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L’autrice

Originaire de Marseille dont elle garde l’accent et le goût du soleil, Florence Lamy a poursuivi
des études de lettres modernes à la faculté d’Aix-en-Provence pour devenir professeure de lettres.
Après avoir consacré beaucoup de son temps à donner l’amour des mots et de l’écriture à des
générations de collégiens, elle a décidé d’occuper sa retraite à écrire pour eux.
© 2022 Scrineo

8 rue Saint-Marc, 75002 Paris


Diffusion : Interforum
www.scrineo.fr

Couverture : Illustration & maquette : Berries & Paper

Réalisé avec le concours éditorial d’Arthur Ténor


Directeur éditorial : Jean-Paul Arif
Éditrice : Floria Guihéneuf
Mise en page : Clémentine Hède
Correction : Anne-Sophie Bord

ISBN : 978-2-38167-091-1

Dépôt légal : mai 2022

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À mes petits-enfants :
Romain et Faustine.
SOMMAIRE
Titre

L'autrice

Copyright

Partie 1 - Retour à Auschwitz

Partie 2 - Retour sur la loi IVG

Épilogue

De la même autrice chez Scrineo


PARTIE 1

RETOUR À AUSCHWITZ
Auschwitz, 22 décembre 2004
Un pâle soleil troue peu à peu la couverture de brouillard qui s’attarde
çà et là, atténuant les contours des bâtiments, des portiques sombres, des
restes de cheminées ou de miradors encore perchés en sentinelle. La
silhouette du camp d’Auschwitz-Birkenau apparaît peu à peu au sortir de la
ville. Nous sommes aux confins de la Pologne, dans la partie la plus au sud
du territoire, à 100 kilomètres de Cracovie.
Il fait froid en cette matinée d’hiver. Un froid aigu et pénétrant qui glace
les os, paralyse le visage jusqu’à vous couper le souffle.
La neige, durcie par de longues nuits de gel, s’étale sur le sol à perte de
vue, laissant apparaître par endroits des tas de gravats, des tranchées
éventrées, des amas de briques cassées.
Venir en plein hiver ici, quelle folie ! se dit Simone tout en serrant
nerveusement contre sa poitrine les deux pans de son épais manteau de
fourrure.
Il est vrai qu’à 77 ans elle serait beaucoup mieux chez elle, dans son
boudoir feutré ou dans sa chambre, allongée sur le lit comme elle le fait de
plus en plus souvent, ses notes de discours éparpillées autour d’elle.
Pourquoi avoir écouté son fils Jean ? Celui-ci avait été contacté peu de
temps auparavant par Alain Genestar, le directeur du magazine Paris
Match, qui voulait lancer un grand sujet à l’occasion du 60e anniversaire de
la libération du camp d’Auschwitz.
« Nous souhaiterions tant que votre mère accepte d’y retourner avec
moi en reportage. Son témoignage nous serait vraiment précieux. »
Il avait beaucoup insisté, paraît-il, et finalement, elle s’était laissé
convaincre, mais à une condition : y être accompagnée par ses petits-
enfants.
Jusque-là, elle n’avait que très peu évoqué en famille les moments si
douloureux de sa déportation en 1944. Ils n’avaient pas vécu cet enfer.
Pourraient-ils seulement en imaginer l’horreur ? Elle avait préféré se
tourner résolument vers l’avenir. C’était seulement avec ses sœurs, Milou
d’abord, puis Denise, et ses amies, toutes anciennes déportées comme elle,
qu’elle pouvait aborder librement la monstruosité d’Auschwitz, ses nuits
d’épouvante, ses journées exténuantes où la mort rôdait partout. Chaque
fois qu’elles se retrouvaient ensemble, immanquablement, et cela malgré
elles, les souvenirs de leur déportation revenaient dans leur conversation.
Une façon sans doute, pour chacune, d’exorciser ce passé si douloureux, et
le moyen aussi de le mettre davantage à distance.
Mais parvenue à ce tournant de sa vie, Simone pensait, depuis quelque
temps déjà, que le moment de transmettre était venu. Il était nécessaire pour
tous les siens qu’ils se confrontent à la réalité. Elle faisait partie de leur
identité, de leurs racines.
Il faut qu’ils voient ces paysages désolés, qu’ils visitent les bâtiments
qui sont encore debout, qu’ils s’imprègnent de ce sentiment de folie
meurtrière qui régnait partout là-bas, s’était-elle dit. Il faut qu’ils
découvrent cette usine à tuer dont le destin m’a miraculeusement épargnée.
Sur le terrain, tout en visitant ces lieux chargés d’histoire, elle pourrait
répondre à leurs questions. Ce serait plus facile alors de feuilleter ensemble
les pages les plus noires du livre de sa vie.
Et elle avait fini par accepter.
Les plus grands avaient tous répondu favorablement à sa demande avec,
pour les accompagner, deux de ses fils, Jean et Pierre-François, ainsi
qu’Anna, la fille d’une amie très chère. Seul son mari Antoine, à sa
demande, s’était effacé par pudeur. Sans doute avait-il compris son besoin
de la laisser accomplir seule ce pèlerinage, et elle lui en était
reconnaissante.
Pour la troisième fois, elle revenait donc dans ce qu’on appellera plus
tard « l’antichambre de la mort », en compagnie d’une grande partie du clan
Veil, pour se confronter à ses souvenirs vieux de soixante ans.

*
* *
En cette fin de matinée glaciale, le petit groupe qui l’escorte pour ce
pèlerinage s’avance vers l’entrée du camp qu’on reconnaît à son clocheton-
mirador de briques rouges au-dessus des rails. Il est flanqué de part et
d’autre de deux bâtiments qui s’étirent comme une frontière entre le monde
du réel et celui, terrifiant, de l’enfer.
Simone marche en tête. Alain Genestar est accompagné de son épouse,
ainsi que de toute l’équipe de Paris Match dont le rédacteur chargé de la
publication. Il scrute, inquiet, son visage. Va-t-elle surmonter cette épreuve
qui la renvoie si violemment à son passé ? Mais Anna a déjà pris le bras de
celle qu’elle admire depuis toujours et l’enlace affectueusement.
— Vous n’avez pas trop froid ? lui demande-t-elle avec la spontanéité
de ses 16 ans.
— Tout va bien, ma chérie. Tu vois, aujourd’hui il fera sûrement beau,
le ciel sera bien bleu dans les heures qui viennent. C’est pour moi un bon
présage.
— Un bon présage ?
— Oui, un signe de paix. Pendant mon internement, je ne l’ai jamais vu
de cette couleur. Il était toujours caché par des fumées noires…
D’un geste de la main, elle désigne dans le lointain une cheminée
encore debout, vestige des fours crématoires. L’adolescente frissonne. Elle
sait ce que tout cela signifie. Elle l’a appris dans les livres, mais ici, c’est
autre chose. La souffrance devient soudain tangible quand les récits se
transforment en réalité.
Il y a très peu de visiteurs en ce jour d’hiver. Tout est calme. La neige
étouffe le crissement des pas de la petite délégation qui progresse
lentement. À peine quelques cris de corbeaux dans le lointain ponctuent le
silence, comme pour mieux le souligner. Simone marche avec précaution
pour éviter de glisser. L’aîné de ses fils veut la soutenir à son tour. Il lui
prend l’autre bras, resté libre.
— Sois prudente, maman. Le sol est glissant.
— Il l’était bien plus encore autrefois, crois-moi. Le site faisait penser à
un cloaque. Il y avait de la boue partout. La terre était piétinée par les SS,
par les kapos qui n’arrêtaient pas d’aller d’un endroit à l’autre et par de
pauvres malheureux, victimes de la dysenterie qui se vidaient sur place sans
pouvoir atteindre les latrines.
Elle s’arrête un moment, noyée dans ses souvenirs. Ils la renvoient à des
images qui n’appartiennent qu’à elle. Alors, poussée par un indicible besoin
de témoigner, elle raconte ce qu’elle a vu : des gens s’écroulant de fatigue et
achevés d’un tir de fusil, des femmes épuisées sur lesquelles on s’acharnait
à coups de crosse, des hommes à bout de forces, d’une maigreur effrayante
et perclus de douleurs, obligés de creuser des fosses pour y ensevelir les
corps des gazés.
— Il y avait des cadavres disséminés dans tout le camp, reprend-elle. Et
des malheureux proches de la mort, de véritables squelettes. Ils titubaient,
perdus dans leur divagation avant de finir par s’écrouler par terre.
« Et toujours ces cris ! s’exclame-t-elle un instant plus tard. Il me
semble encore entendre les hurlements des ordres poussés par les kapos
avec cette voix devenue rauque à force de crier pour couvrir les aboiements
des chiens, mais aussi pour nous effrayer.
— On parle souvent de leur dureté à l’égard des femmes, ajoute le
photographe chargé du reportage, tout en promenant son objectif sur un
décor devenu si tristement célèbre.
— Il faut savoir qu’elles étaient choisies pour leur férocité. C’étaient
presque toujours des Polonaises, la plupart juives. Elles avaient déjà passé
plusieurs années dans les ghettos et n’avaient plus rien à perdre. De toute
façon, elles n’avaient pas le choix : si elles n’étaient pas assez dures avec
nous, elles perdaient leur poste.
— Comment ce peuple de musiciens, d’artistes et de poètes a-t-il pu
engendrer pareilles monstruosités ? C’est impensable ! s’insurge le
rédacteur.
— L’effet du nazisme et l’espoir aveugle de gens appauvris qui
pensaient élire un sauveur, explique Simone calmement. Ce n’est pas parce
qu’un pays a une culture élevée qu’elle le garantit contre la barbarie. Elle
peut même se mettre à son service comme ici, pour accroître le rendement
de cette usine à mort.
Mentalement, le journaliste fait un rapide retour en arrière sur les
événements des années 1939-45. Il revoit cette image diffusée tant de fois
dans des documentaires de l’époque : Hitler paradant dans sa voiture
décapotable, le brassard à croix gammée des SS porté comme un trophée à
son bras gauche, tandis que de l’autre il exécute le salut fasciste, véritable
affront au salut romain.
Enfin notre libérateur ! avaient dû penser, à ce moment-là, les
Allemands fascinés par cet homme dont la xénophobie, le racisme et le
dégoût des autres étaient connus de tous alors qu’il prononçait des discours
haineux où l’appel au crime était clairement exprimé.
Quel aveuglement ! pense-t-il. Quand on songe que ce fou dangereux a
mis l’Europe entière en pièces…
Il aurait pu aussi ajouter que le pire de tout, ce qu’on avait bien voulu
ignorer pendant très longtemps, c’était qu’en dehors de ses rêves de
grandeur et de conquête, il deviendrait un bourreau, exterminateur de plus
de 6 millions de Juifs, l’initiateur de ce qu’on appellera dans l’histoire de
l’humanité « l’exemple allemand », une mystification politique aboutissant
à un génocide.

*
* *
Malgré la double épaisseur de ses pull-overs, Simone frissonne. Un
léger vent du nord s’est levé, et dans cette froidure hivernale, son sifflement
ressemble à une plainte dont les vibrations résonnent partout ici, tel le
témoignage vivant des souffrances endurées.
Après avoir passé le porche, en suivant la voie ferrée, le cortège
recueilli parvient à un vaste quai, terminus d’un périple commencé pour
beaucoup en France dans les années 1942, 43 et 44, et dont plus des trois
quarts ne sont jamais revenus.
Simone se souvient :
— Et voilà la rampe, dit-elle en désignant un large couloir de circulation
qui longe les rails.
— C’est ici que vous avez débarqué avec votre sœur et votre mère ?
demande le photographe qui ne cesse d’appuyer sur le déclencheur de son
appareil.
— C’est bien ici, en effet, dans la nuit du 15 avril 1944, avec
1 500 autres. Nous étions le convoi numéro 71. Je me rappelle que je
portais encore la tenue du jour de mon arrestation : un chemisier, une jupe
et des sandales. Je grelottais de froid.
La neige a recouvert le revêtement de béton, cachant le sol comme pour
effacer les traces de pas de tous ces malheureux qu’on avait conduits un
jour à la mort. Un peu plus loin sur les rails, un wagon de bois destiné au
transfert des bestiaux en témoigne.
— C’est dans ce type de wagon qu’on nous a entassés depuis le camp
de Drancy où nous avions été conduits après notre départ de Nice, explique-
t-elle en le désignant.
Et d’une voix calme, Simone laisse libre cours à ses souvenirs. Elle
parle de ces gens entassés comme des bêtes dans un espace qui ne
permettait pas de s’asseoir, épaule contre épaule, se relayant pour
s’accroupir un moment, entravés par les coudes des uns, les jambes des
autres, serrés, tordus, supportant mille souffrances pendant trois jours.
— À chaque coup de frein, à chaque aiguillage, c’était une torture de
plus. La peau frottait sur les parois de bois, dit-elle. Les chocs broyaient le
corps, le soulevaient pour ensuite le faire retomber dans un cri de douleur. Il
y avait des gens malades qui vomissaient ou soulageaient leurs besoins
debout, sans pouvoir atteindre le seau qui servait de toilettes. Imaginez les
odeurs acides, insupportables. Je me souviens que, par intervalles, les
lumières des gares inondaient ces véritables cages dans lesquelles on nous
avait piégés. Un court moment, je pouvais alors distinguer autour de moi
des visages crispés par la douleur. Puis c’était de nouveau le noir complet.
— Quelles étaient vos pensées à ce moment-là ? demande le directeur
de Paris Match.
— Tout d’abord, j’étais effrayée, et je tâchais sans cesse de protéger ma
mère et ma sœur qui souffraient beaucoup. Je m’accrochais à l’idée qu’il
fallait rester toutes les trois près de la lucarne grillagée pour aspirer un peu
d’air, et j’essayais de ne pas les lâcher. Nous avions la bouche desséchée. Il
y avait bien quelques distributions d’eau lors des arrêts. Mais dans la
fébrilité générale de tous à vouloir s’emparer du baquet, il finissait par se
renverser, à notre grand désespoir.
Elle marque un temps de pause, le regard fixé sur le wagon.
— Je me demande comment nous avons pu endurer pareil martyre,
ajoute-t-elle.
Elle hésite, à la recherche des détails. Son émotion soudaine l’empêche
d’avoir l’esprit clair. Chacun observe le plus grand des silences pour lui
laisser le temps de retrouver le fil de ses souvenirs.
Puis elle reprend, comme se parlant à elle-même :
— Je crois que ce qui m’a permis de supporter cette épreuve, c’est
l’idée que je devais vivre pour protéger ma mère et Milou. Depuis mon
arrestation, je me sentais coupable. À cause de moi, nous nous trouvions là,
dans cet enfer, et je m’en voulais terriblement.
— Vous avez été arrêtée à Nice le lendemain de votre baccalauréat, si
mes souvenirs sont exacts ?
— Effectivement, c’était la ville où j’habitais avec mes parents à cette
époque. En tant que Juive, je n’avais plus le droit de fréquenter le lycée
depuis quelques mois déjà, mais je m’étais présentée quand même en mars
aux épreuves, en prenant de gros risques. J’avais dû utiliser ma vraie carte
d’identité, et non pas les faux papiers au nom de Simone Jacquier que mon
père s’était procurés. Tout s’était bien passé ; je me sentais heureuse et
tellement soulagée. Si, au moins, je n’étais pas allée retrouver mes amis le
lendemain pour fêter l’événement, je n’aurais pas été arrêtée dans la rue par
la Gestapo ! Ma fausse identité n’a pas dupé l’officier SS qui m’a
interrogée, et pour lui, retrouver le reste de ma famille n’a été qu’un simple
jeu de piste. Alors, quand je voyais ma mère et ma sœur terrorisées et à bout
de forces, je ne cessais de me répéter que j’étais fautive et qu’il fallait que
je les tire de là à tout prix.
En l’écoutant, son fils aîné a le regard perdu vers le ciel peu à peu
devenu lumineux, comme il peut l’être par une belle journée d’hiver. Il
pense sans doute à cette grand-mère et à cette tante qu’il n’a pas eu le
bonheur de connaître, et son cœur se serre. Son aïeule était morte du typhus
au camp de Bergen-Belsen un peu avant sa libération, et Milou, rescapée
d’Auschwitz comme sa mère, avait péri dans un accident de voiture alors
qu’il était encore très jeune. Seule Denise, l’aînée des trois filles, engagée
dans la Résistance puis déportée, était restée en vie. Son oncle et son grand-
père, arrêtés en même temps que sa mère, mais expédiés ailleurs, étaient
morts eux aussi sans qu’on puisse retrouver leur trace. Une famille juive
entière que le destin avait fait basculer en 1944 dans le néant, comme des
milliers d’autres. Des gens innocents que leurs origines et leur religion
avaient condamnés sans appel, au motif qu’ils étaient impurs, selon la
doctrine raciste nazie, et qu’il fallait les exterminer.
Anna, de son côté, a une pensée émue pour l’une de ses grands-mères,
victime aussi de la déportation. Elle ne l’a pas connue. Arrêtée en 1942 lors
d’une rafle à Paris, elle avait disparu, sans doute gazée dès son arrivée à
Buchenwald.
— Et quand vous êtes descendue du train, vous vous faisiez déjà une
idée de ce qui vous attendait ? demande-t-elle à Simone, prise entre la
curiosité et l’émotion.
— Sur le moment j’étais trop stupéfaite par ce qui nous arrivait pour
réellement anticiper. Quand j’ai vu par la lucarne du wagon qu’on dépassait
Francfort, j’ai compris qu’on nous emmenait en Allemagne. Alors,
comment ne pas faire le rapprochement avec les rumeurs effrayantes qui se
répandaient dans la cour de Drancy ? On y parlait de travail forcé dans des
conditions très difficiles, ce qui faisait ricaner certains à l’idée que l’ennemi
manquait de bras. Mais d’autres, bien plus conscients de la réalité,
avançaient déjà l’hypothèse qu’il ne fallait pas se laisser tromper, qu’il
s’agissait sûrement d’un moyen de nous faire disparaître sans laisser de
traces. Moi, je ne savais qui croire. Pourtant, après notre arrivée au camp,
j’ai vite pris conscience qu’on ne venait pas vraiment là pour travailler. Le
fait de passer notre temps à prolonger la rampe des chambres à gaz m’a
permis de déduire qu’avant tout, ces monstres visaient plus de rendement
dans l’extermination. Fatalement, notre tour viendrait un jour.
Inquiets pour leur mère, ses deux fils guettent depuis un moment un
tressaillement sur son visage, un signe révélateur de son état d’esprit.
Supportera-t-elle ce face-à-face brutal avec son passé ? Comment, en effet,
pourrait-elle ne pas être ébranlée en revenant sur des lieux chargés de
visions si douloureuses ? Remuer des souvenirs ici est une épreuve que
beaucoup de rescapés n’ont pas eu le courage d’entreprendre. Aura-t-elle la
force de l’endurer ?
Simone ne laisse rien deviner de ce qui émeut son cœur. Ses mains
gantées enfouies dans les poches de son manteau, elle se contente de diriger
son regard vers le bout du quai, immobile et silencieuse. Elle se recueille.
Enfin, après un soupir, elle conclut, laconique :
— Et puis… très vite, l’odeur de l’air ne m’a plus laissé de doute sur
notre avenir.
Cette simple précision rappelle à tous l’horreur des fours crématoires
dans lesquels on brûlait jour et nuit les corps des gazés afin de s’en
débarrasser.
Anna serre encore plus fort le bras de Simone.
— Vous deviez en vouloir au monde entier. Ce n’était pas juste.
— Ma petite fille, ici, le mot de justice n’existait pas. Nous n’étions
plus que de la vermine à exterminer. Un déporté m’a raconté qu’un jour, un
gardien lui avait dit : « Vous, les Juifs, vous n’êtes rien, même pas de la
merde parce que la merde, on peut l’éviter, alors que vous, on peut vous
marcher dessus ».
Un frisson d’horreur parcourt le petit groupe en écoutant celle qui est
devenue le témoignage vivant, la figure emblématique des rescapés
d’Auschwitz.
Maintenant, elle veut tout raconter. On dirait que tout ce qu’elle avait
souhaité taire pendant des années est en train de remonter à la surface.
— Vous voyez, explique-t-elle en désignant la fin de la rampe, c’est là
que se faisait le tri. Une fois les portes des wagons ouvertes, on nous a
poussés sur le quai sans ménagement. Imaginez ici des centaines de gens
parqués comme un troupeau, épuisés, l’air hagard, éblouis par les
projecteurs, incapables de comprendre ce qu’ils devaient faire. Beaucoup
d’enfants pleuraient, des personnes âgées arrivaient à peine à marcher. Ma
mère nous a alors prises par les épaules et nous avons commencé à avancer.
Nous étions désorientées. Des SS nous criaient des ordres dans une langue
inconnue. Des prisonniers français, en tenue de bagnards, ont fini par nous
les traduire : « Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ! Laissez vos
bagages, vite ! Mettez-vous en file et avancez ! » La mécanique impitoyable
des nazis venait de s’enclencher.
— Vous avez dit dans une interview qu’à ce moment-là, vous aviez
bénéficié d’une aide inoubliable, commente le rédacteur.
— Vous avez raison. C’est en effet à ce moment-là que le destin m’a fait
un clin d’œil. Il était écrit que je ne devais pas mourir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Anna, de plus en plus intriguée.
Elle n’est pas la seule à se poser cette question, car, avec un intérêt
accru, le groupe s’est réuni en cercle autour de Simone. Alors, elle explique
de sa voix posée que, s’étant rangée dans la file des femmes entre sa mère
et sa sœur pour obéir aux ordres, elle a entendu la voix d’une détenue en
uniforme rayé lui souffler à l’oreille :
— Quel âge as-tu ?
— Seize ans et demi.
— Surtout, dis bien que tu en as 18.
— Cette femme m’a sauvé la vie, précise-t-elle, car les moins de 18 ans
et les vieillards montaient d’office dans des camions pour une fin
programmée. Alors, lorsque notre tour à toutes les trois est venu de nous
présenter devant un médecin, j’ai eu la présence d’esprit de suivre son
conseil quand il m’a demandé mon âge. Heureusement pour moi ! Il a
contrôlé rapidement ma denture et mon état de santé. Puis, il m’a donné
l’ordre de passer. Je me souviendrai toujours de son air méprisant quand,
d’un geste vif avec sa badine, il a dit « Là… », en me montrant un petit
groupe à droite. Ce simple mot a décidé en une seconde de mon sort.
L’autre file, la plus importante à gauche, et c’était la mort ! Avec
soulagement, j’ai pu rejoindre ma mère et ma sœur qui avaient, elles aussi,
surmonté favorablement l’étape du tri.
— Un médecin, dites-vous ?
— Oui, si on peut le considérer comme tel, car à sa façon de faire, à son
regard d’acier, j’ai tout de suite compris que pour lui, la notion d’individu
n’existait pas. Nous étions devenus des bêtes à canaliser et rien d’autre. J’ai
su par la suite que cet homme était le fameux docteur Mengele.
Devant le regard curieux de certains, l’un de ses fils croit bon de
préciser :
— Un docteur qu’on a surnommé « l’ange de la mort » à cause de ses
célèbres expériences sur des êtres humains. Un tortionnaire
malheureusement réputé. Des rescapés ont raconté des choses horribles sur
ce qu’il a fait.
— Des études qui portaient sur la stérilisation des femmes, je crois,
ajoute le rédacteur, qui a déjà beaucoup travaillé sur le thème des
tortionnaires des camps.
— Pas seulement, précise Simone. Il essayait aussi de combattre une
forme de gangrène chez les enfants, et dès que des progrès étaient constatés,
il les abandonnait dans des souffrances horribles. Ici, les manifestations de
l’horreur et les ressources en cruauté de leurs concepteurs étaient
inépuisables, vous savez. Et tout ça sous prétexte de recherches médicales.
— Quel monstre ! s’exclame Anna, outrée. J’espère qu’on l’a condamné
à perpétuité ! C’est tout ce qu’il méritait…
Du haut de ses 16 ans, elle n’hésite pas à crier sa révolte face à tant
d’acharnement.
— Il faut que tu saches, ma petite fille, que la justice des hommes a ses
limites, lui explique Simone. Beaucoup de ces criminels n’ont jamais été
jugés et ont pu continuer à mener une vie ordinaire malgré les traques
incessantes. Mengele, comme tant d’autres, a réussi à fuir le Mossad
israélien qui ne cessait de le rechercher. Il s’est réfugié en Amérique du
Sud, où il est mort sans avoir été arrêté.
Un pesant silence s’installe soudain. Simone pense au travail acharné du
couple franco-allemand, Beate et Serge Klarsfeld, qui a tant œuvré pour
l’arrestation des nazis dans le monde. Hélas, bien peu ont été jugés à
Nuremberg ! se dit-elle.
Voulant créer une distraction, le directeur de Paris Match déclare, en
adoptant un ton jovial pour rompre avec la tristesse :
— Madame Veil, si vous voulez que l’on continue la visite, c’est par là,
lui propose-t-il en lui montrant la sortie au bout du quai.
— Allons-y ! lance-t-elle, un léger sourire aux lèvres, avec ce regard
énergique qui ne l’a jamais quittée.

*
* *
On entre officiellement dans le camp d’Auschwitz par un portail
grillagé au-dessus duquel figure une inscription forgée dans le métal. Elle
déploie comme une banderole les lettres d’une devise que Simone lit à
haute voix :
— Arbeit macht frei. « Le travail rend libre », traduit-elle. Un slogan
inscrit sur les façades des usines allemandes, et qu’ils ont fait figurer à
l’entrée de tous les camps. Quelle mascarade ! Comme si ce qui nous était
imposé ici avait pu nous libérer !
— Vous nous avez dit que vous aviez été affectée au prolongement de la
rampe, c’est bien ça ? En quoi consistait exactement votre tâche ? demande
le rédacteur du journal, soucieux des détails.
— Essentiellement du terrassement. Nous, les Françaises, nous étions
mal vues. Très peu d’entre nous ont pu se placer, à part quelques
musiciennes et des danseuses pour les SS qui aimaient se distraire le soir
venu. Comme nous n’avions aucune aptitude professionnelle utilisable ici,
contrairement à beaucoup d’hommes électriciens ou plombiers de métier, et
que nos capacités intellectuelles ne servaient à rien, sauf si nous parlions
allemand, notre besogne était de porter des rails et surtout de gros cailloux.
Je me rappelle avoir développé des compétences extraordinaires pour les
soupeser du regard en arrivant devant le tas. S’ils étaient trop gros, on
tombait et on se faisait battre ; s’ils étaient trop petits, on se faisait battre
aussi ! Les aspérités coupantes provoquaient de profondes blessures sur nos
mains. Avec le froid, c’était insupportable. Nous pataugions dans la boue,
vêtues des guenilles qu’on nous avait données à notre arrivée. Beaucoup
pleuraient de fatigue, d’autres tombaient d’épuisement. Si la cadence
diminuait, les coups de fouet pleuvaient. Il fallait courber le dos pour se
protéger le visage. Je crois que les kapos étaient encore plus inhumains que
les SS.
— Et vous n’aviez que 16 ans et demi ! Comment expliquez-vous votre
endurance ? demande le journaliste. Beaucoup d’autres se seraient
écroulées à votre place.
— Ma jeunesse, justement. Les plus âgées ne résistaient pas. Et puis,
c’est peut-être la faculté de penser qui a fait la différence. Si certaines
désespéraient et en venaient à souhaiter la mort, d’autres, plus combatives
et habitées par un instinct de survie, se disaient que les Alliés allaient
bientôt débarquer et les libéreraient. J’étais de celles-là. Je me disais qu’il
fallait tenir face à ces gens assoiffés de crimes. J’avais compris qu’ils
voulaient faire de nous des bêtes, des Stücke, comme ils nous appelaient. Je
m’y refusais, même si la nuit, une angoisse terrible m’empêchait de trouver
un peu de repos. Ma mère se remettait à peine d’une opération de la
vésicule biliaire, et ma sœur était bien plus fragile que moi. Je ne cessais de
me répéter : « Et si toutes les deux venaient à s’écrouler ? » Je savais qu’on
ne les soignerait pas, et qu’à l’infirmerie, elles feraient sûrement l’objet
d’une « action spéciale ».
— Cette infirmerie n’était donc qu’un leurre ? s’étonne Anna.
— Elle servait à des expériences. D’ailleurs, notre plus grande crainte
était d’y être envoyées.
— Et donc, ce que vous appelez une « action spéciale »…
— C’était la chambre à gaz, coupe Simone froidement. Une pièce
bétonnée où, au milieu des cris et des pleurs, les prisonniers qui avaient eu
le malheur d’y entrer étaient nus et debout, arrosés par d’autres depuis le
toit avec du Zyklon B, une poudre imprégnée d’acide cyanhydrique. La
mort était rapide. Ensuite, des chariots transportaient leurs corps dans des
fosses, ou alors ils étaient brûlés dans des chaudières. Ce qu’il faut savoir
aussi, c’est qu’au bout de quelques jours, les prisonniers désignés pour cette
horrible besogne étaient à leur tour tués, afin de préserver le silence.
— Mais, s’insurge Anna, on devait bien savoir ce qui se passait quand
même. Pourquoi les gens des alentours, ou même les gardiens, n’ont-ils pas
alerté l’opinion publique ?
— Tu ne peux pas comparer la situation d’aujourd’hui à celle d’alors,
lui explique Simone. Une forme de silence consentie par les SS et les
surveillants régnait partout, et chacun y trouvait son compte. Il a fallu le
procès de Nuremberg, en 1963, pour qu’enfin la vérité éclate.
— Seulement en 1963 ? s’exclame l’adolescente, stupéfaite.
— Effectivement, ce n’est qu’après deux générations que les atrocités
des camps d’extermination ont été étalées au grand jour. Au sortir de la
guerre, personne n’avait envie d’entendre ce que nous avions enduré. Et
d’ailleurs, qui pouvait comprendre ? Qui pouvait imaginer pareilles
atrocités ? Les gens préféraient tourner le dos aux récits de tant d’horreurs,
car pour eux, accepter d’écouter, quelque part, c’était remettre en question
leur égoïsme et leur aveuglement. Alors, par réflexe, ils se protégeaient afin
de ne pas culpabiliser.
— Mais toi aussi, grand-mère, tu as vraiment vécu ça ? demande un de
ses petits-enfants.
— Oui, comme tous les autres rescapés, sans doute. Leur attitude de
mépris et leur incrédulité face à tous ces crimes qui n’avaient plus rien de
commun avec ceux commis par des êtres humains ordinaires m’affectaient
énormément. Leurs réflexions me faisaient mal.
— Qu’est-ce qu’ils disaient ?
— Des choses incroyables comme : « Après tout, ils en sont quand
même revenus », ou bien : « Tout ça, c’est pour qu’on s’intéresse à eux »,
ou encore : « Finalement ils ne sont pas si maigres. Ils n’ont pas dû souffrir
autant qu’ils le prétendent. Qui peut croire des choses pareilles ? » Tu
n’imagines pas à quel point leurs réflexions étaient mordantes !
Elle s’arrête un moment, et dans le tremblé de ses souvenirs, des
émotions remontent à la surface. Alors, d’un ton plus ferme, elle ajoute :
— On nous posait même des questions ahurissantes qui montraient bien
à quel point les connaissances des gens étaient fausses. C’était impensable !
J’ai le souvenir de m’être longtemps repliée sur moi-même après ma
libération, refusant des invitations par crainte d’être laissée de côté. Je me
sentais mal à l’aise partout. Une fois, je me suis même cachée derrière les
rideaux chez des amis, car je ne supportais plus leurs rires, leurs
conversations insouciantes. J’étais seule, désemparée. Et même plus tard,
quand j’ai commencé mes études de droit, je ne me mêlais jamais aux
autres étudiants qui se retrouvaient entre deux cours dans les cafés. Je
n’avais vraiment pas le cœur à rire à cette époque-là.
— Après la guerre, les Français se sont, hélas, souvent mal comportés à
l’égard des Juifs, c’est vrai. Mais que dire des Allemands ? Ils n’avaient pas
tellement envie non plus que le monde entier connaisse leurs méfaits, ajoute
le journaliste. Pendant longtemps, une chape de plomb s’est abattue sur leur
pays.
— Une sorte de rideau de fer, conclut Anna.
— Exactement ! reprend Simone. Il faut reconnaître qu’avoir le nazisme
en héritage, pour les jeunes générations dont les parents ou les grands-
parents avaient été les contemporains, devait être un lourd fardeau à porter.
Qu’aurions-nous fait à leur place ?
— Je crois qu’ils ont préféré s’atteler à la tâche pour reconstruire leur
pays, avec le succès qu’on connaît, précise l’un de ses fils.
— C’est vrai, mais à mon avis, cette réussite s’est faite sur le compte
d’un refoulement. Il y a eu peu d’espace pour le questionnement, ajoute le
rédacteur.
Simone sourit :
— On reconnaît dans vos propos l’observateur que vous êtes.
Ce trait d’humour détend l’atmosphère.
Une affiche à la porte d’un bâtiment austère indique une exposition dans
le musée dédié au site.
— Et si nous commencions par là ? propose Simone.

*
* *
Ce qui choque le plus quand on visite les premières salles du musée, ce
sont les photos prises par les soldats russes au moment de la libération du
camp ; quelques minutes qui fixent à jamais un moment terrible de
l’Histoire.
On y voit, souvent affichés en grand format, des portraits de déportés.
Leur crâne est rasé, leurs pommettes saillantes soulignent la maigreur des
visages dévastés par les privations. Leurs regards surtout sont
insoutenables. Ils traduisent une telle détresse qu’on se sent soudain mal à
l’aise en découvrant l’épouvante qui les habite, mais parfois aussi une
forme de résignation à supporter l’insupportable.
— C’étaient pourtant des gens ordinaires, confie Simone à Anna, qui ne
la quitte plus. Tu vois, ils menaient sans doute une existence paisible,
heureux de se retrouver en famille le soir ou les jours de fête, célébrant
peut-être ou non le chabbat chaque semaine sans gêner personne. Regarde
ce qu’ils sont devenus à Auschwitz : des fantômes squelettiques dont la vie
ne tenait plus qu’à un mince fil.
La jeune fille acquiesce d’un hochement de tête, la gorge nouée. Elle a
soudain l’impression d’avoir été transportée dans un autre univers qui n’a
plus rien de commun avec le sien, et cette rencontre avec l’impensable la
plonge dans la stupéfaction. Comment des êtres humains ont-ils pu se
comporter ainsi à l’égard de leurs semblables ? Comment ont-ils pu leur
faire endurer tant de douleurs ? D’où leur venait pareille haine ? Elle sait
bien que depuis la nuit des temps, la cruauté a toujours été présente entre les
êtres humains. Mais on ne parle pas ici d’époques lointaines, se dit-elle.
Ces atrocités se sont passées au XX e siècle ! Juste quelques décennies
avant ma naissance.
Sa réflexion la guide immanquablement vers d’autres crimes de guerre.
On lui a parlé des purges staliniennes qui, en deux ans, ont fait plus de
700 000 morts, des abominations commises pendant la guerre du Cambodge
puis du Vietnam, de toutes ces tortures horribles infligées à des prisonniers
ou à des populations. Elle sait aussi ce qui s’est passé à Hiroshima. Mais
jusque-là, pour elle, ces images venaient d’un monde lointain. Elle n’avait
pu appréhender leur violence qu’à l’occasion de films ou de documentaires.
Certes, leurs projections l’avaient émue. Cependant, son recul par rapport
aux événements qu’ils relataient lui garantissait une certaine protection
contre la barbarie.
Ici, il n’y avait pas de place pour le dépaysement géographique. On était
bien en Europe, dans le réel, le vécu, le concret, et sa grand-mère, tout
comme Simone, avait subi ces mêmes traitements, avait souffert de ces
mêmes monstruosités. Comment pourrait-elle ne pas être bouleversée ?
Dans un élan irrésistible, elle serre très fort le bras de Simone pour lui faire
comprendre à quel point elle est heureuse de l’avoir aujourd’hui à ses côtés.

*
* *
Au hasard de leur visite, les membres du petit groupe, qui progressent
de salle en salle, mesurent en silence l’étendue des cruautés infligées à leurs
victimes par des tortionnaires dénués de toute conscience. Quelques
visiteurs présents s’attardent, eux aussi, devant des collections de photos
d’identité agrandies, seuls témoignages encore vivants de ces milliers de
prisonniers fichés à leur arrivée avant d’être exterminés. Peut-être certains
d’entre eux y cherchent-ils le souvenir d’un père, d’une sœur, d’un parent
dont ils n’ont jamais retrouvé la trace ?
Ici, debout devant une vitrine, une vieille dame recense quelques
vestiges de biens arrachés aux déportés, quelques bijoux cachés, quelques
clés rouillées, derniers liens qui les unissaient à leur monde d’avant. Elle
soupire, les mains serrées contre sa poitrine. A-t-elle subi, elle aussi, les
mêmes humiliations ? Les mêmes tourments ?
Là, c’est un couple qui découvre avec stupéfaction un amoncellement
de valises et de sacs arrachés aux arrivants, rappelant à eux seuls la panique
de leur départ vers l’inconnu.
Simone s’arrête un moment devant des photos de femmes en haillons,
un fichu sur la tête, dont le regard semble adresser un message au monde
entier : « Plus jamais ça ! » disent leurs yeux qui fixent peureusement
l’objectif.
— Tu vois, dit-elle à voix basse à Anna, je devais être comme elles,
aussi décharnée et pitoyable. Nous ne portions que des vêtements usés,
dépareillés, infestés de poux. C’était horrible ! Essaie d’imaginer… Comme
toi, j’avais toujours été habituée au confort, et soudain, je devais endosser
des loques à moitié déchirées et qui sentaient mauvais, sans le moindre
morceau de savon pour les laver.
En écoutant Simone, l’adolescente ne peut s’empêcher de penser à la
petite vie si agréable qu’elle mène, à sa satisfaction égoïste d’exhiber de
nouveaux vêtements à la mode devant ses amies. Les sacs de marque, les
chaussures griffées, les produits de luxe… tout cela lui paraît soudain bien
insignifiant. Et elle avait exactement le même âge que moi ! se dit-elle en
pensant à sa mère qui la gâte, et l’entraîne parfois dans les magasins pour
lui acheter de nouvelles tenues – au désespoir de son père, d’ailleurs !
— Au moins, à cette époque-là, je n’avais pas de problème de ligne !
continue Simone sur le ton de la boutade, en lui souriant.
— Vous deviez horriblement souffrir de la faim, j’imagine.
— C’était la préoccupation majeure de chacune d’entre nous. Manger !
N’importe quoi, mais manger ! La soupe qu’on nous servait était
absolument infâme. Quelques orties et quelques raves dans un jus foncé.
Les rares pommes de terre qui s’y trouvaient étaient réservées aux
surveillantes, et le maigre morceau de pain qu’on nous distribuait avait un
goût de sciure. Tout cela dans une bousculade inimaginable. Je me souviens
d’un kapo qui faisait exprès de verser la soupe à moitié par terre pour voir si
on irait jusqu’à la boire, agenouillées sur le sol. Tout était fait pour nous
réduire au rang de bêtes, conclut-elle.
Un de ses petits enfants s’est rapproché d’elles entre-temps. Il veut leur
montrer une vitrine où sont exposés quelques couverts : des fourchettes
édentées, trois ou quatre cuillères au manche tordu, des restes de lames de
couteau.
— Un butin qui a dû échapper à la vigilance des gardiens, explique-t-il.
Il paraît qu’on a retrouvé tous ces ustensiles dans un conduit de cheminée.
Il s’agissait peut-être de préparatifs pour une évasion ?
— Ou tout simplement d’un trésor à préserver. Les cuillères dans le
camp se vendaient à prix d’or, car nous en étions privées, contraintes
d’avaler notre soupe comme des animaux. D’ailleurs, à ce propos, il y avait
toute une organisation parallèle de marché noir.
La salle dans laquelle le petit groupe s’est rassemblé est déserte. Alors,
Simone, entourée des siens, se met à raconter :
— Au camp existait un endroit qui, pour des détenues démunies de
l’essentiel, représentait le pays de Cocagne. Il était surnommé le Canada et
exerçait sur chacune un pouvoir magnétique, car c’était là qu’on stockait les
bagages laissés par les arrivants. Vêtements, bijoux, objets courants ou de
valeur s’y revendaient au noir à prix d’or. Mais pour accéder à ce trafic
occulte, il fallait posséder une monnaie d’échange. Sans argent, sans rien à
offrir en contrepartie, on devait « l’organiser », comme on disait. On se
privait durant plusieurs jours de ration de pain en supportant la faim plus
fort encore que d’habitude. Il faut savoir qu’un seul morceau de cette
maigre pitance représentait l’équivalent d’une alliance en or, deux
permettaient de se procurer une cuillère. Cet ustensile, auquel on ne prête
guère attention maintenant, était considéré là-bas comme un objet de luxe,
car il évitait de laper la soupe immonde qui constituait nos repas.
— Quel prix pour de simples cuillères ! s’exclame le photographe. Je
crois que chaque fois que j’en aurai une en main, je penserai à vous.
Un éclair de malice passe dans le regard de Simone. Elle se rappelle les
difficultés rencontrées à son retour pour se débarrasser d’un réflexe qui lui
faisait parfois subtiliser discrètement une cuillère à la fin d’un repas au
restaurant. Il est vrai que dans l’enfer où elle avait vécu, l’obsession de
survivre était telle qu’elle finissait par faire oublier à beaucoup les valeurs
fondamentales de toute société. Les instincts les plus sombres dominaient la
raison. On n’hésitait plus à voler, à exploiter les autres pour se procurer un
peu de réconfort. Là-bas, elle s’était elle-même laissé aller à ces réactions
primaires, dénuées de toute sensibilité. Oubliant les bonnes manières,
combien de fois avait-elle dû bousculer, repousser violemment les autres
pour qu’on ne vole pas la part de sa mère au moment de la distribution ?
Pendant la longue marche qui suivit plus tard, elle n’hésita pas à décrocher
froidement les plus faibles qui s’accrochaient au cou de sa mère pour ne pas
tomber. Elle les décrochait et ils tombaient, ce qui signifiait qu’ils étaient
exécutés.
— Pouvez-vous nous raconter comment vous avez vécu votre
réadaptation à votre retour ? lui demande le journaliste. J’imagine que
retrouver l’usage d’une fourchette ou d’un couteau a dû être un véritable
bonheur…
— Détrompez-vous ! Il m’a fallu des mois, même des années, avant de
me familiariser avec ma nouvelle existence de rescapée. Ces dix mois de
captivité vécus dans la peur, la souffrance et le dénuement le plus total
avaient gommé chez moi les plus ordinaires de mes anciennes habitudes, si
bien que ma nouvelle vie me paraissait irréelle. Pour vous donner un seul
exemple : je ne supportais pas de dormir dans un lit. Les premiers temps, je
préférais m’allonger par terre !
— Grand-mère ! Toi qui aimes tant travailler allongée sur ton lit !
s’exclame une de ses petites-filles. J’ai du mal à t’imaginer par terre.
— Et pourtant… Tu dois me croire, continue Simone. Il y avait bien
d’autres choses qui me paraissaient difficiles à surmonter. Quand je suis
rentrée en France, après ma libération, je me demandais si je savais encore
lire et écrire. Je n’avais plus tenu un crayon depuis mon arrestation !
— C’était donc une véritable renaissance, ponctue le rédacteur de Paris
Match.
— C’est le mot exact. Déjà, j’ai dû me réaccoutumer à mon vrai nom.
Là-bas, au camp, ma seule identité autorisée était le numéro « 78651 »,
tatoué sur mon avant-bras gauche. On devait l’apprendre par cœur pour le
réciter à la moindre occasion, sous peine d’être fouettées. En renaissant
dans le monde des vivants, j’ai eu beaucoup de difficultés à me réhabituer
au fait qu’on ne me considérait plus désormais comme « une sale juive »
mais comme une citoyenne française ordinaire. Vous n’imaginez pas à quel
point le fait de m’entendre appelée par mon vrai nom était une source
d’angoisse. J’avais toujours peur qu’on m’arrête.
— Eh bien, maintenant, vous pouvez savourer votre revanche. Tout le
monde connaît votre nom. Et je vous assure que vous pouvez le porter
fièrement, car vous êtes devenue une icône pour tous les Français, croyez-
moi ! lance Anna exaltée.
Simone la regarde avec tendresse tandis que beaucoup sourient.
— Allons voir maintenant les vêtements qu’on portait, lui propose-t-elle
pour rompre avec son émotion soudaine.
Dans un couloir, les visiteurs peuvent découvrir derrière des barbelés
quelques-unes des tenues de prisonniers. Elles sont portées par des
mannequins sans tête, qui semblent se déplacer comme des ombres.
— Ces uniformes permettaient de nous repérer tout de suite, explique
Simone dans un souci de précision. Celui-ci, dit-elle en désignant une
blouse à rayures vertes, c’était pour les Juifs. Vous reconnaissez la fameuse
étoile jaune cousue sur le côté. Pour les affaires de mœurs, elle était
remplacée par un triangle noir. Pour les détenus politiques, le triangle était
rouge. On repérait les Témoins de Jéhovah à leur triangle violet, ainsi que
toutes les détenues qui étaient là depuis des années, souvent issues des
ghettos. On s’en méfiait parce qu’elles pouvaient être très violentes.
Particulièrement les Ukrainiennes, au demeurant très voleuses.
Dans d’autres salles, le petit groupe s’arrête un moment devant des
amoncellements de lunettes, de brosses à cheveux ou de souliers. Il y a
même, dans une vitrine, un enchevêtrement de mèches brunes et blondes,
coupées sans doute à l’arrivée, avant le rasage systématique des têtes. Un
peu plus loin, ce sont des prothèses de jambes ou des béquilles entreposées
le long d’un mur.
— Le butin d’une semaine de convoi, précise Simone en désignant tout
ce bric-à-brac. À l’arrivée on nous obligeait à tout laisser. « Donnez-nous
tout ce que vous avez ! nous ordonnait-on sans ménagement. De toute
façon, vous ne pourrez rien garder. » C’est ainsi que nos bagues, nos
montres, nos colliers, toutes nos richesses ont disparu dans des sacs pour ne
plus jamais réapparaître, ou alors peut-être aux doigts ou au cou des
femmes des SS, et sans le moindre remords j’imagine. Quelle honte !
Anna ne peut s’empêcher de fixer pendant un moment une pyramide de
chaussures qui racontent à elles seules une histoire ; celle, toujours la
même, de familles arrachées à leur quotidien. Tous ces nu-pieds aux
couleurs vives, ces pantoufles brodées ou ces brodequins aux lacets dénoués
qui captent son attention, lui parlent d’une intimité soudain anéantie. Dans
leur usure, ils soulignent encore l’empreinte des pieds de celles et ceux qui
les ont portés, tel le témoignage de leur identité. Elle se prend alors à
imaginer leur désarroi lorsque le balayage aveuglant des projecteurs sur les
façades les a surpris dans leur sommeil, une nuit. Il lui semble entendre les
bruits terrifiants des cris et des galopades dans les escaliers juste après, et
bientôt cet ordre cinglant hurlé derrière la porte : « Ouvrez ! Vérification
d’identité ! »
Aucun espoir de fuite, aucune issue de secours, aucune cachette
possible, car tout est scruté, vérifié dans les moindres détails du sous-sol au
grenier.
Combien d’Anne Frank, combien de Rébecca, de Ruth, de Peter ou
d’André, combien de familles juives ont dû subir ce moment terrible où la
nasse de la Gestapo s’est refermée sur eux ? se dit-elle.
Elle sait que certains pourtant, grâce à l’aide de particuliers, ont tenté à
un moment d’échapper à ces arrestations en se cachant. Mais bien souvent,
les rafles massives ont eu raison de leur tentative.
— Simone, comment se fait-il que tous ces gens aient pu être délogés si
facilement ? demande-t-elle soudain. Si, comme vous, ils empruntaient une
nouvelle identité, on ne devait pas facilement les repérer.
— La délation antisémite dans cette époque troublée était monnaie
courante, et même encouragée. Tu n’as pas idée du nombre de contentieux
personnels, de lettres de concierges, de témoignages de voisins ou d’appels
téléphoniques anonymes que certains Français se sont autorisés.
— C’est quand même terrible ! Pourquoi cette haine des Juifs ?
— L’Histoire montre qu’ils n’ont jamais eu très bonne presse depuis la
Diaspora. Ils ont toujours été mis à part. Le premier ghetto à Venise a déjà
500 ans. C’est sans doute ce qui explique le fait qu’ils soient si solidaires.
Mais dans ce cas précis, leur détestation, cette fois d’origine ethnique, était
propagée par les nazis et adoptée par beaucoup. On les considérait comme
des brebis galeuses impures. Alors, sous prétexte d’agir en « bons
citoyens », certains de nos compatriotes ont parfois cédé au pouvoir obscur
de la convoitise. Mais rassure-toi, tous les Français ne se sont pas
comportés en collabos éhontés. Certains, très courageux, ont pris d’énormes
risques pour dissimuler de jeunes Juifs.
— Ah oui ! Ceux qu’on appelle les Justes.
— Parfaitement. Grâce à eux, beaucoup d’enfants ont pu être sauvés.
On a changé leur nom et leur prénom. Ils ont appris à faire le signe de la
croix et comment suivre la messe. Ils sont devenus de parfaits petits
chrétiens avant de redevenir de petits Juifs, souvent seuls au monde, une
fois la guerre finie.
Leurs tristes réflexions sont soudain interrompues par le photographe,
parti repérer les lieux. Il vient les chercher pour poursuivre la visite à
l’intérieur du camp.
— Je suis prête, dit énergiquement Simone.

*
* *
À l’extérieur, il fait toujours aussi froid, mais le soleil a fini par percer
la couche de brume. Sur les fils de fer barbelés qui délimitent les allées,
quelques gouttelettes de rosée scintillent. Alain Genestar s’approche d’un
panneau sur lequel figure le plan du camp.
— Par où voulez-vous commencer ? demande-t-il à Simone.
— Cela risque de vous surprendre, mais je voudrais revoir les latrines
du camp des femmes en priorité.
Dans le regard de chacun se glisse une ombre d’étonnement.
— Eh bien, allons-y ! se contente-t-il de dire poliment.
Après avoir franchi de fins portiques noirs, le groupe longe un chemin
enneigé, bordé par des bâtiments en brique, réservés à l’époque aux
femmes. Par-derrière, se trouve le bloc des « sanitaires ». Un bien grand
mot pour désigner une étroite bâtisse à l’intérieur de laquelle s’alignent en
parallèle deux rangées de trous circulaires séparés les uns des autres de
quelques centimètres à peine.
Simone se tait, penche légèrement la tête, ferme les yeux. C’est là, dans
ce lieu où régnait la puanteur au point que les surveillantes n’y venaient
jamais, qu’elle rejoignait, en compagnie de sa mère et de sa sœur,
Marceline, une déportée de son âge devenue son amie pour toujours.
— Cet endroit, c’était notre refuge pendant ces dix mois, explique-t-
elle. Un espace d’intimité où nous pouvions parler entre nous sans crainte
d’être dénoncées. Il nous arrivait de fumer une cigarette échangée avec des
prisonniers à travers les grillages, ou même de plaisanter tout en savourant
notre complicité. Parfois, les lieux les plus improbables se transforment en
un petit territoire de repli à l’abri de l’enfer, ajoute-t-elle le visage grave en
parcourant du regard la dizaine d’enfants et petits-enfants qui l’entourent et
semble la protéger comme un rempart.
Elle sait qu’ils sont là aujourd’hui pour ressentir, comprendre et se
représenter ce monde de folie meurtrière dans lequel elle a été immergée.
C’est ce qu’elle souhaitait en venant ici avec eux aujourd’hui. Elle ne
cherche pas leur compassion ; elle tient juste à leur dire « comment
c’était », en imaginant que, peut-être plus tard, au hasard d’une
conversation, ils voudront en apprendre davantage.
Elle a remarqué que certains lui posent déjà des questions tandis que
d’autres se contentent de l’écouter. Mais elle est réconfortée par leur
attitude, car leur regard laisse deviner combien la parole de leur grand-mère
est importante.
Alors, elle les guide sur ce douloureux chemin de la mémoire pour
qu’ils n’oublient jamais. Bien sûr, il ne reste souvent que des vestiges de
ces preuves de crime, les Allemands ayant dynamité les bâtiments les plus
significatifs de leur barbarie avant de se retirer. Mais elle reconnaît les
ruines de certains, localise très bien l’emplacement d’autres.
— Ici, c’était le pavillon où on nous tatouait à l’arrivée, explique-t-elle
en désignant une bâtisse en pierre. Je me souviens qu’après deux ou trois
heures d’attente, toutes parquées ensemble sous le regard des surveillantes
qui nous menaçaient sans cesse de leur fouet, on nous a ordonné de nous
mettre en rang par ordre alphabétique. Puis, nous sommes passées devant
des déportés qui nous ont tatouées. À compter de ce jour, nous avons perdu
notre identité. D’ailleurs, dans les registres du camp, chacune était inscrite
sous le nom de Sarah.
Elle conclut son explication par cette réflexion :
— Un tatouage, c’est indélébile. Ça reste pour la vie.
Un peu plus loin, elle retrouve le début d’un escalier dont ne subsistent
plus que quelques pans de brique en guise de marches.
— Il menait aux fours crématoires, ajoute-t-elle pensive en le désignant.
Au moment de l’arrivée en masse des Hongrois, il était toujours plein.
L’ampleur du massacre a atteint à ce moment-là l’impensable. Jour et nuit,
les trains déchargeaient des femmes, des hommes, des enfants et des
vieillards qu’on mettait directement en rang devant les chambres à gaz.
Certains venus de la campagne abandonnaient dans leurs valises des
victuailles qui faisaient plus tard le bonheur d’autres détenus. Du vrai
saucisson, du pain noir qui sentait bon, du miel aussi. De la fenêtre de mon
dortoir, je pouvais les voir descendre du train, hagards. Ils ne parlaient que
leur langue et ne pouvaient communiquer qu’entre eux. Encadrés par les
SS, surveillés par les chiens, ils attendaient patiemment la suite sans savoir
que leur mort était déjà programmée.
— Je crois qu’en trois mois, plus de 400 000 personnes ont été
exterminées sans états d’âme, précise le rédacteur, interrompant sa prise de
notes. Le plus grand génocide qu’on ait connu.
— Vous voyez, reprend Simone en montrant dans le lointain un espace
planté de bouleaux, c’est là-bas que se situaient les charniers. Même en
tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les fours ne suffisaient pas.
Alors, on enterrait directement les cadavres. À force, on finissait par
s’habituer à l’odeur.

*
* *
Elle se rappelle chaque lieu, et d’un endroit à l’autre, elle finit par
guider la petite troupe vers « sa » baraque. Celle-ci fait partie d’un de ces
bâtiments qu’on pouvait compter alors par dizaines à ce moment-là. Tous
semblables : 40 mètres de long sur 10 de large, avec environ 2,50 mètres de
hauteur.
À l’intérieur, de part et d’autre d’une allée centrale en terre battue,
soutenus par des pièces de charpente, se trouvent encore les lits superposés
à trois niveaux. Une quinzaine de personnes s’y entassaient chaque nuit
tête-bêche pour gagner de la place ; 400 personnes au total par bloc.
Simone progresse dans ce sombre tunnel. Elle finit par s’arrêter devant
un lit de bois, une sorte de boîte.
— La coyat de Marceline, précise-t-elle en caressant le pilier qui le
soutient.
Puis désignant le châlit juste en face :
— Nous trois, nous étions ici.
Elle passe sa main sur la planche où dormait sa mère.
— Nous nous entassions à quatre ou cinq, collées les unes contre les
autres. Depuis, je n’ai jamais pu supporter la promiscuité. Je déteste faire la
queue, même pour aller au cinéma. Ma conception de la vie et ma façon de
voir les autres ont changé. Une forme de cynisme s’est développée en moi,
je l’avoue.
— Que voulez-vous dire exactement ?
— Face à tous les dangers qui nous guettaient au camp, j’ai acquis une
lucidité telle que j’ai développé une capacité étonnante à réagir face à des
circonstances menaçantes. Je suis rentrée de là-bas différente, conclut-elle.
Mais peut-on revenir de ce voyage au bout de l’enfer semblable à ce
qu’on était avant ? Peut-on reprendre le cours de sa vie là où il s’était
arrêté ? Pendant dix mois, Simone avait appris à survivre coûte que coûte,
et tous les réflexes qu’elle avait développés dans ce but demeuraient en elle.
On lui a reproché plus tard d’être cassante, dure, souvent excédée. Ses
colères en famille sont devenues célèbres. N’était-ce pas là le complément
indispensable à sa force de caractère ? Pour que le jour existe, ne faut-il pas
qu’il y ait la nuit ?
Tout en parcourant le bâtiment dans le but de leur montrer une conduite
d’eau froide qui servait à la toilette, elle leur parle alors des clivages de
générations qui existaient à l’intérieur même du dortoir entre les plus
vieilles et les jeunes.
— Les anciennes se targuaient d’importance et nous faisaient la morale,
dit-elle. Elles voulaient nous discipliner. « Vous devez faire votre travail
sérieusement, nous ordonnaient-elles. Vous savez ce qui arrive à celles qui
essaient d’échapper aux ordres. Après, ne venez pas vous plaindre. Vous
l’aurez bien cherché. » Je me rappelle que certaines, les plus jeunes,
parlaient le soir de leurs amours, et dans ces moments d’évasion, elles se
mettaient à espérer un avenir plus heureux. « Arrêtez de vous amuser ! leur
lançaient méchamment les autres. Vous croyez que vos histoires de garçons
nous intéressent ? Vous n’êtes que des têtes en l’air ! » Seule Maman, qui
avait pourtant leur âge, agissait avec douceur. Très vite, elle était devenue la
consolatrice, la personne bienveillante, et toutes l’admiraient.
— Y avait-il malgré tout quelques bons moments ? demande Anna.
— Nous n’étions pas nombreuses à être vraiment très jeunes. Nous
avions formé des groupes. Milou, Marceline et moi, nous étions considérées
comme « les petites ». Quelquefois, nous nous retrouvions dans les coyats
pour bavarder et rire de tout. Mais de bons moments… non, vraiment, il n’y
en avait pas. La méfiance régnait partout à l’égard des autres. D’ailleurs, on
n’imaginait pas du tout qui étaient ces personnes qui vivaient avec nous.
J’ai le souvenir d’une femme d’une grande simplicité, sympathique et
toujours pleine d’entrain. Elle supportait les difficultés sans se plaindre.
Après mon retour d’Auschwitz, j’ai eu l’occasion de la revoir. Elle était la
femme d’un banquier très riche et vivait dans un appartement luxueux.
Pourtant, elle avait enduré cette vie dénuée du moindre confort sans une
seule plainte. Je l’ai beaucoup admirée.
— Après tout, vous étiez toutes des femmes, et pourtant, vous n’avez
jamais senti de liens qui vous unissaient, comme une forme de solidarité ?
interroge Anna.
— Pas vraiment. Beaucoup révélaient de bas instincts. L’agressivité
était partout. La nuit, il fallait craindre les vols. Nous dormions avec nos
chaussures serrées contre notre poitrine de crainte de ne plus les retrouver le
lendemain. Le chapardage était devenu un fléau. Et pour que rien ne soit
épargné aux plus jeunes, je me souviens que parfois, des kapos jetaient leur
dévolu sur certaines. L’approche était toujours la même. Elles leur tendaient
une tartine de confiture en leur disant : « Et si on dormait ensemble ? »
— Et si la détenue ne voulait pas ? demande l’adolescente, qui sait bien
ce qu’est le harcèlement sexuel, tellement de fois dénoncé dans l’actualité.
— Il fallait beaucoup de courage pour répondre : « Non merci, je n’ai
pas sommeil ».
— Y avait-il des risques de représailles ?
— Bien sûr. Davantage de corvées, plus d’humiliations, parfois la mort.
Tout était possible. Le respect des droits de l’Homme, la dignité humaine,
rien de cela n’existait chez les nazis et, ce qui était pire encore, même chez
les détenus qui possédaient quelques pouvoirs. Certaines déportées fortes de
leurs petits privilèges n’hésitaient pas à nous humilier, à nous gifler sous
n’importe quel prétexte.
— Si ce n’est pas trop indiscret, avez-vous subi des avances ?
C’est le rédacteur du journal qui vient de poser la question.
— Encore une fois, j’ai eu beaucoup de chance. La seule qui m’ait
remarquée a fait pour moi quelque chose d’impensable compte tenu de
l’immoralité ambiante.
— On peut savoir ?
— Je venais d’apprendre, en lisant un morceau de journal abandonné
sur le sol, que les Alliés avaient débarqué sur la côte normande. Quelques
matins plus tard, la chef de camp Stenia, une ancienne prostituée
particulièrement dure, m’a abordée. « Tu es trop jolie pour mourir, m’a-t-
elle dit. Je vais faire quelque chose pour toi. Qu’est-ce que tu dirais d’aller
travailler ailleurs ? »
— Vous pensez qu’elle sentait arriver la débâcle et qu’elle voulait vous
préserver du pire ?
— Peut-être, ou tout simplement était-ce une forme d’attendrissement.
Qui sait au juste ?
— Et vous avez accepté, bien sûr.
— Oui, mais à une seule condition : ma mère et ma sœur devaient venir
avec moi. Et le plus incroyable, c’est qu’elle a accepté sans contrepartie.
— Est-ce que vous avez su ce qu’elle était devenue ensuite ? À votre
place, j’aurais voulu la remercier. Je pense qu’elle le méritait, intervient
Anna.
— J’ai effectivement cherché à savoir. Malheureusement, elle a été
pendue à la libération du camp.
Anna semble déçue.
— C’est là l’explication de votre transfert au camp de Bobeck ? reprend
le journaliste.
— En effet, ce camp était une annexe d’Auschwitz, à une dizaine de
kilomètres. Les conditions de vie y étaient légèrement meilleures, et pour
nous trois qui avions connu le pire, cet endroit nous a paru un havre de paix.
D’ailleurs, les déportés le surnommaient « le sanatorium ». Chacun aspirait
à y être transféré.
— Je suppose qu’il y avait moins de déportés qui l’occupaient.
— Environ 250, dont 36 femmes seulement. J’ai encore le souvenir que
la soupe y était bien meilleure grâce à un chef cuisinier juif allemand très
solidaire des Français. À ses risques et périls, il prélevait, quand il le
pouvait, des pommes de terre et des légumes secs sur la part des SS afin
d’enrichir nos maigres repas. On mangeait peu néanmoins ; mais au moins,
il n’y avait pas de disputes, car tout le monde voulait rester là et le calme
régnait.
— Et toi, grand-mère, tu continuais à faire des travaux de terrassement
là-bas ? demande une de ses petites-filles.
— Oui, toujours. Mais il n’y avait plus de coups de fouet ou
d’humiliations. J’ôtais les pierres des chemins pour soi-disant construire un
mur. Je n’ai jamais eu la moindre idée de son utilité. Mais c’était comme ça.
Nous passions notre temps à faire des choses inutiles, ce qui prouve bien
qu’on n’était pas là pour travailler, mais pour dépérir peu à peu. L’exemple
le plus caractéristique de ces tortures destinées à nous faire mourir
lentement, c’était l’appel. On nous faisait lever à 5 heures du matin pour
nous mettre en rang dans la cour. Nous restions debout parfois jusqu’à deux
heures. Certains jours, même en mai, il neigeait. Cette épreuve était terrible.
Les surveillants se trompaient souvent dans leur compte, ou le faisaient
exprès. Alors, on recommençait. Et le même supplice se reproduisait le soir.
Le cortège sort de la bâtisse. Les plus jeunes ont le cœur empli d’une
émotion contenue. Ils se demandent sans doute comment cette grand-mère
toujours si attentive, si bienveillante et aimante, a pu supporter pareil enfer.
Ils n’ont pas tous le même regard sur elle ni les mêmes souvenirs, mais
chacun connaît déjà depuis longtemps sa force de caractère, sa fidélité sans
faille aux valeurs de la République, son attachement à « ce qui est correct »,
comme elle aime souvent le dire, par rapport à ce qui ne l’est pas. Ils savent
à quel point elle suscite du respect, de l’admiration et de l’affection pour
son parcours politique ainsi que pour ses engagements. On leur dit souvent
que leur grand-mère est une icône, une grande dame. Cependant, ici, sur les
traces de son chemin de souffrance, ils éprouvent bien plus qu’une douleur
pour son passé de déportée. Ils deviennent solidaires de tout le peuple juif
qu’elle représente à elle seule.

*
* *
Le temps a passé très vite, et déjà l’intensité de la lumière s’atténue. Il
faut songer à partir. Sur le trajet du retour, Simone s’attarde parfois devant
les ruines d’une bâtisse, un mirador encore debout, un éboulis de béton. Elle
est parfois perdue dans ses souvenirs, muette et pensive. Tant de personnes
ont été martyrisées ici, tant d’horreurs ont été accomplies. Par sa présence,
elle veut leur rendre hommage.
Puis, s’arrachant à ses réflexions, elle s’approche d’Alain Genestar pour
lui prendre le bras afin de faire quelques photos-souvenirs.
— Pas trop fatigante, cette marche ? lui demande-t-il.
— J’ai connu bien pire, lui répond-elle.
— Celle du 18 avril 1945, quand vous avez quitté ce camp, c’est bien
ça ?
— En effet. Je me souviens que l’affolement régnait chez nos gardiens
ce matin-là. Par moins trente degrés, tout le commando a été déplacé. Nous
avons d’abord rejoint à pied l’enceinte d’Auschwitz pour y retrouver les
autres détenus.
— En avril 1945, j’imagine que le danger arrivait, car les Alliés
avançaient.
— Bon nombre de nos tortionnaires tremblaient de peur. Les nouvelles
pour eux devenaient chaque jour plus alarmantes. Berlin avait été
bombardée, et les avions survolaient déjà la zone. Ils voulaient donc se
réfugier plus à l’ouest. Le désordre était à son comble. Les SS et les vieux
soldats de la Wehrmarcht employés au camp ont dû rassembler dans la
pagaille les 40 000 déportés que comptait ce camp tentaculaire. Ensuite, une
marche de 70 kilomètres a commencé par un froid glacial. Ce fut terrible.
Chacun tâchait d’endurer comme il pouvait ce trajet effroyable, mais
beaucoup n’y résistaient pas. À avancer pas à pas dans la neige nuit et jour,
on avait la sensation de ne plus avoir de pieds. Rien à manger, rien à boire.
Nous avalions des poignées de neige pour rafraîchir nos bouches
desséchées. Sur les chemins boueux de la forêt polonaise, le jour s’était mis
à ressembler à la nuit, aussi lugubre qu’un tombeau.
— C’est là que vous avez décidé de décrocher ceux qui s’agrippaient à
votre mère pour ne pas tomber ?
— Oui, je l’avoue humblement. Mais c’était une question de vie ou de
mort pour elle. Milou et moi la portions à bout de bras. Nous sommes allées
jusqu’au bout de nos limites. Notre peur, c’était qu’elle refuse d’avancer,
qu’elle veuille s’arrêter au bord de la route et ferme les yeux pour
toujours *1. Durant deux jours et deux nuits, nous avons dû supporter
l’insupportable, et au bout de cette marche de la mort, d’autres souffrances
nous attendaient.
Un de ses fils s’est approché :
— Tu parles de ton arrivée à Bergen-Belsen ?
— Avant, nous avions cependant été transportées d’un camp à l’autre,
ballotées sur la plateforme d’un wagon pendant huit jours, aux quatre vents,
sans nourriture ni boisson. J’ai le souvenir que nous tendions nos bras pour
recueillir un peu de pain lancé par les habitants. Ils avaient l’air effrayés de
voir passer ces squelettes vivants que nous étions tous devenus. Et pour
finir, quand on nous a débarqués au camp de Bergen-Belsen, nous avons
découvert un peu partout, abandonnés sur le sol, des cadavres dont personne
ne se souciait.
Pendant qu’elle raconte avec précision ses derniers mois de souffrances,
le cercle familial s’est reformé autour d’elle. Alors, de sa voix calme et
posée, elle ajoute :
— Le typhus faisait rage.
— Le typhus, c’est un peu comme la peste, non ? lui demande un de ses
petits-fils.
— Plutôt comme le choléra, je pense. Et la contamination peut être très
rapide, ce qui était le cas dans les conditions insalubres de ce camp. Ma
mère en a été victime très rapidement et en est morte. À ce moment-là, je
me suis vraiment sentie impuissante.
Elle s’arrête un moment. Est-ce l’effet du froid ou celui de l’émotion ?
Quelques larmes embuent soudain son regard. Pour elle, perdre sa mère
revenait à perdre son soutien, son repère. Et le plus terrible, c’est qu’elle
n’avait pas pu la serrer une dernière fois dans ses bras. D’astreinte au travail
de cuisine toute la journée, ce n’est qu’à son retour le soir qu’elle avait
appris son décès. Il était trop tard. Son corps avait déjà été emporté.
En écoutant ces propos le journaliste est ému. Comment ne pas l’être,
en effet, devant pareille souffrance ? Il veut aller encore plus loin :
— Tout ce que vous avez subi pendant votre internement, ces images de
la mort, cette souffrance que vous avez surmontée appartiennent-elles
désormais au passé ?
— En grande partie, mais parfois une odeur, celle des corps des brûlés,
une lumière particulière, celle des projecteurs, beaucoup de choses me
rappellent encore le camp.
— Qu’est-il arrivé à Bergen-Belsen ? Ce sont les Anglais qui vous ont
finalement libérés ?
— Oui, mais avant cela, ma sœur a, à son tour, contracté le virus. Elle
n’allait vraiment pas bien et j’étais désespérée. Je ne pouvais envisager,
après le départ de ma mère adorée, de perdre aussi ma sœur. J’essayais de
cacher mon angoisse et je ne cessais de lui répéter : « Allez Milou ! Tiens
bon ! Il ne faut pas que tu te laisses couler. Nous allons être libérées. Je te le
promets. Tu verras, on y est presque. »
D’où lui venait cette force de caractère qui, face à l’adversité, lui
apportait tant d’énergie et de courage ? se demande Anna, qui écoute, le
visage grave. Comment arrivait-elle encore à puiser en elle tant de
ressources ? À sa place, elle en aurait été incapable.
— À quel moment avez-vous vraiment été libérées ? interroge-t-elle
comme pour pouvoir éprouver enfin un soulagement face à tant de tension
contenue.
Alors, tout en cheminant vers la sortie, Simone raconte la fin de ce long
cauchemar. Dans le groupe, chacun marche à son pas, s’arrêtant quand elle
marque une pause, observant un silence respectueux à l’énoncé des
dernières péripéties d’un voyage aux limites du réel. En effet, si le camp est
finalement libéré le 17 avril 1945, les soldats britanniques qui y pénètrent
sont horrifiés devant l’étendue des dégâts. Ils ne savent comment juguler le
fléau. Sans médicaments, avec peu de moyens, tant bien que mal, ils
enterrent les morts qui jonchent le sol et s’occupent comme ils peuvent de
ceux qui survivent encore. Les rations alimentaires ne conviennent guère à
des estomacs qui n’ont avalé que de maigres soupes jusque-là.
— Milou était très faible, précise Simone. Je devais absolument me
débrouiller pour la nourrir, et malgré l’interdiction de sortir, je franchissais
les limites en cachette pour aller chercher du ravitaillement dans les fermes
aux alentours. En échange de cigarettes que les soldats me fournissaient,
j’obtenais un ou deux œufs, parfois un morceau de pain ou de viande
séchée. Vous n’imaginez pas à quel point nous étions heureuses de retrouver
le goût de cette nourriture qui nous avait tant manqué ! Enfin, nous
dormions aussi dans des draps qu’on nous avait distribués et sur des lits,
ceux des casernes des SS ! Un luxe suprême. Nous avions manqué de tout :
de savon pour nous laver, de linge de corps pour nous changer, de
fourchettes pour manger… Ce peu de confort retrouvé était pour nous un
véritable cadeau du ciel.
— Finalement, vous avez débarqué à Paris le 23 mai. C’est bien cela ?
— En effet. Le voyage de retour en camion a été très long. Quand nous
sommes arrivées, ma sœur et moi, à l’hôtel Lutetia, un mois s’était écoulé
depuis la libération du camp. Ensuite, j’ai passé quelques mois de repos en
Suisse, où j’avais de la famille, et Milou a été soignée. Mais là commence
une autre histoire. Celle du retour et de l’incompréhension… Il a fallu vivre
avec ses blessures.
— Vous nous avez confié en effet que votre réadaptation a été difficile,
et que les gens manifestaient souvent du mépris à l’égard des rescapés des
camps. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
— En Suisse, par exemple, comme nous n’avions rien à nous mettre sur
le dos, un vestiaire avait été offert à notre disposition. De jeunes femmes
venaient souvent nous voir et s’exclamaient : « Ah, comme ma robe vous va
bien ! » Un peu comme si elles tiraient orgueil de bonnes actions auprès de
leurs pauvres. Je ne le supportais pas. Et même plus tard, dans les années
1950. J’étais déjà mariée et j’avais suivi mon mari en Allemagne, où il
occupait un poste au consulat. Un soir, lors d’un repas avec de hauts
fonctionnaires, l’un d’eux a regardé mon bras. Mon tatouage se voyait plus
qu’aujourd’hui. « C’est votre numéro de vestiaire ? » m’a-t-il demandé.
Mon mari m’a retrouvée en pleurs dans un coin de la maison. C’est pour
vous dire à quel point le dédain était grand, et pourquoi nous préférions
souvent nous taire.
— Et maintenant ? insiste un de ses petits-fils. Si, par exemple, tu
rencontrais un ancien gardien SS du camp, que lui dirais-tu ?
— Je crois que je l’ignorerais. Penses-tu vraiment que les mots ont une
valeur ? La page est tournée. À partir du moment où on a décidé de faire
l’Europe ensemble, ce n’est plus le moment de revenir sur le passé.
— Alors, grand-mère, tu as pardonné ?
— Non, jamais ! Ce n’est pas à moi de pardonner l’extermination de
6 millions de Juifs. Et même si ce pardon s’exprimait de façon globale, on
ne peut pas oublier le côté individuel. Quand je pense à tous ces enfants, si
vifs, si beaux, qui ont été conduits souvent seuls à la chambre à gaz,
j’imagine tout ce qu’ils auraient pu faire si la vie ne leur avait pas été ôtée.
Pardonner, non, ce n’est pas possible.

*
* *
Dans l’avion du retour le lendemain, en écoutant son invitée converser
avec les siens, heureuse et détendue dans ce cercle familial qui lui tient tant
à cœur, le rédacteur de Paris Match se laisse aller à ses réflexions.
En sa qualité de directeur d’un magazine orienté vers « le poids des
mots, le choc des photos » selon sa devise, Alain Genestar a voulu qu’il
e
l’accompagne sur les lieux avant de lancer son sujet sur le 60 anniversaire
de la libération d’Auschwitz. Depuis qu’il savait qu’il était en charge de ce
dossier, lui-même sentait la nécessité de comprendre, afin de mieux
réfléchir à la façon dont il orienterait son travail. Le fait d’avoir associé
Simone Veil à ce voyage lui a offert plus de perspectives. Avec ses mots
chargés à la fois de tendresse et de fermeté, cette grande dame lui a permis
de ressentir à son tour toute l’horreur de la déportation. Il lui est
reconnaissant d’avoir parlé sans détour, et à la réflexion, il se rend compte à
présent qu’il en a retiré bien plus que des connaissances utiles à
l’élaboration de son article. Au travers de ce voyage, dans ce contexte
familial, il peut maintenant dessiner un portrait plus précis de celle qu’on
définit comme « la personnalité préférée des Français ».
Mentalement, il retrace son parcours que beaucoup de difficultés et de
*2
deuils ont jalonné en se disant que la façon dont elle a, chaque fois,
surmonté les obstacles, cette force de caractère extraordinaire qu’elle
possède, a eu sans doute pour levier sa déportation. De cette souffrance à
Auschwitz, en tant que Juive et femme opprimée, elle a su tirer une énergie
hors du commun qui l’a poussée à toujours se battre sans faiblir, dans sa vie
tant professionnelle que politique.
Il se souvient particulièrement de ses interventions en tant que ministre
à la Chambre des députés lors de la présentation de la loi sur l’IVG *3. Dans
un environnement machiste arrogant, elle a su tenir bon. Là où d’autres
auraient renoncé, elle a fait triompher son point de vue pour libérer les
femmes du poids des grossesses non désirées.
Il lui en a fallu du courage ! pense le journaliste, admiratif. Et pourtant,
elle ne revendiquait pas être une féministe.
Il quitte son fauteuil pour aller une dernière fois la remercier avant
l’atterrissage.
Après les paroles d’usage, elle soutient son regard un moment avec
cette expression si particulière, mélange à la fois de détermination et de
bienveillance, et lui confie :
— Surtout, insistez bien sur notre devoir de mémoire. N’oublions
jamais que nous avons besoin du passé pour construire notre avenir *4.
PARTIE 2

RETOUR SUR LA LOI IVG


Printemps 2004
Quelques mois après ce voyage, à la sortie d’un cours d’Histoire, la
professeure d’Anna la prend à part pour lui demander :
— Tu penses qu’il te serait possible de faire un exposé sur la loi sur
l’IVG en recueillant le témoignage de Mme Veil ? Tu es quand même bien
placée pour ça, il me semble, ajoute-t-elle d’un air entendu.
Sur le moment, la lycéenne est assez perturbée. Le sujet est d’une part
difficile, et le fait d’y mêler l’amie de sa mère lui paraît audacieux. Certains
de ses camarades ne vont-ils pas lui reprocher d’être avantagée ? Mais ce
qui l’inquiète le plus, c’est le risque de devoir affronter un débat houleux
entre deux prises de position très opposées, les uns considérant l’avortement
comme un crime, les autres comme une liberté. Elle aimerait bien avoir
l’avis de ses parents.
Elle décide finalement d’en parler à sa mère.
— Il ne devrait pas y avoir de problème, lui répond-elle. Pourquoi te
priver de son aide ? Je vais lui en toucher un mot. On verra bien.

*
* *
Ayant finalement obtenu l’accord de Simone, un après-midi de la
semaine suivante, Anna se rend chez elle. Toutes les deux se sont installées
autour de la table de la salle à manger.
Simone est arrivée avec des photos et de vieux journaux à la main. En
regardant l’adolescente avec insistance, elle lui demande :
— Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?
— Tout ! répond Anna spontanément.
Ce qui fait sourire Simone. Un encouragement pour la lycéenne qui finit
par se jeter à l’eau :
— Je voudrais déjà avoir vos conseils, car je pense qu’en abordant le
sujet sur l’interruption volontaire de grossesse en classe, je risque de
rencontrer de grosses difficultés. Bien sûr, je suis convaincue de sa
nécessité, mais certains risquent de ne pas être d’accord avec moi. Je me
demande vraiment comment je vais faire pour affronter les critiques.
Anna s’arrête, légèrement mal à l’aise, tandis que Simone est absorbée
dans ses pensées. L’avortement a toujours divisé l’opinion, jusqu’à
déchaîner les passions. Elle le sait bien puisqu’elle a été la première victime
de prises de position excessives au moment où elle a présenté son projet de
loi.
— Si tu veux, lui dit-elle après réflexion, nous allons faire un tour
d’horizon de la question. Je suis certaine que tu trouveras ensuite plus
facilement des arguments pour convaincre tes camarades de la nécessité
d’avoir légiféré.
Anna se contente de hocher la tête en guise d’accord. Elle a confiance
en Simone, qui choisit alors, dans les documents qu’elle a préparés, une
page extraite d’un journal titrant en gros caractères : « Loi sur l’IVG, un
tournant dans l’histoire des femmes ? » Le quotidien porte la date du
26 novembre 1974.
À ce moment-là, Auschwitz était loin pour cette ancienne déportée,
même si les cicatrices de ses blessures restaient toujours très douloureuses.
Mais parvenue à 47 ans, au prix de hautes luttes, elle avait déjà tracé un
parcours brillant dans sa carrière. Il lui en avait fallu du courage et de
l’opiniâtreté au retour de l’enfer pour commencer ses études de droit, puis
pour convaincre Antoine, son mari, qu’elle devait travailler. « On a
suffisamment d’argent, tu n’as absolument pas besoin d’exercer un métier.
Laisse ça à celles qui ne peuvent faire autrement », lui disait-il en réponse à
ses demandes répétées.
Pourtant, pas question pour elle de se contenter d’être une mère au foyer
et d’organiser des dîners d’ambassade. Elle ne voulait en aucun cas
dépendre financièrement de son mari. De plus, elle pensait que ses longues
études juridiques devaient être mises à profit.
Il avait fini par céder à condition qu’elle devienne magistrate, et non pas
avocate comme elle en avait l’intention. Après tout, avait-elle pensé, du
moment qu’elle avait des responsabilités officielles, elle pourrait se mettre
au service des autres comme elle l’avait toujours souhaité, et plus
particulièrement ouvrir la voie aux femmes, trop soumises encore à
l’autorité des hommes.
En cette année 1974, après un parcours remarqué dans l’administration
judiciaire, elle était devenue la première ministre femme à entrer au
gouvernement. Une véritable révolution. Valéry Giscard d’Estaing venait
d’être élu aux commandes de l’État. Il voulait inaugurer une nouvelle ère
politique et l’avait nommée ministre de la Santé. Pourquoi elle plutôt
qu’une autre ? Une question qu’elle s’était souvent posée, car ce choix avait
surpris tout le monde, à commencer par elle. Magistrate inconnue des
médias, sans appartenance politique, elle se trouvait certes depuis 1970
dans les coulisses du pouvoir, mais toujours dans l’ombre.
Soudain, cette nomination l’avait propulsée sur le devant de la scène.
Mitraillée par les caméras à son arrivée à l’Élysée, elle n’avait jamais oublié
son premier Conseil des ministres.
Ce jour-là, elle avait tout de suite compris qu’elle n’aurait pas droit à
l’erreur. Seule femme à siéger à côté de tous ces hommes rompus au jeu
politique, elle n’en menait pas large. Elle s’était assise discrètement en bout
de table, sentant à ce moment-là que tous les regards étaient braqués sur
elle. Une question à traiter la visait directement. Il fallait légiférer très
rapidement sur l’IVG. Le nouveau président était pressé, il voulait imprimer
sa marque le plus vite possible. Et il l’avait chargée de ce lourd dossier.
— On pourrait peut-être commencer par ce titre de journal ? propose-t-
elle enfin à Anna en lui montrant l’article. Qu’en penses-tu ?
— C’est une bonne idée. Le mot « tournant » est important. Il va me
permettre de lancer le sujet.
— Bien plus encore que tu ne le penses. Pour comprendre tous les
enjeux, il faut que tu imagines le contexte du moment. Tu devras expliquer
à tes camarades que jusque-là, l’avortement était interdit, et donc y recourir
clandestinement était pénalement sanctionné.
— Vous voulez dire qu’on risquait d’aller en prison, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Depuis la loi de 1920, l’avortement était considéré comme
un crime exposant les contrevenants à une peine de trois mois à deux ans de
prison.
Anna, tout en écoutant attentivement les propos de Simone, commence
à prendre des notes. Elle sait maintenant qu’elle a bien fait de lui demander
son aide. En même temps, elle est heureuse de retrouver cette intimité qui
les a déjà unies cet hiver, pendant leur visite à Auschwitz.
— À partir de 1942, continue Simone dans son souci de précision, sous
le régime de Vichy, les choses se sont considérablement durcies. Le fait
d’ôter la vie à un fœtus est devenu un crime contre la sûreté de l’État. Il
était passible de la peine de mort. À ce propos, tu connais le nom de
« faiseuse d’anges » ?
— Oui, bien sûr. Ce sont des femmes qui en général ne sont pas
médecins et qui se chargent de faire avorter clandestinement celles qui le
souhaitent contre de l’argent.
— Eh bien, Marie-Louise Giraud, qui en était une, a été guillotinée en
1943. Ceci te montre à quel point l’application de la loi était sévère.
— Mais pourquoi tant d’acharnement ?
— À ce moment-là, on prétendait qu’il fallait combler le trou
démographique de la guerre. « Il faut faire des enfants », telle était la devise
du gouvernement en place. Par conséquent, on considérait le fait d’avorter
comme une attaque contre l’unité nationale. Et puis, la société était encore
très patriarcale. Les hommes avaient à cœur de protéger leurs intérêts.
Pourtant, je t’assure qu’ils étaient rarissimes à assumer leur responsabilité et
à aider en pareil cas !
Anna s’arrête d’écrire pour mieux écouter celle qui lui fait face. Elle
remarque l’élan qui anime soudain ses explications. Elle comprend que ce
sujet lui tient à cœur.
— N’oublie pas, continue Simone, le visage grave, qu’on vivait encore
avec cette idée que l’homme était le pivot tout puissant de la famille. Ce
qu’on a longtemps négligé, c’est qu’ils pouvaient, à ce titre, se permettre
certaines formes d’abus sans véritables risques. Qu’en penses-tu, toi qui fais
partie de la nouvelle génération ?
— C’est inadmissible. Nous avons l’égalité en droit. Je ne vois pas
pourquoi nous devrions nous soumettre à l’autorité des hommes. On n’est
plus au Moyen Âge ! Mais quelle injustice ! Ce sont toujours les femmes
qui ont dû se soumettre. Il faudrait vraiment que ça change.
— Sache, ma fille, qu’en 1974, beaucoup d’hommes se pensaient
supérieurs aux femmes.
— J’ai un exemple qui reprend bien ce que vous me dites. La mère
d’une amie m’a raconté que lorsqu’elle était à la fac, il y avait un
professeur, une star de son département de recherche, bardé de diplômes et
de distinctions honorifiques, qui convoquait systématiquement les
étudiantes dans son bureau pour essayer d’en obtenir des faveurs en
échange d’une bonne note.
— Cela prouve bien que ce genre de comportement existait dans toutes
les catégories sociales. Un climat de suprématie masculine régnait à peu
près partout, et sans vouloir en faire une généralité, il faut admettre que la
mentalité de l’époque favorisait les excès. Alors, tu peux imaginer dans
quel désarroi pouvaient se trouver leurs victimes en découvrant qu’elles
étaient enceintes.
— Mais pourquoi n’allaient-elles pas les dénoncer ?
— Il faudra que tu lises certains articles relatifs à l’attitude de celles qui
ont subi l’emprise de harceleurs ou de violeurs. Tu apprendras que bien
souvent, elles n’osent pas en parler parce que, pour beaucoup, l’agresseur
est un membre de leur famille. D’autres éprouvent après coup une forme de
culpabilité. Et puis ces pauvres malheureuses doivent en plus fournir des
preuves ! Or, les victimes mettent souvent longtemps avant de pouvoir en
parler.
— Parce qu’elles ont sûrement honte d’aller voir la police. En attendant,
je remarque que malgré toutes les peines encourues, les avortements
clandestins continuaient quand même, puisque j’ai lu qu’ils étaient très
nombreux à la veille de votre projet de loi. On les compte même par
milliers.
— C’est un phénomène qui remonte à la nuit des temps, pour la bonne
raison que « tomber enceinte », comme on dit, n’est pas toujours vécu
comme un heureux événement.
— Après tout ce qu’on a déjà dit, j’imagine effectivement que ce devait
être pour beaucoup une véritable malédiction.
— Surtout pour celles qui n’étaient pas mariées, mais aussi pour
d’autres aux faibles revenus, souvent mères de plusieurs enfants, ou pour
toutes les victimes d’abus sexuels ou de brutalités à l’intérieur même des
couples. Songe qu’il était impensable, dans les années 1950, d’affronter la
condition de fille-mère. Aujourd’hui, ce statut est admis, on parle de « mère
célibataire », mais jusqu’en 1950, la plupart du temps, celles qui se
retrouvaient dans cette position et sans mari étaient montrées du doigt,
rejetées par le père de leur enfant et même très souvent par leur famille. La
morale les condamnait violemment.
— On leur reprochait d’être de mauvaises femmes, c’est ça ?
— Non seulement, mais aussi de ne penser qu’à leur plaisir.
— Heureusement que les mentalités ont évolué !
— Il a fallu du temps, car même si la loi s’assouplissait peu à peu,
l’avortement était toujours interdit et condamné en 1974.
— Mais est-ce qu’on appliquait encore les textes ?
— Le sujet restait tabou pour les magistrats. D’après les rapports que
j’ai lus à l’époque, 300 000 interruptions de grossesse étaient pratiquées par
an dans la clandestinité. Les condamnations étaient la plupart du temps des
amendes, mais quelquefois encore de la prison.
— C’est énorme ! Je ne me souviens plus en quelle année la pilule
contraceptive a été autorisée ?
— En 1967, dix ans avant le vote de la loi sur l’IVG, mais avec
beaucoup de restrictions, ce qui limitait sa portée. C’était à l’époque sur
ordonnance médicale, et seulement à partir de l’âge de la majorité, qui à ce
moment-là était à 21 ans. Ne parlons même pas de la pilule abortive qui n’a
que quelques années.
— Finalement, aujourd’hui, nous avons bien de la chance !
Un peu gênée et sur un ton plus hésitant, Anna poursuit :
— Dans ma classe, je connais des filles qui « couchent » avec leur petit
ami.
— Il n’y a rien là de répréhensible. Elles en ont tout à fait le droit, à
condition d’être conscientes de ce qu’elles font et certaines de ne pas avoir
un enfant non désiré. Avorter n’est pas si facile, même aujourd’hui, avec
tout l’encadrement médical dont on dispose.
Pendant qu’Anna feuillette tous les documents qu’elle a rassemblés
depuis quelques jours pour sélectionner les sujets essentiels, Simone se
remémore le temps où elle était rattachée au ministère de la Justice, en
charge de l’administration pénitentiaire, son premier poste. Elle se revoit,
jeune magistrate, envoyée très vite sur le « terrain ». Son travail consistait à
inspecter alors les prisons, pas vraiment pour agir, mais plutôt pour vérifier
que les droits élémentaires des incarcérés étaient respectés.
Avec son énergie habituelle, elle avait observé, écouté, et s’était vite
rendu compte que les conditions de vie des prisonniers étaient pitoyables.
Elle se souvient avoir multiplié les rapports à sa hiérarchie, les voyages aux
quatre coins de France, travaillant avec acharnement pour défendre la cause
des détenus. À cette époque, les bruits des grilles, des verrous, un simple
choc de gamelle lui rappelaient des souvenirs qu’elle avait cru un moment
oublier.
Une chose l’émouvait par-dessus tout : la situation des femmes qu’on
humiliait et qu’on maltraitait. Pendant les sept ans qu’avait duré sa mission,
elle avait voulu tout faire pour améliorer leur sort. Ce fut dans ces
moments-là aussi qu’elle prit pleinement conscience des souffrances que
certaines devaient s’infliger quand elles décidaient d’avorter. À l’heure du
café, dans la soupente du numéro 4 de la place Vendôme, une annexe du
ministère de la Justice où se situait son bureau, elle écoutait ses secrétaires.
Avec elle, elles parlaient de tout, depuis les petites tracasseries quotidiennes
jusqu’à leurs angoisses de femmes.
Elles avaient toutes une grande confiance en Simone, car malgré son
allure de « grande bourgeoise », comme elles disaient, elles pouvaient
compter sur leur supérieure pour faire avancer les choses. L’une d’entre
elles, Marie-France, lui avait même confié les conditions atroces de son
avortement.
Simone craint de choquer Anna. Elle ne peut pas lui raconter tout ce
qu’elle a appris sur les moyens de fortune utilisés alors sur les plus
démunies, qui confiaient leur corps à des « avorteuses ». Parfois, c’étaient
des aiguilles à tricoter, responsables souvent d’une perforation de l’utérus ;
souvent, des sondes mal mises et génératrices d’infection ou d’hémorragies,
ou même des fers de cintres destinés à percer le sac amniotique et qui se
révélaient être de véritables instruments de torture, sans parler des bidons
de javel.
Elle s’était dit qu’il fallait faire quelque chose pour toutes ces femmes.
Quoi ? Elle ne le savait pas encore. Mais pendant les dix ans qui avaient
suivi, elle avait entassé dans l’armoire blanche de son bureau des
témoignages, des centaines de pages de prises de notes, des comptes-rendus
de procès et même des photocopies d’articles relatifs à ce sujet. C’est ce qui
explique que plus tard, alors qu’elle venait d’entrer au gouvernement et que
le président Giscard d’Estaing lui confia la mission de défendre le projet de
loi sur l’IVG, elle accepta sans hésitation.
Le sujet était brûlant et déchaînait l’opinion publique à ce moment-là.
Beaucoup encore condamnaient le manque de responsabilités de celles qui
y avaient recours. Un porte-parole du Laissez-les vivre, mouvement
contestataire nouvellement créé, avait même clamé bien haut : « Les
femmes vont avorter comme elles vont acheter une paire de chaussures.
Elles n’avaient qu’à faire plus attention. Vous imaginez si les mères de
Martin Luther King ou de Marie Curie avaient avorté ? »
Et puis, à l’opposé, il y avait les partisanes, celles qui militaient au sein
d’associations, souvent des femmes de courage, connues dans les sphères
*1
médiatiques .
— Simone, vous croyez que je peux parler du procès de Bobigny ? J’ai
pris beaucoup de notes à ce sujet, et je pense qu’il serait intéressant de
l’évoquer dans mon introduction. C’était peu de temps avant la loi que vous
avez fait voter, non ?
On dirait que la lycéenne vient de rejoindre ses pensées.
— Effectivement, c’est un bon exemple qui permettra de comprendre la
nécessité d’une législation, d’autant plus que cette affaire se place juste trois
ans avant mon intervention en tant que ministre. Montre-moi les documents
que tu as trouvés sur ce sujet.
Alors, toutes deux se mettent à feuilleter les articles de presse, les
photos qu’Anna a dupliquées. Simone retrouve parmi les clichés de
l’époque le visage souriant de Gisèle Halimi, jeune avocate qui avait
accepté de défendre les prévenues. Elle a toujours admiré son courage et
son attachement à la cause des femmes.
— Dis-moi, comment vas-tu présenter ce passage ? finit-elle par
demander à l’adolescente.
— Je vais d’abord énoncer les faits. En octobre et novembre 1972, cinq
femmes comparaissent devant le tribunal, dans le box des accusés. À
l’automne 1971, Marie-Claire, 16 ans, est enceinte, après avoir été violée
par un garçon du lycée. Elle refuse de garder l’enfant et demande de l’aide à
sa mère, Michèle Chevalier.
— N’oublie pas de dire que c’était une mère qui avait été abandonnée
par son compagnon, qui élevait seule ses trois enfants et qui n’était qu’une
simple employée de la RATP.
— Et qui n’avait pas de gros revenus, ajoute Anna.
— C’est très important en effet, car, comme tu vas sûrement le préciser,
les avortements clandestins pratiqués dans de bonnes conditions coûtaient
cher. Les plus riches pouvaient se rendre en Angleterre ou en Suisse pour
profiter de soins en clinique. Mais toutes les autres, celles qui n’avaient pas
les moyens, devaient se débrouiller comme elles le pouvaient. Encore une
fois, tu dois pointer l’injustice sociale dans ce domaine. Tu comprends donc
pourquoi le gouvernement devait intervenir. Il y avait urgence.
— Je vais insister sur cet élément quand je raconterai la suite, puisque le
gynécologue qui a confirmé le diagnostic de grossesse voulait bien
s’occuper de l’avortement, mais contre une somme énorme. Je crois que le
montant correspondait à l’équivalent de trois mois de salaire. Évidemment,
Madame Chevalier a demandé de l’aide à deux de ses collègues qui l’ont
adressée à une faiseuse d’anges. L’avortement de sa fille a eu lieu dans de
mauvaises conditions d’ailleurs, puisqu’il a été suivi d’une hémorragie et
d’une hospitalisation.
— Ce qui était assez courant. Il faudra bien que tu évoques comment on
en est arrivé au procès.
— C’est le violeur qui en a été à l’origine. Quand la police l’a
soupçonné un peu plus tard d’un vol de voitures, il a été arrêté, et lors de
son interrogatoire, il a dénoncé Marie-Claire dans l’espoir de s’en tirer à
bon compte. La police a alors mené une enquête, et la mère et la fille ont été
menacées de prison. Elles ont fini par avouer. Ce qui explique leur mise en
examen.
Simone acquiesce en hochant la tête. Elle avait suivi cette affaire qui
avait passionné l’opinion publique. Cette histoire lui en rappelle une autre,
*2 *3
celle d’une militante algérienne , violée, torturée par des soldats français
après son arrestation en 1960, pour lui faire avouer sa participation à un
attentat du FLN. Elle était alors magistrate. Déjà, Gisèle Halimi, qui devait
assurer sa défense, avait obtenu de Simone la promesse d’une grande
protection de l’inculpée. Il s’agissait alors de leur première rencontre.
L’entretien téléphonique bref s’était cependant révélé efficace. Grâce à son
intervention, le tribunal d’Alger avait été dessaisi de l’affaire au profit de
celui de Caen. Cependant, malgré toutes les preuves apportées et la solidité
de la défense, l’accusée avait été condamnée à mort, puis amnistiée.
— Regardez, j’ai même trouvé la plaidoirie de Gisèle Halimi, lui dit
Anna en lui tendant des feuillets.
— Tu l’ajouteras à la fin de ton dossier. Mais peut-être pourrais-tu
seulement en résumer les points forts et énoncer le verdict.
— Vous pensez qu’il est important que j’insiste sur le fait qu’elle ait
rendu responsables les pouvoirs publics qui ne voulaient pas légiférer ?
— Bien sûr ! Et surtout, explique bien ce qu’elle a dénoncé avec force :
cette oppression qu’exerçaient les hommes sur les femmes en les privant de
leur droit à disposer de leur corps. C’était un discours très courageux, je
t’assure, qui m’a servi trois ans après pour argumenter.
*4
— D’autant plus que le verdict a été très clément .
— Ce qui, de ce fait, a rendu la loi de 1920 inapplicable. Tu comprends
maintenant pourquoi légiférer sur l’IVG fut un tournant dans l’histoire des
femmes, comme l’a titré ce journal. Mais aussi dans celle des hommes,
ajoute-t-elle après une courte pause. À l’époque, si cette loi passait, elle
aurait constitué une rupture et même une dépossession de leur suprématie
en matière de procréation. Ils ne seraient plus les maîtres !
— Super ! s’exclame Anna, qui prend le temps de noter par écrit ces
conseils.
Simone en profite pour se rendre à la cuisine. Elle a envie de savourer
une tasse de thé.

*
* *
Un peu plus tard, le dialogue reprend.
— Est-ce que vous pouvez me dire comment vous avez préparé votre
projet de loi ? Avez-vous été aidée ? Je pense que mes camarades seraient
intéressés par la façon dont un ministre travaille.
Cette simple question renvoie Simone dans le passé. Elle retrouve la
chaleur étouffante de cet été 1974 à Paris. Pas de vacances à la mer cette
année-là, mais des semaines de travail harassantes. Une fois sa journée
terminée, après maintes réunions, entrevues et échanges concernant d’autres
sujets pressants, elle rentrait fatiguée chez elle pour se consacrer à des
heures de travail et de réflexion sur ce dossier explosif. Souvent les cheveux
défaits, allongée sur son lit (son deuxième bureau), elle compulsait de
nombreux documents préparés par ses aides de camp.
— J’ai toujours pensé que l’IVG, c’est avant tout une histoire de
*5
femmes pour les femmes , répond-elle finalement à Anna. J’avais donc
chargé deux de mes fidèles collaboratrices de me préparer le terrain. De
plus, pour éclairer le débat, je voulais connaître les points de vue de
célèbres militantes telles que Gisèle Halimi justement, mais aussi de
responsables du planning familial ou de généralistes, dont les avis m’étaient
précieux. Il était important que j’aie une idée très précise des faits, car il y
avait eu, avant moi, une tentative du garde des Sceaux du précédent
gouvernement qui s’était révélée être un échec. Il s’agissait pourtant
seulement d’autoriser l’avortement en cas de grossesse après un viol ou en
cas de danger pour la mère.
— Le « non » avait été majoritaire ? Je ne comprends pas…
— C’était sans doute déjà trop. Tu sais, à ce moment-là, beaucoup de
personnes s’opposaient farouchement à tout changement. Je me souviens
d’un juge d’instruction à la chancellerie, spécialisé dans les affaires
médicales. Il s’acharnait à condamner les médecins poursuivis pour
avortement jusqu’à leur interdire à vie d’exercer leur métier. Te rends-tu
compte de ce que cela signifiait ?
Anna hoche la tête. Comment pouvait-on supprimer à un médecin son
droit d’exercer de façon aussi tranchée ? Simone ajoute avec un léger
sourire :
— Je l’appelais « le fou furieux », et nous étions quelques-uns à le
détester pour ses positions extrêmes. C’est sûrement son attitude qui m’a
aidée à me battre, car je crois que je peux aujourd’hui véritablement parler
d’un combat. Je me suis transformée en véritable guerrière, termine-t-elle
en riant. Ce qui m’a aidée aussi, c’est le nombre impressionnant de lettres
d’encouragements que j’ai reçues. Regarde, je t’en ai choisi une. Prends le
temps de la lire.
Elle lui tend alors deux feuilles de papier jauni, portant les marques des
pliures d’un envoi sous enveloppe.
Anna parcourt des yeux les caractères d’une écriture régulière tracée à
la main. Maladroitement, son autrice, une certaine Claudette, raconte les
conditions sordides de son avortement alors qu’elle avait à peine 18 ans.
Jeune étudiante, inspirée par les mouvements du Peace and Love et des
Baba cool, en commençant ses études universitaires, elle s’était sentie
libérée des règles strictes de la pension d’où elle venait :
« Je m’étais mise à côtoyer et apprécier des gens gentils qui me
paraissaient libérés des préjugés et des tabous de cette époque, dont le
fameux “tout le monde s’aime” était la devise. Très vite, ils m’ont entraînée
dans leur tourbillon. Bien souvent, le soir, au lieu de me consacrer à mes
études, j’allais les retrouver pour fumer, parfois même du shit, et écouter de
la musique.
C’est comme ça que j’ai rencontré parmi eux un garçon dont le but
premier était de profiter de la vie et de tous ses plaisirs. C’était une relation
sans contrainte qui n’avait pas beaucoup d’avenir, car si j’étais très
amoureuse, lui ne me manifestait aucun véritable attachement. J’ai fini par
tomber enceinte.
J’avais fait une imprudence, je le savais, et quand j’ai commencé à avoir
les premières nausées, j’ai compris tout de suite ce qui m’arrivait. J’ai
essayé d’en parler à mon partenaire, mais il m’a laissé comprendre que je
n’avais qu’à me débrouiller. »
Elle explique ensuite qu’elle ne voulait pas garder l’enfant, parce
qu’elle ne pouvait pas renoncer à ses rêves d’avenir. Alors, un véritable
parcours du combattant avait commencé pour elle.
La suite raconte les étapes de son avortement clandestin, seule,
humiliée, soumise au bon vouloir d’une doctoresse sans états d’âme qui,
une fois la sonde posée et l’argent reçu, l’avait renvoyée sans une
explication chez elle. Quelques heures plus tard, elle commença à saigner
abondamment. Terrorisée, elle finit par appeler un membre de sa famille,
médecin, qui prit heureusement rapidement les choses en main en la faisant
hospitaliser.
Il y a tant de détails horribles dans le récit de cette femme contrainte de
supporter l’humiliation, la peur, mais aussi la douleur, qu’Anna reste sans
voix. Elle n’imaginait pas que pareille chose ait pu avoir lieu.
— Mais c’est affreux ! s’indigne-t-elle en interrompant sa lecture.
— C’est pourtant la stricte réalité. Voilà ce qui se passait encore en
1974 chez nous. Que penses-tu du rôle du garçon dans cette malheureuse
histoire ?
— Quel crétin ! Il ne se sentait pas concerné par ce qu’il avait fait. Je
trouve son attitude irresponsable !
— Elle était très répandue pourtant, crois-moi. Après tout, beaucoup
d’hommes pensaient que les femmes s’étaient toujours débrouillées. Elles
n’avaient qu’à continuer. J’ai souvent entendu cet argument quand je
préparais le projet, et même émanant de la bouche du Premier ministre au
début !
— C’est bien facile ! ajoute Anna avant de parcourir la suite de la lettre
qui se termine ainsi :
« Chère Madame, au nom de toutes celles qui comme moi ont souffert
de pareilles expériences, et pour toutes celles aussi qui en sont mortes, je
vous supplie de lutter jusqu’au bout pour que le projet de loi IVG aboutisse.
Nous sommes toutes avec vous. Nous vous encourageons et nous vous
remercions d’avoir choisi la cause des femmes. Notre corps nous appartient,
et ce n’est pas aux hommes de décider à notre place. »
— La fin de ce qu’écrit Claudette a dû être stimulante pour vous, non ?
— Toutes les lettres n’étaient pas de cet ordre-là, tu sais. J’ai reçu aussi
beaucoup de courriers d’insultes. Quelquefois c’était vraiment difficile à
supporter. On est allé jusqu’à me traiter d’avorteuse. Il y avait beaucoup de
résistance, crois-moi.
Une fois le projet de loi déposé à l’Assemblée pour qu’il soit examiné,
elle avait encore en tête ces milliers de lettres odieuses, menaçantes,
insultantes que son attaché parlementaire et ses aides essayaient de lui
cacher en les jetant avant qu’elle ne les lise. Elles émanaient bien souvent
de l’extrême droite, catholique, antisémite, ce qu’elle avait le plus grand
mal à accepter. L’une d’entre elles faisait même état de son passé dans
l’enfer des camps de concentration. Son auteur n’hésitait pas à lui écrire
qu’elle allait devenir à son tour une des plus grandes criminelles de ce
siècle, un « assassin en série ». Comment imaginer que de telles convictions
aient pu encore exister trente ans après l’Holocauste ? On tirait sur elle à
boulets rouges. La lettre continuait en ces termes :
« Vous allez tuer nos enfants, vous allez détruire notre patrie, ses
valeurs, sa jeunesse. Et tout cela pour satisfaire une poignée de féministes
déchaînées, homosexuelles pour la plupart d’entre elles. Madame, pourquoi
êtes-vous à ce point ignoble, vous qui semblez si bien élevée ? »
— Mais quand même, vous deviez être aidée par les médecins ?
s’offusque Anna.
— Pas tous ! J’ai tout de suite senti que je n’aurais pas le soutien de la
profession médicale. Elle n’acceptait ce projet qu’avec beaucoup de
réticence. Quand j’ai été reçue la première fois par le groupe des médecins
conseillers, constitué sous le précédent gouvernement, l’accueil fut glacial.
Je crois bien que s’ils avaient pu m’assassiner, ils l’auraient fait *6.
— Et les ministres ? Ils vous ont apporté leur soutien, j’espère ?
— Pas vraiment. Je dois dire que j’avais celui, inconditionnel, du
président de la République et, ce qui est très curieux, de beaucoup de
représentants des partis de l’opposition qui voulaient du changement.
D’ailleurs, c’est grâce à leur voix que le texte a été voté.
— Finalement, telle que je vous connais, vous avez surtout compté sur
vous-même.
Simone sourit.
— J’étais en effet très isolée. Mais il faut savoir que les plus grandes
réformes de la société se font toujours dans la douleur. Je me disais que ça
ne pouvait pas continuer comme ça. Trop d’avortements devenaient de
véritables drames humains. Il fallait désormais s’appuyer sur une loi.
C’était nécessaire. J’étais prête, quitte à souffrir mille tourments. Je crois
que rien ne pouvait m’ébranler. Je savais bien jusqu’où il faudrait aller. Je
n’étais pas certaine de l’emporter, bien sûr. Je craignais les débordements
des manifestations qui commençaient, mais je voulais me battre, et pour
cela, je devais écrire mon discours avec toute ma conviction de femme
d’abord, puis de ministre. Ce texte était l’outil nécessaire pour entrer dans
l’arène. Curieusement, je l’ai rédigé très facilement un après-midi où j’étais
seule chez moi.
Anna écoute, admirative. Elle reconnaît bien là la force de caractère
dont elle a été témoin à Auschwitz et qui semble habiter cette femme au
destin incroyable.
— J’ai visionné votre discours à l’Assemblée et j’ai été très émue en
vous voyant monter à la tribune. En même temps, je me suis sentie très fière
de vous connaître. Vous étiez vraiment très belle.
— Quel jour terrible ! se souvient Simone.
En ce matin brumeux du 26 novembre 1974, les marronniers avaient
déjà perdu leurs feuilles, l’hiver n’était pas loin. La DS noire du ministère
était venue l’attendre au pied de l’immeuble qu’elle occupait rue de
Vauban, pour la conduire au Parlement. Elle avait peu dormi la nuit
précédente. Dans son petit boudoir où s’entassaient les coussins, oubliant sa
fatigue, elle avait pris le temps de se préparer. Il fallait qu’elle donne le
meilleur d’elle-même, et pour les circonstances, elle avait revêtu un tailleur
bleu marine classique, son uniforme des grands jours.
— J’ai vu que vous portiez votre long sautoir de perles fines que vous
mettez toujours dans les grandes occasions.
— Effectivement, je voulais que ma tenue soit irréprochable de façon à
ne pas provoquer de réflexions. N’oublie pas que je m’adressais à un public
essentiellement masculin, les députées femmes se réduisant au nombre de
neuf.
Pendant tout le trajet depuis son domicile jusqu’au palais Bourbon, elle
s’était remémoré les premières phrases de son discours. Elle l’avait relu
plusieurs fois la veille avant de se coucher pour s’assurer qu’aucune de ses
phrases, parfois longues, ne la ferait trébucher. Elle en connaissait
parfaitement le rythme et les mots-clés sur lesquels il faudrait insister.
« Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs. Si j’interviens
aujourd’hui, ministre de la Santé, femme et non-parlementaire, pour
proposer aux élus de la nation une profonde modification de la législation
sur l’avortement, croyez bien que c’est avec un profond sentiment
d’humilité devant la difficulté du problème, comme devant l’ampleur des
résonances qu’il suscite au plus intime de chacune des Françaises, et en
*7
pleine conscience… »
— Est-ce que vous aviez peur ?
— Peur ? Pas vraiment. Je portais un projet qui irritait beaucoup de
monde, mais je devais le mener à bien, car l’espoir de beaucoup de femmes
qui me faisaient confiance reposait sur mes épaules. Je savais que les heures
qui allaient venir seraient rudes. Mais je n’imaginais quand même pas
qu’elles atteindraient une telle violence.
— J’ai lu dans les journaux de l’époque qu’on avait même dessiné des
croix gammées dans le hall de votre immeuble quelques semaines avant la
journée des débats.
Instinctivement, Simone touche son bras gauche où se lit encore le
numéro « 78651 ». Une cicatrice qui ne se refermera jamais.
— Toutes les bassesses ont été utilisées, explique-t-elle à la jeune fille
d’une voix hésitante. Mais il y a eu pire sur mon chemin.
Ce qu’elle ignorait en effet en longeant les quais de Seine ce matin-là, et
qu’elle raconte à Anna, c’était que depuis l’aube de ce fameux matin du
26 novembre, dans la rue des Bourbonnais, leur lieu de rendez-vous, une
quinzaine de femmes s’étaient rassemblées. Elles prétendaient vouloir
chasser le Mal. En jupe longue, les épaules cachées par un châle, elles
marchaient, semblables à des martyrs conduits au sacrifice, tout en égrenant
avec acharnement les 50 perles de leurs chapelets. Le visage tendu, la tête
baissée, dans la posture des implorantes, elles avançaient, récitant leur
rosaire d’une voix monotone.
Je vous salue Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous…
Entre le pouce et l’index, elles serraient, l’un après l’autre, les 10 petits
grains de buis, de nacre ou de verre, tout en récitant chaque fois un Ave
Maria.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni…
Puis venait le tour du Pater Noster qu’elles entonnaient avec la ferveur
d’un chant religieux :
Notre Père qui es aux cieux…
Priez pour nous, pauvres pécheurs… Ne nous soumets pas à la
tentation, mais délivre-nous du Mal…
Quand elles avaient prononcé l’ultime « Amen », elles recommençaient
depuis le début, infatigablement.
— Quel était leur but ? demande Anna, intriguée.
— Elles multipliaient les prières pour attirer l’attention. Des passants
les regardaient, surpris et curieux. Quand elles sont arrivées devant l’entrée
principale du palais Bourbon, elles se sont agenouillées en continuant. Ce
qu’elles voulaient ? Gêner, donner mauvaise conscience et empêcher cette
loi de passer. Au nom du Christ, de la Vierge Marie, la mère éternelle, elles
revendiquaient ostensiblement le droit à la vie pour tous les enfants à naître.
Tu imagines l’effervescence à l’intérieur du palais Bourbon…
Dans la salle des pas perdus de l’hôtel de Lassay *8, le bourdonnement
confus de leur litanie s’enflait comme une menace. Les techniciens de
l’ORTF, pourtant en grève depuis la veille, mais qui avaient décidé de venir
filmer les débats, fixaient un moment leur caméra sur ces pleureuses
exaltées. Tout était bon à prendre pour faire grimper l’audience.
Les soldats de la Garde républicaine, déjà prêts à accueillir le président
de l’Assemblée, se lançaient des coups d’œil inquiets, tandis que des
hommes politiques allaient et venaient, arpentant le damier des dalles
blanches et noires de la salle des Quatre Colonnes. Ils se saluaient d’un
hochement de tête, se serraient la main ou se rassemblaient par petits
groupes. Les conversations en aparté gagnaient en force. On comptait déjà
les voix. Malgré la volonté du président de la République, beaucoup
doutaient du succès du projet. On pouvait même saisir des phrases pleines
de ressentiment :
« Cette loi est un crime déguisé ! Elle ne passera pas. Elle est beaucoup
trop permissive. »
« Nous ne pouvons accepter que la débauche supplante la morale. Le
sexe n’aura quand même pas tous les droits ! »
« Et la vertu des jeunes filles, alors ? Qu’en faisons-nous ? »
« Le président va trop loin ! En plus, il nous envoie une femme comme
porte-parole… »
Heureusement, Simone n’entendit pas tous ces propos malveillants qui
circulaient çà et là. Quand sa voiture s’arrêta rue de l’Université, elle jeta un
coup d’œil sur les protestataires agenouillées, dont la ferveur redoubla
d’intensité en la voyant paraître.
— Mais enfin, qui étaient ces femmes ? demande Anna exaspérée.
— Des exaltées. Je ne les connaissais que trop bien ! Beaucoup d’entre
elles avaient pris d’assaut le standard de l’Assemblée tout au long des mois
précédents. Elles avaient écrit à tous les députés, organisé des sit-in place
Saint-Michel. Des agitatrices nées, prêtes à tout pour convaincre. Elles ne
représentaient qu’une minorité, mais étaient capables par leur hargne et leur
exaltation de mobiliser des foules, même si au sein de la communauté
catholique, l’attitude était très modérée.
Simone s’arrête pour rechercher trois photos parmi celles qu’elle a
préparées pour les circonstances.
— Regarde, lui dit-elle en lui tendant les clichés. Voici aussi l’autre
forme d’accueil qui m’attendait en sortant de la voiture.
Sur le papier argentique, on peut voir des manifestants au regard
haineux, brandissant ostensiblement des pancartes sur lesquelles figurent
des slogans lapidaires : « Permis de tuer », « Meurtre de masse », « On tue
un enfant ! » Un calicot déployé par deux femmes vêtues de noir affiche
cette phrase terrible : « Dieu est juge et vengeur du sang innocent, qui de la
terre crie vers le ciel. »
Huées, vociférations, cris de « Démission ! » se succédèrent. La tempête
prenait de la force malgré la présence des policiers.
— Comment avez-vous pu garder votre sang-froid ?
— Auschwitz m’a appris au moins une chose : je sais me contrôler. Face
aux kapos nazis, j’ai appris à encaisser. Là-bas, c’était une question de vie
ou de mort. Alors, ce n’étaient pas quelques excités qui allaient me faire
peur. Je suis descendue de la voiture, impassible en passant devant tous ces
gens qui s’agitaient, et sans la moindre hésitation, j’ai pénétré à l’intérieur
du bâtiment après avoir salué les huissiers au passage.
— Bravo ! Vraiment, je vous admire ! s’exclame Anna, dont le regard
brille.
— Ma petite fille, il faut savoir faire face aux événements. Si tu laisses
paraître tes faiblesses, tu seras toujours perdante.
— Vous avez raison, mais intérieurement, vous deviez être quand même
très énervée. Un peu « vénère », non ?
Simone sourit en entendant cette expression.
— Bien sûr ! Mais le but que je poursuivais à ce moment-là l’emportait
sur tout le reste. Je m’étais fait une promesse. Rien ne devait m’en
détourner. Quand je suis entrée dans le hall, j’ai été heureuse de retrouver
quelques amies venues m’encourager et mon attaché parlementaire qui
m’attendait. C’était un peu comme une récompense.
Elle se prend à sourire en revoyant son fidèle allié arpentant les dalles
vernies, le visage inquiet. Il avait déjà compté et recompté dans sa tête les
voix des parlementaires. En apercevant « sa patronne », il se précipita vers
elle.
— Il était, je crois, bien plus anxieux que moi, explique-t-elle. Pendant
tout le temps où nous avons longé les couloirs pour nous rendre à
l’hémicycle, il n’a pas cessé de parler.
— Qu’est-ce qu’il vous disait ? Il voulait sûrement vous rassurer. Moi,
c’est ce que j’aurais fait.
— Pas du tout ! Il comptait les voix, ajoute-t-elle, moqueuse. Il
n’arrêtait pas…
Et en imitant ses manières, elle ajoute :
— « Untel, c’est sûr, il votera contre… Lui, il a promis qu’il
réfléchirait… Cet autre ? On ne peut s’y fier : c’est tantôt oui, tantôt non.
Comment savoir ce qu’il pense ? Heureusement que le Parti communiste
nous soutient. Et même les socialistes ! Normalement, ils devraient être
pour nous si tout se passe bien. Qui aurait cru que toute la gauche nous
aiderait ? Évidemment, ce qui ne va pas nous arranger, c’est l’amendement
sur le remboursement de la Sécurité sociale. »
Toutes deux éclatent alors de rire. Puis Simone, plus sérieusement,
ajoute :
— Il était très inquiet pour moi. J’ai fini par lui dire : « Ne faites donc
pas cette tête, mon petit ! Remettez-vous ! Votre vie ne dépend tout de
même pas de cette loi. »
— Je vous reconnais bien là ! s’exclame Anna. Mais expliquez-moi
comment s’effectuait le calcul des voix. Je suis un peu perdue. Il s’agissait
bien d’obtenir la majorité absolue ?
— En 1974, il y avait 500 élus à l’Assemblée. Pour que le projet passe,
il fallait réunir la moitié des voix plus une. L’enjeu était énorme. Et comme
me l’avait répété plusieurs fois Jean-Paul en longeant à côté de moi les
enfilades de couloirs : « C’était loin d’être gagné ! »
Les journalistes présents à l’époque rapportèrent souvent la façon dont
elle était entrée dans l’hémicycle. Ce jour-là, « l’aquarium *9 » débordait de
monde. Les tribunes publiques étaient pleines à craquer. La plupart des
parlementaires déjà installés sur leur siège de velours rouge l’attendaient de
pied ferme. Ils la suivaient des yeux tout en évaluant ses capacités. Elle était
si peu connue dans la sphère politique ! Chacun savait qu’en si peu de mois
de ministère elle était loin d’avoir acquis les codes qui la régissaient. Serait-
elle à la hauteur ?
Il lui fallut sûrement beaucoup de courage pour soutenir leur regard
sans sourciller. Mais ce que tous ignoraient, c’était son aptitude
exceptionnelle à pouvoir les affronter, tous autant qu’ils étaient, car elle en
avait vu bien d’autres. Trente ans après Auschwitz, aucune attaque ne
pouvait vraiment la toucher.
Elle s’assit dignement, son sac posé à côté d’elle. Telle une sphinge
impassible, elle attendit son tour, prête à affronter les premiers assauts.
À 16 heures enfin, Edgar Faure, le président de l’Assemblée, lui donna
la parole.
Simone quitta alors le banc ministériel, le visage fermé, pour se diriger
vers la tribune. Avec calme, elle déposa sur le pupitre les feuillets des
quelque 10 pages de son discours tapé à la machine, rapprocha d’elle le
verre d’eau qu’elle utiliserait plusieurs fois, et posa bien à plat ses deux
mains sur le pupitre. Voulut-elle maîtriser un léger tremblement, signe
d’une intense émotion ? Son regard vert clair parcourut néanmoins les
gradins avec assurance. Face à elle, neuf femmes seulement, mais souvent
acquises à sa cause, et 481 hommes la fixaient avec intensité, la jaugeant à
l’aune de leurs a priori ou de leurs convictions. Beaucoup l’avaient déjà
condamnée.
Anna, qui a vu sur YouTube la retransmission de ce discours resté
célèbre, a remarqué à quel point son visage était grave.
— Lorsque vous avez commencé à parler au micro, j’ai remarqué que le
silence était impressionnant.
Un silence glacial, en effet. Sa voix était cependant très claire. Elle
rappela d’abord les raisons de ce projet de loi. Pour toutes celles qui
espéraient, pour toutes ces femmes courageuses, blessées, mutilées, parfois
décédées, qui avaient subi les affres d’un avortement clandestin, elle voulait
faire changer les choses, même si, dit-elle : « Aucune femme ne recourt de
gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit de les écouter. C’est toujours un
drame et cela restera toujours un drame. »
« Mais les Français de cette fin du XXe siècle ne pouvaient plus vivre
dans le schéma d’un autre âge et d’une société dépassée », expliqua-t-elle
ensuite.
Les pouvoirs publics ne devaient plus, de leur côté, fermer les yeux sur
les pratiques actuelles, souvent funestes pour celles qui y avaient recours.
Ils ne pouvaient plus se voiler la face alors qu’ils savaient qu’empêcher les
avortements clandestins était impossible.
Face aux réticences des catholiques, face aux vieilles convictions,
qu’elles soient culturelles ou religieuses, elle s’efforça de toujours situer le
débat sur le plan de la santé publique. Après tout, elle en était la première
représentante. Elle avait abandonné certaines revendications féministes
concernant la libre disposition de son corps pour s’appuyer sur des éléments
concrets et mettre en avant le dilemme des médecins qui devaient trancher
entre leurs convictions personnelles et leurs obligations. En effet, comment
faire respecter une loi devenue insupportable ?
Au fur et à mesure de la présentation de ses arguments, quelques
timides applaudissements se firent entendre, mais l’ambiance, on le sentait
bien, était électrique. Parfois, un mot la faisait trébucher. Elle se reprenait et
enchaînait. Elle était certes tendue, mais ferme et concentrée. La palme et le
rameau de chêne qui ornaient de leurs dorures les boiseries du perchoir
encadraient son beau visage tandis qu’elle s’appliquait à articuler chaque
mot devant les micros. Sa voix résonnait, soulignant par ses arrêts puis ses
reprises, la gravité du sujet.
Elle termina enfin sur une touche d’optimisme en évoquant les jeunes
générations, toutes celles qui prendraient le relais. Face à la procréation,
elles sauraient faire le bon choix, elle en était persuadée. « Cette jeunesse
est courageuse, capable d’enthousiasme et de sacrifices, comme les autres.
Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême. »
C’est par ces phrases que s’acheva un discours de quarante minutes
structuré et bien argumenté qui faisait appel à la raison et aux sentiments.
L’Assemblée avait rarement connu pareil moment de ferveur à la tribune.
Simone respirait. Elle venait de s’acquitter de sa mission. Cependant, le
plus difficile était à venir.
Alors qu’elle avait placé toute sa démonstration sur des axes
philosophiques et sociétaux, visant essentiellement les questions de santé
publique, de morale, de choix personnel, elle allait être combattue sur un
tout autre terrain : celui de sa personnalité.
Anna ne connaît que son discours. Elle n’a pas entendu parler des
débats houleux qui suivirent. C’est donc naïvement qu’elle demande à
Simone de lui raconter comment a continué la séance. L’ancienne ministre
semble encore marquée par toute la hargne qui avait déferlé sur les bancs de
l’Assemblée. Et c’est avec une émotion contenue qu’elle explique la suite :
— Ce fut terrible, commence-t-elle. Je n’imaginais pas la haine, la
monstruosité des propos de certains parlementaires, ni leur grossièreté *10. Et
c’étaient bien souvent les gens de mon parti, d’habitude courtois, qui
lançaient les plus perfides attaques !
— Qu’est-ce qu’ils disaient ?
— Des choses horribles… On m’a demandé par exemple s’il leur était
finalement demandé de participer à une Saint-Barthélémy où des enfants en
puissance de naître seraient journellement sacrifiés *11. Quelqu’un a parlé
d’une barbarie organisée et couverte par la loi, comme elle le fut il y a
*12
trente ans, par le nazisme allemand . On m’a même accusée d’accepter de
voir des embryons humains jetés au four crématoire ou remplir les
poubelles *13.
— Oh ! s’exclame Anna. Comment ont-ils pu descendre aussi bas ?
— J’avais surtout le triple défaut d’être une femme, d’être favorable à la
législation de l’avortement et, enfin, d’être juive *14. Beaucoup ne le
supportaient pas.
C’était à qui irait le plus loin dans les insultes. Certains évoquaient le
futur vote comme un « droit à l’euthanasie ». D’autres qualifiaient les
hôpitaux « d’avortoirs qui seront des abattoirs ».
Vociférations, injures, apostrophes se suivirent pendant ces longues
heures de confrontation. Au fond, pensait Simone, qui courba le dos, mais
resta stoïque face à toutes ces attaques, n’était-ce pas par peur de perdre
leur suprématie, leurs prérogatives masculines que ces hommes avaient fait
le choix d’abandonner toute mesure et de pousser leur désaccord à
l’extrême ?
L’Assemblée s’était transformée en arène. On s’agitait, on tapait sur les
pupitres. Quand la droite intervenait, aussitôt les socialistes ronchonnaient.
Renvoi de politesse quand les socialistes à leur tour avaient la parole. Les
huissiers n’arrêtaient pas d’aller et venir pour glisser des mots aux uns et
aux autres. Les suspensions de séance furent nombreuses. Edgar Faure,
grand maître des cérémonies, s’énervait en arpentant les couloirs pour
convaincre ses troupes.
— L’hostilité était féroce, ajoute Simone qui revoit la scène. Je crois
même avoir entendu quelqu’un me traiter de « chienne ». Un député m’a
fait écouter les battements de cœur d’un embryon de huit semaines
enregistrés sur un magnétophone, un autre est monté à la tribune en
brandissant un bocal contenant un fœtus. On m’a parlé de génocide légal,
on m’a reproché d’ouvrir la porte à d’autres mesures telles que l’euthanasie
des personnes handicapées, des incurables, des poids morts de la société. Je
crois que jamais, même au moment de l’abolition de la peine de mort
quelques années plus tard, on n’a connu pareille mise à mort.
On sent dans sa façon d’évoquer ces trois journées de débats qu’elle
garde en elle le souvenir d’un combat épuisant. Soixante-quatre orateurs se
succédèrent à la tribune dans un déchaînement d’arrogance et de parti pris
bien souvent.
— Il fallait que je reste calme, explique-t-elle à Anna, le seul moyen
peut-être de déstabiliser cet auditoire déchaîné.
— Ces gens-là étaient vraiment odieux ! Comme vous deviez être
fatiguée !
— Oui, bien sûr. Par moments, je me laissais un peu aller, la tête dans
mes mains, à la recherche d’énergie pour avoir la force nécessaire de
remonter à la tribune et de reprendre la parole avec vigueur. Je ne devais
pas leur donner le plaisir de capituler. Et la chose la plus difficile était d’être
sans cesse attentive à ce qui se disait, car je devais ménager les deux côtés
de l’Assemblée pour ne pas me heurter au refus catégorique de tous ceux
qui pouvaient m’apporter des voix.
— Ils n’ont quand même pas tous été hostiles ?
— Non, bien sûr. C’était un peu comparable à un jeu de mimes. Quand
je parlais, certains opinaient de la tête pour me faire part de leur aide,
d’autres avaient un regard fuyant qui ne présageait rien de bon. Parmi ceux
qui me soutenaient, se trouvait heureusement un jeune docteur *15, qui a su
choisir des mots justes, et également le député Eugène Claudius-Petit *16. Je
me souviens qu’après son analyse assez objective de la situation, il a
terminé son intervention en promettant « qu’il porterait son fardeau »,
c’étaient ses termes, pour aider les plus démunis, et qu’il voterait la loi
même si, en tant que catholique, il la condamnait.
— Au moins, il avait le mérite d’être honnête. Mais, si je comprends
bien, vous avez dû endurer cet affrontement pendant trois jours. C’est bien
ça ?
— Exactement, car après les prises de parole, il a fallu voter les
amendements *17. Beaucoup de députés ne suivaient plus, chuchotaient, se
perdaient dans la numérotation. Chaque soir, quand je quittais l’Assemblée,
épuisée, je devais faire, par téléphone, un compte-rendu au président. Il
n’avait jamais imaginé que cette mesure provoquerait une telle haine.
Pendant ce temps, les manifestations se multipliaient. De République à
Bastille, les défilés s’enchaînaient, tantôt pour, tantôt contre. Quel
cauchemar !
Simone ferme les yeux un moment, se souvenant de ces séances
d’affrontement permanent. Enfin, dans la nuit du 29 novembre, après une
dernière interruption, on procéda au vote.
Il était 3 h 30 du matin quand le scrutin fut annoncé. Le résultat tomba à
4 heures : 285 voix pour, 188 contre. Le projet fut adopté. Simone quitta le
Parlement, son devoir accompli. Dehors, des femmes toujours agenouillées
sur le sol continuaient à égrener leurs chapelets.

*
* *
Par la fenêtre de la salle à manger où Anne et Simone sont toujours
assises, arrivent les chants des oiseaux qui vivent dans les jardins
environnants. Ils annoncent la tombée du jour, saluant à leur manière
l’arrivée du printemps.
Simone regarde une dernière fois les images qu’elle a conservées de ces
trois jours terribles où, seule face à l’adversité, elle avait dû montrer un
courage et une volonté extraordinaires pour faire triompher son point de
vue. Puis, s’adressant à l’adolescente :
— Est-ce que maintenant tu te sens mieux armée pour faire face à tes
camarades ?
Anna sait qu’elle en sera désormais capable. Elle qui craignait de se
heurter à leurs analyses négatives est maintenant prête à affronter tous les
débats. Si Simone a tenu, elle tiendra aussi, et puisque cette grande dame lui
a montré le chemin à prendre, elle le suivra. Elle en est certaine maintenant,
elle saura les convaincre pour faire triompher les principes d’une loi
nécessaire à la vie de toutes les femmes, car leur problème est devenu le
sien.
Épilogue

Le 1er juillet 2018


Déjà un an que Simone s’est éteinte ! Anna n’oublie pas celle qui lui a
appris la persévérance. Depuis quelques années, elle a commencé une
carrière de journaliste, à l’écoute du monde, mais quand l’incertitude ou le
découragement la gagnent, elle pense à cette femme, son amie depuis, qui
n’a jamais baissé les bras. Elle restera toujours son guide, sa raison
d’espérer, sa boussole. Ce fut une chance inouïe d’avoir pu passer du temps
à côté d’elle, à recueillir comme un trésor ses enseignements et ses
conseils, pense-t-elle.
Aujourd’hui, presque un an jour pour jour après la date de son décès,
son cercueil entre au Panthéon. Tout le clan Veil est présent pour rendre un
dernier hommage à celle qui fut un pôle affectif et un exemple dans leur
vie. Anna y assiste aussi avec ses parents.
La France reconnaissante a voulu lui rendre un hommage populaire en y
associant aussi son mari, Antoine, décédé avant elle et qui l’a toujours si
bien soutenue. Cette grande dame, l’ancienne personnalité préférée des
Français, rejoint dans le temple des grands hommes d’autres figures
illustres qui ont contribué à l’histoire de la France.
Depuis le matin très tôt, la foule s’est massée le long des rues
empruntées par le cortège. Les visages sont graves, les yeux souvent
remplis de larmes. Chacun est là pour témoigner de son inconditionnel
attachement à cette « mère courage », cette « merveille », comme la
surnommait son époux, cette « patronne » qui ne faiblissait jamais. Image
majeure de la politique française et européenne, elle est présente dans tous
les cœurs en ce dimanche d’été, tandis que son visage souriant flotte sur une
immense toile tendue entre les colonnes du parvis.
Anna se souvient avec fierté de son parcours…
Première femme ministre, première présidente du Parlement européen,
très présente dans la réconciliation franco-allemande, présidente de la
fondation pour la mémoire de la Shoah, nommée membre du Conseil
constitutionnel avant d’être élue à l’Académie française, elle a fait sa part
pour combattre l’inégalité et les droits des femmes. Aujourd’hui, le pays
tout entier veut l’accompagner vers son dernier lieu de repos.
À 12 h 12, devant un millier d’invités, les portes du bâtiment s’ouvrent
et les cercueils de Simone et d’Antoine entrent au Panthéon au chant
vibrant de La Marseillaise, sous les applaudissements nourris de la foule
recueillie. Anna, très émue, ainsi que tous les membres de la famille Veil
suivent le cortège, accompagnés du président de la République et de son
épouse.
« Votre œuvre fut grande, Madame », a-t-il déclaré un peu avant, lors
d’un émouvant discours.
« Oui, Madame, votre œuvre fut grande et nous ne devrons jamais
l’oublier. “Je ne suis pas de celles et de ceux qui redoutent l’avenir”, avez-
vous dit un jour à des journalistes. Il est vrai qu’après avoir subi l’Histoire
dans votre jeunesse, vous auriez pu lui tourner le dos. Au contraire, vous
avez contribué à la faire évoluer, poursuivant inexorablement votre propre
route. Et bien que vous ayez connu le pire dans votre jeunesse, vous avez
*1
toujours voulu le meilleur pour votre pays .
On a dit de vous que vous étiez “soupe au lait”, intransigeante dans vos
jugements, balayant toute polémique d’un souverain “ce n’est pas
convenable” qui interdisait le moindre commentaire. Mais on retient surtout
votre capacité à écouter, votre inlassable volonté à défendre les femmes
dans leur émancipation, votre générosité.
Votre vie face aux épreuves est une leçon qui nous enseigne le courage,
la volonté de vivre et de se dépasser. Votre grandeur morale nous rappelle
que la fidélité aux valeurs de la République doit être notre ciment, ce lien
qu’en aucun cas nous ne pouvons couper.
Merci de nous avoir guidés, merci de nous avoir aidés. »
Anna pleure en silence.
© Nick.mon – Simone Veil, en 1984, photographiée par Rob C. Croes / Anefo ;
photographie trouvable sur le site Nationaal Archief.
Après sa journée de travail, Rosa, éreintée, monte dans le bus qui la
ramènera chez elle. Par chance, elle trouve un siège libre où elle peut
s’asseoir.

Mais en ce 1er décembre 1955, rien ne se passera comme d’habitude, car


en cours de trajet elle refuse de céder sa place à un homme blanc.

Ce « non » qu’elle prononce entraînera son arrestation et son jugement,


mais aussi une révolution dans cette Amérique où l’homme noir est
opprimé. Il fera d’elle, simple couturière, épouse discrète et surtout femme,
le symbole d’une lutte qu’elle n’imaginait pas.

Une histoire vraie extraordinaire racontée dans un roman sensible et


bouleversant.
Chine, époque féodale.
Fils du grand intendant des Finances de l’empereur, Kuan Ti est promis
à un avenir aristocratique. Pourtant, il ne rêve que d’aventures où il revêt le
costume de Tourbillon Noir, un sabreur virtuose tout droit sorti de son
imagination.
Lorsque son père est arrêté et sa mère enlevée sous ses yeux, la vie du
jeune garçon est soudain bouleversée. Résolu à trouver les coupables, il
décide de tout quitter pour partir à leur recherche. En se glissant dans le
monde obscur des brigands, loin du confort qu’il a toujours connu, il va
devoir apprendre à distinguer les amis des ennemis…

Sera-t-il à la hauteur de Tourbillon Noir ? Car suffit-il de s’imaginer en


héros pour en devenir un ?
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Toute reproduction de cet ouvrage, même partielle, est interdite (loi
49.956 du 16.07.1949).

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la


jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.
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*1. Les trois dernières phrases sont extraites du livre Une vie, Simone Veil.
*2. Perte de sa mère à Bergen-Belsen, décès par accident de sa sœur Milou et de son petit-
neveu en 1952, mort d’un de ses fils en 2002.
*3. Interruption volontaire de grossesse.
*4. Pour Mémoire, Alain Genestar.
*1. Voir le Manifeste des 343.
*2. Djamila Boupacha, 22 ans, accusée d’avoir déposé une bombe finalement désamorcée,
arrêtée et torturée par les paras, et menacée de mort par l’OAS.
*3. Les « paras » du général Massu.
*4. Marie-Claire sera relaxée, sa mère condamnée avec sursis à une amende qu’elle ne paiera
pas, et la faiseuse d’anges à un an de prison avec sursis et une amende.
*5. Une vie, Simone Veil.
*6. Une vie, Simone Veil.
*7. Début du discours de Simone Veil sur les motifs de la réforme de la législation sur
l’avortement, 26 novembre 1974.
*8. Le palais Bourbon.
*9. Nom donné à l’hémicycle de l’Assemblée.
*10. Une vie, Simone Veil.
*11. Ibid.
*12. Ibid.
*13. Ibid.
*14. Ibid.
*15. Le député Bernard Pons, qui fut ministre plus tard.
*16. Ancien résistant et homme politique.
*17. Rectificatifs au texte de loi proposé.
*1. Librement cité à partir du discours d’hommage du président de la République.

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