Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
ISBN : 978-2-38015-019-3
Titre
Copyright
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 14
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Prologue
A. D. P.-L.,
Marquise de Vertmillon, 1765.
1
Chapitre 1
Une question d’alchimie ?
Non, de chimie !
Pour l’âme littéraire, des poètes de l’Antiquité jusqu’aux poètes de métro, le cœur est
symbole d’amour. Mais pour l’esprit scientifique, l’organe des sentiments amoureux est
indubitablement le cerveau. C’est lui qui dicte la musique, bat la mesure de nos
émotions et nous fait perdre la tête.
Un premier rendez-vous au restaurant pour Paul et Farah. Elle adore son sourire. Son
regard le fait craquer. Ce charme inexplicable, ce je-ne-sais-quoi qui rend l’autre
attirant, pourrait provenir des phéromones, des hormones qui agissent comme
messagers entre individus d’une même espèce. Bien que leur mécanisme n’ait pas
encore été rigoureusement prouvé, plusieurs molécules sont soupçonnées d’agir
comme phéromones humaines. Androsténone pour les femmes. Androsténol chez les
hommes. Elles seraient produites par des glandes localisées sous les aisselles, et captées
par l’organe voméronasal, situé dans le nez. Toutefois, par rapport à d’autres espèces,
cet organe chez l’humain a été grandement altéré par l’évolution et n’est quasiment
plus fonctionnel. Pourtant, il y a bien une magie qui s’opère entre Paul et Farah. Cette
fois, c’est le cerveau qui est à la baguette. Il libère une grande quantité de
phényléthylamine (appelons-la PEA). Cette molécule, proche des amphétamines, est
produite en masse au cours des premiers émois amoureux. Elle stimule le corps,
l’esprit, et procure un sentiment d’euphorie. C’est le coup de foudre !
Paul et Farah sont maintenant en couple depuis plusieurs jours et ne se lâchent plus.
Elle pense tout le temps à lui. Il se demande sans cesse ce qu’elle fait. La PEA, toujours
à l’œuvre, stimule la libération de dopamine dans le noyau accumbens, un ensemble de
neurones impliqués dans le circuit du plaisir, de la récompense et de la dépendance.
Nos tourtereaux sont littéralement accros l’un à l’autre. Comme un junkie et sa dose, ils
ressentent le besoin constant de se voir, pour déclencher une réaction de plaisir. Ce
n’est pas tout, la dopamine stimule également la production de testostérone, promotrice
du désir sexuel. Parallèlement, un autre processus opère, insidieux. À la manière de
vases communicants, en même temps que le cerveau se remplit de dopamine, la
concentration en sérotonine diminue. Ce neurotransmetteur est impliqué dans un grand
nombre de processus biologiques. Il nous permet, entre autres, de garder un esprit
critique sur notre environnement. Ainsi, c’est la perte de sérotonine qui va rendre
charmants les petits défauts de l’autre. Qu’importent les ronflements de Farah ou les
enfantillages de Paul. L’amour rend aveugle, c’est prouvé !
Trois ans se sont écoulés. Trois ans que Paul et Farah filent le parfait amour. Enfin, plus
si parfait que ça. La magie s’est un peu essoufflée, la flamme s’est éteinte. Les câlins se
font plus rares, les disputes plus fréquentes. Les petits défauts engendrent de grandes
contrariétés. Comme un phénomène d’accoutumance à la drogue, le corps s’est habitué
aux effets de la PEA. Il n’en sécrète plus autant. Les taux de dopamine et de sérotonine
sont revenus à des valeurs normales. Cette phase descendante est à l’origine de
l’adage, voulant que l’amour dure trois ans. Le train de vie du couple parvient alors à
un aiguillage. Il arrive qu’un des deux partenaires ne supporte pas cette phase de
sevrage. Dès lors, il peut se sentir attiré par d’autres personnes, à la recherche d’un
nouveau shoot de PEA, pour retrouver ce sentiment d’exaltation des premiers jours. À
ce stade, la rupture est difficilement évitable.
Heureusement, pour Paul et Farah, le cap est franchi. Une nouvelle phase va pouvoir
débuter. La passion ardente, alimentée par la PEA et la dopamine, cède sa place à une
tendresse durable. Une autre hormone prend le relais : l’ocytocine. Synthétisée par le
cerveau, elle intervient principalement lors de l’accouchement, l’allaitement, et
l’élaboration du lien mère-enfant. Plus récemment, des études ont montré que
l’ocytocine jouait un rôle majeur dans d’autres comportements, tels que l’empathie, la
sociabilité, l’altruisme. Au sein du couple, elle développe le sentiment d’attachement,
de fidélité et de confiance envers l’être aimé. Sa sécrétion peut être stimulée par de
petites attentions, ce qui lui a valu son surnom d’hormone du câlin. Pour Paul et Farah,
cette dernière phase peut durer des décennies. L’amour, jusqu’à ce que la mort les
sépare.
Cet exemple démontre qu’en matière de cœur c’est le cerveau qui commande.
Cependant, il prouve également que les maux d’amour, sous la plume du poète
tourmenté, formaient déjà une vérité que le savant n’imaginait pas encore. En fin de
compte, l’âme littéraire et l’esprit scientifique pourraient bien s’entendre. Voire plus si
affinités…
4
Chapitre 2
Manifestations physiques
L’amour donne des ailes, c’est bien connu. Chez certaines personnes, l’état amoureux
procure un sentiment de toute-puissance. Mais pour d’autres, il peut être source de
manifestations physiques désagréables, comme dans l’exemple suivant.
Luis est secrètement amoureux de sa collègue Olivia. Chaque fois qu’elle lui adresse la
parole à la machine à café, c’est la catastrophe. Tout s’emballe. Le cœur de Luis
s’accélère. Ses mains deviennent moites et sa bouche sèche. Son estomac se noue. Une
sensation de chaleur envahit son visage, qui devient rouge comme une tomate.
Ce dernier phénomène est appelé érythème pudique. Pour Luis, c’est un véritable
calvaire, car il craint que son visage ne trahisse ses sentiments inavoués. Cette peur de
rougir, dont Luis commence à souffrir, s’appelle l’éreutophobie.
Confronté à une source d’anxiété aiguë, comme la peur d’être ridicule devant la
personne qu’il aime, le corps de Luis sécrète de l’adrénaline. Celle-ci va causer une
dilatation des vaisseaux sanguins. Au niveau du visage, ces vaisseaux sont si proches
de la surface de la peau que celle-ci prend aussitôt une coloration rouge. La chaleur
ressentie est due à l’afflux de sang à trente-sept degrés, plus chaud que l’épiderme. En
fonction de la couleur, de la teinte ou de l’épaisseur de la peau, le rougissement peut
être plus ou moins marqué.
La meilleure façon d’éviter une telle situation est encore de prendre les devants. En
prenant l’initiative de la conversation, Luis évite à son corps d’agir en position de
défense.
8
Je pose les mains sur les tapis de braises que sont devenues mes
cuisses. Nous sommes arrivés depuis une bonne minute déjà, mais
impossible de reprendre mon souffle.
« Ce plateau culmine à cinq mille mètres d’altitude. Le manque
d’oxygène vous épuise plus rapidement. »
Bishal me tend une petite bonbonne reliée à un masque. J’en inhale
une grande bouffée et je me sens revivre. Une sensation d’ivresse
instantanée et euphorisante traverse tout mon corps.
« N’en abusez pas. Ça vous rendrait malade… »
À de telles hauteurs, je ne m’attendais qu’à un désert blanc immaculé.
Ma surprise est donc totale face à cette étendue verdoyante. Il y a un peu
de neige, bien sûr, amassée en petites congères. Mais surtout, de l’herbe à
perte de vue, des buissons, et même des arbres. Je suis toujours fascinée
par la façon dont la vie parvient à se développer dans les conditions les
plus extrêmes.
Je souffle dans mes mains pour les réchauffer. Le froid est vraiment
mordant. Je ne le sentais pas tant que ça durant notre ascension, à l’abri
derrière les rochers. Mais maintenant que nous sommes à découvert sur le
plateau, le vent me charcute de toutes parts. Je le sens s’infiltrer à travers
les mailles de mon pantalon, jusque sous les pores de ma peau. Malgré
mes gènes de rouquine, je ne suis pas une créature du froid. Je préfère de
loin la caresse d’un soleil estival, bien qu’il me donne souvent un
bronzage d’écrevisse.
Mais ce qui m’étonne encore plus que la végétation luxuriante, c’est la
présence d’un petit hameau, à une cinquantaine de mètres à l’est.
« Ce plateau est habité ?
— Il ne l’était pas la dernière fois que je suis venu. Mais c’était il y a
plusieurs années… »
À pas mesurés, nous pénétrons au milieu des maisons de bois et de
pierre, consolidées avec des plaques de métal à moitié rouillé. Comme à
Katmandou, des dizaines de drapeaux aux couleurs vives sont suspendus
entre les toits, accrochés à des cordelettes élastiques.
« Ce sont des drapeaux de prière, m’explique Bishal comme s’il
devinait ma curiosité. Si vous regardez attentivement, vous verrez des
textes imprimés sur le tissu. Ce sont des formules bouddhiques sacrées.
Selon la croyance, le vent les disperse à tous ceux qu’il touche, jusqu’aux
dieux. Le bleu représente la voûte céleste. Blanc pour le vent. Rouge pour
le feu. Vert pour l’eau. Et jaune pour la terre. Toujours dans cet ordre. »
Un détail me perturbe et m’empêche d’apprécier pleinement cet
exposé. Et pour cause, l’endroit est… désert ! C’est un véritable village
fantôme. J’essaie de repérer des traces d’activité. Sur ce qui s’apparente le
plus à une place centrale, je m’approche des restes d’un petit brasier éteint
et tâtonne prudemment les cendres. Elles sont froides, mais semblent
récentes.
Je me relève brusquement. Je jurerais avoir entendu des murmures et
les pleurs d’un bébé, dans une maison toute proche.
« Nous devrions nous en aller », suggère Bishal.
Je secoue la tête. Fichue curiosité, elle prend constamment le dessus
sur moi. Les effets secondaires d’être cartésienne, c’est qu’on ne supporte
pas de laisser un mystère sans réponse.
Je m’approche de la bâtisse à pas de loup. L’oreille dressée, je longe le
mur de pierres jusqu’à atteindre une fenêtre, couverte de buée. J’utilise le
revers de ma manche pour l’essuyer puis je presse mon nez contre la vitre.
Une main ferme s’écrase soudain sur mon épaule.
9
Quelle idiote… J’ai cru que tous ces gens étaient morts. Il faut
vraiment que je me calme. En plus de drainer rapidement mes forces, le
manque d’oxygène exacerbe la moindre de mes émotions.
Je suppose que ces dizaines de personnes, bien vivantes, sont les
habitants du village fantôme. Des femmes, des hommes, de sept à
soixante-dix-sept ans. Tous ont le teint montagnard, encore plus que mon
sherpa. Ils ne culminent pas aussi haut que lui, ni même que moi, mais la
plupart affichent une silhouette robuste et trapue, qui n’en impose pas
moins. À l’aide de minuscules pioches et de fins pinceaux, ils explorent le
moindre millimètre carré de gazon. Je comprends maintenant où Bishal
voulait en venir. Quel meilleur moyen de trouver le cordyceps que de se
fier aux spécialistes locaux ? Quelque part sur ce lopin de terre se trouve
mon champignon. J’en suis convaincue !
On se croirait sur un site archéologique d’exception. Je suis tellement
fascinée par ce spectacle que j’en oublie de regarder devant moi.
« Attention ! », s’exclame Bishal.
Trop tard. Je ne réalise ma perte qu’au moment où ma botte s’écrase
dans une énorme et sournoise bouse de… de quoi au fait ? Du bout du
doigt, le guide me montre le coupable, non loin de là. Une sorte de gros
bœuf bossu, cornu et velu.
« C’est un yak, m’explique-t-il. Très robuste. Les montagnards
l’utilisent pour transporter des charges lourdes. »
Et manifestement, celui-là n’a pas pu s’empêcher de lâcher du lest.
Bishal et moi contournons gentiment l’animal et le reste du groupe.
Certains lèvent le nez à mon passage, probablement surpris de voir une
touriste dans un coin aussi reculé. Mais la plupart des adultes m’ignorent.
Les enfants, eux, s’approchent prudemment derrière moi et s’enfuient à
toutes jambes dès que mon regard se pose sur eux. Ils se remettent ensuite
au travail, sous les remontrances de leurs parents.
Nous nous arrêtons sur une parcelle d’herbe inoccupée, un peu à
l’écart. Je trépigne d’impatience. C’est bien la première fois que je suis
pressée d’attraper un champignon.
« Il va bientôt faire nuit, m’informe Bishal. Nous devrions plutôt
installer notre tente…
— Non ! »
Le cri est sorti tout seul. Je me sens comme une gamine la nuit de Noël
qui ne veut pas aller dormir. Après douze heures d’avion, sept mille
kilomètres vers l’est et cinq mille mètres vers le haut, je refuse d’attendre
une minute de plus ! Ce plateau exerce sur moi une emprise quasi
surnaturelle.
Bishal baisse les bras de résignation. Après tout, il est là pour se plier à
mes exigences d’Occidentale fortunée…
Le guide dépose son sac à terre tandis que je m’agenouille dans l’herbe
glaciale. Alors que je m’apprête à plonger mes doigts engourdis entre les
brins, un bruit sourd traverse le plateau. Ce n’est pas le vent, ni le
tonnerre, ni le cri du yak. Ce son n’est pas naturel. Il est mécanique et
métallique. Saccadé et redondant.
Au détour d’un pic surgit soudain un hélicoptère. Petit, agile et fin
comme une alouette. Je n’en ai jamais vu d’aussi près. C’est beaucoup
plus bruyant que je ne l’imaginais. Est-ce que le manque d’oxygène me
fait halluciner ?
La pétarade s’intensifie à mesure que l’appareil descend, m’envoyant
au passage une giclée de terre humide dans la tronche. Non, je n’hallucine
pas. Il se pose finalement près du site de récolte.
Je sais ce que vous vous demandez. Si un hélicoptère peut arriver
jusqu’ici, pourquoi je n’ai pas cassé mon PEL pour louer un vol ? Ça
m’aurait évité de souiller le paysage avec mes sécrétions gastriques.
Croyez-moi, je préfère encore faire la route dans le coffre du bus avec une
carcasse de chèvre, plutôt que d’emprunter ce genre de corbillard volant.
Une des portes latérales coulisse et un homme descend avant même
que les pales ne s’immobilisent. Il a le teint hâlé comme Bishal, et les
yeux en amande aussi. La ressemblance s’arrête là, car il est bien moins
séduisant que mon guide, à moins d’aimer les nez très épatés et les
cicatrices de varicelle. Sous sa mine de molosse, les traits de son visage
sont bruts et irréguliers. Comme si ses parents avaient mis le feu au
berceau et éteint l’incendie avec une pelle. Et bien qu’elle soit courte, sa
crête iroquoise lui donne l’air encore plus menaçant. Niveau
vestimentaire, il porte une veste de pêche sans manches, faisant la part
belle à des bras secs mais musclés, ainsi que de gros rangers.
Tous les cueilleurs se sont relevés et alignés en rang d’oignons.
L’inconnu s’approche du groupe. Il marche le long de la rangée comme un
général inspectant ses troupes, avant d’appeler du doigt un enfant. Celui-ci
lui montre le contenu de son petit sac de récolte. Le type entre alors dans
une colère noire. Je n’entends pas le moindre mot, à cause du
bourdonnement persistant des hélices dans mes oreilles. Il semble hurler
sur le petit tout en battant l’air de ses bras. Soudain, il assène une violente
gifle du revers de la main, qui propulse l’enfant au sol.
« Non !! »
Est-ce moi qui ai crié ?
Ma propre voix me paraît lointaine, déformée. Je crois entendre celle
de Bishal derrière moi et sentir ses doigts qui essaient en vain de retenir
ma manche. Je réalise alors que je suis en train de courir.
Que se passe-t-il ?
À ce moment-là, mon corps semble agir sans même l’aval de mon
système nerveux. La brute lève le bras pour frapper à nouveau. Je me
précipite et me place dans la trajectoire de son geste, les yeux fermés en
craignant l’impact.
Rien. Je n’ai rien senti.
Je rouvre prudemment les paupières. Sa main s’est arrêtée tout près de
mon visage. Si près que je peux sentir l’odeur de tabac sur ses ongles
sales.
L’inconnu me dévisage avec surprise, avant de se remettre à hurler
dans sa langue. À cause de mes tympans vrillés, je n’entends qu’un mot
sur deux, mais ce gars m’engueule encore plus violemment que le vieillard
du village fantôme. Les veines de son front gonflent et dégonflent tandis
qu’il gesticule de manière agressive. Je tente de me justifier dans un
charabia nerveux mi-français mi-anglais, qui semble l’énerver encore
plus.
Bishal accourt pour calmer les esprits. Avant-bras levés et paumes
ouvertes, en signe de paix. Les deux s’échangent quelques mots, mais ça
n’apaise pas la colère du gars. Derrière moi, j’entends quelques sanglots
étouffés parmi les villageois. Je crois que je viens de faire une énorme
connerie.
11
*
* *
Le banquet terminé, tard dans la nuit, chaque famille regagne sa tente.
Bishal et moi partageons la même. Nous l’avons décidé avant de partir,
pour nous épargner une charge supplémentaire.
Après l’avoir montée, il m’a laissée entrer avec quelques minutes
d’avance, le temps que j’enfile mon pyjama grenouillère qui, à défaut de
me rendre sexy, a le mérite de me tenir chaud.
Je me glisse à l’intérieur de mon duvet, mais j’ai l’impression de me
rouler nue dans la neige tant il est froid.
Bishal entre à son tour sous la tente. Je lui tourne volontairement le
dos, pour lui laisser l’intimité de se changer. C’était sans compter sur
notre lanterne électrique, posée dans un coin. Elle projette l’ombre de son
corps athlétique sur le pan de toile qui me fait face. Je devrais fermer les
yeux, mais je n’y parviens pas. Surtout, je n’en ai pas envie. Un peu
honteuse, j’observe cette silhouette retirer son t-shirt, dévoilant les
contours anguleux de ses épaules. Il retire ensuite son pantalon, révélant
une paire de mollets bombés, sous des cuisses deux fois plus épaisses.
Lorsqu’il se place brièvement de profil, j’aperçois une bosse au niveau de
son entrejambe, si volumineuse que j’en laisse tomber ma mâchoire
inférieure.
Dis donc, t’as pas fini de te rincer l’œil ?
Pardon, ma conscience. Je ferme finalement les paupières, mais je suis
assaillie par les mêmes images, cette fois en formes et couleurs. Quand je
les rouvre, Bishal a éteint la lanterne et s’est déjà glissé dans son duvet,
tout proche du mien.
« Bonne nuit, Camellia.
— Bo… Bonne nuit. »
Je claque des dents. Si loin du feu de camp – et sans un striptease pour
me réchauffer –, je suis à la merci de la nuit glaciale. Malgré mon pyjama
fourré, chacun de mes muscles souffre d’incontrôlables tremblements,
comme un chihuahua. J’aurais dû boire plus de thé au beurre et moins de
raksi. L’alcool pour se réchauffer est une fausse bonne idée, une illusion
temporaire. L’alcool dilate les vaisseaux sanguins à la surface du corps,
créant l’impression de coup de chaleur. Mais en réalité, il facilite
l’évacuation de cette chaleur vers l’extérieur. Et une fois l’illusion
estompée, la température du corps aura baissé et la sensation de froid se
fera plus intense encore.
Putain, je réfléchis trop.
Alors que mes neurones congelés m’envoient les pires images de
nécrose et d’amputation, un bras vient s’enrouler autour de mes épaules.
« Bi… Bi… ? »
Ma mâchoire engourdie peine à articuler.
« Dormez, Camellia, murmure-t-il. Tout va bien… »
Emmitouflé dans son propre duvet, il colle son torse contre mon dos,
et ses pieds contre les miens. Une chaleur apaisante traverse le tissu pour
envelopper ma peau, comme une douche brûlante après la pluie. Cela
faisait des lustres que je n’avais pas senti un plaisir aussi intense. Je
tortille mes épaules pour mieux les caler au creux de son coude. Son
parfum de bois de santal chatouille mes narines, et c’est dans mon bas-
ventre qu’émerge un autre picotement, comme la dernière nuit à l’hôtel. Je
frotte mes cuisses l’une contre l’autre pour le dissiper, mais ça ne fait que
l’attiser, au point qu’un liquide tiède commence à poindre dans ma
culotte. Une nouvelle vague d’images, bien moins sages cette fois, envahit
mon esprit. Elle cultive mon imagination, plus fertile qu’une lapine en
chaleur. Je ne m’étais pas sentie aussi bien aux côtés d’un homme depuis
une éternité. La présence réconfortante de Bishal me renvoie à des heures
heureuses et malheureusement lointaines de ma jeunesse, plus de vingt ans
auparavant. Plutôt vingt-cinq…
Drapée dans cette chaleur nostalgique, je chasse mon envie et je
m’endors paisiblement.
13
Plus de vingt ans auparavant.
Plutôt vingt-cinq…
Les éclats de rire, les hurlements de joie, les cris de douleur. Les
ballons qui rebondissent, les chaussures qui martèlent le sol…
Je n’aime pas la cour de récré. Elle est trop bruyante. Et le bruit me
déclenche des crises. Alors je me suis mise à l’écart, sur le banc du fond,
derrière le panier de basket. Personne n’y vient jamais, parce qu’il est
toujours bancal et humide.
Un ballon de mousse jaune roule dans ma direction. Il est poursuivi par
un garçon. Je me lève pour lui faire une passe, quand des cris s’élèvent
brusquement derrière lui.
« Attention ! hurlent ses camarades. La bête ! »
Le petit garçon lève les yeux et se fige en m’apercevant. Sa peau
devient blanche comme de la craie. Il recule de quelques pas, avant de
s’enfuir à toutes jambes. Furieuse, je donne un violent coup de pied dans
le ballon, qui s’écrase sur la nuque de ce peureux.
J’aimerais bien que mes parents voient ça. Que les médecins voient ça.
Ils me disent toujours que je suis normale. Mais moi, je ne veux pas qu’on
me dise que je suis comme les autres. Je veux être comme les autres. Je ne
comprends pas pourquoi tout ça m’arrive…
Des bruits de pas viennent encore déranger ma concentration. Un
deuxième garçon s’approche de moi. Je crois que c’est le nouveau. Celui
qui est arrivé le mois dernier, dans l’autre classe de CE2. Il est plutôt
mignon avec ses boucles blondes et ses yeux super bleus. Mais je ne suis
vraiment pas d’humeur à parler.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— Pourquoi t’appellent-ils la bête ?
— Si tu restes ici, tu vas très vite le savoir… »
Mais au lieu de fuir comme tous les autres, il s’approche encore et
s’assoit à côté de moi, sur le bois tout mouillé.
« Non ! Ton pantalon… »
Il tire une grimace quand ses fesses touchent l’eau glacée, avant de
sourire tout grand.
« Comme disait ma nanny, les vêtements sont faits pour être salis.
Sinon, nous n’en porterions pas.
— Pourquoi tu parles bizarrement ?
— C’est mon accent. Je viens de l’Écosse. »
Je n’ai pas de très bonnes notes en géographie.
« C’est où, l’Écosse ?
— Au-dessus de l’Angleterre. »
Le français n’est pas sa langue natale et, pourtant, il s’exprime
beaucoup mieux que tous les garçons idiots de ma classe. Avec beaucoup
de calme et de politesse.
« Tu en veux un ? Ça vient de chez moi. »
Il me tend un bonbon dans un emballage multicolore tout froissé. Je
n’ai pas envie d’y goûter, mais j’ai envie de lui faire confiance. Un frisson
me parcourt dès qu’il touche ma langue. Après la sensation acidulée arrive
un drôle d’arrière-goût, comme un mélange de poisson et de beurre de
cacahuète. Le garçon me regarde d’un air amusé.
« C’est mauvais, hein ? »
Nous éclatons de rire tous les deux, avant que la sonnerie ne vienne
couvrir nos voix.
« Gosh ! s’exclame mon voisin en sautant du banc. Nous devons y
aller.
— Attends ! Comment tu t’appelles ? »
Il se retourne et lance un dernier sourire, qui me fait fondre plus
rapidement que le bonbon dans ma bouche.
« Alistair. Alistair MacIntyre. »
14
Le soleil est déjà haut sur le plateau quand j’émerge de la tente, prête à
affronter le froid. J’ai enfilé mon pull le plus épais et ma grosse doudoune.
« Vous savez, lance Bishal en me voyant arriver, pour lutter contre le
froid, il vaut mieux plusieurs fines couches de vêtements qu’une seule
couche épaisse. C’est l’air entre les tissus qui va vous isoler du gel. »
OK, on recommence.
Le soleil est déjà haut sur le plateau quand j’émerge de la tente, prête à
affronter le froid. J’ai enfilé trois t-shirts, un pull, deux paires de collants
et un pantalon.
« Bien dormi ? », je demande à mon guide, non sans arrière-pensée.
Sa main entière peine à couvrir son bâillement béant.
« J’ai connu mieux, bougonne-t-il. Les ronflements du yak m’ont
réveillé à plusieurs reprises. »
Je suis quasi sûre que c’était moi qui ronflais et non le yak, mais ça
reste entre nous.
À ma grande déception, il n’a pas fait allusion à l’épisode d’hier soir,
sous la tente. J’ai l’impression de sentir encore son bras autour de mes
épaules, comme un membre fantôme. Le simple souvenir de cet instant
électrise mon bassin. Était-ce seulement de la gentillesse… ou bien
l’expression… d’autre chose ? Ne comptez pas sur moi pour poser la
question, j’aurais trop peur de passer pour une idiote.
« Vous êtes toute rouge, s’étonne Bishal. Vous avez encore froid ?
— Non… Enfin, si ! Mais je vais me réchauffer toute seule… »
Tout compte fait, je passe quand même pour une idiote.
« Bon, on s’y met ? »
Les cueilleurs sont déjà tous à l’ouvrage. Bishal et moi choisissons un
carré d’herbe inoccupé, sur lequel je m’agenouille.
« Alors, je demande, par quoi commence-t-on ?
— Déjà, par adopter la bonne position. Regardez autour de vous. »
Je relève le menton. Tous les villageois sont allongés sur le ventre, et
rehaussés sur les avant-bras. À mon tour, je m’étale dans l’herbe encore
couverte de rosée. Heureusement, mon millefeuille de vêtements me garde
au sec. Je commence alors à tâtonner l’herbe au hasard.
« Enfilez ça. Ce sera plus pratique. »
Il me tend sa paire de mitaines. À contrecœur, je les mets à la place de
mes épais et confortables gants en laine.
Me voyant encore perdue, le guide s’allonge à côté de moi. Puis il pose
sa main sur la mienne et entrecroise ses doigts entre les miens. Un frisson
me parcourt l’échine, comme hier soir. Avec lui, j’ai l’impression de
rajeunir de dix ans. Collégienne timide, dont le cœur s’emballait aux côtés
d’Alistair, au point de ne pas pouvoir suivre le cours. Mais pour rien au
monde, je n’aurais voulu changer de place. Et aujourd’hui, je suis ravie de
partager cet instant crucial de ma quête avec Bishal.
« Comme ceci, murmure-t-il. Délimitez visuellement une zone et
fouillez-la entièrement. Un brin d’herbe à la fois. Quand vous avez fini,
changez de zone et recommencez. Les cueilleurs expérimentés peuvent
fouiller deux zones simultanément avec leurs deux mains. Mais vous n’en
êtes pas encore là… »
Son visage est tout près du mien, si près que je retiens mon souffle.
Après le festin d’hier, je doute un peu de mon haleine.
« Maintenant, c’est à vous. »
Il libère ma main, qui garde encore l’empreinte de ses phalanges
tièdes. Du bout des doigts, j’écarte soigneusement les brins d’herbe, un par
un. Croyez-moi, c’est aussi chiant que ça en a l’air.
« Voilà, c’est parfait. »
Au bout d’une demi-heure, pas le moindre signe d’un champignon.
Mais je n’abandonnerai pas. Après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour.
Et cette quête est un peu mon empire romain à moi.
*
* *
Une heure déjà. Cette tâche est plus fatigante qu’il n’y paraît. J’ai mal
partout, à force de garder le buste relevé, les coudes et les genoux par
terre. Je pourrais prendre des médicaments contre la douleur, mais je
crains qu’ils ne troublent ma concentration.
*
* *
Trois heures, putain. Trois heures à plat ventre à écarter des foutus
brins d’herbe. Je sens une étrange sensation de chaleur humide sous mes
genoux. Je crois qu’ils saignent. J’ai mal à la tête aussi. Désormais, je ne
dirai plus chercher une aiguille dans une botte de foin, mais chercher un
cordyceps dans une prairie. Une prairie gelée, qui plus est. Je ne sens
quasiment plus mes doigts ni aucune de mes extrémités. Régulièrement,
mon nez se met à couler, et je ne m’en rends compte que lorsque le liquide
visqueux vient picoter mes lèvres fendillées.
« Camellia, me lance Bishal. Regardez là-bas. »
Il me montre le sommet d’un pic, à l’autre bout du plateau.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien. Mais regarder au loin de temps en temps détend vos yeux. »
Il a raison. J’ai eu le nez collé à la pelouse pendant si longtemps que la
montagne m’apparaît entièrement verte. Je frotte mes yeux et cligne des
paupières à répétition, jusqu’à ce que la neige retrouve sa couleur
naturelle. Ça va un peu mieux…
Alors que j’attaque la cinquième heure de fouille, mes doigts
engourdis effleurent un brin d’herbe à la texture inhabituelle. J’approche
le nez de plus près. Il est plus sombre, plus épais et plus rigide. J’espère
que ce n’est pas seulement une tige cassée. Je me tourne vers Bishal, qui
hoche solennellement la tête. Mon Dieu, je crois que ça y est. L’anxiété me
tétanise aussitôt.
« N’ayez pas peur, murmure le guide. Il ne va pas s’enfuir.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— D’abord, isolez-le avec votre pioche. Faites bien attention de ne pas
le sectionner. »
J’ai toujours été plus douée avec ma tête que mes mains. À l’école, en
travaux pratiques, je m’arrangeais pour avoir le binôme le plus adroit.
Mais aujourd’hui, je manipule seule et je m’applique comme jamais. Ma
quête en dépend. Malgré les températures négatives, quelques gouttes de
sueur perlent sur mon front, sans que je les laisse me perturber. Je fauche
les brins d’herbe autour de la tige brune. Un par un.
Je deviens nerveuse. Bishal pose sa main sur mon dos pour calmer le
rythme de ma respiration.
« Détendez-vous, Camellia…
— Et maintenant ?
— Avec votre pinceau, dégagez doucement la terre autour de la base.
Vous devez localiser la larve pour pouvoir l’exhumer plus facilement. »
Comme un paléontologue sur un os de dinosaure, je balaye
soigneusement le carré de terre tout juste défriché. Au bout de quelques
minutes apparaît une forme cylindrique, jaunâtre et rugueuse, comme la
gousse d’une cacahuète.
« C’est le cadavre de la larve, annonce Bishal. Creusez tout autour
pour l’extraire. »
Du bout du bout de la pointe de ma pioche, je gratte la terre autour de
l’insecte momifié. Grain par grain. J’aperçois une paire de pattes,
minuscules. Puis une deuxième. Une troisième !
« Continuez, m’encourage le guide. Vous y êtes presque ! »
À quelques centimètres de profondeur, le champignon-chenille est
maintenant parfaitement visible, dans son intégralité. Le parasite et son
hôte défunt. Bishal me tend une pince à épiler, avec laquelle j’attrape
délicatement la tête de la larve morte.
« Allez-y, Camellia. Tirez… »
Quelque chose coince. Le corps de la larve est entortillé dans une sorte
de rhizome, qui doit provenir du fourré voisin.
« Bishal, aidez-moi ! »
Le jeune homme s’empare d’une paire de ciseaux dans la trousse à
outils.
« Allez-y, lui dis-je. Coupez-le. »
Sans trembler, il sectionne les filaments retenant le cordyceps
prisonnier tandis que je le maintiens délicatement avec la pince. Après des
heures de travail et de souffrance, la petite créature émerge enfin à l’air
libre. Je pousse un bruyant soupir de soulagement.
« Prenez-le dans vos mains », me souffle Bishal.
Je dépose le cordyceps au creux de ma paume tremblante. Il est tout
petit, à côté de mes doigts. Vous voilà enfin, mes siamois chéris. Toutes
ces semaines de préparation, d’attente, pour finalement vous rencontrer.
Mon cœur fait des bonds à l’intérieur de ma poitrine. Je me demande si la
marquise a ressenti la même excitation, quand elle a attrapé son premier
spécimen.
« Il a vos yeux », plaisante Bishal.
À la jonction du filament jaune rugueux – la larve – et du filament
brun plus fin – le champignon – se trouvent deux petites billes ambrées.
Ce sont les yeux globuleux de l’insecte, entre lesquels perce le
champignon. J’ai lu que c’était à ça que l’on distinguait les vrais des
contrefaçons. C’est fascinant. Répugnant, mais fascinant !
J’extrais un sachet en plastique hermétique de mon sac à dos et y
enveloppe soigneusement mon trésor, en poussant un petit gloussement de
satisfaction.
Premier objectif atteint !
Vous savez quoi ? Je suis déjà impatiente de passer à la suite du plan.
À vrai dire, j’avais planché sur toute la fable, mais le champignon-chenille
est le seul ingrédient que je suis parvenue à identifier. Je n’ai aucune idée
concernant le suivant.
Chapitre 3 « Embrassez-moi ! »
Savez-vous qui a inventé le baiser sur les lèvres, et pourquoi ? Non ? Normal, car
personne ne le sait vraiment. D’après les experts en philamatologie (la science du
baiser !), il s’agirait d’une évolution naturelle de la becquée, le transfert de nourriture
de bouche à bouche, notamment de la mère à l’enfant. Ce comportement est d’ailleurs
encore retrouvé chez les grands singes. D’autres anthropologues pensent que le baiser
provient d’une modification du reniflement, échange nez à nez pour sentir l’autre, afin
de le reconnaître ou vérifier son état de santé. Un autre vestige de cette pratique serait
d’ailleurs le célèbre bisou esquimau.
Point sur lequel tous les experts s’accordent : les premières références au baiser
proviennent de textes sanskrits datant de plus de trois mille cinq cents ans. Plus d’un
millénaire plus tard, on raconte que les armées d’Alexandre le Grand auraient
découvert cette pratique lors de leur conquête de l’Inde, et l’auraient ensuite propagée
à travers l’Asie.
Au Moyen Âge, l’Église catholique, qui l’avait pourtant largement adopté, met un frein
au bisou, par crainte qu’il n’incite à plus de débauche charnelle. Les épidémies de
peste, qui ravagent le continent à cette époque, achèveront d’enterrer la réputation du
baiser. Bonne intuition, quand on sait que près de quatre-vingts millions de bactéries
sont échangées lors d’un french kiss.
e
Finalement, ce n’est qu’au XX siècle que le baiser retrouvera définitivement ses lettres
de noblesse et s’affichera partout. Dans la rue, jusque dans les films hollywoodiens.
Mais s’embrasser, c’est aussi la santé. Le baiser renforce notre système immunitaire et
transmet des informations sur l’ADN de nos partenaires, pour mieux les choisir
inconsciemment. Il favorise la sécrétion d’ocytocine, l’hormone de l’amour et de
l’attachement.
Alors, ne l’ayez plus sur le bout des lèvres. Succombez au baiser, sans modération ! Et
qui sait ? Peut-être battrez-vous le record du monde du plus long bisou échangé, si
vous parvenez à tenir plus de 58 heures…
17
Cette mélodie stridente me cisaille les tympans. J’ai réglé mon réveil
avant l’aube par mesure de précaution. Précaution inutile, car je n’ai pas
fermé l’œil de la nuit. J’étais pourtant bien au chaud, Sajita m’ayant
gentiment laissé camper dans son salon. La maison, bâtie sur deux petits
étages, est formée d’un empilement de pierres irrégulières, et certaines
parties sont consolidées avec du bois ou de la tôle. Elle s’articule autour
d’un petit fourneau central en ferraille, dont la cheminée s’élève jusqu’au
toit pour libérer sa fumée. J’ai d’ailleurs positionné stratégiquement mon
duvet près de l’âtre, pour bénéficier de la chaleur des braises de la veille.
L’endroit est modeste. Bas de plafond. Peu de meubles. La plupart
semblent avoir été sculptés récemment, sans doute à partir des quelques
conifères qui poussent sporadiquement sur le plateau. Un petit escalier de
pierres mène à l’étage, où la famille dort sur des tapis à même le sol. On
pourrait croire qu’une maison aussi fonctionnelle ne s’embêterait pas du
design, mais c’est tout le contraire. Comme à Katmandou, la couleur est
omniprésente, que ce soit sur les tapis ou les tapisseries. Le long des murs
courent des étagères sur lesquelles sont entreposés une myriade de
récipients en terre cuite, contenant des épices multicolores.
Bishal ? J’ignore où il a dormi. Sûrement dans la salle commune, ou
dehors dans sa tente. Je m’en fous, à vrai dire.
La petite famille ne tarde pas à me rejoindre en bas. Kamal, Sajita,
Sunny et Bibek. Assis en tailleur, nous déjeunons d’un thé au beurre
autour d’une table basse en bois. L’ambiance est particulièrement pesante.
Aux premières lueurs de l’aube, nous quittons la maison pour gagner la
place centrale, où la tribu entière s’est réunie, le temps des embrassades.
Un épais brouillard givrant enveloppe le plateau et barre la vue à moins de
dix mètres. Au milieu de toute cette foule, je suis abordée par une vieille
femme, qui m’interpelle en tirant ma manche.
« Elle dit que votre guide est parti au milieu de la nuit », traduit Sunny.
Ça ne m’étonne pas. Vu la tournure des événements, je suis même
surprise qu’il n’ait pas détalé dès hier soir, la queue entre les jambes.
L’heure est venue pour la famille du chef de se séparer également.
Sajita et Bibek rejoindront la grotte avec les autres. Mais le cadet proteste
avec véhémence. Je me penche vers Sunny.
« Que dit-il ?
— Il veut rester pour se baigner dans le sang de nos ennemis. »
Sacré Bibek. Je m’accroupis devant lui et réajuste le pansement sur
son front.
« Ta maman a besoin de toi. Qui va protéger la grotte si tu n’y vas pas,
mon grand ? »
Je ne sais pas si c’est ma voix qui l’apaise ou s’il est amoureux de moi,
mais le garçonnet se met à rougir, avant de disparaître dans le sari de sa
mère. Celle-ci me scrute avec un mélange de tendresse et d’angoisse.
« Camellia… »
D’un geste timide, elle m’invite à rejoindre son groupe. Je secoue
poliment la tête tout en souriant. Elle comprend que je ne changerai pas
d’avis. Aujourd’hui, c’est une question de principe. Alors que je m’apprête
à joindre les mains pour la saluer, Sajita enroule ses bras autour de moi et
me serre de toutes ses forces. Du calme, ma belle, on va se revoir tout à
l’heure…
Les trois quarts des habitants disparaissent dans le brouillard,
plongeant les lieux dans un silence de mort. Nous voici à nouveau dans le
village fantôme.
21
« Mon père dit qu’il ne pourra pas vous protéger tout en protégeant le
village.
— Dites-lui que je peux très bien me protéger toute seule. »
Pendant ce qui me semble durer une éternité, nous attendons dehors en
silence, adossés au mur de la salle commune. Nous sommes quinze.
Quatorze hommes, de seize à cinquante ans. Et moi, avec ma bite et mon
couteau, comme voudrait l’expression, sauf que je n’ai ni l’un ni l’autre.
Kamal tripote machinalement le pistolet qu’il a confisqué la veille,
sans vraiment faire quoi que ce soit d’utile.
« Hé, Sunny. Votre père sait se servir de ce truc ?
— Bien sûr. Il a combattu pendant la guerre civile. Ou plutôt, disons
qu’il a dû combattre.
— Vous aussi ? »
Il secoue la tête.
« J’étais trop jeune. La guerre s’est achevée il y a presque quinze ans.
Et la monarchie avec elle.
— Vous avez fait votre service militaire ?
— Non, il est basé sur le volontariat. J’ai préféré me concentrer sur
mes études. Et vous ?
— Pareil. Les études.
— Non, je voulais dire, vous savez vous servir d’une arme ?
— Pas vraiment, non. »
Mon expérience avec les armes à feu se limite aux carabines de fête
foraine. De toute façon, j’ai bon espoir que nous n’en aurons pas l’utilité.
Bryone se rendra à l’évidence, lorsqu’il verra que ses menaces en l’air ne
fonctionnent plus. Sous prétexte qu’il peut se payer un hélicoptère et des
costards sur mesure, il se croit légitimement supérieur à ces modestes
villageois. Les gars comme lui sont des roquets. Ils aboient fort, mais ne
mordent pas. Et d’où je viens, le peuple a une façon historiquement
particulière de traiter les têtes couronnées…
Pour tuer le temps, Sunny tire un sachet de sa poche, contenant un
panaché de plantes diverses. Il en dépose une pincée sur un carré de papier
translucide, qu’il roule en un cylindre serré. Puis il allume l’extrémité
avec son briquet.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Un mélange de tabac, lobélie, ginkgo et barbe de maïs. Les
étudiants en fument avant les examens, pour améliorer la concentration.
Vous en voulez ? »
Je ne suis pas fumeuse. Ça ne collerait pas vraiment à l’étiquette
professionnelle de santé. J’ai essayé la clope une fois, au lycée. Ça m’a
laissée indifférente. De manière générale, j’essaie des tas de choses, mais
je m’attache à très peu d’entre elles. Comme avec les mecs.
« Pourquoi pas, au point où j’en suis… »
Je saisis la cigarette et tire une bouffée. La fumée chyprée se répand
dans ma gorge. Ce n’est pas déplaisant, mais ça ne vaut pas une bonne
infusion. Au moment où je m’apprête à aspirer une seconde bouffée, un
vrombissement mécanique vient chatouiller mes oreilles. Tous les
hommes se redressent d’un bond, les sens en alerte.
L’hélicoptère bien connu déchire la brume pour s’immobiliser à une
vingtaine de mètres en l’air. Vu sa trajectoire, il a dû survoler notre site de
cueillette avant d’arriver ici.
Tout en maintenant son altitude, l’appareil décrit des cercles au-dessus
de nos têtes, tel un rapace. Je ne comprends pas ses manœuvres. Il n’a pas
assez d’espace pour se poser dans le village.
Une des portes latérales de l’hélicoptère coulisse alors en plein vol,
laissant un homme se pencher vers l’extérieur. J’en ai la chair de poule
rien qu’à le regarder dans cette acrobatie. Avec le brouillard et la distance,
je n’arrive pas à distinguer son visage. Est-ce Bryone ? Nugah ? Ou
quelqu’un d’autre ? L’inconnu semble tenir un gros objet de forme
allongée.
Le chef Kamal se met soudain à crier. Instinctivement, je bondis sur le
côté.
Poc !
Un projectile vient s’écraser sur le mur de la salle commune, à
l’endroit même où j’étais adossée une seconde plus tôt. L’impact a laissé
dans la pierre un profond cratère, encore fumant. C’était… c’était un tir
d’arme à feu ! Je tombe à la renverse, par la seule terreur d’imaginer ce
même cratère au milieu de mon front.
Mais… qu’est-ce que… ?
À l’autre bout de la ruelle, j’aperçois Sunny bouger les lèvres en me
regardant. Je n’entends rien. J’ai le souffle court. Prise de panique, j’essaie
de me relever. Je trébuche. Mes jambes refusent de me porter, au point que
je me demande si je n’ai pas pris une balle dans la moelle épinière. Je
rampe derrière un tas de pierres alors qu’un déluge de métal s’abat sur
nous. Les plombs déchirent tout sur leur passage. Le bois, le métal… et la
chair. Un des hommes du groupe titube sur la place centrale et s’efforce de
contenir le sang ruisselant sur son bras. De l’autre côté, j’aperçois cinq
autres gars détaler vers la lisière du village, et la route menant à la vallée.
Je crois qu’on ne les reverra pas. On ne peut pas vraiment leur en vouloir.
À vrai dire, une petite partie de moi aurait voulu faire de même, si mes
jambes n’étaient pas paralysées par la peur. Recroquevillée en position
fœtale contre une brouette, les mains sur les oreilles, je réalise que je suis
en train de pleurer.
Ce n’est pas du tout comme ça que je voyais les choses. Quand Kamal
parlait de se battre, je prenais ça au sens figuré. Je pensais qu’il y avait
une part de bluff. Que cette bande de gars un peu nerveux allait se
menacer, s’engueuler, peut-être se taper gentiment dessus. Mais j’étais
loin d’imaginer qu’on se ferait tirer sans sommation !
Pauvre idiote. Pour qui te prenais-tu ? Tu n’es pas une héroïne de
films. Tu n’es pas une marquise globe-trotter. Tu n’es qu’une
pharmacienne peureuse et hypocondriaque. Tu pensais vraiment pouvoir
débarquer à l’autre bout du monde et jouer les aventurières ?
Je laisse échapper un cri nerveux couvert par le vacarme de la
fusillade. Des larmes salées se glissent entre mes mâchoires tremblantes.
Elles avaient raison, toutes ces personnes qui ont voulu m’empêcher de
partir. Ma famille, Columelle… Bishal aussi avait raison.
Des voix discordantes et dissonantes se bousculent dans ma tête…
Est-ce que je vais mourir ici ?
C’est la trace que tu veux laisser dans l’histoire ?
Non !
Bats-toi !
Une froussarde aux ambitions plus élevées que son courage ?
Bats-toi !
Pour Alistair.
L’une de ces voix a raison. Cette cause, cette quête, elle est bien plus
grande que moi. Avec l’instinct de survie, elle est tout ce qu’il me reste à
présent…
En temps normal, l’air est déjà difficilement respirable à cette altitude.
Alors avec cette angoisse qui m’écrase la poitrine, je ne suis pas loin de
défaillir. Il me faut ma bouteille d’oxygène.
Vite.
La maison de Kamal, où sont rangées mes affaires, ne se situe qu’à une
quinzaine de mètres. Je peux apercevoir le petit perron de pierres depuis
ma position. Courage, Camellia, tu peux le faire !
Je pousse un nouveau cri, cette fois pour me redonner du courage.
J’essuie mes larmes. Je me gifle, je martèle du poing sur mes cuisses pour
les revigorer.
Le tireur cesse brusquement son offensive. Mon Dieu, est-ce que je
suis la seule survivante ? A-t-il terminé ou est-il en train de recharger ?
Court-circuitant mon cerveau, mes jambes s’élancent d’elles-mêmes. Ce
sont les quinze mètres les plus longs de toute ma vie qui, elle, ne m’aura
jamais paru aussi courte. Mon corps est totalement à découvert. Tout
pourrait s’achever, ici, aussi vite qu’une pression de l’index sur la détente.
Après ce sprint en zigzag plus éprouvant qu’un marathon, j’atteins
enfin ma destination. Je me jette de tout mon poids contre la maigre porte
en bois qui, heureusement, cède au premier coup.
J’atterris alors tête la première sur le sol pierreux et poussiéreux. Mon
corps me paraît si lourd… Haletante, tremblante, je rampe à travers le
salon, jusqu’à mon sac à dos. J’ai l’impression d’avoir deux enclumes à la
place des poumons.
La mitraillade reprend de plus belle, me faisant sursauter.
L’hélicoptère survole la maison. Si près du toit, le bruit est encore plus
assourdissant, au point qu’un sifflement strident me traverse la tête, d’une
oreille à l’autre.
Les mains tremblantes, je dois m’y reprendre plusieurs fois avant de
parvenir à ouvrir mon sac. J’attrape enfin la bouteille métallique, colle
l’embout en plastique contre mon visage et aspire une grande bouffée.
L’effet est instantané. Je me sens aussitôt revivre, regonflée à bloc. Tandis
que les délicieuses molécules d’oxygène se faufilent au fond de mes
alvéoles, passent dans mon sang pour irriguer chacun de mes organes
traumatisés, je calme mon esprit en le focalisant sur l’étiquette du
récipient. Ces phrases, ces mots que je connais bien, ils me rassurent.
Mode d’emploi, précautions d’usage… Ma respiration retrouve un rythme
normal, je suis à nouveau dans mon élément. Un détail sur le métal bombé
attire particulièrement mon attention. J’ai peut-être une… Oui ! Ça
pourrait marcher !
22
Si j’en crois les yeux écarquillés de Bryone, qui s’est relevé d’un bond,
lui non plus ne devait pas s’attendre à voir surgir ces hélicos. D’ailleurs,
ils ne ressemblent pas à celui qui nous a attaqués tout à l’heure, agile et
entièrement noir. Ceux-là sont de couleur kaki, et beaucoup plus
imposants. Leurs pales soufflent si fort que je dois agripper l’herbe pour
ne pas basculer en arrière.
Après une descente synchronisée, les appareils se posent en formant un
triangle parfaitement équilatéral autour de nous. Une demi-douzaine de
soldats en uniforme descendent de l’un d’entre eux et s’alignent au garde-
à-vous. Ils sont suivis par un homme aux cheveux gris et à la carrure
imposante. Épaules, mâchoire et coupe carrées. Il porte tellement de
médailles qu’on devine à peine la couleur de sa veste. L’homme
s’approche de nous, d’un pas sûr et cadencé. Je ne comprends toujours rien
à la situation. Est-ce que je dois me réjouir ?
« Général ! s’exclame Bryone en feignant un sourire. Qu’est-ce qui
vous amène par ici ?
— Épargnez-moi vos banalités. Quand le gouvernement népalais vous
a donné l’autorisation d’exploiter ce plateau, ça n’incluait pas de
massacrer ses habitants.
— Allons, général. Je suis certain qu’il s’agit d’un malentendu. Peut-
être que si vous appeliez le ministre…
— C’est déjà fait, à l’instant. Vous avez vingt-quatre heures pour
quitter le pays, monsieur Bryone. Je vous suggère de remercier votre
collègue Hellébore. C’est grâce à son intervention que je vous laisse
repartir libre. »
Je savoure cette humiliation publique comme la plus douce des
infusions. La mine défaite, Bryone s’apprête à monter dans l’hélicoptère
du général, lorsque ce dernier l’interpelle.
« Que faites-vous, monsieur Bryone ? La route est de ce côté…
— Mais, je… »
Sous le regard autoritaire du gradé et de ses hommes, Bryone
comprend qu’il n’a guère le choix. En rebroussant chemin, il s’arrête un
instant devant moi.
« Nous garderons un œil sur vous, Miss Daléchamps. »
Nous ? De qui parle-t-il exactement ? Le général a mentionné
quelqu’un d’autre. Un certain Hellébore. Et pourquoi s’intéresse-t-il autant
à moi ?
Bryone tourne les talons, sans me donner la chance d’assouvir ma
curiosité. Je ne peux retenir un sourire mesquin en le voyant traîner sa
peine et ses richelieus sur la route caillouteuse. J’espère qu’il a une paire
de rechange…
Ameutés par l’agitation, les autres villageois font enfin leur apparition.
Ils remettent les armes et les mercenaires inconscients aux soldats, qui
semblent effarés par les meurtrissures des corps. Je me garde bien de leur
révéler la monstrueuse vérité, ainsi que celle concernant Nugah. Faute de
pouvoir le faire disparaître, j’enferme cet horrible souvenir à triple tour au
fond de mon cerveau.
Un duo de médecins militaires descend d’un des hélicos. Les deux
portent un brassard blanc floqué d’une croix rouge. L’un des villageois
conduit aussitôt le premier en direction de la maison de Kamal. Le second
se précipite vers moi pour m’examiner, mais je le repousse poliment. Du
bout de l’index, je l’oriente vers Sunny à quelques mètres de là, qui
commence tout juste à reprendre connaissance, à mon grand soulagement.
Un autre homme, en civil cette fois, descend du même appareil. Mais
c’est…
« Bishal ! »
Il me prend par les épaules.
« Camellia ! Tu es blessée ? »
Il a l’air horrifié à la vue de tout ce sang sur mes vêtements et sur ma
peau.
« Rien de grave pour moi. Mais toi, que fais-tu ici ? »
Ce nigaud se met à sourire bêtement.
« Quel genre de guide laisserait mourir une cliente ? Ça me ferait une
bien mauvaise publicité ! »
Je suis tellement confuse que je ne sais pas si je dois l’embrasser ou le
gifler. Après notre dispute et sa fuite, je n’aurais jamais cru une seule
seconde qu’il reviendrait. Décidément, le cerveau des hommes recèle
encore bien des mystères, même pour une spécialiste comme moi.
« C’est toi qui as convaincu l’armée de venir ? »
Il hoche la tête d’un air satisfait.
« Mais comment ?
— Il y a une petite base aérienne près de la vallée. Je m’y suis rendu,
en affirmant que des troupes rebelles pillaient le village. Au début, ils ne
m’ont pas cru. Mais quand le contrôle radar a repéré un hélicoptère au-
dessus du plateau, l’ordre d’intervenir a été donné. »
Un bruyant raclement de gorge vient interrompre nos retrouvailles.
« Ce mensonge pourrait d’ailleurs vous valoir quelques ennuis »,
réprimande le général.
Bishal et moi commençons à bafouiller, comme un couple
d’adolescents surpris en pleine action par leurs parents.
« Mais pour avoir protégé notre peuple, poursuit le militaire, je vais
passer l’éponge cette fois. En plus, je ne supportais pas cet Anglais
arrogant. »
Je lui adresse un sourire reconnaissant, qui disparaît aussitôt qu’il me
fusille du regard.
« Ce n’est pas prudent pour une touriste de s’aventurer seule dans cette
région, sermonne-t-il.
— Je n’étais pas seule. J’ai le meilleur des guides avec moi ! »
La pression accumulée depuis trois jours retombe subitement, laissant
mon cerveau dans un état d’euphorie et d’épuisement mêlés. Je glisse mon
bras sous celui de Bishal et me blottit contre son torse, ce qui le fait rougir
intensément. Il m’a tellement manqué !
D’un geste du pouce par-dessus l’épaule, l’officier désigne
l’hélicoptère derrière lui.
« On vous dépose au pied de la montagne ? »
Je réprime une grimace de malaise. Plutôt rentrer à dos de yak que de
monter dans un de ces engins !
« Non merci, général. Je dois encore régler quelques affaires ici. »
L’officier bombe le torse et m’adresse un signe de tête.
« Très bien, conclut-il. Soyez prudente. Et tâchez de vous
débarbouiller… »
Tandis qu’il regagne son hélico, la brume se dissipe légèrement,
suffisamment pour que les rayons du soleil s’y infiltrent. L’étendue
verdoyante s’illumine alors d’innombrables reflets lumineux. Sunakô Dina
– le plateau de l’aube dorée – retrouve enfin son calme et sa splendeur
d’origine, après les horreurs de l’aurore.
31
*
* *
Après plus d’une heure de déhanchés endiablés, nos mouvements se
font plus sages. L’orchestre continue de jouer avec frénésie, mais Bishal et
moi dansons maintenant dans notre propre univers, notre espace-temps
restreint à la profondeur de nos regards entremêlés. Nous dérivons
lentement à travers la pièce, mes bras autour de sa nuque, et les siens
serrant ma taille.
« Dis, Bishal, pourquoi es-tu revenu ? »
Il fronce les sourcils.
« C’était le plan, non ? Je devais chercher un moyen de transport et
revenir te récupérer.
— Non. Pourquoi es-tu revenu, l’autre jour ? Avec les soldats. »
Je m’attends à ce qu’il se replie dans sa carapace, mais, au contraire, il
soutient mon regard sans ciller.
« Ton plan était suicidaire. J’ai tenté de te convaincre, mais tu avais
décidé de rester malgré tout.
— Je ne pouvais pas abandonner ces gens, comme tu m’as… Je veux
dire, je ne pouvais pas partir comme ça. »
Son regard tente de s’échapper un instant, comme un vieux réflexe
préhistorique, mais il tient bon.
« Je t’avais réellement abandonnée. Au fond de moi, je n’avais rien à
me reprocher. Je n’avais fait que suivre mon instinct de survie. Pourtant,
plus je m’éloignais du plateau, plus mes pensées s’accrochaient à toi.
J’imaginais les pires horreurs t’arriver. Ces images épouvantables ont
défilé dans mon esprit pendant des heures, jusqu’à me rendre…
— Fou ?
— Complètement malade. Ma peau tout entière brûlait.
— Ton estomac te tiraillait ?
— Mes tripes vibraient si fort que j’en ai littéralement vomi. J’ai
réalisé que si je te laissais mourir ici, cette horrible sensation me
poursuivrait jusqu’à la fin de mes jours. »
C’est exactement ce que j’ai ressenti à l’idée d’abandonner ce village.
Je comprends mieux maintenant les raisons qui m’ont poussée à rester, et
je me demande si Bishal a ressenti la même chose à mon égard. Je me
hisse sur la pointe des pieds pour m’approcher au plus près de ses yeux.
« Alors, tu es revenu pour éviter la culpabilité ? »
Je sens son pouls battre de plus en plus vite contre mes mains, toujours
enroulées autour de son cou.
« Non. Je suis revenu… car je tiens à toi. »
Je me hisse un peu plus haut. En plus de partager les mêmes raisons,
nous partageons maintenant un baiser.
33
*
* *
Je retiens Bishal par la manche.
« Attends.
— Qu’y a-t-il ? Tu as oublié quelque chose ? »
À l’entrée de la route sinueuse, je jette un dernier regard derrière moi,
pour voir le plateau briller des milliers de reflets dorés qui lui valent son
nom. Quel magnifique endroit, me dis-je tandis que nous disparaissons
sous la mer de nuages.
34
On pourrait croire que descendre la pente est plus agréable. Disons que
c’est… différent. Je dois retenir mon corps endolori de ne pas basculer
vers l’avant. M’empêcher de courir droit dans le ravin. Ça tire moins sur
les cuisses, mais à chaque pas, j’ai l’impression qu’on joue à la pétanque
avec mes rotules.
Après trois heures de descente, nous retrouvons notre chauffeur de
l’aller. Et au grand plaisir de mes narines, il ne semble pas avoir transporté
de carcasses de chèvre récemment. Cette fois, Bishal monte à l’arrière du
van, à côté de moi.
Le véhicule s’élance après quelques régurgitations d’essence.
« Les Népalais sont incroyables, Bishal… »
Mon sherpa me dévisage avec surprise avant de poser sa main sur mon
front.
« Je n’ai pas de fièvre !
— Alors qu’est-ce qui te prend, tout à coup ?
— Ces villageois m’ont accueilli à bras ouverts. Moi, une étrangère.
Partagé leur repas, leur maison. À cause de moi, plusieurs d’entre eux ont
été blessés, dont leur chef. Et pourtant, ils continuent de me traiter comme
un membre de leur famille. »
Il se penche pour m’embrasser la tempe.
« Notre peuple accorde une grande importance à l’hospitalité et à
l’entraide. Quand Bryone et sa clique sont arrivés, tu aurais pu baisser les
yeux. Prendre ce que tu étais venue chercher et partir. Mais tu as choisi de
les aider. De rester et de te battre, pour une cause qui ne te concernait
même pas. Tu as versé ton propre sang aux côtés des villageois contre
l’ennemi. Pour cette raison, tu seras toujours l’une des leurs. Ils te
respecteront à jamais comme une valeureuse guerrière, au grand cœur. »
J’esquisse un sourire malicieux.
« Et aux cheveux de feu ! »
Bishal étouffe un rire. Et bien que cela décape le fond de ma gorge, je
ris de bon cœur. Décidément, il a le don de me réconforter. Comme ses
compatriotes, il est empreint d’une gentillesse et d’une simplicité
naturelles, sincères. Tout en contemplant l’extérieur, je laisse doucement
glisser mes fesses sur le siège et cale ma tête contre le torse de mon
voisin.
« Bishal, je suis navrée de t’avoir traité d’égoïste.
— Et moi, je regrette de t’avoir qualifiée d’Occidentale fortunée. »
Le van quitte enfin les sentiers pierreux pour arpenter une route de
bitume, mais tout aussi sinueuse. J’étais tellement malade à l’aller que je
n’avais pas réalisé à quel point les paysages de cette région sont
majestueux. Cette fois, je passe la tête par la fenêtre pour encore mieux en
profiter. La nature se décline en hauteur, avec des collines aussi vertes que
vertigineuses, des rizières en terrasse et le toit du monde en arrière-plan.
Ça va être difficile de retrouver les tunnels tagués du métro parisien après
un tel voyage.
Je repose ma tête sur le buste de Bishal et me laisse bercer par les
soubresauts du véhicule. Il passe son bras autour de mes épaules pour me
stabiliser. C’est si agréable, si apaisant que je pourrais finir ma vie ainsi.
Le van atteint Katmandou bien après la tombée de la nuit. Nous nous
arrêtons devant un hôtel en périphérie de la ville. Mon vol de retour doit
décoller le lendemain matin.
Après une semaine dans la nature, le hall de réception me paraît
presque futuriste, avec ses plafonniers et ses ordinateurs. J’ai déjà vécu
cette scène. Mais cette fois, j’ai envie qu’elle se termine autrement. Tandis
que Bishal s’occupe de l’enregistrement, je tire discrètement la manche de
son anorak.
« Qu’y a-t-il ? »
Je me hisse près de son oreille.
« On a déjà partagé une tente. Nous pouvons bien partager une
chambre d’hôtel ? »
35
Chapitre 9
Tour du monde des aphrodisiaques
Partie 1 : Asie du Nord-Est
Signifiant littéralement « odeur de cheval », cette plante originaire d’Inde est utilisée
depuis des siècles en médecine ayurvédique, notamment comme stimulant sexuel. Ses
racines contiennent plus de quarante composés phytochimiques actifs, regroupés sous
le nom de withanolides. Structurellement, ces molécules se rapprochent de celles du
ginseng, d’où le nom de ginseng indien donné à l’ashwagandha.
Originaire de Corée, le ginseng est utilisé comme aphrodisiaque depuis des millénaires
en médecine traditionnelle asiatique. Sa réputation a conquis l’ensemble du continent,
des cours d’empereurs du Japon jusqu’aux palais des sultans ottomans. Stimulant et
tonique général, ses composés actifs sont les ginsénosides. Ils influencent positivement
la libido à tous les niveaux, aussi bien neuronaux (dopamine) qu’hormonaux
(testostérone). Ils stimulent également l’afflux de sang dans les organes génitaux.
Des écrits chinois, datant de trois mille ans avant notre ère, décrivaient déjà l’utilisation
du ginkgo comme stimulant sexuel. Plus récemment, des études ont identifié les
molécules responsables de cette action. Ce sont les terpènes lactones. Elles améliorent
la circulation sanguine dans le cerveau et les organes génitaux, tout en stimulant la
production de dopamine et d’adrénaline.
*
* *
Vous le savez, il est déjà rare de me trouver dans ma pharmacie. Chose
encore plus rare, de m’y trouver après la fermeture. Les derniers clients
sont partis. Les lumières sont éteintes. Le rideau métallique est baissé.
Jade et Julie sont déjà rentrées. Il ne reste que Dieumerci, qui me
rejoint dans l’arrière-boutique après avoir rangé la caisse et éteint les
ordinateurs.
« Vous êtes sûre que vous n’avez pas besoin d’aide ?
— Non, ça ira. Juste de la paperasse à finir. »
Je vois bien la façon qu’il a de regarder ma gorge tuméfiée et mes
bandages aux doigts. Officiellement, c’est un accident de bateau. Je ne
suis pas prête à dire la vérité à mes employés. Surtout pas à lui.
Connaissant son altruisme démesuré, il voudra s’en mêler.
« Très bien, alors. Prenez soin de vous, patronne. Vous pouvez
m’appeler n’importe quand, en cas de besoin. Vous le savez ? »
Je lui souris timidement.
« Oui. Rentre chez toi, Dieumerci. Il est déjà tard… »
J’attends qu’il ait claqué la porte de derrière pour quitter ma chaise.
Au fond de la pièce se trouve un imposant coffre-fort dans lequel nous
stockons les médicaments stupéfiants. Avant mon voyage, j’y ai également
déposé une petite boîte cadenassée, dont je suis seule détentrice de la
combinaison.
Trois… Un… Zéro… Huit
Le 31 août, comme la date de naissance d’Alistair. Ça m’aide à ne pas
oublier l’objectif de ma quête. Comme si je risquais d’oublier ça…
Je dépose dans la boîte mon cordyceps séché et ensaché. Peut-être
qu’on se reverra un jour, petit.
Mais ce n’est pas la seule chose que je veux garder à l’abri. Je sors de
mon portefeuille une photo. La photo de groupe avec les villageois. Tout le
monde y figure. Bishal bien sûr. Mais aussi Sajita, Kamal, Sunny, Bibek…
et même Riyana, le yak ! Un sourire se dessine spontanément sur mon
visage en revoyant les leurs. Ils me manquent déjà tellement !
J’effleure le cliché de mes lèvres, avant de le déposer soigneusement
dans la boîte. Quelle aventure ça a été ! Humainement, culturellement,
spirituellement. Des paysages que je n’osais même pas imaginer. Des
rencontres inestimables, gravées à jamais dans ma mémoire, certaines
pour le meilleur, d’autres pour le pire.
Une sensation douce-amère m’envahit. Ma quête vient seulement de
commencer. Si je décide de la poursuivre, qui sait quelles nouvelles
péripéties m’attendent ni quels dangers me guettent ? L’ombre de Bryone
et de sa mystérieuse organisation plane toujours au-dessus de moi.
Je repense à ce qu’a dit Columelle…
Ces gars ont le bras suffisamment long pour soudoyer le gouvernement
népalais et s’offrir une armée privée. Et toi, tu viens de mettre un coup de
pied dans leur fourmilière. Tu devrais faire profil bas quelque temps…
Plus je ressasse cette phrase et plus mes neurones chatouillent.
Connaissez-vous la sérendipité ? C’est le fait de découvrir autre chose
que ce que l’on cherchait, généralement par un concours de circonstances.
On peut découvrir quelque chose de complètement différent, comme
Christophe Colomb découvrant l’Amérique en croyant arriver aux Indes.
Mais on peut également découvrir ce que l’on cherchait, de manière
incongrue, comme Newton sous un pommier ou Archimède dans sa
baignoire. La sérendipité, c’est la solution qui apparaît sous une forme
inattendue. Comme cette phrase anodine de Columelle, dont la voix
râpeuse résonne encore dans mes oreilles, me donnant soudain la réponse à
l’énigme.
Eurêka !
J’ai compris. J’ai déchiffré la deuxième strophe.