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Récits
L’Œil américain, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustrations
de Pierre Lussier, Boréal/Seuil, 1989.
Lumière des oiseaux, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustra-
tions de Pierre Lussier, Boréal/Seuil, 1992.
La Vie entière, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustrations de
Pierre Lussier, Boréal, 1996.
Le Regard infini. Parcs, places et jardins publics de Québec,
photographies de Luc-Antoine Couturier, collaboration de Jean
Provencher, Éditions MultiMondes, 1999.
À l’heure du loup, Boréal, 2002.
Poésie
Les paroles qui marchent dans la nuit, Boréal, 1994.
Théâtre
Marlot dans les merveilles, pièce pour les enfants, Leméac, 1975.
Tournebire et le malin Frigo suivi de Les Écoles de Bon Bazou, pièces
pour les enfants, Leméac, 1978.
Les Passeuses, comédie dramatique, Leméac, 1976.
Charbonneau et le Chef, adaptation avec Paul Hébert du texte anglais
de J. T. McDonough, Leméac, 1974.
Livre disque
Chez les oiseaux, un récit accompagné d’un CD, MultiMondes, 2004.
En traduction
A Season for Birds, poèmes choisis, traduit par A. L. Amprimoz, Exile
Editions, 1990.
The Eye is an Eagle, traduit par Linda Gaboriau, Exile Editions, 1992.
Words that walk in the Night, traduit par Lissa Cowan et René Brisebois,
Signal Editions, 2001.
Pierre Morency
Poèmes
1966-1986
précédé d’un avant-propos inédit
de l’auteur
Boréal
Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada
ainsi que le ministère du Patrimoine canadien et la SODEC
pour leur soutien financier.
isbn 2-7646-0280-4
I. Titre. II. Titre: Poèmes. Morceaux choisis.
ps8526.o67a17 2004 c841’.54 c2004-940409-1
ps9526.o67a17 2004
Tout se tient
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toute la gamme des vibrations émotives dans une prose
qui se veut densément expressive, fût-elle de description,
voire de réflexion. Je n’ai donc jamais oublié ce conseil
que Baudelaire se donnait à lui-même: «Sois toujours
poète, même en prose.»
En préparant cette nouvelle édition des recueils que
j’ai fait paraître entre 1967 et 1986, il m’a été donné de
faire un long voyage dans mon histoire personnelle. J’ai
vu beaucoup de choses. La plus importante est celle-ci:
«Écrire m’a sauvé, j’ai sauvé mon âme», comme me le
rappelait un jour, au cours d’une promenade, le poète
Jean Rousselot qui lui-même citait une confidence que
lui avait faite Pierre Reverdy. Je n’ose imaginer ce que je
serais devenu si je n’avais décidé, à l’âge de vingt-cinq ans,
de consacrer le meilleur de mon temps à la création litté-
raire. En fait, serais-je même devenu? J’aurais eu comme
tout un chacun des yeux et des oreilles, mais aurais-je
formé le dessein, comme le suggère e.e. cummings, d’ou-
vrir «les yeux de mes yeux et les oreilles de mes
oreilles»?
C’est, j’en suis sûr, la pratique presque quotidienne
de l’écriture, en poèmes et en prose, c’est le travail
concentré, l’attention continue au langage, qui m’ont
amené à me dépasser, à étudier la nature, à désirer
renaître toujours neuf en chaque jour de ma vie. Par la
poésie j’ai découvert la manière de me relier à cette extra-
ordinaire énergie contenue dans la langue et d’y puiser la
force de venir enfin au monde, d’exprimer les aspects non
immédiatement visibles de la réalité.
Comment cela a-t-il commencé?
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La maison des paroles
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Notre petite maison était peuplée de toutes sortes de
paroles. Mon père, quand il était présent, s’exprimait haut
et fort, parlait et racontait d’abondance. Ma mère, plus
discrète, plus rieuse aussi, avait un langage posé, concret,
tout près des choses et de la vie. Il y avait aussi mon grand-
père paternel qui tous les soirs, après le souper, venait
fumer sa pipe. Après avoir parlé métier avec mon père (il
avait été foreur lui aussi), il nous calait sur ses genoux,
mon frère et moi, et racontait mille histoires en usant de
mots qu’il avait recueillis depuis son enfance à Saint-Jean-
Port-Joli, au cours de ses voyages et de ses divers métiers,
mots inscrits dans le vieux fonds bien français du parler de
notre peuple. Tous ces mots charnus, savoureux, insolites,
ces mots presque sauvages, sont entrés en moi et consti-
tuent une part de ma langue personnelle. Vous en retrou-
verez plusieurs tout au long de ce livre.
Mon enfance a baigné dans cette extraordinaire poé-
sie naturelle dont je n’ai mesuré que plus tard le pouvoir
d’évocation. Dans ma famille, j’ai toujours entendu, outre
le vocabulaire normal du français de tous les jours, de
vieux mots français, des mots amérindiens, des termes liés
à notre nature nord-américaine, des vocables et des
expressions imagées venus du génie inventif des gens
qu’on dit ordinaires. Un exemple? Pour désigner un indi-
vidu accapareur, fanfaron, cupide, mon père disait: «un
avale-midi». Ai-je besoin de l’expliquer? N’est-il pas assez
près de la poésie?
Depuis des années je note dans un carnet spécial
toutes les beautés, les surprises, les inventions de la langue
parlée que j’entends autour de moi. C’est un trésor tou-
jours en croissance où je puise des images et des occa-
sions de renouvellement de la langue. Un de mes amis,
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forestier et ouvrier journalier, me disait, un jour que nous
pêchions sur un lac du Nord: «J’arrive toujours en
avance d’une demi-heure à mon travail, il faut que je me
comprenne avant de commencer.» Cet emploi insolite
du mot «comprendre» m’a sur le coup fait rêver. Il est
bien plus fort que «concentrer», «ramasser», «prépa-
rer». De même, récemment, en Charlevoix, j’entendais
une voisine affirmer qu’elle s’était «grafigné la vitre de
l’œil». Une aile très fine de poésie est passée tout à coup
dans la conversation.
La corbeille et le miroir
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Pas de discussion possible. Et déjà je me demandais
comment le creuseur pouvait connaître avec tant de cer-
titude les secrets chemins de l’eau dans les profondeurs
du sol. Ma tête d’enfant imaginait tout un univers invi-
sible tapi sous les apparences, s’émerveillait à la pensée
que la bonne eau claire circulait en abondance dans les
plis du roc et du tuf. Et que d’histoires étaient racontées,
le soir, dans la cuisine, quand mon père, après sa journée
de travail, n’en finissait pas d’évoquer chaque épisode de
cette quête et de cette lente et problématique remontée
de l’eau. Est-il possible que tout jeune encore j’aie associé
ce flux des paroles et l’irruption de l’eau désirable? Je me
plais à le croire.
Plus tard, au cours de mon adolescence, il m’arri-
vait, pendant les vacances d’été, d’aller donner un coup
de main au foreur. Un jour, je l’ai vu sortir de sa poche
un bout de miroir ébréché. Il s’en servit pour diriger
un mince filet de lumière au fond du puits, dont l’ouver-
ture n’excédait pas quinze centimètres, pour vérifier si
l’eau montait et à quelle profondeur elle se trouvait. Ce
geste tout simple s’est imprimé dans ma mémoire. C’est
grâce à lui sans doute qu’après bien des années j’ai com-
pris que pour atteindre les profondeurs, que pour décou-
vrir les richesses insoupçonnées — l’eau en est une —
il suffit parfois d’utiliser la plus infime source de clarté
avec les moyens que l’on porte sur soi, qui nous sont
personnels.
Si je raconte ces faits, c’est que je ne suis pas loin de
penser que l’attention calme de ma mère et que le métier
de mon père (et ses paroles) sont à la source même de ma
volonté et de mon désir d’écrire. Le reste fut une question
d’apprentissage, de tâtonnements, de travail, de silence,
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de détermination. Et de beaucoup de corrections aussi
puisque, comme l’aurait affirmé Baudelaire, corriger est
plus important que faire.
Et puis est venue la pratique de la poésie. Pendant six
années, à partir de mes dix-huit ans, je me suis acharné à
imiter les maîtres, à chercher ma voix, à limer des vers qui
sur le moment me semblaient plaisants, mais qui trois
jours plus tard se retrouvaient au fond de ma corbeille.
La grave question qui a tourmenté mes vingt ans
était: comment écrire? Comment apprendre à écrire?
J’avais une si haute idée de la pratique littéraire que je ne
pouvais concevoir de m’y adonner sans apprentissage.
Mais je ne pensais pas alors à la seule écriture de poèmes.
Peut-être sentais-je par intuition qu’un vrai poète doit
pouvoir créer une prose tout aussi ferme et tendue que le
poème le plus diamantin. Beaucoup plus tard, au cours
d’une rencontre chez un ami commun, j’ai noté ce que
me disait avec sagesse le poète Clément Marchand: «On
reconnaît un poète à sa prose.»
Toujours est-il qu’au terme de mes études classiques,
même si mes parents eussent secrètement souhaité pour
leur fils une profession lucrative, je me suis inscrit à la
faculté des lettres avec le candide espoir d’apprendre
enfin le métier d’écrivain. Là j’ai beaucoup appris sur la
langue française, mais ce qui me reste de plus important
de ces trois années se résume dans cette phrase: pour oser
bâtir une œuvre il faut avoir presque tout lu, il faut avoir
quelque chose à dire et ce que l’on a à dire vient toujours
de son expérience personnelle. Mais sait-on si l’on a
quelque chose à dire avant de commencer à écrire, de
s’immerger dans un vrai travail d’écriture? Quoi qu’il en
soit, il m’arrivait bien sûr d’écrire au cours de ces années
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d’études, mais je me souviens très bien qu’un soir, consi-
dérant le recueil de mes textes qui avaient échappé à la
corbeille, je fus pris de désespoir — à moins que ce soit
d’un accès précoce de lucidité—et j’ai tout détruit. Il me
fallait donc repartir de zéro.
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nomme la nature la plus vive curiosité. La première
«étincelle d’or» de mon enfance m’est venue de cette
«lumière nature» dont parle Rimbaud. C’est là, m’a-t-il
toujours semblé, que réside le premier et vrai mystère de
l’existence. Il y a un mystère nature mis en lumière par
l’aphorisme d’Héraclite: «La nature aime à se cacher.»
En elle les contraires s’unissent, les oppositions se résol-
vent. Pas de vie sans mort et sans mort, nulle vie. Pas de
feu sans air, pas de terre sans eau, pas d’eau sans air, pas
d’eau sans feu, etc. C’est ce qui se cache derrière les appa-
rences qui excite ma pensée et qui par moments me sou-
lève. Très tôt, au cours de mes jeunes années, au bord du
ruisseau qui bordait notre terrain, je me suis penché sur
la vie minuscule qui attend sous les roches, qui fulgure
sous les eaux, qui bouge ou chante dans les feuillages. Cet
intérêt s’est peu à peu transformé en recherche active et
en étude raisonnée, lesquelles auraient pu m’absorber
totalement; mais, comme j’avais été, à l’âge de quinze
ans, harponné par la poésie, j’ai fait, malgré moi, de mes
recherches en ornithologie un élément d’inspiration poé-
tique. Je veux dire par là que j’ai puisé dans mes études de
sciences naturelles un extraordinaire moteur, une occa-
sion de former en le précisant mon vocabulaire intime et
d’incarner mon verbe.
À propos de ce mot «nature», je dois quand même
dissiper un possible malentendu. La nature n’est pas
seulement l’ensemble des phénomènes visibles qui
nous entourent: plantes, animaux, bleu du ciel, mouve-
ments des eaux, paysages rustiques, grande forêt, déserts.
La nature, pour moi, ne recouvre pas seulement ces
beaux espaces ruraux, forestiers ou maritimes, lieux
de détente et de loisirs, paysages où fuir un réel perçu
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comme difficile à vivre. Je vis dans une ville, j’aime les
villes qui elles aussi, même très grandes, sont dans la
nature.
Pour moi donc, la nature est presque synonyme de
monde et d’univers. Elle est tout ce qui est. En tout cas
elle englobe l’existence humaine, les forces obscures de
la vie et l’infini de l’univers invisible. Elle est même l’éter-
nité, la nature, puisque, comme le dit Rimbaud, elle est,
quand on la retrouve, «la mer allée / avec le soleil». Dans
ce qui passe, elle est, comme le temps, ce qui reste et tou-
jours restera.
Pour ce qui est des oiseaux, un de mes grands sujets
d’étude, je dirai que la vue d’un seul volatile passant au-
dessus du fleuve aiguise et élargit mes sens, arrache ma
pensée, la libère des facilités et des banalités communes,
et la conduit vers des images, lesquelles ont plus à voir
avec ce qui nous est clos qu’avec ce qui, pour un bref
moment parfois, nous console, nous enveloppe, nous
enchante. En d’autres termes je n’ai aucune nostalgie
d’un éden perdu. Nous vivons tout à la fois en paradis et en
enfer. C’est le travail de l’écrivain de les faire mieux voir.
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long entretien avec Jean Royer, qui fait largement le point
sur ma vie d’écrivain et particulièrement sur ma produc-
tion poétique. Après avoir signalé qu’un «emportement
lyrique irrésistible habite [ma] poésie, de même qu’un
enthousiasme du langage qui cherche à incarner le
monde et [mon] propre corps dans le poème», Jean me
posa les questions suivantes: «Toi qui as choisi le parti
pris de la vie sensuelle et pulsionnelle, comment défini-
rais-tu la trame lyrique de ta poésie? Quelle maison de la
poésie habites-tu? De quel silence es-tu né?» À ces ques-
tions plus que pertinentes j’ai choisi, pour répondre, de
m’engager sur une pente quelque peu allégorique:
Dans la vaste maison de la poésie j’occupe une
chambre un peu à l’écart. Une fenêtre me découvre une
partie de la ville, une autre offre une large vue sur le parc,
le fleuve, les montagnes. Le mobilier est réduit au mini-
mum. Aucun bibelot. Au mur, le portrait de mon amour,
une reproduction de Guernica et des gravures chinoises
représentant des plantes et des oiseaux. Dans la biblio-
thèque on trouve les œuvres de Villon, de Rimbaud, de
Rilke, de Hölderlin, de Goethe, de Char, de Michaux,
d’Auden, de Li Po, de Wang Wei, de Miron, de Giguère.
Et beaucoup de poètes contemporains et amis. J’ai une
assez bonne idée des autres pièces de la maison et ne
répugne nullement à fréquenter les aires communes.
Ma chambre, bien que située dans une partie silen-
cieuse de la demeure, est pourtant baignée de sons, de
musiques, de murmures. Quand j’écris, il arrive que des
voix me traversent: voix de mes morts, de mes contem-
porains, de mes proches, voix qui sont aussi les voix
mêmes de mon être mystérieux. C’est seulement quand
ça parle en moi que je me sens poète. Quand ça parle,
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quand ça tire, quand ça crie, quand ça délire, quand ça
brûle, quand ça m’emporte, quand ça me conduit à un
état où les mots tout à coup s’éveillent, bougent, s’appel-
lent, vibrent d’une clarté inédite, où les mots découvrent
à la fois leur nudité et leur force, où les mots tombent, se
relèvent, se peuplent de sens imprévus.
Rétif aux épanchements sentimentaux et aux obses-
sions narcissiques, j’ai quand même, dans mes premiers
recueils, exploré plusieurs voies d’un lyrisme accordé à ce
que j’avais à exprimer: un mal d’être, un manque, une
destruction, un froid, une absence, une grande jouissance
aussi d’entrevoir et de célébrer les merveilles de l’exis-
tence, une énergie jubilante qui m’appelait vers une nais-
sance, vers une arrivée au plein de l’amour et à la lumière
d’être vraiment vivant.
Ce feu qui m’habitait a changé peu à peu avec l’âge,
mais il est resté feu. À partir d’Effets personnels (1986), le
travail sur le poème en prose m’a conduit vers une expres-
sion plus dépouillée et peut-être plus attentive à la réalité
extérieure. Mais le cri est toujours là, entouré d’un peu
plus de silence. Comment peut-il en être autrement?
Ces temps briseurs d’âme amoncellent sur nos vies un tel
poids de douleur que seul le cri, quel qu’il soit, pourra
sans doute en rendre le fond et la mesure.
Je reviens à la chambre dans la maison de la poésie.
Qu’est-ce que j’y fais? Je marche, je marche beaucoup. Je
marche pour ma santé, je marche pour attendre, je
marche pour traverser les brumes, je marche pour sentir
s’installer et couler dans mon être le rythme qui à un
moment ou l’autre va déclencher l’écriture. Arrive alors
le moment béni de la concentration désirée, de cette
extraordinaire tension de toutes les fibres secrètes.
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Cet état ne dure en général pas plus que quelques
heures, mais il me permet d’accomplir des actions bien
étranges. Très souvent, par exemple, je deviens oiseau, je
me mets à voler à l’intérieur de moi-même et cette pen-
sée volante me transporte en des lieux familiers, des lieux
oubliés ou franchement nouveaux. C’est cette pensée
volante qui me rend allergique à tout ce qui a tendance à
stagner, autant dans mon être que dans la forme de mes
écrits.
D’autres fois — et souvent en même temps — je
deviens creuseur et descends petit à petit dans des puits
profonds où passé et présent se mêlent, où dans l’extraor-
dinaire silence régnant sur les eaux franches, des langages
palpitants me découvrent des immensités. Dans le noir
minéral passent des lueurs, des éclairs qui me découvrent
des interstices où je m’insère pour voir apparaître l’être
réel des gens de ma vie et tout ce qui en ce monde est si
difficile à nommer et à dénommer. Signaler des pré-
sences, explorer la face cachée de notre nature, aller tou-
jours au nord de l’amour, voilà ce qui au premier chef me
tient sans cesse en haleine.
Le toit du monde
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précis où je me trouvais sur cette terre. Puis, à l’âge de
onze ans, j’ai reçu un cadeau inestimable: ma première
boussole! Je n’arrêtais pas de regarder cette petite aiguille
tremblotante qui me paraissait indiquer une direction,
une résolution, un ancrage, qui semblait inviter à entre-
prendre un voyage essentiel, un voyage vers le vrai pays.
Dans ma famille, on évoquait très souvent les expé-
ditions polaires du capitaine J. E. Bernier, natif de
L’Islet-sur-Mer, village voisin de Saint-Jean-Port-Joli. À
travers les récits de mes parents, j’ai commencé à rêver
de plaines infinies, de neiges roboratives, de glaciers étin-
celants, d’animaux mythiques, sans oublier ces peuples
soumis à des souffrances sans fin et qui pourtant restent
rieurs et capables de s’adapter aux plus cruelles conditions
de vie.
Quand j’ai commencé à écrire, le Nord est tout de
suite apparu, dans mes poèmes d’amour étrangement. Il
m’a fallu bien des années pour comprendre que ces
images où le Nord était présent énonçaient une direction,
un appel, un très grand désir de purification, la nécessité
d’une traversée du froid et des espaces arides pour
atteindre enfin le réel accomplissement de l’amour qui
est dépassement des facilités et, plutôt qu’une arrivée à
l’oasis, un chemin vers la conscience et la réunification
des contraires.
Et aussi un chemin vers une certaine qualité de la
lumière. Bien plus tard, quand il me fut enfin donné de
voyager dans le haut Arctique, au nord de la Terre de Baf-
fin, j’ai découvert, outre l’immensité et la profondeur du
silence, une lumière si franche qu’elle m’est entrée pour
toujours jusqu’au fin fond de l’âme. Mais cette lumière,
elle agit déjà d’une certaine manière dans mes premiers
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poèmes, elle est là sous sa forme obscure, sa forme appe-
lante, sa forme de Nuit. Voilà pourquoi ce dernier mot est
si présent dans mes premiers livres.
Longtemps la nuit a été pour moi un territoire dou-
loureux que je m’efforçais de fuir par tous les conforts du
sommeil. Un de mes premiers poèmes ne porte-t-il pas le
titre de La nuit nous nuit?
Puis, quand j’ai commencé à étudier les oiseaux, j’ai
découvert un aspect fascinant de ces heures privées de
soleil, celles où s’activent ces ailes de mystère, ces êtres
magnifiques, les hiboux, les chouettes, les engoulevents,
etc. J’abordais ainsi cette face cachée de la nature où tant
d’yeux percent ce qui nous est caché, où tant de transfor-
mations capitales s’élaborent dans les secrets du noir.
Plus tard encore, vers l’âge de quarante ans, sont
venues les longues insomnies; j’ai dû pour survivre m’en
faire des alliées. J’ai connu alors le plaisir de lire, de pen-
ser et d’écrire entre trois et cinq heures du matin, en ce
moment le plus silencieux du jour pour qui habite le
centre de la ville. Est apparu alors en moi un personnage,
Trom, né en quelque sorte par et pour la poésie, un per-
sonnage qui me permettra d’exprimer une certaine tra-
versée de la nuit. Car il y a une autre nuit que j’ai com-
mencé d’explorer, celle qui se confond avec l’obscurité de
ce monde, l’obscurité qui est dans l’être humain et qui
rend si difficile l’accès aux ouvertures de la lucidité; l’obs-
curité qui ferme les gens les uns aux autres, l’obscurité des
relations humaines, des couples, des familles, et même
celle qui ferme les sociétés à elles-mêmes.
Il m’apparaît de plus en plus qu’un des aspects de
mon travail consiste précisément à jeter un peu de clarté
dans le sombre qui nous ferme à la réalité, d’élucider les
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forces obscures, d’oser affronter la porte noire qui nous
sépare de notre vraie nature.
En fait, tout est noir pour qui cherche à comprendre
le sens et la substance de notre univers. «Nous vivons
sous un ciel sombre — et il y a peu d’hommes», écrit
Paul Celan. Nous savons tous que le bleu du ciel est une
apparence, presque une illusion d’optique. Le ciel est
noir, le cosmos est noir et la lumière est rare. Nous savons
par ailleurs, depuis Héraclite, que nuit et jour forment
une même réalité. Cela, je l’ai compris en étudiant les
oiseaux que l’on dit noirs, comme le corbeau et la cor-
neille, lesquels, on le remarquera, sont très présents dans
mes premiers livres de poèmes. On les dit couleur d’encre
alors que leur plumage réfléchit une très subtile lumière
où s’irisent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et l’encre
elle-même, n’est-elle pas porteuse de clarté pour l’œil et
l’esprit?
Cette découverte, je m’en rends compte aujourd’hui,
travaillait déjà dans les poèmes de ma production qui
creusent les tourments et les brisures de la nuit. Mais
qu’en est-il du feu qui petit à petit va paraître à la lisière de
l’obscurité? N’est-il pas lui-même en quelque sorte un
feu d’obscurité, un rappel de ce que toute clarté, en cette
vie, porte avec elle son vêtement d’ombres? Quand je
pense par exemple à la lumière de mes vingt ans, comme
elle me semble pâle aujourd’hui. Et quelle sera la
lumière de mon demain comparée à celle de mon main-
tenant? Aura-t-elle cette intensité et ce pouvoir de péné-
tration que j’ai connus lorsque je voyageais sur le toit du
monde, j’allais écrire: au Nord de l’amour? Je ne peux
oublier qu’un jour, en plein cœur du minuit polaire, une
fulgurance de neige m’a, pour un temps très bref, ouvert
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les portes les plus noires de mon être et m’a rendu presque
visibles les liens unissant amour et poésie, ces deux terri-
toires humains où l’être va s’élever et mûrir à mesure qu’il
ouvre des chemins toujours neufs. Des chemins qui une
fois découverts conduisent à des passages annonciateurs
de nouveaux chemins.
Québec, février 2004
Poèmes
de la froide merveille de vivre
(1967)
le cours de ces mots
il faut le passer à gué
je n’ai pas tiré de ponts visibles
entre le toit blanchi et vos mains creuses
je veux qu’on ralentisse
et qu’on avance dans ce raccourci
ma vie
avec des pas de pluvier
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À double sang
ELLE AVANCE
elle avance dans moi blessée moi dans elle sans tête
moi dans elle sans yeux sans visage sans mains
nous nous habiterons l’un et l’autre sans raison
nus sans couleurs au terme du voyage
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JUIN
1
juin
répandu dans l’herbe de la cour
le jour est ouvert comme une fleur
notre maison notre île est plus légère qu’un
ruisseau d’été chez nous c’est la campagne en ville
nous sommes en secret avec l’arbre en secret
avec la feuille folle avec le vent du fleuve
c’est plus que la campagne et c’est plus que la ville
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2
mon amour mon amour ce jour est une serre
vois comme je ressemble à cet érable tendre
les genoux dans la glaise et la tête en feuillage
et comme un trait d’union entre la cage et l’eau
je bats notre mesure à vouloir tout comprendre
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3
mon amour mon amour le vent du fleuve est bon
je viens juste d’ouvrir la croisée de la chambre
et voilà que des hommes des femmes des enfants
se sont mis à chanter de vivre tous ensemble
mon amour notre amour est du monde
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4
tu es là près de moi et je te cherche encore
je t’ai plantée en moi comme un géranium
qui meurt qui refleurit à chaque battement
des racines profondes buvant l’ombre des cours
je sais que tu es là mais comme ivre blessé
je fouille tous les champs tous les yeux et demande
où se trouve ma femme elle si près de moi
36
JE T’ÉCRIS
37
CET AMOUR-LÀ
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MA PASSERELLE
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POUR PEU
40
LA MÉMOIRE DIFFICILE
je vous la dirais
elle de ma lumière qui veille
elle de ma ferveur d’être encore
41
LE JOUR DÉSORDONNÉ
1
Cette petite voile blanche qui remue
sur la branche la plus haute du jardin
a fait comme soudainement lever
le ventre vacillant de l’herbe
42
2
Un grand navire d’osier
échoue en mes côtes sèches
43
3
Un enfant mutilé
saignant par les oreilles
gémit au pied d’un mur
il faisait si beau
quand il mourra de soif vers midi
la petite ville tranquille
rajustera une à une les choses folles
dans le casse-tête de la vie
à six heures dans les chœurs à vents
on se dira les joues en feuilles:
c’est une belle journée
une journée à tuer les colombes
une journée à briser le feu des femmes
nos pantoufles sont molles
le sang frais repose dans la soupière
les enfants dissidents pourissent dans nos caves
notre chéri caniche promène sa médaille d’or
notre cage de verre reluit nous irons au ciel
vraiment une bêêêle journée
qu’ils se disent dans les chœurs à vents
44
4
Et moi qui voyageais mon œuvre vive
dans l’étang muet de la chambre
46
Les paroles gelées
Vois-tu il écrit pour t’écrire
qu’il cherche une oreille
sous le chapeau sonore des toits
et que ses mains données
interrogent la feuille du silence
il écrit pour t’écrire
qu’il connaît l’odeur des maisons creuses
et que les cages dorées
ont des glaçons collés aux chambres
49
LE POÈTE DANS LA MÊLÉE
50
TOUT AU FOND
51
PRÉSENCE DES YEUX-MOTS
52
LES MOTS
Les mots
fruits de nos feux dans l’âme
tournoieront dans les remous de l’eau
avec le bruit noyé des hélices
53
FUMER LE VIDE
Ô rage électrique
de posséder un calumet de paix
en un temps justement d’une guerre sans tabac
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PETITE ESQUISSE D’UN PAYSAGE ARCHI-CONNU
POUVANT SERVIR À CONSOLER LES TÊTES
DE VERRE
le sanseviera du salon
s’est redressé dans l’eau claire
55
ORDRE D’ÉVACUER CERTAINS OBSERVATOIRES À
CAUSE DU RÉTRÉCISSEMENT DE L’ESPACE PAR
LES CAISSES DE MOTS EXPLICATIFS
pour voir
56
Denis Lévesque
C’était mon confrère
compagnon poudreux des murs de craie
un jour au temps des grandes vacances
au milieu d’un village maritime
il écrivait dans sa chambre
quand par derrière elle est venue
pour lui serrer les ouïes
lui raturer son nom
59
LES CORRIDORS NE MÈNENT NULLE PART
60
LA GRAND’BLANCHE
Elle glisse
elle rôde entre le tic et le tac des pendules
c’est dans les cloches qu’elle se trouve le mieux
et prend ses vacances dans des lits enfiévrés
on l’entend quelquefois qui halète
dans des souliers chauds
mais c’est quand même dans les manches
des chemises mouillées
qu’elle se sent chez elle
la grand’blanche
la mort autrement dite
61
la grand’blanche
la mort autrement dite
la grand’blanche
la mort autrement dite
la grand’blanche
la mort autrement dite
JE LE SAIS
Un jour je mourrai
il fera froid sous ma chemise
j’aurai les pieds mouillés soudain
et d’étranges animaux m’envahiront par les oreilles
63
BALLADE DU TEMPS QUI VA
64
la neige est lente et nous savons
qu’ainsi la neige va l’horaire
temps de tes yeux temps de mon nom
et tant de feux pour fuir l’hiver
le fleuve a retrouvé la mer
mais les quais meurent sans bateaux
on nous oublie à l’estuaire
et l’homme passe comme l’eau
66
actuellement je mets du pied
un trafic de vents chauds
pour asseoir un moment
le soleil et les lueurs éparses
au fond des cours de tôle
71
santé grêle homme frêle on gèle maudit
la vie s’en va ça part du coin des côtes
pour se rétrécir dans la cervelle
la mémoire déchante
juste avant la coulée des souvenirs
73
HOURRA
je dis hourra
nous sommes ensemble
dans l’embarras glacial
de vivre
74
Monologue de la froide
merveille de vivre
Corps coupés archipel de miroirs les glaces sur le
fleuve ont des rêves de couleurs ce qui ne prouve rien
de la puissance inspiratrice du cap Diamant ce qui ne
prouve rien de la sensibilité minérale des Remparts ni
d’une soi-disant mémoire de la glace québécoise toutes
ces choses ne prouvent rien je ne m’arrête ordinairement
pas à considérer les rêves mouvants du fleuve le fleuve me
coule dans le dos et c’est assez le fleuve me descend au
milieu du ventre entre les pectoraux et c’est assez ne pen-
sez-vous que cela suffit d’avoir un fleuve aussi long sur les
bras on n’a pas le goût avec une telle présence en plein
corps de réfléchir sur les rêves des glaces dormant sur le
Saint-Laurent qui charrie l’image de Québec et de son
corps étrange
77
Mais il y a tes seins-rosaces
qui ont émergé du verre de l’hiver
et qui se sont mis à voyager
dans mon fleuve du ventre
78
Je vois mêlée à l’aube ma femme-vie enchaînée à une
glace errante je la poursuis je cours sur les blocs l’espace
trompe ma ferveur de la reprendre en mes sources
chaudes entre ma femme-vie et mes mains blanches le
fleuve s’élargit les montagnes surgissent les gouffres proli-
fèrent le sol n’est plus trait d’union avec ma femme en
allée le pays innommé se détache et se met en dérive l’œil
du temps devient fou dans l’orbite des montres il déborde
sur la prunelle des villes rondes il rapetisse au bord du
matin les retrouvailles de la femme et du chercheur sans
fatigue ce pays nous ligote à une errance quotidienne
79
Enfin je te retrouve
dans le repos d’être enchaîné
au rythme végétal de la maison
notre prison est la serre d’être seuls
dans le bref soleil de midi
nous campons à jamais incertains
des projets de l’espace et pourtant
la musique centre de gravité
habite parmi nous en cercles de recueillement
80
Et toujours c’est le même départ à prix de sang et
les mêmes retrouvailles au cœur des choses bougeantes
il passe des lacs aujourd’hui juste en face de Québec nés
du fol dessin des battures modelés au gré des sillages
et des marées des lacs voyageurs plus beaux que les inter-
minables lacs assis de cette terre en chômage canards
bleutés s’étirant dans leurs prisons mobiles casse-tête
inachevés issus de la glace en tic-tac corps à corps du ciel
et de l’eau sous les draps blancs du gel
81
Mais chaque matin nous nous recommençons
dans l’étang mille-oiseaux de la fenêtre
les feuilles vertes du salon
ont couru jusque dans la chambre
et le pollen caché des tableaux
féconde les mouvements
de notre communion quotidienne
82
Très clairement je me souviens que demain un grand
nordet m’éclatera dans les côtes crevant le cœur de jan-
vier entre l’île et le cap Tourmente c’est un grand oiseau
blanc qui plonge en passant ses griffes dans la neige cela
se donne des élans aux bras ligneux du nord et cela nous
pousse des dessins de poudre aux vitres de l’œil aux vitres
de l’âme vous avez combien de poudreries pour: vous
avez quel âge? on n’est pas jeune au bout d’un hiver on a
des joncs de glace enroulés aux vertèbres et la grand’peine
dorsale de ce pays encagé ô mon fleuve multiple fait des
trous bleus aux murs de la maison notre arbre-miroir fla-
geole tout cassé au beau milieu du salon avec tous ces
aubiers fendus il manque un étage au bonheur d’être ici
et je me souviens très distinctement que demain les glaces
voyageront encore leurs petits lacs bougeants à la face de
cette ville d’occasion
83
SAUVEZ-LE
oh sauvez-le sauvez-le
il est si maigre et si perméable et si donné
que les oiseaux dans l’aube
lui arrivent jusqu’au cœur
84
sauvez ce poète mal couvert par l’œuvre
qui glisse et qui oscille
entre l’attache et l’exil
prenez-le avec vous dans vos voyages
et qu’il dorme un moment
dans un train en retard
Poèmes de la vie déliée
(1968)
C’est dans ma poitrine que j’écris
perdu coulant dans mon propre sang
entre des vases de fleurs et des visages de femmes
89
et qui pressent leur jeunesse
et qui forcent les coffres du sang
et qui percent les seins des filles comme des œufs
moi c’est dans ma poitrine que j’écris
93
QUAND J’AVAIS LA VIE
94
en ce temps-là le rêve allait au ras des arbres
mais je sais bien ce qui arrive
la tête a cessé les amarres du cœur
LE 26 FÉVRIER 1968
96
en nos têtes de mica
à la fin tu comprenais que nous vivions par ici
comme en un coffre de bois blanc
98
CE GROS AMOUR
99
LA NUIT NOUS NUIT
100
à midi parfois
nous savons nous tenir par la bouche
mais c’est court
le regard vacille nous sommes déjà si loin de nous
L’AUBE A CAILLÉ DANS LE POT DU MATIN
la plainte se découd
le silence s’est glissé dans la maison rose
par les veines des murs
demain
102
quand les lames de la pendule se confondront
on démusclera un mort ou vif
qui se mettra à hurler: non non
L’armoire à gestes
LES FEMMES-CHÂTEAUX
107
elles m’enseignaient les masques odorants du baiser
les grilles du mensonge les prisons du serment
je découvrais leurs yeux par le dedans
et je voyais le monde comme une vaste opale qui remue
109
la rue siffla un gros autobus
qui roulait sur la corde raide
elle chantait
toute en eau d’apprendre la vie dans une armoire
à gestes
seule avec moi dans un grand coffre à baisers
le pouls de ma maison cognait dans ses jambes données
Lumière s’entr’ouvrait et nous nous traversions
113
LA VIE SOLUE
114
de son ventre avec un gros bureau d’acier
jusqu’à midi sur du beau papier pur
il organise des transvasements de têtes pour les nefs
les têtes à puces pour les nefs à choux
les têtes à flammes pour les nefs à l’huile
les têtes à chien de fusil
pour les nefs à canon doux
et dire que dehors le temps est fou comme balai
115
le monsieur met son chapeau bien rasé
et s’en revient chez lui
les deux pieds dans sa tête allant sur des déserts
117
nous ne savons plus mourir dans un baiser coulant
mal-aimants des sofas des peaux claires qui bruissent
nous ne savons plus fuser dans le foyer des bras
la paix se brésille ou se noie dans nos corps
COMPLAINTE DE LA MISÈRE NOIRE
C’est faux
nous ne sommes pas des mouches de moutarde
et pourtant
nous sommes là cinq six cent mille
cinq six cent mille copains autour d’une table à cartes
une table à cartes perforées
119
qui épient la chair forte par le grand trou
et elles inventent des soupers rutilants
où nous ne sommes pas et elles se disent
que dans le grand trou c’était sombre
121
BALLADE DE LA SOIF ET DE LA NUIT
122
le ciel grumeleux claque une langue humide
des arbres se penchent pour lamper
c’est dans vous comme un jardin qui meurt
et plus vous avez soif et plus vous êtes bus
Toi
l’amour avait creusé des tranchées dans ta tête
toi mon amour ma femme au front latent
toi tu n’as pas les bras qui montent comme les feux
tu n’as pas de piège sur ta gorge
jamais je ne me perds dans les filets de ta peau
tu n’as pas la langue dans la poche des autres
127
toi tu es belle partout de l’autre côté de la peau
et la houle de tes lèvres s’étend de par ton ventre
toi tu as des oreilles pour tous les flous
toi tu as des portes qui attendent et qui chantent
129
TÉLÉGRAMME
130
Au nord constamment de l’amour
(1970)
Je suis ébloui par le grandiose écroulement
du monde.
HENRY MILLER
Je dois dire tout de suite que je ne suis pas venu au
monde comme quiconque. Je ne suis pas venu par le pas-
sage d’une femme. Tout a commencé le jour où je repo-
sais dans le ventre d’un avion. Je n’étais pas un enfant,
j’étais une bombe.
135
DANS LE DÉSIR DU MONDE
1
une larme de fond vient battre
à toutes les poitrines
le corps humain s’enfonce et démanché
et sans chaleur
une cale de plomb retient le cheval
farouche de l’amour
136
2
ils ne mettront pas la hache dans ma mémoire
ils ne casseront pas le soleil de mon cri
jamais ils ne piégeront la grande bête
d’être libre qui s’emporte au fond de moi
ils ne perceront pas mes coffres de merveilles
137
3
et voici que je tombe
dans le grand désir du monde
voici que le panache de la parole
annonce la lumière de durer
voici que j’ai un cœur barattant
tous les sangs qu’on me donne
le visage des proches a beau crever dans la déroute
voici qu’une haute porte de lueurs
s’est ouverte où l’on saigne le vieil homme
TIRER UN SI GRAND AMOUR
AVEC UN BATEAU POURRI
voyez-le
il aurait voulu commencer comme tous les autres
il aurait voulu chevaucher le feu d’être beau
il aurait voulu voler dans chaque chant d’oiseau
il aurait voulu couler dans les ruisseaux
comme une écorce
mais pour toute chaleur
139
seul le baiser rance de la mauvaise mère
sur ses chaînes
1
au nord constamment de mon propre geste
rapide et déjà d’avant
je harcèle ce qui reste de lumière dans la ville
141
2
mutilés dans les racines et jusqu’au crâne
nos enfants s’apprêtaient à glisser sous le morne
du plus sourd pourtant de la mort dans l’air
la parole allait jaillir avec la sueur
un éclair de sang allait frapper au fond du corps
142
3
resté debout au cœur de la ferraille
à bout de bras je veux porter un cri sec
trop de têtes encore ont péri dans les tordeurs
trop de têtes ont flambé dans les fourneaux
des milliers d’yeux d’enfants ont roulé sur les pelouses
143
4
ce sera un temps de cœurs séchés dans les cages
un temps noir de cerveaux mis en boîte
sous les robes ce sera un temps de mains mortes
le beau désir caillera à cause des chaînes
les filles même nues s’émietteront dans les lits
ce sera le temps horrible des ventres modérés
144
5
au nord constamment de mon amour
et pour elle et pour eux
hachant partout le mépris
je propose à notre vie un pacte
avec la vérité de la poitrine
QUE NOS ENFANTS ÉCLATÉS NUS
SOUS LA FERRAILLE PRÉPARENT
AU FOND DE LA MORT LE REVIREMENT
DE LA SITUATION MENAÇANTE
C’était en nous
le soleil donnait au fin fond des cratères
le soleil allait dans le plus flou des corps
c’était en août
les pelouses s’ouvraient comme des femmes
des vieilles en sueur s’offraient dans les boutiques
146
et nous étions en août
en plein second souffle de l’été
un fleuve de clarté brûlait l’allure des cadrans
plus aucune fenêtre n’était noyée de larmes
on avait remplacé par des radeaux les lits
un beau bonheur mou amortissait les cages
la petite tête
la petite tête se balançait dans les vapeurs
la pauvre petite tête larguait des anses de paroles
dans les flaques
la pauvre petite tête donnait
dans tous les pays du chemin
la pauvre petite tête qui appelait les lèvres
on la voyait monter tout à coup sous les feuilles
elle renaissait dans chaque rondeur de l’air
147
ce claquement!
une bombe qui fend ne fracasse pas tant
les villes les plus folles
c’était en nous…
HARPONNÉ
149
ils bousculent la vaillance du souffle
ils sont à bout d’âme ils sont à bout d’élan
les trous de leurs amours ne portent même plus la soif
nous entaillons
ce qui reste de l’arbre
JE SOMME LE POÈTE DE REVENIR
Il plonge et creuse
le fond est aimé
de fruits battant des ailes
151
POUR QU’ELLE LÈVE
mon amour
je te lève enfin comme un oiseau
si bien cachée dans le feuillu de la maison
envole-toi bien frémissante
et que tu sois au bout sans cesse de moi
cours va très vite et plus loin toujours
152
AU CENTRE DE NOTRE VIE JE GRAVITE
NON ENCORE NÉ NON ENCORE FORMÉ
153
j’aurai des mains pour défoncer quand tu cesses d’ouvrir
j’aurai des mains pour faire signe
quand le paysage devient fou
157
me donne l’illusion d’avoir des amis, mais je sais très bien
qu’un homme qui pond est sacrément suspect. Je n’en
prends pas moins le temps d’approfondir des fourrures,
de décanter des parfums, d’amorcer des bombes. Parfois
je rencontre une personne qui sait me nourrir. Je la vide
de son sang, de son huile, de ses eaux les meilleures et
je m’en vais. Quand je n’ai plus faim, quand j’en ai assez
de voyager à travers les blessures, parmi les rats, parmi les
oiseaux, dans les caches, sous le fleuve, quand je n’ai plus
soif, je rentre et je me couche. En fait c’est surtout le len-
demain que j’écris. Ou la veille. Je ne sais plus.
LES APPELS ANONYMES
arrivez
la terre tombe de son arbre comme un fruit estropié
159
Lieu de naissance
(1973)
C’est ici que je me trouve et que vous êtes
c’est sur cette page
où je suis plus moi que dans la peau de l’ours
où je suis plus creux que l’ancre du chaland
et plus crieur et plus mêlé au monde
163
Le plus difficile
Cet hiver-là la ville avait été vidée de son sang
cet hiver-là durait depuis toujours
et l’on voyait à tous bouts de champ
le squelette des horloges
la peau des maisons avait cédé sous les couteaux du
nordet
on sut enfin
que pas un seul os de l’espoir avait été nourri
167
BUVONS À LA SANTÉ
Je venais au monde
le soleil me formait à coups de taches
à coups de lames
j’avançais au gré du lait
parmi les oiseaux parmi les brûlures
et je t’attendais
168
je t’attendais pour boire à la santé de la nuit
à la fureur des eaux
je t’attendais pour arracher de nos vies
la douleur électrique
je t’attendais pour voir le ruissellement
de tes cheveux sur la nature
je t’attendais pour encombrer la ville de toutes les santés
je t’attendais pour avancer jusqu’au fin bout des lignes
pour commencer je t’attendais
UNE PEAU DE VISIONS
170
certains se munissent de roues pesantes
et tournent lentement sur les essieux des villes
certains se mettent en bouteille
et ferment le bouchon changé en tête
d’autres sans prévenir deviennent carburateurs
pièces détachées silencieux garantis
171
parfois je me terre dans les cellules osseuses d’une
femme
et je m’exile à fond dans son plasma démesuré
prisonnier volontaire d’une geôle de muqueuses
et de chaleur
dans les alvéoles tendues de soleils périssables
je deviens le gardien insensé des moelles
parfois je me terre
dans les cellules osseuses d’une femme oui
POÈME DE LA LAINE ET DU TORRENT
173
le ballant de ses hanches ruisselait de lueurs
et homme de roue
et mousse maintenant au faîte de l’audace
je piquais de la proue dans le grand cœur
la coque du soir était trempée de râles
174
rorqual battant aux portes de nylon je nous renversais
soufflant des bouillons et puis sondant
nous libérions des têtes de serpent incroyables
nous avancions dans les danses furieuses de tissus
176
et elle s’étend sur le lac comme une huile odorante
je la conduis très loin dans elle
et nous piquons vers le fond
les murs du ciel dégouttent d’un beau sang net
les oiseaux les plus brisés se dressent dans les mouillures
je l’embrasse
tous les déserts enfouis s’embavent de senteurs
et je m’affale dans sa bouche
plein de boue et de lumière
NOTRE CAMPAGNE À L’HOSPICE
178
QUI RATE SON ESSOR MOISIT
179
faut pas le souiller. Il vous suffit de tout oublier des jours
et des mois précédents. Ne concédez aucun regard aux
valises qui attendent sur le trottoir. Le mieux est de laisser
pourrir tout cela.
Le squelette des horloges
AVEZ-VOUS DÉJÀ SENTI LE SANG PASSER
DANS VOS VEINES?
183
J’ARRIVE AU CENTRE DE MON TEMPS
184
LA BEAUTÉ À PIEDS DE BAS
1
ça commence par un sourire
un jus au bord de la lumière
et ça tend à se rendormir
ça n’est pas porté à saccager l’hier
à mettre ses œufs dans l’aventure
et pourtant
la gueule des arbres jappe au front du jour
les pans de peau tournoient dans les arènes
le grondement des eaux a besoin d’avirons
la maison s’entr’ouvre
et c’est la flèche de l’outarde dans le cœur
c’est la piste molle des avions
la saveur montante des travaux
185
les fonds de cour ruisselants de siestes
les vapeurs d’oiseaux dans les haies
voyez le seringa sentir jusqu’au bout de la rue
voyez rondir le bardeau sous le soleil
voyez le premier jour du monde
mais
ça ne veut pas tuer l’étroit paradis des pantoufles
ça pompe le semblant des fruits
dans le loisir usé de la radio
2
et et et
je tire sur les amarres du matin lâche
je pousse contre les voiles
j’aspire la moelle du sommeil
je trôle en masse les nerfs qui nous retiennent
186
vois
le monde est beau
le monde est beau comme une brûlure à la bouche
et et et
viens que j’arrache la nuit de ton ventre
viens que j’enlumière à la rampe
viens que j’enfeuille et pompe pour le puits
vois
la terre est belle
la terre est belle comme une vache
et et et
j’aménage la paroi des œufs
j’ensoleille les germes
je tapisse la salive des larves
vois
la ville est belle
la ville est belle comme un fruit de fonte
et et et
arrive pour que des enfants
arrive pour que les pommes et les serpents
arrive pour que les fleurs et les pluviers
arrive pour que les barques et les orages
arrive pour que la vie de l’arbre de vie
arrive pour que le commencement
187
vois le monde est beau
le monde est beau comme un œil crevé
et et et
c’est la lumière qui te frappe
c’est la cire de l’éveil qui t’enduit
c’est le premier parfum qui te chante
et c’est ton premier pas sur la chair coulante
vois
la vie est chouette que je te dis
la vie est chouette comme un ventre cassé
LA NUIT
189
LE FEU ET L’AUBE
1
un gros feu de corneilles tournoie dans le matin
et c’est encore plus de nuit qui vrille
une lumière graille
une lumière tire sur les dormeurs
2
j’ai poussé sur ma vie en bafouant les ventres
j’ai rampé dans les caves où le père pourrissait
allumé puis moisi ébloui puis noyé
j’ai vraiment tout mis en œuvre pour conjurer le sombre
parrainant les fanaux élevant des foyers
j’ai appareillé des phares
j’ai conduit des mèches promptes vers les pétroles
tisonnant le soufre jusque dans les rêves
à peine sorti du trou je frottais sur les pierres
je tétais les flammèches au bec des chalumeaux
et puis et puis et puis
le père sombrait toujours dans les puisards
190
qui mettait tout ce goudron entre nous?
qui envasait toutes les lueurs que je traçais?
3
j’ai dû fureter avec les cafards
me collant aux parois du solage et bavant
j’ai dû gratter comme un rat dans les murs
et ronger de la tôle miner du papier noir
j’ai dû m’entêter dans les éclisses du grenier
et me voici arrivé sur le toit de ma jeunesse
par-dessus les maisons je sens battre le nord
et le jour va venir il pousse du golfe jusqu’à nous
la clarté
c’est une tête qui travaille dans les bassins
je la vois je la vois
c’est un traîneau d’orange et de rose et de filaments
un océan de lueurs qui tombe de partout
c’est une jarre non c’est un puits de rayons qui jaillit
c’est le début je suis en vie c’est le début
195
la première fois que vous ouvrez les portes noires
vous êtes étouffé de vous voir accroupi
c’est vous l’enfant là-bas qui chauffe sur la mer
vous vous levez de votre roi vous rangez les couteaux
196
LA MER EST EN FEU
197
et la belle maigre-jeûne arrimée au riveur
avec un sourire sans couture
son cœur seulement pour tant d’épluchures:
199
et mon temps déjà s’épanchait
on me passa durement hors de la coque
une bête m’enjambait
la bête d’être jeune me faisait de ses crocs
201
LA TÊTE DE LA COHUE ATTACHÉE À SA NUIT
FURIEUSE
202
quand le tic-tac armé
quand la veuve au bord du trou
203
et Petite Peau qui s’est trompée de porte
le dur colosse avec son fouet
le membre obscur qui la fore
204
quand c’est l’étoile noire qui mène la cohue
quand c’est le chef au front de tôle
quand le trouble
TOUTE VIGILANCE BAFOUÉE
206
c’est le moins prédisant le moins promis
un petit travailleur de propos qui sortit le premier
sur la déferlante le voici dans sa verchère
avec une seule ligne qui s’enfonce
208
trois fois le loup chanta dans la gorge de l’homme
c’est le fond de la forêt qui dépure le sang
la grande flèche des oies dans le matin du siècle
ce hurlement de la nuit demain (et les rebuts?)
209
L’ÉPOQUE AUSSI AVAIT DES DENTS
210
CE JOUR CE JOUR-LÀ
211
et les poissons-cages les becs-de-lyre les jaseurs de coton
seulement pour le cerveau et ses galaxies
seulement pour le flux de la moelle
pour la force épinière et le rêve qu’elle soutient
ce jour ce jour-là
je coupais les amarres et naissaient les amarres
je noyais l’odeur du rat et remontait l’odeur du rat
puis le sang des cliniques
embaumera la chambre et le chantier
puis ce sera la voie de la couleuvre
et le tracé des habitats
puis les paupières bâilleront leurs coquilles
puis ce sera la piqûre du canot et le coulement
puis ce sera la bonne marche parmi les hommes
la flèche du regard propre comme le pain
212
la fusée de la fille ce jour-là
un silence
et la terre seulement
puis la terre qui revient
puis la terre roulant dans son huile
ROULEZ DANS LE MOTEUR
214
LE TEMPS DES OISEAUX
1
à maille à corde rendus au dernier fil à l’os
avec rien que des nuits à fronts de bœuf
avec rien que des heures en vareuse de parka
nous sommes hérissés d’espace têtu
plus pionceurs d’écorces que pics à dos noir
plus griffeurs de fourrures que les harfangs de l’ouate
215
2
à cœur de semaine en bas de zéro cavés
en amas de frasil de carpiche en carpiche
nous voici plus que jamais cernés d’yeux jaunes
le grand hibou des neiges vient planer près des
chambres
plus que jamais chevillés au ventre des garrots
plus que jamais peuple crieur avec les kakawis
canards de haut froid mués de but en blanc
216
3
mais salut donc vieille cancaneuse des faîtes
aboutis ma graillante viens bretter sur les fontes
ma boute-feu salut ma guenillouse
viens payser le signal rauque des coulées
échiffer ces gorges de crémones
abattre ton beau noir de finaude sur les blêmes
ma corvide à ficelles ma corneille
217
4
nous ne crèverons pas cette année
l’hiver va prendre son coup de mort
la glace est sur l’âge
dans la face du froid
des bombes de chaleur font des trous
salut ma corneille
218
nous ne mourrons pas cette année
la nature va ouvrir ses portes de senteur
nos vitres vont frémir sous le bon soleil
toi ma large emportée ma lampeuse de pus
tu découds de ton bec la grand’voile de l’hiver
sur des îles d’asphalte tu picosses et picores
le squelette démesuré de notre ennui
salut ma corneille
mon écorchée ma parleuse
LA CHAMBRE DU MARCHEUR
220
quatre serrures plus loin une femme se nouvelle
pourvu que le marchand de muscles déboule
il est toujours à clamer dans l’enclos des maladies
il épouse tout le temps pour se finir enfin
221
TOI ABSENTE COUCHÉE
EN ROND DE CHIEN LOIN
222
QUAND NOUS SERONS
223
fenêtres poitrines et les eaux et les yeux
ce qui était caché se bâillera pour nous
le beau désert de vivre
se peuplera de feux tranquilles
225
je le vis achaler le malade aux confins de son délire
même tailler dans le nerf ultime de la chambre
il foudroyait
Je m’en vais
je m’en vais vous tailler une poésie lointaine
assez de tous ces bancs faciles sur les estrades
assez du mou assez des langues qui sèchent
je n’en peux plus du sable glacé
le durci qui monte le durci de la ville
je n’en peux plus des visages tracés d’avance
des grincements de masques des culasses
et des cœurs à tiroirs
227
vos petites saisons pincées les portes par-dessus
vos alambics et la gorge qui se tait
vous et vos sommeils d’amiante
vous et la pomme de l’épée sous le bras
et sur tant d’oreilles le filtre
sur tant de plèvres le crabe de la vie
229
CECI EST UN TEXTE D’ADIEU
Il n’est pas venu ouvrir des portes il n’est pas venu cra-
vacher mollement la monture du verbe et vous donner à
croire que le pique-nique annuel des poètes tient lieu de
privilège dans la surenchère de l’espoir et de l’illusion il
n’est pas venu vous bailler des clefs il n’est pas venu
pondre dans les miracles et n’a pas laissé la part visible de
son âme au vestiaire
Pas venu morver sur les mots de ses pères c’est un
apprenti c’est le petit artisan de la vie d’un livre le facteur
innocent d’un poème de tribu
Il n’a rien à vendre rien à prouver rien à regretter il est
venu ici pour venir et il arrive d’une chambre qui n’est
plus une chambre il arrive d’un abattis d’hommes il arrive
d’un envasement de la langue commune et il vous dit
qu’il arrive d’une nuit qui n’est plus une nuit depuis qu’il
a tassé les drapeaux qui nous servaient de persiennes
Il a foré si fort dans ses domaines qu’il ne sait plus la
chaleur du troupeau et c’est en craquant qu’il est venu
jusqu’à lui et c’est en craquant qu’il arrive chez vous
Et puis il vient car il était derrière les portes non pas
écroué mais comme absent comme dissipé il était der-
rière les portes et ses oreilles étaient si pâles qu’il n’enten-
dait que les tambours et les slogans il était derrière les
portes et sa veine épinière était si flasque qu’il nourrissait
230
avec les autres le tintamarre de l’époque il était derrière
les portes comme la rétine des aveugles comme le crabe
dans son dur comme la boîte noire de l’avion il était der-
rière les portes et ne savait pas qu’il était derrière les portes
Bien sûr il claquait des ailes dans le printemps de la
gélinotte bien sûr il se peuplait de mots et renâclait dans
son coffre il se hurlait de nerfs et tapageait dans la femme
c’est qu’on le voyait toujours s’escrimer dans le trille du
goglu on le voyait mais il se désertait tout le temps: il était
derrière les portes et ne savait pas qu’il était derrière les
portes
Et puis et puis il arrive dans le carquois de la vie
comme la gorge du nouveau-né il ouvre dans son cerveau
et c’est le déboulement des mares et des canots la lumière
de parler le presse dans les ventres ça barque en furie la
trentaine sur son épaule ça pousse tout le fond à portée du
thorax et de ses cordes il vient c’est le morcellement
énorme du dedans le jet des érables dans le sang du fils il
vient il fonce dans la porte comme la hanche les matins
ne sont plus des taches sur la coquille salut midi de l’es-
calier je passe dans ma vie
Douze jours dans une nuit
(1985)
il y avait cette nuit
il y avait cette destruction
le noir coulait dans un corps
c’était dans un homme la nuit d’hiver
le règne du pire l’effritement des mots
il y avait une nuit de jour qui finirait bien par finir
on ne savait pas toujours à quelle lisière
bougerait un peu de clarté
235
C’est un jour
lumière s’avance
lumière permet à la vie de couler
et de boire ce que donne le soleil
une fois encore
les yeux vont exulter
c’est un jour
à l’intérieur il y a
une brillance
il y a la source et la chaleur
avant le grand noir
le grand éclair de noir
27.1.85
237
C’est un jour
il faut le traverser à pied
en flânant dans sa tête
il passera entre toi et moi
nous passerons en lui
nous y laisserons un peu
de notre ardeur à durer
un jour qui nous brûle
un jour qui nous monte
28.1.85
238
C’est un jour
il commence avec une vapeur de soleil
sur le trajet glacé du fleuve
il se nomme jour de matin orange
resplendit dans les fenêtres du nord
jour de femmes jour d’hommes
jour d’enfants qui sont
la vraie lumière de la vie
on commence quelque part
les mains se délient
tracent dans l’air
une rondeur avec des étincelles
28.1.85
239
C’est un jour
avec une ouverture de feu
au-delà du fleuve loin
sur les montagnes blanches
l’homme qui marche dans le froid
a des expirations lactées
et des étoiles se fixent sur sa tuque
il se voit dans son enfance
à l’aube il marche dans le faubourg
son oreille craquèle quand il la touche
l’hiver a brisé la petite poche de chaleur
qu’il garde pour la traversée
de la plaine tremblante
où file un pauvre dans ses rêves
29.1.85
240
C’est un jour
les secondes s’enfuient par la porte
ouverte
des touffes de froid fleurissent
sur les vitres
ici on a rêvé la nuit dernière
l’enfance était revenue
avec une gare au milieu des bleuets
le petit train des rires
déposait les cueilleurs sur la voie
et les filles fuyant les couleuvres
les secondes se sont émiettées
les articulations de la chambre ont gémi
le givre constelle
le froid mordra jusqu’à demain
7.2.85
241
C’est un jour
de bon vent de neige folle
et d’une furie dans les branches
il y a un enfant
qui pense au monde intérieur
des animaux
pour dire la détresse des yeux
pour dire une pauvreté de toujours
les coyotes dans les cages
tournent en rond courent en rond
et leur vie s’émiette
à chaque pas dans les mêmes pistes
bon vent ne ramène plus rien
que cette rumeur
la trace étouffée de nos bêtes
13.2.85
242
C’est un jour
la poésie attend
dans une auto en panne
l’autoroute est un vacarme
où tant de gens avec des lunettes noires
filent
à la radio
on entend soudain chanter
le moqueur chat
sur la droite au loin seul dans le champ
le grand orme respire
et plus loin encore
sur la ligne de l’horizon
une maison au toit rouge
représente la vie actuelle du poète
22.2.85
243
C’est un jour
tellement blanc
il est enfoui
sous une paix de coton
il se dépose dans les pistes
du bruant c’est lent
cela fait monter les montagnes
léger noyau d’immensité
12.3.85
244
C’est un jour
qui appelle
un jour qui ne se sent pas bien
on n’a pas le droit
de laisser un jour comme celui-là
s’enfoncer
il faut le saisir
le sortir dehors le frotter
à la mince pluie qui grésille
sur ce matin de mars
creusons doucement
une source est là sous les pieds
elle passe comme la vie
qui demande au fond
qui va gonfler si on s’ébranle
12.3.85
245
Il attend
il est très loin encore
très loin
derrière une forêt chante
un jour va naître
il y a du ciel qui commence
le meilleur est dans le chant
de cette aurore
la ligne orange d’un autre jour
où coule sous les choses
la vraie vie la vraie
26.3.85
246
C’est un jour
de corneilles et de mars
le cœur des arbres
ruisselle
une enfant amoncelle
des paroles fondantes
les rues les toits les chapeaux
fument
la petite fille met au monde
un homme qui s’allume
c’est en mille neuf cent quatre-vingt-cinq
à onze heures
247
C’est un jour
fait pour écrire
le mot roselin
il chantait tout à l’heure
dans un orme du parc
et la neige alentour
devenait du sel troué
le soleil perçait
le corps cassé des marcheurs
10.4.85
248
Effets personnels
(1986)
Il faut d’abord avoir envie de mettre au monde. Avoir le
désir d’ouvrir son corps et d’ajouter un être à la vie. Atten-
tion. Le temps tout de suite va se précipiter, il vient toujours
quand quelque chose va naître. Laissez-le courir un
moment dans la chambre, tourner autour de votre solitude.
Il peut même donner un visage plus tolérable à votre
angoisse. Approchez votre chaise, réduisez la distance entre
votre papier et votre plexus solaire. La plume est outil
d’écriture, mais je vous conseille plutôt de dessiner un
poème. C’est pour voir que les gens lisent.
Commencez par brosser le fond du poème: ce peut être
la nuit au sortir d’un rêve, la pulsation verte des océans, un
appel étouffé dans la cave d’un hôpital. Les poèmes les plus
lumineux s’accommodent très bien des lointains obscurs.
Vous tracez la douleur secrète du monde en utilisant ce qui
se dérobe derrière les regards, les paroles qui débordent sous
les portes des chambres. La manière dont un homme
s’adresse à un enfant dans un restaurant, quand la musique
recouvre les voix, est chargé d’enseignements inestimables
sur l’espoir. De même que le nombre de coups de feu qui
éclatent dans la ville un soir d’été.
Le poème prend forme quand la nature commence à
vous parler. Retrouvez le petit pont, le ruisseau où votre
pensée un jour gicla. Laissez le tumulte des corneilles
251
reprendre le fil du printemps, revenez à la vie avec le chant
du premier merle. La débâcle vous pousse, le vieil hiver qui
vous fermait va céder. Ouvrez la fenêtre qui donne sur la vie
passante. Votre amour s’en vient dans la lumière. Sur le
trottoir d’en face, votre amour s’arrête, lève le regard vers
vous, les doigts en visière sur son front. Le trait ici doit être
limpide. Il s’agit de rendre l’infini d’une vie qui dans un ins-
tant se fond dans l’immensité d’une autre vie. C’est rendre
qu’il faut.
QUI EST CET HOMME?
253
VIE
254
EN CANOT
255
TEMPS OU JAMAIS
256
FLEUVE DE TOUJOURS
257
fant aura un cri: un vieil homme tout nu, surgi des
ombres de la grève, entrera dans son fleuve à mi-corps,
saisira l’embarcation par le bec. Il fera un sourire à nous
démettre le cœur, je verrai alors qu’il est sans yeux, privé
de ses organes, et qu’il n’en finit plus depuis de nous touer
vers le sombre d’une baie où tant de canots vides s’em-
bouquent un par un dans la nuit.
CHCHTOUNG!
259
ELLE PLEUT
260
SOUVENIR DE CHINE
261
À TRAVERS LA JALOUSIE
262
LE GEAI BLEU
263
POÈME EN FORME DE TÊTE
264
RUE DÉSIRABLE
265
VOYAGEUR DEVANT SA MAISON NATALE
266
VOYAGEUR CONTEMPLANT SA PROPRE VILLE
267
VOYAGEUR À TERRE
268
CETTE SOIF
269
LE NERF DE LA GUERRE VIBRAIT
270
SARCOPHAGE MAGNIFIQUE
271
RIEN
272
ILS S’Y ATTENDENT AU FOND
273
SOYONS
274
Bibliographie
275
Table des matières
Tout se tient 7
277
Le poète dans la mêlée 50
Tout au fond 51
Présence des yeux-mots 52
Les mots 53
Fumer le vide 54
Petite esquisse d’un paysage archi-connu
pouvant servir à consoler les têtes
de verre 55
Ordre d’évacuer certains observatoires
à cause du rétrécissement de l’espace
par les caisses de mots explicatifs 56
Denis Lévesque 57
C’était mon confrère 59
Les corridors ne mènent nulle part 60
La grand’blanche 61
Je le sais 63
Ballade du temps qui va 64
Dossier civil 66
La vie microscopique 69
Poème à prendre avec des pincettes 71
Rondel de la vie fragile 73
Hourra 74
278
Enfin je te retrouve 80
Et toujours c’est le même départ… 81
Mais chaque matin nous nous recommençons 82
Très clairement je me souviens… 83
Sauvez-le 84
279
Celle qui me dure 125
Toi qui me dures 127
Ce qu’il faut de délire 129
Télégramme 130
280
Buvons à la santé 168
Une peau de visions 170
Poème de la laine et du torrent 173
Je l’embrasse 176
Notre campagne à l’hospice 178
Qui rate son essor moisit 179
Le squelette des horloges 181
Avez-vous déjà senti le sang passer
dans vos veines? 183
J’arrive au centre de mon temps 184
La beauté à pieds de bas 185
La nuit 189
Le feu et l’aube 190
281
Roulez dans le moteur 214
Le temps des oiseaux 215
La chambre du marcheur 220
quatre serrures plus loin une femme se nouvelle 221
Toi absente couchée en rond de chien loin 222
Quand nous serons 223
L’éperon d’hier, aujourd’hui 225
Faubourgs de Bayol 227
Légende de la pousse et du faucon 229
Ceci est un texte d’adieu 230
282
Effets personnels (1986) 249
Il faut d’abord avoir envie de mettre au monde 251
Qui est cet homme? 253
Vie 254
En canot 255
Temps ou jamais 256
Fleuve de toujours 257
Chchtoung! 259
Elle pleut 260
Souvenir de Chine 261
À travers la jalousie 262
Le geai bleu 263
Poème en forme de tête 264
Rue désirable 265
Voyageur devant sa maison natale 266
Voyageur contemplant sa propre ville 267
Voyageur à terre 268
Cette soif 269
Le nerf de la guerre vibrait 270
Sarcophage magnifique 271
Rien 272
Ils s’y attendent au fond 273
Soyons 274
Bibliographie 275
MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :
LES ÉDITIONS DU BORÉAL
(Extrait de l’avant-propos)