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ŒUVRES DE

JEAN-PIERRE MARTINET
La Somnolence
Jean-Jacques Pauvert, 1975.
Un Apostolat d’A. T’Serstevens,
misère de l’utopie
Alfred Eibel, 1975.
Jérôme
Le Sagittaire, 1978.
Ceux qui n’en mènent pas large
Le dilettante, 1986.
L’Ombre des Forêts
La Table Ronde, 1986.
La grande vie
L’arbre vengeur, 2006.
Jean-Pierre Martinet
Nuits bleues, calmes bières
suivi de

l’orage
Postface de
Alfred Eibel
finitude
2009
Édition numérique
Prospéro’s books
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE VINGT-CINQ
EXEMPLAIRES SUR PAPIER BLOND, SOUS
COUVERTURE EN “ßlER PAPIER LAGER” DES
PAPETERIES GMUND, PAPIER FABRIQUÉ AVEC DES
SOUS-BOCKS ET DES ÉTIQUETTES DE BIÈRE
RECYCLÉS, ADDITIONNÉS D’UN PEU DE HOUBLON
ET DE MALT.
TOUS CES EXEMPLAIRES SONT NUMÉROTÉS A LA
MAIN DE I À 25 ET MARQUÉS DU SCEAU DU
PAPETIER.
© Droits réservés.
Finitude 14, cours Marc-Nouaux Bordeaux
NUITS
BLEUES,
CALMES
BIÈRES.
« À présent, à soixante-dix ans.
j’ai renoncé à me trouver.
Ma vie ne fut rien. »
LOUISE BROOKS

Ce soir-là, en rentrant chez lui, après avoir renversé une bonne


dizaine de poubelles, égorgé trois chiens et giflé un aveugle
saoul qui l’avait pris pour Marilyn Monroe (il avait essayé de
l’enlacer au milieu de la rue, sous la pluie, mais il avait réussi
à s’échapper. L’aveugle avait fini par glisser et gesticulait sur
la chaussée en suppliant sa chère Marilyn de revenir), il se dit
que, décidément, il n’avait plus grand-chose à voir avec le
gentil petit garçon que sa grand-mère emmenait tous les soirs,
en hiver, sous les flocons de neige en coton hydrophile, aux
« Dames de France », place Abel-Surchamp, à Libourne, se
gaver de pâtes de coing à cinq francs, au milieu des ampoules
rouges et bleues clignotantes. Après, ils allaient à l’Église
Saint-Jean. Concours de crèche. Tendres moutons d’argile,
jésus en cire. Un bœuf à la patte cassée gémissait doucement,
dans la pénombre. Damia, parfois, montait sur l’autel, et
chantait Sombre Dimanche, les bras écartés, en le regardant
sévèrement. Il faisait si humide qu’il se retenait pour ne pas
éternuer. Sa tête enflait. Il se sentait comme une grenade prête
à exploser. Souvent, il jetait un coup d’œil honteux vers sa
grand-mère. Elle portait autour du cou une renarde vivante,
qu’elle avait appelée « Julia Vernet », en souvenir d’un roman
en plusieurs tomes qu’elle avait beaucoup aimé. Un jour, Julia
Vernet, alors qu’il s’était approché d’elle pour la caresser, lui
emporta la joue gauche. Ce n’était pas très agréable de se
promener avec une moitié de visage. On ne se fait pas
beaucoup d’amis. Pour punir Julia, grand-mère l’enferma une
semaine dans la cave, sous les provisions de charbon et de bois
pour l’hiver (qui s’annonçait très long). Quand elle voulut la
libérer, elle était morte. Il en éprouva pendant plusieurs jours
un intense remords. Il ne voyait pas sans crainte la fourrure
inerte au-dessus du manteau noir. Cette gueule entrouverte, ces
petits yeux de verre lui en voulaient encore, c’était évident.
Dès qu’il apercevait sa grand-mère, son manteau noir, aussitôt
il mettait sa main sur la moitié de visage qui était encore
intacte. Maintenant, il n’avait plus rien dont il put dire un seul
instant : « C’est à moi ». Au fil des ans, il s’était décomposé.
La gangrène avait fait son travail. Vieil enfant au regard amer.
Il guettait sa propre mort dans les miroirs des cafés, entre deux
demis de bière allemande. Vivre ne l’amusait plus guère. On le
trouvait morne alors que, peut-être, tout simplement, il était
mort depuis longtemps, comme le clerc Bartleby ou certains
héros d’Henry James. À force d’absences répétées, il avait dû,
un soir d’ivresse lourde, franchir sans s’en rendre compte, et
pour toujours, une frontière invisible. On ne lui avait pas
demandé ses papiers. Personne ne s’était inquiété de sa
disparition. Il occupait si peu de place, déjà, de son vivant…
Désormais, il était tranquille. On ne lui téléphonait plus. Dans
sa boîte aux lettres, les prospectus s’accumulaient. Le matin,
quand il se levait, vers onze heures, il n’y avait nulle trace de
corps sur son lit. Dans sa glace, un étranger le regardait, d’un
air dégoûté. Il n’avait rien à lui dire. Au lieu de se raser, il se
contentait de se passer une main moite sur le visage. La
dernière fois que l’on avait sonné à sa porte, c’était pour lui
apporter un télégramme annonçant sa mort. Il l’avait ouvert en
tremblant, puis, en lisant le texte, il avait éclaté de rire. Pour
fêter l’événement, il avait bu plusieurs bières rousses. Vers les
trois heures de l’après-midi, il s’était habillé sans hâte, et avec
de grandes difficultés. Ses vêtements résistaient, comme si,
déjà, ils étaient prêts à le trahir. Il avait enfilé sa veste à
l’envers, et il s’était cassé la figure dans l’escalier. Il ne sut
jamais qui, ce jour-là, avait bien pu emporter la deuxième
jambe de son pantalon. Il y avait bien longtemps qu’il ne
s’était senti aussi gai. À son enterrement, bien peu avaient
pleuré. Un minuscule chien jaune s’était oublié sur la terre
fraîchement remuée. Il aurait bien aimé apercevoir un mur
couvert de glycines, mais non. Juste quelques orties de
Hongrie, et du chiendent des Canaries, sous le ciel de gouache
grise. Cela l’avait déprimé un court instant, mais, bien vite,
son optimisme légendaire avait repris le dessus. Comme il
avait emmené dans son cercueil plusieurs caisses de George
Killian’s, il n’avait pas tardé à retrouver sa bonne humeur. Il
les but avec la rapidité de Popeye engloutissant ses boîtes
d’épinards. Il fit voler en éclats le bois du couvercle. Soulever
la pierre tombale ne fut qu’un jeu d’enfant. Il se roula dans les
orties de Hongrie, en pleurant de bonheur. Il se gava de
chiendent des Canaries. Une étrange vigueur habita ses
muscles. À croupetons, il conversa avec quelques insectes. Il
avala un hérisson rouge. Deux mulots l’aidèrent à digérer. Il
viola un chat sauvage, et s’en alla, le cœur content.
La mort ne l’avait pas privé de sa faculté
d’émerveillement, bien au contraire. Jamais il n’avait pris
autant de plaisir à déambuler dans Paris, comme dans une
capitale étrangère où il ne connaîtrait personne. Il entrait dans
les cafés par les issues dérobées. Parfois, il se croyait à Oslo.
Le sol des bistrots s’entrouvrait, et il apparaissait lentement
sur le monte-charge, avec les fûts de bière, silencieusement,
comme les dieux de théâtre. Dans son quartier, personne ne
portait le deuil. La vie continuait comme avant. Il avait donc
laissé bien peu de traces. Cela le réjouit plutôt. Il regretta
d’autant moins d’avoir gaspillé si peu d’amour, dans sa courte
vie. S’il avait su, il aurait été encore plus parcimonieux. Il
serait mort de solitude, à la sortie d’un cinéma, sous une pluie
battante, comme Legs Diamond dans le film de Boetticher. Au
fond, il n’avait pas encore été assez indifférent. De temps en
temps, il téléphonait chez lui pour savoir si personne n’avait
pris possession de son petit appartement. On ne répondait
jamais. Alors, il regagnait son lit en rasant les murs. Parfois,
au milieu de la nuit, il se réveillait en sursaut, et il éclatait de
rire.
La bière l’aidait à supporter l’horreur de sa condition.
Putain de mort. Aussi sale que la vie, finalement. Surtout cette
zone intermédiaire où il traînait depuis pas mal de temps déjà.
Il pensa à ces personnages de Saint-Simon qui, un beau jour,
laissent tout tomber, charges, honneurs, famille, et se retirent
en eux-mêmes, afin de « mettre un intervalle entre la vie et la
mort » et de « se reconnaître ». Lui-même avait tenté cette
traversée solitaire. Mais il n’avait rencontré personne. Le vide
qui l’habitait lui paraissait chaque jour un peu plus effrayant.
Ces courants d’air glacés, ces combinaisons grisâtres
abandonnées dans les couloirs, et ces odeurs encore de lingerie
et de pharmacie. Rien à faire pour s’échapper du grand hôpital.
Toujours une infirmière vous rattrapait. Ses gestes étaient sans
tendresse. Son corps n’était pas pour vous. On finissait par
vous boucler dans la salle commune, au milieu des agonisants,
dans la chambre des incurables. Ce ne devait pourtant pas être
tellement difficile de déserter à jamais cette machinerie
fantôme, même pour un mort, oui.
Même pour un mort. Car, enfin, il ne fallait pas tellement
se plaindre. A la longue, une certaine joie. Et cette liberté, ce
paysage d’enfance. « Odilia avait moins de crises qu’avant. »
Pourquoi donc cette phrase d’Henri Calet lui revenait-elle en
mémoire ? Il ne savait pas. Il n’avait jamais rencontré cette
Odilia. Elle lui était complètement indifférente. Pourtant, ces
quelques mots lancinants, le soir, avant de s’endormir, dans la
sueur de la bière, l’odeur aigre de son corps, les draps moites.
Souvent, quand il passait, la nuit, devant l’hôpital Boucicaut, il
avait l’impression qu’Odilia le guettait et lui faisait un petit
signe amical de la main. Sa chemise de nuit s’ouvrait sur une
poitrine maigrichonne. Elle avait des cernes violets sous les
yeux, comme ces gamines vicieuses à qui il proposait sans
succès, depuis des années, une partie de baby-foot.
Il fallait bien le reconnaître.
Odilia avait moins de crises qu’avant.
Lui-même se sentait un peu mieux.
Il s’acheta un peigne.
Le matin, quel que fut le temps, il faisait quelques brasses
dans la rue du Commerce. Puis il remontait vers la rue de la
Convention et faisait la planche jusqu’à l’hôpital Boucicaut.
Là, il attendait Odilia. Tous les jours, à la même heure, elle lui
faisait un petit signe amical de la main et laissait tomber sa
chemise de nuit jusqu’à la taille. Après, on la ceinturait et on
l’emmenait. La nuit, souvent, il se réveillait et se mettait à
pleurer, sans peine bien précise. Pour se rendormir, il essayait
d’imaginer la tiédeur des aisselles d’Odilia.
Un jour, il ne la vit plus. Il n’en éprouva pas de chagrin. La
fenêtre ressemblait à un théâtre vide. C’était ainsi. Les morts
ne souffrent plus guère. C’est leur force. Il n’avait pas de
colère. Finalement, se disait-il, les vivants ont moins de
chance que les ombres : fiévreux, convulsionnaires, ils ne
remarquent plus rien. Ne nous plaignons pas, donc, nous qui
demeurons en repos dans les chambres, dans les banlieues des
capitales lointaines, dans les calmes cimetières. Ne réclamons
rien. Derrière les palissades, il y a encore tant à voir.
Installons-nous dans les buffets de gare, sous les plafonds
lambrissés. Guettons les trains en partance vers les régions de
neige. Commandons d’autres bières encore. Discutons avec les
saloperies sous la table, dans la sciure, la pisse de chien, vers
les six heures, quand le désespoir laisse une étrange acidité
dans la bouche. Et les capsules (de sodas, de coca, de ricqlès,
de calmes bières). Odilia qui ne montrait plus ses seins au
troisième étage de l’hôpital Boucicaut. Les vieux journaux, les
tickets de quai mâchonnés par les dents d’invisibles jeunes
filles. Odilia qui n’avait plus de crises, maintenant.
Tonneau paisible, il roulait sur lui-même, dévalant sa
propre pente. Au dixième demi, il se sentait chenille, il se
sentait taupe. Parfois, il louait un chat blanc à poils longs pour
la nuit. Il lui servait d’édredon et de confident. Il retrouvait
l’innocence des limbes, le sommeil de la virginité dont parle
Rimbaud. Cette retraite éternelle lui plaisait. Souvent, il sautait
par la fenêtre et s’asseyait sur le trottoir, pour guetter l’aurore
dans l’air froid. Des tramways silencieux l’amenaient vers le
boulevard de Grenelle. Il descendait en marche, saluait le
wattman, et une vieille dame trop maquillée, en tailleur rose,
qui avait le même sourire navré que sa grand-mère sur son lit
de mort (il s’asseyait toujours à côté d’elle. Ils ne s’adressaient
jamais la parole, mais ils se comprenaient, c’était évident). Il
s’engouffrait dans un café qui faisait l’angle de la rue du
Commerce et du boulevard de Grenelle. Le zinc montant en
spirale vers le plafond. Des chiens étaient cloués sur les
glaces, comme les chauves-souris dans les campagnes.
Certains gémissaient encore. Mais la plupart ne se plaignaient
plus. Dans l’arrière-salle, trois petites filles jouaient au ballon
avec des phoques, dans une piscine chauffée. Sur une table de
billard, deux cadavres étaient allongés, nus. Chaque jour, ils
sentaient un peu plus mauvais. Il demandait parfois au garçon,
timidement, si ses patrons avaient l’intention de faire quelque
chose. Au sujet de quoi, monsieur ? Ces deux corps, là-bas.
C’est un peu gênant pour la clientèle, vous ne trouvez pas ? Je
ne trouve pas, monsieur. Personne ne se plaint, ici. Alors
taisez-vous. Ou sortez. En général, avant de rentrer chez lui, il
téléphonait d’une cabine pour savoir si personne n’avait
encore pris possession de son appartement. Lorsqu’il reposait
le combiné, il se sentait soulagé. Ainsi, sa petite chambre était
encore libre. Il avait bien fait de garder les clés. Au fond, il
avait encore sa place, ici-bas. Pour fêter l’événement, il
redemandait de la bière. Il dégustait la nuit à petites goulées.
Un soir, alors qu’il neigeait, descendant du tramway, où il
avait voyagé, comme d’habitude, aux côtés de la vieille dame
au tailleur rose, il se demanda soudain pourquoi Murnau
n’avait jamais tourné avec Louise Brooks. Pabst, ce n’était
déjà pas si mal, bien sûr, mais Murnau, tout de même… Il se
consola en buvant plusieurs demis à la suite au comptoir du
« Canon de Grenelle ». Dans l’arrière-salle, les deux cadavres,
sur le billard, dégageaient une odeur intolérable. Il renonça à
se plaindre au garçon. D’ailleurs, il aurait eu bien mauvaise
grâce à pleurnicher, lui que l’on tolérait encore parmi les
vivants, alors que, depuis longtemps déjà… Oui. Bien
mauvaise grâce. Dehors, les tramways glissaient sous la neige.
Une armée d’accordéonistes aveugles, marchant au pas,
traversa en rangs serrés, avec un bruit d’averse, le boulevard.
Elle se perdit dans la nuit, du côté de l’avenue de La Motte-
Picquet, sous le métro aérien. Il se dit, en attaquant son
sixième demi, que Louise Brooks, maintenant, devait avoir à
peu près l’âge de sa grand-mère quand elle était morte. Quelle
rencontre cela aurait été, oui, Murnau, Louise Brooks. Mais
non, cela n’avait pas eu lieu, cela n’aurait jamais lieu. Enfin,
cela paraissait bien improbable maintenant. Murnau était mort,
Louise Brooks avait vieilli, Jean-Luc Godard demeurait
prostré, les mains sur les genoux, sur un tabouret en formica,
quelque part du côté de Grenoble, entre ses machines vidéo
sans vie, comme Hölderlin chez le menuisier Zimmer, frappant
de ses ongles trop longs les touches d’un piano désaccordé. Il
se jeta un regard sans indulgence dans la glace. Il se dit que,
vraiment, il n’était plus bon à rien. Juste ce mouvement
brusque, ou parfois un peu hésitant, honteux, ou troublé, ou
tremblant, qui porte le verre aux lèvres. Alors, il rentrait se
coucher, en essayant de marcher droit, et de passer inaperçu,
comme un passager clandestin sur un navire fantôme. Il
retrouvait son lit avec une joie profonde. Personne n’occupait
sa chambre. Il se roulait dans les draps. Momie. Comme il
aimait ces bandelettes de la nuit. Parfois, de bonheur, il en
pleurait. Ainsi, enfant, autrefois. À cette époque lointaine où il
était vivant. Maintenant, d’autres temps. C’était un peu plus
gris, bien sûr. Mais enfin. A la longue, on s’habituait. Ce
n’était pas si mal. Après tout, même les cadavres finissent par
s’habituer à leur cercueil. Si calmes dans leur bière : sans
colère, et sans exigence. Malgré la terre étouffante sur leur
demeure. Oui, sans amertume. Quelques fleurs, parfois, même
en plastique, et les saisons, avec tous leurs artifices. Seul dans
sa chambre, seul dans son cercueil, seul dans les rues. Avec un
grand apaisement intérieur. Seul dans sa bière, le corps affaissé
contre le comptoir, glougloutant dans la nuit trouée des feux
bleuâtres des ambulances. Jean-Luc Godard, au milieu de ses
machines, si seul à Grenoble. Machin-machine : n’animant
plus rien, déjà. Mabuse sans pouvoir. N’ayant plus envie.
Vivant malgré tout. On fermait le café. Un balai le poussa sans
ménagement vers la porte. L’entassement des chaises lui fit
horreur. Il eut brusquement l’impression que le jour ne se
lèverait plus jamais, que tout était fini.
Ce n’était pas fini. Machin-machine actionnait la machine.
Le grand apaisement intérieur ne dure pas si longtemps. Les
saisons poursuivent leur rêve de saison. Fleurs feuilles, et puis
plus rien, et de nouveau fleurs feuilles, et puis plus rien, et de
nouveau. L’écœurement. Machin-machine. Rien à faire pour
dévier le cours du temps ou le faire sortir de ses gonds. Ce
calme balancier. Machin-machine appuya sur un bouton et se
retrouva rue Henri Bocquillon, le nez dans le caniveau, tout
près des étoiles. Dans un grand apaisement intérieur. Quelques
belles jeunes femmes passèrent, nues sous leur robe, malgré la
neige, comme au début du printemps, quand les nuits se font
plus courtes, tiédissent. Il rencontra son ami Alfred Eibel,
porteur de livres rares. Il ne lui demanda pas comment il avait
fait pour quitter son cercueil. Il accueillit l’événement avec
sérénité. Lui-même se déplaçait entouré de fantômes, dans une
calme mélancolie. Devant quelques bouteilles de beaujolais,
au « Savoie », ils lurent des poèmes de Kenneth White. Puis il
s’en alla, prétextant que les mélanges… Dans un grand
apaisement intérieur. Les femmes étaient si belles, cette année-
là, qu’on avait presque honte de les désirer.
Quand il traînait dans le quartier, entre la rue du
Commerce, l’avenue Émile Zola et l’avenue Félix Faure, il
choisissait presque toujours les cafés les plus tristes, les plus
minables, genre buffet de gare. Il aimait les éclairages au néon,
leur lucidité de morgue. Des adolescentes y venaient parfois,
dans un grand désordre de cheveux et de rires. Elles glissaient
entre les tables avec l’insolence des chats. Elles n’avaient
jamais un regard pour lui. D’ailleurs, en général, il se cachait
derrière un journal. Sous les jeans, il imaginait la tendre
palpitation du ventre. Elles étaient peut-être fidèles, après tout.
Lorsqu’elles se donnaient, c’était pour la vie. Souvent, elles
venaient accompagnées. Elles se laissaient embrasser dans le
cou et relevaient leurs cheveux d’un geste très étudié, comme
les starlettes d’autrefois. Leur nuque le fascinait. Il aurait
voulu y planter ses dents. Elles se laissaient déguster à petits
coups de langue. Autrefois, quand il était vivant, il aimait bien
introduire sa langue dans les oreilles des filles dont il était
amoureux. Tendres baisers. On se caressait. Il se sentait exclu.
Il redoutait qu’on le prît pour un voyeur, alors qu’il n’était
qu’un calme buveur de bière, un mort, un innocent, un enfant.
Il écoutait les musiques dans les juke-box. Il aimait ces airs
sans importance, lorsque machin-machine active les saisons,
en avant en arrière, en arrière en avant, fleurs feuilles, feuilles
fleurs. Fleuilles. Feurs. De chemisettes à carreaux en manteaux
épais, de sous-vêtements perce-neige en culottes nerce-peige :
tous ces corps jamais effleurés, quel charnier. Cet Auschwitz
des corps manqués. De trop aimer, on n’aime plus. Alors on
tire sur soi le couvercle de son cercueil, comme le dormeur sa
couverture, lorsqu’il fait froid. Et l’on commande un autre
demi. On se gave de propos imbéciles, de trahisons dérisoires.
S’il-vous-plaît, monsieur.
Cette nuit-là, machin-machine activait des lumières de fin
du monde. Il ne s’était jamais senti aussi déprimé. En
descendant la rue du Commerce, il s’était heurté à des images
gigantesques de Mitterrand, l’index levé, comminatoire.
Pourquoi ennuie-t-il les morts, celui-là ? se demanda-t-il sans
colère. Au moins, à nous, il pourrait nous foutre la paix. Et
Chirac, et Marchais, et tous les autres. Pourquoi viennent-ils
nous solliciter, nous qui ne sommes plus de ce monde depuis
des années ? Personne ne nous a donné le droit de vote. Nous,
dans notre bière, nous n’avons que le droit de nous taire. Nous
n’avons pas de candidat. Un peu d’amour nous suffirait ? Oui.
Un modeste bouquet de fleurs des champs (coquelicots,
bleuets, selon la saison). Vous le voyez, au fond, nous n’avons
pas tellement d’exigences. Calmes nous sommes, nous, les
buveurs de demis. Il acheta un journal au hasard. Il tomba sur
une publicité pour un livre d’Erica Jong, accompagnée de
quelques propos gâteux d’Henry Miller. La photo de cette
blondasse vulgaire le mit de fort méchante humeur. Il se dit
que, décidément, le règne des putes était arrivé. Rien à faire
pour y échapper. Mieux valait rentrer se coucher, et s’endormir
à jamais. Les plus courageux choisissent le gardénal. Alors,
machin-machine cesse d’actionner la lourde machinerie du
temps. Le rideau tombe. Mais les buveurs de bière seuls
demeurent, coincés entre la vie et la mort, cachés derrière leur
journal, réfugiés dans les replis de leurs draps ou de leur
ventre énorme.
On le connaissait bien, dans chaque bistrot du quartier,
mais on le trouvait bizarre, on l’évitait. Les solitaires font
peur, comme les revenants, comme les lépreux de jadis, à
claquettes et à pustules. Un jour, on les retrouve poignardés,
derrière une palissade, dans un terrain vague ou sur une plage
de banlieue, au milieu des détritus. Nus, on se demande
pourquoi. On apprend soudain qu’ils étaient célèbres, ou qu’ils
auraient pu l’être, ou qu’ils avaient des vices cachés. Sur leur
corps, on retrouve des tatouages bizarres. On n’aurait jamais
imaginé qu’ils avaient fait de semblables voyages. Et dans
leurs poches, alors : des revues pornos, un vieil album de Pim
Pam Poum, un roman d’Henri Calet, des caramels mous, des
nougats de Montélimar, des rubans un peu passés, des images
de premières communiantes, des christs en réglisse, déjà
presque fondus, quelques confettis des dernières fêtes, si
lointaines, oui, si lointaines. Des agonies rosâtres, des murs
blafards bafouilleurs : des perroquets du Mexique (où il n’était
jamais allé, où il n’irait jamais). Et au milieu de ce désordre :
lourdes, lentes, plombées, funèbres, les bières brunes qu’il
aimait tant, surtout vers les cinq heures, quand la douleur est à
vif, leur chevelure de morte qu’il avalait goulûment, comme
un idiot se gave de mâchefer ou d’étoupe, en fixant le soleil.
Mais les blondes aussi, fidèles, amicales, cuivrées. Toujours
exactes. Bues à heure fixe, et ne décevant jamais. Le zinc était
son pays. Sa carte du tendre. Il n’engageait jamais la
conversation avec ses compagnons de route. D’ailleurs, tous
les buveurs de bière sont des solitaires. Il y a en eux du
siamois somnolent, de l’enfant boudeur, du roi en exil. Cette
nuit-là, il avait bu plus que de coutume. Il n’avait pas emmené
de journal, mais un roman d’Emmanuel Bove, qu’il avait lu
d’une traite, en pleurant. Au dixième demi, le garçon l’avait
expulsé poliment. On ferme. Il réussit à trouver un autre café.
Il commanda deux bières brunes à la pression. Le verre collait
au zinc. Le comptoir faisait ventouse. Il eut l’impression d’une
conspiration. On ne l’aimait guère, par ici. Il regarda les
visages, autour de lui. Ils étaient si indifférents qu’il fut pris de
frissons. Il exigea une autre bière brune, d’un ton menaçant.
Une expression populaire russe dit : « Boire jusqu’au serpent
vert. » Cette nuit-là, il vit le serpent vert. Il ne prit même pas la
peine de téléphoner pour vérifier que sa chambre était libre.
Devant chez lui, il s’engueula avec un chien (depuis son
enfance, il détestait les chiens, « ces faux amis de l’homme »,
comme dit superbement le poète Yves Martin), puis il donna
des coups de pied contre ses meubles, après avoir péniblement
trouvé la clé, le trou, et la serrure, et puis l’appartement, au
fond de sa poche, tout au fond. Il lutta contre une pantoufle
trouée, des heures durant. Elle lui avait sauté à la gorge dès
qu’il avait ouvert la porte, en rugissant comme un tigre. Il finit
par avoir le dessus, mais son cœur battait si vite que, pour se
calmer, il caressa la moquette dans le sens du poil. Elle
ronronna de plaisir. Il se sentit un peu mieux. Pourtant.
D’autres bières achèveraient de tuer l’angoisse. Le cliqueti-
clac de la capsule décapsulée par un tendre décapsuleur. Alors.
Toute cette mousse, ce jaillissement jaillissant, et cette
blancheur de baleine blanche, spermatique. Il enfouit la
liqueur d’or dans les profondeurs rouges et noires. Les
palpitantes muqueuses : il pensa à des femmes. Il n’avait sous
la main que de la bière ordinaire. Il rêva à des noms
prestigieux : John Courage, Bass. Et de la bière belge, de la
bière de calmes moines sous la pluie. Et les Allemandes, les
fabuleuses : München. Il ne s’était jamais senti aussi chenille,
aussi taupe. Une main invisible lui tendait les bières
décapsulées. Il n’en refusa aucune. Puis il se laissa tomber sur
son lit, sans prendre même la peine de tirer les couvertures. Il
ne s’endormit pas tout de suite. On déplaça une lampe sur son
visage, à toute allure. Il hurla doucement. Mais il ne se réveilla
pas. Il rêva qu’il rêvait. Il se sentit vaguement amoureux.
L’objet de son amour lui était inconnu. Au début, il trouva cela
agréable, mais très vite, cela l’angoissa, et il se réveilla en
sursaut. Il était en sueur. Il jeta un coup d’œil sur la pantoufle
trouée qui l’avait agressé à son arrivée. Mais non. Elle
semblait calme, maintenant. Bien sûr, il n’aurait pas dû la
séparer de sa sœur, il y a quelques années. Mais aussi. Elle
était en si piteux état. Complètement détruite. Il l’avait jetée
dans le vide-ordures. Peut-être qu’il n’aurait pas dû. Mais
enfin. Il l’avait fait. Son bon cœur l’avait perdu. Cette fichue
manie qu’il avait de garder les objets les plus démunis. Bien
sûr, cette pantoufle solitaire, dont il avait accepté la compagnie
pendant des années, ne lui avait pas pardonné de l’avoir privée
si longtemps de sa petite sœur de cœur. Alors vengeance.
C’était horrible. Personne ne peut supporter la solitude, même
les objets. Personne ne peut vivre sans amour. Il but encore,
pour se faire pardonner. Mais la pantoufle le fixait toujours,
dans la pénombre. Trouée, béante. Il fit des efforts immenses
pour ne pas la regarder. Pourtant, l’apaisement ne venait pas.
La sale bestiole protestait dans le fond de la pièce. Cette fois,
il se sentit plein d’amour pour elle. Elle est si malheureuse,
pensa-t-il. Il se leva et se pencha sur elle, et l’embrassa sur
l’ouverture béante, et lui demanda pardon, et alla dans la
cuisine, et la jeta dans le vide-ordures, et ouvrit alors, car il ne
se sentait pas tellement bien, une petite canette. Puis il revint
vers son lit.
Tombé et retombé. « La petite morte derrière les rosiers. »
Ces mots de Rimbaud le poursuivaient chaque fois qu’il ne
parvenait pas à trouver le sommeil. Déchirant les draps de ses
ongles, comme le corps d’une femme qui n’est plus là depuis
longtemps, et qu’on voudrait encore aimer. « Les vieux qu’on
a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées. » Encore
lui, Rimbaud. Décidément, rien à faire. Il repensa à Odilia. La
vieille dame en tailleur rose tapota la vitre du tramway, en lui
souriant sous la neige. Avant de s’endormir, il demanda pardon
à tous ceux qu’il avait aimés, à tous ceux qu’il n’avait pas
aimés.
Petite morte.
Derrière les rosiers.
Cette nuit-là, il rêva de satin, et de souliers vernis.
Subjectif, mai 1978
L’ORAGE

Depuis son enfance, Martha croyait que les divinités de la


foudre étaient des petites filles malingres aux cheveux rouges
qui vivaient cachées dans les groseilliers et riaient bêtement
chaque fois que survenait une catastrophe ou qu’un homme
mourait de mort violente sans avoir reçu l’extrême-onction.
Maintenant encore, à soixante-seize ans, elle ne pouvait voir
sans angoisse ce ciel plombé et figé qui annonce l’orage. Il lui
semblait que les martinets affolés, tournoyant en cercles de
plus en plus grands, allaient la transpercer de part en part,
après avoir fracassé les fenêtres de sa petite chambre. Elle ne
put s’empêcher de refermer en frissonnant son vieux peignoir
en velours marron sur sa poitrine décharnée. L’horrible été,
pensa-t-elle. Elle souleva un peu le rideau pour regarder
dehors : la petite ville était aussi endormie que d’habitude,
sans vie, mais aussi sans panique. Le parc était plein de
vieilles dames immobiles, figées dans leurs vêtements de
lourde laine noire démodés, inadaptés à la saison, d’enfants
mornes, apathiques, au teint pâle. L’un d’eux, vêtu d’un
costume en velours bleu trop petit pour lui, savourait d’un air
sournois une tartine de confiture qu’il avait roulée en cachette
dans la poussière. Toujours les mêmes plaisirs imbéciles, se dit
Martha. Bande de minus. Un martinet frôla sa vitre en hurlant
et elle sursauta si violemment dans son fauteuil qu’elle faillit
tomber. Sa peur redoubla : les petites filles malingres avaient
quitté les groseilliers et s’étaient cachées sous son lit. Elle les
entendait rire et se disputer. Leur voix aiguë lui faisait horreur.
Elle eut envie de se lever et de quitter sa chambre. Mais elle
n’était pas sortie depuis plusieurs mois et la rue la terrifiait.
Lors de sa dernière promenade, elle était passée devant des
soupiraux faiblement éclairés où se déroulaient d’étranges
cérémonies. Des regards la fixaient méchamment. Elle était
rentrée, prise de panique, alors qu’elle se proposait encore
d’aller à vêpres. Elle avait fermé la porte à double tour, et ne
l’ouvrait plus, désormais, que pour sa femme de ménage qui
lui apportait un maigre repas tous les deux jours. Ici, elle était
en sûreté : il y avait un petit crucifix au-dessus du lit, et un
portrait à la gouache de son père, en habit noir, dans un cadre
doré. Il la regardait sévèrement. Il lui reprochait encore de
sortir l’hiver sans cache-nez et de boire en cachette du whisky
à bon marché. Mais il la protégeait. Il la protégeait contre ceux
qui cherchaient, depuis des mois, à s’emparer sournoisement
de son petit appartement (il grouillait d’une vie secrète,
larvaire, qu’un rien peut-être suffirait à amener au grand jour,
une parole malencontreuse, un geste, ou, tout simplement, une
pensée interdite. Alors, les ennemis cesseraient d’être sans
visage et sans nom, et seraient là, enfin, agressifs, durs,
coupants, prêts à griffer ou à mordre). À cette seule pensée,
elle sentit son sang se figer dans ses veines. Et elle entendit le
rire méchant des petites filles redoubler sous le lit.
Martha alluma sa lampe, bien qu’il ne fît pas encore tout à
fait nuit. L’orage grondait toujours, très loin, mais ne semblait
nullement disposé à éclater. Il rôdait autour de la ville, comme
une guerre lointaine. C’était l’heure des terreurs vagues dans
les couloirs, l’heure où les habitants des caves, les divinités
tranquilles des greniers, s’apprêtent pour la nuit : les meubles
craquent, les animaux vous fixent étrangement, des fissures
apparaissent dans les murs ou au plafond. Les bohémiens, aux
portes de la ville, aiguisaient leurs couteaux. Leurs chansons
parlaient de gorges tranchées, de chevelures blondes, d’amour
et de sang. Pour calmer sa peur, Martha essaya de penser à la
lumière du Sud. Elle en avait lu la description dans un gros
livre dont l’action se déroulait avant la guerre de Sécession :
là-bas, paraît-il, la lumière tournoie longtemps avant de se
poser, elle fait penser à une armée de cerfs-volants que les
enfants ont perdue et qui vogue doucement au-dessus des
magnolias, portée par la brise. Des servantes au teint clair et au
tablier blanc appellent les enfants pour le goûter, et ne les
voyant pas, regardent le sommet des grands arbres mouillés
pour voir s’ils ne s’y sont pas réfugiés. La lumière décline,
bascule, les tabliers blancs virent au bleu sombre, les chants
s’évanouissent avec les fumées et la douce brise d’avril, le
teint clair des femmes se fait semblable à l’ébène des statues
cachées dans les caves, les idoles peintes, maléfiques, que l’on
ne sort jamais pour ne pas effrayer les petites filles. Alors
vient la nuit avec la tristesse indéfinissable.
Toute la ville semblait plongée dans un sommeil malsain.
Le parc, la rue : un décor en trompe-l’œil. Sur le ciel
uniformément gris, quatre gros nuages noirs stagnaient.
Depuis le matin, un homme en complet blanc, assez grand, se
tenait debout, devant les grilles du parc. Martha ne le voyait
que de dos, et se demandait ce qu’il pouvait bien regarder car
de temps en temps il esquissait un geste de la main droite,
comme s’il disait bonjour à quelqu’un. Mais personne ne
répondait : les enfants se bousculaient dans la poussière, et les
vieilles dames les surveillaient, immobiles. Tout le monde
ignorait l’homme en blanc. Martha essaya d’imaginer son
visage, mais c’était impossible : elle ne parvenait pas à le voir
autrement qu’avec le regard fixe des morts. Elle eut
brusquement peur qu’il ne se tourne vers elle. Elle attrapa la
bouteille de whisky cachée sous son fauteuil. Elle but
avidement, au goulot, en tremblant. Elle avait l’impression que
les martinets jaillissaient de terre en hurlant, couverts de lave,
prêts à incendier la ville. Elle se rappela ce passage des
Prophètes que lui avait lu son père, jadis, quand elle était petite
fille, peu avant le repas du soir : « Je ferai de cet endroit une
désolation et un étonnement ». Le père avait refermé le Livre,
après avoir regardé Martha longuement, puis était retombé
dans son mutisme habituel. Comme à l’accoutumée, le repas
s’était déroulé dans un silence pesant, juste troublé par les rires
de son frère idiot. Elle avait pleuré toute la nuit dans son lit,
puis, au petit matin, avait enlevé sa chemise et s’était étendue
nue, au jardin, dans la neige, en suppliant Dieu d’épargner sa
maison. Martha reposa la bouteille de whisky sous le fauteuil.
Un vieillard faisait les cent pas devant l’hôpital, en traînant les
pieds. Elle le voyait longer le mur noir, faire une vingtaine de
mètres, puis revenir. Son trajet était toujours le même, d’une
précision obsédante. Il fixait le sol en marchant. Une avare
lueur verte agonisait dans les marronniers. L’homme en blanc,
pour la cinquantième fois au moins depuis ce matin, leva la
main droite, l’agita comme pour dire bonjour, et la laissa
retomber contre sa cuisse. Martha se demanda si, lorsqu’on
meurt, le corps devient comme du lierre, et pousse sur les
murs, sur les arbres, ou à l’intérieur du corps de ceux qui vous
aiment. Elle avait ainsi parfois l’impression que son père
grimpait à l’intérieur de son corps, s’agrippant, s’entortillant
autour de ses organes vitaux : de là, peut-être, cette sensation
d’étouffement qu’elle éprouvait souvent, particulièrement
quand elle buvait ou qu’elle avait une pensée coupable. Son
père la rappelait sans doute ainsi à l’ordre. Elle ouvrit un
journal que lui avait apporté hier la femme de ménage. Elle
lisait toujours la rubrique nécrologique en premier. Il y a
seulement quelques années, elle assistait à presque tous les
offices en l’honneur des morts, même de ceux dont elle n’avait
jamais entendu parler. Elle occupait ainsi ses journées, mais
maintenant elle était trop vieille, ces plaisirs n’étaient plus de
son âge. Après la rubrique des décès, elle regardait les bandes
dessinées, les réclames et, seulement à la fin, les gros titres.
Rien de bien sensationnel : une nouvelle fois, les grands
troupeaux de rennes, venus des régions glaciaires, avaient
dévasté les champs de maïs. Les paysans qui n’avaient pas
rentré leur récolte à temps étaient ruinés. Le renne inspirait
maintenant une sorte de terreur sacrée : certaines sectes noires,
bannies par le clergé officiel, lui rendaient même, chuchotait-
on à la nuit tombante, un culte infâme dans des endroits
secrets. À l’extrémité sud de la ville, là où un vent chaud et
humide annonçait la proximité des terres tropicales, les
grandes araignées rouges grouillaient sur les plages : au
moment de la ponte, elles dansaient un étrange ballet et se
regroupaient parfois en figures d’une beauté telle que certains
initiés prétendaient y voir le visage de Dieu. Les familles
venaient très souvent, le soir, sur les falaises, avec leurs
enfants, contempler ce spectacle. Martha se moquait bien de
tout cela. Elle laissa tomber le journal et s’assoupit.
Elle fut réveillée en sursaut par le rire méchant des petites
filles aux cheveux rouges. Cette fois, c’en était trop, il fallait
les faire partir, et vite. Elle se leva péniblement, et alla vers le
lit. Elle enleva l’édredon, regarda entre les draps, sous
l’oreiller. Rien. Elle retourna le matelas. Elles devaient être
dans le sommier. Elle donna plusieurs coups de pied dans le
lit : « Allez ouste, déguerpissez, petites traînées !… »
Les rires s’arrêtèrent aussitôt. Martha revint à la fenêtre.
Combien de temps avait-elle dormi ? Elle ne savait pas. La
lumière n’avait pas varié. Les quatre gros nuages noirs
n’avaient pas bougé d’un centimètre. Les enfants se
poursuivaient en silence dans le parc comme des poissons dans
l’eau sale d’un aquarium. Le vieillard faisait toujours les cent
pas devant le mur noir de l’hôpital en traînant les pieds. Et
l’homme en blanc… Elle eut une nouvelle fois l’impression
curieuse de se trouver devant une toile peinte, ou d’assister à
un spectacle d’automates. L’orage rôdait sournoisement, sans
se décider à éclater. Elle vida d’un trait le reste de la bouteille
de whisky.
Le couloir sentait le moisi. Martha était par terre, affalée
contre la tapisserie déchirée, et le couloir sentait le moisi. Il
devait y avoir un bon moment qu’elle était tombée, car le sang,
sur son front, avait déjà coagulé. Elle n’avait plus peur, et
même, éprouvait une certaine sensation de bien-être. Elle
palpa sa blessure, lentement et voluptueusement. Elle se mit à
contempler les grandes fleurs bleues sur la tapisserie, et, une
nouvelle fois, pensa à la lumière du Sud. Soudain, Martha eut
l’impression qu’une lame lui traversait le corps de part en
part : les petites filles s’étaient remises à rire dans le sommier.
Elles piaillaient, se disputaient, ou peut-être, tout simplement,
sautaient sur place en se tenant par la main et en la traitant de
vieille folle. Elle fit un effort désespéré pour s’arracher à la
contemplation des grandes fleurs bleues et se remettre sur
pieds. La rage lui redonnait des forces. Des années
d’humiliation. Se venger enfin. Leur crever les yeux, à ces
méchantes filles, avec des aiguilles à tricoter. Leur boire
lentement la cervelle avec une paille. Elle alla vers l’armoire,
en sortit une pile de vieux journaux cachés sous les draps. Elle
les disposa soigneusement sous le lit, par ordre chronologique.
Elle traça de la main gauche trois cercles sur le tapis,
s’allongea sur le dos en se pinçant le nez pendant trente
secondes et en ramenant la main droite à la hauteur des yeux,
répéta sept fois, à toute vitesse, « la barbe d’Astaroth est
rouge », puis alla en chantonnant à la cuisine chercher des
allumettes.
Les flammes étaient belles et pures. Elles montaient
lentement vers le plafond. Martha les regardait en riant
doucement. Elle pensa à un feu de joie qu’elle avait allumé
avec son père et son frère, il y a des années, dans la neige ; et
aussi à cette époque où elle avait rêvé de mettre le feu au
collège où elle était pensionnaire pour se venger d’un
professeur qui avait oublié de la saluer. Les rideaux en velours
rouge brûlaient avec un bruit d’averse.
Une nouvelle fois, l’homme en blanc fit un signe de la
main aux enfants, dans le parc.
Matulu, Noël 1972
JEAN-PIERRE
MARTINET

Ou
L’ÉTERNEL
PURGATOIRE
PAR
Alfred Eibel
Alfred Eibel fut l’éditeur et l’ami de Jean-Pierre Martinet.
Il lui a consacré un long et bel article intitulé Le monde
désaccordé de Jean-Pierre Martinet dans Le Matricule des
Anges n° 36.
Longtemps assistant à la télévision française Jean-Pierre
Martinet (1944-1993) a toujours voulu écrire. Ceux qui l’ont
connu savent à quel point il était seul dans la vie, d’autant que
son père disparu, sa mère avait à charge son frère et sa sœur
tous deux arriérés. Un ménage en équilibre précaire qui
n’était d’aucun secours pour le jeune écrivain perdu dans un
Paris hostile. Une liaison sans espoir avec une jeune femme
noyée dans l’alcool fit Martinet se replier davantage. Le vin
vola à son secours pour le maintenir dans les brumes des
matins tristes. Martinet se lance alors dans la rédaction de La
Somnolence(1), histoire d’une femme de soixante-dix ans
vivant seule, menant une existence végétative entre une fin de
vie et la mort qui guette la vieille dame pour la narguer. La
vieillesse est dans son genre un précis de décomposition. Les
forces vives abandonnent le corps, des voix se font entendre,
on dirait que les murs parlent. Le lien ténu qui relie Marthe au
monde des vivants s’amenuise jusqu’à disparaître, laissant en
plan, à côté du monde qui bouge, une armature à forme
humaine. L’orage esquisse en quelques pages ce qui deviendra
La Somnolence où l’on retrouve Marthe en train de se
momifier n’ayant comme interlocuteur que l’écho de ses
bavardages.
Quand enfin paraît Jérôme(2), les thèmes abordés dans les
deux nouvelles réunies dans le présent recueil s’amplifient
jusqu’au délire. La ville dont parle Martinet inspirée par le
Pétersbourg d’Andréi Biely (1880-1934), « l’angoisse d’un
chaos social imminent », véhicule des personnages
fantomatiques aux réactions imprévisibles. Gérard Guégan,
Raphaël Sorin, Frédéric Vitoux, ont reconnu en Jérôme une de
ces œuvres inspirées, façonnées dans on ne sait quelle
soupente, un sommet dans l’épouvante et la cruauté, un
voyage initiatique pour atteindre le dernier cercle de l’enfer.
La disgrâce physique des personnages, leur danse au cœur de
la cité en cessation d’espérance, préfigurent l’aliénation des
hommes, les fléaux qui les accablent, la difficulté d’aimer. Par
sa symbolique, cet assèchement des sentiments évoque pour
nous ce manque d’eau dont souffre la planète car c’est un
devoir de pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche. Ceux qui
prennent la parole chez Martinet attendent leur permis
d’exister comme les sans-papiers attendent qu’on leur accorde
le droit de vivre. Ce sont des morts-vivants, des agonisants. La
rédemption par la déchéance est leur seule issue. Ils sont les
acteurs d’une pièce blasphématoire à la manière d’un Cyril
Tourneur (1575-1626) qui avec sa Tragédie du Vengeur
accumule les effets les plus horrifiques, sanglants et macabres.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
EN OCTOBRE 2OO9
PAR PLEIN CHANT
À BASSAC (CHARENTE),
PAR UN JOUR BLANC,
PAS ORAGEUX POUR UN SOU,
MAIS AVEC LE RENFORT,
TOUT DE MÊME,
DE QUELQUES BIÈRES D’ORVAL
BUES A LA SANTÉ POSTHUME
DE JEAN-PIERRE MARTINET.
1 La Somnolence (Jean-Jacques Pauvert, 1975) est le premier roman de Jean-
Pierre Martinet.

2 Jérôme (Le Sagittaire, 1978), son second roman, est considéré comme son
œuvre majeure.

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