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Flammarion Jeunesse
Une première version de ce livre est parue en 1990 sous le titre
Le Ventre du Bouddha aux éditions Hachette.
© 1997, Castor Poche Flammarion pour le texte et l'illustration.
© Flammarion pour la présente édition, 2011
87, quai Panhard-et-Levassor – 75647 Paris Cedex 13
La guerre est perdue. D'ici quelques jours, les Alliés établiront leur jonction près d'ici. Il
me faut agir vite. Deux cents kilomètres me séparent de la frontière allemande. Deux cents
kilomètres hérissés de pièges. Les réseaux de résistants. Les chemins forestiers incertains.
Les villages hostiles. Nos propres soldats de la Wehrmacht représentent une menace non
négligeable. S'emparer d'un camion et d'une jeep serait une aubaine pour un groupe de
déserteurs. Mon ordre de mission n'intimidera pas les traîtres.
Chaque ennemi potentiel doit ignorer le contenu de la cargaison. Sinon, je suis un
homme mort. Les deux soldats qui m'accompagnent pensent que nous évacuons des
archives compromettantes. Les imbéciles. Räul, qui conduit la jeep, est un militaire buté qui
ne respecte que la force brutale. C'est pourquoi je l'ai choisi. Frantz est plus fin. Plus discret
aussi. Il désire rejoindre au plus vite sa femme et son fils. Il hait la guerre. Je sais qu'il
pilotera le camion avec une parfaite maîtrise et qu'il ne fourrera pas son nez sous la bâche.
En cas de nécessité, je les éliminerai. Rien ne m'arrêtera. CETTE guerre est perdue, la
suivante débute déjà. Les trois cents lingots d'or constituent le trésor de guerre qui
alimentera le futur combat. Bientôt. Partout se créeront des réseaux d'hommes décidés.
Nous serons quelques-uns. Puis davantage. L'élite. S'il le faut, nous mettrons le monde à
feu et à sang. Ne survivront que les forts. Ils régneront en princes. Les faibles seront
éliminés. Notre mission est d'essence divine. Elle ne tolérera ni renoncement, ni
atermoiement. Je suis le premier maillon de la chaîne qui aboutira à la NOUVELLE
EUROPE. Je suis le destin. Dans dix ans, dans vingt ans, plus tard peut-être, l'Europe
qu'imaginait notre maître, Adolf Hitler, triomphera. J'ai le temps. Nous avons le temps.
Le trésor de la Kommandantur de Lyon !
« Franchissez la frontière allemande dès que possible, a ordonné l'Oberleutnant
Wolfgang Staudte. L'Allemagne a besoin de cet or qui soulagera la misère de nos
concitoyens. »
Le triple idiot. Encore un de ces humanistes pétris de bons sentiments qui ont conduit le
Reich à sa perte. Qu'avons-nous à faire de regrets.
Si l'Oberleutnant se doutait ! Trente caisses de dix lingots. Elles m'appartiennent. Elles
appartiennent à la Nouvelle Europe.
Nous roulons à travers des chemins caillouteux ou sur de minuscules routes de
campagne. Tant que nous demeurerons à l'écart des grands axes, nous ne redoutons pas
les contrôles intempestifs. Räul connaît la région comme sa poche. C'est une brute, mais
une brute utile. Il possède un fantastique sens de l'orientation et repère sur les cartes d'état-
major le chemin que refuserait d'emprunter un muletier.
Trois jours ! Dans trois jours, je serai en Allemagne. Si tout se passe bien. Tout se
passera bien. Dieu est avec nous. Déjà, des réseaux s'amorcent et nous aident à fuir en
Amérique du Sud. Sans doute me faudra-t-il céder quelques lingots. Qu'importe. Cela en
vaut la peine. Les prémices d'une Europe racialement pure, dominatrice, apparaîtront de
l'autre côté de l'Atlantique. Un comble !
Räul s'est arrêté pour me signaler que nous amorçons la traversée d'une zone
dangereuse. Nous sommes en Bourgogne et pénétrons dans le Châtillonnais. Nous
devrons choisir uniquement des routes forestières dont certaines sont sous contrôle de la
Résistance. J'aiordonné à Räul de continuer. Notre jeep est équipée d'une mitrailleuse.
Toutefois, même si je prends ces notes, je reste aux aguets. Je ne serai pas une proie
facile.
Me revient en mémoire l'acerbe remarque d'Eric Stroheim lorsque ce matin il a appris
mon départ :
— Alors, les rats quittent le navire ?
Il semblait furieux. C'est un nazi convaincu. S'il ne meurt pas au combat, il fera une
excellente recrue pour notre cause. J'aurais aimé l'avertir.
— Non, Eric, ils ne quittent pas le navire. Ils s'apprêtent à en construire un nouveau,
insubmersible. Le navire de la Nouvelle Europe, berceau du monde futur. Un monde de
ROIS qui écraseront de leurs bottes le reste de l'humanité.
CHAPITRE 2
Une journée perdue. Frantz a enlisé le camion. Un chemin étroit, qui, selon Räul, évitait
une bourgade. Is-sur-Tille. Il a raison. Les campagnards connaissent tous les résistants
locaux. Les groupes isolés de deux ou trois maquisards sont pour nous des pièges mortels.
Il a fallu décharger les caisses. Leurs médiocres dimensions ont frappé Räul.
— Quel poids pour si peu de papier ! a-t-il dit en me dévisageant.
Posséderait-il une once d'intelligence ? À surveiller. Frantz est demeuré impassible. Il
n'attend que la capitulation de l'Allemagne tant le désir de rejoindre sa famille le dévore. Un
jour, les traîtres de son espèce paieront leur défaitisme. Notre vengeance sera à la mesure
de nos ambitions.
Nous dormons à l'abri d'épais taillis. Impossible de rouler la nuit. Même de jour, s'orienter
est une gageure. La forêt, la forêt, la forêt. J'essaie d'établir un plan détaillé, notant chaque
fait, chaque lieu, décrivant les repères qui jalonnent notre route. L'avenir incertain m'impose
de prendre ce minimum de précautions.
Räul et Frantz reposent à mes côtés, à l'intérieur du camion. Comment font-ils pour
dormir ? Le froid et l'humidité me rongent le corps. Je ne parviens pas à fermer l'œil. Le
halo de la lampe-tempête éclaire à peine le carnet, mais écrire me fait du bien. J'ai
l'impression de commencer l'Histoire de la Nouvelle Europe.
Jeudi.
Incroyable. Un magnifique soleil a chassé les brouillards. Nous avons rechargé les
caisses. J'ai surpris Räul essayant de soulever une planchette avec son couteau de
combat.
— Räul, l'espionnage de secrets militaires mène au conseil de guerre !
L'imbécile a rougi jusqu'aux oreilles, sans même chercher à se disculper. Mon grade le
pétrifie.
J'ai consulté la carte. Trois villages à éviter. Traverser un plateau calcaire couvert de
forêts. À nouveau, contourner une bourgade importante. Châtillon-sur-Seine. Par la route
normale, une cinquantaine de kilomètres, mais nous en ferons le double ou le triple. Un
chemin en zigzag, semé d'embûches.
Räul conduit la jeep sans un mot. Il délaisse la départementale goudronnée – j'aperçois
la pancarte : Francheville, 7 km – et bifurque à droite. Une sorte de piste herbeuse, quasi
impraticable. Räul est décidément irremplaçable. Il est formel : le sentier aboutit au sommet
du plateau. La Nouvelle Europe utilisera avec profit des hommes tels que Räul.
Compétences dans certains domaines alliées à la soumission totale au chef.
L'accomplissement de notre mission exigera que l'action l'emporte sur la raison.
Nous atteignons le sommet du plateau. Devant nous, une zone déboisée, des champs.
Environ un kilomètre à découvert. Je distingue les maisons du village appelé Francheville.
Räul me communique ses inquiétudes. Traverser les champs, c'est alerter la population
et inévitablement déclencher une opération de chasse de la part de la Résistance.
Comment rejoindre le lieu-dit la « Combe-aux fées », indiqué sur la carte, qui nous mènera
sans encombre au terme de l'étape du jour ? Räul ne voit qu'une possibilité. Dévaler un
chemin pierreux qui contourne le village. C'est de la folie. La pente avoisine les quinze pour
cent, la sente ressemble au lit étroit d'un torrent asséché.
— Il n'y a pas d'autre solution, déclare Räul. Nous n'avons que trop traîné dans les
parages. Un promeneur, un chasseur, un amateur de champignons signalent peut-être déjà
notre présence.
Je donne mon accord mais réclame cinq minutes de pause afin d'établir le croquis des
lieux. Pas question d'écrire dans la jeep durant la descente !
Otto Ludwig Helmuth Schmoele, né en 1909, à Wölfersheim, près de Francfort. Son père
participe à la guerre de 1914-1918 et, après la défaite, fait preuve d'un nationalisme
exacerbé dans lequel baignera le jeune Otto. Dans la famille Schmoele règne la conviction
que l'Allemagne a été trahie, que le premier devoir d'un Allemand est d'éliminer les traîtres.
Le mot « traître » n'est jamais défini dans le courrier familial de l'époque.
En 1927, Otto Schmoele trouve un emploi dans une entreprise chimique. Il travaille six
mois, perd sa place, se réembauche dans une usine fabriquant de la petite mécanique,
mais la crise économique le jette sur le pavé dès 1930. À compter de cette date, jusqu'à
son entrée dans la Wehrmacht en 1933, il demeurera chômeur. En 1933, il adhère au parti
nazi, adhérent qui se distingue aussitôt par la force de ses convictions. Son zèle lui acquiert
de solides appuis au sein de la hiérarchie militaire.
La trace d'Otto Schmoele disparaît jusqu'en 1939. À la déclaration de guerre, il est
expédié sur le front polonais, avec le grade d'Oberleutnant, qui restera le sien jusqu'en
1944. Il commet alors de nombreuses violences, encourage ses hommes aux pires
brutalités, clame haut et fort que « l'élimination de la racaille polonaise est un service que le
Troisième Reich rend à l'Europe ». Des témoignages – contradictoires cependant –
l'accusent de collaboration avec les S.S., lors de l'assassinat de trois juifs polonais à Kielce.
Dès 1940, Otto Schmoele gagne la France. Il occupe des postes divers dans les
Kommandantur de Reims, Chaumont, Dijon, puis en 1943 est envoyé à la Kommandantur
de Lyon. À partir de cette époque, il établit des rapports dénonçant la mollesse des
convictions de ses collaborateurs…, voire de ses supérieurs. Quoique détenant un poste
modeste à Lyon, il est néanmoins responsable de brutalités diverses. En outre, un faisceau
de témoignages concordants indique qu'en liaison avec la Gestapo Otto Schmoele pille les
appartements des personnes arrêtées, se constituant ainsi un « trésor de guerre » qui file
en Allemagne alimenter un certain nombre de réseaux occultes.
Aux premiers signes annonciateurs de la défaite nazie, Otto Schmoele perd tout contrôle
de lui-même. De nombreux gradés se plaignent de son hystérie grandissante : il attribue la
déroute hitlérienne à chacun d'eux ! À plusieurs reprises, il favorise les arrestations
arbitraires.
En septembre 1944, le lieutenant-colonel Wolfgang Staudte confie à Otto Schmoele la
mission de rapatrier en Allemagne un chargement de documents ultra-secrets. Il est
accompagné des soldats Räul Thälmann et Frantz Höfer. Quelques jours plus tard, le
réseau de résistance Liberté capture Otto Schmoele à proximité d'un village bourguignon
nommé Francheville. Il est seul. Il avoue avoir exécuté ses deux compagnons pour « refus
d'obéissance en temps de guerre ». Deux véhicules, immobilisés en pleine forêt, sont
retrouvés vides. Quant au lieutenant, il avait sur lui :
– un pistolet ;
– un carnet de notes diverses, écrit en allemand (pièce 12/A/04, traduction française
21/B2).
Otto Schmoele conserve un mutisme total quant au contenu de sa mission. Cinq jours
plus tard, il échappe à ses geôliers, disparaît. Depuis, il n'a jamais été repéré.
Malgré la gravité des crimes et exactions commis, le dossier Otto Schmoele ne présente
pas un intérêt immédiat. L'attention des autorités d'occupation en Allemagne doit en priorité
s'attacher aux criminels nazis de grande envergure. Aussi est-il proposé de classer
momentanément le dossier Otto Schmoele, ainsi que toutes les pièces afférentes.
La trace d'Otto Schmoele est retrouvée à partir de 1963, grâce au travail de l'organisation
de Simon Wiesenthal. Des photographies permettent d'identifier Otto Schmoele et de le
localiser dans les environs de Villarica, au Paraguay. Apparemment, l'ancien nazi a quitté
l'Allemagne dès 1946, en utilisant le réseau Odessa 1, selon l'itinéraire classique : l'Autriche,
l'Italie, puis l'Amérique du Sud.
La Direction de la Sécurité paraguayenne, alertée par la CIA, a enquêté. Otto Schmoele
a créé au Paraguay une organisation néo-nazie appelée OGONOK, organisation dont les
buts avérés sont :
– promouvoir la suprématie de la race blanche ;
– préparer l'avènement d'un monde futur semblable à celui qu'envisageait Adolf Hitler.
Le groupe Ogonok comporte peu de membres, mais ils sont tous extrêmement
dangereux. En liaison avec le Ku Klux Klan aux États-Unis, la Mafia sicilienne et divers
groupes terroristes internationaux, Ogonok reçoit aussi des subsides dont la provenance
est mal établie. Les membres de l'organisation disposent d'armes perfectionnées. Ils
subissent un entraînement paramilitaire. Afin de se procurer des fonds, ils attaquent des
banques, des hypermarchés, des bijouteries. Plusieurs assassinats sont imputables aux
divers réseaux à travers le monde. Seuls des comparses de médiocre intérêt sont arrêtés.
Au fil des années, la folie destructrice d'Otto Schmoele est devenue de plus en plus
gênante, même pour les membres d'Ogonok. Son rang de chef a été contesté. Plusieurs
leaders se sont succédé. Le dernier en date serait un certain Charles Palance (voir fiche
annexe). La pression internationale aidant, les autorités paraguayennes ont pris quelque
distance avec les divers groupes néo-nazis ancrés sur leur territoire. Ogonok a perdu de
son influence. Les adhérents ont fui d'autant plus volontiers que les sources financières se
tarissaient. Quant aux personnages importants, ils semblent s'être… volatilisés à travers le
monde !
Otto Schmoele décède fin 1986. Ses obsèques donnent lieu à une manifestation
grandiose de la part du dernier carré des fidèles. Fleurs à profusion. Anciens nazis
paradant sans vergogne derrière le cercueil, la poitrine barrée des décorations hitlériennes.
Salut fasciste au-dessus de la tombe ouverte.
À la suite du décès d'Otto Schmoele, la CIA et la DSP perdent la trace du réseau Ogonok
au Paraguay.
Au cimetière de Villarica, la stèle funéraire ne comporte qu'une inscription :
Charles Palance.
Dernier chef présumé de la branche paraguayenne du réseau Ogonok. Il n'existe aucune
photographie, aucun signalement du personnage recherché. Par contre, le jeu d'empreintes
digitales joint au dossier lui appartient. Elles ont été relevées au Paraguay, après un hold-
up sanglant. Il s'agit là de l'unique imprudence commise par le chef du réseau. Malgré les
incertitudes et le vaste pan de mystère qui entoure l'individu, une fiche approximative peut
être établie.
Le dénommé Charles Palance (nom d'emprunt ?) est de nationalité française. Âge
compris entre quarante et cinquante ans. A participé, en tant que mercenaire, à de
nombreux conflits, tant en Asie qu'en Afrique. L'homme s'estime investi d'une mission quasi
divine : établir sur terre la suprématie de la race blanche. Il adhère à Ogonok à une date
imprécise, dirige la section paraguayenne à la suite d'Otto Schmoele. À la mort de ce
dernier, il disparaît. Sans doute regagne-t-il la France ?
Au Paraguay, Palance tisse des liens avec les mafias américaine et sicilienne (trafic de
drogue ?). Il reçoit aussi des subsides d'organisations terroristes internationales. Son
expérience de baroudeur lui permet d'organiser militairement Ogonok. Charles Palance est
responsable, directement ou indirectement, de plusieurs assassinats.
Classé extrêmement dangereux par la CIA et la DGSE, qui collaborent activement afin
d'identifier au plus vite l'individu.
Alix Mattéi étendit ses jambes lourdes et ferma les yeux. Il finissait
pour la dixième fois la lecture du dossier du Berlin Document Center.
Le dégoût le submergeait. Pourquoi ne parvenait-il pas à être blasé,
comme la plupart de ses collègues ?
Il anéantirait Ogonok. Écrabouillerait Palance.
Mattéi ouvrit les paupières et vit la pendule Walt Disney. Il fit un
clin d'œil à Mickey et Donald.
CHAPITRE 7
Préliminaire
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Épilogue
Jean-Paul Nozière
Thomas Ehretsmann
1. Odessa : Organisation der Ehemaligen S.S. Angehöriger (Organisation des anciens membres de la S.S.).