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JEAN-PAUL NOZIÈRE

LES ASSASSINS DU CERCLE ROUGE

Flammarion Jeunesse
Une première version de ce livre est parue en 1990 sous le titre
Le Ventre du Bouddha aux éditions Hachette.
© 1997, Castor Poche Flammarion pour le texte et l'illustration.
© Flammarion pour la présente édition, 2011
87, quai Panhard-et-Levassor – 75647 Paris Cedex 13

ISBN numérique : 9782081302754


C royez-vous au destin ? À la force impitoyable qui vous aspire
vers ce lieu mystérieux où se tapit votre sort ? C'est un Cercle rouge
invisible. On y entre et on n'en sort plus. Quoi qu'on fasse.
En entendant ce genre d'inepties, Charlotte et Simon haussaient
les épaules.
Pourtant…
Pourtant, ils seraient eux aussi attirés dans ce cercle. Le hasard
les y mena aussi sûrement que l'aurait fait leur volonté. Un
enchaînement de hasards, emboîtés les uns dans les autres.
Parfaitement emboîtés.
Si l'unique cinéma de la ville avait passé, ce samedi d'octobre-là,
un autre film que La Petite Voleuse, vu et revu dix fois à la télévision,
Charlotte et Simon auraient-ils assisté à l'étrange vente aux
enchères ?
Si la petite ville n'avait pas suinté l'ennui ? Comment occuper les
vacances de Toussaint qui commençaient ? Tourner et tourner
encore en mobylette, de rue en rue. Mais un tour supplémentaire
avait conduit Charlotte et Simon vers la maison de l'homme
assassiné.
Si Charlotte avait obtenu le petit boulot envisagé pour ces dix
jours ? Mais c'est une autre fille qui l'avait eu…
On peut aussi accuser la curiosité. Le brouillard qui poissait la
vallée. La ville déserte et triste.
Sans doute.
On peut tout dire. Tout supposer.
Pourtant…
Pourtant, comment interpréter le clin d'œil du destin que
représente la phrase prononcée par Charlotte ? Quand Simon avait
suggéré d'aller à la vente aux enchères – « On disperse le mobilier
d'un type qui vient d'être assassiné, ça ne te dirait pas de voir la
maison du meurtre ? » –, Charlotte avait ricané : « Super-marrant !
Avec le brouillard et les rues vides, on grimpera sûrement au
poteau… »
Simon s'était renfrogné.
— Tu as mieux ?
Charlotte n'aimait pas lui faire de la peine.
— Pourquoi pas, après tout.
Elle avait hésité. Un silence qui manquait d'enthousiasme. Puis
était venue la phrase prémonitoire de Charlotte, celle qu'ils
réentendraient souvent dans leur tête quand tout serait enclenché.
— Avec de la chance, on découvrira le nom du coupable inscrit en
lettres de sang sur la chaudière à charbon !
La chaudière à charbon ! Charlotte venait de donner le premier
coup de pouce au destin. Sans le savoir, ils marchaient déjà vers le
Cercle rouge.
CHAPITRE 1

A u premier abord, la maison semblait cossue. Un gros bloc de


pierres apparentes, des volets de bois clair, un toit pointu aux tuiles
vernissées. Elle occupait la partie centrale d'un parc abandonné. Les
arbres avaient disparu. La bâtisse était comme une île entourée
d'herbe. D'ailleurs, une rivière bordait un des côtés de la propriété.
Des lambeaux de brume grise s'accrochaient au-dessus de l'eau. De
temps en temps, ils se déchiraient. Certains rampaient vers
l'habitation et se pendaient au paratonnerre planté sur le toit.
L'hostilité de la maison était évidente. Volets clos. Paratonnerre
rouillé et pointé comme une baïonnette. Vitres brisées des chiens-
assis du toit. Murmure agaçant de l'eau entre les rives mal
entretenues de la rivière. Et, au-dessus de cette vilaine carte postale
d'une campagne abandonnée, il y avait le ciel plombé d'octobre.
Charlotte cadenassa sa mobylette au portail de bois, à l'entrée de
la maison.
— Habiter là me ficherait un cafard monstre, dit-elle. Toute cette
eau…
Évidemment… Charlotte et son père vivaient dans une H. L. M.
posée sur des parkings goudronnés.
— Cesse de rouspéter, dit Simon. On ne s'arrête pas. Juste sentir
l'atmosphère et après on se fait Le Bal des vampires et Un monde à
part en cassettes vidéo, avec en entracte une overdose de crèmes
glacées ou de pâtisseries, tu choisis.
Le visage de Charlotte s'éclaira. Un sourire qu'elle gomma aussi
vite. Elle détestait capituler. Simon arrima sa propre mobylette à
celle de Charlotte.
Charlotte et Simon se connaissaient depuis toujours. À l'école
primaire et encore maintenant en classe de troisième au collège, ils
s'asseyaient côte à côte. Ils partageaient une même passion pour le
cinéma. Ne pas être ensemble, ne serait-ce qu'une journée, ne leur
venait pas à l'esprit. L'absence de l'un rendait l'autre malheureux.
Charlotte était plutôt grande, avec un visage décidé. Quand ses
yeux gris s'assombrissaient, cela signifiait que rien ne la ferait
changer d'avis. Elle entortillait ses longs cheveux noirs autour de son
index et n'écoutait plus.
Simon ressemblait à Charlotte. Un mimétisme d'adolescents.
Même attitude de fausse décontraction. Même uniformité du
vêtement. Jean et blouson de jean, tennis, écharpe. Mais le visage
était plus nonchalant, les traits moins bien dessinés, comme s'ils
hésitaient entre l'enfance et l'âge adulte. Le nez court se relevait en
trompette au-dessus de lèvres molles. Le dessin de la mâchoire
restait flou. L'incertitude de cette physionomie agaçait Simon. Il se
rasait en cachette, parce qu'on lui avait dit que la barbe pousserait
plus vite. Charlotte n'osait pas lui avouer qu'elle aimait la douceur de
ses joues.
La vente aux enchères se tenait à l'extérieur. Le mobilier,
disparate, était sorti dans la cour, sans mise en valeur. Une vente
sur décision judiciaire ne méritait pas d'effort. Il faisait froid, la bise
d'octobre colorait les joues. Les rares amateurs se dandinaient ou
soufflaient sur leurs doigts. Ils attendaient l'adjudication avec
impatience. L'huissier s'en désintéressait. Le médiocre déballage ne
rapporterait pas grand-chose. D'ailleurs, les acheteurs présents, à
peine une quinzaine de personnes, ne se passionnaient pas plus. Ils
n'examinaient même pas les objets présentés. Ils se contentaient de
faire le pied de grue. En silence. Le spectacle était sinistre.
— On dirait un jeu d'échecs, avec des pions humains, murmura
Charlotte. Il n'y a pas foule !
Simon regrettait sa décision.
— Une adjudication judiciaire dehors, avec un tel temps, faut être
taré aussi ! Surtout quand on vend le mobilier d'un type assassiné !
Déjà que l'ambiance est du genre Dracula ! Tu achètes l'armoire de
la chambre à coucher et le soir chez toi tu découvres quoi à
l'intérieur ?
— L'assassin, évidemment ! ironisa Charlotte.
— T'es nulle ! Imagination minable ! Tu découvres un double fond,
avec derrière deux ou trois crânes, un paquet d'os et, si tu as de la
chance, un S.O.S. sculpté dans le bois.
— Très drôle ! Pourquoi le propriétaire de la bicoque a-t-il été
assassiné ?
Simon ne répondit pas aussitôt. Il dévisageait les badauds. Il
découvrait des visages fermés. Des regards fuyants. Quelques
personnes les observaient à la dérobée, comme s'ils étaient des
intrus. Chacun devait s'interroger : pourquoi deux adolescents d'une
quinzaine d'années échouaient-ils dans une vente aux enchères ?
— Franchement, je me le demande, marmotta Simon.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Rien… On a tiré sur les occupants de la maison : un homme et
un chien. D'après les journaux, la baraque a été fouillée de fond en
comble. Pourtant il semblerait que rien n'ait disparu.
Simon gonfla ses joues et expira en faisant clapoter ses lèvres.
— Vu les trésors de la bicoque, je comprends la déception de
l'assassin !
Charlotte songeait au crime. Elle construisait un scénario qu'elle
alimentait d'images glanées dans sa mémoire. Elle cherchait celles
qui convenaient aux lieux. L'Étrangleur de Boston, avec Tony
Curtis ? Ou Le Grand Sommeil, avec Bogart ? Son imagination
ajoutait une touche personnelle et, de plus en plus, elle considérait
la maison avec inquiétude. À quoi ressemblait la victime ? Elle aurait
aimé savoir qui vivait là. « Si j'entre dans la maison, peut-être y
verrai-je un portrait ? » se disait-elle, avec aussi le secret espoir de
comprendre le pourquoi du crime.
— Mesdames et messieurs, nous débuterons la vente dans une
dizaine de minutes, dit l'huissier d'un ton morne.
Ses lèvres faisaient la grimace et ses yeux ne s'intéressaient
qu'au maillet d'ivoire dont il tapotait sa main gauche.
Simon s'était écarté. Il allait de fauteuils défraîchis en fausse
commode Louis XV, de bric-à-brac incertain en lots de vaisselle
dépareillée. Il était à l'affût d'une affaire. Il n'avait pas un sou – et
poser la question à Charlotte était tout simplement ridicule –, mais il
était persuadé qu'un problème trouve toujours sa solution.
Derrière une bibliothèque de style rustique, il découvrit une vitrine
posée sur des tréteaux. Le meuble se cachait sous un pan de tissu
mauve. Simon souleva l'étoffe du bout des doigts mais, avant qu'il ait
pu la retenir, elle glissa au sol avec un chuintement soyeux.
— Charlotte !
Elle n'entendit pas. Elle s'était assise sur une chaise et
contemplait la maison. Elle rêvait. Dès qu'elle s'ennuyait, Charlotte
fuyait la réalité et rêvait. Elle s'enfermait dans un monde d'images.
Simon ne voulut pas crier. Il rebroussa chemin vers la jeune fille,
avec la sensation désagréable qu'on l'observait. Un petit gros, au
visage rougeaud, barrait le passage entre deux meubles. Il obligea
Simon à se faufiler. Pas un mot d'excuse mais un sale regard.
— Viens, j'ai découvert un truc dément !
Il prit Charlotte par la main. C'était une vieille habitude qui datait
de leur enfance, quand ils traversaient les passages protégés. Ils
continuaient. Les moqueries des copains de classe les laissaient
indifférents.
La vitrine contenait des décorations, des insignes et des fanions.
Chaque objet, étiqueté d'un carré de bristol blanc, était entouré d'un
fin galon doré. Les inscriptions, calligraphiées à la plume, étaient en
allemand.
— Un fanatique de l'armée ! modula Charlotte avec un sifflement
admiratif.
— De l'armée nazie ! précisa Simon. Compte le nombre de
svastikas ou de babioles marquées de l'emblème nazi ! Le
propriétaire de la bicoque admirait Hitler !
— Collectionner ça, ce n'est pas interdit ? tenta Charlotte.
— Mon œil ! Une armada de nostalgiques s'arrachent à prix d'or la
quincaillerie hitlérienne. J'ai lu quelque part qu'un Autrichien avait
même essayé d'ouvrir un musée.
— Pourtant, c'est d'un moche ! décréta Charlotte.
Ils n'eurent pas le temps d'épiloguer. La vente débutait. Trois
coups de maillet, comme au théâtre. Le silence s'accrut encore. Le
clapotis de la rivière emplissait tout l'espace.
— Mesdames et messieurs, par décision judiciaire, je vais
procéder à la mise à prix du mobilier de monsieur Gert Fröbe,
décédé dans de tragiques circonstances. Je rappelle que le produit
de la vente sera consacré, après prélèvement des taxes et
commissions, au règlement des dettes du susdit. Quant à la maison,
l'affaire est suivie par le cabinet de maître Frédéric Forrest, notaire.
L'huissier se gratta la nuque. Son regard blasé erra par-dessus la
maigre assemblée. Nouveaux coups de maillet.
— Nous commencerons par ce fauteuil Voltaire, facilement
réparable. Les offres sont ouvertes.
— Trente euros !
La somme avait giclé. Simon reconnut le petit gros qui entravait le
passage. L'enchère était ridicule. Le montant dérisoire, une évidente
provocation, tira l'huissier de son indifférence glacée. Il scrutait
l'assistance, en attendant les éclats de rire, les exclamations, voire
d'autres enchères. Il n'y eut rien de tout cela. Ni même un murmure.
Seulement le bruit exaspérant de la rivière.
Les acheteurs observaient l'huissier. L'huissier surveillait
l'assemblée. Chacun affichait une fausse décontraction, car la
tension devenait palpable. Complètement exclus de ce jeu
incompréhensible, Charlotte et Simon ressentaient un profond
malaise. L'homme de loi perdait peu à peu de sa superbe. Il
s'éclaircit la gorge, tapota du maillet, puis bafouilla :
— Allons…, je vous prie, un minimum de sérieux. Un fauteuil
Voltaire remis en état vaut six cents euros.
Les secondes s'éternisaient. Le paratonnerre grinçait quand la
bise balayait le parc.
— Que se passe-t-il ? murmura Charlotte.
— Je n'en sais rien, reconnut Simon. Je crois que nous sommes
tombés sur une bande de fêlés !
Le petit gros se manifesta enfin. Sans s'énerver.
— Maître, s'il vous plaît, respectez les délais. Enregistrez mon
offre à trente euros.
Le visage de l'huissier devint rouge brique. L'homme détestait
manifestement qu'on le prenne en faute. Son bras, armé du maillet,
se leva pourtant.
— Bien sûr…, bien sûr…, bredouilla l'huissier. Mais, mesdames et
messieurs, trente euros… Bon, une fois, deux fois…
Le maillet demeurait levé. Puis il s'abaissa lentement.
L'imperceptible contact avec le socle d'ivoire retentit comme une
détonation.
— Adjugé ! concéda l'huissier.
Il avait l'air excédé.
La scène se reproduisit à chaque mise à prix. Charlotte et Simon
assistaient à une vente aux enchères sans enchères. Les personnes
présentes offraient un prix dérisoire à tour de rôle. Il demeurait sans
concurrence. L'huissier, consterné, prononçait le terme fatidique –
adjugé – et la vente s'accélérait jusqu'à la caricature.
Simon s'excita.
— Toi qui râlais en venant ici ! On tombe sur une belle
escroquerie : tous les acheteurs se sont concertés afin de rafler le
mobilier pour des clopinettes !
— Oui…, peut-être, dit Charlotte.
Elle était réticente. Simon s'emballait facilement et renonçait
d'ailleurs tout aussi facilement. Charlotte était plus exigeante.
L'amusante mascarade à laquelle elle assistait ne suffisait pas à la
distraire.
— Je fais un tour dans la bicoque, tu m'accompagnes ? proposa-t-
elle.
Simon n'écoutait pas. Il suivait la mise à prix d'un secrétaire.
Cinquante euros. Une misère : le meuble était neuf. Son
subconscient ayant cependant enregistré la question, il répondit
machinalement :
— Ah ! ça non ! Je proposerai une enchère bidon pour les
décorations ! On va rire !
Charlotte s'éloigna.

La porte de la maison était ouverte. Charlotte s'immobilisa un


instant sur le palier. Elle avait le souffle court, la bouche sèche. Un
homme avait été assassiné là, dans des circonstances qu'elle
ignorait. Il lui semblait que le coupable marchait à ses côtés. Des
frissons se coulaient dans son dos. Charlotte reconnaissait des
sensations maintes fois éprouvées au cinéma. Elle ressentait un
trouble analogue lorsque, dans Les Enchaînés, Ingrid Bergman
pénètre dans la demeure des espions. Elle avait vu le film dix fois et
pourtant une voix minuscule murmurait dans sa tête : « Je t'en prie,
n'entre pas. »
Mais Alicia entrait dans la maison de l'espion Sébastian. Charlotte
entra donc dans la maison du crime.
Ce pas scellait le destin. Désormais, aucun retour en arrière n'était
possible.
Un corridor sombre, pavé d'un carrelage usé, conduisait à un
escalier de bois. Quelques portes s'ouvraient de part et d'autre du
couloir, mais Charlotte les ignora. Elle avançait à petits pas, en
fouillant les coins d'ombre. Elle n'avait pas vraiment peur. Son
imagination travaillait. Une infinité de scénarios se mettaient en
place. Elle se figurait faire les repérages d'un film policier.
Une tenace odeur de moisi imprégnait les lieux. La bâtisse était
fermée depuis longtemps. Charlotte avait l'impression que personne
ne l'avait habitée.
L'escalier gémit sous les pas. Les marches, salies de traces du
déménagement, tournaient en colimaçon. La résonance, propre aux
bâtiments vides, était irritante.
Une douce excitation animait Charlotte. C'était comme si elle
prenait possession d'une île déserte. Le monde extérieur
disparaissait, tout devenait possible. La maison était sa maison,
territoire vierge, propice aux aventures.
L'étage se composait de trois pièces. Une lumière grise filtrait à
travers les volets clos. Charlotte ne découvrait que murs vides,
parquets sales et tentures aux coloris incertains. Dans quelle
chambre gisait la victime ? Et le chien ? Pourquoi n'avait-il pas
déchiqueté l'assassin ? Elle supposa un formidable combat, la bête
protégeant le maître, puis se dit que l'animal n'avait probablement
pas bronché.
Elle entendit le craquement de l'escalier pendant qu'elle visitait la
troisième chambre. Elle s'immobilisa. Son cœur cognait. La
dilatation ? Oui, le jeu naturel du bois produisait ce genre de bruit.
D'ailleurs, la vente battant son plein, qui perdrait son temps à se
balader dans une habitation vide ? Charlotte se glissa jusqu'à la
fenêtre. Entre les lames des persiennes, elle découvrit la cour, les
meubles, les gens. Le rappel de la réalité la rassura. Elle opéra un
demi-tour. L'escalier grinça à nouveau. Un pas étouffé. Il n'y avait
aucun doute. La certitude tranquillisa Charlotte. Sa peur fit place à la
colère. Qui, par sa présence, brisait l'impression délicieuse qu'elle
avait de vivre ailleurs ?
Charlotte sonda le trou noir de la cage d'escalier. Personne. Elle
descendit les marches. Elle faisait le plus de bruit possible. Façon de
signaler qu'elle n'était pas dupe des jeux puérils de l'inconnu. De
toute façon, l'irruption de la réalité avait tout gâché.
Au fond du couloir, une porte était entrebâillée. Charlotte aperçut
un escalier de béton qui menait au sous-sol. Elle marqua un temps
d'arrêt. Le sous-sol. Dans le film d'Hitchcock, Les Enchaînés, Alicia
découvrait la clé du mystère dans la cave, mais à partir de ce
moment elle signait son arrêt de mort.
Charlotte lissa ses cheveux, puis tortilla une boucle autour de son
index. L'entêtement voila ses grands yeux gris.
— Fiche la paix à Hitchcock, suggéra-t-elle à mi-voix, tu deviens
parano.
Le sous-sol était un dédale. Des cloisons délimitaient des pièces
de toutes tailles, une dizaine de portes se présentaient au détour
d'embryons de couloirs qui s'enchevêtraient comme dans un
labyrinthe. L'atmosphère confinée irritait la gorge. Charlotte décela
l'odeur de pommes suries se mêlant à celle de la poussière. Il y avait
aussi un relent fade de moisissure et, par endroits, la puanteur
insupportable des déjections de chat. Elle pénétra tour à tour dans
les pièces qui paraissaient avoir chacune un usage précis. Elles
étaient correctement entretenues, comme si le propriétaire de la
maison avait vécu là plutôt qu'à l'étage. À l'ampoule rouge fixée au-
dessus d'un lavabo, Charlotte repéra un laboratoire photographique.
Un négatif tirebouchonné pendait encore à une cordelette de nylon
qui traversait la salle. Plus loin, elle déchiffra une inscription étrange,
dessinée au pochoir en lettres noires directement appliquées sur le
plâtre du mur :
Faites sortir les rats des villes.
Patiente, demain est à toi.
OGONOK.
Charlotte ne pensait plus à l'homme qui avait vécu là. La maison
n'était plus qu'un squelette abandonné. Une famille nouvelle
s'installerait, abattrait des cloisons, construirait un autre décor. Les
traces de Gert Fröbe s'estomperaient à chaque coup de marteau.
Charlotte était déçue. Durant quelques instants, elle avait
imaginé… Pure folie. Comme toujours. La grisaille reprenait ses
droits. Pourtant, ce bruit de pas qui apportait un regain de tension…
Pour rien. Le mystérieux intrus n'était plus dans la maison.
Elle voulut rebrousser chemin mais se perdit dans les couloirs.
Elle s'énerva, soudain pressée de regagner l'extérieur. Elle tira une
lourde porte de fer.
L'homme avait le dos tourné. Agenouillé devant une des deux
chaudières que contenait la pièce, il fourrageait dans le foyer. Il
s'immobilisa, comme pétrifié. Charlotte était tout aussi momie. Elle
eut un hoquet, pensa avaler sa langue, sa glotte, sa pomme d'Adam,
elle ne savait quoi au juste. Ils demeurèrent quelques secondes
ainsi.
L'homme bougea. À peine. Apparemment rassuré, il pivota sur les
talons, se mit debout. Ses mains, noires de suie, serraient un étui de
plastique rectangulaire, assez volumineux. Il découvrit Charlotte,
alors sa poitrine libéra une expiration qui semblait ne jamais vouloir
finir. Ses mains tremblaient.
Charlotte prit peur. Qui était cet énergumène ? Elle était seule.
Courir serait dérisoire. Appeler ? Qui entendrait ses cris ? La vente
se tenait de l'autre côté de la maison. Elle ne songeait pas à
l'assassin… L'individu aux minces yeux enfoncés, au corps fébrile,
n'était pas un assassin… C'était…
— Aidez-moi, mademoiselle, rendez-moi un service…
Charlotte déglutit.
— Je vous en prie, ne cherchez pas à comprendre, poursuivit
l'homme.
Il s'adossa à la chaudière à charbon dont le foyer était ouvert.
L'absence de gestes agressifs calma un peu Charlotte.
— Je vous demande seulement de prendre cette pochette de
plastique noir. Cachez-la sous votre blouson, quittez la maison et je
la récupérerai à l'extérieur. Je vous expliquerai plus tard.
— Oui, oui, balbutia Charlotte, entendu…
Accepter n'importe quoi. Fuir.
L'individu insistait. Il prononça la phrase que redoutait Charlotte.
— Surtout, n'imaginez pas que je suis fou… Je vous en prie,
faites-moi confiance. Si vous saviez combien j'ai été soulagé de
découvrir que, dans mon dos, ce n'était que vous. Je vous en prie…
— D'accord, murmura Charlotte, d'accord…
Elle tendit la main, saisit la pochette de plastique, l'enfouit sous
son blouson. Elle agissait machinalement, sans quitter les yeux
fureteurs de l'homme. Elle recula, pas à pas, franchit le seuil de
béton, repoussa la porte blindée. Elle fixait la masse d'acier, comme
hypnotisée. Il allait ouvrir. L'agresser. C'était évident. Un fou.
La porte demeurait close.
Charlotte courut. Elle claquait les portes. Ses tennis effleuraient le
sol, ses mains agrippaient le vide dans une recherche affolée de la
sortie. Son écharpe rouge accrocha un obstacle, se fendit dans un
râle et resta suspendue, ballottée par le courant d'air de la fuite.
Elle aperçut d'abord une frange de ciel gris. Entendit un mot :
« Adjugé. » La vie lui parut soudain si magnifique.

Simon était toujours à sa place. Charlotte n'en fut pas surprise. Il


était capable de croupir des heures durant au même endroit. Malgré
sa récente frayeur, elle ressentit du dépit. Remuer la grande
carcasse de son copain exigeait parfois une énergie incroyable.
— Simon, viens !
Elle l'appelait à voix basse, en faisant des gestes. Il détourna la
tête, un large sourire creusa ses joues pleines de deux fossettes
tendres, au sillon à peine ombré. Ce sourire désarmait Charlotte,
mais Simon l'utilisait sans en connaître le pouvoir de séduction.
Comme il ne bougeait pas, elle s'avança, prit sa main et l'attira à
l'abri des regards, derrière une affreuse armoire campagnarde.
— Je suis tombée sur un dingue ! annonça-t-elle d'un ton tragique.
Le visage de Simon se ferma. Il perdit toute fragilité, ses traits
s'accusèrent.
Charlotte expliqua brièvement. L'homme aux yeux fouineurs. Le
paquet accepté afin de fuir au plus vite.
— C'est tout ? s'étonna Simon.
Il se détendit, récupéra sa naturelle nonchalance.
— Montre un peu le paquet !
Charlotte fourragea sous son blouson et récupéra la pochette de
plastique noir. Un simple rabat à pression en fermait l'accès. À
l'intérieur, ils découvrirent un autre emballage, de toile grise,
épaisse, dont chaque pliure était scellée de cachets à la cire rouge
vif.
— Zut ! protesta Charlotte.
— Brise les cachets ! proposa Simon.
— Sûrement pas !
— Tu as raison… Ton copain du sous-sol n'apprécierait pas !
— Il y a une inscription sur les sceaux !
De ses doigts mouillés de salive, Charlotte frotta les cachets de
cire et lut.
— Berlin Document Center. U. S. Mission Berlin.
— Une information capitale ! ironisa Simon. Replace ce machin
sous ton blouson et allons à la vente. Ton bonhomme récupérera
son matériel quand il voudra, jamais si ça lui chante !
— La barbe, ta vente ! jeta Charlotte. Le manège de ce type ne te
paraît pas bizarre ? Il retire un paquet du foyer d'une chaudière, le
transmet à une inconnue, tout ça avec l'aisance d'un chat en face
d'un doberman sous-alimenté.
— Des dingues, il en existe partout ! Bon, l'individu est fêlé. Et
après ? La mise aux enchères des insignes commence, accorde-moi
dix minutes. Je te promets qu'on va rire : les gens que tu vois ici
se sont partagé le mobilier sans qu'il y ait eu la moindre
concurrence. Si on leur cassait la baraque ?
— Et tu trouves leur conduite normale aussi ?
— Du magouillage ! Seulement du magouillage afin de se remplir
les poches !
Charlotte capitula. Ils regagnèrent la partie animée de la vente.
— Nous procédons maintenant à la dispersion des objets de la
vitrine, annonçait justement l'huissier.
Il grimaça. Voulut émettre un avis.
— Une collection particulière, certes, euh…, qui intéressera…,
euh…, enfin qui…
Il assena son marteau quand il réalisa qu'il ne s'en sortirait pas.
— J'attends les offres concernant les insignes, la vitrine sera
adjugée ensuite.
— Quinze euros !
L'homme qui jetait la somme, ainsi qu'une insulte, se tenait à
l'écart. Il était trapu, avec un corps tout en muscles, une tête carrée,
aux pommettes hautes. Sa voix incisive claquait, telle une
sommation.
Simon prit sa respiration. Le plus difficile serait de ne pas rire.
Cependant, une légère appréhension le retenait encore. Il était
fauché. Si personne ne renchérissait ?
— Seize euros !
Il avait osé ! Il jubilait en silence. Sa main prit celle de Charlotte.
L'étreignit.
L'huissier bégaya.
— Seize…, bon…, seize… Qui dit mieux ?
— Vingt ! trancha l'homme trapu.
Simon brailla.
— Vingt et un !
Ce fut comme après l'annonce d'une catastrophe. L'incrédulité. Le
temps suspendu.
Les regards convergèrent vers Charlotte et Simon. Des regards
haineux. L'homme trapu se plaça à la droite de Simon et dit :
— Vingt-deux !
Une douleur aiguë perfora l'avant-bras de Simon. L'homme y
plantait ses ongles. Sans presque remuer les lèvres, il siffla entre
ses dents :
— Laisse tomber, petit con ! Cette affaire ne te concerne pas ! Si
tu l'ouvres encore une fois, je t'écrabouille !
Simon blêmit.
— Adjugé ! annonça l'huissier.
Pendant que Simon palpait son bras meurtri, l'homme reprenait sa
place. Imperturbable.
— Quel salaud ! Si je le retrouve…
À cet instant précis, un horrible cri jaillit de la maison. Une plainte
de chien malade. Elle alla crescendo, fouaillant les gens présents,
puis s'éteignit.
Charlotte et Simon surent instantanément que l'homme au paquet
était mort.
BERLIN DOCUMENT CENTER – U.S. MISSION.
Carnet de l'Oberleutnant Otto Schmoele.
Septembre 1944.

La guerre est perdue. D'ici quelques jours, les Alliés établiront leur jonction près d'ici. Il
me faut agir vite. Deux cents kilomètres me séparent de la frontière allemande. Deux cents
kilomètres hérissés de pièges. Les réseaux de résistants. Les chemins forestiers incertains.
Les villages hostiles. Nos propres soldats de la Wehrmacht représentent une menace non
négligeable. S'emparer d'un camion et d'une jeep serait une aubaine pour un groupe de
déserteurs. Mon ordre de mission n'intimidera pas les traîtres.
Chaque ennemi potentiel doit ignorer le contenu de la cargaison. Sinon, je suis un
homme mort. Les deux soldats qui m'accompagnent pensent que nous évacuons des
archives compromettantes. Les imbéciles. Räul, qui conduit la jeep, est un militaire buté qui
ne respecte que la force brutale. C'est pourquoi je l'ai choisi. Frantz est plus fin. Plus discret
aussi. Il désire rejoindre au plus vite sa femme et son fils. Il hait la guerre. Je sais qu'il
pilotera le camion avec une parfaite maîtrise et qu'il ne fourrera pas son nez sous la bâche.
En cas de nécessité, je les éliminerai. Rien ne m'arrêtera. CETTE guerre est perdue, la
suivante débute déjà. Les trois cents lingots d'or constituent le trésor de guerre qui
alimentera le futur combat. Bientôt. Partout se créeront des réseaux d'hommes décidés.
Nous serons quelques-uns. Puis davantage. L'élite. S'il le faut, nous mettrons le monde à
feu et à sang. Ne survivront que les forts. Ils régneront en princes. Les faibles seront
éliminés. Notre mission est d'essence divine. Elle ne tolérera ni renoncement, ni
atermoiement. Je suis le premier maillon de la chaîne qui aboutira à la NOUVELLE
EUROPE. Je suis le destin. Dans dix ans, dans vingt ans, plus tard peut-être, l'Europe
qu'imaginait notre maître, Adolf Hitler, triomphera. J'ai le temps. Nous avons le temps.
Le trésor de la Kommandantur de Lyon !
« Franchissez la frontière allemande dès que possible, a ordonné l'Oberleutnant
Wolfgang Staudte. L'Allemagne a besoin de cet or qui soulagera la misère de nos
concitoyens. »
Le triple idiot. Encore un de ces humanistes pétris de bons sentiments qui ont conduit le
Reich à sa perte. Qu'avons-nous à faire de regrets.
Si l'Oberleutnant se doutait ! Trente caisses de dix lingots. Elles m'appartiennent. Elles
appartiennent à la Nouvelle Europe.
Nous roulons à travers des chemins caillouteux ou sur de minuscules routes de
campagne. Tant que nous demeurerons à l'écart des grands axes, nous ne redoutons pas
les contrôles intempestifs. Räul connaît la région comme sa poche. C'est une brute, mais
une brute utile. Il possède un fantastique sens de l'orientation et repère sur les cartes d'état-
major le chemin que refuserait d'emprunter un muletier.
Trois jours ! Dans trois jours, je serai en Allemagne. Si tout se passe bien. Tout se
passera bien. Dieu est avec nous. Déjà, des réseaux s'amorcent et nous aident à fuir en
Amérique du Sud. Sans doute me faudra-t-il céder quelques lingots. Qu'importe. Cela en
vaut la peine. Les prémices d'une Europe racialement pure, dominatrice, apparaîtront de
l'autre côté de l'Atlantique. Un comble !
Räul s'est arrêté pour me signaler que nous amorçons la traversée d'une zone
dangereuse. Nous sommes en Bourgogne et pénétrons dans le Châtillonnais. Nous
devrons choisir uniquement des routes forestières dont certaines sont sous contrôle de la
Résistance. J'aiordonné à Räul de continuer. Notre jeep est équipée d'une mitrailleuse.
Toutefois, même si je prends ces notes, je reste aux aguets. Je ne serai pas une proie
facile.
Me revient en mémoire l'acerbe remarque d'Eric Stroheim lorsque ce matin il a appris
mon départ :
— Alors, les rats quittent le navire ?
Il semblait furieux. C'est un nazi convaincu. S'il ne meurt pas au combat, il fera une
excellente recrue pour notre cause. J'aurais aimé l'avertir.
— Non, Eric, ils ne quittent pas le navire. Ils s'apprêtent à en construire un nouveau,
insubmersible. Le navire de la Nouvelle Europe, berceau du monde futur. Un monde de
ROIS qui écraseront de leurs bottes le reste de l'humanité.
CHAPITRE 2

La bâtisse, une maison forestière désaffectée, dressait sa


masse compacte au bord d'un escarpement rocheux. Avec son
soubassement noyé dans le roc, elle avait un petit air de forteresse.
L'isolement n'était qu'une apparence. La route départementale
passait au ras de la clôture grillagée et l'électricité et le téléphone
s'accrochaient à l'un des pignons.
À l'intérieur de la pièce principale, quatre hommes entouraient une
cheminée de pierre où brûlaient d'énormes bûches. La violente
lumière dessinait des ombres impressionnantes qui caracolaient sur
les murs. Malgré le feu et deux fenêtres, l'autre extrémité de la salle
demeurait dans l'obscurité, probablement à cause du brouillard à
l'extérieur. Le décor était d'une remarquable austérité. Une table et
quatre chaises de chêne, qu'occupaient les individus, et, au-dessus
de la cheminée, un portrait d'Adolf Hitler. Une photographie en noir
et blanc. Les yeux de papier brillaient d'un éclat particulier et
surveillaient la réunion des quatre hommes.
Ils lisaient chacun un même document composé de feuillets
agrafés qui crissaient entre les doigts. La pièce était glaciale, malgré
la cheminée, mais ils étaient légèrement vêtus. Les manteaux ou les
blousons fourrés s'empilaient sur la table, comme si les personnes
présentes voulaient montrer leur endurance.
La scène ressemblait – à s'y méprendre – à une réunion de
conspirateurs d'un roman de gare. Justement, c'était de cela qu'il
s'agissait !
— Est-ce terminé ?
Les lecteurs hochèrent la tête et replièrent les feuillets. L'homme
se nommait Charles Palance. Il était grand, très maigre, la figure tout
en os, sous un front bombé que surmontait une brosse stricte à
l'allure militaire. Dans son regard flambaient des lueurs de métal poli.
Les cernes des yeux se prolongeaient jusqu'à la racine du nez et
mangeaient une partie du visage.
— Ce résumé évitera les questions inutiles, reprit Charles
Palance. Que pensez-vous de la situation ?
Un jet d'étincelles explosa contre le pare-feu. Charles Palance se
leva, saisit la pince d'acier, réajusta les bûches dans le foyer. Ce
court répit épuisa ses réserves de patience. Il fit face au groupe –
son long corps sec se profila en ombre chinoise – et jeta
brièvement :
— Christian, je t'écoute.
L'homme ainsi interpellé conserva son immobilité. Il avait une
figure ronde, aux traits réguliers, sans angles, avec des yeux très
clairs qui inspiraient aussitôt la sympathie. D'ailleurs, toute sa
personne provoquait cette attirance immédiate et irréfléchie qui porte
vers certains individus dans un mouvement spontané du cœur. Or,
Christian Fletchère était un assassin. Un assassin vers lequel les
futures victimes se précipitaient avec confiance.
— Il est probable que les gosses possèdent les documents.
La réponse laconique s'accompagna d'un mince sourire. Le
fameux sourire qu'utilisait Christian Fletchère lorsqu'il cherchait à
attirer un adversaire sous le canon de son pistolet. Dans ce cas
précis, il s'agissait d'un rictus. Fletchère n'avait pas l'intention
d'assassiner Charles Palance, chef de l'organisation Ogonok.
Palance poursuivit son interrogatoire.
— Chico ?
Angelo Rizzo, dit Chico. Une quarantaine d'années, physique
anodin, pouvant passer pour un bureaucrate ordinaire satisfait de
son sort. Le genre d'homme que l'on croise comme on longe une
façade d'immeuble. Sans détourner la tête. Chico n'avait travaillé
que deux mois dans sa vie. Immigré dans son propre pays – de
Naples à Milan –, puis en France, puis en Allemagne, puis… La liste
était si longue qu'il se souvenait à peine de ses déménagements.
Deux ans auparavant il errait encore au Paraguay. Sous son air
bonasse, Angelo Rizzo dissimulait une permanente rancune. Il
haïssait le monde entier, responsable selon lui de ses malheurs.
L'interpellation de Palance calma sa mauvaise humeur. En effet, s'il
parlait un français parfait, il lisait avec difficulté et les feuillets, à
l'écriture serrée, étaient une vexation supplémentaire.
— D'après ton résumé, la situation semble d'une grande clarté.
Les mômes ont récupéré le dossier.
— Et toi, Hubert ?
L'homme tressaillit. Il émergeait d'une réflexion qui l'avait attiré
hors du cercle rougeoyant de l'âtre.
— Tu rêves, comme d'habitude !
La voix de Palance cinglait. C'était une voix rêche qui dérapait
vers l'aigu quand il se mettait en colère. Alors, même les personnes
les plus solides prenaient peur.
Hubert Lavoisier se contracta. Depuis le premier jour de son
adhésion à Ogonok, une affinité ambiguë le reliait à Charles
Palance. La sécheresse du rappel à l'ordre était surprenante.
— Rien ne prouve que les documents soient en possession des
gosses. De toute façon, si c'est le cas, ils auront confié le paquet à la
police. Il est donc inutile de perdre son temps.
Christian Fletchère lâcha un rire sarcastique.
— Tu te prélassais dans la cour, peinard, comme les autres ! À
agiter vos billets de vingt euros afin de récupérer le bataclan de
Fröbe ! Ton intelligence exceptionnelle supposait que ce traître y
dissimulait peut-être les documents !
— Tu le pensais également.
— Ne dévie pas la conversation. C'est moi qui ai fait le sale
boulot ! Une première fois en nous débarrassant de Gert Fröbe. Et la
seconde hier, dans la maison.
— Et alors ? riposta Charles Palance.
— Et alors, lorsque le type du sous-sol a réalisé ce qui l'attendait,
il a avoué qu'il ne possédait plus les documents.
— Et alors ? persévéra Palance.
Sa voix était à peine un murmure glissé entre les lèvres fines.
— Et alors…, et alors… Vous avez vu la gamine entrer et sortir de
la bicoque !
Le visage rond et épanoui de Fletchère se tourna vers Lavoisier.
— Tu veux que je te fasse un dessin ou ton exceptionnelle
intelligence a assemblé les morceaux du puzzle ?
Les deux hommes s'observaient. L'austérité de la pièce et le froid
accroissaient le malaise. Palance connaissait les vertus d'un
environnement et en usait et abusait à Ogonok. Il profitait de la
tension qui régnait. Les rivalités entre ses lieutenants affermissaient
son pouvoir.
La ressemblance entre Palance et Lavoisier était confondante.
Même taille élancée, mêmes mains longues, osseuses, mêmes yeux
immenses, mêmes cheveux blancs taillés en une brosse stricte.
Cependant, le corps de Lavoisier était plus charnu, des muscles
déliés enveloppaient son squelette. Les similitudes physiques
expliquaient peut-être les liens particuliers qui existaient entre les
deux hommes, comme si Palance aimait croiser son double.
Par contre, les caractères différaient. Palance appréciait la
passivité de son adjoint. Il acceptait la plupart des consignes sans
beaucoup défendre son point de vue.
Palance intervint quand il jugea le moment propice.
— La fille et le garçon détiennent les documents. Ou la police. Je
préfère écarter la seconde hypothèse. Deux raisons à cela. Primo,
nous n'avons aucune prise de ce côté. D'autre part, dès l'élimination
de l'individu avec lequel Fröbe était en pourparlers, les gosses ont
quitté les lieux. Alors qu'ils auraient pu clamer leur histoire, ils se
sont bien gardés d'adresser la parole à quiconque.
Palance ménagea une pause. Une bûche se rompit. Des braises
s'éparpillèrent sur les dalles du sol.
— Chico, d'ici deux heures maximums, tu me coinces les gosses
et tu me les cuisines ! Mais attention, du doigté ! Montre-toi curieux,
pas davantage : pas question qu'ils s'inquiètent et signalent à la
police qu'un individu cherche à les intimider. En ce moment, attirer
l'attention sur Ogonok ne me paraît pas indispensable ! Tu vérifies
seulement s'ils possèdent ou ne possèdent plus le dossier.
— Et leur adresse, je la demande au Père Noël ?
— T'affole pas, répliqua Fletchère avec suffisance, j'ai fait le
boulot. Pas sorcier, d'ailleurs, dans une ville de cinq mille habitants.
Les mômes du patelin traînent à la salle de jeux de la rue
Champollion. Au programme, billard électrique et musique de
sauvages !
Hubert Lavoisier se leva et rejoignit Palance devant la cheminée. Il
offrit ses mains au feu, puis ses pieds, comme s'il avait les membres
gourds. Il évitait ainsi de croiser le regard inquisiteur du chef
d'Ogonok.
— Pourquoi privilégier la seule hypothèse favorable ? Elle ne me
semble pas crédible. Après le… meurtre…, enfin, disons l'élimination
du commanditaire de Fröbe, deux adolescents ne peuvent que se
précipiter chez les flics afin de remettre les documents et raconter ce
qu'ils ont sur le cœur. Dans ce cas…
La bouche de Fletchère se crispa. On voyait qu'il essayait de se
dominer.
— Vas-y, mon vieux, n'évite pas les mots : celui de meurtre me
convient ! Ton appartenance au réseau Ogonok me stupéfie !
Hubert Lavoisier n'eut pas à se défendre.
D'ailleurs, l'aurait-il fait ? L'animosité de Fletchère à son égard
était habituelle, viscérale et imperméable au raisonnement. Charles
Palance catapulta la pince à feu à travers la pièce. La violence et la
soudaineté du geste étaient ahurissantes. L'outil d'acier fendit l'air,
frôla la nuque de Chico et explosa contre l'un des murs. Un peu de
plâtre dégringola.
— Suffit !
Palance hurlait. Ses yeux agrandis flamboyaient. Il paraissait
incapable de se contrôler. Il devait le savoir car il mit ses mains sur
le pare-feu brûlant. La douleur exorcisa la folie qui le gagnait et la
flamme mauvaise reflua de son regard. Il répéta avec moins de
brutalité :
— Suffit ! Ogonok est menacé et deux de mes lieutenants se
disputent comme des gosses ! Je ne tolérerai plus une telle attitude !
Les trois hommes étaient paralysés. Pourtant, Fletchère avait
oublié de gommer son sourire.
— Christian, je te dispense de tes leçons ! Tu as raté toutes les
missions données. D'abord, Gert Fröbe récupère les documents du
Berlin Center et, au lieu de nous les confier, comme convenu, ce
crétin cherche à extorquer l'argent d'Ogonok. Au lieu de l'intimider, tu
l'assassines, félicitations !
— Mais…
— La ferme ! aboya Charles Palance. La suite ne vaut pas mieux.
Le jour de la vente aux enchères, tu nous débarrasses de l'individu,
apparemment un policier avec lequel Frôbe complotait, et là, bravo,
mais tu agis lorsque les documents ont changé de mains ! Tu
accumules les bourdes par plaisir ?
— Tu exagères, plaida Chico.
Charles Palance posa la main sur l'épaule d'Angelo Rizzo.
— Ne te mêle pas de ça, s'il te plaît.
Aussitôt, Angelo Rizzo frissonna d'aise. Chaque fois que le chef
d'Ogonok exerçait ainsi un contact physique, il tremblait
involontairement comme si Palance transmettait un fluide. Chico
admirait Palance. Grâce à Ogonok, il donnait un sens à une vie qui
n'en avait guère eu jusque-là. Qu'il exige le sacrifice ultime de sa
pauvre existence et il l'accepterait parce qu'Ogonok était les
battements de son cœur.
Palance savait la force de cet attachement passionnel. Il affermit
la pression des doigts. Une pression intime. Un signe de confiance.
Chico soupira.
— Si la police garde les documents, nous ne découvrirons jamais
les lingots, continua Palance. Nous fouillons la zone sensible depuis
un an. Échec total. Or, je vous rappelle que le bail de location du
périmètre forestier expire dans moins d'un mois. Les caisses sont
vides. Seraient-elles pleines que l'impasse demeurerait identique :
les vingt-quatre hectares du camp sont vendus à une entreprise de
travaux publics.
Il y eut un temps mort dont profita Fletchère. Il se leva afin de
n'être pas dominé par le regard de Palance. Il portait un jean qui le
moulait d'une façon ridicule et lui saucissonnait la taille.
— Tu oublies l'essentiel. Les lingots, certes, mais les documents
contiennent des renseignements fatals à Ogonok. Et à toi, Charles.
Il avait jeté les derniers mots avec une jubilation transparente qu'il
regretta aussitôt. À son grand soulagement, Palance ne le regarda
même pas. Il s'accroupit devant le feu, observa la danse des
flammes. La lumière creusait ses traits. Les joues étaient deux
cavités. Enfin, il se décida :
— Oui, une fiche figure dans le dossier, mais le signalement ne
peut qu'être vague. La police paraguayenne ne m'a jamais repéré.
Donc pas de photographie, rien de bien compromettant.
— Fröbe parlait d'empreintes digitales…, suggéra Lavoisier.
— Une erreur au cours d'un cambriolage raté. Quelle importance,
des empreintes anonymes… Par contre…
Palance se tut. Il se redressa très lentement, comme dans un
ralenti de cinéma. Lorsqu'il fit face à ses trois lieutenants, il était clair
qu'il ne les voyait pas. Il ne pensait plus au Paraguay. Son regard
était celui d'un fiévreux, mais la détermination remplaçait la lassitude
du malade.
— Par contre, Ogonok doit subsister. Des réseaux existent en
Amérique, d'autres s'implantent en Europe. Chaque jour, chaque
heure nous rapprochent du dernier combat qui délivrera le monde de
sa vermine. Messieurs, nous serons les seigneurs du monde
nouveau. La force primera la faiblesse, la race blanche réduira les
races corrompues en esclavage, grâce à Dieu et à la puissance
d'Ogonok, et les Élus bâtiront la Nouvelle Terre Promise.
On aurait dit que Charles Palance faisait un discours. Les mots
roulaient, gros de menaces. Il oubliait qu'il s'exprimait devant trois
personnes convaincues. Son fanatisme était comme une vague qui
emportait les dernières parcelles de sa raison. Il poursuivit son
prêche avec la même exaltation aveugle.
— Au lendemain d'une guerre nucléaire, qui subsistera sinon les
forts, ceux qui auront assimilé les lois de la survie ?
L'anéantissement du monde ne nous inquiète pas, car sur les
cendres Ogonok construira le paradis terrestre. Ogonok prépare cet
instant et c'est pourquoi il nous faut récupérer l'or, donc les
documents. À tout prix ! Quant à la police, ignorons-la, elle ne peut
rien contre le réseau. D'accord, messieurs ?
Les trois hommes acquiescèrent. Palance était déjà ailleurs. À la
frénésie soudaine, succéda une prostration tout aussi soudaine.
Charles Palance, vidé de son énergie, s'effondra sur une chaise, le
regard rivé à la cheminée, comme si le spectacle du feu était
essentiel. La transformation était ahurissante.
Hubert Lavoisier fit un signe discret de la main. Ils quittèrent la
pièce sans même saluer le chef d'Ogonok. Alors, Charles Palance
leva la tête et s'adressa au portrait d'Adolf Hitler.
— Je poursuivrai ton œuvre, murmura-t-il, Ogonok épurera le
monde des rats qui l'infestent.
Il se raidit devant le portrait et éructa le salut nazi.
BERLIN DOCUMENT CENTER – U.S. MISSION.
Carnet de l'Oberleutnant Otto Schmoele.
Septembre 1944.

Une journée perdue. Frantz a enlisé le camion. Un chemin étroit, qui, selon Räul, évitait
une bourgade. Is-sur-Tille. Il a raison. Les campagnards connaissent tous les résistants
locaux. Les groupes isolés de deux ou trois maquisards sont pour nous des pièges mortels.
Il a fallu décharger les caisses. Leurs médiocres dimensions ont frappé Räul.
— Quel poids pour si peu de papier ! a-t-il dit en me dévisageant.
Posséderait-il une once d'intelligence ? À surveiller. Frantz est demeuré impassible. Il
n'attend que la capitulation de l'Allemagne tant le désir de rejoindre sa famille le dévore. Un
jour, les traîtres de son espèce paieront leur défaitisme. Notre vengeance sera à la mesure
de nos ambitions.
Nous dormons à l'abri d'épais taillis. Impossible de rouler la nuit. Même de jour, s'orienter
est une gageure. La forêt, la forêt, la forêt. J'essaie d'établir un plan détaillé, notant chaque
fait, chaque lieu, décrivant les repères qui jalonnent notre route. L'avenir incertain m'impose
de prendre ce minimum de précautions.
Räul et Frantz reposent à mes côtés, à l'intérieur du camion. Comment font-ils pour
dormir ? Le froid et l'humidité me rongent le corps. Je ne parviens pas à fermer l'œil. Le
halo de la lampe-tempête éclaire à peine le carnet, mais écrire me fait du bien. J'ai
l'impression de commencer l'Histoire de la Nouvelle Europe.
Jeudi.
Incroyable. Un magnifique soleil a chassé les brouillards. Nous avons rechargé les
caisses. J'ai surpris Räul essayant de soulever une planchette avec son couteau de
combat.
— Räul, l'espionnage de secrets militaires mène au conseil de guerre !
L'imbécile a rougi jusqu'aux oreilles, sans même chercher à se disculper. Mon grade le
pétrifie.
J'ai consulté la carte. Trois villages à éviter. Traverser un plateau calcaire couvert de
forêts. À nouveau, contourner une bourgade importante. Châtillon-sur-Seine. Par la route
normale, une cinquantaine de kilomètres, mais nous en ferons le double ou le triple. Un
chemin en zigzag, semé d'embûches.
Räul conduit la jeep sans un mot. Il délaisse la départementale goudronnée – j'aperçois
la pancarte : Francheville, 7 km – et bifurque à droite. Une sorte de piste herbeuse, quasi
impraticable. Räul est décidément irremplaçable. Il est formel : le sentier aboutit au sommet
du plateau. La Nouvelle Europe utilisera avec profit des hommes tels que Räul.
Compétences dans certains domaines alliées à la soumission totale au chef.
L'accomplissement de notre mission exigera que l'action l'emporte sur la raison.
Nous atteignons le sommet du plateau. Devant nous, une zone déboisée, des champs.
Environ un kilomètre à découvert. Je distingue les maisons du village appelé Francheville.
Räul me communique ses inquiétudes. Traverser les champs, c'est alerter la population
et inévitablement déclencher une opération de chasse de la part de la Résistance.
Comment rejoindre le lieu-dit la « Combe-aux fées », indiqué sur la carte, qui nous mènera
sans encombre au terme de l'étape du jour ? Räul ne voit qu'une possibilité. Dévaler un
chemin pierreux qui contourne le village. C'est de la folie. La pente avoisine les quinze pour
cent, la sente ressemble au lit étroit d'un torrent asséché.
— Il n'y a pas d'autre solution, déclare Räul. Nous n'avons que trop traîné dans les
parages. Un promeneur, un chasseur, un amateur de champignons signalent peut-être déjà
notre présence.
Je donne mon accord mais réclame cinq minutes de pause afin d'établir le croquis des
lieux. Pas question d'écrire dans la jeep durant la descente !

Le couloir tarabiscoté du premier étage empestait l'eau de Javel.


Malgré l'absence d'éclairage, Palance se déplaçait sans hésitation
dans la maison forestière. Il traversa deux pièces, rigoureusement
semblables, froides, dépourvues de mobilier, à part les choses
nécessaires à la vie courante. La même odeur de nettoyant
chimique prenait à la gorge. Les murs nus, sans papier peint ni
peinture, ne comportaient aucune décoration. Le blanc du plâtre
éclatait d'une propreté maniaque. L'ascétisme délibéré rendait la
maison impersonnelle. L'habitation était un terrier.
Palance gravit un escalier aux marches bancales. Au deuxième
étage, un nouveau couloir aussi tordu que le précédent aboutissait à
une rampe de bois doucement inclinée. Palance s'y engagea et
parvint ainsi sous la toiture de la bâtisse. Il se dirigea droit vers
l'unique ouverture d'une cloison de briques. Il n'y avait pas de porte.
— Comment va le vieux busard ? lança Charles Palance, dès le
seuil de la pièce.
La chambre, installée sous les combles, était ajourée de trois
larges lucarnes. Elle était pourtant encore dans la pénombre. À
l'inverse du reste de la maison, elle était meublée confortablement.
Un lit en occupait le centre. Deux armoires de chêne trônaient de
part et d'autre et, sous les lucarnes, un bureau ministre étalait sa
magnificence d'ébène poli. Une moquette épaisse étouffait les pas.
Les murs étaient ceux d'un musée. Des photographies de dignitaires
nazis s'accrochaient partout. Goebbels, Goering côtoyaient Hitler,
mais il y avait aussi des personnages moins célèbres, tels Jodl,
Kesselring ou Heydrich. Entre les portraits, s'amoncelaient fanions,
décorations, emblèmes divers datant du Troisième Reich. L'unique
exception au culte nazi était une photographie aux couleurs
passées, punaisée au-dessus du lit. On y voyait deux hommes
souriants se serrant la main. Une légende, rédigée en allemand
gothique, indiquait :
Enrico Marquez, Ministre Paraguayen des Affaires Étrangères, reçoit le représentant
de la communauté allemande au Paraguay. Juillet 1955.

La pièce sentait la pharmacie.


Palance ne pénétra pas dans la chambre. Il s'adossa au
chambranle de brique en souriant.
— Je sais que tu es là, vieux busard. D'ailleurs, où serais-tu ? Ne
fais pas l'enfant, sors de derrière l'armoire.
Un couinement se fit entendre. Puis un glissement doux,
accompagné d'un léger ronronnement de moteur électrique. Un
fauteuil de handicapé roula jusqu'au pied du lit.
Comment décrire l'être posé sur la machine ? On aurait dit un
pyjama sans corps plié sur le siège. Émergeaient deux pantoufles,
deux mains – peut-on nommer mains les boursouflures arthritiques
cramponnées aux manettes de commande ? – et une tête de la
grosseur d'un melon. Hormis les yeux, vifs, rien ne vivait dans ce
reste de corps. Un magnétophone de poche, mis devant le vieillard,
diffusait une musique bavaroise. On l'entendait à peine ; pourtant, de
sa voix rêche, Charles Palance ordonna :
— Arrête tes fichus flonflons, j'ai à te parler !
Les poings difformes rampèrent jusqu'aux boutons du
magnétophone. La musique cessa. Les veines apparentes s'étaient
gonflées d'un sang sombre.
Palance s'installa derrière le bureau. Il alluma un petit projecteur
fixé au mur, qui délimita un cercle de lumière crue au centre de la
plaque de bois noir. D'un tiroir, il sortit une liasse de papiers qu'il
entreprit de feuilleter tout en s'adressant au vieillard.
— Me voici au rapport, comme par le passé, vieux busard. Sauf
que maintenant je commande et tu écoutes.
Palance se massa de l'index l'arête du nez. Il le fit une dizaine de
fois. La peau luisait.
— Tout va mal ! Le jour de la vente aux enchères, Fletchère a tué
l'inconnu mais le sinistre crétin n'a pas récupéré les documents pour
autant. Je suis persuadé qu'il aime tuer. Si, comme je le pense, le
type était un flic, Ogonok est menacé… Sérieusement menacé. Bien
entendu, le groupe ignore mes craintes… Ce serait la débandade.
Palance lorgna son interlocuteur.
— Tu m'entends, vieux busard ? Mais oui, tu m'entends, même si
tu joues la comédie du contraire. Muet, tu l'es, hélas. Sourd, pas
encore, je le sais. Approche !
Le discret ronronnement du moteur électrique recommença et le
fauteuil roulant vint se coller contre le bureau. La lumière éclairait
davantage le visage de l'homme. C'était un poing d'os, sur lequel se
tendait une peau jaune. Une momie. Dans ce corps mort, les yeux
s'animaient d'une vie autonome. Ils lançaient des éclairs de haine.
— Tu me détestes ? remarqua Palance. Moi aussi. Mais vois-tu,
que cela te plaise ou non, nous sommes enchaînés l'un à l'autre.
Sans moi, que deviendrais-tu ? Et moi, j'espère que ta mémoire
réapparaîtra. Ogonok repose sur trois personnes. Toi, moi et à un
moindre degré Hubert Lavoisier, le seul sur qui je puisse réellement
compter. Les autres n'ont pas un gramme de cervelle.
Palance repoussa le fauteuil de cuir noir sur lequel il s'était assis.
Debout, sa tête frôlait le faux plafond accroché sous les tuiles. Il fit
quelques pas impatients autour de la pièce. Les yeux du vieillard
suivaient les déplacements.
— Suffit, ton manège ! Si tu crois m'impressionner !
Charles Palance perdit soudain le contrôle de lui-même. Il se mit à
invectiver l'occupant du fauteuil roulant.
— Vieille baderne, te décideras-tu enfin à saisir la situation ? Les
caisses d'Ogonok sont vides. Le contexte international ne nous est
guère favorable et nos généreux donateurs nous lâchent. Deux
assassinats en quelques semaines, les documents qui nous
échappent malgré les sommes considérables dépensées, voilà où
nous en sommes. Quand je pense que le dossier dormait depuis
quarante ans au Berlin Document Center et il a fallu que ce pourri de
Fröbe trahisse ! Plus grave : selon lui, aux documents du B. D. C.
s'ajoutent des fiches concernant Ogonok et… me concernant !
Fiches établies par les services de renseignements internationaux,
paraguayens ou autres.
Palance se plaça derrière le chariot. Il baissa la voix jusqu'à ce
qu'elle ne soit plus qu'un souffle. L'ombre en pyjama s'agita et
dodelina de la tête. Palance ricana.
— Ainsi, tu m'écoutes, vieux busard ! Parfait !
Il haussa le ton, sans cependant reprendre ses vociférations.
— Quel comédien tu fais ! Enfin, j'aurai au moins appris ça de toi !
Dans moins d'un mois, nous serons expulsés du camp, je vendrai la
maison. Où iras-tu ?
Palance se tut. Il laissait mijoter l'information. Dès qu'il aperçut des
éclairs de panique dans le regard du vieil homme, il poursuivit :
— Se lancer dans de nouvelles attaques de banques, comme par
le passé, est exclu. Trop de risques. Mais, sans argent, Ogonok
meurt et jamais je ne le permettrai !
Les doigts de Palance agrippèrent le fauteuil roulant. Ils
malaxaient l'armature métallique. À mesure que la colère montait,
l'exaltation bouleversait à nouveau le visage. On devinait qu'il aurait
pu projeter la charrette à l'autre extrémité de la pièce, s'il en avait eu
l'idée.
— Ogonok est le levain de la Nouvelle Terre Promise ! Seule
compte la mission que l'Histoire m'a assignée et je la conduirai à son
terme !
Palance se pencha. Ses lèvres minces effleurèrent l'oreille de
l'infirme.
— Tu sais tout cela ! Toi, le créateur du réseau Ogonok au
Paraguay, tu ne peux tolérer un échec en Europe. Un échec qui
repousserait d'autant l'avènement de la Nouvelle Terre Promise.
Certes, tu me hais, mais pour Ogonok tu dois te souvenir. Essaie de
te souvenir ! Essaie de te souvenir !
Charles Palance recula de quelques pas. Il criait.
— Essaie de te souvenir ! Nous fouillons le périmètre du camp
depuis des mois. En vain. Pourquoi nous as-tu guidé, jusqu'ici, si
nous échouons si près du but ? Toi seul peux sauver Ogonok !
Il s'effondra sur le lit, le corps amolli, la tête enfoncée entre les
épaules. Il pleurnichait comme un enfant déçu.
— Sans les documents, nous ne trouverons pas cet or. Nous
sommes fichus. Recouvre la mémoire, je t'en conjure. Prouve ta
fidélité à la pensée de notre maître, Adolf Hitler.
CHAPITRE 3

A près la vente aux enchères, Charlotte et Simon avaient vécu


dans l'effarement. Ils compulsaient les documents épars autour
d'eux, au quatrième étage d'un immeuble. Silencieux. Songeurs. Le
père de Charlotte était absent. Il était toujours absent. Charlotte ne
comptait plus sur son père depuis longtemps. Quand il habitait
l'appartement de la rue Danton, lors d'un de ses passages éclairs,
elle avait l'impression d'être avec un invité.
Le meurtre. L'huissier était ressorti blafard de la maison. Dès
l'annonce du crime, ils avaient fui. Sans réfléchir. Un réflexe
d'enfants effrayés.
Rue Danton, Charlotte avait vidé la pochette de plastique noir.
Une sorte de sacrilège un peu morbide. Ils avaient lu les documents.
Du moins, ce qui était lisible.
Sans rien comprendre, d'abord.
La liasse se composait d'un mince carnet noir, à la couverture
toilée, aux pages calligraphiées maladroitement en allemand, et
d'une bonne vingtaine de feuilles dactylographiées en anglais, en
russe et en français. Charlotte et Simon maniaient les documents
comme s'ils devaient leur exploser à la figure. Simon répétait
« punaise ! punaise ! » et ses exclamations le plongeaient
davantage encore dans les abîmes de l'incertitude. Il prit pourtant
une décision.
— Donnons le paquet à la police. Il s'agit manifestement
d'informations secrètes.
Charlotte réfléchissait. Elle jouait avec les choix possibles. Elle
trichait avec elle-même, puisqu'elle savait ce qu'elle ferait. Elle
aimait se donner l'illusion de solutions infinies.
Simon insista. Il brandissait le carnet et certains feuillets marqués
du sceau rouge du Berlin Document Center.
— Ne t'imagine surtout pas que les petits cachets de cire sont là
pour faire joli ! Ni que le type qui t'a confié ça est mort en glissant sur
une peau de banane ! Débarrassons-nous de l'ensemble.
— Pourquoi le sceau ne figure que sur certains documents ? dit
pensivement Charlotte.
— Quoi ?
— Rien, rien…
Elle mania les papiers un par un. Les examina. Traduisit certains
mots, glanés au hasard. Ses connaissances en anglais et en
allemand lui servaient, mais Simon apprenait l'espagnol et l'italien.
— J'ai compris.
— Quoi ?
— Quoi, quoi, quoi ! s'énerva Charlotte. Fais un effort
d'imagination au lieu de regarder ces feuilles avec des yeux de
merlan frit !
— Quoi ?
— Bon. Il y a trois fois les mêmes documents : ils sont traduits en
anglais, français et russe, y compris le carnet. Mais ce que je ne
comprends pas, c'est pourquoi le carnet et ses traductions portent le
sceau Berlin Document Center et le reste non.
La découverte de Charlotte les laissait perplexes. Simon prit le
carnet du bout des doigts. Il tournait les pages avec respect, comme
s'il s'agissait d'une antiquité fragile. Ses lèvres bougeaient. Il lisait
des mots allemands comme si les chuchoter pouvait leur donner un
sens. La petite écriture noire, tremblée, accompagnée de croquis, le
fascinait. Son regard erra de page en page, à la recherche d'un
indice. Il s'attarda sur des taches, sur des mots qui devaient être des
prénoms et glissa sans s'arrêter sur le nom de Francheville.
Simon vivait dans l'immédiat des émotions. La réflexion, les
calculs l'ennuyaient. Un pincement dans la poitrine l'avertissait que
la pochette était un objet mauvais. Il n'aimait pas non plus les
silences de Charlotte. Ni l'éclat de ses yeux gris. Encore moins les
plis qui barraient son front. Son attitude était comme un livre ouvert.
Il voulut interrompre le déferlement romanesque.
— Charlotte !
—…
— Charlotte, prenons les mobylettes et filons chez les flics,
d'accord ?
Charlotte émergea du rêve dans lequel elle s'engloutissait avec
ferveur. Elle dévisagea Simon, comme si elle hésitait, puis se
mordilla la lèvre.
— Tu as lu ça ?
Elle poussa quelques feuillets.
— J'en ai marre ! bougonna Simon.
— En tout cas, il n'est pas question de transmettre à la police cette
partie-là des documents ! Le reste, oui, ça non, mille fois non !
Simon redoutait une catastrophe. Il demeura néanmoins bouche
bée. Il se versa un grand verre de jus d'orange, l'avala d'une traite et
compta mentalement jusqu'à dix.
— Charlotte… Hé, ho ! coucou ! On est là, sur terre… On ne joue
pas un rôle dans Les Aventuriers de l'Arche perdue… Coucou, ma
petite Charlotte…
Son soupçon de moustache frémissait d'indignation.
— Autant te prévenir, cette fois je ne te suivrai pas ! Conserver les
papiers est de la folie pure.
Charlotte avait son air buté. La réticence de Simon ne l'inquiétait
pas. Elle se savait capable de convertir ses doutes en certitudes.
Mais, au fond d'elle-même, elle admettait qu'elle se trompait.
La gravité de sa décision les entraînerait au-delà des jeux habituels.
Pourtant, comment résister ? Comment ne pas suivre ce chemin de
traverse qui effacerait la routine des jours ordinaires ? Dix jours de
vacances, c'était dix jours d'ennui, dix jours à attendre ce qui
n'arrivait jamais.
Et il y avait l'or.
L'or.
Simon, affolé, n'avait pas lu. Pas compris. Pas imaginé que…
— Lis ! ordonna Charlotte. Lentement, sans brailler dès la
première ligne.
Simon prit la traduction française et obéit. Docilement. Déjà
vaincu. Ses lèvres formaient les mots. Décomposaient les phrases.
Les absorbaient comme un mauvais médicament. Pendant tout ce
temps, Charlotte regardait l'étendue noire des champs labourés qui
mourait au pied de l'immeuble construit à la périphérie de la ville.
Quelques corbeaux, entre les mottes, montaient inlassablement la
garde. Ils revenaient là, jour après jour, ombres stupides arpentant
les sillons. Quelle était leur vie ? Se nourrir. Seulement se nourrir.
Charlotte était décidée : elle ne rêverait pas la vie toute sa vie.
Le carnet d'Otto Schmoele, du moins sa traduction, était une
chance. La première qui s'offrait et matérialisait les rêves.
Lorsque Simon eut terminé sa lecture, il balbutia :
— Ce que raconte l'Allemand…, ça se situe dans la région…, tout
près. Mais Otto Machin Chouette il était dingue, un dingue
dangereux !
— Eh oui, mon p'tit bonhomme, se moqua Charlotte, le trio s'est
promené dans le coin. Si les nazis n'étaient pas tous fous, ils étaient
tous dangereux, mais Otto Schmoele est mort. Par contre, trois
cents lingots d'or dorment quelque part.
— Le carnet date d'un demi-siècle ! Le trésor ne nous a pas
attendus !
Le ton de Simon se modifiait. Charlotte s'en aperçut et retint un
sourire. Elle devrait bientôt freiner l'enthousiasme de son ami.
— Qui sait ? Trois cents lingots d'or découverts près d'ici auraient
provoqué un tel remue-ménage qu'il en resterait des traces dans les
mémoires. Or, rien de tout cela.
— L'heureux bénéficiaire n'a pas crié sa bonne fortune sur les
toits, répliqua Simon.
— Peut-être. N'empêche que les documents sont convoités au
point de mener des gens au meurtre. Il est possible qu'ils
contiennent des informations dont nous ignorons l'importance, mais
l'or est une tentation suffisante.
— Tu penses que nous aurions une chance de…
— Nous essaierons. Otto Schmoele a décrit la zone, dessiné des
plans. Il suffit de s'y conformer.
— En quarante-cinq ans, la région a changé, tempéra Simon.
— Qu'avons-nous à perdre ? Une balade dans les parages ne
nous prendra pas plus d'une demi-journée.
Simon éclata de rire. Il avait de belles dents, très blanches, bien
plantées. Il commença un solo de batterie sur la table, avec ses
poings. De plus en plus fort. Charlotte prit le tempo. Ils s'en faisaient
mal aux mains. À la fin, ils n'en pouvaient plus et s'étendirent sur la
moquette.
— Milliardaires ! Nous sommes milliardaires ! s'étranglait Simon.
Il s'amusait maintenant comme un gosse de dix ans sans voir que
Charlotte l'observait. Elle avait la gorge serrée. La joie de son ami, si
soudaine mais si prévisible, si naïve mais si excessive, c'était Simon.
Tout Simon. Un garçon fragile, convaincu trop facilement que les
obstacles n'existaient plus dès qu'une voix amicale l'affirmait. Cette
innocence effrayait Charlotte. Certes, ils avaient tous deux quinze
ans, mais la jeune fille avait parfois l'impression de jouer le rôle
d'une mère. Elle était tellement plus vieille que lui ! Et Simon, qui
croyait Charlotte égarée dans un monde de Celluloïd, se persuadait
du contraire. « Si quelqu'un lui fait du mal, je lui arrache les yeux »,
songea fugitivement Charlotte.
Ils se serrèrent les mains, bras dressés vers le ciel, en signe
d'accord et de victoire. Ils ne s'étaient jamais embrassés. Un baiser
était un engagement trop sérieux. Définitif. Pourtant, à cet instant,
Charlotte désirait ce baiser. Son regard le disait. Simon tremblait
dans la même attente, dans la même peur si douce. Le rire de
Simon s'éteignit, les mains se séparèrent. C'était fini. Charlotte
rassembla les papiers et dit :
— Demain, nous relirons les pages, une à une, de manière à nous
imprégner de chaque phrase. Nous expédierons ensuite au journal
local les feuillets qui ne portent pas le sceau Berlin Document
Center, ainsi que les traductions anglaises et russes. Nous ne
conserverons que le carnet et sa traduction française.
Simon exulta.
— Superbe ! Le canard transmet les documents à la police et,
bien sûr, pond un article. Ainsi, les assassins apprennent par voie de
presse que les autorités détiennent les documents. D'une pierre
deux coups : la police est informée, les truands qui cherchent la
pochette abandonnent ! Fute-fute, ma Charlotte !
— Et comment ! En attendant de devenir milliardaires, si on allait à
la salle de billard ?

Ils traversèrent la ville déserte. Une mélasse jaunâtre, mélange


d'humidité et de fumées, coiffait la bourgade. Le grondement des
moteurs de mobylettes emplissait les rues vides.
Charlotte réfléchissait. Elle se découvrait un étonnant trait de
caractère. Le goût de l'argent. Elle ne s'était pas montrée d'une
totale franchise. L'aventure plutôt que la grisaille infinie du temps qui
coule. Certes. Mais l'or. Ce fabuleux trésor qui existait peut-être. Elle
songeait pêle-mêle aux coffres du Titanic, à la tombe de
Toutânkhamon, aux galions espagnols coulés en mer des Caraïbes.
Elle avait besoin de cette fortune. Son père vivait d'allocations
chômage, de combines, de prêts…, de quoi d'autre encore ?
Charlotte se lassait des pantalons en solde, des pulls empruntés, de
trop de sandwiches aussi. La mobylette ? Simon ! Simon avait
déclaré l'engin fichu et sa grand-mère avait acheté une nouvelle
machine.
Tant de gens gagnaient des sommes énormes ! Elle le lisait dans
le journal. Des milliards valsaient à la Bourse. Des inconnus,
pauvres comme Job le samedi, se réveillaient Rockefeller le
dimanche, parce qu'ils avaient gagné au Loto. Pourquoi pas elle ?
La raison sécrétait des mises en garde : impossible, attrape-
nigaud, ne rêve pas. La convoitise disait : si, si, parfois ça marche.
Charlotte voulait les lingots. Elle se surprenait à prier : « Mon Dieu,
faites qu'ils soient toujours à leur place. »
Elle défendrait ses chances bec et ongles. Elle imiterait l'actrice Ali
Mac Graw dans Getaway : parce qu'elle s'était battue, à la fin du
film, elle gardait le butin.
Quel mal y avait-il ? Otto Schmoele, fou dangereux, assassin de
surcroît, était un personnage du passé. Au collège, le professeur
d'histoire évoquait parfois le nazisme. L'homme pire que l'animal.
Dieu merci, la folie hitlérienne avait servi de leçon. Le cancer était à
jamais éliminé. À jamais, se persuadait Charlotte.
Ses réflexions lui donnaient le cafard. À la salle de jeux, Simon se
garda bien de lutter contre sa mauvaise humeur. D'ailleurs, il aimait
le baby-foot, Charlotte jouait au billard électrique. Elle ne déboursait
pas un centime. Le patron, un blond aux yeux bleus ravageurs, la
draguait carrément avec des parties gratuites. Simon avait envie de
le gifler.
— Il se croit irrésistible, disait Charlotte, mais c'est un crétin.
Profitons-en.
Simon s'installa au fond de la salle. Elle était bondée. C'était le
seul endroit vivant de la ville. Une grande pièce rectangulaire, aux
murs jaunes, éclairée de puissants néons. La musique rendait les
discussions difficiles. Les clients ne venaient pas pour parler. Ils se
plaçaient derrière une machine et n'accordaient plus un seul regard
aux voisins.
Charlotte troqua un sourire contre une poignée de jetons et
s'appropria un billard électrique. Il était dans un recoin, un peu à
l'écart, parce que personne n'utilisait ce modèle trop ancien. Le
billard permettait de faire le vide. Complètement. Charlotte suivait le
parcours de la bille d'acier, l'esprit accaparé par les zigzags
électriques. Ses mains fébriles se crispaient sur les manettes. Seuls
ses doigts pensaient. La décision de conserver certains documents
du Berlin Document Center exigeait que seuls ses doigts pensent.
Dès que Chico vit la fille, il la détesta. C'était une réaction
instinctive d'homme fruste, recevant rarement des sourires. La fille
était jolie, avec ses grands cheveux noirs qui écornaient une partie
du visage. Quand elle les remettait en place, Chico suivait le geste
des mains. Des mains de jolie femme. Il était à trois mètres de
Charlotte, apparemment soudé à son propre billard électrique. Il
l'observait à la dérobée.
Il détaillait chaque parcelle de la fille. Les pieds menus, chaussés
de tennis usés. Le jean étroit, orné de broderies sur les fesses,
provocation d'adolescente ironique. Les épaules fragiles
qu'enfermait un blouson de toile délavée. Angelo Rizzo détestait les
femmes. Surtout celles qui étaient jolies. Les pires. Il n'attendait
d'elles que des manifestations de mépris. À mesure qu'il examinait
Charlotte, la fureur gagnait Chico.
Il abandonna sa partie et s'approcha de la fille. Il ne la regardait
pas. Il fouillait ses poches d'un air préoccupé. Lui qui ne portait que
des costumes et des cravates se sentait ridicule dans son jean râpé.
Palance tenait à cet accoutrement.
— Excusez-moi, mademoiselle, vous n'auriez pas de jetons en
trop, parce que…
— Adressez-vous à la caisse, dit Charlotte sans quitter des yeux
la boule épileptique.
— Il n'y a personne.
C'était exact. Charlotte regarda vers la caisse. La boule dévala le
jeu et disparut.
— C'est malin, j'ai perdu !
— Désolé… Si vous permettez, je vous offre une partie…
Charlotte dévisagea l'individu. Un homme d'une quarantaine
d'années. Il lui sembla l'avoir déjà rencontré. L'homme prit les
devants.
— Je vous ai vue quelque part… Ah oui, hier, à la vente aux
enchères.
Chico remarqua le raidissement de la fille. Une transformation
rapide qu'elle voulait cacher. Elle rougit. Chico pensa aussitôt qu'elle
possédait les documents. Sa haine grandit encore et son sourire
s'élargit.
— Quel abominable crime ! commença-t-il.
La jeune fille le considérait avec effarement. Il faisait tout à
l'envers. Parler d'un crime et sourire. Quel idiot ! À trop vouloir capter
la confiance de la gamine, il commettait des erreurs grossières. Il
gomma son sourire et prit un air de circonstance :
— Qu'en pensez-vous ? J'en ai encore froid dans le dos.
— Il y a de quoi, dit Charlotte. On la fait, cette partie ?
— Bien sûr ! jeta vivement Chico.
Il prit le jeton, donna une pièce en échange.
— Vous ne trouvez pas bizarre l'assassinat de deux personnes
dans cette maison ?
Il insistait. Sans ménagement. Il transgressait les instructions de
Palance. Qu'importe. Maintenant, il savait. Il ne permettrait pas à
cette pimbêche de tout gâcher. D'anéantir Ogonok. De causer du tort
à Palance. Nul ne nuirait à Palance tant que Chico vivrait.
Chico ne s'intéressait guère à l'idéologie d'Ogonok. Créer un
monde de seigneurs, que dirigerait le groupe des élus…, pourquoi
pas ? Un bain de sang ne lui faisait pas peur. Mais tout ça était
bien compliqué. Par contre, Palance le protégeait, Palance
distribuait généreusement l'argent, Palance l'avait tiré du bourbier
dans lequel il s'enlisait au Paraguay. Une existence de clochard,
menacé d'expulsion, vivotant de trafics misérables et de vols à la
roulotte. En l'intégrant à Ogonok, Palance avait interrompu la spirale
de la déchéance. Grâce à un faux passeport, il était enfin revenu en
Europe.
La gamine ne ferait aucun mal à Charles Palance. Si elle fourrait
son nez dans les affaires d'Ogonok, il la tuerait. Il décida de la
prévenir.
— En ville, on murmure que la victime détenait quelque chose que
convoitait l'assassin. Peut-être a-t-elle eu le temps de le confier à un
mystérieux inconnu ?
Chico lança la boule. Brutalement. Elle claqua contre la vitre.
La fille suivait le cheminement de la bille d'acier. Chico ricana
intérieurement. « Tu n'es pas de taille, ma belle ! Un peu trop
jeune ! » Il jouissait de la situation. Un chat jouant avec une
minuscule souris.
— N'étiez-vous pas dans la maison quelques minutes avant
l'assassinat ?
Angelo Rizzo éclata d'un gros rire.
— Qui sait si la victime ne vous a pas donné le fameux quelque
chose ?
La boule métallique zigzagua. Une multitude de points
dégringolèrent au tableau d'affichage. Elle dévala la partie gauche
de l'appareil, cogna un pivot électrique, rebondit vers le haut et
glissa d'une traite jusqu'au trou de récupération.
Charlotte était blême. Chico savourait la peur de la fille. « Ogonok
s'intéresse à ton joli minois, ma belle. Tu as toutes les raisons de
trembler. »
Charlotte recula de deux pas et dit, très vite :
— Si on m'avait donné quoi que ce soit, je l'aurais transmis à la
police.
Puis, sans se soucier des autres joueurs, elle cria :
— Simon ! Simon !
Chico reconnut aussitôt le grand gaillard qui traversait la salle de
jeux. Le copain de la fille, de la bagarre plein les yeux. Il bâcla de
vagues excuses, un salut plus sommaire encore et s'en alla.
BERLIN DOCUMENT CENTER – U.S. MISSION.
Carnet de l'Oberleutnant Otto Schmoele.
Septembre 1944.

Une nuit épouvantable.


Ce matin, l'impression de m'engluer dans un piège, sous la surveillance d'un soleil
complice de ceux qui me traquent.
Hier. Dans la folle descente, Frantz a rompu la direction du camion. Une énorme pierre.
Un malencontreux hasard a voulu que nous suivions, en jeep, alors qu'habituellement nous
précédons le camion. Impossible de reculer. Les pneus ont hurlé sur la pierraille et ont fini
par éclater. Bloqués. Nous étions bloqués. Dangereusement bloqués, car la forêt
répercutait le fracas du moteur comme un signal.
— Il faut fuir, déclara Räul, dans moins d'une heure, le coin grouillera de résistants !
Frantz était d'accord. Leur conduite disait assez qu'ils ne m'obéiraient plus. Ils ne
songeaient qu'à sauver leur peau. Même cette brute de Räul me parlait sur un ton frisant
l'insolence. De toute façon, prisonnier de la ravine que cernait la forêt, que pouvions-nous
faire ?
Je devais dissimuler les caisses d'or. Assurer l'avenir. Dans le groupe, j'étais le seul à me
tracer un objectif noble. Frantz et Räul croupissaient dans la peur immédiate, les mains
crispées sur leurs armes. Pour moi, ils étaient déjà morts. Le Monde Futur n'avait pas
besoin d'eux. Pas même des compétences et de la servilité d'un Räul, incapable de
maîtriser de primaires pulsions de panique.
Je le redoutais. Ils refusèrent de décharger les caisses d'or. Les abandonner dans la
ravine était exclu, il fallait les hisser sur le plateau. Une centaine de mètres, pentus, certes,
mais chaque caissette ne pesait que dix kilos.
– On se fiche des documents, de la Kommandantur de Lyon, de la Wehrmacht et d'Hitler,
déclara sans ambages Räul.
Dès cet instant, je me mis à haïr cet homme, indigne de servir notre Führer.
Je dus menacer. Le conseil de guerre. Le camp d'emprisonnement. Le poteau
d'exécution qui sanctionne les mutineries. Frantz, Frantz si doux, Frantz dont l'univers se
borne à sa famille, Frantz que je croyais inoffensif, découvrit le pot aux roses. En partie.
– Oberleutnant Otto Schmoele, me prenez-vous pour un imbécile ? Ces caisses, que
vous surveillez avec tant de jalousie, ne contiennent pas les documents secrets de la
Kommandantur. Elles sont pleines d'or, de bijoux, que sais-je ? Des objets précieux, en tout
cas ; et je ne mourrai pas pour de l'argent.
J'étais blême de rage. Räul ricanait. S'apprêtait à vérifier le contenu des caisses. Et
Frantz osa. Oui, le petit Frantz qui ne prononçait jamais un mot plus haut que l'autre.
— Oberleutnant, vous qui vous gargarisez de l'expression Grande Allemagne, vous qui
êtes un nazi convaincu, que faites-vous d'autre que dépouiller allégrement votre sinistre
Führer qui a ensanglanté la planète ?
Je tirai sur les deux hommes. Sans hésiter. J'accomplissais un acte salvateur sans lequel
le Monde Futur que je convoite ne verrait peut-être pas le jour. Je consigne ici ces faits afin
que mon rôle soit clairement établi lorsque viendra le temps des Maîtres.
Je déchargeai et transportai les trente caisses. Travail harassant que je réalisai à vive
allure car les minutes filaient. Au sommet du plateau, quelle cache trouver ? Une cache qui
défie les années, si nécessaire, une cache que je repérerai aisément à l'aide des croquis
réalisés.
Je piétinai longuement les lieux jonchés de feuilles décomposées, de mousses, de
menus branchages. J'appréhendais la venue de villageois, si proches, ou, pis encore, de la
Résistance locale.
J'eus de la chance. Accroupi au pied d'un gros chêne, je me reposais un peu et lançais
machinalement quelques cailloux autour de moi. Soudain, je vis l'un d'eux disparaître et,
presque sous mes fesses, me sembla-t-il, perçus le bruit assourdi de la pierre. Je réitérai
mon geste. Deux fois. Le phénomène se reproduisit. Après avoir dégagé la pourriture
végétale, je découvris une cavité d'environ un demi-mètre carré de surface. Ma torche en
éclaira aisément le fond. La profondeur de l'excavation n'excédait pas trois mètres. C'était
une sorte d'aven creusé dans le calcaire. Une cache idéale.
La chance me fit un second clin d'œil. La cavité s'ouvrait dans une zone d'ombre ventrue.
Je levai la tête et faillit éclater de rire malgré la délicatesse de ma situation. Le chêne,
auquel j'étais précédemment adossé, avait sur son fût une énorme excroissance, tumeur
bourgeonnante du bois. L'ombre portée de l'arbre, avec ses branches et sa saillie
incongrue, ressemblait à un bouddha !
Je déposai les trente caissettes de lingots d'or dans le ventre du bouddha !
J'établis rapidement quelques croquis. Disposai branchages et feuilles par-dessus
l'ouverture. J'entendis alors les voix. Quatre hommes, armés de mitraillettes, dévalaient la
ravine. Il ne me restait plus qu'à fuir, ce que je fis la nuit entière, ne me reposant que par
périodes de dix minutes. Au cours de ces haltes, je prends mes notes.
Maintenant, je suis seul. Complètement égaré. Les cartes sont dans la jeep. La
Résistance est à mes trousses. Elle a découvert les corps de Räul et de Frantz.
Ils ne me captureront pas. Je glisserai entre les mailles du filet. J'en suis convaincu,
même si parfois le découragement me saisit. Je n'oublie pas. J'accomplis une mission. Je
poursuis l'œuvre de mon Führer, Adolf Hitler. Préparer l'avènement de la Race des Élus.
J'écraserai qui tentera de se mettre en travers de ma route. Comme Räul et Frantz.

Le commissaire Alix Mattéi travaillait davantage à son domicile


qu'au commissariat. Il évitait ainsi les oreilles indiscrètes, les
fouineurs qui inspectaient ses tiroirs et les ragots de ses
subordonnés.
Échoué dans la petite ville d'Is-sur-Tille à la suite d'une mutation
disciplinaire, Alix Mattéi n'avait nullement l'intention de baisser les
bras. Le crime, sous toutes ses formes, était sa raison d'être. Il avait
choisi d'être policier par passion et il le resterait, à moins que ses
supérieurs, las de le voir fourrer son nez là où il ne fallait pas, ne se
débarrassent de lui d'une manière ou d'une autre. Alix Mattéi avait
arrêté le fils d'un préfet. Port d'arme, trafic de drogue. Et Alix Mattéi
avait été muté au commissariat de troisième catégorie d'Is-sur-Tille,
là où il ne jouerait plus les don Quichotte.
Ses supérieurs se trompaient.
Il travaillait en compagnie de l'inspecteur Louis Léonetti, dans son
bureau aménagé au dernier étage de sa maison. Il était deux heures
du matin. Les deux hommes lisaient et relisaient les fiches
concernant Ogonok. En silence.
Ils étaient aussi différents qu'il est possible de l'être. Les trente-
cinq ans d'Alix Mattéi éclataient d'une insolente santé. Un corps de
sportif, un visage de gravure de mode, au hâle étudié, une chevelure
drue, tombant en crinière sur le cou. Un portrait de play-boy
inoffensif. L'Office central de répression du banditisme s'était
d'ailleurs laissé prendre en lui confiant le dossier « Fils du préfet ».
Le nouveau commissaire d'Is-sur-Tille entretenait son allure de play-
boy à dessein. Il attirait ainsi les confidences des malfrats, abusés
par sa bonne tête d'individu narcissique.
Louis Léonetti, dit Lulu, était au contraire le type même du policier
blasé. La fréquentation des criminels, la rencontre de pitoyables
vies, la brutalité de certains désespoirs, tout l'avait usé. Anéanti.
Persuadé que son travail de flic – il assenait le mot avec amertume –
n'était qu'une goutte d'eau se déversant sur un monde aride, Louis
Léonetti ne croyait plus à grand-chose. La mésaventure survenue à
son chef ne réveillait pas son optimisme ! Il accomplissait malgré
tout un travail titanesque, doublant les heures de présence légales,
dormant peu, au hasard des planques, entre la frappe de deux
rapports, partout où sa vigilance pouvait se relâcher.
Lulu était vieux. D'âge et de corps. De corps, surtout. Une
carcasse courte, voûtée, un ventre proéminent d'homme mangeant
vite et mal, une figure ravagée. Les sourcils blancs et broussailleux
couvraient des yeux de chien boxer. Lulu n'avait plus de force, plus
de désir. Il ne tenait que par le travail qui dévorait ses jours mais
insufflait la vie.
Lorsque Alix Mattéi levait la tête des feuillets qu'il compulsait, il
voyait le crâne lisse, parsemé des taches brunâtres de la vieillesse.
Tristesse et tendresse se mêlaient. Dans un an, Lulu serait en
retraite. Dans deux, il mourrait. Cette perspective rendait la vie laide.
Alix Mattéi aimait Lulu et ne savait pas le dire. Il l'invitait à dîner, il en
faisait son adjoint fidèle.
Lulu Léonetti aimait Alix Mattéi qui lui rappelait l'époque lointaine
de ses débuts dans le métier. Il avait alors une envie identique de
terrasser les dragons. Tous les dragons. Lulu acceptait avec joie les
repas de Mattéi, repas fins, recherchés, que cuisinait Sonia Mattéi et
qui soulevaient son estomac de célibataire habitué à la nourriture de
gargote.
Au-dessus de la cheminée, dans laquelle moussait un bois
humide, une pendule sonna la demie de deux heures. Mickey et
Donald, après quelques mouvements saccadés, s'immobilisèrent
dans des positions grotesques. Louis Léonetti considérait l'affreuse
horloge, un sourire aux lèvres.
— Elle est moche, hein ? dit Mattéi.
— C'est-à-dire…
— Si, elle est moche, mon vieux. Cadeau des enfants, avec
serment solennel de la conserver à perpétuité sur la cheminée…
Bon, tu as terminé ta lecture…, ton avis ?
Les bajoues de Louis Léonetti s'affaissaient sur les mâchoires. Il
ressemblait à un vieux chien fixant un os trop dur pour ses crocs.
— Ça pue ! dit-il simplement.
Il déposa les feuillets sur un guéridon et ajouta d'un air las :
— Encore une de ces affaires foireuses qui ne sont pas destinées
aux petits flics de province…
Alix Mattéi s'empourpra. Il tripotait une agrafeuse, criblant
d'agrafes un bloc de papier vierge.
— Vas-y, mon vieux, vide ton sac !
— Voyons, commissaire, ne jouez pas la scène du chef qui
sollicite l'opinion de son subordonné. Vous en savez aussi long que
moi, c'est-à-dire aussi peu !
Mattéi cessa de se trémousser dans son fauteuil.
— Lulu, ton avis compte énormément. Au commissariat, à qui
pourrais-je faire confiance ? Lorsque les collègues me saluent, je lis
dans leur foutu cerveau : mutation disciplinaire !
Il hésita, puis se mit à rire.
— Toi, le premier jour, tu te souviens ?
— Non.
— Je défilais devant vous tous, serrant les mains de ces faux-culs,
et toi tu as pris la mienne et grogné : « Bonjour, fils. »
Lulu sourit. Un sourire mince, comme étonné. Il se contorsionna
afin d'extraire le carnet de notes plié dans une de ses poches. Il
soupirait, toussait, ahanait, exagérant à plaisir des maux
imaginaires.
— Ça ne va pas, Lulu ? s'inquiéta Mattéi.
— Si, si, bougonna Léonetti, mais vous désirez un rapport ou un
bulletin de santé ?
— Parce que, si tu as besoin de repos…
— Le personnage assassiné à l'intérieur de la maison de Gert
Fröbe se nomme Michel Bouquet, alias Billy Bevan. Agent de la CIA,
selon nos propres services secrets qui ont lâché l'information du
bout des lèvres…
— Première question, interrompit Alix Mattéi, pourquoi la CIA et
les Américains grenouillent-ils dans cette affaire ?
— Nous possédons en partie la réponse. Gert Fröbe était
surveillé. Des opinions pro-nazies, exprimées sans fard, le
conduisaient à souhaiter – je le cite – « la venue d'un nouvel Hitler ».
Son baratin a déclenché une surveillance qui n'a pas empêché…
son assassinat !
— Avant mon arrivée, précisa Alix Mattéi.
— Certes…, certes. Votre présence n'aurait rien changé, je le
crains. Quoi qu'il en soit, Bevan a été assassiné au moment où il
entrait en possession des documents. Maintenant, nous pénétrons
dans le domaine des suppositions, mais il y a fort à parier que Gert
Fröbe était en pourparlers avec le type de la CIA, afin de monnayer
les documents. Lesquels sont la cause directe de deux assassinats :
Fröbe et Bevan-Bouquet.
— Analyse correcte, dit Alix Mattéi en quittant son bureau. Mais
tout cela ne nous avance pas d'un pouce.
Il saisit les feuillets, contourna le bureau et vint s'asseoir près de
Louis Léonetti. Il agita la liasse de papiers sous le nez de
l'inspecteur.
— Je n'aime guère la présence de gosses dans cette histoire.
— Oh ! les gosses, c'est parfois de la graine d'assassins.
— Lulu, je t'en prie, rengaine tes amertumes de célibataire !
Lorsque je me suis présenté au domicile de Charlotte Castan, elle a
raconté son histoire sans hésiter et donné aussitôt le paquet.
Louis Léonetti ricana. Ses joues frémissaient d'indignation. La
peau tombait comme une draperie trop lourde.
— Évidemment ! Billy Bevan a été étranglé avec son écharpe !
— Oui, murmura Mattéi, elle est devenue livide en l'apprenant.
— Ce qui n'a pas empêché l'innocente donzelle de conserver une
partie des documents ! Parce que même un flic de province
s'aperçoit que les fiches en anglais et en russe portent la mention
B. D. C, alors que les autres, rapports additionnels des services
secrets, sont vierges de toutes marques… et existent aussi en
français ! Pour couronner le tout, la note concernant Otto Schmoele
cite un carnet mystérieux… volatilisé ! Maladresses de gamins !
— Rien ne prouve que les adolescents détiennent les documents
manquants.
— Allons donc ! s'insurgea Louis Léonetti. Le portrait que vous
faites de la fille est éloquent ! Une effrontée qui se prend pour
Maigret ! Une fois pour toutes, informons les mômes que la vie n'est
pas du cinéma !
Alix Mattéi se déplaçait à travers la pièce. La marche favorisait la
concentration.
— Pourquoi les adolescents auraient-ils caché une partie de la
vérité ? Je ne comprends pas… Un maillon manque…
— Et moi, je me demande comment les documents sont arrivés là,
dit Léonetti.
Mattéi brandit le poing droit en signe de victoire.
— Très clair, mon vieux Lulu ! Une enquête rapide. Le Berlin
Document Center conserve, sous contrôle américain, des tonnes
d'archives se rapportant à l'époque nazie. La plupart des documents
dorment sur des rayons, dans l'indifférence générale, car exploiter
des millions de pages est quasi impossible. Il existe des fiches sur
les onze millions de personnes qui ont adhéré au parti national-
socialiste. À cela, les différents services secrets du monde entier ont
ajouté leurs propres renseignements, lorsqu'ils en possédaient, sur
les agissements des nazis après la guerre.
— D'accord, mais ma question était…
— J'y arrive. Les anciens nazis désireux de ne pas être rattrapés
par leur passé, les collectionneurs amateurs de reliques nazies, les
maîtres chanteurs, etc. se sont intéressés au Berlin Document
Center et quatre-vingt mille dossiers se sont envolés… Pfuit ! Plus
de trace !
Les yeux ternes de Lulu, d'un brun d'automne, eurent des reflets
d'intérêt.
— Ce qui signifie, dit-il, que le mystérieux réseau Ogonok sévit
quelque part dans notre région et essaie de récupérer les
documents.
— Exact ! Et je coincerai ces salopards !
— Commissaire, songez-vous sérieusement à mettre les pieds
dans le plat ? Si les services secrets se taisent, c'est parce qu'ils ne
souhaitent pas que la police mène l'enquête. Vous risquez…
— Une mutation disciplinaire ? coupa Alix Mattéi. Merci, j'ai déjà
donné et d'ailleurs je m'en fous. Je saurai la vérité et, si des types
doivent trinquer, ils trinqueront. Tu as lu les fiches ?
Léonetti haussa les épaules.
— De sentir ces cinglés dans la nature te laisse indifférent ? Des
fanatiques, des assassins semant leurs réseaux néo-nazis à travers
le monde ? Ils me donnent envie de vomir.
— Vous avez raison. Mais je me demandais si le combat est à
votre taille. Pourquoi ne pas abandonner le bébé aux grands chefs
sioux des services secrets ?
Alix Mattéi martela la cloison de son poing fermé.
— Ah ! non, ceux-là…
Il s'arrêta et ajouta dans un murmure :
— Je n'aimerais pas que les gosses fassent une quelconque
bêtise et qu'Ogonok s'intéresse à eux.
— Ils ont leurs parents, objecta Louis Léonetti.
Mattéi lâcha un rire amer qu'il accompagna d'un mouvement de la
main.
— Parlons-en ! Charlotte Castan : père marginal, chômeur par
vocation ; appelle sa fille au secours lorsqu'il s'est fourré dans des
situations inextricables ; la mère a quitté le foyer depuis des siècles.
Simon Delabrosse : élevé par sa grand-mère depuis le décès
accidentel de ses parents ; une adorable femme, à l'existence aisée,
qui est amoureuse de son petit-fils ; elle lui obéit au doigt et à l'œil,
persuadée que son Simon est la réincarnation du Bon Dieu ! Bref,
deux adolescents dont les parents supposés ont un âge mental
inférieur au leur. En outre, tu as raison, pour Charlotte le cinéma est
un exutoire.
Quelques flammèches agonisaient dans la cheminée. La pendule
indiquait trois heures. Mattéi et Léonetti se taisaient. Ils luttaient
contre l'accablement qui les écrasait. Comment agir contre un
réseau international si sournoisement implanté ? Ils étaient seuls,
sans véritable point de départ.
— Tout est excellent ! résuma Léonetti. Nous possédons des
documents incomplets, deux meurtres demeurent impunis, une
organisation baptisée Ogonok regroupe des demi-fous qui mijotent
je ne sais quoi, je ne sais où… et vous décidez…
— On fonce dans le tas ! jeta passionnément Alix Mattéi. D'abord,
suivre les mômes. Qu'ils ne soient jamais seuls. Si nécessaire, tu
emploies deux ou trois de nos gars. Ensuite, une enquête
approfondie sur Gert Fröbe. Ses fréquentations. Ses occupations.
Enfin, s'intéresser aux étranges clients de la vente aux enchères.
L'huissier est fou de rage, tu n'auras aucun mal à obtenir les
bordereaux d'achat. Nous aurons les noms et les adresses : même
travail que pour Fröbe et, si possible, une discrète surveillance.
Louis Léonetti s'étira et fixa rêveusement son patron. Il utilisa le
tutoiement pour la première fois de la soirée.
— Tu as toujours autant d'appétit, n'est-ce pas ? Tu découvres un
nid de guêpes et tu plonges la main.
— Ouais, m'sieur Lulu !
L'entrain d'Alix Mattéi manquait de conviction, pourtant il insista.
— Que ces salauds ne s'imaginent pas que je suis un flic fini ! Il se
pourrait que le commissariat de notre petite ville fasse la une de la
presse parisienne !
Léonetti bâilla.
— Au lit ! dit Mattéi. Tu dors ici, Sonia a préparé la chambre de
l'étage. Bonne nuit, Lulu.
— Bonne nuit… Bonne nuit… Ne te bile pas, nous détruirons le
nid de guêpes.
Puis, comme l'excès d'optimisme était contraire à sa nature, il
corrigea :
— À moins que les guêpes ne nous détruisent.
CHAPITRE 4

On ne s'apercevait de rien, les jours ordinaires. Le camp


ressemblait à une banale halte de chasseurs. Au sommet du
plateau, on avait aménagé une clairière de forme circulaire, en
coupant les buissons ou les taillis. Une grande cabane de rondins se
dressait au centre de l'esplanade. Elle avait deux fenêtres protégées
de volets de bois plein. Près de la cabane, le tronc mince d'un
bouleau ébranché s'élançait vers le ciel.
Mais ce jeudi d'octobre n'était pas un jour ordinaire. Un drapeau
noir, zébré de langues de feu rouges, flottait en haut du bouleau.
Une dizaine d'hommes, vêtus de tenues kaki, étaient au garde-à-
vous, au pied du mât. Ils tenaient de redoutables fusils de chasse à
gros calibre. Le bois des crosses brillait dans la clarté grise du matin.
Il faisait froid. Les individus rassemblés autour de l'étrange drapeau
avaient une cinquantaine d'années. Trois jours auparavant, la
plupart d'entre eux assistaient à la vente aux enchères.
À l'intérieur de la cabane, Palance donnait ses instructions à
Fletchère et à Lavoisier. Dans un coin, le fauteuil roulant. Le vieillard
y somnolait.
— Attention, annonça Palance, il est exclu que les hommes
fassent n'importe quoi. Si la police a récupéré les documents, elle
sera en état d'alerte maximale, donc prudence !
— Tu exagères, rétorqua Christian Fletchère, Chico et trois
hommes surveillent les accès.
Charles Palance se contracta.
— Ici, au camp, tu m'appelles colonel, précisa-t-il d'un ton à la
neutralité affectée. En présence des membres d'Ogonok, il est
essentiel que tu conserves l'habitude des rapports hiérarchiques.
— Mais…
— Compris, Fletchère ?
— Oui…, oui…, colonel.
— Parfait. À la fin de la séance d'entraînement, Hubert récupère le
drapeau et vérifie que toutes les douilles sont ramassées.
— Bien, colonel.
— Je sais que le travail sera fait correctement.
Sous le compliment, Lavoisier demeura de marbre, mais les yeux
clairs de Fletchère s'assombrirent. Il détestait l'adjoint préféré de
Palance. Il le soupçonnait de manquer de conviction.
— Colonel, notre zone de tir est déclarée en préfecture. Nous
avons toutes les autorisations officielles. Et, comme nous sommes
en période de chasse, les détonations ne surprendront pas. Il me
semble que ce luxe de précautions éloigne notre mouvement de ses
objectifs initiaux.
Malgré ses efforts, Fletchère perdait son calme. Ses paupières
clignaient. Palance haussa le ton.
— J'apprécie mieux que personne les objectifs d'Ogonok,
Fletchère ! Cependant, je n'ai nullement l'intention d'exciter la
curiosité des gens du coin ! Dois-je rappeler que, durant le week-
end, le camp est utilisé par les amateurs de jeux de survie ? Que
c'est même une de nos rares ressources actuelles ? Qu'ils emploient
des pistolets projetant des capsules de peinture ? S'ils ramassent
des douilles de gros calibre, autorisations officielles ou pas, je
raconte quelle histoire ?
— Bien, mon colonel !
Les paupières de Palance tombaient sur ses yeux, maintenant
presque invisibles. Il y eut un temps d'incertitude, puis Fletchère
capitula.
— Allons-y ! dit Palance.
— Le vieux reste ici ? demanda Hubert Lavoisier. Il aime sortir
devant la baraque, profiter de l'agitation, écouter les bruits.
Palance lança une œillade mauvaise au vieillard endormi. Il prit un
calepin et un crayon dans la poche de son battle-dress, s'approcha
du fauteuil qu'il secoua avec rudesse.
— Au lieu de somnoler, réfléchis et, si par hasard la mémoire te
revient, écris !
Il desserra le poing bosselé de rhumatisme, y fourra le crayon.
Puis il saisit le magnétophone posé sur la tablette du fauteuil roulant,
le brandit au-dessus de sa tête.
— Confisqué ! Ta musique m'horripile et t'empêche de songer au
passé.
Le vieil homme voulut tendre les mains, mais ses bras manquaient
de vivacité et de vigueur. L'objet resta inaccessible. Il essaya de
parler. Des borborygmes s'échappèrent de ses lèvres sèches. Après
le départ des trois hommes, il se mit à pleurer. Les larmes tombaient
sur le carnet. Elles étaient lourdes comme les gouttes d'un début
d'orage.

La minuscule route, sillon noir entre deux murailles de chênes aux


feuilles déjà rousses, s'accrochait au flanc de la colline. L'asphalte
se détachait par plaques.
— Nous approchons, avait certifié Simon. Aujourd'hui, la route est
inutilisable, mais autrefois, d'après ma grand-mère, les habitants de
Francheville l'empruntaient.
Charlotte roulait lentement. Le chemin grimpait, il fallait éviter les
nids-de-poule. Elle perdait de vue la mobylette de Simon à chaque
virage, mais entendait les pétarades du pot d'échappement trafiqué.
Elle se remémorait la visite du policier. L'homme était
sympathique. Il avait écouté son récit, pris une incroyable quantité
de notes, accepté les documents sans commentaire. Pourtant, la
pochette allégée du carnet et des feuillets traduits en français
paraissait bien grande !
— Vous l'avez échappé belle, mademoiselle, avait-il conclu.
Quelques minutes plus tard, vous croisiez l'assassin et qui sait…
Nous conservons évidemment votre écharpe et je devrai encore
vous interroger…, surtout si le coupable nous échappe. J'espère que
vous oublierez vite cette aventure.
Son père était revenu à la maison, ce jour-là. Une de ses visites
éclairs.
— Commissaire Alix Mattéi. Je me suis permis d'interroger votre
fille, en dépit de votre absence, puisque vous savez…
Charlotte se sentit pâlir. La honte la submergeait. Son père avait
été grossier. L'habituel couplet. La société pourrie. La police pourrie.
La vie pourrie. Que les flics n'avaient pas à importuner sa fille. Qu'ils
feraient mieux de surveiller la circulation. Que…
Alix Mattéi écoutait, imperturbable, pendant qu'elle murmurait
d'inutiles « papa, je t'en prie ».
Il avait dit, en partant :
— Si quelqu'un vous contacte, appelez aussitôt le commissariat et
demandez-moi. Ou l'inspecteur Louis Léonetti. Vous vous
souviendrez ? Donnez-moi l'adresse de votre camarade, Simon
Delabrosse… Il n'a pas eu l'idée, comme vous, de perdre une
écharpe portant son nom !
Un clin d'œil effaçait l'ironie. Charlotte avait failli avouer. Tout.
L'homme à la salle de jeux. Les documents conservés. Les lingots
d'or.
L'or.
L'or avait étouffé la sympathie qui l'attirait vers Alix Mattéi.
Simon, jusqu'alors si hésitant, par une de ces pirouettes mentales
dont il était coutumier, puisait une nouvelle détermination dans la
visite du commissaire.
— C'est la preuve du sérieux des documents ! Si le contenu du
dossier effraie la police, c'est que le trésor existe ou a existé. Et si
personne ne l'a découvert depuis 1944, il est pour nous. Pour nous !
Il s'était mis à brailler « pour nous » sur tous les tons, jusqu'à ce
que sa grand-mère s'inquiète du raffut.
— Pas de panique, mamie ! avait lancé Simon. Le mois prochain,
je t'emmène faire le tour du monde.
— Mon grand benêt, avait murmuré tendrement la grand-mère.
Elle était retournée à sa lecture.
Maintenant, grâce aux indications et aux croquis d'Otto Schmoele,
ils cherchaient la zone du trésor. Charlotte laissait Simon opérer. Il
connaissait la région, possédait le sens de l'orientation. Une chose
étrange se produisait. Simon basculait progressivement dans
l'enthousiasme et elle, si décidée au début, perdait confiance. Ils se
conduisaient comme des idiots. Les histoires de trésor n'existaient
pas. Et justement, parce que les vraies histoires de trésor
n'existaient pas, des petits malins inventaient des ersatz. Le tiercé,
le Loto…
Restait l'aventure. La promesse d'aventure. Repérer en forêt les
chemins que citait Otto Schmoele dans ses notes était excitant. Les
chemins qui aboutissaient au plateau rocailleux, à la cavité
recelant…
C'était ridicule !
Soudain, Charlotte n'entendit plus la pétarade familière. Elle
accéléra autant que sa machine le permettait, slaloma entre les
trous et découvrit bientôt Simon assis au bord de la route. Il avait
étalé les feuillets provenant du dossier, les plans – agrandis – qui
figuraient dans le carnet d'Otto Schmoele, une carte au 1/50 000.
Il giflait la carte de grands revers de main. Charlotte se précipita à
ses côtés.
— Qu'est-ce que tu as ?
— Dingue ! C'est réellement dingue !
— Mais quoi ?
— Je pensais jusqu'à maintenant qu'Otto Schmoele écrivait des
âneries. Même si j'affirmais le contraire, quelque chose me disait
que ce type avait disjoncté !
— Et alors ?
Simon caressait son amorce de moustache.
— Mais Charlotte, essaie de comprendre ce que je t'explique !
Tout est exact ! Les chemins, les noms de lieux, les cotes qui
parsèment les croquis, tout concorde, je te dis, tout !
Charlotte mit du temps à comprendre. C'était comme si elle se
dédoublait. À la fois spectatrice et actrice. Ainsi, Otto Schmoele avait
réellement existé ? Un demi-siècle auparavant, le sinistre individu
rôdait dans les parages ? Tout était donc vrai ?
— Tout, je te dis ! reprit Simon, au comble de l'excitation. Si nous
descendons au fond de la combe et remontons de l'autre côté, nous
apercevrons le village abandonné de Francheville. Exactement
comme Otto Schmoele. Nous sommes dans une zone calcaire,
criblée de puits et de grottes ! C'est d'ailleurs pour cette raison que
les habitants sont partis. Trop dangereux pour les enfants.
Ils dissimulèrent les mobylettes. Précaution vaine. La région était
inhabitée. Le chemin qui dévalait au flanc de la combe n'était plus
qu'une sente difficile, oubliée des forestiers. Broussailles et herbes
poussaient partout. Charlotte s'engagea la première sous les arbres.
Il lui sembla commettre un sacrilège, comme si elle passait derrière
le rideau de scène d'un théâtre au moment où les acteurs se
préparent.
Ils marchèrent longtemps sans parler. Malgré le froid, ils
transpiraient. L'épaisseur de leurs vêtements n'expliquait pas tout. Ils
se prirent bientôt la main, contact rassurant qui maintenait à distance
le fantôme d'Otto Schmoele. La remontée de la combe fut un exploit
sportif. La pente, très forte, se dérobait sous les pas. Il n'existait pas
d'autre issue qu'une ravine caillouteuse qui glissait en minuscules
avalanches. Soudain, presque au sommet, ils aperçurent, à travers
une découpe de forêt, les maisons lointaines de Francheville. Ce fut
un nouveau choc. Une nouvelle preuve de l'exactitude du récit d'Otto
Schmoele. Le village, privé de ses habitants, était hanté de mille
présences.
Simon découvrit le panneau. Une plaque d'acier, clouée à un arbre
et peinte de grossières lettres rouges.
Domaine privé.
Entrée strictement interdite.
Périmètre de la Société Jeux de Survie.
Renseignements : Tél. 09 80 95 10 88.

— Que fait-on ? dit Simon.


— On continue. De toute manière, personne ne nous l'interdira.
Quelle direction suit-on ?
Simon hésita. Atteindre le sommet du plateau était simple.
Ensuite, les explications succinctes d'Otto Schmoele offraient
plusieurs choix.
— Là, débute la zone que décrit le soldat allemand, confirma
Simon. Après…, croire au Père Noël est une solution qui en vaut
une autre, alors ferme les yeux, tends le bras au hasard et en avant !
Charlotte obéit. Sa main désigna la direction de l'est. D'autres
pancartes, identiques à la première, s'échelonnaient à intervalles
réguliers. Elles délimitaient un territoire étendu.
— On commence à le savoir que nous sommes indésirables !
ironisa Charlotte.
— Un jeu de survie, tu sais de quoi il s'agit ?
— Non, mais notre chasse au trésor sent le roussi.
— Pourquoi ?
— Réfléchis ! Si la société Machin Truc a installé ses pénates
dans le coin, bordant son domaine avec tant d'application, autant
dire que les lingots – si lingots il y avait – sont découverts depuis
longtemps !
Simon s'arrêta et se prit théâtralement la tête entre les mains.
— Et voilà ! Le cerveau du duo infernal craque ! Au premier doute,
il n'y a plus personne ! Le plateau est criblé de cavités, de puits, de
galeries. Trouver la cachette n'est possible qu'avec le carnet d'Otto
Schmoele. Et qui a les notes, hein, qui ?
Il agita les feuillets.
— Nous ! Et je reconnais que je n'y suis pour rien ! Ton trésor
nous attend planqué là, quelque part devant nous, alors allons-y !
Il plaça son index en croix sur ses lèvres et ajouta :
— Si la chance nous sourit, ce soir je t'achète la salle de jeux et je
traite le patron d'abruti.
Ils reprirent leur marche mais l'impatience de Simon devenait trop
forte. Il accéléra le pas, prit une centaine de mètres d'avance. En
arrière, Charlotte souriait. La jalousie de Simon était agréable.
Douce comme une promesse.
L'homme jaillit des fourrés sans faire le moindre bruit. Il semblait
né du feuillage. Il était vêtu d'un battle-dress et tenait un fusil. Il
braqua le canon sur le ventre de la jeune fille. Il avait des joues
épaisses, striées de couperose. Il respirait fort. Trop fort. Sans dire
un mot. Il se contentait d'observer Charlotte, comme s'il sélectionnait
l'endroit favorable où loger sa balle.
— Bonjour…, bredouilla Charlotte.
— Qu'est-ce que tu fiches là, avec l'autre zèbre ? interrogea
l'homme.
— On…, on se promène.
— Vous ne savez pas lire les pancartes ? En plus, une fille ! Toi au
moins, t'as pas froid aux yeux !
Son regard trouble fouillait le corps de Charlotte.
— Je te fais ton affaire, je tire, et personne ne vous retrouve
jamais.
Son rire niais voulait démentir le propos, mais il n'en était que plus
révoltant. Charlotte se figea. Elle ne devait pas provoquer l'homme
au fusil. N'offrir aucune aspérité qui nourrirait sa bêtise.
— Appelle ton pote !
Elle obéit aussitôt. Simon se retourna, vit les deux silhouettes que
séparait le fusil. Il courut, se rua sur l'individu, détourna l'arme.
Surpris par tant d'audace, l'homme se tint coi.
— Vous êtes dingue ! rugit Simon. Si le coup partait… Vous voulez
que je vous casse la gueule ?
L'homme découvrait qu'un fusil pouvait ne pas suffire. Mais qu'un
gamin lui résiste décuplait sa fureur. Il se ressaisit, aboya :
— Tu tiens à ce que j'esquinte ta copine ?
Il avait tort. Grand tort. S'attaquer à Charlotte rendait Simon
complètement fou. Il se colla au battle-dress, si près qu'il lui souffla
dans la figure.
— Essaie, pour voir.
L'homme comprit que son adversaire était une grenade
dégoupillée. Il battit en retraite.
— Disparaissez ! Vous vous promenez dans une propriété privée
sur laquelle se déroulent des exercices de tir à balles réelles et vous
risquez votre peau.
— On l'ignorait, concéda Charlotte, nous partons.
Elle agrippa le blouson de Simon, tira avec insistance, certaine
qu'il sauterait sur le gros si celui-ci proférait une nouvelle menace.
L'homme surveilla longtemps leur retraite. Dès qu'il fut invisible,
Simon reconnut sa défaite.
— On abandonne, je n'ai pas envie de récolter une balle perdue.
— Abandonner à cause d'un type aussi infect ? protesta Charlotte.
Un cinglé qui joue les Rambo ! Il n'en est pas question ! Demi-tour,
on pénètre dans leur camp de tarés !
Dix minutes plus tard, ils faillirent tomber dans un piège identique.
Simon avait aperçu à temps la sentinelle, mais le phénomène se
reproduisit deux fois et il comprit en examinant la carte au 1/50 000.
— Ils contrôlent les endroits où existent des chemins d'accès.
Nous croiserons bientôt la sommière du Sanglier-Noir : tu verras
qu'un type sera dans le coin.
Effectivement, ils découvrirent un garde. Tenue de parachutiste.
Fusil. L'ombre leur tournait le dos. Elle pivota lentement. Charlotte
enfonça ses ongles dans la main de Simon.
— Le type de la salle de jeux ! murmura-t-elle.

Lorsque Charles Palance apparut à l'air libre, devant la cabane de


rondins, il ressemblait exactement à l'image qu'il désirait donner. Un
soldat nazi. Sanglé dans un uniforme de S.S., il s'avançait, plein de
morgue, au-devant de la troupe rassemblée au pied du drapeau. Il
marchait lentement, fixant une ligne d'horizon imaginaire, certain
qu'en lieutenants fidèles Fletchère et Lavoisier suivaient en retrait.
Le sens de la mise en scène. Otto Schmoele lui avait au moins
appris cela. Impressionner les caractères faibles.
Palance s'immobilisa à quelques mètres du drapeau, dont les
langues de feu claquaient au rythme du vent. Il se taisait.
Sciemment. Les hommes avaient tout loisir de l'observer, de
s'imprégner peu à peu de la peur magique qu'inspirait l'uniforme S.S.
La silhouette efflanquée de Charles Palance contemplait Ogonok.
Dix hommes. Dix hommes qu'il voyait comme une armée. Une
légère fièvre sécrétait de minuscules gouttes de transpiration sur son
front. Il en était toujours ainsi au moment de l'action.
Après un dernier regard balayant la troupe de gauche à droite, il
hurla :
— Sonnerie aux couleurs !
Un des hommes quitta le rang, fit trois pas. Il voulut faire un salut
réglementaire, s'empêtra dans le clairon qu'il tenait entre deux doigts
et laissa tomber l'instrument aux pieds de Palance. Il n'y eut pas un
rire. Il récupéra son engin, lorgnant frileusement les jambes du chef
d'Ogonok, comme s'il s'attendait à se faire botter les fesses. Ses
mains tremblaient encore lorsqu'il porta le clairon jusqu'à ses lèvres
crispées. Il en tira une plainte mugissante, qui s'éternisa et durant
laquelle les présents se figèrent en un salut au drapeau.
C'était le salut nazi. Talons, joints, bras tendus. La pitoyable
cérémonie donnait le frisson.
— Repos ! Travaillez la sonnerie, soldat Chevassus !
— Bien, mon colonel !
Charles Palance recula de quelques mètres. Il vit que les bottes
de cuir noir, qui avaient appartenu à un véritable S.S., s'abîmaient à
leur extrémité. Il en conçut une fureur immédiate contre
l'impuissance qui paralysait le réseau Ogonok. Il n'avait même plus
les moyens de se procurer un uniforme décent ! Son désir de
convaincre en fut renforcé.
— Soldats ! Oui, j'emploie ce mot à dessein, car n'oubliez jamais
que vous constituez l'avant-garde du Monde Futur. Aujourd'hui, notre
combat minoritaire est incompris. Ogonok purifiera les unes après
les autres les nations qui se complaisent dans la déchéance,
oubliant les heures glorieuses de leur histoire. C'est pour cette
raison que vous réalisez des entraînements réguliers comme celui-
ci. Nous menons la croisade de la pureté raciale. Notre tâche ne
tolère ni réticence, ni faiblesse, ni pitié. Vous serez de la dureté du
métal.
Palance marchait maintenant de long en large. Sa bouche
vomissait les mots. La haine suppurait de son regard. La petite
troupe, transie de froid, écoutait dans un silence mystique.
— Vous formez l'indispensable maillon de la longue chaîne
qu'Ogonok forge à travers le monde. Nous existons déjà en
Amérique latine, nous sommes puissants en Italie, en Autriche. Nous
nous implantons progressivement dans d'autres pays, dont la
France. Nous avons éliminé physiquement certains ennemis, nous
en éliminerons d'autres. Sur la Terre Nouvelle des Élus, seuls les
forts disposeront du droit à la vie. Les faibles seront des esclaves ou
disparaîtront.
Charles Palance se tut.
Le discours macérait. L'enthousiasme gagnait peu à peu. La
certitude d'être investi d'une mission s'installait. Le garde-à-vous
devint plus rigide, les torses se bombèrent.
Christian Fletchère prit le relais :
— Avant que le thème de l'entraînement et les rôles ne soient
distribués, je vous propose de chanter notre hymne.
Il esquissa un sourire, fort peu chaleureux.
— Espérons que le texte sera moins défiguré que la fois
précédente…
Les hommes mirent l'arme à l'épaule. Il y eut quelques secondes
de flottement, puis retentit en allemand le chant nazi Horst Wessel
Lied. Fletchère s'approcha de Lavoisier :
— Après une telle mise en condition, ils sont prêts à se faire hara-
kiri. De véritables abrutis. Palance sait faire monter la mayonnaise !
Lavoisier dévisagea Fletchère. Le mépris se lisait si intensément
dans son regard que Fletchère recula.
— Tu ne me blaires pas, hein ? Figure-toi que c'est réciproque !
Jamais Lavoisier ne répondait aux agressions verbales de
Fletchère. Il fit une exception ce jour-là. Il s'exprima avec
détachement, comme s'il disait une banalité.
— Je déteste effectivement les tueurs sans cerveau.
Christian Fletchère blêmit, mais ne put répliquer. Les derniers
mots du Horst Wessel Lied mouraient, emportés par une bourrasque
d'une extraordinaire violence. Des feuilles sèches tourbillonnaient,
se plaquaient contre les bottes de Palance. Puis, comme si le vent
avait soudain lessivé le ciel, le soleil apparut. Il inonda la place d'une
lumière pâle d'automne frileux.
Charles Palance longea la rangée d'hommes et dépouilla sept
d'entre eux de leur arme. Les trois derniers conservèrent leur fusil.
— Soldats, lança-t-il de sa voix rêche, je vous propose aujourd'hui
un exercice de survie qui se déroulera dans des conditions proches
de la réalité.
Il fit de la main un geste évasif.
— Aucun rapport, évidemment, avec les stupides jeux que nous
organisons le week-end afin de remplir nos caisses. Vous savez que
dès la fin du mois le camp nous échappe, aussi je vous demande un
maximum de concentration. Nos entraînements cesseront jusqu'à ce
que nous récupérions une nouvelle zone d'accueil.
Le regard de Palance suivit à regret le contour circulaire de la
place. Le chef d'Ogonok enchaîna :
— Le thème d'aujourd'hui : après une guerre nucléaire, les
survivants s'affrontent. Le groupe des Maîtres impose sa loi au
groupe des Esclaves. Les trois Maîtres, armés, seront commandés
par le lieutenant Hubert Lavoisier. Les Esclaves, sans arme, ont une
supériorité numérique et, avec Christian Fletchère, disposent d'un
chef aguerri. La règle vous est familière : les Maîtres, s'ils désirent
mériter ce titre, doivent faire prisonniers les Esclaves.
Les hommes s'agitaient. Ils ressentaient la morsure du froid et
connaissaient les consignes.
Palance les laissa piaffer. Le choc ne serait que plus brutal. Il brisa
la rumeur par une interpellation cinglante :
— Messieurs !
Il défia chaque homme tour à tour, d'un bref coup d'œil.
— Messieurs, reprit-il d'une voix adoucie, pour que votre
entraînement soit vrai, j'ai décidé que le tir se ferait à balles réelles.
Les Maîtres viseront à trois mètres de la cible. À elle de se rendre
aussitôt… ou d'attendre le coup de feu suivant, logé celui-ci à deux
mètres de la cible.
La stupeur décomposa les visages. Puis les hommes se mirent à
parler, le ton monta, l'excitation remplaça la crainte. Ce fut bientôt
une troupe prête à la guerre, qui se divisa en deux parties,
s'observant en ennemies. La folie de Palance germait en chacun des
individus.
En retrait, Christian Fletchère explosait d'une colère glacée.
Comme d'habitude, il figurait dans la liste des Esclaves. Palance
témoignait son mépris et jouissait de la situation. Lavoisier
capturerait Fletchère. L'humiliation. Le dédain de Lavoisier. Palance
le félicitant d'une manière appuyée.
— C'est parfait, Hubert, parfait.
Et le jour d'un exercice à balles réelles ! Un instant, Fletchère
évoqua l'inversion des rôles : lui ne tirerait pas à trois mètres de la
cible ! Accident de chasse ! Regrettable accident de chasse !
Palance interrompit le fantasme.
— Lieutenant Fletchère, je compte sur vous ! Ne laissez pas vos
hommes être capturés. Que diable, vous disposez de vingt-quatre
hectares de forêt pour fuir et vous cacher !
Les mots furent des gifles. Durant une fraction de seconde, si
Fletchère avait disposé d'un fusil… Mais Palance achevait ses
explications.
— Messieurs, je n'ignore ni la difficulté, ni le danger, mais ces
deux éléments trempent les caractères et Ogonok doit s'appuyer sur
des soldats exceptionnels. Je rappelle que nous cherchons toujours
la cavité dans laquelle des armes ont été dissimulées il y a
cinquante ans. Ogonok en aura grand besoin. Si vous repérez à la
surface du plateau des trous ou des anfractuosités, opérez-en le
relevé et signalez-les dès votre retour. J'ai terminé. Messieurs, à ce
soir.
Charles Palance fit un demi-tour impeccable et s'éloigna.
Charlotte et Simon découvraient l'incroyable spectacle à l'abri d'un
arbre. Ils étaient livides, incapables de réfléchir ou même de bouger.
Charlotte avait des nausées. Le corps de Simon lui paraissait glacé.
Elle aurait voulu hurler. Simon se sentait gagné par le fou rire. Il
luttait afin de ne pas céder à la crise nerveuse.
Le temps passait. La peur les serrait toujours contre l'arbre refuge.
Il leur semblait qu'un seul geste réveillerait le cauchemar. Puis
Charlotte enroula ses bras autour du cou de Simon et l'embrassa. Il
rendit le baiser et ils demeurèrent longtemps ainsi, à redécouvrir leur
visage sous la caresse de leurs lèvres effrayées. Plus tard, jamais ils
ne devaient oublier ces premiers baisers nés de l'angoisse. Enfin,
Charlotte s'écarta de son ami.
— Tu as entendu ce type ? Tu les as réellement vus, au pied du
drapeau ?
— C'est comme au collège, bredouilla Simon.
— Au collège ?
— Souviens-toi des cours d'histoire de Marc Besset, des films qu'il
nous a montrés. Les nazis en rangs serrés, aboyant leur Heil Hitler !
Charlotte refusait l'incroyable.
— Tout ça est terminé, fini, on n'en parle plus… Ce n'est pas
possible, Simon, ce n'est pas possible… Je t'en prie, Simon…
Elle était tout près des larmes. Le dégoût la révulsait. Oui, elle
avait vu les films du père Besset, écouté ses cours, mais il s'agissait
de leçons d'histoire. Pas de la vie. Elle pensait parfois que ressasser
ces vieux événements ressemblait à du radotage. Les mannequins
hystériques vociférant aux côtés d'Hitler la faisaient parfois sourire.
Aujourd'hui, quelques-uns de ces mannequins étaient sortis du
film.
Ils contournèrent la place circulaire. Lentement. Ils ne désiraient
pas s'attarder, mais une sorte de fascination les retenait près du
camp.
— Repérons les lieux et allons à la police, dit Simon. On raconte
tout, on donne les papiers, on…
— Oh oui ! soupira Charlotte. Vite, vite ! Quelle idiote j'ai été de
t'entraîner dans cette histoire ! Qu'ils gardent leurs lingots d'or, j'ai
peur, si peur…
— Tu n'as entraîné personne, souffla Simon, je me suis aussi pris
pour James Bond.
Charlotte réprima un tremblement convulsif puis se força à sourire.
— James Bond ? J'ai plutôt la sensation de tenir un rôle dans La
Mort aux trousses.
Ils apercevaient l'angle de la cabane dans laquelle s'était enfermé
l'homme vêtu de l'uniforme S.S. Une cabane de bois quelconque
posée sur pilotis.
— Que fait-il à l'intérieur ? dit Simon.
— Le fou ! Il s'imagine roi d'une peuplade d'esclaves ! Allons-
nous-en, je n'en peux plus !
En même temps, ils levèrent les yeux afin d'imprégner leur
mémoire une dernière fois. En même temps, ils découvrirent le
chêne, situé en retrait de la cabane qui le cachait jusque-là. Un
énorme chêne, au tronc ventru, portant une excroissance, tel un
second ventre obèse, déferlant par-dessus le premier. L'ombre
dessinait sur le sol un bouddha ramassé dont les bras étaient les
branches de l'arbre.
Plus tard, lorsque le soleil serait plus haut, le ventre du bouddha
grossirait, s'avancerait…, se glisserait sous la cabane de rondins.
Charlotte et Simon connaissaient par cœur le texte écrit de la
main d'Otto Schmoele, cinquante ans plus tôt.
Je déposai les trente caissettes de lingots d'or dans le ventre du
bouddha.
CHAPITRE 5

BERLIN DOCUMENT CENTER.


Rapport concernant Otto Schmoele.
Traduction française n° 07/A1. Mars 1946.

Otto Ludwig Helmuth Schmoele, né en 1909, à Wölfersheim, près de Francfort. Son père
participe à la guerre de 1914-1918 et, après la défaite, fait preuve d'un nationalisme
exacerbé dans lequel baignera le jeune Otto. Dans la famille Schmoele règne la conviction
que l'Allemagne a été trahie, que le premier devoir d'un Allemand est d'éliminer les traîtres.
Le mot « traître » n'est jamais défini dans le courrier familial de l'époque.
En 1927, Otto Schmoele trouve un emploi dans une entreprise chimique. Il travaille six
mois, perd sa place, se réembauche dans une usine fabriquant de la petite mécanique,
mais la crise économique le jette sur le pavé dès 1930. À compter de cette date, jusqu'à
son entrée dans la Wehrmacht en 1933, il demeurera chômeur. En 1933, il adhère au parti
nazi, adhérent qui se distingue aussitôt par la force de ses convictions. Son zèle lui acquiert
de solides appuis au sein de la hiérarchie militaire.
La trace d'Otto Schmoele disparaît jusqu'en 1939. À la déclaration de guerre, il est
expédié sur le front polonais, avec le grade d'Oberleutnant, qui restera le sien jusqu'en
1944. Il commet alors de nombreuses violences, encourage ses hommes aux pires
brutalités, clame haut et fort que « l'élimination de la racaille polonaise est un service que le
Troisième Reich rend à l'Europe ». Des témoignages – contradictoires cependant –
l'accusent de collaboration avec les S.S., lors de l'assassinat de trois juifs polonais à Kielce.
Dès 1940, Otto Schmoele gagne la France. Il occupe des postes divers dans les
Kommandantur de Reims, Chaumont, Dijon, puis en 1943 est envoyé à la Kommandantur
de Lyon. À partir de cette époque, il établit des rapports dénonçant la mollesse des
convictions de ses collaborateurs…, voire de ses supérieurs. Quoique détenant un poste
modeste à Lyon, il est néanmoins responsable de brutalités diverses. En outre, un faisceau
de témoignages concordants indique qu'en liaison avec la Gestapo Otto Schmoele pille les
appartements des personnes arrêtées, se constituant ainsi un « trésor de guerre » qui file
en Allemagne alimenter un certain nombre de réseaux occultes.
Aux premiers signes annonciateurs de la défaite nazie, Otto Schmoele perd tout contrôle
de lui-même. De nombreux gradés se plaignent de son hystérie grandissante : il attribue la
déroute hitlérienne à chacun d'eux ! À plusieurs reprises, il favorise les arrestations
arbitraires.
En septembre 1944, le lieutenant-colonel Wolfgang Staudte confie à Otto Schmoele la
mission de rapatrier en Allemagne un chargement de documents ultra-secrets. Il est
accompagné des soldats Räul Thälmann et Frantz Höfer. Quelques jours plus tard, le
réseau de résistance Liberté capture Otto Schmoele à proximité d'un village bourguignon
nommé Francheville. Il est seul. Il avoue avoir exécuté ses deux compagnons pour « refus
d'obéissance en temps de guerre ». Deux véhicules, immobilisés en pleine forêt, sont
retrouvés vides. Quant au lieutenant, il avait sur lui :
– un pistolet ;
– un carnet de notes diverses, écrit en allemand (pièce 12/A/04, traduction française
21/B2).
Otto Schmoele conserve un mutisme total quant au contenu de sa mission. Cinq jours
plus tard, il échappe à ses geôliers, disparaît. Depuis, il n'a jamais été repéré.
Malgré la gravité des crimes et exactions commis, le dossier Otto Schmoele ne présente
pas un intérêt immédiat. L'attention des autorités d'occupation en Allemagne doit en priorité
s'attacher aux criminels nazis de grande envergure. Aussi est-il proposé de classer
momentanément le dossier Otto Schmoele, ainsi que toutes les pièces afférentes.

RÉACTIVATION DU DOSSIER OTTO SCHMOELE.


Fiche additionnelle d'après un rapport établi conjointement par la CIA et la DSP (Direction
de la Sécurité paraguayenne). Novembre 1987.

La trace d'Otto Schmoele est retrouvée à partir de 1963, grâce au travail de l'organisation
de Simon Wiesenthal. Des photographies permettent d'identifier Otto Schmoele et de le
localiser dans les environs de Villarica, au Paraguay. Apparemment, l'ancien nazi a quitté
l'Allemagne dès 1946, en utilisant le réseau Odessa 1, selon l'itinéraire classique : l'Autriche,
l'Italie, puis l'Amérique du Sud.
La Direction de la Sécurité paraguayenne, alertée par la CIA, a enquêté. Otto Schmoele
a créé au Paraguay une organisation néo-nazie appelée OGONOK, organisation dont les
buts avérés sont :
– promouvoir la suprématie de la race blanche ;
– préparer l'avènement d'un monde futur semblable à celui qu'envisageait Adolf Hitler.
Le groupe Ogonok comporte peu de membres, mais ils sont tous extrêmement
dangereux. En liaison avec le Ku Klux Klan aux États-Unis, la Mafia sicilienne et divers
groupes terroristes internationaux, Ogonok reçoit aussi des subsides dont la provenance
est mal établie. Les membres de l'organisation disposent d'armes perfectionnées. Ils
subissent un entraînement paramilitaire. Afin de se procurer des fonds, ils attaquent des
banques, des hypermarchés, des bijouteries. Plusieurs assassinats sont imputables aux
divers réseaux à travers le monde. Seuls des comparses de médiocre intérêt sont arrêtés.
Au fil des années, la folie destructrice d'Otto Schmoele est devenue de plus en plus
gênante, même pour les membres d'Ogonok. Son rang de chef a été contesté. Plusieurs
leaders se sont succédé. Le dernier en date serait un certain Charles Palance (voir fiche
annexe). La pression internationale aidant, les autorités paraguayennes ont pris quelque
distance avec les divers groupes néo-nazis ancrés sur leur territoire. Ogonok a perdu de
son influence. Les adhérents ont fui d'autant plus volontiers que les sources financières se
tarissaient. Quant aux personnages importants, ils semblent s'être… volatilisés à travers le
monde !
Otto Schmoele décède fin 1986. Ses obsèques donnent lieu à une manifestation
grandiose de la part du dernier carré des fidèles. Fleurs à profusion. Anciens nazis
paradant sans vergogne derrière le cercueil, la poitrine barrée des décorations hitlériennes.
Salut fasciste au-dessus de la tombe ouverte.
À la suite du décès d'Otto Schmoele, la CIA et la DSP perdent la trace du réseau Ogonok
au Paraguay.
Au cimetière de Villarica, la stèle funéraire ne comporte qu'une inscription :

Otto Ludwig Helmuth Schmoele.


1909-1986.

La vieille Peugeot de Louis Léonetti, garée en bordure de forêt,


ressemblait à une épave abandonnée. À l'intérieur, le policier ne
valait guère mieux. Deux nuits d'insomnie, plusieurs filatures, des
sandwiches à la place de repas lui donnaient une allure de traversin
avachi. Il luttait contre la somnolence en parlant à haute voix :
— Si Alix s'imagine que je suivrai deux mômes à travers bois !
Avec mes guibolles bouffées par l'arthrose ! Il va se planter ! Je te le
dis, mon vieux Lulu, il va se planter ! Qu'en penses-tu ?
Louis Léonetti patienta quelques secondes, pour la crédibilité du
dialogue, puis enchaîna :
— S'il piétine les plates-bandes des services secrets, sûr, il se
prend une claque ! Mais je ne laisserai pas faire ! Alix est un sacré
bon flic, avec une sacrée bonne femme gentille et deux gosses…
Lulu hésita. Lorsqu'il évoquait la famille Mattéi, il pensait aussi à
l'intérieur douillet de la maison de la rue Haute. Il mettait en parallèle
son appartement vide et sombre, où il ne pénétrait que tard dans la
nuit, lorsque le dernier café de la ville fermait ses portes.
— Je te promets qu'ils ne le sacqueront pas une seconde fois, ah
ça non ! S'ils touchent à Alix, je leur vole dans les plumes !
L'énergique profession de foi encouragea Louis Léonetti. Les yeux
globuleux perdirent leur liquidité floue. Un éclair de fidélité animale
les traversa.
— Dans quelle fourmilière on a mis les pieds ! Gert Fröbe, un nazi
oubliant la mort d'Hitler ! Une bande de cinglés qui lui achètent son
mobilier… après son décès ! Et pour faire bonne mesure,
l'assassinat d'un agent américain infiltré ! Quant aux mômes, ils
jouent aux gendarmes et aux voleurs… Quelle époque ! Mattéi et
moi, quel poids avons-nous, hein, je te le demande ?
Louis Léonetti ne répondit pas à son double. Malgré ses efforts, il
s'endormit, bouche ouverte.

Chico avait aperçu les adolescents. Des silhouettes à travers les


arbres. C'était suffisant. Il identifierait la pimbêche parmi cent autres
femmes. Une fierté de fille sûre de sa beauté avec un sourire
narquois qui se promenait sur le visage. Il n'avait pas bronché, les
laissant s'enfoncer dans la forêt.
Maintenant, la chasse commençait. Une véritable chasse. Pas une
de ces guignolades qu'organisait Ogonok. Qu'importait la
surveillance du camp ? Une autre mission lui était assignée. Une
mission qui excitait davantage son sens du devoir. Débarrasser
Ogonok des adolescents. La fille avait menti. Elle avait conservé les
documents. Et ils cherchaient l'or.
Angelo Rizzo arma le fusil d'un geste sec. La culasse claqua.
Ils ne trouveraient ni l'or, ni rien d'autre. Ils menaçaient Ogonok et,
plus encore, Palance. Personne ne causerait le moindre mal à
Palance. Palance était le seul homme qui ne le méprisait pas. La fille
faisait preuve d'une insondable sottise ! Se mesurer à Ogonok ! À
Charles Palance, dont l'intelligence était prodigieuse ! Mais la
curiosité des adolescents pouvait attirer celle de la police.
Une grande prudence s'imposait. La solution était simple. Deux
balles. On ne retrouverait jamais les gosses. Des milliers d'hectares
de forêt pour tombeau.
Il sauverait Palance. Il deviendrait alors son ami. Son unique ami.
Fletchère le haïssait. Lavoisier était un mou, sans réelle conviction.
Seul Angelo Rizzo était capable de veiller sur Palance. Un frisson de
bonheur chatouilla sa colonne vertébrale. Chico dévala le sentier qui
s'ouvrait sur sa gauche. Il courait par petits bonds successifs,
comme un chevreuil.

L'afflux de sang gonflait les lèvres de Christian Fletchère. Le


visage plein se striait de filaments violines. La transpiration collait les
cheveux qui ne cachaient plus le début de calvitie. Dans l'effort
physique, Fletchère perdait sa belle allure. Il n'y avait plus qu'un
corps abîmé par la bière et qui cherchait son souffle.
Deux heures. Il fallait tenir deux heures. Très rapidement, il avait
abandonné le groupe des Esclaves. Ils seraient pris. Les uns après
les autres. Des couards. Dès le premier coup de fusil, ils
s'aplatiraient au sol. Se livreraient aux Maîtres. Désarmés, ils
n'étaient que des lâches. Palance s'entourait de minables. De ratés.
De laissés-pour-compte que ses mots enivraient.
Fletchère avait très peur des Maîtres. Le fusil grisait. Ils se
croyaient réellement les Maîtres des vingt-quatre hectares de forêt.
Des brutes que la possession d'une arme transformait en cow-boys.
Ils étaient dangereux. Excessivement dangereux. Mais Lavoisier ne
le capturerait pas. Pas cette fois. Ni lui, ni personne d'autre. Palance
n'afficherait pas son petit sourire satisfait. D'ailleurs, Palance ne
dirigerait plus Ogonok encore longtemps. Lui, Christian Fletchère, le
tuerait. Qu'ils découvrent l'or ou non, il le tuerait. Ogonok méritait un
chef d'envergure, capable de diriger les hommes d'une poigne de
fer. Pas un faiseur de discours. Palance se gargarisait de mots. Et
Lavoisier ? Il tuerait aussi Lavoisier. Il y serait contraint. Palance
mort, Lavoisier revendiquerait le rôle de chef.
Christian Fletchère évita une souche de chêne, mais se tordit le
pied sur une fourmilière. Il s'arrêta et entendit un bruit de branche
brisée. Il demeura complètement immobile. La bouche sèche.
L'explosion déchira le silence, l'écho gronda au-dessus des arbres.
À moins d'un mètre de sa tête, Fletchère vit l'écorce déchiquetée du
hêtre. Son regard incrédule fixait les ébarbures du bois. Il les toucha.
— Le salaud ! murmura-t-il d'une voix blanche, avant de détaler.
Il courait, ramassant ses dernières forces, son dernier souffle,
certain que le Maître le poursuivait. Il traversa une clairière en zig
zag, étonné de ne pas entendre le sifflement des balles. Il avait donc
semé son adversaire. Christian Fletchère s'effondra au pied d'un
charme. Sa respiration ralentit peu à peu, mais tous ses muscles
étaient en alerte. Les yeux clairs, étranges comme une eau de
source, fouillaient l'ombre des fourrés.
Il vit Lavoisier.
Chico était arrivé. Il rassembla quelques larges pierres plates,
s'installa sur son siège improvisé. Il demeurait invisible de la
sommière qui s'enfonçait devant lui dans la forêt, mais surveillait
facilement le virage, sur sa droite, entre les arbres.
Les mômes déboucheraient de là. Chico en était convaincu. Ils
croiseraient obligatoirement la sommière et le large sentier les
tenterait. Alors…
Chico vérifia son arme. Parfait. L'affût commençait. Il s'appuya à
l'arbre qui servait de dossier et attendit. Il songeait aux femmes. Les
coins de sa bouche s'affaissèrent. Il s'efforça de n'y plus penser,
sinon il souffrirait et sa vigilance s'émousserait. Tant de souvenirs
cuisants l'assaillaient…
C'était une femme qui s'immisçait dans le cercle d'Ogonok. La
pimbêche. Quel âge avait-elle ? Seize ans, tout au plus. Le début de
l'arrogance. Elle paierait. Pour toutes les autres. Son chevalier
servant paierait aussi. Jouer les jolis cœurs auprès des filles
comportait des risques. Il aurait dû le savoir.

Christian Fletchère voyait bien Hubert Lavoisier. Même de dos, il


ressemblait à Palance. Un mimétisme troublant. Une pose identique,
jambes écartées, main gauche placée sur la hanche. La tête à demi
tournée, écoutant les bruits. Jusqu'au port de l'arme qui était
analogue. La crosse reposait sur l'avant-bras, mais la décontraction
n'était qu'apparente. En une fraction de seconde, les réflexes de
Palance et de Lavoisier armaient le fusil. Des serpents. Une arme en
main, ils étaient des serpents.
Fletchère était immobile. Il respirait à peine, comme si le Maître
pouvait l'entendre. Il épiait. Un prédateur flairant le vent.
Hubert Lavoisier posa le fusil, s'écarta de trois pas afin d'uriner.
Fletchère crut rêver. Une belle imprudence ! De la part d'un Maître !
La confiance de Palance était mal placée ! Fletchère bondit, sans
bruit, comme si la chance inespérée qui croisait son destin lui
indiquait où poser les pieds. Une plaque de mousse. Un coussin
d'herbe. En un éclair, il se vit rentrer au camp, tenant en joue le
Maître piteux. Il tendit la main, effleura le fusil. Ce fut comme s'il
percutait un mur. À demi assommé, il gisait maintenant dans les
broussailles.
— Tu n'es pas encore assez futé ! déclara Lavoisier.
Il dominait Fletchère de toute sa hauteur. Malgré la violence du
coup – le brodequin clouté de Lavoisier ? un bâton ? un simple
uppercut ? –, Fletchère remarqua l'absence totale de satisfaction
dans les yeux de son adversaire. Au contraire. Lavoisier paraissait
las. Comme s'il avait reçu le coup au lieu de le donner.
— Tu me hais, n'est-ce pas ? constata Lavoisier.
La brutalité de la question désarçonna Fletchère.
— Non… Oui… Quelles sont tes intentions ? Tu ne me ramèneras
pas facilement au camp, je te donnerai du fil à retordre.
Lavoisier s'accroupit. Il considéra Fletchère avec détachement.
— J'ai maté des plus durs que toi ! Tu n'es jamais qu'un minable
assassin dont Palance paie les services. Depuis combien de temps
adhères-tu à Ogonok ? Deux ans ? Trois ans ?
Christian Fletchère exulta.
— Pauvre idiot ! Tu t'imagines le dauphin de Palance ? Je suis à
Ogonok depuis plus de dix ans. J'ai milité dans le réseau espagnol
avant sa dissolution, puis dans le réseau italien. Mes états de
service sont autrement fournis que les tiens !
Lavoisier ricana.
— Tes états de service ! J'aimerais les connaître ! Et affirmer « j'ai
milité en Espagne » ne suffit pas à m'impressionner !
L'orgueil s'empara de Fletchère. Une douce sensation qui effaçait
l'amertume. Lavoisier était un médiocre. Son unique force résidait
dans les relations privilégiées qu'il entretenait avec Palance. Lui
disposait d'appuis sérieux. Des relations dans le monde entier qui
allaient jusqu'à la protection de mafiosi siciliens. Il voulut épater
Lavoisier.
— Le responsable d'Ogonok en Italie se nomme Salvatore
Tomasina. Il dirige un cabinet d'architectes à Milan. Le groupe a
organisé l'enlèvement avec demande de rançon de…
Fletchère s'arrêta net. L'attitude de Lavoisier était surprenante. Il
était comme un bloc de pierre. Il écoutait. Non. Il enregistrait… Oui,
c'était bien cela, il enregistrait la conversation comme un
magnétophone. Son visage ne trahissait aucun sentiment.
Fletchère eut la révélation d'une catastrophe. Une coin glacé
pénétra sa poitrine. Lavoisier lui tirait les vers du nez. Oui, Lavoisier
ne voulait pas autre chose que des confidences. Quelques secondes
de silence. Ils entendaient le bruissement des feuilles. Le souffle des
respirations.
— Fous le camp ! dit Lavoisier.
La position du fusil était explicite. Ce n'était pas une offre.
Christian Fletchère ramassa sa casquette de treillis. Il se leva,
marcha lentement, puis de plus en plus vite.

Louis Léonetti ronflait. C'était comme si, par ce sommeil animal,


quarante années de fatigue s'en allaient. Il bougea, perdit l'équilibre
et s'affaissa sur la banquette de la Peugeot. Un bien-être soudain
détendit son visage. Il bredouilla : « Mattéi, Mattéi », puis « du
caviar, mon vieux, du caviar », suivi d'un rire joyeux qui ne le réveilla
pas.
L'engourdissement gagnait Chico. Il remua la jambe droite, puis la
gauche. Le fourmillement persista, remonta même dans les mollets.
Chico délaça ses Pataugas, fit jouer les orteils. Le sang reflua,
créant une vive sensation de brûlure. Il garda ses chaussures
délacées, activant de temps à autre la circulation sanguine par des
mouvements de pieds. L'attente était pénible mais il suffisait de
songer à la pimbêche. À son sourire effronté. Le temps passait alors
plus vite.

Malgré les volets ouverts, l'odeur de bois humide prenait à la


gorge. Le soleil éclairait la pièce mais ne réchauffait pas l'air glacé.
Dans le fauteuil électrique, le vieillard grelottait. Palance le savait,
sans remédier à la situation pour autant. Il aimait ces heures vides,
dans l'attente du retour des commandos. Il lisait, écrivait,
réfléchissait. Espérait. Peut-être le vieux retrouverait-il la mémoire ?
Dans ce cas, l'or…
Palance refoula le fol espoir. Disparaître avec l'or. Il emmènerait
Lavoisier. Ogonok renaîtrait. Ailleurs. Autrement. Sans le groupe
d'abrutis qu'il traînait ici.
Il posa le livre qu'il ne parvenait pas à étudier. La Guérilla urbaine.
— Vieux busard, écoute ta musique si tu en as envie !
Il n'y eut pas de réponse.
— Approche et parlons un peu.
Le ronronnement du fauteuil se déclencha. La machine roula puis
buta contre un rondin mal équarri. Les roues patinaient. Palance
éclata de rire.
— Tu vois, je te suis indispensable !
Il se leva, décoinça le fauteuil, mais demeura à proximité. Les
mains du vieillard étreignaient le magnétophone.
— Tu as froid ? questionna Palance avec perfidie. Où est le
fringant chef d'Ogonok que j'ai connu au Paraguay ? Établissons un
marché : tu écris sur une feuille un indice, aussi minuscule soit-il, et
tu obtiens une couverture. Sinon, rien !
Le regard du vieil homme chavirait de peur. Ses yeux de souris
fixaient le plancher.
— Tu préfères ne pas chercher, n'est-ce pas ? Comment faudra-t-
il te dire qu'Ogonok est fichu ? Fichu, tu comprends ?
Palance s'exaspérait. Il fit pivoter plusieurs fois le siège sur lui-
même.
— Que crois-tu donc ? siffla-t-il. Que j'accomplis tout ce travail
pour qu'Ogonok disparaisse faute d'argent ? J'ai abattu plusieurs
personnes au Paraguay et en Europe et je suis prêt à éliminer qui
me barrera la route. Toi, si nécessaire !
Palance sortit un pistolet d'une poche de son treillis.
— Un Mauser Luger ! Ton propre pistolet ! Je l'utiliserai si tu me
pousses à bout !
Les paupières du vieillard s'abaissèrent. Il respirait à peine.
Charles Palance se mit à rire silencieusement. Ses lèvres
distendues coupaient le visage.
— Ce ne serait pas un crime. Même pas un crime…
Le rire cassa et la voix s'altéra.
— Tu es mort, vieille baderne ! Mort et enterré ! As-tu oublié la
superbe tombe, au Paraguay, au cimetière de Villarica ? Otto Ludwig
Helmuth Schmoele, 1909-1986. Nous avons dû simuler ton décès
afin que tu puisses quitter le Paraguay sans entraîner la meute de
chacals qui te recherchaient.
Il observa Otto Schmoele, attendant une réaction. Il n'y en eut
aucune. L'homme s'abritait toujours derrière ses paupières closes.
Palance distilla les mots avec lenteur.
— Personne ne se préoccupe de ton sort. Pour l'état civil, Otto
Schmoele est décédé. On n'assassine pas un mort. Je te conseille
de méditer cette phrase.
Il soupira et jeta avec mépris :
— Ton propre enterrement t'a si profondément choqué que tu en
as perdu l'usage de la parole. Le rutilant gradé nazi Otto Schmoele
incapable d'assister au simulacre de ses obsèques sans perdre les
pédales ! Il ne te reste que la vie… et moi. Réfléchis ! Si je ne
découvre pas l'or, Ogonok disparaît… Toi aussi. Dans le cas
contraire, je te dorlote… Réfléchis bien, mais ton choix est limité.
Charles Palance regagna son tabouret. Cependant, il ne parvenait
toujours pas à se concentrer sur sa lecture. Il était aux abois. Tout
allait de mal en pis. Jusqu'à des gosses qui fourraient leur nez dans
les affaires d'Ogonok. Si besoin était, il les éliminerait. Mais
l'argent ? L'argent ! Les traditionnels réseaux de soutien
l'abandonnaient. Le navire prenait l'eau de toute part.
Un ultime espoir subsistait. L'or d'Otto Schmoele. Charles Palance
savait son destin lié à celui de la momie qui lui faisait face. Il
s'interrogeait. Otto Schmoele avait-il réellement perdu la mémoire ou
jouait-il la comédie ? À moins qu'il ne se doute… Non, son cerveau
délabré était incapable d'échafauder une telle hypothèse. L'or
découvert, une balle de Luger rétablirait l'exactitude de l'état civil.
Charles Palance saisit le mince plaid posé auprès du tabouret. Il
en fit une boule qu'il lança. La couverture atterrit à un mètre du
fauteuil roulant. Inaccessible. Il ne vit pas la lueur de haine dans les
yeux d'Otto Schmoele.

Le rêve de Louis Léonetti explosa en cauchemar. Il était dans une


boîte, des poings martelaient la boîte.
Les portières de la Peugeot étaient verrouillées. Consigne
élémentaire d'une planque. Lulu Léonetti mit un temps fou à réaliser.
À voir. Il émergeait d'un lourd sommeil d'homme épuisé. La fille
frappait sur la portière. Le garçon frappait sur le toit.
Les mômes !
Lulu Léonetti réintégra dare-dare la réalité. L'angoisse au ventre. Il
déverrouilla les portières en même temps que sa main droite pêchait
le revolver coincé sous le bras. Une arme sans projectile. Léonetti
n'avait jamais tiré un coup de feu. « Un jour, un truand te tuera »,
avait prévenu Alix Mattéi. « Bah ! il y a tellement de jeunes
chômeurs qui attendent du boulot ! », avait été la réponse. Une
réponse qui dressait une muraille d'émotion entre les deux policiers.
La fille – Charlotte, ah oui ! elle se nommait Charlotte – se jeta à
l'intérieur de la Peugeot. À l'arrière, le garçon reverrouillait les
portières. Elle était littéralement couchée sur Lulu, l'étreignait, ses
bras enlaçaient son cou, ses larmes tombaient sur son propre
visage, elle hurlait : « Démarrez, démarrez vite, je vous en
supplie ! » Simon – oui, lui, c'était Simon – braillait : « Je l'ai vu, il est
là ! » À son tour il se vautrait sur le siège avant. Louis Léonetti eut
l'impression d'être à l'intérieur d'un tambour. Il perdait pied. Autour
de la Peugeot, la forêt offrait le calme serein des jours d'automne.
Mais il y avait l'hystérie des adolescents. Et le trouble de Lulu. Les
longs cheveux de Charlotte caressaient le visage de l'inspecteur. La
peau douce, odorante. Ce corps pressé contre le sien. Une femme.
Louis Léonetti rougit violemment. Il repoussa Charlotte, rétablit un
espace décent.
— Démarrez, je vous en supplie, démarrez !
Elle agrippait le volant, jetait des regards terrifiés par-dessus
l'épaule de Léonetti. Simon s'en mêla.
— Démarrez ou je vous casse la figure !
Lulu Léonetti pensa qu'il était temps d'assumer son rôle de
policier. Il ferma les yeux, assena une gifle magistrale à Charlotte.
Les sanglots s'arrêtèrent net. Simon retomba sur le siège arrière.
— Louis Léonetti, inspecteur de police (il exhiba sa carte). Je suis
ici afin d'assurer votre protection. Vous ne risquez rien. Je vous en
prie, reprenez votre calme.
Il récupéra son arme, perdue entre les sièges, et la brandit comme
une preuve tangible. Il avait honte de prouver ainsi sa qualité de
policier. Les hoquets de la fille recommencèrent. Espacés. Sans
larmes. Ses pupilles dilatées dévoraient Léonetti.
— Je l'ai reconnu, bégaya Charlotte, il nous attendait, il…, il…
Léonetti prit ses mains entre les siennes. Elles étaient glacées.
— Calmez-vous…, calmez-vous, tout va bien. Qui vous attendait ?
— Le type de la salle de jeux ! lança Simon.
Il se mit aussi à bafouiller.
— Des cinglés…, des cinglés dangereux, il faut les arrêter…
« Bon Dieu, que s'est-il passé ? songea Léonetti. Qui leur a
flanqué une telle frousse ? »
Louis Léonetti éprouva des sentiments qu'il croyait morts depuis
une éternité. La tendresse. La haine. Un violent désir d'action. Le
goût de la vengeance. La tendresse envers deux enfants terrorisés.
Le désir d'anéantir les individus coupables d'un tel méfait.
L'inspecteur Louis Léonetti n'était pas encore au bout du rouleau !
Pas si blasé qu'il s'imaginait ! Avant de partir en retraite, il aiderait
Mattéi à coffrer les sales types qui terrifiaient des gosses.
Léonetti désirait follement embrasser Charlotte. Sur chaque joue.
Il ne le ferait pas, bien sûr. Il ne le ferait jamais. Il libéra les mains de
la jeune fille, démarra la Peugeot. Malgré le siège avant, durant tout
le trajet, Charlotte et Simon se tinrent enlacés, visage contre visage,
cheveux mêlés, respirations confondues.

Chico suivait la Peugeot des yeux. La malchance l'assommait.


Une seconde d'inattention. Il avait soudain vu les adolescents
courant sur la sommière. Il avait bondi avec un temps de retard,
oubliant que ses Pataugas étaient délacés. Les chaussures
adhéraient à la boue, comme deux ventouses. Chico s'était empêtré,
avait basculé vers l'avant, accrochant le fusil à une branche. Le coup
était parti. Il avait couru. Pieds nus. Trop tard. La pimbêche et son
petit ami s'étaient engouffrés dans une voiture. Qui était au volant ?
Angelo Rizzo s'en voulait. Non seulement il avait échoué, mais sa
maladresse faisait intervenir un inconnu. Par sa faute, le danger
augmentait. Il songea à Charles Palance. L'évocation de son chef le
rasséréna. Malgré le ratage, il persévérerait et sauverait Palance.
Lui, Chico, n'était-il pas le maillon sûr du réseau Ogonok ?
CHAPITRE 6

BERLIN DOCUMENT CENTER.


RÉACTIVATION DU DOSSIER OTTO SCHMOELE.
Fiche additionnelle d'après un rapport établi conjointement par la CIA, la DSP et la
DGSE 2 : novembre 1987. Traduction française n° 28/A1.

Charles Palance.
Dernier chef présumé de la branche paraguayenne du réseau Ogonok. Il n'existe aucune
photographie, aucun signalement du personnage recherché. Par contre, le jeu d'empreintes
digitales joint au dossier lui appartient. Elles ont été relevées au Paraguay, après un hold-
up sanglant. Il s'agit là de l'unique imprudence commise par le chef du réseau. Malgré les
incertitudes et le vaste pan de mystère qui entoure l'individu, une fiche approximative peut
être établie.
Le dénommé Charles Palance (nom d'emprunt ?) est de nationalité française. Âge
compris entre quarante et cinquante ans. A participé, en tant que mercenaire, à de
nombreux conflits, tant en Asie qu'en Afrique. L'homme s'estime investi d'une mission quasi
divine : établir sur terre la suprématie de la race blanche. Il adhère à Ogonok à une date
imprécise, dirige la section paraguayenne à la suite d'Otto Schmoele. À la mort de ce
dernier, il disparaît. Sans doute regagne-t-il la France ?
Au Paraguay, Palance tisse des liens avec les mafias américaine et sicilienne (trafic de
drogue ?). Il reçoit aussi des subsides d'organisations terroristes internationales. Son
expérience de baroudeur lui permet d'organiser militairement Ogonok. Charles Palance est
responsable, directement ou indirectement, de plusieurs assassinats.
Classé extrêmement dangereux par la CIA et la DGSE, qui collaborent activement afin
d'identifier au plus vite l'individu.

Pour une fois, le bureau d'Alix Mattéi ressemblait à ce qu'il était :


un bureau de policier. Blottis chaise contre chaise, Charlotte et
Simon répondaient aux questions du commissaire. Ils avaient l'air de
deux coupables subissant les assauts d'un interrogatoire. En retrait
dans leur dos, Louis Léonetti luttait contre la fatigue. Dans la
cheminée, il y avait des cendres froides et la pendule Walt Disney ne
sonnait pas les heures.
— Pourquoi avoir dissimulé une partie des documents ? s'emporta
Alix Mattéi. Vous ne compreniez pas que c'était jouer avec le feu ?
— On ne pensait pas…, bredouilla Simon. On croyait…, il y avait
l'or…
Mattéi se prit la tête entre les mains.
— Vous êtes totalement inconscients ! Deux assassinats
méritaient une petite réflexion, non ?
— Je suis responsable, dit Charlotte avec fermeté.
Elle dégrafa son blouson, tritura les boutons et poursuivit en
considérant ses doigts :
— L'or m'a fait perdre la tête. Je le désirais très fort…, puis c'était
comme…
— Au cinéma ! enchaîna le commissaire. Vous voyez enfin que
nous sommes à mille lieues du cinoche !
— Oui, comme au cinéma, dit pensivement Charlotte. On y croyait
sans y croire.
Alix Mattéi capta le regard de Léonetti. Il fit une grimace
significative. Il ne comprenait pas ces gosses. Des adolescents
immatures.
— Ils sont jeunes, plaida Léonetti, les distractions manquent dans
notre ville. Tu verras, quand tes enfants auront quinze ans…
Mattéi eut un sourire d'orgueil. Jamais ses deux fils ne seraient
des galopins traînant les rues. Pourtant, les yeux de boxer de
Léonetti s'acharnaient et disaient : « Mais si, mon vieux, mais si. »
Mattéi s'ébroua. Il fit quelques pas, allant d'un mur à l'autre.
Charlotte suivait ses déplacements. Elle attendait qu'il parle, qu'il
donne des explications. Par contre, Simon s'était calmé. Puisque la
police prenait l'affaire en main, il oubliait les péripéties de la journée
et songeait au lendemain. « Ils sont si différents, pensa Mattéi.
Quelle alchimie les rapproche ? »
Il observa Léonetti. Son attitude était troublante. Il paraissait
protéger les adolescents. S'impliquer dans l'affaire. Or, Lulu affirmait
régulièrement qu'une enquête se gérait sans états d'âme. Alix Mattéi
était fatigué, pourtant les bajoues grises et les yeux pochés de Lulu
le bouleversaient et le déprimaient. Il fit un effort afin de revenir à
l'enquête.
— Oubliez le passé, vous ne risquez plus rien. Cependant…
Mattéi lorgna le coin de Léonetti. L'inspecteur avait déroulé ses
paupières de crocodile.
— Cependant, poursuivit Mattéi, votre aide m'est indispensable,
aussi je vous conseille d'écouter attentivement. Pendant que vous
vous amusiez aux gendarmes et aux voleurs, dans la forêt, j'ai
travaillé.
Il saisit un paquet de fiches cartonnées, en sélectionna plusieurs.
— Primo : Gert Fröbe. Un nostalgique de l'époque nazie. Était
courtier dans une importante firme pharmaceutique, ce qui lui
permettait de voyager dans le monde entier. Ses déplacements lui
servaient à prendre contact avec des réseaux internationaux
d'idéologie néo-nazie. Il a pu être utilisé comme passeur de drogue,
d'armes, voire d'explosifs pour des groupes terroristes. Il a sans
doute été assassiné sur ordre d'Ogonok. Le mobile : les documents
que vous avez récupérés. Fröbe tentait de vendre à la CIA le dossier
volé au Berlin Document Center.
Charlotte et Simon suivaient avec stupéfaction l'exposé de Mattéi.
Rétrospectivement, la peur renaissait. Le récit du commissaire était
effarant.
Quant à Léonetti, sa vigilance de vieux flic combattait sa fatigue
de vieux flic. Son corps se dévoûtait. Chaque détail – même connu
par cœur – était enregistré.
Alix Mattéi compulsa une autre fiche.
— Les individus présents à la vente aux enchères et dans la forêt :
du menu fretin. Des gens ayant un métier, une femme, des gosses.
Des gens normaux. Sauf leur intelligence. En effet, se laisser
entraîner par les élucubrations d'Ogonok est plutôt signe de…
bêtise. Des contrôles routiers opérés « au hasard » ont montré que
ces types se baladent avec leur fusil dans le coffre de leur voiture.
— Il faut les arrêter ! jeta Charlotte.
Léonetti intervint.
— Rien n'interdit à un chasseur de se promener avec son fusil en
période de chasse. Mais je te promets que quelques-uns y laisseront
des plumes ! Du moins, on fera tout pour ça !
— Bravo Lulu, j'aime ta détermination ! Il est donc évident qu'un
groupe Ogonok existe dans la région : le terrain de « jeux de
survie » sert de camp d'entraînement. Il couvre vingt-quatre
hectares, est loué à un agriculteur propriétaire de la forêt par un
certain Marc Laugas qui habite une maison forestière isolée. Voici la
photocopie de sa carte d'identité.
Alix Mattéi tendit un feuillet à Charlotte. Il le fit en hésitant,
conscient que tout se jouait à cet instant. La jeune fille blêmit. La
page vibrait entre ses doigts et ils entendaient tous le clapotis du
papier.
— C'est l'homme de la forêt.
Simon s'empara du feuillet. Il explosa.
— Oui, c'est bien le salaud du camp !
— Vous l'arrêtez ? demanda Charlotte.
Alix Mattéi contempla la pendule Walt Disney. Puis il soupira,
énigmatique :
— La naïveté de Mickey et Donald…, explique-leur, Lulu, je suis
fourbu et je ne m'en sens pas le courage.
Léonetti s'étira. Il parut d'abord oublier l'ordre de son supérieur.
— Vous avez quinze ans, je crois ?
— Oui, dit Simon. Enfin, Charlotte pas tout à fait.
— Quinze ans seulement, poursuivit Léonetti d'un air rêveur.
Il se leva, vint se placer devant les sièges des adolescents. Il
s'adressa à Charlotte.
— Bien sûr que nous aimerions arrêter ce sale type avant qu'il ne
propage sa pourriture.
Il leva la main pour empêcher Simon d'intervenir. Sa voix
s'affermit. Toute trace de fatigue avait disparu. Une exaspération
pleine d'amertume le gagnait.
— Mais les criminels du genre de Laugas, alias Palance, ne sont
pas des imbéciles ! À part les empreintes digitales laissées par un
inconnu au cours d'un hold-up, nous ne possédons aucune preuve
contre lui et Ogonok. Palance peut dormir tranquille. Sous quel
prétexte l'arrêterions-nous ?
Louis Léonetti regagna lentement sa chaise. Le silence
submergea la pièce. Charlotte était déçue. La police semblait
désarmée. Elle mit sa main sur le genou de Simon. Il avança la
sienne, timidement. Leurs doigts s'enlacèrent. Simon se sentait très
las.
Entre ses paupières mi-closes, Louis Léonetti observait les mains
jointes. Elles le fascinaient. Des enfants pouvaient s'aimer ? La
découverte était une blessure. Comment avait-il pu arriver si près de
la vieillesse en ignorant tout de la vie ? En ne songeant qu'au
travail ? Aux criminels ? Il avait réduit la vie au crime.
Charlotte interrompit l'examen de conscience.
— Il y a l'or ! Si vous trouvez les lingots d'or, vous possédez la
preuve qu'Otto Schmoele disait vrai.
— En partie exact ! intervint Alix Mattéi. La découverte de l'or ne
conduira personne en prison, mais du moins aura-t-on fait un pas.
J'ai d'ailleurs ma petite idée.
— Tout cet argent caché depuis si long temps ! dit Charlotte avec
envie.
— Charlotte…
— Oui…
— Simon et toi, vous vous êtes fait des illusions, souffla Mattéi.
— Pourquoi, les lingots n'existent pas ? jeta vivement Simon.
— Nous vérifierons… Mais connaissez-vous l'origine quasi
certaine de l'or ?
— Non… Quelle importance ? murmura Charlotte.
— Quelle importance ?… Vous êtes si jeunes, il est vrai… Selon
toute probabilité, l'or provient des pillages nazis. Il a été volé à ces
milliers de personnes emprisonnées, conduites en camp ou
exterminées.
Charlotte se mordit la lèvre, mais son regard doutait encore des
révélations du commissaire.
— Oui, le réveil est brutal, admit Mattéi. À la fin de la guerre, des
sommes fabuleuses volées par les nazis ont alimenté des caisses
secrètes, permettant, entre autres, la fuite des criminels
recherchés. Ainsi, le réseau Odessa, dont a profité Otto Schmoele, a
été financé par de semblables « trésors ».
Charlotte était écœurée. Tant de machiavélisme ! En moins de
trois jours, son univers basculait du jeu à l'atroce réalité. Tout était
trop compliqué. Alix Mattéi n'abdiquait pas. Il suivait son plan, plan
élaboré dès le début de l'entretien. Il avait conduit les adolescents là
où il le désirait. Il pouvait abattre ses cartes.
— Il existe peut-être une solution…, suggéra-t-il.
Charlotte et Simon, qui méditaient encore les sombres
informations du commissaire, ne répondirent pas. Léonetti, de
nouveau en alerte, entrouvrit les paupières. Alix Mattéi insista.
— Notre unique chance d'arrêter ces criminels réside dans l'espoir
que Palance commette une bourde. Or, l'appât de l'or peut l'amener
à faire des erreurs.
— Précise ! dit Léonetti.
— Imagine que nous soyons en passe de découvrir l'or après
lequel court notre bonhomme… Il s'énerve, se dévoile…
Les paupières de Léonetti retombèrent. Il articula lentement :
— On fait quoi ? On investit le terrain de « jeux de survie », on
entreprend une fouille en règle ? Sous quel prétexte ? Pendant que
nous y sommes, pourquoi ne pas inviter les journalistes ? Mais
prions aussi pour que les lingots soient sous la cabane, sinon,
bonjour le ridicule !
— Lulu, tu sais fort bien que je ne m'embarquerais pas sans
biscuit.
— Dans ce cas, parle-moi du biscuit.
Une tension soudaine s'installa entre les deux hommes. L'un
hésitait à parler, l'autre redoutait ce qu'il allait entendre. Alix Mattéi
se racla la gorge et affronta le visage fermé de Louis Léonetti. Sa
voix manqua d'assurance.
— Charlotte et Simon peuvent aider la police.
Léonetti se raidit.
— Comment ?
— Ils se glissent sous la cabane, vérifient l'existence de la cavité.
Si y pénétrer est facile…
— En quelque sorte, ils servent d'appât ? Palance et ses hommes
les surprennent et commettent alors la fameuse bourde dont tu
parlais ?
— En gros, oui.
Léonetti jaillit de sa chaise Il se rua vers le bureau. Il n'était plus ni
vieux, ni usé, ni ventru, seulement un bloc de colère, animé d'une
violence impressionnante.
— Non ! cria-t-il. Non, non et non ! Tu n'utiliseras pas les gosses !
Mattéi pâlit.
— Calme-toi, Lulu.
— J'ai dit non ! Tu cherches à te venger, n'est-ce pas ? Je désire
aussi coffrer ces salopards, mais pas à n'importe quel prix ! Toi, tu
prends une revanche : prouver quel excellent flic tu es, qui ne
méritait pas une mutation disciplinaire. Alors, tu fonces, sans te
soucier de la casse.
Alix Mattéi se mit à tordre une règle de plastique.
— Je ne te permets pas…
— Je me passerai de ta permission ! ricana Léonetti.
— Écoute une minute, une seule minute sans exploser, c'est
possible ? Dimanche, Charlotte et Simon participent au jeu
hebdomadaire de survie qu'organise Palance. Toi, moi – grimés
évidemment –, ainsi que deux ou trois inspecteurs, nous nous
inscrivons aussi. Tout à la surveillance de Charlotte et Simon, qu'ils
savent à la recherche des lingots, les hommes de Palance ne
s'intéresseront pas à nous. Que risquent les gosses avec cinq flics
sur le dos ?
Charlotte et Simon suivaient le ping-pong verbal sans intervenir.
Ils étaient l'enjeu d'une partie, mais aucun des deux policiers ne
songeait à les consulter !
Louis Léonetti murmura :
— Évidemment, tu as conscience du danger ? Ces types ne
jouent pas avec des pistolets à amorces ! Tu connais le dossier du
B. D. C… Un instant d'inattention, un concours de circonstances
imprévu, bref, n'importe quoi peut gripper le scénario.
Mattéi s'emporta.
— On dirait que tu te fiches de coffrer ces pourris ! Pour un policier
qui rêve de terrasser le crime depuis quarante ans, bravo ! Je t'offre
de marquer des points et tu te défiles !
— Je ne me défile pas, Mattéi, et vous le savez ! Je pense
simplement que la fin ne justifie pas les moyens.
Le retour au vouvoiement était injurieux. Mattéi accusa le coup. Il
ferma les yeux, pressa très fort sur ses globes oculaires. Des
striures rougeâtres griffèrent ses rétines. La douleur faisait du bien.
— Demandons l'avis de Charlotte et Simon.
Charlotte répondit d'une voix ferme avant que Mattéi n'ait fermé la
bouche :
— Nous sommes d'accord !
Simon fit un vague signe d'assentiment. Il dévisagea Charlotte et
dit :
— Merci de m'avoir demandé mon avis !
— Vos parents ? objecta Léonetti. Non seulement la proposition
du commissaire est une grave faute professionnelle, mais elle est en
outre illégale puisque vous êtes mineurs, donc…
— Mon père ne s'intéresse pas à ce que je fais, coupa Charlotte.
D'ailleurs, il déteste la police, les criminels, le monde entier. Quant à
la grand-mère de Simon…
— Laisse-moi terminer comme si j'étais un grand garçon, ironisa
Simon. Elle me fait entièrement confiance, monsieur le commissaire,
si je dis oui, elle dira oui.
— Et tu dis oui ? demanda Léonetti.
— Je dis oui. Comme Charlotte.
L'inspecteur capitula.
— J'irai aussi, Mattéi. Pas pour vous. Pour les gosses. S'il leur
arrive quoi que ce soit…
Il n'acheva pas sa phrase. Louis Léonetti avait à nouveau l'air d'un
flic au bout du rouleau.

Le soleil d'automne éclaboussait la maison forestière. Mais, à


l'intérieur, la pièce principale était tout aussi sinistre qu'auparavant.
L'obscurité et le froid restaient maîtres des lieux. Dans la cheminée
crépitait un feu puissant, dont la seule utilité était de repousser
l'ombre. Autour de la table, Ogonok dressait ses plans.
— Tu es sûr de toi ? questionna Charles Palance.
Angelo Rizzo leva les bras au ciel.
— Je ne suis pas idiot ! La pimbêche téléphonait ! Je reconnaîtrais
sa voix… même si j'étais sourd.
La plaisanterie n'amusa personne.
— Son culot m'a stupéfié. J'ai répondu oui à chaque question. Si
des jeunes de moins de dix-huit ans pouvaient participer aux jeux de
survie ? S'il y avait des places ce dimanche ? Le prix ? S'il fallait une
tenue spéciale ? Elle a réservé pour elle et son copain et elle a
raccroché.
Fletchère ricana. Il évitait le regard de Lavoisier.
— Plutôt louche, non ? jeta-t-il brièvement.
— Non, dit Palance. Le garçon et la fille ont repéré le camp,
preuve qu'ils détiennent les documents du BDC et que ceux-ci
indiquent l'emplacement des caisses. Ils ont l'inconscience de
gosses qui touchent au but et foncent sans réfléchir.
Chico s'était bien gardé de raconter sa poursuite ratée. La
tournure des événements le chiffonnait.
— Pourquoi s'inscrivent-ils au jeu ? insista-t-il.
Lavoisier haussa les épaules.
— Tu le fais exprès, Rizzo ? Durant le jeu, les enfants vérifieront
l'exactitude des documents. Autrement dit, l'existence des lingots. Et
je te rappelle que le périmètre du camp est truffé de panneaux
portant le numéro de téléphone des « jeux de survie ».
— N'empêche, ils n'ont pas peur !
Lavoisier soupira :
— Palance a raison : il ne s'agit pas de culot, mais
d'inconscience !
Fletchère réfléchissait. Il n'écoutait pas la conversation, mais
essayait de mettre en place les morceaux d'un puzzle. Depuis sa
mésaventure dans la forêt, il songeait sans cesse au passé, et
maintenant il avait acquis une conviction. Lavoisier était un menteur.
Il jouait la comédie. Quelque chose – et Christian Fletchère était
incapable de définir ce quelque chose – l'avertissait que Lavoisier
était dangereux. Parler à Palance serait difficile. Il aimait trop
Lavoisier. Fletchère prit cependant une résolution. Dès le début de la
semaine suivante, lorsque l'histoire de l'or serait réglée, il mettrait
Charles Palance en garde. Satisfait d'une décision qui repoussait
l'échéance délicate, il s'efforça de reprendre le fil de la conversation.
— Que le plan soit clair, disait Charles Palance, nous n'avons pas
droit à l'erreur. Primo : dimanche, Chico, que je ne t'aperçoive pas
dans le périmètre du camp !
— Pourquoi ? sursauta Chico, blessé.
Palance adoucit sa voix.
— Enfin, Chico, tu sais que je ne doute pas de tes qualités. Tu es
un parfait lieutenant, mais les adolescents te connaissent. Imagine
leurs réactions… Tiens, sers un peu de vin, tu veux ?
Les derniers mots, prononcés avec un sourire de clergyman,
rassurèrent Chico. Palance passa sa main à travers la brosse de ses
cheveux blancs. Il hésitait. Triait les possibilités. Le vocabulaire
aussi, afin d'atteindre le maximum de précision.
— Dimanche, une des équipes du jeu sera constituée de
Christian, d'Hubert, ainsi que de deux hommes sûrs et de moi-
même. Les gosses seront dans l'autre. Pas question de les perdre
de vue, ne serait-ce qu'une minute.
— Pas facile, objecta Lavoisier.
Palance se fit sec et abattit son poing maigre sur la table.
— Arrangez-vous pour qu'il en soit ainsi ! S'ils se séparent,
Christian piste la fille, Hubert se charge du garçon. Je servirai de
doublure en cas de défaillance de l'un ou de l'autre, mais je le
répète, il n'y aura pas de défaillance. Est-ce clair ?
Ils inclinèrent la tête. Hubert Lavoisier se versa un nouveau verre
de vin qu'il but d'une traite. Palance fronça les sourcils. Il détestait le
vin et détestait plus encore ceux qui consommaient de l'alcool. Il
sacrifiait au rite afin de satisfaire Chico et Fletchère, mais que son
lieutenant préféré n'ait pas la volonté de se priver de boissons
alcoolisées le chagrinait. Charles Palance menait une vie d'ascète.
Ni alcool, ni tabac, peu de nourriture, une maison sans confort.
Avant de poursuivre son exposé, il attendit le bon vouloir de Chico
qui tisonnait les braises de la cheminée. La médiocrité de son adjoint
l'exaspérait.
— Maintenant, l'essentiel. Dès que les gosses ont repéré
l'emplacement des caisses… (il marqua une pause), Christian
intervient.
Hubert Lavoisier eut un hoquet de stupeur.
— Ce sont des enfants !
— Éliminer la fille et le garçon ne me plaît pas. As-tu une autre
solution ? N'oublie pas qu'ils donneront à la police des signalements
très précis.
— Monsieur est délicat, susurra Fletchère.
— La ferme ! aboya Palance.
— Ils ne seront pas seuls dans leur groupe, protesta Lavoisier.
— Les deux hommes qui se joignent à nous ont pour mission de
séparer les adultes des gosses. Par n'importe quel moyen.
D'ailleurs, les adolescents seront trop heureux de faire cavalier seul.
D'autres objections ?
Fletchère plongea son regard dans celui de Lavoisier. Il espérait y
découvrir de nouvelles protestations, mais ne rencontra
qu'indifférence.
— Dans ce cas, je conclus. Une camionnette 4x4 nous attendra à
proximité de la cabane. Le temps de charger les caisses et nous
filons. Dans la soirée, envol de Lyon direction Milan, où nous
récupérons de faux passeports, puis embarquement vers l'Amérique.
Un cargo discret.
— Et les autres ? risqua Angelo Rizzo.
— Qu'ils se débrouillent ! Seule compte la survie d'Ogonok.
Dans la cheminée, les dernières flammèches s'éteignaient.
L'ombre effaçait le portrait d'Adolf Hitler.
Dès que Charles Palance pénétra dans la mansarde, Otto
Schmoele coupa la musique du magnétophone portatif. Le chef
d'Ogonok était de plaisante humeur. Il fit pivoter le fauteuil électrique,
se pencha contre l'oreille d'Otto Schmoele.
— J'ai gagné, vieux busard !
Le vieillard sursauta.
— Eh oui, malgré ta mauvaise volonté, je récupère dimanche les
trente caisses d'or que tu as cachées en 1944. Quelle sinistre
nouvelle, n'est-ce pas ? La comédie de l'amnésie est terminée ! Fini
de me tenir en laisse, tel un chien, devant un os à ronger !
Maintenant, Palance mène le jeu. Grâce à l'OR, l'OR !
La délectation avec laquelle il scandait le mot fendait son visage
d'un vrai rire. Et ce rire, rarissime, effrayait Otto Schmoele.
— Cesse de tripoter ce magnétophone, tu m'agaces ! Comprends-
tu au moins l'importance de la nouvelle ?
Palance s'empara d'une chaise qu'il planta en face du fauteuil
roulant.
— Les gosses entrent dans la nasse ! Tu te souviens ? Je t'ai
souvent parlé d'eux. Dimanche, ils participent au jeu de survie, ce
qui signifie qu'ils ont repéré la cache. Tu saisis ?
Otto Schmoele fixait le mur. Il semblait se désintéresser du récit.
Ses mains arthritiques reposaient sur le magnétophone.
— Fletchère se charge d'éliminer le garçon et la fille. Après tout, il
a déjà assassiné Fröbe et l'autre type. Ensuite, retour au Paraguay
où je réactive l'ancien réseau Ogonok.
Charles Palance serra son poing et le brandit sous le nez d'Otto
Schmoele.
— Au Paraguay ! Tu imagines, vieux busard ! Repartir de zéro,
sans commettre les erreurs du passé. J'aurai de l'argent, beaucoup
d'argent, donc inutile de commettre ces hold-up aventureux qui nous
éloignent de notre mission.
Palance tira brutalement le fauteuil contre sa chaise. La voix
métallique s'exalta :
— Je suis le nouvel Adolf Hitler !
Otto Schmoele bougea imperceptiblement.
— Tu t'inquiètes ! Ton propre sort, n'est-ce pas ? Comme si Otto
Schmoele comptait davantage qu'Ogonok !
Il eut une moue de mépris en considérant le vieillard.
— J'avais pensé…, bah ! qu'importent mes anciens projets. Tu es
muet…, muet comme une tombe…
La comparaison amusa Palance.
— Le spectacle de tes funérailles t'a rendu muet comme une
tombe… Elle est bonne, celle-là !
Le rire recommença. Un rire obscène.
— Bref, que tu sois muet m'arrange plutôt. Je te réserve une
surprise que tu partageras d'ailleurs avec les autres membres du
réseau !
Il observa un moment la course des nuages, à travers la fenêtre,
et poursuivit pensivement :
— Fletchère et Rizzo bénéficieront aussi de la surprise. Un peu
plus tard que les autres cependant, car Ogonok a encore besoin
d'eux. Tu vois, vieux busard, le destin fait bien les choses, il est
inutile de l'aider.
BERLIN DOCUMENT CENTER.
RÉACTIVATION DU DOSSIER OTTO SCHMOELE.
Fiche additionnelle d'après un rapport établi conjointement par la CIA, la DSP et la
DGSE : novembre 1987. Traduction française n° 167/B3.
Les réseaux Ogonok.
Les réseaux Ogonok naissent en Amérique latine vers 1947-1948. Un grand nombre de
nazis, en fuite, quittent l'Allemagne et l'Autriche dès 1946. Ils trouvent refuge en Amérique
latine, au Moyen-Orient.
Les premiers groupes Ogonok, simples associations d'anciens nazis, recherchent
l'entraide de compatriotes expatriés. Au fil des années, la plupart de ces groupes
disparaissent. Ceux qui subsistent s'organisent. Codifient leur idéologie. Deviennent de
véritables organisations avec des chefs, un budget, un but. Ce but, toujours le même quel
que soit le vocabulaire employé, se résume en peu de mots : assurer la domination de la
race blanche.
Ces réseaux se préparent psychologiquement et militairement à régner sur le monde
nouveau qu'ils appellent de leurs vœux. Cependant, les membres convaincus demeurent
une infime minorité. Il s'agit souvent d'excités, parfois de réels désaxés. Ils entraînent dans
leur sillage des individus au raisonnement infantile, mal à l'aise dans la société, mais qui ne
forment pas des troupes fidèles.
Caractéristiques communes :
– Les réseaux Ogonok utilisent la violence. En outre, afin d'alimenter les caisses, ils
commettent des hold-up. Ogonok débouche sur le pur et simple banditisme.
– Les réseaux terroristes internationaux, comprenant l'aide qu'ils peuvent attendre
d'Ogonok (déstabilisation des pouvoirs politiques en place, centres d'entraînement, dépôts
d'armes), financent l'organisation.
En conclusion, Ogonok, repéré de façon certaine dans plusieurs pays, doit être
démantelé au plus vite.

Alix Mattéi étendit ses jambes lourdes et ferma les yeux. Il finissait
pour la dixième fois la lecture du dossier du Berlin Document Center.
Le dégoût le submergeait. Pourquoi ne parvenait-il pas à être blasé,
comme la plupart de ses collègues ?
Il anéantirait Ogonok. Écrabouillerait Palance.
Mattéi ouvrit les paupières et vit la pendule Walt Disney. Il fit un
clin d'œil à Mickey et Donald.
CHAPITRE 7

L' après-midi d'octobre s'annonçait chaud. Une journée d'été


égarée en automne.
Charlotte et Simon écoutaient Charles Palance. Ils avaient redouté
l'instant de la rencontre, mais c'est à peine si l'homme les avait
regardés. Les adolescents se tenaient près des policiers.
Alix Mattéi s'était grimé en bureaucrate fatigué s'offrant un week-
end de détente à la campagne. Comment avait-il transformé ses
magnifiques yeux bleus, devenus gris et larmoyants ?
— J'explique les règles du jeu de survie, disait Charles Palance.
Je vous répartirai en deux équipes de six. Chaque équipe dispose
d'un drapeau. Vous devez anéantir l'équipe adverse afin de vous
emparer de son drapeau. Des questions ?
Léonetti joua la comédie. Parler dénouerait l'angoisse qui lui
mangeait les tripes.
— Comment prend-on le drapeau des autres ?
— J'y viens, continua Palance. Nous distribuerons l'équipement
suivant : une paire de lunettes dont le port est obligatoire, pour des
raisons de sécurité. Tout joueur surpris sans lunettes est
immédiatement éliminé. Vous disposerez d'un pistolet à gaz
carbonique, identique au modèle que je porte.
De l'étui fixé sur sa hanche droite, il sortit une arme au canon long,
muni d'un embout jaunâtre.
— Le pistolet fonctionne grâce à une cartouche de gaz carbonique
fixée dans la crosse, poursuivit Palance. Avec chaque cartouche,
vous tirez de dix à quinze capsules de colorant qui sont les
projectiles. La portée de l'arme est d'environ trente mètres.
— Si je comprends bien, dit l'un des deux policiers qui
secondaient Mattéi, la personne touchée par une capsule de
colorant est éliminée ?
— Exactement ! conclut Charles Palance avec ironie. Je constate
que mes directives sont reçues cinq sur cinq !
Il leva le pistolet, appuya sur la détente. Il y eut une sourde
détonation et une tache de peinture jaune étoila le pantalon du
policier.
— Rassurez-vous, la marque s'efface à l'eau ! D'autres
questions ?
—…
— La première partie débutera dès que le matériel sera réparti.
Ah ! un dernier conseil. Vous avez tout intérêt à vous disperser.
Dans le jeu de survie, la tactique joue un rôle capital. Vos capacités
à monter une embuscade, à faire preuve d'une stratégie de guérilla
s'avéreront essentielles. La façon la plus rapide d'être éliminé est de
rester groupé.
Léonetti cherchait une question. Reculer le départ du jeu.
Repousser l'instant où Charlotte et Simon serviraient d'appât.
— La forêt est immense. Comment pister les adversaires sur une
telle étendue ?
Palance avait le dos tourné. Il parlait à un individu qui lui
ressemblait d'une façon surprenante. Léonetti réitéra sa demande.
Palance pivota lentement, ses yeux brillaient.
— Excellente question ! J'ai oublié de définir notre terrain de jeu.
Puisqu'il s'agit d'un premier exercice et que vous n'êtes pas aguerris,
notre zone de déplacement est réduite à l'espace entourant la place.
Des fanions portant le chiffre 1 délimitent les lieux. Croyez-moi, cela
suffit et représente un cercle à défendre d'environ trois hectares.
Charles Palance jaugea Léonetti. Il ajouta, ironique :
— Si vous êtes à la hauteur, c'est-à-dire si votre équipe fait preuve
d'exceptionnelles qualités tactiques, nous augmenterons le rayon
d'action dans le jeu numéro 2. À vous de prouver que vous le
méritez !
Alix Mattéi et Louis Léonetti étaient en planque dans les
broussailles, juste à la limite de la zone boisée. À quelques mètres
de la cabane d'où provenait une musique d'accordéon.
— Qui est à l'intérieur ? s'était inquiété Léonetti. Il faut vérifier.
— Trop tard ! On ne bouge plus d'ici !
C'était un ordre. Pourtant, Léonetti marmonna :
— Je l'avais dit : attention à l'imprévu ! À vous entendre, il n'y
aurait pas d'imprévu !
— Lulu, arrête de me casser les pieds, tu veux ? Réglons nos
comptes à un autre moment.
L'attente avait repris. Inconfortable. Douloureuse même pour
Léonetti, dont le corps manquait de souplesse. Ne pas bouger.
Accepter la déchirure des épines. Les fourmis. L'arme – la vraie, pas
le jouet de Palance – talait les côtes. Léonetti boudait. Il se forçait.
Maintenant qu'il était dans l'action, son amertume s'en allait. Alix
avait raison. Palance dirigeait le jeu comme s'il s'adressait à une
colonie de vacances, mais il assassinait pour assurer le triomphe de
ses idées folles. Arrêter l'individu avant qu'il ne commette
d'irréparables dégâts était impératif. Cependant, par entêtement,
Lulu Léonetti conserva le vouvoiement.
Alix Mattéi était calme. Sûr de son fait. Dès qu'il avait aperçu le
chêne au ventre boursouflé, il avait admis la totale véracité des
documents du B. D. C. Maintenant, l'ombre de l'arbre s'avançait
sous les pilotis de la cabane. Une ombre obèse, agrémentée de
bras. Le ventre du bouddha ! Trop d'indices concordaient, l'erreur
devenait improbable. De son poste d'observation, Mattéi sondait le
quadrilatère, sous la masure de bois. Des herbes. Des broussailles.
L'obscurité. Existait-il une cavité contenant trente caissettes d'or ?
Qui écoutait de la musique ? Un danger supplémentaire. Mattéi
déplaça son bras droit ankylosé, mais le geste réveilla l'impatience
de l'inspecteur.
— Vous pensez que les gosses…
— Ils ne courent aucun danger ! Deux flics exceptionnels veillent
sur eux et Charlotte et Simon ont la consigne de s'approcher très
vite de la cabane.
— J'espère que vous avez raison, commissaire.
— Bougre d'âne, vas-tu enfin laisser tomber ce vouvoiement
stupide ?
Louis Léonetti s'empourpra. Il replaça leurs chuchotements sur le
terrain professionnel.
— Tu crois sincèrement que Palance et ses acolytes débouleront,
là sous nos yeux, et se jetteront dans la gueule du loup ?
— J'en suis certain, parce que…
Mattéi chercha ce qui étayait ses certitudes. Alors le mot
« bouddha » emplit son cerveau. Il ne put le chasser et l'image de la
divinité sereine devint obsessionnelle.
— Tu sais ce que dit Bouddha ? murmura Alix Mattéi.
— Non, et je m'en fous ! protesta Léonetti.
— Bouddha se saisit d'un morceau de craie rouge, traça un cercle
et dit : « Quand des hommes, même s'ils l'ignorent, doivent se
retrouver un jour, au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans
le Cercle rouge. »

Otto Schmoele plaça une nouvelle cassette dans le


magnétophone. Une aussi simple manipulation demandait plusieurs
minutes d'effort. Dès les premières mesures de Lili Marlène, il ferma
les yeux, renoua avec le passé. Il oubliait la cabane, les projets de
Palance.
La période de gloire. L'Europe sous le joug du Troisième Reich.
Un temps, il avait cru en Hitler. Puis le rêve s'était écroulé.
La douleur fulgurante brûla les articulations des jambes. L'arthrite.
Il se figea, espérant que la souffrance abandonnerait son corps usé.
Ne pas penser. Ou plutôt, penser à quelque chose d'agréable. L'or.
L'or que Palance ne découvrirait jamais. Impossible, après tant
d'années ! Lui seul, Otto Schmoele, savait que l'or dormait là, sous
ses pieds ! Le chêne ! Il avait reconnu le ventre du bouddha dès le
premier jour. Des chasseurs avaient dressé la cabane au-dessus du
trou.
Quelle jubilation ç'avait été d'avertir Palance que l'or reposait
quelque part, au cœur d'une vaste zone entourant la cabane ! Il ne
savait pas exactement où, mais il chercherait… Oui, il promettait de
chercher… Et depuis, Palance et ses hommes reniflaient la forêt
comme des chiens !
Palance payait sa trahison. Il avait voulu éliminer le chef originel
d'Ogonok. Mais Otto Schmoele, lui, n'oubliait pas l'humiliation. Une
sorte de sourire flotta sur sa face desséchée. Sa mort était proche. Il
emporterait le secret dans sa tombe.

Pister les adolescents se révéla d'une déconcertante facilité. Ils


n'avaient aucune expérience de la forêt, avançaient bruyamment,
loin de se douter que trois spécialistes de ce genre d'épreuve
suivaient leur progression.
Charles Palance jubilait. Ses hommes avaient accompli leur travail
et les gosses, détachés du reste de l'équipe, filaient vers leur but. Ils
ne montraient aucune hésitation. Ils savaient donc l'emplacement
exact des caissettes. Ogonok était sauvé. Dans quelques heures,
l'avion, le réseau italien qui aiderait à leur renaissance. Une autre
vie…
Christian Fletchère évitait de marcher près de Lavoisier.
L'inquiétude le rongeait. « Ce type a un visage d'hypocrite »,
songeait Fletchère.
Il ne s'inquiéta pas davantage. Sa satisfaction était intense.
Palance avait vu juste ! Les adolescents semblaient connaître les
lieux. Ils avançaient en décrivant un vaste cercle autour du camp.
Comme s'ils voulaient revenir à leur point de départ, près de la
cabane.
« Étrange », se dit Fletchère. Puis il palpa son arme dissimulée
sous le treillis. Un pistolet de calibre redoutable. Une lourde tâche
l'attendait. Tuer les gosses. Plus tard, ce serait le tour de Palance et
de Lavoisier.
Lavoisier marchait d'un pas d'automate. En apercevant les
adolescents qui bondissaient devant lui, il pensait à une partie de
chasse. Deux chevreuils affolés fonçant à l'aveugle. Droit vers les
chasseurs. Sans transition, il évoqua sa femme. Sa fille. Lucienne.
Sophie. Il les aimait tendrement toutes les deux. Il les avait si peu
vues ces deux dernières années. Il refoula ses souvenirs. Ce n'était
pas le moment de s'attendrir.

Attendre dans la maison forestière que tout soit terminé. Palance


imaginait-il vraiment qu'il se plierait à de tels ordres ? C'était mal
connaître Chico ! Ne pas assister au triomphe d'Ogonok alors que
depuis des mois ils traquaient le trésor ? Qu'avait-il fait pour mériter
une mise à l'écart ? Parfois, les réactions de Palance étaient
absurdes.
Chico marchait avec précaution, évitant les branches mortes,
inspectant les alentours. Il approchait de la cabane. À coup sûr, le
groupe y passerait puisque Otto Schmoele s'y trouvait. En outre, la
camionnette nécessaire au transport des caisses était garée à
proximité. La pimbêche était responsable de son éviction ! Une fois
de plus, une femme jouait un rôle négatif dans sa vie. Chico se
reposa. Il n'était plus très loin. Les lieux devenaient familiers. Il
réajusta son pantalon kaki qui tombait sur ses hanches étroites.
— Quelle saleté ! maugréa-t-il, dents serrées.
Bientôt, il ne porterait que des costumes faits sur mesure. Même
lorsqu'il s'affublerait de tenues de circonstance, elles seraient
impeccables. Coupées au millimètre près. Il aurait tout l'argent
nécessaire.
Chico reprit sa marche. Satisfait. La fille serait éliminée. Fletchère
ne lui laisserait aucune chance. Quand la pimbêche apercevrait le
trou noir du pistolet… Il ne raterait pour rien au monde un tel
moment. Dût-il pour ça désobéir dix fois aux ordres de Palance.
Il vit le mât. Puis la cabane.
Une terreur glacée lui paralysa les jambes. À dix mètres devant
lui, deux hommes dissimulés dans les taillis surveillaient la baraque.

— Tu crois qu'ils nous suivent ? suggéra Charlotte.


— Peu importe. Léonetti et Mattéi veillent sur nous.
Charlotte ne se contenta pas de la réponse.
— Parle-moi au lieu de courir ! Tu es muet depuis ce matin !
Simon s'appuya à un arbre. Il s'efforçait de ne pas regarder
derrière lui. Il saisit le poignet de Charlotte.
— Tu as peur ?
— Oui…, pas toi ?
— Si… Pourquoi a-t-on accepté ?
— Je ne sais pas… La curiosité… J'ai confiance en Léonetti…
Mattéi aussi, mais c'est différent… J'aimerais savoir si tout cela est
réel. J'ai l'impression…
— D'un cauchemar, dit Simon.
— Il me semble que, si je le voulais, j'arrêterais tout, avoua
Charlotte.
Elle ajouta, avec une grimace :
— Le ventre du bouddha… L'or… Tu y crois ?
— Je m'en fous et contrefous ! De l'or. Du bouddha. Des abrutis
d'Ogonok.
Charlotte se serra contre Simon. Ils se turent. Les bruits de la forêt
étaient innombrables. La brise. Les branches. Les cris épars des
oiseaux. La chute des feuilles. Bruits légers mais assourdissants.
Bruits anodins mais hostiles.
Simon leva la main, hésita, puis son index courut sur les lèvres de
Charlotte.
— Demain, si tu es d'accord, on va au Gaumont, à Dijon, et on se
fait trois films de suite, avec du pop-corn, du coca, le Mac Do après,
tout, quoi !
Charlotte mordilla le doigt. Elle caressa aussi les lèvres de Simon
et murmura.
— O. K. pour le cinéma et…
Elle hésita. Sourit.
— Et je ne demanderai plus de parties gratuites au patron de la
salle de jeux. Juré !

— Dans le ventre du bouddha !


Charlotte n'avait pu retenir l'exclamation. La vision du chêne
difforme et de l'ombre ventrue était de la magie. Otto Schmoele avait
écrit la vérité. L'or dormait là, à quelques mètres. Malgré le danger,
la tentation suintait à nouveau. L'or. La fortune à portée de la main.
L'imagination des adolescents chavirait. Simon se laissait gagner par
le vertige. Était-il possible que, sous ses pieds, trente caisses de
lingots d'or attendent depuis un demi-siècle ?
— J'y vais ? demanda Simon.
Charlotte garda le silence. Elle épiait. Quelque part, Mattéi et
Léonetti surveillaient le piège. Mais Ogonok était aussi tapi dans
l'ombre. Elle était oppressée, pourtant il fallait appliquer les
directives de la police. Sa langue se collait de peur à son palais
asséché.
— Bon, j'y vais ! cria Simon très fort. L'or est là, sous la cabane, le
plan d'Otto Schmoele est d'une fidélité parfaite.
Il se coucha sur le sol. Commença à ramper sous les pilotis.
Charlotte vit les jambes de Simon s'agiter comme les pattes d'une
grenouille. Son angoisse disparut. Les dés étaient jetés, leur destin
leur échappait.
— D'après le carnet d'Otto Schmoele, la cavité se situe au centre,
là où le ventre du bouddha serait le plus gros s'il n'y avait pas la
baraque. Tu aperçois quelque chose ?
Elle braillait ses informations. Simon répondit d'une manière
identique.
— Non ! Des feuilles, du bois pourri, des pierres. Un véritable
dépotoir.
Simon ne bougeait pas. Conformément aux instructions, il se
contentait d'être bruyant. Soudain, son cœur s'arrêta de battre. Au-
dessus de sa tête, il y eut un ronronnement. Puis une musique se fit
entendre. Une chanteuse à la voix rauque. Des phrases en
allemand. Il isola un nom. Lili Marlène.
Simon ferma les yeux. Il était fichu. Mattéi n'avait pas prévu que la
cabane serait occupée. Il se crispa sur les dernières directives de la
police et parvint à hurler :
— Le trou ! Je vois les caisses d'or !

Au début, ils ne réalisèrent pas la violence de ce qui se passait.


Comme si la scène ne les concernait pas.
— Sors de là-dessous ! criait Fletchère.
Deux coups de feu avaient claqué. Les projectiles s'étaient fichés
dans un pilotis.
Ensuite…
Ensuite, tout s'était brouillé. Palance. Fletchère. Lavoisier. Mattéi.
Léonetti.
Palance blême, qui néanmoins tordait le bras de Charlotte. Dans
une semi-inconscience, Simon s'était approché et lui avait décoché
un magistral coup de chaussure ferrée, en plein tibia.
Fletchère qui hésitait, le pistolet à la main. Une situation quasi
ridicule, Mattéi et Léonetti, menaçant Fletchère, qui menaçait Mattéi
et Léonetti.
Puis, soudain, le dérapage incompréhensible de l'action. Le
dénommé Lavoisier immobilisant Fletchère d'une rapide prise de
judo. Les yeux haineux de Fletchère. Sa tentative de résistance. Au
cours de la lutte, le coup de feu qui n'avait blessé personne.
Combien de temps cela avait-il duré ? Cinq minutes ? Une
éternité, pensaient Charlotte et Simon. On les avait éloignés, ils se
tenaient par la main, à l'écart de l'agitation, mais personne ne leur
prêtait la moindre attention.
Lorsqu'elle émergea enfin du cauchemar, Charlotte entendit
Mattéi :
— Vous êtes en état d'arrestation. Entrons dans la cabane. Au
premier geste, je tire. Je vous informe que deux de nos hommes
nous rejoindront d'ici peu.
— De quel droit ? se rebiffa Palance.
— Port d'armes et usage de ces armes contre mineurs. La suite,
on verra.
Fletchère reprenait ses esprits. Il lorgna Palance et ricana.
— Pauvre imbécile qui ne comprend rien ! Tu as réchauffé un
serpent : aujourd'hui, il te pique !
Hébété, Palance demanda des explications à Lavoisier.
— Fletchère dit la vérité, expliqua posément Hubert Lavoisier. Je
suis un agent infiltré de la DGSE. Je surveille votre organisation
depuis deux ans.

Mattéi et Léonetti encadraient la porte de la cabane. Arme au


poing. Hubert Lavoisier se fit sarcastique :
— Inutile de jouer aux cow-boys, entrez !
— Il y a quelqu'un ! rétorqua sèchement Mattéi.
— Je sais… Entrez sans crainte.
L'intérieur était sombre. Il fallut à chacun quelques secondes avant
d'accommoder. Ils découvrirent alors l'homme recroquevillé dans le
fauteuil médical. Ses doigts déformés jouaient avec les boutons de
commande d'un magnétophone. Il regarda à peine le groupe. Avant
que l'un des policiers ne se soit ressaisi, Charles Palance jeta
méchamment :
— Ce sont les flics, vieux busard !
Le vieillard leva les yeux. La peau fanée, tendue sur l'aigu des
pommettes, se craquela de mille rides nouvelles. La bouche s'ouvrit
grand. Comme les prunelles des yeux brillaient, ils comprirent que
c'était un sourire. L'homme s'agitait sur son fauteuil.
— Il est muet, dit Lavoisier.
— Qui est-ce ? balbutia Léonetti.
— Otto Schmoele. Le lieutenant Otto Schmoele.
— Mais il est mort, murmura Charlotte d'une voix blanche.
— Non, intervint Lavoisier. Une mort de théâtre. Une ruse souvent
utilisée par d'anciens nazis pour commencer une vie nouvelle. Je
vous donnerai d'autres détails…
— Enfin, s'emporta Mattéi, qui êtes-vous exactement ? Que
tramiez-vous dans les rangs d'Ogonok ?
Le nom « Ogonok » fit tressaillir Palance. Quant à Fletchère,
vaincu, il abdiquait toute résistance et imaginait déjà la meilleure
façon de minimiser son rôle au sein de l'organisation.
— Mes supérieurs hiérarchiques préciseront certains points.
Maintenant, il faudra vous satisfaire d'un minimum d'informations.
— Trop aimable ! rugit Mattéi.
— Pourquoi vous plaignez-vous ? Vous réalisez un superbe coup
de filet qui vous donnera une célébrité à laquelle…
— Fichez-moi la paix avec votre célébrité ! Au lieu de jouer sa
carte personnelle, si la DGSE avait coopéré avec la police, tout ce
beau monde dormirait en prison depuis longtemps !
— Peut-être. Mais les services secrets veulent le démantèlement
de la filière internationale et non l'arrestation de deux ou trois
personnes.
Léonetti observait Otto Schmoele. L'énormité de la révélation le
stupéfiait. Pourquoi le vieillard paraissait-il joyeux alors qu'il aurait dû
redouter la police ? Des petits cris d'excitation accompagnaient ses
énigmatiques grimaces. « Pauvre diable ! » pensa Léonetti.
Charles Palance fit un pas en direction de Lavoisier. Mattéi l'arrêta
d'une bourrade.
— Tu es une ordure, mais ma vengeance…
— Il n'y aura pas de vengeance, coupa sèchement Lavoisier,
seulement la prison.
Palance se força à rire.
— Un port d'armes illégal. Deux balles tirées. Ça n'ira pas
chercher loin.
— Je témoignerai. Deux ans à Ogonok… Tu oublies les deux
années avec toi ?
Charles Palance pâlit. La peur de la défaite traversa son regard.
— Ton témoignage est sans valeur. Tu as été complice.
— La ferme, tous les deux ! intima Mattéi. Établir les charges qui
pèsent sur vous est mon travail, ainsi que celui de Léonetti. Croyez-
moi, on ne fera pas de cadeau à votre groupe de cinglés, n'est-ce
pas Lulu ?
Léonetti ne répondit pas. Les soubresauts d'Otto Schmoele
l'intriguaient.
— On dirait que le… (il ne savait pas comment désigner le
pitoyable vieillard), enfin… Otto Schmoele…, il semble désirer
quelque chose.
L'infirme regardait intensément un manteau pendu à un clou. Il
gémissait, levait à peine le bras que le rhumatisme pliait en équerre.
— Il a froid, annonça Hubert Lavoisier en décrochant le vêtement.
Il le tendit à Otto Schmoele qui désigna la poche.
— Il veut ses satanées cassettes, prévint Palance.
Lavoisier fouilla le manteau, prit les trois cassettes qui s'y
trouvaient et les déposa auprès du magnétophone.
— La camionnette, derrière les arbres, devait servir au transport
de l'or ? interrogea Mattéi.
— Quel or ? Je ne comprends pas ! dit Palance.
— Très bien ! Nous reprendrons l'interrogatoire au commissariat,
j'ai quelques documents à vous montrer.
Il y eut un grésillement. C'était le magnétophone d'Otto Schmoele.
Il crachouilla, puis la voix très distincte de Palance retentit :
— Les gosses entrent dans la nasse ! Tu te souviens ? Je t'ai
souvent parlé d'eux. Dimanche, ils participent au jeu de survie, ce
qui signifie qu'ils ont repéré la cache. Tu saisis ? Fletchère se charge
d'éliminer le garçon et la fille. Après tout, il a déjà assassiné Fröbe et
l'autre type. Ensuite, retour au Paraguay où je réactive l'ancien
réseau Ogonok.
L'affolement décomposait le visage de Chico. Des cernes noirs
marquaient le tour des yeux. Il ne parvenait plus à calmer le
tremblement de ses mains. Glissé sous le plancher de la cabane, il
avait entendu la conversation.
Ogonok était perdu. Palance terminerait son existence en prison.
Que deviendrait-il, lui, Chico, sans personne pour guider sa vie ? La
garce triomphait ! Il apercevait les pieds de la fille à travers les
interstices du plancher. Une envie folle le prenait d'utiliser son arme.
Il devait se dominer. Réfléchir.
Angelo Rizzo fit le vide. Il se concentra sur un point imaginaire, à
la racine du nez, et compta. Peu à peu, sa respiration prit un rythme
régulier.
La pimbêche paierait plus tard. Un plan, de plus en plus évident,
s'imposait. Vérifier l'existence de l'or. S'en emparer dès que les flics
seraient partis. Trop obnubilés par Palance et Fletchère, ils ne
s'occuperaient pas de l'or tout de suite.
Ensuite…
Ensuite, disparaître dans la nature. Se faire oublier. Mais il
réapparaîtrait. Riche. Très riche. Et la fille trinquerait. L'or libérerait
Charles Palance. Tout s'achetait à condition d'y mettre le prix. Il
paierait d'excellents avocats. Si nécessaire, il organiserait une
évasion. Ogonok était puissant. Les réseaux étrangers apporteraient
leur soutien.
Rasséréné, Chico rampa à la recherche de la cavité. Il se
déplaçait lentement, le regard rivé au plancher de la cabane.
Surtout, éviter le bruit. Les broussailles arrachaient la peau, les
cailloux pénétraient les chairs. Quelle importance ! D'ici une minute
ou deux, il verrait les caisses.
Chico entendit la voix métallique de Palance. Il tendit l'oreille.
— Les gosses entrent dans la nasse…
Palance devenait-il fou ?
— Fletchère se charge d'éliminer le garçon et la fille…
Chico écoutait. Chico rampait. Son corps adhérait à la pierraille,
aux ronces, à la terre.
Soudain, le sol se déroba. Chico voulut agripper une branche, ses
doigts happèrent le vide. Il hurla.
Durant sa chute interminable vers la mort, Angelo Rizzo pensait à
l'or. Jamais personne ne récupérerait les caissettes d'Otto
Schmoele. Et ce fut comme une ultime consolation.
ÉPILOGUE

L es jeeps cahotaient sur le chemin forestier. À l'intérieur du


premier véhicule, il y avait Mattéi, Léonetti, Charlotte et Simon. Dans
le second, suivait une équipe de trois spéléologues.
Malgré ses succès, Alix Mattéi était morose. Louis Léonetti se
rongeait les ongles. Charlotte et Simon s'embrassaient.
Les adolescents avaient tout oublié en moins de quinze jours.
« Tant mieux ! songeait Lulu Léonetti. Au moins, ils ne feront pas de
cauchemars ! »
L'apothéose de sa carrière coïncidait avec sa prochaine mise à la
retraite et le départ de Mattéi. Mattéi, nommé commissaire principal
à Lyon. Léonetti demeurerait seul. En compagnie de quarante
années de souvenirs. Il voulut rompre le cours de ses pensées.
— De combien écoperont-ils ? lança-t-il, avec un soupir appuyé.
Alix Mattéi répondit sans quitter la sommière des yeux.
— Perpétuité ! Fletchère a chargé Palance au maximum, afin de
se disculper, et du coup ce dernier a craqué. D'autant plus aisément,
je dois dire, que les cassettes d'Otto Schmoele contenaient ses
involontaires confessions !
— Celui-là jouait un drôle de jeu.
— Trouble…, très trouble. Une vengeance mijotée. Il haïssait
Palance qui l'avait dépossédé de son pouvoir.
— Lavoisier pêchait aussi en eau trouble.
Mattéi haussa les épaules.
— Oui… Les services secrets n'aiment pas qu'on fourre notre nez
dans leurs enquêtes. Quoi qu'il en soit, les révélations de Palance,
conjuguées à celles de la DGSE, de la CIA… et aux nôtres,
permettent de démanteler les réseaux Ogonok à travers le monde !
— Et Otto Schmoele ? demanda Charlotte.
— Ah ! tiens, la conversation vous intéresse ? ricana Léonetti.
— Oh ! ça va ! dit Simon.
— Otto Schmoele terminera son existence dans un hôpital,
répondit Mattéi. D'après les médecins, il n'en a plus pour longtemps.
L'évocation de la mort d'Otto Schmoele leur rappela celle de
Chico. Le hurlement lugubre résonnait encore dans leur tête.
Ils approchaient. Le chemin déboucherait bientôt sur l'esplanade
circulaire.
— Notre déplacement est-il utile ? insinua Léonetti.
Mattéi ralentit. La jeep avançait au pas. Comme s'il désirait
retarder leur arrivée.
— La société, maintenant propriétaire du terrain, exploite des
carrières ; or, les spéléologues qui ont retiré le corps d'Angelo Rizzo
affirment qu'il reste une chance de récupérer l'or.
— Une chance ? nota rêveusement Léonetti.
— Disons… un miracle, poursuivit Mattéi. Les effondrements
successifs, au fil du temps, ont certainement enfoui les caisses sous
un amas de roches. Les spéléologues vérifieront.
— S'il est possible de récupérer l'or, qu'en ferez-vous ? murmura
Charlotte.
Ni Mattéi, ni Léonetti ne répondirent.
— J'espère, dit Simon, que les caisses gisent sous mille tonnes de
déblais !
Alix Mattéi rétrograda. La jeep patina, puis reprit sa trajectoire.
— Lulu ?
— Oui ?
— Lulu…, tu me manqueras, parvint à articuler Mattéi.

L'ingénieur portait un casque. Il donnait ses explications avec de


grands gestes. Les machines de terrassement arrachaient les
souches des arbres que des bûcherons abattaient à la
tronçonneuse. Sur la place du camp défoncée, ne subsistait que le
mât, oublié.
— Le sous-sol est creusé de centaines de cavités, précisait
l'ingénieur. Nous sommes en plus dans une zone instable, affectée
de mouvements souterrains.
— Et les caisses d'or ? demanda Mattéi.
— Les possibilités de récupération sont minimes. L'homme qui est
tombé dans le puits a eu de la chance…
Il rougit, conscient de sa bévue.
— Enfin, je veux dire…, si un surplomb rocheux n'avait pas arrêté
la chute, peut-être aurait-il été impossible de remonter le corps.
L'ingénieur se tut. Il attendait des instructions.
— Vous accordez quel délai à mes trois spéléologues ? interrogea
Mattéi.
— Trois heures d'exploration. Si les caisses paraissent
récupérables, je retarde le chantier de deux jours. Pas davantage.
Sinon…
— Sinon ? dit Mattéi.
— Sinon, je mine immédiatement la zone dangereuse.
Un ouvrier s'approcha de l'ingénieur et murmura quelques mots à
son oreille. Les deux hommes s'éloignèrent.
Alix Mattéi et Louis Léonetti s'observaient. Charlotte et Simon
observaient les deux policiers.
— C'est vrai que vous allez écrire des romans policiers ?
demanda Charlotte à Léonetti.
— Oui…, sans doute. J'ai déjà le titre du premier. Le Ventre du
bouddha.
— J'espère qu'il sera bon et qu'on en fera un film, poursuivit
Charlotte.
L'ingénieur revenait.
— Alors, vous vous décidez ? cria-t-il de loin.
— Oui, murmura Alix Mattéi d'une voix à peine audible, j'ai décidé.
Faites sauter le ventre du bouddha. Immédiatement.
JEAN-PAUL NOZIÈRE

L' auteur est né à Monay dans le Jura. Il a étudié l'histoire et la


géographie à la Faculté des lettres de Dijon. Il a enseigné pendant
neuf ans, dont deux passés en Algérie, et a été documentaliste en
Côte-d'Or. Écrivain depuis 1979, il a publié de nombreux livres,
principalement des romans policiers.
THOMAS EHRETSMANN

A près avoir suivi les cours des Arts décoratifs de Strasbourg,


Thomas Ehretsmann publie sa première BD aux éditions Delcourt en
2000. Parallèlement, il poursuit une carrière d'illustrateur dans la
presse et l'édition jeunesse.
Table

Préliminaire
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Épilogue
Jean-Paul Nozière
Thomas Ehretsmann
1. Odessa : Organisation der Ehemaligen S.S. Angehöriger (Organisation des anciens membres de la S.S.).

2. DGSE : Services secrets français. L'équivalent de la CIA aux États-Unis.

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