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Journal intime de Cécile
Le garage
L’attentat
Le réseau Phénix
Journal intime de Cécile
La lettre
Juste avant l’orage
L’heure H
La révélation
Dossier pédagogique
Bibliographie et autres r essources utilisées
Remerciements
Page de copyright
À mon mari,
À mes enfants,
À Édith et Thérèse.
Le vrai courage, c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne
pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant
tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser.
Jean-Pierre Vernant.
1
Les bombes
Amiens, dimanche 19 mai 1940
Personne n’avait osé s’installer dans les carrés de lumière filtrant des
soupiraux, tant l’obscurité de la cave paraissait être le seul refuge valable
pour se terrer comme des rats. La concierge, le bibliothécaire à la retraite
dont Beata ne se rappelait jamais le nom, la famille modèle du premier
étage avec les trois enfants, moins le papa bien sûr, le couple très âgé du
rez-de-chaussée, ces anciens confiseurs qui avaient toujours une sucrerie à
offrir à sa fille Cécile. Ils étaient tous là. Dix corps recroquevillés dans un
silence noué, petite grappe d’humanité perdue sous le flot des bombes qui
s’abattaient au-dehors.
Beata tentait en vain de contenir les sursauts qui faisaient bondir son
cœur à chaque impact. D’autres sons, plus effrayants encore, leur
parvenaient parfois : une voix interpellant quelqu’un, hurlant presque, ou
encore le bruit des talons qui battaient le pavé pour s’enfuir à chaque assaut
des stukas. Le corps de sa fille blottie contre elle réclamait en silence un
réconfort, mais Beata n’était qu’une boule d’angoisse diffuse. Elle aurait
tant aimé lui offrir des paroles rassurantes et des bras qui ne tremblent pas,
comme l’aurait fait Szymon. Au lieu de cela, elle ne faisait que resserrer
son étreinte au fil des minutes, et Cécile en vint à se dégager doucement car
son bras lui faisait mal.
– Pardon, ma chérie. Oh mon Dieu, viens-nous en aide.
Szymon, où était-il ? Quelles heures sombres vivait-il de son côté ?
Elle recroquevilla ses jambes sous sa jupe de jersey marine maculée de
poussière, invita doucement sa fille à poser la tête sur ses genoux et ferma
les yeux.
Ils ne connaîtraient donc jamais la paix.
Elle avait fui sa Pologne natale et les rues colorées de Varsovie pour
échapper aux pogroms, ces éclats de violence parfois sanglants à l’encontre
du peuple juif et qui laissaient le gouvernement indifférent. Elle avait
vraiment cru à une terre promise en arrivant en France. Sa rencontre avec
Szymon, polonais lui aussi, leur mariage vécu comme une évidence et
l’arrivée de leur délicieuse Cécile avaient éclairé son chemin, ravivé
l’espoir de jours meilleurs. Mais voilà que le ciel s’assombrissait de
nouveau.
Son mari avait été mobilisé la semaine précédente par le gouvernement
polonais. Son Szymon, affecté à la première division de grenadiers. Son
Szymon, avec une arme à la main, lui qui, il y avait si peu de temps encore,
déployait son chaleureux sourire et ses tissus choisis avec soin sur tous les
marchés de la Somme. D’un regard, il savait quelle couleur ou quel motif
mettraient le plus en valeur le teint de telle cliente, d’un geste sûr, il
extirpait de son monticule de rouleaux l’étoffe qui conviendrait le mieux
pour restaurer les fauteuils de telle autre. Il était fait pour cela, caresser,
choisir et vendre du tissu, et non pour dégoupiller une grenade. Mais quel
homme était fait pour la guerre ?
Il fallait arrêter de douter. Szymon avait promis : il reviendrait. Certes il
était marchand forain, mais cela ne l’empêchait pas d’être un homme
vaillant et fier de ses origines, et il comptait sur Beata pour s’occuper de
Cécile et faire preuve de courage.
– Vous ne croyez pas qu’on pourrait tenter de sortir pour aller voir ce
qu’il se passe ? Cela fait au moins une heure que l’on n’entend plus grand-
chose…
Beata avait reconnu la voix du bibliothécaire, bien que celle-ci soit voilée
par ces heures passées à se taire.
– Euh, oui, vous avez raison. De toute façon, je crois qu’il va falloir se
résoudre à partir, cela devient… délicat, parvint-elle à articuler.
– Allez-y vous tous, ne vous préoccupez pas de nous, souffla le vieux
monsieur du rez-de-chaussée. Avec ma femme, nous avons décidé de rester,
nous sommes bien trop vieux pour aller courir sur les routes.
– Mais enfin, vous n’y pensez pas ! Les Boches vont revenir ! La trêve ne
durera que le temps de la nuit, demain Dieu sait ce qu’ils vont nous faire
subir !
La concierge laissait éclater son inquiétude, et tous se levèrent pour faire
diversion afin de ne pas inquiéter les enfants.
– Bon, jeunes filles, il est temps d’épousseter vos robes et de monter
prendre quelques bagages. Allez mon grand, lève-toi et suis tes sœurs. Que
diriez-vous d’aller passer quelques jours chez tante Eugénie ? Je crois
qu’elle a trois nouvelles poules, cela va en faire des œufs à ramasser et des
gâteaux à faire, qu’en dites-vous ?
La voix de la mère de famille du premier étage était si haut perchée
qu’elle n’en était guère rassurante, mais son courage touchait au cœur.
– Oui maman, opinèrent ses trois enfants de manière quasi inaudible.
– Solange, mais tu n’es pas encore prête ? Pour l’amour du ciel, dépêche-
toi ! Ton père est hors de lui ! Et Cécile et sa maman nous attendent
dehors !
Sa mère avait une expression sur le visage que Solange ne lui connaissait
pas : un genre d’incompréhension exaltée, et l’un de ses sourcils était
étrangement tordu.
– Voilà, voilà, je suis quasiment prête… Arrête de me regarder comme
ça, tu me fais peur à la fin !
– Ma chérie, ma pauvre chérie, tu ne te rends pas compte… Dehors
c’est… Allez, viens vite.
Solange haussa les épaules, emboîta le pas à sa mère, s’arrêta net, revint
discrètement chercher sa brosse à cheveux près du miroir, l’enfouit
rapidement dans son sac à main et se précipita à petits pas délicats vers
l’entrée de l’appartement familial. Ils étaient remontés de la cave à peine
une heure plus tôt et voilà qu’il fallait déjà repartir !
Ah là là, vivement qu’elle ait dix-huit ans et qu’on cesse de la trimballer
ainsi comme une gamine qui…
Sa gorge se noua lorsqu’elle se retrouva dans la rue.
Ce n’était pas possible, elle devait encore être en plein rêve. Ou plutôt le
rêve avait basculé dans le cauchemar.
« Mon Dieu ! »
Elle détestait lorsque sa mère répétait cette interjection à tout bout de
champ mais là rien d’autre ne lui venait à l’esprit.
« Mon Dieu ! »
Comment était-ce possible ?
Pourquoi y avait-il un trou béant à la place du marchand de collants au
coin de la rue ? Que faisait cette petite baignoire pour bébé en plein milieu
de la chaussée, avec un si joli poisson peint dessus ? Venait-elle de la
maison éventrée en face, qui exhibait les faïences de sa salle de bains ?
« Mon Dieu ! »
Elle la reconnaissait cette salle de bains, c’était celle du jeune couple
dont elle avait déjà gardé maintes fois le bébé, un mignon petit garçon qui
agitait toujours les bras dès qu’il l’apercevait. Le bébé… Où était-il ? Et ses
parents ? Un irrépressible sanglot jaillit de son cœur, et elle laissa tomber sa
mallette pour enfouir son visage dans ses mains. Elle sentit alors des bras
l’entourer doucement, des bras au parfum de violette. Cécile.
– Allez ma Lange, ça va aller.
– Les… les voisins d’en face ! hoqueta-t-elle.
– Ne t’inquiète pas pour eux, je les ai vus partir avec leur petit garçon il y
a quelques minutes, ils sont en sécurité, mentit son amie.
Beata s’approcha de France et Marceau, les parents de Solange, ses amis
fidèles et dévoués, et accessoirement voisins. Le lien entre les deux femmes
s’était fait naturellement seize ans auparavant au cours de leurs grossesses
respectives lorsqu’elles se croisaient au pied de leurs immeubles. Elles
riaient de se voir peiner à marcher dignement au fur et à mesure que leurs
ventres s’arrondissaient. France avait fini par inviter Beata à prendre un thé
et depuis elles ne s’étaient plus quittées. Leurs maris s’étaient entendus dès
leur premier dîner. Elles accouchèrent à quelques jours d’intervalle.
Le destin semblait avoir décidé pour eux ce rapprochement. Mais surtout,
France et Marceau avaient offert au couple polonais une chaleur franche, un
accueil sans détour, une fraternité inédite et inespérée pour les exilés qu’ils
étaient, et cela avait scellé leur amitié et celle de leurs filles. Ils
s’étreignirent longuement avant de se mettre un peu à l’écart de Cécile et
Solange.
– Dieu soit loué, vous êtes là tous les trois, j’ai bien cru… Vous étiez
dans la cave ?
– Tu te souviens de notre voisin de palier ? Eh bien, c’est un peu fou
mais… il a aménagé un abri antiaérien sous la cave. Je n’étais pas au
courant. Il est venu nous chercher pour que nous puissions nous y réfugier
avec lui. Dire que nous inventions toujours mille stratagèmes pour ne pas
écouter ses éternelles jérémiades d’ancien combattant… Le pauvre, il a dû
en voir des choses affreuses en 14 pour aller jusqu’à dépenser tout son
temps, toutes ses économies à aménager ça. Je me demande comment il a
fait… En tout cas, moi aussi je suis rassurée de vous voir là toutes les deux,
sourit France faiblement.
– Tu as raison, nous sommes en vie, c’est ce qui compte. Mais tout de
même, regarde… ce champ de ruines… Nous aurions pu être ensevelis…
Sa voix se brisa.
– Allons mesdames, soyons raisonnables, il faut partir maintenant,
s’interposa Marceau. Il faut profiter de la nuit qui approche pour sortir de la
ville et avancer au maximum. Ils arrivent par le nord et l’est donc on va
prendre la direction de Dury. Nous avons prévu de nous rendre chez ma
belle-mère près de Creil. Et toi Beata, tu sais où aller ?
– Oui, chez ma sœur à Paris. J’ai un ami à Breteuil qui pourrait nous y
emmener.
– Parfait, c’est sur notre chemin. Allons-y.
Résignée, la petite troupe entama alors sa longue marche avec Marceau
en tête qui, trop âgé pour être mobilisé, était le dernier rempart masculin
pour conduire mères et filles dans le no man’s land amiénois. Il tractait la
carriole de la brasserie, qui servait au déchargement des boissons lors des
livraisons, il y avait entreposé de l’eau ainsi que des conserves et quelques
légumes puisés dans la réserve. Chacun avait également pu y déposer son
maigre bagage.
Camarades français, votre situation militaire est sans espoir ! Vous êtes
coupés de la France par la poussée rapide des troupes allemandes le long
de la Somme jusqu’au canal de la Manche. Valenciennes, Amiens, Arras,
Abbeville et Montreuil-sur-Mer sont occupées par les Allemands depuis
plusieurs jours. Aujourd’hui les troupes allemandes continuent leur
avancée victorieuse. Toutes les tentatives de rompre le barrage de l’armée
allemande ont été repoussées avec des pertes sanglantes pour les Français.
Abandonnez cette lutte inégale ! DÉPOSEZ LES ARMES, si vous voulez
échapper à une mort certaine, mais inutile et sans gloire. Chaque heure de
résistance…
Non, il avait beau creuser dans cette direction, tout semblait normal :
le niveau d’huile était correct, et le taux d’usure des segments et des joints
de queue de soupape d’admission tout à fait habituel. Jean redressa son
buste penché sous le capot, extirpa le vieux torchon à carreaux qui dépassait
de la poche de son bleu de travail, et entreprit de s’essuyer soigneusement
les mains pour retarder encore un peu ce qu’il s’apprêtait à faire. Son père
aurait-il de nouveau fait une erreur de prédiagnostic ?
Travailler ensemble dans cette affaire familiale qui existait depuis deux
générations n’était décidément pas de tout repos, et Jean se demandait
souvent s’il n’aurait pas dû accepter la proposition d’embauche qu’il avait
reçue après sa formation. Un nouveau concept de garage, avec des
installations flambant neuves et une station-service intégrée, s’était installé
en périphérie d’Amiens. Le gérant l’avait sollicité, mais Jean n’avait pas su
faire preuve d’audace et s’en était tenu aux injonctions paternelles de
demeurer auprès de lui pour pouvoir, selon toute logique, reprendre l’affaire
dans l’avenir. Il le regrettait parfois. Certes, Fernand Blondel avait coutume,
et son flair infaillible avait fait la renommée du garage, d’asséner une
hypothèse sur la cause des pannes en un seul coup d’œil, hypothèse que
Jean n’avait plus qu’à confirmer en observant plus en détails le véhicule.
Mais ces derniers temps, ce don semblait lui faire de plus en plus défaut, et
Jean devait déployer des trésors de tact pour lui faire accepter ses erreurs de
jugement, qui piquaient à vif son orgueil et le plongeaient parfois dans des
colères noires. Remettre en cause la certitude paternelle était un véritable
crève-cœur pour Jean, et ce fut la mort dans l’âme qu’il démarra la Citroën.
Fumée blanche et non fumée bleue comme l’avait prétendu son père.
C’était bien ce qu’il lui semblait. Le circuit de refroidissement devait avoir
un problème d’étanchéité, il allait falloir vérifier au plus vite si ce n’était
pas le joint de culasse qui avait rendu l’âme. Perdu dans ses pensées, Jean
n’avait pas vu Fernand entrer dans l’atelier.
– Jean, mais pourquoi tu me redémarres cette satanée bagnole ? Je t’ai dit
qu’il fallait juste changer les segments, c’est quand même pas sorcier !
– Mais papa, la fumée n’est pas vraiment bleue tu sais, je viens de voir
qu’elle était plutôt blanche et…
– Comment ? Tu remets en question mon avis ? Mais tu sais que tu parles
à ton père, là ? Tu aurais mieux fait de partir avec ta mère en juin, tiens !
– Non papa, ma place est ici avec toi, tu le sais bien, tenta timidement
Jean, la boule au ventre. Et puis… j’ai encore beaucoup à apprendre.
– Mouais, c’est ça. De toute façon, avec ces saletés de Boches qui
grouillent partout, il n’y a presque plus personne en ville. J’espère qu’ils
vont revenir tous ces trouillards, je fais comment, moi, pour gagner mon
pain ? Écoute, laisse la Citroën pour le moment, le père Mollier ne
reviendra pas de sitôt : lui aussi s’est sauvé en train, le pleutre, il avait trop
peur de tomber en rade avec celle-là. Et puis… il y a plus urgent, mon fils.
Toute colère évaporée, son père coula vers lui un regard mystérieux,
presque complice. Visiblement, il prenait grand plaisir à ménager son effet
et attendait avec gourmandise l’imploration de Jean. Rassuré d’avoir
détourné son père de l’épineux diagnostic, ce dernier s’empressa de jouer le
rôle qu’on attendait de lui.
– Ah ? Et qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Je veux dire qu’aujourd’hui est ton jour de chance mon garçon, même
si c’est à cause de cette saloperie de guerre que tu vas le vivre, lâcha-t-il en
marquant une nouvelle pause, l’œil brillant d’excitation contenue.
– Mais… vivre quoi ?
– Tu vas avoir l’honneur de conduire une grande dame aujourd’hui, un
engin qui dépasse tout ce dont tu as toujours rêvé. Dans deux heures
environ, tu seras au volant… d’un coupé Bugatti type 57, le modèle
Atlantic, noir comme l’ébène !
–…
– Ah, ah, ça t’en bouche un coin, non ?
Le garagiste rayonnait de contentement.
– Co… mais comment ? Enfin je veux dire, qui va… ?
– Attends, je t’explique.
Fait rarissime, Fernand installa alors son fils sur la chaise molletonnée
réservée aux gros clients qu’il recevait dans le petit réduit qui lui servait de
bureau. L’instant était solennel. Il ressemblait à ce point culminant qui peut
parfois marquer une vie entière vouée à l’anonymat, à la simplicité, à la
besogne répétitive. Ce genre d’événement méritait largement le verbe haut
et le geste théâtral que Fernand ne se priva pas d’employer pour raconter à
son fils la mission que l’on venait de lui confier.
Le baron de L’Estoc, éminent propriétaire du château de Montclairy et de
ses terres environnantes, maire respecté du fait d’un dévouement dépassant
sa dignité, aristocrate uniquement lorsque la situation nécessitait qu’il le
soit, avait pris contact avec le garage Blondel. L’homme était peu enclin
aux activités ordinaires de son rang social : la logique de la chasse lui
échappait et la pratique du golf, dont s’enorgueillissaient ses congénères, le
laissait aussi indifférent qu’un morceau de bois. En revanche, l’automobile
le passionnait, et il ne s’autorisait de tocades que dans ce domaine.
Les dépendances du château abritaient donc quelques jolis modèles, dont
l’un des douze exemplaires de la Delahaye type 145, commandé
spécialement trois ans auparavant lors du Salon de l’automobile au quai
d’Orsay à Paris.
Mais celui qui remportait la première place dans le cœur du baron était
incontestablement le fameux coupé Bugatti. Il y tenait comme à la prunelle
de ses yeux, et il craignait de s’en voir déposséder par les Allemands, qui
n’hésitaient pas à s’approprier tout trésor tombant entre leurs mains.
La mission était donc simple mais rocambolesque et périlleuse.
Le baron ne pouvant décemment pas laisser son château et surtout sa
commune se laisser envahir impunément sans qu’une figure d’autorité ne
reste afin de maintenir un semblant d’ordre, il devait confier à quelqu’un
d’autre cette tâche nécessaire : transférer la Bugatti.
Le genre de nécessité que comprenait parfaitement Fernand.
Lui qui avait perdu son père lors de la Grande Guerre vouait une haine
viscérale et bien légitime envers l’envahisseur, et il était prêt à tout pour
soustraire à la voracité des Allemands tout ce qui se trouvait sur le sol
français, fût-ce un homme, un animal ou même une voiture. Là où d’autres
auraient trouvé la requête odieuse, risquer deux vies humaines pour mettre à
l’abri une voiture, lui se délectait déjà du pied de nez. « C’est toujours ça
que les Boches n’auront pas ! » Bon, il devait bien reconnaître que le
dédommagement proposé par le baron avait achevé de le convaincre ; trois
cents francs ne se refusaient pas en ces temps perturbés qui auguraient
beaucoup d’incertitude économique.
Et puis, Fernand y voyait aussi l’occasion de vivre une aventure avec son
fils, le seul que le ciel lui ait jamais confié. C’était difficile à admettre, mais
il n’était pas mauvais le petit, un vrai sixième sens pour la mécanique. Mais
bon, il ne faut pas trop leur dire ces choses-là, ça risque de les gâter. En tout
cas, c’était ce que son propre père lui avait appris.
Béret de laine rose poudré et gants assortis, Solange rejoignit Paul après
avoir demandé l’autorisation à ses parents, qui acceptèrent à condition que
ce dernier vienne dîner chez eux le soir même. France et Marceau se
réjouissaient de retrouver ce solide jeune homme qui avait veillé sur leur
fille et sur Cécile avec autant de dévouement durant leur fuite. Les deux
jeunes gens se dirigèrent vers la gare, et Paul fut ravi de laisser la priorité à
son amie pour raconter les mois qui venaient de s’écouler ; cela lui
permettait d’attendre Cécile pour pouvoir se livrer à son tour. Arrivés
devant la maison, Solange frappa un coup bref à la porte et la poussa sans
attendre de réponse, entraînant Paul dans sa théâtrale entrée.
Le temps s’arrêta un instant.
Cécile était en train de coudre et se figea, l’aiguille suspendue en l’air.
Après un court instant, elle finit par poser son ouvrage, et s’avança vers le
jeune homme, qui n’avait pas bougé d’un pouce, la respiration bloquée par
l’émotion.
– Bonjour Paul.
– Euh… bonjour Cécile.
– À la bonne heure ! J’ai bien cru que vous étiez pris d’une soudaine
crise d’aphonie tous les deux ! Céciiiile ! Paul est revenu, Paul est re-ve-
nu ! Non mais tu réalises ?
– Oui ma Lange, je réalise et c’est une merveilleuse nouvelle…
– Me voilà bien avec vous deux ! C’est juste extraordinaire tu veux dire !
Allez, enfile un manteau ma belle, et écris un mot pour prévenir tes
parents : ce soir c’est jour de fête ! Mes parents attendent les tiens à dix-sept
heures tapantes à la brasserie, comme ça vous serez rentrés avant le couvre-
feu. Un client nous a ramené deux lapins sous le manteau, en direct de la
ferme du Plessis, on va se régaler ! Eh, quand vous aurez fini de vous
regarder comme deux ronds de flan vous me préviendrez !
– Oui, euh, bien sûr ma Lange, attends j’écris le mot.
Paul avait l’impression de rêver.
Des volutes de vapeur d’eau s’accrochaient à la surface de la Somme
sous l’effet du froid qui tombait en même temps que le jour, comme une
énigme à résoudre. Le quai Bélu tentait d’offrir quelques lumières blafardes
au passant, faisant luire d’humidité les pavés inégaux de ses berges.
Le fleuve si proche diffusait un air saturé de particules d’eau qui traversait
les vêtements en un clin d’œil et pressait le pas de Solange. Alors que sa
silhouette impatiente de retrouver un peu de chaleur disparaissait presque
dans la brume devant eux, Paul sentit les doigts frêles de Cécile effleurer les
siens. Son rythme cardiaque s’accéléra et il ne put réfréner un léger soupir
qui forma une brève colonne de buée devant sa bouche. Le ciel rejoignait la
terre en un clin d’œil s’il pouvait ne serait-ce qu’imaginer un début de
proximité physique avec Cécile. Oui, il avait dû rêver. Mais lorsque la petite
main se hasarda de nouveau à chercher la sienne, il la saisit presque
instinctivement, et resserra doucement sa paume chaude autour des
phalanges tremblantes. Leurs pas réguliers se mirent au diapason sans
même y penser et Cécile se tourna légèrement vers lui. Malgré la pénombre
grandissante, Paul décela dans son regard une lueur d’absolu, un parfum
d’éternité.
Alors, sans un mot, ils poursuivirent cette marche aérienne à travers les
rues d’Amiens, et tout ce qu’ils ne disaient pas était contenu dans ce flux
invisible qui traversait leurs mains liées. Paul aurait pu la guider ainsi toute
la nuit dans le froid de novembre, il aurait pu même la porter tout entière si
besoin était, l’enfouir sous son manteau pour la protéger du gel et de tout le
reste. Mais déjà le halo de lumière que la brasserie projetait sur le trottoir se
matérialisait au loin, et lorsque Solange en jaillit en les interpellant, ils
durent se résoudre à débrancher la magie et faire comme si de rien n’était.
La période qui suivit fut un enchantement enclavé dans le chaos.
Comme si les ruines n’étaient pas déjà assez nombreuses, un incroyable
incendie s’était déclaré quelques mois auparavant, dévastant la rue de
Noyon et de nombreux commerces comme le cinéma Excelsior ou encore la
librairie Brandicourt. Le travail de déblaiement était titanesque, et Paul
n’avait pas eu de mal à retrouver du travail en attendant que la maison
Flinois renaisse de ses cendres. Privée de son écrin de bâtisses
moyenâgeuses, la cathédrale n’en restait pas moins le joyau préservé des
Amiénois, et surtout le roc auquel ils pouvaient s’accrocher au cœur de cet
océan de pierres effondrées. Certaines rues proches de l’édifice avaient
néanmoins été plus épargnées que d’autres, dont la rue Victor-Hugo dans
laquelle se trouvait le logement de Paul.
Les trois amis s’y retrouvaient chaque samedi après-midi, à l’unique
condition que Cécile et Solange arrivent et repartent en même temps.
Szymon et Marceau appréciaient beaucoup Paul, mais rechignaient à laisser
une des jeunes filles seule dans la sphère privée d’un garçon du même âge.
Peu importait, ce champ de liberté qu’on leur offrait était une toile vierge
qu’ils remplissaient de mille couleurs.
Le rationnement de vivres imposé aux Français par la présence
allemande attisait plus encore le désir d’enfreindre l’ordre établi,
notamment chez les jeunes dont l’inconscience propre à leur âge faisait
jaillir mille stratagèmes. Ainsi le jeune garçon fermier du Plessis, la petite
exploitation agricole qui fournissait officiellement la brasserie, devint
également fournisseur officieux de deux à cinq ou six œufs hebdomadaires
qu’il glissait en douce dans les mains de Solange, en échange de son sourire
le plus enjôleur. Elle riait ensuite de son regard transi en racontant chaque
épisode de livraison à ses amis, mais cela n’amusait pas Paul qu’elle se
moquât ainsi d’un garçon qui prenait autant de risques à détourner ce qui
était censé être réquisitionné par les troupes de la Wehrmacht.
Lui-même retenait toujours son souffle lorsqu’il franchissait la porte du
café Le Royal, rue des Trois-Cailloux, qui grouillait de soldats allemands.
Un haut gradé avait eu vent de ses talents d’apprenti horloger et était venu
le chercher sur le lieu même du chantier où il travaillait. L’Oberleutnant
Hammerstein, suivi de quelques-uns de ses hommes en vert-de-gris, avait
ainsi débarqué rue de Noyon, et Paul avait sursauté d’entendre ainsi
marteler son nom avec l’accent typiquement saccadé. Il s’était approché le
cœur battant, fouillant sa mémoire pour tenter de se rappeler ce qu’il avait
bien pu faire de mal, avant que le lieutenant ne fasse cesser son supplice en
lui expliquant dans un parfait français ce qu’il attendait de lui : réparer les
montres, radios et téléphones de campagne FF33 utilisés par l’armée
allemande. La requête ne paraissait souffrir aucun refus, et l’œil brillant du
gradé n’attendit qu’un bref hochement de tête de Paul avant de se fendre
d’un grand sourire, de le convoquer le lendemain à la même heure, de lui
asséner une magistrale tape sur l’épaule dans un grand rire gras, et de
tourner les talons.
Ainsi, lors de ses permanences au Royal, devenu siège de la
Soldatenheim, Paul prenait le risque insensé de chaparder du sucre dans
l’arrière-cuisine du café qui jouxtait le bureau où on l’avait installé. Les
premières fois, il frôlait le malaise tant la peur lui nouait le ventre quand il
ressortait de l’établissement les poches pleines. Puis, peu à peu, la
satisfaction d’avoir extorqué quelque chose à l’envahisseur vint
contrebalancer sa frayeur, et il finit par prendre goût à ce régulier
détroussage.
Et comme sa prise de risques en valait la peine !
Tous les samedis donc, Solange et Cécile se retrouvaient chez Paul dans
la matinée avec leur maigre butin de la semaine : œufs, lait, farine et parfois
de la confiture voire du chocolat. Elles puisaient alors dans la réserve de
sucre du jeune homme et Cécile se lançait dans la confection d’un gâteau,
cuit dans le fourneau partagé de la cuisine en bas de l’immeuble. Une
délicieuse odeur flattait les narines de Paul lorsqu’il rentrait du chantier le
midi, et la parenthèse s’ouvrait.
Parenthèse de joie, de rires et de pas de danse improvisés.
Parenthèse sucrée, où l’on s’autorisait à s’empiffrer après une semaine de
restriction, à parler la bouche pleine en imitant des personnalités connues.
Parenthèse où l’on se permettait d’avoir de nouveau seize ans.
Un samedi, Solange décréta qu’il fallait installer un sapin de Noël sur le
balcon de Paul. Elle avait repéré un minuscule épicéa dans un des jardins
des hortillonnages qui semblait à l’abandon, et chargea l’adolescent d’aller
le déterrer.
– Non mais Solange, tu réalises ce que tu me demandes ?
– Oui très cher. Et je pense que tu es parfaitement taillé pour la mission.
– Non, non, cette fois tu ne m’auras pas avec tes flatteries. Je n’irai pas,
un point c’est tout. Enfin, qu’est-ce que je dis, moi, si on m’arrête ?
– Tu dis que c’est pour la Soldatenheim, les Boches raffolent des sapins
de Noël. Et puis, tu as tes entrées là-bas il me semble, ajouta-t-elle, taquine.
– Non, non et non, hors de question.
Le samedi suivant, le famélique épicéa exhibait crânement ses petites
branches sur le balcon.
En guise de décoration, Solange avait subtilisé quelques boules rouges
dans le carton d’ornements pour la brasserie en période de fêtes. Cécile,
quant à elle, avait réalisé deux fournées de petits gâteaux secs dans lesquels
elle avait fait passer un morceau de bolduc pour pouvoir les accrocher.
Quelques bougies éclairaient faiblement l’ensemble, qu’il fallait rallumer à
chaque coup de vent.
Noël approchait à grands pas, et quelque chose de léger flottait dans la
belle lumière d’hiver. Ils avaient parcouru le parc Saint-Pierre emmitouflés
jusqu’aux oreilles, et Paul avait fait croire aux filles qu’il allait marcher sur
la glace du lac, avant de s’arrêter à temps, hilare, devant leurs cris horrifiés.
Enhardis par le froid, ils avaient tracé une croix de Lorraine à la craie sur le
mur d’enceinte du parc de l’Évêché, cette croix symbole de la France Libre
et de l’invitation du général de Gaulle à poursuivre le combat contre les
forces allemandes. Il en fleurissait partout sur les murs mais c’était autre
chose de le faire soi-même et ils détalèrent à toutes jambes en croyant voir
approcher une patrouille. Fausse alerte, mais quel fou rire une fois hors de
danger ! Solange avait perdu sa barrette à cheveux dans la course, et ses
boucles nerveuses cascadaient sur son visage rieur. Depuis combien de
temps n’avaient-ils pas ri ainsi ?
En rentrant chez Paul, ils avaient rallumé les bougies et regardé le jour
décliner sur leur si charmant sapin. Ils avaient chanté à tue-tête La Romance
de Paris de Charles Trenet, dévoré les biscuits, puis s’étaient quittés avant
le couvre-feu, des étoiles et de l’espoir plein la tête.
8
Journal intime de Cécile
Rue Cottrelle-Maisant, Amiens, lundi 13 avril 1942
– J’avoue que ça fait quelque chose de voir en vrai un tract comme ça,
reconnaît Mona. On voit bien qu’il a dû passer entre plusieurs mains avant
d’atterrir dans ce cahier.
– Exact. La propagande de l’un ou de l’autre camp passait souvent par la
presse, notamment clandestine pour les résistants. Ceux qui ont écrit ce
message pour appeler le peuple français à se révolter pour libérer leur pays
en sont peut-être morts.
– C’est dingue, on croit toujours que les Américains ont fait tout le
boulot alors que des gens ont risqué leur vie dans l’ombre pour que tout soit
rendu possible.
– C’est tout à fait ça. Dis donc, tu m’épates ! On va peut-être pouvoir
faire quelque chose de toi pour finir, ironise Ben.
– Par contre, je ne sais pas ce qu’on va faire de tes blagues à deux
balles...
– Belle repartie la sister ! Je vois que je suis parvenu à éveiller un peu ta
curiosité ! Ça tombe bien parce que je vais avoir besoin de toi. Ça te tente
de creuser un peu et d’essayer d’en savoir plus sur ce réseau Phénix ?
– Attends, mais tu veux faire comment ? On n’a rien, là. Juste des vieux
bouts de journaux et un carnet moisi où il n’y a aucun nom. Ils n’ont mis
que leurs initiales, et encore, uniquement celles de leurs prénoms j’ai
l’impression.
– Tu dis cela parce que tu n’as pas tout vu, regarde.
Ben retourne au début du cahier et dévoile une page qu’il avait
volontairement passée en attendant ce moment. Un petit mot griffonné à la
va-vite sur un morceau de papier qui avait dû être plié en quatre avant
d’être collé dans le cahier : « Ma Lange et toi Pilou. Ils les ont emmenés.
J’ai besoin de vous. Faites confiance à Jean. RDV au garage. »
On devine que des inscriptions figurent au dos. Ben achève de décoller
délicatement le papier pour montrer à sa sœur ce sur quoi le mot avait été
écrit : il s’agit d’un prospectus publicitaire décoré d’arabesques sur lequel
figure le nom et l’adresse du garage Blondel, « Fernand et Jean, réparations
en tout genre ». Ben se tourne vers sa sœur, triomphant.
– Alors, Monette, prête pour une petite enquête en famille ?
– Seulement si tu t’engages à ne plus jamais m’appeler comme ça. Mais
tu réalises que ce garage ne doit plus exister depuis des siècles ?
– Pas des siècles, juste quelques décennies. En allant sur place on pourra
peut-être trouver d’autres pistes. De toute façon, qui ne tente rien n’a rien !
Allez, je préviens les parents pour qu’ils ne nous attendent pas avant samedi
soir, comme ça on aura toute la journée pour fouiner là-bas, ça te va ?
Check ?
– Mouais… Check, répond Mona en tendant la main, avec un faux air de
lassitude qui cache mal son excitation.
10
L’arrestation
Parc Saint-Pierre, Amiens, samedi 18 juillet 1942
–… Trois, quatre !
– Un, deux, trois, quatre, cinq… six ! Là tu es obligé de déclarer forfait,
Pilou !
Le jeune homme plissa les yeux et toisa Solange en arquant juste le
sourcil gauche, comme il savait si bien le faire. Le plus lentement du
monde, il ramassa un autre caillou, procéda à quelques rotations de bras
histoire d’impressionner son public, puis se positionna face au lac, pied
d’appui en avant, main levée. Il maintint la position un moment, dans
l’attente jubilatoire qu’on le supplie de tirer enfin.
– Mais qu’est-ce que tu attends ? s’impatienta Solange.
– Mesdames, vous êtes priées de ne pas perturber le professionnel en
pleine concentration.
– Ah, elle est bien bonne celle-là ! Allez, arrête de retarder ta défaite…
Piqué au vif, Paul recula soudainement de plusieurs mètres avant de
s’élancer vers l’étang. Il lança de toutes ses forces le caillou le plus
parallèlement possible à la surface, s’arrêta au bord de l’eau avant de
mouliner des bras pour freiner, mais il était trop tard. Le grand « plouf » fut
presque irréel et les filles, assises à quelques mètres, mirent un moment à
réaliser ce qui se passait.
Le caillou, lui, continua de ricocher cinq, six, sept, huit, neuf fois, avant
de couler à pic.
Elles se regardèrent, lèvres pincées.
Cécile plaqua sa main sur sa bouche pour contenir un fou rire dont
Solange, en revanche, ne se priva pas, tête renversée en arrière avant de
s’effondrer sur l’herbe, hilare. L’eau était peu profonde et Paul fut très
prompt à se redresser mais cette rapidité ne fit qu’accentuer le ridicule de la
situation, et Cécile ne tarda pas à se tordre de rire elle aussi. Paul tenta une
esquive.
– Elle est bonne vous savez, vous devriez aller chercher votre maillot de
bain !
La sonnette émet un son si strident que Ben retire sa main comme s’il
venait de se brûler.
Il n’en mène pas large de venir déranger de parfaits inconnus pour leur
expliquer qu’il doit fouiller leur maison à la recherche d’une quelconque
trace d’un ancien réseau de résistants, et il aurait préféré s’annoncer de
manière plus discrète. Comme frapper à la porte par exemple. Ou au
carreau. Non, c’est intrusif. De toute façon il est trop tard et il n’y a plus
qu’à attendre que quelqu’un leur ouvre. Il est à peine dix heures, tôt donc
pour des amateurs de grasse matinée mais tard pour des personnes en
activité qui n’ont que le samedi pour faire leurs courses. Peut-être que ce
sont des personnes âgées vu le volume sonore de la sonnette. Impatiente,
Mona s’apprête à appuyer de nouveau sur le bouton mais Ben retient son
geste, et ils entament une passe d’armes à mi-voix qui est bientôt
interrompue par l’ouverture tant attendue de la porte.
Ébahis, ils laissent leur échange en suspens devant leur interlocuteur.
Une petite fille d’à peine six ans déguisée en reine des Neiges, la
couronne de travers, les toise en silence sur le pas de la porte, un bâton de
sucette dépassant de sa bouche barbouillée de fard à lèvres bleu à paillettes.
– Euh, bonjour, ta maman est là ? Ou ton papa ? hasarde Ben.
– Il y a maman mais elle dort, marmonne-t-elle, gênée par la friandise.
– Ah, zut. Eh bien, dans ce cas…
– Louise ? Qui est-ce ? parvient une voix de la cage d’escalier au fond du
couloir d’entrée, bientôt suivie de bruits de pas descendant les marches
rapidement.
– Bonjour madame, nous sommes sincèrement désolés de vous déranger
mais, euh… entame Ben, désemparé par la situation.
Voyant son frère perdre toute contenance, Mona reprend les choses en
main.
– Bonjour, madame. N’ayez pas peur, nous sommes juste deux
adolescents sur la trace d’un ancien réseau de résistants de la Seconde
Guerre mondiale. Nous aimerions beaucoup savoir ce qu’ils sont devenus.
L’un d’entre eux a vécu ici, à l’époque où le rez-de-chaussée était un
garage, et tout nous porte à croire qu’il a pu laisser derrière lui des éléments
précieux pour notre recherche. Auriez-vous l’amabilité de nous aider ?
débite-t-elle sans hésitation, achevant son intervention par un sourire
commercial que Ben ne lui connaissait pas.
Pétrifié, il se tourne lentement vers leur hôte.
Lui qui avait répété des dizaines de fois le discours qu’il aurait devant les
nouveaux occupants de l’ancien garage – afin de les mettre en confiance et
d’obtenir leur collaboration – vient de se faire supplanter par sa sœur, dont
la façon de s’exprimer sans détour a sûrement ruiné tous leurs espoirs.
Le petit bout de femme d’à peine trente ans qui leur fait face a quelque
chose de solide et déterminé en elle, malgré sa maigreur et les cernes qui
creusent son visage. Elle est appuyée sur le mur, une main sur la hanche, et
reste ainsi stoïque un moment, avant de s’exprimer.
– Ouh, je crois que je ne suis pas encore bien réveillée moi ! Veuillez
m’excuser, mais je suis infirmière et j’étais en poste jusqu’à cinq heures ce
matin, alors mon temps de réaction est un peu… décalé ! Mais ne vous
inquiétez pas, j’allais justement me lever, car si je reste trop longtemps au
lit, certains en profitent, n’est-ce pas miss Louise ? Va immédiatement me
jeter cette sucette qui n’a rien à faire dans ta bouche à cette heure-ci,
ordonne-t-elle sans élever la voix, déclenchant chez sa fille une étonnante
obéissance immédiate qui époustoufle la rebelle Mona. Bon, je suis à vous
maintenant, un petit café et vous me redites tout en mode ralenti ?
Tout compte fait, les choses ne se présentent pas si mal.
Mais il y a encore du chemin avant de pouvoir lui demander de pousser
tous ses meubles pour rechercher un éventuel accès à l’ancienne fosse à
réparation du garage, laquelle représente, et cela Ben en est sûr, la cachette
idéale pour dissimuler un éventuel attirail de résistant.
Une fois la reine des Neiges attelée à son atelier décoration de cupcakes à
l’aide d’une myriade de petites étoiles roses et bleues, les adolescents
peuvent expliquer plus en profondeur l’objet de leur visite. Nora les écoute
si attentivement qu’elle en laisse refroidir son café, et entreprend donc de le
réchauffer au micro-ondes avant de leur répondre.
– Ce que vous me racontez là est tout simplement passionnant, mais je
dois vous avouer que je ne suis que la locataire des lieux, et j’ai bien peur
que la propriétaire ne soit pas en mesure de vous aider… C’est une vieille
dame qui perd un peu la tête et dont la fille gère désormais le patrimoine.
Je vous donnerais bien son numéro de téléphone mais elle n’est pas très
abordable. Je vous préviens, j’ai moi-même beaucoup de mal à m’entendre
avec elle.
– Écoutez Nora, cela ne sera peut-être pas nécessaire, se lance Ben. J’ai
une théorie qui vaut ce qu’elle vaut mais… Voilà, je pense que le membre
du réseau qui vivait ici devait forcément dissimuler du matériel ou des
documents quelque part dans la maison, si toutefois des traces de lui
subsistent…
– Maison dont vous allez désosser les murs pour tenter de trouver
quelque chose ? Là encore, je vous le dis, je ne peux me porter garante et
suis contrainte de vous laisser voir cela avec la fille de ma propriétaire.
– Non, rassurez-vous c’est sûrement plus simple que ça. Permettez-moi
de terminer mon explication. Il y a près de quatre-vingts ans se trouvait à
l’endroit même de votre salle à manger un garage, dont il est fort probable
que les propriétaires vivaient à l’étage. Si, ainsi que je le pense, un des
membres du réseau Phénix a vécu ici, il devait selon toute logique cacher
soigneusement les preuves de son appartenance à la Résistance, n’est-ce
pas ?
– Euh oui, j’imagine.
– Or, quand la Gestapo, la police secrète d’État du Reich, se mettait à
fouiller une maison en cas de doute sur les activités de ses occupants, je
pense qu’il y avait peu de chances de passer à travers les mailles du filet.
– Eh bien, oui, si vous le dites.
– Mais ici, ce n’était pas une maison ordinaire puisqu’un garage se
trouvait au rez-de-chaussée, s’anime Ben. Et qu’est-ce qu’on trouve
ordinairement dans un garage ? Une fosse à réparation ! Il devait suffire de
placer en permanence un véhicule au-dessus pour éloigner d’emblée les
éventuels perquisitionneurs. Bien entendu, la fosse ne pouvait être qu’un
début d’accès à une cachette plus complexe encore, mais la théorie se tient,
vous ne trouvez pas ?
Ses yeux pétillent d’excitation maintenant.
Mona coule un regard vers Nora et, croisant le sien qui paraît perplexe,
lève les yeux au ciel pour tenter de créer avec elle une complicité face aux
divagations de son frère. Sourires entendus.
– Attendez, je vais peut-être pouvoir vous aider tout compte fait… Votre
histoire de fosse me fait penser à une chose. En arrivant ici il y a quelques
années, je me rappelle avoir vu une trappe ici dans le coin. La fille de la
propriétaire m’avait prévenue que l’accès y était très dangereux, et qu’il
valait mieux la couvrir d’un meuble pour éviter tout accident. Je n’ai pas
cherché à comprendre et j’ai fait ce qu’elle m’avait dit.
– Vous voulez dire, là, sous ce buffet ?
– Oui, tout à fait.
– Et vous pensez que…
– Eh bien, je crois bien que moi aussi j’ai envie d’en avoir le cœur net
maintenant, avoue-t-elle, mutine.
Ils ne sont pas trop de trois pour déplacer le meuble alourdi par la
vaisselle.
Et constater en effet la présence d’une trappe au-d essous.
D’un mouvement de tête, Nora incite Ben à aller soulever le panneau de
bois massif patiné par le temps. Ce dernier ne se fait pas prier et saisit
l’imposante poignée rustique sur le côté, avant de faire doucement basculer
le panneau dans un grincement d’un autre âge.
Rien.
Enfin, juste un réduit d’à peine un mètre sur deux, la taille d’un petit lit
en somme, et profond d’un peu plus de deux mètres. La taille d’un homme,
les bras levés. Ben jubile intérieurement : c’est forcément l’ancienne fosse à
réparation du garage. Mais entièrement vide. Seule une volée d’échelons en
ferraille prise dans le ciment garnit l’un des flancs du réduit pour pouvoir y
descendre.
Ben se permet tout de même de demander une lampe de poche à Nora et
s’engouffre dans le trou béant pour mieux l’explorer. D’une main, il
promène le faisceau lumineux sur les parois et de l’autre il en caresse la
surface à la recherche d’une aspérité.
Toujours rien.
Toutefois, il remarque en s’accroupissant qu’une fente court tout le long
du bas de la paroi. Il y glisse les doigts et tente de sonder à l’aveuglette ce
qui se trouve là-dessous. Une rigole suit la ligne de la fente, et il devine que
ce devait être une espèce de gouttière d’évacuation des huiles usagées ou
autre liquide hors d’usage pour la mécanique. Il poursuit son tâtonnement et
s’arrête brusquement, provoquant des « Quoi ? Quoi ? » d’impatience chez
ses trois observatrices, penchées au-dessus du trou.
Une clé, accrochée à un clou.
Vague d’excitation chez son public, reprise de concentration pour lui.
Qui dit clé dit serrure. Il n’a pas besoin de poursuivre bien longtemps son
investigation manuelle pour tomber sur une toute petite rainure, dans
laquelle il introduit la clé, qui actionne immédiatement l’ouverture
jusqu’alors invisible d’un petit pan de ciment.
Applaudissements là-haut.
Deuxième exhumation. Il a vu juste, et commence à sentir grandir en lui
le goût de la quête, l’instinct d’un Indiana Jones. Cette nouvelle découverte
élargit encore l’univers inconnu qui s’ouvre à lui, et dans lequel il se sent
devenir quelqu’un d’autre. Il aimerait être seul en cet instant, pour mieux en
cueillir la primeur comme il l’avait fait dans son appartement, mais trois
paires d’yeux scrutent avidement ses faits et gestes. Il ne va pas leur tourner
le dos !
Résigné, il plonge donc le bras dans la cavité. Il en sort une valisette en
bois assez lourde et la pose délicatement à côté de lui. Puis c’est au tour
d’une caisse à outils de taille moyenne. Jetant un œil à Louise, il hésite
ensuite à mettre au jour le sac en toile de jute dont il a deviné le contenu en
le palpant, se ravise et ne remonte que la valise et la caisse. Déçue qu’ils
n’aient pas découvert le coffre au trésor rempli de pièces d’or, de diadèmes
incrustés de diamants et autres joyaux qu’elle espérait tant, Louise la reine
des Neiges laisse les adultes se contenter de leur maigre butin et file dans sa
chambre.
Ben chuchote à Nora qu’il y a encore là-dessous une ou plusieurs armes,
qu’il n’a pas osé remonter devant la petite.
– Merci Ben, vous avez bien fait.
– C’est normal. On va déjà voir ce qu’il y a là-dedans et je retournerai les
chercher ensuite. Je pense qu’on ira tout déposer ce soir chez nos parents
pour vous débarrasser. Mon père est chasseur, il saura mieux nous
renseigner sur les armes. Mais je penche pour des fusils mitrailleurs étant
donnée la forme. C’était l’une des armes les plus utilisées par les
maquisards. Ça fait un drôle d’effet quand même…
– Vous avez raison. Quelle chance nous avons de ne pas avoir connu ce
chaos. Personnellement j’aurais été incapable de prendre les armes !
– Qui sait de quoi nous aurions été capables ?
– Bon, on va disserter encore longtemps sur ces vieilles carabines ou on
regarde un peu ce qu’il y a dans la valise ?
Mona commence à retrouver sa verve légendaire, il faut lui donner du
grain à moudre.
Le front posé sur la vitre du train qui le menait à Villepinte, Paul tentait
d’y voir clair.
Il était heureux de retrouver sa mère et sa sœur pour tenter de passer une
journée de Noël à peu près joyeuse malgré l’absence de son père, mais son
esprit était ailleurs. Il se repassait en boucle les derniers mois vécus et
tentait de comprendre comment les choses avaient pu s’enchaîner de cette
façon. Cet attentat faisait vaciller tous les mécanismes qu’il avait mis en
place depuis le début de la guerre en croyant se protéger et protéger ses
proches.
Il se sentait lâche, égaré.
En fait, c’étaient les événements qui avaient décidé à sa place, lui se
contentait de les vivre comme il le pouvait, sans jamais tenter d’en infléchir
le cours.
Certes, il avait sauvé Cécile des avions mitrailleurs, mais c’était Jean qui
avait organisé son transfert à Montclairy, lui n’avait fait que suivre. Certes,
il avait chapardé deux ou trois sacs de sucre dans la réserve du Royal, et
avait craché parfois dans la soupe réservée aux officiers, qui mijotait dans
les cuisines du restaurant. Mais, et cette prise de conscience l’anéantissait
tout à coup, il s’était honteusement mis à la solde d’un lieutenant nazi pour
répondre au moindre de ses caprices. Il s’y était cru contraint et forcé, mais
avait-il eu le courage ne serait-ce qu’une fois de refuser ? Ce qui n’était au
départ qu’un ou deux petits services de réparation, qu’il accomplissait en
échange de sa tranquillité et de ces quelques menus méfaits qu’il racontait
crânement aux filles, était devenu un véritable assujettissement.
Paul s’était transformé en coursier, cavalant d’un bout à l’autre de la ville
pour un pli à apporter, un morceau de fromage à acheter, parfois même pour
rien. Et bientôt l’homme exigea qu’il le débarrasse de son manteau, qu’il lui
apporte un café voire qu’il le serve à table.
Une marionnette. Un pantin.
Voilà ce qu’il était devenu sans résister.
Et comble de la situation, ce n’était même pas lui qui venait de mettre fin
à cet esclavage consenti. Encore une fois, quelqu’un d’autre s’en était
chargé à sa place.
Les lèvres serrées, il s’insulta copieusement dans ses moustaches, son
pauvre reflet dans la vitre lui renvoyant toute sa médiocrité.
Bien entendu, il n’avait pas osé s’en ouvrir aux filles et prétextait qu’il
avait repris du service au sein de la maison Flinois, dans les nouveaux
baraquements provisoires dont certains commerçants avaient pu profiter
pour poursuivre leur activité malgré les destructions par les
bombardements.
Seul Gaston avait compris la manipulation dont Paul était victime, mais il
avait toujours eu la décence de ne jamais aborder le sujet. Comment Paul
avait-il pu laisser tout cela s’installer ? Comment avait-il pu accepter un tel
asservissement par ceux-là mêmes qui avaient privé Cécile de ses
parents et qui l’obligeaient à se terrer à Montclairy, comme une bête
traquée ? Ah ça bien sûr, il lui rendait visite régulièrement et ne savait que
faire pour la rassurer et compenser le manque de ses parents. Mais une fois
encore, qui prenait de vrais risques pour elle ? Alcide et son père, bien sûr !
C’étaient eux qui s’exposaient en l’accueillant. Paul, lui, ne faisait que
passer parfois la tête pour voir si tout allait bien. Mais que faisait-il pour
changer les choses, vraiment ? Le pire, c’est qu’elle lui manquait, chaque
retour à Amiens était un déchirement…
Une rage sourde montait en lui, mobilisait tout son être, interpellait tous
ses sens. Son cœur cognait violemment dans sa poitrine, comme s’il voulait
lui aussi participer au réveil de sa conscience. La réalité brusque de
l’attentat devenait le catalyseur de toute cette vie qui bouillonnait en lui.
Mais était-il juste de faire payer le prix fort, y compris à des hommes qui ne
faisaient que suivre les directives de leurs supérieurs ? Les images de
l’individu en feu tournaient en boucle dans sa tête et les cris d’épouvante
résonnaient encore dans ses oreilles.
Il se sentait incapable de faire des choses pareilles.
Pourtant, le mobile de ceux que les Allemands appelaient des
terroristes apparaissait de plus en plus limpide pour Paul.
Et ils n’étaient pas des terroristes.
Ils étaient ses compatriotes, de simples citoyens français qui avaient pris
les armes par nécessité plus que par choix. Ils luttaient pour une des causes
les plus légitimes qu’il soit : reconquérir les libertés injustement supprimées
par l’Allemagne nazie.
Paul n’était pas le seul à avoir fait l’objet de l’intimidation de la caste
dirigeante de ce parti, qui, galvanisée par la doctrine d’Hitler quant à
l’appartenance du peuple allemand à la race supérieure, s’octroyait le droit
de soumettre tout individu à leur vision du monde. La France entière,
d’ailleurs, était à genoux, bafouée par le gouvernement de Vichy qui, sous
prétexte de sauver le pays, avait signé l’armistice de la honte. En cédant la
moitié du territoire français, Pétain avait facilement courbé l’échine et
Hitler réalisait maintenant ses rêves de conquête totale, et prenait sa
revanche sur la défaite du précédent conflit. N’avait-il pas d’ailleurs fait
exploser le monument qui, en forêt de Rethondes, à l’endroit même où fut
signé l’armistice de la Première Guerre mondiale, évoquait « l’orgueil
criminel de l’Empire allemand vaincu par les peuples qu’il voulait
asservir » ?
Comment avait-on pu se laisser berner à ce point ?
Rien ne pouvait plus arrêter cet homme.
Oui, mais tous les Français n’étaient pas à genoux.
Et Paul venait d’assister à l’une des plus éclatantes manifestations de ce
refus.
Il comprenait désormais clairement quelle était la cause servie, cet intérêt
supérieur qu’il y avait à libérer la France du joug nazi et qui
malheureusement ne pouvait faire l’économie de dommages collatéraux.
Toutefois, il ne se voyait pas prendre les armes. Enfin, pas si cela était
évitable.
Mais il entrevoyait désormais toutes les autres possibilités qui s’offraient
à lui, tous les chemins qui leur permettraient, à lui et à ceux de ses amis qui
voudraient bien le suivre, de ne plus se soumettre, et d’agir. Et tout cela,
c’était auprès de Cécile qu’il voulait le faire.
15
Le réseau Phénix
Garage Blondel, Amiens, mardi 12 janvier 1943
En deux semaines, quatre résistants avaient déjà été arrêtés puis conduits
aux bureaux de la SD, et Dieu savait où ils se trouvaient à cette heure-ci.
De plus, Charles était dans les fichiers de la Gestapo, qui avait réussi à
identifier son implication dans plusieurs sabotages, notamment celui de la
ligne téléphonique de l’état-major allemand à Saleux. L’étau se resserrait
autour de lui, il en avait conscience, et cela mettait en danger tous ses
proches. Il compromettait la poursuite des actions de Phénix.
Il devait se plier aux exigences de la situation, un point c’est tout.
La mort dans l’âme, il enfourcha son vélo, dont il avait voilé une roue, et
reprit docilement le chemin de Montclairy.
– Mais, cela veut dire que tu seras absent combien de temps ? souffla
Solange, abasourdie par la nouvelle.
Ils s’étaient réunis dans la salle d’armes et avaient ouvert les fenêtres en
grand pour faire entrer un peu de fraîcheur après cette chaude journée de
printemps.
– Le temps qu’il faudra, je ne sais pas, un mois, six mois, un an peut-
être ? Je ne peux pas vous dire où je vais, moins vous en savez, mieux c’est.
– Mais tu pourras tout de même nous donner des nouvelles ? s’inquiéta
encore Solange.
– Non, je ne crois pas. Il va falloir que je sois très prudent si je ne veux
pas me jeter et vous jeter tous dans la gueule du loup. Paul, je peux te faire
confiance pour reprendre le flambeau ? Tu es taillé pour l’aventure, se
força-t-il à ajouter dans un clin d’œil.
– Je ferai tout ce qui est nécessaire, sois tranquille, le rassura Paul avec
un sourire narquois.
Il recula afin de mieux caler son dos sur le sofa où il était assis avec
Cécile, et écarta les bras de part et d’autre du dossier, affichant un air
triomphant.
Charles feignit d’ignorer cette attitude et poursuivit sa mise au point.
– Parfait. Max te contactera et fixera un rendez-vous avec toi dans les
jours à venir. Cécile, reste bien vigilante sur la radio car les prochains
largages devraient être annoncés dès demain. À moins d’un orage, mais la
météo semble clémente et le ciel devrait être plutôt clair les prochaines
nuits. Et surtout c’est pleine lune, donc les colis seront plus faciles à
repérer. Ce qui fait que la priorité du moment c’est réception et stockage du
matériel à la planque, et vous ne serez plus que deux pour vous relayer, les
gars.
– Mais, et moi je fais quoi ? s’insurgea Solange.
– Toi ma belle, tu vas prendre le relais pour assurer les liaisons avec les
autres groupes. J’espère que tu es en forme et que tu vas pédaler comme
une reine !
– Oh non, pas ça ! implora-t-elle. Je préfère encore aller récurer les
toilettes tiens !
– Mais quelle bonne idée ! la taquina encore Charles. Allez, il faut bien
quelqu’un pour le faire, tu le sais bien. Et les Boches n’y verront que du feu
si un jour tu en croises, tout occupés qu’ils seront à t’admirer sur ton vélo !
Charles savait comment s’y prendre avec elle.
Solange avait beau avoir fait beaucoup d’efforts pour gagner en
crédibilité auprès de lui, elle restait toujours cette ingénue si soucieuse de
plaire, dont le moteur ne carburait jamais aussi bien qu’avec une dose de
compliments. Et le plus amusant, c’est que là où d’autres filles
esquiveraient la louange d’un air gêné, elle se laissait volontiers caresser
par les mots et ne cherchait pas à en atténuer l’importance. Elle était belle,
elle le savait, et trouvait juste qu’on lui reconnaisse de temps à autre cet
indéniable atout physique.
D’ailleurs, son regard pétilla de nouveau, le compliment faisait son effet.
« Dans le fond, cette féminité exacerbée et complètement assumée a un
certain charme », se dit le jeune homme en lui rendant son sourire.
Ce soir-là, ils s’autorisèrent un petit festin en guise d’au revoir.
Il était convenu qu’avant de partir aux aurores le lendemain, Charles
prendrait le premier tour de garde à l’ancienne usine cette nuit-là.
Le matériel commençait à s’amonceler sur place et il devait montrer
l’exemple avant son départ : l’endroit devrait désormais être sous
surveillance jour et nuit. Les soldats de la Wehrmacht ne passaient que très
occasionnellement dans le secteur, mais étant donné la tournure que prenait
le conflit, on pouvait s’attendre à ce que l’occupant redouble de vigilance.
Et si par malheur les troupes allemandes découvraient la planque, c’en
était fini de leur contribution matérielle aux forces résistantes et alliées au
moment de la tant attendue libération du pays.
L’entreprise était délicate et très risquée.
Phénix avait convenu qu’en cas d’approche intempestive de soldats
allemands du lieu de cache, le guetteur devait actionner à distance le
déclenchement plus ou moins probable d’une bombe artisanale quelque
cinq cents mètres plus loin pour détourner leur attention. En outre, Charles
n’avait eu que très peu de temps pour peaufiner le dispositif dont les
chances de fonctionner restaient très faibles.
Mais il faudrait faire avec.
Ou passer au plan B.
Bien moins réjouissant.
Mon ami,
En ces heures décisives, permets-moi de t’appeler ainsi.
Nous en aurons perdu du temps à nous toiser comme deux coqs, mais la
minute que je suis en train de vivre me révèle cette évidence : nos différends
ont toujours ressemblé en réalité à ceux de deux frères qui veillent l’un sur
l’autre malgré les apparences. En tout cas, c’est pour cela que je t’ai
rejoint à la planque ce soir, j’ai senti que quelque chose allait se passer, et
que j’aurais un rôle à jouer. Quand je t’ai vu, là, dans la pénombre, avec le
corps du soldat à tes pieds, j’ai tout de suite su ce qu’il fallait faire.
Charles, je t’ai menti.
La troupe dont ce soldat fait partie ne se dirige pas vers le haut du
village comme je viens de te le dire. Ces foutus Boches sont en train de
remonter la Cesse, et ils vont invariablement tomber sur moi. Je vais donc
hisser le corps dans la rue et me livrer pour détourner leur attention de la
planque. Je vais le faire Charles, et rien ni personne ne pourra m’en
empêcher. Je vais le faire car il en faut un pour le faire, et autant que ce soit
moi. Comme tu le sais, j’aime Cécile, et cela m’est devenu insupportable de
savoir que je n’étais pas là lorsqu’ils l’ont arrêtée. Elle représente
tellement pour moi, qu’elle fasse partie de mon avenir était presque une
évidence. Dire qu’elle n’en saura jamais rien… Alors je le fais pour elle, et
aussi pour toi. Sois rassuré, ils ne vont pas m’arrêter à ta place, c’est moi
qui vais me donner à eux, en toute conscience, en tout amour pour vous
deux.
Je dois y aller maintenant, j’espère juste que tu te rappelleras cette
planque derrière les briques, dont nous avions convenu pour cacher tout
élément compromettant en cas d’arrestation.
Sois heureux mon frère, j’avais encore beaucoup à partager avec toi je
crois.
Paul.