Vous êtes sur la page 1sur 4

Victor Hugo, Les Misérables, partie II, livre III, chapitre 8, « 

Désagrément de
recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être riche », 1862.
Jean Valjean a promis à Fantine, sur son lit de mort, d’arracher sa fille Cosette
aux mains des Thénardier. Venu la chercher, il l’observe dans l’auberge où elle
travaille.
1 L’homme, qui avait à peine trempé ses lèvres dans le verre de vin qu’il
s’était versé, considérait l’enfant avec une attention étrange.
Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons
déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle
5 avait près de huit ans, on lui en eût donné six. Ses grands yeux enfoncés dans
une sorte d’ombre profonde étaient presque éteints à force d’avoir pleuré. Les
coins de sa bouche avaient cette courbe de l’angoisse habituelle, qu’on observe
chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme
sa mère l’avait deviné, « perdues d’engelures ». Le feu qui l’éclairait en ce
10 moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement
visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l’habitude de serrer ses
deux genoux, l’un contre l’autre. Tout son vêtement n’était qu’un haillon qui
eût fait pitié l’été et qui faisait horreur l’hiver. Elle n’avait sur elle que de la
toile trouée ; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là, et l’on y
15 distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits où
la Thénardier l’avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le
creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant,
son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et
l’autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient
20 une seule idée : la crainte.
La crainte était répandue sur elle ; elle en était pour ainsi dire couverte ;
la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses
jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le
nécessaire, et était devenue ce qu’on pourrait appeler son habitude de corps,
25 sans variation possible que d’augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un
coin étonné où était la terreur.
Cette crainte était telle qu’en arrivant, toute mouillée comme elle était,
Cosette n’avait pas osé s’aller sécher au feu et s’était remise silencieusement à
son travail.
30 L’expression du regard de cette enfant de huit ans était habituellement si
morne et parfois si tragique qu’il semblait, à de certains moments, qu’elle fût
en train de devenir une idiote ou un démon.

1
DS n°1 – Commentaire – proposition de correction

Introduction
Amorce : Les caractéristiques du XIXe siècle (nombreux bouleversements politiques –
développement économique et nombreuses inégalités sociales liées à la révolution industrielle) / Le
développement du roman (par la presse, le développement de la lecture).
L’auteur : Victor Hugo, écrivain engagé – chef de file du Romantisme.
Le roman : Les Misérables, 1862.
Le texte : extrait qui fait le portrait du personnage de Cosette = enfant maltraitée.
Problématique : En quoi le portrait de Cosette, traité sur le mode pathétique, permet-t-il à Hugo de
faire voir la misère sociale ?
Annonce du plan : I. Un portrait réaliste / II. Une scène pathétique / III. Un portrait qui suscite
l’indignation du lecteur.

Ière partie
Un portrait réaliste :
a) Le portrait physique : son apparence est très détaillée. C’est un portrait en pied. Lexique de
l’anatomie (ses « mains », « les coins de sa bouche », « ses os », « sa peau », « ses jambes », « ses
clavicules »…). L’insistance sur l’ossature est peu valorisante. La laideur de Cosette est mise en
avant : « Cosette était laide », « Cosette était maigre et blême »… et elle semble éteinte : « cette
petite figure sombre », « l’expression du regard […] si morne »)
b) Plusieurs traces de maltraitance apparaissent : sa maigreur extrême, « elle grelottait toujours »,
« des taches bleues et noires qui indiquaient où la Thénardier l’avait touchée. »
c) Le portrait moral : Cosette n’est pas « heureuse », toute son apparence traduit son malheur :
« cette courbe de l’angoisse », « toute la personne de cette enfant […] exprimai[t] et traduisai[t] la
crainte ». Le terme « crainte » est répété et s’ajoute au terme « terreur » pour accentuer sa détresse.
La métaphore « La crainte était répandue sur elle » illustre le fait que son apparence révèle ses
émotions.
Conclusion partielle : tous les détails de ce portrait démontrent que Cosette est une enfant
maltraitée.

IIe partie
Une scène pathétique :
a) Le regard de J. Valjean et les points de vue interne et omniscient mettent en avant l’effet pitoyable
produit par l’image de Cosette : le verbe de vision dans « L’homme […] considérait » ouvre la
description, mettant en place la focalisation interne. La valeur d’habitude et de répétition de certains
verbes à l’imparfait et les adverbes dans « comme elle grelottait toujours » et « l’expression […]
habituellement si morne » donnent une dimension omnisciente au tableau.
b) L’image de Cosette maltraitée et souffrante fait naître la pitié : l’hyperbole dans la formule
totalisante : « Toute la personne […] traduisai[t] une seule idée, la crainte » révèle qu’elle n’exprime
que de la souffrance due à la persécution. Ses souffrance durent depuis longtemps (« grelottait
toujours », « à force d’avoir pleuré »).

2
c) Les références aux souffrances physiques et morales rendent ce portrait éminemment pathétique.
La description est volontiers argumentative, dans la mesure où il y a des marques de jugement
(adverbe modalisateur dans « sa maigreur affreusement visible », « le creux de ses clavicules était à
faire pleurer », négation restrictive dans « tout son vêtement n’était qu’un haillon qui eût fait pitié
l’été et qui faisait horreur l’hiver »). Il peut s’agir de l’effet immédiat produit sur J. Valjean, mais aussi
sur le narrateur qui voit Cosette à différentes saisons.
d) Le tableau est rehaussé par un éclairage particulier qui dramatise le portrait. Elle est « sombre »,
« ses yeux enfoncés dans une sorte d’ombre », mais le feu fait « saillir les angles de ses os ».
Conclusion partielle : une scène très visuelle qui cherche à mettre en évidence la souffrance de cette
enfant et qui inspire la pitié.

IIIe partie
Un portrait qui suscite l’indignation du lecteur :
a) Cosette est une figure emblématique d'un enfant martyr : références à son travail incessant et à sa
domesticité ("tout mouillée [...], Cosette n'avait pas osé s'aller sécher au feu et s'était remise
silencieusement à son travail").
b) la situation de Cosette est particulièrement injuste, car elle n'est qu'une enfant : le conditionnel
passé 2e forme à valeur d'irréel du passé dans "heureuse, elle eût été jolie" et l'antithèse
"laide"/"jolie" mettent en lumière le gâchis résultant de son esclavage. L'idée de gâchis réapparait à
la fin avec l'alternative "une idiote ou un démon", qui contraste avec la crainte et le travail sérieux
qu'elle fait (adverbe dans "silencieusement au travail").
c) La servitude est soulignée et dénoncée à travers l'image de la victime : "la Thénardier" persécute
Cosette et lui vole son enfance. L'"enfant" travaille comme une adulte, a des expressions faciales
d'adulte ("l'angoisse habituelle qu'on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés").
Conclusion partielle : le contraste entre son attitude craintive, innocente, et la violence de ses
mauvais traitements sert la dimension à la fois polémique et tragique de ce passage.

Conclusion
Bilan sur le texte : Importance de l'implication de l'auteur dans ce portrait d'un enfant maltraitée.
L'objectif est de dénoncer les mauvais traitements subis par Cosette et de créer la pitié et
l'indignation du lecteur face à la misère sociale.
Ouverture : Sur la suite du roman : Cosette sera sauvée par J. Valjean et deviendra un personnage
important du roman. Elle reste, dans les consciences, la figure emblématique de l'enfant maltraitée /
sur l'auteur : rappeler l'engagement de V. Hugo en faveur des pauvres et des réprouvés, contre le
travail des enfants (discours sur la misère à l'Assemblée ou poème "Mélancholia").

Remarques sur l'évaluation de l'exercice :

Ce qui est attendu :


- un commentaire organisé autour d'un projet de lecture cohérent,
- L'analyse de procédés d'écriture bien identifiés et interprétés avec pertinence.

Ce qui est valorisé :


- une argumentation proposant une complexification croissante,
- la finesse des analyses et la justesse des interprétations,
- une expression particulièrement élégante.

3
Ce qui est pénalisé :
- la juxtaposition des remarques,
- les contresens manifestes,
- la paraphrase et l'absence d'analyse stylistique,
- une langue mal maîtrisée et fautive.

Vous aimerez peut-être aussi