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SEANCE 2 : GROUPEMENT DE TEXTES : DECOUVRIR L’ORIENTALISME EN LITTERATURE

Texte 1 : Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721

LETTRE VII.
FATME A USBEK.
A Erzeron.

Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek; et, dans l'abattement où je suis, je ne
puis pas me le persuader encore. Je cours tout le sérail comme si tu y étais; je ne suis point
désabusée. Que veux-tu que devienne une femme qui t'aime; qui était accoutumée à te tenir
dans ses bras; qui n'était occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse; libre
par l'avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour?
Quand je t'épousai, mes yeux n'avaient point encore vu le visage d'un homme: tu es le
seul dont la vue m'ait été permise ; car je ne compte point au rang des hommes ces eunuques1
affreux dont la moindre imperfection est de n'être point des hommes. Quand je compare la
beauté de ton visage avec la difformité du leur, je ne puis m'empêcher de m'estimer heureuse:
mon imagination ne me fournit point d'idée plus ravissante que les charmes enchanteurs de
ta personne. Je te le jure, Usbek, quand il me serait permis de sortir de ce lieu où je suis
enfermée par la nécessité de ma condition; quand je pourrais me dérober à la garde qui
m'environne; quand il me serait permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette
capitale des nations; Usbek, je te le jure, je ne choisirais que toi. Il ne peut y avoir que toi dans
le monde qui mérites d'être aimé.
Ne pense pas que ton absence m'ait fait négliger une beauté qui t'est chère: quoique
je ne doive être vue de personne, et que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton
bonheur, je cherche cependant à m'entretenir dans l'habitude de plaire; je ne me couche point
que je ne sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux
où tu venais dans mes bras; un songe flatteur, qui me séduit, me montre ce cher objet de mon
amour; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances: je
pense quelquefois que, dégoûté d'un pénible voyage, tu vas revenir à nous: la nuit se passe
dans des songes qui n'appartiennent ni à la veille ni au sommeil; je te cherche à mes côtés, et
il me semble que tu me fuis; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces enchantements,
et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée... Tu ne le croirais pas, Usbek; il est
impossible de vivre dans cet état; le feu coule dans mes veines: que ne puis-je t'exprimer ce
que je sens si bien? Et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer? Dans ces
moments, Usbek, je donnerais l'empire du monde pour un seul de tes baisers. Qu'une femme
est malheureuse d'avoir des désirs si violents, lorsqu'elle est privée de celui qui peut seul les
satisfaire; que, livrée à elle-même, n'ayant rien qui puisse la distraire, il faut qu'elle vive dans
l'habitude des soupirs et dans la fureur d'une passion irritée; que, bien loin d'être heureuse,
elle n'a pas même l'avantage de servir à la félicité d'un autre: ornement inutile d'un sérail,
gardée pour l'honneur et non pas pour le bonheur de son époux!
Vous êtes bien cruels, vous autres hommes! Vous êtes charmés que nous ayons des
désirs que nous ne puissions pas satisfaire: vous nous traitez comme si nous étions insensibles,
et vous seriez bien fâchés que nous le fussions: vous croyez que nos désirs, si longtemps

1
Eunuque : homme châtré qui gardait les femmes dans les harems.
mortifiés seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer; il est plus court d'obtenir
de notre tempérament ce que vous n'osez espérer de votre mérite.
Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t'adorer: mon âme est
toute pleine de toi; et ton absence, bien loin de te faire oublier, animerait mon amour s'il
pouvait devenir plus violent

Du sérail d'Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab 1, 1711.

Texte 2 : Flaubert, Salammbô, chapitre 1, 1862, l’apparition de Salammbô

Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit ; et une
femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle
descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le
troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile
et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de
robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de
cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes
lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la Divinité de Carthage2. C’étaient les
prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue
des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu
en la regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges
chananéennes3, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes
descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait
sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure4 les écailles
d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée
de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour
régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue,
traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés ; et dans
les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement
régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des
pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux
devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait
rendue si pâle, et quelque chose des dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses
prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en
inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.

2
Carthage : ville en périphérie de Tunis
3
Évoque les richesses du pays de Canaan aussi appelé Terre Promise (en terre d’Israel)
4
Bigarrure : assemblage de nombreuses couleurs.
Texte 3 ; Victor Hugo, Les Orientales, « La Sultane favorite », 1829.

N'ai-je pas pour toi, belle juive,


Assez dépeuplé mon sérail ?
Souffre qu'enfin le reste vive.
Faut-il qu'un coup de hache suive
Chaque coup de ton éventail ?

Repose-toi, jeune maîtresse.


Fais grâce au troupeau qui me suit.
Je te fais sultane et princesse :
Laisse en paix tes compagnes, cesse
D'implorer leur mort chaque nuit.

Quand à ce penser tu t'arrêtes,


Tu viens plus tendre à mes genoux ;
Toujours je comprends dans les fêtes
Que tu vas demander des têtes
Quand ton regard devient plus doux.

Ah ! jalouse entre les jalouses !


Si belle avec ce cœur d'acier !
Pardonne à mes autres épouses.
Voit-on que les fleurs des pelouses
Meurent à l'ombre du rosier ?

Ne suis-je pas à toi ? Qu'importe,


Quand sur toi mes bras sont fermés,
Que cent femmes qu'un feu transporte
Consument en vain à ma porte
Leur souffle en soupirs enflammés ?

Dans leur solitude profonde,


Laisse-les t'envier toujours ;
Vois-les passer comme fuit l'onde ;
Laisse-les vivre : à toi le monde !
A toi mon trône, à toi mes jours !

A toi tout mon peuple - qui tremble !


A toi Stamboul5 qui, sur ce bord
Dressant mille flèches ensemble,
Se berce dans la mer, et semble
Une flotte à l'ancre qui dort !

A toi, jamais à tes rivales,


Mes spahis6 aux rouges turbans,
Qui, se suivant sans intervalles,
Volent courbés sur leurs cavales
Comme des rameurs sur leurs bancs !

5
Ancien nom d’Istanbul
6
Spahis : soldats appartenant à un corps de cavalerie algérien
A toi Bassoral, Trébizonde,
Chypre7 où de vieux noms sont gravés,
Fez où la poudre d'or abonde,
Mosul où trafique le monde,
Erzeroum8 aux chemins pavés !

A toi Smyrne9 et ses maisons neuves


Où vient blanchir le flot amer !
Le Gange redouté des veuves !
Le Danube10 qui par cinq fleuves
Tombe échevelé dans la mer !

Dis, crains-tu les filles de Grèce ?


Les lys pâles de Damanhour11 ?
Ou l'oeil ardent de la négresse
Qui, comme une jeune tigresse,
Bondit rugissante d'amour ?

Que m'importe, juive adorée,


Un sein d'ébène, un front vermeil !
Tu n'es point blanche ni cuivrée,
Mais il semble qu'on t'a dorée
Avec un rayon de soleil.

N'appelle donc plus la tempête,


Princesse, sur ces humbles fleurs,
Jouis en paix de ta conquête,
Et n'exige pas qu'une tête
Tombe avec chacun de tes pleurs !

Ne songe plus qu'aux vrais platanes


Au bain mêlé d'ambre et de nard,
Au golfe où glissent les tartanes12...
Il faut au sultan des sultanes ;
Il faut des perles au poignard !

7
Bassoral, Trézibonde, Chypre : différentes localisations du Moyen-Orient.
8
Fez, Mozul, Erzeroum : villes de Maroc, Irak, Turquie
9
Smyrne : ville en Turquie
10
Gange et Danube : fleuves en Inde et en Europe
11
Damhanour : ville en Egypte
12
Tartanes : petits navires de Méditerranée

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