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Table des matières

Les bombes
Le départ
La rencontre
Journal intime de Cécile
La découverte
Le transfert
Le retour
Journal intime de Cécile
L’exhumation
L’arrestation
La cache
Journal intime de Cécile
Le garage
L’attentat
Le réseau Phénix
Journal intime de Cécile
La lettre
Juste avant l’orage
L’heure H
La révélation
Dossier pédagogique
Bibliographie et autres r­ essources utilisées
Remerciements
Page de copyright
À mon mari,

À mes enfants,

À Édith et Thérèse.
Le vrai courage, c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne
pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant
tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser.

Jean-Pierre Vernant.
1
Les bombes
Amiens, dimanche 19 mai 1940

Personne n’avait osé s’installer dans les carrés de lumière filtrant des
soupiraux, tant l’obscurité de la cave paraissait être le seul refuge valable
pour se terrer comme des rats. La concierge, le bibliothécaire à la retraite
dont Beata ne se rappelait jamais le nom, la famille modèle du premier
étage avec les trois enfants, moins le papa bien sûr, le couple très âgé du
rez-de-chaussée, ces anciens confiseurs qui avaient toujours une sucrerie à
offrir à sa fille Cécile. Ils étaient tous là. Dix corps recroquevillés dans un
silence noué, petite grappe d’humanité perdue sous le flot des bombes qui
s’abattaient au-dehors.
Beata tentait en vain de contenir les sursauts qui faisaient bondir son
cœur à chaque impact. D’autres sons, plus effrayants encore, leur
parvenaient parfois : une voix ­interpellant quelqu’un, hurlant presque, ou
encore le bruit des talons qui battaient le pavé pour s’enfuir à chaque assaut
des stukas. Le corps de sa fille blottie contre elle réclamait en silence un
réconfort, mais Beata n’était qu’une boule d’angoisse diffuse. Elle aurait
tant aimé lui offrir des paroles rassurantes et des bras qui ne tremblent pas,
comme l’aurait fait Szymon. Au lieu de cela, elle ne faisait que resserrer
son étreinte au fil des minutes, et Cécile en vint à se dégager doucement car
son bras lui faisait mal.
– Pardon, ma chérie. Oh mon Dieu, viens-nous en aide.
Szymon, où était-il ? Quelles heures sombres vivait-il de son côté ?
Elle recroquevilla ses jambes sous sa jupe de jersey marine maculée de
poussière, invita doucement sa fille à poser la tête sur ses genoux et ferma
les yeux.
Ils ne connaîtraient donc jamais la paix.
Elle avait fui sa Pologne natale et les rues colorées de Varsovie pour
échapper aux pogroms, ces éclats de violence parfois sanglants à l’encontre
du peuple juif et qui laissaient le gouvernement indifférent. Elle avait
vraiment cru à une terre promise en arrivant en France. Sa rencontre avec
Szymon, polonais lui aussi, leur mariage vécu comme une évidence et
l’arrivée de leur délicieuse Cécile avaient éclairé son chemin, ravivé
l’espoir de jours meilleurs. Mais voilà que le ciel s’assombrissait de
nouveau.
Son mari avait été mobilisé la semaine précédente par le gouvernement
polonais. Son Szymon, affecté à la première ­division de grenadiers. Son
Szymon, avec une arme à la main, lui qui, il y avait si peu de temps encore,
déployait son chaleureux sourire et ses tissus choisis avec soin sur tous les
marchés de la Somme. D’un regard, il savait quelle couleur ou quel motif
mettraient le plus en valeur le teint de telle cliente, d’un geste sûr, il
extirpait de son monticule de rouleaux l’étoffe qui conviendrait le mieux
pour restaurer les fauteuils de telle autre. Il était fait pour cela, caresser,
choisir et vendre du tissu, et non pour dégoupiller une grenade. Mais quel
homme était fait pour la guerre ?
Il fallait arrêter de douter. Szymon avait promis : il reviendrait. Certes il
était marchand forain, mais cela ne l’empêchait pas d’être un homme
vaillant et fier de ses origines, et il comptait sur Beata pour s’occuper de
Cécile et faire preuve de courage.
– Vous ne croyez pas qu’on pourrait tenter de sortir pour aller voir ce
qu’il se passe ? Cela fait au moins une heure que l’on n’entend plus grand-
chose…
Beata avait reconnu la voix du bibliothécaire, bien que celle-ci soit voilée
par ces heures passées à se taire.
– Euh, oui, vous avez raison. De toute façon, je crois qu’il va falloir se
résoudre à partir, cela devient… délicat, parvint-elle à articuler.
– Allez-y vous tous, ne vous préoccupez pas de nous, souffla le vieux
monsieur du rez-de-chaussée. Avec ma femme, nous avons décidé de rester,
nous sommes bien trop vieux pour aller courir sur les routes.
– Mais enfin, vous n’y pensez pas ! Les Boches vont revenir ! La trêve ne
durera que le temps de la nuit, demain Dieu sait ce qu’ils vont nous faire
subir !
La concierge laissait éclater son inquiétude, et tous se levèrent pour faire
diversion afin de ne pas inquiéter les enfants.
– Bon, jeunes filles, il est temps d’épousseter vos robes et de monter
prendre quelques bagages. Allez mon grand, lève-toi et suis tes sœurs. Que
diriez-vous d’aller passer quelques jours chez tante Eugénie ? Je crois
qu’elle a trois nouvelles poules, cela va en faire des œufs à ramasser et des
gâteaux à faire, qu’en dites-vous ?
La voix de la mère de famille du premier étage était si haut perchée
qu’elle n’en était guère rassurante, mais son courage touchait au cœur.
– Oui maman, opinèrent ses trois enfants de manière quasi inaudible.

Il était presque vingt heures lorsque la porte de leur immeuble


s’entrouvrit timidement sur une place du Marché-Lanselles vidée de ses
habitants. Auparavant, chacun avait pris soin d’emporter le strict nécessaire,
inutile de se charger outre mesure, l’urgence était de se mettre à l’abri le
temps que les troupes alliées neutralisent l’ennemi commun. Les
informations dont disposaient les Amiénois étaient parfois contradictoires :
si le journal Le Progrès de la Somme minimisait l’avancée de la
Wehrmacht, le bouche-à-oreille, lui, allait bon train, nourri par l’arrivée
récente de réfugiés belges et hollandais, et par les cauchemars des aînés qui
avaient déjà vécu le traumatisme de la première guerre. Il se disait des nazis
qu’ils étaient capables des pires exactions : soldats brûlés vifs, femmes
violées et enfants massacrés. En tout cas, une chose était sûre : l’armée du
Reich venait d’accomplir une manœuvre-éclair en passant par la Belgique
et en encerclant Français et Britanniques dans le Nord.
Amiens était l’ultime caillou à fouler aux pieds avant qu’Hitler ne
marche sur Paris.
Le bibliothécaire, après un temps d’hésitation, ouvrit grand la porte et fit
un pas à l’extérieur. Le petit groupe s’aventura alors à sa suite, retenant son
souffle et sur la pointe des pieds. Des éclats de brique et de pierre
craquaient sous leurs semelles, et le souffle chaud d’un feu qui brûlait non
loin leur parvint, porté par une brise printanière. Un épais nuage de
poussière nimbait les immeubles alentour, ou tout au moins ce qu’il en
restait. Leurs yeux se plissèrent sous l’effet des particules,
s’accommodèrent, puis s’écarquillèrent devant l’effrayant tableau.
Il n’y avait plus rien autour d’eux.
C’était comme si une lame géante avait décapité les habitations, et tous
les pâtés de maisons avaient désormais les entrailles à découvert. Beata
porta la main à sa bouche lorsqu’elle réalisa que de là où elle se trouvait elle
pouvait voir le beffroi, qui ordinairement était hors de portée de vue. Elle ne
le reconnut que grâce à l’horloge, car le dôme en fer qui le coiffait encore la
veille avait disparu. Ce n’était plus leur place, ce n’était plus leur quartier,
ce n’était plus leur ville. Quelque chose, ou quelqu’un, avait subtilisé
Amiens et avait installé ce décor de désolation à la place, comme un
changement de plan au cinéma. Hagards, ils tournèrent un moment sur eux-
mêmes, avant de se reprendre.
– Maman, viens s’il te plaît. Allons vite voir s’ils sont là, tu m’as promis,
supplia Cécile.
– Oui, oui, bien sûr, nous y allons. Mais, que fait-on pour les confiseurs ?
On ne peut pas les laisser là…
– Beata, soyez raisonnable, lui intima le bibliothécaire. Vous les avez
entendus vous-même. Ils ont perdu leur fils unique il y a vingt ans, la guerre
ne les effraie même plus. Pour qui, pour quoi devraient-ils se battre ?
Et puis, vous savez comme moi qu’ils sont trop âgés pour entreprendre un
tel voyage. Allez chercher vos amis, et fuyez. Je m’occupe des autres, ne
vous en faites pas. Et surtout, je m’occupe de la concierge : un bâillon sur
sa bouche et hop, je la charge sur mon épaule !
Un rire nerveux les secoua tous les deux, qui permit à Beata d’évacuer
l’effroi qui la paralysait. Il fallait agir, vite.
2
Le départ
Place du Marché-Lanselles, Amiens, dimanche 19 mai 1940, 20 h 07

Ses rideaux fermés plongeaient sa chambre dans la pénombre, et ce


manque de lumière ne l’aidait pas à prendre une décision. Le rouge ou le
bleu lavande ? Le premier accentuait son côté femme et révélait son éclat,
tandis que le bleu adoucissait ses traits et se coordonnait parfaitement avec
ses yeux. Cruel dilemme. Ah, ce que la guerre était exaspérante ! Être ainsi
obligée de choisir un gilet à la va-vite, ne prendre que le nécessaire, là-
dessus maman avait été très claire, et surtout faire rentrer ce « nécessaire »
dans cette minuscule mallette…
Solange leva les yeux au ciel.
Elle jeta d’une main désinvolte les deux gilets sur son lit et s’installa
devant sa coiffeuse, dont le miroir lui renvoya sa fameuse mine boudeuse
que sa blondeur venait toujours adoucir. Les autres filles médisaient derrière
son dos lorsqu’elle traversait la cour du lycée et que ses boucles dorées
dansaient sur ses épaules. Cela la faisait sourire, et loin de la dissuader de
mettre en avant ses atouts, elle redoublait au contraire de soins à la
camomille pour que sa chevelure accroche plus encore la lumière.
Et dire que demain c’était dimanche, donc le jour du lavage de cheveux.
Mais comment allait-elle faire si elle se retrouvait à vagabonder sur les
routes poussiéreuses sans pouvoir se laver ? Pour aller chez mamie Jeanne,
il fallait bien compter deux ou trois jours de marche non ? Les rares fois où
ses parents avaient pu se libérer du café-brasserie pour rendre visite à sa
grand-mère, ils avaient pris le train. Or, maman était catégorique, cette fois
il fallait y aller à pied. À pied, mais quelle idée ! Bon, c’est vrai que la
descente dans l’étrange cave de leur voisin cet après-midi l’avait quelque
peu inquiétée au départ. Mais sa mère l’avait rassurée en lui disant que ce
n’était qu’une simple précaution, et que rien de grave ne leur arriverait. Elle
l’avait installée sur une couverture moelleuse, lui avait fait boire quelques
gorgées d’eau aromatisée à l’anis et lui avait conseillé de glisser dans le
creux de ses oreilles des petites boules de cire qui, une fois en place, vous
isolent complètement du monde extérieur.
En plus, passé la lourde porte blindée, elle était plutôt propre cette cave,
pas une toile d’araignée et des murs lisses et gris.
Ainsi, Solange s’était allongée près d’elle et, n’ayant rien d’autre à faire,
elle n’avait pas tardé à sombrer dans un sommeil de plomb, bercée par un
rêve dans lequel elle cueillait un gigantesque bouquet de fleurs rouge sang.

– Solange, mais tu n’es pas encore prête ? Pour l’amour du ciel, dépêche-
toi ! Ton père est hors de lui ! Et Cécile et sa maman nous attendent
dehors !
Sa mère avait une expression sur le visage que Solange ne lui connaissait
pas : un genre d’incompréhension exaltée, et l’un de ses sourcils était
étrangement tordu.
– Voilà, voilà, je suis quasiment prête… Arrête de me regarder comme
ça, tu me fais peur à la fin !
– Ma chérie, ma pauvre chérie, tu ne te rends pas compte… Dehors
c’est… Allez, viens vite.
Solange haussa les épaules, emboîta le pas à sa mère, s’arrêta net, revint
discrètement chercher sa brosse à cheveux près du miroir, l’enfouit
rapidement dans son sac à main et se précipita à petits pas délicats vers
l’entrée de l’appartement familial. Ils étaient remontés de la cave à peine
une heure plus tôt et voilà qu’il fallait déjà repartir !
Ah là là, vivement qu’elle ait dix-huit ans et qu’on cesse de la trimballer
ainsi comme une gamine qui…
Sa gorge se noua lorsqu’elle se retrouva dans la rue.
Ce n’était pas possible, elle devait encore être en plein rêve. Ou plutôt le
rêve avait basculé dans le cauchemar.
« Mon Dieu ! »
Elle détestait lorsque sa mère répétait cette interjection à tout bout de
champ mais là rien d’autre ne lui venait à l’esprit.
« Mon Dieu ! »
Comment était-ce possible ?
Pourquoi y avait-il un trou béant à la place du marchand de collants au
coin de la rue ? Que faisait cette petite baignoire pour bébé en plein milieu
de la chaussée, avec un si joli poisson peint dessus ? Venait-elle de la
maison éventrée en face, qui exhibait les faïences de sa salle de bains ?
« Mon Dieu ! »
Elle la reconnaissait cette salle de bains, c’était celle du jeune couple
dont elle avait déjà gardé maintes fois le bébé, un mignon petit garçon qui
agitait toujours les bras dès qu’il l’apercevait. Le bébé… Où était-il ? Et ses
parents ? Un irrépressible sanglot jaillit de son cœur, et elle laissa tomber sa
mallette pour enfouir son visage dans ses mains. Elle sentit alors des bras
l’entourer doucement, des bras au parfum de violette. Cécile.
– Allez ma Lange, ça va aller.
– Les… les voisins d’en face ! hoqueta-t-elle.
– Ne t’inquiète pas pour eux, je les ai vus partir avec leur petit garçon il y
a quelques minutes, ils sont en sécurité, mentit son amie.
Beata s’approcha de France et Marceau, les parents de Solange, ses amis
fidèles et dévoués, et accessoirement voisins. Le lien entre les deux femmes
s’était fait naturellement seize ans ­auparavant au cours de leurs grossesses
respectives lorsqu’elles se croisaient au pied de leurs immeubles. Elles
riaient de se voir peiner à marcher dignement au fur et à mesure que leurs
ventres s’arrondissaient. France avait fini par inviter Beata à prendre un thé
et depuis elles ne s’étaient plus quittées. Leurs maris s’étaient entendus dès
leur premier dîner. Elles accouchèrent à quelques jours d’intervalle.
Le destin semblait avoir décidé pour eux ce rapprochement. Mais surtout,
France et Marceau avaient offert au couple polonais une chaleur franche, un
accueil sans détour, une fraternité inédite et inespérée pour les exilés qu’ils
étaient, et cela avait scellé leur amitié et celle de leurs filles. Ils
s’étreignirent longuement avant de se mettre un peu à l’écart de Cécile et
Solange.
– Dieu soit loué, vous êtes là tous les trois, j’ai bien cru… Vous étiez
dans la cave ?
– Tu te souviens de notre voisin de palier ? Eh bien, c’est un peu fou
mais… il a aménagé un abri antiaérien sous la cave. Je n’étais pas au
courant. Il est venu nous chercher pour que nous puissions nous y réfugier
avec lui. Dire que nous inventions toujours mille stratagèmes pour ne pas
écouter ses éternelles jérémiades d’ancien combattant… Le pauvre, il a dû
en voir des choses affreuses en 14 pour aller jusqu’à dépenser tout son
temps, toutes ses économies à aménager ça. Je me demande comment il a
fait… En tout cas, moi aussi je suis rassurée de vous voir là toutes les deux,
sourit France faiblement.
– Tu as raison, nous sommes en vie, c’est ce qui compte. Mais tout de
même, regarde… ce champ de ruines… Nous aurions pu être ensevelis…
Sa voix se brisa.
– Allons mesdames, soyons raisonnables, il faut partir maintenant,
s’interposa Marceau. Il faut profiter de la nuit qui approche pour sortir de la
ville et avancer au maximum. Ils arrivent par le nord et l’est donc on va
prendre la direction de Dury. Nous avons prévu de nous rendre chez ma
belle-mère près de Creil. Et toi Beata, tu sais où aller ?
– Oui, chez ma sœur à Paris. J’ai un ami à Breteuil qui pourrait nous y
emmener.
– Parfait, c’est sur notre chemin. Allons-y.
Résignée, la petite troupe entama alors sa longue marche avec Marceau
en tête qui, trop âgé pour être mobilisé, était le dernier rempart masculin
pour conduire mères et filles dans le no man’s land amiénois. Il tractait la
carriole de la brasserie, qui servait au déchargement des boissons lors des
livraisons, il y avait entreposé de l’eau ainsi que des conserves et quelques
légumes puisés dans la réserve. Chacun avait également pu y déposer son
maigre bagage.

La ville était ravagée.


Difficile de reconnaître les rues dans ce château de cartes effondré, les
points de repère étaient réduits à néant. Sur le sol, des décombres en tout
genre s’entassaient, et il fallait être ­vigilant quant à là où poser le pied.
Volets arrachés, charpentes brisées comme des fétus de paille, bassines de
fer enfoncées, cloisons éventrées sur lesquelles on voyait parfois des traces
de sang ; le moindre mètre carré témoignait de la violence des frappes
aériennes de la Luftwaffe. Ici une camionnette encore en feu, là un poteau
électrique affaissé, là encore une cheminée fauchée de son toit.
Quelques centaines de mètres plus loin, une étrange vision les attendait :
l’horloge Dewailly se dressait au milieu de la place Gambetta, intacte.
Le cadran, ostensoir auréolé de motifs solaires et floraux de bronze et de
fer, indiquait encore l’heure exacte, et la statue de Marie sans Chemise qui
en ornait la base semblait faire un pied de nez aux assaillants, telle une
Marianne des temps nouveaux. Si le centre-ville offrait toujours le même
spectacle de désolation, il leur sembla retrouver un peu de paysage familier
au fil de leur progression vers le sud.
Bien qu’elle gardât pour elle cette considération sûrement futile aux yeux
des autres, Solange éprouva un immense soulagement de découvrir le
cirque d’Amiens encore debout. Elle n’y pouvait rien ; son carburant c’était
le rêve, et cela l’aurait achevée de voir anéanti le haut lieu de son enfance.
Que d’étoiles avaient dansé dans ses yeux alors qu’elle était sur les
strapontins de velours rouge ! Chevaux au galop, clowns facétieux et
équilibristes chevronnés avaient enchanté ses jeunes années. Mais ce qui
peuplait le plus son imaginaire, c’étaient les tenues osées des compagnes du
dompteur de fauves, serties de paillettes et d’or, qui dévoilaient par de
subtiles franges un galbe de fesses parfait. Oh oui, comme elle aurait aimé
être l’une d’elles juste un instant !
Reprenant sa marche, elle mesurait en silence à quel point elle avait été
gâtée de toutes ces choses qui deviendraient de bons souvenirs, à quel point
ses parents avaient dû travailler dur pour lui offrir toutes ces friandises de
l’existence. Sa mère ne lui avait pas rendu service en la plongeant
perpétuellement dans un monde merveilleux, exempt de toute laideur ou
contrariété, mais elle n’aurait su faire autrement : son enfance faite de
privations et de rigueur avait ouvert les vannes de ce trop-plein d’attentions
pour sa fille.
D’ailleurs, à l’heure du bombardement, France avait dû être la seule mère
soucieuse d’éviter à sa fille les bruits de la guerre faisant rage au-dehors !
Le choc en avait été d’autant plus rude pour Solange découvrant son
quartier en ruines. Pour l’heure, France devait bien reconnaître son
impuissance à protéger sa fille. Elle ne pouvait pas jeter un voile géant sur
ce paysage d’apocalypse. En longeant le boulevard, elle se dégagea de
Beata qu’elle tenait par le coude depuis le départ et tourna un regard désolé
vers Solange. Un regard qui disait : « Ma chérie, j’espère que tu me
pardonneras de la bêtise des hommes. » Solange, ragaillardie par le cirque
miraculé, lui adressa un sourire :
– Ne t’inquiète pas maman, ça va aller, ce n’est pas de ta faute tout ça, et
puis… je suis grande maintenant.
– Oui, sûrement. Je suis si fière de toi. En fait, je crois que c’est moi qui
vais avoir besoin de vous maintenant, souffla-t-elle en marquant une pause
soudaine.
Perplexes, tous cherchaient à comprendre ce qu’elle voulait dire et
jetèrent un coup d’œil alentour. Le crépuscule n’avait pas encore tout à fait
laissé la place à la nuit mais on devinait plus qu’on ne voyait les bâtisses et
les rues, l’éclairage public étant hors service. Le vide au bout du boulevard
leur sauta soudain aux yeux : là, cette petite tour sciée en oblique au milieu
de nulle part. Non, ce n’était pas... le clocher de l’église Saint-Honoré ?
Solange et Marceau vinrent étreindre France, stoïque devant ce désastre.
Elle avait grandi ici, bercée par les tintements des cloches qui avaient
rythmé sa vie d’enfant. Elle avait gravé le nom de son premier amour sur
une des pierres à l’arrière du bâtiment, et aimait toujours y faire un détour
en cachette pour passer le doigt sur les lettres incrustées, lorsqu’elle passait
dans le quartier. Heureusement, ses parents ne vivaient plus ici, mais
qu’était-il advenu des habitants du quartier ? Avaient-ils eu le temps de
fuir ? L’heure n’était plus aux questions sans réponse.
– Allez, dépêchons-nous, il faut sortir de la ville au plus vite. Une fois à
l’extérieur, on essaiera de trouver une grange ou autre pour s’abriter et se
reposer un peu, si toutefois ils nous en laissent le temps.
Marceau termina sa phrase à voix basse, comme pour conjurer le sort.
3
La rencontre
Chemin d’Amilly, Dury, lundi 20 mai, 6 h 36

Camarades français, votre situation militaire est sans espoir ! Vous êtes
coupés de la France par la poussée rapide des troupes allemandes le long
de la Somme jusqu’au canal de la Manche. Valenciennes, Amiens, Arras,
Abbeville et Montreuil-sur-Mer sont occupées par les Allemands depuis
plusieurs jours. Aujourd’hui les troupes allemandes continuent leur
avancée victorieuse. Toutes les tentatives de rompre le barrage de l’armée
allemande ont été repoussées avec des pertes sanglantes pour les Français.
Abandonnez cette lutte inégale ! DÉPOSEZ LES ARMES, si vous voulez
échapper à une mort certaine, mais inutile et sans gloire. Chaque heure de
résistance…

– Qu’est-ce que tu lis ?


– Ah… euh, rien. C’est juste… la liste des provisions dont on dispose.
Il va falloir mieux gérer le stock, on ne sait pas combien de temps cela va
nous prendre de rejoindre Creil. Ça va, sinon ? Tu as réussi à dormir ?
Marceau s’empressa de fourrer le papier dans sa poche et de changer de
sujet pour éviter les questions de sa femme.
En réalité, il s’agissait d’un des nombreux tracts qui avaient dû être
déversés par l’aviation allemande au-dessus des lignes françaises afin
d’inciter les soldats à rendre les armes. Bon sang, la situation était-elle si
désespérée ou était-ce juste une manœuvre de désinformation de la part des
nazis ? Il fallait bien reconnaître que le rassemblement des forces alliées en
Belgique n’avait pas suffi à contenir leur fulgurante progression. Marceau
avait entendu dire que les nazis avaient réussi à percer par les Ardennes, la
zone montagneuse franco-belge réputée infranchissable. Depuis, rien ne
semblait les arrêter, et il y avait fort à craindre de leurs tactiques militaires.
Qui aurait pu certifier qu’un passage pour les réfugiés était encore possible
par le sud ? Peut-être étaient-ils déjà encerclés ?
La veille, aux alentours de minuit, ils avaient réussi à trouver un abri
dans la grange d’une ferme un peu à l’écart de la route nationale qui
traverse Dury. Bien entendu, ils n’étaient pas les seuls à avoir eu cette idée
et, au fil de la nuit, ce fut une succession de petits groupes qui colonisèrent
chacun un coin de paille à leur arrivée. Les fermiers avaient déjà dû fuir, car
il ne restait plus un seul bovin dans ce qui paraissait être un élevage de
vaches laitières. Marceau et ses quatre protégées s’étaient partagé un
morceau de pain et de fromage sans appétit, puis Solange et Cécile avaient
fini par s’endormir malgré les va-et-vient incessants, bientôt suivies par
France et Beata. Marceau, quant à lui, n’avait pas fermé l’œil, attentif au
moindre bruit, lisant et relisant le tract à la faible lueur de sa lampe de
poche, incapable de déterminer quelle direction prendre le lendemain pour
assurer au mieux la sécurité de tous.
Il n’eut pas besoin de réfléchir davantage.
Alors qu’il venait de ranger le tract, un bourdonnement presque
imperceptible se fit entendre à l’extérieur. Il retint son souffle. Leurs
compagnons d’infortune disséminés aux quatre coins de la grange avaient
l’air de dormir encore, et dans le silence de l’aube on pouvait distinguer ce
bruit qui maintenant se rapprochait. C’est alors que la sirène tant redoutée
déchira le semblant de paix qui régnait dans le cocon rassurant et nourricier
de la ferme. À l’autre extrémité de la grange, un petit garçon se mit à
pleurer en appelant sa maman, ce qui acheva de mettre en branle le reste des
occupants. Quelqu’un hurla :
– Ils reviennent, ils reviennent !
Le son un peu étouffé d’une explosion au loin augmenta d’un cran le vent
de panique. Les stukas revenaient, oui, et une nouvelle pluie d’obus avait
commencé à s’abattre sur la campagne amiénoise. Dans une confusion
totale, le groupe de réfugiés s’écoula par toutes les issues de la grange,
enfants sous le bras dans un sauve-qui-peut général. Le bruit des sirènes
avait décuplé désormais tout autour d’eux, suivi de près par le tonnerre des
bombes dont on n’osait imaginer le lieu d’impact, trop occupé que l’on était
à fuir, fuir en toutes directions. Les quatre femmes dans son sillage,
Marceau avait d’abord détalé par le chemin emprunté la veille, avant de
s’arrêter net.
– Mais papa, que fais-tu ? hurla Solange, tremblante d’effroi.
– Restez là, vous avez compris ? Allongez-vous dans cette ornière et ne
bougez pas avant que je revienne ! Compris ? mugit-il, les yeux pleins
d’autorité.
– Oui Marceau, opina France malgré la panique.
Elle lui faisait une entière confiance.

Le quinquagénaire courut vers le plus haut point du champ de colza


voisin. La commune de Dury surplombait légèrement Amiens et d’ici, il
aurait peut-être une chance de localiser les points de frappe aérienne afin de
mieux leur tourner le dos par la suite. Ses poumons le brûlaient de cette
course folle à travers les tiges de fleurs jaunes déjà hautes, et il regrettait
presque d’avoir laissé les autres derrière lui. Parvenu en haut, il virevolta
juste au moment où s’écrasait un obus en plein cœur de la ville, dans une
gerbe presque aussi haute que la cathédrale. L’instant d’après, une autre
salve fit voler en éclats un bâtiment un peu plus à l’est… La gare ! Mais
bien sûr ! Ils étaient en train de pilonner toutes les voies d’accès à la ville, la
stratégie était évidente. Si Marceau poursuivait comme prévu vers le sud, en
empruntant les petites routes de campagne, ils devraient avoir une marge de
manœuvre avant que les Boches aient terminé leur besogne.
Il revint sur ses pas ventre à terre.
– Bon, écoutez, c’est très impressionnant je sais, mais il va falloir être
courageuses et surtout rapides. Je pense qu’il faut s’éloigner au plus vite
d’Amiens, car les Allemands se concentrent sur la ville et ses voies d’accès,
pour le moment. Alors, essayez de fermer vos esprits aux bruits qui vous
entourent et marchez, marchez vite à mes côtés, d’accord ?

Tout était allé si vite. C’en était presque irréel.


Ils n’étaient pas vraiment en train de vivre cela, cette marche rapide et
forcée le long de ce chemin caillouteux, ce chaos dans leur dos, qu’ils
fuyaient menés par son père qu’elle ne reconnaissait plus. Son père, qui
avait refusé avec force de faire machine arrière pour aller récupérer leurs
affaires dans la grange, lui qu’elle croyait définitivement menotté au zinc de
la brasserie familiale, avec un horizon pas plus large que le quartier Saint-
Leu d’un côté et le marché Lanselles de l’autre. Voilà qu’il était propulsé à
la tête de cet exil forcé, et l’exercice ne semblait pas l’ébranler outre-
mesure.
Solange avait du mal à suivre son pas vif et assuré, elle n’aurait jamais dû
prendre ses souliers de ville. En revanche, elle avait bien fait de prendre le
gilet bleu plutôt que le rouge, car il était nettement plus chaud, et le petit
matin la faisait frissonner malgré le rythme soutenu de la marche. De toute
façon, elle ne disposait plus que de ce qu’elle portait sur elle désormais.
Il faudrait bien faire avec. Son père, lui, avait aux pieds des godillots de cuir
montants de type militaire qu’elle ne lui connaissait pas. Décidément, les
autres étaient toujours un mystère, même ses propres parents. Cela dit, cette
nouvelle version paternelle ne lui déplaisait pas. Elle se sentait protégée.
Et elle en avait besoin, car ses pensées futiles masquaient mal la peur qui lui
nouait le ventre à présent.
Au fil des minutes, le fracas du bombardement sembla s’éloigner, et les
marcheurs s’abîmèrent dans la contemplation de la nature qui s’éveillait,
antidote à la tension extrême qu’ils venaient de vivre. Les lilas sauvages
arboraient leurs généreuses grappes de fleurs mauves, la rosée avait jeté son
voile d’eau scintillante sur les touffes d’herbe folle bordant le chemin et les
épis de maïs déjà bien levés. Les oiseaux pépiaient de concert, et leur
indifférence à la folie des hommes laissait croire en un lendemain serein.
Ils étaient parvenus au bout d’une ascension un peu plus rude lorsque
Cécile, qui jusque-là n’avait quasiment pas ouvert la bouche, repéra
quelque chose de singulier :
– C’est bizarre, regardez la vache là-bas. C’est normal qu’elle dorme
encore ?
– Ah oui tiens. Ce doit être une des vaches de la ferme où nous avons
dormi, supposa Beata. Si les fermiers sont partis, elles vont avoir du mal à
subsister. Il faudrait vérifier qu’elles ont de quoi boire. Peut-être trouvera-t-
on une arrivée d’eau à proximité, et nous pourrons remplir notre gourde si
c’est le cas.
– Tu as raison Beata. Heureusement que j’ai toujours cette gourde sur
moi. Par contre, comment va-t-on faire pour les vivres ? La cariole est
restée sur place et…
Un cri déchirant l’empêcha de terminer sa phrase. Solange était prostrée
devant la vache que l’on voyait désormais en entier et dont les
volumineuses entrailles s’échappaient en cascade de son abdomen
littéralement ouvert en deux. Une boucherie. Le pré en contrebas, qu’ils
découvraient désormais puisqu’ils étaient arrivés au sommet de la colline,
était percé en son centre par un cratère sombre et les cadavres des pauvres
bêtes étaient disséminés tout autour. Seules quelques rescapées s’étaient
massées à l’autre extrémité, broutant avec indifférence l’espace herbeux
encore disponible.
Cécile ouvrit des yeux démesurément grands et ne put détacher son
regard de cet affreux spectacle. France ne cessait de répéter : « Mon
Dieu… » Non, les obus ne tombaient pas que sur la ville. La guerre venait
les rattraper dans ce coin de campagne paisible, l’horreur venait frapper
même les plus placides des animaux. Solange et Cécile, en pleurs, vinrent
se blottir dans les bras de Marceau qui lutta pour réfréner la boule qui lui
nouait la gorge.
– Là, c’est tout. C’est affreux, je sais. Essayez de ne pas regarder et
avancez un peu avec vos mères, je vous rejoindrai. Je vais tout de même
voir s’il y a une arrivée d’eau.
– Non ! Je ne veux pas que tu y ailles papa ! Je ne veux plus partir, je
veux rentrer chez nous tu m’entends ? Je veux rentrer chez nous ! hurlait
Solange, hystérique.
Marceau faisait son possible pour l’apaiser et gérer la situation.
– Écoute ma fille, tu vas te calmer et tu vas faire ce que je te demande,
sinon…
– Non !
La gifle arriva sans même qu’il l’ait décidé. Il regretta aussitôt mais il
fallait endiguer la peur avant qu’elle contamine tout le monde, et il n’y avait
plus de temps à perdre. Un instant de torpeur plana avant qu’il reprenne les
choses en main.
– Avancez maintenant, je vous retrouve après.

Le soleil était haut dans le ciel lorsque les effets de la faim


commencèrent à se faire sentir. Les estomacs gargouillaient mais personne
n’osait se manifester depuis la gifle, et la petite colonne avançait en silence.
Par chance, l’abreuvoir des pauvres vaches était alimenté par un robinet
encore en état de marche et Marceau avait pu remplir la gourde, mais elle
était vide à présent. Que faire ? Attendre qu’une ferme providentielle
apparaisse sur le chemin ou bifurquer vers un village, et prendre ainsi le
risque de tomber sur des troupes allemandes ? C’était un choix cornélien.
Au fil des heures, ils avaient fini par rattraper ou être rejoints par d’autres
groupes d’exilés. La plupart avançaient à pied, mais certains disposaient
d’une charrette pour emmener leurs vêtements, des vivres et parfois même
des matelas voire de petits meubles. On ne s’adressait la parole que pour
échanger les éventuelles informations dont on disposait, c’est-à-dire pas
grand-chose. Un homme repoussant et rondouillard, qui tamponnait
régulièrement son front inondé de sueur, remontait la colonne pour
distribuer à chacun des pommes qu’il avait trouvées dans la cave d’une
ferme abandonnée. Il en avait rempli plusieurs sacs de jute avant de les
charger sur sa charrette. « L’habit ne fait pas le moine », se dit Solange,
touchée par cet ange enfoui sous un visage ingrat. Jamais une pomme ne lui
avait paru si délicieuse.
L’homme avait presque atteint le croisement de chemins une centaine de
mètres plus bas lorsqu’une rumeur s’éleva dans le ciel. Des avions
semblaient s’approcher et les réfugiés s’écartèrent comme un seul homme
sur le bas-côté, le cœur battant à tout rompre.
Fausse alerte.
Le bruit s’éloignait déjà.
Peut-être était-ce la ligne de défense aérienne alliée ? Cela voudrait donc
dire que tout espoir n’était pas perdu ? Ils n’avaient pas eu le temps de
distinguer la couleur et les sigles des avions, et se perdaient en hypothèses.
De toute façon, ils n’avaient pas vraiment le choix. Il fallait avancer coûte
que coûte.
La marche avait à peine repris qu’à nouveau le vrombissement des
moteurs jaillit de nulle part et retentit à travers la vallée comme une caisse
de résonance. Les premières rafales s’abattirent sur le haut de la colonne de
civils, et la trajectoire rectiligne des balles sur le chemin ne tarda pas à
faucher une, puis deux, et bientôt trois silhouettes au loin.
Les salauds.
Ils avaient tout bonnement contourné la file de la population en fuite pour
mieux leur tirer dessus comme des lapins. Maintenant on voyait clairement
l’épaisse croix noire de la Wehrmacht étinceler sur la carlingue des semeurs
de mort.
Il n’y avait qu’une seule issue.
– Vite, courez jusqu’au bosquet là-bas et jetez-vous dans le fossé devant !
hurla Marceau.
Elles obéirent aveuglément et se ruèrent vers la maigre enfilade d’arbres
qui bordait le champ à quelques enjambées. Les tac-tac-tac se rapprochaient
inexorablement mais l’instinct de survie leur donnait des ailes et leur permit
d’atteindre à temps cette cache incertaine. Seule Cécile était encore à
découvert ; elle venait de trébucher et grimaçait de douleur en se
recroquevillant sur son genou blessé. Beata eut à peine le temps de faire
volte-face qu’un garçon jaillit du buisson d’aubépine pour venir en aide à la
jeune fille. En une fraction de seconde, Cécile fut soulevée puis emportée
dans les bras de l’inconnu, qui rejoignit prestement sa cachette, juste à
temps, avant que les balles ne fassent ricocher les cailloux du chemin.
Cécile s’agrippa de toutes ses forces au cou vigoureux qui était désormais
son refuge, et ferma les yeux en attendant que le déferlement cesse.
4
Journal intime de Cécile
Paris 20e arrondissement, lundi 24 juin 1940

Aujourd’hui, lundi 24 juin 1940, je me décide enfin à m’adresser à toi


mon cher journal, et à commencer à noircir tes jolies pages toutes
blanches.
C’est tante Zelma qui a eu l’idée. Au départ je n’étais pas très emballée.
Il faut dire que mes premières impressions en arrivant dans son
appartement n’étaient pas très positives. Je ne me rappelais plus du tout de
tante Zelma et je dois bien avouer que cette dame très corpulente qui fait
toujours de grands moulinets avec ses bras et parle très fort m’a fait un peu
peur quand nous sommes arrivées avec maman il y a trois semaines.
D’ailleurs, je me rappelle m’être demandé comment elle faisait pour ne rien
casser dans son appartement tout étriqué et envahi de bibelots ! Je me
disais aussi que ­j’allais vite manquer d’air entre ces quatre murs recouverts
de tentures de satin rouge et ocre. J’avais l’impression d’être enfermée dans
une boîte à bijoux ! Alors, quand elle m’a tendu ce cahier le deuxième jour
en me disant que cela me ferait sûrement du bien d’écrire un peu tout ce
que je ressentais, je reconnais que je l’ai regardée de travers.
Ah, comme je m’en veux d’avoir pensé tout cela ! En fait, tante Zelma est
vraiment une gentille personne et je réalise aujourd’hui tous les petits
efforts qu’elle fait depuis notre arrivée pour m’apprivoiser. Son grand
sourire, ses gâteaux au miel, ses anecdotes savoureuses sur les gens du
quartier. Et ce cahier, si charmant avec ses arabesques dorées sur la
couverture ! Merci tante Zelma, c’est peut-être pour me racheter un peu que
je décide de suivre enfin ton conseil ! Il faut dire qu’en arrivant j’étais toute
nouée de l’intérieur. Et maman aussi je pense. Nous avons vu des choses
affreuses depuis que nous avons quitté Amiens et j’espère, cher journal, que
l’écriture va laver un peu ma mémoire de toutes ces vilaines images qui
dansent dans ma tête.
À toi je peux bien le dire : j’ai peur. J’essaie de faire bonne figure devant
maman, de lui rendre ses sourires, de la laisser croire que sa présence suffit
à me rassurer, mais rien n’y fait. J’ai peur. Demain m’effraie. Jamais je
n’ai eu autant de questions sans réponse.
Où est papa ? Depuis sa mobilisation pour cette horrible guerre, nous
n’avons plus aucune nouvelle. Maman m’assure qu’il va bien, puisque le
fils de la voisine de palier de tante Zelma, qui est affecté à la même unité
que lui, a écrit récemment à sa mère pour la rassurer. Mais je ne la crois
pas. Ce n’est pas parce que cet homme est encore en vie que papa l’est.
Je vois bien à ses sourcils toujours froncés qu’elle meurt d’inquiétude elle
aussi, qu’elle doute de revoir un jour son mari. Est-il encore vivant ? Et si
c’est le cas, où est-il ? Est-il blessé, souffre-t-il ? Mon pauvre papa, toutes
mes prières te sont consacrées tu sais.
Et tous ces gens dont les maisons ou les immeubles se sont effondrés, que
sont-ils devenus ? Cela m’obsède. La nuit, je fais souvent le même
cauchemar dans lequel je marche sur les ruines de ma ville. Peu à peu des
bras sortent des gravats en tendant une main suppliante vers moi. Des voix
étouffées m’implorent de les aider, de les sortir de là, mais moi, je suis
effrayée, donc je cours, je cours et les voix continuent de résonner dans ma
tête, de plus en plus nombreuses, comme si elles sortaient de moi. Alors je
vais de plus en plus vite, je ferme les yeux pour ne plus les voir, je me
bouche les oreilles pour ne plus les entendre, et je finis par trébucher sur
une grosse masse sombre. C’est une vache, une vache dont le ventre est
ouvert en deux, comme celle que l’on a vue sur le chemin.
Et là je hurle, et me réveille, trempée de sueur. Toutes ces vaches mortes,
mon journal, c’était affreux tu sais. Et le lendemain, ce père avec sa petite
fille dans les bras, allongés à l’orée d’un bois, et dont maman me disait de
ne pas m’inquiéter, qu’ils devaient se reposer, eh bien je vais te la dire moi,
la vérité : ils étaient morts, tous les deux, j’en suis sûre ! Solange et moi on
s’est regardées, je n’avais jamais vu cet effroi dans les yeux de mon amie.
On est reparties comme des automates derrière Marceau, avec Paul entre
nous deux qui nous tenait par l’épaule sans rien dire, car il n’y avait rien à
dire.
Ah oui, mon cher ami journal, il faut tout de même que je te raconte
quelque chose de plus doux et de plus léger. Il faut que je te raconte Paul !
Je n’ai encore rien dit à Solange, car si je lui ouvre mon cœur sur le sujet,
elle va forcément provoquer des situations qui vont me mettre mal à l’aise.
Je l’adore ma Lange, c’est mon amie, ma sœurette, ma filoute à fossettes !
Mais en ce qui concerne la discrétion, mieux vaut être prudent, elle ne sait
pas tenir sa langue ! On se connaît depuis le cours préparatoire, on ne se
quitte jamais beaucoup plus d’une demi-journée, elle me manque tellement
depuis que nos chemins se sont séparés l’autre jour ! Elle et ses parents
sont allés se réfugier chez sa grand-mère près de Creil, alors que maman et
moi devions continuer vers Paris pour rejoindre tante Zelma.
Bref, venons-en à Paul ! C’est incroyable ce qui s’est passé, tu sais.
En fait, je ne crois pas exagérer en disant que Paul m’a sauvé la vie il y a
maintenant un mois. Tout est allé si vite ! C’était le lendemain de notre
départ d’Amiens, des avions allemands avaient commencé à mitrailler au
hasard des gens qui, comme nous, fuyaient la ville. Je me souviens d’avoir
couru de toutes mes forces vers un bosquet mais j’ai glissé et suis tombée
sur le genou, ça m’a fait affreusement mal, sur le moment je n’arrivais plus
à me lever. Et là, avant que je comprenne ce qui se passait, des bras m’ont
soulevée et mise à l’abri en un éclair. C’était lui. C’était Paul. La rafale de
balles est passée mais mon corps crispé de peur est resté agrippé à lui de
longues minutes encore, mes membres étaient secoués de spasmes
incontrôlables et mes yeux ne voulaient plus s’ouvrir sur cette nouvelle
vague de terreur.
C’est fou. En d’autres circonstances, cela aurait pu paraître inconvenant.
Avant même de voir son visage, avant d’entendre sa voix, je l’ai senti, je
l’ai respiré. Attention journal, je ne suis pas en train de te dire que je suis
tombée amoureuse, surtout en aussi peu de temps ! Comment te décrire ce
que j’ai ressenti à ce moment-là ? C’est… sa masculinité, oui ce doit être
ça. Sa masculinité a fini par m’apaiser. Durant ces quelques instants, son
corps faisait vraiment rempart contre les agressions extérieures, charpente
sous laquelle je me blottissais, même si je devais réaliser par la suite qu’il
n’était guère plus âgé que moi. Mais le contact rugueux de sa veste de laine
bouillie, son étreinte qui se resserrait à chaque nouvelle rafale de balles et
même la petite odeur âcre qui émanait de ses aisselles, tout me ramenait à
mon petit papa chéri, et c’est dans ses bras que j’ai eu l’impression d’être,
à ce moment précis, sauve et protégée. J’ai vu l’homme en lui avant de voir
l’enfant.
Paul a quinze ans comme Solange et moi. Lorsque le danger s’est
éloigné, j’ai rouvert les yeux sur un visage anguleux et tout en harmonie,
comme taillé dans un marbre rare, comme figé dans le temps. D’ailleurs,
ses yeux sombres me fixaient intensément, mais je n’ai ressenti aucune
gêne, car il s’en dégageait une infinie bienveillance, comme s’il s’était
toujours soucié de moi sans me connaître. Il m’a demandé si ça allait, j’ai
dit oui, et un sourire plein de bonté est venu alors décrisper ses traits. Nous
aurions pu rester encore un moment ainsi, cachés dans cette alcôve de
verdure et profitant de cette parenthèse de douceur, mais déjà ma mère
m’appelait au-­dehors, paniquée de ne plus me voir.
Nous avons repris la route tous ensemble, bifurquant par un autre
chemin, un raccourci selon Marceau qui, je pense, voulait plutôt nous éviter
de voir les morts de près. Cela ne nous a pas empêchés de tomber sur la
petite fille et son papa un peu plus loin… Parviendrai-je un jour à m’ôter
cette image de la tête ? Ma gorge se serre en y repensant. Oui,
heureusement que Paul était là. Il ne parle pas beaucoup Paul, mais sa
présence est si intense qu’elle se passe de commentaires, car il a
l’intelligence du bon geste et de la bonne parole au bon moment, et ça, ce
n’est pas courant. Bon, bien sûr, il s’est tout de même plié à l’exercice des
innombrables questions de Solange ! Paul est apprenti horloger à la
maison Flinois, rue des Trois-Cailloux à Amiens, il vit seul dans un studio
car ses parents résident en région parisienne. Enfin, juste sa mère, car son
père aussi a été mobilisé. D’ailleurs, il voulait la rejoindre au plus vite ; il
lui avait envoyé une lettre mais n’était pas sûr qu’elle soit arrivée à
destination. Depuis l’invasion des Allemands, quasiment toutes les
administrations sont au point mort, en particulier celles des
télécommunications. J’espère qu’à cette heure-ci, il est à l’abri auprès
d’elle. Marceau avait accepté que l’on fasse un détour pour l’approcher le
plus possible de Villepinte, mais il a bien fallu se résoudre à ce que nos
routes se séparent à un moment donné.
Solange, Paul, je souhaite de tout mon cœur que l’on puisse se retrouver
bientôt à Amiens. Tu sais journal, après le funeste passage des avions
mitrailleurs, nous avons poursuivi la route durant deux jours. L’élan vital
de notre jeunesse renaissait au fur et à mesure que nous nous éloignions de
la menace allemande. Les fossettes sont revenues illuminer le visage de
Solange, ragaillardie par le vent de nouveauté que venait apporter Paul.
Les adultes en tête nous demandaient régulièrement d’accélérer le pas,
mais c’était comme si notre instinct adolescent nous disait au contraire de
profiter de ces heures plus légères, de ce printemps lumineux. Solange
racontait avec emphase notre petit quotidien amiénois, et je la regardais
parfois en fronçant les sourcils pour éviter certaines anecdotes dont je
n’étais pas forcément fière. Il s’en est fallu de peu pour qu’elle ne lui
expose dans tous les détails la fois où nous avons couru comme deux
écervelées à la vision d’une souris sur la poubelle de leur balcon côté
cour !
Mais Paul avait l’air de beaucoup s’amuser du bagout de Lange, et
j’étais rassurée de voir qu’en aucun cas il ne nous prenait pour deux belles
idiotes. Cher journal, je dois bien t’avouer que lorsqu’il me couvait du
regard, entre deux monologues de Solange, je n’y étais pas insensible. Nous
avons passé ainsi deux merveilleuses journées, cueillant des baies par-ci,
s’abreuvant à un robinet de ferme par-là. Quel fou rire quand Solange a
recraché tout rond l’œuf cru que nous nous étions amusés à gober par défi !
Le soir, nous pouffions encore de rire allongés sur la paille d’une grange
jusqu’à ce que la fatigue du jour nous emporte dans le sommeil. Paul a noté
nos adresses et a promis de venir nous retrouver dès que tout rentrerait
dans l’ordre. Mais ce jour va-t-il arriver ?
Les Allemands sont entrés dans Paris depuis dix jours et il paraît même
qu’Hitler en personne s’est organisé une visite de la ville hier au petit
matin. La voisine de palier l’aurait aperçu en promenant son chien près de
Notre-Dame, entouré de sa garde rapprochée avec leurs grandes bottes et
leurs uniformes impeccables. J’ai cru mal comprendre lorsque je l’ai
entendue affirmer, « d’ailleurs tout le monde le dit », qu’ils avaient « belle
allure » et se montraient « très corrects avec nous autres les Français ».
Corrects. Je ne suis pas certaine qu’elle aurait trouvé correct de massacrer
à la mitraillette une colonne de civils innocents. Maman ne veut plus trop
que je sorte, mais de la fenêtre de l’appartement je peux voir la mairie du
20e arrondissement ; le drapeau tricolore a été remplacé par la croix
gammée. Cette vision m’angoisse, quelque chose dans mon cœur se serre
quand je la vois claquer au vent, c’est comme une appréhension.
Maintenant que Paris est entre leurs mains, qu’est-ce qui peut les arrêter ?
Et surtout, que va-t-on devenir ?
À très vite, cher journal. Je t’avoue que je ne saurais choisir entre
accélérer le temps ou le remonter, mais j’espère revoir bien vite Amiens.
5
La découverte
Rue Victor-Hugo, Amiens, mardi 4 juin 2019

Il ne s’en lasse pas.


D’ici, la vue sur la cathédrale est époustouflante. Appuyé sur la
balustrade de sa minuscule terrasse au troisième étage de l’immeuble, Ben
reprend une gorgée de café et lève les yeux jusqu’à la pointe de la flèche.
Les images de Notre-Dame de Paris en proie aux flammes dévorantes en
avril dernier lui ont fait prendre conscience de la valeur de l’édifice
amiénois. Depuis, il ne voit plus du même œil ce joyau d’architecture.
Un petit rituel s’est donc installé ; chaque matin il termine son petit
déjeuner en contemplant ce roc sur lequel s’appuient huit cents années
d’histoire amiénoise. Quelle chance ils ont de loger ici, sa sœur et lui ! Ben
n’est pas tout à fait sûr que Mona en soit consciente. D’ailleurs, elle ne
paraît pas consciente de grand-chose en ce moment.
Mona est en terminale, et l’approche des épreuves du baccalauréat ne
semble pas avoir une quelconque incidence sur sa désinvolture. C’est de la
folie, on est quand même le 4 et l’épreuve de philosophie a lieu le 17 ! Ben
ne se souvient pas l’avoir vue récemment assise à son bureau avec un livre
ouvert devant les yeux. Et aucun planning de révisions n’émerge de l’océan
de photos de ses amis qui couvre le mur de son coin travail. En revanche,
pour ce qui est du calendrier des sorties, la chose est millimétrée ! Les
parents n’ont pas l’air de prendre conscience de la situation ; ils ont
beaucoup à faire avec le centre équestre et les gîtes qu’ils gèrent près de la
maison familiale à Conty. Une trentaine de kilomètres seulement les
séparent mais cela suffit à faire peser sur Ben le poids de la responsabilité
de sa sœur.
Le lycée Sainte-Famille où est scolarisée Mona propose un internat ; ils
avaient évoqué cette possibilité mais la collégienne qu’elle était encore à
l’époque rechignait à être « en prison ». Très attaché à sa sœur, c’était Ben
lui-même qui avait proposé de partager son appartement le temps du lycée.
Il disposait d’une mezzanine dans laquelle Mona pouvait idéalement
aménager son petit espace. Le début de la cohabitation se passa
merveilleusement bien. Ben remontait les packs d’eau et de lait, et se
chargeait des fruits et légumes frais aux Halles du Beffroi. Mona quant à
elle s’exerçait aux recettes du grand livre de cuisine qui prenait la poussière
sur l’étagère de son frère, et se débrouillait plutôt bien. Ben ne laissait
jamais une miette de son curry de poulet au lait de coco et aux poires !
C’est à partir de la classe de première que les choses se sont gâtées,
quand Mona a fait la connaissance de Roxane.
Il cerna le personnage à la seconde où il la vit.
C’était en mars de l’année précédente. Ben devait emmener sa sœur en
voiture chez l’ophtalmologiste en périphérie d’Amiens, et ils s’étaient
donné rendez-vous en bas de leur immeuble pour partir au plus vite dès la
fin des cours. Fulminant contre Mona qui avait vingt minutes de retard, il la
vit alors arriver accompagnée de son presque clone, la démarche
nonchalante, les yeux rivés sur leur smartphone à rire comme des bécasses.
Hors de lui, il avait fondu sur elles :
– Punaise, Mona, mais tu fais quoi là, ça fait vingt minutes que je
t’attends ! Tu crois que j’ai que ça à faire ? En plus, il va être furax le doc !
– Calme-toi, ça va, on va pas en faire un fromage. De toute façon, il est
toujours à la bourre… Tu verrais la tête qu’il a le mec, pouffa-t-elle à
l’intention de Roxane, et puis surtout il pue du bec quand il s’approche avec
ses appareils, là, il me dégoûte trop ! Quand il ouvre la bouche pour me
parler, je suis carrément en apnée !
L’hilarité quelque peu hystérique qui suivit acheva de le mettre en rage.
– OK, quand t’auras fini ton numéro on pourra y aller.
– Tu sais quoi ? Je t’emmerde Ben.
Il en resta sans voix sur le moment.
Jamais sa sœur n’avait été aussi agressive avec lui, et il eut la désagréable
sensation d’être soudain évincé de leur complicité de toujours, de cette
fraternité qui, depuis l’enfance, avait été une évidence pour eux. Incrédule,
il tourna alors le regard vers le clone, dont il apprendrait plus tard qu’elle
s’appelait Roxane, et comprit immédiatement. Cet air conquérant, ces
lèvres fines tordues par un rictus de défi, et ce parfum trop capiteux pour
une gamine de son âge, tout en elle transpirait la fourberie. Et depuis il
n’avait jamais pu se défaire de cette première impression.

Un coup de klaxon en contrebas le fait sortir de ses pensées. Il consulte


sa montre ; aïe, il faut tout de même accélérer le mouvement s’il ne veut pas
arriver en retard en cours. Il quitte le balcon et retourne dans le duplex à pas
de velours pour ne pas réveiller sa sœur. Oh et puis zut ! Il est déjà huit
heures après tout, cela ne lui fera pas de mal de bosser un peu avant d’aller
au lycée. Il s’apprête à mettre la radio à fond quand un cri le devance.
– Beeeeeen ! Viens vite !
– Quoi ? Mais qu’est-ce que t’as à crier comme ça ?
– Y a une bête dans le plafond, je l’entends qui se balade au-dessus !
Au secours !
– C’est bon, c’est bon, j’arrive, soupire-t-il.
Mona a une irrépressible phobie de tout ce qui ressemble de près ou de
loin à un rongeur, et Ben, levant les yeux au ciel, grimpe l’échelle de
meunier qui donne accès à la mezzanine.
– Chut ! Écoute un peu, tu vas voir. Ah, tu entends là ? s­ ’affole-t-elle.
– Bon OK, c’est vrai, je pense qu’il y a une petite bestiole qui se promène
au-dessus. Écoute, là je n’ai pas le temps, il faut que j’aille en cours. Je ne
sais même pas comment on peut faire pour aller jeter un œil là-dedans !
Mais je ne rentre pas trop tard cet après-midi, je m’en occuperai à ce
moment-là, d’accord ?
– Tu rigoles ? Je n’ai cours qu’à dix heures, tu ne vas pas me laisser toute
seule avec ce… truc ?
– Eh bien, si. J’ai une super idée d’ailleurs ! Puisque tu ne veux pas rester
toute seule avec ce « truc » comme tu dis, tu vas te lever, te laver, t’habiller,
enfiler tes nouvelles petites sneakers qui vont t’amener tout droit… au lycée
pour une bonne heure d’étude, ordonne-t-il comme on le fait pour un petit
enfant. Allez, à tout à l’heure, sœurette !

« Déjà dix-huit heures », s’étonne Ben en passant devant l’horloge de


l’hôtel de ville. Il faut dire qu’il a un peu traîné dans les rayons du magasin
de bricolage. Il s’y est rendu pour acheter des tapettes à souris, et en est
ressorti avec un sac rempli de bricoles : des clous pour accrocher enfin le
cadre qui traîne dans l’entrée depuis un an, le marteau qui va avec, un
produit miracle pour enlever les taches de vin sur le clic-clac (merci
Grégoire), et tout un tas de trucs plus ou moins utiles. Résultat, il a presque
dépensé son mois. Débile. Il s’en veut maintenant. Comment peut-il être
aussi sérieux pour le travail et aussi futile pour ce qui est de son budget ?
Il se rassérène en réalisant que les allocations logement arrivent dans
quelques jours, il peut tenir jusque-là.
Et puis Mona prendra un peu la bouffe en charge en attendant.
Bizarrement, sa sœur est plus sérieuse que lui en termes de gestion du
budget. Il se demande toujours par quelle alchimie elle peut ne jamais être à
sec financièrement, défi impossible pour lui. Ah, ah, la tête qu’elle a dû
faire ce matin quand il est parti ! « Ben ! Beeeen ! » Sa voix angoissée a
résonné tout le long de la cage d’escalier, et il l’entendait encore en
s’éloignant dans la rue, la porte vitrée de leur terrasse étant restée ouverte.
Il pouffe de rire rien que d’y repenser. Elle est capable d’être partie en cours
sans se laver rien que pour échapper à la grosse bébête !
La rue Victor-Hugo est inhabituellement calme pour un mardi soir. Un air
de vacances flotte déjà dans l’atmosphère, une forme de légèreté pourtant
inopportune avec l’approche des examens. S’il n’y avait pas eu cette
histoire de rongeur, Ben se serait laissé tenter par un petit footing au parc
Saint-Pierre. Il soupire. Ce qui est sûr c’est que sa sœur ne lui fichera pas la
paix tant qu’il n’aura pas accompli sa besogne. Il grimpe les trois volées
d’escalier et pose son oreille sur la porte. Aucun bruit. Il pénètre dans
l’appartement. Personne.
Mouais, sa main à couper qu’elle est au bar du Square avec ses copines
devant un panaché à attendre qu’il ait terminé. Pour une fois qu’elle a une
excuse ! À propos, il n’a pas allumé son portable de la journée. Il tape son
code et la sonnerie canard qui annonce l’arrivée d’un SMS retentit une
bonne quinzaine de fois. Purée, Mona !
8 h 04 : Beeeeen, reviens steuuup !
8 h 05 : Ben, je te préviens, si tu n’es pas là dans deux secondes, t’es plus
mon frère !
8 h 08 : C’est inhumain ce que tu viens de faire, je suis partie sans me
laver tellement j’avais peur !
Bingo, il a vu juste, elle n’est pas croyable !
Le dernier SMS date de 17 h 18 : Ben, tu l’auras voulu, je suis au Square
avec Roxane et je te préviens que je ne remettrai pas un pied dans l’appart
tant que tu n’auras pas attrapé ce truc-là !
Re-bingo ; là aussi il a vu juste.
Il gravit l’escalier de meunier et scrute le plafond en lambris de la
mezzanine à la recherche d’une éventuelle trappe ou autre accès aux
combles. Rien par ici, ni par là. Aucune trace d’une quelconque ouverture
n’est visible dans les lamelles de bois. Bon sang, il doit bien y avoir un
moyen de se faufiler sous le toit. Ah, peut-être derrière le bureau de Mona ?
Il écarte le meuble très doucement, ce qui n’empêche pas quelques-uns des
mini-cactus collectionnés par sa sœur de se renverser, maculant de terre
sèche le plateau du bureau. Et m… ! Tant pis, il ramassera tout ça plus tard.
Il fait sombre là-dedans. Il fait pivoter la lampe de bureau et braque le
faisceau lumineux sur le pan de mur habituellement caché. Non, rien ici non
plus… Ah, cela dit, une lamelle de bois au fond paraît faire saillie.
Il s’approche plus encore et aperçoit une découpe à l’horizontale d’environ
cinquante centimètres sur le lambris. Serait-il possible que… ? Il tente de
glisser sa main le long de la planche mais ses doigts sont trop épais.
Il regarde autour de lui, avise un double-décimètre et entreprend de faire
levier entre les deux lamelles. Crac ! La règle ne résiste qu’une demi-
seconde. Zut, il faut un truc plus costaud. Énervé, Ben dévale de nouveau
l’escalier pour aller chercher… un tournevis ! Cela fera parfaitement
l’affaire ! Cette fois, la petite ouverture cède dans un craquement inquiétant.
S’il abîme le mur, le propriétaire lui en tiendra rigueur pour la caution !
Il fait vraiment noir là-dedans. Il tire un peu sur le cordon d’alimentation de
la lampe de bureau pour braquer l’ampoule à l’intérieur.
C’est alors qu’il la voit. Non pas la souris, non.
Adossée au côté gauche de la minuscule soupente, une boîte en acier kaki
de la taille d’une valisette attend là, probablement depuis plusieurs
décennies.
6
Le transfert
Rue de Verdun, Amiens, lundi 8 juillet 1940

Non, il avait beau creuser dans cette direction, tout semblait normal :
le niveau d’huile était correct, et le taux d’usure des segments et des joints
de queue de soupape d’admission tout à fait habituel. Jean redressa son
buste penché sous le capot, extirpa le vieux torchon à carreaux qui dépassait
de la poche de son bleu de travail, et entreprit de s’essuyer soigneusement
les mains pour retarder encore un peu ce qu’il s’apprêtait à faire. Son père
aurait-il de nouveau fait une erreur de prédiagnostic ?
Travailler ensemble dans cette affaire familiale qui existait depuis deux
générations n’était décidément pas de tout repos, et Jean se demandait
souvent s’il n’aurait pas dû accepter la proposition d’embauche qu’il avait
reçue après sa formation. Un nouveau concept de garage, avec des
installations flambant neuves et une station-service intégrée, s’était installé
en périphérie d’Amiens. Le gérant l’avait sollicité, mais Jean n’avait pas su
faire preuve d’audace et s’en était tenu aux injonctions paternelles de
demeurer auprès de lui pour pouvoir, selon toute logique, reprendre l’affaire
dans l’avenir. Il le regrettait parfois. Certes, Fernand Blondel avait coutume,
et son flair infaillible avait fait la renommée du garage, d’asséner une
hypothèse sur la cause des pannes en un seul coup d’œil, hypothèse que
Jean n’avait plus qu’à confirmer en observant plus en détails le véhicule.
Mais ces derniers temps, ce don semblait lui faire de plus en plus défaut, et
Jean devait déployer des trésors de tact pour lui faire accepter ses erreurs de
jugement, qui piquaient à vif son orgueil et le plongeaient parfois dans des
colères noires. Remettre en cause la certitude paternelle était un véritable
crève-cœur pour Jean, et ce fut la mort dans l’âme qu’il démarra la Citroën.

Fumée blanche et non fumée bleue comme l’avait prétendu son père.
C’était bien ce qu’il lui semblait. Le circuit de refroidissement devait avoir
un problème d’étanchéité, il allait falloir vérifier au plus vite si ce n’était
pas le joint de culasse qui avait rendu l’âme. Perdu dans ses pensées, Jean
n’avait pas vu Fernand entrer dans l’atelier.
– Jean, mais pourquoi tu me redémarres cette satanée bagnole ? Je t’ai dit
qu’il fallait juste changer les segments, c’est quand même pas sorcier !
– Mais papa, la fumée n’est pas vraiment bleue tu sais, je viens de voir
qu’elle était plutôt blanche et…
– Comment ? Tu remets en question mon avis ? Mais tu sais que tu parles
à ton père, là ? Tu aurais mieux fait de partir avec ta mère en juin, tiens !
– Non papa, ma place est ici avec toi, tu le sais bien, tenta timidement
Jean, la boule au ventre. Et puis… j’ai encore beaucoup à apprendre.
– Mouais, c’est ça. De toute façon, avec ces saletés de Boches qui
grouillent partout, il n’y a presque plus personne en ville. J’espère qu’ils
vont revenir tous ces trouillards, je fais comment, moi, pour gagner mon
pain ? Écoute, laisse la Citroën pour le moment, le père Mollier ne
reviendra pas de sitôt : lui aussi s’est sauvé en train, le pleutre, il avait trop
peur de tomber en rade avec celle-là. Et puis… il y a plus urgent, mon fils.
Toute colère évaporée, son père coula vers lui un regard mystérieux,
presque complice. Visiblement, il prenait grand plaisir à ménager son effet
et attendait avec gourmandise l’imploration de Jean. Rassuré d’avoir
détourné son père de l’épineux diagnostic, ce dernier s’empressa de jouer le
rôle qu’on attendait de lui.
– Ah ? Et qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Je veux dire qu’aujourd’hui est ton jour de chance mon garçon, même
si c’est à cause de cette saloperie de guerre que tu vas le vivre, lâcha-t-il en
marquant une nouvelle pause, l’œil brillant d’excitation contenue.
– Mais… vivre quoi ?
– Tu vas avoir l’honneur de conduire une grande dame aujourd’hui, un
engin qui dépasse tout ce dont tu as toujours rêvé. Dans deux heures
environ, tu seras au volant… d’un coupé Bugatti type 57, le modèle
Atlantic, noir comme l’ébène !
–…
– Ah, ah, ça t’en bouche un coin, non ?
Le garagiste rayonnait de contentement.
– Co… mais comment ? Enfin je veux dire, qui va… ?
– Attends, je t’explique.
Fait rarissime, Fernand installa alors son fils sur la chaise molletonnée
réservée aux gros clients qu’il recevait dans le petit réduit qui lui servait de
bureau. L’instant était solennel. Il ressemblait à ce point culminant qui peut
parfois marquer une vie entière vouée à l’anonymat, à la simplicité, à la
besogne répétitive. Ce genre d’événement méritait largement le verbe haut
et le geste théâtral que Fernand ne se priva pas d’employer pour raconter à
son fils la mission que l’on venait de lui confier.
Le baron de L’Estoc, éminent propriétaire du château de Montclairy et de
ses terres environnantes, maire respecté du fait d’un dévouement dépassant
sa dignité, aristocrate uniquement lorsque la situation nécessitait qu’il le
soit, avait pris contact avec le garage Blondel. L’homme était peu enclin
aux activités ordinaires de son rang social : la logique de la chasse lui
échappait et la pratique du golf, dont s’enorgueillissaient ses congénères, le
laissait aussi indifférent qu’un morceau de bois. En revanche, l’automobile
le passionnait, et il ne s’autorisait de tocades que dans ce domaine.
Les dépendances du château abritaient donc quelques jolis modèles, dont
l’un des douze exemplaires de la Delahaye type 145, commandé
spécialement trois ans auparavant lors du Salon de l’automobile au quai
d’Orsay à Paris.
Mais celui qui remportait la première place dans le cœur du baron était
incontestablement le fameux coupé Bugatti. Il y tenait comme à la prunelle
de ses yeux, et il craignait de s’en voir déposséder par les Allemands, qui
n’hésitaient pas à s’approprier tout trésor tombant entre leurs mains.
La mission était donc simple mais rocambolesque et périlleuse.
Le baron ne pouvant décemment pas laisser son château et surtout sa
commune se laisser envahir impunément sans qu’une figure d’autorité ne
reste afin de maintenir un semblant d’ordre, il devait confier à quelqu’un
d’autre cette tâche nécessaire : transférer la Bugatti.
Le genre de nécessité que comprenait parfaitement Fernand.
Lui qui avait perdu son père lors de la Grande Guerre vouait une haine
viscérale et bien légitime envers l’envahisseur, et il était prêt à tout pour
soustraire à la voracité des Allemands tout ce qui se trouvait sur le sol
français, fût-ce un homme, un animal ou même une voiture. Là où d’autres
auraient trouvé la requête odieuse, risquer deux vies humaines pour mettre à
l’abri une voiture, lui se délectait déjà du pied de nez. « C’est toujours ça
que les Boches n’auront pas ! » Bon, il devait bien reconnaître que le
dédommagement proposé par le baron avait achevé de le convaincre ; trois
cents francs ne se refusaient pas en ces temps perturbés qui auguraient
beaucoup d’incertitude économique.
Et puis, Fernand y voyait aussi l’occasion de vivre une aventure avec son
fils, le seul que le ciel lui ait jamais confié. C’était difficile à admettre, mais
il n’était pas mauvais le petit, un vrai sixième sens pour la mécanique. Mais
bon, il ne faut pas trop leur dire ces choses-là, ça risque de les gâter. En tout
cas, c’était ce que son propre père lui avait appris.

En attendant, Jean restait pendu aux lèvres de Fernand, digérant un à un


tous ces éléments, ne sachant s’il fallait s’en réjouir ou s’en inquiéter, dans
une docile attente des instructions qui n’allaient pas tarder à pleuvoir.
– Eh bien, qu’attends-tu pour aller te débarbouiller ? C’est un monsieur
de la haute qui nous attend ce soir !
– Euh, oui d’accord. Mais… qu’est-ce que je dois prendre ?
– Rien, tout est prévu. Attends que je t’explique tout ça…
Fernand exposa fièrement le plan. Ils se rendaient près de Tours, au
château de Beaulieu, la demeure d’un des cousins de M. de L’Estoc, dont le
jardinier prendrait ensuite le relais pour descendre la voiture à Bordeaux.
Eux devaient de toute façon rentrer au plus vite pour ne pas laisser trop
longtemps le garage à l’abandon.
Ils partiraient dès ce soir pour rouler au maximum pendant la nuit, quitte
à se relayer, en évitant les grandes villes pour ne pas rencontrer de troupes
allemandes. Si toutefois c’était le cas, ils devaient se faire passer pour Léon,
le chauffeur du baron de L’Estoc, et Alcide, son fils, et prétendre que ce
dernier se rendait en vacances chez son oncle sur la côte atlantique ; les
papiers du véhicule suffiraient à prouver leur bonne foi. Arrivés sur place,
ils dormiraient une nuit au château de Beaulieu avant d’être raccompagnés
le lendemain matin par le chauffeur à la gare de Tours. Le baron couvrait
intégralement les frais de déplacement en plus de l’enveloppe promise.
– Trois cents francs, tu te rends compte ! Bon, ta mère n’approuverait
pas, je le sais, mais quand elle verra les billets, elle changera peut-être
d’avis !
– Ben justement, tu es sûr que ce n’est pas trop dangereux ?
– Pffff, de toute façon, ici ou ailleurs, c’est la même chose. Regarde, non
mais regarde ce qu’ils ont fait à notre ville ! Tout est à reconstruire ! On a
eu de la chance de s’en sortir dans le quartier… Et puis, ils sont partout
maintenant, et c’est pas Pétain qui va nous sortir de là, moi je te le dis. On
est dans la mouise jusqu’au cou. Mais ne t’inquiète pas, on reviendra fiston,
on reviendra et on ne se laissera pas faire, ça je te le promets !

La camionnette peinait à vaincre le raidillon en haut duquel se nichait


l’église de Montclairy, désarmante de pureté avec ses pierres immaculées et
son si charmant clocher d’ardoise, sentinelle de l’âme du château dont elle
gardait pacifiquement le mur d’enceinte depuis des siècles. Fernand dut
rétrograder une fois encore pour parvenir à son niveau et emprunter la voie
d’accès au château sur la droite. Les pneus crissèrent sur le gravier avant
que le véhicule s’immobilise devant l’édifice.
Vitres ouvertes et moteur coupé, père et fils contemplèrent le panorama.
La grille en fer forgé surmontée de deux lanternes s’ouvrait sur une allée
centrale dont la pierre tranchait harmonieusement avec la pelouse qu’elle
fendait en deux, tapis de soie claire se déroulant jusqu’au corps de logis du
château que l’on apercevait au loin. De part et d’autre, une avant-garde de
buis foisonnants, eux-mêmes dominés à l’arrière par une colonne d’arbres
centenaires, conférait à l’ensemble un air d’échiquier grandeur nature.
La puissance sereine qui s’en dégageait forçait le respect.
Une silhouette se matérialisa peu à peu au cœur de ce tableau, et d’un
grand geste leur intima de s’approcher avec leur véhicule. Perplexes, ils se
regardèrent un instant avant d’obtempérer en voyant l’homme qui insistait.
Fernand redémarra et s’avança doucement dans l’allée, affolé à l’idée de
déplacer ne serait-ce qu’un caillou de ce gravier qui semblait tiré au
cordeau.
La silhouette fit alors demi-tour avant de se poster devant les marches du
perron.
– Bonjour, m… monsieur, euh, Fernand et Jean Blondel, nous sommes
attendus par monsieur le baron.
– Mon cher ami, vous l’avez devant vous ! Soyez les bienvenus au
château !
La distinction dans le timbre de voix et l’élocution exempte de tout
accent picard acheva de renseigner Fernand sur sa méprise ; celui qu’ils
avaient pris de loin pour un jardinier ou autre domestique était le baron lui-
même ! Qui aurait pu le deviner sous ces bottes de caoutchouc et ce
pantalon de treillis élimé ? L’homme ne semblait faire aucun cas de sa tenue
vestimentaire, pas plus que le jeune garçon à ses côtés, qui lui portait un
pull de laine épaisse déformé par le temps et dont dépassait à moitié un col
de chemise. Un détail toutefois contrebalançait cette négligence ; un foulard
de soie bleu turquoise aux arabesques noires ceignait son cou fin et élégant.
Cet étrange accoutrement déstabilisa quelque peu Jean qui mit un instant
avant de serrer la main tendue.
– Alcide de L’Estoc, enchanté.
– Euh… Jean. Jean Blondel. Enchanté… aussi.
Le menton relevé et les yeux plissés du jeune homme qui le toisait
faisaient rapetisser Jean d’un centimètre par seconde, rendant cette poignée
de mains interminable. Un léger rictus vint alors soulever un coin de la
bouche d’Alcide de L’Estoc, avant qu’il ne se mette à éclater de rire, et cette
soudaine manifestation de joie avait à la fois quelque chose de très enfantin
et de très poli.
– Allez, viens Jean, détends-toi ! Je vais te montrer ton nouveau joujou…
– Oh, d’accord, eut à peine le temps de répondre Jean avant de lui
emboîter le pas.
– Tu en as de la chance, en tout cas. Comme j’aimerais vous
accompagner dans cette aventure ! Mais père n’est pas d’accord, il dit que
je dois rester avec lui sur nos terres, que ma place est ici, et il n’a pas tort,
j’en conviens. Mes sœurs et ma mère sont parties chez un parent éloigné en
Suisse, et je pense que pour le moment il en est mieux ainsi… Ta mère est
restée ? Tu as des frères et sœurs ?
– Non, il n’y a que moi. Ma mère aussi est partie chez ma grand-mère,
dans le Sud. Elle voulait m’emmener mais j’ai refusé, ma place est ici. Par
contre, mon père n’en a pas l’air convaincu…
– Ne dis pas cela. Votre garage est connu dans toute la région, père ne
jure que par vous. Il paraît que vous êtes les meilleurs, surtout toi !
J’imagine que c’est peut-être difficile à entendre pour ton père… Ah, nous
y voilà !
Alcide fit coulisser une lourde porte de bois pour accéder à la
dépendance, offrant à la lumière du jour déclinant les courbes luisantes du
coupé Bugatti.
Jamais Jean n’avait vu de si belle carrosserie, un tel aérodynamisme, une
allure aussi racée. Comme il aurait voulu être seul à cet instant pour faire
glisser ses doigts sur le métal froid, prendre le temps d’observer chaque
détail, soulever délicatement le capot et se perdre dans la complexité du
moteur. Mais malgré le charme indéniable de l’engin et la beauté de
l’instant, une question lui taraudait l’esprit :
– Pourquoi ton père tient-il absolument à protéger cette voiture ? Elle est
belle, c’est vrai, elle est même magnifique… mais…
– Je sais ce que tu penses, le coupa Alcide, presque déçu, et sur un ton
qui ne souffrirait pas d’autres questions de ce type. Tu te demandes quelle
peut bien être la valeur d’une voiture face à toutes ces vies humaines qui
ont déjà été décimées, et celles qui vont l’être peut-être encore, et tu as
raison, Jean. Tu as bien raison. Mais permets-moi de te donner un bon
conseil, un précepte cher à notre famille, qui est celui de ne pas juger trop
rapidement. Tu ne connais jamais vraiment les raisons qui font qu’une
personne prend telle ou telle décision. Alors maintenant, même si je n’ai
pas à me justifier auprès de toi, ouvre grand tes oreilles. La devise de notre
famille est : Dum spiro spero, qui veut dire : « Tant que je respire,
j’espère. » Et s’il est un aïeul qui l’a mise en pratique c’est bien mon grand-
père. Je n’ai aucun souvenir de lui, puisqu’il est mort sur le front de la
Somme en 1916, bien avant ma naissance. Étienne de L’Estoc est tombé
pour la France sous le haut commandement du maréchal Foch, qu’il adulait
et dont le portrait racorni régnait en maître dans son bureau. Quelle belle
mort, n’est-ce pas ? Mon grand-père avait fait sienne sa stratégie
d’offensive à outrance, même dans la vie de tous les jours, et mon père fut
élevé dans ce postulat de ne jamais baisser les bras, d’avancer coûte que
coûte pour atteindre son objectif, de s’en donner les moyens effectifs.
En tout cas, avant de partir au front, sachant sa vie fortement menacée, c’est
une des deux choses qu’il a demandé à mon père d’accomplir dans sa vie.
Sa seconde requête était inédite dans le contexte éducatif de l’époque.
Il avait laissé une confortable enveloppe à chacun de ses enfants afin qu’à
l’âge de trente ans, et pas avant, ils puissent s’offrir… un rêve. Nul n’oserait
aller contre les dernières volontés d’un défunt, toutefois mon père mit
beaucoup de temps à s’autoriser cette folie, jusqu’à ce qu’un jour cette
phrase d’un certain Antoine de Saint-Exupéry lui saute au visage : « Fais de
ta vie un rêve et de ton rêve une réalité. » Il a alors compris que le rêve était
le carburant de toute vie et s’est offert cette magnifique Bugatti, puisque
c’était SON rêve…
Le ton d’Alcide s’était radouci au fil de son récit et son regard se perdait
maintenant dans la vallée de la Selle, qui s’étendait en contrebas du
château. Jean remarqua alors que l’un de ses yeux n’était pas de la même
couleur que l’autre. Décidément, quelle étrange famille. Il n’était pas
entièrement sûr d’avoir compris tout ce que venait de lui livrer ce
personnage hors du commun, qui employait parfois des mots que Jean
n’avait encore jamais entendus.
Son cœur, toutefois, avait saisi l’essentiel.
Et la véhémence d’Alcide quand il avait commencé à lui répondre était
d’autant plus touchante maintenant qu’il connaissait un peu mieux son
histoire. Jean n’en demandait pas autant mais il se sentait heureux d’avoir
été le dépositaire du récit d’Alcide, qu’il prenait comme une marque de
confiance. Ils n’étaient déjà plus les mêmes inconnus qu’une demi-heure
plus tôt, et le regard de bienveillance qu’ils échangèrent ensuite confirma
cette nouvelle donne.
Jean détailla son reflet dans le miroir aux lourdes moulures dorées qui
trônait en majesté sur l’un des murs du hall d’entrée du château : il
paraissait minuscule dans ce champ de vision plus vaste qu’une double
porte. Minuscule, et ridicule. Afin de ressembler au mieux à Alcide en cas
d’arrestation, il avait dû enfiler quelques-uns de ses vêtements, mais ce
pantalon de velours côtelé beige assorti d’une veste autrichienne lui faisait
plutôt penser à l’accoutrement d’un épouvantail. Alcide avait bien plus
d’allure, même avec son pull élimé. Son père s’en sortait mieux avec une
simple redingote noire et une casquette de même couleur, tenue appropriée
pour un chauffeur.
Tout était prêt.
Le baron avait validé l’itinéraire avec Fernand, les papiers du véhicule
étaient dans le tableau de bord et Alcide avait rassemblé quelques vivres
pour le trajet : bidon d’eau potable, pain, conserves de viande et de haricots
ainsi qu’un pot de miel du rucher installé au fond du parc.
– Fernand, vous avez bien vos photos d’identité comme je vous l’avais
demandé ?
– Oui, oui, monsieur, elles sont là dans mon portefeuille.
– Ne m’appelez plus monsieur désormais. Mon prénom est Henri, tâchez
de vous en souvenir, l’invita-t-il dans un sourire taquin. L’épouse de mon
cousin a ses entrées dans l’administration départementale et vous fera
établir, dès votre arrivée, un certificat de rapatriement à vos véritables
patronymes cette fois, au cas où vous seriez contrôlés au retour. Soyez à
l’heure pour le train, la zone nord va devenir a priori de plus en plus
difficile d’accès, ils parlent même d’instaurer une ligne de démarcation.
Je m’en voudrais affreusement que vous ne puissiez pas rentrer chez vous,
et nous aurons besoin de toutes les bonnes volontés ici pour… ne pas leur
laisser trop de place. Vous serez des nôtres, n’est-ce pas Fernand ?
– Oui mons… Henri, pardon. Ici c’est chez nous, et il n’est pas né celui
qui m’en fera déguerpir, ça je peux vous le dire.
– Bien parlé ! Alors à très vite, et bonne route.
Les deux hommes s’autorisèrent une accolade et leurs deux fils
échangèrent une poignée de main porteuse d’une promesse : eux non plus
n’avaient pas l’intention de laisser trop de place au Reich.
7
Le retour
Rue Puvis-de-Chavannes, Amiens, mercredi 12 novembre 1941

Tu as lutté sans cesse pour le salut commun, on parle avec tendresse du


héros de Verdun.
En nous donnant ta vie, ton génie et ta foi, tu sauves la patrie une
seconde fois !
Maréchal, nous voilà !
Devant toi, le sauveur de la France, nous jurons, nous tes gars, de servir
et de suivre tes pas.
Maréchal, nous voilà !
Tu nous as redonné l’espérance, la patrie renaîtra !
Maréchal, maréchal, nous voilà !

Solange articulait chaque parole du chant sans qu’aucun son sorte de sa


bouche. Elle avait peaufiné la technique au fil des jours, et de loin l’illusion
était parfaite. Les mains jointes derrière le dos, le menton relevé et le regard
fixé sur le portrait du maréchal Pétain à gauche du tableau noir, toute son
attitude était semblable à celle des autres élèves et le professeur ne pouvait
pas soupçonner un seul instant qu’en réalité elle ne chantait pas. L’exercice
était jubilatoire : faire semblant de chanter l’hymne au maréchal lui
procurait une délicieuse sensation d’effronterie. Sa voisine avait pivoté
imperceptiblement sa tête la première fois mais n’avait jamais fait de
remarques.
Qu’ils aillent tous se faire voir de toute façon.
Plutôt crever que de prononcer encore une fois les paroles de ce chant
qu’on leur imposait tous les matins avant les cours. Non mais il se prenait
pour qui ce maréchal ? Pour Dieu ? Il avait lâchement cédé la moitié de la
France aux Allemands, s’était réfugié en zone libre à Vichy pour y instaurer
un simulacre de gouvernement, et maintenant il fallait chanter sa gloire à
tue-tête ? Héros de Verdun, mes fesses oui ! Solange souriait intérieurement
de cette audace nouvelle qui la saisissait de plus en plus souvent. Elle se
découvrait des convictions qui embrasaient son cœur et lui inspiraient des
initiatives inédites. Elle ne s’était jamais sentie aussi clairvoyante et
méprisait ces bouches qui braillaient l’hymne au maréchal à s’en décrocher
la mâchoire.
Oh oui, comme elle y voyait clair maintenant.
Le choc de l’invasion allemande, la violence de devoir s’arracher à son
monde pour échapper aux bombardements, les images abominables qui
s’étaient imposées à elle durant leur exil forcé avaient eu raison de son
innocence. Et quand bien même ils avaient tenté avec Cécile et Paul de faire
rempart ensemble, de demeurer dans la légèreté de leur jeunesse, elle avait
vu la mort de près, et ce genre de chose restait collé sur la rétine. Une fois
réfugiés chez ses grands-parents à Creil, l’été s’était déroulé comme une
mascarade. Tout le monde tentait de faire semblant. Mamie la sollicitait
sans cesse pour faire un gâteau, ramasser les œufs…
« Ah cueille les framboises tiens, soulève bien les branches, tu sais que la
plupart sont bien cachées », lui disait-elle en fermant affectueusement les
yeux.
Et ses parents, qui essayaient de garder un ton enjoué qui sonnait faux ;
Solange avait bien compris que, lorsqu’ils prétextaient se coucher tôt, ils
écoutaient la radio en douce pour se tenir au courant de la situation, qui ne
cessait de s’aggraver.
Le coup de grâce fut le retour à Amiens en septembre.
Les bombardements avaient miraculeusement épargné la brasserie, mais
il ne restait plus rien de leur immeuble. Sa chambre, sa coiffeuse, ses
vêtements, son journal intime, le tout était soigneusement enfoui sous un tas
de pierres. Tout son univers réduit à néant. Heureusement France et
Marceau possédaient d’autres logements, qu’ils louaient en temps normal,
dont cette maison située dans le quartier Saint-Pierre qui était vacante
depuis plus d’un an. La vie avait donc redémarré de zéro entre ces quatre
murs si étrangers à Solange.
Et maintenant, il fallait courber l’échine. Les Français n’avaient-ils donc
pas conscience de ce qui se tramait ? Pétain n’était qu’une marionnette dans
les mains des Allemands, voire pire, un collaborateur. Sa prétendue
révolution bousillait la République et laissait grande ouverte la porte au
régime nazi et à tous ses préjudices. « Travail, famille, patrie », foutaises
tout ça ! Allaient-ils fermer les yeux encore longtemps ? Hitler était en train
de les écraser comme on écrase un insecte, en faisant bien pivoter le pied
histoire qu’il n’en reste plus rien. Aux Allemands la priorité pour les œufs
frais et le lait cru des fermes environnantes, à eux les tickets de
rationnement. Aux Allemands les plus beaux bâtiments de la ville et les
maisons bourgeoises, à eux les logements exigus redistribués à la hâte lors
du retour des Amiénois en ville.
Et plus de chauffage dans les salles de classe. Solange superposait
plusieurs couches de vêtements pour venir en cours, une honte. Elle, qui
restait tout de même soucieuse de son apparence, prenait sur elle pour
s’imposer cette disgracieuse nécessité. Bon, en même temps elles n’étaient
qu’entre filles. Enfin, elle était une fille parmi des gourdes. Toutes des
gourdes, juste bonnes à réciter par cœur le nouveau programme scolaire
imposé par le gouvernement, insensibles à la détresse autour d’elles,
insensibles au fait que Cécile n’était plus là.
Oh, elle n’était pas bien loin, Cécile. D’ailleurs, combien de fois Solange
avait-elle eu envie de claquer la porte de cette salle de classe qui puait la
naphtaline et l’hypocrisie, afin d’aller la rejoindre et de s’enfuir avec elle ?
Au moins, Cécile était chez elle, auprès de ses parents. Elle avait retrouvé
son père, libéré depuis juillet du Stalag V-A à Ludwigsburg, non loin de
Stuttgart, où il était prisonnier depuis plus d’un an. Son statut d’ancien
combattant avait plaidé en sa faveur et il avait pu rejoindre sa femme et sa
fille à Paris, avant d’être autorisé à rentrer à Amiens.
Autorisé à rentrer à Amiens ! Oh merci maréchal, quel grand seigneur
vous faites !
Car en plus d’avoir perdu eux aussi leur logement, les parents de Cécile
s’étaient vu confisquer tout leur stock de tissus entreposé dans leur local
près de la gare, sous prétexte d’une « mise en commun pour les besoins de
la guerre ». Solange fulminait. Il eût mieux valu qu’une bombe vienne le
détruire, ce local ! Tout plutôt que de subir cette injustice ! Heureusement,
Szymon avait réussi à trouver un emploi dans la maison Verdier, Dufour et
Cie, une société parisienne possédant une succursale à Amiens, spécialisée
dans la récupération de chiffons et de vieux papiers. Beata, de son côté,
proposait modestement un service de confection de vêtements à domicile,
ce qui leur permettait tout juste de subvenir aux besoins de la famille.
Non, elle n’était pas loin, Cécile. Mais ses parents n’avaient simplement
plus les moyens de lui faire poursuivre ses études, elle si brillante pourtant.
Un certain Carcopino, ministre de ­l’Éducation, avait décidé de rendre
l’accès au lycée payant, et l’obtention d’une bourse était bien évidemment
exclue pour les Juifs.
Car elle n’était plus que ça maintenant Cécile, une Juive.
Comme l’indiquait l’étoile jaune qu’elle avait dû coudre sur sa veste, au
même titre que ses parents. Désormais, chaque membre de cette minorité
était reconnaissable dans la rue, l’étoile jaune était comme une flèche qui
indiquerait : « Celui-ci en est un ! », « Celle-là aussi ! » Mais pourquoi ?
Quel besoin avait-on de les différencier ainsi ? Solange, si frivole
auparavant, ne perdait plus une miette des discussions qui allaient bon train
à la brasserie, lorsqu’elle rentrait des cours et faisait mine de s’attabler dans
un coin pour ses devoirs.
– Ah, c’est quand même dommage qu’on n’ait plus notre maire avec
nous, le père Debouverie au moins c’était un couillu…
– Ouais, t’as raison, il faut en avoir pour aller gâcher trois cent mille
litres de carburant pour éviter que les Chleuhs ne s’en servent…
– Attends, c’est pas tout, tu sais qu’il a refusé d’afficher des avis de la
Kommandantur ? Si, je t’assure, m’étonne pas qu’ils aient fini par
l’attraper !
– Ben c’est sûr, en plus il paraît qu’ils ont découvert des tracts anti-
Allemands quand ils ont perquisitionné chez lui, à mon avis on ne le reverra
pas de sitôt… Tu crois qu’ils l’ont enfermé où ?
– Ben, je sais pas trop mais j’ai entendu parler de la prison de
Saarbrücken un truc comme ça… Ah là là, on fait comment nous
maintenant ?
– Bah, j’en sais rien, et encore, on n’est pas les plus à plaindre, t’as vu ce
qu’ils font aux Juifs ? Ils leur prennent tous leurs biens, y a des métiers
qu’ils ont plus le droit de faire, ils les forcent à porter l’étoile et paraît
même qu’il y en a qui commencent à disparaître on ne sait où…

Écœurée, affolée, Solange sortait alors de la brasserie en ravalant ses


larmes et en prétextant auprès de son père un livre à prêter à une camarade.
Elle battait rageusement les pavés de ses souliers vernis déjà bien abîmés,
réfrénait un haut-le-cœur en croisant une patrouille de Feldgendarmes et
leur espèce de collier de chien autour du cou, fuyait dans les rues de sa ville
qui n’était plus, évacuant comme elle pouvait cet angoissant sanglot qui lui
nouait la gorge puis arrachant de ses mains gelées les avis de la
Kommandantur. Qu’allait-il se passer pour Cécile et ses parents ? Eux aussi
allaient-ils disparaître, s’évaporer, comme s’ils n’avaient jamais existé ?
Puis le froid de novembre et la raison finissaient par la faire rentrer
docilement.
Elle devait tenir le coup, pour Cécile.
Elle devait continuer à lui apporter les cours pour qu’elle ne prenne pas
de retard.
Elle devait garder l’espoir que la situation change, que tout redevienne
comme avant.
Cécile, Beata et Szymon n’avaient pas été relogés par la ville, c’étaient
France et Marceau qui leur prêtaient un studio près du canal de la Somme,
dont les locataires s’étaient évaporés depuis l’exode. Il y avait à peine
quinze mètres carrés mais cela suffisait à caser le peu de meubles dont leur
avait fait don la paroisse. Deux lits, une table, quatre chaises dépareillées,
un coin cuisine dont l’évier servait à la toilette corporelle, qu’ils faisaient
chacun leur tour en tirant un rideau que Beata avait pris soin de doubler
pour moins ressentir le froid.
Voilà quel était leur nouvel horizon désormais.
Pourtant la vie continuait dans ce réduit, tenace, fragile, rythmée par la
machine à coudre qui trônait au centre et fonctionnait du matin au soir,
conduite par les mains expertes de Beata. Cécile, elle, s’occupait des
boutons à coudre et des livraisons aux clients, avant de se jeter avidement
sur les cours apportés par Solange, jusqu’à en tomber de sommeil.
Heureusement, une petite étoile était venue éclairer ce ciel maussade.
Paul avait tenu promesse.
Dès son retour à Amiens, il s’était rendu à l’adresse indiquée par les filles
mais n’avait pu que constater qu’il ne restait plus rien de leurs immeubles.
Décontenancé, il n’avait pas baissé les bras, et à force d’interroger les
passants ou autres commerçants alentour dont l’échoppe tenait encore
debout, il avait fini par obtenir l’adresse de la brasserie.
Le regard dans le vide, Solange ruminait distraitement une leçon
d’éducation civique sur le régime de Vichy lorsqu’elle l’aperçut à travers la
vitre. Il se tenait debout sur le trottoir d’en face et attendait patiemment
qu’elle prenne conscience de sa présence, les mains dans les poches, serein
et souriant. Interdite, elle murmura d’abord lentement son prénom avant de
bondir en renversant sa chaise. Une tornade de boucles blondes traversa
alors la salle en un éclair, bousculant au passage un de ces gentils petits
vieux habitués du comptoir.
– Eh bien alors, jeune fille, gare à ma vieille carcasse !
– Oh pardon, pardon, monsieur Claude, je suis désolée… mais très
pressée !
– Mais où cours-tu comme ça ma jolie ?
– PAUUUL !
Emportée par sa joie, Solange n’entendait même plus le vieux monsieur
et franchit la route en un éclair pour aller se jeter dans les bras de son ami.
Paul la fit virevolter un instant avant de la reposer délicatement sur le
trottoir, et ces retrouvailles furent applaudies par un, puis deux, puis une
dizaine de badauds. L’optimisme manquait à tous, et ce genre de scène était
toujours accueilli comme un onguent sur les cœurs meurtris par les
séparations. Combien d’entre eux avaient sans succès fait paraître dans
Le Progrès de la Somme des avis de recherche d’un proche disparu ?
Le retour de Paul fut l’étincelle dont Solange avait besoin pour rallumer un
tant soit peu sa joie de vivre.
– Paul, enfin te voilà ! On a bien cru ne jamais te revoir avec Cécile !
Que tu es beau !
– Ah, Cécile est revenue aussi ? Quel soulagement !
– Hum, dis tout de suite que peu importe que moi aussi je sois là ! lui
asséna-t-elle les mains sur les hanches, faussement hautaine.
– Arrête, Lange, tu ne vas pas commencer… Tu sais bien que je suis fou
de joie de te retrouver toi aussi…
– Oui, eh bien comme toujours, tu la caches bien ta joie ! Bon, allez
j’arrête, j’adore te faire tourner en bourrique. Alors, raconte ! Tu es là
depuis quand ? Tout le monde va bien chez toi ? Mais au fait, tu habites
où ?
– Du calme, je ne vais pas pouvoir répondre à tout ça en une phrase ! On
peut aller marcher un peu tous les deux, si ça te dit ? On pourrait… aller
retrouver Cécile par exemple ?
– Mouais, je te vois venir toi… On va aller la voir ta Cécile, le taquina-t-
elle en quittant sa moue boudeuse. Je dois justement aller lui porter ses
cours.

Béret de laine rose poudré et gants assortis, Solange rejoignit Paul après
avoir demandé l’autorisation à ses parents, qui acceptèrent à condition que
ce dernier vienne dîner chez eux le soir même. France et Marceau se
réjouissaient de retrouver ce solide jeune homme qui avait veillé sur leur
fille et sur Cécile avec autant de dévouement durant leur fuite. Les deux
jeunes gens se dirigèrent vers la gare, et Paul fut ravi de laisser la ­priorité à
son amie pour raconter les mois qui venaient de s’écouler ; cela lui
permettait d’attendre Cécile pour pouvoir se livrer à son tour. Arrivés
devant la maison, Solange frappa un coup bref à la porte et la poussa sans
attendre de réponse, entraînant Paul dans sa théâtrale entrée.
Le temps s’arrêta un instant.
Cécile était en train de coudre et se figea, l’aiguille suspendue en l’air.
Après un court instant, elle finit par poser son ouvrage, et s’avança vers le
jeune homme, qui n’avait pas bougé d’un pouce, la respiration bloquée par
l’émotion.
– Bonjour Paul.
– Euh… bonjour Cécile.
– À la bonne heure ! J’ai bien cru que vous étiez pris d’une soudaine
crise d’aphonie tous les deux ! Céciiiile ! Paul est revenu, Paul est re-ve-
nu ! Non mais tu réalises ?
– Oui ma Lange, je réalise et c’est une merveilleuse nouvelle…
– Me voilà bien avec vous deux ! C’est juste extraordinaire tu veux dire !
Allez, enfile un manteau ma belle, et écris un mot pour prévenir tes
parents : ce soir c’est jour de fête ! Mes parents attendent les tiens à dix-sept
heures tapantes à la brasserie, comme ça vous serez rentrés avant le couvre-
feu. Un client nous a ramené deux lapins sous le manteau, en direct de la
ferme du Plessis, on va se régaler ! Eh, quand vous aurez fini de vous
regarder comme deux ronds de flan vous me préviendrez !
– Oui, euh, bien sûr ma Lange, attends j’écris le mot.
Paul avait l’impression de rêver.
Des volutes de vapeur d’eau s’accrochaient à la surface de la Somme
sous l’effet du froid qui tombait en même temps que le jour, comme une
énigme à résoudre. Le quai Bélu tentait d’offrir quelques lumières blafardes
au passant, faisant luire d’humidité les pavés inégaux de ses berges.
Le fleuve si proche diffusait un air saturé de particules d’eau qui traversait
les vêtements en un clin d’œil et pressait le pas de Solange. Alors que sa
silhouette impatiente de retrouver un peu de chaleur disparaissait presque
dans la brume devant eux, Paul sentit les doigts frêles de Cécile effleurer les
siens. Son rythme cardiaque s’accéléra et il ne put réfréner un léger soupir
qui forma une brève colonne de buée devant sa bouche. Le ciel rejoignait la
terre en un clin d’œil s’il pouvait ne serait-ce qu’imaginer un début de
proximité physique avec Cécile. Oui, il avait dû rêver. Mais lorsque la petite
main se hasarda de nouveau à chercher la sienne, il la saisit presque
instinctivement, et resserra doucement sa paume chaude autour des
phalanges tremblantes. Leurs pas réguliers se mirent au diapason sans
même y penser et Cécile se tourna légèrement vers lui. Malgré la pénombre
grandissante, Paul décela dans son regard une lueur d’absolu, un parfum
d’éternité.
Alors, sans un mot, ils poursuivirent cette marche aérienne à travers les
rues d’Amiens, et tout ce qu’ils ne disaient pas était contenu dans ce flux
invisible qui traversait leurs mains liées. Paul aurait pu la guider ainsi toute
la nuit dans le froid de novembre, il aurait pu même la porter tout entière si
besoin était, l’enfouir sous son manteau pour la protéger du gel et de tout le
reste. Mais déjà le halo de lumière que la brasserie projetait sur le trottoir se
matérialisait au loin, et lorsque Solange en jaillit en les interpellant, ils
durent se résoudre à débrancher la magie et faire comme si de rien n’était.
La période qui suivit fut un enchantement enclavé dans le chaos.
Comme si les ruines n’étaient pas déjà assez nombreuses, un incroyable
incendie s’était déclaré quelques mois auparavant, dévastant la rue de
Noyon et de nombreux commerces comme le cinéma Excelsior ou encore la
librairie Brandicourt. Le travail de déblaiement était titanesque, et Paul
n’avait pas eu de mal à retrouver du travail en attendant que la maison
Flinois renaisse de ses cendres. Privée de son écrin de bâtisses
moyenâgeuses, la cathédrale n’en restait pas moins le joyau préservé des
Amiénois, et surtout le roc auquel ils pouvaient s’accrocher au cœur de cet
océan de pierres effondrées. Certaines rues proches de l’édifice avaient
néanmoins été plus épargnées que d’autres, dont la rue Victor-Hugo dans
laquelle se trouvait le logement de Paul.
Les trois amis s’y retrouvaient chaque samedi après-midi, à l’unique
condition que Cécile et Solange arrivent et repartent en même temps.
Szymon et Marceau appréciaient beaucoup Paul, mais rechignaient à laisser
une des jeunes filles seule dans la sphère privée d’un garçon du même âge.
Peu importait, ce champ de liberté qu’on leur offrait était une toile vierge
qu’ils remplissaient de mille couleurs.
Le rationnement de vivres imposé aux Français par la présence
allemande attisait plus encore le désir d’enfreindre l’ordre établi,
notamment chez les jeunes dont l’inconscience propre à leur âge faisait
jaillir mille stratagèmes. Ainsi le jeune garçon fermier du Plessis, la petite
exploitation agricole qui fournissait officiellement la brasserie, devint
également fournisseur officieux de deux à cinq ou six œufs hebdomadaires
qu’il glissait en douce dans les mains de Solange, en échange de son sourire
le plus enjôleur. Elle riait ensuite de son regard transi en racontant chaque
épisode de livraison à ses amis, mais cela n’amusait pas Paul qu’elle se
moquât ainsi d’un garçon qui prenait autant de risques à détourner ce qui
était censé être réquisitionné par les troupes de la Wehrmacht.
Lui-même retenait toujours son souffle lorsqu’il franchissait la porte du
café Le Royal, rue des Trois-Cailloux, qui grouillait de soldats allemands.
Un haut gradé avait eu vent de ses talents d’apprenti horloger et était venu
le chercher sur le lieu même du chantier où il travaillait. L’Oberleutnant
Hammerstein, suivi de quelques-uns de ses hommes en vert-de-gris, avait
ainsi débarqué rue de Noyon, et Paul avait sursauté d’entendre ainsi
marteler son nom avec l’accent typiquement saccadé. Il s’était approché le
cœur battant, fouillant sa mémoire pour tenter de se rappeler ce qu’il avait
bien pu faire de mal, avant que le lieutenant ne fasse cesser son supplice en
lui expliquant dans un parfait ­français ce qu’il attendait de lui : réparer les
montres, radios et téléphones de campagne FF33 utilisés par l’armée
allemande. La requête ne paraissait souffrir aucun refus, et l’œil brillant du
gradé n’attendit qu’un bref hochement de tête de Paul avant de se fendre
d’un grand sourire, de le convoquer le lendemain à la même heure, de lui
asséner une magistrale tape sur l’épaule dans un grand rire gras, et de
tourner les talons.
Ainsi, lors de ses permanences au Royal, devenu siège de la
Soldatenheim, Paul prenait le risque insensé de chaparder du sucre dans
l’arrière-cuisine du café qui jouxtait le bureau où on l’avait installé. Les
premières fois, il frôlait le malaise tant la peur lui nouait le ventre quand il
ressortait de l’établissement les poches pleines. Puis, peu à peu, la
satisfaction d’avoir extorqué quelque chose à l’envahisseur vint
contrebalancer sa frayeur, et il finit par prendre goût à ce régulier
détroussage.
Et comme sa prise de risques en valait la peine !
Tous les samedis donc, Solange et Cécile se retrouvaient chez Paul dans
la matinée avec leur maigre butin de la semaine : œufs, lait, farine et parfois
de la confiture voire du chocolat. Elles puisaient alors dans la réserve de
sucre du jeune homme et Cécile se lançait dans la confection d’un gâteau,
cuit dans le fourneau partagé de la cuisine en bas de l’immeuble. Une
délicieuse odeur flattait les narines de Paul lorsqu’il rentrait du chantier le
midi, et la parenthèse s’ouvrait.
Parenthèse de joie, de rires et de pas de danse improvisés.
Parenthèse sucrée, où l’on s’autorisait à s’empiffrer après une semaine de
restriction, à parler la bouche pleine en imitant des personnalités connues.
Parenthèse où l’on se permettait d’avoir de nouveau seize ans.
Un samedi, Solange décréta qu’il fallait installer un sapin de Noël sur le
balcon de Paul. Elle avait repéré un minuscule épicéa dans un des jardins
des hortillonnages qui semblait à l’abandon, et chargea l’adolescent d’aller
le déterrer.
– Non mais Solange, tu réalises ce que tu me demandes ?
– Oui très cher. Et je pense que tu es parfaitement taillé pour la mission.
– Non, non, cette fois tu ne m’auras pas avec tes flatteries. Je n’irai pas,
un point c’est tout. Enfin, qu’est-ce que je dis, moi, si on m’arrête ?
– Tu dis que c’est pour la Soldatenheim, les Boches raffolent des sapins
de Noël. Et puis, tu as tes entrées là-bas il me semble, ajouta-t-elle, taquine.
– Non, non et non, hors de question.
Le samedi suivant, le famélique épicéa exhibait crânement ses petites
branches sur le balcon.
En guise de décoration, Solange avait subtilisé quelques boules rouges
dans le carton d’ornements pour la brasserie en période de fêtes. Cécile,
quant à elle, avait réalisé deux fournées de petits gâteaux secs dans lesquels
elle avait fait passer un morceau de bolduc pour pouvoir les accrocher.
Quelques bougies éclairaient faiblement l’ensemble, qu’il fallait rallumer à
chaque coup de vent.
Noël approchait à grands pas, et quelque chose de léger flottait dans la
belle lumière d’hiver. Ils avaient parcouru le parc Saint-Pierre emmitouflés
jusqu’aux oreilles, et Paul avait fait croire aux filles qu’il allait marcher sur
la glace du lac, avant de s’arrêter à temps, hilare, devant leurs cris horrifiés.
Enhardis par le froid, ils avaient tracé une croix de Lorraine à la craie sur le
mur d’enceinte du parc de l’Évêché, cette croix symbole de la France Libre
et de l’invitation du général de Gaulle à poursuivre le combat contre les
forces allemandes. Il en fleurissait partout sur les murs mais c’était autre
chose de le faire soi-même et ils détalèrent à toutes jambes en croyant voir
approcher une patrouille. Fausse alerte, mais quel fou rire une fois hors de
danger ! Solange avait perdu sa barrette à cheveux dans la course, et ses
boucles nerveuses cascadaient sur son visage rieur. Depuis combien de
temps n’avaient-ils pas ri ainsi ?
En rentrant chez Paul, ils avaient rallumé les bougies et regardé le jour
décliner sur leur si charmant sapin. Ils avaient chanté à tue-tête La Romance
de Paris de Charles Trenet, dévoré les biscuits, puis s’étaient quittés avant
le couvre-feu, des étoiles et de l’espoir plein la tête.
8
Journal intime de Cécile
Rue Cottrelle-Maisant, Amiens, lundi 13 avril 1942

C’est la Sainte-Ida aujourd’hui. C’est un prénom germanique. Je le sais


car un officier allemand est venu la semaine dernière nous commander une
layette sur laquelle il fallait broder le prénom Ida. Son épouse restée en
Allemagne est sur le point d’accoucher de leur premier enfant, et il est
absolument certain que c’est une petite fille. Maman a essayé tant bien que
mal de partager son enthousiasme presque puéril, elle ne veut surtout pas
faire de vagues. Elle sait bien que ces beaux visages dissimulent parfois une
perversion liée à l’endoctrinement nazi, et elle ne tient pas à en faire les
frais. Pourtant il avait vraiment l’air gentil, mais comment savoir qui se
cache derrière ce grand sourire ? Ce qui est sûr, c’est qu’une fois encore
nous ne serons pas payées pour ce travail.
Ce n’est pas facile tu sais, mon petit journal. Heureusement qu’à toi je
peux dire les choses telles qu’elles sont, j’en ai tant besoin. Papa se tue au
travail mais cela ne suffit pas à compenser les commandes de travaux de
couture qui se font de plus en plus rares. Je ne sais pas comment te
l’expliquer mais les choses changent tu sais, même nos voisins ne nous
regardent plus de la même façon. Et je ne te parle pas des inconnus que je
croise dans la rue lorsque j’effectue une livraison ! Avant je ne le
remarquais pas, mais maintenant cela m’angoisse. Ils baissent les yeux sur
l’étoile de David cousue sur ma veste, et soutiennent ensuite mon regard
avec une expression que je ne connaissais pas jusque-là. Comme une
défiance. Alors je me détourne, parfois je suis même obligée de faire un
écart pour les laisser passer et je me dépêche de rentrer. J’en ai les larmes
aux yeux tu sais, je n’étais vraiment pas prête à vivre cela.
L’autre jour, il m’est arrivé quelque chose d’horrible. Je rentrais de chez
Mme Dufour, une des rares clientes régulières qu’il nous reste, et je me
pressais pour ne pas dépasser l’horaire du couvre-feu. Cette dame est
adorable mais très bavarde et j’avais eu du mal à prendre congé d’elle.
Pour aller plus vite, j’ai donc coupé par le quai Bélu et je m’apprêtais à
monter les marches du pont Beauvillé lorsqu’une silhouette qui devait être
tapie dans l’ombre du pont a jailli et m’a attrapé le bras. Deux autres
hommes l’ont vite rejointe pour l’aider à m’entraîner dans l’obscurité où ils
s’étaient cachés. J’ai commencé à crier mais l’un deux m’a bâillonnée.
Tout est allé si vite, j’ai tenté de me débattre mais ils me tenaient si
fermement que je ne pouvais plus rien faire.
Ils me disaient des choses affreuses comme : « Viens là ma jolie petite
Juive… », « Tiens je n’ai jamais goûté à ça ! », « De toute façon elle va
bientôt dégager aussi celle-là ! », « Allez montre voir ton petit trésor, il
paraît que les hommes chez toi se font couper le bout, mais pour les femmes
alors, ça donne quoi ? Allez, montre voir un peu… »
Je ne dois mon salut qu’à un brave homme qui passait par là pour
promener son chien. Il l’a lancé à la poursuite de mes agresseurs en hurlant
et cela a suffi à les faire détaler. Il est ensuite venu m’aider à me relever,
m’a fait asseoir avec lui un instant pour me remettre de mes émotions. Son
berger belge malinois me léchait la main, et il m’a expliqué que cette race
avait un instinct de protection très développé. Merveilleuse bête et surtout
courageux monsieur qui m’ont raccompagnée jusque devant ma porte.
Je ne lui ai même pas demandé son nom. Je m’en veux de ne pas l’avoir fait
entrer un instant mais je ne voulais surtout pas inquiéter maman avec cette
histoire.
Papa et elle sont déjà bien assez soucieux comme ça… Ils parviennent
toujours à esquisser un sourire quand ils me voient mais je sens bien que
leurs visages se referment dès que je m’éloigne. L’autre jour, ils m’ont
demandé de m’asseoir un instant car ils avaient quelque chose de très
important à me dire. Mon ventre se noue rien que d’y repenser. Papa a
commencé en m’appelant « Cécile », ce qui n’arrive jamais. Quand il
s’adresse à moi, il utilise toujours un nom de petit animal. Mon préféré
c’est « poulette ». Ou « chatonne », je ne sais pas trop, en fait je les aime
tous. Mais je n’aime pas quand il m’appelle « Cécile », ça veut dire que
c’est grave. Alors j’ai retenu le moindre mot. Il m’a dit : « Cécile, tu dois
nous faire une promesse. Nous gardons espoir que cela n’arrive pas, bien
sûr, mais nous t’aimons trop pour te laisser sans indication si cela devait se
produire. Voilà, si maman et moi étions amenés à être arrêtés, et que tu te
retrouves seule, tu ne devras pas chercher à nous retrouver, tu m’entends ?
Tu devras tout de suite rejoindre France et Marceau, d’accord ? Ce sont les
seules personnes en qui nous ayons confiance, ils prendront soin de toi.
Et nous, quoi qu’il arrive, nous saurons avec qui tu es, et nous finirons par
te retrouver. Promets-moi, Cécile. » J’avais trop de larmes silencieuses
dans les yeux alors j’ai juste hoché la tête. Je ne VEUX pas que cela arrive,
journal, tu m’entends ?
Je n’en ai pas parlé à mes amis. Je n’ai rien dit non plus au sujet de
l’agression. Je ne veux pas voir la peur et l’inquiétude sur leurs visages, ce
serait trop lourd à porter. Nos samedis sont de vraies bouffées d’oxygène, le
seul sens que je trouve à mon existence devenue si étrange. Avec eux je suis
juste Cécile, et leur désir de recevoir tout ce que j’ai à leur donner est
devenu ma raison d’être.
Paul a l’air d’apprécier particulièrement tout ce que je lui prépare,
pourtant c’est parfois hasardeux avec le peu d’ingrédients dont on
dispose… Mais je suis toujours comblée de voir son visage s’éclairer après
une première bouchée d’un de mes gâteaux, c’est comme s’il me disait que
j’étais à ma place ici, auprès de lui. C’est si amusant de le voir découvrir
d’autres saveurs, lui qui ne se nourrissait que de pain, de pommes et de
laitages depuis qu’il vivait seul ! Je ­n’oublierai jamais leurs visages à
Solange et à lui lorsque je leur ai concocté le fameux gâteau de semoule à
l’orange que maman m’a appris à faire. Je ne suis pas sûre de t’avoir
raconté cet épisode.
Le petit épicier de la rue Saint-Leu, qui est aussi un habitué de la
brasserie, avait réussi à se procurer des oranges pour les fêtes de Noël et
en avait apporté un filet gratuitement à France et Marceau. Lorsque, le
samedi suivant, Solange est arrivée chez Paul, triomphante avec ses trois
oranges, j’ai tout de suite pensé à ce gâteau. J’avais tellement envie de leur
faire plaisir, j’y ai mis tout mon cœur, et franchement, je me demande s’il
n’était pas meilleur que celui de maman, à toi je peux bien le dire ! Bref, je
ne sais pas ce qu’il leur a pris à tous les deux ce jour-là mais ils se sont
inclinés à mes pieds comme devant une divinité ! Comme ils sont bêtes !
J’étais gênée au début, mais après, quelle rigolade ! Surtout quand Solange
a fait mine de mettre les demi-sphères d’oranges vides sur sa poitrine
comme pour imiter Joséphine Baker ! J’ai cru mourir de rire ! Elle est
vraiment folle ma Lange mais comme je l’adore ! Elle me fait du bien,
autant que Paul, qui est plus réservé mais avec qui je me sens tellement en
sécurité.
Oui, heureusement qu’ils sont là tous les deux, et que le printemps est
revenu. Comme j’aime cette saison, porteuse de toutes les promesses du
monde ! Solange m’a raconté quelque chose d’incroyable, qu’elle a
entendu en laissant traîner ses oreilles à la brasserie : il paraît que, dans
une école parisienne, tous les élèves d’une classe se sont mis d’accord pour
porter l’étoile jaune le même jour, noyant ainsi dans la masse les trois
élèves qui étaient vraiment juifs. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est
encore une de ses inventions mais je dois bien reconnaître que cette histoire
m’a beaucoup touchée. Si des enfants sont capables d’autant de solidarité,
alors peut-être parviendront-ils à montrer aux adultes l’absurdité de leurs
lois ?
En tout cas, le printemps est là et nous n’avons pas l’intention de nous
priver de balades au grand air ! Gaspard, le garçon fermier du Plessis
(toujours aussi amoureux de Solange !) nous a proposé de passer la journée
du samedi à la ferme, pour y cueillir des asperges et de la rhubarbe.
J’espère qu’il fera beau, que nous pourrons nous promener, et que Paul me
tiendra parfois la main. Depuis ce jour de novembre où nous nous sommes
retrouvés, je me sens irrésistiblement attirée par sa présence. Dire que c’est
moi la première qui ai recherché sa main ! Si papa avait vu ça… Mais il ne
l’a pas vu, et de toute façon cela ne le regarde pas vraiment. Je me sens si
bien avec Paul, il est comme une évidence pour moi. Une évidence qui fait
que parfois nos mains se rencontrent sans même y penser. Paul est
quelqu’un de très réservé, mais lorsque le contact physique s’établit, je sens
la montagne qu’il est à l’intérieur, et je me sens remplie de lui. Peut-être ne
le vois-je que comme un refuge, comme un grand frère ? Ou peut-être est-ce
autre chose ? Je ne le sais pas mais en attendant, avec lui et avec Lange, je
n’ai plus peur, tout au moins jusqu’au lendemain.
Allez, cher journal, l’avenir se chargera de répondre à toutes mes
questions. Merci d’être là, toi aussi, et bonne nuit.
9
L’exhumation
Rue Victor-Hugo, Amiens, mardi 4 juin 2019

Une série de chiffres et de lettres apposés au pochoir avec une peinture


blanche orne le flanc de la caisse. La plupart ont été dégradés par le temps
mais on peut encore lire nettement « CAL 50 » puis « LOT HFL-20-16 »,
ce qui ne renseigne pas beaucoup plus Ben sur l’origine de l’objet. Une
valisette de survie ? Ou un caisson d’armes militaires ? Le mieux est encore
de jeter un œil à l’intérieur, en espérant qu’il ne sera pas piégé ! Non, Ben a
probablement regardé trop de séries ; dans la vraie vie, les choses sont
toujours tellement plus banales que ce que notre imagination nous suggère.
Néanmoins, il prend mille précautions pour tourner la caisse dans tous les
sens afin de trouver le mode d’ouverture. Des objets glissent de part et
d’autre à ­l’intérieur sous l’effet de la manipulation. Que peut-il bien y avoir
là-dedans ?
Le couvercle est muni d’une poignée en fer qui a priori ne sert qu’au
transport. Sur l’une des tranches, Ben avise une sorte de levier, qu’il relève
lentement jusqu’à entendre un déclic qui le fait sursauter.
« Ça va, calme-toi, on a dit qu’il n’y avait pas de bombe là-dedans. »
Malgré tout, il sent la sueur perler sur son corps. Il fait basculer le
couvercle et recule vivement dans l’attente d’une éventuelle détonation, les
yeux fermés et le visage crispé. Mais rien ne se produit, et le couvercle
claque bruyamment sur le côté de la boîte. Puis le silence retombe sur le
ridicule de la situation et sur un Ben recroquevillé sous le bureau de Mona.
« OK, j’ai l’air idiot là je pense, on va se détendre un peu, le chasseur de
souris. »
Il s’installe, le dos contre le rebord du lit, et fait glisser la caisse entre ses
jambes.
Il s’en dégage l’odeur d’un autre temps.
Ben plonge la main à l’intérieur et en sort un cahier à spirale couleur
papier kraft, qu’il met de côté pour le parcourir plus tard. Puis ce sont des
morceaux de cartes géographiques jaunies, un autre cahier, une série de
blocs d’un genre de pâte à modeler verte emballée dans du plastique, une
petite sculpture en fer forgé représentant grossièrement un oiseau en plein
vol, une boîte contenant de minuscules outils ainsi qu’une loupe de
bijoutier. Perplexe, il entreprend de tout remettre dans la boîte pour étudier
de manière approfondie cet ersatz de trésor à l’étage du dessous, lorsqu’une
enveloppe tombe de l’un des cahiers. Il ne peut s’empêcher de regarder tout
de suite ce qu’elle contient : une de ces vieilles photographies en noir et
blanc et aux bords dentelés.
Elle représente un groupe de jeunes posant devant une sorte de Jeep.
La bâche du véhicule a été enlevée, le pare-brise abaissé, et deux jeunes
filles sont assises sur les sièges avant, le menton élégamment posé sur leurs
mains jointes. La blonde sourit à l’objectif, radieuse, tandis que la brune
affiche un demi-sourire un peu absent. De part et d’autre de la voiture, trois
garçons posent debout, les bras croisés, appuyés sur la carrosserie.
Un quatrième est accroupi devant le moteur, et quelque chose dans son
visage laisse transparaître comme un avertissement à celui qui oserait
s’approcher. Ben retourne le cliché. Au dos, il est inscrit « Réseau Phénix,
mai 1943 ».
Lorsque Mona rentre en début de soirée, non sans avoir demandé au
préalable par texto si son frère s’était bien débarrassé du rongeur
indésirable – ce à quoi il a répondu par un mensonge –, elle le trouve le nez
plongé dans un vieux cahier. Sur la table du petit coin salon est
soigneusement étalé le contenu de la caisse qu’il vient d’exhumer, et
l’odeur prend la jeune fille à la gorge.
– Pouah, ça pue tes vieux trucs, là ! Mais ça sort d’où tout ça ? Et le
mulot ou la souris là-haut, tu t’en es occupé tu en es sûr ?
– Mais oui, t’inquiète. Mona, ma Mona, assieds-toi, je viens de faire une
découverte de malade !
– Vu ta tête, ça en a l’air en effet ! T’es tombé sur un trésor ou quoi ?
Remarque, ce serait plutôt pas mal pour rembourser ton découvert, ironise-
t-elle.
– Arrête, je n’ai pas envie de me prendre la tête avec toi. Allez, vas-y,
installe-toi près de moi, tu vas voir, c’est un truc de fou !
On dirait un gosse de huit ans devant un manège, des étoiles plein les
yeux ; elle lève les siens au ciel, touchée malgré elle par la candeur de son
grand frère, puis finit par s’avachir près de lui dans un grand soupir.
– OK, tu es prête ? Alors, ma très chère petite sœur, je t’annonce que
nous venons de tomber sur un caisson qui date de la Seconde Guerre
mondiale et qui dort ici, dans la soupente derrière ton bureau, depuis plus de
soixante-dix ans ! Tu te rends compte ?
– Attends, ce n’est pas parce que tu as trouvé trois papiers jaunis que
pour autant ils sont plus vieux que Mathusalem ! Si ça se trouve, c’est un
pauvre gars qui a planqué tout ça il n’y a même pas vingt ans. Moi je dis
qu’il faudrait déjà faire une datation au carbone 14 avant d’avancer ta
théorie.
– Ah, ma pauvre, c’est toi qui regardes trop de séries… Parfois dans la
vie, il faut juste faire marcher son bon sens. Regarde, il n’y a aucun intérêt
pécuniaire ou historique et encore moins artistique à planquer tous ces trucs
ici. Alors oui, depuis tout à l’heure j’ai bien étudié toutes ces choses et j’ai
une théorie. Tu sais comme moi que durant la Seconde Guerre mondiale,
même si la plupart faisaient confiance au gouvernement de Vichy, d’autres
se sont regroupés et soulevés contre les Allemands.
– Oui, je le sais tout ça, je te signale que c’est même au programme en
terminale au cas où tu aurais oublié !
– C’est dingue ce que tu ressembles à ta chère copine Roxane quand tu
fais cette tête-là… Enfin bref, laisse-moi au moins finir. Je crois qu’on a
devant nous les vestiges d’un réseau de résistants qui a bel et bien existé ici,
à Amiens, et dont l’un des membres vivait là, dans notre appartement !
– Mouais, je ne sais pas qui de nous deux regarde trop de séries là !
– Mais si je t’assure, regarde ! Ce genre de pâte à modeler, là, où tu vois
inscrit « Nobel 808 », tu sais ce que c’est ? Non ? C’est de l’explosif
plastique !
– Eh, t’es un grand malade toi de toucher à tout ça sans précaution !
– T’emballe pas, Mona, rassieds-toi, tu n’as rien à craindre. Il faut des
branchements spéciaux pour activer le système, or là il n’y a que la pâte.
Je me suis renseigné et c’est ce type d’explosif qui était parachuté par les
Alliés à destination des résistants, et mon petit doigt me dit que ce caisson a
dû servir de ­contenant pour balancer sur le sol français des tas d’autres
petits joujoux de guerre. Ne bouge pas, je te montre le reste.
Ben déplie les vieilles cartes géographiques du département, qui
présentent des zones bien délimitées coloriées de rouge ou encore des croix
tracées à certains endroits. Selon lui, cela doit correspondre à des secteurs
de réception de matériel ou de parachutistes durant la seconde partie du
conflit.
– Mais, qu’est-ce que tu en sais ? C’est peut-être juste un agriculteur qui
a délimité ses parcelles, je ne sais pas moi !
– Je pense qu’il est temps de te montrer le clou du spectacle, finit-il par
lui dire dans un clin d’œil.
Il tend le bras vers l’un des vieux cahiers, qu’il pose religieusement sur
ses genoux.
Lorsqu’il tourne la page de garde, Mona reste bouche bée.
Un immense oiseau aux ailes déployées, réalisé a priori à main levée et
au crayon à papier par des doigts experts, orne le fond de la première page.
Il semble en proie à de grandes flammes tout en se gorgeant de puissance.
Une petite annotation en bas de page précise : « Phénix, n, m : oiseau
légendaire, doué d’une grande longévité, et caractérisé par son pouvoir de
renaître après s’être consumé dans les flammes. » Mais ce qui les frappe le
plus est cette allégeance soigneusement écrite en grand et à l’encre épaisse,
auréolée de six empreintes de doigts qui paraissent trempés dans le sang :
« Je jure et promets sur mon honneur de garder fermement tous les secrets
du réseau Phénix, et d’exécuter toutes les décisions prises en commun.
Je promets de consacrer toutes mes forces et toute mon intelligence à notre
cause. Je consens, si je devais me parjurer, à être rayé de la société des
honnêtes gens et des Français, et à être considéré comme un sujet sans
honneur. »

L’ensemble a quelque chose de très émouvant, une solennité désuète.


Ils restent un moment à s’imprégner de la vaillance qui se dégage de la
page racornie, à saisir ce désir fort de croire en une cause plus grande que
soi.
Les pages suivantes sont surtout consacrées à des coupures de journaux
d’époque, et Ben fait remarquer à sa sœur la différence de ton flagrante
selon le titre du journal. Le propriétaire du cahier ne colle au départ que des
extraits du Progrès de la Somme, qui renseignait à l’époque les lecteurs sur
l’obligation de respecter les directives de l’occupant : laisser la priorité aux
véhicules allemands, mettre les pendules à l’heure de Berlin… Puis le
basculement vers la politique collaborationniste se fait sentir au fil des
jours, jusqu’à la page sur laquelle quelqu’un a barré l’article d’un
« VENDU ! » en lettres rouges et capitales. Ensuite, le cahier ne comporte
plus que des titres de presse qui selon toute vraisemblance ne devaient pas
circuler de manière officielle en ce temps-là. Dans cet article du Populaire,
il est question de dénoncer la politique d’esclavage de Laval, à la tête du
gouvernement de Vichy, qui obligeait les hommes à rejoindre la main
d’œuvre allemande : « Puisque les travailleurs français sont réfractaires à la
besogne de trahison qui leur est demandée, il faut aller jusqu’à la
réquisition. Et Laval s’exécute ! » En bas de la coupure, les mots
« Sabotage ! » et « Désobéissance ! » sont soulignés en rouge.
Dans cet autre journal, L’Humanité, le journaliste harangue les lecteurs
dans son édito : « Français et Françaises, empêchez le ravitaillement de la
machine de guerre hitlérienne dans notre pays. Ouvriers ! Intensifiez
l’action revendicative et le sabotage ! Paysans ! Cachez vos récoltes, ne les
livrez pas à l’envahisseur ! Unissons-nous pour chasser les traîtres de
Vichy. » Sur la page suivante, une liste de noms est précédée du titre
« Hitler et Pétain ont les mains rouges du sang des martyrs de la libération
nationale. »

Au fil de leur lecture, Ben et Mona prennent la mesure de ce qu’ont dû


vivre leurs aïeux. Ces mots trempés dans l’encre d’une colère et d’une
indignation si palpables mobilisent leur conscience, ignorants qu’ils sont de
ces choses, comme toute une génération d’enfants de la paix. Une main a
ensuite consigné par écrit une série d’actes plus ou moins importants mais
qui témoignent tous d’un certain courage et surtout d’un début de rébellion.
Il s’agit de croix de Lorraine tracées sur les murs, de crachats dans une
cafetière destinée à une tablée allemande, de ­crevaisons de pneus. Une
anecdote amuse particulièrement Mona, qui imagine qu’elle aurait tout à
fait pu agir de la même façon : « 6 mai 1942 : S. a rendu copie blanche pour
une dissertation sur le maréchal Pétain. »
– Waouh, quel panache, bravo S. ! admire-t-elle en sifflant entre ses
dents.
S’ensuit toute une série d’articles relatant les actes de sabotage et les
attentats commis à Amiens et sur les communes avoisinantes. Le réseau
Phénix était-il à l’origine de toutes ces attaques contre l’ennemi ? Ben
montre à sa sœur la photo des six adolescents avec la Jeep, et elle convient
avec lui qu’ils paraissent bien jeunes pour commettre de tels actes. Peut-être
admiraient-ils simplement les auteurs de tous ces méfaits ? Une petite
flamme commence presque à poindre dans leurs cœurs, notamment
lorsqu’ils découvrent un tract de mai 1943 émanant des FUJ, les Forces
unies de la jeunesse.
« Il faut redoubler d’effort : il reste encore des usines, des quartiers qui
n’ont pas été touchés par notre propagande ; il reste encore des dizaines de
milliers de jeunes qui cherchent à entrer en contact avec les mouvements de
résistance et qui n’y parviennent pas. Allez de l’avant, sans crainte mais
avec prudence. Diffusez partout les mots d’ordre des FUJ. Partout formez
des groupes d’usine, des groupes locaux. Partout prenez la défense des
jeunes travailleurs ; montrez-vous leur meilleur soutien, leurs meilleurs
guides. Partout montrez que les jeunes de la Résistance veulent être en tout
les meilleurs jeunes Français. Partout ainsi sous le signe de l’union de la
jeunesse de France, nous œuvrons en commun à la LIBÉRATION du
territoire. »

– J’avoue que ça fait quelque chose de voir en vrai un tract comme ça,
reconnaît Mona. On voit bien qu’il a dû passer entre plusieurs mains avant
d’atterrir dans ce cahier.
– Exact. La propagande de l’un ou de l’autre camp passait souvent par la
presse, notamment clandestine pour les résistants. Ceux qui ont écrit ce
message pour appeler le peuple français à se révolter pour libérer leur pays
en sont peut-être morts.
– C’est dingue, on croit toujours que les Américains ont fait tout le
boulot alors que des gens ont risqué leur vie dans l’ombre pour que tout soit
rendu possible.
– C’est tout à fait ça. Dis donc, tu m’épates ! On va peut-être pouvoir
faire quelque chose de toi pour finir, ironise Ben.
– Par contre, je ne sais pas ce qu’on va faire de tes blagues à deux
balles...
– Belle repartie la sister ! Je vois que je suis parvenu à éveiller un peu ta
curiosité ! Ça tombe bien parce que je vais avoir besoin de toi. Ça te tente
de creuser un peu et d’essayer d’en savoir plus sur ce réseau Phénix ?
– Attends, mais tu veux faire comment ? On n’a rien, là. Juste des vieux
bouts de journaux et un carnet moisi où il n’y a aucun nom. Ils n’ont mis
que leurs initiales, et encore, uniquement celles de leurs prénoms j’ai
l’impression.
– Tu dis cela parce que tu n’as pas tout vu, regarde.
Ben retourne au début du cahier et dévoile une page qu’il avait
volontairement passée en attendant ce moment. Un petit mot griffonné à la
va-vite sur un morceau de papier qui avait dû être plié en quatre avant
d’être collé dans le cahier : « Ma Lange et toi Pilou. Ils les ont emmenés.
J’ai besoin de vous. Faites confiance à Jean. RDV au garage. »
On devine que des inscriptions figurent au dos. Ben achève de décoller
délicatement le papier pour montrer à sa sœur ce sur quoi le mot avait été
écrit : il s’agit d’un prospectus publicitaire décoré d’arabesques sur lequel
figure le nom et l’adresse du garage Blondel, « Fernand et Jean, réparations
en tout genre ». Ben se tourne vers sa sœur, triomphant.
– Alors, Monette, prête pour une petite enquête en famille ?
– Seulement si tu t’engages à ne plus jamais m’appeler comme ça. Mais
tu réalises que ce garage ne doit plus exister depuis des siècles ?
– Pas des siècles, juste quelques décennies. En allant sur place on pourra
peut-être trouver d’autres pistes. De toute façon, qui ne tente rien n’a rien !
Allez, je préviens les parents pour qu’ils ne nous attendent pas avant samedi
soir, comme ça on aura toute la journée pour fouiner là-bas, ça te va ?
Check ?
– Mouais… Check, répond Mona en tendant la main, avec un faux air de
lassitude qui cache mal son excitation.
10
L’arrestation
Parc Saint-Pierre, Amiens, samedi 18 juillet 1942

–… Trois, quatre !
– Un, deux, trois, quatre, cinq… six ! Là tu es obligé de déclarer forfait,
Pilou !
Le jeune homme plissa les yeux et toisa Solange en arquant juste le
sourcil gauche, comme il savait si bien le faire. Le plus lentement du
monde, il ramassa un autre caillou, procéda à quelques rotations de bras
histoire d’impressionner son public, puis se positionna face au lac, pied
d’appui en avant, main levée. Il maintint la position un moment, dans
l’attente jubilatoire qu’on le supplie de tirer enfin.
– Mais qu’est-ce que tu attends ? s’impatienta Solange.
– Mesdames, vous êtes priées de ne pas perturber le professionnel en
pleine concentration.
– Ah, elle est bien bonne celle-là ! Allez, arrête de retarder ta défaite…
Piqué au vif, Paul recula soudainement de plusieurs mètres avant de
s’élancer vers l’étang. Il lança de toutes ses forces le caillou le plus
parallèlement possible à la surface, s’arrêta au bord de l’eau avant de
mouliner des bras pour freiner, mais il était trop tard. Le grand « plouf » fut
presque irréel et les filles, assises à quelques mètres, mirent un moment à
réaliser ce qui se passait.
Le caillou, lui, continua de ricocher cinq, six, sept, huit, neuf fois, avant
de couler à pic.
Elles se regardèrent, lèvres pincées.
Cécile plaqua sa main sur sa bouche pour contenir un fou rire dont
Solange, en revanche, ne se priva pas, tête renversée en arrière avant de
s’effondrer sur l’herbe, hilare. L’eau était peu profonde et Paul fut très
prompt à se redresser mais cette rapidité ne fit qu’accentuer le ridicule de la
situation, et Cécile ne tarda pas à se tordre de rire elle aussi. Paul tenta une
esquive.
– Elle est bonne vous savez, vous devriez aller chercher votre maillot de
bain !

Sans serviette ni vêtements de rechange, ils décidèrent de rentrer après


cette mémorable séance de ricochets. Difficile de quitter les étangs Saint-
Pierre par une si belle journée. Le soleil brillait encore haut dans le ciel,
indifférent au joug de l’Occupation, qui pesait de plus en plus sur les
épaules des Amiénois. Durant l’hiver, passait encore, mais quel crève-cœur
de ne pas pouvoir profiter de l’été qui inondait le ciel d’un bleu insolent !
Cécile ne sortait plus jamais seule et les uniques moments de liberté qu’elle
s’autorisait étaient avec Solange et surtout Paul, qui ne manquait jamais de
la ramener chez elle.
– Je crois que je vais aller directement chez moi pour me changer, cela ne
t’ennuie pas si je ne te raccompagne pas cette fois ?
– Bien sûr que non voyons, regarde dans quel état tu es !
Cécile ne laissa rien transparaître de son angoisse d’être seule dans la rue
depuis l’épisode de l’agression. Elle s’était promis de ne rien dire à ses
amis. Ni ça, ni les regards en biais de ses voisins. Et encore moins le refus
de la boulangère de les servir, elle et ses parents. Un étau semblait se
refermer sur elle mais elle avait un besoin vital de légèreté, d’insouciance.
Leurs chemins se séparèrent donc près du pont Beauvillé, et Cécile lutta
pour réfréner le tremblement qui secouait tous ses membres. Après tout, il
n’y avait que trois cents mètres à parcourir pour arriver chez elle.

Son quartier était immobile, comme vidé de son air.


Les pas de Cécile remplissaient le silence et l’espace, trop pour que ce
soit normal.
Tout à coup, un garçonnet jaillit de la rue dans laquelle elle allait
s’engager. Cécile s’arrêta net et réprima un cri. Il détalait de toute la force
de ses petites jambes perdues dans une culotte courte, bien trop grande pour
lui, et disparut derrière l’autre pâté de maisons en un éclair. Quelque chose
était en train de se produire.
Cécile hasarda encore quelques pas et se pencha pour tenter d’apercevoir
au loin le croisement avec sa propre rue, et c’est là qu’elle les vit.
Son cœur s’arrêta.
Ses parents. Papa et maman. Szymon et Beata. Tête baissée. Menottés.
Résignés. Encadrés avec une fermeté inutile par deux policiers français.
En une fraction de seconde, la réalité prit le pas sur la crainte angoissée de
ce moment ; le pire se produisait devant elle, sa vie basculait. Sans réfléchir,
elle poursuivit son chemin le long de la rue de Verdun comme un automate,
le plus normalement possible, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de leur champ
de vision. Puis elle se mit à courir, courir droit devant elle, de plus en plus
vite, les poumons brûlants de douleur et de sanglots contenus. Elle était
perdue. Ses jambes l’emportaient malgré elle loin des siens, loin de ce qui
avait été sa vie jusqu’à aujourd’hui. Elle courait, courait encore, déchirée,
morcelée.
N’était-elle pas en train d’abandonner ses parents ? Ne devait-elle pas
juste faire demi-tour et se jeter dans leurs bras, et dans ceux de la police par
la même occasion ? Où aller ? Que faire ? La devanture d’un garage dont le
rideau de fer était relevé se matérialisa soudain à sa droite comme une arche
de Noé. Elle s’engouffra dans l’atelier et se glissa instinctivement derrière
une des deux voitures qui y étaient entreposées.
Elle entoura ses jambes de ses bras pour se faire toute petite et ferma les
yeux en attendant que son cœur cogne moins violemment dans sa poitrine.
Malgré les odeurs de cambouis et d’essence, elle s’efforça d’inspirer et
d’expirer plus calmement mais son souffle était saccadé, et de grosses
larmes chaudes roulaient maintenant sur ses joues. Non, elle ne pouvait plus
faire machine arrière, elle le savait. Ses parents avaient dû prier le ciel pour
qu’elle ne rentre pas au moment de leur arrestation, et c’était l’espoir de la
savoir hors de danger qui devait les faire tenir à cette heure-ci.
« Tu ne dois pas chercher à nous retrouver… Tu dois rejoindre France et
Marceau… Promets-moi Cécile… » Le souvenir des paroles de son père lui
arracha un gémissement de douleur étranglée.
Jean Blondel claqua le capot de la berline.
– Ah, mon brave garçon, c’est bien gentil à toi d’avoir laissé ton ouvrage
en plan pour venir me dépanner ! Les anciens nous attendent au village
demain et tu sais, s’ils ne nous voyaient pas arriver le premier dimanche du
mois comme à l’habitude, ils se feraient du mauvais sang.
– C’est mon métier, m’sieur ! Vous savez, c’était juste la batterie qui était
à plat, mais comme je vous l’ai dit, il faut laisser le moteur tourner encore
un peu si vous ne voulez pas que cela recommence demain matin.
– Oui, j’ai bien compris, je vais le laisser tourner un peu. Demain soir je
repasserai vous apporter des pommes du verger pour vous remercier. Allez,
file, je sais que tu as encore du pain sur la planche au garage.
– Merci m’sieur, bonne soirée à vous.
– Bonne soirée, Jean.
Le jeune homme se hâta de ranger les pinces de charge de batterie dans la
camionnette et démarra sans plus attendre. Pendant le dépannage, il s’était
subitement souvenu qu’il avait laissé la porte du garage grande ouverte. Ses
parents allaient bientôt revenir de leur promenade du samedi, et si son père
découvrait l’atelier ouvert aux quatre vents, il allait en prendre pour son
grade. Ce n’était plus pareil depuis que sa mère était rentrée de son séjour,
inquiète de leur sort. Avant de partir, elle avait fait promettre à Fernand de
la retrouver au plus vite mais c’était sans compter sur l’insoumission de son
mari. Elle avait envoyé une bonne dizaine de lettres avant qu’ils finissent
par lui répondre au retour du transfert de la Bugatti du baron de L’Estoc à
Tours, et qu’elle rentre dans la foulée, furieuse de leur silence et effarée de
leur inconscience.
Cela avait été pourtant le plus beau moment qu’il ait jamais passé avec
son père.
Il le revoyait au volant de la Bugatti, le clin d’œil et le sourire complice
qu’il lui avait adressé alors qu’ils s’éloignaient du château de Montclairy.
Jean avait pu la conduire sur les ­tronçons de route de campagne désertés par
les postes de contrôle allemands.
Un pur bonheur, un parfum de liberté partagé alors même que la France
vivait les heures les plus incertaines de son histoire. Un pied de nez aux
Boches, comme le disait son père.
Les entrailles de Jean s’étaient nouées au moment de passer la ligne de
démarcation ou lorsqu’ils avaient croisé des patrouilles vert-de-gris aux
abords des villes et des gros bourgs, mais ils étaient passés à travers toutes
les mailles du filet. Peut-être l’allure enchanteresse de la voiture y était-elle
pour quelque chose ? La magie s’était poursuivie à Beaulieu, la propriété
dans laquelle ils avaient été accueillis pour la nuit. Jean n’avait jamais vu
autant de dorures, de bibelots peints de manière si délicate, de tissus de
rideaux si épais. Et surtout, jamais auparavant il n’avait été servi par un
majordome à table ! Il se demandait si le domaine de Beaulieu était aux
mains de l’armée nazie désormais. L’idée de leurs bottes foulant le marbre
blanc de la majestueuse entrée lui était insupportable tout à coup. La France
recèlait de si beaux trésors.
Pour l’heure, il fallait vraiment qu’il se dépêche de rentrer avant ses
parents.

Comme à son habitude, il gara la camionnette dans la petite impasse face


au garage. Le rideau de fer de l’atelier était toujours grand ouvert, et il en
fut soulagé : Fernand l’aurait déjà rabattu avec rage s’il était arrivé avant
lui ! Le quartier était drôlement calme aujourd’hui. Il sifflota pour remplir
un peu le silence pendant qu’il déchargeait son matériel. Demain
s’annonçait un beau dimanche et Alcide, qu’il avait revu déjà plusieurs fois
depuis l’épisode de la Bugatti, lui avait proposé de venir passer la journée à
Montclairy pour poser des collets dans le bois. D’ordinaire peu enclin à
toute activité de chasse, Henri laissait néanmoins son fils pratiquer cette
technique visant à attraper des petits gibiers. Il fallait bien reconnaître qu’un
bon civet de lapin de temps à autre ne se refusait pas en temps de guerre, et
cela valait bien quelques entorses à des principes qui ne remplissaient pas
l’assiette. Jean avait hâte d’apprendre à installer ces pièges, d’autant
qu’Alcide se montrait très pédagogue. Hormis quelques mots dont le sens
échappait parfois à Jean, il avait l’art de rendre abordable toute
connaissance. En tout cas, le temps passait bien vite auprès de lui, car il
venait étancher une soif d’apprendre que Jean se découvrait à ses côtés.
Celui-ci ne savait pas trop ce qu’il lui apportait en échange, mais il espérait
qu’Alcide appréciait sa compagnie autant que lui appréciait la sienne.
Il était en train d’enrouler le câble des pinces à batterie autour de leur
support mural lorsqu’un crissement de tôle lui parvint du fond du garage.
Il arrêta son geste et tendit l’oreille.
– Il y a quelqu’un ?
Il lui sembla percevoir comme un froissement et décida d’aller voir ce
qui se passait derrière la Peugeot en réparation. Quelqu’un avait-il profité
de son absence pour venir voler du matériel ? Par précaution, il s’arma de sa
clé de croix et s’avança lentement.
– Ohé ? S’il y a quelqu’un, je vous conseille de répondre tout de suite,
sinon…
– Non !
Le cri déchirant le fit sursauter.
Il se reprit bien vite et se précipita derrière le véhicule, bras en l’air prêt à
frapper.
Une jeune fille échevelée et toute recroquevillée se tenait là, derrière le
coffre du véhicule, tremblante comme une souris prise au piège. Ses bras
enfouissaient tête et genoux, si bien que Jean ne voyait d’elle qu’une
épaisse chevelure brune, dernier rempart contre un danger qu’elle seule
avait l’air de redouter.
– Là, doucement, c’est le garagiste mademoiselle, c’est juste le garagiste,
chuchota Jean en se débarrassant discrètement de la clé de croix.
Elle leva très prudemment vers lui un visage ravagé par les larmes.
Il y avait une détresse insondable dans son regard, une dévastation qui
toucha au cœur le jeune homme. Il s’approcha lentement d’elle sans cesser
de lui adresser des paroles rassurantes, et tendit une main timide pour
l’aider à se relever, comme on le ferait avec un animal égaré ou blessé. Elle
secoua vigoureusement la tête pour lui signifier que non, elle ne voulait pas,
elle ne pouvait pas se relever. Jean décida alors de s’asseoir à une juste
distance pour ne pas l’effrayer. Il laissa s’installer un climat de confiance et
finit par lui demander ce qui se passait.
Un long silence avant qu’elle ne se décide à parler. Une voix mélodieuse
mais abîmée par l’angoisse. Des phrases courtes. Sujet, verbe, complément.
Elle raconta son drame en deux mots. Elle s’appelait Cécile et vivait tout
près d’ici, elle était juive et ses parents venaient d’être arrêtés. Pas de
commentaire. Jean priait intérieurement pour que ses propres parents
n’interrompent pas ce moment par leur arrivée.
– Je suis vraiment désolé… Y a-t-il quelque chose que je puisse faire
pour vous ? Quelqu’un à prévenir peut-être ?
Cécile redressa la tête d’un coup, un début de lueur sur son visage de
porcelaine. Un début de reconnaissance surtout. Oui, il y avait quelqu’un.
D’accord. Alors, il fallait agir vite. Jean rassembla en un éclair toute
l’audace dont il était capable, se redressa et cette fois Cécile accepta sa
main tendue. D’abord, la cacher. Il n’avait aucune idée des conséquences
que cela pouvait entraîner et préférait ne pas y penser. Il n’aurait même pas
pu affirmer que ses parents allaient cautionner cet acte, et ce malgré
l’attachement de Fernand au général de Gaulle. Mais peu importait en cet
instant. L’essentiel était de suivre ce que son cœur lui dictait.
La cacher donc, même de ses parents.
Il l’emmena à l’étage, le logement familial se situant juste au-dessus du
garage. Il n’avait pas beaucoup d’autres solutions que sa chambre, pièce
dans laquelle ses parents avaient la décence de pénétrer de moins en moins
souvent au fil des années. En passant dans le séjour, il lui demanda
d’attendre un court instant, ouvrit un tiroir pour prendre un stylo, tourna la
tête de tout côté pour trouver du papier, avisa le tas de prospectus sur le
buffet, s’empara du premier de la pile avant de revenir vers Cécile.
Vite, grimper à l’étage supérieur maintenant.
Cécile le suivait docilement désormais, attentive à la moindre de ses
indications, et cet abandon chamboula le jeune homme, qui réalisait minute
après minute l’impasse dans laquelle elle se trouvait qui ne lui laissait
d’autre issue que de faire confiance à un parfait inconnu. Il poussa la porte
de sa chambre et l’installa à son bureau.
– Voici ce que je vous propose. Je ne sais pas qui vous devez contacter
mais j’imagine que cette personne connaît votre écriture ?
– Oui, bien sûr. C’est ma meilleure amie. Elle habite quartier Saint-Pierre
mais ses parents tiennent la brasserie de la Paix près de la place Gambetta.
On vient de se quitter et je sais qu’elle est allée les rejoindre pour aider au
rangement après le dernier service de la journée. Elle doit encore y être je
pense, articula Cécile d’une voix blanche.
– Parfait. Donc vous n’avez qu’à lui écrire un mot pour la prévenir et moi
je me charge de lui apporter. D’accord ? Faites vite, que je puisse le lui
transmettre avant le couvre-feu. Tenez, utilisez le dos de ce prospectus,
ainsi elle aura l’adresse du garage en même temps.
– Mais… je ne veux pas vous causer d’ennui… et puis, comment allez-
vous faire pour…
– Je n’en ai aucune idée Cécile. Mais ne vous inquiétez pas, nous allons
improviser avec votre amie. En attendant, restez dans cette pièce et tâchez
de ne pas faire de bruit. Mes parents vont bientôt rentrer et pour le moment
je préfère ne rien leur dire, même si ce sont de farouches opposants à Vichy.
Je vous apporterai de quoi manger à mon retour.
– Oh, merci beaucoup, merci. Je… je ne connais même pas votre
prénom.
– Jean, je m’appelle Jean. Faites-moi confiance Cécile, on va trouver une
solution, j’ai peut-être même déjà une idée, la rassura-t-il en souriant,
galvanisé par le trait de génie qui venait de lui traverser l’esprit.
11
La cache
D210 entre Vers-sur-Selle et Bacouel, dimanche 19 juillet 1942

Cinq heures et quart.


C’est l’heure qu’il devait être approximativement.
Jean avait oublié sa montre mais l’horloge affichait cinq heures moins
vingt-cinq lorsque Cécile et lui avaient traversé le garage sur la pointe des
pieds avant de se faufiler dans la rue. Le faible croissant de lune éclairait à
grand-peine la masse sombre de la ville, et l’impasse où se trouvait la
camionnette était plongée dans une pénombre plus épaisse encore. Ils
n’avaient eu que le temps de se tapir dans un coin lorsqu’ils avaient entendu
une présence approcher, précédée d’un infime rai de lumière qui dansait sur
la chaussée. Lorsque la lueur s’était éteinte, ils avaient retenu leur souffle
avant que Cécile ne ­reconnaisse, une fois arrivées à leur hauteur, les
silhouettes de Solange et de Paul se découper dans le halo bleuté de la nuit.
Ils étaient venus !
Cécile n’avait pu s’empêcher de jaillir de sa cachette pour les embrasser,
pour toucher de ses mains ce mirage : ses amis étaient venus ! À
contrecœur, Jean avait dû calmer ces effusions, et leur intimer de monter
dans le véhicule avant de se faire repérer. Il avait prévu une bâche pour
cacher Cécile à l’arrière, et les autres étaient installés sur le double siège
avant. Jean avait alors poussé la camionnette pour qu’elle glisse sans bruit
sur la pente douce de la ruelle, afin de la faire démarrer le plus discrètement
possible une fois qu’elle serait lancée sur la chaussée, petit tas de ferraille
furtif s’éloignant tous phares éteints.
Mais le doute l’assaillait maintenant que le silence de l’habitacle s’était
refermé sur leur fuite. Même ses deux comparses ne pipaient mot à ses
côtés, le regard perdu sur l’asphalte avalé par la camionnette. Chacun
évaluait secrètement la portée de ce qu’il était en train d’accomplir.
Les possibles conséquences.
La veille, Jean était venu prévenir Solange et ses parents comme
convenu. Effarés d’apprendre l’arrestation de leur couple d’amis, France et
Marceau s’étaient tout d’abord dressés comme un seul homme pour aller
chercher Cécile dans la foulée. Jean, réalisant la proximité qui unissait les
deux familles, les en dissuada. La Milice pourrait facilement remonter
jusqu’à eux s’ils abritaient la jeune fille. Timidement, il leur exposa alors
l’idée qu’il avait eue juste avant de se rendre à la brasserie. Cécile n’était
plus en sécurité en ville, et Jean avait justement prévu de se rendre au
château de Montclairy le lendemain, dont il connaissait bien les
propriétaires désormais. Pourquoi ne pas l’emmener là-bas ? Jean se portait
garant de la loyauté de la famille de L’Estoc. Il fit son possible pour mettre
en confiance France et Marceau. Paul, qui les avait rejoints, adhéra
d’emblée au projet du garagiste, qui avait l’air d’être un brave type, un gars
solide. Et puis, avaient-ils vraiment le choix ? Réfractaires au départ, les
parents de Solange finirent donc par admettre après un long débat qu’il n’y
avait pas d’autres options.
Il fut donc décidé de transférer Cécile au château et Jean s’en chargerait
avec sa camionnette. Lorsque Solange annonça qu’elle l’accompagnerait
avec Paul, France s’était levée brusquement de sa chaise pour refuser tout
net. Une fois encore, Jean l’avait rassurée en disant qu’ils prétexteraient une
séance de pêche aux étangs de Wailly s’ils se faisaient arrêter. Et puis,
Cécile était aux abois, elle avait vraiment besoin d’être auprès de ses amis.
« Comptez sur moi, madame, Paul et moi veillerons sur votre fille et sur
Cécile. »
Jean s’était étonné de son aplomb. France s’était tournée vers Paul, qui
avait fermement hoché la tête. Et la détermination qu’elle avait lue ensuite
dans les yeux de sa fille l’avait fait céder, nouée d’appréhension mais
acculée devant la situation.
Oui, Jean avait été sûr de lui sur le moment. Cela paraissait être la
solution idéale.
Idéale, en effet… si l’on mettait de côté le fait que la famille de L’Estoc
n’était absolument pas au courant de cette initiative dans laquelle elle allait
pourtant jouer un rôle primordial. C’était un pari, et Jean espérait que cette
farouche opposition au nazisme qu’il avait toujours sentie chez eux suffirait
pour qu’ils acceptent de cacher Cécile. Que faire s’ils refusaient ? Aucun
plan B ne lui venait à l’esprit pour le moment…
Perdu dans ses réflexions, il sursauta presque lorsque Solange commença
à jurer.
– Et merde, merde, merde ! C’est quoi ça là-bas ?
– Mais… qu’est-ce qu’ils foutent ici aussi tôt ? enchaîna Paul, soudain
sorti de sa torpeur. Cécile, surtout tu ne bouges pas, tu ne dis rien.
Compris ?
– Oui, oui, répondit-elle d’une voix étouffée par l’épaisseur de la bâche.
À l’entrée de Plachy-Buyon, trois officiers allemands faisaient les cent
pas à hauteur du panneau d’entrée dans la commune. Jean blêmit.
– Jean, tu restes calme, d’accord ? Tu maintiens ta vitesse et tu décélères
doucement une fois arrivé à leur niveau. Surtout pas d’à-coups. Voilà,
comme ça… Tu sais, ils ne sont pas postés là juste pour nous arrêter, le
rassura Paul.
Mais le plus grand des trois leva soudainement la main et se posta sur la
chaussée, les forçant ainsi à se garer sur le bas-côté. La mort dans l’âme,
Jean s’exécuta. C’en était fini pour eux. Ils allaient payer cher leur
inconscience. Il baissa la vitre.
– Papiere, bitte !
– Euh, oui… Tenez, voici les papiers du véhicule.
Jean tenta de mettre toute l’assurance possible dans sa voix.
– Danke… Und, was machst du hier ?
– Ah, euh, nous allons pêcher ! Fisch…
Jean indiqua à l’officier les cannes à pêche qui dépassaient au-dessus de
leurs têtes en forçant un petit sourire.
L’officier resta impassible, puis entreprit de faire le tour du véhicule.
« Mon Dieu, faites qu’il ne demande pas à ouvrir la porte arrière… »
Jean le suivit du regard dans son rétroviseur, et déglutit péniblement
lorsqu’il disparut de son champ de vision. Ses deux acolytes gardaient les
yeux rivés sur eux, une main sur leur semi-automatique. Surtout ne rien
montrer du malaise qui le gagnait. Solange sursauta lorsque l’homme
réapparut du côté passager et frappa brutalement contre la portière. Elle
descendit la vitre à son tour.
– Also, bring uns guten Fisch ! vociféra-t-il avant de partir dans un rire
gras, suivi par les deux autres qui se déridèrent d’un coup.
D’abord interdits, Solange, Paul et Jean s’unirent timidement au fou rire
qu’ils venaient de provoquer, répétant : « Ja, guten Fisch », hochant
sympathiquement la tête, faisant mine de tirer un poisson de l’eau.
– Jetzt, gehst du rein, gehst du rein ! ordonna l’officier, balayant l’air de
sa main pour les faire déguerpir.
A priori la voie était libre, et Jean ne se fit pas prier pour redémarrer et
s’éloigner doucement, adressant un signe d’au revoir un peu soumis au trio
encore hilare. Craignant d’être suivi, il poursuivit sa route vers les étangs au
lieu de bifurquer vers Montclairy. Nul ne lui demanda d’ailleurs de se
justifier, chacun sachant intuitivement ce qu’il avait à faire. Cécile demeura
silencieuse à l’arrière, et Solange et Paul déchargèrent avec lui les cannes à
pêche lorsqu’il s’arrêta au premier plan d’eau.
Ils s’installèrent sommairement et entreprirent de garnir leurs hameçons,
sans cesser de jeter des coups d’œil furtifs à l’orée du chemin. Il fallait
vraiment donner l’illusion qu’ils allaient passer la journée ici au cas où la
patrouille allemande aurait décidé de les suivre et d’observer leur manège.
Après une heure interminable, ils jugèrent bon de repartir. Jean connaissait
bien le coin maintenant, et il entreprit un long détour pour enfin rejoindre le
château.
Arrivé sur place, il franchit les grilles comme à son habitude et s’avança
directement sur l’allée centrale avant d’apercevoir Alcide qui, visiblement,
l’attendait de pied ferme sur le perron. Il leva d’ailleurs les bras au ciel à
l’approche de la camionnette en signe d’impatience atteignant ses limites.
– Eh bien tout de même ! J’ai bien cru que tu m’avais oublié ! Tiens, tu
es accompagné ?
– Euh… Salut Alcide ! Il faut que je t’explique un truc, se lança Jean en
descendant du véhicule. D’abord, je te présente Solange et Paul.
– Bonjour, répondirent-ils en chœur.
– Enchanté ! Ce sont des amis à toi ?
– Pas vraiment, enfin si, balbutia Jean dans un sourire gêné. J’ai encore
quelqu’un à te présenter.
Alcide haussa un sourcil interrogateur lorsque Jean ouvrit la porte arrière
de la camionnette.
À part une caisse à outils, deux escabeaux accrochés à la paroi et une
vieille bâche, il ne voyait rien de « présentable ».
Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Jean souleva doucement la toile,
dévoilant une jeune fille brune et livide qui se redressa du tapis de sol sur
lequel elle était allongée. Alcide remarqua immédiatement l’étoile jaune
cousue sur sa veste. Elle serrait également de toutes ses forces une petite
boîte dans sa main droite. Le col de sa chemise à carreaux pastel, le bas de
sa jupe ainsi que sa joue étaient maculés de cambouis. Elle se releva,
s’épousseta d’une main mal assurée et s’avança timidement vers Alcide,
l’œil embué et la lèvre tremblante.
Ils formèrent alors un cercle tous les cinq, leurs pieds crissant sur le
gravier.
Les regards en disaient bien plus qu’un long discours.
D’ailleurs, lorsque Jean ouvrit la bouche pour expliquer la situation à
Alcide, ce dernier leva la main en l’air pour l’interrompre, et s’éloigna vers
la dépendance après leur avoir demandé d’attendre un instant. Ils se
toisèrent à tour de rôle, dubitatifs, gênés, se repentant déjà de la manière
dont ils venaient de lier malgré elle la famille de L’Estoc à une situation
périlleuse. La réalité venait rattraper leur élan d’inconscience. Les bras
croisés sur le ventre, Solange ne cessait de porter la main à sa bouche pour
ronger frénétiquement un de ses jolis ongles vernis. Cécile demeurait
prostrée, le regard dans le vide. Paul et Jean quant à eux se perdaient en
débats intérieurs. Qui pouvait leur garantir que la patrouille croisée ce matin
n’allait pas débarquer d’un instant à l’autre ? À quoi étaient-ils en train
d’exposer leurs hôtes ? Et surtout, où iraient-ils si par malheur le baron
refusait de les accueillir ?
Mais déjà Alcide revenait vers eux, le visage fermé et armé de ce qui
apparaissait comme une paire de ciseaux grossiers. Sans un mot, il saisit le
col de la veste de Cécile afin de tendre le tissu et entreprit de découper
méticuleusement l’étoile brodée sur le côté gauche. Cécile retint son souffle
et les autres se contentèrent d’assister à la scène, médusés. Une fois son
ouvrage terminé, il jeta l’étoile par-dessus son épaule d’un geste élégant et
lança à la cantonade :
– Parfait ! Maintenant que nous avons réglé le problème de l’absurde
présence de ce bout de tissu sur votre veste, nous allons pouvoir entamer
une vraie belle journée ! Ma chère, vous êtes et serez toujours la bienvenue
dans l’humble demeure de la famille de L’Estoc ! Oh, mais vous également
mes chers amis ! Que diriez-vous d’un café fumant accompagné de tartines
généreusement arrosées de miel ? proposa-t-il dans une théâtrale courbette
devant laquelle ils ne purent s’empêcher de sourire.
Ils se dirigèrent vers le flanc gauche du château afin d’accéder
directement aux cuisines. La porte était ouverte, laissant entrer la fraîcheur
du matin et sortir la rassurante odeur du café tout juste préparé. Par réflexe,
Solange leva doucement les yeux pour évaluer l’impressionnante hauteur de
plafond de la pièce, dont les murs de pierre étaient percés de fenêtres aux
multiples carreaux. La lumière du jour éclatait dans ce blanc optique
cependant atténué par l’écarlate des tommettes du sol et l’ébène du manteau
de la gigantesque cheminée centrale. Piano à cuisson, plans de travail, table
et étagères chargées d’ustensiles en tout genre ne parvenaient pas à remplir
tout l’espace.
La jeune fille siffla intérieurement : ils n’étaient pas chez n’importe qui !
Toutefois, et bien qu’elle fût distinguée, la bonhommie naturelle d’Alcide
venait atténuer le sentiment de petitesse que l’on ressentait devant la
démesure de la propriété. Son attitude démentait l’idée que l’on pouvait se
faire des grandes familles de propriétaires terriens issues de sang noble, et
Solange fut conquise par la chaleureuse courtoisie, le désarmant panache et
la simplicité de cœur que l’on devinait rapidement chez lui.
Ils s’assirent autour de la table de bois massif, et Alcide s’occupa d’eux
comme un maître d’hôtel, apportant une cuillère manquante, distribuant
sucre et serviettes. La conversation fut aussi légère qu’un matin de
printemps alors qu’ils faisaient plus ample connaissance, mais il tardait à
Paul d’aborder le vif du sujet. C’est Solange qui se lança.
– Alcide, merci beaucoup pour cet accueil si chaleureux, c’est très gênant
car nous sommes aussi venus pour…
– Ne vous tourmentez pas ma chère, je sais très bien pourquoi vous êtes
ici. Pardonnez-moi d’ailleurs de ne pas avoir eu la délicatesse de vous
mettre à l’aise sur le sujet, cela vous aurait évité de devoir vous jeter à
l’eau. Cécile va s’installer ici bien entendu, nous possédons des chambres
mansardées au dernier étage absolument charmantes ! J’ai déjà une petite
idée de celle qui vous conviendrait le mieux, triompha-t-il, tout sourire.
– Mais, vos parents…
– Père ne rentrera qu’en fin de journée et sera absolument ravi de faire
votre connaissance, la coupa-t-il à nouveau. Vous autres resterez dîner
n’est-ce pas ?
– Euh, oui d’accord, il faut juste que nous soyons rentrés avant…
– Avant la tombée de la nuit, je le sais, très chère. Bon, trêve de sujets
fâcheux, et si nous passions aux choses sérieuses ? s’exclama-t-il en
brandissant la mallette dans laquelle se trouvait tout l’attirail servant à poser
les collets.
12
Journal intime de Cécile
Château de Montclairy, vendredi 24 juillet 1942

Cher journal, je ne sais pas par où commencer tant j’ai le sentiment


d’avoir vécu plusieurs années en quelques jours. Mais ce que j’ai besoin de
te dire là, tout de suite, c’est que mon cœur saigne et qu’il m’est très
difficile de colmater la brèche. Papa et maman ont été arrêtés, sous mes
yeux, et je n’ai aucune idée de l’endroit où on a pu les emmener. J’essaie de
ne pas imaginer le pire, je me rassure en me disant qu’ils doivent être dans
un de ces camps de travail, à accomplir sans rechigner ce qu’on leur
demande, à faire le maximum pour conserver ne serait-ce qu’une toute
petite chance de nous retrouver. J’espère juste que les conditions de vie ne
sont pas trop difficiles et qu’ils ne souffrent pas.
Soyez courageux tous les deux, je vous aime tant ! Mon gentil papa, je ne
quitte plus un seul instant la boîte de tsedaka que tu m’as offerte pour ma
bat-mitsva, j’y ai déjà mis plusieurs pièces que j’aime entendre tinter
lorsque je marche, car cela me rappelle qui je suis et me donne l’impression
que tu es là, tout près de moi. D’ailleurs, tu sais quoi ? Je la glisse même
sous mon oreiller au moment de me coucher ! Quelle chance que Solange
ait pu le récupérer, ainsi que mon journal…
En fait, cela me fait du bien de vous parler à tous les deux, j’espère que
mon gentil journal ne m’en voudra pas si je ne m’adresse plus à lui !
Je reviendrai vers lui quand nous serons réunis… Vous savez, j’ai eu si peur
quand je vous ai vus avec ces policiers, mon premier réflexe a été de
m’enfuir, mais je m’en veux tellement de ne pas être revenue vers vous !
Il m’a fallu toute ma raison ainsi que celle de Solange pour apaiser le
chagrin de vous avoir laissés là. Et surtout, je me suis rappelé tes paroles
mon petit papa, je sais que c’est ce que tu voulais, et je t’en avais fait la
promesse. Puis je sais bien que cela n’aurait servi à rien que je me jette
dans la gueule du loup, mais j’ai eu tant de mal à m’en persuader ! Quoi
qu’il en soit, les événements ont presque choisi à ma place le chemin que je
devais prendre après cette affreuse minute. Vous savez, je pense que les
anges gardiens existent, ou tout au moins je crois désormais que nous
sommes tous un jour ou l’autre l’ange gardien de quelqu’un.
Le mien s’appelle Jean. Enfin, il s’appelle aussi Solange. Et Alcide !
Sans oublier Paul bien sûr, il est cela mais il est aussi bien d’autres
choses pour moi…
Ce serait trop long à vous expliquer mais sachez juste que ce sont eux qui
prennent soin de moi désormais. Vous saviez que Solange et Paul étaient
mes amis, mais la providence a décidé d’en mettre d’autres sur mon
chemin, au moment où j’en avais le plus besoin. C’est Jean qui m’a
retrouvée juste après que je me suis enfuie en vous voyant au loin, j’étais
comme une naufragée et il m’a tendu la main. J’ai tout de suite su que je
pouvais lui faire confiance. C’est également lui qui a fait le lien avec
Solange et Paul, et ensuite tout s’est enchaîné.
Je ne savais plus ni ce qu’il fallait que je fasse, ni où il fallait que j’aille,
alors ils ont pris les choses en main de manière admirable. J’avais besoin
de ça vous comprenez, j’avais besoin que l’on m’indique la route. Ma
détresse d’être séparée de vous était telle que je ne pouvais plus prendre
une décision et agir. Alors j’ai laissé mon destin entre leurs mains, et je me
suis retrouvée cachée sous une bâche à l’arrière de la camionnette de Jean,
roulant vers l’espoir d’un endroit plus sûr. J’étais dans un abandon tel que
je n’ai même pas tremblé lorsqu’ils se sont fait arrêter tous les trois par une
patrouille allemande. J’étais comme absente de mon corps, j’avais même
l’impression de réussir à faire s’arrêter les battements de mon cœur, de
disparaître.
Ensuite, je ne me rappelle plus bien, le temps ne comptait plus, les voix
de mes amis me parvenaient, auxquelles je répondais presque
inconsciemment. Puis nous sommes arrivés à Montclairy. Je vous écris
d’ailleurs de la chambre dans laquelle Alcide, le fils des propriétaires du
château, m’a installée. Elle est vraiment charmante avec ses rideaux aux
motifs floraux, ses cimaises peintes en vieux rose et son petit bureau en
marqueterie. Ce sont les sœurs d’Alcide qui, m’a-t-il expliqué, l’ont décorée
selon les goûts de leur cousine préférée, Éléonore, qui en temps normal
vient passer deux jours par mois chez eux. Il y a même un petit cabinet de
toilette muni d’un miroir et d’un lavabo, et un placard sur le côté dans
lequel se trouvent ses vêtements. Alcide m’a proposé d’en disposer à ma
guise. J’étais affreusement gênée de pénétrer dans l’intimité d’une inconnue
mais il m’a tellement mise à l’aise que j’ai fini par accepter. Maman tu
serais amusée de me voir en ce moment même, je porte un chemisier blanc
à manches bouffantes, et… un short ! Oui, tu as bien entendu, je porte un
short en tissu de laine bleu marine assez large avec deux jolis plissés sur le
devant, et des petites sandales à semelles compensées. Oh, rassure-toi, rien
d’inconvenant ! Je crois juste que leur cousine est quelqu’un de très avant-
gardiste et qui aime beaucoup la mode. Tu sais, la coupe reste assez simple,
je suis sûre que tu pourrais facilement dessiner le patron pour reproduire ce
modèle. Nous ferions fureur auprès de tes clientes ! Si toutefois nous
parvenons un jour à reprendre le cours normal de notre vie…
En tout cas, je me sens en sécurité ici. Solange, Paul et Jean sont repartis
à Amiens mais ont promis de revenir toutes les fins de semaine tant qu’ils le
pourraient. Alcide et son père veillent sur moi comme si ma place avait
toujours été ici ; à aucun moment je n’ai senti chez l’un ou l’autre une
quelconque hésitation à m’accueillir. Un peu comme une évidence. Leur
attitude tranche tellement avec l’atmosphère de suspicion qui régnait à
Amiens, avec cette ­impression pesante d’être redevenue une étrangère
même aux yeux de nos plus proches voisins.
La mère d’Alcide et ses sœurs sont parties en Suisse dès le début de la
guerre, et je ne vois que très peu son père, qui s’absente la plupart du temps
pour aller je ne sais où. J’ai cru comprendre que c’était un homme très
influent, et que c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le château reste
préservé pour le moment de toute annexion allemande. Je n’ai aucune idée
de la manière dont il s’y prend pour tirer son épingle du jeu et peu
m’importe, car j’ai bien compris de quel camp il faisait partie. Il y a des
personnalités qui savent composer sur toutes les gammes pour arriver à
leurs fins, et j’ai la conviction que cet homme-là est de ceux qui ont
suffisamment de finesse pour masquer leur vrai combat sous un visage de
sympathisant de l’ennemi. Ah, cher papa et chère maman, je ne suis plus
tout à fait la même vous savez. C’est comme si une porte s’était ouverte
dans mon esprit, une porte qui me montre la vérité des choses et active mon
instinct de survie. Cela me rend à la fois plus clairvoyante, mais aussi plus
triste.
Demain Paul et Solange devraient arriver dans la matinée, enfin je
l’espère ! Cela dit je ne me suis pas ennuyée une seule seconde durant cette
première semaine passée au château. J’ai passé beaucoup de temps avec
Alcide, qui m’a ouvert les portes de son univers. C’est un garçon très
singulier, un peu inclassable pourrait-on dire ! La plupart du temps, il
s’affuble d’un vieux pull élimé et d’un pantalon trop grand pour lui, mais
lorsque vient le soir, il se change et passe une chemise d’une extrême
élégance juste pour le dîner. Et le plus amusant c’est que, quelle que soit sa
tenue, il porte toujours un petit foulard de soie, d’une façon très masculine,
c’est un genre de coquetterie je pense. En revanche il devient
méconnaissable lorsqu’il enfile la tenue de soldat de son grand-père qui a
été tué lors de la bataille de la Somme en 1916.
Il tenait absolument à me montrer une malle dans laquelle se trouve tout
un tas d’objets et de vêtements lui ayant appartenu, et après m’avoir
expliqué l’histoire de toutes ces choses, il a marqué un temps d’hésitation et
m’a demandé de l’attendre un instant. Lorsqu’il est revenu religieusement
vêtu de la tunique bleue et du pantalon rouge de l’ancien poilu, je dois bien
avouer que j’étais très émue. À sa façon de se tenir plus droit et de rendre
son regard solennel, j’ai senti toute l’admiration qu’il portait à son aïeul, et
aux gradés de la guerre en général. Je pense que c’est un rituel auquel il se
livre toutes les semaines, et je suis heureuse qu’il se soit senti suffisamment
à l’aise avec moi pour ne pas s’en priver. D’ailleurs, il a gardé l’uniforme
toute la journée ce jour-là, et m’a conté le récit d’Étienne de L’Estoc, ce
grand-père donc qui est tombé pour la France sous les ordres du maréchal
Foch, et dont on sent que l’histoire se devra toujours d’être transmise de
père en fils à travers les générations pour ne pas oublier. Oublier c’est faire
mourir une seconde fois, soutient Alcide, et je sens qu’il déploie toute sa
force orale pour ne pas laisser une telle chose se produire.
Sinon, je passe beaucoup de temps dans leur immense cuisine où j’ai
naturellement trouvé ma place, comme tu l’imagines bien maman. Si tu
voyais tous les ustensiles dont ils disposent ! Nous avons des pommes de
terre à volonté fournies par l’un des ­agriculteurs qui travaillent les terres
de la famille. Les collets posés par Alcide nous pourvoient en viande au
moins une fois par semaine, et nous pouvons nous servir à volonté dans le
potager de la ferme voisine à qui nous donnons du miel, des noix et parfois
du gibier. Et ne me demandez pas comment, mais leur cave est une vraie
mine d’or ! Sucre, farine, conserves et autres bocaux s’y entassent et je n’ai
pas encore osé demander d’où tout cela provenait ! Peu importe, je me
contente de me mettre avec plaisir et frénésie aux fourneaux midi et soir, je
suis si heureuse de pouvoir rendre de cette manière tout ce qu’on m’offre et
qui est inestimable. J’ai d’ailleur admirablement réussi ton fameux lekech
maman ! Bon, j’ai dû mettre de l’amande amère au lieu du citron car il est
bien entendu impossible d’en trouver en ce moment mais je n’ai eu que des
compliments ! J’ai fait aussi tes beignets de poireaux, et Henri, le père
d’Alcide, s’est resservi trois fois !
Il commence à se faire tard, je tombe de sommeil, mais sachez que vous
ne quittez pas mes pensées. J’ignore de quoi sera fait demain mais je
voulais vous dire une dernière chose. Le récit des faits d’armes du général
Étienne de L’Estoc a éveillé quelque chose en moi, comme un appel à
l’action. Je n’y vois pas encore très clair, et je dois bien avouer que je me
contente de reprendre des forces mentales auprès de mes hôtes pour le
moment, mais j’espère que l’avenir aiguillera ce ressenti. La devise de la
famille de L’Estoc est Dum spiro spero, qui veut dire : « Tant que je vis,
j’espère. » Je me le répète tous les soirs en pensant à vous. Dum spiro
spero, dum spiro spero.
Mille baisers de votre fille qui vous aime et vous aimera toujours.
13
Le garage
Rue de Verdun, Amiens, samedi 8 juin 2019

La sonnette émet un son si strident que Ben retire sa main comme s’il
venait de se brûler.
Il n’en mène pas large de venir déranger de parfaits inconnus pour leur
expliquer qu’il doit fouiller leur maison à la recherche d’une quelconque
trace d’un ancien réseau de résistants, et il aurait préféré s’annoncer de
manière plus discrète. Comme frapper à la porte par exemple. Ou au
carreau. Non, c’est intrusif. De toute façon il est trop tard et il n’y a plus
qu’à attendre que quelqu’un leur ouvre. Il est à peine dix heures, tôt donc
pour des amateurs de grasse matinée mais tard pour des personnes en
activité qui n’ont que le samedi pour faire leurs courses. Peut-être que ce
sont des personnes âgées vu le volume sonore de la sonnette. Impatiente,
Mona s’apprête à appuyer de nouveau sur le bouton mais Ben retient son
geste, et ils entament une passe d’armes à mi-voix qui est bientôt
interrompue par l’ouverture tant attendue de la porte.
Ébahis, ils laissent leur échange en suspens devant leur interlocuteur.
Une petite fille d’à peine six ans déguisée en reine des Neiges, la
couronne de travers, les toise en silence sur le pas de la porte, un bâton de
sucette dépassant de sa bouche barbouillée de fard à lèvres bleu à paillettes.
– Euh, bonjour, ta maman est là ? Ou ton papa ? hasarde Ben.
– Il y a maman mais elle dort, marmonne-t-elle, gênée par la friandise.
– Ah, zut. Eh bien, dans ce cas…
– Louise ? Qui est-ce ? parvient une voix de la cage d’escalier au fond du
couloir d’entrée, bientôt suivie de bruits de pas descendant les marches
rapidement.
– Bonjour madame, nous sommes sincèrement désolés de vous déranger
mais, euh… entame Ben, désemparé par la situation.
Voyant son frère perdre toute contenance, Mona reprend les choses en
main.
– Bonjour, madame. N’ayez pas peur, nous sommes juste deux
adolescents sur la trace d’un ancien réseau de résistants de la Seconde
Guerre mondiale. Nous aimerions beaucoup savoir ce qu’ils sont devenus.
L’un d’entre eux a vécu ici, à l’époque où le rez-de-chaussée était un
garage, et tout nous porte à croire qu’il a pu laisser derrière lui des éléments
précieux pour notre recherche. Auriez-vous l’amabilité de nous aider ?
débite-t-elle sans hésitation, achevant son intervention par un sourire
commercial que Ben ne lui connaissait pas.
Pétrifié, il se tourne lentement vers leur hôte.
Lui qui avait répété des dizaines de fois le discours qu’il aurait devant les
nouveaux occupants de l’ancien garage – afin de les mettre en confiance et
d’obtenir leur collaboration – vient de se faire supplanter par sa sœur, dont
la façon de s’exprimer sans détour a sûrement ruiné tous leurs espoirs.
Le petit bout de femme d’à peine trente ans qui leur fait face a quelque
chose de solide et déterminé en elle, malgré sa maigreur et les cernes qui
creusent son visage. Elle est appuyée sur le mur, une main sur la hanche, et
reste ainsi stoïque un moment, avant de s’exprimer.
– Ouh, je crois que je ne suis pas encore bien réveillée moi ! Veuillez
m’excuser, mais je suis infirmière et j’étais en poste jusqu’à cinq heures ce
matin, alors mon temps de réaction est un peu… décalé ! Mais ne vous
inquiétez pas, j’allais justement me lever, car si je reste trop longtemps au
lit, certains en profitent, n’est-ce pas miss Louise ? Va immédiatement me
jeter cette sucette qui n’a rien à faire dans ta bouche à cette heure-ci,
ordonne-t-elle sans élever la voix, déclenchant chez sa fille une étonnante
obéissance immédiate qui époustoufle la rebelle Mona. Bon, je suis à vous
maintenant, un petit café et vous me redites tout en mode ralenti ?
Tout compte fait, les choses ne se présentent pas si mal.
Mais il y a encore du chemin avant de pouvoir lui demander de pousser
tous ses meubles pour rechercher un éventuel accès à l’ancienne fosse à
réparation du garage, laquelle représente, et cela Ben en est sûr, la cachette
idéale pour dissimuler un éventuel attirail de résistant.

Une fois la reine des Neiges attelée à son atelier décoration de cupcakes à
l’aide d’une myriade de petites étoiles roses et bleues, les adolescents
peuvent expliquer plus en profondeur l’objet de leur visite. Nora les écoute
si attentivement qu’elle en laisse refroidir son café, et entreprend donc de le
réchauffer au micro-ondes avant de leur répondre.
– Ce que vous me racontez là est tout simplement passionnant, mais je
dois vous avouer que je ne suis que la locataire des lieux, et j’ai bien peur
que la propriétaire ne soit pas en mesure de vous aider… C’est une vieille
dame qui perd un peu la tête et dont la fille gère désormais le patrimoine.
Je vous donnerais bien son numéro de téléphone mais elle n’est pas très
abordable. Je vous préviens, j’ai moi-même beaucoup de mal à m’entendre
avec elle.
– Écoutez Nora, cela ne sera peut-être pas nécessaire, se lance Ben. J’ai
une théorie qui vaut ce qu’elle vaut mais… Voilà, je pense que le membre
du réseau qui vivait ici devait forcément dissimuler du matériel ou des
documents quelque part dans la maison, si toutefois des traces de lui
subsistent…
– Maison dont vous allez désosser les murs pour tenter de trouver
quelque chose ? Là encore, je vous le dis, je ne peux me porter garante et
suis contrainte de vous laisser voir cela avec la fille de ma propriétaire.
– Non, rassurez-vous c’est sûrement plus simple que ça. Permettez-moi
de terminer mon explication. Il y a près de quatre-vingts ans se trouvait à
l’endroit même de votre salle à manger un garage, dont il est fort probable
que les propriétaires vivaient à l’étage. Si, ainsi que je le pense, un des
membres du réseau Phénix a vécu ici, il devait selon toute logique cacher
soigneusement les preuves de son appartenance à la Résistance, n’est-ce
pas ?
– Euh oui, j’imagine.
– Or, quand la Gestapo, la police secrète d’État du Reich, se mettait à
fouiller une maison en cas de doute sur les activités de ses occupants, je
pense qu’il y avait peu de chances de passer à travers les mailles du filet.
– Eh bien, oui, si vous le dites.
– Mais ici, ce n’était pas une maison ordinaire puisqu’un garage se
trouvait au rez-de-chaussée, s’anime Ben. Et qu’est-ce qu’on trouve
ordinairement dans un garage ? Une fosse à réparation ! Il devait suffire de
placer en permanence un véhicule au-dessus pour éloigner d’emblée les
éventuels perquisitionneurs. Bien entendu, la fosse ne pouvait être qu’un
début d’accès à une cachette plus complexe encore, mais la théorie se tient,
vous ne trouvez pas ?
Ses yeux pétillent d’excitation maintenant.
Mona coule un regard vers Nora et, croisant le sien qui paraît perplexe,
lève les yeux au ciel pour tenter de créer avec elle une complicité face aux
divagations de son frère. Sourires entendus.
– Attendez, je vais peut-être pouvoir vous aider tout compte fait… Votre
histoire de fosse me fait penser à une chose. En arrivant ici il y a quelques
années, je me rappelle avoir vu une trappe ici dans le coin. La fille de la
propriétaire m’avait prévenue que l’accès y était très dangereux, et qu’il
valait mieux la couvrir d’un meuble pour éviter tout accident. Je n’ai pas
cherché à comprendre et j’ai fait ce qu’elle m’avait dit.
– Vous voulez dire, là, sous ce buffet ?
– Oui, tout à fait.
– Et vous pensez que…
– Eh bien, je crois bien que moi aussi j’ai envie d’en avoir le cœur net
maintenant, avoue-t-elle, mutine.

Ils ne sont pas trop de trois pour déplacer le meuble alourdi par la
vaisselle.
Et constater en effet la présence d’une trappe au­-d­ essous.
D’un mouvement de tête, Nora incite Ben à aller soulever le panneau de
bois massif patiné par le temps. Ce dernier ne se fait pas prier et saisit
l’imposante poignée rustique sur le côté, avant de faire doucement basculer
le panneau dans un grincement d’un autre âge.
Rien.
Enfin, juste un réduit d’à peine un mètre sur deux, la taille d’un petit lit
en somme, et profond d’un peu plus de deux mètres. La taille d’un homme,
les bras levés. Ben jubile intérieurement : c’est forcément l’ancienne fosse à
réparation du garage. Mais entièrement vide. Seule une volée d’échelons en
ferraille prise dans le ciment garnit l’un des flancs du réduit pour pouvoir y
descendre.
Ben se permet tout de même de demander une lampe de poche à Nora et
s’engouffre dans le trou béant pour mieux l’explorer. D’une main, il
promène le faisceau lumineux sur les parois et de l’autre il en caresse la
surface à la recherche d’une aspérité.
Toujours rien.
Toutefois, il remarque en s’accroupissant qu’une fente court tout le long
du bas de la paroi. Il y glisse les doigts et tente de sonder à l’aveuglette ce
qui se trouve là-dessous. Une rigole suit la ligne de la fente, et il devine que
ce devait être une espèce de gouttière d’évacuation des huiles usagées ou
autre liquide hors d’usage pour la mécanique. Il poursuit son tâtonnement et
s’arrête brusquement, provoquant des « Quoi ? Quoi ? » d’impatience chez
ses trois observatrices, penchées au-dessus du trou.
Une clé, accrochée à un clou.
Vague d’excitation chez son public, reprise de concentration pour lui.
Qui dit clé dit serrure. Il n’a pas besoin de poursuivre bien longtemps son
investigation manuelle pour tomber sur une toute petite rainure, dans
laquelle il introduit la clé, qui actionne immédiatement l’ouverture
jusqu’alors invisible d’un petit pan de ciment.

Applaudissements là-haut.
Deuxième exhumation. Il a vu juste, et commence à sentir grandir en lui
le goût de la quête, l’instinct d’un Indiana Jones. Cette nouvelle découverte
élargit encore l’univers inconnu qui s’ouvre à lui, et dans lequel il se sent
devenir quelqu’un d’autre. Il aimerait être seul en cet instant, pour mieux en
cueillir la primeur comme il l’avait fait dans son appartement, mais trois
paires d’yeux scrutent avidement ses faits et gestes. Il ne va pas leur tourner
le dos !
Résigné, il plonge donc le bras dans la cavité. Il en sort une valisette en
bois assez lourde et la pose délicatement à côté de lui. Puis c’est au tour
d’une caisse à outils de taille moyenne. Jetant un œil à Louise, il hésite
ensuite à mettre au jour le sac en toile de jute dont il a deviné le contenu en
le palpant, se ravise et ne remonte que la valise et la caisse. Déçue qu’ils
n’aient pas découvert le coffre au trésor rempli de pièces d’or, de diadèmes
incrustés de diamants et autres joyaux qu’elle espérait tant, Louise la reine
des Neiges laisse les adultes se contenter de leur maigre butin et file dans sa
chambre.
Ben chuchote à Nora qu’il y a encore là-dessous une ou plusieurs armes,
qu’il n’a pas osé remonter devant la petite.
– Merci Ben, vous avez bien fait.
– C’est normal. On va déjà voir ce qu’il y a là-dedans et je retournerai les
chercher ensuite. Je pense qu’on ira tout déposer ce soir chez nos parents
pour vous débarrasser. Mon père est chasseur, il saura mieux nous
renseigner sur les armes. Mais je penche pour des fusils mitrailleurs étant
donnée la forme. C’était l’une des armes les plus utilisées par les
maquisards. Ça fait un drôle d’effet quand même…
– Vous avez raison. Quelle chance nous avons de ne pas avoir connu ce
chaos. Personnellement j’aurais été incapable de prendre les armes !
– Qui sait de quoi nous aurions été capables ?
– Bon, on va disserter encore longtemps sur ces vieilles carabines ou on
regarde un peu ce qu’il y a dans la valise ?
Mona commence à retrouver sa verve légendaire, il faut lui donner du
grain à moudre.

Ben lui laisse donc le soin de déverrouiller le couvercle de la mallette.


À l’intérieur, plusieurs logettes chacune avec un contenu différent : ici un
enchevêtrement de fils et de câbles, là un boîtier noir muni de plusieurs
boutons de réglage, là encore des petites fiches sur lesquelles sont tracées
des séries de bâtonnets noirs. Tout à coup, Mona s’exclame, triomphante :
– Un poste de TSF ! Fabuleux !
– Un quoi ?
– Un poste de TSF, de télégraphie sans fil quoi ! Grâce à ce truc, on
pouvait utiliser les ondes hertziennes pour émettre ou recevoir des messages
en langage morse, vous savez, ces séries brèves ou longues d’oscillations…
– Euh oui, balbutie Ben, médusé.
– Eh bien, ton résistant là, il a dû utiliser cette mallette pour transmettre
des informations et peut-être aussi recevoir des consignes. Mais attention,
tout message devait être crypté avant sa transmission à l’aide d’un code de
chiffrement, différent à chaque fois, de façon à être illisible par l’ennemi
mais lisible par les destinataires. Ensuite, il suffisait de tapoter sur ce buzzer
pour reproduire la série d’impulsions électriques correspondant à chaque
lettre de l’alphabet et chaque chiffre. Vous me suivez ?
– Je crois oui, mais où as-tu appris tout ça ?
– Je te l’ai dit, c’est au programme de terminale, rétorque-­
t-elle en levant les yeux au ciel. Notre prof est fan de vieilles technologies,
son cours était barbant mais apparemment plus utile que je le pensais.
– Oui, bon, bref. En résumé, nous avons là un poste radio qui servait à
transmettre des messages codés... Mais c’est génial ! Vous vous rendez
compte ?
– C’est même très émouvant je trouve, convient Nora. Et si nous
ouvrions la boîte à outils maintenant ?
– Mona, je crois qu’on a trouvé une collaboratrice ! Allez, je me lance,
enchaîne Ben en déployant les deux parties latérales de la boîte. Dis donc,
on a affaire à un sacré bricoleur, regardez-moi tous ces outils. Cela dit,
quand on fait de la mécanique… Tiens regarde, Mona, c’est le même oiseau
en fer qu’on a trouvé chez nous ! Nora, je vous ai dit qu’ils s’étaient
baptisés le réseau Phénix ? J’ai l’impression que notre Bob le bricoleur a
créé une petite sculpture en forme de phénix pour chacun des membres.
C’est excellent…
– Oui, et plus ça va, plus je me dis que pour finir ce sont peut-être bien
les jeunes sur la photo qui ont monté ce réseau. Des adultes ne perdraient
pas de temps à fabriquer un truc comme ça, mais quand on est ado on a
besoin d’appartenir à une tribu je trouve, d’avoir un emblème, un genre de
mascotte quoi.
– Et c’est toi qui dis ça, trop drôle ! Cela dit… Tu as raison ! Regarde
cette photo, ce sont les mêmes que sur l’autre, et cette fois, il y en a deux
qui sont armés !
– Oh, mais je reconnais le château qui se trouve derrière, c’est celui de
Montclairy ! s’exclame Nora. On y va tous les ans pour les journées du
patrimoine.
– Oh oh, je crois bien qu’on a trouvé la prochaine pièce du puzzle, se
réjouit Ben. Tiens, et cette pierre, qu’est-ce que ça peut être ?
Un morceau de roche de taille irrégulière et couvert de suie par endroits
leste le fond de la caisse. Ben s’en saisit et lit à haute voix l’inscription
gravée au dos, qui est précédée d’un « V » majuscule, le V de la victoire :
« Soldatenheim, 24-12-42 ».
14
L’attentat
Rue des Trois-Cailloux, Amiens, jeudi 24 décembre 1942

Ils n’auraient pas de troisième chance.


La première tentative avait échoué et n’avait fait que renforcer la
vigilance des soldats de la Wehrmacht, qui avait posté devant
l’établissement deux sentinelles à plein temps durant des semaines.
Toutefois, en cette veille de Noël, l’ambiance était à la décontraction, et
Le Royal, ce café converti en Soldatenheim, était rempli de soldats
allemands égrillards qui s’amusaient à décrocher toutes les boules des
sapins pour les accrocher sur leurs uniformes. L’un d’eux s’était même
amusé à en accrocher deux sur sa braguette, et donnait des coups de reins
suggestifs qui provoquaient l’hilarité de ses compagnons d’armes.
« Vas-y, rigole, marre-toi bien, ordure, pendant qu’il en est encore
temps… »
L’homme poireautait devant les Nouvelles Galeries en regardant
régulièrement sa montre, faisant mine de s’agacer du retard de son rendez-
vous. En réalité, il scrutait les va-et-vient dans le café, et attendait le
moment propice pour donner le signal à ses deux comparses terrés dans la
pénombre non loin de là. À l’instant où il tournerait les talons, soi-disant
excédé par cette personne qui lui avait décidément posé un lapin, les deux
autres devaient se charger de venir installer les deux explosifs.
Ils avaient préparé le matériel la veille. Deux mines antichars de cinq
kilos chacune, sur lesquelles ils avaient installé leur dispositif de mise à feu
« fait maison » : un cordon Bickford et une mèche en amadou glissée dans
un tube d’aspirine. Il était vingt et une heure et la nuit était déjà bien
installée. Le Royal venait encore d’avaler une patrouille de six hommes, et
son ventre était désormais bien garni, au moins quatre-vingts personnes
estima le guetteur. Plus aucun uniforme vert-de-gris n’était présent aux
alentours. Et comble de chance, l’ambiance surchauffée déposait une
couche de buée bien opportune sur les vitres.
C’était le moment.
Après un ultime geste d’exaspération, il s’éloigna d’un pas vif.
Dans la minute qui suivit, ses camarades s’approchèrent du Royal sans
une once d’hésitation, automates réglés à la perfection pour accomplir leur
besogne. Ils déposèrent chacun leur colis derrière les bacs à fleurs
extérieurs qui longeaient la vitrine, en prenant soin de laisser apparente la
mèche qu’un autre complice devait se charger de venir allumer. Les gestes
étaient souples et mesurés malgré la tension grandissante. Ils avaient répété
tant de fois ce scénario. L’installation ne dura pas plus de dix secondes. Puis
ils se dispersèrent illico.
Les dés étaient jetés.
Patientant dans un recoin sombre que l’un des poseurs passe devant lui,
le quatrième homme entra alors en scène. Il devait d’abord s’approcher
nonchalamment du lieu, tel un promeneur du soir, afin de vérifier que
personne n’avait pris conscience que quelque chose se tramait dehors. Rien,
la rue calme n’était troublée que par les rumeurs provenant de l’intérieur du
café saturé de vapeurs de bière et d’éclats de rire. Il attendit encore pour
intervenir que les deux haut gradés allemands accompagnés de leurs
élégantes épouses, qui arrivaient au loin, pénètrent dans les lieux.
Le claquement conquérant des escarpins sur les pavés et la discussion
animée des deux officiers dont les intonations germaniques remplissaient
tout l’espace le galvanisa.
« Vous auriez dû rester au chaud ce soir les amis… »
Une fois les deux couples entrés dans le café, il alluma une cigarette, tira
deux longues bouffées pour pousser le tabac au summum de son
incandescence puis parcourut en un éclair les vingt mètres qui le séparaient
de la vitrine. Il repéra rapidement la première mèche, posa le bout de sa
cigarette dessus jusqu’à ce qu’une étincelle apparaisse. Il se précipita alors
vers l’endroit convenu pour la seconde charge mais aucune mèche n’était
visible. Affolé, il écarta brutalement une à une les bruyères qui garnissaient
les bacs à fleurs.
Toujours rien.
Le cœur battant, il glissa une main fébrile et longea l’arrière de chacun
des bacs en partant de l’extrémité. Les secondes passaient et paraissaient
durer une éternité. Enfin, il mit la main sur la mine, en extirpa la mèche,
qu’il se hâta d’allumer avant de s’éloigner en courant.
Il avait parcouru à peine cent mètres lorsque la première détonation
résonna jusque dans son cœur. Par réflexe, il s’engouffra dans une entrée
cochère et se plaqua le long du mur. Haletant, il resta un moment ainsi,
torturé par l’attente.
« Pourvu que la seconde explosion se déclenche vite. »
S’ils voulaient marquer le coup, il fallait faire le plus de victimes
possible, et si la bombe tardait à exploser, les clients survivants auraient le
temps de sortir et seraient épargnés. Il se maudit intérieurement d’avoir de
telles pensées, qui allaient complètement à l’encontre des valeurs
enseignées par sa mère… Il brandit alors mentalement l’image de son père
et de son frère, fusillés tous les deux à Saint-Lô pour faits de résistance.
Il vit et revit en images leurs corps criblés de balles s’effondrant le long de
leur poteau d’exécution sous le feu nourri des soldats nazis.
Il n’hésita alors plus un seul instant à invoquer le ciel ou qui voudra bien
l’entendre pour que le doux son de l’ennemi que l’on brise lui parvienne
enfin.
Comme en réponse à ses prières, la seconde détonation résonna enfin
dans la rue, où des cris commençaient à s’élever çà et là. Il regarda sa
montre ; à peine quinze secondes s’étaient écoulées entre les deux
déflagrations. Cela devrait aller.
Il sortit de son abri, enfourna ses mains dans ses poches et s’offrit le luxe
de contempler son œuvre avant de partir.
La nuit amiénoise venait de s’illuminer comme un feu d’artifice.
Le nuage provoqué par l’explosion et auréolé de flammes immenses
projetait pêle-mêle poussière, étincelles et débris épars.
La panique était à son comble pour les survivants, qui commençaient à
sortir de l’enfer dans d’atroces hurlements.
« Joyeux Noël les amis… »
Il s’éloigna d’un pas tranquille, ragaillardi.

Paul ouvrit brusquement un œil embué, comme sorti d’un cauchemar.


« C’était quoi ce bruit ? »
Sa conscience réintégra son cerveau, et il réalisa qu’il s’était encore
endormi sur son canapé, épuisé par les nombreuses tâches que lui confiait
désormais l’Oberleutnant Hammerstein. La seconde salve acheva de le
réveiller complètement, et il se redressa d’un bond.
« Le début d’un bombardement ? »
Non, il aurait été alerté par les sirènes.
Une explosion en tout cas, et c’était tout près d’ici.
Il se précipita sur le balcon et fut saisi par l’ampleur de la colonne de
lumière picotée d’étincelles qui surgissait au-delà du pâté de maisons en
face, vers le centre-ville. Mais que s’était-il passé ? Tant pis pour le couvre-
feu, il fallait absolument qu’il aille voir ce qui avait bien pu arriver.
De toute façon, les forces de police allemande risquaient d’être mobilisées
pour parer à cet incendie, il pourrait sûrement se faufiler sans se faire
remarquer.
Il enfila sa parka et ses chaussures à la hâte et dévala les trois étages.
Il longea ensuite le palais de justice et rasa les murs jusqu’à atteindre la
rue des Trois-Cailloux d’où semblait provenir le colossal crépitement qui
déchirait le calme de la nuit. Il avait comme une intuition, qui ne tarda pas à
se vérifier. Prudent, il ne fit que passer la tête à l’angle de la rue. Incroyable.
Son cœur s’emballa devant la virulence du spectacle qui s’offrait à ses
yeux. C’était bel et bien Le Royal dont les vitres avaient été soufflées,
projetant des morceaux de verre jusqu’à cent mètres aux alentours, et qui se
consumait désormais dans un brasier de flammes dévorantes. Le Royal,
d’où sortait à l’instant même une silhouette en feu, véritable torche humaine
affolée de douleur.
Le Royal, qui venait d’être la cible d’un attentat.
Ce même Royal où l’Oberleutnant le convoquait régulièrement pour lui
en demander toujours plus. Les pensées fusèrent dans sa tête, et surtout une.
Il devait être le Français qui ­connaissait le mieux les habitudes de l’armée
allemande, puisque c’était au Royal que le gradé lui avait aménagé son
atelier d’homme à tout faire.
Il valait mieux qu’il déguerpisse, vite, avant qu’un soldat ne le repère et
ne le reconnaisse.
Il était en tout état de cause le suspect idéal, celui qui pouvait fournir
suffisamment d’informations pour fomenter un tel acte. Il fit volte-face et
détala à toutes jambes.
Le lendemain matin, des coups frappés à la porte de son appartement le
tirèrent brutalement d’une nuit cauchemardesque. Par réflexe, il enfouit sa
tête sous sa couverture et se mit en boule, le souffle coupé. En revenant de
son excursion nocturne, il s’était engouffré chez lui comme un animal dans
son terrier et avait verrouillé la porte à double tour. Il avait échafaudé mille
scénarios de ce qui allait bien pouvoir lui arriver, avant de sombrer dans un
sommeil agité. Les coups redoublèrent de force, tétanisant littéralement le
jeune homme, puis une voix chuchota derrière la porte :
– Paul ? C’est moi, Gaston, tu ouvres ?
– Ah, c’est toi… J’arrive, j’arrive, souffla Paul, soulagé, daignant enfin
sortir de ses draps.
Il ouvrit la porte à son voisin du dessous, qui visiblement avait l’air ravi.
– Eh, joyeux Noël ! C’est vraiment jour de fête aujourd’hui mon gars !
– Euh, pardon ?
– Quoi ? Allez, ne me dis pas que tu n’es pas courant !
– Au courant de… ?
– Mais de l’attentat pardi ! Les francs-tireurs, tu sais, ce groupe de
résistants… Eh bien, ils ont réussi leur coup cette fois-ci ! Paf ! Dégagés les
Boches, pulvérisés ! Bon, je vois que tu débarques là, je t’explique : ils
avaient fait une première tentative il y a un mois mais cela n’avait pas
fonctionné. Ils ont remis ça hier soir et cette fois-ci je peux te dire qu’ils y
sont allés fort ! Trente-trois morts au Royal mon Paulo ! Trente-trois !
Et que des Chleuhs hein, pas une égratignure chez nous ! Du travail
d’orfèvre je te dis ! Mais d’ailleurs, ce n’est pas là-bas que cet enfoiré
d’Hammerstein te réquisitionnait de temps en temps ?
– Euh, si justement. J’ai entendu les explosions hier soir et je suis allé
voir ce qui se passait. Quand j’ai vu que cela concernait le Royal, je me suis
dit qu’ils allaient forcément me soupçonner. Tu te rends compte que j’ai le
profil rêvé, Gas ?
– Alors là mon petit gars, tu peux dormir sur tes deux oreilles ! Il paraît
qu’ils croient dur comme fer que c’est les Anglais qui ont fait le coup !
Et puis ton Hammerstein, il ne t’ennuiera plus pour le coup : il fait partie
des victimes…

Le front posé sur la vitre du train qui le menait à Villepinte, Paul tentait
d’y voir clair.
Il était heureux de retrouver sa mère et sa sœur pour tenter de passer une
journée de Noël à peu près joyeuse malgré l’absence de son père, mais son
esprit était ailleurs. Il se repassait en boucle les derniers mois vécus et
tentait de comprendre comment les choses avaient pu s’enchaîner de cette
façon. Cet attentat faisait vaciller tous les mécanismes qu’il avait mis en
place depuis le début de la guerre en croyant se protéger et protéger ses
proches.
Il se sentait lâche, égaré.
En fait, c’étaient les événements qui avaient décidé à sa place, lui se
contentait de les vivre comme il le pouvait, sans jamais tenter d’en infléchir
le cours.
Certes, il avait sauvé Cécile des avions mitrailleurs, mais c’était Jean qui
avait organisé son transfert à Montclairy, lui n’avait fait que suivre. Certes,
il avait chapardé deux ou trois sacs de sucre dans la réserve du Royal, et
avait craché parfois dans la soupe réservée aux officiers, qui mijotait dans
les cuisines du restaurant. Mais, et cette prise de conscience l’anéantissait
tout à coup, il s’était honteusement mis à la solde d’un lieutenant nazi pour
répondre au moindre de ses caprices. Il s’y était cru contraint et forcé, mais
avait-il eu le courage ne serait-ce qu’une fois de refuser ? Ce qui n’était au
départ qu’un ou deux petits services de réparation, qu’il accomplissait en
échange de sa tranquillité et de ces quelques menus méfaits qu’il racontait
crânement aux filles, était devenu un véritable assujettissement.
Paul s’était transformé en coursier, cavalant d’un bout à l’autre de la ville
pour un pli à apporter, un morceau de fromage à acheter, parfois même pour
rien. Et bientôt l’homme exigea qu’il le débarrasse de son manteau, qu’il lui
apporte un café voire qu’il le serve à table.
Une marionnette. Un pantin.
Voilà ce qu’il était devenu sans résister.
Et comble de la situation, ce n’était même pas lui qui venait de mettre fin
à cet esclavage consenti. Encore une fois, quelqu’un d’autre s’en était
chargé à sa place.
Les lèvres serrées, il s’insulta copieusement dans ses moustaches, son
pauvre reflet dans la vitre lui renvoyant toute sa médiocrité.
Bien entendu, il n’avait pas osé s’en ouvrir aux filles et prétextait qu’il
avait repris du service au sein de la maison Flinois, dans les nouveaux
baraquements provisoires dont certains commerçants avaient pu profiter
pour poursuivre leur activité malgré les destructions par les
bombardements.
Seul Gaston avait compris la manipulation dont Paul était victime, mais il
avait toujours eu la décence de ne jamais aborder le sujet. Comment Paul
avait-il pu laisser tout cela s’installer ? Comment avait-il pu accepter un tel
asservissement par ceux-là mêmes qui avaient privé Cécile de ses
parents et qui l’obligeaient à se terrer à Montclairy, comme une bête
traquée ? Ah ça bien sûr, il lui rendait visite régulièrement et ne savait que
faire pour la rassurer et compenser le manque de ses parents. Mais une fois
encore, qui prenait de vrais risques pour elle ? Alcide et son père, bien sûr !
C’étaient eux qui s’exposaient en l’accueillant. Paul, lui, ne faisait que
passer parfois la tête pour voir si tout allait bien. Mais que faisait-il pour
changer les choses, vraiment ? Le pire, c’est qu’elle lui manquait, chaque
retour à Amiens était un déchirement…
Une rage sourde montait en lui, mobilisait tout son être, interpellait tous
ses sens. Son cœur cognait violemment dans sa poitrine, comme s’il voulait
lui aussi participer au réveil de sa conscience. La réalité brusque de
l’attentat devenait le catalyseur de toute cette vie qui bouillonnait en lui.
Mais était-il juste de faire payer le prix fort, y compris à des hommes qui ne
faisaient que suivre les directives de leurs supérieurs ? Les images de
l’individu en feu tournaient en boucle dans sa tête et les cris d’épouvante
résonnaient encore dans ses oreilles.
Il se sentait incapable de faire des choses pareilles.
Pourtant, le mobile de ceux que les Allemands appelaient des
terroristes apparaissait de plus en plus limpide pour Paul.
Et ils n’étaient pas des terroristes.
Ils étaient ses compatriotes, de simples citoyens français qui avaient pris
les armes par nécessité plus que par choix. Ils luttaient pour une des causes
les plus légitimes qu’il soit : reconquérir les libertés injustement supprimées
par l’Allemagne nazie.
Paul n’était pas le seul à avoir fait l’objet de l’intimidation de la caste
dirigeante de ce parti, qui, galvanisée par la doctrine d’Hitler quant à
l’appartenance du peuple allemand à la race supérieure, s’octroyait le droit
de soumettre tout individu à leur vision du monde. La France entière,
d’ailleurs, était à genoux, bafouée par le gouvernement de Vichy qui, sous
prétexte de sauver le pays, avait signé l’armistice de la honte. En cédant la
moitié du territoire français, Pétain avait facilement courbé l’échine et
Hitler réalisait maintenant ses rêves de conquête totale, et prenait sa
revanche sur la défaite du précédent conflit. N’avait-il pas d’ailleurs fait
exploser le monument qui, en forêt de Rethondes, à l’endroit même où fut
signé l’armistice de la Première Guerre mondiale, évoquait « l’orgueil
criminel de l’Empire allemand vaincu par les peuples qu’il voulait
asservir » ?
Comment avait-on pu se laisser berner à ce point ?
Rien ne pouvait plus arrêter cet homme.
Oui, mais tous les Français n’étaient pas à genoux.
Et Paul venait d’assister à l’une des plus éclatantes manifestations de ce
refus.
Il comprenait désormais clairement quelle était la cause servie, cet intérêt
supérieur qu’il y avait à libérer la France du joug nazi et qui
malheureusement ne pouvait faire l’économie de dommages collatéraux.
Toutefois, il ne se voyait pas prendre les armes. Enfin, pas si cela était
évitable.
Mais il entrevoyait désormais toutes les autres possibilités qui s’offraient
à lui, tous les chemins qui leur permettraient, à lui et à ceux de ses amis qui
voudraient bien le suivre, de ne plus se soumettre, et d’agir. Et tout cela,
c’était auprès de Cécile qu’il voulait le faire.
15
Le réseau Phénix
Garage Blondel, Amiens, mardi 12 janvier 1943

– Désolé, je n’ai aucune envie d’être un assassin…


– Mais je le sais ça, Jean, et moi non plus d’ailleurs ! Ce qui s’est passé
au Royal est affreux, et cela m’a profondément choqué… Dans tous ceux
qui sont morts là-bas, il y avait certainement de simples soldats qui ne
faisaient qu’obéir aux ordres, sans pour autant adhérer à cette folie qu’est le
nazisme. Mais cette folie existe bel et bien, je pense que là-dessus tu es
d’accord avec moi, non ?
– Évidemment, quelle question ! Et toi, tu veux répondre à la folie par
une autre folie, c’est ça ? Mais que veux-tu que nous fassions, bon sang ?
Je ne suis qu’un simple mécanicien qui a encore des tas de choses à
apprendre et toi tu bricoles dans l’horlogerie, je ne vois pas en quoi nos
misérables petites personnes ­pourraient se rendre utiles ! Tiens, passe-moi
la clé de douze. Ah, je ne m’en sors pas avec cette saleté de carburateur !
– Tu te trompes. Je ne te connais pas depuis longtemps mais j’en sais
assez sur toi pour savoir que tu es quelqu’un de solide et très ingénieux,
bien plus que ton père d’ailleurs !
– Je ne te permets pas de parler de lui sur ce ton-là, somma Jean en
pointant son outil vers Paul, le visage vide d’expression tout à coup.
– Mais c’est la vérité ! Je l’ai vu faire la fois dernière avec le client de la
Citroën, il n’a pas ta capacité d’analyse, ta patience, ta passion ! Ton père
est dépassé par ton talent Jean, c’est juste dommage qu’il ne sache pas le
reconnaître… Quant à moi, j’ai appris beaucoup de choses sur les
Allemands en faisant le mariole pour cet enfoiré d’Hammerstein, cela
m’aura au moins servi à cela…
– Écoute Paul, je t’aime bien mais c’est quoi ton plan ? Tu veux aller
faire pipi dans leurs gourdes ? Leur envoyer des lettres anonymes pour leur
dire que ce sont des vilains ? Laissons les grands de ce monde faire leur
boulot, les Alliés finiront bien par trouver le moyen d’anéantir cette
saloperie de Führer !
– Justement mon Jeannot ! Tu veux rester les bras croisés en attendant ?
Tu ne crois pas qu’il faut leur préparer le terrain aux Amerloques ? Tu n’as
pas envie de rendre ton père fier de toi ? Je comprends ton sarcasme, je
croyais me rebeller en crachant dans leur soupe mais j’étais mort de trouille
en réalité ! Aujourd’hui j’ai toujours peur, mais je ne veux plus que cette
peur guide ma vie. Je veux en faire quelque chose, et j’ai compris que je n’y
arriverai pas tout seul. Je ne veux pas tuer, tu m’entends ? Je suis sûr qu’il y
a d’autres moyens de pourrir la vie des troupes allemandes, et surtout
d’aider la France Libre et les Alliés en luttant sur le terrain. D’autres le font
déjà, et crois-moi, ce ne sont pas des soldats ! Pourquoi pas nous ? Ils font
ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, avec ce qu’ils sont. Pas besoin d’être
gradé pour transmettre une information, piller une réserve de nourriture
allemande ou crever un pneu. Il faut juste y croire, croire que toutes ces
actions, aussi petites et locales soient-elles, peuvent finir par essouffler la
machine de guerre allemande si elles sont bien ciblées et organisées. Alcide
m’a fait comprendre la fois dernière qu’il connaissait un gars qui avait des
contacts avec un mouvement de résistance, je n’ai pas saisi la perche qu’il
me tendait alors, mais aujourd’hui c’est ce que je désire plus que tout. Jean,
allons chercher Solange et emmène-nous à Montclairy pour qu’on en
discute tous ensemble, d’accord ?
Durant toute la tirade de son ami, Jean n’avait pas relevé la tête du
moteur de la voiture sur laquelle il était penché. Avec son flegme habituel,
il prit le temps de terminer sa tâche – ce qui parut durer des heures pour
Paul –, avant de relever un visage impassible et d’ouvrir enfin la bouche.
– OK, je vous emmène. Après tout, cela fait bientôt trois semaines que
nous n’y sommes pas allés… Mais je n’ai pas dit que je ferai quoi que ce
soit, c’est compris ?
– Oui, pas de souci, fais-moi confiance, promit Paul en élargissant son
sourire, jubilant intérieurement d’avoir réussi à trouver l’argument qui ferait
mouche auprès de Jean : son père. Il se sentait comme une étincelle prête à
mettre le feu aux poudres. Il allait enfin pouvoir vraiment agir. Et retrouver
Cécile.
Le soleil d’hiver effleurait du bout de ses rayons la brume ondulante dans
une danse sensuelle qui tantôt dévoilait impudiquement les sillons de terre
brune pris dans le givre, tantôt rabattait les rideaux de ouate sur le paysage
pour mieux en préserver le mystère. Malgré l’heure avancée dans la
matinée, le brouillard persistait à coloniser le bas de la vallée de la Selle, et
c’est un village de Montclairy encore nimbé de blanc que traversa la
camionnette pour emprunter la rue de l’église qui grimpait jusqu’au
château. Quelle ne fut pas la surprise des passagers d’être soudain
éclaboussés de soleil une fois parvenus en haut ! Le château, bijou massif
posé sur son écrin de nuages, bombait son torse de pierre et se hissait sur la
pointe de ses fondations vers le ciel, relevant fièrement le menton devant la
brume qui voulait l’engloutir. À l’instar de tous ceux qu’il abritait, il voulait
en découdre lui aussi.
Les effusions des retrouvailles furent brèves.
Une accolade appuyée, un regard soutenu et un sourire entendu leur
suffirent à retrouver le fil de ce lien invisible qui les unissait déjà tant tous
les cinq.
L’heure était solennelle.
Alcide les conduisit dans le grand salon, celui qui servait autrefois de
salle d’armes au général Juchault de Lamoricière.
Solange et Cécile, qui peinaient à se lâcher la main après cette longue
période sans se voir, prirent place toutes les deux dans le grand sofa de
velours vert tandis que les garçons s’installèrent chacun dans une des
bergères Louis XV. Paul ferma les yeux un instant pour détacher son regard
qui s’aiguillait toujours naturellement vers Cécile, puis inspira
profondément avant de s’adresser à tous.
En cet instant précis, toute trace de doute s’était définitivement évaporée.
Il savait ce qu’il avait à leur dire.
Il ne dissimula aucune information, même celles dont il était le moins
fier, et se contenta d’exposer ce qui lui paraissait comme une évidence.
Il évoqua son travail au service d’Hammerstein, l’attentat du Royal, le
tournant que la guerre était en train de prendre, avec d’un côté les divisions
de la Wehrmacht qui subissaient l’échec de la bataille de Stalingrad en
URSS, fragilisant ainsi leur prétendue domination, mais de l’autre Hitler
qui avait bafoué une bonne fois pour toutes les accords du régime de Vichy
en piétinant la ligne de démarcation et en envahissant la zone libre
française.
– Le gouvernement a donné les clés du pays à l’Allemagne, et le pire,
c’est que des Français comme nous se laissent éblouir par la gloire de
l’empire nazi qui a envahi nos journaux et nos radios avec cette foutue
Propagandastaffel ! En réalité, tous ceux désormais qui ne vont pas dans le
sens du Reich vont contre le Reich, et sont susceptibles dès lors d’être
dénoncés par leurs propres concitoyens, arrêtés par leur propre police,
condamnés par leur propre justice. Mes amis, c’est tout le pays qui est
gangréné, alors allons-nous rester ici les bras croisés ? J’ai moi-même cédé
à la peur et à l’immobilisme, mais c’est terminé. Dans le fond, je crois que
cela fait longtemps que nous avons choisi de dire « non ». Solange, ta copie
blanche au sujet du maréchal Pétain ne signifiait-elle pas « non » ? Et toi
Jean, n’as-tu pas formulé un « non » en allant mettre à l’abri la Bugatti en
zone libre ? Alcide, tu as clairement affiché ta réponse en accueillant
Cécile, qui de son côté a exprimé le plus courageux des « non » en refusant
le sort qui lui était destiné…
Une larme perla sur la joue de la jeune fille.
– Je sais ce que vous allez me dire : la répression n’a jamais été aussi
forte et c’est désormais le poteau d’exécution qui attend tous ceux qui
s’opposent de près ou de loin au régime si la Gestapo leur met la main
dessus. Mais considérez une chose : aujourd’hui, même en étant innocent,
le simple fait d’être étranger, franc-maçon, communiste ou juif constitue un
motif d’arrestation. Alors qui la Milice pourrait-elle encore traquer
demain ? Les agitateurs d’idées peut-être ? Écrivains, journalistes, artistes,
responsables politiques ? Ou les plus faibles ? Personnes âgées ou
handicapées, malades de longue date, analphabètes ? Qui sait ?
Paul marqua une courte pause pour laisser ses paroles se diffuser dans les
esprits.
– Ce n’est peut-être pas un hasard si nos chemins se sont croisés, nous ne
sommes certes pas très expérimentés mais notre jeunesse peut jouer pour
nous. Alcide connaît une personne déjà infiltrée dans un réseau de
résistants, qui va pouvoir nous former et pourquoi pas nous confier des
tâches à accomplir. Alors, prêts à devenir les petites mains de la patrie ?
Prêts à agir dans l’ombre pour que le drapeau tricolore chasse la croix
gammée et que nous puissions graver de nouveau sur les murs de nos
mairies « Liberté, égalité, fraternité » ? Si vous ne le faites pas pour moi ou
pour la France, faites-le au moins pour Cécile…
Un applaudissement nonchalant brisa la bulle d’émotion dans laquelle ils
étaient plongés.
Trois visages surpris pivotèrent brusquement vers l’intrusion sonore,
suivis par Alcide et Cécile, qui ne semblaient pas plus étonnés que cela.
Un jeune homme à peine plus âgé qu’eux mais dont tout air juvénile avait
déjà fui le visage se tenait dans l’embrasure de la porte menant au couloir,
épaule appuyée contre le chambranle, sourcils remontés et grimace
d’admiration moqueuse. Il ne semblait pas décidé à cesser de frapper dans
ses mains, et dodelinait de la tête en faisant mine d’acquiescer aux mots de
Paul, dont les poils commençaient à se dresser de vexation devant cette
attitude provocatrice.
– Alors là, bravo l’artiste ! On croirait entendre le général ! Alcide, je
n’imaginais pas que tu puisses me trouver des recrues aussi… enflammées !
La voix de l’inconnu résonnait comme un piano désaccordé dans la pièce
aux murs couverts de sabres et autres armes parfaitement alignés, sa
dissonance caverneuse allant se perdre sous les hauteurs des plafonds
moulurés. Mais cette fêlure n’atténuait pas son timbre chaud et enveloppant
qui ne laissait personne indifférent.
Surtout pas les filles.
Paul remarqua leur regard captivé par le nouvel arrivant.
– Mais c’est qui lui ? Tu le connais Alcide ? Et toi Cécile ? lâcha-t-il d’un
ton plus dédaigneux qu’il ne l’aurait voulu.
– Oui, mon cher, je le connais même très bien et ce depuis les bancs de
l’école maternelle ! En revanche, ne t’en prends pas à Cécile, elle n’avait
pas la moindre idée de qui était réellement cet individu qu’elle côtoie
depuis plusieurs jours déjà. Mes chers amis, laissez-moi vous présenter
Charles. Charles, voici nos nouveaux compagnons d’armes : Solange, Paul
et Jean.
– Compagnons d’armes ? Hors de question ! Moi je suis juste venu
conduire Solange et Paul mais je n’ai jamais dit que je ferai quoi que ce
soit ! protesta Jean.
Solange, émoustillée par le magnétisme du nouvel arrivant, en profita
pour placer son pion de jolie blonde. Elle leva les yeux au ciel et regroupa
toute la maturité possible pour afficher un air concerné, mais ne put
s’empêcher de minauder.
– Mais enfin Jean, Paul a raison, il faut se rendre à l’évidence. Nous
survivons plus que nous vivons, avec à peine de quoi manger et sans savoir
comment la situation va évoluer. Moi je vous le dis tout de suite, je refuse
que l’allemand remplace ma langue maternelle ! Je veux retrouver ma
France d’avant, celle des champs de blé et de la bonne odeur des
boulangeries où cuit le pain à l’aube, sans devoir me contenter des miettes !
Je veux de nouveau marcher librement dans la rue jusqu’à l’heure qui me
chante en m’émerveillant devant les vitrines des magasins. Et surtout je
veux que Cécile retrouve ses parents… Moi, je suis des vôtres, et j’ai
confiance en vous. Je sais que ni Paul ni Alcide ne nous feraient accomplir
des choses hors de notre portée. Et vous non plus je l’espère, Charles, finit-
elle par dire, se tournant enfin vers l’objet de sa convoitise en papillonnant
des paupières. Par contre, je pense qu’il faut briser la glace et se tutoyer tout
de suite. En tout cas je suis ravie de faire ta connaissance !
Charles, amusé par la grande ingénuité de la jeune fille, lui sourit
poliment et se contenta d’incliner la tête en guise d’assentiment.
– Mais viens donc t’asseoir près de nous Charles, je pense que nos amis
ont besoin d’être éclairés, voire rassurés, précisa Alcide en adressant un clin
d’œil à Jean.
Charles s’avança, les mains dans les poches de son pantalon de treillis,
dont les sangles resserrant le bas des jambes accentuaient sa stature. Il avait
la démarche féline et souple de celui qui sait d’où il vient et où il va, et le
bruit sourd de ses crampons sur le parquet filait presque le frisson. Son
visage émergeait du col relevé d’un caban de laine marine, et sa peau tannée
par les heures passées à l’extérieur et les mille vies déjà vécues lui donnait
un charme absolument irrésistible. Ses arcades sourcilières légèrement
proéminentes renforçaient l’acier de ses yeux, qui allaient lentement d’un
visage à l’autre, ferrant chacun et chacune silencieusement.
Surtout les filles.
Paul fulminait intérieurement.
– Très bien, alors enchanté, Charles, siffla-t-il entre ses dents, le visage
fermé. Je suppose qu’il nous faut ouvrir grandes nos oreilles pour bénéficier
de ta précieuse expérience de maquisard en terre picarde…
Charles s’immobilisa, une main sur le fauteuil dans lequel il s’apprêtait à
s’asseoir.
Ils se toisèrent dans un silence qui s’épaississait à chaque seconde.
Tout à coup, Charles plongea l’autre main dans la poche arrière de son
pantalon et, en un éclair, braqua son arme de poing vers Paul.

Paul était livide. Plus personne n’osait bouger.


Alors, imperceptiblement, le visage de Charles commença à se décrisper,
à se tordre en une étrange grimace, avant qu’il ne laisse échapper un rire
tonitruant et qu’il se décide enfin à baisser son arme. Dans un mouvement
souple, il la lança à Paul, qui eut tout juste le temps de la rattraper au vol, et
s’affala dans le fauteuil, encore secoué de son fou rire.
– Allez, finie, la rigolade, on va passer aux choses sérieuses maintenant,
déclara-t-il en glissant rapidement les deux mains dans ses cheveux plaqués
de gomina. Mon gars, tu as entre les mains un Colt M1911 en parfait état de
marche, mais inutile de le braquer sur moi, il n’est pas chargé. Vas-y je t’en
prie, tu peux le manipuler, t’habituer à sa présence. Vous tous aussi
d’ailleurs, car je vous le dis, ce joujou va devenir votre meilleur ami. Votre
assurance vie. Votre carte maîtresse aussi. Mais je vous expliquerai tout ça
plus tard, d’accord ?
Toutes les têtes opinèrent sauf une.
– Attends un peu là, il me semblait avoir été clair tout à l’heure. Moi je
ne touche pas aux armes, je voulais juste qu’on m’explique comment les
choses se passent…
– Comment les choses se passent… Jean, c’est ça ? Oh mais bien sûr, j’ai
justement préparé une leçon sur l’art de devenir un parfait petit résistant,
j’espère que tu as de quoi prendre des notes, s’esclaffa-t-il. Il n’y a qu’une
seule chose à comprendre mon gars. Une seule question à se poser : tu veux
que tout ce merdier s’arrête, oui ou non ?
– Euh… oui, bien sûr.
– Alors ta place est avec nous. Point barre. Mais bon, je vais éclairer un
peu vos lanternes quand même.
Charles se releva, se débarrassa de son caban et tenta de surmonter son
exaspération devant tant d’amateurisme. Après tout, lui aussi avait eu son
mentor lorsqu’il avait rallié le réseau et qu’il ignorait tout de la réalité de
l’armée des ombres. Lui aussi avait bénéficié de l’expérience et surtout de
la patience de son chef avant d’être lancé sur le terrain. Il avait parcouru
tant de chemin depuis que cela lui semblait une éternité, mais il ne devait
pas oublier ses débuts. La seule chose sur laquelle il avait voulu les tester
était le désir d’y aller. L’envie d’en découdre. Ce Paul avait l’air aussi
déterminé que lui au départ, et les autres étaient disposés à le suivre. Cela
suffirait. De toute façon, il n’avait pas le choix. Il fallait d’autres recrues.
Et vite.
Alors il se lança.
Sans aucune trace d’émotion, à part peut-être celle de la rage contenue, il
raconta ses trois frères aînés partis au front et dont on n’avait plus de
nouvelles, sa mère dévastée par leur absence, son père se tuant à la tâche
pour maintenir l’exploitation ­céréalière de la famille, régulièrement pillée
par les Allemands. Il avait bien essayé de le convaincre de s’insurger mais
ce dernier craignait tant les représailles qu’il se contentait de livrer
docilement la plus grande partie de ses récoltes à l’ennemi.
Au début de la guerre, Charles était resté à ses côtés, mais cet
immobilisme, mêlé à la douleur grandissante de sa mère, lui était de plus en
plus insupportable. Jusqu’au jour où il rencontra Max, le chef du réseau
auquel il appartenait aujourd’hui. Le discours sans concession du
charismatique ancien militaire plut immédiatement à Charles, qui adhéra
corps et âme à la cause résistante. Max, dont il ne connaissait pas la
véritable identité puisqu’il ne se faisait appeler que par son pseudonyme, lui
apprit tout, augmentant progressivement son niveau de responsabilité.
Son premier rôle au sein du réseau fut d’être agent de liaison. Il devait
transmettre aux groupes éparpillés dans les fermes environnantes des
messages ­– dissimulés dans le cadre de son vélo –, afin de coordonner les
actions. Éxalté par l’importance de la mission et par le danger de se faire
arrêter, Charles pédalait comme un fou lors de ses premières sorties.
Toutefois, il se lassa bien vite de ce rôle de coursier, et demanda à prendre
part à des actions plus importantes.
Max lui proposa alors de faire le guet à l’occasion de plusieurs
opérations ; il surveilla ainsi la porte d’entrée d’une mairie pendant que ses
collègues étaient en train de piller la réserve de tickets de rationnement
réservée aux élus collaborasionnistes, fit les cent pas sur le parking d’un
restaurant alors que d’autres crevaient tous les pneus des véhicules
allemands qui s’y trouvaient, scruta l’horizon pendant l’installation d’un
explosif sur une voie ferrée.
Cette dernière opération échoua, et Charles en profita pour saisir sa
chance.
Son grand-père, autrefois à la tête de l’exploitation familiale, était devenu
un expert en matière d’explosifs artisanaux, qu’il utilisait principalement
pour pulvériser les rochers qui gênaient la culture de certains champs.
Il notait scrupuleusement dans un cahier le matériel utilisé ainsi que les
dosages, à adapter en fonction de la taille et du poids de la cible visée.
Il avait même étendu ce savoir-faire à des micro-bombes explosant à
intervalles réguliers dans ses champs pour faire fuir les oiseaux et autres
indésirables qui venaient dévorer les plantations. Charles avait toujours
admiré ce talent d’artificier, qu’il avait observé des années durant jusqu’au
décès de l’aïeul.
Avant de partir, celui-ci avait confié son précieux cahier à son petit-fils,
qui voyait enfin l’occasion de mettre en pratique tout ce savoir-faire dont il
avait hérité. Secrètement, il s’entraîna à jouer au petit chimiste jusqu’à ce
qu’il soit prêt à faire une démonstration à Max. Il pulvérisa boîtes de
conserve, vieux bidons et bientôt vieilles carcasses de voitures jusqu’à la
perfection du dosage.
Et il fit mouche auprès de Max.
De manière si efficace que ce dernier lui accorda le Graal : créer son
propre réseau pour mener ses propres opérations.
Et c’était cette occasion unique qu’il souhaitait leur offrir aujourd’hui.
– Donc, en gros, si je résume bien, tu nous demandes d’aller jouer aux
apprentis terroristes alors que notre moyenne d’âge dépasse à peine dix-sept
ans, souffla Jean, estomaqué.
– N’utilise pas des mots que tu ne connais pas, articula Charles en serrant
la mâchoire, sévère. Qui sont les terroristes dans l’histoire, hein ? Combien
sont déjà morts sous leurs balles ? Nos cibles seront uniquement des trains
de transport de marchandises ou d’armes destinées aux Boches. Objectif
zéro victime civile, mais un maximum de bâtons dans les roues de ces
enfoirés. Et rassurez-vous, c’est moi qui manipulerai les explosifs, c’est
ailleurs que j’ai besoin de vous. Une opération comme celle-ci nécessite des
semaines de repérage, une collecte d’informations et d’autres micro-actions
qui sont nécessaires à sa réussite. Et bien évidemment, je n’enverrai aucun
de vous sur le terrain si je sens qu’il n’est pas prêt. Mais j’arrête là mon
topo. Je ne suis pas là pour vous forcer la main. C’est à vous de décider si
vous voulez participer au soulèvement de la nation contre l’envahisseur, à
vous de savoir qui vous avez envie de devenir. Moi j’ai fait mon boulot, et
maintenant je n’ai plus de temps à perdre. Alors pour ceux qui veulent bien
me suivre, j’ai déjà prévu un premier atelier. Pour les autres, plus rien ne
vous retient, à condition de rester discrets. Dans le cas contraire, on saura
vous retrouver…
– Moi j’en suis ! bondit Solange, déterminée.
– Pour ma part, je n’ai pas changé d’avis Charles, tu le sais bien. Compte
sur moi, affirma Alcide.
– Je n’ai pas fait tout ce chemin pour reculer aujourd’hui, je n’ai jamais
été aussi prêt à servir la cause, mais à une seule condition : je refuse que
Cécile soit exposée à de trop grands risques, elle n’échappera pas deux fois
à un arrestation et…
– Paul, je suis assez grande pour décider seule de mon sort, le coupa
Cécile doucement mais fermement. Je suis bien évidemment des vôtres, et
ce sans condition.
Paul se renfrogna et les visages se tournèrent alors vers Jean.
– Jean, il me semble qu’il ne manque plus que toi, tenta Charles.
–…
– Dans le fond tu veux y aller, alors sors de ton petit confort et viens.
Charles se retira sans plus attendre, et un à un les autres le suivirent. Jean
resta prostré sur son fauteuil, et après cinq bonnes minutes, il se leva en
soupirant pour les rejoindre.
Ils formèrent un demi-cercle autour d’un des guéridons de la majestueuse
entrée, et Charles attendit encore un instant que Jean les rejoigne en traînant
des pieds.
Il scruta les visages pour être certain de l’attention générale et, sans les
quitter des yeux, se baissa pour glisser la main dans le guêtron de cuir de
ses chaussures montantes afin d’en sortir délicatement une lame et de la
poser sur le guéridon, juste à côté d’un cahier d’écolier.
Chacun retenait son souffle.
– Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous voulez vous mettre
au service de la patrie, qui ne demande pas mieux. Mais j’ai besoin de votre
loyauté. Entière et définitive. À partir de maintenant, tout ce qui sera dit ou
fait ne devra jamais être divulgué à d’autres personnes que nous six. Jamais,
vous m’entendez ? Même vos parents ne doivent pas connaître vos
activités, au risque que vous les mettiez en danger. Seul le père d’Alcide est
au courant. Il est suffisamment haut placé pour éviter les visites indésirables
et a permis que nous installions notre quartier général ici au château.
La question ne se pose pas pour Alcide et pour Cécile bien sûr, mais vous
autres, êtes-vous prêts à inventer une couverture pour pouvoir vous libérer
et nous rejoindre régulièrement ?
– Moi je n’ai plus d’engagement sur Amiens, je peux même rester ici si
besoin, se lança Paul, tout aussi déterminé à se rendre utile qu’à
chaperonner Cécile qu’il ne voulait pas laisser seule avec ce Charles.
– Mes parents sont déjà morts de trouille quand on vient rendre visite à
Cécile le samedi… Il va falloir que je prétende aller en cours, pour qu’ils ne
se doutent de rien, mais je ne sais pas comment justifier mon absence au
lycée… Cela dit je sais très bien imiter la signature de mon père. Je peux
probablement écrire une lettre au proviseur qui stipulera que mes parents
ont besoin de moi à la brasserie pour faire face à la fréquentation en hausse
de la clientèle allemande. Il ne pourra que s’en réjouir, il est tellement
vendu à Vichy celui-là ! s’amusa Solange. En revanche, il n’y a que toi Jean
qui puisses nous aider à faire la navette.
– Jean, il suffit que tu t’inventes des clients à dépanner dans les
communes avoisinantes, et je suis sûr que ton père te laissera partir.
Le mien te dédommagera s’il te demande de rendre des comptes. Mais, tout
comme Solange, il vaut mieux que tes parents ne soient pas au courant…
– Bon, si je comprends bien vous avez tout préparé derrière mon dos et je
suis obligé d’accepter en gros !
– Non Jean, je t’assure qu’on essaie juste de trouver des solutions
ensemble. Mais tu vois bien que ta présence est indispensable…
– D’accord, d’accord. Annonce la couleur Charles !
– À la bonne heure ! Alors si tout le monde est prêt, je voudrais que vous
lisiez ceci.
Charles ouvrit le cahier et les laissa parcourir le texte qu’il avait noté au
préalable :
« Je jure et promets sur mon honneur de garder fermement tous les
secrets du réseau …, et d’exécuter toutes les décisions prises en commun.
Je promets de consacrer toutes mes forces et toute mon intelligence au
service de notre cause. Je consens, si je devais me parjurer, à être rayé de la
société des honnêtes gens et des Français, et à être considéré comme un
sujet sans honneur. »
– Fichtre, c’est du sérieux ton truc là ! reconnut Solange. Et les trois
petits points, qu’est-ce que cela signifie ?
– Que vous allez devoir trouver un nom à notre réseau. Je vous laisse
choisir car je veux que ce nom ait du sens pour vous. Vous n’êtes pas
obligés de trouver dans l’immédiat, on peut le rajouter après. Pour l’heure,
j’ai besoin de votre signature, mais la démarche est un peu spéciale je vous
préviens. Vous allez mettre vos initiales sous le texte, ainsi que ça.
Sans leur laisser le temps de réfléchir, il prit le couteau, s’entailla le bout
du doigt d’où commença alors à perler du sang, et imprima son empreinte
sur le cahier.
– À vous maintenant.
Avec plus ou moins d’appréhension, chacun se plia à la démarche et tous
sans exception ressentaient désormais un puissant sentiment
d’appartenance, un désir fort d’engagement ne serait-ce que les uns vis-à-
vis des autres. Ce cahier devait rendre compte de toutes leurs actions
passées et à venir, et collecter toutes les copies des documents qui
passeraient entre leurs mains. Il fallait qu’il soit disponible à chaque instant
pour que chaque membre du réseau puisse le consulter ou le compléter.
Le moindre déplacement devait être noté au préalable, avec la date, l’heure
et les initiales de la personne concernée afin que l’on puisse remonter vers
elle en cas de problème. Et puis, cela en faisait un témoin unique qui
pourrait traverser les années sans défaut de mémoire, et cela Charles y
tenait beaucoup.
Il referma le cahier et les fit sortir dans le parc après avoir hissé sur son
dos un petit sac de jute dans lequel de la ferraille semblait s’entrechoquer.
La brume en contrebas n’était pas encore dissipée, la vallée semblait être
décidée à la retenir prisonnière jusqu’au soir. Le jour déclinait un peu
d’ailleurs, mais le soleil enflammait encore la partie haute du parc.
Ils s’approchèrent d’un tas de boîtes de conserve et d’une table sur
laquelle Charles déversa le contenu de son sac. Des armes de poing.
Un Colt qu’il confia à Alcide, deux revolvers plus légers pour les filles et
deux Destroyer français qui atterrirent dans les mains de Paul et de Jean.
La scène était cocasse. Hormis Alcide qui s’entraînait déjà à coincer
l’arme dans sa ceinture, les autres contemplaient l’objet dans leur paume
ouverte, fascinés. Charles soupira en son for intérieur, mais une fois encore,
il prit sur lui pour tenter de détendre un peu ses novices.
Les deux heures suivantes passèrent en un éclair.
Charles leur expliqua comment charger leur arme, la tenir correctement,
éviter de trembler, contenir le mouvement de recul et surtout tenter de viser
juste. Ce fut laborieux, mais à la fin de la séance, chacun avait réussi à
atteindre au moins une boîte de conserve dans un cri de joie tribal. Ils
commençaient à y prendre goût, c’était inévitable, réalisa Charles.
Normal, cela lui avait fait le même effet.
Ils auraient donc la même mise en garde.
Après avoir adressé un clin d’œil discret à Alcide, il leur proposa un
exercice.
Jean devait se mettre en face d’Alcide, Solange en face de Cécile et Paul
en face de Charles.
Le silence s’installa pendant qu’ils se toisaient deux par deux. Charles
donna le signal à Alcide en sifflant, et ils administrèrent tous les deux à leur
voisin d’en face une monumentale gifle.
Paul bondit sur Charles tandis que Jean se tenait la joue, tout aussi
médusé que les filles qui les observaient. Charles ne put s’empêcher
d’éclater de rire, ce qui décupla la rage de Paul dont les coups avaient du
mal à parvenir à leur destinataire qui, de toute évidence, savait esquiver
avec brio.
– Arrête, Paul, calme-toi ! Calme-toi, et laisse-moi t’expliquer, tenta de
l’apaiser Charles qui avait réussi à le bloquer entre ses bras. Je voulais vous
impressionner pour que vous vous souveniez de ce que je vais vous dire.
Max m’a fait la même chose et je peux vous assurer que je n’ai pas oublié.
Je peux te lâcher maintenant ? Tu es prêt à écouter ?
Paul s’arracha de son étreinte et s’éloigna un peu, encore sous tension de
cette rage qui montait en lui depuis le début de la journée déjà. Il finit par se
retourner, bravache. Les autres étaient tout ouïe.
– Je ne le répéterai pas deux fois. Cette arme je vous la confie. Elle est
votre carte maîtresse, celle qui ne doit être sortie qu’en cas d’extrême
nécessité. En cas de dernier recours. C’est-à-dire qu’elle ne doit servir que
si l’un de vous est en danger de mort avéré. Ne devenez pas des assassins.
Ne de-ve-nez pas des assassins, c’est compris ?
Ils hochèrent tous la tête machinalement.

Oui, ils avaient compris.


Le soleil avait disparu derrière la lisière de la forêt et ils commençaient à
regrouper le matériel sans desserrer les dents quand Cécile s’exclama :
– Phénix !
– Quoi, Phénix ?
– Et si on l’appelait « le réseau Phénix » ? Mon père me faisait rêver
petite quand il me parlait de la légende de cet oiseau fabuleux, vous savez
celui qui a le pouvoir de renaître de ses cendres. J’y croyais dur comme fer
quand j’étais petite. Il me disait qu’il n’existait jamais qu’un seul Phénix à
la fois, qu’il vivait très longtemps, parfois jusqu’à cinq cents ans. Le Phénix
se reproduisait lui-même : quand il sentait sa fin venir, il construisait un nid
de branches aromatiques et d’encens, y mettait le feu, il battait des ailes
pour attiser les flammes et se consumait dans le brasier. Une fois qu’il était
réduit en cendres, un oisillon en renaissait. Vous ne trouvez pas cela
extraordinaire ?
Tous avaient les yeux écarquillés d’entendre Cécile s’animer ainsi, elle
qui était si discrète habituellement.
– Eh bien, va pour Phénix, trancha Charles.
– Vive le réseau Phénix ! vociféra Solange en étouffant presque son amie
dans ses bras.
L’oisillon venait de naître.
16
Journal intime de Cécile
Château de Montclairy, dimanche 2 mai 1943

Cela fera bientôt un an que vous n’êtes plus là.


Comme j’aimerais que vous soyez à mes côtés, aujourd’hui plus que tous
les autres jours ! L’opération de sabotage est pour demain, j’en ai eu la
confirmation par TSF ce matin ; la phrase dont nous avions convenu avec
les autres groupes, « Les alouettes ont fait leurs nids », a été répétée deux
fois. Mon cœur s’est mis à battre très fort, et je l’ai retranscrite pour être
sûre que j’avais bien compris. Au départ, je reconnais que j’ai protesté
lorsque le réseau a décidé que je resterais à demeure au château pour plus
de sécurité, et serais ainsi responsable des émissions et réceptions des
messages codés. Puis j’ai pris goût à cette montée d’adrénaline qui grimpe
lorsqu’un message me parvient soudainement et que je dois le traiter au
plus vite. Vous vous rendez compte que je suis responsable de toutes les -­
transmissions de la zone, et que c’est moi qui dois ensuite répercuter les
messages aux autres groupes ? Bon, ce n’est pas moi qui les apporte en
main propre ensuite, cette tâche a été confiée à Jean, mais tout de même, je
ne dois pas me tromper, et cela ne fait pas si longtemps que je maîtrise le
morse !
Et cette fois le message concerne Phénix…
Papa, maman, bien sûr que vous me manquez mais je dois faire sans
vous chaque jour et je dois bien avouer que le réseau est devenu un peu
comme ma famille. Nous faisons équipe et prenons soin les uns des autres,
même Charles, qui ne fait que montrer sa carapace de gros dur mais qui est
quelqu’un de bon j’en suis sûre. Il ne nous a pas tout dit mais j’imagine
qu’il a vécu des choses traumatisantes depuis le début de la guerre, je
pense même qu’il a dû tuer un homme, voire plusieurs. Il est comme…
désenchanté. Sa cicatrice sur la joue m’intrigue mais je n’ose pas lui
demander ce que c’est. Il se dégage de tout son être une aura qui hypnotise.
D’ailleurs, Solange n’est plus la même depuis qu’il est parmi nous. Si vous
la voyiez ! Vous la connaissiez légère et papillonnante, mais cette attitude
n’étant pas toujours du goût de Charles, elle s’est inventé une gravité dans
les gestes et les paroles assez amusante à voir ! Je crois qu’elle ferait
n’importe quoi pour qu’il la remarque enfin…
Et je ne sais si c’est pour la faire s’éloigner mais Charles se montre
beaucoup plus prévenant avec moi, ce qui me gêne car cela rend fou non
seulement mon Pilou, mais aussi Lange qui me fait des scènes de jalousie !
Je crois qu’elle est très amoureuse.
De mon côté, je dois bien vous avouer que c’est pour Paul que mon cœur
bat. Je suis touchée que les autres me témoignent autant d’égards et
d’affection, mais c’est toujours dans ses bras que j’ai envie de me blottir.
Depuis le premier jour. Et pourquoi pas jusqu’au dernier. Le temps n’existe
plus quand je suis près de lui. Paul, mon ami, mon âme, mon… amour ?
Hier soir, alors que nous rangions tous les deux la cuisine après le dîner et
qu’il essuyait la table, il a suspendu son geste et s’est approché de moi.
Et là, doucement mais sans hésitation ses lèvres sont venues se poser sur les
miennes dans un élan si délicat que j’ai entrevu des étoiles derrière mes
yeux clos. Le père d’Alcide a fait irruption dans la cuisine, nous faisant
sursauter, coupant court à notre idylle mais elle existe désormais. Ce baiser
en a ouvert l’accès et je ne veux plus en sortir. Mais c’est librement que je
veux la vivre. Emmène-moi loin Paul, aime-moi fort. Je m’autorise l’espoir
de ce prochain voyage, de cet amour avec lendemain.
Toutefois il nous faut rester fixés sur notre objectif.
Alors je me concentre sur ma tâche et tente de la faire du mieux possible
pour conjurer le sort, et pour nourrir l’espoir que cette petite goutte d’eau
mêlée aux autres va devenir la vague qui fera enfin changer les choses.
En tout cas, même si l’appréhension est à son comble, nous nous tenons
tous prêts pour l’opération de demain. Nous avons eu beaucoup de mal à
valider la fiabilité des informations, nos sources ayant été parfois
contradictoires. Mais vraisemblablement, c’est bien un train charbonnier
en provenance de Rouen qui va passer aux alentours de quatorze heures en
gare de Montclairy et sera accueilli un kilomètre plus loin par un joli feu
d’artifice concocté par Charles. Il m’a expliqué de quelle manière la roue
de la locomotive va activer le système de déclenchement créé à partir d’une
pile plate reliée à deux fils de cuivre censés se toucher. J’avoue n’avoir pas
tout compris. Puis si cela échoue, une seconde charge d’explosifs attendra
le convoi deux cents mètres plus loin. Les cheminots sont prévenus et
devront s’éjecter de la locomotive avant le premier emplacement. L’objectif
est double : priver les Allemands du précieux chargement de charbon qui,
après hydrogénation, leur fournit une essence très légère avec un très haut
indice d’octane, parfaite pour l’aviation ; mais aussi et surtout paralyser la
ligne Amiens-Rouen, par laquelle transite une grande partie de leurs
convois d’armes, de militaires ou de vivres. Cela devrait causer beaucoup
de dégâts et nous espérons que la circulation ne pourra pas être rétablie
avant au moins une semaine.
C’est drôle, je n’aurais jamais cru qu’un jour tout cela m’intéresserait
mais c’est assez passionnant, et le cahier que le grand-père de Charles lui a
légué est une vraie mine d’or. Il est truffé de schémas réalisés au criterium
très fin et sur lesquels la moindre pièce est annotée, avec une légende qui
indique où se procurer telle ou telle chose. Je dois être la seule à avoir eu le
privilège de mettre mon nez dedans ! Sans le toucher bien sûr, c’est Charles
qui tournait les pages de son précieux manuscrit ! Cela dit, j’ai tout de
même eu le temps de découvrir quelque chose : sur la page intérieure de la
couverture, son grand-père avait inscrit son nom et son prénom comme un
écolier. Jacques Delomel. Charles refuse de nous donner son nom de
famille, pourtant selon toute vraisemblance, je le connais maintenant !
En tout cas, je peux vous dire que j’ai hâte que la journée de demain soit
passée. Si notre mission réussit, l’ancien réseau de Charles pourrait bien
nous en confier de nouvelles, et je ne saurais dire si, au fond de moi, je
préférerais qu’elle échoue ou pas. Mais nos doigts sont dans l’engrenage
désormais, et puisque nous ne pouvons plus reculer, autant avancer sans
hésitation et en y mettant tout ce que nous avons.
Il faut dire que les enjeux de l’action de la Résistance intérieure, c’est-à-
dire nous et tous les autres réseaux qui émaillent la France entière,
changent de jour en jour, voire d’heure en heure. Ah comme cela mobilise
notre énergie et nous effraie tout à la fois ! Je vais vous expliquer. Les Alliés
ont besoin de nous pour préparer le terrain, leur fournir un maximum
d’informations mais aussi organiser le stockage des armes qu’ils
commencent déjà à nous faire parvenir par les airs. Nous sommes en lien
permanent avec la Royal Air Force britannique, qui a prévu d’accélérer le
parachutage à la fois d’hommes, qu’il nous faudra rediriger vers les unités
d’intervention qui se constituent secrètement sur le terrain, mais aussi de
munitions à dissimuler en attendant le jour J. Charles et Alcide ont déjà
trouvé la planque idéale, dont ils connaissent le moindre recoin puisqu’ils y
jouaient souvent enfants : l’ancienne usine de papeterie qui longe la Selle
en contrebas du village.
Notre réseau va devoir arpenter la zone pour débusquer les
emplacements de rampes de lancement de missiles allemands V1, qui visent
Londres et le sud de l’Angleterre, avant de les cartographier et de les
transmettre aux forces britanniques. Vous vous rendez compte de la
responsabilité ? C’est Paul qui va s’en occuper, je suis folle d’inquiétude.
Rien que de partager cela avec vous, je tremble déjà. En un sens, c’est
peut-être mieux que vous n’assistiez pas à tout cela, je vous connais, vous
seriez morts d’appréhension. Mais je veux relever ce défi avec Phénix, je
veux le faire pour vous.
Mon petit papa, je sais que tu détestes la violence et que tu
désapprouverais de me savoir embarquée dans une entreprise aussi
dangereuse. J’ai parfaitement conscience des risques et sais ce qu’il
adviendra si l’un de nous tombe entre les mains de la milice ou de la
Gestapo. Il sera accusé de terrorisme. Il subira un interrogatoire sous la
torture pour livrer le reste de ses camarades, avant d’être abattu d’une
balle dans la tête, quoi qu’il fasse. Vois comme je suis clairvoyante, papa.
Je sais que tu aurais employé des mots plus nuancés pour m’expliquer tout
cela, mais il s’avère que je vois la réalité telle qu’elle est maintenant, de
même que j’essaie de me faire à la réalité de votre sort, même si elle
m’inflige une torture pire que toutes celles auxquelles on pourrait me
soumettre. Nous savons désormais que ce que nous croyions être des camps
de travail sont en réalité des endroits où l’on exécute les personnes juives
par centaines, d’une manière que je ne préfère pas imaginer. Peut-être
même n’êtes-vous déjà plus de ce monde…
Voilà pourquoi, moi qui ai toujours été raisonnable, je vous demande de
me permettre cette inconscience de mes actes, forgée par la trop grande
conscience de ma douleur et de l’horreur qui nous entoure. Je n’ai plus
grand-chose à perdre désormais, et ne trouve de sens à chaque journée que
dans ma contribution au réseau. Et dans ce que nous ressentons l’un pour
l’autre Paul et moi. Phénix représente la seule petite lueur d’espoir que
nous ayons pour l’avenir, car je ne peux imaginer que soit vaine l’action
souterraine de toutes les petites fourmis que nous sommes face à l’ennemi.
J’aime à me dire que le moindre petit mot que je retranscris me rapproche
de la libération prochaine, donc de vous.
Gentil papa, douce maman, ne vous inquiétez pas, même si tous ces
événements m’arrachent douloureusement à l’enfance et révèlent en moi
une détermination froide, dites-vous bien que ce sont là les armes qui
justement m’aideront à faire face et à survivre en attendant de vous
retrouver un jour, ici-bas je l’espère, ou là-haut j’en suis sûre. Mais soyez
certains qu’au fond je reste et resterai toujours votre petite Cécile, celle qui
ne rêve que d’une chose, vous serrer de nouveau dans ses bras.
Avec tout mon amour.
17
La lettre
Château de Montclairy, mardi 2 juillet 2019

– Est-ce que tout le monde me voit et surtout m’entend d’ici ?


La guide conférencière a gravi quelques marches de l’escalier afin de
surplomber l’assistance, un groupe d’une vingtaine de personnes, autrement
dit une affluence plutôt correcte en ce début de saison. L’âge moyen tourne
autour de cinquante ans, ce qui lui laisse espérer de bons pourboires. Certes,
ce ne seront pas les deux jeunes du fond qui alourdiront son porte-monnaie,
ni la famille dont la mère court déjà derrière son petit troisième et se
précipitera dehors dès la fin de la visite pour libérer sa troupe, mais les
autres visiteurs ont le parfait profil d’intellectuels dont l’attrait pour les arts
relève plus du snobisme que de l’intérêt culturel. Ceux-là mêmes qui aiment
jouer les grands seigneurs en lui tendant plus souvent un billet qu’une pièce.
Enfin, pas toujours. Les apparences sont parfois trompeuses. Elle s’éclaircit
la voix.
– Parfait. Bienvenue à toutes et à tous dans le château de Montclairy. Cet
édifice de style classique a été construit en 1699-1700, et acquis en 1880
par la famille de L’Estoc dont les descendants sont toujours propriétaires.
Mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus aucun membre ne
vit sur place, le dernier fils à l’époque ayant choisi de vivre en Nouvelle--­
Zélande pour se consacrer à l’élevage de moutons. D’un commun accord, la
famille a donc chargé la commune de Montclairy de l’entretien du château
en échange des bénéfices des visites et de la location du bâtiment à
l’occasion de mariages ou autres fêtes familiales…
– Pardonnez-moi de vous interrompre, mais serait-il possible de
connaître le nom du fils qui a choisi de partir en Nouvelle-­Zélande ? se
lance Ben en se dressant sur la pointe des pieds.
– Euh oui, bien sûr, marmonne la guide, visiblement contrariée d’avoir
été coupée dans son élan. Il s’agit d’Alcide de L’Estoc. Il possède le titre de
baron également, qu’il a transmis à ses trois fils, tous nés à Wellington de
son union avec la duchesse Adelaïde de Pont d’Avencourt.
– Ah d’accord, merci ! bredouille-t-il avant de détourner le regard et de
s’adresser à sa sœur en chuchotant. Je ne lui en demandais pas tant à celle-
là, punaise elle n’a pas l’air commode ! En tout cas, je crois bien qu’on a
retrouvé le nom d’un des membres de Phénix ! Dans le cahier, l’une des
initiales était un « A », non ?
– Chut ! Baisse d’un ton, elle regarde vers nous ! Viens, on se décale un
peu. Donc si on résume, on aurait en effet un Alcide de L’Estoc, et
potentiellement un Jean Blondel introuvable dans l’annuaire de la Somme.
Et une Cécile mais on n’a pas son nom de famille…
– Hum, j’aimerais avoir l’attention de toute l’assistance s’il vous plaît,
toute personne qui a payé son ticket d’entrée mérite d’avoir un exposé dans
les meilleures conditions…
Ben et Mona se redressent au garde-à-vous, les joues rosies de gêne.
– Merci infiniment, achève la guide après un silence pesant doublé d’un
regard fulminant dans leur direction. Je vous proposais donc de poursuivre
la visite directement à l’étage, mais auparavant je dois vous préciser une
chose. Parmi les chambres que nous allons visiter, sachez qu’il y en a une
qui a accueilli une jeune fille juive durant la guerre, dont les parents avaient
été arrêtés puis déportés. Le baron de L’Estoc n’a pas hésité à la cacher ici
au château durant des mois, ce qui lui a valu, à titre posthume, ainsi qu’à
son fils Alcide, le titre de « Juste parmi les nations ». Cette distinction est
octroyée par la Cour suprême d’Israël à toute personne non juive étant
venue en aide à une personne juive afin de lui permettre d’échapper à la
Shoah, ce au péril de sa propre vie et de celle de ses proches. Tenez, vous
pouvez d’ailleurs voir sur votre gauche l’encadrement des deux diplômes
d’honneur ainsi que les médailles reçues pour l’occasion. Leurs noms sont
désormais inscrits sur le mur d’Honneur dans le jardin des Justes au
mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
– Mais, lorsque vous dites « à titre posthume », que voulez-vous dire ?
Le baron est décédé durant la guerre ? s’interroge un homme qui dépasse
l’assistance d’une tête et chuinte désagréablement sur ses « s ».
La guide pense pourboire et masque son impatience derrière un sourire
crispé pour lui répondre.
– Le baron est malheureusement décédé vers la fin de la guerre, oui.
À l’époque, aider une personne juive était considéré comme un crime par
les nazis, et il a été dénoncé par un voisin. La Milice est donc venue
l’arrêter au château, et puisqu’il ne niait aucun des faits qui lui étaient
reprochés, il fut rapidement exécuté sans autre forme de jugement. Son fils
Alcide fut étrangement épargné, mais livré à lui-même dans cette grande
bâtisse en attendant le retour de sa mère et de ses sœurs à la fin de la guerre.
On raconte que le baron avait prévu cette éventualité et pris soin de protéger
son fils par quelques courriers bien ciblés auprès de hauts dignitaires de
l’aristocratie allemande.
– Et… la jeune fille alors ? Qu’est-elle devenue ? Et comment s’appelait-
elle ? ânonne Mona en redoutant les réponses.
Les visiteurs retiennent leur souffle, pendus aux lèvres de la guide, qui
affiche un air contrit. L’heure n’est plus au sarcasme.
Cette histoire l’avait beaucoup touchée.
– La jeune fille juive aussi a été arrêtée ce jour-là, puis déportée à
Auschwitz deux semaines plus tard. Elle a été gazée le jour même. Elle
s’appelait Cécile. Elle avait dix-huit ans.

Un silence recueilli s’impose de lui-même lorsque la guide indique


l’ancienne chambre de Cécile. Elle précise qu’Alcide de L’Estoc a souhaité
laisser la chambre telle qu’elle était à l’époque, et il y a quelque chose de
profondément émouvant dans ces rideaux à fleurs jaunis et ce pot à crayons
où restent figés dans le temps un stylo plume et deux crayons à papier.
Le vieux rose des cimaises évoque la douceur et la fragilité d’une enfance à
peine quittée et qui déjà s’est envolée.
La guide se tait.
Il n’y a aucun commentaire à faire.

Le groupe ne reprend des couleurs que lorsqu’il rejoint le rez-de-


chaussée et termine la visite par les pièces du bas, salles de réception, salle
d’armes et cuisines. Chacun comprend mieux désormais pourquoi la visite
du château se fait dans ce sens. Mieux vaut rester sur une note plus légère
après le tragique de la Seconde Guerre.
Les questions fusent de nouveau.
Deux silhouettes en profitent pour faire trois pas discrets en arrière et
improviser un petit conciliabule à voix basse derrière l’embrasure de la
porte donnant sur la pièce visitée juste avant la salle d’armes.
– Bon, d’accord je te couvre, mais il faut vraiment que tu fasses vite,
imagine s’il lui prend l’idée d’aller t’attendre devant les toilettes si tu tardes
trop ?
– Mais non, ne t’inquiète pas, je fais une rapide inspection, et puis j’ai
mes petites idées sur l’endroit où je planquerais mes secrets si j’avais eu
une chambre comme celle-là. Je suis sûre qu’il reste des traces de Phénix
ici. Tu as bien eu cette intuition toi aussi chez Nora, et tu avais raison.
La seule chose, c’est que ça me fait un drôle d’effet d’aller fouiner dans les
affaires de quelqu’un qui est mort de manière si terrible. Mais on est bien
d’accord que c’est LA Cécile qu’on recherche non ?
– Oui, oui c’est clair. Bon allez dépêche-toi, et ouvre l’œil, Moumoune !
Je retourne dans le groupe avant qu’elle nous grille.
– Tu arrêtes avec tes surnoms à la c…
Mais Ben a déjà filé, se glissant dans le groupe qui, et cela tombe à
merveille, s’est pris de passion pour la monumentale cuisine et son
équipement hors du commun, en particulier le piano de cuisson qui
monopolise toute l’attention. D’ici à ce que leur guide remarque que Mona
manque à l’appel…
Sacrée Mona, sa petite sœur lui a donné du fil à retordre ces derniers
temps. Elle a dû passer la session de rattrapage au bac, tout ça à cause de
cette foutue Roxane. Cette peste cachée sous un minois aguicheur l’a
complètement détournée de ses révisions, en prétendant ne pas travailler
elle non plus, alors qu’elle bossait comme une dingue une fois la porte de sa
maison refermée. Résultat : mention bien pour elle, et la grande désillusion
pour Mona. Il y a des gens comme ça qui ne parviennent à s’élever qu’en
écrasant les autres. Enfin si on peut appeler ça s’élever.
Heureusement Mona a compris, elle a avalé la pilule sans commentaire.
Elle a remis le nez dans ses fiches jour et nuit sans que nul n’ait besoin de
l’en prier. Les sessions de rattrapage viennent de se terminer, et Ben espère
vraiment qu’elle aura de bonnes notes. Quel affront cela serait pour elle
sinon, surtout avec ses capacités. En attendant, la poursuite de leurs
investigations arrive au bon moment pour la détourner un peu de l’attente
oppressante des résultats, qui ne seront pas délivrés avant la fin de la
semaine.
L’autre espoir qu’il nourrit actuellement, c’est qu’elle trouve de quoi les
remettre sur une nouvelle piste, puisque la famille de L’Estoc vit à l’autre
bout du monde et que pour le moment aucun autre témoin ne peut les aider.
Une pointe de profonde tristesse lui pince le cœur alors qu’il pense à Cécile.
Dix-huit ans ce n’est pas un âge pour mourir.

– Eh bien mesdames et messieurs, la visite est maintenant terminée,


j’espèe qu’elle vous a plu. Le parc est à votre disposition si vous souhaitez
vous dégourdir les jambes et profiter de la roseraie en fleurs, mais
auparavant, n’oubliez pas le guide, si toutefois il le mérite ! Une urne est à
votre disposition sur le guéridon juste avant la sortie. Merci d’avance pour
votre générosité et belle journée à vous.
La guide conférencière achève sa prestation par un ersatz de révérence.
Ben lève les yeux au ciel. De toute façon, il n’a pas de monnaie.
En attendant, c’est le moment ou jamais pour que Mona réapparaisse. Son
absence n’a toujours pas été remarquée mais cela commence à devenir
critique. Le hall d’entrée se vide peu à peu, et la guide distribue des
poignées de main aux visiteurs dans l’embrasure de la porte tout en
comptant mentalement son effectif, de cela Ben est certain. Il traîne les
pieds en bon dernier, et une fois arrivé à hauteur de la quinquagénaire,
celle-ci l’interroge.
– Mais, où est passée la jeune fille qui vous accompagnait ?
– Ah, ma sœur ? Eh bien, justement, elle… euh…
– Me voilà ! intervient soudain Mona en dévalant quatre à quatre les
escaliers, un sourire radieux sur les lèvres.
– Mais que faisiez-vous à l’étage ?
– Ah, je cherchais les toilettes et j’avais imaginé que dans les vieilles
bâtisses comme celle-ci elles se trouvaient à l’étage, mais visiblement je me
suis trompée, ah ah !
–…
– Bon, eh bien, nous n’allons pas vous importuner plus longtemps
madame, merci infiniment pour votre érudition et votre enthousiasme à
répondre aux questions des piètres amateurs de vieilles pierres que nous
sommes, ironise quelque peu Ben tout en restant très sérieux mais se
demandant s’il ne va pas trop loin. Ce fut un moment très instructif, n’est-ce
pas Mona ?
– Oui, oui, très !
–…
– Voilà, voilà, sur ce, une bonne journée à vous aussi !
– Oui, bonne journée madame, et merci encore !
Ils s’éloignent à reculons sans laisser le temps à la guide de tenter de
comprendre ce que peuvent bien mijoter ces deux-là, puis font volte-face
avant d’accélérer le pas vers la voiture garée devant la grille.

Les buissons d’aubépine exhibent leur généreuse inflorescence et


exhalent leur suave et entêtante odeur d’amande amère, encouragés par un
soleil peu décidé à quitter son zénith en ce milieu d’après-midi. Avec
d’autres feuillus, tilleuls, charmes communs et noisetiers en fruits, ils
rivalisent de luxuriance pour offrir un ombrage providentiel le long de la
coulée verte. Protégé par ce tunnel végétal, le promeneur juillettiste peut
ainsi emprunter cette ancienne voie de chemin de fer désaffectée qui reliait
autrefois Amiens à Rouen sans craindre ­l’insolation, et se reposer sur l’un
des bancs qui en bordent le chemin.
L’un d’eux est justement occupé en cet instant, non loin de l’ancienne
gare de Montclairy.
Ses occupants ont depuis une heure le nez plongé dans un cahier dont la
couverture rigide de couleur bordeaux, délavée par le temps, est recouverte
d’arabesques dorées. L’écriture fine et ciselée s’interrompt à environ deux
tiers du cahier, laissant les pages suivantes désespérément blanches. Une
larme roule sur la joue de Mona, qu’elle essuie discrètement avant que son
frère ne la remarque. Lui-même contient son émotion en gardant le regard
fixé sur les derniers mots de Cécile : « Celle qui ne rêve que d’une chose,
vous serrer de nouveau dans ses bras. Avec tout mon amour. »
Ils n’osent le formuler mais tous deux se disent qu’elle les a retrouvés
désormais.
– Elle n’a pas eu le temps de récupérer son cahier quand elle s’est fait
arrêter, articule Mona, la voix encore nouée par l’émotion.
– Non, je crois qu’elle ne l’aurait pas pris même si elle en avait eu le
temps. Ce cahier signait la perte de tous les autres membres du réseau si les
Allemands étaient tombés dessus. Tu as dû avoir du mal à le trouver
d’ailleurs, comment as-tu fait ?
– Oui, ça n’a pas été facile. Déjà, je ne savais pas ce que je cherchais,
j’avais l’intuition qu’une trace d’elle restait dans cette chambre, mais quoi ?
Et de quelle dimension ? J’ai d’abord fouiné dans les endroits que j’aurais
choisis à sa place, lattes du parquet, sommier, éventuels doubles fonds dans
l’armoire, la commode… Je savais que je n’avais pas beaucoup de temps
devant moi, et ça me stressait de ne rien trouver. J’ai fini par m’asseoir sur
le lit et tout détailler. Et quand j’ai vu mon reflet dans le miroir au-dessus de
la coiffeuse, je me suis dit : bingo ! J’ai sauté du lit, décroché le miroir, et
en le retournant j’ai vu qu’il y avait comme une pochette scotchée sur le
dos. Et dedans, il y avait ce carnet. Je l’ai vite glissé sous mon pull avant de
tout remettre en ordre et de te rejoindre. J’étais trop contente !
– Bravo ! Ce journal intime nous en apprend, des choses… Cécile n’était
pas seulement la jeune fille juive qui a pu se cacher grâce à sa rencontre
providentielle avec ce fameux Jean. Elle était elle-même un membre de
Phénix. C’est génial d’imaginer qu’elle ait pu se battre alors même qu’elle
devait se sentir traquée… En tout cas, on a tous les prénoms des membres
du réseau Phénix, et, cerise sur le gâteau, peut-être même le nom de famille
de l’un d’eux, tu as repéré toi aussi ?
– Yes ! Charles Delomel, s’il porte le même prénom que son grand-père.
Pour cela il faudrait que ce soit son grand-père paternel.
– C’est ce que j’espère… Bon, il ne reste plus qu’à chercher ses
coordonnées, si toutefois il n’est pas sur liste rouge. Tu as du réseau toi ?
Mon téléphone ne passe pas très bien ici…
– Mouais, dis plutôt que tu as déjà bouffé tout ton forfait… Allez, voyons
ça, soupire Mona en sortant son portable de la poche arrière de son jean.
Alors, les pages blanches, Charles Delomel, et on va tenter de chercher sur
Montclairy, non ?
– Oui, oui, on élargira aux villages voisins sinon.
– Pas la peine ! Re-bingo ! Charles Delomel : 10, rue ­Emmanuel-
Bourgeois mais à Vers-sur-Selle. Ce n’est pas loin d’ici je crois.
– En effet, c’est sur la route en revenant sur Amiens. Génial, je n’en
reviens pas ! On va peut-être rencontrer un ancien membre du réseau, tu te
rends compte ?
– Ce serait top ! Il faut juste que ce ne soit pas un homonyme.
– Non, je le sens bien sur ce coup-là, je suis sûr que c’est notre homme.
Par contre, si on allait jeter un œil sur cette fameuse ancienne usine de
papeterie dont parle Cécile, tu sais, là où apparemment ils cachaient
l’armement envoyé par les Alliés ? Je me doute qu’il ne doit plus rien y
avoir sur place, mais on ne sait jamais.
– T’as raison, allez : go !
Le délabrement des lieux témoigne de leur abandon.
Il y a d’abord cette maisonnette au toit en cours d’effondrement, qui
donne l’impression que la fenêtre en chien-assis est en train de fondre. Les
vitres brisées voire inexistantes laissent entrevoir ici une gazinière antique,
là un bidet fendu en deux, là encore un pan de mur aux lambeaux de papier
peint flottant sous les courants d’air, telle une vieille femme qui
s’obstinerait à garder longs les rares cheveux qui lui restent sur la tête.
Une demeure plus imposante mais non moins âgée, pourvue d’une bonne
quinzaine de fenêtres, s’étend ensuite jusqu’à une grande cour bordée de
bâtisses et autres hangars. Une trouée laissant entrevoir le moulin à eau du
siècle dernier vient entamer la continuité que les constructions forment
autour de la cour. Des engins agricoles sont entreposés au beau milieu,
signe que l’endroit est plus habité qu’il n’y paraît. Mais pour l’heure, seul
leur parvient le glouglou de la Selle en contrebas, qui autrefois devait
alimenter le moulin en énergie hydraulique.
Ben et Mona sont figés à l’entrée de la propriété, sans parvenir à se
décider à s’y engouffrer au plus vite pour éviter d’être repérés ou alors
carrément faire demi-tour.
– Allez viens, on n’entend rien, je pense qu’il n’y a personne, enfin pour
le moment, dit Ben en donnant un coup de coude à sa sœur.
– Mouais, de toute façon, au point où on en est…
Ils passent le reste de l’après-midi à arpenter anciennes salles de stockage
ouvertes à tout vent, greniers mansardés constellés de toiles d’araignées,
caves voûtées en briques, jetant régulièrement un regard inquiet à travers
les carreaux cassés. Leurs recherches restent vaines. Le jour commence à
décliner et ils s’assoient un instant sur un perron au-dessus duquel menace
de s’effondrer à tout instant une verrière déformée par le temps.
Ben prend alors la parole :
– Bon, on va tenter ta méthode : se poser et réfléchir. J’imagine que la
Royal Air Force ne balançait pas des chars d’assaut par les airs. Les colis
parachutés ne devaient contenir que de l’armement léger, type grenades,
armes de poing voire mi­-
trailleuses. Ce qui veut dire qu’ils ont pu les entreposer n’importe où dans
ces bâtiments.
– OK, ça nous aide à fond ton raisonnement là…
– Oh, ça va, aide-moi à cogiter plutôt que critiquer. Encore une fois, on
ne sait pas ce qu’on cherche, mais on espère qu’une trace du passage de
Phénix existe encore. Et j’imagine que, si trace il y a, elle se trouve
forcément là où les armes étaient entreposées…
– Alors là on peut difficilement te contredire…
– Grrr, tais-toi ! Bon, moi je pense tout de même qu’il faut se concentrer
sur le sous-sol. C’est plus logique de cacher des choses sous le niveau du
sol qu’au-dessus, non ? Allez viens, affûte ton regard et on va repasser les
caves au peigne fin.
– Mouais, et tu as une lampe de poche sur toi, MacGyver ? Il va
commencer à faire sombre là-dessous, et plus personne n’est abonné chez
EDF ici je pense, ironise Mona.
– Lampe de mon téléphone ! triomphe Ben. Aïe, en revanche je n’ai plus
beaucoup de batterie. On va devoir faire avec.
Ils s’aventurent à nouveau dans l’escalier menant à la première série de
caves.
Le faisceau faiblard de la lampe balaie les murs de la première en détail,
puis de la deuxième, puis de la troisième avant que Mona n’intervienne.
– Attends, viens on retourne dans celle d’avant. J’ai cru repérer un truc.
Ils reviennent sur leurs pas et Ben braque son téléphone à l’endroit
indiqué par sa sœur.
– Tiens, regarde. La couleur des joints est différente autour de ces
briques-là.
Mona approche son index et imprime une légère pression sur la brique,
qui pivote immédiatement. Les joints de ciment ont en effet été remplacés
par des joints de matière caoutchouteuse qui font leur effet de loin, mais
beaucoup moins sous la lumière. Fébriles, ils ôtent les six briques
concernées, dévoilant une petite cavité dans laquelle se trouve un mince
objet recouvert de papier d’aluminium. Ils ne peuvent s’empêcher de
pousser un cri de joie. Ben invite sa sœur à le déballer, le regard brillant
d’impatience.
Il s’agit d’une feuille de papier pliée. L’aluminium l’a semble-t-il
protégée de l’humidité et des agressions du temps qui auraient pu la faire
disparaître.
C’est le moment que choisit le téléphone de Ben pour s’éteindre.
Ils ressortent à tâtons du bâtiment, laissant échapper des gloussements
d’excitation et de peur du noir mêlées. Une fois à l’extérieur, ils
s’approchent du moulin et s’assoient au bord de l’eau pour mieux goûter
l’instant.
Pour mieux déguster cette nouvelle découverte.
Pour mieux s’en délecter.
Le mystérieux papier brûle les mains de Mona pendant que de multiples
questions envahissent leurs esprits. Qui a pu écrire cela ? Quel message
contient-il ? Depuis combien de temps dort-il ici ?
Mona déplie le papier religieusement, et ils en parcourent les lignes en
détachant chaque mot, presque chaque syllabe, comme s’ils étaient sur le
point de découvrir le secret des origines de l’humanité.
Alors non, le contenu ne lève pas le voile d’un tel mystère.
Mais les quelques mots griffonnés à la hâte à l’encre noire représentent la
pièce manquante du puzzle de la vie de quelqu’un, qui a dû se construire de
manière bien bancale puisqu’il lui manquait cet élément-clé.
Et ce quelqu’un, c’est Charles.
Tout prend sens.
Voilà pourquoi les événements les ont menés jusqu’ici.
Ils doivent retrouver Charles, vite. Le temps a déjà dû faire trop de
dégâts.
18
Juste avant l’orage
Forêt domaniale de Creuse, mardi 18 mai 1943

Latitude 49° 51’ 36’’, longitude 2° 9’ 23’’

Du bout de la branche dont il venait de tailler l’extrémité en biseau,


Charles traçait distraitement des lettres imaginaires sur le sol encore jonché
de feuilles décomposées, d’où émergeaient courageusement les jeunes
pousses de printemps çà et là.
Visage fermé. Lèvres pincées.
Assis sur une souche, il ne pouvait contenir le secouement nerveux de sa
jambe droite.
Max se tenait debout devant lui, les bras croisés, immobile, et attendait
que les paroles qu’il venait de prononcer fassent leur chemin. Il était
accoutumé au caractère impétueux de son jeune disciple et savait qu’il était
inutile d’en rajouter.
La digestion était en cours. Mais la pilule avait du mal à passer.
– Laisse tomber, j’ai compris. Je suis définitivement grillé, c’est ça ?
– Écoute Charles, je te demande juste de te mettre au vert pour un temps.
Ne me demande pas comment, mais ils ont réussi à remonter jusqu’à toi et
n’attendent plus qu’une belle occasion pour te serrer. Il faut que tu t’écartes
du jeu, mon gars, tu n’as pas le choix. Tu vas rejoindre Simon et il
t’indiquera où crécher en attendant que les choses se tassent.
– Mais on a des tas d’opérations en route avec Phénix, je ne peux pas les
lâcher comme ça !
– Personne n’est indispensable, il me semble que je te l’ai déjà dit, non ?
Alors, tu laisses ton orgueil sur le trottoir, tu retournes au château prévenir
ta troupe et tu demandes à Paul de prendre ta place en attendant, d’accord ?
– Quoi ? Paul ? Non mais c’est une blague là ! C’est un rat de
bibliothèque tout juste bon à griffonner des cartes avec ses crayons de
couleur !
– Paul a pris de gros risques en quadrillant toute la zone nord pour
pointer les emplacements des rampes V1, et il nous a fourni des cartes
d’une grande précision. Il n’est pas tête brûlée comme toi, mais il a le cran
nécessaire pour tenir ta place en attendant ton retour. Maintenant, fin de la
discussion, on a d’autres chats à fouetter il me semble, non ?
Charles se maudit intérieurement en reprenant le chemin de Montclairy à
vélo.
Pour une fois, il aurait dû feindre de ne pas avoir reçu la convocation.
Max lui en envoyait régulièrement via TSF pour faire le point, en changeant
les coordonnées géographiques et les horaires à chaque fois ; bousculer les
habitudes étant une règle d’or afin d’éviter d’être repéré. Charles aurait très
bien pu prétendre cette fois que le message n’était pas parvenu.
Il pédala rageusement jusqu’à sentir le vent de l’accélération lui fouetter
les oreilles. Emporté par son élan et par la route qui imprimait une belle
descente jusqu’au village suivant, il n’eut bientôt plus besoin de mouliner.
L’air s’engouffrait dans ses jeunes poumons et apaisait la frustration qu’il
venait de vivre. Grisé par la vitesse, il se laissa filer ainsi en roue libre un
bon moment, avant de se souvenir que les freins ne fonctionnaient plus.
Jean l’avait pourtant prévenu d’être prudent ; il lui avait dit qu’il
reviendrait le lendemain avec les outils nécessaires pour la réparation mais
qu’en attendant il fallait y aller mollo et couper par les chemins agricoles
pour éviter la départementale qui descendait trop fort.
Trop tard. Il ne parvint pas à négocier le virage du bas, fit un vol plané
sur le bas-côté et atterrit douloureusement dans les herbes hautes.
Heureusement, il avait appris avec Max à tomber et rouler de manière à
éviter les blessures, mais n’aurait jamais pensé qu’il utiliserait cette
technique pour une stupide chute de vélo. Il finit par s’immobiliser et tâta
fébrilement ses membres.
Rien de cassé.
Mais bon, quel con !
Il se redressa et s’assit un instant pour reprendre ses esprits. De l’autre
côté de la vallée, il pouvait distinguer une partie de la muraille d’enceinte
du château.
Cécile.
Le nœud du problème était là.
La véritable raison de sa colère.
Il ne pouvait se résoudre à quitter la scène et la laisser convoler en toute
tranquillité avec Paul. Ils feignaient d’être de simples amis, mais Charles
voyait bien les regards que lui coulait Cécile. Et l’autre était transi devant la
brunette, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Quant à lui, il
ne parvenait pas vraiment à définir ce qu’il ressentait mais avait le besoin
viscéral d’être le premier dans le cœur de la jeune fille. Peut-être était-ce
tout simplement parce qu’elle n’était pas sensible à ses numéros de charme.
Elle semblait toujours ailleurs, sur une planète lointaine dont elle ne
redescendait que pour accomplir son rôle de responsable transmission. Mais
étrangement sa présence apaisait ses vieux démons, et il n’avait qu’un
désir : la protéger.
En attendant, Max avait raison. Il devait se faire un peu oublier.
Ne serait-ce que pour protéger Cécile justement, et tous les membres de
Phénix qui eux pouvaient encore agir dans l’ombre. Il fallait tirer une leçon
de ce qui s’était passé.
En soi, la mission de sabotage du chemin de fer avait réussi. Le convoi
charbonnier était passé à l’heure prévue, le ­plastiquage des rails avait
fonctionné dès le premier essai, Charles avait vécu une jubilation intérieure
sans précédent en observant le spectacle de loin. La déflagration avait
résonné dans toute la vallée et n’avait laissé aucune chance aux wagons, qui
s’étaient disloqués avant de s’empiler dans un fracas de tôle indescriptible.
Le charbon avait jailli en gerbes incontrôlables, retombant en tous sens
comme une pluie de météorites miniatures. Le jeune résistant en avait
grincé des dents de satisfaction. Dans le mille les Boches ! Ils mettraient un
temps fou avant de déblayer le terrain et de rendre la voie de nouveau
praticable.
Oui, vraiment l’opération avait réussi.
À un détail près.
Cinq officiers allemands avaient embarqué à la dernière minute dans le
convoi, sans que les cheminots n’aient eu le temps de faire remonter
l’information. Dont deux haut gradés qui devaient rejoindre de toute
urgence la Sicherheitsdienst, la SD, qui n’était autre que le service de
maintien de l’ordre de la Schutzstaffel, la tristement célèbre SS, et dont les
séances de torture contre les opposants au régime nazi avaient coutume de
se dérouler rue Jeanne-d’Arc à Amiens. Bref, deux hommes dont il aurait
mieux valu qu’ils ne se trouvent pas dans ce train.
Car tous les cinq étaient morts dans l’accident.
Charles voyait encore danser devant ses yeux l’image du carnage qu’ils
avaient découvert en s’approchant des wagons encore fumants. Deux corps
avaient été projetés à l’extérieur dans la violence du choc. L’un d’eux
n’avait plus forme humaine. C’est en s’approchant de l’autre qu’ils avaient
réalisé à qui ils avaient affaire. Les pattes d’épaules sur son uniforme
indiquaient clairement qu’il s’agissait d’un général de la Waffen-SS.
L’homme agonisait, la jambe arrachée, suppliant qu’on mette un terme à ses
souffrances. Charles avait brandi son arme, avant qu’un de ses compagnons
ne la lui abaisse :
– Laisse-le crever comme ça.
Galvanisés par ce qu’ils venaient d’accomplir, ils avaient ri pour se
donner une contenance et accuser le coup de la violence de la scène. De tout
ce sang. Mais très rapidement, les inquiétudes avaient surgi, que chacun
tentait de masquer comme il pouvait.
Phénix avait involontairement failli à sa règle déontologique de ne faire
aucune victime.
Non que la perte de ces tortionnaires constitue un drame en soi, mais
l’événement était annonciateur d’une vague de répression, qui ne s’est
d’ailleurs pas fait attendre.

En deux semaines, quatre résistants avaient déjà été arrêtés puis conduits
aux bureaux de la SD, et Dieu savait où ils se trouvaient à cette heure-ci.
De plus, Charles était dans les fichiers de la Gestapo, qui avait réussi à
identifier son implication dans plusieurs sabotages, notamment celui de la
ligne téléphonique de l’état-major allemand à Saleux. L’étau se resserrait
autour de lui, il en avait conscience, et cela mettait en danger tous ses
proches. Il compromettait la poursuite des actions de Phénix.
Il devait se plier aux exigences de la situation, un point c’est tout.
La mort dans l’âme, il enfourcha son vélo, dont il avait voilé une roue, et
reprit docilement le chemin de Montclairy.
– Mais, cela veut dire que tu seras absent combien de temps ? souffla
Solange, abasourdie par la nouvelle.
Ils s’étaient réunis dans la salle d’armes et avaient ouvert les fenêtres en
grand pour faire entrer un peu de fraîcheur après cette chaude journée de
printemps.
– Le temps qu’il faudra, je ne sais pas, un mois, six mois, un an peut-
être ? Je ne peux pas vous dire où je vais, moins vous en savez, mieux c’est.
– Mais tu pourras tout de même nous donner des nouvelles ? s’inquiéta
encore Solange.
– Non, je ne crois pas. Il va falloir que je sois très prudent si je ne veux
pas me jeter et vous jeter tous dans la gueule du loup. Paul, je peux te faire
confiance pour reprendre le flambeau ? Tu es taillé pour l’aventure, se
força-t-il à ajouter dans un clin d’œil.
– Je ferai tout ce qui est nécessaire, sois tranquille, le rassura Paul avec
un sourire narquois.
Il recula afin de mieux caler son dos sur le sofa où il était assis avec
Cécile, et écarta les bras de part et d’autre du dossier, affichant un air
triomphant.
Charles feignit d’ignorer cette attitude et poursuivit sa mise au point.
– Parfait. Max te contactera et fixera un rendez-vous avec toi dans les
jours à venir. Cécile, reste bien vigilante sur la radio car les prochains
largages devraient être annoncés dès demain. À moins d’un orage, mais la
météo semble clémente et le ciel devrait être plutôt clair les prochaines
nuits. Et surtout c’est pleine lune, donc les colis seront plus faciles à
repérer. Ce qui fait que la priorité du moment c’est réception et stockage du
matériel à la planque, et vous ne serez plus que deux pour vous relayer, les
gars.
– Mais, et moi je fais quoi ? s’insurgea Solange.
– Toi ma belle, tu vas prendre le relais pour assurer les liaisons avec les
autres groupes. J’espère que tu es en forme et que tu vas pédaler comme
une reine !
– Oh non, pas ça ! implora-t-elle. Je préfère encore aller récurer les
toilettes tiens !
– Mais quelle bonne idée ! la taquina encore Charles. Allez, il faut bien
quelqu’un pour le faire, tu le sais bien. Et les Boches n’y verront que du feu
si un jour tu en croises, tout occupés qu’ils seront à t’admirer sur ton vélo !
Charles savait comment s’y prendre avec elle.
Solange avait beau avoir fait beaucoup d’efforts pour gagner en
crédibilité auprès de lui, elle restait toujours cette ingénue si soucieuse de
plaire, dont le moteur ne carburait jamais aussi bien qu’avec une dose de
compliments. Et le plus amusant, c’est que là où d’autres filles
esquiveraient la louange d’un air gêné, elle se laissait volontiers caresser
par les mots et ne cherchait pas à en atténuer l’importance. Elle était belle,
elle le savait, et trouvait juste qu’on lui reconnaisse de temps à autre cet
indéniable atout physique.
D’ailleurs, son regard pétilla de nouveau, le compliment faisait son effet.
« Dans le fond, cette féminité exacerbée et complètement assumée a un
certain charme », se dit le jeune homme en lui rendant son sourire.
Ce soir-là, ils s’autorisèrent un petit festin en guise d’au revoir.
Il était convenu qu’avant de partir aux aurores le lendemain, Charles
prendrait le premier tour de garde à l’ancienne usine cette nuit-là.
Le matériel commençait à s’amonceler sur place et il devait montrer
l’exemple avant son départ : l’endroit devrait désormais être sous
surveillance jour et nuit. Les soldats de la Wehrmacht ne passaient que très
occasionnellement dans le secteur, mais étant donné la tournure que prenait
le conflit, on pouvait s’attendre à ce que l’occupant redouble de vigilance.
Et si par malheur les troupes allemandes découvraient la planque, c’en
était fini de leur contribution matérielle aux forces résistantes et alliées au
moment de la tant attendue libération du pays.
L’entreprise était délicate et très risquée.
Phénix avait convenu qu’en cas d’approche intempestive de soldats
allemands du lieu de cache, le guetteur devait actionner à distance le
déclenchement plus ou moins probable d’une bombe artisanale quelque
cinq cents mètres plus loin pour détourner leur attention. En outre, Charles
n’avait eu que très peu de temps pour peaufiner le dispositif dont les
chances de fonctionner restaient très faibles.
Mais il faudrait faire avec.
Ou passer au plan B.
Bien moins réjouissant.

Pour l’heure, les membres de Phénix comptaient bien profiter de l’instant


présent. Demain se chargerait de leur amener son lot d’incertitudes.
Jean avait joué le rôle du commis auprès de Cécile, qui rêvait d’un
banquet sous la tonnelle. En moins de deux heures, le réservoir de
nourriture du château avait été méthodiquement pillé et il avait fallu
improviser une rallonge sur la table extérieure pour contenir tous les plats.
Cécile avait réussi la prouesse de réaliser en un temps record un klops, ce
pain de viande farci à l’œuf de tradition juive, mais adapté aux ressources
du moment puisqu’on ne disposait que de gibier. Jean avait bien dû -­
éplucher deux kilos de pommes pendant qu’elle s’attelait à les cuisiner de
multiples façons : tarte, pommes au four et compote saupoudrée de
cannelle, le goût de son enfance. Jean s’attaqua alors à la corvée des
pommes de terre qu’elle transforma allègrement en d’appétissantes galettes
dorées comme des soleils.
Le rêve s’était réalisé.
Un drap blanc faisait office de nappe, sur la table qui regorgeait
désormais de plats tous plus alléchants les uns que les autres.
Le service quelque peu ébréché des aïeux de la famille était de sortie
pour l’occasion, dont les verres en cristal qui allaient accueillir quelques
bons crus de bordeaux sélectionnés tout spécialement par Henri de L’Estoc.
Certes, la réserve de vivres venait d’être bien entamée et cela pouvait
paraître indécent en ces temps de privation, mais ce soir nul n’avait envie
de mesurer, de calculer, d’anticiper.
Solange avait confectionné quelques bouquets de table avec les fleurs
sauvages des champs alentour, et la glycine déployait ses généreuses
grappes mauves au-dessus des têtes, ajoutant à l’ivresse du moment.
Le crépuscule amena avec lui l’exhalaison des odeurs de campagne, herbes
foisonnantes, blés en mûrissement, sous-bois humides.
On mangea, on but, on sourit et on rit même.
Attenter à la légèreté ambiante eût été un crime ce soir-là, tant le désir de
profiter ensemble était puissant et solennel. Chacun se sentait au bon
endroit, au bon moment et avec les bonnes personnes, voilà tout.
Alors que minuit approchait, Charles prit congé d’eux non sans gratifier
ses camarades masculins d’une poignée de main ferme, mais avec émotion.
Les filles eurent droit chacune à une étreinte aussi délicate qu’inattendue, et
il mit du temps à lâcher la main de Cécile à qui il murmura à l’oreille ces
simples mots : « Je suis là. »
Le dos au mur de la cave voûtée, Charles caressait du bout des doigts le
canon ajouré typique de la mitrailleuse légère Browing. Le clair de lune
peinait à se faire un chemin à travers le soupirail mais lui offrait
suffisamment de lumière pour admirer l’ébène des contours luisants de
l’arme. Il avait déplié le bipied et amorcé dans le chargeur une bande
métallique d’une centaine de balles, et faisait pivoter dans tous les sens
mais avec une extrême prudence l’arme prête à donner la mort. Le contact
froid du métal le fascinait.
Comment pouvait-on façonner un objet aussi esthétique pour une
fonction aussi dévastatrice ? Quel mécanisme illusoire conduisait un
homme à se sentir aussi puissant une arme à la main, quand bien même il
avait parfaitement conscience qu’il finirait toujours par revenir à sa
solitude, à sa lâcheté, à sa faiblesse ?
Charles connaissait bien cette ambivalence, lui qui avait déjà appuyé sur
la gâchette, lui qui avait déjà provoqué la mort d’un homme. C’était un an
auparavant, presque jour pour jour, mais cela lui paraissait une éternité tant
il avait essayé de mettre de la distance avec cette minute fatidique.
Depuis, il se sentait en sursis.
Chaque jour, à chaque instant.
Et que cet homme fût allemand, hongrois, belge ou français ne changeait
rien à la donne.
Il jeta un œil circulaire dans la pièce.
Il y avait déjà de quoi faire.
Fusils mitrailleurs anglais Sten Mark II et quelques Mas 38 récupérés des
militaires français, une ribambelle d’armes de poing de toute provenance,
plusieurs caisses de grenades Mills défensives avec leurs caractéristiques
carapaces de tortues, ce qui ne les rendait pas moins dangereuses à
manipuler, et d’autres explosifs dans le même genre, des caissons entiers
remplis de balles, et quelques mortiers.
Mais cela ne faisait que commencer.
Bientôt, cette salle ainsi que les deux suivantes déborderaient d’un
armement digne de la guérilla ultime dont l’heure approchait
inexorablement, du bouquet final qu’ils comptaient bien offrir à l’ennemi.
Mais qui était leur ennemi ? Dans le fond, ne se résumait-il pas à une seule
et même personne ? De jeunes Allemands de son âge n’étaient-ils pas en
train de douter comme lui au fond d’une cave insalubre ou dans les rangs de
la Hitler-junged ?

Un bruit de pas feutrés lui parvint soudain.


Quelqu’un descendait les escaliers menant aux caves.
Une seule personne, a priori, évalua-t-il en tendant l’oreille. Discrète,
mais bel et bien réelle.
Il se redressa en retenant son souffle et s’avança vers l’espace laissé par
la porte dégondée. Il n’osa passer la tête dans le couloir sombre de peur
d’être démasqué par le halo lunaire.
Trop tard pour actionner le dispositif de diversion.
Et inutile aussi de brandir son arme dans cette pénombre.
Le cœur battant, il attendit que l’intrus parvienne à son niveau pour le
prendre par surprise. Les pas s’approchaient… Plus que quelques mètres…
Maintenant !
Il jaillit de la cave et bondit sur l’individu, lui arrachant un cri. Celui
d’une femme.
– Aïe ! Mais t’es dingue ! C’est moi, c’est Solange !
– S… Solange, mais, qu’est-ce que tu fais là ? balbutia-t-il, éberlué
devant celle qu’il venait de plaquer au sol et qui se débattait comme un
asticot sous ses soixante-seize kilos.
– Si tu arrêtais de m’écraser la cage thoracique, je pourrais te le dire !
articula-t-elle d’une voix saccadée.
– Désolé, finit-il par dire, se redressant et lui tendant la main pour qu’elle
se relève à son tour. En même temps, tu aurais pu t’annoncer, je ne sais pas
moi, chuchoter mon prénom en t’approchant ou un truc dans le genre.
Solange alluma une lampe-tempête qu’elle brandit en hauteur, tout en
s’époussetant.
– Oui, mais je voulais te faire une petite surprise… Cela me faisait de la
peine de te savoir ici tout seul, et surtout de ne pas savoir quand je te
reverrai. Tu n’es pas content de me voir ? s’inquiéta-t-elle sur un ton
enfantin qui allait de pair avec sa moue suppliante.
– Euh, si, si, bien sûr ! Mais tu sais, ce n’est pas très confortable ici, j’ai
un matelas de sol fin comme une galette pour m’asseoir et le chant des
crapauds comme musique d’ambiance !
– Ce n’est pas grave, je t’ai ramené tout le réconfort possible, minauda-t-
elle en brandissant un panier d’où émergeaient une bouteille de champagne,
deux verres à pied et une grande bougie, le tout bien calé dans une épaisse
couverture de laine.
Charles en resta sans voix.
À peine un mètre les séparait et le parfum floral et délicat de la jeune fille
l’enveloppait.
Il prit soudain conscience de son altérité, de sa réalité.
Des reflets de sa si charmante blondeur, de l’éclat de ses iris, de la
vivacité de son esprit, de l’amour qu’elle lui portait. Et du grain de beauté
qui ornait si délicieusement le bord de sa lèvre supérieure, comme un appel
au baiser.
D’une main, il lui prit le panier et le posa doucement au sol.
De l’autre, il replaça une boucle blonde derrière l’oreille de la jeune fille
comme pour mieux dégager la gourmandise de sa bouche entrouverte.
Le désir s’empara d’eux avec une violence telle qu’elle leur coupa le
souffle. Moment suspendu. Regards éperdus. Barrage rompu. Ils ne tinrent
plus. D’un geste ­impérieux, Charles lui enserra la taille et plaqua Solange
contre son torse, avant de l’embrasser aussi doucement que furieusement.
Et bientôt ce furent leurs corps tout entiers qui se soulevèrent, et plus rien
n’eut d’importance hormis cette bulle qui venait de se refermer sur eux.
19
L’heure H
Château de Montclairy, mardi 4 janvier 1944

Cela l’avait presque alerté, ce parfum de fatalité.


Ce matin-là, la nature tout entière portait en elle une mélancolie qui vous
sautait au cœur et s’accrochait douloureusement, comme le givre qui
cristallisait autour du moindre brin d’herbe. Les buissons persistants devant
le perron, les silhouettes fantomatiques des chênes dépourvus de leurs
feuilles le long de l’allée, et la pâture qui s’étendait au-delà des grilles du
château, tout semblait figé non seulement par le froid mais aussi par une
attente sans objet.
Non, le baron ne fut presque pas étonné de voir apparaître au loin,
déchirant le blanc de l’hiver, une grappe ordonnée d’hommes vêtus d’un
uniforme sombre et d’un béret assorti, vissé de travers sur l’arrogance de
leurs visages. La Milice.
Henri de L’Estoc ne sourcilla pas.
Il demeura debout devant la porte vitrée de l’entrée, les mains croisées
derrière le dos, toisant ceux qui allaient le détruire alors qu’ils avançaient
inexorablement vers lui, d’un pas ferme mais comme suspendu dans le
temps. Ce jour devait arriver. Il aurait préféré cependant que ce soit la
Gestapo en personne qui vienne l’arrêter. Après tout, son rang méritait bien
cette distinction, non ? Ou la Feldgendarmerie à la rigueur. Tout sauf ces
Français qui profitaient de la suprématie allemande pour commettre leurs
exactions au grand jour, et servir la cause des nazis en les aidant à se
débarrasser de tous ses réfractaires. Traîtres.
Il reconnaissait même dans le groupe le visage encore juvénile du fils de
l’ancien exploitant agricole à qui il avait confié une partie de ses terres
autrefois. Peut-être était-ce son délateur, celui qui avait dénoncé la présence
de Cécile… Son cœur se serra. Pauvre France.
En un sens, il ne ressentait pas vraiment de regret à quitter ce monde,
même si c’était un peu trop tôt. La sécurité de son fils était garantie par les
démarches qu’il avait faites l’année précédente auprès d’une ancienne
connaissance dans les rangs du gouvernement allemand, qui lui devait cette
protection. Alcide n’était bien entendu pas au courant, il aurait refusé
catégoriquement d’être l’objet d’un tel privilège, et n’aurait pas voulu
entendre qu’on avait besoin de lui pour gérer le domaine. L’épreuve allait
être très difficile, mais Alcide s’en sortirait, Henri l’avait éduqué dans ce
sens et ne doutait pas du potentiel de son fils. Non, ce qui l’attristait
profondément, hormis le fait de quitter les siens prématurément, c’était de
ne pas avoir pu protéger la jeune Cécile jusqu’au bout.
Charles était encore au vert. Solange et Jean, de manière providentielle,
n’avaient prévu de venir que le surlendemain. Mais Cécile était bel et bien
là, dans sa chambre, plongée dans la lecture d’Oliver Twist de Charles
Dickens, en attendant un potentiel message de la TSF dissimulée dans
l’armoire.
Henri appréciait particulièrement l’appétit intellectuel de la jeune fille et
lui avait laissé libre accès à son immense bibliothèque, dans laquelle il
n’autorisait que de très rares incursions, même lorsqu’il s’agissait de ses
propres enfants.
Inutile de courir la prévenir.
Autant reculer l’échéance le plus possible et la laisser profiter de ses
derniers moments d’insouciance en compagnie de son écrivain favori.
Henri de L’Estoc vécut les minutes suivantes à la manière d’un automate,
masquant le flot d’émotions qui le submergeait par une dignité à toute
épreuve. Les miliciens atteignaient déjà le perron lorsqu’il se décida enfin à
se détourner de la fenêtre pour rejoindre dans le plus grand calme son fils
qui préparait des collets dans la cuisine. Quand il entra dans la pièce, Alcide
leva les yeux de son ouvrage et se tourna vers lui en souriant, placide,
ignorant qu’il était encore de la menace imminente. Mais devant la pâleur
de son père, son visage se décomposa et il se précipita vers lui. Henri en
profita pour l’étreindre longuement alors que les beuglements des traîtres
s’élevaient dans le couloir. Sa bouche s’ouvrit pour adresser quelques mots
à Alcide.
Alors Alcide répondit.
Puis ce furent sur eux des vociférations, on les arracha l’un à l’autre sans
que ni le père ni le fils n’oppose une quelconque résistance. Mais lorsqu’il
comprit que l’on embarquait son père sans lui, Alcide se rua vers les
miliciens, qui le repoussèrent violemment, et hurla des questions qui
resteraient à jamais sans réponse. Sa voix encore teintée d’enfance résonna
dans le couloir alors qu’il continuait à poursuivre en vain le sinistre cortège,
avec une énergie du désespoir qui fendit en deux le cœur d’Henri.
« Mon fils, se dit-il. Mon enfant. »
Arrivés dans le hall d’entrée, ils furent rejoints par deux de leurs acolytes
qui redescendaient les escaliers en soulevant chacun par le bras une Cécile
qui ne touchait plus terre et grimaçait de douleur. Ils étaient allés la cueillir
à l’étage comme on cueillerait la plus jolie fleur dans la rosée matinale
avant de prendre plaisir à la piétiner. Cécile perdait ses premiers pétales et
le supplice ne faisait que commencer. Elle le savait. Henri le savait.
Et Alcide aussi.
Alors Alcide poursuivit de plus belle son imploration, sa voix se brisant
sous l’émotion.
Jusqu’au regard paternel.
Jusqu’à ce que son père lui intime d’arrêter de gémir, juste en posant sur
lui un regard à la fois autoritaire et tendre. Un regard qui résumait en
silence tout ce qu’il lui avait transmis :
« Reste digne et intègre, mon fils. Ne te détourne jamais de ton objectif.
En aucun cas. Dum spiro spero. »
Puis un sourire, lumineux, qui rappelait à Alcide une dernière chose.
« Fais de ta vie un rêve et de ton rêve une réalité. »
Le jeune homme se calma alors, lui sourit à son tour et tenta d’approcher
Cécile pour la prendre une dernière fois dans ses bras, avant d’être
vivement repoussé par ses ravisseurs. Résigné, Alcide lui adressa alors très
doucement une parole. Cécile répondit quelque chose, le visage serein et
apaisé, comme jamais Henri n’aurait pu l’imaginer. Puis ils s’éloignèrent le
long de l’allée pour rejoindre deux véhicules militaires bâchés qui les
attendaient aux grilles du château, moteur en marche, prêts à livrer leur
rafle du jour.
Du perron, Alcide regarda disparaître celui qui lui avait donné la vie et
celle pour qui il aurait donné la sienne.
Jusqu’au dernier instant, Henri n’aura eu qu’une obsession, essayer de se
rappeler toutes les paroles qui avaient été dites le jour de son arrestation.
Comme un film sans le son, les bouches s’étaient ouvertes et refermées, et
les mots s’étaient déversés dans son oreille sans qu’elle n’entende. Des
mots férocement vomis et aboyés, d’autres délicatement choisis et
prononcés. Mais c’est comme si sa conscience était sortie de son corps en
cette heure-H, comme si ses sens s’étaient brusquement enrayés pour ne lui
laisser qu’une perception incomplète de cet instant où tout bascula.
De manière inespérée, l’essentiel lui revint juste avant son exécution.
Son visage tuméfié s’était alors tourné vers le timide soleil de janvier en
esquissant un sourire, et il avait tenté de redresser une dernière fois son
corps meurtri par les coups, en faisant douloureusement glisser le long du
poteau ses mains attachées derrière son dos. Pour profiter au mieux de ces
derniers rayons de vie, de ces dernières paroles de vie.
Dans la cuisine, il avait dit « Je t’aime, fils » à Alcide, qui lui avait
répondu : « Moi aussi, père. »
Et dehors, Alcide avait dit à Cécile : « Compte sur moi Cécile, ils
n’auront pas le dernier mot », et Cécile lui avait juste répondu : « Merci. »
Tout avait été dit.
Henri était rassuré.
Les balles pouvaient venir maintenant.
Les soldats allemands qui le tenaient en joue ne se firent pas prier.

Son baluchon sur l’épaule, Charles contempla un instant le château avant


de s’engager dans l’allée gravillonnée.
Enfin de retour.
De trop longs mois avaient passé depuis son départ, et les émotions se
bousculaient en lui, indéfinissables, insaisissables. Bien sûr, il y avait
l’impatience, l’urgence même de reprendre du service après cette
insupportable inaction, urgence qui s’était muée depuis quelques heures en
rage sourde et orgueilleuse de retrouver la place qui lui revenait de droit,
celle qu’il avait dû céder à Paul à contrecœur. Il fallait dire que Max ne
l’avait pas épargné. Lorsqu’il était venu le retrouver dans sa planque près de
Beauvais pour l’informer qu’il pouvait se remettre en selle et rejoindre
Phénix, il avait dressé un bilan plutôt positif de l’action du réseau ces
derniers temps. Les largages s’étaient déroulés comme prévu, et Paul avait
même réussi à obtenir la confiance du réseau d’évasion Pat O’Leary, chargé
de rapatrier les militaires britanniques restés en France et les aviateurs alliés
dont les avions avaient été abattus, et qui étaient cachés et hébergés par des
patriotes. Il était ainsi parvenu, avec l’aide de Solange, à organiser
l’acheminement de six soldats anglais jusqu’à la cellule d’Abbeville, qui
prit en charge la suite de leur exfiltration vers Perpignan puis Gibraltar afin
de rejoindre l’Angleterre.
Ces éloges n’avaient donc fait que décupler l’amertume de Charles, mais
l’heure était enfin venue de remettre l’église au centre du village, comme le
disait son grand-père. Sa poitrine se gonfla d’arrogance alors qu’il
s’engageait dans l’allée.
Il sourit.
Le père d’Alcide n’allait pas tarder à le repérer et à prévenir les autres.
Henri, en effet, demeurait toujours dans son bureau du rez-de-chaussée qui
donnait sur l’entrée du domaine, afin de guetter l’arrivée d’éventuels
visiteurs. Charles voyait déjà Solange jaillir sur le perron, suivie de près par
la démarche timide de Cécile, et son cœur se réchauffa. Oui, ce qu’il
ressentait aussi, il fallait bien l’admettre, c’était une joie presque enfantine
de retrouver ses compagnons du réseau. Et particulièrement les filles, qui
faisaient naître en lui un feu d’artifice d’émotions dont il ne parvenait pas à
faire le tri, surtout depuis ce qu’il s’était passé avec Solange le dernier soir
avant son départ.
Il sourit de plus belle.
Mais ce ne furent pas les filles qui sortirent en premier.
Alcide s’aventura à l’extérieur, hésitant, avant de lui adresser un sourire
en demi-teinte. Une émotion fulgurante vint alors chasser toutes les autres
en un clin d’œil : l’angoisse. Il s’était passé quelque chose. Quelque chose
de grave.

Le café ne fumait plus depuis déjà quelques minutes.


Il devait être froid maintenant, mais chacun était prostré devant sa tasse.
Visage livide, mâchoires serrées, Alcide ne savait quoi ajouter. Solange
laissait couler silencieusement les larmes qu’elle croyait avoir taries. Paul
faisait les cent pas pour contenir les siennes et Jean regardait par la fenêtre,
apathique.
– OK, Solange et Jean vous étiez en pleine opé pour exfiltrer un gars vers
Amiens. Mais toi, je peux savoir où tu étais ce jour-là ? siffla Charles entre
ses dents en se tournant vers Paul.
– À ton avis, j’étais où ? fulmina Paul. J’étais seul comme un con, à la
planque d’armes ! Mais qu’est-ce que tu crois ? Qu’on s’est tourné les
pouces pendant tout ce temps ? Il fallait bien qu’on se partage le boulot,
puisqu’on ne pouvait plus compter sur toi, puisque avec tes conneries on
avait un membre actif en moins !
– Dis que c’est ma faute et je te détruis ! hurla Charles en l’attrapant par
le col.
– Arrêtez ! s’étrangla Solange. Arrêtez ça tout de suite, ce n’est pas ça
qui les fera revenir, et ce n’est la faute de personne ! Henri a été dénoncé
par quelqu’un du village voisin, Alcide l’a reconnu parmi les miliciens.
Tu n’es pas le seul à souffrir Charles, pour nous cela fait déjà deux mois
qu’il nous faut vivre avec, Henri était quelqu’un d’exceptionnel, et Cécile…
ma Cécile, elle me manque tant…
Sa voix se brisa et les sanglots affluèrent pour de bon.
Interdits, les garçons s’éloignèrent l’un de l’autre.
Jean passa le bras autour de la nuque de Solange.
Le silence s’installa de nouveau dans la cuisine pleine de l’absence de
leur amie, des traits si doux de son visage, de l’amour qu’elle mettait dans
le moindre de ses gestes.
Jusqu’à ce que le poing de Charles cogne violemment l’épaisse table de
chêne massif, faisant sursauter hommes, femme et vaisselle d’un même
mouvement.
– On va leur faire payer vous m’entendez ? Elles vont regretter d’être
nées, ces sous-merdes de collabos, moi je vous le dis. La Libération
approche les amis, ce jour-là nous pourrons régler nos comptes à notre
guise, et on ne s’en privera pas !
– Charles, il faut garder la tête froide, tenta timidement Jean. Max nous a
demandé de…
– Je sais ce que Max a demandé ! vociféra-t-il. Je viens de le quitter, il
m’a donné toutes les instructions. Bon sang, pourquoi il ne m’a rien dit pour
Cécile et Henri ?
– Il devait avoir peur de ta réaction, et que cela te fasse agir en dépit du
bon sens, dit Solange en essuyant ses larmes. Charles, la partie va se jouer
serrée les prochains mois, et il faut que tu…
– Je sais très bien ce que j’ai à faire, la coupa-t-il en la fusillant du
regard. Alors maintenant, vous allez m’écouter attentivement, et je ne veux
plus être interrompu. Paul, merci pour tout mon petit gars, mais maintenant
c’est moi qui reprends les rênes. Tu seras mon bras droit et c’est toi qui vas
m’aider à organiser les deux prochains sabotages. Les Boches sont en train
d’accélérer les choses pour leur propre armement, et je peux te dire qu’il y a
de l’artillerie lourde qui va défiler sur les quais ces prochaines semaines.
Aucune de leurs locomotives ne doit arriver à destination, tu m’entends ?
Aucune ! Et on oublie le zéro victime, rien à foutre de ces salauds, qu’ils
crèvent tous ! Solange, j’imagine que tu as pris la place de Cécile à la TSF,
donc tu y retournes, tu visses cette saleté de casque audio sur ta tête et tu ne
bouges plus, compris ? Quant à toi Jean, tu restes à la planque jour et nuit
pour surveiller les armes, et tu ne mets ton nez dehors que lorsque Paul ou
moi viendrons te relever. Même pour aller pisser tu ne sors pas, tu
m’entends ?
– D’accord Charles, mais il faut tout de même que je prévienne mes
parents que je vais m’absenter un moment, avança gauchement le jeune
mécanicien.
– Ah non, non, non, mon grand, désolé ! Solange et toi vous vous
débrouillez pour leur transmettre un message, mais il est hors de question
de repartir à Amiens. Je veux tout le monde sur le pont, plus rien ne doit
être laissé au hasard, vous comprenez ? Plus aucun contact avec l’extérieur,
plus aucune faille qui pourrait compromettre les opérations. Vous êtes
l’armée de l’ombre bordel, je veux que vous n’existiez plus pour personne
les prochaines semaines, pour personne ! Alcide, je suis désolé pour ton
père, mais tu n’as plus le choix non plus maintenant. Je ne sais pas par quel
miracle ils ne t’ont pas embarqué et n’ont pas fouillé dans la chambre de
Cécile, j’espère que ce n’est pas un piège, donc il va falloir que tu prennes
la place de ton père dans son bureau et que tu surveilles l’entrée du château,
d’accord ?
–…
– Allez mon vieux, ça va aller, se radoucit Charles. Mais il nous faut
continuer de lutter, coûte que coûte. Pour Henri, pour Cécile. Pour nos
proches. Dum spiro spero.
– Dum spiro spero, répéta Alcide en serrant les poings.
– Alors, tout le monde à son poste !
Le cœur lourd, chacun se leva, puis ils se dispersèrent.
Solange se faufila derrière Charles, qu’elle retint par le bras, suppliante.
– Tu ne m’as même pas prise dans tes bras…
– Tu crois vraiment que c’est le moment ? Je n’ai rien à te donner
Solange, je suis désolé. La meilleure façon de m’aider est de retourner à ton
poste, asséna-t-il avant de tourner les talons sans même un regard en arrière.
Solange le regarda s’éloigner. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule de
toute son existence.
Les jours qui suivirent, Phénix déploya ses ailes comme jamais.
Une entrée en guerre, pour de bon cette fois.
Dormir, se nourrir, se laver, vivre même ne valait que pour servir la
cause.
Alcide ne quittait plus l’uniforme de son grand-père le général Étienne de
L’Estoc, Charles s’était confectionné un brassard tricolore orné d’une croix
de Lorraine et du V de la victoire, et Jean avait fait fondre des pièces de
carrosseries usagées pour fabriquer quatre phénix en fer afin de les
distribuer à chacun. Même Solange avait troqué ses jupes contre un
pantalon d’homme et des chaussures de marche, et gardait les cheveux
relevés en toute circonstance.
Chaque initiative pouvant galvaniser leur rage de vaincre était bonne à
prendre.
Chacun faisait offrande de sa propre existence sur l’autel de la cause
résistante.
Chacun soufflait sur les braises de sa douleur pour alimenter sa
détermination, et accomplir sa tâche à la perfection.
Ce printemps 1944 était marqué par l’imminence d’un débarquement
allié, et la récente réunification de tous les réseaux secrets en Forces
françaises de l’intérieur, les FFI, sous le haut commandement du général
Kœnig, avait permis de rendre plus cohérente et efficace l’action de la
Résistance sur tout le territoire français. Il s’agissait de coordonner les
opérations qui auparavant étaient éparpillées, pour cibler au mieux
l’intervention de chaque réseau, pour mieux se répartir la tâche vers un
objectif global : faciliter la consolidation de la tête de pont militaire alliée.
Et pour cela, une priorité : désorganiser le plus possible le renforcement en
armes et en hommes des troupes allemandes, et transmettre les coordonnées
géographiques de leurs points stratégiques de défense, cibles des
bombardements à venir de la Royal Air Force britannique et la US Air
Force.
Le réseau Phénix ne jouait désormais plus la partie seul, il était un
maillon de la gigantesque chaîne de la Résistance française, et était toujours
sous les ordres de celui qui avait été désigné pour répartir les actions sur le
secteur de la Somme : Max.
La chaîne se resserrait inexorablement autour de l’ennemi.
Les instructions pleuvaient via la télégraphie.
La peur les quittait au fil de la réussite des opérations, ils gagnaient en
audace, repoussant chaque fois les limites de l’inconscience.
Alcide, Solange et Jean avaient été relevés de leurs fonctions fastidieuses
de surveillance et de réception de messages et se joignaient à Paul et
Charles sur le terrain lors des opérations. Ainsi, ils parvinrent à incendier
une citerne d’essence à Saleux, à attaquer à la grenade deux camions de
militaires allemands pour les mettre en déroute, à détruire trois centrales
électriques et deux téléphoniques, à saboter les pompes alimentant en eau
les locomotives à la gare de Bacouel, tout cela en maintenant leur mission
principale de veiller sur la planque d’armes.
Les deux sabotages de voies ferrées furent un succès d’autant plus
important que les wagons ciblés contenaient principalement de l’armement,
qui vint rejoindre l’impressionnant arsenal qui emplissait désormais les
caves de l’ancienne usine de papeterie de Montclairy.
Une vraie mine d’or pour l’insurrection finale qui approchait.
Un vrai miracle que les nazis ne soient pas encore tombés dessus.
Charles se montrait de plus en plus paranoïaque quant à la surveillance
de la planque, aussi décida-t-il d’y passer toutes ses nuits, ce dont les autres
ne cherchèrent même pas à le dissuader étant donné l’état de rage dans
lequel cela le mettait.
Son destin se scella par une fraîche nuit d’avril.
Il avait assuré plusieurs gardes sans jamais fermer l’œil, et ne s’était
reposé que très brièvement dans la journée. Ses mains tremblaient de
nervosité contenue et le retour brutal du froid ne faisait qu’accentuer le
phénomène. Il arpentait le couloir sombre qui desservait toutes les caves,
sans parvenir à apaiser son agitation. La faim le tenaillait depuis quelques
heures. Il se dirigea vers le coin des boîtes de conserve, prévues pour
réapprovisionner les soldats anglais et américains.
Il avisa une petite boîte de sardines, réalisa qu’il ne possédait pas
d’ouvre-boîtes, pesta tout bas, avant de brandir son cran d’arrêt et d’essayer
de percer la conserve. Mais ses doigts étaient comme secoués de spasmes et
le couteau ripa presque immédiatement, lui entaillant douloureusement la
paume.
– Saloperie de boîte de merde ! jura-t-il en la projetant sur un tas d’autres
conserves, qui s’effondra dans un fracas brisant la quiétude nocturne.
Conscient de sa maladresse, il se figea sur place et tendit l’oreille. Les
rondes de nuit côté allemand s’étaient multipliées ces derniers temps, et le
danger pouvait survenir à chaque instant.
Comme une réponse concrète à ses craintes, un bruit de pas lui parvint de
la cour.
Un bruit de pas qui ne ressemblait en aucune manière à la démarche
aérienne de Solange lorsqu’elle était venue le retrouver. Il s’avança vers
l’un des soupiraux en prenant garde de ne pas exposer son visage à la lueur
de la lune qui passait à travers les barreaux.
Un soldat allemand.
Aux aguets. La crosse du fusil mitrailleur déjà blottie contre l’épaule et
l’œil dans le viseur.
Il avançait doucement dans la cour en faisant parfois une rotation sur lui-
même pour assurer ses arrières, et sa frontale faisait des arcs de cercle de
lumière sur le sol.
Le soldat avait dû l’entendre. Mais étrangement, il avait l’air seul.
Charles se précipita vers le mur sur lequel était accroché le déclencheur à
distance de la bombe censée détourner l’attention d’éventuels intrus et
appuya frénétiquement sur le bouton, une, puis deux, puis une vingtaine de
fois.
Rien.
« Merde, merde, merde. »
Il se rua de nouveau vers le soupirail et fut horrifié de voir que la
silhouette avait disparu.
« Bon sang, où est-il passé ? »
Il ne tarda pas à le savoir.
La porte d’une des premières caves grinça.
L’homme était en bas.
Charles n’avait plus le choix.
Il glissa doucement la main le long de son pantalon, saisit le manche de
son cran d’arrêt et délogea délicatement la lame de son fourreau.
L’arme blanche était la seule option pour agir sans bruit.
Une goutte de sueur perla sur ses lèvres.
Il se plaqua sur le mur dont l’ouverture donnait sur le couloir.
La lueur de la frontale approchait inexorablement.
L’image furtive des lèvres de Solange sur les siennes traversa son esprit.
Cette fois, ce n’était pas une fausse alerte.
Tout se passa en quelques secondes.
Il bondit sur le bras armé parvenu à son niveau et le délesta de son fusil
d’assaut en un clin d’œil, avant de plaquer l’homme au mur de son avant-
bras gauche et de brandir son couteau de l’autre bras.
Tout se passa en quelques secondes c’est vrai, mais avant de plonger la
lame dans la gorge palpitante du soldat, il eut tout de même le temps de
percevoir la candeur du visage surpris qui ne devait pas avoir plus de dix-
huit ans.
C’était son alter ego qu’il venait de tuer.
La vie quitta le trop jeune corps, qui se déroba sous son étreinte et glissa
le long du mur dans une plainte presque inaudible. Charles eut à peine le
temps de se reculer qu’un fracas de pas dévalant l’escalier le fit
brusquement se retourner vers la sortie.
– Charles, Charles ! C’est moi, c’est Paul !
Le jeune homme s’approcha plus doucement. Tenta une timide accolade.
– Charles, ça va ? Tu n’as rien ?
–…
– OK, tu as fait ce qu’il fallait. J’imagine que tu as actionné le détonateur
mais qu’il n’a pas fonctionné ?
–…
– Donc tu n’avais pas d’autre choix pour protéger la planque. Et puis
c’était toi ou lui. Écoute, tu dois être étonné que je sois là mais on était
inquiet pour toi. Tu avais l’air tellement à cran ces derniers jours, on a
convenu qu’il fallait que je t’épaule à distance. Alors, écoute-moi bien
maintenant… tu m’écoutes ? Je vais rester ici et gérer la situation.
Je t’explique. J’étais posté à l’extérieur de la papeterie et je les ai vus
approcher. Ce Boche fait partie d’une patrouille qui s’est divisée pour
quadriller le secteur et le reste de ses copains est en train de se diriger vers
le haut du village. J’ai dû attendre qu’ils s’éloignent un peu pour venir te
retrouver. J’en étais malade ! Je suis tellement soulagé que tu l’aies repéré à
temps ! Bon, ce que tu vas faire, c’est remonter au château, car les autres
vont avoir besoin de toi au cas où. Tu passes par les pâtures pour éviter de
te faire griller mais tu te magnes d’accord ?
–…
– Allez, je comprends, t’inquiète, ajouta-t-il en lui adressant une tape
fraternelle sur l’épaule. Vas-y vite et je vous rejoins dès que possible.
Hébété, Charles remonta les escaliers les bras ballants.
Il traversa la cour, se glissa le long du moulin à aubes hors d’usage et
longea le mur d’enceinte de l’ancienne papeterie jusqu’à atteindre les
pâtures qui scindaient le village en deux. Ces mêmes pâtures où ils avaient
réceptionné tant de matériel parachuté. Il mettait un pied devant l’autre sans
chercher à se cacher, se courber, se faufiler.
Il suivait les indications de Paul mais son instinct de survie se limitait à
ça. Comme si l’initiative de frapper le soldat allemand l’avait dépossédé de
toute sa capacité de décider et d’agir, comme si cet acte ultime avait chassé
son humanité en même temps que toutes les tensions qu’il avait
accumulées.
Il marchait, droit devant, foulant la mer d’herbes hautes qui luisait sous la
lune.
Pour la deuxième fois de son existence, il avait tué un homme de ses
propres mains.
Privé de discernement, il se contenta donc d’appliquer les directives de
Paul.
Arrivé au château, il tenta de faire au plus vite malgré sa torpeur.
Il réveilla les membres de Phénix un à un, leur demanda de descendre dans
la salle d’armes sans allumer de lumière. Ce qu’ils firent sans discuter. Ils
savaient à quoi s’attendre. Charles leur fit signe de s’accroupir derrière le
grand sofa et leur expliqua la situation à mi-voix. Ils acquiescèrent en
silence avant de se servir en fusils de chasse sur les murs, de plonger leurs
mains dans la réserve de cartouches, et de se poster aux quatre coins de la
pièce.
La salle d’armes étant traversante, Charles s’était installé devant la
fenêtre qui offrait le meilleur angle de vue sur les grilles de l’entrée du
château tandis que Jean, lui, scrutait l’arrière du bâtiment. Solange était
recroquevillée sur le côté du piano, son arme coincée entre le torse et les
cuisses, et Alcide était assis sur une bergère, le regard perdu dans
l’obscurité, les jambes écartées, la main tenant fermement le canon de la
carabine, dont la crosse était posée au sol.
Les minutes passèrent, puis les heures. Rien.
L’aube pointait à peine quand ils se décrispèrent un peu, osèrent quelques
pas dans la pièce puis s’adressèrent la parole. Chacun avait eu le temps
d’imaginer mille scénarios dans le silence de la nuit mais aucun ne s’était
produit. En revanche, tous étaient d’accord pour dire qu’il était temps de
rejoindre Paul puisqu’il n’avait pas encore reparu, et qu’il attendait peut-
être que ce soit eux qui se manifestent.
Le jour n’était pas encore tout à fait levé, ils en profitèrent donc pour se
glisser au travers des pâtures afin de rejoindre la planque, se jetant à plat
ventre dans les herbes au moindre bruit. Mais le village semblait déserté de
toute âme qui vive, et le trajet se déroula sans encombre. Ce manque de
mouvement devenait presque oppressant au fur et à mesure qu’ils
s’approchaient de l’ancienne papeterie. Ils frôlèrent les murs,
s’engouffrèrent dans l’escalier menant aux caves et commencèrent à héler
Paul discrètement mais suffisamment fort pour qu’il ne soit pas surpris.
Mais rien.
Personne.
Ils poussèrent une à une les portes des caves.
Rien n’avait bougé, l’arsenal s’amoncelait encore sous leurs yeux, intact.
Mais le cadavre du soldat n’était plus là.
Et Paul non plus d’ailleurs.
20
La révélation
Vers-sur-Selle, mardi 2 juillet 2019

Ben et Mona se tiennent sur le trottoir d’en face, hésitants.


Aucune sonnette n’est visible à l’extérieur et cela leur semble intrusif de
franchir l’entrée cochère du corps de ferme sans annoncer leur arrivée.
– Bon, de toute façon, il va bien falloir y aller avant que les voisins ne
commencent à se demander ce qu’on fabrique là, propose Mona.
– Oui, oui, tu as raison, on y va, acquiesce son frère, songeur. C’est
quand même dingue de se dire qu’on va rencontrer un membre du réseau
Phénix pour de vrai…
– Je suis d’accord avec toi, ça paraît complètement irréel.
Ils traversent la route et s’engagent franchement sur la terre battue de la
cour, jetant tout de même un œil inquiet sur un éventuel chien de garde qui
pourrait jaillir avec force aboiements. Mais rien. Juste le pépiement des
oiseaux, et un chat blanc tacheté de noir et de caramel, qui surgit de la
grange comme le diablotin de sa boîte et traverse la cour avec une vélocité
hors norme. La construction de brique rouge n’est pas bien grande, et les
deux fenêtres sagement placées de part et d’autre de la porte d’entrée et
réhaussées d’un arc de pierres blanches donnent l’impression d’un visage
aux sourcils étonnés.
Des rosiers anciens aux boutons stériles subsistent laborieusement tout le
long de la façade, vestiges d’une main verte qui a priori n’habite plus ici.
Une seule fleur a réussi à éclore au sommet de l’un d’eux, délicate corolle
de pétales jaune pâle qui ondulent sous la brise légère mais ne tarderont pas
à s’éparpiller au sol. Une chaînette pendouille sur le côté de la porte, reliée
à une petite cloche écarlate de rouille qui doit faire office de sonnette. Après
un bref hochement de tête à l’intention de sa sœur, Ben se lance.
Le tintement strident résonne dans la cour et presque immédiatement une
voix enrouée et étonnamment sonore lui fait écho.
– C’est qui ?
– Euh, voilà, c’est… Nous sommes deux étudiants à la recherche de…
Enfin nous aimerions beaucoup euh… balbutie Ben, perturbé de devoir
montrer patte blanche à travers une porte fermée.
– C’est qui ? répète l’homme avant de s’éclaircir bruyamment la voix.
– C’est… Ben et Mona, finit-il par lâcher, à court de mots.
– Ah ? Bon, j’arrive, dit-il tout simplement, laissant les jeunes perplexes.
Le bruit d’un pas lourd et traînant sur le carrelage s’approche de l’entrée,
avant qu’une main ne déverrouille deux cadenas avec une lenteur sûrement
due à l’âge mais qui met le frère et la sœur en ébullition. Enfin, la porte
s’ouvre sur Charles.
Car c’est lui, cela ne fait aucun doute.
L’homme est voûté par le poids des années mais a conservé cette grande
stature qui avait marqué Ben lorsqu’il l’avait reconnu sur les photos
anciennes, aidé par la description qu’en avait faite Cécile.
Et ce regard.
L’iris bleu profond flamboie encore d’une vivacité contenue, d’une
détermination farouche que même les profondes rides en patte d’oie qui
entourent ses yeux ne parviennent pas à atténuer. Ben sent qu’il faut aller
droit au but.
– Bonjour monsieur… Delomel ? Charles Delomel ?
– Lui-même.
– Ah, enchanté, vraiment, s’enthousiasme Ben en élargissant au
maximum son sourire afin de briser la glace. Nous nous appelons Ben et
Mona et nous sommes étudiants en faculté d’histoire. Voilà, je prépare une
thèse sur les conditions de vie des agriculteurs durant la Seconde Guerre
mondiale et j’aurais quelques questions à vous poser. Nous avons déjà
recueilli les témoignages de deux autres agriculteurs, M. Laval et
M. Senarpont, qui nous ont dit que vous pourriez nous aider également.
Vous auriez quelques instants à nous consacrer ?
Ben a pensé à ce mensonge pour gagner la confiance de Charles. Il a
juste relevé sur le site de la fédération des agriculteurs de la Somme les
noms de deux exploitants proches géographiquement et a parié sur le fait
que Charles les connaisse. L’ancien membre du réseau Phénix pouvait se
cabrer s’ils lui dévoilaient trop rapidement la véritable raison de leur visite.
La douleur d’avoir perdu Cécile avait déjà dû le crucifier. Mais perdre Paul
dans des conditions si déplorables l’avait à coup sûr brisé de l’intérieur pour
le restant de ses jours, et ce malgré tout ce qui les séparait à l’époque.
Le contenu de la lettre que Ben et Mona ont retrouvée dans les caves de
l’ancienne usine est détonnant, et le terrain doit être préparé avec la plus
grande délicatesse.
Mona aussi déploie son plus beau sourire en se disant qu’ils doivent être
ridicules, là, tous les deux, à quasiment faire la révérence devant un
vieillard qui a sûrement perdu la boule. Minute interminable.
Yeux revolver et soupir las. Mais ouverture plus large de la porte. Pari
gagné.
L’homme reprend sa démarche traînante en invitant à le suivre vers ce
qui semble être une véranda au fond du couloir. Il flotte dans la maison
l’odeur du temps suspendu, de tout ce qui n’a pas bougé depuis des
décennies.
La moquette murale assombrit encore davantage l’entrée, dont le seul
élément un peu lumineux est ce drapeau tricolore punaisé bien malgré lui
aux quatre coins, et dont le tombé n’a guère plus d’allure. La lumière de la
véranda n’en paraît que plus crue lorsqu’ils y pénètrent et découvrent ce à
quoi Charles était occupé avant leur arrivée : trier dans une gigantesque
caisse clous et vis, qu’il reclasse ensuite dans des contenants plus petits en
fonction de leur taille et de leur forme.
L’organisation sur la table est millimétrée. Ben se demande si c’est une
opération ponctuelle ou si Charles ne s’amuse pas, une fois la tâche
terminée, à tout reverser dans la grande caisse et recommencer pour passer
le temps. Il s’y remet d’ailleurs sans se soucier davantage de la présence de
ses hôtes, qui restent un moment debout, passant gauchement d’une jambe
d’appui à l’autre.
– Bon, vous attendez quoi pour vous asseoir ?
– Euh… oui bien sûr !
Ils délogent timidement chacun l’une des chaises de formica qui
entourent la table où est installé l’ancien résistant et s’installent sur la toute
extrémité de l’assise, gênés. La décoration est très spartiate dans cette pièce
qui doit être celle où Charles passe la plupart de son temps. Ouverte sur un
coin cuisine hors d’âge, elle accueille en plus de la table et des quatre
chaises un lit d’appoint sommairement dissimulé entre l’un des murs et un
immense buffet. Ni bibelot ni tableau ni photo qui pourraient offrir à Ben un
point d’accroche, un départ de discussion. La seule chaleur de l’endroit
réside dans le soleil couchant qui tapisse les murs de ses rayons. Une
horloge lugubre vient à sonner le quart de l’heure, qui promet d’être
laborieuse.
– Alors, ces questions ?
– Oh, mais bien sûr. Je prends mon carnet de notes.
Ben inspire profondément.
Il ne parviendra pas à amadouer davantage le vieil homme avant de
passer aux choses sérieuses. Leur stratégie est non seulement ridicule mais
irrespectueuse. Il avait imaginé gagner suffisamment la sympathie de
Charles pour pouvoir accompagner au mieux son bouleversement devant la
révélation qui lui serait faite. Après tout, Ben cherche juste à être délicat,
mais vu le caractère acariâtre du bonhomme, mieux vaut se lancer sans plus
attendre.
– En fait, nous ne sommes pas venus vous interroger au sujet de
l’agriculture à l’époque de la Seconde Guerre. Nous avons en notre
possession une lettre. Une lettre qui vous est destinée. Une lettre qui a été
écrite il y a plus de soixante-dix ans par un certain Paul, assène Ben.
L’homme sursaute imperceptiblement.
– Sortez de chez moi, crache-t-il comme dans un réflexe de défense.
– Monsieur Delomel, c’est très important pour vous, il faut la lire, il
faut…
– Je vous demande de sortir de chez moi !
Il se redresse, tremblant de colère. L’océan se déchaîne dans ses yeux si
expressifs et Mona en est presque effrayée.
– Viens Ben, on y va, tant pis…
– Non, il faut lui donner, tu le sais bien !
Alors, prenant son courage à deux mains, Ben s’avance doucement vers
Charles et pose une main ferme sur son épaule.
– Charles, écoutez-moi maintenant, il s’avère que ma sœur et moi… Oui,
c’est ma sœur en fait, nous connaissons votre histoire. Charles, cette
histoire nous a bouleversés, c’est pourquoi nous avons fait tout ce chemin
pour vous rencontrer…
Il imprime une légère pression sur son épaule pour l’inviter à se rasseoir.
– Nous avons retrouvé la trace de Phénix grâce à une mallette découverte
dans mon appartement, celui-là même où habitait Paul… Vous avez été des
héros, tous, vous êtes des exemples pour notre génération, et…
– Non ! Je ne suis pas un héros, je ne suis rien de tout ça ! Qu’est-ce que
vous savez de ce qui s’est passé, hein ? Même vos parents n’étaient pas
nés ! Et je ne vous permets pas de m’appeler Charles…
– Vous avez raison Char… euh, monsieur Delomel… Je n’en sais rien.
Je n’y étais pas. Tout ce que je veux, c’est que vous lisiez ceci. C’est très
important. Je vous laisse la lettre sur la table et… je m’en vais, d’accord.
Prenez soin de vous, monsieur Delomel.
D’un signe de tête il enjoint à sa sœur de se lever et ils quittent la
véranda, laissant leurs paroles retomber doucement.
Le vieil homme demeure immobile de longues minutes, ses mains
burinées posées sur la toile cirée, le renfrognement de son visage plus
marqué que jamais.
L’horloge sonne dix-neuf heures.
Au dernier coup, il glisse la main droite vers la feuille racornie et la
déplie dans un léger tremblement. Il chausse les lunettes de vue qui sont
accrochées à son cou et ses yeux usés parcourent les lignes malgré lui,
avant que sa main ne retombe lourdement sur la table.
Ses doigts tressaillent maintenant, sa tête se renverse en arrière, il prend
une profonde inspiration saccadée par un sanglot naissant qu’il contient
douloureusement. Rassemblant tout son courage, il s’attèle à relire la lettre
plus calmement cette fois, disséquant chaque mot comme un orfèvre,
contraignant son cerveau, confiné depuis bien trop longtemps, à ressusciter
l’époque révolue de ses dix-huit ans, à revivre des instants qu’il avait choisi
de rayer de sa mémoire.

Mon ami,
En ces heures décisives, permets-moi de t’appeler ainsi.
Nous en aurons perdu du temps à nous toiser comme deux coqs, mais la
minute que je suis en train de vivre me révèle cette évidence : nos différends
ont toujours ressemblé en réalité à ceux de deux frères qui veillent l’un sur
l’autre malgré les apparences. En tout cas, c’est pour cela que je t’ai
rejoint à la planque ce soir, j’ai senti que quelque chose allait se passer, et
que j’aurais un rôle à jouer. Quand je t’ai vu, là, dans la pénombre, avec le
corps du soldat à tes pieds, j’ai tout de suite su ce qu’il fallait faire.
Charles, je t’ai menti.
La troupe dont ce soldat fait partie ne se dirige pas vers le haut du
village comme je viens de te le dire. Ces foutus Boches sont en train de
remonter la Cesse, et ils vont invariablement tomber sur moi. Je vais donc
hisser le corps dans la rue et me livrer pour détourner leur attention de la
planque. Je vais le faire Charles, et rien ni personne ne pourra m’en
empêcher. Je vais le faire car il en faut un pour le faire, et autant que ce soit
moi. Comme tu le sais, j’aime Cécile, et cela m’est devenu insupportable de
savoir que je n’étais pas là lorsqu’ils l’ont arrêtée. Elle représente
tellement pour moi, qu’elle fasse partie de mon avenir était presque une
évidence. Dire qu’elle n’en saura jamais rien… Alors je le fais pour elle, et
aussi pour toi. Sois rassuré, ils ne vont pas m’arrêter à ta place, c’est moi
qui vais me donner à eux, en toute conscience, en tout amour pour vous
deux.
Je dois y aller maintenant, j’espère juste que tu te rappelleras cette
planque derrière les briques, dont nous avions convenu pour cacher tout
élément compromettant en cas d’arrestation.
Sois heureux mon frère, j’avais encore beaucoup à partager avec toi je
crois.
Paul.

La rose jaune à l’extérieur vient d’être soufflée par la brise du soir.


Un courant d’air frais vient aussi de s’engouffrer dans l’esprit de Charles,
et le sens des paroles qu’il a lues retombe comme des doux pétales sur sa
mémoire blessée.
Paul n’a pas été arrêté à sa place.
Paul s’est livré.
Cela change tout.
Un feu brûlant irradie son cœur, Charles porte la main à sa poitrine mais
cela n’a rien à voir avec la mort qui s’annonce. C’est plutôt la vie qui afflue
de nouveau.

– Tu penses qu’on peut y retourner ?


– Il paraît qu’il faut battre le fer quand il est chaud… Allez, on y va,
décide Ben.
Ils viennent de passer près d’une demi-heure dans la voiture et le
crépuscule commence à tomber. Ils en ont profité pour prendre la mallette
de Paul retrouvée dans l’appartement, ainsi que le journal de Cécile. Il faut
que les choses comme les êtres se réunissent désormais.
Ils agitent de nouveau la cloche, mais pas de réaction cette fois.
Tant pis. Au point où ils en sont, autant y aller au culot.
Ils pénètrent donc dans la maison sans y avoir été invités, traversent le
couloir et reparaissent dans la véranda, où la pénombre a grandi.
La silhouette immobile du vieil homme se devine, toujours au même
endroit.
Ben prend la liberté de chercher l’interrupteur à tâtons et de l’actionner.
Charles ne sourcille même pas, ses yeux perdus dans le vague.
– Mon frère, prononce-t-il doucement en s’adressant à un interlocuteur
imaginaire.
Aucun des frères de Charles n’était rentré de la guerre, il avait dû
reprendre seul l’exploitation familiale après le décès de ses parents. Il ne
s’était jamais marié, personne ne l’avait jamais attendu le soir, personne ne
s’était occupé de lui durant ces longues années d’expiation d’une culpabilité
qui n’avait plus lieu d’être. Paul avait volontairement pris sa place, et lui
faisait le cadeau par-delà sa disparition d’une indéfectible fraternité.
– Nous tenions à vous donner ceci également. Il s’agit de la mallette de
Paul, tout est intact à l’intérieur, nous nous sommes dit que cela vous
revenait de droit.
Il lève son regard vide vers eux, puis sans un mot se contorsionne pour se
lever en refusant leur aide d’un signe de tête, avant de se diriger vers le
buffet. La porte vitrée grince lorsqu’il l’ouvre pour se saisir d’un paquet
d’enveloppes nouées d’une grosse ficelle. Il revient vers eux et la jette sur
la table à leur intention, puis se rassoit et pose les mains sur la mallette.
– Solange m’a écrit une lettre par an depuis plus de soixante-dix ans,
mais je n’ai jamais eu le courage de les lire. Vous pouvez m’aider ?
Ben et Mona se regardent, incrédules.
– Oh, mais oui, bien sûr monsieur Delomel !
– Et ne m’appelez plus monsieur Delomel, maintenant ce sera Charles.
Amusés, le frère et la sœur acquiescent dans un grand sourire. Ils
s’attablent et se plongent dans la lecture des lettres en respectant l’ordre
chronologique et en décachetant religieusement chaque nouvelle missive.
Charles de son côté s’offre alors le privilège de rejoindre son frère en
actionnant le levier de la mallette.
Il fait nuit noire lorsque Ben et Mona relèvent enfin la tête sur un Charles
qui les fixe depuis un moment déjà.
– Un verre de vin et un casse-croûte, ça vous tente ?
– Oh oui, avec grand plaisir ! s’enthousiasme Mona.
Il s’absente un instant et revient avec une bouteille déjà ouverte, un pain
à la croûte épaisse et un morceau de saucisson.
– Tenez, prenez donc trois verres à pied, là derrière vous.
Ils s’exécutent prestement, puis attendent poliment que le vieil homme se
réinstalle, impatients de lui faire leur rapport de lecture.
– Monsieur Delom… Charles ! C’est une super nouvelle de savoir que
Solange est toujours de ce monde, mais ce qui est plus extraordinaire
encore, c’est sa fidélité au réseau, et à vous en particulier. Vous n’avez pas
seulement retrouvé un frère, Charles, vous avez retrouvé une sœur aussi !
Solange n’a jamais cessé de vous porter dans son cœur, et même si elle a
fini par renoncer à votre amour, elle n’a jamais renoncé à vous ! Cela va
vous faire un choc mais… elle est mariée avec Jean, ils ont eu ensemble
trois enfants dont l’un porte votre prénom ! Vous n’êtes plus seul Charles, et
Phénix va renaître de ses cendres !
Ben est dans un état second.
Le vieux Charles ne bronche pas.
Il verse consciencieusement une rasade de vin dans chaque verre, puis
lève le sien en invitant les jeunes à faire de même.
– À Cécile.
– À Cécile, répètent-ils en souriant.
– À Phénix.
– À Phénix !
Leurs sourires s’élargissent davantage encore.
– À l’amour, à la paix, à la vie…
Muets d’émotion, Ben et Mona boivent une gorgée de vin.
Il n’y a pas d’âge pour renaître.
Dossier pédagogique
Dans le seul département de la Somme, plus de 2 950 simples citoyens
sont répertoriés à ce jour pour avoir accompli des faits de résistance durant
la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient boulangers, instituteurs, maires,
médecins, mécaniciens, apprentis ou même lycéens. Ils étaient des hommes
et des femmes. Beaucoup d’entre eux ont héroïquement perdu la vie.
Le réseau Phénix n’a pas existé à proprement parler, mais cela aurait pu
se produire. De nombreux enfants, d’à peine dix ans parfois, ont notamment
joué le rôle d’agent de liaison (encadrés par des adultes délivrant leurs
instructions pour assurer leur sécurité mais sans jamais les forcer).
L’inconscience de leur jeune âge devait y être pour quelque chose, mais le
patriotisme, légué par leurs anciens, forgé par les traumatismes du premier
conflit, a dû aussi pousser leurs petites jambes à pédaler plus vite pour
porter des messages. Nombre de scouts ont d’ailleurs rejoint tout
naturellement l’esprit de résistance.
Léon Debouverie était un directeur commercial et un homme politique
très investi dans la vie des Amiénois suite au bombardement de 1940,
notamment dans le ravitaillement des habitants et l’inhumation des morts.
Il fut donc pleinement élu maire d’Amiens, mais ses relations avec
l’occupant furent si mauvaises qu’il dut démissionner. Les références le
concernant au chapitre 7, le gâchis de l’essence destinée aux Allemands, les
tracts découverts à son domicile et son emprisonnement à Saarbrücken sont
exacts.
Le personnage de Cécile est inspiré de Cécile Redlich, qui a
véritablement existé. Ses parents se nommaient en réalité Gitla et Zelman.
Elle est la plus jeune Juive d’Amiens à avoir été déportée, et c’est pourquoi
son nom fut retenu pour rebaptiser la rue de la synagogue d’Amiens lors de
son inauguration. Tous les autres personnages sont fictifs. Pour les besoins
de l’intrigue, je me suis permis de modifier la fin de son destin si tragique.
Cécile n’a jamais mis les pieds à Montclairy, qui est d’ailleurs un château
fictif, comme je l’explique plus loin. En revanche, ses parents ont vraiment
été arrêtés en 1942, suite à quoi Cécile fut confiée à l’Assistance publique,
puis recueillie par des amis de la famille, les Waeterloot. C’est donc là-bas
qu’elle est arrêtée le 4 janvier 1944, puis emmenée à la Feldgendarmerie,
où elle retrouve les autres Juifs arrêtés le même jour. Tous sont transférés à
Drancy. Le 20 janvier elle est déportée avec 1 152 autres Juifs à Auschwitz
et gazée dès son arrivée.
Au chapitre 14, même si leurs noms ne sont pas cités, je fais clairement
référence au martyre des Lemaire, cette famille qui fut décimée. Tous
étaient entrés en résistance par le biais des FTP, Francs tireurs et partisans,
et leur activité de résistants valut à trois d’entre eux le titre de commandant,
lieutenant et sergent. L’homme qui participe à l’attentat du Royal et trouve
le courage d’aller au bout de sa mission en pensant à son père et son frère
n’est autre que Charles Lemaire, fusillé à la citadelle d’Amiens le 2 août
1943 à l’âge de dix-sept ans. Son père, Maurice Joseph Lemaire, nommé
responsable régional FTP en Normandie, ainsi que son frère, Maurice
Arthur Lemaire, qui le suivit, furent en effet arrêtés par la Gestapo et
fusillés respectivement le 18 septembre 1942 à l’âge de quarante-cinq ans
pour l’un, et le 24 novembre 1942 à l’âge de vingt-trois ans pour l’autre.
Et comme si le sort n’avait pas déjà assez accablé la famille, le plus jeune
des frères disparut lui le 28 août 1944 lors d’une attaque contre une voiture
allemande, à l’âge de quinze ans. Une rue porte leurs noms à Amiens, la rue
des Quatre-Lemaire, où se trouve également une plaque commémorative.
L’attentat visant le café Le Royal a bel et bien eu lieu le 24 décembre
1942 aux alentours de vingt-deux heures trente, après une première
tentative échouée le 11 novembre en référence à l’armistice de 1918. L’idée
était de produire un impact plus psychologique que matériel. Charles
Lemaire, accompagné d’Émile Baheu, d’André Lalou, de Lucien Joron, des
frères Petit et de Jules Bridoux, participa donc à cette seconde tentative
réussie. En revanche, pour les besoins du récit, j’ai inversé les rôles : c’est
Charles Lemaire qui déposa les deux mines antichars avec Émile Baheu, et
Jules Bridoux qui alluma la mèche à l’aide de sa cigarette. L’explosion fit
donc trente-trois morts et plus de cinquante blessés, et les Allemands
crurent en effet que c’était l’œuvre des Anglais. Cela ne les empêcha pas de
ramener le couvre-feu à dix-neuf heures et de renforcer la permanence de la
police. André Lalou expliquera : « Cette opération avait double but :
signifier aux Allemands qu’ils n’étaient pas plus en sécurité ici qu’ailleurs,
et dire aux Français qu’il ne fallait pas céder à la résignation […] Le 19 mai
1940, nous avions vu Amiens rasée par les stukas. Les pilotes ne se sont pas
posé de questions. Nous ne nous en sommes pas posé. Nous étions en
guerre contre le fascisme. »

Bien d’autres noms de la Résistance mériteraient d’être mis en lumière,


mais cela est impossible dans le cadre d’un roman. Cela dit, l’essence
même de ma démarche est de leur rendre hommage à tous via ce roman.
Notons toutefois que nous pouvons retrouver dans les manuels d’histoire
certaines figures illustres de la Résistance dans le département de la
Somme, telles que Jean-Marc Laurent ou Madeleine Michelis.

Concernant le château de Montclairy, il n’existe pas en tant que tel. Je me


suis librement inspirée du château de Prouzel, mais il était préférable que je
modifie le nom du château. En effet, loin d’avoir abrité un réseau de
résistants, cet édifice fut au contraire annexé par l’armée allemande durant
la guerre. La famille qui en est propriétaire y réside bien de génération en
génération depuis 1880, et le général Juchault de Lamoricière y a bien
séjourné. En revanche, tout le reste est fictif, notamment les noms des
personnages. Mais cet endroit a stimulé mon imaginaire, à l’instar du
village de Prouzel et de l’ancienne usine de papeterie qui s’y trouve et où la
nature a repris le dessus. Le cadre était idéal pour accueillir une partie du
déroulement de l’intrigue, d’autant que les sabotages de rails évoqués ont
véritablement eu lieu à proximité.
Bibliographie et autres ­ressources utilisées
Chapleau Philippe, Des enfants dans la Résistance, 1939-1945, Éditions
Ouest-France, 2008
Colonel Rémy, La Seconde Guerre mondiale, PML éditions, 1990

Deverlie Dominique, Amiens sous l’occupation allemande, 1940-1944,


Revue du Nord, 1982
Duvanel Maurice et Mabire Pierre, Les Amiénois. Des rires, du sang et des
larmes, Éditions du Moulin-Alidor, 2009
Duvanel Maurice et Mabire Pierre, Les Amiénois. De l’ombre à la lumière,
Éditions du Moulin-Alidor, 2009
Faligot Roger, La Rose et l’Edelweiss. Ces ados qui combattaient le
nazisme, 1933-1945, Éditions La Découverte, 2010
Thiébot Emmanuel, Chroniques de la vie des Français sous ­l’Occupation,
Éditions Larousse, 2016
Vallaud Pierre, La Seconde Guerre mondiale, Éditions France Loisirs, 2002

Hors-série Le Monde, L’Esprit de Résistance, mai 2019

Hors-série Le Courrier picard, Les Picards racontent 1939 et L’Année 1940,


octobre 2019

Pauchet Philippe, Pillon Daniel et Roussel Catherine du réseau AERI


(Association pour des études sur la Résistance intérieure), La Résistance
dans la Somme, DVD Rom réalisé par la Fondation de la Résistance, Paris,
2018
Remerciements
Un chaleureux merci à mon éditrice Claire Renaud, qui a ouvert le champ
de mes possibles.
Un tendre merci à Hugues pour son soutien sans faille, et à Pierre, Antoine
et Quentin, qui sans le savoir m’aident à y voir plus clair, plus loin.
Merci à celles et ceux qui y ont cru, petites étoiles dans la nuit de mes
doutes, et qui se sont réjouis avec moi à l’annonce de la parution, petites
étincelles dans mon feu d’artifice.
Page de copyright

Auteure : Peggy Boudeville


Couverture : Noémie Chevalier
Direction : Guillaume Pô
Direction éditoriale : Sarah Malherbe
Édition : Claire Renaud, Lolie Cherbonnel, Constance Callies
Réalisation numérique : Karen Pasquier
© Fleurus, Paris, 2021.
Site : www.fleuruseditions.com
ISBN papier : 978-2-2151-7693-0
ISBN numérique :9782215181125
Dépôt légal : septembre 2021
Tous droits réservés pour tous pays.
« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la
jeunesse à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. » »

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