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PARCOURS ASSOCIÉ : Modernité Poétique ?

Texte n°1 :

A une passante

1 La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

5 Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté


10 Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !


Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857


ŒUVRE INTÉGRALE : Apollinaire, Alcools, 1913

Texte n° 2 :

1 Sous le pont Mirabeau coule la Seine


Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

5 Vienne la nuit sonne l'heure


Les jours s'en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face


Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
10 Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure


Les jours s'en vont je demeure

L'amour s'en va comme cette eau courante


L'amour s'en va
15 Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure


Les jours s'en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines


20 Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l'heure


Les jours s'en vont je demeure

Guillaume Apollinaire, « Le Pont Mirabeau », Alcools, 1913


ŒUVRE INTÉGRALE : Apollinaire, Alcools, 1913

Texte n°3 :

LES COLCHIQUES

1 Le pré est vénéneux mais joli en automne


Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
5 Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas


Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
10 Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement


Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
15 Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

Guillaume Apollinaire, « Les colchiques », Alcools, 1913


ŒUVRE INTÉGRALE : Apollinaire, Alcools, 1913

Texte n°4 :

NUIT RHÉNANE

1 Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde


5 Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent


Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
10 La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

Guillaume Apollinaire, « Nuit rhénane », Alcools, 1913


ŒUVRE INTÉGRALE : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

Texte n°5 : Le portait de Mlle de Chartres

1 Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire
que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si
accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres
et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la
5 conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient
extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la
cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne
travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la
vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais
10 de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une
opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce
qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ;
elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs
domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle
15 tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation
à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien
il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un
grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari
et d'en être aimée.

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Tome 1, 1678


ŒUVRE INTÉGRALE : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

Texte n°6 : La rencontre au bal

1 Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au
festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ; le bal
commença et, comme elle dansait avec Monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la
porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait, et à qui on faisait place. Madame de Clèves
5 acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de
prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut
d'abord ne pouvoir être que Monsieur de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour
arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise
de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer
10 augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir
Madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.
Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et
qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand
ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines
15 se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir
danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur laisser le
loisir de parler à personne, et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils
étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.
- Pour moi, Madame, dit Monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme Madame
20 de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la
reconnaître, je voudrais que votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
- Je crois, dit Madame la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
- Je vous assure, Madame, reprit Madame de Clèves qui paraissait un peu embarrassée, que je
ne devine pas si bien que vous pensez.
25 - Vous devinez fort bien, répondit Madame la dauphine ; et il y a même quelque chose
d'obligeant pour Monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans
l'avoir jamais vu.
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Tome 1, 1678
ŒUVRE INTÉGRALE : Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678)

Texte n° 7 : L’aveu de la princesse de Clèves

1 « Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que
l'on n'a jamais fait à son mari, mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne
la force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls
où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de

5 faiblesse, et je ne craindrais pas d'en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer
de la cour, ou si j'avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque
dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être
à vous. Je vous demande mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je
ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus

10 d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi,
et aimez-moi encore, si vous pouvez. »
Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses
mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé
de parler, qu'il jeta les yeux sur elle, qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et

15 d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant :


« Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et pardonnez si
dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas,
comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et
d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le

20 plus malheureux homme qui ait jamais été. [… ] ».

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Tome 3, 1678


PARCOURS ASSOCIÉ : Individu, morale et société

Texte n°8 :

1 Tout à coup l’affreuse parole : adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut
imprimer de dégoûtant à l’idée de l’amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces
idées voulaient tâcher de ternir l’image tendre et divine qu’elle se faisait de Julien et du bonheur
de l’aimer. L’avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable.
5 Ce moment fut affreux ; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un
bonheur inéprouvé ; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce.
Elle n’avait aucune idée de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la
pensée d’avouer à son mari qu’elle craignait d’aimer Julien. C’eût été parler de lui.
Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de
10 son mariage. Il s’agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître.
Dans l’excès de sa douleur, elle se tordait les mains.
Elle était entraînée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle
craignait de n’être pas aimée, tantôt l’affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain
elle eût dû être exposée au pilori, sur la place publique de Verrières, avec un écriteau expliquant
15 son adultère à la populace.
Madame de Rênal n’avait aucune expérience de la vie ; même pleinement éveillée et dans
l’exercice de toute sa raison, elle n’eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de
Dieu, et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général.
Quand l’affreuse idée d’adultère et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime
20 entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre
avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l’idée horrible que
Julien aimait une autre femme.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830,


Livre premier, Chapitre XI, « Une soirée » (extrait)
PARCOURS ASSOCIÉ : Individu, morale et société

Texte n°9 :

1 D’abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés,
Rodolphe, et elle sentait encore l’étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que
les joncs sifflaient.
Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de son visage. Jamais elle n’avait eu

5 les yeux si grands, si noirs, ni d’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa
personne la transfigurait.
Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » se délectant à cette idée comme à celle
d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour,
cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de

10 merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, les
sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au
loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces
femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient.

15 Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue
rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié.
D’ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assez souffert !
Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec
des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.

Flaubert, Madame Bovary, 1857


PARCOURS ASSOCIÉ : Théâtre et stratagème

Texte n°10 :

1 Perdican, à haute voix, de manière que Camille l’entende.


Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de
la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de
notre amour. (Il lui pose sa chaîne sur le cou.)

Rosette
5 Vous me donnez votre chaîne d’or ?

Perdican
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans
la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde
tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient
peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent
10 à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore
une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée
Camille.

Camille, à part.
Il a jeté ma bague dans l’eau.

Perdican
15 Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les
feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de
moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang
affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette,
Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?

Rosette
20 Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

Perdican
Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces
pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir
répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière
que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que
25 tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il
faut à Dieu.

Rosette
Comme vous me parlez, monseigneur !

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, Acte III, scène 3, 1834
PARCOURS ASSOCIÉ : Théâtre et stratagème

Texte n°11 :

CYRANO
1 […] Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste !
De l'amour, - et pourtant il n'est pas égoïste !
5 Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il ne pouvait, parfois, que de loin j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
- Chaque regard de toi suscite une vertu
10 Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ? ...
Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
15 C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
20 Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !

Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.

ROXANE
Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
25 Et tu m'as enivrée !

CYRANO
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !
Je ne demande plus qu'une chose...

CHRISTIAN, sous le balcon.


30 Un baiser !

ROXANE, se rejetant en arrière.


Hein ?
CYRANO
Oh !

ROXANE
Vous demandez ?

CYRANO
35 Oui... je...

À Christian bas.

Tu vas trop vite.

CHRISTIAN
Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !

CYRANO, à Roxane.
40 Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE, un peu déçue.


Vous n'insistez pas plus que cela ?

CYRANO
Si ! j'insiste...
45 Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !

CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau.


Pourquoi ?

CYRANO
Tais-toi, Christian !

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897,


Acte III, scène 7, vers 1456 à 1489
ŒUVRE INTÉGRALE : Marivaux, Les Fausses Confidences, 1737

Texte n°12 :

1 DUBOIS - Si je le connais, Madame ! Si je le connais ! Ah ! vraiment oui ; et il me connaît bien


aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?

ARAMINTE - Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise
action, que tu saches ? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ?

5 DUBOIS - Lui ! Il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus
d'honneur, à lui tout seul, que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c'est une probité
merveilleuse ; il n'a, peut-être, pas son pareil.

ARAMINTE - Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D'où vient que tu m'alarmes ? En vérité,
j'en suis toute émue.

10 DUBOIS - Son défaut, c'est là. (Il se touche le front.) C'est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE - À la tête !

DUBOIS - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE - Dorante ! il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS - Quelle preuve ! Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravague
15 d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car
j'étais à lui, je le servais ; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en
aller encore ; ôtez cela, c'est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant – Oh ! bien, il fera ce qu'il voudra, mais je ne le garderai pas. On
a bien affaire d'un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage1, pour quelque objet qui n'en vaut
20 pas la peine, car les hommes ont des fantaisies …

DUBOIS - Ah ! vous m'excuserez ; pour ce qui est de l'objet2, il n'y a rien à dire. Malepeste3 ! sa
folie est de bon goût.

ARAMINTE - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS - J'ai l'honneur de la voir tous les jours. C'est vous, Madame.

25 ARAMINTE - Moi, dis-tu !

Marivaux, Les Fausses Confidences, Acte I, scène 14 (extrait), 1737

1
Je gage : je parie.
2
Objet : désigne une femme dans la langue galante, sans aucune nuance péjorative.
3
Malepeste : interjection qui marque ici l’admiration.
ŒUVRE INTÉGRALE : Marivaux, Les Fausses Confidences, 1737

Texte n°13 :

1 ARAMINTE, poursuit. — Êtes-vous prêt à écrire ?

DORANTE. — Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, allant elle-même. — Vous n'en trouvez point ! En voilà devant vous.

DORANTE. — Il est vrai.

5 ARAMINTE. — Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur, votre mariage est sûr ... Avez-vous
écrit ?

DORANTE. — Comment, Madame ?

ARAMINTE. — Vous ne m'écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous
l'écrive, et vous attend pour vous le dire. (A part.) Il souffre, mais il ne dit mot. Est-ce qu'il ne
10 parlera pas ? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites
d'un procès douteux.

DORANTE. — Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame. Douteux ! il ne l'est point.

ARAMINTE. — N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer
que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine.

15 DORANTE, à part. — Ciel ! je suis perdu. (Haut) Mais, Madame, vous n'aviez aucune
inclination4 pour lui.

ARAMINTE. — Achevez, vous dis-je. Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la
main vous tremble ! Vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie ? Vous trouverez-vous
mal ?

20 DORANTE. — Je ne me trouve pas bien, Madame.

ARAMINTE. — Quoi ! Si subitement ! Cela est singulier5. Pliez la lettre, et mettez : À Monsieur
le comte de Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. (A part.) Le cœur me bat ! (A
Dorante.) Voilà qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. (A part.)
Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre.

25 DORANTE, à part. — Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver6 ? Dubois ne m'a averti de rien.

Marivaux, Les Fausses Confidences, Acte II, scène 13 (extrait), 1737

4
Inclination : penchant amoureux.
5
Singulier : étrange.
6
M’éprouver : me tester.
ŒUVRE INTÉGRALE : Marivaux, Les Fausses Confidences, 1737

Texte 14 :

ARAMINTE
1 Vous donner mon portrait ! Songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ?

DORANTE
Que vous m'aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l'imaginer ?

ARAMINTE, d'un ton vif et naïf.


Et voilà pourtant ce qui m'arrive.

5 DORANTE, se jetant à ses genoux.


Je me meurs !

ARAMINTE
Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie ; levez-vous, Dorante.

DORANTE, se lève, et tendrement.


Je ne la mérite pas ; cette joie me transporte ; je ne la mérite pas, Madame : vous allez me l'ôter ;
10 mais, n'importe, il faut que vous soyez instruite.

ARAMINTE, étonnée.
Comment ! que voulez-vous dire ?

DORANTE
Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion, qui est infinie, et que le
portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui
15 savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espérance du plaisir de vous voir, m'a,
pour ainsi dire, forcé de consentir à son stratagème : il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà,
Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher.
J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise ; j'aime
mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore.

20 ARAMINTE, le regardant quelque temps sans parler.


Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais, sans doute ; mais l'aveu que vous m'en
faites vous-même, dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme,
me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous
m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n'est point blâmable : il est
25 permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner, lorsqu'il a réussi.

DORANTE
Quoi ! La charmante Araminte daigne me justifier !

ARAMINTE
Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler.

Marivaux, Les Fausses Confidences, Acte III, scène 12, 1737


ŒUVRE INTÉGRALE : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne, 1791

Texte n°15 :

Postambule

1 Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes
droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de
superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et
de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes
5 pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes !
Femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez
recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles
de corruption vous n’avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que
vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de l’homme. La réclamation de votre
10 patrimoine fondée sur les sages décrets de la nature ! Qu’auriez-vous à redouter pour une si
belle entreprise ? Le bon mot du Législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos
législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la
politique, mais qui n’est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de commun entre
vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S’ils s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre
15 cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de
la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la
philosophie ; déployez toute l’énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux,
non serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de
l’Être Suprême. Quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de
20 les affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir. […]

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.


ŒUVRE INTÉGRALE : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne, 1791

Texte n°16 :

Voilà à peu près la formule de l’acte conjugal dont je propose l’exécution. À la lecture
de ce bizarre écrit, je vois s’élever contre moi les tartuffes, les bégueules, le clergé et toute la
séquelle infernale. Mais combien il offrira aux sages de moyens moraux pour arriver à la
perfectibilité d’un gouvernement heureux ! j’en vais donner en peu de mots la preuve physique.
5 Le riche Épicurien sans enfants, trouve fort bon d’aller chez son voisin pauvre augmenter sa
famille. Lorsqu’il y aura une loi qui autorisera la femme du pauvre à faire adopter au riche ses
enfants, les liens de la société seront plus resserrés, et les mœurs plus épurées. Cette loi
conservera peut-être le bien de la communauté, et retiendra le désordre qui conduit tant de
victimes dans les hospices de l’opprobre, de la bassesse et de la dégénération des principes
10 humains, où, depuis longtemps, gémit la nature. Que les détracteurs de la saine philosophie
cessent donc de se récrier contre les mœurs primitives, ou qu’ils aillent se perdre dans la source
de leurs citations.
Je voudrais encore une loi qui avantageât les veuves et les demoiselles trompées par les
fausses promesses d’un homme à qui elles se seraient attachées ; je voudrais, dis-je, que cette
15 loi forçât un inconstant à tenir ses engagements, ou à une indemnité proportionnelle à sa fortune.
Je voudrais encore que cette loi fût rigoureuse contre les femmes, du moins pour celles qui
auraient le front de recourir à une loi qu’elles auraient elles-mêmes enfreinte par leur inconduite,
si la preuve en était faite. Je voudrais, en même temps, comme je l’ai exposée dans Le Bonheur
primitif de l’homme, en 1788, que les filles publiques fussent placées dans des quartiers
20 désignés. Ce ne sont pas les femmes publiques qui contribuent le plus à la dépravation des
mœurs, ce sont les femmes de la société. En restaurant les dernières, on modifie les premières.
Cette chaîne d’union fraternelle offrira d’abord le désordre, mais par les suites, elle produira à
la fin un ensemble parfait.

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791

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