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Direction éditoriale : Stéphane Chabenat

Éditrice : Laura Boisset


Correction : Joëlle Dehay
Mise en pages : Muriel Galichet – Nord Compo
Conception couverture : olo.éditions

Les Éditions Nisha et caetera sont éditées par


les Éditions de l’Opportun
16, rue Dupetit-Thouars
75003 Paris
www.editionsopportun.com

ISBN : 978-2-38015-019-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


SOMMAIRE

Titre

Copyright

Prologue

Les Quatre Frères

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6 - Deux ans plus tôt

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13 - Plus de vingt ans auparavant. Plutôt vingt-cinq…

Chapitre 14
Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19 - Un an plus tôt

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37
Prologue

Le cœur est un tissu mou. Par conséquent, il ne peut être brisé. En


revanche, il peut être manipulé, tordu et déchiré, comme l’ont écrit des
auteurs de tout temps, d’Homère à Shakespeare.
Connaissez-vous d’ailleurs le point commun entre L’Odyssée, Tristan
et Yseult et Le Songe d’une nuit d’été ? Ces histoires mettent en scène le
philtre d’amour. Une boisson qui, absorbée par l’être convoité, garantit en
retour un amour instantané et irrémédiable.
Ce breuvage, aux propriétés légendaires, n’est pas que l’apanage des
contes. Pour s’attirer les faveurs des monarques, plusieurs personnalités
historiques en auraient fait l’usage. Madame de Montespan, madame de
Pompadour, madame du Barry…
Si les noms de ces favorites ont traversé les âges, il en demeure une
qui a été oubliée des livres d’histoire.
La marquise de Vertmillon.
Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est normal. Peu de personnes
la connaissent. Et celles qui la connaissent savent peu de choses à son
sujet, pas même son nom véritable. Elle aurait servi et sévi à la cour du roi
Louis XV, mais son influence pourrait bien s’être étendue aux autres palais
d’Europe. Son secret ? La plus puissante et dévastatrice des potions. Elle
en aurait elle-même mis au point la formule, à la suite de ses voyages aux
quatre coins du monde.
Très peu d’écrits de sa main nous sont parvenus. Quelques fragments
de correspondances supposées, avec des amants peu notoires, mais surtout,
une fable, Les Quatre Frères.
Après des mois de recherches infructueuses, j’en ai trouvé l’unique et
original exemplaire, au fin fond des Archives nationales de Paris. Dès lors,
j’en ai étudié chaque mot avec l’ardeur d’un feu grégeois. Avez-vous
entendu parler du feu grégeois, ce mélange inflammable si puissant qu’il
brûlait même à la surface de l’eau ? Les Byzantins l’ont utilisé pendant
des siècles pour asseoir leur suprématie militaire, et défendre avec succès
Constantinople, avant que sa formule ne tombe dans l’oubli.
Feu grégeois, philtre d’amour. Deux formules, secrètes et convoitées,
d’un mélange capable de tout consumer sur son passage. Deux formules
perdues à jamais…
À jamais ? Pas forcément !
J’ai de bonnes raisons de penser que madame de Vertmillon a caché la
recette de son philtre entre les lignes de sa fable.
Et si c’est le cas, alors moi, Camellia Daléchamps, scientifique fleur
bleue, je compte bien utiliser ma matière grise pour le prouver !
Les Quatre Frères

De Déméter et Gaïa sommes-nous tributaires,


Comme nous l’enseigne la fable des quatre frères.

L’aîné, montagnard de son état,


D’une jeune et naïve mineuse s’acoquina.
Il la gouverna sans remords.
L’amoureuse, elle, ne tarissait pas d’effort.
Se tua tant et si bien à la tâche qu’au bout
Elle se passa la corde au cou.

Le second frère jouissait des plaisirs de la cour,


Nourri par la reine d’une contrée dorée,
Mangeait à la table du cardinal des dragées colorées.
Mais lorsqu’un cruel seigneur s’empara de la ville,
Le frère se trouva sitôt en exil.

Son cadet le troisième, guère moins stupide,


Préférait la fragrance humide
D’une forêt aux arbres majestueux,
Qu’on disait protégée par les dieux.
Il saignait les troncs du matin au soir,
Se délectait de leur divin nectar.
Il succomba au sortilège amer si bien
Que, du frère et de son hôte, il ne resta rien.

Le benjamin enfin, pêcheur sans pied marin,


Se réjouissait de la manne,
Trouvée sur la plage chaque matin.
« Ma foi, dit-il, si au large se trouve le trésor,
Je serais bien sot de l’attendre encor. »
Il prit les rames de quelque embarcation,
Avant que Téthys ne l’eût envoyé par le fond.
Ayant perdu ce qui faisait son repas,
La fratrie entière passa de vie à trépas,
Non sans avoir goûté vérité bonne à dire.

Quand la vie offre ses plaisirs,


Elle a une leçon à donner.
Des bonnes choses et natures, point n’en faut abuser.

A. D. P.-L.,
Marquise de Vertmillon, 1765.
1

Cette mélodie stridente me cisaille les tympans. Le réveil de mon


téléphone portable est censé ressembler à un concerto de Mozart, mais en
remplaçant le violon et l’archet par une assiette et une fourchette. Les
paupières toujours closes, je tâtonne des deux mains sur la couette pour
l’attraper et lui faire sa fête. Mes doigts glissent d’abord sur une boule de
tissu soyeuse. Ma robe de satin – que fait-elle ici ? – puis sur un objet dur,
rectangulaire et bosselé. La télécommande, je crois.
Finalement, la musique s’arrête au moment où ma paume se referme
sur une forme molle, tiède et cylindrique.
Oui, c’est exactement ce à quoi vous pensez.
« Hé, bonjour toi ! », souffle une voix nasillarde dans mon oreille.
J’ouvre brusquement les yeux et me retrouve nez à nez avec un
homme. Est-ce lui qui a éteint le réveil ? Mais plus important, que fout un
type à poil dans mon lit ? Entre nous, je pensais avoir meilleur goût. Ce
n’est pas qu’il est repoussant, non. Disons que, comme certaines chimères
de la mythologie, il semble partager les traits de plusieurs créatures. Crâne
d’œuf, bec de perroquet et oreilles de singe.
« Après ta performance de cette nuit, badine l’inconnu, j’imagine que
tu as bien dormi. »
Dès le réveil, ce gars est plus fatigant qu’un somnifère. Son haleine
persillée ravive ma céphalée et des souvenirs nébuleux éclatent en
relâchant de la musique et des rires assourdissants. Tandis que je fantasme
d’avaler une boîte entière d’ibuprofène, mon voisin d’oreiller continue de
me scruter bizarrement. D’un geste du menton, je désigne sa pile de
vêtements soigneusement pliés, dans un coin de la pièce. Sérieusement,
qui plie ses fringues avant de s’envoyer en l’air ?
« Habille-toi. Je dois bientôt partir.
— J’aimerais bien, mais…
— Mais quoi ?
— Ta main… »
Je réalise que je tiens toujours fermement son membre. Rouge de
honte, je relâche mon emprise et saute hors des draps, entièrement nue.
Mon pied écrase alors une mine. Sournoise, invisible et visqueuse. La
capote usagée. Dégueulasse ! Tout en laissant échapper un grognement
féroce, je file sous la douche. À cloche-pied.
Le filet d’eau brûlante sur ma tête dissipe un peu le brouillard qui
l’enveloppe. Petit à petit, le puzzle de mes souvenirs se met en place.
Encore un coup de ma sœur et ses harpies de copines. C’est le troisième
vendredi d’affilée qu’elles m’entraînent dans leurs virées nocturnes. Un
bar espagnol cette fois, près de la rue Mouffetard. Je me souviens
vaguement que la nourriture était trop grasse et pimentée à mon goût, et
que je me suis alors rabattue sur la sangria. À y repenser, j’aurais mieux
fait de manger du chorizo et des calamars. Les graisses ralentissent
l’absorption de l’alcool dans le sang. Ça m’aurait sans doute évité cette
gueule de bois massif. En règle générale, je suis pompette dès la première
gorgée, alors avec le ventre vide, ça ne pouvait que mal finir. Au premier
signe de faiblesse, au moindre soupçon d’intérêt du premier individu
louche, ma frangine et ses sbires entremetteuses sont passées à l’action.
C’est comme ça que je me suis retrouvée à moitié ivre, à danser un
flamenco endiablé avec un parfait inconnu. Ce même inconnu dont le cul
nu est maintenant posé sur mon matelas.
Je ne sais pas ce qui les pousse à agir ainsi. Les personnes en couple se
sentent toujours investies d’un devoir de charité. Ces missionnaires du
cœur prêchent le modèle traditionnel, déjà martelé par la société. Il faut
avoir un travail stable, une maison en banlieue et surtout un mari, des
enfants. Lorsque l’on ne répond pas aux critères, que l’on ne coche pas
toutes les cases, les gens ont tendance à nous plaindre, à croire que l’on est
forcément malheureux. On nous reproche d’être trop exigeants, naïfs ou
idéalistes. Chaque sortie se transforme en séance d’inquisition.
Tu as quelqu’un ?
Ça ne te stresse pas trop, à ton âge, de ne pas avoir d’enfants ?
Tu finiras bien par trouver !
On veut m’enfoncer l’idée que je suis en retard sur ma vie. Ce
phénomène s’est accentué à la seconde même où j’ai atteint les trente ans.
J’en ai deux de plus maintenant, et les aiguilles de l’horloge biologique
peuvent bien continuer de tourner. Ce n’est pas parce que je suis seule que
je suis perdue, bien au contraire. Ma vie sentimentale est sur de bons rails,
et elle me mène tout droit vers ce beau diable d’Alistair.
Alistair…
Au sortir de la douche, je passe un coup de serviette sur ma tignasse
rousse, surtout pour assécher le flot de mes pensées. J’enfile un t-shirt et
un jean au hasard puis, les paupières encore lourdes de sommeil, je traîne
mes socquettes jusqu’à la salle à manger. Mon amant d’un soir y est déjà
attablé, la bite à l’air. Je lui avais pourtant ordonné de s’habiller. Il a aussi
ce petit rictus vicelard sur son visage. Vous savez, comme ce camarade de
classe un peu louche qu’on a toutes eu au lycée. Celui dont on savait qu’il
s’astiquait en pensant à nous.
Heureusement, j’ai ce qu’il faut dans le placard pour calmer ses
ardeurs. Corn flakes et lait de soja. Vous avez bien lu. Le soja contient des
œstrogènes végétaux, qui perturbent le fonctionnement de la testostérone.
Les céréales, quant à elles, sont si sucrées qu’elles déclenchent une
libération de sérotonine, ce qui a pour conséquence de calmer le stress,
mais également le désir sexuel.
Vous commencez sans doute à vous demander d’où me vient tout ce
savoir scientifique ? Je vous le dirai plus tard…
Tandis que je sirote mon thé, je regarde mon invité engloutir avec
appétit ce petit déjeuner anti-aphrodisiaque. Ça lui fera passer l’envie de
remettre le couvert. En parlant de couvert, le repas se déroule dans un
silence de mort, seulement brisé par des tintements de cuillères et des
raclements de gorge. Nos regards se croisent et se fuient, s’entrecroisent et
s’échappent. Le malaise est profond. Comme une blague qui fait un bide
en soirée. Comme péter accidentellement en salle d’attente. On ne va pas
se mentir, ce n’est pas la première fois que je ramène des conquêtes
éphémères à la maison, mais d’habitude, elles ont déjà disparu à mon
réveil.
« Alors, bafouille la bouche pleine de mon hôte, qu’est-ce que tu fais
dans la vie ? »
Je recule ma chaise pour éviter le shrapnel de céréales. Faire
connaissance avec ce type est bien la dernière chose dont j’ai envie. Je suis
soudain assaillie par une vision d’horreur, comme ces flashs prémonitoires
où l’on assiste à sa propre mort. J’imagine ce type m’attendre à la sortie
du boulot, un bouquet de roses à la main. Je n’ai pas envie qu’il puisse me
retrouver. Il sait déjà où j’habite et c’est beaucoup trop. Alors sans
scrupule, je lui donne une fausse information. Et tant qu’à faire, un peu
tue-l’amour.
« Je suis éboueuse… »
Perplexe face à mon mensonge éhonté, il plisse les yeux, avant de
scruter la décoration de mon appartement comme un contrôleur des
impôts.
« Tu vis dans un bel endroit, en plein cœur de Paris qui plus est.
J’ignorais que ça payait si bien, éboueuse… »
Ce tête-à-tête devient plus embarrassant qu’un frottis. Il est temps d’y
mettre un terme.
« Écoute, euh… Rémi.
— Alban. »
Pas de chance, même pas une lettre de bonne.
« Écoute, Alban, il faut vraiment que j’y aille. »
Il se lève enfin, contourne la table, puis se penche pour m’embrasser
sur les cheveux. Il sent le tabac froid et la transpiration. J’écarte in
extremis ma tasse avant que son sexe ne trempe dedans comme une
biscotte.
Alban disparaît dans la chambre et réapparaît moins d’une minute plus
tard, ses fringues mal assorties sur la peau. Décidément, il aura fallu un
tonneau d’alcool pour que je me laisse séduire par sa tenue anxiogène. Du
cyan, de l’indigo, et beaucoup trop de nuances de rose. On dirait un clown
qu’on aurait tabassé avec une barbe à papa.
D’une main dans le dos, je précipite gentiment mon clown jusqu’à la
porte d’entrée. Une fois sur le palier, il se retourne et pose lascivement son
bras sur le linteau.
« Est-ce qu’on se reverra ? me demande-t-il en approchant sa bouche
en cœur pour un dernier baiser.
— Je t’appellerai », conclus-je en lui claquant le battant au nez.
Je ne l’appellerai pas.
2

Du revers de la main, j’écarte la branche d’un mélèze pleureur qui


menaçait d’accrocher mes cheveux bouclés. Je crois que je me suis perdue.
Encore une fois. À force, ça ne me surprend même plus. J’ai le sens de
l’orientation d’une boussole dans un magasin d’aimants.
Cela dit, il y a pire endroit où se perdre. Je pourrais passer des heures à
flâner entre ces herbes folles, m’asseoir sur les bancs de granit et regarder
les statues de nymphes grecques.
Je prends une longue inspiration, remplissant mes poumons d’un nuage
de chlorophylle et de sérénité. Je le laisse planer jusqu’au plus profond de
mes alvéoles. Cet endroit me fascine. Il est comme visité par le passé et le
futur. Un monde où nous aurions subitement disparu, et où la nature aurait
repris ses droits. Chaque fois que je viens, la mousse recouvre davantage
de métal, et la verdure s’immisce un peu plus dans les fissures offertes par
la pierre.
Difficile de croire qu’un tel havre de paix et de silence puisse exister
au sein même de Paris. Dissimulée au beau milieu du treizième
arrondissement, sur le boulevard Arago, la Cité fleurie est bien l’un des
endroits les plus secrets de la capitale. Secret, serein et sauvage.
L’enceinte est composée d’une trentaine de chalets, construits avec les
matériaux de l’Exposition universelle de 1878. Des artistes célèbres ont
établi leur atelier entre ces murs, comme Rodin, Gauguin ou Modigliani.
Encore aujourd’hui, la cité abrite les résidences privées de peintres et de
sculpteurs.
Et si je ne me trompe pas, derrière cette fontaine asséchée, grouillant
de fleurs multicolores, se trouve ma destination. Oui, la voilà, au bout de
cet étroit chemin de cailloux. Une petite bâtisse aux murs blancs et terra
cotta, surmontée d’un toit en tuiles d’argile. L’encadrement de la porte
d’entrée est envahi de lierre, donnant l’illusion d’un porche végétal.
Une clochette retentit au moment où je pousse le battant. Je suis
aussitôt assaillie par l’odeur caractéristique des lieux, panaché de
cannelle, jasmin et cardamome.
« Bonjour, mademoiselle Camellia. »
Cet homme élancé qui m’interpelle sur un ton de dandy, c’est Barnabé,
le propriétaire. Comme à son habitude, il est vêtu comme un tenancier de
saloon, avec sa chemise blanche, son gilet noir sans manches et son nœud
papillon. Il arbore aussi une moustache dont les extrémités cirées
remontent de manière élégante, du moins l’aurait-on dit un siècle plus tôt.
Barnabé a reconverti le rez-de-chaussée de la maison en salon de thé,
si méconnu qu’on le croirait privé. Pour entrer ici, il faut être un habitué
ou connaître un habitué. L’étage, quant à lui, abrite l’atelier de Soo-Yun,
l’épouse de Barnabé, qu’il a rencontrée lors d’un voyage en Corée. Je ne
sais pas trop ce qu’elle fait là-haut. À vrai dire, je ne l’ai même jamais
vue.
Dans son salon, Barnabé ne sert que des thés d’exception, qui ont
traversé les sept mers et parcouru les cinq continents. Le thé est ma
boisson préférée. Bien équilibrée, une bonne tasse peut me faire jouir
mieux que n’importe quel amant.
« Monsieur vous attend à l’endroit habituel », m’indique gentiment le
propriétaire.
Je serpente entre les meubles du salon, opulence de style victorien,
d’acajou cerné de dorures et tapissé de velours pourpre. D’immenses
tableaux complètent le papier peint champêtre qui orne les murs. Je pousse
une nouvelle porte et me retrouve dans l’arrière-cour, où fleurit un
somptueux jardin, soigneusement cultivé pour paraître sauvage. Un jardin
à l’anglaise, comme les adore Alistair. Des tables en fer forgé y sont
disposées, la plupart encore inoccupées. À mesure que j’avance, quelques
brins d’herbe se faufilent sous mon pantalon, et me chatouillent les
chevilles. Mon rendez-vous est assis à l’ombre d’un chêne, qui doit avoir
le même âge que lui. Mais contrairement à moi, il n’a pas pris une ride
depuis notre première rencontre. Cela dit, je ne suis pas sûre que son
visage puisse en accueillir davantage, entre ses sourcils broussailleux et sa
barbe blanche anarchique.
« Tu es en retard d’une demi-heure. Ça n’a pas changé depuis
l’université… »
Jean-Baptiste Columelle, professeur de pharmacognosie, discipline qui
étudie les médicaments d’origine naturelle, qu’elle soit animale, végétale
ou minérale. Il était de loin mon professeur préféré à la fac. Sa maîtrise de
la botanique n’a d’égale que sa compétence en chimie et son tact
d’arracheur de dents.
Je m’installe sur une large chaise en osier, face à lui. Nous avons pris
l’habitude de nous voir régulièrement après mes études, dans cet endroit si
particulier. Pour parler de science, de tout, et surtout de rien.
« Si vous savez que je suis toujours en retard d’une demi-heure,
pourquoi vous ne me donnez pas rendez-vous une demi-heure avant votre
arrivée ?
— Et toi, pourquoi tu ne mettrais pas ton réveil une demi-heure plus
tôt ?
— Désolée… Je me suis levée du mauvais pied. »
Littéralement.
Barnabé fait son apparition dans le jardin pour prendre notre
commande. Nous n’avons même pas ouvert la carte, tant nous la
connaissons par cœur. Aujourd’hui, j’opte pour un thé noir russe, parfumé
à la bergamote et préparé au samovar. J’ai besoin d’un coup de fouet.
Columelle se laisse séduire par un thé blanc du Vietnam, aux notes de
pivoine. Petit joueur…
« Tu es venue m’annoncer que tu laissais tomber ton idée biscornue ?
me demande-t-il.
— Non, bien au contraire. J’ai décidé de sauter le pas. »
Columelle lève les yeux au ciel.
« Professeur, poursuis-je avant qu’il ne me sermonne, votre déception
n’est qu’une illusion. Au même titre que la joie, la colère, la peine… Tout
ça n’est que prestidigitation du cerveau, à grand artifice d’hormones et de
neurotransmetteurs. Ça n’est pas bien différent pour l’attraction, le désir,
l’amour… »
Barnabé réapparaît, un plateau argenté au creux du bras. Il dépose sur
notre table deux tasses, dont les fumets se tournent autour dans un ballet
aussi envoûtant qu’odorant.
« Les philtres d’amour sont des légendes, soupire Columelle. Des
artéfacts de théâtre.
— Professeur, j’étais toujours en retard à vos cours, mais je n’ai pas
oublié votre première leçon.
— Laquelle ? »
Je bombe le torse et lève le menton pour mimer sa stature, tout en
imitant sa voix râpeuse et professorale.
« Plus de deux mille ans avant la découverte de l’aspirine, Hippocrate
utilisait déjà l’écorce de saule pour traiter la fièvre et les douleurs. »
Ma prestation fendille son visage d’un sourire nostalgique.
« Professeur, vous le savez mieux que quiconque. Beaucoup de
médicaments d’aujourd’hui proviennent des légendes d’autrefois. Je veux
utiliser ce que vous m’avez enseigné pour découvrir la part de vérité dans
ce folklore et devenir la pionnière des sciences amoureuses.
— Tu pourrais faire tellement mieux avec ton talent.
— Comme exploiter la crédulité des gens ? »
C’est le sujet qui fâche. Après mes études de pharmacie, Columelle
m’a aidée à dénicher un boulot en or. Sans expérience et sans ce coup de
pouce, je n’aurais jamais pu obtenir ce poste de chargée de recherche chez
Pharmateria Medica, la firme pharmaceutique numéro un au monde. Ma
spécialité, c’était la neuropsychiatrie et les troubles comportementaux :
autisme, automutilation, démence sénile… Pendant des années, j’ai bossé
comme une dingue avec mon équipe pour mettre au point de nouveaux
traitements. La chimie du cerveau n’avait plus de secrets pour moi, à part
peut-être ce qui motivait le mien. Je crois qu’inconsciemment je voulais
comprendre ce mal mystérieux dont j’ai souffert autrefois. Pour faire
simple, quelques problèmes de la gestion de la colère quand j’étais petite.
Je n’en garde que très peu de souvenirs, mais, d’après mes parents, je me
transformais en véritable bête féroce, hurlant, griffant et mordant. Ce
comportement sauvage m’a valu quelques séances chez le pédopsychiatre,
et même une petite cure de psychotropes. Paradoxalement, mon état s’est
amélioré à la puberté, de manière spectaculaire. Je n’ai pas eu la moindre
crise depuis l’adolescence. Et quand j’y repense, j’ai bien du mal à
l’imaginer. Bien sûr, comme tout le monde, il m’arrive de m’énerver, mais
à aucun moment je n’ai l’impression de m’emporter, ou de perdre le
contrôle. Quelle terrible sensation ce devait être…
Bref, pour en revenir au boulot… Un jour, changement de direction.
Les vieux décideurs ont été chassés par de jeunes loups aux dents longues,
fraîchement diplômés d’écoles de commerce, et qui n’ont jamais dessiné
une molécule de leur vie. Tous les projets, même les plus prometteurs, ont
été jetés au bûcher. Pourquoi mettre des millions dans la recherche, sans
aucune garantie de succès, alors qu’on peut les mettre dans un marketing
aussi pernicieux qu’efficace ? On ressort un vieux principe actif des fonds
de tiroir, on dépoussière le packaging, on change un peu les indications. Le
même médoc, mais une boîte rose pour madame, la bleue pour monsieur.
On en vend alors deux fois plus. Du dentifrice pour homme, du
paracétamol pour femme. Tout y passe.
Je veux bien comprendre les enjeux financiers, mais jusqu’à un certain
point. Et ce point de non-retour a été franchi. J’ai quitté la firme. Depuis,
j’ai tourné le dos à l’industrie, ce que n’a jamais vraiment compris
Columelle. Je ne m’attends pas à ce qu’il comprenne. Il a passé sa vie dans
un labo de fac public et subventionné. Il n’a jamais pu renoncer à sa
passion de l’enseignement. Je crois que c’est l’une des raisons pour
lesquelles il a continué de me chaperonner après mes études. Il voyait en
moi sa disciple qui allait réussir dans cet océan de requins, là où lui n’a
pas osé tremper l’orteil.
« Même si tu découvrais ce philtre d’amour légendaire, qu’en ferais-
tu ?
— Ça, c’est un secret ! »
Pour le moment, il n’a pas besoin de connaître les détails de cette
expérience pas très académique. Quand j’aurai mis au point la formule, je
passerai à l’essai clinique sur mon cobaye écossais.
J’effleure le breuvage fumant de mes lèvres, et c’est tout mon corps
qui frissonne. Ce thé est d’une puissance incroyable. L’acidité de la
bergamote, une légère pointe de sucre… Tout est parfaitement équilibré
pour contrebalancer l’amertume des tanins. Une véritable œuvre d’art,
comme on en servait à la cour des tsars.
« Comment comptes-tu procéder ? m’interroge le professeur, en
grattant son crâne chauve et sec comme une figue.
— J’ai déjà la base de ma formule. Des nutriments qui vont agir sur la
sécrétion de dopamine, sérotonine, ocytocine… Je dois encore affiner les
concentrations. Mais surtout, je vais ajouter à cette base plusieurs
ingrédients d’exception.
— Comme ceux qu’utilisait ta comtesse ?
— Marquise. Elle était marquise. Je pense avoir décodé les premiers
vers de sa fable. Les grands fabulistes, comme Ésope ou Jean de La
Fontaine, utilisaient souvent des métaphores animales pour dénoncer leurs
contemporains. Je suis persuadée que madame de Vertmillon a utilisé le
procédé inverse, en donnant des traits humains aux ingrédients de son
philtre ! Ingénieux, n’est-ce pas ? Et voici le premier d’entre eux. »
Je lui tends mon téléphone, sur lequel s’affiche une photo. Avec une
dextérité déconcertante, il fait pivoter l’écran, zoome et dézoome à sa
guise. Malgré son âge, mon mentor a toujours été bien plus doué que moi
avec l’électronique. Sa grande passion en dehors du boulot est de bricoler
des gadgets farfelus dont personne n’aurait l’utilité. Le dernier en date ?
Une batterie de secours pour portable, avec un citron, deux électrodes et
des pinces crocodiles.
« Oh ! s’exclame-t-il enfin. Mais c’est…
— Cordyceps sinensis, le champignon-chenille ! »
La première fois que j’ai vu ce spécimen, j’ai cru à un ver invasif
extraterrestre, tout droit sorti d’un film d’horreur. La réalité n’est pas
forcément plus alléchante. Le cordyceps est un champignon parasite. Il
infecte les larves de chenilles vivant sous la terre des hauts plateaux de
l’Himalaya, entre trois et cinq mille mètres d’altitude. Lorsque le
printemps arrive, le champignon déverse de nombreuses substances dans
le cerveau de l’insecte, l’obligeant à s’approcher de la surface. Il tue
ensuite son hôte et le dévore de l’intérieur pour grandir. Il émerge alors
hors du corps momifié de la chenille, par un filament rigide qui traverse sa
tête, et pousse jusqu’à sortir de terre. À la fin de l’été, le champignon
libère dans l’air des millions de spores, qui vont à leur tour contaminer
d’autres chenilles, perpétuant ainsi le cycle de reproduction. Fascinant !
Heureusement que je suis habituée à cette histoire, sinon j’aurais bien du
mal à toucher mon thé noir.
La version de la marquise est plus romancée :
L’aîné, montagnard de son état,
Ça, c’est le champignon. Cette espèce particulière n’est retrouvée
qu’en altitude.
D’une jeune et naïve mineuse s’acoquina.
En plus de qualifier une femme travaillant à la mine, le terme mineuse
désigne une catégorie de larves et de chenilles, qui creusent des galeries
dans divers végétaux.

Il la gouverna sans remords.


L’amoureuse, elle, ne tarissait pas d’efforts.

Le champignon manipule la larve à sa guise et s’en nourrit de


l’intérieur.

Se tua tant et si bien à la tâche qu’au bout,


Elle se passa la corde au cou.

Après lui avoir fait rejoindre la surface, le champignon tue la larve,


puis serpente hors de sa tête comme le nœud coulant d’un pendu.
Morbide, certes, mais c’est le premier ingrédient, j’en suis
convaincue !
« Nous sommes dans le treizième arrondissement, souligne Columelle.
Tu pourrais en trouver à moins de cinq cents mètres d’ici, dans le quartier
chinois.
— Oui, en poudre, de mauvaise qualité si j’ai de la chance. Dans le
meilleur des cas, coupée avec des pleurotes broyés ou même de la farine.
— Et à Hong Kong ? Il paraît qu’on y trouve tout ce que la médecine
chinoise peut offrir.
— Oui, l’Asie est la plaque tournante du commerce de cordyceps, mais
aucun moyen de s’assurer de la provenance. Depuis plusieurs années, ce
champignon est si recherché qu’on vend même les spécimens à peine
matures. Et à cause des prix pratiqués, on trouve aussi beaucoup de
contrefaçons. Mais moi, je veux le meilleur ingrédient possible ! Et pour
ça, il faut le chercher à la source. Je veux cueillir ce champignon,
professeur, de mes propres mains ! J’ai justement trouvé l’endroit parfait.
— Vraiment ? Où ça ?
— Sunakô Dina. Un petit plateau méconnu, au nord-ouest du Népal,
près de la frontière tibétaine. C’est l’un des rares endroits encore épargnés
par la surexploitation.
— Comment as-tu déniché un endroit pareil ?
— Je peux vous le dire, mais ça ne va pas vous plaire… »
Columelle secoue la tête de dépit.
« Je vois. C’est cet… illuminé. »
J’acquiesce timidement. L’illuminé en question s’appelle Suresh
Govindarajan. Éminent professeur de médecine ayurvédique et spécialiste
en pharmacopée indienne. Il a enseigné partout dans le monde, dont
quelques années en France. Columelle et lui ont déjà participé à de
nombreuses conférences ensemble, et le moins que l’on puisse dire, c’est
qu’ils ne se portent pas mutuellement dans leur cœur. Se qualifiant
respectivement d’affabulateur romantique et de sceptique arrogant.
De mon côté, bien que Columelle ait fait de moi une cartésienne aussi
endurcie que lui, j’ai toujours été fascinée par les interventions de
Govindarajan, la spiritualité qui en émane, et la façon dont il allie
modernité et tradition, pour traiter aussi bien les maux physiques que
psychiques. Sa discipline se base notamment sur l’utilisation de plantes,
de techniques de massage et d’amélioration de l’hygiène de vie, pour
retrouver l’harmonie entre le corps et l’esprit.
Toutefois, obnubilés par leur guerre d’ego, ces deux-là ne comprennent
pas qu’ils n’ont ni raison ni tort. Chacun détient une part de vrai, et ce
n’est qu’en s’ouvrant à l’autre qu’on peut assembler la vérité. C’est
exactement ce que j’entends faire avec ma quête du philtre d’amour
ultime. Rassembler les connaissances des quatre coins du monde, les
mélanger aux miennes, en tirer le meilleur, pour parvenir à la formule
parfaite.
En tout cas, c’est amusant de les voir se disputer mes faveurs de
disciple. Malgré son côté paternaliste et deux fois mon âge, je sens bien
que Columelle ne serait pas contre donner un tournant moins…
professionnel à notre relation. Comment je le sais ? Eh bien ! quand nous
sommes ensemble, j’ai remarqué qu’il a toujours une partie du corps qui
grossit de trois fois sa taille. Vous l’avez compris, je parle bien sûr de ses
pupilles. Chez l’homme comme chez la femme, la dilatation des pupilles
est un signe inconscient d’attirance physique, voire d’excitation.
Malheureusement pour lui, les hommes matures ne sont pas ma tasse de
thé.
« Quoi qu’il en soit, poursuit Columelle, fais bien attention. Cette
région est dangereuse, pas vraiment réputée pour sa stabilité politique. Et
figure-toi que j’ai justement le cadeau adapté à la situation. »
Il s’empare de sa sacoche et y fouille quelques instants. J’espère que
ce n’est pas le citron. Il en sort finalement un stylo, qu’il me tend. Il n’y a
pas de marque dessus. C’est un stylo tout ce qu’il y a de plus banal. Corps
noir et doré. On sort la mine en tournant la pointe métallique. Un
capuchon à agrafe termine l’autre extrémité.
« C’est pour vous envoyer une carte postale ?
— Enlève le capuchon. »
Je m’exécute. L’objet cache un spray pulvérisateur. Instinctivement,
j’approche mon nez de l’embout.
« Je te déconseille de te parfumer avec, m’avertit le professeur.
— Qu’y a-t-il à l’intérieur ? »
Columelle ne peut retenir un sourire satisfait.
« Un mélange de ma composition. Extrait huileux ultra-concentré de
Carolina Reaper et de Trinidad Moruga Scorpion. Deux des piments les
plus forts au monde. Ce petit bijou atteint huit millions d’unités Scoville,
de quoi dissuader le carnivore le plus enragé ! »
L’échelle de Scoville mesure la force des piments. Pour vous donner
une idée, le piment de Cayenne atteint péniblement les cinquante mille
unités et les bombes d’autodéfense ne dépassent pas cinq millions
d’unités. Ce stylo est une véritable arme naturelle ! Il croit que je vais
affronter le Yéti ? Cela dit, ce bidule reste plus utile qu’un citron comme
batterie de secours…
« Je ne suis pas certaine qu’il y ait des carnivores dans l’Himalaya,
mais merci.
— Avec sa forme, tu peux le glisser sans problème dans ta valise. Il
passera inaperçu. »
3

Habituellement, être à Paris au mois d’avril, c’est comme être un


tampon hygiénique. On est dans un merveilleux endroit, mais à la
mauvaise période. Pourtant cette année, le début du mois est
exceptionnellement doux. La plupart des gens n’ont pas encore eu le temps
de troquer les bottes contre les espadrilles. Quant à moi, je suis bien
contente d’avoir oublié mon manteau à la maison. Après tout, ça me donne
l’occasion d’afficher ce tout nouveau polo couleur parme, que j’ai déniché
dans une petite boutique du Marais. J’ai peut-être été un peu optimiste sur
la taille. La taille justement, j’ai la chance de l’avoir plutôt fine, mais mon
bonnet C étire le tissu et découvre légèrement mon ventre, que vient
chatouiller une brise légère. Il attire aussi les regards lourds de quelques
passants, qui me reluquent comme s’ils n’avaient jamais vu de femmes.
Vous savez quoi ? Je m’en fous. À vrai dire, je les plains, même. Moi aussi
je l’aime, ma poitrine, mais il y a tellement d’autres choses à regarder
dans Paris, sous un beau soleil.
D’ailleurs, quoi de mieux qu’une météo printanière pour promener
mes spartiates dans le Quartier latin ? Ses ruelles transpirent l’histoire !
Deux mille ans plus tôt, dans ce même quartier, on venait se laver dans les
thermes et voir les gladiateurs des arènes de Lutèce. Des siècles plus tard,
une myriade d’écoles médiévales ont fleuri sur ces pavés. Botanistes,
naturalistes, anatomistes… Les plus brillants esprits de l’époque ont
enseigné, recherché, et fait de formidables découvertes entre ces murs.
Dans six cents ans, est-ce qu’on regardera les sciences actuelles comme
des disciplines archaïques ? Quelle place auront mes travaux dans cet
avenir ? Rejoindront-ils tous ces pionniers qui ont donné leur nom à des
rues et des stations de métro, ou bien disparaîtront-ils dans les oubliettes
de l’histoire des sciences, avec l’alchimie ou la phrénologie ? J’aimerais
tant savoir… Après le philtre d’amour, peut-être que je chercherai l’élixir
de jouvence !
Je secoue la tête pour me ressaisir. Une quête à la fois ! Ce quartier a
toujours exercé sur moi un pouvoir de fascination, qui me fait divaguer. Je
pourrais philosopher des heures, à serpenter entre les vestiges gallo-
romains et les statues aux symboles occultes. Mais je ne suis pas venue ici
en touriste. Contrairement au cordyceps, l’argent ne pousse pas dans le
sol, et on ne gagne malheureusement pas sa vie à parcourir le monde
comme une aventurière de bande dessinée.
Peu de temps après ma démission, j’ai récupéré l’officine de mes
parents partis à la retraite. Eux-mêmes la tenaient de leurs parents, qui
eux-mêmes, etc. Je descends d’une longue, très longue lignée de
pharmaciens, jusqu’à l’époque où on les appelait encore apothicaires. À
travers les générations, mes ancêtres ont œuvré pour maintenir le caractère
authentique de notre établissement. Vous n’y trouverez pas de paniers, de
caisse automatique. En revanche, vous y trouverez une ambiance digne
d’un cabinet de curiosités. Les armoires en bois massif sont surmontées
d’objets antiques : coffret en noyer, mortier en bronze, drageoir de cristal,
albarelles en porcelaine… Tous gravés d’inscriptions de traitements
ancestraux. Cérat de Galien, noix vomique ou encore poudre d’absinthe.
Mes parents géraient la boutique tous les deux. Comme vous vous en
doutez, je n’allais pas accomplir seule une tâche qu’ils se sont partagée
pendant plus de quarante ans. En commençant mes études, j’avais déjà la
ferme intention de rompre ce cercle de traditions, pour assouvir d’autres
ambitions personnelles. Vous connaissez la suite. Il semblerait donc que
l’on n’échappe pas au destin des Daléchamps, pour le plus grand bonheur
de mes aïeux.
Il paraît que chaque Daléchamps qui reprend les rênes apporte un peu
sa patte, sans toucher à l’essentiel, et qu’en regardant attentivement, on
peut repérer la griffe de chacun de mes ancêtres. Les seules touches de
modernité que j’ai osé apporter sont les lecteurs de carte bleue et la
gestion de stocks informatisée. Pour la survie de notre commerce et
surtout celle de ma santé mentale, c’était indispensable.
Mais contrairement à ce qu’en pensent mes parents, je ne suis pas du
tout faite pour gérer un business. Je n’ai pas l’âme d’un leader. Je crois
que même le père Noël a un meilleur sens des affaires que moi. Il m’a
donc fallu recruter.
« Bonjour, patronne ! », me lancent deux voix à l’unisson tandis que je
franchis le seuil.
Mes deux premières recrues. Jade et Julie. Préparatrices en pharmacie.
Des jumelles d’à peine vingt ans, inséparables. Si inséparables qu’elles ont
postulé à une seule et même candidature. Il n’y a qu’une bonne poire
comme moi pour accepter. Quand je vous dis que je n’ai pas le sens des
affaires…
Je leur ai demandé mille fois de ne pas m’appeler patronne, mais ces
deux-là n’en font qu’à leur tête. En parlant de tête, elles partagent les
mêmes traits fins, une peau diaphane, et des cheveux noirs comme le jais,
attachés en queue de cheval. La seule différence est que Julie possède une
frange, parfaitement rectiligne, qui tombe au-dessus de ses yeux gris et
bleu lupins. Autre différence, invisible mais notable, Jade voit le verre à
moitié plein, là où Julie le voit complètement vide. Il est facile de
distinguer les deux rien qu’à l’intonation de leur voix. Elles ont aussi des
doigts magiques. Donnez-leur une formule et elles vous fabriqueront une
crème parfaitement lisse, mieux qu’avec la plus calibrée des machines.
Les premiers mois, il m’a été très difficile de m’adapter à notre
clientèle d’habitués, dont le plus jeune devait bien avoir soixante-dix ans.
D’autant plus que ces personnes viennent pour nos deux plus-values.
D’abord, notre expertise multiple, aussi bien dans les traitements
classiques que dans l’aromathérapie, phytothérapie, oligothérapie ou
encore homéopathie. Ensuite, pour le sens de l’accueil. Chaque patient qui
vient s’attend à ce que vous le reconnaissiez, et que vous vous souveniez
de votre dernière conversation. Mes parents les ont habitués ainsi pendant
des décennies. Le passage de flambeau a été difficile. J’ai toujours été plus
à l’aise avec des fioles et des béchers qu’avec des malades. Mais ces
derniers ont appris à faire confiance à notre nouvelle équipe, à mesure que
nous faisions connaissance avec eux.
Coup d’œil à l’horloge murale. Midi approche, l’officine va bientôt se
remplir. Je me faufile dans l’arrière-boutique et j’ouvre les tiroirs un par
un, raflant du butin comme un braqueur de banque. Étudier toutes ces
maladies à la fac m’a rendue hypocondriaque. La plupart des gens ont une
trousse de toilette. Moi, j’ai un sac à dos de toilette. Alors tout y passe, des
antiépileptiques jusqu’à la crème contre les hémorroïdes. Bien que je n’aie
jamais eu besoin de tout ça, on ne sait jamais…
« Vous partez en voyage humanitaire ? », lance une voix derrière moi.
Je reconnais l’accent caractéristique de ma troisième recrue,
Dieumerci. Mon pharmacien-assistant. Non, Dieumerci, c’est bien son
prénom. Il est issu d’une famille congolaise extrêmement pieuse.
Rapidement conscients de son talent, ses parents l’ont envoyé suivre des
études au Sénégal, dans une prestigieuse université de Dakar, avant qu’il
n’obtienne une bourse pour achever son cursus en France. Même s’il est
resté ici, il demeure très attaché à ses origines. Il rend visite à sa famille
presque chaque année et s’investit beaucoup pour les œuvres caritatives
dans son pays. Ça fait des mois qu’il me relance pour je m’investisse
également, quelle que soit la cause. J’y songerai, plus tard…
« Vous avez de quoi soigner tout un village ! »
Il a toujours ce tic de langage de déformer certains sons, notamment le
son « je » qui se transforme en une sorte de zozotement hybride. Je ne sais
pas pourquoi, mais ça me met de bonne humeur à chaque fois.
Je me tourne vers lui. Perché sur un fragile escabeau, il est en train de
dévisser une ampoule pour la remplacer. J’en ai le vertige rien qu’à le
regarder. En plus d’être un puits de science, ce gars-là est un touche-à-tout,
roulant sa bille aussi bien en électronique qu’en bricolage. Il a monté notre
site internet de toutes pièces et a considérablement élargi notre notoriété
sur les réseaux sociaux, notamment auprès des jeunes mamans. Nos
habitués sont en effet plus proches de la fin que du début et Dieumerci a
compris que si nous n’allions pas chercher une clientèle plus jeune, nous
finirions par dépérir. Ce n’était qu’une question d’années.
Après mon expérience traumatisante dans l’industrie, cet homme m’a
réconciliée avec le marketing. Sans prendre les gens pour des cons, sans
leur mentir, il arrive à mettre en avant les bons produits au bon moment. Il
prend soin des malades aussi bien que du chiffre d’affaires. Je ne lui ai
jamais avoué, mais sans lui, j’aurais probablement déjà mis la clé sous la
porte.
« Je ne partirai pas longtemps. »
J’entends Jade et Julie ricaner dans mon dos. Ces deux chipies sont
persuadées que j’ai trouvé un Jules avec qui je roucoule aux quatre coins
de l’Europe romantique.
Dieumerci saute agilement de son perchoir et atterrit sans un bruit.
Parfois, je lui envie son énergie inépuisable. Si vous nous mettez côte à
côte, vous lui donnerez probablement dix ans de moins. Et pourtant, nous
avons le même âge. Il a gardé ce visage imberbe de poupon, avec quelques
minuscules traces d’acné juvénile si l’on fait bien attention. Nous faisons
à peu près la même taille également, si l’on considère que le haut de ma
crinière rousse atteint le sommet de son crâne rasé.
« Quand partez-vous ? »
Je le tutoie et, malgré ma permission, il se refuse catégoriquement de
faire de même.
« Mon vol est prévu après-demain.
— Profitez bien ! s’exclame Jade. Ne vous inquiétez pas, on prendra
soin de la pharmacie !
— J’espère que votre avion ne s’écrasera pas », murmure Julie.
Sur ces paroles rassurantes, je termine de remplir mon sac et quitte les
lieux. Il y a deux types de patrons. Ceux qui montrent l’exemple, arrivent
avant l’aube et ne comptent pas les heures. Et ceux qui ne sont jamais là,
que ce soit pour jouer au golf, profiter de leur yacht, ou simplement
vaquer à leurs occupations personnelles. Je fais partie de la deuxième
catégorie, bien que je ne joue pas au golf. Je n’ai pas de yacht non plus.
Mes employés ne savent rien de la quête que je poursuis. Comme
Columelle, je pense qu’ils ne comprendraient pas. Lorsque j’en aurai
terminé, je tâcherai d’être là plus souvent pour eux.
De retour à l’air libre, je jette un dernier coup d’œil à la devanture et à
mes petits protégés derrière la vitrine. Ils me manquent déjà.
Traité des sciences amoureuses

par Camellia Daléchamps

Chapitre 1
Une question d’alchimie ?
Non, de chimie !

Pour l’âme littéraire, des poètes de l’Antiquité jusqu’aux poètes de métro, le cœur est
symbole d’amour. Mais pour l’esprit scientifique, l’organe des sentiments amoureux est
indubitablement le cerveau. C’est lui qui dicte la musique, bat la mesure de nos
émotions et nous fait perdre la tête.

Illustrons par un exemple.

Un premier rendez-vous au restaurant pour Paul et Farah. Elle adore son sourire. Son
regard le fait craquer. Ce charme inexplicable, ce je-ne-sais-quoi qui rend l’autre
attirant, pourrait provenir des phéromones, des hormones qui agissent comme
messagers entre individus d’une même espèce. Bien que leur mécanisme n’ait pas
encore été rigoureusement prouvé, plusieurs molécules sont soupçonnées d’agir
comme phéromones humaines. Androsténone pour les femmes. Androsténol chez les
hommes. Elles seraient produites par des glandes localisées sous les aisselles, et captées
par l’organe voméronasal, situé dans le nez. Toutefois, par rapport à d’autres espèces,
cet organe chez l’humain a été grandement altéré par l’évolution et n’est quasiment
plus fonctionnel. Pourtant, il y a bien une magie qui s’opère entre Paul et Farah. Cette
fois, c’est le cerveau qui est à la baguette. Il libère une grande quantité de
phényléthylamine (appelons-la PEA). Cette molécule, proche des amphétamines, est
produite en masse au cours des premiers émois amoureux. Elle stimule le corps,
l’esprit, et procure un sentiment d’euphorie. C’est le coup de foudre !
Paul et Farah sont maintenant en couple depuis plusieurs jours et ne se lâchent plus.
Elle pense tout le temps à lui. Il se demande sans cesse ce qu’elle fait. La PEA, toujours
à l’œuvre, stimule la libération de dopamine dans le noyau accumbens, un ensemble de
neurones impliqués dans le circuit du plaisir, de la récompense et de la dépendance.
Nos tourtereaux sont littéralement accros l’un à l’autre. Comme un junkie et sa dose, ils
ressentent le besoin constant de se voir, pour déclencher une réaction de plaisir. Ce
n’est pas tout, la dopamine stimule également la production de testostérone, promotrice
du désir sexuel. Parallèlement, un autre processus opère, insidieux. À la manière de
vases communicants, en même temps que le cerveau se remplit de dopamine, la
concentration en sérotonine diminue. Ce neurotransmetteur est impliqué dans un grand
nombre de processus biologiques. Il nous permet, entre autres, de garder un esprit
critique sur notre environnement. Ainsi, c’est la perte de sérotonine qui va rendre
charmants les petits défauts de l’autre. Qu’importent les ronflements de Farah ou les
enfantillages de Paul. L’amour rend aveugle, c’est prouvé !

Trois ans se sont écoulés. Trois ans que Paul et Farah filent le parfait amour. Enfin, plus
si parfait que ça. La magie s’est un peu essoufflée, la flamme s’est éteinte. Les câlins se
font plus rares, les disputes plus fréquentes. Les petits défauts engendrent de grandes
contrariétés. Comme un phénomène d’accoutumance à la drogue, le corps s’est habitué
aux effets de la PEA. Il n’en sécrète plus autant. Les taux de dopamine et de sérotonine
sont revenus à des valeurs normales. Cette phase descendante est à l’origine de
l’adage, voulant que l’amour dure trois ans. Le train de vie du couple parvient alors à
un aiguillage. Il arrive qu’un des deux partenaires ne supporte pas cette phase de
sevrage. Dès lors, il peut se sentir attiré par d’autres personnes, à la recherche d’un
nouveau shoot de PEA, pour retrouver ce sentiment d’exaltation des premiers jours. À
ce stade, la rupture est difficilement évitable.

Heureusement, pour Paul et Farah, le cap est franchi. Une nouvelle phase va pouvoir
débuter. La passion ardente, alimentée par la PEA et la dopamine, cède sa place à une
tendresse durable. Une autre hormone prend le relais : l’ocytocine. Synthétisée par le
cerveau, elle intervient principalement lors de l’accouchement, l’allaitement, et
l’élaboration du lien mère-enfant. Plus récemment, des études ont montré que
l’ocytocine jouait un rôle majeur dans d’autres comportements, tels que l’empathie, la
sociabilité, l’altruisme. Au sein du couple, elle développe le sentiment d’attachement,
de fidélité et de confiance envers l’être aimé. Sa sécrétion peut être stimulée par de
petites attentions, ce qui lui a valu son surnom d’hormone du câlin. Pour Paul et Farah,
cette dernière phase peut durer des décennies. L’amour, jusqu’à ce que la mort les
sépare.

Cet exemple démontre qu’en matière de cœur c’est le cerveau qui commande.
Cependant, il prouve également que les maux d’amour, sous la plume du poète
tourmenté, formaient déjà une vérité que le savant n’imaginait pas encore. En fin de
compte, l’âme littéraire et l’esprit scientifique pourraient bien s’entendre. Voire plus si
affinités…
4

Ma vessie va exploser et j’ai une fourmilière dans les jambes. Douze


heures. C’est la première fois que je prends un vol aussi long. Sans oublier
qu’aucune liaison directe n’existe entre l’Europe occidentale et le Népal, il
m’a fallu faire une brève escale à Istanbul.
Tribhuvan, le seul aéroport international du pays, est situé dans une
cuvette au sud de l’Himalaya, rendant les conditions d’atterrissage très
difficiles. Les accidents ne sont d’ailleurs pas rares. Si je ne m’étais pas
bourrée d’anxiolytiques pour dormir tout au long du vol, le stress m’aurait
déjà liquéfiée. L’avion est le moyen de transport que je déteste le plus,
avec l’hélicoptère, la montgolfière, le dirigeable… Bref, tout ce qui
décolle à plus d’un mètre du sol !
Au sortir de l’appareil, je me laisse porter par le flot de passagers. Il y
a peu de touristes et peu de locaux. À vrai dire, la plupart des gens
semblent en transit. Après avoir récupéré mes bagages, achevé les
formalités administratives et uriné l’équivalent d’un tonneau, j’atteins
enfin la sortie de l’aéroport. J’espère que ce type sera au rendez-vous…
À peine le nez dehors, je suis assaillie par un essaim de chauffeurs de
taxi un peu trop insistants. Tandis que je peine à les repousser, je remarque
un jeune homme tenant un morceau de carton, sur lequel est inscrit mon
nom. J’agite le bras bien haut pour attirer son attention et il se précipite à
mon secours. À mesure qu’il avance, je réalise à quel point il est grand. Un
mètre quatre-vingt-dix, je dirais, soit vingt centimètres de plus que moi.
Des jambes interminables et des pieds de dinosaure. Je me demande si le
reste est proportionnel…
« Bonjour », commence-t-il en tendant la main.
Sa poigne est ferme. Ce ne sont pas les mains d’un mec qui a travaillé
dans un bureau. À voir sa carrure, je devine que ce gars a dû trimer un
paquet d’années. Il est facile de distinguer les adeptes de la gonflette des
gars naturellement musclés. Les premiers ont toujours tendance à
privilégier le haut du corps, les bras, les pectoraux, et à négliger le reste,
notamment le dos et les jambes. On les reconnaît grâce à leur silhouette
hétérogène, disgracieuse. L’homme en face de moi, lui, a une silhouette
parfaitement dessinée, de la tête aux pieds. Des épaules larges et carrées, à
l’image de son menton imberbe. Il a le teint hâlé – assorti à sa chemise –
et des cheveux noirs très fins, coupés en undercut : courts sur les côtés,
naturellement hérissés sur le dessus. Et des pommettes si marquées que je
meurs d’envie de les pincer.
« Je suis Bishal Kolachhapati, se présente le jeune homme en anglais.
Bienvenue à Katmandou. »
Sa voix suave et enthousiaste me met aussitôt en confiance.
« Merci, monsieur Ko… Si ça ne vous ennuie pas, je peux vous appeler
par votre prénom ? »
Son visage s’illumine d’un sourire amusé, qui distend un peu plus ses
joues rebondies.
« Oui, j’ai l’habitude. »
Sa syntaxe est parfaite, mais je décèle une pointe d’accent. Ce n’est
pas l’accent népalais, comme j’ai pu l’entendre du personnel de bord.
C’est différent. Plus mâché, plus difficile à comprendre. Ça sonne comme
un mineur de charbon de Liverpool. Je parie qu’il a fait des études dans le
nord de l’Angleterre. Peut-être dans le Yorkshire. Peut-être même en
Écosse, le pays d’Alistair.
Qui est cet homme, vous vous demandez ? Eh bien, disons que ma soif
d’aventure a des limites. Je ne me voyais pas partir seule vers l’un des
endroits les plus reculés au monde, sans parler la langue et sans moyen de
transport. C’est le professeur Govindarajan qui m’a déniché ce guide. Le
meilleur qu’on puisse trouver, selon ses propres termes.
« Par ici, je vous prie. »
Bishal me déleste gentiment de mon immense sac de voyage et, sans le
moindre signe d’effort sur son visage, le soulève d’une seule main. De
l’autre, il m’invite à le suivre. J’ai du mal à tenir la cadence de ses grandes
jambes à travers le terminal. Cela me donne au moins le loisir d’observer
son dos musclé se contracter à chacun de ses pas.
Il m’emmène vers une autre sortie, où un minibus privé nous attend
avec son chauffeur. Je profite de mes mains libres pour ouvrir la fermeture
éclair de ma doudoune. Je m’attendais à une température bien plus basse.
Il doit faire une bonne quinzaine de degrés.
Le guide et le chauffeur chargent mes bagages – j’en ai pris beaucoup
trop – tandis que je m’enfonce sur la banquette arrière. Le véhicule
démarre dans un toussotement de moteur et commence à cahoter sur une
route bosselée.
« Comme prévu, m’explique Bishal sur le siège avant, demain nous
ferons un peu de tourisme. Et après-demain, nous rejoindrons le plateau. »
Nos regards se croisent dans le rétroviseur et j’acquiesce d’un signe de
tête. Quand nous communiquions par mail avant mon départ, Bishal
m’avait demandé si je souhaitais visiter Katmandou avant de partir à
l’aventure. J’avais évidemment accepté. Après tout, quitte à faire sept
mille kilomètres, autant joindre l’utile à l’agréable. Plus agréable que je
ne le pensais, avec ses beaux yeux noirs en amande dont je ne parviens pas
à m’échapper. Je suis jalouse de son visage parfaitement glabre, à la peau
lisse et impeccable. À l’exception d’un grain de beauté au coin de la lèvre
supérieure, qui me fait penser à ces « mouches » qu’utilisaient les femmes
de l’Ancien Régime. En tout cas, on est loin de mes joues criblées de
taches de rousseur.
La nuit est déjà tombée sur la ville. Je cale ma tête entre mon épaisse
capuche et le bord du siège. Les coups de klaxon frénétiques et les
soubresauts du vieux véhicule bercent mon trajet. À travers la vitre,
j’essaie de deviner des bribes de paysage. Mais tout n’est que farandole de
boules lumineuses. L’esprit crédule y chercherait quelque mysticisme.
Ovnis, fantômes… Ce ne sont que les réverbères et les phares qui se
reflètent de façon insolite. J’ignore pourquoi, lorsque l’esprit humain est
confronté à un phénomène a priori mystérieux, il va d’abord envisager le
moins probable. Si quelque chose existe, alors on peut l’expliquer, de
manière rationnelle.
Mince, je crois que le décalage horaire me fait divaguer…
Une demi-heure plus tard, le minibus se gare devant l’hôtel que j’ai
réservé. Bishal dépose mes bagages dans la chambre et retourne
s’immobiliser sur le seuil comme un groom.
Il m’adresse un sourire si étincelant que mes lèvres s’étirent
spontanément en un sourire encore plus large.
« Je vous souhaite une bonne nuit », conclut-il avant de rejoindre sa
propre chambre.
Aussitôt la porte fermée, je pousse un râle primitif et m’écroule sur le
lit. La chambre est rudimentaire, mais tout ce que je désire après une
journée de voyage, c’est une douche bien chaude et un matelas. Je viens de
dormir douze heures et pourtant je suis encore crevée.
5

Bishal et moi nous sommes rejoints de bon matin au pied de l’hôtel,


pour commencer cette visite. J’ai retenu la leçon de la veille en
abandonnant la doudoune, contre un petit pull blanc en laine, un jean épais
et des bottes fourrées. Et c’est presque trop. Bishal, quant à lui, arbore une
chemise carmin à manches courtes, qui galbe parfaitement son torse
bombé, ainsi qu’un pantalon de lin beige. Ce gars est aussi bien taillé
qu’une statue grecque.
« Bonjour, Camellia ! »
Je réalise que j’ai les yeux rivés sur son corps depuis plusieurs
secondes.
« Euh… Bonjour, Bishal ! »
Quand je lui ai demandé pourquoi les températures sont
particulièrement douces, il m’a expliqué que Katmandou culmine à
seulement mille quatre cents mètres d’altitude. C’est la raison pour
laquelle le climat ici reste tempéré. Pourtant, à vol d’oiseau, le mont
Everest ne se trouve qu’à cent soixante kilomètres d’ici. Ça vous donne
une idée du dénivelé de folie qui m’attend demain. Katmandou n’est donc
pas une ville très haute, par son altitude, et aussi par la taille de ses
bâtiments. Pas de gratte-ciel, pas de buildings démesurés. Les immeubles
dépassent rarement la dizaine d’étages. Grâce à ça, je peux profiter d’un
panorama à couper le souffle sur la chaîne de l’Himalaya. Moi, dont les
exploits d’alpiniste se limitent à la butte Montmartre, je me trouve
minuscule sous le toit du monde. Il pointe si haut que son sommet dépasse
les nuages. Et tellement silencieux. J’ai du mal à réaliser qu’il y a encore
vingt-quatre heures je pestais dans les bouchons du périphérique parisien,
à invectiver un connard qui a oublié l’existence du clignotant.
Je prends une longue et lente inspiration, qui décrasse en profondeur
mes poumons. Voilà donc l’odeur de l’air pur. Rien à voir avec l’arrière-
cour de Barnabé, ou les jardins anglais qu’apprécie tant Alistair. Là, je
vous parle de vraie nature sauvage, indomptable et immaculée. Comme si
l’on avait posé une carte postale géante devant la ville.
Je m’enivre de ce paysage éternel et songe, un peu rêveuse, que la
marquise de Vertmillon l’a contemplé également. Je me demande si elle a
ressenti le même frisson que moi. Et si elle avait à ses côtés un aussi beau
sherpa que le mien. En parlant de beauté, Bishal, lui, semble totalement
insensible à ce décor sidérant. Il est plus occupé à frotter une tache de
terre sur son pantalon. Quelle tristesse de devoir s’habituer au
merveilleux ! Dans ce domaine, je ne suis pas un meilleur exemple. Trop
souvent à Paris, je fonce tête basse entre les vagues de touristes éblouis
par les monuments de la Ville lumière. Quand je rentrerai, je me promets
de passer encore plus de temps à les admirer.
Bishal et moi marchons côte à côte dans les rues de Katmandou. Au-
dessus de nos têtes s’étendent des dizaines de fines cordes élastiques, sur
lesquelles flottent des drapeaux multicolores, battus par le vent. En parlant
de drapeaux, celui du Népal, qu’on voit sur quelques bâtiments
administratifs, est le seul drapeau national au monde à ne pas être
rectangulaire. Il est constitué de deux triangles rectangles l’un au-dessus
de l’autre, rouges à bordure bleue. Le triangle du haut contient un symbole
de lune, et celui du bas un symbole de soleil.
Notre périple commence par le quartier de Thamel, situé à quelques
encablures de notre hôtel. Bishal m’explique qu’il s’agit du centre
névralgique de la ville. On y vend de tout. Des vêtements, des légumes,
des bougies, du poisson séché et beaucoup de matériel de trekking. Il y a
même des charmeurs de cobra, que je prends soin de contourner
largement. Je ne dirai pas que j’ai autant la trouille des serpents que des
hauteurs, mais tout comme avec mes ex, moins je croise leur route, mieux
je me porte.
Nous naviguons à travers le flot d’habitants et de touristes, dans un
brouhaha de chants traditionnels, de marchandage bruyant et de klaxons.
Pas évident de circuler à travers cette foule compacte, tout en évitant les
scooters, tricycles motorisés, et même quelques vaches. Mais dans cette
atmosphère populaire, ce qui me frappe le plus est la couleur.
Omniprésente. Partout où mes yeux se posent, c’est une véritable orgie
d’arcs-en-ciel. Épices et étoffes et éléments de décor. Du jaune, du cyan,
du magenta, de l’émeraude, du fuchsia… Cinquante nuances de toutes les
couleurs que vous pouvez imaginer ! Elles forment un contraste saisissant
avec la blancheur immaculée des montagnes au loin.
Je ne sais plus où donner de la tête, tant mes sens sont sollicités.
Bishal, lui, semble se diriger vers un lieu précis. Il s’arrête devant un petit
stand, bricolé avec des planches de bois et de la tôle.
« Quel est cet endroit ?
— On y sert le meilleur masala chaï de la ville. J’ai entendu dire que
vous aimiez le thé. »
Le professeur Govindarajan a dû lui en parler. Comme tout Indien qui
se respecte, lui-même est un grand connaisseur et consommateur. Je ne l’ai
jamais dit à Columelle. Il ne voudrait rien avoir en commun avec son plus
grand rival.
Le comptoir est tenu par un enfant qui doit avoir une dizaine d’années
tout au plus. J’imagine que ses parents sont dans l’arrière-boutique, mais
je ne suis plus très rassurée, tout d’un coup. Est-ce que cet établissement
respecte les normes d’hygiène ?
« Dites, Bishal, ce gosse ne devrait pas être à l’école ? »
Il hausse les épaules.
« On n’a pas tous la chance de pouvoir y aller. »
C’est vrai que, depuis ce matin, on a croisé beaucoup d’enfants. Des
fillettes surtout. Des petites vendeuses de légumes ambulantes, hautes
comme trois pommes. J’étais si fascinée par la beauté de ce pays que je
n’imaginais pas à quel point les conditions de vie pouvaient y être rudes.
Bishal passe commande en levant simplement deux doigts. Je connais
le masala chaï. Un mélange de thé noir et d’épices, infusé dans le lait. Une
spécialité indienne, largement adoptée dans les pays frontaliers.
Avec une dextérité étonnante pour son âge, le jeune garçon dépose les
feuilles de thé dans une casserole de lait bouillant, avant d’y ajouter une
myriade d’épices. Gingembre, cannelle, badiane, coriandre, muscade,
cumin… et beaucoup d’autres que je ne reconnais pas. Il laisse le mélange
bouillir environ cinq minutes – ce qui me rassure un peu quant au risque
sanitaire – avant de le filtrer dans une théière et nous servir deux tasses.
La boisson a une couleur caramel, comme de la confiture de lait.
Je laisse refroidir le breuvage quelques secondes avant d’y tremper les
lèvres. Quelle force ! Ma langue s’enflamme au contact des épices, avant
que le lait sucré ne vienne l’adoucir. Elle se renflamme, se radoucit, et bis
repetita dans un cercle aussi vertueux que savoureux. J’ai déjà eu
l’occasion d’apprécier le masala chaï chez Barnabé mais, sans lui faire
offense, celui-ci est sur une autre planète ! Ce thé est si riche et stimulant
qu’une seule tasse me ferait tenir la journée entière.
« Ce n’est pas fini », m’avertit joyeusement le guide.
Quelques mètres plus loin, nous nous arrêtons devant un autre stand,
où une vieille dame s’affaire à broyer quelque chose dans son mortier. Sa
peau est plus fripée que mes doigts après un bain.
« Qu’est-ce que c’est ? »
D’un geste du menton, Bishal m’invite à lever le mien. Au-dessus de la
marchande, sur un fil de fer, sont suspendues une dizaine de gousses
jaunâtres desquelles s’échappe un filament brun. Des champignons-
chenilles ! Cette dame prépare de la poudre de cordyceps ! Sous l’effet de
surprise, j’esquisse un pas de recul, manquant de percuter un passant.
C’est… incroyable !
Ma gorge se noue comme si mon rêve venait de se réaliser. Cela dit,
les filaments sont plus petits que ce que j’imaginais. Vu la popularité du
champignon dans la région, ces spécimens n’ont peut-être pas eu le temps
d’atteindre leur taille maximale. Quoi qu’il en soit, je pourrais en acheter
ici et ma première mission serait achevée…
Je secoue la tête. Non, je n’ai pas fait tout ce chemin pour chercher la
facilité. Je veux choisir et cueillir mon champignon moi-même.
La marchande bafouille quelques mots dans sa langue à mon attention.
« Allez-y, traduit Bishal. Goûtez… »
Elle me tend la plus petite cuillère que j’aie jamais vue, avec un peu de
poudre dedans. Étant donné son prix astronomique, c’est déjà généreux de
sa part, mais je ne suis pas très emballée d’avaler un truc qui sèche dans la
rue depuis des jours. Cela dit, c’est probablement la seule occasion que
j’aurai dans ma vie d’y goûter. Alors, allons-y ! Croisant les doigts pour
que mon système immunitaire me pardonne, je porte la cuillère à ma
bouche et laisse fondre les grains sur ma langue. Pour ne rien vous cacher,
c’est un peu… fade. Un goût de pleurotes pas assaisonnés. Mais je ne
désire pas ce champignon pour ces qualités gustatives.
Je glisse un billet de roupies népalaises dans la main de la marchande
pour la remercier. Cette expérience a réveillé plus que jamais ma
motivation.
Le circuit continue sur la place du Darbâr, qui regorge de monuments
historiques. C’est un peu l’équivalent du Quartier latin de Paris, mais à
Katmandou. La comparaison s’arrête là, car c’est un tout autre univers qui
s’étend sous mes yeux. Des temples bouddhistes séculaires, des pagodes,
couvertes d’inscriptions en sanskrit. Au pied de ces monuments, nous
croisons régulièrement des sâdhus assis en tailleur. Bishal m’explique que
ces personnes ont renoncé à tout, société, famille, biens matériels… pour
mener une vie d’ascète. Ils me foutent les jetons, avec leur longue barbe
poussiéreuse et leur corps, quasi nu et squelettique, couvert de peinture. À
coup sûr, j’en ferais des cauchemars !
En fin d’après-midi, l’excursion se poursuit par une visite des stûpas,
monuments en forme de dôme, renfermant une relique de Bouddha ou de
ses disciples. Puis la journée s’achève par un magnifique coucher de soleil
sur le plus grand d’entre eux, le stûpa de Bodnath.
De retour à l’hôtel, Bishal me raccompagne jusqu’à l’entrée de ma
chambre. Je le gratifie d’une chaleureuse accolade, qui semble un peu le
surprendre. Mes bras ont bien du mal à faire le tour de son buste.
« J’ai passé une journée merveilleuse. Merci, Bishal. »
Il me renvoie un large sourire. Ah, que je meurs d’envie d’étirer ses
pommettes comme de la pâte à modeler !
« Reposez-vous bien, répond-il en tournant les talons. Nous avons une
longue route à faire demain. »
Cette nuit-là, comme la précédente, je m’endors sans aucune difficulté,
la tête pleine de couleurs, de saveurs, d’odeurs et de bonheur. Pas de
cauchemar sur les corps nus et décharnés des sâdhus, non, mais des images
fugaces du corps de Bishal, dont le parfum boisé semble encore chatouiller
mes narines.
Lorsque le décalage horaire me tire brièvement de mon sommeil vers
trois heures du matin, je réalise que j’ai la main fourrée sous la dentelle de
ma culotte, où règne un climat d’étuve. Je tortille mes jambes pour la faire
glisser et aérer mes cuisses surchauffées. Ce n’est pas si facile. Les
rebords du tissu, déjà gorgés d’humidité, adhèrent à ma peau moite. Je la
fais descendre jusqu’aux chevilles mais c’est encore insuffisant. Alors
j’attrape la couette et la jette par-dessus bord. Tandis que la chaleur de
mon corps se dissipe à travers la pièce, mon esprit replonge au pays des
rêves, peuplé de torses galbés et d’épaules sculptées.
6
Deux ans plus tôt

Je n’aime pas l’odeur des couloirs d’hôpitaux, panaché d’iode et de


solution hydroalcoolique. Elle me rappelle mon stage de cinquième année,
quand j’étais la servante des externes en médecine, eux-mêmes larbins des
internes, eux-mêmes esclaves des praticiens.
Aujourd’hui, je ne suis ni patiente ni soignante. Loin de ma paillasse
de labo, je longe les chambres, mes pas cadencés par les bips des
tensiomètres, oxymètres et cris de mal-être. Je vais assister à la
consultation d’un enfant souffrant d’autisme, associé à de
l’automutilation. Mon équipe et moi travaillons depuis des mois à une
nouvelle approche, qui éviterait d’assommer les gosses à coups de
psychotropes. Et dans des pathologies aussi complexes que celles affectant
la psyché, il est essentiel de comprendre le patient. Ce qu’il pense, ce qu’il
ressent, ou ce qu’il ne ressent pas. C’est pourquoi il m’arrive parfois de
me déplacer dans les hôpitaux.
Au bout du couloir, j’atteins finalement la pièce de consultation où
m’attend le docteur Mélanie Kübler. Éminente pédopsychiatre et précieuse
amie. Même en blouse blanche, elle est magnifique, avec sa longue
chevelure blonde ondulée et son teint rayonnant.
« Camellia ! s’exclame-t-elle en me gratifiant d’une bise chaleureuse.
Te voilà enfin ! »
J’adore son parfum, aux légères notes de pêche et d’agrumes.
Au fond de la pièce, un petit garçon s’amuse sur un tapis, avec les
briques d’un jeu de construction. Elliott, trois ans et haut comme trois
pommes. Il est étroitement surveillé par sa mère, accroupie près de lui.
La jeune femme nous rejoint finalement sur le seuil. Le garçonnet, lui,
nous ignore complètement.
« Veuillez pardonner mon retard, dis-je en serrant la main de la
maman. Je me suis trompée de bâtiment…
— Toujours aussi mauvais sens de l’orientation », badine Mélanie.
Celle-ci prend place derrière son bureau, face à la mère, qui se tient
légèrement de profil pour garder un œil sur son fils. Quant à moi, j’occupe
une chaise dans un coin de la pièce. D’ordinaire, je ne participe pas à la
consultation. Je me contente d’écouter et prendre des notes.
« Alors, commence le médecin, comment va Elliott depuis la dernière
visite ? »
L’intéressé est toujours affairé à son jeu de construction. La plupart
des enfants chercheraient à bâtir une maison, une voiture ou s’en servir
comme projectile pour les plus turbulents. Elliott, lui, a soigneusement
trié les briques en piles de couleurs identiques.
« Son état s’est amélioré, annonce la mère. Un peu…
— Ça n’a pas l’air de vous enchanter. »
L’enfant délaisse soudain son jeu et se met à déambuler dans la pièce.
Il pointe le doigt vers le cou du médecin.
« Testoscope !
— Stéthoscope, articule Mélanie d’un air attendri. Sté-tho-scope.
— Allez, Elliott, encourage la mère. Tu connais ce mot. »
L’enfant répète les trois syllabes correctement, ce qui est plutôt
impressionnant pour son âge.
« Vous avez un petit garçon brillant », me permets-je de commenter.
Un sourire de fierté illumine le visage de sa mère.
« Oh, ça, oui ! Il adore décrire les objets du quotidien, reconnaître les
marques de voiture ou d’électroménager. Il ne se serait pas trompé sur la
prononciation d’un mot qu’il connaît, avant…
— Avant quoi ?
— Avant le traitement. »
Mélanie fronce les sourcils.
« Il ne fonctionne pas ?
— Ses crises sont moins fréquentes. Mais…
— Mais ?
— Je ne reconnais plus mon fils. En dehors de ses crises, il était
curieux de tout. Maintenant, il est devenu amorphe. Vos médicaments…
c’est comme s’ils contrôlaient son cerveau. Ils l’ont changé en larve… »
Sa voix disparaît dans les trémolos, tandis que son sourire s’éteint
brusquement, comme une ampoule éclatée. J’ai lu le dossier médical. Ce
gamin prend des doses élevées de neuroleptiques, le genre de molécules
qu’on réserve aux adultes schizophrènes. Pas étonnant qu’il ait les idées en
vrac.
La mère semble à bout elle aussi. À bout de nerfs, à bout de force. Je
vois bien qu’elle tente de faire bonne figure, mais son visage, marqué par
des journées éprouvantes, tremble comme un château de cartes sur le point
de s’effondrer. Quand vous avez un enfant dans cette situation, il n’y a pas
trente-six solutions. Soit vous bossez comme une dingue pour assurer sa
place en centre spécialisé. Soit vous ne bossez pas pour vous en occuper à
plein temps. Dans les deux cas, c’est un lourd prix à payer. Nous, les
chercheurs, on ne se rend pas forcément compte du quotidien des patients,
de leur famille. Ces visites me servent aussi à comprendre tout ça, pour
mettre au point le traitement le plus adapté.
Après quelques déambulations, Elliott s’immobilise alors devant moi
et m’observe fixement, les bras tendus dans ma direction.
« Il a l’air de vous apprécier, s’étonne la maman. D’habitude, il se
méfie des inconnus. »
Ne voulant pas paraître insensible, j’attrape le garçon par les aisselles
et le pose sur mes genoux. J’espère qu’il ne va pas me pisser dessus. Ou
vomir sur mes fringues comme ma nièce le mois dernier. Je n’ai rien
contre les enfants, bien au contraire. Sinon, je ne serais pas en train de me
démener contre ces saloperies de maladies infantiles. C’est juste que… je
ne suis pas très à l’aise avec eux. Peur de mal faire. Peur de faire mal…
Dans la manœuvre, je remonte malencontreusement les manches du
pull d’Elliott. Ses bras sont lacérés de blessures. Des griffures,
principalement. D’autres décrivent des demi-cercles en pointillés de sang,
parfaite empreinte d’une morsure profonde. J’en frémis, rien que
d’imaginer la douleur ressentie.
« Comment tu t’appelles ? me demande timidement le bambin.
— Camellia.
— Ca-me-llia, répète-t-il.
— Il ne vous oubliera pas de sitôt, me prévient la mère. Il n’oublie
aucun visage. Jamais. »
Elliott me gratifie d’un demi-sourire, avant de se débattre gentiment.
Je le pose au sol et il retourne vaquer à ses briques de couleur.
« Écoutez, commence Mélanie de sa voix la plus diplomate, nous
pouvons éventuellement tester une autre molécule. Malheureusement, nos
options sont limitées, et aucune n’est sans risque… »
Elle m’adresse un regard en coin lourd de sens. J’y travaille, ma
vieille. J’y travaille !
« Docteur, bredouille la mère, je ne souhaite qu’une chose. Que mon
fils aille mieux. Mais… je vous en supplie, ne le transformez pas en
zombie ! »
Elle laisse une larme perler au coin de sa paupière, qu’elle s’empresse
d’essuyer du revers de la main.
Finalement, Elliott repartira de la consultation avec un nouveau
traitement, le genre qu’on réserverait plutôt à un dangereux pervers
psychopathe qu’à un enfant. Je ne blâme pas Mélanie. Elle n’a pas le
choix. C’est ça, ou laisser ce pauvre gosse s’ouvrir les veines avec les
dents. Quant à moi, je quitte l’hôpital un peu chamboulée, mais persuadée
plus que jamais que je mène le bon combat.
7

« Alors ? me lance Bishal. Prête à chasser le yarsagumba ?


— Le quoi ? »
J’étouffe un bâillement. Il est beaucoup trop tôt pour me poser des
questions.
« Le champignon-chenille, voyons ! »
C’est ainsi que les locaux l’appellent. Ça signifie littéralement ver
l’hiver, herbe l’été. Ce mot décrit bien la façon dont cette créature
transcende la barrière entre les règnes. Un champignon qui prend le
contrôle d’un animal puis l’apparence d’un végétal. Pas étonnant que la
marquise de Vertmillon s’y soit intéressé…
Pour rejoindre le plateau Sunakô Dina, Bishal m’a donné le choix. Sept
heures de route dans un bus bondé jusque sur le toit. Ou sept heures de
route dans un van privé. Vous vous doutez de quel côté j’ai penché. En
plus, ça ne m’a même pas coûté si cher que ça.
Avant l’aube, nous nous retrouvons donc devant l’hôtel, où nous
attendent un bus et un chauffeur bien plus vieux que la veille. Tous les
deux. De mon côté, je suis prête à affronter les dangers de la montagne.
Avec ma longue parka rouge (assortie à mon bonnet) et mon pantalon de
ski bleu, si je tombe dans une avalanche, je serai plus facile à retrouver.
Bishal aussi est habillé plus chaudement, portant un anorak beige qui
souligne son teint hâlé. En revanche, il a laissé sa tête découverte. Sa
chevelure paraît si fine et soyeuse que je rêve d’y glisser ma main.
Quelques images de mon rêve me reviennent, sous forme de flashs, au
point que je commence à avoir chaud…
Nous grimpons dans le véhicule de conception soviétique, qui démarre
dans un crachotement infâme. Je ne suis pas experte en mécanique, mais je
peux vous dire que ce bruit n’est pas normal. Si une voiture pouvait avoir
le cancer des poumons, c’est comme ça qu’elle tousserait.
Quand je vous disais qu’il y existait un dénivelé vertigineux au nord du
pays, j’étais encore bien loin de la réalité. Le trajet s’apparente à des
montagnes russes, que notre van gravit avec la souplesse d’un semi-
remorque. Il tourne, grimpe, tourne en grimpant, grimpe en tournant,
encore et encore. Sur une route de terre poussiéreuse, plus cabossée qu’un
champ de patates. En comparaison, le trajet en bus depuis l’aéroport,
c’était une gondole à Venise. Les soubresauts des suspensions me
ballottent à l’intérieur du véhicule, autant qu’elles ballottent mes organes
à l’intérieur de mon corps. Je ne me sens pas très bien…
Notre route vers le nord-ouest nous éloigne progressivement de
l’Everest, autant qu’elle nous rapproche de l’Annapurna, dixième plus
haut sommet du monde. Je vous ai dit que j’avais peur des hauteurs ?
À travers la vitre sale, je regarde défiler la montagne pendant des
heures, pour oublier l’inconfort. Seules quelques rizières viennent rompre
la monochromie de ce paysage lunaire. Régulièrement aussi, nous croisons
des camions en panne, capot ouvert et moteur fumant. D’autres ont les
pneus englués dans la boue, et notre van doit les contourner en
s’approchant près – beaucoup trop près – du précipice. À mon irrépressible
nausée s’ajoute une peur bleue de tomber en rade, ici, au milieu de nulle
part.
Une odeur nauséabonde flotte dans l’habitacle. Panaché de sueur, de
faisandé et de tabac froid, ce qui n’arrange en rien mon haut-le-cœur. Sur
le siège avant, Bishal entretient une longue discussion avec le chauffeur,
dans leur langue natale. Après un long monologue de son interlocuteur,
mon guide éclate d’un bruyant fou rire. Même si je n’ai rien compris, son
hilarité est si contagieuse que je ne peux m’empêcher de sourire.
« Qu’y a-t-il ? »
Bishal peine à reprendre son sérieux pour m’expliquer.
« Il dit qu’on est les passagers les plus raisonnables qu’il a eus cette
semaine. Hier, il a transporté un fermier avec une carcasse de chèvre. »
Cette fois, c’est la goutte qui fait déborder mon estomac.
« Arrêtez le van ! »
J’ouvre la portière et saute du véhicule avant même qu’il ne
s’immobilise. Je titube quelques instants sur le bas-côté avant d’arroser le
sol de mon petit déjeuner. Je n’avais pas vomi depuis ma dernière soirée
étudiante, il y a des lustres. C’est le genre de sensation qui ne manque
pas…
La main apaisante de Bishal se pose entre mes omoplates. Comme dit
le proverbe, pour connaître entièrement une personne, il faut lui avoir tenu
les cheveux pendant qu’elle vomit. Désormais, Bishal me connaît bien. À
quelques mètres de là, j’entends le chauffeur mort de rire derrière son
volant.
Mes esprits retrouvés, nous reprenons le van et sa route tumultueuse,
pour nous arrêter moins d’une demi-heure après mon incident gastrique.
« La piste s’arrête ici, explique Bishal en descendant du véhicule. Là
où nous allons, aucun bus ni aucun taxi ne nous emmènera. Nous devons
terminer à pied. »
J’accueille la nouvelle à bras ouverts. Une bonne randonnée en
montagne pour purifier mes poumons de l’odeur infâme du van. Même si,
pour ça, je dois me coltiner un sac à dos presque aussi grand et lourd que
moi.
Nous commençons à gravir un sentier pentu et pierreux, qui serpente
autour de la montagne. Le mercure chute à mesure que l’altitude
augmente. Mais ça ne semble pas atteindre Bishal, qui marche devant moi
avec une aisance déconcertante, enjambant les rochers comme s’il était sur
un escalateur.
« Comment faites-vous ça aussi facilement ? je demande haletante.
— Quand j’étais jeune, j’ai travaillé comme tireur de pousse-pousse.
Rien de mieux pour se forger les jambes. »
Je jette un coup d’œil à son pantalon, dont le tissu galbe ses mollets,
gros et bombés comme des ballons de rugby. Voilà qui explique son
impressionnante endurance. Quant à moi, je ne suis certes pas une athlète
de haut niveau, mais je ne me laisse pas aller pour autant. Je pédale, je
cours, je nage, assez régulièrement. Pourtant, monter cette pente escarpée
draine toute mon énergie physique. Mentale aussi. De là où nous sommes,
impossible de discerner notre destination, tant la piste s’enfonce dans un
épais brouillard, donnant l’impression d’une mer de nuages au-dessus de
nos têtes.
Certains virages longent directement le vide abyssal. Même si le
sentier doit bien faire un mètre de large, je colle mon ventre à la paroi
rocheuse et je marche en crabe, pour éviter de regarder en bas.
« Faites attention, ce passage est un peu dangereux. »
Euphémisme de l’année. Pour tromper mon acrophobie, j’en profite
pour me renseigner sur le contexte géopolitique.
« Il paraît que la région n’est pas très stable. Doit-on s’attendre à des
problèmes ? »
Mon sherpa hausse les épaules.
« Quelques guérillas séparatistes, sur des plateaux voisins. Et peut-être
une famille de yétis. Personnellement, je n’ai vu ni l’une ni l’autre. »
Me voilà donc rassurée.
Après trois heures d’ascension, qui m’ont paru une éternité, nous
perçons définitivement la chape nuageuse pour déboucher sur une vaste
plaine verte.
Le voici enfin. Le plateau Sunakô Dina.
Traité des sciences amoureuses

par Camellia Daléchamps

Chapitre 2
Manifestations physiques

L’amour donne des ailes, c’est bien connu. Chez certaines personnes, l’état amoureux
procure un sentiment de toute-puissance. Mais pour d’autres, il peut être source de
manifestations physiques désagréables, comme dans l’exemple suivant.

Luis est secrètement amoureux de sa collègue Olivia. Chaque fois qu’elle lui adresse la
parole à la machine à café, c’est la catastrophe. Tout s’emballe. Le cœur de Luis
s’accélère. Ses mains deviennent moites et sa bouche sèche. Son estomac se noue. Une
sensation de chaleur envahit son visage, qui devient rouge comme une tomate.

Ce dernier phénomène est appelé érythème pudique. Pour Luis, c’est un véritable
calvaire, car il craint que son visage ne trahisse ses sentiments inavoués. Cette peur de
rougir, dont Luis commence à souffrir, s’appelle l’éreutophobie.

Comme les manifestations précédemment citées, le rougissement découle de son stress,


qui engendre un processus physiologique de défense. Le même processus primaire qui
a permis à ses ancêtres de survivre en environnement hostile pendant des milliers
d’années.

Confronté à une source d’anxiété aiguë, comme la peur d’être ridicule devant la
personne qu’il aime, le corps de Luis sécrète de l’adrénaline. Celle-ci va causer une
dilatation des vaisseaux sanguins. Au niveau du visage, ces vaisseaux sont si proches
de la surface de la peau que celle-ci prend aussitôt une coloration rouge. La chaleur
ressentie est due à l’afflux de sang à trente-sept degrés, plus chaud que l’épiderme. En
fonction de la couleur, de la teinte ou de l’épaisseur de la peau, le rougissement peut
être plus ou moins marqué.

Cette même adrénaline va également chasser le sang du système digestif en direction


des muscles. Ce sont les fameux papillons dans le ventre de Luis.

La meilleure façon d’éviter une telle situation est encore de prendre les devants. En
prenant l’initiative de la conversation, Luis évite à son corps d’agir en position de
défense.
8

Je pose les mains sur les tapis de braises que sont devenues mes
cuisses. Nous sommes arrivés depuis une bonne minute déjà, mais
impossible de reprendre mon souffle.
« Ce plateau culmine à cinq mille mètres d’altitude. Le manque
d’oxygène vous épuise plus rapidement. »
Bishal me tend une petite bonbonne reliée à un masque. J’en inhale
une grande bouffée et je me sens revivre. Une sensation d’ivresse
instantanée et euphorisante traverse tout mon corps.
« N’en abusez pas. Ça vous rendrait malade… »
À de telles hauteurs, je ne m’attendais qu’à un désert blanc immaculé.
Ma surprise est donc totale face à cette étendue verdoyante. Il y a un peu
de neige, bien sûr, amassée en petites congères. Mais surtout, de l’herbe à
perte de vue, des buissons, et même des arbres. Je suis toujours fascinée
par la façon dont la vie parvient à se développer dans les conditions les
plus extrêmes.
Je souffle dans mes mains pour les réchauffer. Le froid est vraiment
mordant. Je ne le sentais pas tant que ça durant notre ascension, à l’abri
derrière les rochers. Mais maintenant que nous sommes à découvert sur le
plateau, le vent me charcute de toutes parts. Je le sens s’infiltrer à travers
les mailles de mon pantalon, jusque sous les pores de ma peau. Malgré
mes gènes de rouquine, je ne suis pas une créature du froid. Je préfère de
loin la caresse d’un soleil estival, bien qu’il me donne souvent un
bronzage d’écrevisse.
Mais ce qui m’étonne encore plus que la végétation luxuriante, c’est la
présence d’un petit hameau, à une cinquantaine de mètres à l’est.
« Ce plateau est habité ?
— Il ne l’était pas la dernière fois que je suis venu. Mais c’était il y a
plusieurs années… »
À pas mesurés, nous pénétrons au milieu des maisons de bois et de
pierre, consolidées avec des plaques de métal à moitié rouillé. Comme à
Katmandou, des dizaines de drapeaux aux couleurs vives sont suspendus
entre les toits, accrochés à des cordelettes élastiques.
« Ce sont des drapeaux de prière, m’explique Bishal comme s’il
devinait ma curiosité. Si vous regardez attentivement, vous verrez des
textes imprimés sur le tissu. Ce sont des formules bouddhiques sacrées.
Selon la croyance, le vent les disperse à tous ceux qu’il touche, jusqu’aux
dieux. Le bleu représente la voûte céleste. Blanc pour le vent. Rouge pour
le feu. Vert pour l’eau. Et jaune pour la terre. Toujours dans cet ordre. »
Un détail me perturbe et m’empêche d’apprécier pleinement cet
exposé. Et pour cause, l’endroit est… désert ! C’est un véritable village
fantôme. J’essaie de repérer des traces d’activité. Sur ce qui s’apparente le
plus à une place centrale, je m’approche des restes d’un petit brasier éteint
et tâtonne prudemment les cendres. Elles sont froides, mais semblent
récentes.
Je me relève brusquement. Je jurerais avoir entendu des murmures et
les pleurs d’un bébé, dans une maison toute proche.
« Nous devrions nous en aller », suggère Bishal.
Je secoue la tête. Fichue curiosité, elle prend constamment le dessus
sur moi. Les effets secondaires d’être cartésienne, c’est qu’on ne supporte
pas de laisser un mystère sans réponse.
Je m’approche de la bâtisse à pas de loup. L’oreille dressée, je longe le
mur de pierres jusqu’à atteindre une fenêtre, couverte de buée. J’utilise le
revers de ma manche pour l’essuyer puis je presse mon nez contre la vitre.
Une main ferme s’écrase soudain sur mon épaule.
9

Mon hurlement d’effroi déchire le silence du plateau. Je fais volte-face


et tombe nez à nez avec un vieillard édenté, flottant dans une sorte de
sarouel deux fois trop grand. Je recule d’un pas pour m’extraire de sa
poigne osseuse. Il ressemble à une momie échappée de son sarcophage,
avec sa peau sombre, effritée comme du vieux plâtre, son visage émacié et
ses tendons apparents.
L’homme rabougri m’invective dans sa langue, dont je ne comprends
pas un traître mot. Heureusement et rapidement, Bishal s’interpose. Les
deux se lancent alors dans une longue dispute. Quoique je ne suis même
pas certaine qu’ils se disputent. Dans certaines langues étrangères, il est
difficile de dire si deux personnes s’engueulent ou se racontent une
blague. Ma méconnaissance totale du népalais ne me permet pas de vous
en dire plus.
Je me hisse sur la pointe des pieds pour atteindre l’oreille de mon
guide.
« Quel est le problème ?
— Il dit que nous ne devrions pas être ici.
— Dites-lui que nous ne resterons pas longtemps et que nous ne
prendrons qu’un seul échanti… »
Avant même que je ne termine ma phrase, le vieil homme repart dans
un verbiage furibond, en me pointant d’un doigt accusateur. Cette fois, j’en
suis sûre, il n’est pas en train de raconter une blague. D’une main dans le
dos, Bishal m’invite à quitter les lieux.
« Allons-nous-en. »
Nous laissons le village fantôme derrière pour nous aventurer à travers
l’immensité verte du plateau. L’herbe est grasse, rendant difficile notre
progression.
Un peu anxieuse, il faut que je pose la question.
« Que se passe-t-il ? Pourquoi cet homme était-il aussi remonté contre
nous ? »
Bishal grince des dents.
« Le champignon a certainement infecté son cerveau… »
C’est scientifiquement impossible, le cordyceps n’infecte pas l’être
humain. Son seul hôte est la larve, mais un guide expérimenté comme le
mien doit déjà le savoir. Alors pourquoi une telle affirmation ? Au son de
sa voix, ça ne ressemblait pas à une boutade. Ma curiosité naturelle
m’incite à lui tirer les vers du nez.
« Bishal… Avez-vous déjà cueilli ce champignon ? »
Ses yeux bridés se plissent d’inconfort, au point de rétrécir à
d’imperceptibles fentes. À voir son visage tiré, cette altercation semble
avoir rouvert de douloureuses cicatrices.
« Oui, j’en ai cueilli. »
Chacune de mes questions entraîne des réponses de plus en plus
courtes. Si ça continue, il n’émettra plus qu’une série de grognements
néandertaliens. J’exagère ? Oh non, croyez-moi. Vous vous êtes déjà
demandé pourquoi les hommes parlaient si peu ? Figurez-vous que c’est à
la préhistoire que les régions du cerveau liées à la communication se sont
plus développées chez les femmes que chez les hommes. À cette époque,
les hommes chassaient et devaient se taire afin de ne pas effrayer leurs
proies ni attirer l’attention des prédateurs. Ils ont alors appris à
communiquer de manière directe, avec peu de mots, pour trouver
rapidement des solutions à leurs problèmes. Les femmes, quant à elles,
restaient dans la grotte pour s’occuper de la communauté. Elles ont donc
développé une bonne communication et de la diplomatie. Elles
exprimaient plus facilement leurs sentiments, propices à maintenir la
stabilité de la tribu. Et malgré les dizaines de milliers d’années qui nous
séparent de nos ancêtres, nos comportements sont, apparemment, encore
influencés par ces réflexes primitifs…
Rassurez-vous, au cours de ces millénaires d’évolution, les femmes
ont trouvé la solution pour rendre les hommes plus bavards. Ne pas les
brusquer. Les mettre à l’aise. Ne pas poser de questions fermées, comme
j’ai pu le faire à l’instant. Plutôt des questions courtes, précises et
ouvertes, comme celle-ci :
« Dans quelles circonstances l’avez-vous cueilli ? »
Communiquer avec le sexe opposé, c’est tout un art ! Il se tourne vers
moi et scrute longuement mon visage, comme s’il cherchait à jauger la
confiance qu’il peut placer en moi. Je lui réponds par un sourire, symbole
universel d’énergie positive.
« Ma famille… »
Il marque un temps d’arrêt. J’ai l’impression qu’il pèse chacun des
mots qu’il s’apprête à prononcer.
« Ma famille vivait sur un haut plateau comme celui-ci. Comme
beaucoup d’autres, elle s’est lancée dans la cueillette du yarsagumba très
tôt. Quand le marché a explosé, elle a gagné beaucoup d’argent. Mais j’ai
vite réalisé qu’en plus d’infester la chenille le champignon avait aussi
corrompu leurs esprits et déchiré le village. Je ne reconnaissais plus mes
parents, mes frères, mes voisins, mes amis. Tout le monde se disputait,
s’insultait, se menaçait. J’ai quitté le foyer avant que ça ne devienne
irrespirable.
Il oriente à nouveau son regard dans ma direction mais, cette fois, je
n’ai pas la force de le soutenir. Quand j’étais plus jeune, les amis de mes
parents me demandaient souvent pourquoi je n’avais pas voulu hériter de
l’officine familiale. Vous avez devant vous la réponse. Je n’ai jamais su
parler aux gens ni quoi répondre à leurs problèmes. Ce n’est pas quelque
chose qu’on vous apprend à l’école. Je peux faire parler un spectromètre,
danser un chromatographe et chanter des tubes à essai. Mais placez devant
moi une personne en souffrance et je resterai sans voix.
Hélas, la souffrance de Bishal n’y fait pas exception. Elle me touche,
presque viscéralement. Elle me touche d’autant plus que c’est moi qui l’ai
provoquée, en déterrant des éléments douloureux de son passé. D’un
accord tacite, nous mettons fin à la discussion.
Après plus d’une heure de marche sur ce plateau venteux, nous nous
arrêtons enfin pour boire, et moi pour reprendre une euphorisante bouffée
d’oxygène.
« J’ai vécu de petits boulots à Katmandou, reprend Bishal de sa propre
initiative. Quand j’ai eu assez d’argent, je suis parti étudier en Inde. C’est
là que j’ai connu le professeur Govindarajan. Il m’a aidé à obtenir une
bourse en Angleterre, à l’université de Leeds. Après mes études, je suis
revenu ici dans mon pays, en tant que guide touristique pour Occidentaux
fortunés. »
Je suis un peu vexée qu’il me considère comme une Occidentale
fortunée, mais je me garde de lui en faire part.
« Vous n’avez pas revu votre famille depuis votre retour ? »
Bishal secoue la tête, l’air dépité.
« À l’heure qu’il est, ils se sont probablement déjà tous entretués pour
ce satané champignon. »
Un frisson me parcourt la colonne vertébrale. Est-ce à cause de cette
soudaine bourrasque ou du ton glacial avec lequel il a prononcé ces mots ?
« J’ignorais que la cueillette du cordyceps représentait un tel
fardeau… »
Quel fatalisme ! Je n’aurais jamais cru que son sourire joufflu cachait
un passé aussi douloureux. C’est un autre trait que j’ai remarqué chez les
hommes. Ils ne se livrent pas facilement, préfèrent cacher leurs pensées
sous une carapace. Une fois n’est pas coutume, cette habitude ne vient pas
de la préhistoire, mais bien de notre éducation contemporaine. Les garçons
ne pleurent pas, c’est bien connu. Ce sont les petites filles qui pleurent.
C’est amusant de constater que d’un bout à l’autre de la Terre, certains
clichés ont encore la vie dure. Plus dure en tout cas que la carapace de
Bishal, qui se fendille petit à petit.
« Le yarsagumba fait vivre une grande partie de la population rurale.
Pas seulement ici, mais aussi dans les pays voisins. Au Tibet, au
Bhoutan… Les paysans ont abandonné la culture de riz, l’élevage de yaks,
pour se consacrer entièrement à la cueillette du champignon-chenille. Dès
les premiers jours du printemps, des villages entiers désertent maison,
travail, école… et envahissent les plateaux. Cette activité est beaucoup
plus lucrative. Deux mois de travail, pour une année entière de revenus. »
Effectivement, je me suis renseignée sur les prix. Ce champignon vaut
de l’or. Littéralement. Un kilo de cordyceps, de bonne qualité, peut valoir
trente-cinq mille euros, soit le même prix qu’un kilo du métal précieux.
De quoi faire tourner les têtes, dans ce pays où le seuil de pauvreté est sur
toutes les portes.
« Mais ça, reprend Bishal, c’était au début. J’ai entendu dire que les
récoltes n’étaient plus aussi abondantes, ces derniers temps…
— Je comprends. Vous êtes en train de tuer la poule aux œufs d’or.
— Quoi ? Quelle poule ?
— C’est une fable française. L’histoire d’un homme dont la poule
pondait chaque jour un œuf d’or. Il croyait qu’elle cachait un trésor dans
son ventre, alors il l’a tuée. En l’ouvrant, il l’a trouvée semblable à
n’importe quelle poule. La morale est qu’en voulant trop gagner l’homme
a fini par tout perdre. »
Bishal hausse les sourcils, l’air perplexe.
« C’est une drôle d’histoire, mais elle décrit assez bien notre
situation. »
J’étais tellement obnubilée par les propriétés légendaires de ce
champignon que je n’ai pas réalisé l’impact économique qu’il pouvait
avoir sur les populations locales. La poule aux œufs d’or les a tous
transformés en vilains petits canards. En somme, une maudite bénédiction.
« Allons trouver un spot pour votre cueillette.
— Comment allons-nous le choisir ?
— Vous le saurez quand vous le verrez. »
Nous atteignons enfin l’extrémité du plateau, où une myriade de
petites taches brunes parsèment la verdure. Mais plus nous approchons,
plus je réalise l’effroyable évidence. Ce ne sont ni des rochers ni des
souches, mais bien une cinquantaine de corps humains, étendus face contre
terre.
10

Quelle idiote… J’ai cru que tous ces gens étaient morts. Il faut
vraiment que je me calme. En plus de drainer rapidement mes forces, le
manque d’oxygène exacerbe la moindre de mes émotions.
Je suppose que ces dizaines de personnes, bien vivantes, sont les
habitants du village fantôme. Des femmes, des hommes, de sept à
soixante-dix-sept ans. Tous ont le teint montagnard, encore plus que mon
sherpa. Ils ne culminent pas aussi haut que lui, ni même que moi, mais la
plupart affichent une silhouette robuste et trapue, qui n’en impose pas
moins. À l’aide de minuscules pioches et de fins pinceaux, ils explorent le
moindre millimètre carré de gazon. Je comprends maintenant où Bishal
voulait en venir. Quel meilleur moyen de trouver le cordyceps que de se
fier aux spécialistes locaux ? Quelque part sur ce lopin de terre se trouve
mon champignon. J’en suis convaincue !
On se croirait sur un site archéologique d’exception. Je suis tellement
fascinée par ce spectacle que j’en oublie de regarder devant moi.
« Attention ! », s’exclame Bishal.
Trop tard. Je ne réalise ma perte qu’au moment où ma botte s’écrase
dans une énorme et sournoise bouse de… de quoi au fait ? Du bout du
doigt, le guide me montre le coupable, non loin de là. Une sorte de gros
bœuf bossu, cornu et velu.
« C’est un yak, m’explique-t-il. Très robuste. Les montagnards
l’utilisent pour transporter des charges lourdes. »
Et manifestement, celui-là n’a pas pu s’empêcher de lâcher du lest.
Bishal et moi contournons gentiment l’animal et le reste du groupe.
Certains lèvent le nez à mon passage, probablement surpris de voir une
touriste dans un coin aussi reculé. Mais la plupart des adultes m’ignorent.
Les enfants, eux, s’approchent prudemment derrière moi et s’enfuient à
toutes jambes dès que mon regard se pose sur eux. Ils se remettent ensuite
au travail, sous les remontrances de leurs parents.
Nous nous arrêtons sur une parcelle d’herbe inoccupée, un peu à
l’écart. Je trépigne d’impatience. C’est bien la première fois que je suis
pressée d’attraper un champignon.
« Il va bientôt faire nuit, m’informe Bishal. Nous devrions plutôt
installer notre tente…
— Non ! »
Le cri est sorti tout seul. Je me sens comme une gamine la nuit de Noël
qui ne veut pas aller dormir. Après douze heures d’avion, sept mille
kilomètres vers l’est et cinq mille mètres vers le haut, je refuse d’attendre
une minute de plus ! Ce plateau exerce sur moi une emprise quasi
surnaturelle.
Bishal baisse les bras de résignation. Après tout, il est là pour se plier à
mes exigences d’Occidentale fortunée…
Le guide dépose son sac à terre tandis que je m’agenouille dans l’herbe
glaciale. Alors que je m’apprête à plonger mes doigts engourdis entre les
brins, un bruit sourd traverse le plateau. Ce n’est pas le vent, ni le
tonnerre, ni le cri du yak. Ce son n’est pas naturel. Il est mécanique et
métallique. Saccadé et redondant.
Au détour d’un pic surgit soudain un hélicoptère. Petit, agile et fin
comme une alouette. Je n’en ai jamais vu d’aussi près. C’est beaucoup
plus bruyant que je ne l’imaginais. Est-ce que le manque d’oxygène me
fait halluciner ?
La pétarade s’intensifie à mesure que l’appareil descend, m’envoyant
au passage une giclée de terre humide dans la tronche. Non, je n’hallucine
pas. Il se pose finalement près du site de récolte.
Je sais ce que vous vous demandez. Si un hélicoptère peut arriver
jusqu’ici, pourquoi je n’ai pas cassé mon PEL pour louer un vol ? Ça
m’aurait évité de souiller le paysage avec mes sécrétions gastriques.
Croyez-moi, je préfère encore faire la route dans le coffre du bus avec une
carcasse de chèvre, plutôt que d’emprunter ce genre de corbillard volant.
Une des portes latérales coulisse et un homme descend avant même
que les pales ne s’immobilisent. Il a le teint hâlé comme Bishal, et les
yeux en amande aussi. La ressemblance s’arrête là, car il est bien moins
séduisant que mon guide, à moins d’aimer les nez très épatés et les
cicatrices de varicelle. Sous sa mine de molosse, les traits de son visage
sont bruts et irréguliers. Comme si ses parents avaient mis le feu au
berceau et éteint l’incendie avec une pelle. Et bien qu’elle soit courte, sa
crête iroquoise lui donne l’air encore plus menaçant. Niveau
vestimentaire, il porte une veste de pêche sans manches, faisant la part
belle à des bras secs mais musclés, ainsi que de gros rangers.
Tous les cueilleurs se sont relevés et alignés en rang d’oignons.
L’inconnu s’approche du groupe. Il marche le long de la rangée comme un
général inspectant ses troupes, avant d’appeler du doigt un enfant. Celui-ci
lui montre le contenu de son petit sac de récolte. Le type entre alors dans
une colère noire. Je n’entends pas le moindre mot, à cause du
bourdonnement persistant des hélices dans mes oreilles. Il semble hurler
sur le petit tout en battant l’air de ses bras. Soudain, il assène une violente
gifle du revers de la main, qui propulse l’enfant au sol.
« Non !! »
Est-ce moi qui ai crié ?
Ma propre voix me paraît lointaine, déformée. Je crois entendre celle
de Bishal derrière moi et sentir ses doigts qui essaient en vain de retenir
ma manche. Je réalise alors que je suis en train de courir.
Que se passe-t-il ?
À ce moment-là, mon corps semble agir sans même l’aval de mon
système nerveux. La brute lève le bras pour frapper à nouveau. Je me
précipite et me place dans la trajectoire de son geste, les yeux fermés en
craignant l’impact.
Rien. Je n’ai rien senti.
Je rouvre prudemment les paupières. Sa main s’est arrêtée tout près de
mon visage. Si près que je peux sentir l’odeur de tabac sur ses ongles
sales.
L’inconnu me dévisage avec surprise, avant de se remettre à hurler
dans sa langue. À cause de mes tympans vrillés, je n’entends qu’un mot
sur deux, mais ce gars m’engueule encore plus violemment que le vieillard
du village fantôme. Les veines de son front gonflent et dégonflent tandis
qu’il gesticule de manière agressive. Je tente de me justifier dans un
charabia nerveux mi-français mi-anglais, qui semble l’énerver encore
plus.
Bishal accourt pour calmer les esprits. Avant-bras levés et paumes
ouvertes, en signe de paix. Les deux s’échangent quelques mots, mais ça
n’apaise pas la colère du gars. Derrière moi, j’entends quelques sanglots
étouffés parmi les villageois. Je crois que je viens de faire une énorme
connerie.
11

« Allons, allons », lance une voix en anglais depuis l’hélicoptère.


Un deuxième homme descend de l’appareil. Il n’est pas népalais. Sa
peau est même presque aussi pâle que la mienne. Il porte un long manteau
de tweed olive à carreaux, qui couvre la moitié de son pantalon gris. Ses
yeux sont dissimulés dans l’ombre de son béret, dont s’échappent quelques
mèches de cheveux châtains.
Cette fois, est-ce que j’hallucine vraiment ? Est-ce que je suis déjà
morte ? L’inconnu avance dans notre direction, en prenant soin de ne pas
tremper ses richelieus dans les flaques de boue.
« Je vois que vous avez déjà fait connaissance avec Nugah », lance-t-il
en désignant la brute.
Je trouvais l’accent de Bishal un peu bourru, mais ce type s’exprime
comme un aristo de Notting Hill, aspirant chaque syllabe comme si sa vie
en dépendait.
Arrivé à notre niveau, le type retire ses gants de velours.
« Je suis Mister Bryone », se présente-t-il en tendant la main.
Mais je suis bien trop tétanisée pour esquisser le moindre geste. Bishal
effectue un pas en diagonale pour la lui serrer à ma place.
Manifestement décontenancé, Bryone recule de quelques centimètres
et examine longuement sa main, comme s’il venait d’attraper la lèpre. Il
plonge deux doigts dans sa poche et extrait un petit flacon. Du gel
désinfectant, si j’en crois l’odeur. Il dépose quelques gouttes translucides
sur ses paumes et les frictionne énergiquement. Bishal ne sourcille pas.
« Et vous êtes madame ? »
J’avale une noisette de salive pour humecter ma gorge.
« Daléchamps. Camellia Daléchamps. »
Pauvre conne ! s’exclame une voix au fond de ma tête. Tu ne veux pas
lui donner ton adresse, pendant que tu y es ?!
« Écoutez, Miss Daléchamps. Étant moi-même féru de voyages, je
peux comprendre ce qui vous a amenée dans cette splendide région.
Malheureusement, vous êtes ici sur une propriété privée. Je vous prierai
donc de quitter les lieux au plus vite.
— Une propriété privée ? Qui peut bien privatiser un plateau
naturel ? »
Il s’approche de moi, souriant de toutes ses dents blanchies à l’eau
oxygénée. Puis il se penche près de mon oreille.
« Miss Daléchamps, continue-t-il d’un ton jovial. Quelle image de
notre monde allons-nous renvoyer, si nous ne nous comportons pas de
manière civilisée devant ces autochtones ? Efforçons-nous de gérer la
situation avec courtoisie. Mais peut-être préféreriez-vous régler ce litige
selon les coutumes locales ? »
Un frisson me parcourt le corps. Ce gars vient de me menacer comme
s’il m’offrait des scones. Décontenancée par un tel flegme sadique, je ne
peux faire mieux que lui répondre par un silence gêné.
« Bien ! conclut Bryone en tournant les talons. Je reviendrai demain,
avec, je l’espère, le plaisir de voir notre accord honoré. Dans le cas
contraire, vous devrez vous entretenir avec Nugah. Comme vous l’avez
déjà remarqué, ce n’est pas un tendre. »
Il porte la main à sa bouche pour retenir des gloussements aigus,
bientôt couverts par le vrombissement des pales.
L’hélicoptère quitte le sol, sans oublier de me remaquiller avec de la
terre. Il disparaît au creux d’un col, aussi subitement qu’il était apparu. Le
silence reprend alors ses droits sur le plateau. Je me tourne vers Bishal,
tremblante.
« Qui étaient ces types ? La guérilla ? »
Le guide secoue la tête.
« Non. Ce n’est pas dans leurs principes de s’associer à des
Occidentaux.
— Alors d’où sortent-ils ?
— Je l’ignore… »
Brusquement, quelque chose vient attraper mes jambes par-derrière. Je
contorsionne mon cou pour regarder derrière mon épaule. C’est le petit
garçon de tout à l’heure, celui que Nugah a brutalisé. Il a une éraflure au-
dessus de l’œil droit, qui saigne sur son sourcil. Il serre mes jambes
épuisées si fort qu’elles ne vont pas tarder à se dérober.
La foule de cueilleurs s’amasse rapidement devant nous. Un homme
s’avance parmi eux. Il est impressionnant. Pas par sa taille, non. Il est
même gaulé comme un phasme. Mais il en impose par la droiture de son
corps et la dureté de son regard. Je lui donnerais une quarantaine d’années,
tout au plus. Il porte une fine moustache et une sorte de bonnet de marin
bleu – assorti à sa doudoune –, d’où s’échappent quelques mèches de
cheveux poivre et sel.
L’homme pose les yeux sur le petit garçon, qui relâche son étreinte et
rejoint le groupe sans un mot. Ses pupilles profondément noires reviennent
me transpercer. Mais alors que je m’attends à me faire engueuler ou
menacer une nouvelle fois, l’homme joint les deux mains et se penche en
avant.
« Namasté. »
12

La nuit est tombée sur le plateau et c’est toute la chaîne de montagnes


qui semble avoir disparu dans le cosmos. De toute ma vie, je n’avais
jamais vu un ciel aussi étoilé. Pas la moindre lumière à des kilomètres.
L’ensemble des villageois s’est rassemblé autour d’un immense feu de
camp, sur une zone défrichée à quelques mètres à peine du site de
cueillette. Je devrais peut-être apprendre à faire du feu, ça pourrait servir.
Sans celui-là, je ne verrais pas mes propres mains.
Bishal m’explique que le village a été fondé il y a quelques années
seulement. Aux premiers signes du printemps, tous les habitants désertent
les maisons et traversent le plateau pour participer à la récolte, à
l’exception du doyen, qui veille sur les nourrissons. Comme je m’en
doutais, l’homme au bonnet qui m’a salué, Kamal, est le chef du village, et
l’enfant blessé qui s’est agrippé à moi, c’est son fils, Bibek. Ce dernier est
allongé près de moi, la tête sur mes genoux, tandis que je m’occupe de son
éraflure. Vous le savez, mon sac à dos contient tout un hôpital de fortune.
Après avoir nettoyé la plaie au sérum physiologique, je vaporise un peu de
désinfectant, dont le picotement fait sursauter l’enfant.
« Shhh, je murmure. Si tu restes sage, ça sera plus vite terminé… »
Il ne comprend pas un traître mot de ce que je lui dis, mais comme
avec les bébés, j’imagine qu’une bonne partie du langage passe par
l’intonation. Pour finir, je lui pose délicatement un sparadrap sur le front.
Avant de s’éclipser, Bibek m’adresse un grand sourire, auquel il manque
une bonne partie de ses dents, comme un calendrier de l’avent à la mi-
décembre.
Assis sur des tapis à même le sol, les villageois forment un immense
cercle autour du feu de camp, chantant, riant aux éclats. Je ne me lasse pas
de les observer. Ils portent des tenues étranges, comme des enfants qui
s’habilleraient au hasard. Jupe longue et baskets. Doudoune et casquette.
Du vert avec du prune. Du bordeaux avec du bleu. Mais le plus amusant,
c’est qu’ils s’en moquent royalement. Juste s’habiller pour ne pas avoir
froid. Quand je repense aux heures passées dans ma salle de bains, à
choisir un haut ou retirer un minuscule point noir, je me dis que j’ai un
curieux sens des priorités…
Le dîner se déroule à la bonne franquette, avec des momos, sorte de
raviolis vapeur dont la farce se décline à l’infini. Les nôtres sont fourrés à
la viande de chèvre, ail et poivre du Sichuan, accompagnés d’une sauce
pimentée. Un régal ! J’en avais goûté hier à Katmandou, mais ceux-là sont
infiniment meilleurs. Les plats se passent de mains en mains, et chacun
picore avec ses doigts. C’est un autre monde, n’est-ce pas, monsieur
Bryone ?
Un jeune garçon me tend une sorte de pot de yaourt en verre, rempli
d’eau. J’ai tellement soif que je l’avale cul sec. Je sens alors un torrent de
feu traverser mon tube digestif, de la gorge jusqu’au fond de mon estomac.
Une furieuse quinte de toux soulève ma poitrine, ce qui fait beaucoup rire
les villageois.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Du raksi. Un alcool de millet. Allez-y doucement, c’est un peu
fort. »
Merci, Bishal. Tu aurais pu me le dire avant. Je m’agrippe à lui le
temps que la sensation de brûlure se dissipe. Et même un peu au-delà…
Ça suffit.
Je rétracte mon bras, sous l’impulsion de ma petite voix intérieure.
Elle a raison. Je ne dois pas laisser de futiles distractions m’éloigner de
ma quête. Après tout, j’ai fait sept mille kilomètres spécialement pour
cueillir un champignon-chenille, pas pour papillonner.
Une rafale soudaine me fait grelotter. Sans surprise, les nuits sont
froides dans l’Himalaya. Bishal me frotte vigoureusement le dos pour me
réchauffer. Son regard vient envelopper le mien et cela me réconforte
encore plus. Quand il ne cache pas ses émotions, il émane de lui une aura
de bonté et de gentillesse. Un fond de générosité sincère que j’ai trouvé
seulement chez une poignée de personnes. Mon assistant Dieumerci, mon
amie Mélanie… et Alistair. Avec eux, comme avec Bishal à cet instant, je
me sens en pleine confiance. Parfaitement relaxée et détendue, du corps
comme de l’esprit. Sans quitter son regard, je…
Je laisse échapper un bruyant hoquet, qui renvoie une goulée brûlante
de raksi dans ma gorge, avant qu’une nouvelle quinte de toux ne décolle
ma poitrine. Adieu confiance, détente et relaxation.
Face à mon désarroi, un duo d’adolescentes s’agenouille près de moi.
L’une d’elles me tend un petit bol en terre cuite, rempli d’un liquide
couleur café au lait. Cette fois, je prends bien soin de renifler et de goûter
prudemment. C’est curieux, ce breuvage a un arrière-goût de thé, mais
beaucoup plus épais et salé. Je tapote l’épaule de Bishal.
« Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Du po cha. Un thé au beurre de yak. C’est une boisson de
montagnard, hydratante et calorique pour supporter le froid. Trempez bien
vos lèvres dedans, ça vous évitera les gerçures. »
Eh bien, celui-là, on ne le trouve pas chez Barnabé ! Je pourrai m’en
vanter auprès de Columelle. En termes de saveurs pures, je préfère le
masala chaï, mais ce thé au beurre me procure une sensation jouissive de
réconfort. Comme un dimanche d’hiver à regarder des séries sous le plaid,
avec du chocolat chaud. Le liquide épais tapisse les parois meurtries de
mon œsophage et me réchauffe littéralement le cœur. Je me tourne vers
mes deux voisines et les gratifie d’un grand sourire. Merci, les filles !
D’ailleurs, ça fait un moment que ces deux-là scrutent ma tête avec un
rictus gêné. J’ai de la morve au nez ou quoi ?
« Elles sont intriguées par vos cheveux », m’informe Bishal.
Je comprends mieux. Si loin de Katmandou, ces jeunes filles n’ont pas
dû croiser beaucoup de touristes. C’est peut-être la première fois qu’elles
voient une chevelure qui n’est pas noire et lisse. Je penche la tête pour
qu’elles l’observent de plus près. Timidement, elles passent leurs doigts
entre mes boucles rousses, comme on caresserait un caniche.
À la fin du repas, le chef Kamal fait irruption devant moi. Sans
demander mon avis, il me ressert un grand verre de raksi. Adieu aussi, le
réconfort du thé au beurre… Il est accompagné par deux enfants, Bibek et
un autre, qui doit avoisiner la majorité.
« Le chef vous présente ses enfants. Vous connaissez déjà Bibek. Et
voici son fils aîné, Sunny. »
Le jeune homme et moi échangeons un namasté. Il ressemble comme
deux gouttes d’eau à son père, avec un duvet juvénile en guise de
moustache. À la place du bonnet, il porte le topi, cette petite casquette
sans bord, couvre-chef népalais traditionnel qu’on voyait sur la tête de
beaucoup d’hommes à Katmandou. Mon Dieu, j’espère que Kamal
n’escompte pas arranger un mariage en guise de remerciement…
« Mon père vous est reconnaissant d’avoir secouru et soigné mon frère,
explique Sunny dans un anglais presque parfait.
— Oh… Ce n’est rien… »
Je tâche de faire bonne figure mais, en réalité, j’ignore encore quelle
folie m’a poussée à m’en mêler. Ce n’est pas le genre de choses dont je me
croyais capable. Alerter les secours, bien sûr. Porter les premiers soins,
évidemment. Mais de là à m’interposer dans une bagarre… Le décalage
horaire, la fatigue, le manque d’oxygène, sans doute. Je crois que tous ces
facteurs affectent mon cerveau bien plus que je ne l’aurais imaginé !
« Sunny, qui étaient ces gars dans l’hélico ? »
Le jeune homme, manifestement embarrassé par ma question, dodeline
de la tête. Mais son père, qui semble comprendre quelques mots de nos
échanges, le rassure d’une main ferme sur l’épaule. Le chef se lance alors
dans une longue explication, traduite en simultanée par son fils.
« Ils sont venus pour la première fois le mois dernier. Pas seulement
ces deux-là, mais tout un groupe. Au départ, ils étaient gentils. Ils nous ont
offert du matériel, des vêtements. Pour nous aider dans notre activité, ont-
ils dit. Puis très vite, ils ont exigé que notre récolte soit plus importante, et
qu’on leur cède la meilleure part. Au début, nous avons protesté, mais ils
sont revenus nombreux, en menaçant de brûler le village si nous
n’obéissions pas. »
Je n’en reviens pas. Derrière ces airs précieux, ce Bryone est en fait un
vrai sadique !
« Vous ne pouvez pas demander l’aide de la police ? De l’armée ?
— L’armée est trop occupée à chasser les rebelles. Quant à la police,
elle aidera ceux qui lui donneront le plus d’argent. Nous sommes un
pauvre village. Notre survie dépend entièrement du yarsagumba.
— Qu’allez-vous faire ? »
Bishal pose une main discrète sur mon avant-bras.
« Vous ne devriez peut-être pas vous en mêler. »
Trop curieuse de connaître la suite des événements, j’ignore sa
remarque.
« Que voulez-vous que je fasse ? rétorque Kamal. Si je ne cède pas à
leurs exigences, notre tribu mourra.
— Mais si vous continuez de céder, que se passera-t-il ? »
Malgré le froid, mon sang est en train de bouillir. S’il y a bien une
chose qui me fait vomir – hormis les trajets de montagne en bus –, c’est
l’injustice. Je l’exècre, sous toutes ses formes. J’ai connu ce genre de
situations, à mon modeste niveau. Les petites pharmacies de quartier,
indépendantes comme la mienne, qui subissent la concurrence de grandes
chaînes taillées pour le profit, comme des supermarchés. Elles sont
incapables de rivaliser avec leur puissance financière. Dans cent pour cent
des cas, c’est le pot de fer qui renverse le pot de terre. David ne bat
Goliath que dans les livres. Mais si l’on ne se bat pas, on meurt.
Malheureusement, pour les habitants de ce petit village, c’est au sens
littéral.
Depuis que nous avons évoqué le sujet, Kamal semble agité. Il tapote
nerveusement du pied et fait craquer ses phalanges, à plusieurs reprises.
Une étincelle jaillit soudain dans ses iris. Petit à petit, tout son regard
s’embrase d’une flamme sauvage, et ce n’est pas seulement le reflet du feu
de camp. Ses pupilles brillent réellement.
Il se lève alors d’un bond. D’un simple geste du bras, il intime le
silence dans toute l’assemblée. Pendant plusieurs secondes, nous
n’entendons plus que le bruit du vent, déferlant entre les sommets. Puis il
se met à marcher en cercle autour du feu, lentement, tout en prononçant
haut et fort quelques mots, dont Bishal me chuchote la traduction à
l’oreille.
« Bien avant moi, mon père était le chef de notre village. Et son père
avant lui. Pendant des décennies, ils ont maintenu notre tribu en sécurité et
prospère. Quant à moi, j’ai pris la décision de nous installer sur ce plateau.
Nous avons abandonné nos rizières, notre bétail. Nous avons tout sacrifié
pour le yarsagumba et pour des jours meilleurs. Mon père m’a toujours
dit : “Ce que tu cueilles de tes propres mains t’appartient. Nul ne peut te le
soustraire.” Cette terre est notre maison. Elle nous nourrit et nous fait
vivre. Chaque jour, nous y plongeons les mains… »
Kamal marque une pause, sans cesser de marcher pour autant. Nous
sommes tous suspendus à ses lèvres. Il prend le temps d’adresser un
regard à chaque membre de l’auditoire. Hommes, femmes, enfants. À moi
également.
« Si nous devons disparaître, reprend-il, cela sera mon entière
responsabilité et j’en assumerai les conséquences devant nos ancêtres. »
Il s’immobilise brusquement au pied du feu, droit comme un i. Les
contours des flammes entourent sa silhouette comme une aura mystique.
« Mais si nous devons disparaître, ce ne sera pas sans nous battre ! »
Il brandit haut le poing. Une clameur guerrière s’élève dans le ciel du
plateau. Elle fait vibrer mes tympans et me donne la chair de poule.
« Eh bien, me souffle un Bishal perplexe. J’espère que vous savez ce
que vous faites… »
Je lui adresse un regard tout aussi dubitatif. Ce que je… fais ? Je n’en
ai pas la moindre idée. Je posais des questions à Kamal et, tout à coup, il
s’est mis à fomenter une révolte. J’espère qu’il a, comme moi, simplement
abusé du raksi et que tout ça lui passera demain au réveil.

*
* *
Le banquet terminé, tard dans la nuit, chaque famille regagne sa tente.
Bishal et moi partageons la même. Nous l’avons décidé avant de partir,
pour nous épargner une charge supplémentaire.
Après l’avoir montée, il m’a laissée entrer avec quelques minutes
d’avance, le temps que j’enfile mon pyjama grenouillère qui, à défaut de
me rendre sexy, a le mérite de me tenir chaud.
Je me glisse à l’intérieur de mon duvet, mais j’ai l’impression de me
rouler nue dans la neige tant il est froid.
Bishal entre à son tour sous la tente. Je lui tourne volontairement le
dos, pour lui laisser l’intimité de se changer. C’était sans compter sur
notre lanterne électrique, posée dans un coin. Elle projette l’ombre de son
corps athlétique sur le pan de toile qui me fait face. Je devrais fermer les
yeux, mais je n’y parviens pas. Surtout, je n’en ai pas envie. Un peu
honteuse, j’observe cette silhouette retirer son t-shirt, dévoilant les
contours anguleux de ses épaules. Il retire ensuite son pantalon, révélant
une paire de mollets bombés, sous des cuisses deux fois plus épaisses.
Lorsqu’il se place brièvement de profil, j’aperçois une bosse au niveau de
son entrejambe, si volumineuse que j’en laisse tomber ma mâchoire
inférieure.
Dis donc, t’as pas fini de te rincer l’œil ?
Pardon, ma conscience. Je ferme finalement les paupières, mais je suis
assaillie par les mêmes images, cette fois en formes et couleurs. Quand je
les rouvre, Bishal a éteint la lanterne et s’est déjà glissé dans son duvet,
tout proche du mien.
« Bonne nuit, Camellia.
— Bo… Bonne nuit. »
Je claque des dents. Si loin du feu de camp – et sans un striptease pour
me réchauffer –, je suis à la merci de la nuit glaciale. Malgré mon pyjama
fourré, chacun de mes muscles souffre d’incontrôlables tremblements,
comme un chihuahua. J’aurais dû boire plus de thé au beurre et moins de
raksi. L’alcool pour se réchauffer est une fausse bonne idée, une illusion
temporaire. L’alcool dilate les vaisseaux sanguins à la surface du corps,
créant l’impression de coup de chaleur. Mais en réalité, il facilite
l’évacuation de cette chaleur vers l’extérieur. Et une fois l’illusion
estompée, la température du corps aura baissé et la sensation de froid se
fera plus intense encore.
Putain, je réfléchis trop.
Alors que mes neurones congelés m’envoient les pires images de
nécrose et d’amputation, un bras vient s’enrouler autour de mes épaules.
« Bi… Bi… ? »
Ma mâchoire engourdie peine à articuler.
« Dormez, Camellia, murmure-t-il. Tout va bien… »
Emmitouflé dans son propre duvet, il colle son torse contre mon dos,
et ses pieds contre les miens. Une chaleur apaisante traverse le tissu pour
envelopper ma peau, comme une douche brûlante après la pluie. Cela
faisait des lustres que je n’avais pas senti un plaisir aussi intense. Je
tortille mes épaules pour mieux les caler au creux de son coude. Son
parfum de bois de santal chatouille mes narines, et c’est dans mon bas-
ventre qu’émerge un autre picotement, comme la dernière nuit à l’hôtel. Je
frotte mes cuisses l’une contre l’autre pour le dissiper, mais ça ne fait que
l’attiser, au point qu’un liquide tiède commence à poindre dans ma
culotte. Une nouvelle vague d’images, bien moins sages cette fois, envahit
mon esprit. Elle cultive mon imagination, plus fertile qu’une lapine en
chaleur. Je ne m’étais pas sentie aussi bien aux côtés d’un homme depuis
une éternité. La présence réconfortante de Bishal me renvoie à des heures
heureuses et malheureusement lointaines de ma jeunesse, plus de vingt ans
auparavant. Plutôt vingt-cinq…
Drapée dans cette chaleur nostalgique, je chasse mon envie et je
m’endors paisiblement.
13
Plus de vingt ans auparavant.
Plutôt vingt-cinq…

Les éclats de rire, les hurlements de joie, les cris de douleur. Les
ballons qui rebondissent, les chaussures qui martèlent le sol…
Je n’aime pas la cour de récré. Elle est trop bruyante. Et le bruit me
déclenche des crises. Alors je me suis mise à l’écart, sur le banc du fond,
derrière le panier de basket. Personne n’y vient jamais, parce qu’il est
toujours bancal et humide.
Un ballon de mousse jaune roule dans ma direction. Il est poursuivi par
un garçon. Je me lève pour lui faire une passe, quand des cris s’élèvent
brusquement derrière lui.
« Attention ! hurlent ses camarades. La bête ! »
Le petit garçon lève les yeux et se fige en m’apercevant. Sa peau
devient blanche comme de la craie. Il recule de quelques pas, avant de
s’enfuir à toutes jambes. Furieuse, je donne un violent coup de pied dans
le ballon, qui s’écrase sur la nuque de ce peureux.
J’aimerais bien que mes parents voient ça. Que les médecins voient ça.
Ils me disent toujours que je suis normale. Mais moi, je ne veux pas qu’on
me dise que je suis comme les autres. Je veux être comme les autres. Je ne
comprends pas pourquoi tout ça m’arrive…
Des bruits de pas viennent encore déranger ma concentration. Un
deuxième garçon s’approche de moi. Je crois que c’est le nouveau. Celui
qui est arrivé le mois dernier, dans l’autre classe de CE2. Il est plutôt
mignon avec ses boucles blondes et ses yeux super bleus. Mais je ne suis
vraiment pas d’humeur à parler.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— Pourquoi t’appellent-ils la bête ?
— Si tu restes ici, tu vas très vite le savoir… »
Mais au lieu de fuir comme tous les autres, il s’approche encore et
s’assoit à côté de moi, sur le bois tout mouillé.
« Non ! Ton pantalon… »
Il tire une grimace quand ses fesses touchent l’eau glacée, avant de
sourire tout grand.
« Comme disait ma nanny, les vêtements sont faits pour être salis.
Sinon, nous n’en porterions pas.
— Pourquoi tu parles bizarrement ?
— C’est mon accent. Je viens de l’Écosse. »
Je n’ai pas de très bonnes notes en géographie.
« C’est où, l’Écosse ?
— Au-dessus de l’Angleterre. »
Le français n’est pas sa langue natale et, pourtant, il s’exprime
beaucoup mieux que tous les garçons idiots de ma classe. Avec beaucoup
de calme et de politesse.
« Tu en veux un ? Ça vient de chez moi. »
Il me tend un bonbon dans un emballage multicolore tout froissé. Je
n’ai pas envie d’y goûter, mais j’ai envie de lui faire confiance. Un frisson
me parcourt dès qu’il touche ma langue. Après la sensation acidulée arrive
un drôle d’arrière-goût, comme un mélange de poisson et de beurre de
cacahuète. Le garçon me regarde d’un air amusé.
« C’est mauvais, hein ? »
Nous éclatons de rire tous les deux, avant que la sonnerie ne vienne
couvrir nos voix.
« Gosh ! s’exclame mon voisin en sautant du banc. Nous devons y
aller.
— Attends ! Comment tu t’appelles ? »
Il se retourne et lance un dernier sourire, qui me fait fondre plus
rapidement que le bonbon dans ma bouche.
« Alistair. Alistair MacIntyre. »
14

Le soleil est déjà haut sur le plateau quand j’émerge de la tente, prête à
affronter le froid. J’ai enfilé mon pull le plus épais et ma grosse doudoune.
« Vous savez, lance Bishal en me voyant arriver, pour lutter contre le
froid, il vaut mieux plusieurs fines couches de vêtements qu’une seule
couche épaisse. C’est l’air entre les tissus qui va vous isoler du gel. »
OK, on recommence.
Le soleil est déjà haut sur le plateau quand j’émerge de la tente, prête à
affronter le froid. J’ai enfilé trois t-shirts, un pull, deux paires de collants
et un pantalon.
« Bien dormi ? », je demande à mon guide, non sans arrière-pensée.
Sa main entière peine à couvrir son bâillement béant.
« J’ai connu mieux, bougonne-t-il. Les ronflements du yak m’ont
réveillé à plusieurs reprises. »
Je suis quasi sûre que c’était moi qui ronflais et non le yak, mais ça
reste entre nous.
À ma grande déception, il n’a pas fait allusion à l’épisode d’hier soir,
sous la tente. J’ai l’impression de sentir encore son bras autour de mes
épaules, comme un membre fantôme. Le simple souvenir de cet instant
électrise mon bassin. Était-ce seulement de la gentillesse… ou bien
l’expression… d’autre chose ? Ne comptez pas sur moi pour poser la
question, j’aurais trop peur de passer pour une idiote.
« Vous êtes toute rouge, s’étonne Bishal. Vous avez encore froid ?
— Non… Enfin, si ! Mais je vais me réchauffer toute seule… »
Tout compte fait, je passe quand même pour une idiote.
« Bon, on s’y met ? »
Les cueilleurs sont déjà tous à l’ouvrage. Bishal et moi choisissons un
carré d’herbe inoccupé, sur lequel je m’agenouille.
« Alors, je demande, par quoi commence-t-on ?
— Déjà, par adopter la bonne position. Regardez autour de vous. »
Je relève le menton. Tous les villageois sont allongés sur le ventre, et
rehaussés sur les avant-bras. À mon tour, je m’étale dans l’herbe encore
couverte de rosée. Heureusement, mon millefeuille de vêtements me garde
au sec. Je commence alors à tâtonner l’herbe au hasard.
« Enfilez ça. Ce sera plus pratique. »
Il me tend sa paire de mitaines. À contrecœur, je les mets à la place de
mes épais et confortables gants en laine.
Me voyant encore perdue, le guide s’allonge à côté de moi. Puis il pose
sa main sur la mienne et entrecroise ses doigts entre les miens. Un frisson
me parcourt l’échine, comme hier soir. Avec lui, j’ai l’impression de
rajeunir de dix ans. Collégienne timide, dont le cœur s’emballait aux côtés
d’Alistair, au point de ne pas pouvoir suivre le cours. Mais pour rien au
monde, je n’aurais voulu changer de place. Et aujourd’hui, je suis ravie de
partager cet instant crucial de ma quête avec Bishal.
« Comme ceci, murmure-t-il. Délimitez visuellement une zone et
fouillez-la entièrement. Un brin d’herbe à la fois. Quand vous avez fini,
changez de zone et recommencez. Les cueilleurs expérimentés peuvent
fouiller deux zones simultanément avec leurs deux mains. Mais vous n’en
êtes pas encore là… »
Son visage est tout près du mien, si près que je retiens mon souffle.
Après le festin d’hier, je doute un peu de mon haleine.
« Maintenant, c’est à vous. »
Il libère ma main, qui garde encore l’empreinte de ses phalanges
tièdes. Du bout des doigts, j’écarte soigneusement les brins d’herbe, un par
un. Croyez-moi, c’est aussi chiant que ça en a l’air.
« Voilà, c’est parfait. »
Au bout d’une demi-heure, pas le moindre signe d’un champignon.
Mais je n’abandonnerai pas. Après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour.
Et cette quête est un peu mon empire romain à moi.

*
* *
Une heure déjà. Cette tâche est plus fatigante qu’il n’y paraît. J’ai mal
partout, à force de garder le buste relevé, les coudes et les genoux par
terre. Je pourrais prendre des médicaments contre la douleur, mais je
crains qu’ils ne troublent ma concentration.

*
* *
Trois heures, putain. Trois heures à plat ventre à écarter des foutus
brins d’herbe. Je sens une étrange sensation de chaleur humide sous mes
genoux. Je crois qu’ils saignent. J’ai mal à la tête aussi. Désormais, je ne
dirai plus chercher une aiguille dans une botte de foin, mais chercher un
cordyceps dans une prairie. Une prairie gelée, qui plus est. Je ne sens
quasiment plus mes doigts ni aucune de mes extrémités. Régulièrement,
mon nez se met à couler, et je ne m’en rends compte que lorsque le liquide
visqueux vient picoter mes lèvres fendillées.
« Camellia, me lance Bishal. Regardez là-bas. »
Il me montre le sommet d’un pic, à l’autre bout du plateau.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien. Mais regarder au loin de temps en temps détend vos yeux. »
Il a raison. J’ai eu le nez collé à la pelouse pendant si longtemps que la
montagne m’apparaît entièrement verte. Je frotte mes yeux et cligne des
paupières à répétition, jusqu’à ce que la neige retrouve sa couleur
naturelle. Ça va un peu mieux…
Alors que j’attaque la cinquième heure de fouille, mes doigts
engourdis effleurent un brin d’herbe à la texture inhabituelle. J’approche
le nez de plus près. Il est plus sombre, plus épais et plus rigide. J’espère
que ce n’est pas seulement une tige cassée. Je me tourne vers Bishal, qui
hoche solennellement la tête. Mon Dieu, je crois que ça y est. L’anxiété me
tétanise aussitôt.
« N’ayez pas peur, murmure le guide. Il ne va pas s’enfuir.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— D’abord, isolez-le avec votre pioche. Faites bien attention de ne pas
le sectionner. »
J’ai toujours été plus douée avec ma tête que mes mains. À l’école, en
travaux pratiques, je m’arrangeais pour avoir le binôme le plus adroit.
Mais aujourd’hui, je manipule seule et je m’applique comme jamais. Ma
quête en dépend. Malgré les températures négatives, quelques gouttes de
sueur perlent sur mon front, sans que je les laisse me perturber. Je fauche
les brins d’herbe autour de la tige brune. Un par un.
Je deviens nerveuse. Bishal pose sa main sur mon dos pour calmer le
rythme de ma respiration.
« Détendez-vous, Camellia…
— Et maintenant ?
— Avec votre pinceau, dégagez doucement la terre autour de la base.
Vous devez localiser la larve pour pouvoir l’exhumer plus facilement. »
Comme un paléontologue sur un os de dinosaure, je balaye
soigneusement le carré de terre tout juste défriché. Au bout de quelques
minutes apparaît une forme cylindrique, jaunâtre et rugueuse, comme la
gousse d’une cacahuète.
« C’est le cadavre de la larve, annonce Bishal. Creusez tout autour
pour l’extraire. »
Du bout du bout de la pointe de ma pioche, je gratte la terre autour de
l’insecte momifié. Grain par grain. J’aperçois une paire de pattes,
minuscules. Puis une deuxième. Une troisième !
« Continuez, m’encourage le guide. Vous y êtes presque ! »
À quelques centimètres de profondeur, le champignon-chenille est
maintenant parfaitement visible, dans son intégralité. Le parasite et son
hôte défunt. Bishal me tend une pince à épiler, avec laquelle j’attrape
délicatement la tête de la larve morte.
« Allez-y, Camellia. Tirez… »
Quelque chose coince. Le corps de la larve est entortillé dans une sorte
de rhizome, qui doit provenir du fourré voisin.
« Bishal, aidez-moi ! »
Le jeune homme s’empare d’une paire de ciseaux dans la trousse à
outils.
« Allez-y, lui dis-je. Coupez-le. »
Sans trembler, il sectionne les filaments retenant le cordyceps
prisonnier tandis que je le maintiens délicatement avec la pince. Après des
heures de travail et de souffrance, la petite créature émerge enfin à l’air
libre. Je pousse un bruyant soupir de soulagement.
« Prenez-le dans vos mains », me souffle Bishal.
Je dépose le cordyceps au creux de ma paume tremblante. Il est tout
petit, à côté de mes doigts. Vous voilà enfin, mes siamois chéris. Toutes
ces semaines de préparation, d’attente, pour finalement vous rencontrer.
Mon cœur fait des bonds à l’intérieur de ma poitrine. Je me demande si la
marquise a ressenti la même excitation, quand elle a attrapé son premier
spécimen.
« Il a vos yeux », plaisante Bishal.
À la jonction du filament jaune rugueux – la larve – et du filament
brun plus fin – le champignon – se trouvent deux petites billes ambrées.
Ce sont les yeux globuleux de l’insecte, entre lesquels perce le
champignon. J’ai lu que c’était à ça que l’on distinguait les vrais des
contrefaçons. C’est fascinant. Répugnant, mais fascinant !
J’extrais un sachet en plastique hermétique de mon sac à dos et y
enveloppe soigneusement mon trésor, en poussant un petit gloussement de
satisfaction.
Premier objectif atteint !
Vous savez quoi ? Je suis déjà impatiente de passer à la suite du plan.
À vrai dire, j’avais planché sur toute la fable, mais le champignon-chenille
est le seul ingrédient que je suis parvenue à identifier. Je n’ai aucune idée
concernant le suivant.

Le second frère jouissait des plaisirs de la cour,


Nourri par la reine d’une contrée dorée,
Mangeait à la table du cardinal, des dragées colorées.
Mais lorsqu’un cruel seigneur s’empara de la ville,
Le frère se trouva sitôt en exil.

À quoi la marquise de Vertmillon peut-elle bien faire référence ?… On


verra ça plus tard. Pour le moment, je suis trop excitée. Ameutés par
l’agitation, Kamal et ses deux fils arrivent auprès de nous.
« Félicitations ! s’exclame le chef en découvrant le contenu du sachet.
C’est un beau spécimen. »
Il tend le bras pour m’aider à me relever. Mon corps se redresse dans
un concert d’articulations craquées. J’ai la tête qui tourne après être restée
si longtemps allongée.
« Je n’en cueillerai pas d’autres, promis ! », lui réponds-je en étirant
mes muscles endoloris.
Kamal secoue la tête.
« Ce que tu cueilles de tes mains t’appartient. Vous pouvez cueillir
autant de yarsagumba que cette terre vous le permettra. Vous avez de la
chance. Parfois, il peut se passer trois jours sans en trouver un seul.
— Et cela empire chaque année », renchérit Sunny.
Ce calvaire que je viens de vivre, je réalise que les villageois le vivent
chaque jour, pendant des semaines. Mes émotions retombées, c’est ma
curiosité scientifique naturelle qui reprend le dessus.
« Vous n’avez jamais tenté de le cultiver ? »
Kamal grince des dents, tandis que son fils détourne le regard. On
dirait que j’ai touché un point sensible.
J’ai lu un article à ce sujet avant mon départ. Des équipes de
chercheurs chinois et japonais seraient parvenues à produire des
champignons-chenilles en laboratoire. Toutefois, des controverses existent
sur leur qualité. J’ignore si c’est vrai, mais pour les milliers de ruraux qui
dépendent du cordyceps, je peux comprendre l’hostilité vis-à-vis de ces
travaux. La plupart d’entre eux considèrent encore le champignon comme
une manne providentielle, profondément liée aux croyances religieuses.
« Ce dont vous parlez, réplique le chef, ce ne sont pas des yarsagumba.
— Mais vous pourriez le cultiver ici même. Ils auraient des vertus tout
à fait semblables, et…
— Ne parlons pas de ça. Il faut fêter votre première récolte ! Ne
bougez pas… »
Je n’insiste pas. Kamal disparaît un instant sous sa tente, non loin. Son
fils cadet, Bibek, me fixe d’un air malicieux. De sa voix angélique, il
prononce quelques mots que son grand frère me traduit aussitôt.
« Il dit qu’il vous épousera quand il sera grand et que vous aurez huit
magnifiques enfants aux cheveux de feu. »
Je m’agenouille près du gamin et lui ébouriffe sa tignasse.
« Tu sais, Bibek, quand tu auras l’âge de m’épouser, mes cheveux
seront devenus gris et secs comme les poils du yak ! »
L’enfant éclate de rire.
« Et tu seras aussi grosse que lui ! »
Ah, la sincérité des enfants…
Le chef Kamal réapparaît, avec sous le bras une sorte de gourde
basque, en cuir de je ne sais quoi. À peine a-t-il enlevé le bouchon que les
vapeurs me piquent les narines.
« Raksi pour tout le monde ! », s’exclame-t-il.
J’aurais préféré du thé au beurre, mais je serais bien mal élevée
d’offenser mon hôte. Kamal remplit une coupelle pour chacun d’entre
nous. Même les enfants ont droit à une gouttelette du breuvage
incendiaire. Puis nous trinquons tous ensemble. Je me tourne vers mon
guide et lui lance un clin d’œil.
« Merci, Bishal. Sans vous, je n’y serais jamais arrivée.
— Vous seriez sûrement encore à l’aéroport de Katmandou, à lutter
contre les chauffeurs de taxi. »
Nous rions tous les deux de bon cœur. J’engloutis le contenu de ma
coupelle et laisse l’alcool me réchauffer temporairement.
Malheureusement, les réjouissances sont de courte durée, interrompues
par une pétarade mécanique qui n’augure rien de bon.
Comme je le craignais, l’hélicoptère ne tarde pas à surgir de la falaise.
Je lève le bras pour protéger mon visage des éclaboussures. Les villageois
s’alignent devant l’appareil, qui se pose au même endroit que la veille.
Mais cette fois, Bryone et Nugah descendent simultanément. En
m’apercevant, les deux hommes se dirigent aussitôt vers moi. L’Anglais a
troqué son manteau de tweed contre un trench-coat kaki, mais il arbore
toujours son béret. Nugah, lui, porte encore sa tenue pseudo-militaire,
auréolée de taches de sueur et de gras.
Courage, Camellia. Ils sont deux guignols et nous sommes cinquante.
Qu’est-ce que tu crains ? Mais en scrutant les villageois, j’ai bien du mal à
retrouver la lueur guerrière de la veille.
Le snobinard et son sbire s’arrêtent devant moi.
« Quelle ironie, claironne le premier. Une brillante scientifique
incapable de suivre un conseil avisé. »
Une brillante scientifique ? Mais comment… ?
À peine ai-je entrouvert la bouche pour l’interroger que Bryone me
coupe le sifflet.
« Miss Camellia Daléchamps. Née à Montrouge le 18 avril 1988.
Diplômée de la faculté de pharmacie de Paris. Spécialiste en
neuropharmacologie. Aujourd’hui titulaire d’une officine dans le
e
5 arrondissement. »
Pas de panique, pas de panique. Il a probablement tapé mon nom dans
une barre de recherche et profité de ma naïveté sur la confidentialité des
réseaux sociaux. Je ne sais pas si c’est l’alcool qui me monte déjà à la tête,
mais j’ai bien envie de le provoquer.
« Hé, Bryone ! Pourquoi tu reposerais pas ton cul en velours dans
l’hélico ? Je suis sûre que la reine t’attend à sa garden-party ! »
Sa mâchoire serrée comme un étau trahit son agacement.
Manifestement, notre lord a bien du mal à conserver son flegme,
aujourd’hui.
« Ne jouez pas à la plus maline, Miss Daléchamps.
— Oh non ! Contre vous, je gagnerais trop facilement.
— Ne croyez pas que j’aurai pitié de vous, en raison d’une quelconque
entente cordiale entre nos nations. Dans ces montagnes, votre passeport ne
vous sera d’aucun secours. Aucun diplomate ne viendra rapatrier votre
cercueil dans un avion d’État. Si tant est qu’il y ait encore quelque chose à
mettre dans le cercueil… »
Sans me laisser la possibilité d’une relance, Bryone retire l’un de ses
gants et claque des doigts. Nugah porte alors la main sous sa veste et
dégaine un pistolet. Un cri de frayeur s’échappe spontanément de ma
bouche.
C’est la première fois de ma vie que je vois une arme en vrai. Une
arme pointée sur moi, qui plus est. Ma gorge s’est asséchée d’un coup et
mes genoux s’entrechoquent, littéralement. Je n’arrive pas à détacher le
regard de ce canon de métal, qui me fixe de son œil noir sans fond. Il me
renvoie brutalement à la réalité, comme il pourrait bientôt m’y soustraire.
Terminées les provocations, je perds toute ma verve.
Je m’accroche de toutes mes forces à Bishal, qui ne laisse transparaître
aucun signe de nervosité. Nugah nous tient en joue à tour de rôle, tout en
nous fusillant déjà du regard. Il avance d’un pas et c’est toute la foule qui
recule avec moi. Je prends une profonde inspiration pour garder mes nerfs.
Je suis certaine qu’il bluffe, qu’il ne me fera aucun mal. La partie
inconsciente de mon cerveau qui contrôle ma vessie en est moins
convaincue.
Mais à peine la brute a-t-elle esquissé un autre pas que les villageois
rompent brusquement les rangs, et nous encerclent. Je n’y connais rien en
armes, mais ça m’étonnerait que le flingue ait suffisamment de balles pour
nous tous.
Une foule compacte se tient tout autour de nous, impénétrable. Les
torses sont bombés et les regards durs. Kamal émerge alors au centre du
cercle avec son fils aîné, et se lance dans une violente diatribe contre
Bryone.
« Ce sont nos terres, traduit Sunny. Elles ne vous appartiennent pas.
Partez ou vous serez chassés ! »
Ce brusque retournement de situation me déclenche un rictus nerveux.
Ma confiance est regonflée à bloc, à moins que ce ne soient les premiers
effets de l’alcool. Je lâche le bras de Bishal, qui essaie en vain de me
retenir, pour avancer à mon tour au centre du cercle.
« Vous êtes ici sur une propriété privée, je badine. Je vous prierai donc
de quitter les lieux au plus vite. »
Le chef s’approche ensuite de Nugah. Les deux hommes se toisent,
sans un mot. Leurs visages sont si proches qu’ils se touchent presque.
Finalement, et avec autorité, Kamal s’empare de l’arme à feu, laissant
l’autre les bras ballants. Le cercle se resserre petit à petit, et je me délecte
de l’expression de Bryone, horrifié à l’idée de toucher ceux qu’il appelle
les autochtones. Je l’imagine frictionner tout son corps maigrichon de gel
désinfectant.
Au dernier moment, les villageois ouvrent un minuscule cordon dans
le cercle compact, menant à l’hélicoptère. Bryone et son laquais s’y
faufilent tant bien que mal. Chacun prend soin d’adresser une petite tape
amicale dans le dos du Britannique. Avant de repartir, ce dernier se
retourne et m’adresse un regard foudroyant. J’y réponds par un doigt
d’honneur. L’hélicoptère quitte le sol au moment où les portes se
referment. Le vrombissement des pales déchire à nouveau le plateau, mais,
cette fois, il est couvert par les clameurs de joie et les chants de victoire.
Je me tourne vers Bishal, resté muet jusque-là, et lui adresse un grand
sourire. Je m’approche, les bras écartés pour partager une accolade, mais
son regard sévère me stoppe net.
« Vous n’auriez pas dû vous en mêler », lance-t-il froidement en
tournant les talons.
16

En temps normal, j’aurais été ravie de me dégourdir les jambes après


avoir passé cinq heures à plat ventre dans l’herbe. Mais comme je le
redoutais, cette expérience a salement amoché mes genoux. J’ai limité le
saignement avec des compresses et du sparadrap. Néanmoins, le
frottement du tissu à chacun de mes pas m’arrache une grimace. Il faut
dire que mon seuil de tolérance à la douleur est particulièrement bas. J’ai
pleuré lors de mon dernier vaccin…
Après le départ de l’hélico, le chef a ordonné que tout le monde
retourne au village sur-le-champ. J’ignore quand Bryone reviendra, ni
même s’il reviendra. Ça ne m’étonnerait pas que ce chefaillon de pacotille
soit déjà en train de quitter le pays, d’autant plus que son laquais s’est fait
confisquer son arme. Une fois que leur stratégie d’intimidation s’est
effondrée, ces personnes-là sont impuissantes. Mais Kamal, lui, paraît
moins convaincu.
Voilà donc notre caravane de villageois traversant le plateau, chargés
comme des mules. Si nous nous dépêchons, a assuré le chef, nous y serons
avant la tombée de la nuit. Malheureusement, mes jambes sanguinolentes
ne sont pas du même avis.
D’ailleurs, où est passé Bishal ? Après avoir remballé notre tente sans
m’adresser un mot – tout au plus m’a-t-il répondu par quelques
grognements –, il est parti lui aussi en direction du village, à l’avant du
groupe. Sans même m’attendre. J’aperçois sa tête dépasser, à plusieurs
dizaines de mètres devant moi, mais je suis incapable de le rattraper.
Me voyant claudiquer seule à l’arrière du convoi, Sunny vient à ma
rencontre. Il est accompagné du yak, qu’il mène par une bride. Sans
montrer le moindre signe de fatigue, l’animal porte une montagne de sacs
et de paquets presque aussi gros que lui.
« La première fois que j’ai cueilli le yarsagumba, j’étais dans le même
état que vous. »
Il déleste l’animal de plusieurs sacs, pour les ajouter à sa propre
charge.
« Venez, me dit-il. »
Du bout du nez, il désigne le yak. J’ai déjà la trouille du marchepied de
la pharmacie, alors vous m’imaginez grimper sur cet énorme ruminant
instable ?
« N’ayez pas peur, rassure Sunny. Riyana est très gentille et douce.
— Riyana ?
— C’est son nom.
— Comme la chanteuse ?
— Non, avec un Y. C’est un prénom népalais courant. »
N’ayant pas vraiment d’alternative, je glisse mon pied dans l’étrier et
tente d’enjamber l’animal, avec l’agilité d’un pétrolier sur la banquise. Il
me faut plusieurs tentatives, et un coup de main de Sunny, pour parvenir
enfin à poser mes fesses sur la selle. Le jeune homme donne une tape
gentillette sur le postérieur de l’animal, qui se remet en route. Je pousse
un cri de surprise et m’accroche à la première chose qui me passe sous la
main : sa toison. Elle est étrangement douce et soyeuse. En fin de compte,
Riyana est une monture plutôt agréable. C’est comme chevaucher une
peluche géante. Mais un peu puante.
« Dites, Sunny, comment se fait-il que vous parliez aussi bien anglais ?
— Vous savez, je ne suis au village que pendant la récolte du
yarsagumba. Le reste de l’année, j’étudie à Pokhara. J’envisage de devenir
ingénieur agronome.
— Ça veut dire que vous ne prendrez pas la succession de votre père ?
— Au contraire, c’est pour préparer la succession que je me lance dans
ces études.
— Je ne comprends pas…
— Nous nous sommes installés sur ce plateau, car c’est l’un des
derniers endroits qui n’a pas été surexploité. Pourtant, même ici, nous
voyons bien que les récoltes sont de plus en plus maigres, au fil des ans. Si
nous continuons comme ça, il n’y aura bientôt plus aucun yarsagumba sur
notre planète…
— Alors vous envisagez de…
— Le cultiver. Exactement comme l’avez suggéré tout à l’heure.
Depuis presque cinq mille ans, la civilisation humaine domestique les
chenilles du bombyx pour produire de la soie. Ce sont des lépidoptères,
comme les chenilles infectées par le cordyceps. Si nous leur fournissons
les bonnes conditions de nourriture, de terrain, il n’y a aucune raison que
ces yarsagumba ne présentent pas les mêmes qualités que les sauvages. »
Ses idées tiennent la route. À la fin de l’été, les cordyceps qui n’ont
pas été cueillis libèrent des millions de spores, chacune capable d’infester
un hôte. Élever des chenilles ici même à haute altitude, avec les
nutriments du plateau, puis les réintroduire sous terre, dans leur milieu
naturel. Ça pourrait considérablement redynamiser la croissance du
champignon. Et celle de la population.
« Qu’en pense votre père ?
— Vous avez vu sa réaction. Il n’est pas prêt à entendre ça. Il croit que
j’étudie l’informatique, pour vendre nos récoltes sur internet. »
Kamal semble être un homme d’honneur et de traditions.
Malheureusement, avoir bon cœur ne garantit pas toujours d’avoir du bon
sens. Sunny et moi passons le reste du trajet à discuter science, botanique
et entomologie. Je suis fascinée et impressionnée par ses théories. Elles
pourraient avoir un incroyable succès, pour peu qu’on le laisse les
appliquer un jour.
« Et vous ? Pourquoi être venue jusqu’ici ?
— Disons que j’essaie de trouver un remède, pour traiter… quelqu’un
de proche. »
Bon sang ! Alistair, même à l’autre bout du monde, tu arrives à
t’immiscer dans mes pensées.
« Malgré votre médecine occidentale, vous n’avez pas pu soigner votre
ami ?
— Malheureusement, c’est une affection pour laquelle il n’y a pas
encore de remède… »
Au moment où les derniers rayons du soleil disparaissent derrière les
montagnes, nous atteignons enfin l’entrée du village.
Traité des sciences amoureuses

par Camellia Daléchamps

Chapitre 3 « Embrassez-moi ! »

Savez-vous qui a inventé le baiser sur les lèvres, et pourquoi ? Non ? Normal, car
personne ne le sait vraiment. D’après les experts en philamatologie (la science du
baiser !), il s’agirait d’une évolution naturelle de la becquée, le transfert de nourriture
de bouche à bouche, notamment de la mère à l’enfant. Ce comportement est d’ailleurs
encore retrouvé chez les grands singes. D’autres anthropologues pensent que le baiser
provient d’une modification du reniflement, échange nez à nez pour sentir l’autre, afin
de le reconnaître ou vérifier son état de santé. Un autre vestige de cette pratique serait
d’ailleurs le célèbre bisou esquimau.

Point sur lequel tous les experts s’accordent : les premières références au baiser
proviennent de textes sanskrits datant de plus de trois mille cinq cents ans. Plus d’un
millénaire plus tard, on raconte que les armées d’Alexandre le Grand auraient
découvert cette pratique lors de leur conquête de l’Inde, et l’auraient ensuite propagée
à travers l’Asie.

L’Empire romain continuera de populariser cette pratique dans toute l’Europe et


l’Afrique du Nord.
Pendant des siècles, tout le monde s’embrasse, aussi bien les femmes que les hommes.
Sur la bouche, les joues, les mains, voire les pieds, en fonction du rang social. Le
baiser sur la bouche est alors courant entre chevaliers, pour témoigner reconnaissance
et amitié.

Au Moyen Âge, l’Église catholique, qui l’avait pourtant largement adopté, met un frein
au bisou, par crainte qu’il n’incite à plus de débauche charnelle. Les épidémies de
peste, qui ravagent le continent à cette époque, achèveront d’enterrer la réputation du
baiser. Bonne intuition, quand on sait que près de quatre-vingts millions de bactéries
sont échangées lors d’un french kiss.

Le bisou reviendra timidement lors de la Renaissance, et sous la Révolution. C’est


d’ailleurs à cette époque qu’en France le verbe « baiser » évolue de l’embrassade vers
une connotation plus sexuelle, sous la plume du marquis de Sade et sa célèbre phrase :
« Baise-la jusqu’à la garde ! » Ce glissement sémantique n’est d’ailleurs pas retrouvé
chez les Belges francophones ni les Québécois.

e
Finalement, ce n’est qu’au XX siècle que le baiser retrouvera définitivement ses lettres
de noblesse et s’affichera partout. Dans la rue, jusque dans les films hollywoodiens.

Mais s’embrasser, c’est aussi la santé. Le baiser renforce notre système immunitaire et
transmet des informations sur l’ADN de nos partenaires, pour mieux les choisir
inconsciemment. Il favorise la sécrétion d’ocytocine, l’hormone de l’amour et de
l’attachement.

Alors, ne l’ayez plus sur le bout des lèvres. Succombez au baiser, sans modération ! Et
qui sait ? Peut-être battrez-vous le record du monde du plus long bisou échangé, si
vous parvenez à tenir plus de 58 heures…
17

Sa population revenue, on aurait pu croire que le village fantôme sur le


plateau allait ressusciter. Pourtant, il y règne toujours une ambiance de
morgue. Kamal s’est cloîtré dans sa maison avec Sunny, Bishal et quelques
hommes de confiance, pour une sorte de réunion d’urgence. Les femmes
ne sont pas invitées, ce qui ne me surprend qu’à moitié. J’ai entendu dire
que, dans ce pays, elles n’avaient pas toujours la vie facile… J’avais déjà
pu le constater à Katmandou, avec toutes ces petites filles qui bossent, à
un âge auquel on devrait normalement apprendre à lire, à compter. Ce
village ne semble pas faire exception. Je n’en veux même pas à Kamal. Il
ne fait que suivre un flot de traditions séculaires. Je serais d’ailleurs bien
mal avisée de juger son peuple. Chez moi, ce n’est pas si différent. Même
quand on est cadre d’une multinationale dans une puissance nucléaire, on
entend un paquet de saloperies. Par exemple, quand je parlais d’échéances
lointaines, on me rétorquait que je n’étais pas concernée, puisque de toute
façon, je serais sûrement en congé maternité à ce moment-là. Et quand je
restais tard le soir, on me demandait ironiquement (ou pas) qui allait
préparer le dîner…
C’est peut-être aussi pour cette raison que j’admire la marquise de
Vertmillon. À une époque bien plus compliquée que la mienne, elle a su
s’imposer, par la force de son génie, jusqu’à mener les hommes les plus
puissants du monde par le bout du nez.
Ce soir, pendant que les leaders discutent, le reste de la tribu se
retrouve donc parqué sous la plus grande bâtisse, l’équivalent de la salle
des fêtes. Entre les murs imprégnés de fumée d’encens, chacun s’occupe
comme il peut. Les enfants chahutent, sous le regard des adultes. Certains
d’entre eux trient les cordyceps qu’ils feront sécher au soleil. D’autres
encore avancent la préparation du dîner, en broyant des épices et des
herbes. Il y a même le vieux rabougri qui m’a sermonnée hier, à mon
arrivée sur le plateau. Il est beaucoup plus avenant qu’il n’y paraît. Je
pense qu’il m’avait assimilée à la troupe de Bryone. Lorsqu’on lui a
raconté ce que j’avais fait, son attitude envers moi a radicalement changé.
Je m’installe sur un rondin de bois, à l’écart, et relève le bas de mon
pantalon. Mes genoux ont une sale gueule. J’écrase une larme en
vaporisant du désinfectant sur la plaie, avant de poser une nouvelle
compresse. Tout en pratiquant les soins, je réalise que je sens à peine mes
doigts. La plupart sont enflés et rouges, avec quelques reflets violacés.
Pour rester polie, mon pouce droit ressemble à un pénis turgescent. Je n’ai
pas grand-chose dans mon hôpital portable pour traiter ça…
L’ombre d’une silhouette vient recouvrir partiellement la mienne.
C’est une femme, qui doit avoir à peu près mon âge, mais difficile d’en
être certaine, sous la lueur blafarde des lampes à pétrole. Je crois qu’il
s’agit de Sajita, l’épouse de Kamal. On me l’a brièvement présentée lors
du banquet d’hier, mais le raksi avait déjà bien entamé mon esprit. Elle
porte un sari vert, qui s’enroule entièrement autour de sa fine silhouette, et
sur lequel tombent ses très longs cheveux noirs. Un point rouge est apposé
sur son front, entre ses sourcils. Le professeur Govindarajan m’en avait
parlé, une fois. Cela s’appelle le bindi, si ma mémoire est bonne.
Beaucoup de femmes le portent pour indiquer qu’elles sont mariées mais,
à l’origine, il s’agit d’un symbole hindou, censé représenter le troisième
œil de Shiva.
Sajita s’adresse à moi, en népalais, voyant pertinemment que je ne
capte rien, mais continue malgré tout. Par ses gestes, je comprends,
approximativement, qu’elle m’invite à la suivre. Elle m’emmène à l’autre
bout de la pièce, dans le coin cuisine. Je m’assois au milieu d’autres
villageoises, de tous âges. Chacune affairée à pilonner dans des mortiers
en bois. Ma nouvelle amie saisit un récipient qu’elle cale sur ses genoux.
Elle y dépose toutes sortes d’ingrédients. Graines, feuilles, racines
séchées, qu’elle broie jusqu’à l’obtention d’une poudre très fine. Elle
ajoute ensuite une grosse noix de beurre de yak, probablement le même
que celui utilisé pour le thé au beurre. Je me demande s’il est fait à partir
du lait de Riyana…
Sajita triture énergiquement le mélange, jusqu’à obtenir une texture
brune, lisse et homogène, qui ferait pâlir Jade et Julie. Elle attrape mes
doigts et les masse avec la mixture, qui dégage une odeur mi-rance, mi-
boisée. Après un premier éclair de douleur, l’effet est quasi immédiat. Je
ressens des fourmillements au bout de mes phalanges, qui dégonflent à
vue d’œil. Incroyable ! Je remercie ma guérisseuse en l’embrassant
bruyamment sur la joue, ce qui fait beaucoup rire l’assemblée. Je crois que
ce n’est pas la coutume ici. Au même moment, l’une des filles du groupe,
la plus jeune, éternue à s’en faire péter les sinus. Cela dure depuis un
certain temps déjà. Ses yeux larmoient et son nez coule clair comme un
robinet d’eau. C’est probablement une allergie au pollen, on est en pleine
saison. Et cette fois, j’ai exactement ce qu’il faut pour ça dans ma besace.
À mon tour d’aider. Je lui tends un spray nasal aux corticoïdes, dispositif
qu’elle n’a manifestement jamais vu de sa vie. Elle tente d’abord de le
dévisser pour boire le contenu, mais je l’en empêche in extremis. Je mime
alors le geste adéquat. La pulvérisation dans sa narine la fait sursauter, ce
qui provoque à nouveau l’hilarité de ses voisines. Presque aussitôt, le
médicament soulage sa crise. La demoiselle se penche vers moi et dépose
un baiser baveux sur ma pommette. Elle doit penser que c’est la façon
standard de dire merci, chez moi. Si elle vient un jour en France, j’espère
qu’elle ne remerciera pas les gens de la même façon. Ça pourrait
surprendre.
Tandis que nous sirotons un thé au beurre, les femmes tentent de
m’enseigner quelques rudiments de népalais, en échange de mots français.
Peu avant minuit, la porte de la salle s’ouvre en grand sur la nuit noire
et les hommes font irruption dans la pièce. Ne trouvant pas Bishal parmi
eux, je vais pêcher les nouvelles auprès de Sunny.
« Alors, que fait-on ?
— Vous voyez la route qui mène à la vallée, celle par laquelle vous
êtes arrivée ?
— Comment l’oublier…
— Il y a une grotte dans un renfoncement de cette route, à moins de
deux heures de marche du plateau. On y entrepose parfois du fourrage,
quand les pluies sont trop abondantes. Mon père a ordonné aux femmes,
aux enfants et aux vieillards de partir pour la grotte dès l’aube. Les
hommes resteront ici pour défendre le village. »
Ma mâchoire se crispe spontanément. Je n’aime pas être mise à l’écart
sous prétexte que je suis une femme.
Bishal apparaît enfin dans l’embrasure de la porte et je m’empresse de
chercher du soutien dans son regard, qui m’a tant réconfortée ces derniers
jours. Hélas, je me heurte à deux globes vitreux.
« Mais, enfin ! Vous avez été silencieux depuis des heures. Que se
passe-t-il ?
— Faites votre sac, marmonne-t-il. Nous partirons demain avant
l’aube. »
18

« Je ne compte pas me réfugier dans une grotte ! je rétorque.


— Nous n’allons pas dans la grotte.
— Alors où allons-nous ?
— Nous rentrons à Katmandou. »
J’ai du mal à reconnaître mon guide. D’ordinaire si avenant et
souriant, il tire désormais une tronche d’enterrement.
« Mais, Bishal… Ces gens ont besoin de notre aide !
— Non. Vous avez ce que vous étiez venue chercher. Nous n’avons
plus rien à faire ici. »
Je n’en crois pas mes yeux ni mes oreilles. Bishal est méconnaissable
jusque dans sa gestuelle, avec une posture défensive et le regard fuyant.
« Bon sang, mais que vous arrive-t-il ?
— Je vous retourne la question. Vous ne pouvez pas arriver comme ça
et imposer votre philosophie bien-pensante ! »
Sa remarque me pique au vif. J’avais laissé passer le coup de
l’Occidentale fortunée. Cette fois, je ne peux pas accepter ses jugements
de valeur.
« Et vous, vous ne pouvez pas vivre comme un égoïste, qui tourne le
dos à la moindre contrariété, comme vous avez tourné le dos à votre
famille ! »
Comme je l’espérais, mon attaque l’a poignardé aux tripes. J’aurais pu
regretter ces mots, si je n’étais pas autant en rogne.
« Je n’aurais jamais dû accepter de vous accompagner, rétorque
froidement Bishal. Ce champignon a corrompu votre esprit, comme tous
les autres.
— Peut-être que l’esprit corrompu n’est pas celui que vous croyez… »
Ulcérée, je tourne les talons et quitte la salle commune.
19
Un an plus tôt

Je reste un instant sur le pas de la porte. Comme un physicien devant


une boîte contenant un chat, je ne suis pas certaine de vouloir ouvrir. Une
partie de mon cerveau me suggère de rebrousser chemin, de conduire
jusqu’à la gare et de prendre un train pour la Toscane. La partie
raisonnable, elle, sait qu’elle n’a pas le choix et oblige mon index à donner
trois coups secs contre le bois.
« Entrez ! »
Je pousse le battant. Ce n’est pas un chat qui m’attend, mais cet abruti
de Tristan Sachs derrière son opulent bureau. Le nouveau responsable du
site francilien de Pharmateria Medica. Un minot blondinet d’à peine mon
âge, fraîchement estampillé d’école de commerce à vingt mille balles
l’année. Un père PDG de compagnie aérienne, une mère conseillère
régionale. Il n’en fallait pas plus pour parachuter ce néophyte à la tête
d’un complexe de plusieurs centaines d’employés. OK, Columelle m’a
pistonnée aussi, mais il ne m’a pas propulsée directrice scientifique ! J’ai
dû cravacher autant que les autres, sinon plus.
Cela fait presque un mois que la tempête a balayé notre entreprise.
Nouveauté, c’est le maître mot. Nouvelle année, nouvelle direction. Un
vent nouveau, censé nous porter vers de nouveaux horizons. Bon sang, que
je hais ce vocabulaire allégorique !
« Asseyez-vous, ordonne Sachs. Vous voulez un café ?
— Non merci. »
Il se lève et prépare deux tasses, dont une qu’il dépose devant moi,
avant de regagner son immense fauteuil. Avec son visage de poupon et ses
cheveux reluisant de gel, il ressemble à un gamin jouant dans le costume
de son père.
« Camellia. Avant toute chose, j’aimerais que vous sachiez à quel point
j’estime votre travail. Vous êtes un atout précieux pour cette entreprise. »
Quand votre supérieur commence par vous passer de la pommade,
c’est mauvais signe. Je ne vois que deux possibilités. Soit il va me
renvoyer, soit il va vouloir me sauter. Il attrape une boîte de pralinés au
coin de son bureau, vestige miraculé du dernier Noël deux semaines plus
tôt. Il m’en propose un. J’en prends quatre.
« Vous vous plaisez dans cette entreprise ?
— Bien sûr. Mon équipe est à deux doigts d’une avancée majeure dans
le domaine des troubles autistiques. Nous pourrions vraiment guérir ces
enfants, définitivement ! »
Cette révélation le laisse de marbre. Il s’enfonce dans son fauteuil,
l’air passablement ennuyé.
« Écoutez, je sais bien que vous, les têtes pensantes, vous êtes
obsédées par la recherche de la panacée, mais ce n’est pas comme ça que
je vois les choses. Au risque de vous choquer, chez Pharmateria Medica,
on ne guérit pas les maladies. On les stabilise. Ad vitam aeternam. On
apporte aux gens tout le confort de vie dont ils ont besoin, du moment
qu’ils prennent nos traitements. Vous saisissez la nuance ? »
Venant de lui, je ne suis pas étonnée de tels propos. Pourtant, mon
visage ne peut retenir une grimace de profond dégoût. Sachs hausse les
sourcils comme si ma naïveté le décevait. Il lance alors une nouvelle salve
d’explications, tout en faisant tournoyer son stylo-bille à mille euros entre
ses doigts.
« Imaginez que vous êtes un magnat du pétrole. Vous découvrez une
nouvelle source d’énergie, inépuisable. Est-ce que vous la mettez sur le
marché ? Bien sûr que non ! Si vous donnez aux gens l’énergie illimitée, à
qui allez-vous vendre du pétrole ? Vous n’avez plus qu’à mettre la clé sous
la porte. »
C’est qu’il me prend pour une idiote, en plus ! Non content d’arriver
en haut de l’échelle sans avoir grimpé un seul barreau, Sachs entend bien
imposer à l’entreprise sa vision nauséabonde. Sérieusement, ce gars a les
dents tellement longues qu’il pourrait se gratter les couilles avec.
« À vrai dire, je trouverais ça génial. Je vendrais mon produit à tous les
utilisateurs, dans le monde entier, au lieu de partager le marché avec les
autres compagnies pétrolières. »
Sachs me dévisage avec un mélange de surprise et de mépris.
« Je… Laissez tomber. De toute façon, nous allons fermer le
département de recherche sur les neurosciences.
— Quoi ?! Pour quelle raison ?
— Pas assez rentable. Les actionnaires ne veulent plus prendre le
moindre risque. Alors on va miser sur des valeurs sûres. Mais soyez
rassurée, votre talent sera mis à contribution sur d’autres projets. Vous
vous y connaissez en dentifrice ? »
Je serre les poings, jusqu’à m’enfoncer les ongles dans la paume.
20

Cette mélodie stridente me cisaille les tympans. J’ai réglé mon réveil
avant l’aube par mesure de précaution. Précaution inutile, car je n’ai pas
fermé l’œil de la nuit. J’étais pourtant bien au chaud, Sajita m’ayant
gentiment laissé camper dans son salon. La maison, bâtie sur deux petits
étages, est formée d’un empilement de pierres irrégulières, et certaines
parties sont consolidées avec du bois ou de la tôle. Elle s’articule autour
d’un petit fourneau central en ferraille, dont la cheminée s’élève jusqu’au
toit pour libérer sa fumée. J’ai d’ailleurs positionné stratégiquement mon
duvet près de l’âtre, pour bénéficier de la chaleur des braises de la veille.
L’endroit est modeste. Bas de plafond. Peu de meubles. La plupart
semblent avoir été sculptés récemment, sans doute à partir des quelques
conifères qui poussent sporadiquement sur le plateau. Un petit escalier de
pierres mène à l’étage, où la famille dort sur des tapis à même le sol. On
pourrait croire qu’une maison aussi fonctionnelle ne s’embêterait pas du
design, mais c’est tout le contraire. Comme à Katmandou, la couleur est
omniprésente, que ce soit sur les tapis ou les tapisseries. Le long des murs
courent des étagères sur lesquelles sont entreposés une myriade de
récipients en terre cuite, contenant des épices multicolores.
Bishal ? J’ignore où il a dormi. Sûrement dans la salle commune, ou
dehors dans sa tente. Je m’en fous, à vrai dire.
La petite famille ne tarde pas à me rejoindre en bas. Kamal, Sajita,
Sunny et Bibek. Assis en tailleur, nous déjeunons d’un thé au beurre
autour d’une table basse en bois. L’ambiance est particulièrement pesante.
Aux premières lueurs de l’aube, nous quittons la maison pour gagner la
place centrale, où la tribu entière s’est réunie, le temps des embrassades.
Un épais brouillard givrant enveloppe le plateau et barre la vue à moins de
dix mètres. Au milieu de toute cette foule, je suis abordée par une vieille
femme, qui m’interpelle en tirant ma manche.
« Elle dit que votre guide est parti au milieu de la nuit », traduit Sunny.
Ça ne m’étonne pas. Vu la tournure des événements, je suis même
surprise qu’il n’ait pas détalé dès hier soir, la queue entre les jambes.
L’heure est venue pour la famille du chef de se séparer également.
Sajita et Bibek rejoindront la grotte avec les autres. Mais le cadet proteste
avec véhémence. Je me penche vers Sunny.
« Que dit-il ?
— Il veut rester pour se baigner dans le sang de nos ennemis. »
Sacré Bibek. Je m’accroupis devant lui et réajuste le pansement sur
son front.
« Ta maman a besoin de toi. Qui va protéger la grotte si tu n’y vas pas,
mon grand ? »
Je ne sais pas si c’est ma voix qui l’apaise ou s’il est amoureux de moi,
mais le garçonnet se met à rougir, avant de disparaître dans le sari de sa
mère. Celle-ci me scrute avec un mélange de tendresse et d’angoisse.
« Camellia… »
D’un geste timide, elle m’invite à rejoindre son groupe. Je secoue
poliment la tête tout en souriant. Elle comprend que je ne changerai pas
d’avis. Aujourd’hui, c’est une question de principe. Alors que je m’apprête
à joindre les mains pour la saluer, Sajita enroule ses bras autour de moi et
me serre de toutes ses forces. Du calme, ma belle, on va se revoir tout à
l’heure…
Les trois quarts des habitants disparaissent dans le brouillard,
plongeant les lieux dans un silence de mort. Nous voici à nouveau dans le
village fantôme.
21

« Mon père dit qu’il ne pourra pas vous protéger tout en protégeant le
village.
— Dites-lui que je peux très bien me protéger toute seule. »
Pendant ce qui me semble durer une éternité, nous attendons dehors en
silence, adossés au mur de la salle commune. Nous sommes quinze.
Quatorze hommes, de seize à cinquante ans. Et moi, avec ma bite et mon
couteau, comme voudrait l’expression, sauf que je n’ai ni l’un ni l’autre.
Kamal tripote machinalement le pistolet qu’il a confisqué la veille,
sans vraiment faire quoi que ce soit d’utile.
« Hé, Sunny. Votre père sait se servir de ce truc ?
— Bien sûr. Il a combattu pendant la guerre civile. Ou plutôt, disons
qu’il a dû combattre.
— Vous aussi ? »
Il secoue la tête.
« J’étais trop jeune. La guerre s’est achevée il y a presque quinze ans.
Et la monarchie avec elle.
— Vous avez fait votre service militaire ?
— Non, il est basé sur le volontariat. J’ai préféré me concentrer sur
mes études. Et vous ?
— Pareil. Les études.
— Non, je voulais dire, vous savez vous servir d’une arme ?
— Pas vraiment, non. »
Mon expérience avec les armes à feu se limite aux carabines de fête
foraine. De toute façon, j’ai bon espoir que nous n’en aurons pas l’utilité.
Bryone se rendra à l’évidence, lorsqu’il verra que ses menaces en l’air ne
fonctionnent plus. Sous prétexte qu’il peut se payer un hélicoptère et des
costards sur mesure, il se croit légitimement supérieur à ces modestes
villageois. Les gars comme lui sont des roquets. Ils aboient fort, mais ne
mordent pas. Et d’où je viens, le peuple a une façon historiquement
particulière de traiter les têtes couronnées…
Pour tuer le temps, Sunny tire un sachet de sa poche, contenant un
panaché de plantes diverses. Il en dépose une pincée sur un carré de papier
translucide, qu’il roule en un cylindre serré. Puis il allume l’extrémité
avec son briquet.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Un mélange de tabac, lobélie, ginkgo et barbe de maïs. Les
étudiants en fument avant les examens, pour améliorer la concentration.
Vous en voulez ? »
Je ne suis pas fumeuse. Ça ne collerait pas vraiment à l’étiquette
professionnelle de santé. J’ai essayé la clope une fois, au lycée. Ça m’a
laissée indifférente. De manière générale, j’essaie des tas de choses, mais
je m’attache à très peu d’entre elles. Comme avec les mecs.
« Pourquoi pas, au point où j’en suis… »
Je saisis la cigarette et tire une bouffée. La fumée chyprée se répand
dans ma gorge. Ce n’est pas déplaisant, mais ça ne vaut pas une bonne
infusion. Au moment où je m’apprête à aspirer une seconde bouffée, un
vrombissement mécanique vient chatouiller mes oreilles. Tous les
hommes se redressent d’un bond, les sens en alerte.
L’hélicoptère bien connu déchire la brume pour s’immobiliser à une
vingtaine de mètres en l’air. Vu sa trajectoire, il a dû survoler notre site de
cueillette avant d’arriver ici.
Tout en maintenant son altitude, l’appareil décrit des cercles au-dessus
de nos têtes, tel un rapace. Je ne comprends pas ses manœuvres. Il n’a pas
assez d’espace pour se poser dans le village.
Une des portes latérales de l’hélicoptère coulisse alors en plein vol,
laissant un homme se pencher vers l’extérieur. J’en ai la chair de poule
rien qu’à le regarder dans cette acrobatie. Avec le brouillard et la distance,
je n’arrive pas à distinguer son visage. Est-ce Bryone ? Nugah ? Ou
quelqu’un d’autre ? L’inconnu semble tenir un gros objet de forme
allongée.
Le chef Kamal se met soudain à crier. Instinctivement, je bondis sur le
côté.
Poc !
Un projectile vient s’écraser sur le mur de la salle commune, à
l’endroit même où j’étais adossée une seconde plus tôt. L’impact a laissé
dans la pierre un profond cratère, encore fumant. C’était… c’était un tir
d’arme à feu ! Je tombe à la renverse, par la seule terreur d’imaginer ce
même cratère au milieu de mon front.
Mais… qu’est-ce que… ?
À l’autre bout de la ruelle, j’aperçois Sunny bouger les lèvres en me
regardant. Je n’entends rien. J’ai le souffle court. Prise de panique, j’essaie
de me relever. Je trébuche. Mes jambes refusent de me porter, au point que
je me demande si je n’ai pas pris une balle dans la moelle épinière. Je
rampe derrière un tas de pierres alors qu’un déluge de métal s’abat sur
nous. Les plombs déchirent tout sur leur passage. Le bois, le métal… et la
chair. Un des hommes du groupe titube sur la place centrale et s’efforce de
contenir le sang ruisselant sur son bras. De l’autre côté, j’aperçois cinq
autres gars détaler vers la lisière du village, et la route menant à la vallée.
Je crois qu’on ne les reverra pas. On ne peut pas vraiment leur en vouloir.
À vrai dire, une petite partie de moi aurait voulu faire de même, si mes
jambes n’étaient pas paralysées par la peur. Recroquevillée en position
fœtale contre une brouette, les mains sur les oreilles, je réalise que je suis
en train de pleurer.
Ce n’est pas du tout comme ça que je voyais les choses. Quand Kamal
parlait de se battre, je prenais ça au sens figuré. Je pensais qu’il y avait
une part de bluff. Que cette bande de gars un peu nerveux allait se
menacer, s’engueuler, peut-être se taper gentiment dessus. Mais j’étais
loin d’imaginer qu’on se ferait tirer sans sommation !
Pauvre idiote. Pour qui te prenais-tu ? Tu n’es pas une héroïne de
films. Tu n’es pas une marquise globe-trotter. Tu n’es qu’une
pharmacienne peureuse et hypocondriaque. Tu pensais vraiment pouvoir
débarquer à l’autre bout du monde et jouer les aventurières ?
Je laisse échapper un cri nerveux couvert par le vacarme de la
fusillade. Des larmes salées se glissent entre mes mâchoires tremblantes.
Elles avaient raison, toutes ces personnes qui ont voulu m’empêcher de
partir. Ma famille, Columelle… Bishal aussi avait raison.
Des voix discordantes et dissonantes se bousculent dans ma tête…
Est-ce que je vais mourir ici ?
C’est la trace que tu veux laisser dans l’histoire ?
Non !
Bats-toi !
Une froussarde aux ambitions plus élevées que son courage ?
Bats-toi !
Pour Alistair.
L’une de ces voix a raison. Cette cause, cette quête, elle est bien plus
grande que moi. Avec l’instinct de survie, elle est tout ce qu’il me reste à
présent…
En temps normal, l’air est déjà difficilement respirable à cette altitude.
Alors avec cette angoisse qui m’écrase la poitrine, je ne suis pas loin de
défaillir. Il me faut ma bouteille d’oxygène.
Vite.
La maison de Kamal, où sont rangées mes affaires, ne se situe qu’à une
quinzaine de mètres. Je peux apercevoir le petit perron de pierres depuis
ma position. Courage, Camellia, tu peux le faire !
Je pousse un nouveau cri, cette fois pour me redonner du courage.
J’essuie mes larmes. Je me gifle, je martèle du poing sur mes cuisses pour
les revigorer.
Le tireur cesse brusquement son offensive. Mon Dieu, est-ce que je
suis la seule survivante ? A-t-il terminé ou est-il en train de recharger ?
Court-circuitant mon cerveau, mes jambes s’élancent d’elles-mêmes. Ce
sont les quinze mètres les plus longs de toute ma vie qui, elle, ne m’aura
jamais paru aussi courte. Mon corps est totalement à découvert. Tout
pourrait s’achever, ici, aussi vite qu’une pression de l’index sur la détente.
Après ce sprint en zigzag plus éprouvant qu’un marathon, j’atteins
enfin ma destination. Je me jette de tout mon poids contre la maigre porte
en bois qui, heureusement, cède au premier coup.
J’atterris alors tête la première sur le sol pierreux et poussiéreux. Mon
corps me paraît si lourd… Haletante, tremblante, je rampe à travers le
salon, jusqu’à mon sac à dos. J’ai l’impression d’avoir deux enclumes à la
place des poumons.
La mitraillade reprend de plus belle, me faisant sursauter.
L’hélicoptère survole la maison. Si près du toit, le bruit est encore plus
assourdissant, au point qu’un sifflement strident me traverse la tête, d’une
oreille à l’autre.
Les mains tremblantes, je dois m’y reprendre plusieurs fois avant de
parvenir à ouvrir mon sac. J’attrape enfin la bouteille métallique, colle
l’embout en plastique contre mon visage et aspire une grande bouffée.
L’effet est instantané. Je me sens aussitôt revivre, regonflée à bloc. Tandis
que les délicieuses molécules d’oxygène se faufilent au fond de mes
alvéoles, passent dans mon sang pour irriguer chacun de mes organes
traumatisés, je calme mon esprit en le focalisant sur l’étiquette du
récipient. Ces phrases, ces mots que je connais bien, ils me rassurent.
Mode d’emploi, précautions d’usage… Ma respiration retrouve un rythme
normal, je suis à nouveau dans mon élément. Un détail sur le métal bombé
attire particulièrement mon attention. J’ai peut-être une… Oui ! Ça
pourrait marcher !
22

En travaux pratiques à la fac, j’ai eu l’occasion d’utiliser des tas de


produits dangereux. Aussi, avant de les manipuler, on enseigne aux
étudiants la signification des pictogrammes de danger. Celui avec une
sorte d’ogive, ressemblant à une bougie d’anniversaire, ça veut dire gaz
sous pression. Et celui avec un rond surmonté de flammes, ça signifie
comburant, une substance chimique qui, associée à un combustible et une
source d’ignition, provoque la combustion.
Ces deux pictogrammes, je les ai actuellement sous les yeux, imprimés
sur ma bouteille d’oxygène. Une idée jaillit aussitôt dans mon esprit. Mais
il me manque encore un troisième élément…
Je passe le nez dans l’embrasure de la porte que j’ai enfoncée, deux
minutes plus tôt. À l’autre bout du village, j’aperçois la silhouette de
Kamal. Planqué derrière des fagots de bois, il suit la trajectoire de
l’hélicoptère avec le canon de son pistolet, comme s’il attendait la bonne
fenêtre de tir. Je n’y crois pas une seconde. Pour réussir un coup pareil, à
cette distance sur une cible mouvante, il faudrait être un champion
olympique ou un tireur d’élite. On doit trouver autre chose. Alors je crie,
je vide mes poumons revigorés pour dépasser le bruit des détonations.
« Sunny ! Hé, Sunny ! Dites-moi que vous avez un plan ! »
Le jeune homme émerge au détour d’un mur. Après un coup d’œil au-
dessus de lui, il me rejoint en toute hâte.
« Le plan était de les attirer dans le village pour les combattre. On
n’avait pas prévu qu’ils tireraient depuis l’hélicoptère. »
De toute évidence, il va nous falloir un plan B. Je lui montre du doigt
l’emplacement de Kamal, mais ce dernier a disparu.
« Trouvez votre père. Il me faut sa gourde de raksi !
— Vous croyez vraiment que c’est le moment ?
— Faites-le, s’il vous plaît ! »
À la manière d’un serpent, le jeune homme se faufile à travers les
étroites ruelles. Il réapparaît une minute plus tard, avec le précieux
récipient.
« L’alcool ne vous aidera pas, me sermonne-t-il.
— Je ne vais pas le boire. »
Il fronce les sourcils quelques instants, avant de les détendre dans une
grimace de surprise. Je crois qu’il a compris mon idée.
« C’est insensé ! », s’exclame-t-il.
Nous profitons d’une nouvelle accalmie dans les tirs pour nous
aventurer ensemble à l’air libre. L’hélicoptère survole l’autre extrémité du
village. Quant à moi, je longe la maison, le dos collé si fort au mur que je
pourrais fusionner avec.
« Faites-moi la courte échelle. »
Je ne pensais pas demander ça à qui que ce soit un jour. Autant que
cela me déplaise, j’admets qu’il nous serait bien difficile d’inverser les
rôles.
Sunny me soulève à bout de bras. L’équilibre est précaire.
« Plus haut ! », je m’écrie à contrecœur.
Du bout du doigt, je parviens enfin à saisir le cordon élastique de
drapeaux multicolores, reliant le toit de la maison du chef à celui d’une
autre maison.
« C’est bon, descendez-moi. »
Je retrouve le plancher des yaks, en tirant toujours le cordon. Celui-ci
est tendu à la limite de l’éclatement.
« Tenez-le ! »
Sunny prend le relais. Pendant ce temps, j’enroule la gourde de raksi
autour de la bouteille d’oxygène, de manière à lui donner une forme aussi
aérodynamique que possible. Je l’attache avec l’élastique qui retenait mes
cheveux. Je positionne le tout au centre du cordon, en le stabilisant avec
un drapeau de prière rouge. Le dispositif est fin prêt.
L’hélicoptère a fait demi-tour et fond maintenant vers notre position.
Je me place aux côtés de Sunny, pour l’aider à tenir et diriger le fil.
« Maintenant ! s’écrie mon partenaire.
— Non ! Pas encore ! »
Nos mains tremblent pour maintenir la tension du cordon. Mais nous
ne devons pas lâcher. Pas tout de suite. Nous n’aurons droit qu’à un seul
essai. Si l’on devait rater, je… je préfère ne pas y penser.
Le pilote nous a repérés. Il dévie légèrement de sa trajectoire afin de
positionner idéalement le tireur. Nous faisons également un pas de côté
pour ajuster notre visée. Je le vois parfaitement désormais. Tout vêtu de
noir, cagoulé et casqué. Penché au-dessus du vide, il pointe son canon
meurtrier dans notre direction. C’est le moment ou jamais !
« Maintenant !! »
Sunny et moi lâchons ensemble l’élastique de ce gigantesque lance-
pierres. Le projectile s’envole avec une force si brutale qu’elle décolle
mes pieds du sol et me fait chuter.
Ça, c’est de la part des autochtones !
Projeté à une vitesse folle, notre paquet cadeau heurte violemment le
rotor principal de l’hélicoptère, dans un crissement suraigu. Les pales
déchiquettent la bouteille d’oxygène et la gourde, libérant leur contenu. Le
frottement du métal contre le métal engendre une gerbe d’étincelles.
Toutes les pièces sont réunies. Un carburant, l’alcool. Un comburant,
l’oxygène. Et une source d’ignition. Le puzzle de la combustion est en
place. Avec l’oxygène de l’air, le feu aurait pris également. Mais c’est la
pression du gaz contenu dans la bouteille qui a permis une explosion
suffisamment forte pour briser le rotor, dans un flash aveuglant. La
réaction entière n’a duré qu’un quart de seconde, mais j’ai l’impression de
l’avoir vécue au ralenti. La violence de la détonation et son onde de choc
me secouent les tripes, me ramenant brutalement à la réalité. Des
centaines de débris métalliques, acérés et incandescents, plongent dans ma
direction. Toujours allongée sur le sol, je roule instinctivement sur le
ventre pour me protéger. En un éclair, Sunny empoigne mes épaules et me
traîne hors de danger.
L’hélicoptère amputé se met à alors à tournoyer comme une toupie tout
en perdant de l’altitude. Dans un long râle d’agonie mécanique, il disparaît
hors de notre champ de vision. Un bruit sourd ébranle le plateau, avant de
laisser place au silence le plus profond.
Je jette un coup d’œil derrière moi. Plusieurs morceaux de pale, longs
et aiguisés comme des sabres, sont plantés dans le sol à l’endroit exact où
j’étais allongée. Si Sunny ne m’avait pas tirée de là, j’aurais été taillée en
pièces. C’est la deuxième fois que je frôle la mort en quelques minutes.
« Est-ce qu’on… a gagné ? me demande le garçon.
— Je n’en sais rien… »
Le chef Kamal réapparaît, arme au poing. Il est accompagné d’une
poignée de villageois résistants. On est tous en piteux état, couverts de
terre, de sueur et même de sang pour certains.
Sans un mot, nous marchons tous ensemble jusqu’à l’orée du village.
Le plateau est encore plongé dans la brume matinale. Aucun signe de la
carcasse d’hélicoptère alentour. Je ne crois pas qu’il ait explosé à l’impact.
C’était un son différent, un bruit de tôle froissée, comme un carambolage
de voitures.
Je frissonne en apercevant une silhouette jaillir du brouillard, au loin.
Puis une autre. Et encore une autre. En tout, ce sont trois hommes en tenue
de combat qui marchent côte à côte. Deux d’entre eux semblent boitiller.
Le crash a dû laisser quelques séquelles. Pas assez à mon goût. Le gars du
milieu retire sa cagoule. Je reconnais ce visage grumeleux, surmonté par
une crête iroquoise. Pas de doute, il s’agit de Nugah. Il pointe l’index dans
notre direction – mais je crois qu’il me désigne tout spécialement – avant
de mimer un égorgement avec ce même doigt.
Les trois hommes sont équipés de fusils d’assaut. Je n’y connais pas
grand-chose en armes, mais j’ai vu suffisamment de films pour identifier
une kalachnikov.
Une quatrième silhouette émerge de la brume. Bryone.
Lui non plus n’est pas sorti indemne du crash. Son bras gauche pend
mollement le long de son corps. De grosses taches de sang maculent son
visage et le haut de son manteau. Malgré la distance qui nous sépare,
j’aperçois son regard briller d’une lueur furieuse, hargneuse et
belliqueuse, que je ne lui imaginais pas.
Sa voix est trop lointaine pour parvenir à mes oreilles, mais je peux
clairement lire sur ses lèvres les mots suivants :
« Tuez-les tous. »
23

Je me tourne vers Sunny.


« Voilà, ils sont sur la terre ferme. Quel est le plan maintenant ?
— Dispersons-nous. À distance, nous n’avons aucune chance. Il faut
les séparer dans le village et les affronter au corps à corps. »
Sunny, tu nous as bien regardés ? Nous sommes deux fois plus
nombreux, mais trois fois moins armés. Des mercenaires munis de fusils
d’assaut contre des paysans équipés d’un pistolet, de bâtons, de haches et
de pioches. La lutte peut difficilement être moins équilibrée.
Au signal de Bryone, les trois soldats se mettent en marche, pendant
qu’il reste sagement en retrait. Nous rebroussons chemin avant de nous
retrouver à portée de tir. Je prends position au premier étage de la maison
du chef, dans la chambre des parents.
Tandis que ses deux acolytes longent le périmètre, Nugah, lui, traverse
l’artère principale qui va d’un bout à l’autre du village. Par artère
principale, j’entends petite ruelle d’un mètre cinquante de large. À
intervalles irréguliers, il tire un coup de feu en l’air pour nous effrayer. Le
moins qu’on puisse dire, c’est que ça fonctionne à merveille sur moi. Je
sursaute à chaque détonation, comme si un pétard explosait à mes pieds.
La maison de Kamal est érigée à l’angle d’une petite allée et de la
ruelle principale. À travers la fenêtre du premier étage, j’ai une vue quasi
panoramique sur le village. Quelques mètres en contrebas, entre un mur et
un ballot de paille, je remarque un autre villageois. C’est le benjamin de
notre groupe de guérilleros amateurs, âgé d’une quinzaine d’années.
Encore plus jeune que Sunny. Sa cachette est pile sur la route de Nugah.
Dans quelques secondes, il sera fichu.
Ne reste pas là, petit !
Nugah atteint rapidement la place centrale. Le canon de son arme se
promène à cent quatre-vingts degrés, suivant son regard comme un
troisième œil. Quand il jette ses yeux menaçants dans ma direction, je me
baisse pour éviter d’être repérée. Je place mon visage dans le coin
inférieur gauche de la fenêtre, de manière à ce que l’adolescent puisse me
voir, mais pas le mercenaire. Il lève les yeux vers moi. Par un geste de la
main, je lui fais comprendre de déguerpir au plus vite. Mais il semble
paralysé de terreur. Je connais cette désagréable sensation. S’il reste
immobile, il va mourir.
Pas le choix, il faut que je détourne l’attention de la brute, vite.
J’attrape mon sac à dos et fouille frénétiquement dedans.
Quelque chose de bruyant…
Je sors un tube d’aspirine effervescent et une bouteille d’eau. Ça fera
l’affaire !
Tout en luttant contre les tremblements de froid et de peur, je verse le
tube entier de comprimés dans la bouteille, que je referme aussitôt. Puis je
la secoue énergiquement avant de la lancer par une autre fenêtre, donnant
sur une allée perpendiculaire. Quelques secondes plus tard, un claquement
sec retentit. Comme je l’espérais, le dégagement gazeux a fait éclater le
récipient en plastique.
Je retourne à la première fenêtre. Nugah s’est arrêté. Alors qu’il se
dirige vers l’endroit de l’explosion, l’adolescent se met à gigoter
nerveusement.
Non, gamin, attends encore un peu !
Trop tard, il se lève brusquement et se met à détaler comme un lapin.
Nugah le repère aussitôt, fait volte-face et le vise.
Je ferme les yeux pour ne pas assister à cette scène d’horreur.
Une détonation retentit. Mais elle a quelque chose d’étrange. Ce n’est
pas le son que j’ai entendu tout à l’heure, quand Nugah tirait en l’air. Je
rouvre les paupières. Kamal vient d’apparaître dans la ruelle, le canon de
son pistolet encore fumant. À quelques mètres de lui, le mercenaire est
étendu par terre, immobile. Je pousse un profond soupir de soulagement.
Putain, chef, ne me faites pas des frayeurs pareilles…
« Bravo ! Vous l’avez eu ! »
Il se tourne vers moi et lève le pouce en signe de triomphe. Je
m’apprête à l’imiter lorsqu’un éclair traverse soudain la rue, accompagné
d’un coup de tonnerre. Qu’est-ce que… ?!
Je comprends ce qui se passe en découvrant la tache sur le manteau de
Kamal. Une auréole écarlate en plein milieu, qui s’étend rapidement. À
quelques mètres de lui, Nugah s’est redressé, tout sourire et le doigt
encore sur la détente.
Putain… Dites-moi que c’est un cauchemar…
Le chef chancelle d’avant en arrière, le dos voûté et les jambes
flageolantes. Mais toujours debout. Poussé par un incroyable instinct, il
s’extrait d’une nouvelle rafale meurtrière, avant de disparaître de mon
champ de vision. Je l’entends contourner les murs, les heurter, gémir,
avant de s’engouffrer dans la maison. Je bondis en bas des escaliers, au
moment où son corps s’effondre sur le pas de la porte. Sunny arrive une
seconde plus tard, haletant.
« Papa ! Papa !
— Vite ! Aidez-moi à le transporter. »
Nous le soulevons par les pieds et sous les aisselles, ce qui lui arrache
un cri de douleur, avant de le déposer sur mon duvet encore déroulé dans
le petit salon. Je glisse la fermeture éclair de sa doudoune. La balle a
frappé le ventre, juste au-dessus du nombril. Instinctivement, je prends la
main de Sunny et la pose contre la plaie. Une flaque de sang jaillit entre
nos doigts.
« Pressez fort ! »
Kamal se mord le poing pour étouffer un râle. Je tends le bras pour
attraper mon sac à dos, avec tout le matériel médical. À travers la fenêtre,
j’aperçois Nugah, toujours assis par terre, la main sur les côtes. Il a l’air
un peu sonné, désorienté, mais certainement pas blessé. Cet enfoiré doit
porter un gilet pare-balles sous son veston tactique.
La situation s’annonce mal. Père et fils sont pâles comme un linge, et
je ne suis pas en meilleur état. Je me demande lequel de nous trois va
s’évanouir en premier. Sunny a le front en nage et les yeux humides.
Kamal, lui, tient toujours fermement son pistolet. Je dois écarter ses doigts
avec mes deux mains pour pouvoir lui prendre l’arme, que je tends à son
aîné.
« Je suis désolée de vous demander ça, mais… »
Le jeune homme s’empare du pistolet.
« Si je ne le fais pas, nous sommes tous morts. »
Son visage s’endurcit. Il m’adresse un signe de tête.
« S’il vous plaît, murmure-t-il avant de disparaître. S’il vous plaît,
sauvez-le… »
Je préfère ne rien répondre. Avant toute chose, je dois arrêter le
saignement. Maintenir la pression sanguine est la priorité ; on s’occupera
du risque infectieux plus tard. Je déchire le sachet d’une compresse stérile
et l’applique avec force contre la plaie. La gaze va favoriser la
coagulation.
J’essaie de ne pas me laisser distraire par les gémissements de
souffrance de Kamal ni les quelques coups de feu à l’extérieur, qui
semblent s’éloigner rapidement. Je crois que Sunny a réussi à attirer
Nugah au loin. Pourvu qu’il ne lui arrive rien…
La première compresse a déjà entièrement viré au rouge. J’en appose
aussitôt une nouvelle. En tant que professionnelle de santé, la vue du sang
ne m’effraie pas plus que ça. Du moins, dans une certaine mesure. Soigner
des écorchures, traiter des coupures, même profondes, sans problème. Là,
on parle d’une plaie par balle et d’un homme en urgence vitale absolue. Je
ne suis pas médecin ni chirurgienne, encore moins infirmière de
tranchées ! C’est aussi pour ça que j’ai toujours fui les patients. Merde,
tout était tellement plus simple dans mon laboratoire, avec mes
éprouvettes et mes tubes à essai…
Des ombres furtives traversent les fenêtres du rez-de-chaussée,
projetant un ballet anarchique et macabre sur les murs. Je prends les
paumes de Kamal et les presse contre la gaze, le temps de jeter un œil à
l’extérieur. Certains villageois fuient leurs cachettes. Les deux autres
mercenaires sont entrés dans le village et convergent vers notre maison. Il
ne manquait plus que ça !
Je retourne m’agenouiller au chevet de Kamal, mais mon esprit, lui,
est dans une centrifugeuse. Un bourdonnement aigu pourfend mon crâne
dès que je ferme les yeux, entrecoupé d’échos de détonations. Je voudrais
prendre ma tête à deux mains, mais elles sont couvertes d’hémoglobine.
En fouillant mon sac à la recherche d’autres compresses, mes doigts se
referment sur une forme qu’ils reconnaissent aussitôt. Un sachet
hermétique, contenant mon spécimen séché de cordyceps. Je comprends
mieux maintenant ce que Bishal voulait dire, au sujet de sa famille. Ce
champignon traîne vraiment une foutue malédiction !
Ce n’est pas ce que je voulais. J’avais soif d’aventure, pas de sang. Ce
n’est pas la façon dont j’imaginais mener ma quête. Ni la façon dont je la
voyais se terminer.
Qu’est-ce que je suis censée faire ? Je suis une femme normale, pas
une super-héroïne. Est-ce qu’une femme seule peut gagner, à mains nues,
contre des soldats armés ?
Une petite voix intérieure s’élève au milieu de mes élucubrations.
Une femme ? Non…
Mais peut-être qu’une bête le pourrait…
24

Que ferait la marquise de Vertmillon ? Se serait-elle laissée embarquer


dans de telles emmerdes ?
Alistair, toi qui as toujours réponse à tout ? Qu’est-ce que tu ferais ?
Il me dirait sûrement : « My dear, tu t’es fourrée dans une sacrée pile
of shit ! »
Je ferme les yeux et enroule mes bras autour de mes épaules pour
mimer son étreinte, que je n’ai pas sentie depuis des années. Mais mon
esprit n’est pas dupe. Ses mains sont beaucoup plus douces que mes
paumes, maculées de terre et de sang séchés. Les miennes sont devenues
rêches et rugueuses comme celles d’un montagnard. Comme celles de
Bishal…
Bishal… Pourquoi m’as-tu abandonnée ?
J’ouvre les yeux. Je jurerais avoir senti sa peau contre la mienne et son
parfum à travers la pièce.
« Bishal, c’est toi ? »
Ce n’est pas sa voix qui me répond.
Fais-le !
C’est une idée folle, mais il ne me reste plus beaucoup de temps. Cela
suppose aussi d’abandonner le blessé quelques instants. Si je ne le fais pas,
nous y passerons tous les deux. Alors je referme les paupières et laisse
mon esprit sombrer dans un chaos de pensées négatives. Je repense à
toutes ces années passées à fermer ma gueule.
Connard de Sachs…
Un picotement naît dans un coin de mon front, battant au rythme de ma
respiration saccadée. Je repense à tout ce temps à m’écraser devant des
salauds misogynes et prétentieux.
Enfoiré de Bryone…
Une migraine fulgurante me foudroie aussitôt et manque de me faire
tomber. Comme si quelque chose raclait, grattait, griffait les parois de
mon crâne de l’intérieur. Et cette… chose, plus elle gratte, plus des
souvenirs enfouis ressurgissent. À mesure que mon pouls s’accélère et que
ma bouche s’assèche, je réalise que ce ne sont pas mes souvenirs qui
refont surface, non. C’est mon esprit qui sombre dans un gouffre
insondable et poisseux. Il s’enlise dans cette mélasse de tourments. Mes
pensées s’y désagrègent, une à une, pour ne laisser place qu’à la douleur,
insoutenable et pulsatile.
Monstre !
Tu n’as pas d’amis !
Fermez-la !
Je serre les poings à m’en faire craquer les phalanges. La colère presse
ma gorge, elle écrase mes tempes et comprime ma poitrine. J’ai
l’impression qu’on attaque ma tête au marteau-piqueur.
Aucun homme ne voudra jamais de toi !
FERMEZ-LA !!
Tous les muscles de mon corps se contractent simultanément. Ma
respiration s’emballe. Au point culminant de ma migraine, mes jambes se
dérobent et l’abîme m’engloutit tout entière.
J’ouvre brusquement les yeux, désorientée et haletante. J’ai eu cette
affreuse sensation de tomber dans le vide, comme cela arrive parfois avant
de s’endormir. Pourtant, je suis bien debout, droite et crispée comme une
tige de fer. À chaque expiration, c’est le contrôle de mon corps qui
s’échappe un peu plus. Mes muscles se raidissent encore, mes poils se
dressent sur les avant-bras. Je connais cette sensation. Je peux la sentir.
Elle est ici…
La bête…
25

Je suis accrochée solidement à mon enveloppe charnelle, seulement, je


n’en contrôle plus rien. Je suis comme dans ces casques de réalité
virtuelle, où l’on parcourt le monde sans quitter son salon. Ma sœur m’en
a offert un l’an dernier. Mais contrairement à ce gadget, je perçois toutes
les sensations de mon avatar. Je ressens la morsure du vent sur mon visage
quand nous quittons la maison. Elle intensifie ma migraine. À peine ai-je
posé le pied sur la terre humide qu’un frisson me parcourt la jambe. Où
sont passées mes chaussures ?
J’ai dans la main la petite pioche qu’a laissée Sunny et que je ne me
rappelle pas avoir prise.
Sans en avoir conscience, je rase les murs pour me mettre hors de vue
des deux mercenaires, qui ne sont plus qu’à une dizaine de mètres chacun.
L’un très grand et élancé, avec une cagoule noire ne laissant apparaître
que ses yeux. L’autre, plus petit et trapu. C’est vers le premier que la bête
semble m’emmener. À pas de loup, je contourne la maison pour le prendre
à revers. C’est une très mauvaise idée. J’essaie en vain de lutter, de lui
faire rebrousser chemin, mais sa volonté est trop forte. J’ai envie de
fermer les yeux, de hurler.
L’herbe est si glaciale qu’elle me paraît brûlante. Je comprends mieux
pourquoi elle m’a fait retirer mes chaussures. Sans émettre le moindre
bruit, j’approche derrière le premier soldat, qui ne se doute de rien. Je sens
mes phalanges serrer fermement le manche de la pioche.
Il se retourne et c’est déjà trop tard pour lui. Du côté plat de l’outil, la
bête assène un coup dévastateur au niveau du menton. Le bruit terrifiant
du métal contre l’os résonne encore dans mes oreilles. Je crois bien avoir
entendu la mâchoire du gars se fissurer. Il va devoir manger avec une
paille pendant quelque temps. Complètement sonné, le mercenaire laisse
échapper son fusil et se met à tituber. Ce n’est pas étonnant. Durant mon
cursus de neurosciences, j’ai longuement étudié les effets des
traumatismes crâniens. Un coup porté à la mâchoire, c’est le cerveau qui
percute violemment l’intérieur de la boîte crânienne. La lumière s’éteint.
Chez le boxeur, le crochet au menton est souvent synonyme de K.O.
Après quelques tours sur lui-même, l’ennemi finit par s’immobiliser,
les mains sur les genoux. C’est là que le deuxième coup survient. En plein
sur la tempe. Cette fois, le type tombe raide, inconscient.
Je ne suis pas loin de faire de même, mais des bruits de pas lourds à
proximité ravivent ma vigilance. Des rangers battant la terre. L’autre
mercenaire approche !
Toujours sous l’effet d’une force impérieuse qui inhibe mes peurs, je
me jette maladroitement à travers l’interstice laissé par une fenêtre, puis
je traverse le rez-de-chaussée avant de ressortir par la porte. Je me
retrouve alors derrière l’autre type.
Ce dernier fait aussitôt volte-face, juste à temps pour recevoir un coup
en plein visage. Sonné, il recule de quelques pas puis lève son fusil,
s’apprêtant à tirer dans le tas. Mais la bête ne lui laisse pas de répit. Elle
rejoint l’ennemi d’un bond et le désarme d’un coup de pioche sur l’avant-
bras. Il est à sa merci.
Ne le tue pas !
Ces mots ont jailli si fort dans mon esprit que j’ai l’impression d’avoir
hurlé. Je suis une soignante, pas une meurtrière ! Quand bien même les
textes ont changé au fil des siècles, serment de Galien, serment des
apothicaires, jusqu’au serment moderne que j’ai prêté à la fin de mes
études, j’ai juré de défendre les malades et leur dignité. Pas de massacrer
les gens à coups de pioche !
La bête n’utilise plus le plat de l’outil, mais bien ses extrémités
acérées, qui perforent le tissu et s’enfoncent de plusieurs centimètres sous
la peau du soldat. Un autre coup – le deuxième d’une longue, très longue
série – l’atteint à l’aisselle. Cette fois, j’en suis sûre, elle n’attaque pas au
hasard. Comme avec l’autre type, elle se sert de mes connaissances
médicales pour le neutraliser sans toucher de points vitaux. Sous ses airs
impulsifs, elle cache une monstrueuse méticulosité. Quelle délicate
attention à mon égard ! J’en serais presque touchée, si je n’avais pas
autant la nausée. La bête frappe à l’épaule, aux flancs, aux cuisses, aux
mollets. À chaque coup porté, la pointe de métal projette des giclées de
sang tout autour de nous. À chaque coup porté, le mercenaire pousse des
grognements de douleur inhumains, comme je n’en ai jamais entendu. Ils
sont bientôt couverts par mes propres cris, les rugissements de rage de la
bête, et mes hurlements de terreur. À la fin de cette frénésie barbare, la
bête s’approche au plus près de sa proie chancelante, puis la pousse
légèrement au sternum. Terrassé par la douleur omniprésente et les
multiples hémorragies, le soldat tombe à la renverse, le corps en charpie.
Quant à moi, je suis écœurée par cette effusion de sang, qui recouvre
mes mains, mon visage, mes cheveux…
Tout ce sang…
Kamal !
26

Le flot émanant de sa blessure semble s’être calmé, à mesure qu’une


montagne de compresses rougeoyantes s’est formée au pied du lit.
« Restez avec moi, chef ! »
J’applique une lampée de désinfectant sur un énième carré de gaze,
que je colle contre la plaie. Kamal tressaute et grimace.
« Désolée. »
Douillette ou pas, si je pouvais prendre une partie de sa douleur, je le
ferais sans hésiter.
La bête s’est volatilisée, encore plus soudainement qu’elle n’est
apparue. Je ne veux pas repenser à ce qu’il vient de se passer. Pas
maintenant. Pour le moment, toute mon attention est focalisée sur le
blessé. Son visage livide est couvert de sueur et son corps tremble de la
tête aux pieds. Je dépose délicatement une couverture sur ses jambes. Il
attrape fermement ma main et plonge son regard dans le mien. Malgré sa
blessure, il a toujours une sacrée poigne, et ce regard infaillible, inflexible.
Ce regard déterminé qui fait de lui un leader respecté.
Le poète anglais George Herbert disait qu’un regard est dans tout pays
un langage. Ces mots n’ont jamais eu autant de sens qu’à cet instant, où
Kamal et moi ne nous lâchons pas des yeux.
Kamal…
Toi et moi sommes deux étrangers l’un pour l’autre, séparés par des
milliers de kilomètres et des millénaires de culture, incapables d’échanger
le moindre mot. Et pourtant, sans me connaître, tu m’as accordé
l’hospitalité dans ton village, dans ton foyer. Nous nous sommes protégés
mutuellement. Kamal, je n’approuve pas certains aspects de ta façon de
diriger, mais je me retrouve dans ton sens aigu de la justice et ton amour
de la famille. Aujourd’hui, plus que jamais, tu n’as pas besoin de parler. Je
sais ce que tu attends de moi et je ne te décevrai pas. Je montrerai ce
courage, dont tu as fait preuve pour protéger les tiens. Je te le promets.
Petit à petit, l’étreinte de sa paume autour de la mienne faiblit. La
lueur dans ses pupilles vacille quelques instants, pâlit, avant de disparaître
sous ses paupières.
« Kamal ? Kamal ! »
Je me penche au-dessus de son visage. Il respire encore.
Je pousse un profond soupir de soulagement et me laisse rouler sur le
côté. Les émotions s’entrechoquent dans ma tête, au point que mes yeux
s’embuent de larmes.
Je creuserais volontiers un trou pour me cacher dans le sol, si j’en
avais la force. Je voudrais rétrécir, à la taille d’un grain de poussière, d’un
atome, jusqu’à disparaître dans le néant. Purger mon esprit de toutes
préoccupations pour atteindre un nouveau plan d’existence, comme les
sâdhus, ces ermites à moitié nus que j’ai croisés à Katmandou.
Mais je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Kamal, je sauverai ton
fils !
De retour à l’extérieur, je rejoins les derniers villageois résistants. Je
les rassure quant à l’état de santé du chef, sans leur faire de fausses
promesses. Il n’est pas tiré d’affaire, loin de là.
Nous nous regroupons autour des deux mercenaires toujours
inconscients. Je me penche au-dessus des corps inanimés et récupère les
fusils d’assaut. Parmi nous se trouve le gamin imprudent, celui que Kamal
a secouru un peu plus tôt. Tête basse, il a les joues striées de larmes et le
nez qui coule. À ses côtés, un type qui s’est littéralement pissé dessus.
Heureusement, il reste encore deux hommes d’âge moyen, les seuls du
groupe à ne pas claquer des genoux. Je leur confie les armes. Ils sauront
mieux s’en servir que moi. Puis je pose une main ferme sur leur épaule
respective.
« Sunny. »
Les deux gars acquiescent d’un signe de tête. Il est temps d’en finir
avec tout ça.
Le groupe se disperse aux quatre coins du village, jusqu’à ce que
chacun s’évapore dans la brume épaisse.
27

Première option : crier son nom jusqu’à ce qu’il me réponde.


Vous avez raison, c’est une idée de merde. Je dois me préparer au pire.
Si Sunny est… S’il lui est arrivé quelque chose, m’égosiller ne ferait que
divulguer ma position à Nugah. Autant me peindre une cible géante sur la
gueule.
Alors j’opte pour la seconde solution. Déambuler au hasard dans la
brume du plateau, à l’affût du moindre son. L’ouïe est bien le dernier sens
valable qu’il me reste. À travers cette purée de pois, j’y vois que dalle.
Mon corps tout entier pue le sang, dont je ressens le goût métallique
chaque fois que j’avale ma salive.
La brûlure du froid sur mes orteils a laissé place à une absence totale
de sensation, comme si je marchais sur des moignons. Je ne sens pas plus
mon nez ni mes oreilles. À ce rythme-là, pas sûr que la pommade de Sajita
puisse sauver la momie décharnée que je serai devenue. En revanche, et
malgré les multiples couches de vêtements, je ressens le vent glacial me
traverser de part en part. Chaque bourrasque est un plongeon dans une
piscine de lames de rasoir.
J’ai toujours la pioche maculée de sang séché entre mes doigts, qui
s’obstinent à ne pas la lâcher malgré mon dégoût. Je repense malgré moi à
ce mercenaire lacéré de toutes parts, gisant inconscient dans une boue
devenue écarlate.
C’était lui ou moi, je répète sans cesse pour me rassurer. C’était lui ou
moi…
Une détonation sèche me tire brutalement de mes pensées. Elle
provenait de l’extrémité sud du plateau, vers la route qui mène à la vallée.
Pas de doute possible, c’était bien le bruit du pistolet.
Je me mets aussitôt à courir, enfin à trottiner, aussi vite que mes
cuisses frigorifiées me le permettent. En plein trajet, mon pied nu écrase
soudain un objet dur et anguleux. La douleur irradie ma jambe comme une
décharge électrique, manquant de me faire trébucher. C’est un chargeur de
munitions, vide. Et vu sa taille, il ne peut provenir que d’un fusil d’assaut.
Il y en a d’autres, un peu plus loin. Je les suis comme une traînée de
miettes de pain. À mesure que je progresse, une vague de sons hétéroclites
parvient à mes oreilles. Des chocs sourds, des cris étouffés… Pourvu que
les autres villageois entendent ça.
Je commence à distinguer une masse informe, au loin. Plus j’approche
de l’extrémité du plateau, plus le brouillard se lève, et plus les contours de
la scène se dessinent. Le tableau se présente mal.
Sunny est allongé sur le dos. Nugah se tient à califourchon sur lui, et
tente de l’étrangler en utilisant le manche de son fusil déchargé.
L’adolescent essaie tant bien que mal de résister, mais l’autre est trop fort.
« Non ! », je m’écrie d’instinct, trahissant maladroitement ma
présence.
Tout en luttant contre son assaillant, Sunny semble me montrer
quelque chose, du bout du menton. Je scrute l’herbe qui nous sépare. Une
forme noire attire aussitôt mon œil. Le pistolet ! Il est à mi-distance entre
nous. Cette fois, on dirait bien que je n’ai pas le choix. Tout se bouscule
dans ma tête. D’un côté, j’espère que ces trucs fonctionnent comme dans
les films. Que j’aurai juste à presser la détente. Mais d’un autre côté, je ne
veux pas le tuer. Aussi pourri soit ce type, je refuse de m’abaisser à de
telles extrémités. Je pourrais lui tirer dans la jambe, mais dans cette
position, je risquerais de blesser Sunny. Je me souviens aussi que Nugah
porte un gilet pare-balles. Quand Kamal lui a tiré dessus, avec ce même
pistolet, l’impact l’a stoppé net pendant plusieurs secondes. Oui, ça
pourrait le faire…
Je laisse tomber ma pioche et me précipite en avant. Mais le
mercenaire a compris mon intention. Il lâche son emprise sur Sunny et
s’élance à son tour. Au moment où ma main se referme sur la poignée du
pistolet, sa botte la frappe de plein fouet, projetant l’arme à une dizaine de
mètres au loin. Une douleur fulgurante tétanise mon bras. Je crois que cet
enfoiré m’a cassé un doigt. Voire plusieurs. Je ne sais pas, je n’ai jamais
subi de fracture. C’est le genre de première fois qu’on voudrait éviter.
Sans me laisser une seconde de répit, Nugah attrape le col de mon
manteau et me soulève à trente centimètres du sol. À bout de bras, sans
aucun effort, comme on soulève un chaton par la peau du cou.
Sunny surgit derrière lui et le ceinture. Nous nous effondrons tous les
trois sur l’herbe parsemée de neige. D’instinct, je rampe pour m’éloigner
du danger, rapidement imitée par mon allié de fortune. Nous nous relevons
côte à côte, face à la brute, qui semble amusée plus que gênée par nos
vaines tentatives de résistance. Nugah dégaine alors un couteau, mais
j’appellerais plutôt ça une dague tant la lame est énorme. Je tremble de la
tête aux pieds. Quel que soit l’endroit où elle frappera, il y a peu de
chances qu’elle ne sectionne pas une artère vitale.
Il se met alors à tourner autour de nous comme une hyène, jouant avec
son couteau, le faisant passer d’une main à l’autre pour nous déstabiliser,
comme si nous ne l’étions pas déjà. Un gamin et une femme contre un
soldat entraîné. Nous avons l’avantage du nombre, mais certainement pas
de la technique. Ça ne vous surprendra pas, mais je ne me suis jamais
battue. Pas sans l’aide de la bête en tout cas. Une fois dans ma vie, j’ai
donné un coup poing. C’était dans une porte, après une dispute. Et c’est la
porte qui a gagné.
La bête ? me demandez-vous. Croyez-moi, j’adorerais la faire revenir,
là, tout de suite. Mais c’est impossible. Comme un barrage qui lâcherait
subitement, mon cerveau a déversé un torrent d’hormones et de
neurotransmetteurs dans mon organisme, ce qui m’a permis de réveiller le
monstre. À présent, mes neurones sont à sec, au point que je me demande
comment je tiens encore debout. Quand j’étais petite, les apparitions de
mon double violent se terminaient souvent par une phase d’absence, voire
un évanouissement.
« Et maintenant ? », je murmure à Sunny.
Il me chuchote des instructions, à voix suffisamment basse pour que
Nugah ne nous entende pas. Je ne sais même pas s’il comprend l’anglais.
Vu le temps qu’il doit passer à cirer les pompes de Bryone, j’imagine que
oui.
L’idée de Sunny est téméraire. Suicidaire. Mais nécessaire. Quand on
est en danger de mort, l’adrénaline nous pousse à faire des folies qu’on
n’imaginerait même pas en temps normal.
À son signal, nous piquons un sprint vers Nugah qui, manifestement
surpris, recule au lieu d’attaquer. Sunny s’agrippe de tout son poids à son
bras droit – celui qui tient le couteau – et je fais de même avec le bras
gauche. Nugah se débat comme un diable, remue et grogne. Mais plus il
gigote et plus je resserre mon ligotage. Suivant le plan préétabli, Sunny
enfonce alors ses dents aussi fort que possible à l’intérieur de son poignet,
ce qui lui arrache un hurlement néandertalien. Nugah lâche le couteau et
moi je le libère de ma prise. Tandis que Sunny s’efforce de le maintenir
immobile, j’attrape l’arme et la jette de toutes mes forces par-dessus le
bord du ravin. Ça a marché ! Ça a vraiment marché !
Pas le temps de jubiler. Je retourne prêter main-forte à Sunny, mais il
est déjà trop tard. Nugah s’est libéré du piège. Avec une agilité qu’on ne
soupçonnerait pas d’un type aussi trapu, il lui assène un coup de pied au
ventre qui le plie en deux, avant de lui porter un crochet au menton. Vous
savez ce que ça signifie…
28

Sunny désormais hors-jeu, nos chances de succès viennent de chuter


considérablement, pour ne pas dire disparaître. Et par extension, nos
chances de survie aussi.
Une autre chose a disparu. Le sourire amusé sur le visage de Nugah.
Cette fois, il a l’air sérieusement en pétard tandis qu’il me fait face, les
poings et la mâchoire serrés. La veine sur son front gonfle et dégonfle
comme un ballon de baudruche. Dans ma vie, j’ai connu toutes sortes de
regards. Condescendant, compatissant, captivant… Mais de toute mon
existence, je n’ai jamais croisé un regard aussi menaçant. C’est le regard
d’une bête assoiffée de sang. Est-ce que j’avais le même quand…
Sans crier gare, Nugah se rue dans ma direction et, avant que j’aie pu
esquisser le moindre geste, me plaque au thorax comme un rugbyman.

Un flash aveuglant, un bourdonnement suraigu. J’ai l’impression
d’avoir pris un bus en pleine poire. L’impact est si dévastateur qu’il
m’arrache une gerbe de salive et me coupe le souffle net. Je me retrouve
brutalement projetée au sol. Mes tripes sont en bouillie. Si le tapis d’herbe
n’avait pas amorti la chute, j’aurais probablement perdu connaissance, ou
pire.
Comme il l’avait fait avec Sunny cinq minutes plus tôt, Nugah se
redresse à califourchon sur moi et tente de m’étrangler, à mains nues cette
fois. Ses doigts poisseux compressent ma gorge si fort que je ressens la
pression jusque dans mes globes oculaires. Il pourrait facilement me
rompre la trachée, mais cet enfoiré semble prendre un malin plaisir à me
voir agoniser. Il approche son visage tout près du mien. Si près que je peux
sentir les relents de tabac et d’ail dans son haleine. Ce détraqué se met
soudain à lécher le sang sur ma joue. Il enlève une main de ma gorge pour
la poser sur mon sein. Je bats des pieds, je me cabre pour le désarçonner,
en vain. Alors je fouille frénétiquement, sur et autour de moi, à la
recherche d’une pierre, d’un bâton, n’importe quoi pouvant me servir
d’arme. Dans la poche de mon pantalon, je repère un objet fin, dur et
cylindrique. Le stylo lacrymogène de Columelle ! Depuis tout ce temps,
j’ai oublié que j’avais ce machin dans ma poche.
Écrasée sous le poids de mon agresseur, je fais pivoter mon flanc de
quelques millimètres, suffisamment pour pouvoir y accéder. D’une main,
je tente de desserrer l’étreinte autour de mon cou, assez pour qu’un filet
d’air se faufile en sifflant dans ma trachée et m’empêche de défaillir. De
l’autre, je décapuchonne le stylo, sans prêter attention à la douleur
lancinante de mes phalanges brisées. Je positionne l’embout du
pulvérisateur près du visage de Nugah et presse fort.
Rien. Absolument rien.
Le mécanisme est bloqué. Le froid a dû solidifier le contenu huileux de
la cartouche. Columelle et vos fichus gadgets, je vous maudis !
Visiblement agacé par mon numéro raté de prestidigitation, Nugah
resserre sa poigne. Un voile opaque commence à glisser sur mes yeux.
Dans un dernier éclair de lucidité et de douleur, je fais tournoyer le stylo
entre mes doigts cassés avant d’enfoncer la mine dans l’œil du mercenaire.
Celui-ci me lâche et se relève d’un bond, dans un hurlement bestial qui
écorche mes tympans.
L’arrivée d’air soulève ma poitrine d’un coup. Le tourbillon glacé qui
submerge soudain mon pharynx s’écoule jusqu’au fond des bronches. Mes
pupilles se dilatent au maximum, inondant ma rétine d’un flash lumineux
intense, et mon corps se redresse comme si j’émergeais d’entre les morts.
Je ne sais pas comment, mais je suis déjà debout. Éblouie et
désorientée dans l’immensité grisâtre, je ne distingue qu’une vague
silhouette, dont les gémissements sont à moitié noyés par le sang qui
ruisselle dans sa bouche. À cet instant précis, il n’y a plus de Camellia,
plus de Nugah. Seulement un prédateur et sa proie, engagés dans une lutte
à mort.
Il existe, en neurologie, une vieille théorie selon laquelle notre cerveau
serait composé de trois étages, empilés au fil de millions d’années
d’évolution. D’abord, le cerveau reptilien, primitif. Il assure les fonctions
primaires telles que l’alimentation, la reproduction, mais également
l’instinct de chasse et de conservation. Ensuite, il y a le cerveau
paléomammalien, ou limbique, apparu chez les premiers mammifères.
Siège des émotions et de la mémoire à long terme. Enfin, le cerveau
néomammalien, ou néocortex, propre à l’être humain. Il joue un rôle
prépondérant dans le langage et le raisonnement des actions.
J’ignore si cette théorie est fondée, mais je peux vous garantir une
chose. À ce moment-là, ce ne sont pas les émotions ni la logique qui
m’animent, mais bel et bien de profonds réflexes de survie animale.
Poussées par une vague d’adrénaline, mes jambes s’élancent d’elles-
mêmes, en direction de cette silhouette hostile. Je la charge de tout mon
poids, épaule en avant, comme si j’enfonçais une porte. Nugah est
propulsé en arrière. Déséquilibré, son talon finit par heurter un rocher au
bord de la falaise, et c’est son corps tout entier qui bascule dans le
précipice. Le craquement sourd qui retentit quelques secondes plus tard
laisse peu de place au doute quant à l’issue de sa chute.
C’est terminé…
Je recouvre petit à petit la vue. Non loin d’ici, le corps inconscient de
Sunny gît toujours. Je voudrais me précipiter auprès de lui, mais mes
jambes refusent maintenant de bouger, avant de se dérober complètement.
Je tombe à genoux, m’effondre le nez dans la terre. L’odeur des brins
d’herbe m’apaise un peu. Progressivement, mes sens reviennent à moi. Ma
conscience aussi, et ses tourments avec elle.
Il est mort…
Il ne pourra plus te faire de mal.
Je l’ai tué…
Pour te protéger.
J’ai tué un homme…
Et tu as sauvé un gosse.
Au beau milieu de mon monologue schizophrène, mon visage toujours
collé au sol perçoit d’étranges vibrations régulières. Des bruits de pas,
derrière moi. Je me redresse brusquement, si brusquement que j’en ai le
tournis.
À une dizaine de mètres, Bryone me fait face. Il tient entre ses mains
le pistolet de Nugah.
29

Pendant que je me faisais canarder et étrangler, Bryone s’est


manifestement refait une beauté. Même s’il a oublié quelques taches çà et
là, il a essuyé le sang qui maculait la moitié de son visage. Il a même
changé de manteau. J’imagine qu’un lord anglais a toujours un tweed de
rechange dans son hélico de combat.
Il s’approche lentement de mon corps agenouillé et immobile, avant de
s’asseoir près de moi, à mon grand étonnement. Nous restons ainsi
plusieurs secondes côte à côte, avant qu’il ne se mette enfin à parler.
« Vous savez, je n’ai pas voulu que ça se déroule ainsi. »
Dixit le gars qui a envoyé une troupe de mercenaires contre des
paysans. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Mais paradoxalement, je le
crois sincère à ce sujet. Sa voix est moins nasillarde, moins hautaine et
plus humaine. Son visage est marqué par un mélange de frustration et de
dépit. Je ne pense pas qu’on ait souvent résisté aux caprices de ce type ni
qu’il ait souvent dû mettre ses menaces à exécution. Il doit réaliser
maintenant que se salir les mains, c’est autre chose que de donner des
ordres. Et à voir la manière nonchalante dont il tient son flingue, j’ai bon
espoir qu’il n’aura pas les couilles de presser la détente.
« Vous auriez sûrement préféré étouffer ce village à petit feu ? Vous
préférez quand c’est long et soft, hein, Bryone ? »
Il ne sourcille pas. J’essaie surtout de gagner du temps. Avec le raffut
causé par la mort de Nugah, je m’attends à ce que les villageois armés
débarquent d’une seconde à l’autre pour me sauver.
« Miss Daléchamps. Vous et moi ne sommes pas si différents. À vrai
dire, nous sommes tous les deux des entrepreneurs. »
J’ai l’impression d’entendre cette pourriture de Sachs.
« Il n’y a pas de grands progrès, poursuit Bryone, pas de grandes
avancées sans sacrifices. En tant que scientifique, vous devriez le savoir
mieux que quiconque.
— Vous êtes malade…
— Combien d’animaux avez-vous torturés et tués, pour étancher votre
soif de connaissance et de reconnaissance ? »
Je ne peux pas lui donner tort sur ce point-là. C’est sans aucun doute
l’aspect de la recherche qui me rebute le plus. Mon équipe s’est d’ailleurs
efforcée de ne pas y recourir. En utilisant des cultures de cellules, ou des
simulations informatiques de pointe.
« La différence, c’est que j’ai fait ça pour sauver des vies. Vous, c’est
pour le fric !
— N’en soyez pas si sûre. »
Je fronce les sourcils.
« Quel genre de progrès peut justifier de massacrer un village entier ?
— Une cause que vous comprenez, mais qui pourtant vous dépasse… »
Qu’est-ce qu’il raconte, à la fin ? S’il n’avait pas un flingue dans les
mains, je lui aurais tiré les vers du nez sans politesse. Je m’apprête à lui
demander plus d’explications lorsqu’un bruit sourd vient couvrir ma voix.
Un son tristement familier. Mécanique, rapide et redondant, allant
crescendo. Ne me dites pas que…
À peine ai-je fini d’imaginer l’inimaginable que trois hélicoptères
perforent simultanément la brume.
C’est un cauchemar.
30

Si j’en crois les yeux écarquillés de Bryone, qui s’est relevé d’un bond,
lui non plus ne devait pas s’attendre à voir surgir ces hélicos. D’ailleurs,
ils ne ressemblent pas à celui qui nous a attaqués tout à l’heure, agile et
entièrement noir. Ceux-là sont de couleur kaki, et beaucoup plus
imposants. Leurs pales soufflent si fort que je dois agripper l’herbe pour
ne pas basculer en arrière.
Après une descente synchronisée, les appareils se posent en formant un
triangle parfaitement équilatéral autour de nous. Une demi-douzaine de
soldats en uniforme descendent de l’un d’entre eux et s’alignent au garde-
à-vous. Ils sont suivis par un homme aux cheveux gris et à la carrure
imposante. Épaules, mâchoire et coupe carrées. Il porte tellement de
médailles qu’on devine à peine la couleur de sa veste. L’homme
s’approche de nous, d’un pas sûr et cadencé. Je ne comprends toujours rien
à la situation. Est-ce que je dois me réjouir ?
« Général ! s’exclame Bryone en feignant un sourire. Qu’est-ce qui
vous amène par ici ?
— Épargnez-moi vos banalités. Quand le gouvernement népalais vous
a donné l’autorisation d’exploiter ce plateau, ça n’incluait pas de
massacrer ses habitants.
— Allons, général. Je suis certain qu’il s’agit d’un malentendu. Peut-
être que si vous appeliez le ministre…
— C’est déjà fait, à l’instant. Vous avez vingt-quatre heures pour
quitter le pays, monsieur Bryone. Je vous suggère de remercier votre
collègue Hellébore. C’est grâce à son intervention que je vous laisse
repartir libre. »
Je savoure cette humiliation publique comme la plus douce des
infusions. La mine défaite, Bryone s’apprête à monter dans l’hélicoptère
du général, lorsque ce dernier l’interpelle.
« Que faites-vous, monsieur Bryone ? La route est de ce côté…
— Mais, je… »
Sous le regard autoritaire du gradé et de ses hommes, Bryone
comprend qu’il n’a guère le choix. En rebroussant chemin, il s’arrête un
instant devant moi.
« Nous garderons un œil sur vous, Miss Daléchamps. »
Nous ? De qui parle-t-il exactement ? Le général a mentionné
quelqu’un d’autre. Un certain Hellébore. Et pourquoi s’intéresse-t-il autant
à moi ?
Bryone tourne les talons, sans me donner la chance d’assouvir ma
curiosité. Je ne peux retenir un sourire mesquin en le voyant traîner sa
peine et ses richelieus sur la route caillouteuse. J’espère qu’il a une paire
de rechange…
Ameutés par l’agitation, les autres villageois font enfin leur apparition.
Ils remettent les armes et les mercenaires inconscients aux soldats, qui
semblent effarés par les meurtrissures des corps. Je me garde bien de leur
révéler la monstrueuse vérité, ainsi que celle concernant Nugah. Faute de
pouvoir le faire disparaître, j’enferme cet horrible souvenir à triple tour au
fond de mon cerveau.
Un duo de médecins militaires descend d’un des hélicos. Les deux
portent un brassard blanc floqué d’une croix rouge. L’un des villageois
conduit aussitôt le premier en direction de la maison de Kamal. Le second
se précipite vers moi pour m’examiner, mais je le repousse poliment. Du
bout de l’index, je l’oriente vers Sunny à quelques mètres de là, qui
commence tout juste à reprendre connaissance, à mon grand soulagement.
Un autre homme, en civil cette fois, descend du même appareil. Mais
c’est…
« Bishal ! »
Il me prend par les épaules.
« Camellia ! Tu es blessée ? »
Il a l’air horrifié à la vue de tout ce sang sur mes vêtements et sur ma
peau.
« Rien de grave pour moi. Mais toi, que fais-tu ici ? »
Ce nigaud se met à sourire bêtement.
« Quel genre de guide laisserait mourir une cliente ? Ça me ferait une
bien mauvaise publicité ! »
Je suis tellement confuse que je ne sais pas si je dois l’embrasser ou le
gifler. Après notre dispute et sa fuite, je n’aurais jamais cru une seule
seconde qu’il reviendrait. Décidément, le cerveau des hommes recèle
encore bien des mystères, même pour une spécialiste comme moi.
« C’est toi qui as convaincu l’armée de venir ? »
Il hoche la tête d’un air satisfait.
« Mais comment ?
— Il y a une petite base aérienne près de la vallée. Je m’y suis rendu,
en affirmant que des troupes rebelles pillaient le village. Au début, ils ne
m’ont pas cru. Mais quand le contrôle radar a repéré un hélicoptère au-
dessus du plateau, l’ordre d’intervenir a été donné. »
Un bruyant raclement de gorge vient interrompre nos retrouvailles.
« Ce mensonge pourrait d’ailleurs vous valoir quelques ennuis »,
réprimande le général.
Bishal et moi commençons à bafouiller, comme un couple
d’adolescents surpris en pleine action par leurs parents.
« Mais pour avoir protégé notre peuple, poursuit le militaire, je vais
passer l’éponge cette fois. En plus, je ne supportais pas cet Anglais
arrogant. »
Je lui adresse un sourire reconnaissant, qui disparaît aussitôt qu’il me
fusille du regard.
« Ce n’est pas prudent pour une touriste de s’aventurer seule dans cette
région, sermonne-t-il.
— Je n’étais pas seule. J’ai le meilleur des guides avec moi ! »
La pression accumulée depuis trois jours retombe subitement, laissant
mon cerveau dans un état d’euphorie et d’épuisement mêlés. Je glisse mon
bras sous celui de Bishal et me blottit contre son torse, ce qui le fait rougir
intensément. Il m’a tellement manqué !
D’un geste du pouce par-dessus l’épaule, l’officier désigne
l’hélicoptère derrière lui.
« On vous dépose au pied de la montagne ? »
Je réprime une grimace de malaise. Plutôt rentrer à dos de yak que de
monter dans un de ces engins !
« Non merci, général. Je dois encore régler quelques affaires ici. »
L’officier bombe le torse et m’adresse un signe de tête.
« Très bien, conclut-il. Soyez prudente. Et tâchez de vous
débarbouiller… »
Tandis qu’il regagne son hélico, la brume se dissipe légèrement,
suffisamment pour que les rayons du soleil s’y infiltrent. L’étendue
verdoyante s’illumine alors d’innombrables reflets lumineux. Sunakô Dina
– le plateau de l’aube dorée – retrouve enfin son calme et sa splendeur
d’origine, après les horreurs de l’aurore.
31

En deux mots : amnésie traumatique. Lors de stress extrême, l’excès


d’adrénaline et de cortisol fait en quelque sorte disjoncter le cerveau,
créant une dissociation entre les circuits émotionnels et ceux de la
mémoire. Le souvenir se retrouve enfermé au fin fond du subconscient,
jusqu’à ce qu’un stimulus le fasse ressurgir, comme une musique ou une
odeur particulière.
Malheureusement pour moi, cette amnésie n’est pas quelque chose que
l’on déclenche sur commande. Je voudrais oublier à jamais les événements
tragiques sur ce plateau. Ne plus jamais entendre parler de ce qu’on m’a
fait. De ce que j’ai fait aussi. Je ne sais pas si j’y parviendrai un jour. Pour
le moment, je m’efforce de chasser le moindre début de pensée, de
souvenir, en me tenant particulièrement occupée.
Bishal et moi avons passé les dernières quarante-huit heures à réparer
les dégâts dans le village, avec ses habitants. J’aurais mille questions à lui
poser, mais je suis restée muette. Croyez-moi, ce n’est pas par choix.
Depuis que j’ai failli mourir étranglée, ma gorge est enflée et douloureuse,
au point que je n’ai pas pu prononcer plus de trois mots d’affilée pendant
ces deux jours. Alors nous profitons simplement de ce temps passé
ensemble. Se regarder, se sourire, se frôler. Après ce qui m’est arrivé, je
réalise l’importance de ces plaisirs simples.
Malgré mes blessures, j’ai redoublé d’efforts pour rendre aux maisons
leur aspect d’origine, effacer toute trace du chaos. Ramasser les centaines
et les centaines de douilles jonchant le sol. Retirer les balles encastrées
dans le bois, dans la pierre. Nettoyer le sang. Comme je l’ai promis
tacitement à Kamal, je me suis efforcée de veiller sur sa famille. Et par
famille, j’entends toute la tribu. Soigner les blessures légères. Les
foulures, les coupures, les écorchures. J’ai bien fait d’emporter la moitié
de la pharmacie avec moi. Je me demande ce que dirait Dieumerci, s’il me
voyait.
Le village n’ayant pas accès à l’eau courante, les habitants se lavent en
faisant bouillir la neige des flancs de montagne bordant le plateau. J’ai
utilisé des kilos et des kilos de poudreuse pour débarrasser mon corps de
tout ce sang séché. Et pourtant, je me sens encore sale et poisseuse. Même
si je faisais fondre tout l’Himalaya, je ne pourrai jamais enlever cette
crasse profondément ancrée sur ma peau. Elle restera comme un tatouage,
qui me suivra jusqu’à la fin de mes jours.
Kamal a été évacué avec les hélicoptères de l’armée vers l’hôpital le
plus proche. Pendant ces deux jours, j’ai prié pour qu’il s’en sorte. Prié
qui ? Je n’en sais rien. Mon bagage scientifique me prédisposerait en effet
à un certain scepticisme, mais à cet instant précis, je me fous de la
logique. De tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai supplié cette entité,
cette puissance supérieure, quelle qu’elle soit, d’épargner sa vie. Je n’étais
pas la seule. Ces deux dernières nuits, j’ai dormi dans la maison de Sajita.
Elle ne me l’a pas demandé explicitement, mais comme j’étais déjà morte
d’inquiétude, je n’osais même pas imaginer son état. Sans nouvelles de
son mari, et sans son fils aîné pour la rassurer. Alors nous tâchions de nous
tenir compagnie mutuellement. De nous garder occupées, toutes les deux.
Elle profitait aussi de mon étrange pouvoir d’apaisement sur le petit
Bibek.
Bishal, lui, campait sur la place centrale. Bien que j’aurais adoré
partager une autre nuit sous la tente avec lui, j’étais de toute façon si
fatiguée que je m’endormais aussitôt dans mon duvet.
Aujourd’hui, au matin du troisième jour, ma gorge a dégonflé de
manière spectaculaire. Merci les anti-inflammatoires et le thé au beurre de
Sajita. Je retrouve progressivement la parole, mais c’est maintenant Bishal
qui a disparu. Il est redescendu très tôt dans la vallée, pour nous dénicher
un moyen de transport vers Katmandou.
Ce même matin, je suis réveillée par un vrombissement
caractéristique, qui vient perturber le calme du plateau. Je passe
prudemment la tête à la fenêtre et aperçois un hélicoptère de l’armée
traverser la chape nuageuse, pour se poser à l’entrée du village. Quand
j’arrive enfin sur le site d’atterrissage, toute la tribu m’a déjà devancée.
L’hélico est immobilisé depuis une bonne minute déjà, mais rien ne se
passe. L’attente est insoutenable. Je revois ces scènes de films américains,
où un soldat vient apporter un drapeau plié à la veuve éplorée. Je n’arrive
pas à chasser cette horrible image de mon esprit.
Soudain, la porte coulisse et s’élève aussitôt une clameur. Kamal
descend de l’appareil, sur une paire de béquilles, soutenu par Sunny.
J’expire bruyamment en levant les yeux au ciel. Quel soulagement !
Pendant que les dizaines de villageois s’amassent autour de leur
leader, sain et sauf, Sunny se retrouve à l’écart et j’en profite pour le
serrer dans mes bras.
« Aïe ! »
Notre cri de douleur est sorti simultanément. Tous les deux, nous avons
eu des côtes abîmées pendant la bataille.
« Je suis tellement heureuse de vous revoir, tous les deux ! »
Il tourne le regard vers son père qui, lui, ne sait plus où donner de la
tête, tant il est sollicité.
« Par miracle, la balle a traversé, sans toucher aucun organe vital. Les
médecins ont dit que vous aviez fait du bon boulot pour limiter
l’hémorragie. Il se remettra, avec beaucoup de repos et d’antibiotiques. »
32

Le soir venu, tout le village se rassemble dans la salle commune, pour


célébrer le retour de son chef et la victoire contre Bryone. Les quelques
trous non réparés dans la toiture laissent passer un rayon de lune qui, en se
diffusant dans la fumée d’encens, nous baigne dans une atmosphère
fantasmagorique.
Les plateaux de nourriture passent de mains en mains et le raksi coule
à flots. On a d’ailleurs toutes les peines du monde à empêcher Kamal d’en
profiter. Les médecins ont été clairs. Du bouillon et des biscottes pendant
une semaine.
Il peut au moins se régaler les oreilles, grâce à l’orchestre des
villageois. Le doyen – celui qui m’avait sermonnée le premier jour – en
fait d’ailleurs partie. Assis en lotus, ses mains battent un tambour
horizontal en forme de sablier, avec l’énergie d’un môme. À côté de lui,
un homme, qui doit avoir la moitié de son âge, joue de la flûte traversière.
Une femme complète le trio, occupée à jouer d’un sitar presque aussi
grand qu’elle.
Assise dans un coin, j’observe ce spectacle. Sans même y penser, je
bats des pieds et oscille la tête au rythme de cette musique entraînante,
dont les sonorités mystiques semblent avoir traversé les âges.
Les femmes ont revêtu leurs plus beaux saris rouges – ceux réservés
aux grandes cérémonies. Il n’y en a pas deux identiques. Chacun se
démarque par ses motifs, ses dorures ou encore ses paillettes. Sajita m’en
a même prêté un pour l’occasion. Le mien affiche une intense couleur
carmin, finement délimitée par des liserés bleus. On a même posé un point
de maquillage entre mes sourcils. De couleur noire, pour les célibataires.
Après le repas, Sajita et quatre autres femmes se placent devant
l’orchestre et commencent à danser. D’abord calmement, simplement avec
leurs bras puis, à mesure que la musique s’emballe, c’est tout leur corps
qui ondule. Je n’ai jamais vu une danse aussi raffinée et élaborée. Elles
utilisent toutes les parties de leur corps. Quand ce ne sont pas leurs jambes
qui serpentent, elles effectuent de complexes mouvements de symétrie,
avec leurs yeux et leur cou. Mais le plus fascinant, c’est qu’elles font tout
ça de manière fluide et synchrone. À intervalles réguliers, elles s’alignent
parfaitement, de manière à ne présenter qu’un seul corps, à quatre paires
de bras, comme une divinité hindoue.
Rapidement, une ronde, dont le diamètre occupe presque toute la pièce,
se forme autour du trio. Enfants, femmes et hommes tapent dans leurs
mains. Quant à moi, je me tiens un peu en retrait.
Sunny quitte le cercle pour me rejoindre.
« Vous avez l’air soucieuse. »
J’ai beau avoir enfermé mon traumatisme à double tour, il lui arrive
parfois d’essayer de glisser sous la porte.
« Quand je vois tous ces gens heureux, je me dis qu’on a eu beaucoup
de chance. Ça aurait pu très mal finir. Je suis désolée d’avoir causé du tort
à votre village.
— Ne le soyez pas. Mener ce combat était la décision de mon père et
nous l’avons tous suivi. Depuis l’arrivée de ces types, il était comme… un
gaz sous pression. Et vous… Disons que vous avez été l’étincelle. »
Son allusion à notre coup de folie me fait sourire et frémir à la fois.
J’ai du mal à croire que tout ça est réellement arrivé.
« Que va-t-il se passer, maintenant ?
— La vie suivra son cours, j’imagine. Nous allons achever la récolte,
comme prévu. Ensuite…
— Vous allez quitter le plateau ? »
Il hoche la tête.
« Je n’ai pas l’intention d’abandonner mes rêves, car c’est aussi pour
mon village que je les poursuis. Je suis convaincu que la culture du
yarsagumba nous sauvera. Mais pour y parvenir, je dois d’abord finir mes
études.
— D’ici là, j’ai bon espoir que votre père aura changé d’avis et qu’il
approuvera votre plan.
— Je l’espère. Il peut paraître borné, mais au fond, il ne veut que le
bien de notre village.
— C’est un homme bon et juste. Comme vous, Sunny. »
Il se met à rougir avant de regarder ses pieds. Parfois, j’en oublierais
presque qu’il n’a même pas vingt ans, tant il se comporte avec maturité.
« Votre cause aussi est juste. J’espère que vous atteindrez vos
objectifs. »
Tout ce qu’il croit savoir de ma quête, c’est que je cherche un
hypothétique remède pour un proche. Et pourtant, ses mots traversent le
tissu de mensonges pour m’atteindre en plein cœur.
« Après tout ce qui s’est passé, je ne suis plus trop sûre de ce qui est
juste ou non. Je ne suis plus trop sûre de rien, à vrai dire…
— Mon père dit toujours : si tu ne sais plus où tu vas, souviens-toi
pourquoi tu es parti en premier lieu. »
Ces mots résonnent dans mon esprit, au point de couvrir la musique
environnante. Sunny a raison. Par amour, les gens sont prêts à commettre
les actes les plus courageux… ou les plus insensés. De la bravoure à la
témérité, il n’y a qu’un pas et c’est souvent celui qui nous fait chuter. Je
n’y fais pas exception. Ma quête n’est pas une chasse aux œufs de Pâques.
Elle n’est pas une lubie, ni un rêve, ni un caprice. J’ai moi aussi des
raisons de mener mon combat. Des raisons qui me tiennent à cœur,
littéralement. Mais si je décide de poursuivre cette aventure, je ne laisserai
plus jamais d’innocents en souffrir. C’est juré !
Mes pensées sont interrompues par un brusque courant d’air glacial,
qui s’infiltre sous les pans de mon sari et me fait frissonner.
Les portes de la salle se sont ouvertes en grand, révélant un homme, à
la stature imposante, emmitouflé dans une parka. L’inconnu retire sa
capuche, révélant les plus belles pommettes du monde.
« Bishal ! »
Surprise, son nom est sorti spontanément de ma bouche, je ne
l’attendais pas avant demain matin !
« Qu’est-ce que vous attendez ? », me chuchote Sunny d’un air taquin.
Je me précipite à sa rencontre, en prenant garde de ne pas trébucher sur
mon sari.
« Waouh ! s’exclame mon sherpa en découvrant ma tenue. Tu portes à
merveille les couleurs de notre pays ! »
Maintenant qu’il le dit, je réalise que ce sont bien celles du drapeau
népalais.
« Le rouge pour la bravoure. Le bleu pour l’harmonie. Tu es
magnifique ! »
Rouge, c’est aussi la couleur de mon visage à cet instant.
La ronde se disloque et des couples se forment. Sautillant comme une
adolescente, j’entraîne Bishal au milieu de la fête. Je m’approche pour
placer mes mains derrière sa nuque mais, à mon grand étonnement, il
effectue un petit bond en arrière. Il répond ensuite à ma mine réprobatrice
par un sourire malicieux. Je tente alors d’attraper sa main, mais il rétracte
son bras, tout en effectuant un tour sur lui-même.
En promenant mon regard autour de moi, je commence à comprendre
le principe de cette danse traditionnelle. C’est une sorte de jeu de
séduction. J’aime le concept !
Bishal avance à son tour, mais je recule d’autant de pas qu’il
s’approche, jusqu’à ce qu’il pose un genou à terre. Il se relève, puis c’est à
son tour de me fuir, à reculons.
Après quelques secondes de ce jeu du chat et de la souris, il me prend
enfin la main et me fait tournoyer autour de lui. En s’efforçant toujours de
ne pas toucher à mes doigts blessés. Je me laisse guider par ses
mouvements, comme si mon bras était le prolongement du sien. Nos deux
corps bougent en n’en formant plus qu’un. De temps en temps, Bishal
place ses mains autour de ma taille et me fait décoller de plusieurs
centimètres, tandis qu’il tourne sur lui-même. Malgré son gabarit, il se
déplace avec une étonnante souplesse. Face à lui, j’ai l’air d’un manche à
balai. La danse n’a jamais été mon fort. Mes talents de danseuse – du
moins la perception que j’en ai – sont proportionnels à la quantité d’alcool
dans mon sang. Il va me falloir un peu plus de raksi !

*
* *
Après plus d’une heure de déhanchés endiablés, nos mouvements se
font plus sages. L’orchestre continue de jouer avec frénésie, mais Bishal et
moi dansons maintenant dans notre propre univers, notre espace-temps
restreint à la profondeur de nos regards entremêlés. Nous dérivons
lentement à travers la pièce, mes bras autour de sa nuque, et les siens
serrant ma taille.
« Dis, Bishal, pourquoi es-tu revenu ? »
Il fronce les sourcils.
« C’était le plan, non ? Je devais chercher un moyen de transport et
revenir te récupérer.
— Non. Pourquoi es-tu revenu, l’autre jour ? Avec les soldats. »
Je m’attends à ce qu’il se replie dans sa carapace, mais, au contraire, il
soutient mon regard sans ciller.
« Ton plan était suicidaire. J’ai tenté de te convaincre, mais tu avais
décidé de rester malgré tout.
— Je ne pouvais pas abandonner ces gens, comme tu m’as… Je veux
dire, je ne pouvais pas partir comme ça. »
Son regard tente de s’échapper un instant, comme un vieux réflexe
préhistorique, mais il tient bon.
« Je t’avais réellement abandonnée. Au fond de moi, je n’avais rien à
me reprocher. Je n’avais fait que suivre mon instinct de survie. Pourtant,
plus je m’éloignais du plateau, plus mes pensées s’accrochaient à toi.
J’imaginais les pires horreurs t’arriver. Ces images épouvantables ont
défilé dans mon esprit pendant des heures, jusqu’à me rendre…
— Fou ?
— Complètement malade. Ma peau tout entière brûlait.
— Ton estomac te tiraillait ?
— Mes tripes vibraient si fort que j’en ai littéralement vomi. J’ai
réalisé que si je te laissais mourir ici, cette horrible sensation me
poursuivrait jusqu’à la fin de mes jours. »
C’est exactement ce que j’ai ressenti à l’idée d’abandonner ce village.
Je comprends mieux maintenant les raisons qui m’ont poussée à rester, et
je me demande si Bishal a ressenti la même chose à mon égard. Je me
hisse sur la pointe des pieds pour m’approcher au plus près de ses yeux.
« Alors, tu es revenu pour éviter la culpabilité ? »
Je sens son pouls battre de plus en plus vite contre mes mains, toujours
enroulées autour de son cou.
« Non. Je suis revenu… car je tiens à toi. »
Je me hisse un peu plus haut. En plus de partager les mêmes raisons,
nous partageons maintenant un baiser.
33

La fête a duré jusqu’aux premières lueurs du jour. Après un dernier thé


au beurre, il est temps pour moi de quitter le village. Ce village qui m’a
tant donné. Sur la place centrale, toute la tribu s’est réunie pour me dire
adieu. J’ai un mot, un regard, un sourire, pour chacun d’eux. Y compris le
doyen grincheux et le yak. Vous me manquerez !
Le cœur pincé, je termine par ma famille d’accueil. Sajita prend mes
doigts entre ses mains. Ces mains si douces qui ont pris soin des miennes.
« Au revoir », dit-elle dans un français respectable avant de
m’embrasser sur la joue.
Je la salue à mon tour dans un népalais dont je ne suis pas peu fière.
Caché derrière sa mère, Bibek tire le pan de mon manteau.
« Quand je serai grand, tu devras revenir pour que je t’épouse », traduit
Sunny.
Je m’accroupis et ébouriffe les cheveux de ce petit chenapan.
« J’ai une meilleure idée. Quand tu seras grand, viens me voir pour
demander ma main. »
À peine ces mots sont sortis de ma bouche que je les regrette aussitôt.
Ce gosse est tellement fêlé qu’il pourrait bien le faire.
Je me relève pour faire face à son grand frère.
« Au revoir, Sunny. J’attends avec impatience vos publications
scientifiques !
— Au revoir, Camellia. Vous serez le premier nom dans mes
remerciements ! »
Nous échangeons une accolade prudente, pour ménager nos côtes. Je
m’approche ensuite de Kamal, pour lui éviter de bouger ses béquilles. À
ma grande surprise, il les laisse tomber afin de joindre les mains. Je me
précipite pour les ramasser, mais il m’en dissuade par une vigoureuse
étreinte, dont il s’efforce de masquer la douleur.
« Namasté, Āgō lagā’unē yōd’dhā.
— La guerrière aux cheveux de feu », me susurre Bishal à l’oreille.
Cet honneur soudain fait déborder mes yeux de larmes et chavirer mon
cœur. Non, Kamal, je ne suis pas une guerrière. Mais toi, tu es un grand
chef. Ce village a de la chance de t’avoir.
Ne pouvant me résoudre à quitter les lieux sans un souvenir, je saisis
alors mon téléphone portable. Je l’ai si peu utilisé depuis mon départ de
Katmandou qu’il a encore la moitié de sa charge. Même pas besoin de la
batterie-citron de secours de Columelle ! À quelques mètres de là, je
positionne l’appareil en équilibre sur le rebord d’une fenêtre et active le
retardateur. Puis je trottine pour me mêler à la foule de villageois, juste
avant que l’objectif n’immortalise notre groupe.
Pour terminer, les habitants m’escortent jusqu’à l’orée du village. Je
me tourne vers eux, une dernière fois. Dans une ultime harmonie, nous
joignons tous les mains avant d’incliner le buste.
« Namasté. »

*
* *
Je retiens Bishal par la manche.
« Attends.
— Qu’y a-t-il ? Tu as oublié quelque chose ? »
À l’entrée de la route sinueuse, je jette un dernier regard derrière moi,
pour voir le plateau briller des milliers de reflets dorés qui lui valent son
nom. Quel magnifique endroit, me dis-je tandis que nous disparaissons
sous la mer de nuages.
34

On pourrait croire que descendre la pente est plus agréable. Disons que
c’est… différent. Je dois retenir mon corps endolori de ne pas basculer
vers l’avant. M’empêcher de courir droit dans le ravin. Ça tire moins sur
les cuisses, mais à chaque pas, j’ai l’impression qu’on joue à la pétanque
avec mes rotules.
Après trois heures de descente, nous retrouvons notre chauffeur de
l’aller. Et au grand plaisir de mes narines, il ne semble pas avoir transporté
de carcasses de chèvre récemment. Cette fois, Bishal monte à l’arrière du
van, à côté de moi.
Le véhicule s’élance après quelques régurgitations d’essence.
« Les Népalais sont incroyables, Bishal… »
Mon sherpa me dévisage avec surprise avant de poser sa main sur mon
front.
« Je n’ai pas de fièvre !
— Alors qu’est-ce qui te prend, tout à coup ?
— Ces villageois m’ont accueilli à bras ouverts. Moi, une étrangère.
Partagé leur repas, leur maison. À cause de moi, plusieurs d’entre eux ont
été blessés, dont leur chef. Et pourtant, ils continuent de me traiter comme
un membre de leur famille. »
Il se penche pour m’embrasser la tempe.
« Notre peuple accorde une grande importance à l’hospitalité et à
l’entraide. Quand Bryone et sa clique sont arrivés, tu aurais pu baisser les
yeux. Prendre ce que tu étais venue chercher et partir. Mais tu as choisi de
les aider. De rester et de te battre, pour une cause qui ne te concernait
même pas. Tu as versé ton propre sang aux côtés des villageois contre
l’ennemi. Pour cette raison, tu seras toujours l’une des leurs. Ils te
respecteront à jamais comme une valeureuse guerrière, au grand cœur. »
J’esquisse un sourire malicieux.
« Et aux cheveux de feu ! »
Bishal étouffe un rire. Et bien que cela décape le fond de ma gorge, je
ris de bon cœur. Décidément, il a le don de me réconforter. Comme ses
compatriotes, il est empreint d’une gentillesse et d’une simplicité
naturelles, sincères. Tout en contemplant l’extérieur, je laisse doucement
glisser mes fesses sur le siège et cale ma tête contre le torse de mon
voisin.
« Bishal, je suis navrée de t’avoir traité d’égoïste.
— Et moi, je regrette de t’avoir qualifiée d’Occidentale fortunée. »
Le van quitte enfin les sentiers pierreux pour arpenter une route de
bitume, mais tout aussi sinueuse. J’étais tellement malade à l’aller que je
n’avais pas réalisé à quel point les paysages de cette région sont
majestueux. Cette fois, je passe la tête par la fenêtre pour encore mieux en
profiter. La nature se décline en hauteur, avec des collines aussi vertes que
vertigineuses, des rizières en terrasse et le toit du monde en arrière-plan.
Ça va être difficile de retrouver les tunnels tagués du métro parisien après
un tel voyage.
Je repose ma tête sur le buste de Bishal et me laisse bercer par les
soubresauts du véhicule. Il passe son bras autour de mes épaules pour me
stabiliser. C’est si agréable, si apaisant que je pourrais finir ma vie ainsi.
Le van atteint Katmandou bien après la tombée de la nuit. Nous nous
arrêtons devant un hôtel en périphérie de la ville. Mon vol de retour doit
décoller le lendemain matin.
Après une semaine dans la nature, le hall de réception me paraît
presque futuriste, avec ses plafonniers et ses ordinateurs. J’ai déjà vécu
cette scène. Mais cette fois, j’ai envie qu’elle se termine autrement. Tandis
que Bishal s’occupe de l’enregistrement, je tire discrètement la manche de
son anorak.
« Qu’y a-t-il ? »
Je me hisse près de son oreille.
« On a déjà partagé une tente. Nous pouvons bien partager une
chambre d’hôtel ? »
35

La porte de la chambre aussitôt claquée, nous jetons nos manteaux au


sol et empoignons nos cols roulés respectifs pour les retirer ensemble.
Puis Bishal enlève mon sous-pull. Je retire son t-shirt. Il ôte mon
débardeur. Je le débarrasse de son pantalon… Nous rions tous les deux de
cet effeuillage qui n’en finit pas.
À peine ma culotte a-t-elle touché terre que Bishal plaque sa main dans
le bas de mon dos. Il me ramène à lui, collant mon corps dénudé contre sa
peau hâlée.
Je plonge tout entière dans son regard. Ce regard noir et profond, si
abyssal qu’on ne s’en échappe pas. Attirée par une irrésistible force
magnétique, j’approche mon visage très près du sien, tellement près que
nos souffles saccadés se confondent. Tellement près, jusqu’à ce que nos
bouches se rencontrent. Sa salive se répand sur mes lèvres gercées, avant
que nos langues ne fusionnent.
Je promène mes mains autour de ses pectoraux arrondis, les glisse sur
ses abdominaux bosselés. Il passe ses bras sous mes fesses et mes pieds
quittent brusquement le sol. J’accroche mes jambes autour de sa taille
tandis qu’il me transporte à travers la chambre. Nos lèvres se décrochent
un instant, le temps qu’il me dépose sur le matelas moelleux, avec la
légèreté d’un flocon. Bishal s’allonge au-dessus de moi, en prenant appui
sur ses avant-bras pour ne pas m’écraser.
J’allonge le menton pour l’embrasser. Je mordille ses lèvres et ses
joues rebondies. Sa peau est douce, sucrée-salée comme un thé au beurre.
Je pourrais m’en délecter toute la nuit, mais ce soir, ce ne sont pas ses
joues que je veux.
Bishal quitte à nouveau mes lèvres temporairement, pour embrasser
mon cou meurtri. La douleur me fait tressaillir, mais elle est aussitôt
submergée par un torrent de baisers. Sur mes bras, sur mes épaules. Sa
main se balade sur mon ventre. Il remonte et attrape mon sein, dont la
rondeur épouse parfaitement sa paume. Un éclair de douleur traverse mes
côtes lorsqu’il appuie un peu trop fort, mais pour rien au monde je ne
voudrais qu’il arrête. Au lit comme dans la vie, Bishal est aussi doux qu’il
est incroyablement puissant.
La route de ses baisers continue tout le long de mon corps. Sa langue
serpente autour de mon nombril, avant de venir s’occuper de mes lèvres.
« Oh… »
J’agrippe fermement les draps alors qu’un frisson glacé parcourt mes
cuisses. Ce guide connaît parfaitement le chemin pour me mener à
l’extase. Il utilise le bout de ses phalanges pour titiller les zones sensibles
de mon intimité, avec une incroyable minutie. Ce sont les doigts précis et
délicats d’un cueilleur. J’attrape ses cheveux tandis que sa langue s’enfouit
au plus profond de moi, m’arrachant un cri aigu.
Chaque son qui sort de ma gorge irritée l’enflamme et irradie ma
poitrine d’une douleur pulsatile. Mais cette douleur est entrecoupée de
vagues de plaisir intense… qui me font gémir de nouveau. Je suis
prisonnière d’un cycle aussi vicieux que vertueux, de douleur et douceur,
souffrance et jouissance. Je n’ai jamais rien ressenti de tel. Un liquide
chaud ruisselle dans mon entrejambe et Bishal porte un soin particulier à
n’en perdre aucune goutte.
« Encore… »
Mon corps endolori en redemande. Il réclame encore de ce traitement,
qui me propulse du paradis à l’enfer, et de l’enfer au paradis, en un quart
de seconde. C’est la première fois que je fais l’amour à haute altitude. Et
même si Katmandou n’est pas aussi élevée que le plateau Sunakô Dina,
l’oxygène raréfié me rapproche d’un état de transe, qui décuple mon
plaisir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certaines personnes
pratiquent l’asphyxie érotique…
Bishal se redresse sur les genoux, entre mes cuisses humides. J’y vois
flou. Je crois qu’il déroule un préservatif. Heureusement que ce gars a
encore les idées claires, car moi, je ne sais même plus comment je
m’appelle.
Je passe mes jambes derrière son dos pour le faire chavirer sur ma
poitrine. Puis j’attrape sa nuque et attire sa bouche à la mienne, tandis
qu’il s’invite en moi, tout doucement. Millimètre par millimètre. Les
lèvres toujours collées, nous marmonnons ensemble de plaisir.
Il entame de lents va-et-vient avec son bassin. Chacune de ses
incursions m’arrache un gémissement de bien-être.
« Plus vite… »
Bishal ne se fait pas prier et se met aussitôt à accélérer. Quelle
puissance ! Je ressens la force colossale de ses jambes de grimpeur. À
chacun de ses mouvements, c’est mon corps tout entier qui vibre, le
sommier qui grince et le lit qui bouge de plusieurs centimètres. Je pose
mes mains sur ses cuisses, épaisses et dures comme des troncs d’arbre, qui
se contractent au rythme de ses balancements.
Il accélère encore la cadence. Sentant que je ne vais pas tarder à
chavirer – et qu’il est trop tôt pour ça –, je l’attrape par les épaules et le
fais basculer de l’autre côté du lit, avant de le gravir.
« Tu vas avoir le vertige », badine-t-il.
Il me lance un sourire de défi, auquel je réponds par un fougueux
baiser. Je vais t’en donner, du vertige !
Mes bras contre son torse, je le maintiens fermement plaqué sur le
matelas, tout en ondulant sur lui comme une vague, de plus en plus
puissante. Il pose ses mains sur mes fesses pour intensifier le mouvement.
Ce sont tous les muscles de mon bassin qui se contractent et un tsunami
qui déferle maintenant en boucle le sien. À chacun de mes soubresauts,
nos corps vibrent à l’unisson, dans un bruit de chair contre chair, qui
résonne dans toute la chambre.
À califourchon sur Bishal, je suis sur le toit du monde et c’est la plus
grisante des sensations. Mes cheveux volent dans toutes les directions,
mais il les repousse derrière ma nuque pour mieux libérer ma poitrine,
qu’il presse des deux mains. Mon cerveau est tellement gorgé
d’endorphines que je ne ressens plus aucune douleur. Mieux encore, Bishal
doit sentir à mes gémissements que je vais bientôt défaillir, car il me
renverse pour reprendre les rênes.
Il reprend l’initiative doucement, lentement, avant d’accélérer, puis de
ralentir encore. Ses changements de rythme, imprévisibles, font disjoncter
mes cinq sens.
J’enroule mes jambes autour de son bassin et j’étire les bras pour
m’agripper à la tête de lit.
« Encore plus vite ! »
Je suis tellement déboussolée que je lui parle en français, mais je crois
qu’il a compris ce que je voulais. Cette fois, il y va à fond. Je lâche les
montants du lit et plante mes ongles dans son dos, pour maintenir mes
sens ancrés dans la réalité. Mais le plaisir est trop intense. Bishal me fait
atteindre des sommets de jouissance encore inexplorés. Je m’abandonne
totalement à son emprise. Je suis entièrement à la merci de cette force de
la nature.
« Encore ! »
Arrivé au point culminant, mon esprit au bord de l’évanouissement est
soudain balayé par une avalanche de plaisir, qui m’emporte au nirvana. Je
pousse un cri qui a dû résonner dans tout l’hôtel.
« Oh, putain… »
Bishal roule sur le côté et nous restons ainsi un long moment, haletants
et incapables de bouger. Il faudra bien un quart d’heure à nos corps
engourdis pour trouver l’énergie de ramper jusqu’à la douche. L’eau
chaude ruisselant sur mon visage m’aide à me remettre de mes
émotions…
C’est à peine sèche que je retourne m’effondrer sur le matelas, avec
cette étrange sensation d’être comblée et vidée à la fois. Mon amant en
tenue d’Adam sort à son tour de la salle de bains, son corps musclé encore
nimbé de vapeur. J’ai tout juste la force d’esquisser un sourire béat tandis
qu’il me rejoint dans le lit. C’est exactement comme ça que je voulais que
ça se termine. Emmitouflés sous la couette, Bishal et moi nous endormons
paisiblement, nos corps nus blottis l’un contre l’autre.
Traité des sciences amoureuses

par Camellia Daléchamps

Chapitre 9
Tour du monde des aphrodisiaques
Partie 1 : Asie du Nord-Est

Ashwagandha (Withania somnifera)

Signifiant littéralement « odeur de cheval », cette plante originaire d’Inde est utilisée
depuis des siècles en médecine ayurvédique, notamment comme stimulant sexuel. Ses
racines contiennent plus de quarante composés phytochimiques actifs, regroupés sous
le nom de withanolides. Structurellement, ces molécules se rapprochent de celles du
ginseng, d’où le nom de ginseng indien donné à l’ashwagandha.

À l’origine, les propriétés aphrodisiaques de l’ashwagandha s’expliquaient par une


amélioration de la circulation sanguine. Plus récemment, des essais cliniques ont
montré que les racines d’Ashwagandha permettaient d’augmenter les taux de
testostérone et la production de spermatozoïdes. Elles élèvent également la
concentration sanguine d’hormone lutéinisante (LH), influençant directement les
capacités sexuelles et la libido.

Ginseng (Panax ginseng)

Originaire de Corée, le ginseng est utilisé comme aphrodisiaque depuis des millénaires
en médecine traditionnelle asiatique. Sa réputation a conquis l’ensemble du continent,
des cours d’empereurs du Japon jusqu’aux palais des sultans ottomans. Stimulant et
tonique général, ses composés actifs sont les ginsénosides. Ils influencent positivement
la libido à tous les niveaux, aussi bien neuronaux (dopamine) qu’hormonaux
(testostérone). Ils stimulent également l’afflux de sang dans les organes génitaux.

Ginkgo (Ginkgo biloba)

Des écrits chinois, datant de trois mille ans avant notre ère, décrivaient déjà l’utilisation
du ginkgo comme stimulant sexuel. Plus récemment, des études ont identifié les
molécules responsables de cette action. Ce sont les terpènes lactones. Elles améliorent
la circulation sanguine dans le cerveau et les organes génitaux, tout en stimulant la
production de dopamine et d’adrénaline.

Épimède (Epimedium grandiflora)

Prescrites en médecine traditionnelle chinoise, les plantes du genre Epimedium


renferment de l’icariine. Ce composé flavonoïde inhibe l’enzyme humaine PDE5. Il
s’agit du même mécanisme d’action utilisé dans les célèbres pilules bleues contre les
dysfonctions érectiles. Certaines études suggèrent également que l’icariine pourrait
augmenter les taux sanguins de testostérone.
36

« Qu’est-ce que c’est ? »


Bishal a le nez pointé vers l’écran de mon ordinateur portable.
« Un ouvrage scientifique que je suis en train d’écrire. »
Il plisse les yeux et tente de lire le titre, incrusté à chaque pied de
page. Mais mon guide est bien plus à l’aise avec la langue de Shakespeare
qu’avec celle de Molière.
« Tr… Tra… Tri…
— Traité des sciences amoureuses.
— De quoi ça parle ?
— Eh bien, tu le sauras s’il a la chance d’être publié. Ça te laissera le
temps d’apprendre le français.
— Vu le succès qu’il aura, je suis certain qu’il sera traduit même en
népalais ! »
Mon vol a du retard. Bishal et moi attendons, pelotonnés dans des
sièges en plastique près des comptoirs d’enregistrement. Je suis contente
qu’il soit à mes côtés. Comme les routes menant au plateau Sunakô Dina,
notre duo a connu des hauts, des bas et des virages en épingle. Mais je ne
regrette aucun moment passé avec lui. Le champignon-chenille rentre avec
moi dans mes bagages, mais mon courageux sherpa népalais, lui, gardera
pour toujours une place dans mon cœur.
« Et toi ? je lui demande. Tu as pris une décision ? »
Il fait mine d’être surpris, mais il sait très bien de quoi je parle. Après
cette aventure, Bishal et moi avons décidé de reprendre le contrôle de nos
vies. De ne plus laisser d’émotions parasites manipuler nos actes, dicter
notre destin. Nous mènerons à bien notre propre quête d’amour, qu’il
s’agisse d’une vieille connaissance, ou de famille délaissée.
« Eh bien, répond-il, ça ne me coûte rien de leur passer un coup de
fil… »
Nous échangeons un sourire. Une voix féminine se met alors à grésiller
dans les haut-parleurs. Mon vol vient d’être annoncé. Bishal insiste pour
m’accompagner aussi loin que permis, c’est-à-dire jusqu’aux contrôles de
sécurité.
Arrivée devant le dernier escalier mécanique, je pousse un profond
soupir.
« Cette fois, je crois qu’il est temps de se dire au revoir.
— Est-ce qu’on se reverra ?
— Bien sûr. Cette fois, c’est toi qui viendras à Paris, et je serai ton
guide. »
Nous nous enlaçons aussi fort qu’humainement possible. Mes doigts
remontent le long de son dos, de sa nuque, glissent dans ses cheveux fins,
sur son visage… avant de lui pincer les joues. Il laisse échapper un
bafouillis de surprise et de douleur.
« Désolée, j’en ai rêvé depuis notre première rencontre. »
Après cette courte, trop courte étreinte, nos lèvres s’effleurent, une
dernière fois. Puis conjointement, nous nous saluons à la népalaise.
« Namasté, Bishal.
— Namasté, Camellia. »
Je me laisse embarquer par l’escalateur. La silhouette de mon
désormais ancien guide ne tarde pas à disparaître derrière les marches
métalliques. Avant de franchir les portiques de sécurité, j’attrape une boîte
de somnifères dans ma poche et en avale deux tout rond. Pourtant, je n’ai
plus si peur que ça. Bien moins qu’à l’aller en tout cas. Une semaine dans
l’Himalaya, ça vous soulage une acrophobie. Seulement, je n’ai pas envie
de ruminer ma peine pendant douze heures. La bonne chose avec cette
pièce d’horlogerie complexe qu’est notre cerveau, c’est qu’on peut
toujours lui mettre un bon coup de marteau pour ne plus entendre son tic-
tac.
Je commence déjà à piquer du nez en prenant place dans l’avion. Seule
passagère de ma rangée, c’est sans scrupule que j’abaisse le volet du
hublot et un masque de tissu sur mes yeux. Après une accélération qui me
colle au siège, les roues de l’appareil quittent définitivement le sol du
Népal. Et tandis qu’il prend rapidement de l’altitude, mon esprit, lui,
s’enfonce dans un profond sommeil.
37

« J’imaginais ça plus gros… »


Columelle tourne et retourne entre ses doigts le sachet contenant mon
spécimen de cordyceps.
« Il a un peu rétréci au séchage.
— C’est la première fois que j’en vois un en vrai. Fascinant… »
Je comprends son émerveillement. Quand je suis rentrée, je n’ai pas pu
m’empêcher non plus de reluquer ce champignon pendant des heures.
« Qu’est-ce que tu vas en faire ? »
Je récupère le sachet et le range soigneusement dans mon sac.
« Le réduire en poudre et le conserver précieusement, en attendant de
l’utiliser. »
Barnabé fait son apparition dans l’arrière-cour, un plateau argenté au
creux du bras. Il m’a concocté sa formule spéciale gorge irritée, à base de
miel, thym, camomille, racines de réglisse et de guimauve. Il la réserve
habituellement à une cliente chanteuse d’opéra. Espérons qu’elle
fonctionne aussi bien sur les personnes étranglées. Non content de me
laisser un hématome disgracieux, Nugah m’a causé de sérieux dégâts au
niveau du pharynx et des cordes vocales. Les médecins ont dit que ça
pourrait prendre plusieurs semaines avant que ma voix redevienne
normale et que la douleur disparaisse.
Gustativement parlant, le breuvage n’est pas aussi savoureux qu’un
masala chaï dans les rues de Katmandou ni aussi doux qu’un thé au beurre
de yak sur les hauteurs de l’Himalaya. Mais siroter cette tasse en toute
quiétude, à l’ombre des branches où coule une brise tiède de printemps, a
quelque chose d’apaisant et de jouissif à la fois.
« Je ne pensais pas dire ça un jour, mais le climat parisien m’a
manqué. »
Le professeur me scrute d’un œil espiègle.
« Camellia, je te connais depuis plus de dix ans. Derrière tes airs
craintifs, j’ai toujours su que tu cachais une volonté féroce d’exploratrice !
— Vous me surestimez… »
Cette flatterie soudaine me prend au dépourvu. Sa voix s’est adoucie,
ses pupilles commencent à se dilater. J’espère qu’il ne va pas…
« Tiens, j’ai un cadeau pour toi. »
Je m’en doutais.
Il me tend un petit paquet que je m’empresse d’éventrer. C’est une
montre. Un bracelet en cuir de couleur ocre. Sur le fond blanc du cadran,
parfaitement rond et métallique, les aiguilles sont représentées par de
longues feuilles vertes. Des feuilles de saule.
« Désormais, tu n’auras plus d’excuses pour arriver en retard à nos
rendez-vous. »
J’enfile l’objet autour de mon poignet.
« Ça dépend. Elle fonctionne aussi bien que votre stylo au piment ?
— Comment ça ?
— Non, ce n’est rien… Merci, professeur. »
Je n’ai pas tout raconté à Columelle. Notamment les passages les
plus… violents. Je préfère moi-même les oublier. Le professeur ne connaît
pas l’existence de la bête enfouie en moi. Lorsque nous nous sommes
rencontrés, je la pensais disparue depuis longtemps, et pour toujours. Mais
que je l’admette ou non, cette aventure laissera une marque indélébile sur
mon esprit, en plus d’avoir rouvert de vieilles cicatrices…
« Alors, poursuit le vieil homme en agitant son thé, quelle est la suite
de ton plan ? »
Mes pupilles se noient dans le tourbillon hypnotique de sa cuillère
dans la tasse. Pour le moment, je ne suis pas certaine qu’il y ait encore un
« plan ».
« Je n’ai pas encore décodé la deuxième strophe de la fable.
— C’est ce qui te rend aussi soucieuse ?
— Non. Je repense à… ce type.
— Tu parles de cet Anglais avec un nom botanique ?
— Oui. Bryone. Mais d’après le général, quelqu’un d’autre semble
tirer les ficelles. Hellébore. Encore un nom de plante toxique…
— Des noms de code ?
— Aucune idée…
— En tout cas, ces gars ont le bras suffisamment long pour soudoyer le
gouvernement népalais et s’offrir une armée privée. Et toi, tu viens de
mettre un coup de pied dans leur fourmilière. Tu devrais faire profil bas
quelque temps… »
Je replonge les lèvres dans ma tasse de thé, mais son goût se dilue dans
le flot de mes pensées anxieuses.
« Oui, vous avez sans doute raison… »

*
* *
Vous le savez, il est déjà rare de me trouver dans ma pharmacie. Chose
encore plus rare, de m’y trouver après la fermeture. Les derniers clients
sont partis. Les lumières sont éteintes. Le rideau métallique est baissé.
Jade et Julie sont déjà rentrées. Il ne reste que Dieumerci, qui me
rejoint dans l’arrière-boutique après avoir rangé la caisse et éteint les
ordinateurs.
« Vous êtes sûre que vous n’avez pas besoin d’aide ?
— Non, ça ira. Juste de la paperasse à finir. »
Je vois bien la façon qu’il a de regarder ma gorge tuméfiée et mes
bandages aux doigts. Officiellement, c’est un accident de bateau. Je ne
suis pas prête à dire la vérité à mes employés. Surtout pas à lui.
Connaissant son altruisme démesuré, il voudra s’en mêler.
« Très bien, alors. Prenez soin de vous, patronne. Vous pouvez
m’appeler n’importe quand, en cas de besoin. Vous le savez ? »
Je lui souris timidement.
« Oui. Rentre chez toi, Dieumerci. Il est déjà tard… »
J’attends qu’il ait claqué la porte de derrière pour quitter ma chaise.
Au fond de la pièce se trouve un imposant coffre-fort dans lequel nous
stockons les médicaments stupéfiants. Avant mon voyage, j’y ai également
déposé une petite boîte cadenassée, dont je suis seule détentrice de la
combinaison.
Trois… Un… Zéro… Huit
Le 31 août, comme la date de naissance d’Alistair. Ça m’aide à ne pas
oublier l’objectif de ma quête. Comme si je risquais d’oublier ça…
Je dépose dans la boîte mon cordyceps séché et ensaché. Peut-être
qu’on se reverra un jour, petit.
Mais ce n’est pas la seule chose que je veux garder à l’abri. Je sors de
mon portefeuille une photo. La photo de groupe avec les villageois. Tout le
monde y figure. Bishal bien sûr. Mais aussi Sajita, Kamal, Sunny, Bibek…
et même Riyana, le yak ! Un sourire se dessine spontanément sur mon
visage en revoyant les leurs. Ils me manquent déjà tellement !
J’effleure le cliché de mes lèvres, avant de le déposer soigneusement
dans la boîte. Quelle aventure ça a été ! Humainement, culturellement,
spirituellement. Des paysages que je n’osais même pas imaginer. Des
rencontres inestimables, gravées à jamais dans ma mémoire, certaines
pour le meilleur, d’autres pour le pire.
Une sensation douce-amère m’envahit. Ma quête vient seulement de
commencer. Si je décide de la poursuivre, qui sait quelles nouvelles
péripéties m’attendent ni quels dangers me guettent ? L’ombre de Bryone
et de sa mystérieuse organisation plane toujours au-dessus de moi.
Je repense à ce qu’a dit Columelle…
Ces gars ont le bras suffisamment long pour soudoyer le gouvernement
népalais et s’offrir une armée privée. Et toi, tu viens de mettre un coup de
pied dans leur fourmilière. Tu devrais faire profil bas quelque temps…
Plus je ressasse cette phrase et plus mes neurones chatouillent.
Connaissez-vous la sérendipité ? C’est le fait de découvrir autre chose
que ce que l’on cherchait, généralement par un concours de circonstances.
On peut découvrir quelque chose de complètement différent, comme
Christophe Colomb découvrant l’Amérique en croyant arriver aux Indes.
Mais on peut également découvrir ce que l’on cherchait, de manière
incongrue, comme Newton sous un pommier ou Archimède dans sa
baignoire. La sérendipité, c’est la solution qui apparaît sous une forme
inattendue. Comme cette phrase anodine de Columelle, dont la voix
râpeuse résonne encore dans mes oreilles, me donnant soudain la réponse à
l’énigme.
Eurêka !
J’ai compris. J’ai déchiffré la deuxième strophe.

Le second frère jouissait des plaisirs de la cour,


Nourri par la reine d’une contrée dorée,
Mangeait à la table du cardinal, des dragées colorées.
Mais lorsqu’un cruel seigneur s’empara de la ville,
Le frère se trouva sitôt en exil.

Ça y est, j’ai trouvé l’identité de cet ingrédient mystère ! Ne tenant


plus en place, je me mets à arpenter l’arrière-boutique d’un coin à l’autre.
Elle est revenue, cette excitation, cette exaltation des premiers jours. Et
cette petite voix me rappelant que si je n’y cède pas, je le regretterai toute
ma vie. Je sais maintenant quelle sera la prochaine destination de mon
périple, et mon corps tout entier en frissonne déjà. C’est décidé, je repars à
l’aventure !
Vous m’accompagnez en Amazonie ?

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