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Partie 1 chapitre 1

Le roman commence avec une phrase dérangeante et très


célèbre.
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai
reçu un télégramme de l'asile : « Mère décédée. enterrement demain.
Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.

Alors qu'on attendrait un discours pathétique ou un éloge


funèbre, le narrateur qui parle à la première personne semble
étrangement froid et détaché de ce qui se passe autour de lui.

C'est ce que Jean-Paul Sartre appellera « L'écriture blanche »


de Camus, qui est selon lui une manière de confronter le
lecteur au sentiment de l'absurde :
Nous-mêmes qui, en ouvrant le livre, ne sommes pas familiarisés encore
avec le sentiment de l’absurde, en vain chercherions-nous à le juger selon
nos normes accoutumées : pour nous aussi il est un étranger. Ainsi le choc
que vous avez ressenti en ouvrant le livre était voulu : c’est le résultat de
votre première rencontre avec l’absurde.

Ce roman de Camus illustre un véritable parcours initiatique à


travers l'absurde. La première étape est cette rencontre.

On apprendra plus tard que ce personnage s'appelle


Meursault. C'est peut-être le mélange de deux mots : la mer,
le soleil, la mort, le sauveur, le saut dans la mort, sauvé dans
la mort… Ce nom ouvre des questions philosophiques sur le
sens de la vie, et des pistes symboliques autour de l'eau et de
la lumière. On peut penser aussi au mot « morceau » : la
pensée absurde renonce à unifier le monde dans une vérité
unique.

J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me


les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je
lui ai même dit : « Ce n'est pas de ma faute. »

Le thème de la culpabilité est présent dès la première page du


livre. Cela annonce déjà le procès à venir et la condamnation
finale.

Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus décrit ainsi la construction


d'un drame tragique :
Dans une œuvre tragique, le destin se fait toujours mieux sentir sous les
visages de la logique et du naturel. [...] Tout l'effort du drame est de
montrer le système logique qui, de déduction en déduction, va
consommer le malheur du héros.

Ensuite, Meursault mange au restaurant, chez son ami


Céleste, et il retrouve un certain Emmanuel, qui lui prête une
cravate noire. Puis il court pour attraper l'autobus qui l'amène
à Marengo : c'est là que se trouve l'asile de vieillards où sa
mère a terminé sa vie. Tout de suite, Meursault rencontre le
directeur :
— Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait
partager avec eux des intérêts qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune
et elle devait s'ennuyer avec vous. »

C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à
me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à
l'asile, elle pleurait souvent. mais c'était à cause de l'habitude. Au bout
de quelques mois, elle aurait pleuré si on l'avait retirée de l'asile.
Toujours à cause de l'habitude.

Dans Le Mythe de Sisyphe, l'habitude est à la fois ce qui nous


rattache à la vie, et ce qui la vide de son sens :
Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à faire les gestes
que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est
l'habitude. Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même
instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de
toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation
quotidienne et l'inutilité de la souffrance.

Le directeur laisse ensuite Meursault dans la salle de la veillée


mortuaire. C'est là qu'il rencontre le concierge :
— On l'a couverte, mais je dois dévisser la bière pour que vous puissiez la
voir. [...] Vous ne voulez pas ? »
J'ai répondu « Non. » Il s'est interrompu et j'étais gêné parce que je
sentais que je n'aurais pas dû dire cela.
— Je comprends.

Au moment de sortir, le concierge fait remarquer que


l'infirmière arabe a le nez détruit par une maladie.
À la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la
blancheur du bandeau dans son visage.
Le visage de cette infirmière arabe qui surgit à la place du
visage qu'il refuse de voir semble déjà accuser Meursault
d'enterrer sa mère avec un cœur criminel. Tout au long du
roman, des effets de miroir mettent Meursault face à son
destin.

Le nez, c'est aussi un symbole de perception. Cette mutilation


est peut-être un symbole de perte à relier avec la mort de sa
mère : chez Meursault, bien souvent les perceptions
remplacent les émotions.

Le concierge raconte qu'il vient de Paris, en quelque sorte,


c'est lui, l'étranger, dans ce pays. Il propose à Meursault une
tasse de café au lait. Meursault lui donne une cigarette et ils
fument ensemble. Ensuite, la veillée commence :
C'est à ce moment que les amis de maman sont entrés [...] Je me suis
aperçu qu'ils étaient tous assis en face de moi à dodeliner de la tête,
autour du concierge. J'ai eu un moment l'impression qu'ils étaient là
pour me juger.

Le lendemain commence le convoi funèbre. Le directeur


autorise un des pensionnaires, un certain Thomas Pérez, à
suivre le convoi :
— Vous comprenez, c'est un sentiment un peu puéril. Mais lui et votre
mère ne se quittaient guère. À l'asile, on les plaisantait, on disait à
Pérez : « c'est votre fiancée. » Lui riait. Ça leur faisait plaisir. Et le fait
est que la mort de Mme Meursault l'a beaucoup affecté.

Thomas Pérez, c'est l'amoureux que la mère de Meursault


s'est choisi à la fin de sa vie. Il va représenter la relation
amoureuse socialement acceptée, qui sera sans cesse mise à
mal par l'absurdité du monde, pour ainsi dire, distancée par la
réalité de la mort :
Nous nous sommes mis en marche. C'est à ce moment que je me suis
aperçu que Pérez claudiquait légèrement. La voiture, peu à peu, prenait
de la vitesse et le vieillard perdait du terrain.

Comme le dit Camus dans Le Mythe de Sisyphe :


Nous n'appelons amour ce qui nous lie à certains êtres que
par référence à une façon de voir collective et dont les livres
et les légendes sont responsables.

On retrouve cette même confrontation entre la vision


romantique du monde et son absurdité, quand Meursault
décrit le paysage :
À travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel, cette
terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais
maman. Le soir, dans ce pays, devait être comme une trêve
mélancolique. Aujourd'hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le
paysage le rendait inhumain et déprimant.

La fraîcheur, le soir est du côté du sens, la chaleur du côté de


l'absurdité. Ce paysage brutalement déshumanisé par le soleil
illustre bien le sentiment de l'absurde tel que Camus le décrit
dans Le Mythe de Sisyphe :
Entrevoir à quel point une pierre est étrangère [...] avec quelle intensité
la nature [...] peut nous nier. Au fond de toute beauté git quelque chose
d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici
qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions,
désormais plus lointains qu'un paradis perdu.

Pendant la marche, un employé des pompes funèbres


demande à Meursault l'âge de sa mère, mais il ne sait pas
répondre. Puis il parle avec l'infirmière en chef :
— Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite,
on est en transpiration et dans l'église on attrappe un chaud et froid »
Elle avait raison, il n'y avait pas d'issue.

Cette marche sous le soleil derrière le cercueil emprunte


beaucoup au Mythe de Sisyphe qui roule son rocher :
On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour
que l'imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l'effort
d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la rouler et l'aider à
gravir une pente cent fois recommencée [...]

À travers l'action du soleil, l'absurdité dépouille le monde de


toute émotion. Même la tristesse du vieux Thomas Pérez est
vidée de son sens par cette longue marche :
J'ai encore gardé quelques images de cette journée : par exemple, le visage
de Pérez quand, pour la dernière fois, il nous a rejoints près du village.
De grosses larmes d'énervement et de peine ruisselaient sur ses joues.

Ensuite, les souvenirs de Meursault sont très lacunaires,


l'enterrement en lui-même est à peine évoqué :
Il y a eu encore l'église et les villageois sur les trottoirs, les géraniums
rouges sur les tombes du cimetière, l'évanouissement de Perez (on eût dit
un pantin disloqué), la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de
maman, la chair blanche des racines qui s'y mêlaient, [...] l'attente
devant un café, l'incessant ronflement du moteur, et ma joie quand
l'autobus est entré dans le nid de lumières d'Alger et que j'ai pensé que
j'allais me coucher et dormir pendant douze heures.

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