normal sur lequel fantasmer.
— Je pense savoir qui va te demander à toi, dit Jason d’un air espiègle.
Je pensai aussitôt à Edmond, mais je ne voulais pas de lui dans ma tête.
Au diable son visage parfait, son regard brûlant et son adorable accent
français. Pour ce que j’en savais, il était peut-être en train de coucher avec
Ysanne en ce moment même. Pire encore, ils venaient de terminer et étaient
en train de rire, dans leur lit, en repensant à mes questions et à l’idiote que
j’étais.
— Au fait, Etienne te cherche déjà, ajouta Jason. Ton sang a dû lui plaire.
Les larmes menacèrent à nouveau de couler, mais je pris sur moi. Etienne
voulait encore me mordre ? Parfait. Oui, cela faisait un mal de chien et je
détestais le principe, mais cela ne me tuerait pas.
Je frottai l’endroit où il m’avait mordue. La peau était lisse, mais je
savais exactement où il avait plongé ses crocs, comme si la morsure avait
laissé une marque invisible que rien ne pourrait jamais effacer.
— Tu as choisi le poignet, devina Jason. La prochaine fois, essaie le cou.
C’est délicieux.
Il ferma les yeux en souriant, savourant le souvenir de la morsure de
Phillip.
— Sérieusement ? Tu as aimé ça ?
— Pas toi ?
— Non.
Jason semblait choqué par ma révélation.
— Il n’y a rien de sexy à se faire mordre, insistai-je.
— Dans ce cas, pourquoi es-tu venue à Belle Morte ?
J’avais toujours pensé que les gens s’inscrivaient en tant que donneurs
pour devenir célèbres. Je n’avais pas envisagé que certains rêvaient d’être
mordus. C’était pourtant logique. Tout rapport sexuel entre donneurs et
vampires était interdit, mais il y avait définitivement quelque chose
d’intime dans le fait d’être mordu. Et si c’était aussi bon que certains le
prétendaient, il n’était pas étonnant que les volontaires soient aussi
nombreux.
— Tu ne te plais pas ici, déduisit Jason.
Je ne répondis pas. Je ne voulais pas donner naissance à une rumeur et
passer pour la première donneuse à détester Belle Morte.
— Désolé, soupira-t-il. Ça ne me regarde pas. Écoute, je ne sais pas
pourquoi tu n’aimes pas être mordue, mais tu as conscience que tu n’as pas
le droit de refuser ?
Je hochai la tête.
— Si je croise Etienne, je lui dirai que je ne sais pas où tu es, m’assura-t-
il.
— C’est vrai ?
J’avais pris Jason pour un Vladdict comme les autres, prêt à tout pour
obtenir une faveur de quiconque avait des crocs. Jamais je n’aurais cru qu’il
accepterait de mentir à un vampire pour me protéger.
— Ne t’inquiète pas, ma belle. Et ne sois pas triste.
Une vague de gratitude s’empara de moi. Ce n’était pas mon intention,
mais si j’avais voulu rester longtemps à Belle Morte, j’aurais peut-être pu
me faire des amis.
— Vas-y, ajouta Jason. Je vais le mettre sur une fausse piste.
Je sortis de la salle et remontai le couloir aussi vite que possible. Même
avec l’aide de Jason, je n’échapperais pas à Etienne indéfiniment. Avec un
peu de chance, il perdrait patience et trouverait quelqu’un d’autre à
grignoter.
Je passai devant trois salons d’alimentation, et devant la grande pièce
blanche qui servait de salle de méditation, où trois donneurs étaient assis en
silence sur des tapis rembourrés. Dans un autre couloir, je tombai sur une
statue grandeur nature placée entre deux portes. Il s’agissait d’un homme de
grande taille aux cheveux bouclés particulièrement réalistes.
Je m’assis à côté de la statue, cachée derrière ses jambes, et je repensai à
ce que Jason m’avait dit à propos des morsures au cou. Je passai une main
sur ma gorge et j’imaginai un vampire me mordant à cet endroit, la piqûre
aiguë de ses crocs. J’en eus la nausée.
Non.
Une ombre passa devant moi. Surprise, je me cognai la tête contre le mur.
Edmond me fixait en silence, aussi immobile que la statue.
— Nos chemins ne cessent de se croiser, remarqua-t-il. Que fais-tu ici ?
— Je passe du bon temps avec mon ami, répondis-je en tapotant le mollet
de la statue.
— Louis XIV, dit Edmond. On l’appelait le Roi-Soleil.
— Merci pour le cours d’histoire.
Je m’attendais à ce qu’il me remette à ma place, mais il se contenta de
m’observer.
— Tu as l’air malheureuse, Renie.
— Sans blague ? Ma sœur a disparu, personne ne veut me dire ce qui lui
est arrivé, et je vais devoir nourrir Etienne alors que je n’en ai pas envie !
Le simple fait d’admettre que je ne voulais pas nourrir un vampire
constituait une violation de mon contrat, mais Edmond n’eut pas le temps
de commenter. Etienne était apparu à l’autre bout du couloir. Je fermai les
yeux et j’enroulai mes doigts autour de mon poignet.
— Renie…
— Désolé, Etienne, mais Renie sera ma donneuse ce soir, l’interrompit
Edmond.
— Entendu.
Etienne semblait déçu, mais c’était la règle. Quand un vampire avait
choisi un donneur, ce dernier lui était réservé.
— Demain, peut-être, ajouta-t-il en croisant mon regard avec un air
sombre.
Edmond attendit qu’Etienne soit parti pour me tendre la main. Je
l’ignorai et me levai en prenant appui sur la statue.
— Pourquoi lui as-tu menti ? demandai-je.
Edmond se contenta de m’offrir son bras.
C’est alors que je compris. Edmond était intervenu non seulement parce
qu’il savait que je ne voulais pas nourrir Etienne, mais aussi parce qu’il
voulait me mordre à sa place. Soudain, son geste me sembla beaucoup
moins désintéressé, mais je ne pouvais pas le lui refuser. Et puis, si
quelqu’un devait me mordre, je préférais que ce soit Edmond. Est-ce que
c’était complètement tordu ? Après tout ce que j’avais pensé des autres
donneurs, étais-je vraiment si différente ?
Je ne pouvais pas nier qu’Edmond me faisait de l’effet, mais c’était un
vampire, et il représentait tout ce que je détestais de leur monde. J’étais
déterminée à combattre l’attirance qui était en train de naître au fond de
moi.
Edmond m’éloigna de la statue du Roi-Soleil et me guida dans le salon le
plus proche. Les murs étaient bleu pastel, et il n’y avait que deux meubles :
une méridienne en velours gris et un petit piano à queue.
Je me sentais beaucoup plus intimidée qu’avec Etienne.
Edmond était d’une sensualité indéniable. Sa chemise était entrouverte,
révélant une partie de son torse. Des sourcils noirs encadraient ses yeux
perçants. Sa peau n’était pas aussi blafarde que celle des vampires dans les
vieux films. Elle était d’une pâleur magique, surnaturelle, comme s’il avait
été sculpté dans le clair de lune.
Mon cœur se mit à palpiter. C’est un vampire, Renie. Ma réaction n’était
pas seulement pathétique, elle était hypocrite. De quel droit critiquais-je
Jason qui était attiré par un vampire alors que je faisais la même chose ?
Je chassai aussitôt cette pensée. Je n’étais pas attirée par Edmond. Il était
beau, mystérieux, irrésistible, et je réagissais comme n’importe quelle fille
face à un homme incroyablement sexy. Rien de plus.
Edmond prit ma main dans la sienne et la retourna de façon à exposer
mon poignet. Doucement, il traça mes veines du bout du doigt. Une douce
chaleur m’enveloppa, et elle ne venait que de moi – la peau des vampires
était froide.
Le petit espace qui nous séparait était chargé d’électricité. Ma tête me
disait de m’éloigner de lui, mais j’étais incapable de bouger. Les yeux
d’Edmond me clouaient sur place, son regard langoureux enflammait mon
ventre, et une pensée folle me traversa l’esprit : serait-ce si terrible si
Edmond me mordait dans le cou ?
Non. Je refusais d’aller aussi loin.
— Pas dans le cou, murmurai-je.
Le regard d’Edmond balaya mon corps, lentement, puis s’arrêta sur ma
gorge.
Mon cœur s’emballa davantage.
Je n’avais jamais ressenti une chose pareille. Edmond me donnait
l’impression que toutes les relations que j’avais eues jusque-là n’étaient que
des aventures stupides. Pourtant, je ne connaissais rien de lui. Sa peau
d’ivoire et son torse musclé ne faisaient pas de lui quelqu’un de bien et
n’effaçaient pas les défauts qu’il cachait sous cette magnifique façade.
— Préfères-tu t’asseoir ou rester debout ? demanda Edmond, les yeux
teintés de rouge.
— Je vais m’asseoir.
Sinon mes jambes tremblantes finiraient par céder sous mon poids.
Edmond prit place à côté de moi sur la méridienne, sans lâcher mon
poignet. Il murmura quelque chose en français.
— Pardon ? demandai-je.
Le fantôme d’un sourire effleura ses lèvres, lui donnant presque une
apparence humaine.
— Détends-toi, Renie.
Je n’arrivais pas à me défaire de la tension qui me tenaillait les muscles.
Edmond ouvrit la bouche. Ses crocs s’allongèrent. Ils étaient légèrement
incurvés, comme les canines d’un tigre, d’un blanc étincelant et d’une
beauté mortelle.
Edmond souleva mon poignet. Je fermai les yeux. Je souffrirais peut-être
moins si je ne le regardais pas.
Quand ses crocs transpercèrent ma peau, une douleur fulgurante
enflamma mon bras.
Raté.
Comment faisaient les autres donneurs ? Comment parvenaient-ils à
garder leur calme et à prendre du plaisir pendant qu’un vampire les mordait
?
Edmond finit de boire. Soulagée, je lâchai le bord de la méridienne
auquel je m’étais agrippée.
— Veux-tu que je les soigne ? demanda-t-il.
Je jetai un bref coup d’œil aux plaies, puis je hochai la tête.
Edmond lécha mon poignet, comme Etienne un peu plus tôt. Cette fois,
une vague de chaleur traversa mon corps tel un courant électrique. Ma main
se crispa à nouveau, mais pour une raison différente.
Edmond lâcha mon poignet. Je frottai l’endroit où il m’avait mordue.
— Je ne savais pas que j’avais le choix, remarquai-je. Pourquoi certains
donneurs préfèrent-ils garder les marques ?
— Parce qu’ils les trouvent séduisantes, un peu comme des tatouages.
D’autres les portent comme un signe de fierté, pour rappeler les services
qu’ils ont offerts aux vampires.
— C’est ridicule, dis-je sans réfléchir.
Je me mordis aussitôt la langue.
— Tu n’aimes pas les vampires, remarqua Edmond.
Je ne savais pas quoi répondre. Il balaya mon inquiétude d’un revers de
la main.
— J’apprécie ton honnêteté, Renie.
— Vraiment ?
C’était un peu hypocrite de sa part, sachant que tout le monde me mentait
dans cette maison.
— Ton point de vue m’intéresse.
— Tu parles, soufflai-je. Si je dis la moindre chose qui ne te plaît pas, tu
vas tout cafter à Ysanne.
Edmond fronça les sourcils. Il n’avait sûrement pas compris cette
expression, trop moderne.
— Tu vas tout lui répéter, précisai-je.
— Tu peux me faire confiance. Cela restera entre toi et moi.
— Pourquoi t’intéresses-tu à ce que je pense ?
— Je suis intrigué.
Il avait l’air sincère, mais j’étais quand même hésitante.
— Je ne vais pas te faire de mal, Renie. Nous ne sommes pas des
monstres.
Je n’en étais pas si certaine. Mon visage avait sûrement trahi mes
pensées, car Edmond redevint immobile. La trace d’humanité que j’avais
détectée un peu plus tôt avait à nouveau disparu derrière son masque de
vampire.
— Tu penses que nous sommes des monstres.
— Non, je… Je pense que personne ne devrait être traité comme une star
sans l’avoir mérité.
— Tu penses que nous ne le méritons pas ?
Edmond était-il sérieux ? La plupart des vampires passaient leurs
journées à ne rien faire et vivaient dans le luxe, alors que des gens comme
ma mère, parent célibataire qui travaillait dur pour subvenir aux besoins de
ses deux filles, luttaient tous les jours pour gagner leur vie.
— Qu’est-ce qui vous rend si uniques et méritants ? le défiai-je.
Un sourire se dessina sur son visage.
— En dehors du fait qu’on soit immortels ?
— OK, vous êtes uniques dans ce sens, mais je ne pense pas que vous
méritiez un statut de superstar pour autant. On ne sait rien de vous.
— Tu te trompes. J’avoue ne pas être familier avec l’Internet, mais je sais
que des millions de gens partagent des informations à notre sujet tous les
jours. On parle de nous dans le monde entier.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, grognai-je.
— Explique-moi.
— Les gens voient ce que vous voulez qu’ils voient. Vous projetez une
image d’élégance et de richesse, mais au fond, on ne vous connaît pas. Pas
vraiment. On ne sait pas de quoi vous êtes capables, et on ne connaît
quasiment rien des vies que vous avez vécues. Ce côté mystérieux fait
partie de votre charme, mais je ne comprends pas comment les gens
peuvent vénérer des créatures qui leur sont aussi étrangères.
Edmond resta silencieux pendant un long moment. Je craignais d’être
allée trop loin. Il m’avait promis qu’il ne rapporterait rien à Ysanne, mais je
ne parvenais pas à lui faire confiance.
— Tu penses que nous devrions révéler tous nos secrets ? demanda-t-il.
— Je pense que vous ne devriez pas vous attendre à ce que les humains
vous fassent confiance, ni à ce que le monde se prosterne à vos pieds, tant
que vous nous cacherez des choses.
— Les vampires ne sont pas les seuls responsables. Nous n’avons pas
demandé de traitement de faveur. Ce sont les humains qui nous l’ont offert.
— Vous ne l’avez pas refusé.
— Bien sûr que non, dit Edmond en me regardant droit dans les yeux. Si
on t’offrait tout ce dont tu rêves sur un plateau, le refuserais-tu ?
Je me retins de répondre de peur d’admettre la vérité.
— Nous ne sommes pas aussi terribles que tu le penses, ajouta Edmond.
Ma colère et ma méfiance envers les vampires étaient les deux forces qui
m’ancraient et m’empêchaient d’être emportée dans un océan de soie, de
crocs, de paillettes et de sang. Si je les perdais, j’avais peur de me perdre
moi-même.
— Pourquoi les vampires ne transforment plus les humains ? tentai-je.
June s’était souvent posé la question. De nombreuses théories circulaient
chez les Vladdicts, mais personne n’avait la réponse. Avais-je lancé ce sujet
pour le partager avec elle quand nous nous retrouverions ou cherchais-je
simplement de nouvelles bribes d’informations ?
— Le système de donneurs nous suffit, expliqua Edmond. Il est inutile de
surcharger notre communauté avec de nouveaux vampires.
Ses mots sonnaient creux. J’essayai de lever un sourcil avec autant de
subtilité que lui, mais cela ressembla à un spasme facial.
— C’est tout ? insistai-je. C’est la seule raison ?
— À quoi t’attendais-tu ?
— C’est vous qui avez établi le système de donneurs. Si vous créez de
nouveaux vampires, il suffit de construire de nouvelles Maisons. Les États-
Unis ont créé deux nouvelles Maisons en trois ans. La Russie en a fondé
quatre. On raconte que l’Écosse créera sa propre Maison d’ici quelques
années.
Le regard d’Edmond se posa sur le piano à l’autre bout de la pièce.
— Veux-tu vraiment entendre la vérité ? murmura-t-il.
Je m’avançai malgré moi. Ma main, posée sur le dos de la méridienne,
frôla le bras d’Edmond.
— Je t’écoute.
— Les vampires sont en marge de l’humanité. Les gens nous traitent
comme des stars parce qu’ils ne voient que le côté glamour, immortel et
romantique. Nous ne voulons pas leur rappeler notre caractère monstrueux.
Edmond croisa mon regard. Cette fois, je reconnus une émotion
différente, comme si sa façade de vampire s’était craquelée, révélant un
soupçon de l’homme qu’il avait été.
— Tu as été honnête avec moi, Renie. C’est mon tour. De nombreux
vampires ont un passé sanglant. Nos histoires sont imprégnées de sang et de
mort.
Je m’en doutais depuis longtemps, mais cette confirmation me donna des
frissons.
— Sais-tu comment un humain devient un vampire ? demanda-t-il.
Je secouai la tête.
— Il faut mourir. Un vampire doit te vider de ton sang, puis te nourrir
avec le sien.
Je tremblais malgré moi. Je rencontrais déjà des difficultés à me faire
mordre. Je serais incapable de mordre quelqu’un.
— Tout le monde ne survit pas à la transformation, reprit Edmond. On ne
se réveille pas vampire du jour au lendemain. Il y a une… transition.
Certaines personnes meurent. Si nous nous mettions à tuer des gens, même
si leur souhait était de devenir des vampires, le monde entier se retournerait
contre nous. C’est trop dangereux. Nous sommes moins nombreux que les
humains, et ils n’ont plus peur de nous. Du moins, pas comme avant.
Cette fois, je savais qu’il disait la vérité. Je reconnaissais la sincérité dans
sa voix. J’avais envie de poser une main sur la sienne, mais je me retins au
dernier moment.
— La vérité fait mal, murmura-t-il d’une voix douce et sucrée comme du
caramel. Je ne vais pas jouer un jeu avec toi, Renie. J’ai vécu longtemps, et
j’ai commis des actes terribles, mais je suis toujours un homme. Les
vampires ne sont pas aussi différents des humains que tu le penses. Si vous
nous piquez, ne saignons-nous pas ?
— Seulement quelques secondes. Vous cicatrisez vite.
Le sourire d’Edmond effaça la froideur de son masque de vampire et me
laissa sans voix.
Malgré tout, je n’oubliais pas June. Mon besoin de découvrir la vérité à
son sujet brisa le moment.
— Il faut que j’y aille, décidai-je.
Edmond se leva avant moi et me tendit la main. Cette fois, je l’acceptai.
Sa peau semblait encore plus froide contre ma paume chaude et moite.
Il me raccompagna jusqu’à ma chambre sans un mot. Je ne le quittai pas
du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse au bout du couloir.
J’étais perdue. J’étais venue à Belle Morte en m’attendant à détester les
vampires, et voilà qu’Edmond était entré dans ma vie, avec ses yeux, son
sourire et son aura dangereuse.
Je ne devais pas oublier qu’il me mentait. Même s’il n’était pas au
courant de ce qui était arrivé à June, il savait qu’Ysanne cachait quelque
chose. Puisque aucun d’entre eux ne voulait me dire la vérité, ils ne me
laissaient pas le choix.
À la nuit tombée, j’entrerais dans l’aile ouest.
Quand j’entrai dans notre chambre, la porte de la salle de bains était
grande ouverte. Un nuage au parfum de rose s’en échappait en volutes.
— Je prends un bain ! cria Roux.
Je jetai un œil à l’intérieur. Roux était dans la baignoire, recouverte d’une
montagne de bulles. De minuscules morceaux de mousse s’accrochaient à
ses cheveux comme des flocons de neige.
— Entre !
Épuisée par ma journée, je m’assis sur le couvercle des toilettes. Je
devrais attendre que tout le monde soit couché avant de partir explorer l’aile
ouest. J’aurais aimé en discuter avec quelqu’un, mais je ne voulais pas
embarquer Roux dans cette histoire.
— Comment s’est passée ta première morsure ? demandai-je.
— C’était super ! J’ai eu Benjamin. Et toi ?
— Etienne.
Je ne parlai pas d’Edmond. Le moment qu’on avait partagé me semblait
trop intime.
Roux se redressa dans la baignoire, éclaboussant le carrelage d’eau et de
mousse.
— Tu as besoin de parler, devina-t-elle. Raconte.
— Qu’est-ce que tu penses des vampires ?
Roux sortit une jambe du monticule de mousse et pointa les orteils vers le
plafond.
— Je les trouve sexy, répondit-elle, mais j’imagine que ce n’est pas la
réponse que tu attends. Ce sont des créatures mystérieuses. Ils existent
depuis longtemps, mais on ne connaît pas les dates exactes. On sait que
certains ont vécu des vies hors du commun, sans pour autant en apprendre
les détails. Ils sont capables de commettre des choses terribles, mais ils
réfrènent leurs pulsions les plus sombres pour s’adapter à notre monde.
J’en perdis mes mots. Roux tapa sa tempe avec un doigt, laissant un amas
de mousse dans ses cheveux.
— Je te l’ai déjà dit. Il y en a là-dedans.
Je rougis de honte. Juger les gens était l’un de mes pires défauts. J’avais
tellement présumé que tous ceux qui admiraient les vampires devaient être,
au mieux, ignorants ou, au pire, carrément stupides, que je ne voyais pas ce
qui se trouvait juste sous mon nez.
— Dans ce cas, pourquoi les aimes-tu autant ? demandai-je.
Roux réfléchit un instant. Elle plongea sa jambe dans l’eau et sculpta des
formes dans la mousse avec ses ongles.
— Pourquoi les gens aiment-ils les tigres et les loups ? On sait qu’ils sont
capables de nous arracher la gorge, mais ils sont tellement beaux qu’on ne
peut pas s’empêcher de les admirer. Imagine toutes les expériences que les
vampires ont vécues, tout ce qu’ils ont vu. Comment ne pas être fascinée
par des gens qui vivent depuis aussi longtemps ?
Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. J’avais passé tellement de
temps à condamner les aspects négatifs de leur immortalité que je n’avais
pas envisagé les côtés positifs. À l’école, j’avais toujours trouvé les cours
d’histoire ennuyeux, mais entendre parler de ces mêmes événements de la
bouche de gens qui les avaient vécus aurait sûrement attisé ma curiosité.
Les vampires auraient peut-être mieux fait d’enseigner l’histoire plutôt que
de poser pour les magazines.
Aux États-Unis, deux vampires avaient publié des livres détaillant leur
expérience en tant qu’esclaves avant leur transformation. Au Japon, un
ancien samouraï devenu vampire travaillait comme consultant historique
pour des films et des émissions de télévision. Des survivants de
l’Inquisition espagnole, du procès des sorcières de Salem et de la
Révolution française avaient donné des interviews à la télévision. Ysanne
elle-même avait sorti les vampires de l’ombre en démontrant publiquement
sa force surhumaine et en sauvant de nombreuses vies.
Pourquoi la majorité des vampires ne prenaient-ils pas exemple sur eux ?
Pourquoi restaient-ils enfermés dans leurs manoirs, comme des ermites ?
— Pourquoi me poses-tu ces questions ? me demanda Roux.
— Je suis juste curieuse. Je pensais que j’étais la seule à ne pas les
vénérer.
Roux haussa les épaules.
— Je sais qu’ils nous cachent des choses, mais je pense aussi que le passé
appartient au passé. Ce qu’ils ont fait à l’époque et les personnes qu’ils
étaient ne reflètent pas nécessairement qui ils sont aujourd’hui. Tant que je
n’en saurai pas plus, je ne peux pas me permettre de les juger.
Elle s’agrippa aux rebords de la baignoire et se leva sans prévenir. L’eau
et la mousse dévalèrent son corps nu. Elle n’était pas gênée pour un sou.
— Tu n’as donc aucune inhibition ? m’amusai-je.
Elle me sourit en posant une main sur sa hanche.
— Avec un cul comme le mien, pourquoi me cacher ?
Elle n’avait pas tort. Roux n’avait peut-être pas une poitrine généreuse,
mais ses jambes et ses fesses étaient exceptionnelles. Elle tourna sur elle-
même comme pour me montrer une nouvelle tenue. J’éclatai de rire. C’était
la première fois que je riais depuis que ma candidature avait été acceptée –
depuis la disparition de June. Je me sentais bien, comme si toute la peur et
les doutes qui pesaient sur mes épaules s’étaient envolés. Malheureusement,
je revins vite à la réalité, et le rire mourut dans ma gorge.
J’étais ici depuis un jour et je n’avais toujours pas la moindre idée de ce
qui était arrivé à ma sœur. J’avais honte de m’amuser avec Roux et de
craquer pour Edmond à l’endroit même où ma sœur avait disparu.
Ce soir, j’obtiendrais enfin des réponses.

Évidemment, « ce soir » n’avait pas la même signification à Belle Morte


que dans la vie normale. Les vampires étaient plus actifs la nuit. Ils se
couchaient et se levaient tard. Le meilleur moment pour fouiner serait après
2 heures du matin, quand les vampires et les donneurs seraient endormis.
Mon portable était resté à la maison, et l’alarme de notre réveil aurait
alerté Roux. Je bus plusieurs verres d’eau avant de me coucher, en espérant
qu’ils m’aideraient à me réveiller tôt.
Ma technique fonctionna.
Roux ne remua pas tandis que j’enfilais ma robe de chambre – en satin
noir, évidemment – et que je sortais de la chambre. Dans le couloir, les yeux
des portraits brillaient dans leurs cadres dorés. Plongée dans le noir, Belle
Morte ressemblait à un manoir de film d’horreur, avec des monstres et des
meurtriers tapis derrière chaque porte. Ignorant les frissons qui me
parcouraient, je remontai le couloir, mes pas assourdis par le tapis.
Le plan de Belle Morte était simple : les ailes nord et est étaient d’un
côté, les ailes sud et ouest de l’autre. À quelques mètres de l’escalier
principal, le couloir bifurquait sur ma gauche. Je le suivis jusqu’à atteindre
un coin qui donnait sur un escalier plus court, menant à un autre couloir
sombre.
L’aile ouest.
Je plissais les yeux afin de discerner ce qui m’attendait dans la pénombre
quand je vis une silhouette s’engouffrer dans le couloir.
Si l’accès à l’aile ouest était interdit à tous, pourquoi y avait-il quelqu’un
là-haut ?

Edmond n’arrivait pas à fermer l’œil. Allongé sur son lit, il fixait le plafond
en essayant, en vain, d’oublier ce qui s’était passé.
Il n’avait jamais eu l’intention de goûter à Renie. Il aurait dû partir, la
laisser avec Etienne. Renie n’avait pas demandé d’aide, mais son regard
implorant l’avait fait à sa place, sans même qu’elle s’en rende compte.
Tapie derrière cette statue, effrayée et vulnérable, elle lui avait rappelé
l’époque où il rôdait dans la campagne française et dans les ruelles de Paris
à la recherche de son prochain repas. Il avait vu ce regard chez les
nombreuses victimes qui avaient croisé sa route. Il ne supportait pas de le
retrouver chez Renie.
Edmond repoussa les couvertures, s’habilla et se rendit à l’endroit où il se
sentait le plus en paix : la bibliothèque. Il s’allongea sur un canapé, posa sa
tête sur l’accoudoir et tenta de calmer son cerveau bourdonnant.
Quand il avait annoncé à Etienne qu’il avait réservé Renie, Edmond
n’avait pas envisagé de la mordre, mais il savait qu’Etienne se poserait des
questions s’il ne le faisait pas. Pour Etienne et les autres vampires de Belle
Morte, Renie n’était qu’une donneuse parmi d’autres. Personne n’avait
besoin de savoir que, lorsque Edmond la regardait, il ressentait une étincelle
qu’il n’avait pas ressentie depuis très longtemps, une émotion qu’il s’était
juré de ne plus jamais s’autoriser.
Pendant leur discussion, Renie avait réussi à franchir ses défenses. Elle
l’avait même fait sourire. Il ne pouvait pas se permettre de se rapprocher de
cette fille, même si elle l’attirait plus que tout.
Edmond avait vécu plusieurs siècles, il avait déjà éprouvé cette
attraction, mais cela s’était toujours mal terminé. Pendant plus de deux
cents ans, il avait évité toute relation. À quoi bon donner son cœur à
quelqu’un pour qu’il soit rejeté, battu, arraché ? Il y avait tant de fissures
dans le cœur d’Edmond, des milliers de cicatrices que personne ne
comblerait jamais – surtout pas Renie.
Dès l’instant où son sang avait touché ses lèvres, Edmond s’était cru au
paradis. Quand avait-il goûté quelque chose d’aussi bon pour la dernière
fois ? Rien que d’y penser, ses crocs s’allongeaient. Désormais, il serait plus
difficile de garder ses distances. Chaque fois qu’il la verrait, il se
souviendrait de la douceur de son sang dans sa bouche.
Edmond resta sur ce canapé jusqu’à ce que ses pensées l’épuisent, que
ses paupières s’alourdissent et que le besoin de dormir devienne plus fort
que le souvenir de Renie. Alors que le sommeil était sur le point de
l’emporter, il se leva et sortit de la bibliothèque.
C’était décidé : dès le lendemain, il ferait tout pour éviter Renie
Mayfield.
Quand il arriva en haut de l’escalier, Edmond tendit l’oreille. Quelqu’un
d’autre était réveillé. Un humain n’aurait pas entendu le bruit étouffé de
pieds nus se déplaçant sur un tapis, ni ce faible battement de cœur, mais
l’ouïe des vampires était plus aiguisée. Un donneur était à proximité, et son
cœur palpitait comme celui d’un oiseau effrayé.
Edmond atteignit le premier étage juste à temps pour apercevoir un éclair
de cheveux auburn disparaître en direction de l’aile ouest. Malgré lui, il
sourit. Cette humaine était vraiment déterminée.
Son sourire s’évanouit aussitôt. Renie ne savait pas dans quoi elle
s’embarquait, et si personne ne l’arrêtait, elle finirait blessée, voire pire.
Silencieux comme un fantôme, Edmond suivit la fille qu’il aurait dû fuir.

Je me collai au mur et jetai un autre coup d’œil vers l’escalier qui menait à
l’aile ouest. La silhouette que j’avais aperçue avait disparu dans le couloir.
Peut-être était-ce Ysanne elle-même – après tout, la maîtresse de maison
avait sûrement le droit d’enfreindre ses propres règles.
Avais-je vraiment envie de me retrouver face à elle à nouveau ? Non.
C’était l’une des vampires les plus puissantes et les plus dangereuses que
j’étais susceptible de rencontrer, et j’aurais préféré ne plus jamais la revoir.
Mais si June avait disparu au moment où l’aile ouest était devenue
inaccessible, les deux événements étaient forcément liés.
June était-elle là-haut ?
Était-ce elle que j’avais aperçue ?
— OK, Renie, murmurai-je. Sois prudente.
— Tu te parles à toi-même ?
Je bondis de surprise. Edmond surgit de la pénombre.
— Tu m’as fait peur ! lui reprochai-je, une main posée sur mon cœur
battant.
Il m’observa avec son calme légendaire. Vêtu d’un pantalon noir et d’une
chemise noire, il ne faisait qu’un avec les ombres. Son visage ressemblait à
une sculpture brillant dans l’obscurité. Je ne pouvais m’empêcher de me
demander ce que cela ferait de passer mes doigts dans ses longs cheveux.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il.
— Je te retourne la question.
— Tu ne devrais pas être là.
— Aucune règle n’interdit aux donneurs de sortir de leur chambre la nuit.
Edmond leva un sourcil.
— Tu ne serais pas sur la défensive si tu n’étais pas en train de faire une
bêtise.
Il avait raison, mais je ne comptais pas l’admettre, même si la culpabilité
devait se lire sur mon visage.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Sais-tu que les vampires sentent quand un humain leur ment ?
murmura-t-il en repoussant mes cheveux de mon épaule. Nous entendons
votre cœur.
Ses doigts descendirent le long de ma gorge jusqu’à trouver mon pouls,
qui me trahit davantage. Les gestes d’Edmond avaient beau être tendres, ils
laissaient une ligne de feu sur ma peau. J’aurais aimé que sa langue suive le
chemin de ses doigts et apaise ces flammes. J’avais les jambes qui
tremblaient. Personne ne m’avait jamais touchée de manière aussi sensuelle.
Son regard dériva vers ma poitrine. J’étais soulagée de porter un pyjama
et une robe de chambre. Si j’avais été en chemise de nuit, Edmond aurait eu
une vue plongeante sur mon décolleté.
— La culpabilité n’est pas la seule émotion que nous discernons, ajouta-
t-il d’une voix douce comme une caresse.
J’avais envie de plaquer mon corps contre le sien, de me jeter dans ses
bras. Que m’arrivait-il ? J’étais en train de me consumer de l’intérieur. La
proximité d’Edmond, la façon dont il me regardait…
— Les battements de ton cœur s’accélèrent, remarqua-t-il, les yeux rivés
sur ma poitrine. Sais-tu ce qui fait battre le cœur aussi vite ?
Je n’arrivais même plus à secouer la tête. Ce vampire m’hypnotisait.
— L’excitation, chuchota Edmond en s’approchant davantage. Le désir.
Il fallait qu’il s’éloigne de moi.
Sinon je finirais par l’embrasser.
Je lui donnai un coup de pied dans le tibia.
Edmond recula d’un pas, visiblement surpris. C’était la première fois
qu’il se déplaçait avec maladresse. Pendant un bref instant, il ressembla
davantage à un humain qu’à un vampire.
— Que cachez-vous dans l’aile ouest ? lançai-je en montrant l’escalier du
doigt.
Je ne savais pas si Edmond avait essayé de me séduire pour me détourner
de ma mission, mais je ne me laisserais pas faire.
Il se redressa, son masque de vampire à nouveau plaqué sur le visage.
— Tu n’es pas la première donneuse à te poser cette question, mais tu
n’es pas plus spéciale que les autres. Tu ne perceras jamais les secrets de
Belle Morte, Renie.
La froideur de sa voix me blessa autant que la dureté de ses mots, mais je
m’en réjouissais. Cela fit disparaître les papillons dans mon ventre et me
rappela qui était Edmond.
— J’ai vu quelqu’un là-haut, lui confiai-je. Que ferais-tu si je montais
l’escalier ?
— Je te rattraperais et je te porterais jusque dans ta chambre.
— Dans ce cas, attends-toi à des coups de pied ailleurs que dans le tibia.
— Tu connais le règlement de Belle Morte. Tu as signé un contrat. Tu
savais dans quoi tu t’embarquais.
— Je n’ai pas signé pour qu’on me mente. Tout le monde prétend que
June a été transférée. Vous me prenez pour une idiote ?
Gideon et Míriam apparurent à l’autre bout du couloir. Ils étaient
magnifiques, comme en pleine journée. Évidemment, les vampires
n’avaient pas les yeux bouffis comme nous autres mortels.
— Que se passe-t-il ? demanda Gideon.
— Rien, répondit Edmond. Je m’en charge.
Le regard de Gideon glissa vers l’aile ouest. Une lueur d’incertitude
traversa son visage.
Est-ce que quelqu’un, à part Ysanne, savait ce qui se trouvait là-haut ?
Edmond saisit mon bras et m’entraîna loin des deux vampires, loin de
l’entrée de l’aile ouest.
— Ysanne ne supporte pas que l’on bafoue son autorité. Surtout pas les
donneurs. Tu comprends ?
Je lui lançai un regard noir.
— Si tu n’es pas prudente, elle te chassera de Belle Morte. Est-ce
vraiment ce que tu veux ?
Si Ysanne m’excluait de Belle Morte, je ne découvrirais jamais la vérité.
Mais si je respectais le règlement, je ne trouverais pas de réponses non plus.
J’étouffai un cri de frustration. Toutes mes tentatives se heurtaient à un mur.
Je voulais le briser, plus que tout, mais je ne savais pas comment.
Je repoussai Edmond, qui lâcha aussitôt mon bras.
— Je suis capable de retrouver ma chambre toute seule.
Furieuse, je lui tournai le dos et le laissai seul dans le couloir.

La colère et la frustration de Renie flottaient dans l’air. Edmond n’avait


d’autre choix que de lui mentir. Elle s’attaquait à des choses qu’elle n’était
pas prête à comprendre. Peut-être ne le serait-elle jamais.
C’était mieux ainsi. Si Renie le détestait, la tentation prendrait fin.
Dans l’obscurité du couloir, sa beauté ardente avait été plus flamboyante
que jamais, transperçant les boucliers qu’Edmond avait passé deux siècles à
construire. Il n’y avait pas de place pour elle dans sa vie. Pourtant, il était
difficile de lui résister. Son esprit, sa passion et sa détermination l’attiraient
malgré lui.
Elle lui avait donné un coup de pied. Edmond n’arrivait toujours pas à y
croire.
Après s’être assuré que Renie avait disparu au bout du couloir, il retourna
au bas de l’escalier qui menait à l’aile ouest. Gideon était parti, mais
Míriam était toujours là, visiblement troublée.
— Tu es au courant de quelque chose, devina-t-elle.
— Je n’ai pas le droit d’en parler.
— Pas même à moi ?
Edmond n’était pas le seul vampire de Belle Morte qui portait avec lui
des souvenirs douloureux et un passé traumatisant, mais il y avait une
différence entre amour et besoins physiques. Míriam et Edmond se
tournaient parfois l’un vers l’autre pour satisfaire ces besoins, conscients
que leur relation n’irait jamais plus loin.
— Je retourne me coucher, ronronna Míriam. Si jamais tu as envie de me
rejoindre…
— Pas ce soir.
Elle tapota son épaule d’un air affectueux et le laissa seul dans le couloir.
Quelques secondes plus tard, Isabeau émergea de l’aile ouest et descendit le
petit escalier.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle en voyant Edmond.
— Renie était en train d’explorer les environs.
Isabeau secoua la tête. Ses boucles brunes rebondirent sur ses épaules.
— Ysanne n’aurait jamais dû l’accepter à Belle Morte. Rien de tout cela
ne devrait avoir lieu.
— Je sais, confirma Edmond.
Le système de donneurs existait depuis des années, mais c’était la
première fois qu’ils étaient confrontés à une situation pareille. Edmond ne
pouvait s’empêcher de penser qu’Ysanne ne la maîtrisait pas aussi bien
qu’elle le prétendait.
— Je vais me coucher, dit Isabeau en le quittant à son tour.
Edmond resta planté là, seul face à l’aile ouest. Renie ne baisserait pas
les bras tant qu’elle ne connaîtrait pas la vérité. Il aurait été plus sage de la
renvoyer de Belle Morte, mais elle était leur seule chance.
Sans elle, tous leurs efforts seraient vains.
— C’est un désastre, soupira Edmond.
Il tourna le dos à l’escalier et s’engouffra dans la pénombre du couloir.

Je retournai dans l’aile sud en ruminant.


Je haïssais Edmond. Je haïssais les vampires. Je haïssais Belle Morte.
Je n’arrêtais pas de repenser à ce que j’avais ressenti quand Edmond
s’était approché de moi. Pendant un instant, j’avais cru qu’il allait
m’embrasser. Pire encore, je ne l’aurais pas repoussé.
Si seulement je pouvais remonter le temps et intercepter le dossier de
June avant qu’elle le soumette, ou tenter de la dissuader.
Mais elle ne m’aurait pas écoutée.
Je plissai les yeux, retenant des larmes inutiles. Je n’aurais jamais pu
empêcher June de venir ici. Si elle était partie en colère, elle ne m’aurait pas
écrit du tout, et je n’aurais jamais su que quelque chose n’allait pas.
J’entrai dans ma chambre sur la pointe des pieds, mais Roux se réveilla
pendant que je grimpais dans mon lit.
— Qu’est-ce qui se passe ? marmonna-t-elle.
— J’avais besoin de prendre l’air. J’ai fait un rêve.
— Un cauchemar ?
Quand j’étais petite, chaque fois qu’un cauchemar me réveillait, je
rejoignais June dans son lit pour le lui raconter. Parfois, elle était de
mauvais poil parce que je l’avais réveillée, mais son humeur s’améliorait
toujours quand elle comprenait que j’avais besoin de parler à quelqu’un. Ce
souvenir me brisa le cœur.
— Non, répondis-je.
— Oooh, lança Roux d’un air coquin. Un rêve érotique !
— Pas du tout !
— Raconte, dit-elle en tapotant sa couverture.
Je traversai la chambre et m’assis à côté d’elle.
— Il n’y a rien à raconter.
— Tu as rêvé d’Edmond, pas vrai ?
— Arrête ! Pourquoi veux-tu que je rêve d’Edmond ?
— Parce qu’il est sexy ? Parce qu’il a un corps que Michel-Ange aurait
voulu sculpter ?
— Peu importe. C’est un vampire.
— Et alors ?
Je grognai de frustration.
— Il n’est pas humain ! insistai-je en espérant qu’à force de le répéter je
finirais par me convaincre moi-même.
— Tu le penses vraiment ?
— Laisse-moi réfléchir, dis-je en comptant sur mes doigts. Les vampires
sont immortels. Ils guérissent de blessures qui tueraient un humain. Ils ont
besoin de boire du sang pour survivre. Le soleil les tue s’ils s’y exposent
trop longtemps. Oui, je confirme qu’ils ne sont pas humains.
Roux blottit ses genoux contre son torse.
— Je sais qu’ils sont différents, mais ils ont tous été humains un jour. Ne
l’oublie pas.
— Il y a longtemps.
Pour certains, cela remontait à tellement de siècles qu’ils ne devaient
même pas s’en rappeler.
— Pourquoi es-tu venue ici si tu détestes les vampires ? s’étonna Roux.
— Je ne les déteste pas.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
Les yeux de Roux me transperçaient, patients et sans jugement. Elle avait
fait de nombreux efforts pour essayer d’être mon amie, et moi aucun. Elle
méritait de connaître la vérité.
Alors, je décidai de tout lui raconter.
À la fin de mon histoire, Roux fronça les sourcils.
— Si June n’est pas à Belle Morte, où est-elle passée ?
— J’ai demandé à Ysanne. Elle m’a dit qu’elle l’avait transférée dans une
autre Maison.
— Tu as demandé à Ysanne ?
À en croire la surprise dans la voix de Roux, on aurait dit que j’avais
interrogé la reine d’Angleterre.
— Arrête de la vénérer, s’il te plaît. Ysanne m’a menti. Il est arrivé
quelque chose à ma sœur.
— June a peut-être arrêté de t’écrire parce qu’elle était trop occupée,
suggéra Roux. Tu es sûre qu’elle n’a pas été libérée de son contrat ?
— Même si elle était trop occupée, elle n’aurait pas ignoré mes lettres.
Elle n’aurait pas arrêté d’écrire à ma mère. Si son contrat s’était terminé,
elle serait rentrée à la maison. Et si elle avait vraiment été transférée,
pourquoi personne ne serait au courant en dehors de Belle Morte ? Pourquoi
Ysanne refuse-t-elle de me dire dans quelle Maison se trouve June ?
Pourquoi les donneurs n’ont pas le droit d’en parler ? Pourquoi les
magazines et les sites internet ne l’ont jamais mentionné ?
— En effet, c’est bizarre.
— Ysanne raconte n’importe quoi.
— Est-ce que tu as des pistes ? demanda Roux.
Soulagée par la réaction de ma colocataire, je lui fis part de tout ce que je
savais de l’aile ouest, et de ce qui s’était passé jusqu’à maintenant. Roux me
prit le bras.
— OK, réfléchissons un instant. Si Ysanne cachait June dans l’aile ouest,
pourquoi interdirait-elle l’accès à l’aile entière ? Ta sœur ne prend pas
autant de place. Il se passe peut-être des trucs de vampires louches là-bas,
mais je doute qu’ils aient un rapport avec June.
— Tu penses que c’est une coïncidence ?
— Peut-être, répondit Roux en jouant avec le bord de sa couverture. Et si
on menait l’enquête ensemble ?
— Ensemble ?
— Oui, toi et moi. On sera comme la bande de Scooby-Doo, sans les
garçons, le chien et le van. Daphné et Véra, à la rescousse !
— Mais… pourquoi veux-tu m’aider ?
Roux leva les yeux au ciel.
— Parce que je suis ton amie.
La dernière chose à laquelle je m’attendais en arrivant ici, c’était de me
faire des amis. C’était peut-être une bonne chose. Après tout, je ne savais
pas combien de temps je resterais à Belle Morte.
Une amie m’aiderait à braver la tempête.
Après notre discussion, je dormis quelques heures, jusqu’à ce que Jason
surgisse dans notre chambre et nous réveille à coups de coussin.
— Debout, les filles !
Roux lui jeta son oreiller à la figure. Jason l’attrapa au vol et se mit à
valser avec, comme s’il s’agissait d’un partenaire de danse. Même avec un
oreiller, ce garçon savait clairement danser.
— Qu’est-ce que tu fais là ? grommelai-je.
J’aurais aimé dormir plus longtemps, mais il était impossible d’en vouloir
à Jason quand il souriait comme un enfant le matin de Noël.
— On est vendredi, déclara-t-il.
— Et alors ?
Jason me fixa d’un air surpris.
— C’est le bal de bienfaisance, ce soir. Ne me dis pas que tu as oublié ?
— Le quoi ?
— C’est vrai ! s’écria Roux.
Elle se leva et dansa à son tour, avec tellement d’enthousiasme que son
sein gauche faillit s’échapper de sa nuisette.
— Tu n’as pas vérifié ton calendrier ? me demanda Jason.
— Quel calendrier ?
Il se dirigea vers ma table de nuit, il ouvrit le petit tiroir et en sortit un
calendrier en papier. Certaines cases étaient noircies d’un texte calligraphié.
— Ce sont les événements des trois prochains mois, expliqua Jason.
— Qu’est-ce qui se passe, ce soir ? demandai-je.
— La Maison organise un bal pour soutenir l’association Des murs pour
tous.
Belle Morte organisait souvent ce genre d’événements, et la plupart
d’entre eux étaient exclusifs. Les places étaient limitées à moins de cent
invités, et donc très convoitées. Ces événements étaient en général filmés en
direct afin de divertir les Vladdicts du monde entier.
Pour les donneurs, c’était l’occasion d’enfiler de belles robes et des
smokings élégants, de se mêler aux vampires et de côtoyer mondains,
acteurs, musiciens et millionnaires célèbres. Qui ne rêverait pas de passer
ses journées à se prélasser dans des bains moussants et à assister à des
soirées dans des robes somptueuses, tout cela en échange de quelques
gouttes de sang ?
— Il faut qu’on choisisse nos tenues maintenant, décida Jason en
s’asseyant sur le lit de Roux. Je ne veux pas paniquer devant mon miroir au
dernier moment.
— On a toute la journée devant nous, marmonnai-je.
— Je sais, mais ce soir, je veux être irrésistible. J’aimerais que Gideon
me remarque.
— Tu craques vraiment pour lui, dit Roux en s’asseyant à côté de lui.
— Gideon est anglais et blond. Tout ce que j’aime !
— Mais il n’est pas le seul beau gosse de la Maison, lui rappela-t-elle.
On est entourés de personnes magnifiques, qu’il s’agisse des vampires ou
des donneurs !
— Ce n’est pas qu’une question de beauté. Crois-moi, j’ai remarqué que
les mecs étaient charmants, mais Gideon est différent. Je ne saurais pas
l’expliquer. Il m’attire comme personne d’autre.
Jason ferma les yeux et sourit d’un air rêveur.
Je comprenais ce qu’il ressentait. Quand j’étais avec Edmond, il était
facile d’oublier qu’il y avait d’autres hommes dans le monde.
Roux bondit du lit et se mit à fouiller parmi les vêtements dans notre
armoire. À côté des tenues de jour et des nuisettes en dentelle se trouvait un
assortiment étincelant de robes de soirée.
— Celle-ci est incroyable ! se réjouit-elle en sortant une robe en velours
prune bordée de dentelle. Renie, tu devrais porter une robe verte pour
mettre tes cheveux en valeur.
Une boule se forma dans ma gorge. Quand nous étions petites, June et
moi adorions nous déguiser. Nous nous enveloppions dans nos draps et
portions nos vieilles chaussettes sur les mains en guise de gants.
— Pour l’instant, les seules photos de nous qui ont été publiées sont
celles qui ont été prises à la sortie de la limousine, nous rappela Jason. Ce
soir, on doit être majestueux !
À ma grande surprise, je me pris au jeu. Roux et moi essayâmes une
douzaine de robes à nous deux, en posant et en nous pavanant devant Jason.
Ensuite, nous le suivîmes dans sa chambre pour l’aider à choisir un
smoking.
Le petit déjeuner eut lieu sans nous. Je croyais que quelqu’un finirait par
venir nous chercher, mais j’appris que nous étions libres de sauter les repas,
et qu’aucun vampire n’était descendu de la matinée. Comme nous, ils
devaient être trop occupés à se préparer pour le bal.
— On va boire un coup ? suggéra Roux en se frottant les mains.
— Il n’est même pas midi, remarquai-je.
— Et alors ? On est à Belle Morte ! À quoi bon avoir un bar gratuit à
disposition si on n’en profite pas ?
— Comme tu veux, répondit Jason.
J’aurais préféré partir à la recherche de ma sœur, mais je ne pourrais pas
entrer dans l’aile ouest en plein jour. Aucun donneur ne voulait répondre à
mes questions, et il serait inutile d’interroger les vampires. Donc autant
passer du temps avec mes amis plutôt que de tourner en rond dans ma
chambre.
— Un verre, pas plus, nous avertit Jason. J’ai l’intention d’être sexy à
mourir ce soir. Si je suis bourré, c’est fichu.
— Un seul, promis, confirma Roux.
— Ou peut-être deux, le taquinai-je en souriant.
Plus le temps passait, plus je comprenais l’attrait de Belle Morte – j’avais
l’impression d’être une rock star en me rendant au bar à 11 heures et demie
du matin.
C’était l’une des plus petites pièces de la maison. Les murs étaient
recouverts d’un papier peint gris ardoise décoré de vignes et de fleurs noires
qui transformaient le lieu en une jungle monochrome. De hauts tabourets
longeaient le bar en marbre noir, derrière lequel se trouvaient des étagères
en verre recouvertes de bouteilles d’alcool, des bocaux remplis de glaçons
et de tranches de fruits frais, et un livre de recettes de cocktails.
J’étais surprise de ne pas voir de serveurs. Laisser les donneurs se servir
eux-mêmes semblait risqué, mais nous étions censés suivre les règles de
Belle Morte, ce qui impliquait de ne pas abuser de privilèges tels que le bar
à volonté.
Roux se planta derrière le comptoir et feuilleta le livre de recettes.
— Qu’est-ce que je vous sers ? Cocktail poire-gingembre-whisky ?
suggéra-t-elle en grimaçant. Non merci. Celui au pamplemousse rose et au
litchi a l’air délicieux. Ou champagne-grenade ?
— Je ne vais pas prendre de risques, décida Jason. Un cosmo, s’il te plaît.
— Excellent choix. Et toi, Renie ?
— Un mojito.
— Parfait.
Roux prépara nos cocktails, puis elle les posa sur le bar, sur des dessous
de verre en ardoise.
Mon ventre se mit à gargouiller, me rappelant que je n’avais pas mangé.
Je bus une minuscule gorgée. Je me fichais d’arriver ivre au bal, mais je
voulais éviter d’attirer l’attention d’Ysanne.
— J’imagine qu’il n’y a pas de chips, regrettai-je.
Roux attrapa le bocal rempli de tranches de fruits et le posa devant nous.
— Je pense qu’ils servent à décorer les cocktails, remarqua Jason.
— Peu importe, dit Roux entre deux gorgées. Je suis une excellente
barmaid, pas vrai ?
Jason et moi hochâmes la tête.
— On n’a pas encore discuté coiffure et maquillage, nous rappela Jason.
Roux montra ses cheveux courts du doigt.
— Je suis un peu limitée, commenta-t-elle.
— Pas du tout ! dit Jason en lui passant une main dans les cheveux.
Il les peigna sur le côté, puis changea d’avis et les décoiffa jusqu’à ce que
Roux ressemble à un hérisson en colère.
— Tu t’amuseras plus avec ceux de Renie.
Jason se retourna vers moi. J’avais toujours adoré mes cheveux – ils
étaient longs, épais et ondulés, d’une teinte automnale et cuivrée. Son
visage s’illumina tandis qu’il les examinait.
— Ils sont beaux au naturel, mais on pourrait les boucler. La forme de
ton visage s’y prête bien.
— Tu parles comme un coiffeur professionnel, m’amusai-je.
— J’ai fait des études de coiffure.
— C’est vrai ? demanda Roux. Est-ce que tu veux en faire ton métier ?
— Je sais que c’est un peu cliché, le mec gay qui travaille dans un salon
de coiffure, mais pour moi c’est un art. Et j’aime rendre les gens heureux.
— N’hésite pas à me rendre heureuse, dis-je. Ça m’évitera de me coiffer
n’importe comment.
— Moi aussi, renchérit Roux. D’ailleurs, je les ai coupés court pour ne
plus avoir à m’en occuper.
— Avec plaisir, se réjouit Jason. Par contre, ne me demandez pas de vous
maquiller.
— Je me chargerai de cette mission, lui promit Roux.
Assise au bar, accompagnée de deux personnes que j’aimais de plus en
plus, je ressentis comme un soupçon de bonheur, suivi d’une pointe de
culpabilité. J’aurais dû être en train de retourner toute la maison pour
retrouver June, mais c’était impossible. Je devais attendre le bon moment.
Alors qu’on entamait notre second verre, Amit et Melissa entrèrent dans
le bar. Amit souriait d’un air béat, une trace de morsure récente visible sur
son cou.
— Qui t’a mordu ? demanda Jason d’un air espiègle.
— Phillip, soupira Amit.
— Je comprends. Il m’a mordu hier.
Roux les invita à nous rejoindre. Amit se déplaçait lentement, comme s’il
luttait contre une force invisible. Vue de près, sa morsure semblait
douloureuse. Les trous étaient bien nets, mêlés aux nombreuses cicatrices
qui parsemaient son cou. Quand il sortirait de Belle Morte, tout le monde
saurait qu’Amit avait été un donneur. Même quand les interviews et les
invitations se tarissaient, les Vladdicts continuaient à sauter sur les anciens
donneurs pour se prendre en photo avec eux. Amit jouirait de ce statut pour
toujours.
Il passa une main sur sa nuque avec tendresse. Je ne pus m’empêcher de
grimacer.
— Tu n’as pas mal ? demandai-je.
— Tu plaisantes ? Je ne me suis jamais senti aussi bien.
— C’est comme le sexe, ajouta Melissa en brandissant son verre.
On continua à boire et à discuter pendant une heure. Amit enchaîna un
cosmo, un Martini et une coupe de champagne. Il manqua de tomber de son
tabouret.
— Oups ! hoqueta-t-il. Je pense qu’on n’est pas censé boire après avoir
été mordu.
Son regard voilé n’était pas lié à sa morsure, mais seulement à l’alcool. Il
descendit du tabouret en vacillant et s’agrippa au bras de Jason.
— Je vais le raccompagner jusqu’à sa chambre, dit-il. Il a intérêt à dormir
s’il veut être en forme ce soir.
— Je vais t’aider, proposa Melissa.
Elle plaça l’autre bras d’Amit sur ses épaules, et ils se dirigèrent vers la
sortie.
— N’oubliez pas qu’on se prépare ensemble, les filles ! lança Jason. Je
vous coiffe, et vous me transformez en être magnifique.
— Tu es déjà magnifique, répondit Roux.
Jason lui souffla un baiser tout en traînant Amit hors du bar.
Roux finit son cocktail d’une traite et fit claquer le verre sur le bar.
— Je suis officiellement pompette, déclara-t-elle en sautant de son
tabouret. OK, plus que pompette. On aurait vraiment dû s’arrêter à deux
verres.
— Allons prendre l’air. Ça va nous dessoûler.
— Bonne idée. Je te suis.
J’avais la tête qui tournait. Roux me prit le bras et nous sortîmes du bar
en chancelant.
Je me sentais moins seule. Désormais, j’avais Roux à mes côtés.
Je me dirigeai vers la porte qui donnait sur le jardin. Comme la dernière
fois, Dexter Flynn montait la garde.
— Vous ne vous ennuyez pas, à rester planté là toute la journée ? lui
demanda Roux.
— Je ne passe pas ma journée devant cette porte.
— OK, mais quand vous êtes là, vous ne vous ennuyez pas ?
Dexter haussa les épaules.
— C’est mon travail.
— Je comprends, dit Roux en lâchant mon bras et en plaçant une main
sur ses hanches. Est-ce que vous allez nous laisser sortir, ou est-ce qu’on
doit vous supplier ?
L’ombre d’un sourire se dessina sur les lèvres de Dexter.
— Vous pouvez me supplier si vous voulez.
— On a besoin d’une escorte, expliquai-je à mon amie.
— Pas cette fois, répondit Dexter. Isabeau et d’autres personnes sont déjà
dehors.
Dexter ouvrit la porte. Les pâles rayons du soleil s’infiltrèrent dans le
couloir. Il faisait froid, mais nous étions trop ivres pour nous en rendre
compte.
— Merci, monsieur, bredouilla Roux.
— Ne trébuchez pas ! lança-t-il dans notre dos.
— Si on tombe, vous devrez nous aider à nous relever ! répondit Roux.
Les talons de nos bottes frappaient le sol durci par l’hiver. L’air glacé me
brûlait les poumons – la prochaine fois, j’emporterais un manteau.
Isabeau était en train de tailler l’herbe autour d’un parterre de fleurs,
accompagnée de deux donneurs. Míriam marchait bras dessus bras dessous
avec Catherine. Tandis que nous les dépassions, je luttai pour marcher droit.
J’étais tellement concentrée sur mes pieds que je ne regardais pas où
j’allais, et je faillis perdre l’équilibre et tomber dans un massif.
Roux éclata de rire.
Nous nous éloignâmes des vampires et nous retrouvâmes à l’ombre du
mur qui entourait le jardin.
— J’imagine que si tu avais voulu parler de June à Jason, tu l’aurais déjà
fait, murmura Roux.
Je poussai un soupir. Mon souffle forma un nuage de vapeur blanc.
— Je m’en veux déjà d’avoir gâché ton expérience à Belle Morte avec
mes histoires. Je préfère épargner Jason.
— Il y a peut-être des indices dans l’ancienne chambre de June. Est-ce
que tu sais avec qui elle la partageait ?
— Non.
— C’est une piste à creuser.
— Qu’est-ce que tu espères y trouver ?
— Je ne sais pas, mais ça vaut le coup d’essayer. J’ai rencontré quelques
donneurs plus anciens hier. Je pourrais leur demander qui était la
colocataire de June. Ensuite, on jettera un œil dans sa chambre quand la
voie sera libre.
— Tu as raison. Je n’y avais pas pensé.
Roux écarquilla les yeux.
— Edmond est là.
Mon cœur s’emballa aussitôt.
Le soleil d’hiver faisait ressortir la blancheur de sa peau et briller ses
cheveux comme de l’onyx. Isabeau et Edmond échangèrent quelques mots,
puis les yeux d’Edmond se posèrent sur moi. Son regard, vif et perçant
comme un diamant, me cloua sur place.
Quand il retourna dans la maison, la magie fut brisée. Je clignai des yeux,
comme si j’avais été hypnotisée.
— C’était quoi, ça ? couina Roux.
— Rien du tout.
— Tu plaisantes ? Il t’a dévorée du regard !
— Je m’attendais à ce qu’il m’ignore après ce qui s’est passé hier soir.
— Je pense qu’il t’aime bien, remarqua Roux en souriant.
— C’est mon sang qu’il aime, pas moi.
— Il t’a mordue ? Tu ne me l’avais pas dit !
— J’ai oublié.
Roux s’empara de mon bras.
— Raconte-moi tout.

Roux ne parvint pas à découvrir qui était l’ancienne colocataire de June.


Tout le monde était trop concentré sur le bal pour répondre à ses questions.
Elle réessaierait le lendemain – les gens seraient peut-être un peu plus
ouverts avec la gueule de bois.
Je pris le temps de griffonner une lettre à ma mère, mais je ne lui parlai
pas de June. Tant que je ne savais pas ce qui se passait, je ne voulais pas
l’inquiéter. Et puis, si je lui faisais part de mes soupçons, la personne
chargée d’inspecter le courrier ne laisserait pas sortir ma lettre du manoir. Je
me contentai donc de lui dire que tout allait bien et que j’avais hâte d’aller
au bal.
Il était désormais temps de se préparer.
En notre absence, le panier à linge avait été vidé et les draps avaient été
changés. Je savais qu’une équipe d’humains travaillaient ici, lavaient nos
vêtements, faisaient les lits et remplaçaient les produits dans la salle de
bains au fur et à mesure qu’ils se vidaient, mais je n’avais encore croisé
personne à part les employés de la sécurité.
Je m’assis sur mon lit et fixai la robe qui pendait à la porte de l’armoire.
Je repensai au bal de fin d’année de June, trois ans plus tôt. On avait
trouvé sa tenue dans un magasin caritatif, une longue robe noire recouverte
de minuscules cristaux fantaisie. Elle était un peu trop grande pour elle,
mais notre mère avait réussi à la cintrer avec des épingles à nourrice. Ma
sœur avait porté un chignon haut et emprunté le maquillage d’une amie.
Mes yeux s’étaient remplis de larmes lorsqu’elle avait descendu l’escalier
pour que notre mère la prenne en photo. Elle avait l’air si grande, si belle, je
m’étais sentie comme une enfant à côté d’elle. Quand le jour de mon propre
bal de fin d’année était arrivé, je n’avais pas trouvé une robe qui me
convenait, et j’avais fini par porter celle de June.
Désormais, j’étais sur le point de porter une robe d’un grand couturier
dont je n’avais jamais entendu parler.
C’était surréaliste.
Jason fit irruption dans la pièce, les bras chargés de smokings.
— J’avais tout prévu mais je viens de changer d’avis ! paniqua-t-il.
— Pourquoi ? demanda Roux.
— Parce que je viens de croiser Amit, et qu’il est sublime ! Je peux faire
mieux que ça.
— OK, calme-toi, dit Roux en attrapant les tenues et en les jetant sur le
lit. Tes copines préférées sont là pour t’aider en cas de crise vestimentaire.
— J’allais porter celui avec les bordures argentées, mais ce n’est pas
assez original !
Jason s’empara d’un smoking en velours rouge.
— J’ai pensé à celui-ci, mais il est vraiment criard. Je ne suis pas sûr de
l’assumer.
— Enfile-le, ordonna Roux.
Jason se déshabilla devant nous, puis il enfila le smoking et prit la pose.
La tenue lui allait comme un gant, le rouge s’accordait avec ses cheveux
blonds, mais il y avait quelque chose qui clochait.
Roux l’observa d’un air songeur.
— Il te va bien, mais tu as raison, c’est un peu excessif. Ta tenue doit
donner l’impression qu’elle ne t’a pas demandé d’efforts.
Elle examina la pile de smokings jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle
cherchait.
— Jason, celui-ci a été créé pour toi.
Elle le lui tendit, et il se changea aussitôt.
— Parfait, décida Roux.
Le smoking qu’elle avait choisi était bleu nuit avec des détails noirs,
original sans être tape-à-l’œil. Il épousait parfaitement le corps musclé de
Jason et faisait ressortir le bleu pâle de ses yeux.
Jason se regarda dans le miroir.
— Renie, qu’est-ce que tu en penses ?
— Tu es super sexy, répondis-je.
Un sourire illumina son visage.
— OK, allons-y pour celui-ci. Et vous ? J’imagine que vous n’avez pas
paniqué comme moi.
— Tu plaisantes ? lança Roux en admirant sa robe avec la fierté d’une
mère devant son nouveau-né. La seule raison pour laquelle je ne porte pas
encore cette beauté, c’est que je veux me coiffer et me maquiller d’abord.
— Alors, c’est parti.
Roux s’installa devant la coiffeuse et Jason se mit au travail. Peignes,
mousse, laque, gestes millimétrés : il avait raison, on aurait dit qu’il créait
une œuvre d’art.
Roux admira sa coiffure dans le miroir. Jason avait peigné ses cheveux
d’un côté et leur avait donné du volume. Les plus longues mèches
tombaient au-dessus de son œil gauche.
— Waouh, souffla-t-elle. Est-ce que tu peux me coiffer tous les matins ?
Jason lui sourit, puis il me fit signe de le rejoindre.
— À ton tour, beauté.
Il passa beaucoup plus de temps à coiffer mes longs cheveux. Il les
boucla d’une main experte. Je fermai les yeux et le laissai travailler pendant
que Roux se maquillait.
Lorsque je les rouvris, Jason avait rassemblé mes boucles en un chignon
décoiffé qui caressait ma nuque. De longues mèches tombaient en cascade
sur mes épaules. On aurait dit une bourrasque de feuilles d’automne.
— C’est magnifique.
— Je sais, répondit Jason en souriant.
Roux finit de me maquiller et rendit mon regard mystérieux avec un
smoky eyes.
Je n’avais plus qu’à enfiler ma robe.
Roux poussa un cri de joie en mettant la sienne. Les couches de
mousseline étaient suffisamment transparentes pour offrir un aperçu de son
corps, sans pour autant que ce soit indécent. De minuscules fleurs rouges et
blanches étaient dispersées sur le devant de la robe, le long du décolleté en
V. Elle était superbe, et elle le savait.
— À toi, dit-elle en me tendant ma robe.
La mienne était sans manches, couverte de paillettes dorées, rouges et
ambrées. Elle aurait pu jurer avec mes cheveux roux, mais elle rendait au
contraire la couleur encore plus vive, comme si on m’avait fait des mèches.
J’inspectai mon reflet dans le miroir. La robe épousait mes courbes et
projetait des milliers d’éclats pailletés.
Je ressemblais à l’automne.
On aurait dit que j’avais été trempée dans de l’or.
Jason et Roux me rejoignirent et admirèrent leurs reflets.
— Les vampires n’ont qu’à bien se tenir, déclara Roux.

Les invités humains arrivèrent les premiers, parés de leurs plus beaux
atours. Des photographes et des journalistes étaient attroupés dans le hall
d’entrée pour photographier leurs tenues et leur poser quelques questions
avant que les invités traversent le salon et la salle à manger pour rejoindre
la salle de bal.
Ensuite, les vampires sortirent de l’aile nord et descendirent les marches
tels des papillons scintillants.
Puis, ce fut au tour des donneurs.
J’aurais aimé descendre avec mes amis, mais le protocole de Belle Morte
voulait que l’on descende l’escalier un par un. Je m’exécutai en souriant.
Ma mère verrait probablement ces photos. Je voulais qu’elle pense que je
passais un bon moment. Si elle remarquait l’absence de June, elle croirait
qu’elle était malade et ne pouvait pas assister au bal.
Dans le salon, j’attendis Roux et Jason, pressée de commencer la soirée.
J’avais vraiment besoin d’un verre.
Ensemble, nous entrâmes dans la prestigieuse salle de bal.
Le sol était constitué de dalles de marbre crème qui formaient des cercles
concentriques de plus en plus petits, menant jusqu’au centre de la pièce. Les
murs étaient dorés et s’élevaient jusqu’à un plafond décoré d’une fresque,
interrompue par deux lustres en cristal. Il n’y avait pas de fenêtres. Des
serveurs humains en uniformes noir et blanc se déplaçaient silencieusement
parmi la foule, offrant des flûtes à champagne aux donneurs et aux invités.
Un orchestre jouait à l’autre bout de la pièce.
Plusieurs couples dansaient déjà.
Paniquée, je m’agrippai au bras de Roux.
— Je ne sais pas danser, murmurai-je.
Les bals de Belle Morte devaient montrer le côté chic et glamour de la
vie des vampires. En tant que donneurs, nous en faisions partie. Il n’était
pas question de faire tapisserie, d’autant plus que la soirée était filmée et
retransmise en direct.
Roux fronça les sourcils.
— Moi, si, mais pas le genre de danse qui serait appropriée ici.
Jason attrapa trois verres de champagne sur un plateau et nous les tendit.
— Santé !
Nous trinquâmes, puis j’en bus une généreuse gorgée. Les bulles me
piquèrent la gorge et les yeux.
— Doucement, me conseilla Jason. On a toute la soirée devant nous.
Melissa se planta à côté de nous, une flûte à la main, visiblement ravie
d’être là. Aiden était de l’autre côté de la salle, en train de discuter avec
Craig et Ranesh, deux donneurs qui étaient arrivés le même soir que moi.
Les événements de ce genre étaient le point culminant de la vie à Belle
Morte : les personnes ordinaires sortaient de leurs chrysalides et se
transformaient en papillons.
Au centre de la pièce, deux des plus anciens donneurs dansaient
ensemble – Hudson dans un smoking noir classique et Mei dans un qipao
brodé – tandis que Tamara dansait avec un invité juste derrière eux.
Roux me donna un coup de coude.
— Tu crois que les rumeurs à propos de Benjamin et Alexandra sont
vraies ? demanda-t-elle en montrant les vampires en question, qui étaient en
train de danser en se dévorant du regard.
Depuis un an, les sites et les forums spéculaient sur le fait qu’il se passait
quelque chose entre eux, mais aucun des deux vampires ne l’avait confirmé.
— De simples amis ne se regardent pas comme ça, répondis-je.
Près de l’orchestre, Etienne était en pleine conversation avec Phoebe –
une vampire que je voyais pour la première fois en chair et en os. Quand
Etienne croisa mon regard, il s’excusa et se dirigea vers moi. Deepika, une
autre vampire que je n’avais vue qu’en photo, l’intercepta. Elle lui tendit la
main et l’invita à danser. Etienne hocha la tête en souriant mais, alors
qu’elle l’entraînait sur la piste de danse, ses yeux croisèrent à nouveau les
miens. Son expression était difficile à déchiffrer.
Catherine dansait avec Amit, une main enroulée autour de sa nuque. En
temps normal, les vampires ne se rapprochaient des donneurs que pour se
nourrir mais, les soirs de bal, humains et vampires pouvaient se prétendre
égaux. Catherine fit tourner Amit, plaqua son dos contre elle, inclina la tête
sur le côté et le mordit. Amit se crispa, puis il soupira de plaisir. Il n’était
pas le seul – Abigail, qui faisait partie du groupe de donneurs arrivé avant le
mien, était pressée contre Stephen tandis qu’il la mordait, et Hugh était en
train de se nourrir de Michelle.
— J’avais oublié que les vampires sortaient leurs crocs à ce genre de
soirées, remarqua Roux.
— Je croyais que c’était une activité privée.
— C’est différent, les soirs de bal, expliqua Melissa. On boit du
champagne, ils boivent notre sang, mais vu qu’ils se sont déjà nourris dans
la journée, ils se contentent de petites morsures. Ils mordent aussi les
invités.
Elle montra du doigt deux vampires qui discutaient avec deux humains.
Phillip, les cheveux noirs gominés, souriait à une femme d’une trentaine
d’années qui, si mes souvenirs étaient bons, avait fait partie d’un groupe de
musique connu. Elle inclina la tête et exposa sa gorge. Près d’elle, Fadime,
dont la magnifique robe violette était assortie à son hijab, discutait avec un
homme plus âgé. Elle se pencha vers lui et plongea ses crocs dans son cou.
— C’est l’occasion pour les invités de se faire mordre par un vampire
sans avoir à devenir donneur, reprit Melissa. Certains d’entre eux sont plus
intéressés par cette idée que par l’association qu’ils viennent soutenir.
— N’importe qui peut être mordu ? demandai-je.
— Tu vois ce mec là-bas, avec le ruban violet au poignet ?
— Oui.
— Les invités qui ne veulent pas être mordus portent ce ruban.
— Est-ce qu’on a toujours le choix entre cou et poignet ? m’inquiétai-je.
— Oui, mais Ysanne préfère les morsures au cou lors de ces événements.
C’est plus sexy.
Qu’elle aille se faire voir, pensai-je.
Melissa tendit la main à Jason.
— On danse ?
— Avec plaisir.
Ils se frayèrent un chemin au milieu du tourbillon de robes et de
smokings. Contrairement à moi, Jason était visiblement à l’aise sur la piste.
Roux posa sa flûte à champagne vide sur un plateau.
— On y va ?
— Je ne sais pas danser, lui rappelai-je.
Je ne plaisantais pas.
— Tant qu’on ne fait pas une lap dance à quelqu’un, je pense qu’on est
libres de faire ce qu’on veut.
Je vidai mon verre d’une traite, puis je la suivis sur la piste.
Roux s’empara de ma main et me fit tourner sur moi-même. Je manquai
de renverser deux invités, qui me lancèrent des regards noirs. Roux se retint
de rire.
— En effet, tu ne sais vraiment pas danser.
— Je t’avais prévenue.
Jason et Melissa nous frôlèrent. On aurait dit des danseurs
professionnels. Jason balayait la salle du regard, sûrement à la recherche de
Gideon, mais le vampire était en train de danser avec Isabeau et ne lui
prêtait pas attention. Le visage de Jason se décomposa.
— N’oublie pas de sourire, lui rappela Melissa. Les donneurs doivent
avoir l’air heureux.
Nous dansâmes pendant de longues minutes. Je me contentai de
dodeliner du corps sans bouger les pieds – c’était moins risqué. À mon
grand soulagement, personne n’essaya de me dévorer le cou.
Puis Edmond entra dans la salle.
On aurait dit que la foule s’écartait pour le laisser passer. Un chemin
s’était formé entre les couches virevoltantes de paillettes et de tulle.
Edmond portait un gilet damassé noir sur une chemise blanche, une cravate
en dentelle et un pantalon noir. Une veste de tailleur à motif de fleur de lys
argenté complétait sa tenue. Ce look aurait paru exubérant sur un autre,
mais il lui allait comme un gant.
Pendant quelques secondes, j’oubliai tout le mal que j’avais pu penser de
lui. Puis la réalité de la situation s’imposa, morne et laide malgré la beauté
de tout ce qui m’entourait. Edmond avait beau être sexy et élégant, je ne
pouvais pas lui faire confiance. Ma sœur était toujours portée disparue.
Edmond se dirigea vers moi, interrompant ma danse avec Roux. Mon
amie, cette traîtresse, le laissa faire.
Il attrapa mon poignet et traça du bout du doigt la ligne de mes veines.
— Puis-je ?
Je continuai à sourire, consciente que j’étais filmée et photographiée.
— Ai-je vraiment le choix ?
Il ne cilla pas, mais la pression de ses doigts diminua.
— Tu n’es pas obligée d’accepter, Renie.
Si je refusais, Edmond trouverait une autre donneuse, et je finirais par
être mordue par quelqu’un d’autre.
— Vas-y, décidai-je.
Edmond hésita un instant. Il inspecta mon visage mais mon masque de
donneuse épanouie ne tomba pas. Quand il mordit mon poignet, mon corps
entier se raidit, comme Amit quand Catherine l’avait mordu. La seule
différence, c’était que je ressentais de la douleur, pas du plaisir. Edmond but
une gorgée de sang, puis il lécha les traces de crocs, qui cicatrisèrent
aussitôt.
— Je ne veux pas te faire de mal, murmura-t-il.
— Je sais. Il ne faudrait pas donner une mauvaise image aux journalistes.
— Je me fiche des journalistes. Je ne veux pas te mordre si cela te fait
souffrir.
Je ne savais pas quoi répondre. Chaque fois que je pensais avoir saisi la
personnalité d’Edmond, il me surprenait et me rendait vulnérable et
confuse. J’aurais préféré qu’il me traite comme les autres donneurs.
— M’accorderas-tu au moins cette danse ? demanda-t-il.
Derrière lui, Roux me fit de grands yeux en hochant la tête.
J’aurais dû refuser, mais le regard d’Edmond avait trop d’effet sur moi.
— Je ne sais pas danser, lui confiai-je.
— Ne t’inquiète pas, me rassura-t-il d’une voix de velours.
Edmond me guida dans une série de pas. Je marchai sur ses pieds trois
fois d’affilée, mais il se contenta de sourire.
— Prends exemple sur moi. Un pas en avant avec le pied gauche, un pas
à droite avec le pied droit, et rassemble les deux. Puis un pas en arrière avec
le pied droit, un pas à gauche avec le pied gauche, et rassemble les deux.
J’essayai de l’imiter, mais je le piétinai à nouveau.
— Ne réfléchis pas. Laisse le rythme te posséder, et ne t’inquiète pas si tu
me marches sur les pieds.
Je copiai ses mouvements, et au bout de plusieurs essais infructueux je
parvins enfin à le suivre sans trébucher.
J’étais à un bal, et je dansais.
Avec un vampire.
Mon sourire s’envola. Chaque fois que je vivais un moment de bonheur,
il était immédiatement étouffé par la réalité de ma situation. Quand j’étais
avec Edmond, les choses semblaient un peu moins terribles, mais il faisait
partie du problème.
— Tu n’avais jamais assisté à un bal ? demanda-t-il.
— Seulement à mon bal de fin d’année, mais ce n’est pas comparable.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’avais pas les moyens de m’acheter une robe. Et qu’on
devait se contenter de bières premier prix.
La musique accéléra. Je faillis renverser le couple de présentateurs d’une
émission sur les vampires que June adorait.
Ma gorge se noua.
Ma sœur avait disparu, et je dansais avec un vampire qui était sûrement
au courant de ce qui lui était arrivé.
La main d’Edmond glissa le long de mon dos. Ses doigts froids
caressèrent ma peau nue.
— Arrête, murmurai-je en frissonnant.
— Tu ne veux pas que je te touche ?
J’avais la bouche sèche comme un désert. Mon cœur s’emballa. J’étais
certaine qu’Edmond l’entendait.
Bien sûr que je voulais qu’il me touche. Je ne voulais pas qu’il s’arrête.
Mais cela devait s’arrêter. Je ne pouvais pas continuer à fondre devant lui
alors que j’aurais dû courir dans la direction opposée.
— Je ne veux rien avoir à faire avec toi, lançai-je en arrachant ma main
de la sienne.
Le visage d’Edmond s’assombrit.
— Comme tu le souhaites.
Il me tourna le dos et me laissa seule au milieu de la piste. Il était temps
de sortir de là avant qu’un autre homme m’invite à danser. J’étais en train
de me faufiler parmi la foule quand une main s’empara de la mienne.
J’essayai de la repousser jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait de
Jason.
— J’ai eu l’impression que tu avais besoin d’être sauvée, remarqua-t-il.
— Mon héros.
Nous dansâmes ensemble pendant quelques minutes. La brève leçon de
danse d’Edmond m’aida à épargner les pieds de Jason.
Ysanne déambulait le long de la piste, telle une reine surveillant ses
sujets. Elle était magnifique dans une robe bustier en velours noir, fendue
d’un côté et révélant une écume de taffetas prune. Son rouge à lèvres était
rouge sang.
Visiblement, personne n’avait le courage de l’inviter à danser. Un
pouvoir indéniable se dégageait de la vampire et, malgré son sourire, son
regard était de glace.
— Tu avais l’air tendue avec Edmond, commenta Jason.
— Cette soirée me met mal à l’aise.
— Ça se voit.
L’orchestre joua un morceau plus lent. Des couples dansaient
langoureusement autour de nous. Je me demandais si Edmond avait trouvé
une autre partenaire.
— Tu n’es pas venue ici pour le mode de vie, devina Jason. Est-ce que tu
veux en parler ?
— Pas maintenant.
— Tu en es sûre ?
— Je t’en parlerai quand je serai prête.
Non loin de nous, Roux dansait avec un vampire. Je crus reconnaître
Benjamin, mais il était difficile d’en être sûre : son visage était enfoui dans
le cou de mon amie, qui gémissait de plaisir.
— Tu vois ? dit Jason en souriant. C’est vraiment délicieux quand on se
détend.
— Je n’arriverai jamais à me détendre.
— J’espère que tu te trompes.
Du coin de l’œil, j’aperçus Míriam, qui avait les bras enroulés autour
d’Edmond. Contrairement à moi, elle était gracieuse et dansait de manière
sensuelle. Une pointe de jalousie transperça mon cœur.
— Tu veux un conseil ? murmura Jason en suivant mon regard. Ne
craque pas pour lui. Même si les vampires avaient le droit de se mettre en
couple avec les humains, ils sont immortels. Ne l’oublie pas.
— Je ne suis pas attirée par Edmond.
— Tu parles.
— Tu es mal placé pour me faire la morale. Tu n’arrêtes pas de baver
devant Gideon.
— Je ne bave pas ! protesta Jason.
— Qui essaies-tu de convaincre ? Moi ou toi ?
Jason ne répondit pas.
Plus les minutes passaient, plus j’avais l’impression d’étouffer. La salle
de bal était noire de monde. Les gens étaient trop près de moi, avec leurs
bras et leurs jambes qui me cognaient. Le bruissement des jupes et le
claquement des talons résonnaient dans mes oreilles, plus fort encore que
l’orchestre. Le moindre flash m’aveuglait.
Cela aurait été différent si June avait été à mes côtés. Elle ne savait pas
danser non plus. On se serait toutes les deux marché sur les pieds, on aurait
discuté avec les garçons les plus sexy, et j’aurais peut-être réussi à
m’amuser.
Malgré moi, je jetai un autre coup d’œil vers Edmond.
Míriam l’attira hors de la piste de danse, en direction de la sortie.
Si June avait été présente, elle aurait déclaré qu’Edmond ne me méritait
pas. Le souvenir de sa voix était si puissant que je regardai par-dessus mon
épaule, quasiment convaincue qu’elle était derrière moi.
Évidemment, ma sœur n’était pas là.
J’en avais assez. Je ne pouvais plus danser, sourire et faire comme si tout
allait bien.
— J’ai besoin d’air, soufflai-je en lâchant Jason et en fuyant la piste.
La sécurité était plus stricte que jamais lors de ces événements. Les
invités n’avaient pas le droit de sortir de la salle de bal et étaient escortés
quand ils voulaient se rendre aux toilettes. Comme tout le monde, je
connaissais le cas d’Annabel Montrose, une jeune mondaine à qui ses
parents avaient offert un billet pour un bal de Belle Morte deux ans plus tôt.
Elle avait été mise à la porte moins d’une heure après son arrivée, surprise
en train d’explorer le manoir. Des vidéos de son arrestation circulaient
encore sur les réseaux sociaux.
Heureusement, ces règles ne s’appliquaient pas aux donneurs.
Lorsque je sortis de la salle de bal, personne ne m’arrêta.

Edmond s’adossa contre le mur de la salle de musique, les mains enfouies


dans les cheveux de Míriam tandis qu’elle déboutonnait sa chemise et
léchait son torse. Míriam était sublime ce soir, enveloppée de satin noir,
mais Edmond ne pouvait s’empêcher de penser à une certaine donneuse aux
cheveux auburn. Il voyait encore les jolies boucles qui embrassaient ses
épaules dénudées et la robe scintillante qui lui collait à la peau.
Edmond essaya de repousser ces images de son esprit. Il avait devant lui
une magnifique vampire, et tout ce à quoi il était capable de penser, c’était à
quel point il aurait aimé que Renie soit là, à la place de Míriam.
— Arrête, murmura-t-il en la repoussant avec tendresse.
Coucher avec elle lui changerait peut-être les idées, mais il continuerait à
imaginer les lèvres de Renie contre les siennes, sa langue sur sa peau, ses
cuisses autour de ses hanches. Sa relation avec Míriam était purement
sexuelle, mais il trouvait injuste de continuer tout en pensant à une autre
femme.
Míriam le fixa d’un air surpris. Ses yeux étaient teintés de rouge, mis en
valeur par sa peau brune.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Edmond secoua la tête, incapable de mettre des mots sur ce qu’il
ressentait.
Míriam poussa un soupir en plaçant une main sur son torse.
— Heureusement que je ne suis pas susceptible. Tu sais où me trouver si
tu changes d’avis.
Edmond la suivit du regard tandis qu’elle retournait au bal.
Renie n’était pas la première donneuse qui lui faisait de l’effet, mais
jusque-là cela n’avait jamais été plus loin qu’une attirance passagère.
Chaque fois qu’il se demandait s’il était prêt à risquer son cœur à nouveau,
il se souvenait des femmes qu’il avait aimées auparavant, et de ce qui leur
était arrivé.
Edmond ferma les yeux et posa sa tête contre le mur. Les humains
rêvaient d’immortalité, la considéraient comme une chose merveilleuse et
magique qui les rendrait heureux pour toujours. Ils n’avaient pas conscience
du fardeau que cela représentait. Être immortel, c’était vivre pour toujours,
avec chaque mauvais souvenir, chaque erreur, chaque trahison et chaque
blessure. Il fallait l’expérimenter pour le comprendre.
Edmond passa une main sur son visage, effaçant toute trace du baiser de
Míriam.
Il ne voulait pas retourner au bal. Renie était là-bas.
Le simple fait de repenser à la douce chaleur de son omoplate sous sa
paume pendant qu’ils dansaient lui fit mal aux gencives et sortir ses crocs.
Les quelques gouttes de sang qu’il avait bues n’avaient pas suffi à remplir
le vide en lui. Les vampires étaient des prédateurs, ils avaient toujours envie
de sang, mais Edmond ne se rappelait pas la dernière fois où il avait eu à ce
point envie de quelqu’un.
Il la voulait, elle. Ce n’était pas censé arriver. Edmond devait rester
impartial, empêcher Renie de découvrir la vérité aussi longtemps
qu’Ysanne le souhaitait, mais sa détermination et sa vulnérabilité l’avaient
touché.
Edmond sortit de la salle de musique et se dirigea vers la bibliothèque.
Quand il poussa la porte et se glissa à l’intérieur, quelqu’un était déjà là.
Renie.
Edmond se figea dans l’embrasure de la porte. Il ne s’attendait pas à tomber
sur moi – la surprise se lisait sur son visage. Je m’étais réfugiée à la
bibliothèque, à la recherche d’un sanctuaire loin des crocs et des caméras,
mais aussi loin d’Edmond. Pourtant, il avait réussi à me trouver, sans même
me chercher.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demandai-je.
Edmond ne semblait pas s’apercevoir ni se soucier du fait que sa chemise
était ouverte, révélant son torse et son ventre lisses et musclés.
— Les vampires aussi ont besoin de prendre l’air de temps en temps.
— Oui, c’est clairement pour cette raison que tu as quitté le bal, ironisai-
je en montrant son torse du doigt.
Edmond reboutonna sa chemise à toute vitesse. Si je n’avais pas été en
colère contre lui, j’aurais été déçue de ne pas profiter de cette vue délicieuse
plus longtemps. Il s’assit à côté de moi sur le canapé. Je levai les pieds et
posai mes talons entre nous, créant une barrière infranchissable.
— Pourquoi t’es-tu enfuie du bal ?
— Peut-être parce que je suis inquiète pour ma sœur ? lançai-je d’un ton
sec. Tu sais, celle qui a disparu et dont tu refuses de me parler ?
Edmond détourna le regard.
— Pourquoi ne veux-tu pas me dire la vérité ?
Toujours pas de réponse.
— Peu importe. Je percerai ce mystère, avec ou sans ton aide.
Un silence tendu s’installa entre nous.
— Aimes-tu lire ? finit-il par demander.
— Oui, dis-je en haussant les épaules.
Edmond tendit un bras au-dessus du dossier du canapé, et passa les doigts
sur les dos des vieux livres reliés qui remplissaient les étagères derrière
nous.
— J’ai découvert la lecture sur le tard, expliqua-t-il. Quand j’étais
humain, je ne savais pas lire.
— Pourquoi ?
J’étais curieuse malgré moi. Je n’étais pas un rat de bibliothèque, mais un
monde sans livres me paraissait bien triste.
— En tant que paysan français, la lecture n’était pas une priorité. Il était
déjà difficile de rester en vie. J’ai découvert les livres quand je suis devenu
un vampire. Depuis, je ne peux plus m’en passer.
Je n’arrivais pas à imaginer Edmond pauvre. J’étais trop habituée à le
voir déambuler dans les couloirs de ce manoir luxueux, vêtu de tenues
élégantes.
Il attrapa un livre sur l’étagère et l’admira avec respect.
Sa réaction me surprenait. J’avais toujours cru que les vampires étaient
différents des humains à cause de leur mode de vie, qu’ils étaient détachés
de la réalité. J’étais persuadée qu’ils ne se souvenaient pas de leurs vies
humaines, trop occupés à profiter d’une gloire mondiale et à se parer de
soie et de diamants. Pourtant, Edmond regardait le livre dans ses mains
comme s’il s’agissait d’un objet magique.
— C’est pour ça que tu as emprunté le nom d’un héros de roman ?
devinai-je.
Edmond leva la tête, visiblement surpris.
— Tu crois que ce n’est pas mon vrai nom ?
— Je doute que ce soit une coïncidence. On ne croise pas des Edmond
Dantès tous les jours.
— Et si mon nom avait inspiré celui de ce héros ?
— T’es-tu enfui de prison ? le défiai-je.
Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
— J’ai échappé à plusieurs peines de mort, mais je n’ai jamais été
emprisonné au château d’If.
J’en déduisis qu’il s’agissait de la prison mentionnée dans le roman. Il
était peut-être temps que je le lise.
— Dans ce cas, comment ton nom s’est-il retrouvé dans ce livre ?
— J’ai rencontré Alexandre Dumas au xixe siècle. Nous avons passé une
soirée à discuter du roman qu’il était en train d’écrire. Je ne pensais pas
qu’il donnerait mon nom à son héros. Je l’ai découvert en tombant par
hasard sur un exemplaire quelques années plus tard. Je n’ai jamais revu
Dumas, mais Le Comte de Monte-Cristo reste l’un de mes livres préférés.
J’étais fascinée à l’idée de découvrir la vie d’Edmond, mais un détail me
donnait le tournis. Il avait rencontré Dumas au xixe siècle.
Le xixe siècle.
On savait tous que les vampires étaient immortels. C’était une idée
abstraite que j’avais acceptée depuis des années. Mais j’avais fantasmé sur
Edmond. Désormais, le fait qu’il ne soit pas humain me semblait dérisoire.
Le vrai problème, c’était son âge.
— Excuse-moi, mais… quel âge as-tu ?
Edmond me fixa pendant un long moment, le visage impassible.
— Veux-tu vraiment le savoir ?
— Oui.
— Je suis né en France en 1648.
Sa révélation eut l’effet d’une douche froide. J’avais paniqué à la
mention du xixe siècle, mais Edmond était né près de deux cents ans avant sa
rencontre avec Dumas. Si tous les vampires étaient aussi vieux, il n’était
pas surprenant qu’ils traitent parfois les humains comme des êtres
inférieurs. À leurs yeux, nous étions des enfants.
— Il faut que j’y aille.
Je me levai tellement vite que je trébuchai sur l’ourlet de ma robe.
Le visage d’Edmond se crispa. Malgré ma rancune persistante, je me
sentais coupable. Edmond n’avait visiblement pas l’habitude de se confier
aux autres, et voilà que je partais en courant.
C’était plus fort que moi.
Je sortis de la bibliothèque sans me retourner.
Edmond n’en voulait pas à Renie de s’être enfuie. De nombreux vampires
étaient encore plus âgés que lui, mais parfois il avait lui-même du mal à
accepter le nombre d’années qu’il avait vécues.
Malgré tout, une sensation dure et froide s’immisça dans sa poitrine. Un
mélange de douleur et de honte. Il lui avait raconté quelque chose de
personnel, et elle avait pris la fuite. Ce n’était pas la première fois qu’il
essayait de s’ouvrir et qu’on le lui renvoyait en pleine figure, mais c’était
toujours aussi douloureux.
Renie n’était pas Charlotte. Il ne devait pas l’oublier.
Et puis, cela n’avait pas d’importance. Il ne pourrait jamais rien se passer
entre lui et Renie.
Quand elle découvrirait la vérité sur l’aile ouest, elle les haïrait tous.
Edmond avait quasiment quatre cents ans de plus que moi. Cette réflexion
tournait en boucle dans ma tête tandis que je remontais le couloir en
courant. À côté de lui, j’étais une enfant. Un embryon. La minuscule
étincelle dans l’œil de mon arrière-arrière-arrière-grand-père, des
générations avant ma conception.
J’avais du mal à l’admettre, mais j’avais oublié qu’Edmond était un
vampire vieux de plusieurs siècles.
Je m’arrêtai et posai une main contre un mur. J’avais une drôle de
sensation dans la poitrine, comme si un cri ou un sanglot s’y était logé.
— Tu devrais avoir honte, Irene Mayfield, grognai-je dans le couloir
vide. Tu es venue ici pour retrouver June, pas pour faire les yeux doux à
un… cadavre.
Le mot était laid dans ma bouche, mais il n’en était pas moins vrai.
Malgré sa beauté, Edmond était un cadavre ambulant qui, par des moyens
dépassant l’entendement, tenait encore debout.
Son cœur ne battrait plus jamais.
Sa peau ne serait plus jamais tiède.
Il n’était pas humain.
June m’avait-elle parlé d’Edmond ? Je la voyais encore, assise en tailleur
par terre dans notre chambre, en train de feuilleter les magazines de
vampires qu’une amie lui avait donnés. Je l’entendais encore me parler de
tous ces vampires, mais je ne l’avais pas écoutée.
J’avais été égoïste.
Soudain, j’eus envie d’arracher ma robe, de laisser les paillettes
s’éparpiller comme du sable sur le tapis.
J’avais besoin d’air, plus que jamais, et il n’y avait qu’un seul moyen de
l’obtenir.

Ce soir-là, Dexter ne montait pas la garde. Un jeune homme aux cheveux


blonds se tenait à sa place. Il me sourit, mais je lui lançai un regard noir. Je
savais d’avance ce qu’il allait me dire.
— J’ai besoin de sortir, bougonnai-je.
— Désolé, madame, mais les donneurs n’ont pas le droit de sortir sans
escorte.
Frustrée, je serrai les dents et pris sur moi.
— Le jardin est entouré d’un mur infranchissable. De quoi avez-vous
peur ?
Je ne voulais pas qu’on m’accompagne. Je voulais être seule pour essayer
de démêler les nœuds qui s’accumulaient dans ma tête.
— Je suis désolé, mais c’est la règle.
Il avait la voix aussi plate qu’un vampire. La personne qui avait formé
cet homme avait bien travaillé.
J’étais sur le point de forcer le passage quand un bras se glissa autour du
mien.
— Je vais accompagner cette demoiselle, déclara une voix masculine.
C’était Etienne. Il m’offrit un grand sourire. Son expression était
tellement humaine que je me laissai faire au lieu de le repousser.
Le garde haussa les épaules et poussa la porte. Je faillis dire à Etienne
d’aller se faire voir, mais sans lui j’étais bloquée à l’intérieur. Et puis, rien
de ce qui m’arrivait n’était sa faute.
Le vampire me suivit dans le jardin. Je marchai en silence, trop fatiguée
et confuse pour discuter. Sous la lumière argentée de la lune, le mur
semblait taillé dans un bloc d’ombres. Les arbres dénudés par l’hiver
s’accrochaient au ciel étoilé.
Nos pieds crissaient dans l’herbe gelée. Mon souffle se transformait en
épais panaches blancs. Mes dents se mirent à claquer. Etienne déposa sa
veste de smoking sur mes épaules nues.
— Merci, bredouillai-je en me crispant. Ne me mords pas, s’il te plaît.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je vais te mordre ?
— Tu me cherchais, hier. J’ai cru que…
Etienne ne commenta pas. Il regardait droit devant lui, immobile comme
une statue de glace.
— Je ne voulais pas te mordre. Je voulais te voir, seul à seul.
— Pourquoi ?
Sa mâchoire se contracta, comme s’il se retenait de me dire quelque
chose.
— Je voulais te parler de June. J’aimerais t’aider à comprendre ce qui lui
est arrivé.
— Tu es sérieux ?
— Oui.
J’en avais les larmes aux yeux.
Etienne me prit dans ses bras. Mon premier réflexe fut de le repousser,
mais il était tellement réconfortant d’être dans les bras de quelqu’un que j’y
restai quelques secondes. Puis, je m’écartai de lui en essuyant une larme.
— June n’a pas été transférée, n’est-ce pas ?
— J’en doute, confirma-t-il.
— Est-ce qu’elle est dans l’aile ouest ?
Etienne hésita un instant.
— Ysanne ne me fait pas autant confiance qu’à Edmond et Isabeau. Je
vis dans cette maison depuis longtemps, mais je ne comprends pas toujours
ce qui se passe entre ses murs. Malgré tout, je ne crois pas que June soit là-
haut.
— Pourquoi ?
— Il faut que je te montre quelque chose.
Je le suivis à l’arrière du manoir, le long du mur, jusqu’à ce que nous
atteignions un grand chêne dont les branches ressemblaient à des doigts
noueux qui s’agrippaient au ciel. Etienne s’arrêta devant l’arbre.
— La veille de sa disparition, j’ai vu June monter dans sa chambre avec
des amis après le dîner. Le lendemain, Ysanne s’est contentée de nous dire
qu’elle avait été transférée dans une autre Maison et que nous n’avions pas
le droit d’en discuter.
— Dans ce cas, pourquoi m’en parles-tu ? Tu risques d’avoir des ennuis.
— Si on m’attrape, oui. Mais il se passe quelque chose à Belle Morte.
J’en suis certain. L’accès à l’aile ouest a été interdit le lendemain de la
disparition de June. Et puis, il y a ceci.
Etienne montra le sol gelé du doigt. J’en eus le souffle coupé. Au pied de
l’arbre, contre son tronc, se trouvait un monticule de terre fraîchement
remuée.
— Qu’est-ce que c’est ?
Une bourrasque glacée s’engouffra dans le jardin. Les branches du chêne
se cognèrent entre elles. On aurait dit des os qui s’entrechoquaient.
Je fixai la bouche d’Etienne en m’attendant au pire.
— Je ne sais pas, admit-il.
De nouvelles larmes me brûlèrent les yeux.
— Ce tas de terre est apparu trois jours après la disparition de June. J’ai
posé la question à Ysanne. Elle m’a répondu que cela ne me regardait pas.
J’en ai aussi parlé à Isabeau, qui passe beaucoup de temps dans le jardin.
Elle m’a dit exactement la même chose.
J’avais envie de m’approcher de l’arbre, mais je n’en avais pas la force.
— Dis-moi que ce n’est pas ce que je pense, murmurai-je. Dis-moi que
ce n’est pas une tombe.
— Je ne sais pas, Renie.
J’étudiai le visage d’Etienne, et j’y reconnus de la peur. Je n’avais jamais
vu un vampire dans cet état.
— Je viens ici de temps en temps, reprit-il. La terre n’a pas toujours le
même aspect, comme si quelqu’un la remuait ou déterrait ce qui s’y trouve
tous les jours.
— Si quelqu’un la remue régulièrement, ce n’est pas une tombe.
— C’est ce que je croyais, mais ce monticule est apparu après la
disparition de ta sœur. J’ai peut-être tort. C’est peut-être une simple
coïncidence.
— Impossible. Tout comme l’interdiction d’aller dans l’aile ouest.
Etienne hocha la tête.
Le vent d’hiver faisait onduler sa chemise, mais les vampires n’avaient
pas froid. Quant à moi, j’avais beau avoir la peau transie, je ne ressentais
qu’une rage brûlante.
— Je veux en avoir le cœur net, décidai-je en avançant d’un pas.
Etienne me retint par le bras tout en regardant autour de nous. Les gardes
faisaient régulièrement des rondes dans le jardin au cas où des fans ou des
anti-vampires tenteraient de franchir le mur. C’était déjà arrivé.
Pour l’instant, la voie était libre.
— Que fais-tu, Renie ?
— Je vais déterrer ce qui se trouve là-dessous.
Il me regarda comme si j’étais devenue folle. C’était peut-être le cas. Une
énergie troublante s’était emparée de moi. J’étais déconnectée de moi-
même, tellement furieuse que je me sentais capable de détruire Belle Morte
à mains nues.
Ce n’était pas la tombe de June.
Impossible.
J’essayai d’échapper à Etienne, mais il était trop fort.
— Arrête, Renie. Réfléchis un instant.
— Je croyais que tu voulais savoir ce qui lui est arrivé, lui reprochai-je.
— C’est le cas, mais pense aux conséquences. Ysanne…
— Tu as peur d’elle, pas vrai ?
— Il serait insensé de ne pas avoir peur d’Ysanne.
Le vampire finit par lâcher mon bras. Je m’écartai de lui et j’aspirai une
grande bouffée d’air glacé, espérant calmer la tempête qui rugissait en moi.
Etienne prit mes mains dans les siennes.
— Renie, as-tu remarqué que plusieurs donneurs ont quitté Belle Morte
depuis la disparition de June, et qu’aucun d’entre eux n’a parlé d’elle depuis
leur sortie ? L’influence d’Ysanne ne se réduit pas à cette Maison. Inspecter
ce tas de terre est une bonne idée, mais ce n’est pas le moment. Ysanne va
remarquer notre absence. Ne prenons pas de risques inutiles.
Je ne voulais pas l’admettre, mais Etienne avait raison. Ysanne était
sûrement au courant que j’avais interrogé les autres donneurs, et Edmond
lui avait forcément parlé de mon excursion nocturne. J’étais déjà sur un
terrain glissant. Si Ysanne m’expulsait de la maison, c’était fini.
J’avais envie de crier, de pleurer, de casser quelque chose. Je voulais me
mettre à genoux et déterrer la vérité, aussi affreuse soit-elle. Au moins, je
saurais. Si le pire était arrivé, je pourrais dire adieu à ma sœur.
Ysanne ne s’en tirerait pas comme ça.
— Retournons au bal, insista Etienne. Et faisons mine que tout va bien.
Je sais que c’est difficile, mais nous n’avons pas le choix. Nous
découvrirons la vérité, Renie. Je te le promets. Mais pas ce soir.
— D’accord, soupirai-je. Merci.
Nous rebroussâmes chemin main dans la main, mais il n’y avait rien de
romantique dans ce geste. Nous avions besoin de ce réconfort. Avant de
franchir la porte, Etienne lâcha ma main. Même ce simple contact était
interdit entre vampires et donneurs.
Lorsque j’entrai dans la salle de bal, mes yeux se posèrent aussitôt sur
Edmond, qui était planté au bord de la piste en train de regarder les gens
danser. Quand il m’aperçut, son visage se durcit. Je compris vite pourquoi :
la veste d’Etienne était toujours posée sur mes épaules et le vampire se
tenait à mes côtés.
La tête haute, je défiai Edmond du regard. Etienne ne m’attirait pas
comme lui, mais il avait le mérite d’avoir été honnête avec moi. Il allait
m’aider. Edmond savait à quel point j’avais peur pour June, et il n’avait fait
aucun effort pour me soutenir.
— M’accorderais-tu cette danse ? proposa Etienne.
— Pourquoi pas !
Une partie de moi était satisfaite qu’il m’invite à danser sous le nez
d’Edmond. Si me voir danser avec un autre lui faisait du mal, sa douleur
serait néanmoins incomparable à la mienne.
Etienne ne dansait pas aussi bien qu’Edmond mais, comme lui, il m’aida
à ne pas passer pour une idiote sur la piste, et je ne le piétinai qu’à deux
reprises. Malgré ma nausée et mon angoisse, je réussis à sourire et à agir
comme une donneuse normale, comme si le poids constant sur mes épaules
n’existait pas.
J’étais heureuse que Roux ait proposé de m’aider, mais elle n’avait pas
l’influence d’Etienne. Pour la première fois depuis mon arrivée à Belle
Morte, il y avait une lueur d’espoir.
Etienne souleva ma main et l’approcha de sa bouche, le regard rivé sur
les veines bleues de mon poignet. Il ne me demanda pas la permission, mais
la question se lisait dans ses yeux rouges. Je hochai la tête.
Détends-toi, pensai-je.
Mais j’en étais incapable. Lorsqu’il me mordit, la douleur se propagea
dans mon bras.
Malgré moi, je tournai la tête vers Edmond. Il nous regardait, visiblement
furieux. Contrairement à lui, Etienne continuait à déguster mon sang, mais
il ne se rendait peut-être pas compte que je souffrais. Et Etienne ne m’avait
pas menti au sujet de June. À mes yeux, ce geste était plus important que
celui d’Edmond.

Le reste du bal défila à toute vitesse. Après ma danse avec Etienne, Jason
m’offrit une coupe de champagne, puis dansa avec moi. Ensuite, je rejoignis
Roux et passai la suite de la soirée avec elle.
Personne n’aurait pu se douter que je rêvais d’étrangler Ysanne avec sa
robe et de brûler le manoir.
À la fin du bal, Roux et moi remontâmes dans notre chambre. Roux
titubait sur ses talons aiguilles.
Dès l’instant où la porte se referma derrière nous, elle enleva ses
chaussures et sa robe et les jeta par terre. Elle s’assit devant la coiffeuse et
commença à se démaquiller. Roux avait un tatouage sur l’épaule gauche, un
entremêlement de lianes et de roses épineuses.
— Où es-tu allée avec Etienne ? demanda-t-elle d’un air espiègle.
— J’avais besoin d’air. Il m’a accompagnée dehors.
— Et il t’a prêté sa veste. Comme quoi, la galanterie n’est pas morte. Et
Edmond ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Roux tourna sur sa chaise et me fixa d’un air suspicieux.
Mes hormones, ces traîtresses, ne pouvaient s’empêcher de danser
chaque fois que je pensais à lui. Mais Edmond m’avait menti. Il me laissait
patauger dans le noir.
— Tu es sûre qu’il ne s’est rien passé avec Etienne ? insista Roux. Pas de
détails juteux à partager ?
J’hésitai un instant. Roux était prête à mener l’enquête et à risquer son
séjour à Belle Morte pour moi. Je n’avais pas le droit de le lui cacher.
— Il voulait me parler de June.
Roux écarquilla les yeux. Avec les traces de mascara, on aurait dit un
panda surpris.
Je lui racontai ce qui s’était passé dans le jardin. Son visage pâlit à vue
d’œil.
— Je ne sais pas quoi te dire, murmura-t-elle.
Je m’assis sur mon lit, les genoux blottis contre ma poitrine. Les
paillettes de ma robe me piquaient le menton.
— Je dois ouvrir cette tombe.
— Ce n’est pas une tombe, m’assura Roux.
— Pourquoi pas ? On ne sait pas de quoi les vampires sont capables…
— Si un vampire de Belle Morte s’était emporté et avait tué une
donneuse, ils n’auraient pas caché le corps dans le jardin. Et puis, pourquoi
l’accès à l’aile ouest serait-il toujours interdit ?
— Je ne sais pas ! grognai-je, frustrée. C’est pour ça que je dois retourner
ce tas de terre. Je veux savoir ce qui s’y cache.
— Tu en es sûre ?
— Certaine.
Roux me rejoignit sur mon lit et passa un bras par-dessus mes épaules.
— Renie… Si c’est une tombe, tu as conscience que tu pourrais déterrer
le corps de ta sœur ? Est-ce que tu te sens prête ?
Des images d’os et de chair entremêlés envahirent mon esprit. J’avais
envie de vomir.
— Je n’ai pas le choix.
Roux hocha la tête.
— OK, décida-t-elle. Allons-y demain matin, avant que tout le monde se
lève.
— Je ne peux pas te demander de faire ça…
— Tu ne m’as rien demandé. C’est moi qui te le propose.
— Non, Roux…
— Je t’ai promis de t’aider. Je ne ferai pas marche arrière.
J’avais les larmes aux yeux. Roux était venue à Belle Morte pour
s’amuser et profiter de sa vie de donneuse. Elle allait tout envoyer valser
pour m’aider. Je lui en serais reconnaissante à jamais.
Peu de gens seraient prêts à aider leur amie à déterrer un cadavre.
Je me réveillai à l’aube. Roux dormait à poings fermés.
J’avais très mal dormi. Mon cerveau avait inventé des images de June
sortant de sa tombe, les yeux rouges, les lèvres ensanglantées, les mains
tendues tandis qu’elle essayait de m’attirer sous terre. Quand j’avais refusé
de la suivre, elle avait pleuré des larmes de sang en me suppliant de la
sauver.
Malgré tout, une détermination dure comme de l’acier brûlait encore en
moi.
Aujourd’hui, je découvrirais la vérité.
Je secouai Roux.
— Va-t’en, grogna-t-elle en se cachant sous la couverture.
J’aurais préféré la laisser tranquille. C’était mon problème, pas le sien.
Mais Roux finit par se redresser et cligner des yeux. Sa coiffure n’avait
quasiment pas bougé.
— Tu es sûre de vouloir y aller ? vérifia-t-elle.
— Seulement si toi aussi.
Elle serra ma main dans la sienne.
— Bien sûr.
Cette fois, nous enfilâmes pulls, manteaux et bottes d’hiver.
— On n’a pas de pelles, remarqua Roux tandis que nous sortions de la
chambre.
— Ce n’est pas notre seul problème.
— Ah bon ?
— Comment allons-nous ouvrir une tombe sans nous faire arrêter par la
sécurité ?
— C’est vrai. Est-ce que tu as une idée ?
— Je me disais que tu pourrais faire diversion, suggérai-je.
— Pourquoi moi ?
— Parce que je ne sais pas draguer.
— Draguer le garde ne suffira pas, regretta Roux.
— Tu as une meilleure idée ?
— On pourrait attendre Etienne.
— Non, Roux. J’ai besoin de savoir. Maintenant.
Après cette nuit de cauchemars, je serais incapable de passer une journée
de plus à prétendre que tout allait bien. C’était le moment ou jamais.
— Et puis, Etienne a peur d’Ysanne, lui rappelai-je. Et s’il changeait
d’avis ? Et s’il refusait de nous aider ?
— OK. Allons-y.
Le garde sembla surpris de nous voir. Je ne le connaissais pas, mais
j’étais soulagée que ce ne soit pas Dexter Flynn, qui était peut-être trop âgé
pour succomber au charme de Roux.
— Vous êtes des lève-tôt, remarqua-t-il.
Roux lui offrit un sourire envoûtant.
— Pas besoin de sommeil réparateur pour rester belles, ronronna-t-elle.
— Je vois ça, répondit-il en lui rendant son sourire.
— On a un peu mal à la tête après la soirée d’hier. On aimerait prendre
l’air. Je sais qu’on n’a pas le droit de sortir sans escorte, mais vous pourriez
peut-être nous accompagner ?
Le visage du garde s’illumina. Il passait ses journées entouré des
personnes séduisantes, mais les vampires femmes étaient hors d’atteinte, et
les donneuses étaient généralement plus intéressées par les vampires que
par les humains. Y avait-il une règle concernant les relations entre gardes et
donneurs ? Si c’était le cas, il n’avait pas l’air de s’en soucier.
— Bien sûr, dit-il. Je vais appeler quelqu’un pour me remplacer.
Quelques minutes plus tard, Roux et moi étions dans le jardin en
compagnie du garde, qui nous suivait comme un petit chien impatient.
Malgré nos tenues, le vent de janvier nous fouettait la peau et nous faisait
grelotter.
L’herbe était blanche de givre, les branches des arbres scintillaient. Le
soleil formait une tache pâle dans le ciel gris. Des nuages filiformes le
recouvraient comme un voile. Mon ventre se noua. Le sol serait dur comme
de la pierre. Malheureusement, nous ne pouvions pas nous permettre
d’attendre l’arrivée du printemps.
Roux s’arrêta et se mit à décrire le bal au jeune garde. Elle lui raconta à
quel point elle s’était amusée, mais qu’elle avait regretté le manque de vrais
hommes. Elle en rajoutait, riait en touchant ses biceps : il avait mordu à
l’hameçon. Mieux encore, il ne me prêtait plus du tout attention.
Je m’éloignai d’eux et me dirigeai vers le chêne. Les nœuds de son tronc
ressemblaient à des yeux furieux, et ses racines semblaient plus hautes, plus
exposées, comme des doigts épais protégeant des secrets.
Même sans outils, j’éluciderais ce mystère.
Du moins, c’était ce que je croyais.
Toute la détermination du monde ne changerait rien au fait que le sol était
gelé. J’essayai d’enfoncer mes doigts dans la terre, mais elle était dure et
froide comme du marbre. Je tentai de me servir de mes talons pour la
gratter. Rien. J’utilisai alors mes mains, mais mes ongles se brisaient les uns
après les autres.
J’avais les larmes aux yeux. Une sensation brûlante et amère me piquait
le fond de la gorge. Toute la nuit, j’avais tourné dans mon lit, terrifiée en
imaginant ce que j’allais trouver. Mais je ne trouverais rien, parce que mes
mains d’humaine n’arriveraient pas à traverser ce sol impénétrable.
— Hé ! Qu’est-ce que vous faites ?
Le garde s’était planté devant moi. Roux me regarda d’un air désolé,
mais je ne lui en voulais pas. Nous savions que cette stratégie ne
fonctionnerait pas longtemps.
J’ignorai le garde et je continuai à essayer de transpercer l’épaisse couche
de terre glacée. J’avais un doigt en sang, j’avais mal aux mains, mais je
refusais de capituler.
— Arrêtez ! lança-t-il en s’emparant de mon bras.
Je le repoussai de toutes mes forces. Le garde hésita un instant.
Empêcher une donneuse en colère d’ouvrir une tombe ne faisait sûrement
pas partie de sa formation. Je l’entendis détacher la radio de sa ceinture. Il
appelait sûrement du renfort. Dexter Flynn et toute son équipe me
mettraient dehors, et je ne saurais jamais ce qui était arrivé à ma sœur.
Désespérée et frustrée, je donnai des coups de poing dans le sol. Un
sanglot s’échappa de ma gorge.
Puis une voix que j’aurais préféré ne pas entendre résonna dans mon dos
: — Je m’en charge, déclara Edmond.
Il s’accroupit à côté de moi, mais j’évitai son regard.
— Qu’est-ce que tu fais, Renie ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Je sais que June n’a pas été transférée ! Vous pouvez me mentir autant
que vous voulez, mais je le sais, et je découvrirai ce que vous lui avez fait.
J’étais à bout de souffle. Le froid et l’émotion me brûlaient les poumons.
Edmond posa une main sur la mienne, mais je la retirai aussitôt.
— Ne me touche pas !
— Renie, crois-tu vraiment que si nous avions tué ta sœur, nous l’aurions
enterrée dans le jardin ?
Roux avait pensé la même chose, mais Edmond essayait-il de détourner
mon attention ?
— Tu peux continuer à creuser si tu ne me crois pas.
Je n’avais pas d’autre choix que de continuer. Une fois qu’Edmond aurait
tout rapporté à Ysanne, je n’aurais pas de seconde chance. Je continuai à
gratter la terre, mais il me faudrait une journée entière pour creuser plus que
quelques centimètres. Roux se mit à genoux à mes côtés et m’aida à creuser.
— Merde, grogna Edmond. Laissez-moi faire.
Même sans pelle, sa force de vampire lui permettait de retourner la terre
avec facilité. Dans un autre contexte, j’aurais apprécié de voir Edmond se
salir les mains, mais la peur envahissait peu à peu ma poitrine, telle une
vague noire. Je ne savais pas ce que je craignais le plus : qu’Edmond m’ait
dit la vérité ou qu’il me montre le corps de June.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roux en désignant quelque chose du
doigt.
J’eus un haut-le-cœur. Parmi les mottes de terre sombres, des formes
blanches avaient émergé.
Des os.
Roux s’agrippa à mon bras tandis que je les examinais.
— Ce ne sont pas des os humains, remarquai-je, soulagée. Ils sont trop
petits.
Edmond continua à creuser, puis il nous laissa observer le contenu
macabre de la tombe : des plumes et des touffes de poils rougeâtres, des
orbites vides, des mâchoires, des membres raides. Les corps de plusieurs
renards étaient mêlés aux cadavres emplumés d’oiseaux, ainsi qu’à d’autres
restes trop vieux pour être identifiés.
— Je ne comprends pas, bredouillai-je.
— Je t’avais dit que tu ne trouverais pas ce que tu cherchais, dit Edmond.
— Arrête. Je sais que tu es au courant. Tu ne m’empêcheras pas de savoir
ce qui est arrivé à June.
Je me levai et partis en courant. Si ma sœur n’était pas enterrée dans le
jardin de Belle Morte, il n’y avait qu’une seule explication : elle était dans
l’aile ouest.
À l’intérieur, j’enlevai mon manteau et le jetai par terre en remontant le
couloir. Alors que je tournais à gauche, je percutai Jason.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-il. Il y a le feu quelque part ?
Je le repoussai et repris ma course sans lui répondre. Jason cria dans mon
dos, mais je l’ignorai. J’allais emprunter l’escalier qui menait à l’aile ouest
quand deux bras s’enroulèrent autour de ma taille, m’attirant contre un torse
musclé.
— Lâche-moi ! hurlai-je en me débattant.
Si j’avais été capable de penser clairement, j’aurais su qu’essayer
d’échapper à Edmond était peine perdue, mais ma tête était envahie par les
cauchemars et la peur qui me dévoraient depuis que June avait arrêté de me
donner des nouvelles.
Je plantai un talon dans le pied d’Edmond, mais il ne réagit pas.
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! criai-je, les larmes roulant
sur mes joues. Je me fiche que vous soyez plus vieux que nous. Vous n’avez
pas le droit de nous traiter comme ça !
Roux et Jason apparurent à nos côtés et observèrent la scène d’un air
choqué.
— Que se passe-t-il ici ?
La voix d’Ysanne avait claqué comme un coup de fouet.
— Je sais que vous me mentez à propos de June ! répondis-je, furieuse.
Les yeux glacés d’Ysanne se posèrent sur Edmond.
— Je le répète, que se passe-t-il ici ?
J’arrêtai de me débattre. Edmond était trop fort. Il était impossible de lui
échapper.
— Je pensais que vous l’aviez enterrée au pied du chêne, repris-je d’un
ton plus calme, mais ce ne sont que des squelettes d’animaux. La vérité se
trouve quelque part dans votre foutu manoir !
— Comment sais-tu que des animaux ont été enterrés au pied de cet arbre
? demanda Ysanne.
Je ne pensais pas que sa voix pouvait devenir plus froide encore, mais
j’avais tort. On aurait dit que la température avait chuté dans le couloir.
Ysanne regarda Edmond. La réponse à sa question devait se lire sur son
visage, car un grognement déforma le visage de la vampire, transformant sa
beauté en une rage animale. En un clin d’œil, elle se jeta sur nous. Edmond
me poussa sur le côté. Je trébuchai et tombai par terre. Ysanne saisit la
gorge d’Edmond et le plaqua contre le mur. Ses pieds pendaient à quelques
centimètres du tapis. Les crocs de la vampire s’étaient allongés, brillants
dans l’obscurité. Edmond n’avait pas besoin de respirer, mais Ysanne aurait
pu lui arracher la gorge.
C’était la première fois que j’entrevoyais la puissance qui se cachait
derrière la façade propre et contenue de ces créatures, la première fois que
je voyais le monstre se libérer.
Je me relevai en tremblant.
— Ne lui faites pas de mal, la suppliai-je.
Ysanne ne montra aucun signe qu’elle m’avait entendue. Elle n’avait pas
bougé, mais quelque chose dans sa façon de se tenir me fit penser qu’elle
essayait de contrôler son côté sauvage. Elle aurait pu tuer Edmond en un
coup de crocs. Pourtant, il se laissait faire, comme s’il lui faisait confiance.
— S’il vous plaît, insistai-je en tirant sur sa manche.
Ysanne me repoussa. Sa force était surnaturelle – je m’envolai et percutai
le mur, atterrissant par terre comme une poupée de chiffon.
Tout devint noir autour de moi.

Cela faisait longtemps qu’Edmond Dantès n’avait pas réellement eu peur.


Quand Ysanne poussa Renie, l’explosion de terreur qu’il ressentit le surprit.
Il vivait dans le cocon de Belle Morte depuis si longtemps que cette
sensation lui semblait presque étrangère.
Il ne pouvait détacher les yeux de la forme recroquevillée de Renie gisant
au sol. Roux et Jason étaient pétrifiés. Il espérait qu’ils feraient preuve de
suffisamment de bon sens pour ne pas s’en mêler.
Edmond ne se rappelait pas la dernière fois qu’Ysanne avait perdu son
sang-froid, mais il n’avait pas oublié à quel point elle était dangereuse.
Quand il l’avait rencontrée, à l’époque où il était encore un jeune humain,
elle avait déjà vécu de nombreuses années en tant que vampire. La
prédatrice était profondément ancrée en elle. C’était une tigresse en chasse,
magnifique et imprévisible. Quand elle s’en prenait à quelqu’un, c’était
avec les dents et les griffes.
Mais Edmond ne se souciait pas du danger qu’il encourait. Il ne pensait
qu’à Renie.
— Imbécile, grogna Ysanne. Comment as-tu osé l’aider derrière mon dos
?
Sa main se resserra autour de sa gorge. S’il avait été humain, elle lui
aurait brisé la nuque.
— Explique-toi ! ordonna-t-elle en le secouant.
La vampire finit par le relâcher. Edmond atterrit avec grâce.
— Renie pense que June est morte, répondit-il. Il est cruel de lui cacher
la vérité.
Ysanne se retourna vers Jason et Roux.
— À votre place, je déguerpirais, lança-t-elle. Et emportez cette fille avec
vous.
Edmond se retint de les aider. Il aurait aimé prendre Renie dans ses bras,
l’emmener dans sa chambre, l’examiner pour s’assurer qu’Ysanne n’avait
pas causé de dommages permanents. Mais ignorer Ysanne aurait de graves
conséquences. Edmond savait choisir ses batailles.
Après le départ des humains, Ysanne reporta son attention sur Edmond.
— Pourquoi cette trahison, mon vieil ami ?
Ses yeux étaient toujours aussi rouges, mais sa voix était désormais
teintée de tristesse.
Une vague de culpabilité le submergea. Ysanne et Edmond se
connaissaient depuis des centaines d’années. Ils s’étaient soutenus dans des
moments terribles. Au fil du temps, ils avaient toujours fini par se retrouver,
et ils étaient toujours là quand l’autre avait besoin d’eux.
En tant que maîtresse de maison, Ysanne ne pouvait pas faire preuve de
favoritisme, mais Edmond savait à quel point elle lui faisait confiance. Il ne
lui était jamais venu à l’esprit qu’Edmond lui désobéirait un jour.
— Pardonne-moi, mais Renie doit être mise au courant. Si tu n’étais pas
prête, tu n’aurais pas dû l’accepter à Belle Morte. Plus tu lui cacheras la
vérité, plus la situation s’aggravera. Mieux vaut tout lui raconter, et assumer
les conséquences.
— C’est à moi de décider du moment opportun, lança Ysanne.
— Elle est sur le point de tout découvrir par elle-même.
— Par elle-même ? C’est toi qui lui as montré.
— Seulement parce qu’elle était déjà en train de creuser, se défendit
Edmond. Elle était convaincue que sa sœur était enterrée sous cet arbre. Je
devais lui prouver que c’était faux.
— Pourquoi a-t-elle pensé une chose pareille ?
— Je ne sais pas.
Ysanne observa Edmond pendant un long moment. L’ombre de la
prédatrice disparut peu à peu.
— Pourquoi te soucies-tu autant de cette donneuse ? demanda-t-elle
d’une voix à la fois tendre et tranchante. Pourquoi cette gamine compte-t-
elle autant à tes yeux ?
Edmond se retint de lui rappeler qu’à dix-huit ans, Renie n’était pas une
gamine.
— Cela n’a rien à voir avec Renie, mentit-il. Je pense au bien de tous.
Elle continuera à perturber Belle Morte tant qu’elle ignorera où est sa sœur.
Les gens pourraient commencer à se poser des questions. Tu sais à quel
point ils sont curieux. Veux-tu vraiment ajouter de l’huile sur le feu ?
Ysanne réfléchit en silence.
— N’oublie pas que c’est toi qui voulais garder le secret, lui rappela
Edmond. Tu n’y parviendras pas si Renie continue à enquêter seule. Tu ne
peux pas non plus la chasser de la maison. Je ne comprends peut-être pas
grand-chose au phénomène d’Internet, mais je sais qu’entre de mauvaises
mains cet outil peut devenir une arme. Imagine ce qui se passerait si Renie
faisait part de son inquiétude au monde entier.
— J’ai besoin de temps pour contrôler la situation.
— Je pense que c’est une erreur.
Ysanne lui sourit, un rare sourire qu’elle cachait au reste du monde.
— Mon garçon d’hiver, murmura-t-elle en passant une main sur sa joue.
Il y avait de l’affection dans ce geste, mais rien de romantique. Ce genre
d’amour avait fleuri entre eux par le passé, mais désormais c’était un lien
plus profond, plus ancien, qui les unissait. Une histoire qui avait commencé
entre un orphelin effrayé et une vampire blessée et affamée, au cœur d’une
maison isolée dans la campagne enneigée.
— Fais-moi confiance, reprit Ysanne. J’admets ne pas avoir anticipé la
détermination de cette fille, mais elle connaîtra la vérité bien assez tôt. Pour
l’instant, ce serait la mettre en danger.
Cette affirmation, plus que toute autre chose, poussa Edmond à abdiquer.
Il détestait mentir à Renie, mais il refusait qu’il lui arrive quelque chose. Il
obéirait à Ysanne. Il aiderait Renie à traverser la tempête, jusqu’à ce
qu’Ysanne lui permette de découvrir la gravité de la situation.
Alors, une tout autre tempête la frapperait.
Lorsque je repris connaissance, des pics de douleur transpercèrent mon
crâne. J’ouvris les yeux, mais les refermai aussitôt. La lumière du lustre
était aveuglante. Alors que je gémissais de douleur, le matelas remua à côté
de moi.
— Ouvre les yeux et dis-moi combien j’ai de doigts, ordonna Roux.
J’entrouvris un œil.
— Trois.
— Super. Maintenant, dis-moi comment tu t’appelles.
— Hein ?
Elle plaça sa tête entre le lustre et moi.
— Tu as été assommée par une vampire, me rappela-t-elle. Donne-moi
ton nom.
— Irene Mayfield.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-huit ans. Est-ce que tu vas me demander mon poids et mes
mensurations ?
Roux sourit de soulagement.
— Désolée, je voulais m’assurer qu’elle n’avait pas transformé ton
cerveau en purée.
— Est-ce que j’ai perdu connaissance longtemps ?
— Seulement quelques minutes. Ysanne nous a forcés à partir. On t’a
portée jusqu’ici. Tu as eu de la chance, elle aurait pu te briser la mâchoire.
— Rien de tout ça ne serait arrivé si elle avait été honnête avec moi.
— Si June a été tuée par un vampire de Belle Morte, Ysanne ne
l’admettra jamais, regretta Roux.
— Mais pourquoi m’a-t-elle acceptée ici ? Elle aurait pu refuser ma
candidature.
Roux se mordilla la lèvre inférieure.
— Tu as raison. C’est bizarre.
— Où est Jason ?
— Il n’avait pas le droit de rester.
— Ils ne lui ont pas fait de mal ? paniquai-je.
— Non, mais Ysanne a demandé que tu sois enfermée à clé, et elle ne
voulait pas que Jason reste avec nous.
Furieuse, je me levai et j’essayai d’ouvrir la porte. Elle était fermée de
l’extérieur.
— Merde, grognai-je en posant mon front contre le bois froid.
J’avais été à deux doigts de percer ce mystère, et j’avais échoué.
Désormais, si je retentais quelque chose, Ysanne me mettrait à la porte. Je
passerais le restant de mes jours à me demander ce qui était arrivé à June.
— J’imagine qu’Ysanne est en train de réfléchir à une punition, soupirai-
je.
— Sûrement.
— Tu penses qu’elle s’en prendra à toi aussi ?
— Je ne leur ai pas dit que je t’avais aidée, me confia Roux d’un air
gêné. Je suis désolée. J’ai eu tellement peur d’Ysanne…
— Tu as bien fait. C’est ma bataille, pas la tienne.
— Mais je t’ai promis que je t’aiderais…
— Oui, mais pas que tu en paierais le prix. J’apprécie ton aide plus que
tout, Roux, mais ce n’est pas pour ça que tu es venue à Belle Morte. Je ne
veux pas que tu perdes ta place à cause de moi.
— Ne t’inquiète pas pour moi, insista-t-elle. De toute manière,
maintenant que je sais que quelque chose se trame, je ne peux plus profiter
de cette vie.
— Ysanne doit se douter que tu étais ma complice, si elle t’a enfermée
avec moi.
— Non. Elle a demandé à Dexter de te laisser toute seule. C’est moi qui
l’ai suppliée de rester. Je ne voulais pas que tu sois seule à ton réveil.
Je rejoignis Roux sur le lit et la serrai dans mes bras.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter une amie comme toi ?
— Tu as eu de la chance, plaisanta-t-elle.
Roux s’empressa de me raconter la conversation qu’avaient eue Edmond
et Ysanne.
— Je ne veux pas te donner de faux espoirs, Renie, mais j’ai l’impression
que June n’est pas morte. Je ne comprends pas pourquoi ils s’obstinent à
garder le secret.
— La réponse se trouve dans l’aile ouest, conclus-je.
Un clic attira notre attention du côté du couloir.
— Quelqu’un a ouvert la porte, devinai-je.
Personne n’entra. Curieuse, je me levai et m’approchai de la porte, qui
s’ouvrit dès l’instant où je tournai la poignée.
— Il y a quelqu’un ? demanda Roux depuis mon lit.
Je jetai un œil dans le couloir. Je m’attendais à voir Edmond, mais les
seules figures présentes dans le couloir étaient les portraits sur les murs, qui
me fixaient comme à leur habitude.
— Quelqu’un veut que la bande à Scooby-Doo continue à mener
l’enquête, déduisis-je.
Roux me rejoignit et passa la tête par-dessus mon épaule, inspectant le
couloir désert.
— OK, Véra. Quel est le plan ?
— Pourquoi Véra ? dis-je en riant. C’est toi, la plus intelligente.
— Je sais, mais Daphné est plus grande.
Je réfléchis un instant.
— Je veux aller dans l’aile ouest, décidai-je.
— C’est trop dangereux, Renie. Tu as déjà essayé, et regarde comment ça
s’est terminé.
— Je sais, mais c’est maintenant ou jamais. C’est ma dernière chance. Et
quelqu’un veut clairement que je termine ce que j’ai commencé. Sinon cette
personne n’aurait pas ouvert la porte.
— Tu ne sais pas qui l’a ouverte, m’avertit Roux. C’est peut-être un
piège.
— Je n’en vois pas l’intérêt. Ysanne n’a pas besoin de me tendre de
piège. Si elle veut m’exclure, elle n’a qu’à mettre fin à mon contrat.
— J’ai peur, Renie.
— Moi aussi, mais je n’ai pas le choix.
Roux posa une main sur mon épaule.
— Dans ce cas, je viens avec toi.

L’aile ouest ne m’avait jamais paru aussi lointaine.


Nous nous faufilâmes dans les couloirs de l’aile sud en nous pressant
contre les murs et en nous cachant derrière les statues et les meubles.
Chaque fois que nous entendions des bruits de pas, nous nous cachions dans
une pièce vide. Mes nerfs furent mis à rude épreuve, effilochés comme une
vieille corde, et j’avais des nœuds dans l’estomac.
Nous étions sur le point d’atteindre notre destination quand Etienne
apparut au bout du couloir. J’essayai de me cacher mais il était trop tard. Il
nous avait vues. Son regard se posa sur mon visage, marqué par ma chute.
J’avais la joue rouge et enflée à l’endroit où j’avais percuté le mur.
— Qui t’a frappée ? demanda-t-il, furieux.
— Ysanne, mais c’était un accident.
— Un accident, répéta-t-il d’un ton sceptique.
— On en parlera plus tard, dis-je alors qu’il n’y aurait sûrement jamais
de « plus tard ».
— Que se passe-t-il ? insista Etienne.
J’échangeai un regard avec Roux.
— C’est justement ce qu’on aimerait savoir, répondit-elle.
— Tu es retournée à l’arbre, n’est-ce pas ? devina le vampire. Sans moi ?
— Je pensais que tu aurais trop peur d’Ysanne pour m’aider.
Etienne grogna de frustration et montra mon visage du doigt.
— Maintenant, tu comprends pourquoi j’ai peur.
— J’en déduis que ce n’est pas toi qui as ouvert la porte de notre
chambre ?
— Vous étiez enfermées ? s’indigna Etienne.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Si je veux m’infiltrer dans l’aile
ouest, c’est maintenant ou jamais.
— L’aile ouest ?
Oups. Cela m’avait échappé.
— As-tu conscience des risques que tu prends, Renie ?
— Oui, répondis-je en posant une main sur ma joue.
Etienne ferma les yeux.
— OK, soupira-t-il. Allons-y.
— Tu ne peux pas venir avec nous, protestai-je.
— Bien sûr que si.
— C’est trop dangereux ! Au pire, Ysanne annulera mon contrat. Mais
toi, tu vis ici. Elle te le fera payer.
Les maîtres de maison n’étaient pas censés punir les donneurs
physiquement – même si Ysanne avait clairement brisé cette règle ce soir-là
–, mais rien ne disait qu’ils ne pouvaient pas punir les vampires.
— Je t’en prie, Etienne, le suppliai-je. En tant qu’amie, je te demande de
respecter mon choix. Si j’échoue, si la situation tourne mal, si on me met à
la porte, j’ai besoin de savoir qu’il y aura au moins une personne à Belle
Morte qui cherchera encore la vérité.
Je ne savais pas comment Etienne me contacterait une fois que j’aurais
quitté la Maison, mais on se poserait la question plus tard.
Etienne n’avait pas l’air rassuré.
— Laisse-moi y aller à ta place, insista-t-il.
— Non. Je ne veux pas qu’Ysanne sache que tu es impliqué.
— Je n’aime pas ça.
— Moi non plus, mais on a déjà perdu trop de temps à discuter. Fais-moi
confiance. S’il te plaît.
Malgré lui, Etienne finit par hocher la tête.
Après l’avoir laissé dans le couloir, Roux et moi nous dirigeâmes vers
l’aile ouest.
— Que penses-tu qu’Ysanne ferait à Etienne si elle découvrait qu’il nous
aide ? demanda Roux.
— Je ne sais pas.
— Elle n’irait pas jusqu’à le tuer ?
— On n’a pas idée de ce dont Ysanne est capable. Je ne peux pas lui
demander de prendre ce risque. D’ailleurs, si tu as peur, il n’est pas trop tard
pour faire demi-tour.
— Jamais de la vie ! protesta Roux. Et ne me fais pas le même coup qu’à
Etienne. Tu peux me demander, en tant qu’amie, de ne pas te suivre, mais je
te confirme, en tant qu’amie, que je ne te laisserai jamais tomber.
Nous étions sur le point d’arriver quand Roux me tira brusquement en
arrière.
— Regarde, murmura-t-elle.
Isabeau était en train de gravir les marches de l’escalier principal, avec
quelque chose enveloppé dans une couverture et calé sous un bras. Elle
tourna à droite, en direction de l’aile ouest.
— Je croyais que l’accès était interdit à tout le monde, chuchota Roux.
— C’est sûrement elle que j’ai aperçue la dernière fois.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
Je n’en avais aucune idée.
— Dépêche-toi, murmurai-je en serrant les dents.
Roux posa une main sur mon épaule. Sa présence me rassurait.
Quelques minutes plus tard, Isabeau réapparut enfin. Elle remontait le
couloir comme si elle avait hâte de quitter l’aile ouest. La couverture
qu’elle portait était désormais tachée de sang frais.
La main de Roux se resserra sur mon épaule, mais aucune de nous n’osa
parler de peur qu’Isabeau nous entende. Les vampires avaient l’ouïe très
fine. Après qu’elle eut disparu dans l’escalier, nous attendîmes quelques
instants pour nous assurer que la voie était libre, puis nous avançâmes
jusqu’au pied des marches.
Même de jour, le couloir et le petit escalier qui menaient à l’aile ouest
étaient plongés dans l’obscurité. Tous les lustres étaient éteints.
— Tu es sûre de toi ? demanda Roux.
— Pas du tout, avouai-je en gravissant les marches.
Le couloir de l’aile ouest était décoré comme le reste de Belle Morte – je
reconnus le même papier peint, et il y avait des portraits de personnages
historiques sur les murs. Les tableaux semblaient encore plus sinistres dans
le noir, comme s’il s’agissait de fantômes piégés dans les cadres en bois.
L’air sentait le renfermé et l’humidité, mais il y avait aussi la trace de
quelque chose de plaisant, un parfum sur lequel je n’arrivais pas à mettre le
doigt.
Roux frissonna à mes côtés.
— Cet endroit est flippant.
L’atmosphère était oppressante, comme si personne n’était passé par là
depuis longtemps, ce qui était évidemment faux. Je glissai un doigt sur un
cadre. Il était recouvert de poussière.
Un léger cliquetis de métal résonna dans le couloir.
Roux s’empara de mon bras.
— Tu as entendu ?
Mes poils se hérissèrent et un frisson parcourut ma colonne vertébrale.
— Qu’est-ce que c’est, Renie ?
— Je ne sais pas.
J’attendais qu’elle me dise qu’elle en avait assez et qu’elle voulait
rentrer, mais mon amie resta silencieuse. Elle glissa sa main dans la mienne
et la serra de toutes ses forces. Je la serrai en retour.
Et si j’avais tort ? Tout cela n’avait peut-être rien à voir avec June.
Ysanne avait sans doute une bonne raison d’empêcher tout le monde
d’entrer ici. Mais il était trop tard pour revenir sur mes pas.
Il y avait plusieurs portes de part et d’autre du couloir, qui menaient
sûrement aux chambres dans lesquelles les vampires invités avaient
séjourné autrefois, mais le son venait du bout du couloir, où une lourde
porte en bois était bloquée de l’extérieur avec une barre de fer. Le même
bruit de métal brisa à nouveau le silence, plus fort cette fois.
Terrifiée, j’avançai jusqu’à la porte. Ma main se mit à trembler dès
l’instant où j’attrapai la barre de fer. Roux m’aida à la soulever. Nous la
posâmes par terre, la transformant en une ligne de démarcation entre la
sécurité du couloir et le danger qui nous attendait à l’intérieur.
J’enjambai la barre.
Roux voulut me suivre mais je l’en empêchai.
— Reste ici.
— Mais… tu ne sais pas ce qu’il y a derrière.
— Justement.
Si c’était dangereux, je ne voulais pas qu’elle risque sa vie pour moi.
— Monte la garde, murmurai-je. Isabeau va peut-être revenir.
Roux jeta un bref coup d’œil vers le couloir sombre.
— Je ne pense pas qu’elle reviendra.
— Je ne veux pas prendre de risque, insistai-je. Préviens-moi si
quelqu’un arrive.
J’inspirai profondément, puis je poussai la porte et j’entrai dans la pièce.
La porte claqua derrière moi en un bruit sourd. On aurait dit une tombe
qui se refermait, totalement plongée dans le noir. Une odeur fétide et
métallique flottait dans l’air. Une forme rectangulaire occupait le milieu de
la pièce, mais je n’arrivais pas à en discerner les détails. Quelque chose
bougea devant moi. Une silhouette plantée devant le rectangle. Je compris
enfin d’où venait le claquement de métal.
Des chaînes.
Alors que mes yeux s’adaptaient à la pénombre, un nœud se forma dans
ma gorge.
— Mon Dieu.
J’aurais reconnu cette silhouette entre mille.
J’avais enfin retrouvé ma sœur.
J’avais imaginé nos retrouvailles des centaines de fois, mais rien n’aurait
pu me préparer à la scène qui se déroulait devant moi. Jamais je n’aurais cru
retrouver ma sœur vêtue de haillons, enchaînée à une structure géante, dans
une pièce plongée dans l’obscurité qui empestait la mort.
— June ?
Elle répondit par un bruit étouffé. Alors que je m’approchai d’elle, je pris
conscience qu’elle avait été bâillonnée. Une vague de colère me submergea.
Ma sœur était venue à Belle Morte parce qu’elle adorait les vampires,
convaincue qu’ils étaient les créatures les plus fascinantes au monde, et
voilà comment ils la remerciaient ?
Je me jetai sur elle, retirai le bâillon de sa bouche et pris son visage entre
mes mains.
— June, j’étais tellement inquiète…
Un grognement inhumain s’échappa de sa gorge. Je la regardai droit dans
les yeux.
Des yeux rouge sang.
Pendant quelques secondes, je crus que le temps s’était arrêté. Puis June
s’élança en faisant claquer ses crocs. Ils étaient complètement déployés,
mortels et acérés.
— Non, gémis-je en reculant, aveuglée par mes larmes.
J’avais été terrifiée à l’idée que June ait perdu la vie, mais la vérité était
pire encore à supporter. Ma sœur était une vampire, mais pas une vampire
comme les autres. On aurait dit un animal sauvage, le visage pâle comme la
mort, recouvert de sang coagulé et de croûtes autour de la bouche. Ses crocs
lui tranchaient les lèvres et du sang frais dégoulinait sur son menton,
noircissant les taches déjà existantes sur ses vêtements en lambeaux.
J’avais souvent pensé que les vampires étaient des monstres derrière leur
apparence humaine, mais June était un vrai monstre : sauvage, ensanglanté,
se débattant frénétiquement dans l’espoir de s’échapper.
— June, c’est moi ! dis-je entre deux sanglots. Tu me reconnais !
Elle se jeta en avant. Les chaînes creusaient des sillons dans ses poignets.
Je comprenais enfin pourquoi Ysanne n’autorisait personne à entrer dans
l’aile ouest, mais était-elle responsable de l’état de ma sœur ? Ou couvrait-
elle un de ses amis vampires ?
Une des chaînes qui retenaient June se détacha. Ses ongles fendirent l’air.
Je ne savais pas ce qui s’était passé, mais je n’obtiendrais pas de réponses si
ma sœur se libérait et me massacrait.
Je me précipitai vers la sortie.
Un bruit assourdissant résonna dans la pièce tandis que la seconde chaîne
se détachait du cadre en bois. La créature qui avait été ma sœur était libre.
Si je ne me défendais pas, elle me déchiquetterait.
Un miroir était accroché au mur à ma gauche. Je l’arrachai de son crochet
et l’écrasai sur la tête de June. Une pluie d’éclats de verre s’éparpilla sur le
sol.
June était à peine affectée. Elle bondit entre la porte et moi.
— Renie ? hurla Roux depuis le couloir.
— N’entre pas ! N’entre surtout pas !
Je m’éloignai de la porte et me dirigeai vers la structure au centre de la
pièce afin de m’en servir comme bouclier.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança Roux, paniquée.
— N’ouvre pas la porte !
Je feintai à gauche, puis à droite. June suivait mes mouvements telle une
prédatrice expérimentée. Les chaînes traînaient derrière elle, encore
accrochées à ses poignets ensanglantés.
Saisissant ma chance, je courus vers la porte, mais June me plaqua au sol
avant que je ne l’atteigne. Ses crocs claquèrent à quelques centimètres de
ma joue. Je lui donnai un coup de coude, puis j’enfonçai mes ongles dans le
tapis pour lui échapper. Une douleur fulgurante éclata au bout de mes
doigts, déjà à vif depuis que j’avais essayé de creuser le monticule de terre.
June grogna de frustration. Des cordes de salive m’éclaboussèrent.
J’oubliai que c’était ma sœur, que j’avais été prête à tout pour la retrouver.
Tout ce que je voyais, c’était un monstre qui me tuerait si je ne sortais pas
d’ici. Je me débattais de toutes mes forces, lui donnant des coups de poing
maladroits.
June s’accrocha à ma cheville et arracha une de mes bottes. Je lui assenai
un coup de pied au visage avec mon autre chaussure. Elle tituba, roula au
sol et s’accroupit. Chaque fois qu’elle claquait des dents, elle se taillait les
lèvres en lambeaux.
J’étais trop effrayée pour pleurer.
La porte était juste derrière moi. Alors que je me relevais, un éclat de
verre provenant du miroir brisé s’enfonça dans mon talon, traversa ma
chaussette et pénétra la chair. Mon sang jaillit sur le sol.
June se figea aussitôt. Ses narines se dilatèrent. Ses yeux devinrent
encore plus rouges, et ses lèvres abîmées se recourbèrent sur ses énormes
crocs.
Les cauchemars que j’avais faits la nuit précédente étaient insignifiants
comparés à la terrifiante réalité.
Les yeux rouges de June se posèrent sur mon pied ensanglanté.
Elle se redressa et bondit comme une tigresse en chasse.
À ma grande surprise, quelqu’un l’intercepta en plein vol.
Edmond était arrivé.
Son bras puissant s’écrasa contre ma sœur et la projeta au sol. June émit
un gémissement qui ne ressemblait ni à celui d’un être humain ni à celui
d’un animal.
Une main m’attira vers la porte. Je reconnus le visage d’Isabeau. Avec
son autre bras, elle empêchait Roux d’entrer.
Edmond força June à se relever. Elle griffa ses bras jusqu’au sang.
June tourna la tête dans ma direction, avec ses yeux rouges exorbités,
attirée par le sang qui coulait de mon pied. Elle essaya de charger en
hurlant, mais Edmond enroula un bras autour de son cou et la traîna en
arrière. Il aurait pu resserrer sa prise et lui briser la nuque, mais je sentais
qu’il essayait de la retenir sans la blesser. Obéissait-il à des ordres ou était-
ce pour mon bien ?
Ysanne fit irruption dans la pièce, le regard froid comme la glace. On
aurait dit une star sur le tapis rouge, vêtue de sa robe beige et de talons
aiguilles, pas une vampire dotée de la force de Superman.
Elle marcha jusqu’à June d’un pas déterminé, l’arracha des mains
d’Edmond et la traîna au sol. June se débattait, mais Ysanne était plus forte.
Elle ramena June vers la structure en bois et enroula les chaînes autour de
ses bras, les serrant si fort que sa peau s’écaillait sous les maillons en métal.
Ysanne se retourna vers nous. La fureur sur son visage me rappelait que
June n’était pas la seule créature dangereuse dans cette pièce.
— Dans mon bureau, ordonna-t-elle en me montrant du doigt.
Maintenant.
— Laisse-lui au moins le temps de se soigner, l’implora Edmond.
Le regard d’Ysanne se posa sur mon pied.
— Très bien, décida-t-elle. Mais n’abusez pas de ma générosité. Sinon
mes gardes vous traîneront tous les deux jusqu’à moi.
Isabeau retenait toujours Roux, qui avait la présence d’esprit de ne pas se
débattre. Ysanne lui lança un regard méprisant, comme si mon amie lui
faisait perdre son temps.
— Raccompagne-la jusqu’à sa chambre, dit-elle à Isabeau.
Isabeau remonta le couloir avec Roux. Ysanne leur emboîta le pas, ses
talons hauts poignardant le sol à chaque pas. June s’était calmée, peut-être
parce qu’elle avait conscience qu’elle était en présence d’une prédatrice
supérieure à elle, mais dès l’instant où Ysanne disparut elle recommença à
se débattre. Je n’avais même pas remarqué qu’Ysanne avait remis le bâillon
sur sa bouche. Les lèvres déchiquetées de ma sœur trempaient le tissu déjà
rouge.
Mes pires cauchemars n’auraient pas pu me préparer à cette situation.
Même si j’avais envisagé que ma sœur puisse être transformée en
vampire – pourquoi cette idée ne m’avait-elle pas traversé l’esprit plus tôt ?
–, je l’aurais imaginée comme ces créatures élégantes et mystérieuses qui
déambulaient dans les couloirs de Belle Morte, et non comme un monstre
vorace et assoiffé de sang.
Je détournai le regard et j’essayai d’effacer la terrible image désormais
gravée en moi, mais il était trop tard. Le visage de ma sœur me hanterait
jusqu’à la fin de mes jours.
La douleur dans mon pied se réveilla. J’essayai de marcher en équilibre
sur les orteils. Je n’osais pas sortir l’éclat de verre, pas avec June dans la
pièce. Edmond approcha, passa un bras autour de moi et s’apprêta à me
soulever.
Je le repoussai aussitôt.
— Ne me touche pas !
— Je veux t’aider, Renie.
— Tu étais au courant, pas vrai ? m’écriai-je.
Edmond resta silencieux. Son regard se posa sur ma sœur, enchaînée,
ensanglantée et bâillonnée.
— Pendant tout ce temps, tu savais ce qui lui était arrivé et où elle était.
Tu t’es amusé à me regarder courir dans tous les sens comme une idiote, à
la recherche de la vérité.
— Bien sûr que non, regretta Edmond.
— Alors, pourquoi me l’as-tu caché ? sanglotai-je, furieuse.
Edmond ferma les yeux. Pendant quelques secondes, on aurait dit un
humain.
— Veux-tu que je t’aide à soigner ton pied ? suggéra-t-il. Je te donnerai
des explications plus tard. Les menaces d’Ysanne ne sont pas à prendre à la
légère.
— D’accord, dis-je en boitant en direction de la porte.
Chaque pas envoyait des étincelles de douleur dans ma jambe.
— Tu ne peux pas marcher dans cet état, grogna Edmond.
— Je refuse que tu me portes.
C’était peut-être puéril de ma part, mais j’avais peur que la rage que je
ressentais disparaisse à jamais s’il me prenait dans ses bras.
— Je ne vais pas te porter, promit-il en glissant un bras autour de ma
taille. Mais tu peux te reposer sur moi et épargner ton pied.
J’acceptai malgré moi. Je ne voulais pas faire attendre Ysanne plus
longtemps que nécessaire.
Edmond me guida jusqu’à une chambre vide au bout du couloir.
— Est-ce que c’est un vampire de Belle Morte qui l’a transformée ?
demandai-je en entrant. Tu n’as pas arrêté de me répéter que les vampires
ne transformaient plus les humains, alors que tu étais au courant pour June.
— Je suis désolé, Renie.
— Qui l’a transformée ?
— Assieds-toi, dit-il en me guidant vers le lit. Ysanne t’expliquera tout
dans quelques minutes.
— Va te faire foutre, Edmond.
Je m’assis malgré ma colère. J’avais mal au pied, et j’étais soudain trop
fatiguée émotionnellement pour tenir debout toute seule. Edmond se mit à
genoux devant moi et souleva mon pied blessé avec délicatesse. Alors qu’il
enlevait la chaussette gorgée de sang, ses yeux se teintèrent de rouge.
— Est-ce que tu as l’intention de m’aider, ou seulement d’admirer la vue
? lui reprochai-je.
Edmond me regarda droit dans les yeux, la bouche pincée – sûrement
pour cacher ses crocs.
— Tu vas avoir mal, me prévint-il.
— Je sais. Finissons-en.
Je détournai le regard et m’agrippai à la couverture. Edmond retira l’éclat
de verre d’un coup sec. Malgré moi, je gémis de douleur.
— Je suis désolé, Renie.
— Est-ce qu’il y a une trousse de soins dans le coin ? demandai-je.
— La plaie n’est pas profonde, me rassura-t-il en inspectant mon talon.
Je peux m’en occuper.
— Si tu veux.
J’étais trop épuisée pour protester.
Edmond lécha la plaie sur mon talon. Elle cicatrisa aussitôt. Ensuite, il
attrapa mes mains et pressa le bout de mes doigts endoloris contre sa
langue.
— June n’est pas une vampire normale, devinai-je.
— C’est une enragée.
— Une… quoi ?
— Je t’ai déjà dit que tous les humains transformés ne survivent pas à la
transition, me rappela Edmond. Parfois, ceux qui survivent deviennent…
autre chose. Leur soif de sang les consume et les transforme en monstre.
Je me souvenais encore de la rage animale d’Ysanne avant qu’elle me
jette contre le mur. Qu’arriverait-il si toute trace d’humanité disparaissait, si
seule demeurait la prédatrice ?
— Les enragés sont rares, mais extrêmement dangereux. Ils sont
possédés par leur faim, et ils ne sont jamais rassasiés. Ils n’existent que
pour tuer. C’est une des raisons pour laquelle nous ne créons plus de
nouveaux vampires. Il y a toujours un risque.
— C’est pour ça qu’Ysanne a enfermé June dans l’aile ouest.
— Elle voulait protéger le reste de la Maison.
— Pourquoi me l’a-t-elle caché ?
— C’est à Ysanne de te répondre.
Edmond attrapa une paire de chaussettes propres dans une commode.
Une de mes bottes se trouvait encore dans la pièce où était retenue June. Je
préférais passer le restant de mes jours pieds nus que de retourner là-bas.
J’enlevai mon autre botte et j’enfilai les chaussettes.
— Je suis désolé que tu aies découvert la vérité de cette manière, regretta
Edmond. Ysanne aurait fini par t’en parler.
— Tu n’aurais pas dû me mentir.
— Je ne voulais pas te mentir, mais je suppose que cette excuse ne sera
jamais suffisante.
— Non.
Le visage d’Edmond n’était pas aussi neutre que d’habitude, mais j’étais
incapable de lire son expression. Je le regardai droit dans les yeux sans
pouvoir retenir les larmes qui dévalaient mes joues.
— Tu dois penser que je suis soulagée d’apprendre que ma sœur n’est
pas morte, mais la vérité est encore pire. June souffre, et je ne sais pas
comment l’aider. C’est un monstre, Edmond.
— Je reconnais que la situation a été mal gérée…
— Mais tu ne l’admettras jamais devant Ysanne.
Edmond se tut. Évidemment qu’il ne reprocherait rien à Ysanne. Il lui
obéissait comme un petit chien.
— Prête ? demanda-t-il.
Je ne voulais pas le suivre, mais je préférais entrer dans le bureau
d’Ysanne de mon propre chef plutôt que d’y être traînée par Dexter.
— Allons-y, soupirai-je.
Je descendis du lit et suivis Edmond hors de la chambre.

À notre arrivée, Ysanne était assise derrière son bureau, calme et


immobile. J’avais du mal à croire que c’était cette femme qui m’avait
assommée, qui avait soulevé Edmond comme s’il ne pesait rien et qui avait
maîtrisé June.
— Assieds-toi, ordonna-t-elle en désignant une chaise.
Je lui obéis en silence.
— Je vais être honnête avec toi, Renie. Ta sœur était heureuse à Belle
Morte. C’était une donneuse modèle.
— Jusqu’à ce que… la coupai-je.
Ysanne poussa un soupir et posa les mains sur son bureau.
— Jusqu’à ce qu’elle soit assassinée.
Sa réponse eut l’effet d’une gifle. J’étais tellement concentrée sur
l’horreur de la situation que j’avais oublié que, pour devenir une vampire,
June avait d’abord dû mourir.
June était morte.
Je manquai de m’étouffer avec ma rage et mon chagrin.
— Qui l’a tuée ? Qui a tué ma sœur ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua Ysanne en échangeant un regard avec
Edmond.
Un rire jaune s’échappa de ma gorge.
— Vous n’en avez aucune idée ? lançai-je.
— C’est ce que j’ai dit.
— Vous êtes au courant de tout ce qui se passe dans votre Maison, mais
quand ma sœur est assassinée, vous ignorez l’identité du coupable ?
Edmond toussa, comme pour me prévenir de me calmer, mais je décidai
de l’ignorer.
Ma colère semblait laisser Ysanne de marbre.
— La personne qui a transformé ta sœur ne s’attendait pas à ce qu’elle
devienne enragée. Heureusement pour elle, je l’ai retrouvée et enfermée
dans l’aile ouest avant qu’elle ne fasse des victimes.
La June que je connaissais n’aurait pas fait de mal à une mouche. Celle
que je venais de rencontrer n’était pas ma sœur.
— Je trouverai le coupable, m’assura Ysanne. Il sera puni à la hauteur de
son crime.
Aucune punition ne serait suffisante.
— Quand un vampire devient enragé, nous l’achevons, expliqua-t-elle.
Les enragés sont dangereux et massacrent tous ceux qu’ils croisent,
humains ou vampires. Quand June s’est réveillée, elle est devenue une
menace pour notre Maison, et pour le monde entier. N’importe quel autre
vampire l’aurait tuée sur-le-champ, mais j’ai cru voir des éclats de raison en
elle. C’est pourquoi j’ai accepté ta candidature. C’était peut-être naïf de ma
part, mais j’espérais que tu serais capable de ramener June à la raison. Si tu
parvenais à entrer en contact avec elle, à atteindre la partie de June qui
survit derrière sa soif de sang, il y aurait de l’espoir pour tous les enragés.
Ysanne fixa ses mains jointes. Jamais je n’aurais cru qu’elle se
qualifierait un jour de « naïve ».
— Ce ne sont pas seulement les personnes fraîchement transformées qui
deviennent enragées, reprit-elle. Cela peut arriver à n’importe quel vampire,
à n’importe quel moment. Certains vampires de la Maison ont perdu des
amis enragés par le passé. Avec June, j’ai vu une occasion de sauver les
futurs enragés.
— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?
— L’état de June s’est dégradé peu de temps avant ton arrivée. Les rares
moments où elle semblait lucide ont été effacés par sa soif de sang. Il aurait
été trop dangereux de te laisser l’approcher.
J’éclatai de rire à nouveau. Un rire amer, provoqué par l’ironie de la
situation. À en croire ses propos, Ysanne m’avait fait vivre cet enfer pour
me protéger.
— J’ai une petite idée de ce que tu penses des vampires, Renie, mais je
peux t’assurer que je prends soin de mes donneurs. Quand ils signent leur
contrat, ils mettent leur vie entre mes mains. Avec ta sœur, j’ai manqué à
mon devoir. Je l’ai laissée mourir sous mon toit, et je l’ai enfermée dans
l’espoir vain que tu puisses échanger avec elle et la faire revenir parmi
nous.
— Vous l’avez surtout enfermée pour cacher au monde entier qu’une de
vos donneuses a été transformée en enragée, répliquai-je. J’imagine que
cette révélation ne plairait pas au Conseil ni aux médias.
Les mains d’Ysanne se tendirent sur le bureau. Je sentis Edmond se
crisper à mes côtés.
— Peut-être, mais ce n’était pas la seule raison, admit Ysanne.
Pendant quelques instants, un éclat d’humanité traversa son visage
impénétrable.
— Je suis responsable de ce qui est arrivé à June, ajouta-t-elle. Elle aurait
dû être en sécurité ici.
J’avais envie de remettre Ysanne à sa place, mais je sentais qu’elle était
sincère avec moi.
— J’ai fait un choix, Renie. C’était peut-être risqué, mais il est trop tard
pour revenir en arrière. Si June s’était échappée de Belle Morte, elle aurait
laissé un sillage de mort sur son passage. On ne peut pas imaginer les
horreurs dont un enragé est capable tant qu’on ne l’a pas vu de ses propres
yeux. Mais si nous parvenions à inverser le processus, aucun vampire
n’aurait plus à craindre de devenir enragé. Les tragédies comme celle de
June pourraient être évitées. Malheureusement, je n’arrive pas à entrer en
contact avec elle. Avant d’être transformée, June parlait souvent de sa sœur.
S’il y a quelqu’un qui peut la faire réagir, c’est bien toi.
Sonnée, j’en avais perdu mes mots.
— Si nous trouvions une solution, les vampires enragés n’auraient plus à
être achevés, et les humains ne seraient plus en danger. Si tu arrivais à
discuter avec June, à l’aider à retrouver toute sa tête, tu pourrais sauver ta
sœur.
— Mais elle resterait une vampire ?
— Absolument. Un vampire ne peut pas redevenir humain, et le seul
moyen de libérer un vampire de cette vie est de le tuer. Mais ne préfères-tu
pas savoir June à tes côtés en tant que vampire plutôt que morte et
pourrissant sous terre ?
Je détestais Ysanne, parce qu’elle avait raison.
— Je continue à mener l’enquête afin de démasquer le coupable, me
promit-elle. Cette personne n’échappera pas à la justice. Tu as ma parole.
— Pourquoi ne renvoyez-vous pas les donneurs chez eux si June est si
dangereuse ? demandai-je.
— Parce que le Conseil comprendrait qu’il se passe quelque chose.
— Je vois. Ici, vous faites la loi mais, en dehors de Belle Morte, vous
n’êtes qu’un simple membre du Conseil.
— Le seul membre qui souhaite sauver ta sœur, me rappela Ysanne d’un
ton sec.
— Et si je ne m’étais pas inscrite en tant que donneuse ? Qu’auriez-vous
fait ?
— J’aurais trouvé un autre moyen de t’attirer ici, me confia-t-elle. Alors,
es-tu prête à nous aider ?
Je réfléchis pendant un long moment. Ni Ysanne ni Edmond ne
m’interrompirent.
— C’est le seul moyen de sauver ma sœur, décidai-je. Je n’ai pas le
choix.
— Je ne te force pas la main, insista Ysanne, mais si tu n’aides pas June,
personne d’autre n’y arrivera.
— Rien ne vaut une bonne dose de chantage affectif pour arriver à ses
fins, marmonnai-je.
Ysanne me sourit, dévoilant ses crocs.
— S’il y a une chose à savoir à mon propos, Renie, c’est que j’obtiens
toujours ce que je veux.
— Je ferai tout ce qu’il faudra, promis-je.
Ysanne se contenta de hocher la tête, puis elle concentra son attention sur
Edmond.
— Tu as partagé des informations avec Renie alors que je te l’avais
interdit, lui reprocha-t-elle. Tu as brisé les règles de Belle Morte.
Ce n’était clairement pas une bonne nouvelle pour Edmond. Je me
demandais ce qu’il avait risqué pour moi.
— Je suis prête à t’épargner pour cette fois, reprit-elle. Mais, mon garçon
d’hiver, je ne serai pas aussi indulgente si cela se reproduit. J’apprécierais
que tu ne me remettes pas dans cette position.
Les mots d’Ysanne étaient piquants comme des stalactites. Edmond
hocha la tête.
Je me posai à nouveau des questions sur leur histoire commune. Ysanne
se retenait-elle vraiment de le punir pour les raisons présumées, ou cela
avait-il un rapport avec leur relation, présente ou passée ? J’avais le
sentiment qu’Etienne n’aurait pas obtenu la même faveur. J’avais fait le bon
choix en l’empêchant de nous accompagner.
— J’ai enfermé June dans l’aile ouest à cause de la terrible menace
qu’elle représente pour cette Maison, continua Ysanne. Ce n’est pas un
hasard si elle s’est libérée aujourd’hui, et si on a ouvert la porte de votre
chambre. Quelqu’un a délibérément desserré les liens de June. Est-ce la
personne qui l’a transformée, ou une personne qui aurait intérêt à profiter de
la situation ? Telle est la question.
— Heureusement qu’Isabeau et moi sommes arrivés à temps, remarqua
Edmond.
— Comment savais-tu que Roux et moi étions là-bas ? demandai-je.
— Je suis passé vous voir pour m’assurer que vous alliez bien, répondit-
il. Quand j’ai découvert la chambre vide, j’ai tout de suite su où vous étiez.
Je suis parti à votre recherche. J’ai croisé Isabeau sur le trajet.
— Vous avez eu de la chance, confirma Ysanne. Mais j’aimerais savoir
pourquoi quelqu’un a agi de la sorte.
Edmond et Ysanne me fixèrent en silence. J’avais l’impression d’être
sous le feu d’un projecteur.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je, confuse.
Ysanne me lança un regard froid mais teinté de sympathie.
— Renie, je pense que quelqu’un a essayé de te tuer.
C’était impossible.
Je pris ma tête entre mes mains et me concentrai sur ma respiration. Je
sentais qu’Edmond bougeait à mes côtés, comme s’il se retenait de me
réconforter.
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il tuer Renie ? demanda-t-il avec une
pointe de colère dans la voix.
— Je n’en ai aucune idée, répondit Ysanne. Je ne comprends pas
pourquoi on s’intéresse à elle.
Je levai les yeux au ciel mais Ysanne n’en tint pas compte.
— On a peut-être découvert ce que je manigançais avec June, continua-t-
elle. Le coupable aurait pu la libérer pour nous empêcher d’arriver à nos
fins. Ou peut-être s’agit-il d’un problème plus important. Dans tous les cas,
je n’aime pas ça.
— Et si quelqu’un n’était pas d’accord avec la manière dont vous traitez
June ? suggérai-je.
— Quel est le rapport entre les conditions de vie de June et ta mort ?
En effet, il n’y avait aucun rapport. Cela n’excusait pas son traitement
pour autant.
— Ma sœur mérite mieux que des chaînes et des haillons.
June était peut-être un monstre, mais elle souffrait. Si Ysanne avait dit
vrai, ma sœur était certainement encore consciente. Une partie d’elle
subsistait derrière cette folie sanguinaire.
— J’ai fait en sorte de lui fournir tout le confort possible sans
compromettre la sécurité de la Maison, se justifia Ysanne. Nous lui donnons
à manger deux fois par jour. Je pense qu’elle a beaucoup de chance.
— Comment la nourrissez-vous ? demandai-je. Je pensais que les
donneurs n’avaient pas le droit de…
Je me tus, trouvant la réponse par moi-même.
— Le cimetière d’animaux, devinai-je.
Le paquet mystérieux qu’avait porté Isabeau dans l’escalier n’était autre
qu’un animal. June se nourrissait de leur sang, puis les cadavres étaient
enterrés dans le jardin.
J’aurais dû être soulagée d’apprendre qu’Ysanne ne laissait pas June
mourir de faim, mais le simple fait d’imaginer ma sœur en train de
déchiqueter la gorge d’un pauvre renard ou d’un chat errant me donna la
nausée.
Ysanne me fixa d’un air curieux.
— Pourquoi as-tu creusé la terre sous cet arbre ? me demanda-t-elle. Que
pensais-tu y trouver ?
Je pensai aussitôt à Etienne, mais je refusais de le trahir.
— Le tas de terre ressemblait à une tombe. J’ai trouvé ça louche.
Pourquoi enterrez-vous les animaux dans le jardin, à la vue de tous ? Vous
pourriez vous en débarrasser avec les restes de la cuisine.
— Mon personnel n’est au courant de rien. Ce sont des affaires de
vampires. Nous gérons les choses à notre manière. Je n’ai peut-être pas
encore rassemblé toutes les pièces du puzzle, mais je trouverai les réponses.
— Je veux vous aider à retrouver l’assassin de June.
— C’est mon travail, pas le tien, me reprit Ysanne. Tu dois te concentrer
sur ta sœur.
— Quand voulez-vous que je commence ?
— Pas aujourd’hui. Tu as besoin de temps pour digérer l’information, et
June a besoin de temps pour se calmer.
— Je suis censée attendre votre feu vert ? protestai-je.
— C’est pour le mieux.
Je n’étais pas d’accord, mais à quoi bon débattre avec Ysanne ? La
maîtresse de maison était convaincue qu’elle savait tout mieux que tout le
monde, et ce, malgré le mauvais jugement dont elle avait fait preuve.
— Tu peux retourner dans ta chambre, conclut-elle d’un geste de la main.
Sa façon de me congédier m’irrita, mais je ne me battrais pas pour passer
plus de temps en sa compagnie.
Je sortis du bureau, suivie de près par Edmond.
— Viens avec moi, dit-il.
J’étais trop fatiguée pour lui désobéir.
Edmond me guida jusqu’au salon où il m’avait mordue la première fois.
Il resta debout tandis que je m’asseyais sur la méridienne.
— J’imagine que je n’ai le droit d’en parler à personne ? grognai-je.
— Absolument. Cela ne doit surtout pas arriver aux oreilles du Conseil.
Je repensai aux différentes Maisons. Il y en avait trois autres en
Angleterre : Nox, dirigée par Jemima Sutton, Lamia, dirigée par Charles
Abbott, et Midnight, dirigée par Henry Baldwin. Il y en avait aussi une en
Irlande : Fiaigh, dirigée par Caoimhe Ó Duinnín. Fiaigh et Midnight étaient
plus grandes que Belle Morte, mais cela signifiait-il que leurs maître et
maîtresse de maison respectifs avaient plus de poids au sein du Conseil ?
— Est-ce qu’ils tueraient vraiment June ? m’inquiétai-je.
— Oui, affirma Edmond sans hésiter. C’est le Conseil qui a créé les
Maisons, établi le système de donneurs et fixé les règles que les vampires
doivent respecter. Tout vampire doit répondre au maître ou à la maîtresse de
sa Maison s’il enfreint ces règles, mais si ce sont eux qui les outrepassent ils
doivent se soumettre au jugement du Conseil.
Cela signifiait que je ne pouvais pas en souffler mot à Etienne. Il était le
seul à avoir été honnête depuis le début, et je détesterais lui mentir, mais je
ne pouvais pas courir le risque qu’il en parle au Conseil.
Edmond s’assit sur le fauteuil à côté de moi, aussi gracieux et léger qu’un
chat.
— Lorsque nous avons décidé de révéler notre existence au monde entier,
nous avons juré que la création de nouveaux vampires ne pouvait se faire
qu’en cas d’urgence absolue, et qu’elle devait être proposée et approuvée
par l’ensemble du Conseil.
— Je pensais que créer de nouveaux vampires était interdit, peu importe
la situation.
— Il y a des exceptions à toutes les règles, expliqua Edmond, mais nous
n’en parlons pas ouvertement. Sinon tous les donneurs s’imagineraient
qu’ils pourraient être transformés.
Je comprenais mieux.
— Ysanne n’a pas transformé June, reprit Edmond. Elle n’est pas
coupable de ce crime, mais elle ne l’a pas rapporté au Conseil, et elle a
transgressé une des règles les plus fondamentales en gardant ta sœur en vie.
— Mais Ysanne essaie de prévenir de nouveaux cas d’enragés, dis-je,
perdue. C’est une bonne chose.
— Quelles que soient ses intentions, elle a enfreint une loi qu’elle a elle-
même instaurée. Si le Conseil l’apprend, sa décision ne sera pas tolérée.
Je n’avais pas envisagé qu’Ysanne ait pu se mettre en danger pour June.
Elle avait mis en péril sa propre position pour donner à June une chance de
vivre, et pour me donner une chance de retrouver ma sœur. Ysanne agissait
peut-être davantage pour le bien des vampires que pour celui des humains,
mais sa décision m’arrangeait bien.
Je soupirai de frustration.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi elle m’a caché la vérité.
— Parce que l’état de June s’est vite dégradé, me rappela Edmond. Le
temps que tu arrives à Belle Morte, il n’était plus possible de la raisonner.
— Je sais, dis-je en repensant au regard fou de ma sœur quand elle
m’avait attaquée.
— Ysanne craignait que tu voies June comme un monstre et que tu
refuses de l’aider.
Elle n’avait pas tort. Quand j’avais découvert ce que June était devenue,
je n’avais pas hésité à lui briser un miroir sur le crâne. Si quelqu’un m’avait
dit, avant que j’entre dans cette pièce, que j’avais peut-être les clés pour
l’aider, je ne l’aurais sûrement pas cru. Je n’en étais toujours pas
convaincue. Comment parviendrais-je à passer outre sa folie et sa soif de
sang ?
— Ysanne n’avait pas l’intention de te mentir longtemps, continua
Edmond. Si elle t’avait avoué dès le début que ta sœur était une enragée,
consumée par le désir de massacrer tout le monde dans cette maison,
comment aurais-tu réagi ?
— J’aurais demandé à lui rendre visite, pour en avoir le cœur net.
— Ce qu’Ysanne n’aurait pas permis, pour les raisons que j’ai déjà
mentionnées. Si elle t’avait dit que June était une enragée mais qu’elle avait
refusé de te laisser la voir, tu aurais pu la forcer à te dire la vérité, menacer
d’en parler à tous les habitants et faire en sorte que la nouvelle parvienne au
Conseil.
J’aurais aimé avoir autant de pouvoir face à Ysanne, mais cela me
semblait absurde.
— Croyait-elle vraiment que je lui ferais du chantage ? m’étonnai-je.
— Elle ne voulait pas prendre ce risque, confirma Edmond. Ysanne
imagine toujours les pires scénarios, car elle a vu les pires facettes de la
nature humaine depuis de nombreux siècles.
Je réfléchis un instant. C’était peut-être le moment de discuter du fait que
quelqu’un dans cette maison voulait me tuer, mais les mots restèrent
bloqués dans ma gorge. Je ne me sentais pas encore capable d’en parler.
Cela aurait rendu la chose trop réelle, et je ne pouvais pas gérer ce problème
en plus de tout le reste. J’avais besoin de me changer les idées, de laisser le
temps à mon cerveau de digérer ce qu’il venait d’apprendre.
— Est-ce que je peux te poser une question ?
— Je t’en prie, répondit Edmond.
— Comment Ysanne t’a-t-elle appelé dans son bureau ?
Edmond leva un sourcil d’un air perplexe.
— Elle t’a parlé en français, lui rappelai-je.
— Mon garçon d’hiver ? dit-il en souriant. C’est le surnom qu’elle m’a
donné quand j’étais encore humain.
— Ysanne t’a connu quand tu étais humain ?
Je n’aurais pas dû être surprise. Le système des donneurs n’avait que
quelques années. Les vampires s’étaient liés d’amitié et avaient eu des
relations avec des humains bien longtemps avant qu’ils ne révèlent leur
existence.
Edmond hocha la tête, le regard lointain.
— J’avais dix-huit ans quand j’ai rencontré Ysanne. Je vivais en
Gascogne. Deux ans plus tôt, une vague de peste noire avait balayé mon
village, tuant toute ma famille et la fille que je comptais épouser. Je me suis
retrouvé sans rien ni personne. Pendant deux ans, j’ai lutté pour survivre en
pleine nature, en évitant la civilisation par crainte d’une nouvelle épidémie.
Puis, par une froide nuit d’hiver, j’ai rencontré une vampire pour la
première fois.
— Ysanne.
— Elle était déjà immortelle, et assez riche pour voyager avec un convoi
de gardes. Mais les temps étaient durs pour les paysans français, et même
les gardes d’Ysanne n’ont pas pu dissuader la bande de voleurs qui l’a
attaquée en pleine nuit. Ysanne a été gravement blessée, ses gardes
massacrés. Elle a tué ses agresseurs, mais n’a pas pu boire leur sang.
— Pourquoi ?
— Ils étaient rongés par la peste. Boire du sang malade ne nous tue pas,
mais cela peut nous rendre malades à notre tour. Quand Ysanne m’a trouvé,
caché non loin de là, elle a senti que mon sang était sain et elle m’a payé
pour que je la nourrisse.
— Tu es le premier donneur, déduisis-je, fascinée.
— En quelque sorte. Quand elle a compris que j’étais affamé et que je ne
survivrais pas longtemps, Ysanne a eu pitié de moi et m’a emmené dans
une de ses propriétés à la campagne. Nous avons vécu ensemble pendant un
long et rude hiver, rien que tous les deux. Nous sommes devenus amis. Je
lui donnais mon sang et, en retour, elle chassait pour me nourrir, et me
protégeait des brigands.
J’essayai d’imaginer Edmond à l’époque où il n’était qu’un simple
humain de mon âge, réfugié dans une maison avec Ysanne au cœur de
l’hiver. Je frottai mon poignet à l’endroit où j’avais été mordue. J’en avais
voulu aux vampires de ne pas comprendre à quel point c’était douloureux,
mais j’avais eu tort – ils comprenaient très bien, car certains d’entre eux
l’avaient vécu. Edmond avait été à ma place. Cela m’incita à le regarder
sous un tout autre angle.
— Est-ce qu’Ysanne fait exprès de te parler en français ou elle ne s’en
rend pas compte ? demandai-je.
— Un peu des deux, pour elle comme pour moi. C’est ma langue
maternelle.
— Ton accent français est pourtant très discret.
— Je vis en Angleterre depuis plus de deux cents ans.
Voilà qui expliquait pourquoi Edmond ne vivait pas dans une Maison
française, comme De Sang ou Dans l’Ombre.
— Pourquoi as-tu quitté la France ?
— Parce que j’ai failli passer sous la guillotine, répondit Edmond. Après
que j’ai échappé à la décapitation, Ysanne et moi avons fui Paris et voyagé
à travers l’Europe jusqu’en 1802, date à laquelle je suis rentré en France et
Ysanne a choisi de s’installer en Italie. Mais l’empire napoléonien n’était
pas à mon goût. Je rêvais d’une vie tranquille. La Grande-Bretagne
échappait au contrôle français, alors je suis venu ici. J’ai continué à
voyager, mais l’Angleterre est devenue ma maison.
— J’ai toujours rêvé de voyager, lui confiai-je. Je ne suis jamais sortie de
ce pays. Quand j’étais petite, on n’avait pas les moyens de partir en
vacances au soleil. Je pense que c’est une des raisons pour laquelle ma mère
a incité June à s’inscrire à Belle Morte, pour qu’elle goûte à une vie qu’elle
n’avait pas pu lui offrir.
June y avait goûté, mais pas de la manière qu’elle espérait.
Je clignai des yeux pour retenir mes larmes.
— Même si je la sauve, June ne pourra jamais partir au soleil avec moi,
pressentis-je.
— Ce sera plus compliqué que si elle était humaine, mais plus elle
vieillira, mieux elle résistera à la lumière.
— Mais elle ne pourra pas passer des journées à bronzer sur la plage.
— Non, confirma Edmond.
— Il m’est arrivé de passer des heures à baver devant des photos de
destinations paradisiaques et d’imaginer y aller un jour avec June. Pourtant,
je savais qu’on ne pourrait jamais se le permettre. J’étais vraiment stupide.
— Pas du tout, murmura Edmond avec tendresse.
— Quoi que je fasse, June ne retrouvera pas son ancienne vie. Tout s’est
envolé quand elle a été transformée. Ses rêves, ses projets…
— Quel genre de projets ?
— June était ambitieuse, dis-je en souriant. Elle rêvait de devenir une
pop star alors qu’elle chantait comme une casserole. Elle voulait être
musicienne, mannequin, actrice, présentatrice. Elle voulait qu’on la voie.
Avant de venir ici, elle travaillait dans un bar pour payer ses études.
L’argent qu’elle a gagné en tant que donneuse l’aurait aidée à atteindre son
but.
— Et toi ? tenta Edmond. Quels sont tes rêves ?
— À part voyager ? Rien.
— Que faisais-tu avant d’entrer à Belle Morte ? Est-ce que tu travaillais ?
— Mon père nous a abandonnées quand j’étais bébé, et ma mère s’est
tuée à la tâche pour subvenir à nos besoins. Contrairement à June, j’ai
toujours gardé la tête sur les épaules. Je n’ai pas de compétences
particulières ni d’aspirations professionnelles. Je vais là où on veut de moi.
Ces derniers mois, je travaillais comme baby-sitter.
— Est-ce que c’est une occupation qui te plaît ?
— Franchement ? Non. Je ne suis pas très maternelle.
— Tu n’as laissé personne derrière toi en venant ici ? demanda Edmond.
— Un petit ami, tu veux dire ?
— Oui.
— Non, il n’y a eu personne depuis longtemps.
L’avais-je imaginé, ou Edmond semblait-il satisfait de ma réponse ?
— Et toi et Míriam, vous n’êtes pas…
— Non.
— Et Ysanne ? tentai-je. Est-ce que vous avez déjà été plus qu’amis ?
Je n’étais pas certaine de vouloir entendre la réponse, mais cette
discussion avait le don de me calmer et de détourner mon attention de mes
problèmes.
— Pas quand j’étais humain, avoua Edmond. Un matin, je me suis
réveillé dans la maison où nous vivions, et Ysanne s’était volatilisée. Treize
années se sont écoulées avant que nos chemins se croisent à nouveau.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Après plusieurs années de solitude, j’ai pris le chemin de Paris, mais
les routes étaient infestées de voleurs et Ysanne n’était plus là pour me
protéger. Quand je suis arrivé en ville, j’étais blessé, à moitié mort
d’épuisement.
Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer Edmond pendant qu’il me
racontait son histoire. Il était tellement magnifique, avec ses cheveux noirs
qui lui tombaient sur les épaules, que je ne pouvais pas l’imaginer titubant
dans les rues de Paris.
— À mon arrivée, j’ai vu une bande de voyous suivre un jeune homme
dans une ruelle. J’ai essayé de le prévenir, mais il n’avait pas besoin de mon
aide. C’était un vampire, et il a arraché la gorge de ses agresseurs.
C’était le côté des vampires que j’avais toujours craint, le prédateur
sauvage derrière la façade civilisée. Désormais, ils se contrôlaient pour
s’adapter à la société moderne, mais cela n’avait pas toujours été le cas.
Malgré tout, je n’avais pas le droit de juger quelqu’un qui se défendait.
— Ce vampire s’appelait François, continua Edmond. C’était un noble.
Intrigué par le jeune paysan en piteux état qui avait essayé de l’aider, il m’a
offert une nouvelle vie en tant que vampire. J’ai accepté. Je suis devenu le
compagnon de François, et pendant plusieurs années, j’ai été aussi heureux
que je l’avais été avec Ysanne.
Je sentais un grand « mais » arriver.
— Mais François est devenu négligent et violent. Aujourd’hui, je sais
qu’il s’agissait des premiers symptômes dont souffre un vampire enragé,
mais à l’époque je n’étais pas au courant. Il m’avait sauvé d’une vie
misérable, alors j’ai fermé les yeux. Certaines personnes n’ont pas été aussi
compréhensives.
Le regard d’Edmond s’assombrit.
— En 1680, un groupe d’humains est entré chez nous de force et a
massacré François. J’ai réussi à m’échapper. J’ai erré dans les rues pendant
plusieurs jours et, quand j’ai eu besoin de me nourrir, j’ai jeté mon dévolu
sur ce que je pensais être une cible facile : une jeune femme sans escorte,
qui s’est avérée être Ysanne. Comme Paris était devenue une ville
dangereuse pour les vampires, nous avons fui et voyagé à travers la France
en tant qu’amis pendant trois ans avant de devenir amants.
Une vive piqûre de jalousie me prit par surprise.
Ne sois pas naïve, pensai-je. Évidemment qu’Edmond avait des ex. Il
avait presque quatre cents ans.
— Combien de temps êtes-vous restés ensemble ?
— Dix ans. En 1685, nous avons déménagé en Angleterre, où nous avons
vécu quelque temps. Puis nous sommes retournés en France, où nous nous
sommes établis en tant que nobles. Mais notre relation a fini par se
dégrader, et nous nous sommes séparés d’un commun accord.
— Vous êtes restés amis ?
— Je n’ai pas revu Ysanne avant 1721. Nous nous sommes retrouvés
brièvement, en tant qu’amis, mais nous avons pris des chemins différents.
Plusieurs décennies se sont écoulées avant notre rencontre suivante, en
pleine Révolution française. C’est la dernière fois que j’ai vu Ysanne avant
le xxie siècle, lorsqu’elle m’a retrouvé et m’a fait part de son désir de révéler
l’existence des vampires au monde entier. Notre amitié avait perduré,
malgré la distance et les années. J’ai toujours su qu’elle serait là pour moi,
et vice versa.
J’absorbai ces informations en silence. Je n’étais pas particulièrement à
l’aise avec l’idée qu’Ysanne et Edmond avaient été en couple, même si
c’était fini depuis très, très longtemps. Je n’aurais pas dû poser la question,
mais cette discussion m’avait au moins changé les idées.
Malheureusement, dès l’instant où Edmond cessa de parler, June reprit
toute la place dans mes pensées, tel un coup de poing dans le cœur.
— Je comprends mieux pourquoi Ysanne t’a parlé de June, murmurai-je.
Elle te fait confiance.
— Ysanne, Isabeau et moi sommes les seuls à être au courant, confirma
Edmond.
— Tu oublies la personne qui l’a tuée. Ysanne ne sait vraiment pas de qui
il s’agit ?
— Si elle connaissait l’identité du coupable, elle aurait déjà pris des
mesures contre lui.
— Est-ce que vous soupçonnez quelqu’un ?
Edmond secoua la tête.
— Dans ce cas, vous ne savez pas non plus qui essaie de me tuer,
soupirai-je.
Ses yeux se teintèrent de rouge.
— Non, mais si cette personne retente quelque chose, elle aura affaire à
moi.
J’examinai les bras d’Edmond, là où June l’avait griffé. Les traces
avaient déjà presque disparu.
— Dis-moi la vérité, Edmond. Ai-je vraiment une chance de sauver June
?
Le vampire me regarda droit dans les yeux.
— Je suis désolé, mais je n’en ai aucune idée.
Lorsque je regagnai ma chambre, Roux se jeta dans mes bras et manqua
de m’étouffer en m’enlaçant. Je lui racontai quasiment tout. Edmond
m’avait demandé de me taire, mais Roux en savait déjà trop, et je lui faisais
confiance. Je décidai de lui cacher que quelqu’un voulait me tuer, car je
n’étais pas prête moi-même à accepter cette information, et je ne lui parlai
pas non plus du passé d’Edmond. Il avait partagé ses secrets avec moi. Je
refusais de le trahir.
Une vague d’épuisement me submergea. Je n’arrivais pas à croire que
quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis que Roux et moi nous
étions mises à genoux sous le grand chêne. J’aurais pu me contenter d’une
courte sieste, mais dès l’instant où ma tête toucha l’oreiller, je sombrai dans
un sommeil profond.
June envahit mes cauchemars, une créature sauvage avec des griffes, des
crocs et des yeux rouges qui me poursuivait dans le noir. Je me réveillai en
sursaut dans un enchevêtrement de draps. Mes yeux me démangeaient
comme s’ils étaient remplis de sable.
— Merde, grognai-je en voyant l’heure.
Il était 11 heures du matin, le jour suivant. Je ne savais même pas
combien de temps j’avais dormi, n’ayant aucune idée de l’heure à laquelle
je m’étais assoupie.
Je me levai lentement. Je me sentais fatiguée comme si je n’avais pas
dormi. J’avais mal partout.
Le lit de Roux était vide. Elle était probablement déjà partie prendre son
petit déjeuner. Si je me dépêchais, j’arriverais peut-être à temps. Je me
douchai et m’habillai aussi vite que possible, j’appliquai de l’anticernes sur
ma mâchoire et ma joue, puis j’étudiai mon reflet dans le miroir. Je ne
parviendrais pas complètement à cacher les bleus, mais si quelqu’un me
posait la question, je prétendrais que j’étais tombée après avoir trop bu.
Je découvris une nouvelle dureté dans mon regard – une terreur profonde,
tempérée par une détermination d’acier. Le monde que ma sœur admirait
tant l’avait mâchée et recrachée, la dépouillant de tout ce qui la rendait
humaine, mais j’avais peut-être le pouvoir de changer les choses.
— Je te promets que je ne t’abandonnerai pas, dis-je à mon reflet, comme
si je m’adressais à June.
Renie Mayfield tenait toujours ses promesses.

Alors que je sortais de ma chambre, je manquai de percuter Etienne, qui


posa les mains sur mes épaules pour m’empêcher de tomber.
— Qu’est-ce que tu fais là ? m’étonnai-je.
— Je venais te voir, chuchota-t-il. Que s’est-il passé dans l’aile ouest,
Renie ?
Je ressentis une pointe de culpabilité. J’aurais aimé lui répondre, mais je
n’en avais pas le droit.
Il me sourit d’un air triste.
— Ysanne t’a interdit d’en parler, n’est-ce pas ?
— Je suis désolée.
Etienne était la seule personne à avoir été honnête avec moi, et je ne
pouvais même pas lui rendre la pareille.
— Ce n’est pas ta faute, soupira-t-il. Dis-moi une seule chose. Sais-tu ce
qui est arrivé à June ?
— Je ne peux pas te répondre, regrettai-je.
— M’expliqueras-tu ce qui se passe quand tu en auras le droit ?
— Tu seras le premier au courant. Promis.
Un mouvement derrière lui attira mon attention. Quelques mètres plus
loin, une porte s’était entrouverte. Melissa était plantée là, en train de nous
observer d’un air méfiant. Qu’avait-elle entendu ?
— Il faut que j’y aille, dis-je à Etienne.
Il hocha la tête.
Je remontai le couloir et passai devant Melissa sans croiser son regard.

Je mangeai à toute vitesse, puis je me rendis dans le bureau d’Ysanne.


Quand j’arrivai devant la porte, Isabeau était en train d’en sortir.
— Comment vas-tu ? demanda-t-elle.
Je haussai les épaules.
— Je sais que c’est difficile, Renie, mais tu peux avoir confiance en
Ysanne.
Je grimaçai malgré moi.
— Tu ne me crois pas, déplora Isabeau.
— Comme tu l’as dit, c’est difficile.
— Ysanne est une excellente maîtresse de maison. Elle agit toujours pour
le bien des autres.
— Je ne remets pas en question ses compétences.
— Pas avec tes mots, mais tes yeux te trahissent.
Je détournai aussitôt le regard.
— N’oublie pas l’âge qu’elle a, reprit Isabeau. Ysanne a dû faire des
choix inconcevables pour un humain dans sa vie. Quoi que tu ressentes, tu
dois la respecter.
La vampire parlait d’elle avec une tendresse évidente. Ysanne avait-elle
une admiratrice secrète ?
Je poussai la porte. Edmond était déjà là, bras croisés, sourcils froncés.
— C’est une mauvaise idée, lança-t-il dès l’instant où je posai un pied
dans le bureau.
— Quoi ? demandai-je en m’asseyant sur la chaise à côté de lui.
— Tu ne peux pas rendre visite à June. Il est trop tôt.
— Qui te dit que je suis là pour ça ?
Edmond ne leva pas les yeux au ciel, mais c’était tout comme.
— Tu es déterminée, Renie, remarqua-t-il. Maintenant que tu es au
courant, tu ne vas pas passer tes journées à te tourner les pouces en
attendant qu’on t’envoie auprès de ta sœur.
Il me connaissait peut-être mieux que moi-même. Je ne savais pas si je
devais m’en réjouir ou m’en soucier.
— Bien sûr que je ne veux pas attendre, confirmai-je.
— Tu sais que June est trop dangereuse, insista Edmond.
— C’est à moi d’en juger.
Je tournai la tête vers Ysanne, qui était assise à son bureau et observait
Edmond en silence.
— C’est trop risqué, lui rappela-t-il. Renie n’est pas censée s’impliquer
tant que June est dans cet état.
Le visage d’Edmond était aussi neutre que celui d’Ysanne, mais il y avait
une note de frustration dans sa voix.
— Je sais que vous voulez me protéger, dis-je. Mais c’est ma vie. June
est ma sœur.
Était ma sœur. Je ne savais pas comment qualifier le monstre qu’elle était
devenue.
Ysanne posa ses mains sur le bureau poli. Elle les fixa comme si la
réponse était gravée sur sa peau blanche.
— Tu as raison, Edmond, mais Renie sait ce qui l’attend.
Elle me dévisagea d’un air curieux, comme si elle essayait de voir de
quoi j’étais capable. Je la défiai du regard, et j’essayai de lui montrer que,
même si je n’étais peut-être qu’une donneuse à ses yeux, je ne reculerais
pas face à cette situation.
— Elle nous a déjà montré qu’elle était tenace et courageuse, continua
Ysanne. Il serait en effet naïf de penser qu’elle restera les bras croisés
jusqu’à ce que je lui donne l’autorisation de s’impliquer.
Que je sois tenace ou non, Ysanne avait le pouvoir de m’empêcher de
voir June. Il lui suffisait de m’enfermer dans ma chambre. Si j’obtenais ce
que je voulais, ce serait seulement parce qu’elle l’aurait décidé.
— Je continue à penser que c’est une mauvaise idée, insista Edmond.
Un soupçon de sourire effleura les lèvres d’Ysanne. Je me rappelai ce
qu’Edmond m’avait confié la veille. Il avait embrassé ces lèvres. Il avait vu
la reine de glace passionnée et charnelle. Du moins, si Ysanne était capable
de l’être.
— J’ai pris note de ton avis, dit Ysanne à Edmond. Cependant, June n’a
montré aucun signe d’amélioration ces derniers jours. Pourquoi faire
patienter Renie alors que ce que nous attendons n’arrivera peut-être jamais
?
— Et la jeter dans la gueule du loup ? lui reprocha Edmond.
Ysanne lui lança un regard noir. Je me sentais comme une antilope
coincée entre deux lions.
— Est-ce que j’ai mon mot à dire ? demandai-je.
— Nous t’écoutons, répondit Ysanne.
— Je suis d’accord avec vous. Si l’état de June ne s’améliore pas, on
perd notre temps à débattre alors qu’on pourrait le passer à l’aider.
— La décision finale m’appartient, conclut Ysanne en lissant son
chemisier parfaitement repassé. Effectivement, je pense que nous avons
déjà perdu trop de temps.
— Et que fais-tu du danger qu’encourt Renie ? protesta Edmond.
— C’est son choix, dit Ysanne en haussant les épaules. Nous ferons en
sorte qu’elle ait suffisamment de renfort. Toi, évidemment. Et moi.
Cela me surprit tellement que je manquai de tomber de ma chaise. Je
m’attendais à ce qu’Ysanne envoie ses petits soldats faire le sale boulot
pendant qu’elle resterait dans son bureau.
— J’aimerais faire appel à un autre vampire pour m’assurer que personne
ne se blesse, ajouta-t-elle. Je tiens à ce que June ne souffre pas non plus.
— Il est un peu tard pour se soucier de son bien-être, grommelai-je.
Ysanne pinça les lèvres. J’aurais mieux fait de me taire.
La vampire semblait vouloir m’aider, mais pensait-elle que sa générosité
soudaine compenserait tout ce qui s’était passé auparavant ? Même si tout
cela fonctionnait – et c’était un gros « si » –, June resterait une vampire. Sa
vie ne serait plus jamais la même. Elle vivrait pour l’éternité, et je finirais
par mourir.
— J’ai confiance en Ludovic de Vauban, dit Edmond. Il n’en parlera à
personne.
Ysanne ne contesta pas son choix. Elle se contenta de hocher la tête.
Je me demandai pourquoi Ysanne n’avait pas demandé à Isabeau de se
joindre à nous. Pourquoi introduire un nouveau vampire dans cette histoire
alors qu’elle était disponible et était au courant de tout ? Je me retins de lui
poser la question. Je savais pertinemment qu’Ysanne ne me répondrait pas.
Je me levai, prête à affronter ma sœur. Je rassemblai la peur et les doutes
qui formaient une boule dans mon ventre et je les enfouis dans un recoin de
mon être. Si je ne me lançais pas dans cette mission en y croyant, je n’avais
aucune chance de réussir.

Après m’être posé autant de questions sur l’aile ouest, il était étrange de
m’y rendre avec Ludovic, Edmond et Ysanne, sans avoir à me cacher.
— Comment dois-je m’y prendre ? demandai-je en accélérant le pas.
Ysanne marchait incroyablement vite malgré ses hauts talons.
— Je ne sais pas, avoua la vampire.
— Vous devez bien avoir une petite idée ? Sinon vous n’auriez pas
planifié tout ça.
— Tu dois essayer de réveiller les souvenirs enfouis de June.
— Mais… comment ?
— Tu la connais mieux que nous, répondit-elle sans se retourner.
Je lui lançai un regard noir.
— Non, je la connaissais. À cause de l’un de vos vampires, ma sœur est
devenue une étrangère.
— Agis comme si June avait perdu la mémoire, suggéra Edmond.
Cela ne m’aidait pas davantage, mais c’était toujours mieux que les non-
réponses d’Ysanne.
Le couloir qui menait à la prison de June me sembla beaucoup moins
long que la veille. Désormais, je savais exactement ce qui m’attendait, et
cela me terrifiait.
La vérité, c’était que j’étais prête à tout pour aider June.
Je poussai la porte, et j’entrai pour affronter le monstre que ma sœur était
devenue.

Ysanne alluma les lustres. June était debout, enchaînée à l’énorme


structure en bois, les bras à vif et le bâillon ensanglanté. Un grognement
s’échappa de sa gorge. Mon cœur s’emballa. Comment cette créature se
souviendrait-elle de l’humaine qu’elle avait été ?
Les trois vampires qui se tenaient derrière moi étaient silencieux et
immobiles comme des statues, mais leurs regards dans mon dos étaient
comme un trio de lasers. J’avançai d’un pas lent, essayant de mettre de
l’espace entre eux et moi sans trop m’approcher de June.
J’avais la bouche sèche.
— Salut… June. C’est moi, Renie.
Un autre grognement affamé retentit, suivi d’un claquement de chaînes.
Je reculai d’un pas. Ysanne s’était assurée que June était bien attachée,
mais je n’étais pas rassurée pour autant.
— Je sais que c’est difficile, mais tu dois te souvenir de qui tu es. Tu dois
te souvenir de moi.
June se débattit en balançant la tête de gauche à droite. Le bruit du métal
me fit grincer des dents. Elle avait les yeux encore plus rouges que le sang
qui recouvrait son menton.
Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Les vampires continuaient
à me fixer avec leurs yeux vides et leurs visages inexpressifs.
— Vous ne m’aidez pas, leur reprochai-je.
— Qu’attends-tu de nous ? demanda Ysanne.
— Je ne sais pas, vous pourriez rester derrière la porte. Laissez-moi un
peu d’espace.
— C’est trop dangereux.
— Vous m’avez promis qu’elle était bien attachée.
— Nous avons déjà été victimes d’un sabotage, me rappela Ysanne.
— Dans ce cas, est-ce que vous devez vraiment tous être présents ? Je me
sens… surveillée.
Je savais qu’ils étaient là pour me protéger, mais je ne parviendrais pas à
me confier à June avec un tel public.
— Que suggères-tu ? demanda Ysanne.
Son visage était dénué d’émotions, mais sa voix était tranchante comme
une lame.
— Ludovic et vous pouvez attendre dehors, décidai-je. Edmond reste
avec moi.
Edmond leva un sourcil. Ysanne plissa les yeux.
— En cas de problème, Edmond arrêtera June, ajoutai-je. S’il échoue,
vous serez derrière la porte pour prendre le relais.
Ysanne n’avait toujours pas l’air convaincue.
— Laissez-moi essayer, la suppliai-je. Comment voulez-vous que je me
concentre en me sentant observée par des gens que je n’aime pas ?
Edmond pinça les lèvres. Je ne savais pas s’il se retenait de rire ou de
parler.
Je venais de dire à Ysanne que je ne l’aimais pas.
La maîtresse de maison me regarda comme si j’étais un cafard qu’elle se
retenait d’écraser.
— Tout ira bien, ma vieille amie, murmura Edmond.
— Très bien. Appelle-moi s’il y a un problème.
— Bien sûr.
J’attendis qu’Ysanne et Ludovic sortent de la pièce. Ils entendraient
chaque mot que je prononcerais grâce à leur ouïe de vampire, mais leur
absence ferait toute la différence.
Je fixai la porte fermée. Les chaînes de June claquèrent derrière moi. Je
ne pouvais me résoudre à la regarder. Edmond s’approcha et posa ses mains
sur mes épaules. Il me fit tourner lentement, jusqu’à ce que je me retrouve
face à ma sœur.
— Si tu n’es pas prête, nous pourrons revenir un autre jour, me rassura-t-
il.
L’état de June me brisait le cœur. Quand elle n’était pas occupée à
essayer de me tuer, il était évident qu’elle souffrait. Les larmes me
montèrent aux yeux tandis que les mains d’Edmond se resserraient sur mes
épaules.
— Tu as le droit de pleurer, Renie.
— Je ne peux pas craquer maintenant.
— Bien sûr que si, mon ange. Si tu tombes, je t’aiderai à te relever.
Pendant un instant, j’eus envie de fermer les yeux et de me blottir dans
ses bras. Je savais que je lui en voulais encore, mais il était impossible de
garder les idées claires quand sa présence douce et délicieuse m’entourait.
Le contact de ses mains me faisait frissonner de plaisir, même à travers mes
vêtements.
— Non, lançai-je en m’écartant de lui. Non.
Je lui tournai le dos et me concentrai sur June. Je devais oublier qu’elle
était enragée et me souvenir d’elle telle qu’elle était avant. Sinon, comment
y parviendrait-elle à son tour ?
— Tu dois être surprise de me voir ici, tentai-je. À Belle Morte. Ce n’est
pas mon endroit préféré au monde, mais je sais que pour toi c’est mieux que
Disneyland et Cadbury World réunis. Tu as dû t’éclater, ici, entre les
vêtements, les bals et les dîners. C’est tout ce dont tu as toujours rêvé.
June me regardait fixement en rongeant son bâillon. Elle avait la peau
crayeuse, les cheveux emmêlés, les joues creusées. Les animaux qu’Isabeau
lui donnait à manger ne suffisaient pas à la nourrir. Ysanne m’avait dit que
les enragés n’étaient jamais rassasiés.
Je m’en voulais en pensant aux délicieux repas dont nous profitions trois
fois par jour.
— Tu n’aurais jamais pu imaginer que je mettrais un jour les pieds ici.
Mon rire se transforma en sanglot. June ne broncha pas. On aurait dit un
zombie. Au moins, elle n’essayait pas de me tuer, ce qui était plus
prometteur que notre dernière rencontre.
— Je suis venue pour toi, June. Peu importe ce que ces vampires t’ont
fait, tu seras toujours ma sœur, et je ne t’abandonnerai jamais. Je vais te
sauver. Je te le promets.
Je fis un pas en avant en examinant ce visage que je connaissais si bien.
Elle était toujours ma June, la sœur avec qui j’avais partagé toute ma vie.
Elle me fixa, immobile.
Avais-je réussi à l’atteindre ?
— Renie…
Le reste de l’avertissement d’Edmond fut noyé par le grognement de
June alors qu’elle se jetait sur moi. Les chaînes tinrent bon, mais je tombai
en arrière et percutai Edmond. Il me serra contre lui et murmura des mots
en français d’une voix douce et réconfortante.
La porte s’ouvrit brusquement.
— Tout va bien ? vérifia Ludovic.
— Tout va bien, confirma Edmond.
Ludovic referma la porte et nous laissa tous les deux.
— Est-ce que ça va, Renie ? s’inquiéta Edmond.
Je levai la tête et plongeai mon regard dans le sien. Ses yeux, d’ordinaire
durs comme des diamants, étaient remplis de tendresse. Le bruit de ferraille
des chaînes de June me fit sursauter. Je manquai de me cogner la tête contre
le menton d’Edmond.
— Je suis trop naïve, soupirai-je. Je croyais vraiment que j’en étais
capable.
— Ne sois pas si dure avec toi-même. Personne ne s’attendait à ce que tu
réussisses dès le premier jour.
— Je déteste la voir dans cet état.
— Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas.
Furieuse, je m’écartai à nouveau de lui. June remua derrière moi,
influencée par la tension qui flottait dans la pièce.
— Ce n’est pas ta sœur, rappelai-je à Edmond. June souffre et je ne peux
pas l’aider ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que je traverse.
Edmond me dévisagea d’un air surpris.
— J’ai perdu toute ma famille, Renie. J’ai perdu presque tous ceux que
j’ai aimés. J’ai enterré plus d’amis qu’un humain ne le fera jamais. J’ai vu
des choses que tu ne peux pas imaginer, même dans tes pires cauchemars.
Ne me reproche pas de ne pas comprendre.
Il y avait de la colère dans sa voix, mais une ombre de chagrin sur son
visage.
J’étais morte de honte. Heureusement que j’avais brisé le seul miroir de
la pièce, car je n’aurais pas pu me regarder dans une glace. De quel droit
m’appropriais-je cette douleur ?
— Pardonne-moi, murmurai-je. Je suis égoïste. Je ne vois pas plus loin
que le bout de mon nez. La souffrance de June me déchire et m’aveugle…
— Je sais.
Edmond me fit signe de m’approcher. Malgré moi, je lui obéis. Il posa à
nouveau ses mains sur mes épaules.
— Essaie encore, dit-il.
Alors, j’essayai à nouveau.
Je rappelai à June son obsession pour les vampires, ses échanges avec ses
amis Vladdicts, et nos nombreux désaccords. Je réussis à trouver de
l’humour dans nos disputes. C’était difficile mais Edmond était une source
constante de réconfort. Il me rappelait que je n’étais pas seule. Même s’il
était un vampire, même s’il appartenait à la Maison qui avait transformé
June, même s’il m’avait menti, je ne pouvais me résoudre à le détester.
Il devint évident que mes paroles n’avaient aucun effet. June commença à
s’agiter, à traîner les pieds, à mâcher sauvagement son bâillon et à se
débattre. Des perles de sang apparurent sur ses pieds nus, causées par la
brûlure du tapis. Les blessures auraient dû guérir rapidement mais elles se
rouvraient sans cesse.
C’était insupportable. J’avais l’impression que les murs de cette horrible
pièce se refermaient sur moi.
Je n’arrivais plus à respirer.
— Il faut que je sorte d’ici.
Je me précipitai vers la porte sans laisser à Edmond le temps de me
retenir.
Je contournai Ysanne et Ludovic et remontai le couloir en courant.
Le cliquetis métallique des chaînes de June me hanta pendant tout le
trajet.
Alors que Renie disparaissait en un éclair de cheveux roux, June
concentra son attention sur Edmond. Les vampires se nourrissaient
exclusivement de sang humain, mais les enragés étaient prêts à tout dévorer.
Si June se libérait, elle s’en prendrait à lui sans hésiter.
Edmond sortit de la pièce.
Renie lui avait confié qu’il était plus douloureux de connaître la vérité
que de croire June morte. Il commençait à comprendre son raisonnement.
En lui disant qu’elle avait une chance de sauver June, ils lui avaient donné
de l’espoir, ce qui était parfois plus cruel que de s’imaginer le pire. Renie
s’accrocherait à cet espoir aussi longtemps que possible, et si tout
s’écroulait, elle en sortirait détruite.
— Que s’est-il passé ? demanda Ysanne alors qu’Edmond fermait la
porte derrière lui.
— Ce ne sera pas pour cette fois, regretta Edmond.
Edmond et Ludovic observèrent Ysanne avec attention. La maîtresse de
maison savait qu’une seule journée ne suffirait pas à chasser la soif de sang
de l’esprit de June, mais elle semblait déçue malgré tout.
— Il ne fallait pas s’attendre à un miracle, ajouta Edmond. Renie a
besoin de temps pour s’adapter.
— Elle reviendra, renchérit Ludovic.
Ce serait un long et sinistre combat, et Renie devait être à la hauteur de
ce défi.
Edmond croyait en elle. Depuis son arrivée à Belle Morte, elle avait
montré qu’elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. Il était encore
surpris par son énergie et sa détermination. Elle n’était qu’un petit poisson
dans une grande mare, mais il y avait quelque chose de spécial chez Renie
Mayfield, une passion et un courage qu’il ne fallait pas sous-estimer.
Malheureusement, cet optimisme était désormais noyé par son chagrin,
qui brisait le cœur d’Edmond.
Le vampire ne pouvait pas aider Renie à sauver June, mais il s’assurerait
de ne jamais la laisser seule.
Il deviendrait la personne dont elle avait besoin : un ami.

Je me doutais qu’Edmond me suivrait. J’étais soulagée d’entendre le bruit


de ses pas derrière moi. J’avais besoin de parler à quelqu’un, et je n’avais
pas envie de décharger ma frustration sur Roux.
— Suis-moi, dis-je à Edmond lorsqu’il me rattrapa.
Je le guidai jusqu’à la bibliothèque. Comme toujours, elle était vide. Je
m’installai sur le canapé le plus proche puis je me relevai aussitôt, trop
agitée pour tenir en place.
— Ne le vois pas comme un échec, Renie, me rassura Edmond en
s’asseyant. C’est un début.
J’avais été idiote de me croire capable de vaincre la folie de ma sœur dès
le premier essai, mais je n’avais pas pu m’empêcher d’espérer. Désormais,
je devrais lui rendre visite tous les jours, entrer dans cette pièce horrible qui
empestait la mort jusqu’à ce que j’arrive à mes fins.
Edmond étendit un bras sur le dossier du canapé et m’observa en silence
tandis que je faisais les cent pas.
— Raconte-moi quelque chose, ordonnai-je.
— Quoi ?
— Peu importe. J’ai besoin de me changer les idées. Parle-moi de
Ludovic.
Edmond ne sembla pas surpris par mon étrange requête. Je ne connaissais
pas Ludovic, et c’était l’ami d’Edmond, quelqu’un dont il pourrait me
parler pendant de longues minutes.
— J’ai rencontré Ludovic en 1916 sur le front de l’Ouest, commença
Edmond.
— Pendant la Première Guerre mondiale ?
Il hocha la tête.
— Tu as combattu pendant la Grande Guerre ?
— Je peux t’assurer qu’elle n’avait rien de grand, mon ange.
Pour une fois, je restai sans voix. J’avais tout appris sur la guerre des
tranchées à l’école, de la propagande incitant les jeunes hommes à
s’engager à la réalité brutale et sanglante qu’ils avaient dû affronter.
Rencontrer quelqu’un qui avait vu et survécu à cette guerre était déjà
incroyable, mais le fait qu’Edmond ressemble à l’homme qu’il avait été à
l’époque était d’autant plus choquant. Le seul détail qui le trahissait était
son regard, hanté par les ombres persistantes du passé.
— Je ne pouvais pas me nourrir du sang de mes camarades. J’étais obligé
de boire celui des rats. Il y en avait partout, et ils étaient suffisamment petits
pour que personne ne remarque que je les tuais.
J’imaginai ces rongeurs gras et velus en train de trotter sur les cadavres
de soldats, dans la boue et le sang.
Mon ventre se noua.
— Ludovic vivait en Angleterre depuis 1879. Lorsque la guerre a éclaté,
il a décidé de se battre pour son pays d’adoption. J’étais le premier vampire
qu’il croisait depuis longtemps.
— Vous avez survécu à la guerre ensemble.
Les vampires guérissaient beaucoup plus vite que les humains, mais
même eux n’étaient pas invincibles. Ils avaient mis leur vie en danger en
s’engageant, comme tous les soldats agglutinés dans ces horribles
tranchées.
Edmond resta silencieux pendant un long moment, le regard perdu dans
le vide.
— À peine, finit-il pas murmurer. Une nuit, une bombe a explosé près de
nous. Trois hommes ont été pulvérisés en un instant. Un autre a été
gravement blessé.
— Ludovic ?
Edmond leva la tête. On aurait dit qu’il revivait cette scène
cauchemardesque en même temps qu’il me la décrivait.
— Moi, avoua-t-il.
Je regardai l’homme magnifique assis en face de moi, incapable de
concevoir ce qu’il avait traversé.
— Que s’est-il passé ?
— Mes blessures étaient trop profondes pour guérir d’elles-mêmes, et le
sang de rat n’était pas suffisant pour m’aider. Tu ne me pardonneras peut-
être pas la suite, mais je ne te la cacherai pas. J’avais besoin de sang humain
pour me rétablir, plus que ce qu’une seule personne aurait pu me donner
tout en survivant. Ludovic a fait ce qu’il avait à faire.
— Il a tué quelqu’un.
Cela n’aurait pas dû me choquer. Après tout, j’avais toujours reproché
aux humains leur manque de connaissances sur les vampires et sur les
horreurs qu’ils avaient commises par le passé. Mais Ludovic semblait si
calme et si doux… pour un vampire.
— Un autre soldat a été gravement blessé ce jour-là, reprit Edmond.
Ludovic l’a tué et m’a donné son sang.
J’arrêtai de marcher et m’assis sur le canapé, le plus loin possible
d’Edmond.
— Est-ce qu’il serait mort de toute façon ? demandai-je.
Ludovic avait peut-être simplement abrégé les souffrances d’un homme
mourant pour en sauver un autre.
— On ne le saura jamais. Il aurait peut-être survécu, ou peut-être était-il
aux portes de la mort. Je n’étais pas vraiment en état de poser des questions.
Par la suite, Ludovic a refusé d’en parler. À la fin de la guerre, il a disparu.
— Pourquoi ? Je croyais que vous étiez amis.
— C’était le cas. Mais même les vampires peuvent être traumatisés par
les horreurs de la guerre. J’avais déjà participé à deux conflits, la guerre de
Succession d’Espagne et la guerre de Succession de Pologne, mais pas
Ludovic. Son passage dans les tranchées l’a bouleversé. Nous nous sommes
retrouvés dans les années 1980. Nous avions eu le temps de digérer et
d’accepter ce que nous avions vu et vécu. Depuis, nous sommes
inséparables.
— Où es-tu allé après la guerre ?
Je lui avais demandé de me parler pour me changer les idées, mais à ce
stade j’étais réellement captivée.
— Je me suis peu à peu transformé en ermite. Ludovic était le premier
ami que j’avais eu depuis longtemps. Sans lui, j’étais seul au monde. Quand
la Seconde Guerre mondiale a éclaté, je ne me sentais pas prêt à retourner
au front. Je suis parti en Irlande, à la recherche de Caoimhe.
— La maîtresse de maison de Fiaigh ? demandai-je, en pensant à
l’unique Maison de vampires irlandaise.
— Oui. Je l’avais rencontrée au xixe siècle. Nous ne nous étions pas
croisés depuis longtemps, mais cela n’a pas vraiment d’importance quand
on est immortel. J’avais besoin de voir quelqu’un que je connaissais.
Malheureusement, elle était introuvable. En désespoir de cause, je suis allé
en Italie, à la recherche d’Ysanne, qui était aussi insaisissable que Caoimhe.
Comme j’étais l’une des rares personnes au monde à ne pas idolâtrer les
vampires, la solitude m’était familière, mais la mienne faisait pâle figure
comparée à celle d’Edmond, vieux de plusieurs centaines d’années, errant
sans but ni amis. Je ne pouvais pas m’imaginer traverser des pays entiers à
la recherche d’un visage familier, ni imaginer l’écrasante déception
qu’Edmond avait dû ressentir en ne retrouvant pas ses vieux amis.
— Finalement, je suis retourné en Angleterre, où j’ai vécu seul jusqu’à ce
que je recroise Ludovic.
Il n’était pas étonnant qu’Edmond se soit emporté lorsque je l’avais
accusé de ne pas comprendre ma douleur. La honte me brûlait encore les
joues, même si je m’étais déjà excusée. Combien de fois avais-je jugé
Edmond simplement parce qu’il était un vampire ? Combien de fois l’avais-
je considéré comme inférieur aux humains ? Edmond s’était battu pour
notre pays, il avait risqué sa vie pour protéger des innocents. Comment
m’étais-je permis de le juger ?
Belle Morte avait mis à nu mes propres préjugés.
— Je suis vraiment ignorante, soupirai-je.
— Parfois, il est préférable de ne pas savoir certaines choses.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies combattu pendant la Première
Guerre mondiale. Si seulement je t’avais connu quand j’étais encore à
l’école ! J’aurais été la meilleure de ma classe en cours d’histoire.
— J’aurais même pu te montrer un vestige de la guerre.
— C’est-à-dire ?
— Lors de l’explosion, j’ai été touché au ventre par un éclat d’obus. Il est
toujours là.
— Tu plaisantes.
— Pas du tout.
— Tu as un éclat d’obus dans le corps depuis plus de cent ans ?
Je m’approchai d’Edmond sur le canapé. Le sourire qu’il m’adressa me
fit fondre. Cet homme était tellement séduisant. Quand il me souriait,
j’oubliais tout.
Edmond déboutonna sa chemise et dévoila son torse et son ventre lisses.
Sa peau d’ivoire était immaculée, interrompue par un léger duvet noir qui
descendait sous son nombril et disparaissait sous son pantalon.
J’en avais oublié qu’Edmond voulait me montrer quelque chose.
— Renie ? dit-il d’un air amusé.
— Hein ? bredouillai-je en arrachant mes yeux de son corps.
Edmond changea de position et me montra le côté gauche de son ventre,
où une bosse était visible sous sa peau. Avant même de me demander si
c’était une bonne idée, je tendis la main et la touchai. La peau d’Edmond
était fraîche, douce comme de la soie. L’éclat d’obus formait une masse
dure sous mes doigts.
— Pourquoi l’as-tu gardé ? demandai-je.
En tant que vampire, il aurait facilement pu retirer le fragment d’obus,
puis laisser la plaie se refermer.
— Je ne voulais pas m’en séparer. Les vampires ne conservent pas de
cicatrices. On peut nous torturer, nous blesser, mais quand nous guérissons
nos corps ne gardent aucune trace de ce que nous avons vécu.
— Tu le dis comme si c’était une mauvaise chose.
— Quand on est immortel, c’est un peu le cas. Notre peau ne change
jamais. Nous pouvons changer de coiffure et de vêtements, mais notre corps
reste le même. Les cicatrices ne sont pas toujours négatives. Parfois, elles
servent de souvenirs. J’ai choisi de garder cet éclat pour ne pas oublier ce
que j’ai vécu.
Je traçai du bout des doigts la peau qui recouvrait l’éclat de métal
incrusté à jamais dans le corps d’Edmond. Je l’imaginai blessé, le corps
brisé et ensanglanté, ses yeux se vidant peu à peu de leur vie.
Ludovic n’avait pas forcément pris la bonne décision – la vie d’Edmond
n’avait pas plus de valeur que celle d’un autre soldat –, mais pouvais-je
vraiment prétendre que je n’aurais pas fait la même chose à sa place ?
J’étais autant disposée à l’égoïsme que n’importe qui, probablement tout
aussi capable de commettre des actes injustes pour sauver les gens que
j’aimais. Je n’avais pas le droit de juger Ludovic pour avoir pris cette
décision à un moment où les humains étaient réduits à des morceaux de
viande.
Je pris conscience que j’étais toujours en train de toucher Edmond.
Je retirai ma main comme si sa peau m’avait brûlée.
Edmond s’approcha de moi et posa une main sur ma joue.
Pendant un bref instant, je fermai les yeux. Il me faisait plus d’effet que
tous les hommes que j’avais connus, mais…
— Je ne peux pas, murmurai-je en m’écartant de lui.
Edmond resta immobile, le regard impassible.
— On ne peut pas, précisai-je.
Edmond reprit sa position initiale sur le canapé avec nonchalance,
comme si nous n’avions pas été à deux doigts de nous embrasser.
— Tu as raison, dit-il.
Malgré moi, je ressentis une pointe de déception.
— Merci, Edmond. Pour tout.
J’avais à peine pensé à June depuis que nous étions entrés dans la
bibliothèque. La panique et le désespoir écrasants que j’avais ressentis en
sortant de l’aile ouest s’étaient envolés. Edmond m’avait calmée.
Il était en train de reboutonner sa chemise quand la porte s’ouvrit.
Ludovic entra sans un mot.
— Il faut que j’y aille, lança Edmond en se levant.
— Est-ce que tu m’accompagneras demain ? lui demandai-je.
Il ne pouvait rien se passer entre nous, mais je voulais quand même
qu’Edmond soit à mes côtés quand je rendrais visite à June.
Edmond s’arrêta et tourna la tête vers moi, mais ses yeux se posèrent sur
les étagères au-dessus de ma tête.
— Bien sûr. À demain, Renie.
Nous savions tous les deux que notre relation ne pouvait pas aller plus
loin. Alors pourquoi, tandis que je le regardais partir, avais-je l’impression
que quelque chose se brisait en moi ?

Pendant un instant, il avait failli perdre le contrôle. Edmond aurait dû s’en


vouloir. Après toutes ces années, il ne parvenait pas à se contrôler devant
une paire de jolis yeux ? En vérité, il était surtout étonné que son cœur
meurtri soit encore capable de ressentir cette émotion.
Edmond s’était juré de ne plus jamais aimer.
Il n’avait pas tiré un trait sur le sexe, qui permettait de satisfaire un
besoin physique, mais ce n’était pas ce qu’il ressentait avec Renie. Du
moins, pas seulement. Cette fille embellissait sa vie. Elle lissait les
cicatrices invisibles qu’il portait en lui.
Adossé au mur du couloir, Edmond passa distraitement ses doigts sur
l’éclat d’obus incrusté dans sa chair, touchant l’endroit où ceux de Renie
s’étaient trouvés.
— Prends garde à toi, l’avertit Ludovic.
Edmond n’insulta pas l’intelligence de son ami en prétendant qu’il ne
savait pas de quoi il parlait.
— Je sais, crois-moi.
— Nous savons tous les deux comment ce genre d’histoire se termine.
Les souvenirs défilèrent dans la tête d’Edmond : Lucy, atteinte de la peste
et jetée dans une fosse commune. Le dégoût et l’horreur sur le visage de
Charlotte quand elle avait attiré les humains à sa porte. Marguerite, mourant
dans ses bras. Elizabeth, vieillissant heureuse sans lui.
Même si les relations entre humains et vampires avaient été autorisées,
Renie aurait-elle été prête à vieillir sous les yeux d’un Edmond inchangé et
immortel ? Même si la civilisation était réduite en poussière, ne laissant que
les vampires au milieu des ruines, Edmond resterait le même. Les vies
humaines se terminaient trop vite. Il n’aurait d’autre choix que de la
regarder mourir.
C’était impossible.
Et Edmond n’avait pas le droit de la transformer.
Les humains ne pouvaient être transformés en vampires qu’en cas
d’urgence. Tomber amoureux de quelqu’un n’en constituait pas une.
Edmond avait déjà essayé de transformer une femme qu’il avait aimée, et
cela s’était mal terminé. Il ne commettrait pas cette erreur deux fois.
Renie méritait de connaître l’amour avec un humain. Quand elle aurait
quitté Belle Morte, elle tournerait la page. Elle tomberait amoureuse, se
marierait, fonderait une famille et vivrait une vie heureuse de mortelle,
tandis qu’Edmond resterait enfermé dans le petit havre de paix que Belle
Morte lui offrait.
— Les humains qui aspirent à être comme nous n’ont aucune idée de ce
qu’ils risquent, murmura-t-il.
— C’est certain, renchérit Ludovic. Ils sont aveuglés par le fantasme de
l’immortalité. Ils n’ont pas conscience de la réalité de nos vies. Les mortels
ne sont pas pour nous, mon vieil ami. Ils sont trop fragiles, trop délicats,
trop faciles à briser.
Ludovic connaissait la douleur du deuil aussi bien qu’Edmond.
— Renie ne se brisera pas tant que je serai là, dit Edmond. Mais elle ne
me brisera pas non plus.
Il bâtirait des remparts autour de son cœur. Le moment venu, Renie serait
heureuse de partir, soulagée de l’oublier. Elle ne deviendrait plus qu’un
lointain souvenir, un trésor secret qu’il garderait au chaud à l’endroit où son
cœur avait battu autrefois. De temps à autre, il repenserait à ses cheveux
enflammés et à l’éclat féroce de ses yeux.
C’était ainsi qu’Edmond se souviendrait de Renie, longtemps après sa
mort.

Le lendemain matin, alors qu’ils se rendaient dans l’aile ouest, Renie ne


mentionna pas ce qui s’était passé dans la bibliothèque. Quant à Edmond, il
avait décidé d’être froid et distant avec elle. Il était temps de la repousser,
d’accepter qu’il ne pourrait pas la garder dans sa vie.
Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait June et fermèrent la porte
derrière eux, laissant Ludovic monter la garde à l’extérieur, accompagné
cette fois d’Isabeau.
— Pourquoi Isabeau est-elle ici, alors qu’Ysanne ne voulait pas d’elle
hier ? demanda Renie.
— Je ne sais pas, répondit Edmond d’un ton sec.
Renie lui jeta un regard effaré mais June se mit à grogner, attirant
l’attention de sa sœur.
Pendant deux heures, Renie resta assise en face de June. Elle lui raconta
des histoires de leur enfance et de leur adolescence, leurs disputes et leurs
réconciliations. Malgré lui, Edmond était captivé par chaque mot, fasciné
par leurs vies ordinaires – une chose qu’il ne connaîtrait plus jamais.
Malgré tout, June ne réagit pas.
La gorge sèche, Renie se leva et s’approcha d’Edmond.
— Je réessaierai demain, soupira-t-elle.
— Tu n’as pas l’air plus déçue que cela, remarqua Edmond.
— Je ne me fais plus d’illusions. Je sais qu’elle ne changera pas du jour
au lendemain. Il va falloir du temps et de la patience.
Edmond hocha la tête sans croiser son regard.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Renie.
— Tout va bien.
— C’est à propos de ce qui s’est passé hier ?
— Il ne s’est rien passé hier.
— Alors, c’est à propos de ce qui ne s’est pas passé hier ?
La frustration l’envahit. Edmond était célibataire depuis tellement
longtemps qu’il ne savait pas comment gérer cette situation. Il savait qu’il
s’y prenait mal. Le fait de la repousser pour leur bien était beaucoup plus
facile à concevoir quand Renie n’était pas là.
— Qu’est-ce qui te prend, Edmond ?
— Je pense que c’est mieux ainsi.
La mâchoire de Renie se contracta.
— Moi, je pense que tu es un connard. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas
le droit d’être ensemble que tu dois te comporter comme ça avec moi.
— C’est pour le mieux, insista-t-il.
Edmond avait peut-être raison, mais cela n’atténuait pas la douleur que
provoquait la colère de Renie.
— Tu me parles comme Ysanne, remarqua-t-elle.
— Ce n’est pas ce que je voulais…
— Alors, qu’est-ce que tu veux ? s’impatienta Renie, les larmes aux
yeux.
Elle. Il la voulait plus que tout, mais il ne trouvait pas les mots pour le
dire.
Frustrée, Renie poussa un grognement de colère et sortit de la pièce sans
se retourner.

Foutu vampire.
Même si nous ne pouvions pas être ensemble, il était possible de rester
amis.
Je n’avais pas compris à quel point son amitié comptait pour moi jusqu’à
ce qu’il me la reprenne.
Des larmes brouillèrent ma vision. Je m’arrêtai au milieu du couloir.
C’était ridicule. Je pleurais pour un type avec qui je n’avais aucune chance.
Edmond avait raison, même si je refusais de l’admettre. Je ne resterais
pas à Belle Morte toute ma vie. Mettre fin à notre relation dès maintenant
nous éviterait des adieux déchirants au moment de mon départ.
Mais je ne voulais pas dire adieu à Edmond.
J’avais beau le connaître depuis seulement quelques jours, quelque chose
m’avait interpellée chez ce magnifique vampire. J’avais envie d’entendre
ses histoires, d’en savoir plus sur son passé. Je voulais embrasser ses lèvres
pâles, passer mes doigts dans ses cheveux noirs.
Comme à mon habitude, je me rendis à la bibliothèque. Lentement, je fis
les cent pas dans la pièce.
Je ne pouvais pas contrôler la situation, mais je pouvais contrôler ce que
je ressentais et comment je réagissais. Je sauverais June, peu importait le
temps que cela prendrait ou la difficulté que cela représenterait. Si Edmond
avait décidé de me repousser, bon débarras. Je n’avais pas besoin de lui. Ce
serait douloureux, mais cela ne durerait pas éternellement. Une fois que
j’aurais quitté Belle Morte, je ne le reverrais jamais. Je passerais à autre
chose, je rencontrerais quelqu’un d’autre. Edmond resterait dans son
manoir, sous l’emprise glacée d’Ysanne, entouré de jolies donneuses,
jusqu’à ce qu’il m’oublie.
Des larmes roulèrent sur mes joues.
— Ressaisis-toi, Renie, marmonné-je en les essuyant.
— Je vois que tu te parles toujours à toi-même.
Je bondis de surprise. Edmond était planté sur le seuil, ses yeux sombres
fixés sur moi.
Ma bouche s’assécha. Toute pensée rationnelle s’envola de mon cerveau.
Lorsque qu’il n’était pas là, j’oubliais l’effet qu’Edmond avait sur moi.
— Mon ange, susurra-t-il.
Il traversa la pièce en trois enjambées.
Quelques secondes plus tard, sa bouche était sur la mienne.
Pendant un instant, je crus que tout mon corps s’était liquéfié.
Rien au monde n’aurait pu me préparer à la sensation idyllique que
provoquaient les lèvres d’Edmond contre les miennes. Je m’agrippai à ses
épaules pour que mes jambes ne se dérobent pas sous mon poids. Un
courant électrique semblait traverser chaque fibre de mon corps.
Personne ne m’avait jamais embrassée comme ça.
Je ne savais même pas que c’était possible.
Le frottement de sa langue, le grognement dans sa gorge alors qu’il
m’attirait contre lui… j’étais perdue dans un océan de sensations. Je me
noyais dans Edmond.
Ma langue effleura ses crocs, et la réalité perça le délicieux brouillard
dans lequel je flottais.
J’embrassais un vampire.
Je m’écartai de lui malgré moi. Je haletais, frissonnais, brûlais pour lui.
Les yeux d’Edmond étaient tels deux rubis.
— Qu’est-ce que… Pourquoi…
J’avais l’impression d’être ivre, voire droguée. J’avais la tête remplie de
coton, les lèvres qui picotaient.
Edmond était tout penaud, une expression que je n’aurais jamais cru voir
un jour sur son visage.
— Pardonne-moi, mon ange. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Mords-moi, ordonnai-je, un désir sauvage s’emparant de moi.
Il me fixa d’un air confus.
Je ne pouvais pas expliquer ce qui se passait dans ma tête. Je me tenais
en équilibre au bord d’un précipice, envahie par l’envie de sauter et de
plonger dans l’abîme pour voir ce qui m’y attendait. Je ne pensais qu’à ses
lèvres, à ses crocs et ses yeux rouges. Un simple baiser ne suffirait pas.
— Mords-moi.
Ce moment ressemblait à un rêve, une hallucination passionnée,
complètement déconnectée de la réalité, comme si je pouvais faire
n’importe quoi sans que cela ait de conséquences.
Edmond saisit mon poignet. Ses crocs étaient déployés, brillants et
tranchants comme des rasoirs. Pour la première fois, ils me fascinaient. Je
voulais ressentir le même plaisir que les autres quand ils se faisaient
mordre.
Cette fois, je me détendrais.
Cette fois…
Edmond me mordit. Je gémis de douleur.
Non, non, ce n’était pas juste ! J’en avais envie. Malgré l’incroyable
baiser que nous venions de vivre, je n’arrivais toujours pas à me détendre
suffisamment pour être mordue sans que cela me fasse un mal de chien.
Edmond referma les plaies avec sa langue. La lueur rouge dans ses yeux
s’atténua.
Je faillis m’excuser d’avoir gâché ce moment, mais ce n’était pas ma
faute. Mon cœur était prêt, pas ma chair.
Edmond se tenait devant moi, sa chemise froissée là où je l’avais
empoignée, les lèvres gonflées par notre baiser.
— Que se passe-t-il entre nous ? demandai-je.
Il serra ma main dans la sienne.
— J’aimerais le savoir.
— Mais tu le ressens aussi, n’est-ce pas ?
Edmond ne m’aurait pas embrassée avec autant de passion s’il n’avait
pas partagé mes sentiments.
— Oui, confirma-t-il en déposant un baiser sur ma main. J’aimerais être
capable de garder mes distances, mais c’est plus fort que moi.
Nous étions désespérants. Aucun de nous n’avait la force de rester
éloigné de l’autre. Il y avait une sorte de cordon invisible entre Edmond et
moi, qui nous rapprochait même quand nous essayions de le couper.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Il n’y a rien à faire, mon ange. Nous le savons tous les deux.
— Je dois rester loin de toi, dis-je en récupérant ma main.
C’était la dernière chose que je voulais, mais plus nous nous
fréquenterions, plus il serait difficile d’y mettre fin. Il fallait tout arrêter
avant qu’il soit trop tard.
J’ignorai la voix dans ma tête qui me criait qu’il était déjà trop tard.
— Tu as raison, soupira Edmond. J’ai beau savoir que c’est interdit, c’est
plus fort que moi.
— Moi aussi.
— On ne peut pas être ensemble, Renie.
— Je sais. Le fameux règlement d’Ysanne…
— Si seulement c’était l’unique raison.
Edmond effleura ma joue. Sa main semblait plus froide que jamais contre
ma peau en feu.
Ce n’était vraiment pas juste. Mes joues rouges et mon cœur battant
trahissaient mon désir. À l’inverse, il était impossible pour moi de deviner
ce qui se passait dans sa tête, sauf s’il décidait de l’exprimer à voix haute.
— Je suis un vampire, Renie. Les vies humaines sont tellement brèves.
Les larmes me brûlaient les yeux. J’avais du mal à respirer. Si nous
décidions d’entamer une relation amoureuse, nous serions forcés de quitter
le manoir. Edmond devrait commencer une nouvelle vie dans le monde réel,
où il serait autant la cible des fans que des mouvements anti-vampires. Et
même si nous parvenions à nous cacher du reste du monde, je vieillirais,
tandis qu’il resterait à jamais comme il l’était ce jour-là. Parfait.
Je finirais par mourir.
Edmond continuerait à vivre.
Ce serait insupportable, pour lui comme pour moi.
Le désir brûlant et irrépressible que je ressentais ne suffirait pas à
surmonter la réalité.
— J’ai besoin de ton soutien, décidai-je. J’aimerais que tu continues à
m’aider avec June.
— Si c’est ce que tu souhaites, mon ange. Mais avant de partir, je dois
faire une dernière chose.
Il prit mon visage entre ses mains et m’embrassa, lentement,
langoureusement, avec tendresse.
Je fermai les yeux et tentai de me souvenir de chaque détail, chaque
sensation.
C’était notre dernier baiser.

Pendant les deux jours qui suivirent, je rendis visite à June tous les
matins. Edmond était toujours à mes côtés et, même si nous nous
contentions d’échanger quelques mots et que nous ne nous touchions
jamais, je puisais de la force dans sa présence.
Malgré tout, ma détermination s’effritait.
L’état de June ne s’améliorait pas.
Rien de ce que je disais ne faisait de différence.
— Il faut essayer autre chose, suggérai-je alors que nous quittions l’aile
ouest.
— Est-ce que tu as une idée derrière la tête ? demanda Edmond.
Je l’emmenai dans le salon vide le plus proche. Je pris place sur un
canapé en velours posé contre le mur. Edmond s’installa à côté de moi, plus
séduisant et délicieux que jamais.
— J’ai besoin d’en savoir plus sur les vampires et les enragés. Il y a
encore beaucoup de choses qui m’échappent.
— Qu’aimerais-tu savoir ?
— Par où commencer ?
J’essayai d’organiser les questions qui s’accumulaient dans mon cerveau
par ordre de priorité.
— Est-ce que vous dormez ?
— Que penses-tu que nous faisons dans nos chambres ? s’amusa
Edmond.
— Je ne sais pas. J’ai besoin de comprendre votre fonctionnement.
— Nous pouvons rester sans dormir plus longtemps que les humains,
mais nous en avons besoin. En revanche, les enragés ont besoin d’encore
moins de sommeil que nous.
— Pourquoi ?
— Ysanne pense que leur soif de sang les tient éveillés.
— Je n’arrive pas à t’imaginer en train de dormir.
Edmond se contenta de sourire.
— Tu t’es nourri de rats pendant la guerre. Le sang humain est-il plus
nourrissant, ou est-ce qu’il a juste meilleur goût ?
— Nous ne pouvons pas vivre indéfiniment de sang animal. Il ne nous
rassasie pas. Que nous le voulions ou non, nous devons toujours revenir au
sang humain. Quand Ysanne a découvert June pour la première fois, elle
s’est retenue de lui donner à manger, en espérant que la privation aurait un
effet sur elle. Mais elle a vite compris que cela ne faisait qu’empirer son
état.
— Les enragés meurent-ils de la même façon que les vampires normaux
?
— Oui.
— Comment ?
Ysanne ne m’aurait pas fait suffisamment confiance pour me confier
cette information. Edmond, lui, n’hésita pas une seconde : — En nous
exposant trop longtemps au soleil, en nous brûlant, en nous décapitant, et en
nous poignardant en plein cœur. Nous pouvons aussi mourir de blessures
graves si nous n’avons pas accès à du sang frais. Comme les humains, nous
laissons un cadavre derrière nous, sauf si vous le laissez au soleil, auquel
cas il se transforme en cendres.
— Vous mourez si vous êtes poignardé en plein cœur ?
— Oui.
— Mais… votre cœur ne bat pas.
— Non.
— Ce n’est pas logique.
Edmond haussa les épaules.
— Est-ce que vous êtes capables de pleurer ?
— Oui, mais nous trouvons cela beaucoup plus difficile que les humains.
Et nos larmes sont rouges.
— Sérieusement ?
Il hocha la tête.
— Mais votre salive ne l’est pas.
— C’est exact.
Je gigotai sur le canapé, essayant de donner un sens à tout cela.
— Est-ce que vous transpirez ?
— Je ne crois pas, répondit Edmond. Nous sommes plus résistants aux
températures extrêmes que les humains. Il faudrait probablement voyager
dans l’Arctique pour que nos crocs commencent à claquer. Et je n’ose pas
imaginer la chaleur que je devrais endurer pour commencer à transpirer.
— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de vous doucher.
— Techniquement, non, mais à mes yeux la douche moderne est l’une
des meilleures inventions de l’humanité.
Il ne fallait vraiment, vraiment pas que je commence à penser à Edmond
sous la douche.
— June disait toujours que c’était son droit, en tant qu’aînée, de se
doucher en premier, me rappelai-je. Elle prenait tout son temps pendant que
j’attendais dans la cuisine, ma serviette sur le bras, terrifiée à l’idée de
manquer le bus scolaire. Plus d’une fois, j’ai fini par me laver dans l’évier.
À l’époque, cela me mettait en colère, mais désormais j’aurais donné
n’importe quoi pour l’entendre à nouveau chanter dans la salle de bains.
— Imagine-toi devoir patauger dans une rivière glacée parce que la
douche n’a pas encore été inventée, ironisa Edmond.
— Tu viens de dire que tu ne ressentais pas le froid.
— Je le sentais quand j’étais humain.
— Votre capacité à ressentir le froid disparaît quand vous vous
transformez en vampire ?
— Apparemment, oui.
— Est-ce que d’autres choses disparaissent ? Pouvez-vous encore…
Je fis un geste vague.
Edmond leva un sourcil.
— Encore… quoi ? demanda-t-il, alors qu’il savait très bien où je voulais
en venir.
— Avoir des rapports sexuels ?
— Pourquoi ne pourrions-nous pas ?
— Votre corps ne fonctionne pas de la même façon que le nôtre. Pour ce
que j’en sais, vous n’avez pas l’afflux sanguin nécessaire pour… bander.
— Je peux t’assurer que nous en sommes capables.
— Tant mieux.
— Encore heureux.
Edmond éclata de rire, et je ne pus m’empêcher de rire à mon tour.
— Les vampires n’ont pas besoin d’aller aux toilettes ? vérifiai-je.
— Non.
— Ça n’a pas de sens. Si vous buvez du sang, il devrait ressortir quelque
part.
Edmond haussa les épaules.
— Et vous saignez, dis-je en repensant aux griffures de June sur ses bras.
Vous pouvez même vous vider de votre sang. Comment en avez-vous assez
dans le corps en buvant si peu ?
— Aucune idée.
— Si vous pouviez transpirer, est-ce que votre sueur serait rouge ?
— Comment veux-tu que je le sache ? s’amusa Edmond.
— OK, question stupide.
Le sourire d’Edmond s’élargit davantage, comme s’il savait ce que
j’avais en tête.
— De tous nos fluides corporels, seules nos larmes ressortent rouges, si
c’est ce que tu te demandes.
— Je ne me demandais rien, mentis-je.
Un long silence s’ensuivit. Toutes ces informations me faisaient mal au
crâne.
— Je ne comprends rien, soupirai-je. Tes larmes sont rouges, mais ta
salive est normale. Tu bois du sang, mais tu n’as pas besoin d’aller aux
toilettes. Ton cœur ne bat pas, mais tu peux mourir si on le poignarde…
— Je te rappelle que nous sommes morts et vivants en même temps,
Renie. Nous-mêmes ne comprenons pas comment ni pourquoi nous
fonctionnons. Nous sommes des créatures impossibles.
Je continuai à réfléchir en silence.
— Qu’est-ce qui différencie les enragés des vampires ?
— Les enragés ont besoin de plus de sang que nous, mais ils ne sont
jamais rassasiés. Ils dorment très peu, mais cela ne semble pas les affecter.
Ils ne parlent pas.
— Pourquoi ?
Edmond se contenta de répondre par un énième haussement d’épaules.
— Que s’est-il passé avec François ? demandai-je. A-t-il perdu la parole
du jour au lendemain ?
— S’il avait eu le temps de devenir complètement enragé, je crois qu’il
aurait perdu la parole, mais il a été tué avant que son état ne se détériore.
— En combien de temps est-il devenu enragé ?
— En l’espace de quelques semaines.
— June est devenue enragée dès son réveil, après sa transformation.
— Je sais. Une personne peut devenir enragée instantanément, ou bien
des années, des décennies, voire des siècles plus tard. Il n’y a pas de règle.
Cela peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment.
— À toi aussi, après tout ce temps ? vérifiai-je, le ventre noué.
— Théoriquement, oui.
— Personne ne s’est intéressé aux enragés auparavant ?
— Nous n’en avons jamais eu l’occasion. Avant que le système des
donneurs soit mis en place, les vampires ne formaient pas une société. Les
humains ont la fâcheuse habitude de craindre ce qu’ils ne comprennent pas,
et de tuer ce qu’ils craignent. En tant que vampire, nous ne pouvions pas
nous attarder trop longtemps au même endroit, sinon les gens autour de
nous commençaient à remarquer que nous ne mangions pas, ne vieillissions
pas, ou que nous étions capables de choses surnaturelles. La plupart des
vampires vivaient des existences solitaires. Si l’un d’entre nous rencontrait
un enragé, il était de notre devoir de le tuer, non seulement pour protéger
ceux qu’il massacrerait, mais aussi pour empêcher les humains de découvrir
notre existence.
— J’imagine que c’est pour cette raison que vous n’avez jamais parlé des
enragés aux humains.
— Ysanne a décidé que c’était pour le mieux.
— Ne pense-t-elle pas que la médecine moderne pourrait les aider ?
— Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi nous nous cachons ainsi dans nos
Maisons ? lança Edmond, dont le regard sévère me cloua sur place. Pour
beaucoup d’entre nous, c’est le foyer permanent que nous n’avons jamais
eu, mais c’est aussi un moyen de nous protéger. Crois-tu être la seule
personne à te demander comment nous fonctionnons ? Crois-tu que certains
humains ne sauteraient par sur l’occasion pour nous découper et nous
examiner ? Et que les mouvements anti-vampires ne nous massacreraient
pas s’ils le pouvaient ? Nous restons dans nos Maisons parce que nous y
sommes en sécurité. Cela maintient une distance entre nous et les humains.
Pour Ysanne, les enragés sont une affaire de vampires, et seuls les vampires
peuvent s’en occuper.
Dans ce cas, Ysanne avait probablement raison. Les humains n’auraient
peut-être pas été prêts à adopter les vampires s’ils avaient su que les enragés
existaient.
Dans ma tête, je passai en revue tout ce que j’avais appris, retournant
chaque information en espérant qu’une d’entre elles m’aide à reprendre
contact avec June.
— Chaque vampire a ses propres préférences en matière de donneurs,
n’est-ce pas ?
Edmond hocha la tête.
— Est-ce que le sang a un goût différent selon les personnes ? Les
blondes ont-elles un goût différent des brunes ? Les hommes ont-ils un goût
différent des femmes ?
— Oui, confirma Edmond. Ton sang, par exemple, est la chose la plus
exquise que j’aie jamais goûtée.
Je déglutis et j’essayai de rester concentrée sur ma quête.
— Est-ce que nourrir June avec mon sang ferait une différence ?
Edmond fronça les sourcils en réfléchissant à la question.
— Je ne sais pas.
— Est-ce qu’on pourrait essayer ?
— Cela vaut la peine d’en parler à Ysanne, dit-il avec prudence.
Je me levai et lui tendis la main.
— Dans ce cas, allons-y maintenant.
— Il en est hors de question, protesta Ysanne derrière son bureau.
Je lui lançai un regard noir tout en essayant d’étouffer l’étincelle de
colère dans ma poitrine.
— On n’a même pas le droit d’en discuter ?
— C’est trop dangereux. Les enragés deviennent fous quand ils sentent
du sang frais.
Je l’avais vu de mes propres yeux quand je m’étais coupé le pied devant
June, mais cela valait peut-être la peine de prendre le risque.
— Et si elle reconnaissait mon sang ?
— Comment ? demanda Ysanne. Elle ne l’a jamais goûté.
— Edmond m’a expliqué beaucoup de choses sur les vampires et les
enragés.
— Ah oui ? lança-t-elle en tournant la tête vers Edmond.
— Si personne ne sait pourquoi les vampires deviennent enragés, on ne
peut pas être sûr que ça ne marchera pas. Est-ce que quelqu’un a déjà
essayé ?
Ysanne prit un long moment avant de me répondre :
— J’ai entendu parler d’une humaine qui a nourri son mari enragé avec
son propre sang, dans l’espoir de le guérir. Cela n’a pas fonctionné. Au
contraire, cela lui a donné la force de s’échapper de la pièce dans laquelle
elle l’avait enfermé. Il l’a massacrée, ainsi que leurs enfants.
— Et si cet enragé avait juste eu besoin de plus de temps, ou de boire le
sang de sa femme plus régulièrement ? Vous ne savez pas ce qui se serait
passé s’il ne s’était pas échappé.
Ysanne n’avait pas l’air convaincue, mais j’insistai malgré tout :
— Si vous voulez vraiment aider June, vous devez être prête à tout
essayer.
— Très bien, concéda Ysanne. Cela ne coûte rien d’essayer.
— Merci.
Un éclat de surprise traversa son visage. Ysanne ne s’attendait
visiblement pas à ce que je lui fasse part de ma gratitude.
— Comment allons-nous procéder ? demanda Edmond. Nous ne pouvons
pas laisser June mordre Renie. C’est trop dangereux.
J’étais d’accord avec lui.
— Je pourrais donner mon sang à l’infirmerie ? suggérai-je. Puis le
donner à June dans un contenant ?
— En supposant que quelqu’un soit prêt à l’approcher, me rappela
Ysanne.
— Je m’en chargerai, déclara Edmond.
— Parfait, conclut Ysanne. Dans ce cas, je t’invite à faire un tour à
l’infirmerie.

— Tu es sûr de toi ? m’inquiétai-je tandis qu’Edmond et moi remontions


le couloir de l’aile ouest, suivis de près par Ludovic et Isabeau.
Edmond transportait une poche en plastique remplie de mon sang. J’avais
envie de vomir chaque fois que je la regardais. Je n’étais pas quelqu’un de
particulièrement sensible, mais c’était mon sang, et l’homme que j’aimais
était sur le point de le donner à ma sœur.
— Elle ne me fera pas de mal, m’assura-t-il.
Cette confiance aveugle était probablement uniquement destinée à me
rassurer.
Ludovic et Isabeau attendirent en silence derrière la porte. Mon courage
commença à vaciller quand je fus face à June. Je restai en retrait tandis
qu’Edmond s’approchait d’elle. Il s’assura que ses chaînes étaient bien
fixées, puis il enleva son bâillon et ouvrit la poche de sang.
June se mit à grogner et à se débattre. Edmond saisit sa mâchoire d’une
main, la forçant à ouvrir la bouche. Je ne voulais pas assister à cette scène,
mais j’étais incapable de détourner le regard. Edmond versa la moitié du sac
dans la bouche de June, puis la relâcha. Elle fit claquer ses crocs à quelques
centimètres de sa main.
— Et si ça ne marche pas ? murmurai-je.
— Alors, nous essaierons autre chose. Nous n’abandonnerons pas.
Je levai les yeux vers Edmond. Ce n’était pas son combat, mais il le
traitait comme tel. Je lui en étais infiniment reconnaissante.
— Je pourrais lui lire ses livres préférés, ou lui montrer les séries qu’elle
aime, songeai-je à voix haute.
— Tout vaut la peine d’être tenté, Renie. Mais attendons de voir si cet
essai sera concluant.

Ce fut un échec.
Pendant deux jours, Edmond donna mon sang à June, mais il n’y avait
aucun signe d’amélioration. Je dus admettre, à contrecœur, qu’Ysanne avait
raison.
Il était temps de passer à autre chose.
Comme je n’avais pas mon téléphone sur moi, je demandai à Ysanne de
me procurer un ordinateur portable afin de montrer ses séries préférées à
June. Le lendemain, j’étais assise par terre, à quelques mètres de ma sœur,
en train de visionner de vieux épisodes de Friends.
Si cette technique échouait, je tenterais de lui faire écouter ses groupes
favoris, et de lui lire à voix haute les histoires que notre mère nous lisait
quand nous étions petites.
La lumière de l’écran attirait l’attention de June. Elle inclinait la tête, ses
grognements étouffés par le rire des spectateurs.
Combien de samedis avions-nous passés en pyjama, affalées sur le
canapé, à regarder des rediffusions de nos épisodes préférés et à réciter les
meilleures répliques, chacune avec un bol de pop-corn sur les genoux – je
l’aimais sucré, June l’aimait salé ?
June ne mangerait plus jamais de pop-corn, mais si je parvenais à la
sauver, nous nous blottirions à nouveau sur le canapé pour regarder Friends
ensemble.
Edmond éclata de rire. Surprise, je tournai la tête vers lui. Il avait les
yeux rivés sur l’écran, le sourire aux lèvres.
— Tu ne connaissais pas ? m’étonnai-je.
— Non.
Edmond était beau, agaçant, sexy, impossible, mais c’était la première
fois que je le trouvais adorable.
Mon cœur s’emballa dans ma poitrine.
Tout aurait été différent s’il avait été humain. Je l’aurais invité à la
maison pour qu’il rencontre ma mère et June. Ma sœur aurait été
scandalisée qu’il n’ait jamais vu Friends. Elle l’aurait probablement traîné
sur le canapé pour l’obliger à regarder la série et, plus tard, après son
départ, elle m’aurait taquinée sur mon manque de goût en matière de petits
amis.
Pendant un instant, cette image devint si réelle que j’aurais presque pu la
toucher.
Puis June remua, ses chaînes claquèrent, et mon fantasme s’envola.
Je restai assise en tailleur pendant des heures tandis que les épisodes
défilaient, récitant à voix haute nos répliques préférées.
Pour la première fois de ma vie, elles ne me faisaient pas rire.

J’avais presque oublié que la vie à Belle Morte suivait son cours. Les
donneurs continuaient à faire la fête et à s’exprimer dans les salles de
musique et d’art, pendant que j’essayais de sauver ma sœur enragée.
Le lendemain de l’échec de Friends, Roux me rappela que la Maison
organisait un nouveau bal de charité le soir même. Contrairement à la
dernière fois, nous n’avions pas le droit de choisir une robe dans notre
armoire. C’était un bal masqué, ce qui signifiait qu’une sélection de tenues
avait été envoyée dans notre chambre.
— Je devrais vraiment vérifier ce truc, râlai-je en feuilletant le calendrier.
Dans ma tête, tous les jours se ressemblaient. Je n’avais plus aucune
notion du temps.
— Tu avais des choses plus importantes à penser, remarqua Roux.
Assise sur mon lit, je remis le calendrier dans le tiroir.
— Je ne suis peut-être pas obligée d’y aller. Techniquement, je ne suis
plus une donneuse.
J’avais nourri quelques vampires ces derniers jours, mais uniquement
pour ne pas éveiller les soupçons.
— Demande à Ysanne si tu peux éviter celui-ci, suggéra Roux en étalant
une robe en satin sur son lit.
— Elle refusera. Je dois donner l’impression que tout va bien, faire mine
d’être une donneuse normale.
Roux arrêta de fouiller parmi les robes et s’assit à côté de moi.
— Sans vouloir paraître insensible, ce bal te ferait peut-être du bien. Il te
changera les idées. Tu as besoin de te détendre un peu.
J’aurais adoré que ma plus grande décision de la journée concerne la
tenue que j’allais porter au bal.
— Je ne peux pas faire la fête pendant que June souffre.
— Si June était là, maintenant, que te dirait-elle ?
J’éclatai de rire, mais cela ressembla davantage à un reniflement.
— Elle me dirait d’enfiler la plus belle robe, de danser avec le vampire le
plus sexy et de m’amuser comme une folle.
— Alors, que choisis-tu ? insista Roux.
— Je vais essayer de m’amuser.
Mon amie me serra dans ses bras.
— Tu en as besoin, Renie. Maintenant, choisissons nos robes !
— C’est la bonne, déclara Roux cinq minutes plus tard, le visage
rayonnant.
Elle avait choisi une robe magnifique. Le haut était transparent, avec des
fleurs stratégiquement tissées sur la poitrine. La jupe était en soie bordeaux.
La tenue était accompagnée d’un masque incrusté de minuscules fleurs.
— Tu es magnifique, commentai-je.
— Je sais.
À mon tour, je passai en revue les tenues de satin, de soie, de velours et
de tulle ornées de pierres précieuses, de rubans et de fourrure, mais aucune
ne m’appelait en criant « porte-moi ! ».
Après avoir écarté la cinquième robe, je pris conscience que je cherchais
une tenue qui plairait à Edmond. Je n’étais pas du genre à m’habiller pour
plaire aux hommes, mais je voulais que les yeux d’Edmond s’illuminent de
désir quand il me verrait. J’espérais voir sur son visage qu’il ressentait la
même chose que moi. C’était cruel, mais c’était plus fort que moi.
— Oh ! m’écriai-je en trouvant enfin ce que je cherchais.
La robe était exclusivement constituée de plumes de paon. Elle était
courte et moulante, et tombait en une glorieuse traîne de plumes dans le
dos, avec un masque assorti.
C’était la plus belle chose que j’avais jamais vue.
— Waouh ! lança Roux. Tu vas être superbe.
— Tu sais quoi ? dis-je en liant mon bras au sien. Je le pense aussi.
Jason arriva peu de temps après pour nous coiffer. Il ébouriffa la coupe
courte de Roux et rassembla mes boucles sur le dessus de ma tête.
Une fois habillée, je ne me reconnus pas dans le miroir. On aurait dit que
je venais d’un autre monde, comme une reine des fées sortie tout droit d’un
mythe ou d’une légende.
Roux se planta à côté de moi. Sa robe bordeaux créait un contraste
saisissant avec ma tenue verte et bleue.
À cet instant précis, je compris pourquoi tout le monde était aussi fasciné
par les vampires. Ils étaient les dieux et les déesses d’autrefois, les rois et
les reines des contes de fées, des créatures de beauté et d’éternité. Ils nous
rappelaient à quel point nous, humains, étions ordinaires, que nous vivions
et mourions en un clin d’œil, tandis qu’eux continuaient à vivre, spectateurs
de la naissance et de l’effondrement des civilisations.
Jason avait opté pour un style plutôt gothique. Il portait un smoking en
satin, une chemise blanche, une cravate en dentelle et un long manteau de
velours. Ses yeux scintillaient derrière un masque noir orné de perles
d’onyx.
— Mes chéries, vous êtes exquises, déclara-t-il. Moi aussi, évidemment.
Ce soir, nous serons les belles du bal.
Il nous fit un clin d’œil en lissant sa cravate une dernière fois.
— C’est parti, déclara-t-il en nous tendant les bras.

Melissa sortit de sa chambre en même temps que nous. Elle portait une
robe à l’aspect métallique, telle une colonne d’argent moulant sa silhouette.
Son masque semblait avoir été forgé et brillait contre sa peau brune.
Elle nous sourit, mais c’était un sourire poli, comme si elle se contentait
de suivre le mouvement.
— Tu es magnifique, lui dit Roux.
— Merci, répondit Melissa en examinant ma robe. June aurait adoré ta
tenue.
Son compliment était une provocation. Je le sentais.
Je fis mine de lisser les plumes de ma robe, essayant de ne pas croiser
son regard.
Cela ne découragea pas Melissa.
— Je suis sûre qu’elle s’éclate dans son autre Maison, pas vrai ?
— Oui, grommelai-je.
— Il faut qu’on y aille, l’interrompit Roux.
— Je vous suis, insista Melissa.
Elle ne me quitta pas de tout le trajet.
Les invités étaient déjà entrés dans la salle de bal et les vampires
descendaient dans le hall d’entrée pour être photographiés. Une boule de
stress était en train de se former dans mon estomac. J’espérais vraiment ne
pas trébucher avec mes talons, ne pas marcher sur ma traîne, et ne pas
perdre toutes mes plumes. Je les imaginai se détachant de ma robe,
voltigeant dans les airs et me laissant nue devant les caméras, avec
seulement mes talons et mon masque.
Au moins, Edmond me remarquerait.
Je le cherchai dans l’escalier, mais ne le vis nulle part. Il n’était pas facile
de savoir qui se cachait derrière chaque masque. C’était plutôt excitant. Les
Vladdicts du monde entier regardaient les images en direct et devaient
essayer de deviner l’identité de chacun. Certains avaient sûrement organisé
des paris. D’autres avaient transformé l’événement en jeu d’alcool.
Ma poitrine se serra. Les soirs de bal, June avait l’habitude de se coller à
l’écran de télévision, à tweeter et à échanger avec ses camarades Vladdicts.
Aucune de ses amis ne savait qu’elle était morte.
C’était à mon tour de descendre les marches. Je souris et posai devant les
journalistes, mais je me sentais vide à l’intérieur. Je m’en voulais d’avoir
enfilé une jolie robe et de m’amuser pendant que June souffrait dans les
profondeurs glauques de l’aile ouest.
Des centaines de petites ampoules étaient suspendues dans la salle de bal,
transformant la pièce en un océan de lumière. Comme la dernière fois, un
orchestre occupait le coin le plus éloigné de l’entrée, et du personnel
humain masqué circulait avec des plateaux d’argent remplis de coupes de
champagne. Les musiciens et l’équipe de tournage étaient les seuls visages
découverts dans la pièce.
Une vampire me frôla. Je crus reconnaître les cheveux bouclés d’Isabeau
mais il était difficile d’en être certaine, car ils étaient coiffés en un chignon
complexe. Elle était vêtue d’une robe blanche recouverte de perles, tout
comme son masque, et d’une minuscule couronne de perles dans les
cheveux.
Jason s’empara de mon bras.
— Est-ce que tu as vu Gideon ?
Il me le montra du doigt. Le vampire portait un costume de velours noir
sur une chemise blanche à volants, et un masque de dentelle noire. Il était
magnifique.
— Vite, lança Jason. Danse avec moi.
Une caméra était braquée sur nous. Je fis l’effort de sourire et j’essayai
tant bien que mal de ne pas marcher sur les pieds des autres danseurs avec
mes talons.
— Est-ce qu’il nous regarde ? demanda Jason.
— Je ne vois pas par-dessus ton épaule.
Jason me fit tourner, et j’eus un bref aperçu de Gideon en train de parler
avec un vampire portant un masque en forme de chauve-souris. Il ne
regardait pas dans notre direction. Je cherchai quelque chose
d’encourageant à dire mais, au vu de l’expression déçue de Jason, ce n’était
pas nécessaire. Il avait vu par lui-même que Gideon ne nous prêtait pas la
moindre attention.
— Ce n’est pas toi qui m’as conseillé de ne pas m’attacher ? remarquai-
je.
Jason grimaça, mais c’était peut-être parce que je venais de lui marcher
sur le pied.
— C’est facile de prodiguer des conseils, mais pas si facile de les
appliquer, reconnut-il.
C’était la vérité. J’étais moi-même incapable de suivre les miens.
— Je sais que je ne devrais pas me languir de quelqu’un qui me regarde à
peine, mais c’est plus fort que moi. Le cœur a ses raisons que la raison
ignore.
Je ne pouvais qu’être d’accord avec mon ami. Chaque fois que je me
souvenais qu’Edmond et moi ne serions jamais ensemble, j’avais
l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur.
Jason poussa un soupir tout en me guidant. J’essayai de me rappeler les
pas qu’Edmond m’avait appris, mais tout ce dont je me souvenais de cette
nuit-là, c’était la proximité de son corps, la douceur de sa paume contre
mon omoplate et son regard ténébreux.
— J’essaie de me convaincre que je me fiche de Gideon, mais chaque
fois que je le vois, je fonds, reprit Jason. Je sais que c’est stupide, qu’il y a
plein d’humains sexy ici, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Pourquoi es-tu autant attiré par lui ? demandai-je.
Si Jason était capable de m’expliquer son attirance pour Gideon, je
pourrais peut-être comprendre la mienne pour Edmond.
— J’aimerais le savoir. Ce n’est pas comme si Ludovic, Phillip, Edmond
et tous les autres vampires de cette maison n’étaient pas craquants.
Pourtant, c’est Gideon que je veux. Ça ne s’explique pas.
Jason me fit tournoyer, puis il m’attira contre lui pour m’empêcher de
percuter quelqu’un. Avec le recul, cette robe n’était peut-être pas le choix le
plus judicieux pour ce bal. La traîne était plus lourde qu’elle n’en avait l’air,
et je devais sans cesse la repousser pour ne pas glisser dessus.
— Est-ce que tu crois au coup de foudre ? me demanda Jason.
Je réfléchis un instant.
— Pas vraiment, avouai-je.
Il était difficile d’évaluer la réaction de Jason derrière son masque.
Pour moi, l’amour se développait avec le temps. Ce n’était pas quelque
chose qui arrivait quand deux personnes se rencontraient. La douleur
sourde dans ma poitrine n’était pas due au fait que j’étais tombée
amoureuse d’Edmond, mais au fait que quelque chose était né entre nous,
une émotion qui aurait pu se transformer en amour si on nous en avait
donné l’occasion. Ce que je ressentais surtout, c’était la douleur du regret.
Jason arrêta de danser, le sourire aux lèvres.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’inquiétai-je.
Il fit un signe de tête par-dessus mon épaule.
— Je pense que quelqu’un veut se joindre à nous.
Je me retournai lentement.
Edmond était planté devant moi.
J’avais prévu de l’éblouir avec ma robe incroyable, mais ce fut lui qui me
laissa bouche bée.
Il était vêtu de hauts-de-chausses et d’un gilet en brocart dorés, et d’une
longue veste en soie brodée d’un subtil motif de feuilles et de fleurs
entrelacées. Il avait attaché ses cheveux en queue-de-cheval basse au niveau
de la nuque et son visage était partiellement caché sous un masque bleu
nuit. C’était un style extravagant, tellement démodé que je ne savais même
pas de quelle époque il venait, mais il était plus beau que jamais.
Ma robe de paon semblait bien terne comparée à sa tenue.
Du moins, c’était ce que je pensais jusqu’à ce que je voie le feu qui
brûlait dans ses yeux – un mélange d’émerveillement et de désir qui me fit
frissonner de plaisir.
— Danse avec moi, dit-il.
— On ne peut pas, Edmond.
Il montra d’un geste la foule de danseurs masqués.
— Ce soir, nous pouvons être qui nous voulons.
L’excitation que j’avais ressentie en descendant l’escalier était de retour.
Cachée derrière mon masque, je n’étais plus Renie Mayfield, la fille qui
n’avait pas le droit d’être avec le vampire qu’elle aimait. J’étais le paon
mystérieux qui dansait avec le plus bel homme du manoir, sans se sentir
coupable pour un sou.
— Ce sera deux fois plus douloureux quand arrivera la fin de la soirée,
l’avertis-je.
Edmond saisit ma main et enlaça mes doigts.
— Ce qui serait douloureux, ce serait de ne pas danser avec toi. Tu es
sublime, Renie.
Je plongeai mon regard dans le sien et je me noyai dans ses yeux noirs.
Edmond glissa un bras autour de ma taille et m’attira contre lui.
Je savourai la sensation de son corps contre le mien, la fraîcheur de sa
paume dans le bas de mon dos.
— Tu es tellement belle, murmura-t-il en me dévorant des yeux.
— Belle à croquer ? le taquinai-je.
Il sourit, bien que nous sachions tous les deux que je ne prenais aucun
plaisir à être mordue.
Les notes sinistres d’un violon résonnèrent dans la pièce. Une flûte et
d’autres violons s’ajoutèrent à cette valse, une mélodie obsédante que je
reconnus aussitôt.
— Tu la connais ? devina Edmond en étudiant mon visage.
— C’est la Danse macabre.
— La danse de la mort, confirma-t-il.
Il me fit tourner sur moi-même, puis me serra contre lui si fort que je
poussai un cri de surprise.
— Connais-tu l’histoire derrière cette musique ?
Je secouai la tête alors que le rythme accélérait. Les jupes aux couleurs
vives des autres danseuses tourbillonnaient autour de moi.
— La légende raconte que la Mort apparaît à minuit le soir d’Halloween
et réveille les morts, qui quittent leurs tombes afin de danser pour elle.
Lorsque le coq chante à l’aube, les morts doivent retourner sous terre
jusqu’à l’année suivante.
Il y avait là quelque chose d’à la fois funeste et familier, parce que la «
danse des morts » était littéralement dansée par des morts, et qu’Edmond et
moi ne pourrions danser ensemble qu’une seule nuit. Avant l’aube, le bal se
terminerait, les masques tomberaient, et nous redeviendrions l’humaine et le
vampire.
Un xylophone qui accompagnait les violons me fit penser à un bruit d’os
qui s’entrechoquaient. Je balayai la salle du regard en imaginant tous ces
gens dépourvus de leurs vêtements et de leur chair, jusqu’à ce qu’il ne reste
plus qu’une foule de squelettes valsant sur la piste.
J’en eus la chair de poule.
Edmond passa une main sur ma joue. Mes lèvres s’entrouvrirent. Nous
n’oserions pas nous embrasser, et il était excitant de ne pas céder à nos
désirs.
Il me fit tourner à nouveau, cette fois en me ramenant de façon à ce que
mon dos soit plaqué contre son torse. Mon cœur battait à tout rompre alors
que le sien n’avait pas battu depuis des siècles. Edmond effleura mon cou
avec ses lèvres, un geste trop doux pour être identifié comme un baiser mais
suffisamment délicieux pour me faire frissonner.
— Je te veux comme aucune autre, chuchota-t-il, une main posée sur
mon ventre, l’autre caressant les veines de mon cou.
Nous jouions à un jeu risqué, mais c’était ce qui le rendait excitant. Grâce
aux masques, nous pouvions flirter en public, titiller les fans derrière leurs
écrans, et alimenter l’image sensuelle qui contribuait à la popularité des
vampires. Cela ferait mal le lendemain, mais c’était trop bon pour y résister.
Edmond déposa un baiser dans mon cou. Mon cœur se mit à battre
comme les ailes d’un oiseau pris au piège.
J’ondulai mes hanches contre les siennes. Il répondit en me mordillant la
peau avec la pointe de ses crocs.
Edmond me retourna et me fit plonger en arrière, une main soutenant
facilement mon poids tandis que ses yeux me dévoraient. Mes seins étaient
sur le point de s’échapper de ma robe, mais je m’en fichais.
Edmond me redressa. Derrière son masque, ses yeux rougeoyaient de
désir.
J’aperçus Melissa dans les bras d’un vampire que je ne reconnaissais pas.
Elle inclina la tête sur le côté et il enfonça ses crocs dans sa gorge. Je vis
aussi Fadime en train de mordre Jason, et Etienne penché sur une fille qui
me tournait le dos.
Soudain, j’avais envie qu’Edmond me morde.
Plus je voyais les autres faire, plus je comprenais à quel point cela
pouvait être excitant, qu’il s’agisse du contact des lèvres, de la langue et des
crocs contre la peau ou de la confiance qu’il fallait accorder à l’autre.
— Viens avec moi, dis-je en attrapant Edmond par la main.
Je l’emmenai à la bibliothèque, où les fantômes de notre dernière
conversation flottaient encore.
Je refermai la porte derrière nous. Avec les livres comme seuls témoins,
j’enlevai le masque d’Edmond.
— Nous n’avons pas le droit, mon ange.
— Je connais les règles. Tu es autorisé à me mordre.
J’inclinai la tête en arrière, dévoilant ma gorge.
— Bois, ordonnai-je.
— Non. Je ne veux pas te faire mal.
— Je me fiche de souffrir.
Derrière mon masque, vêtue de ma robe en plumes, je me sentais forte et
courageuse. Mes désirs les plus secrets pouvaient être révélés, mes
curiosités testées, de nouveaux territoires explorés.
— S’il te plaît, Edmond. J’en ai envie.
Il retourna ma main pour exposer les veines de mon poignet, mais je la
cachai dans mon dos.
— Pas là, murmurai-je.
Edmond posa ses yeux rouges sur ma gorge. Il caressa ma peau avec ses
doigts, puis avec sa langue. Une tension familière s’insinua jusque dans mes
muscles, mais elle fut éphémère, un bref souvenir de la douleur passée,
balayé par une vague de certitude. Pour la première fois, je le voulais
vraiment.
Edmond entrouvrit ses lèvres et révéla ses crocs. Comment avais-je pu
mettre aussi longtemps à apprécier leur beauté ? Quand il les plongea dans
mon cou, je fermai les yeux. Une douleur aiguë me traversa de part en part.
J’avais pourtant cru que j’en avais envie…
Quand, tout à coup, la douleur s’évanouit, laissant la place à un plaisir
exquis.
— Oh mon Dieu, soupirai-je.
Alors qu’Edmond buvait mon sang, chacune de ses aspirations faisait
naître des étincelles sous mes paupières, un noyau de plaisir en fusion
palpitant dans mon ventre. C’était donc cela que j’avais raté ? Je
comprenais mieux pourquoi les humains devenaient accros aux morsures de
vampires.
Je m’accrochai aux épaules d’Edmond, la tête en arrière. Mes jambes me
firent défaut, mais il me rattrapa sans relâcher son emprise sur mon cou. De
doux soupirs s’échappaient de ma bouche chaque fois qu’il aspirait une
gorgée de sang.
C’était décidé. Edmond pouvait me mordre tous les jours. Deux fois par
jour. Autant de fois qu’il le voulait, tant que je ne me vidais pas de mon
sang.
Quand sa bouche quitta ma gorge, je gémis de désarroi. Mes jambes
étaient molles comme de la gelée, mais cela n’avait pas d’importance car
Edmond n’avait pas l’intention de me lâcher. Sa langue tourbillonna sur les
marques de crocs pour les sceller. Une dernière secousse de plaisir me
traversa.
— Je ne veux plus jamais qu’un autre me morde, déclarai-je lorsque je
retrouvai ma voix.
Malgré l’incroyable sensation que j’avais ressentie, je ne parviendrais
jamais à me détendre de la même manière avec un autre vampire, et c’était
tant mieux. Ce que je venais de partager avec Edmond était spécial. Je ne
voulais pas le revivre avec quelqu’un d’autre.
Edmond m’embrassa tendrement. Je sentis mon sang sur sa langue. Cela
aurait sûrement dû me dégoûter, mais à ce moment précis plus rien ne me
répugnait.
— Je pourrais rester ici pour l’éternité, soupirai-je.
Le feu dans ses yeux s’était atténué, mais l’étincelle du désir était encore
là.
— L’éternité est interminable, me rappela Edmond.
J’avais envie de l’embrasser à nouveau, de le déshabiller, d’explorer
chaque partie de son corps, mais je n’étais pas suffisamment téméraire.
Quand cette nuit s’achèverait, le rêve mourrait avec elle.
Alors que nous retournions au bal, je refusai de penser au peu de temps
qui nous restait. La soirée n’était pas encore terminée, et j’avais l’intention
de profiter de chaque seconde.

Le lendemain matin, je me rendis dans l’aile ouest avec Edmond et je lus


à June les magazines de Vladdicts qu’un employé de la sécurité m’avait
procurés. Autrefois, June les aurait parcourus elle-même, dévorant chaque
bribe de ragot et passant chaque photo à la loupe. Maintenant, c’était moi
qui lui lisais les articles et lui tendais les magazines pour qu’elle puisse voir
les photos, tout en essayant d’ignorer un sentiment croissant de désespoir.
Le jour suivant, je lui lus des livres. Le jour d’après, je mis trois Disney à
la suite, espérant déclencher un souvenir de notre enfance.
Rien.
Le moment préféré de mes journées était celui que je passais avec
Edmond après mes visites, lorsque nous allions ensemble à la bibliothèque
ou dans un salon d’alimentation.
Parfois il me mordait, mais nous faisions attention à ne jamais nous
toucher en dehors de cela. Il me racontait d’autres histoires sur son passé et
je lui expliquais comment le monde moderne avait changé depuis qu’il était
à Belle Morte. Edmond n’était pas à l’aise avec la technologie qui faisait
désormais partie de la vie quotidienne des humains, qu’il s’agisse des
ordinateurs, d’internet ou des téléphones. Il était plutôt étrange de
l’expliquer à une personne qui vivait depuis si longtemps. Pour une fois, je
connaissais certaines choses mieux que lui.
— Tu plaisantes ? dis-je alors que nous étions assis sur notre canapé
préféré, dans la bibliothèque. Tu n’es habitué à l’électricité que depuis une
vingtaine d’années ?
— J’ai vécu plusieurs vies avant qu’elle soit inventée, se justifia-t-il.
Beaucoup de vampires pensaient que cela ne durerait pas.
— Mais… l’électricité existe depuis plus de cent ans !
— Et je suis là depuis quatre fois plus longtemps.
J’étais vraiment surprise. L’électricité faisait partie intégrante de notre
monde, un élément du quotidien que j’avais tenu pour acquis jusqu’à ce que
je rencontre quelqu’un qui avait survécu sans pendant des siècles.
— Il y a tellement de choses que j’aimerais te montrer, soupirai-je.
Le visage d’Edmond s’assombrit. Aucune de ces technologies n’existait à
Belle Morte, et je ne pourrais les lui montrer qu’en quittant le manoir.
Dès l’instant où j’étais sortie de cette limousine, j’avais pensé au jour où
je pourrais enfin quitter cet endroit. Désormais, une partie de moi espérait
que ce jour n’arriverait pas prématurément.
— Est-ce que tu penses que les Maisons auront un jour des ordinateurs ?
demandai-je.
Edmond écarquilla les yeux. Je crus discerner un soupçon de panique
dans son regard.
— Sont-ils vraiment faits pour durer ?
— Les ordinateurs font partie de nos vies, Edmond. Les gens les utilisent
pour absolument tout.
Son visage se décomposa.
— Est-ce que les vampires des autres Maisons sont aussi anti-tech ?
m’amusai-je.
Edmond éclata de rire.
— Certains d’entre eux sont pires. Caoimhe remplacerait l’électricité par
des bougies si elle le pouvait.
Je remarquai la familiarité dans sa voix au moment de mentionner son
nom. Je ressentis une pointe de jalousie. J’avais vu des photos de Caoimhe.
Elle était magnifique.
Edmond et elle avaient-ils été plus qu’amis ? Cela n’aurait pas dû avoir
d’importance, mais je voulais en avoir le cœur net.
— Est-ce qu’Ysanne est la seule vampire que tu as aimée ? tentai-je en
grimaçant intérieurement.
— Veux-tu vraiment le savoir ? demanda Edmond d’un air curieux.
— Tu m’as déjà confié qu’Ysanne et toi aviez couché ensemble. Je pense
que je suis prête à t’entendre parler de tes autres petites amies.
— Caoimhe et moi nous sommes fréquentés au xixe siècle, après que je
l’ai rencontrée lors d’un voyage en Irlande.
Je l’avais bien cherché. Ce n’était pas la faute d’Edmond si la jalousie
enserrait ma poitrine.
Caoimhe était belle, immortelle, et dirigeait une Maison de vampires.
Ysanne était belle, immortelle, et dirigeait une Maison de vampires.
J’étais une donneuse humaine qui n’était même pas capable de sauver sa
propre sœur.
— Je ne leur arrive pas à la cheville.
Un sourire éblouissant illumina le visage d’Edmond. Le genre de sourire
qu’il semblait ne garder que pour moi.
— Renie Mayfield, es-tu jalouse ?
— Pas du tout !
J’avais répondu trop vite. Edmond leva un sourcil.
— Bon, peut-être un peu, mais tu ne peux pas m’en vouloir ! Ce sont
toutes les deux des femmes puissantes, sublimes et immortelles.
— Mes relations avec elles ont commencé et se sont terminées plusieurs
dizaines d’années avant ta naissance.
Aïe. Il avait voulu me rassurer mais cela ne fit que raviver mes angoisses.
Edmond avait des centaines d’années de plus que moi. Il m’arrivait encore
d’oublier qu’il était un vampire. Parfois, je m’en souvenais et balayais
l’information d’un revers de la main. Mais certains jours, la réalité me
frappait comme un coup de massue.
— Quel âge as-tu ? demandai-je.
— Tu le sais déjà.
— Je veux dire, quel âge avais-tu quand tu es mort ?
C’était une question qui me taraudait depuis longtemps.
Edmond fixa le sol pendant un long moment. Je crus qu’il ne me
répondrait jamais.
— J’avais vingt-deux ans.
C’était difficile à croire, même si ses yeux le trahissaient. Ils contenaient
les ombres de chaque amour et de chaque deuil qu’il avait connu, et de
toutes les horreurs qu’il avait vécues.
Je posai les mains sur mes genoux pour me retenir de le toucher.
— Comment c’était… de mourir ?
C’était une question à laquelle je n’avais pas pensé jusqu’à ce moment
précis. Edmond était si immobile qu’il aurait pu se transformer en pierre.
Ses yeux me fixaient, tels de petits cailloux dans la sculpture parfaite de son
visage. Étais-je allée trop loin ?
— Je suis désolée, Edmond. Ça ne me regarde pas.
— Non, dit-il. Ne t’inquiète pas pour moi.
Sa voix avait changé. Elle était moins contrôlée que d’habitude,
semblable à celle d’un humain.
— Je n’y ai pas pensé depuis longtemps, m’expliqua-t-il.
J’avais du mal à concevoir qu’on puisse ne pas penser à sa propre mort
tous les jours.
— C’est très douloureux. Quand les vampires mordent pour tuer, cela n’a
rien d’agréable. Ils te vident de ton sang.
D’instinct, je posai une main sur mon cou. C’était ce qui était arrivé à
June. Elle était morte dans la douleur, loin de sa famille.
— Quand tu es à un battement de cœur de la mort, le vampire te nourrit
avec son sang, murmura-t-il. Ensuite la transformation a lieu. Parfois elle
dure des jours. La soif de sang est insupportable. On sombre dans les
ténèbres, coincé quelque part entre la vie et la mort.
Edmond ferma les yeux. Sa souffrance me brisait le cœur. Je ne pus
m’empêcher de lui prendre la main. Il s’agissait clairement de souvenirs
qu’il n’avait pas remués depuis longtemps, et j’eus la peur soudaine qu’il ne
puisse plus jamais s’en détacher.
— Je suis désolée.
Edmond secoua la tête.
— Au moment où tu te réveilles, tu sais que tu n’es plus humain. Tu
essaies de te rappeler qui tu étais avant, mais plus les années passent, plus
c’est difficile.
— C’est pour ça que tu as gardé l’éclat d’obus ? Pour te souvenir que tu
n’as pas toujours été le vampire parfait que tu es devenu.
Si notre conversation n’avait pas été aussi triste, Edmond m’aurait
sûrement reprise sur mon usage du mot « parfait ».
— Quand tu es censé vivre pour toujours, il est facile d’oublier que tu
peux encore mourir. Cet éclat d’obus et mes cicatrices me rappellent que,
même si je suis un vampire, je ne dois jamais trop m’éloigner de mon passé
d’humain.
— Tes cicatrices ?
Edmond se leva et déboutonna sa chemise. C’était la deuxième fois que
je voyais son torse nu et, pendant un instant, je me permis de l’admirer sans
aucune retenue. On aurait dit une sculpture de marbre sous le clair de lune,
chaque muscle clairement défini, le ventre lisse à l’exception de la bosse
créée par le fragment de métal.
Quand Edmond se retourna, je ne pus retenir un cri de surprise.
— Oh ! Edmond.
La peau de son dos était marquée par de nombreuses cicatrices. Il y avait
de discrètes traces blanches, mais aussi de longues lignes épaisses et en
relief.
Je me levai à mon tour et posai une main sur la plus longue cicatrice.
Edmond se crispa, comme s’il s’attendait à ce que je m’éloigne, effrayée. Il
était tellement beau que ce genre de dégâts n’avait pas sa place sur son
corps, comme si quelqu’un avait tagué une œuvre d’art.
— Est-ce que ce sont les blessures que tu as subies en te rendant à Paris ?
— Non, elles sont plus anciennes. Celles causées par les brigands ont
guéri quand François m’a transformé. S’il n’avait pas été là, j’en serais
mort. D’ailleurs, c’est la seule fois où j’ai été content d’être né paysan.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’aurais manqué à personne. C’est ainsi que beaucoup
d’entre nous ont commencé leur vie : paysans, esclaves, orphelins, les
derniers échelons de la société. Personne ne se souciait de ce qui nous
arrivait ni même ne remarquait notre disparition.
C’était peut-être la raison pour laquelle la richesse, la mode et le luxe
attiraient les vampires – parce qu’ils avaient souffert de la misère.
— François était un noble, pas vrai ? vérifiai-je.
— Tout à fait, confirma Edmond en fermant sa chemise.
— Ça a dû être un choc pour toi, de passer de paysan à prince quasiment
du jour au lendemain.
L’expression d’Edmond s’assombrit.
— Un choc, oui, qui a fini par me conduire sur la mauvaise voie.
Il se rassit à côté de moi. J’attendis la suite en silence.
— Au début du xviiie siècle, après qu’Ysanne et moi nous sommes
séparés, je me suis retrouvé sans amis et sans abri. J’avais perdu tellement
de proches à ce moment-là, je ne trouvais plus aucun but à ma vie. J’ai
commencé à détester l’existence que j’avais choisie. J’ai même envisagé le
suicide.
J’étais bouleversée d’apprendre qu’Edmond ait pu se sentir aussi seul,
aussi malheureux.
— De plus en plus désespéré, je suis retourné à Paris. J’ai rejoint
l’aristocratie française, je suis devenu égoïste et frivole. Je m’offrais tout ce
que je voulais en oubliant mes humbles racines et en ignorant que je
piétinais les paysans. Je buvais trop. J’ai tué deux innocents.
Je grimaçai malgré moi, même si Edmond ne faisait que confirmer ce que
j’avais toujours soupçonné à propos des vampires, à savoir qu’ils avaient un
passé meurtrier.
— Plus j’étais malheureux, plus je me faisais plaisir, cherchant
désespérément à combler le vide en moi.
Il balaya la pièce du regard, comme s’il voyait les livres, les canapés et
les lustres en cristal pour la première fois.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer ? demandai-je.
— La Révolution française.
Ces simples mots me firent frissonner, évoquant des images de
guillotines ensanglantées, de paniers remplis de têtes coupées, de foules
réclamant le sang de ceux qui les avaient oppressés pendant si longtemps.
— Si j’avais été attentif, j’aurais vu le sol de la société se dérober sous
mes pieds. Mais j’étais trop égoïste, trop stupide, et il était trop tard. Des
révolutionnaires m’ont traîné hors de ma maison. Je les ai laissés faire, car
je sentais qu’il était temps pour moi de disparaître. Je détestais ce que
j’étais devenu. Quand je me suis retrouvé dans le tombereau, j’ai pris
conscience que je ne voulais pas mourir. Il était encore possible pour moi de
mener une vie meilleure, mais pour y arriver je devais échapper à cette lame
vengeresse.
— Comment t’es-tu sauvé ?
— Ce n’était pas difficile pour un vampire.
— Ensuite, tu as retrouvé Ysanne et vous avez fui ensemble, me
rappelai-je.
Edmond hocha la tête.
— Désormais, tu sais que j’ai commis des actes terribles. Je n’en suis pas
fier, mais je ne peux pas revenir en arrière. Et je ne peux pas prétendre que
je n’ai pas été le monstre que tu me soupçonnais d’être.
Son expression ne changea pas, mais je sentais que le fait de déterrer ces
vieux souvenirs l’avait bouleversé.
J’avais la tête qui tournait. Cela faisait un moment que je ne considérais
plus les vampires comme des monstres, et c’était presque uniquement dû à
ma relation avec Edmond. Et voilà qu’il me rappelait que mes pires
soupçons sur les vampires étaient en partie fondés.
Pourrais-je encore le regarder de la même façon ?
Mon regard se posa sur ses mains. Je les imaginai couvertes du sang d’un
autre. Jamais je ne lui pardonnerais les meurtres qu’il avait commis, et je ne
pensais pas qu’il se pardonnerait à lui-même un jour. Mais n’avait-il pas
déjà assez souffert ? Il était facile de le juger, mais je n’étais pas à sa place.
Je ne saurais jamais ce qu’était l’immortalité, ni ses conséquences
psychologiques.
J’avais toujours considéré les vampires comme une autre espèce. Ils nous
ressemblaient, ils parlaient comme nous, mais ils n’étaient pas nous.
Cependant chaque vampire avait un jour été un être humain.
Ils avaient tous aimé, souffert et vaincu.
Ils portaient une histoire riche en eux, une vie entière de cicatrices.
— Il n’y a pas de plus grande solitude que l’immortalité, ajouta Edmond.
Cela expliquait aussi pourquoi Ysanne et le Conseil avaient créé ce
système de Maisons et de donneurs : pour que les vampires ne soient jamais
seuls. Ils vivaient ensemble dans leurs manoirs extravagants, en sécurité
parmi les leurs.
— As-tu souvent regretté d’être devenu un vampire ?
— Chaque fois que j’ai enterré quelqu’un que j’aimais, ou que je
cherchais un ami et réalisais que je n’en avais pas.
— Si tu pouvais remonter le temps jusqu’à la nuit où François t’a tué,
choisirais-tu encore d’être transformé ?
— Sans aucun doute.
— Malgré tout ce que tu viens de me dire ?
— Tu ne peux pas le comprendre sans avoir vécu ce que j’ai connu en
tant qu’humain. Les paysans étaient brisés par le dur labeur et la famine.
Leurs enfants avaient plus de chances de mourir que de vivre. Ils
succombaient au choléra, à la variole, à la tuberculose, à la grippe, à la
malaria, à la typhoïde, à la dysenterie. Si tu vivais dans ces conditions et
que quelqu’un t’offrait une porte de sortie, ne la prendrais-tu pas ? Même si
tu savais que des temps sombres t’attendaient ?
— Vu sous cet angle, j’aurais sûrement pris la même décision que toi,
admis-je. J’ai toujours essayé d’être reconnaissante. Ma mère travaille en
permanence pour subvenir à nos besoins, à June et moi. Mais je ne peux pas
prétendre que je ne suis pas parfois jalouse quand je vois des gens qui ont
plus d’argent que moi, ou que je n’aspire pas à une vie où nous n’aurions
pas à économiser le moindre centime. Parfois, j’étais même jalouse de June
parce qu’elle avait des rêves, alors que je n’en avais aucun. Je pensais que
ça n’en valait pas la peine, car ils ne se réaliseraient jamais.
C’était la première fois que j’en parlais à quelqu’un. Edmond avait mis
son âme à nu. Il m’avait confié des secrets qu’il cachait au reste du monde.
J’avais jugé les vampires, ne voyant que leurs défauts, mais je n’avais
jamais pensé aux horreurs qui avaient pu les pousser à commettre des
atrocités, voire à devenir vampires.
Je me penchai en avant et déposai un doux baiser sur ses lèvres.
En partageant avec moi les parties les plus terribles de son passé,
Edmond découvrirait aussi les miennes.
— A lors, tu penses que tu t’es trompée sur les vampires ? demanda Roux,
adossée contre sa tête de lit.
— Je commence à comprendre que c’est plus complexe que je ne le
pensais, avouai-je, assise à l’autre bout.
— Qu’est-ce qui a provoqué ce changement d’état d’esprit ? Ce ne serait
pas Edmond, par hasard ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Je ne suis pas aveugle, Renie. Chaque fois que vous êtes ensemble,
des petits cœurs flottent au-dessus de vos têtes.
Ce que m’avait confié Edmond sur son passé, je l’emporterais dans ma
tombe. Ses secrets étaient des cadeaux que je ne voulais pas dévaloriser en
les transmettant à quelqu’un d’autre – pas même à la personne que je
commençais à considérer comme ma meilleure amie.
Mais cela ne signifiait pas que je devais tout lui cacher.
— Edmond m’a raconté que beaucoup de vampires sont nés dans la
pauvreté. Je ne peux pas imaginer à quoi ressemblait leur vie à l’époque, ni
combien ils ont souffert avant de devenir des vampires.
— Il faut le vivre pour le comprendre, confirma Roux, faisant écho aux
propos d’Edmond.
— Toute ma vie, j’ai pensé que j’étais plutôt mal lotie. June et moi
dépendions de la générosité des amis et des voisins parce que nous ne
pouvions pas nous payer de nouveaux vêtements. On mangeait des aliments
premier prix, on allait à pied à l’école et on vivait dans une petite maison
minable qui puait l’humidité. Mais comparé à la façon dont Edmond vivait
à mon âge, j’étais une putain de princesse. Je n’ai aucune idée de ce qu’est
la souffrance, et j’ai passé la moitié de ma vie à juger des vampires qui
n’ont rien demandé.
C’était un miracle qu’Edmond soit encore mon ami.
— Tu es trop dure avec toi-même, Renie. Ne culpabilise pas parce que
d’autres personnes souffrent plus que toi. Il y a toujours pire que nous.
Elle avait raison. Je ne pouvais pas changer tout ce que j’avais pensé par
le passé, tout comme Edmond aurait toujours du sang sur les mains. Mais
m’apitoyer sur mon sort et me morfondre dans notre chambre ne me serait
d’aucune aide.
— Maintenant, raconte-moi ce qu’il se passe entre toi et Edmond. Vous
dansiez collés-serrés au bal masqué.
— Tu l’as remarqué ?
— Oui, je possède ces choses merveilleuses qu’on appelle des yeux.
Soit je lui disais la vérité, soit je gardais le secret.
Roux me soutenait depuis mon arrivée à Belle Morte. Elle avait rejoint
ma croisade sans se soucier de sa propre sécurité et elle avait sacrifié son
expérience dans une Maison de vampires pour moi. Je ne la connaissais pas
depuis longtemps, mais elle avait déjà prouvé qu’elle était la meilleure amie
que je n’avais jamais eue.
Elle méritait d’entendre la vérité.
Alors, je lui racontai tout.
Un sourire diabolique illumina son visage.
— Est-ce que c’est une sorte de liaison secrète ?
— Non.
J’avais répondu un peu vite. Edmond me faisait ressentir des choses que
je n’avais jamais connues auparavant. Sa morsure m’avait procuré un plaisir
unique. Les moments que nous passions ensemble étaient comme des petits
trésors précieux dans mes journées.
Roux pencha la tête sur le côté et me dévisagea d’un air coquin.
— Tu en es sûre ? insista-t-elle.
— Je ne sais pas. Il m’accompagne tous les jours pour voir June, puis on
passe un peu de temps ensemble.
— À faire quoi ?
— On parle, rien de plus.
Roux allait à la pêche aux détails croustillants, mais je savais qu’elle
comprenait toutes les petites choses qui construisaient l’attirance entre deux
personnes. Les confidences qu’elles partageaient, les sourires qu’elles
échangeaient, les petites parties de leur âme qu’elles se dévoilaient. Ce
n’était pas seulement physique.
La parole était aussi importante que le reste.
Je repensai à Ysanne et Caoimhe, qui avaient sûrement entendu les
mêmes histoires que moi quand elles avaient vécu avec Edmond. Elles en
savaient même plus. Ysanne avait eu des siècles pour apprendre à le
connaître. Elle connaissait ses aventures, ses sourires, son chagrin, chaque
centimètre de son corps pâle. Elle avait passé ses mains et ses lèvres sur sa
peau, sur les lignes et les formes qui le façonnaient. Ils avaient partagé des
moments auxquels je n’aurais jamais droit, et à ce moment précis je la
détestais de toute mon âme.
— C’est la première fois que je ressens une chose pareille, confiai-je à
mon amie.
Le visage de Roux s’adoucit. Elle eut la gentillesse de ne pas me rappeler
que j’étais stupide de m’attacher à Edmond, qu’il ne pourrait jamais y avoir
de fin heureuse entre nous.
— Est-ce qu’il ressent la même chose ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. De toute façon, ça n’a pas d’importance. Cette histoire
ne peut pas durer. Inutile de spéculer sur qui ressent quoi.
— Edmond va peut-être te demander de rester à Belle Morte.
— Tu penses vraiment qu’Ysanne autoriserait un truc pareil ?
— Faisons comme si Ysanne n’existait pas. Si Edmond te demandait de
rester, que répondrais-tu ?
La question resta en suspens. C’était la dernière chose à laquelle je
voulais penser, mais j’y avais déjà réfléchi.
— Non. Je ne resterais pas.
Roux eut l’air déçue. Je levai les yeux au ciel.
— Que fera Edmond quand j’aurai des cheveux blancs, des rides et les
seins qui tombent jusqu’au nombril ?
— L’amour ne se résume pas à l’apparence physique.
— C’est un beau sentiment, mais je ne voudrais pas qu’Edmond se
retrouve à s’occuper de moi jusqu’à ma mort.
— Il pourrait toujours te transformer en vampire.
— La loi qui interdit aux vampires de transformer les humains existe
pour une raison.
— C’est arrivé à June, remarqua Roux.
— Oui, et regarde le résultat, dis-je d’un ton amer.
Pendant un bref instant, j’essayai de visualiser à quoi ressemblerait une
vie de vampire. J’imaginai mon quotidien à Belle Morte, les journées qui
défileraient dans le luxe et l’abondance, les hordes de fans qui suivraient
chacun de mes mouvements. Puis je m’imaginai en train de boire le sang de
donneurs, et ce bref fantasme se transforma en cauchemar.
— Combien de temps dois-tu encore passer avec June ? demanda Roux.
— Autant de temps qu’il le faudra.
— Il n’y a pas d’ultimatum ? Que lui arrivera-t-il si son état ne
s’améliore pas ?
J’en eus froid dans le dos, car c’était une possibilité que j’avais refusé
d’envisager.
— Je…
— Excuse-moi, se rattrapa Roux. Je ne sais pas de quoi je parle.
— Mais…
Mon amie posa un doigt sur mes lèvres.
— Pas de mais. Oublie ce que j’ai dit. Je crois en toi. Tu vas sauver June.
Je ressentis une puissante vague d’affection pour cette fille.
— Je suis heureuse de t’avoir dans ma vie, Roux.
— Moi aussi. Et quoi qu’il arrive, je serai toujours là pour toi.
— À moins que ton contrat prenne fin avant le mien, lui rappelai-je.
— Alors, je t’attendrai à l’extérieur.
— Et si je ne sors pas avant des années ?
— Alors, j’attendrai des années. Marché conclu ?
— Marché conclu.

À 2 heures du matin, je m’assis sur le rebord de mon lit, les doigts


agrippés à la couverture en satin. Roux était en train de prendre un bain
nocturne. Comme d’habitude, elle avait laissé la porte grande ouverte, et
des effluves de rose flottaient dans la chambre.
Il fut un temps où June était la personne vers laquelle je me tournais
quand j’avais des problèmes de cœur. Avant qu’elle soit obsédée par les
vampires, avant que sa nouvelle passion creuse un fossé entre nous. Avec le
temps, nous aurions fini par nous rapprocher. Malgré nos différences, nous
étions sœurs, et ce lien était indestructible.
Malheureusement, elle ne pouvait plus m’aider, parce que les vampires
l’avaient transformée en monstre. Je ne pouvais pas m’empêcher de
repenser aux mots de Roux. Et si je ne parvenais pas à la sauver ?
Qu’arriverait-il à June ?
Tout à coup, j’avais besoin de la voir, même si elle n’était plus la grande
sœur que j’aimais.
Je ne pouvais pas me rendre dans l’aile ouest toute seule, et je ne pouvais
pas demander à Edmond de m’accompagner. À cette heure-ci, les vampires
étaient généralement au lit. Et même si j’avais su où se trouvait sa chambre,
les donneurs n’étaient pas autorisés à entrer dans l’aile nord. De plus, grâce
à la fichue super-ouïe des vampires, je n’aurais pas pu y aller sans me faire
attraper.
Qu’en était-il d’Ysanne ? Se couchait-elle en même temps que tout le
monde ou était-elle trop occupée ?
Je n’arrivais pas à imaginer Ysanne blottie dans son lit, les cheveux
décoiffés, ses tenues élégantes remplacées par un pyjama. Si elle ne dormait
pas, je savais où la trouver : dans son bureau.
Je passai la tête dans la salle de bains. Roux était cachée sous un
monticule de mousse, les yeux fermés et l’air béat.
— Roux ?
Elle entrouvrit un œil.
— Je dois aller voir June.
Elle se redressa aussitôt. Ses épaules émergèrent par-dessus les bulles.
— Maintenant ?
— Oui.
Je ne pouvais pas me l’expliquer, mais je ressentais un besoin urgent de
la voir. Si j’attendais trop longtemps, le fil fragile de mes souvenirs risquait
de se défaire et de me glisser entre les doigts.
— Je viens avec toi, décida Roux en se levant.
— Ce n’est pas la peine.
Mon amie se figea à mi-hauteur. La mousse glissait sur sa peau mouillée.
— Tu ne peux pas y aller toute seule, Renie.
— Je vais demander à Ysanne de m’accompagner.
— Elle est sûrement au lit, comme tout le monde.
— Je sais, mais je veux vérifier.
Roux me dévisagea d’un air méfiant.
— Je sais que tu n’es pas idiote au point de rendre visite à June toute
seule.
— Merci de ta confiance.
— Mais si Ysanne n’est pas là, tu reviens ici directement, ordonna-t-elle
en se rallongeant.
— Oui, maman.
Roux me jeta de la mousse à la figure.
Je la laissai profiter de son bain et je sortis de la chambre d’un pas
déterminé.

Alors que je me retrouvai devant la porte du bureau, mes mains se mirent


à trembler. Ce soir-là, j’affronterais Ysanne toute seule. Edmond, Ludovic
et Isabeau ne seraient pas là pour faire office de tampon entre elle et moi.
Les bleus datant du jour où elle m’avait poussée contre le mur avaient
quasiment disparu, facilement dissimulables sous une légère couche de
maquillage, mais le souvenir était encore cuisant. Je devais me rappeler
qu’il y avait un monstre à l’intérieur d’Ysanne, une créature ancienne,
incontrôlable et dangereuse.
Je pris une profonde inspiration, puis je frappai à la porte.
Mon cœur battait à tout rompre. Je détestais avoir peur d’Ysanne.
— Entrez.
Ysanne était assise à son bureau et Isabeau était perchée sur le rebord.
— Il est un peu tard pour une visite, commenta Ysanne.
Je décidai d’aller droit au but.
— Je veux voir June.
Était-ce mon imagination, ou Isabeau s’était-elle légèrement crispée ?
— Je m’en doute, dit Ysanne. Sinon que ferais-tu ici au milieu de la nuit
? Pourquoi maintenant ?
— J’ai juste… besoin de la voir.
Tout à coup, je me sentais ridicule. J’avais l’impression d’être une petite
fille cherchant à se justifier auprès de la maîtresse.
Isabeau descendit du bureau.
— Je vous laisse, annonça-t-elle en sortant de la pièce.
Ysanne me fixa en silence. Comment expliquer le besoin profond de voir
ma sœur à une femme qui vivait depuis des siècles et avait oublié ce que
c’était que d’être humaine ?
— S’il vous plaît. Je ne peux pas y aller seule.
Ysanne se pencha en arrière sur sa chaise.
— Ce n’est pas ton genre de demander la permission, remarqua-t-elle.
D’habitude, tu agis sans tenir compte des règles de ma Maison.
Je résistai à l’envie de lever les yeux au ciel.
— Je n’affronterai jamais une enragée toute seule.
Ses sourcils se contractèrent.
— Je vous en prie, insistai-je en essayant de faire appel à son bon fond, si
elle en avait un. J’ai besoin de la voir.
Je m’attendais à ce qu’Ysanne refuse. Après tout, il était tard, et même la
maîtresse de maison avait besoin de dormir. C’est pourquoi sa réponse me
prit au dépourvu : — Allons-y, décida-t-elle.

C’était étrange d’être dans cette pièce avec Ysanne plutôt qu’avec
Edmond. Contrairement à lui, elle ne resta pas à mes côtés mais se planta
devant la porte, comme une garde du corps.
Je m’assis par terre et j’essayai de voir au-delà du monstre qui se trouvait
devant moi.
— Je ne sais pas pourquoi je suis venue, June. Roux et moi étions en
train de parler, et ça m’a rappelé toutes nos discussions. Je me confiais à toi
et tu ne me jugeais jamais. Je ne pense pas t’avoir accordé la même
considération en échange.
Je frottai mes mains contre le tapis. Les fibres me chatouillaient le bout
des doigts.
— J’aurais dû te soutenir quand tu as commencé à t’intéresser aux
vampires. Je ne comprenais pas pourquoi tu les aimais tant, mais j’aurais dû
respecter ton choix. Tu te souviens de ce que tu m’as dit la veille de ton
départ pour Belle Morte ? On s’était disputées et tu m’as demandé pourquoi
je ne pouvais pas simplement être heureuse pour toi. Franchement, je n’ai
toujours pas la réponse.
June fit claquer ses chaînes. Ses pieds traînaient sur le tapis.
— Tu me manques, June. Même quand je t’ai repoussée, je ne voulais
pas que tu t’en ailles. Et maintenant, tu es partie quelque part où je ne peux
pas te suivre.
Une boule se forma dans ma gorge. Les yeux rouges de ma sœur se
posèrent sur moi. Elle serra les lèvres autour de son bâillon. Des
gémissements sourds résonnaient dans sa gorge.
— Est-ce que tu te souviens de ton premier baiser ? Tu avais treize ans. Il
s’appelait Ryan Miller. Tu parlais de lui tous les jours. Chaque matin, tu
passais des heures à te coiffer pour lui. Un jour, je t’ai dit que si tu voulais
attirer son attention, tu ferais mieux de te raser la tête.
June avait éclaté de rire et m’avait jeté sa brosse à cheveux à la figure. Je
l’avais taquinée sans cesse à propos de Ryan, parce que je ne comprenais
pas ce qu’elle voyait en lui, mais malgré tout j’avais été heureuse pour elle.
Pourquoi n’avais-je pas été capable de ressentir la même chose quand sa
nouvelle passion s’était développée ?
Trois semaines plus tard, June s’était ruée sur moi à la fin des cours et
m’avait confié que Ryan l’avait embrassée dans une allée de la
bibliothèque. J’avais ressenti un mélange de joie et de jalousie, parce que je
n’avais pas encore eu cette chance.
— Tu pensais que votre histoire durerait toute votre vie. Quand on a
treize ans et qu’on est amoureuse, c’est vraiment l’impression qu’on a. On
ne peut pas imaginer que cet amour va s’éteindre en quelques semaines.
Quand June et Ryan avaient rompu, ma sœur avait pleuré pendant des
heures. J’avais acheté un pot de glace géant et, pendant qu’elle la dégustait,
elle m’avait avoué qu’elle était secrètement soulagée parce qu’elle avait
commencé à craquer pour un garçon de son cours d’anglais.
— Tu m’as toujours traitée comme ton amie, June. On parlait des garçons
qui nous plaisaient, on mettait en place des techniques pour qu’ils nous
remarquent, puis on en discutait toute la nuit en se gavant de brownies et de
glace.
June se mit à gémir. Elle testa la solidité de ses chaînes en tirant dessus.
C’était difficile de la regarder et de visualiser la fille qu’elle avait été. Je
détournai le regard et fixai le sol.
— Aujourd’hui, on ne peut plus parler de tout ça.
J’aurais aimé lui dire que j’étais en train de tomber amoureuse, lui faire
part de mes questionnements vis-à-vis d’Edmond, mais je ne pouvais pas le
faire devant Ysanne – sauf si je faisais mine de parler d’un donneur. Si je ne
le nommais pas et restais vague, Ysanne n’aurait aucune raison de se poser
des questions.
— Rencontrer quelqu’un était la dernière chose à laquelle je m’attendais
en venant ici, mais c’est arrivé. Je déteste ne pas pouvoir en discuter avec
toi, June. J’aurais besoin de tes conseils. J’aimerais que tu le rencontres.
June secoua la tête. Ses cheveux emmêlés lui fouettaient le visage. Une
odeur de sang séché et de pourriture émanait de son corps. Je luttai pour
nous imaginer dans notre chambre, à la maison, avec du linge sale éparpillé
sur le sol, des posters sur les murs, l’odeur du gloss cerise flottant dans l’air.
Nous nous plaignions souvent de cette pièce minuscule, de nos lits collés,
du manque d’intimité, mais en y repensant je me rendais compte que ces
moments faisaient partie de mes meilleurs souvenirs.
— Il est différent de tous les garçons que j’ai rencontrés. D’abord, il est
magnifique, mais ce n’est pas pour ça que je l’aime.
Je repensai au torse nu d’Edmond, et un sourire effleura mes lèvres.
— OK, ce n’est pas la seule raison. Il est réservé, mais avec moi il
s’ouvre. Je vois la personne qui se cache derrière la façade. Je pense qu’il a
besoin de parler, et je redoute que l’un de nous quitte Belle Morte. Si je pars
avant lui, à qui se confiera-t-il ?
June ne me regardait même plus.
— June, murmurai-je, les yeux brouillés par les larmes. Est-ce que tu
comprends ce que je dis ? Est-ce qu’une partie de toi se souvient de moi ?
Sa seule réponse fut un grognement étouffé.
Frustrée, je pris ma tête entre mes mains. J’avais beau me battre, je ne
gagnais pas un centimètre de terrain, et je commençais à perdre espoir.
Ysanne se planta à côté de moi. Elle avait marché d’un pas tellement
léger que je ne l’avais pas entendue approcher. Elle croisa les bras sur son
chemisier en soie, son visage pâle comme la lune dans la nuit noire.
— J’espérais trouver une solution pour remédier à cette situation,
déclara-t-elle, mais peut-être ai-je pris mes désirs pour des réalités. Peut-
être qu’il est impossible de sauver un enragé.
— Que se passera-t-il si je n’arrive pas à la sauver ? m’inquiétai-je.
Sans la moindre émotion, Ysanne baissa la tête vers moi.
— Dans ce cas, il ne restera plus qu’une seule chose à faire.
Je n’eus pas besoin d’en entendre davantage pour comprendre le
message.
Si je ne sauvais pas June, Ysanne la tuerait.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! protestai-je en me levant.
Ysanne me toisa en silence. Ma réaction était puérile. C’était la Maison
d’Ysanne. C’était elle qui décidait.
Techniquement, June était déjà morte. Qui s’opposerait à ce qu’Ysanne la
tue à nouveau ?
Mais June était toujours ma sœur. Le désespoir que j’avais ressenti
quelques secondes plus tôt fut noyé par un instinct protecteur. Non, je
n’avais pas progressé, mais j’avais juste besoin de plus de temps.
— Vous ne pouvez pas la tuer.
— Je le peux si je considère qu’elle représente une menace pour ma
Maison.
— Elle représente déjà une menace.
Ysanne avait mis Belle Morte en danger en gardant une enragée entre ses
murs. Elle n’avait pas le droit d’utiliser cette excuse pour achever June,
simplement parce que les choses ne se passaient pas comme elle l’espérait.
— C’est ma sœur. Je ne vous laisserai pas lui faire du mal.
— Penses-tu vraiment que tu peux m’arrêter ?
Sûrement pas, et au fond de moi je savais qu’Ysanne avait raison. June
était dangereuse. Si elle s’échappait à nouveau, des gens mourraient. Mais
la tuer ne résoudrait pas tous nos problèmes.
— Au lieu de vous inquiéter de ce que June pourrait ou ne pourrait pas
faire, vous devriez peut-être essayer de retrouver son assassin.
L’expression d’Ysanne se durcit. Je me retins de faire un pas en arrière.
— J’y travaille depuis le début, Renie. Tu le sais.
— Mais vous n’avez pas encore réussi. Vous avez besoin de plus de
temps, comme moi.
— Tu es ici depuis deux semaines et son état n’a pas évolué. Combien de
temps avant que tu sois à court de souvenirs à lui raconter ?
— C’est ma sœur, répétai-je.
— J’en suis consciente. Mais la sécurité de ma Maison passe avant tout.
Je te donne une semaine. Si son état ne s’est pas amélioré d’ici là, je ferai
mon devoir de maîtresse de maison et détruirai la menace qui pèse sur Belle
Morte.
Les larmes me brûlaient les yeux, mais le visage d’Ysanne ne s’adoucit
pas pour autant. Elle se fichait que je perde ma sœur. Elle privilégiait la vie
de tous les habitants de Belle Morte à celle d’une personne qui était déjà
morte. Elle prenait sûrement la bonne décision, mais je la détestais quand
même.
Je sortis de la pièce en courant et je remontai le couloir de l’aile ouest, les
joues couvertes de larmes.

Roux s’était endormie en mon absence, mais comment parviendrais-je à


fermer l’œil après l’aveu d’Ysanne ? J’aurais dû me douter que cela finirait
par arriver, mais j’avais préféré me concentrer sur ma détermination absolue
à sauver June.
Et si je n’y arrivais pas ?
Cette triste réalité était désormais envisageable. Il fallait que je l’accepte.
Étais-je censée dire à Ysanne qu’elle avait raison, que j’avais échoué, et
la laisser tuer June ?
Je me retournai dans mon lit pendant deux heures, puis je finis par me
lever et sortir de notre chambre.
La maison était plongée dans le silence. Je descendis l’escalier et me
dirigeai vers la sortie qui menait au jardin, quand des pleurs étouffés
attirèrent mon attention. Ils semblaient venir d’un salon sur ma gauche. Je
jetai un œil à l’intérieur, mais la pièce était vide. Je me dirigeai vers la salle
d’art à côté et j’ouvris la porte lentement.
Melissa était assise, dos à moi, les épaules secouées par des sanglots, un
objet à la main. Aiden était assis à côté d’elle et lui frottait le dos.
— Melissa ? dis-je en avançant d’un pas hésitant.
Elle sursauta et manqua de faire tomber ce qu’elle tenait.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lança Aiden.
— J’ai entendu Melissa pleurer. Est-ce que ça va ?
— Comme si tu t’en souciais, grommela Aiden, en continuant à
réconforter sa petite amie.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en montrant du doigt l’objet dans
les mains de Melissa.
— C’est un bol en argile. C’est June qui l’a fabriqué.
Sa réponse eut l’effet d’une douche froide. Melissa me tendit le bol – si
on pouvait vraiment le qualifier ainsi. C’était un récipient difforme et
bosselé. L’argile durcie était encore marquée par les empreintes de doigts.
Je le touchai, les mains tremblantes, retraçant les endroits où les doigts de
June s’étaient posés.
— La sculpture n’était pas vraiment son point fort, s’amusa Melissa.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Pour sa défense, elle n’en avait jamais fait avant, dis-je en lui rendant
le bol.
— Elle savait qu’elle n’était pas douée, mais elle aimait vraiment ça, dit
Melissa en le caressant.
Ma gorge se noua. Il y avait toute une partie de June qui s’était épanouie
ici et que je ne connaîtrais jamais.
Melissa rangea le bol sur l’étagère la plus proche.
— Qu’est-ce qui se passe, Renie ?
— Comment ça ?
— Arrête de te moquer de nous, répliqua Aiden.
Melissa posa une main sur son bras et parla à sa place : — D’abord, June
est transférée, et on est tous censés garder le secret. Ensuite, tu débarques à
Belle Morte, alors que deux membres d’une même famille n’ont pas le droit
d’être donneurs en même temps. Puis tu commences à poser toutes ces
questions…
— Je ne savais pas…
Aiden me coupa d’un geste de la main.
— Tu ne participes à aucune activité, dit-il. Personne ne sait ce que tu
fais de tes journées. Des donneurs m’ont dit qu’ils t’avaient vue aller et
venir dans le bureau d’Ysanne, et Amit m’a assuré qu’il t’avait vue sortir de
l’aile ouest avec Edmond.
— Il y a quelques jours, je t’ai vue discuter avec Etienne, ajouta Melissa.
Votre conversation avait l’air assez intense, et j’ai entendu le nom de June.
J’ai l’impression que tout ce qui se passe est lié à elle.
— Alors, est-ce qu’on a vu juste ? me défia Aiden.
Je ne répondis pas.
— Je trouvais ça bizarre que June parte sans un mot, reprit Melissa, mais
j’avais confiance en Ysanne. Depuis ton arrivée, je n’y crois plus. June était
mon amie. Je mérite de savoir ce qui lui est arrivé.
J’avais mal au cœur pour Melissa, mais je ne pouvais pas lui dire la
vérité, pas plus que je n’avais eu le droit de me confier à Etienne ou à
Jason. J’en avais parlé à Roux seulement parce qu’elle en savait déjà trop.
— Je suis désolée, Melissa.
Son visage se décomposa.
— Tu nous en veux de ne pas avoir répondu à tes questions à ton arrivée
?
— Non. C’est juste que… je ne peux pas.
Je m’attendais à ce qu’elle se mette en colère, mais elle se contenta de
soupirer de frustration.
— Comme tu veux. Allons-y, Aiden.
Il me lança un regard noir tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte.
Je m’en voulais terriblement, mais avais-je vraiment le choix ?
J’étais tellement obnubilée par mes propres peurs et frustrations que j’en
oubliai que je n’avais pas le droit de sortir sans escorte. Je m’arrêtai net
devant la porte, gardée comme d’habitude par une membre de la sécurité en
uniforme noir.
Merde, merde, merde.
Le règlement d’Ysanne me suivait partout. Comme si elle était toujours
là, derrière moi, à respirer dans mon cou.
— Est-ce que quelqu’un peut m’accompagner dans le jardin ? demandai-
je à la garde.
Elle me regarda d’un air curieux, sûrement peu habituée à ce que les
donneurs sortent avant le lever du soleil.
— Vous pouvez y aller, répondit-elle. Edmond et Isabeau sont déjà
dehors.
J’hésitai à les rejoindre. Je voulais parler à Edmond de l’ultimatum
d’Ysanne mais je n’avais pas prévu de le faire maintenant, et surtout pas
devant Isabeau, qui défendrait probablement les décisions de la maîtresse de
maison.
La garde m’ouvrit la porte. Un courant d’air glacé s’engouffra à
l’intérieur.
— Voulez-vous toujours sortir ? vérifia-t-elle.
— Oui, bredouillai-je en avançant dans le jardin.
L’air était tellement froid qu’il me coupa le souffle. C’était une nuit
claire, sans nuages. Le ciel était d’un bleu profond, mais les étoiles
s’estompaient peu à peu. Le monde pâlissait à l’horizon, où le soleil se
lèverait bientôt. Quelques oiseaux sautillaient sur le mur qui entourait le
manoir. Le reste du jardin était silencieux, figé comme un tableau.
Aucun signe d’Edmond et d’Isabeau.
Je repensai à June, à la courte semaine qu’il me restait. Ce n’était pas
encore fini. Ysanne voulait que je parvienne à sauver ma sœur, au moins
pour aider les vampires. J’avais encore un peu de temps devant moi.
Mais comment devais-je m’y prendre ? Ysanne avait raison – les deux
dernières semaines n’avaient rien changé à la situation.
Sans m’en rendre compte, je me dirigeai vers le vieux chêne. Edmond et
Isabeau étaient assis sur un banc de pierre contre le mur du manoir. À mon
arrivée, ils arrêtèrent de parler. Le visage d’Isabeau était doux et teinté de
sympathie, mais je ne parvins pas à lire l’expression d’Edmond.
Isabeau murmura quelque chose, puis elle se leva et s’éloigna. Edmond
s’approcha de moi. Les ombres soulignaient ses pommettes et la noirceur de
ses cheveux.
— Tout va bien, mon ange ?
— Non, répondis-je, les larmes aux yeux.
J’aurais aimé qu’il me prenne dans ses bras.
Mais je ne voulais pas qu’on me touche.
J’étais épuisée.
— Je suis allée dans l’aile ouest avec Ysanne…
Les yeux d’Edmond étaient remplis de tristesse. Il savait déjà que j’avais
le cœur brisé.
— Tu es déjà au courant, devinai-je. C’est de ça que vous discutiez avec
Isabeau ?
Edmond me regarda droit dans les yeux.
Avait-il avancé en premier, ou était-ce moi qui avais fait le premier pas ?
Tout ce que je savais, c’était que je m’étais retrouvée dans ses bras, à
l’embrasser avec une passion à couper le souffle.
Edmond me plaqua contre le mur et pressa son corps contre le mien.
J’enroulai mes mains autour de son cou et une jambe autour de ses hanches.
Je n’avais jamais embrassé personne avec autant d’ardeur. Je passai mes
mains sous sa chemise et traçai le relief créé par l’éclat d’obus, puis je les
glissai le long de son ventre et de son torse, et remontai à l’endroit où son
cœur avait battu autrefois. J’avais envie de réchauffer sa peau avec mes
mains, avec ma langue…
Edmond rompit le baiser, saisit mes poignets et les retint au-dessus de ma
tête. J’étais à bout de souffle, rouge comme un coquelicot, avec le cœur qui
battait la chamade. Edmond, lui, était toujours aussi calme et pâle. Je me
demandais si les vampires étaient performants au lit, ou s’ils étaient
devenus tellement inexpressifs au fil des siècles qu’ils n’étaient plus
capables de se laisser aller.
J’en doutais fortement. Edmond n’était peut-être pas essoufflé, mais son
regard trahissait son désir, tout comme la bosse sous son pantalon. Mes
lèvres étaient gonflées par la violence de nos baisers, mais ce n’était pas
suffisant. J’aurais aimé lui arracher ses vêtements et explorer chaque partie
de son corps.
J’avais tellement envie de lui que cela me faisait peur.
— Ça suffit, murmura Edmond.
Il balaya mon corps du regard, s’attardant sur ma poitrine, puis sur mes
lèvres. Le plaisir formait un épais brouillard dans ma tête. Je ne pensais à
rien d’autre qu’au goût délicieux d’Edmond et à la douceur de sa peau sous
mes mains.
— On ne peut pas aller plus loin, ajouta-t-il.
Mon souffle tiède formait des nuages entre nous. Nous étions tellement
proches que son souffle se serait mêlé au mien s’il avait été humain.
Le simple fait d’y penser suffit à éteindre le feu qui me consumait.
Tout à coup, je voulais qu’Edmond s’éloigne de moi.
— Lâche-moi.
Le vampire m’obéit.
— Ysanne t’a dit ce qui s’est passé cette nuit, haletai-je.
Edmond hocha la tête.
— On ne peut pas la laisser faire.
— Renie…
— Et si on libérait June de Belle Morte ? On pourrait la cacher quelque
part, dans un endroit secret…
— Renie…
— Il faut trouver une solution ! Je refuse de l’abandonner.
— Renie.
Je me tus et le regardai droit dans les yeux, la gorge nouée.
Edmond prit mes mains dans les siennes et les caressa avec ses doigts
glacés.
— Tu es du côté d’Ysanne, compris-je enfin.
— Il ne s’agit pas de prendre parti…
— Mais tu es d’accord avec elle.
Edmond pesa ses mots.
— Je pense que nous devons nous préparer au pire, dit-il.
— Tu m’avais promis que tu n’abandonnerais pas !
— Je sais, Renie, mais l’état de June ne s’est pas amélioré. Nous devons
nous rendre à l’évidence. Nous ne pouvons pas la garder cachée pour
toujours, et il serait trop dangereux de la déplacer.
— Tu veux que je laisse ma sœur mourir ?
Edmond ferma les yeux.
— Je donnerais tout pour que ce ne soit pas le cas.
La douceur dans sa voix attisa ma colère.
— Je ne laisserai pas Ysanne la tuer, insistai-je.
— Que suggères-tu ? À quel moment accepteras-tu qu’il est impossible
de l’aider ?
— Je ne l’accepterai jamais. Je croyais que tu me soutenais !
— C’est le cas, mais June est dangereuse, et elle souffre. Si tu n’arrives
pas à la réveiller…
Edmond n’eut pas besoin de terminer sa phrase.
Une humiliation cuisante me brûla l’estomac. June et moi nous étions
promis de ne jamais pleurer devant un homme, même s’il nous faisait du
mal, mais c’était plus fort que moi.
Je n’avais pas envisagé qu’Edmond puisse être d’accord avec Ysanne.
J’avais l’impression qu’il venait de me planter un couteau dans le dos.
— Va te faire foutre, Edmond. Va te faire foutre.
Je le contournai, les bras enroulés autour de moi, à la fois pour me
protéger du froid et pour calmer la rage qui me faisait trembler. Au-dessus
de moi, les étoiles avaient presque disparu. Le jour était en train de se lever.
Au diable Ysanne.
Au diable Belle Morte.
Au diable Edmond.
Personne ne m’enlèverait ma sœur.
Les mots de Renie tournaient en boucle dans sa tête. Edmond ne lui en
voulait pas. Il lui avait donné de l’espoir, puis il le lui avait repris, la
laissant sans rien. Mais il n’avait pas eu le choix.
Il n’aurait jamais dû se rapprocher d’elle. Quand Renie était arrivée à
Belle Morte, il avait tout fait pour la tenir à distance, mais elle avait détruit
ses défenses avec son insolence et sa passion. Elle avait trouvé les failles
dans son armure et s’était glissée dans les recoins les plus vulnérables.
Quelque chose chez cette fille avait allumé un feu en lui et, chaque fois
qu’il essayait de l’éteindre, il redoublait de volume, plus brûlant et plus
féroce que jamais.
Edmond n’aurait jamais dû aller aussi loin. Au fond, Renie était fragile.
Les humains étaient éphémères. Ils brûlaient comme les étoiles.
Des visages défilèrent devant ses yeux : Lucy, Charlotte, Marguerite,
Elizabeth.
Il les avait toutes aimées. Il les avait toutes perdues.
Edmond passa un doigt sur ses lèvres en repensant à la douceur de celles
de Renie. Serait-il capable de la laisser partir ?
Ysanne le rejoignit dans le jardin. Une légère brise fit danser ses cheveux
blonds. Sa façon de s’habiller et ses goûts avaient changé, mais elle était
toujours la même vampire élégante et mystérieuse qui l’avait sauvé
quelques centaines d’années plus tôt.
— Que se passera-t-il quand tu auras tué June ? lui demanda Edmond.
— Je ne sais pas, admit Ysanne.
— Vas-tu renvoyer Renie ? Ou la garder ici jusqu’à ce que nous
démasquions le coupable ?
— Je n’ai pas encore pris ma décision.
— Es-tu certaine que quelqu’un a essayé de la tuer ? Dix jours se sont
écoulés, et il n’y a pas eu d’autre tentative.
— Seulement parce que Renie a passé beaucoup de temps avec toi. Peu
de vampires dans cette maison oseraient te défier au combat.
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il la mort de Renie ? Cela n’a pas de
sens.
— Ce n’est pas à toi d’y donner un sens. C’est mon rôle, pas le tien.
— Tu devrais peut-être accorder plus de temps à Renie.
Le regard d’Ysanne se durcit.
— Mon garçon d’hiver, dis-moi qu’il ne se passe rien entre toi et la sœur
Mayfield ? J’aurais du mal à croire que tu oses transgresser nos règles.
Dans un monde qui traitait les vampires comme des dieux, Edmond
n’avait pas l’habitude de culpabiliser. Mais depuis que Renie était arrivée à
Belle Morte, il avait été forcé de se réapproprier ce sentiment. D’abord,
pour avoir caché la vérité à Renie, puis pour l’avoir déçue, et maintenant en
mentant à sa plus vieille amie.
— Bien sûr que non, répondit-il.
Les mots laissèrent un goût amer dans sa bouche.
— Bien, dit Ysanne. Les humains nous admirent et nous adorent, mais à
la fin ils finissent toujours par nous quitter.
Edmond balaya le jardin du regard. Le givre scintillait sur chaque brin
d’herbe et formait des motifs dentelés sur les branches nues.
— Il fait froid comme le jour de notre rencontre, remarqua-t-il.
— Il faisait bien plus froid ce jour-là.
C’était il y a longtemps, mais Edmond se rappelait encore les congères
qui étouffaient la terre, le vent glacé qui traversait ses haillons et paralysait
son corps affamé, ce moment d’horreur et de soulagement quand il comprit
qu’il ne survivrait pas.
Puis Ysanne était apparue, tel un ange noir dans la neige.
Il n’oublierait jamais l’hiver qu’ils avaient passé dans cette maison, la
vampire et le garçon dont elle avait eu pitié, blottis l’un contre l’autre
devant la cheminée tandis que le vent rugissait dehors.
— Pourquoi es-tu partie ? demanda-t-il.
Edmond ne lui avait jamais posé la question. Peut-être avait-il eu peur
d’entendre la réponse.
Leur amitié avait été à la fois étrange et symbiotique : le jeune humain
qui donnait son sang à la vampire, la vampire qui chassait pour nourrir le
jeune humain. Ils avaient discuté pendant des heures pour passer le temps,
ils avaient joué à des jeux, et ils avaient forgé un lien indéfectible.
Pourtant, un matin, alors que le printemps avait brisé l’emprise de l’hiver,
Edmond s’était réveillé dans une maison vide. Pas de message, pas
d’avertissement. Sa seule amie au monde l’avait abandonné.
— Parce que j’avais peur, avoua Ysanne.
C’est la dernière excuse qu’il s’attendait à entendre. Ysanne partageait
rarement ses doutes, même avec lui.
— Je craignais que notre amitié ne se transforme en autre chose.
Ce n’était pas une nouvelle pour Edmond. À l’époque, il était un garçon
solitaire, affamé et effrayé, à la dérive dans un monde qui se fichait de sa
vie ou de sa mort. Ysanne était belle, immortelle, quasiment magique. Il
aurait été étrange de sa part de ne pas commencer à tomber amoureux
d’elle, mais il n’aurait jamais soupçonné que ses sentiments puissent être
réciproques.
— Je voyais comment tu me regardais, et au cours des dernières
semaines j’ai pris conscience que je risquais de succomber, lui confia
Ysanne.
— Est-ce que cela aurait été une mauvaise chose ?
Après tout, ils avaient quand même fini dans le même lit, quelques
décennies plus tard.
— Pour moi, oui, répondit-elle en prenant sa main dans la sienne. Je
craignais que tu ne te fraies un chemin dans mon cœur, et je n’étais pas
prête. La mort de mon mari était encore trop fraîche dans ma mémoire.
Mais je regrette de t’avoir abandonné. J’ai souvent pensé à toi. Je me
demandais ce que cela ferait de te retrouver, jusqu’à ce que le destin te
remette sur mon chemin.
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit de me transformer ?
— Non. Tout ce que je voyais, c’était quelqu’un qui risquait d’entrer dans
mon cœur, et à ce moment-là, je ne pouvais pas me le permettre.
Edmond n’arrivait pas à décider si Ysanne avait fait preuve de courage
ou si c’était la lâcheté qui l’avait poussée à se volatiliser.
Les yeux d’Ysanne s’assombrirent, rare manifestation d’une émotion
sincère.
— C’était peut-être égoïste, mais j’ai plus que payé le prix de mon erreur.
— Assez ! la coupa Edmond. Tu as enduré de nombreuses tragédies,
mais tu n’en méritais aucune.
C’était le côté d’Ysanne qu’elle ne montrerait jamais aux autres, les
parties d’elle-même qui souffraient encore des ruptures et du deuil, les
échos vulnérables de son ancienne humanité.
— Pardonne-moi, Ysanne. Je ne voulais pas rouvrir de vieilles blessures.
Ysanne posa les mains sur ses joues et déposa un baiser sur son front.
— Inutile de t’excuser, mon vieil ami.
Ils ne parlèrent plus de Renie. À en croire son silence, Ysanne faisait
confiance à Edmond.
Même les vieux amis avaient leurs secrets.
Je ne retournai pas dans ma chambre. J’étais trop en colère pour dormir et
je ne voulais pas réveiller Roux. Je me rendis à la bibliothèque, mon refuge
habituel, et j’essayai de brûler l’horrible énergie qui me dévorait en faisant
mes traditionnels cent pas. Au bout de quelques minutes, les larmes me
montèrent aux yeux, et toute ma rage s’envola, me laissant vide et épuisée.
Je m’effondrai sur le canapé le plus proche et je me mis en boule.
— Je n’abandonne pas, June. Je n’abandonnerai pas.
Il y avait un autre moyen de l’aider. Je ne l’avais pas encore trouvé, mais
je le trouverais.
J’avais juste besoin de fermer les yeux un instant…

Je me réveillai en sursaut. Pendant quelques secondes, je ne me rappelai


plus où j’étais. Lorsque je reconnus la bibliothèque, je me rallongeai sur le
canapé tandis que les souvenirs de la veille défilaient devant mes yeux.
Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il était, mais j’avais besoin d’un
verre.
Je sortis de la bibliothèque et me rendis au bar.
La pièce était vide.
J’ignorai le livre de recettes, je jetai des glaçons dans un verre, et
j’inventai mon propre cocktail en mélangeant plusieurs alcools. Avec un
peu de chance, il serait suffisamment fort pour engourdir la douleur dans
ma poitrine. J’avais le ventre vide mais je m’en fichais.
Mon coude cogna la pince à glaçons, qui s’écrasa par terre dans un grand
fracas.
— Merde, marmonnai-je en me penchant pour la ramasser.
La porte du bar s’ouvrit.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Jason. J’ai entendu du bruit.
— Tout va bien.
Je m’assis sur l’un des tabourets et je sirotai mon cocktail. Le mélange
des saveurs me fit grimacer.
J’aurais dû m’en tenir au livre de recettes.
— Tu commences de bonne heure, commenta Jason en entrant.
— Je n’ai rien de mieux à faire.
Il s’installa sur le tabouret à côté de moi.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Renie ?
— Rien. Tout.
— Allez, chérie. Crache le morceau.
— Je ne peux pas.
— Je devrais peut-être boire un coup, moi aussi, soupira-t-il.
— Fais-toi plaisir, dis-je en brandissant mon verre.
— Tu me sers la même chose ?
Je bondis du tabouret et fis le tour du bar.
— C’est un nouveau cocktail, expliquai-je. Je l’ai baptisé « le Renie ».
— Il a l’air délicieux.
— Je confirme.
Je préparai la boisson et la fis glisser sur le bar. Jason en but une gorgée.
— Mon Dieu ! grogna-t-il. Qu’est-ce que tu as mis là-dedans ?
— Tout. Ne t’inquiète pas, on s’y fait vite.
Il pinça les lèvres comme s’il avait sucé un citron. Je le rejoignis de
l’autre côté du bar et trinquai avec lui.
— Santé !
— Est-ce que tu vas me dire ce qui se passe ? insista Jason.
Je plongeai mon regard dans les profondeurs rose orangé de mon verre.
— Je ne suis pas bête, Renie. Je sais que tu n’es pas une donneuse
comme les autres. Il se passe quelque chose entre toi, Edmond, Ysanne et
l’aile ouest. Roux m’a déjà dit qu’elle ne pouvait pas m’en parler à ta place,
et c’est normal. Mais je suis là si tu as besoin de discuter. Tu sais ce qu’on
dit. Un problème partagé est un problème réduit de moitié.
— Même réduit de moitié, ce problème est plus grand que moi. Je suis
désolée, Jason, mais je n’ai pas le droit d’en parler.
Nous bûmes en silence pendant un long moment. Lorsque nos verres
furent vides, je me levai pour les remplir. Une chaleur agréable se répandait
déjà dans mon corps. La tension fondait à mesure que l’alcool prenait le
dessus. En temps normal, je ne devenais pas ivre aussi vite, mais je n’avais
pas mangé depuis longtemps et mon cocktail était particulièrement fort.
— Tu as raison, remarqua Jason entre deux gorgées. On s’y fait vite.
Nous trinquâmes à nouveau. Je laissai l’alcool diluer toute ma colère et
toute mon incertitude.
— Je vais te raconter ma triste histoire à la place, décida Jason. Gideon
n’a toujours pas demandé à boire mon sang. Je devrais peut-être
abandonner.
— Tu m’avais dit que tu ne voulais pas t’attacher.
— Je ne m’attache pas, je voulais juste qu’il me morde, pour voir ce que
je ressentirais.
— Sûrement la même chose qu’avec les autres vampires.
— Non, je pense que ce serait encore mieux avec Gideon, de la même
façon que le sexe est meilleur avec quelqu’un que tu aimes vraiment.
Je repensai aussitôt au torse nu d’Edmond et à la façon dont mon corps
s’enflammait quand il m’embrassait.
Je tournai la tête pour cacher le rose qui me montait aux joues.
Les morsures, les baisers… ce que je vivais avec Edmond surpassait déjà
tout ce que j’avais connu avec les hommes que j’avais fréquentés jusque-là.
Alors, coucher avec lui serait probablement mille fois mieux que mes
précédentes expériences.
— C’est peut-être une bonne chose, dis-je à Jason. Si Gideon t’avait
mordu et que ça avait été incroyable, tu aurais encore plus de mal à ne pas
t’attacher. C’est plus facile d’écouter son cœur que sa tête, mais n’oublions
pas que ce sont des vampires. On n’est rien qu’un minuscule point sur leur
radar, facilement remplacé par les milliers d’autres donneurs potentiels qui
se bousculent au portillon.
Jason avait l’air déçu, mais je ne voulais pas qu’il se fasse d’illusions.
J’avais l’impression qu’on m’avait piétiné le cœur. Je ne voulais pas que
Jason vive la même chose.
— On n’a pas besoin d’eux, insistai-je. Qu’ils continuent à se cacher
dans leurs manoirs. On mérite mieux qu’eux.
— Mieux que Gideon ? demanda Jason.
— Mieux que n’importe quel vampire.
J’avalai une généreuse gorgée d’alcool, comme si mon cocktail avait le
pouvoir de me faire croire à mes propres paroles. Jason m’observa avec
attention.
— Je ne suis pas psy, mais j’ai l’impression que c’est un vampire qui t’a
mise dans cet état.
— Edmond et moi avons une relation secrète, avouai-je sans réfléchir.
Les mots avaient jailli de ma bouche, car j’avais bu, mais surtout car je
n’en pouvais plus de les contenir.
— Mais c’est fini, parce que c’est un traître qui n’est pas de mon côté,
que les vampires n’ont pas le droit de sortir avec les humains, et que je vais
vieillir et mourir alors qu’il aura l’air jeune et magnifique pour l’éternité.
Jason écarquilla les yeux. J’aurais vraiment mieux fait de me taire.
— Je savais que tu avais des vues sur Edmond, commenta-t-il avec
enthousiasme, mais je ne pensais pas qu’il y avait vraiment un truc entre
vous !
Paniquée, je m’emparai de sa main.
— Je t’en prie, Jason, ne le répète à personne. Seule Roux est au courant.
Mon ami leva les yeux au ciel.
— Tu sais que tu peux me faire confiance. Tu me prends pour un
chasseur de ragots ?
Jason se tut un instant, le temps de digérer l’information, puis il me jeta
un regard malicieux.
— Est-ce que tu vas me raconter les détails juteux ?
J’éclatai de rire et lui donnai un coup de pied amical dans le tibia.
— Il n’y a rien de juteux.
— Vous n’avez pas dansé le tango horizontal ?
— Même pas en rêve.
— Dommage. Je me suis toujours demandé à quoi ça ressemblait, de
coucher avec un vampire. Je parie que c’est magique.
— Peut-être pas. Et si c’était pour cette raison que les vampires et les
donneurs n’avaient pas le droit d’être ensemble ? Parce que si un donneur
découvrait à quel point les vampires sont mauvais au lit, leur image serait
ternie.
— Arrête ! Ils ont eu des siècles pour peaufiner leur technique. Tu crois
vraiment qu’Edmond est un mauvais coup ?
Je réfléchis un instant.
— Non, concédai-je. Je suis sûre qu’aucun humain ne lui arrive à la
cheville. Voilà pourquoi c’est une bonne chose qu’on ne soit jamais allés
aussi loin ! Sinon j’aurais passé le reste de ma vie à comparer mes
partenaires à Edmond.
— Je parie que Gideon est un dieu du sexe, songea Jason d’un air rêveur.
Je levai mon verre et proposai un nouveau toast :
— À ces foutus vampires qui font d’excellents amants dont on ne pourra
jamais profiter !
— Aux vampires !
Jason fit tinter son verre contre le mien avec enthousiasme.
— Je suis sûre qu’ils connaissent toutes les positions du Kamasutra,
soupira-t-il.
— Et qu’ils sont suffisamment souples pour toutes les pratiquer.
— Ils ont sûrement des donjons BDSM dans l’aile nord.
— Et des sex swings dans chaque chambre.
Nous éclatâmes de rire en même temps. Le nœud dans ma poitrine se
desserra légèrement.
Deux donneurs – Ranesh et Abigail – entrèrent dans le bar. Ils affichaient
des marques de morsures fraîches et des expressions rêveuses. Jason les
salua d’une main. Abigail tenta de lui répondre mais elle n’eut même pas la
force de soulever son bras.
— Est-ce qu’elle va bien ? m’inquiétai-je.
— Brouillard post-morsure, expliqua Jason.
Abigail se glissa derrière le bar et examina les bouteilles sur les étagères
avec le regard et le manque de concentration d’une personne ivre ou
droguée.
— Elle devrait être plus prudente, murmura Jason. Elle est dans cet état
chaque fois qu’elle se fait mordre. Elle risque de devenir dépendante. Si
c’est le cas, son contrat va bientôt prendre fin.
— De quoi vous parlez ? demanda Ranesh en s’asseyant sur un tabouret.
— De rien, mentit Jason.
Il me montra la porte d’un geste discret. Je hochai la tête. Nous vidâmes
nos verres et descendîmes de nos tabourets. Avant de quitter la pièce,
j’attrapai une bouteille de tequila sur l’étagère.
— On n’a pas le droit de sortir les bouteilles du bar, marmonna Abigail.
Je fis semblant de ne pas l’entendre.
À peine étions-nous sortis du bar que j’ouvris la bouteille et en bus une
gorgée. La tequila me brûla la gorge. Jason m’arracha la bouteille des mains
et but à son tour.
— On va être bourrés.
— C’est déjà le cas, lui rappelai-je.
Jason s’arrêta net et fixa le bout du couloir.
— Merde, jura-t-il.
Je suivis son regard. Gideon était en train de se diriger vers nous.
Je récupérai la bouteille de tequila et la glissai sous ma veste, puis je
croisai les bras sur ma poitrine pour tenter de la cacher. Jason passa une
main dans ses cheveux, tira sur sa chemise et se redressa alors que Gideon
approchait. Le vampire nous contourna en me regardant d’un air curieux. Il
ne prêta pas attention à Jason.
Quand Gideon disparut, Jason se dégonfla comme un ballon.
— Est-ce que je suis invisible ? gémit-il.
— Je pense que je l’ai distrait avec mon air coupable, regrettai-je.
Jason me fit un sourire teinté de tristesse.
— Bon sang, pourquoi m’excite-t-il plus que n’importe quel autre mec
que j’ai rencontré ? Je veux passer à autre chose, mais je n’y arrive pas !
— C’est le problème avec les vampires. Je suis mal placée pour te
réconforter.
— OK. On a tous les deux besoin d’un remontant, et je sais comment
faire.
Jason récupéra la bouteille et la pointa vers le couloir d’un air
dramatique.
— Allons dans ta chambre.

Jason avait décidé d’organiser un défilé de mode impromptu, qui


consistait à essayer tous les vêtements de l’armoire. Entre chaque
changement de tenue, nous buvions une gorgée de tequila.
J’enfilai une robe en velours. Jason tenta de me coiffer, mais il était trop
ivre et abandonna à mi-chemin, me laissant avec les cheveux à moitié
détachés, à moitié attachés. Il jeta son dévolu sur une de mes robes, en
dentelle vert foncé avec un décolleté en cœur. Il se débattit, réussit à faire
passer ses hanches, mais il eut du mal à la faire monter plus haut. Le tissu
finit par se déchirer autour de son torse, dévoilant ses tétons.
Il inspecta son reflet dans le miroir.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il. Trop coquine ?
J’éclatai de rire.
Jason défila sur son podium imaginaire.
— Et maintenant, commenta-t-il, voici la dernière création de Renie
Mayfield, créatrice mondialement connue, portée par le fabuleux Jason
Grant.
Je ris si fort que de la tequila faillit jaillir par mes narines. J’avais mal au
ventre, mais c’était une douleur agréable. Je ne me souvenais pas de la
dernière fois où j’avais ri autant.
Alors que Jason ondulait des hanches sur le podium, Roux entra dans la
chambre.
Jason se figea comme une statue.
— Mesdames et messieurs, pardonnez-nous pour cette courte
interruption, lança-t-il avec sa voix de présentateur.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’étonna Roux, les yeux rivés sur les
vêtements éparpillés par terre.
— Un défilé de mode, répondis-je. Tu veux participer ?
Elle se retint de rire en examinant nos tenues.
— Vous êtes bourrés ?
— Un tout petit peu, bégaya Jason.
— N’en parle à personne, ajoutai-je en pressant un doigt sur mes lèvres.
— Vous avez volé cette bouteille au bar ? devina Roux en fermant la
porte derrière elle.
— Non ! mentis-je.
Elle me dévisagea d’un air méfiant.
— OK, peut-être.
Jason choisit ce moment pour exécuter une pirouette, mettant en évidence
l’énorme déchirure.
— Cette robe est fichue ! déplora Roux. Et si Renie voulait la porter
demain ?
— Demain ? demandai-je, perplexe.
— Tu ne vérifies jamais ton calendrier ! Jemima Sutton, la directrice de
Nox, visite Belle Morte avec un groupe de vampires.
Je levai les yeux au ciel.
— La culture vampirique est vraiment ridicule, me moquai-je. Ils n’ont
rien de mieux à faire que de se déguiser comme des poupées et d’organiser
des bals ?
— Je te rappelle que tu portes leur culture, lança Roux d’un ton ferme.
Elle montra du doigt la robe que j’avais enfilée, et les vêtements étalés
autour de moi, qui formaient un océan de soie, de daim, de velours et de
pierres précieuses.
— Et ça n’a pas l’air de te déranger de boire leur culture, ajouta-t-elle.
Roux avait raison. Je me comportais comme une petite fille gâtée.
— Désolé, s’excusa Jason. On a tous les deux le cœur brisé.
Il porta une main à son front d’un air dramatique, puis se prit les pieds
dans sa robe et tomba par terre.
Mon amie se retourna vers moi.
— Edmond ? devina-t-elle.
J’acquiesçai, incapable d’évoquer June pour l’instant. L’expression de
Roux s’adoucit.
— Dans ce cas, je ne peux pas laisser mes amis faire la fête sans moi.
Elle m’arracha la bouteille et but une gorgée de tequila.
— Si tu veux te joindre à nous, tu dois te déguiser, ordonna Jason,
désormais allongé par terre.
— Pas de problème.
Roux se déshabilla, jeta sa robe dans un coin et fouilla parmi les
vêtements, sous les applaudissements de Jason.

Le reste de la matinée défila dans un tourbillon de tequila et de robes. On


fit semblant d’être des stars sur le tapis rouge, on inventa des interviews
fictives et on mit en scène des scandales de célébrités.
C’était ridicule mais cela me changeait les idées, et je ne voulais pas que
cela se termine.
— Vous savez ce qui nous manque ? lança Jason, qui ne s’était toujours
pas relevé.
— Quoi ? demanda Roux.
— De la musique ! C’est l’heure de l’after !
Roux s’assit par terre à côté de moi.
— Je pourrais peut-être… non, rien.
— Tu pourrais quoi ?
— Chanter.
C’était la première fois que je voyais Roux aussi nerveuse.
— Tu chantes ? s’étonna Jason.
— Pas depuis longtemps.
Jason essaya de s’asseoir mais le tissu se déchira à un autre endroit et il
finit par se rallonger dans un lit de dentelle verte. Cette pauvre robe était
officiellement fichue.
Roux respira profondément, puis se mit à chanter The Sound of Silence.
Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais sa magnifique voix suave et
éraillée me surprit. Elle dérapa quelques fois à cause du stress mais reprit
rapidement confiance. À la fin de la chanson, Jason l’applaudit.
— Une autre, une autre !
Roux hésita un instant, puis elle chanta une version lente de True Colors.
Bercé par sa voix, Jason s’endormit dans les ruines de sa robe avant même
que la chanson se termine. Des ronflements étouffés s’échappaient des
couches de dentelle froissée.
Roux secoua la tête.
— Trop de tequila, remarqua-t-elle.
Je commençais aussi à m’assoupir. L’alcool se tortillait comme un
serpent dans mon estomac. La perspective d’une sieste me réjouissait plus
que tout.
— Tu as parlé d’Edmond à Jason, pas vrai ? vérifia Roux.
— Comment le sais-tu ?
— L’intuition féminine.
— Je n’aurais pas dû l’entraîner dans cette histoire, regrettai-je.
Le regard de Roux se posa sur notre ami endormi.
— J’aimerais vraiment qu’on reste en contact tous les trois quand on
sortira d’ici, murmura-t-elle. Je ne veux pas vous perdre de vue.
Je hochai la tête. Cette Maison m’avait enlevé ma sœur, mais elle m’avait
donné deux amis.
— J’ai de la chance de vous avoir tous les deux, confirmai-je en
m’allongeant. Et ce n’est pas la tequila qui parle.
— Je sais, Renie.
Je crus entendre qu’elle était heureuse de m’avoir rencontrée, mais je
sombrais déjà dans un sommeil ivre et sans rêves.
Selon Roux, qui tenait ses informations de Melissa, Jemima venait
discuter de la possibilité d’une version britannique de Vampire Dates, une
émission américaine dans laquelle les gens s’affrontaient pour gagner un
rendez-vous avec un vampire. Cette émission connaissait un grand succès
aux États-Unis et avait provoqué un afflux de demandes de donneurs depuis
la diffusion du premier épisode deux ans plus tôt. Malgré tout, j’avais du
mal à imaginer que les vampires de Belle Morte aient envie d’y participer.
Si le projet se concrétisait, je souhaiterais bonne chance à la personne qui
remporterait un rencard avec Ysanne.
Les vampires de Nox – Jemima et cinq autres – arrivèrent le lendemain
en milieu d’après-midi. Je ne comprenais pas pourquoi la maîtresse de
maison avait besoin d’être entourée pour discuter d’une émission avec
Ysanne. Les vampires de Nox avaient peut-être des amis à Belle Morte.
Ysanne, flanquée d’Isabeau et d’Edmond, accueillit ses invités dans le
hall d’entrée. Ludovic, Míriam, Etienne, Catherine et Phillip formaient une
ligne derrière elle. Les donneurs se rassemblèrent dans l’escalier.
Jemima était plus petite qu’Ysanne. On aurait dit une jeune fille de seize
ans, avec des cheveux blonds qui tombaient en cascade dans son dos et une
peau de porcelaine. Quand elle serra la main d’Ysanne, son poignet me
parut aussi délicat que du verre filé.
— Bienvenue à Belle Morte, ma vieille amie, lança Ysanne. Nous
sommes honorés de ta présence.
— Et nous sommes honorés d’être ici, répondit Jemima, le sourire
jusqu’aux oreilles.
— Vous devez être affamés. N’hésitez pas à profiter de mes donneurs.
Ysanne nous balaya d’un geste de la main, sa manière à elle de les inviter
à se servir dans son « garde-manger ». Nox était la deuxième Maison de
vampires la plus importante d’Angleterre, et même si je ne connaissais pas
le protocole concernant ce genre de visites, Jemima avait probablement
droit au meilleur du menu.
Elle s’approcha de l’escalier et posa son regard sur moi.
— Je vais prendre cette jolie jeune femme, annonça-t-elle.
Amit me lança un regard envieux. Je me retins de lever les yeux au ciel.
Les autres donneurs voyaient probablement ce geste comme un immense
honneur.
— Irene, veuillez escorter Lady Jemima dans l’un de nos salons privés,
ordonna Ysanne.
Je descendis les marches et la conduisis dans le salon où se trouvait le
piano. Jemima s’assit avec grâce sur la méridienne. Je ne savais pas quel
âge elle avait, mais si elle dirigeait Nox, elle devait être l’une des vampires
les plus anciennes, à l’image d’Ysanne.
J’avais été surprise d’apprendre qu’Edmond avait perdu la vie à vingt-
deux ans, mais Jemima était sûrement morte dans son adolescence, ce qui
me mettait particulièrement mal à l’aise. Ses yeux empreints de sagesse
étaient en décalage avec son visage, d’apparence plus jeune que le mien.
Je m’approchai de la méridienne. Jemima m’observa en souriant.
— Cela doit être un peu étrange pour vous, remarqua-t-elle.
— Étrange ?
— Vous êtes habitués aux vampires avec lesquels vous vivez. L’arrivée
chez vous de vampires étrangers doit être déstabilisante.
Je n’étais pas « chez moi » à Belle Morte, mais il était inutile de la
reprendre.
Je pris place à côté de Jemima. J’étais stressée et tendue comme si c’était
la première fois qu’on me mordait.
Son regard dériva sur ma gorge. Un éclat rouge et affamé illumina ses
yeux.
— Je préfère le poignet, dis-je en tendant une main.
Seul Edmond avait le droit de me mordre à la gorge, même si notre
histoire était officiellement terminée.
Jemima hocha la tête et s’empara de mon poignet.
— Vous êtes tendue. Calmez-vous, ou vous allez souffrir.
Son inquiétude semblait sincère. Elle se pencha sur mon poignet, les
narines dilatées. Ses lèvres s’entrouvrirent, révélant des crocs pointus et
allongés. Alors qu’elle les plongeait dans ma peau, je fermai les yeux. La
douleur familière me remonta dans le bras. J’essayai de ne pas faire de
comparaison avec la morsure d’Edmond.
Jemima but tout son soûl et referma les plaies avec sa langue.
— Merci.
Avais-je bien entendu ? Aucun vampire ne m’avait jamais remerciée.
Jemima semblait plus douce et bienveillante qu’Ysanne. Si seulement
June avait demandé à être donneuse à Nox au lieu de Belle Morte…
— Te réjouis-tu de cette soirée ? me demanda Jemima.
— Bien sûr, mentis-je.
— Tu n’as pas l’air convaincue.
Une fois que les vampires de Nox auraient fini de boire, ils
disparaîtraient avec Ysanne pour parler de leur projet, puis profiteraient du
bal. Ensuite, ils rentreraient dans leur Maison. Ils ne passeraient
probablement pas la nuit dans l’aile ouest, maintenant que June était là.
Pendant un bref moment d’égarement, j’hésitai à tout lui raconter. Je ne
savais pas ce qui arrivait aux membres du Conseil qui enfreignaient les
règles, mais j’aimais plutôt l’idée qu’Ysanne soit déchue de ses fonctions.
Si elle n’était plus la responsable, elle n’aurait pas l’autorité nécessaire pour
décider du sort de June. Jemima semblait raisonnable. Et si elle comprenait
ce que nous avions tenté avec ma sœur ? J’avais ces mots sur le bout de la
langue mais je les retins. Je ne connaissais pas le Conseil. Je n’avais pas le
droit de jouer avec la vie de June.
— Je suis juste fatiguée, répondis-je. Je serai en meilleure forme ce soir.
Jemima sembla rassurée.
— Il faut que j’y aille, dis-je en me levant.
— Bien sûr. À ce soir, Irene.
Les vampires de Nox se rendirent dans les différents salons avec les
donneurs qu’ils avaient choisis. Edmond s’éclipsa discrètement. Il aurait dû
être soulagé que ce soit Jemima qui ait choisi Renie, plutôt que l’un des
trois vampires hommes qui l’accompagnaient, mais il n’aimait pas l’idée
que quelqu’un d’autre la morde.
Il n’oublierait jamais la première fois où Renie avait pris du plaisir, son
corps collé au sien tandis qu’il la mordait. Peut-être était-ce égoïste de sa
part, mais il voulait être le seul à avoir ce privilège.
Alors qu’il remontait le couloir qui menait à l’aile ouest, des bruits de pas
retentirent derrière lui. Il se retourna et se retrouva face à Ludovic.
— Où vas-tu ? demanda Ludovic.
— Je ne sais pas, avoua Edmond.
— Ysanne est au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Tu vas voir l’enragée, n’est-ce pas ?
Edmond lança un regard sévère à son ami.
— Elle a encore un nom.
Ludovic ne se démonta pas.
— June Mayfield est morte. Il n’y a plus rien d’humain en elle. C’est fini.
Edmond voulait la défendre, pour Renie, même s’il avait tout détruit
entre eux en admettant qu’il avait perdu l’espoir de sauver June, mais il
garda le silence.
Les deux vampires marchèrent ensemble jusqu’à la pièce où se trouvait
June. Ils entrèrent et firent face à la créature. L’air était chargé de l’odeur du
sang frais qui coulait de ses poignets, lacérés par les chaînes.
— On devrait abréger ses souffrances, souffla Ludovic.
— Cela détruira Renie.
— Tout comme lui donner de faux espoirs.
— Je voulais vraiment que cela fonctionne, pour nous tous autant que
pour elle. Imagine un monde sans enragés.
— Si les enragés n’existaient pas, je ne serais jamais devenu un vampire,
songea Ludovic.
Sa vie humaine avait pris fin violemment, après qu’il avait été attaqué par
un enragé.
Edmond repensa à François. Au début, Il n’avait pas compris que son
ami était en train de devenir enragé. François avait été son mentor. Il lui
avait offert un monde éloigné des obstacles de sa vie humaine. Quand son
état avait commencé à se détériorer, Edmond n’avait pas su comment réagir.
Les humains s’étaient chargés de ce problème à sa place.
Edmond soupira de frustration. Les souvenirs s’accumulaient dans sa
tête. La pression du passé pesait sur ses épaules. À l’époque, c’était Ysanne
qui avait rassemblé les pièces du puzzle et qui lui avait parlé de la menace
de la rage. Elle lui avait appris qu’un bon enragé était un enragé mort.
Désormais, elle ignorait son propre conseil.
June grogna de colère et fit claquer ses chaînes, ramenant Edmond dans
le présent. Elle avait les yeux rouges et exorbités, les mains recourbées
comme des griffes, les bras ensanglantés.
Edmond avait pitié d’elle.
— Je pourrais mettre fin à cet enfer, murmura-t-il en avançant d’un pas.
Je pourrais tuer June maintenant, la libérer de ce fardeau.
— Renie ne te le pardonnera jamais, lui rappela Ludovic. Tu tiens à elle,
n’est-ce pas ?
— Oui. Je sais que c’est une erreur, mais c’est plus fort que moi.
Renie était tellement passionnée et vivante que son énergie aurait presque
suffi à faire battre à nouveau le cœur d’Edmond. Elle était têtue,
provocante, déterminée. Elle ne se laissait pas intimider par les vampires,
contrairement à la plupart des humains, qui les traitaient avec crainte et
adoration. Pour la première fois depuis son arrivée à Belle Morte, Edmond
voyait la femme derrière la donneuse. Être célèbre et immortel avait ses
avantages, mais Edmond était fatigué des gens qui ne voyaient que le
vampire, jamais l’homme.
Il se sentait affreusement seul.
— Nous devrions abréger ses souffrances, reprit Edmond en fixant June.
— Renie ne le verra pas de la même manière, remarqua Ludovic.
Cette fois, Edmond repensa à Charlotte.
Au moment de leur rencontre, il était un vampire depuis moins de
cinquante ans. Cela faisait plusieurs mois que sa relation avec Ysanne avait
pris fin et qu’il était seul au monde. Charlotte, une gentille paysanne avec
des taches de rousseur et des boucles sombres, était entrée dans sa vie.
Edmond l’avait tellement aimée qu’il lui avait avoué ce qu’il était,
convaincue qu’elle comprendrait.
Il avait eu tort.
Charlotte avait attiré un groupe d’humains jusqu’à sa porte. Il
n’oublierait jamais la haine dans ses yeux, ni le dégoût tordant les lèvres
qu’il avait si souvent embrassées.
— Monstre ! avait-elle craché.
Ce simple mot lui avait transpercé le cœur.
Edmond lui avait fait confiance, et elle l’avait livré à des hommes qui
voulaient sa mort. Il en était sorti physiquement indemne, mais cela n’avait
pas atténué la douleur causée par la trahison de Charlotte.
Chaque fois qu’Edmond était tombé amoureux d’une femme, cela s’était
mal terminé – certaines étaient mortes, d’autres l’avaient quitté, ou encore
trahi. Il n’était pas prêt à revivre la même chose avec Renie. Edmond était
un vieux vampire solitaire, avec trop de cicatrices sur le cœur et trop de
plaies à l’âme.
Renie méritait mieux que cela.
— Je ne peux pas, murmura-t-il en s’éloignant de June.
— Ce n’est pas à toi de prendre la décision, lui rappela Ludovic. Si
quelqu’un doit tuer June, c’est Ysanne.
— C’est déjà prévu.
— Quand ?
— Bientôt.
— Que se passera-t-il ensuite ? La mort de June devra être annoncée.
Ysanne sera forcée de rapporter au Conseil ce qui s’est réellement passé.
— Je ne sais pas ce qu’elle envisage, lui confia Edmond.
Ludovic poussa un soupir.
— J’ai toujours dit que la vérité finirait par éclater.
— Il fallait essayer, insista Edmond.
— Je sais. Maintenant, mieux vaut ne pas compliquer les choses en
fréquentant une donneuse.
Edmond avait menti à Ysanne à ce propos car c’était elle qui imposait les
règles de sa Maison, mais il n’avait pas à jouer un rôle devant Ludovic.
— Je sais que je ne peux pas être avec Renie, mais j’en ai envie.
— Si Ysanne tue June, le temps de Renie à Belle Morte sera compté.
— J’en ai conscience, soupira Edmond. Crois-moi.
Pendant un long moment, ils restèrent plantés en silence devant June,
puis Ludovic lui tapa sur l’épaule.
— Allons-y avant que quelqu’un ne remarque notre absence, dit-il en
ouvrant la porte.
Edmond regarda June une dernière fois. Il l’avait à peine connue en tant
qu’humaine, et il ne l’avait jamais mordue, mais il ressentait une profonde
et douloureuse tristesse pour cette fille.
— Je suis désolé, June.
Ses grognements reprirent tandis qu’il fermait la porte derrière lui.
Je passai les heures suivantes en pilote automatique.
La soirée qui nous attendait était un événement informel, sans
journalistes, mais les donneurs devaient tout de même se faire beaux.
J’enfilai une robe de cocktail parsemée de minuscules pierres précieuses,
puis Jason se chargea de ma coiffure. De l’extérieur, personne n’aurait pu
deviner que je n’allais pas bien mais, à l’intérieur, je bouillonnais. Tout me
semblait tordu et emmêlé.
J’essayai d’invoquer des pensées positives, mais les échecs répétés avec
June avaient réduit mon optimisme à néant. J’avais l’impression d’atteindre
la fin d’une longue route. Je savais que ce qui m’attendait au bout était
mauvais, mais je n’avais nulle part où aller.
Comment annoncerais-je le pire à notre mère ?
La soirée n’avait pas lieu dans la salle de bal, mais dans la salle à manger.
La longue table commune qui dominait d’ordinaire le centre de la pièce
avait été reléguée sur un côté et accueillait des boissons pour les humains. Il
n’y avait pas de serveurs, ni d’orchestre, mais un piano avait été placé dans
un coin.
Fadime était en train de jouer, ses doigts volant sur les touches, son hijab
doré reflétant la lumière des lustres. Míriam dansait avec un vampire de
Nox dont j’ignorais le nom, tandis qu’Etienne discutait avec Catherine.
Aiden et Melissa dansaient ensemble. Elle avait l’air de s’amuser, mais
quand elle me vit arriver, son sourire s’envola.
Roux repéra un vampire de Nox qu’elle avait toujours rêvé de rencontrer.
Contrairement à elle, j’espérais éviter les conversations autant que possible.
J’étais en train de me diriger vers les boissons quand un vampire que je ne
connaissais pas me bloqua le passage. Il m’inspecta de haut en bas, comme
un objet qu’il envisageait d’acheter, puis, sans prévenir, il m’attira contre lui
et me mordit.
J’étais tellement choquée que je n’arrivais plus à parler, tellement
paralysée par la douleur que je ne pouvais plus bouger. Le vampire ne but
qu’une seule gorgée de sang, puis me relâcha brusquement. Je titubai, une
main plaquée contre le cou.
— Qu’est-ce que…
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase.
Ysanne, vêtue d’une robe rouge moulante, s’approcha de nous et
s’empara de mon bras. Sans prendre la peine de me regarder, elle s’adressa
directement au vampire.
— Adrian, j’espère que vous passez une bonne soirée.
— Absolument, répondit-il en souriant. Vous savez prendre soin de vos
invités, Lady Ysanne.
La maîtresse de maison lui sourit avec politesse, puis Adrian s’éloigna et
concentra son attention sur les autres donneurs tel un prédateur affamé. Je
récupérai mon bras et frottai l’endroit où la main d’Ysanne m’avait
empoignée.
— Je te demanderai de bien te tenir, murmura la vampire d’un ton sec.
Nos invités doivent être traités avec le plus grand respect.
— Ils devraient demander l’autorisation avant de nous mordre.
— Les donneurs n’ont pas le droit de se refuser à un vampire, me
rappela-t-elle.
Je savais lire entre les lignes. Je n’étais pas venue à Belle Morte pour être
donneuse, mais il était impératif que personne ne le sache – surtout pas les
gens de Nox. Si elle découvrait que quelque chose ne tournait pas rond,
Jemima pourrait contacter le Conseil.
Je me tus et fulminai en silence. Tous les vampires invités semblaient
vouloir nous mordre. Je devais les laisser faire, contenir mes opinions et
mes émotions.
Ysanne rejoignit Jemima tandis que Jason s’approchait de moi. Il avait
plusieurs marques de crocs fraîches sur le cou. Les vampires qui l’avaient
mordu n’avaient visiblement pas pris la peine de refermer les plaies.
— À ce rythme, je vais finir par ressembler à Amit, grogna-t-il.
— Est-ce que c’est douloureux ?
— Non, mais je n’aime pas ça.
Je balayai la salle du regard. À ma grande surprise, Gideon était en train
de se diriger vers nous.
— Super, soupira Jason. Je passe des semaines à essayer d’attirer son
attention, et le jour où il décide de nous parler, je ressemble à un figurant de
Vendredi 13.
Alors que Jason tentait d’essuyer son cou ensanglanté avec sa manche,
Gideon s’arrêta à côté d’Isabeau et lui murmura quelque chose à l’oreille.
Elle pinça les lèvres, les yeux rivés sur nous.
— Génial, bougonna Jason. Il amène sa copine.
Je n’étais pas certaine que Gideon soit le genre d’Isabeau, qui semblait
plutôt avoir un faible pour Ysanne.
Les deux vampires se plantèrent devant nous, focalisés sur la gorge de
Jason.
— Nos invités ne devraient pas marquer les donneurs, déplora Gideon.
Il saisit délicatement le menton de mon ami, et fit pivoter sa tête pour
examiner les traces de morsures. Jason semblait avoir oublié comment
respirer.
— Veux-tu que j’efface ces marques ? lui demanda Gideon.
Jason acquiesça. Le vampire se pencha vers lui et lécha chacune des
plaies. Jason frissonna de plaisir.
Était-ce mon imagination, ou Gideon s’était-il attardé plus longtemps que
nécessaire ?
— Est-ce que tu veux me mordre ? tenta Jason.
Pendant un instant, le vampire fixa les veines qui se dessinaient sous la
peau de Jason.
— Non, merci, finit-il par répondre.
Le visage de Jason se décomposa.
— Est-ce que ça va, Renie ? vérifia Isabeau.
— Tout va bien.
Elle hocha la tête.
— Allons parler à Jemima, dit-elle à Gideon.
Les deux vampires se rapprochèrent de la maîtresse de maison de Nox,
qui était magnifique dans sa robe en mousseline de soie à motifs floraux.
Son visage s’illumina, et elle serra Gideon dans ses bras.
Jason semblait à moitié exalté, à moitié dépité.
— Qu’est-ce qui vient de se passer ?
— Je ne saurais pas te répondre.
Il soupira en se frottant le cou.
— J’ai besoin d’un verre, décida-t-il.
À peine avait-il disparu qu’une paire de mains puissantes se posèrent sur
mes hanches.
Adrian était de retour.
— M’accorderais-tu cette danse ?
Je m’abstins de lui rappeler qu’il aurait été plus poli de me le demander
avant de se jeter sur moi.
Je n’eus d’autre choix que de le suivre sur la piste.
— Apprécies-tu ton séjour à Belle Morte ? demanda-t-il en glissant une
main sur le bas de mon dos.
— C’est merveilleux, mentis-je.
— Je suis ravi de l’entendre. Les donneurs sont très précieux pour les
vampires.
Oui, nous sommes précieux, pensai-je. Aussi précieux que des objets
inanimés.
Adrian posa son regard affamé sur ma gorge, puis sur mon décolleté.
J’essayai de m’écarter de lui, mais il était trop fort. Lorsqu’il descendit sa
main sur mes fesses, je m’en emparai et la ramenai fermement à ma taille.
Les yeux du vampire se teintèrent de rouge.
— Es-tu ici depuis longtemps ? reprit-il.
— Deux semaines.
Adrian se mit à frotter son bassin contre le mien.
C’en était trop.
— Ça suffit ! lançai-je en le repoussant. Mon contrat stipule que je dois
vous donner mon sang, pas mon corps.
— Ne fais pas ta mijaurée, me reprocha-t-il en sortant les crocs. Tu es
une Vladdict comme les autres, qui rêve de s’envoyer en l’air avec un
vampire.
— Pas du tout !
J’avais peut-être passé beaucoup de temps à m’imaginer dans le lit
d’Edmond, mais c’était complètement différent. J’étais attirée par l’homme,
pas par le vampire. Edmond n’était pas un objet que les gens pouvaient
essayer par curiosité. Je me sentais insultée à sa place.
— Lâchez-moi, insistai-je en essayant de me dégager des bras d’Adrian.
— Je veux te goûter à nouveau, susurra-t-il en lorgnant mon cou.
Je réussis à libérer un de mes bras et à plaquer mon poignet contre son
visage.
— Mordez-moi ici, si vous voulez.
— Désolé, mais je préfère la gorge.
Il repoussa mon bras sans le moindre effort et me mordit dans le cou. La
douleur fut perçante. Alors que mon sang coulait dans sa bouche, les mains
d’Adrian se détendirent. Je saisis l’occasion pour lui échapper. Mon
mouvement fut tellement brusque que ses crocs m’arrachèrent la peau. Le
sang dégoulina le long de ma gorge et de mon décolleté.
Le vampire lécha les gouttes qui avaient giclé autour de sa bouche.
Terrifiée, je fixai le prédateur en face de moi. Il était tout ce que j’avais
toujours craint des vampires. Il me rappelait que derrière leur façade polie
et civilisée se cachaient les créatures affamées qui rôdaient dans le noir.
Adrian m’attira à nouveau contre lui. Je n’étais pas assez forte pour le
repousser. Malgré l’avertissement d’Ysanne, j’ouvris la bouche pour
appeler à l’aide.
C’était sans compter sur Edmond, qui traversa la piste à toute vitesse.
— Ne la touche pas ! grogna-t-il en me libérant.
Furieux, Adrian le défia du regard.
— Vous devriez apprendre les bonnes manières à vos donneurs, lança-t-
il.
Il s’empara à nouveau de mon bras, mais Edmond réagit comme l’éclair
et lui donna un coup de poing. Propulsé en arrière, Adrian percuta un
groupe de vampires et de donneurs et s’écrasa au sol.
Fadime cessa de jouer. Des cris de surprise et des chuchotements
brisèrent le silence. À en croire les visages horrifiés autour de moi, Edmond
venait de commettre une grave erreur.
Ysanne et Jemima se précipitèrent sur nous.
Adrian se releva d’un air contrit mais Ysanne se focalisa sur Edmond.
— Suivez-moi, tous les deux, ordonna-t-elle.
Elle se dirigea vers la sortie d’un pas déterminé. Les gens s’écartèrent sur
son passage, telles des vagues qui se retiraient. Jemima marcha dans son
sillage, suivie de près par Adrian et Edmond.
J’étais sur le point de les suivre, mais Ludovic m’en empêcha.
— Reste ici. Tu ne ferais qu’empirer la situation.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— En frappant un invité, Edmond a publiquement insulté Nox et Jemima.
Cet acte ne peut pas rester impuni.
— Que vont-ils lui faire ? paniquai-je.
— C’est Ysanne qui le décidera.

Il avait dépassé les limites, mais il ne le regrettait pas.


Quand il avait vu la peur dans les yeux de Renie alors qu’Adrian la
mordait, Edmond avait été submergé par une rage protectrice qu’il n’avait
pas ressentie depuis longtemps.
Ysanne les guida jusqu’à son bureau. Les quatre vampires entrèrent en
silence. Elle ferma la porte derrière eux avec une douceur qui démentait la
colère qu’Edmond sentait monter en elle.
— Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui vient de se passer ?
— C’est ma faute, répondit Adrian. Je crains de m’être… emporté.
— Il a harcelé l’une de nos donneuses, répliqua Edmond.
— Je n’ai jamais voulu faire de mal à cette jeune femme.
— La traiter comme un morceau de viande, c’est lui faire du mal.
Ysanne leva une main. Edmond se tut aussitôt.
— Je te présente mes excuses pour le comportement d’Adrian, regretta
Jemima. Je peux t’assurer que cela ne se reproduira plus.
Ysanne hocha la tête. La directrice de Nox se tourna vers Edmond, d’un
air à la fois grave et désolé.
— Cependant, reprit-elle, Edmond m’a gravement insultée en levant la
main sur l’un des miens. S’il pensait qu’Adrian se comportait de manière
inappropriée, il aurait dû t’en informer, Ysanne, plutôt que de se charger
lui-même de la situation.
Edmond fulmina en silence. Il était plus âgé que Jemima, et il aurait
probablement pu diriger Nox à sa place s’il l’avait voulu.
Désormais, Ysanne n’aurait d’autre choix que de le punir.
— Vous avez raison, dit Ysanne en fixant Edmond. Il a peut-être agi
selon ce qu’il croyait être dans l’intérêt de ma donneuse, mais sa violence
est inexcusable. Il sera fouetté à l’argent, si cette punition vous paraît
appropriée.
Jemima hocha la tête.
— Douloureuse mais juste, confirma-t-elle en se dirigeant vers la porte.
Viens, Adrian. Tentons de sauver ce qu’il reste de la soirée.
Ysanne attendit que la porte se ferme avant de s’adresser à Edmond : —
Je suis désolé, mon vieil ami, mais tu devais savoir que cet acte aurait de
graves répercussions.
— Bien sûr, madame.
— Pour l’amour du ciel ! s’énerva-t-elle. Je sais que je dirige cette
maison, mais je suis toujours ton amie.
Edmond la regarda droit dans les yeux.
— Que veux-tu que je te dise ? lança-t-il. Ce vampire a malmené une de
nos donneuses. Il l’a mordue au cou sans son consentement. Ce n’est pas
ainsi que nous traitons nos donneurs, et ce n’est pas ainsi que nos invités
doivent les traiter.
Ysanne croisa les bras et appuya une hanche contre son bureau.
— Il ne s’agit pas de n’importe quel donneur, n’est-ce pas ? Il s’agit
d’elle.
Ce dernier mot était teinté de dégoût. Edmond tint sa langue.
— Tu es attiré par cette fille, n’est-ce pas ?
— Peu importe, se défendit Edmond. Les humains sont aussi brillants et
éphémères que des flammes. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’être
attirés par eux.
— Et ils finissent toujours par nous brûler en retour.
— Je le sais mieux que quiconque.
— Et pourtant, tu n’as pas appris de tes erreurs passées.
Ysanne connaissait les histoires des femmes qu’Edmond avait connues et
qui lui avaient brisé le cœur. Il ne lui avait rien caché pendant les années
qu’ils avaient passées ensemble.
— Tu as tort, protesta Edmond. J’ai beaucoup appris. J’essaie de garder
mes distances avec Renie, mais je ne pouvais pas laisser un autre homme
profiter de son statut d’invité pour abuser d’elle.
— Dans ce cas, il fallait agir avec discrétion. Comme un ami, et non
comme un amoureux transi.
Ysanne ferma les yeux. Les lignes froides de son visage s’adoucirent.
— Je ne peux pas t’en vouloir, soupira-t-elle. L’amour nous rend tous
fous.
Edmond ressentit une douleur soudaine et étrange dans sa poitrine,
comme si son cœur cognait pour la première fois depuis des siècles.
L’amour ?
Il avait des sentiments pour Renie, mais s’agissait-il vraiment d’amour ?
Ysanne prit les mains d’Edmond dans les siennes.
— Tu seras fouetté demain matin, avant le départ de Jemima.
Edmond hocha la tête. Dès l’instant où il avait traversé la salle de bal
pour défendre Renie, il avait su qu’il en subirait les conséquences.
Désormais, Renie était en sécurité, et cela valait toutes les punitions du
monde.
Edmond reconnut un éclat de compassion dans les yeux d’Ysanne, une
émotion qu’elle ne montrait pas souvent aux autres vampires.
— Je suis vraiment désolée, mon vieil ami.
Elle déposa un baiser sur son front, comme elle l’avait fait quelques
siècles plus tôt avant de l’abandonner.
Ludovic ne m’avait pas quittée d’une semelle depuis qu’Edmond, Adrian,
Ysanne et Jemima avaient disparu de la salle à manger.
Je voulais attendre le retour d’Edmond mais il m’en avait dissuadée.
Mieux valait reprendre le cours de la soirée, sans attirer davantage
l’attention.
Fadime avait recommencé à jouer, un morceau rapide et animé. Ludovic
m’invita à danser pour que personne n’ait le temps de me poser des
questions. Je détestais devoir sourire et faire semblant de m’amuser sans
savoir ce qui arrivait à Edmond, mais je n’étais pas assez stupide pour
ignorer les conseils de Ludovic.
Jemima et Adrian entrèrent dans la salle et se fondirent dans la foule.
En apparence, Adrian avait l’air tellement normal, beau et élégant
comme n’importe quel vampire, mais je n’oublierais jamais la façon dont
ses yeux rouges avaient brillé, sa poigne meurtrière, et la manière dont il
avait planté ses crocs dans mon cou.
Ludovic se repositionna, formant un mur solide entre Adrian et moi. Il
me proposa de soigner les plaies, mais j’avais désormais trop peur qu’on
approche de mon cou.
Une main se posa sur mon épaule. Je me retournai et me retrouvai face à
Jemima.
— Je vous présente mes plus sincères excuses pour la façon dont Adrian
s’est comporté avec vous. Ce n’est pas ainsi que je gère les choses dans ma
Maison, et je peux vous assurer qu’il sera dûment puni à notre retour à Nox.
En attendant, j’espère que vous allez bien.
— Je… je vais bien, bégayai-je.
Malgré mes maigres connaissances de la diplomatie des vampires, je
savais que lui renvoyer ses excuses à la figure n’était pas recommandé.
— Je suis heureuse de l’entendre, conclut Jemima en quittant la piste.
Ludovic n’avait pas lâché ma main.
— Je suis impressionné, remarqua-t-il. Il est rare qu’une maîtresse de
maison s’excuse, encore moins auprès d’une donneuse.
— Jemima a l’air différente des autres.
Edmond revint enfin dans la salle à manger. Je n’avais qu’une envie : me
jeter dans ses bras. Ludovic me retint, un avertissement dans le regard. Je
ne savais pas s’il était au courant de ma relation avec Edmond, mais je ne
devais surtout pas montrer mes sentiments devant tout le monde.
À la fin du morceau, Edmond se dirigea vers nous, ignorant les regards et
les messes basses. Il croisa le regard de Ludovic, puis me tendit la main.
Son expression solennelle ne laissait rien transparaître.
— Me ferais-tu l’honneur d’une danse ?
Alors que j’acceptais son invitation, Roux se détacha de son partenaire et
se précipita vers nous.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiéta-t-elle. Tu vas bien ?
— Est-ce qu’on peut en parler plus tard ?
Je détestais la repousser, mais je voulais à tout prix savoir ce qu’Edmond
avait subi.
Roux hocha la tête, puis elle se tourna vers Ludovic.
— Tu danses avec moi ? proposa-t-elle.
Ludovic cligna des yeux, visiblement surpris. Roux n’attendit pas sa
réponse. Elle l’attira sur la piste.
Edmond me guida avec les pas qu’il m’avait appris auparavant. Notre
rythme n’était pas adapté à la musique, mais c’était le cadet de nos soucis.
— Tu n’étais pas obligé de me défendre, murmurai-je.
— Bien sûr que si. Je le referais sans hésiter.
— Est-ce que tu vas avoir des ennuis ?
Edmond secoua la tête en souriant.
— Cela n’a pas d’importance, mon ange.
Sa voix était douce comme une caresse. Malgré ce qui s’était passé entre
nous, je mourais d’envie de l’embrasser, de sentir son corps contre le mien.
Je n’étais pas venue à Belle Morte pour tomber amoureuse. Edmond et
moi chutions ensemble, accrochés l’un à l’autre alors que la tempête
soufflait autour de nous.
Que se passerait-il quand nous atterririons ?
Edmond était immortel. Son cœur supporterait mieux la douleur que le
mien. Ou peut-être était-il encore plus fragile, parce qu’il avait aimé et
souffert plus que moi.
Quand nos pieds toucheraient le sol, nous nous briserions en mille
morceaux.
Pour l’instant, je voulais juste continuer à tomber.

À la fin de la soirée, Edmond soigna mes marques de morsure, et je


retournai dans ma chambre avec Roux et Jason, qui se blottirent dans mon
lit. Il n’était pas assez grand pour nous trois, mais après ce qui s’était passé,
je ne voulais pas être seule.
Je racontai tout à mes amis, mais je n’osai pas spéculer sur ce qui
arriverait à Edmond.
Ce qui était certain, c’était que ses actions auraient des conséquences.

Le lendemain matin, Melissa nous réveilla en faisant irruption dans notre


chambre.
— Il se passe quelque chose dehors ! cria-t-elle.
Trois têtes décoiffées et fatiguées émergèrent de sous les couvertures en
même temps.
— Oh ! Désolée, s’excusa Melissa. Je ne savais pas que c’était votre truc.
— Quel truc ? marmonnai-je en bâillant.
— Elle pense qu’on aime les plans à trois, s’amusa Jason.
Mes joues rougirent aussitôt. Roux éclata de rire.
— Tu te fais des films, Melissa.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.
— Jemima et Ysanne ont emmené Edmond dans le jardin il y a dix
minutes, expliqua-t-elle. Tous les vampires sont dehors. J’ai essayé de les
rejoindre mais la sécurité m’en a empêchée. Les donneurs ne sont pas
autorisés à sortir de la maison ce matin.
Mon cœur s’emballa.
— C’est la première fois que ça arrive, ajouta Melissa en me regardant.
Est-ce que tu sais ce qui se passe ?
— Mon Dieu, soufflai-je. Ils punissent Edmond pour avoir frappé
Adrian.
Je me levai à toute vitesse. Je n’avais pas détaché mes cheveux après le
bal, et ma nuit agitée les avait transformés en une masse de nœuds, de
boucles et de laque. Je n’avais pas le temps de me changer. J’enfilai la paire
de bottines la plus proche, un manteau par-dessus ma robe, puis je sortis de
la chambre en courant.
Amit était en train de discuter avec un petit groupe de donneurs dans le
couloir. L’un d’entre eux me posa une question, mais je ne pris pas le temps
de lui répondre. Le souffle coupé par l’angoisse, je remontai le couloir de
l’aile sud et dévalai l’escalier.
Dexter se tenait devant la porte qui menait au jardin. Il leva une main en
me voyant arriver.
— Personne n’est autorisé à sortir pour le moment.
— Pourquoi ?
Il me lança un regard à la fois grave et triste.
— Vous n’avez pas le droit de nous le dire, devinai-je.
— Je crains que non.
Ce n’était pas sa faute, mais j’avais envie de hurler, de le pousser, de
mettre fin à ce qui était en train de se passer.
— S’il vous plaît ! le suppliai-je.
J’étais encore en colère contre Edmond, mais je ne supportais pas de le
savoir en train de souffrir.
— Je suis vraiment désolé, insista Dexter. Vous devriez retourner dans
votre chambre.
Quelqu’un posa une main sur mon bras. Je bondis de surprise. C’était
Roux. Je n’avais même pas remarqué qu’elle m’avait suivie.
— Viens, Renie.
Dans un état second, je la laissai me ramener dans notre chambre. Jason
était assis sur le lit de Roux, un oreiller dans les bras. Melissa faisait les
cent pas. Aiden était adossé au mur.
— Alors ? demanda Melissa.
— Je ne sais pas ce qui se passe, soupirai-je.
Mes mots avaient un goût amer. Un goût d’échec.
— Ça a un rapport avec toi, pas vrai ? lança Aiden, qui semblait plus
résigné que furieux. Chaque fois que quelque chose d’étrange arrive dans
cette maison, c’est lié à toi.
— Je n’ai rien demandé, me défendis-je.
— Mais tout a changé quand tu es arrivée ici.
— Ce n’est pas ma faute !
Roux s’interposa.
— Temps mort, les amis. On se détend.
Comment pourrais-je me détendre alors que quelque chose d’horrible
était en train d’arriver à Edmond ?
Je titubai et m’agrippai à la manche de Roux.
— Ils ne vont quand même pas le tuer ? Ils ne l’ont pas emmené dehors
pour… pour…
— Non. N’y pense même pas, Renie. C’est impossible.
— Tu n’en sais rien.
— Ils ne vont pas tuer Edmond parce qu’il a frappé Adrian, renchérit
Jason. Les lois des vampires sont peut-être différentes de celles des
humains, mais leur sens de la justice n’est pas aussi extrême.
— Dans ce cas, pourquoi on n’a pas le droit de sortir ?
— Parce que les vampires nous cachent des choses ? suggéra-t-il.
— Ou parce qu’ils veulent préserver leur image et ne pas effrayer leurs
donneurs, dit Roux.
— Il est un peu tard pour ça, marmonna Melissa.
Aiden la serra dans ses bras. Il me fixa tandis que je m’asseyais au bout
de mon lit.
Je poussai un soupir d’agacement.
— Je ne sais pas ce qui se passe, Aiden. C’est la vérité.
— Tu en sais beaucoup plus que tu le prétends, me reprocha-t-il.
Jason leva une main.
— Je ne sais pas ce qui se passe non plus, mais ce serait chouette d’être
mis au courant.
— S’il te plaît, Jason, dis-je en me pinçant l’arête du nez. Pas maintenant.
Mon ami avait l’air déçu, mais il n’insista pas. Melissa, en revanche,
n’était pas prête à lâcher le morceau : — Sois honnête avec nous, Renie. Tu
es venue à Belle Morte pour retrouver June, et maintenant tu aides les
vampires à couvrir quelque chose ?
— Ce n’est pas aussi simple !
Je détestais cette situation. Melissa s’inquiétait du sort de son amie. Elle
méritait de connaître la vérité mais je ne voulais pas mettre la vie de June en
danger. Logiquement, Melissa n’avait aucun moyen de contacter le Conseil,
mais que se passerait-il si elle en parlait aux autres donneurs ? Que se
passerait-il si elle quittait Belle Morte et le racontait au monde entier ?
C’était un risque que je ne pouvais pas prendre.
— Pourquoi Edmond a-t-il frappé Adrian ? reprit Melissa.
— Parce qu’il a mis ses mains là où il ne fallait pas.
— Je vis dans cette maison depuis des mois. C’est la première fois que je
vois Edmond réagir comme ça.
— Il m’a défendue, rien de plus.
— Ce n’est pas son rôle ! C’est Ysanne qui doit s’assurer que ses
donneurs vont bien.
— Que veux-tu que je te dise ? soupirai-je.
— La vérité.
La dernière chose dont j’avais besoin, c’était d’un interrogatoire, mais il
était impossible d’en vouloir à Melissa.
Il fallait que je parle à Ysanne.
Je devais savoir ce qu’elle faisait subir à Edmond.
— Où vas-tu ? demanda Melissa alors que je me dirigeais vers la porte.
Je ne pris pas la peine de lui répondre.
Roux me tapota l’épaule au passage. Je compris qu’elle empêcherait
quiconque de me suivre.
Qu’avais-je fait pour mériter une amie pareille ?

Je ne savais pas si Ysanne était encore dehors avec les autres vampires,
mais elle finirait bien par rentrer, et quand elle le ferait elle me trouverait
dans son bureau.
Alors que je descendais l’escalier, une garde franchit la porte d’entrée
avec des flocons sur les épaules.
— Il neige, me confia-t-elle en me souriant.
J’essayai de lui sourire en retour, mais les muscles de mes joues étaient
bloqués et j’avais un nœud dans la gorge.
Le premier souvenir que j’avais de la neige remontait à mes six ans.
J’avais déjà vu de la neige auparavant, mais seulement quelques flocons qui
ne tenaient jamais. Un matin, June et moi nous étions réveillées et avions su
que quelque chose avait changé. La lumière était différente, et les bruits
habituels de l’extérieur étaient étouffés.
Le monde entier s’était transformé pendant la nuit.
Nous nous étions précipitées dehors vêtues de nos pyjamas Disney, sans
prendre le temps de mettre des chaussures, sans nous soucier du froid et de
la neige qui nous brûlaient les pieds.
Notre mère nous avait appelées et forcées à nous changer. Emmitouflées
dans nos bonnets, manteaux, écharpes, bottes et gants, nous avions passé le
reste de la journée à jouer dans la neige. Sur le moment, ç’avait été le jour
le plus magique de nos vies. Cela restait l’un de mes plus beaux souvenirs
d’enfance.
Un souvenir que June avait oublié.
Tout ce que nous avions partagé, une vie de rires, de chamailleries, de
plaisanteries, de malentendus et d’amour, tout avait été effacé au moment
où June s’était réveillée enragée.
Comment avais-je pu échouer aussi lamentablement ?
Alors que j’approchais du bureau, j’aperçus Ysanne et Isabeau, plantées
devant la porte. Isabeau attrapa la main d’Ysanne et déposa un baiser sur
ses doigts. Ysanne caressa son visage avec une douceur dont je ne la
croyais pas capable.
Elle murmura quelque chose et Isabeau hocha la tête, lâcha sa main et
remonta le couloir.
— Que me vaut le plaisir de cette visite, Renie ? demanda Ysanne en
m’invitant dans son bureau.
— Je veux savoir ce qui est arrivé à Edmond.
La maîtresse de maison s’assit, le visage tendu.
— Edmond s’est repenti par le sang.
— C’est-à-dire ? dis-je en prenant place en face d’elle.
— Il a été fouetté publiquement.
— Vous l’avez fouetté ?
— Pas moi. Phillip s’en est chargé.
— Pourquoi ?
— C’est un parti neutre.
— Comment avez-vous osé ? hurlai-je. Edmond est votre ami ! Vous
n’avez donc pas de cœur ?
Le regard d’Ysanne s’assombrit davantage. Je me retins d’ajouter autre
chose, consciente d’être seule avec une vampire qui m’avait déjà
assommée.
À ma grande surprise, la colère d’Ysanne s’évanouit aussi vite qu’elle
était apparue.
— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, déclara-t-elle.
— Tant mieux, parce que je ne comprends rien.
— Lorsque nous avons établi les Maisons et le système de donneurs,
nous avons mis en place certaines règles. Les humains continueront de nous
accepter seulement si les Maisons restent en bons termes. Les vampires sont
connus pour leur beauté, leur grâce et leur âge, pas pour leurs querelles
insignifiantes. Pour préserver cet équilibre, nous devons maintenir un
certain sens des convenances les uns envers les autres. Edmond a dérogé à
la règle en frappant un invité.
— Pour me protéger ! m’indignai-je.
— J’en ai conscience, mais il existe plusieurs façons de gérer ce genre de
situation. La violence n’en fait pas partie. Edmond le savait.
— Et fouetter quelqu’un n’est pas violent ?
— C’est une punition. Ce n’est pas la même chose. Si Edmond pensait
qu’Adrian abusait de notre hospitalité, il aurait dû venir nous voir, Jemima
et moi, et nous aurions réglé le problème. Au lieu de cela, il s’est emporté
devant tout le monde, insultant gravement Jemima et sa Maison.
Edmond avait pris ma défense tout en ayant conscience des
conséquences. Les yeux me brûlaient, mais je n’arrivais pas à pleurer.
J’étais trop en colère.
— Diriger une Maison exige de faire des choix compliqués, parfois
désagréables. Les maîtres et maîtresses de maison doivent s’assurer que tout
se passe bien, que l’intégration des vampires dans le monde des humains ne
soit pas compromise. Nous ne pouvons pas tolérer ce genre d’agressivité.
— Vous m’avez projetée contre un mur, lui rappelai-je. Vous ne trouvez
pas ça agressif ?
— Je n’agis que pour le bien des miens. Que crois-tu qu’il arriverait si les
humains cessaient de nous apprécier ? La faveur du public se retournerait
contre nous. Les donneurs cesseraient de se porter volontaires. Le monde
entier aurait peur de nous. Nous ne serions plus en sécurité dans nos
manoirs. Des humains en colère nous chasseraient, comme ils l’ont fait par
le passé. Pour éviter le pire, il est essentiel de punir la violence chez mes
vampires.
Je n’avais jamais vraiment compris à quel point le mode de vie des
vampires dépendait de la façon dont les humains réagissaient à leur égard.
Ces créatures semblaient tellement supérieures à nous qu’il me paraissait
impossible d’envisager que nous ayons le pouvoir de renverser leur empire.
Manifestement, Ysanne nous en croyait capables.
J’étais toujours aussi furieuse mais j’appréciais la franchise d’Ysanne,
qui me parlait d’égal à égal plutôt que de vampire à donneuse et qui me
faisait confiance en partageant ces informations.
Malgré tout, je refusais d’accepter ce qu’elle venait de faire subir à
Edmond.
— Vous n’auriez pas dû le fouetter, lui reprochai-je. Peu importe les
raisons.
— Dans ce cas, tu n’es pas suffisamment mature pour le comprendre.
La voix d’Ysanne était tranchante comme du verre.
— J’ai vécu de nombreuses vies, Renie. J’ai causé beaucoup de
souffrance autour de moi, et j’ai moi-même souffert plus que tu ne peux
l’imaginer. J’ai vu les profondeurs du mal et de la dépravation humaine. Je
sais ce que les humains sont capables d’infliger aux vampires qu’ils
considèrent comme une menace. Les décisions que je prends peuvent
sembler extrêmes, mais elles sont nécessaires. Je ne me laisserai pas
sermonner par une petite fille naïve. Je t’assure que la punition d’Edmond
aurait pu être bien pire. Je l’ai épargné plus d’une fois dans le passé. Je ne
suis pas un monstre, mais je ne peux pas laisser Edmond transgresser de
manière aussi flagrante les règles qui existent pour nous protéger.
Le regard d’Ysanne était tellement glacé que j’en eus la chair de poule.
— Edmond a commis une erreur en décidant de te défendre. En dehors
de la punition elle-même, l’humiliation n’est pas quelque chose qu’il
oubliera facilement. Il est rare qu’un homme de son rang tombe aussi bas.
Surtout pour une donneuse.
À en croire le ton qu’elle avait employé, Edmond aurait aussi bien pu
risquer sa réputation pour un asticot.
— Au lieu de piquer une colère contre moi, tu devrais apprécier le
sacrifice d’Edmond, conclut-elle.
J’avais envie de lui jeter quelque chose à la figure. Le pire, c’était qu’une
partie de ce qu’elle disait était cohérent. Je ne comprenais pas les vampires,
ni la fragilité de leur position dans le monde, ni ce qui se passerait si
l’équilibre entre humains et vampires était rompu, car je n’étais pas à leur
place. Malgré tout, j’avais conscience que les humains pouvaient se
retourner contre eux. Nous avions évolué, mais je n’étais pas naïve au point
de nous croire incapables des mêmes préjugés et de la même violence que
ceux dont nous avions fait preuve par le passé.
— Vous avez puni Edmond pour avoir enfreint les règles, dis-je
calmement. Mais vous n’êtes pas innocente non plus.
— Pardon ?
— Vous avez caché June. C’est interdit par le Conseil mais vous l’avez
fait, pour le bien de tous. Pourquoi avez-vous ce privilège, et pas Edmond ?
Les lèvres d’Ysanne pâlirent.
Elle prétendait qu’elle n’était pas un monstre. Une partie de moi acceptait
qu’il soit difficile de concilier ses amitiés avec ses devoirs de maîtresse de
maison, mais il n’était pas juste qu’Edmond soit fouetté alors qu’Ysanne
s’en tirait à bon compte.
Quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez, lança Ysanne, sans me quitter des yeux.
Ludovic se glissa dans la pièce. Sa présence me soulagea aussitôt.
Edmond et lui étaient amis depuis longtemps. Si Edmond était gravement
blessé, Ludovic ne l’aurait pas abandonné.
— Edmond est installé dans sa chambre, déclara-t-il d’un ton sec. Il y
restera jusqu’à sa guérison.
— Merci, répondit Ysanne.
Ludovic ne croisa pas son regard. Il se contenta de hocher la tête et quitta
le bureau en claquant la porte un peu plus fort que nécessaire. Il en voulait
visiblement à Ysanne d’avoir fait souffrir son ami.
— Y a-t-il autre chose ? me demanda-t-elle.
Je secouai la tête.
Elle montra la porte du doigt, et je sortis en silence.
Ludovic m’attendait dehors. J’allais lui parler, mais il posa un doigt sur
ses lèvres et me fit signe de le suivre dans le couloir, loin du bureau
d’Ysanne.
— Est-ce qu’il va bien ? demandai-je à voix basse.
— Je l’ai connu plus en forme, répondit-il d’un air grave.
— Je ne voulais pas que ça arrive.
— Ce n’est pas ta faute, Renie. Edmond n’arrête pas de demander de tes
nouvelles. Il veut savoir si tu vas bien.
— Il vient d’être fouetté, et il s’inquiète pour moi ? dis-je en souriant
malgré moi.
Ludovic m’observa avec attention.
— Tu tiens à lui, n’est-ce pas ?
J’hésitai à lui répondre. Ysanne n’était pas stupide. Elle avait
probablement deviné qu’Edmond avait des sentiments pour moi. Avouer
tout haut qu’il y avait quelque chose entre nous était plus que risqué, mais
Ludovic ne trahirait pas les secrets de son meilleur ami.
— Oui, je tiens à lui. Je sais que je ne devrais pas, mais c’est plus fort
que moi.
De nouvelles larmes me piquèrent les yeux.
— Veux-tu le voir ? murmura Ludovic.
— Je croyais que les donneurs n’étaient pas autorisés à entrer dans l’aile
nord.
— C’est le cas, mais je suis prêt à prendre le risque.
— Et si Ysanne l’apprend ?
Le visage de Ludovic s’assombrit. Je me demandais ce qu’il pensait
réellement d’Ysanne.
— Je sais pourquoi Edmond a été puni, soupira-t-il. Je sais aussi que la
seule chose qu’il désire en ce moment, c’est te voir. Alors, oui, je suis prêt à
affronter la colère d’Ysanne si cela permet à mon meilleur ami d’être
heureux.
C’était peut-être ma dernière chance de voir Edmond. Si Ysanne avait
découvert la vérité, elle nous interdirait sûrement de nous fréquenter. Un
jour plus tôt, je m’en serais peut-être réjouie, mais maintenant je n’avais
qu’une idée en tête : être à ses côtés.
— Emmène-moi le voir, décidai-je.

Pour une fois, le destin me sourit. Personne ne nous repéra. Dans l’aile
nord, Ludovic s’arrêta devant une porte en bois sculpté et tourna la poignée.
J’entrai dans la chambre d’Edmond. À quelques différences près, elle
ressemblait à la mienne : les murs étaient en velours bleu nuit, les rideaux
en brocart noir. Une paire d’épées était accrochée au mur. La pièce était
dominée par un lit à baldaquin, dont les montants étaient sculptés dans du
bois épais, avec des bandes de tissu foncé qui pendaient de chaque côté.
Edmond était allongé sur le ventre, sur une serviette noire, le dos
recouvert de sang et de chair.
Il souleva la tête en grognant de douleur.
— Renie ?
Je traversai la pièce à toute vitesse et grimpai sur le lit. Alors que
Ludovic fermait la porte derrière lui, j’étouffai mes larmes en inspectant le
dos déchiqueté d’Edmond.
— Pourquoi tu ne guéris pas ?
— Le fouet était en argent, expliqua Edmond. Les vampires sont
allergiques à l’argent. Cela retarde le processus de guérison. Je vais guérir,
mais cela prendra un peu de temps.
La cruauté de l’acte me brisa le cœur.
Edmond ne pouvait pas se redresser, alors je m’allongeai à ses côtés,
rapprochant nos visages autant que possible. La douleur avait creusé des
sillons sur son front et dessiné des cercles sombres sous ses yeux. Il avait
l’air plus humain que jamais. C’était donc à cela qu’Edmond aurait
ressemblé s’il n’avait pas été immortel – toujours aussi beau, mais
vulnérable et imparfait.
— Pourquoi m’as-tu défendue ? murmurai-je. Ysanne m’a dit que si tu
lui avais raconté ce qui se passait, elle aurait réglé le problème elle-même.
Edmond serra ma main dans la sienne.
— Je n’avais pas les idées claires. Je l’ai vu poser ses mains sur toi, te
mordre… Tout ce que je voulais, c’était l’éloigner de toi. Il s’en tire plutôt
bien. J’aurais pu lui arracher la tête.
— Mais… regarde ce qui t’est arrivé.
J’examinai les entailles sanglantes superposées aux cicatrices datant de sa
vie humaine.
Edmond me sourit malgré sa souffrance.
— Cela en valait la peine.
— Pourquoi es-tu prêt à te sacrifier pour moi alors que notre relation n’a
aucun avenir ?
— Parce que je tiens à toi, Renie. Il serait naïf de continuer à prétendre le
contraire.
Edmond se rapprocha un peu plus de moi, mais ce simple mouvement
tordit son visage de douleur.
— Est-ce que je peux t’aider ? suggérai-je. Nettoyer tes plaies ?
Je ne savais pas si j’étais capable d’éponger le sang sur son dos ravagé,
mais je ne supportais pas d’être aussi impuissante.
— Non. Les blessures n’arrêteront pas de saigner jusqu’à ce qu’elles
commencent à cicatriser. Inutile de nettoyer quoi que ce soit.
Je n’appréciais pas sa réponse, mais Edmond connaissait mieux ses
capacités de guérison que moi. Je devais lui faire confiance.
— Est-ce que tu veux boire mon sang ? Cela accélérerait le processus,
pas vrai ?
— Oui, mais c’est interdit. Les blessures doivent guérir d’elles-mêmes.
Cela fait partie de la punition.
— Je n’arrive pas à croire qu’Ysanne t’ait fait une chose pareille…
— Elle n’avait pas le choix.
— Je sais. Elle m’a tout expliqué.
— C’est vrai ? s’étonna Edmond. Ysanne n’a pas l’habitude de se
justifier auprès de ses donneurs.
— Alors pourquoi l’a-t-elle fait ?
— Elle voulait sûrement que tu comprennes sa décision.
— Ou que j’arrête de la prendre pour un monstre, dis-je en levant les
yeux au ciel.
Edmond fronça les sourcils.
— Je sais ce que tu penses d’elle, Renie, mais Ysanne est mon amie.
— Elle a une drôle de façon de le montrer.
— Elle a des règles à respecter, et elle ne peut pas se permettre de faire
du favoritisme. Sinon, un autre vampire pourrait contester sa place en tant
que maîtresse de maison.
Je n’avais pas pensé à cette éventualité. Le doute s’insinua aussitôt dans
mon esprit. Il m’était difficile d’éprouver de la compassion pour Ysanne
alors qu’Edmond saignait et souffrait à côté de moi.
— Je ne savais pas que quelqu’un pouvait défier son autorité, avouai-je.
— C’est rare, mais cela arrive. Les membres du Conseil sont parmi les
plus anciens et les plus puissants d’entre nous, mais certains aimeraient
prendre leur place. Le pouvoir est une tentation dangereuse, pour les
vampires comme pour les humains.
— Est-ce que c’est déjà arrivé ?
— À Ysanne ? Non. Mais c’est arrivé dans d’autres Maisons. Henry, de
la Maison Midnight, a été défié deux fois, et Jemima une fois.
Je n’arrivais pas à imaginer la délicate Jemima se battre contre un
usurpateur potentiel, mais j’avais la fâcheuse tendance à sous-estimer la
force surnaturelle des vampires.
— Ils n’ont pas réussi, devinai-je.
— Non. Les maîtres et maîtresses de maison sont là pour une raison.
Aucun d’entre eux n’est prêt à renoncer à sa position.
— Ysanne ne se laisserait pas faire.
— Sûrement pas, répondit-il en souriant. Belle Morte est tout pour elle.
Malheur à celui qui essaiera de la lui enlever.
Je savais que je ne devais pas toucher Edmond, mais c’était plus fort que
moi. Je passai une main sur son bras. J’aurais aimé explorer chaque
centimètre de sa peau, l’embrasser sans jamais m’arrêter, l’accueillir en moi
et vivre l’extase dans ses bras.
— Merci, Edmond.
— De quoi ?
— De m’avoir défendue. Je déteste te voir souffrir, mais merci de
m’avoir sauvée.
Les yeux d’Edmond brillaient comme des étoiles, même si son visage
était encore crispé par la douleur. Je lui caressai la joue avec tendresse.
Ce n’était pas juste.
J’avais eu des relations amoureuses auparavant, mais cette fois c’était au-
delà de tout ce que j’avais ressenti.
Le monde était plus lumineux quand Edmond était à mes côtés.
Chaque fois qu’il souriait, je fondais.
Chaque fois qu’il me regardait, je regrettais que notre histoire soit
impossible.
Chaque fois qu’il me touchait, je frissonnais de bonheur.
Je posai sa main contre ma poitrine. Mon regard dériva vers ses lèvres. Je
mourais d’envie de l’embrasser mais je n’osai pas. Il serait déjà assez
difficile de sortir de cette chambre. Avec le goût d’Edmond sur mes lèvres,
jamais je n’y parviendrais.
— Il faut que j’y aille, chuchotai-je en me redressant.
Edmond me retint.
— Ne pars pas, me supplia-t-il.
C’était la première fois que j’entendais du désespoir dans sa voix.
C’était décidé. Je resterais avec lui aussi longtemps qu’il me le
demanderait.
— On pourrait avoir des ennuis, lui rappelai-je en me rallongeant.
— Je m’en fiche.
Je ne l’embrassai pas, et lui non plus. Nous savions tous les deux que
cette ligne était infranchissable.
Nous nous blottîmes l’un contre l’autre, main dans la main.
Et c’était mieux que rien.

À mon réveil, j’étais complètement désorientée. Combien de temps


avais-je dormi ?
En prenant soin de ne pas déranger Edmond, je me redressai sur le lit.
Les minuscules pierres précieuses de ma robe avaient laissé des marques
sur ma peau et je préférais ne pas imaginer à quoi ressemblaient mes
cheveux.
Edmond était toujours endormi. Avec les yeux fermés et les crocs cachés,
le visage détendu, il aurait pu passer pour un humain. Ses cheveux
tombaient sur son front, une ombre noire sur sa peau pâle.
Le sang avait coagulé sur son dos, les croûtes avaient noirci mais
n’avaient pas encore cicatrisé.
Je m’imaginai me réveiller à ses côtés tous les matins, et m’endormir
avec lui tous les soirs.
Pourquoi me torturais-je en pensant à des choses qui m’étaient interdites
?
Edmond ouvrit les yeux. Il commença à s’étirer mais se crispa de
douleur.
— Je n’étais pas sûr que tu resterais, dit-il en souriant.
— Je ne serais pas partie sans te prévenir.
— Est-ce que tous tes pyjamas sont aussi… fantaisistes ? me taquina-t-il,
en passant une main sur ma robe.
Elle était froissée, et mon maquillage avait probablement coulé, mais
Edmond me regardait comme si j’étais la plus belle chose qu’il ait jamais
vue.
— Ce vieux truc ? plaisantai-je. Ce n’est rien comparé à mes autres
pyjamas.
— Dans ce cas, j’ai hâte de les voir.
Nos sourires s’envolèrent. Edmond ne verrait jamais mes pyjamas.
Pendant un instant, on avait tous les deux oublié ce détail. La réalité nous
était revenue en pleine figure, brute et misérable.
— Merci d’être restée, Renie.
Je déposai un baiser sur son front. Sans prévenir, Edmond leva la tête, et
ses lèvres rencontrèrent les miennes.
J’eus à peine le temps d’admettre que c’était une mauvaise idée avant
que sa bouche ne chasse toutes les pensées de mon esprit. J’enfouis une
main dans ses cheveux. Edmond se redressa sur un bras et promena sa main
libre le long de ma hanche, jusqu’à ma poitrine. Je retins mon souffle alors
que ses doigts s’attardaient sur mon corsage. Il m’admirait comme un bijou
précieux qu’il avait peur de manipuler.
Je saisis sa main, avec l’intention de la monter plus haut, mais Edmond
se rallongea sur le ventre en gémissant.
— Est-ce que ça va ? m’inquiétai-je.
Quelle idiote. Pendant ces quelques secondes délicieuses, j’avais oublié
qu’Edmond était blessé.
Ses plaies étaient encore à vif.
— Je suis désolée.
Pourquoi m’excusais-je ? Parce que je ne pouvais pas faire disparaître sa
douleur ?
Parce que nous étions allés trop loin ?
Parce que j’étais une humaine et lui un vampire ?
— Peut-être est-ce une bonne chose que je ne sois pas… en état, dit-il
avec un sourire en coin.
Une vague de chaleur me brûla les joues. Si Edmond n’avait pas été
blessé, rien ne nous aurait arrêtés. Nous nous serions perdus l’un dans
l’autre, sans nous soucier des conséquences.
Même si j’en avais envie, j’étais soulagée que nous ne soyons pas allés
plus loin. Si nous avions craqué, je n’aurais pas eu la force de partir. Et il
fallait que je parte. Ysanne m’y obligerait. Mieux valait s’éloigner
maintenant plutôt que d’être arrachée des bras d’Edmond.
Je remarquai un vieux livre relié posé sur la table de chevet. Je penchai la
tête et lus le titre doré à voix haute.
— Le Comte de Monte-Cristo.
Edmond me sourit. Je n’avais pas l’habitude de déchiffrer ses émotions
sur son visage. Il était peut-être trop fatigué pour maintenir son masque de
vampire, ou peut-être était-ce parce que nous étions dans l’intimité de sa
chambre. Ici, il n’avait pas à faire semblant.
— Lorsque j’ai compris que Dumas avait utilisé mon nom dans son
roman, j’ai acheté un exemplaire. Il ne m’a pas quitté depuis.
— Dumas aurait été flatté, remarquai-je.
J’admirai le livre qu’Edmond gardait précieusement depuis presque deux
siècles. Je repoussais le moment de mon départ, mais la réalité de la
situation me revenait peu à peu, et la peur pesait au creux de mon estomac.
D’ici une semaine, Ysanne tuerait June.
— Je dois y aller, annonçai-je en glissant mes doigts dans les cheveux
d’Edmond.
— Je ne veux pas que tu partes.
— Je sais, mais il le faut.
Je me penchai pour l’embrasser mais je me retins au dernier moment.
Je sortis du lit et contemplai Edmond une dernière fois. Un jour, il
rencontrerait quelqu’un d’autre, une magnifique vampire qui ne vieillirait et
ne mourrait jamais.
Une douleur amère me transperça la poitrine.
Edmond leva la tête.
— Quelqu’un approche, chuchota-t-il.
On frappa à la porte avant même que j’aie le temps de paniquer.
— Edmond ? lança une voix. Tu es réveillé ?
C’était Etienne. Si cela avait été un autre vampire, je me serais sûrement
cachée sous le lit, mais je lui faisais confiance.
Quand j’ouvris la porte, Etienne sembla surpris de me voir.
— Renie ? Que fais-tu ici ?
— Je voulais m’assurer qu’Edmond allait bien.
— Tu n’as pas le droit d’entrer dans l’aile nord.
— Je sais. J’allais partir, et j’apprécierais que tu ne parles de ma visite à
personne.
— Bien sûr, me promit-il.
— Peux-tu la raccompagner jusqu’à sa chambre ? lui demanda Edmond.
Etienne hocha la tête.
— Tu n’es pas obligé… commençai-je.
— Je te considère comme une amie, Renie. Je ne veux pas qu’il t’arrive
quoi que ce soit.
Ma gorge se noua tandis que je quittai Edmond.
J’aurais aimé lui dire au revoir, mais ma bouche fut incapable de former
les mots.

— Je ne savais pas que les vampires et les donneurs avaient le droit


d’être amis, dis-je alors que nous remontions le couloir de l’aile nord.
Etienne s’arrêtait de temps en temps et tendait l’oreille pour s’assurer que
nous étions seuls.
— Techniquement, Ysanne ne nous a jamais interdit de nous lier d’amitié
avec les donneurs. D’ailleurs, je me fiche pas mal de ce qu’elle pense.
D’abord Ludovic, maintenant Etienne. Non pas que je m’en plaigne, mais
est-ce que quelqu’un respectait les règles d’Ysanne ? Ils lui en voulaient
peut-être simplement d’avoir fouetté Edmond.
— Qui aurait cru que les vampires pouvaient être aussi gentils ?
plaisantai-je.
C’était censé être une blague, mais le sourire d’Etienne était teinté de
tristesse.
— Les gens ne voient que ce qu’ils veulent voir.
J’avais dit la même chose à Edmond, mais j’avais l’impression que
c’était il y a des années. À Belle Morte, les jours se mélangeaient, une suite
sans fin de fêtes et de morsures.
Je commençais à me demander comment j’allais m’adapter au retour
dans le monde réel.
Nous sortîmes de l’aile nord sans croiser personne. Etienne me
raccompagna jusqu’à ma chambre.
— Merci, Etienne.
— Avec plaisir.
Je le regardai s’éloigner, puis je poussai la porte. Jason était parti mais
Melissa était assise sur le lit de Roux, tête baissée, pendant qu’Aiden et
Roux se disputaient au milieu de la pièce.
— Je m’en soucie parce que j’aime Melissa, et que cette histoire la
perturbe ! s’écria Aiden.
Ils se turent un instant en me voyant entrer.
— Où étais-tu passée ? me demanda Aiden.
— Nulle part.
— Un autre mensonge, ricana-t-il. Je ne comprends pas ! Pourquoi l’as-tu
dit à Roux et pas à nous ?
— Quoi ?
— Ce que tu nous caches ! répondit Melissa. Roux est au courant. On le
sait.
Je secouai la tête d’un air désolé. Melissa avait les larmes aux yeux.
Aiden serra les poings.
— Bien. Si tu ne veux pas nous donner de réponses, je les obtiendrai
moi-même.
Il me poussa et sortit en trombe de la pièce.
— Attends ! cria Roux en retenant Melissa. Est-ce qu’il va dans l’aile
ouest ?
Merde.
— Reste ici, ordonnai-je à Roux. Je vais le rattraper.
Je partis en courant après Aiden. Il n’avait que quelques secondes
d’avance sur moi, mais ce mec était rapide. Je me retins de l’appeler. La
dernière chose dont nous avions besoin, c’était d’un public.
Aiden vira sur la gauche et se dirigea vers le couloir qui menait à l’aile
ouest. J’accélérai le pas, mais il était déjà en train de gravir le petit escalier
alors que j’étais encore au milieu du couloir. J’étais terrifiée. Ce n’était plus
seulement June qui allait être découverte, mais Aiden qui courait
aveuglément vers un grave danger.
— Aiden, arrête ! hurlai-je, sans plus me soucier de qui pourrait nous
entendre.
Il se figea en haut des marches, comme s’il tendait l’oreille, mais ce
n’était pas moi qu’il écoutait. C’était le cliquetis des chaînes provenant du
bout du couloir.
— Je t’en prie ! le suppliai-je en atteignant les marches.
Aiden ne m’écoutait plus. Il disparut en courant dans le couloir, vers la
pièce où June était emprisonnée.
Le désespoir me poussa à courir plus vite que je ne m’en croyais capable.
Il hésita un instant devant la porte.
— C’est quoi, ce bruit ? demanda-t-il.
— Viens, Aiden. S’il te plaît. Je vais tout t’expliquer, mais…
Les chaînes claquèrent à nouveau, plus près cette fois, et les mots
moururent dans ma gorge.
Ce bruit… Il était beaucoup trop proche…
Tout à coup, la porte fut arrachée de ses gonds.
June se tenait dans l’embrasure, les yeux rouges comme le feu de l’enfer,
ses mains ensanglantées tordues comme des griffes. Le bâillon en lambeaux
pendait autour de son cou, et ses crocs étaient sortis, s’enfonçant dans ses
lèvres inférieures comme des aiguilles.
Inutile d’essayer de raisonner avec cette créature.
— Cours ! criai-je.
June grogna comme un animal sauvage alors qu’elle se lançait à notre
poursuite. Nous pouvions encore la distancer : elle avait hésité une fraction
de seconde en sortant de la pièce, troublée par sa soudaine liberté et les
longues chaînes qui traînaient derrière elle la ralentiraient.
J’allais tellement vite que je faillis dépasser l’escalier. Je tournai au
dernier moment, en essayant de corriger ma trajectoire. Mes pieds se
dérobèrent sous mon poids.
Je tombai et roulai, chaque marche malmenant mon corps. J’avais la tête
qui tournait. Les murs défilaient à toute vitesse autour de moi. Je me
retrouvai allongée au pied de l’escalier. J’essayai de me relever, mais j’avais
mal au crâne, et ma vision s’assombrissait.
Je ne pouvais pas perdre connaissance.
June était libre.
Un cri.
Un bruit sourd.
Le noir m’avala toute crue.
Le monde reprit lentement forme autour de moi.
J’avais mal partout, mais j’étais en vie.
Un bruit s’infiltra dans ma conscience, un son humide et inhumain.
Lentement, je tournai la tête sur le côté.
Aiden gisait près de moi, la gorge déchirée, la tête quasiment séparée de
son corps. June était accroupie au-dessus de lui, le visage enfoui dans son
cou sanguinolent.
Un cri m’échappa.
June leva les yeux et grogna, les crocs rougis par le sang. J’étais
terrorisée.
Malgré ma tête et mon corps endoloris, je parvins à me lever et à partir
en courant.
June me poursuivit. Des cris résonnaient dans ma tête, des hurlements de
terreur que ma bouche n’était pas en état d’exprimer. Ou peut-être était-ce
le souvenir du dernier cri d’Aiden, imprimé dans mon cerveau.
Non. Les cris n’étaient pas dans ma tête. Ils provenaient d’ailleurs dans le
manoir.
Dans ma précipitation, je percutai Ludovic. Il avait les yeux rouges, ses
cheveux blonds s’échappaient de sa queue-de-cheval, et il tenait une épée à
la main.
— June est libre ! criai-je.
— La maison est attaquée ! dit-il.
Quelques secondes s’écoulèrent, le temps que nous digérions nos
révélations respectives, jusqu’à ce que June surgisse en grognant.
Ludovic me poussa derrière lui.
— Cours, Renie.
— Mais…
— Maintenant.
Même si je détestais laisser Ludovic avec le monstre qu’était devenue
June, il était mieux équipé que moi pour gérer la situation. Sans me
retourner, je pris mes jambes à mon cou. Le volume des cris s’amplifia alors
que je sortais du couloir, le cœur battant.
Quelqu’un attaquait-il vraiment Belle Morte ?
Une nouvelle forme de terreur me noua le ventre. Si Ludovic était là,
Edmond était seul et sans défense dans sa chambre. Il n’était pas en état de
lutter contre d’éventuels agresseurs.
— Edmond, murmurai-je.
En tant qu’humaine, j’aurais bien du mal à lui venir en aide, mais je pris
malgré tout la direction de l’aile nord, poussée par la peur et le désespoir.
J’étais prête à tout pour protéger Edmond.
Alors que j’atteignais l’escalier principal, trois vampires me bloquèrent le
passage – Míriam et deux hommes que je ne connaissais pas. Ils étaient en
train de se battre. L’un d’eux la saisit à la gorge et la jeta au sol. Il la frappa
avec une telle force que j’entendis ses côtes se briser. Le second vampire se
retourna vers moi, les narines dilatées. Il était sur le point de bondir quand
Edmond sortit de nulle part, tel un ange gardien. Il attrapa le vampire, le
souleva et fit craquer son dos contre son genou. Le vampire hurla de
douleur. Edmond le poussa dans l’escalier. Son corps roula sur les marches,
mais il était encore vivant lorsqu’il atteignit le bas de l’escalier. Paralysé, il
nous fixa avec des yeux remplis de haine.
Edmond avança vers l’autre vampire, mais celui-ci sauta par-dessus la
balustrade, atterrissant sans un bruit sur le parquet en dessous.
J’étais pétrifiée. Tout s’était passé en l’espace de quelques secondes, et
mon pauvre cerveau avait du mal à suivre.
Edmond aida Míriam à se relever puis se tourna vers moi.
— Que fais-tu ici, Renie ?
— Je voulais te protéger.
Ma réponse semblait ridicule, mais le visage d’Edmond s’adoucit. Il me
prit dans ses bras et m’embrassa. Lorsque je posai une main sur son dos, je
sentis que sa chemise était humide. Je fronçai les sourcils et m’écartai de
lui. Ma paume était tachée de rouge.
— Tu es encore blessé !
Maintenant que je le regardais de plus près, je voyais la tension sur son
visage, ses traits tirés, la raideur de son corps.
— Peu importe, répondit-il. La maison est prise d’assaut.
— Par qui ?
— Je ne sais pas. Nous essayons d’encercler l’ennemi dans la salle de
bal. Retourne dans ta chambre et n’en sors sous aucun prétexte !
Edmond me saisit par le bras et me poussa vers l’aile sud.
— Tu ne peux pas rester ici, protestai-je. Tu n’es pas en état de te battre.
— Je n’abandonnerai pas ma Maison.
— C’est trop dangereux !
Edmond n’était pas étranger à la douleur et au danger – après tout, il
avait combattu dans plusieurs guerres –, mais j’avais peur qu’il ne soit pas
encore suffisamment rétabli pour se battre, et que ses blessures le rendent
vulnérable.
— S’il te plaît ! le suppliai-je. Viens avec moi.
Edmond posa une main sur ma joue.
— Renie, tu ne peux pas me demander de me cacher pendant que mes
amis défendent Belle Morte. Tu sais que ça ne reflète pas qui je suis.
Je le savais. Edmond n’était pas un lâche et n’abandonnerait jamais ses
amis.
Cela n’apaisa pas la terreur qui écrasait ma poitrine.
— Dans ce cas, mords-moi, dis-je en retroussant ma manche. Mon sang
te donnera de la force.
Il protesta mais je poussai mon poignet contre sa bouche.
Edmond déposa un baiser sur mes lèvres puis mordit mon poignet. Il n’y
avait pas de plaisir cette fois, juste une douleur brûlante, mais je n’en étais
que vaguement consciente. Il scella les plaies avec sa langue, puis il me
raccompagna jusqu’à ma chambre. Devant la porte, il m’embrassa une
dernière fois, puis disparut au bout du couloir.
Dès l’instant où j’entrai dans la pièce, Roux se jeta sur moi.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, livide.
Melissa était recroquevillée dans un coin, les yeux écarquillés.
— La maison est attaquée.
— Par qui ?
— Je ne sais pas.
Roux s’écroula sur son lit, les épaules voûtées comme une fleur fanée. Je
détestais être l’annonciatrice d’une mauvaise nouvelle, mais je devais les
mettre au courant.
— June s’est échappée, ajoutai-je.
Roux me regarda fixement, les yeux remplis de larmes. Il était désormais
inutile de prétendre que ma sœur assoiffée de sang ne rôdait pas dans les
couloirs de Belle Morte.
— Comment ça, elle s’est échappée ? lança Melissa. June est à Belle
Morte ? Et où est Aiden ?
Le ventre noué, je repensai à la gorge arrachée d’Aiden. Comment
annoncer à Melissa que ma sœur venait d’assassiner son petit ami ?
Un fracas retentit dans le couloir. Roux prit mon bras et m’attira vers le
lit. Ses mains tremblaient.
Je fixai la porte. La peur qui bouillonnait en moi s’était calmée,
remplacée par un éclat de détermination. Edmond était là-bas. Mon sang lui
avait donné des forces, mais ce ne serait pas suffisant pour le guérir
complètement. Il m’avait expliqué qu’il ne pouvait pas se cacher pendant
que ses amis se battaient, et soudain je ressentis la même chose. Il m’avait
enfermée ici pour me protéger, mais je ne pouvais pas rester dans ma
chambre pendant qu’il mettait sa vie en danger.
— J’y vais, dis-je en me levant.
— Tu es folle ? cria Roux.
— Edmond est en train de se battre. Je veux être à ses côtés.
Il n’y avait pas grand-chose dans la pièce qui puisse être utilisé comme
une arme, à l’exception de la Vénus de Milo en laiton qui trônait sur ma
table de nuit. Je l’attrapai d’une main puis je me dirigeai vers la porte, mais
Roux me retint par le bras.
— Reste ici, Renie. Je t’en prie.
— Je suis désolée. Il faut que j’y aille.
— Non ! Tu ne vas pas risquer ta vie pour un mec !
— Je l’aime, Roux.
Je ne savais pas qui de nous deux était la plus choquée par mon aveu.
— Je l’aime, répétai-je en vacillant. Mon Dieu… je l’aime !
Je posai mes mains sur les épaules de Roux.
— Véra n’abandonnerait jamais l’homme qu’elle aime, pas vrai ?
Roux hocha la tête en reniflant.
— Et Daphné ne l’en empêcherait pas, confirma-t-elle.
Je n’avais aucune idée de l’aide que je pourrais apporter, mais je ne me
terrerais pas dans cette chambre pendant qu’Edmond défendait Belle Morte.
Je ne savais pas quel avenir nous attendait, mais cela n’avait plus
d’importance. Tout ce qui comptait, c’était Edmond. Je refusais de le laisser
mourir.
Je sortis de la chambre d’un pas déterminé, à la recherche du vampire
que j’aimais.

Je tombai rapidement sur un premier cadavre, un homme allongé au bout


du couloir, la gorge en lambeaux. Je ne savais pas si c’était l’œuvre de June
ou celle d’un vampire ennemi. Je le contournai en essayant de ne pas
m’attarder sur le cratère humide de son cou et la grimace d’agonie sur son
visage. Son uniforme noir m’indiqua qu’il faisait partie de l’équipe de
sécurité de Belle Morte. J’étais soulagée que ce ne soit pas Dexter, mais je
me sentis aussitôt coupable. Ce pauvre homme avait sûrement une famille.
Sa mort était tout aussi injuste.
Comme tous les gardes, il avait un couteau accroché à la ceinture, une
arme bien plus efficace que ma sculpture. Je n’aimais pas l’idée de voler un
objet à un mort, mais je n’avais pas le choix. Il n’aurait plus besoin du
couteau. Moi, si. Ce n’était pas le moment de réfléchir.
Je me penchai sur le cadavre et sortis l’arme du fourreau. La lame était
longue, aiguisée comme un rasoir, plaquée d’argent. Je ne savais pas
comment manier un couteau, mais c’était mieux que rien.
Edmond m’avait dit que les vampires de Belle Morte essayaient d’attirer
les intrus dans la salle de bal. Alors que je me dirigeai vers l’escalier,
j’aperçus le vampire à qui Edmond avait brisé le dos. Il gisait au même
endroit, la tête désormais séparée du corps.
J’espérais que c’était Míriam qui s’était vengée.
Je ne la connaissais pas, mais un instinct protecteur m’envahit par
surprise. Belle Morte n’était peut-être pas ma maison, mais c’était celle de
ces vampires, des amis d’Edmond, et des donneurs. Cela avait été la maison
d’Aiden, et même celle de June pendant un moment.
Peu importe ce que je pensais de Belle Morte, les vampires qui vivaient
ici ne méritaient pas de mourir.
Des hurlements provenaient de la salle de bal. Je descendis les marches,
le couteau à la main. La porte d’entrée du manoir était restée ouverte, mais
je n’osai pas la fermer. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait.
Dans le hall d’entrée, je tombai sur deux autres corps : celui d’un
vampire que je ne connaissais pas, et celui d’Abigail. Ils étaient
pratiquement méconnaissables. Le bras d’Abigail n’était relié à son corps
que par un tendon, et le vampire était coupé en deux, avec un large gouffre
dans la poitrine.
Des flaques de sang s’étaient formées autour d’eux.
J’étais à deux doigts de vomir.
Les bruits de combat s’intensifiaient à mesure que je m’approchais de la
salle de bal, mais mon courage ne faiblissait pas. Il n’était pas trop tard pour
revenir sur mes pas. Je pouvais encore courir jusqu’à ma chambre, me
cacher avec Roux et Melissa jusqu’à ce que tout soit terminé. Personne ne
me le reprocherait, mais je m’en voudrais à jamais.
J’aimais Edmond. Il m’avait fallu du temps pour le reconnaître et,
maintenant que j’en étais certaine, je ne pouvais pas l’ignorer.
Deux silhouettes surgirent dans la salle à manger. Je reconnus aussitôt les
cheveux bouclés d’Isabeau. Elle avait une main serrée autour de la gorge
d’un vampire plus grand qu’elle, qui la repoussait sans cesse. Isabeau avait
sorti ses crocs mais elle avait l’air terrifiée.
Sans réfléchir, je traversai la pièce et plongeai le couteau dans le dos du
vampire. La lame s’enfonça entre ses côtes. Il hurla, se cabra et lâcha
Isabeau. Il tendit une main vers moi, mais la douleur rendait ses
mouvements lents et maladroits et je parvins à l’esquiver.
Isabeau retira le couteau et le planta dans sa nuque, puis sectionna sa
colonne vertébrale. Le vampire s’effondra en convulsant. Isabeau plaqua la
lame du couteau contre sa gorge et appuya de toutes ses forces. Je n’aurais
jamais eu la force de trancher le cou d’un homme, mais Isabeau était une
vampire. La lame s’enfonça sans difficulté dans le cou de l’ennemi et sa tête
coupée bascula loin de son corps.
Isabeau se redressa. Elle avait le visage et les vêtements recouverts de
sang, de la même couleur que ses yeux. Elle me rendit le couteau. La
poignée me collait aux mains.
— Je crois que tu viens de me sauver la vie, s’étonna-t-elle.
Un frisson parcourut mon corps de la tête aux pieds. Je venais de
poignarder quelqu’un. Oui, il nous aurait tués, Isabeau et moi, mais cela ne
changerait rien à l’horrible souvenir du métal glissant dans la chair et
raclant l’os. Cela n’enlèverait pas le sang de mes mains.
— Tu ne devrais pas être ici, Renie. Retourne dans ta chambre et laisse-
nous gérer la situation.
Je secouai la tête, serrant le couteau avec encore plus de détermination. Il
était hors de question que j’abandonne.
— C’est trop dangereux, insista-t-elle.
— Je m’en fiche.
Je m’attendais à ce qu’elle insiste, mais Isabeau finit par abdiquer.
— C’est ta vie. Tu es libre de la gâcher si tu veux.
Elle enjamba le corps du vampire et se dirigea vers la salle de bal.
Je lui emboîtai le pas, mon couteau à la main.
La salle de bal ressemblait à un champ de bataille. Les murs étaient une
fresque d’éclaboussures rouges, le sol en marbre était tellement taché de
sang et de matières plus épaisses qu’il commençait à ressembler aux tapis à
motifs qui se trouvaient ailleurs dans le manoir.
Des corps mutilés gisaient çà et là, inanimés et enchevêtrés. Les vampires
encore debout s’entre-déchiraient comme des animaux sauvages, avec leurs
crocs et leur rage.
Il semblait impossible que nous ayons un jour dansé dans cette pièce,
qu’un orchestre ait joué ici et qu’une équipe de tournage ait retransmis
l’événement en direct à un public enthousiaste.
Que penserait ce public s’il voyait le bain de sang que la salle de bal était
devenue ?
J’aperçus Edmond, et mon cœur fit un bond. Il avait le visage taché de
sang. Je ne savais pas si c’était le sien ou celui d’un autre. Même avec ses
yeux rouges et ses crocs déployés, il était toujours aussi beau, toujours mon
Edmond.
Comment avais-je pu mettre autant de temps à comprendre que j’aimais
cet homme ?
Isabeau se jeta dans la mêlée, mais je restai en retrait près de l’entrée.
J’avais trouvé Edmond, et maintenant ?
Si je me jetais dans la foule, je ne donnais pas cher de ma peau. Je pris
conscience de la stupidité et de la futilité de ma présence. J’étais venue
parce que je ne supportais pas l’idée qu’Edmond se batte seul, mais
pourquoi avais-je cru que je pourrais l’aider ? Me battre à ses côtés ? Je
tiendrais trois secondes, si j’avais de la chance.
Je n’étais pas une vampire. J’étais juste une humaine avec un couteau
dont je ne savais même pas me servir.
Un vampire ennemi me percuta et m’emporta dans sa chute. Quand
j’essayai de me relever, mes pieds glissèrent sur le sol. Je donnai des coups
de couteau dans le vide. J’avais eu de la chance en poignardant le vampire
précédent, mais celui-ci m’évita sans difficulté, en souriant et en léchant ses
crocs.
Il attrapa mon bras et serra mon poignet jusqu’à ce que des larmes de
douleur jaillissent de mes yeux.
Il allait le casser, et je ne pourrais pas l’en empêcher.
Un bruit sourd retentit derrière lui. Le vampire se raidit, les yeux
révulsés. Il lâcha mon bras et ses jambes se replièrent sous son poids.
Quand il s’écroula, je vis du sang couler d’une bosse à l’arrière de son
crâne.
Roux se tenait au-dessus de lui, une tringle à rideaux entre les mains.
L’extrémité de la barre était incrustée de sang et de cheveux.
— Est-ce qu’il est mort ? cria-t-elle.
Le vampire gémit, puis commença à se lever. Roux hurla de surprise et le
frappa avec la tringle jusqu’à ce que son crâne se brise, et que des morceaux
d’os et de cervelle soient projetés sur le sol.
Roux plaqua une main sur sa bouche pour se retenir de vomir.
Un autre vampire se jeta sur nous. Roux écrasa la tringle contre ses côtes.
Cela le ralentit à peine. Je m’approchai de lui avec mon couteau. Il me
repoussa avec une facilité déconcertante. Je tombai par terre et j’atterris sur
les coudes. Le vampire me donna un coup de pied dans le ventre. La
douleur me secoua et la bile brûla le fond de ma gorge.
Roux hurla de terreur. Je me redressai, prête à me battre pour elle jusqu’à
mon dernier souffle, mais quelqu’un arriva avant moi.
Un bruit de métal fendit l’air, puis la tête du vampire roula sur le sol en
marbre, la langue entre les crocs.
Ludovic était planté dans l’entrée de la salle de bal, son épée à la main et
les yeux en feu.
— Mon héros ! s’exclama Roux.
Je me levai en titubant, une main posée sur le ventre.
Ludovic me lança un regard noir.
— Je t’avais dit de retourner dans ta chambre, pas d’entraîner ton amie
sur la zone de combat !
Avant que j’aie le temps de m’expliquer, un terrible rugissement résonna
dans la salle.
Je savais ce que j’allais voir avant même de me retourner.
June s’était débarrassée de ses chaînes et avait libéré ses bras pour
trancher, déchirer et mutiler. Elle n’était pas gracieuse comme les autres
vampires, mais elle était tout aussi rapide et forte. Alors qu’elle se frayait
un chemin sanglant dans la salle de bal, je compris pourquoi même les
vampires les plus puissants craignaient les enragés.
Les larmes me brouillèrent la vue.
Un vampire vola – littéralement – par-dessus nos têtes et heurta le mur du
fond avec un craquement écœurant.
Ysanne se tenait au centre de la pièce. J’étais prête à parier que c’était
elle qui l’avait projeté. Des morceaux de chair étaient accrochés à ses longs
cheveux, et ses yeux rouges brûlaient comme des rubis en fusion. Jemima
se battait à ses côtés, dos à dos pour repousser leurs assaillants.
Isabeau allait leur prêter main-forte quand une vampire se dressa derrière
elle et lui planta un couteau dans l’épaule. Ysanne s’élança vers elle en
criant et lui arracha la gorge. De la chair et des morceaux que je préférais ne
pas identifier pendaient entre ses doigts. Isabeau enleva le couteau de son
épaule et saisit Ysanne par le col. Elles s’embrassèrent avec passion, puis
retournèrent au combat.
June se déplaçait à la vitesse de l’éclair. Le sang l’éclaboussait comme de
la peinture, provenant à la fois du carnage qui l’entourait et des blessures
que les autres vampires avaient réussi à lui infliger. Elle se précipita dans
notre direction. Ludovic bondit devant nous, maniant son épée avec brio.
D’un coup de lame, il la blessa au ventre.
June hurla de douleur. Pendant un court instant, je crus voir une lueur
d’intelligence dans ses yeux rouges, un restant d’humanité. Ma sœur
s’enfuit de la salle de bal en grognant.
— Non, Renie ! cria Roux, mais j’étais déjà à sa poursuite.
June traversa la maison, laissant une traînée de gouttes de sang derrière
elle. La porte qui donnait sur le jardin était restée ouverte, grinçant dans le
vent. La neige s’engouffrait à l’intérieur.
Pas de garde à l’horizon.
Quelqu’un l’avait libérée. Encore une fois.
Avait-on essayé de me tuer à nouveau, ou cela faisait-il partie d’un projet
plus vaste ? C’était sûrement lié aux vampires qui attaquaient le manoir,
mais qu’avaient-ils à y gagner ?
Les réponses viendraient plus tard.
Si June franchissait le mur qui entourait le domaine de Belle Morte, elle
se retrouverait en liberté à Winchester, où vivaient plus de cent mille
habitants.
Je ne pouvais pas la laisser faire, pas même pour son bien.
Le couteau à la main, je sortis dans le jardin enneigé.

Edmond enjamba le cadavre d’un vampire ennemi. La bête en lui rugissait,


affamée. Ses mains étaient rouges, sa chemise était trempée et collait à sa
peau. Une partie de ce sang était le sien, coulant des blessures causées par
le fouet, mais le reste provenait des vampires qu’il avait combattus.
Une odeur métallique flottait dans l’air.
Il avait aperçu June à deux reprises. Il fallait qu’on l’arrête. Même si cela
signifiait que Renie ne lui pardonnerait jamais, Edmond ne pouvait pas
laisser June faire plus de victimes.
Puis, il entendit un cri qui lui glaça le sang.
— Non, Renie !
Renie était là ? Soudain, plus rien d’autre ne comptait.
Une vampire se jeta sur lui. Edmond la mit à terre, lui écrasa la gorge et
la trachée. Ensuite, il lui brisa la cage thoracique et l’immobilisa sans la
tuer. Dans le feu de l’action, il était impossible de savoir combien de
vampires ennemis étaient morts, combien s’étaient enfuis et combien
étaient encore là, mais Ysanne aurait besoin d’otages vivants pour obtenir
des informations. Ils devaient savoir qui était derrière cette attaque, et
pourquoi.
Roux était plaquée contre le mur de l’entrée. Ludovic la protégeait.
— Il faut arrêter Renie ! s’écria Roux. Elle a suivi June !
Edmond posa une main contre le mur et étouffa un gémissement de
douleur.
— Tu ne devrais pas être ici dans cet état, grogna Ludovic.
Edmond ne gaspilla pas sa salive pour lui répondre. Chaque seconde
passée pouvait être une question de vie ou de mort pour Renie. Il sortit de la
salle de bal en courant.
Pendant ses longues années de solitude, Edmond avait eu peur de donner
son cœur à une autre, et qu’on le lui rende en morceaux. Maintenant, Renie
risquait de le quitter de la pire des manières. Il supporterait de ne plus la
voir tant qu’il la savait en sécurité et heureuse, mais il refusait de la perdre à
cause d’une enragée.
Edmond entendit Ludovic lui emboîter le pas, mais il ne ralentit pas.
Une sensation étrange était en train de se répandre en lui, fragile et
vacillante, mais brillante de possibilités. Edmond n’était pas seulement
attiré par Renie. Il était amoureux de cette fille têtue et impossible, et il
mourrait avant de laisser quoi que ce soit lui arriver.

La neige continuait à tomber. Chaque fois que le vent faisait tourbillonner


les flocons, mon cœur s’emballait, terrifié à l’idée que June jaillisse de
l’ombre et se jette sur moi.
Alors que je passais devant le vieux chêne et le monticule de terre, je
tombai sur un autre corps. La neige commençait déjà à l’ensevelir, mais je
reconnus son visage blanc et raidi par la mort. C’était le jeune garde avec
qui Roux avait flirté le matin où nous avions inspecté la tombe.
Je ne connaissais même pas son nom.
Sous la neige, le jardin semblait différent, remodelé par une lourde
couverture blanche. Le crépuscule naissant diffusait une lumière étrange qui
se reflétait sur le sol. Les murs s’élevaient autour de moi. J’essayai de
calculer leur hauteur. Quatre mètres ? Cinq ? Même si June n’était pas
capable de sauter aussi haut, elle pouvait grimper à un arbre et sauter depuis
ses branches.
Si elle voulait vraiment sortir d’ici, elle y arriverait.
À moins que quelqu’un ne l’arrête.
— June ? lançai-je d’une voix tremblante. C’est moi.
Quelque chose bougea dans un coin. Je me retournai, le cœur battant, ma
paume ensanglantée se resserrant sur la poignée du couteau. Une forme se
détacha de l’ombre projetée par le mur.
— Etienne ? m’étonnai-je. Qu’est-ce que tu fais là ?
Il s’approcha de moi, ses cheveux roux constellés de flocons.
— Fais attention ! l’avertis-je. June est ici. Elle est enragée. Je suis
désolée, j’aurais dû te le dire…
— Je le savais déjà.
Je fixai mon ami sans comprendre.
— Comment ? bafouillai-je.
Les yeux d’Etienne étaient à la fois teintés de colère et de sympathie.
— Parce que, répondit-il, c’est moi qui l’ai transformée.
Mon cerveau était incapable de traiter cette information.
C’était Etienne.
Mon ami…
Un mouvement derrière lui attira mon attention. June émergea de
l’obscurité au milieu de la neige. Les flocons blancs se mêlaient au sang
étalé sur son visage et dans ses cheveux. On aurait dit qu’elle sortait d’un
cauchemar, grognant doucement entre ses crocs.
— C’est toi qui voulais me tuer ? demandai-je à Etienne.
— Je suis désolé.
— Pourquoi ?
Il ne répondit pas.
— Dis-le-moi ! Tu m’as menti, tu as fait semblant d’être mon ami. Tu me
dois la vérité !
— Il n’y avait rien de personnel. Je t’apprécie, Renie, mais tu es sur mon
chemin. Je ne peux pas te laisser interférer avec June.
Elle grogna doucement, comme si elle reconnaissait son nom, mais
pourquoi restait-elle plantée là ? Pourquoi ne nous attaquait-elle pas ?
— Pourquoi l’as-tu tuée ? lançai-je.
— Je ne savais pas qu’elle deviendrait enragée.
— Réponds à ma putain de question !
Le visage d’Etienne se crispa.
— Je l’ai fait parce que c’était nécessaire. Une révolution se prépare. Le
monde des vampires va changer. Je suis désolé de devoir te tuer à ton tour,
Renie, vraiment, mais c’est ainsi que cela doit se passer.
Il regarda June et fit un geste dont je ne compris pas le sens.
Ma sœur continuait à avancer, d’un pas lent et contrôlé, et malgré la
terreur qui m’envahissait j’y vis une lueur d’espoir. Si elle ne m’attaquait
pas, elle avait peut-être encore une chance d’être sauvée.
— Je sais que tu ne te souviens pas de moi, June, tentai-je. Mais sache
que je t’aime. Je t’ai toujours aimée et je t’aimerai toujours, quoi qu’il
arrive.
Ma sœur hésita, la tête inclinée. Elle m’étudia avec ses yeux rouges.
— Est-ce que tu te souviens de la première fois qu’il a neigé à la maison
? On était tellement heureuses !
Enveloppée d’ombres, June traînait les pieds dans la neige, les yeux rivés
sur moi.
Elle était en train de m’écouter.
Des larmes firent fondre la neige collée à mon visage. Je lui tendis la
main.
— C’est moi, June. C’est Renie.
Elle avança d’un pas.
J’avais réussi.
J’avais réussi à l’atteindre !
Un couteau apparut dans la main de June. J’eus à peine le temps de me
demander pourquoi une enragée tenait un couteau qu’une douleur perçante
m’envahit, tandis que la lame s’enfonçait dans ma poitrine.
Edmond savait qu’il était trop tard avant même d’arriver. L’odeur du sang
de Renie avait envahi ses narines. Il ressentait une sensation affreuse dans
la poitrine, comme si son cœur avait recommencé à battre et essayait de
transpercer sa cage thoracique.
Il retrouva Renie allongée dans la neige, derrière l’énorme chêne qui
marquait l’endroit qu’elle avait cru être la tombe de sa sœur. Il n’y avait
aucun signe de June, seulement la silhouette de Renie étendue sur le sol
blanc. Le sang s’écoulait de sa poitrine et colorait la neige autour d’elle.
Edmond n’avait pas besoin de voir la profonde blessure pour comprendre
qu’elle était en train de mourir.
Les battements de son cœur étaient trop faibles.
Il s’effondra à genoux et la prit dans ses bras. Les paupières de Renie se
soulevèrent.
— Edmond ?
La douleur dans sa voix le déchira. S’il avait été plus rapide, il aurait pu
la protéger.
Au lieu de cela, il assistait à la mort de la femme qu’il aimait.
Un énième morceau de son cœur était en train de se briser.
— Je suis désolé, chuchota-t-il en la berçant. J’aurais dû être là.
Renie essaya de sourire, mais du sang jaillit de sa bouche.
— Non !
Edmond entendit le cri de Roux derrière lui, et le bruit sourd de sa chute
tandis que la jeune femme tombait à genoux. Ludovic et Míriam étaient à
ses côtés.
— Je n’ai pas pu la sauver, regretta Edmond.
Roux éclata en sanglots tandis que Renie essayait de leur parler.
— Etienne… a tué June…
— Etienne ? s’étonna Míriam.
— Il faut prévenir Ysanne ! lança Ludovic.
— Je m’en charge, dit-elle. Reste avec lui.
Edmond avait du mal à se concentrer. Renie se vidait de son sang sous
ses yeux. Même s’ils appelaient une ambulance, il serait trop tard pour la
sauver. Il l’entendait dans les battements de son cœur. Il ne lui restait plus
que quelques minutes à vivre.
— Ce n’était pas censé se terminer ainsi, gémit-il.
Il pressa son visage contre elle en essayant de respirer son odeur, mais il
ne sentait que son sang.
Ludovic posa une main sur son épaule.
— Il n’est pas trop tard, mon ami.
Edmond détourna le regard du visage pâle de Renie et leva la tête vers
Ludovic.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu pourrais la transformer.
Edmond réfléchit un instant.
Le Conseil ne le permettrait pas.
Il observa Renie, si petite et si fragile dans ses bras. Le sang perlait sur
ses lèvres, noircissait ses cheveux auburn et les collait à sa peau blanche.
Il n’avait même pas eu le temps de lui dire ce qu’il ressentait.
Au diable le Conseil.
Edmond avait une chance de sauver la femme qu’il aimait. Il ne la
laisserait pas filer entre ses doigts.
Alors qu’il sentait quelque chose couler sur ses joues, Renie écarquilla
les yeux.
— Tu… pleures, haleta-t-elle.
Edmond posa une main sur sa joue, puis inspecta ses doigts rougis par les
larmes.
Il serra Renie contre lui, et pressa ses lèvres contre son oreille.
— Laisse-moi te transformer.
Les battements de son cœur s’atténuaient. Il lui restait peu de temps.
— Tu es en train de mourir, Renie. Le seul moyen de te sauver est de te
transformer en vampire, mais je ne le ferai pas sans ta permission.
Si elle préférait mourir plutôt que de devenir une vampire, c’était son
choix. Edmond n’imposerait cette vie à personne.
— S’il te plaît, Renie. Si tu veux que je te sauve, dis-moi simplement oui.
Je t’en prie.
Les lèvres de Renie s’entrouvrirent. Elle luttait pour parler, les poumons
pleins de sang.
— Oui… répondit-elle.
Sans la moindre hésitation, Edmond plongea ses crocs dans son cou.

J’ouvris les yeux.


La douleur dans ma poitrine avait disparu, remplacée par une énergie que
je n’avais jamais ressentie auparavant. Le monde qui m’entourait était à la
fois sombre et plus brillant que jamais, et j’entendais un boum, boum sourd
et régulier qui me semblait familier sans pour autant le reconnaître.
J’avais un goût étrange dans la bouche, riche et métallique, mais pas
désagréable. Je passai ma langue sur mes lèvres, et frôlai la pointe de petits
crocs.
Des crocs.
J’avais des crocs.
Les souvenirs me revinrent en rafales.
Etienne, June, le couteau, la proposition d’Edmond.
J’avais dit oui.
J’étais une vampire.
Soudain, je compris ce qu’était ce bruit sourd : un battement de cœur.
Je posai une main sur ma poitrine, mais le mien ne battrait plus jamais.
J’étais morte, et Edmond m’avait ramenée à la vie. Le goût dans ma
bouche… c’était son sang.
Le battement de cœur que j’entendais était celui de Roux. Elle était
agenouillée dans la neige, à quelques mètres de moi, les yeux écarquillés et
larmoyants. Ludovic se tenait à côté d’elle, une main posée sur son épaule,
le visage impassible.
Je regardai Edmond droit dans les yeux. Il était encore plus beau avec ma
vision de vampire. Les couleurs et les angles de son visage étaient plus nets.
Les larmes de sang qu’il avait versées pour moi avaient dessiné des sillons
rouges sur ses joues.
— Renie.
Mon nom ne m’avait jamais paru aussi beau que dans sa bouche. Il passa
une main sur ma joue, puis sur mon menton, mes lèvres, mon nez, comme
pour s’assurer que j’étais encore là.
J’avais les vêtements gorgés de sang, mais il n’y avait plus aucune trace
de blessure.
Quand je me redressai, j’eus la sensation d’être poignardée à nouveau.
Une douleur profonde me tordait l’estomac. Un gémissement s’échappa de
mes lèvres. Je m’agrippai aux épaules d’Edmond alors que des vagues
brûlantes me secouaient, assombrissant ma vision.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’inquiéta Roux.
Elle essaya de s’approcher de moi, mais Ludovic la retint.
J’étais une vampire. J’aurais dû être plus forte que jamais, mais je me
sentais aussi fragile qu’une poupée de porcelaine.
— Tout va bien, mon ange, me rassura Edmond. Tu as faim. Cela
passera.
Il me prit dans ses bras, se leva et me porta jusqu’à l’entrée.
— Je vais prendre soin de toi, me promit-il.
Ysanne était plantée devant la porte. Elle avait les cheveux trempés, le
visage aussi froid et blanc que la neige qui avait envahi le jardin.
— Mon vieil ami, dit-elle. Qu’as-tu fait ?
Edmond la défia du regard.
— Ce que je devais faire, répondit-il.
— Tout le monde ne le verra pas du même œil.
— Je m’en chargerai le moment venu. En attendant, laisse-moi aider
Renie pendant sa transformation. Je t’en prie.
Le regard d’Ysanne se posa sur moi, sans la moindre étincelle d’émotion
dans les yeux. Elle hocha la tête, puis Edmond me porta à l’intérieur.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmurai-je.
— La bataille est terminée, répondit-il. Je ne sais pas si c’est Etienne qui
a orchestré cette attaque, ni ce que cela signifie pour l’avenir de Belle
Morte. Des vampires, des donneurs et des membres du personnel sont
morts. Ysanne devra rendre des comptes pour avoir gardé une enragée ici
et… ce qui t’est arrivé devra être expliqué devant le Conseil.
Je sentais que c’était grave, mais la faim avait enfoncé ses griffes de fer
dans mon estomac et je n’arrivais pas à penser au-delà de ce besoin
primaire. Le monde était en train de disparaître autour de moi.
Edmond m’embrassa sur le front.
— Ne t’inquiète pas, mon ange. Je vais m’occuper de toi.
Je n’avais aucune idée de ce que ma transformation impliquerait, ni du
temps que cela prendrait.
Toutes mes questions devraient attendre.
Une nouvelle vie était sur le point de commencer.
DÉCOUVREZ SANS ATTENDRE UN EXTRAIT DU
DEUXIÈME TOME DE LA SÉRIE BELLE MORTE
Je flottais dans l’obscurité, sourde et aveugle, avec pour seule compagne
la douleur lancinante qui me rongeait l’estomac. De temps en temps, un
liquide chaud et sucré glissait dans ma gorge, et la sensation de faim
s’estompait, mais jamais pour longtemps. Elle finissait toujours par revenir,
tel un feu qui refusait de s’éteindre.
De temps en temps, je sentais des mains fraîches sur mon visage,
j’entendais les faibles murmures d’une voix masculine. Au fin fond de mon
cerveau fiévreux, je savais que je connaissais cette voix, que j’aimais cette
voix. Puis la faim revenait et me faisait tout oublier.
Lorsque j’ouvris enfin les yeux, je ne savais pas si des jours, des mois, ou
des années s’étaient écoulés. Je discernai des moulures au plafond, juste au-
dessus de moi. Ma vision s’ajusta, transformant des points lumineux et
flous en un lustre de cristal.
Des bribes de souvenirs jaillirent dans mon cerveau meurtri.
Belle Morte.
J’étais allongée dans un immense lit à baldaquin, emmêlée dans des
couvertures de satin noir. Les murs qui m’entouraient étaient bleu nuit,
beaucoup plus sombres que ceux de la chambre dorée que je partageais
avec mon amie Roux. La lumière du lustre se reflétait sur une paire d’épées
accrochée au mur.
Je connaissais cette pièce. C’était la chambre d’Edmond.
Et à mon chevet se tenait Edmond Dantès lui-même, le vampire dont
j’étais tombée amoureuse. Il ressemblait à un ange ténébreux, les cheveux
noirs comme du charbon, la peau ivoire, les yeux brillants comme des
diamants. Si j’avais encore été capable de respirer, j’en aurais eu le souffle
coupé.
Je touchai ma gorge, puis j’appuyai une main contre ma poitrine. Mon
cœur ne battait plus.
Les souvenirs revenaient les uns après les autres : l’évasion de June de
l’aile ouest, l’attaque de Belle Morte, ma dernière tentative pour l’aider qui
s’était soldée par un couteau planté dans ma poitrine, et la trahison ultime…
— Etienne, balbutiai-je.
J’avais l’impression d’avoir les poumons rouillés, les lèvres trop sèches.
Le vampire qui avait prétendu être mon ami, celui qui m’avait aidée à
découvrir la vérité sur ma sœur, était en fait celui qui l’avait tuée et
transformée en monstre.
Edmond s’assit sur le lit à côté de moi.
— Calme-toi, mon ange.
J’eus un mouvement de recul. Surpris par ma réaction, Edmond se figea.
Les émotions grondaient dans ma tête et m’empêchaient de réfléchir.
J’étais morte.
J’étais morte dans la neige.
Tout ce que j’avais voulu en venant à Belle Morte, c’était m’assurer que
June allait bien. Désormais, je ne comprenais même plus ce que l’avenir me
réservait. Je n’aurais jamais plus de dix-huit ans. Je n’aurais jamais de
carrière. Il faudrait attendre des années avant que j’acquière une résistance
suffisante aux UV pour passer du temps au soleil. Toutes les choses que
j’avais tenues pour acquises en tant qu’humaine étaient perdues à jamais.
La douleur de tous ces peut-être perdus me noua la gorge, mais aucune
larme ne coula.
J’avais toujours la main pressée contre ma poitrine, attendant vainement
de sentir la pulsation d’un cœur qui ne battrait plus jamais. Alors que
j’inspectai mes dents avec ma langue, je tressaillis en sentant la pointe
acérée de mes crocs.
Lorsque j’avais ouvert les yeux pour la première fois en tant que
vampire, bercée dans les bras d’Edmond dans le jardin enneigé de Belle
Morte, j’avais été consciente de ces changements, mais de manière
abstraite.
Désormais, la réalité me frappait de plein fouet.
J’étais une vampire.
Pour le restant de ma vie, je dépendrais du sang humain pour survivre.
J’étais devenue la chose que j’avais toujours crainte.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ? murmurai-je.
Une ombre balaya le visage d’Edmond.
La nausée m’envahit. Le liquide sucré que je me souvenais d’avoir bu
quand j’étais perdue dans les ténèbres, la seule chose qui m’avait
rassasiée… c’était du sang. J’avais bu du sang humain.
— Je suis un monstre.
Edmond ne bougeait toujours pas, ne parlait pas, mais il semblait
dévasté, comme si quelque chose s’était brisé en lui. Je lui avais donné la
permission de me transformer, mais comment affronterais-je le changement
monumental qui s’opérerait dans mon corps et dans ma vie ? J’étais à la fois
terrifiée et furieuse.
Une vague de faim me fit gémir de douleur. Les bouts de mes crocs
transpercèrent ma lèvre inférieure.
Ignorant mes reproches, Edmond m’attira doucement contre lui.
— La faim va passer, Renie. Tu y es presque.
Sa voix était douce comme du velours, m’enveloppant de chaleur et de
sécurité. La pièce sembla s’assombrir. Je plongeai à nouveau dans la
pénombre.
Malgré mon état, j’étais heureuse qu’Edmond soit là, à me tenir dans ses
bras.
Assis au bord du lit, au côté de Renie qui se tournait et se retournait dans
son sommeil, Edmond regrettait qu’il n’ait pas existé un autre moyen de la
sauver.
Il lui avait un jour confié que s’il pouvait remonter le temps, même s’il
connaissait tous les malheurs qui l’attendaient en tant que vampire, il
choisirait cette vie malgré tout. Mais il ne l’aurait pas choisie pour elle.
La trahison d’Etienne avait donné à Edmond ce dont il rêvait : que Renie
reste avec lui. Maintenant, elle ne vieillirait pas et ne mourrait pas sous son
regard impuissant. Ils avaient une chance d’être vraiment ensemble.
Mais cela n’en valait pas la peine si Renie n’était pas heureuse.
La porte s’ouvrit. Ysanne Moreau entra, suivie de Ludovic. La maîtresse
de maison de Belle Morte posa son regard sur la forme endormie de Renie,
mais son visage n’exprima aucune émotion.
— Comment va-t-elle ?
— Mieux, répondit Edmond en caressant les cheveux auburn de Renie,
plus lumineux que jamais contre sa peau pâle.
Désormais, Ysanne savait qu’Edmond aimait Renie, mais il lui avait
menti à ce sujet, et il savait que sa vieille amie ne l’oublierait pas. Leur
amitié s’était forgée à travers les siècles. Ils étaient liés par l’amour et la
mort. Edmond avait détesté mentir à la personne qui le connaissait depuis
plus longtemps que quiconque. Les relations entre vampires et donneurs
étaient strictement interdites, et quand Edmond avait commencé à être
amoureux de Renie, il n’avait eu d’autre choix que de mentir à Ysanne.
— Penses-tu qu’elle a traversé le pire ? demanda-t-elle. Les membres du
Conseil vont bientôt arriver.
Edmond ferma les yeux. Transformer un humain sans la permission du
Conseil – les dirigeants des Maisons de vampires britanniques et irlandaises
– était l’un des crimes les plus graves qu’un vampire pouvait commettre.
Ysanne aurait dû le punir sur-le-champ, mais elle l’avait laissé aider Renie
le temps de la transformation. C’était un sursis que personne d’autre ne lui
aurait accordé, mais même Ysanne ne pouvait retarder sa punition
éternellement, surtout alors qu’elle avait elle-même de sérieux problèmes
avec le Conseil.
Sous sa surveillance, la donneuse June Mayfield avait été tuée et
transformée, et au lieu de se réveiller en vampire elle s’était réveillée
enragée. La loi vampirique décrétait que les enragés étaient trop dangereux
pour vivre, et Ysanne aurait dû tuer June dès qu’elle l’avait trouvée. Au lieu
de cela, elle avait caché June dans l’aile ouest du manoir, puis elle avait
accepté sa sœur à Belle Morte en la faisant passer pour une donneuse, dans
l’espoir que Renie parvienne à aider June à retrouver toute sa tête.
Mais Renie avait échoué. Les enragés ne pouvaient pas être sauvés, et
Ysanne s’en était aperçue trop tard : Etienne avait déjà lâché June dans la
Maison, au moment même où Belle Morte était attaquée par des forces
ennemies.
Les corps des victimes avaient été évacués, mais la maison sentait
toujours le sang.
La transformation illégale de Renie par Edmond n’était qu’un des
nombreux tourments qui plongeaient Belle Morte dans l’ombre.
— Le Conseil ne doit pas te trouver ici, annonça Ysanne.
Edmond contempla à nouveau Renie, recroquevillée dans son lit depuis
trois jours, ses cheveux étalés sur son oreiller telle une pluie de feuilles
d’automne. Il aurait pu dire à Ysanne qu’il avait besoin de plus de temps,
mais cela aurait été un mensonge. Renie avait franchi les pires étapes de sa
transformation. La prochaine fois qu’elle se réveillerait, elle serait une
véritable vampire. Edmond l’avait aidée autant qu’il l’avait pu, et il
respectait le sursis qu’Ysanne lui avait accordé.
— Je sais, répondit-il d’une voix brisée.
Il n’avait aucune idée de la punition qu’il encourait pour avoir transformé
la fille qu’il aimait.
Le masque froid d’Ysanne disparut pendant une fraction de seconde.
— Mon vieil ami, tu sais que je n’ai pas le choix.
Edmond se leva et s’approcha d’elle, la femme qui lui avait ouvert les
yeux sur le monde des vampires, et qu’il avait aimée en tant qu’amie et
partenaire.
— Je ne t’en voudrai jamais, lui assura-t-il. C’était mon choix. Je ne le
regrette pas.
Ysanne déposa un baiser sur sa joue.
— Il est temps de partir, déclara-t-elle.
Edmond se retourna une dernière fois vers Renie, mémorisant chaque
ligne de son visage, chaque mèche de cheveux. Il se souvenait de ses lèvres
qui se courbaient lorsqu’elle souriait, de ses yeux qui s’illuminaient de
colère ou de rire. Il avait gravé chaque partie d’elle dans son esprit, car il ne
savait pas quand il la reverrait.
Ysanne se dirigea vers la porte. Edmond lui emboîta le pas, mais s’arrêta
quand Ludovic posa une main sur son épaule.
— Je veillerai sur elle, lui promit son ami.
— Merci.
Après un dernier regard vers la fille qui lui avait volé son cœur, Edmond
sortit de la pièce, prêt à affronter les conséquences de son acte.

À mon réveil, Edmond était parti. Ludovic et Isabeau se tenaient près de la


porte et discutaient à voix basse. Maintenant que j’étais une vampire,
j’entendais tout. Malheureusement, ils se parlaient en français, une langue
que je ne comprenais pas.
Ils m’observèrent avec attention tandis que je me redressai dans le lit.
Ludovic s’approcha de moi.
— Comment te sens-tu ?
— Je… Ça va…
La sensation de faim s’était estompée et avait laissé place à une douleur
sourde mais supportable au creux de l’estomac. Je me levai lentement,
convaincue que mes jambes se déroberaient sous mon poids, mais elles
étaient plus fortes que jamais.
J’étais officiellement une vampire.
Au moment de ma transformation, je n’avais pas eu le temps de digérer
l’énormité de la chose. Après tout, je venais de mourir. Désormais, j’étais
plus calme, plus apte à réfléchir à la décision que j’avais prise.
Oui, j’étais une vampire, et même si techniquement je n’étais plus
vivante, je vivrais malgré tout. Peut-être même éternellement. Je n’avais
jamais imaginé qu’une chose pareille puisse m’arriver, mais il faudrait que
je m’y habitue.
Le couteau que June avait planté dans ma poitrine n’avait pas tout arrêté.
June.
Le simple fait de penser à elle me brisa le cœur. J’aspirai une bouffée
d’air dont je n’avais plus besoin.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.
— De quoi te rappelles-tu ? vérifia Isabeau.
Elle avait attaché ses belles boucles noisette en une queue-de-cheval
basse et elle me dévisageait d’un air grave.
— Je me souviens qu’Etienne a tué ma sœur. Où est-il ?
Ludovic et Isabeau échangèrent un regard gêné.
— Nous ne le savons pas, avoua Isabeau.
— Pardon ?
— Après que June t’a poignardée, Etienne et elle ont disparu, expliqua
Ludovic. Le temps qu’Edmond et moi arrivions dans le jardin, ils s’étaient
volatilisés.
— Et Roux ? Et Jason ?
Je n’étais pas venue à Belle Morte pour me faire des amis, mais ma
colocataire, Roux Hayes, et un autre donneur, Jason Grant, étaient devenus
les meilleurs amis que je n’aurais jamais espéré rencontrer.
— Ils vont bien, m’assura Isabeau, mais quelque chose dans sa voix me
fit douter.
— Depuis combien de temps suis-je ici ?
— Trois jours.
— Où est Edmond ?
Les deux vampires échangèrent un autre regard. Le visage de Ludovic
s’assombrit.
— Edmond a commis un crime en te transformant sans autorisation, me
rappela Isabeau d’une voix douce.
Mon estomac se noua.
— Où est-il ?
— Il a été emprisonné, lança Ludovic d’un ton sec.
Je me demandais s’il me reprochait ce qui s’était passé. Edmond était son
meilleur ami, quelqu’un avec qui il avait survécu à l’enfer de la guerre. Si je
n’étais pas venue à Belle Morte, Edmond serait libre.
Rapidement, ma culpabilité se transforma en colère.
Je n’étais pas responsable. Edmond serait libre si Etienne n’avait pas
assassiné ma sœur.
— Est-ce que c’est Ysanne qui l’a enfermé ?
Quelques jours plus tôt, Ysanne avait puni Edmond, qui avait été fouetté
pour m’avoir défendue contre un vampire qui m’avait agressée. Cette fois,
j’espérais qu’Edmond avait été emprisonné par un autre membre du
Conseil.
— Oui, répondit Ludovic. C’est Ysanne.
Je savais qu’il se passait des choses plus importantes et plus graves que
mon histoire avec Edmond, mais l’idée qu’il puisse souffrir, encore une
fois, à cause de moi, m’était insupportable. Edmond n’aimait plus Ysanne
de façon romantique, mais il l’aimait toujours en tant qu’amie. Il lui faisait
confiance et la respectait. Cela ne comptait-il pas aux yeux de la maîtresse
de maison ?
— Est-ce que je peux le voir ?
Isabeau secoua la tête.
— Je crains que non.
Ce n’était pas juste. Edmond m’avait transformée pour me sauver. Il
n’avait pas eu le choix. Comment Ysanne osait-elle le punir ?
— Je veux voir Ysanne.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, me prévint Isabeau.
La rage m’envahit, impossible à contenir.
— Je me fiche de ce que tu penses. Peut-être que tu soutiens aveuglément
Ysanne parce que tu couches avec elle, mais je ne resterai pas ici à ne rien
faire pendant qu’Edmond souffre. Pas cette fois.
Les yeux d’Isabeau se teintèrent de rouge.
— Fais attention à ce que tu dis, Renie.
— Je n’ai plus peur d’Ysanne. Je ne suis plus une donneuse. Elle ne peut
pas mettre fin à mon contrat.
Je ressentais un étrange pouvoir gonfler en moi. J’étais une vampire, et
Ysanne ne pouvait pas m’ignorer comme elle l’avait fait quand j’étais
humaine.
Je traversai la pièce et j’ouvris la porte avec tellement de force qu’elle
laissa une trace sur le papier peint.
Isabeau me suivit de près. Le rouge avait disparu de ses yeux mais elle
avait le visage fermé.
— Réfléchis un instant, Renie.
Elle posa une main sur mon épaule, mais je la repoussai. Mes pieds nus
s’enfonçaient dans l’épaisse moquette qui recouvrait le sol des nombreux
couloirs de Belle Morte. La rage me consumait, si chaude et si féroce que
j’avais l’impression de brûler sur place. Mes crocs jaillirent de mes
gencives.
Je n’étais pas seulement en colère à propos d’Edmond. Je l’étais aussi
pour ma sœur, qui était morte dans cette maison et qui était revenue sous la
forme d’un monstre assoiffé de sang aux mains d’un homme en qui j’avais
eu confiance. Etienne avait échappé à la justice tandis qu’Edmond était puni
pour m’avoir sauvé la vie.
Je m’arrêtai au milieu du couloir et me retournai vers Isabeau. Elle me
fixa avec un mutisme exaspérant. J’avais beau être une vampire, je ne
parvenais toujours pas à lire leurs expressions. Ludovic se tenait en retrait
derrière elle.
Lorsque Edmond avait pris ma défense contre Adrian, le vampire qui
m’avait agressée lors d’une fête organisée en l’honneur des visiteurs de la
Maison Nox, Ludovic s’était assuré que personne d’autre ne me dérangerait
pendant qu’Edmond et Adrian étaient absents. Au retour d’Adrian, Ludovic
m’avait protégée. Quelques heures plus tard, il avait enfreint les règles de
Belle Morte en m’aidant à entrer dans l’aile nord, où les vampires
dormaient et où aucun donneur n’était autorisé à aller, afin que je puisse
voir Edmond après sa punition.
Désormais, je ne savais pas ce qu’il pensait de moi, mais j’espérais qu’il
comprenait et partageait ma colère et ma frustration.
Des bribes de souvenirs continuaient à me revenir. Je me rappelai ce que
j’avais dit à Edmond la dernière fois que je m’étais réveillée. Une partie de
ma fureur s’envola, remplacée par de la honte. Je m’étais traitée de monstre
– et lui aussi, par la même occasion. J’avais blâmé Edmond parce que, sur
le moment, j’avais eu besoin d’accuser quelqu’un. Cela faisait longtemps
que je n’avais pas considéré les vampires comme des monstres mais,
lorsque j’avais compris que j’avais bu du sang humain, mes vieilles peurs
avaient refait surface et s’étaient exprimées cruellement dans mes mots.
Il fallait que je rende visite à Edmond, et Ysanne était la seule personne
qui me le permettrait.
— J’ai promis à Edmond que je veillerais sur toi, me confia Ludovic.
— Tu ne peux pas m’empêcher d’aller voir Ysanne.
— Je sais.
Je tournai le dos aux deux vampires et je partis à la recherche d’Ysanne.
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire, mais je ne pouvais pas
laisser Edmond seul derrière des barreaux.
Cette fois, c’était à mon tour de le sauver.

À SUIVRE…
J’ai mis tout mon cœur dans l’écriture de ce livre. Je dois donc tout
d’abord remercier Bram Stoker, qui m’a fait tomber amoureuse des
vampires.
À ma famille, qui a toujours eu foi en moi et qui a toujours cru que mes
livres se retrouveraient un jour sur des étagères.
À mon chat, qui piétine rarement le clavier pendant que je travaille.
À Liz, qui a toujours cru que je réussirais et qui, malheureusement, n’est
plus là pour voir ce livre publié.
À Robyn et Deanna, pour ce premier appel vidéo qui a changé ma vie, et
pour avoir défendu mon histoire à chaque étape.
À Jen, ma formidable éditrice, pour sa patience infinie alors que j’ai
prouvé, une fois de plus, à quel point j’étais mauvaise avec la technologie.
À toute l’équipe de Wattpad Books, pour m’avoir aidée à préparer ma
petite histoire pour le grand monde.
À mon groupe Wattpad, Kimbers, Jyfrit, L.B. Shimaira, Shaun et
Katherine. Merci pour les échanges quotidiens, les discussions sur
l’écriture, le soutien et, bien sûr, les cocktails.
À tous mes incroyables lecteurs sur Wattpad. Merci pour les
commentaires, les votes, les messages et l’amour absolu porté à mon
univers et à mes personnages.
À tous mes nouveaux lecteurs qui font leur premier voyage avec moi, et à
tous les prochains.

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