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Texte 1 : «Roman», Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, septembre 1870

I.
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
— Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
— On va sous les lleuls verts de la promenade.
Les lleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits, — la ville n’est pas loin, —
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

[...]
III.
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
— Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux pets airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col eNrayant de son père…
Et, comme elle vous trouve immensément naïf.
Tout en faisant tro>er ses petes boQnes,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
— Sur vos lèvres alors meurent les cavanes…

IV.
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. — Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
— Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… !
— Ce soir-là,… — vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
— On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des lleuls verts sur la promenade.

29 septembre 70.
Texte 2 : «Rages de Césars», Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, 1870

L’homme pâle, le long des pelouses Teuries,


Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux Teurs des Tuileries
– Et parfois son œil terne a des regards ardents…
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souWer la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !
Il est pris. – Oh ! quel nom sur ses lèvres mue>es
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’œil mort.
Il repense peut-être au Compère en lune>es…
– Et regarde 9ler de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un 9n nuage bleu.
Texte 3 : «Le dormeur du val», Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, octobre 1870

C’est un trou de verdure où chante une rivière


Accrochant follement aux herbes des haillon
D’argent ; où le soleil, de la montagne 9ère,
Luit : c’est un pet val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Texte 4 : Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire, 1939 (extrait)

C'était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.


Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière
entrebâillée de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s'était donné un mal fou pour l'achever.
Elle avait creusé l'orbite, l'avait fardé d'un fard de poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l'espace vide entre l'accrochement solide des mâchoires et les pomme>es d'une
vieille joue décae. Elle avait planté dessus les pets pieux luisants d'une barbe de plusieurs jours.
Elle avait aNolé le cœur, voûté le dos.
Et l'ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un
nègre aNalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille
veste élimée.
Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID,
COMIQUE ET LAID pour sûr.
J'arborai un grand sourire complice...
Ma lâcheté retrouvée !
Je salue les trois siècles qui souennent mes droits civiques et mon sang minimisé.
Mon héroïsme, quelle farce !
Ce>e ville est à ma taille.
Et mon âme est couchée. Comme ce>e ville dans la crasse et dans la boue couchée.
Ce>e ville, ma face de boue.
Je réclame pour ma face la louange éclatante du crachat !…
Texte 5 : Manon Lescaut, Abbé Prévost, 1731 (la rencontre)

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt !
j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais qui>er
ce>e ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche
d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas
d’autre mof que la curiosité. Il en sort quelques femmes qui se rerèrent aussitôt ; mais il en
resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui
paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire rer son équipage des paniers. Elle me
parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la diNérence des sexes, ni regardé une 9lle
avec un peu d’a>enon ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me
trouvai enTammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement mide
et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par ce>e faiblesse, je m’avançai vers la
maîtresse de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.
Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour
me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui 9t comprendre mes
senments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au
couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé
dans la suite tous ses malheurs et les miens.
Texte 6 : La Princesse de Clèves, Madame de Lafaye<e, 1678 (la scène du bal)

Elle passa tout le jour des 9ançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au
fesn royal qui se faisaient au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure. Le bal
commença ; et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se 9t un assez grand bruit vers la porte de
la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à qui on faisait place. Madame de Clèves acheva de
danser ; et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui
cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna, et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir
être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège pour arriver où l’on dansait. Ce
prince était fait d’une sorte qu’il était di`cile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait
jamais vu ; surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant
qui était dans sa personne : mais il était di`cile aussi de voir madame de Clèves pour la première
fois sans avoir un grand étonnement.
M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui 9t
la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiraon. Quand ils
commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se
souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir
danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent 9ni, sans leur donner le
loisir de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils
étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
- Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertude ; mais, comme madame de
Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour la reconnaître, je
voudrais bien que votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
- Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
- Je vous assure madame, reprit madame de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne
devine pas si bien que vous pensez.
- Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant
pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l’avoir jamais vu.
Texte 7 : Manon Lescaut, Abbé Prévost, 1731 (la tromperie de Manon)

[…] En9n, sept heures étant sonnées, sans que je n’eusse rien aperçu qui eût rapport à nos
desseins, je pris un billet de parterre pour aller voir si je découvrirais Manon et G*** M*** dans
les loges. Ils n’y étaient ni l’un ni l’autre. Je retournai à la porte, où je passai encore un quart
d’heure, transporté d’impaence et d’inquiétude. N’ayant rien vu paraître, je rejoignis mon 9acre,
sans pouvoir m’arrêter à la moindre résoluon. Le cocher, m’ayant aperçu, vint quelques pas au-
devant de moi, pour me dire, d’un air mystérieux, qu’une jolie demoiselle m’a>endait depuis une
heure dans le carrosse ; qu’elle m’avait demandé, à des signes qu’il avait bien reconnus, et qu’ayant
appris que je devais revenir, elle avait dit qu’elle ne s’impaenterait point à m’a>endre. Je me
9gurai aussitôt que c’était Manon. J’approchai ; mais je vis un joli pet visage, qui n’était pas le
sien. C’était une étrangère qui me demanda d’abord si elle n’avait pas l’honneur de parler à M. le
chevalier des Grieux. Je lui dis que c’était mon nom. J’ai une le>re à vous rendre, reprit-elle, qui
vous instruira du sujet qui m’amène, et par quel rapport j’ai l’avantage de connaître votre nom. Je
la priai de me donner le temps de la lire dans un cabaret voisin. Elle voulut me suivre, et elle me
conseilla de demander une chambre à part. De qui vient ce>e le>re ? lui dis-je en montant : elle
me remit à la lecture.
Je reconnus la main de Manon. Voici à peu près ce qu’elle me marquait : G*** M*** l’avait reçue
avec une politesse et une magni9cence au-delà de toutes ses idées. Il l’avait comblée de présents ;
il lui faisait envisager un sort de reine. Elle m’assurait néanmoins qu’elle ne m’oubliait pas dans
ce>e nouvelle splendeur ; mais que, n’ayant pu faire consenr G*** M*** à la mener ce soir à la
Comédie, elle reme>ait à un autre jour le plaisir de me voir ; et que, pour me consoler un peu de la
peine qu’elle prévoyait que ce>e nouvelle pouvait me causer, elle avait trouvé le moyen de me
procurer une des plus jolies 9lles de Paris, qui serait la porteuse de son billet. Signé, votre 9dèle
amante, MANON LESCAUT.
Texte 8 : Manon Lescaut, Abbé Prévost, 1731 (la mort de Manon)

Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut
jamais d’exemple. Toute ma vie est desnée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans
ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur, chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.
Nous avions passé tranquillement une pare de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie
et je n’osais pousser le moindre souWe, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès
le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de
mon sein pour les échauNer. Elle sent ce mouvement, et, faisant un eNort pour saisir les miennes,
elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours
que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolaons
de l’amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogaons, le serrement de ses
mains, dans lesquelles elle connuait de tenir les miennes, me 9rent connaître que la 9n de ses
malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes senments, ni que je vous
rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment
même qu’elle expirait. C’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable
événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez
rigoureusement puni. Il a voulu que j’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je
renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

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