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L'HOTEL
DU GRAND VENEUR
RACH1LDE

L'Hôtel
du

Grand Veneur
Roman

#
PARIS

J.
FERENCZ1, ÉDITEUR
9, rue Antoine-Chantin
Il a été tiré de cet ouvrage :

30 exemplaires
sur papier verge pur fil des Papeteries Lafuma,

numérotés à la presse

D oits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Copyright 1022 by Ferenczi,


'A Cœcilia Vellini

qui sut incarner la « Poupée transparente »


L'Hôtel du Grand Veneur

Ils étaient partis tous les deux comme on se


sauve dans un enlèvement... avec cette cir-
constance atténuante, pourtant, de la présence
du père et de la mère de la jeune personne
les accompagnant jusqu'à la petite grille du
jardin où les attendait leur voiture.
Là, courte scène d'émotion.
— Tu n'auras pas froid, Linette?
— Non, maman.
— Vous ferez Lien attention au tournant,
hein? Le bas de la côte, Julien?
— Oui, beau-papa! Ça me connaît, ce tour-
nant...
Puis le chauffeur, ayant amené le monstre
torpédo, s'était retiré discrètement assurant
que tout était en ordre pour la marche aux
10 l'hôtel du grand veneur

étoiles, y compris les robes de madame et les


complets de monsieur, dans le caisson d'ar-
rière.
Les parents, demeurés prisonniers de la pe-
tite grille refermée, avaient la mine piteuse de
pauvres bêtes à qui l'on ne doit plus jeteF de
pain.
La mèrepleurait inexplicablement car on ne
sait jamais pourquoi une mère pleure, ce soir-
lù? Est-ce le souvenir de sa personnelle sur-
prise où est-ce l'appréhension de la même sur-
prise... qui ne peut plus être la sienne?... Et
le père avait une sorte de fièvre mauvaise, de
haine de mâle, à serrer ces barreaux de fer
lui interdisant toute liberté.
Au loin, on entendait les sons étouffés d'un
orchestre. Leur villa, haut perchée, dans son
illumination nuptiale, toute bariolée de bal-
lons multicolores semblait un oiseau gigantes-
que, aux ailes sombres, couvant des œufs
transparents, les berçant d'une chanson à la
fois sifflante comme
les rafales du vent et
amoureuse comme la chaleur du bel été.
Minuit venait, l'heure des crimes, des rapts,
l'heure des violences, consenties ou non!
Julien sauta sur son volant, installa sa
l'hôtel du grand veneur 11

femme dans baquet qui sentait


le confortable
le cuir neuf d'une fourrure noire
et la recouvrit
où disparut tout entière la petite mariée en-
core en blanc sous un cache-poussière beige,
au capuchon froncé. Et ils partirent pour un
bonheur que les deux condamnés à la geôle
conjugale, derrière la grille du jardin déserté,
jugèrent inouï parce que, ma foi, pour eux,
non, le mariage n'avait pas eu cette allure
clandestine.
— Comme elle vieillit! pensait le beau-père
en serrant tendrement le bras de sa compagne
pour la ramener à ses devoirs de maîtresse de
maison.
— Ma fille sera plus heureuse que moi son- !

geait la mère en s'imaginant, du fond de son


attendrissement, des choses, d'ailleurs, tout à
faitinconvenantes.
Pendant ce temps, le monstre torpédo, une
trente-chevaux découverte, glissait sans bruit
le long de la pente des falaises de Dieppe où
s'était célébré le mariage de M. Julien Gravier
avec Mlle Céline Bressol.
Julien, très habitué à cette pente, qu'il grim-
pait depuis trois mois pour venir faire sa cour,
conduisait d'une main, se fiant à la puissante
12 l'hôtel du grand veneur

lueur de ses phares et entourait, de son autre


hras, la taille de sa femme qu'il trouvait, sous
la peau de l'ours, menue et rigide, toute lisse
comme une branche de jacinthe. Cela com-
mençait bien. Il réalisait, vraiment, un joli mo-
tif romantique « Si tu veux faisons un rêve »
:

et, moins le palefroi qui, en la circonstance


plus moderne, avait des gants de caoutchouc
aux pieds, il s'élançait vers l'infini de l'amour
en ayant la permission de faire du 80 à l'heure,
permission dont il n'abuserait certainement
pas vis-à-vis d'une exquise personne de dix-
sept ans.
Mais à un cahot inattendu, vers le tournant
signalé par le beau-père comme dangereux, il
abandonna la taille de Céline et fut ressaisi
par sa préoccupation de braquer juste.
Julien Gravier était un fort garçon de vingt-
sept ans, blond roux, un peu lourd d'aspect,
aux yeux débrouillards, sinon très intelligents,
îl possédait une situation convenable dans les

ateliers Brunaud et C'% s'y faisantune ving-


taine de mille francs par an, ne mangeant pas
la moitié de ses appointements et cherchant un
établissement encore plus convenable par son
mariage avec Mlle Céline Bressol.
l'hôtel du grand veneur 13

On au
avait fait connaissance sur les plages,
tennis, aux petits goûters de la comtesse Ma-
chin ou de la cantatrice Grandechose. Trois
mois sont plus que suffisants pour connaître
une future femme quand on est un automobi-
liste distingué... parce que les femmes et les
machines se ressemblent il en est de douces,
:

de rétives, ou de fantasques. Avec les pre-


mières, on n'a pas beaucoup de plaisir sur la
route, mais on les mène; avec les secondes, on
ferraille et ça casse; quant aux troisièmes,
c'est le panache, le coup de foudre ou le cercle
de lamort. Julien n'aimait pas l'essayage sans
le confort et encore moins l'aventure. Il dé-
clara ses intentions à son grand patron Bru-
naud, qui lui répondit :

— Se marier est indispensable si vous voulez


rouler tranquillement et ne pas me saboter
mes échantillons. Moi j'ai horreur des garçons
qui risquent tout pour courir de la brune à la
blonde! Je crois bien! Mlle Bressol! C'est la
fille de l'armateur Bressol de Dieppe? Bonnes

références! Faites votre plein d'essence et


allez-y!
II y était allé, avait cru plaire, s'y était com-

plu et venait d'épouser, en moins de temps


14 l'hôtel du grand veneur

qu'il ne faut pour placer une bonne voiture.


Mlle Céline Bressol, sollicitée par la vive
caresse de l'air salin des dernières plages que
Ton quittait et qui lui parut amère, aux lèvres,
comme un baiser d'adieu, risqua son visage nu
hors du capuchon, un visage tragique sous la
lumière de la lune. Les femmes n'ont leur
personnelle beauté qu'une fois dans leur vie!
Tout le reste de leur existence elles s'adaptent
des masques et tâchent d'harmoniser leurs
gestes avec eux. Cette nuit féerique, ce glisse-
ment rapide, presque silencieux, sur la pente
de tous les abandons, rendaient Céline Bres-
sol, jeune fille encore, tragiquement belle,
parce qu'elle avait peur, se sentait dupe et
voulait aimer. Jusqu'à ce jour, elle n'avait reçu
de Julien que de furtifs cadeaux d'amour :

pression de mains, petits soupirs dans les


oreilles à peine appuyées par une moustache
trop américaine, c'est-à-dire un peu dure, et
phrases sentimentales inachevées « Vous êtes
:

mon premier amour, ô Linette!... » Elle avait


aîtendu des explications et, un autre jour, il
avait ajouté, d'un ton farouchement mysté-
rieux « Quand vous serez à moi, il faudra
:

que je vous dise... » Et il n'avait encore rien


l'hôtel du grand veneur 15

t'it. Elle savait déjà comment on organiserait

leur vie à Paris, rue Notre-Dame-de-Loretle,


et aussi chez leurs beaux-parents, dans la villa
de Dieppe dont ils auraient tout un étage. Là,
il y aurait même une chambre qui devait être
la Nursery... Mais elle ignorait absolument
pourquoi l'amour ne doit commencer qu'au
mariage, car, dans les livres qu'elle avait pu
lire, en cachette, il en allait tout autrement.

Céline tourna ce visage tragique vers ce gar-


çon aux épaules courbées sur son volant, aux
yeux éteints par des lunettes. Ce monstre hu-
main faisait corps avec le monstre automobile
et il machinalement animé d'intentions
était si
complètement étrangères à l'amour imaginé
par Céline d'après ses lectures et ses aspira-
tions, qu'elle fut saisie d'un froid bizarre. La
lune lui pleuvait en gouttes de givre sur le
front. On s'envolait, oui, mais vers quel ciel?...
La jeune fille apparut alors au jeune homme
comme dans une fumée à cause des fourrures
noires et de ses cheveux encore plus noirs. Il
se rappela vaguement que, chez une dernière
parente, morte depuis (il était orphelin), il
avait contemplé, sur le couvercle d'une boîte
1830 une demoiselle en coques de cheveux de
16 l'hôtel du grand veneur

ce même noir de fumée, une demoiselle à taille


lisse, aux yeux d'eau moirée de bleu turquoise,
d'un bleu-vert changeant, une tête de ce teint
de poupée touchée de rouge corail aux joues,
ayant surtout cette bouche douloureuse, de
ligne pure, se virgulant aux coins d'on ne sa-
vait quelle ironie embusquée... devant se révé-
ler plus tard, trop tard! Il ne comprenait pas
du tout ce qui lui arrivait. Ce masque tragique,
ce n'était ni sa fiancée ni sa femme... c'était
une Céline inconnue, victime ou bourreau? Il
eut un mouvement convulsif qui lui fit faire
une embardée et il cria, involontairement, ab-
solument comme il aurait juré :

— Ah! Céline, vous ne devriez pas vous


coiffer comme ça. Ce ruban de satin blanc
vous coupe le front en deux... C'est idiot, la
mode! D'autant mieux que ça n'est pas nou-
veau... J'ai vu une gravure qui...
Mais il n'arriva pas à se souvenir de quelle
gravure il était question.
Elle avait senti, elle, dès que son bras l'avait
lâchée, que la partie était perdue. Pourquoi?
Sait-on jamais ce qu'une jeune fille de dix-
sept ans peut espérer de l'amour? On partait
pour une contrée inexplorée la lune de miel-
:
l'hôtel du grand veneur 17

Et la lune était glaciale dans cette nuit d'août.


En effet, lune glissait un reflet de cou-
la
teau d'argent à ce ruban de satin qui lui ser-
rait les tempes et retenait les touffes de ses
cheveux noirs des deux côtés à la manière
d'un diadème cruel... ou d'un nimbe inacces-
sible. Le front, c'était le champ clos où se bat-
taient en ce moment même le chevalier du
rêve avec le champion de la réalité.
Le rêve perdait de plus en plus de terrain,
rompait, reculait devant la puissance de l'au-
tre, une puissance jusqu'ici représentée par le

volant de cette automobile, autre forme de


couronne de fer!... Et le front s'abîmant aux
yeux, tombant, dans l'arc tendu des sourcils,
ne semblait plus penser. Le visage, en dessous
du ruban de satin, se figeait, les yeux clairs, le
nez droit, pincé et froid du bout, la bouche
mordant sa peur à pleines dents et le menton,
si fin, s'évanouissant dans une détresse enfan-

tine! Ah! pourquoi donc cet homme était-il


son mari puisqu'il n'avait pas encore arrêté sa
machine pour l'embrasser et lui dire, à ge-
noux « Vous êtes ma vie et vous êtes mon
:

rêve; rien ne peut séparer cela, nul couteau


et nulle puissance malfaisante! » Non. il ne
2
16 L'HOTEL DU GRAND VENEUR

trouvait qu'une chose, c'est qu'elle ne se coif-


fait pas bien. Elle essaya de réagir et mur-
mura :

— J'aurais dû garder mon voile, peut-être?


Vous disiez que cela me donnait l'air d'une
sainte, ce matin.
— Oui, peut-être... Seulement, ce soir, un
voile de sainte... non... Linette! Nous serons
à Rouen dans deux heures. A la pointe de
l'aube!... Nous irons dans un des meilleurs
hôtels... Nous souperons tous les deux, comme
on ferait la dînette... puis nous... nous dormi-
rons jusqu'au soir... Ce sera charmant!
Elle répondit avec une voix martelée, une
voix qui frappait désespérément, se défendait
de l'ongle de toute sa vibration éperdue :


Je n'ai pas faim, je n'ai pas envie de
souper pas sommeil.
et je n'ai
C'était net, naïf et déterminé.
Il se mit à rire, d'un bon rire confiant, voulut

reprendre la taille lisse dans son bras gauche;


mais alors, comme on était enfin sur la grand'-
route, le moteur cala.
— Ah! non! Ça, par exemple, ce n'est pas
le moment de nous faire cette blague! s'écria
Julien Gravier qui sauta au bas de sa voiture.
l'hôtel du grand veneur 19

La panne! Au milieu de la route et avec


une rage décuplée de mari pressé, jointe à
celle de l'automobiliste froissédans son amour-
propre, il déballa toute une trousse de barba-
res instruments chirurgicaux et se mit à exa-
miner la situation.
Elle, demeurait immobile dans la grande
fourrure, toute petite et blanche comme une
fleur d'oranger tombée dans une nuit d'orage.
Pendant que son mari se battait avec des
armes dont elle ne connaissait point l'usage,
les deux rivaux continuaient à se pourfendre
dans son cerveau où rayonnaient encore les
ballons rouges de l'illumination nuptiale, des
éclats de rire de ses demoiselles d'honneur et
les joyeux refrains de l'orchestre.
Elle était là, seule, dans un pays sauvage,
une forêt s'ouvrant devant elle, percée par les
deux glaives des phares. Tout était tragique,
effrayant et blessant pour ses yeux trop neufs.
Elle les ferma, voulut s'absorber dans une con-
templation intérieure, revoir son mari lui di-
sant :« Quand vous serez à moi, je vous
dirai... »
Il vint la tirer de ce songe pour lui dire,
assez brutalement j
20 i/hotel du grand veneur

— Ma petite amie, une femme de chauffeur


doit apprendre le métier... qui n'est pas tou-
jours très amusant. Vous allez bien gentiment
me tenir un des phares au-dessus du .capot, car
je n'y vois goutte avec ce faux jour de la lune.
Je crois qu'il y a un fil qui touche... C'est à
en perdre la raison; mais il faut que je répare
moi-même... et c'est une voiture neuve, mise
au point, qui me joue ce tour-là!... Petite amie,
excusez-moi! Allez-vous être assez forte pour
me tenir ce phare? C'est lourd!
Elle se débarrassa vivement de ses fourrures
et sauta sur la terre, heureuse de rendre un
service qui retarderait la dînette à Rouen et

la...mise au point de cette idée folle de se


coucher en plein jour, chose qui la boulever-
sait comme une injure sournoise. Elle fut
tout à coup une jeune femme soumise à
très
l'époux parce qu'elle gardait encore un sem-
blant de liberté. Elle enleva son cache-pous-
sière de soie beige pour apparaître en robe
courte de mousseline de soie blanche coulissée
de menus cordons de boutons d'oranger qui
avaient plutôt l'aspect de fil de perles. Au cou,
à peine dégagé du corsage montant, de vraies
perles fines, toutes petites, mettaient leur clarté
L'HOTEL du grand veneur 21

de sourire très jeune, et Céline avait aussi, du


bout de ses dents bien rangées, le même sou-
rire... trop jeune.
Us échangèrent des mots techniques et firent
des prodiges de valeur jusqu'au moment où
Julien, pour lui faire voir l'organe délicat d'une
bougie encrassée, la pencha presque de force
sur les sombres entrailles du monstre et lui
imprima sa main huileuse sur la taille. On
aurait dit une enseigne! Il ne manquait plus
que le mot indicateur... Julien éclata de rire.
Elle eut un geste de dégoût.
— Allons, petite fille, petite hermine! C'est
un malheur, mais une robe comme celle-ci ne
se porte qu'une fois. (Il ajouta, très galant.)
Elle n'en paraît que plus blanche à mes yeux,
Linette. Vous voilà pour de bon la vraie femme
d'un chauffeur! Pardonnez-moi. Il aurait mieux
valu choisir tout simplement un tailleur de
voyage plus assorti à la situation.
— J'ai demandé à maman, murmura Céline
confuse, mais elle m'a dit « Il faut la garder
:

le plus longtemps possible pour plaire à ton


époux... » Alors...
Il pouffa. Elle se mit à rire aussi en remet-
tant son cache-poussière, s'efforçant de ne pas
22 l'hôtel du grand veneur

le contrarier, mais elle avait le cœur gros,


comme si, yeux d'enfant, la main noire
à ses
se fût imprimée jusqu'à sa propre chair.
La voiture, convenablement réparée, fit un
kilomètre, puis s'arrêta de nouveau. Il s'agis-
sait, sans doute, d'un court-circuit. Cette fois,
on au milieu de la forêt. Alors, Céline eut
était
peur. Elle se sentait seule, dans un bois, elle
qui n'avait jamais passé une nuit hors de la
maison de ses parents! Ce fut la terreur sans
nom qu'on n'ose pas avouer à un homme, à
un étranger dont les paroles ne sont pas de la
même langue que les noires. Il l'avait embras-
sée goulûment dans le cou et cela ne la conso-
lait de rien, parce que ce baiser sentait la
déception du monsieur qui ne comprend plus
bien ce qui lui arrive, lui aussi. On était parti,
tous les deux, pour la jolie fête blanche, et
voilà que ça tournait à la guigne noire, y com-
pris les mains sales! Malgré les mouchoirs,
ayant servi l'un après l'autre de serviette, il
n'osait plus la toucher parce qu'il était ridicule
clans ce rôle d'amant-charbonnier. D'instinct,
elle se pelotonnait au fond du baquet en cla-
quant des dents. Des arbres prenaient autour
d'elle des apparences fantomatiques et sem-
l'hôtel du grand veneur 23

blaient prêts à fondre sur elle. Elle voulait


parler, rompre qui ne s'interrompait
le silence,
que par le bruit de cisaille d'une clef anglaise
ou d'une pince tordant un fil de fer, et elle ne
pensait plus qu'à une chose :

— Je vais crier... Je vais crier... J'ai peur


d'appeler au secours!...
Ah! il songeait, lui, de son côté, à une car-
rosserie bien close, jouant le rôle de chambre
nuptiale, tous les rideaux tirés... Mais sa voi-
lure était découverte! Quant à proposer cer-
taines... parties de plaisir sur l'herbe ou la
mousse à une jeune fille bien élevée, lorsqu'on
est soi-même un homme bien élevé, il ne fallait
point y songer.
Il s'emporta, donna de furieux coups de mar-

teau sur cette machine obstinée... puis au


moment où, voyant vraiment poindre l'aube à
la cime des arbres, il se demandait comment
il sortirait de là, cette singulière machine, que
les soins les plus attentifs n'avaient pu tirer
de son mutisme, se mit à gronder tout bête-
ment et partit le plus naturellement du monde.
Mais ni Julien, en habit sous sa peau de
bique, ni Céline, en fleurs d'oranger sous un
cache-poussière, n'avait plus envie de rire de
i/hotel du grand veneur

ce dénouement à un court-circuit un peu long.


Ils craignaient, l'un de la voir s'arrêter encore
une fois, et l'autre qu'elle ne s'arrêtât plus!...
On arrivait enfin aux faubourgs de Rouen.

II

Ereintés par cette nuit de péripéties senti-


mentales et mécaniques, les nouveaux mariés
n'en étaient, cependant, qu'à la préface de leur
décevant roman nuptial il n'y avait pas une
:

seule chambre d'hôtel disponible à Rouen,


cette première étape de leur voyage de noce!
Cela n'avait pas l'air croyable, mais cela était,
et cela suffisait à les réduire au rôle de deux
épaves, de deux misérables fous furieux qui
n'osaient pas se confier leur secrète hantise.
Successivement, on s'était rendu aux portes
de l'hôtel d'Angleterre, de la Poste, du Nord
et du Vieux-Palais, et partout on avait reçu la
même réponse « Rien de libre. Impossible de
:
l'hôtel du grand veneur 25

garer même une bicyclette. Désolés, Monsieur


et Madame. C'est à peine si nous pourrions
vous faire déjeuner!... »

Partout, l'affluence des étrangers, après ces


grandes tourmentes de l'époque de la grande
guerre, avait jeté les uns sur les autres bien
des humains également désemparés, pour des
raisons peut-être supérieures à celle d'une nuit
d'amour sacrifiée à la réparation, en cours de
route, d'un moteur facétieux.
Céline tombait de sommeil et n'osait pas
l'avouer. Julien avait une soif démoniaque et
n'osait pas trop boire des alcools remontants
devant cette petite fille en blanc élevée à
Teau pure, déjà, hélas! si abominablement
marquée de noir par la main... du destin. Ils
étaient d'ailleurs ivres, tous les deux, de la
plus détestable des ivresses : celle du mauvais
vouloir, et même ne voulaient plus que se faire
du mal.
Leur voiture, errant d'hôtel en hôtel, fendait
îa foule de son énorme museau sombre qui
semblait happer des gens au passage et, chose
vraiment inouïe, n'écrasait personne malgré
les vociférations en tous les idiomes. Cette
foule était celle des Babels où l'on se réunit
26 l'hôtel du grand veneur

autour des gâteaux monstres, des quartiers de


viande saignante ou des tonneaux défoncés
sans jamais consentir à s'apercevoir que ces
objets de soi-disant première nécessité dispa-
raissaient dans le ventre des grands bateaux
se balançant comme des ours aux aguets dans
leur fosse, lesquelles victuailles s'évanouis-
saient totalement en fumée acre, poudrant la
ville de suie, sans profit pour personne. Il ne
lestait jamais rien au spectateur, mis en appé-
tit, que des éeorecs d'oranges ou de bananes...

qui faisaient glisser le pauvre monde d'une


erreur à tm juron!
Ils finirent par s'arrêter à la terrasse d'une

taverne immense où l'on vendait, en toutes


langues et à tous les prix, des tartines de foie
gras, des pains anisés et des galettes chaudes,
horriblement salées, qui incitaient les matelots
nouveaux riches à consommer les boissons les
plus effroyablement aromatisées de toutes les
épicesdu Levant.
Leur voiture immobilisée à la porte de cette
taverne, ils se résignèrent à la garder à tour
de rôle, du coin de l'œil, tout en mangeant les
tartines normandes qu'on leur fit payer cinq

francs pièce.
l'iiotel du grand veneur 27

Julien prit des bocks. Céline implora de


Feau fraîche et, comme cette eau était fade,
écœurante, elle s'en bassina les yeux. Elle ser-
rait autour d'elle son manteau léger de soie
beige, dissimulant le plus qu'elle pouvait cette
robe de noce, heureusement courte, qui lui
faisait l'effet maintenant d'une malédiction,
pendant que le malheureux Julien, luttant
contre des bâillements nerveux, songeait, un
peu tard, qu'il aurait dû se renseigner et qu'un
portefeuille bien garni ne mène plus à rien
de sérieux un jeune Français lorsqu'il arrive
dans une ville remplie jusqu'aux bords de ses
vaisseaux marchands d'Anglais, d'Américains
et de troupes de couleur.
Julien Gravier avait pourtant fait la guerre
comme tout le monde, mais il l'avait subie et
point comprise. Il ne s'était ni révolté, ni pas-
sionné. Il avait réparé des autos-camions sous
des fléchettes d'avions allemands, et il avait
pensé : « Ça doit être des réclames pour un
nouveau crayon! Ces cauchemars-là, bom-
»

bes en chapelet, explosifs à retardement et


gaz empoisonnés, lui ^avaient semblé des far-
ces, de grosses farces de journalistes. Tant
qu'on n'en crevait pas, ça restait ridicule... et
28 l'hôtel du grand veneur

comme n'en avait reçu aucun avertissement


il

douloureux pour lui-même, il continuait à dire,


d'un ton très confidentiel, quand on lui citait
des cas « Vous savez, j'y suis allé connue les
:

autres, mais je trouve qu'on a beaucoup exa-


géré! »

A présent, il comprenait qu'un certain cham-


bardement bouleversait tout de même son
pays natal. A Paris, ça marchait encore parce
que... plus c'est cher, plus c'est la même chose.
Ici, à Rouen, où il avait eu la prétention vrai-
ment légitime de... coucher avec sa femme
après une nuit blanche passée en forêt, il dé-
couvrait que la vie publique devenait intolé-
rable et pénétrait d'une façon désagréable dans
les appartements privés.
L'appartement privé, meublé?... Il y avait
songé. Louer, pour une nuit, six pièces et une
cuisine avec un four électrique? Cela pouvait
se faire à la conditiond'embaucher au moins
une bonne, une quelconque femme de cham-
bre. Non. Le mieux était de se servir de l'auto
pour aller ailleurs, puisqu'on ne pouvait la
garer nulle part. Et, enfin, il y tenait à sa
voiture! Sa première voiture, bien à lui! AhJ
si elle avait eu sa carrosserie fermée! Ils au-
l'hôtel du grand veneur 29

raient pu changer, là dedans, de costume,


comme le font les habitants des roulottes...
et changer de rôles! Devenir de bons petits
bourgeois en rupture de rêve. Ce qui rendait
la situation si fausse, c'est qu'elle portait des
fleurs d'oranger et lui un habit de cérémonie,
malgré les trop visibles maculatures du grais-
sage intensif.
Bah! on avait toute la vie pour terminer ce
voyage et, plus tard, ils en riraient bien, de
leur aventure. Est-ce qu'on ne finit pas tou-
jours par se moquer de soi-même après avoir
eu la crainte de voir les voisins se moquer de
vous ?
Il fallait, au plus pressé, ce déjeuner som-

maire et coûteux déjà fini, chercher un mé-


cano de sa boîte, un technicien à la hauteur
des circonstances, et, quand on aurait remis
cv. état ce moteur capricieux qu'une réparation

de fortune rendait encore suspect on filerait


sur une ville plus hospitalière, Elbeuf, par
exemple, à la portée de la main.
— Linette! Tu me pardonnes? Ah! mon cher
petit poussin blanc! Pouvais-je prévoir une
telle foire sur le pont? Mais, regarde donc
toutes ces figures de nuances différentes! Je
30 l/HOTEL du grand veneur

n'ai pas entendu encore un mot de français,


dans ce charivari!
...Et il pensait, malgré lui, que c'eût été'
peut-être follement amusant avec une maî-
tresse de mœurs faciles, experte à tous les
sports qui ne demandent ni précautions, ni
explications, ni traductions.
Céline souriait doucement, d'un pauvre sou-
rire très contraint.
— Oh! comment pouvez-vous penser, Julien,
que je vous en veuille? Ce n'est pas de votre
faute.

Pourquoi ne me tutoyez-vous pas? Vous
ne m'aimez donc plus, ma petite femme ché-
rie?
Elle eut un recul de tout le corps, sur cette
banquette de velours rouge, couleur de sang
caillé, où elle sentait poisser des taches d'al-
cool à peine épongées au torchon, et elle fut
sur le point de lui crier, au milieu de ce féroce
tapage de gens qui s'interpellaient ou s'inju-
riaient en tous les argots de l'univers qu'elle :

ne l'avait jamais aimé, seule chose dont elle se


croyait absolument sûre et qui lui faisait tou-
cher le fond de son désespoir.
Elle demeura silencieuse, une larme au bord
.

l'hôtel du grand veneur 31

des cils, se pencha plus avant sur l'album des


illustrations grivoises traînant sur le marbre
de la table, et s'absorba dans la contempla-
tion d'une midinette bien parisienne vêtue
d'un carton à chapeau qu'elle étalait en feuille
de vigne.
— Ma Linette chérie, expliqua Julien son-
geant qu'on perdait du temps à vouloir explo-
rer les méandres de mauvaise humeur vir-
la
ginale, il me faut conduire la voiture chez un
homme de nos ateliers. Ça peut durer une
heure ou tout l'après-midi, je n'en sais rien.
Quant à la guigne, tout s'en mêle. Chemin
faisant, je rencontrerai peut-être un hôtel, bor-
gne ou non... Si je n'avais pas peur des puces
et même de choses pires... je sais bien que
Ton trouverait des auberges en banlieue; seu-
lement c'est vous, votre robe... vos guirlandes.
Ah! ce qu'elle a eu du nez, votre mère, de
vous conseiller de garder ce costume!... En-
core moi, avec un ciré, mon habit passera par-
tout;, mais vos petits boutons luisants... c'est
scandaleux! J'aime autant vous laisser ici.
Vous avez cette table bien à vous; entassez
là-dessus toutes les friandises qui vous tente-
ront. Assise à l'ombre et devant un sorbet à la
32 l'hôtel du grand veneur

framboise, je serai tranquille sUr votre sort. Si


quelqu'un venait pour s'asseoir à côté de vous,
dites simplement « Pardon, monsieur, mon
:

mari va revenir. »

Et si c'est une dame? interrogea anxieu-
sement la petite mariée retombée au cauche-
mar de se trouver abandonnée au milieu
d'un bois dans lequel, certainement, rôdait le
loup.
— Si c'est une dame... Non! Elles n'entrent
pas ici. j'ai choisi l'endroit à cause
Justement,
de ça.
—Mais j'y suis bien, moi.
—Je veux dire, petite sotte, que lorsqu'une
femme est seule, elle ne peut pas entrer dans
certains cafés. Vous y êtes venue avec moi...
alors, vous n'êtes pas seule...
—Même quand vous serez parti?
—Il suffit que le garçon de service à votre

table vous sache sous ma protection.


Et il eut un sourire très amusé. Décidément
il lui faudrait entreprendre toute une éduca-

tion avec cette ingénue de l'âge de pierre!...


Il sortit.

Le soleil dardait, sur sa voiture, une chaleur


intolérable. Quand il s'assit dans le baquet,
l'hôtel du grand veneur 33

face au volant, poussa cependant un grand


il

soupir de satisfaction. Il sortait d'un endroit

relativement frais pour se plonger dans Un


vrai bain d'huile bouillante, mais tout lui pa-
raissait plus normal que cette petite fille de
neige auréolée de sa candeur. Cette histoire
d'un voyage de noce interrompu par la panne
et le défaut total de chambre à louer lui sem-
blait, à présent, la plus atroce des calamités.
Et, comme il arrive toujours en pareil cas, il

cherchait à qui s'en prendre, ce qui lui fit


lâcher crûment cette réflexion :


Ah! non! Quel est l'imbécile qui voudrait
être à ma place? Ça commence à m'embêter.
Elle est par trop simple d'esprit!...
...En face de Céline, des glaces, des glaces...
Une buée du plafond à caissons
les ternit et,
grenat, comme des bouches de four ouvertes
sur les crânes en ébullition, tombent des dou-
ches d'alcools, brûlantes; s'il est défendu de
servir ceux qui tuent, car la guerre a appris à
économiser la vie, on n'a pas encore interdit
la sournoiserie de l'ivresse qui rend fou de la
folie amoureuse, la plus dangereuse de toutes.
Ces gens de tous les pays se rencontrent là
pour boire le philtre et cherchent, ensuite, à
34 L'HOTEL DU GRAND VENEUR

poursuivre plus loin une illusion échappant


presque toujours en face de la réalité, parfois
meilleure.
Céline, égarée dans l'immense caravansérail,
a peur, et c'est la peur suprême de l'animal
perdu. Elle ne compte plus sur un époux, ni
sur un amoureux; elle a quitté ses parents
pour toujours; elle est une chose flottante, lâ-
chée, laissée. Elle appartient à quelqu'un dont
ejle porte le nom... sur un collier de perles,
bien qu'il n'y soit pas écrit, mais il J'a payé!
Elle est une femme prêtée, vendue; elle est un
échange c]e fortune, elle représente une valeur
marchande. Qu'est-ce qu'elle fait là? Elle
l'ignore. Elle attendqu'on revienne en prendre
livraison. Elle n'a pas d'autre but qu'attendre
une heure dont elle commence à deviner le
désenchantement par l'enchantenent qu'elle
s'en promettait. Tout l'éloigné de plus en plus
de cet amour bien raisonnable, bien sage et
tellement distant de sa jeune imagination déli-
rante qu'elle songe à s'aller jeter, là en face,
dans l'eau sale et pourrie des hassins. Ah! si
elle pouvait s'échapper ou se dominer? Reve-
nir à la vie normale... Mais elle n'est pas du
1out normale, la vie qu'on lui fait mener.
L HOTEL DU GRAND VENEUR OD

« C'est un bon garçon •>, disaitson père. Peut-


être; mais, pourquoi n'a-t-il pas eu le moindre
mot de vraie douceur qui lui aurait ouvert, à
deux battants, la porte de l'Eden. 11 la trouve
mal coiffée!...
Et tout se brouille dans son cerveau malade.
le sermon du curé à l'église, les pieuses recom-
mandations de la vieille tante dévote lui disant
que son devoir était de ramener son mari aux
saines pratiques du catholicisme, parce que
l'amour peut ainsi devenir éternel.
Il n'a commis aucun crime, ce bon garçon
qu'elle ne connaît pas et qui ne la connaît pas,
mais il est le contraire de l'enthousiasme, du
délire amoureux. Il est du bois dont on fait
ces monstres de l'utilité, de l'universelle raison
d'être : les gens raisonnables.
Ah! quelle autre raison de vivre que celle
d'aimer, et comment peut-on aimer les gens
raisonnables! Elle pleure, sous son capuchon
de soie froncé. On dirait un cocon où s'agite
et se tord la chrysalide qui va tout à coup s'en-

voler, ayant enfin acquis ses ailes radieuses,


ayant obtenu, dans l'effort d'une douleur la-
tente au nom mystérieux, son droit à la con-
quête du bonheur.
36 l'hôtel du grand veneur

— Petite madame, voulez-vous me permet-


tre de vous consoler?
Elle redresse follement la tête. Un homme
lui parle et ce n'estpas son mari! Dans le bruit
des conversations, des cris de ceux qui appel-
lent ou commandent, des coups frappés sur les
marbres ou sur les verres, elle n'a pas entendu
s'approcher ce consommateur. Il est tellement
près d'elle qu'il semble qu'il y était déjà depuis
longtemps; or, elle ne l'a jamais vu... cepen-
dant, il a dans les yeux un regard qu'elle
connaît, un ordre qu'elle reçoit, comme le
déclanchement d'un vouloir qu'elle sait parce
qu'elle a déjà voulu entendre cette voix. C'est
une voix qui sort d'elle.
—Monsieur, murmure-t-elle, docile cepen-
dant au souvenir d'un enseignement de bon
ton, il va revenir et vous ne pouvez pas pren-
dre sa place.
Le malheur veut qu'elle dise i7 au lieu de
: :

mon mari. Mais elle ne pense pas qu'on puisse


se méprendre. Elle est déjà une femme comme
il faut parce qu'elle ne veut apprendre que ce
métier.
Tl s'assied, s'accoude à la table où fond, len-
l'hôtel du grand veneur 37

tement, le sorbet rose à la framboise, et il

sourit :

— Je comprends bien, mais s'il ne revenait


pas?
Il interroge et parle comme chez lui. Sa

voix est prenante, très basse, un peu sourde,


avec un accent mordant prêt à éclater.
Tout en noir, il a un gilet de velours sur
lequel brillent trois perles jaunes serties dans
un or terni, des boutons très anciens; sa cra-
vate floue, en soie jaune, se mêle à sa chemise
de soie aussi. Sous son feutre un peu large de
bords, ses yeux d'un gris d'acier froid flambent
singulièrement. Sa bouche fine, imberbe, mé-
chante, railleuse, tremble légèrement sur les
paroles qu'il prononce, comme très pressé de
dire ce qu'il dit. Il tient une canne d'ébène
incrustée d'argent presque bleui, ayant passé
par le feu.
Quel âge a-t-il? Trente ou quarante ans?
On ne sait pas, car son teint, très blanc, esf
celui d'un blond; mais il est brun, un peu
touché de gris aux tempes. Toute la sévérité du
costume sombre s'atténue dans la fani
des boutons anciens; cependant, la souplesse
de ce corps, large de poitrine et de taille encore
38 l'hôtel du grand veneur

dégagée, en fait un officier en bourgeois, quel-


qu'un qui se déguise après avoir porté un bien
plus sévère uniforme.
Céline perd la tête. Ah! cette atroce fumée
de tabac autour d'elle!
— Monsieur, je voudrais bien m'en aller
d'ici!

Très volontiers! Où voulez-vous que je
vous conduise?
Il se lève, remet des gants, machinalement.

Ses mains sont larges, très blanches, sans ba-


gue. On les devine fortes et caressantes.

Il la contemple, les yeux plongés dans ses

yeux qui l'implorent contre il ne sait quel


ennemi. Et, tout à coup, il se penche pour lui
dire, la voix frémissante d'une passion impé-
rieuse, folle :

—Dieu, que vous êtes jolie! J'irai avec vous


où vous voudrez. Quant à celui qui doit reve-
nir, je le tuerais volontiers sans même avoir
l'honneur de le connaître, puisqu'il vous a fait
pleurer.
—Oh! monsieur, que vous êtes bon! mur-
mure- t-elle, ravie par cette voix qui la trans-
porte dans un pays de rêve où la violence est
l'hôtel du grand veneur 39

la seule manière de se comprendre entre geiis


1res doux.
— Voyons? Dites vite! Où allons-nous? Chez
vous... chez moi?... Ma voiture est à la porte...
Je viens de plus loin que Rouen. On peut y
retourner. Votre nom? Que dois-je faire?
— Je voudrais... je voudrais ne pas être sa
femme. Est-ce que vous pourriez empêcher
cela?... Moi, j'ai peur. Je sens qu'il ne m'aime
pas, qu'il ne m'aimera jamais... et je ne sais
pas pourquoi je vous le dis. Monsieur, je m'ap-
pelle Céline. Je suis mariée depuis hier matin,
à l'église de la Vierge de Dieppe. Ah si j'osais !

tout vous avouer! Ce n'est pas sa faute. Il n'est


pas méchant. Pourquoi le tueriez-vous? C'est
moi qui ne sais pas m'y prendre. J'ai peur !

j*ai peur! Il me semble que je me noie. Au

secours !

Elle ne crie pas, elle parle en dedans et ses


bras se tordent involontairement parce que
cette face d'homme volontaire la domine,
l'écrase et lui inspire la plus terrible sensation
de sa vie, encore si peu vivante. Elle se sent,
sous son regard dur et sauvagement curieux,
comme s'épanouir. La fleur cérébrale s'ouvre
au soleil du désir enfin venu la réchauffer. Ce
40 L'HOTEL DU GRAND VENEUR

n'est pas encore une femme qui aime et c'est


déjà une jeune fille pervertie. Elle a trop
souffert inutilement, trop attendu l'heure du
mystère. Maintenant elle se venge sans même
s'en apercevoir. Son manteau d'auto s'est
écarté et, là, dans ce café où toutes les races
d'homme sont en train de boire à l'extinction
de la soif,où toutes les joies brutales se sont
donné rendez-vous pour s'exalter un moment
avant de reprendre le dur métier des affaires,
cet homme,
d'une 1res vieille race, qui n'imagi-
nait rien demieux qu'un instant de repos de-
vant la fraîcheur d'une coupe remplie de
fruits glacés, aperçoit la délicieuse petite ma-
riée, toute blanche, flocon de neige à la portée
de ses lèvres ardentes.
—Regardez, fait-elle gravement, offensée
par le souvenir du geste maladroit. Il a taché
ma robe en réparant son auto. Ça l'a fait rire
et il m'a dit que j'aurais dû en mettre une
autre. Ah! vous ne m'auriez pas dit ça, vous,
monsieur, j'en suis bien sûre.
Il sourit. Son regard se voile, se trouble, et

ses sourcils se froncent.


— Vous êtes également sûre de ne pas me
tourner un film tentateur, petite actrice en
. m.i i r.. ...i.i.ir.^-

L'HOTEL DU GRAND VENEUR 41

herbe... ou plutôt en boutons? Vous me jetez


dans une comédie singulière, assez délicieuse,
mais qui pourrait facilement devenir un
drame. Soyez franche ? Que me demandez-
vous?
— Je ne saurais pas jouer la comédie, mon-
sieur, ni pour vous, ni pour personne. Mon
mariage m'a rendue si triste que je pensais
tout à l'heure à me noyer, là, dans ces bassins
où les gros navires m'auraient broyée avant
même que cette eau sale, de goût affreux,
m'ait rempli la bouche. Et je crois que cela
aurait mieux valu pour tout le monde. Si on
savait ce que c'est? Sauvez-moi de ça, mon-
sieur, ou, alors, allez-vous-en! L'amour, j'au-
rais compris. Le mariage, je ne comprends
pas... J'ai peur... Je ne vous demande rien —
que de me sauver du mariage.
Il la regarda, stupéfait. Etait-ce une folle?

Comment un homme, même très froid, un


homme très raisonnable, avait-il pu laisser ce
trésor d'ingénuités, ou de perversités, sur une
banquette de taverne comme on y aurait ou-
blié sa fortune... car elle valait une fortune,
toute la fortune d'un amateur d'objets d'art.
— Voulez-vous fuir avec moi? Je vous pro-
.

42 l'hôtel du grand veneur

mets de ne jamais vous épouser, ça, j'en ré-


ponds, car, moi aussi, j'ai horreur du ma-
riage, etpour cause!... Cependant... c'est un
crime prévu par les lois que l'enlèvement d'une
mineure. Quel âge avez-vous?
— Dix-sept ans!
— Très bien Nous serons criminels
! et pour-
suivis par toutes les polices locales, mademoi-
selle Céline! Faut-il dire madame? Rassurez-
moi ?. .

Il tenait sa main fluette où brillait l'alliance


d'or, d'un éclat neuf, aveuglant. Son geste
passionné ne se remarquait pas dans l'ensem-
ble des gestes de cette foule où deux nègres,
complètement ivres, s'embrassaient sur la
bouche en mimant un refrain obscène.
— Je suis une dame depuis hier, monsieur,
mais je n'en suis pas plus heureuse puisque je
ne suis pas libre. Si vous pouviez me cacher
dans une prison où n'entrerait jamais mon
mari. Oh! le pauvre Julien! Je voudrais tant
qu'il fût vous... S'il m'avait regardée comme
vous me regardez. Est-ce que vous me trouvez
mal coiffée, dites, monsieur?
— Ah! chère enfant! En voilà trop!... At-
tendez, je vais aller parler à mon chauffeur.
..,- ;

L'HOTEL DU GRAND VENEUR 43

Quand je rentrerai ici vous serez prête et vous


tiendrez votre manteau bien fermé. A nous, la
belle aventure, et si on en meurt, nous aurons
certainement vécu la seule minute qui vaille
la peine de vivre!...
Il partit rapidement et bouscula, au passage,

ks deux nègres que le patron de l'établisse-


ment essayait de pousser dehors...

III

Quand il revint, le mari était là. Médusé


par cette apparition de Vautre homme
dont il
avait douté car il songeait, malgré lui, à une
actrice jouant un rôle pour l'essayer sur la
crédulité du passant, il eut le temps de poser
un doigt sur ses lèvres en la guettant dans un
des hauts miroirs de l'établissement. Il s'assit

devant ce miroir, tournant le dos à ce couple


que, désormais, il ne pouvait pas connaître.

Elle le voyait. Il l'entendait et ne perdait rien


de leur conversation, mais Julien Gravier ne
pensait même pas à cette ombre d'amant s'in-
— IT. il»t»iHMnr1^

44 L'HOTEL DU GRAND VENEUR

tcrposant entre sa femme et lui. Il en demeu-


rait à cent lieues.
— Linette, dès la tombée
la voiture sera là
du jour, avec
fit-ilun gros rire satisfait. Nous
filerons sur Elbeuf par un chemin tout droit
et nous serons pour dîner dans un chic hôtel
qui, espérons-le, ne sera pas plein. Ah! cette
garce de voiture! Elle nous en a donné du fil
à tordre! C'est capricieux comme des vierges,
ces voitures neuves... Bonjour, Linette! Elle
boude, ma
petite fiancée, elle fait la tête? Ce
que que de balader son nimbe dans les
c'est
tavernes de Rouen! Garçon! Garçon! je crève
de soif.
Il commanda un apéritif (le sixième de
l'après-midi) et ajouta, très naturellement gai
puisque sa voiture n'avait rien de grave :

—Linette... songez à Y enfin seuls de la


peinture. Vous savez bien, le tableau 1830?
(Il confondait un peu parmi les nuances va-

riées des apéritifs). Ce que nous allons mettre


les bouchées doubles pour nous rattraper. Li-
nette, mon petit ange blanc, vous êtes pâle.
Est-ce que vous avez peur de moi? Pourquoi
me faites-vous ces yeux fixes? Je ne suis pas
gris, je pense, si j'ai encore terriblement soif.
l'hôtel du grand veneur 45

Elle ne le regardait pas. Elle contemplait


l'homme dans la glace. Et l'homme, qui écou-
tait, étaitencore plus pâle que la jeune fille.
Alors, Julien déploya une carte de la contrée
sur la table de marbre en remuant le sorbet
à la framboise devenu un étrange liquide strié
de sang et cria, presque solennel :

— Ecoutez ça, Linette chérie. Nous traver-


sons un forêt admirable la forêt de Rouvray,
:

où vous avez peur du loup, sinon de votre


mari. Nous tournons à cet endroit qu'on ap-
pelle : lesEssarts...
A cet instant le garçon apporta l'apéritif et
y eut une discussion âpre sur les
l'addition. Il
chiffres. Le monsieur d'en face put se lever,
parut tout entier reflété par le miroir, dans
une buée bleuâtre qui ressemblait à la fumée
d'un incendie. Il salua Céline, en se décou-
vrant comme pour s'éponger le front de son
mouchoir. (Il faisait tellement chaud dans ce
café!) Et il remit impérieusement son index
sur sa bouche. C'était à la fois un baiser et
un ordre donnés « Il faut vous taire, vous
:

laisser conduire où vous devez aller. Adieu! »


Céline se sentit mourir. Il partait, il s'effa-
çait de cette glace comme se dilue Je reflet
4G L'HOTEL DU f,H AND VENEUR

d'un être inexistant qu'elle avait cru recon-


naître pour l'avoir entrevu dans ses rêves. Son
chevalier! Le beau ténébreux!... Et il s'éloi-

gnait, il la quittait, il la fuyait, après lui avoir


proposé de fuir ensemble. Ah! le grand danger
d'amour qu'elle venait de courir...
Comment fît-elle pour ne pas s'évanouir
quanti arriva l'heure de partir à son tour? Elle
n'obéit pas à ce qu'il lui avait dit, avant le
mari; serrez bien votre manteau pour que
personne ne puisse soupçonner que j'enlève
une jeune mariée! A quoi bon. maintenant?
Cet inconnu, dont elle ne saurait jamais le
nom, reculait devant l'audace du crime prévu
par les lois et il la laissait en présence du
meurtre de son amour naissant que son maître
légitime accomplirait sans même s'en douter.
Un bel amour qui aurait eu des ailes pour
s'envoler... Les hommes sont donc si lâches
devant l'aventure, la seule chose qui compte
dans la vie!
Elle songeait intensément à l'eau, l'eau
i boueuse des grands bassins... et le soir
jltombait.
— Allons, Linette, en route, ma petite fille,

l'air devient plus respirablc Sauvons-nous de


l'hôtel du grand veneur 47

cette ville maudite où l'on estampe cruelle-


ment les jeunes mariés et où on ne leur per-
met même pas de...
Il bredouilla un peu, lui pinça l'oreille sous
la coque de ses cheveux noirs, puis la poussa
vers la voiture, au milieu de la foule très amu-
sée par cette petite mariée récalcitrante.
—Voyons, Céline, je vous en prie, j'ai hor-
reur des femmes qui font la tête Vous me don-
!

neriez envie de retourner à la taverne pour me


griser tout à fait! Montez! C'est idiot!
Elle monta, s'ensevelit dans les fourrures et
le vent de la course emporta de nouveau la
torture de son rêve aux prises avec J'atroce
réalité.
La route blanche entre deux haies de fan-
tomes. Ce sont des pins immenses plantés à
perte de vue comme des poteaux de supplices.
La lueur des phares éclaire le fonds d'un reflet
rougeâtre qui fume. Où commence l'arbre, où
finit-il? Les yeux de Céline, tout cuisants de
larmes, les mesurent désespérément à sa peti-
tesse de femme captive, à sa faiblesse de nou-
velle amante éprise de l'impossible amant, Elle
ne réagissait plus contre l'emprise de cette
mort très douce qui lui venait dans le vent
48 l'hôtel du grand veneur

fraisde la nuit descendue sur elle, pauvre


chose oubliée! Julien accélérait follement la
marche de sa machine avec laquelle il rétablis-
saitun joyeux contact. Ses phares donnaient
leur maximum d'intensité. A cent mètres, il

aurait distingué un mulot traversant la route.


Ah! il faisait bon se sentir enfin maître d'une
telle force... et d'une aussi jolie petite femme!
Il n'avait plus peur de rien. La timidité, d'ail-
leurs, est généralement vaincue par la fréné-
sie d'un grand amour. Ça ne pouvait pas du-
rer et tout devait rentrer dans l'ordre par le
plus profond désordre. Après quoi, le sommeil,
ce réparateur merveilleux.
— Le songea Ju)ien, dont les idées
fait est,
se heurtaient les unes contre les autres dans
un bouleversement cérébral inouï causé sur-
tout par le dernier apéritif à nom exotique de
la taverne du port, le fait est que pour une
réparation à une machine neuve, ce fut une
longue réparation. Fiez-vous donc à la mise
au point de nos ateliers?
—Pas si vite, Julien! supplia Céline, qui
venait de sentir son capuchon comme enlevé
par une poigne.
On tournait dans une descente en lacet après
l'hôtel du grand veneur 49

avoir grimpé interminablement une côte ra-


boteuse où l'on sautait à briser ses ressorts.
Et ce fut comme le vertige du fameux cercle
de la mort. Quand allait-on quitter la terre
ferme pour sauter dans le vide?
Elle fermait les yeux, maintenant résignée
à tout. Elle n'avait pas la cruauté de désirer
aussi qu'il en mourût, mais elle aurait tant
aimé, ne pouvant plus aimer autre chose, bon-
dir par-dessus ce baquet, se voir tomber dans
l'abîme du ravin proche, disparaître en tour-
noyant encore un peu, telle une feuille arra-
j

chée d'un arbre s'en allant se faner, agoniser,


mystérieusement, dans un repli des mousses.
La forêt l'entourait, profonde, redoutable;
elle paraissait sans commencement ni fin. Son •

ombre était suffocante et épaisse. On la ma- !

chait entre les dents. Elle vous bandait les


yeux, vous défendant de la pénétrer alors |

qu'elle entrait en vous et vous prenait à la


gorge.
Là, on croyait deviner une troupe de gens
en armes embusqués pour vous demander la
bourse ou la vie. Plus loin, c'était un monstre
accroupi qui s'appuyait au remblai, prêt à sau-
!..
*
50 l'hôtel du grand veneur

ter sur le capot pour lui barrer à jamais ie

chemin.
— Sept heures vingt-cinq! cria Julien en re-
gardant son chronomètre; nous arrivons. Cé-
line, ma petite femme, voulez-vous guetter le
dernier tournant dangereux, là. c'est l'amorce
du chemin qui rejoint la Seine, je crois, car
i-.ibeuf est une ville de la Seine-Inférieure,
donc nous descendons... Inférieure, ça signifie
descendre. Vous connaissez votre géographie,
Linette? Ce serait bien utile pour voyager,
nous deux, qu'il y en ait un, au moins, de calé.
Avec leur sacré poteau indicateur qui n'indi-
que jamais rien. Tenez?... Qu'est-ce que c'est
que ça?
La route qui ne tournait plus mais, en eft'et,
descendait toujours, semblait s'enfoncer dans
un tunnel de verdure. Les phares s'ouvraient
là-dedans, un mirifique chemin de lumière
d'autant plus irréel qu'il dansait un peu et se
traversait du vol furieux d'insectes nocturnes
surpris dans leurs errances. Julien ralentit,
l'œil rivé à un point blanc placé sur un des
bas côtés de la route. Il répéta, très intrigué
par ce genre de borne :


Qu'est-ce que c'est que ça? Un nouveau
L'HOTEL du grand veneur 51

système? Pas dommage qu'ils y viennent à


jalonner les routes au ras du sol. Ça, au moins,
c'est intelligent. La nuit on ne voit rien au-
dessous. (Il eut un bâillement de fatigue.) Cé-
line, allez donc m'épeler ça. Nous sommes dans
la Seine-Inférieure... nous descendons et la
Seine aussi. Mes yeux sont remplis de mouche-
rons, à moins que mes lunettes se brouillar-
dent dans la buée de la taverne...
La jeune fille, effrayée, sauta vivement à
terre. Ou son mari ne savait plus ce qu'il di-
sait, ou elle devenait tout à fait folle.
— Oh! pensa tout haut Julien avec la plus
grande simplicité, je donnerais bien mon train
de pneus pour rencontrer du Champagne sec
avant de dormir!
Elle se pencha sur la borne, qui, en l'espèce,
était une planche de sapin sur laquelle s'éta-
lait l'annonce suivante, d'une large écriture
gothique :

Hôtel du Grand Veneur


Chambres confortables.

Déjeuners et dîners à toute heure.


(Garage compris.)
52 l'hôtel du grand veneur

Céline tremblait comme saisie d'une fièvre.


Qui donc la sauverait de Tautre danger, celui
du mariage

Pour une affaire, c'est une affaire, mur-
mura Julien très ému, beaucoup plus ému qu'il
ne voulait le paraître. Alors, nous sommes à
Elbeuf?
—Non, la pancarte indique de tourner à
gauche dans le chemin forestier, avant la ville.
Elle remonta, très anxieuse de l'état de son
mari, et ne s'aperçut point que son manteau
beige, en effleurant cette enseigne fraîche-
ment peinte, avait reçu des taches, des taches
d'encre...mais elle ne se souciait plus beau-
coup des empreintes visibles. Elle gardait au
cœur un souvenir ineffaçable et elle ne respi-
rait que pour lui.
La voiture tourna, s'engagea dans une allée
jonchée de feuilles et soudain des lampes à
arc s'allumèrent de tous les côtés.
—Splendide! l'allumage! cria Julien trans-
porté. Dites donc, Linette, est-ce que j'ai la
berlue? C'était tout à l'heure le four et voici
que nous voyons trente-six mille chandelles.
Ma parole, je commence à m'amuser. Oh! Li-
nette, nous demanderons du Champagne. Je
l'hôtel du grand veneur 53

veux vous saouler comme une grive. Il est épa-


tant, YHôtel du Grand Veneur, et il m'a l'air
bien tenu... Seulement, gare à l'estampage.
Enfin, on ne se marie pas tous les jours,
Linette, le dos à contre-vent, retroussa son
capuchon et devint silencieuse. Une étrange
émotion la crispait, les mains étreignant sa
poitrine. Il fallait connaître le secret de
l'amour avant de refuser le mariage, mais elle
tremblait tellement de honte et d'angoisse
qu'elle cherchait, à présent, les yeux de son
mari pour essayer de se rassurer. Etait-il tou-
jours un homme raisonnable?
Les lampes continuaient à éclater dans les
verdures comme d'énormes diamants. C'était
une étrange féerie dans ce silence absolu des
bois que le ralenti du moteur troublait à peine.
Ils se virent arrêter par une grille monumen-
tale qui s'ouvrit brusquement, et deux domes-
tiques en livrée leur désignèrent d'un geste
compassé, sans un mot inutile, cet hôtel du
Grand Veneur, là-bas, dans le fond du parc
aux frondaisons d'émeraude.
C'était une maison très vaste, d'un beau
style Louis XIV sévère, à fenêtres énormes ou
l'on entrevoyait la dorure luisant sur les filets
54 l'hôtel du grand veneur

des volets intérieurs. Le perron, de vingt mar-


ches très basses, conduisait à Une solennelle
antichambre illuminée par une couronne de
perles.
Quand on les eut débarrassé de leurs four-
rures et de leurs bagages, qu'on eut pris leur
nom sur une simple feuille de papier sans en-
devant un tel
tête, ils se sentirent tout petits
luxe de genre ancien, grand siècle. Les domes-
tiques, peu nombreux, avaient un ton style an-
glais, qui interdisait toute familiarité et... peut-
être même le pourboire!
On ne fréquentait probablement pas beau-
coup cet établissement-là parce que trop loin
des centres marchands, mais devait y avoir
il

certainement des salons pour noces.


— Monsieur et madame
désirent dîner tout
de suite, pas? insinua un valet de
n'est-ce
chambre à figure de vieille femme ridée, une
ligure jaune, dont les yeux, indiscernables sous
la bride basse des paupières, dénonçaient une
origine férocement exotique.
—Dîner, d'abord! Oui, affirma Julien, la
langue un peu pâteuse. Nous coucher de bonne
heure ensuite, mon ami. Nous n'en pouvons
plus de fatigue. Est-ce (Jite vous avez une carte
L HOTEL DU GRAND VENEUR 00
t.- ,

des vins présentable? Surtout, garez l'auto a


couvert, hein! pas à la belle étoile, je n'aime
pas ça!
Julien Gravier bredouillait, mal à l'aise de-
vant le faste du gîte.

Bien entendu, monsieur, mais le menu
sera fixé par madame. Elle choisira, sur la
carte.
Et le valet exotique se pencha obséquieuse-
ment sur la petite mariée, semblant la pren-
dre sous sa spéciale protection.
— Madame veut-elle voir sa chambre?
— Oh! oui, je suis si fatiguée, seulement...
je... je voudrais (et elle baissa le ton) qu'elle
ne se trouve pas trop près de celle de mon
mari.
— Entendu!
Son œil oblique
lui promettait tout.
majestueusement, il précéda la jeune
Et,
femme dans un escalier au tapis de Smyrne,
en tenant sa mignonne valise de cuir jaune
comme il aurait porté le Saint-Sacrement.
— Madame n'aura qu'à sonner la femme
chambre si ell? en a besoin. Je recomman
cette fille à madame. Elle sait coiffer et faire
les ongles. Madame a un bain préparé dans le
56 L'HOTEL 1>1 GRAND VENEUR

cabinet de toilette et si madame ne veut pas


remettre sa robe fripée par le voyage, un
déshabillé de circonstance est sur le lit.
Céline n'avait jamais voyagé. En outre, elle
ignorait les usages des grands palaces, mais
comme elle avait lu certaines descriptions de
magazines, elle ne s'étonnait pas de ces détails
prestigieux. C'était un peu comme dans
le conte de la Belle au Bois Dormant, à part
qu'elle se sentait très réveillée, comme éblouie
de la grâce de cette demeure si étrangement
mise à son entière disposition.
Quand le valet obséquieux fut parti sur la
pointe des pieds, Linette tira le verrou. Il lui
fallut au moins une heure pour jouir de tout
le confort, eau chaude
et eau froide, jeux de
l'électricité essayage du galant déshabillé.
et
La chambre était tendue de soie bleue sur la-
quelle des meubles de Boule rayonnaient dou-
cement. Et le plafond en était haut, haut,
comme un ciel d'où un amour penché tenait
le plafonnier d'opale dans sa main rose.
—Mon Dieu! murmurait Linette en dra-
pant ce peignoir de dentelles fluides, un peu
grand pour elle, sous un de ces cordons de
fleurs d'orangers en ceinture, si nous restons
L HOTEL DU GIUND VENEUR 5/

ici quelques jours, ça sera peut-être impos-


sible de s'en aller. Comme on y serait bien...
toute seule!
Et tout à coup elle entendit heurter à la
porte, impérieusement.
— J'y vais, Julien, fit-elle obéissante, sans
se demander comment, puisqu'elle l'avait
laissé dans le bureau de l'hôtel discutant sur
la carte des vins, il pouvait en venir là.
— C'est ridicule, déclara-t-il furieux et très
rouge; vous ne pensez pas faire chambre à
part, dites? J'ai eu toutes les peines du inonde
à vous dénicher, et si une bonne attendant
dans le couloir ne m'avait pas prévenu... je
devenais la fable de cet hôtel. Ah! nous allons
savoir ce que ça nous coûte, oui! Charmant!
Vous n'avez pas soif?
Il alla se laver les mains dans le bain du

cabinet de toilette et revint de plus en plus


nerveux. Il ne songeait même pas à l'em-
brasser.
— Ma chère amie, vos manières indépendan-
tesne me plaisent pas du tout. Vous attendrez,
une autre fois, que je vous suive pour monter
chez vous puisque c'est aussi chez moi. Allons
dîner, j'ai faim.
58 l'hôtel du grand veneur

pénétrèrent dans une salle à manger imi-


Ils

tant salle des gardes (à moins que ce ne


une
fût le contraire). La table du milieu ne possé-
dait point de couvert et, dans un angle, entre
deux bosquets de légers arbustes à grappes
blanches, un dîner était servi où se révélaient
tous les soins d'un maître d'hôtel de premier
ordre. Les gâteaux les plus appétissants et les
fruits les plus rares s'amoncelaient dans le
dessert ornant la table et qui ferait prendre
patience à la petite fille préférant certaine-
ment les friandises aux plus substantielles
viandes rôties.
Julien, malheureusement entraîné par les
apéritifs variés, demanda du Champagne, tout
en murmurant :

— Un peu plus, un peu moins!


Et mit à parler très vite, très fort. Gela
il se
résonnait dans cette vaste salle, une table
d'hôte sans hôte, qui tenait toute la longueur
du château. Aux murs, des trophées de chasse,
des armes, et si Julien avait eu tout son bon
sens, il se serait demandé pourquoi la tradi-
tionnelle hure de sanglier n'était pas, selon
l'usage, en carton-pâte. Il parlait d'abondance,
interpellait tantôt sa femme, tantôt le maître
l'hôtel du grand veneur 59

d'hôtel, l'une terrorisée, l'autre impassible,


mais versant toujours. Linètte voulut s'inter-
poser.
— Je vous en prie, monsieur, vous allez lui
faire mal. déjà si énervé par notre
Il est
course. On a cherché des chambres toute la
journée à Rouen... Vous n'imaginez pas ce
qu'il est de mauvaise humeur.
Et elle ajouta, gentiment, par esprit de
corps :

— Ce n'est tout de même pas sa faute, avec


cette voiture quine veut pas marcher la nuit.
Un léger zigzag de sourire traversa le visage
froid du verseur en habit, et il murmura très
respectueusement :

— J'ai des ordres, madame. Je suis obligé


d'obéir à monsieur!
Au dessert, Julien se leva et voulut porter
un toast. Il imitait l'accent de son beau-père,
à la fois solennel et attendri, mais sa main
vacillait :

— « Ma chère enfant, tu dois écouter ton

mari, mais ton devoir te sera facile car nous


connaissons la bonne affection qiie tu as pour
lui,affection qui, nous l'espérons bien, sera
changée, demain, en ce grand amour qui con-
00 l'hôtel du grand veneur

duit l'épouse jusqu'à la tombe, en passant par


la vie des berceaux. » Dis donc?... 'Linette ché-
rie, nous sommes passés par les Essarts, nous,
après le pont transbordeur, et non, vraiment,
nous n'en sommes pas plus fiers!... Somme-
lier, avez-vous du marc de la Cloche, ici?
Il n'attendit pas le marc de la Cloche. Pen-

dant que Linette entamait les petits fours, se


résignant à ses divagations, il s'effondra, le
front dans ses bras, terrassé par le sommeil.
Alors, sans bruit, deux domestiques paru-
îent, sortis du sol, et, aidant le sommelier en
question, emportèrent le mari de Linette
ils

comme on emporte un mort.


—Pas chez moi., cria Linette presque folle
de dégoût. Pas chez moi! je vous en supplie.
Elle resta isolée, effarée, dans cette trop
vaste salle à manger. On eût dit que l'écho de
son cri la pénétrait d'une horreur supersti-
tieuse. Est-ce qu'elle se faisait la complice de
quelqu'un en refusant de le soigner.
« Ton devoir te sera facile car nous con-
naissons la bonne affection que tu as pour lui,
qui, nous l'espérons bien, sera changée en ce
grand amour conduisant l'épouse jusqu'à la
tombe en passant parla vie des berceaux... »
l'hôtel du grand veneur 61

— Mon Dieu!
Linette venait de traverser en trois bonds la
grande salle et tendait les bras à l'apparition
fantastique.
L'homme noir de la taverne anglaise de
Rouen se tenait debout devant elle; il semblait
resurgir de la haute glace embuée de fumée,
reflet ou souvenir hallucinant? Derrière lui,
on apercevait un boudoir illuminé, un boudoir
de couleur écarlate... Non, elle rêvait?
— Avez-vous donc cru que je consentais à
vous perdre... et n'êtes-vous pas contente de
l'hospitalité de YHôtel du Grand Veneur, pe-
tite folle? demanda l'homme avec une terrible

ironie.
Il lui parut plus grand parce qu'il était seul
et elle eut peur pour Julien Gravier :

Vous ne monsieur?
l'avez pas tué,
— Non... mais il est ivre-mort, le pauvre
diable. Et je comprends fort bien que vous n'en
vouliez pas chez vous. Alors, vous n'aviez rien
deviné?
doucement par les deux mains.
Il l'attira

— Venez chez moi et ne craignez rien...


Moi, je ne suis ivre que de vous. Ce ne sera
dangereux que si vous le permettez. Main-
62 l'hôtel du grand veneur

lenant, mademoiselle, nous allons parler


d'amour... car nous sommes très loin de la
terre... de la terre où l'on vulgarise et où on
ne sait plus créer de beaux songes pour les
enfants sages.

IV

Ce boudoir, tendu de rouge, était rempli de


bibelots chinois. Un vieux magot, l'air bien-
veillant, contemplait les amoureux de son re-
gard oblique, bridé, très brillant parce que le
point visuel se formait de deux fragments de
rnarcassite. Des potiches énormes, ventrues,
reposaient sur des socles d'ébène incrustés de
nacre, luisant en reflets d'étoiles. Un grand di-
van de soie rouge contenait des coussins vio-
lets, bleus et verts, dont les broderies merveil-

leuses rappelaient le chatoiement des plumes


de paon. Un peu d'encens brûlait dans une
coupe de bronze au pied d'une idole peinte sur
fond d'or montrant une déesse satanique à
plusieurs bras en forme de reptiles.
l'hôtel du grand veneur 63

Des fleurs curieuses penchaient leur tête fa-


tiguées de sentir bon et comme se fanant dans
la propre exaspération de leur parfum. Et puis,
aux murs, des livres, des livres, des reliures
sombres rehaussées de dessins clairs, damas-
quinées comme des armes. On avait entassé là
tous les trésors de la pensée, tous les mystères
des religions et tous les rites des cultes païens
pour la beauté classique. Il y avait peut-être
de ces vieux bouquins défendus aux profanes
et qui gardaient, en leur grimoire inquiétant
sabré de signes cabalistiques, des secrets dont
on avait perdu le sens.
Et les sièges confortables, larges et lourds à
traîner, le grand bureau d'ébène où quatre
chimères plaquées d'écaillé, semblaient inviter
tout autant à la méditation studieuse qu'à l'ex-
tase de certaines contemplations maladives.
Une baie de cristal, lumineuse, séparait le
boudoir du parc et c'était, au milieu de la
féerie luxueuse combinée par les hommes, la
vision de la splendeur nue de la nature. Des
grands arbres, une pelouse où. se dressait la
pâleur d'une statue de marbre, un étang dont
l'onde moirée venait lécher les trois marches
de pierre descendant vers une barque. Par
64 l'hôtel du grand veneur

moment, un cygne voguait dans un rayon de


lune, doux et triste comme l'écharpe d'Ophélie.
Céline était assise sur l'entassement des
coussins, dans le divan, et elle paraissait aussi
blanche que le cygne de ce paysage lunaire.
Elle parlait de sa voix tremblante d'enfant ef-
frayée, mais on devinait le ravissement de
tout son être à l'exaltation passagère de cette
voix, qui, tout d'un coup, devenait vibrante,
d'une vibration de métal, ou ténue, filée, d'un
son de verre qui se brise.
Il était à genoux devant elle, le front ap-

puyé sur son poing fermé, la contemplant, im-


mobile. Il formait, sur le tapis de nuances
pâles, semé de roses, le tassement d'ombre
d'un corps animal prêt à se détendre, à bon-
dir sur une proie, mais il écoutait avec une fer-
veur de dilettante tout ce qu'elle racontait ab-
solument comme on écoute le chant d'un oi-
seau sauvage qu'on craint de déranger dans le
débit de son morceau par un geste inopportun.
— L'amour, si j'ai bien compris, murmura-
t-il, c'est pour vous la confiance absolue en

celui qui vous plaît! Cela ne dépasse pas la


permission de... minuit? Et, ensuite, chacun
rentre chez soi pour y dormir du sommeil de
l'hôtel du grand veneur 65

l'innocence. Ça n'a rien d'excessif. Cependant,


vous me préférez à votre mari parce que je
vous ai proposé de le tuer... bien avant de
l'avoir vu.Arrangez ça! Lina, je crois que nous
nous entendrons difficilement sur le chapitre
des convenances. Vous allez me refuser ce que
vous serez forcée d'offrir à l'autre, cette
brute... sinon appartenir aux deux. Il est on
ne peut plus stupide de rester chaste. Voici
une heure que nous perdons à i'escrime de l'es-
prit. Pas un cri de faiblesse ne vous échappe,
pas une sensualité naturelle en surgit, mais
vous aimez le mot amour, que vous savourez
:

comme un bonbon. Il contient une liqueur qui


vous enivre à vous toute seule. Il est singulier
de constater que vous ne connaissez pas la loi
de volupté et que vous seriez peut-être... une
très bonne mère de famille, petite fille orgueil-
leuse et froide malgré la farouche indépen-
dance de votre caractère. Penchez-vous sur
moi et regardez-moi dans les yeux. Ah! nous
avons le temps... Le marchand de sable n'a
pas encore passé. Je vous devine forte comme
ia mort de toute espérance... mais j'ai résolu
de vous donner l'amour tel que vous le con-
cevez.
5
66 l'hôtel du grand veneur

Il ajouta, dissimulant un sourire :


Le reste de cette bonne fortune vous arri-
vera en dormant, j'imagine, si ça vous arrive
jamais.
11 causait avec une aisance caressante qui la
séduisait peu à peu et lui laissait croire à îa
liberté pleine et entière de toute sa personne.
Cet homme était très maître de lui parce qu'il
était sûr du résultat. C'était le grand criminel
conscient et parfaitement organisé.
Elle se pencha vers lui, ses deux mains
fluettes jointes en une adoration qui ne raen-
iait pas.

— Oui, fit-elle très tendrement, je vous ai


choisi, vous, et je sais que je vous aimerai
par-dessus tout parce que vous êtes l'amour.
Je ne vous ai pas demandé votre nom, j'ignore
où je suis. L'Hôtel du Grand Veneur n'existe
pas. Tout ce qui nous entoure n'existe pas.
C'estun songe. C'est trop beau, cela vous res-
semble, monsieur mon amant.
— Ah! ah! je suis votre amant! Et qu'est-ce
que ce rôle me permet en tout bien tout hon-
neur?... Je suis très curieux de le savoir, ma-
ctemois'ellB «a maîtresse?
l'hôtel du grand veneur 67


Cela vous permet de me garder, de me
défendre de mon mari qui me fait peur.
— Bon! nous nous coupons la gorge demain
et, après, vous restez au vainqueur? Est-ce ça
le programme?
—Il ne faut tuer personne. Il faut aller trou-

ver Julien et lui dire « Elle m'aime, je l'aime,


:

nous voulons vivre ensemble. Allez-vous-en


parce que la maison que nous habiterons ne
peut pas vous contenir. Elle sera déjà trop pe-
tite pour notre joie. »


Et je vous épouse à sa place?
Elle hésita, ses beaux yeux larges où na-
geaient, comme sur l'étang, le cygne blanc de
son innocence, répondirent en se fermant pen-
dant qu'elle tremblait un peu.
— Si vous voulez... à cause de mes parents
qui sont honnêtes.
Il se leva, se mit à marcher fébrilement,

bousculant les monstres chinois.



Céline, ma chère beauté, un homme de
quarante hivers ne se marie pas avec une fille
de dix-sept printemps!
Elle eut un geste de résignation.
— Qu'importe! Moi je serai ftaijours fidèle.
66 l'hôtel dl' grand veneur

Il se sentait en vilaine posture et son


gueil lui suggéraun mensonge.

C'est pourtant pour prendre la place de
votre mari que je vous vole à lui, en ce
moment. Devinez-vous où vous seriez si je
n'étais pas avec vous, mon idole blanche, beau-
coup trop pure?
Elle bras d'un
étendit le mouvement ef-
frayant de formelle volonté :

— Là! dit-elle en désignant l'eau qui dor-


caresses de la lune et semblait
linceul d'argent.
— Fichtre!
El lut, croisant les bras :

— C'est une étonnante bêle féroce, une


vierge. Je commence à en avoir la terreur sa-
lutaire.
Il marchait de long en
y eut un silence. Il

large, un peu avait pensé que ce


hésitant. Il

serait absolument semblable à la passade


d'abord prévue à la Taverne du Port. On ren-
contre une fille, non, une jeune fille, destinée
à devenir une femme comme il faut ou une
pécheresse quelconque, on s'aperçoit que le
mari déplaît et qu'on lui plaît... on tend un
l'hôtel du grand veneur 69

joli piège sous une jonchée de fleurs, puis...


c'est la même chose., le dénouement ne diffère
pas si unhomme est substitué à un autre.
— Enfin, Célinette, vous ne tenez pas énor-
mément à m'épouser. Sous ce rapport nous
nous entendrons fort bien. Seulement, il fau-
dra divorcer, s'expliquer, quand votre Julien
sera revenu à des sentiments ordinaires, et,

s'ildevine que vous conservez cette ceinture


dans laquelle vous serrez votre peignoir de
mousseline qui ressemble, sur vous, à une robe
de première communion, on lui fera difficile-
ment lâcher prise.
Elle ne comprenait pas, mais elle devenait
triste.
— Pourquoi me parlez-vous de tout ça? fit-
elle.Je ne veux pas que vous restiez si loin de
moi. J'ai toujours l'idée que vous allez rentrer
dans la glace.
Désarmé par cette candeur inouïe, il re-
lomba tendrement à ses pieds.
— Ah! Linette, c'est vous la raison et la
logique. En effet, que puis-je faire de mieux?
Vous adorer en attendant de vous aimer moins,
peut-être. Linette, je vous adore, et j'ai connu
des femmes d'Orient qui dansaient ce pas-là
70 l'hôtel du grand veneur

beaucoup moins bien que vous. Comme genre


d'aphrodisiaque, on n'a encore rien inventé de
plus fort. Voulez-vous me permettre d'embras-
ser vos pieds?
Il enleva prestement ses mules de velours

blanc et réunit ses deux pieds, gantés de soie


transparente, sous la brûlure de ses lèvres.
—Je suis dans le ravissement de vous en-
tendre et de vous voir, si ce n'est pas tout à
tait vous connaître au sens où le prétend la
.

Bible, mais c'est tellement nouveau, tellemc


stupéfiant... que j'ai de plus en plus envie
tuer Julien.
— Pourquoi chercher à faire du mal alors
qu'on est si heureux? Non. prenez mes mains
et laissez-moi mes mules, dites? Vous êtes un
monsieur bien original, et nous nous dispute-
rons souvent. Gardez-moi! Gardez-moi! Je ne
tiendrai pas beaucoup de place chez vous. Je
vous jure de ne jamais sortir. Oh! comme je
suis heureuse! C'est bon, la confiance. J
si

rêve. Ne m'embrassez pas les genoux, c'est


ridicule. Les mains... oui, là, et encore pas en
dessus. Et puis, racontez-moi Une his-
toire; ensuite, nous irons au . ce gra;
jardin qui resplendit. Ah! la glace, cette im
l'hôtel du grand veneur 71

mense glace qui le sépare de moi! J'ai telle-


ment la frayeur de voir tout s'évanouir...
Le maître de la maison s'arracha, en soupi-
rant, aux frêles mains jointes, qu'il dévorait
<!e caresses violentes, pour se diriger vers la

grande baie, l'image du parc merveilleux que


l'on croyait fausse. Il pressa sur un bouton
d'ivoire, les plafonniers s'éteignirent et la glace
descendit lentement dans le sol. Alors l'air
pur. la lumière pâle de la lune firent irrup-
tion dans le boudoir, et ce fut la nature tout
entière qui s'empara de la jeune fille. Elle
savait maintenant que son rêve prenait corps
parce que la brise nocturne venait de lui souf-
fler dans les cheveux. L'homme avait créé une
illusion d'amour, mais il ne pouvait pas lui
donner ce parc sans la suprême complicité
de la vie; or, c'était là qu'elle voulait aimer.
Elle redoutait, malgré sa confiance en lui,
la complication monstres chinois, des
des
ilcurs trop artificielles par leurs odeurs for-
cées en serre et des coussins aux mollesses
énervantes.
Elle était normalement pure, elle. Pourquoi
aurait-elle évité le grand jour ou la grande
nuit? Oh! être libre... près de lui.
72 l'hôtel du grand veneur

Et puis, vraiment... si Julien n'embrassait


pas bien, celui-là embrassait trop. Elle lui
échapperait plus facilement en se tenant de-
bout à ses côtés.

Vous voulez sortir?

Oui, me promener dans les allées du
parc avec mon chevalier, mon amoureux qui
me racontera son histoire ou une histoire. 11
parle si bien!
— Ma chère folle! Comme vous me rendez
docile. Ah! si je savais vous endormir jusqu'à
tomber pâmée de fatigue dans mes bras, je
vous raconterais... mes campagnes.
Ils descendirent un perron et il enlaça sa
taille en se penchant très près de son oreille.
— Ma pauvre amoureuse, où vas-tu, alors
que nous avons si peu de temps pour nous
aimer? Demain, il faudra nous rendre à l'évi-
dence celle de la présence de ton mari chez
:

moi. Comme tu le regretteras, ce moment de


vertige que tu diffères parce que tu ne les pres-
sens même pas! Mais non, je ne veux pas que
tu pleures... Je me
une nuit, tiens,
suis juré
r.ussi calme que celle-là, que
ne ferais ja- je
mais pleurer volontairement une femme! Cé-
line, tes yeux! Regarde-moi. Je t'aime.
L'HOTEL DU GRAND VENEUR 73

Elle le regardait, renversée sur son épaule,


et le petit ruban d'argent qui lui attachait les
cheveux prenait l'aspect d'un nimbe de lu-
mières.

Je t'aime, répondait-elle en écho. Il n'y a
rien au delà de ce paradis et je n'étais rien
avant d'y être entrée. Je ne suis pas une sa-
vante. Il y a trop de livres dans votre salor.
et trop de dieux... Ce n'est pas là que l'amour
habite. Ici... tu es le seul.
- Elle raisonne comme un vieux philoso-
phe. C'est exact. Ma chambre chinoise est une
salle de torture en comparaison de la douceur
de cette nuit limpide. Viens, nous allons nous
promener en barque. Tu verras le cygne qui
ne dort jamais. C'est un bel oiseau mécanique,
formidablement remonté quand il s'agit de
manger de la brioche.
— Et mon histoire?
— Tout à l'heure.
Il sauta dans la barque et la prit dans ses
bras en brisant, sans y faire attention, le cor-
don de boutons d'oranger qui lui servait de
ceinture.
— Mauvais présage, Linette. Voici la fleur
d'oranger qui tombe.
74 l'hôtel du grand veneur


J'en ai d'autres. Ma robe, que j'ai laissée
là-haut est garnie d'une pareille guirlande sur
le côté, mais elle est tachée par Julien. (Elle
ajouta, dans une moue.) Mon manteau aussi,
est taché. Je crois que c'est en m'approchant
de votre piège. Vous savez, la pancarte Hôtel :

du Grand-Veneur, chambres confortables...


Il éclata de rire tout en la posant sur une
banquette.
— Mon traquenard auto? N'est-ce pas,
à
c'était vraiment Chérie, prenez
ingénieux.
garde à la peinture, surtout quand c'est de
l'encre. Si tu savais comme j'ai senti battre
mon cœur lorsque les roues de la voiture ont
déclaUché l'allumage des lampes électriques..
Tù es ma proie, et je te défendrai contre toute
la législation de France, tu m'entends'.'

Le grand oiseau mécanique avait risqué sa


tète serpentine hors de son aile. Il dormait DU
taisait semblant. Mais quand il sentit la brio-
che, que le rameur sortait d'un coin secret de
cette barque, il arriva, solennel, élégant comme
un marquis poudré, avec un jabot tout gonflé
de plaisirs. Il ayait un air suffisant, un air
complice qui avouait, hélas! que lorsqu'il y
l'hôtel du grand veneur 75

avait des dames, il était bien certain de ne


pas jeûner.,
Céline, plongée dans une admiration naïve,
lui caressait le col et y touchait religieu-
sement, prenant pour un jouet magnifique;
le
mais l'oiseau, impatient, se mit à fouiller sa
robe à grands coups de bec, n'attendant même
pas qu'elle lui offrît les morceaux.
Il voulait tout, lui, et brutalement il happa

le gâteau dans le creux de la jupe. Céline


poussa un cri strident, se réfugia sur les genoux
de son ami,
— Oh la méchante bête Je ne veux plus
! !

rien lui donner.


— Il est un peu tard... car il a tout pris.
Est-ce qu'il va falloir aussi le tuer, celui-là?
murmura l'ami railleur.
Chose étrange, elle pleurait nerveusement.
— Consolez-moi en me disant votre nom,
monsieur, au lieu de vous moquer de mon
chagrin.
— Mon amour... mon cher amour! Je m'ap-
pelle lecommandant Paul de Sardree. J'ai eu
l'honneur de couler un sous-marin, et puisque
vous, aimez le.î histoires où en tue ton le 4-

monde, malgré soi, en se jetant à l'eau, je


70 i/hotel du grand veneur

choisis celle-ci pour vous endormir. (Il ramait


lentement, la tenant couchée sur ses genoux,
le bord de son peignoir effleurant l'eau, tandis
que l'oiseau insolent, l'oiseau de Léda, battait
l'air de ses ailes victorieuses.) Je passe la moi-
tié de ma vie sur la mer. J'y suis maître, après
Dieu, à mon bord, ce qui vous explique mon
dédain pour vos petites existences terriennes.
Tous mes domestiques ici sont étrangers et ne
font partie d'aucun syndicat. J'ai un boy anna-
mite qui me verrait te faire périr dans les
supplices les plus horribles qu'il ne lèverait
pas un doigt, un de ses doigts ongles longs de
chat-tigre, pour intervenir. Il n'aime pas les
femmes, lui, et je crois qu'il leur préfère
l'opium...Non, je ne suis pas du tout un être
tendre. Cependant, cette belle nuit-là, j'ai eu
la plus fâcheuse impression de la guerre qu'on
puisse en avoir quand on se fait vieux... L'eau,
cette belle nuit-là, était toute lisse, comme celle
de ce lac, une grande nappe de soie, mais qui
respirait, qui tendait, par instant, des seins
sous Pourquoi ris-tu... puisque tu pleu-
l'étoffe!
rais à causedu cygne? Oui, c'est cela! Blottis-
toi sur ma poitrine et joins tes mains sur la
tienne pour me cacher... très peu de chose, en
l'hôtel du grand veneur 77

somme. Je ne regarde pas. Je suis plus discret


qu'un oiseau... Nous marchions avec le moin-
dre bruit possible. La lune nous suivait, nous
désignait de sa clarté innocente... Oh! comme
ce soir, elle se faisait la délicate entremetteuse.
C'est beau, la nature, mais ça vous joue d'as-
yez vilains tours! Tu ne tarderas pas à t'en
apercevoir! Brusquement, il y eut un coup
sourd tout en dessous de nous. Des hommes,
courbés dans la chambre de chauffe aux offi-
ciers debout sur la passerelle, ce fut le même
frisson. Pas un cri, pas de discours. Je sais bien
que l'un de nos grands illustrés parisiens a
raconté que j'avais salué les couleurs leur fai-
sant face en proférant un retentissant : Vive
la France! D'abord nos couleurs sont en haut,
pas en face, et puis je trouve inutile de dire
à la France de vivre. On sait bien qu'elle est
immortelle, et c'est justement pour ça que
c'est fort ennuyeux de la quitter... Est-ce que
vous dormez, Céline?
— Non, monsieur Paul, je ne dors pas, je
vous aime.
— En effet, c'est une preuve. Je continue.
Nous coulions. On entendait un bruit profond
de cataractes. Les choses changeaient de place.
78 l'hôtel du grand veneur

Ainsi, quand on mit mer, on


les canots à la
s'aperçut que les poulies des palans ne fonc-
tionnaient plus parce qu'elles ne mordaient
plus les cordes qui avaient sauté. J'étais per-
sonnellement de très mauvaise humeur. Je
donnais des ordres qu'il faut donner en pareil
cas sans aucune patience. Je crois même que
j'accentuai mon langage de jurons singuliers
que j'ignorais avant ce moment pénible. Au
moins les avais-je entendus quelque part, je
ne sais où? Ce furent les canons de la tourelle
n° 2 qui en crachèrent le plus, de ces jurons
furieux. Ils commençaient à dresser leurs
gueules de grands lévriers qui vont hurler à
la mort. On les rappela lau bon sens de la
situation et les hommes, enragés, se mirent à
tirer sur Vautre. Cet imbécile, un sous-marin
long et gras comme une murène, était sorti de
l'eau pour nous voir crever après avoir lâché
sa torpille au bon endroit. J'ai dit une mu-
:

rène, tu sais, ce poisson, Célinette, qu'on en-


graissait avec des esclaves, du temps des Ro-
mains?

Non, jene sais pas, Paul, mais je vous
crois de tout mon cœur, puisque c'est vous qui
mfe le dites 1
l'hôtel du grand veneur 79

— Qu'est-ce qu'on vous apprend donc au


souvent?... Bref, ils tirèrent jusqu'au moment
où l'eau partagea tranquillement notre pauvre
navire en deux, un joli cuirassé si propre qui
avait toujours l'aspect d'une salle de danse...
Alors, j'eus la sensation pénible de ne plus
commander qu'un morceau de navire et d'être
Ça s'enfonçait peu à peu avec, tout
ridicule.
autour de nous des explosions m'envoyant
tous leurs crachats à la figure, quelque-
fois des odeurs chaudes effrayantes. Cela sen-
tait les entrailles de notre navire, si propre;
mais quand on crève, des entrailles, ça n'est
jamais si pur que ça. La mort, Linette, c'est
comme l'amour... il convient de ne pas y
regarder de trop près. L'eau m'arrivait à la
cheville; j'avais le droit de sauter, mais je vis
dans un des canots qui s'efforçaient de fuir
les remous tourbillonnants une chose éton-
nante qui m'enleva le peu de sang-froid qui
me restait. Il faut être marin pour comprendre
ça! // y avait une femme à bord. Une femme
toute nue, et jeune... Comment était-ce pos-
sible? Ça, je n'en savais rien, naturellement
Ça me coupa net toute envie de sauter pour
ïefs î-Bjoindre. Ils étai«nt astetez chargés", Ifes piu-
80 l'hôtel du grand veneur

vres gens! Je crus que j'étais halluciné... Mais


je l'ai vue... comme je te vois. Une femme à
bord d'un navire de guerre!... Elle criait af-
freusement, blessée ou ébouillantée sans doute
et se tordait les bras. Ses cheveux ruisselaient
sous la lune en torrents d'or, et elle avait une
poitrine splendide!...
Le canot se mit à tourner, aspiré par les
remous, telle une toupie. Les hommes ne lut-
taient plus. J'en vis un qui prit la femme par
les cheveux au moment où tout sombrait pêle-
mêle... Puis je me sentis couler à mon tour.
Ce fut alors que je songeai à nager pour aller
chercher la femme. Pour moi il n'y avait plus
qu'elle au monde et, quoi! c'était stupide, il

aurait fallu la faire passer en jugement, avec


ton ami, plus tard.
Le sous-marin, touché enfin, éclata comme
une grenade et nous aspergea de pétrole; puis
ce fut le calme sous la lune radieuse. Je m'éta-
lai sur le dos sans recommander mon âme à
Dieu... parce que j'ai la conviction qu'elle
n'est pas recommandable. La mer sentait
Fhuile minérale à vous tourner l'estomac, et
les secours nous parvinrent, appelés par notre
dernier sans-fil, juste au soleil levant.
l'hôtel du grand veneur

Célinette... est-ce que vous dormez? Moi,


j'ai fini.

— La femme aux cheveux d'or qui criait,


murmura Céline soulevée de curiosité et de
jalousie, était-elle bien morte?
— Heureusement pour elle et pour nous
tous, lapauvre gamine ayant suivi un amant
jusque dans nos soutes!
— Est-ce qu'elle était plus jolie que moi?
Ils se turent, les yeux dans les yeux. La bar-

que se balançait mollement, très loin du châ-


teau, de YHôtel du Grand Veneur, au milieu
d'une ombre légère secouée sur eux, en coups
d'éventail de plumes par les tamaris.
— Ah! Céline, gronda Paul de Sardres per-
dant patience, je n'en sais rien. Il faudrait,
pour juger cet autre cas de revision, que les
deux modèles à comparer fussent dans le
même costume.
— Paul, mon
cher amour, je suis alors très
heureuse, parce que vous n'aurez jamais la
preuve de mon infériorité puisque vous ne
serez jamais mon mari. Un mari a le droit
d'exiger que sa femme aille en peau le soir
au bal ou au théâtre; maman me tourmentait
6
82 l'hôtel du grand veneur

souvent avec ce détail-là, et comme je n'ai pî

beaucoup de poitrine...
— Pourquoi un mari aurait-il droit à ui
preuve que moi, l'amoureux ou l'amant, je
dois pas avoir?
— Pourquoi n'avez-vous pas sauté dans h
canot de sauvetage, quand vous pouviez le
faire, avant de tomber à l'eau?
— Parce que... Ah! tu m'ennuies, petite
Française !

Il la coucha au fond de la barque, sur un

manteau, son manteau de marin des jours de*


:

pluie, et il se mit à la bercer en se balançant


d'un bord sur l'autre. Elle essaya de réagir,
1

recouvrit chastement ses pieds de son peignoir,


puis elle joignit les mains sur son cœur, gagnée
par sommeil.
le
— Paul Monsieur Paul de Sardres, voulez-
!

vous me jurer que vous ne me ferez pas pleu-j


rer... volontairement, que vous me ramènerez]
dans ma belle chambre bleue, qui sera la
mienne, rien qu'à moi? Je voudrais tant être.
âiràéë... Je vous suivrai dans vos voyages, vous
entendez, jusqu'au fond des soutes... mais pas
toute nue, non, pas toute nue. Ah! ne me ber-
étti pas comme ça. .le navirp s'enfonc
L'HOTEL DU GRAND VENEUR 83

plonge dans la mer... Paul, j'ai confiance en


toi...

Elle s'endormait, car de minuit


il était près
et, depuis deux une
jours, elle n'avait pas pris
minute de repos. Elle s'endormait dans sa séré-
nité d'amoureuse, dans son ignorance de
vierge. L'amour est un jeu d'enfant.
— Quelle étrange fille, songeait l'homme,
penché sur elle. Je suis plus bouleversé par
sa confiance ingénue que par son caprice. Que.
devenir? Me voici arrivé devant le crime. Son
mari dort également, de son côté... Ils sont
innocents tous les deux. Quel est le bourgeois
correct, mais inexpérimenté, qui ne s'est pas
grisé le soir de ses noces? Il n'y a que nous,
les carnassiers d'amour, qui sachions manger
sans boire... parce que nous avons toujours
faim! Demain?... Des pleurs, des injures, pro-
bablement des scènes de famille grotesques.
11 faudrait l'épouser, m'enchaîner. C'est à en
devenir fou! eu la meilleure part, cela
J'ai
j'en suis n'aimera plus jamais
certain. Elle
ainsi. Il existe très peu de vraie jeune fille,
de femme innocente, et si on pouvait saisir
l'heure exquise de la transition, être l'élu de
g« moment divin où les sens n'osent pas
84 l'hôtel du grand veneur

s'éveiller en présence de l'éblouissement de


l'amour, du réel coup de foudre... Il doit y
avoir là des secondes qui sont l'équivalent des
plus brisantes voluptés. Or, la femme n'est
jamais absolument satisfaite, il lui faut l'idée
d'éternité pour consentir certains dons d'elle-
même. Cette petite fille voit clair. Elle a peut-
être besoin de chasteté pour y voir comme ça!
Monter aussi haut qu'elle? Très difficile. Ah!
son indignation pour le geste du cygne! Et
cette pudeur qui ne se dément pas, cette rete-
nue malgré le plaisir déjà deviné! Comme elle
a l'éducation du sens noble des sens... et où
va-t-on la précipiter? De quelle hauteur, dans
quel abîme? Allons... à la grâce de Satan!
Avec des précautions de nourrice, l'officier
de marine qui avait sombré sur Un vaisseau
de guerre en même temps qu'il coulait son
ennemi, ramena la barque enchantée, le ber-
ceau de l'amour sommeillant, au rivage. Abor-
dant sur les marches de l'escalier, il se re-
trouva dans l'ombre, car la lune avait tourné
derrière le toit du château. Il saisit la jeune
fille très habilement, comme on emporte un

enfant dont on craint les résistances. Il tra-


versa la pelouse, remonta le perron, passa le
l'hôtel du grand veneur 85

seuil du salon chinois... Durant sa course, les


bras très blancs, dont les manches légères et
larges s'envolaient sous la brise, traînaient le
long des arbustes, les effleurant avec un aspect
d'ailes brisées... Une nuit d'amour si calme
avait-elle donc suffi pour les abattre?...
— Monsieur! Mon commandant! Le prison-
nier a fait du tapage. pas encore assez
Il n'était
gris, puisqu'il s'est réveillé en demandant du
marc de la Cloche. Nous n'avons pas de cette
liqueur ici. Si tu permettais, mon comman-
dant, on pourrait lui donner une bonne dose
de pavot. Ni vu ni connu, il ne se souviendra
de rien.
Paul de Sardres recula, semblant frappé au
visage par le son de cette voix, respectueuse-
ment canaille.
— Non, fît-il, les traits crispés dans une hor-
rible perplexité. Je te le défends!
— Alors, quoi ? Mon commandant vou-
drait-il lui rendre sa femme ? C'est qu'il y
pense, après son marc de la Cloche.
Dans l'ombre du salon chinois où brillait
seulement le brûle-parfum aux braises rou-
ges, le serviteur, sournois et reptilien, portant
la livrée du valet de chambre de bonne mai-
80 l'iiotel do grand veneur

son, très sobre, mais bien coupée, avait toute


la tournure d'une vieille artiste en travesti.
— Non, Phi-Lu, non. Ne me torture pas avec
tes questions idiotes. Regarde-la!... Elle dort
et elle est pure comme le diamant. Plus blan-
che encore que les perles, car la perle change
de nuances au contact de la peau humaine.
Or, mes baisers n'ont encore rien changé en
elle. Celle-là, c'est une petite bourgeoise fran-

çaise de la meilleure des races, c'est un trésor


inestimable. C'est cela qu'il faudrait pour faire
des enfants à mon pays! ,

Humblement, sans apparente hypocrisie, le


valet de chambre mit un genou en terre et
baisa pieusement le bas de la robe de mousse-
line.
— C'est donc notre future maîtresse? Gloire
à elle !

— Ah! Va-t'en! Laisse-moi. Elle va dormir


là sur ces coussins et je vais fumer en la con-
templant le reste de la nuit. Je n'y toucherai
plus. J'en suis fou. Elle m'a ensorcelé.
— Et demain, monsieur? Quels sont les or-
dres pour demain?
— Je te dis de t'en aller, Phi-Lu! On ne se
marie pas à mon âge... Mon congé fini, je dois
l'hôtel du grand veneur 87

repartir. Pour où? L'abandonner, moi, jaloux


à en perdre la notion de la vraisemblance? Tu
ne le voudrais pas, toi, l'entremetteur par ex-
cellence?
Il était penché sur elle, qu'il avait enfouie
dans les coussins, et il la contemplait, les
yeux durs, flambant d'une mauvaise ardeur.
— Chérie! Eveillez-vous donc! N'ayez donc
pas cette divine confiance de l'enfant chez son
père. Suis-je donc si vieux déjà que vous
n'ayez pas pu gagner la fièvre à ma fièvre?
Du fond de son sommeil, la petite répondit
par une plainte à peine formulée, une vague
phrase qui témoignait de sa conscience d'hon-
i.cte créature trop sincèrement heureuse pour

désirer le malheur d'autrui.


— Julien! Oh! Paul, monsieur Paul de Sar-
dres, ne le tuez pas. Mes parents me maudi-
raient...
Mais elle n'ouvrit même pas les yeux, telle-
ment ils étaient loin de toute vérité.
Paul de Sardres se redressa, farouchement
résolu, sa bouche mordue à pleines dents pour
retenir le baiser prêt à descendre.
— Phi-Lu 1

— Monsieur... Maître...
88 l'iiotel du grand veneur

— Viens. Suis-moi. Esi-ce qu'il y a de la


lumière, chez lui?
— Non. J'ai tourné les commutateurs, et il

ne sait pas où ils sont.


L'officier, chargé de la jeune fille qu'il avait
reprisedoucement dans ses bras, et le valet
de chambre, dirigeant le rayon d'une lampe
de poche sur les murs, traversèrent la salle
aux trophées de chasse. Arrivés devant la
porte d'un appartement du rez-de-chaussée,
Paul de Sardres murmura, la voix sourde :


Ouvre, sans prévenir.
L'Annamite chercha une clef dans sa poche,
ouvrit, s'effaça, plié en deux pour dissimuler
le rire ignoble de sa tête jaune aux paupières
bridées.
A tâtons, l'officier posa Céline sur un lit
d'où montait la forte respiration d'un homme
qui dormait d'un sommeil pénible, et il se
retira...

Tu agiras, demain, de façon à ce que ces
jeunes gens sortent de YHôtel du Grand Veneur
comme ils y sont entrés. Que tout se passe
correctement. Mais tu remettras l'argent que
lemari te donnera dans le sac à main de la
femme. Et si elle me demande, tu feras celui
l'hôtel du grand veneur 8!j

qui ne comprend rien... D'ailleurs, elle n'osera


pas demander à me revoir.
Ils refermèrent la chambre nuptiale sur le

possible.
Puis, Paul de Sardres, le pas lent, les épaules
voûtées, s' arrêtant parfois comme s'il empor-
tait,maintenant, un fardeau bien autrement
lourd que le corps d'une jeune fille endormie,
revint dans le salon chinois.
Il s'efïondra sur les coussins qui conser-
vaient la forme de l'amoureuse.
— Maître, voulez-vous fumer ? interrogea
respectueusement Phi-Lu n'ayant plus envie
de rire.
— Non. Va-t'en! Laisse-moi! Je veux pleu-
rer... parce que je veux connaître aussi cette
volupté-là! Suis-je le maître, oui ou non?...
Et il éclata en sanglots.

5 Décembre 1920.
LA MAISON VIERGE
A Madame et à Monsieur de Homem Christo
La Maison Vierge

Au tournant du fleuve on aperçut une mai-


son et laduchesse Lionnelle de Montjoie se
leva pour de sa voix brève
dire, :

— Arrêtez-vous. Je la reconnais. C'est ici.


Les rames tombèrent.
Les trois hommes qui menaient la barque,
examinèrent le paysage en formulant de sages
réflexions, car un acte décisif les rendait pres-
que toujours hésitants. C'étaient des gens rai-
sonnables.
-^ Ici? Mais quel désert, duchesse, vous n'y
pensez pas? murmura le poète.
'— Un joli endroit, déclara le médecin, pour
sanatorium humide.
— Ça, s'écria l'intendant d'un ton navré,
c'est une bicoque en. papier qu'on va nous louer
96 LA MAISON VIERGE

au prix du marbre, le point de vue se payant à


part. Une ruineuse fantaisie, chère madame!
— La mienne! répondit la duchesse Lion-
nelle de Montjoie, dont la voix se fit plus
sourde, comme chaque fois qu'elle ordonnait.
Les hommes se turent, se croisant les bras
d'un même mouvement philosophique.
La barque glissait, dérivait, du côté de la
maison. Elle allait au fil de l'eau comme attirée
par un aimant et elle semblait bien connaître
le chemin. Quand elle s'arrêta, présentant sa
proue au talus de la berge, on n'avait plus
cru'à descendre.
La duchesse Lionnelle contemplait, immo-
bile, perdue dans un rêve. Elle tenait ses mains
crispées sur sa poitrine parce que son cœur
devait battre... si elle en possédait un.
— Lorsque je suis venue la première fois,
dit-elle ne s'adressant à personne, il faisait
un temps horrible. De la pluie, des torrents de
pluie, une sauvage averse baignait toutes les
plaines en face et, sur le coteau, derrière cette
maison, les arbres se dressaient menaçants
comme des fantômes. Les rochers de ces fa-
laises exhibaient leurs crevasses nues, gluantes,
sons les fins squelettes des ronces, Je me trou-
LA MAISON VIERGE 97

vais avec je ne sais plus qui... j'ai oublié le but


de mon voyage, mais je me rappelle ma vision.
La bateau de ce moment-là, un petit vapeur de
plaisance, ne pouvait pas s'arrêter là, sans port.
Il n'y avait là que cette maison inhospitalière
où pendait le lamentable écriteau A vendre.:

Ah! la triste maison grise, morne, au milieu


de ce déluge! Je me sentis tout de suite son
amie. Son toit avait l'air d'un chapeau de pau-
vresse bousculé par les rafales et les cheveux
d'un lierre lui tombaient dans les yeux, des
yeux mi-clos de volets mal joints. Elle ne pou-
vait guère apercevoir la vie de l'eau rapide
qui passait à ses pieds en les mordant tous les
jours un peu. Si elle tenait bon, là, dans ce
désert, c'est qu'elle avait une raison d'y rester
seule. Elle ne me donnait pas l'idée de la
demeure; plutôt la sensation de celle qui at-
tend quelqu'un. J'aurais voulu lui jeter la per-
mission de s'en aller, puisque je l'avais recon-
nue... comme une parente. Est-ce que je n'at-
tends pas toujours, moi, un hôte qui ne vient
jamais? Vraiment, je l'ai crue plus malade que
moi à la regarder s'effacer dans le lointain
rayée par les paraphes de l'averse. Elle était
noire, sale, sans un mur ni une grille pour la
7
98 LA MAISON VIERGE

défendre, et se biotissajt au bord de sa route


défoncée en misérable mendiante qui appelle
la cbarité des hommes du haut d'un écrileau
d'aveugle! Je pense qu'elle me cachait son
jeu. La voici pure et fraîche, des bouquets de
mariée au corsage, et elle s'est fardée de ver-
pâle comme devenue trop blanche sous l'ar-
dente lumière d'un bon plaisir nouveau. Elle
nous attend, messieurs, je vous en prie, lais-
sez-moi descendre. C'est ici chez moi!
La duchesse Lionnelle sauta sur la rive et la
barque, délestée, eut une brusque révolte. Elle
emporta les trois hommes, dirigeant sa proue
opposée. Ce devait être une vieille
la rive
barque entêtée douée d'instinct.
Ces messieurs paraissaient de très main,
l.umeur. Ils avaient écouté le monologue de

leur compagne en serpents écoutant un chant


de flûte et ils auraient volontiers ajout-
sifflement ironique.
— Pourvu que cette barque ne fasse pas
d'eau, soupira le poète. Il ne nous manque
plus qu'une petite pastorale pour nous couler
h fond. Peut-on boire et manger ici? Où sont
les restaurants? On se croirait à vingt mille
lieues de Paris,
LA MAISON VIERPE 99

— J'ai ouï dire que les grappes d'acacia


fournissaient un dessert délicieux, grommela
le médecin. Nous allons désormais nous mettre
au régime des beignets d'acacia! Que de fleurs!
Trop de fleurs...

Le grave intendant cligna de l'œil :

— Le caprice ne durera p'S, car il faudrait


une voiture. Son auto est en réparation... et
elle a horreur de marcher. (Nous ne le savons
que trop.) Or, il est vraiment odieux, ce che-
min de halage!
Et il leur désignait, sur la roule, suivant le
cours du fleuve, la belle Seine paresseuse, de
profondes ornières, des convulsions de terrain
imitant les résultats d'éruptions volcaniques.
— En attendant le dîner, conclut le poète,
nous naviguons en plein pittoresque. C'est
charmant, mais j'ai faim.
Tl bâilla comme un chien nerveux.

La duchesse Lionnelle s'avançait vers qe.tte


maison déserte, cherchai la corde çj'unp flo-
che. Il n'y avait point de cloche. Elie §a\ '.

li

.aux d'ims porte vitrée ^a^^ vitre cl ap-


puya son front contre du fer, ç§ pj lui rg$
flit légèrçmsnt le çsrviifu..
100 LA MAISON VIERGE

La demeure de son rêve était une petite


villa aux fenêtres ingénues grandes ouvertes
sur le vide. Elle s'ornait d'un balcon minus-
cule et d'une toiture genre chalet. Ses jardins,
si on pouvait appeler ces fouillis de plantes

libres : des jardins, s'ébouriffaient autour


d'elle comme des favoris d'angora. Les uns
montaient à pic, se dénudant jusqu'à l'os du
roc, les autres se creusaient en rigoles pour re-
cueillir l'eau du ciel. Une terrasse occupait un
fond de décor dentelant les incultes verdures
d'une balustrade puérilement italienne. Et les
gros rochers noirâtres, à ventre de monstres
écailleux, surplombaient de droite et de gau-
che la chétive bâtisse, l'air très important, res-
pectables ancêtres de l'habitation moderne,
ayant toute la tournure de parents protecteurs
dont le poids deviendrait cependant insuppor-
table s'il vous basculait sur les épaules.
Deux bosquets d'acacias s'efforçaient, de
chaque bout, d'en masquer la sombre mine et
de dérober leurs cavernes par une profusion
de guirlandes virginales répandant une odeur
exquise, une odeur blonde comme celle des
chevelures d'enfant que la lune de miel dé-
noue. Des grillages minces, qu'on ne voyait
LA MAISON VIERGE 101

pas tout de suite, fermaient la propriété, au


besoin devaient la défendre vis-à-vis de l'en-
vahisseur et leurs délicats réseaux figuraient
assez bien une écharpe de tulle à la taille
d'une femme. Ce n'était pas suffisant mais
d'une jolie grâce impertinente. Décidément la
maison se moquait du monde!
— Je suis déjà trop indifférente pour venir
ici, murmura la duchesse de Montjoie qui sa-
vait apprécier une situation dès qu'elle se
trouvait loin de sa cour.
Au balcon pendait, de travers, l'écriteau ma-
gique : à vendre on à louer.
— On serait tranquille. Et, pourtant, on di-
raitun piège!
La princesse fit le tour de la villa, en pas-
sant par un petit bois. Elle n'y rencontra pas
le jardinier, ni le propriétaire, seulement elle
ramassa librement des violettes aperçut un
et
lézard qui lui tirait la langue. Cela lui causa
un étrange plaisir mêlé de terreur. La maison
était bel et bien une abandonnée, comme quel-
qu'un enfin décidé à un mauvais coup; elle
méditait, au coin de la broussaille, prête à of-
frir ses fleurs... les armes à la main.
La duchesse Lionnelle s'assit tristement
LA MAISON VIERGE

dans une chaise de roc. De là, elle voyait la


l'arque malicieuse qui virait au gré des cou-
rants, promenant les trois hommes très las de
ramer, se reposant en songeant à leur dîner,
de plus en plus problématique.
— Ils ont déjà faim! Les hommes ont tou-

jours faim. Que c'est contrariant... le dîner


a heure fixe!... Moi je n'ai jamais faim mais je
mangerais volontiers à n'importe quelle heure.
Ce sont de braves Osens. Ils méritent vraiment
mieux... que ce que je peux leur donner. Et
je voudrais offrir la dernière brioche de mon
cœur à un quatrième larron que je ne connaî-
trais pas du tout.
Elle se mit à sourire d'un sourire enfantin
qui éclaira un peu son masque dur.
La duchesse Lionnelle de Montjoie était une
créature d'une étrange complication et fort
simple. Elle semblait encore jeune car elle se
passionnait inutilement, à propos de rien, pour
une une plante, un caillou. La campagne
bête,
dans un vertige dont elle ne re-
la précipitait
montait que pour déclamer certaines tirades
qui charmaient ses meilleurs amis sans qu'ils
en comprissent bien la portée réelle. A Paris,
au milieu d'un salon ou dans les rues, elle
LA MAISON VIERGE 103

avait de brusques révoltes, évaporant une co-


lère factice que les personnes sensées pre-
naient pour les accès d'une fièvre héréditaire.
Le bruit courait qu'elle buvait des élixirs mys-
térieux. On ne lui avait jamais vu boire quoi
que ce fût de suspect, d'ailleurs. On lui attri-
buait une origine slave mais elle était, au con-
traire, du midi de la France, d'une famille de
îiches gardians de taureaux; elle venait des
ferrades qui fournissent les meilleurs jouteurs
;;ux arènes espagnoles.
La duchesse Lionnelle de Mont joie s'appelait
ainsi parce que son mari s'appelait ainsi, rien
de plus, rien de moins. Et il l'avait sacrée prin-
cesse bien authentique en se séparant d'elle
trois mois après leur mariage. Pourquoi? Cela
s'était accompli sans scandale. Le Monsieur
s'était retiré, avec autant de noblesse qu'il
était venu, dans cette famille de dompteur,
certainement aussi noble que la sienne, mais
plus farouche. Il avait eu toutes les peines du
monde à faire accepter un douaire que les
parents de la mariée voulurent doubler, de
leur côté, afin que leur fille fût assurée de ne
pas tout tenir de... l'acheteur. Puis il était
parti en mission diplomatique. De toutes les
104 LA MAISON VIERGE

cours d'Europe, il écrivait à son notaire pour


chercher à savoir si Mme Lionnelle, dont il

suivait la viemondaine par les chroniques du


Tout Paris, ne voulait point lui revenir.
Lionnelle, quon appelait Lion, dans l'inti-

mité, était d'un caractère essentiellement libre.


Elle avait le teint bistré des gitanes, des yeux
d'un bleu d'étang et les cheveux courts, un
peu ondulés. Elle était de taille moyenne,
comme ramassée sur elle-même, prête à la
détente du bond qui absolument re-
la faisait
doutable pour ceux qui ne la comprenaient
point. Ou il fallait se fâcher ou il fallait plier.
On l'aurait volontiers battue dans tous les cas.
Son exotisme bien français lui avait acquis;
une réputation détestable d'étrangère origi-
nale, probablement dangereuse. Etait-ce
l'aventurière, était-ce la névrosée ? Le point
noir de cette bizarre existence grossissait au
fur et à mesure que sa fortune diminuait, ou
qu'elle paraissait fondre, car la duchesse de
Montjoie gardait une maison, un train, qu'elle
ne se souciait même pas de soutenir. Pour ne
pas répondre aux lettres de change de son
mari, la duchesse Lionnelle s'était offert un
intendant. Selon la propre expression de ce
LA MAISON VIERGE 105

grave fonctionnaire il intendait mal. Ancien


:

professeur de mathématiques, connaissant le


sanscrit et les belles lettres chinoises, ce mon-
sieur de quarante ans promenait son impor-
tance dans les milieux cosmopolites où fré-
quentait Mme de Montjoie. Ils se virent, se
plurent, par les contrastes, et se prouvèrent
leur amitié subite en d'identiques violences,
mais le professeur ayant parlé d'épousailles,
la duchesse haussa les épaules, son teint brun
se rembrunit, elle se déclara insultée puis le
renvoya brutalement à ses mathématiques. Ce
n'était point avec Mme Lionnelle de Montjoie
que deux et deux pouvaient réaliser un quatre
de convenance. Jacques Moriel, professeur
sans profession, très vexé, lui montra ses chif-
fres ainsi qu'on montre le fouet à une ga-
mine :

— J'ai quarante ans, Vous en avez


lui dit-il.
au moins trente-cinq et si vous ne vous rema-
riez pas un jour prochain, vous ferez des bê-
tises. Cette situation de mariée sans mari est

fort inquiétante. Il n'y a pas de voyage si long


dont un époux ne puisse revenir à l'impro-
viste; le devoir de mon amour est de veiller
sur vous... De plus, d'urgentes réformes s'im-
105 LA MAISON VIERGE

posent dans votre intérieur à cause de vos


nombreuses dettes.
— Le devoir de votre amour serait de me
plaire, lui répondit l'ombrageuse fille des gar-
dians catnùrguais, et ne me plaisant plus, vous
m'êtes inutile.
Lionnelle ne savait pas compter. Elle ne
portait sur elle ni ses cartes couronnées ni sa
bourse trouée. Elle avait des dettes parce
qu'elle achetait, selon le caprice de l'heure,
des choses dont le besoin ne se faisait pas
sentir et commandait des robes qu'elle ne met-
lait pas. A partir du jour où il lui fut prouvé
qu'elle dépassait la mesure, de
elle résolut
supprimer complètement les jupes et ne vou-
lut plus endosser que des manteaux. Jacques
Moriei se sentit ému jusqu'aux larmes car
cette femme lui semblait d'une naïveté sau-
vage. Comment irait-elle sans robe, avec une
simple combinaison sous un manteau, si
luxueux fût-il? Il lui parut évident que Lion-
nelle s'amendait. Il lui prêta un petit capital,
amassé dans le professorat, que la duchesse ne
lui rendit point, ayant déjà tout abandonné de
son capital personnel entre ses mains habiles
aux jongleries chinoises. Jacques Moriei se vit
LA MAISON VIERGE 107

donc obligé de continuer à dîner chez elle pour


ne pas tout perdre, femme et argent.
Il espérait toujours finir honorablement ce

rêve libertin par le réveil du mariage. Dans la


vie quotidienne, le désir des grandes situations
romanesques tient moins de place que les pe-
tites exploitations domestiques. Tel qui n'a pas
l'envergure d'une sérieuse culpabilité se laisse
aller à respirer volontiers le parfum du crime
des autres et cette diablesse de duchesse
brune, à la fois jolie et laide, vieille et jeune,
fruit mûr ou vénéneux, conservait pour le pro-
fesseur désembourgeoisé le piment d'une
bonne fortune inavouable. Il resta... l'inten-
dant.
En courant dans les villes d'eau, les plages
et palaces à la recherche de sensations
les
neuves ou d'un coin propice aux réformes de
son budget, la duchesse rencontra un médecin.
Celui-là était plus jeune que le premier soupi-
rant, plus ignorant, plus snob et très fat. Lion-
nelle se moqua de lui quand il lui offrit de
s'attacher à sa noble personne.
—Par où ? lui demanda-t-elle tranquille-
ment.
Révolté de tant de cmisme, le docteur Paul
108 LA MAISON VIERGE

Jousselin lui dévoila qu'il adorait une jeune


beauté de la colonie américaine et qu'il avait
escompté la protection de la duchesse po in-
tenter le riche établissement. Il disait ainsi
discrètement l'ignominie de son âme. Le mer-
veilleux de l'aventure c'est qu'il dut inventer
de toutes pièces l'objet de sa flamme dont le
portrait imaginaire répondit à s'y méprendre
aux photographies d'une jeune fille que con-
naissait en effet Mme de Montjoie. Bon gré,
mal gré, ledocteur Jousselin présenté, cha-
peronné, chauffé à blanc, fit sa cour et fut re-
fusé parce qu'il n'avait pas de clientèle.
— Pourquoi mentiez- vous? questionna Lion-
nelle fort étonnée d'une pareille découverte.
— J'ai menti bien davantage... puisque c'est
vous que j'aimais!
De désespoir, l'amoureux par persuasion es-
saya de la passion véritable. Un soir, il aus-
culta sa princière protectrice.
— Elle est tuberculeuse au dernier degré,
prétendait l'amoureux numéro un, qui aurait
bien voulu éloigner le numéro deux.
Ce soir-là, Lionnelle consentit à poser son
manteau gris poussière. On descendait d'auto
dans un hôtel de province et elle lui apparut,
LA MAISON VIERGE 109

aux lueurs astrales d'une veilleuse de couvent,


simplement nue sous une chemise transpa-
rente, une chemise de cette mousseline
d'Orient qu'on appelle, selon la métaphore
turque de la lune tissée. Paul Jousselin eut un
:

éblouissement. Il avait devant lui une autre


jeune fille, pas du tout américaine, une jeune
fille... à la Marcel Prévost, et en glissant aux

genoux de cette singulière fiancée, il s'aperçut


qu'elle était chaussée de mules de velours noir
brodées de vrais diamants.
— Pourquoi mettez-vous des diamants à vos
pieds? interrogea-t-il, saisi de vertige.
— C'est parce que je suis pauvre! répliqua
la duchesse.
Ils parlèrent d'autres choses, mais le docteur,

au cours de la conversation presque crimi-


nelle, devina qu'il avait perdu la partie. Ce
soir de lueurs astrales fut l'unique soir. Et
dans quelle ville? Il ne pouvait même plus se
rappeler... Cette femme ne se montrait tout
entière que pour dessiller les yeux des sots,
mais elle ne tenait pas à leur estime. Ensuite,
ayant condescendu à se faire admirer d'assez
près, revenait pudiquement aux cache-
elle
fortune cendre et poussière de la pénitence.
110 U\ RAISON VIERGE

Oubliait-elle ou remplaçait-elle?
Le médecin sans clientèle demeura le fidèle
commensal afin de soignpr, le hasard aidant,
un retour possible de l'accès.
Dissimulant le dépit qu'il éprouvaft en pré-
sence de l'autre, l'intendant, il finit par s'ac-
corder avec lui pour blâmer très sévèrement
les prodigalités (sous le manteau) de leur prin-
cesse. Ils étaient de la maison, appointés ou
non, leur couvert était mis, cependant ils sen-
taient toute leur infériorité vis-à-vis de quel-
qu'un qui n'était peut-être pas encore venu.
Quant au poète Stephen-Eros, la duchesse
J-ionnelle le ramena, une nuit, très ivre, d'un
cabaret de Montmartre.
— Voici, dit-elle aux deux autres, un petit
enfant qui est gris parce qu'il a bu sans avoir
mangé. Je m'en suis douté aux matières clai-
res qu'il a vomi sur mes fourrures on aurait :

dit qu'il rendait de la lumière! Une indiges-


lion de rayon d'étoiles! Il faut le soigner, doc-
teur. Et vous, mon
cher intendant, glissez-lui
<!e [argent dans ses pocb.es. Ce sera plus con-

venable- que si je le faisais moi-même. D'ail-


leurs, comme il est ls plus jeune, vop Iu,j £§-
LA MAISON VIERGE Jll

Les deux autres eurent un geste d'horreur.


Ils empoignèrent le misérable gamin et allè-

rent le précipiter dans les cuisines. Le lende-


main matin ils le retrouvèrent pleurant sur
des oignons qu'il épluchait pour les manger
crus. Cela les attendrit. Ils se mirent à gour-
mander la bonne, Charlotte, et on trempa en-
semble une réconfortante soupe de lendemain
de noce le beurre onctueux de la promiscuité,
:

les oignons des tendresses factices, un clou de


girofle en souvenir d'un parfum d'œillet et un
f:!et de vinaigre, ou d'ironie, sur les inconve-

nances de la femme fatale qui séduisait en


pure perte pour elle et pour eux!
— Comment s'appelle-t-elle? demanda Sle-
j'hen roulant des yeux égarés. Je suis monté
dans sa voiture sans savoir qui m'enlevait!
— C'est la duchesse de Montjoie? fit laconi-
quement l'intendant.
— ...Et Saint-Denis ? soupira l'enfant en-
core un peu trouble.
— Mais que font-ils donc tous aux offices?
demandait de son côté la duchés- Llonnelle,.
sortant du bain,

Wadsnir, répliqua Phsrtottc, ils «cm! en


112 LA MAISON VIERGE

train de me souffler ma place, ou de rempla-


cer votre chef!
— Au songea naïvement la dame, ce
fait,

serait une sérieuse économie. Je ne tiens pas


£,u service des femelles.
Et elle ajouta, plus haut :

— Ma fille, combien vous dois-je ce mois-ci?


— Trois mois... et cinq pour l'avant-der-
nier, déclara la fille sans sourire.
— C'est étonnant comme les mois augmen-
tent, murmura la duchesse prise de court. Vous
passerez chez l'intendant. Moi j'ai résolu de ne
plus m'occuper d'argent parce que je ne sais
pas compter.
Ce fabuleux ménage, où le service de tant
de valets n'arrivait pas à contenter une seule
maîtresse, marchait, cependant, avec une stu-
péfiante régularité. Personne n'ayant avoué,
personne n'était jaloux. La duchesse ne pou-
vait pas plus lâcher ses amis qu'ils ne dési-
raient quitter sa maison. On vivait tour à tour
dans un grand appartement, rue de Rome,
dont les entrées et les sorties étaient propice^
aux visites nocturnes comme aux départs mati-
nals, ou dans les endroits réputés pour leur
gaîté mondaine : Nice, Monte-Carlo, des pla-
LA MAISON VIERGE 113

ges normandes sinon anglaises. Sous la sinistre


poigne de l'habitude, un intérieur se formait,
presque familial.
Pour la couronne... fermée de leur princesse
aucun de ses trois hommes n'aurait montré
son ambition secrète devenir le maître en
:

titre. Ils ne s'entendaient même que sur un

point protéger, à leur manière, la maîtresse


:

de la maison tout en disant pis que pendre


de ses incartades.
— C'est une malade, une névrosée, cher-
chant toujours midi à quatorze heures! affir-
mait Paul Jousselin.
— Elle est folle! s'exclamait le jeune poète
très positif, lui, depuis qu'il avait entrevu le
moyen un livre de critique. (Les poètes
d'éditer
lie notre époque ayant l'habitude de fonder

Une école avant de rimer le moindre sonnet.)


— Elle nous mettra sur la paille! ajoutait
Jacques Moriel. Ses rentes viennent d'on ne
sait où. Je n'ai jamais pu lui faire dire quelle
est au juste sa situation vis-à-vis de son duc.
Nî. de Montjoic est double, sur l'armoriai. Il y

en a un de cinquante ans et un autre de trente-


huit. Lequel?... Est-elle divorcée? En ce cas,
111 LA HAISON MEKGE
. v,

sa fortune serait un don de la main à la main...


et le capital...
A ce mot de capital, chacun hochait la tète
d'un air dubitatif.
...Mais ils dînaient ensemble trois fois par
semaine, avaient chacun le lit de l'amitié chez
leur capricieuse camarade, se croyaient vague-
ment des parents qui descendent au domicile
crime cousine parisienne excentrique, des pa-
rents pauvres, pour lui apporter le brin de la-
vande de la considération provinciale.
Jacques Moriel était né rue Jacob.
Paul Jousselin, rue de Provence.
Et Stephen. pseudonyme Eros, sortait d'un
ruisseau de la Butte.
Seule, de son espèce, leur princesse de lé-
gende venait de si loin qu'elle ne pouvait pas
être Française, quoique très Parisienne.
îls n'étaient pas heureux de leur position
louche, car on n'est jamais absolument heu-
reux de vivre au jour le jour. Cependant, ils
n'avaient pas plutôt réintégré leur domicile
légal, l'un sa mansarde sous les toite, l'autre
son cabinet de consultation sans aucun con-
sultant, et le troisième sa chambre chez sa
mère, qu'ils se sentaient pris de remords.
LA MAISON VIERGE 115

s'imaginant qu'ils abandonnaient une malheu-


reuse femme aux hasards de la vie d'aventu-
res. Alors, ils réapparaissaient, tète basse, sou-
cieux et grondeurs, essayant de voiler leur
secrète défaillance dans une recrudescence
d'ironie.
Ils représentaient le triumvirat de la dignité
masculine aux prises avec la déchéance mo-
rale d'un chacun. Ensemble ils étaient toujours
d'honnêtes gens, et en particulier... ils avaient
peur de la bonne!
La princesse Lionnelle regardait droit dans
les yeux ses hypocrites serviteurs, leur sou-
riant avec une douce aménité! Elle les tenait
sous son regard bleu d'étang comme un domp-
teur tient sa ménagerie. Elle évitait de les
froisser par des allusions blessantes. Si elle les
méprisait pour l'ensemble, elle les estimait
pour le détail. Elle admirait fort que son inten-
dant fût sûr de sa propre fortune, que son
médecin eût la persévérance de la soigner pour
des maux qu'elle n'avait pas, et que son poète
n'écrivît jamais en vers. Tout cela lui parais-
sait naturel, tellement elle se sentait l'enne-
mie de toute logique. Son dédain de l'homme
bien éf«Vé, de la diptoatâtie amoureuse, allait
116 LA MAISON VIERGE

jusqu'au respect de la chose anormale établie


par elle.
Cette sauvage, à sa façon, fort bien élevée,
jugeait la société des viveurs parisiens comme
une assemblée de fauves convenablement dé-
guisés à laquelle on ne peut guère s'adresser
que la cravache en main, par précaution pour
eux-mêmes, afin de leur éviter de casser les
meubles ou de salir les tentures. Les uns lais-
saient passer une oreille poilue au bord du ca-
puchon, les autres ne parvenaient pas à en-
trer, dans d'étroits gants blancs, une énorme
patte sombre, quelquefois le bout d'une queue
satanique traînait encore derrière un domino.
Or, elle savait de quelle façon on peut trouver
la bête sous le vêtement de gala, singe ou tigre,
et elle-même aimait à poser son travesti de
femme pour rendre à ses membres, trop long-
temps prisonniers, leur animale souplesse.
Rien ne l'étonnait du monde factice dans le-
quel on l'avait jetée, une couronne sur la tête,
comme le poids d'une malédiction. Elle con-
tinuait à ne préférer personne, à ne pas choi-
sir,à ne pas aimer, ce qui lui donnait une
grande force morale, si on peut employer ce
gros mot qui ne la bouleversait pas. Elle était
LA MAISON VIERGE 117

libre, les voisinsne voulaient pas l'être. Pour-


quoi contrarier les gens? Ce que l'on veut doit
toujours être voulu dans son intégrité. La vo-
lonté ne se divise pas en compartiments : ici

le désir et là le châtiment du désir. Vouloir,


d'abord. Aller droit au but... Ensuite on s'ar-
range et si on a perdu on paie, car, hélas, il
faut toujours payer ses dettes de jeu pour que
le nom ne reçoive pas le fouet, à défaut du
corps qui le porte.
— Stephen, disait Lionnelle en caressant les
bandeaux plats du poète, ses cheveux blonds et
luisants à jurer que les baves de toute la
grande critique brillaient encore dessus, je
vous veux célèbre, riche et beau... Seulement,
il faut vous décider à commettre un crime.
Vous n'arriverez pas sans un crime parce que
vous avez une tête d'assassin et qu'il faut, dans
la vie, se conformer au programme de son
masque. Nous pourrions vous arranger une
jolie mise en scène. Vous voleriez mon collier
de perles roses, par exemple. Comme je le sau-
rais, je vous pardonnerais d'avance... et cela
ferait beaucoup de bruit dans les journaux.
— Tu es folle! soufflait Stephen Eros tour-
nant la tête de tous les côtés comme s'il redou-
118 LA MAISON VIERGE

tait les agents de police. Ou tu veux me faire


tuer quelqu'un?
— Mais non. Je voudrais vous sentir libre.
Moi je suis libre. Si j'avais envie de iuer otl de
voler, je le ferais tranquillement.
— Et tu en prison?
irais
— Non... parce que j'aurais grand soii;
ne tutoyer personne! Ce qui vous perd, mes-
sieurs mes amis, c'est que vous cherchez à
compromettre en vous compromettant. Aucune
indépendance de votre part. Pourquoi donc
tenez-vous l'arrêt, devant moi, tous, -'omme des
chiens? C'est idiot. Je connais un joli conte.
Dans un pays de Hongrie où mon mari de jadis
a été porter une parole de la France pour je
ne sais plus quel Président de la République,
on sert aux assassins, la veille de leur mort, un
somptueux repas durant lequel ils ont le droit
de se griser avec du vrai vin de la reine, un
vin spécial rempli d'épices, et on prétend
qu'une fois branchés (car on les pend aux
arbres) ils ont yeux tout blancs d'exh:
les
— C'est joyeux! Vous me passeriez, naturel-
lement, la coupe... J'aimerais mieux ne pas al-
ler jusqu'à la corde. Voyons, princesse! Et mon
avenir, qu'en faites- vous? Jai dans le cerveau
LA MAISON VIERGE 110

de tels aphrodisiaques, tels projets de vie


somptueuse où nous partagerions la gloire ou
l'amour, que votre vin de la reine me semble
fade... On ne peut jamais causer sérieusement
avec vous. Vous me menez comme un bébé en
lisière. Je vous ai plu. Je ne vous plais plus.
Dois-je disparaître ? Est-ce moi que je dois
tuer? Pourquoi, après une vertigineuse ascen-
sion, me laissez-vous tomber? Vous ne m'ai-
mez pas mieux que les autres, hein?
—Je n'aime rien, je tolère tout. Quand oe
choisit un meuble, est-ce qu'on sait s'il s'adap-
tera à notre existence?... J'étudie et je collec-
tionne... Je ne suis pas pressée et j'ai horreur
qu'on me presse, vous le savez bien.
Et elle le repoussait sonnant Charlotte, dès
qu'il voulait passer outre...
Ce jour-là, pendant que la duchesse Lion-
nelîe rêvait, assise comme une exilée devant
la maison déserte, une vieille barque empor-
tait trois hommes à la dérive...
J20 LA MAISON VIKHGÉ

11

Le fleuve coulait pur, le ciel était bleu, du


bleu des yeux de Mme Lionnelle de Montjoie,
et la plaine, en face, moirée de jeunes seigles,
ondulait sous la brise de mai ainsi qu'un pé-
plum de déesse.
Les trois rameurs, aya.nl enfin triomphé de
l'entêtement de cette vieille barque, la rame-
nèrent au port, c'est-à-dire aux pieds de la
duchesse et tinrent conseil. Il s'agissait, main-
tenant, de trouver le propriétaire de la de-
meure enchantée. Derrière eux l'écriteau ba-
lançait son laconique A vendre ou à louer,
:

sans autre indication. Cette maison possédait


son écriteau comme une belle plante rare, chez
un horticulteur, possède une étiquette portant
un nom latinisé. Cela est très spécial, inspire
le respect, mais n'explique rien.
La duchesse leur parlait d'un ton rageur,
LA MAISON VIERGE 121

avec exaspéré d'une femme qui n'a pas


l'air

la coutume de perdre son temps à déchiffrer


du latin. Les trois hommes faisaient des gestes
résignés. L'un repartit dans la barque, plié sur
ses rames par l'inquiétude de sa responsabilité;
le deuxième grimpa la rampe d'un petit sen-
tier qui escaladait les rochers de la falaise,
et le troisième, Stephen-Eros, poète sans
poème, resta pour accompagner Madame le
long du chemin de halage, un affreux chemin
pour souliers à talons de haut style.
— Stephcn, princesse tout heureuse,
dit la
que pensez-vous de ma décision?
— Je pense que nous ne dînerons pas ce
soir! répliqua brutalement le jeune homme, tel
un chien enragé donnant un coup de croc.
— Vous n'aimez donc pas la nature?
-

— Non, je crache, moi, les peaux du raisin,


fit le sévère critique lui citant un de ses maî-

tres... car il en avait beaucoup, mais ne les

admettait pas à être nommés devant les fem-


mes, créatures négligeables.
Stephen était vêtu d'un complet gris de perle
d'une irréprochable excentricité. Les jambes de
son pantalon vrillaient dans le bas, ressem-
blant aux spires d'un tire-bouchon, et elles
122 LA MAISON VIERGE

finissaient par s'épanouir en deux bottines de


cuir-eanard extraordinairement carrées du
bout (en 1912 le euir-canard avait la vogue et
ne coûtait pas cher). Le veston collant lui for-
mait une taille de lillette et s'ouvrait sur une
cravate chiffonnée en rideau de lucarne qu'une
épingle énorme, en fer forgé orné d'aigues-ma-
rines, fixait au milieu comme un verrou. Son
canotier de paille nimbait sa tète, le faisant
ressembler à un saint du moyen âge ou à un
Anglais caricatural. Imberbe, le teint clair, un
peu fardé, les yeux d'un bleu d'acier, d'un
acier qu'on a chauffé imprudemment à tous les
iours électriques des milieux où l'on s'amuse,
son visage avait l'aspect, sous le soleil prmtn-
nier, d'un masque à la fois naïf et terrifiant,
surtout enfantin.
La duchesse eut un peu pitié de lui.
— Slephen, murmura-t-elle, vous allez nous
écrire des chefs-d'œuvre dans ce nid de -rossi-
gnols.
— Ou de chouettes. Vous abandonnez donc
les casinos? Nous allons nous terrer là-dedans?
— Je ne saurais vous y forcer. Jacques Mo-
riel, mon intendant, prétend que je me dois
de me mettre au vert.
LA MAISON VIERGE 123

— Le foin n'est pas fait pour les chevaux de


course! grommela Stephen sans renoncer posi-
tivement au nid de chouettes.
Ils arrivèrent à une affreuse bicoque, moitié
planches, moitié gravois, devant laquelle piail-
laient des poulets, des poussins, une basse-
cour au milieu des plus étranges débris aban-
donnés comme les restes inutiles à emporter
d'un ancien déménagement... et là, surgit la
mère Fonteau.
Stephen, qui n'aimait pas la nature, s'ar-
rêta, médusé.
— Si cette sorcière ne nous tire pas les car-
tes, fit-il, je veux bien consentir à ce que les
parnassiens aient du talent.
La mère Fonteau, propriétaire de la bicoque-
basse-cour, était une ancienne cantinière, non
pas d'un régiment, mais de ces cantines-bu-
vettes qui s'établissaient, jadis, sur les lignes
de chemin de fer en formation. Elle était res-
tée là, lechemin de fer fini, dans un provisoire
interlope, tourmentée de temps en temps par
le garde champêtre ou la police des mœurs,
protégée par quelque puissant édile qui avait
eu besoin de ses services... et hésitait à la
chasser de son désert où elle faisait peur aux
124 LA MAISON VIERGE

rares passants, amateurs de pittoresque. Mme


Fonteau déclarait qu'elle portait soixante-treize
ans depuis au moins deux lustres. Effroi et
superstition de ce tournant de haute Seine, elle
tenait, sur la rive droite, boutique d'épicerie,
d'engins de pèche et de voluptés pour les ha-
leurs, les mariniers, les braconniers de tout
ordre. Sa maison, humble baraque tremblant à
tous les vents, d'apparence innocent poulailler,
s'adossait sournoisement à d'anciennes carriè-
res, à un four à chaux, et c'était l'entrée de
souterrains contenant d'immenses ressources;
de caves sèches et fraîches où Ton conservait le
vin flotté, c'est-à-dire le vin tombé des péni-
ches en cours de route, les sacs de grains,
avoines, blé ou riz, avec lesquels on pouvait
nourrir de nombreuses volailles, et, surtout,
les différents produits des pêches aux engins
prohibés, de la chasse, à n'importe quelle épo-
que de l'année, poil ou plume. Il y avait même
des salons, confortablement meublés de divans
de mousse aussi profonds que des tombes, où
venaient, de très loin, les friands de chair ten-
dre, sinon de venaison faisandée.
D'abord, Stephen et Lionnelle ne virent, en
face d'eux, rien que de très normal une vieille
:
LA MAISON VIERGE 125

femme, genre Abel Faivre, dont nez rejoi- le


gnait presque le menton, de
à profii d'oiseau
proie. Elle était sale, répugnante, mais son
œil vert comme celui d'un vieux chat guettant
la souris étincelait d'une malice diabolique.
Elle se campa devant Mme de Montjoie qu'elle
détailla des pieds à la tête et laissa choir ces
paroles sybillines :

— El comme ça, ma cocotte, on promène son


mignon par chez nous? Vous n'avez pas soif,
les tourtereaux?
Ahurie, Mme de Montjoie, qui n'avait pas
l'habitude du peuple de la banlieue parisienne,
faillit lever la main pour frapper. Stephen de-
vint rouge framboise et ouvrit la bouche sans
proférer un son.
Lionnelle, pensant qu'il s'agissait d'une folle,
car la folle est de rigueur dans un site un peu
sauvage, murmura, les dents serrées :

— Nous cherchons, madame, à nous rensei-


gner au sujet de du Bord-de-1'Eau.
la villa
— Ah! très bien, mon petit chien en sucre!
La maison du bord de l'eau. Ici, t'y trompe
pas, c'est le b...! déclara-t-elle aussi tlegmati-
quement qu'elle aurait annoncé qu'elle ven-
dait cics œufs frais pondus.
126 LA MAISON VIERGE

Le tonnerre par ce beau temps calme


éclatait
et cela devenait très embarrassant.
— Madame la duchesse, fit respectueusement
Stephen-Eros, exagérant sa courtoisie coutu-
mière, m'est avis que nous sommes allés trop
loin. Retournons.
— Ben, quoi mon Jésus de cire, dit la
!

a ieille en riant d'un petit rire à la t'ois scep-

tique et gras, je ne veux pas te faire de peine.


J'ai du bon lait pour ta bonne amie, du lait
de chèvre qui les rend toutes amoureuses, et
pour toi, que dirais- tu d'un marc, nature,
que feu Napoléon n'en a jamais goûté?
Lionnelle pouffa. Ce fut plus fort qu'elle.
— Ah ça, c'est trop drôle
! On dirait du
!

théâtre libre dans un théâtre de verdure! Mais


oui, justement, moi, j'ai soif... et vous aussi,
Stephen, en attendant le dîner! Madame est
de si bonne volonté qu'elle nous donnera peut-
être des renseignements sur... la maison du...
enfin la maison voisine.
Résolument et serrant son manteau de lou-
tre tout uni, qu'attachait au col une agrafe
d'opale sertie de brillants, Mme de Montjoie
pénétra dans la caverne qu'elle découvrit beau-
coup plus va'ste et plus sombre qu'elle ne l*au-
LA MAISON VIERGE 127

rait souhaitée. Il y régnait une température


délicieuse et, à part une forte odeur d'alcool se
mariant à la senteur d'un animal cornu, chèvre
ou bouc, errant dans la pénombre, il pouvait y
faire bon pour des êtres primitifs ne rêvant
pas d'une autre alcôve. Stephen aurait bien
voulu fuir, mais il était trop tard. Il lui fallait
escorter sa protectrice sous peine de passer
pour un pudibond.
Une petite bonne rousse, criblée de taches de
son, l'air craintif et résigné, leur servit, en des
verres d'une épaisseur de hublot de transatlan-
tique, des mixtures assez singulières addition-
nées d'une eau glaciale tirée du puits souter-
rain.
— Je voudrais de ce fameux lait qui... dé-
clara Lionnelle en relevant sa voilette, et elle
eut le sourire.
Alors, son visage brun aux yeux de tur-
quoises prit une relative pâleur dans cette
salle voûtée dont le fond semblait la nuit d'un
cauchemar. Il éclaira des hommes mieux que
les pierreries de son col de loutre. On perçut
des souffles rauques d'autres animaux peut-
être encore plus sauvages que ce bouc dardant
ses cornes noires.
128 LA MAISON VIERGE

— Nous ne sortirons pas d'ici vivants, grom-


mela Stephen éperdu de terreur, car, s'il con-
naissait toutes les tavernes de Paris, il ignorait
les cavernes de la banlieue.
La mère Fonteau fit claquer sa langue en

contemplant Lionnellc.
— Pour de la belle marchandise, c'est de la
belle marchandise, fit-elle, et tu n'es pas à
plaindre, mon mignon, quoique bien jeune
pour garder ça à toi tout seul. Alors, vous
voulez louer ou acheter la maison du père
Satier. Ce serait pas rare que je puisse vous y
aider. Et moyennant un denier à Dieu, je ferai
l'affaire. C'est cinq cents francs par an, à
charge par vous d'entretenir le jardin, comme
de juste.
— Voyons, la mère jacasse, fît une voix
d'homme traînant les syllabes entre une ciga-
rette collée à sa lèvre inférieure et des gorgées
de salive, ne faut pas promettre sans con-
il

naître. C'estune affaire qui ne nous regarde


pas et, pour mon compte, je ne conseille pas
aux voisins de se mêler des miennes. J'aime
autant n'en pas avoir, moi, des voisins.
Lionnelle se tourna vers la table du fond et
elle y aperçut d?vx personnages redoutables.
LA MAISON VIERGE 129

Un vieux, au visage de craie, aux yeux de


poisson mort, habillé d'un veston verdâtre en
toile de bâche... Mais elle ne le vit même pas,
tellement son compagnon absorba tout de suite,
dans son regard noir, regard d'animal noc-
turne habitué à rendre dans l'ombre la lu-
mière du jour, la clarté de ses yeux de tur-
quoises. Etait-ce un homme... ou un singe? Ses
bras longs et lovés comme des serpents de
chair sur la table où il avait reposé son gobelet
d'étain, il montrait, nu, un torse jeune, duveté,
couvert d'une éclaboussure de sang étalée
comme une décoration. La tête avancée, les
mâchoires contractées, il regardait curieuse-
ment la femme qui le regardait fixement, et
ni l'un ni l'autre ne voulait baisser les pau-
pières. La bouche de ce garçon était épaisse
et grave comme celle des sensuels qui s'igno-
rent encore; elle accentuait son pli boudeur,
mais s'étonnait Les yeux
et s'apprivoisait déjà.
guetteurs, anxieux, se recouvraient presque de
la caresse d'un sourcil fourni, soyeux, bien
arqué. Le personnage paraissait voir comme
on prend. C'était le chasseur très plié d'avance
aux ruses des bêtes, bête féroce lui-même,
quand il était nécessaire de le devenir.
130 LA MAISON VIERGE

— Madame la duchesse, formula respectueu-


sement Stephen, essayant de se donner une
importance quelconque, nous ne pouvons trai-
ter avec des gens qui n'ont pas qualité pour
cela.
— Stephen, fit Lionnelle rageuse, si ça vous
ennuie de me voir goûter au lait de chèvre,
vous pouvez aller m'attendre dehors!
D'un mouvement souple, le bras lové sur la
une petite écuelle à fleurettes roses
table, tendit
et ce grand gaillard dit, d'un ton sourd, mais
avec politesse :

— Tenez, madame, je n'y ai pas encore tou-


ché. Contentez donc votre envie, car la mère
Fonteau ne veut pas traire sa chèvre deux fois
à la même heure, parce que ça la ferait tarir.
Puis il ramassa une veste de velours marron
terriblement rapiécée et se mit en devoir d'es-
suyer enfin le sang qui le maculait avec une
de ses manches, d'une propreté douteuse.
— Vous êtes blessé, monsieur? questionna
Lionnelle oubliant de dire merci.
— Non, ce n'est rien. (Il rit doucement, mon-
trant des dents saines dont une, sur le coin,
était cassée. Bans quelle morsure ou sous quel
LA MAISON VIERGE 131

coup de poing?) Une garce de perdrix que j'ai


trop serrée sur mon cœur!...
— L'était pucelle, probable!... interjeta la
mère Fonteau.
Tout le visage pâli de la duchesse de Mont-
joies'empourpra et ce sang-là, le jeune homme
ne songea guère à l'essuyer, car, furieux subi-
tement, il se tourna vers la vieille sorcière :

— Quand vous aurez fini, vous, de faire peur


au monde avec vos inventions! Allons, payez-
moi mon gibier et taisez-vous. C'est encore
trop d'honneur qu'on vous fait de boire ici!
Le vieux à face de craie se mit à rire en
gloussement de poule, la petite servante rousse
se sauva, la poitrine hoquetante, et la mère
Fonteau grogna une malédiction, tout à coup
matée.
Stephen-Eros sortit le premier, tellement il
se sentait écœuré par l'atmosphère de vicieu-
ses sauvageries dans laquelle on venait de
plonger. Il ne savait qui l'effrayait le plus, de
la mère Fonteau ou du grand braconnier.
— Oui, je suis un braco, fit le garçon au
sang de perdrix. Je ne trouve pas de déshon-
neur à ça, madame, si je ne tiens pas à m'en
vanter. A ce que je vois, vous êtes toute relour-
132 LA MAISON VIERGE

née par «e rouge/ Je vous demande excuse.


Je ne savais pas qu'une Parisienne nous arri-
verait là-dedans! Ah! c'est une drôle de ga-
renne! Un conseil vous fiez pas à la mère
:

Fonteau. Y a pas plus canaille. Si vous voulez


la maison, adressez-vous au notaire. Douban-
tan, rue des Moines, à la ville. C'est lui qui a
les clés. Je le connais, parce que je lui «porte
souvent des coqs de bruyère dont il est ama-
teur.
Il marchait à côté d'elle, l'ayant rejointe sur
la pointe de ses espadrilles, d'un pas balancé,
sans hésitation, mais sans aucun bruit, du pas
qui devait capter la confiance des bêtes endor-
mies. »

Stephen eut la sottise de l'interrompre en


murmurant :

— Un braconnier ou un voleur, c'est tout un


pour les honnêtes gens!
Mme de Montjoie eut un geste de protes-
tation indignée.
— Foi de Simon, fit le braconnier abattant
sa large main sur l'épaule de Stephen qui plia
sous le poids en poussant un petit cri de femme
chatouilleuse, si vous n'étiez pas le larbin de
madame, je vous foutrais dans la Seine pour
1

LA MAISON VIERGE 133

vous apprendre à me respecter. Non, je ne


prends au monde que ce qui devrait être à
tout le monde. Le poisson de la rivière et le
gibier des bois, c'est pas fabriqué par les usi-
nes, que je pense? Je connais des chasseurs de
la haute qui le disent tout bas, entre chien et
loup, et ne vous tiennent pas rancune pour les
pattes d'un faisan qui ne vadrouille plus!...
Les chasses gardées! En voilà des comédies
inutiles! Mon petit monsieur, vous avez de la
chance! Vous êtes né la cuiller d'or dans la
Louche... moi pas. Cependant, je volerais pas
votre cuiller... même si j'en avais envie!
Mme de Montjoie partit d'un éclat de rire
musical.
— Ah! Stephen! Que Ne vous
c'est drôle!...
lâchez pas, monsieur Simon-le-Braconnier. La
réflexion d'un poète de très mauvaise humeur
|le compte jamais. Monsieur (elle lui désigna
Eros) est un poète... Est-ce que vous compre-
nez? Il n'est pas du tout mon... mon domes-
tique.
— Un poète, gronda Simon, se balançant
sur ses hanches moulées par un pantalon de
blanc, c'est un qui fait des chan-
treillis jadis
sons? C'est pas bien sérieux, et ce métier-là ne
134 LA MAISON VIERGE

me conviendrait guère. Je ne chante jamais


parce que ça effraye les bêtes. Maintenant,
madame, je vous fais bien des pardons pour
ce que j'ai flanqué à monsieur. Des fois que
vous loueriez ou achèteriez la maison, je vous
y apporterais des cailles. Vous devez les aimer
quand elles sont bien grasses. Toutes les fem-
mes sont gourmandes. Comment vous appelez-
\ous?
— Madame est la duchesse de Montjoiei
déclara Stephen très froidement.
— Je m'appelle Lionnelle, dit simplement
la duchesse de Montjoie en tendant sa main
gantée de daim clair au braconnier.
Celui-ci la prit délicatement, comme il au-
rait soupesé une de ces cailles dont il venait de
parler.
—Ce gant-là, madame, fit-il gravement,
l'examinant en connaisseur, vous a coûté, à
vous, deux fois le prix que j'ai peut-être vendu
tout l'animal au marchand c'est du daim
:

jeune. Il faut les prendre au collet, dans la


saison des amours, quand ça va droit devant
soi vers les femelles sans songer à se garer des
pièges. Il y a pas plus bête qu'un daim jeune...
sinon peut-être bien ceux qui les traquent sans
LA MAISON VIERGE 135

madame Lionnelle. Je
permission. Serviteur,
vous promets de ne pas poser de collet chez
vous.
Et il s'éclipsa brusquement, après avoir serré
la main dans le gant de façon à faire éclater
les coutures de celui-ci.
— Lionnelle, soupira Stephen, les cailles de
ce rustre vont vous coûter plus cher que vous
ne le pensez. Nous sommes, je crois, tombés
dans un véritable coupe-gorge et ce pays me
semble sinistre.
Le soir venait et, en effet, malgré l'odeur
((es acacias, l'endroit prenait l'aspect d'un dé-
cor pour crime littéraire.
A la ville, où on retourna, malgré une fati-
gue évidente, on se retrouva au complet. L'in-
tendant avait fini par dénicher le notaire et
un papier de location. Le médecin, harassé,
criait, en s'épongeant le front, qu'il ne recom-
mencerait jamais pareille ascension de falai-
ses, fût-ce pour un nouveau caprice.

Mme de Montjoie, gaie comme une écolière


en vacances, leur fit part de ses projets.
— Et puis, acheva-t-elle, nous mangerons
des cailles, il y en a plein le pays...nous eu
136 LA MAISON VIERGE

aurons en toutes saisons, ce qui sera char-


mant, n'est-ce pas, Stephen ...
La vie s'organisa, dans ce pays perdu, avec
l'auto revenue de chez son réparateur et dé-
barrassée de sa carrosserie d'hiver. On sup-
prima le chef, la femme de chambre, pour
garder un chauffeur, et on ne conserva que la
bonne, Charlotte, pour le service intérieur de
la villa. Charlotte était une créature fort intel-

ligente, quoique maussade; elle ne riait jamais


et ne comprenait point pourquoi sa maîtresse
faisait la folle alors qu'elle aurait pu vivre si

tranquille :dans le duvet de ses rentes ».


«

Mme de Montjoie ne pouvait pas rester seule,


elle voulait une cour, des bouffons, des poètes,
des aventures, des hommes qui se tuent ou
s'entre-tuent. On ne lui voyait jamais une
amie. Pourquoi?...
Lionnclle savait bien que malgré son titre
et une certaine noblesse d'âme, elle ne rece-
vrait chez elle, à la villeou à la campagne.
que des femmes tarées. C'est par les hommes
qu'on monte, c'est par les femmes qu'on des-
cend!... Non! Charlotte ne comprenait pas!...
La villa fut arrangée en petit palace, avec
cette différence qu'on y fut privé de tout le
LA MAISON VIERGE 137

confort moderne, malgré certain luxe de mobi-


A cause de la lenteur des ouvriers,
lier ancien.
qui manquaient toujours leur train ou ne dé-
couvraient pas la maison tapie dans son creux
de falaise, les salles de bain ne fonctionnèrent
pas et l'électricité eut des courts-circuits qui
faillirent tout incendier. Lionnelle en prenait
son parti. Elle se baignait dans la Seine au
grand scandale du populaire qui a le maillot
collant en horreur, puis forçait ces messieurs
à pêcher à la ligne des fritures minuscules
qu'on offrait ensuite à ses chats de Siam. Elle
aurait aimé fatiguer ses chers amis par ses
prévenances champêtres, mais ils ne cédaient
pas devant l'ennui, chacun étant soutenu par
une jalousie latente qui valait bien une pas-
sion. Ils ne s'en allaient qu'à trois et reve-
naient de même.
Stephen eut une tourelle garnie de lierre.
Joussclin, la salle de billard aménagée en
dortoir.
Moriel, plus sérieux, s'empara du rez-de-
chaussée par où on commandait toutes les
issues.
Sur le fleuve on installa une barque de
pèche, un canot automobile, plus une péris-

V
138 LA MAISON VIERGE

soire. Au bout de trois semaines Stephen avait


déjà Failli se noyer, mais il n'avait pas encore
écrit un quatrain!...
Charlotte, débordée par ses nombreux ser-
vices culinaires et ses quatre lits de l'amitié,
parlait aussi de rendre son tablier.
N'était-ce pas mortellement triste, pour une
soubrette parisienne,étendue morne
cette
d'eau et de champs, de prairies et de bois sans
un café, sans un grand magasin, sans un ci-
néma, surtout sans pourboire, car ces mes-
et
sieurs dela maison ne se montraient pas géné-

reux n'ayant plus rien à espérer, pas même


le beau mariage.
On ne faisait plus rien de drôle. Cette mai-
son, si bien montée, jadis ouverte à tout ve-
nant, devenait farouche, inaccessible... on ne
s'y amusait plus.
C'était... la maison vierge!
LA MAISON VIERGE 139

UJL:.

III

Ce matin-là, on attendit le déjeuner jusqu'à


midi, et, vers une heure, Stephen, horrifié,

parce qu'il avait toujours plus faim que les


autres, se rendit aux cuisines où il ne ren-
contra point Charlotte. Serait-elle partie sans
demander son compte?
Il en conféra gravement avec Jacques Mo-
riel, le professeur de mathématiques. Celui-ci,
i\npeu pâle, déclara qu'il y avait du louche,
certainement. Charlotte allait souvent cher-
cher des œufs frais du côté de la mère Fon-
ieau.
— Est-ce que, par hasard, celle-ci l'aurait
vendue à un vieux magistrat en partie fine
dans le four des carrières?
Jousselin, consulté, haussa les épaules.
— Charlotte est très honnête fille. Elle dé-
140 LA MAISON VIERGE

teste les aventures, au moins pour elle-même.


Elle doit être allée au barrage chercher le
Petit Journal, dont elle suit le feuilleton.
— Au moment de servir le déjeuner!
On entendit le bruit de la grille se refer-
mant. Le fox-terrier aboya férocement et une
ombre plana sur le perron tout enguirlandé de
clématites. Charlotte revenait en courant, dé-
coiffée au point de perdre ses peignes de
simili. Elle était rouge, perdait la face autant
que son chignon.
— Messieurs, dit-elle, j'étais allée au foui-
ion appelait ainsi la maison de la mère Fon-
tcau) pour prendre les œufs à la coque qui
n'étaient pas encore pondus ce matin, et j'ai
rencontré des braconniers, là-dedans. Un vieux
qui aime à rire et un jeune qui aime à se
fâcher. C'était un boucan à ne pas s'entendre.
On y parlait de madame. Naturellement, j'ai
pas pu tenir ma langue et j'ai dit un mot de
trop. Le vieux et le jeune ont failli se dévorer.
C'est fini. Je n'y retourne plus. Trouvera des
œufs frais qui voudra. Non, ce n'est pas une
vie!... Tenez, le grand diable noir m'a suivi,
malgré la vieille sorcière. Il apporte ses cailles.
Débrouillez-vous avec lui, moi, je vais préve-
LA MAISON VIERGE 141

nir madame. Tout ça, c'est des cambrioleurs!...


Lionnelle, attendant aussi le déjeuner, était
en train de se faire les ongles et, son polissoir
à la main, elle reçut Charlotte en bâillant un
peu :

— meurs de faim. Qu'est-ce


Charlotte, je
que le fox a donc à aboyer?
— Madame, débita Charlotte tout d'une ha-
leine, il y a que, chez la mère Fonteau, on con-
naît Madame et qu'on en parle sans respect.
Vous m'avez dit d'aller y chercher la volaille
et les œufs, et c'est plus cher qu'ailleurs, bien
sûr; mais, aujourd'hui, ces gens-là m'ont posé
des questions... Madame connaît ma discré-
tion en tout. Il y en a même un qui m'a em-
boîté le pas... histoire de vous vendre lui-
même des cailles. J'ai prévenu ces messieurs
en bas pour qu'ils serrent l'argenterie! Voilà.
Lionnelle se leva d'un bond. Elle avait un
léger déshabillé de surah rose voilé de Valen-
ciennes et une large ceinture bleu ciel. C'était,
en elle, comme le jour qui se levait.
— Mes cailles! cria-t-elle en frappant dans
ses mains. Je veux mes cailles!
Tout à coup détendue, elle éclata de rire.
— Oh que j'aurais voulu voir la scène entre
!
142 LA MAISON VIERGE

le vieux et le jeune braconnier! Que disaient-


ils, Charlotte?
— Que Madame n'était pas... une femme
sérieuse... s'exprimaient autrement... Je
Ils
n'ose pas répéter... le vieux surtout.
—Ah! comme ils avaient raison. Charlotte!
Va toujours me
chercher celui qui arrive. C'est
le Messie! Je m'ennuyais.
—Je préviens Madame qu'elle va payer
beaucoup plus cher que moi. Ça vaut dans les
trois francs pièce.

Oui! oui! Ça m'est égal... Va! Et fais
entrer ici... pendant que ces messieurs serre-
ront les couverts.
Charlotte, scandalisée, s'éclipsa. Elle s'était
presque battue avec la petite bonne du four
parce que celle-ci prétendait que Madame de-
vait n'être qu'une grue, et voici qu'il fallait
recevoir des gens de ce monde-là, dans une
chambre à coucher où traînaient des bijoux!
On entendit sur le palier un colloque assez
brutal et, subitement, l'homme parut.
Dans cette chambre claire où la toile de
Jouy mettait des reflets d'aube, Mme de Mont-
joie s'installa, se tassa dans ses coussins bigar-
rés, ses pieds nus dans ses fameuses mules de
LA MAISON VIERGE 143

velours noir bouclées de diamants, attendit, le


cœur battant comme à un premier rendez-
vous. Elle avait l'air d'une princesse de féerie
et ses cheveux courts, à peine ondes, lui prê-
taient tout le charme de la danseuse qui en-
tourera Ja victime du cercle magique. Ses yeux,
du bleu de sa ceinture, luisaient autant que la
soierie. Toute tendue vers l'aventure, elle pen-
sait, pourtant :

— Et trouver moins bien?


si j'allais le

Simon-le-Braco, en pénétrant chez elle, crut


tomber dans le fameux bol de lait, à fleurettes
roses, de la mère Fonteau. et il s'y fit l'effet de
la mouche noyée. Pour du lait, oui, il en buvait
par le regard de façon à en avoir l'estomac
absolument sens dessus dessous.
—Monsieur Simon, vous voulez me vendre
des cailles? Depuis que je les attends, j'aurais
pu les oublier. Allons, montrez-moi votre
chasse ?
Elle souriait, en le regardant très en face,
selon son habitude.
Il était, lui, en toile... de sac, relativement
propre, et son carnier en travers de son buste
le gênait beaucoup, parce que la chasse n'était
yas encrée ouverte. Iî ôfa machinalement sa
144 LA MAISON VIERGE

casquette, s'ébouriffa les cheveux en voulant


du plat de la main et fit remarquer,
les lisser
par son geste embarrassé, qu'il avait couché
dans du foin, car il y avait des brins d'herbe
parmi ses mèches.
— Votre servante, fit-il de mauvaise hu-
meur, veut à toute force me les payer... alors
je lui aipassé quelque chose! Ce n'est donc
pas pour vous les vendre que je suis ici, ma-
dame Lionnelle.
- Comme c'est gentil de vous être souvenu
de mon nom, répondit la duchesse de son air
.'e plus mondain.

De votre petit nom, oui, avoua-t-il, la
voix sourde, avec une raillerie équivoque dans
l'accent... le grand, je l'ai perdu.

Tiens! Pourquoi, monsieur Simon?

Parce que... c'est un nom de... un nom
de guerre, sans doute, ce n'est pas le vrai.
Lionnelle fut debout, telle une bête dange-
reuse dressée sous le fouet du dompteur.
— Hein? C'est à moi que vous parlez?
Ils restèrent les yeux rivés aux yeux, mais
il ne recula pas.
— J'ai lu. des fois, dans les journaux, que
LA MAISON VIERGE 145

des belles dames ont des titres de... carton. Il

n'y a pas d'offensequand on avoue.


Il eut un rire tendre et canaille, détacha son
carnier et le laissa glisser jusqu'aux mules de
velours noir.
— Ne vous foutez pas de moi, dites? Ça ne
seraitpas à faire, parce que, duchesse ou non,
je vous corrigerais... Je ne suis pas du tout du
bois dont sont fabriqués vos domestiques.

Jusqu'ici, la duchesse de Montjoie ne s'était


jamais souciée do son Toute sa noblesse
titre.

résidait, pour elle, dans sa beauté, et si on


l'avait prise pour femme légitime, la faisant
princesse, c'était, selon sa pensée, lemari qui
s'était anobli. Comment prouver cela?...
lui
Et, surtout, pourquoi le lui prouver? Que eom-
prendrait-il? Elle recevait une leçon de morale
de la part d'un très pauvre, d'un de ces hors-
la-loi qui ont le moins besoin de la légalité,
et voici que ce va-nu-pieds lui réclamait ses
parchemins, exigeait de savoir, au juste, qui
clait cette dame qui vivait avec trois hommes
qu'elle entretenait, serecommandait d'un qua-
trième, le duc de Montjoie, un monsieur l'ayant
abandonnée à tous les désordres, s'étant sauvé
10
146 LA MAISON VIERGE

devant un monstre, le monstre qu'elle repré-


sentait.
Alors, elle partit d'un éclat de rire et courut
à la fenêtre.
— N'appelez pas, madame, dit Simon boule-
versé. Je ne me connais plus quand je suis en
colère et je ferai de la casse. Il faut vous dire
que là-bns, chez cette vieille m..., on m'a fait
cuire à petit feu depuis le jour où je vous ai
trop regardée. C'est bien tant pis pour moi.
Par-dessus le marché, votre bonne raconte des
histoires... à dormir debout. Or, moi, je ne
dors même pas la nuit, à cause de mon métier,
et je pense. C'est très malsain de tourner au-
tour d'une idée. J'ai tant tourné que j'ai mai
au cœur... Je voulais vous apporter les cailles
parce que c'était promis. Maintenant ...laissez-
moi m'en aller tranquillement. De quoi pou-
vez-vous vous plaindre?... C'est très joli de ne
tuer personne quand on est venu pour se
venger.
Charlotte lui coupa son discours en entrant
discrètement. Elle s'était recoiffée et avait un
tablier d'une rare distinction,
formant la croix
sur sa poitrine, une croix de Malte en entre-
deux.
LA MAISON VIERGE 147

— Madame est servie, dit-elle, en baissant


lesyeux devant Simon.
— Très bien. Allez mettre un couvert de
plus. Monsieur déjeune avec nous, déclara
Lionnelïe calmée.
— Je dois avertir Madame crue ces messieurs
- M. l'intendant, M. le docteur et M. Stephen
sont partis pour la ville. Ilsne rentreront
que pour dîner. Ils avaient envie de goûter la
cuisine de l'hôtel de YEtoile d'Or. C'est bien
de ma faute. Je suis tellement en retard...
— De mieux en mieux! Je ne les retiens
pas. monsieur Simon, nous déjeunons
Alors,
en tête à tête et nous mangerons vos cailles.
Charlotte, ramassez ces oiseaux. Ces messieurs
sont partis avec la voiture?
— Ils ne se le seraient pas permis, madame,
sans votre autorisation, et comme vous étiez
occupée avec Monsieur, ils n'ont pas voulu
vous déranger.
La bonne ramassa les cailles et disparut.
— Vous voyez bien, monsieur Simon dit le
Braco, que mes domestiques sont très bien
stylés. Ma maison marche un peu sans moi,

car j'ai horreur des discussions, mais elle a


tout ce qu'il faut pour m'entourer de respect ;
148 LA MAISON VIERGE

un intendant fidèle, un médecin qui me garde


de toute contagion, et un page... pour porter
mon manteau lorsqu'il me gêne,
— Pour une drôle de maison,c'est une drôle
de maison, elle ne ressemble pas à celle de la
mère Fonteau... Oui, c'est une drôle de mai-
son, gronda le grand braconnier naïf qui se
sentait sombrer dans l'inconnu mondain.
— La maison vierge, monsieur! fit Lion-
nelle en riant. C'est ainsi que j'ai baptisé ma
villa, mais je ne ferai pas écrire ça en lettres
blanches sur sa porte. Ne tentons pas les pas
sants cambrioleurs. Alors, vous voulez bien
déjeuner avec... la duchesse de Montjoie?
— Avec vous? Avec vous toute seule? Ah!
j'aurais trop peur...
— Et je n'ai pas peur, moi...
si si j'ai con-
fiance en vous? Est-ce que vous ne voulez pas
mériter ma confiance, monsieur Simon dit le
Braco?
Elle parlait gracieusement, comme dans un
salon. Le pauvre diable peu à peu
se prenait
à cette hypocrisie des convenances. ne savait
Il

rien de cette vie des riches désœuvrés qu'or


appelle des viveurs, précisément parce qu'il;
vivent mal, et n'ont que des subtilités à nouer
LA MAISON VIERGE 149

ou dénouer entre eux et qui s'en embarrassent


comme un paquet de confiserie s'entoure de
ficelles étincelantes.
— Je deviens fou songeait-il. Elle se moque
!

de moi ou c'est la mère Fonteau qui a tort...


Et pourtant la vieille entremetteuse en a, de
l'expérience sur les femmes d'amour!
Ils descendirent l'escalier d'une tourelle.
Dans le jardin, sous un arbre qui ressemblait
à une rotonde de soie verte, le dessous d'une
jupe à volants festonnés, Charlotte avait
dressé le couvert, un couvert de poupée avec
les mille et un ustensiles en usage dans les
milieux bien parisiens, compliquant l'art de
manger jusqu'à la souffrance pour les non-
initiés.
Il demeura en arrêt devant cette table, se

demandant qu'est-ce qu'on allait faire là-


dessus dire la messe ou plumer ses cailles?
:

— Madame Lionnelle, fit-il, je n'ai pas faim

de tout ça. Je vais peut-être casser des choses...


sans le vouloir.
Elle lui souriait.
— Vous me devez de faire attention à vos
gestes. Je veux vous traiter comme un gar-
çon des mieux élevés. Pourquoi m'enlèveriez-
150 LA MAISON VIERGE

vous la bonne opinion que j'ai de votre cœur


C'est dans le cœur que se trouvent toutes 1

sciences.
Et le supplice commença. Mais comme il su
\ait, en véritable chasseur à l'affût, tous s

gestes à elle et guettait son sourire; comme


s'éprenait de plus en plus de la forme de su
aventure sans trop se souvenir de la vulgari
du fond où tendait sa nature de rustre, il f
adroit, ne brisa rien et, tout à coup, sa gaît
sa jeunesse d'être libre lui revenant, il fit réso
jument le bond dans l'inconnu et s'écria :

— Pas si sot, madame, que d'essayer de m


réveiller... puisque vous voulez que je rêve.
— C'est cela. Rêvons! Ça nous changera d
misère tous les deux. Prenez la mienne qui es
la plus pauvre en beaux songes et donnez-mo
la vôtre, la plus fertile en histoires — de bri-'
gands! Racontez-moi comment on devient hra-i
eonnier... je vous en prie.
— Ça vous intéresse? Si je dis des bêtises,
vous me reprendrez, n'est-ce pas? je serais si
malheureux, maintenant, de vous déplaire.
Vous voulez savoir quoi? Comment je suis de-
venu un... brigand? Eh bien, allons-y! Cette 1
sale garce de mère Fonteau est ma logeuse, 1
LA MAISON VIERGE 151

ou cornme qui dirait" ma propriétaire, mais je


n'ai pas toujours vécu là-dedans, Dieu merci.
Quelle baraque! Vous savez, c'est plein de
caves, chez; elle, ça s'en va presque sous la
montagne, et alors, j'ai loué le plus secret de
ses terriers de blaireaux, un nid où les gendar-
mes ne ficheront jamais leurs bottes. Ça s'ou-
vre dans une grotte et j'ai muré du côté de
leur caverne de voleurs parce que je n'aime
pas les visites, la nuit, vu que je ne suis jamais
chez moi à ce moment. Pour le couvert et le
manger, ça va encore, mais il y a le reste... ça
me met souvent un fil à la patte. Tantôt c'est
la petite rousse, l'Ida, la bonne de la mère
Fonteau, qui m'embête en me prenant à parti,
tantôt, c'est le père Olibert qui m'entortille
avec des combinaisons où on laisserait sa peau
si on l'écoutait. Lui, c'est un pêcheur qui pêche

en temps prohibé, mais s'il ne faisait que ça!


Enfin, chacun ses affaires. J'ai souvent eu
l'envie de m'acheter une conduite, pourtant
vis-à-vis d'eux je me sens un honnête homme.
Et puis, je demeure tout de même le maître
chez moi, sinon chez eux. Un vrai braconnier,
madame Lionnelle, ce n'est pas un voleur,
malgré que je vous vois rire... Depuis que je
152 LA MAISON VIERGE

fais ce métier, on ne m'a pincé qu'une fois.


Sa voix baissa un peu et il suivit, du bout de
son index brun, ongle long, le dessin de la
nappe, à jour sur du satin rose.
— J'aime à courir, la nuit, à me reposer
quand les autres travaillent. J'aime à courir
après des bêtes qui ne sont pas plus bêtes que
moi. On est alors le maître de la terre... Les
gardes, les gendarmes !

il franchement.
éclata,
— Tenez, je vais tout vous conter, histoire de
aire la paix entre nous. J'ai été élevé par un
garde-chasse, celui du château de Coulance, un
endroit loin d'ici, un bel endroit où il faudrait
nous faire mener en voiture pour voir un beau
pays. Eh bien, ce garde-chasse a fait de moi
un braconnier fieffé rien que par son exemple.
11 était payé pour le contraire, n'est-ce pas?

C'est lui, madame Lionnelle, qui m'a montre


toutes les ruses du métier. Pas plus malin que
lui que. pour éventer tous les trucs des animaux.
Depuis le nid de la perdrix jusqu'à la bauge
du sanglier, il a tout creusé, tout pris, tout
vendu. Ce n'est pas la faute des propriétaires
de ce domaine s'il n'y a plus rien à y chasser.

Ce que ce bougre-là nous a débité de belles


LA MAISON VIERGE 153

pièces et détruit de portées, c'est effrayant!


Or, il était tout de même appointé pour gar-
der... Les gens de Paris, qui viennent à la cam-
pagne, comme vous voilà vous, ils ne connais-
sent rien à rien... et ils ont confiance dans
leurs domestiques... parce qu'ils ne peuvent
pas faire autrement.
— Pardon, cher monsieur, interrompit Lion-
nelle, qui se passionnait à ce roman vraiment
neuf pour son imagination d'aventurière de
haut vol. J'ai une confiance limitée. Je con-
sens à ce qu'on m'exploite, puisque je le sais.
Seulement... vous avez pu changer de maître,
moi je ne peux pas changer de domestiques :

ils sont tous les mêmes. Ah! comme je vou-

drais être libre de courir les bois !

Il prit son couteau d'argent par la lame et

frappa sur le dos de la main de Lionnelle avec


le manche d'ivoire.
— Vos mains n'en seraient pas plus belles,
fit-il moqueur.
Elle se mordit les lèvres et retira sa main,
une peu meurtrie, quoiqu'il eût frappé le plus
doucement possible!

Merci, dit-elle, en songeant qu'on pouvait
«voir envie, en effet, de serrer les couverts.
a

154 LA MAISON VIERGE

— ...Alors, continua le braconnier, j'ai toi

vu et tout su avec mon dresseur. J'étais ui


enfant assisté, il avait tous les droits sur moi
J'ai appris, surtout, que la fidélité n'existe pas
même chez les chiens. Ils rapportent au chas
scur... tout autant qu'au braconnier. Ils ont h
cœur double, comme les femmes; je n'aurai
jamais de chien. J'ai quitté Coulance poi
faire mon service militaire et j'en suis reveni
;:yant assez de la prison. Le vieux coquin de
garde était mort. Il ne tenait qu'à moi de le]
remplacer et de faire la même chose que lui.i
J'ai pensé qu'il valait mieux m'établir à mon!
compte. Je ne dois rien à personne, étant bra-f
connier, de mon seul état. Je suis moins riche!
mais plus fier. J'ai l'orgueil dans le sang. Et i
ce n'est pas de ma faute si j'ai été mal élevé.
— Certainement, non, s'exclama Lionnelle,
car vous êtes un être adorable!
— Voulez-vous que nous laissions là ce dé-
jeuner qui n'en finit plus? proposa le jeune!
homme, la couvrant d'un regard qui se mit à.
flamber.
— Ça ne veut pas dire qu'on adore quel- S

qu'un, prétendre qu'il est adorable, mon cher ]


monsieur Simon.
LA MAISON VIERGE 155

— C'est simplement se ficher de lui?


Charlotte intervint, heureusement, avec les
cailles posées sur un lit de cresson.
Le braconnier, ressaisi par le métier qui
veut qu'on sache faire cuire ce que l'on prend
&u piège, haussa les épaules.

— Elle a oublié les feuilles de vignes. Une


caille n'est bonne que si on la cuit là-dedans.
— Vous entendez, Charlotte, ce que mon- dit
sieur?
— Monsieur n'a sans doute pas de four élec-
irique qui brûle au lieu de cuire les rôtis. Je
ne pense d'ailleurs pas que la bonne de la mère
Fonteau saurait diriger le nôtre, même pour
un poulet.
Un
regard noir de l'invité renvoya Charlotte
à ses feux personnels.

Cette fîlle-îà est une sournoise et elle vous
défend mal, madame.

Pourquoi?

Chez la mère Fonteau, elle a demandé
le sou du franc comme chez la bouchère et,
par-dessus le marché, elle a dit au père Oli-
bert que les grandes dames avaient bien,
comme les grues, le droit de s'amuser.
156 LA MAISON VIERGE

Lionnelle bondit. Ou le vin d'Asti, qu'elle


oiîrait à son hôte (qui faisait une étrange gri-
mace en le buvant) avait grisé ce braconnier
naïf ou il mentait effrontément.
— Et vous, qu'avez- vous dit, monsieur?
— Moi, j'ai pensé qu'une duchesse qui
s'amuse vaut un peu moins qu'une grue...
puisque ce n'est pas le besoin qui l'y pousse.
— Brute! cria Lionnelle en lançant le con-
tenu de sa coupe à la face du jeune homme.
— Je vous avais prévenue que ça finirait
mal, gronda-t-il, en s'épongeant la figure, et ce
n'est pas moi qui fais la casse! D'ailleurs,
votre sacré vin sent l'eau de Cologne et vouî
avez bien raison de me vaporiser avec. Non,
mais ce que vous allez me payer ça, ma jolie
dame, ce n'est rien de le dire!
11 se leva. Lionnelle se cacha le visage dans

ses mains, comme secouée d'un sanglot. Il hé-


sita un instant, puis se rassit, dompté par la
force des larmes, la douceur des plus cruelle-
Cette pluie sur ce ciel de printemps l'atten-
drissait et comme ses yeux bleus luisaient,
plus étranges derrière halo des pierreries
le
de ses bagues! Où se trouvaient les diamants,
où coulaient les pleurs?
LA MAISON VIERGE 157

— Si vous en reveniez à votre roman,


l'homme des forêts? murmura Lionnelle, sa-
chant le danger passé et n'a}T ant peut-être pas
pleuré du tout.
— Tiens, c'est ma foi vrai... on se racontait
des histoires. J'en étais à... Ecoutez donc, la
lionne, si vous voulez que je reste tranquille,
ne me chavirez plus comme ça dans le par-
fum, parce que le vin qu'on boit par la vue et
le nez vous saoule beaucoup mieux que celui
que l'on respire dans un verre. Je suis pris.
Je me rends. Ne recommencez pas.
Il au su-
jeta la caille qui lui était servie
perbe chat de Siam, rôdant sous lavable, puis
il continua d'une voix sourde :

—J'ai passé la Seine à la nage, un soir, re-


venant des bois d'en face, poursuivi par les
gendarmes. J'étais un peu plus mouillé que
par... l'averse de tout à l'heure, oui. J'ai de-
mandé l'hospitalité chez la mère Fonteau
votre voisine, sans connaître sa maison... pas
plus que je ne connais la vôtre, et j'y suis
resté, parce que, de tous les pièges tendus aux
bêtes, c'est bien encore l'amour le plus fort.
Voilà, j'ai fini.
— L'amour, chez la mère Fonteau!
158 LA MAISON VIERGE

Lionnellc pouffa, car elle passait facilement


de la colère à la gaîté!
— Pourquoi riez-vous, madame? Après avoir
fait semblant de pleurer.
— Parce que vous appelez ça l'amour! Cette
petite servante rousse?
— Une petite servante qui se donne me pa-
rait meilleure qu'une duchesse qui se...

n'acheva pas. Cette fois, il était arrêté par


Il

le seul regard clair de la femme froide, calme,


le dominant de toute sa puissance surnatu-
relle. Elle ne jouait plus la comédie, elle don-
nait un ordre et il obéit, lâchement, détourna
la tête.


Sans doute... on se croit libre, on va droit
à son malheur jusqu'au jour où on rencontre
le bonheur, celui qui rend fou et fait oublier
la vie véritable. Le pire, c'est qu'on ne peut pas
se reprendre. On se sent paralysé comme
dans ces cauchemars où on s'imagine qu'on
tombe d'une hauteur de montagne sans ja-
mais atteindre un fond solide, se briser une
bonne fois le crâne. Madame la duchesse, puis-
qu'il faut vous appeler ainsi, la tête me tourne.
Je me permets de vous dire que je suis com-
LA MAISON VIERGE 159

plètement gris. Je ne sais pas si j'ai tort ou


raison de continuer, mais j'ai les pieds atta-
hés. Je sens que je prends racine sur la terre
ijuivous porte. Chassez-moi donc si vous vou-
lez que je m'en aille. Vous m'en avez fait dire
plus que je n'en ai jamais dit à aucune
femme ...et je ne suis pourtant pas amoureux
de vous.
— Alors, fit la duchesse, dissimulant un
sourire, qu'est-ce que ça pourrait bien deve-
nir... si vous l'étiez?
— Je ne me le demande pas, fît-il, regar-
dant attentivement lame de son couteau
la
d'argent. Je n'ai jamais rien compris à ces
histoires-là, vraies ou pas vraies. Je ne suis
pourtant pas un idiot. Je sais lire, écrire et
compter, j'ai même du plaisir à suivre les
feuilles où l'on en raconte, mais... que ça
m'arrive ...ça non. L'amour c'est...
Elle attendit un instant. Il cherchait le mot
poli, ne le trouvait pas du tout dans son voca-

bulaire d'homme du peuple et comme, en


outre, les finesses de l'argot parisien étaient
complètement étrangères à son tempérament
de sauvage, il hésitait à lui paraître grossier.
— J'aurais bien su en entrant ici... car, je
IfiO LA MAISON VIERGE

venais pour ça, et maintenant, c'est fini d°


rire.
Suffoquée. Mme de Montjoie fut embarras-
sée à son tour par l'étourdissante franchise de
1 aveu.
— Mais, Simon, vous m'insultez! Vous êtes
révoltant. Et vous appuyez d'une manière af-
freuse. Je suis pourtant curieuse de savoir ce
que c'est que l'amour... chez la mère Fonteau.
Dites-le, enfin, que je puisse vous mettre à la
porte en toute connaissance de cause.
Il leva vers elle ses yeux noirs, devenus très

doux. Sur son masque d'homme rude une au-


rore se répandit en un rayon rose, mettant
toute la pureté de son jeune sang sous le hâlelr"

de sa peau, et il murmura lentement, l'env


loppant d'un regard presque respectueux :

— Je l'ai oublié!
Mme de Montjoie tressaillit, car il n'est pa
de femme, si perverse soit-elle, qui ne tres-
saille d'une émotion fervente en prenant l'oi
seau merveilleux pour le mettre en cage, po
lui couper à jamais les ailes et l'empêcher
revoir le jour, la vérité, la saine liberté de
réelle nature. On crève les yeux des pinso
pour qu'ils chantent mieux ou plus fort, ma
LA MAISON VIERGE 161

cela peut-il se faire sans en souffrir cruelle-


ment soi-même?
— Nous allons vous dégriser, Simon, dit-

elleaffectueusement, et vous rendre tout à fait


convenable. Un peu de vitesse vous changera
les idées.

Elle frappa sur un petit timbre d'or et Char-


lotte entra, apportant une corbeille de pêches.
— Demandez l'auto pour après le café, dit-
elle, et envoyez-moi le chauffeur pour que
monsieur lui explique où l'on va.
Quand Charlotte, ébahie de la commission,
eut disparu, le braconnier, très inquiet, sou-
pira.
— Je voudrais bien le savoir, moi, pour pou-
voir l'expliquer.
— Je veux visiter le château de Coula née.
— Bon!... C'est à une journée de marche
d'ici. Une demi-nuit, vous voulez, parce que
si

la nuit on peut courir sans avoir chaud.


— Nous y serons donc dans une heure. Je
vous ramène au temps de votreenfance et aux
leçons de ruses de votre premier professeur, le
vieux garde-chasse. Cela vous amusera-t-il?
Je ne suis jamais monté dans ces ba-
i\
162 LA MAISON VIERGE

teaux-là... j'ai horreur de me casser la figure


inutilement. Je me suis déjà cassé une dent en
séparant deux camarades qui se battaient pour
un lièvre mort ...et il m'a fallu les assommer
tous les deux, histoire de les calmer... Je ne
vais pas risquer encore mes mâchoires dans
une course... que je peux faire à pied.
— Espèce d'ours, si je monte dans ce
leau, vous pouvez m'y suivre, je pense. Mon
chauffeur est très prudent.
— Est-ce qu'il fait des chansons, ceîui-là?
riposta l'ours qui n'hésita pas à laisser tomber
pierre, de toute sa hauteur.
Mme de Montjoie éclata de rire.
—Comme vous avez de la mémoire! Non,
mon chauffeur n'est pas un poète, Dieu merci.
C'est un simple garçon qui gagne bien sa vie
chez moi, car je suis aussi capable que vous
de courir la nuit, toute la nuit. Tenez, voici
une pêche à point.
-— En effet, ça ressemble à une pêche. Merci.
Depuis que je mange dans des boîtes à sur-
prises, ça va me changer ies idées, comme vous
Je ne veux pas monter en auto avec
dites.
veus. yon et non, madame la duchesse.

Sinion-dit-le-Braco qui assomme ses c&*
LA MAISON VIERGE 183

rnarades sous prétexte de les calmer est donc


poltron, cher monsieur?
— Pour aller à Coulance,
il faut passer (

vant la mère Fonteau. Je ne tiens pas à faire


jacasser la vieille pie.
— Ou à scandaliser Mlle Ida, la fille rousse?
— Tais-toi!' rugit toutcoup l'animal
à
dompté depuis trop peu de temps pour ne pas
essayer de casser la chaîne en tirant dessus de
toutes ses dernières forces.
Charlotte cérémonieusement, ame-
entra,
nant la diversion sous la forme du chauffeur,
un type de mécano distingué, M. Gaston, qui
admirait beaucoup sa patronne parce qu'elle
n'avait pas froid aux yeux.
— Le château de Coulance, fit celui-ci, tou-
jours satisfait de rouler, c'est à soixante-cinq
kilomètres, par bons chemins, du velours! On
met la capote?
— Non, du plein air et du plein soleil, puis-

qu'il fait beau.


— ...Et surtout que tout le monde puisse
nous voir! Pour une princesse, madame Lion-
belle, vous vous conduisez vraiment comme
Ida, la fille rousse, objecta le grand diable.
164 LA MAISON VIERGE

quand ils allèrent sur la terrasse de la villa


pour y prendre le café.
— Vous no fumez pas, monsieur Simon? Ci-
gare ou cigarette?
— Non, madame, je ne fume jamais. C'est
défendu au braconnier sérieux. L'odeur du
tabac est désagréable aux bêtes que je traque.

Un sucre. Deux morceaux? De la crème 9
Un peu de kummel?
Impassible, elle offrait les petites burettes de
la messe mondaine et ses doigts, ongles de
perles, jouaient dans les ustensiles de Sèvres,
l'aveuglant des éclairs de leurs bagues. Alors,
il se conduisit comme n'importe quel homme
du meilleur monde, il perdit la tête et em-
brassa les mains, ne pouvant embrasser que
cela sans attirer l'attention du pêcheur à la
ligne qui les regardait, du milieu de la Seine.
LA MAISON VIERGE 165

IV

— Çan'a pas de bon sens! glapit la vieille


femme qui sauçait son pain à même le plat où
fumait une gibelotte appétissante, malgré le
désordre et la malpropreté de la table.
— Quoi? grommela le père Olibert, dont les
-

yeux de poisson mort dardaient une phospho-


rescente lueur. Ça n'a rien à faire, ces chiale-
ries de femmes saoules! Ton Ida doit avoir
trop bu avec son dernier et elle te raconte tout
ce qu'elle ne sait pas. Cette personne de la
haute a, probable, mieux que ça pour s'ap-
puyer.
Alors, la mère Fonteau glapit plus féroce-
ment. On aurait juré qu'un chat-huant pleu-
rait ses petits et essayait de terroriser tous les
mulots des alentours.
— Je ne sais pas ce que je dis, moi, moi?
168 LA MAISOX VIERGE

J'ai vu ce que j'ai vu. L'Ida aussi. Nous étions


au lavoir... et ils ont failli écraser notre chè-
vre, les scélérats!Il était comme couché à càic

d'elle dans c'te voiture de malheur, le cocher


leur tournant le dos. Ça s'appelle un chauf- :

feur, un cocher, comme ça. Ben, c'est le cas


de dire! En voilà un qui pourrait se vanter de
leur tenir la chandelle, même que vous dites
qu'il y a des bougies dans ces machines-là !

Joli métier!... Quoi donc qui te faut, père Oli-


bert? C'est donc pas assez d'avoir perdu la
tranquillité, par chez nous... et mon denier à
Dieu, faut-il encore qu'on nous marie notre
coq de roche avec cette pintade en chaleur!
Pour des œufs, j'en retiens pas. J'aurais trop
peur d'en voir se trotter des couleuvres. Mais,
patience! Ce serait pas rare que notre Ida
finisse par trouver son heure. Je me charge de
la lui montrer à mon cadran.
— Je vous conseille, moi, de la fermer. Tu
es une vieille dinde quand tu te laisses aller
au sentiment. Oui, ça peut rapporter beaucoup
plus gros de tenir sa gueule au jour d'aujour-
d'hui,où l'argent fait le bonheur.
Dans le crépuscule de la voûte qui semblait
se prolonger au loin, sons la montagne, comme
LA MAISON VIERGE 167

une nuil de décor, fumeuse et plus sombre de


toute l'épaisseur de la terre, une nuit de sé-
pulcre, on entendait les sabots de la chèvre
qui avait failli être écrasée et qui frappaient
le sol pour, sans doute, appeler à son aide les
esprits impurs.
Une lampe brûlait pendue à la clé de voûte
de cette grande caverne et éclairait très mal
la table, luisante de graisse, ses verres énor-
mes, ses bols ébréchés, ornés de devises amou-
reuses, gagnés aux tourniquets des foires. Les
trois personnages, soupant là, semblaient fan-
tomatiques. De la porte venait une faible lueur
de jour ou de nuit plus claire que celle de cet
intérieur bizarre dont la façade était en car-
ton et les assises du plus dur granit. On en-
tendait le bruit monotone du barrage proche,
l'eau qui grondait en cascades au tournant
large de la Seine.
La mère Fonteau, en galant déshabillé d'une
étoffe à ramages datant de Louis-Philippe, le
nez rejoignant le menton pour une dispute
éternelle entre ses appétits de luxure et son
entêtement à vivre, émettait des réflexions ù
faire rougir sa chèvre, une vieille bique tout
aussi capricieuse qu'elle au seul point de vue
168 LA MAISON VIERGE

des goûts culinaires, car elle aimait le fromage


et volait les mouchoirs sales. Quant au père
Olibert, maître et protecteur de la mère Fon-
teau, depuis la mort de celui que l'on appelait
le défunt qui n'avait peut-être pas été ie
et
mari ni le premier amant, il écoutait grave-
ment, hochant sa tête, aux rondeurs de lune,
comme un magot, et il crachait de temps en
temps, dans un tremblotement alcoolique, un
bout de cigarette éteinte.
Ida ne disait rien. Effondrée sur le bord de
la table, le front dans son bras replié, elle
avait l'air d'un petit tas de chair épuisée, sans
un une révolte, elle ne pleurait
frisson, sans
pas, reposait enfin dans une douleur sans bor-
nes comme la perdrix blessée blottie au sillon,
espérant encore que le chasseur, ou le chien,
passerait sans l'apercevoir, elle, si petite, au
milieu de ce champ si grand. Il faut peu de
place pour mourir... Et maintenant, qu'elle
avait vu ça aurait-elle du cœur pour son ou-
vrage qui consistait à laver le linge, la vais-
selle, toujours laver et essuyer les baisers des
passants?
La mère Fonteau l'avait prise, sans gage, au
sortir d'une mauvaise affaire d'avortement.
LA MAISON VIERGE 169

—Tu comprends, ma cocotte en sucre, je ne


te paie pas, mais tu feras de l'or avec les mari-
niers qui viennent boire chez moi. les bracos
qui me fournissent du gibier... et je serai ta
mère.
Ça durait depuis cinq ans. Ida en avait
vingt. Un jour, un garçon ruisselant d'eau, un
noyé, était entré dans la baraque demandant
du secours. Il avait reçu un coup de feu dans
la cuisse et il avait nagé, traversé la Seine au

l'.asard,tenant la bretelle de son fusil entre


les dents. C'était Simon-le-Braco. On l'avait
accueilli comme l'enfant de la maison.
—On est tous du même bateau! prétendait
le père Olibert qui se faisait vieux et rêvait
d'un jeune associé.
La mère Fonteau ayant amalgamé des sim-
ples dans un gobelet d'eau-de-vie, lui posa un
magique emplâtre sur sa blessure, mais elle
accompagna ses soins judicieux de gestes si
particuliers que le braconnier, un peu délicat,
lui dit, très rudement :

— Pour le surplus, la mère, passez-moi donc


\otre fille!

Il ne savait pas que sa plaisanterie serait


prise au sérieux.
170 LA MAISON VIERGE

Et, comme il était vraiment fatigué, il ac-


cepta d'aller se coucher avec la fille, se réser-
vant de s'expliquer le lendemain. L'explication
durait encore...
...Tout à coup, la nuit se fit plus dense et
la lampe répandit sa fumée à flots parce qu'une
silhouette barrait la porte, la haute silhouette
d'un hommequi pénétrait, venant du plein
ciel,dans la douteuse nuit souterraine.
—Salut à tous! dit-il de sa voix chaude qui
leur parut changée, comme vibrant de très
loin. C'était lui. Il rentrait. On ne l'attendait
pas. Il aurait pu passer par derrière la colline,
dans son sentier des rocs menant à son terrier
de blaireau.

Pour du culot, il en a! grogna la mère
Fonleau émue.

Oui, c'est du toupet, fit le père Olibert. Il
va peut-être montrer son jeu, des fois qu'il
serait franc comme d'habitude. Et ce serait
pas rare qu'il nous apporte la fortune. Il tient
le meilleur atout, ici. Qu'on l'embête pas, hein?
Sans s'occuper de la mère Fonteau ni du !

père Olibert, le grand Simon alla droit à h


petite servante effondrée sur la table, la têti
toujours cachée dans ses bras. Il posa son in
;-_— -I I

LA MAISON VIERGE 171

dex sur le cou de la jeune fille, à l'endroit pré-


cis de la nuque blanche où naissait la pointe
de ses cheveux roux tordus en un gros chignon
qui avait l'aspect de cette étoupe rougeàtre
dont on bourre les malelas de pauvres.
— Viens-t'en sur la berge, Ida, j'ai à te par-
ler! fît-il doucement, mais son index pesait
sur elle, pareil au croc de fer qui va entrer
dans la chair de l'étal.

Elle se redressa en un gémissement seurd,


apeuré, affolé, où l'on devinait pourtant la joie
de l'animal qui s'entend appelé par son maître
au mpment du dernier égarement.
— Oui, Simon, j'irai... mais mon ménage
est en retard.
— Tout de suite!

C'était un ordre. Personne ne broncha, ex-


cepté la sorcière.
— Va, ma fifiiîe, dit la mère Fonteau. Après
la pluie vient le beau temps. Il te rapporte
peut-être, ben du champ de tir.
la clé A cette
heure, le lapin ne donne pas fort... si qu'il
l'offrirait un oisillon de la volaille d'à côté, tu
nous en ferais part! J'ai toujours eu le goût
du pintaâ:on cuit au four. Ça me tient aux
172 LA MAISON VIERGE

entrailles comme une envie de femme en-


ceinte!
— Mère Fonteau, vous accoucherez sans ça
du crapaud que vous nous préparez! riposta
Simon qui fut, brusquement, d'une gaieté ef-
frayante, ce soir de douceur où il n'avait tendu
aucun piège et où on avait dû lui ravir sa
robuste liberté de mâle.
Il n'en fallait pas plus pour déchaîner la

tempête. La mère Fonteau, amoureuse de n'im-


porte quel garçon par l'intermédiaire de sa
servante, avait la mauvaise habitude de faire
des scènes pour Vautre, qui, elle, ne disait ja-
mais rien. Elle se grisait de l'amour qu'elle
prêtait ou vendait comme l'ivrogne se grise
du ferment du vin qui bout dans la cuve. Elle
ne pouvait plus boire elle flairait et discutait.
:

Elle accoucha, en effet, du crapaud annoncé,


de plusieurs crapauds et fulmina, gronda,
éructa, comme un vrai volcan au milieu d'un
torrent de laves ordurières. C'était à se bou-
cher les oreilles.
Simon bras croisés! Elle venait
l'écoutait, les
de perdre la cause de la malheureuse qu'on
allait finir d'étouffer dans la chaleur de la dis-
pute. Enragé de bonheur, mystérieu sèment
LA MAISON VIERGE 173

transporté, il tint tête et essaya de sauver la


face, pas pour lui, mais pour sa poule de luxe,
selon le titre que la vieille sorcière octroyait
généreusement à Lionnelle.
— Ah! çà! depuis quand les dames de
Paris ont des comptes à vous rendre? déclara-
l-il sans voir que la petite servante se repliait

£Oiis l'aile de son bras, de nouveau terrorisée.


Mme de Montjoie voulait visiter le château de
Coulance, où j'ai été élevé et que je connais
comme ma poche. Je lui en ai fait les honneurs
en l'absence du maître de la maison. Cet imbé-
cile-là ne vit jamais chez lui. (Il éclata d'un
rire d'enfant encore en vacances.) On est passé
par le saut du loup sans rien demander ù
personne et, ma foi, on a fait l'école buis^an'
nière. Ce qu'elle est gosse, cette femme-là, c'est
curieux On en oublie son mauvais genre et le
!

monde qui l'entoure. Non, elle n'a pas de ma-


lice pour un centime. Elle a joué à la men-
diante, à la voleuse. Imaginez qu'elle a volé les
plus belles roses du parc... même qu'elle m'en
a donné une pour mettre à ma vareuse. (Il
jeta un coup d'œil lumineux à la fleur qui,
pourpre, le décorait d'une flaque de sang, dans
J'ombre, et reprit.) Allons! Ne cherchez pas la
174 LA MAISON VIERGE

petite bête! J'ai eu douze ans, aujourd'hui,


connue quand je suis arrivé là-bas. Ça fait du
bien, vous savez, de redevenir aussi jeune
quand on en a trente de misères sur les épau-
les. (Il se secoua, s'étira, grand félin qui joue

encore mais ne va pas tarder à mordre cruelle-


ment, et il se tourna vers Ida.) Pourquoi ne
fais-tu pas ton ménage, toi, puisque je t'at-
tends?
Ida releva pauvre figure en lar-
le front, sa

mes s'éclaira. Elle contemplait la rose rouge


qui se fanait sur la rude toile de la vareuse.
— Donne-moi ]a fleur! gémit-elle d'un ton
morne, écho d'une douleur qu'elle ne s'expli-
quait même pas.
— Ça, non, ma petite. C'est du bien volé. Je
suis braconnier de mon état et respectueux de
la prise du voisin. Mais j'ai bien plus beau à
te donner. Tiens! je voulais te la remettre en
douce... Seulement, ici, faut qu'on se désha-
bille en public! D'ailleurs, je m'en fous et si
ça peut te consoler, voici !

Il ôta de la première phalange de son petit

doigt une ba<me ornée d'un saphir et la lui


tennil
LA MAISON VIERGE 175

— Moi, ajouta-t-il avec une tranquille im-


pudence, je ne mange pas de ce pain-là.
Et il tourna les talons, s'en fut dormir, car il
était éreinté par cette course en auto où le
vent de la vitesse, mêlant ses cheveux aux
cheveux de la duchesse de Montjoie, lui avait
donné une sensation de vertige inouï.
Ce qui s'était passé ne ressemblait, pour lui,
à rien de possible.
Deux créatures aventureuses et libres, trop
libres, avaient franchi, d'un bond, le saut-de-
loup d'un parc seigneurial... et toutes les con-
ventions mondaines !Uauto, c'est la vie en
avant.
On va vers un but en abandonnant tout
ce qu'on laisse derrière soi et il se produit un
tel renouveau de sensations qu'on oublie en-
tièrement le passé. Pour la première fois, ce
grand diable de trente ans, surpris en pleine
force et en pleine passion, avait éprouvé la
volupté du transport dans toute l'élégance du
terme. Il avait dû laisser la son léger bagage
de coureur des bois pour devenir un instant
le coureur et le dominateur du monde. Ren-
versé à côté d'une femme qu'il savait presque
nue sous un cache-poussière de couleur n.eu-
176 LA MAISON VIERGE

tre, il n'ignorait rien du merveilleux papillon

qui se dissimulait sous cette chrysalide. Il se 1


trouvait heureusement forcé au respect parce I

que cet enlèvement se passait au milieu du


jour, à la face de tous. Elle lui avait laissé sa I
main gantée comme on tiendrait un enfant
pour lui épargner la crainte d'une chute. Et, a

subitement, le rustre fut dépouillé de sa bruta-


lité coutumière, de son ombrageux orgueil
d'étalon. Il redevint vraiment le gamin de 1

douze ans ébloui des splendeurs du château de |

Coulance, une demeure seigneuriale, et comme ;

il en connaissait tous les détours, tous les four-

rés, il en avait fait les honneurs à sa dame, en


possesseur qui offre.
Lionnelle et Simon se crurent, un après-midi
de silencieuse extase, les maîtres de ce château,
celui de la belle au bois dormant, car les de-
meures seigneuriales de France ont toujours
l'airinnocent de dormir!
Ils se mirèrent aux eaux claires des douves
et suivirent les allées voûtées comme des ar-
ceaux d'église. Serrés l'un contre l'autre, ayant
gardé, debout, la même union de leurs corps
souples, l'un tout en soie, l'autre tout en toile,
mais presque du même gris neutre, ils avaient
I A MAISON VIERGE 177

marché du même pas d'animaux furiifs prêts


à fuir si on intervenait, mais persuadés que
c'étaient bien eux qui avaient raison.
L'amour? n'en parlaient plus! Leurs ges-
Ils
tes étaient oublieux des gestes antérieurs. Ils
s'adaptaient à leur nouveau milieu. Enfants,
ils jouaient la comédie des grandes personnes.

Par moments, ils se penchaient l'un vers l'au-


tre. Le bras de Simon enserrait la taille de

Lionnelle et elle euroulait le sien à son cou,


ce qui lui permettait de la soulever tout entière
aux passages difficiles. Leurs pas, allongés et
légers comme ceux des fauves en chasse, ne
touchaient la terre que pour en tirer un rebon-
dissement plus vif. On ne s'était plus servi du
protocole cérémonieux. En descendant d'auto,
elle avait déclaré, le plus naturellement du
monde :

— On volera des fleurs, dis?


— Oui. Je connais la roseraie. Le jardinier
n'y va que le matin. Et tu auras des poissons
rouges du bassin de Vénus, ces fameux pois-
sons qui m'ont tant fait envie quand j'étais
pprenti-garde !

C'était l'ivresse de i'Eden retrouvé par deux


êtres qu'une destinée fatale jetait l'un vers
12
178 LA MAISON VIERGE

l'autre pour accomplir le plus mystérieux des


contemplait parmi les splendeurs de
rites. Il la
ce parc profond comme un océan vert. Tout y
était préparé pour les recevoir et les émer-
veiller.

— Tu es bien, toi! murmurait-il. Que tu es


donc une chose sous ton voile qu'on vou-
jolie
drait déchirer avec les dents. Tu es la seule
fleur à cueillir.
— Oui, je suis une jolie chose fragile. Ne
déchire rien, ne casse rien. Fais attention. On
aura le temps de s'apprendre. Nous ne nous
connaissons pas.
— C'est à en devenir fou! On est si loin!...
— - en trouver, au contraire,
C'est à la meil-
leure raison de vivre.
— Je suis laid, je suis pauvre, je n'ai même
pas un métier avouable, tu dis, toi. que je suis
un brigand... et me voici le seigneur de Cou-
lance, peut-être le duc de Montjoie... j'ai ou-
blié mon nom!
— Tu es mon seigneur et mon maitre qui
me reçois à bras ouverts.
Et il la pressait contre lui sans songer qu'il
pouvait l'embrasser, ôt oile qui la ren-
LA MAISON VIERGE 179

dait le fantôme d'un bonheur trop haut pour


lui.

Ils faillirent être surpris par un vieux bon-


homme qui émondait une haie. Mme de Mont-
joie s'avança, très hardiment.
— Mon ami, dit-elle, où est donc l'allée des
grands platanes qui conduit à la grille d'en-
trée ?
Et le vieux jardinier, tout décontenancé, lui
montra la direction, en ôtant sa casquette.

En revenant dans Yauto, ils furent plus sé-


rieux.
L'ombre les enveloppait et la tristesse du
soir les touchait de son aile froide.
— Simon, lui dit-elle en glissant à son petit
doigt une de ses bagues qui d'ailleurs n'entra
même pas jusqu'à la première phalange, je ne
veux plus de cette fille rousse dans ta vie...
c'est un danger. Voici de quoi la payer. Peux-
tu me la sacrifier sans trop de peine?
— Oui, puisque je sais faire, maintenant, la
différence entre les deux... amours. Ayant
goûté au tien qui est une bien belle, invention,
ma foi, je n'en saurais désirer d'autre. Mais
garde ta bague. Tu me fais honte. C'est mal-
180 LA MAISON VIERGE

heureux de voir ça! Je n'ai pas besoin de toi


pour... payer mes dettes.
— Je veux. Et puis, ce sera drôle parce
qu'elle croira que tu lui fais cadeau... de nos
fiançailles. Ne la laisse pas pleurer. Ça nous
jetterait un sort. J'ai bien remarqué son épou-
vante quand nous sommes passés devant elle.
— Moi, je l'ai seulement pas regardée... mais
il n'y avait, pourtant, qu'à ne pas passer par

là. Vous n'avez pas plus de raison qu'une poule

faisane, ma pauvre gosse.


Ce fut, d'ailleurs, à cause de cette bague
bleue que la duchesse de Montjoie reçut une
visite à laquelle, vraiment, elle ne s'attendait
point.
La visite de la mère Fonteau, demandant
Tenlrée de la maison vierge!
LA MAISON VIERGE 181

Lorsque Charlotte vint au salon, où la du-


chesse tenait cour plénière, ses trois adora-
teurs étant, ce jour-là, autour d'elle, avec le
jolifox aboyeur et les deux chats de Siam,
l'annonce de cette visite glissa un certain
trouble.
— Hein? La mère Fonteau? Vous plaisan-
Charlotte...
tez,
— Non, madame, je ne me le permettrais
pas. C'est bien elle, mais on ne la reconnaît
guère qu'à son menton en casse-noisettes, car
elle est habillée d'un costume de grand luxe.
Elle a une robe de soie puce à volants, une
capote flanquée d'un chou, un mantelet de
satin noir orné de ruches... Madame fera sage-
ment en tenant son sérieux. Je redoute un
esclandre.
182 LA MAISON VIERGE

— C'est bon! Faites entrer.


Les trois courtisans se levèrent, se consul-
tant du regard.
— Non, répondit Lionnelle à leur muette
interrogation; vous pouvez rester Jà, puisque,
paraît-il, je dois tenir mon sérieux.
Us restèrent, extrêmement vexés de se trou-
ver à pareille fête.
Stephen-Eros fit semblant de parcourir le
journal. Jousselin coupa un cigare et Jacques
Moriel aligna des chiffres sur un bout de cale-
pin. Ces messieurs sentaient de l'orage dans
l'air, mais ils n'avaient pas encore soufflé mot

de l'aventure du château de Coulance, qui


défrayait toutes les conversations des offices.
Pour une escapade de duchesse, ce n'était pas
très correct, mais Yauto découverte, le plein
soleil, l'audace môme de cet enlèvement, éloi-
gnaient toute idée d'intrigue. Si le garçon était
fort beau, il l'était à la façon d'un animal
curieux, d'un chien de chasse ou d'un cheval
sauvage. Ça ne représentait pas un homme
possible, et la duchesse de Montjoie, qui crai-
gnait les manifestations brutales, ne risquerait
pas le dangereux nocturne avec celui-là.
— Bien des pardons, ma mie, fît la vieille
LA MAISON VIERGE 183

sorcière en tirantune révérence que n'eût pas


désavouée un maître à danser, je suis venue
pour vous entretenir d'une affaire pas très
convenable et qui me donne bien des soucis.
Un sale coup, rapport à cette racaille de bra-
connier que je loge chez moi. Dans le doute,
ma petite princesse de mon cœur, on doit tâter
le terrain, voyez-vous, et se soutenir entre
femmes. La fortune, ce n'est pas une barrière
et, quand on est tous des honnêtes gens, faut

pas se tromper les uns les autres.


Ahuris, les trois hommes regardaient fixe-
ment le menton casse-noix qui rejoignait le
nez en bec d'épervier à chaque syllabe, et ils

commençaient à penser qu'ils allaient assister


à la fin du monde, tout au moins de leur
monde.

Voui, dit la tenancière du Bar du Four-à-
Chaux, j'aime à ce qu'on respecte ma maison,
madame la duchesse, et, jusqu'à ce temps-ci,
on ne jamais plaint de mon personnel.
s'est
Nous sommes pas des richards, quoiqu'on ga-
gne bien sa vie, mais on est en règle avec la
Justice. Cette petite Ida! Qui donc aurait pu
croire ça? Elle ne l'aura peut-être pas volée,
vous 4'aurez sûrement perdue en courant du
184 LA MAISON VIERGE

côté du jardin où l'on cueille de si belles roses


îouges. Hein? Pas vrai, que vous ne croyiez
pas la revoir? Enfin, madame la duchesse (et

pour énoncer ce titre dont elle avait plein la


bouche, qu'elle suçait comme un bonbon, elle
se rengorgeait dans les ruches du mante] et
dernier cri de 1885). voila votre bague. Je l'ai
pas laissée traîner longtemps dans les doigts
de ma bonne, comme de juste.
Elle tendait la fameuse bague bleue, le sa-
phir qui étincelait sur son gant de filoselle
noire.
Les trois courtisans de Lionnelle eurent le

même Le cambriolage s'amor-


haut-le-corps.
çait! On avait fait déjà la bague bleue, on
ferait certainement la maison blanche!
— Voui,madame Voui, mes bons messieurs
! !

C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire :

l'Ida, ma de chambre, a reçu ça du braco,


fille

de Simon, qui a prétendu, en la lui donnant,


qu'il voulait pas manger de ce pain-là. Tout ça,
bien sûr, c'est des blagues, et je n'ai rien cru
de ce qu'on me contait. On n'en conte pas 11

- Ponteau, qui est une roublarde, sauf


votre respect, madame la duchesse. Compre
nez ça, vous autres, mes chers messieurs, qu'on
LA MAISON VIERGE 183

ne fait pas de cadeau pareil à une petite cou-


reuse du halage. Elle en pleure toutes ses
larmes, comme de juste! Mais, les larmes, ça
ne dure pas... tandis que la honte... c'est éter-
nel! Ça peut bien valoir dans les cinq cents,
n'est-ce pas? Je estimer par des gens
l'ai fait

de la ville. Il vient chez moi des pêcheurs cos-


tauds qui ont le sac et qui me l'ont pas mâché.
Faut taire un papier comme quoi vous recon-
naissez avoir donné ce cadeau soit à Simon,
soit à sa poule... ou, plussimplement, me
refiler cinq cents balles, ça fera la rue Michel:
Lionnelle faisait sauter sa mule de velours à
nœuds de diamants du bout de son pied ganié
de soie rose. Elle se drapait dans un peignoir
en point d'Alençon et elle paraissait fort calme.
—Vous vous trompez, madame Fonteau,
dit-elle avec une politesse un peu sèche, sans
le sourire qui la rendait si séduisante, je n'ai
rien perdu on ne m'a rien volé. C'est bien
et
moi qui ai donné cette bague pour cette fille.
La mère Fonteau, se carrant dans un fau-
teuil, fut soulevée par la stupeur. Elle ne pen-
sait point que cela se passerait aussi facilement
et si bien. Elle espérait de la confusion, du
scandale, une scène d'où elle remporterait,
186 LA MAISON VIERGE

sinon la bague, tout au moins deux fois sa


valeur. Or, la duchesse avouait.
— Sans vous commander, madame la du-
chesse, c'est pourquoi que vous la lui avez
donnée?
— Pour son plaisir et pour le mien. Le
saphir, c'est la pierre des blondes, madame.
Votre bonne est rousse, je crois, c'est-à-dire
blond Titien.
La mère Fonteau ne perdit pas la carte,
malgré les épithètes qu'elle ne comprenait cer-
tes pas, et elle riposta :

— Alors, comment donc que vous lui avez


refilé ça par les mains de son amant? Ça fait
jaser dans le pays ! Ce garçon n'a pas le
moyen de se payer des cadeaux de princesse,
comme de juste. Ça peut lui porter tort. Elle
dit, notre Ida, et je suis bien forcée de m'en

rapporter à elle, vu que j'assistais à l'affaire.


(A ce passage de son discours, Mme Fonteau
éteignit la lueur verte de ses yeux de vieux
chat sous ses paupières grasses.) Excusez la
liberté que je prends, mais ces deux petits-là
s'aiment devant moi, je connais la couleur de
leurs caresses et c'est du miel, car c'est jeune,
ardent, ça ne songe qu'à ça, cependant <_i.
LA MAISON VIERGE 187

n'est pas si fou que de se vouloir la prison l'un


Un braco, c'est pas un duc,
à l'autre... tout
de même! Quand la gamine, qu'est ben plus
jeune que vous, madame, en pleurerait tout un
siau de larmes, faut pas qu'elle puisse com-
promettre son galant avec ça. Elle n'a pas la
raison, ni votre expérience, ben sûr... pour-
tant...
— M. Simon est libre de faire ce qui lui
Vous venez de le déclarer vous-
plaît chez vous.
même, madame. Je lui ai donné cette bague
et il l'a donnée à qui devait la recevoir, fit
Lionnelle de plus en plus calme; c'est parfait.
Seul, Stephen-Eros, qui était le plus près
d'elle, put s'apercevoir que les 3 eux bleus de
r

la lionne devenaient plus foncés et qu'elle ser-


rait terriblement les dents.
— Les hommes, madame la duchesse, c'est
tout de la canaille, objecta la tenancière du
bar de la colline, et m'est avis que vous voulez
le défendre... Il l'a peut-être bien donnée à sa

poule... sans votre permission.


Stephen-Eros bondit.
— Madame la duchesse, me permettez-vous,
à moi, de flanquer cette gueuse à la porte?
Lionnelle s'était levée à son tour, la lèvre
188 LA MAISON VIERGE

frémissante et les yeux en Jeu; mais, très


grande dame, elle eut encore la force de dire :

— Pas du tout. Je ne vous permets rien de


semblable, vu... le certain âge de Madame.
Elle est dans son droit en veillant à la bonne
tenue de son intérieur. Elle est la propriétaire
du... enfin... du bord-de-l'eau pour prononcer
cela d'une manière plus française, et moi je
suis la maîtresse de la maison vierge. Ça fait
une légère différence. Je vis au grand jour.
Mme Fonteau est obligée de recevoir la nuit.
Pourquoi discuter? Si le saphir ne convient
plus, perle et rubis sont à sa disposition. J'ai
une bague. Il n'est pas élégant
offert d'offrir
une somme. Simon ne le permettrait pas, lui
qui se passe, paraît-il, de toutes les permis-
sions!
Complètement démontée, la mère Fonteau,
peu habituée au langage diplomatique, aban-
donna ses airs de bourgeoise et redevint la
poissarde bienveillante.
— Mon petit cœur, tu vas trop fort! On ne
jette pas ses perles aux marcassins, et tu te
feras plumer par l'amoureux ou son amou-
reuse. Il en tient encore pour son Ida... Je le

sais bien, puisque c'est moi qui les couche.


LA MAISON VIERGE 189

Alors, une étrange tourmente emporta la


duchesse de Montjoie, cette gracieuse folle qui
riait de tout et d'elle-même. Ses entrailles
furent tordues par une souffrance qui n'avait
rien de commun avec le petit frisson de ses
ordinaires caprices. Elle vit, dans un rouge
éclair, un couple enlacé... et elle revit, pen-
chée sur elle, une face brune, aux regards
d'une merveilleuse ferveur. Elle avait décou-
vert le véritable amour, pris, au piège du res-
pect sentimental, un homme effrayant qui
n'avait point la coutume d'y aller par quatre
chemins ; elle voulait cet homme, n'importe
comment et tout entier. Un amour très simple,
mais profondément na-
très grand, irrésistible,
turel, ne se rencontre presque jamais. Elle
n'allait pas renoncer à son trésor pour des
racontars de vieille entremetteuse.
— Tu mens, misérable! rugit Lionnelle en se
précipitant sur la mère Fonteau. Mille francs
pour toi, si tu peux me prouver cela ce soir
même... et je serai guérie.
— A la bonne heure glapit la mère Fonteau
!

en reculant sous le choc, ça c'est parlé. Voilà


comme je comprends les dames de la haute,
franches du collier, des bagues et de la jarre-
190 LA MAISON VIERGE

tière! C'est àça qu'on reconnaît les vraies du-


chesses, ma
mie, et non pas aux manières
sucrées. Ça colle! Viens ce soir au terrier de
notre braco, en passant par le sentier de la
corniche, tu sais, le sentiei dit
des vaches, vu,
:

d'ailleurs, que c'est seulement


chèvres qui les
peuvent y monter... et tu verras qu'il y fait
plus chaud que dans le ventre d'une grenouille
de salon. Mes bons messieurs, excusez du dé-
rangement, je m'en vas... ce n'était sûrement
pas à vous que j'avais affaire... mais puisque
Madame trouve que c'est pas gênant...
Et elle refit sa révérence de l'entrée.
Stephen-Eros, les larmes aux yeux, déchi-
rait rageusement les pages d'un livre. Jousselin
pianotait sur les vitres d'une fenêtre, et Jac-
ques Moriel, l'intendant, inventoriait les fleurs
du tapis.
— Duchesse, vous n'irez pas! cria Stephen
hors de lui, ou je vous accompagnerai avec

un revolver.
— Si tu y tiens, mon enfant! répondit la du-
chesse un peu détendue. Je regrette cet inci-
dent ridicule, mais je n'aime pas qu'on vienne
me mentir sous le nez pour me faire du chan-
tage ensuite. Ce braconnier est iin très brave
LA MAISON VIERGE 191

garçon, incapable d'une mesquinerie ou d'une


déloyauté. Je lui ai donné réellement cette
bague pour qu'il l'offrît à cette fille... et il a dû
le faire...

Moriel s'éventait avec son mouchoir :

— ...Et le soir même.,, il continuait, comme


le nègre!
—Mon cher, ne riez pas. Je n'ai pas envie
de rire, moi. Ce grand gaillard est un enfant,
un pauvre garçon tout neuf qui a le cœur
très bien placé.

Jousselin toussa légèrement :

— Si vous avez besoin de leçon d'anatomie,


n'oubliez pas que je suis encore là, chère ma-

dame.
La duchesse de Mont joie brisa une coupe de
cristal sur un marbre.
— Je n'oublie rien, et en voilà assez. Je ne...
braconne pas sur vos terres, messieurs. Si je
vais chasser ailleurs, ça me regarde. En tous
pas encore... choisi, et je sou-
les cas, je n'ai
haite sincèrement que cette vieille toquée
puisse avoir dit la vérité. Je ne calcule pas
mes démarches et je ne m'épargne pas. Si j'ai
besoin d'une leçon de... morale, je ne l'accep-
192 LÀ MAISON VIERGE

terai qtie de moi-même et j'irai la prendre...


quand j'en devrais mourir. Je n'ai pas revu
ce braconnier depuis notre course en auto.
Avouez qu'ayant la possibilité de me relancer
ici pour y apporter du gibier... qu'il ne veut

pas qu'on lui achète, ce singulier amoureux de


légende se conduit comme un fort grand sei-
gneur. Je l'ai seulement aperçu, hier, qui tra-
versait la rivière à la nage, histoire de s'amu-
ser, sans doute, ou de... m'amuser; mais il ne
m'a même pas fait un signe indiquant qu'il
désirait davantage.
— Fichtre ! murmura Jousselin, étirant sa
moustache en chat en colère. Qu'est-ce qu'il
vous faut comme signe, alors ? Celui de
Léda?
— Messieurs, ajouta Lionnelle pouffant de
bonne grâce, vous avez beaucoup d'esprit. Al-
lons souper et demeurons de bons camarades.
Il serait très lâche de votre part de m'aban-
clonner en ce moment, et je pourrais croire
que vous redouiez un cambriolage pour vous.
Les trois hommes saluèrent.
Stephen baisa la main de la duchesse pen-
dant que Marcel et Jousselin tendaient la leur,
en camarades respectueusement dévoués.
LA MAISON VIERGE 193

— Je vais changer de toilette. Voua n'atten-


drez pas longtemps.
Dès qu'elle fut partie, ils se regardèrent, un
peu pâles.
— Ça va plutôt bien! Moriel.dit
— Pour cambrioleur futur questionna
le ?
Jousselin.
— Non, pour nous. Tant qu'elle ne choisira
pas...
— Et si choisit
elle quatrième
le Ste- ! fît

phen désespéré.
— Allons donc! On ne peut pas avouer, ou
épouser, un Simon dit le Braco. Et ce garçon,
elle vient de nous l'apprendre, est réfractaire
à toute vénalité. Il ne vend même pas son
gibier. Cet imbécile n'a qu'à faire... le signe,
justement, et elle se sauvera. Une duchesse,
même enragée de jalousie, n'en arrive pas à
de telles extrémités. Le jour où Lionnelle aura
peur, elle s'arrangera de façon à ce que le
pauvre diable rencontre porte de bois... et le
tour sera joué, absolument comme pour nous.
C'est un cas pathologique.
— Hum! soupira Stephen, on ne sait pas ce
qui se passerait si, au lieu de trouver les deux
tourtereaux de la mère Machin dans le même
13
194 LA MAISON VIERGE

nid, elley trouvait... le loup. Le respect amou-


reux, ça ne tient pas devant l'occasion et, sur-
tout, l'impunité. Moi, je n'oserais pas, ni vous,
nous sommes des gens civilisés; mais... ce-
lui-là... Rien qu'à me mettre la main sur
l'épaule pour plaisanter, il a failli me jeter à
genoux.

Alors, pourquoi l'amour platonique dans
le parc de Coulance ? objecta ironiquement
Jousselin qui ne savait pas si bien dire.
A la tin du souper, vers dix heures, Lion-
nelle sortit, et ces messieurs allumèrent leurs
cigares :

— La veillée des armes! déclara Jacques


Moriel philosophiquement.
— Moi, vais chercher un revolver
je ! dit
résolument Stephen.
— Tenez, voici mien, vous savez vous
le si

en servir!
Et Jousselin lui tendit un solide browning.
Stephen le fourra dans sa ceinture, sans se
rendre bien compte de ce qu'il y mettait; puis
iltraversa le salon, la salle à manger et vint
heurter à la porte de Mme de Montjoie.

Entrez, cria-t-elle, impatientée.
Elle achevait sa toilette... de course noc-
LA MAISON VIERGE 195

turne. Une robe du soir en satin cuivre voilée


de mousseline jaune souple et brodée de pail-
lettes d'argent. Charlotte lui drapait un châle
de crêpe de Chine en manière de domino, un
léger capuchon de dentelles blanches retom-
bant sur ses yeux étincelants de chatte en ma-
raude.
Stephen, malgré la présence de Charlotte
(qui en avait vu bien d'autres), s'accrocha
désespérément à ses jupes, la suppliant sur
un ton de petit enfant navré de renoncer à
ses confitures :

— Non! vous en prie, Lionne, n'y allez


je
pas! Vous perdue si vous mettez un seul
êtes
doigt dans cet engrenage. Ce sont tous des
bandits, lui comme les voisins. Qu'est-ce que je
vais devenir, moi, avec mon livre de critique
paraissant en octobre et dont on doit m'en-
voyer les épreuves ici? Vous êtes absolument
insensée, d'autant plus que vous n'aimez que
votre caprice et pas du tout ce garçon. Songez
donc, malheureuse, que vous pouvez ramener
des... oui, des poux, de cette caverne! J'en ai
supposant ça
la chair tout hérissée, rien qu'en !

Voyons, vous, Lionnelle, duchesse de Montjoie,


avec votre nom, votre train d'existence, ris-
196 LA MAISON VIERGE

quer de vous livrer corps et biens à un héros


de grands chemins? Réfléchissez! Je me meurs
d'amour pour vous, je me consume à vos pieds.
Il est vrai que je suis un enfant, mais je peux

valoir un homme de ce genre-là. Je ferai tout


ce qu'il vous plaira. Je tuerai, au besoin !...
Ah! non, c'est à en pleurer. Je suis humilié
pour vous, ma chère Lion... Réfléchissez aux
parasites, vous tellement dégoûtée de tout ce
qui n'est pas propre, absolument élégant...
— Ah! s'écria Lionnelle, agacée, je connais
des parasites autrement dangereux!
— Tu veux parler de Moriel de Jousselin?
et
dit Stephen candidement, en baissant la voix.
Tu as raison... mais tu as toujours eu peur de
rester seule avec moi. Charlotte! ordonna-t-il
plus haut, joignez-vous à moi pour retenir ici
Mme la duchesse.
Charlotte obéit et eut un air des plus mépri-
sants.
— Ça ne servira de rien. Madame est chipée.
Y en manque pourtant pas de jolis garçons
dans son monde... comme vous voilà, vous,
monsieur Stephen. Ce braconnier de malheur!
Ah! si j'avais voulu, le jour où il m'a décoiffée
parce que je défendais madame.
LA MAISON VIERGE 197

— Que voulez-vous dire, Charlotte, interro-


gea Lionnelle sévèrement.
— Rien de plus, rien de moins, madame. A
part que n'étant pas princesse, j'en voudrais
pas... même pour m'aider à plumer ses cailles!
Lionnelle arracha un coin de son châle de
crêpe de Chine des mains de Stephen et passa.
Celui-ci tira son revolver, fit mine de se l'ap-
pu} rer sur la tempe, puis, après réflexion, il
en contempla stupidement le mécanisme et
s'aperçut qu'il en ignorait le fonctionnement.
Fallait-il avancer ou reculer le chargeur?
x\lors, il prit le parti, encore plus héroïque, de
se trouver mal.
— Charlotte, faites respirer des sels à mon-
sieur et enlevez-lui son arme. Il n'aurait qu'à
se tuer sans le vouloir pour que ça devienne
sérieux. Ne vous inquiétez pas de moi. Je ren-
trerai peut-être tard et je désire dormir tran-
quille, faire la grasse matinée. Qu'on ne me dé-
range pas.
Et elle s'enfuit.
C'était le soir du grand orage des sens qui
emportait tout, la pudeur, l'orgueil, le souci de
son rang social et aussi le sourire qui se moque
du monde, car Lionnelle ne riait plus.
198 LA MAISON VIERGE

VI

Mme de Montjoie avait de vagues indica-


tions sur ce fameux sentier de chèvres dit :

des vaches, mais elle s'orienta, disputa ses den-


franges aux ronciers, glissant, bu-
telles et ses
tant sur ses souliers de toile d'or à barrettes
par échouer dans un cou-
brillantes, elle finit
loirde rochers, une sorte d'entonnoir terrible-
ment humide. Comme elle en cherchait l'issue,
la lune parut sur la colline et tendit un rayon
blanc, un doigt pointu, lui désignant une fente
de grotte à peine assez large pour laisser pas-
serun chien.
Une ombre ondula entre ce doigt de lune
et elle ; Mme
de Montjoie faillit s'évanouir,
comme Stephen Eros, car elle reconnut la fille
au chignon roux, Ida, la seule pensionnaire de
LA MAISON VIERGE 199

la maison Fonteau. Celle-ci, très décente, un


fichu, par hasard propre, croisé sur la poitrine,
semblait attendre quelqu'un. Elle murmura :

—Madame, n'ayez pas peur, ce n'est que


moi. Je suis venue m'asseoir là, j'y suis depuis
une heure, pour vous avertir que Simon est à
son gibier parce que le lapin donne. Celui qui
est à sa place... faut bien que je vous le dise
tout de suite, c'est... c'est le père Olibert. Vous
comprenez ? Quand j'ai eu deviné la mani-
gance, je m'en suis fait bien du mauvais sang,
d'autant plus que je ne pouvais pas courir
après Simon qui, lui, ne se doute de rien et
doit être dans des endroits qu'on ne sait pas,
naturellement. Ça vous aurait guère plu, cette
histoire-là. Des fois, dans le noir, un homme en
vaut un autre... vous auriez eu beau crier...
l'endroit est si désert.
Elle disait cela passivement, sans émotion
et sans ironie.
Les jambes fauchées, la duchesse tomba sur
le banc de pierre, à côté de la fille rousse.
—Le père Olibert! Qui? Quoi? Ce n'est donc
pas vous qui deviez vous trouver. avec Simon, . .

chez lui?
— Oh! fit doucement la servante sans se dé-
200 LA MAISON VIERGE

partir de son humble politesse, il y a des jours


que c'est fini,nous deux. Je lui fais son lit,
comme de juste, mais je ne le défais point,
môme que je sais qu'il y a mis une rose, que
vous lui avez donnée, pour la conserver fraî-
che. A c't'heure, le père Olibert, que la mère
Fonteau a bien saoulé, est couché dans l'en-
trée du terrier. Vous auriez buté dessus tout
à trac... c'est un méchant tour de la patronne
qui se disait que vous n'auriez jamais osé faire
le raft'ut de vous plaindre, bien sûr. Elle se
méfiait pas de moi, car elle est un brin en en-
fance, la mère Fonteau. N'empêche qu'elle m'a
repris la bague bleue et que je la reverrai
jamais.
Mme de Montjoie sentit que la respiration lui
manquait.
Et il y eut un long silence, parce qu'elle
pleurait tout bas d'horreur, sinon de recon-
naissance.
— Ida, murmura enfin Lionnelle, tu auras
les mille francs. Veux-tu bien m'embrasser, en
outre?
— A votre service, madame la duchesse, ré-
pondit la fille rousse dont le visage résigne
s'éclaira, sous la lune, d'une grande douceur.
LA MAISON VIERGE 201

Je vous remercie bien, seulement, pour les


billets de banque, on me les reprendra aussi,
ça c'est couru. J'ai jamais rien à moi chez la
mère Fonteau. Je suis sur les papiers de jus-
lice, voyez-vous.

La duchesse serra passionnément la petite


servante sur son cœur. Elles étaient assises sur
le même canapé de roc dur et elles semblaient
guetter le même passant, la tête de l'une ap-
puyée sur l'épaule de l'autre. Alors, Mme de
Montjoie se mit à divaguer, lyriquement, selon
l'usage :

— Oh! Ida, où sommes-nous tombées, dans


ce repaire de brigands? Nous sommes perdues,
nous sommes les deux sœurs du même frère
d'amour, que nous attendons et qui va... choi-
sir, lui! Tu semblés ignorer que tu viens d'ac-

complir un acte de merveilleux héroïsme ?


Mais, la princesse, c'est toi, petite fille si pau-
vre à qui j'ai pris le seul bien qu'elle possédait
en toute propriété, les caresses d'un homme.
Tu m'as sauvée d'une horreur sans nom, d'une
effroyable bataille où j'aurais laissé non seu-
lement mon honneur, mais encore ma chair,
car je n'aurais pas pu survivre à cette ignomi-
nie. Pauvre enfant! Tu es jolie, tu es jeune, tu
202 LA MAISON VIERGE

es douce et je veux être ton amie. Dicte tes


conditions? S'il cœur de cet
faut te rendre le
homme que tu aimes assez pour... veiller sur
moi, je l'essaierai. Veux-tu remplacer Char-
lotte chez moi, dis? Tu ne peux pas rester dans
un pareil coupe-gorge.
Elle secouait Ida, la tenant aux épaules et
froissant ses soieries jaunes comme de l'or
liquide, contre la jupe de laine rude de la fille

qui l'écoutait, ravie, sans d'ailleurs y compren-


dre grand'chose.
— Il faut te sauver de là. A mon tour de te

rendre l'honneur. Figure-toi que Charlotte


prétend... peux-tu me dire la vérité sur cette
nouvelle histoire ? Encore un ignoble men-
songe? Charlotte prétend que Simon a voulu...
La duchesse s'emporta.
— Si ce garçon n'est pas absolument net,
splendide, entier dans sa noblesse de sauvage,
il n'est pas, et je le fais jeter en prison! Voilà!

— Charlotte? bégaya la fille médusée par le


mot prison, le seul qu'elle saisissait dans toute
son ampleur. C'est votre bonne? Eh là! mon
Dieu! qu'est-ce que Simon lui a passé, le jour
des cailles, quand elle a eu l'idée de lui expli-
quer que les femmes riches ont le droit de
LA MAISON VIERGE 203

s'amuser... comme... enfin comme les autres!


J'ai cru qu'il allait lui arracher les cheveux.
Ah bien pour ça, non, y a rien eu de fait, ni
ce matin-là, ni les matins suivants, et ce serait
rare qu'il me l'aurait pas montrée puisque je
vous dis que c'est moi qui secoue la mousse
de son lit, rapport aux vipères, car, il y a pas
plus traîtres que ces vermines-là quand ça
sent la chaleur dans nos caves.
Elle ajouta, naïvement, avec la fierté parti-
culière qui redresse les prostituées les plus
lâches dès qu'il s'agit de vanter les qualités
du mâle :

— Pensez-vous qu'il se serait gêné pour aller


faire ça chez vous si ça lui avait convenu.
Ben! On voit de reste que vous le connaissez
pas.
Lionnelle eut un frisson et voulut se lever.
Elle tamponnait ses yeux avec un petit mou-
choir de dentelles, puis elle chercha sa trousse
de poche boite à poudre, rouge en étui et mi-
:

roir de vermeil.
— Vous êtes des gens... effrayants mais bien
sympathiques, soupira-t-elle. Tu vas demeurer
avec moi pour me reconduire ou me garder des
mauvaises rencontres, n'est-ce pas, ma jolie?
204 LA MAISON VIERGJE

— Je vous mènerai chez vous, seulement,


faudra que je rentre, il est l'heure que la lune
tourne, il va rentrer, lui aussi... et il y aura
de la casse quand il va dénicher le père Oli-
bert sur le passage de son lit. J'aimerais mieux
rien savoir, surtout que la vieille chouette doil
guetter de sa porte, à elle. Elle ne dort guère
non plus, cette femme-là, quand elle attend un
chambardement. Tenez Chut ! Ecoutez, le!

voilà ! C'est pas le père Olibert qui ronfle, c'est


des cailloux qui déboulent de là-haut! Lui, je
reconnais son pas entre mille! Il marche en
nuit tel qu'en jour, parce qu'il est habitué.
— Non, je n'entends rien, Ida! Je voudrais
bien m'en aller.
La duchesse ramena son capuchon de soie
sur ses } eux. A présent, elle était sans fore»:
T

et sans volonté, mais elle commençait à avoir


très peur. Car, ce qui venait était peut-être
plus redoutable pour elle que cet ivrogne cu-
vant son eau-de-vie à l'entrée de la caverne
du fauve.
— Il descend la pente. Il saute les marches.
C'est rapport à ses espadrilles que vous l'en-
tendez pas... Là, le voilà! Qu'est-ce que je vais
prendre?
LA MAISON VIERGE 205

Et, d'instinct, la fille leva son bras pour se


protéger.
dégringola en quelques bonds souples jus-
Il

qu'aux deux femmes, s'arrêta, la tête en avant,


les coudes au corps, et gronda, les yeux pleins
d'un rayon phosphorescent, en jurons des plus
accentués.
— Ah ça c'est trop fort fit-il en lançant
! !

sur l'herbe un carnier rempli de pattes et


d'oreilles velues, qu'est-ce que vous pouvez bien
fiche ici, toutes les deux?
Ce toutes les deux irrévérend fouetta l'or-
gueil de la duchesse qui venait pourtant de
traiter de sœur une pauvre fille stoïque, et elle
dit, dédaigneuse :

— Nous avions des choses intéressantes à


nous dire, cher monsieur Simon, et... made-
moiselle vous les expliquera. Je me sauve, car
il est tard. Pardonnez-moi, mais je préfère ne

pas entendre cette, explication. Je suis écœurée.


Il se balançait, les mains aux hanches, es-

sayant de démêler ce qui se passait. Tout à


coup, il éclata d'un rire strident.
— Vous ne pouvez pas savoir comme c'est
drôle de voir dans le même
nid le faisan doré
mêlant ses plumes aux plumes de la bécasse?
206 LA MAISON VIERGE

On va s'expliquer tout de suite, après quoi je


vous reconduirai chez vous, madame Lion-
nelle. Voyons, conte ton conte, Ida, sinon je
t'étrangle. Tes manières en dessous ne me
plaisent pas. Tu trembles, donc tu as fait une
sottise.
Il barrait le chemin, de toute sa hauteur. On
ne voyait même plus la clarté de la lune der-
rière lui.
Ida se serra contre Mme de Montjoie. Il
ne savait par quel bout
était évident qu'elle
commencer. Elle cherchait la main de la du-
chesse et une solution.
Cela rendit son assurance à la femme du
monde.
— Ne riez pas. Simon, car Mlle Ida vient de
me sauver un peu plus que la vie.
— Alors, comme je vous connais... ça fera
deux bagues! grommela-t-il de fort mauvaise
humeur. Qui a voulu vous tuer, ou plutôt, dans
quelle fondrière avez-vous glissé, belle ma-
dame? C'est ici chez moi. je pense, et les fem-
mes n'y viennent pas facilement. Pour vous
\ voir... faut qu'on vous ait montré le che-
min! Malheur à celui qui l'a fait. Je ne per-
mets à personne de se mettre à ma place.
LA MAISON VIERGE 207

— Ne t'emporte pas, Simon, supplia la pau-


vre Ida, y allant de tout son courage. Il n'y a
pas de mal grâce à moi, mais c'était moins
cinq! La mère Fonteau a saoulé le père Oli-
bert qui est... là...couché devant ta porte; il
y était pour... pour attendre madame, rapport
à . . . ce qu'elle lui plait.
La duchesse
avalait sa salive, étranglant de
honte; quant à la petite servante, elle demeura
court, parce que le grand braconnier venait de
sauter sur sa porte, autrement dit la fente du
rocher qui lui servait d'entrée. Il tira une
masse grouillante, un homme ou un animal,
complètement nu, de cette crevasse, leva la
main, on vit un éclair briller, on entendit un
horrible cri sortir de cette masse gélatineuse,
couleur de poisson mort, et le père Olibert,
précipité du haut de la pente de la falaise,
alla rouler jusqu'à la Seine, probablement dé-
grisé pour toujours.
— Maintenant que ma chambre est nettoyée,
si vous voulez vous donner la peine d'y venir,

fit le grand garçon très calme, en essuyant la

lame de son couteau dans l'herbe. Vous y serez


encore plus en sûreté que chez vous.
Ida venait de fuir, droit devant elle, talon-
208 LA MAISON VIERGE

née par la peur des gendarmes. Elle ne son-


geait plus qu'aux papiers de justice.
— Dommage, froidement, qu'elle ou-
fit-il

blie de refaire mon c'est son métier pour-


lit...

tant... et il va falloir que vous y dormiez, ma-


dame la duchesse, vous êtes certainement ma-
lade, vous qui n'aimez pas le sang. Ah! ma
pauvre faisane dorée, c'était pas comme ça
que je rêvais de ma nuit de noces! ajouta-t-il,
en lui tendant les bras.
Lionnelle eut une révolte, essaya de fuir à
son tour, mais elle ne put que se laisser porter
dans l'étrange nid d'aigle qu'elle ne connais-
sait point, la chambre nuptiale.
C'était tout rond, sans autre issue que cette
fente de la roche, et au milieu, il y avait un tas
de mousse souple et doux comme meilleur
le
des divans. Un fusil était accroché au-dessus.
On y voyait à peine quand on regardait du
côté de la porte et on n'y entendait rien, ni le
bruit du barrage, ni le murmure des feuilles
du bois surplombant l'entonnoir, où le ravin
qui y conduisait. Un calme effrayant y régnait,
une sensation de sécurité... mortelle, le même
calme qui permettait à ce grand fauve de con-
templer sa proie enfin conquise.
LA MAISON VIERGE 209

— Nous avons le temps, tu peux t'expliquer


à ton aise et je ne me priverai point de t' écou-
ter encore chanter, mon oiseau d'amour, ma
bestiole toquée, qui n'a décidément pas tout
l'orgueil que je voudrais garder à sa place. Ah !

c'est bien utile d'être duchesse pour devenir


jalouse d'une servante d'auberge, d'une fille à
tout le monde. Non ! C'est malheureux de
voir ça!
Mme de Montjoie ferma les yeux et se blottit
dans bras de l'assassin. Elle pleurait, riait,
les
divaguait, rejetant en arrière ses courts che-
veux ondes.
— Non! je ne m'en irai pas tout de suite,
mais je veux que tu me comprennes bien. Je
ne suis pas venu te chercher, ici. Je voulais
savoir si tu m'avais trompée! Cette pauvre pe-
tite servante... Ah! comme je l'aurais tuée, si
je l'avais découverte, là, à ma place, dans tes
bras...
— C'est bien ce que je te disais! La jalou-
sie... et la tuerie, par-dessus le marché. On est
à deux de jeu, quoi. Nous sommes du gibier
de bagne et je ne sais pas du tout lequel ren-
dra le mieux dans un mois, en face des juges.
Si on s'aimait, dis, pour oublier tout ça?
14
210 LA MAISON VIERGE

Il la regardait avec une étrange anxiété au

fond de sa joie furieuse d'animal libre qui


sent, pourtant, rôder la mort autour de lui,
mais comme elle voulait, avec un geste de co-
quetterie puérile, rattacher son corsage, il
arracha tout, envoya les soieries et les den-
telles à l'autre bout de sa caverne de brigand,
ei Aime la duchesse Lionnelle de Montjoie se
trouva, pour la première fois de sa vie, devant
un homme qui ne respectait plus rien...
Ida, vers midi, se glissa timidement vers
l'antre du fauve, siffla comme un pinson. Elle
apportait du lait, du pain, des noix nouvelles.
Le grand braconnier sortit, s'étira et posa un
'doigt sur sa bouche.
— Elle dort, fit-il, la voix sourde, tout son
beau visage de sauvage amoureux ravagé par
l'inquiétude. Et les gendarmes? Viendront-ils?
Espèce de timbré! Tu mériterais bien que
je le le laisse croire, mais le sacré père Olibert
n'est point trépassé, et c'est dommage ! La
mère Fonteau le soigne. Il n'a rien compris à
sa dégringolade, vu qu'il était trop saoul, et
pas de danger que la patronne lui explique.
Ton couteau n'a pas touché le cœur, qu'elle
dit. Elle a bien trop peur qu'il cherche à se re-
LA MAISON VIERGE 211

venger sur toi, Simon. Elle n'en voulait qu'à


la dame. Ça n'a pas réussi... ni vu ni connu,
elle inventera autre chose.
Ida baissa la voix et les yeux :

— Est-ce qu'elle est encore là, ta dame?


Le grand braconnier enroulait autour de ses
reins, en guise de ceinture, un lambeau de
satin jaune d'or. Ses gestes étaient lents, lassés
et mesurés. Il semblait si préoccupé qu'il n'en-
tendit même pas les réflexions d'Ida au sujet
de la blessure de sa victime. Les gendarmes
ne viendraient pas, c'était l'essentiel.
— Ecoute, Ida, fît-il, je suis triste à mourir,
j'ai besoin de toi pour arranger l'autre histoire.
Mme Lionnelle ji'a plus ni chemise, ni robe,
ni manteau, et moi je n'ai rien d'assez propre
à lui prêter. Ii y a aussi qu'elle ne veut pas
rentrer à la villa, elle veut s'en aller à Paris
tout de suite.
Il poussa un soupir et s'assit sur le banc des

rocs, la tête dans ses mains.


— Ida? Sais-tu ce que c'est qu'un amour qui
vous glisse des doigts quand on s'imaginait le
tenir bien serré? Sais-tu ce que c'est que quel-
qu'un qui vous a voulu, aimé, jalousé, puis qui
ne peut plus vous souffrir?
212 LA MAISON VIERGE

Ida détourna le front, les larmes prêtes à


couler de la fontaine de son regard noyé.
— Oh! oui, je sais ce que c'est, Simon. Je
ne sais même bien que ça!
Il continua, sans s'apercevoir de sa person-
nelle cruauté :

— va falloir jouer au plus fin avec celte


11 te
peste de Charlotte. Elle ne veut plus revoir
Charlotte. Elle entend que tu la suives à Paris,
(/est un grand honneur pour toi et ta fortune
es! faite si tu te conduis bien. Le chauffeur
s'en tendrait-il avec toi, lui? Quel homme que
c'estpour garder un secret?
—Tout ce qu'il y a de mieux, fit Ida, dont la
douce philosophie passionnelle reparut. Il m'a
•même donné cent sous ]a semaine dernière.
C'est un garçon très convenable, respectant les
patrons.
—Bon! Il faut l'attirer par ici, sur la route
du haut avec sa voiture et tout ce qu'il pourra
trouver pour habiller une femme. Je vais lui
confier sa maîtresse parce que c'est rue de
Piome qu'elle veut aller sans attendre la fin de
la saison. Et qu'il se taise, hein, ou je l'écrase!

Comment? Elle ne veut pas rester ici?
Elle est fâchée avec toi? Une si bonne créature,
LA MAISON VIERGE 213

une si belle gosse! Tu n'es qu'une brute! Elle

te cherchait pas, bien sûr! Elle a voulu déjà


me donner mille francs et elle m'a embrassée
comme on embrasse une sœur! Tiens, moi non
plus, je ne peux pas Simon.
te sentir,
— Ça m'est de ta part, mais, de la
égal
sienne, ça m'étonne. Enfin c'est ainsi, j'y peux
rien. C'est un gibier de salon que je ne con-
nais pas. Quand on n'est pas du même monde,
on ne s'apprend pas, faut croire. Si je te disais.
Ida, que j'ai couché dehors en attendant
qu'elle s'endorme! J'en pleurerais tout le sang
de mon corps, parce que, moi, je ne pourrais
la faire sortir de mes veines que comme ça.
J'en suis plus fou que jamais. Enfin, elle s'en
ira, quoi. Je l'attendrai, et elle reviendra peut-
être plus tôt qu'elle ne pense. C'est une colère
d'orgueil qui la dévaste.., à cause aussi de ses
robes chiffonnées.
Ida, comme la subtile belette, la fouine
rousse, qui traverse les haies, les barrières, les
murs, se faufila jusqu'à la villa.
Ces messieurs de la maison vierge déjeu-
naient joyeusement. Nul ne doutait que ma-
dame ne fût dans sa chambre, persiennes clo-
ses, en train de dévorer un mystérieux affront,
214 LA MAISON VIERGE

car, si Lionnelle n'avait pas reparu, triom-


phante, pour les narguer, c'est qu'elle devait
o voir vu les pies au nid. On avait entendu un
cri, dans la nuit, du côté du four à chaux. De
ce côté, certaines explications, très chaudes,
laissaient des traces mais on gardait, cepen-
dant, un silence qui promettait le chantage
futur.
Ida découvrit le chauffeur en train de soi-
gner son moteur, et elle souffla, humblement :

— Monsieur, je voudrais vous parler.


— C'est toi, la belle enfant ? Allons, pas
tant de manières. Il y a eu du branle-bas chez
vous, hein? Viens me raconter ça. Tu en crèves
d'envie.
— Oui, monsieur Gaston, un sale grabuge,
mais c'est rapport à votre patronne que je suis
ici.

Le chauffeur eut un froncement de narines.


— Qu'est-ce que ma patronne a à faire avec
vous autres? Charlotte prétend que madame
dort et qu'il faut pas que je la réveille par
mon moteur.
— Elle dort, oui, mais pas où vous croyez.
— Hein? Blague pas, petite p...
Et il dit le mot cru.
LA MAISON VIERGE 215

Ida essuya une dernière larme.


— Elle a eu très peur. Le braco a failli tuer
quelqu'un. De voir la dispute, elle s'est éva-
nouie et elle est malade. C'est moi qui l'ai soi-

gnée, rien que moi.


Ida expliqua la situation en tâchant de l'at-

ténuer, mais le chauffeur comprit surtout qu'on


avait voulu assassiner madame, et il fulmina
contre les louches habitants des banlieues pari-
siennes.
Tant bien que mal, cette étrange fuite s'or-
ganisa et la voiture fut amenée sur la route du
haut, capote baissée. Gaston, très ému, donna
un paquet de vêtements pris au hasard, comme
s'il dans une penderie qu'il ne
les avait volés,
visitait point, en temps ordinaire, puis il vit
venir, montant le dur sentier des falaises de
la Seine, un spectre de femme sous un man-
teau sombre, le visage voilé, l'allure noncha-
lante de quelqu'un qui dort encore.
Simon, très attentivement respectueux, la
soutenait par le coude pour l'empêcher de
buter dans les pierrailles du chemin avec ses
petits souliers de toile dorée, semblables à
deux feuilles mortes.
Gaston, sa casquette à la main, ouvrit la
216 LA MAISON VIERGE

portière, Mme de Montjoie monta sans une


parole. Ida se glissa, elle et son minuscule pa-
quet à ses côtés, en gardant timidement ses
distances, et on partit.
Debout, au tournant de la route inondée de
soleil où les verdures s'embrasaient de tous les
feux de l'automne, Simon-dit-le-braco de-
meura un instant, les bras croisés, immobile,
silhouette noire, comme celle d'un arbre
frappé par la foudre.
Il ne devait jamais la revoir.
LA MAISON VIERGE 217

VII

De notre terre de Provence :

La M ontjoie
par le Valbousquet,

janvier 1913.

« Madame et toujours très chère épouse,

Mon notaire m'a fait tenir vos explications


«

si franches et si douloureuses touchant votre


nouvel état. J'en suis à la fois ravi et bien
peiné. Ravi, parce que j'ai enfin l'occasion de
vous offrir la preuve de ma toujours fidèle af-
fection, peiné parce que je devine combien
vous avez dû souffrir. Je vous attendais, ma
218 LA MAISON VIERGE

pauvre Lionnelle, à ce tournant très dange-


reux de votre existence et si je n'ai jamais
cessé de m'informer de vos nouveaux caprices
c'est que je savais, à n'en pas douter, qu'un
jour viendrait où vous seriez plus humaine.
Je n'ai jamais accepté le divorce, d'abord parce
que la religion de mes pères me le défend,
ensuite parce que je considère cette possibilité
de séparation comme un crime vis-à-vis des
enfants que l'on peut avoir. Et vous avouerez,
avec moi, combien j'avais raison. Vous voulez
vous séparer tout à fait de moi et vivre avec
les seules rentes que vous font vos parents,
mais cette trop grande loyauté vous amènerait
à la perte absolue, justement, de cette consi-
dération sociale dont nous avons tous besoin,
les femmes encore plus que les hommes. Je
ne sais même
pas de quelle manière, en l'oc-
currence, vos parents vous admettraient à leur
foyer, femme sans mari y rapportant un en-
fant sans père Non, ma chère Lionnelle, je
!

me refuse au divorce, aujourd'hui plus que


jamais. Vous me donnez une grande satisfac-
tion à constater votre soumission d'humeur
à ce triste destin, mais je ne puis pas oublier
que vous êtes ma femme légitime, que vous
LA MAISON VIERGE 219

avez reçu mon nom en dépôt et que si j'estime


que vous ne pouvez pas avoir failli, je suis seul
juge de la question.

« Lorsque j'ai demandé votre main à vos


parents, y a de cela bientôt dix ans, j'avais
il

cinquante ans et je faisais une folie, mais je


la faisais au nom de ma race, mon cadet, Jean
de Montjoie, se consumant dans la phtisie, ne
pouvant plus se marier, je pensais être encore
assez jeune pour espérer une descendance.
J'avais compté sans la bizarrerie de votre na-
ture sauvage, rebelle à toute assiduité conju-
gale et eu peur d'encourir votre haine, j'ai
j'ai

préféré me
retirer courtoisement de votre exis-
tence et attendre le retour de votre bon plaisir,

ou, tout au moins, de vous savoir dans la


truelle nécessité où vous voici tombée.

« Il en amour, bien des difficultés qu'on


y a,

ne peut surmonter sans un ridicule qui tue


l'amour. Vous ne m'aimiez pas. Vous ne pou-
viez pas m'aimer. Jeune, beaucoup plus jeune
que moi, coquette et belle comme vous l'étiez,
vous ne pouviez pas concevoir les choses sé-
rieuses et quand je parlais des enfants que
vous me deviez, vous aviez de tels sourires ou
220 LA MAISON VIERGE

de telles larmes, que j'eus mille fois raison de


vous abandonner à vos farouches instincts de
liberté. L'argent, que j'eus grand soin de ne
pas vous épargner malgré un peu de désordre
dans vos comptes de maison, vous a protégée
contre vous-même. Une duchesse de Montjoie
ne pouvait pas vivre sans payer ses fantaisies
et j'ai bon espoir que personne, autre que moi,
n'a pu vous en offrir.

« Aujourd'hui, Lionnelle, je ne vous ordonne


pas, comme un époux aurait le droit de le
faire, de rentrer chez moi, mais je vous prie,
en qualité de votre meilleur ami, de revenir
chez vous avec votre enfant, avec mon héritier.
Nous ne serons pas trop de deux, madame,
autour de ce berceau.

« Maintenant, je vous dois, à mon tour, quel-


ques explications pour que vous ne puissiez
plus douter de mon entier dévouement et
comme vous m'avez interdit de vous rendre
visite en ce moment, je vous informe de toutes
mes démarches pour assurer la tranquillité
absolue, si nécessaire à votre présente situa-
tion. Quand j'aurai le bonheur de vous rece-
voir, en mars, comme j'ose l'espérer, nous
LA MAISON VIERGE 221

n'aurons donc plus qu'à nous occuper de l'ave-


nir. Le passé n'existera plus ni pour vous ni
pour moi.

« Sur vos précises indications, je me suis

rendu au lieudit la maison vierge, votre der-


:

nière résidence, et, malgré que ce fût en plein


hiver, j'y ai trouvé la plus déplorable compa-
gnie et la plus grande dilapidation. Trois per-
sonnages, qui me semblaient sortir de la co-
médie italienne, menaient là-dedans le plus
singulier des trains, les uns coupant les arbres
de votre parc pour les vendre, et les autres y
introduisant des personnes du plus mauvais
ton. J'ai fait nettoyer cette bicoque, ne méri-
tant certes pas. au plus, son nom, j'ai cassé
aux gages une petite pimbêche, votre ex-
femme de chambre devenue, je crois, du der-
nier bien avec votre intendant, et j'ai eu, enfin,
maille à partir avec un jeune godelureau, se
disant poète, auteur d'un livre de critique dont
j'ai dû acheter une édition entière, parce que

cet étournean avait cru bon de vous le dédier,


ce que je ne saurais permettre, votre nom étant
imssi le mien. Ayant eu de parcou-
la curiosité
rir ce libelle, durant un ennuyeux trajet en
222 LA MAISON VIERGE

chemin de fer. je n'ai pas tardé à m'aperce-


voir que l'auteur, sous prétexte de critiques, y
offensait à la fois les mœurs, le bon sens et
la syntaxe, ce qui m'a profondément dégoûté
de sa manière. Je vous ai fait porter ce livre
par votre chauffeur, les quelques bibelots aux-
quels vous teniez et je charge un notaire de
vendre le reste, y compris la villa. Pour ce qui
concerne votre chauffeur et cette pauvre pe-
tite repentie, dont vous me parlez d'une façon
si touchante, je m'occuperai, dès mon retour

en Provence, de leur chercher une place con-


venable sur nos terres et si, comme vous sem-
blez le supposer, il y a anguille sous roches,
nous unirons ce couple en le dotant puisqu'il
vous fut dévoué.

« J'arrive au point délicat de nos négocia-


tions et je ne sais comment vous faire part de
îa chose, tant votre ombrageux orgueil me pa-
raît demeuré à vif. Vous m'excuserez si je
traite la question froidement, mais j'ai l'ha-
bitude d'aller droit au but que je poursuis, sur-
tout quand il s'agit de votre personnelle tran-
quillité.

« Ayant appris qu'un braconnier du pays,


LA MAISON VIERGE 223

du nom de Simon, avait été découvert, la tête


fracassée d'un coup de fusil au fond d'une
grotte, je me suis fait indiquer le médecin lé-
giste chargé de l'autopsie aux fins de consta-
ter s'il y avait eu crime ou suicide. Ce méde-
cin, fort courtois d'ailleurs, n'a pas pu m'éclai-
rer à ce double propos, prétextant que la vic-
time, jouant du couteau pour peu de chose,
lui semblait moralement peu intéressante,
mais il me déclara, sans que je le lui demande,
que ce pauvre diable, mort si mystérieusement,
étaitvraiment un admirable échantillon d'hu-
manité physique, n'ayant aucune tare, ni ma-
ladie d'aucune sorte et n'étant pas le moins
du monde alcoolique, chose étonnante à notre
époque.

« Il faut, maintenant, ma chère Lionnelle,

tourner vos yeux vers l'avenir, c'est-à-dire vers


notre enfant.

« Ah comme je souhaite passionnément


!

que ce puisse être un mâle!... Je vous attends


donc, ma chère femme, pour le renouveau,
dans notre belle résidence de Montjoie que je
vais préparer en votre honneur comme je pré-
pare mon cœur, si profondément triste de
224 LA MAISON VIERGE

votre absence de dix années, à l'émotion dél


cieuse de vous revoir, plus belle parce qu
meilleure, et à la joie d'obtenir peut-être ui
jour votre confiante amitié, si je n'ai pas si

forcer votre amour.

« Votre mari fidèlement affectionné,

« Bertrand de Mont.ioie. »

FIN

IMP. GAMBART, y2, AVENUE DU MAINE. PAR».


La Bibliothèque The Library
Université d'Ottawa University of Ottawa
Echéance Date due
es

a39003 002U52281b

CE PQ 2643
•A323H6 1922
COO VALLETTE, *A HCTEL DU
ACC# 1242232 GRA

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