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The New York Times Book Review
Collection « Pop’Littérature »
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Présentation
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Page de Titre
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Épilogue
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Chapitre 1
L’UNE des choses que j’aime, chez George, c’est qu’il n’est
jamais pressé de sortir pour se soulager. Je le soupçonne de se
retenir par pure paresse, même quand il s’est écoulé huit
heures depuis sa dernière pause pipi. Par conséquent, je
pouvais attendre le départ des déménageurs pour mettre le nez
dehors. D’ici là, j’espérais que ma nouvelle voisine serait chez
elle, occupée à déballer ses cartons.
J’ai patienté jusqu’à onze heures du soir avant d’enfiler son
manteau à George et d’attraper sa laisse. Comme il aime
s’attarder dans l’escalier pour renifler les marches, je l’ai pris
dans mes bras et j’ai traversé le palier du premier étage sur la
pointe des pieds afin de ne pas faire craquer les lattes du
plancher. Ravi de ne pas avoir à marcher, mon chien me
dévisageait d’un air perplexe qui soulignait le ridicule de la
situation. En arrivant devant les boîtes aux lettres, je me suis
aperçue que j’avais retenu mon souffle pendant toute la
descente.
Et tout ça pour rien. Lorsque j’ai poussé la porte du
bâtiment, une femme de mon âge s’apprêtait à entrer, un sac
en papier à la main. Tout en rangeant une mèche de cheveux
bruns sous son bonnet de laine, elle m’a souri de toutes ses
dents.
J’ai eu l’impression d’être une souris surprise à grignoter
dans la cuisine.
— Vous devez être Clover ! s’est-elle exclamée en
franchissant les dernières marches pour me rejoindre. J’ai
croisé Leo l’autre jour, en récupérant les clés, et il m’a
beaucoup parlé de vous.
Elle a tendu sa main pour que je la serre, comme si elle ne
s’était pas aperçue que j’avais les bras chargé d’un bouledogue
de vingt-cinq kilos en manteau écossais.
— Je m’appelle Sylvie.
J’ai décalé George sur ma hanche pour pouvoir faufiler ma
main sous son postérieur rebondi.
— Bonsoir, ai-je répondu en maudissant Leo. Euh…
Bienvenue dans l’immeuble ?
Je ne voulais pas que ça sonne comme une question, mais
l’inflexion de ma voix m’a trahie.
Une lueur amusée a brillé dans les yeux noisette de Sylvie.
— Et c’est qui, ce joli petit bonhomme ? a-t-elle demandé en
caressant la tête de George.
Celui-ci l’a regardée d’un air cabotin, langue pendante.
— Euh, c’est George, mon chien.
Je me suis mordu les lèvres – elle voyait bien que c’était un
chien.
— Ravie de te connaître, George, a articulé Sylvie avec cette
voix de dessin animé qu’on réserve aux animaux et aux bébés.
Et toi aussi, Clover. On se tutoie, non ? J’ai hâte qu’on fasse
mieux connaissance !
Pétrifiée, j’ai esquissé un sourire contraint. Elle me faisait
penser à une abeille bourdonnant autour de ma tête. Si je
restais là sans bouger et sans lui prêter attention, elle partirait
peut-être d’elle-même ? Mais le lourd silence qui a suivi n’a
pas semblé déranger Sylvie.
— Bon, je vois que vous êtes en route pour la promenade,
tous les deux, alors je vais vous laisser, a-t-elle repris d’un ton
enjoué en sortant des clés de la poche de son manteau. De
toute façon, mon phô1 est en train de refroidir.
— Bonne soirée, alors, ai-je lancé en m’empressant de
descendre les marches.
— Toi aussi, Clover ! a-t-elle répondu en levant les yeux du
trousseau où elle cherchait sa nouvelle clé. On se retrouve
bientôt pour un café, d’accord ?
— Euh, oui, d’accord.
Sans me retourner, je me suis éloignée précipitamment du
bâtiment et j’ai marché un bon moment avant de poser George
pour qu’il fasse ses besoins. Bien que j’aie effectué ce
parcours des milliers de fois, j’avais l’impression de ne plus
reconnaître les lieux, et l’angoisse me serrait la gorge. La
lumière des réverbères était trop forte. Le trottoir fissuré me
semblait plus traître que d’habitude. Je me suis précipitée en
direction de la bibliothèque, empêchant George de s’arrêter
pour renifler tout à loisir.
Je me sentais prise au piège. Et je m’en voulais de ne pas
avoir d’excuse toute prête – j’étais tellement à cran que j’avais
accepté trop vite l’invitation de Sylvie. Une fois qu’on a pris le
café avec quelqu’un, impossible de s’en tenir à un simple
hochement de tête quand on se croise dans l’escalier. Et plus
on discute avec les gens, plus on leur fournit de raisons de
vous rejeter.
J’avais commis cette erreur avec Angela, une Australienne
qui avait habité l’appartement du dessous dix ans plus tôt.
Quelques semaines après son emménagement, elle m’avait
invitée à découvrir avec elle le nouveau salon de thé du
quartier. J’étais tout excitée : à part Leo, ce serait ma première
amie ! En dégustant un matcha avec Angela, je m’étais dit que
ça se passait plutôt bien. Je n’étais pas trop nerveuse, et je
l’avais même fait rire à plusieurs reprises. Mais quand je lui
avais raconté comment je gagnais ma vie – regarder les gens
mourir –, la conversation s’était aussitôt tarie. Comme par
hasard, elle s’était souvenue qu’elle avait « un truc à faire », et
elle s’était ruée hors du salon sans finir sa boisson. Pendant
l’année où elle avait vécu dans l’immeuble, elle m’avait à
peine adressé deux mots.
Ce genre de réaction m’est désormais familier. Depuis cet
épisode, j’en ai très souvent été témoin – chaque fois, en fait,
que je révèle mon métier aux gens. Le corps qui se tend, le
regard qui se dérobe. La façon étrange dont les conversations
tournent court. Comme si ma seule présence risquait de
rapprocher mes interlocuteurs de leur propre mort.
Pas question que je retombe dans ce piège avec Sylvie. Je
préférais prendre les devants et l’envoyer promener la
première.
2. Les brownstones sont des maisons en grès rouge auxquelles on accède par un
escalier, typiques de New York et du quartier de Harlem en particulier.
3. La soul food (« nourriture de l’âme ») est un type de cuisine américaine associé
aux traditions afro-américaines du sud des États-Unis.
4. Rencontre avec Joe Black (1998).
5. La Metropolitan Transportation Authority (MTA) est l’entreprise chargée de la
gestion des transports publics dans New York et son agglomération.
6. Chaîne de drugstores new-yorkaise.
7. Banque centrale des États-Unis.
Chapitre 13
10. The Frick Collection est un musée d’art new-yorkais situé à Manhattan.
Chapitre 18
SALUT C. Trop feignante pour monter frapper chez toi. LOL. Tu viens
avec moi au yoga demain ? J’ai besoin de quelqu’un pour me motiver,
ha ha.
11. Cours de yoga pour les chiens (mot-valise composé de « dog » et de « yoga »).
Chapitre 22
Deux heures plus tard, j’étais allongée sur mon lit, incapable
de m’endormir, harcelée par le tourbillon sans fin de mes
pensées. Sylvie avait raison : dans la mesure du possible, je me
devais d’offrir à Claudia une forme d’apaisement, sinon, je le
regretterais toute ma vie. Oui, mais si nos révélations ne
faisaient que lui briser davantage le cœur ? Les informations
dénichées par Sylvie étaient vagues, nous n’avions aucune
certitude de retrouver Hugo
M’efforçant de me calmer, j’ai retourné mon oreiller pour
qu’il soit plus frais. Je me suis lancée dans une série
d’exercices de respiration. J’ai compté à rebours par tranches
de sept à partir de mille, d’abord en anglais, puis en japonais.
Mais le sommeil continuait de me fuir.
Exaspérée, je me suis levée pour aller pieds nus dans le
salon.
Sur le rebord de la fenêtre, à l’endroit exact où Sylvie les
avait laissées, j’ai vu les jumelles. Juste quelques minutes, me
suis-je promis.
J’ai éteint les lumières et entrouvert les stores, le cœur
battant d’impatience.
Il était minuit passé, mais ils étaient encore là – je savais
qu’ils ne seraient pas couchés. C’étaient des noctambules,
après tout. La télévision était éteinte et ils étaient debout au
milieu de la pièce, serrés l’un contre l’autre, s’embrassant et se
balançant. Je n’avais pas besoin d’entendre la musique pour
sentir son rythme. Il était là, dans le mouvement de leurs
hanches, dans leurs pas lents.
Ils étaient perdus dans leur monde. Et moi, j’étais seule dans
le mien.
Chapitre 35
16. La National Public Radio (NPR) est le principal réseau de radiodiffusion non
commercial et de service public des États-Unis.
17. Acronyme de White Anglo-Saxon Protestant (protestant blanc anglo-saxon),
terme sociologique désignant les Blancs anglicans ou protestants appartenant à
l’élite de la nation américaine.
Chapitre 38
J’AI passé les deux heures suivantes à lire les lettres à voix
haute, m’arrêtant de temps à autre à la demande de Claudia
pour répéter certains passages.
— Je me souviens de ce jour de novembre dans la librairie,
a-t-elle chuchoté alors que je pliais la dernière lettre d’Hugo.
Mon mari et moi nous étions disputés ce matin-là parce qu’il
ne voulait pas que je sorte en pantalon. J’étais tellement en
colère que je me suis réfugiée dans la librairie, le seul endroit
où j’avais l’impression de pouvoir être moi-même.
Elle a fermé les yeux pour se replonger dans le passé, tout en
poursuivant :
— Il m’a trouvée là et s’est excusé, comme il le faisait
toujours, à sa manière charismatique. J’ai alors compris que si
je voulais un jour avoir un enfant, j’étais obligée de lui
pardonner.
— Vous n’avez jamais pensé à rejoindre Hugo en France ?
Les paupières de Claudia se sont ouvertes. Son sourire
oscillait entre lassitude et mélancolie.
— Après lui avoir écrit ma dernière lettre, je me suis promis
que, s’il me répondait pour me demander de changer d’avis, je
viendrais. Mais il ne l’a jamais fait.
— En réalité, si – mais il n’a pas envoyé cette lettre. Son
petit-fils m’a affirmé qu’il vous a aimée jusqu’au bout. Vous
avez toujours été l’amour de sa vie.
Claudia a desserré sa main de la mienne et a refermé les
yeux.
— Et c’était le mien, a-t-elle murmuré.
Le souffle régulier, elle a sombré dans un sommeil paisible.
La porte de la chambre s’est ouverte brusquement, me
faisant sursauter. Vivement, j’ai fourré la boîte à chaussures
dans mon sac, m’efforçant de ne pas avoir l’air coupable.
— Salut, a lancé Sebastian d’une voix lugubre, appuyé
contre le chambranle, son écharpe à la main. Il paraît que tu as
fait la connaissance de mes sœurs ?
— En effet, ai-je répondu avec une moue embarrassée. Ça
n’a pas dû être facile de grandir avec elles.
— C’est un euphémisme.
La monture de ses lunettes ne suffisait pas à masquer ses
cernes. Il semblait épuisé et on aurait dit qu’il ne s’était pas
rasé depuis deux jours. Mais devant son sourire fatigué, je me
suis aperçue que la rancœur qu’il m’inspirait depuis notre
voyage avait disparu. Probablement parce que j’avais fini par
admettre qu’il y avait du vrai dans ce qu’il m’avait dit, même
si son discours était cruel.
À présent, je me sentais juste désolée pour lui. Perdre un
proche est terrible, aucun mot ne peut atténuer la douleur. Pour
un peu, je l’aurais pris dans mes bras.
Au lieu de cela, je me suis levée pour lui laisser ma place.
— Claudia vient de s’endormir. Viens t’asseoir, parle-lui, je
suis sûre qu’elle aimerait cela.
Sebastian s’est tendu, mais il m’a obéi. Au moment où je
refermais la porte derrière moi, j’ai entendu qu’il commençait
à lui parler d’un podcast qu’il venait d’écouter.
Quand je suis arrivée chez moi, George était sur son tapis,
dans l’obscurité – j’avais oublié de laisser la lumière allumée
dans mon appartement avant de partir ce matin-là. Lorsque j’ai
allumé la lampe, il n’a pas bougé, se contentant de cligner des
yeux. J’ai alors remarqué un objet calé sous son menton : mon
carnet REGRETS, grand ouvert. Je l’avais pourtant bien rangé
dans l’étagère, comment avait-il pu tomber ? Je me suis
précipitée pour le récupérer, priant pour qu’il ne soit pas
trempé de bave. George a grogné quand j’ai soulevé sa tête
pour extraire le calepin.
J’ai poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était
intact. Je me suis assise sur le canapé et je l’ai contemplé, ainsi
que les deux autres, CONSEILS et CONFESSIONS, toujours
à leur place.
Ces carnets ne sont pas seulement un recueil des dernières
paroles de mes clients, ils renferment aussi les traces de
certaines de mes rencontres les plus marquantes.
Certes, j’ai aidé ces personnes, mais elles m’ont énormément
apporté en retour. Elles ont contribué à combler le vide cruel
de ma propre vie. En pratiquant des rituels inspirés de leurs
regrets, conseils et confessions, je ne fais pas qu’honorer leur
mémoire. En réalité, ces notes me permettent de ne pas
réfléchir au fait qu’inconsciemment, je sais parfaitement dans
quel carnet je finirai.
Ma vie s’achèvera sur des regrets.
Puis-je changer le cours des choses ? J’ai passé trente-six ans
à me faire à l’idée qu’on ne peut pas modifier la perception
que les autres ont de nous. Mais qu’en est-il de celle que l’on a
de soi-même ? Serais-je capable de changer la façon dont je
me vois, moi ?
J’ai pris une profonde inspiration et attrapé le crayon que
j’utilisais habituellement pour les mots croisés.
J’ai ouvert les REGRETS à une page vierge, et j’ai écrit mon
nom en haut.
Clover Brooks
Je regrette de ne pas avoir pris plus de risques. Je regrette
d’avoir fermé mon cœur.
Je regrette d’exister par habitude.
J’ai eu l’impression qu’un fardeau invisible venait de m’être
retiré. En me relisant, je n’ai pas éprouvé le désespoir auquel
je m’attendais, au contraire.
C’était de l’espoir, que je ressentais.
Consigner mes regrets ne les rendait pas fatals. C’était un
cadeau que je me faisais, un cadeau que je n’avais pas pu offrir
à mes clients : une chance d’agir différemment avant qu’il ne
soit trop tard. Mes remords étaient écrits au crayon, après tout,
je pouvais les effacer.
Je me suis levée et j’ai marché jusqu’à la fenêtre, levant
lentement les stores pour que la lumière de la rue se répande
sur le plancher. Mon sang battait fort dans mes tempes, je
redoutais ce que j’allais découvrir.
Dans l’appartement d’en face, le salon était éclairé mais
désert.
Un bruit de verre brisé provenant de la rue m’a fait sursauter.
En baissant les yeux, j’ai distingué une silhouette familière
près du perron de l’immeuble, une femme coiffée d’une
queue-de-cheval qui jetait des bouteilles dans le bac de
recyclage.
Un petit pas en avant.
Sans réfléchir davantage, j’ai foncé dans la cuisine pour
attraper mon sac de déchets à recycler, et je me suis ruée hors
de chez moi.
Sylvie était sur le point de rentrer quand j’ai ouvert la porte
du bâtiment. Nous étions plantées là, moi en haut des marches,
elle en bas. Nous nous sommes longuement dévisagées,
comme si nous attendions de voir qui allait tirer la première. Il
fallait que ce soit moi, je le savais.
— Salut, Sylvie.
C’était la première fois que je la voyais surprise.
— Oh, salut, Clover, ça fait un moment…
Le point d’exclamation qui accompagnait la plupart de ses
phrases était absent.
— Oui, en effet.
J’avais envie de baisser les yeux, mais je me suis forcée à la
regarder en face.
— Je suis désolée de ne pas avoir été très disponible, ai-je
repris.
Ce n’était pas exactement les excuses que je comptais lui
présenter, mais j’y travaillais.
— Beurk, ces boîtes de nourriture pour chats puent
atrocement ! me suis-je ensuite exclamé en levant le sac que
j’avais à la main.
J’ai cru déceler un sourire dans les yeux de Sylvie.
— Je me doutais que tu étais occupée par ton travail, a-t-elle
dit en s’appuyant contre la balustrade. Comment va Claudia ?
— Elle est décédée cet après-midi.
J’avais l’impression qu’il était trop tôt pour prononcer ces
mots, même s’ils reflétaient la vérité. Au début, la mort semble
étrangement passagère. Il me faudrait plusieurs jours avant que
je me sente prête à consigner les paroles de la vieille dame
dans mon carnet CONSEILS.
— Oh, Clover, je suis navrée.
J’avais oublié combien la voix de Sylvie pouvait être
apaisante.
— Ça fait partie du boulot, ai-je soupiré en haussant les
épaules.
— Oui, mais ce n’est pas facile pour autant. Je sais que tu
l’aimais beaucoup.
Elle a monté une marche puis s’est arrêtée pour me
demander :
— Au fait, tu as retrouvé Hugo ?
Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre qu’elle
parlait de l’Hugo de Claudia – elle ignorait l’existence de
l’autre. Je me suis détestée de lui avoir caché autant de choses.
J’ai descendu une marche.
— En quelque sorte, ai-je répondu. C’est une longue histoire.
J’aurais pu m’en tenir là, échapper aux excuses que je lui
devais mais, si Sebastian pouvait faire amende honorable, j’en
étais capable moi aussi.
— Mais d’abord, ai-je repris, je voudrais te dire que je suis
désolée de la façon dont j’ai agi la dernière fois qu’on s’est
vues.
— J’avoue, c’était un peu bizarre, s’est esclaffée Sylvie.
— Ce ne sont pas mes affaires de savoir quelles personnes tu
embrasses et avec qui elles sont mariées, ai-je poursuivi sur
ma lancée.
— En effet, a-t-elle approuvé avec une franchise dénuée de
rancœur. Tu sais, j’ai mentionné ton nom à Bridget, et elle a
dit qu’elle ne te connaissait pas.
— C’est vrai, on ne se connaît pas vraiment, ai-je rétorqué
en sentant mes paumes devenir moites contre le plastique du
sac. Je crois que je l’ai croisée une fois ou deux à la bodega du
coin. J’ai dû confondre avec quelqu’un d’autre.
— Je suppose, oui, a fait Sylvie, une lueur malicieuse dans le
regard. Mais quand j’ai précisé que tu habitais juste au-dessus
de chez moi, Bridget a compris que tes fenêtres devaient
donner directement sur son appartement et celui de Peter, son
mari. Elle m’a demandé si tu regardais beaucoup de comédies
romantiques des années 1990.
Pour toute réponse, un étrange gloussement s’est échappé de
ma gorge.
Sylvie semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer.
— Apparemment, a-t-elle enchaîné, ils peuvent voir chez toi
depuis leur salon. Ils ne t’ont jamais réellement aperçue parce
que tu restes dans l’ombre, mais ils ont une assez bonne vue
sur l’écran de ta télé.
— Vraiment ?
Devais-je me sentir soulagée ou outragée ?
— J’ai dû les entrevoir aussi, alors. Ce sont eux qui
regardent Game of Thrones ?
Certaine que Sylvie ne croirait pas à mon mensonge, je me
suis préparée à un interrogatoire. Mais il n’a pas eu lieu.
— Pour info, a-t-elle dit à la place, Bridget et Peter ont une
relation ouverte – je les ai rencontrés sur Tinder. Et pour tout
te dire, je suis sortie avec eux – et je les ai embrassés –
plusieurs fois ces dernières semaines. Je me sens bien en leur
compagnie. Nous partons ensemble dans les Catskills le week-
end prochain.
Je me suis décomposée en prenant conscience de ma naïveté.
Puis, me ressaisissant, j’ai lancé :
— Je te demande pardon de t’avoir fait cette scène. Et je suis
contente qu’ils te rendent heureuse.
J’étais sincère.
— Merci pour ces excuses, a dit Sylvie, en montant une
marche de plus pour me rejoindre. On peut redevenir amies,
maintenant ?
— J’aimerais beaucoup, ai-je approuvé, le cœur soudain plus
léger.
— Super ! Viens dîner demain soir, tu me raconteras tout au
sujet d’Hugo !
C’était bon d’entendre de nouveau ces points d’exclamation.
Elle a continué de monter mais, au moment de pousser la
porte, elle s’est arrêtée.
— Oh, et un détail marrant : Bridget a dit qu’ils plaisantaient
souvent en disant qu’ils devraient acheter des jumelles pour
mieux voir dans ton appartement.
Avant de disparaître dans l’immeuble, je suis presque sûre
qu’elle m’a adressé un clin d’œil.
Chapitre 49
CLAUDIA avait beau avoir affirmé que tous ses amis étaient
morts, il y avait foule aux obsèques.
Je n’assiste aux funérailles de mes clients que si la famille
me le demande ou si je sais que personne d’autre ne s’y
rendra. Claudia m’avait personnellement priée d’être présente,
et je me voyais mal refuser cette invitation.
— Il faut que quelqu’un soit là pour veiller au bon
déroulement de la cérémonie, m’avait-elle confié.
Pour autant, je préférais rester discrète. En montant le grand
escalier de l’église néo-gothique d’Amsterdam Avenue, j’ai
aperçu Sebastian en train de discuter avec deux femmes âgées
coiffées de chapeaux extravagants. Ses hochements de tête
constants indiquaient clairement qu’il ne pouvait pas placer un
mot. Malgré ma tristesse, j’ai étouffé un petit rire en pensant
que, côté bagou, il avait trouvé plus fort que lui. Croisant son
regard, je lui ai adressé un petit signe de la main avant d’aller
m’asseoir sur l’un des bancs du fond.
À première vue, la famille de Claudia avait respecté au
moins une partie des souhaits que nous avions notés dans le
dossier funéraire : il y avait des vases d’hortensias au pied de
l’autel ; un morceau de jazz plein d’entrain remplaçait les
orgues de la sempiternelle marche funèbre qu’elle jugeait
« perverse et déprimante » ; aucun immense portrait d’elle ne
trônait sur un chevalet à côté du cercueil.
— Ces photos sont toujours sinistres et rarement esthétiques,
avait déclaré Claudia. Je ne veux pas donner l’impression que
je plane comme une menace au-dessus de l’assistance.
Elle avait cependant accepté qu’on imprime certains de ses
clichés préférés dans un dépliant distribué à l’entrée de
l’église. J’ai souri en le parcourant. Il contenait quelques vues
de rues de Manhattan, mais toutes les autres images, en noir et
blanc, étaient prises dans le sud de la France. Claudia elle-
même ne figurait que sur la dernière : âgée d’une vingtaine
d’années, elle était assise sur un rocher face à la Méditerranée,
un foulard de soie noué sur ses cheveux bruns, le visage
resplendissant sous la lumière du soleil. À l’ombre de ses
jambes, un jack-russell à trois pattes.
C’était sa façon de montrer sa vision de l’au-delà.
Les gens s’alignaient les uns à côté des autres telles des
tuiles de Scrabble sur leur support en bois. Une bonne partie
d’entre eux étaient âgés, mais beaucoup avaient mon âge –
probablement des amis de Sebastian et de ses sœurs. J’ai
essayé d’imaginer ce qu’on pouvait ressentir à voir pareille
foule vous soutenir dans votre deuil.
Le service en lui-même n’a absolument pas reflété les vœux
de Claudia. Au lieu d’être bref, enjoué et dénué de références
religieuses, il a été long, sombre et chargé de citations
bibliques. Et un peu barbant, aussi. C’est le problème des
funérailles : on a beau préparer minutieusement le
déroulement du spectacle, une fois qu’on est mort, les choses
nous échappent.
Le bruissement des dépliants résonnait dans l’église tandis
que le père de Sebastian prononçait un éloge austère et
égocentré qui ne rendait grâce à aucune des qualités de
Claudia. J’espérais que, malgré tout, l’assistance méditait
silencieusement sur celles-ci mais, dans la mesure où je ne
voyais que des dos, il m’était difficile d’en être certaine.
L’oraison n’en finissait pas – je savais maintenant de qui
Sebastian tenait sa faconde. En observant les premiers rangs,
je l’ai aperçu, coincé entre ses sœurs Jennifer et Anne, toutes
deux agitées de sanglots.
Étouffant un bâillement, je me suis mise à compter les arches
du plafond voûté de la cathédrale pour tromper mon ennui.
Papy étant agnostique, je n’ai guère passé de temps dans les
églises. L’architecture théâtrale de celle-ci me semblait
correspondre à la personnalité extravertie de Claudia. Mais,
alors que je me tournais vers l’entrée, je me suis figée.
Une silhouette familière se découpait dans la lumière du
soleil. Haute sans être longiligne. La tête inclinée avec
déférence, surmontée de boucles disciplinées par une bonne
dose de gel.
Hugo était ici, en chair et en os – par le biais de son petit-fils,
du moins.
Comme s’il avait senti mon regard sur lui, il a levé les yeux
pour me fixer tout en m’adressant un sourire et un signe
discret de la main.
Je lui ai souri en retour et nous avons tous deux reporté notre
attention sur l’autel. J’avais des fourmillements dans tout le
corps.
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