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CE QUE JE VEUX DIRE

L’une des découvertes amusantes lorsque je me suis installée à Bruxelles à la fin de 1992,
après quatre années de vie parisienne, ce fut de parcourir le «Vlan », cet hebdomadaire gratuit
qui vous offrait le Tout Bruxelles en une centaine de pages à haute densité d’occupation au
cm2, à la présentation mal fichue, au rédactionnel plutôt ringard. Malgré ses défauts criants, je
dois avouer que je ne boudais pas mon plaisir à parcourir ce pavé qui semblait pouvoir
traverser les âges sans être affecté par le temps.
C’était du concentré pur premium de belgitude. Le courrier des lecteurs abordait le plus
souvent les querelles communautaires et linguistiques, les casse-têtes de la circulation urbaine
occasionnés par les interminables travaux, et bien entendu sur l’aggravation de la
délinquance. La rubrique « Actualité de votre commune » m’arrachait toujours ici et là un
sourire : « un flûtiste centenaire fêté à Forest », « la crémation en colloque au Heysel »,
« journée porte ouverte, au crématorium de la rue du Silence à Uccle, le 1 er novembre »,
« violence conjugale : les hommes aussi ! », « Annie Cordy, troubadour des seniors »,
« quatre fois 50 ans d’amour, célébrés à la maison communale de Saint-Gilles » …
C’était sympa le « Vlan », mais il y avait le revers de la praline : succèdait sans transition à la
rubrique « Matériel, produits et outillage divers », celle du « Guide des relations » puis des
« Studios discrets à louer ». L’avertissement de la rédaction déclinant toute responsabilité en
ce domaine était d’une franche hypocrisie. Assurément, ce journal offert aux foyers bruxellois
couvrait un large spectre des distractions de la capitale.
Je me souviens, au moment de notre immigration à Bruxelles, je lisais en priorité les pages
« Agenda des loisirs et stages pour enfants ». J’y ai découvert pour les miens des activités
vraiment fabuleuses, surtout venant de Paris où à moins de vous y être pris 18 mois à
l’avance, vous n’aviez pas une chance d’inscrire votre enfant à la céramique, la
psychomotricité ou autre cours d’anglais. Ne parlons-pas des prix.
La liste des brocantes, quelle merveille ! Une véritable passion est née, qui a gagné tous les
membres de la famille. Avec quelle fierté mon fils, du haut de ses sept ans, remporta-t-il sa
première victoire commerciale, en négociant à moitié prix un arc de tir professionnel. C’est
vrai qu’il était pour gaucher et que nous ne nous en sommes aperçus qu’après, mais quand
même. La fièvre des bonnes affaires est retombée aujourd’hui comme elle était venue, mais je
conserve la trace de l’émotion devant ces objets mis à nus, ces albums de photos de famille
exposés aux regards étrangers dans un désordre qui révèle l’impuissance, l’absurde et l’échec.
Presque systématiquement, je rentre bredouille après une heure et demie d’errance entre ces
reliquats de vie autres, avec cette question : qu’est-ce que je suis venue chercher et que je ne
trouve pas ? Que je ne peux pas trouver ? Cette quête sur les trottoirs de l’absence et de la
perte me conduit à m’interroger sur mon désir d’écrire : écrire un récit de vie, n’est–ce pas se
faire le brocanteur de son passé multiple ?
***

Au matin, dans l’intimité de la cuisine silencieuse et plongée dans la mi- pénombre, mon bol
de café à proximité qui mêlait son odeur à celle de l’encre du papier journal, je parcourais
assidûment ma rubrique préférée : l’immobilier. Honnêtement je me voyais bien dans cette
calme et magnifique villa d’architecte, avec vue exceptionnelle, les 6 grandes chambres
parquetées, le salon de 40m2 en marbre avec feu ouvert et « home theater » ! Elle les valait
sans doute ses 910.000€ …Mais, 475 m2 habitables, n’était-ce pas trop grand ?
J’avais un faible pour les maisons de maître, de style Art Déco, si belles à Bruxelles.
L’inconvénient à ne pas sous-estimer : le voisinage qui vous scrute, jauge votre mobilier,
votre voiture. Une maison ce n’est jamais simplement une maison.
Il m’arrivait de découper l’une ou l’autre annonce, jamais de téléphoner pour prendre rendez-
vous. Il me suffisait d’imaginer ces lieux possibles où vivre.

Aujourd’hui, le « Vlan » n’est plus ce qu’il était. Mais je continue comme avant à consulter
les annonces immobilières, sur les innombrables sites dédiés, avec la même passion voire une
certaine euphorie quand je pense avoir déniché la perle rare.
Dans quel but ? D’où vient cette insatisfaction chronique du lieu où je vis ? Pourquoi là-bas
serait-il mieux qu’ici, pour reprendre un dicton ancien des chameliers. Comment faire pour
que je me sente chez moi ? Chez moi. En achetant un autre moi ?

**
L’image de la maison-mère s’impose.

Maman qui a passé sa vie à investir le plus clair de son temps et de son énergie à rénover,
agrandir, embellir, décorer, meubler, sans relâche, chacune des maisons où nous avons vécu
en famille ou bien celles où elle et mon père ont vécu sans nous, les enfants devenus adultes.
Ce travail de titan qu’elle a accompli seule ou presque ! Ce travail de Sisyphe aussi
puisqu’elle a toujours fini par quitter ces maisons auxquelles elle avait donné son âme.
Je n’ai jamais connu maman satisfaite des lieux de vie qu’elle avait choisis. Quant à ceux qui
lui (nous) avaient été imposés temporairement, elle les a toujours fuis par l’acquisition d’un
autre lieu parallèle, une résidence dite secondaire - un espace de survie nécessaire en fait. A
nouveau, avec courage et obstination, elle remontait des ruines, faisait abattre des cloisons,
recréait un intérieur à son idée, à son image. Des années durant, cette activité l’a accaparée
tout entière, je crois, avec l’énergie du désespoir. Je n’ai jamais bien compris pourquoi mes
parents avaient pris la décision de se séparer de cette magnifique maison de campagne située
dans l’Oise, qui fut et sera à jamais le chef d’œuvre de Maman. Comment a-t-elle accepté de
céder aux injonctions de mon père, désireux de retrouver le ciel bleu et la chaleur de sa
Catalogne natale, après 40 ans de bons et loyaux services dans la grisaille du Nord de la
France.
A peine installée dans sa nouvelle maison au pied des Corbières, Maman est partie à son tour
sur les traces de son passé, vers la Lorraine de son enfance et a acheté une maison à rénover
entièrement, dans le village où repose Célanie Bonhôte, épouse Parisot, sa grand-mère adorée.
Mes parents se sont ainsi partagés entre leurs souvenirs respectifs, Papa s’ennuyant ferme
dans ce trou perdu où il n’y avait pas même un bistrot pour discuter le coup et Maman ne
vivant que pour les quatre mois de bonheur où elle retrouvait ce cadre apaisant.

Seule dans la cuisine de ma maison bruxelloise, parcourant jadis les annonces


immobilières du « Vlan » et aujourd’hui celles des sites internet, je me contente du rêve et des
peut-être. Je reconnais mon insatisfaction, sans en faire un obstacle à ma vie. J’en vois bien la
part d’héritage, la filiation. J’admets aussi y avoir pris une part personnelle.
Sur les traces invisibles de ma mère, je m’aperçois que j’ai construit, enfant, mon équilibre
entre deux lieux, deux maisons. Celle de mes parents, dont le jardin donnait sur la rue du
Hêtre roux et celle de ma grand-mère maternelle, à 5 minutes à bicyclette l’une de l’autre.
Dans l’entre deux, s’est forgée ma perception du monde.

Chez nous, chez moi, l’ordre et le calme régnaient. Maman, qui était professeur de dessin,
adorait les beaux meubles, les tableaux contemporains et avait particulièrement soigné
l’harmonie des couleurs de son intérieur. Elle se donnait du mal à tenir la maison impeccable,
malgré les cours, les préparations, trois enfants, puis un quatrième. Notre maison ne
ressemblait à aucune autre et nous en étions fiers. L’atmosphère était le plus souvent
silencieuse. Une fois les innombrables tâches ménagères accomplies, Maman se réfugiait dans
sa chambre pour dessiner, ou rédiger une critique d’art. Mon père était rarement présent,
accaparé par de multiples rencontres pédagogiques, syndicales et autres réunions de cellule,
de non moins multiples manifestations pour l’école laïque et l’indépendance de l’Algérie,
contre la guerre froide et pour l’Union Soviétique, contre De Gaulle, etc… Trois dimanches
par mois, jusque vers 13heures, il effectuait « la tournée » c’est à dire qu’il distribuait
l’Humanité Dimanche à domicile aux abonnés, quand il ne se tenait pas sur la place du
marché, face à l’église, avec quelques camarades, pour proposer aux fidèles et aux passants le
« journal des travailleurs ». Nous attendions impatiemment qu’il rentre de sa tournée pour
nous précipiter sur « Pif le Chien », un magazine de bandes dessinées. « Le grêlé 7/13 »,
« Rahan le fils des âges farouches », « Corto Maltese » ont été ainsi les héros de notre
jeunesse. Vautrés sur la moquette du salon, trois paires d’yeux lisaient, captivées par leurs
nouvelles aventures débitées en feuilleton. Une savoureuse odeur de lapin aux olives ou de
blanquette de veau, spécialités de Maman, embaumait l’étage. La conversation de nos parents
faisait un bruit de fond rassurant. Le repas dominical qui suivait était toujours très animé,
politique oblige, souvent drôle aussi car nous aimions les plaisanteries et par- dessus tout, les
traits d’esprit.
Un dimanche, réunis autour de la table, dans la jolie cuisine au papier peint vichy rose et
blanc, la petite voix de ma jeune sœur déchira l’image d’Epinal.
« Papa, c’est qui celui qui est mort ?»
Un blanc.
Papa lâche d’une voix tranchante : « Tu dis n’importe quoi ! tu ne sais pas de quoi tu
parles ! »
Maman s’enfuit en étouffant ses pleurs. Il la suit dans les escaliers, mais elle l’en empêche ; il
regagne sa place. « Mais qu’est-ce que j’ai dit ?» insiste la plus jeune. Personne ne lui répond.
Elle vient de découvrir le petit carnet bleu. Mon frère et moi, nous le savons. Cela fait déjà
longtemps que nous l’avons ouvert. Sans en parler. Et nous savons que nous savons. Toujours
sans en parler. La malheureuse. Nous ne viendrons pas à son secours.
C’est pourtant elle qui a raison.
Dans la jolie cuisine au papier peint rose et blanc, au sol de tomettes provençales, éclairée par
une porte-fenêtre donnant sur une terrasse, trônait sur le réfrigérateur, entre l’évier et la
cuisinière, une grande soupière en céramique couleur de caramel. Jamais on n’y a servi de la
soupe. Elle abritait en ses flancs arrondis un bric à brac d’objets hétéroclites, de ceux qui
peuvent être utiles, mais que l’on ne sait où ranger : une lampe torche, une bougie, des
punaises, des élastiques, le crayon et le carnet pour la liste des courses, le porte-monnaie pour
aller chercher le pain. Et, allez savoir pourquoi, un carnet étroit et allongé, recouvert de papier
d’écolier bleu passé, le livret de famille. Le porte-monnaie nous intéressait en priorité. Nous
chipions de quoi acheter un carambar, un bâton de réglisse, un roudoudou ou du mistral, cette
infâme poudre blanche sucrée qui picotait la langue comme du concentré de limonade. Nos
menus larcins, connus de tous, n’étaient jamais punis. Un jour, comme avant moi mon frère
aîné, j’ai ouvert ce carnet au milieu, je suis tombée immédiatement sur la page consacrée à
l’enregistrement de ma naissance auprès de l’officier de l’état civil, puis j’ai remonté les
pages jusqu’à ce premier né, de sexe masculin, inscrit dans la section des décès, une année
avant mon grand frère. Les jambes flageolantes, j’ai reposé sans un mot le couvercle de la
soupière.
Je ne devais pas avoir plus de 9 ans. J’ai regardé autrement la cuisine chaleureuse et coquette,
dont les murs étouffaient si bien les secrets, puisqu’une soupière pouvait se transformer à mon
insu en urne funéraire, placée au centre du foyer par une main qui n’a jamais cessé depuis de
laisser des signes semblables.
L’absence omniprésente de ce bébé mort-né à chaque repas, à chaque fois que la famille se
réunissait, au « grand complet » a ruiné ma confiance en une possible maison rassurante et
protectrice.

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