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Les Éditions du Boréal

4447, rue Saint-Denis


Montréal (Québec) H2J 2L2
www.editionsboreal.qc.ca
Poèmes
1966-1986
DU MÊME AUTEUR

Récits
L’Œil américain, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustrations
de Pierre Lussier, Boréal/Seuil, 1989.
Lumière des oiseaux, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustra-
tions de Pierre Lussier, Boréal/Seuil, 1992.
La Vie entière, Histoires naturelles du Nouveau Monde, illustrations de
Pierre Lussier, Boréal, 1996.
Le Regard infini. Parcs, places et jardins publics de Québec,
photographies de Luc-Antoine Couturier, collaboration de Jean
Provencher, Éditions MultiMondes, 1999.
À l’heure du loup, Boréal, 2002.

Poésie
Les paroles qui marchent dans la nuit, Boréal, 1994.

Théâtre
Marlot dans les merveilles, pièce pour les enfants, Leméac, 1975.
Tournebire et le malin Frigo suivi de Les Écoles de Bon Bazou, pièces
pour les enfants, Leméac, 1978.
Les Passeuses, comédie dramatique, Leméac, 1976.
Charbonneau et le Chef, adaptation avec Paul Hébert du texte anglais
de J. T. McDonough, Leméac, 1974.

Livre disque
Chez les oiseaux, un récit accompagné d’un CD, MultiMondes, 2004.

En traduction
A Season for Birds, poèmes choisis, traduit par A. L. Amprimoz, Exile
Editions, 1990.
The Eye is an Eagle, traduit par Linda Gaboriau, Exile Editions, 1992.
Words that walk in the Night, traduit par Lissa Cowan et René Brisebois,
Signal Editions, 2001.
Pierre Morency

Poèmes
1966-1986
précédé d’un avant-propos inédit
de l’auteur

Boréal
Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada
ainsi que le ministère du Patrimoine canadien et la SODEC
pour leur soutien financier.

Les Éditions du Boréal bénéficient également du Programme


de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

© 2004 Les Éditions du Boréal


Dépôt légal : 2e trimestre 2004
Bibliothèque nationale du Québec

Diffusion au Canada : Dimedia


Diffusion et distribution en Europe : Les Éditions du Seuil

Données de catalogage avant publication (Canada)


Morency, Pierre, 1942-
[Poèmes. Morceaux choisis]
Poèmes 1966-1986
Comprend des réf. bibliogr.

isbn 2-7646-0280-4
I. Titre. II. Titre: Poèmes. Morceaux choisis.
ps8526.o67a17 2004 c841’.54 c2004-940409-1
ps9526.o67a17 2004
Tout se tient

Vous tenez entre vos mains un livre d’amour. Non


pas un livre sur l’amour, ni même la relation, en langage
singulier, de l’histoire d’une vie amoureuse. Si je dis livre
d’amour, c’est que je crois que toute avancée vers le plein
de l’amour recouvre une quête de la totalité de la poésie,
laquelle à son tour exprime, par une hauteur de langage,
une recherche de la vraie réalité. Pourquoi avons-nous
si peur du mot poésie alors que c’est le mot amour
qui devrait nous faire trembler? Amour et poésie sont
pourtant du même spectre lumineux: n’a-t-on pas déjà
affirmé que tout vrai poème amoureux est au fond un
poème adressé à la poésie? Pareillement, toute réflexion
soutenue sur la création poétique, et à plus forte rai-
son toute élaboration passionnée et patiente d’une œuvre,
se confondent avec une méditation sur la vie, la mort,
la nature, l’origine, le langage, l’indicible, l’amour, la
sagesse. Tout se tient. Voilà la raison pour laquelle je n’ai
jamais tracé de bien larges démarcations entre mes
poèmes et mes livres en prose. Contrairement à l’opinion
commune, il y a de la pensée dans les poèmes et aussi

7
toute la gamme des vibrations émotives dans une prose
qui se veut densément expressive, fût-elle de description,
voire de réflexion. Je n’ai donc jamais oublié ce conseil
que Baudelaire se donnait à lui-même: «Sois toujours
poète, même en prose.»
En préparant cette nouvelle édition des recueils que
j’ai fait paraître entre 1967 et 1986, il m’a été donné de
faire un long voyage dans mon histoire personnelle. J’ai
vu beaucoup de choses. La plus importante est celle-ci:
«Écrire m’a sauvé, j’ai sauvé mon âme», comme me le
rappelait un jour, au cours d’une promenade, le poète
Jean Rousselot qui lui-même citait une confidence que
lui avait faite Pierre Reverdy. Je n’ose imaginer ce que je
serais devenu si je n’avais décidé, à l’âge de vingt-cinq ans,
de consacrer le meilleur de mon temps à la création litté-
raire. En fait, serais-je même devenu? J’aurais eu comme
tout un chacun des yeux et des oreilles, mais aurais-je
formé le dessein, comme le suggère e.e. cummings, d’ou-
vrir «les yeux de mes yeux et les oreilles de mes
oreilles»?
C’est, j’en suis sûr, la pratique presque quotidienne
de l’écriture, en poèmes et en prose, c’est le travail
concentré, l’attention continue au langage, qui m’ont
amené à me dépasser, à étudier la nature, à désirer
renaître toujours neuf en chaque jour de ma vie. Par la
poésie j’ai découvert la manière de me relier à cette extra-
ordinaire énergie contenue dans la langue et d’y puiser la
force de venir enfin au monde, d’exprimer les aspects non
immédiatement visibles de la réalité.
Comment cela a-t-il commencé?

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La maison des paroles

Longtemps je me suis plu à croire que le désir


d’écrire des poèmes m’était venu ce jour de mes quinze
ans où, assis à mon pupitre dans la grande salle d’étude du
collège de Lévis, je reçus dans tout mon être comme un
éclair de chaleur en découvrant Les Méditations poé-
tiques de Lamartine. Lecture qui très vite me conduisit
vers Musset, Baudelaire, Rimbaud, Nerval, Saint-Denys
Garneau. Mais à bien y réfléchir, ce désir prend sa source
beaucoup plus loin en amont. Il n’y a pas si longtemps je
me suis tout à coup revu un jour de mon enfance, dans
notre petite maison de Lauzon.
Je dois avoir autour de cinq ans. Au centre de la cui-
sine, en compagnie de ma mère occupée à ses tâches,
j’ouvre sur la table un journal. Étalé sur ce grand papier,
quel monde touffu et fantasmagorique! Comment me
retrouver à travers tous ces signes bizarres? Je pose un
doigt sur une lettre et je demande: «C’est quoi ça? C’est
un toit? La maison des Sauvages?» Ma mère s’approche
et me dit: «Non, c’est la lettre A.
— Et ça? C’est un pain de ménage ou un chameau?
— C’est la lettre B.
— Et ici, maman, est-ce que c’est la gueule du chien
qui bâille?
— Cela s’appelle un C, mon garçon.»
Et ainsi de suite. En fait, ce n’est pas tellement la joie
d’apprendre l’alphabet qui occupe mon souvenir, que la
chaleur de sentir, par-delà ces réponses patientes, une
attention affectueuse. Amour et volonté d’apprentissage
iraient-ils de pair?

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Notre petite maison était peuplée de toutes sortes de
paroles. Mon père, quand il était présent, s’exprimait haut
et fort, parlait et racontait d’abondance. Ma mère, plus
discrète, plus rieuse aussi, avait un langage posé, concret,
tout près des choses et de la vie. Il y avait aussi mon grand-
père paternel qui tous les soirs, après le souper, venait
fumer sa pipe. Après avoir parlé métier avec mon père (il
avait été foreur lui aussi), il nous calait sur ses genoux,
mon frère et moi, et racontait mille histoires en usant de
mots qu’il avait recueillis depuis son enfance à Saint-Jean-
Port-Joli, au cours de ses voyages et de ses divers métiers,
mots inscrits dans le vieux fonds bien français du parler de
notre peuple. Tous ces mots charnus, savoureux, insolites,
ces mots presque sauvages, sont entrés en moi et consti-
tuent une part de ma langue personnelle. Vous en retrou-
verez plusieurs tout au long de ce livre.
Mon enfance a baigné dans cette extraordinaire poé-
sie naturelle dont je n’ai mesuré que plus tard le pouvoir
d’évocation. Dans ma famille, j’ai toujours entendu, outre
le vocabulaire normal du français de tous les jours, de
vieux mots français, des mots amérindiens, des termes liés
à notre nature nord-américaine, des vocables et des
expressions imagées venus du génie inventif des gens
qu’on dit ordinaires. Un exemple? Pour désigner un indi-
vidu accapareur, fanfaron, cupide, mon père disait: «un
avale-midi». Ai-je besoin de l’expliquer? N’est-il pas assez
près de la poésie?
Depuis des années je note dans un carnet spécial
toutes les beautés, les surprises, les inventions de la langue
parlée que j’entends autour de moi. C’est un trésor tou-
jours en croissance où je puise des images et des occa-
sions de renouvellement de la langue. Un de mes amis,

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forestier et ouvrier journalier, me disait, un jour que nous
pêchions sur un lac du Nord: «J’arrive toujours en
avance d’une demi-heure à mon travail, il faut que je me
comprenne avant de commencer.» Cet emploi insolite
du mot «comprendre» m’a sur le coup fait rêver. Il est
bien plus fort que «concentrer», «ramasser», «prépa-
rer». De même, récemment, en Charlevoix, j’entendais
une voisine affirmer qu’elle s’était «grafigné la vitre de
l’œil». Une aile très fine de poésie est passée tout à coup
dans la conversation.

La corbeille et le miroir

Et puis j’ai dix ans. Mon père, le dimanche après-


midi, nous emmène avec lui visiter, dans la campagne
environnante, les clients désireux de faire creuser un puits
artésien. Je le revois, cet homme de grande sociabilité, dis-
cuter à l’infini avec les propriétaires, des fermiers pour la
plupart, faire avec eux le tour du terrain, répondre aux
questions, évaluer d’un œil expert les configurations du
sol et, sans jamais user de la baguette tremblante de cou-
drier, l’outil des sourciers, rendre finalement son verdict:
«C’est ici et pas ailleurs, mon cher monsieur, qu’il va fal-
loir creuser!
— Ouais, mais moé, dit le fermier, j’aimerais que le
puits soit plus près de la grange, là-bas…
— Mon cher monsieur, il me faut vous dire que la
veine d’eau est drette en dessous de nos pieds. En fait, je
serais pas surpris qu’elle passe même sous votre maison.
C’est donc juste ici, au bout de la cuisine d’été, que je vais
installer ma foreuse et lever la bôme.»

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Pas de discussion possible. Et déjà je me demandais
comment le creuseur pouvait connaître avec tant de cer-
titude les secrets chemins de l’eau dans les profondeurs
du sol. Ma tête d’enfant imaginait tout un univers invi-
sible tapi sous les apparences, s’émerveillait à la pensée
que la bonne eau claire circulait en abondance dans les
plis du roc et du tuf. Et que d’histoires étaient racontées,
le soir, dans la cuisine, quand mon père, après sa journée
de travail, n’en finissait pas d’évoquer chaque épisode de
cette quête et de cette lente et problématique remontée
de l’eau. Est-il possible que tout jeune encore j’aie associé
ce flux des paroles et l’irruption de l’eau désirable? Je me
plais à le croire.
Plus tard, au cours de mon adolescence, il m’arri-
vait, pendant les vacances d’été, d’aller donner un coup
de main au foreur. Un jour, je l’ai vu sortir de sa poche
un bout de miroir ébréché. Il s’en servit pour diriger
un mince filet de lumière au fond du puits, dont l’ouver-
ture n’excédait pas quinze centimètres, pour vérifier si
l’eau montait et à quelle profondeur elle se trouvait. Ce
geste tout simple s’est imprimé dans ma mémoire. C’est
grâce à lui sans doute qu’après bien des années j’ai com-
pris que pour atteindre les profondeurs, que pour décou-
vrir les richesses insoupçonnées — l’eau en est une —
il suffit parfois d’utiliser la plus infime source de clarté
avec les moyens que l’on porte sur soi, qui nous sont
personnels.
Si je raconte ces faits, c’est que je ne suis pas loin de
penser que l’attention calme de ma mère et que le métier
de mon père (et ses paroles) sont à la source même de ma
volonté et de mon désir d’écrire. Le reste fut une question
d’apprentissage, de tâtonnements, de travail, de silence,

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de détermination. Et de beaucoup de corrections aussi
puisque, comme l’aurait affirmé Baudelaire, corriger est
plus important que faire.
Et puis est venue la pratique de la poésie. Pendant six
années, à partir de mes dix-huit ans, je me suis acharné à
imiter les maîtres, à chercher ma voix, à limer des vers qui
sur le moment me semblaient plaisants, mais qui trois
jours plus tard se retrouvaient au fond de ma corbeille.
La grave question qui a tourmenté mes vingt ans
était: comment écrire? Comment apprendre à écrire?
J’avais une si haute idée de la pratique littéraire que je ne
pouvais concevoir de m’y adonner sans apprentissage.
Mais je ne pensais pas alors à la seule écriture de poèmes.
Peut-être sentais-je par intuition qu’un vrai poète doit
pouvoir créer une prose tout aussi ferme et tendue que le
poème le plus diamantin. Beaucoup plus tard, au cours
d’une rencontre chez un ami commun, j’ai noté ce que
me disait avec sagesse le poète Clément Marchand: «On
reconnaît un poète à sa prose.»
Toujours est-il qu’au terme de mes études classiques,
même si mes parents eussent secrètement souhaité pour
leur fils une profession lucrative, je me suis inscrit à la
faculté des lettres avec le candide espoir d’apprendre
enfin le métier d’écrivain. Là j’ai beaucoup appris sur la
langue française, mais ce qui me reste de plus important
de ces trois années se résume dans cette phrase: pour oser
bâtir une œuvre il faut avoir presque tout lu, il faut avoir
quelque chose à dire et ce que l’on a à dire vient toujours
de son expérience personnelle. Mais sait-on si l’on a
quelque chose à dire avant de commencer à écrire, de
s’immerger dans un vrai travail d’écriture? Quoi qu’il en
soit, il m’arrivait bien sûr d’écrire au cours de ces années

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d’études, mais je me souviens très bien qu’un soir, consi-
dérant le recueil de mes textes qui avaient échappé à la
corbeille, je fus pris de désespoir — à moins que ce soit
d’un accès précoce de lucidité—et j’ai tout détruit. Il me
fallait donc repartir de zéro.

Nature d’une poésie

Un matin de juin 1966, terminées mes études


de lettres et ayant devant moi de longues semaines
de vacances, je me suis assis tout simplement à ma table
de travail, j’ai retroussé mes manches et, plein de feu dans
la tête, je me suis dit: c’est aujourd’hui que tout com-
mence! J’ai placé devant moi un feuillet vierge et tout en
haut j’ai tracé à l’encre: JUIN. Et le poème est venu. Et
d’autres, écrits avec mes mots à moi, mots déposés en moi
depuis l’enfance, mots de ma tribu qu’il me fallait illustrer
à ma manière.
Au bout d’un an, un recueil était prêt, recueil que
Gilles Vigneault édita en 1967 à ses Éditions de l’Arc, à
Québec, sous le titre de Poèmes de la froide merveille de
vivre. Et puis sont venus d’autres livres bâtis à même la vie
qui était la mienne. Cette vie était celle d’un homme issu
d’un milieu modeste, qui avait décidé à vingt-cinq ans de
vivre de sa plume, qui avait charge de famille, qui put
gagner sa vie en enseignant puis en écrivant pour la radio
et le théâtre, qui était passionné de pêche à la ligne, acti-
vité qui l’amena à étudier, in vivo, tous les aspects de la
nature et plus particulièrement les oiseaux.
Aussi loin que je remonte dans le passé de ma vie, je
me rends compte que j’ai toujours éprouvé pour ce qu’on

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nomme la nature la plus vive curiosité. La première
«étincelle d’or» de mon enfance m’est venue de cette
«lumière nature» dont parle Rimbaud. C’est là, m’a-t-il
toujours semblé, que réside le premier et vrai mystère de
l’existence. Il y a un mystère nature mis en lumière par
l’aphorisme d’Héraclite: «La nature aime à se cacher.»
En elle les contraires s’unissent, les oppositions se résol-
vent. Pas de vie sans mort et sans mort, nulle vie. Pas de
feu sans air, pas de terre sans eau, pas d’eau sans air, pas
d’eau sans feu, etc. C’est ce qui se cache derrière les appa-
rences qui excite ma pensée et qui par moments me sou-
lève. Très tôt, au cours de mes jeunes années, au bord du
ruisseau qui bordait notre terrain, je me suis penché sur
la vie minuscule qui attend sous les roches, qui fulgure
sous les eaux, qui bouge ou chante dans les feuillages. Cet
intérêt s’est peu à peu transformé en recherche active et
en étude raisonnée, lesquelles auraient pu m’absorber
totalement; mais, comme j’avais été, à l’âge de quinze
ans, harponné par la poésie, j’ai fait, malgré moi, de mes
recherches en ornithologie un élément d’inspiration poé-
tique. Je veux dire par là que j’ai puisé dans mes études de
sciences naturelles un extraordinaire moteur, une occa-
sion de former en le précisant mon vocabulaire intime et
d’incarner mon verbe.
À propos de ce mot «nature», je dois quand même
dissiper un possible malentendu. La nature n’est pas
seulement l’ensemble des phénomènes visibles qui
nous entourent: plantes, animaux, bleu du ciel, mouve-
ments des eaux, paysages rustiques, grande forêt, déserts.
La nature, pour moi, ne recouvre pas seulement ces
beaux espaces ruraux, forestiers ou maritimes, lieux
de détente et de loisirs, paysages où fuir un réel perçu

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comme difficile à vivre. Je vis dans une ville, j’aime les
villes qui elles aussi, même très grandes, sont dans la
nature.
Pour moi donc, la nature est presque synonyme de
monde et d’univers. Elle est tout ce qui est. En tout cas
elle englobe l’existence humaine, les forces obscures de
la vie et l’infini de l’univers invisible. Elle est même l’éter-
nité, la nature, puisque, comme le dit Rimbaud, elle est,
quand on la retrouve, «la mer allée / avec le soleil». Dans
ce qui passe, elle est, comme le temps, ce qui reste et tou-
jours restera.
Pour ce qui est des oiseaux, un de mes grands sujets
d’étude, je dirai que la vue d’un seul volatile passant au-
dessus du fleuve aiguise et élargit mes sens, arrache ma
pensée, la libère des facilités et des banalités communes,
et la conduit vers des images, lesquelles ont plus à voir
avec ce qui nous est clos qu’avec ce qui, pour un bref
moment parfois, nous console, nous enveloppe, nous
enchante. En d’autres termes je n’ai aucune nostalgie
d’un éden perdu. Nous vivons tout à la fois en paradis et en
enfer. C’est le travail de l’écrivain de les faire mieux voir.

La chambre du creuseur volant

Ce qui nous ramène à la poésie. Quel regard m’est-il


permis aujourd’hui de poser sur les poèmes que j’ai
publiés au cours de toutes ces années? Je ne céderai pas
à la tentation de théoriser après coup ni à celle d’expli-
quer en langue rationnelle ce que j’ai pu produire. Il m’a
cependant été donné, au cours de l’été 2003, de mener,
pour le numéro 23 de la revue française Autre Sud, un

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long entretien avec Jean Royer, qui fait largement le point
sur ma vie d’écrivain et particulièrement sur ma produc-
tion poétique. Après avoir signalé qu’un «emportement
lyrique irrésistible habite [ma] poésie, de même qu’un
enthousiasme du langage qui cherche à incarner le
monde et [mon] propre corps dans le poème», Jean me
posa les questions suivantes: «Toi qui as choisi le parti
pris de la vie sensuelle et pulsionnelle, comment défini-
rais-tu la trame lyrique de ta poésie? Quelle maison de la
poésie habites-tu? De quel silence es-tu né?» À ces ques-
tions plus que pertinentes j’ai choisi, pour répondre, de
m’engager sur une pente quelque peu allégorique:
Dans la vaste maison de la poésie j’occupe une
chambre un peu à l’écart. Une fenêtre me découvre une
partie de la ville, une autre offre une large vue sur le parc,
le fleuve, les montagnes. Le mobilier est réduit au mini-
mum. Aucun bibelot. Au mur, le portrait de mon amour,
une reproduction de Guernica et des gravures chinoises
représentant des plantes et des oiseaux. Dans la biblio-
thèque on trouve les œuvres de Villon, de Rimbaud, de
Rilke, de Hölderlin, de Goethe, de Char, de Michaux,
d’Auden, de Li Po, de Wang Wei, de Miron, de Giguère.
Et beaucoup de poètes contemporains et amis. J’ai une
assez bonne idée des autres pièces de la maison et ne
répugne nullement à fréquenter les aires communes.
Ma chambre, bien que située dans une partie silen-
cieuse de la demeure, est pourtant baignée de sons, de
musiques, de murmures. Quand j’écris, il arrive que des
voix me traversent: voix de mes morts, de mes contem-
porains, de mes proches, voix qui sont aussi les voix
mêmes de mon être mystérieux. C’est seulement quand
ça parle en moi que je me sens poète. Quand ça parle,

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quand ça tire, quand ça crie, quand ça délire, quand ça
brûle, quand ça m’emporte, quand ça me conduit à un
état où les mots tout à coup s’éveillent, bougent, s’appel-
lent, vibrent d’une clarté inédite, où les mots découvrent
à la fois leur nudité et leur force, où les mots tombent, se
relèvent, se peuplent de sens imprévus.
Rétif aux épanchements sentimentaux et aux obses-
sions narcissiques, j’ai quand même, dans mes premiers
recueils, exploré plusieurs voies d’un lyrisme accordé à ce
que j’avais à exprimer: un mal d’être, un manque, une
destruction, un froid, une absence, une grande jouissance
aussi d’entrevoir et de célébrer les merveilles de l’exis-
tence, une énergie jubilante qui m’appelait vers une nais-
sance, vers une arrivée au plein de l’amour et à la lumière
d’être vraiment vivant.
Ce feu qui m’habitait a changé peu à peu avec l’âge,
mais il est resté feu. À partir d’Effets personnels (1986), le
travail sur le poème en prose m’a conduit vers une expres-
sion plus dépouillée et peut-être plus attentive à la réalité
extérieure. Mais le cri est toujours là, entouré d’un peu
plus de silence. Comment peut-il en être autrement?
Ces temps briseurs d’âme amoncellent sur nos vies un tel
poids de douleur que seul le cri, quel qu’il soit, pourra
sans doute en rendre le fond et la mesure.
Je reviens à la chambre dans la maison de la poésie.
Qu’est-ce que j’y fais? Je marche, je marche beaucoup. Je
marche pour ma santé, je marche pour attendre, je
marche pour traverser les brumes, je marche pour sentir
s’installer et couler dans mon être le rythme qui à un
moment ou l’autre va déclencher l’écriture. Arrive alors
le moment béni de la concentration désirée, de cette
extraordinaire tension de toutes les fibres secrètes.

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Cet état ne dure en général pas plus que quelques
heures, mais il me permet d’accomplir des actions bien
étranges. Très souvent, par exemple, je deviens oiseau, je
me mets à voler à l’intérieur de moi-même et cette pen-
sée volante me transporte en des lieux familiers, des lieux
oubliés ou franchement nouveaux. C’est cette pensée
volante qui me rend allergique à tout ce qui a tendance à
stagner, autant dans mon être que dans la forme de mes
écrits.
D’autres fois — et souvent en même temps — je
deviens creuseur et descends petit à petit dans des puits
profonds où passé et présent se mêlent, où dans l’extraor-
dinaire silence régnant sur les eaux franches, des langages
palpitants me découvrent des immensités. Dans le noir
minéral passent des lueurs, des éclairs qui me découvrent
des interstices où je m’insère pour voir apparaître l’être
réel des gens de ma vie et tout ce qui en ce monde est si
difficile à nommer et à dénommer. Signaler des pré-
sences, explorer la face cachée de notre nature, aller tou-
jours au nord de l’amour, voilà ce qui au premier chef me
tient sans cesse en haleine.

Le toit du monde

Cette irruption du mot «nord» associé au mot


«amour» conduisit Jean Royer, qui connaît mon recueil
Au nord constamment de l’amour (1970), à m’interroger,
au cours du même entretien, sur mon expérience du
Nord. «Quel est ce nord du poète?» me demanda-t-il.
La réalité nordique a habité et marqué mon enfance.
Très jeune, il me semble, j’ai pris conscience de l’endroit

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précis où je me trouvais sur cette terre. Puis, à l’âge de
onze ans, j’ai reçu un cadeau inestimable: ma première
boussole! Je n’arrêtais pas de regarder cette petite aiguille
tremblotante qui me paraissait indiquer une direction,
une résolution, un ancrage, qui semblait inviter à entre-
prendre un voyage essentiel, un voyage vers le vrai pays.
Dans ma famille, on évoquait très souvent les expé-
ditions polaires du capitaine J. E. Bernier, natif de
L’Islet-sur-Mer, village voisin de Saint-Jean-Port-Joli. À
travers les récits de mes parents, j’ai commencé à rêver
de plaines infinies, de neiges roboratives, de glaciers étin-
celants, d’animaux mythiques, sans oublier ces peuples
soumis à des souffrances sans fin et qui pourtant restent
rieurs et capables de s’adapter aux plus cruelles conditions
de vie.
Quand j’ai commencé à écrire, le Nord est tout de
suite apparu, dans mes poèmes d’amour étrangement. Il
m’a fallu bien des années pour comprendre que ces
images où le Nord était présent énonçaient une direction,
un appel, un très grand désir de purification, la nécessité
d’une traversée du froid et des espaces arides pour
atteindre enfin le réel accomplissement de l’amour qui
est dépassement des facilités et, plutôt qu’une arrivée à
l’oasis, un chemin vers la conscience et la réunification
des contraires.
Et aussi un chemin vers une certaine qualité de la
lumière. Bien plus tard, quand il me fut enfin donné de
voyager dans le haut Arctique, au nord de la Terre de Baf-
fin, j’ai découvert, outre l’immensité et la profondeur du
silence, une lumière si franche qu’elle m’est entrée pour
toujours jusqu’au fin fond de l’âme. Mais cette lumière,
elle agit déjà d’une certaine manière dans mes premiers

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poèmes, elle est là sous sa forme obscure, sa forme appe-
lante, sa forme de Nuit. Voilà pourquoi ce dernier mot est
si présent dans mes premiers livres.
Longtemps la nuit a été pour moi un territoire dou-
loureux que je m’efforçais de fuir par tous les conforts du
sommeil. Un de mes premiers poèmes ne porte-t-il pas le
titre de La nuit nous nuit?
Puis, quand j’ai commencé à étudier les oiseaux, j’ai
découvert un aspect fascinant de ces heures privées de
soleil, celles où s’activent ces ailes de mystère, ces êtres
magnifiques, les hiboux, les chouettes, les engoulevents,
etc. J’abordais ainsi cette face cachée de la nature où tant
d’yeux percent ce qui nous est caché, où tant de transfor-
mations capitales s’élaborent dans les secrets du noir.
Plus tard encore, vers l’âge de quarante ans, sont
venues les longues insomnies; j’ai dû pour survivre m’en
faire des alliées. J’ai connu alors le plaisir de lire, de pen-
ser et d’écrire entre trois et cinq heures du matin, en ce
moment le plus silencieux du jour pour qui habite le
centre de la ville. Est apparu alors en moi un personnage,
Trom, né en quelque sorte par et pour la poésie, un per-
sonnage qui me permettra d’exprimer une certaine tra-
versée de la nuit. Car il y a une autre nuit que j’ai com-
mencé d’explorer, celle qui se confond avec l’obscurité de
ce monde, l’obscurité qui est dans l’être humain et qui
rend si difficile l’accès aux ouvertures de la lucidité; l’obs-
curité qui ferme les gens les uns aux autres, l’obscurité des
relations humaines, des couples, des familles, et même
celle qui ferme les sociétés à elles-mêmes.
Il m’apparaît de plus en plus qu’un des aspects de
mon travail consiste précisément à jeter un peu de clarté
dans le sombre qui nous ferme à la réalité, d’élucider les

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forces obscures, d’oser affronter la porte noire qui nous
sépare de notre vraie nature.
En fait, tout est noir pour qui cherche à comprendre
le sens et la substance de notre univers. «Nous vivons
sous un ciel sombre — et il y a peu d’hommes», écrit
Paul Celan. Nous savons tous que le bleu du ciel est une
apparence, presque une illusion d’optique. Le ciel est
noir, le cosmos est noir et la lumière est rare. Nous savons
par ailleurs, depuis Héraclite, que nuit et jour forment
une même réalité. Cela, je l’ai compris en étudiant les
oiseaux que l’on dit noirs, comme le corbeau et la cor-
neille, lesquels, on le remarquera, sont très présents dans
mes premiers livres de poèmes. On les dit couleur d’encre
alors que leur plumage réfléchit une très subtile lumière
où s’irisent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et l’encre
elle-même, n’est-elle pas porteuse de clarté pour l’œil et
l’esprit?
Cette découverte, je m’en rends compte aujourd’hui,
travaillait déjà dans les poèmes de ma production qui
creusent les tourments et les brisures de la nuit. Mais
qu’en est-il du feu qui petit à petit va paraître à la lisière de
l’obscurité? N’est-il pas lui-même en quelque sorte un
feu d’obscurité, un rappel de ce que toute clarté, en cette
vie, porte avec elle son vêtement d’ombres? Quand je
pense par exemple à la lumière de mes vingt ans, comme
elle me semble pâle aujourd’hui. Et quelle sera la
lumière de mon demain comparée à celle de mon main-
tenant? Aura-t-elle cette intensité et ce pouvoir de péné-
tration que j’ai connus lorsque je voyageais sur le toit du
monde, j’allais écrire: au Nord de l’amour? Je ne peux
oublier qu’un jour, en plein cœur du minuit polaire, une
fulgurance de neige m’a, pour un temps très bref, ouvert

22
les portes les plus noires de mon être et m’a rendu presque
visibles les liens unissant amour et poésie, ces deux terri-
toires humains où l’être va s’élever et mûrir à mesure qu’il
ouvre des chemins toujours neufs. Des chemins qui une
fois découverts conduisent à des passages annonciateurs
de nouveaux chemins.
Québec, février 2004
Poèmes
de la froide merveille de vivre
(1967)
le cours de ces mots
il faut le passer à gué
je n’ai pas tiré de ponts visibles
entre le toit blanchi et vos mains creuses
je veux qu’on ralentisse
et qu’on avance dans ce raccourci
ma vie
avec des pas de pluvier

27
À double sang
ELLE AVANCE

Elle avance dans moi par des voies sans lumière


et le jour petit-lait se répand tout à coup
sa main subtile allume à chaque instant la paille cachée
le vrai des choses grésille sous les apparences
et puis l’âme est si loin tapie on dirait même
que des eaux secrètes en dedans font notre silence
elle avance dans moi moi dans elle par bonds
par blessure par joie par pulsation de l’air
par battement de racines par danse des feuilles
mais c’est plein de miroirs au creux de nous
c’est un manège au creux de nous qui ne s’arrête pas

elle avance dans moi blessée moi dans elle sans tête
moi dans elle sans yeux sans visage sans mains
nous nous habiterons l’un et l’autre sans raison
nus sans couleurs au terme du voyage

31
JUIN

1
juin
répandu dans l’herbe de la cour
le jour est ouvert comme une fleur
notre maison notre île est plus légère qu’un
ruisseau d’été chez nous c’est la campagne en ville
nous sommes en secret avec l’arbre en secret
avec la feuille folle avec le vent du fleuve
c’est plus que la campagne et c’est plus que la ville

ton âme ce matin est four de terre cuite


la vie mince et petite y chauffe son pain noir
sur le toit d’à côté la lumière en canot de feu
trois oiseaux sont venus mourir sur notre table
et nous ne savons plus ce que c’est que la mort

32
2
mon amour mon amour ce jour est une serre
vois comme je ressemble à cet érable tendre
les genoux dans la glaise et la tête en feuillage
et comme un trait d’union entre la cage et l’eau
je bats notre mesure à vouloir tout comprendre

33
3
mon amour mon amour le vent du fleuve est bon
je viens juste d’ouvrir la croisée de la chambre
et voilà que des hommes des femmes des enfants
se sont mis à chanter de vivre tous ensemble
mon amour notre amour est du monde

ce n’est pas que notre île soit un royaume d’ombres


ni l’eau du salon vivier de poissons bleus
mais nous savons pourtant qu’une petite blonde
aux yeux bleus notre enfant appelle les oiseaux
et que cela suffit à nous tirer des larmes
nous débordons l’un dans l’autre par l’évidence d’être

34
4
tu es là près de moi et je te cherche encore
je t’ai plantée en moi comme un géranium
qui meurt qui refleurit à chaque battement
des racines profondes buvant l’ombre des cours
je sais que tu es là mais comme ivre blessé
je fouille tous les champs tous les yeux et demande
où se trouve ma femme elle si près de moi

toutes les routes mènent au verger de tes seins


tous les chemins boueux et chaque passerelle
autrefois j’écoutais venant du bout des rues
des comptines d’enfants fleuris
tout de suite enroulées dans les coffres à crayons
aujourd’hui mon oreille est semée en ton ventre
et je n’écoute plus que le chant de ton pouls
LE MONDE DANS LA PEAU

Tout alentour de nos maisons secrètes


les éléments du monde n’ont plus de transparence
nous avons l’air d’avoir du feu
l’air d’avoir du vent de l’eau
et nos pieds ne touchent plus la terre

il faudra recommencer la vérité du sol


de nos os de nos yeux

je suis offert en toi comme revers du feu


et je me donne comme l’envers de l’eau

36
JE T’ÉCRIS

Par la bouche des branches où des oiseaux fleurissent


par les mille niches du silence
et par la peau du lac tendue comme un tambour
je t’appelle et te crie

dans la corne brouillée de ce matin qui monte


dans le porte-voix du petit soir de sept heures
et par le corridor exsangue des rues mortes
je t’appelle et te crie

par toutes les eaux blanches à l’orée des champs mûrs


par la proue et la poupe des îles
par les paumes pressantes de l’air
je t’appelle et te crie

à travers les grilles briseuses de mon corps


à travers mes fenêtres abouchées au ciel d’eau
la tête séparée par les lames du cœur
je t’appelle et t’écris

37
CET AMOUR-LÀ

Un grain de sable éteint dans l’œil du temps


un courant sourd de sève au feu de l’arbre
comme un bouton de lumière dans l’eau noire
paille tordue au bûcher du silence
brèche creusée dans le dur de la nuit
l’amour ce lac perdu l’amour ce paysage
une rature un signe sur la feuille
comme un grand œil muet dans la fenêtre
un traîneau vert emporté par cent chiens

38
MA PASSERELLE

Ma passerelle légère au parfum de thé


ma lumière droite et filante
mon espace et mon air vitaux
ma toute claire aux portes closes

très neuve et toujours neuf


je te porte aux terrains durs de mon épaule

le matin s’élargit quand paraissent tes hanches


le bruit fané des feuilles brise la cage étroite

39
POUR PEU

Elle remue la main et le fleuve déborde


une veine à son cou bouge à peine et voilà
qu’un pouls secret secoue la neige à la fenêtre
un peu de l’hiver bleu palpite au bord des vitres
et sur la table mise l’arbre-miroir s’étend

elle dit qu’elle est triste une forêt rougeoie


le feu fuse partout les animaux sont fous
un lièvre blessé vient mourir à la porte
pour peu qu’elle soit triste et pour peu qu’elle pleure
elle anime un bourreau qui brise le dedans

40
LA MÉMOIRE DIFFICILE

Si je pouvais une bonne fois me retrouver


parmi les mirages de ce désert de verre
parmi les souterrains de ma mémoire
je vous dirais
en très peu de sable et de sang
comment c’est ma ville misère
je vous dirais en moins d’oiseaux possible
les longs hoquets de ce pays couché

je vous la dirais
elle de ma lumière qui veille
elle de ma ferveur d’être encore

j’aimerais ne savoir qu’un seul vrai mot


il brûlerait clair dans ma bouche
et vous sauriez une femme
qui déborde dans les veines d’un homme

41
LE JOUR DÉSORDONNÉ

1
Cette petite voile blanche qui remue
sur la branche la plus haute du jardin
a fait comme soudainement lever
le ventre vacillant de l’herbe

sur ton épaule qui tangue


ô la chute du toit de feu

le canot du soleil tout en bas


glisse dans les veines des sources
la tente des nuages
rivée aux flancs des monts légers

la grève est lourde


et chasse l’eau

42
2
Un grand navire d’osier
échoue en mes côtes sèches

l’amour est une rame


et je te voyage mon eau vive
dans l’étang muet de la chambre

il fait si beau dans la bouteille du vivoir


c’est un matin à placer dans un livre
c’est un matin à percer les maisons creuses
c’est un matin d’avril à faire oublier l’âge

43
3
Un enfant mutilé
saignant par les oreilles
gémit au pied d’un mur
il faisait si beau
quand il mourra de soif vers midi
la petite ville tranquille
rajustera une à une les choses folles
dans le casse-tête de la vie
à six heures dans les chœurs à vents
on se dira les joues en feuilles:
c’est une belle journée
une journée à tuer les colombes
une journée à briser le feu des femmes
nos pantoufles sont molles
le sang frais repose dans la soupière
les enfants dissidents pourissent dans nos caves
notre chéri caniche promène sa médaille d’or
notre cage de verre reluit nous irons au ciel
vraiment une bêêêle journée
qu’ils se disent dans les chœurs à vents

44
4
Et moi qui voyageais mon œuvre vive
dans l’étang muet de la chambre

le cœur est un ballon d’étoffe


ne sert à rien le cœur

c’est un fil qui dépasse


on le tire
et tout s’en va par filaments
ON NE SAURAIT DIRE

Jusqu’à quels puits profonds


cette femme s’enfonce
sous la vitre remuante de mon corps

comment je perds les rênes de mes bras


quand sa tête fond sur l’épaule en feuilles
et qu’une bille brûlante
roule dans le ventre

pour qui je suis masque riant


et pour qui la douleur

à quoi pense un enfant sans pieds


assis éteint dans une petite cage blanche
et qui se souvient du jour où il était feu

46
Les paroles gelées
Vois-tu il écrit pour t’écrire
qu’il cherche une oreille
sous le chapeau sonore des toits
et que ses mains données
interrogent la feuille du silence
il écrit pour t’écrire
qu’il connaît l’odeur des maisons creuses
et que les cages dorées
ont des glaçons collés aux chambres

il écrit pour t’écrire


qu’il plonge dans le puits de ses lèvres
et que c’est encore son plus beau port
des lames sanglantes pendent
au-dessus des lits

49
LE POÈTE DANS LA MÊLÉE

Le ciel avait les bleus les arbres avaient des puces


nous allongions pour rire des caillots sur nos pages

les rues avaient des mites les motos des bourdons


nous les rimions parfaits nos ruisseaux d’encre donc!

le ciel se balançait dans un hamac de tôle


un poète à l’œuvre et à l’épreuve écrivait

que le printemps dans l’air promenait la mort libre


un poète vieilli avant l’âge par l’âme

se disait entre lui qu’un arbre avait des puces


et que les oiseaux le grattaient de leurs becs

le ciel avait les bleus les champs avaient des vaches


un poète a des vers plein sa bouche et les mange…

50
TOUT AU FOND

Tout au fond dedans moi les mots se sont couchés


sans parfum ni couleur la palette est séchée

dedans moi tout au fond se sont couchés les mots


comme une source morte le verre n’a plus d’eau

les mots sont étendus sans vie au fond de moi


tel un enfant blessé mon amour reste coi

abattus morts les mots dedans moi tout au fond


je ne puis même dire la peine qu’ils me font

51
PRÉSENCE DES YEUX-MOTS

Personne ne semble averti qu’une sorte de fantôme


habite cette ville. Un drôle de fantôme avec des yeux,
avec des mains qui appellent. En ce moment il est à pré-
parer un revirement de la situation végétale, de la situa-
tion minérale et de la situation mécanique qui poussent
la ville en pantoufles dans un gouffre d’acier. Et voilà que
la cité en pantoufles ne sait même pas qu’elle possède en
son cœur de cloches un drôle de fantôme avec plein
d’amours-mots dans ses mains visibles, dans ses oreilles
mobiles, avec plein de mots-calumets en sa tête de feu.
Comme toujours en pareil cas, les arbres devront donner
l’alarme humaine par la racine des maisons.

52
LES MOTS

Les mots
fruits de nos feux dans l’âme
tournoieront dans les remous de l’eau
avec le bruit noyé des hélices

nous ne verrons plus qu’une tache blanche


qui bouge

rien qu’un amour subtil au ventre de la vague

53
FUMER LE VIDE

Ô rage électrique
de posséder un calumet de paix
en un temps justement d’une guerre sans tabac

nous sommes six ou sept


toutes couleurs au visage
assis en rond autour d’un feu imaginé
nos plumes dans les poches

le calumet de paix n’a pas de feu


nous fumons à tour de rôle le vide blanc
nous nous fumons nous-mêmes
nous croyons avoir enterré les H de guerre

mais il n’en est rien

c’est une pauvre guerre sans tabac


guerre sans prise de corps sans corps à corps
guerre sans chant de bataille

mais chacun d’entre nous autour d’un feu secret


s’était imaginé un calumet de paix

54
PETITE ESQUISSE D’UN PAYSAGE ARCHI-CONNU
POUVANT SERVIR À CONSOLER LES TÊTES
DE VERRE

Il y a un trou dans la vitre de l’hiver


par la brèche étoilée on voit des villes nues
car il n’y a plus d’arbres
on les a mis en bouteille
comme on a mis en bouteille les ruisseaux
comme on a mis en bouteille l’amour du jardin
comme on a scellé sous verre
l’embarras des branches et les grappes humaines
mais tout n’est pas perdu

le sanseviera du salon
s’est redressé dans l’eau claire

55
ORDRE D’ÉVACUER CERTAINS OBSERVATOIRES À
CAUSE DU RÉTRÉCISSEMENT DE L’ESPACE PAR
LES CAISSES DE MOTS EXPLICATIFS

Dépossédé de son arme silence


avant même d’avoir réinventé l’outil
de la délivrance des yeux
dévissé de son observatoire mobile
un fou sérieux revient de force
dans le bruissement des choses nues

pour voir

que la nature est en déroute


et qu’en ville on ne délivre plus de permis
pour construction d’observatoire

56
Denis Lévesque
C’était mon confrère
compagnon poudreux des murs de craie
un jour au temps des grandes vacances
au milieu d’un village maritime
il écrivait dans sa chambre
quand par derrière elle est venue
pour lui serrer les ouïes
lui raturer son nom

59
LES CORRIDORS NE MÈNENT NULLE PART

Une fois mis en boîte


il est assez rare que les morts remuent
sous la peau du silence
assez rare aussi qu’ils moussent la bière
dans les tavernes
qu’ils troublent l’intimité des princes

le mort a fait son bout de corridor


c’est là tout son voyage
et s’il y a des traces informes dans la neige
au fond des bois
c’est la faute du vent

et si jamais il y avait des pistes d’or


dans le couloir de quelque mémoire
ce n’est pas la faute du vent
c’est à cause de l’éternité
qui est l’affaire de ceux qui restent

60
LA GRAND’BLANCHE

Elle glisse
elle rôde entre le tic et le tac des pendules
c’est dans les cloches qu’elle se trouve le mieux
et prend ses vacances dans des lits enfiévrés
on l’entend quelquefois qui halète
dans des souliers chauds
mais c’est quand même dans les manches
des chemises mouillées
qu’elle se sent chez elle

la grand’blanche
la mort autrement dite

elle a toujours l’air d’être sur son départ


mais elle revient toujours
par les fils électriques
on la sent qui boit à l’écouteur du téléphone
et l’hiver parfois dans les grands froids
on la voit remuer dans la double fenêtre de l’étreinte
et s’il arrive qu’elle dorme
c’est pour mieux s’étendre
sous la doublure des manteaux usés

61
la grand’blanche
la mort autrement dite

voyageur sans valises


elle est masque ombre et attente
très peu silence elle bruit l’été le soir
confondue avec les plis de l’eau
le matin c’est au fond des cours qu’elle bouge
et les enfants viennent manger
en disant qu’ils ont brûlé les feuilles mortes
sans savoir qu’ils ont allumé

la grand’blanche
la mort autrement dite

sous les ailes rouillées des voitures


aux coins glacés des marches
sous les plinthes dans les carafes
sur le tranchant dentelé des couteaux
sur les grèves surtout et souvent au flanc des caps
et plus souvent encore
dans les tiroirs acajou des bureaux présidentiels
devinez-la

la grand’blanche
la mort autrement dite
JE LE SAIS

Un jour je mourrai
il fera froid sous ma chemise
j’aurai les pieds mouillés soudain
et d’étranges animaux m’envahiront par les oreilles

j’aurai manqué un rendez-vous


j’aurai tué sans faire exprès
comme il m’arrive de plus en plus souvent

pour fuir je voyagerai incognito


dans le ventre d’une ville souterraine
ce sera le soir vers neuf heures
une guerre blanche viendra tout juste de finir
une paix terrible couchera la lumière
des femmes se presseront autour de moi
en chantant: l’homme revient en nous

trois enfants traîneront la lune sur une brouette


par les trottoirs de la ville souterraine
un oiseau sera en train de périr
dans une bouche d’aération
il fera froid sous ma chemise

63
BALLADE DU TEMPS QUI VA

Comme ruisseaux mes amis vont


le temps s’en va comme rivière
nous passons tous à reculons
mais nous allons notre manière
ainsi nuage ainsi l’eau claire
ainsi la source ainsi l’oiseau
mais nous voyons mourir nos pères
et l’homme passe comme l’eau

et comme l’eau vont les saisons


et tournent l’âge et la misère
nous n’avons plus notre raison
quand il faut regarder derrière
a coulé le temps de naguère
comme le vent comme radeau
l’amour est toujours à refaire
et l’homme passe comme l’eau

64
la neige est lente et nous savons
qu’ainsi la neige va l’horaire
temps de tes yeux temps de mon nom
et tant de feux pour fuir l’hiver
le fleuve a retrouvé la mer
mais les quais meurent sans bateaux
on nous oublie à l’estuaire
et l’homme passe comme l’eau

père ou ma femme ou mes confrères


nous sommes tous du même lot
et que ferons-nous de la terre
si l’homme passe comme l’eau
DOSSIER CIVIL

Le Plongeur du Puits de Chair


le scaphandrier de l’inconnu intraveineux
c’est moi
je ferme tous les matins
des trous d’oiseaux aux flancs fleuris des femmes
et je voyage incognito
parmi mes grands amis masqués

ne cherchez plus l’auteur


des transfusions de sève
du saule aux maisons creuses
du tremble aux cages de verre
c’est moi

je possède la plus belle collection


de bombes à transistors
que j’ai fait éclater un soir de mai velu
seulement pour l’éclair

66
actuellement je mets du pied
un trafic de vents chauds
pour asseoir un moment
le soleil et les lueurs éparses
au fond des cours de tôle

le contrebandier du désespoir domestique


c’est moi
La vie microscopique
POÈME À PRENDRE AVEC DES PINCETTES

Petite fin de semaine


dimanche en filaments neige fine
les petits font des petits
réveil en mineur sous l’abat-jour du givre
rien qu’un regard le cœur se meurt
petit concerto au transistor
trois petits vers sur la nappe de papier
et l’ardeur reprend pour un moment
petits problèmes salaire pas énorme
les petits comptes font les grosses dettes
la petite césure au vers de l’âme s’élargit
mais ne se voit guère
on se rapetisse pour des riens à propos de rien
on se blesse petit à petit
il n’y a pas d’après coup pour remplir la faille

les petites balades en petite voiture


plus que des filets de route après la poudrerie
que les faîtes de paysage
il manque un étage au pays

les soirées sont courtes


à dix heures déjà on a du sable dans les yeux
le ventre n’en a pas gros à vendre

71
santé grêle homme frêle on gèle maudit
la vie s’en va ça part du coin des côtes
pour se rétrécir dans la cervelle
la mémoire déchante
juste avant la coulée des souvenirs

petit dimanche au coin du feu qui n’existe pas


la petite femme n’arrête pas
le petit ressort dans les petites femmes
n’a pas besoin d’être remonté c’est commode

petit coup de téléphone


petite mémoire des grands amis c’est drôle

un petit café avant de partir?


et le petit bonsoir au bord de la porte à la sauvette
les grands amis font de petites visites

petite fin de semaine avant la grande semaine


qui passera à petit pied dans ses pantoufles
la tête bafouille dans des mini-espoirs
à l’autre bout de la lunette les microétudiants
se mettent à chahuter
le sourire a foulé un peu plus…
RONDEL DE LA VIE FRAGILE

C’est à douter que la vie soit la vie


les arbres sont des fils sous leur pelure blanche
l’aurore a basculé sans qu’un regard l’accroche
le point du jour est au bout de la ligne

c’est à douter que la vie soit la vie


mon amour avait des mains
ce grand amour en moi qui brûlait aux fenêtres
a des yeux si brisés des filets d’œil pour naître

nous parlons chaque jour un peu moins


au sein de ce pays voilé
ton corps se ferme et tes lèvres se couchent

sous l’abat-jour de tôle


une ville émiette les voix lentes
c’est à douter que des gens parlent
c’est à douter que la vie soit la vie

73
HOURRA

À tous les sans feu ni lieu


à tous les sans fouet ni loi
à tous les sans faim ni liens
à tous les sans bien ni bois

je dis hourra
nous sommes ensemble
dans l’embarras glacial
de vivre

74
Monologue de la froide
merveille de vivre
Corps coupés archipel de miroirs les glaces sur le
fleuve ont des rêves de couleurs ce qui ne prouve rien
de la puissance inspiratrice du cap Diamant ce qui ne
prouve rien de la sensibilité minérale des Remparts ni
d’une soi-disant mémoire de la glace québécoise toutes
ces choses ne prouvent rien je ne m’arrête ordinairement
pas à considérer les rêves mouvants du fleuve le fleuve me
coule dans le dos et c’est assez le fleuve me descend au
milieu du ventre entre les pectoraux et c’est assez ne pen-
sez-vous que cela suffit d’avoir un fleuve aussi long sur les
bras on n’a pas le goût avec une telle présence en plein
corps de réfléchir sur les rêves des glaces dormant sur le
Saint-Laurent qui charrie l’image de Québec et de son
corps étrange

77
Mais il y a tes seins-rosaces
qui ont émergé du verre de l’hiver
et qui se sont mis à voyager
dans mon fleuve du ventre

78
Je vois mêlée à l’aube ma femme-vie enchaînée à une
glace errante je la poursuis je cours sur les blocs l’espace
trompe ma ferveur de la reprendre en mes sources
chaudes entre ma femme-vie et mes mains blanches le
fleuve s’élargit les montagnes surgissent les gouffres proli-
fèrent le sol n’est plus trait d’union avec ma femme en
allée le pays innommé se détache et se met en dérive l’œil
du temps devient fou dans l’orbite des montres il déborde
sur la prunelle des villes rondes il rapetisse au bord du
matin les retrouvailles de la femme et du chercheur sans
fatigue ce pays nous ligote à une errance quotidienne

79
Enfin je te retrouve
dans le repos d’être enchaîné
au rythme végétal de la maison
notre prison est la serre d’être seuls
dans le bref soleil de midi
nous campons à jamais incertains
des projets de l’espace et pourtant
la musique centre de gravité
habite parmi nous en cercles de recueillement

80
Et toujours c’est le même départ à prix de sang et
les mêmes retrouvailles au cœur des choses bougeantes
il passe des lacs aujourd’hui juste en face de Québec nés
du fol dessin des battures modelés au gré des sillages
et des marées des lacs voyageurs plus beaux que les inter-
minables lacs assis de cette terre en chômage canards
bleutés s’étirant dans leurs prisons mobiles casse-tête
inachevés issus de la glace en tic-tac corps à corps du ciel
et de l’eau sous les draps blancs du gel

81
Mais chaque matin nous nous recommençons
dans l’étang mille-oiseaux de la fenêtre
les feuilles vertes du salon
ont couru jusque dans la chambre
et le pollen caché des tableaux
féconde les mouvements
de notre communion quotidienne

82
Très clairement je me souviens que demain un grand
nordet m’éclatera dans les côtes crevant le cœur de jan-
vier entre l’île et le cap Tourmente c’est un grand oiseau
blanc qui plonge en passant ses griffes dans la neige cela
se donne des élans aux bras ligneux du nord et cela nous
pousse des dessins de poudre aux vitres de l’œil aux vitres
de l’âme vous avez combien de poudreries pour: vous
avez quel âge? on n’est pas jeune au bout d’un hiver on a
des joncs de glace enroulés aux vertèbres et la grand’peine
dorsale de ce pays encagé ô mon fleuve multiple fait des
trous bleus aux murs de la maison notre arbre-miroir fla-
geole tout cassé au beau milieu du salon avec tous ces
aubiers fendus il manque un étage au bonheur d’être ici
et je me souviens très distinctement que demain les glaces
voyageront encore leurs petits lacs bougeants à la face de
cette ville d’occasion

83
SAUVEZ-LE

Il n’est pas beau à voir


il est tout en sang
tout en boue du jour ingrat
trempé jusqu’aux os des larmes de sa mère
et blessé dans ses mains de vos élans captifs
il n’est pas beau à voir
rapetissé dans ses membres
mutilé dans ses pieds
par les prisons dorées qui l’annulent
atteint au plus fragile de ses yeux
par le sable noir des cours sans soleil

il n’est pas beau à voir

il se montre par tranches


quand il dort il nage entre deux eaux
et s’il veille c’est pour fuir
les corridors souillés du rêve

oh sauvez-le sauvez-le
il est si maigre et si perméable et si donné
que les oiseaux dans l’aube
lui arrivent jusqu’au cœur

84
sauvez ce poète mal couvert par l’œuvre
qui glisse et qui oscille
entre l’attache et l’exil
prenez-le avec vous dans vos voyages
et qu’il dorme un moment
dans un train en retard
Poèmes de la vie déliée
(1968)
C’est dans ma poitrine que j’écris
perdu coulant dans mon propre sang
entre des vases de fleurs et des visages de femmes

je sors très peu


je passe mes journées en dedans de mes côtes
et quand je voyage je descends dans mon ventre
au plus profond des voix
rejoindre la nageuse de lumière
qui s’étend dans les puits

parfois le matin il fait soleil dans mes veines


je me lève dans moi et bien assis sur mes os
je compose des gestes plus vifs que les oiseaux
avec des mots plus vrais que les mots de la mémoire

rarement je monte jusque dans ma tête


je ne me reconnais pas dans ma tête
tant de gens s’y bousculent sans se nommer
puis la mémoire est là
comme un gros chat qui fouille
pourtant j’en connais beaucoup qui écrivent
debout dans leur cervelle

89
et qui pressent leur jeunesse
et qui forcent les coffres du sang
et qui percent les seins des filles comme des œufs
moi c’est dans ma poitrine que j’écris

un bien dur métier


que de travailler assis entre le cœur et le ventre
les gens vous trouvent un visage de linge
sans savoir que vous portez pour eux
tout le poids de vos yeux dans des couloirs nouveaux
La tête séparée par les lames du cœur
NE BRISEZ PAS MES BÊTES

Mes mains sont des bêtes sans voix


qui passent dans les corps
nourrissant les visages par l’intérieur
ne tuez pas mes mains à coups de tête
ne brisez pas mes bêtes à tue-mains
comme on casse un oiseau dentelle du silence

j’invente avec mes mains


des portes des mousses des pièges
alentour de vos pointes
mes mains sont des bêtes
et vos seins des couronnes tendres de sapin
avec en leur fin une cocotte de feu

pourquoi tuer mes bêtes


ma belle et ma courante
à grands coups de tête
dans leur élan qui m’est tout un pays

93
QUAND J’AVAIS LA VIE

En ce temps-là j’avais la vie


en ce temps-là j’avais un corps à vivre
un corps si vaste en son dedans d’amande
que je logeais en moi mes amis les plus vains

ô mes compagnons ployés


mes fraternelles bornes

une seule caresse d’elle


levait un voilier d’outardes dans mes jambes
et je me souviens d’un voyage de sa main
qui m’a foré m’a peuplé

en ce temps-là j’avais des oreilles


pour chaque élan de sa voix
je la plaçais partout entre les lignes
je savais la lire aussi la ravir par les joues
en ce temps-là j’avais la vie par terre
la vie sur la table très à côté du pain
je touchais par moments la lumière des enfants
dans la neige
en ce temps-là j’avais des yeux
pour la faire plus belle
et de l’eau sur les lèvres pour mollir la violence

94
en ce temps-là le rêve allait au ras des arbres
mais je sais bien ce qui arrive
la tête a cessé les amarres du cœur
LE 26 FÉVRIER 1968

Sur le cant dans un lit de tôle sèche


avec une folle mouilleuse dans les os
je me revois dans ta poitrine
ma morte et ma fuyante
peux-tu encore te rappeler
tu étais mon eau de rajeunie
nous trompions la courbe dure des pendules
nous marchions l’un dans l’autre
en prenant soin d’épargner les oiseaux
qui logeaient petits dans nos cervelles
nos mains prenaient tout le temps
d’apprivoiser le cours et le vol des jambes
tu te versais sur moi comme une langue d’huile
tu me déracinais d’un pays en dérive
et par toi j’apprenais
à me faire un visage pour mieux vivre avec les miens

peux-tu encore te rappeler


je t’avais donné à reconnaître
l’étau de l’hiver épais et dur comme une pierre
le coulement des visages dans les flancs purs de l’ombre
la fonte du cœur et l’élan de la lumière
je t’avais donné à entendre
le brésillement de la mauvaise lumière

96
en nos têtes de mica
à la fin tu comprenais que nous vivions par ici
comme en un coffre de bois blanc

juste avant cette forte brisure dans ton ventre


ce craquement de fer dans le plus mou de toi
je commençais de voir une île sur ta bouche
EN DESSOUS

Dans une petite chambre de fer


nous sommes assis l’un dans l’autre
coupés percés par des lames de chair

mais nous avons très peu la vie


nous vivons en dessous de la ligne du sang
nos yeux sont de faible calibre
nous aimons à blanc comme des ventres de sel
la mort s’immisce dans nos ombres
la mort joue dans le sable avec nos enfants

dans nos petites chambres de fer


occupés à compter des rondelles de tôle
nous ne voyons pas entrer les saignants
les perclus qui s’éteignent dans les murs

98
CE GROS AMOUR

Je suis contre ton cou je suis contre ton sang


je suis contre la guerre qui grumelle le sang
je suis contre ta joue je suis contre tes yeux
contre les têtes crevées des enfants sous le feu
je suis contre ton ventre je suis contre la faim
je suis contre tes lèvres je suis contre la soif
tout contre ton parfum je suis contre les fleurs
ces fortes plantes d’huile
pondues de haut par des harpies de cuivre

ce gros amour en moi lève des drapeaux noirs

99
LA NUIT NOUS NUIT

Pourquoi sommes-nous si loin de nous


dès que les fenêtres tournent au noir
et craquent dans les os de la chambre
pourquoi sommes-nous si loin de nous

l’aube souvent jaillit des arbres du dedans


les rêves immenses et libres de la nuit
immobiles sur les joues comme la lumière
durent mal s’émiettent par les yeux

pourquoi sommes-nous si loin de nous


c’est la nuit qui divise l’envol des bras
les lueurs elles sont liantes comme les mains
c’est la nuit qui ferme et qui enclôt hommes et femmes

et l’heure vient des purs délires


qui montent dans les tours de la peau
des délires chauds et vifs comme des flancs
mais nos maisons nous font défaut
la nuit
nos maisons dressent des vitres lourdes entre les êtres

100
à midi parfois
nous savons nous tenir par la bouche
mais c’est court
le regard vacille nous sommes déjà si loin de nous
L’AUBE A CAILLÉ DANS LE POT DU MATIN

Et chaque fois que les lames de la pendule


se confondent au beau milieu
d’une maison rose
on démuscle un mort ou vif qui se prend à gémir:
non non non
c’est la faute au noyau du ciel amer
si l’ennui a suinté sur toutes les lèvres de la ville
non non ce n’est pas moi
gardez-moi un peu de sang
j’ai tant de vie qui part
à cause de cette petite tenaille de chair
qui me déchire et s’abreuve de moi
non non coupez-moi les jambes
je désapprends la marche
mais gardez-moi le bout des doigts
les lumières de l’œil
mais gardez-moi la vie de la voix
gardez-moi les filaments du cœur
et les ombres blanches de l’âme

la plainte se découd
le silence s’est glissé dans la maison rose
par les veines des murs
demain

102
quand les lames de la pendule se confondront
on démusclera un mort ou vif
qui se mettra à hurler: non non
L’armoire à gestes
LES FEMMES-CHÂTEAUX

Il m’est souvent arrivé d’avoir cent mille ans


mais des vingtaines de fois j’ai eu dix-huit ans
et cela durait des mois

je passais alors des étés complets


dans des femmes-châteaux
des femmes-châteaux avec des tapis de laine bleue
des femmes-châteaux avec des fenêtres immenses
dans la tête
des femmes-châteaux avec des torses de vin frais
avec des fontaines libres dans les jambes

le matin elles me conduisaient dans elles sans fond


comme un canot
je découvrais le profond univers du geste
et j’avançais sur leurs étangs ouverts
débondé d’émerveillement: j’apprenais
les branches dures des femmes
et les mouvements de leurs huiles

l’après-midi je montais dans leur visage


et je me coulais dans leur bouche
qui est un grand hamac d’ombres

107
elles m’enseignaient les masques odorants du baiser
les grilles du mensonge les prisons du serment
je découvrais leurs yeux par le dedans
et je voyais le monde comme une vaste opale qui remue

vers huit heures


les femmes-châteaux m’appelaient dans leur torse
et me servaient un vin rapide comme leurs joues
j’ai vu à travers le sein des femmes
des couchers de soleil qui mêlaient
des bras d’enfants au lait des nuages
nous écoutions parfois des airs mousseux
avant les musiques lentes du désir

et puis j’allais dormir dans leur ventre


au plus subtil des voies du corps
où c’est comme un navire qui attend
où c’est comme un œil qui vous prend

des vingtaines de fois j’ai eu dix-huit ans


cela durait des mois
j’habitais alors dans des femmes-châteaux
DANS L’ARMOIRE À GESTES

Ma petite amie Lumière


habita vingt ans dans le ventre ligneux de sa famille
une famille à bière éteinte à verre dépoli
une drôle de famille qui mangeait des yeux bouillis
et qui puisait l’odeur des caves
pour nourrir les enfants
ma petite amie Lumière
habita vingt ans pleins dans les tripes folles
de cette famille et puis

un jour elle arriva dans ma rue


portée par un ruisseau

ma maison est une maison de chair


avec des murs à veines avec des planchers d’os
avec des vitres de peau
ma petite amie Lumière reconnut ma maison
et la haute porte de sang ouvrit Lumière
qui s’étendit dans l’armoire au creux du lit

la chambre tout entière pénétrait dans l’automne


le chant des branches avait des moineaux
plein son cœur

109
la rue siffla un gros autobus
qui roulait sur la corde raide

nous étions tous les deux dans l’armoire à gestes


la peur jaillissait avec les eaux de l’amour
Lumière se répandait sur moi comme un drapeau molli
jamais un homme n’avait couché nu sur sa bouche
jamais un homme n’avait marché dans ses lèvres

elle chantait
toute en eau d’apprendre la vie dans une armoire
à gestes
seule avec moi dans un grand coffre à baisers
le pouls de ma maison cognait dans ses jambes données
Lumière s’entr’ouvrait et nous nous traversions

nous nous sommes allumés comme des fruits


l’automne frappait dans la haute porte de sang
le gros autobus qui roulait sur la corde raide
promenait des oiseaux dans la ville partout
des cris d’enfants venaient couler
sur les cuisses vives de Lumière
ma petite amie Lumière
qui n’ira plus dans sa famille à cris
depuis ce matin elle enfonce les miroirs
dans cette maison de chair
trop vaste pour moi seul
La vie solue
MAUDIT MATIN MOU

C’est un matin cassé dans les feuillages


matin à pignons mous matin de cuir usé
les filles de chez nous ont des hanches de cuivre
leurs yeux comme des huîtres
épient nos rêves clos
par les trappes de nos poitrines

nous ne sommes plus rien en nos corps sans nom


béni-oui-oui mouilleux aux tempes d’eau tranquille
voiliers marinés dans des lits turgescents
nous acquiesçons
à l’envahissement du ventre par la brume

113
LA VIE SOLUE

Un monsieur sans oreilles et pierreux dans ses côtes


sort élégamment de ses rêves
il est huit heures
il se lave les yeux à la grande eau nette
et déjeune la langue dans sa cravate
ses genoux sont ramollis au-dessus d’un abîme
qui s’ouvre sous la table
c’est très beau à voir
son chapeau bien rasé sur la tête
il prend pied dans une rue
qui le lampe par les semelles

dehors le temps est fou comme balai


ça sent bon l’oiseau frais dans les érables
le printemps frémit partout sur les pelouses mur à mur
c’est un matin à ouvrir les filles en éventail
à leur conter des histoires de pommes ouvertes
un matin à se verser dans les épaules des veuves

le monsieur sans oreilles et pierreux dans les côtes


avance dans la chair minée d’une ville calleuse
puis se laisse happer par un bec d’édifice
c’est très consolant à voir pour les machines
à dix heures sans rire il célèbre le mariage

114
de son ventre avec un gros bureau d’acier
jusqu’à midi sur du beau papier pur
il organise des transvasements de têtes pour les nefs
les têtes à puces pour les nefs à choux
les têtes à flammes pour les nefs à l’huile
les têtes à chien de fusil
pour les nefs à canon doux
et dire que dehors le temps est fou comme balai

il fait midi partout sur les poteaux


et dans les veines rapides des enfants
le soleil bat la censure sous les jupes
les corneilles se mettent toutes nues
dans les pompes du ciel
des avions pleins de sang s’affaissent dans les champs
cela fait rire les vieux qui flattent leurs bottes
cela fait jaillir le parfum des corps humides
le temps est fou comme la mer

le monsieur sans oreilles et pierreux dans les côtes


se donne un mal fou à boire du vin changé en eau
sous la table
l’abîme est toujours ouvert pour les genoux
le monsieur se sent bien au frais
dans son cœur de coton
il a son passeport pour le paradis
l’après-midi dans son bureau
de minces secrétaires de tôle
transvasent des têtes à fleurs dans des bocks à bière
des têtes à chats dans des vases d’osier
la journée est bien faite
les rentes ont une grossesse normale dans les coffres

115
le monsieur met son chapeau bien rasé
et s’en revient chez lui
les deux pieds dans sa tête allant sur des déserts

et dire que dehors le temps est fou comme balai


des jeunesses en feuilles
jouent à la sangsue sous les portiques
des cages éclatent dans la cour des écoles
des ruisseaux de vin creux surgissent dans la ville
on voit partout des femmes
qui ôtent les chassis doubles de leurs yeux
qui rapiècent les culottes lumineuses des fous

le monsieur sans oreilles et pierreux dans ses côtes


se répand dans sa maison
qui hoquette par les tapis
à sa légitime
il abandonne un baiser lisse comme un crâne
puis très poliment
sans excès sans presse comme dans les fours
il se laisse couler dans la vie solue
qui le boit petit à petit par le siège
RONDEL DES MAL-AIMANTS

À trop donner du cœur dans les deux faces des miroirs


dans les fanaux
livrés partout aux dents mortelles des bottines
aux saccades du miel dans les bouches
aux batailles sans poivre aux robinets de la haine
entr’ouverts à petits coups par les moineaux
par le pain mutilé
par la piste des ventres coupés dans le sable
à trop donner du cœur comme on donne de la tête

nous avons perdu la mémoire des bouquets


nous ne savons plus nous asseoir à l’aise
dans la chevelure de nos femmes
nous ne savons plus brouter sur les pelouses

à trop donner du cœur comme on donne de la tête


verre par verre sous les tentes minées
feu par feu dans les visages tournés au dur
ficelés à l’invisible qui suce les élans
enroulés dans les cerceaux par nos enfants de fer
changés en vin à cause des lèvres
montés en graines pour les yeux
à trop donner du cœur pour la paix des crânes
à trop donner du cœur pour la ponte du pays

117
nous ne savons plus mourir dans un baiser coulant
mal-aimants des sofas des peaux claires qui bruissent
nous ne savons plus fuser dans le foyer des bras
la paix se brésille ou se noie dans nos corps
COMPLAINTE DE LA MISÈRE NOIRE

C’est faux
nous ne sommes pas des mouches de moutarde
et pourtant
nous sommes là cinq six cent mille
cinq six cent mille copains autour d’une table à cartes
une table à cartes perforées

nous avons tous une odeur terrible sous les linges


qui monte au plafond et qui s’y pend
l’odeur nous envahit la tête par les oreilles
et nos rêves sont malsains sentent la vase

une fois tous ensemble les cinq six cent mille


on a voulu chanter
une trappe parfumée nous ferma pour toujours

non c’est faux


dans notre cœur il n’y a pas d’égouts
nous ne brisons pas les enfants
et pourtant
nous avons tous un grand trou dans la culotte
et l’été vers le soir
quand c’est bon à frémir derrière les haies
viennent les filles savoureuses

119
qui épient la chair forte par le grand trou
et elles inventent des soupers rutilants
où nous ne sommes pas et elles se disent
que dans le grand trou c’était sombre

elles ne savent pas qu’elles ont vu


la misère noire
POUR UN PEINTRE

Un homme comme dissous


dans l’air qui le porte
présent tout à la fois donné
aux fenêtres dures des visages
à tous les arbres de ses veines
aux mouvements profonds du ciel

sa main souple coupante


comme un œil
sait comment on garde
la lumière du geste ouvert

les cœurs les toits


les cous et le tantôt des mains
vivent mieux sous la peau des toiles
et si la couleur cachait des miroirs?

121
BALLADE DE LA SOIF ET DE LA NUIT

Invisible et pourtant toute noire bougeante


une bouche éclatée nous tire par les yeux
petit à petit même en rêvant sur les coussins
nous sommes pompés comme des ventres d’eau
sans que les heures s’allongent ou changent de pas
sans que les femmes rajustent le bougeoir de leur cou
sans que les enfants geignent sous les lits
et plus nous avons soif plus nous sommes bus

j’en connais des amoureux qui pétillaient dans l’aube


se tenant par les cuisses et qui tanguaient
j’en connais des amants qui flambaient par les épaules
et qui ouvraient le jour et qui s’entrebâillaient
un désordre pâle venait par les tentures
leurs bras se desséchaient avec la fin du rire
dans les draps c’était des lèvres démesurées
et plus ils avaient soif et plus ils étaient bus

vous le savez la nuit parfois vous prend comme une


griffe
la nuit vous cogne contre des murs dissimulés
vous le savez des membres subtils pénètrent dans vos
côtes
vous fendent et vous déboîtent par le bas

122
le ciel grumeleux claque une langue humide
des arbres se penchent pour lamper
c’est dans vous comme un jardin qui meurt
et plus vous avez soif et plus vous êtes bus

mon cri monte nos cris s’affaissent et se relèvent


nos mains se pendent à votre joue qui se retire
mais comprenez dépêchez-vous d’entendre
car plus nous avons soif plus nous sommes bus
Celle qui me dure
TOI QUI ME DURES

Toi
l’amour avait creusé des tranchées dans ta tête
toi mon amour ma femme au front latent

tu es venue sans fard par le fond de la vie


et tu ramènes la lumière sur tes linges

toi tu n’as pas les bras qui montent comme les feux
tu n’as pas de piège sur ta gorge
jamais je ne me perds dans les filets de ta peau
tu n’as pas la langue dans la poche des autres

toi tu as des épaules qui fusent dans la nuit


tu as les yeux comme des chemins passeurs
tu as des joues de bois frais
tu dénonces l’inanité du temps par la poitrine

toi tu n’as pas de miel obscur dans les jambes


non plus de moustiquaire sur la bouche
toi tu ne places pas de bombes dans les souliers
tu ne romps pas les os si clairs des enfants

127
toi tu es belle partout de l’autre côté de la peau
et la houle de tes lèvres s’étend de par ton ventre
toi tu as des oreilles pour tous les flous
toi tu as des portes qui attendent et qui chantent

tu fleures bon l’amoureuse qui se tait


toi qui portes le noir et le blanc de ma vie
dans tes mains
CE QU’IL FAUT DE DÉLIRE

La douce et mûre divagation de t’écrire que je t’aime


ma retrouvée d’entre les branches noires de la fuite. La
mûre et ouverte divagation de t’écrire ma première ma
durable et mon dernier miroir. L’ouverte et bonne diva-
gation de t’écrire je t’aime toi le plus vrai visage parmi les
pierres toi la plus lumière parmi les fanges. La bonne et
forte divagation de t’écrire en ce moment que je t’aime
ma vivante mon rapide désir toi le sommet de la chair
toi qui montes dans moi. La forte et douce divagation
de t’écrire toi née de l’eau comme une voile que je t’aime
ma donneuse de fruits ma prenante et ma terre de sang.
La haute et claire divagation de t’écrire toi ma lieuse
de mains toi ma fenêtre sur la soif toi qui animes les
chambres.

129
TÉLÉGRAMME

Je suis loin perdu dans moi stop


c’est beau mais c’est froid stop
je vois des visages stop
le tien est en plus appelant stop
moi j’ai deux visages stop
un pour le dehors un pour le dedans du torse
tes yeux dans ma poitrine sont des fusées stop
dedans je voyage dans mon espace stop
je te crie dans moi stop

130
Au nord constamment de l’amour
(1970)
Je suis ébloui par le grandiose écroulement
du monde.
HENRY MILLER
Je dois dire tout de suite que je ne suis pas venu au
monde comme quiconque. Je ne suis pas venu par le pas-
sage d’une femme. Tout a commencé le jour où je repo-
sais dans le ventre d’un avion. Je n’étais pas un enfant,
j’étais une bombe.

Maintenant je me souviens du jour où j’étais une


bombe. Ce n’est pas facile d’être une bombe, vous me
comprenez. Une bombe n’a pas beaucoup d’avenir.

Je me souviens à peine du jour où l’avion a volé au-


dessus de chez moi. La seule chose que j’arrive à me rap-
peler, c’est que je me suis senti libre tout à coup en plein
milieu de l’air, je me suis senti virer le nez en bas et, juste
au-dessus de notre quartier, je suis devenu une grande
lueur. J’ai dû faire beaucoup de morts quand je suis
tombé. Je n’en sais rien. Personne n’en a parlé. Mais je
sais très bien qu’un jour, éclat par éclat, un éclat dans la
verdure, un éclat dans le sang d’une femme, un éclat dans
le fleuve, un éclat dans la vie de la ville, un jour, éclat par
éclat, je me suis refait.

Demain la bombe de nouveau éclatera, pour devenir


cette fois celui qui par le passage d’une femme va prendre
visage dans la vie.

135
DANS LE DÉSIR DU MONDE

1
une larme de fond vient battre
à toutes les poitrines
le corps humain s’enfonce et démanché
et sans chaleur
une cale de plomb retient le cheval
farouche de l’amour

136
2
ils ne mettront pas la hache dans ma mémoire
ils ne casseront pas le soleil de mon cri
jamais ils ne piégeront la grande bête
d’être libre qui s’emporte au fond de moi
ils ne perceront pas mes coffres de merveilles

137
3
et voici que je tombe
dans le grand désir du monde
voici que le panache de la parole
annonce la lumière de durer
voici que j’ai un cœur barattant
tous les sangs qu’on me donne
le visage des proches a beau crever dans la déroute
voici qu’une haute porte de lueurs
s’est ouverte où l’on saigne le vieil homme
TIRER UN SI GRAND AMOUR
AVEC UN BATEAU POURRI

C’est un enfant comme tous les autres


avec toutes ses oreilles avec tout son cœur
seulement il n’est pas bien là où il est
il n’en peut plus d’être assis parmi les colonnes
il est tanné de pourrir parmi les os
il n’en peut plus de vivre au centre
d’un grand squelette

voyez-le c’est un enfant bien ordinaire


on l’a mis en laisse au fond d’une cave
les rats petit à petit éteignent
le chemin de ses yeux
dans les murs vierges de sa tête déjà
l’horrible sangsue d’être seul creuse son trou
et la hache retombe toujours sur ses amours

voyez-le
il aurait voulu commencer comme tous les autres
il aurait voulu chevaucher le feu d’être beau
il aurait voulu voler dans chaque chant d’oiseau
il aurait voulu couler dans les ruisseaux
comme une écorce
mais pour toute chaleur

139
seul le baiser rance de la mauvaise mère
sur ses chaînes

voyez-le c’est un homme bien ordinaire


avec une fontaine de flammes dans chaque bras
avec une bête brisée dans son crâne
c’est un homme comme tous les autres
avec la charge de ses yeux contre tout ce qui sèche
avec l’arrachement de la paix dans ses membres
voyez-le
il se traîne comme un lièvre touché à travers son amour
il geint dans le cerveau de celle qu’il aime
il glisse et se relève et court sans cesse vers son visage

voyez-le c’est un homme bien ordinaire


seulement il n’en peut plus de vivre assis
dans la couleur commune
il n’en peut plus de foncer
sur tous les fronts de la naisssance
il n’en peut plus de garder sous sa peau
cette enfance de vermine

nous n’aurons pas le miel facile


il y a trop de collets tendus sur la ligne des yeux
il y a trop d’ancres mortes dans les maisons
il y a trop de navires rompus dans les têtes
trop de sang croûté aux portes de la lumière
UNE À UNE CES CHOSES ARRIVERONT

1
au nord constamment de mon propre geste
rapide et déjà d’avant
je harcèle ce qui reste de lumière dans la ville

141
2
mutilés dans les racines et jusqu’au crâne
nos enfants s’apprêtaient à glisser sous le morne
du plus sourd pourtant de la mort dans l’air
la parole allait jaillir avec la sueur
un éclair de sang allait frapper au fond du corps

142
3
resté debout au cœur de la ferraille
à bout de bras je veux porter un cri sec
trop de têtes encore ont péri dans les tordeurs
trop de têtes ont flambé dans les fourneaux
des milliers d’yeux d’enfants ont roulé sur les pelouses

143
4
ce sera un temps de cœurs séchés dans les cages
un temps noir de cerveaux mis en boîte
sous les robes ce sera un temps de mains mortes
le beau désir caillera à cause des chaînes
les filles même nues s’émietteront dans les lits
ce sera le temps horrible des ventres modérés

144
5
au nord constamment de mon amour
et pour elle et pour eux
hachant partout le mépris
je propose à notre vie un pacte
avec la vérité de la poitrine
QUE NOS ENFANTS ÉCLATÉS NUS
SOUS LA FERRAILLE PRÉPARENT
AU FOND DE LA MORT LE REVIREMENT
DE LA SITUATION MENAÇANTE

C’était en nous
le soleil donnait au fin fond des cratères
le soleil allait dans le plus flou des corps

c’était en août
les pelouses s’ouvraient comme des femmes
des vieilles en sueur s’offraient dans les boutiques

nous étions en nous


canotant au creux du désir informes et sans boussole
dans un écrin rouge nous gardions la force du feu
allumée la parfaite mémoire des arbres

nous étions en août


ô le bel éclatement de mains dans la rivière
des lames de lumière s’immisçaient dans l’amour
des sirènes de joie flambaient dans les moteurs

et nous étions en nous


plus vastes encore que le moment
si vifs et si fous
des moineaux prenaient leur élan dans la bière

146
et nous étions en août
en plein second souffle de l’été
un fleuve de clarté brûlait l’allure des cadrans
plus aucune fenêtre n’était noyée de larmes
on avait remplacé par des radeaux les lits
un beau bonheur mou amortissait les cages

je l’ai même vue une fille dans les bécosses


tenait un vieux nid d’oiseau contre son ventre
le grand monde était fou raide donc mais

la grande paix du geste déchirée sec

la petite tête
la petite tête se balançait dans les vapeurs
la pauvre petite tête larguait des anses de paroles
dans les flaques
la pauvre petite tête donnait
dans tous les pays du chemin
la pauvre petite tête qui appelait les lèvres
on la voyait monter tout à coup sous les feuilles
elle renaissait dans chaque rondeur de l’air

le maudit (ce hurlement de pneus)


il a claqué dans la pauvre petite tête
il a crevé la pauvre petite tête
bien crevé comme un baril de lattes

une enfant germait dans les fonds de cours


et pour les yeux
le rire abolissait le cru des caves
une enfant transparente devant les mots et les lilas
une enfant capiteuse à tous bouts de champ

147
ce claquement!
une bombe qui fend ne fracasse pas tant
les villes les plus folles

la femme a crié crié crié


tombant jusqu’aux racines des larmes
elle s’est tiré le bout du cœur avec les ongles
pourtant

les petites bottines blanches se consumaient déjà


en plein milieu des tornades du sang

c’était en nous…
HARPONNÉ

Je défonce en rampant sur les signes de glace


elle est parmi les murs elle est au centre des échelles

je tonne où les assécheurs annulent le lieu des veines


elle abandonne le plus vrai feu c’est mon amour

je blasphème en la mêlée morte


le nom granuleux de la peur
elle pousse dans la santé claire des enfants
c’est mon amour

ils mâchouillent leurs sans-feu la gorge au pilori


ils sont à contre-cœur ils palpitent dans les bocaux

je suis comme un os et faisant sec où s’affaisse le cri


elle sème dans la fraîche et la chaleur

je fouille le friselis des nerfs la magie du pain


elle est l’odeur de table en chaque pore battant

149
ils bousculent la vaillance du souffle
ils sont à bout d’âme ils sont à bout d’élan
les trous de leurs amours ne portent même plus la soif

nous entaillons
ce qui reste de l’arbre
JE SOMME LE POÈTE DE REVENIR

Il plonge et creuse
le fond est aimé
de fruits battant des ailes

il fouille sous les faces


et trouve que l’homme
est un rameneur de lumière

151
POUR QU’ELLE LÈVE

À peine prise la femme dans la toile de l’amour


dans les filets du rite
qu’elle se dresse comme un geyser aux mains libres
qu’elle a soif d’eau franche et qu’elle fuit

resté seul face au miroir


l’homme est convié au recommencement du feu
pourvu qu’il plonge
dans le remous d’être un chercheur encore

mon amour
je te lève enfin comme un oiseau
si bien cachée dans le feuillu de la maison
envole-toi bien frémissante
et que tu sois au bout sans cesse de moi
cours va très vite et plus loin toujours

arrache-toi de ces liens qui annulent


éclaire de tes gestes retrouvés

que je te vise et te reprenne


plus neuve que la bête qui flambe qu’on la touche
et tremble d’être promise
aux vrais mouvements du chasseur

152
AU CENTRE DE NOTRE VIE JE GRAVITE
NON ENCORE NÉ NON ENCORE FORMÉ

Un jour j’aurai des mains


le même jour je commencerai d’avoir un cœur

mon amour aura des mains


pour te donner ce que je suis
mon amour aura des mains
au bout de mes mains
je te prendrai au plus chaud de ta vie
je te ravirai pour battre la campagne au fond de nous

j’aurai des mains pour la chaleur et pour la nuit


j’aurai des mains pour que le jour éclaire dans ton sang
j’aurai des mains pour te construire
j’aurai des mains pour blesser la bête maudite
tapie sous le front de l’amour

j’aurai des mains pour me traîner dans ton corps


j’aurai des mains pour te cueillir où tu t’affales
j’aurai des mains pour l’appui quand tu cantes de peur

un jour j’aurai des mains


j’aurai des mains pour t’appeler quand je coule
j’aurai des mains pour te vouloir quand je pars de moi

153
j’aurai des mains pour défoncer quand tu cesses d’ouvrir
j’aurai des mains pour faire signe
quand le paysage devient fou

mes mains seront des ponts


pour que tu passes en moi

un jour j’aurai des mains


ce jour-là le monde s’affaissera dans les fêlures
ce jour-là des femmes et des enfants
seront bus par la mort
ce jour-là des hommes moisiront sous la gale
un lit de boue noircie durcira la paix
mais ce jour-là j’aurai des mains

j’aurai des mains pour me relever dans la savane


j’aurai des mains pour cravacher ma bête de flammes
j’aurai des mains pour refaire la boussole
j’aurai des mains pour casser les murs qui te retiennent
j’aurai des mains pour gratter
à chaque seuil comme un chien

j’aurai des mains pour arriver jusqu’à toi


puis j’aurai des mains enfin j’aurai des mains
pour que crèvent les eaux
et que je vienne au monde
Les appels anonymes
(poème affichable)
(1970)
COMMENT J’ÉCRIVAIS MES POÈMES

Il y a des matins où, scrutant mes urines, je sais que je


vais pondre. J’endosse alors mon costume d’auteur, j’en-
lève sa chemise de plastique à ma Smith-Corona, je
prends quelques feuillets de papier blanc et je me mets en
frais. C’est à ce moment-là d’habitude que n’en pouvant
plus je sors. Je vais marcher dans les pas des autres, dans
les pas de toutes les personnes qui ont emprunté cette
route depuis l’aube. Quand c’est possible, je fouille un
cœur ou deux, je jette un coup d’œil dans les cages. Puis
je cours vers la ville. Là je passe de très bons moments
dans les garages, j’aime voir soigner les moteurs, ils ne
meurent pas les moteurs quand on les soigne bien et l’on
soigne parfois assez bien dans les garages. Dans les hôpi-
taux je ne m’attarde pas. Je passe presque tout de suite
dans les endroits où l’on rêve à plein: dans les bureaux,
dans les prisons, dans les tavernes, dans les hôtels. À la
gare du Palais, je vais voir les gens qui descendent du
train. J’aime les yeux des gens qui descendent des trains.
Puis je vais manger avec des bêtes, avec des gens rognés,
avec des bâtisseurs de folie, avec des femmes qui aiment
avoir faim. Des fois, après le repas, je vais prendre une
sieste sur les battures. Quand je me relève le monde est
toujours palpitant et je plonge presque tout de suite dans
les rues remplies de gestes. J’entre dans un café, là où je

157
me donne l’illusion d’avoir des amis, mais je sais très bien
qu’un homme qui pond est sacrément suspect. Je n’en
prends pas moins le temps d’approfondir des fourrures,
de décanter des parfums, d’amorcer des bombes. Parfois
je rencontre une personne qui sait me nourrir. Je la vide
de son sang, de son huile, de ses eaux les meilleures et
je m’en vais. Quand je n’ai plus faim, quand j’en ai assez
de voyager à travers les blessures, parmi les rats, parmi les
oiseaux, dans les caches, sous le fleuve, quand je n’ai plus
soif, je rentre et je me couche. En fait c’est surtout le len-
demain que j’écris. Ou la veille. Je ne sais plus.
LES APPELS ANONYMES

Arrivez les vols en piqué du cœur au-dessus des écoles


arrivez les instants spacieux les espaces délivrés
arrivez les boussoles de la mort et le sens de la marche
les coups de Jarnac de la lumière oui de la lumière
arrivez les hommes avec de vrais yeux avec des mains
libres
arrivez les enfants gorgés de paroles exemplaires
les avions patauds les vergers multipliés
les chasseurs bredouilles les amours saines et sauves
les appels anonymes du ciel dans les garages
les offres de la vie les demandes insensées
les chevelures marquant des terres ondoyantes
les bourreaux sans tête les armes maganées
les membres de la santé embrassant les maisons

arrivez
la terre tombe de son arbre comme un fruit estropié

159
Lieu de naissance
(1973)
C’est ici que je me trouve et que vous êtes
c’est sur cette page
où je suis plus moi que dans la peau de l’ours
où je suis plus creux que l’ancre du chaland
et plus crieur et plus mêlé au monde

ici et pas ailleurs qu’on file comme la flèche


ici qu’on pousse dans le sang
ici qu’on engueule dans les corps

le nord n’est pas dans la boussole il est ici


le désarroi des têtes n’est pas dans la foule
il est ici
le plus vrai de la ville n’est pas dans la ville
il est ici pas ailleurs
et c’est sur cette feuille que je nais
et c’est sur cette feuille qu’on me meurt

il fait plus clair ici que dans l’œil du hibou


il fait meilleur ici que sous la peau des enfants
car c’est ici qu’on défonce et qu’on s’écrit
ici et pas dans les drapeaux
ici et même pas dans les paysages

163
Le plus difficile
Cet hiver-là la ville avait été vidée de son sang
cet hiver-là durait depuis toujours
et l’on voyait à tous bouts de champ
le squelette des horloges
la peau des maisons avait cédé sous les couteaux du
nordet

les ascenseurs à nu s’affolaient dans les mirages


les maires du désert buvaient dans des crânes d’enfants

cet hiver-là un peuple de fervents finissait de sécher


sur les vigneaux de pierre blanche

on sut enfin
que pas un seul os de l’espoir avait été nourri

167
BUVONS À LA SANTÉ

Je venais au monde
le soleil me formait à coups de taches
à coups de lames
j’avançais au gré du lait
parmi les oiseaux parmi les brûlures
et je t’attendais

on me souillait de paroles ivres mortes


et je t’attendais
moitié verchère moitié sangsue
je nageais dans des semaines de boue
et je t’attendais

j’allumais des feux noirs qui annulaient mes yeux


je dormais avec les puces dans la fourrure des chiens
je varnoussais dans le rêve des insectes
et je t’attendais

c’était un temps maigre un temps quasi pas vrai


je ne savais pas encore que tu t’en venais dans le froid
avec un visage beau comme le battement du matin
avec ta belle face de sève et porteuse
je ne savais pas mais je t’attendais

168
je t’attendais pour boire à la santé de la nuit
à la fureur des eaux
je t’attendais pour arracher de nos vies
la douleur électrique
je t’attendais pour voir le ruissellement
de tes cheveux sur la nature
je t’attendais pour encombrer la ville de toutes les santés
je t’attendais pour avancer jusqu’au fin bout des lignes
pour commencer je t’attendais
UNE PEAU DE VISIONS

Parfois je me terre dans les cellules osseuses d’une


femme
et je vis là des jours sans ordre sans bonheur
au fond sans brisure
j’aime le parfum des globules rouges
les charpies de masques les voyages parmi les veines

parfois au creux des fournaises odorantes


j’éclate comme un coup de fusil
et monte dans le sang chaud comme une vapeur
cette femme-là je bats son pouls
j’éperonne ses flancs et les mène au vrai soleil

le crâne désossé la poitrine pleine de bois sent-bon


je culbute infiniment dans les torrents intérieurs
je campe au bord de crevasses étonnantes
découvrant les passés et les avenirs de cette femme

mais le plus souvent je suis dehors


toujours démembré par des banquises à deux lames
durci comme un cuir par tant de vents noirs
et je regarde se tuer les gens:

170
certains se munissent de roues pesantes
et tournent lentement sur les essieux des villes
certains se mettent en bouteille
et ferment le bouchon changé en tête
d’autres sans prévenir deviennent carburateurs
pièces détachées silencieux garantis

parfois je me terre dans les cellules osseuses d’une


femme
forant à coups d’amour des puits de miel et d’air frais
je m’occupe à lancer des S.O.S. dans son cerveau
à naviguer sur ses mers de tranquillité
et je l’amène frayer au bout de ses eaux douces
des œufs de nébuleuses

mais la plupart du temps je suis dehors


et je regarde se tuer les gens:

j’en vois qui se pendent au mât magique du soir


j’en vois qui donnent du front dans les caniveaux
et qui vident leur sang dans des fiasques dépolies
j’en vois qui mordent des obus d’occasion
et qui se déboîtent sans un cri dans les rues
j’en vois pleins de sueurs étranges
qui tirent sur le fil de leur vie
et qui s’écrasent sur les terrains privés
certains crachent leur plus belle huile
dans des planètes en plastique
d’autres mettent au fleuve des rafiots perforés
qui les étouffent dans des cales de broche et de vase

171
parfois je me terre dans les cellules osseuses d’une
femme
et je m’exile à fond dans son plasma démesuré
prisonnier volontaire d’une geôle de muqueuses
et de chaleur
dans les alvéoles tendues de soleils périssables
je deviens le gardien insensé des moelles

mais la plupart du temps je suis dehors


et je regarde se tuer le monde:

voyez-les s’élancer hors de leurs propres yeux


voyez-les s’offrir tout nus au nordet venimeux
voyez-les s’entourer de barbelés et tomber dans le trafic
voyez-les s’enfermer dans la cave de leur corps
et se saouler de rats de rance et de rapace

la plupart du temps je suis dehors oui


en plein dans la vie chauve
griffé à demi pourri par la vie à furoncles
déchargé de tous les drapeaux consolateurs
avec même pas un peu de haine pour panache

parfois je me terre
dans les cellules osseuses d’une femme oui
POÈME DE LA LAINE ET DU TORRENT

Nous étions là depuis le début du monde


nous attendions au quai très profond du désir
ballottés par des vagues énormes de rougeurs
nous étions là depuis des millénaires
à la merci de nos rafales et de nos feux
nous étions là depuis toujours
soudain j’ai cargué toutes les fibres
et j’ai appareillé

elle: j’ai bombé mes voiles


on m’a fait couler dans les torrents de la laine et du
velours

nous descendions des fleuves d’huile et de salive


qui la pressaient dans de forts mouvements de muscles
nous frôlions de pleines plages de fourrures
dans son oreille je déréglais les compas de la honte

elle: je bombais mes voiles de chair rose


je me laissais couler dans les torrents de la laine et du
velours

173
le ballant de ses hanches ruisselait de lueurs
et homme de roue
et mousse maintenant au faîte de l’audace
je piquais de la proue dans le grand cœur
la coque du soir était trempée de râles

elle: mes voiles de chair rose bombées jusqu’aux


montagnes
je coulais dans les torrents de la laine et du velours

nous portions des plaintes velues


des oiseaux de soif bataillaient sur les lèvres
nous posions les coudes au bastingage des épaules
je bandais les cordages et nous filions et nous filions

elle: mes voiles de chair rose bombées comme des


houles
je coulais dans les torrents j’étais près de la chute

nous nous arrêtions dans une baie


je marchais sur ses eaux ou je nageais
des cavernes douteuses bougeaient entre nous deux
nous nous dégorgions de nos animaux de tonnerre
nous lacérions les paysages

elle: mes voiles de chair rose claquaient dans sa


bourrasque
je coulais dans toutes les chutes qu’il ouvrait

174
rorqual battant aux portes de nylon je nous renversais
soufflant des bouillons et puis sondant
nous libérions des têtes de serpent incroyables
nous avancions dans les danses furieuses de tissus

elle: mes voiles de chair rose flocquant à tous les vents


je coulais dans des chutes
venais et revenais sans cesse
JE L’EMBRASSE

et le monde tremble comme une corde


la bouche des maisons frémit à tous les vents
la nuit rejoint le matin dans un sursaut
de branches et d’herbes
les eaux s’emportent dans les crevasses
dans toutes veines le temps se prend à courir
la flèche de sa langue siffle dans le noir

et les roues du ciel s’affolent


les comètes sont sens dessus dessous
et tombent dans la lune
elle s’avance vers la source comme une marée
toutes les bêtes de ses nerfs se couchent à nos pieds

et les voiles des palais déchirent sous l’épée


les puits les plus creux se répandent sur elle

je délivre des bancs de poissons fous entre ses dents


je lance dans le torrent tous les canots de mon sang

et les arbres sont fous raide


les montagnes soufflent comme des ventres
elle amorce dans mes haubans une danse de feu
et je vacille et je glisse au fond comme un couteau

176
et elle s’étend sur le lac comme une huile odorante
je la conduis très loin dans elle
et nous piquons vers le fond
les murs du ciel dégouttent d’un beau sang net
les oiseaux les plus brisés se dressent dans les mouillures

et je fonce partout où elle me crie où elle m’attend


les portes commencent d’ouvrir où nous battons des
ailes

je l’embrasse
tous les déserts enfouis s’embavent de senteurs
et je m’affale dans sa bouche
plein de boue et de lumière
NOTRE CAMPAGNE À L’HOSPICE

Je jour où je battrai ma campagne, on me versera


dans l’air chancelant d’un hospice. Mon rouleau aura
perdu le fil, je serai devenu le petit garçon de jadis. Je ne
moisirai pas, je serai visité par un grand amour, le plus
grand de ma vie peut-être. Je courtiserai une veuve épa-
nouie qui volera d’aise dans l’aile des vieilles. Je courtise-
rai une femme à bout d’âge qui aura des écailles autour
des yeux comme pour voir au fond de la mer. Elle aura
un petit trou pour respirer au milieu de la gorge.
L’après-midi parfois nous marcherons jusqu’aux
cavernes et nous nous glisserons dans des couloirs sans
fond. Nous serons inséparables, habitant au sous-sol une
chambre oubliée, qui sentira le baume et le persil. Nous
serons si ouverts que nous deviendrons une grande mai-
son avec à chaque printemps des nids au bord du toit.
Un matin sec du mois de janvier, on viendra, on cas-
sera mes pipes, on passera l’aspirateur dans mes tiroirs.
Puis on me descendra dans le coffre où elle reposera déjà.
Là nous nous empoignerons. Nous ne serons plus des
vieillards, nous serons un couple de jeunes défunts.

178
QUI RATE SON ESSOR MOISIT

Le plus difficile est de mettre ses bottines comme


si c’était la dernière paire, comme si c’était la dernière
fois. Un coup dehors, un portrait fané dans chaque valise,
une valise dans chaque main, c’est fait! Vous n’avez
plus qu’à vous en remettre à l’espace qui inclinera bien
à vous boire, c’est son ouvrage. Debout sur le trottoir,
vous vous laissez lamper par les vents de soleil. Puis vous
hélez un taxi. Ou plutôt non. Restez là, droit dans les
ridelles de la lumière et attendez. Vous deviendrez peu à
peu un oiseau.
D’ordinaire, quand on devient oiseau, ça commence
par la tête. On a l’impression de fleurir sous les cheveux,
sur les joues. Ce sont les plumes qui apparaissent. Au bout
d’un moment, vous n’avez plus de mains, les ailes sont
venues. À cet instant précis, vous enlevez votre pantalon
pour laisser la queue hocher en liberté. Quant aux pieds,
l’air se chargera de les limer, n’y pensez plus. Ne pensez
plus également à ce qu’il adviendra de votre vieille cer-
velle: c’est la transformation dont on s’accommode le
plus volontiers. Se faire à l’accélération des battements du
cœur est plus malaisé, mais une poitrine qui se met à
trembler annonce la magie d’un sentir inconnu.
Quand vous êtes tout chaud en dedans, vous prenez
votre envol. C’est le plus grand moment de votre vie, il ne

179
faut pas le souiller. Il vous suffit de tout oublier des jours
et des mois précédents. Ne concédez aucun regard aux
valises qui attendent sur le trottoir. Le mieux est de laisser
pourrir tout cela.
Le squelette des horloges
AVEZ-VOUS DÉJÀ SENTI LE SANG PASSER
DANS VOS VEINES?

J’étais venu, sans trop m’en rendre compte, en pos-


session d’une horloge immense qui battait à deux temps
comme un cœur. Elle était si vaste que je m’y étais
ménagé un repaire où je m’isolais parfois pour écrire.
Encore aujourd’hui il m’arrive de faire là un séjour plus
ou moins long. Loin de tous, j’apprends à saisir le poids
aveugle du temps et la manière dont la vie passe dans la
vie. Ce que je sais, je l’apprends en m’immisçant dans les
choses. C’est vrai pour les horloges. Ce ne l’est pas moins
pour le cri des bêtes et la plainte cassée de mes voisins.

183
J’ARRIVE AU CENTRE DE MON TEMPS

Je ne suis pas un édifice


je suis la cave d’une maison
les pendules claquent au fond comme des becs

je ne suis pas une horloge grand-père


je suis tout au plus l’étranglement du sablier
c’est pourquoi je coule sans cesse dans moi
et que je vis

les heures ça n’est pas si fou qu’on pense


ça prend le temps de nicher et de faire des œufs
dans les hommes
ça chante quand on est loin
ça crie quand on s’approche

les heures migrent comme les oies


c’est blanc et c’est noir
puis quand il fait dur dans la journée du monde
les heures ça file
un éclair bleu tout à coup parmi les branches
pouvez-vous le voir le geai qui vous observe?
et qui se rit que vous restiez là à mourir
ou bien à briser votre montre

184
LA BEAUTÉ À PIEDS DE BAS

1
ça commence par un sourire
un jus au bord de la lumière
et ça tend à se rendormir
ça n’est pas porté à saccager l’hier
à mettre ses œufs dans l’aventure

et pourtant
la gueule des arbres jappe au front du jour
les pans de peau tournoient dans les arènes
le grondement des eaux a besoin d’avirons
la maison s’entr’ouvre
et c’est la flèche de l’outarde dans le cœur
c’est la piste molle des avions
la saveur montante des travaux

mais le rêve au goût de café bascule sur la nappe


la nuit est le seul château
où courir selon le plus vrai désir

d’une fenêtre à l’autre voyez


l’appel robuste des frênes
les tiges aux bras chargés de sang

185
les fonds de cour ruisselants de siestes
les vapeurs d’oiseaux dans les haies
voyez le seringa sentir jusqu’au bout de la rue
voyez rondir le bardeau sous le soleil
voyez le premier jour du monde

mais
ça ne veut pas tuer l’étroit paradis des pantoufles
ça pompe le semblant des fruits
dans le loisir usé de la radio

et par-delà les catalognes


la vie chavire dans le beau temps
écoutez le chœur des muselières tomber en poudre
écoutez jaunir les parfums du parterre
écoutez les poitrines des bêtes siffler sous les fourrures
écoutez le chant doré des amours
les épaules au grand air
les têtes ouvertes sur l’énigme des insectes
écoutez
le goût du monde ne sera pas toujours en été

2
et et et
je tire sur les amarres du matin lâche
je pousse contre les voiles
j’aspire la moelle du sommeil
je trôle en masse les nerfs qui nous retiennent

186
vois
le monde est beau
le monde est beau comme une brûlure à la bouche

et et et
viens que j’arrache la nuit de ton ventre
viens que j’enlumière à la rampe
viens que j’enfeuille et pompe pour le puits

vois
la terre est belle
la terre est belle comme une vache

et et et
j’aménage la paroi des œufs
j’ensoleille les germes
je tapisse la salive des larves

vois
la ville est belle
la ville est belle comme un fruit de fonte

et et et
arrive pour que des enfants
arrive pour que les pommes et les serpents
arrive pour que les fleurs et les pluviers
arrive pour que les barques et les orages
arrive pour que la vie de l’arbre de vie
arrive pour que le commencement

187
vois le monde est beau
le monde est beau comme un œil crevé

et et et
c’est la lumière qui te frappe
c’est la cire de l’éveil qui t’enduit
c’est le premier parfum qui te chante
et c’est ton premier pas sur la chair coulante

vois
la vie est chouette que je te dis
la vie est chouette comme un ventre cassé
LA NUIT

C’est comme une main


et pourtant ça fleure le ventre des voiliers
ça sent le respir des érables
c’est comme une main brûlée d’étoiles et de planètes
une main qui vous courbe vers les eaux muettes
une main qui vous ferme quand vous êtes blessés

c’est comme un œil


et pourtant ça tremble au bout des cerveaux
ça consume sans flammes les plaintes de la terre
c’est un œil qui cherche à s’étendre
un œil tourné vers lui-même et qui se regarde
un œil plus mauve encore qu’un fond de fleur

c’est comme une bouche


et pourtant ça se coule dans les fentes des murs
ça déboule en silence de tous les arbres de tous les toits
c’est une bouche craquante de grillons
une bouche qui allume le sifflement des rêves
une bouche qui happe le monde par les jambes
c’est une langue et ça travaille
un cœur et ça pompe

189
LE FEU ET L’AUBE

1
un gros feu de corneilles tournoie dans le matin
et c’est encore plus de nuit qui vrille
une lumière graille
une lumière tire sur les dormeurs

l’oiseau rauque est en feu pour que le jour se lève

2
j’ai poussé sur ma vie en bafouant les ventres
j’ai rampé dans les caves où le père pourrissait
allumé puis moisi ébloui puis noyé
j’ai vraiment tout mis en œuvre pour conjurer le sombre
parrainant les fanaux élevant des foyers
j’ai appareillé des phares
j’ai conduit des mèches promptes vers les pétroles
tisonnant le soufre jusque dans les rêves
à peine sorti du trou je frottais sur les pierres
je tétais les flammèches au bec des chalumeaux
et puis et puis et puis
le père sombrait toujours dans les puisards

190
qui mettait tout ce goudron entre nous?
qui envasait toutes les lueurs que je traçais?

3
j’ai dû fureter avec les cafards
me collant aux parois du solage et bavant
j’ai dû gratter comme un rat dans les murs
et ronger de la tôle miner du papier noir
j’ai dû m’entêter dans les éclisses du grenier
et me voici arrivé sur le toit de ma jeunesse
par-dessus les maisons je sens battre le nord
et le jour va venir il pousse du golfe jusqu’à nous

la clarté
c’est une tête qui travaille dans les bassins
je la vois je la vois
c’est un traîneau d’orange et de rose et de filaments
un océan de lueurs qui tombe de partout
c’est une jarre non c’est un puits de rayons qui jaillit
c’est le début je suis en vie c’est le début

la torche de corneilles enflamme le passé


Torrentiel
(1978)
LE SIMPLE PLAISIR DE PRONONCER

Silènes dans le soir et boutons claquent


le fou périple du saumon dans l’eau rare
et nous voici sur la mer sans nos rames

une certaine époque de la vie


trous de beignes et gallons vides
un moment dans les gares en plein midi
le regard des arrivants pour toute aurore

le devant menu d’une fille à carreaux


le gazon rasé ras jusqu’à la carotide
mais désir sans mesure de l’arc pour la flèche
dans le petit marin la misaine gonflait

final bâton dit-il à son passé


je passe une porte vent debout

195
la première fois que vous ouvrez les portes noires
vous êtes étouffé de vous voir accroupi
c’est vous l’enfant là-bas qui chauffe sur la mer
vous vous levez de votre roi vous rangez les couteaux

196
LA MER EST EN FEU

C’est dans le temps grondeur des avions


de l’autre côté on chavire les barges humaines
on taille les bretelles du vieux monde
en coulant de l’huile noire sur les plaies

dans le temps où les fossés débouchent sur les veuves


les soutes où l’on dupe
le temps des chefs aux beaux canifs
c’est dans le temps mais il n’est pas sur la photo

ici tu vois le fleuve


le chantier naval qui fume de ses forges
dormeuse Québec tout au fond sur son granit
et voici juste au bord le brisis d’une maison
paternelle la vie penchée d’un pommier
dimanche des Indiens posé dans les parages

ici tu vois Grand-Loup dans son habit


son regard c’est un œil chercheur de puits
un œil diseur de rêves piqués des vers déjà
de la race dans les poignets du bon sang à travaux
pour les semaines à fond de cale entourées de radoubs

197
et la belle maigre-jeûne arrimée au riveur
avec un sourire sans couture
son cœur seulement pour tant d’épluchures:

ma mère enceinte de l’auteur


DANS LE CARQUOIS DE L’INDIEN
J’AVAIS DÛ ME DÉBATTRE J’ÉTAIS PLEIN
DE VIEUX SANG

On m’a lavé m’a versé


dans le ventre d’une mère
pour que j’apprenne
pour que je me lie
que je vogue

quand on m’a sorti je savais où aller


je me retrouvais à la fontaine du lait
je me retrouvais
petit marin de périples fermés
demandeur écroué de lianes
je ramais je ramais donc
léchant jusqu’à l’ombre des houles
houle moi-même parfois
ondoyant sur les nappes

ce crâne battait d’une voile ténue


pompait des messages mous pour le dehors
j’étais l’intérieur menacé d’une jonque
carène active sur les mares

199
et mon temps déjà s’épanchait
on me passa durement hors de la coque
une bête m’enjambait
la bête d’être jeune me faisait de ses crocs

poussé sur le brise-lames


je gagnais le domaine sauvage
petit vaisseau criant dans la tourmente

pour tout partage: la gueule de la soif


et l’horizon comme une épave sous la mer
le deuxième jour je me glissai dans un grand canot
et j’entendis profond comme l’enclume du fœtus
écoutez voir ce que vous valez sans tintamarre
c’est le tumulte des nerfs puis un giclement si net

201
LA TÊTE DE LA COHUE ATTACHÉE À SA NUIT
FURIEUSE

Quand les hardes fanées


quand les blocs

quand les œufs fermés de la femme


quand les couches de vase sur les rames

quand le périple perdu


quand le fossé perdure au nord
quand bouillent les hordes

quand le balancier comme une louche


quand la nage des pendules
quand elles boivent tout

le fiel si tôt dans la gorge du petit


si jeune et déjà toutes les lames du roi le défient

quand on sèche les peaux


quand s’avance la varlope
quand on plonge et que c’est mou
quand le nerf lâche dans les moules

202
quand le tic-tac armé
quand la veuve au bord du trou

le veilleux dans son frimas


le vase froid sous les hanches

quand les fourrures aux pieds


quand les coquerelles aux murs
quand pousse le tumulte

quand le cœur acéré du flécheur dans sa cache


quand la file des malards au large

quand les cornées


quand les miroirs aux yeux finis
quand le fantôme s’immisce pour la fille

le sommier de braise qui pétille


la fièvre aux crocs de bête
chauffe la colonne de l’enfant

quand les bouges avec des râles


quand le nain de la jeep s’énerve au feu
quand on appelle à l’hôpital
quand le docteur parle peu

quand le sursaut des troncs


quand les marches tapies sous les ronces
quand les tombes

quand les heures aux bras noircis


quand elle est nue devant lui et qu’elle pleure
quand le pommeau dans sa joue dans ses cuisses

203
et Petite Peau qui s’est trompée de porte
le dur colosse avec son fouet
le membre obscur qui la fore

quand l’ombre du marcheur


quand la terre noire sous les ongles

quand les fumeux déboulent


quand figent les veilleurs
quand le petit père qu’on bafoue

quand les pipes au canal


quand les babiches molles

quand les mottes de sang


quand on renfle

quand les suiveurs aux yeux de mouches


quand la nuque à la broche
quand les verrous

puis dans les pays que de petits pays


le manche du poignard pour toute force
la garcette le cri au fond des postes
le pioncement fou de la grande aiguille

voilà la foule rivée à son caveau


avec le masque et le bavoir
avec ses griffes et ses miracles
et puis voilà les groupes avec leurs prônes
le blâme bien joufflu et les ciseaux

204
quand c’est l’étoile noire qui mène la cohue
quand c’est le chef au front de tôle

quand c’est la mer qui s’évanouit


quand le totem et sa gueule touffue

quand les aubes confuses

quand le trouble
TOUTE VIGILANCE BAFOUÉE

Passant et le jour et la nuit dans les chambres


blottis au creux des quartiers à blasons
accroupis en moutons aux bavettes des poêles
nous n’étions plus jaillis nous cessions de fouiller

nous étions en chien de fusil sur les marches du


berceau
toutes forces révoquées
les jambes recueillies dans les jambes de l’autre
abouchés aux museaux
empiétés par la pénombre

les cordes de l’arbalète pendaient dans le grenier


perdue la clé du vasistas
la penture du hublot: déchue
l’atelier n’avait plus d’embrasure

les plus vifs devenaient des suiveurs de hannetons


les plus vifs d’entre nous déboulaient dans le sombre
même les têtes d’affiche s’auréolaient d’étoiles mortes
le gardien de la tour se dérobait dans les caveaux

206
c’est le moins prédisant le moins promis
un petit travailleur de propos qui sortit le premier
sur la déferlante le voici dans sa verchère
avec une seule ligne qui s’enfonce

le point du jour se frayait


comme un poinçon
AU PLUS LOIN

Ces poissons et leurs oiseaux


la langue de l’avion et le nuage de l’avion
le criquet dans son noir et l’archet qui le tire

les nerfs de l’amour et les haches de la mante


le détonateur des gélinottes la femelle
le respir dans le corps comme un derrick à la naissance

le sofa des cellules et le sang qui en coule


la constellation des œufs le malade envahi
le rêve du virus et ce n’est pas une blague

cet homme avec une tranquillité et de l’orage même


cet homme avec un silence comme une antenne
et la chance qu’il s’est faite avec son front

208
trois fois le loup chanta dans la gorge de l’homme
c’est le fond de la forêt qui dépure le sang
la grande flèche des oies dans le matin du siècle
ce hurlement de la nuit demain (et les rebuts?)

209
L’ÉPOQUE AUSSI AVAIT DES DENTS

un homme (prononcez homme)


un homme (prononcez la femme)
un homme est assis sur le fond de la ville
nature en lui-même il est hors de son but
ne file plus dans sa flèche et se demande

un homme (prononcez l’enfant)


un homme (prononcez la fiancée de l’enfant)
c’est l’entonnoir de la cité qui se fripe
l’oreille de la foule et à la fin
l’autour fonce dans les tessons
comme le dernier cœur

210
CE JOUR CE JOUR-LÀ

Je basculais dans les puits je basculais dans les plis de la


terre
les veines de la nuit me coulaient
et ce sera la meute le miel dans les chambranles
et le socle des mâteurs craquera comme une porte
plus de couinements gris dans les ventres plus de crabes
le père du faubourg se baignera dans la source

je me sauvais je fuyais les bagues et les couteaux


et le mot arbre montera de vous comme un bœuf
le mot femme aimera dans le mot homme et c’est le
petit
le petit de la noirceur qui clignera de l’œil
le grondement des moteurs épanchera des herbes
les porches de l’attente finiront de broyer de broyer

je n’avais de langue que pour sécher que pour lécher


de maison que dans le tumulte des guêpes
et l’inquiète armée
car viendront les vanilles viendront toutes
seulement pour les globules et les noyaux
seulement pour la paix de la mère
son épaule et la paix de son fruit

211
et les poissons-cages les becs-de-lyre les jaseurs de coton
seulement pour le cerveau et ses galaxies
seulement pour le flux de la moelle
pour la force épinière et le rêve qu’elle soutient

ce jour ce jour-là
je coupais les amarres et naissaient les amarres
je noyais l’odeur du rat et remontait l’odeur du rat
puis le sang des cliniques
embaumera la chambre et le chantier
puis ce sera la voie de la couleuvre
et le tracé des habitats
puis les paupières bâilleront leurs coquilles
puis ce sera la piqûre du canot et le coulement
puis ce sera la bonne marche parmi les hommes
la flèche du regard propre comme le pain

je n’étais qu’une vérité limoneuse un fond de chaloupe


je tombais dans ma cave en voyage de charbon
et nous nous presserons dans la vache et le cormier
mûrirons au plus haut de la pulpe et pour le centre
nous serons parmi les nerfs de la loutre
quand c’est le lait de la baleine qui s’ouvre dans sa nage

le frère était le trébuchet du frère


le marcheur enfargeait le marcheur
et s’allongeront les âmes de l’homme
ce corps de vivre ouvrira les cellules
car ce jour-là les nourritures et le fouisseur des
cartouches
car ce jour-là musique des loups et rage démusclée

212
la fusée de la fille ce jour-là
un silence
et la terre seulement
puis la terre qui revient
puis la terre roulant dans son huile
ROULEZ DANS LE MOTEUR

Coulez dans le pétrole


et pour ne plus mourir

mangez dans le raide et le chrome


et pour meurtrir le faux des fruits

parlez dans les déchets


saignez dans les barrières
dormez dans le remous des sifflements
dans la procession des tôles
que ce soit pour ruiner la coquille

pour avoir tout marché dans l’allure des branches


un homme est plus loin de l’horreur que le premier
pluvier

214
LE TEMPS DES OISEAUX

1
à maille à corde rendus au dernier fil à l’os
avec rien que des nuits à fronts de bœuf
avec rien que des heures en vareuse de parka
nous sommes hérissés d’espace têtu
plus pionceurs d’écorces que pics à dos noir
plus griffeurs de fourrures que les harfangs de l’ouate

le gerfaut blanc dans les nords comme un défi


la flèche mineure du chicadi di di
la lignette aux crins poigneurs de plectrophanes
c’est le temps des oiseaux pâles
le temps vidé le temps des ailes basses

215
2
à cœur de semaine en bas de zéro cavés
en amas de frasil de carpiche en carpiche
nous voici plus que jamais cernés d’yeux jaunes
le grand hibou des neiges vient planer près des
chambres
plus que jamais chevillés au ventre des garrots
plus que jamais peuple crieur avec les kakawis
canards de haut froid mués de but en blanc

216
3
mais salut donc vieille cancaneuse des faîtes
aboutis ma graillante viens bretter sur les fontes
ma boute-feu salut ma guenillouse
viens payser le signal rauque des coulées
échiffer ces gorges de crémones
abattre ton beau noir de finaude sur les blêmes
ma corvide à ficelles ma corneille

217
4
nous ne crèverons pas cette année
l’hiver va prendre son coup de mort
la glace est sur l’âge
dans la face du froid
des bombes de chaleur font des trous
salut ma corneille

nous ne mourrons pas cette année


voici que dans sa ouache le castor bat du cœur
voici que l’ours se ravise et pointe dans la fièvre
que les maisons s’étirent et craquent des os
dans la grande rivière noire où coulent des oiseaux
ton vieux cri de penture va prendre toute la place
salut ma corneille

le temps se couche dans l’eau et fait de la boucane


en secret les érables poussent la fête du dégel
toi mon orpheline ma criante ma charrieuse de frissons
tu perches en quiétude sur le pays qui tremble
salut ma corneille

218
nous ne mourrons pas cette année
la nature va ouvrir ses portes de senteur
nos vitres vont frémir sous le bon soleil
toi ma large emportée ma lampeuse de pus
tu découds de ton bec la grand’voile de l’hiver
sur des îles d’asphalte tu picosses et picores
le squelette démesuré de notre ennui
salut ma corneille
mon écorchée ma parleuse
LA CHAMBRE DU MARCHEUR

Ici dans cette chambre on pulvérise


l’oreiller le coussin on incendie la sieste
ici au plus près des plages et des gares
tout à la fois dans l’antre et sur la piste
ici quand le faiseur au museau de garou
s’acharne aux confins de son âme
hors des sommeils aux mains fourreuses
au loin des maîtres grippants de la nuit
— sans partir de chez lui il est venu chez vous
il fouille dans les trous que vous faites en parlant
ne craignez rien il fouille et n’arme pas
ses chiens depuis le temps ont l’habitude
ne déchirent que ceux qui murmurent
ceux qui meurent longent les murs —
arrimé puis lâché dans la tourmente
recueilli de lui-même au fond de ce creuset subtil
où le feu où les plantes
où les plaintes où les envoûtements
s’élaborent prennent forme et c’est ici
que le veilleur au cerveau d’inquiétude
respire en peuplant d’indices
cette page d’écriture où déambule
votre foule voûtée sous les éclairs de soif

220
quatre serrures plus loin une femme se nouvelle
pourvu que le marchand de muscles déboule
il est toujours à clamer dans l’enclos des maladies
il épouse tout le temps pour se finir enfin

221
TOI ABSENTE COUCHÉE
EN ROND DE CHIEN LOIN

Ce furent nuits d’oiseaux buvant sous les décombres


nuits de sueurs sèches nuits de chenilles
nuits de crocs de gueules nuits d’ongles
nuits d’un corps fouillé d’aiguilles

ce sont nuits affalées dans les mares


nuits de pain souillé nuits de vin noir
nuits qui s’écroulent nuits grugeantes nuits battues
nuits de marteau nuits d’enclume nuits dures

voici venir encore les nuits d’immondices


nuits maudites sans portes nuits battantes
nuits qu’on ferme à coups de triques
nuits immobiles nuits de plomb nuits rances

je te touche le jour et te rejoins souvent


la nuit me sépare
longues nuits de couteaux

222
QUAND NOUS SERONS

Ce sera un jour pareil à celui-ci


les mêmes ballots de lueurs sur les seuils
les mêmes larves dans les bouquets
les mêmes ruines molles
le même abîme au bout des bas

un jour aussi froid aussi chaud


autant de gris au fond des choses
autant de sommeil autour des faces
les voix pareilles aux voix du voisinage
le même rabot forcené dans les horloges

nous reviendrons d’un voyage insensé


vogués et rompus houlés par les gares
nous aurons oublié nos acquis sur les corniches
égaré nos pères dans les dédales de la côte

les souvenirs au goût de lait:


les fantômes de noire enfance:
tous fléchés

j’aurai loué dans un petit hôtel facile


une chambre ardente et dégarnie
nous ouvrirons tout

223
fenêtres poitrines et les eaux et les yeux
ce qui était caché se bâillera pour nous
le beau désert de vivre
se peuplera de feux tranquilles

tu seras là seule enfin une femme


sans autre enfant que ton ventre incroyable
ce furieux de moi posera ses couteaux
emmanché dans son âge comme un outil
paré dorénavant pour les travaux de l’homme
le dernier soc
unique dans son sang fondu et seul
L’ÉPERON D’HIER, AUJOURD’HUI

C’était un grand éperon fait pour passer


et il passa
chaque jour toutes les nuits sans prévenir
me séparant mille fois en plein midi
me vieillissant de trous pas croyables
saccagea la paix ardente du jeune homme
affolant mon sang neuf me confina au noir

à quel maître? à quelle botte retenu?


à quel rêve insondable de quel géant obscur?

circulait en fracas au milieu de mes familles


sans bruit parfois survenait dans les jeux
me laissant mes amours avec la vive encoche
c’est lui qui amputait le père de sa femme
lui qui me courbait dans la cave et encore
me retranchant me retirait du monde

le grand éperon coupeur de chemins


le cingleur de tête le mutilant rouage

il roulait où la vie était la moins solide


ébarbait l’antique raison du paysage

225
je le vis achaler le malade aux confins de son délire
même tailler dans le nerf ultime de la chambre
il foudroyait

j’ai creusé à son insu gagné


le temps moins fou de mon domaine
là où j’accueille enfin
cette compagne aux flancs sereins
ses yeux penseurs aigus de maintenant

c’est une femme faite pour aimer


et elle aima
l’énorme aux becs brûlants mollit
fila plus loin rager sur d’autres jeunesses

nous allions entrer dans une pause de parfums


sans tristesse ni euphorie
seulement très à l’aise sous le vol siffleur des bécassines
au centre le plus lucide du matin
dans le craquement perpétuel des écorces
FAUBOURGS DE BAYOL

Je m’en vais
je m’en vais vous tailler une poésie lointaine
assez de tous ces bancs faciles sur les estrades
assez du mou assez des langues qui sèchent
je n’en peux plus du sable glacé
le durci qui monte le durci de la ville
je n’en peux plus des visages tracés d’avance
des grincements de masques des culasses
et des cœurs à tiroirs

je m’en vais à Bandour à Montsilier


je m’en vais à l’île de Gazon à Podo à Filigne
là c’est là qu’on fait jaillir le caminal
les essences du barbure les tables de ghindor

viens Minne avec tes grands lacets


viens toi qui ne chiches pas sur tes glandes

décapé avec les vieux coffres


cardé et comme la laine de pétrole qu’on roule
agriffé dans les foules et pour le bon usage
vous m’avez tant ramoné en choyant
je vous lâche comme une chique
je fuis par les fentes de la cave

227
vos petites saisons pincées les portes par-dessus
vos alambics et la gorge qui se tait
vous et vos sommeils d’amiante
vous et la pomme de l’épée sous le bras
et sur tant d’oreilles le filtre
sur tant de plèvres le crabe de la vie

je m’en vais m’éventer dans les stations du large


je vous écrirai du fond des faubourgs à Bayol
et vous ferai des signes sur des cailloux
à Tanorre on débusquera
à Tanorre on fouillera les huiles de vos rêves
on enfouira au Cap-de-Tuile

au Cap-de-Tuile j’enfouirai dans les siècles


je passe dans la caravane de Kéké

et vienne Minne qui donne son bois


et viennent Minne avec ses beaux hiboux
LÉGENDE DE LA POUSSE ET DU FAUCON

Le mouvement premier d’ouvrir la fenêtre


te voir dehors au bon milieu
de ce matin sans mirage où nous sommes montés
survivants du périple impensable où l’on naît

l’entaille est close il fait clair maintenant


dans ce pays de jour que nous partageons
pour la soif d’être encore plus entés sur les choses
à la faveur de ton ventre avisé mon ambiante

tu ne fournis pas dans l’âme d’être femme


et par ce corps précis de nature attendue
depuis qu’on ne bouille plus d’être au large
parmi les centres mouvants de refus en refuges

en finir de raison folle et tu t’avances


au cœur du faucon son doux éclair
et sa tendresse aiguë pour le battement
de la cible dans l’air sa trace impérissable

tu déploies penchée la pousse et l’ancolie


descellant la petite ombre le rêve de la grive
dans le charroi indigène de mûre saison
tu dis enfant c’est afflux de grand lait sur le monde

229
CECI EST UN TEXTE D’ADIEU

Il n’est pas venu ouvrir des portes il n’est pas venu cra-
vacher mollement la monture du verbe et vous donner à
croire que le pique-nique annuel des poètes tient lieu de
privilège dans la surenchère de l’espoir et de l’illusion il
n’est pas venu vous bailler des clefs il n’est pas venu
pondre dans les miracles et n’a pas laissé la part visible de
son âme au vestiaire
Pas venu morver sur les mots de ses pères c’est un
apprenti c’est le petit artisan de la vie d’un livre le facteur
innocent d’un poème de tribu
Il n’a rien à vendre rien à prouver rien à regretter il est
venu ici pour venir et il arrive d’une chambre qui n’est
plus une chambre il arrive d’un abattis d’hommes il arrive
d’un envasement de la langue commune et il vous dit
qu’il arrive d’une nuit qui n’est plus une nuit depuis qu’il
a tassé les drapeaux qui nous servaient de persiennes
Il a foré si fort dans ses domaines qu’il ne sait plus la
chaleur du troupeau et c’est en craquant qu’il est venu
jusqu’à lui et c’est en craquant qu’il arrive chez vous
Et puis il vient car il était derrière les portes non pas
écroué mais comme absent comme dissipé il était der-
rière les portes et ses oreilles étaient si pâles qu’il n’enten-
dait que les tambours et les slogans il était derrière les
portes et sa veine épinière était si flasque qu’il nourrissait

230
avec les autres le tintamarre de l’époque il était derrière
les portes comme la rétine des aveugles comme le crabe
dans son dur comme la boîte noire de l’avion il était der-
rière les portes et ne savait pas qu’il était derrière les portes
Bien sûr il claquait des ailes dans le printemps de la
gélinotte bien sûr il se peuplait de mots et renâclait dans
son coffre il se hurlait de nerfs et tapageait dans la femme
c’est qu’on le voyait toujours s’escrimer dans le trille du
goglu on le voyait mais il se désertait tout le temps: il était
derrière les portes et ne savait pas qu’il était derrière les
portes
Et puis et puis il arrive dans le carquois de la vie
comme la gorge du nouveau-né il ouvre dans son cerveau
et c’est le déboulement des mares et des canots la lumière
de parler le presse dans les ventres ça barque en furie la
trentaine sur son épaule ça pousse tout le fond à portée du
thorax et de ses cordes il vient c’est le morcellement
énorme du dedans le jet des érables dans le sang du fils il
vient il fonce dans la porte comme la hanche les matins
ne sont plus des taches sur la coquille salut midi de l’es-
calier je passe dans ma vie
Douze jours dans une nuit
(1985)
il y avait cette nuit
il y avait cette destruction
le noir coulait dans un corps
c’était dans un homme la nuit d’hiver
le règne du pire l’effritement des mots
il y avait une nuit de jour qui finirait bien par finir
on ne savait pas toujours à quelle lisière
bougerait un peu de clarté

235
C’est un jour
lumière s’avance
lumière permet à la vie de couler
et de boire ce que donne le soleil
une fois encore
les yeux vont exulter
c’est un jour
à l’intérieur il y a
une brillance
il y a la source et la chaleur
avant le grand noir
le grand éclair de noir

27.1.85

237
C’est un jour
il faut le traverser à pied
en flânant dans sa tête
il passera entre toi et moi
nous passerons en lui
nous y laisserons un peu
de notre ardeur à durer
un jour qui nous brûle
un jour qui nous monte

28.1.85

238
C’est un jour
il commence avec une vapeur de soleil
sur le trajet glacé du fleuve
il se nomme jour de matin orange
resplendit dans les fenêtres du nord
jour de femmes jour d’hommes
jour d’enfants qui sont
la vraie lumière de la vie
on commence quelque part
les mains se délient
tracent dans l’air
une rondeur avec des étincelles

28.1.85

239
C’est un jour
avec une ouverture de feu
au-delà du fleuve loin
sur les montagnes blanches
l’homme qui marche dans le froid
a des expirations lactées
et des étoiles se fixent sur sa tuque
il se voit dans son enfance
à l’aube il marche dans le faubourg
son oreille craquèle quand il la touche
l’hiver a brisé la petite poche de chaleur
qu’il garde pour la traversée
de la plaine tremblante
où file un pauvre dans ses rêves

29.1.85

240
C’est un jour
les secondes s’enfuient par la porte
ouverte
des touffes de froid fleurissent
sur les vitres
ici on a rêvé la nuit dernière
l’enfance était revenue
avec une gare au milieu des bleuets
le petit train des rires
déposait les cueilleurs sur la voie
et les filles fuyant les couleuvres
les secondes se sont émiettées
les articulations de la chambre ont gémi
le givre constelle
le froid mordra jusqu’à demain

7.2.85

241
C’est un jour
de bon vent de neige folle
et d’une furie dans les branches
il y a un enfant
qui pense au monde intérieur
des animaux
pour dire la détresse des yeux
pour dire une pauvreté de toujours
les coyotes dans les cages
tournent en rond courent en rond
et leur vie s’émiette
à chaque pas dans les mêmes pistes
bon vent ne ramène plus rien
que cette rumeur
la trace étouffée de nos bêtes

13.2.85

242
C’est un jour
la poésie attend
dans une auto en panne
l’autoroute est un vacarme
où tant de gens avec des lunettes noires
filent
à la radio
on entend soudain chanter
le moqueur chat
sur la droite au loin seul dans le champ
le grand orme respire
et plus loin encore
sur la ligne de l’horizon
une maison au toit rouge
représente la vie actuelle du poète

22.2.85

243
C’est un jour
tellement blanc
il est enfoui
sous une paix de coton
il se dépose dans les pistes
du bruant c’est lent
cela fait monter les montagnes
léger noyau d’immensité

12.3.85

244
C’est un jour
qui appelle
un jour qui ne se sent pas bien
on n’a pas le droit
de laisser un jour comme celui-là
s’enfoncer
il faut le saisir
le sortir dehors le frotter
à la mince pluie qui grésille
sur ce matin de mars
creusons doucement
une source est là sous les pieds
elle passe comme la vie
qui demande au fond
qui va gonfler si on s’ébranle

12.3.85

245
Il attend
il est très loin encore
très loin
derrière une forêt chante
un jour va naître
il y a du ciel qui commence
le meilleur est dans le chant
de cette aurore
la ligne orange d’un autre jour
où coule sous les choses
la vraie vie la vraie

26.3.85

246
C’est un jour
de corneilles et de mars
le cœur des arbres
ruisselle
une enfant amoncelle
des paroles fondantes
les rues les toits les chapeaux
fument
la petite fille met au monde
un homme qui s’allume
c’est en mille neuf cent quatre-vingt-cinq
à onze heures

247
C’est un jour
fait pour écrire
le mot roselin
il chantait tout à l’heure
dans un orme du parc
et la neige alentour
devenait du sel troué
le soleil perçait
le corps cassé des marcheurs

10.4.85

248
Effets personnels
(1986)
Il faut d’abord avoir envie de mettre au monde. Avoir le
désir d’ouvrir son corps et d’ajouter un être à la vie. Atten-
tion. Le temps tout de suite va se précipiter, il vient toujours
quand quelque chose va naître. Laissez-le courir un
moment dans la chambre, tourner autour de votre solitude.
Il peut même donner un visage plus tolérable à votre
angoisse. Approchez votre chaise, réduisez la distance entre
votre papier et votre plexus solaire. La plume est outil
d’écriture, mais je vous conseille plutôt de dessiner un
poème. C’est pour voir que les gens lisent.
Commencez par brosser le fond du poème: ce peut être
la nuit au sortir d’un rêve, la pulsation verte des océans, un
appel étouffé dans la cave d’un hôpital. Les poèmes les plus
lumineux s’accommodent très bien des lointains obscurs.
Vous tracez la douleur secrète du monde en utilisant ce qui
se dérobe derrière les regards, les paroles qui débordent sous
les portes des chambres. La manière dont un homme
s’adresse à un enfant dans un restaurant, quand la musique
recouvre les voix, est chargé d’enseignements inestimables
sur l’espoir. De même que le nombre de coups de feu qui
éclatent dans la ville un soir d’été.
Le poème prend forme quand la nature commence à
vous parler. Retrouvez le petit pont, le ruisseau où votre
pensée un jour gicla. Laissez le tumulte des corneilles

251
reprendre le fil du printemps, revenez à la vie avec le chant
du premier merle. La débâcle vous pousse, le vieil hiver qui
vous fermait va céder. Ouvrez la fenêtre qui donne sur la vie
passante. Votre amour s’en vient dans la lumière. Sur le
trottoir d’en face, votre amour s’arrête, lève le regard vers
vous, les doigts en visière sur son front. Le trait ici doit être
limpide. Il s’agit de rendre l’infini d’une vie qui dans un ins-
tant se fond dans l’immensité d’une autre vie. C’est rendre
qu’il faut.
QUI EST CET HOMME?

J’écris l’étroite maison rouge où passent des couli-


cous. Un homme avec une femme avec un enfant s’avan-
cent dans un matin chargé d’impatientes. C’est un éveil à
saveur de batture: la largeur du ciel débonde la tête mati-
nale. Il y a aussi le ventre du canot, son glissement de
baume, la voie qu’il imprime dans le cœur. En contre-
haut légèrement, la vie furtive du moqueur et son dernier
tonnerre quand le renverse cet éclair épervier. Je ne parle
pas. J’écris. J’écris la saveur des premiers répertoires et
dans le même souffle la plus dure flèche du carquois.
J’écris ce qui chantait, ce qu’on attend au bord des
fleuves, j’écris le claquement des canifs, l’escadrille qui
fauche, j’écris un petit torse d’avenir, une poitrine consu-
mée.

253
VIE

Petite paume. Grande paume. On s’affaire à mettre


dans le monde une petite tête trempée de sang. La fine
fontanelle s’acharne à pulser les premières secondes d’un
espoir magnifique qui un jour prendra le nom de femme.
Le dehors humain continue de foisonner de verdures et
de vents, on entend pousser la fauvette obscure, les tom-
bereaux se vider de leurs vivres. Et les navires, les convois.
On siffle, on pétille. Ce sera bientôt toujours la visite de
toutes les bêtes de chaque pays. Les lignes de la main des-
sinent déjà depuis l’ancêtre initial la floraison et les désirs
du corps, le seul doux et tragique instrument de son pas-
sage, pour l’heure donnant dans son couffin le vrai par-
fum d’enfant. Aujourd’hui on évoque les aubes à venir, la
couvaison des bonheurs inouïs; le mot duvet effleure le
cerveau des plus vieux; le tarzan des familles a vu des nids
visités dans le grand saule; on a brossé à genoux le seuil
de l’est en saluant un soleil flambant neuf.
Seule dans la dernière chambre, au centre des feux et
pendules, la petite commence à nourrir son volcan de
mémoire.

254
EN CANOT

Voyez-vous poindre un œil dans le mot hibou? Avez-


vous rencontré rivage au fond de fatigue? Ou douleur à
côté de passage? On s’appelle sans masque au pays des
mots, on se désire. Vous avez par exemple besoin des
lettres odorantes de mortaise, ce qui vous soumet au
magnétisme de vulnéraire. Allez donc savoir pourquoi.
Certains mots, au moment le moins attendu, s’infiltrent
en roulant, vous couchent, vous reposent: ordalie,
concorde, amphore, tussilage. Ou bien, en plein cœur de
la sieste en juillet, surgit des formules sanguines le mot
aviron. Vous voilà debout, sur le qui-vive, tous les muscles
enflammés, à la seule vue d’une branche de mélèze tou-
chant le bord de l’eau.

255
TEMPS OU JAMAIS

Arrache-toi d’un bon coup à la rampe de la galerie,


fuse hors du menu jardin. Démarre et jette. Puis
enfourche ta bête la plus claire, enfonce-la dans l’obscur
taillis. Mène-toi à bon vent jusqu’à la lisière. Tu cligneras
un moment de l’œil, tu fléchiras, mais tu t’apprêtes à sen-
tir qu’au fond de la coulée quelque chose pour toi de très
plein va bruire. Imagine le trouble de l’oiseau qui passe
par le tremble. N’oublie pas de discerner, ne domine
plus, descends. En bas tu te rassembleras car tu souffres
plus que l’animal qui lèche sa douleur dans les hautes
herbes. De nouveau extirpe-toi de ce désir de prendre jus-
qu’à plus soif, circule dans la poussée des hêtres, suis la
rivière jusqu’au bras-sans-nom, ouvre-toi plus encore,
poursuis, viens comme celui qui gagne du terrain et là
enfin où ta bête va s’assoupir, éperonne et d’un bon coup
arrache-toi.

256
FLEUVE DE TOUJOURS

Commencement du jour: l’enfant du plus jeune en


criant nous coupe de la rive et le long canot file au nord
sur ce fleuve de toujours que nous vivons comme nos
propres veines. Des moqueurs coulent dans les saules.
Nageant sourd l’aviron, nous avançons, portés par une
chanteuse de muscles, à travers le scirpe et la folle avoine,
exaltant les râles de la batture, dans un ruissellement de
rires pour le carouge. Et allons donc, fine coque aux joues
fraîches! Fends-nous cela plus au large où luisent des
écailles d’origine. C’est de l’or: nous avons longue vie là-
devant — à revendre! Nous voguons si goulûment, le
garde-vue au front et clignant, dans la saveur des vents ins-
tructifs, traversés de soifs et de paroles, mais nous allons,
sûrs de l’atteindre, assurés sans le savoir de la toucher,
vous dis-je. Parfois nous faisons silence. Nous entendons
geindre la tête des montagnes, nous allons percer le vrai
sens du visage derrière les troncs; il y a toujours un toni-
truant pour nous courber vers les hauts-fonds qui miroi-
tent. Les vieux trésors noyés nous aveuglent, happent les
plus nostalgiques, et pourtant nous avançons dans le
rauque du héron et ses hautes amours, le soleil à la nuque
maintenant, nous allons toucher la pointe ardente de l’île.
Déjà oui déjà. Le fond hurle sous les genoux, gare! La
pierre obscure nous accrochera jusqu’au soir. Puis l’en-

257
fant aura un cri: un vieil homme tout nu, surgi des
ombres de la grève, entrera dans son fleuve à mi-corps,
saisira l’embarcation par le bec. Il fera un sourire à nous
démettre le cœur, je verrai alors qu’il est sans yeux, privé
de ses organes, et qu’il n’en finit plus depuis de nous touer
vers le sombre d’une baie où tant de canots vides s’em-
bouquent un par un dans la nuit.
CHCHTOUNG!

Dire, sous peine de tomber en ruines, il le fallait.


Dire au plus tôt l’apparition de l’œuf sous le larmier et
surtout la présence indélébile du grand flécheur à la
lisière. Dire dans sa chambre l’odeur estivale de cette
enfant qui s’éveille, son mouvement vers la fenêtre et plus
loin l’ondoiement du busard à ras de foulques et de râles.
Prononcer une fois pour toutes: lueur de la nourricière
ordonnant moelles et cotons; armoire, le mot aimé pour
lui-même; fontanelle battant les sept vies qui me feront
défaut; l’apprentissage de la foudre et du froid; nature
énorme de la soif et ce bon regard de la louve encagée
dans la foule. Vitement dire: le haut de la marée, midi
houlant neuf sur le mélilot, les fruits s’en viennent de
toutes les roses du vent, on craque sous les aulnes, siffle-
ment de la bécasse et voici la savoureuse enfin qui va
s’étendre sur mon ventre. Dire son nom avant que la fine
flèche déchire l’abri, nous clouant dans la nudité de ce
beau sang — aboli—mais justement l’ayant révélé.

259
ELLE PLEUT

C’est elle, rien qu’elle. Et ce n’est pas une fille de


grands chevaux qui frappe du talon pour se monter. Elle
ne passe pas son temps à se calculer, à jouer la dernière
carte pour ravir. Ni armeline, ni volcan, mon amour. Elle
ne masque pas, elle pleut. Elle ne figure pas, elle pleut.
Son regard en est un qui s’attarde aux côtés limpides de
vos déchirements, son regard dure tranquillement quand
on le fixe. Mais jamais elle ne darde. Femme accueillant
et le puits et la lampe, elle déverse. Et elle s’avance, char-
gée de tous les souffles, elle plonge, refait immanquable-
ment surface au centre mouvant de ma vie. Ici on ne
sèche pas, on ne peut plus tarir.

260
SOUVENIR DE CHINE

Donc, vive amour mon aiguë, tu dors seule. Loin ce


voyage s’aventure. Je vais sur des fleuves de foules, parmi
les yeux analogues de murs. Les possibles abondent dans
les champs. Je vois des femmes sages sur des nattes, par-
courues d’eaux excessives. Autour des filets blesseurs de
grives, je vois—mes yeux se donnent—mes tréfonds les
plus serrés épandus sur les places et qu’on me débarrasse
de mes âmes fermées. Je veille et je te vois dans le pour-
tour opiniâtre du corps tout neuf que nous formons.

261
À TRAVERS LA JALOUSIE

Une personne en larmes ne fait pas toujours penser à


un saule, à une mare aux canards ou même à l’effroyable
apparition des rides. J’ai vu des pleurs venir couler plus
crûment dans le cou d’un promeneur de ville. Et cela rap-
pelait le bruit des ombres dans les coulisses de l’orage,
quand perle dans la nuit la crue de vos abattements. Vous
ne voulez pas toujours sortir de vos quartiers d’hommes,
vous ne voulez plus. Arrive alors, dans le cachot familier,
une petite fille qui vous donne un fusil, un miroir, un
vêtement. Ceux qui ont les yeux trop secs ne peuvent pas
comprendre. Les autres ont déjà choisi, entre la foule et
le sofa, le sens le plus vif du chemin. Mesurez-vous.

262
LE GEAI BLEU

C’est l’apparition grinçante d’une beauté froide,


craintive, économe. La queue de la comète ici ne pré-
cède pas le cœur furtif qui l’a fait naître. Les fervents ont
toujours noté chez lui un souci d’alarmer sans que rien de
son intimité ne soit offert. Il est le spécialiste d’un quant-
à-soi théâtral. Le geai bleu n’est pas seulement une senti-
nelle voyageuse. Il cherche, il happe, il ramasse des mil-
lions au fond de ses repaires. Pour cela il ne connaît ni la
paix ni la confiance. Avare, il réside.

263
POÈME EN FORME DE TÊTE

Ce poème-là, quand il s’éveille, garde un moment les


yeux fermés. Il y a du noir où brûlent les comètes, il y a un
faisceau qui jette des ponts. De très loin, au fond, couvert
d’ombres, un homme s’en vient qui tire un grand corps
plein d’épines et de mousses. Au bord de la rivière, il
enflamme l’arbre sec, fait des signaux avec la fumée. Et
il lève les bras pour appeler. Avec tous ses vêtements sou-
dain il plonge, il nage, il nage, il disparaît dans le courant.
Un autre bouquet de lueurs éclate: on voit une jeune fille
courir vers la rive. Le dos de son chandail porte le mot
TOURMENTE. Chacun de ses pas fait lever un tumulte
d’oiseaux dans les chicorées. Quand elle s’agenouille au
centre du canot, le ciel est déjà traversé de rose clair. Ici,
plus près, la terre remue. On frappe doucement à une
porte: le poème va ouvrir les yeux.

264
RUE DÉSIRABLE

Cette carte postale représente, sur le haut du jour, au


bord fumant d’un fleuve, l’accès d’une ville où vivre serait
bon. Sous les ormes, l’école des hautes ouvertures, à la
jonction même du nid et de l’essor. Des gares en ce
moment précis à peine amorcées. Dans le parc aux fon-
taines les douze compagnons du boulanger se passent des
volumes. Vif est le ciel, donneur de vanesses et de sittelles.
Vous voyez se frayer, au beau milieu, une longue avenue
bordée d’écorces. Entées sur les plus amples trottoirs du
monde, mille façades à mascarons. Pas un porche où l’on
ne puisse désaltérer. Et si vous vous en donnez la peine,
vous verrez très bien dans la petite rue, ici à gauche, un
vieux matinal se pencher sur la première enfant de la
journée. Il lui donne un fruit.

265
VOYAGEUR DEVANT SA MAISON NATALE

Dans une maison il y a une femme avec une chaise


qui oscille. Elle a les pieds sur un tapis tressé à partir de
vêtements d’abandon. Sous la table, chien Loupi surveille
une mouche à quatre pouces de son museau. La radio
jappe. La femme a cinquante ans et tout à coup elle lève
son bon regard vers une fenêtre de soleil orange. Dehors
le mari hurle que le godendart va atrocement vite pour
lui. Il est malade et le fils a tendance à filer un train d’en-
fer vers sa propre mort.

266
VOYAGEUR CONTEMPLANT SA PROPRE VILLE

Évadés de la zone de confusion où toute ascension


encourait des tortures, visibles enfin les uns pour les
autres, hors d’atteinte et maîtres de nos flairs, nous
gagnons les hauteurs de Kéké. Une lame de vent nous
déleste des vieilles rouilles et nous savons désormais
déployer nos yeux. La voici donc la ville ardente où les
rivières bouillent de verchères et de canots. Des ribam-
belles de longs enfants s’affairent à dresser des ponts, à
fumer des poissons sur les berges. Entre de petits bois où
rougeoient des orioles, tintent les rues de couleurs. Vers
l’est, un fleuve énorme de courant palpite entre deux
chaînes, pond des îles chargées de salicaires. C’est ici, à
Kéké, que nous nous peuplerons d’outils fabuleux, cher-
cheurs de bêtes faciles et de bois frais, c’est ici que nous
ferons. Nous élèverons de longues tours chantantes avec
du sapin et du cristal, pour prendre le temps. Tout notre
temps.

267
VOYAGEUR À TERRE

À chaque mal, son mur, son appel au secours. À


chaque étage, un charroi d’effets personnels cueillis chez
les blessés: des bagues, des cartes, des clés. Et dans le long
couloir des sauveurs, on vous glisse à toute allure, on vous
pousse vers les aiguilles. L’injection vous drosse jusqu’aux
grèves où tout vêtu de bleu vous vous relevez pour courir
sur la lisière des vagues, délesté de la faim, les membres
pleins d’oiseaux. Plus haut sur les dunes, entre les talus,
vous attend le souvenir d’un bœuf qu’il est aisé de contour-
ner. Tapies derrière les haies, de très douces dianes vous
jettent au cœur des flèches molles qui aiguisent votre
marche. Un chemin sableux vous porte vers le ruisselle-
ment d’un toit, à l’orée du brûlis. Vous allez voir apparaître
l’épaule de votre père. Au lieu, vous apercevez les faux
d’argent pendues au mur près de la porte aveugle qui
s’ouvre devant vous. À l’intérieur du pavillon, au milieu
d’une salle incandescente, une table sur laquelle on a cou-
ché un homme qui vous ressemble et qui respire en petit.
Très lentement, avec l’audace et la fraîcheur d’une nour-
rice, vous le tournez sur le ventre et, suivant la ligne
exacte, vous coupez dans son dos avec le tranchant qui
vous est venu à la main. Et pourtant c’est bien vous, n’est-
ce pas, qui implorez dans la pauvre chambre où vous vous
réveillez? À chaque douleur, son île et son passage.

268
CETTE SOIF

Dachou, le poète aveugle, dit que dans chaque arbre


se bâtit déjà la maison où demain vivra une femme se pré-
parant à donner le sein à un enfant qui se reposera plus
tard à l’ombre d’un hêtre en rêvant à un jaillissement de
sèves, à la fuite éperdue des galaxies, à la naissance du feu
dans le soleil. La toute dernière page du testament de
Dachou contient cette phrase: «Dans chaque soleil
brûle déjà la flamme devant laquelle un homme trouvera
réconfort en tenant sur ses genoux sa petite fille qui por-
tera demain la lampe dont notre si énorme nuit sera
éblouie.» Tous les soirs, à la fin de sa vie, le vieux poète
demandait qu’on l’installe près du fleuve, au centre d’un
bosquet de trembles où les grives venaient chanter
presque sur son épaule.

269
LE NERF DE LA GUERRE VIBRAIT

Frère Facile s’en allait vers la mer. On voyait par ici


les chefs et les chevaux soumettre l’ardent morceau des
dames, les pères effilochés derrière leurs tableaux d’hon-
neur, la gorge grosse de tant crier qu’on les recouvre d’un
peu plus de rentes. Pourvues de voix, nombre d’élites
montèrent au cœur de la cité une kermesse de masques
pour mieux s’immiscer dans les coffres, y dormir. Émules
et salamandres, les édiles choyaient les friseurs de têtes,
faisaient luire l’étoile factice. Plusieurs de la fleur
aimaient les parades ou choisissaient d’éclairer dans les
journaux, détournaient le cours des monnaies pour la
peur, chantaient pouilles pour briller. Loin des vrais
labeurs, chez les fauteuils, l’écluse était levée: envelop-
pées de hautes paroles, nos huiles se répandaient, mon-
taient incroyablement leurs propres prix puis se ven-
daient, pendant que sur la grève, le torse chargé d’oiseaux
salis, Frère Facile tombe devant la vague noire. Celle qui
nous ferme, Frère Obscur, nous a fermés.

270
SARCOPHAGE MAGNIFIQUE

Les morts sont tellement seuls qu’ils ne savent plus.


Ils sont tellement secs qu’ils ne savent pas. Et pourtant
entre les satins de la boîte une mouche menue dorlote ses
pupes dans les poches du défunt, dans les secrets de la
défunte. Des veines de vie partout sous les monuments. Il
suffit de coller l’oreille sur le sol où mûrit le coffre de
l’homme. C’est le royaume des mémoires, c’est le paradis
du magnifique, le moins grinçant des insectes, le moins
chambardeur. Il pompe sans doute, mais à l’insu de l’âme
des enfants. C’est un vivant vieux qui engendre dans les
débris. Ses millions de familles assurent le grouillement
et cela fait du monde, cela fait des yeux qui regardent.
La mer tourbillonnait dans le noyau des montagnes.
Le maître de la terre naissait de ses antennes.

271
RIEN

Il n’y a rien. Rien sinon ce peu de jour qui vient avec


le jour, que l’ombre au flanc de la montagne. Il n’y a rien.
Que le vent de solitude, les petites vagues quand on dort.
On voit un enfant qui naît, un enfant qui meurt. Puis
après, rien, plus rien. Rien que l’incroyable Voie lactée,
rien que l’arbre qui pousse en montant. Quand on pense
qu’il pourrait y avoir tout. Des éveils, des élans, des len-
teurs sous les eaux, des giclements, des vénus montées sur
des bêtes blondes; il pourrait y avoir des maisons ouvertes,
des gens assis dans des parcs, des amoncellements légers,
qui font rire. Mais rien. Il n’y a rien. Sauf ce tremblement
qui ressemble à une soif.

272
ILS S’Y ATTENDENT AU FOND

Ceux qui naissent de travers; ceux qui viennent dans


les écailles, ceux qui geignent dans les éclisses; ceux qui
commencent du bon bout et quand même broutent; ceux
qui ont du père et ceux qui ont du fils; ceux qui morvent
dans les cassures et ceux qui doucement; ceux qui vergent,
ceux qui foulent les vieux; ceux qui vissent dans les filles
sans souci du cordon; ceux qui respirent comme le bec du
ballon; ceux qui sont abordés par l’affolement des cellules;
ceux qui sont assis dans leur lit, ceux qui font noir; ceux qui
ratèlent dans les grippes; ceux qui s’absentent dans le haut-
côté; ceux qui se cachent dans leurs bras; ceux qui brandis-
sent, ceux qui se drapent; ceux qui n’ont rien à mettre dans
leurs rêves; ceux qui n’ont rien à mettre dans les troncs;
ceux qui brûlent tout leur bois le premier jour le brûlent;
ceux qui grattent de l’os; ceux qui rognent, ceux qui se
décœurent; ceux qui sortent de chez eux, il est huit heures
et c’est un matin très étendu; ceux qui ne se rappellent plus
au juste; ceux qui se fixent dans les miroirs et longuement
se peignent; ceux qui meuvent, ceux qui roulent le gros
train; ceux qui ont tout brisé; ceux qui tracent la ligne pour
demain; et puis surtout ceux qui résistent, ceux qui ont gras
de vivre et bellement, les pleins de vent dans la voilure, les
pleins de lèvres; et puis surtout ceux qui aiment ça, ceux qui
sont là. Passeront comme passereaux d’octobre, passeront.

273
SOYONS

Ce matin il n’y aura pas de poème. Seulement l’hiver


en grippe, le hurlement des neiges poudreuses, la nuit
déchiquetée, on casse des miroirs près du fleuve, un
gémissement glacial, la fracture du corps sensible, on
tournoie, on déferle, le passage de la comète, son déchi-
rement, la révélation des ferveurs prises en pain, et puis
une torche au loin, un œil de braise, le tissu nouveau sous
l’écorchure. Pas de poème. Il y aura la relation aussi
exacte que possible de ce moment: un oiseau commença
de chanter dans la montagne. Tu saisis ma main et l’en-
fouis avec la tienne dans la grande poche de ton manteau.

274
Bibliographie

Premières éditions des recueils composant cet ouvrage:


Poèmes de la froide merveille de vivre, Québec, Éditions de l’Arc,
1967. Avec des dessins d’André Garant.
Poèmes de la vie déliée, Québec, Éditions de l’Arc, 1968.
Au nord constamment de l’amour, Québec, Éditions de l’Arc, 1970.
Les Appels anonymes, poème affichable précédé de Comment j’écris
mes poèmes, Québec, Jean Royer éditeur, 1970.
Lieu de naissance, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1973.
Torrentiel, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1978.
Effets personnels, Québec, Le Tourne-pierre, 1986. Avec des des-
sins de Roland Giguère.
Douze jours dans une nuit, précédé de Effets personnels, Montréal,
Éditions de l’Hexagone, 1987.

N.B. Tous ces titres sont épuisés.

275
Table des matières

Tout se tient 7

Poèmes de la froide merveille de vivre (1967) 25


le cours de ces mots 27
À double sang 29
Elle avance 31
Juin 32
Le monde dans la peau 36
Je t’écris 37
Cet amour-là 38
Ma passerelle 39
Pour peu 40
La mémoire difficile 41
Le jour désordonné 42
On ne saurait dire 46

Les paroles gelées 47


Vois-tu il écrit pour t’écrire 49

277
Le poète dans la mêlée 50
Tout au fond 51
Présence des yeux-mots 52
Les mots 53
Fumer le vide 54
Petite esquisse d’un paysage archi-connu
pouvant servir à consoler les têtes
de verre 55
Ordre d’évacuer certains observatoires
à cause du rétrécissement de l’espace
par les caisses de mots explicatifs 56

Denis Lévesque 57
C’était mon confrère 59
Les corridors ne mènent nulle part 60
La grand’blanche 61
Je le sais 63
Ballade du temps qui va 64
Dossier civil 66

La vie microscopique 69
Poème à prendre avec des pincettes 71
Rondel de la vie fragile 73
Hourra 74

Monologue de la froide merveille de vivre 75


Corps coupés archipel de miroirs… 77
Mais il y a tes seins-rosaces 78
Je vois mêlée à l’aube ma femme-vie… 79

278
Enfin je te retrouve 80
Et toujours c’est le même départ… 81
Mais chaque matin nous nous recommençons 82
Très clairement je me souviens… 83
Sauvez-le 84

Poèmes de la vie déliée (1968) 87


C’est dans ma poitrine que j’écris 89

La tête séparée par les lames du cœur 91


Ne brisez pas mes bêtes 93
Quand j’avais la vie 94
Le 26 février 1968 96
En dessous 98
Ce gros amour 99
La nuit nous nuit 100
L’aube a caillé dans le pot du matin 102

L’armoire à gestes 105


Les femmes-châteaux 107
Dans l’armoire à gestes 109

La vie solue 111


Maudit matin mou 113
La vie solue 114
Rondel des mal-aimants 117
Complainte de la misère noire 119
Pour un peintre 121
Ballade de la soif et de la nuit 122

279
Celle qui me dure 125
Toi qui me dures 127
Ce qu’il faut de délire 129
Télégramme 130

Au nord constamment de l’amour (1970) 131


Je dois dire tout de suite… 135
Dans le désir du monde 136
Tirer un si grand amour
avec un bateau pourri 139
Une à une ces choses arriveront 141
Que nos enfants éclatés nus sous la ferraille
préparent au fond de la mort le revirement
de la situation menaçante 146
Harponné 149
Je somme le poète de revenir 151
Pour qu’elle lève 152
Au centre de notre vie je gravite
non encore né non encore formé 153

Les appels anonymes (POÈME AFFICHABLE) (1970) 155


Comment j’écrivais mes poèmes 157
Les appels anonymes 159

LIEU DE NAISSANCE (1973) 161


C’est ici que je me trouve et que vous êtes 163
Le plus difficile 165
Cet hiver-là la ville avait été vidée de son sang 167

280
Buvons à la santé 168
Une peau de visions 170
Poème de la laine et du torrent 173
Je l’embrasse 176
Notre campagne à l’hospice 178
Qui rate son essor moisit 179
Le squelette des horloges 181
Avez-vous déjà senti le sang passer
dans vos veines? 183
J’arrive au centre de mon temps 184
La beauté à pieds de bas 185
La nuit 189
Le feu et l’aube 190

Torrentiel (1978) 193


Le simple plaisir de prononcer 195
la première fois que vous ouvrez les portes noires 196
La mer est en feu 197
Dans le carquois de l’indien j’avais dû me débattre
j’étais plein de vieux sang 199
le deuxième jour je me glissai dans un grand canot 201
La tête de la cohue attachée à sa nuit furieuse 202
Toute vigilance bafouée 206
Au plus loin 208
trois fois le loup chanta dans la gorge de l’homme 209
L’époque aussi avait des dents 210
Ce jour ce jour-là 211

281
Roulez dans le moteur 214
Le temps des oiseaux 215
La chambre du marcheur 220
quatre serrures plus loin une femme se nouvelle 221
Toi absente couchée en rond de chien loin 222
Quand nous serons 223
L’éperon d’hier, aujourd’hui 225
Faubourgs de Bayol 227
Légende de la pousse et du faucon 229
Ceci est un texte d’adieu 230

Douze jours dans une nuit (1985) 233


il y avait cette nuit 235
C’est un jour / lumière s’avance 237
C’est un jour / il faut le traverser à pied 238
C’est un jour / il commence avec
une vapeur de soleil 239
C’est un jour / avec une ouverture de feu 240
C’est un jour / les secondes s’enfuient par la porte 241
C’est un jour / de bon vent de neige folle 242
C’est un jour / la poésie attend 243
C’est un jour / tellement blanc 244
C’est un jour / qui appelle 245
Il attend / il est très loin encore 246
C’est un jour / de corneilles et de mars 247
C’est un jour / fait pour écrire 248

282
Effets personnels (1986) 249
Il faut d’abord avoir envie de mettre au monde 251
Qui est cet homme? 253
Vie 254
En canot 255
Temps ou jamais 256
Fleuve de toujours 257
Chchtoung! 259
Elle pleut 260
Souvenir de Chine 261
À travers la jalousie 262
Le geai bleu 263
Poème en forme de tête 264
Rue désirable 265
Voyageur devant sa maison natale 266
Voyageur contemplant sa propre ville 267
Voyageur à terre 268
Cette soif 269
Le nerf de la guerre vibrait 270
Sarcophage magnifique 271
Rien 272
Ils s’y attendent au fond 273
Soyons 274

Bibliographie 275
MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :
LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D’IMPRIMER EN AVRIL 2004


SUR LES PRESSES DE TRANSCONTINENTAL IMPRESSION
IMPRIMERIE GAGNÉ À LOUISEVILLE (QUÉBEC).
Poèmes 1966-1986

Vous tenez entre vos mains un livre


d’amour. Non pas un livre sur l’amour,
ni même la relation, en langage singu-
lier, de l’histoire d’une vie amoureuse.
Si je dis livre d’amour, c’est que je crois
que toute avancée vers le plein de l’amour
recouvre une quête de la totalité de la poé-
sie, laquelle à son tour exprime, par une
hauteur de langage, une recherche de
la vraie réalité. Pourquoi avons-nous si
peur du mot poésie alors que c’est le mot
amour qui devrait nous faire trembler ?
Amour et poésie sont pourtant du même
spectre lumineux.

(Extrait de l’avant-propos)

C e livre rassemble huit recueils de poésie


de Pierre Morency: Poèmes de la froide
merveille de vivre (1967) ; Poèmes de la
vie déliée (1968); Au nord constamment
de l'amour (1970); Les Appels anonymes
(1970) ; Lieu de naissance (1973) ; Tor-
rentiel (1978) ; Douze Jours dans une
nuit (1985) et Effets personnels (1986).

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