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« Ce roman étrange, charmant, délicieusement

apaisant
est captivant et accessible… »
The New York Times Book Review

« Bien que La liste des regrets aborde le sujet de


la mort,
le texte n’est jamais sombre ou sinistre.
C’est une belle histoire, qui fait du bien,
réconfortante
et finalement pleine d’espoir. »
Reader’s Digest

La mort, Clover connaît bien. En tant que


thanadoula, elle aide des inconnus à vivre leurs
derniers jours dignement. Elle recueille les
confidences de ses patients, et les accompagne
jusqu’au grand saut. Un métier sur-mesure pour
cette grande introvertie, qui fuit la compagnie des
vivants et leur préfère celle de George, son
adorable bouledogue.
Mais la rencontre de Clover avec une nouvelle
patiente chamboule tout. Claudia est une vielle
dame pleine de fougue, hantée par le souvenir
d’une ancienne histoire d’amour. Pour l’aider à
tourner la page, Clover part sur les traces de
l’amoureux perdu…
Autrice et journaliste australienne, Mikki
Brammer est aujourd’hui installée à New-York.
Elle a passé son enfance en Tasmanie avant de
vivre à Montpellier, à Paris et à Barcelone.
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Collection « Pop’Littérature »

Éditrice externe : Frédérique Martin


Traduit de l’anglais par Emmanuelle Urien
Titre original : The Collected Regrets of Clover

This edition is published by arrangement with Trellis Literary Management in


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rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Mikki Brammer, 2023
© Éditions Eyrolles, 2024
ISBN : 978-2-416-00862-7
Composé par Soft Office
MIKKI BRAMMER

La liste des regrets


Sommaire

Couverture
Présentation
Copyright
Page de Titre
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Épilogue
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Chapitre 1

LA première fois que j’ai vu quelqu’un mourir, j’avais


cinq ans.
M. Hyland, mon professeur à l’école maternelle, était un
homme enjoué et grassouillet dont le crâne luisant et le visage
parfaitement rond m’évoquaient une lune bien pleine. Un
après-midi, à l’heure du conte, mes camarades de classe et moi
étions assis en tailleur sur le tapis rêche devant lui, captivés
par sa lecture théâtrale de Pierre Lapin. Ses cuisses charnues
débordaient de la minuscule chaise en bois où il s’était installé,
et ses joues étaient plus rouges que d’habitude, mais comment
lui reprocher de s’emballer pour les fabuleuses intrigues de
Beatrix Potter ?
Au paroxysme de l’histoire, alors que Pierre Lapin perdait sa
veste en tentant d’échapper au méchant McGregor, M. Hyland
s’est interrompu, comme pour marquer le suspense. Nous
avons levé les yeux sur lui, pendus à ses lèvres. Mais, au lieu
de reprendre le cours de son récit, il a émis une sorte de
hoquet, les yeux exorbités.
Et puis, tel un séquoia qu’on abat, il a basculé en avant.
Figés, nous l’avons contemplé avec stupéfaction : s’agissait-
il d’une manœuvre de notre cher professeur pour ajouter de
l’intensité au spectacle ? Au bout de quelques minutes, il
n’avait pas bougé – pas même pour cligner des yeux –, et tout
le monde s’est mis à pousser des hurlements de panique.
Tout le monde, sauf moi.
Je me suis rapprochée de M. Hyland, assez pour percevoir le
dernier souffle d’air expulsé par ses poumons. Pendant que les
couloirs résonnaient des cris des élèves et que les autres
enseignants déboulaient dans la classe, je suis restée assise
près de lui, tenant calmement sa main tandis que les dernières
couleurs désertaient son visage.
Après cet « incident », la direction de l’école a conseillé à
mes parents de me faire suivre par un psychologue. Mais ceux-
ci, tout à leurs occupations, n’ont remarqué aucun changement
notable dans mon comportement. Aussi, ils m’ont acheté une
glace, tapoté la tête et, dans la mesure où ils m’avaient
toujours jugée un peu bizarre, ont conclu que j’allais très bien.
Globalement, c’était le cas. Mais je n’ai jamais cessé de me
demander quelles ultimes paroles M. Hyland aurait aimé
prononcer au lieu des élucubrations d’un vilain petit lapin.
Chapitre 2

JE n’avais pas l’intention de tenir le compte des personnes que


j’ai vues mourir depuis M. Hyland, il y a trente et un ans, mais
mon inconscient s’en est scrupuleusement chargé. D’autant
plus que je me rapproche d’un chiffre impressionnant :
aujourd’hui, j’en suis à quatre-vingt-dix-sept morts.
Plantée sur Canal Street, je regardais les feux arrière du
corbillard se fondre dans la circulation. À l’instar d’un athlète
qui vient de passer le relais, j’avais achevé ma mission.
Malgré les effluves de gaz d’échappement, de poisson séché
et de tamarin qui saturaient l’air, l’odeur de la mort persistait
dans mes narines. Rien à voir avec celle d’un corps en
décomposition – je n’ai jamais eu à affronter cela, je me
contente d’accompagner les mourants tandis qu’ils flottent
entre ce monde et le suivant. Il s’agissait d’une autre odeur,
très spécifique : celle de la mort imminente. Elle est difficile à
décrire, mais elle m’évoque l’imperceptible transition de l’été
à l’automne, quand l’air nous semble différent sans qu’on
sache dire pourquoi. Après des années à pratiquer le métier de
thanadoula, je suis devenue sensible à ce parfum. Il m’indique
que quelqu’un est prêt à partir. Si des proches sont présents, je
les informe que le moment des adieux est venu. Mais ce jour-
là, il n’y en avait aucun dans les parages. Cela arrive plus
fréquemment qu’on l’imagine. En réalité, si je n’avais pas été
là, plus de la moitié de ces quatre-vingt-dix-sept personnes
seraient décédées dans l’isolement le plus complet. Il y a près
de neuf millions d’habitants à New York, pourtant cette ville
regorge de gens esseulés et pétris de regrets. Mon travail
consiste à rendre leurs derniers instants un peu moins
solitaires.
Un mois auparavant, une assistante sociale m’avait orientée
vers Guillermo. « Mais je vous préviens, m’avait-elle dit au
téléphone. C’est un vieil homme aigri et plein de colère. »
Ça ne me dérange pas – en général, cela signifie seulement
que le mourant est terrifié, malheureux et seul. Aussi, lorsque
Guillermo m’a royalement ignorée lors de ma première visite,
je ne lui en ai pas tenu rigueur. Mais la quatrième fois, je suis
arrivée en retard – je m’étais enfermée hors de chez moi par
mégarde –, et il m’a regardée avec des larmes dans les yeux
tandis que je m’asseyais près de son lit.
— Je croyais que vous ne viendriez pas, m’a-t-il avoué avec
le désespoir discret d’un enfant abandonné.
— Je vous promets que ça n’arrivera pas, ai-je répondu en
étreignant sa main parcheminée.
Et je tiens toujours parole. Guider un mourant vers sa fin est
un privilège – surtout quand on est tout ce qui lui reste.

Les flocons de neige tourbillonnaient autour de moi tandis


que je m’éloignais du studio exigu de Guillermo, situé à
Chinatown, pour rentrer chez moi à pied. J’aurais pu prendre
le bus, mais je trouve irrespectueux de me replonger sans
transition dans le flot de la vie alors que quelqu’un vient de
quitter ce monde. J’aime sentir la brise glaciale me pincer les
joues, observer les nuages de condensation se matérialiser puis
disparaître à chacun de mes souffles – comme pour me
confirmer que je suis encore là, vivante.
J’ai beau être accoutumée à voir les gens mourir, je me sens
toujours un peu déphasée, juste après. Une personne est là, sur
cette terre et, l’instant d’après, elle n’y est plus. Où elle va, je
l’ignore – sur le plan spirituel, je suis essentiellement
agnostique, ce qui me permet de rester ouverte aux
engagements religieux de mes clients. Quel que soit l’endroit
où se trouvait désormais Guillermo, j’espérais qu’il était
parvenu à se départir de son amertume. De mon point de vue,
il n’était pas en très bons termes avec Dieu. Un petit crucifix
était accroché près de son lit étroit, sur le papier peint jauni et
décollé par endroits. Mais Guillermo ne s’était jamais
vraiment tourné vers l’objet afin d’en tirer un peu de
réconfort : il lui jetait des coups d’œil furtifs, comme s’il
évitait le regard inquisiteur d’une figure d’autorité. La plupart
du temps, il s’arrangeait pour lui tourner le dos.
Après trois semaines d’accompagnement, je connaissais par
cœur chaque détail de l’environnement de Guillermo.
L’épaisse couche de poussière sur la vitre de l’unique fenêtre,
qui occultait la lumière et assombrissait la pièce ; le
grincement aigu que produisait le cadre métallique du lit
branlant chaque fois que le vieil homme changeait de
position ; le courant d’air glacé qui venait de partout et de
nulle part ; le maigre contenu des placards de sa cuisine – une
tasse, un bol, une assiette –, attestant d’une vie de solitude.
Au cours de ces semaines, Guillermo et moi n’avions sans
doute pas échangé plus de dix phrases. C’était suffisant. Je
laisse toujours mes clients prendre l’initiative, décider s’ils
veulent peupler de conversations leurs derniers jours sur terre
ou, au contraire, se murer dans le silence. Ils n’ont pas besoin
de verbaliser leur choix : je le devine. Mon devoir est de rester
calme et présente, de leur permettre d’occuper l’espace tandis
qu’ils tentent de vivre au mieux leurs derniers instants.
Mais le plus important, c’est de ne jamais ignorer leur
douleur. Pas seulement la souffrance physique d’un corps
défaillant, mais la détresse psychologique qu’ils éprouvent à
sentir leur vie s’achever en sachant qu’ils auraient pu mieux
faire. En leur permettant d’être vus au comble de leur
vulnérabilité, je les apaise davantage qu’avec n’importe
quelles paroles. Pour moi, c’est un honneur : je les regarde
dans les yeux et je reconnais leur chagrin, je le laisse exister
sans le minimiser, même quand il devient accablant.
Même quand il me fend le cœur.

Après le studio froid de Guillermo, la chaleur de mon


appartement m’a paru presque étouffante. Retirant mon
manteau à la hâte, je l’ai balancé sur le tas de vêtements
d’hiver qui encombraient les patères de ma porte d’entrée. En
représailles, celles-ci ont envoyé balader ma vareuse de laine
qui a atterri en boule sur le sol. Je ne l’ai pas ramassée,
songeant que je m’en occuperais plus tard – c’est ce que je me
dis chaque fois qu’il s’agit de ranger le bazar accumulé chez
moi.
À vrai dire, l’essentiel de ce fourbi ne m’appartenait pas.
J’avais hérité de ce deux pièces idéalement situé après la mort
de mon grand-père, même si, techniquement, je figurais sur le
bail depuis toute petite – une habile manœuvre de sa part pour
empêcher que les bureaucrates de New York me privent de
mon droit légitime à bénéficier d’un loyer encadré. Pendant
dix-sept ans, nous avions partagé cet appartement au deuxième
étage d’une maison de ville d’apparence plutôt négligée par
rapport à ses voisines soigneusement entretenues de West
Village. Papy n’était plus de ce monde depuis déjà treize ans,
mais je ne me résolvais toujours pas à trier ses affaires. À la
place, je m’étais donc contentée, petit à petit, d’imbriquer les
miennes dans le peu d’espace qui restait. J’avais beau passer
mes journées à regarder la mort en face, je n’arrivais pas à
accepter qu’il avait disparu de ma vie à jamais.
Le chagrin nous joue des tours – le parfum familier d’une
eau de toilette, la vision fugitive, dans la foule, d’une
silhouette que l’on croit reconnaître, et tous les nœuds qu’on
croyait avoir bien serrés pour continuer d’avancer se défont
d’un coup.
Tout en me réchauffant les mains autour d’une tasse d’Earl
Grey fumant, je me suis plantée devant ma bibliothèque,
bourrée à craquer des manuels de biologie, atlas à demi moisis
et romans maritimes de Papy. Calés entre eux, trois carnets
abîmés détonnaient, pas tant en raison de leur apparence que
du titre lapidaire inscrit sur chacune de leur tranche. Sur le
premier, REGRETS ; sur le deuxième, CONSEILS ; sur le
troisième, CONFESSIONS. En dehors de mon chien et de mes
chats, c’était tout ce que j’aurais sauvé en cas d’incendie.
Depuis que je pratique le métier de thanadoula, ou « sage-
femme de fin de vie », j’applique un rituel immuable : je
recueille les ultimes paroles prononcées par mes clients avant
leur dernier souffle. Au fil des années, j’ai découvert que les
gens ont souvent besoin de dire quelques mots au moment de
mourir, des phrases chargées de sens – comme s’ils
comprenaient que c’était leur dernière chance de laisser une
empreinte sur le monde. En général, leur message entre dans
l’une des trois catégories suivantes : les choses qu’ils auraient
aimé faire différemment, celles qu’ils ont apprises avec
l’expérience, et les secrets trop longtemps gardés qu’ils sont
enfin prêts à révéler. Consigner ces paroles constitue pour moi
un devoir sacré, surtout lorsque personne d’autre n’est là pour
les entendre. Et même quand ce n’est pas le cas, les membres
de la famille sont généralement trop accablés par le chagrin
pour penser à retenir ces mots. Mes propres émotions, en
revanche, restent toujours soigneusement refoulées.
Posant mon thé, je me suis hissée sur la pointe des pieds
pour sortir le carnet intitulé CONFESSIONS. Il y avait un
moment que je n’y avais rien écrit. Ces derniers temps, mes
clients semblaient n’avoir accumulé que des regrets.
Confortablement installée sur le canapé, j’ai fait défiler les
pages du calepin jusqu’à en trouver une vierge. De mon
écriture serrée, j’ai inscrit la date du jour, le nom et l’adresse
de Guillermo, puis sa confession.
Pour être honnête, je ne l’attendais plus : je sentais le vieil
homme s’éloigner, et je le croyais déjà inconscient. Mais, tout
à coup, ses yeux se sont ouverts et il a posé sa main sur mon
bras. Pas de façon théâtrale, plutôt comme s’il s’apprêtait à
quitter la pièce et qu’il avait oublié de me dire quelque chose.
« Quand j’avais onze ans, j’ai tué le hamster de ma petite
sœur par accident, a-t-il murmuré. Pour l’embêter, j’avais
laissé la porte de la cage ouverte et il s’est échappé. On l’a
retrouvé quelques jours plus tard, coincé entre les coussins
d’un fauteuil. »
À peine Guillermo avait-il prononcé ces mots que son corps
s’est détendu, léger et serein, comme s’il flottait dans une
piscine.
Et puis il est parti.

Ce soir-là, tandis que mes animaux se blottissaient avec moi


sur le canapé, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce hamster.
George, le bouledogue grassouillet que j’avais recueilli six ans
plus tôt alors qu’il fouillait les poubelles en bas de chez moi,
avait la tête calée sur mon genou. Lola et Lionel, deux chats de
gouttière de la même portée trouvés tout bébés dans une boîte
devant l’église de Carmine Street, se relayaient pour s’enrouler
autour de mes chevilles. La douceur de leur pelage m’apaisait.
J’essayais de ne pas me demander si le hamster avait
souffert. Ces petites bêtes sont particulièrement fragiles, et
c’était sans doute allé très vite. Je plaignais Guillermo :
pendant cinquante ans, il avait dû se sentir tellement
coupable !
J’ai consulté mon téléphone posé sur l’accoudoir défraîchi.
Si l’on excepte les démarchages préenregistrés des
compagnies d’assurances et des fausses enquêtes fiscales, il
sonne uniquement lorsque quelqu’un a besoin de mes services.
Je n’ai jamais maîtrisé l’art de la socialisation. En tant
qu’enfant unique élevée par un grand-père introverti, j’ai
appris à apprécier ma propre compagnie. Non que je sois
contre le concept d’amitié mais, quand on n’a pas d’amis, on
ne risque pas de les perdre. Et j’ai déjà perdu assez de proches
comme ça.
Pourtant, je me demande parfois comment j’en suis arrivée
là : j’ai trente-six ans, et ma vie se résume à attendre que des
inconnus meurent.
Tout en humant les vapeurs de bergamote de mon thé, j’ai
fermé les yeux et laissé mon corps se détendre pour la
première fois depuis des semaines. Contenir ses émotions en
permanence est épuisant, mais c’est ce qui me permet de bien
faire mon métier. Je me sens tenue à rester calme et posée vis-
à-vis de mes clients, même lorsque la peur et la panique les
submergent et qu’ils n’arrivent pas à lâcher prise.
À mesure que mes sentiments affleuraient, je me suis
enfoncée dans les coussins, laissant le poids de la tristesse
creuser ma poitrine et la nostalgie me serrer le cœur.
Cette ville est pleine de personnes esseulées, je suis bien
placée pour le savoir.
J’en fais partie.
Chapitre 3

EN général, quand j’achève une mission, je passe la journée


suivante à rattraper mon retard sur les tâches domestiques que
j’ai négligées pendant la durée de mon travail. Lorsqu’on
accompagne un mourant, le ménage et les factures passent
facilement au second plan. Je me suis donc retrouvée à
trimballer jusqu’au sous-sol un panier rempli de trois semaines
de linge sale. L’appartement légué par mon grand-père est un
véritable trésor, non seulement grâce à son loyer encadré, mais
aussi parce que le bâtiment qui l’abrite est pourvu d’une
buanderie, ce qui m’évite d’avoir à arpenter la ville pour
trouver une laverie automatique. C’est l’une des nombreuses
manières dont Papy me facilite la vie, même en son absence.
De retour au rez-de-chaussée, je me suis arrêtée devant ma
boîte aux lettres afin de la débarrasser des multiples prospectus
et catalogues qui attendaient mes visites sporadiques. Je
recevais rarement quoi que ce soit d’intéressant.
— Encore en vacances, gamine ? a lancé quelqu’un depuis la
cage d’escalier.
La démarche traînante accompagnant ces mots m’était tout
aussi familière que la voix rocailleuse qui m’interpellait.
Quand, à six ans, j’avais emménagé avec Papy, Leo Drake
était un fringant cinquantenaire, et les trois décennies écoulées
l’avaient à peine marqué. Ses cheveux étaient juste un peu plus
blancs et son pas un peu moins sautillant.
Et il était toujours mon unique ami.
— En quelque sorte, ai-je répondu sans bouger tandis qu’il
descendait les dernières marches. Mais je préférerais les passer
à la plage plutôt que dans la buanderie.
Leo était un homme grand et mince, aux traits distingués,
dont l’âge accentuait la distinction naturelle. Je trouvais
fascinant que les goûts vestimentaires des personnes âgées
restent figés dans une certaine période de leur vie, qui
correspondait généralement à la trentaine ou la quarantaine.
Parfois, c’était par souci d’économie – pourquoi acheter de
nouveaux vêtements alors que nos armoires en regorgent ? –
mais, pour la plupart d’entre elles, c’était davantage lié à la
nostalgie que leur inspiraient un passé plus glorieux. Une
époque où l’essentiel de leur vie était encore devant elles.
Le style de Leo restait résolument ancré dans les
années 1960 : cols pelle-à-tarte amidonnés, revers crantés,
pochettes en lin et, si l’occasion s’y prêtait, un bon vieux
chapeau de feutre. Jamais je ne l’avais vu débraillé, même
lorsqu’il sortait acheter du lait à l’épicerie du coin. Cela datait
sans doute du jour où il avait commencé à travailler à la poste
de Madison Avenue. Bien qu’on l’ait relégué au tri, ça ne
l’avait pas empêché de remarquer et retenir chaque détail
vestimentaire qu’arboraient des hommes pour qui, en tant que
Noir, il était essentiellement invisible. Quand, enfin, il en avait
eu les moyens financiers, il avait imité – et surpassé – ces
marques d’élégance jusqu’à se les approprier.
Ce jour-là, Leo était simplement venu relever son courrier.
Pourtant, il portait une chemise impeccablement repassée et un
pantalon à pinces. Sa tenue offrait un contraste saisissant avec
mon pantalon de jogging et mon gros pull marin. Si ma théorie
était juste, je n’avais guère d’avenir en matière de style.
— Et cette revanche, alors ? a poursuivi Leo avec un sourire
malicieux tout en glissant sa clé dans la serrure de la boîte.
Papy m’avait appris à jouer au mah-jong dès mon arrivée
chez lui. Il m’avait fallu quatre ans avant de parvenir à le
battre – il refusait de me laisser gagner, arguant que ça ne me
rendrait pas service. Avec le temps, j’avais mémorisé toutes
les combinaisons possibles du jeu et observé avec attention
chacun des déplacements qu’effectuait Papy au cours de nos
parties ainsi que les tuiles qu’il écartait. Il n’y avait qu’un seul
geste qui le trahissait : chaque fois qu’il pensait être en train de
perdre, il se grattait le cou avec l’index droit. Lorsque je suis
partie en fac, Leo est devenu son adversaire régulier, et nous
avons perpétué la tradition quand je suis revenue après le
décès de Papy. Nous entretenons une rivalité acharnée depuis
maintenant dix ans.
— Dimanche prochain ? ai-je proposé tout en triant mon
courrier.
Il ne recelait qu’une seule enveloppe digne d’être ouverte –
elle contenait un chèque envoyé par la famille d’un homme
atteint de leucémie, avec lequel j’avais travaillé quelques mois
auparavant. Comme Guillermo, il était mort empli d’une
amertume qui continuait de me perturber. À mes débuts dans
ce métier, j’avais naïvement tenté d’amener les gens à se
concentrer sur tout ce qu’ils avaient vécu de positif, tout ce
envers quoi ils pouvaient se montrer reconnaissants. Mais
quand on a passé son existence à en vouloir au monde entier,
la mort est un peu la goutte qui fait déborder le vase. J’ai fini
par comprendre que mon rôle n’était pas de les forcer à
embellir le tableau de leur vie, mais de rester auprès d’eux,
d’écouter et de témoigner. Même s’ils étaient malheureux
jusqu’à leur dernier souffle, au moins, ils n’étaient pas seuls.
— Rendez-vous pris, a acquiescé Leo, en soulevant le bord
d’un chapeau imaginaire. À moins, bien sûr, que tu trouves
mieux à faire d’ici là ?
Leo savait très bien que je n’avais aucune vie sociale, mais il
ne pouvait s’empêcher de lâcher de subtiles allusions laissant
entendre le contraire. Ça partait d’un bon sentiment, certes,
mais ça ne faisait que retourner le couteau dans la plaie. Je
n’avais pas prévu qu’arrivée à trente-cinq ans, je n’aurais
qu’un seul ami. C’est le problème, avec la solitude : on ne la
choisit pas.
— Merci, ai-je répondu avec un sourire. Mais je crois qu’il
n’y a pas de danger que ça arrive.
— Bon, mais on ne sait jamais, non ?
Puis, du menton, il a désigné le plafond.
— À ce sujet, tu sais qu’on va avoir une nouvelle voisine ?
Elle emménage la semaine prochaine. J’espère qu’elle sera
plus bavarde que ses prédécesseurs.
Zut. J’avais espéré que l’appartement du premier étage,
jusque-là occupé par un couple de Finlandais taciturnes, allait
demeurer vide quelque temps de plus. Contrairement à Leo,
j’appréciais que mes échanges avec nos voisins se limitent à
des hochements de tête polis et des salutations sommaires.
Leo a le chic pour être toujours au courant des ragots du
quartier. En remontant l’escalier, il m’a informée de tous les
potins dont il avait eu vent depuis notre dernière conversation
– le psychodrame qui avait eu lieu dans l’Airbnb du bâtiment
voisin, le divorce houleux un peu plus bas dans la rue, le
restaurant hors de prix fermé pour violation des règles
sanitaires après qu’un rat avait bondi de la cuvette des toilettes
au moment où un client s’y asseyait… En bavard émérite, Leo
passait beaucoup de temps à traîner dans le quartier, abordant
quiconque semblait disposé à bavarder. Je me suis toujours
demandé pourquoi nous nous entendions si bien. Peut-être
parce que, comme on dit, les contraires s’attirent.
En arrivant sur le palier, j’ai vu que la porte de l’appartement
désert était entrebâillée. Par l’ouverture, j’ai aperçu sur le
parquet une pile de pots de peinture et un rouleau dans son
bac, prêts à l’emploi. À côté de moi, Leo continuait de
commérer, inconscient du malaise qui me tordait l’estomac.
À New York, les locataires se succèdent, c’est inévitable, et
je m’en suis coltiné pas mal. Chaque fois que des inconnus
emménagent dans l’immeuble, j’ai le sentiment qu’ils
s’immiscent dans ma vie privée. Mon espace. Ma routine. Ma
solitude. Il faut décoder de nouvelles personnalités, instaurer
de nouveaux rituels de salutations, s’accommoder de nouvelles
excentricités. Pour moi, le mot « nouveau » est synonyme
d’incertitude.
Et je déteste les surprises.
Chapitre 4

LE jour où j’ai appris la mort de mes parents est aussi celui où


j’ai découvert que les cochons se roulaient dans la boue pour
se protéger des coups de soleil.
C’était un mardi à midi, et j’étais en CP. Assise au pied de
l’unique chêne dans la cour de l’école, je m’étais calée entre
deux racines noueuses qui s’étiraient tels des doigts
arthritiques. C’est ici que je passais la plupart des pauses-
déjeuner, pour lire pendant que mes camarades de classe
jouaient à grand bruit dans les parages. Ce jour-là, j’étais
plongée dans un livre sur les animaux.
J’avais presque achevé le chapitre sur les pandas quand j’ai
vu Mme Lucas, la directrice, traverser la cour à grands pas
dans ma direction. Son imposante mise en plis tressautait au
rythme de sa démarche volontaire, et elle s’accrochait aux
revers de son blazer d’un air important. J’ai senti un
picotement dans ma nuque, comme si un insecte venait de s’y
poser mais, quand j’ai passé ma main dessus, il n’y avait rien.
Juste derrière Mme Lucas, ma maîtresse et la psychologue
scolaire marchaient côte à côte. Manifestement, toutes trois
semblaient investies d’une mission. J’ai posé mon livre sur
mes genoux et attendu qu’elles arrivent jusqu’à moi.
— Clover, ma chérie, a commencé Mme Lucas d’une voix
mielleuse qui m’a aussitôt mis la puce à l’oreille – le genre de
ton qu’emploient les adultes lorsqu’ils cherchent à vous
amadouer.
Elle s’est penchée, joignant les mains entre ses genoux, dos à
dos, comme pour une prière inversée.
— Tu veux bien venir dans mon bureau, s’il te plaît ?
J’ai levé les yeux vers les deux autres femmes, remarqué leur
sourire contraint. Je me suis demandé quel écart j’avais bien
pu commettre ce jour-là pour mériter une punition. Avais-je
enfreint une règle sans m’en apercevoir ? Je m’efforçais
toujours d’être sage. Peut-être avais-je oublié de rendre un
livre à la bibliothèque ? Intimidée par cet assaut, je me suis
rencognée contre les racines de l’arbre, rassurée par leur
étreinte protectrice.
— J’aimerais rester sous l’arbre, ai-je répondu à mi-voix,
exaltée par mon petit acte de rébellion. Ce n’est pas encore la
fin de la pause.
Mme Lucas a froncé les sourcils.
— Eh bien, oui, je comprends, tu dois être très bien dehors,
au soleil, mais il y a quelque chose dont je… dont nous
voudrions discuter avec toi, et je pense qu’il vaudrait mieux
qu’on rentre.
J’ai réfléchi un instant. Mme Lucas et ses cerbères en
corsage ne semblaient pas disposées à lâcher l’affaire.
Me levant à contrecœur, j’ai tendu mon bestiaire à la directrice
le temps d’épousseter ma jupe écossaise, puis je me suis
docilement mise en marche vers le bâtiment de l’école.
— C’est bien, Clover, a approuvé Mme Lucas.

Dans le bureau de la directrice, j’ai dû me hisser sur la haute


chaise pivotante. Assise les jambes pendantes au-dessus du
linoleum, je sentais les ressorts vieillissants traverser le
coussin en cuir et s’enfoncer dans mes cuisses maigres.
Le sinistre trio s’est installé en face de moi. Les femmes
échangeaient des regards affligés, comme si elles tiraient en
silence à la courte paille pour déterminer qui allait s’y coller.
Apparemment, c’était tombé sur la psychologue. Elle a pris
une grande inspiration, prête à lâcher le morceau, puis elle
s’est figée, l’air de chercher ses mots.
— Clover, a-t-elle enfin lancé. Je sais que tes parents sont
partis en vacances.
— En Chine, ai-je obligeamment complété. C’est de là que
viennent les pandas.
J’ai serré mon bestiaire contre ma poitrine.
— Oui, je suppose… Tu es très maligne.
— Les pandas mangent du bambou et ils pèsent plus de cent
kilos, ai-je ajouté, profitant de leur attention pour montrer mon
intelligence. Maman et papa reviennent dans deux jours – j’ai
compté.
J’espérais que, pour une fois, ils n’oublieraient pas de me
ramener un cadeau.
La psychologue s’est éclairci la voix tout en tripotant la
broche fantaisie fixée à son chemisier.
— Oui… À ce sujet… tes parents devaient rentrer jeudi,
mais… il y a eu… un accident.
Sourcils froncés, j’ai resserré mon étreinte autour du livre.
— Un accident ?
Ma maîtresse s’est penchée pour me tapoter le genou, faisant
tinter les innombrables bracelets de pacotille autour de son
poignet. Leurs couleurs vives me ravissaient.
— C’est une amie de ta mère qui te garde, n’est-ce pas,
Clover ?
Les oreilles brûlantes, j’ai esquissé un hochement de tête.
Des fourmillements ont commencé à parcourir l’arrière de mes
cuisses, collées par la sueur au cuir de la chaise. Les cris
perçants des élèves qui me parvenaient par la fenêtre ouverte
ajoutaient à mon inconfort.
Le sourire penaud de Mme Lucas me mettait mal à l’aise.
— Ce soir, à la place, tu vas aller chez ton grand-père. Il
arrive tout à l’heure de New York pour te chercher. Super,
non ?
Je ne savais que répondre à ça. Au cours de ma brève
existence, je n’avais passé que de rares après-midi en
compagnie de mon grand-père maternel, et il ne m’inspirait
aucun sentiment particulier. Il paraissait gentil, même s’il était
avare de mots, et que ma mère et lui se montraient plutôt
distants l’un envers l’autre. Mais lui m’envoyait toujours un
cadeau pour mon anniversaire – cette année, c’était le bestiaire
que je serrais contre mon cœur. Peut-être allait-il m’apporter
autre chose.
— Pourquoi je ne peux pas rester chez Mlle McLennan ?
La vieille fille qui habitait près de chez nous n’était pas une
hôtesse très accueillante, et sa maison sentait le rôti de bœuf
en permanence, quoi qu’elle cuisine. Mlle McLennan
s’assurait de me nourrir et de m’amener à l’école mais, pour le
reste, j’étais livrée à moi-même – la plupart du temps, je lisais
seule dans ma chambre pendant qu’elle tricotait, assise sur son
canapé protégé par une housse de plastique. Et comme mes
parents me confiaient souvent à elle des week-ends entiers,
nous avions appris à cohabiter de manière pacifique. Même si
je soupçonne qu’elle ne crachait pas sur la liasse de billets que
mon père lui glissait chaque fois dans la main.
Les trois femmes ont échangé des regards sombres et
communiqué dans une espèce de code secret à l’aide de leurs
sourcils. Pour finir, Mme Lucas a poussé un soupir à fendre
l’âme.
— Clover, je suis désolée, mais tes parents sont morts.
Les deux autres se sont pétrifiées, choquées par cette
manière abrupte d’annoncer une nouvelle aussi délicate.
Tout aussi sidérée, je me suis redressée, les yeux écarquillés,
tandis qu’elles restaient prudemment inclinées au-dessus de
moi, comme pour anticiper la réaction d’un animal sauvage.
— Morts ?… Comme M. Hyland ? ai-je enfin réussi à
articuler.
J’ai pensé à l’épisode de 1, rue Sésame qu’on avait passé
dans ma classe après le spectaculaire trépas de notre
professeur, celui où Toccata est confronté au décès de son ami
Hooper.
— Je crains que oui, Clover, a répondu Mme Lucas d’une
voix doucereuse, s’efforçant de compenser la brutalité de sa
révélation. Je suis vraiment désolée.

En fin d’après-midi, alors que j’étais assise près de mon


grand-père dans le train de la Metro-North qui reliait le
Connecticut à Manhattan, je me suis aperçue que je n’avais dit
au revoir à aucun de mes camarades. Mais, vu qu’ils ne
m’adressaient pratiquement pas la parole, ça n’avait
probablement guère d’importance. Avant la mort subite de
notre professeur de maternelle, les autres enfants ne me
prêtaient guère attention mais, à cause de mon étrange
comportement face à cet événement – avant tout, le fait que je
n’avais pas paniqué –, je me les étais mis à dos. Depuis qu’un
gamin avait répandu la rumeur que je « traînais » avec les
morts, j’étais officiellement devenue trop bizarre pour être
fréquentable. Demain, ils ne remarqueraient sans doute même
pas mon absence en classe.
Papy était arrivé à l’école à la fin de la pause-déjeuner, au
moment où la sonnerie lançait ses derniers trilles dans le
couloir. Il était chargé de la petite valise bleu ciel que j’avais
emportée chez Mlle McLennan. Après avoir échangé quelques
mots avec les enseignantes, trop bas pour que je parvienne à
les entendre, il m’avait guidée d’un pas solennel vers le taxi
qui nous attendait devant le portail.
Sur le chemin de la gare, il ne m’avait fourni que de rares
détails sur l’accident de mes parents – il avait évoqué un vieux
bateau, une tempête tropicale et un fleuve nommé le Yangzi
Jiang. Je m’étais contentée d’acquiescer, me demandant
secrètement si papa et maman avaient vu des pandas. Pourtant,
alors que je regardais s’étirer les interminables banlieues
derrière les vitres du train poussif, j’avais commencé à réaliser.
Mourir, je le savais, signifiait qu’on n’allait plus jamais
revenir. Une fois mort, on n’existait plus que dans les
souvenirs des gens. J’ai revu ma mère me pousser
impatiemment vers la porte, le matin de leur départ pour la
Chine. De loin, elle m’avait lancé un baiser distrait en me
laissant chez Mlle McLennan. Tout en vérifiant son reflet dans
la vitre de la voiture, elle m’avait recommandé d’être « bien
sage ». Quant à mon père, il m’avait peut-être fait signe depuis
son siège derrière le volant, mais je n’en étais pas certaine. Ce
matin-là, comme d’habitude, ils avaient autre chose en tête.
Je savais aussi qu’il était important de pleurer à la mort de
quelqu’un – après celle de M. Hyland, j’avais vu la
bibliothécaire sangloter dans le couloir. Et quand, avec Papy,
on s’est assis dans le train, j’ai remarqué qu’il se passait le
pouce sous les yeux à plusieurs reprises avant de l’essuyer sur
sa manche. J’ai donc attendu patiemment que la première
larme perle de mes cils, et j’ai même appuyé un peu sur mes
paupières pour être sûre. Mais je n’ai pas pleuré pour autant.
Deux heures plus tard, nous sommes sortis de Grand Central
Station. La nuit tombait, nous cernant d’ombres oppressantes.
Le vent froid me griffait les joues et la cacophonie des voitures
me perçait les tympans. C’était la première fois que je mettais
les pieds à New York – je n’étais pas sûre d’aimer ça.
M’efforçant de trouver un ancrage dans tout ce désordre, j’ai
agrippé le bas du manteau de Papy tandis qu’il levait haut le
bras en sifflant. Ce devait être une sorte de tour de magie parce
que aussitôt, un taxi jaune s’est matérialisé devant nous. Je
connaissais très peu mon grand-père et pourtant, j’étais
certaine d’être en sécurité. En dehors de ma valise bleue, il
était le seul élément vaguement familier auquel je puisse
m’accrocher.
Le décor qui défilait à toute allure autour de nous était à
mille lieues de celui que j’avais pu contempler depuis le train :
des gratte-ciel immenses, des néons palpitants, des foules de
gens qui se croisaient habilement sur les trottoirs. Je me
demandais comment Papy pouvait rester aussi indifférent à ce
spectacle. Il s’est contenté de fixer la route et de marmonner
quelque chose au sujet du lait qu’il faudrait aller chercher
demain matin.
Lorsque nous sommes arrivés devant une étroite maison de
ville, il a tendu quelques billets soigneusement pliés au
chauffeur, un type bougon qui sentait l’ail.
— Dis merci, Clover, m’a-t-il intimé en ouvrant la porte de
la voiture.
— Merci, monsieur le chauffeur.
Pour toute réponse, celui-ci a émis un grognement.
À l’intérieur du bâtiment, j’ai compté tout haut chaque
marche tandis que nous montions au deuxième étage. Alors
que j’arrivais à quatorze, un homme coiffé d’un chapeau à
large bord a surgi dans l’escalier en descendant d’un pas
chaloupé.
— Bonjour, Patrick, a-t-il lancé à mon grand-père avant de
m’apercevoir qui l’observait timidement derrière ses jambes.
Papy a posé ma valise pour lui serrer la main.
— Leo, a-t-il dit, je te présente Clover, ma petite-fille.
Leo a décoché à mon grand-père un regard plein de
compassion, puis il s’est incliné et m’a tendu la main en
souriant de toutes ses dents – dont une en or.
— Ravi de te rencontrer, gamine, a-t-il lancé. Bienvenue
dans cette grande maison.
Les lumières du plafond se reflétaient dans ses yeux comme
des rayons de soleil sur une bouteille de Coca-Cola.
Je lui ai rendu sa poignée de main aussi fermement que
possible, fascinée par la couleur ambrée de sa peau.
— Enchantée, monsieur.
Leo s’est écarté pour désigner le sommet de l’escalier d’un
geste théâtral.
— Je vous laisse poursuivre votre chemin, a-t-il déclaré en
soulevant le bord de son chapeau. Mais j’espère vous revoir
bientôt, tous les deux.
Sur le palier du deuxième étage, j’ai regardé Papy fouiller
dans le trousseau de clés accroché à sa ceinture avant d’ouvrir
une multitude de serrures. Tandis qu’il suspendait nos
manteaux à la patère derrière la porte, j’ai jeté un coup d’œil
dans le salon, émerveillée. Des étagères couvraient les murs
jusqu’au plafond, chargées de toutes sortes d’objets –
minéraux, crânes d’animaux, masques tribaux, créatures dans
des bocaux. Comme si mon grand-père habitait dans le musée
que j’avais visité le mois dernier lors d’une sortie scolaire.
Et maintenant, moi aussi, j’allais vivre là.
Après un dîner à base de haricots blancs à la tomate et de
tartines, et sans avoir échangé plus de quelques mots avec moi,
Papy m’a conduite dans une petite pièce au fond de
l’appartement. Un énorme bureau en bois trônait dans un coin,
encombré de piles de papiers et de livres. Dans le coin opposé
se trouvait un petit lit et une table de chevet agrémentée d’une
lampe de banquier verte et d’un petit vase contenant une
pivoine solitaire.
— Ce sera ta chambre, m’a annoncé mon grand-père.
Puis, désignant le fatras sur le bureau :
— On s’occupera de ça demain.
Il a déposé ma valise sur une chaise. Le vinyle bleu ciel
offrait un contraste étrange avec les couleurs neutres de
l’acajou, du cuir et du tweed.
— La journée a été longue. Si tu as besoin de moi, je suis
dans le salon, a-t-il repris.
Maladroitement, il m’a tapoté la tête avant d’enfoncer
vivement ses mains dans ses poches.
— Bonne nuit, Clover.
— Bonne nuit, Papy.
Je suis restée un moment plantée là, absorbant mentalement
les éléments de ma nouvelle vie. Devais-je me brosser les
dents chaque soir à présent que j’habitais en ville ?
Mlle McLennan ne me laissait jamais déroger à cette règle.
Beaucoup de choses allaient sûrement changer, à présent. Qui
allait m’amener à l’école ? Allais-je pouvoir emprunter des
livres à la bibliothèque ? Allait-il y avoir un chêne dans la
cour ?
En manière de test, j’ai décidé d’« oublier » de me brosser
les dents, ce soir-là. Je me suis glissée dans le lit en respirant
l’odeur d’une lessive inconnue mêlée à des relents de
naphtaline. Les draps étaient tellement tendus que j’ai eu du
mal à rouler sur le côté, et je me suis dit que ça devait faire cet
effet, quand quelqu’un vous serrait fort dans ses bras. Mais
comme je n’en avais jamais fait l’expérience, je ne pouvais en
être certaine.
J’ai tendu le bras vers la table de chevet et tiré sur le
napperon décoloré pour attraper mon bestiaire, tout doucement
pour ne pas faire tomber le vase. Adossée à l’oreiller informe,
j’ai posé le livre sur ma poitrine et l’ai feuilleté jusqu’à la
lettre P.
J’ai vérifié que les pandas n’avaient plus de secrets pour
moi, et je suis passée aux porcs.
Chapitre 5

EN dehors de ma brève rencontre avec Leo devant les boîtes


aux lettres après la mort de Guillermo, j’ai réussi à passer les
cinq jours suivants sans interaction d’aucune sorte. Mais à
long terme, la solitude se révèle toujours capricieuse : au
début, elle m’apaise, me protège du chaos et des attentes liés à
la condition humaine ; et puis, d’un coup, au lieu de me sentir
ressourcée, je me retrouve engluée dans mon isolement.
J’ai perçu les premiers signes de ce retournement au cours de
ma sixième journée de réclusion alors que, assise sur mon
canapé, j’essayais de me rappeler quand je m’étais lavé les
cheveux pour la dernière fois. Ça ressemblait aux picotements
dans la gorge avant une angine. Comme à l’accoutumée, les
premiers symptômes se sont révélés à travers mon obsession
des films romantiques. Certes, il n’y a rien de mal à se laisser
happer par une bonne comédie sentimentale – c’est le but,
après tout. Mais d’un côté, on peut regarder des fictions pour
se divertir et, de l’autre, pour remplacer les émotions de la
vraie vie. Entre les deux, il existe une limite hasardeuse –
même moi, je le savais. J’ai compris que je l’avais franchie
lorsque j’ai commencé à me repasser de manière compulsive
les mêmes passages en boucle, m’acharnant à tordre le
scénario pour en tirer des ressorts inexistants. Comme si, au
centième visionnage, une nouvelle scène allait apparaître par
magie. Aujourd’hui, j’avais vu les séquences les plus
romantiques des Ensorceleuses au moins vingt fois chacune.
Mais au lieu d’une bonne montée d’ocytocine, j’avais écopé
d’une douleur lancinante dans la poitrine, à croire que je
m’étais approprié les émotions tumultueuses de Sandra
Bullock.
En tant que fille unique, on apprend à habiter son
imagination presque autant que la réalité. Personne ne peut
nous faire défaut – ou nous abandonner – quand on est
personnellement aux commandes de l’histoire. Aussi, lorsque
le visionnage répété d’une histoire d’amour cessait de combler
mon manque, je m’inventais généralement une suite à mon
goût, imaginant la vie des personnages bien au-delà du baiser
final et du générique.
Je savais alors qu’il me fallait sortir de chez moi pour me
reconnecter au monde réel.
Au moment où, à contrecœur, j’enfilais mon manteau, une
lumière a scintillé dans l’appartement d’en face. Les ombres
du crépuscule le disputaient encore à la lumière du jour, et le
reflet du soleil couchant sur la vitre m’empêchait de voir à
l’intérieur aussi bien que d’habitude. Malgré cela, je parvenais
à distinguer deux silhouettes qui ôtaient leur veste avant de se
blottir l’une contre l’autre sur le canapé. Depuis quatre ans
qu’ils habitaient en face, Julia et Reuben n’avaient jamais tiré
les rideaux – je n’étais même pas sûre qu’ils en aient.
Manifestement, ils se fichaient pas mal qu’on puisse les épier.
J’y voyais moins un penchant pour l’exhibitionnisme que la
manifestation d’un bonheur absolu : ils étaient dans leur bulle,
tellement absorbés l’un par l’autre que le reste du monde
disparaissait. Tout en les observant, je me suis demandé ce
qu’ils ressentaient. Au même instant, le soleil a dardé ses
derniers rayons, projetant un éclair aveuglant qui m’a coupé la
vue sur leur salon. Avec un soupir, j’ai baissé mes stores et je
me suis forcée à sortir de chez moi.
New York a la réputation d’être un melting pot, mais cette
appellation ne m’a jamais satisfaite : mon New York à moi
ressemble davantage à une soupe où flottent de gros morceaux
de légumes ; les gens s’y côtoient sans interaction. En
semaine, je vais souvent voir un film dans une salle
indépendante de la 6e Avenue, avec d’autres cinéphiles
solitaires – pour moi, c’est ce qui se rapproche le plus d’une
réunion de famille. Dispersés à intervalles irréguliers sur les
rangées de sièges comme des perles sur un boulier, nous
pouvons être seuls ensemble. Quand le projecteur s’éteint et
que les lumières se rallument, chacun quitte sa place et reprend
son chemin en solo.
Mais ce soir-là, je savais que le moindre soupçon de
romantisme ne ferait qu’alimenter mon obsession. Aussi, pour
m’arracher à ma solitude, j’ai pris la ligne F en direction de
Midtown pour me rendre sur le seul lieu de rencontres qu’il
m’arrivait de fréquenter : un café de la mort.
J’ai découvert ce genre de rassemblements alors que j’avais
une vingtaine d’années. Sac au dos, j’arpentais une ville suisse
quand j’avais remarqué un prospectus en lambeaux scotché à
un réverbère, invitant les passants à un « Café mortel ».
Comment résister à pareille offre ? Ces rassemblements
informels se tenaient généralement dans des restaurants. Ils
avaient été institués par Bernard Crettaz, un sociologue suisse,
dans le but de banaliser la parole autour de la mort. De parfaits
inconnus se réunissaient pour discuter des subtilités de la
mortalité devant un repas et un verre de vin, puis chacun
repartait de son côté. Depuis, un Anglais du nom de Jon
Underwood avait fait évoluer le concept et créé un réseau
informel de « cafés de la mort » un peu partout dans le monde.
Depuis quelques années, on en trouve à New York. En général,
je m’y rends tous les quinze jours : ce mélange de rapports
humains et d’absence d’investissement émotionnel m’offre un
équilibre rassurant.
En outre, la mort est un sujet que je connais par cœur.
La ligne F était bondée. Ce n’étaient que bras enchevêtrés
agrippés aux barres, visages esquivant d’encombrants sacs à
dos et regards fuyants. La plupart des gens détestaient ce
renoncement forcé à leur espace personnel, la sensation
d’autres corps collés au leur. Moi, j’en retirais une exaltation
discrète. En dehors de mon métier – quand je tiens la main,
éponge le front ou masse le dos de mes clients –, j’ai peu de
contacts physiques avec les autres. J’ignore même si je suis
chatouilleuse. À part une petite tape occasionnelle sur la tête
ou l’épaule, Papy avait une façon plus prosaïque de me
manifester son affection, qui consistait essentiellement à
m’inculquer les compétences essentielles pour survivre. Par
conséquent, je saute sur chaque occasion de sentir un autre
corps contre le mien, même de manière fugace.
Dans un grondement plaintif, la rame s’est arrêtée sur la
34e Rue et le flot de voyageurs s’est brièvement scindé en
deux. Alors que j’attrapais la barre au-dessus de ma tête, un
homme élancé en costume bleu marine et manteau de laine
gris s’est inséré près de moi, un numéro plié du New York
Times à la main. Les portes se sont refermées et les usagers se
sont agglomérés telles les branches d’un fagot, comme si
quelqu’un avait resserré une ficelle invisible autour d’eux.
Avec l’accélération, l’homme en costume a été projeté contre
moi. Mon visage n’était plus qu’à quelques centimètres du
nœud parfait de sa cravate de soie rayée. Sentant la chaleur qui
se dégageait de son large torse, j’ai fermé les yeux et humé son
parfum : un enivrant mélange de santal, de transpiration, de
savon haut de gamme et, peut-être, de whisky. J’ai imaginé
qu’il m’enlaçait, qu’il me caressait les cheveux tandis que je
posais ma joue sur sa poitrine. Mon cœur a enflé à l’idée de ce
rapprochement.
« PROCHAIN ARRÊT 42E RUE BRYANT PARK » a
grondé la voix robotisée dans les haut-parleurs. Arrachée à
mon fantasme, je me suis frayé un chemin en direction des
portes. L’homme au costume bleu marine n’a pas levé les yeux
de son journal. Mais en montant les marches maculées de
taches de chewing-gums, il m’a semblé percevoir une légère
odeur de santal sur mon manteau.
Chapitre 6

CE soir-là, le café de la mort avait lieu dans les entrailles de la


Bibliothèque publique de New York. J’évite généralement de
me rendre au même endroit plus d’une fois tous les trois mois.
Certes, chaque séance attire de nouveaux venus, mais on y
trouve aussi des habitués susceptibles de reconnaître un
visage. Heureusement, il y a désormais suffisamment de cafés
de ce genre disséminés dans toute la ville pour préserver mon
anonymat.
Quand je suis entrée, la salle était vide, à l’exception de
chaises en plastique noir disposées en cercle. Je n’aime pas
arriver la première, car cela m’oblige à saluer chaque personne
à son arrivée et à me soumettre à d’inévitables échanges de
banalités jusqu’à ce que la réunion commence. Aussi, je me
suis plantée devant les étagères d’une bibliothèque, feignant
d’examiner les volumes soigneusement classés d’une
encyclopédie consacrée à l’ingénierie aéronautique.
Lorsque j’ai enfin pris place dans le cercle, il ne restait
qu’une chaise libre. Les néophytes sont faciles à repérer : ils
ont le regard fuyant et les mains tremblantes de ceux qui se
sont un peu trop éloignés de leur zone de confort. L’horloge
murale indiquait l’heure passée, et l’atmosphère était fébrile.
La modératrice, une Italienne enjouée, a tapoté la pile de
papiers sur ses genoux pour signaler qu’il était temps de
commencer. C’était la première fois que je la voyais – je
n’aurais pas pu oublier ce nez aquilin.
— Bienvenue à tous, a-t-elle lancé avec entrain. Je m’appelle
Allegra, et…
Elle s’est interrompue en remarquant qu’un homme d’une
trentaine d’années lançait des regards timides dans la pièce, un
téléphone collé à l’oreille.
— Bonsoir, monsieur ! Vous venez pour le café de la mort ?
Lors de ces réunions, il est courant de devoir convaincre
certaines personnes d’entrer.
Une main en coupe sur son portable, il a émis un rire
nerveux.
— Oui, je crois. Enfin, oui, a-t-il répondu d’un air contrit.
Désolé d’être en retard.
— Vous avez de la chance, on vous a gardé une place ! a
commenté Allegra d’une voix chantante.
J’enviais sa désinvolture – elle avait l’assurance de ceux qui
savent qu’on les aime.
— Entrez, on commence à peine !
L’homme s’est hâté en direction de la seule place libre avant
de s’arrêter brusquement, comme s’il venait de se rappeler que
son correspondant était toujours en ligne. « Il faut que j’y aille,
je suis occupé », a-t-il dit à mi-voix. « Mais débrouille-toi pour
que ça ne s’ébruite pas ». Il a fourré l’appareil dans sa poche et
s’est laissé tomber sur sa chaise sans enlever son manteau
malgré la chaleur étouffante qui régnait dans la salle
dépourvue de fenêtre.
— Désolé. Le boulot…
Son évidente nervosité semblait exacerber le malaise
ambiant, comme si deux faisceaux électriques se croisaient.
— Maintenant que nous sommes tous installés, laissez-moi
vous dire combien je suis ravie de vous recevoir pour ce café
de la mort, a repris Allegra.
Ses cheveux mi-longs aux reflets dorés paraissaient à la fois
soigneusement coiffés et joliment ébouriffés – comment
obtenait-elle ce résultat ?
— Je sais que, pour beaucoup d’entre vous, c’est une
première, et je vais donc vous donner quelques explications
sur ce que nous faisons ici.
Elle a marqué une pause pour observer calmement
l’assistance, sans se laisser démonter par l’expression
paniquée des participants – dont le retardataire – qui
semblaient prêts à détaler à tout instant.
— Cet espace est ouvert à la discussion et il n’y a pas
d’ordre du jour. Je vous encourage donc à aborder tous les
sujets ou à poser toutes les questions que vous pourriez avoir
par rapport à la mort. Il existe de nombreux cafés de ce type
dans la ville, et certains d’entre vous y ont déjà assisté. La
seule différence, c’est que, comme nous sommes aujourd’hui
dans une bibliothèque, nous ne pouvons pas vous proposer
d’en-cas ni de rafraîchissements.
C’était l’une des raisons pour lesquelles ce café n’était pas
mon préféré : au lieu de me gaver d’amuse-gueule, j’allais
devoir dénicher de quoi dîner en rentrant chez moi. J’ai croisé
les doigts en espérant que j’avais encore des plats cuisinés
dans mon congélateur.
— Bien, a poursuivi Allegra, en claquant des mains. On va
faire un tour de présentation.
Comme d’habitude, le public était éclectique.
Un homme d’une vingtaine d’années en col roulé émeraude,
fasciné depuis toujours par la mort, mais ne trouvant personne
qui ait envie d’en parler.
Une femme âgée pourvue de grosses lunettes à monture
rouge, à qui on venait de diagnostiquer un Alzheimer naissant,
et qui acceptait mal de voir sa mémoire se dégrader.
Une étudiante en théâtre, athée convaincue, mais qui
craignait que cette absence de spiritualité l’empêche
d’accepter la mort.
Un touriste hollandais, tombé par hasard sur la brochure de
ce café à la bibliothèque, qui pensait que ce serait une bonne
manière de « vivre New York » tout en pratiquant son anglais
(en repensant à mon tout premier café de la mort, en Suisse,
j’ai éprouvé un élan de solidarité avec lui).
C’était au tour du retardataire de se présenter. Sa jambe
droite était agitée de soubresauts. Moi, c’était la gauche qui
tressautait – par empathie, ou parce que j’étais moi-même
nerveuse ?
— Euh, salut, je m’appelle Sebastian, a-t-il lancé, agitant
maladroitement la main avant de rajuster ses lunettes à
monture dorée. Si je suis là, c’est sans doute parce que dans
ma famille, on n’a jamais vraiment parlé de la mort et, du
coup, c’est quelque chose que je connais très mal. À vrai dire,
ça me terrorise. Je me suis dit qu’en venant ici, j’en
apprendrais davantage sur le sujet, et que j’arriverais peut-être
à surmonter cette peur.
Dans la salle, quelques personnes ont hoché la tête avec
compassion. Sebastian s’est tourné vers la femme à côté de lui,
manifestement désireux de passer le flambeau au plus vite.
Pendant qu’elle se présentait et expliquait la raison de sa
présence – elle soupçonnait son appartement d’être hanté –, je
me suis préparée, répétant mentalement le discours que j’allais
leur servir. Mémoriser ces mots réduisait le risque de
commettre une bévue. Lors des cafés de la mort, je ne révélais
jamais mon véritable métier – cela n’aurait fait qu’éveiller la
curiosité et provoquer des questions aussi bien intentionnées
qu’indiscrètes. La plupart des gens n’avaient jamais entendu
parler des thanadoulas, sans parler d’en rencontrer une en
chair et en os. Je prenais donc soin d’endosser une identité
plus acceptable. Quand tous les yeux se sont posés sur moi,
j’ai inspiré un grand coup et je me suis forcée à sourire.
— Je m’appelle Clover, ai-je dit en priant pour que mes
joues ne virent pas au cramoisi. Et ma grand-mère vient de
décéder.
Autour de moi, tout le monde a murmuré des paroles de
condoléances, et je m’en suis voulu de mentir. Mais, comme
toujours, cette explication a suffi à justifier ma présence et,
très vite, l’attention s’est reportée sur ma voisine de gauche.
Allegra a ouvert la séance en évoquant un article qu’elle
venait de lire, où il était question d’un costume mortuaire
imprégné de spores de champignons permettant de transformer
un cadavre en compost. Il s’est ensuivi un débat passionné sur
les mérites respectifs de l’inhumation et de la crémation, ainsi
que sur l’intérêt de faire don de son corps à la science ou
d’opter pour une sépulture en mer.
— J’adore l’idée de retourner à la terre sous forme de
compost, a déclaré l’étudiante en théâtre. C’est comme si elle
nous nourrissait quand nous sommes en vie et que nous la
nourrissions en retour à notre mort.
Le touriste néerlandais a approuvé d’un hochement de tête
solennel.
— Oui, et c’est beaucoup plus écologique que la crémation,
avec toutes les émissions que ça dégage…
— Si je veux une sépulture en mer, est-ce que ma famille
peut me charger sur notre bateau de pêche et me balancer dans
l’Atlantique ? a demandé ma voisine avec un pragmatisme
désarmant.
— Non, a répondu l’homme au col roulé. Je me suis
renseigné pour mon oncle, il faut des tas d’autorisations et de
permis. Mais il y a une agence, en Nouvelle-Angleterre, qui
s’occupe de ça. Ils affrètent un yacht pour une croisière d’une
journée, avec pique-nique, avant d’immerger le corps.
Ces échanges étaient toujours réjouissants – la plupart des
New-Yorkais sont prompts à faire valoir leurs opinions.
Personnellement, je préfère garder mes réflexions pour moi
afin d’éviter d’être le point de mire de la salle. De toute façon,
je suis avant tout curieuse de savoir ce que pensent les autres
de la mort en tant que concept abstrait.
Tous mes clients sont déjà en train de mourir quand je les
rencontre, et ils font généralement preuve d’une certaine
clairvoyance. Apparemment, ceux qui ont connaissance de
leur mort imminente vont à l’essentiel, comme s’il ne restait
plus qu’une pièce pour achever le puzzle de leur vie et qu’ils
savaient exactement où la placer. Il y a une certaine liberté
dans le fait de ne pas devoir se questionner sur l’avenir.
Cependant, pour la plupart des gens, la mort reste une grande
inconnue – un événement inévitable, mais nébuleux,
susceptible de survenir à tout moment, dans dix minutes ou
dans dix ans. D’expérience, ceux qui préfèrent ne pas y penser
de leur vivant sont généralement ceux qui éprouvent le plus de
regrets en mourant.
Durant ces cafés, j’aime jouer, dans ma tête, à deviner
comment chaque participant va affronter ses derniers instants.
Allegra, par exemple, les accueillerait avec grâce. Quant à
Sebastian, le retardataire, ce ne serait que panique et regrets.
Tout ce que je pouvais espérer, c’est que, le moment venu, il
aurait à ses côtés quelqu’un comme moi pour l’aider à trouver
la paix.
Chapitre 7

EN descendant l’immense escalier de la bibliothèque, j’ai été


accueillie par une pluie fine. Après l’atmosphère étouffante de
la salle, l’air humide du soir m’a offert une fraîcheur
bienvenue. Je m’en suis empli les poumons, et mon souffle a
formé un nuage éphémère devant mon visage.
— Clover ! s’est exclamé une voix enthousiaste dans mon
dos.
Cela m’a choquée, pour deux raisons. D’abord, je n’ai jamais
rencontré personne qui porte mon prénom ; il y avait donc peu
de chances pour que, s’il en existait une, elle se trouve dans les
parages à ce moment précis. Ensuite, dans la mesure où la
plupart des gens que j’ai côtoyés ces dix dernières années ne
sont plus de ce monde, il était surprenant qu’on m’interpelle
ainsi.
En me retournant pour identifier l’intrus, je me suis souvenu
que je venais de dévoiler ce prénom à toute une assistance. Et
justement, Sebastian s’approchait de moi d’une démarche
sautillante. Instinctivement, j’ai fouillé les poches de mon
manteau en me demandant si j’avais oublié quelque chose à la
bibliothèque. Non, tout était là.
— Clover, ça va ?
À son sourire, j’ai vu qu’il n’était pas conscient de mon
expression sidérée, que je ne prenais même pas la peine de
masquer. J’ai réfléchi à la meilleure manière de lui échapper.
À New York, il faut déployer des trésors d’imagination pour
s’extirper de ce genre de situations. Surtout, ne jamais dévoiler
son jeu – autrement dit, le chemin qu’on compte prendre ou la
ligne de métro qu’on s’apprête à emprunter – avant que l’autre
ait abattu ses propres cartes. Il s’agit alors de choisir la
direction opposée afin de s’en tenir à un bref échange sans
paraître grossier.
J’aurais pu détaler sans prêter attention à Sebastian mais je
me suis rappelé mes bonnes manières.
— Ça va, et toi, euh… ? ai-je murmuré avec un vague
sourire.
J’ai feint d’avoir oublié comment il s’appelait, pour ne pas
l’encourager à entamer la conversation.
— Sebastian, a-t-il complété en me tendant la main.
Je l’ai serrée, bien obligée.
— Sebastian, c’est ça.
Je n’ai rien ajouté, espérant accélérer les choses et le pousser
à en venir au fait. Le silence qui a suivi nous a tous les deux
mis mal à l’aise.
Il s’est balancé d’un pied sur l’autre en triturant son écharpe.
— Je suis désolé, pour ta grand-mère, a-t-il fini par lâcher.
La mienne non plus ne rajeunit pas.
Côté condoléances, j’avais vu mieux. Mais je n’étais pas
vraiment en position de le critiquer : contrairement à ce que
j’avais annoncé durant la réunion, mes deux grands-mères
étaient mortes avant ma naissance.
— Oh, merci. C’était une femme merveilleuse, ai-je
répondu.
Pure invention de ma part : Papy ne m’a pratiquement jamais
parlé de sa femme (en dehors du fait qu’elle était allergique
aux fraises), et je me suis toujours dit que c’était sa façon à lui
d’avoir du chagrin. Était-ce un sacrilège de mentir au sujet de
quelqu’un que je n’avais pas connu, même si je la peignais
sous un jour favorable ?
— J’ai remarqué que toi non plus, tu n’as pas dit grand-
chose, tout à l’heure, a repris Sebastian. C’est bizarre de parler
de la mort, non ? Franchement, je trouve ça flippant.
Tout me poussait à le contredire, mais cela aurait compromis
ma couverture. En levant les yeux vers lui pour la première
fois, j’ai remarqué le contraste entre la jeunesse de son visage
rond et ses cheveux grisonnants. Avec ses lunettes à monture
dorée et son écharpe, il avait l’allure charmeuse d’un
professeur excentrique.
— Ce n’est pas bizarre du tout, ai-je fini par rétorquer. La
mort fait naturellement partie de la vie. À vrai dire, c’est
même la seule chose qui soit certaine.
Sebastian m’a regardée d’un air un peu ahuri.
— Euh, oui, tu as sans doute raison, a-t-il répondu avec un
rire nerveux. C’est un peu pour ça que je suis venu à ce café…
J’imagine que, tôt ou tard, je vais y être confronté, donc autant
essayer de vaincre ma peur maintenant pour mieux gérer, le
moment venu.
J’ai acquiescé, impatiente d’en finir. Mais il semblait vouloir
poursuivre et je ne voulais pas paraître impolie.
— Alors, Clover, c’est quoi, ton histoire ?
— Mon histoire ?
Ça devenait carrément pénible. Et le fait qu’il répète mon
prénom à tout bout de champ, comme si j’étais une vieille
connaissance, m’indisposait.
— Oh, rien d’intéressant, ai-je marmonné. Je suis juste une
New-Yorkaise de base.
Je me suis tournée à demi vers la rue, pour lui montrer que je
devais partir.
— Tu as grandi ici ? C’est super. Il est rare de rencontrer des
New-Yorkais de souche. Presque tout le monde vient d’ailleurs
– moi le premier.
J’ai ignoré la perche qu’il me tendait.
— J’ai été ravie de te rencontrer, ai-je lancé en commençant
à descendre les marches. Mais il faut que j’y aille.
— Tu vas de quel côté ? s’est-il enquis en me rattrapant. Tu
prends le métro ? On pourrait faire le trajet ensemble ?
Dans cette situation, il était de bon ton de manifester un léger
dépit. J’ai tenté d’afficher une expression contrite, mais je n’ai
jamais été bonne comédienne.
— À vrai dire, j’allais prendre un taxi.
Encore un mensonge. Je n’empruntais les taxis qu’en cas de
froid intense.
— Dommage, a commenté Sebastian avec une déception un
peu trop marquée.
Je me suis pressée de rejoindre le trottoir en priant tous les
dieux (je suppose que, depuis le temps, je suis en bons termes
avec chacun d’entre eux) pour qu’un taxi apparaisse. J’ai levé
haut le bras avec une assurance que j’étais loin de ressentir.
Ma prière a été exaucée, et je me suis retenue de plonger tête
la première dans l’habitacle avant de claquer la portière
derrière moi. À la place, je me suis retournée
consciencieusement pour saluer rapidement Sebastian.
— Euh, à bientôt…
Le taxi a démarré, mais Sebastian a continué de me parler
par la vitre entrouverte.
— Attends ! Ça te dirait qu’on aille boire un café, un de ces
jours ?
— Dans tes rêves, ai-je marmonné quand il a été hors de
portée de voix.
Se retournant à demi, le chauffeur m’a décoché un regard
réprobateur. Il n’a rien dit, mais ça m’a vexée.
Le taxi a franchi le carrefour à l’orange, juste avant que le
feu passe au rouge, et j’ai poussé un soupir de soulagement.
À travers la fenêtre trempée par la pluie, j’ai regardé les
lumières de la ville qui se mélangeaient en éclaboussures
fluorescentes. Devais-je demander au chauffeur de me déposer
à la station de métro de la 23e Rue ? Non, je ne pouvais pas
prendre ce risque. C’était l’une des nombreuses formes de
cruauté dont New York avait le secret : malgré ses neuf
millions d’habitants, on tombait souvent sur la personne qu’on
essayait justement d’éviter. Pas question que je tente le diable,
et tant pis pour la petite fortune que j’allais claquer en taxi. En
pensée, j’ai rayé de ma liste le café de la mort de la
Bibliothèque. Maintenant que le concept était à la mode, j’en
trouverais un autre sur mon parcours.

Lorsque je suis arrivée chez moi, George, Lola et Lionel


m’attendaient avec impatience. Comme je les avais nourris
avant mon départ, j’étais contente de savoir que leur accueil
enthousiaste n’était pas motivé par la faim. J’avais
l’impression de leur avoir manqué.
Après avoir réchauffé une tourte au micro-ondes – le seul
plat qu’il restait au congélateur –, j’ai repris ma place sur le
canapé, armée de la télécommande. Pendant quelques minutes,
j’ai parcouru ma file d’attente Netflix, mais je ne prêtais pas
attention à ce qui défilait sur l’écran. Je me sentais oppressée.
Pourquoi ce type, Sebastian, tenait-il tellement à me parler ? Il
y avait des tas d’autres gens à ce café et je lui avais à peine
prêté attention, sauf quand il s’était présenté, par pure
politesse. Et, en sortant, je lui avais clairement fait comprendre
que je n’avais pas envie d’engager la conversation. Alors
pourquoi avait-il insisté ? S’il y avait une chose pour laquelle
j’étais douée, c’était me fondre dans la masse – iI était rare que
quiconque me remarque. Il devait donc y avoir une raison à
son attitude.
En voyant ma liste de comédies romantiques (quatre-vingt-
dix en tout) affichée sur l’écran de la télé, j’ai senti un frisson
me parcourir.
Était-il possible que notre rencontre sur les marches de la
bibliothèque soit de celles que l’on voit dans les films ?
Non, aucune chance. Rien, chez moi, n’est suffisamment
attirant pour qu’un homme choisisse de s’intéresser à moi
plutôt qu’à quelqu’un comme Allegra. Rien que d’y penser, je
me suis sentie bête.
À y réfléchir, l’appel auquel Sebastian était en train de
répondre en arrivant au café me paraissait louche. À tous les
coups, c’était une sorte d’escroc qui ciblait les personnes
vulnérables et assistait aux cafés de la mort pour dénicher ses
prochaines victimes. Il devait être agent immobilier, courtier
en assurances vie ou entrepreneur de pompes funèbres. J’ai
assisté bon nombre de familles dans l’organisation des
funérailles et je sais que, dans ces moments où le chagrin
obscurcit leur jugement, il est facile de leur extorquer sans
pitié toutes leurs économies. Aussi, je reste à l’affût de ce
genre d’arnaqueurs, veillant à ce que personne n’abuse de la
faiblesse de mes clients.
Tout était clair, à présent. Quand j’avais évoqué la mort de
ma grand-mère, ce Sebastian s’était dit qu’il avait trouvé une
excellente proie pour ses magouilles. Le salaud. Je ne me
sentais plus du tout coupable d’avoir menti. Remontant mon
épaisse couverture d’alpaga jusqu’au menton, j’ai reporté mon
attention sur l’écran. Je m’apprêtais à lancer Pretty Woman
lorsque des coups de klaxon déchaînés m’ont interrompue. En
général, je supporte très bien les rumeurs de la ville mais là,
c’était d’une agressivité peu commune. M’enveloppant dans
mon plaid, j’ai traîné les pieds jusqu’à la fenêtre pour voir de
quoi il retournait.
Tel un caillot de sang dans une artère, un camion de
déménagement bloquait l’étroite rue en sens unique devant
chez moi. Une demi-douzaine de costauds se passaient des
cartons en faisant la chaîne comme des fourmis, insensibles
aux hurlements des klaxons. Pour une fois, je comprenais la
fureur des conducteurs : un déménagement, à neuf heures du
soir ?
L’instant d’après, en m’apercevant que la file s’étirait jusque
devant le perron de ma maison, c’est sur mon propre sort que
j’ai commencé à m’apitoyer.
Ma nouvelle voisine était arrivée.
Chapitre 8

L’UNE des choses que j’aime, chez George, c’est qu’il n’est
jamais pressé de sortir pour se soulager. Je le soupçonne de se
retenir par pure paresse, même quand il s’est écoulé huit
heures depuis sa dernière pause pipi. Par conséquent, je
pouvais attendre le départ des déménageurs pour mettre le nez
dehors. D’ici là, j’espérais que ma nouvelle voisine serait chez
elle, occupée à déballer ses cartons.
J’ai patienté jusqu’à onze heures du soir avant d’enfiler son
manteau à George et d’attraper sa laisse. Comme il aime
s’attarder dans l’escalier pour renifler les marches, je l’ai pris
dans mes bras et j’ai traversé le palier du premier étage sur la
pointe des pieds afin de ne pas faire craquer les lattes du
plancher. Ravi de ne pas avoir à marcher, mon chien me
dévisageait d’un air perplexe qui soulignait le ridicule de la
situation. En arrivant devant les boîtes aux lettres, je me suis
aperçue que j’avais retenu mon souffle pendant toute la
descente.
Et tout ça pour rien. Lorsque j’ai poussé la porte du
bâtiment, une femme de mon âge s’apprêtait à entrer, un sac
en papier à la main. Tout en rangeant une mèche de cheveux
bruns sous son bonnet de laine, elle m’a souri de toutes ses
dents.
J’ai eu l’impression d’être une souris surprise à grignoter
dans la cuisine.
— Vous devez être Clover ! s’est-elle exclamée en
franchissant les dernières marches pour me rejoindre. J’ai
croisé Leo l’autre jour, en récupérant les clés, et il m’a
beaucoup parlé de vous.
Elle a tendu sa main pour que je la serre, comme si elle ne
s’était pas aperçue que j’avais les bras chargé d’un bouledogue
de vingt-cinq kilos en manteau écossais.
— Je m’appelle Sylvie.
J’ai décalé George sur ma hanche pour pouvoir faufiler ma
main sous son postérieur rebondi.
— Bonsoir, ai-je répondu en maudissant Leo. Euh…
Bienvenue dans l’immeuble ?
Je ne voulais pas que ça sonne comme une question, mais
l’inflexion de ma voix m’a trahie.
Une lueur amusée a brillé dans les yeux noisette de Sylvie.
— Et c’est qui, ce joli petit bonhomme ? a-t-elle demandé en
caressant la tête de George.
Celui-ci l’a regardée d’un air cabotin, langue pendante.
— Euh, c’est George, mon chien.
Je me suis mordu les lèvres – elle voyait bien que c’était un
chien.
— Ravie de te connaître, George, a articulé Sylvie avec cette
voix de dessin animé qu’on réserve aux animaux et aux bébés.
Et toi aussi, Clover. On se tutoie, non ? J’ai hâte qu’on fasse
mieux connaissance !
Pétrifiée, j’ai esquissé un sourire contraint. Elle me faisait
penser à une abeille bourdonnant autour de ma tête. Si je
restais là sans bouger et sans lui prêter attention, elle partirait
peut-être d’elle-même ? Mais le lourd silence qui a suivi n’a
pas semblé déranger Sylvie.
— Bon, je vois que vous êtes en route pour la promenade,
tous les deux, alors je vais vous laisser, a-t-elle repris d’un ton
enjoué en sortant des clés de la poche de son manteau. De
toute façon, mon phô1 est en train de refroidir.
— Bonne soirée, alors, ai-je lancé en m’empressant de
descendre les marches.
— Toi aussi, Clover ! a-t-elle répondu en levant les yeux du
trousseau où elle cherchait sa nouvelle clé. On se retrouve
bientôt pour un café, d’accord ?
— Euh, oui, d’accord.
Sans me retourner, je me suis éloignée précipitamment du
bâtiment et j’ai marché un bon moment avant de poser George
pour qu’il fasse ses besoins. Bien que j’aie effectué ce
parcours des milliers de fois, j’avais l’impression de ne plus
reconnaître les lieux, et l’angoisse me serrait la gorge. La
lumière des réverbères était trop forte. Le trottoir fissuré me
semblait plus traître que d’habitude. Je me suis précipitée en
direction de la bibliothèque, empêchant George de s’arrêter
pour renifler tout à loisir.
Je me sentais prise au piège. Et je m’en voulais de ne pas
avoir d’excuse toute prête – j’étais tellement à cran que j’avais
accepté trop vite l’invitation de Sylvie. Une fois qu’on a pris le
café avec quelqu’un, impossible de s’en tenir à un simple
hochement de tête quand on se croise dans l’escalier. Et plus
on discute avec les gens, plus on leur fournit de raisons de
vous rejeter.
J’avais commis cette erreur avec Angela, une Australienne
qui avait habité l’appartement du dessous dix ans plus tôt.
Quelques semaines après son emménagement, elle m’avait
invitée à découvrir avec elle le nouveau salon de thé du
quartier. J’étais tout excitée : à part Leo, ce serait ma première
amie ! En dégustant un matcha avec Angela, je m’étais dit que
ça se passait plutôt bien. Je n’étais pas trop nerveuse, et je
l’avais même fait rire à plusieurs reprises. Mais quand je lui
avais raconté comment je gagnais ma vie – regarder les gens
mourir –, la conversation s’était aussitôt tarie. Comme par
hasard, elle s’était souvenue qu’elle avait « un truc à faire », et
elle s’était ruée hors du salon sans finir sa boisson. Pendant
l’année où elle avait vécu dans l’immeuble, elle m’avait à
peine adressé deux mots.
Ce genre de réaction m’est désormais familier. Depuis cet
épisode, j’en ai très souvent été témoin – chaque fois, en fait,
que je révèle mon métier aux gens. Le corps qui se tend, le
regard qui se dérobe. La façon étrange dont les conversations
tournent court. Comme si ma seule présence risquait de
rapprocher mes interlocuteurs de leur propre mort.
Pas question que je retombe dans ce piège avec Sylvie. Je
préférais prendre les devants et l’envoyer promener la
première.

1. Soupe traditionnelle vietnamienne à base de bouillon de viande et de nouilles de


riz agrémentés de divers ingrédients (toutes les notes sont de la traductrice).
Chapitre 9

— POURQUOI on meurt, Papy ?


J’avais six ans et j’étais assise en face de mon grand-père sur
la banquette d’un snack-bar, à quelques rues de chez nous. Il y
avait un mois que je vivais avec lui et, par la force des choses,
son lieu de prédilection pour les petits déjeuners du dimanche
était devenu le mien. Il commandait du hachis de bœuf et moi
du pain perdu.
— Voilà une grande question pour une aussi petite fille, a-t-il
commenté. Mais tu as raison de la poser.
L’air concentré, il a plongé sa petite cuillère dans son café
noir pour le mélanger. Au cours des dernières semaines, je
l’avais vu répéter ce geste si souvent que je me demandais si
les réponses à toutes les questions complexes reposaient au
fond d’une tasse. Retirant la cuillère, il l’a tapotée contre la
soucoupe. Toc, toc, toc – toujours trois coups.
— Vois-tu, Clover, avec tous les humains qui naissent
chaque jour, il n’y a pas assez d’espace ni de ressources pour
tout le monde sur cette planète. Par conséquent, les gens
doivent mourir pour faire de la place aux suivants.
Tout en rassemblant les myrtilles dispersées dans mon
assiette pour former un visage souriant, j’ai réfléchi à ses
paroles.
— On ne pourrait pas juste déménager sur une autre
planète ? Jupiter ou Neptune, par exemple ? Elles ont des
anneaux, alors ça fait beaucoup d’espace en plus. Mais il
faudrait y aller en fusée.
Mon grand-père s’est frotté le menton, faisant crisser sa
barbe naissante – un son devenu familier, et que je trouvais
rassurant.
— Peut-être qu’un jour, nous serons capable de coloniser
d’autres planètes, mais nous sommes encore loin d’en avoir les
moyens.
Il a changé de position pour pouvoir étirer ses longues
jambes sous la table. Papy était un géant, et l’étroitesse du box
où nous étions installés le faisait paraître encore plus grand. En
comparaison, je me sentais minuscule. À nous deux, nous
devions avoir l’air d’un point d’interrogation assis en face
d’une virgule.
— Avec le temps, le corps ne réagit plus de la même
manière, a repris mon grand-père en désignant ses cheveux
grisonnants. Autrefois, j’étais brun, comme toi. Et mes mains
étaient aussi lisses que les tiennes. Mais je vieillis, et mon
corps ne fonctionne plus comme avant.
— Est-ce que tu es en train de mourir ? ai-je demandé avec
une grimace inquiète.
Attrapant sa cuillère, il s’est remis à touiller.
— Dans l’absolu, oui.
Toc, toc, toc.
— En fait, nous sommes tous en train de mourir, a-t-il
conclu.
Il a tendu le bras pour s’emparer de la pochette d’allumettes
publicitaire posée près des condiments. Il en a détaché une, a
frotté sa tête verte sur le grattoir, et une flamme a jailli. J’ai
regardé le bâtonnet passer en se consumant d’un jaune pâle à
un noir de charbon.
Mon grand-père a secoué la main, et la flamme s’est
transformée en fumée.
— On ne joue pas avec les allumettes, Papy, ai-je déclaré,
répétant fièrement les recommandations serinées par ma
nouvelle maîtresse au cours élémentaire.
Papy a esquissé un sourire.
— Tu as parfaitement raison, Clover. Aujourd’hui,
cependant, nous allons faire une exception pour pouvoir
étudier ta question. Ça te va ?
Tout en réfléchissant, j’ai fait tourner ma paille dans mon jus
d’orange.
— Oui. Mais il faut que tu fasses très, très attention.
Promis ?
— Promis, a-t-il articulé d’un air solennel. À présent,
imagine que chaque allumette représente une vie humaine.
Repoussant mon assiette, j’ai posé mes coudes sur la table et
appuyé mon menton sur mes mains.
— En théorie, a repris Papy, elles devraient toutes prendre
exactement le même temps pour se consumer, d’accord ?
— D’accord.
— Mais parfois, lorsqu’on gratte une allumette, elle s’éteint
presque aussitôt. D’autres cessent de brûler à mi-chemin.
— Et il y en a qui se cassent quand on essaie de les allumer.
— Exactement ! a approuvé Papy avec une ferveur dont il
était peu coutumier. Autrement dit, même si ces allumettes
sont techniquement toutes semblables, en réalité, chacune
d’elles est unique. Parfois, elles présentent des faiblesses
structurelles invisibles à l’œil nu. Sans compter les facteurs
externes : la force qu’on applique en les frottant sur le grattoir,
l’humidité de l’air, la puissance du vent… Tout cela peut
affecter leur durée de combustion.
Un peu perplexe, j’ai changé de position, arrachant un
crissement au vinyle de la banquette.
— C’est quoi, le rapport avec la mort ? ai-je lancé.
D’un geste plein d’emphase, mon grand-père a craqué une
nouvelle allumette. Comme pour illustrer ses propos, elle a
crépité brièvement avant de s’éteindre aussitôt.
— C’est simple, ma chérie : tant que nous ne l’avons pas
allumée, nous ignorons combien de temps va brûler une
allumette. De la même manière, on ne sait jamais combien de
temps durera une existence tant qu’elle n’est pas achevée. Et,
bien souvent, il existe des facteurs internes et externes sur
lesquels nous n’avons aucun contrôle.
— Mais qui décide à quel moment on meurt ? Maman et
papa n’étaient pas vieux, alors pourquoi ils sont morts ?
Papy a poussé un profond soupir. Ses yeux se sont mis à
briller, comme s’ils contenaient de minuscules diamants.
— Malheureusement, a-t-il murmuré en haussant les épaules,
voilà encore une grande question à laquelle nous n’avons pas
de réponse.
J’ai planté ma fourchette dans mon pain perdu avant de
rétorquer :
— On a du boulot, hein ?

Peu après, l’assiette vide et l’estomac plein, j’ai regardé


Papy examiner l’écriture brouillonne sur l’addition. Il a levé
poliment la main pour attirer l’attention du serveur, un échalas
au visage constellé de taches de rousseur et aux cheveux
gominés.
— Veuillez m’excuser, a dit Papy, en lui rendant la note. Il
semblerait que vous n’ayez pas facturé le jus d’orange de ma
petite-fille.
Manifestement surpris par sa courtoisie, le garçon s’est
rapidement penché sur le papier.
— Oh, laissez tomber, m’sieur ! s’est-il exclamé avec un
geste désinvolte. C’est la maison qui régale.
Sortant sa pince à billets, Papy l’a fixé d’un air sévère.
— Vous êtes gentil mais, si ça ne vous dérange pas, je
préférerais le payer.
L’autre a froncé les sourcils et haussé les épaules.
— Comme vous voulez, m’sieur. Ça fera deux dollars de
plus.
Mon grand-père a extrait quelques coupures qu’il a
soigneusement empilées sur l’addition. En rangeant sa pince
dans sa poche, il a croisé mon regard.
— L’honnêteté est un principe auquel on ne doit jamais
déroger, Clover. Même si on ne te réclame pas de comptes.
Nous nous sommes éloignés du snack-bar, marchant côte à
côte sur le trottoir. Je devais tordre le cou pour voir les yeux de
Papy, comme si j’essayais de distinguer le sommet d’un gratte-
ciel. En tendant le bras, j’étais tout juste assez grande pour
attraper deux de ses longs doigts, auxquels je m’accrochais
sagement pour traverser la rue. J’adorais le pain perdu, mais la
seconde partie de notre rituel du dimanche m’enchantait
encore plus.
Notre entrée dans la librairie était immuablement annoncée
par le tintement d’une clochette fixée au-dessus de la porte. Ce
carillon m’évoquait les rumeurs de Noël – le Noël des films,
du moins, vu que mes parents n’ont jamais célébré cette fête.
Lorsque je m’en étais étonnée, ils m’avaient expliqué qu’il
était hypocrite de rendre hommage à quelqu’un en qui on ne
croyait pas – j’ignorais s’ils parlaient du Père Noël ou de
l’Enfant Jésus.
— Bonjour, Patrick ! Bonjour, Clover !
Mlle Bessie, la propriétaire de la librairie, était juchée sur un
tabouret, en équilibre sur ses talons hauts, occupée à classer
une série de romans policiers en haut d’une étagère. Sous sa
robe moulante en polyester, ses énormes seins semblaient
reposer sur deux bouées gonflables. Je me demandais s’ils
l’aidaient à flotter quand elle allait à la mer.
— Bonjour, mademoiselle Bessie, ravi de vous voir, a
répondu Papy en soulevant son chapeau.
Il a tendu la main pour l’aider à descendre de son perchoir.
— Bonjour, mademoiselle Bessie, ai-je murmuré à mon tour,
à demi cachée derrière les jambes de mon grand-père.
Le visage rayonnant, la libraire m’a tendu la main.
— Tu as de la chance, trésor, j’ai reçu de très beaux livres
pour enfants, cette semaine. On va jeter un coup d’œil ?
Papy lui a adressé un regard reconnaissant avant de se
tourner vers moi.
— Vas-y, a-t-il dit en me tapotant la tête. Mais rappelle-toi :
tu n’as droit qu’à un livre, alors choisis judicieusement.
J’ai perçu l’intensité dramatique de son intonation – je
prenais très au sérieux cette mission hebdomadaire. Mais au
moins, je disposais de tout le temps nécessaire pour me
décider, car mon grand-père passait toujours une éternité dans
le rayon des essais avant d’effectuer sa propre sélection. Après
tout, lui aussi n’avait droit qu’à un seul ouvrage.
Mlle Bessie et moi nous sommes dirigées vers l’espace
bigarré réservé aux enfants. Là, elle a extrait de derrière une
plante verte un bol rempli de bonbons qu’elle m’a tendu en
plaquant son index sur sa bouche.
— Chut, a-t-elle soufflé. Tu peux en avoir deux, à condition
de ne rien dire à ton grand-père !
J’ai considéré les friandises, partagée : j’avais envie à la fois
d’un chocolat et d’une sucette. Techniquement, Papy ne
m’avait pas interdit de prendre deux bonbons, mais le ton
cachottier de Mlle Bessie me mettait mal à l’aise. J’ai réfléchi
en me balançant d’un pied sur l’autre.
— Merci, mademoiselle Bessie, ai-je articulé, tête haute, en
prenant soin de la regarder dans les yeux. Un seul, ça suffira.
Une heure plus tard, Papy et moi sommes rentrés à
l’appartement, nos livres respectifs sous le bras – une épaisse
biographie de Louis Pasteur pour lui et, pour moi, un guide
détaillé consacré à un village de gnomes imaginaire. Je savais
exactement comment allait se dérouler le reste de l’après-midi.
Papy s’installerait dans son fauteuil en velours côtelé, je
prendrais place sur un pouf à ses pieds et, grâce à ces livres,
nous nous échapperions ensemble dans deux mondes
différents. À intervalles réguliers, il me tapoterait la tête pour
me rassurer : il était là.
J’ai accéléré le pas – j’avais hâte d’être à la maison. Ce jour-
là, il faisait particulièrement beau pour la saison, et notre
quartier de West Village était bondé. Tout en tricotant des
jambes à côté de mon grand-père, j’observais les gens qui
passaient et je m’imaginais chacun d’eux comme une
allumette partiellement consumée. En observant du coin de
l’œil l’immense silhouette de Papy, j’ai senti une angoisse
nouvelle me tordre l’estomac : combien de temps lui restait-il
avant de s’éteindre ?
Chapitre 10

JE n’arrive jamais à ranger mon linge, malgré toutes mes


bonnes intentions : celles-ci ont le chic pour s’envoler entre la
buanderie et la porte de mon appartement. Il y avait donc une
bonne semaine que le panier traînait devant mon placard, prêt
à être vidé. Lola et Lionel avaient repris leur place habituelle
sur les vêtements propres, œuvrant à ce que je demeure une
femme dont la tenue serait incomplète si elle n’était pas
constellée de poils de chats.
En récupérant un sweat-shirt entre les deux félins, j’ai croisé
mon reflet dans le miroir fixé à la porte du placard. Il est rare
que je prenne le temps de contempler mon visage, et j’ai eu le
sentiment de retrouver quelqu’un que je n’avais pas vu depuis
des mois. Je me suis toujours demandé si l’âge allait me
rattraper peu à peu, sournoisement, ou si, un beau matin,
j’allais me réveiller flétrie comme une vieille pomme.
Jusqu’alors, j’ai échappé à toute marque significative de
vieillissement – en dehors des deux rides sur mon front,
apparues dès mes vingt ans, et de quelques cheveux blancs.
Me rapprochant de la glace, j’ai plissé le visage : de quoi
aurais-je l’air, avec des pattes d’oie ? Distinguée, peut-être. Ou
épuisée. En réalité, cela importe peu. À part Leo, il n’y a
personne pour remarquer que je vieillis.
J’ai reporté mon attention sur la photo calée dans un angle
du miroir. Mon père et ma mère posent sur le seuil d’une
maison dont je ne conserve que de rares échos sensoriels – la
rugosité du tapis de l’escalier sous mes pieds nus, l’odeur des
haies mouillées sous la fenêtre de ma chambre, le
ronronnement du ventilateur au plafond qui bat l’air comme
les pales d’un hélicoptère. Papy m’a donné ce cliché juste
après m’avoir recueillie. Les quelques souvenirs qui me restent
de mes parents sont un amalgame d’événements réels et
imaginaires créés à force de contempler la même image
pendant des décennies. Dans mon imagination, le sourire en
coin qu’affiche Papa indique son esprit rebelle, et le rouge
flamboyant sur les lèvres de Maman illustre son élégance.
Quant à leur façon de se tenir la main, les doigts entrelacés,
elle est la manifestation de la passion qu’ils éprouvaient l’un
envers l’autre.
Ce dont je suis certaine, en revanche, c’est que mon père
était avocat (je me plais à penser qu’il se consacrait à la
défense des droits de l’homme mais, en vérité, il s’occupait
plutôt de droit des entreprises) et effectuait de fréquents
déplacements à l’étranger. Avant ma naissance, ma mère était
une assez bonne danseuse classique. D’après les détails
distillés par Papy au fil des ans, mon arrivée inopinée dans
leur couple avait interrompu sa carrière, coupant court à son
rêve de sortir du corps de ballet pour devenir première
danseuse. C’est sans doute pour cela qu’elle préférait
accompagner mon père en voyage d’affaires au lieu de
s’occuper de moi.
Par ailleurs, mes parents demeurent pour moi un mystère. En
général, lorsque j’examine la photo, je finis seulement par me
demander pourquoi ils ne me manquent pas davantage.
En regagnant le salon, j’ai été prise à la gorge par l’odeur
stagnante de la litière mêlée aux relents de moisissure du
capharnaüm amassé par Papy. Depuis combien de temps cette
puanteur flottait-elle dans la pièce ? J’y suis tellement
accoutumée que, souvent, je ne la remarque pas avant qu’elle
soit devenue pratiquement insoutenable. Ça en devient
inquiétant.
Lorsque j’ai ouvert la fenêtre, des pellicules de peinture hors
d’âge se sont envolées. Une brise légère est entrée, dissipant
les mauvaises odeurs. J’ai craqué une allumette et l’ai
approchée d’un bâton d’encens jusqu’à ce que la flamme saute
de l’une à l’autre.
Je préfère le parfum de bois épicé du palo santo, mais
j’aurais mauvaise conscience à utiliser cet élément essentiel
des cérémonies funéraires comme un vulgaire désodorisant.
Durant mes études, j’avais passé une partie de mes vacances
d’été à étudier avec un chaman dans les Andes péruviennes
pour apprendre les traditions mortuaires des Incas et découvert
avec fascination qu’ils enterraient généralement leurs défunts
en position fœtale afin d’accroître leurs chances de renaître
dans l’au-delà. J’adore l’idée de préparer quelqu’un à un
voyage plutôt que de simplement lui dire adieu.
L’odeur du palo santo ravive mes souvenirs de cette époque.
J’avais éprouvé un sentiment irréel à me trouver au sommet
d’une montagne si élevée qu’elle surplombait presque les
nuages, frôlant la frontière entre le monde réel et celui des
esprits. Depuis lors, les rituels de fumigation m’apaisent : ils
consistent à chasser les énergies négatives en agitant de façon
répétée des bâtonnets de palo santo ou de sauge lorsqu’un
mourant le souhaite. J’avais étudié suffisamment de religions
et de croyances pour accepter le fait qu’une énergie invisible
circule en chacun de nous. Même si ce rite de purification
n’est guère plus qu’un placebo, je suis bien placée pour savoir
qu’il est susceptible d’apporter aux mourants de l’espoir et un
sentiment de renouveau.
Ou, en tout cas, de les aider à lâcher prise.
J’ai posé l’encens dans un pot en argile et regardé la fumée
onduler vers la fenêtre ouverte comme un serpent répondant à
l’appel du charmeur. Les rumeurs habituelles s’élevaient
depuis la rue – hurlements de sirènes, alarmes de voitures trop
sensibles, échos de discussions agressives. Ce bruit de fond ne
me dérange pas, au contraire : il me tient compagnie. C’est
alors qu’un autre son, beaucoup moins familier, a transpercé le
brouhaha de la ville. La sonnerie de mon téléphone.
Quand je l’ai exhumé, sous le ventre de George avachi sur le
canapé, le numéro d’un hôpital de l’Upper West Side était
affiché sur l’écran.
Une nouvelle mission.
Une heure plus tard, j’étais sur la ligne 6 du métro pour
rejoindre les quartiers chics. En règle générale, je préfère
laisser passer au moins quinze jours entre deux clients, une
règle flexible que j’ai mise en place quelques années
auparavant, après un épisode de surmenage particulièrement
pénible. Ce qui m’épuise le plus n’est pas de côtoyer la mort
mais le fait de devoir manœuvrer dans le plus grand calme une
embarcation prise dans la tempête émotionnelle qu’affrontent
les autres passagers – des membres de la famille, la plupart du
temps.
Mais cette mission ne durerait sans doute pas plus d’une
journée. Au téléphone, l’infirmière m’avait en effet expliqué
que la patiente, une femme sans abri de vingt-six ans
prénommée Abigail, avait été prise en charge après avoir été
trouvée sans connaissance dans le vestibule d’un distributeur
automatique du centre-ville. Elle souffrait d’une insuffisance
hépatique au stade terminal, conséquence probable d’une
cirrhose – et d’une bouteille de gin vidée jusqu’à la dernière
goutte. Abigail avait toute sa lucidité et parvenait à s’exprimer,
mais le pronostic était pessimiste. Sa famille venait à peine de
quitter l’Idaho pour se rendre à son chevet, ils arriveraient
certainement trop tard.
Je ne serais pas payée pour ce travail, mais il m’était
impossible de laisser mourir cette femme seule. De toute
façon, dans ce genre de situation, ma tâche consiste
simplement à être présente. Comme les hôpitaux sont
surchargés et le personnel insuffisant, il est illusoire d’espérer
qu’une infirmière reste en permanence au chevet d’un patient.
Depuis quelque temps, on fait donc appel aux services de
thanadoulas – financés par des dons privés – afin de dispenser
un peu de réconfort aux mourants isolés. Voire à ceux qui ne le
sont pas. Malheureusement, la mort ne se résume pas toujours
à cette espèce d’endormissement paisible dépeint dans les
films – souvent, le processus est long et très pénible. Les
fonctions corporelles qui se mettent à l’arrêt ou se dérèglent.
Les râles. Les regards paniqués lorsque le mourant s’accroche
à ses derniers instants. Les proches qui se détournent ou
sortent en courant de la chambre pour éviter que la scène se
grave dans leur cerveau, devenant l’ultime souvenir qu’ils
garderont de leurs proches.
Voilà pourquoi il est essentiel qu’une personne telle que moi
soit présente.
Une personne qui ne détournera pas le regard, aussi
éprouvants que soient ces moments.
Quand je suis entrée dans l’étroit box que lui avait attribué
l’hôpital, Abigail dormait. Abstraction faite de son teint jaune
et des cernes noirs qui lui plombaient les yeux, rien n’indiquait
qu’elle approchait de la fin. Mais je savais que le corps était
doué pour masquer son chaos interne, et les machines
auxquelles elle était reliée étaient beaucoup plus éloquentes. Je
me suis installée sur la chaise rigide en faux cuir, près du lit, et
j’ai sorti un livre de mon imposant cabas. Je tiens à être
équipée de tout ce qui peut apporter un peu de confort à mes
clients : une petite enceinte Bluetooth pour diffuser de la
musique ou des bruits de nature et un iPad pour dénicher des
images de destinations susceptibles de faire ressurgir leurs
plus beaux souvenirs ou des passages du texte religieux de leur
choix. Mon sac contient aussi un flacon de lotion parfumée
pour leur masser les mains, du papier et un stylo pour écrire
des lettres où ils pourront exprimer leurs dernières volontés, de
petites bougies pour créer une atmosphère plus intime ainsi
que mes bâtonnets de sauge et de palo santo. Je n’aurais sans
doute pas le droit de brûler quoi que ce soit dans l’enceinte de
l’hôpital, mais j’étais prête à enfreindre les règles afin de
satisfaire les ultimes requêtes d’un mourant (une fois, j’avais
même fait entrer en douce une pinte de Guinness).
J’ai lu trois chapitres entiers de Le Monde sur le vif, de
Martha Gellhorn, avant de sentir Abigail bouger. Elle a
d’abord semblé désorientée, puis l’angoisse a crispé son visage
lorsqu’elle a remarqué les tuyaux et les fils qui couraient
comme des branches de lierre sur sa silhouette émaciée. Elle a
fait claquer sa langue contre son palais, manifestement
assoiffée. Après avoir pressé le bouton d’appel, je me suis
emparée du gobelet en carton posé près du lit, veillant à
positionner la paille devant les lèvres d’Abigail.
Tout en aspirant, elle a été secouée d’un frisson.
— Je suis dans un sale état, hein ? m’a-t-elle alors demandé
avec une expression qui me mettait au défi de la contredire.
Le cœur serré, je lui ai adressé mon sourire le plus calme. Si
mon travail consistait à rendre ses derniers moments aussi
confortables que possible, cela ne signifiait pas pour autant
que je devais lui mentir. Alimenter ses craintes ne mènerait à
rien. Je suis donc restée évasive.
— Oui, ai-je répondu posément. Mais les médecins
s’occupent bien de vous.
Avec son teint cireux, elle paraissait bien plus âgée que ses
vingt-six ans – les ravages de l’alcool, sans nul doute.
— Je m’appelle Clover, ai-je poursuivi. Vous, c’est Abigail,
n’est-ce pas ?
Elle a acquiescé.
— Il paraît que vous êtes originaire de l’Idaho, ai-je repris.
J’ai toujours voulu y aller.
Elle a esquissé un sourire las qui dévoilait une dentition bien
droite, mais mal entretenue, et des gencives gonflées.
— Ouais, je viens de Sandpoint.
Du regard, elle a parcouru les contours du box. Les néons
soulignaient chaque tache du rideau d’un rose maladif.
— Ça me manque beaucoup, a-t-elle soupiré.
Comme elle semblait avoir envie de discuter, je l’ai
encouragée à poursuivre :
— Qu’est-ce qui vous plaît tant, là-bas ?
Aider les personnes en fin de vie à visualiser un lieu qu’ils
aiment permet de les calmer, de les ancrer à des éléments
rassurants et familiers – surtout lorsque, dans la réalité, ils sont
enfermés dans un box d’hôpital stérile.
— Ma ville est super belle. Elle est entourée de montagnes et
donne sur le lac. Mais quand j’étais ado, je la trouvais
ennuyeuse à mourir, alors je suis partie à New York pour
devenir artiste.
Son sourire avait disparu.
— C’est un excellent choix de carrière, ai-je approuvé,
notant discrètement que son rythme cardiaque s’était accéléré.
Abigail a fixé le plafond beige.
— C’était plus rude que ce que j’avais imaginé. Je crois que
je n’avais pas la peau assez dure pour cette métropole. Elle
m’a broyée.
Je comprenais. Quand la direction de l’hôpital avait contacté
les parents d’Abigail, ils étaient sans nouvelles de leur fille
depuis cinq ans. À l’époque, ils avaient tenté de la convaincre
d’entrer en cure de désintoxication et elle avait coupé les
ponts. Ils ignoraient, jusqu’à ce jour, qu’elle vivait dans la rue.
— New York ne fait pas de cadeaux, c’est vrai, ai-je
commenté.
J’ai posé ma main sur la sienne pour voir comment elle
réagirait à ce contact – tout le monde n’est pas tactile. En
retour, Abigail m’a étreint fermement les doigts.
— Vous avez toujours aimé l’art ? me suis-je enquise.
— Je dessine et je peins pratiquement tous les jours depuis
que je suis gamine, a-t-elle murmuré d’une voix traînante,
luttant pour rester consciente. Mes parents disent que je
gribouillais même sur les murs et les meubles. D’après eux, je
considérais la maison comme une grande toile de peintre…
Elle a émis un petit rire vite étouffé par la douleur et une
expression solennelle a figé ses traits.
— Est-ce qu’ils vont venir ?
— Ils sont en route, l’ai-je assurée avec un hochement de
tête que j’espérais convaincu. Ils ne devraient plus tarder. Je
sais qu’ils ont hâte de vous voir et de vous embrasser.
L’espoir possède un incroyable pouvoir curatif – à tout le
moins, il aide les mourants à s’accrocher encore un peu. S’il
était important pour Abigail de revoir sa famille une dernière
fois, la réciproque était tout aussi vraie. Prendre congé d’un
être cher, c’est essentiel. Lorsqu’on est privé de cette chance,
on en garde des cicatrices psychologiques indélébiles. Au bout
de treize ans, les miennes sont toujours visibles. Je me suis
donc promis d’épargner ce traumatisme à d’autres.
— Tant mieux, a soufflé Abigail, soudain plus détendue.
Vous savez, j’ai souvent pensé à les appeler pour leur
demander si je pouvais rentrer à la maison, mais j’avais trop
honte.
Elle a battu des paupières, et j’ai dû tendre l’oreille pour
entendre ce qu’elle a dit ensuite.
— Je n’avais pas imaginé à quel point je les aimais, jusqu’à
ce que je ne puisse plus le leur dire…
J’aurais voulu qu’Abigail reste éveillée, car il était probable
qu’elle ne reprendrait plus connaissance. Mais le sommeil
s’est emparé d’elle avant que j’aie le temps de lui répondre.
Elle n’a même pas frémi quand un infirmier a tiré le mince
rideau, faisant crisser les anneaux en plastique sur la barre en
métal.
— Elle est restée consciente et cohérente pendant quelques
minutes, l’ai-je informé pendant qu’il vérifiait
méthodiquement les constantes d’Abigail. Et elle est arrivée à
boire un peu.
L’homme m’a décoché un regard triste.
— C’est bien que vous soyez là.

Les parents d’Abigail sont arrivés vers une heure et demie du


matin, le visage marqué par la fatigue de ce voyage imprévu
qui les avait obligés à traverser le pays de part en part, et l’air
désorienté par cette immersion brutale dans une ville
inconnue.
Je me suis déplacée jusqu’au pied du lit pour leur laisser
autant d’espace que le permettait le minuscule box. Le
moniteur cardiaque émettait des bips réguliers, comme un
métronome marquant le rythme tourmenté de l’hôpital tout
entier.
— Abigail m’a dit qu’elle adorait être artiste, qu’elle vous
aimait très fort et que vous lui manquiez.
Je souriais avec les yeux plutôt qu’avec la bouche – une
façon de communiquer chaleur et réconfort sans nier la
tristesse de la situation.
Les parents d’Abigail restaient figés, peinant à croire que le
sort puisse leur infliger un tel coup.
— Vous pouvez lui parler, elle vous entend, ai-je ajouté
d’une voix calme. Les messages d’amour parviennent toujours
à leur destinataire, même quand il est inconscient.
Malheureusement, ces manifestations de tendresse sont
souvent les premières et les dernières.
— Si vous avez besoin de moi, je serai dans la salle
d’attente, ai-je conclu.
Le père et la mère d’Abigail ont acquiescé, agrippés l’un à
l’autre comme aux branches d’un arbre pour ne pas être
emportés par la crue.
À 6 h 04, Abigail s’est endormie pour l’éternité.
Quatre-vingt-dix-huit. Une fois de plus, ma mission était
achevée.
Chapitre 11

APRÈS la mort d’Abigail, je suis rentrée chez moi. Entre la


cohue de l’heure de pointe et le manque de sommeil, le trajet
s’est révélé particulièrement pénible. Appuyée contre la barre
du métro, je luttais pour garder les paupières ouvertes en me
concentrant sur une adolescente qui dessinait avec frénésie sur
les pages d’un carnet. Comme en transe, elle paraissait
insensible à l’impatience des voyageurs et au roulis de la rame.
J’ai senti un coup de poignard me transpercer le cœur. Une
jeune femme pleine de créativité venait de s’éteindre et une
autre s’épanouissait sous mes yeux. Il y a quelque chose de
magnifique dans la fragilité de la condition humaine.
À ma sortie de la station, aveuglée par le soleil matinal, j’ai
sorti de mon cabas ma carapace urbaine : une paire de lunettes
noires et un imposant casque audio. À New York, le simple
fait de croiser un regard constitue un appel à la conversation,
mais quand je porte cette armure, seuls les plus courageux (des
touristes allemands, en général) osent m’interpeller. Cela dit,
les écouteurs ne sont pas seulement dissuasifs ; ils me
permettent aussi de m’évader psychologiquement. La plupart
du temps, ils ne diffusent rien – ce qui me réconforte, c’est le
sentiment d’être séparée du reste du monde. En coiffant ce
casque, je me réfugie dans un lieu qui n’appartient qu’à moi,
d’où je peux contempler la vie sans en être partie prenante.
J’aime les mouvements à la fois fluides et désordonnés qui
agitent la ville. Il y a les déplacements lents des visiteurs
fascinés qui découvrent New York et, à l’opposé, les
manœuvres habiles et saccadées des gens du cru pour éviter ou
dépasser ces vacanciers et se rendre le plus vite possible d’un
point A à un point B, tels des poissons se faufilant entre les
algues.
Lorsque je me suis mise en marche, le soleil s’est engouffré
dans un amas de nuages gris, dégageant une luminosité plus
conforme à mon humeur du moment. Même si cela fait partie
intégrante de mon travail, voir deux personnes mourir en
l’espace d’une semaine restait une épreuve. Derrière mes
verres teintés, j’observais chaque passant – l’expression de
leur visage, leur langage corporel. Ils ne semblaient pas
conscients qu’ils étaient des allumettes flambantes
susceptibles de s’éteindre à tout instant.
Comme pour illustrer cette pensée, un crissement de pneus et
des cris ont retenti dans la rue derrière moi. Un homme
absorbé par son téléphone venait de traverser sans regarder,
évitant de peu d’être renversé par une camionnette UPS. Sa
flamme avait brièvement vacillé, secouée par une brise légère,
mais elle avait continué de briller.
Lui avait eu de la chance.

Arrivée dans l’appartement éclaboussé d’une lumière


matinale, j’ai pris place dans le fauteuil préféré de Papy pour
retranscrire mes notes au sujet d’Abigail. Le frottement de ses
larges épaules a usé le revêtement en velours vert cendré, et le
coussin d’assise est légèrement plus affaissé sur la gauche
parce qu’il croisait toujours élégamment les jambes du même
côté. Tous les matins, il s’y installait pour lire le journal, une
cheville sur la jambe opposée, révélant son choix du jour en
matière de chaussettes – rayées, en général. La vapeur dégagée
par son café noir s’étirait dans le rayon de soleil qui se posait
toujours au même endroit du salon.
Lorsque j’étais enfant, ce fauteuil me paraissait gigantesque,
et mon grand-père immense. Mais quand, après sa mort, je suis
retournée vivre dans l’appartement, ce meuble semblait avoir
rétréci, à l’instar de Papy qui, avec l’âge, s’était tassé. Du haut
de son mètre quatre-vingt-quinze, il avait dominé le reste du
monde, la tête perpétuellement inclinée vers le bas, comme par
respect envers ses congénères moins élancé. À la fin de sa vie,
il mesurait tout juste un mètre quatre-vingt-cinq.
Je me suis blottie dans le fauteuil avec le sentiment de me
lover dans les bras de Papy, et j’ai réfléchi à ce que j’allais
écrire sur Abigail. La plupart des mourants n’ont pas
conscience que les mots qu’ils prononcent sont les derniers.
Souvent, ceux-ci sont relativement terre-à-terre : « Il fait froid,
ici » ou « Je suis fatigué ». Parfois, il s’agit d’un enchaînement
de phrases sans queue ni tête. Quoi qu’il en soit, je veillais à
noter fidèlement les ultimes paroles de mes clients dans l’un
de mes trois carnets. Cependant, je les agrémentais de tout ce
qu’ils avaient pu me confier d’intéressant ou de touchant
pendant que je m’occupais d’eux. En définitive, il est un peu
injuste qu’on se rappelle des défunts uniquement sur la base de
leur ultime déclaration.
Abigail avait murmuré la sienne plusieurs heures avant de
rendre l’âme, mais elle touchait à un thème récurrent dans mon
carnet de regrets. Si j’avais effectué une analyse statistique de
son contenu – ce qui m’arriverait peut-être un jour –, le thème
en question arriverait probablement en tête.
J’aurais aimé pouvoir leur dire combien je les aime.
Les mourants font généralement allusion à leurs parents ou à
un conjoint, parfois à des amis. Dans presque tous les cas, ils
sont tellement accaparés par leur propre existence que, de leur
vivant, ils considèrent la présence de leurs proches comme
acquise.
Ou alors, ils n’ont jamais trouvé les mots justes.
Je t’aime est sans doute l’expression de vulnérabilité la plus
abrupte que je connaisse. Du moins, si j’en crois ce que j’ai
entendu autour de moi – personnellement, je n’ai jamais
prononcé ces mots et on ne me les a jamais dits. Mes parents
étaient plutôt avares d’affection, qu’elle soit verbale ou autre.
Et même si j’étais persuadée que Papy m’aimait plus que
quiconque, il ne l’avait pas formulé à voix haute. Mais, autant
que je puisse en juger, je t’aime reste l’une des choses les plus
difficiles à énoncer. Pas en termes de phonétique (sur ce plan,
maelström l’emporte haut la main, à mon avis), mais parce que
c’est chargé de mille implications. On l’a sur le bout de la
langue, ça trépigne comme un gosse sur le bord d’une piscine
avant son tout premier plongeon. Le cœur bondit, le pouls
s’emballe, et on se demande s’il est encore temps de faire
machine arrière.
À vrai dire, je trouve ça assez excitant. Sauf qu’aimer
quelqu’un signifie inévitablement le perdre un jour – si ce
n’est par l’abandon ou la trahison, en tout cas par la mort.
Quand on est seule, on ne risque pas d’avoir mal. Après tout,
on ne peut pas perdre quelque chose qu’on n’a pas.
Le clocher du quartier a sonné huit heures – avec trois
minutes de retard, comme toujours depuis des années. Je me
suis souvent demandé si je devais en informer le prêtre de
l’église mais, pour être honnête, cette petite imperfection
m’est chère. Elle montre que nous vivons tous en léger
décalage.
Après ma nuit blanche, j’étais tentée de me mettre au lit,
mais mieux valait ne pas perturber mon rythme circadien déjà
passablement malmené. J’allais tenter de rester éveillée au
moins jusqu’au coucher du soleil. La télévision ne ferait que
m’endormir davantage, il fallait donc que je me trouve une
véritable activité.
Et je savais exactement laquelle.
Quand j’ai commencé à recueillir les dernières paroles des
mourants, c’était seulement pour en garder une trace. Une
façon de valider leur existence – aussi désordonnée soit-elle –,
surtout si nul n’était là pour se souvenir d’eux. Mais au cours
des deux dernières années, chaque fois que je me sentais
angoissée, déprimée, ou que j’avais besoin d’une compagnie
humaine, je me replongeais dans les notes de mes carnets. Lire
ces mots me rapproche des défunts, comme si, d’une certaine
manière, ils me guidaient par leur sagesse. Et le fait de me
concentrer sur eux plutôt que sur ma solitude me donne un
objectif, une manière de remplir mes journées et de m’extraire
de ma mélancolie. En étudiant ce que ces gens jugeaient
essentiel avec le recul de toute une vie, et en reliant les points,
peut-être arriverais-je à trouver ma propre voie. Ainsi, de
temps à autre, je choisis une page et cherche à intégrer dans
ma propre vie la sagesse que je perçois dans ces lignes.
Dans le carnet CONSEILS, je sélectionne une phrase dont je
tâche d’appliquer le contenu à ma vie durant toute une
semaine. Parfois, ça se résume à m’offrir un bouquet de fleurs,
même si ce n’est qu’à la boutique du coin – c’est ce que
recommandait Bruce, un plombier passionné de gardénias.
Mais il arrive que ce soit plus profond. Par exemple, Dorothy,
une toiletteuse pour chiens dotée d’adorables fossettes,
m’avait confié que la leçon la plus importante qu’elle ait
jamais apprise, c’était d’écouter au lieu de parler (cela dit,
pour une introvertie comme moi, le défi est assez facile à
relever).
Avec le carnet CONFESSIONS, je me montre plus créative.
Je ne suis pas sûre de croire au karma, mais je me dis que je
n’ai rien à perdre à essayer de réparer les mauvaises actions
confessées par mes clients. Dans le cas de Guillermo, par
exemple, je pourrais faire du bénévolat dans un refuge pour
animaux afin de compenser la mort accidentelle du hamster de
sa sœur. Il y a aussi Ronald, un comptable grincheux affligé
d’un cancer des poumons ; il m’avait avoué qu’il volait les
pièces récoltées par les musiciens de rue dès qu’ils avaient le
dos tourné. À sa mémoire, j’ai toujours sur moi un billet de dix
dollars que je dépose à la moindre occasion dans le chapeau ou
l’étui de guitare de ces musiciens. J’essaie d’être discrète : je
l’enveloppe dans un billet d’un dollar, pour qu’ils aient une
belle surprise le soir en comptant leur recette.
Dans le carnet REGRETS, je sélectionne un des remords
exprimés par mes clients et je trouve un moyen de lui rendre
hommage – si je pouvais éviter de commettre la même erreur
qu’eux, si je tirais des leçons de mes propres regrets, l’effort
ne serait pas vain. Comme j’avais ce carnet sur les genoux, j’ai
fermé les yeux et laissé les pages défiler sous mes doigts, me
fiant au hasard – je trouvais plus démocratique de procéder
ainsi.
Camille Salem.
J’étais bien tombée : une femme enjouée dont le plus grand
regret était d’avoir attendu cinquante ans avant de déguster des
mangues.
« J’en ai mangé une étant gamine, et j’ai détesté cette texture
gluante », m’avait-elle confié sur son lit d’hôpital. La
chimiothérapie était venue à bout de ses cils, mais ses yeux
d’un vert lumineux continuaient de pétiller. « Un jour, mon
mari m’en a fait goûter une pendant nos vacances aux
Philippines, et j’ai failli avoir un orgasme tellement c’était
bon. Imaginez le nombre de mangues dont je me suis privée
durant cinquante ans ! »
Pour être honnête, je préfère les fraises ou les framboises.
Mais aujourd’hui, je compte bien écumer la ville pour
dénicher une belle mangue. Ensuite, je m’installerai pour la
savourer comme si c’était le mets le plus savoureux du monde.
Je laisserai le jus me dégouliner sur le menton et j’apprécierai
chaque bouchée de ce fruit charnu. Grâce à Camille, je
m’épargnerai un regret potentiel.
J’aimerais pouvoir me libérer de tous les autres avec la
même facilité.
Chapitre 12

REJOINDRE le Harlem Café en métro avait été un vrai parcours


du combattant. Pourtant, quand j’ai émergé de la station
humide aux relents d’urine et que j’ai aperçu les brownstones2
baignées par la lumière du crépuscule, je n’ai pas regretté de
m’être imposé ce périple.
Leo est né et a grandi à Harlem. Lorsque j’étais enfant et
qu’il lui arrivait de me garder, il m’emmenait chez son glacier
préféré et m’émerveillait avec ses histoires de bars clandestins
et de jazz tandis que nous déambulions devant les maisons
parfaitement alignées. Ces derniers temps, il mettait moins
souvent les pieds dans ce quartier : il ne supportait plus d’être
témoin de la gentrification de ces rues qu’il avait tant aimées
gamin. Mais j’ai plaisir à lui raconter que certains de ses lieux
préférés sont restés intacts. Ce soir-là, j’envisageais même de
lui rapporter une glace que j’achèterais sur le chemin du
retour.
Le café de la mort avait lieu dans une salle municipale pleine
de courants d’air où flottait une odeur persistante de menthe.
Comme la famille de l’animateur possédait un restaurant de
soul food3, on proposait souvent du poulet grillé et des biscuits
pendant la réunion – pour moi, c’était une motivation
supplémentaire pour effectuer le déplacement. Je suis arrivée
avec un quart d’heure d’avance pour avoir le temps d’accéder
au buffet avant qu’il ne soit pris d’assaut. Une fois mon
assiette remplie à ras bord (ce soir, il y avait même des
macaronis au fromage), je me suis installée sur une chaise
dans un coin de la pièce et j’ai planté ma fourchette en
plastique dans la nourriture avec une concentration exagérée.
L’instant d’après, ainsi que je l’avais prévu, sept personnes se
bousculaient devant le buffet pour s’accaparer les meilleurs
morceaux de poulets.
Au centre de la salle trônait un long plateau posé sur des
tréteaux, cerné de dix chaises mal alignées. En dehors de Phil,
l’animateur – un homme massif auquel des joues de chérubin,
un regard doux et un léger zézaiement conféraient une
éternelle jeunesse –, je ne reconnaissais personne. On croisait
rarement plusieurs fois les mêmes individus dans ce genre
d’assemblées car la mort est un sujet que certains participants
jugent trop éprouvant. En outre, je pensais que la plupart
assistaient au café de ce soir uniquement pour manger à l’œil.
Personnellement, j’apprécie que Phil ne m’oblige jamais à
intervenir, même si je fais plus ou moins partie des habitués.
Nous échangeons un signe de tête, et cela nous suffit. Bien
calée sur ma chaise, je retenais ma respiration comme avant un
décollage en avion, espérant que le siège voisin allait
demeurer vide. À mon grand soulagement, le vieillard près de
moi ne semblait pas enclin à engager la conversation. Nous
sommes restés assis en silence et j’hésitais à aller me resservir
un morceau de poulet quand quelqu’un m’a interpellée.
— Clover !
J’ai senti un fourmillement dans ma nuque – ce timbre
enthousiaste ne m’était pas inconnu. Serait-ce vraiment très
grossier si, au lieu de me retourner, je me contentais de
l’ignorer ? Hélas, j’étais trop bien élevée pour ça.
Sebastian, celui que je soupçonnais d’être un requin des
pompes funèbres, de l’immobilier ou de l’assurance vie, était
en train de retirer son écharpe quand j’ai pivoté sur ma chaise
pour mettre un visage sur sa voix. Il m’a décoché un large
sourire qui a fait jaillir une étincelle de colère dans ma
poitrine : faisait-il la tournée des cafés de la mort, en quête de
victimes innocentes ? J’ai été tentée de le démasquer sur-le-
champ, devant tout le monde, mais il m’aurait d’abord fallu
des preuves de sa duplicité. Quand, comme moi, on passe
beaucoup de temps avec ses pensées, celles-ci ont parfois
tendance à s’emballer – c’est l’un des symptômes de la
solitude.
— De tous les cafés de la mort de toutes les villes du
monde…, a-t-il articulé d’une voix traînante.
C’était une très mauvaise imitation d’Humphrey Bogart.
J’étais plutôt bien placée pour le savoir : j’ai vu Casablanca
une bonne trentaine de fois et j’aurais pu réciter mot pour mot
presque toutes les répliques du film.
J’ai feint l’embarras.
— Je suis désolée… On se connaît ?
Le sourire de Sebastian a vacillé sans pour autant disparaître.
— Mais oui ! On s’est rencontrés au café de la Bibliothèque
publique de New York, tu ne te souviens pas ?
Il a marqué une pause avant d’ajouter, d’un air plus grave :
— Tu as dit que ta grand-mère venait de partir.
Ce culot ! Si j’avais vraiment eu une grand-mère récemment
décédée, elle serait enterrée depuis un moment, à présent, et
elle n’aurait pas besoin des services qu’il essayait de fourguer
ici. Était-il en train de tâter le terrain pour savoir si j’avais
d’autres parents vieux et malades ?
— Veuillez tous vous asseoir, s’il vous plaît ! a lancé Phil, en
adressant un regard appuyé à Sebastian.
Celui-ci a obtempéré et, tandis qu’il tirait sa chaise pour la
rapprocher de la table, j’ai remarqué qu’il paraissait plus
détendu que la dernière fois. Sans doute parce qu’il connaissait
maintenant le fonctionnement des cafés de la mort. À moins
que la nervosité dont il avait fait montre ne soit qu’une ruse ?
Au cours des présentations, il a débité la même histoire que ce
soir-là : sa famille n’avait jamais parlé de la mort. Pour ma
part, je me suis tenue au même mensonge : ma grand-mère
était morte récemment (dans la mesure où il venait de
l’annoncer à toute la salle, je n’avais guère le choix de toute
façon).
Phil laisse plus de place à l’improvisation que la plupart des
animateurs. Au lieu de proposer un thème pour lancer les
débats, il permet à l’assistance de choisir le cours des
discussions.
— Très bien, commençons, a-t-il déclaré. Quelqu’un a envie
d’aborder un sujet en particulier ?
Une rouquine vêtue d’une robe criarde à gros motifs a levé la
main avec empressement, l’agitant inutilement dans la mesure
où elle était la seule à vouloir prendre la parole. Je devinais
déjà qu’elle aurait des opinions très arrêtées – on le voyait à sa
posture dominatrice, les coudes sur la table, le regard balayant
l’assemblée dans l’espoir d’établir un contact visuel avec les
autres.
Phil lui a adressé un bref signe de tête avant de consulter
devant lui une page arrachée à un carnet. Apparemment, il
avait dessiné un plan de la table pendant les présentations,
avec le nom de chaque personne à sa place respective.
— Tabitha, c’est bien ça ?
La rouquine a hoché la tête avec force, comme si elle brûlait
de nous révéler un secret.
— Alors, Tabitha, a repris l’animateur, qu’avez-vous envie
de partager avec nous ?
La femme a empoigné le gros cristal rose qu’elle portait en
pendentif autour du cou tout en nous dévisageant tour à tour.
— Vous vous êtes déjà demandé si on a tous un moment
précis où on est censés mourir ? Genre, une sorte de fatalité ?
Vous savez, ces histoires où des gens survivent à un crash
aérien ou à l’effondrement d’un immeuble, pour être victime
d’un accident bête deux mois plus tard ? Comme si la mort
leur avait attribué un numéro d’appel et qu’ils ne pouvaient
pas y échapper ?
Je ne lui aurais donné raison pour rien au monde, mais
j’avoue que je me suis souvent posé la question. Au fil du
temps, j’ai été témoin d’assez d’événements bizarres pour
penser qu’on a tous une date de péremption bien définie.
Quelques années plus tôt, l’un de mes clients – un agent de
change dans la cinquantaine – s’était vu diagnostiquer une
maladie réputée incurable, et on lui avait annoncé que ses
jours étaient comptés. À la stupéfaction de ses médecins, il
s’était complètement remis sur pied mais, trois semaines plus
tard, il était tombé d’une échelle en changeant une ampoule
dans sa maison au bord d’un lac et il avait succombé à une
fracture du crâne.
— Moi, j’en suis convaincue, a approuvé quelqu’un.
C’était une jeune fille aux yeux soulignés d’un épais trait
d’eyeliner et au corps trapu masqué par plusieurs couches de
vêtements noirs.
— Je pense que les dés sont jetés dès le jour de la naissance,
a-t-elle poursuivi, penchée au-dessus de ses macaronis au
fromage, en adoptant un ton plus dramatique. Mais la vraie
question est la suivante : si vous pouviez connaître à l’avance
la date de votre mort, est-ce que vous en auriez envie ?
Un lourd silence a suivi ses paroles. Dans la rue, le
hurlement lancinant d’une sirène a retenti tandis que nous
réfléchissions. Personnellement, je n’ai jamais envisagé une
telle hypothèse.
Sebastian a été le premier à réagir.
— Certainement pas, a-t-il dit en secouant la tête. Si je
connaissais la date de ma mort, je ferais des pieds et des mains
pour changer le cours des choses, et ça me gâcherait la vie.
Ça me faisait mal de l’admettre, mais j’étais d’accord avec
lui.
Tabitha a lancé un regard serein en direction de Sebastian.
— Moi, je crois que j’aimerais savoir, a-t-elle déclaré en
tripotant son pendentif. Ça me permettrait de revoir un peu
mes priorités. Si on avait connaissance du temps exact qu’il
nous reste, on l’emploierait plus judicieusement, vous ne
croyez pas ?
Au bout de la table, Phil a acquiescé d’un air pensif.
— Je comprends, Tabitha. Mais nous sommes tous
conscients que nous allons mourir – c’est inévitable. Alors ne
devrions-nous pas profiter à fond de la vie quoi qu’il en soit ?
— Oui, ai-je lancé.
Ça m’a échappé, et j’ai aussitôt regretté d’avoir ouvert la
bouche car tout le monde s’est tourné vers moi. Pourtant, j’ai
enchaîné :
— Si tant de personnes meurent écrasées de regrets, c’est
parce qu’elles se croient invulnérables. Elles ne réfléchissent
vraiment à leur mort qu’au moment où elles y sont
confrontées.
La plupart des gens oublient en effet que la mort est aussi
aléatoire que cruelle. Elle se fiche qu’on ait été gentil durant
toute son existence. Ou qu’on ait mangé sainement, pratiqué
une activité physique régulière, toujours bouclé sa ceinture et
porté un casque. Peu lui importe qu’on laisse derrière soi un
proche qui risque de passer le restant de son existence à se
remémorer des événements dans sa tête, à se répéter « si
seulement ». On se dit qu’on a tout le temps, jusqu’à se
retrouver à la merci d’une négligence – un conducteur distrait
par son portable, un voisin qui a laissé une bougie allumée…
Et alors, il est trop tard.
— Un peu comme dans ce film de Brad Pitt, est intervenu
Sebastian. Celui où il incarne la mort sous une forme humaine,
il vient pour emporter Anthony Hopkins mais tombe
amoureux de sa fille.
En entendant Sebastian évoquer un autre de mes films
préférés4, l’agacement qu’il m’inspirait s’est encore accru.
Le blond barbu à côté de Tabitha a levé les yeux au ciel.
— Mec, j’arrive pas à croire que tu t’es tapé ce navet, il dure
au moins quatre heures !
— J’ai grandi parmi trois sœurs, a expliqué Sebastian en
haussant les épaules. Et franchement, ce n’est pas si mauvais.
La bande originale est fabuleuse – je crois qu’elle a été
composée par Thomas Newman.
Le blond a secoué la tête, l’air encore plus désabusé, avant
d’empaler un morceau de poulet grillé sur sa fourchette.
Phil a tapoté son crayon sur le bord de la table.
— Qui d’autre souhaite rebondir là-dessus ?
Il a soigneusement évité le regard de Tabitha qui, de toute
évidence, n’avait pas dit son dernier mot et n’aurait eu aucun
scrupule à monopoliser la conversation. La discussion a dévié
sur des sujets plus pragmatiques, comme le fait d’être
décisionnaire quant au déroulement de ses obsèques.
— Moi, j’en veux pas, a assené le blond. Je préfère qu’on
boive une bière ou qu’on fume un joint à ma santé !
Bien entendu, Tabitha n’était pas du même avis.
— Les funérailles, ce n’est pas pour le défunt, a-t-elle
objecté, mais pour ceux qui restent.
— D’accord avec toi, a approuvé Sebastian. C’est important
que les proches puissent faire leurs adieux. Et puis, ce n’est
pas comme si on avait son mot à dire, puisqu’on est mort.
Je le savais ! C’était probablement le genre de type qui
poussait les gens à des dépenses inutiles pour la cérémonie,
genre couronnes de fleurs tape-à-l’œil ou diaporamas
pathétiques. Je me suis appliquée à garder le silence jusqu’à ce
que Phil mette un terme à la réunion et nous invite à piocher
dans les restes du buffet. Alors que je m’apprêtais à me servir,
j’ai aperçu Sebastian en train de parler au vieil homme qui
était assis près de moi. Il lui tendait une carte de visite en lui
tapotant l’épaule – je n’arrivais pas à croire qu’il traquait sa
prochaine proie de façon aussi flagrante. Atterrée, j’ai jeté
mon assiette à la poubelle et je me suis ruée hors du bâtiment
sans rien emporter.
Déterminée à ne pas m’attarder dans les parages, j’ai marché
jusqu’au métro. Tant pis pour la glace de Leo, ça attendrait la
prochaine fois. Ma carte de transport à la main, j’ai descendu
les marches à toute vitesse. Mon cœur s’est emballé quand,
arrivée aux tourniquets, j’ai vu la rame entrer en gare. J’ai
plaqué mon titre de transport sur le lecteur et, dans le même
mouvement, poussé énergiquement la barre devant moi. Je me
suis fait très mal, parce qu’elle n’a pas bougé.
Biiiiiiiiiiiiip. Un message s’était affiché sur le lecteur :
« Titre illisible. Recommencez. »
J’ai frotté la bande magnétique de la carte sur la manche de
mon manteau, et je me suis exécutée.
Biiiiiiiiiiiiip. Même message.
Les mains tremblantes de frustration et d’adrénaline, j’ai
entendu l’annonce monocorde résonner depuis les entrailles du
train de la ligne 1.
« VEUILLEZ VOUS ÉLOIGNER DES PORTES S’IL
VOUS PLAÎT. »
Dans un geste désespéré, j’ai passé ma carte une dernière
fois, et l’écran goguenard m’a renvoyé son ultime verdict :
« Ce trajet a déjà été validé ».
Quand je dis des gros mots, c’est uniquement dans ma tête,
et en de rares occasions. Ce soir, c’en était une.
Putain.
J’aurais pu me faufiler sous le tourniquet et piquer un sprint
jusqu’aux portes qui se refermaient lentement, mais j’ai hésité
un instant de trop. La mort dans l’âme, j’ai regardé la rame
quitter la station dans un sifflement. Ma déception s’est accrue
lorsque j’ai consulté le tableau des départs : dix-neuf minutes
avant le prochain. En vertu d’une règle stupide imposée par les
transports new-yorkais, je n’avais pas le droit de repasser mon
titre de transport pendant les dix-huit minutes suivant sa
prétendue validation. Je me suis tournée vers le guichet dans
l’intention de plaider ma cause, mais il était désert – j’étais à la
merci de la pause inopportune d’un employé de la MTA5.
Pendant que je réfléchissais, un homme hirsute a défait sa
braguette et s’est soulagé à côté du distributeur de tickets,
ravivant l’odeur d’urine qui régnait dans la salle. Un jet
jaunâtre et fumant jaillissait entre ses doigts tandis qu’il me
dévisageait d’un air narquois, tête inclinée.
Pas question que j’attende ici.
J’ai monté l’escalier quatre à quatre pour rejoindre la rue en
songeant que je devrais investir dans une montre de fitness
pour quantifier toute cette activité physique. Les néons de
Duane Reade6 ont attiré mon regard, et je me suis réfugiée
dans le magasin comme dans un sanctuaire. Quoi qu’il en soit,
je devais acheter des vitamines pour suppléer à l’absence de
légumes dans mon régime alimentaire. J’ai réglé le minuteur
de mon portable sur un quart d’heure – le temps précis qu’il
me fallait pour regagner la station, avec un peu de marge en
cas de nouveau problème avec ma carte.
Le son nasillard d’un morceau de country diffusé dans les
enceintes du magasin m’agressait les tympans tandis que
j’examinais le rayon coloré des multivitamines.
— Comme on se retrouve !
Intérieurement, j’ai lâché un deuxième gros mot.
Sebastian était planté à côté de moi, les mains enfoncées
dans les poches de son manteau.
— Salut, ai-je marmonné sans aménité.
— Je suis venu faire un saut pour récupérer des
antihistaminiques, a-t-il expliqué. On a beau être en hiver, le
taux de pollen bat des records.
La teinte rosée qui cernait ses narines semblait confirmer son
alibi, mais je n’ai pas répondu.
— Alors, tu fais des stocks de vitamines ?
La perspective d’une quelconque conversation avec ce type
m’a fait craquer :
— Pourquoi tu me suis ? ai-je lancé d’un ton exaspéré, plus
fort que je n’en avais l’intention. Je ne sais pas ce que tu veux
me vendre, mais ça ne m’intéresse pas !
Sebastian a froncé les sourcils, l’air perplexe.
— Ce que je veux te vendre ? Je ne comprends pas.
— Des obsèques, de l’immobilier, une assurance vie, je n’en
sais rien ! Le truc qui te sert à dépouiller les gens de leur fric !
Je t’ai vu donner ta carte de visite à cet homme.
D’un geste brusque, j’ai reposé le flacon de multivitamines
sur l’étagère, envoyant valser ceux d’à côté. Nous nous
sommes tous deux précipités pour rattraper les boîtes, comme
un duo de jongleurs maladroits.
Tout en les remettant en place, Sebastian secouait la tête, la
mine déconcertée.
— Je ne sais pas de quoi tu parles… D’accord, je travaille à
la Réserve fédérale7, mais je suis chargé d’études. Ce n’est pas
ce que j’appelle détrousser les gens.
En me penchant pour ramasser les dernières boîtes, j’ai pris
conscience que mon imagination m’avait peut-être embarquée
un peu loin.
— Et pourquoi tu vas tout le temps aux cafés de la mort ? ai-
je tout de même insisté, trop fière pour reconnaître mes torts.
Il a haussé les épaules, comme si la réponse était évidente.
— Je l’ai dit : je n’ai jamais eu l’occasion de parler de la
mort jusque-là. Ma famille fait un blocage là-dessus. J’ai eu
vent de ces réunions et je me suis dit que ça me ferait du bien.
J’ai senti le rouge me monter aux joues.
Sebastian a baissé les yeux sur ses pieds et frotté
nerveusement la semelle d’une de ses chaussures sur le
carrelage.
— Mais tu as raison, en fait, ce n’est pas tout.
D’un coup, mon embarras s’est dissipé. Finalement, mon
imagination ne m’avait peut-être pas trahie.
— C’est un point qu’on a en commun, d’une certaine façon,
a-t-il poursuivi.
— Ah bon ? ai-je soufflé, un peu perdue.
— Ma grand-mère… Il y a quelques semaines, on a
découvert qu’elle était mourante mais, dans ma famille,
personne ne veut en discuter, et je trouve ça ridicule.
Pour la deuxième fois de la soirée, j’ai reconnu à contrecœur
que j’étais d’accord avec lui – ignorer la mort rend les choses
encore plus douloureuses. J’ai senti s’allumer en moi une
étincelle de compassion.
— Je suis désolée. Ça doit être dur pour toi.
Était-ce la culpabilité que j’éprouvais à l’idée de l’avoir pris
pour un escroc ? Toujours est-il qu’à cet instant, il a semblé
changer d’apparence : soudain, avec ses lunettes de comptable
et son écharpe, je le trouvais plutôt charmant.
— Oui, c’est difficile, a confirmé Sebastian, en m’adressant
un regard plein d’espoir. Mais je sais que tu peux comprendre,
vu que ta grand-mère vient de décéder.
Mon sentiment de honte s’est accru : de nous deux, en
définitive, c’était moi l’imposteur.
— C’est-à-dire que…, ai-je tenté.
— Bref, a-t-il coupé, pardon si tu as eu l’impression que je te
harcelais. Je pensais juste que ce serait bien de parler à
quelqu’un qui a traversé la même épreuve, et j’ai été
agréablement surpris de te retrouver ce soir. J’habite dans
l’Upper West Side, et ce café est tout près de chez moi.
Le mensonge est une chose, mais mener en bateau quelqu’un
qui s’apprête à perdre un être cher me paraissait foncièrement
cruel. J’ai pris une grande inspiration.
— En réalité, Sebastian, ma grand-mère n’est pas morte.
Enfin, si – mes grands-mères sont mortes toutes les deux, mais
c’était avant ma naissance, je ne les ai jamais connues.
— Ah…, a lâché Sebastian en se grattant le menton. Mais
pourquoi tu as menti ?
— Parce que je n’ai pas envie de révéler la façon dont je
gagne ma vie.
— Je ne vois pas le rapport avec les cafés de la mort, a-t-il
objecté. Personne n’aborde vraiment son travail, pendant les
réunions.
— Je sais, mais la mort est un peu mon métier.
— Tu es tueuse à gages ? s’est-il esclaffé avec un soupçon
d’inquiétude.
— Non. Je suis thanadoula.
— Thanadoula ? Connais pas. Mais ça a un petit côté
sinistre, j’avoue.
J’ai refoulé des émotions contradictoires. La gêne, parce que
je m’étais laissé emporter par mon imagination et que j’avais
menti ; et l’empathie que m’inspiraient Sebastian et sa grand-
mère mourante. Mon cerveau avait du mal à envoyer les
signaux qui m’auraient permis de formuler une phrase
cohérente.
J’ai été sauvée par la sonnerie du minuteur de mon portable.
— Il… il faut que j’y aille, ai-je bafouillé en replaçant le
dernier flacon de vitamines sur l’étagère – avec précaution,
pour éviter une nouvelle avalanche. Passe une bonne soirée.
— Attends, on pourrait peut-être…
Mais je n’ai pas entendu la fin : j’étais déjà sortie du
magasin.

2. Les brownstones sont des maisons en grès rouge auxquelles on accède par un
escalier, typiques de New York et du quartier de Harlem en particulier.
3. La soul food (« nourriture de l’âme ») est un type de cuisine américaine associé
aux traditions afro-américaines du sud des États-Unis.
4. Rencontre avec Joe Black (1998).
5. La Metropolitan Transportation Authority (MTA) est l’entreprise chargée de la
gestion des transports publics dans New York et son agglomération.
6. Chaîne de drugstores new-yorkaise.
7. Banque centrale des États-Unis.
Chapitre 13

AU terme d’une semaine de grisaille cotonneuse, j’ai été


accueillie par un grand ciel bleu en descendant dans la 7e
Avenue. Je n’étais pas mécontente de ce petit changement de
décor : sans Papy, les dimanches m’ont toujours semblé
terriblement moroses. Dans les mois qui avaient suivi sa mort,
je n’avais pas réussi à remettre les pieds dans notre snack-bar.
Ni à la librairie. Perpétuer sans lui notre tradition
hebdomadaire me rappelait cruellement le fait qu’au moment
où il avait eu le plus besoin de moi, j’étais en train de
m’amuser à l’autre bout du monde. Et que, même si je n’avais
aucun moyen de l’empêcher de mourir, j’aurais au moins pu
passer davantage de temps avec lui avant son décès.
Je n’ai jamais compris pourquoi la société occidentale a cette
perception déformée du deuil, qu’elle définit comme un
sentiment quantifiable et limité dans le temps, un problème à
résoudre. Huit mois après la mort de Papy, mon médecin m’a
conseillé d’aller consulter un psychiatre parce que j’avais
encore du mal à accepter cette disparition. Dès la première
séance, le psy m’a diagnostiqué un « trouble du deuil
prolongé » – autrement dit, un chagrin chronique – et m’a
prescrit des antidépresseurs. Apparemment, selon les experts
médicaux, le processus de deuil ne devrait pas dépasser six
mois. Dans le cas contraire, ils estiment qu’on souffre d’un
problème clinique.
N’importe quoi.
J’ai trouvé cruel qu’on s’attende à ce que je reprenne une vie
normale six mois seulement après avoir perdu quelqu’un dont
l’existence était aussi étroitement liée à la mienne. Il n’y aura
jamais un moment où Papy ne me manquera pas. C’est une des
raisons pour lesquelles je suis devenue thanadoula : mon
chagrin me semble avoir mieux sa place aux côtés de
personnes éprouvant la même souffrance que moi, qu’il
s’agisse des proches ou des mourants eux-mêmes, pleurant une
vie dont ils regrettent de ne pas avoir profité davantage.
Malgré la douleur, j’ai fini par comprendre qu’entretenir
cette tradition hebdomadaire était une manière parmi d’autres
de rester proche de Papy. À présent, chaque dimanche, sauf
quand je travaille, je prends mon petit déjeuner au snack-bar, à
notre table préférée, puis je marche jusqu’à la librairie,
percevant l’absence de mon grand-père avec la même acuité
que je ressentais sa présence de son vivant. Treize ans se sont
écoulés et la douleur s’est un peu atténuée, mais l’intensité de
mon chagrin reste la même. Il a juste changé de forme. J’ai
resserré les pans de mon manteau et traversé les quelques rues
entre le snack et le magasin, l’estomac faussement rassasié par
la graisse du pain perdu que je venais d’avaler. Deux
décennies d’invasion commerciale avaient dépouillé le
quartier de la plupart de ses trésors originels, mais la boutique
de Bessie avait survécu. Elle-même, à près de quatre-
vingts ans, avait conservé sa robustesse – sa taille s’était un
peu épaissie, mais son sourire était toujours aussi accueillant.
Et elle continuait à m’offrir des bonbons.
— Clover, ma chérie ! s’est-elle exclamée en franchissant de
profil l’espace entre deux rayonnages pour venir m’accueillir.
La biographie de Georgia O’Keeffe que tu as commandée est
arrivée, elle est derrière le comptoir. On dirait vraiment que tu
as un faible pour les pionnières solitaires !
— Merci, Bessie, ai-je répondu, songeant que la perspective
d’une vie recluse dans les montagnes et le désert du Nouveau
Mexique avait effectivement ses attraits. Je vais juste jeter un
coup d’œil aux nouveautés.
— Je t’en prie !
Je n’avais pas besoin d’autres livres mais j’aimais sentir
cette montée de dopamine quand je dénichais un titre à ajouter
à ma liste de lectures potentielles. J’ai soigneusement évité le
rayon Sciences, craignant d’imaginer la haute silhouette de
Papy entre les étagères.
Deux jeunes hommes fluets étaient en train de parcourir les
fictions entre les lettres E et K. Ils se tenaient par l’auriculaire
et le plus petit avait la tête appuyée sur l’épaule du plus grand.
Je me suis reculée discrètement pour ne pas m’immiscer dans
leur bulle. De leur main libre, ils sortaient un volume de temps
à autre et en parcouraient le résumé avant de le remettre en
place avec la même main pour éviter de lâcher le petit doigt
qui les gardait liés. « Je crois que celui-ci te plairait », a
murmuré l’un des deux à son compagnon.
Je les enviais : leur intimité, le plaisir inestimable d’être
proche de quelqu’un qui connaît vos goûts en matière de
livres. Une épaule où poser sa tête pendant qu’on scrute les
rayons.
J’ai senti un gouffre s’ouvrir dans ma poitrine. Soudain, je
n’avais plus envie d’ajouter de nouveaux titres à ma liste.
En tournant au coin de la rue à la sortie de la librairie, ma
biographie de Georgia O’Keeffe sous le bras, j’ai pensé aux
lignes que j’avais choisies ce matin-là dans mon carnet de
CONSEILS. Elles me venaient d’Olive, une cartographe
affligée d’un rire puissant et contagieux, ainsi que d’un
mélanome particulièrement agressif. Après m’avoir fait
promettre de ne jamais m’exposer au soleil sans protection (un
engagement que je tiens sans faillir), elle m’avait donné un
conseil beaucoup plus surprenant :
« Chaque fois que je déménageais dans une nouvelle ville ou
que j’entamais une relation avec un homme, je changeais de
parfum », m’avait-elle confié. « Ainsi, quand je le sentais, je
pouvais ressusciter mes meilleurs souvenirs de cette période.
Alors, trouvez-en un pour accompagner chaque changement
ou chaque nouveau chapitre de votre vie. »
Jusqu’alors, je n’avais jamais porté de parfum. Et je ne
comptais pas déménager ni entamer une relation. Mais je
comprenais ce qu’Olive voulait dire, la façon dont les odeurs
aident à inscrire durablement un souvenir dans l’esprit : les
notes épicées de l’après-rasage de Papy ont la faculté de me
replonger instantanément dans notre vie passée. Et l’idée de
choisir un parfum constituait une manière d’insuffler un peu
de variété dans ma routine. Je ne risquais rien à aller en
renifler quelques-uns.
Alors que je me dirigeais vers le grand magasin le plus
proche, mon portable a vibré dans la poche de mon manteau.
C’était un numéro inconnu, mais cela arrive souvent lorsqu’on
souhaite me proposer une mission. M’arrêtant sous l’auvent
d’une boutique, je me suis préparée mentalement. Affronter la
mort ne m’effrayait pas, mais je détestais parler au téléphone.
Pourquoi les gens ne s’en tiennent-ils pas aux e-mails ?
— Clover à l’appareil, bonjour.
Un bref silence, puis un toussotement embarrassé.
— Euh, salut, Clover.
J’ai tout de suite reconnu cette voix.
— C’est Sebastian, des cafés de la mort, a-t-il poursuivi avec
un rire nerveux. Et du rayon vitamines de Duane Reade.
J’aurais pu raccrocher sur-le-champ, mais ma curiosité a été
la plus forte : pourquoi m’appelait-il après mon départ
précipité du magasin ? Et où s’était-il procuré mon numéro ?
— Bonjour, Sebastian.
— Écoute, je suis désolé de te déranger un dimanche… Je
parie que tu te demandes comment je t’ai retrouvée.
— Je me pose la question, en effet.
— Je te jure que je ne veux pas te harceler. Enfin, si, mais ce
n’est pas ce que tu crois.
Je l’ai laissé patauger dans ses explications sans répondre.
— En rentrant chez moi après ta fuite, l’autre soir, j’ai
cherché sur le Web en quoi consistait exactement le métier de
thanadoula. Et plus j’en apprenais, plus je comprenais que
c’était génial.
— Je vois.
J’ai senti mes défenses faiblir devant son enthousiasme,
même s’il ne m’était pas directement adressé.
— Ça m’a permis de prendre conscience que c’est
exactement ce dont ma grand-mère a besoin : d’une
thanadoula. Je pense que ça l’aiderait vraiment.
Il parlait de plus en plus vite, comme s’il craignait que je
l’interrompe.
— Vu qu’elle tient à rester chez elle, il y a des aides à
domicile qui se relaient en permanence, mais personne dans
ton genre – quelqu’un qui puisse la soutenir pour les trucs
plus… empiriques, si tu vois ce que je veux dire. C’est bien ça,
ton travail, non ?
— En quelque sorte, oui, ai-je prudemment répondu. Mais
comment as-tu eu mon numéro ?
De nouveau, il a émis un rire embarrassé.
— Ce n’était pas très compliqué, en fait. Les thanadoulas
prénommées Clover, ça ne court pas les rues, à New York. Et
je suis plutôt doué pour faire cracher le morceau à Internet.
Un groupe d’adolescents agités est arrivé à ma hauteur sur le
trottoir.
— Il y a beaucoup de thanadoulas qui pourraient aider ta
grand-mère, dans cette ville, ai-je déclaré en baissant la voix.
Je peux t’en recommander quelques-unes.
— Je sais bien, mais je crois que toi, tu lui plairais, a
rétorqué Sebastian avec une insistance qui commençait à
m’agacer.
— Mais tu ne sais rien de moi ! Et ce que tu croyais savoir
était un mensonge.
J’avais mal à la main à force de la crisper autour du
téléphone.
— Bon, ça t’intéresse ou pas ?
Difficile de dire non à une mission potentielle. J’ai beau être
économe, mes finances ne me permettent pas de laisser
s’écouler trop de temps entre deux mourants. On ne devient
pas thanadoula pour l’argent – en général, j’adapte mes tarifs
aux moyens de ma clientèle. Parfois, comme avec Abigail,
j’offre même mes services gratuitement. Mais quoi qu’il en
soit, la grand-mère de Sebastian ne méritait pas de mourir
seule.
— Oui, ai-je fini par répondre. Mais je suis peut-être déjà
prise. J’attends une confirmation.
Le mensonge n’a jamais été mon fort mais, avec Sebastian,
on aurait dit que je prenais le pli.
— Je suis prêt à payer plus que tes tarifs habituels. Ton prix
sera le mien.
— Tu ne sais même pas si je fais bien mon boulot.
— Il se trouve que si, a répliqué Sebastian avec une
satisfaction exaspérante. Je suis tombé sur un avis de décès qui
parlait de toi. On te remerciait pour ton immense soutien.
De qui pouvait-il s’agir ? Il était rarissime qu’on me
mentionne publiquement.
— Il s’avère, a poursuivi Sebastian, qu’un de mes amis est
infirmier dans l’hôpital où la personne concernée est, euh,
décédée, et qu’il s’est renseigné pour avoir ton nom et tes
coordonnées.
Sur le moment, j’ai jugé ses méthodes un peu intrusives. Et
puis j’ai pris conscience que, venant d’une autre personne que
lui, je n’y aurais probablement rien trouvé à redire.
Sebastian, que mon silence ne semblait pas perturber le
moins de monde, continuait :
— Tes recommandations sont excellentes, ce qui ne me
surprend pas, bien entendu. Et si tu acceptais de voir ma
grand-mère, je t’en serais très reconnaissant. Je veux
seulement faire en sorte que tout se passe le mieux possible
pour elle.
J’étais affreusement tiraillée. D’un côté, j’avais envie de
refuser : je me sentais mal à l’aise avec Sebastian, surtout
depuis qu’il m’avait surprise à raconter des bobards. De
l’autre, je jugeais immoral de ne pas aider quelqu’un alors que
j’en avais les moyens et, même s’il n’était plus là pour me le
dire, je savais que Papy aurait été très déçu par mon attitude.
J’ai donc cédé.
— D’accord, ai-je soupiré, je vais y réfléchir. Envoie-moi
ton adresse e-mail par texto et, si mon autre client potentiel
décide qu’il n’a pas besoin de moi, je t’enverrai la paperasse
habituelle.
Et un mensonge de plus pour la route.
— Super. J’ai hâte de te revoir, Clover.
Un tressaillement m’a parcourue. Certes, Sebastian avait
prononcé ces mots dans un contexte professionnel, mais c’était
la première fois qu’un homme me disait une chose pareille.
Chapitre 14

POUR mon neuvième anniversaire, Papy m’a offert trois


cadeaux : un carnet relié en cuir bleu marine, un stylo plume
argenté et une paire de jumelles. Alors que nous étions
installés dans notre snack-bar pour le petit déjeuner dominical,
nos assiettes vides devant nous, il a sorti un paquet de sous la
table et l’a fait glisser jusqu’à moi.
— Joyeux anniversaire, ma chérie.
Frémissant d’impatience (j’avais aperçu le paquet sous son
bras en sortant de l’appartement), j’ai déchiré le papier à
rayures. À en juger par le pliage asymétrique et la quantité
astronomique de ruban adhésif, il avait enveloppé le cadeau
lui-même, ce qui me touchait encore plus.
— L’intelligence, dans la vie, ce n’est pas tout, a-t-il déclaré
en me considérant d’un air satisfait. Et on peut en dire autant
pour l’humour et le charme. Mais il existe deux choses qui te
serviront plus que tout autres.
Il a marqué une pause solennelle qui m’a interrompue dans
mon déballage. Comme Papy n’était pas très bavard, je savais
tendre l’oreille lorsqu’il prenait le temps de me prodiguer ses
conseils.
— Et c’est quoi ? ai-je demandé.
Le regard pénétré, il a avalé une gorgée de café avant de me
répondre :
— Une infinie curiosité et un bon sens de l’observation.
J’ai extrait le carnet des couches de papier et passé le doigt
sur sa couverture de cuir lisse. Tout autour était enroulé un
cordon du même cuir auquel le style plume venait s’accrocher.
Pendant des années, j’avais vu mon grand-père griffonner ses
notes dans un carnet semblable où il consignait sa vision de la
vie.
Et maintenant, j’en avais un à moi.
— Merci, Papy ! J’adore ! me suis-je exclamée en portant les
jumelles à mes yeux pour contempler les alentours du snack-
bar.
— Je t’en prie, ma chérie. Mais n’oublie pas : il y a des
restrictions à l’usage de ces jumelles.
— C’est quoi, des restrictions ?
— Ce sont des limites.
— Quel genre de limites ?
— Tu ne dois jamais les utiliser pour faire intrusion dans
l’intimité des gens, m’a-t-il expliqué d’un ton ferme. Je sais
que, dans cette ville, nous sommes tous les uns sur les autres,
et cette proximité peut nous inciter à épier nos voisins – ou
leurs fenêtres – de manière inappropriée. Alors ne fais pas ça,
d’accord ?
— D’accord, ai-je concédé avec gravité.
Pourtant, en mon for intérieur, je regrettais déjà ma
promesse. Observer chaque soir les maisons de l’autre côté de
la rue, avec ses propres personnages et sa propre histoire,
constituait l’un de mes passe-temps favoris. Et ces jumelles
m’auraient encore facilité la tâche.
— C’est bien, a approuvé Papy.
Puis, fouillant dans la poche de sa veste, il a sorti son propre
calepin qu’il a agité devant mon nez.
— J’ai pensé qu’on pourrait partir en excursion, aujourd’hui.
Qu’est-ce que tu en dis ?
— J’en dis que oui ! me suis-je écriée, enthousiaste, en me
redressant vivement sur ma chaise.
Tous les ans, Papy trouvait une façon mémorable de fêter
mon anniversaire. L’année précédente, il m’avait emmenée à
l’aquarium de Coney Island, puis manger des hot-dogs et des
funnel cakes8. Celle d’avant, nous étions partis en expédition
dans la station de métro abandonnée sous la mairie.
— Une dernière chose avant d’y aller, a-t-il ajouté.
Tout en rangeant son carnet, il s’est tourné en direction des
cuisines du snack-bar. Hilda – ma serveuse préférée à cause de
ses coiffures sophistiquées et de son dynamisme – s’est
approchée de notre table. Dans la main gauche, elle portait
quelque chose qu’elle masquait derrière le menu qu’elle tenait
de la main droite. Quand elle l’a écarté, j’ai vu apparaître un
Red Velvet cupcake9 orné d’une unique bougie allumée.
En star intermittente des plus obscurs spectacles de
Broadway, Hilda a entonné une version théâtrale de « Joyeux
anniversaire ».
Avec sa voix douce et profonde de baryton, celle qu’il
réservait aux occasions spéciales, Papy s’est joint à elle pour le
final :
— Joyeux aaaanniversaaaaaire.

Une fois achevé ce petit déjeuner festif, Papy et moi avons


pris la ligne C. Assis côte à côte dans la rame poussive, nous
avons paresseusement rejoint l’Upper West Side, jumelles
autour du cou et carnet sur les genoux.
Durant nos trois années de cohabitation, je m’étais prise
d’une intense curiosité pour le contenu de celui de mon grand-
père. Quand il le laissait traîner sur la table basse près de son
fauteuil, cordon défait, je devais résister à la tentation de
l’ouvrir pour le lire. Que recelait la vie d’aussi important pour
mériter qu’on y consacre tant de pages ? Papy enseignait la
biologie à l’université de Columbia et il était passionné par la
classification sous toutes ses formes. Depuis que j’étais venue
vivre avec lui, son bureau était devenu ma chambre, et le
moindre espace libre de l’appartement était désormais rempli
de son attirail pédagogique. Des rangées de bocaux renfermant
des spécimens naturels étaient alignées sur les étagères du
salon. Du jour où j’ai appris à me servir correctement de
l’étiqueteuse, Papy m’a demandé de l’aider à référencer le
contenu de chaque nouveau bocal de sa collection. Il me
dictait lentement l’orthographe de noms scientifiques
compliqués tandis que je manipulais assidûment le cadran,
lettre par lettre (« ornithorynque » reste mon étiquette la plus
mémorable, même si le minuscule fœtus en suspension dans le
formol n’est pas très mignon, je dois l’admettre).
Nous sommes descendus du métro à la 81e Rue puis nous
avons suivi le chemin à travers Central Park pour rejoindre le
bois en contrebas du château. Je n’avais jamais été attirée par
les histoires de princesses se languissant pour leur prince, mais
j’aimais l’idée de vivre dans un château plein d’immenses
salles et de donjons à explorer. De temps à autre, j’imaginais
qu’un prince m’accompagnait dans mes explorations, mais
c’était toujours moi qui marchais devant.
Nous avons cheminé un moment sous l’épais couvert des
arbres, jusqu’à ce que Papy s’arrête près d’un réverbère qu’il
m’a montré du doigt.
— Qu’est-ce qu’il a de particulier ? m’a-t-il demandé.
Je l’ai examiné attentivement, l’observant de haut en bas
pour noter le moindre détail avant de me risquer à répondre.
Le seul élément qui distinguait ce réverbère de la plupart des
autres, c’était une petite plaque ornée d’un numéro fixée à mi-
hauteur.
— Les chiffres ? ai-je tenté tout en essayant de lire
l’expression insondable de mon grand-père.
Son sourire a confirmé ma supposition, comme une porte
dérobée qui s’ouvre quand on prononce le bon mot de passe.
— Exactement.
Remontant les jambes de son pantalon, il a posé un genou à
terre pour se mettre à ma hauteur.
— Si un jour tu te perds dans Central Park, ces plaques
t’aideront à retrouver ton chemin.
— Comment ça ? me suis-je étonnée en considérant la
mystérieuse inscription, sourcils froncés.
— Regarde bien les deux derniers chiffres, a-t-il dit en
passant les doigts sur les reliefs du métal. S’ils sont impairs, ça
veut dire que tu es plutôt du côté ouest du parc. S’ils sont
pairs, tu n’es pas loin de l’est.
— Et les deux premiers ?
— Ils indiquent l’intersection voisine, a-t-il expliqué en
posant un coude sur son genou. Donc, si tu lis « 7751 », quelle
est la rue la plus proche, à ton avis ?
J’ai réfléchi un instant en balançant les bras.
— La 70e Ouest ?
— Bravo, a approuvé Papy, en me gratifiant d’un clin d’œil.
Tout en intégrant ces nouvelles connaissances, je ressentais
la satisfaction d’avoir percé un autre des secrets du monde.
J’ai sautillé derrière mon grand-père qui m’a ouvert le chemin
jusqu’à une petite clairière près du lac bordé de bancs.
Il a désigné le dernier de la rangée.
— Asseyons-nous un instant.
J’ai obéi. Les jambes pendant dans le vide, j’ai caressé du
bout des doigts la courbe de l’accoudoir en fer.
— C’est l’un des meilleurs endroits pour observer les
oiseaux, a-t-il annoncé d’un air expert en tapotant ses jumelles.
Si tu examines ce bosquet, là-bas, tu y verras sans doute une
famille de colibris à gorge rubis.
J’ai placé les oculaires en caoutchouc devant mes yeux.
— Je ne vois rien, ai-je gémi au bout de quelques secondes.
— Ça, c’est parce que l’observation nécessite une qualité
essentielle qui te manque encore.
Je l’ai regardé par-dessus mes jumelles.
— Quoi donc ?
— La patience, a-t-il assené en faisant frétiller ses sourcils.
Avec un soupir, je me suis remise à scruter les arbres et j’ai
attendu, bien décidée à lui montrer que je pouvais être très
patiente. Trois minutes se sont écoulées avant que je repère un
éclat rouge dans le feuillage.
— J’en vois un ! ai-je lancé en chuchotant pour ne pas
effrayer l’oiseau. Je vois sa gorge rouge !
— Ça veut dire que c’est un mâle, a affirmé Papy sur le
même ton en se penchant vers moi. En général, les femelles
ont la gorge blanche. Que vois-tu d’autre ?
— Il a un long bec pointu. Plus long que les autres oiseaux.
Et il ne tient pas en place.
— Oui, les colibris s’arrêtent rarement de bouger. Leurs ailes
battent jusqu’à quatre-vingts fois par minute, c’est ce qui crée
cet espèce de bourdonnement qui leur vaut la dénomination
d’« oiseaux mouches ».
— C’est drôlement rapide !
Lorsque le colibri a disparu dans les branches, j’ai posé mes
jumelles sur mes cuisses et regardé Papy, avide de poursuivre
la leçon.
— La nature suit des schémas, et c’est en les observant que
nous apprenons à la comprendre, a-t-il repris. Concernant les
oiseaux, nous savons qu’ils apparaissent à un certain moment
de l’année et qu’ils préfèrent certains types d’arbres et de
nourriture.
Il a croisé ses longues jambes, révélant une chaussette à
rayures bleues et vertes.
— Prends les saisons, par exemple, a-t-il enchaîné.
Comment sais-tu que c’est l’automne ?
— Parce que les feuilles changent de couleur et tombent.
— Exactement. Le même phénomène se produit chaque
année. Et quand les feuilles tombent, cela nous permet de
savoir quels vêtements porter et quels légumes planter.
— Ou que c’est bientôt Halloween.
— Tout à fait. Donc, le meilleur moyen de connaître le
monde est d’identifier ses schémas, et c’est à cela que servent
les carnets : en écrivant tout ce que tu juges intéressant, tu
finiras par découvrir que certains phénomènes se reproduisent
à intervalle régulier. Cela t’aidera à comprendre comment ils
fonctionnent. Veux-tu qu’on prenne quelques notes sur ce que
nous avons remarqué jusqu’à présent ?
— Oui !
Toute la matinée, j’avais rêvé d’écrire dans mon carnet. J’ai
débouché mon stylo plume et, en m’appliquant, j’ai commencé
à décrire le réverbère.
— Tu sais, la nature n’est pas la seule à suivre des schémas,
a repris Papy, en désignant du menton la clairière où se
prélassaient quelques groupes. On apprend aussi beaucoup des
gens rien qu’en les observant.
J’ai pointé mes jumelles sur un trio de filles assises sur une
couverture de pique-nique. Aussitôt, mon grand-père les a
abaissées, doucement mais avec fermeté.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit : on n’espionne
personne.
— Les res-tric-tions, ai-je articulé, fière d’avoir retenu ce
mot.
— Les restrictions, exactement. Mais en public, on peut les
regarder de loin.
Les bras étendus le long du dossier, il m’a indiqué d’un signe
de tête subtil une famille sur un banc au fond de la clairière.
— Dis-moi ce que tu vois là-bas.
— Un homme, une femme et leurs deux enfants, ai-je
répondu, sourcils froncés.
Je me sentais un peu insultée par l’évidence de la question.
— Mais peux-tu me dire ce qu’ils font ?
— Lui, il parle… Mais on dirait qu’elle n’écoute pas.
— Comment le sais-tu ?
— Eh bien, elle lui tourne un peu le dos et elle regarde
partout autour.
Papy a hoché la tête avant d’ajouter :
— Tu vois comme ses jambes à lui sont dirigées vers elle ? Il
essaie d’entrer dans son espace, mais plus il se rapproche, plus
elle s’éloigne.
— Oui, je vois.
— Le plus intéressant, c’est qu’aucun d’entre eux n’est
probablement conscient de tout ça. Le langage corporel des
humains est très instructif – souvent, il en révèle bien plus que
leurs paroles.
— Je crois que son langage corporel à elle dit que lui, il n’est
pas très intéressant, ai-je déclaré avant de noter cette phrase
sur mon carnet.
— Tu as sans doute raison, a approuvé Papy avec un petit
rire.
J’ai reporté mon attention sur les deux gamines accroupies
aux pieds du couple.
— Elle ne s’intéresse pas non plus à ses enfants, ai-je
murmuré.
Ça me contrariait un peu – j’étais presque certaine d’avoir
déjà remarqué cette expression d’indifférence sur le visage de
ma mère.
— Peut-être qu’elle est malheureuse, ai-je repris. On dirait
qu’elle n’a pas envie d’être là.
Papy a ouvert la bouche pour répondre, puis il l’a refermée,
comme s’il ramenait une ligne de pêche qu’il venait tout juste
de lancer.
— Tu as peut-être raison, s’est-il contenté de murmurer après
un moment. Malheureusement, beaucoup de gens en ce monde
sont malheureux de la vie qu’ils ont choisie.
— C’est vraiment triste, ça, Papy, ai-je soupiré en frappant
mes chaussures l’une contre l’autre. On ne peut pas faire
quelque chose pour les aider ?
— Parfois, c’est possible, mais ce n’est pas forcément à nous
d’intervenir.
— Mais ce n’est pas très juste pour ses enfants, ai-je protesté
en le dévisageant, frustrée par sa réponse.
Il a frotté son menton mal rasé, l’air pensif.
— Je vais te confier un secret au sujet des adultes, Clover.
Même quand ils ont l’air de savoir ce qu’ils font, la plupart du
temps, ils avancent à vue. Et c’est particulièrement vrai des
parents : je pense que tous les papas et toutes les mamans se
disent qu’ils auraient dû agir autrement pour des tas de choses.
— Tu veux dire que mon papa et ma maman à moi regrettent
de ne pas avoir passé plus de temps avec moi ? ai-je demandé
en me tournant de nouveau vers la femme et ses deux filles. Et
qu’ils auraient voulu m’emmener en voyage avec eux ?
— C’est tout à fait possible, a-t-il répondu avec une légère
grimace qui ne m’a pas échappée. Tu sais, quand ta mère avait
ton âge, moi aussi je partais souvent en déplacement pour le
travail. Je n’ai donc pas pu me consacrer à elle autant que je
l’aurais voulu.
— Mais tu vivais des aventures !
J’adorais les histoires où il me racontait ses expéditions
biologiques au cœur de lointaines jungles et d’îles exotiques.
— Peut-être que c’était trop dangereux pour une petite fille ?
ai-je hasardé.
Mon raisonnement a paru surprendre Papy.
— C’est vrai, oui. Et peut-être que tes parents pensaient la
même chose pour toi.
J’ai réfléchi un instant.
— S’ils m’avaient emmenée en Chine, je ne serais pas ici
avec toi.
Il s’est de nouveau frotté le menton.
— J’imagine qu’on ne le saura jamais avec certitude. Mais
une chose est sûre : je suis très heureux que tu sois ici avec
moi.
— Moi aussi ! me suis-je exclamée en glissant ma main sous
son bras.
Nous sommes restés ainsi un moment, à regarder les enfants
jouer devant leurs parents, puis il a donné un petit coup de
stylo sur mon carnet.
— La leçon à tirer de tout ça, ma chérie, c’est qu’on peut
comprendre pratiquement tout si on s’applique suffisamment.
Même les êtres humains. Certaines personnes possèdent un
talent naturel pour cela mais, quand ce n’est pas le cas, il faut
observer les schémas.
— Quels genres de schémas ?
— Eh bien, au fur et à mesure que tu croiseras des gens, tu
t’apercevras qu’il existe une infinité de personnalités, ce qui
signifie que tu ne peux pas aborder tout le monde de la même
façon. Par exemple, toi et moi aimons rester tout seuls à lire
tranquillement un livre, pas vrai ?
— Bien sûr !
— Mais pour certaines personnes, ce serait un enfer. Ce
qu’elles veulent, c’est voir du monde et discuter.
— Ah bon ?
J’étais sceptique : pour moi, l’enfer, c’était une vie sans
livres.
— Oui, je t’assure. Alors, quand tu interagis avec les autres,
prends le temps de les observer. Regarde leur façon d’habiter
le monde. Aiment-ils qu’on les remarque ou préfèrent-ils se
fondre dans la masse ? Abordent-ils les problèmes de manière
créative ou intellectuelle ? Qu’est-ce qui les angoisse et qu’est-
ce qui les apaise ?
Mon stylo suspendu au-dessus de la page, j’étais prête à
prendre des notes, mais Papy a enchaîné :
— En analysant ces schémas, tu apprendras à être utile aux
autres. Ça ne te permettra pas de les comprendre intégralement
– les humains sont complexes – mais cela te donnera des
indices sur ce qui les fait réagir.
— Les humains, les schémas, les indices… D’accord, ai-je
répondu en inscrivant ces mots sur mon carnet comme s’ils
constituaient les données d’une formule mathématique.
J’avais le sentiment que cette leçon d’anniversaire allait
beaucoup me servir. Je ne connaissais pas encore grand
monde, mais ça viendrait peut-être un jour. Et j’avais hâte de
découvrir comment je pourrais me rendre utile.

8. Beignet américain en forme d’entonnoir.


9. Cupcake rouge vif à la crème de fromage.
Chapitre 15

— JE pensais que tu t’étais volatilisée, gamine ! m’a taquinée


Leo, tout en examinant les tuiles de mah-jong dispersées sur la
table pour préparer son prochain coup. Je ne t’ai pas vue de
toute la semaine. Tu es sortie de chez toi, au moins ?
— Bien sûr que oui ! ai-je protesté, plus vivement que je
n’en avais l’intention. J’ai promené deux fois George tous les
jours.
— Ça ne compte que si tu as interagi avec d’autres humains,
a rétorqué Leo.
Il a choisi une tuile puis, se ravisant, l’a reposée pour
prendre la pièce voisine.
— Je ne sais pas comment tu peux passer autant de temps
sans voir personne, a-t-il poursuivi.
— Tout le monde n’est pas aussi sociable que toi, Leo.
Pourquoi devrais-je interagir avec qui que ce soit ? J’aime bien
être seule.
Se rencognant dans son fauteuil, il a croisé les bras sur sa
poitrine, comme un videur qui s’apprête à recaler un client.
— Tu sais, je ne comprends pas pourquoi tu restes dans ta
petite bulle. Il y a des tas de gens intéressants, dehors.
Mentalement, je me suis préparée à ce qui allait suivre. Ces
derniers temps, Leo devenait de plus en plus philosophe,
comme s’il venait de s’apercevoir qu’il vieillissait et n’avait
pas encore répondu aux grandes questions de la vie. Cela
signifiait malheureusement qu’il s’était aussi mis à réfléchir à
ma vie. Haussant les épaules, j’ai sélectionné une tuile à mon
tour.
— La plupart du temps, ma propre compagnie me suffit, ai-
je décrété.
C’était presque vrai. L’avantage d’être devenue orpheline
très jeune, s’il y en a un, c’est que je suis farouchement
indépendante. Mes parents étaient trop occupés pour organiser
des après-midi de jeux entre enfants. Par conséquent, lorsque
j’ai été en âge d’aller à l’école, l’art ou l’intérêt de se faire des
amis m’est demeuré étranger. Après la mort de M. Hyland,
lorsque mes camarades de classe ont commencé à m’éviter, je
me suis contentée de me réfugier dans mon imagination, et
mon autonomie s’est accrue au point que je n’avais plus
besoin de personne. Certes, j’ai rencontré quelques personnes
intéressantes au cours de mes voyages à l’époque de la fac, et
je suis même restée en contact par e-mail avec certaines
d’entre elles – jusqu’au décès de Papy. J’avais appris à mes
dépens que, quand les autres vous demandent comment vous
allez après la mort d’un être cher, ils n’ont pas réellement
envie de connaître la réponse. Ils ne supportent pas d’être
témoins de votre chagrin, et ce qu’ils veulent vraiment, c’est
vous entendre dire que vous avez tourné la page. Et comme,
me concernant, ce n’était pas le cas, nos échanges se sont
réduits à peau de chagrin, jusqu’à cesser complètement.
Leo a refusé de lâcher l’affaire.
— Mais tu as un vrai don avec les gens… Il n’y a qu’à voir
le métier que tu fais.
Il a tendu le bras pour me pincer la joue, comme si j’étais
encore la gamine d’autrefois.
— Il faut juste que tu t’ouvres un tout petit peu plus, a-t-il
conclu.
— C’est facile d’avoir « un don avec les gens » quand ils
sont mourants, ai-je répliqué en écartant sa main. Je sais que je
les aide, et je sais ce dont ils ont besoin : de confort, de
compagnie, et d’une oreille.
Pour souligner mes propos, j’ai compté ces éléments sur mes
doigts.
— Je crois que tu sous-estimes tes capacités, gamine, a
grogné Leo. Personne n’affronte sa mort de la même façon. En
général, on ne veut même pas en parler tant qu’elle ne vient
pas frapper à la porte. Il faut vraiment un talent particulier
pour aider quelqu’un à vivre ses derniers instants de la
manière qui lui convient.
— C’est vrai. Mais c’est mon métier, ai-je soupiré, épuisée
par son insistance. Je n’ai pas besoin de faux-semblants avec
les mourants, ni de leur laisser une bonne impression, parce
qu’ils ne seront plus là pour se souvenir de moi.
Cela signifie également que je ne prends aucun risque : je
connais l’issue de notre relation avant même qu’elle
commence.
— Si tu veux mon avis, c’est un peu timoré, a affirmé Leo.
Avancer masquée en permanence, ce n’est pas une vie, tu ne
crois pas ?
J’ai réprimé l’envie de me tortiller sur ma chaise, mal à
l’aise. Il avait raison, bien sûr.
— Toi, tu me vois telle que je suis, ai-je rétorqué.
Là encore, c’était presque vrai.
— Sauf que j’ai plus de deux fois ton âge et que je ne serai
pas là éternellement, a-t-il objecté en secouant la tête. Tu n’as
pas envie de te trouver quelqu’un, de t’installer avec lui ?
J’ai agité la main d’une façon que j’espérais désinvolte.
— Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, je suppose.
Bien sûr que j’y avais pensé. Avoir dans ma vie une
personne dont ma seule présence suffirait à embellir les
journées. Qui se soucierait de moi, même en mon absence. Qui
saurait avec certitude que je la traiterais avec bienveillance –
et qui se consacrerait à me rendre la pareille.
— Clover, je ne veux pas me montrer trop paternaliste, mais
tu devrais peut-être y songer sérieusement. Être amoureux est
la plus belle chose au monde… Même si ça ne dure jamais
aussi longtemps qu’on le voudrait.
Leo avait les yeux brillants de larmes en regardant le portrait
de sa femme, Winnie, qui surveillait nos parties de mah-jong.
Tous deux avaient écumé la scène du jazz dans les
années 1950 et 1960, mais leur incroyable idylle (dont je ne
me suis jamais lassée d’entendre les détails) a tourné court
lorsque Winnie est morte dans un accident de voiture à trente-
cinq ans. Un demi-siècle plus tard, Leo porte toujours son
alliance. Je crois que cela fait partie des raisons de notre
entente : nos douleurs respectives peuvent coexister. J’aime
l’idée qu’il garde cette bague, même quand tout le monde lui
affirme qu’il est temps de la remiser dans un tiroir. Je trouve
frustrant que la société s’obstine à quantifier le chagrin,
comme si le temps pouvait effacer le pouvoir de l’amour. Ou
qu’elle considère que la tristesse éprouvée vis-à-vis de
quelqu’un qu’on a connu de façon passagère doit être tout
aussi éphémère. Une mère qui a fait une fausse-couche a beau
ne jamais avoir tenu son enfant dans ses bras, elle n’en a pas
moins eu le temps de l’aimer, de rêver et d’espérer pour lui. Ce
qui signifie que son chagrin est double : non seulement elle
pleure son enfant, mais aussi la vie que celui-ci ne vivra
jamais.
Qui sommes-nous pour affirmer à quelqu’un que sa
souffrance est sans fondement ?
Leo a soufflé un baiser à Winnie avant de se pencher de
nouveau sur ses tuiles.
— La plupart des gens affirment qu’ils voudraient ne jamais
mourir, mais ils ne savent pas ce que c’est quand on perd sa
femme et tous ses amis, et qu’on est le dernier à rester. On se
sent très seul.
J’ai senti une douleur enfler dans ma poitrine. Je n’ai pas
besoin de vivre éternellement pour savoir à quoi ressemble la
solitude.

Un peu plus tard dans la soirée, tout en faisant chauffer du


lait sur la gazinière pour me préparer un chocolat chaud, je
ruminais encore ma conversation avec Leo. Je suis experte
dans les subtilités du romantisme de fiction mais, dans la vraie
vie, j’ai de sacrés progrès à faire. En réalité, je n’y connais
même absolument rien. Mon imagination, en revanche, n’a
besoin que d’un regard ou d’un frôlement d’épaules pour
s’enflammer. Au fil des ans, je me suis ainsi inventé une foule
d’amourettes – avec des baristas, des bibliothécaires, des
chauffeurs de bus, des caissiers de supermarché qui, la plupart
du temps, ne s’aperçoivent même pas de mon existence. Et je
suis trop timide pour essayer d’attirer leur attention, pas
certaine d’en être digne. Je préfère donc me cantonner dans ma
tête, en observant les gens autour de moi et sur les écrans, et
en vivant leurs relations par procuration. C’est plus sûr ainsi.
Fermant les yeux, j’ai respiré la vapeur qui montait au-
dessus de la casserole de cuivre où frissonnait le lait mêlé de
cannelle. Le manche était terni à deux endroits différents, là où
Papy et moi l’avions tenu tour à tour pendant trente ans. J’ai
versé mon chocolat dans une tasse, le liquide brun et crémeux
a formé une spirale apaisante en s’écoulant du bec de la
casserole.
En refermant mes mains autour du mug en céramique, je me
suis sentie envahie d’une douleur familière, un tiraillement
incongru entre mon besoin d’isolement et une envie de
connexion émotionnelle – je voulais rester seule, mais je ne
voulais pas me sentir seule.
J’ai placé une chaise près de la fenêtre, puis j’ai posé ma
tasse sur le rebord et me suis enveloppée dans ma couverture
en alpaga. J’avais éteint dans le salon, et seule la lueur des
réverbères éclairait discrètement la pièce. J’ai remonté le store,
très lentement pour que le mouvement soit imperceptible de
l’extérieur. George s’est approché, prêt à jouer son rôle dans
cette routine qu’il connaissait bien. Je l’ai laissé monter sur
mes genoux et j’ai pris mes jumelles.
La lumière du salon d’en face brillait comme un phare. Ils
étaient là, comme chaque soir à cette heure, assis à la table de
leur salle à manger.
Julia et Reuben.
Bien entendu, ce n’est pas leur vrai nom. Enfin,
probablement pas, vu que je ne les ai jamais rencontrés en
personne. Pourtant, je les connais intimement. Je sais que c’est
généralement Reuben qui se charge de la cuisine, mais que
Julia choisit toujours le vin – du rouge, la plupart du temps –
et en boit deux verres quand lui n’en vide qu’un. Au cours du
dîner, ils marquent une pause pour échanger un bref baiser,
comme un trou normand entre le plat et la salade. Lorsqu’ils
regardent la télé sur le canapé, Reuben s’assoit toujours à la
gauche de Julia, et il lui caresse distraitement le dos en
formant de petits cercles pendant qu’elle lui passe tendrement
les doigts dans les cheveux.
Ce soir-là, j’ai regardé Reuben enlacer Julia par-derrière
tandis qu’elle lavait la vaisselle, et écarter une mèche de ses
yeux pour lui éviter d’avoir à le faire avec son gant mouillé.
Ensuite, je les ai observés pendant que, chacun leur tour, ils
plongeaient une cuillère dans un gros pot de glace, le visage
éclairé par les images sur l’écran. Je me repais de ce lien
intime entre eux – un amour implicite plutôt que manifeste –
comme s’il m’appartenait.
Peu à peu, j’ai senti s’atténuer la douleur dans ma poitrine.
Chapitre 16

JE sais, c’est un peu étrange : j’ai trente-six ans, et mon seul


ami est un vieil homme de quatre-vingt-sept ans. Une situation
difficilement concevable pour quiconque a toujours vécu
entouré. Pourtant, c’est beaucoup plus facile qu’on le croit. En
réalité, la solitude s’est insinuée en moi, un peu comme les
gouttes d’un robinet qui fuit finissent par s’infiltrer partout.
Les êtres humains ont besoin d’habitudes pour se sentir bien –
c’est ainsi qu’on apprend à connaître les gens, à travers des
schémas, m’a enseigné Papy. L’ennui, c’est que, lorsqu’on
pense avoir compris quelque chose ou quelqu’un, on a souvent
du mal à remettre ses propres croyances en question. Si, étant
gamine, je passais toutes mes pauses-déjeuner à lire sous un
arbre, ce n’est pas parce que je n’aimais pas mes camarades de
classe, mais parce que pour moi, la lecture constitue la plus
belle des aventures – une façon d’explorer de nouveaux
mondes et de découvrir la vie à travers le regard d’autres
personnes. En imagination, j’étais déjà une exploratrice
intrépide mais, pour les autres enfants, j’étais juste bizarre. Et
comme ils ne tentaient pas d’entrer en contact avec moi, je
n’essayais pas non plus de leur parler.
Pour être honnête, la fascination que j’éprouvais pour la mort
n’arrangeait pas la situation – surtout après mon entrée au
collège. Ce n’était sans doute pas très malin, en troisième, de
la choisir comme thème de mes trois exposés de sciences
sociales. Ni, en cours de littérature, d’écrire un poème du point
de vue d’un employé des pompes funèbres. Mais, dans la
mesure où, depuis mes cinq ans, ma vie était marquée par la
mort, je voulais l’observer, la décoder. Trouver du sens à
quelque chose qui en semblait totalement dépourvu.
Une fois, j’ai quand même essayé de me faire une amie.
Priya et sa famille avaient déménagé de Singapour pour
s’installer à Manhattan alors que j’entamais mon année de
seconde au lycée Stuyvesant.
Le jour où la conseillère d’orientation l’a accompagnée dans
notre classe, j’étais en train de regarder par la fenêtre des
nuages orageux défilant au-dessus de l’Hudson. La salle avait
toujours la même odeur – l’épice boisée des copeaux de
crayon rivalisait avec les relents de chien mouillé qui
émanaient des garçons.
Mon cœur a bondi dans ma poitrine lorsque la professeure a
invité Priya à s’asseoir au bureau voisin du mien. Celui qui
restait toujours vide.
— Salut, a-t-elle murmuré timidement en tirant sa chaise.
Elle m’avait adressé la parole !
— Salut, ai-je répondu sur le même ton en essayant de
dissimuler ma stupéfaction. On dirait qu’il va pleuvoir.
Elle a lancé un regard gêné vers la fenêtre.
— Oh, oui… On dirait bien.
Elle s’est mise à disposer ses stylos – des rollers fantaisie –
et son cahier sur son bureau.
Un sentiment d’intense gratitude m’a submergée en la
regardant. Avec son arrivée dans la classe, il y aurait
désormais un nombre pair d’élèves, ce qui signifiait que tout le
monde pourrait travailler deux par deux : je n’aurais plus à
éprouver l’humiliation d’être l’éternelle laissée-pour-compte.
Ou à subir les regards emplis de pitié de notre professeure,
Mlle Lynd, chaque fois qu’elle obligeait le dernier duo formé à
s’élargir pour m’y m’intégrer.
En outre, avec Priya, je pouvais prendre un nouveau départ :
elle ignorait tout de la dynamique de la classe. Elle ne savait
pas qu’on m’avait affublée du sobriquet de « Clover de la
Crypte », qu’on ne m’avait jamais balancé en face, mais que
j’avais entendu dans les couloirs, chuchoté entre deux
ricanements. Aussi, lorsque nous avons accolé nos bureaux
pour un travail à deux, je me suis dit que c’était gagné : j’allais
enfin avoir ma toute première amie. Priya a été impressionnée
par mes connaissances sur Singapour (Papy m’avait raconté un
congé sabbatique qu’il avait passé là-bas avant ma naissance)
et ravie que je sache jouer au mah-jong. Lorsqu’elle m’a
confié qu’elle adorait les livres de Virginia Woolf et de Joan
Didion, j’ai su que nous étions faites pour nous entendre. Ce
soir-là, en longeant le fleuve pour rentrer chez moi,
j’imaginais déjà à quoi allait ressembler ma nouvelle vie à
présent que j’avais une amie.
J’avais remarqué que Priya avait les oreilles percées, les
ongles vernis et les lèvres maquillées au gloss, et j’avais noté
sa façon de glousser et d’agiter sa queue-de-cheval lorsque les
garçons de notre classe balançaient une blague. J’avais
vraiment besoin de quelqu’un pour m’initier à ce genre de
choses. Maintenant que j’étais adolescente, je commençais à
me douter que l’absence de figure maternelle me privait de
certaines connaissances fondamentales. Jusqu’alors, j’avais
abordé la puberté à travers des livres empruntés à la
bibliothèque du lycée (Papy m’avait offert une explication
scientifique des transformations que subissait mon corps et de
l’argent pour me procurer les indispensables protections
menstruelles, mais ça s’était arrêté là). Et quand mes
camarades de classe s’étaient mises à se maquiller, j’avais
tenté de les imiter en utilisant des produits de base dénichés au
drugstore. Mais comme je n’avais personne pour m’expliquer
l’importance de la carnation ou les mérites d’un fardage
discret, mes tentatives s’étaient soldées par des moqueries, et
je m’étais juré de ne plus jamais me maquiller de ma vie.
Maintenant que Priya était mon amie, tout cela allait changer.
Cependant, je ne voulais pas y aller trop fort ni paraître trop
empressée. Alors au début, j’ai essayé de la jouer cool. Je lui
souriais en la croisant dans le couloir et je bavardais un peu
avec elle, avant les cours, généralement pour lui recommander
des livres susceptibles de lui plaire. Et d’ici deux semaines, je
lui proposerais peut-être de m’accompagner chez Bessie à la
sortie du lycée. Ensuite, je lui suggérerais, l’air de rien, d’aller
prendre un café ou voir un film au cinéma et, à partir de là,
notre amitié pourrait réellement s’épanouir. Peut-être
m’inviterait-elle à dîner chez ses parents ? J’étais sûre que sa
mère était aussi sophistiquée qu’elle. Et j’allais sans doute
avoir besoin d’un téléphone portable, comme les autres
adolescents de ma classe, maintenant que quelqu’un pouvait
avoir envie de me contacter en dehors de Papy. Il restait mon
meilleur ami, et j’adorais le fait qu’il trouve toujours du temps
à me consacrer, mais j’étais enfin prête à me diversifier et à
me lier à quelqu’un d’autre que lui.
Je crois que je ne m’étais jamais sentie aussi euphorique.

Deux semaines plus tard, quand la dernière sonnerie a


retenti, j’ai attendu Priya près de son casier.
En chemin, je m’étais arrêtée dans les toilettes pour vérifier
que les boucles d’oreilles à clips que j’avais achetées sur un
étal de Canal Street étaient bien droites. J’espérais qu’elle
remarquerait aussi mon nouveau gloss goût fraise.
En me voyant, elle a paru surprise.
— Oh, salut, Clover… Ça va ?
Elle portait un pull à paillettes qui devait coûter très cher.
En essayant de m’adosser nonchalamment au casier voisin,
j’ai failli perdre l’équilibre.
— Salut, Priya, ai-je bafouillé. Je pensais aller à West
Village, dans ma librairie préférée, ça te dirait ?
L’air concentré, elle a méthodiquement rangé ses livres avant
de répondre :
— Merci, mais je ne peux pas, aujourd’hui.
— Tant pis, on peut y aller demain. Ou la semaine prochaine,
peut-être ?
Lentement, Priya a refermé son casier en faisant
délicatement claquer le loquet. Puis elle s’est tournée vers moi.
— Je suis vraiment désolée, Clover, mais je crois que ça ne
sera pas possible du tout, a-t-elle murmuré en baissant les yeux
sur ses baskets montantes flambant neuves. Tout ce que les
autres racontent sur toi, je sais bien que ce n’est pas juste
mais… Moi aussi, j’essaie de m’intégrer. Il vaut mieux qu’on
se voie seulement en cours.
— OK, pas de problème, ai-je lâché d’un ton faussement
désinvolte, le cœur broyé par son aveu. Je comprends.
— Merci, a dit Priya avec un demi-sourire. On se voit
demain en sciences sociales, alors.
Tristement, je l’ai regardée traverser le couloir pour rejoindre
un groupe de filles que je connaissais depuis l’école
élémentaire. Quand elles se sont toutes rassemblées autour
d’elle pour admirer son pull, j’ai ressenti une pointe de
jalousie, soudain gênée par mon vieux sweater Old Navy.
Ce jour-là, j’ai commencé à comprendre combien il est
difficile de se défaire de l’image que les autres vous ont collée.
Chapitre 17

LA couleur turquoise incrustée sous mes cuticules paraissait


presque fluorescente dans la lumière crue de l’entrée de mon
immeuble. Je sortais tout juste de l’atelier de peinture abstraite
auquel je m’étais inscrite en mémoire de Lily, une biochimiste
de quatre-vingts ans. Elle n’avait jamais cédé à sa passion pour
la peinture à cause d’un professeur de collège qui lui avait
affirmé qu’elle n’avait aucun talent et devait se cantonner aux
sciences. Quelques jours avant son décès, je lui avais apporté
une toile et des couleurs pour qu’elle puisse enfin donner libre
cours à sa créativité trop longtemps réprimée. Mais avec
l’arthrite, ses mains étaient devenues si faibles et percluses de
douleurs que mon geste n’avait fait qu’accroître son regret de
ne pas s’être lancée plus tôt.
Jusqu’à présent, je n’avais pas l’impression d’être très douée,
moi non plus mais, au moins, je pourrais dire que j’avais
essayé.
L’odeur de la bisque aux fruits de mer cuisinée par Leo
flottait dans la cage d’escalier, comme chaque vendredi soir,
tandis que je rejoignais mon appartement à pas de loup. Voilà
plusieurs semaines que je parvenais à éviter Sylvie.
Au moment où, ayant dépassé le premier étage, je me suis
crue en sûreté, j’ai relâché ma vigilance et fait craquer une
marche. Derrière moi, une porte a grincé.
— Eh, Clover ! m’a interpellée Sylvie depuis le palier.
À contrecœur, je me suis retournée pour l’affronter. Elle était
appuyée au chambranle de sa porte, vêtue d’un sweat-shirt gris
orné du nom d’un groupe de musique quelconque.
— Oh, salut, Sylvie, ai-je répondu en tripotant mes clés,
heureuse de pouvoir m’occuper les mains. Ravie de te revoir.
— Et moi donc ! s’est-elle exclamée, tellement rayonnante
que je me suis demandé si l’enthousiasme n’était pas sa
seconde nature. J’espérais te croiser plus tôt, mais on dirait
qu’on n’a pas arrêté de se louper. Heureusement que je t’ai
entendue passer devant ma porte – je savais que ce n’était pas
Leo, il ne monte jamais les marches aussi vite.
Comment avais-je pu négliger ce détail ?
— Ah, euh, d’accord, ai-je bafouillé. Et… comment vas-tu ?
Sans le vouloir, j’avais adopté le même ton enjoué que
Sylvie, à croire que sa gaieté était contagieuse.
— Ça y est, je suis enfin installée, il me reste juste quelques
cartons à ouvrir. J’ai hâte de découvrir mon nouveau quartier –
et mes nouveaux voisins, bien sûr !
— C’est super ! Leo adore rencontrer des gens.
Pourvu qu’elle comprenne le sous-entendu…
— Oui, Leo est un charmeur et, manifestement, il aime
beaucoup les fruits de mer, a déclaré Sylvie, en désignant le
plafond, le nez plissé. Mais c’est avec toi que je veux faire
plus ample connaissance. On pourrait le prendre demain, ce
café, qu’en dis-tu ?
J’allais avoir du mal à continuer de l’éviter. Et Leo a raison :
il n’est pas éternel, quand il sera parti, je n’aurai plus
personne. Il faudrait au moins que j’aie le nom d’une personne
à appeler en cas d’urgence, quand je remplis un formulaire.
Sur le plan pratique, c’était une bonne raison d’élargir mon
cercle social. En outre, l’idée de passer le reste de l’année à
monter l’escalier sur la pointe des pieds et à me cacher de
Sylvie m’épuisait d’avance. Pourquoi ne pas essayer ? Je
devais simplement veiller à ne pas m’attacher – et à en dire
aussi peu que possible sur moi-même.
— Ce serait parfait ! ai-je lancé avec une conviction que
j’étais loin d’éprouver.
Impossible de faire marche arrière, à présent.
— Super ! On se retrouve en bas demain matin à dix
heures ?
J’ai senti un fourmillement se répandre dans tous mes
membres – un mélange d’adrénaline et d’angoisse, comme
chaque fois que je prenais un risque. Cela dit, il y avait
longtemps que ça ne m’était pas arrivé.
— Ça me va.
J’aurais peut-être dû faire semblant de consulter mon
agenda…
— Génial ! À demain, alors.
Sur un dernier sourire, Sylvie a refermé sa porte.

J’ai trouvé bizarre d’entrer dans le café avec quelqu’un. J’ai


l’habitude de me diriger droit vers la table du coin, celle à une
place. En regardant les clients regroupés par deux ou trois, j’ai
envié leur nonchalance. Se rendaient-ils compte que c’était la
première fois que j’avais rendez-vous avec quelqu’un ? Et
Sylvie, s’en apercevait-elle ?
Quand nous nous sommes assises, j’ai commencé à tripoter
les sachets de sucre devant moi pour oublier l’angoisse qui me
comprimait la vessie.
— Bon, a commencé Sylvie que mon embarras ne semblait
pas perturber, je sais ce qu’est une sage-femme, mais une
« sage-femme de fin de vie », c’est quoi, exactement ?
Leo avait dû lui parler de mon travail. Mentalement, je me
suis préparée à voir apparaître sur le visage de ma voisine le
dégoût que l’évocation de ma profession ne manque jamais de
faire naître. Mais Sylvie est demeurée souriante et ouverte,
comme si elle s’intéressait réellement à ce que j’allais lui dire.
Malgré tout, je suis restée prudente.
— Eh bien, en gros, ce sont les mêmes métiers, mais avec le
processus inverse, ai-je commencé en alignant soigneusement
les sachets de sucre sur la table. Une sage-femme classique
aide les êtres humains à entrer dans la vie, et une thanadoula
les aide à en sortir paisiblement.
— Mais tu n’es pas médecin, non ? s’est enquise Sylvie,
sourcils froncés. Il ne faut pas une formation médicale ?
— Certaines thanadoulas en suivent une, mais ce n’est pas
mon cas. Mon approche est plus… empirique, ai-je répondu en
choisissant mes mots avec soin. Je suis là pour tenir
compagnie aux mourants, pour les écouter et les aider à
réfléchir sur leur vie, si c’est ce qu’ils souhaitent. J’essaie de
faire en sorte qu’ils fassent la paix avec eux-mêmes lorsqu’ils
ont des regrets… Ce genre de choses. Et s’ils n’ont personne
d’autre, je leur tiens la main quand ils partent.
— C’est énorme ! a lâché Sylvie. Mais tu ne trouves pas ça
déprimant ? Je ne crois pas que je serais capable de regarder
les gens mourir, jour après jour. Ça me détruirait.
— J’imagine que j’ai appris à réprimer mes sentiments, ai-je
expliqué, fière de ce que je considérais comme une force. En
n’étant pas émotionnellement impliquée, je fais mieux mon
travail.
— Tu ne verses même pas une larme de temps en temps ? Tu
sais, quand une situation est vraiment déchirante ?
De la curiosité, Sylvie semblait être passée au scepticisme.
J’ai haussé les épaules.
— Non. En fait, je ne pleure jamais.
— Jamais ? Même dans la vie, en général ? Même pas
devant un film triste ?
— Non, ai-je confirmé en secouant la tête.
De ça aussi, j’étais fière.
Sylvie m’a dévisagée avec curiosité.
— Ma belle, je ne suis pas sûre que ce soit très sain. Ce n’est
pas parce que tu n’exprimes pas tes émotions qu’elles
n’existent pas.
— Ça fonctionne pour moi, ai-je répliqué avec une nuance
d’agressivité qui m’a moi-même surprise.
— Si tu le dis, a-t-elle commenté d’un air peu convaincu. En
tout cas, tu as dû entendre de sacrées confessions de la part de
certains mourants.
J’ai pensé aux trois carnets sur mon étagère. Ils renferment
d’innombrables révélations, certaines plus sordides que
d’autres. Mais vis-à-vis de mes clients, j’ai un devoir de
réserve que je prends très au sérieux, et je n’ai jamais rien
révélé de leur contenu à personne. Aussi suis-je restée
évasive :
— Parfois, oui.
— Quelqu’un t’a déjà demandé de faire des trucs dingues
pour l’aider à soulager sa conscience ou à dire ses quatre
vérités à quelqu’un ? m’a demandé Sylvie, en se penchant au-
dessus de la table.
Je l’ai imitée, comme si nous partagions un secret.
— Il m’arrive d’écrire des lettres d’excuses ou de passer des
coups de fil délicats à leur place. Mais en général, c’est
décevant, parce qu’on n’arrive pas à retrouver à temps la
personne que le mourant veut voir.
— Quelle tristesse… J’espère que ça ne m’arrivera pas, a
murmuré Sylvie. Cela dit, je ne suis pas rancunière. Au bout
de quelques jours, j’oublie ce qui m’a mise en colère.
Ça ne m’étonnait nullement – si Sylvie avait eu une queue, je
parie qu’elle aurait frétillé en permanence. Je ne pouvais
m’empêcher d’être séduite par l’enthousiasme que semblait lui
inspirer la vie en général. Il embellissait ma vision du monde.
Je me suis creusé la tête pour trouver un sujet de conversation
qui ne tournerait pas autour de moi.
— Alors comme ça, Leo m’a dit que tu es historienne de
l’art ?
Comme la plupart des gens adorent parler d’eux-mêmes, ce
genre de transition passe généralement inaperçu.
— Tout à fait, a confirmé Sylvie.
Puis elle a incliné la tête en me dévisageant, comme si elle
examinait un tableau pour en déchiffrer le sens.
— Mais je sais très bien que tu essaies de changer de sujet.
Je me suis sentie rougir, gênée de m’être montrée aussi
maladroite.
— C’est vrai, euh, désolée, ai-je bafouillé. Tu es de New
York ?
— Non. Chicago, a-t-elle répondu en se redressant, l’air
bravache. Je m’étais toujours juré de ne jamais habiter à New
York, mais voilà… j’ai travaillé pendant deux ans dans un
musée de Tokyo, et puis le Frick10 m’a fait une offre que je ne
pouvais pas refuser. Comme quoi, il ne faut jamais dire jamais.
— J’adore Tokyo. J’y ai passé un semestre pendant mes
études.
Je ne m’attendais pas à me découvrir aussi vite des points
communs avec ma nouvelle voisine.
— Attends… Il y a des études spécifiques pour devenir sage-
femme de la mort ?
Le serveur, qui venait déposer nos consommations, m’a
lancé un regard curieux, et j’ai baissé la tête, attendant qu’il
reparte pour répondre :
— Non, chacun apprend à sa manière, mais j’ai passé une
thèse en thanatologie, la science de la mort.
— Sérieux, c’est un vrai diplôme ? Trop cool.
Cool. Je n’avais jamais entendu ce terme pour qualifier mon
domaine d’activité.
— En fait, ai-je poursuivi, il existe de nombreuses
thématiques sur lesquelles on peut se concentrer mais, pour ma
part, j’ai choisi de me pencher sur les traditions funéraires de
diverses cultures, au Japon en particulier.
Une bordée de jurons provenant de la table voisine a
détourné notre attention. Une Anglaise aux cheveux bouclés
essuyait frénétiquement une tache de bière qui maculait sa
robe blanche tandis que son compagnon tentait de contenir le
flot de liquide sur la table.
— Tenez, prenez ça, est intervenue Sylvie, tout sourire, en
passant à la femme une poignée de serviettes en papier.
Puis elle s’est retournée vers moi.
— Donc, tu voyages beaucoup ?
— Plus vraiment, maintenant… à cause de mon travail.
À force de frotter, l’Anglaise étalait de plus en plus la tache.
— Difficile de faire des plans entre deux mourants,
j’imagine, a lancé Sylvie, en saupoudrant son latte de sucre.
Tu es consciente que je vais te harceler de questions sur ton
boulot, j’espère ?
L’intérêt qu’elle me portait m’a flattée.
— Que veux-tu savoir ?
— Pour commencer, comment es-tu passée de l’étude des
traditions funéraires dans le monde à thanadoula à New York ?
J’ai remué ma cuillère dans mon café, hésitant à m’aventurer
sur ce terrain épineux.

— Mon grand-père est mort tout seul pendant que j’étais à


l’étranger. J’ai alors compris que beaucoup de personnes
passent leurs derniers instants dans la solitude, et je me suis dit
que je serais plus utile en devenant thanadoula qu’en me
contentant de mener des recherches abstraites sur la mort. Et
puis, après son décès, je n’avais plus très envie de voyager,
j’avais perdu ma motivation. En restant à New York, j’avais un
peu l’impression d’être de nouveau avec lui.
— Je suis désolée. Leo m’a dit que vous étiez très proches.
— Oui, c’est vrai, ai-je confirmé en me demandant s’il y
avait quelque chose que Leo ne lui avait pas révélé. Bon, et tu
vivais où, à Tokyo ?
Cette fois, Sylvie a eu l’élégance de ne pas relever le
changement de sujet.
— À Ginza, essentiellement. J’avais un appartement
adorable – je te montrerai des photos, la prochaine fois.
La prochaine fois. À l’idée de passer de nouveau du temps
avec elle, j’ai eu le sentiment que le monde m’offrait une
opportunité. Comme si j’enfilais des chaussures neuves, en
cuir rigide – à la bonne taille, mais encore un peu
inconfortables.
Était-ce cela, le début d’une amitié ?

10. The Frick Collection est un musée d’art new-yorkais situé à Manhattan.
Chapitre 18

EN apercevant Sebastian appuyé sur la clôture en fer forgé


d’une maison de la 84e Rue Ouest, j’ai failli renoncer à notre
accord et regagner le métro en courant. Mais quand il m’a fait
signe, mes jambes se sont mises à avancer toutes seules. En
dépit de la douceur qu’il dégageait, il semblait sûr de lui,
comme s’il n’avait aucun doute sur sa place dans le monde –
chevilles croisées, les mains dans les poches, il émanait de sa
personne une véritable assurance.
Je me suis arrêtée net à quelques pas de lui.
— Salut, Sebastian.
D’habitude, face à un nouveau client, j’endosse mon rôle de
professionnelle et aborde sans tarder les détails de ma mission,
confiante dans mes qualités et mon utilité. Mais aujourd’hui, je
me sentais anxieuse.
— Salut, Clover, content de te voir !
Il s’est avancé vers moi, les bras grands ouverts, comme
pour m’embrasser. En voyant mon air effaré, il s’est ravisé, se
contentant de me serrer la main.
— Il faut que je te dise quelque chose, a-t-il lancé tandis que
nous montions les marches de la maison. Ma grand-mère sait
que tu viens, mais pas que tu es thanadoula.
Je me suis aussitôt sentie sur mes gardes.
— Elle pense que je viens pour quoi, alors ?
— Je lui ai raconté que tu es l’une de mes amies et que tu
aimerais voir ses photos.
— Mais je ne connais rien à la photographie, ai-je protesté.
Je déteste qu’on me force à mentir – si je dois me montrer
malhonnête, autant que ce soit par choix personnel.
— Tout ira bien, a affirmé Sebastian, d’un air moins
convaincu que je l’aurais espéré. Une fois qu’elle se sera mise
à évoquer ses souvenirs, elle ne s’en apercevra même pas.
Je n’aimais pas qu’on me roule dans la farine, mais il était
trop tard pour faire machine arrière – sa grand-mère attendait
ma visite.
Sebastian m’a précédée dans un hall d’entrée beaucoup plus
vaste que je l’avais imaginé. Comparé au fouillis de mon
appartement, le décor était sobre, mais intentionnellement :
chaque objet semblait judicieusement choisi et disposé avec
précision.
— Ta grand-mère a une jolie maison, ai-je remarqué.
Techniquement, Sebastian était mon employeur, et malgré sa
duplicité, je me sentais obligée de me montrer polie.
— Oui, c’est sûr, a-t-il répondu en regardant distraitement
autour de lui. Mon grand-père l’a achetée dans les
années 1950 mais je crois qu’elle a au moins cent ans. Gamin,
j’y passais presque toutes mes vacances.
Comme je marchais derrière lui, je pouvais l’observer
discrètement. Il devait avoir à peu près mon âge – mais avec
les hommes, c’est difficile à dire – et il était à peine plus grand
que moi. À chacune de nos rencontres, il portait la même
tenue : une chemise noire, un pantalon de toile de la même
teinte, une écharpe anthracite et des lunettes à monture dorée.
Il faisait sans doute partie de ces gens qui achètent tout en cinq
exemplaires pour se simplifier la vie.
Dans le couloir, des photographies encadrées étaient
accrochées à intervalles réguliers. Je m’étais attendue à des
portraits de famille guindés, mais les clichés en noir et blanc
que j’apercevais m’ont plutôt évoqué des mondes lointains. Un
cheval cabré à la musculature saillante dans un décor
désertique, sa crinière flamboyante flottant dans le vent
comme une traînée de flammes. Les yeux perçants d’un
homme enturbanné dont le visage taillé à la serpe portait les
marques d’une vie émotionnelle intense.
— Dans ton e-mail, tu m’as dit que ta grand-mère était
photojournaliste ?
Sebastian s’est arrêté pour regarder le cadre que j’étais en
train d’examiner.
— Oui, c’était l’une des premières de l’époque. Avant
d’épouser mon grand-père, elle a parcouru le monde pour le
compte de divers journaux.
— Et elle a pris toutes celles-ci ?
— Bien sûr, a-t-il répliqué en venant se poster à côté de moi,
le torse légèrement bombé. Presque toutes celles que tu vois
ici sont d’elle. Tu auras droit à une visite guidée plus tard,
mais je voudrais d’abord te présenter Mamy. Elle doit être
dans le jardin, c’est son endroit préféré.
Derrière la baie vitrée de la cuisine, j’ai aperçu une vieille
dame assise dans un fauteuil en osier. Elle avait un châle bleu
pâle sur les épaules et une couverture vert foncé sur les
genoux. Le visage levé vers le soleil, les yeux clos, elle
affichait un sourire si paisible que je me suis sentie mal à
l’aise à l’idée de la déranger.
Sebastian, au contraire, n’a pas hésité une seconde.
— Bonjour, Mamy ! a-t-il lancé en la rejoignant pour
l’embrasser sur les joues.
Elle l’a tendrement attrapé par le menton, et ils ont échangé
un regard dans lequel se lisait une tendresse mutuelle.
— Bonjour, mon chéri, a-t-elle répondu d’une voix assurée
qui contrastait étrangement avec sa silhouette frêle et marquée
par l’âge. J’écoutais les oiseaux et j’essayais de profiter un peu
du soleil avant l’inévitable retour de la grisaille hivernale.
Sebastian m’a fait signe de le rejoindre.
— Mamy, je te présente Clover, l’amie dont je t’ai parlé.
— Enchantée de vous connaître, madame Wells, ai-je
articulé en lui tendant la main.
— Oh, je vous en prie, appelez-moi Claudia, a-t-elle protesté
en enserrant mes doigts entre ses paumes. Il est rare que je
rencontre les amis de Sebastian.
— Clover et Claudia… ça sonne bien, a remarqué celui-ci
d’un air satisfait.
— Comme deux sœurs têtues dans un roman de Jane Austen,
a ri Claudia.
— Je suis d’accord, ai-je approuvé, charmée par son trait
d’esprit. J’ai toujours voulu une sœur.
Claudia s’est penchée vers moi, l’air malicieux.
— Nous n’évoquerons pas la légère différence d’âge entre
nous.
Puis elle a désigné le siège près du sien.
— Assieds-toi, Clover. Sebastian, prépare-nous du café s’il
te plaît.
Acquiesçant docilement, il a disparu dans la maison.
— Mon petit-fils m’a dit que tu t’intéressais à la
photographie ? s’est enquise Claudia, en resserrant autour de
ses épaules le châle dont l’étoffe raide accentuait la courbe
osseuse de son dos.
Traversée d’un élan de colère envers Sebastian qui
m’obligeait à berner une femme aussi charmante, j’ai prié pour
que mon visage cramoisi ne me trahisse pas.
— Oui, ai-je confirmé avec une désinvolture que j’étais loin
d’éprouver.
Comme j’aimais beaucoup la photographie, je me suis dit
que je ne mentais pas entièrement.
— Mais surtout, ai-je repris, j’adorerais que vous me parliez
de votre carrière de photojournaliste. Dans les années 1950,
c’était un métier peu conventionnel pour une femme, non ?
— C’est un euphémisme, a répondu Claudia avec une
grimace amusée. Mon père a failli me déshériter quand je lui
ai parlé de mes intentions. Heureusement, ma mère est aussi
entêtée que moi – je dois tenir d’elle –, et elle a interdit à mon
père de m’empêcher de suivre ma voie.
— Elle était en avance sur son temps, elle aussi.
J’adorais le fait que Claudia porte du rouge à lèvres pour se
prélasser dans son jardin.
— Oui et non, a-t-elle soupiré en croisant élégamment ses
mains sur ses genoux. Ma mère m’a demandé d’aller à
l’université et de m’adonner à ma passion aussi longtemps que
ce serait possible – autrement dit, jusqu’à ce que je trouve un
mari. Selon elle, la carrière d’une femme ne devait pas
compromettre son mariage. À vrai dire, les femmes de notre
statut n’étaient pas censées avoir un métier – en dehors de
leurs fonctions sociales, bien sûr. J’imagine qu’il faut certains
talents pour organiser des galas et des dîners chics, mais ça ne
m’a jamais intéressée.
— Et comment avez-vous rencontré votre mari ?
— C’était le meilleur ami de mon frère. Après mes études,
j’ai décroché un petit boulot dans un magazine, ici, à New
York – j’étais la première femme qu’ils prenaient en stage – et
lui, il habitait déjà là. Mon père et mon frère lui ont demandé
de garder un œil sur moi, et…
— Vous êtes tombés amoureux ?
À la perspective d’un récit plein de romantisme, j’ai senti
une bouffée d’endorphine m’envahir.
— Pas exactement. À l’époque, l’amour n’était pas une
condition nécessaire au mariage, a déclaré Claudia d’un air
blasé en rajustant son châle. Disons qu’on s’appréciait mais, ce
qui comptait, c’est que pour mes parents, nous formions un
couple acceptable. Cette alliance a marqué la fin de ma brève
carrière. Les jeunes femmes d’aujourd’hui ont de la chance :
elles n’ont pas à choisir entre leur métier, et leur foyer.
Pour ma part, la question de la famille ne s’étant pas posée,
je n’ai jamais eu à choisir. Alors oui, d’une certaine façon, on
pouvait dire que j’avais de la chance – ou que j’étais maudite.
Mais j’étais là pour écouter Claudia, pas pour ruminer sur
ma condition.
— Vous avez raison, ai-je dit. Nous avons beaucoup plus de
liberté actuellement. Mais pas autant qu’on pourrait ni qu’on
devrait.
J’ai aussitôt regretté mes paroles, qui trahissaient mes
opinions politiques intimes. En général, j’essaie de rester
neutre.
Mais Claudia m’a décoché un sourire approbateur.
— Je pense que nous allons bien nous entendre, ma chérie.
Chapitre 19

CLAUDIA somnolait au soleil quand je suis rentrée dans la


maison. Sebastian nous avait laissées seules pour « faire
connaissance » pendant qu’il effectuait les tâches domestiques
que sa grand-mère lui avait confiées : changer une ampoule
dans la bibliothèque et resserrer un robinet dans les toilettes.
Tandis que je déambulais seule, je n’ai pu m’empêcher de
jeter un coup d’œil dans les pièces attenantes à l’immense
couloir. Le salon arborait lui aussi des teintes neutres – des
nuances de beiges et de gris apaisantes – et les seules touches
de couleur provenaient des hydrangea soigneusement disposés
dans des vases aux lignes anguleuses. Ce décor me rappelait
les maisons de personnages célèbres que j’avais visitées au
cours de mes voyages – celle de Monet à Giverny, celle
d’Elvis à Graceland – où, derrière un cordon de protection, des
scènes quotidiennes étaient figées dans le temps, comme si les
occupants des lieux venaient de s’absenter un instant. Tout,
dans cette demeure, paraissait austère, intact et sans lien avec
la femme chaleureuse et dynamique qui m’avait accueillie.
En entendant des pas dans l’escalier de marbre, je suis
revenue discrètement dans le couloir, un peu honteuse de mon
indiscrétion. Sebastian descendait les marches chargé d’un étui
de violoncelle qu’il serrait maladroitement contre lui,
l’entourant de ses bras comme s’il essayait d’initier à la valse
une opulente partenaire. En heurtant le mur, il a grimacé, sans
que je sache si c’était pour l’instrument ou pour le mur
immaculé qu’il craignait d’abîmer.
— Ah, tu es là ! s’est-il exclamé en posant l’étui. Tout se
passe bien avec Mamy ?
— Oui, elle fait la sieste, j’ai préféré la laisser se reposer, ai-
je expliqué en observant avec curiosité l’instrument reposant à
ses pieds. C’est son violoncelle ?
— Non, le mien. Mamy aime bien m’entendre en jouer, alors
il m’arrive de l’amener et je lui offre une petite sérénade –
enfin, façon de parler.
Cette attention pleine de tendresse m’a émue, atténuant
l’agacement que Sebastian m’inspirait. Il avait ses raisons de
mentir, je suppose, tout comme moi.
— C’est très gentil de ta part, ai-je approuvé. La musique a
souvent un effet réconfortant sur les mourants.
À ce mot, il a tressailli.
— Ce n’est pas grand-chose, a-t-il soupiré, mais je crois que
ça lui fait du bien. Parfois, elle veut que je joue pendant des
heures. Elle reste assise, les yeux fermés, et elle a l’air
tellement calme… comme si elle était partie dans un beau
rêve.
Je lui ai adressé un sourire encourageant.
— À ce stade, ce genre de petits plaisirs compte
énormément.
Un lourd silence s’est installé et, pendant un moment, nous
avons soigneusement évité de nous regarder. Puis Sebastian a
consulté sa montre.
— Il faut que j’y aille.
Il a calé le violoncelle contre la porte d’entrée avant de sortir
son portable de sa poche.
— Tu veux que je te ramène en ville ? m’a-t-il demandé.
— Non, ne te donne pas cette peine, je vais prendre le métro.
Partager une voiture avec Sebastian et lui donner mon
adresse me semblaient un peu trop intime.
— Ça ne me dérange pas du tout. Tu vis près de West
Village, non ? Je t’ai entendu le dire à Mamy. Mon orchestre
de chambre répète juste à côté de la fac, je peux te déposer en
chemin.
Affirmer que je préférais rentrer en métro aurait été un
mensonge un peu trop flagrant.
Peut-être pouvais-je invoquer un quelconque « rendez-
vous » dans l’Upper West Side. Sauf qu’il fallait vraiment que
nous parlions de mes futures visites chez Claudia. Et de cet
autre mensonge auquel il fallait mettre fin.
— Si tu peux me laisser à Washington Square, ce sera
parfait. Merci.
— Cool ! s’est exclamé Sebastian, ravi. J’appelle tout de
suite un Uber.

Après avoir difficilement casé le violoncelle dans le coffre


de l’Uber, une berline Toyota couleur lavande, nous nous
sommes dirigés vers Colombus, conduits par une Texane
blonde entre deux âges nommée Rhonda. À la hauteur du
Musée d’histoire naturelle, j’ai senti mon cœur se serrer – nous
y avions passé tant d’après-midi, avec Papy ! Je ne m’attendais
pas à ce soudain accès de tristesse. J’ai lancé un regard à
Sebastian, assis à l’arrière. Dans quelques années, il puiserait
un peu de réconfort dans l’assurance qu’il s’était occupé de sa
grand-mère à l’approche de sa mort. Mais cela ne suffirait sans
doute pas à apaiser vraiment sa peine.
— Ta grand-mère m’a dit qu’elle n’avait que toi comme
famille, à New York ? lui ai-je demandé abruptement.
Il a semblé surpris que je rompe le silence.
— Oui, mes parents et mes trois sœurs aînées habitent
toujours dans le Connecticut, là où j’ai grandi.
— Et ils ne viennent pas souvent en ville ?
— Juste pour les vacances et en certaines occasions, a-t-il
répondu en tripotant les boutons de sa chemise. Mon père a
fait le déplacement quand on a emmené Mamy chez le gastro-
entérologue, un type qu’il a connu à l’université. Je crois qu’il
a tiré quelques ficelles pour qu’elle voie les meilleurs
spécialistes.
— Quel était le diagnostic ?
Son regard brun s’est voilé.
— Cancer du pancréas, stade quatre.
— Je suis désolée.
J’ai attendu quelques secondes avant de reprendre :
— Combien de temps lui donnent-ils à vivre ?
— Deux mois, au mieux.
— Ça a dû être un choc pour vous. Et pour elle.
Sebastian s’est tendu d’un coup.
— Je sais que ça va te paraître dingue, mais… C’est mon
père qui a appris le diagnostic en premier, et il a demandé au
médecin de ne rien dire à Mamy.
— Quoi ? Mais c’est vraiment…
J’ai dû lutter pour masquer ma réprobation – en tant que
professionnelle, je me devais d’être impartiale.
— Immoral ? a complété Sebastian. Oui, je sais. J’étais
furieux quand mon père m’a fait promettre de ne pas révéler à
Mamy qu’elle était mourante. Selon lui, il valait mieux qu’elle
ne sache rien, mais je crois surtout que c’est lui qui n’a pas le
courage de lui dire la vérité. Et dans notre famille, Papa a
toujours le dernier mot.
J’ai décelé de l’amertume dans sa voix.
— Mais elle sait qu’elle est malade, non ?
— Elle sait qu’elle a un cancer, mais elle en ignore la
gravité.
— Et pour autant, ta famille ne lui rend pas visite plus
souvent ?
J’avais l’impression de le harceler de questions, mais ces
informations m’étaient indispensables si je devais m’occuper
de Claudia.
La gestion de la dynamique familiale est un problème délicat
qui fait partie intégrante de mon travail.
— Comme je l’ai dit, a précisé Sebastian, c’est leur façon
d’affronter la mort, depuis toujours : en évitant d’en parler et
en agissant comme si de rien n’était. Nous ne sommes pas très
normaux, de ce côté-là.
— En réalité, c’est tout à fait normal – dans les pays
occidentaux, du moins. Il est assez rare que les gens abordent
ouvertement le sujet.
Quand notre voiture s’est arrêtée aux feux du Lincoln
Center, Sebastian s’est tourné vers la fontaine qui projetait
d’élégantes gerbes d’eau dans les airs.
— Ils lui rendront probablement visite quand la fin
approchera, a-t-il murmuré tandis que nous redémarrions.
L’année dernière, ils ont essayé de la convaincre de s’installer
dans une maison de retraite. C’était avant toute cette histoire,
mais elle a refusé. Alors, ils ont fait appel à des aides à
domicile – Selma arrive tôt le matin pour aider Mamy à se
doucher et à s’habiller, et Joyce vient à six heures et passe la
nuit sur place.
— Et Claudia ne trouve pas bizarre d’être assistée vingt-
quatre heures sur vingt-quatre ?
— Je ne crois pas. Elle n’a rien dit, en tout cas. Mon père l’a
avertie que c’était la condition pour qu’elle reste vivre chez
elle. Et puis, ce n’est pas comme si elle manquait d’espace.
— Alors pourquoi as-tu besoin de moi ?
Claudia bénéficiait de toute l’aide possible de la part de
personnes qui n’avaient pas besoin de simuler un intérêt pour
la photographie.
— Selma et Joyce sont formidables, mais elles se limitent à
s’occuper de la santé de Mamy et à s’assurer qu’elle a tout le
nécessaire au quotidien. Rester assises pendant des heures à
discuter de la vie, ce n’est pas trop leur tasse de thé.
J’ai éprouvé le besoin de prendre leur défense – elles
pratiquent un métier difficile.
— Ce n’est pas évident quand on a tant à faire par ailleurs.
— Oui, bien sûr, a bafouillé Sebastian d’un air contrit.
J’espérais seulement que tu pourrais aider ma grand-mère d’un
point de vue plus philosophique. Pour que, le moment venu,
elle se sente… prête.
J’ai éprouvé un nouvel élan d’empathie.
— Elle a de la chance de t’avoir.
Il a haussé les épaules.
— Elle a été géniale avec moi quand j’étais gamin – elle m’a
fourni une sorte d’échappatoire, à bien des égards. Alors c’est
le moins que je puisse faire pour elle.
— C’était pareil, avec mon grand-père.
J’ai pour règle de ne jamais évoquer ma vie privée avec mes
clients, mais ces mots m’avaient échappé.
— Vous étiez proches ?
— C’est lui qui m’a élevée.
— Non ? Mais qu’est-ce qui est arrivé à tes parents ?
À peine avait-il prononcé ces mots qu’il a levé la main,
comme un policier qui arrête la circulation, avant d’ajouter
précipitamment :
— Pardon, oublie ce que je viens de dire, ce ne sont pas mes
affaires.
— Ça va… La mort existe, inutile de prétendre le contraire.
Et puis, je t’ai posé des tas de questions sur ta grand-mère.
J’ai marqué une pause. Il y avait une éternité que je n’avais
pas évoqué mes parents.
— Mon père et ma mère sont morts dans un accident de
bateau pendant des vacances en Chine. On n’a jamais retrouvé
leurs corps.
— Je suis désolé, a-t-il soufflé, une lueur de sincérité dans le
regard. C’est affreux.
J’ai inspiré un grand coup avant de répondre :
— Personne ne veut perdre ses parents, mais j’ai très peu de
souvenirs d’eux, en réalité. Je n’avais que six ans, à l’époque.
— Seigneur, c’est terrible…
Rhonda, notre conductrice, nous lançait des regards curieux
dans le rétroviseur.
Comme je n’avais pas envie d’étaler davantage ma vie
devant deux étrangers, j’ai ramené la conversation à Claudia.
— Je vais être honnête, Sebastian : je ne suis pas sûre de
pouvoir travailler correctement avec ta grand-mère si on lui
cache la vérité. Cette histoire de passion pour la photographie
me met déjà mal à l’aise, alors pour le reste… Tu l’as dit toi-
même : c’est immoral.
— Je comprends, a répondu Sebastian avec une grimace.
Mais tu veux bien essayer une semaine ou deux ? Je sais
qu’elle finira par découvrir le pot aux roses, mais je voudrais
qu’elle profite encore un peu de cette douce ignorance – même
s’il n’y a rien de doux à ce qu’elle endure.
— Je vois…
Il était plein de bonnes intentions, c’était indéniable, même
si elles étaient éthiquement discutables.
— Mais ça me paraît un peu gros de lui rendre visite
plusieurs fois par semaine sous prétexte de parler
photographie. Et je ne pourrais pas mener correctement ma
mission dans la mesure où elle consiste à préparer mes clients
à une fin imminente, pas à nier l’approche de la mort.
— Je sais, je sais, a soupiré Sebastian. J’en parlerai à mon
père mais, en attendant, tu veux bien revenir la voir, s’il te
plaît ? Je me sens tellement démuni… En te laissant passer du
temps avec Mamy, j’ai l’impression de faire quelque chose
pour elle sans aller à l’encontre des vœux de mon père.
J’ai pensé à Papy. J’aurais donné n’importe quoi pour
adoucir ses derniers instants. Et puis, je pourrais toujours
demander à Bessie de me recommander quelques bons livres
de photos.
— D’accord, ai-je concédé. Deux semaines, pas plus.
Chapitre 20

RHONDA m’a déposée à Washington Square et je suis restée un


peu pour observer les petits drames sociaux qui se déroulaient
dans le parc canin. C’est une autre tradition que Papy et moi
avions instaurée quand j’étais gamine. Tous les dimanches, sur
le trajet qui nous menait à la librairie, nous nous arrêtions pour
commenter le comportement des animaux qui jouaient dans
l’espace clos, tentant de deviner quelle hiérarchie s’établissait
entre eux. Il y avait toujours un jeune chien exubérant et
insouciant que les autres suivaient partout où il allait, attirés
comme des aimants par son assurance sans bornes. Et puis il y
avait le timide, incapable de se mêler à toute cette agitation,
qui restait assis en silence près de la clôture en se demandant
pourquoi son maître le soumettait à pareille torture. Je
comprenais ce qu’il ressentait. S’inscrire dans la société peut
être accablant.
Comme je n’avais pas pu acheter mes vitamines le soir où
j’ai croisé Sebastian chez Duane Read, j’ai fait un saut à la
pharmacie en remontant la 6e Avenue. Au bout d’un rayon, j’ai
reconnu la silhouette familière d’un homme appuyé au
comptoir, en train de charmer la jeune pharmacienne avec ses
histoires « du bon vieux temps ». Quand il a soulevé le bord de
son chapeau pour la saluer, je me suis approchée.
— Bonjour, étrangère ! s’est exclamé Leo, en me gratifiant
de son éternel sourire de gangster.
Chaque fois, j’ai l’impression d’entendre le « ting » qui
retentit dans les westerns quand le héros dévoile sa dent en or.
Je lui ai décoché une bourrade.
— Maintenant, c’est toi qui te volatilises ! ai-je lancé.
Il était rare qu’une semaine s’écoule sans que je croise Leo.
— Eh oui, a-t-il soupiré. Tu sais ce que c’est quand on reçoit
des invités, ils veulent toujours qu’on leur fasse visiter la
ville…
Non, je ne savais pas : je n’ai jamais reçu personne. J’ai
baissé les yeux sur le gros sac en papier blanc qu’il avait à la
main ; une ordonnance y était agrafée.
— Tout va bien ? ai-je demandé, un peu inquiète.
— Comme sur des roulettes ! a-t-il répondu en secouant le
paquet qui a émis un son de maracas. Je fais des stocks de
pilules anticholestérol pour pouvoir continuer à me goinfrer de
cheeseburgers.
— Je ne suis pas sûre que ça marche comme ça, Leo. Je crois
que l’idée, c’est de les prendre et de lever le pied sur les
graisses.
— Je préfère mon interprétation, s’est-il esclaffé. À ce sujet,
ça te dirait d’aller manger un morceau au snack ?
Mon estomac s’est mis à gargouiller.
— Avec plaisir !
Les vitamines attendraient.
Le restaurant avait perdu un peu de son éclat mais, à part ça,
il n’avait pas changé. Les teintes délavées du formica et du
vinyle évoquaient celles d’une carte postale exposée trop
longtemps au soleil. Ce lieu m’offrait une capsule temporelle
où je pouvais me nourrir, dans tous les sens du terme.
Leo, parfaitement dans son élément, m’a mise au courant des
derniers ragots. Papy a toujours désapprouvé la tendance de
notre voisin à s’immiscer dans la vie des gens, mais je lui
accorde ce plaisir de temps à autre.
— D’abord, il y a eu cette histoire de chatte…
— Oh, tu m’intrigues !
Le vieil homme n’avait pas besoin d’encouragements, mais
il aimait avoir l’impression de captiver son auditoire.
— La grosse chatte rousse de la bodega sur Grove Avenue ?
ai-je demandé. Celle qui a accouché d’une portée de chatons
entre les sachets de chips ?
— Exactement.
Il a ouvert son cheeseburger pour en retirer les cornichons
avant d’ajouter, d’un ton chargé de suspense :
— Elle a disparu mardi dernier.
— On l’a volée ou elle s’est échappée ?
— Personne ne sait. Mais c’est là que ça devient intéressant :
elle a mystérieusement ressurgi trois jours plus tard.
— Ça n’a rien de mystérieux, Leo, ai-je observé en versant
du sirop sur mon pain perdu. Les chats fuguent tout le temps,
c’est dans leur nature.
— C’est vrai, a-t-il approuvé en inondant ses frites de
ketchup. Mais quand ils reviennent, est-ce qu’ils ont changé de
sexe ?
— Tu veux dire qu’à son retour, la chatte était un chat ?
— Voilà.
Leo s’est calé contre le dossier de la banquette, l’air satisfait
de sa révélation.
— Mais ça signifie que quelqu’un les a échangés ! me suis-je
exclamée, stupéfaite. Qui ferait une chose pareille ? Il n’y a
pas de caméras, dans cette bodega ?
— Si, mais pas dans le rayon des chips.
— Alors c’est quoi, ta théorie ?
— Trafic de matous, à mon avis. Si les animaleries sont
envahies de chatons roux dans quelques mois, c’est que j’aurai
vu juste.
Quand nous sommes rentrés, j’ai remarqué que Leo n’allait
pas très vite. D’habitude, je dois trottiner pour rester à sa
hauteur mais, aujourd’hui, j’avais l’impression que pour
chacun de mes pas, il en faisait deux. Nous nous tenions par le
bras et, tandis que nous nous faufilions parmi la foule de
piétons, il s’est appuyé sur moi à plusieurs reprises.
La météo de ce mois de mars était capricieuse, et le soleil a
disparu d’un coup. De grosses gouttes se sont mises à
éclabousser le trottoir de façon sporadique avant de se
transformer en déluge. Mais quand j’ai tenté d’entraîner Leo
sous l’étroit auvent d’un club de jazz, il a résisté.
— Ce n’est que de l’eau, mon enfant, a-t-il protesté en
tournant son visage souriant vers le ciel. Et puis, dans la vie,
on n’a pas tant d’occasions que ça de jouer sous la pluie.
Autant en profiter pendant que c’est encore possible…
Mentalement, j’ai gravé cette scène dans mon esprit pour
pouvoir la chérir.
— Tu as raison, ai-je affirmé en resserrant mon bras autour
du sien.
Comme lui, j’ai regardé le ciel et, pendant dix minutes, nous
sommes restés plantés là, laissant la pluie dégouliner sur nos
joues.
Chapitre 21

SALUT C. Trop feignante pour monter frapper chez toi. LOL. Tu viens
avec moi au yoga demain ? J’ai besoin de quelqu’un pour me motiver,
ha ha.

Le message de Sylvie est arrivé sur mon portable samedi


matin très tôt. D’un côté, le yoga était un bon moyen de
socialiser avec ma voisine sans trop m’engager, et j’étais
contente de ne pas avoir paniqué lors de notre rendez-vous au
café. De l’autre, je n’avais jamais pratiqué le yoga, et j’avais
peur de me ridiculiser.
En consultant mes carnets, j’ai repensé au conseil qu’Arthur,
un jardinier à la voix douce, m’avait prodigué juste avant de
mourir : « Quand on veut quelque chose qu’on n’a pas, il faut
faire quelque chose qu’on n’a jamais fait. »
Et je n’ai pas vraiment côtoyé de femme de mon âge (à
moins qu’elle soit sur son lit de mort). C’était peut-être une
occasion inespérée de nouer une véritable amitié.
Après avoir lu plusieurs fois le texto de Sylvie, j’ai répondu
du bout des pouces :
Super. Quelle heure ?

Trois points ont dansé sur mon écran avant de disparaître. Et


enfin, un message :
8 heures… Trop tôt pour toi ?

Cette question m’offrait une chance de décliner avec


élégance.
Non. Mais je suis nulle en yoga. Il va falloir que tu sois indulgente.

La réponse de Sylvie m’est parvenue aussitôt. Comment


arrivait-elle à taper aussi vite ?
Pas de problème, je te montrerai. À demain, en bas, à 7 h 40. S.

Au lieu de la comédie romantique française que j’avais


prévu de regarder ce soir-là, j’ai visionné une série de vidéos
YouTube consacrées au yoga, m’efforçant de mémoriser un
certain nombre de postures pour ne pas avoir l’air d’une
parfaite novice. Je ne suis pas particulièrement souple –
malheureusement, ma mère ne m’a pas légué sa grâce de
ballerine. En revanche, j’ai partiellement hérité de la taille de
mon grand-père (un mètre soixante-quinze) et mes membres
me semblent toujours un peu trop longs par rapport à mon
corps.
Le lendemain matin, quand je suis descendue, Sylvie
m’attendait déjà sur le perron de l’immeuble. Son tapis de
yoga en travers des épaules et un gobelet de café à la main,
elle expulsait de petits nuages de condensation dans l’air frais,
tel un dragon coiffé d’une queue-de-cheval.
— Salut, Clover !
— Salut, Sylvie.
— Tiens, je me suis dit que tu voudrais peut-être du café, a-t-
elle dit en me tendant le gobelet.
— Merci, c’est très gentil, ai-je murmuré, aussi surprise que
touchée.
— Je t’ai tirée du lit à l’aube, alors c’est la moindre des
choses ! s’est exclamé ma voisine en descendant l’escalier
quatre à quatre.
Tout en marchant en direction de la salle de yoga, elle a
continué à bavarder.
— Si tu veux bien, je vais te faire un petit topo sur les
habitués de ce cours. Je n’y suis allée que quatre ou cinq fois,
mais je crois que j’ai plutôt bien saisi les personnages.
Comme j’acquiesçais, elle a enchaîné :
— La prof est super, elle a été formée en Inde. Le seul
problème, c’est qu’elle a un accent néo-zélandais et que, pour
une raison que j’ignore, sa façon de prononcer le mot
« cocon » pendant les méditations guidées m’agace
prodigieusement.
Il n’était pas question de cocons dans mes vidéos YouTube.
Est-ce que j’allais pouvoir improviser sur ce point ? Mon
assurance a commencé à vaciller tandis que Sylvie poursuivait,
imperturbable :
— Ensuite, il y a le mec sexy qui se met toujours devant et
qui est super souple. Sauf qu’il en est parfaitement conscient,
ce qui le rend beaucoup moins séduisant.
— Je vois, ai-je commenté avec un rire nerveux.
— Au fait, tu sais qu’ils proposent des cours de doga11 ? Tu
devrais y amener George, un de ces jours. Il adorerait ça !
J’étais certaine, pour ma part, que George n’aimerait pas ça
du tout.
En arrivant à la salle, située au rez-de-chaussée d’une
brownstone, j’ai senti la panique nouer mes muscles déjà
tendus. J’étais passée de multiples fois devant ces yogis vêtus
de Lycra de la tête aux pieds, et je les avais même regardés
pratiquer, de loin mais avec plaisir. Pour autant, j’étais
pétrifiée à l’idée d’intégrer ce groupe.
La porte s’est refermée derrière nous et, miracle de
l’insonorisation, nous nous sommes brusquement retrouvées
isolées du brouhaha urbain. Un mélange subtil d’eucalyptus,
de lavande et peut-être de myrrhe, diffusé par un appareil
habilement intégré au décor, embaumait les lieux. Des
enceintes tout aussi bien dissimulées laissaient échapper le son
apaisant des bols tibétains.
Derrière un comptoir en bois minimaliste, sur lequel trônait
un unique bonsaï, se tenait un homme à la barbe auburn
impeccablement entretenue. Je me suis demandé s’il utilisait le
même peigne pour coiffer ses cheveux et les poils de son bouc.
Ma voisine lui a souri.
— Sylvie Anderson et Clover Brooks, a-t-elle annoncé.
Puis, se tournant vers moi, elle a ajouté d’un ton espiègle :
— J’ai regardé ton nom sur ta boîte aux lettres.
Nous sommes allées ranger nos chaussures et nos sacs dans
des casiers sous un banc à l’assise molletonnée.
— Au fait, je te dois combien pour ce cours ? ai-je demandé.
— Rien du tout. Tu paieras le prochain.
Le prochain ? Je n’étais même pas certaine d’arriver au bout
de celui-ci !
Nous sommes entrées dans une salle à l’atmosphère sereine.
Le plancher était en chêne et les murs de bétons avaient été
vieillis artificiellement. Au fond d’une alcôve, des tapis de
yoga étaient empilés comme un tas de bûches. Sylvie m’en a
tendu un avant de m’entraîner près de la fenêtre.
— J’aime bien avoir quelque chose à regarder quand on nous
fait tenir une pose pendant dix minutes et que je m’ennuie.
Tandis qu’elle se lançait dans une série d’étirements
complexes (j’avais dû louper la vidéo qui conseillait de s’étirer
avant un cours entièrement composé d’étirements), je me suis
assise sur mon tapis pour observer les autres élèves. Tous
étaient vêtus de tenues qui mettaient en valeur une silhouette
élancée, et leur teint était éclatant. Rayonnaient-ils d’une paix
intérieure, où devaient-ils leur mine radieuse à des
cosmétiques hors de prix ?
D’un discret signe de tête, Sylvie m’a désigné un homme
musclé à la peau lisse qui se tenait en équilibre sur les mains,
les tibias posés sur l’arrière des bras.
— C’est lui, le mec sexy et super souple, a-t-elle murmuré.
Dès qu’il commence à faire un peu chaud, il se met torse nu –
pour se faire reluquer, j’en suis sûre. Ce n’est pas mon genre
d’homme, je préfère les artistes maigrichons. Mais c’est peut-
être le tien ?
Tout en s’échauffant les poignets, elle m’a dévisagée d’un air
malicieux.
M’efforçant d’imiter ses gestes, j’ai essayé de déterminer si
ce type était « mon genre ». C’était la première fois qu’on me
posait une question pareille.
— Difficile à dire, vu d’ici, ai-je répondu en espérant que
cette réponse vague suffirait à clore le débat.
Une voix teintée d’un doux accent néo-zélandais a
interrompu notre échange :
— Bonjour, tout le monde.
Une petite femme mince au corps athlétique venait
d’apparaître dans la salle, moulée dans un ensemble d’un
blanc éclatant. Comment arrivait-elle à trouver des sous-
vêtements adaptés à sa tenue ?
— Je m’appelle Amelie, et j’éprouve une joie infinie à être
ici parmi vous, a-t-elle annoncé de la voix apaisante qu’on
prend pour bercer un bébé. Merci d’entamer cette journée avec
moi, la séance promet d’être magnifique.
Sylvie a toussé sans discrétion.
J’étais plutôt contente de moi : j’arrivais à suivre la plupart
des mouvements. Le fait que nous les répétions plusieurs fois
et que je puisse copier sur les autres n’y était pas pour rien,
évidemment. Le plus difficile était de ne pas laisser dériver
mes pensées en me demandant pourquoi la femme devant moi
avait choisi de se faire tatouer un iguane sur le dos, et si elle le
regrettait. Ou de songer que les lampes à sel himalayennes
n’étaient qu’un placebo, mais que je devrais peut-être m’en
acheter une, au cas où cela aurait une influence sur mon bien-
être. De temps à autre, Sylvie devait me donner un petit coup
de coude pour me signaler que nous étions passés à la posture
suivante. Dans l’espoir de fixer mon attention, j’ai essayé de
me concentrer sur des éléments aussi peu stimulants que
possible.
Une pierre. Une pierre grise et banale…
Un murmure m’a fait sursauter.
— Je peux te toucher ?
C’était Amelie, qui faisait le tour de la salle pour corriger
nos postures.
Encore une question qu’on ne m’a jamais posée. J’ai senti le
rouge me monter aux joues.
— Euh, oui, bien sûr, ai-je répondu sur le même ton.
Apparemment, une règle tacite interdisait de s’exprimer à un
volume normal.
La professeure s’est agenouillée derrière moi avant de poser
ses paumes en haut de mon dos, exerçant une pression ferme.
C’était une sensation nouvelle, mais plutôt agréable, et j’ai
senti mon corps s’éveiller d’un coup.
Je ne risquais plus de repartir dans mes rêvasseries.
— C’est bien, a chuchoté Amelie. Respiiiiiire dans tes
jambes.
Depuis quand ne m’avait-on pas touchée de façon aussi
prolongée et consciente ? Je tiens souvent la main de mes
clients, ou bien je les aide pour passer du lit au fauteuil, mais
c’est toujours dans l’optique de leur confort à eux.
Pour la première fois depuis des années, quelqu’un m’offrait
un contact physique, avec une bienveillance et une énergie qui
n’étaient destinées qu’à moi.
La séance s’est achevée par une méditation guidée au cours
de laquelle Amelie a réussi la prouesse d’adopter un ton
encore plus monocorde.
— Imaginez que vous êtes entourés d’une beeeeeelle et
bienfaisante lumière, soufflait-elle. Comme un cocon doré.
Sylvie a émis un hoquet.
— Ce cocon est votre refuge, un espace où vous êtes en
sécurité, où rien de mal ne peut vous arriver.
J’ai ouvert un œil. Le corps agité de spasmes, Sylvie se
tenait le nez pour ne pas glousser.
Amelie avait effectivement une façon bien à elle de
prononcer le mot « cocon », avec une inflexion bizarre sur la
première syllabe. J’ai essayé de ne pas me laisser contaminer
par le fou rire de ma voisine. Mais plus je luttais, moins ça
fonctionnait. J’ai senti des larmes me chatouiller le coin des
yeux avant de me couler sur les joues.
Amelie s’est raclé la gorge à notre attention avant de
poursuivre :
— Souvenez-vous que la paix commence en nous, à
l’intérieur de notre cocon doré.
C’en était trop pour Sylvie. Elle s’est redressée et m’a prise
par l’épaule.
— On se tire d’ici, a-t-elle gloussé à mi-voix.
Secouées de rire, nous avons roulé nos tapis en évitant
soigneusement de croiser le regard d’Amelie, puis nous avons
zigzagué sur la pointe des pieds entre les corps étendus des
élèves en pleine méditation.
Rapidement, nous avons récupéré nos affaires avant de
prendre la poudre d’escampette. Le sentiment de complicité
qui me submergeait noyait ma honte d’avoir perturbé le cours.
Nous avons remonté la rue en courant, comme si Amelie
risquait de se lancer à notre poursuite pour nous obliger à
reprendre la méditation.
À la première bifurcation, Sylvie a ralenti.
— Alors, c’est quoi tes plans pour cette semaine ? m’a-t-elle
demandé en refaisant sa queue-de-cheval. Tu es toujours en
« vacances » ?
— Je dois aller voir une nouvelle cliente demain.
— Oh, qui est-ce ? Je veux tout savoir !
— Une vieille dame de l’Upper West Side. Elle était
photojournaliste dans les années 1950.
— Quoi ? Mais c’est génial ! J’adorerais la rencontrer, je
parie que ça doit être un sacré numéro, a commenté ma voisine
en ajustant la bandoulière de son tapis. Comment tu l’as
trouvée ? D’ailleurs, comment une thanadoula trouve-t-elle ses
clients, de manière générale ?
— J’ai rencontré son petit-fils. Il est le seul à lui rendre
visite.
— Que c’est triste…
Une lueur affligée s’est peinte sur son visage, presque
aussitôt chassée par une mine espiègle.
— Son petit-fils, tu dis ? a-t-elle repris. Il est mignon ?
— Euh… Vaguement, ai-je bafouillé en piquant un fard.
— Vaguement ? Ma chérie, crois-en mon expérience : soit un
homme est mignon, soit il ne l’est pas.
Je m’étais posé la question, bien sûr. Mais j’avais vite
étouffé cette réflexion dans l’œuf : évaluer le physique de mon
employeur était tout sauf professionnel.
J’ai tenté de changer de sujet :
— Et ton nouveau boulot au Frick, ça se passe comment ?
— Plutôt bien, globalement. Au début, c’est toujours un peu
étrange, il faut apprendre à connaître les collègues, s’adapter à
leur personnalité, tout ça… Sans compter la politique interne –
le milieu de l’histoire de l’art est assez impitoyable.
Elle s’est arrêtée pour saluer un teckel, ignorant royalement
son maître au bout de la laisse.
— Je vois, ai-je commenté. Mon grand-père était prof de
sciences à la fac, et il me disait que les universitaires se tirent
souvent dans les pattes.
— Exactement. Le pire, c’est cette attitude passive-
agressive. Je préfère exprimer mes opinions plutôt que de les
refouler, mais je ne suis pas sûre que mes collègues soient
prêts à encaisser mon franc-parler.
Pour ma part, j’appréciais la spontanéité de Sylvie : elle
m’évitait d’avoir à deviner ses états d’âme. Ainsi, je me
sentais à l’aise en sa compagnie. Lorsque nous sommes
arrivées devant l’entrée de notre immeuble, j’ai même éprouvé
une pointe de déception.
— Merci d’avoir renoncé à une grasse matinée pour
m’accompagner, je me suis bien amusée ! s’est exclamée ma
voisine en glissant sa clé dans la serrure. Il y avait longtemps
que je n’avais pas autant ri. On y retourne quand tu veux… Si
Amelie nous laisse entrer !
— Ce serait super, ai-je répondu.
Cette fois, je le pensais vraiment.
En montant l’escalier, les muscles de mes cuisses me
brûlaient, et j’avais encore les joues collantes à force d’avoir
pleuré de rire. Je n’avais jamais passé autant de temps avec
quelqu’un en dehors du travail – sauf avec Leo.
J’ai pensé à Olive et à son conseil sur les parfums. Je n’en
avais pas encore trouvé un qui me plaisait mais, après des
années à stagner, j’avais l’impression d’entamer un nouveau
chapitre de ma vie.

11. Cours de yoga pour les chiens (mot-valise composé de « dog » et de « yoga »).
Chapitre 22

LE jour de mon vingtième anniversaire, le soleil s’est levé sur


les volcans qui dominaient Antigua, au Guatemala, animant
les tons ocre de l’architecture baroque. Mes pas ont résonné
sur les pavés frais jusqu’à ce que je m’arrête devant un portail
en fer ouvragé, à l’entrée d’une cour intérieure où une fontaine
en tuiles délabrée coulait sous l’épais feuillage de grands
arbres. Assis tout autour se trouvaient les résidents du
bâtiment que l’on distinguait au fond de la cour. C’étaient tous
des abuelos, des personnes âgées désargentées et sans famille
qui finissaient leurs jours dans cette maison de retraite
municipale. Certains avaient le regard perdu au loin, d’autres
ronflaient au soleil. Comme toujours, les mouvements étaient
lents, l’atmosphère paisible.
J’étais au beau milieu d’un séjour de deux mois entre ma
première et ma deuxième année d’études. Je travaillais
bénévolement dans cet établissement et je logeais dans une
famille à quelques rues de là. C’était la première fois que je ne
fêtais pas mon anniversaire avec Papy depuis qu’il m’avait
recueillie. Juste avant, je suivais des cours de sociologie à
l’université McGill de Montréal, une façon de déployer un peu
mes ailes et de découvrir une nouvelle culture, tout en restant à
proximité de New York. Je comptais marcher dans les pas de
mon grand-père, sauf qu’au lieu de me spécialiser en biologie,
je voyagerais à travers le monde pour étudier les différentes
traditions culturelles liées à la mort.
— Bonjour, Clover !
Felicity, la bénévole qui venait de m’ouvrir le portail, était
une étudiante en médecine originaire de Vancouver. Après
avoir effectué un stage dans la maison de retraite pendant tout
un semestre, elle s’était prise d’affection pour les résidents, au
point qu’elle avait décidé de passer ici ses vacances d’été afin
de donner un coup de main aux infirmières.
— Bonjour, Felicity ! Tu es très jolie, aujourd’hui, ai-je
déclaré tandis qu’elle verrouillait l’entrée derrière moi.
Malgré sa tunique beige informe et ses sabots en plastique,
elle rayonnait d’une beauté toute naturelle, avec ses cheveux
d’un noir de jais, son teint éclatant et son sourire radieux. Mais
comme elle était, en outre, généreuse et franche, il m’était
impossible d’être jalouse.
— Oh, a-t-elle soufflé en baissant timidement les yeux. C’est
trop gentil, Clover. Toi aussi, tu es très jolie.
Je savais qu’elle était sincère mais, comparée à elle, je me
sentais plutôt banale.
— Il faut que j’y aille, c’est l’heure des médicaments, m’a-
elle lancé en consultant sa montre. À tout à l’heure.
Elle a regagné le bâtiment, et j’ai fait quelques pas dans la
cour. En m’apercevant, des abuelos se sont rassemblés autour
de moi. J’étais encore relativement nouvelle et ma présence
leur offrait une distraction bienvenue. La plus enthousiaste des
pensionnaires était Rosita, une vieille dame frêle et édentée
qui devait mesurer tout juste un mètre cinquante. Elle s’est
approchée de moi d’un pas dansant, le regard brillant, souriant
de toutes ses gencives. Bien que sourde et muette, Rosita
n’avait aucune difficulté à communiquer son allégresse. Quand
elle a passé ses bras maigres autour de ma taille, j’ai senti mon
cœur déborder de tendresse. Ces embrassades quotidiennes me
réjouissaient – la vieille dame ignorait combien j’avais été
privée, dans ma vie, des marques d’affection qu’elle me
prodiguait si volontiers.
Tous les pensionnaires ne manifestaient pas la même joie de
vivre. Pour la plupart, ils restaient assis tranquillement dans
leur fauteuil roulant et regardaient droit devant eux, encaissant
stoïquement l’indignité d’être ignorés, conscients que le reste
de la société les avait déjà oubliés. Pourtant, à mesure que je
venais leur souhaiter une bonne journée, la tristesse dans leurs
yeux laissait place à une lueur d’espoir, et ils me retournaient
mes salutations en espagnol, dans un murmure approbateur.
D’emblée, j’avais appris l’une des leçons les plus
importantes de ma vie. Au cours des quinze premiers jours,
j’avais été submergée de chagrin en constatant l’infortune de
ces malheureux ; ils me semblaient réduits à des corps en
déliquescence. Mais, peu à peu, je me suis rendu compte que
ma pitié ne soulagerait pas leur détresse. Mieux valait les
regarder en face et accepter qu’ils étaient, eux aussi, des êtres
humains. Je me suis alors promis de ne jamais tourner le dos à
la souffrance d’autrui.
— Buenos dias, Clover, a lancé derrière moi une voix teintée
d’un fort accent américain.
Je me suis retournée, le cœur battant.
— Oh, salut, Tim, ai-je bafouillé. Enfin, buenos dias.
Tim était un bénévole originaire de Seattle, arrivé dans
l’établissement une semaine après moi. Comme on m’avait
chargée de l’accueillir et de lui faire visiter les lieux, nous
avions largement eu le temps de lier connaissance. Il m’est
toujours plus facile de communiquer quand c’est dans un but
précis. En outre, l’un des avantages du voyage, c’est
l’anonymat : personne ne vous connaît, on ignore tout de votre
passé. Au Guatemala, je n’étais pas une jeune femme solitaire
et bizarre qui faisait fuir les autres ; j’étais drôle, pleine
d’assurance et téméraire. Du moins, c’est le personnage que
j’essayais d’incarner depuis un mois.
— J’ai une de ces gueules de bois ! s’est exclamé Tim qui,
avec son physique de nageur et sa peau bronzée, paraissait
pourtant en pleine forme.
— Tu es sorti, hier soir ? lui-ai-je demandé en cherchant une
façon de le questionner sans avoir l’air de le soumettre à un
interrogatoire. Parce que travailler quand on a la gueule de
bois, c’est rude.
Pour ce que j’en savais, du moins.
— Ouais, a-t-il soupiré en retirant sa casquette à l’emblème
des Seahawks12 pour se masser la tête. Avec les autres, on est
allés dans un bar à tequila.
— Je vois.
Personne ne m’avait informée de cette soirée.
Il m’a pressé le bras comme pour s’excuser.
— On t’aurait bien invitée, mais ça s’est vraiment décidé à la
dernière minute.
— Pas de problème, ai-je répondu avec un sourire forcé. De
toute façon, j’étais déjà occupée.
Occupée à écrire mon journal mais, techniquement, ça restait
vrai.
Rosita, toujours accrochée à ma taille, a tendu le bras pour
tirer d’un air malicieux sur la sangle du sac à dos de Tim.
Mon collègue l’a considérée un instant, le regard incertain.
— Oh, salut, Juanita, a-t-il marmonné, clairement mal à
l’aise. Bon, il faut que j’aille pointer si je veux que mon
dossier soit impeccable.
Baissant la voix, il s’est penché pour ajouter :
— Les grosses boîtes de finances adorent que leurs nouvelles
recrues mettent un peu d’humanitaire dans leur CV…
L’air humide du matin était chargé de l’odeur subtile du
jasmin. Accompagnée de Rosita, je suis entrée dans le
bâtiment. Ce jour-là, j’étais chargée d’animer un atelier
d’« ergothérapie », qui consistait essentiellement à aider les
abuelos à assembler des puzzles, ou à bricoler des œuvres
d’art à partir de matériaux de récupération comme des
couverts en plastique, des assiettes en carton et de vieux
boutons. Mais la plupart du temps, je me contentais de les
surveiller tandis qu’ils regardaient un feuilleton mexicain,
hypnotisés par les scènes factices qui défilaient sur la grosse
télé juchée au sommet de l’armoire à fournitures.
Quand nous sommes entrées dans la salle, les abuelos
avaient déjà commencé à bricoler. Chacun des pensionnaires
de la maison de retraite portait la même tenue : pantalon et
maillot à col en V pour les hommes, robe d’intérieur à fleurs
pour les femmes. Je me demandais souvent à quoi avait
ressemblé chacun des résidents dans sa jeunesse, bien avant
que la société les oublie – ou, du moins, cesse de les apprécier.
Je glanais des aspects de leur personnalité dans leur manière
de se comporter. Si certains d’entre eux avaient renoncé à
soigner leur apparence, d’autres en tiraient au contraire une
véritable fierté, comme José, avec ses cheveux courts bien
coiffés sur le côté, ou Pilar, avec ses nattes rassemblées en
chignon serré. Il y avait aussi les petites touches que d’autres
ajoutaient à l’espèce d’uniforme qu’on leur imposait : le
tablier à volants de Valería, le collier de perles de Carmen, le
gilet en crochet de Fernanda.
De quoi rêvaient-ils lorsqu’ils avaient mon âge ? Quels
regrets les minaient, à présent que la fin était proche ?
Dans un coin de la pièce, un homme au visage rond, assis
dans un fauteuil usé, attendait patiemment mon arrivée, les
mains croisées sur ses cuisses. La semaine précédente, Arturo
m’avait crânement informée qu’il était poète mais que ses
articulations rongées par l’arthrite ne lui permettaient plus de
poser ses écrits sur le papier. J’avais alors offert de lui servir
de scribe et passé les matinées suivantes à noter avec soin ses
observations poétiques sur la vie et l’amour.
Dans son poème du jour, il affirmait que le grand amour
existait pour chacun, quelque part.
— En attendant de te rencontrer, je contemplerai la lune, car
elle est la seule chose que nous partageons tous ! a-t-il
déclamé en espagnol, des étincelles dans ses yeux noirs.
— Comme c’est romantique, me suis-je émerveillée, touchée
par ce sentimentalisme assumé.
— Je suis sûr que tu as déjà trouvé quelqu’un de spécial, a
ajouté le vieil homme en me gratifiant d’un petit coup de
coude.
— Peut-être, me suis-je esclaffée en imitant son geste.
En réalité, j’en étais certaine – et je ne doutais pas que Tim
partage mes sentiments. Au cours des deux dernières
semaines, j’avais consigné dans mon journal le moindre signe
d’intérêt qu’il me manifestait. Sa façon de poser
nonchalamment sa main dans mon dos lorsqu’il me parlait. Ou
de me demander de lui masser les épaules quand il se sentait
tendu. Et puis, quand il avait besoin que quelqu’un le
remplace, il s’adressait toujours à moi en premier, non parce
que j’étais la plus douée pour m’occuper des abuelos, mais
parce qu’il savait pouvoir compter sur moi. Et la seule fois où
j’étais sortie boire un verre avec les bénévoles, il avait tenu à
s’asseoir à côté de moi, il m’avait même pincé le genou quand
j’avais payé ses consommations parce qu’il avait oublié son
portefeuille.
En tant que femme moderne et indépendante, j’avais décidé
de ne pas attendre qu’il fasse le premier pas. Ce jour-là, après
avoir achevé mon service en servant leur dîner aux
pensionnaires, j’allais donc lui demander de se joindre à moi
pour fêter mon anniversaire dans un minuscule restaurant au
coin de la rue.
Et là, je lui déclarerais ma flamme.
J’avais déjà envisagé l’aspect logistique de notre relation à
distance, une fois qu’il serait rentré à Seattle et moi à
Montréal. Ce serait difficile, mais j’étais prête. Peut-être
pourrions-nous effectuer notre doctorat dans la même ville ? Il
était fort possible qu’il finisse par s’installer à New York –
après tout, c’était l’une des plus grandes places financières du
monde.
J’avais hâte que la journée s’achève. Mon premier baiser,
enfin.

L’heure du repas était annoncée par le tintement d’une


cloche. Fidèles à leurs habitudes, les abuelos se sont dirigés
vers l’austère salle à manger pour prendre leur place assignée
autour des longues tables.
Quelqu’un m’a pressé l’épaule et j’ai senti un frisson me
gagner. Il s’est intensifié lorsque Tim s’est penché vers moi et
m’a chuchoté dans l’oreille :
— Eh, señorita Clover, tu crois que tu pourrais me remplacer
un petit quart d’heure ? Juste le temps de faire une course ?
Des papillons m’ont chatouillé l’estomac et, à mon tour, je
me suis rapprochée pour lui répondre à mi-voix, étourdie par
cette intimité dans le chaos de la salle à manger.
— Bien sûr.
— Tu es la meilleure, a-t-il soufflé en me passant la main
dans le dos.
Servir à la fois ses tables et les miennes – une portion de riz
au haricot et une tasse de flan gélatineux par résident – n’a pas
été une partie de plaisir, mais je n’en ai pas tenu rigueur à Tim.
Une relation amoureuse exige des sacrifices, c’était l’occasion
de lui montrer que j’y mettais du mien. Comme, quarante-cinq
minutes plus tard, il n’était toujours pas revenu, je me suis
portée volontaire pour faire la vaisselle à sa place. Il avait dû
être retardé – Antigua était une ville où tout allait lentement.
En enfilant une charlotte pendant que l’énorme évier
industriel se remplissait d’eau chaude, j’ai remarqué que la
bouteille de détergent était presque vide. Voyant que tout le
personnel en cuisine semblait épuisé, je suis allée moi-même
en chercher une autre. En parcourant l’étroit couloir menant à
la réserve, je me suis arrêtée brièvement pour écraser un cafard
sous ma semelle. La porte du local était fermée, ce qui était
inhabituel – quelqu’un avait sans doute cru naïvement que cela
suffirait à empêcher ces bestioles de sortir. J’ai ouvert et,
tandis que je tâtonnais pour trouver l’interrupteur, j’ai entendu
un gloussement, puis une exclamation de surprise quand les
néons se sont allumés.
Tim et Felicity se tenaient dans un coin, les membres
enchevêtrés et les lèvres humides. Même sous la lumière crue,
cette fille avait des cheveux et une peau sublimes.
Ajustant ma charlotte avec autant d’assurance que j’étais
capable d’en montrer, je suis entrée et j’ai attrapé un bidon de
liquide vaisselle sur l’étagère. Puis je suis sortie sans un mot,
refermant doucement la porte derrière moi.
Un étau m’enserrait la poitrine. Je venais d’apprendre une
deuxième leçon de vie : il est beaucoup plus facile de se
confronter au chagrin des autres qu’à sa propre souffrance.

12. Équipe de football américain implantée à Seattle.


Chapitre 23

QUAND je suis arrivée devant chez Sylvie, la bouteille que je


tenais à la main me paraissait particulièrement lourde. C’était
la première fois que quelqu’un m’invitait officiellement chez
lui pour des raisons purement amicales, et je me sentais
anxieuse.
Ignorant tout des goûts de ma voisine en matière de vin,
j’avais offert à l’employé de la cave un bref aperçu de la
personnalité de Sylvie. Il m’avait proposé ce pinot noir de
Tasmanie qui était, selon lui, « irrévérencieux mais
perspicace ».
— La plupart des clients jouent la carte de la sécurité en
choisissant un merlot ou un cabernet sauvignon californien,
avait-il ajouté avec la condescendance affichée qui semblait
l’apanage de la profession. Mais, vu que votre amie a l’air
d’avoir beaucoup voyagé et qu’elle semble assez imprévisible,
ce cru va l’impressionner, j’en suis sûr.
Mon amie. J’avais tourné et retourné ce mot dans ma tête,
gagnée par la nervosité.
Avant de frapper à la porte, j’ai passé une dernière fois ma
tenue en revue. Comme je ne sortais pas de l’immeuble, je ne
voulais pas donner l’impression de m’être mise sur mon
trente et un. Mais je ne devais pas non plus paraître négligée –
et les vêtements que je portais pour traîner à la maison
n’étaient pas de première fraîcheur. En définitive, j’avais opté
pour un jean et mon plus joli pull de laine.
J’ai inspiré profondément et toqué trois fois. Mon angoisse
s’est accrue lorsque des bruits de pas ont retenti derrière la
porte. Sylvie a ouvert, arborant un sourire rayonnant. Je savais
que c’était naturel, chez elle : d’emblée, elle souriait à tout le
monde. Mais son regard chaleureux et attentionné me donnait
malgré tout le sentiment d’être beaucoup plus intéressante que
je ne le suis.
— Clover ! Je suis tellement contente, j’avais hâte que tu
arrives pour qu’on puisse bavarder !
Elle s’est écartée pour me laisser entrer avant de me serrer
dans ses bras.
— J’ai passé une sale journée au boulot, et je n’ai qu’une
envie, c’est de l’oublier ! Quel plaisir de voir un visage
amical !
Je n’étais pas habituée à ce que ma présence suscite un tel
enthousiasme. Je lui ai tendu le pinot.
— Merci pour l’invitation, ai-je répondu platement. Je t’ai
apporté ça.
— Merci ! s’est exclamée Sylvie, en faisant tourner la
bouteille pour examiner l’étiquette. Un rouge australien…
Excellent choix, tu me connais bien !
J’aurais aimé prendre le compliment à mon compte, mais
j’avais déjà assez menti.
— C’est l’employé de la cave qui me l’a conseillé.
— Celle sur la 3e Ouest ? Le type pénible qui te parle comme
si tu n’avais jamais vu de raisin, et encore moins une bouteille
de vin ?
— Il était un peu condescendant, ai-je confirmé, heureuse
qu’elle partage mon point de vue.
— « Un peu », c’est un euphémisme. Il m’arrive d’entrer
dans cette boutique et de réclamer un cru obscur, juste pour le
plaisir de le voir rougir de honte. Ma belle-mère est viticultrice
et j’ai davantage confiance en ses connaissances qu’en celles
de ce crâneur. Je parie qu’il aurait été dégoûté de savoir que ce
vin m’était destiné.
Pour toute réponse, j’ai émis un gloussement nerveux.
— Allez, on l’ouvre, a repris Sylvie, en se dirigeant vers la
cuisine. Ça t’embête de retirer tes chaussures ?
Je me suis arrêtée, un pied en l’air pour l’empêcher de fouler
le sol, puis j’ai reculé vers la porte, mortifiée d’avoir violé le
règlement intérieur.
— Bien sûr, désolée, ai-je murmuré.
Les chaussettes étaient-elles autorisées ? Par précaution, je
les ai enlevées.
— Pas de problème, a souri Sylvie, c’est juste une habitude
que j’ai prise au Japon. Allez, viens t’asseoir !
Elle a désigné les chaises de bar devant le comptoir.
Son appartement était une copie conforme du mien, bien
qu’il ait été rénové au cours des vingt dernières années (pour
ma part, je me suis limitée aux réparations d’urgence de type
plomberie défaillante pour éviter que mon propriétaire
augmente mon loyer). Sur le plan esthétique, en revanche, son
logement était aux antipodes : nous avions exactement le
même nombre de fenêtres et la même vue mais, de façon
inexplicable, c’était beaucoup plus lumineux.
— Tu n’as pas fini de décorer ? ai-je demandé en regardant
autour de moi.
Les couleurs étaient restreintes à une palette de blanc, beige
et gris clair rehaussée par des éléments en bois. Une unique
peinture abstraite ornait le mur au-dessus du canapé mais,
partout ailleurs, les murs couleur albâtre étaient nus. Des piles
de livres, dont la tranche était assortie aux teintes ambiantes,
étaient disposées avec soin sur la table basse et la commode.
Les étagères étaient presque vides, à l’exception de rares
objets minutieusement espacés – des céramiques aux lignes
douces, une bougie d’apparence luxueuse et un vase en verre
garni de branches d’eucalyptus séchées. Pourtant, l’ensemble
était très accueillant.
— Si, a répondu Sylvie en riant. Je crois que le Japon m’a
aussi donné le goût du minimalisme ! Même si, de ce côté-là,
je reste plutôt fan d’Agnès Martin13. Bon sang, je suis un vrai
cliché générationnel !
— Tu ne ramènes pas de souvenirs de tes voyages ? ai-je
demandé, curieuse.
Personnellement, je rapportais toujours quelque chose des
pays que j’avais visités, ne serait-ce qu’un aimant pour le
frigo. À une époque, j’avais collectionné des pierres, jusqu’à
ce que je prenne conscience des implications culturelles et
spirituelles de ce chapardage.
— Non, a répliqué Sylvie avec une moue dédaigneuse. Ça ne
m’intéresse pas trop. Mes vrais souvenirs, ce sont ceux que je
garde de mes expériences. Par exemple, quand je voyage, je
prends systématiquement un cours de cuisine sur place, pour
apprendre à préparer un plat local. À ce sujet…
Elle s’est levée pour aller soulever le couvercle d’une poêle,
et un parfum de noix de coco et de citronnelle s’est répandu
dans la pièce.
— J’espère que tu aimes les plats thaïlandais ? m’a-t-elle
lancé.
Nous avons dîné assises sur des coussins autour de la table
basse, puis nous nous sommes installées chacune à une
extrémité du canapé en dégustant une bouteille de syrah
produit par la belle-mère de Sylvie. J’avais chaud aux joues –
l’alcool commençait à me monter à la tête. Si je n’avais pas
craint de tacher les meubles immaculés de ma voisine en
renversant mon verre, je crois que je me serais complètement
lâchée.
— Comment ça se passe avec ta nouvelle cliente ? s’est
enquise Sylvie, en repliant ses longues jambes sur le côté.
En remarquant l’élégant vernis qui ornait les ongles de ses
orteils, je me suis demandé si je ne devrais pas l’imiter.
— Tu avais raison, ai-je répondu en essayant de chasser cette
pensée incongrue de mon esprit. Les histoires de Claudia sur
sa vie de photographe sont passionnantes.
Sylvie a plissé les yeux au-dessus de son verre.
— Et son petit-fils ? Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Sebastian.
Le fait de prononcer son nom à haute voix m’a mise mal à
l’aise, un peu comme si je le faisais apparaître dans le salon.
— Il va bien, ai-je ajouté. Pourquoi ?
— Toujours pas d’étincelle entre vous ? m’a taquinée Sylvie.
— C’est mon employeur, ai-je protesté.
Devais-je ajouter que, si je rougissais, c’était uniquement à
cause du vin ?
— Oui, mais soyons réalistes : cette mission est limitée dans
le temps. Quand sa grand-mère sera morte, ce ne sera plus ton
patron, et tu seras libre de faire ce que tu veux avec lui. Même
si c’est juste pour t’amuser un peu. Un plan cul, quoi.
— Oh…
J’ai détourné le regard, feignant d’admirer la géométrie
fascinante de la peinture accrochée au mur.
— Mais ce n’est peut-être pas ton truc, a ajouté Sylvie avec
un sourire rassurant. Des tas de gens préfèrent les relations
exclusives.
— Euh…
Je n’étais pas certaine de vouloir poursuivre cette
conversation. Mais si je devais continuer à fréquenter ma
voisine – et j’en avais envie –, il faudrait bien en passer par là
tôt ou tard. Je me suis lancée :
— C’est plutôt que ça ne m’est jamais arrivé.
— Quoi ? Un plan cul, ou une relation stable ?
— Euh, ni l’un ni l’autre, ai-je dit, à mi-voix pour atténuer le
choc de cette révélation.
— Ah, d’accord ! s’est exclamée Sylvie, sans que je décèle
le moindre jugement dans sa réaction. Alors comme ça, tu es
ace.
— Ace ?
— Oui, tu sais : asexuelle. Je respecte totalement. J’en
connais pas mal, des aces.
Je n’avais jamais réfléchi à ma classification sexuelle.
— Non, je ne crois pas, ai-je répondu. Je veux dire, je suis
capable d’éprouver de l’attirance envers les gens.
— Les hommes ? Les femmes ? Tout le monde ?
Personnellement, je suis très ouverte, m’a confié ma voisine.
La pensée binaire, ce n’est pas ma tasse de thé.
J’ai passé en revue mes différents coups de cœur – pour des
personnages de fiction, des inconnus dans le métro, des profs
de fac, Tim…
— Je suis plutôt attirée par les hommes, ai-je conclu.
Ce n’était pas vraiment une révélation, mais prononcer ces
mots a éveillé une part de moi que j’avais volontairement mise
en sommeil. Sylvie a changé de position pour me faire face.
— Alors qu’est-ce qui t’empêche de sortir avec quelqu’un ?
Tu es un bon parti, tu sais ? Intelligente, sociable, gentille,
sensible, drôle…
Cette description me flattait – comparée à Sylvie, j’avais
plutôt l’impression d’être ennuyeuse et terne.
— Je n’ai jamais vraiment su m’y prendre, ai-je avoué en
haussant les épaules. Je sais que l’amour est censé surgir au
moment le plus inattendu, qu’il suffit de laisser les choses
suivre leur cours, mais ça ne marche pas pour moi. Personne
ne m’a jamais prêté attention, dans ce domaine.
Sylvie a posé sur moi un regard bienveillant et dénué de
pitié.
— Je suis certaine que des tas de gens t’ont remarquée,
Clover. Peut-être suffirait-il que tu t’ouvres davantage sur
l’extérieur pour le constater. Et que tu agisses en conséquence.
— Mais tout ce qui touche à l’amour est tellement
déstabilisant… Je me sens mieux dans les situations où je peux
étudier et apprendre, où les règles sont établies, ai-je expliqué
en cherchant mes mots. L’amour, ce n’est pas comme ça. Je
n’arrive pas à comprendre comment on fait.
— Comment on fait ? C’est un peu le problème : personne
ne comprend l’amour. Ceux qui affirment le contraire mentent
ou sont dans le déni. En réalité, ça se découvre sur le tas.
— Mais si je commets une erreur ? Ou que je ne suis pas
douée pour ça ?
J’ai marqué une pause. Maintenant que j’étais dans cette
discussion jusqu’au cou, autant y aller franco.
— Je n’ai jamais embrassé personne, ai-je lâché.
— Et tu ne seras jamais douée, comme tu dis, si tu ne te
lances pas, a rétorqué Sylvie, en partageant ce qui restait de
vin dans nos verres. L’amour, c’est comme gratter une piqûre
de moustique : douloureux et exaltant à la fois. Il faut juste que
tu oublies ta tête et que tu laisses parler ton cœur.
— Je trouve ça terrifiant, ai-je avoué sans masquer mon
malaise.
— Et ça l’est, bien sûr ! C’est ce qui rend les choses aussi
passionnantes. Tes mourants te parlent toujours de tout ce
qu’ils regrettent de ne pas avoir fait, non ? Eh bien, je te parie
que toi, tu regretterais de ne pas t’être essayée à l’amour.
Je savais qu’elle avait raison, mais tout cela me rappelait une
période de mon passé où, justement, j’avais essayé – ou
presque.
J’avais écouté mon cœur au lieu de ma tête, et je m’en étais
mordu les doigts.

13. Peintre canado-américaine souvent considérée comme minimaliste.


Chapitre 24

IL pleuvait à verse lorsque je suis arrivée devant chez Claudia,


à quatorze heures pile, pour ma troisième visite. Une femme
en blouse à fleurs, coiffée d’un gros chignon brun, m’a ouvert
la porte.
— Clover, c’est ça ? Je suis Selma. Je crois qu’on est
appelées à se croiser souvent. Claudia est dans la cuisine, allez
la rejoindre.
— Merci, et… ravie de vous connaître, Selma.
Je l’ai regardée enfiler avec des gestes efficaces un coupe-
vent bleu marine sur lequel j’ai reconnu le logo d’une société
de services à la personne.
— Je vais prendre un café, a-t-elle expliqué, mais je serai de
retour dans une heure. Claudia est censée manger la salade que
je lui ai préparée pour le déjeuner, ne la laissez pas grignoter
des cochonneries.
— D’accord…
J’ai traversé la maison. L’écho de mes pas résonnait dans les
couloirs, soulignant le vide alentour. Les clichés en noir et
blanc sur le mur me ramenaient au mensonge que j’allais
devoir entretenir : hier, j’avais étudié jusque tard dans la nuit
les bases de la photographie.
Ouverture. Règle des tiers. Balance des blancs.
J’avais l’intention de poser à Claudia autant de questions que
possible puis d’alimenter la conversation au fur et à mesure.
Heureusement, je disposais désormais d’un accessoire qui me
rendait plus crédible : parmi les rares possessions de Sylvie
figurait un appareil photo numérique assez sophistiqué qu’elle
m’avait prêté avec enthousiaste.
— En acheter un ? Tu plaisantes, emprunte le mien ! s’était-
elle récriée quand je lui avais demandé où je pourrais m’en
procurer un à prix raisonnable. Je suis tellement fascinée par
toute cette histoire, ce sera un honneur d’y jouer un petit rôle.
J’ai trouvé Claudia assise sur une banquette dans le coin de
la cuisine, en train de regarder la pluie couler sur la vitre.
— Clover, ma chérie ! s’est-elle exclamée, le visage radieux.
Je suis tellement contente de te voir ! Viens, assieds-toi.
— Bonjour, Claudia, ai-je répondu en prenant place à côté
d’elle. J’ai croisé Selma en arrivant.
— Ah, oui, Selma… Elle prend son métier très à cœur :
toujours à me répéter de mieux m’occuper de moi et de finir
mes légumes, comme si j’avais cinq ans.
— Je suis sûre que ça part d’un bon sentiment.
Être au service de personnes âgées souvent capricieuses et
têtues exige un certain degré de fermeté. Pas étonnant que
Selma soit un peu brusque.
— Je sais, je sais, elle fait juste son travail, s’est esclaffée
Claudia, en me décochant un clin d’œil. Mais la vie ne serait
pas intéressante sans quelques conflits. Je considère Selma
comme un adversaire de poids.
— C’est noté, ai-je dit en lui rendant son clin d’œil.
— Bien. Ma geôlière s’étant absentée, amusons-nous un peu,
qu’en dis-tu ?
— Vous pensez à quelque chose en particulier ? ai-je
demandé, m’efforçant de rester neutre tant que je ne savais pas
à quoi m’en tenir.
Claudia m’a adressé un sourire facétieux.
— Si tu m’aidais à transgresser légèrement certaines règles ?
Je n’ai pas su quoi répondre.
— J’ai envie d’une petite gâterie, a-t-elle poursuivi en
désignant un gros récipient en céramique sur les étagères au-
dessus de l’évier. J’ai dit à Maxwell, le charmant jeune homme
qui vient me coiffer, de cacher des beignets au sucre dans ce
pot. On va s’en offrir un ou deux, d’accord ?
J’ai réfléchi un instant. J’étais au service de Claudia, pas de
Selma. Et ma mission consistait à rendre les derniers jours de
la vieille dame aussi agréables que possible, même si elle
l’ignorait.
J’ai feint de lancer un regard furtif vers la porte, comme si je
craignais qu’on nous surprenne – mais Selma ne serait de
retour que dans une demi-heure.
— Allons-y, ai-je chuchoté.

Après avoir soigneusement caché les emballages de beignets


dans ma poche, je suis allée m’asseoir à table avec Claudia, en
face d’une nature morte composée d’une coupe de fruits et
d’une théière en porcelaine décorée.
— Je n’ai jamais aimé ces tableaux où ne figurent que des
objets inertes, ils sont ennuyeux à mourir, a déclaré Claudia.
Mais celui-ci t’aidera à comprendre comment ajuster la
profondeur de champ et la mise au point en photographie.
— Quels sont les sujets que vous préférez photographier ?
ai-je demandé, l’œil collé au viseur, en réglant l’objectif entre
mon pouce et mon index.
— Les êtres humains, bien sûr, a répliqué Claudia, comme si
c’était une évidence. Ils sont bien plus intéressants que des
pommes ou des bananes. Ou que des paysages, d’ailleurs.
— J’imagine que, pour photographier des gens, il faut des
compétences particulières, ai-je commenté en reposant mon
appareil. Les portraits sur le mur du couloir sont fascinants.
C’est quoi, le secret, pour prendre une bonne photo de
quelqu’un ?
Le regard de Claudia s’est illuminé.
— La patience.
Je me suis brièvement rappelé ma leçon d’anniversaire avec
Papy, dans le parc. Chassant la tristesse qui menaçait de
m’envahir, j’ai reporté mon attention sur la vieille dame.
— Comment ça ? me suis-je enquise.
— Avant la photo, il faut prendre le temps de faire
connaissance avec son sujet. Moi, je leur demandais de
m’évoquer leurs rêves d’enfant, leurs souvenirs les plus chers,
les gens qu’ils aimaient… Ensuite, pendant qu’ils parlaient, je
me mettais à l’œuvre.
— En quelque sorte, vous puisiez dans leur être intime ?
— Exactement. Nouer le dialogue permet d’abaisser sa
garde, de se rendre vulnérable. De ressentir, de s’exprimer.
C’est l’essence même de la photographie : donner aux gens le
sentiment d’être vus. Des gens, nous en voyons chaque jour,
mais nous les regardons rarement tels qu’ils sont réellement.
— Je comprends.
Qu’éprouverait quelqu’un qui me regarderait telle que je suis
réellement ? Je m’efforce de masquer mes émotions afin
qu’elles n’empiètent pas sur celles de mes clients, qu’ils se
sentent vus et compris. Hormis Papy et Leo, j’ai toujours tenu
les autres à distance pour éviter de leur révéler mon être
profond.
— Le plus triste, ma chérie, a enchaîné Claudia, en libérant
son bracelet doré de la manche de gilet où il s’était accroché,
c’est que nous nous rendons tous coupables de ce crime envers
nos proches. La routine s’installe et nous les voyons comme
nous les avons toujours vus, sans regarder les personnes qu’ils
sont devenues ou celles qu’ils aspirent à être. C’est terrible de
faire une chose pareille à quelqu’un qu’on aime.
— Je n’y avais jamais pensé, ai-je murmuré.
Avais-je commis cette faute avec Papy ? Peut-être était-il, en
réalité, différent de l’homme qui occupait constamment mes
souvenirs ? Je ne m’étais jamais demandé qui il était, en
dehors de mon tuteur et de mon mentor.
— S’ouvrir et être vraiment vu, c’est libérateur, a déclaré
Claudia. Tout le monde n’a pas l’occasion de vivre cette
expérience.
— J’ai l’impression que vous, si. Je me trompe ?
La vieille dame a tourné la tête pour observer les gouttes qui
frappaient la vitre.
— Il y a très longtemps…, a-t-elle soupiré.
Puis, se ressaisissant, elle m’a tapoté la main.
— Et je prie pour que cela t’arrive aussi. Mais j’aimerais
que, contrairement à moi, tu en tires une leçon : ne laisse
jamais partir la personne qui t’offre ce cadeau uniquement
parce que tu ne veux pas prendre de risques.
À cet instant, Selma a fait irruption dans la cuisine, dix
minutes plus tôt que prévu. Machinalement, j’ai porté ma main
à ma poche, espérant que le sucre dont étaient recouverts les
beignets n’avait pas laissé de traces sur la table.
— C’est l’heure des médicaments, Claudia, a dit l’aide-
soignante en lui tendant un petit gobelet en plastique.
Exceptionnellement, vous pouvez les avaler avec un peu de
beurre de cacahuète.
— Et si je préfère de la confiture de framboises ? a opposé
Claudia.
Selma a poussé un soupir impatient.
— Il y a des protéines dans le beurre de cacahuète. La
confiture de framboises, c’est juste du sucre.
Les deux femmes se sont affrontées du regard, refusant de
céder du terrain. Pour éviter d’avoir à prendre parti (et pour ne
pas me trahir en tant que complice de la gourmandise de
Claudia), je me suis mise à faire défiler les images sur
l’appareil photo. J’étais satisfaite de mes progrès – finalement,
cette petite mascarade avait ses avantages.
Pour finir, Selma a rendu les armes :
— D’accord. Une cuillère de confiture, et une cuillère de
beurre de cacahuète.
— C’est un compromis acceptable, a concédé Claudia d’un
air hautain.
Elle a avalé ses médicaments, et Selma est sortie de la
cuisine.
La vieille dame s’est penchée vers moi.
— En réalité, je préfère le beurre de cacahuète, a-t-elle
soufflé. Mais j’adore la contrarier, elle réagit toujours au quart
de tour !
— Elle essaie juste de faire son travail, ai-je objecté.
À nouveau, je me sentais obligée de prendre la défense de
Selma. Les aides à domicile doivent assumer des tâches
extrêmement déplaisantes auxquelles je suis heureuse de ne
pas participer, surtout quand le corps d’un client commence à
lâcher.
— Tu as le cœur si pur ! s’est esclaffée Claudia. Je veux
juste m’amuser un peu avant de partir.
J’ai hésité une fraction de seconde avant de demander d’un
ton neutre :
— Partir où ?
Le rouge à lèvres Yves Saint Laurent s’est fendillé sous le
sourire de la vieille femme.
— Justement parce que tu as le cœur si pur, ma douce
Clover, je vais te libérer de l’obligation de participer à cette
mise en scène.
— « Mise en scène », ai-je répété, envahie par une brusque
bouffée de chaleur.
— Je suis en train de mourir, a dit Claudia avec calme. Et je
sais que ma famille croit que je n’en suis pas consciente.
Instinctivement, j’ai feint l’ignorance.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Mon fils a demandé à ce que je ne sois pas informée du
diagnostic – ce qui, bien sûr, est contraire à l’éthique, mais il a
toujours eu un rapport douteux à la morale. J’ai soupçonné
qu’on ne m’avait pas dit toute la vérité, alors j’ai appelé
l’hôpital.
Intérieurement, j’ai maudit Sebastian de m’avoir mise dans
cette situation. À présent, je n’avais pas le choix, je devais
tomber le masque.
— Je suis désolée, Claudia, ai-je murmuré d’un air piteux.
— Ce n’est pas toi la plus coupable, a-t-elle rétorqué en
désignant du menton la porte par laquelle Selma s’était
éclipsée. Et j’apprécie que Sebastian m’ait fourni une
compagnie plus stimulante que celle du personnel médical.
J’ai beaucoup apprécié tes visites.
— Moi aussi, ai-je avoué, encore sous le coup de la honte.
— La question est la suivante, a poursuivi Claudia, en
soutenant mon regard. Es-tu vraiment une amie de mon petit-
fils passionnée de photographie ?
Je me suis tortillée, mal à l’aise.
— Eh bien, la photographie m’intéresse beaucoup mais…
Non. Non, pas exactement.
— Je m’en doutais ! s’est écriée Claudia d’un ton victorieux.
Et donc, qui es-tu ?
— Je… Je suis thanadoula – une sage-femme de fin de vie.
Son front ridé s’est plissé.
— Une thanadoula, a-t-elle articulé, comme si elle
prononçait ce mot pour la première fois. J’avoue que ça ne
figurait pas dans les nombreuses théories que j’avais élaborées
autour de ton identité. Et je dois convenir que les événements
prennent une tournure intéressante.
— Je suis contente que vous le preniez ainsi et je suis navrée
de ne pas vous avoir dit la vérité plus tôt.
— Ce qui est fait est fait, a affirmé la vieille dame en agitant
la main comme pour chasser une mouche. Maintenant, dis-moi
pourquoi tu es ici, puisque ce n’est pas pour apprendre la
photographie.
— Eh bien, pour vous tenir compagnie, en effet, mais aussi
pour vous aider à régler certaines affaires en suspens pendant
le temps qu’il vous reste. Et pour parler de ce qui vous attend
– quand vous serez prête.
Claudia a éclaté de rire.
— Mon petit-fils a dû t’informer que, dans notre famille, on
ne parle jamais de la mort. « Ça ne se fait pas », selon eux, a-t-
elle déclaré en écartant une mèche grise de sa tempe. Et j’ai
beau ne pas apprécier qu’ils m’aient menti, je comprends leurs
intentions. Dans notre milieu, nous avons une étrange façon
d’exprimer notre affection.
— C’est très altruiste de votre part. Souhaitez-vous aborder
un sujet en particulier, ou me poser des questions ? ai-je
demandé avec douceur. Sachez qu’avec moi, aucun sujet n’est
tabou.
— Merci, ma chérie. Pour aujourd’hui, contentons-nous
d’aller au bout de cette leçon de photographie. Je trouve que tu
as du talent, dommage que tu ne continues pas.
— On ne sait jamais, ai-je objecté en reprenant l’appareil
photo, vous m’avez peut-être inspirée… Mais d’abord, il faut
que je sache une chose : voulez-vous que je poursuive mes
visites ?
— Bien sûr ! Tu es ce qui m’est arrivé de plus intéressant
depuis des années. Je ne vais pas te lâcher de sitôt.
Au lieu d’être soulagée, j’ai senti l’inquiétude me gagner.
Parce que je me sentais déjà trop impliquée dans cette
famille – beaucoup plus que je ne l’aurais dû.
Chapitre 25

AU moment où j’ai refermé la porte de la maison de Claudia,


la rancœur me brûlait la poitrine. Mon instinct me dictait de
l’enfouir profondément en moi – de museler mes émotions
pour le bien des autres, comme à mon habitude. Mais, tandis
que je me dirigeais vers le métro, je ne parvenais pas à
l’empêcher de remonter lentement à la surface. Je me suis
abandonnée à cette sensation étrangement libératrice.
Sebastian ne m’avait pas seulement demandé de mentir à sa
grand-mère. Il m’avait également laissée affronter les
conséquences de cette supercherie si elle venait à être révélée.
Tout ce qui m’importait, c’était d’aider Claudia et, au lieu de
cela, j’étais maintenant mêlée contre mon gré à des secrets de
famille. J’ai fouillé dans ma poche pour sortir mon téléphone,
résolue à appeler Sebastian – un texto ne suffirait pas à vider
mon sac. J’ai aspiré une grande bouffée d’air frais pour me
calmer.
Il a décroché à la première sonnerie.
— Salut, Clover ! s’est-il exclamé d’un ton enjoué qui m’a
tout de suite agacée. Ça se passe bien, avec Mamy ?
De nouveau, j’ai pris une profonde inspiration avant de
répondre, d’une voix que j’espérais ferme :
— Elle sait.
Une pause.
— Elle sait ? a-t-il répété après un instant. Elle sait quoi ?
— Que nous lui avons menti.
Un silence, encore, seulement troublé par les grésillements
de la ligne.
— Mon Dieu…, a-t-il enfin soupiré. Et comment l’a-t-elle
appris ?
— Elle a appelé elle-même son médecin pour lui tirer les
vers du nez.
Sebastian a émis un sifflement embarrassé avant de me
reprendre :
— Je vois… De quelle façon a-t-elle réagi ?
— Plutôt bien, vu les circonstances.
— Génial ! J’espérais qu’elle découvrirait la vérité par elle-
même. Mais je ne suis pas pressé d’apprendre la nouvelle à
mon père…
J’étais vexée qu’il ne se demande même pas comment, moi,
j’avais vécu la situation.
— Tu as de la chance qu’elle ait pris les choses aussi bien,
ai-je froidement observé. Cela aurait pu très mal se passer, tu
sais.
— Mamy a toujours été costaud, a-t-il répliqué avec un rire
forcé. Je me doutais qu’elle serrerait les dents, comme
d’habitude. Elle est d’accord pour que tu continues de venir la
voir ?
— Oui.
Je devais reconnaître que je me réjouissais à l’idée de passer
du temps avec Claudia, débarrassée de la pression de cette
supercherie.
— Néanmoins, ai-je repris, tu n’aurais pas dû me mettre dans
cette position. Si ta grand-mère avait mal réagi, c’est moi qui
aurais dû ramasser les pots cassés ; tu y as pensé, à ça ?
En prononçant ces mots, je me suis rendu compte que ma
colère n’était pas vraiment liée au fait que j’avais pris part à un
mensonge – il était évident que Sebastian ne voulait que le
bien de Claudia. Non, ce qui me blessait, c’est qu’il se fichait
de ce que je ressentais.
— Oh, euh, non…, a-t-il bafouillé. Mais tu as raison, Clover,
et je suis sincèrement désolé de t’avoir mise dans cette
situation.
Ses excuses spontanées m’ont désarmée : peut-être était-il
simplement trop préoccupé par l’idée que sa grand-mère était
mourante. Je me suis soudain trouvée égoïste d’avoir tout
ramené à moi, et mon ressentiment s’est mué en gêne.
— Bon, ce n’est pas grave, ai-je marmonné. Elle va bien,
c’est tout ce qui compte…
À ce moment, un camion poubelle est passé à grand bruit,
m’épargnant l’embarras de poursuivre cette conversation.
— En tout cas, je suis content que tu m’aies appelé, a dit
Sebastian, une fois le silence revenu.
— Ah oui ?
— Oui… Parce que je me demandais si tu accepterais qu’on
aille prendre un verre demain soir. Ce serait sympa de sortir un
peu, tu sais, rien que nous deux.
Je ne m’attendais pas du tout à ça. Était-il en train de me
proposer un rendez-vous professionnel pour discuter de la
marche à suivre maintenant que Claudia était au courant de
son état, ou avait-il autre chose en tête ? C’était pathétique : à
bientôt quarante ans, j’étais incapable de faire la différence.
Dans les deux cas, la pensée de me retrouver seule avec
Sebastian dans un bar m’intimidait.
— Je crois que, demain soir, j’ai quelque chose de prévu, ai-
je répondu, prise de panique.
J’avais besoin de temps pour réfléchir à cette proposition – et
pour en disséquer les termes avec Sylvie.
— Pas de problème, a lâché Sebastian d’un ton assuré. On
peut remettre ça à après-demain. Ou le jour suivant.
Je le trouvais très insistant, mais peut-être me faisais-je des
idées. Après tout, quand je l’avais rencontré, je m’étais inventé
toute une histoire à son sujet, et je m’étais trompée d’un bout à
l’autre. Si je déclinais son invitation, allais-je le regretter ?
Sylvie avait peut-être raison : c’était l’occasion de prendre un
risque, et je devais la saisir.
— Après-demain, d’accord, ai-je alors lancé avant d’avoir le
temps de me raviser. Envoie-moi l’adresse et l’heure par texto.
Autant rester formelle, au cas où il s’agirait seulement d’un
entretien professionnel.
— Super, j’ai hâte !
Je me suis efforcée de ne pas interpréter trop librement son
enthousiasme.
— Sebastian, je suis désolée, mais mon métro va arriver, il
faut que j’y aille.
— Bien sûr, à très vite.
— Bonne soirée.
Après avoir raccroché, j’ai marché jusqu’à la station. J’avais
la gorge serrée, et je ne savais pas si c’était d’impatience ou
d’appréhension.
Chapitre 26

DEPUIS mon coup de fil avec Sebastian, j’avais l’estomac noué.


D’après Sylvie, il m’avait clairement proposé un rencard :
« rien que nous deux », avait-il dit. Selon moi, il s’agissait
simplement de prendre un verre avec mon employeur car
personne ne m’avait jamais proposé de « rencard », et je ne
voyais pas pourquoi Sebastian ferait exception à la règle.
Mais, au cas bien improbable où ma voisine aurait raison,
j’avais accepté qu’elle me prête une robe qui « laissait juste
assez de place aux fantasmes ». La seule pensée d’être l’objet
de fantasmes me pétrifiait.
Plantée devant la façade assez quelconque d’un bar du
Lower East Side, j’avais envie de disparaître dans les
interstices entre les briques. La robe noire me serrait à la taille
et ses coutures me grattaient les cuisses. J’avais l’impression
d’habiter une autre peau que la mienne, trop lâche à certains
endroits, trop ajustée à d’autres. Mes bras et mes jambes me
paraissaient encore plus disproportionnés que d’habitude.
J’enviais la classe et l’assurance des gens qui entraient dans le
bar – j’étais certaine qu’ils percevaient mon imposture.
Sebastian m’avait donné rendez-vous à vingt heures. Il était
maintenant 20 h 23 ; autrement dit, le fameux quart d’heure
new-yorkais dû aux aléas des transports en commun était
depuis longtemps dépassé. Devais-je rentrer chez moi ? J’ai
envisagé d’envoyer un message à Sylvie pour lui demander
son avis sur la question, mais je connaissais déjà sa réponse : à
ma place, elle aurait jugé ce retard intolérable et aurait déjà
fait demi-tour.
C’est alors que j’ai aperçu la silhouette désormais familière
de Sebastian. Il approchait à grands pas, courbé sous le froid.
Comme à l’accoutumée, tous ses vêtements étaient de la même
couleur mais, ce soir, le noir de sa tenue paraissait plus franc,
plus solennel. Ses chaussures me semblaient plus brillantes
que d’habitude même si, dans la lueur orangée des réverbères,
il m’était difficile d’en être certaine.
— Salut, pardon pour le retard, a-t-il lancé, le visage rougi
par le vent. J’ai été retenu au boulot.
— Ce n’est pas grave, ai-je répondu tout en songeant que,
s’il s’était agi d’un rencard, il m’aurait envoyé un texto pour
me prévenir, non ?
Un autre point en ma faveur.
Nous sommes restés un instant face à face, piétinant tels des
adolescents à un bal.
Enfin, Sebastian a ouvert la porte du bar.
— Tu vas adorer cet endroit. Je viens tout le temps ici.
J’avais l’impression que mes pieds étaient cloués au bitume.
Oublie ta tête, me serinait la voix de Sylvie.
Je me suis arrachée au trottoir.
La salle était sombre et à peine plus large qu’un bus. Une
longue rangée d’huîtres sur un lit de glace occupait la partie la
plus étroite du bar. Derrière celui-ci, un homme en chemise
blanche et gilet, affublé d’une moustache cirée, secouait un
shaker en cuivre d’un air insouciant. Fascinée, j’ai contemplé
les lieux. Je n’avais jamais eu l’occasion de mettre les pieds
dans cet endroit, mais je m’étais toujours demandé ce qui se
cachait derrière ces portes d’une banalité étudiée.
Sebastian m’a guidée jusqu’aux banquettes de cuir alignées
tout au fond, autour de minuscules tables éclairées à la bougie.
Avec la pénombre, c’était difficile à dire, mais je soupçonnais
que la patine des murs et du plafond en zinc ne devait rien à
une usure naturelle.
Un trio de jeunes femmes brunes était en train de se lever. La
plus petite de la bande nous a jeté un regard surpris.
— Sebastian ! Salut !!!
J’entendais pratiquement ses points d’exclamation.
L’intéressé s’est tendu d’un coup.
— Oh, salut, euh… Jessie.
Manifestement, son prénom lui était revenu au dernier
moment.
— Comment ça va ? a-t-il demandé.
— Super ! a fait Jessie, en désignant ses amies. On s’offre
juste une soirée entre filles !
Puis elle m’a dévisagée ostensiblement. À côté de moi,
Sebastian s’est raidi.
— Oh, euh… Jessie, je te présente Clover.
— Salut, Clover, a susurré la brune d’une voix trop
mielleuse pour être honnête.
Puis, se retournant vers Sebastian, elle a tiré sur le revers de
sa veste en affichant une moue ridiculement enfantine :
— Ne me laisse plus aussi longtemps sans nouvelles,
d’accord ? Tu m’appelles ?
— Euh, bien sûr, a-t-il bafouillé en tripotant le bout de son
écharpe. À plus tard, Jessie.
Celle-ci s’est éloignée, non sans lui caresser le bras du bout
des doigts.
Sebastian m’a désigné la banquette que les filles venaient de
quitter, et il a attendu un instant qu’elles soient hors de portée
de voix.
— On est sortis ensemble pendant un mois, l’année dernière,
a-t-il débité à toute allure comme si je venais d’exiger des
explications. Elle est sympa, mais un peu évaporée.
Comment devais-je réagir à cette information que je n’avais
pas sollicitée ? Je me suis assise avant de me plonger dans la
carte des boissons, imprimée en écriture cursive sur du papier
vieilli.
— Dis donc, ils ont des cocktails drôlement compliqués, ici,
ai-je murmuré.
— Oui, ce sont des as de la mixologie, a-t-il répondu en
prenant place à côté de moi.
Étais-je censée me décaler pour lui laisser de la place ou
faisait-il exprès de se coller à moi ? J’aurais aimé pouvoir
envoyer discrètement un message à Sylvie pour lui demander
conseil, mais Sebastian ne me quittait pas des yeux. J’ai opté
pour un entre-deux : je me suis poussée un peu, mais pas trop.
Après mon premier cocktail – à base de bourbon et de
romarin – j’ai senti mon corps commencer à se détendre.
— Je voulais te remercier de t’être occupée de ma grand-
mère, a dit Sebastian.
Il a posé le coude sur le dossier de la banquette, tout près de
mon épaule mais sans la toucher.
— Je suis soulagé que les choses soient claires, même si mon
père continue à refuser d’aborder le sujet, a-t-il poursuivi.
— Je suis contente de pouvoir vous aider, mais c’est mon
travail, après tout, ai-je répondu, perturbée par la position de
son bras. Ça fait longtemps que tu joues du violoncelle ?
J’espérais qu’il serait moins sensible que Sylvie à mes
stratégies d’évitement.
— Depuis que je suis gamin, a-t-il déclaré en touillant son
cocktail tropical – un choix que je jugeais étrange pour un
trentenaire, mais je n’étais pas une experte. Contrairement à
mes sœurs, je n’ai jamais été très sportif et, comme je souffrais
de pas mal d’allergies, ma mère me gardait souvent enfermé.
Pour mon dixième anniversaire, Mamy m’a emmené au
magasin de musique. Elle m’a laissé choisir l’instrument que
je voulais et j’ai pris un violoncelle. À l’époque, j’étais le plus
petit de ma classe, et j’ai pensé que, si j’arrivais à jouer de ce
gros machin, je me sentirais plus fort.
Il a marqué une pause pour attaquer ses glaçons à coups de
paille.
— Avec le recul, j’aurais dû opter pour un truc plus facile à
transporter. Trimballer un violoncelle, c’est l’enfer.
— J’imagine, ai-je sobrement commenté en réprimant un
sourire à la pensée de Sebastian en train de se coltiner
l’encombrant instrument dans une rame de métro bondée de
New-Yorkais prêts à tout pour préserver leur espace.
Il a bu une gorgée, puis s’est léché les lèvres.
— Et toi, tu fais de la musique ? s’est-il enquis.
— Mon grand-père avait un vieux banjo, j’ai appris à en
jouer toute seule.
Là encore, j’avais mis YouTube à contribution mais, vu que
mon chien et mes chats décampaient chaque fois que je
touchais une corde, c’était un succès mitigé.
— J’adorerais apprendre le piano, ai-je avoué, mais il n’y a
pas la place dans mon appartement.
— Même pas pour un clavier électrique ?
— Même pas. Il y a déjà trop de monde, chez moi.
— Oh, tu vis avec quelqu’un ? a glissé Sebastian, d’un ton
exagérément désinvolte.
— Oui, mes animaux – deux chats et un chien.
— Ouh là là, ça fait beaucoup, en effet.
— Tu n’as pas d’animaux ? ai-je enchaîné, décidant de ne
pas mentionner que j’envisageais également d’adopter un
cacatoès repéré sur Craigslist14.
Il a secoué la tête.
— Je suis allergiques aux chats et aux chiens, alors ce serait
l’enfer, a-t-il expliqué en se frottant le nez, comme si cette
simple mention risquait de le faire éternuer.
— Quel dommage ! ai-je soupiré, sincèrement désolée pour
lui. Moi, je ne pourrais pas vivre sans animaux.
C’est eux qui me rendent l’existence supportable – de petites
créatures vivantes qui m’attendent, le cœur battant
d’impatience.
— De toute façon, je n’ai jamais été porté sur les bestioles,
alors ça me va très bien comme ça, a conclu Sebastian, en
haussant les épaules.

Trois cocktails plus tard, la soirée était bien avancée et j’étais


toujours dans le flou quant à la nature de notre rendez-vous –
rencard ou pas ? Le bras de Sebastian était maintenant étendu
derrière moi, assez proche pour que je sente sa chaleur, mais il
ne me touchait toujours pas. Chaque fois qu’il se penchait pour
boire une gorgée, je pouvais humer son odeur caractéristique –
un mélange de gel douche épicé et de vêtements demeurés trop
longtemps dans un tiroir, ainsi qu’une légère note de
transpiration.
Pendant qu’il parlait, je scrutais son visage, tâchant de
mémoriser ses traits et ses expressions – demain, Sylvie allait
certainement me harceler de questions. La mèche qui pendait
sur son front lui donnait un charme légèrement enfantin. Avec
son style un peu désuet – les lunettes à monture dorée,
l’écharpe négligemment nouée autour de son cou –, il me
rappelait le propriétaire de ma bouquinerie préférée à Paris.
Mais l’éclairage était trop faible pour que je puisse me faire
une opinion bien arrêtée. En tout cas, je ne le trouvais pas laid.
Et sa compagnie ne me déplaisait pas. Dans la vraie vie,
l’amour s’apparente probablement davantage à une lente
combustion qu’à un coup de foudre de cinéma. Et puis, je suis
tellement confite dans ma routine qu’il me faut du temps pour
m’habituer à la nouveauté.
Sebastian a lourdement insisté pour payer l’addition.
— Super, a-t-il observé en la fourrant dans sa poche, ils ont
oublié de nous compter la dernière tournée.
— On devrait peut-être le signaler au serveur ?
— Non, il n’avait qu’à être plus attentif, a-t-il rétorqué en se
levant pour enfiler son manteau. On y va ?
— Je te retrouve devant l’entrée, ai-je répondu, ma veste sur
le bras. Il faut que j’aille aux toilettes.
En réalité, je n’en avais pas besoin, mais j’y ai passé
quelques minutes à me laver les mains et à les hydrater avec la
lotion que contenaient les jolis flacons accrochés au mur.
Ensuite, je me suis frayé un chemin parmi l’élégante clientèle
jusqu’au bar où notre serveur, un étudiant dégingandé, était en
train de laver des verres. Au passage, je lui ai glissé un billet
de vingt dollars.
Appuyé contre une bouche d’incendie, Sebastian était sur
son téléphone.
— Tout va bien ? m’a-t-il demandé.
— Oui, je vais marcher jusqu’au métro.
J’aurais dû prévoir un plan de sortie pour éviter que la soirée
ne s’achève sur un éventuel malaise.
— Attends, j’étais en train de commander un Uber. Je peux
te déposer.
— Non, ai-je protesté, ce n’est pas du tout sur ton trajet, et la
station est tout près. Mais merci.
Sebastian a tripoté son écharpe d’un air gêné.
— Tu es sûre ? a-t-il insisté.
— Absolument ! ai-je répliqué sur un ton que je voulais
assuré, mais qui sonnait un peu agressif.
Tant pis : je n’avais aucune envie qu’il me reconduise chez
moi à cette heure tardive, rencard ou pas. C’était trop stressant.
— D’accord, pas de problème, a concédé Sebastian avec un
hochement de tête soumis. Je t’accompagne au métro et
j’appellerai mon Uber de là-bas.
C’était galant de sa part, je pouvais difficilement refuser.
Tout en marchant, Sebastian s’est lancé dans une histoire où
il était question d’un copain de fac qui avait dessiné les plans
des nouveaux gratte-ciel du quartier, mais je n’arrivais pas à
me concentrer sur son récit. Le sang battait fort dans mes
tempes, et j’ai été saisie d’une soudaine envie de faire pipi.
Je me demandais de quelle façon prendre congé. Une
poignée de main ? Cela me paraissait un peu trop formel après
trois cocktails. Allait-il vouloir me prendre dans ses bras ? Il
marchait vraiment très près de moi, et cette proximité
m’affolait. Je me suis retenue de piquer un sprint. Lorsque les
lumières vertes de l’entrée du métro sont apparues, l’anxiété
me nouait l’estomac. Le hurlement d’une sirène de police – un
son auquel j’étais généralement insensible – m’a vrillé les
tympans, tout comme le rire aigu de deux femmes plantées
devant nous sur le trottoir.
J’aurais voulu être chez moi, sur le canapé, avec mes
animaux, à regarder défiler la vie des autres sur un écran – ou
derrière une fenêtre. Comment s’était passé le tout premier
rendez-vous de Julia et Reuben ? Ils semblaient toujours
tellement à l’aise l’un avec l’autre, comme si le monde
n’existait que pour eux. Je n’arrivais pas à imaginer qu’il y ait
une quelconque gêne entre eux.
— Alors, qu’en penses-tu ? m’a demandé Sebastian, me
tirant brusquement de mes pensées.
— De quoi ? De l’architecture ? Euh, c’est chouette, ai-je
bafouillé en rougissant.
Nous nous sommes arrêtés en haut de l’escalier, évitant un
groupe de voyageurs qui se précipitaient vers l’entrée pour ne
pas rater leur rame. Sebastian s’est posté juste devant moi, et
j’ai senti dans mon dos le métal glacé de la rampe. Pour une
fois, c’est moi qui ai rompu le silence :
— Bon, c’était sympa de te voir…
— Oui, a-t-il murmuré.
J’avais l’impression qu’il me dévisageait avec intensité, mais
le reflet de la lumière sur ses lunettes m’empêchait de
déchiffrer son regard.
Il a avancé d’un pas, comblant la distance entre nous.
Instinctivement, j’ai voulu reculer, mais c’était impossible. Il a
glissé la main dans mon manteau entrouvert et l’a posée sur
ma taille. Même à travers la robe, j’ai senti qu’elle était froide.
Alors, il s’est penché pour poser ses lèvres sur les miennes.
J’ai failli me détourner, mais la curiosité l’a emporté : un
homme était en train de m’embrasser. Je vivais mon premier
baiser.
J’avais imaginé ce moment des milliers de fois, et voilà qu’il
se réalisait enfin. C’était presque irréel. Je n’étais toujours pas
certaine de vouloir embrasser spécifiquement Sebastian. Mais,
ainsi que l’avait affirmé Sylvie, comment le savoir sans
essayer ? Alors, je me suis positionnée en observatrice, comme
lorsque je notais dans mon carnet chaque nouvelle expérience
que mon grand-père m’enseignait.
C’était plus mouillé que je ne l’avais anticipé. La salive de
Sebastian avait un léger goût d’ananas. Il m’avait semblé rasé
de près mais, à présent, je sentais sa barbe naissante sur ma
peau, aussi abrasive que la pierre ponce. Il m’avait prise par
les hanches pour m’attirer contre lui. Que devais-je faire de
mes mains ? Dans les films, les femmes passaient souvent les
leurs dans les cheveux de leur partenaire, mais cela me
semblait excessif. Devais-je empoigner les revers de son
manteau ? Non, trop agressif. Et je ne voulais pas avoir l’air de
prendre du plaisir à ce baiser avant d’être certaine que c’était
le cas.
Dans le doute, je suis restée les bras ballants.
Avec sa langue, il poussait mes lèvres comme pour tenter de
les écarter davantage. Dans la mesure où j’avais accepté ce
baiser, étais-je censée céder ? Pour les besoins de
l’expérimentation, je l’ai fait. Ce n’était pas totalement
déplaisant, mais ça ne déclenchait pas non plus le feu d’artifice
que j’imaginais inhérent à cette situation. Peut-être était-ce une
question de pratique ?
— Prenez-vous une chambre !
Ce cri lancé depuis l’escalier a brutalement mis fin à notre
étreinte. Surprise, je me suis écartée et Sebastian m’a lâchée.
Le visage cramoisi, je me suis éloignée de la rambarde.
Soudain, tout me semblait un peu trop concret. J’ai pensé à
Claudia, et je me suis dit qu’il existait clairement un conflit
d’intérêts dans le fait d’embrasser son petit-fils, qui se trouvait
aussi être mon employeur.
— Je dois y aller, ai-je marmonné en baissant les yeux.
Merci pour les verres.
Sans réfléchir davantage, j’ai descendu les marches quatre à
quatre. La tête me tournait un peu, sans que je sache si c’était à
cause de l’alcool, du baiser ou de la honte de m’être donnée en
spectacle.
— Clover, attends !
Le cœur battant, j’ai couru vers les tourniquets et passé ma
carte de métro dans le lecteur. La barre s’est abaissée, me
rendant ma liberté. J’ai remercié tous les dieux de l’univers.

14. Site américain de petites annonces et de forums de discussion portant sur


différents sujets.
Chapitre 27

DANS le quartier où vivait Claudia, les premiers signes du


printemps apparaissaient sur les branches dénudées des arbres,
mais je ne leur ai prêté qu’une attention distraite tant j’étais
bousculée par des émotions contradictoires : j’étais soulagée
de pouvoir de nouveau travailler à visage découvert, mais
terrifiée à l’idée de croiser Sebastian.
Quand je n’étais encore qu’une gamine, j’avais dressé la liste
de toutes les émotions que je pourrais ressentir après mon
premier baiser : la joie, l’euphorie, l’excitation. Mais la
panique n’en faisait pas partie. Tout comme, depuis des
années, je visionnais en boucle des baisers de cinéma, j’ai
rejoué le mien des centaines de fois dans ma tête. L’expérience
n’avait pas été désagréable, mais elle m’aurait paru plus
mémorable si j’avais senti une sorte de courant électrique me
parcourir le corps. Sans doute avais-je tellement fantasmé sur
ce moment que rien ne pouvait être à la hauteur de mes
attentes. À moins que la pop culture m’ait mal préparée en
perpétuant le stéréotype selon lequel tous les baisers sont
merveilleux.
Je me suis ressaisie avant de rejoindre Claudia dans le jardin.
À la lumière froide du jour, le simple fait d’être sortie avec
Sebastian me semblait fort peu professionnel.
— Bonjour, ma chérie, a lancé la vieille dame d’un ton
enjoué. Je t’attendais avec impatience.
Sous l’ombre des feuillages qui pommelait sa peau, elle a
fermé les yeux pour se délecter des rayons de soleil qui
filtraient entre les branches.
La bienveillance de son accueil a ravivé mes scrupules.
— Je suis contente de vous voir, moi aussi, ai-je renchéri.
— Je dois avouer que je suis fascinée par la profession que
tu exerces, a poursuivi Claudia, en frottant ses paumes l’une
contre l’autre. Alors, comment allons-nous aborder la mort,
aujourd’hui ? Seigneur, c’est tellement libérateur de pouvoir
en parler, je regrette d’avoir attendu si longtemps.
Elle affichait un courage admirable, mais je n’y croyais pas.
De même que Guillermo avait masqué sa peur et sa solitude
sous la colère, cette nonchalance de façade cachait
certainement une grande vulnérabilité. J’ai donc décidé d’y
aller en douceur.
— Comme votre famille a du mal à évoquer votre mort
prochaine, je pense qu’il serait utile de constituer un dossier
funéraire.
Claudia a soulevé sa tasse de Darjeeling, pinçant
délicatement l’anse entre deux doigts.
— Et qu’est-ce qu’un dossier funéraire, ma chérie ?
— Il permet de rassembler tous les documents et détails dont
votre entourage pourrait avoir besoin : numéro de Sécurité
sociale, certificat de naissance, coordonnées bancaires, mots
de passe et, bien entendu, testament. Mais il peut aussi
contenir la liste des personnes que vous souhaitez informer de
votre décès.
— Je vois.
— Vous pouvez également y consigner la manière dont vous
aimeriez que soit organisée la cérémonie des obsèques – si
vous en voulez une, du moins. Par exemple, souhaitez-vous
que votre corps soit exposé et, dans ce cas, quels vêtements
aimeriez-vous porter ? Y a-t-il un poème ou une prière que
vous voudriez qu’on lise, une musique à diffuser ? Quelles
sont vos fleurs préférées ? Ce genre de choses, vous voyez ?
— C’est affreusement morbide, Clover, a murmuré la vieille
dame d’un air amusé. Et pourtant, tu en parles avec un tel
détachement !
J’ai rougi, honteuse. J’aurais dû aborder le sujet avec plus
d’élégance. Toute cette histoire avec Sebastian m’avait
déstabilisée.
— Pardon, je ne voulais pas avoir l’air de prendre les choses
à la légère. Mais avec le chagrin, vos proches auront peut-être
du mal à se souvenir de ces informations. En les notant dès à
présent, vous leur épargnerez bien des tourments.
— Ton approche me plaît, a déclaré Claudia. Et cette idée de
dossier est excellente. Ils s’attendent tous à ce que je laisse un
testament mais, pour le reste, je doute qu’ils aient beaucoup
réfléchi.
— Je ne pense pas que votre testament soit ce qui les
préoccupe le plus, ai-je objecté avec douceur. D’après ce que
m’a dit Sebastian, ils vous aiment infiniment.
— Oh, je sais, s’est-elle esclaffée. Mon fils et mes petits-
enfants sont perturbés et un peu bizarres, mais je sais qu’ils
m’aiment à leur façon. Même si je les vois à peine. Et
franchement, qui pourrait leur en vouloir de convoiter cette
maison ?
— C’est vrai qu’elle est magnifique.
J’ai contemplé la bâtisse, curieuse : comment Claudia allait-
elle partager sa petite fortune et son patrimoine immobilier ?
Sebastian étant le plus dévoué de ses héritiers, il était possible
qu’elle lui en lègue l’essentiel.
J’ai senti la panique affluer en même temps que le souvenir
de notre baiser refaisait surface.
La vieille dame a posé les mains à plat sur la table, comme
un PDG réclamant l’attention de ses collègues.
— Alors, par où commençons-nous ?
Soulagée d’avoir une tâche concrète à effectuer, j’ai sorti de
mon sac un carnet et un stylo.
— D’abord, savez-vous si vous voulez être inhumée ou
incinérée ?
— Incinérée, a-t-elle répondu avec la même aisance que si
elle choisissait un plat dans un menu. Inutile de prendre de la
place, même sous terre, si je ne suis plus là pour en profiter.
Cela dit, l’immersion dans l’océan possède un certain charme.
— Si c’est ce que vous souhaitez, c’est tout à fait possible.
— Trop d’efforts pour tout le monde. Sans compter que,
dans cette famille, on n’a pas du tout le pied marin. S’ils se
mettaient tous à vomir par-dessus bord pendant la cérémonie,
ça gâcherait un peu les adieux, tu ne crois pas ?
Son pragmatisme m’a fait sourire.
— Bien vu, ai-je observé. Incinération, donc. Souhaitez-vous
que vos cendres soient dispersées dans un lieu spécifique ?
Le regard de Claudia s’est voilé.
— Oui, a-t-elle murmuré. Depuis les falaises de Bonifacio.
— En Corse ?
— Je vois que tu es douée en géographie.
— J’adore cette région, j’y suis allée deux fois pendant que
je travaillais sur ma thèse à Paris. Bonifacio est une ravissante
petite ville.
— Pour ma part, je l’ai surtout vue depuis la mer, mais c’est
vrai qu’elle est charmante, a commenté la vieille dame d’un
ton chargé de mystère. Mais passons à la suite.
— Alors… Nous pourrions établir la liste des personnes que
vous souhaitez informer, et je pourrai chercher leurs
coordonnées si vous ne les avez pas.
— Voilà qui ne devrait pas être trop difficile. À quatre-vingt-
dix ans passés, la plupart de mes amis et connaissances sont
morts.
Leo m’avait fait à peu près la même remarque, récemment.
— Ce doit être dur, ai-je commenté. Mais j’imagine que
vous avez dû nouer de merveilleuses amitiés, au cours de votre
vie.
— Il y en a eu de belles, oui. Et d’autres auxquelles j’aurais
dû mettre fin avant qu’elles se délitent naturellement, a dit
Claudia, en portant sa tasse à ses lèvres d’une main
tremblante. Retiens bien ceci, Clover : choisis judicieusement
tes amis. À ton âge, tu dois en avoir une flopée, non ?
Gênée, j’ai baissé les yeux sur les volutes de la table en fer
forgé.
— Pas vraiment… Je suis assez solitaire, en fait. La plupart
des gens sont mal à l’aise à l’idée de fréquenter une personne
qui passe son temps à côtoyer la mort.
— « Solitaire », vraiment, a répété Claudia, en se penchant
pour me dévisager. En te voyant, aussi jolie et avenante, je ne
l’aurais pas cru. Mon petit-fils, en particulier, semble sensible
à ton charme.
J’ai senti mon cœur cabrioler dans ma poitrine. Était-elle en
train de me tester ? Que lui avait révélé Sebastian ?
Mieux valait jouer les innocentes.
— Je crois que j’ai toujours préféré rester seule, ai-je
simplement dit, encore sous le choc. Comme j’étais fille
unique, j’ai dû me contenter de ma propre compagnie, le plus
souvent.
— Et tes parents ne te poussaient pas à avoir des camarades
de jeu ? s’est étonnée Claudia.
— Ils sont morts dans un accident quand j’avais six ans.
Mon grand-père m’a recueillie chez lui, à New York, ai-je
confié en suivant du bout des doigts les motifs du plateau.
— Ça n’a pas dû être facile de grandir sans mère…, a
commencé la vieille dame d’une voix hésitante. Dieu sait que
la mienne me tapait sur les nerfs, mais je ne peux pas
concevoir comment j’y serais arrivée sans elle.
J’ai haussé les épaules avant de répondre :
— Avant sa mort, nous passions peu de temps ensemble. Il
est difficile de regretter quelque chose qu’on n’a pas vraiment
eu.
— Heureusement que ton grand-père était là.
— Oui, c’était un homme merveilleux. Mais solitaire, lui
aussi – c’est sans doute de lui que je tiens ça.
— Les enfants ont tendance à imiter les figures d’autorité
autour d’eux, a confirmé Claudia, en me tapotant la main.
Mais, de toute évidence, il a très bien élevé sa petite-fille. Ce
n’est pas facile de s’occuper d’un enfant, surtout quand on ne
s’y attend pas. Je suis certaine qu’il serait très fier de toi.
— Merci, ai-je soufflé en caressant sa peau parcheminée. Il a
fait de son mieux.
J’en étais convaincue. Pourtant, tout en observant les
moineaux dans le jardin, je me suis dit qu’il avait dû être
terriblement difficile pour Papy de voir une gamine de six ans
débarquer dans sa vie sans crier gare. Et je me suis demandé
s’il serait réellement fier de l’existence que je menais.
Plus tard dans l’après-midi, en marchant vers le métro, j’ai
pensé aux parents de Claudia et aux miens. Ma mère avait
rempli sa mission sur le plan biologique, mais je ne crois pas
qu’elle ait jamais eu l’instinct qui allait avec. Au cours des six
années que nous avions passées ensemble, je ne me souvenais
pas qu’elle ait manifesté le moindre signe de tendresse et
d’affection comme j’en avais vu dans les films : pas de câlins
spontanés, pas de rubans noués dans les cheveux, pas de
gâteaux préparés ensemble. Il m’arrivait d’imaginer qu’elle
aurait pu ressembler à ces mamans de cinéma si on lui avait
laissé l’occasion de s’épanouir dans ce rôle. Quand on
fantasme assez longtemps sur quelque chose, ça finit par
paraître presque vrai.
Papy avait été davantage qu’un père pour moi : il avait
durablement façonné ma manière de percevoir et d’habiter le
monde. Mais je me demandais souvent quelles autres qualités
j’aurais développées si j’avais pu profiter d’une figure
maternelle. Je ne me serais sans doute pas davantage
passionnée pour le maquillage ou les vêtements, mais peut-être
aurais-je été plus à l’écoute de mes intuitions ? Ou plus à l’aise
pour exprimer mes émotions ?
Avoir grandi sans mère à admirer faisait-il de moi une
femme diminuée ?
Chapitre 28

— PAS trop de bourbon pour moi, Leo, s’il te plaît.


J’étais assise à la table de sa salle à manger, prête pour notre
partie de mah-jong.
Penché sur son chariot de bar tel un sorcier au-dessus de son
chaudron, mon vieil ami était en train de mélanger
studieusement ses ingrédients. Les glaçons tintaient contre le
verre, produisant un son de carillon. Avec un sourire satisfait,
il a posé la boisson devant moi. Comme toujours, il dégageait
une réconfortante odeur de savon.
— Comment se passe ta mission ? a-t-il demandé.
— Avec Claudia ? C’est une femme extrêmement
intéressante – elle me fait penser à toi, d’ailleurs.
Il m’a dévisagée avec un petit sourire sceptique.
— Tu trouves que je ressemble à une Blanche pleine aux as
de l’Upper West Side ? a-t-il ironisé.
— Non, pas à cause de ça, ai-je concédé. Mais son humour
impertinent, sa nostalgie du bon vieux temps et sa propension
à contourner les règles, en revanche, c’est tout à fait toi.
— Je plaide coupable, s’est esclaffé Leo.
Il a goûté son cocktail avant d’émettre un petit claquement
de bouche, les yeux plissés.
— Un peu trop de citron vert, je pense, a-t-il remarqué.
J’ai trempé mes lèvres dans mon verre.
— Moi, je trouve ça délicieux, ai-je affirmé en souriant.
Mais c’est vrai que je n’y connais rien.
— Tu apprendras en temps voulu, ma jeune protégée.
— À toi de commencer, ai-je dit en lui tendant les dés.
Leo les a enfermés entre ses mains agiles et les a secoués
théâtralement de chaque côté de sa tête.
— Il paraît que tu es souvent fourrée avec notre nouvelle
voisine, a-t-il observé en lâchant enfin les dés.
Un deux et un quatre.
— Sylvie ? Oui, elle est vraiment sympa, ai-je commenté en
lançant à mon tour. On a un peu traîné ensemble – café, yoga,
dîner… Ce genre de choses.
Un cinq et un six. Je me suis frotté les mains de satisfaction,
et Leo m’a décoché un regard faussement furieux.
— Voilà qui ressemble fort à une amitié naissante, si tu veux
mon avis, a-t-il déclaré.
— Il est trop tôt pour le dire, ai-je rétorqué en essayant de
masquer mon embarras derrière un haussement d’épaules
désinvolte.
— Pour ma part, je suis très content que Sylvie soit venue
habiter ici. Notamment parce qu’elle partage ma passion pour
les ragots.
— Ça veut dire que tu me rebattras moins souvent les
oreilles des vilains secrets du quartier ? l’ai-je taquiné.
— Tu fais semblant de désapprouver les commérages parce
que ton grand-père les détestait, a répliqué Leo. C’était un
gentleman, jamais il n’aurait médit de personne. Mais tu sais
quoi ?
Le vieil homme s’est penché vers moi et, baissant la voix, il
a soufflé :
— Je crois qu’au fond, il adorait mes potins autant que toi,
mais il ne voulait pas le reconnaître, pas plus que toi
maintenant.
J’ai rougi parce qu’il avait raison : j’aimais cette possibilité
d’avoir des nouvelles du voisinage sans avoir à engager la
conversation avec des inconnus.
— Il me manque, ai-je murmuré.
— À moi aussi… Ce bon vieux Patrick. J’ai du mal à croire
que ça fait treize ans qu’il est parti.
Nous avons interrompu le jeu, perdus dans nos pensées.
— Leo, ai-je lancé après un instant en faisant tourner
paresseusement mes glaçons dans mon verre, est-ce que Papy
t’avait parlé de ce que ça lui faisait de m’élever tout seul ?
Quand j’ai débarqué comme ça, de nulle part, il me connaissait
à peine…
J’ai lu dans le regard de Leo un mélange de compassion et de
tristesse. Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, puis il
l’a refermée avant de pouvoir articuler une syllabe. C’était la
première fois que je le voyais à court de mots. Il a repris une
gorgée d’alcool.
— Pourquoi me poses-tu cette question ? a-t-il fini par
demander.
— À cause de quelque chose qu’a dit Claudia, ai-je répondu
en posant mon verre pour examiner les lignes de ma main.
Que ça n’avait pas dû être facile de s’occuper de but en blanc
d’une gamine de six ans. Tu crois que je lui ai gâché la vie ?
Le vieil homme a poussé un profond soupir.
— Je ne vais pas te mentir : parfois, pour lui, c’était une
véritable épreuve. Comme pour tous les parents, à un moment
ou un autre.
— Sauf que la plupart des parents ont choisi d’avoir un
enfant, ai-je observé.
Soudain, j’ai eu honte de n’avoir jamais réfléchi à sa
situation : d’un coup, il s’était retrouvé unique responsable
d’une gamine qu’il connaissait à peine. Leo a levé les yeux
vers le plafond, comme pour consulter des instances
supérieures.
— Clover, je crois que tu es ce qui est arrivé de mieux dans
la vie de ton grand-père. D’après ce que je sais, il travaillait
beaucoup après la naissance de ta mère, et il n’a guère
contribué à son éducation.
J’ai hoché la tête en me rappelant notre conversation à
Central Park, le jour de mes neuf ans. C’était l’une des rares
fois où il avait évoqué sa relation avec Maman.
— Il m’a dit qu’il voyageait beaucoup, quand elle était
petite, ai-je confirmé.
— En effet. Et ta maman semblait plutôt capricieuse et
égoïste. Patrick n’a jamais approuvé le fait qu’elle et ton père
partent aussi souvent en déplacement et te laissent entre les
mains de leur voisine. Selon lui, ils t’élevaient mal. C’était un
constat douloureux, parce qu’il se demandait si, en faisant
passer le travail avant la famille, ta mère ne reproduisait pas ce
qu’elle avait vécu dans son enfance. Je crois qu’il se sentait
terriblement coupable.
J’ai avalé le reste de mon cocktail cul sec tandis que Leo
poursuivait :
— Alors, quand il s’est avéré qu’il était ta seule famille, il y
a vu une chance de se racheter. De faire en sorte que tu
deviennes la meilleure personne possible, pour compenser les
erreurs commises avec ta mère.
Cette révélation n’a fait que m’attrister davantage.
— Je l’ignorais, ai-je murmuré.
— Comment l’aurais-tu su ? Tu n’étais qu’une enfant, tu
faisais de ton mieux pour gérer la situation. Mais je me
souviens que, parfois, il montait prendre un verre quand tu
étais couchée, et il s’arrachait les cheveux tellement il était
perdu. Il était terrifié à l’idée de rater ton éducation à toi aussi.
— Mais il semblait toujours tellement sûr de lui dans tout ce
qu’il m’enseignait…
— Bien sûr : il voulait que tu saches que, quoi qu’il arrive, tu
pouvais compter sur lui.
Leo s’est interrompu, une expression amusée sur le visage.
— Tu sais, a-t-il repris, pour tout ce qui relevait des trucs de
filles – acheter ton premier soutien-gorge, par exemple – il
prenait conseil auprès de Bessie, la propriétaire de la librairie
où vous étiez tout le temps fourrés.
— Vraiment ? me suis-je étonnée.
Dans ma tête, les pièces disparates du puzzle de ma vie ont
commencé à s’imbriquer.
— Je t’assure. Écoute, j’ai promis à ton grand-père que je
veillerais toujours sur toi et, à mon avis, ça implique une
certaine franchise.
De nouveau, il a contemplé le plafond avant de marmonner :
— Je suis sûr qu’il serait d’accord avec ça…
— Merci, Leo, ai-je dit à mi-voix tandis que, dans mon
cerveau, les images de mon enfance apparaissaient sous un
angle nouveau. J’apprécie, vraiment.
— Je suis là pour toi, a affirmé le vieil homme en me
décochant un clin d’œil.
Un peu secouée par ces révélations, j’ai reporté mon
attention sur les tuiles de mah-jong.
— Prêt à jouer ? ai-je demandé.
— Plus que jamais ! s’est-il exclamé en se frottant les mains.
Soudain, il a tressailli, et une grimace de douleur lui a tordu
la bouche.
— Ça va, Leo ?
Il s’est laissé aller un instant contre le dossier de sa chaise,
les yeux fermés. Quand il les a rouverts, j’ai vu qu’il feignait
la désinvolture.
— En pleine forme, comme d’habitude ! m’a-t-il assurée.
Une petite raideur dans la nuque, rien de méchant. C’est l’âge,
tu sais…
Je n’étais pas convaincue.
— Si tu n’as pas envie de jouer ce soir, ce n’est pas grave,
ai-je observé. À la place, on peut regarder une de ces vieilles
comédies anglaises qui te font tant rire…
— Je vois que tu essaies de me soutirer un forfait, a-t-il
coupé en agitant l’index. Mais tu ne m’auras pas si
facilement !
— Leo…
— À toi de jouer, gamine !

En général, je me sens mieux après avoir passé un moment


avec Leo mais, ce soir-là, en rentrant chez moi une fois
achevée notre partie de mah-jong, j’étais épuisée. Un mois
plus tôt, la vie me semblait tellement plus simple…
Mes jumelles étaient posées sur une étagère, inoffensives à
première vue, mais source potentielle d’un plaisir coupable.
Allons, juste quelques minutes, histoire de m’assurer que le
bonheur domestique de Julia et Reuben demeurait intact. Que
certains éléments de mon existence perduraient.
Avec des gestes précis, j’ai opéré mon rituel : éteindre la
lumière, positionner la chaise, entrouvrir le store.
Un dîner entre amis. Julia et Reuben aimaient recevoir de
temps à autre. Toujours les mêmes personnes, toujours des
couples. Tout un langage corporel mystérieux attendant d’être
décodé.
Oui, c’était exactement ce dont j’avais besoin.
Bras dessus bras dessous, Julia et Reuben discutaient avec
leurs invités, amoureux comme jamais.
M’enveloppant dans mon plaid, je me suis installée pour la
soirée, cherchant le réconfort dans la seule relation sur laquelle
je pouvais compter.
Chapitre 29

LORSQUE Sylvie m’a proposé, à la dernière minute, de


l’accompagner à un cours de danse, je me suis surprise moi-
même en acceptant son offre. Entre mon baiser en public avec
Sebastian et les révélations de Leo sur Papy, mon cerveau
avait beaucoup d’émotions à gérer. Un peu de dépense
physique me serait bénéfique.
— Quatre-vingt-dix pour cent des premiers baisers sont
décevants, a déclaré Sylvie, alors que nous étions assises en
tailleur sur le plancher d’un petit studio de danse de Chelsea.
Le mien était affreux mais, pour être honnête, nous n’avions
que douze ans. Malheureusement, il y a encore des types
comme Sebastian qui ne savent toujours pas embrasser
correctement à trente ans passés. Il serait peut-être temps que
quelqu’un lui dise…
J’avais l’impression d’avoir rejoint un club secret – celui des
premiers baisers ratés – qui comptait manifestement beaucoup
de membres. Ma contrariété s’en est trouvée allégée.
— Qu’est-ce que je dois faire ? ai-je demandé.
— Tu es sûre de n’avoir rien ressenti de fort, avec lui ? s’est-
elle enquise en lissant un pli sur son legging scintillant. Tu as
peut-être juste du mal à passer outre cet affreux baiser ?
Elle a marqué une pause pour me décocher un regard
malicieux avant de lancer :
— C’est peut-être à toi de lui montrer comment on fait ?
Je me suis tortillée, mal à l’aise.
— Je ne sais pas. C’est arrivé si vite. Et puis, ce n’est pas
comme si j’avais un élément de comparaison.
Le problème, c’est que j’étais déçue. La compagnie de
Sebastian ne me déplaisait pas, et la relation complice qu’il
entretenait avec Claudia était touchante, mais il avait beau être
le premier homme à m’avoir embrassée, il ne m’attirait pas
plus que ça.
— Sors de nouveau avec lui et vois ce qui se passe, m’a
conseillé Sylvie. Autant saisir les opportunités quand elles se
présentent. Considère ça comme un processus d’apprentissage
– au moins, maintenant, tu sauras qu’il ne t’invite pas à une
réunion professionnelle !
— Peut-être, ai-je murmuré, sceptique. Mais pas tant que je
travaille avec Claudia. Je ne veux pas mélanger ma vie
professionnelle et ma vie privée.
En outre, cela me donnerait du temps pour que mes
sentiments évoluent de manière plus concrète.
Tout en caressant le vernis écaillé du parquet, j’ai observé les
autres femmes présentes autour de nous. Au yoga, tout le
monde portait des tenues moulantes aux tons neutres et
apaisants. Ici, la tendance était plutôt aux drapés de couleurs
vives qui accentuaient les courbes. Avec mon legging bleu
marine et mon tee-shirt gris, j’espérais être reléguée au fond de
la salle. C’est alors que j’ai remarqué quelque chose de
beaucoup plus intimidant que les autres élèves : deux barres
métalliques au centre de la pièce.
— Je lis de la peur dans tes yeux, a plaisanté Sylvie, en me
décochant une bourrade. Ne t’inquiète pas, ce n’est pas une
séance de pole dance… Mais on devrait essayer, un jour, ça a
l’air super marrant.
Pas rassurée pour autant, j’ai rajusté mon legging et envisagé
de nouer mon tee-shirt à la taille, comme certaines femmes
dans la salle.
— Comment s’appelle ce cours, déjà ? ai-je demandé.
— « Rythmes sensuels », s’est esclaffé Sylvie. En gros, on
va jouer les strip-teaseuses, mais sans se déshabiller.
— Attends, mais… Tu n’avais pas parlé d’aérobic ou de
zumba ?
— Oui, c’est de l’aérobic, dans le sens où les exercices
accroissent les besoins en oxygène, a répliqué Sylvie avec un
sourire. Tu as interprété ce mot avec tes propres biais
psychologiques. Et puis, je sais que tu ne serais pas venue si
j’avais été plus précise. Mais crois-moi, ça va te faire un bien
fou. Danser, c’est le meilleur moyen d’entrer en contact avec
son corps. En dehors du sexe, bien sûr. Mais tu vas adorer ce
cours, c’est à la fois drôle et libérateur.
Soudain, la lumière s’est tamisée, créant une ambiance qui
n’aurait pas déparé dans un restaurant romantique. Des
bougies étaient disposées un peu partout autour de la salle – je
n’avais même pas remarqué que quelqu’un était venu les
allumer.
Les basses grinçantes et sulfureuses d’un morceau de
Beyoncé ont résonné. Ce cours allait être atroce. J’avais appris
beaucoup de choses par moi-même, mais le sens du rythme
n’en faisait pas partie. En théorie, je savais qu’il fallait claquer
des mains sur le deuxième temps, mais en pratique, je n’étais
pas sûre d’y parvenir.
Une femme s’est avancée jusqu’au centre de la pièce en
roulant des hanches. Elle a laissé glisser ses mains le long de
ses flancs avec une mine gourmande.
— Yesss ! a soufflé Sylvie d’un ton appréciateur. Ça va être
génial.
— Les filles, vous êtes prêtes à sentir votre corps ? a
ronronné la femme en fermant les yeux, une expression de pur
plaisir sur le visage.
Tout le monde a réagi en lançant des « oui » enflammés.
Sauf moi. J’avais envie de vomir. J’ai jeté un coup d’œil en
direction de la porte, à quelques mètres de là, prête à m’enfuir
pour ne jamais revenir.
C’est alors que Sylvie m’a tirée par la main pour me faire
lever.
— Je suis trop contente d’être là avec toi, Clover !
Son geste a suffi à évacuer une partie de la tension dans mon
corps, et j’ai senti la nausée s’éloigner. Suppliant mes nerfs de
se détendre, je me suis concentrée sur le sentiment de
connexion que m’inspirait mon amie. Elle me souriait avec
une telle sincérité que je ne pouvais pas la planter là.
— Moi aussi, ai-je murmuré, exaltée et terrifiée à la fois.
J’avais l’impression d’être accrochée à un bouquet de
ballons gonflés à l’hélium et que mes pieds décollaient enfin
du sol.
J’ai vite constaté que le cours ne comportait pas de
mouvements imposés. Il s’agissait essentiellement de se
tortiller au rythme de la musique (ou, dans mon cas,
légèrement à contretemps) ; de ramper par terre comme des
félins (j’aurais dû apporter des genouillères) et de se passer les
mains dans les cheveux (dommage que je porte un chignon).
Sylvie, qui avait manifestement le rythme dans la peau,
s’agitait avec enthousiasme, et sa queue-de-cheval suivait le
tempo à la perfection. De temps à autre, elle me décochait un
petit coup d’épaule et m’encourageait d’un sourire avant de
s’éloigner, pleine d’assurance, comme si la sensualité était
chez elle une seconde nature.
Au bout de vingt minutes de ce régime, j’ai senti que je
m’abandonnais peu à peu, entre autres grâce au fait que nous
pouvions fermer les yeux (« et laissez-vous alleeeeer ! »).
Chaque fois que j’entrouvrais les paupières, chaque femme,
dans la salle, semblait concentrée sur elle-même. Libérée des
regards extérieurs, j’ai laissé mon corps bouger avec une
fluidité inédite. J’ai fait courir mes mains sur mes cuisses et
mes hanches, découvrant une intimité nouvelle… et très
agréable.
Dans un accès de folie, j’ai levé les bras et dénoué mon
chignon.

En récupérant mes affaires dans le vestiaire, je me sentais


euphorique.
— Je savais que ça te plairait ! s’est exclamée Sylvie, en me
dévisageant d’un air approbateur. Je ne t’ai jamais vue aussi
détendue.
— Oui, ça c’est mieux passé que je pensais, me suis-je
contentée de répondre.
Je ne voulais pas paraître trop emballée au cas où elle
déciderait de me traîner au cours de pole dance. Mais en
remontant la 8e Avenue dans le froid de la nuit, j’avais
l’impression de sentir mon corps pour la première fois. La
façon dont il se mouvait, la caresse de mes vêtements sur ma
peau… J’éprouvais les mêmes sensations qu’en regardant une
comédie romantique à la télé ou en observant Julia et Reuben
s’embrasser.
Non, ce n’était pas tout à fait pareil.
Cette fois, la stimulation était venue de l’intérieur.
Chapitre 30

À deux reprises dans la matinée, le nom de Sebastian s’est


affiché sur mon téléphone. La première fois, je me suis
contentée de fixer l’écran jusqu’à ce qu’il disparaisse. Je
n’aimais pas cette intrusion dans mon quotidien. Il a raccroché
sans laisser de message.
Je n’ai pas répondu non plus à son second appel. J’ai attendu
un quart d’heure, puis je lui ai envoyé un SMS :
Salut Sebastian, tu as essayé de me joindre ? J’étais sous la douche.

Trois petits points se sont mis à flotter sous mon texto. Il


m’écrivait – tant mieux, cela me laissait le temps de réfléchir à
ce que j’allais lui dire. Mais soudain, les points ont disparu et,
une fois de plus, son nom est apparu sur mon écran. Je n’avais
plus le choix, il fallait que je décroche.
— Salut, Clover !
Le son de sa voix m’a ramenée à notre dernière rencontre, et
j’ai senti l’anxiété me gagner.
— J’ai pensé que ce serait plus simple de se parler, a-t-il
enchaîné. Comment s’est passée ta matinée ?
— Très bien, merci.
J’ai attendu qu’il m’explique pourquoi il me téléphonait.
— L’autre soir, c’était vraiment sympa…, a-t-il commencé
sur le ton de quelqu’un qui teste une hypothèse.
— Oui, c’est vrai.
En partie, du moins.
Sebastian s’est raclé la gorge avant de poursuivre :
— Demain, je joue avec un quartet de violoncelles et je me
demandais si ça te dirait de venir… avec Mamy ? Elle adore
mes concerts et je pensais que ce serait bien qu’elle y assiste,
euh… une dernière fois.
Je pouvais difficilement refuser cela à Claudia. L’appel de
Sebastian m’a soudain semblé moins envahissant, et je me suis
détendue.
— C’est très prévenant de ta part, ai-je répondu. Je
l’accompagnerai avec plaisir.

Comme Sebastian devait arriver tôt dans la salle où il se


produisait, je suis restée plus longtemps que d’habitude avec
Claudia afin d’attendre avec elle le chauffeur Uber qui nous
amènerait à Chelsea.
Je l’ai regardée pendant qu’elle se préparait devant le miroir
de sa coiffeuse. Elle a appliqué son rouge à lèvres avec aisance
avant de déposer un peu de parfum au creux de ses poignets,
derrière ses oreilles et sur son décolleté. J’avais l’impression
d’être une petite fille qui observe sa mère, fascinée par sa
beauté et son élégance. Mais au lieu d’éprouver le douloureux
regret de n’avoir jamais vécu cette expérience – ou alors, je
n’en ai aucun souvenir –, j’avais l’impression qu’un vide en
moi était comblé.
— Aide-moi, veux-tu, ma chérie ? m’a demandé Claudia, en
me tendant un collier de perles.
J’ai ouvert le fermoir et elle a soulevé de sa nuque les
mèches échappées de son chignon banane.
— Voilà, ai-je soufflé une fois le bijou en place, une main
posée sur son épaule.
La vieille dame l’a recouverte de la sienne et elle a croisé
mon regard dans le miroir.
— Merci, ma belle. J’ai beaucoup de chance de t’avoir.
Des mots que je n’aurais jamais cru entendre.
— Je suis très heureuse d’être là, ai-je affirmé platement,
incapable d’exprimer combien j’étais touchée. Mais il vaudrait
mieux y aller si nous voulons être à l’heure.
J’ai aidé Claudia à se lever de son vieux fauteuil Windsor,
humant les notes de bergamote et de tubéreuse de son parfum.
J’ai jeté un coup d’œil au nom gravé sur l’élégant flacon
arrondi orné d’un bouchon vert : Creed Fleurissimo. Trop
glamour pour moi.
— Bien, a lancé la vieille dame en lissant sa jupe. Comment
me trouves-tu ?
— Parfaite.
J’ai contemplé sa silhouette élancée. Le style de Claudia,
comme celui de Leo, était clairement ancré dans les
années 1960, mais il évoquait moins Mad Men que Joanne
Woodward. Ce soir, elle portait un chemisier de soie à col
montant, une jupe trois quarts et des escarpins à talons carrés.
— Je vais demander à Selma de nous aider pour descendre
l’escalier. Votre fauteuil roulant est déjà dans l’entrée.
— Aujourd’hui, pas de fauteuil pour moi ! a décliné Claudia,
balayant mon offre d’un geste de la main. C’est peut-être ma
dernière soirée en ville, je veux qu’elle ait du style !

Sans le fauteuil roulant, notre entrée dans la salle de concert


a été moins grandiose que prévu. Nous progressions à petits
pas, mon bras enroulé autour de la taille de Claudia pour
l’aider à garder l’équilibre. Malgré cela, elle avançait avec une
grâce et une assurance qui attirait tous les regards, et les
personnes rassemblées à l’entrée l’ont dévisagée avec respect.
Que ressentait-on à faire ainsi tourner les têtes, à affirmer sa
présence avec un tel charisme, à ne pas craindre d’être vue et
admirée ?
À l’intérieur, des rangées de chaises pliantes étaient
disposées face à la scène, scindées en deux par une allée.
Quand Sebastian s’est dirigé vers nous, une nuée de papillons
s’est mise à voltiger dans mon estomac. J’étais tellement
captivée par Claudia que je n’avais pas eu le temps de me
préparer à affronter son petit-fils.
— Bonjour, Mamy !
Il a déposé un baiser sur ses joues puis s’est tourné vers moi.
Mortifiée à l’idée qu’il essaie de m’embrasser devant
Claudia, je lui ai brusquement tendu la main.
— Bonsoir, Sebastian.
Mon geste l’a pris de court, mais il s’est rapidement ressaisi.
Rangeant son téléphone dans sa poche, il m’a serré la main.
— Je suis vraiment content que vous soyez là, toutes les
deux, a-t-il affirmé sans me quitter des yeux. Je vous ai réservé
deux places au premier rang.
Il s’est placé de l’autre côté de Claudia pour lui prendre le
coude et, ensemble, nous l’avons lentement accompagnée
jusqu’à sa chaise. Une fois qu’elle a été confortablement
installée, Sebastian est resté planté devant moi, les mains dans
le dos, comme s’il cherchait à me dire quelque chose. Je me
suis plongée dans le programme déposé sur les sièges.
— Les Suites pour violoncelle de Bach, ai-je lu tout haut.
— Oui, je sais, c’est d’une banalité absolue, a commenté
Sebastian avec un sourire gêné. Moi, je voulais jouer la
Pavane de Fauré.
Il s’est tourné pour balayer le public d’un geste de la main
avant d’ajouter :
— Mais il faut satisfaire le plus grand nombre, surtout pour
un concert de charité.
Je n’étais pas au courant qu’il s’agissait d’un gala de
bienfaisance, et Sebastian est remonté dans mon estime. À
présent, sa maladresse me paraissait touchante.
— Mon grand-père adorait Bach, lui ai-je confié pour tenter
de le mettre à l’aise. Quand j’étais petite, il m’emmenait aux
concerts du Philarmonique de New York.
Assis au balcon, nous parlions à voix basse pendant qu’il
m’apprenait le nom de chaque section de l’orchestre et des
différents instruments. Mon chef d’orchestre préféré était un
homme qui se laissait tellement emporter par la musique qu’on
aurait dit qu’il dansait. Et de temps à autre, il faisait une pause
pour remonter son pantalon.
Le visage de Sebastian s’est éclairé.
— Mamy m’y emmenait aussi ! Je me demande si nous
sommes allés aux mêmes représentations ?
Je nous imaginais, deux gamins malingres se croisant dans le
hall du Lincoln Center.
Claudia a levé les yeux vers son petit-fils.
— J’ai essayé de lui faire aimer le jazz, mais il préférait la
musique classique – il n’en démordait pas, tout comme son
grand-père.
— Oui, a confirmé Sebastian. Il haïssait le jazz, il refusait
d’en écouter une seule note.
Voilà qui me donnait un aperçu fascinant des relations entre
Claudia et son mari…
Un homme trapu est venu taper sur l’épaule de Sebastian. Il
a désigné la scène improvisée où quatre violoncelles
attendaient devant des chaises.
— On va commencer, il faut que j’y aille, a dit Sebastian.
Bon concert !
Il a disparu dans les coulisses.
Les lumières se sont éteintes, le public s’est tu et j’ai fermé
les yeux, me délectant des fourmillements d’impatience que
j’éprouve toujours avant un spectacle, de cette intimité
partagée avec de parfaits inconnus où, pendant un bref
moment, chacun met de côté son bagage existentiel pour faire
corps avec la musique, dans un espoir commun. Je me suis
repue de l’odeur boisée et apaisante des instruments, et du
crissement d’un archet fraîchement enduit de colophane.
La porte latérale s’est ouverte ; Sebastian et les autres
musiciens – tous vêtus de noir et sérieux comme des papes –
sont venus prendre place, baissant modestement la tête sous
les applaudissements chaleureux. La femme assise à gauche de
Sebastian a attaqué le prélude de la Suite pour violoncelle n° 1
de Bach, ses doigts se déplaçant avec grâce sur le manche du
majestueux instrument, comme s’ils en caressaient le son.
Quand le thème a résonné dans la salle, j’ai senti le public
pousser un soupir collectif tandis qu’il s’abandonnait à
l’étreinte de la musique. Les trois autres se sont mis à jouer à
leur tour, et j’en ai profité pour regarder Sebastian en pleine
action. Sa façon de ployer légèrement la nuque sur son
instrument, comme pour lui confier un secret. Son visage
concentré. Son pied qui marquait le rythme, alternant orteils et
talon, tandis que le reste de son corps se balançait avec un
plaisir manifeste.
Observer une personne emportée par sa passion, par ce
qu’elle sait le mieux faire – ce que certains appellent le
« flow » – est l’un des grands privilèges de la vie. Il émane
alors d’elle une énergie, une véritable magie. Comme si son
cœur s’ouvrait d’un coup et qu’elle communiquait avec le
monde de la manière la plus pure, sans incertitude, sans
tension, sans amertume. Comme si le temps était suspendu et
qu’elle s’autorisait simplement à être.
Ce soir, je découvrais Sebastian sous un autre jour. Et
pendant quelques instants, au lieu de me demander quels
sentiments il m’inspirait, je me suis laissée aller à la musique
qu’il nous offrait.

Une fois le spectacle achevé, Claudia et moi sommes allées


attendre Sebastian à l’extérieur sur un banc devant la salle.
— Quel délicieux concert, a dit Claudia, en passant son bras
dans le mien. Merci, ma chère Clover, de m’avoir
accompagnée. J’espère que mon petit-fils te paie pour toutes
ces heures supplémentaires.
J’ai ressenti un pincement de culpabilité en pensant à la
soirée que j’avais passée avec Sebastian.
— Oh, non, certainement pas, ai-je bégayé. Nous sommes ici
pour une bonne cause, après tout. Je ne vais quand même pas
me faire payer pour ça.
— Tu as un cœur d’or, ma chérie, a déclaré Claudia.
Ce compliment me mettait mal à l’aise, je ne le méritais pas.
— Mais je ne veux pas te retenir, a-t-elle enchaîné. Tu dois
avoir hâte de rentrer chez toi pour te reposer. Je peux attendre
Sebastian ici.
Sa proposition m’a tentée, mais j’étais curieuse de revoir
Sebastian.
— Je vais rester jusqu’à ce qu’il arrive, ai-je répondu. Je n’ai
pas envie de vous laisser seule.
La vieille dame a considéré d’un air amusé les alentours – un
quartier calme et des rues proprettes.
— Je ne pense pas risquer grand-chose, ici, s’est-elle
esclaffée. Je me suis déjà retrouvée dans des endroits
beaucoup moins sûrs, crois-moi…
À cet instant, la porte de la salle s’est ouverte et un étui de
violoncelle est apparu, suivi de Sebastian.
— Ah, vous êtes là ! s’est-il exclamé en appuyant son
instrument contre la paroi vitrée. Je vous cherchais à
l’intérieur.
— J’étais en train de dire à Clover qu’elle pouvait s’en aller,
a dit sa grand-mère. Il est déjà tard, ne monopolisons pas son
temps. En plus, il commence à faire froid.
Sebastian nous a considérées alternativement sans que je
parvienne à déchiffrer son expression.
— Oui, bien sûr, a-t-il fini par murmurer en sortant son
téléphone. J’appelle tout de suite un taxi.
— Non, je vais prendre le métro, ai-je rétorqué, nous ne
sommes qu’à quelques arrêts de chez moi.
Je n’avais aucune envie de me retrouver coincée à l’arrière
d’une voiture entre Claudia et son petit-fils comme si de rien
n’était.
— Mais le chauffeur n’est qu’à une minute d’ici, a protesté
celui-ci en agitant son portable. On te déposera en chemin.
— Non, ai-je insisté, vous allez dans la direction opposée.
Prendre le métro m’ira très bien.
Claudia a posé la main sur le bras de Sebastian.
— Laisse-lui son indépendance, mon trésor, a-t-elle soufflé
en me décochant un clin d’œil. Clover doit en avoir marre de
nous.
— D’accord, désolé, a marmonné Sebastian en rougissant.
— Merci pour l’invitation, en tout cas, ai-je lancé. C’était un
très beau concert. Et… tu es un musicien très talentueux.
Pour la première fois depuis que je le connaissais, il n’a pas
su quoi dire. Sentant sur moi le regard attentif de Claudia, j’ai
commencé à paniquer.
— Bon, je rentre, ai-je articulé précipitamment en
boutonnant mon manteau. Il faut que je sorte mon chien.
Bonne nuit à tous les deux !
Sur ces mots, j’ai battu en retraite devant Sebastian – ça
devenait une habitude. Sauf que, cette fois, je n’étais pas
certaine de savoir pourquoi je fuyais.
Chapitre 31

LE mercredi suivant, quand je suis arrivée chez Claudia, Selma


m’a accueillie à la porte.
— Elle souffre beaucoup, aujourd’hui, a-t-elle annoncé. Elle
refuse de rester au lit, évidemment, alors nous l’avons installée
dans la bibliothèque.
D’un geste, elle m’a indiqué le chemin à suivre.
— Deuxième étage à gauche.
Mon appartement tout entier aurait facilement tenu dans
cette pièce sublime. Mon rêve : sur d’immenses étagères en
noyer couvrant les murs du sol au plafond, des centaines de
livres soigneusement alignés. De magnifiques fauteuils aux
contours accueillants invitant à des heures de lecture. Des
fenêtres en arcade, qui laissaient discrètement entrer la lumière
du jour. Et dans un coin, le violoncelle de Sebastian.
Depuis le concert, je débattais de mes sentiments envers lui :
j’appréciais son talent, mais cela signifiait-il que je le trouvais
attirant ? J’avais du mal à savoir si ma retenue à son égard
provenait du fait que je travaillais pour sa grand-mère ou si
c’était lui, spécifiquement, qui me l’inspirait. J’aurais aimé
avoir un peu d’expérience en la matière, pour pouvoir
comparer. Mais comme je n’avais jamais eu d’ami de mon
âge, et encore moins de petit ami, j’étais incapable d’établir la
différence entre une admiration platonique et les prémices
d’une histoire d’amour.
Claudia était étendue sur une chaise longue en acajou,
soutenue par un arsenal de coussins qui donnaient à sa
silhouette frêle des allures de poupée. Un plaid en jacquard la
recouvrait jusqu’aux aisselles. Elle avait les yeux fermés, mais
sa main bougeait au rythme d’un morceau de Duke Ellington
que diffusait une petite enceinte posée sur la table à côté
d’elle. En entendant le parquet crisser sous mes pas, elle m’a
saluée d’un sourire ensommeillé.
— J’ai croisé Duke Ellington, autrefois, a-t-elle murmuré
d’un ton rêveur.
— Je parie qu’il y a une belle histoire derrière tout ça, ai-je
commenté en m’asseyant dans un fauteuil molletonné, juste
dans son champ de vision.
— À vrai dire, les gens ont surtout retenu de cette soirée
l’affreuse dispute que j’ai eue avec mon mari, a pouffé
Claudia, en essayant de se redresser.
Je me suis levée pour l’aider et ajuster les coussins dans son
dos.
— Il n’aimait pas que je discute avec d’autres hommes, aussi
passionnante que soit leur conversation, a-t-elle poursuivi.
C’était un véritable problème dans notre relation, parce que
j’ai toujours adoré parler avec des inconnus. C’est grâce à cela
que je suis devenue une bonne photojournaliste.
— Ça a dû être un crève-cœur de renoncer à votre carrière,
ai-je observé. Avez-vous rencontré d’autres femmes qui
exerçaient ce métier, à l’époque ?
— Guère plus de trois ou quatre, tu t’en doutes. En fait, ce
sont des gens comme Margaret Bourke-White, Dorothea
Lange et Martha Gellhorn qui nous ont ouvert la voie.
— Je viens justement de lire Mes saisons en enfer de
Gellhorn. Elle est fascinante.
C’était l’un des essais conseillés par Bessie quand je lui
avais demandé de me recommander des livres écrits par des
femmes intrépides et indépendantes.
— Vous l’avez déjà rencontrée ? ai-je demandé.
— Nos chemins se sont croisés quelquefois dans les
années 1950 – une vraie lionne. Mais elle a aussi été la seule à
avoir suffisamment de jugeote pour divorcer d’Hemingway.
— Ça devait être rude d’être journaliste pour une femme, en
ce temps-là, ai-je observé. J’imagine qu’il fallait sortir les
griffes pour se protéger, il n’y avait pas le choix.
— Tu es vive, Clover, c’est ce qui me plaît, chez toi.
— Avez-vous envisagé de reprendre du métier quand votre
fils a grandi ?
— Pas vraiment, a-t-elle soupiré. Dans notre milieu social, il
n’était pas question que les femmes travaillent, et encore
moins qu’elles partent aux quatre coins de la planète en
abandonnant leur famille pour prendre des inconnus en photo.
Mon mari ne l’aurait jamais accepté. Pas étonnant que
Gellhorn et Bourke-White aient divorcé deux fois. Le
journalisme et la photo exigent une intimité que les hommes
de l’époque ne comprenaient pas.
— Vous avez quand même dû vivre des histoires
passionnantes avant votre mariage, ai-je observé en
contemplant les étagères autour de nous. J’aimerais beaucoup
que vous me montriez d’autres photos de vous, un jour.
J’espérais surtout que cela lui donnerait matière à réfléchir
sur sa vie.
Claudia a désigné le côté opposé de la pièce où trônait un
grand bureau en teck.
— Tu trouveras une clé sous le presse-papiers. La plupart de
mes photos sont stockées à la cave. Je suppose que c’est le
moment idéal pour les trier, vu que l’heure tourne, comme on
dit. Mes rejetons vont certainement s’empresser de les jeter
dès que j’aurai quitté cette terre.
— Je ne suis pas sûre que Sebastian le permettrait, ai-je
objecté.
À mon avis, il était trop sentimental pour ça.
— Oui, c’est un petit-fils très dévoué. Dommage qu’il ne se
montre pas aussi consciencieux dans d’autres domaines de sa
vie, a soupiré Claudia. J’espérais qu’il trouverait l’âme sœur
avant mon départ. J’aurais aimé le savoir heureux. Ses amies
sont toujours très gentilles, mais ça ne va jamais bien loin… Je
ne suis même pas sûre que ce soit une question de
compatibilité, j’ai parfois l’impression qu’il cherche surtout à
ne pas être seul.
J’ai pensé à la femme que nous avions croisée au bar, l’autre
soir – j’ignorais si elle était faite pour Sebastian. À vrai dire, je
ne m’étais même pas demandé s’il était compatible avec moi.
Au fond, que signifiait ce mot ? Il me semblait injuste de
renoncer à quelqu’un au motif qu’il souffrait d’allergies aux
poils d’animaux, mais ce détail ne faciliterait certes pas notre
éventuelle relation.
Je me suis dirigée vers le bureau et j’ai trouvé la clé sous une
petite baleine en laiton.
— Je vais au sous-sol, ai-je annoncé. Où dois-je chercher
exactement ?
— Il faudra peut-être fouiller un peu, mais tu devrais
dénicher une pile de vieilles boîtes d’archives. Les photos se
trouvent dedans – du moins, si elles ne sont pas tombées en
poussière. Il y a des années que personne n’y a mis le nez.
— C’est parti !
Je me suis éclipsée avant que Claudia ne m’en révèle
davantage sur la vie intime de Sebastian.
L’agencement de la cave constituait un véritable défi à la
gravité. Meubles, œuvres d’art, vieilles valises en cuir et
équipements de ski étaient entassés dans un équilibre précaire,
prêts à dégringoler au moindre souffle d’air. C’est donc de
cette façon que les personnes aisées conservent un intérieur
aussi sobre et ordonné : en accumulant leurs véritables biens
hors de vue.
Avec l’épaisse couche de poussière qui recouvrait chaque
surface, Sebastian devait rarement s’aventurer ici. Même moi,
qui n’y étais pas particulièrement sensible, j’ai éternué quatre
fois d’affilée. En me faufilant dans ce labyrinthe, je me suis
promis d’établir prochainement un inventaire de ce qui y était
entreposé. Claudia aurait peut-être envie de léguer certains
objets au lieu qu’ils soient vendus ou simplement balancés aux
encombrants. Cela ne faisait pas officiellement partie de mon
travail, mais j’avais souvent vu des familles jeter sans
cérémonie les souvenirs rassemblés pendant une vie entière au
moment de vendre la maison du défunt. La perspective d’une
grosse somme d’argent suffisait souvent à leur ôter tout
scrupule.
Les boîtes en question étaient coincées sous un vieux
toboggan en bois. À voir l’empreinte profonde qu’il avait
laissé sur les cartons, j’imaginais qu’elles étaient là depuis des
décennies. Avec mille précautions, je les ai dégagées avant de
retourner triomphalement à la bibliothèque, des toiles
d’araignées plein les cheveux et les yeux irrités.
— On dirait que tu reviens d’une véritable expédition, a
remarqué Claudia, pendant que je m’époussetais. J’espère que
tu jugeras que le jeu en valait la chandelle.
— Je suis sûre que oui, ai-je répondu en disposant les boîtes
sur la table basse en verre. On se jette à l’eau ?
Un frémissement est apparu sur le visage de la vieille dame,
et elle m’a semblé aussi vulnérable qu’une artiste s’apprêtant à
dévoiler sa première œuvre.
— Allons-y, a-t-elle murmuré.
Le carton contenait plusieurs centaines de photographies
imprimées sur un épais papier mat. Toutes étaient en noir et
blanc et beaucoup étaient décolorées, n’affichant plus que des
silhouettes fantomatiques de personnages et de structures
difficilement identifiables. J’ai sélectionné une pile de clichés
reliés par une ficelle, et j’ai commencé à les feuilleter.
Sur le premier figurait une femme vêtue d’une robe à motifs
complexes, assise au bord de la route derrière deux gros
régimes de bananes.
J’ai lu l’inscription au dos :
— « Tunisie, 1956 ».
— Mon premier et unique voyage en Afrique du Nord, a
expliqué Claudia avec un sourire. J’étais en poste à Marseille
et j’ai supplié mon rédacteur en chef de m’envoyer là-bas pour
couvrir la fin du mouvement d’indépendance tunisien. Comme
il a refusé, je m’y suis rendue par mes propres moyens – j’ai
dû déployer tous mes charmes pour monter sur le bateau. Une
fois à Tunis, j’ai envoyé un télégramme pour lui demander de
nouveau son autorisation. Là, il n’a pas eu le choix.
— Je ne crois pas que j’aurais été capable de tant de courage,
ai-je murmuré.
Son récit m’a rendue nostalgique de l’époque où je
débarquais dans un pays étranger dont je ne connaissais rien. Il
y avait si longtemps que cela m’était arrivé…
— D’une certaine façon, c’était mon baroud d’honneur, a
repris Claudia, une nuance de tristesse dans la voix. À la fin de
l’année, je devais rentrer et me marier, et je savais que ma
brève carrière de photographe touchait à sa fin.
— Quel âge aviez-vous ?
— Vingt-cinq ans au mois d’août. C’était déjà un âge avancé
pour le mariage. Quand je me suis fiancée, à vingt-trois ans,
j’ai demandé à mon futur mari de me laisser deux ans pour
poursuivre ma carrière de photographe. Ensuite, je promettais
d’être la fidèle épouse mondaine dont il rêvait.
— Et vous avez tenu parole.
— Oui, a confirmé Claudia, en hochant la tête. Je voulais un
enfant et je souhaitais qu’il grandisse dans un environnement
stable. Pour cela, j’étais obligée de me marier. Pas comme les
femmes d’aujourd’hui qui congèlent leurs ovules et font un
bébé toutes seules à trente ou quarante ans. Si cela avait été
possible alors, je n’aurais pas hésité une seconde.
Je n’ai jamais pensé à congeler mes ovules. Vu que
j’approche de la quarantaine, peut-être devrais-je commencer à
y songer.
— J’avais besoin de ces deux années pour ne pas devenir
folle, a poursuivi Claudia. Pour me constituer autant
d’expériences et de souvenirs que possible et les faire durer le
reste de ma vie.
Elle a marqué une pause avant d’ajouter, une lueur ironique
dans le regard :
— Sauf que je ne m’attendais pas à vivre aussi longtemps.
À mesure que nous examinions les images, la perspicacité de
sa vision photographique m’apparaissait de plus en plus
clairement. Chacun de ses sujets dégageait une impression de
candeur, comme si quelqu’un les regardait pour la première
fois. Les têtes légèrement inclinées et les expressions pleines
d’espoir révélaient une timidité touchante. Certains semblaient
lassés de la vie, leurs yeux trahissant une profonde tristesse.
Chaque image dégageait une émotion – joie, désir, souffrance,
amertume – que je ressentais intensément.
Aux photos tunisiennes ont succédé des portraits plus sobres
pris sur la Côte d’Azur. Des enfants barbotant dans les eaux
calmes de la Méditerranée. Un vieil homme somnolant sous un
olivier. Un chien chapardant une baguette. Le tout m’évoquait
le tableau Pinterest d’un francophile, version argentique.
— Celles du sud de la France ne dégagent pas la même
intensité, a commenté la vieille dame comme si elle lisait dans
mes pensées.
Je me suis arrêtée sur le premier portrait : un jeune homme
aux cheveux bouclés, vêtu d’une marinière, posait stoïquement
à l’avant d’un bateau.
— Je ne sais pas, ai-je dit en tendant le cliché à Claudia. Ce
monsieur au teint buriné me paraît plutôt intense.
La repartie incisive que j’attendais n’est jamais venue. Tout
en fixant la photo, Claudia a porté une main tremblante à sa
poitrine, le souffle court.
J’ai bondi de mon fauteuil, prête à agir.
— Ça va, Claudia ? Voulez-vous que j’appelle Selma ? Ou
un médecin ?
Claudia m’a prise par le bras.
— Non, non, ma chérie, je vais très bien.
Sa respiration s’est peu à peu apaisée.
— C’est juste que… je n’avais pas vu de photo de lui depuis
plus de soixante ans.
— Qui est-ce ?
— Il s’appelait Hugo Beaufort, a répondu la vieille dame
d’une voix étrangement faible.
Chapitre 32

— HIER, je parlais de ton travail à un collègue, m’a confié


Sylvie, pendant que nous faisions la queue dans un restaurant
minimaliste de SoHo réputé pour ses menus déstructurés et ses
tables collectives. Et j’ai pris conscience que j’avais encore
beaucoup de questions à te poser.
— Lesquelles ? ai-je demandé, flattée par son intérêt.
— C’est vrai que les gens parlent de partir en voyage juste
avant de mourir ?
— Parfois.
— Et tu essaies de les en dissuader ?
— Non, en général, je les aide à faire leurs bagages.
— Vraiment ? a lancé Sylvie, l’air sceptique.
— Bien sûr. En outre, ils partent effectivement en voyage.
On ignore où, mais je préfère les laisser profiter de l’excitation
du départ et sentir qu’ils y sont préparés.
— C’est logique, je suppose…
Elle a attendu que s’éloigne un camion rugissant pour
poursuivre :
— Et c’est vrai que les gens perçoivent tout ce qui se dit
autour d’eux, même lorsqu’ils sont inconscients ?
— Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, mais certains de
mes clients ont entendu leur entourage révéler des secrets à
leur sujet alors qu’ils étaient dans le coma.
— Oh, raconte !
Je me suis alors rendu compte que j’aimais fasciner mon
auditoire – peut-être que Leo et moi n’étions pas si différents,
après tout.
— Par exemple, il y a eu cet homme plongé dans un profond
coma. Pensant qu’il n’allait pas se réveiller, sa femme a confié
à sa sœur que leur fille n’était pas de lui – elle ne le lui avait
jamais avoué. Lorsque, contre toute attente, son mari a rouvert
les yeux, il s’est souvenu de tous les détails de cette
conversation et a demandé à son avocat de modifier son
testament pour en exclure son épouse et sa fille. Il est mort le
jour suivant, dans l’amertume la plus complète.
— C’est affreux, a commenté Sylvie avec une grimace. Tu
devais être horriblement gênée de te trouver dans cette pièce ?
— Oui, ce n’était pas le meilleur moment de ma vie…
Je m’étais en effet impliquée dans cette situation plus que je
n’aurais dû, mais l’homme en question avait parfaitement le
droit de changer son testament. En l’y aidant, j’avais pensé – à
tort – que cela lui apporterait un peu de paix. Je regrettais
encore de ne pas l’avoir poussé à en discuter d’abord avec sa
famille car, au lieu d’adoucir ses derniers instants, je crains
d’avoir contribué à accroître sa rancœur.
Mais mon amie avait déjà enchaîné :
— J’ai lu un jour l’histoire d’une femme qui avait demandé
le divorce sur son lit de mort parce qu’elle ne voulait pas
mourir désespérée.
— C’est plus fréquent qu’on ne le croit, ai-je confirmé.
D’ailleurs, Claudia m’a dit quelque chose de très intéressant,
hier : elle regrette de ne pas s’être mariée avec un homme
rencontré en France dans sa jeunesse.
— Très romantique, a commenté Sylvie. Mais c’est triste
qu’elle ait été malheureuse avec le type qu’elle a épousé.
— Je ne pense pas qu’elle ait été réellement malheureuse.
Les femmes avaient moins de liberté à l’époque, alors elle a
choisi l’option la plus raisonnable.
— Raconte-moi tout, m’a intimé Sylvie, en glissant son bras
sous le mien.
Je me suis sentie coupable de révéler les secrets de ma
cliente, mais je ne pouvais pas résister à l’envie
d’impressionner Sylvie, de me montrer à la hauteur de ce
qu’elle attendait de moi. Et après tout, elle ne rencontrerait
sans doute jamais Claudia.
— D’accord, ai-je concédé tandis que nous avancions d’un
pas dans la file. Je vais tout te répéter mot pour mot.

Il avait beau s’être écoulé plus de six décennies, Claudia


m’avait décrit sa rencontre avec Hugo Beaufort de façon
détaillée et vivante, comme si elle avait eu lieu le jour même.
De toute évidence, elle avait dû revivre ce souvenir des
milliers de fois au fil des ans.
Tout avait commencé par un chien à trois pattes attaché
devant une librairie de Marseille, en 1956.
L’absence de vent rendait presque insupportable la chaleur
de cette journée de juillet. Même les estivants les plus
soucieux de leur apparence avaient renoncé à leur allure. Tout
le monde était revêtu de la même pellicule de sueur
étincelante, il fallait s’y résigner.
Claudia regrettait d’avoir enfilé un pantalon. Depuis qu’elle
travaillait en Europe, elle en portait pour des raisons pratiques.
Inutile de s’embarrasser de robes : elle était plus à l’aise dans
une chemise blanche et un pantalon en lin. Cette tenue
inconvenante suscitait évidemment, de la part de ses collègues
masculins, des commentaires désapprobateurs qui ne faisaient
qu’aviver ses envies de rébellion. Chaque fois qu’on fronçait
les sourcils sur son passage, elle enfonçait ses mains dans ses
poches et se pavanait avec un air de défi.
Ce jour-là, cependant, elle se prenait à rêver de la fraîcheur
qu’une jolie robe d’été lui aurait procurée dans cette
atmosphère étouffante (le fait qu’il n’y ait pas la moindre brise
marine alors qu’elle se trouvait si proche de la Méditerranée
lui semblait une injustice supplémentaire).
Elle regrettait un peu d’avoir refusé que le propriétaire de
son logement la conduise à la gare. Pendant tout son séjour à
Marseille, elle était parvenue à repousser les avances de ce
grossier personnage, et le priver de la satisfaction de porter sa
valise constituait une victoire à laquelle elle n’était pas prête à
renoncer. Serrant avec détermination sa main moite sur la
poignée en cuir du vieux bagage, elle a réajusté sur son épaule
sa sacoche remplie à craquer. L’indépendance valait bien
quelques sacrifices. De toute façon, elle avait besoin de faire
une ultime étape avant de monter dans le train pour Paris afin
d’effectuer un dernier achat pour lui tenir compagnie pendant
le long voyage de retour vers New York.
La librairie Le Bateau Bleu se trouvait à cinq minutes à pied
du Vieux Port de Marseille, et à dix minutes du minuscule
appartement mansardé que Claudia avait loué pour trois fois
rien. Cette boutique était l’oasis qui lui permettait d’oublier le
mal du pays et la solitude. Les livres avaient toujours été sa
consolation au cours d’une enfance perturbée entre deux
parents qui se détestaient. Fuyant les joutes verbales qui
faisaient trembler les murs de leur maison, Claudia se réfugiait
dans le placard de sa chambre avec un oreiller et une lampe de
poche, et elle s’échappait dans un roman. Arrivée à l’âge
adulte, chaque fois qu’elle avait besoin d’un moment de
calme, elle ralliait la librairie la plus proche – elle en
connaissait la plupart à Manhattan. Et, même si son fiancé
n’était pas féru de lecture, il savait toujours où la trouver après
une dispute.
Le cœur battant d’impatience, Claudia avançait dans la rue
étroite où se trouvait Le Bateau Bleu, exactement à mi-hauteur
de la colline. Son auvent était d’un rouge cerise incongru qui
attirait au propriétaire les foudres des puristes du quartier, car
cette couleur jurait avec les bleus pastel méditerranéens du
reste de la ville. Pour Claudia, au contraire, cette excentricité
rendait la boutique encore plus attirante.
Une ombre longiligne – la silhouette déformée d’un
lampadaire – lacérait le trottoir brûlant devant le magasin. Un
jeune jack-russell aux poils hirsutes s’y était étendu pour
trouver un peu de fraîcheur, le ventre plaqué au sol, les
coussinets roses de ses pattes arrière pointant vers le ciel. Le
chien a ouvert un œil somnolent à l’arrivée de Claudia. Posant
sa valise, elle a essuyé ses paumes humides sur le tissu de son
pantalon avant de s’agenouiller à côté de l’animal. Veillant à
ne pas envahir son espace, elle a tendu la main pour qu’il la
flaire. Sans se formaliser, l’animal est venu y appuyer son
front en remuant la queue. Lorsqu’il s’est assis, Claudia a
remarqué qu’il lui manquait la patte avant droite.
Elle a sorti une gourde de sa sacoche et versé un peu d’eau
tiède dans sa main. Le chien s’est mis à laper avec
reconnaissance, s’interrompant de temps à autre pour lécher
son poignet, comme pour la remercier. Quand, à son tour, elle
a voulu boire, la bouteille en métal ne contenait plus que
quelques gouttes, mais elle ne regrettait pas son geste.
La porte de la librairie s’est ouverte dans un tintement
joyeux et Claudia s’est levée pour ne pas la bloquer. À la façon
dont le chien a bondi, elle a compris que le jeune homme qui
se tenait dans l’embrasure était son maître. Ses boucles
emmêlées étaient plutôt bien assorties au pelage ébouriffé du
jack-russell.
— Matelot15 ! s’est exclamé le nouveau venu en se penchant
pour prendre la tête du chiot entre ses mains tannées.
Puis, comme s’il se rappelait brusquement les bonnes
manières, il s’est redressé en adressant à Claudia un large
sourire qui dévoilait deux incisives légèrement écartées.
— Bonjour, mademoiselle.
Il parlait anglais avec aisance, malgré un fort accent.
Comment avait-il deviné qu’elle était étrangère ? Soudain,
Claudia regrettait de ne pas avoir davantage travaillé son
français.
— Bonjour, a-t-elle répondu en remarquant une petite
cicatrice en forme de croissant sur son menton mal rasé. J’étais
en train de saluer votre ami. Matelot, c’est bien ça ?
— Matelot, oui, comme les marins… Comme moi ! C’est
mon moussaillon, en quelque sorte.
Claudia était touchée par l’image de cet homme écumant les
mers avec son compagnon à trois pattes.
— J’imagine que vous avez beaucoup de temps pour lire, sur
votre bateau ? a-t-elle demandé en désignant la pile de livres
calée sous le bras de l’inconnu.
— Oui, je pars demain pour la Corse, ces bouquins me
tiendront compagnie, a-t-il expliqué.
— Il paraît que c’est une très belle île. Malheureusement, je
n’y suis jamais allée.
— Il n’est pas trop tard pour ça… Je vois que vous avez déjà
fait vos bagages.
De la part d’un autre homme, Claudia aurait jugé cet aplomb
détestable. Mais elle trouvait ce jeune Français tout à fait
charmant.
— Hélas, a-t-elle soupiré sans masquer sa déception, je suis
en route pour la gare.
— Pas du tout, a rétorqué l’homme en détachant bien les
syllabes. Vous êtes en route pour la librairie.
— Je plaide coupable.
— Et entre la librairie et la gare, voulez-vous prendre un
verre avec nous ?
Le chien et son maître la dévisageaient, pleins d’espoir.
— C’est que… Je ne vous connais pas.
— Eh bien, nous allons tout de suite y remédier ! Je
m’appelle Hugo.
Il s’est essuyé la main sur sa chemise avant de la lui tendre.
— Et moi Claudia, a-t-elle répondu en la serrant.
— Je suis enchanté de vous connaître, Claudia, a déclaré
l’homme avec un sourire qui creusait une fossette où
disparaissait sa cicatrice. Et, si je puis me permettre, j’aime
beaucoup votre pantalon.

Le temps que je raconte à Sylvie l’histoire de Claudia et


Hugo, nous avions fini de faire la queue. Le serveur nous a
guidées jusqu’au bout d’une longue table en chêne et nous
avons pris place sur des tabourets en aluminium.
— « J’aime beaucoup votre pantalon », a répété Sylvie avec
un accent français exagéré. Quelle magnifique réplique ! Hugo
a l’air charmant, pas étonnant que Claudia ait été tentée de
quitter son tyran de fiancé.
Elle a déplié sa serviette de table sur ses genoux avant
d’ajouter d’un air rêveur :
— Imagine qu’il soit encore en vie, quelque part sur un
bateau en Méditerranée, à se languir d’elle ?
Cette perspective m’a serré le cœur. Était-il possible
d’éprouver un amour si puissant qu’il survive pendant plus de
soixante ans ?

15. En français dans le texte.


Chapitre 33

MÊME quand la mort est proche, elle se montre capricieuse. Un


malade en phase terminale peut paraître robuste un jour puis
s’effondrer le lendemain, comme si le processus s’était
accéléré d’un coup. Durant les trois jours qui ont suivi ma
dernière visite, Claudia avait clairement fait les frais de cette
terrible évolution. Le fauteuil de jardin en osier où elle
s’asseyait semblait désormais beaucoup trop vaste pour elle.
Son corps s’était décharné, sa peau avait pâli, devenant
presque translucide. Une mélancolie profonde ternissait la
lueur insolente qui brillait jusque-là dans ses yeux.
J’ai beau avoir été souvent témoin de ce brusque déclin, je
suis toujours choquée de voir quelqu’un se transformer en
coquille vide. Et c’était encore plus douloureux de voir
Claudia dépouillée de sa vitalité. Je m’étais attachée à elle
d’une manière inhabituelle. J’ignorais si c’était dû à ma
relation avec Sebastian, à son histoire d’amour contrariée avec
Hugo, ou à d’autres éléments insaisissables. Mais, même sans
être médecin, j’ai appris à estimer le temps qu’il reste à vivre à
mes patients. Claudia ne verrait probablement pas la fin du
mois.
— Je me sens un peu déprimée, aujourd’hui, m’a annoncé
Claudia lorsque je l’ai rejointe à la table du jardin.
— J’en suis désolée, ai-je répondu.
Remarquant qu’elle frissonnait malgré la douceur ambiante,
j’ai tiré l’épaisse couverture en mohair plus haut sur sa
poitrine.
— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? ai-je demandé.
— En dehors du fait que mes jours sont comptés ? s’est-elle
esclaffée.
Physiquement elle déclinait peut-être, mais son humour
pince-sans-rire ne faiblissait pas. Elle a caressé l’ourlet du
plaid. Les articulations de sa main ressemblaient à de grosses
cordes qui roulaient sous sa peau.
— Tu sais, a-t-elle repris, quand j’ai appris le verdict, je n’ai
pas été vraiment surprise : j’ai quatre-vingt-onze ans, après
tout, et je savais depuis longtemps que mon corps ne
fonctionnait plus comme avant…
Elle a marqué une pause pour reprendre son souffle, avant
d’ajouter :
— C’est juste que… Je me sens un peu coupable.
— Coupable ?
— J’ai eu la chance de vivre bien plus longtemps que
beaucoup de mes contemporains, y compris mon mari. Je
devrais être reconnaissante pour tout ce que j’ai eu et aborder
la fin avec grâce.
— Peut-être, ai-je dit en résistant à l’envie de l’apaiser. Mais
la gratitude n’empêche pas la tristesse… ou la peur.
Claudia a poussé un soupir désabusé.
— C’est l’incertitude qui m’effraie. Selon le médecin, il me
reste environ deux mois, mais ça pourrait être plus… ou
moins.
J’étais contente qu’elle ne me regarde pas pour avoir une
confirmation.
— Parfois, a-t-elle poursuivi, j’ai l’impression d’être assise
là, à attendre la mort, et que tout le monde autour de moi – y
compris toi – l’attend aussi. Certains matins, quand je me
réveille, je suis presque déçue d’être encore là.
— Je comprends ce que vous ressentez, ai-je affirmé,
empruntant une voie qui m’était devenue familière. Aborder la
mort avec grâce, ce serait quoi, pour vous ?
— Je ne sais pas, ma chérie, a rétorqué Claudia, avec une
pointe d’exaspération. Je suppose que cela consisterait à tirer
le meilleur parti de mes derniers jours et à ne pas me
concentrer sur le moindre regret – tout en portant mes plus
beaux châles, bien entendu.
J’ai laissé passer quelques secondes avant de lui demander :
— Quels seraient ces regrets ?
La vieille dame m’a lancé un regard circonspect.
— Je pensais que tu allais plutôt m’obliger à me concentrer
sur les choses positives…
— Pas forcément : au stade où vous en êtes, vous avez le
droit de penser au bon comme au mauvais.
Elle a semblé se détendre d’un coup.
— C’est drôle, je n’arrête pas de retourner dans ma tête des
pensées banales et désormais sans intérêt, a-t-elle dit en
suivant du regard le chat du voisin qui cheminait sur la clôture
tel un funambule. J’aurais aimé continuer à pratiquer la danse
classique quand j’étais enfant. Ou mieux parler arabe. Ou ne
pas perdre mon temps à faire semblant d’aimer Shakespeare
parce que ça me donnait l’air intelligent.
— Tout le monde fait semblant d’aimer Shakespeare, ai-je
plaisanté, lui arrachant un petit sourire.
— Aussi égoïste que cela paraisse, a poursuivi Claudia, je
regrette surtout d’avoir fait passer les besoins des autres avant
les miens. Mais en tant que femme, j’ai été éduquée pour ça.
Mari, enfants, parents – c’est leur bonheur qui importait par-
dessus tout. J’ai toujours été la femme, la mère ou la fille de
quelqu’un avant d’être moi-même. Comme si je n’avais pas
vécu ma vie en tant qu’individu. Que j’avais gâché ce qui m’a
été donné à la naissance.
— Vous avez fait ce qu’on attendait de vous pour les gens
que vous aimiez. Ce n’est pas ce que j’appellerais du gâchis.
Je n’avais pas la chance d’avoir beaucoup de proches à
aimer, mais il me semblait que ce serait un privilège d’être au
service de leur bonheur.
— Quand tu auras vécu aussi longtemps que moi, je pense
que tu verras les choses autrement.
Une nuée d’étourneaux a obscurci le ciel et nous avons levé
la tête pour observer leur vol gracieux.
— Je ne l’ai jamais dit à personne…, a commencé Claudia
d’un ton hésitant.
Elle s’est interrompue, comme si elle n’était pas tout à fait
prête à aller au bout de sa phrase, puis elle a repris, d’une voix
plus assurée :
— Quand mon fils était petit, tous les soirs, après l’avoir
nourri, baigné et lui avoir lu plusieurs histoires pour
l’endormir – c’était toujours moi qui m’en chargeais, jamais
son père –, je m’asseyais au bord du lit et je le regardais
dormir. Et, chaque fois, j’essayais de chasser l’amertume qui
enflait en moi, de ne pas le rendre responsable de la vie que je
ne pourrais jamais mener. En le regardant respirer, en
contemplant sa petite tête bouclée, je lui répétais tout bas : « Je
ne vais pas t’en vouloir. Je ne vais pas t’en vouloir. »
Elle s’est interrompue, les yeux pleins de remords.
— Mais cela n’a servi à rien, a-t-elle conclu. Je lui en
voulais, j’en voulais à mon mari et, surtout, j’en voulais à cette
maison pour tout ce qu’elle m’avait pris. J’avais l’impression
d’être en prison.
Serrant sa main dans la mienne, je me suis contentée de lui
adresser un sourire compréhensif. En général, les mourants ne
s’attendent pas à ce qu’on commente ce genre de révélations.
Ils ont juste besoin qu’on les écoute sans les juger. Il est
tentant d’essayer de leur remonter le moral mais, en réalité, il
est impossible de trouver les bons mots – parce qu’ils
n’existent pas. Être présent, avec eux, c’est cela, le plus
important.
Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me sentir un peu
abattue par l’aveu de Claudia. Je n’étais pas assez naïve pour
croire que tous les couples étaient heureux mais, ces derniers
temps, la réalité semblait s’acharner à ébranler tous mes
idéaux romantiques.
— Ma vie aurait pu être très différente, a poursuivi la vieille
dame. Au lieu d’être ici avec toi, j’aurais pu être sur un bateau,
quelque part en Méditerranée, avec Hugo. S’il est encore en
vie.
Je me suis réjouie qu’elle évoque de nouveau Hugo : j’étais
sincèrement curieuse d’en apprendre plus sur lui. Aussi l’ai-je
encouragée dans cette voie :
— Que s’est-il passé après votre rencontre devant la
librairie ?
Comme si on lui avait injecté une dose d’adrénaline, Claudia
s’est redressée d’un coup dans son fauteuil et son visage s’est
animé.
— Il m’a invitée à déjeuner dans un café voisin, j’ai bu trop
de pastis et j’ai fini par louper mon train pour Paris ! s’est-elle
exclamée. Pour être honnête, c’était un acte manqué, je crois
que je voulais m’offrir une dernière aventure avant de rentrer
me marier. Avec Hugo, j’ai ressenti une énergie que je n’avais
jamais éprouvée auparavant. Alors, quand il m’a proposé de
partir avec lui en Corse, je n’ai pas pu résister. Je devais
séjourner à Paris pendant dix jours, chez un ami de la famille,
avant de prendre le bateau pour New York, et j’avais prévu
d’en profiter pour aller chez le coiffeur et m’acheter de
nouveaux vêtements. À la place, j’ai passé ces dix jours sur un
voilier avec Hugo.
La lueur espiègle que je connaissais bien est réapparue dans
ses yeux lorsqu’elle a ajouté :
— Je laisse ton imagination compléter.
— Qu’est-ce qui vous a attirée si vite, chez lui ?
— Je ne sais pas… Je n’ai plus pensé à lui depuis tellement
longtemps.
Elle a contemplé un instant les étourneaux au-dessus de nous
tout en réfléchissant.
— J’aimais sa simplicité, son amour pour la vie, même si
elle n’avait pas été tendre avec lui, a-t-elle fini par dire. Il
devait sa cicatrice au menton à son père qui, un jour, l’avait
frappé avec une bouteille dans un accès d’ivresse. J’aimais
aussi son intelligence, sa façon d’évoluer dans le monde. Il
avait appris l’anglais en travaillant sur des bateaux de pêche
dès l’âge de treize ans, et tout le reste en lisant les livres que
les autres marins laissaient derrière eux.
Elle a poussé un long soupir avant de reprendre, rêveuse :
— Mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’est qu’avec lui, je
me sentais indépendante, séduisante, stimulée
intellectuellement, encouragée. Il me donnait le sentiment
d’être libre, de pouvoir être moi-même. Cela n’a jamais été le
cas avec mon mari.
— Il semble absolument charmant, ai-je commenté.
Je me reprenais à espérer : finalement, le grand amour
existait peut-être.
— Il l’était, tu peux me croire ! a ri Claudia, avant de
reprendre son sérieux. Mais d’un autre côté, tout n’aurait pas
forcément été rose si j’étais resté avec lui. Il ne voulait pas que
je renonce à ma carrière de photographe, mais il aurait
probablement changé d’avis si nous avions eu des enfants.
C’est facile d’idéaliser un chemin qu’on n’a pas emprunté.
Après tout, nous n’avons passé que dix jours ensemble.
Elle a pouffé, et une légère rougeur s’est répandue sur ses
pommettes.
— Mais j’ai adoré embrasser cette cicatrice sur son menton,
a-t-elle conclu.
La vieille dame a fermé les yeux et souri, comme si elle se
laissait emporter par le plus beau des rêves.
Pendant qu’elle somnolait, je lui ai tenu la main en me
demandant comment je pourrais soulager au moins un de ses
regrets avant qu’elle ne meure.
Chapitre 34

LE tintamarre à ma porte d’entrée suggérait une urgence.


À contrecœur, j’ai libéré mes jambes de la couverture du
canapé et poussé George pour me lever.
Une brève pause, puis de nouveaux coups rapprochés, par
salves de cinq. J’aurais aimé disposer d’un judas pour me
préparer au drame qui semblait m’attendre derrière le battant.
Quand j’ai ouvert, Sylvie était plantée sur le palier, un
immense sourire aux lèvres et un ordinateur portable sous le
bras. Son chignon désordonné, son bas de pyjama et ses
chaussettes à pois offraient une impression d’intimité
réconfortante qui me confirmait tacitement que nous avions
atteint un degré d’amitié débarrassé du souci des apparences.
— J’ai retrouvé Hugo ! m’a-t-elle annoncé tout de go. Je
peux entrer ?
J’ai hésité : à l’exception de Leo et du concierge de
l’immeuble, personne n’avait jamais mis les pieds dans mon
appartement. Il était aussi encombré que celui de Sylvie était
minimaliste et puis, il y avait cette odeur de litière…
Mais sa révélation était trop alléchante et, après tout, c’est
moi qui lui avais demandé de se renseigner.
— Bien sûr, ai-je répondu.
En franchissant le seuil, ma voisine s’est figée.
— Mazette ! On se croirait dans un musée ! s’est-elle
exclamée en regardant avec curiosité les bocaux, les pierres et
les fossiles qui garnissaient les étagères. Je ne savais pas que
tu avais l’âme d’une collectionneuse. Mais j’imagine que c’est
logique, vu ton travail.
Ce lieu commun m’a hérissée.
— En réalité, la plupart de ces objets appartenaient à mon
grand-père, ai-je répliqué. Je n’ai jamais vraiment eu
l’occasion de les trier. Tu veux boire une tasse de thé ou
grignoter quelque chose ?
Mon garde-manger contenait-il de quoi satisfaire les goûts
raffinés de Sylvie ? Je n’avais que des biscuits et du cheddar à
lui proposer.
— Je veux bien un thé vert si tu en as, a-t-elle dit en se
laissant tomber sur le canapé. Mais d’abord, laisse-moi te
raconter ce que j’ai découvert sur Hugo.
Elle a tapoté le coussin entre elle et George endormi. Je me
suis assise à côté d’elle.
Avec le sourire conspirateur de quelqu’un qui s’apprête à
révéler les pires ragots, Sylvie a ouvert son ordinateur.
— La fille avec qui je suis sortie pendant tout un été quand
j’étais en fac – je suis aussi sortie avec son frère, mais c’est
une autre histoire – vit maintenant en France et travaille en
tant qu’historienne de l’art dans un musée de Marseille. C’est
bien dans cette ville que Claudia a rencontré Hugo, non ?
— Oui.
J’avais un peu de mal à suivre l’historique de sa vie
amoureuse.
Elle a marqué une pause, comme pour ménager son
suspense. George s’est réveillé en sursaut, surpris par ses
propres ronflements.
— Figure-toi, a repris mon amie, qu’elle a accès à toutes
sortes d’archives. Je lui ai donc envoyé le nom et l’âge
approximatif d’Hugo – j’ai supposé qu’il devait avoir à peu
près le même que Claudia, soit une vingtaine d’années en
1956.
— C’est tout à fait possible, ai-je commenté en m’efforçant
de masquer mon excitation. Claudia m’a dit qu’elle avait
vingt-quatre ans quand elle l’a rencontré.
— Bref, ma copine a dû creuser un peu, mais elle a fini par
trouver ça.
Sylvie a fait pivoter son portable sur ses genoux pour me
montrer l’écran. Une photo en noir et blanc y était affichée,
celle d’un homme jeune en marinière aux cheveux noirs et
bouclés, debout à l’avant d’un bateau. Une cicatrice trouait sa
barbe naissante sur le côté gauche de son menton. À ses pieds
était assis un jack-russell hirsute auquel il manquait la patte
avant droite.
— Ça pourrait être Hugo, ai-je murmuré en me penchant
pour mieux voir.
— C’est lui, j’en suis certaine ! a affirmé Sylvie. Impossible
qu’il y ait à Marseille deux types avec une cicatrice au menton
et un chien à trois pattes. Et franchement, je comprends que
Claudia ait craqué sur lui.
— Qu’as-tu découvert d’autre ? Il est encore vivant ?
— C’est là que ça devient dingue : il s’avère qu’en France,
ils ont très peu d’informations sur cet Hugo Beaufort. Parce
que…
Nouvelle pause dramatique.
— Il a immigré aux États-Unis en 1957 ! a-t-elle achevé,
l’air triomphant.
— Quoi ? Pendant tout ce temps, il vivait ici ?
— Exactement. Alors de mon côté, je me suis lancée dans
quelques recherches supplémentaires.
— Et ?
Je commençais à me sentir légèrement mal à l’aise à l’idée
de faire intrusion dans la vie privée de Claudia, mais j’avais
besoin d’en savoir plus.
— J’ai découvert un Hugo Beaufort, né en France en 1931,
inscrit comme résident de Lincolnville dans le Maine. Ce qui
signifie qu’on doit pouvoir le retrouver avant que Claudia ne
meure.
— Incroyable, ai-je soufflé.
— Le hic, a enchaîné Sylvie avec un sourire contrit, c’est
que j’ai eu beau fouiller, je n’ai pas trouvé de numéro de
téléphone à son nom. J’ai déniché une adresse, mais elle date
d’au moins dix ans, alors j’ignore s’il y habite toujours.
Je me suis sentie tiraillée.
— Est-ce que ça vaut la peine d’en parler à Claudia, alors ?
me suis-je demandé tout haut. En apprenant que, pendant
toutes ces années, il était à portée de main, elle risque de
regretter encore plus.
— Je suis d’accord, a approuvé Sylvie, en fermant son
ordinateur. Mais cela pourrait aussi lui faire du bien, non ? Ce
n’est certainement pas une coïncidence s’il s’est installé ici
un an après leur rencontre. Ou plutôt, un an après qu’elle a
failli quitter son fiancé pour lui.
— Je crois que tu as raison, ai-je déclaré, en me mordillant
les lèvres. Mais son état se dégrade de jour en jour, il lui reste
sans doute à peine deux semaines à vivre. Je ne sais pas s’il
faut lui infliger cette épreuve.
— D’un autre côté, a insisté ma voisine, en lui cachant la
vérité, est-ce que tu ne la prives pas d’une forme
d’apaisement ? Personnellement, je voudrais à tout prix qu’on
me dise tout. Tu n’en aurais pas envie, si c’était l’amour de ta
vie ?
— Je ne sais pas, ai-je dit platement. Je n’ai jamais été
amoureuse.
En m’entendant, je me suis trouvée pathétique.
— Peut-être, mais tu as vécu ce sentiment un million de fois
par procuration, avec toutes les comédies romantiques que tu
regardes.
Étonnamment, Sylvie semblait me connaître mieux que moi-
même.
— Il faut que j’y réfléchisse, ai-je soupiré.
Tout ceci soulevait des problèmes d’éthique et de logistique.
Mais cette histoire d’amant perdu de vue depuis des décennies,
puis miraculeusement retrouvé, ressemblait à l’intrigue d’une
fabuleuse romance.
— Ne tarde pas trop, a conseillé Sylvie. Claudia mérite de
tourner la page. C’est ça, l’objectif de ton travail, non ?
— C’est l’un de ses aspects, ai-je confirmé en jetant un
regard en coin à mes carnets.
Sylvie s’est levée et a commencé à parcourir la pièce, l’air
émerveillé.
— C’était quoi, le métier de ton grand-père, déjà ?
— Il était professeur de biologie à l’université de Columbia.
— Je vois…
Elle s’est emparée d’un bocal contenant un exosquelette et
l’a fait tourner au-dessus de sa tête comme si elle vissait
lentement une ampoule.
— C’est cool que tu gardes tout ça pour honorer sa mémoire,
mais tu n’as jamais pensé à t’approprier les lieux ? Je vais être
franche : pour une femme de trente-six ans, c’est un peu
flippant.
Ses mots m’ont piquée au vif.
— Mais je me suis approprié les lieux ! ai-je protesté.
J’habite ici depuis que j’ai six ans, j’ai grandi entourée de tous
ces objets.
— Je comprends, mais ce décor, ça reste celui qu’a choisi
ton grand-père, non ?
Comme pour souligner ses propos, elle a tiré un livre d’une
étagère et a lu tout haut :
— Les Sociétés d’insectes d’Edward Wilson… Tu l’as lu ?
— Non, ai-je avoué en piquant un fard de toute beauté. Mais
un jour, peut-être…
— Bien sûr, a ironisé Sylvie, en levant les yeux au ciel. Je
suis sûre que c’est truffé d’histoires d’amour !
Remettant le livre à sa place, elle a laissé courir son doigt le
long des tranches avant de s’arrêter sur mes trois cahiers.
— Regrets… Conseils… Confessions…, a-t-elle déchiffré à
mi-voix. Qu’est-ce que c’est ?
En la voyant sortir le premier volume, j’ai fondu sur elle.
— Ne touche pas à ça !
Cette inspection presque clinique me donnait la désagréable
impression d’être mise à nu. Chaque objet de l’appartement
était un fil qui me reliait à Papy et, quand Sylvie en touchait
un, je sentais un tiraillement dans mon cœur, comme si on
éprouvait la force de ce lien.
Mon amie a rangé le carnet – pas à sa place – avant de
s’éloigner docilement.
— Désolée, s’est-elle excusée, levant les mains en signe de
capitulation. Ce sont tes journaux intimes ? Si c’est le cas,
pardon d’avoir violé ton intimité.
— Ce ne sont pas des journaux intimes à proprement parler,
ai-je expliqué tout en les remettant dans le bon ordre, mais
plutôt, comment dire ? Une sorte de registre des dernières
paroles de mes clients. Et si je laissais quelqu’un d’autre les
lire, j’aurais l’impression que c’est leur intimité qu’on viole.
Sylvie a acquiescé, mais elle semblait perplexe.
— Mais toutes ces personnes sont mortes, elles n’en
sauraient rien, non ?
— Moi, je le saurais, ai-je persisté, le regard rivé sur le
fauteuil de mon grand-père. Ce n’est pas parce que les auteurs
de ces mots sont décédés qu’on peut tout se permettre.
La plupart avaient été prononcés dans des moments de
grande vulnérabilité. Jamais je ne pourrais trahir la confiance
qu’on m’a accordée.
Nous nous sommes regardées en chiens de faïence pendant
quelques secondes, puis Sylvie a éclaté de rire.
— Clover, ton sens moral m’épate ! Même quand j’essaie de
te corrompre, tu ne cèdes pas d’un iota. Je ne peux pas en dire
autant, mais c’est un trait de caractère admirable… Même si je
trouve plus amusant de contourner les règles.
Se dirigeant vers la fenêtre, elle a écarté les lames du store
vénitien.
— Eh, tu savais que d’ici, on a une vue directe sur
l’appartement d’en face ?
Un toussotement m’a échappé.
— Tiens, non, je n’avais pas remarqué…
En dépit de la probité que m’attribuait Sylvie, j’avais le
sentiment de mentir comme un arracheur de dents, ces jours-
ci.
— Il y a Game of Thrones à la télé, a commenté ma voisine.
Il faudrait dire à ces gens que c’est une perte de temps, la fin
est tellement décevante ! Mais je parie qu’ils ne le regardent
que pour les scènes de sexe…
J’ai pouffé.
Sylvie a attrapé les jumelles posées entre des bocaux
renfermant des fœtus d’animaux.
— Voyons ça de plus près, a-t-elle lancé.
J’avais l’impression d’avoir les pieds cloués au tapis. Avait-
elle deviné mon péché mignon ?
— Bon sang, tu devrais voir ta tête ! a ri Sylvie, en balançant
les jumelles par la sangle avant de les ranger. Je sais bien que
tu n’es pas du genre à espionner tes voisins, tu es trop
vertueuse pour ça !
Elle s’est rassise sur le canapé et je me suis éloignée pour
mettre de l’eau à chauffer, rouge de honte.

Deux heures plus tard, j’étais allongée sur mon lit, incapable
de m’endormir, harcelée par le tourbillon sans fin de mes
pensées. Sylvie avait raison : dans la mesure du possible, je me
devais d’offrir à Claudia une forme d’apaisement, sinon, je le
regretterais toute ma vie. Oui, mais si nos révélations ne
faisaient que lui briser davantage le cœur ? Les informations
dénichées par Sylvie étaient vagues, nous n’avions aucune
certitude de retrouver Hugo
M’efforçant de me calmer, j’ai retourné mon oreiller pour
qu’il soit plus frais. Je me suis lancée dans une série
d’exercices de respiration. J’ai compté à rebours par tranches
de sept à partir de mille, d’abord en anglais, puis en japonais.
Mais le sommeil continuait de me fuir.
Exaspérée, je me suis levée pour aller pieds nus dans le
salon.
Sur le rebord de la fenêtre, à l’endroit exact où Sylvie les
avait laissées, j’ai vu les jumelles. Juste quelques minutes, me
suis-je promis.
J’ai éteint les lumières et entrouvert les stores, le cœur
battant d’impatience.
Il était minuit passé, mais ils étaient encore là – je savais
qu’ils ne seraient pas couchés. C’étaient des noctambules,
après tout. La télévision était éteinte et ils étaient debout au
milieu de la pièce, serrés l’un contre l’autre, s’embrassant et se
balançant. Je n’avais pas besoin d’entendre la musique pour
sentir son rythme. Il était là, dans le mouvement de leurs
hanches, dans leurs pas lents.
Ils étaient perdus dans leur monde. Et moi, j’étais seule dans
le mien.
Chapitre 35

J’ÉTAIS tellement habituée à tomber sur Sebastian aux moments


les plus inopportuns que, le lendemain après-midi, je n’ai pas
été surprise de le voir apparaître sur le seuil de la chambre de
Claudia.
— Salut, Clover.
Il avait sous les yeux des cernes qui le vieillissaient. Je ne
l’avais pas revu depuis son concert, et j’éprouvais toujours
pour lui des sentiments mitigés. J’aurais aimé avoir le temps
de les explorer mais, dernièrement, j’avais eu d’autres soucis
en tête.
— Oh, salut !
Fermant la porte, je l’ai entraîné dans le couloir.
— Claudia a dormi pratiquement toute la journée. Un
médecin est venu ce matin, il est resté un bon moment auprès
d’elle – Selma t’en parlera en détail. C’est bien que ta famille
vienne ce week-end.
— Oui, j’ai discuté avec mes sœurs, a soupiré Sebastian.
Elles arriveront demain soir après le travail.
— Et tes parents ?
— Pas avant dimanche. Je pense que mon père repousse
l’échéance autant qu’il peut.
— Ça va être très dur, pour lui, de voir sa mère comme ça.
— Je sais, a-t-il répondu, sourcils froncés. Mais je le trouve
quand même un peu égoïste de repousser sa venue juste parce
qu’il a du mal à affronter la situation.
— Chacun gère son chagrin de façon différente, ai-je
expliqué, m’efforçant de rester diplomate alors qu’en mon for
intérieur, je pensais que le père de Sebastian était un crétin.
Nous nous sommes tus, et j’ai senti le silence vaciller sous le
poids des non-dits. Tout est tellement plus simple quand je n’ai
pas de vie sociale ! Il fallait que je crève l’abcès.
— Sebastian, je suis désolée d’avoir détalé, l’autre soir, me
suis-je forcée à articuler. Et après le concert, aussi.
Il a enfoui ses mains dans ses poches et haussé les épaules.
— Ne t’inquiète pas, je comprends – les choses sont allées
un peu vite. Mais on peut lever le pied, si tu veux.
À ces mots, j’ai pris conscience que mon unique certitude,
c’est que je voulais être entièrement disponible pour Claudia,
surtout maintenant que la fin approchait.
— En fait, ai-je lancé, je préférerais que nos relations restent
strictement professionnelles pour le moment. J’ai besoin de me
concentrer sur ta grand-mère.
— Mais…
— Je suis désolée, je dois y aller, j’ai rendez-vous avec ma
voisine.
Je suis passée devant lui en me traitant intérieurement de
poule mouillée.
— Clover, attends !
Il m’a attrapée par le bras, puis aussitôt lâchée. Par réflexe,
j’ai mis mes mains derrière mon dos avant de me retourner.
— Oui ?
— Qui est Hugo ?
— Hein, quoi ? ai-je bafouillé, le cœur dans la gorge.
— Je t’ai entendue parler à Mamy d’un certain Hugo. Ça
semblait… personnel.
Prise de court, j’ai réfléchi à toute allure. Je m’étais montrée
plusieurs fois malhonnête avec Sebastian et sa question
m’offrait une occasion de me racheter. En outre, je ne voulais
pas qu’il s’imagine que je mettais notre « relation » en pause à
cause d’un autre homme.
Je l’ai regardé droit dans les yeux, comme Papy m’avait
appris à le faire quand j’avais quelque chose à avouer, et je me
suis lancée :
— La semaine dernière, en regardant les vieilles photos de ta
grand-mère, j’ai trouvé la photo de quelqu’un qu’elle a
rencontré lors de son séjour en France.
— Qui est-ce ?
J’ai baissé la voix pour répondre :
— C’était… son amant.
— Quoi ?
L’air stupéfait, Sebastian m’a fait signe de le suivre jusqu’au
bout du couloir. Puis, en chuchotant, il m’a demandé :
— Comment ça ? Elle était déjà fiancée à mon grand-père, à
l’époque, non ?
— Si.
Il a secoué la tête avec force, comme pour se remettre les
idées en place.
— Je n’en reviens pas ! Je suis pratiquement certain que mon
grand-père était infidèle – il avait un sens moral très
discutable –, mais Mamy ?
Dans son regard, je lisais un mélange de stupéfaction et
d’admiration.
— Elle était très amoureuse de cet homme, ai-je repris. Elle
a même pensé s’installer avec lui en France au lieu de revenir
épouser ton grand-père.
— Pas étonnant qu’ils aient été si malheureux en couple, a
observé Sebastian, en se massant le front. Mais maintenant, je
la comprends un peu mieux.
— Et ce n’est pas tout…, ai-je ajouté.
Maintenant que j’avais commencé, autant aller jusqu’au
bout.
— Ne me dis pas qu’elle a eu un enfant caché ?
— Non, ne t’en fais pas, l’ai-je rassuré en songeant qu’au
moins, ses craintes dépassaient ce que je m’apprêtais à lui
révéler. Il se trouve que cet Hugo a immigré aux États-Unis à
la fin des années 1950. Et qu’il vit peut-être encore dans une
petite ville du Maine.
— Comment sais-tu tout cela ? s’est enquis Sebastian, l’air
sceptique.
La honte m’a envahie.
— J’en ai parlé à ma voisine, Sylvie, parce que…
J’avais du mal à expliquer pourquoi. Parce que c’était
agréable de partager un secret avec une amie ?
— …Parce que c’est une histoire très romantique.
En prononçant ces mots, j’ai réalisé que ce n’était pas une
excuse suffisante, mais je ne trouvais rien de mieux.
— Comme elle est historienne de l’art, ai-je poursuivi, elle a
accès à pas mal de documents, et elle a fait des recherches
pour moi.
— Mais ça change quoi, tout ça ?
— Eh bien, même si Claudia vous aime tous du fond du
cœur – ton père, toi, tous ses petits-enfants –, elle m’a assurée
qu’Hugo était l’amour de sa vie. Et elle regrette de ne jamais
le lui avoir dit.
— Je vois…
— C’est peut-être dur à entendre, mais je pense que je vais
essayer de le contacter.
— Tu as son numéro de téléphone ? a demandé Sebastian en
inclinant la tête, curieux.
— Malheureusement, non. Tout ce qu’on a réussi à trouver,
c’est une adresse dans une petite ville du nom de Lincolnville.
— Que comptes-tu faire, alors ? s’est-il inquiété en
enfonçant ses mains dans ses poches.
Quelques heures plus tôt, une idée m’était venue, mais je ne
l’avais pas creusée. Était-elle ridicule ?
— Vu que ta famille vient ce week-end, peut-être que…
J’ai hésité.
— Oui ? m’a-t-il encouragée.
— Peut-être que je pourrais monter dans le Maine en voiture
et essayer de le voir, ai-je achevé en fixant les motifs du tapis
sous mes pieds.
Sebastian a retiré ses lunettes pour les essuyer avec le bas de
sa chemise. C’était bizarre de voir son visage ainsi dénudé ;
sans cet accessoire, il n’avait plus du tout l’air d’un comptable.
— Il faut combien de temps pour aller là-bas ? a-t-il
demandé.
— Environ sept heures. Je pensais partir tôt le matin et
revenir le lendemain.
— Et si tu le trouves, tu feras quoi ?
— Je ne sais pas encore, ai-je répondu, gênée de n’avoir pas
vu aussi loin. Je comptais y réfléchir en chemin. Peut-être lui
demander d’appeler Claudia, s’ils sont tous les deux d’accord.
— Ouais, a murmuré Sebastian, avec une moue circonspecte.
Mais ça risque d’ouvrir la boîte de Pandore, surtout avec ma
famille dans les parages.
— Je comprends…
C’était sa grand-mère, donc sa décision. J’avais été
présomptueuse de me laisser embarquer dans tout ça.
— Ma suggestion était stupide, de toute façon, ai-je conclu
en essayant de masquer ma déception.
— Non, c’est juste que j’ai du mal à me remettre du choc, a-
t-il commenté en rechaussant ses lunettes. C’est bizarre de
découvrir cet aspect de Mamy. Tu me laisses le temps de
digérer ?
— Bien sûr, ai-je dit, heureuse de ce répit. Je dois rentrer
chez moi. On en discute plus tard, d’accord ?
Je me suis précipitée dans l’escalier tout en passant en revue
mes options. Je pouvais encore partir sans qu’il le sache. En
arrivant dans la rue, j’étais déjà sur Google pour consulter les
tarifs des voitures de location. À la pensée que j’allais peut-
être retrouver Hugo, un flux d’adrénaline m’a envahie. Sylvie
allait sauter de joie.
— Clover, attends une seconde !
J’ai levé les yeux. Sebastian était en train de fermer la lourde
porte d’entrée de la maison derrière lui.
J’ai fourré mon téléphone dans ma poche, espérant qu’il ne
devinerait pas que j’avais décidé d’aller à l’encontre de ses
souhaits.
— Oui ?
Il a descendu les marches pour me rejoindre puis, en
chuchotant presque, il m’a dit :
— Tu devrais le faire. Tu devrais aller dans le Maine.
Dans mon ventre, les papillons se sont mis à virevolter.
— Vraiment ? ai-je soufflé.
— Oui, a-t-il confirmé d’une voix ferme. Si cela peut
permettre à Mamy de trouver la paix, il faut essayer. Elle
mérite un peu de bonheur avant de partir.
— C’est génial !
Dans l’enthousiasme, j’ai failli le prendre dans mes bras,
mais je me suis reprise à temps.
Les yeux brillants, Sebastian a ajouté :
— Et je viens avec toi.
Chapitre 36

PLANTÉE devant le rayon friandises de l’animalerie, je dansais


d’un pied sur l’autre, indécise. Lionel préférerait-il des
croquettes aux fruits de mer ou un mélange mixte ? C’est un
chat si difficile que rien ne trouve grâce à ses yeux.
Il fallait que j’arrête de perdre mon temps avec ça. Sebastian
venait me chercher tôt le lendemain matin, et je devais rentrer
pour faire mes bagages. J’ai donc acheté les croquettes aux
fruits de mer, quelques os à mâcher pour George, et une
pieuvre en peluche pour Lola (contrairement à ses congénères,
la nourriture ne l’intéressait pas). Ces cadeaux les distrairaient
de mon absence pendant les prochaines quarante-huit heures,
et Leo se ferait certainement un plaisir de promener George
pendant mon expédition. Mais j’avais l’impression, ces
derniers temps, que mon vieil ami avait de plus en plus de mal
à marcher. Peut-être devrais-je demander à Sylvie ? Elle et
George étaient fous l’un de l’autre.
Je me suis précipitée à la caisse automatique pour éviter
d’avoir à subir le bavardage de la caissière, mais j’ai été
retardée à la sortie par un homme trapu et son saint-bernard
qui tentaient vainement de passer ensemble les tourniquets.
C’était techniquement impossible, mais ils s’acharnaient à
essayer. Je suis restée un moment à piétiner derrière eux,
m’efforçant de ne pas les dévisager méchamment.
En quittant enfin la boutique, je me suis figée sur le trottoir.
Devant le café voisin, une femme attendait, enveloppée dans
un manteau camel, le nez dans son téléphone.
Julia.
Quelques mètres seulement nous séparaient, et j’ai pu
observer les multiples détails que mes vieilles jumelles ne
m’avaient pas dévoilés : les taches de rousseur sur ses
pommettes, le renflement boudeur de sa lèvre inférieure, son
nez légèrement de travers. C’était comme si je la voyais pour
la première fois en trois dimensions.
Est-ce qu’elle attendait Reuben ? Affolée, j’ai cherché un
endroit où me cacher, mais mon unique option était de
m’accroupir derrière une boîte aux lettres, et j’étais si proche
de Julia que tout mouvement brusque ne ferait qu’attirer son
attention et l’effrayer. Serrant plus fort mon sac de friandises,
je me suis concentrée pour avancer d’un pas décontracté,
priant pour qu’elle reste plongée dans son écran et qu’elle ne
me voie pas.
Ce que moi, je n’avais pas vu, c’est le trou dans le coin du
sac en papier, juste assez grand pour que la petite pieuvre
remplie de clochettes parvienne à s’y glisser avant de rebondir
sur le trottoir devant Julia.
Elle a levé les yeux, surprise par le tintement. En apercevant
la peluche rose fluo à ses pieds, elle s’est penchée pour la
ramasser.
Je suis resté paralysée. M’avait-elle reconnue ?
— Mon chat a la même, a-t-elle dit, me confirmant ce que je
savais déjà. Je suis sûre que le vôtre va l’adorer.
Mes muscles se sont suffisamment relâchés pour que je
puisse prendre le jouet et esquisser un sourire qui, je l’espère,
n’était pas trop crispé.
— Oh, sûrement, merci… Elle est un peu tatillonne.
Julia m’a souri en retour, révélant une dentition irrégulière –
encore un détail que je n’avais jamais remarqué. Puis elle a
reporté son attention sur son téléphone.
Au lieu de céder à l’impulsion de piquer un sprint jusqu’au
bout du pâté de maisons, je me suis éloignée à un rythme
normal, sans me retourner. Arrivée au coin de la rue, j’ai feint
de devoir refaire mon lacet et je me suis retournée.
Julia adressait de grands signes à quelqu’un sur le trottoir
d’en face.
J’ai retenu mon souffle – peut-être allais-je enfin voir
Reuben et Julia ensemble sans que plusieurs vitres nous
séparent. À l’état sauvage, pour ainsi dire.
Tandis que je contemplais la scène qui se déroulait sous mes
yeux, mon cerveau luttait pour en assembler les éléments
disparates, comme si elle passait au ralenti. Certes, je
connaissais la personne qui venait de traverser la rue pour
embrasser fougueusement Julia.
Mais cette personne n’était pas Reuben.
C’était Sylvie.
Soudain, mon manteau m’a paru trop chaud, trop étroit et j’ai
eu l’impression d’étouffer. Le grincement d’un marteau-
piqueur contre la chaussée, que j’avais à peine remarqué
quelques instants plus tôt, me vrillait maintenant les tympans.
Je me suis mise à courir.
George, Lola et Lionel m’ont regardée entrer en trombe et
me diriger vers les fenêtres. J’ai tiré les stores – je ne voulais
plus savoir ce qui se passait dans l’appartement d’en face. En
m’écroulant sur le canapé, j’ai reconnu la douleur fulgurante
qui me déchirait le ventre – je l’avais déjà ressentie
auparavant.
La trahison.
Julia et Reuben étaient l’unique repère émotionnel dans ma
vie. J’avais vu leur amour s’exprimer si clairement dans leurs
gestes, leur routine. Ils étaient la preuve tangible que l’amour
existait au-delà des écrans.
Et tout cela n’était qu’un mensonge.
Ce qui me faisait encore plus mal, c’est que l’un des acteurs
de cette trahison était une personne en qui j’avais confiance.
J’avais révélé à Sylvie tant de choses sur moi – ma peur de
l’amour, mon absence d’expérience sexuelle, les détails de
mon baiser avec Sebastian… Des aspects de moi que j’avais
gardés si longtemps cachés. Mais elle, elle ne m’avait rien dit.
Je ne savais même pas qu’elle avait entamé une nouvelle
relation. Tu parles d’une amie !
J’ai enfoui ma tête entre mes mains, comme pour effacer le
souvenir de ce que je venais de voir. Mais rester immobile
accroissait mon anxiété. Je me suis mise à arpenter le salon,
sans prêter attention à mes animaux qui m’observaient d’un air
inquiet.
Incapable de me calmer, j’ai recouru à ce que je savais faire
le mieux : j’ai oblitéré mes émotions, les chassant jusqu’à ce
que je me sente engourdie, et je me suis concentrée sur la seule
tâche qui me tenait à cœur : trouver Hugo pour Claudia.
J’ai attrapé le vieux sac de cuir en haut de l’armoire et j’ai
commencé à y fourrer des vêtements. Ce bagage usé n’a rien
de pratique, il est trop volumineux pour entrer dans un
compartiment d’avion. Mais il porte les initiales de mon
grand-père et, bien que je n’aie pas voyagé depuis des années,
chaque fois que je le touche, j’ai l’impression d’être avec
Papy, comme s’il était cousu de sa sagesse.
Un texto est arrivé sur mon téléphone : Sebastian avait réussi
à réserver une voiture de location à la dernière minute et
viendrait me chercher demain matin à huit heures, ce qui nous
permettrait d’arriver dans le Maine en début d’après-midi.
Au moins, je pouvais compter sur quelqu’un, même si c’était
la dernière personne à laquelle je pensais pouvoir me fier.
J’ai attendu une heure avant d’aller demander à Leo de
promener George pendant mon absence. Il était hors de
question que je m’adresse à Sylvie. J’étais mortifiée d’avoir
cru que nous étions amies. Après mon expérience malheureuse
au Guatemala, je m’étais juré de ne plus commettre ce genre
d’erreur.
— Tu vas bien, gamine ? m’a demandé Leo d’un air
soucieux quand je suis allée sonner chez lui. Tu me semble un
peu tendue.
— Je vais très bien ! ai-je répondu avec un sourire forcé. J’ai
juste pas mal de choses à organiser pour le voyage. Merci
beaucoup de prendre soin de George pendant mon absence. Je
rentre après-demain.
— Tu as intérêt : pas question de te défiler pour notre
prochaine partie de mah-jong !
— Tu sais bien que je ne manquerais ça pour rien au monde !
Il a refermé sa porte, et je me suis délectée du petit rire
familier que j’entendais derrière le battant.
Je m’apprêtais à regagner mon appartement quand j’ai
entendu des pas dans l’escalier.
Zut. J’aurais dû attendre une heure de plus.
— Clover ! Je suis contente de te croiser !
La voix enthousiaste de Sylvie, que je trouvais
habituellement réjouissante, a ravivé la douleur dans ma
poitrine. Finalement, je n’étais pas aussi douée que je le
pensais pour refouler mes émotions.
— Salut, Sylvie, ai-je dit d’un ton neutre.
Elle avait une enveloppe à la main.
— Le facteur l’a mise dans ma boîte par erreur. Ça ressemble
à un chèque, alors je me suis dit que ça ne pouvait pas
attendre.
— Merci, ai-je murmuré en évitant son regard.
— Je meurs d’envie de savoir ce que tu as décidé pour
Hugo ! a-t-elle enchaîné en s’appuyant nonchalamment contre
le mur près de ma porte. Tu vas essayer de le retrouver ?
— Je pars dans le Maine avec Sebastian demain matin.
Je n’avais qu’une envie, c’était de me ruer chez moi et de
m’y enfermer.
— Avec Sebastian ? Incroyable ! s’est-elle écriée, les yeux
pétillants. Dis, je viens d’acheter une super bouteille de
tempranillo chez le caviste snob, ça te dit de descendre et de
me raconter tout ça autour d’un verre ?
— Je ne peux pas, je dois faire mes bagages, ai-je répliqué
en reculant. Sebastian vient me chercher très tôt.
— OK, pas de soucis… Mais pourrais-tu au moins me dire
pourquoi tu te comportes aussi bizarrement ?
J’ai tripoté le bracelet de ma montre, affreusement mal à
l’aise.
— Bizarrement ? ai-je répété. Comment ça ?
— Eh bien, a-t-elle dit avec un sourire en coin, pour
commencer, tu évites mon regard.
Je me suis forcée à lever les yeux vers elle. Aussitôt, le
sentiment de trahison que j’avais éprouvé en la voyant
embrasser Julia a refait surface. Comment avait-elle pu
s’interposer entre deux personnes qui s’aimaient autant ?
J’ai pris une grande inspiration, tentant de ravaler ma peine.
Cela n’a pas marché.
— Comment as-tu pu ruiner le mariage de Julia ? me suis-je
écriée d’une voix trop aiguë. Elle et Reuben sont heureux
ensemble ! Ils sont heureux depuis des années !
Sylvie a levé les sourcils, manifestement perplexe.
— Qui est Julia ?
— La femme que tu as embrassée cet après-midi à la sortie
du café, ai-je aboyé, rouge de colère. Je t’ai vue !
Sylvie est d’abord demeurée impassible, puis une expression
suspicieuse s’est affichée sur son visage.
— La femme que j’embrassais s’appelle Bridget.
Ah, oui… Julia était seulement le nom que je lui avais
donné, moi. Lorsque j’ai commencé à les espionner, elle et son
mari, dans l’intimité de leur appartement.
Sylvie a incliné la tête avec curiosité.
— Comment sais-tu qu’elle est mariée, d’ailleurs ? s’est-elle
enquise en croisant ses bras sur sa poitrine. Et en quoi ça
t’intéresse ?
J’ai senti une bouffée de honte m’envahir – j’étais ridicule.
Mais il me semblait désormais impossible de revenir en
arrière : Sylvie avait vu clair en moi, je n’étais pas la personne
vertueuse qu’elle s’était imaginée.
Alors je me suis contentée d’ouvrir ma porte, d’entrer et de
la claquer derrière moi avant de m’effondrer sur le sol, perdue
dans un chaos émotionnel dont j’étais la seule responsable.
Chapitre 37

JE n’ai pas attendu que mon réveil sonne pour me lever –


principalement parce que je n’avais pas dormi. Le désastre de
la veille avec Sylvie et Julia (enfin, Bridget, techniquement
parlant) a tourné en boucle dans ma tête toute la nuit.
Abrutie par le manque de sommeil, j’ai porté George dans la
rue et j’ai pratiquement dû le forcer à lever la patte pour faire
pipi. Il était très tôt, et je doutais que Sylvie soit levée mais, en
passant devant sa porte, j’ai retenu mon souffle.
Après la scène que je lui avais jouée et la manière dont
j’avais mis fin à notre conversation, elle devait penser que
j’étais à moitié folle. Rétrospectivement, j’avais effectivement
réagi de façon mélodramatique, voire puérile. Mais je
continuais d’être bouleversée à l’idée que Sylvie fasse
exploser ce couple parfait, même si elle aimait « contourner
les règles ». Heureusement, je disposais d’un répit de
quarante-huit heures avant de la revoir.
Sac de cuir en bandoulière, j’ai balayé mon salon du regard.
J’ai éprouvé un pincement de nostalgie en pensant au temps
qui s’était écoulé depuis mon dernier voyage – au moins
cinq ans, et je n’étais partie que pour un week-end à
Philadelphie à l’occasion d’une exposition sur les bûchers
funéraires. La liberté associée au voyage me manquait :
observer le monde, découvrir sa magie et ses habitants, le tout
en profitant de ma solitude. Rien n’était comparable à cela.
Je suis arrivée sur le perron juste à l’heure convenue par
Sebastian. J’ai attendu vingt-cinq minutes avant de le voir
apparaître devant le bâtiment dans une Chevrolet Spark noire.
Il a baissé la vitre.
— Désolé, j’ai eu un peu de mal à me lever.
— Ce n’est pas grave, ai-je menti.
En réalité, son retard m’agaçait prodigieusement. Ou alors,
j’avais les nerfs à fleur de peau à cause de cette histoire avec
Sylvie. Mais au moins, il était là.
— Merci d’être venu me chercher.
— Je t’en prie.
Passant la main sous le volant, il a actionné la commande
d’ouverture du coffre.
— Il devrait y avoir de la place à côté de ma valise pour ton
sac.
La valise en question était volumineuse et je me suis
demandé s’il avait l’intention de partir plus d’une nuit. Après
m’être vainement escrimée à caser mon bagage dans le peu
d’espace disponible, j’ai renoncé et l’ai glissé sur le siège
arrière. Quand j’ai rejoint Sebastian à l’avant, j’ai remarqué
avec satisfaction que sa coiffure était aussi hirsute que la
mienne.
Nous n’avons pas échangé un mot avant de quitter
Manhattan. Sebastian devait être vraiment fatigué pour être si
taciturne – à moins qu’il n’éprouve la même gêne que moi
après notre conversation de la veille chez Claudia.
Lorsque les brumes de mon cerveau se sont enfin dissipées,
j’ai sorti mon livre. Ce n’était guère poli, mais me faire
poireauter pendant presque une demi-heure était tout aussi
incorrect.
— Tu arrives à lire en voiture ? s’est étonné Sebastian,
retrouvant soudainement sa langue. Moi, je ne pourrais jamais,
j’ai le mal des transports.
— Je suis désolée, ça doit être frustrant.
Personnellement, j’adore me perdre entre les pages d’un
livre, en voyage.
Il a baissé le pare-soleil de la voiture pour se protéger de la
luminosité.
— Pas vraiment, a-t-il répliqué. Je ne suis pas un grand
lecteur. Pour être honnête, je trouve que c’est un plaisir un peu
trop solitaire.
Cette révélation a contredit plusieurs des scénarios que
j’avais envisagés si nous finissions vraiment par sortir
ensemble : flâner ensemble dans les bouquineries, échanger
des recommandations de titres, lire côte à côte au lit.
— Tu ne lis même pas en allant au lit ? me suis-je enquise.
— Non, en général, je somnole devant la télé.
Il a observé quelques instants le décor de banlieue longeant
l’autoroute avant de s’exclamer :
— Il y a un Starbucks, là-bas. On va aller boire un café au
drive-in.
Nous étions deuxièmes dans la file d’attente.
— Tu le prends avec du lait et du sucre ? m’a-t-il demandé.
— Non, noir, s’il te plaît, ai-je rétorqué, agacée. Ni sucre ni
crème. Filtre, ce sera parfait.
Il m’avait préparé plusieurs fois du café chez Claudia,
pourquoi ne se souvenait-il pas de mes goûts en la matière ?
Et surtout, pourquoi cela m’irritait-il autant ?

Au bout de trois heures de route, nous étions au fin fond du


Massachusetts, et j’ai commencé à regretter le silence pesant
du petit matin.
Sebastian s’était lancé dans une description détaillée et
mortellement ennuyeuse d’un documentaire sur la production
de soja. J’étais certaine de n’avoir jamais mentionné un
quelconque intérêt pour le soja. Mais cette longue promiscuité
dans l’habitacle d’une voiture devait le rendre aussi nerveux
que moi. J’ai donc supporté son verbiage en hochant la tête et
en émettant de temps à autre un murmure approbateur, sans
toutefois l’encourager à développer. Au moins, ça me tenait
éveillée et ça m’évitait de penser à Sylvie. Mais au fur et à
mesure que les kilomètres défilaient, je me demandais
combien de temps il allait tenir avant d’exiger une véritable
implication de ma part.
Quand cela s’est produit – exactement trois heures et
quarante-sept minutes après notre départ –, il m’a surprise.
— Tu veux écouter un podcast ? m’a-t-il proposé en prenant
son téléphone sur la console centrale. J’en ai téléchargé des
nouveaux, hier soir.
— Excellente idée, ai-je répondu en essayant de masquer
mon soulagement.
— J’en ai plein, là-dedans, a-t-il expliqué en me tendant son
portable. Je suis complètement accro aux podcasts, je préfère
écouter les autres plutôt que d’être seul avec mes pensées. Tu
sais ce que c’est…
Pas vraiment, vu que j’avais passé l’essentiel des dix
dernières années à me confronter à moi-même.
— À vrai dire, je ne suis pas tellement fan des podcasts, ai-je
avoué. Ça me donne l’impression d’avoir une voix indésirable
qui piaille dans ma tête.
Un peu comme subir un long trajet en voiture avec
quelqu’un qui n’arrête pas de parler.
La liste sur son téléphone m’ouvrait une fenêtre sur la
personnalité de Sebastian. Il était abonné à plusieurs émissions
de musique classique, à une autre sur les allergies multiples, et
à des programmes sur l’économie et les cryptomonnaies. J’ai
opté pour un podcast de la NPR16.
— Il y en a un sur les regrets des mourants, ça te dit ? C’est
un peu le thème du voyage, après tout…
— Oui, j’ai pensé que ça pourrait te plaire, je l’ai téléchargé
spécialement pour toi, m’a dit Sebastian, en souriant.
L’agacement qu’il m’inspirait s’est dissipé d’un coup. Son
geste était touchant.
— Merci, c’est très gentil de ta part.
Au fil des ans, j’ai probablement entendu une multitude de
regrets, mais j’étais curieuse d’en découvrir que je n’avais pas
encore consigné dans mon carnet.
— Avant de commencer à fréquenter ces fameux cafés, j’ai
écouté beaucoup de podcasts sur la mort… pour tâter le
terrain, en quelque sorte, m’a confié Sebastian, le regard rivé
sur la route. Au début, c’était affreux, je m’arrêtais au bout de
quelques minutes. Ça faisait ressurgir toutes mes peurs,
j’imagine.
— Et quelles sont ces peurs ? me suis-je enquise en
branchant un câble USB sur son portable.
Enfin un sujet de conversation intéressant.
— Je ne sais pas trop, a-t-il murmuré en tapotant
nerveusement sur le volant. L’aspect définitif de la chose, je
suppose…
Je l’ai laissé cogiter, certaine qu’il n’avait pas besoin que je
l’exhorte à poursuivre. Effectivement, il n’a pas tardé à
enchaîner :
— Quand j’étais petit, au moment de m’endormir, j’avais des
crises d’angoisse en pensant à la mort. Au début, c’était à
cause de ce qu’on nous apprenait au catéchisme – est-ce que je
me comportais assez bien pour aller au paradis ? L’idée de
rater ma vie et de me retrouver en enfer m’épouvantait. Il y
avait tellement de règles à respecter.
— C’est vrai, ai-je acquiescé.
En imaginant Sebastian enfant, terrifié dans son lit, j’ai
ressenti un élan de compassion.
— À dix-huit ans, a-t-il continué, j’ai décidé que je ne
croyais pas en Dieu. Mais ça ne m’a pas rassuré pour autant.
Il a resserré sa prise sur le volant, et ses jointures ont blanchi.
— Chaque fois que je pensais à la mort, je paniquais en me
disant que ça marquerait ma fin, que je n’existerais plus,
jamais. Tous ceux qui m’avaient connu mourraient à leur tour,
et je serais oublié pour toujours. Je me sentais tellement seul.
J’ai été impressionnée par sa capacité à s’exprimer sur une
question aussi complexe.
— En as-tu déjà parlé à quelqu’un ?
— C’est bien ça, le problème, a soupiré Sebastian, en
m’adressant un regard impuissant. Petit, quand j’avais des
crises de panique, je courais dans la chambre de mes parents
pour leur dire que j’avais peur de mourir. Et mon père
m’ordonnait d’être un homme et de retourner au lit.
Je trouve fascinante cette faculté qu’ont les parents de
détruire leurs enfants sans s’en apercevoir.
— Et tes proches n’ont jamais parlé de la mort ? Même lors
du décès de ton grand-père ?
Sebastian a secoué la tête.
— Nous sommes WASP17 jusqu’au bout des ongles :
toujours stoïques, dans un déni émotionnel absolu, trop fiers
pour discuter de nos sentiments ou, pire encore, pour consulter
un thérapeute. Bien sûr, ils ont discuté de la logistique – les
obsèques, le testament, tout ça. Mais nous n’avons jamais
évoqué notre deuil en lui-même.
— Comment ton père l’a-t-il vécu, à ton avis ?
Sebastian a changé de voie et accéléré pour dépasser un
break avant de répondre :
— À le voir, on dirait que ça ne l’a absolument pas affecté. Il
n’a même pas pleuré à l’enterrement – il a regardé droit devant
lui pendant toute la cérémonie et ensuite, il a accompli son
devoir de fils en remerciant les gens d’être venus, ce genre de
choses.
Il s’est interrompu un instant, malaxant le volant.
— Après la veillée, quand tout le monde a été parti, je l’ai vu
assis dans son bureau, le regard fixe. Je suis entré et lui ai
demandé s’il allait bien. Il s’est tourné vers moi et, très
calmement, il a dit : « Bien sûr, pourquoi n’irais-je pas
bien ? » Le sujet était clos.
C’était une réaction typiquement masculine au chagrin. Pas
étonnant que Sebastian ait si peur de la mort.
Il a roulé des épaules, comme pour chasser son émotion.
— On peut parler d’autre chose, si tu veux. Tu n’as sans
doute aucune envie d’entendre tout ça.
— Si, au contraire.
Pour être honnête, j’étais flattée qu’il se sente suffisamment
à l’aise pour s’ouvrir à moi. Ainsi, je me sentais plus proche
de lui. Plus détendue, aussi.
Nous avons échangé un regard bref mais lourd de sens.
— D’accord, a repris Sebastian. Je me souviens que, quand
j’étais enfant, je posais des tas de questions sur la mort et mes
parents me rétorquaient toujours qu’on ne parlait pas de ces
choses-là, que ça ne se faisait pas. Lorsque j’interrogeais mes
professeurs, ils étaient gênés et me conseillaient de demander
à mes parents. La seule fois où le sujet a été abordé, c’était au
catéchisme, pour nous expliquer que, si l’on se conduisait mal
de son vivant, on était sûrs de finir en enfer. Autant te dire que
ça n’a rien arrangé…
Je me suis légèrement tournée sur mon siège pour lui faire
face.
— C’est pour cela que tu t’es mis à assister aux cafés de la
mort ?
— Oui. J’ai découvert leur existence par hasard, dans un
restaurant où j’avais rendez-vous. La réunion avait lieu dans
l’arrière-salle, et j’ai surpris les discussions en me rendant aux
toilettes. J’ai demandé à l’animateur si je pouvais me joindre à
la prochaine séance. La première fois, j’ai gardé le silence.
J’étais pétrifié à l’idée de parler de la mort, comme si le fait de
l’évoquer à voix haute risquait d’accélérer ma fin, ou un truc
idiot dans le genre. Mais en entendant les autres expliquer
pourquoi ils se trouvaient là, et en discuter comme si c’était
naturel, je me suis senti moins seul.
Les cafés de la mort m’avaient, moi aussi, aidée à m’extraire
de ma solitude, bien que pour des raisons totalement
différentes.
— La mort est naturelle, ai-je simplement commenté.
Sebastian s’est raidi, comme si les défenses qu’il avait
temporairement abaissées s’étaient remises en place.
— Pour toi, peut-être, mais pas pour la plupart des gens, a-t-
il répliqué avec un rire forcé. C’est bien que tu sois aussi à
l’aise avec cette thématique, mais je trouve ça plutôt
inhabituel. Aucune personne de ma connaissance n’aime
parler de la mort.
Ses mots ont ravivé la contrariété éprouvée lorsque Sylvie
avait remis en question l’agencement de mon appartement : je
n’étais pas en phase avec le reste du monde. Bizarre,
excentrique, cinglée.
J’ai laissé le silence s’installer – en partie parce que j’en
voulais à Sebastian – tout en contemplant des oies s’envoler
d’un champ au bord de l’autoroute. Puis j’ai attrapé son
téléphone.
— On l’écoute, ce podcast ?
— Bien sûr, lance-le.
J’ai appuyé sur « play » et me suis carrée dans mon siège,
soulagée de ne plus avoir à entretenir la conversation pendant
les quarante-cinq prochaines minutes.

16. La National Public Radio (NPR) est le principal réseau de radiodiffusion non
commercial et de service public des États-Unis.
17. Acronyme de White Anglo-Saxon Protestant (protestant blanc anglo-saxon),
terme sociologique désignant les Blancs anglicans ou protestants appartenant à
l’élite de la nation américaine.
Chapitre 38

LE podcast sur NPR présentait des cas de mort imminente, et


les personnes concernées évoquaient les regrets qui leur
étaient venus à cette occasion. La plupart des remords
exprimés figuraient de façon récurrente dans mon carnet :
travailler moins, aimer davantage, prendre plus de risques,
suivre ses passions – c’était prévisible et assez banal. Pour
certains, cette expérience avait constitué un signal d’alarme ;
pour d’autres, une leçon vite oubliée, hélas. Les habitudes ont
la vie dure.
Quand le générique de fin a retenti, je me suis penchée pour
mettre l’appareil en pause avant qu’il n’enchaîne sur le
suivant. Sebastian a aussitôt pris la parole :
— Je suppose que tu as déjà entendu tout ça, non ?
— En partie, ai-je confirmé pour ne pas paraître blasée.
— Quel est le regret le plus étrange qu’on t’ait confié ? a-t-il
poursuivi.
J’ai réfléchi en regardant les pins défiler derrière les vitres de
la voiture, repensant aux confidences que j’avais recueillies au
fil des ans.
— Une femme m’a avoué que son plus grand regret était de
ne jamais avoir acheté un liquide vaisselle hors de prix dont on
faisait la publicité à la télévision.
Ce n’était pas une révélation cruciale, mais je me sentais un
peu coupable de trahir la confiance d’Helena. Je me suis donc
promis de me rattraper en rentrant : en son honneur, j’allais
claquer une fortune dans ce détergent écologique de luxe. En
outre, il avait un parfum de lavande et de muguet que
j’adorais.
Sebastian s’est esclaffé.
— Si c’était ça, son plus grand regret, elle a dû avoir une
belle vie !
— C’est surtout qu’elle a passé toute son existence à
économiser, sans jamais s’accorder de plaisirs aussi simples
que celui-ci, ai-je répliqué, sur la défensive. Elle est morte
sans avoir dépensé un sou de l’argent qu’elle avait à la banque.
— Au moins, sa famille a pu en profiter après elle, non ?
Je me suis demandé s’il pensait à Claudia.
— Elle avait quatre-vingt-quinze ans et ne s’était jamais
mariée, donc elle n’avait pas de famille. Je pense que tout est
allé à des œuvres caritatives.
— Bon sang, a soufflé Sebastian, en remontant ses lunettes
sur son nez. Ça doit être affreux de mourir sans manquer à
personne.
— Cela arrive plus souvent qu’on ne le pense, ai-je
murmuré, le cœur serré.
— Et la plupart du temps, tu es seule avec les mourants ? a
enchaîné Sebastian avec un frisson. Je serais incapable de faire
ça…
— Si je n’étais pas là, ils partiraient dans la solitude la plus
complète, ai-je observé en glissant discrètement la main entre
les sièges pour caresser le sac de Papy.
— N’empêche, c’est étrange, comme métier.
Il avait changé de ton. La vulnérabilité qu’il m’avait montrée
précédemment – et la proximité que j’en avais ressentie –
s’étaient évaporées. Nous étions assis à quelques centimètres
l’un de l’autre, mais j’avais l’impression d’être maintenant très
loin de lui.
— Pour moi, accompagner une personne en fin de vie est un
privilège, ai-je rétorqué d’une voix mal assurée. Et
quelquefois, c’est magnifique.
Sebastian s’est remis à tapoter nerveusement le volant.
— Magnifique ? a-t-il répété, perplexe. Comment ça ?
— Eh bien, par exemple, il m’arrive de faire venir une
chorale qui chante pour réconforter les mourants, ai-je
expliqué en me disant qu’il comprendrait mieux si j’évoquais
un sujet qu’il connaissait bien. En général, cela les apaise d’un
coup, comme si la musique avait le pouvoir de guérir leur âme.
Il a hoché la tête.
— La musique peut guérir, c’est vrai, a-t-il approuvé.
— Et même sans cela, j’observe souvent une sorte de
sérénité très particulière, qui apparaît juste avant la fin, comme
s’ils se débarrassaient de tout ce qui les retenait et se laissaient
enfin aller. Dommage qu’on n’ait pas tous cette capacité de
notre vivant.
— Mais…, a commencé Sebastian, avant de pincer les lèvres
en secouant la tête. Non, peu importe…
— Vas-y, qu’est-ce que tu allais dire ? l’ai-je encouragé,
espérant qu’il s’ouvrirait à nouveau.
Il a poussé un toussotement embarrassé.
— Ne le prends pas mal, Clover mais, parfois, je te trouve
moralisatrice. Et un peu hypocrite, aussi. Toute cette sagesse
que tu as acquise en regardant les gens mourir, à quoi sert-elle
si tu ne la mets pas à profit ?
Ses paroles m’ont fait l’effet d’un coup de poing dans le
ventre.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Eh bien, à part ton vieux voisin, Leo, tu n’as pas vraiment
d’amis, non ? Et je t’ai entendu dire à Mamy que tu n’étais
jamais sortie avec quelqu’un. Si tu devais mourir demain, je
parie que tu serais accablée de regrets.
En achevant sa tirade, il a dégluti et s’est concentré sur la
route, prêt à encaisser une levée de bouclier.
La colère bouillonnait dans ma poitrine.
« L’important, c’est de discuter, pas de riposter », m’a
toujours dit Papy. Mais à cet instant précis, j’étais trop furieuse
pour négocier.
— Ce n’est pas parce qu’on sort tout le temps, et avec
n’importe qui, qu’on a réussi sa vie ! ai-je assené de la même
voix aiguë que lors de ma dispute avec Sylvie. C’est carrément
le contraire, en fait. Toi, on dirait que tu es sociable
uniquement pour éviter d’être seul et de réfléchir à qui tu es
vraiment !
Le klaxon d’un camion passant à toute vitesse a ponctué ma
déclaration d’une façon que j’ai trouvée satisfaisante.
Pendant quelques instants, Sebastian s’est tu.
— Au moins, j’ai été amoureux, a-t-il fini par affirmer
sèchement en se tournant à demi vers moi. Tu es impossible à
approcher, Clover. Il y a une différence entre être seul et
refuser toute proximité.
C’était le coup fatal et il faisait très mal. Soudain, j’ai eu
l’impression insupportable d’étouffer. Je ne pouvais pas rester
une minute de plus dans cette voiture.
— Arrête-toi, s’il te plaît, ai-je lancé en apercevant une
station-service.
— Quoi ?
— S’IL TE PLAÎT, ARRÊTE-TOI !
C’était la première fois de ma vie que je hurlais sur
quelqu’un.
Sebastian s’est engagé dans la bretelle de sortie et a roulé
jusqu’à la station. Je suis descendue et j’ai récupéré mon sac
sur le siège arrière.
— Clover, qu’est-ce que tu fais ?
— Je rentrerai à New York par mes propres moyens.
Puis j’ai claqué la portière et je me suis éloignée sans me
retourner.
Chapitre 39

J’AI appris la mort de mon grand-père un mercredi, trois jours


après mon vingt-troisième anniversaire. J’étais au Cambodge,
tassée entre un homme et une femme corpulents sur un siège
d’autobus prévu pour deux personnes, ma valise sur mes
genoux, tout près d’une cage de poulets calée dans l’allée.
Nous roulions depuis plus de deux heures sur une route étroite
et sinueuse, quelque part entre la province de Takeo, au sud, et
la capitale, Phnom Penh. Il n’y avait pas un souffle d’air et
nous étions couverts de sueur. Je regrettais de ne pas m’être
offert un billet dans un car climatisé. Avec la chaleur, la
puanteur des déjections de poulet et l’odeur nauséabonde des
corps transpirants, j’avais l’impression de frôler le délire, et je
me concentrais sur ma respiration pour ne pas m’évanouir.
Cette expédition éprouvante était la dernière de mon séjour
de deux mois, au cours duquel j’avais étudié les traditions
funéraires bouddhistes du Cambodge. Je devais prendre un vol
pour New York via Singapour le lendemain, ce qui me
permettrait d’arriver à temps pour le traditionnel petit déjeuner
dominical avec Papy.
Je ne l’avais pas vu depuis près d’un an, sa présence
réconfortante me manquait cruellement.
Avant cela, j’étais à la Sorbonne, à Paris, pour préparer ma
thèse de thanatologie. Ma petite valise recelait peu de
vêtements, mais elle était bourrée de carnets où j’avais
consigné mes observations. Je comptais les jours : j’avais
tellement hâte de partager ces notes avec grand-père – je
l’imaginais déjà examiner méthodiquement chaque page tout
en remuant sa cuillère dans son café.
Notre dernière conversation avait eu lieu quelques jours plus
tôt, le lundi matin – dimanche soir à l’heure de New York.
J’étais sortie de ma chambre d’hôtel pour descendre dans
l’entrée où un vieux téléphone à cadran trônait sur un tabouret
posé dans un coin. C’était le seul moment de la journée où il
était possible de discuter en toute tranquillité. La lumière
matinale qui filtrait à travers les rideaux me rappelait
l’appartement où j’avais grandi.
— Clover, ma chérie, je me disais justement que je n’avais
pas eu de nouvelles depuis plus d’un mois !
La liaison était mauvaise, privant la voix de mon grand-père
de ses basses habituelles, et il m’a manqué encore davantage.
— Je suis désolée, Papy, j’aurais dû t’appeler plus tôt.
Malgré les grésillements sur la ligne, son rire grave était plus
attachant que jamais.
— Je me suis dit que tu avais autre chose en tête que ton
vieil aïeul.
— Je pense toujours à toi, même si je n’appelle pas assez
souvent pour te le dire.
Au cours de l’année passée, mes pérégrinations m’avaient
tellement accaparée que j’avais espacé mes appels
téléphoniques.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie, ça signifie que tu t’amuses.
Et j’en suis très heureux.
J’ai fermé les yeux, l’imaginant dans son fauteuil vert, une
jambe croisée sur l’autre, la vapeur de son café du soir dansant
au-dessus de sa tasse dans la lueur de la lampe de lecture.
— Alors, a-t-il repris, raconte-moi ce que tu as appris au
Cambodge.
J’ai changé mon téléphone d’oreille, essayant de trouver une
position plus confortable.
— C’est très différent du monde occidental.
— Ah, oui : les bouddhistes et la réincarnation…
— Voilà. Pour eux, le processus de mort est extrêmement
important pour préparer la renaissance.
— Comment cela ? Tu m’intrigues…
— Par exemple, un moine vient souvent assister le mourant,
ai-je expliqué avec fierté – pour une fois, c’était moi le
professeur et lui l’élève. Certains croient qu’après que l’âme a
quitté le corps, elle s’attarde sur le lieu du décès. Parfois, elle
est désorientée ou effrayée, et le moine doit intervenir pour la
calmer et la guider. Je trouve tout cela très beau.
— C’est vrai, a approuvé Papy. Ce doit être un privilège
d’aider quelqu’un à passer dans sa prochaine vie.

Le bus s’est arrêté devant une station-service bordée de


rizières. Nous avions vingt minutes de répit avant de reprendre
notre éprouvant périple, le temps de passer aux toilettes et
d’avaler une rapide collation. Mais le simple fait de penser à
manger ou à m’accroupir au-dessus d’un trou nauséabond a
accentué ma nausée. Je me suis donc contentée d’acheter une
bouteille d’eau gazeuse et je me suis plantée devant un petit
ventilateur qui brassait paresseusement l’air vicié.
« Kios Intranet » affichait l’enseigne en carton rose fluo
collée au-dessus du vieil écran d’ordinateur sur le bureau
voisin. La Wi-Fi de l’auberge où je séjournais étant en panne
ces derniers jours, je n’avais pas pu consulter mes e-mails
depuis un moment. J’ai glissé deux mille riels cambodgiens à
l’employé de la station en échange de dix minutes d’accès à
Internet par une connexion bas débit d’une lenteur
exaspérante.
Ma boîte de réception contenait six nouveaux messages.
L’un était un rappel pour mon vol de jeudi. Le deuxième était
un courriel envoyé par un Français avec qui j’avais étudié à
Paris et qui me demandait mon avis sur ses travaux en cours.
Les quatre derniers provenaient de Charles Nelson, un ancien
collègue de Papy à l’université de Columbia.
Mon cœur s’est emballé d’un coup.
J’ai lu ses e-mails dans l’ordre chronologique. Dans les trois
premiers, il me demandait de l’appeler dès que possible. Le
plus récent avait été envoyé seulement une heure plus tôt, et il
était malheureusement beaucoup plus explicite.
Clover,
Je sais que tu es à l’étranger et je regrette de ne pas pouvoir
t’annoncer cette terrible nouvelle de vive voix, mais ton grand-père
est décédé hier.
Merci de me contacter dès que tu recevras ce message afin que
nous prenions les dispositions nécessaires.
Cordialement,
Charles Nelson

Mes nausées se sont transformées en véritable crise


d’angoisse. Les mains tremblantes, j’ai extrait ma carte de
téléphone internationale de ma pochette de voyage, titubé en
direction d’une cabine, puis j’ai composé le numéro qui
figurait en bas du message de Charles.
Il a décroché au bout de trois sonneries.
— C’est Clover, ai-je lâché sans lui laisser le temps de
parler.
Charles s’est raclé la gorge.
— Bonjour, Clover… Je vois que tu as reçu mon e-mail. Je
suis vraiment désolé d’être porteur de si mauvaises nouvelles.
Toutes mes condoléances.
Avec la panique, j’avais le souffle court, et l’humidité
oppressante n’arrangeait rien.
— Que s’est-il passé ? ai-je réussi à articuler dans un
murmure.
— Un accident vasculaire cérébral, selon les médecins.
Charles a toujours été laconique mais, à ce moment précis,
j’ai trouvé sa concision cruelle.
— Il était resté tard pour travailler dans son bureau à
l’université, et le concierge l’a retrouvé effondré dans son
fauteuil.
Je me suis massé le sternum pour tenter d’apaiser ma
respiration.
— Il est mort… seul ? ai-je demandé.
— J’en ai bien peur, oui.
Dehors, le bus a klaxonné et mes compagnons de voyage
sont péniblement remontés à bord. Malgré mon
bouleversement, je suis parvenue à retrouver un peu de
pragmatisme : si je voulais prendre mon vol pour New York
demain, il fallait que je les imite.
— Charles, pardon, mais je suis au milieu de nulle part et
mon bus s’apprête à partir. Je vous rappelle dès que j’arrive à
Phnom Penh.
Il s’est raclé la gorge une seconde fois.
— D’accord. Bon voyage, et à bientôt.
Quelques instants plus tard, j’étais de nouveau coincée entre
les deux mêmes passagers, à côté des poulets qui s’égosillaient
dans leur cage. Mais j’étais désormais insensible à la chaleur, à
la cacophonie et à la puanteur des corps en sueur. Je ne pensais
qu’à ce bureau sombre et exigu, au bout d’un long couloir, où
je me suis rendue des centaines de fois.
L’endroit où mon meilleur ami avait trouvé la mort. Seul,
sans personne pour le guider.
Chapitre 40

J’AI vite regretté d’avoir interrompu mon périple avec


Sebastian près de cette station-service sordide, bordée d’une
route d’un côté et, de l’autre, d’immenses champs ravagés par
l’hiver. La brise était chargée de l’odeur salée, fétide, des
marais côtiers et le froid s’infiltrait par le moindre interstice
entre mes vêtements.
Plantée face à l’entrée de la bâtisse, je me suis concentrée sur
mon téléphone jusqu’à ce que le ronronnement de la voiture de
location s’éteigne au loin. Quand je me suis finalement
retournée, le parking était désert, à l’exception d’un pick-up
marron aux portières cabossées.
Sebastian m’avait vraiment abandonnée là.
J’ai serré le sac de cuir contre ma poitrine, les aisselles
soudain moites.
J’aurais tout donné pour pouvoir parler à Papy. Lors de mon
premier séjour en Amérique latine, il m’arrivait, dans les
moments d’angoisse, de l’appeler d’une cabine juste pour
entendre sa voix apaisante et rationnelle pendant dix minutes,
jusqu’à ce que le crédit de ma carte s’épuise.
— C’est ton système nerveux sympathique qui te manipule,
m’assurait-il avec détachement. Il s’agit d’un phénomène
biologique classique, une réaction combat-fuite. Il faut
simplement que tu reprennes le contrôle. Ferme les yeux pour
éliminer toute stimulation extérieure, prends une profonde
inspiration, puis souffle lentement.
Ces instructions dataient de plusieurs années mais, une fois
de plus, je les ai suivies.
Fermer les yeux. Inspirer. Expirer.
— Maintenant, au lieu de te concentrer sur tout ce qui va
mal, ajoutait-il alors, pense à une action qui te permettra de
faire évoluer la situation de façon positive. Un petit pas en
avant.
La porte vitrée de la station-service s’est ouverte. Un homme
massif en chemise de bûcheron est sorti en fourrant un paquet
de Parliaments18 dans sa poche de poitrine. Sa casquette de
base-ball était maculée d’auréoles de transpiration.
— Pardon, ma jolie, a-t-il grommelé en voyant que je
bloquais l’entrée.
Quand je me suis écartée pour le laisser passer, j’ai senti son
odeur : un mélange de tabac froid, de bière éventée et de
crasse.
Un petit pas en avant.
J’ai considéré alternativement l’inconnu et son véhicule.
En surprenant mon regard, il m’a décoché un clin d’œil et un
sourire goguenard.
— Tu veux faire un tour ?
Il n’était clairement pas du genre à se diriger vers New York.
— C’est très gentil de votre part mais non, merci, ai-je
murmuré en resserrant mon étreinte sur mon sac.
— Comme tu veux, a rétorqué l’homme en glissant une
cigarette entre ses lèvres.
Quand le pick-up a quitté le parking, un flot d’adrénaline
m’a envahie : j’avais été à deux doigts de me fourrer dans de
sales draps.
Une petite cafétéria était annexée au bâtiment en béton de la
station-service. Je n’avais rien avalé depuis plus de cinq
heures, ce qui expliquait sans doute en partie ma nervosité.
Manger, c’était le petit pas dont j’avais besoin. Après m’être
arrêtée aux toilettes qui empestaient le désinfectant, j’ai posé
mon sac sur la banquette la moins collante de la cafétéria, puis
je me suis approchée du comptoir.
À travers la vitre, j’ai adressé un signe de tête à la femme qui
faisait office à la fois de serveuse et de cuisinière. Elle portait
un tablier maculé de graisse et un filet sur les cheveux. La
fumée des friteuses s’élevait en épaisses volutes autour d’elle,
masquant en partie sa silhouette imposante.
— Le menu est là, a-t-elle marmonné en pointant un doigt
apathique vers le haut.
Sur un tableau noir au-dessus de ma tête figurait une longue
liste de plats mal orthographiés, dont la plupart étaient barrés
d’un trait de craie. En définitive, j’avais le choix entre pâté à la
viande et fromage grillé.
Autant éviter d’attraper la salmonellose.
— Je vais prendre un sandwich au fromage grillé, s’il vous
plaît.
— Avec des pickles ? a demandé la femme avec l’air de s’en
fiche royalement.
— Euh, oui, s’il vous plaît.
— Café ?
— Ce serait parfait, merci.
Elle a incliné la tête vers la cafetière posée sur une
chauffeuse au bout du comptoir et fait glisser une tasse dans
ma direction.
— Servez-vous.
Le liquide sombre dégageait une désagréable odeur de brûlé
mais j’en ai rempli un mug, histoire de me réchauffer. En
m’asseyant, je me suis mise à ruminer fébrilement. En
grandissant, j’avais vite compris que les réponses à toutes les
questions ne se trouvaient pas au fond d’une tasse de café. J’ai
tapé trois fois ma cuillère sur le côté du récipient.
Une fois de plus, je me retrouvais seule.
J’avais peut-être réagi de façon excessive à la critique de
Sebastian. Mais il m’avait dit que ma vie entière était un
mensonge, ni plus ni moins.
Après une attente inexplicablement longue, puisque j’étais la
seule cliente, une assiette contenant un fromage grillé pâlot et
un misérable cornichon s’est matérialisée devant moi.
J’ai souri aussi poliment que possible à la serveuse.
— Merci, madame.
— De rien, a-t-elle grogné, en disparaissant dans sa cuisine.
Alors que je mordais prudemment dans un coin du sandwich
gluant, mon téléphone, posé à l’envers sur la table, s’est mis à
vibrer. J’ai hésité avant de le retourner. C’était peut-être
Sebastian qui envoyait un message d’excuses, mais je n’étais
pas certaine d’avoir envie de le lire.
Pour finir, j’ai saisi mon portable entre deux doigts, comme
s’il était brûlant.
Mike, profite sans attendre de ces taux d’intérêt incroyables !

Un spam. J’avais beau bloquer les numéros, je continuais


d’en recevoir chaque semaine (et leur expéditeur semblait
penser que « Mike » était plutôt crédule). J’ai repris mon
sandwich en m’efforçant de ne pas m’attarder sur la
consistance caoutchouteuse du fromage.
Je pourrais appeler un taxi et lui demander de me déposer à
l’agence de location de voitures la plus proche. Ou à la station
de bus. Ou à l’aéroport. Si tant est que les taxis desservent
cette station-service perdue au milieu de nulle part.
Mon téléphone a bipé de nouveau et mon cœur s’est emballé
quand j’ai lu le nom de Sylvie sur l’écran.
J’ai attrapé une mince serviette en papier dans le distributeur
pour essuyer mes doigts pleins de graisse.
Salut, C. J’espère que ça va et que le voyage se passe bien. C’était
bizarre, hier, on pourra en parler ?

J’ai eu envie de l’appeler pour lui confier ma dispute avec


Sebastian – elle serait certainement de mon côté, elle
m’aiderait sans doute à me calmer.
Mais je ne connaissais manifestement pas Sylvie aussi bien
que je le pensais et, mon comportement de la veille laissant à
désirer, une part de moi-même craignait qu’elle ne se rallie à la
cause de Sebastian, me confirmant que j’étais pathétique.
Alors que j’effaçais le message d’un tapotement amer, la
brûlure dans ma poitrine a laissé place à une douleur que je ne
connaissais que trop bien.
Celle de la solitude.
J’étais de retour à la case départ. Quel est l’intérêt de
socialiser si c’est pour finir comme ça ? Tout ce que je voulais,
c’était me blottir sur mon canapé avec mes animaux et ne plus
jamais quitter l’appartement.
Mais il y avait Claudia. C’était pour elle que j’étais partie
dans le Maine, pas pour Sebastian. Et si je renonçais si près du
but, je le regretterais, j’en étais sûre.
Inspirer. Expirer. Un petit pas en avant.
Faisant signe à la serveuse pour qu’elle m’apporte l’addition,
j’ai résolument ignoré la terreur qui me serrait le ventre. La
femme a griffonné sur une page de son carnet qu’elle a
arrachée et placée devant moi.
— Je sais que c’est dur de reconnaître ses torts, ma belle
mais, quelquefois, ça peut sauver un mariage, a-t-elle lâché.
Je l’ai regardée fixement, abasourdie, avant de comprendre
qu’elle avait dû assister à ma sortie théâtrale de la voiture.
— Je ne suis pas mariée, ai-je bafouillé en essayant de
masquer mon embarras.
— Eh bien, bonne chance quand même avec ce jeune
homme.
Je me suis empressée de sortir les billets de mon portefeuille.
— Vous ne m’avez pas facturé le café, ai-je observé. J’ajoute
trois dollars, j’espère que ça suffira.
Je suis retournée aux toilettes pour me laver les mains. Le
sac encombrant que je portais sur l’épaule m’a gênée tandis
que je parcourais les étroits rayons de la station-service, et j’ai
maladroitement envoyé valser toute une pile de paquets de
chips. L’employé du magasin, un adolescent, a levé les yeux
au ciel sans bouger de derrière sa caisse tandis que je
m’escrimais à tout remettre en place.
Inutile d’atermoyer : me réfugiant à l’autre bout du magasin,
j’ai inspiré profondément avant de composer le numéro de
Sebastian.
Il a décroché après une sonnerie, je ne lui ai pas laissé le
temps de parler.
— Je suis désolée d’avoir… réagi de façon excessive, ai-je
lancé avec l’impression que le peu d’orgueil qui me restait
était en train de dégouliner sur le lino crasseux. Tout ce qui
importe, c’est de trouver Hugo.
— Moi aussi, je suis désolé, a murmuré Sebastian d’un ton
prudent. Ta façon de vivre ne me regarde pas. Je n’aurais pas
dû te balancer tout ça.
Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il ne pensait pas ce
qu’il avait dit, mais ce n’était pas le moment de pinailler.
— Je suis toujours à la station-service, ai-je enchaîné tout en
examinant les dates de péremption sur les boîtes de Pringles
afin d’en trouver une qui ne représente pas un danger potentiel
pour les consommateurs. Tu crois que tu pourrais revenir me
chercher ?
Silence. Puis :
— Regarde par la fenêtre.
J’ai levé les yeux des Pringles.
Appuyé contre la voiture de location près des pompes à
essence, Sebastian agitait la main.

18. Marque de cigarettes.


Chapitre 41

À en croire le numéro sur la boîte aux lettres, nous étions au


bon endroit. Mais il n’y avait pas de maison, juste une allée en
terre battue bordée de bouleaux majestueux menant à un lac.
Sebastian a revérifié le GPS.
— C’est pourtant bien ici.
J’ai regardé à travers les arbres sans voir le moindre
bâtiment.
— On devrait peut-être se rapprocher de l’eau ?
— Il n’y a aucune habitation dans le coin, a protesté
Sebastian. On la verrait, d’ici.
J’ai senti mon cœur se serrer. L’idée de faire chou blanc
après avoir dépensé tout ce temps et cette énergie me dépitait.
Heureusement que j’avais caché cette expédition à Claudia.
— J’ai été trop naïve de croire qu’on le trouverait, ai-je
marmonné, honteuse de ce nouvel aveu. Je suis désolée de
t’avoir entraîné ici pour rien.
Il a fait un signe de tête en direction du lac.
— Non, tu as raison : descendons. Je pense que ça ne
dérangera personne.
— D’accord, allons-y.
De toute façon, il était trop tard pour reprendre la route en
direction de New York.
Le parfum de l’air frais et boisé a dissipé ma morosité tandis
que nous foulions le chemin jonché d’écorces. J’avais oublié
combien la nature pouvait être réconfortante. Je n’allais même
plus à Central Park, ces derniers temps.
— Ce lac s’appelle le Megunticook, m’a informée Sebastian,
en consultant son téléphone. On y trouve des saumons d’eau
douce, des crapets-soleils et des fondules barrés.
— Tu aimes la pêche ? me suis-je étonnée.
— Seigneur, non ! s’est écrié Sebastian avec une grimace. Je
ne suis pas très porté sur les activités d’extérieur. Je suis
allergique à soixante-dix pour cent de la nature. La seule fois
où mon père m’a emmené camper, c’était une torture.
Il a chassé maladroitement un insecte qui bourdonnait près
de son visage.
Après une légère montée, l’allée descendait en sinuant.
Depuis le sommet de la colline, nous avons découvert une
jetée mal en point où était amarré un bateau au look rétro
arborant une bande bleue délavée.
— C’est une péniche ? s’est enquis Sebastian, en ajustant ses
lunettes. Il y a encore des gens pour vivre là-dessus ? Mes
sœurs et moi, on regardait ce vieux film avec Cary Grant et
Sophia Loren, ça ressemblait à La Mélodie du bonheur, mais
sur un bateau. Le titre m’échappe…
— La Péniche du bonheur ?
— Voilà. Mais celui avec Kurt Russell et Goldie Hawn est
plus drôle.
Il a commencé à dévaler la pente, les semelles de ses
chaussures de ville glissant sur le sol humide.
Heureuse qu’il prenne l’initiative, je lui ai bientôt emboîté le
pas. Un pull en laine accroché à la balustrade de l’embarcation
indiquait que quelqu’un était venu récemment – ou était
encore là.
Je n’étais peut-être pas si naïve que ça, finalement.
Au moment où Sebastian posait le pied sur la jetée, des
aboiements stridents ont retenti. Un terrier noir hirsute a jailli
hors du bateau pour fondre sur Sebastian qui a reculé d’un
bond. Tandis qu’il tentait vainement d’échapper à cet accueil
démonstratif, le chien sautait autour de lui, comme monté sur
ressorts. Je me suis retenue d’éclater de rire.
— Gus ! a appelé une voix depuis la cabine de la péniche.
Calme-toi, bonhomme.
Une tête aux boucles sombres a émergé du cadre de la porte.
Quand l’homme s’est redressé, on aurait dit qu’il avait doublé
de taille.
— Salut, a-t-il lancé, son regard oscillant entre Sebastian et
moi. Je peux vous aider ?
Gus a trottiné jusqu’à son maître, le rouge de son collier
tranchant sur sa fourrure d’un noir de jais.
— Euh, oui, a dit Sebastian, soulagé d’être libéré de son
exubérant assaillant. Nous sommes à la recherche d’Hugo
Beaufort.
— Eh bien, vous l’avez trouvé.
— C’est vous ? s’est étonné Sebastian, l’air sceptique. Vous
êtes sûr ?
— Plutôt, oui, a rétorqué l’homme en plissant les yeux. Que
puis-je faire pour vous ?
Il ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans, et il n’avait pas
du tout l’air français. J’ai échangé un coup d’œil perplexe avec
Sebastian.
— Désolé, je pense que nous nous sommes trompés de
personne, a-t-il soupiré. Celui que nous cherchons est
beaucoup plus âgé que vous. Au moins de cinquante ans.
— Oh… Vous voulez sans doute parler de mon grand-père ?
— Oui ! me suis-je exclamée en même temps que Sebastian.
— Il est mort il y a quelques mois, a annoncé Hugo-le-jeune
en baissant la tête.
— Toutes mes condoléances, ai-je murmuré machinalement.
En entendant ma voix, Gus a incliné la tête avant de
contourner Sebastian pour me rejoindre. Lorsque je me suis
penchée pour le gratter derrière les oreilles, il s’est calmement
blotti contre ma jambe.
— Merci, a dit Hugo. Mais il avait plus de quatre-vingt-
dix ans, alors on s’y attendait un peu.
— Ce n’est pas plus facile pour autant, ai-je commenté,
autant pour atténuer ma tristesse que la sienne.
Nous sommes restés silencieux un instant, puis Hugo a repris
la parole :
— Et pourquoi étiez-vous à sa recherche ?
— C’est au sujet de ma grand-mère, a répondu Sebastian à
mi-voix. Elle ne va pas tarder à mourir, elle aussi.
Il semblait stupéfait, comme si le fait de prononcer ces mots
le mettait enfin face à la réalité. J’ai reconnu le poids du
chagrin à ses épaules affaissées, à sa façon de fixer le sol.
— Je suis désolé, a déclaré Hugo avec empathie.
Puis il s’est tu, semblant attendre la suite des explications.
Sebastian m’a adressé un regard implorant, comme pour me
supplier de prendre la relève.
Je me suis rapprochée, Gus à mes côtés.
— Nous pensons que la grand-mère de Sebastian a connu
votre grand-père lorsqu’elle vivait à Marseille, au milieu des
années 1950.
Il s’était écoulé plus de soixante ans. J’avais été stupide de
croire que ce périple aboutirait à quelque chose.
Pourtant, au lieu de se moquer de moi, Hugo a incliné la tête
d’un air curieux.
— Vous parlez de Claudia ?
Nous l’avons dévisagé, incrédule. Gus nous observait en
haletant d’impatience.
Sebastian est monté sur la jetée.
— Vous êtes au courant, pour ma grand-mère ?
— Oui… Enfin, en quelque sorte, a confirmé Hugo, en
frottant son menton mal rasé. Juste avant de mourir, mon
grand-père m’a dit qu’il voulait me confesser un secret. Pour
être honnête, je craignais qu’il ne m’avoue un crime, ou une
horreur dans le genre. Mais au lieu de cela, il m’a raconté
l’histoire d’une Américaine, une photographe nommée
Claudia, dont il est tombé amoureux en France. C’est pour elle
qu’il avait émigré aux États-Unis.
— C’est bien la grand-mère de Sebastian ! me suis-je
exclamée, soudain pleine d’espoir. Malheureusement, elle
ignorait qu’il s’était installé ici.
— C’est incroyable, a soufflé Hugo. Mais dans ce cas,
comment avez-vous découvert où il vivait ?
Sebastian a pointé son pouce dans ma direction.
— C’est une pro des recherches sur Internet.
— Vraiment ? a fait Hugo, en m’observant avec attention.
Soudain, j’ai regretté de ne pas avoir pris la peine de me
coiffer avant de partir.
— C’est ma voisine qui a déniché votre adresse, ai-je
corrigé, la bouche sèche. Mais j’ai trouvé un portrait de votre
grand-père parmi les vieilles photos de Claudia, et elle m’a
raconté leur histoire.
— J’ai une foule de questions qui me viennent, a déclaré
Hugo… Sebastian, c’est ça ?
— Oui, a répondu l’intéressé.
Ils ont échangé une poignée de main.
— Enchanté, a fait Hugo, avant de se tourner vers moi. Et
vous êtes ?
— Euh, Clover, ai-je bégayé en priant pour ne pas devenir
cramoisie.
— Comme dans la chanson d’Etta James ? s’est-il enquis
avec un grand sourire. « My heart was wrapped up in
clover19 » ? J’ai toujours adoré ce morceau. C’est un plaisir de
te rencontrer, Clover.
J’ai frissonné en sentant sa paume calleuse contre la mienne.
— Tout le plaisir est pour moi, ai-je murmuré.
— Vous n’avez pas faim, tous les deux ? a-t-il enchaîné en se
passant la main dans les cheveux. Il y a un bon pub, pas loin,
on pourrait peut-être discuter de tout ça autour de sandwichs
au homard ? J’aimerais beaucoup que vous me parliez de
Claudia.
Sebastian s’est balancé d’un pied sur l’autre, embarrassé.
— Je ne dirais pas non à une bière, mais je suis allergique
aux crustacés.
— Pas de problème, ils servent aussi une excellente tourte au
poulet !
Hugo a désigné une vieille Land Rover vert olive garée sous
un arbre.
— Vous pouvez me suivre en voiture, a-t-il ajouté avant de
me lancer un regard. Ça te dit ?
— J’aime beaucoup les tourtes, ai-je répondu avec un sourire
qui semblait appartenir à quelqu’un d’autre.
Si seulement j’avais eu l’assurance et le calme de Sylvie au
lieu de me montrer aussi empotée !
J’avais l’impression d’avoir besoin d’elle, et je détestais ça.

19. « Mon cœur était enveloppé de trèfle », paroles de la chanson At Last


interprétée par Etta James, chanteuse américaine de jazz (1938-2012).
Chapitre 42

INSTALLÉ sur un affleurement rocheux au-dessus de la baie, le


Curious Whaler20 était à la hauteur de son nom. Battus par les
embruns et l’air salé, ses auvents rouillés et sa peinture
écaillée évoquaient le rafiot usé d’un marin au long cours.
Hugo nous attendait à l’entrée, les cheveux ébouriffés par la
brise qui soufflait du large.
— C’était le quartier général de mon grand-père, il déjeunait
ici presque chaque jour.
Voyant que je resserrais les pans de mon manteau, il a poussé
la porte et m’a invitée à entrer.
— Il fait plus chaud à l’intérieur, promis, m’a-t-il assurée.
En effet, un feu de cheminée crépitait au fond du pub. Hugo
nous a conduit jusqu’à un box en acajou au vernis craquelé.
— Je vous débarrasse de vos manteaux ?
— Oui, merci, a répondu Sebastian, en retirant sa parka pour
la lui tendre avant de prendre place sur la banquette.
Alors que j’essayais d’ôter mon duffle-coat, l’un des boutons
en bois s’est pris dans mes cheveux, et Hugo s’est penché pour
me libérer. Je me sentais maladroite et inélégante, comme les
jeunes girafons que j’aimais regarder sur Discovery Channel.
— Merci, ai-je fait à mon tour en regardant brièvement mon
sauveur dans les yeux.
Son regard pénétrant m’a déstabilisée et je me suis sentie
soulagée que Sebastian soit plongé dans son téléphone.
— Je t’en prie, a dit Hugo, en me faisant signe de m’asseoir.
Je me suis installée à côté de Sebastian, pensant qu’Hugo,
avec sa carrure, serait plus à l’aise s’il disposait de toute la
banquette en face.
Une femme aux cheveux blancs, vêtue d’une chemise en
chambray délavée et d’un jean qui devait dater de plusieurs
décennies, s’est présentée à notre table, des menus plastifiés
sous le bras. Les lignes d’un tatouage complexe dépassaient de
son col, déformées par les rides.
— Ça fait un moment que je n’ai pas vu ta gueule d’ange,
trésor, a-t-elle lancé à Hugo d’une voix enrouée qui trahissait
une longue histoire d’amour avec la nicotine.
Il l’a embrassée sur la joue.
— Salut, Roma. Je suis désolé, j’ai eu des semaines
chargées. J’étais en déplacement la plupart du temps.
— L’appel de la grande ville, hein ? Mais l’important, c’est
que tu sois revenu ! Et je vois que tu nous as ramené des
visiteurs, a-t-elle dit en se tournant vers nous.
— Et comment ! Voici Clover et Sebastian.
Sa façon de nous présenter comme si nous étions de vieux
amis m’a plu.
— Bienvenue à bord du Curious Whaler, nous a salués
Roma, en nous jaugeant du regard.
Puis, se gardant du moindre commentaire, elle a pris nos
commandes, a calé son stylo dans son chignon bancal, puis
franchi les portes battantes de la cuisine avec la démarche
assurée d’un shérif de western.
— Alors, vous venez de New York ? s’est enquis Hugo.
Il s’était penché en avant, les doigts croisés sur la table. Je
n’ai pu m’empêcher d’étudier ses mains – grandes mais
gracieuses malgré de nombreuses cicatrices.
— Oui, on est partis tôt ce matin, a fièrement répondu
Sebastian, comme si c’était un exploit.
— Moi aussi, je préfère rouler d’une traite, a approuvé
Hugo. Me lever avant le soleil pour éviter les bouchons.
— Tu vas souvent à New York ? ai-je demandé, intriguée.
— J’y suis allé récemment, a-t-il confirmé en étendant le
bras sur le dossier de la banquette. J’interviens en tant que
paysagiste sur des projets municipaux.
— Ça fait un sacré trajet, a observé Sebastian.
— À qui le dis-tu ! Il faudrait que je pense sérieusement à
me trouver un pied-à-terre là-bas, a répliqué Hugo avant de
désigner, derrière la fenêtre, la baie agitée par les vagues. Mais
j’ai du mal à m’arracher à ce paysage. Je suis un vieux loup de
mer, comme mon grand-père.
Je me suis risquée à établir un contact visuel avec lui, sans
savoir pourquoi j’étais aussi nerveuse. Peut-être à cause de la
cuisse de Sebastian collée contre la mienne ? J’ai tenté de me
calmer en me concentrant sur la raison de notre venue.
— Si c’est pour Claudia que ton grand-père a déménagé aux
États-Unis, pourquoi ne le lui a-t-il jamais dit ? Et comment
s’est-il retrouvé dans le Maine ?
— Je ne sais pas trop, a dit Hugo avec un air d’excuse. Il
n’est pas entré dans les détails, à part pour avouer que son plus
grand regret était de l’avoir laissée partir.
Cette révélation m’a donné le vertige. Nous avions bien fait
de venir, après tout.
Après un instant de réflexion, il a repris la parole :
— Je suppose que c’est à cause de cette histoire que mes
grands-parents ne m’ont jamais semblé très amoureux, ils
avaient plutôt l’air de bons amis… Mais je me suis toujours dit
que c’était normal pour des gens de leur génération.
— Exact, a approuvé Sebastian. Mes propres grands-parents
ne formaient clairement pas un couple soudé, eux non plus.
Mon grand-père était un personnage plutôt antipathique. Je
pense que ma grand-mère a été plus heureuse pendant les
dix ans qui ont suivi sa mort.
Roma est arrivée avec un plateau de boissons. Elle a adressé
un clin d’œil à Hugo tout en posant sur notre table une bière,
un bourbon sec et un verre de soda.
Hugo s’est emparé de celui-ci et l’a levé.
— Santé !
Nous avons trinqué, puis Sebastian a désigné la boisson
d’Hugo.
— Tu es au régime sec ?
— En quelque sorte, a-t-il confirmé avec bonhomie. J’ai
arrêté de boire il y a quelques années. L’alcool fait ressortir
mes mauvais côtés et il s’avère que je suis beaucoup plus
heureux sans, de toute façon.
Son assurance était désarmante, j’ai presque regretté d’avoir
pris un bourbon.
— Bien. Tant mieux pour toi, a commenté Sebastian.
Durant quelques instants, nous avons bu en silence, puis
Hugo a repris la parole :
— C’est super que vous soyez venus ici à la recherche de
mon grand-père, mais qu’espériez-vous en retirer ? C’est ta
grand-mère qui t’a demandé de le retrouver ?
— Non, a dit Sebastian, en m’adressant un regard en coin.
Elle ne sait pas qu’on est là.
— Nous ne voulions pas la décevoir au cas où nous ne le
trouverions pas, ai-je ajouté, sur la défensive. Mais nous
pensions que, dans le cas contraire, elle aimerait pouvoir lui
dire, avant de mourir, qu’elle avait toujours regretté de ne pas
l’avoir épousé. Tu sais qu’ils ont passé pas mal de temps
ensemble, en Corse ?
— Je comprends mieux pourquoi il a demandé à ce que ses
cendres soient dispersées là-bas, a murmuré Hugo. J’ai été
tellement accaparé par mon travail que je n’ai pas pu m’en
occuper jusqu’à présent.
— Claudia a réclamé la même chose.
Je souffrais en imaginant cette relation contrariée pendant
plus d’un demi-siècle. Ils s’aimaient si profondément qu’ils
avaient, sans le savoir, émis la même dernière volonté :
retourner à l’endroit où ils s’étaient connus.
— Ton grand-père est décédé il y a seulement deux mois ? a
demandé Sebastian. Nous l’avons vraiment manqué de peu. Si
seulement nous avions eu connaissance de cette histoire plus
tôt…
— Oui, c’est vraiment dommage, a déploré Hugo. Je
suppose qu’elle n’en a plus pour longtemps ?
Sebastian a considéré sa pinte de bière d’un air morose.
— Quelques semaines tout au plus, a-t-il soupiré.
— Je suis désolé. Je sais combien il est triste de perdre un
être aimé.
— Cela dit, j’ai de la chance, a repris Sebastian, en faisant
glisser son pouce sur le bord de son verre. En dehors de mon
grand-père, c’est la première fois que je suis confronté à un
deuil dans ma famille… Est-ce que ça devient plus facile avec
le temps ?
Hugo semblait sincèrement peiné.
— J’aimerais te répondre par l’affirmative, mais ma mère est
morte il y a quinze ans, et j’en souffre encore.
Se tournant à demi vers la vitre, il a regardé une bâche agitée
par le vent avant de poursuivre :
— La vérité, c’est que le chagrin ne disparaît jamais.
Quelqu’un m’a dit un jour que c’était comme si on devait
traîner un bagage pour la vie : au début, c’est une grosse valise
et, au fil des années, il peut se réduire à la taille d’un sac à
main, mais il est toujours là. La métaphore est un peu étriquée,
mais elle m’a aidé à comprendre que je n’étais pas obligé de
me remettre complètement de mon deuil.
En écoutant ces mots, j’ai eu le sentiment qu’Hugo me
prenait dans ses bras. Pendant un instant, j’ai eu l’impression
d’être un peu moins seule.
Sebastian s’est tourné vers moi.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi qui vois des gens mourir
jour après jour ?
— Juste parce que c’est mon travail ! me suis-je justifiée, sur
la défensive.
Hugo a ouvert de grands yeux.
— Ton travail consiste à regarder les gens mourir ?
— Pas exactement, ai-je murmuré, mal à l’aise de me
retrouver soudain au centre de l’attention. Disons plus
exactement que je vois beaucoup de personnes mourir dans le
cadre de mon travail.
— Elle est thanadoula – sage-femme de fin de vie, a
expliqué Sebastian, d’un ton un peu trop dramatique à mon
goût.
— Incroyable ! s’est exclamé Hugo. J’ai lu un article à ce
sujet. C’est une profession assez récente, non ?
Soulagée de ne pas avoir à entrer dans des détails plus
personnels, je me suis empressée de répondre à sa question :
— Le terme « thanadoula » est effectivement assez récent,
mais la fonction en elle-même existe depuis des milliers
d’années, sous une forme ou une autre : prêtres, religieuses,
employés de soins palliatifs, médecins… Et, même
maintenant, cela reste assez vague, chacun a sa propre
interprétation de la signification de ce métier.
— Intéressant, a commenté Hugo, en me regardant droit
dans les yeux. Et toi, comment le définis-tu ?
J’ai cherché des traces de scepticisme ou de jugement sur
son visage, mais je n’y ai trouvé qu’une curiosité
bienveillante.
— J’essaie de permettre à mes clients de mourir avec dignité
et en paix, ai-je murmuré en resserrant mes paumes moites
autour de mon bourbon. Parfois, il s’agit simplement de ne pas
les laisser seuls, ou de les aider à régler leurs affaires avant de
partir. Mais souvent, je les encourage à avoir une réflexion sur
leur vie et à résoudre les problèmes en suspens.
— Comme retrouver un marin français perdu de vue ? s’est
enquis Hugo, avec un sourire taquin qui m’a fait monter le
rouge aux joues.
— Par exemple, ai-je confirmé en baissant la tête.
— Je trouve tout cela très beau, a-t-il déclaré. Cela me
rappelle une citation de Léonard de Vinci… Quelque chose du
genre : « Alors que je pensais que j’apprenais à vivre, j’ai
appris à mourir ». Je suis sûr que tu as tiré de grandes leçons
de toutes ces expériences.
Sebastian a étouffé un toussotement dans son verre.
— Oui, ai-je soufflé, un peu honteuse. Mais je ne suis pas
toujours très douée pour les appliquer à ma propre vie.
Hugo a haussé les épaules.
— C’est le cas de tout le monde, non ? Je crois qu’on ne
comprend ces leçons que lorsqu’il est trop tard. L’important,
j’imagine, est que tu fasses de ton mieux.
Une profonde tristesse m’a envahie. J’aurais aimé être à la
hauteur de l’opinion qu’Hugo se faisait de moi, mais le
jugement brutal assené par Sebastian un peu plus tôt
correspondait davantage à mon caractère.
En observant le monde au lieu d’y participer, je n’ai pas à
m’investir émotionnellement : en restant loin des gens, ils ne
peuvent me faire défaut. Ou, si cela arrive, je n’en souffre pas.
Autant être seule par choix – c’est le seul élément de mon
existence que j’arrive à maîtriser.
À présent, je prenais conscience que personne n’était dupe.
La vérité, c’est que je n’essayais pas de faire de mon mieux, je
me contentais de vivre à l’ombre de moi-même.
Et je le regrettais.

20. Le Baleiner curieux.


Chapitre 43

QUAND nous sommes sortis du Curious Whaler, la brise s’était


transformée en véritable tempête. Chaque rafale était chargée
de grosses gouttes de pluie qui semblaient défier la gravité en
tombant presque à l’horizontale.
Le téléphone de Sebastian a sonné et il a fouillé dans la
poche de sa parka pour le récupérer.
— C’est ma sœur, a-t-il annoncé en fronçant les sourcils. Je
dois répondre, désolé.
Il s’est abrité sous l’auvent, tandis qu’Hugo et moi nous
éloignions de quelques pas pour lui laisser un peu d’intimité.
Je flottais dans les brumes apaisantes du bourbon, et les mots
sont sortis avec aisance de ma bouche :
— Merci beaucoup pour ce dîner, c’est vraiment gentil de
nous avoir invités.
Bien qu’il l’ait caché sous la bouteille de ketchup, j’avais
aussi remarqué le généreux pourboire qu’il avait laissé à
Roma.
— Je t’en prie, a répondu Hugo. C’est la moindre des choses,
après tous vos efforts pour me trouver – enfin, pour trouver
mon grand-père.
— Alors, c’était son endroit préféré ?
Comme il était beaucoup plus grand que moi, je devais lever
la tête pour lui parler. La façon presque déférente dont il
inclinait légèrement la sienne me paraissait agréablement
familière.
— Et comment ! Il a dû y engouffrer des milliers de repas.
Ils ont même mis de la bouillabaisse au menu, pour lui – c’est
la spécialité française qui lui manquait le plus. Avec le pastis,
bien sûr.
— Tout le monde l’aimait, on dirait ?
Hugo a souri.
— Les gens l’adoraient. Il connaissait pratiquement tous les
habitants du coin, et ils aimaient se rassembler autour de lui
pour écouter ses vieilles histoires de marins. Mais au fil
des ans, la plupart de ses amis ont fini par partir en maison de
retraite, ou ils sont décédés. C’était triste.
— La malédiction de la longévité, ai-je approuvé en
songeant que, pour la première fois de ma vie, je ne voulais
pas qu’une conversation se termine. Et il vivait sur cette
péniche ?
Hugo a hoché la tête.
— Avant le décès de ma grand-mère, c’était un peu son
refuge lorsqu’il avait besoin de s’isoler. Quand elle est morte,
il a vendu leur vieille maison et s’est installé définitivement
sur le bateau.
— On aurait pu croire qu’en tant que marin, il aurait préféré
l’amarrer dans un port ?
Le blouson d’Hugo était ouvert, j’ai senti une subtile odeur
de cèdre et, peut-être, un soupçon de cyprès. Machinalement,
je me suis légèrement rapprochée de lui.
— Je suppose qu’il préférait être entouré d’arbres, a-t-il
observé. Et je comprends pourquoi : le lac est tellement
paisible. Le matin, j’adore passer du temps à regarder la nature
à l’œuvre. Il y a une famille de colibris à gorge rubis qui vit
juste à côté de la péniche. Tu en as déjà vu ?
— Leurs ailes battent jusqu’à quatre-vingts fois par seconde,
non ?
Merci, Papy.
— Exactement ! s’est exclamé Hugo d’un air admiratif qui a
renforcé ma confiance. Peu de gens connaissent ce détail.
— Je parie que Gus adore courir autour du lac, ai-je ajouté.
— Tu te souviens de son nom ! Je suis impressionné, a-t-il
déclaré, ravi. Ça veut dire que tu aimes les chiens ?
— J’ai un bouledogue qui s’appelle George. Mais il n’aime
pas courir.
— Typique des citadins ! s’est esclaffé Hugo.
— Exactement.
Sebastian était toujours au téléphone avec sa sœur. Je
distinguais son visage préoccupé tourné vers nous.
— Et vous dormez où, ce soir ? s’est enquis Hugo.
— Je nous ai réservé deux chambres dans un motel à la
sortie de Lincolnville.
J’avais jugé plus sûr de m’occuper moi-même de notre
logement pour la nuit.
— Oh, a fait Hugo en regardant Sebastian, l’air perplexe. Je
pensais que vous étiez… ensemble.
— Certainement pas, ai-je pouffé. Je l’accompagne
seulement dans le cadre de mon travail, tu sais, pour aider sa
grand-mère.
— Je comprends, a-t-il approuvé en glissant les mains dans
ses poches. C’est vraiment bien, de ta part, de te donner tant de
mal pour elle. J’aurais tant aimé qu’on puisse les réunir, elle et
mon grand-père.
J’ai hoché tristement la tête.
— Malheureusement, les gens ne prennent souvent
conscience de leurs sentiments vis-à-vis des autres qu’à la fin
de leur vie.
— Encore une bonne leçon pour nous, hein ?
Remarquant que je resserrais mon manteau pour me protéger
du vent, il s’est positionné de façon à faire écran entre moi et
les bourrasques
— Et toi, Clover, a-t-il lancé, quels seraient tes regrets ?
Pour la première fois depuis des mois, il m’a semblé
impossible de mentir. J’avais déjà les mots sur le bout de la
langue, prêts à sortir.
— Eh bien…, ai-je commencé.
Au même moment, j’ai senti une tape sur mon épaule.
— Prête à partir ? a lancé Sebastian d’une voix impatiente.
J’ai adressé un regard d’excuses à Hugo – manifestement,
Sebastian ne semblait pas se soucier du fait qu’il avait
interrompu notre conversation.
— Oui, ai-je répondu. Tout va bien, avec ta sœur ?
— Ouais, elle est juste comme d’habitude : il faut qu’elle ait
le contrôle sur tout, même sur Mamy, alors qu’elle ne vient
jamais la voir, a-t-il grogné en frottant sa semelle sur le
gravier. Bon, il faut qu’on aille au motel, on doit se lever tôt
demain matin.
Apparemment, Sebastian n’avait pas conscience qu’il
pouvait lui aussi se montrer très autoritaire.
— On y va. Tu veux que je prenne le volant ? ai-je proposé.
J’avais probablement bu un verre de trop pour qu’il soit
prudent de conduire la nuit sur des routes que je ne connaissais
pas. Mais à voir la façon dont Sebastian oscillait, il était sans
doute carrément ivre, et sa nervosité n’allait rien arranger.
Il m’a dévisagée un instant en fronçant les sourcils.
— D’accord, a-t-il fini par grommeler.
Il a déposé les clés dans ma main et s’est dirigé vers la
voiture.
J’ai aussitôt appuyé sur la télécommande pour déverrouiller
les portières, afin de lui éviter une nouvelle contrariété.
— Il est sûrement stressé à cause de sa grand-mère, a
murmuré Hugo avec une gentillesse qui m’a mis du baume au
cœur.
— Oui, probablement, ai-je soupiré en pensant que notre
dispute de tout à l’heure n’était peut-être pas étrangère non
plus à la mauvaise humeur de mon compagnon.
— Tu sais, ici, les routes ne sont pas éclairées et elles sont
truffées de nids de poule, elles peuvent être dangereuses,
surtout quand on a un peu bu, a observé Hugo avec un sourire
en coin. Que dirais-tu de me suivre jusqu’au motel ? Il n’y en
a pas beaucoup, dans les parages, c’est bien celui avec les
portes bleues, en direction de Camden ?
— C’est ça, ai-je confirmé, me rappelant les photos sur le
site – dans d’autres circonstances, le lieu aurait été parfait pour
une escapade romantique. Si ça ne te dérange pas trop, je veux
bien que tu nous guides.
— Ça ne m’embête pas du tout, a répondu Hugo, en sortant
ses clés de voiture. Les propriétaires sont des amis que j’ai
connus au lycée, et l’endroit est très sympathique.
Sebastian et moi avons roulé en silence. Je me concentrais
sur les feux arrière d’Hugo qui rougeoyaient dans l’obscurité.
Le motel n’était qu’à huit minutes, mais il était situé en bas
d’un talus, et la chaussée était dans le noir complet. Si Hugo
n’avait pas ralenti et allumé ses feux de détresse, j’aurais
manqué l’entrée à coup sûr.
— J’ai été ravi de vous rencontrer, tous les deux ! s’est-il
écrié par la vitre ouverte. Soyez prudents pour le retour !
Ses pneus ont crissé sur le gravier puis ronronné sur le
bitume tandis qu’il faisait demi-tour en agitant la main.
Pendant que Sebastian envoyait des salves de SMS à sa
sœur, j’ai regardé les phares d’Hugo disparaître dans le
brouillard qui flottait au-dessus de la route comme de la barbe
à papa.
En sentant un poids soudain m’alourdir le cœur, j’ai porté
une main à ma poitrine.
Je ne connaissais Hugo que depuis quelques heures, mais
j’étais affreusement triste de le voir partir.
Chapitre 44

POUR la seizième fois de la journée, je regardais Kevin Costner


planté stoïquement sur le tarmac, le bras en écharpe, fixant le
hublot d’un avion où s’inscrivait la silhouette de Whitney
Houston21. Lorsqu’elle a ordonné à l’avion de s’arrêter et
qu’elle a dévalé les marches pour courir se jeter dans ses bras
au son du générique, je me suis sentie euphorique pour eux.
Mais c’était une euphorie douloureuse.
Il y avait une semaine que j’étais rentrée de notre périple
dans le Maine et le sac en cuir était toujours par terre au milieu
du salon. Je ne l’avais même pas ouvert.
Sebastian et moi ne nous étions pratiquement pas adressé la
parole pendant le trajet jusqu’à New York, à l’exception d’une
brève conversation alors que nous nous trouvions quelque part
au sud-est du New Hampshire. J’étais tellement plongée dans
mes pensées que j’ai sursauté quand il a parlé.
— Pas un mot de tout ça à Mamy, a-t-il lancé brusquement.
Ça n’aurait aucun intérêt.
Comme je venais de passer trois heures à imaginer avec
enthousiasme la façon dont j’allais révéler la nouvelle à
Claudia, son annonce m’a sidérée.
— Mais cela l’apaiserait certainement d’apprendre qu’Hugo
n’a jamais cessé de l’aimer, ai-je objecté. Elle mérite de le
savoir.
— De savoir quoi ? a aboyé Sebastian en s’agrippant au
volant, le regard rivé sur le bitume qui défilait devant nous.
Que son grand amour a vécu pendant soixante ans à quelques
heures de route de chez elle ? Qu’elle aurait pu avoir une
existence radicalement différente de celle qu’elle a menée et
qui ne lui inspire que de l’amertume, bien qu’elle ait une
famille qu’elle adore ? Pas question.
J’ai ravalé mes protestations. Il n’avait pas tort : découvrir
que sa grand-mère avait passé la majeure partie de sa vie
conjugale dans l’insatisfaction devait être douloureux. Et si,
par ma faute, Claudia mourait chargée de plus de regrets
qu’elle n’en avait déjà, je ne me le pardonnerais pas.
Pour autant, lui taire la vérité me mettait mal à l’aise.
— D’accord, ai-je dit d’une voix égale. C’est ta grand-mère,
c’est toi qui décides.
Je me suis calée sur mon siège et j’ai regardé par la vitre
pendant tout le reste du trajet, tandis que Sebastian écoutait
d’innombrables podcasts qui ne suffisaient pas à alléger le
silence furieux qui régnait dans l’habitacle.
Durant la semaine qui a suivi, je me suis arrangée pour
rendre visite à Claudia au moment où Sebastian était au
travail. Entre cette décision et sa critique de mes choix de vie,
nous n’avions clairement plus rien à nous dire.

Battant des paupières dans l’obscurité, j’ai allumé la lampe


de lecture près du fauteuil de grand-père, bien que l’après-midi
commence à peine. Depuis ma confrontation avec Sylvie, je
n’avais plus ouvert les stores – je refusais de voir ce qui
pouvait se passer dans l’appartement d’en face. J’avais
programmé mes sorties en début de matinée et en fin de soirée,
ce qui m’avait permis de ne jamais croiser ma voisine.
Et j’avais dit à Leo que j’avais attrapé la grippe et que je ne
voulais pas le contaminer.
Je n’avais même pas envie d’assister à un café de la mort.
J’avais juste besoin d’être seule.
Serrant George contre mon ventre, j’ai hésité à me repasser
la scène une dix-septième fois. La veille, j’avais regardé en
boucle les aveux poignants de Tom Cruise à Renée
Zellweger22.
Le soir d’avant, c’était Hugh Grant qui interrompait la
conférence de presse de Julia Roberts pour lui déclarer sa
flamme23. Mais j’avais beau revenir en arrière et prononcer les
mots en même temps qu’eux, la réalité finissait toujours par
me rattraper.
Pour certaines personnes, il n’y avait pas de happy end,
malgré tous mes efforts pour leur en offrir un.
À la lumière de ce constat, je me disais que mes chances de
connaître une fin heureuse étaient encore plus réduites.
Je me suis astreinte à éteindre la télé – cette orgie n’avait pas
engourdi mon sentiment de solitude. J’ai regardé autour de
moi, cherchant une alternative. Tout ce que je voyais, c’étaient
des souvenirs de Papy – ses insectes figés dans la résine, le
crâne de kangourou qu’il chérissait, sa boussole en laiton terni.
Soudain, j’ai réalisé combien mon attitude l’aurait déçu. Au
lieu de suivre ses traces, de satisfaire ma curiosité en
parcourant le monde et en décodant ses schémas, comme il me
l’avait conseillé, j’étais en train de devenir une ermite affligée
d’une propension croissante à la malhonnêteté. Quelqu’un qui
espionne ses voisins et choisit de passer son temps avec des
mourants pour n’avoir à développer de relations durables avec
personne.
Sebastian avait raison : je suis une hypocrite. Je passe mes
journées à regarder la mort en face, et je n’ai toujours pas
trouvé le moyen de gérer mon propre chagrin. Je m’accroche à
la mémoire de Papy, à ses possessions, même s’il est parti
depuis longtemps. Et je consacre plus de temps à consigner les
leçons de sagesse des autres qu’à vivre ma vie.
Un seul rituel pouvait m’aider à m’extraire de ce sentiment
de désespoir.
J’ai sorti le carnet de REGRETS de l’étagère, j’ai fermé les
yeux et l’ai laissé s’ouvrir sur une page au hasard.
Jack Rainer, un avocat de cinquante-six ans aux yeux bordés
de longs cils, doté d’un sens de l’humour pince-sans-rire et
d’une tumeur cérébrale inopérable.
Je regrette de ne pas avoir appris la langue maternelle de
mon épouse.
Lorsqu’il avait rencontré Ditya, une pâtissière, lors d’un
voyage d’affaires à Katmandou, l’anglais de la jeune femme se
résumait aux paroles de chansons qu’elle avait apprises grâce à
sa passion pour le karaoké. Mais quand elle avait déménagé à
New York pour vivre avec Jack, elle s’était escrimée à parfaire
sa pratique afin de communiquer facilement avec lui et ses
amis et, à moyen terme, d’ouvrir sa propre pâtisserie à
Midtown.
— Vous savez, je n’ai pas pris la peine d’apprendre le
népalais parce que je pensais que cela ne me servirait à rien,
m’avait confié Jack quelques jours avant que la tumeur ne le
prive de la parole.
Comme elle lui avait déjà volé la vue, il n’était jamais tourné
exactement vers moi lorsqu’il me parlait.
— Mais l’année dernière, avait-il poursuivi, un jour que
j’attendais mon rendez-vous chez le dentiste, je me suis plongé
dans un recueil de citations qui traînait dans la salle d’attente
pour tromper mon ennui. J’en ai trouvé une de Nelson
Mandela qui disait : « Si tu parles à un homme dans une
langue qu’il comprend, ça lui monte à la tête. Si tu lui parles
dans sa langue, ça descend dans son cœur ».
— C’est magnifique, avais-je commenté en posant ma main
sur la sienne. Je ne la connaissais pas.
— Avec cette petite phrase, j’ai pris conscience que, chaque
fois que j’ai complimenté Ditya, c’était toujours en anglais. Je
n’ai même pas pensé à essayer de le dire dans sa langue, et je
n’ai donc jamais vraiment parlé à son cœur.
Calant le carnet sur l’accoudoir de la chaise, j’ai attrapé mon
ordinateur portable. Le népalais ne me servirait probablement
pas non plus mais, en mémoire de Jack, je pouvais en
apprendre les bases. Je me suis inscrite à un cours en ligne de
deux semaines, qui commencerait le mois prochain.
Un petit pas en avant. Je me sentais déjà un peu mieux.
Ensuite, j’ai continué à feuilleter le calepin, en faisant le
compte des regrets que je pourrais honorer avant ma prochaine
visite à Claudia.
Alison, une nonne qui avait toujours rêvé de se teindre les
cheveux en bleu.
Una, une banquière qui n’avait jamais fait de patin à glace à
Central Park.
Harry, un gentil charpentier qui aurait souhaité passer outre
les railleries de ses frères et apprendre à tricoter.
Je pourrais même adopter un hamster pour Guillermo.
Et quand j’aurais fini, peut-être serait-il temps que je
m’occupe de mes propres regrets.

21. Dans le film Bodyguard (1992).


22. Dans le film Jerry Maguire (1996).
23. Dans le film Coup de foudre à Notting Hill (1999).
Chapitre 45

À force de tomber, j’avais le derrière trempé. Et à en juger par


les tiraillements dans mes fesses et mes cuisses, je venais de
solliciter des muscles en sommeil depuis des années. Pourtant,
en boitillant hors de la patinoire Wollman de Central Park,
plus tard dans l’après-midi, je me suis sentie utile.
Tout en glissant maladroitement sur la glace, me risquant de
temps à autre à lâcher la rampe, j’avais imaginé Una patinant à
côté de moi, les pommettes roses de plaisir. J’avais respiré
l’odeur des châtaignes grillées du stand de la 5e Avenue. Je
m’étais émerveillée devant les arbres aux branches biscornues
qui contrastaient avec la géométrie parfaite des gratte-ciel
scintillants. Je m’étais attendrie devant des bambins
emmitouflés dans leur épais blouson, enviant leur centre de
gravité si bas qu’il leur permettait de glisser sans crainte
devant moi sur la glace. Grâce à Una, je ne regretterais jamais
de ne pas être allée patiner à Central Park. J’espérais qu’elle
était avec moi en esprit.
À présent, je devais trouver de la teinture bleue et des
aiguilles à tricoter.
Alors que je cherchais mon téléphone dans mon manteau
afin de localiser les drogueries les plus proches, je l’ai senti
vibrer.
J’ai été soulagée de constater que ce n’était ni Sebastian ni
Sylvie, mais un numéro inconnu – probablement quelqu’un
qui appelait pour le travail. Mais il était trop tôt pour que je
m’engage avec un nouveau client, même si Claudia n’en avait
plus pour longtemps.
Je suis descendue du trottoir pour laisser passer un groupe de
joggeurs vêtus de tenues fluorescentes et j’ai décroché.
— Allô, Clover à l’appareil.
Pour toute réponse, j’ai entendu un aboiement.
— Allô ? ai-je répété, un peu impatiemment.
— Oh, salut, Clover.
Mon cœur s’est emballé quand j’ai reconnu cette voix.
Nouvel aboiement.
— Gus ! Du calme, bonhomme ! Désolé, Clover, je te
demande juste une seconde.
— Bien sûr, pas de problème…
J’ai passé en revue toutes les raisons qu’Hugo pouvait avoir
de m’appeler ; peut-être avais-je oublié mon écharpe au
Curious Whaler ?
— C’est bon, je suis tout à toi ! s’est-il exclamé quelques
instants plus tard. Pardon pour ce boucan, mais Gus était en
train de courir après un écureuil. Et au fait, c’est Hugo.
— Bonsoir, Hugo.
Étonnamment, la tension que j’éprouvais chaque fois que je
parlais au téléphone ne s’est pas manifestée.
— J’espère que mon coup de fil ne te dérange pas, a-t-il
repris avec un sourire dans la voix. J’ai eu ton numéro par les
propriétaires du motel où vous avez dormi. Pour être honnête,
j’ai un peu hésité, mais je me suis dit que tu voudrais
certainement savoir.
— Savoir quoi ? ai-je demandé, le corps fourmillant d’une
énergie inexplicable.
— Eh bien, quelques jours après votre visite, j’ai décidé qu’il
était temps de jeter un œil aux affaires que mon grand-père
avait laissées sur le bateau. Ça faisait des mois que je
repoussais ce moment…
J’ai éprouvé un élan d’empathie envers Hugo.
— Et il y avait une vieille boîte à chaussures, a enchaîné
celui-ci. Remplie de lettres de Claudia. Plus quelques-unes
qu’il lui a écrites mais jamais envoyées. J’ai aussi trouvé une
photo d’elle.
Soudain j’avais les jambes en coton. Était-ce à cause du
patin à glace ?
— Tu les as lues ? ai-je lancé, m’efforçant de me ressaisir.
— Juste une, a répondu Hugo avec un rire nerveux que j’ai
trouvé touchant. Mais c’était tellement intime… Pas d’un
point de vue sexuel, Dieu merci, mais toute cette nostalgie…
Je suis triste qu’ils n’aient jamais eu les moyens de se
retrouver.
Le ton grave et doux de sa voix était apaisant.
— Moi aussi.
— Je pensais que cela apaiserait Claudia de savoir qu’il les
avait gardées et de lire celles qu’il lui a écrites. J’aurais le
sentiment d’avoir accompli mon devoir envers lui. Comment
va-t-elle, au fait ?
J’ai repensé à ma dernière conversation avec Sebastian. La
découverte d’Hugo suffirait peut-être à le convaincre de me
laisser parler à Claudia.
— À mon avis, il lui reste une semaine, au mieux. Le temps
qu’on reçoive ces lettres, il sera sans doute trop tard.
Je me suis demandé combien coûterait un envoi express
depuis le Maine. Même si c’était sept cents dollars, j’étais
prête à payer.
— En fait, Gus et moi sommes à New York en ce moment, je
suis en déplacement pour le boulot, m’a annoncé Hugo tandis
qu’en arrière-plan, une sirène de pompier hurlait, comme pour
confirmer ses dires. Nous rentrons ce soir, mais je pourrais te
rejoindre quelque part cet après-midi et te donner ces lettres ?
— Mais oui, ce serait super !
Le cœur battant, je me suis creusé la cervelle pour trouver un
lieu adapté. Après la réaction de Sylvie en découvrant mon
appartement, il était hors de question que j’invite quelqu’un
d’autre à y entrer.
— Il y a un café sympa dans mon quartier qui accepte les
chiens, ai-je repris. Je t’envoie l’adresse par SMS.
Était-il prudent d’accepter aussi vite de rencontrer un parfait
inconnu ? Mais nous avions dîné ensemble, ce qui le classait
désormais au rang des connaissances. En outre, j’avais beau
n’avoir vu Hugo qu’une fois, j’avais l’impression de le
connaître depuis longtemps.
— Parfait ! s’est-il exclamé avec enthousiasme. J’ai hâte de
te voir, Clover.

Hugo portait le pull en laine que j’avais vu suspendu à la


balustrade de la péniche, un gros chandail aux mailles
torsadées qui accentuait la largeur de ses épaules. Appuyé
contre le mur de brique devant le café, il m’a adressé un
sourire si radieux que j’ai failli me retourner pour vérifier s’il
n’était pas destiné à quelqu’un d’autre. Je me suis demandé si
je méritais un accueil aussi chaleureux.
Gus, qui se délectait des merveilles olfactives qu’offraient
les trottoirs de New York, a trottiné vers moi et bondi pour
poser ses pattes avant sur mes cuisses. J’ai pris sa tête entre
mes mains.
— Salut, Clover ! a lancé Hugo, en tirant sur la laisse de Gus
pour le retenir. Je suis heureux qu’on réussisse à se voir !
— Et moi, je suis contente que tu m’aies appelée.
Je l’étais tout autant de ne pas avoir eu le temps de me
teindre les cheveux en bleu.
Avec le même sourire radieux, il a désigné la vieille boîte à
chaussures sous son bras.
— On va les lire en buvant un café ?
— Bonne idée.
J’ai franchi la porte qu’il tenait ouverte en me demandant si
un cœur humain pouvait battre quatre-vingts fois par seconde
sans exploser.
Le café était encore plus bondé que la dernière fois, quand je
m’y étais rendue avec Sylvie. J’avais l’impression que, depuis,
il s’était écoulé des années. Sa compagnie et ses conseils
abrupts me manquaient.
Un peu nerveuse, j’ai scruté la salle en quête d’une table
libre. Je n’avais pas de plan de secours et, surtout, je ne
voulais pas décevoir Hugo. Je me suis détendue en constatant
qu’il n’y avait personne à mon endroit préféré, dans le coin.
— Assieds-toi, je vais nous trouver une autre chaise, a offert
Hugo.
Je l’ai regardé aborder deux femmes au fond de la salle. Sitôt
qu’il s’est approché, elles se sont mises à tripoter leurs
cheveux et à glousser comme s’il venait de leur raconter la
blague du siècle au lieu de leur demander l’autorisation
d’emprunter un siège vide. Elles m’ont examinée à la dérobée
lorsqu’il a pris place en face de moi, l’air de se demander ce
que je faisais là. Quant à la serveuse, elle m’a royalement
ignorée, entièrement focalisée sur Hugo. J’étais reconnaissante
à Gus d’être venu se coller à moi sous la table.
Mais Hugo, lui, n’avait d’yeux que pour moi.
Chaque fois que j’étais avec Sebastian, celui-ci me semblait
distrait, il observait les autres tables ou consultait son
téléphone, comme s’il se passait des choses plus intéressantes
ailleurs. Hugo, en revanche, prêtait une véritable attention à
mes paroles et me questionnait sur les détails les plus banals
avec l’air de vouloir vraiment connaître les réponses.
J’en oubliais presque que nous étions venus pour lire les
lettres.

Nous avons classé les enveloppes jaunies par ordre


chronologique et parcouru leur contenu. Après son retour de
France à l’été 1956, Claudia avait continué à écrire au grand-
père d’Hugo, essentiellement pour lui dire qu’elle hésitait à se
marier et à abandonner sa carrière de photographe.
— D’après celle-ci, il a dû tenter de la convaincre de revenir
en France et de l’épouser, a observé Hugo, en parcourant l’une
des dernières missives de la vieille dame. Il en reste d’autres,
après ?
Son genou a frôlé ma cuisse sous la petite table alors qu’il se
penchait au-dessus de la boîte à chaussures. Je me suis
concentrée sur les enveloppes restantes pour oublier que mes
jambes étaient en train de fondre.
— Une seule, ai-je répondu, en sortant une fine carte ornée
de l’écriture élégante de Claudia.
Je l’ai lue à haute voix :
Hugo,
Nous ne sommes pas destinés à être ensemble dans cette
vie… peut-être nous retrouverons-nous dans une autre.
En attendant, tu restes dans mon cœur.
Claudia
Nous sommes restés silencieux un moment, chagrinés par le
caractère définitif du message de Claudia. Le brouhaha autour
me paraissait lointain et sans importance.
— C’est tout ? Pas d’autre explication ? a fini par demander
Hugo, sourcils froncés. C’est plutôt rude. Connaissant mon
grand-père, ça a dû lui briser le cœur.
J’ai imaginé le désir que ressentaient les deux jeunes
amoureux, le laissant se répandre dans mon corps comme si
c’était le mien. Même si je connaissais la triste fin de
l’histoire, j’enviais l’intimité qu’ils avaient partagée.
Les autres courriers étaient fermés et adressés à Claudia.
— Aucune d’entre elles n’a de timbre ou de tampon de la
poste, ai-je remarqué en prenant la première.
En l’ouvrant, j’ai eu l’impression de commettre un sacrilège.
Le grand-père d’Hugo écrivait surtout en anglais, avec des
bribes de français à l’emporte-pièce.
Je me suis remise à lire :
— « Tu habites mes jours comme mes nuits… » C’est beau.
J’ai du mal à déchiffrer son écriture, mais son anglais était
vraiment bon. Et pour un homme des années 1950, il était
plutôt doué pour exprimer ses émotions.
— Oui, il a toujours été comme ça, a soupiré Hugo avec un
sourire teinté de nostalgie. Chaque fois qu’il me voyait, il me
disait qu’il m’aimait. J’ai eu de la chance de le connaître.
J’ai continué à parcourir la page.
— Ici, il lui demande de changer d’avis, mais il n’a jamais
envoyé ce courrier.
— Je me demande pourquoi ? a murmuré Hugo.
Il s’est penché pour mieux voir, et j’ai humé son parfum de
cèdre et de cyprès.
— Peut-être que le simple fait d’écrire lui a permis de
tourner la page, ai-je suggéré, repérant au passage un petit trou
dans le pull d’Hugo. Ou alors, il respectait son espace et son
choix. C’est honorable.
Hugo a baissé les yeux, l’air déçu.
— Ça me tue juste de savoir qu’il a vécu la majeure partie de
sa vie avec le cœur brisé. Tu vas peut-être me trouver bizarre,
mais j’aurais aimé découvrir qu’il s’était battu jusqu’au bout
pour la récupérer.
J’ai souri, attendrie par son attachement viscéral aux
sentiments de son grand-père.
— Non, ai-je répondu, ça montre seulement que tu voulais
son bonheur. Je trouve ça touchant.
— Il a dû lui dire qu’il était en Amérique, a repris Hugo d’un
ton ferme. Sinon, à quoi bon venir jusqu’ici, surtout dans les
années 1950 ? Je connais mon grand-père, il n’aurait pas
renoncé si facilement.
Il s’est remis à fouiller dans la boîte.
— Attends, il y en a une dernière ! s’est-il exclamé
triomphalement.
Il s’est éclairci la gorge et a lu :
Ma chère Claudia,
Tu penseras toujours que nous nous sommes vus pour la
dernière fois à Marseille, par la vitre de ton train qui quittait
la gare en ce soir humide de juillet.
En réalité, c’était à New York, par une journée venteuse de
novembre, un an plus tard. Je me suis rendu dans cette
librairie de Midtown, celle dont tu m’avais dit qu’elle était
ta préférée. Celle où tu allais chaque fois que tu avais besoin
de réconfort et de sécurité.
C’était une façon de sentir ta présence, même si tu n’étais
pas là. De toucher, peut-être, les livres que tu avais touchés,
d’admirer l’architecture que tu aimais tant.
Mais je t’ai vue, toi, en chair et en os. Avec lui. J’étais à
l’étage, sur la mezzanine et tu étais en bas, aux côtés d’un
homme qui posait sa main dans ton dos. Tu lui as souri avec,
dans les yeux, cette lueur que je croyais égoïstement
n’exister que pour moi.
Je suis allé à New York pour toi. Puisque tu ne pouvais pas
vivre en France, je voulais venir à toi. Mais ce jour-là, dans
la librairie, j’ai vu que tu étais mieux sans moi. Quelqu’un
prenait soin de toi, et tu étais heureuse. Alors, je n’ai rien
dit. Je vous ai juste regardés partir, main dans la main.
Tu as raison : nous ne sommes pas faits pour être ensemble
dans cette vie. J’attendrai la prochaine.
Avec un long soupir, Hugo s’est laissé aller contre le dossier
de la chaise.
— Alors c’est tout : il a déménagé ici pour elle et il ne le lui
a jamais dit.
— Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’ils se retrouvent,
ai-je murmuré, le cœur serré.
— Il voulait forcément que j’apprenne cette histoire, sinon il
n’aurait pas laissé cette boîte dans le bateau, a observé Hugo.
S’emparant de la boîte à chaussures, il a méthodiquement
passé en revue les lettres pour s’assurer que nous les avions
toutes lues. En constatant que nous n’avions rien oublié, il les
a empilées et a refermé le couvercle, une expression de
frustration sur le visage.
Puis il a pris mes mains dans les siennes et m’a regardée
droit dans les yeux.
— Clover, tu dois absolument dire à Claudia qu’il l’a aimée
jusqu’au bout.
Chapitre 46

D’HABITUDE, c’est Selma qui vient m’accueillir à la porte mais,


lorsque je suis arrivée chez Claudia le lendemain, c’est Sarah,
la sœur aînée de Sebastian, qui m’a ouvert. Je ne l’avais jamais
rencontrée pourtant, au premier regard échangé, j’ai constaté
qu’il me l’avait fidèlement décrite : elle était grande,
anguleuse, et les lignes profondes entre ses sourcils lui
donnaient un air de perpétuelle désapprobation.
— Clover, c’est ça ? m’a-t-elle lancé tout à trac. Mamy vous
a réclamée. Montons.
Elle s’est retournée d’un pas vif en me faisant signe de la
suivre.
Sur le palier du deuxième étage, deux femmes qui
ressemblaient à des clones de Sarah palabraient à mi-voix, le
visage rouge et les cheveux en bataille. Jennifer était la sœur
cadette, Anne était la benjamine. Toutes deux m’ont dévisagée
ostensiblement. Les quatre frère et sœurs partageaient le même
nez en bec d’aigle.
— On peut entrer ? a demandé Sarah avec un geste impatient
en direction de la chambre de Claudia.
Anne s’est plantée devant la porte, comme pour défendre ses
abords.
— Papa est à l’intérieur avec le médecin. Tu vas devoir
attendre qu’ils aient fini.
— Elle est consciente ? me suis-je enquise avec douceur,
espérant désamorcer cette lutte de pouvoir manifeste.
Dans un même mouvement, les sœurs ont brusquement
tourné la tête vers moi.
— Oui, a déclaré Jennifer d’un ton solennel. Mais elle dort
beaucoup.
— C’est tout à fait normal, ai-je répondu. Son corps
s’affaiblit, surtout si elle mange peu.
— Elle refuse d’avaler autre chose que des beignets, a
commenté Sarah, la bouche pincée. J’ai essayé de la
convaincre de boire un smoothie de légumes verts, mais elle
n’a rien voulu entendre.
J’ai réprimé un sourire en imaginant la réaction de Claudia à
cette proposition.
La porte s’est ouverte et un homme au nez aquilin est sorti,
suivi d’un autre, chauve.
— Papa, Roger, je vous présente Clover, a annoncé Sarah
d’un ton sec. Elle aide Selma et Joyce à s’occuper de Mamy.
— Ah, la thanadoula ! s’est exclamé Roger. Je rencontre de
plus en plus de personnes comme vous, ces derniers temps.
C’est très bien, ce que vous faites.
— Merci, ai-je balbutié en rougissant, les yeux baissés pour
ne pas voir l’expression de jugement sur le visage des trois
sœurs. Comment va-t-elle ?
Roger a refermé le battant derrière lui.
— Pas très bien, j’en ai peur.
Il a marqué une pause pour regarder les membres de la
famille avant de reprendre :
— Je pense qu’il ne lui reste qu’un jour ou deux. Je vous
conseille de lui faire vos adieux tant que c’est possible.
Éclatant en sanglots, Anne a sorti un mouchoir de la poche
de sa jupe-culotte. Son père l’a considérée d’un œil sévère.
Personne n’a fait mine de la réconforter.
Nous étions nombreux dans l’étroit couloir, et l’odeur de
cigarette que dégageait le blazer de Roger m’oppressait.
J’avais besoin d’espace mais, quand j’ai reculé, je me suis
heurtée au mur.
— Est-ce que Sebastian est en route ? ai-je demandé.
Peu importaient les sentiments qu’il m’inspirait : il devait
absolument être présent pour Claudia dans ses derniers
moments.
— Il a dit qu’il arrivait mais, comme d’habitude, il traîne, a
assené Sarah, en levant les yeux au ciel.
En découvrant l’attitude de ses sœurs, je comprenais mieux
Sebastian. Pas étonnant que, dans son enfance, il ait séjourné
si souvent chez Claudia.
— D’accord, ai-je dit. Vous avez certainement beaucoup à
faire, je peux tenir compagnie à Claudia pendant ce temps, si
vous voulez.
La vieille dame était sans doute fatiguée de tous ces
visiteurs.
— Si son état évolue, je vous préviendrai tout de suite, ai-je
ajouté.
— Merci, a sèchement rétorqué Sarah, en faisant signe aux
autres de la suivre. Nous serons en bas dans la cuisine, avec
Maman.

Claudia paraissait encore plus frêle que la dernière fois où je


l’avais vue. Lorsque j’ai refermé la porte, elle a péniblement
ouvert les yeux et esquissé un sourire.
— Clover, Dieu merci ! s’est-elle exclamée, le souffle court.
J’ai cru que c’était mes petites-filles qui revenaient m’inonder
de leurs conseils péremptoires et de leurs émotions
hystériques. Je crevais d’envie de te voir, Clover – et je ne
m’excuserai pas pour ce mauvais jeu de mots – après tout, je
vais mourir, je peux tout me permettre, non ?
Je me suis assise sur la chaise la plus proche du lit et j’ai pris
sa main entre les miennes.
— Je suis heureuse d’être là.
— Vu la tête qu’ils font tous, j’ai l’impression que le glas ne
va pas tarder à sonner, a-t-elle murmuré en tournant la tête
pour me regarder en face. Dis-moi la vérité, ma chérie. Tu es
la seule à en être capable.
Je lui ai souri calmement.
— Oui, je crois que nous y sommes. Comment vous sentez-
vous, par rapport à ça ?
Il est toujours difficile d’accepter ce moment, de regarder
quelqu’un dans les yeux et de lui annoncer que son existence
touche à sa fin. Mais je suis convaincue de pouvoir aider les
mourants à aborder ces derniers instants avec clairvoyance et
dignité, ce qui atténue mon propre malaise.
— Franchement ? Je sais que ma famille est pleine de
bonnes intentions, mais leurs simagrées m’exaspèrent, a-t-elle
affirmé, une lueur plus vive dans le regard. J’ai fait semblant
de dormir pour qu’ils débarrassent le plancher.
— Vous voulez avoir voix au chapitre jusqu’à la fin, et c’est
très bien ainsi, ai-je commenté en caressant sa main aux veines
saillantes. Ma présence ne vous ennuie pas ? Je peux vous
laisser vous reposer, si vous préférez.
Claudia a refermé ses doigts autour des miens.
— Non, reste, s’il te plaît, a-t-elle répondu d’un ton plus
alerte. Si tu me disais pourquoi tu as une boîte à chaussures sur
les genoux ? J’imagine que ce n’est pas un cadeau d’adieu.
— D’une certaine façon, si, ai-je avoué en caressant le
couvercle.
— Tiens donc ! s’est esclaffée Claudia, les yeux pétillants de
curiosité. Montre-moi ça !
J’avais décidé de ne rien dire à Sebastian au sujet de ces
lettres – pour le moment, du moins. Même si nous n’étions
plus en très bons termes après notre voyage dans le Maine, il
me semblait injuste de l’accabler avec les détails de cette
histoire d’amour malheureuse alors qu’il devait affronter le
décès imminent de sa grand-mère. J’ai songé à verrouiller la
porte de la chambre, mais j’aurais du mal à justifier ce geste si
quelqu’un arrivait. J’ai positionné la chaise de façon à tourner
le dos à l’entrée ; ainsi, j’aurais le temps de dissimuler les
lettres si nécessaire.
Puis je me suis lancée :
— Après que vous m’avez parlé d’Hugo, j’ai effectué
quelques fouilles avec l’aide d’une amie.
Claudia en est restée un instant bouche bée.
— Et qu’est-ce que tu as… déterré ?
J’ai pris une profonde inspiration, me préparant à exprimer
tout haut les phrases que j’avais répétées tant de fois dans ma
tête.
— Nous avons découvert qu’Hugo avait déménagé aux
États-Unis, peu après votre départ de France, et qu’il vivait
dans le Maine jusqu’à récemment.
J’ai marqué une pause, le temps qu’elle digère la nouvelle.
— Je ne comprends pas, a-t-elle marmonné, l’air confus.
— Il est venu à New York pour vous chercher, ai-je expliqué,
exagérant à peine. Mais quand il vous a vue avec votre mari,
vous lui avez semblé très heureux, alors il a décidé de ne pas
s’imposer.
Ce n’était pas le récit le plus romantique de l’histoire, mais
ça restait un bon résumé.
Des larmes ont perlé sur les cils de la vieille dame.
— Il est venu pour moi ? a-t-elle répété.
— Oui.
— Tu veux dire… qu’il est toujours en vie ?
C’était la question que je redoutais. J’ai pressé sa main.
— Malheureusement, nous avons appris qu’il est décédé il y
a quelques mois, ai-je dit d’une voix douce, désolée de lui
révéler cette triste vérité. Je suis navrée, Claudia.
Elle s’est tue pendant une longue minute. Lorsqu’elle a
repris la parole, sa voix était faible.
— Je m’étais dit qu’il n’était sans doute plus de ce monde
depuis longtemps, mais la mort des autres est moins
douloureuse quand elle est hypothétique.
Elle a contemplé le plafond comme si le film de sa vie y était
projeté et qu’elle le modifiait pour inclure la fin qu’elle avait
crainte sans qu’elle soit confirmée. J’ai attendu qu’elle se
tourne vers moi pour reprendre :
— Nous avons trouvé autre chose, ai-je dit en soulevant le
couvercle de la boîte à chaussures. Son petit-fils nous a donné
ces lettres qu’Hugo vous a écrites. Elles disent que vous étiez
l’amour de sa vie, que personne ne vous a jamais égalée.
C’était la première fois que je voyais Claudia aussi
clairement troublée.
— Il écrit vraiment ça ?
— Oui, ai-je confirmé en caressant son épaule décharnée.
Voulez-vous que je les lise ?
Ses larmes ont commencé à couler lentement, naviguant sur
les rides de ses joues comme sur le lit d’une rivière.
— S’il te plaît, a-t-elle soufflé.
Chapitre 47

J’AI passé les deux heures suivantes à lire les lettres à voix
haute, m’arrêtant de temps à autre à la demande de Claudia
pour répéter certains passages.
— Je me souviens de ce jour de novembre dans la librairie,
a-t-elle chuchoté alors que je pliais la dernière lettre d’Hugo.
Mon mari et moi nous étions disputés ce matin-là parce qu’il
ne voulait pas que je sorte en pantalon. J’étais tellement en
colère que je me suis réfugiée dans la librairie, le seul endroit
où j’avais l’impression de pouvoir être moi-même.
Elle a fermé les yeux pour se replonger dans le passé, tout en
poursuivant :
— Il m’a trouvée là et s’est excusé, comme il le faisait
toujours, à sa manière charismatique. J’ai alors compris que si
je voulais un jour avoir un enfant, j’étais obligée de lui
pardonner.
— Vous n’avez jamais pensé à rejoindre Hugo en France ?
Les paupières de Claudia se sont ouvertes. Son sourire
oscillait entre lassitude et mélancolie.
— Après lui avoir écrit ma dernière lettre, je me suis promis
que, s’il me répondait pour me demander de changer d’avis, je
viendrais. Mais il ne l’a jamais fait.
— En réalité, si – mais il n’a pas envoyé cette lettre. Son
petit-fils m’a affirmé qu’il vous a aimée jusqu’au bout. Vous
avez toujours été l’amour de sa vie.
Claudia a desserré sa main de la mienne et a refermé les
yeux.
— Et c’était le mien, a-t-elle murmuré.
Le souffle régulier, elle a sombré dans un sommeil paisible.
La porte de la chambre s’est ouverte brusquement, me
faisant sursauter. Vivement, j’ai fourré la boîte à chaussures
dans mon sac, m’efforçant de ne pas avoir l’air coupable.
— Salut, a lancé Sebastian d’une voix lugubre, appuyé
contre le chambranle, son écharpe à la main. Il paraît que tu as
fait la connaissance de mes sœurs ?
— En effet, ai-je répondu avec une moue embarrassée. Ça
n’a pas dû être facile de grandir avec elles.
— C’est un euphémisme.
La monture de ses lunettes ne suffisait pas à masquer ses
cernes. Il semblait épuisé et on aurait dit qu’il ne s’était pas
rasé depuis deux jours. Mais devant son sourire fatigué, je me
suis aperçue que la rancœur qu’il m’inspirait depuis notre
voyage avait disparu. Probablement parce que j’avais fini par
admettre qu’il y avait du vrai dans ce qu’il m’avait dit, même
si son discours était cruel.
À présent, je me sentais juste désolée pour lui. Perdre un
proche est terrible, aucun mot ne peut atténuer la douleur. Pour
un peu, je l’aurais pris dans mes bras.
Au lieu de cela, je me suis levée pour lui laisser ma place.
— Claudia vient de s’endormir. Viens t’asseoir, parle-lui, je
suis sûre qu’elle aimerait cela.
Sebastian s’est tendu, mais il m’a obéi. Au moment où je
refermais la porte derrière moi, j’ai entendu qu’il commençait
à lui parler d’un podcast qu’il venait d’écouter.

La lumière du soir faisait chatoyer le bois du violoncelle


dans la bibliothèque où j’étais installée, parcourant une
biographie d’Henri Cartier-Bresson. Une voix m’a tirée de ma
lecture.
— C’est bizarre, hein ? Ma grand-mère est littéralement sur
son lit de mort, et toute ma famille se comporte comme si elle
avait la grippe.
Sebastian était adossé à l’étagère près de l’entrée. Quand
j’étais descendue boire un verre d’eau, ses parents et ses sœurs
avaient effectivement discuté de tout sauf de ce sujet
hautement tabou.
— Pas si bizarre que ça, ai-je répondu en posant le livre.
Beaucoup de gens ont du mal à parler de la mort, même
lorsqu’ils doivent la regarder en face. Mais toi, tu as fait de ton
mieux pour aider ta grand-mère à traverser cette épreuve. Je
sais qu’elle t’en est infiniment reconnaissante.
Il s’est assis à côté de moi et a ramassé le presse-papiers en
forme de baleine sur la table basse.
— Sûrement, a-t-il murmuré, mais c’est grâce à toi qu’elle
est aussi apaisée.
— Mais c’est toi qui es venu me chercher, parce que tu
voulais l’aider.
— Je voudrais pouvoir en faire davantage, a-t-il soupiré en
tripotant distraitement le presse-papiers. Au lieu de rester assis
à attendre qu’elle meure.
J’ai baissé les yeux sur mon sac à main posé au pied de la
chaise, me demandant si je devais lui parler des lettres. Ça ne
ferait sans doute que compliquer les choses. Mieux valait
attendre que la blessure ait le temps de guérir.
— Tu as l’impression de lui avoir confié tout ce que tu avais
sur le cœur ? me suis-je enquise.
— Je lui ai expliqué combien elle avait compté pour moi et
je lui ai dit que j’étais fier et reconnaissant de l’avoir eue
comme grand-mère, a-t-il débité d’un trait en regardant ses
mains d’un air embarrassé. On ne dit jamais vraiment « je
t’aime » dans cette famille. Si j’avais prononcé cette phrase,
cela aurait paru forcé.
Il aurait été hypocrite de ma part d’essayer de le convaincre
du contraire.
— Elle sait combien tu l’aimes, même si tu ne prononces pas
ce mot, l’ai-je rassuré.
— Peut-être.
Il a inspiré et expiré plusieurs fois avec une profondeur qui
m’a semblé exagérée – jusqu’à ce que je prenne conscience
qu’il s’apprêtait à me confesser quelque chose d’important. Il
a reposé la baleine sur la table.
— Clover, je suis désolé de la façon dont les choses ont
tourné pendant notre voyage dans le Maine et je regrette de
t’avoir blessée. Je me suis conduit en véritable crétin. Mais je
veux que tu saches que je te trouve géniale, et que j’admire le
travail que tu fais pour les gens comme Mamy.
Je ne m’attendais pas à cela.
— Oh, merci, ai-je articulé, sensible à ce compliment. Et
moi, je suis désolée d’avoir réagi aussi vivement. Je pense que
tes paroles m’ont fait du mal parce que, pour l’essentiel, elles
étaient vraies : j’utilise mon travail comme un prétexte pour ne
pas me rapprocher des autres. Et tu avais raison sur un autre
point : si je devais mourir demain, j’aurais énormément de
regrets à formuler.
Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac.
Le rythme de la vieille horloge à balancier sur le mur
semblait soudain résonner plus fort que d’habitude.
Sebastian s’est mis à marteler le sol avec sa semelle.
— Dans ce cas, j’ai autre chose à te dire, a-t-il lâché.
Au cours des dernières semaines, les révélations
sensationnelles s’étaient succédé, et je n’étais pas vraiment
surprise qu’il m’en assène une nouvelle. Je me suis préparée à
affronter une éventuelle tempête tandis qu’il se déplaçait pour
me faire face.
— Tu as dit que tu voulais faire une pause dans nos relations
d’ici le décès de Mamy…, a-t-il commencé d’une voix
hésitante.
— Oui.
— Eh bien, il s’avère que je sors de nouveau avec Jessie.
Il m’a jeté un regard circonspect pendant que j’essayais de
me rappeler qui était « Jessie ».
— On est tombés sur elle au bar à cocktails, a-t-il expliqué
devant mon air perplexe.
Le trio de brunes.
— Oui, je m’en souviens.
Je me suis préparée à toutes les émotions que les films et les
émissions de télé affirmaient que l’on devait éprouver en
pareille occasion : les sentiments de rejet, de jalousie, de
trahison. Le chagrin.
Tout ce qui m’est venu, c’est un immense soulagement.
Je me suis même plongée, pendant quelques instants, dans
une véritable introspection pour m’assurer que je ne me
mentais pas, que je ne refoulais rien. Non, vraiment : j’étais
soulagée. Mais peut-être serait-il plus diplomate de feindre une
légère déception ?
— Je te remercie de me tenir informée, ai-je fini par
répondre, espérant ne pas sembler trop guindée.
— C’est la moindre des choses, a affirmé Sebastian, en
cessant de pilonner le parquet. Je suis désolé que ça n’ait pas
marché entre nous. Ce n’était sans doute pas le bon moment,
j’imagine…
Il a été sauvé par un coup frappé à la porte. Le visage de
Selma est apparu, et l’expression de son regard m’a fait bondir
de mon fauteuil.
— Vous devriez venir, nous a-t-elle dit sobrement.
Dès notre entrée dans la chambre de Claudia, j’ai remarqué
cette odeur à la fois spécifique et indescriptible.
Bien que sa respiration soit laborieuse, la vieille dame était
toujours consciente.
— Je vais chercher les autres en bas, a murmuré Selma, que
la situation semblait avoir adoucie.
Sebastian est resté figé dans l’embrasure.
— Je reviens tout de suite, a-t-il lancé avant de s’éloigner à
grands pas.
Je me suis assise à côté de Claudia et j’ai posé ma main sur
son front.
— Merci de m’avoir apporté un peu de paix, a-t-elle
péniblement chuchoté en se redressant légèrement. Il y a
tellement de choses que je regrette, dans cette vie et, grâce à
toi, je la quitte avec l’âme un peu moins chargée. Prête pour la
prochaine.
— Je parie qu’il vous attend là-bas, l’ai-je assurée.
J’en étais presque convaincue.
Claudia a reposé sa tête sur l’oreiller.
— Apprends de mes erreurs, ma chérie, a-t-elle repris dans
un souffle. Ne laisse pas les meilleurs moments de l’existence
te filer sous le nez parce que tu as trop peur de l’inconnu.
Sa diction était saccadée, mais elle a eu la force de
m’adresser un clin d’œil avant de conclure :
— Sois prudemment téméraire.
C’est alors que Sebastian est réapparu, traînant son
violoncelle dont la pointe s’accrochait dans les mailles de
l’épais tapis. Il a tiré une autre chaise à côté du lit avant de
placer l’instrument entre ses genoux.
— J’ai pensé que tu voudrais entendre un peu de musique,
Mamy, a-t-il dit tendrement.
Les yeux mi-clos, Claudia a acquiescé et souri.
Sebastian a levé la main vers le haut du manche, les doigts
au-dessus des cordes. Il a hoché la tête pour compter les
mesures. Puis il a fait glisser l’archet sur la corde la plus
grave, en tirant une longue note qui a marqué le début d’une
lente interprétation du « I’ll Be Seeing You » de Billie
Holiday.
Je me suis levée pour aller me poster dans un coin à côté de
Selma tandis que le reste de la famille entrait dans la pièce.
Rassemblés autour du lit de Claudia, ils ont laissé la musique
de Sebastian énoncer ce qu’ils étaient incapables de dire.
Chapitre 48

JE suis rentrée chez moi à pied. Le trajet depuis chez Claudia


m’a pris presque deux heures mais elles se sont écoulées sans
que je m’en aperçoive. Cela ne me dérangeait pas d’être
ralentie par une horde d’écoliers qui serpentaient par paires le
long de Central Park. Ils ne devaient pas avoir plus de
sept ans. S’ils avaient la chance de vivre aussi longtemps que
Claudia, ils avaient encore quatre-vingt-quatre ans devant eux.
Je me suis demandé combien de temps il faudrait avant que
leur émerveillement s’émousse et que leur curiosité se dissipe.
Avant que vivre ne devienne une habitude plutôt qu’un
privilège et qu’ils ne comptent plus les années qui défilent.
Le monde me paraissait un peu plus vide, comme chaque
fois qu’un de mes clients vient de décéder, mais aujourd’hui,
j’y étais plus particulièrement sensible. C’est drôle, on ne
prend souvent conscience de l’importance d’une personne que
lorsqu’elle a disparu. L’esprit et la chaleur de Claudia me
manquaient déjà. Oui, elle avait des regrets en mourant, mais
elle avait vécu pleinement, sans craindre de prendre trop
d’espace dans le monde, sans jamais perdre son sens de
l’aventure et de l’espièglerie. Tout en marchant, j’ai compris
que, pour la première fois, j’avais rencontré une femme dont la
façon d’exister pouvait me servir d’exemple.
— Une photo, trésor ?
Un homme en costume de Batman bon marché était planté
devant moi, les mains sur les hanches et le torse bombé.
J’étais tellement absorbée par mes pensées que mes pas
m’avaient menée dans le triangle baigné de néons qu’évite tout
New-Yorkais qui se respecte. Pourtant, malgré les panneaux
publicitaires lumineux, la cacophonie des musiciens de rue, les
voix trop fortes s’exprimant dans un méli-mélo de langues et
d’accents, j’ai trouvé Times Square étrangement réconfortant.
Cette énergie, ce vacarme et cette effervescence sont des
symboles de vie. De chemins qui se croisent, de souvenirs qui
se gravent dans les esprits, de rêves de jeunesse. Et, par-dessus
tout, de la douce ignorance qu’à tout instant, on peut mourir.
Je suis restée immobile au milieu du chaos, m’autorisant
pour une fois à être l’algue qui ondule au lieu du poisson qui
s’agite. Les yeux fermés, j’ai respiré le mélange familier de
bretzels fumants, de détritus et de gaz d’échappement, laissant
le brouhaha faire vibrer mes tympans.
J’étais toujours là, toujours en vie.
Mais est-ce que je n’existais que par habitude ?

Quand je suis arrivée chez moi, George était sur son tapis,
dans l’obscurité – j’avais oublié de laisser la lumière allumée
dans mon appartement avant de partir ce matin-là. Lorsque j’ai
allumé la lampe, il n’a pas bougé, se contentant de cligner des
yeux. J’ai alors remarqué un objet calé sous son menton : mon
carnet REGRETS, grand ouvert. Je l’avais pourtant bien rangé
dans l’étagère, comment avait-il pu tomber ? Je me suis
précipitée pour le récupérer, priant pour qu’il ne soit pas
trempé de bave. George a grogné quand j’ai soulevé sa tête
pour extraire le calepin.
J’ai poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était
intact. Je me suis assise sur le canapé et je l’ai contemplé, ainsi
que les deux autres, CONSEILS et CONFESSIONS, toujours
à leur place.
Ces carnets ne sont pas seulement un recueil des dernières
paroles de mes clients, ils renferment aussi les traces de
certaines de mes rencontres les plus marquantes.
Certes, j’ai aidé ces personnes, mais elles m’ont énormément
apporté en retour. Elles ont contribué à combler le vide cruel
de ma propre vie. En pratiquant des rituels inspirés de leurs
regrets, conseils et confessions, je ne fais pas qu’honorer leur
mémoire. En réalité, ces notes me permettent de ne pas
réfléchir au fait qu’inconsciemment, je sais parfaitement dans
quel carnet je finirai.
Ma vie s’achèvera sur des regrets.
Puis-je changer le cours des choses ? J’ai passé trente-six ans
à me faire à l’idée qu’on ne peut pas modifier la perception
que les autres ont de nous. Mais qu’en est-il de celle que l’on a
de soi-même ? Serais-je capable de changer la façon dont je
me vois, moi ?
J’ai pris une profonde inspiration et attrapé le crayon que
j’utilisais habituellement pour les mots croisés.
J’ai ouvert les REGRETS à une page vierge, et j’ai écrit mon
nom en haut.
Clover Brooks
Je regrette de ne pas avoir pris plus de risques. Je regrette
d’avoir fermé mon cœur.
Je regrette d’exister par habitude.
J’ai eu l’impression qu’un fardeau invisible venait de m’être
retiré. En me relisant, je n’ai pas éprouvé le désespoir auquel
je m’attendais, au contraire.
C’était de l’espoir, que je ressentais.
Consigner mes regrets ne les rendait pas fatals. C’était un
cadeau que je me faisais, un cadeau que je n’avais pas pu offrir
à mes clients : une chance d’agir différemment avant qu’il ne
soit trop tard. Mes remords étaient écrits au crayon, après tout,
je pouvais les effacer.
Je me suis levée et j’ai marché jusqu’à la fenêtre, levant
lentement les stores pour que la lumière de la rue se répande
sur le plancher. Mon sang battait fort dans mes tempes, je
redoutais ce que j’allais découvrir.
Dans l’appartement d’en face, le salon était éclairé mais
désert.
Un bruit de verre brisé provenant de la rue m’a fait sursauter.
En baissant les yeux, j’ai distingué une silhouette familière
près du perron de l’immeuble, une femme coiffée d’une
queue-de-cheval qui jetait des bouteilles dans le bac de
recyclage.
Un petit pas en avant.
Sans réfléchir davantage, j’ai foncé dans la cuisine pour
attraper mon sac de déchets à recycler, et je me suis ruée hors
de chez moi.
Sylvie était sur le point de rentrer quand j’ai ouvert la porte
du bâtiment. Nous étions plantées là, moi en haut des marches,
elle en bas. Nous nous sommes longuement dévisagées,
comme si nous attendions de voir qui allait tirer la première. Il
fallait que ce soit moi, je le savais.
— Salut, Sylvie.
C’était la première fois que je la voyais surprise.
— Oh, salut, Clover, ça fait un moment…
Le point d’exclamation qui accompagnait la plupart de ses
phrases était absent.
— Oui, en effet.
J’avais envie de baisser les yeux, mais je me suis forcée à la
regarder en face.
— Je suis désolée de ne pas avoir été très disponible, ai-je
repris.
Ce n’était pas exactement les excuses que je comptais lui
présenter, mais j’y travaillais.
— Beurk, ces boîtes de nourriture pour chats puent
atrocement ! me suis-je ensuite exclamé en levant le sac que
j’avais à la main.
J’ai cru déceler un sourire dans les yeux de Sylvie.
— Je me doutais que tu étais occupée par ton travail, a-t-elle
dit en s’appuyant contre la balustrade. Comment va Claudia ?
— Elle est décédée cet après-midi.
J’avais l’impression qu’il était trop tôt pour prononcer ces
mots, même s’ils reflétaient la vérité. Au début, la mort semble
étrangement passagère. Il me faudrait plusieurs jours avant que
je me sente prête à consigner les paroles de la vieille dame
dans mon carnet CONSEILS.
— Oh, Clover, je suis navrée.
J’avais oublié combien la voix de Sylvie pouvait être
apaisante.
— Ça fait partie du boulot, ai-je soupiré en haussant les
épaules.
— Oui, mais ce n’est pas facile pour autant. Je sais que tu
l’aimais beaucoup.
Elle a monté une marche puis s’est arrêtée pour me
demander :
— Au fait, tu as retrouvé Hugo ?
Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre qu’elle
parlait de l’Hugo de Claudia – elle ignorait l’existence de
l’autre. Je me suis détestée de lui avoir caché autant de choses.
J’ai descendu une marche.
— En quelque sorte, ai-je répondu. C’est une longue histoire.
J’aurais pu m’en tenir là, échapper aux excuses que je lui
devais mais, si Sebastian pouvait faire amende honorable, j’en
étais capable moi aussi.
— Mais d’abord, ai-je repris, je voudrais te dire que je suis
désolée de la façon dont j’ai agi la dernière fois qu’on s’est
vues.
— J’avoue, c’était un peu bizarre, s’est esclaffée Sylvie.
— Ce ne sont pas mes affaires de savoir quelles personnes tu
embrasses et avec qui elles sont mariées, ai-je poursuivi sur
ma lancée.
— En effet, a-t-elle approuvé avec une franchise dénuée de
rancœur. Tu sais, j’ai mentionné ton nom à Bridget, et elle a
dit qu’elle ne te connaissait pas.
— C’est vrai, on ne se connaît pas vraiment, ai-je rétorqué
en sentant mes paumes devenir moites contre le plastique du
sac. Je crois que je l’ai croisée une fois ou deux à la bodega du
coin. J’ai dû confondre avec quelqu’un d’autre.
— Je suppose, oui, a fait Sylvie, une lueur malicieuse dans le
regard. Mais quand j’ai précisé que tu habitais juste au-dessus
de chez moi, Bridget a compris que tes fenêtres devaient
donner directement sur son appartement et celui de Peter, son
mari. Elle m’a demandé si tu regardais beaucoup de comédies
romantiques des années 1990.
Pour toute réponse, un étrange gloussement s’est échappé de
ma gorge.
Sylvie semblait prendre plaisir à me voir m’enfoncer.
— Apparemment, a-t-elle enchaîné, ils peuvent voir chez toi
depuis leur salon. Ils ne t’ont jamais réellement aperçue parce
que tu restes dans l’ombre, mais ils ont une assez bonne vue
sur l’écran de ta télé.
— Vraiment ?
Devais-je me sentir soulagée ou outragée ?
— J’ai dû les entrevoir aussi, alors. Ce sont eux qui
regardent Game of Thrones ?
Certaine que Sylvie ne croirait pas à mon mensonge, je me
suis préparée à un interrogatoire. Mais il n’a pas eu lieu.
— Pour info, a-t-elle dit à la place, Bridget et Peter ont une
relation ouverte – je les ai rencontrés sur Tinder. Et pour tout
te dire, je suis sortie avec eux – et je les ai embrassés –
plusieurs fois ces dernières semaines. Je me sens bien en leur
compagnie. Nous partons ensemble dans les Catskills le week-
end prochain.
Je me suis décomposée en prenant conscience de ma naïveté.
Puis, me ressaisissant, j’ai lancé :
— Je te demande pardon de t’avoir fait cette scène. Et je suis
contente qu’ils te rendent heureuse.
J’étais sincère.
— Merci pour ces excuses, a dit Sylvie, en montant une
marche de plus pour me rejoindre. On peut redevenir amies,
maintenant ?
— J’aimerais beaucoup, ai-je approuvé, le cœur soudain plus
léger.
— Super ! Viens dîner demain soir, tu me raconteras tout au
sujet d’Hugo !
C’était bon d’entendre de nouveau ces points d’exclamation.
Elle a continué de monter mais, au moment de pousser la
porte, elle s’est arrêtée.
— Oh, et un détail marrant : Bridget a dit qu’ils plaisantaient
souvent en disant qu’ils devraient acheter des jumelles pour
mieux voir dans ton appartement.
Avant de disparaître dans l’immeuble, je suis presque sûre
qu’elle m’a adressé un clin d’œil.
Chapitre 49

CLAUDIA avait beau avoir affirmé que tous ses amis étaient
morts, il y avait foule aux obsèques.
Je n’assiste aux funérailles de mes clients que si la famille
me le demande ou si je sais que personne d’autre ne s’y
rendra. Claudia m’avait personnellement priée d’être présente,
et je me voyais mal refuser cette invitation.
— Il faut que quelqu’un soit là pour veiller au bon
déroulement de la cérémonie, m’avait-elle confié.
Pour autant, je préférais rester discrète. En montant le grand
escalier de l’église néo-gothique d’Amsterdam Avenue, j’ai
aperçu Sebastian en train de discuter avec deux femmes âgées
coiffées de chapeaux extravagants. Ses hochements de tête
constants indiquaient clairement qu’il ne pouvait pas placer un
mot. Malgré ma tristesse, j’ai étouffé un petit rire en pensant
que, côté bagou, il avait trouvé plus fort que lui. Croisant son
regard, je lui ai adressé un petit signe de la main avant d’aller
m’asseoir sur l’un des bancs du fond.
À première vue, la famille de Claudia avait respecté au
moins une partie des souhaits que nous avions notés dans le
dossier funéraire : il y avait des vases d’hortensias au pied de
l’autel ; un morceau de jazz plein d’entrain remplaçait les
orgues de la sempiternelle marche funèbre qu’elle jugeait
« perverse et déprimante » ; aucun immense portrait d’elle ne
trônait sur un chevalet à côté du cercueil.
— Ces photos sont toujours sinistres et rarement esthétiques,
avait déclaré Claudia. Je ne veux pas donner l’impression que
je plane comme une menace au-dessus de l’assistance.
Elle avait cependant accepté qu’on imprime certains de ses
clichés préférés dans un dépliant distribué à l’entrée de
l’église. J’ai souri en le parcourant. Il contenait quelques vues
de rues de Manhattan, mais toutes les autres images, en noir et
blanc, étaient prises dans le sud de la France. Claudia elle-
même ne figurait que sur la dernière : âgée d’une vingtaine
d’années, elle était assise sur un rocher face à la Méditerranée,
un foulard de soie noué sur ses cheveux bruns, le visage
resplendissant sous la lumière du soleil. À l’ombre de ses
jambes, un jack-russell à trois pattes.
C’était sa façon de montrer sa vision de l’au-delà.
Les gens s’alignaient les uns à côté des autres telles des
tuiles de Scrabble sur leur support en bois. Une bonne partie
d’entre eux étaient âgés, mais beaucoup avaient mon âge –
probablement des amis de Sebastian et de ses sœurs. J’ai
essayé d’imaginer ce qu’on pouvait ressentir à voir pareille
foule vous soutenir dans votre deuil.
Le service en lui-même n’a absolument pas reflété les vœux
de Claudia. Au lieu d’être bref, enjoué et dénué de références
religieuses, il a été long, sombre et chargé de citations
bibliques. Et un peu barbant, aussi. C’est le problème des
funérailles : on a beau préparer minutieusement le
déroulement du spectacle, une fois qu’on est mort, les choses
nous échappent.
Le bruissement des dépliants résonnait dans l’église tandis
que le père de Sebastian prononçait un éloge austère et
égocentré qui ne rendait grâce à aucune des qualités de
Claudia. J’espérais que, malgré tout, l’assistance méditait
silencieusement sur celles-ci mais, dans la mesure où je ne
voyais que des dos, il m’était difficile d’en être certaine.
L’oraison n’en finissait pas – je savais maintenant de qui
Sebastian tenait sa faconde. En observant les premiers rangs,
je l’ai aperçu, coincé entre ses sœurs Jennifer et Anne, toutes
deux agitées de sanglots.
Étouffant un bâillement, je me suis mise à compter les arches
du plafond voûté de la cathédrale pour tromper mon ennui.
Papy étant agnostique, je n’ai guère passé de temps dans les
églises. L’architecture théâtrale de celle-ci me semblait
correspondre à la personnalité extravertie de Claudia. Mais,
alors que je me tournais vers l’entrée, je me suis figée.
Une silhouette familière se découpait dans la lumière du
soleil. Haute sans être longiligne. La tête inclinée avec
déférence, surmontée de boucles disciplinées par une bonne
dose de gel.
Hugo était ici, en chair et en os – par le biais de son petit-fils,
du moins.
Comme s’il avait senti mon regard sur lui, il a levé les yeux
pour me fixer tout en m’adressant un sourire et un signe
discret de la main.
Je lui ai souri en retour et nous avons tous deux reporté notre
attention sur l’autel. J’avais des fourmillements dans tout le
corps.

Après le dernier cantique, je me suis esquivée par la porte


latérale de l’église et j’ai cherché Hugo dans foule. Je l’ai vite
repéré au bas des marches – pas facile de se fondre dans la
masse quand on mesure trente centimètres de plus que les
autres. J’ai toujours soupçonné que, si Papy se vêtait de teintes
neutres, c’était pour pouvoir se camoufler dans
l’environnement urbain.
Cette fois, Hugo a agité la main de manière enthousiaste. Il
s’est approché, s’arrêtant sur la marche en dessous de moi,
comblant partiellement notre différence de taille.
— Salut, Clover.
J’ai aimé sa façon de baisser le ton sans chuchoter, comme
s’il se trouvait dans une bibliothèque ou dans un théâtre au
moment où les lumières se tamisent avant le lever de rideau.
— Salut, Hugo.
Je le connaissais à peine mais, étrangement, j’éprouvais une
confortable sensation de familiarité. J’ai remarqué qu’il y avait
des taches ambrées dans ses yeux gris.
— J’espère que ma présence ici ne pose pas de problème, a-
t-il poursuivi en regardant les autres personnes de l’assistance.
Quand tu m’as annoncé le décès de Claudia, j’ai pensé que
mon grand-père apprécierait que je lui rende hommage en son
nom.
— Claudia aurait été ravie que tu sois là, ai-je répondu. Lire
ces lettres et savoir que ton grand-père l’a cherchée l’a
réellement aidée à trouver la paix.
— Je suis content qu’elle ait pu les voir avant, enfin, tu
sais…, a murmuré Hugo, en ajustant le col de son manteau –
pour l’occasion, il était sur son trente et un, et je le trouvais
très distingué.
— Oui, nous sommes revenus juste à temps.
J’ai jeté un coup d’œil par-dessus son épaule pour rompre un
instant le contact visuel, espérant que cela apaiserait ma
nervosité, puis j’ai repris :
— Les lettres sont chez moi, si tu veux les récupérer. J’allais
te les envoyer par la poste.
— Oui, j’aimerais bien les garder. En les lisant, je me suis
senti tellement plus proche de lui… Je ne le connaissais que
comme grand-père et elles m’ont permis de découvrir le jeune
homme qu’il était.
— Bien sûr.
J’ai alors aperçu Sebastian qui montait les marches dans
notre direction. Jessie était sur ses talons, vêtue d’une robe
rose très courte qui, malgré mes connaissances limitées en
matière de mode, ne semblait guère appropriée pour des
obsèques.
— Est-ce que je pourrais d’abord scanner ces courriers si ça
ne te dérange pas ? Je n’en ai pas encore parlé à Sebastian,
mais il aura sans doute envie de les voir, un jour.
— Excellente idée.
Lorsque Sebastian est arrivé à sa hauteur, Hugo lui a tendu la
main.
— Bonjour, Sebastian, toutes mes condoléances. On a beau
savoir que ça va arriver, ça reste difficile.
— Merci, c’est gentil, a dit Sebastian.
Il m’a regardée à la dérobée avant de se retourner vers Hugo,
l’air perplexe.
— Je tenais à saluer la mémoire de ta grand-mère, a observé
celui-ci. J’espère que ça ne t’ennuie pas que je sois venu.
— Pas du tout, a répliqué Sebastian, l’air satisfait par cette
explication. C’est vraiment dommage que tu n’aies pas pu la
rencontrer.
— J’ai hâte de me plonger dans ce dépliant, a déclaré Hugo,
en tapotant sa poche de poitrine. Elle faisait de magnifiques
photos.
Puis, pivotant vers Jessie qui restait plantée droite comme un
if derrière Sebastian, il a lancé :
— Bonjour, je suis Hugo.
— Ah, oui, pardon, a bafouillé Sebastian, semblant soudain
se rappeler la présence de son amie. Je te présente Jessie.
Puis, se tournant à demi vers moi, il a ajouté :
— Vous deux, vous vous connaissez déjà.
Jessie a enroulé un bras possessif autour du coude de
Sebastian.
— Ah, oui, au bar… Tu t’appelles comment, déjà ?
Sa voix était aussi doucereuse que dans mon souvenir.
— Clover.
— Trop mignon, a-t-elle susurré.
Je me suis demandé si c’était un compliment.
— Sebastian ! a hélé une voix de femme.
Sarah marchait d’un pas vif dans notre direction, juchée sur
des talons aiguilles, un bambin frétillant sur la hanche.
— On rentre à la maison pour finir les préparatifs avant que
tout le monde arrive… Oh, bonjour, Clover, c’est gentil d’être
venue.
Puis elle a considéré Hugo d’un air incertain.
— Bonjour, Sarah, me suis-je empressée de répondre. Je
vous présente Hugo.
— Enchantée de vous rencontrer. Vous serez tous les deux
des nôtres pour la veillée ?
— Avec plaisir, a confirmé Hugo avec un large sourire.
— Merveilleux ! s’est exclamée Sarah.
Pour une fois, son visage exprimait de l’approbation. Mais
lorsqu’elle s’est retournée vers son frère, elle est redevenue
autoritaire.
— Bon, tu viens avec nous ?
Il s’est aussitôt mis au garde-à-vous.
— On arrive tout de suite.
J’avais prévu de ne passer qu’une heure à la veillée, par
simple courtoisie. Aussi étais-je ravie quand Hugo m’a
informée qu’il devait partir et m’a proposé de profiter de son
taxi.
— Tu habites West Village, non ? Je dors chez un ami à
Brooklyn, je peux te déposer au passage, si tu veux ?
— Ce serait parfait.
Je ne lui demanderais même pas de me laisser à quelques
rues de mon appartement.
J’ai cherché Sebastian dans le salon bondé que j’avais
toujours vu désert. Le petit-fils de Claudia était de nouveau
accaparé par les deux vieilles dames chapeautées. Lorsque j’ai
réussi à attirer son attention, il m’a adressé un regard
impuissant, puis un signe de tête résigné. Même si j’étais
secrètement soulagée que nos adieux se limitent à ce simple
échange, j’ai ressenti un pincement au cœur. Nous avions
traversé tellement d’épreuves ces deux derniers mois qu’en
définitive, il allait me manquer. Mais peut-être pourrions-nous
un jour être amis ?
Alors que je contournais un groupe de New-Yorkais huppés
dans le couloir, une main s’est posée sur mon avant-bras.
C’était Sarah, chargée d’un nouveau bambin.
— Il est beau, votre fiancé, m’a-t-elle murmuré à l’oreille en
désignant Hugo qui patientait devant l’entrée. Ne le lâchez
surtout pas.
— Oh, merci…
J’ai piqué un fard sans oser lui avouer qu’elle se trompait,
mais mon embarras s’est vite mué en une agréable fierté.
Sarah et Claudia avaient peut-être des opinions divergentes
sur les smoothies de légumes verts mais, en matière
d’hommes, leurs goûts semblaient se rejoindre.
Lorsque le taxi s’est arrêté devant mon immeuble, j’ai eu
l’impression que nous venions à peine de quitter l’Upper West
Side. Hugo s’est penché entre les sièges avant pour s’adresser
au chauffeur, un homme enjoué nommé Dimuth.
— Dites, vous voulez bien m’attendre quelques minutes, s’il
vous plaît ? a-t-il lancé en lui tendant un billet de vingt dollars.
Nous avons marché jusqu’au perron du bâtiment dans la
lumière déclinante.
— C’était vraiment super de te voir, a dit Hugo. J’aurais
aimé ne pas repartir aussi vite, mais j’ai promis à mon pote de
le rejoindre pour boire un verre et, comme je dors sur son
canapé et que je lui ai confié Gus, je ne peux pas vraiment dire
non.
— Pas de problème, ai-je répondu d’un air que j’espérais
nonchalant. Merci beaucoup de m’avoir raccompagnée.
Dimuth nous observait avec impatience.
Enfonçant ses mains dans ses poches, Hugo a levé la tête
vers la cime des arbres.
— Je reste en ville toute la semaine…, a-t-il commencé.
Puis il a baissé les yeux sur moi avant de reprendre :
— On pourrait se retrouver pour un café et je récupérerais
ces lettres ?
Bien sûr, c’était les lettres qu’il voulait. Comment avais-je
pu m’imaginer autre chose, ne serait-ce qu’une seconde ?
— Oui, bien sûr, je les scannerai demain pour que tu puisses
les prendre quand tu veux.
— Parfait ! Je t’enverrai un texto, a-t-il approuvé en
effleurant mon épaule. Je suis content qu’on puisse se revoir si
vite, tu sais.
Dans ma poitrine, l’espoir a supplanté la déception.
— Moi aussi, ai-je soufflé.
Lorsqu’il est reparti en taxi, je sentais encore sa présence.
Chapitre 50

FIDÈLE à sa promesse, Hugo m’a envoyé un message pour me


proposer de le retrouver le dimanche suivant à Washington
Square mais, s’il m’avait appelée, ça ne m’aurait pas dérangée,
pour une fois. Je devais également jouer au mah-jong avec Leo
ce soir-là – mon travail avec Claudia m’ayant beaucoup
accaparée, nous n’avions pas disputé de parties depuis
plusieurs semaines. Un après-midi avec Hugo suivi d’une
soirée avec Leo, c’était la trame d’une journée presque
parfaite. Alors que je fourrais mon portefeuille et mes clés
dans le sac de toile où j’avais rangé les lettres, une sensation
familière m’a envahi la poitrine. Un mélange de nervosité et
d’excitation, comme avant de monter dans un avion pour une
destination inconnue.
Pour la première fois de l’année, il faisait assez chaud pour
sortir sans manteau. Baigné par un doux soleil, le parc
s’éveillait lentement après un long hiver. Les pelouses étaient
jonchées de couvertures de pique-nique, des couples étaient
assis sur le bord de la fontaine et des musiciens jouaient le
long des allées.
De loin, j’ai repéré Hugo sous l’arche de triomphe, deux
gobelets de café à la main, sinuant pour éviter de figurer sur
les photos des touristes. En me dirigeant vers lui, j’ai eu
l’impression étrange qu’une forte brise me propulsait en avant.
Et pourtant, la cime des arbres était immobile, il n’y avait pas
un souffle de vent.
— Salut ! a-t-il lancé.
Les manches de son pull étaient remontées jusqu’aux
coudes, révélant les lignes d’un tatouage sur son avant-bras
droit.
— Salut ! ai-je répondu avec plus d’enthousiasme que je
l’aurais voulu.
— Avec un soleil pareil, je me suis dit que ce serait bien de
se promener dans le parc au lieu de s’enfermer dans un café
sombre…
— Bonne idée, ai-je approuvé, d’autant plus que je me
sentais toujours moins nerveuse quand mon corps était en
mouvement.
Il m’a tendu une tasse.
— Noir, sans sucre, comme ton grand-père, c’est ça ?
Sa prévenance m’a prise au dépourvu – j’avais évoqué ce
détail en passant lors de la veillée.
— C’est ça… Je suis surprise que tu t’en souviennes.
— J’ai un don pour retenir les petites manies des uns et des
autres, a commenté Hugo, avant de se pencher et d’ajouter à
mi-voix : mais ne le répète pas, s’il te plaît. Certaines
personnes sont effrayées par tout ce que je sais sur elles.
— Nous avons tous nos secrets, ai-je rétorqué, feignant la
solennité. Heureusement pour toi, mon don est de savoir les
garder.
— Dans ce cas, j’ai hâte d’entendre les tiens, s’est-il
esclaffé. Si on allait regarder ce qui se trame dans le parc
canin ? C’est un de mes plaisirs coupables…
— Pourquoi pas ?
D’habitude, j’évitais l’aire réservée aux chiens : elle me
rappelait combien Papy me manquait. Aujourd’hui, pourtant,
cette perspective était loin de me déplaire.
— On aurait dû amener Gus et George pour qu’ils
apprennent à se connaître, a observé Hugo.
J’ai remarqué que, même quand il ne souriait pas, ses yeux
étaient pleins de gaieté.
— Une prochaine fois, peut-être ? ai-je répondu en me
demandant pourquoi sa suggestion me paraissait aussi intime.
Troublée, je lui ai tendu le sac contenant les lettres.
— Tiens, avant que j’oublie… On est là pour ça, après tout.
Il a examiné le logo qui ornait la toile.
— Tu fais de la pub pour la bibliothèque municipale ?
J’ai rougi. Heureusement que je n’avais pas pris le sac
Trader Joe’s24.
— Je lis beaucoup, ai-je expliqué.
— C’est une excellente chose, a approuvé Hugo tandis que
nous nous dirigions vers le parc à chiens. Nous sommes des
créatures en voie de disparition maintenant que tout le monde
est scotché à son téléphone. Quel est le dernier bon livre que tu
as lu ?
J’aimais être incluse dans ce « nous ».
— Je viens de finir un ouvrage de Martha Gellhorn que j’ai
adoré.
— La journaliste, c’est ça ? Celle qui a écrit sur la guerre
civile espagnole ?
— C’est elle, oui, ai-je confirmé en pensant qu’il avait
vraiment le sens des détails. Claudia me faisait penser à elle,
en fait. C’est dommage qu’elle ait abandonné sa carrière de
photographe.
— Elle n’avait guère le choix, a soupiré Hugo, en levant les
yeux vers le ciel. Tu crois qu’ils sont ensemble maintenant ?
Claudia et mon grand-père ?
— Je l’espère, me suis-je contentée de répondre – même si
j’étais convaincue que c’était le cas.
— Tu sais, j’aime beaucoup ce qu’elle écrit dans sa dernière
lettre, a-t-il repris entre deux gorgées de café. « Nous ne
sommes pas destinés à être ensemble dans cette vie… peut-être
nous retrouverons-nous dans une autre ». C’est très
pragmatique. Comme si, dans chaque vie, nous avions des
histoires différentes avec les mêmes personnes.
— Je me demande quelle était la leur dans celle-ci…
— Bonne question, a soupiré Hugo. Je suppose qu’ils sont
les seuls à pouvoir y répondre. Peut-être qu’ils nous le diront
dans la prochaine, si on leur offre une seconde chance.
— Peut-être.
J’adorais cette idée.
— Et toi, si on te donnait une seconde chance, que ferais-tu ?
a-t-il enchaîné. Dans cette vie, je veux dire.
Il parlait de façon détendue, comme s’il était normal de
discuter de sujets aussi profonds entre inconnus.
J’ai pris une lente inspiration.
— Je serais aux côtés de mon grand-père le jour de sa mort,
ai-je simplement dit, surprise par la facilité avec laquelle la
réponse m’est venue.
Nous avons marché un moment sans parler, mais Hugo n’a
pas essayé de combler le silence.
— J’étais en voyage au Cambodge quand c’est arrivé, ai-je
repris après quelques instants. Il a eu une attaque dans son
bureau à l’université, tard un soir, et il est décédé… Tout seul.
De nouveau, le silence, puis :
— Clover, je suis vraiment désolé. Tu as dû être dévastée de
ne pas être avec lui.
Tout mon corps s’est crispé.
— Je sais que ça paraît stupide, mais j’aimerais pouvoir lui
demander de me pardonner d’avoir été à l’autre bout du
monde quand il avait besoin de moi.
Tandis que je prononçais ces mots, j’ai eu le sentiment qu’on
venait de m’ôter un poids des épaules. Un fardeau que je
portais sans le savoir depuis des années.
— C’est en partie pour ça que tu as consacré ton existence à
accompagner les personnes en fin de vie ? a demandé Hugo
d’un ton prudent.
J’étais gênée qu’il voie si clair en moi. Qu’il devine que,
d’une certaine façon, mon travail de thanadoula est égoïste. Ce
ne sont pas seulement les regrets des mourants que j’essaie de
réparer, mais les miens.
Bien sûr, je savais que Papy aurait pu mourir seul dans son
bureau même si j’avais été à New York. Mais, au moins,
j’aurais passé du temps avec lui juste avant. Au lieu de cela, je
ne l’avais pas vu pendant une année entière, tenant pour acquis
le fait qu’il serait toujours là à mon retour. Le pire, c’est que
j’avais négligé de chérir des détails qui me semblaient alors
sans importance, mais qui me manquent tant depuis sa mort –
la façon dont il remuait son café, le crissement qu’il produisait
en frottant sa barbe, son rire sonore. Quand quelqu’un a
toujours été là pour vous, on a tendance à croire qu’il ne
partira jamais. Et puis, un jour, il disparaît.
— C’est pour ça, oui, ai-je admis.
En énonçant cet aveu, j’ai senti un agréable changement
s’opérer en moi. Hugo avait posé sa question si gentiment,
sans jugement, que mon embarras commençait à se dissiper.
— D’après ce que tu m’as dit de lui, je crois qu’il te
pardonnerait sans problème, a repris Hugo, en s’arrêtant de
marcher pour me regarder. C’est peut-être à toi-même qu’il
faut que tu pardonnes ?
Une seule phrase et les émotions que j’avais soigneusement
refoulées pendant des années ont crevé le barrage pour se ruer
sur moi. Soudain, j’ai eu peur de m’effondrer au milieu du
parc.
— Je suis désolée, ai-je soufflé. Je ne suis pas sûre d’être
capable de parler de ça.
Hugo a posé la main sur mon épaule, changeant lentement de
position jusqu’à ce que je croise enfin son regard.
— Tu n’y es pas obligée, a-t-il affirmé avec douceur. Ton
deuil t’appartient, c’est à toi de le traverser à ta manière, en
prenant le temps qu’il faudra. Personne ne peut te dicter ta
conduite. Mais si tu as envie d’en discuter, je serai heureux de
t’écouter.
— Merci.
Hugo souriait, mais je décelais de la douleur sur son visage.
— Ma mère est morte pendant mes études – cancer des
ovaires, a-t-il murmuré en baissant les yeux sur son gobelet de
café. J’étais tellement en colère contre les gens qui essayaient
de me réconforter. Ils proféraient des banalités comme « Elle
est dans un monde meilleur, à présent » ou « Au moins, vous
avez passé de bons moments ensemble » ou « Elle ne voudrait
pas que tu sois triste ». J’avais envie de leur crier dessus. On
aurait dit qu’ils voulaient que je surmonte mon chagrin pour
ne pas avoir à le gérer. Je pense que c’est pour ça que je buvais
autant, à l’époque, pour m’engourdir. Parce que personne ne
comprenait ce que je vivais.
— Moi, je comprends. Sauf que ma façon de m’engourdir est
de regarder des comédies romantiques en boucle.
Je n’aurais jamais confessé une chose pareille auparavant,
mais la vulnérabilité d’Hugo m’inspirait.
— Il n’y a rien de mal à se faire du bien avec Sandra
Bullock, s’est esclaffé Hugo avant de désigner d’un geste
l’aire réservée aux chiens. Bon, je parie qu’on est en train de
rater de fabuleuses rencontres canines. On continue de
marcher ?
— D’accord.
Je me sentais déjà plus calme – cet homme était un magicien.
Lorsque nous avons atteint le parc, deux turbulents golden
retrievers étaient en train de bondir autour d’un petit caniche
gris. Celui-ci se tenait parfaitement immobile tandis que les
deux autres essayaient de l’entraîner dans leurs jeux, comme
s’il essayait de se fondre dans le paysage.
— Quelqu’un devrait dire deux mots à ces deux-là pour
qu’ils apprennent à se calmer, a commenté Hugo.
— Mais c’est peut-être une bonne occasion pour le caniche
de sortir de sa zone de confort, ai-je objecté.
— J’aime ta façon de penser, a approuvé Hugo, en
s’appuyant nonchalamment sur la barrière.
— Quand rentres-tu dans le Maine ?
— En fait, je vais rester quelques jours de plus. La Ville de
New York vient de me proposer un boulot plutôt sympa, il
s’agit de créer des jardins suspendus pour plusieurs écoles. Je
dois assister à diverses réunions cette semaine pour discuter
des détails avant de prendre ma décision.
— Ça semble très intéressant, ai-je commenté. Qu’est-ce qui
te retient d’accepter tout de suite ?
— Il faudrait que je m’installe au moins six mois ici pour
superviser le projet, a-t-il expliqué tout en observant un corgi
grassouillet traîner fièrement un bâton deux fois plus long que
lui. Je ne suis pas encore sûr de vouloir retourner à la
civilisation, en quelque sorte. Jusqu’ici, j’ai adoré vivre en
reclus sur une péniche, sans voir personne. Je suis un peu
bizarre, à vrai dire.
À chaque petit aperçu qu’il m’offrait de lui-même, j’avais
l’impression d’attraper une luciole dans un bocal.
— Je ne trouve pas ça bizarre du tout.
— Oui, mais il est temps que je sorte de ma zone de confort,
moi aussi, a-t-il déclaré, en désignant le caniche. C’est là
qu’on vit les meilleures choses, non ?
— Il paraît, ai-je rétorqué. Mais mon expérience en la
matière est plutôt réduite, il y a bien longtemps que je n’ai pas
pris de risques.
— Alors on devrait peut-être s’y mettre l’un comme l’autre,
non ? a-t-il demandé sur le ton du défi. Et toi ? Quels sont tes
projets maintenant que cette mission est terminée ?
Le corgi s’est approché de nous en se dandinant pour arborer
son bâton. Je me suis penchée pour le caresser à travers la
clôture.
— À part une partie de mah-jong avec Leo, mon voisin de
quatre-vingt-sept ans, et quelques sorties avec mes animaux, je
vais probablement dévorer des tas de bouquins et rester
cloîtrée chez moi pendant quelques jours.
— Excellent programme, a approuvé Hugo, en se penchant à
son tour pour flatter le corgi. Je comprends que tu aies besoin
de temps pour décompresser, vu ton travail.
Devant nous, le timide caniche, cédant devant l’insistance
joyeuse de ses deux congénères, les avait maladroitement
rejoints dans leurs jeux.
J’ai repensé aux derniers mots de Claudia, que j’avais notés
sur mon carnet CONSEILS : Ne laisse pas les meilleurs
moments de l’existence te filer sous le nez parce que tu as trop
peur de l’inconnu.
Peut-être que le plus grand risque, dans la vie, est de ne pas
prendre de risques du tout. Alors, m’inspirant de ces paroles,
je me suis lancée :
— La librairie préférée de mon grand-père est juste à côté, et
c’était une sorte de tradition, pour nous, d’y aller le dimanche.
Tu veux m’accompagner ?
Il a lancé sa tasse de café dans la poubelle voisine d’un tir
précis, puis a souri.
— J’en serai ravi.

La boutique était presque déserte, à l’exception de deux


femmes d’âge moyen qui discutaient en mandarin près du
rayon de fictions historiques. À en croire leurs chuchotements
excités et leur agitation, elles avaient une conversation
passionnante.
J’ai vainement cherché Bessie du regard. D’une certaine
façon, cela me soulageait car je redoutais un peu sa réaction en
constatant que je n’étais pas venue seule. Elle était toujours
si… exubérante. Et je ne voulais pas effrayer Hugo.
— Clover, ma chérie !
J’ai sursauté quand la libraire a surgi de derrière les étagères.
— Comme c’était calme, j’en ai profité pour aller aux
toilettes, a-t-elle enchaîné en fondant sur moi.
Puis, apercevant Hugo, elle s’est arrêtée si brusquement que
j’ai pratiquement entendu ses talons déraper sur le parquet.
— Eh, bonjour ! s’est-elle exclamée en le dévisageant.
Hugo lui a décoché un sourire décontracté. Manifestement, il
ne partageait pas mon embarras.
— Vous devez être Bessie, a-t-il répondu en lui tendant la
main. Enchanté de vous rencontrer, je m’appelle Hugo. J’ai
hâte d’explorer votre librairie, Clover me l’a chaudement
recommandée.
— Oui, elle achète tous ses livres ici depuis qu’elle a
six ans ! a expliqué Bessie, radieuse.
— C’est ce qu’elle m’a dit, et je lui fais confiance.
Bessie souriait si largement qu’elle risquait de se déboîter la
mâchoire.
— Hugo est paysagiste, suis-je intervenue. Je me suis
souvenue que tu avais de bons titres sur l’architecture du
paysage.
J’avoue que je m’étais un peu penchée sur la question après
mon escapade dans le Maine.
— Bien sûr, a confirmé Bessie. J’ai une magnifique
monographie de Roberto Burle Marx, entre autres.
Le visage d’Hugo s’est illuminé.
— Burle Marx est formidable, j’adore la joie et l’optimisme
de son travail.
J’ai retenu le nom afin d’effectuer, plus tard, quelques
recherches sur Internet à son sujet.
— Je savais que ça vous plairait, a affirmé Bessie, l’air
satisfait – elle avait le chic pour deviner les goûts des lecteurs.
Je vais vous la montrer.
Pendant une seconde, j’ai craint qu’elle ne prenne Hugo par
la main pour l’entraîner au fond de la librairie. Heureusement,
elle s’est contentée de le précéder.
— Empêche-moi d’acheter trop de livres, Clover, a-t-il lancé
par-dessus son épaule. Sinon, il n’y aura plus de place pour
Gus dans la voiture !
La clochette au-dessus de la porte a retenti à plusieurs
reprises à mesure que les clients arrivaient. Bientôt, la
minuscule boutique était bondée.
Je me suis mise à feuilleter des ouvrages. De temps à autre,
je jetais des coups d’œil furtifs à Hugo, qui consultait avec
enthousiasme les livres que lui présentait Bessie. J’avais
besoin de vérifier qu’il était vraiment là, que tout ceci n’était
pas un fantasme que je m’étais construit. Cette journée me
paraissait surréaliste.
Une demi-heure plus tard, alors que j’étais plongée dans le
premier chapitre de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, j’ai
senti une odeur familière de cèdre et de cyprès.
Quand j’ai levé les yeux, Hugo m’a tendu un livre.
— Je pense que tu vas aimer celui-là, m’a-t-il murmuré à
l’oreille – je savais que c’était pour ne pas déranger les autres
clients, mais cet aparté m’a fait frissonner. Il parle de Gertrude
Bell, une archéologue et écrivaine-voyageuse du début
du XXe siècle.
— Je ne la connais pas, ai-je dit, en songeant que c’était un
choix parfait.
— Ma mère aimait les livres sur les grandes aventurières de
l’histoire, elle aussi, a-t-il poursuivi, une lueur de tristesse
dans les yeux. Elle n’est plus là depuis longtemps, mais il
m’arrive encore d’oublier qu’elle est morte et de lui acheter un
livre qu’elle aurait aimé.
— Je comprends tout à fait, ai-je soufflé, en me rappelant
qu’il m’arrivait de faire la même chose pour Papy. Tu sais, à
Samoa, certaines personnes croient que l’esprit de nos proches
reste avec nous même après leur mort et qu’on peut continuer
à discuter avec eux.
Le sourire d’Hugo est revenu.
— Cette idée me plaît beaucoup. Aujourd’hui encore, je
raconte souvent des tas de choses à ma mère. Je crois qu’elle
aurait apprécié de te connaître.
J’ai réussi à ne pas détourner le regard.
— J’aurais aimé pouvoir la rencontrer, ai-je répondu,
consciente de la rougeur qui se répandait sur mes joues.
Un raclement de gorge nous a interrompus. Derrière nous, un
homme chauve avec un enfant en poussette essayait de se
faufiler dans l’étroite allée.
Comme Hugo se rapprochait de moi pour les laisser passer,
j’ai senti nos petits doigts s’effleurer.

24. Chaîne de supermarchés américaine.


Chapitre 51

IL y avait un moment que je frappais à la porte de Leo. C’était


étrange. D’habitude, il m’ouvre très vite, m’accueillant avec
un grand sourire où étincelle sa couronne dorée.
— Leo ! ai-je appelé en tambourinant sur le battant. C’est
moi, est-ce que tout va bien ?
Peut-être n’était-il pas chez lui ? Nous étions-nous mal
compris sur l’heure ? Mais il ne m’avait jamais fait faux bond
jusqu’à présent. Selon nos termes, une annulation de dernière
minute équivalait à un forfait, ajoutant un point
supplémentaire au score de l’adversaire. Comme nous étions à
égalité, à soixante-sept jeux chacun, et que nous avions tous
deux l’esprit de compétition, je doutais qu’il me cède un point.
Il devait se passer quelque chose de grave.
J’ai sorti mon trousseau de clés de la poche de mon pantalon
de survêtement, essayant de me rappeler laquelle était celle de
Leo. Mes mains tremblaient.
— Leo, tu es là ? ai-je continué à crier.
J’ai tâtonné un bon moment avant de glisser enfin la bonne
clé dans la serrure et d’effectuer le tour supplémentaire qui
était une bizarrerie des portes de notre immeuble.
Je suis entrée dans le salon. Il était désert. La boîte de mah-
jong était sur la table, mais aucune trace de Leo. Le sifflement
insistant de la bouilloire m’a mise en alerte. Je me suis ruée
dans la cuisine.
Leo était penché sur le comptoir, les mains crispées sur le
cœur. De la sueur perlait sur son front.
— Leo, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est comme si…, a-t-il haleté, comme si… un éléphant
m’écrasait la poitrine.
Vivement, j’ai éteint le gaz avant de le guider vers le salon,
le tenant par les avant-bras pendant qu’il s’effondrait sur le
canapé.
— C’est peut-être une crise cardiaque, ai-je dit en attrapant
mon téléphone. J’appelle une ambulance, tiens bon. Tu vas
t’en sortir.
— N’appelle personne, s’il te plaît, a-t-il soufflé en agitant
faiblement la main. Assieds-toi près de moi.
— Mais tu as besoin d’un médecin !
— Non.
Sans le vouloir, je me suis mise à calquer mes respirations
sur les siennes, le ventre crispé d’effroi.
— Laisse-moi au moins te donner de l’aspirine et de l’eau. Si
c’est ton cœur, ça te fera du bien.
Leo a posé sa main frêle sur la mienne.
— Reste avec moi, s’il te plaît.
Ma terreur s’est muée en désespoir – il émanait de mon vieil
ami une sérénité que je connais bien. Je l’ai vue maintes fois
sur le visage des mourants.
Lorsque son regard a croisé le mien, mes craintes se sont
confirmées.
— Leo, ai-je murmuré. S’il te plaît, non.
— Il est temps, Clover. Je suis prêt à partir.
Le désespoir m’a envahie. À quoi bon ces années
d’expérience si tout ce que je ressentais à présent était de la
panique ?
— Mais tu ne peux pas, ai-je supplié, j’ai besoin de toi !
Leo a souri d’un air las, la paume sur son sternum.
— Tu devrais savoir que quand c’est l’heure, c’est l’heure.
— Oui, ai-je murmuré. Mais tu es tout ce que j’ai.
— Et on en a bien profité, non ?
Il a cligné des yeux sans cesser de sourire, puis a repris :
— J’ai vécu ma vie à fond et maintenant, il est temps pour
moi de prendre la prochaine sortie.
Il a levé les yeux vers le portrait de Winnie.
Je lui ai pris la main. Sa respiration était saccadée, comme si
des canettes d’aluminium s’entrechoquaient dans ses
poumons.
— Oui, tu as vécu à fond, ai-je confirmé, en m’efforçant de
lui rendre son sourire.
Il était inutile d’insister. Lorsque quelqu’un décide
d’affronter la mort, on ne peut pas le retenir.
— Clover, il faut que je te dise quelque chose.
— Bien sûr, Leo.
J’ai eu l’impression que le brouhaha de la ville alentour
s’atténuait d’un coup. Un silence solennel régnait dans
l’appartement tandis que j’écoutais le vieil homme.
— Toute ta vie, tu as aidé les autres à avoir la belle mort que
tu n’as pas pu offrir à ton grand-père. Mais le secret d’une
belle mort, c’est de vivre une belle vie. Mettre son cœur à nu.
Le laisser se briser. Prendre des risques. Commettre des
erreurs. Promets-moi, gamine, que tu vas t’autoriser à vivre.
Malgré son souffle de plus en plus court, son regard brillait.
— Je te le promets, ai-je chuchoté, en posant ma tête sur son
épaule.
Ses doigts serraient moins fort les miens. Il m’a décoché un
ultime sourire.
— Je t’aime, Clover.
— Je t’aime, Leo.
Les larmes qui embuaient mes yeux se sont mises à couler
d’un coup. Et pour la première fois de ma vie, je n’ai pas
essayé de les contenir.
Chapitre 52

LES odeurs épicées du printemps précoce parfumaient la brise


de l’après-midi tandis que Sylvie et moi revenions des
obsèques. Nous y avions croisé une multitude d’habitants du
quartier qui, au fil des ans, s’étaient profondément attachés au
vieil homme. Ce qui l’avait accaparé, récemment, ce n’étaient
pas des invités, comme il l’avait prétendu, mais des rendez-
vous chez le médecin. Maladie du cœur, lui avaient annoncé
les spécialistes.
Mais Leo n’en avait rien dit à personne. Il avait
tranquillement mis de l’ordre dans ses affaires, réservé une
somme importante pour ses funérailles – la « célébration de sa
vie », comme il l’avait spécifié, « avec beaucoup de nourriture
et de boissons » – et fait don du reste de son argent ainsi que
de tous ses biens à un centre communautaire de Harlem.
Tous ses biens, sauf deux : il m’avait légué son chariot de
bar et son jeu de mah-jong.
— On ne pouvait imaginer plus beaux adieux pour Leo, a
affirmé Sylvie, en glissant son bras sous le mien. Je suis
honorée de l’avoir connu ne serait-ce que quelques mois. Où
qu’il soit désormais, je suis sûre qu’il sourit de toutes ses dents
– dont celle en or.
L’image était réconfortante. Je n’étais pas sûre que, sans
Sylvie, j’aurais été capable d’affronter ces derniers jours.
Notre immeuble est maintenant comme privé de cœur.
— J’espère, ai-je soupiré.
Nous avons marché un moment en silence, jusqu’à ce que
Sylvie s’arrête devant une épicerie.
— On achète une glace, on se met en pyjama et on se bourre
de comédies romantiques des années 1990 ? a-t-elle proposé.
Je vote pour un film avec Cameron Diaz.
Les mots ont afflué dans ma gorge sans parvenir à franchir
mes lèvres. J’ai pris une profonde inspiration, puis j’ai réussi à
me lancer :
— En fait, j’ai quelque chose à te demander. Un service.
— Regarder un film de John Cusack ? a rétorqué Sylvie en
souriant. Tu sais que je le déteste. Mais pour toi, je suis prête à
supporter ce pauvre type pendant deux heures.
— Non, il ne s’agit pas de ça, me suis-je esclaffée, un peu
plus détendue. Je pensais à ce que tu as dit sur mon
appartement et les affaires de mon grand-père.
Sylvie s’est caressé le menton de façon théâtrale.
— Continue, tu m’intéresses.
— Je pense que tu as raison : peut-être me suis-je accrochée
au passé pour ne pas devoir réfléchir à ce que je veux vraiment
pour l’avenir.
— Je vois, a sobrement commenté ma voisine.
— Il est temps que je fasse place nette.
— Et ?
Elle semblait beaucoup s’amuser à m’arracher les mots de la
bouche.
— Et je me demandais si tu pourrais m’aider. Certains de ces
objets pourraient intéresser des musées ou des universités, que
tu connais mieux que moi. Mais… Je pense que je vais avoir
du mal à m’en séparer.
— Clover, évidemment que ce sera dur ! s’est exclamée
Sylvie en passant son bras autour de mes épaules. Ton grand-
père était l’amour de ta vie, alors comment pourrait-il en être
autrement ? Je t’aiderai avec plaisir. C’est à ça que servent les
amies, non ?
J’étais soulagée de savoir que je ne serais pas seule dans
cette épreuve. Et, pendant un moment, je me suis laissée aller
à imaginer que je pouvais avoir un espace qui m’appartiendrait
vraiment.
Chapitre 53

SYLVIE était un arbitre impitoyable. Chaque jour, je triais et


séparais les objets en trois : « à donner ou à jeter », « à
garder » et « je ne sais pas ». Le soir, elle débarquait et
s’asseyait sur le canapé, faisant mine de brandir et d’abattre
sur la table un marteau de commissaire-priseur.
Très vite, elle a relégué tout ce que j’avais étiqueté « je ne
sais pas » dans la catégorie « à donner ou à jeter », fronçant
sévèrement les sourcils lorsque j’essayais de plaider ma cause
pour la plupart des objets que j’avais décidé de garder.
— Je suis presque certaine que ce truc est bourré de
substances hautement toxiques et qu’il ne devrait être
manipulé qu’avec une combinaison de protection, a assené
Sylvie.
J’ai protesté, arguant que le bocal à spécimens que je lui
présentais – et qui contenait une sorte de créature marine –
était l’un des préférés de Papy.
— Ajoute-le à la pile de dons et le département de biologie
de NYU décidera de son sort, a-t-elle soupiré.
Grâce à ses relations, Sylvie avait trouvé un nouveau foyer
pour les pièces les plus rares de cet attirail scientifique, dans
un musée de curiosités biologiques situé au cœur d’un quartier
chic de Brooklyn. De son côté, Bessie s’était débrouillée pour
qu’un bouquiniste vienne récupérer les multiples
encyclopédies puis les mette à disposition de bibliophiles
avertis qui, je l’espérais, les apprécieraient autant que Papy.
Il m’avait été aisé de me débarrasser de certaines choses, des
objets qui étaient là depuis toujours mais que je n’avais jamais
vraiment vus – des éléments anonymes qui composaient un
tout essentiel. Pour d’autres, j’ai eu l’impression de couper
impitoyablement un fil qui me liait à mon grand-père. Ce qui
me restait désormais de ses biens était sacré, et même Sylvie
avait compris qu’elle ne pourrait me convaincre de m’en
débarrasser. Les carnets reliés de cuir de Papy, qui
renfermaient des décennies d’observations minutieuses, étaient
maintenant soigneusement rangés dans la valise bleu ciel qui
avait marqué notre rencontre. Je les lirais tous un jour – mais
pas tout de suite. J’avais gardé le manteau d’hiver en tweed
auquel je m’agrippais lorsque j’étais enfant, tandis que mon
grand-père, perpétuel garant de ma sécurité, fendait la foule
d’un pas assuré sur les trottoirs de la ville. Et jamais je ne me
séparerais de son vieux sac de voyage en cuir, dont la moindre
éraflure me paraissait un signe de son amour et de sa sagesse.
À mesure que le désordre diminuait, l’espace s’agrandissait.
La lumière du soleil éclairait des pans de murs longtemps
cachés par un fatras d’objets poussiéreux. Les arbres, du
dehors, projetaient leur ombre sur le parquet débarrassé des
piles de boîtes d’archives.
Dans la dernière caisse de livres que j’apportais à Bessie se
trouvait Les Sociétés d’insectes d’Edward Wilson – j’avais fini
par avouer à Sylvie que je ne le lirais probablement jamais.
Mais je pouvais au moins le survoler. Je l’ai feuilleté,
imaginant l’index de grand-père posé sur le coin supérieur de
chaque page brunie, prêt à la tourner bien avant qu’il ait fini de
la parcourir. J’ai toujours vu dans ce geste le signe de son
insatiable curiosité, de son désir constant d’en savoir plus.
Entre les pages 432 et 433, j’ai découvert un vieux sous-
bock en carton provenant d’un bar argentin de l’East Village.
Comme je n’avais jamais ouvert ce livre, le dessous de verre
devait avoir au moins treize ans. Il y avait une inscription
manuscrite au dos, mais pas de la main de mon grand-père.
C’était une écriture tout en rondeurs que j’ai aussitôt
reconnue : celle qui figurait sur l’unique carte de Noël que je
recevais chaque année de la part de Bessie.
Mon Patrick adoré,
Je n’aurais pu rêver meilleur partenaire de tango.
J’ai fixé longuement le cœur qui ponctuait le « i » du prénom
de Papy (une fioriture qui n’apparaissait pas sur mes cartes de
Noël) et relu plusieurs fois le bref message, ne sachant si je
devais le prendre au pied de la lettre.
Mon grand-père et Bessie ? Sûrement pas. Il était aussi
solitaire que moi – dans ce domaine, je tenais vraiment de lui.
Mais Leo m’avait confié que Papy avait demandé conseil à
Bessie pour acheter mon premier soutien-gorge. Seigneur…
Cela signifiait-il qu’il l’avait vue en sous-vêtements ? J’ai
essayé de me souvenir de détails indiquant que leur relation
dépassait celle qu’auraient pu entretenir une libraire et un
client dévoué.
Autre question : Papy, partenaire de tango ? Je ne l’avais
jamais vu esquisser un pas de danse de sa vie.
Soudain, son souvenir s’est transformé dans mon esprit : j’ai
commencé à le voir non pas comme un grand-père, mais
comme un homme.
Chapitre 54

TOUT en trimballant la caisse jusqu’à la librairie, j’ai décidé de


jouer franc-jeu avec Bessie. Il devait y avoir à tout cela une
explication très prosaïque.
— Ce sont les derniers livres, promis, ai-je annoncé en
posant mon fardeau sur le comptoir. Merci beaucoup de
m’aider à leur trouver un nouveau foyer, j’aurais été vraiment
triste de les jeter.
Dans ma poche, j’avais l’impression que le sous-bock
prenait feu.
— Mais je t’en prie, trésor, je suis ravie de pouvoir te donner
un coup de main.
Le sourire de Bessie était aussi accueillant qu’à
l’accoutumée, mais je me suis demandé si elle n’en avait pas
un autre en réserve, spécialement destiné à Papy.
— Ce n’est pas trop dur, ce grand ménage ? a-t-elle repris.
— Non, ça va, ai-je répondu en songeant qu’avec toutes ces
occupations, je n’avais pas eu le temps de m’appesantir sur
mes émotions. Et puis, je n’étais pas seule.
J’ai marqué une pause pour savourer ma dernière phrase – il
y a quelques mois, elle m’aurait semblé parfaitement
incongrue.
— Ooooh, le beau jeune homme de l’autre jour ? a minaudé
la libraire avec une mine faussement effarouchée.
— Euh, non, pas Hugo, ai-je marmonné, secrètement ravie
qu’elle le mentionne.
Depuis notre précédente rencontre, il m’avait envoyé
plusieurs messages (ainsi que des photos de Gus) pour me dire
combien il appréciait l’un des livres que j’avais choisis pour
lui, mais aussi qu’il avait accepté le projet que lui proposait la
Ville de New York. Nous avions prévu de nous voir à son
retour et, cette fois, d’emmener George et Gus au parc canin.
— En tout cas, a repris Bessie avec un sourire qui creusait
ses fossettes, il a l’air d’un parfait gentleman. Je pense que ton
vieux grand-père aurait approuvé.
J’ai caressé le sous-verre dans ma poche, me demandant si
ma démarche ne constituait pas une intrusion dans la sphère
privée de Papy.
— À ce propos, Bessie, j’ai trouvé quelque chose en triant
ses affaires, ai-je lancé en faisant glisser discrètement le sous-
bock sur le comptoir comme une marchandise de contrebande
– je ne voulais pas risquer de l’embarrasser devant les autres
clients.
Elle a joint ses mains sur la poitrine et éclaté de rire.
— Mon Dieu ! Voilà qui me rappelle de merveilleux
souvenirs.
Des souvenirs susceptibles d’être partagés avec la petite-fille
de la personne concernée ?
— Ah oui ? ai-je simplement lâché.
— J’imagine que tu étais déjà au courant…, a-t-elle
commencé en se penchant vers moi, la mine conspiratrice, me
dévoilant au passage son décolleté généreux.
— Au courant de quoi ?
— Que ton grand-père et moi étions des amis… très
spéciaux, a-t-elle poursuivi tout en vérifiant du regard que
personne n’écoutait. Il me semble que, vous, les jeunes, vous
appelez ça un « plan cul », même si c’est un peu réducteur.
Entre cette expression et les guillemets qu’elle a mimés pour
la souligner, je me suis sentie rougir. Résistant à l’envie de me
boucher les oreilles, j’ai posé ma question suivante, espérant
ne pas le regretter :
— Est-ce que Papy pratiquait le tango ?
— Et comment ! a-t-elle soupiré en contemplant le sous-
verre cartonné d’un air rêveur. Nous avons dansé tous les
jeudis soir pendant près de dix ans.
— Je ne savais pas, ai-je murmuré.
Il m’avait toujours affirmé que, le jeudi soir, il assistait à une
réunion à la fac. Devais-je me sentir trahie parce qu’il menait
une double vie, ou ravie qu’il n’ait pas été aussi seul que je
l’imaginais ?
— Il était tellement heureux quand il dansait, a poursuivi
Bessie, des étincelles dans les yeux. Comme s’il s’autorisait
enfin à retirer son armure. Je me souviens de la dernière fois
où nous y sommes allés, avant sa mort. Il t’avait eue au
téléphone quelques jours plus tôt – tu étais en Thaïlande, je
crois ?
— Au Cambodge, ai-je rectifié, tendue.
— Au Cambodge, c’est ça ! Quoi qu’il en soit, il était
tellement enchanté de savoir que tu voyageais, que tu
découvrais le monde. Il était incroyablement fier de toi. Il a
toujours déploré de ne pas avoir été un meilleur père pour ta
mère, et je pense que cela l’a apaisé de savoir qu’il t’avait bien
élevée. C’était un tel plaisir de l’entendre parler de toi !
Un vertige m’a gagnée à mesure que les émotions
m’assaillaient. D’un coup, ma perception des années passées
avec Papy venait de changer du tout au tout.
J’ai fait semblant de consulter ma montre.
— Je suis désolé, Bessie, je suis en retard pour… un truc.
— Bien sûr, je ne veux pas te retenir, trésor.
Elle a serré mon bras très fort, m’attirant plus près d’elle,
avant de me souffler :
— Sache que je serai toujours là si tu as besoin de moi.
J’ai marché jusqu’à la rivière Hudson, essayant de faire le tri
dans mes sentiments. Et d’imaginer Papy dansant et flirtant.
Je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie. J’ignorais
tout de ses peurs, de ses difficultés, de ses projets.
Il est facile de réduire les parents à ce seul rôle, de penser
que leur existence a toujours tourné autour de la vôtre. Mais,
avant d’être des parents, ils sont simplement des êtres humains
s’efforçant d’affronter la vie du mieux qu’ils peuvent, avec
leurs propres déceptions, leurs propres rêves. Et pourtant, nous
attendons d’eux qu’ils se montrent infaillibles.
J’avais été égoïste de penser que j’étais la seule personne
importante dans la vie de mon grand-père pendant toutes ces
années – Bessie avait perdu Papy, elle aussi. Mais j’étais
infiniment reconnaissante de ce qu’elle m’avait révélé : il était
mort seul, mais il n’était pas mort solitaire.
Et, même si ses dernières paroles me resteraient à jamais
inconnues, je savais au moins qu’il était fier de moi.

Chaque fois que je rentrais chez moi, j’étais déstabilisée par


le nouveau décor de mon appartement. Il me semblait vide, ce
qui aurait sans doute surpris le commun des mortels. La
plupart de mes livres étaient encore sur les étagères, ainsi que
mes souvenirs de voyage. Je possédais un nombre de meubles
que je jugeais normal pour une adulte de mon âge et, sur
l’insistance de Sylvie, j’y avais adjoint quelques éléments
contemporains qui conféraient à l’appartement une allure
presque moderne. Pourtant, comparé à l’état dans lequel il se
trouvait il y a juste une semaine, il me paraissait nu.
Sans compter que je devais me débarrasser d’un dernier
objet.
Lorsque Sylvie avait suggéré de faire don du fauteuil de
Papy aux bonnes œuvres, je lui avais opposé un refus
catégorique : c’est l’élément de mon appartement qui me
permet de me sentir le plus proche de lui. Mais, peu à peu, les
doutes ont surgi. J’ai souvent vu des personnes éplorées
refusant de quitter le chevet de leur cher défunt bien après son
dernier soupir, alors qu’il ne restait plus de lui qu’un corps
déserté par son âme. Inévitablement, elles étaient confrontées
au moment angoissant où il leur fallait accepter que la seule
façon de garder cette âme vivante était de la porter dans leur
propre cœur.
Je me suis donc assise dans le fauteuil vert en velours côtelé
que j’aimais tant, caressant le tissu usé jusqu’à la trame et le
laissant m’envelopper une dernière fois. Plus tard, dans le hall,
en regardant les déménageurs le sortir du bâtiment, j’ai senti
qu’on me donnait une chance de me racheter.
Que j’étais pardonnée de ne pas avoir été présente quand
Papy a poussé son dernier soupir.
En remontant, j’ai remarqué un gros colis UPS posé près de
ma porte. C’était étrange, je n’avais rien commandé, ces
derniers temps – mon objectif étant de me débarrasser de
vieilles affaires, pas d’en acquérir de nouvelles.
J’ai posé le paquet sur la table basse et l’ai fixé en essayant
de deviner ce qu’il pouvait contenir. Puis j’ai regardé le nom
de l’expéditeur sur l’étiquette.
Selma Ramirez
Pourquoi Selma m’enverrait-elle un colis ? J’ai découpé le
ruban d’emballage avec ma clé. Il y avait une autre boîte à
l’intérieur. Quand je l’ai sortie, une carte pliée est tombée par
terre. À l’extérieur figurait mon nom, de la main élégante de
Claudia.
Ma chère Clover,
J’aime ta façon de voir le monde. J’espère que ce petit
cadeau t’aidera à partager cette vision avec les autres.
(Il n’est jamais trop tard pour s’adonner à un nouveau
passe-temps, n’est-ce pas ?)
Sincèrement, Claudia Wells
Sous les couches de papier, j’ai trouvé un appareil photo
numérique flambant neuf, plusieurs objectifs et un petit flacon
de parfum coiffé d’un bouchon vert émeraude.
Je me suis assise sur le canapé en me demandant si, dans
l’au-delà, Papy, Claudia et Leo n’avaient pas formé une
alliance.
Il ne me restait plus qu’à trouver comment vivre une vie qui
les rendrait tous fiers.
Chapitre 55

LOLA et Lionel m’ont regardée avec curiosité lorsque j’ai


débarqué dans le salon en tirant ma valise neuve. George était
déjà confortablement installé pour trois mois chez Sylvie, mais
mes deux matous resteraient ici avec le collègue chilien de
celle-ci, auquel j’avais sous-loué mon logement – un jeune
homme qui adorait les animaux autant que moi.
L’appartement ne me semblait plus vide, mais je me sentais
moins attachée à lui qu’auparavant.
Le chagrin, en définitive, c’est comme la poussière : quand
on est au cœur d’une tempête de sable, on est désorienté, on a
du mal à voir ou à respirer. Mais à mesure que le vent faiblit et
qu’on retrouve lentement ses repères, la poussière commence à
se déposer dans la moindre anfractuosité. Et elle ne disparaît
jamais complètement – au fil des années, on la découvre dans
des endroits inattendus, à des moments inattendus.
Le chagrin, c’est juste de l’amour qui cherche un endroit où
se poser.
Même débarrassée de ses affaires, je sentais encore la
présence de Papy – je l’ai toujours portée en moi. Et il restait
trois carnets sur les étagères dont je ne me séparerais jamais.
Leo avait prononcé ses derniers mots il y avait plus d’un
mois, mais je n’avais toujours pas réussi à me résoudre à les
noter. J’ai fermé les yeux et rassemblé mes forces, puis j’ai tiré
le carnet CONSEILS.
Je l’ai ouvert à une page vierge avant de retirer le capuchon
du stylo plume que Papy m’avait offert pour mon neuvième
anniversaire, et qui devait en être à sa centième cartouche.
J’ai inscrit le nom de Leo, son adresse, la date de sa mort et
ses dernières paroles.
Le secret d’une belle mort est de vivre une belle vie.
J’ai médité quelques instants sur cette phrase que j’ai gravée
dans mon cœur. Puis j’ai soufflé sur l’encre pour la sécher et
j’ai refermé le carnet. Au moment où je le remettais en place,
j’ai remarqué les jumelles posées non loin de là. J’avais oublié
jusqu’à leur existence. Désormais, je me fichais pas mal de ce
qui se passait dans l’appartement d’en face – ma vie à moi
était bien plus passionnante.

J’ai à peine eu le temps de frapper que Sylvie m’avait déjà


ouvert.
— Je guettais le bruit de tes pas derrière la porte parce que
j’avais peur que tu essaies de partir en douce sans me dire au
revoir, s’est-elle justifiée, bras croisés. Je sais que, quand tu
veux, tu es plus discrète qu’une souris.
— Je ne ferai plus jamais ça, promis, ai-je répondu avec une
grimace, un peu honteuse de mon comportement de l’époque.
— Hugo vient te chercher à quelle heure ? a-t-elle demandé
d’un ton chantant.
— Dans cinq minutes environ, il ne faut pas que je traîne.
Depuis l’entrée, j’apercevais George qui ronflait
paisiblement au soleil, sur le canapé. Même si j’avais envie de
le serrer une dernière fois dans mes bras, je ne voulais pas le
perturber alors qu’il avait déjà pris ses aises avec Sylvie.
— Merci encore de t’occuper de George.
— Tu rigoles ? Il est adorable, et je suis sûre qu’en trois
mois, j’arriverai à en faire un champion de doga, s’est-elle
esclaffée avec ce sourire espiègle qui allait me manquer. Et
pour info, malgré mes goûts minimalistes, George et moi
tenons à recevoir une carte postale de chaque endroit que tu
visiteras.
J’ai ressenti un mélange de tristesse et d’exaltation.
— Ça me paraît envisageable.
— Super. Bon, je sais que tu n’es pas très à l’aise avec les
câlins, alors je préfère te prévenir : je vais t’en faire un gros.
J’étais contente qu’elle prenne l’initiative : je ne savais pas si
j’aurais été capable de la prendre la première dans mes bras.
— C’est parti, ai-je dit en posant mes bagages.
Elle m’a serrée fort, en posant son menton sur mon épaule.
— Tu vas trop me manquer ! m’a-t-elle chuchoté.
Manquer à quelqu’un, quel privilège !
— Toi aussi, ai-je murmuré.
Sylvie a inspiré profondément tout en relâchant son étreinte.
— Mmmm, tu sens bon. Je ne savais pas que tu aimais le
parfum !
J’ai piqué un fard.
— Je me suis dit qu’il était temps d’essayer quelque chose
de nouveau, ai-je répondu en guise d’explication.
Elle m’a décoché un clin d’œil.
— Excellent état d’esprit !

Hugo est arrivé en bas de l’immeuble, pile à l’heure. Sa


Land Rover cabossée jurait avec le décor policé de West
Village.
— Tu voyages léger, a-t-il remarqué en posant ma valise sur
le siège arrière avant de m’ouvrir la portière du côté passager.
Je me suis assise, et Gus s’est glissé entre mes pieds.
— Merci beaucoup de m’accompagner à l’aéroport, ai-je dit
en gratouillant le museau du chien qui me fixait avec un regard
adorateur.
— Mais de rien ! s’est exclamé Hugo, tout en manœuvrant
pour contourner un camion de livraison garé en double file. Je
suis ravi de pouvoir passer cinquante minutes de plus avec toi
avant ton départ – en fonction de la circulation, bien sûr.
Une vague de tristesse m’a envahie alors que nous quittions
ma rue.
Je l’ai accueillie, puis elle s’est retirée.
Je me suis tournée vers Hugo. Ses boucles étaient plus
disciplinées que de coutume – il était sans doute allé chez le
coiffeur en prévision de son nouveau travail.
— Alors, comment tu trouves la vie urbaine ? ai-je demandé.
— Eh bien, Brooklyn n’est pas aussi paisible qu’une péniche
au bord d’un lac mais, jusqu’à présent, je m’y sens plutôt bien,
a-t-il déclaré. Et c’est agréable de s’épargner sept heures de
trajet pour aller bosser.
— J’imagine !
Lorsque nous sommes passés devant le cinéma indépendant
de la 6e Avenue, ma mélancolie a refait surface. Cette ville
allait me manquer, tout comme le fait de n’être qu’une perle
sur cet immense boulier.
— Et donc, première étape, le Népal, c’est ça ? s’est enquis
Hugo.
— Oui ! ai-je confirmé en sentant l’excitation me gagner. Ce
sera ma première fois dans ce pays.
— Et ensuite ?
— Qui sait ? Là où l’inspiration me mènera, je suppose.
Pour une fois, j’étais emballée à l’idée de ne pas avoir de
plan fixe.
— Mais tu me retrouveras en Corse dans trois mois, c’est
sûr ? a demandé Hugo, en se tapotant nerveusement la cuisse.
— Je tiens toujours mes promesses.
Et je gardais le meilleur de mon voyage pour la fin. Dans la
poche de mon sac à dos se trouvait un petit bocal que m’avait
remis Sebastian ; il contenait les cendres de Claudia. Elle
m’accompagnerait autour du monde avant de rejoindre son
bien-aimé en Méditerranée.
— Super, a commenté Hugo sans cesser de tambouriner sur
sa jambe.
Sans que je sache pourquoi, il semblait un peu crispé.
Quand nous nous sommes garés à l’entrée de l’aéroport JFK,
mon sang bouillonnait dans mes veines. Le passeport que je
serrais dans ma main allait m’ouvrir des portes sur une
myriade de nouvelles expériences. Et l’appareil photo que je
portais en bandoulière était prêt à les immortaliser. Comment
avais-je réussi à me passer aussi longtemps de ces sensations ?
Hugo a posé ma valise et tiré sur la poignée.
— Oh, j’allais oublier ! s’est-il exclamé, l’air agité, en
récupérant un sac en papier sur le siège arrière. Je t’ai pris
quelque chose pour le voyage.
L’abondance de ruban adhésif et les plis asymétriques du
papier d’emballage ont fait ressurgir un souvenir, tout comme
le contenu du paquet : un carnet relié en cuir dont la tranche
était ornée d’un mot : AVENTURES.
J’ai laissé les larmes me monter aux yeux. Je n’avais parlé de
mes calepins qu’une seule fois à Hugo. C’était sûrement ça
qu’avait évoqué Claudia quand elle parlait d’être vraiment vu
par quelqu’un.
— Merci, ai-je murmuré, émue, en caressant la couverture
lisse. Je l’adore.
— Avec grand plaisir, a-t-il dit, les mains enfoncées dans ses
poches et les yeux baissés. Ça va vraiment me manquer de ne
plus te voir, Clover.
J’allais manquer à deux personnes. J’avais du mal à le croire.
En ouvrant le carnet, j’ai vu une inscription manuscrite au
bas de la première page.
À une vie sans regrets, Hugo.
Dans le brouhaha des klaxons impatients, des moteurs
rugissants et des adieux, j’ai entendu un chœur de voix
familières qui m’encourageaient à avancer : Leo, Sylvie,
Bessie, Papy, Claudia.
Sois prudemment téméraire.
J’ai senti les ailes d’un colibri vibrer dans ma poitrine.
Alors, je me suis mise sur la pointe des pieds et j’ai posé ma
main sur la joue d’Hugo, plantant mon regard confiant dans le
sien.
Et mon deuxième premier baiser a été exactement comme
j’en avais rêvé.
Épilogue

SUR les falaises de Bonifacio, le parfum des eucalyptus


baignés de soleil se mêlait à celui des embruns. Il régnait un
calme subtil aux antipodes du vacarme urbain dans lequel
j’avais grandi. Les feuilles se frôlaient doucement, comme
dans une caresse amoureuse. Un oiseau chantait face au soleil
déclinant pour lui souhaiter bonne nuit. Les vaguelettes de la
Méditerranée léchaient délicatement les rochers, emportant
avec elles les derniers éclats de lumière.
Sous les falaises, deux nuages de cendres descendaient vers
la mer en dansant gracieusement.
Claudia et son grand amour étaient enfin réunis.
Hugo m’a étreint la main. La lueur dorée de l’horizon se
reflétait dans les larmes qui coulaient sur son visage.
Serrant ses doigts, j’ai regardé les dernières cendres
disparaître dans l’eau.
Au loin, un petit voilier s’éloignait lentement vers le large.
J’ai imaginé Claudia assise à l’avant, heureuse d’être enfin à
sa place. Cette vision m’a fait chaud au cœur, mais elle avait
aussi un goût doux-amer.
Si Claudia et Hugo étaient restés ensemble, l’homme à côté
de moi n’existerait pas. Je n’aurais pas passé ces trois derniers
mois à parcourir le monde, à consigner dans mon carnet des
aventures que j’avais hâte de partager avec lui. Et je ne serais
pas ici, sur cette île corse, prête à rentrer à New York pour
entamer des études de photographie.
Leur destin avait en quelque sorte défini le mien.
Des personnes qui m’étaient totalement étrangères il y a
moins d’un an ont changé à jamais la trajectoire de ma vie. Le
fait que nous soyons tous liés – que chacun sur cette terre
influence l’existence des autres, souvent sans s’en rendre
compte – me semble presque trop difficile à comprendre.
Là est peut-être le problème : avons-nous vraiment besoin de
comprendre le monde et ses schémas ?
On peut trouver un sens à tout quand on cherche bien, quand
on veut croire que rien n’arrive par hasard. Mais si nous nous
comprenions tous parfaitement, et si chaque événement avait
un sens, nous ne grandirions ou n’apprendrions jamais. Nous
passerions des journées agréables, mais banales.
Alors peut-être faut-il simplement accepter que de nombreux
aspects de la vie – et des personnes que nous aimons –
resteront pour toujours un mystère. Parce que sans mystère, il
n’y a pas de magie.
Et, au lieu de nous demander constamment pourquoi nous
sommes ici, nous devrions peut-être savourer une vérité plus
simple :
Nous sommes ici.
Également aux éditions Eyrolles

Le drôle de Noël qui a changé ma vie, Marilyse Trécourt


Une comédie de Noël tendre et fantasque, dont on sort prêt à tout affronter !
À l’approche de Noël, Lina est au plus mal. Pourtant, la jeune femme a promis à
sa défunte mère d’être heureuse avant ses 35 ans. Lorsqu’une vieille dame la
confond avec son auxiliaire de vie, Lina saisit sa chance et bouscule son quotidien.
Mais elle ne se doute pas que le job consiste à relever d’invraisemblables défis…
Avec délicatesse, émotion et une bonne dose de folie, Marilyse Trécourt nous
parle d’amitié, d’amour, d’audace et de confiance en soi retrouvée.
Petits mystères en campagne, Juliette Sachs
Un cosy mystery porté par un duo mère fille irrésistible
Après un divorce et la faillite de son agence de détectives, Marion retourne vivre
à Crouzon, son village natal auvergnat. Mais entre la mauvaise humeur de sa fille
Lola et les retrouvailles avec son ancien amour de jeunesse, ce nouveau départ est
difficile. L’adolescente vit mal ce parachutage en province et a l’art de le faire
savoir. Respirer, répondre avec humour et philosophie, ne pas « oublier » sa fille à
la station-service : Marion maîtrise.
Le pire reste à venir lorsque Lola devient la principale suspecte d’une série de
cambriolages. Marion ressort alors ses caméras-espion et mène sa propre enquête
pour tenter d’innocenter sa fille. De mémoire de Crouzonnais, on a jamais vu ça !
Bienvenue aux Bergeronnettes, Coralie Caujolle
Une vraie bouffée d’air frais !
Germain Germinal imaginait passer un été paisible. Hélas, c’était sans compter
l’inventivité de sa femme, Maggy, et son idée tordue d’ouvrir une maison d’hôte
réservée aux artistes. Quoi de mieux que le cadre des Bergeronnettes pour se
ressourcer, manger bio, méditer et ainsi nourrir son œuvre à venir ? Mais les ennuis
débarquent avec les artistes et bientôt, la quiétude de la campagne fait place à une
joyeuse pagaille ainsi qu’à pas mal de problèmes ! Chacun des résidents des
Bergeronnettes, un couple d’écrivains en mal d’inspiration, un metteur en scène
colérique et un ventriloque nullissime, semble en effet avoir quelque chose à
cacher. Alors quand le maire du village est assassiné à quelques mètres de là, tous
deviennent de parfaits suspects…
Petit bijou de fantaisie et de tendresse, Bienvenue aux Bergeronnettes est un feel
good aux allures d’enquête qui a le charme irrésistible des villages de nos
campagnes.
La Libraire de la place aux Herbes, Éric de Kermel
Le best-seller incontournable, en version augmentée
La librairie de la place aux Herbes à Uzès est à vendre ! Nathalie saisit l’occasion
de changer de vie pour réaliser son rêve. Devenue passeuse de livres, elle se fait
tour à tour confidente, guide, médiatrice… De Cloé, la jeune fille qui prend son
envol, à Bastien, parti à la recherche de son père, en passant par Tarik, le soldat
rescapé que la guerre a meurtri, et tant d’autres encore, tous vont trouver des
réponses à leurs questions.
Le chemin du bonheur est parsemé de cailloux et de crottes de chien, Shelley
Greiver
Une pépite drôle et inspirante, pour se (re)mettre en mouvement !
« Vous avez tout pour être heureuse… mais vous ne l’êtes pas ? Vous cherchez un
sens à votre vie ? Vous souhaitez une excellente santé physique et mentale ? »
Intriguée par ces maudites publicités invasives, Lisa se retrouve inscrite au
séminaire « Le chemin du bonheur » qui lui promet la quiétude, la félicité et la
réalisation de ses rêves les plus fous. Lisa n’en demande pas tant. Elle souhaiterait
simplement sortir de sa déprime, rire plus avec ses enfants et ranimer la flamme
dans son couple. Pour Carla, sa nouvelle coach en ligne, le défi se relève pas à pas.
Et les obstacles sur le chemin sont autant d’opportunités d’avancer. Lisa se plie aux
instructions du séminaire et introduit dans son quotidien de tout petits
changements… C’est le début d’une deuxième vie, parsemée de remises en
question, de course à pied, de sex tape malencontreuse et d’une bonne dose de
fantaisie !
Les heures insouciantes, Carole Declercq
La saga des désobéissantes, tome I
Une saga romanesque captivante, au cœur de la Seconde Guerre mondiale
Pauline Kermadec et Nathalie de Tresnel ont grandi ensemble. À dix-neuf ans,
malgré des personnalités opposées, elles sont inséparables.
Pauline, fille de diplomate réservée, pose un regard curieux et angoissé sur une
Europe au bord du gouffre. Nathalie, issue d’une famille désargentée de la noblesse,
lutte avec panache contre les préjugés et les convenances de son milieu. L’actualité
de l’été 1938 les rattrape. Pauline doit suivre son père à Berlin, au chevet d’une
paix toujours plus fragile. Au milieu des élites politiques européennes, elle fait la
connaissance d’un séduisant éditeur allemand.
Nathalie n’est pas en reste : un jeune officier fait battre son cœur, n’en déplaise à
leurs familles respectives.
Dans un monde aux portes de la guerre la plus dévastatrice que va connaître
l’humanité, l’avenir des deux amies est incertain. Pourtant, armées de la vigueur et
de la détermination de la jeunesse, elles entendent imposer leurs choix et conquérir
leur indépendance.
On noie bien les petits chats, Françoise Guérin
Un thriller psychologique oppressant
Prix des lecteurs du Gujan Thrillers Festival 2022
Quand elle reprend conscience à la maternité, Betty ne se souvient pas des
circonstances dramatiques de son accouchement. Elle ne comprend pas pourquoi
son mari reste injoignable. Elle découvre avec effroi que son bébé a été baptisé Noé
et qu’un inconnu rôde autour de lui. Elle se débat, impuissante à le confondre. Mais
peut-elle se faire entendre alors qu’on la prétend folle ?
Accueillie au sein de l’unité mère-bébé par un psychiatre peu conventionnel,
soutenue par une équipe de choc, Betty va renouer, peu à peu, avec sa mémoire
confisquée.
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