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Titre
Dédicace
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Remerciements
Lexique des termes et des noms propres
Biographie
Du même auteur
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J.R. Ward
Rage de sang
L’Héritage de la dague noire – 3
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Kempler
Milady
Dédié à Jillian et Benjamin Stein, qui vivent une véritable histoire
d’amour.
CHAPITRE PREMIER
Restée seule dans la salle de kinésithérapie, Novo eut envie de soulever les
tables de massage et les bancs de musculation et de les balancer à travers la
pièce jusqu’à ce que chaque meuble ou appareil médical soit réduit à l’état de
molécules. Mais cette stratégie rencontrait quelques problèmes. D’une part,
tout ce qui avait quatre pieds était riveté au sol. D’autre part, elle avait beau
avoir la tête à l’envers, elle ne voulait pas détruire délibérément la propriété
d’autrui.
— Merde ! cria-t-elle en contemplant la porte fermée.
Entre ses jambes, un fourmillement chaud persistait et, bon sang ! son
corps désirait toujours être à sa place précédente : sous Peyton, avec son sexe
enfoui en elle, tandis que les puissants va-et-vient du mâle étouffaient les
hurlements sous son crâne. Sauf que, s’il avait été une révélation, c’était dans
le mauvais sens du terme.
Le but consistait à effacer Oskar de sa tête. De le remplacer par un autre
modèle. De rendre un mâle qui ne voulait plus d’elle – et ignorait même que
cette coucherie avait lieu – jaloux parce qu’elle s’en tapait un autre.
Seigneur ! ça semblait dingue. Et dans tous les cas ça n’avait pas
fonctionné, parce qu’elle s’était surprise à trop désirer ce qu’on lui donnait
avec tant de fougue : derrière l’impassibilité apparente dans laquelle elle
s’était murée, elle avait été au bord de l’orgasme.
À l’évidence, leurs corps étaient faits pour s’entendre.
— On s’en fout.
Elle fit quelques pas dans la pièce pour se laisser le temps de dissiper son
odeur d’excitation, puis finit par réapparaître dans le gymnase en affichant,
espérait-elle, un air dégagé des plus opportun. En l’occurrence, elle n’eut pas
besoin de se soucier du public. L’endroit était désert.
Comme elle survolait du regard les bancs vides, les paniers immobiles et le
terrain abandonné, son portable vibra de nouveau dans sa poche arrière, et,
lorsqu’elle le sortit, elle savait déjà qui l’appelait. Oui. Sa mère. Prête à se
plaindre qu’elle avait été méchante avec Sophy, et avait gâché ce qui devait
être une période de réjouissance pour tout le monde.
Au loin, un cri étrange brisa le silence qui régnait dans la salle, tel un
présage de mort.
C’était ce patient, Ahssaut. Celui qui était enfermé dans cette chambre.
Elle ne connaissait pas les détails mais devinait, au son qu’il émettait
toujours, qu’il était devenu fou.
Elle était peut-être la suivante sur la liste.
Alors qu’elle se laissait aller à comparer cette possibilité très réelle avec
toutes les attentes déraisonnables de sa sœur à son endroit, et songeait à se
rendre de nouveau en salle de muscu pour un deuxième entraînement… elle
se rappela soudain quelle date du calendrier on était ce jour-là.
Fermant les yeux, elle se sentit tituber.
Elle était tombée enceinte trois ans plus tôt, jour pour jour.
Quand Oskar, le mâle auquel sa sœur allait s’unir, l’avait servie pendant
ses chaleurs.
Après quoi, il l’avait vite laissée tomber pour de plus verts pâturages.
Naturellement, elle ne lui avait jamais dit qu’elle attendait un enfant, et il
n’avait pas la moindre idée de ce qui était arrivé onze mois plus tôt.
Tandis que son estomac se nouait et qu’elle envisageait de se mettre à
vomir, elle se dit que, mon Dieu ! tous ces événements qui étaient advenus,
depuis la grossesse jusqu’au… cauchemar… semblaient être arrivés à une
autre, voire une parfaite étrangère. Elle était différente, à présent. Plus forte.
Plus solide. Plus résiliente. Réussir à intégrer le programme d’entraînement
de la Confrérie prouvait quel chemin elle avait parcouru, et se battre dans les
rues de Caldwell lui rappelait chaque nuit qu’elle ne rechutait pas.
Elle se rendrait à cette cérémonie d’union. Et elle serait « demoiselle
d’honneur », au diable ce que le terme recouvrait.
C’était l’ultime épreuve. Si elle parvenait à survivre au rituel qui unirait sa
sœur et Oskar pour le reste de leurs vies, alors l’idiote qu’elle avait été
autrefois serait bel et bien enterrée, et le deuil qui avait failli la tuer serait
refoulé une bonne fois pour toutes.
Elle ne ferait plus jamais preuve de faiblesse. Se montrerait implacable vis-
à-vis d’elle-même et des autres. Il ne resterait rien de ce qu’elle avait été… et
elle ne craindrait plus jamais de souffrir de nouveau à ce point.
Novo contempla le tableau des scores qui affichait toujours les résultats du
dernier match. Locaux contre visiteurs. Les locaux l’avaient emporté de dix
points.
Tout irait bien, décida-t-elle en gagnant la sortie.
Oh ! et elle allait faire en sorte d’oublier complètement les sensations
qu’elle avait éprouvées lorsque Peyton s’était trouvé en elle. Absolument,
putain !
CHAPITRE 6
Quand elle se matérialisa sur le toit d’un immeuble à l’angle de la 16e Rue
et de Trade, Novo avait un pistolet sanglé à la hanche droite, un autre dans le
bas du dos, deux dagues sur le torse et une chaîne dans sa veste en cuir. Elle
portait un pantalon en cuir qui lui moulait les cuisses et les mollets et des
rangers aux pieds. Elle avait enfilé une paire de lunettes de moto teintées sur
son visage, dans un double objectif : protéger ses yeux du vent pour éviter de
pleurer, et atténuer la lueur des phares et des réverbères, qui pouvait vous
aveugler lorsqu’elle se réfléchissait sur la neige, ou simplement troubler votre
champ de vision lors d’un combat.
Tandis qu’une rafale déferlait à travers le paysage urbain composé
d’immeubles résidentiels et de petites boutiques miteuses, elle ressentit la
morsure du froid au niveau des jambes, mais cela ne durerait pas. Bientôt, dès
qu’elle se mettrait en mouvement, elle ne sentirait plus rien, et, à ce sujet, où
se trouvaient les autres, putain !? Déployant tous ses sens, elle pria pour
détecter un mouvement, une odeur de talc pour bébé… merde ! même un
simple humain animé de mauvaises intentions, bien que tout cela soit
prématuré. Elle n’avait pas le droit d’engager le combat avec quiconque avant
l’arrivée des frères et des autres recrues.
Lorsqu’elle sentit une main lui taper sur l’épaule, elle pivota en dégainant
l’une de ses lames…
— John Matthew. (Elle baissa son arme.) Seigneur ! je ne t’ai pas entendu.
Le mâle fit bouger ses mains afin de s’exprimer en langue des signes, et
elle fronça les sourcils sous l’effet de la concentration pour déchiffrer les
mots. Heureusement qu’il lui laissait un peu de temps entre chaque signe
parce qu’elle était débutante dans ce domaine et lisait lentement, lettre par
lettre.
— Je sais. Je dois surveiller mes arrières. Tu as raison.
Elle s’inclina, chose qu’elle faisait rarement. Mais John Matthew n’était
pas qu’un expert dans toutes sortes d’arts martiaux ; c’était aussi l’un des
rares mâles auxquels elle avait fait confiance dès le départ. Il y avait quelque
chose chez lui, une sorte de calme paisible quand il vous regardait dans les
yeux, qui n’était jamais menaçant. Pour elle, cela équivalait à la sécurité, une
chose à laquelle elle n’était pas habituée.
Il se remit à signer, et elle hocha la tête.
— D’accord, j’aimerais bien être en binôme avec toi ce soir… Attends…
tu peux recommencer ? Oh… d’accord, oui, j’ai compris. Oui, j’ai des
chargeurs supplémentaires. Quatre. (Elle tapota le devant de sa veste.) Ici et
là. (Elle opina de nouveau.) Et une chaîne. Quoi ? Eh bien, je vois cela
comme la seule sorte de bracelet qu’une femelle dans mon genre portera
jamais.
John Matthew sourit, dévoilant ses crocs. Et lorsqu’il lui tendit son poing
elle tapa le sien dessus.
Un à un, les autres se matérialisèrent sur les lieux, Axe, Boone, Paradis et
Craeg se pointèrent les premiers, suivis de Fhurie et Zadiste, puis de Viszs,
Rhage et Souffhrance.
— Où est le golden boy ? demanda le frère Viszs en s’allumant une roulée.
Peyton ne nous fait pas la grâce de sa foutue présence ce soir ?
Pour faire comme si cette absence lui importait peu, Novo recommença la
vérification de ses armes et munitions qu’elle venait d’effectuer pour John
Matthew…
La vague de chaleur qui lui parcourut soudain le corps lui apprit à la
fraction de seconde près à quel moment Peyton surgit de nulle part.
Mais ce n’était que de la gêne, se dit-elle. Une gêne banale, fondée sur
l’hostilité et le ressentiment, avec peut-être une minuscule dose d’anxiété,
parce que, c’était vrai, elle s’était autorisée à se montrer vulnérable la veille.
Même si Peyton ne le savait pas, elle si.
Rétrospectivement, elle n’aurait pas dû se servir de lui de cette façon. Non
parce que cela avait blessé le mâle. Merde ! il s’en foutait ; elle le savait à la
façon dont il se comportait avec ces bimbos dans les clubs. Non, au final,
c’était à elle que cela avait causé du tort.
Oui, même vingt-quatre heures plus tard, son corps réclamait toujours ce
qu’on lui avait refusé.
Mais bref. Inutile d’y songer davantage, et, ça alors ! sortir sur le terrain et
essayer de ne pas se faire tuer en attaquant l’ennemi était exactement le genre
d’impératif qu’il lui fallait pour effacer tout le reste de son esprit.
Même Sophy et Oskar.
Il y eut un bref passage en revue des positions de chacun et un rappel du
protocole d’attaque, suivi d’une occasion de poser des questions, qu’aucune
recrue ne saisit : tout le monde était au clair sur ce qu’on attendait d’eux
parce qu’on le leur avait martelé en classe.
Avec un peu d’espoir, ce soir ils buteraient quelques éradiqueurs.
Il ne restait plus beaucoup de tueurs à présent, et elle se rendait compte que
la Confrérie concentrait toute son attention sur l’achèvement tant attendu de
la guerre : les guerriers étaient nerveux, comme s’ils avaient conscience
d’une pression invisible qui allait en s’intensifiant, et cela, ajouté à quelques
conversations entendues par hasard sur l’Oméga, la poussait à croire que les
choses arrivaient à un point critique.
À quoi ressemblerait le monde sans la Société des éradiqueurs ? C’était
presque inconcevable… et cela la poussait à s’interroger sur le futur rôle des
recrues s’il n’y avait plus de guerre. Bien sûr, il faudrait toujours se méfier
des humains, mais c’était un problème de coexistence, pas de confrontation
pour la survie.
En supposant que ces rats sans queue n’apprennent jamais l’existence de
l’espèce.
Dans le cas contraire ? À coup sûr, cela relancerait la partie d’une très
mauvaise manière.
— Allons-y, annonça le frère Fhurie.
Par paires, ils se dématérialisèrent jusqu’à leurs positions et, dès qu’elle et
John Matthew eurent repris forme, ils avancèrent à un rythme régulier
directement sur la chaussée. Grâce à la tempête, les trottoirs étaient
impraticables, n’offrant rien d’autre à voir que de profondes empreintes de
pas gelées dans l’épais manteau neigeux, tels des fossiles dans la pierre.
Bien qu’on les ait assignés à un croisement situé à dix ou quinze rues plus
à l’ouest du point de rendez-vous de départ, le quartier était identique,
composé de vieux immeubles : des bâtiments de quatre ou cinq étages étroits,
abritant sous leurs toits huit à dix appartements à loyers bloqués. Des voitures
étaient garées tout le long du trottoir, espacées d’à peine quelques centimètres
les unes des autres et, avec l’énorme chute de neige de la tempête,
l’alignement de véhicules ressemblait à une gigantesque congère
ininterrompue, seuls quelques poignées et soupçons de peintures apparaissant
çà et là sur les côtés. Le passage des chasse-neige les avait toutes ensevelies ;
il faudrait des jours de soleil ou des heures de pelletage avant que les
propriétaires puissent les déplacer.
Examinant les alentours, Novo prit note du piètre état des réverbères. La
plupart étaient éteints, certains parce qu’il manquait une ampoule… les autres
parce que leur coiffe en verre était tombée ou avait été percée d’une balle. Le
peu de lumière émanait des rares fenêtres encore éclairées, soit parce que les
rideaux étaient d’assez mauvaise qualité pour laisser filtrer l’éclairage, soit
parce que le store qu’on avait baissé était tellement troué qu’il ressemblait à
une persienne.
Il n’y avait pas d’humain dehors, nulle part.
Et, tandis qu’elle jaugeait du regard la piste piétinée qui menait à l’entrée
de l’un des immeubles, elle tenta d’imaginer ce que cela faisait de se déplacer
dans ces rues durant le jour. C’était étrange de penser que Caldwell possédait
cet autre visage, cette activité diurne qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu
de ses yeux. Des échos en filtraient à travers les infos, ces traces dans la
neige, ces voitures enfouies, et ces vagues preuves d’existence, comme les
lumières aux fenêtres d’habitants terrés, enfermés, pour l’instant immobiles.
Mais au cours de leurs inspections nocturnes ils ne percevaient pas la vraie
saveur de cet autre visage, car les gens respectueux de la loi avaient tendance
à se mettre à l’abri chez eux et à y rester passé 22 heures…
John Matthew et elle s’arrêtèrent en même temps.
Trois pâtés de maisons devant eux, deux silhouettes apparurent au coin de
la rue. La première devançait légèrement la seconde, et les deux étaient assez
grandes pour appartenir forcément à des mâles. Quoi qu’il en soit, les
nouveaux venus marchaient également sur la chaussée et s’immobilisèrent
eux aussi dès qu’ils se rendirent compte qu’ils n’étaient pas seuls.
Novo dégaina le pistolet sanglé à sa hanche, mais garda le bras tendu le
long de sa cuisse. Du coin de l’œil, elle nota que son coéquipier faisait de
même.
Le vent soufflait dans leur dos, et c’était un désavantage : s’il s’agissait
d’éradiqueurs, ceux-ci identifieraient leurs odeurs, mais JM et elle ignoraient
s’ils se trouvaient face à des voyous humains ou à des tueurs.
Peu importe, la décharge d’adrénaline et la poussée d’énergie intérieure qui
la parcoururent lui donnèrent la bienheureuse sensation d’être vivante et
d’avoir l’esprit dégagé, comme si ses émotions rentraient dans le rang à la
façon d’écoliers réprimandés par leur maître.
Ses instincts de combattante prirent le dessus et son corps se mua en
antenne pour capter toute information susceptible d’améliorer son attaque.
Bon sang ! elle aurait bien aimé que le vent change de direction…
Les deux humains, ou tueurs, ou quoi qu’ils soient se retournèrent et
repartirent dans la direction d’où ils étaient venus, puis disparurent au coin de
la rue.
Quand John Matthew lui donna un coup de coude, elle hocha la tête.
Et la traque fut lancée.
Dès que Saxton eut achevé d’exposer son affaire au roi, il se tut et attendit
patiemment la réponse.
La salle d’audience, qui était autrefois la salle à manger de réception de la
demeure, était déserte mis à part eux deux, les fauteuils disposés devant le feu
étaient vides, de même que l’alignement de sièges supplémentaires que l’on
pouvait disposer en cercle en cas de besoin. Sur le côté, le bureau de Saxton
était prêt pour la nuit, avec ses piles bien nettes de dossiers, son tampon légal,
et plusieurs de ses stylos, qui étaient tout ce dont il avait besoin pour
travailler.
Kolher allait et venait dans l’espace dégagé en silence, car le bruit de ses
rangers était étouffé par un tapis d’Orient assez grand pour recouvrir un
parking de supermarché. George, son chien guide d’aveugle, bien que
débarrassé de son harnais, était toujours aux aguets. Le golden retriever
trottinait sur les talons de son maître, sa grosse tête carrée et ses oreilles
bouclées triangulaires penchées comme s’il se demandait s’il devait
intervenir au cas où son maître changerait de trajet.
— On ne pourrait pas tout simplement tuer les promoteurs immobiliers qui
harcèlent cette vieille femelle, marmonna le roi en s’arrêtant sous un lustre en
cristal qui aurait pu faire office de constellation. Je veux dire, ce serait
tellement plus efficace.
Oui, songea Saxton. Il était parti du principe que ce serait la première
réaction du mâle et, en réalité, le souverain était parfaitement capable
d’appeler un frère et de l’envoyer là-bas avec un pistolet chargé dans la
minute suivante, même s’il s’agissait de commettre un meurtre. Mais bon,
Kolher ne se souciait pas particulièrement des humains, bien que sa reine soit
de cette espèce. Et en réalité les premières fois où le roi avait suggéré ce
genre de solution expéditive pour régler un problème d’homo sapiens, Saxton
s’était demandé s’il s’agissait d’une plaisanterie. Puis il avait été stupéfait de
devoir détourner le mâle de cette idée.
Désormais, c’était de l’histoire ancienne.
— Cela aurait assurément le mérite de la simplicité. (L’avocat s’inclina en
dépit du fait que le roi ne pouvait pas le voir.) Mais mon seigneur voudrait
peut-être envisager, du moins au départ, une approche plus mesurée. Quelque
chose avec plus de diplomatie et moins de balles.
— Tu casses vraiment l’ambiance. (Mais Kolher sourit.) Ma mahmen et
mon père t’auraient apprécié. Ils étaient pacifistes, eux aussi.
— Dans ce cas précis, l’objectif ne serait pas tant d’obtenir la paix que
d’éviter les complications avec les forces de l’ordre humaines.
— Très bien. Que proposes-tu ?
— J’ai songé que je pourrais peut-être me rendre sur place et discuter avec
la femelle pour m’assurer que ses titres de propriété sont légaux du point de
vue humain. À la suite de quoi, j’intercéderais en son nom auprès de ces
hommes et m’efforcerais de les convaincre de cesser leur harcèlement.
Puisque nous sommes en hiver, je peux accomplir ces deux tâches avant que
les audiences débutent ici, car la nuit dure longtemps.
— Je ne veux pas que tu te rendes là-bas seul.
— Rien n’indique que ces humains soient réellement dangereux. En outre,
j’ai vécu facilement sans…
— Pardon, quoi ? Tu es en train de parler ? J’entends comme un bruit de
fond. (Quand Saxton se tut, le roi hocha la tête.) Oui, je me disais bien que tu
n’allais pas argumenter contre moi. Abalone et toi êtes les seuls étrangers en
qui j’ai confiance pour m’épauler dans ma mission ici. Donc, oui, je refuse de
jouer ta vie sur un coup de dés. En dehors du fait que j’arrive à supporter ta
présence à mon côté dix heures d’affilée toutes les nuits – ce qui est un putain
de miracle –, il y a cet autre petit détail embêtant : tu es archicompétent dans
ton domaine.
L’avocat s’inclina de nouveau.
— C’est un très grand compliment que vous me faites là. Mais malgré tout
le respect que je vous dois je ne suis pas d’accord avec vous quant aux
risques que je pourrais courir, et…
— Tu vas faire comme je l’ordonne. (Kolher tapa des mains.) Parfait.
J’adore quand on s’accorde comme ça.
Saxton cligna des yeux. Puis se racla la gorge.
— Oui, seigneur. Bien entendu. (Il s’interrompit pour choisir ses mots avec
soin.) Je souhaiterais toutefois souligner que la Confrérie et les recrues sont
mieux employées à vous protéger ici et à se battre en centre-ville. Et que, s’ils
ne sont pas de service, c’est qu’ils prennent un repos nécessaire à leur
rétablissement. En termes d’allocation de ressources, me protéger n’est pas
une priorité essentielle.
Il y eut un bref silence.
— Je sais qui va s’en charger. Et on en a fini sur ce sujet, toi et moi.
Alors que le roi le dominait de toute sa hauteur, les sourcils froncés
derrière ses lunettes de soleil, sa taille incroyable faisant paraître la vaste
pièce toute petite, Saxton sut que, en effet, la discussion s’arrêtait là. En dépit
de tout le travail de collaboration qu’ils effectuaient avec les civils, il valait
mieux ne jamais oublier que le mâle était un tueur de sang-froid, très versé
dans l’art et l’horreur de la guerre avant de s’asseoir sur le trône.
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
CHAPITRE 8
Une fois que Novo eut fini de se nourrir et eut plongé dans le sommeil
agité des blessés et des convalescents, Peyton regagna en titubant la salle de
classe, les pieds engourdis, les jambes tremblantes, l’oreille interne prise de
vertige. Et lorsqu’il referma la porte derrière lui il se demanda pourquoi les
tables et les chaises, le bureau et le tableau noir lui semblaient tous étrangers,
comme s’il n’était jamais venu là.
Ce n’était pas logique. Il s’était absenté une demi-heure, grand maximum,
et sa mémoire à court terme l’informa que tout était exactement dans l’état où
il l’avait laissé.
Mais bon, c’était lui qui avait changé.
Lorsqu’il éteignit la lumière pour s’allonger sur le bureau, il eut
l’impression de n’être plus qu’un sac d’os anguleux et désarticulés. Seigneur
Dieu ! que s’était-il passé dans cette chambre là-bas ? D’accord, vu de
l’extérieur, Novo avait simplement pris sa veine, et ce n’était pas la première
fois qu’une femelle le faisait. Et, ohé ! elle était dans un lit d’hôpital,
raccordée à des machines.
Mais vu de l’intérieur ? La sensation de ses lèvres sur la peau de son
poignet, les légers tiraillements, son coup de langue quand elle avait eu
terminé ?
Au diable sa dépendance à la drogue. Qu’on lui donne une vie entière de
cette sorte d’extase, et il n’aurait plus jamais besoin d’un rail de coke.
Fermant les yeux, il revécut chaque instant de l’expérience, depuis le
moment où il s’était mordu le poignet jusqu’à la première goutte de sang
tombée sur les lèvres de la femelle. Des fourmillements de plaisir le
parcoururent, lui échauffant le sang, le faisant bander davantage.
Il lutta contre son excitation.
Il perdit.
Tant qu’il s’était trouvé à son chevet, il avait réussi à contrôler la situation
en se rajustant discrètement et en demeurant impassible. Alors qu’ici, seul
dans l’obscurité, il avait l’impression d’être un dépravé, mais jamais il ne
pourrait se rendormir s’il ne s’occupait pas du problème.
D’un geste brusque, il pressa de la main la braguette de son pantalon et, à
ce contact, un orgasme explosa instantanément en lui, en même temps que
des images de Novo en classe, à l’entraînement ou sur le terrain lui
traversaient l’esprit et entretenaient sa jouissance. Il repensa même au
moment où il l’avait prise, quand son sexe glabre avait accepté ses va-et-vient
comme si elle était faite pour lui et pour lui seul.
D’accord, ce n’était pas une image géniale, vu qu’elle s’était contentée de
rester allongée sans participer.
Afin de ne pas trop s’attarder là-dessus, il préféra rester concentré sur les
autres images, tout en s’accordant plus d’aise dans ses mouvements. Il ouvrit
sa braguette d’un geste brutal et baissa la ceinture sous ses fesses. Avec un
grognement, il roula sur le flanc, et avec une torsion du buste s’empoigna le
sexe pour se caresser avec plus d’intensité tandis qu’il sentait le bureau froid
sous sa joue brûlante, et que sa main libre se refermait sur le rebord du
plateau et le serrait au point de risquer de se briser l’avant-bras.
Et son orgasme continua.
Quand il fut enfin vidé, il ferma les yeux et se contenta de respirer un bon
moment… jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait souillé non seulement
tout le devant de son pantalon, mais également ce fichu bureau.
Dieu merci ! on était au milieu de la journée. Avec un peu de chance, il
pourrait se glisser jusqu’au vestiaire, prendre quelques serviettes ainsi qu’une
tenue chirurgicale, et revenir ici sans que personne l’aperçoive.
Donc oui… il était temps pour lui de se lever.
Hum, hum.
Tout de suite.
Au lieu de quoi, il resta à sa place et se demanda ce que cela ferait de se
nourrir d’elle et de s’en souvenir… Il imagina la sensation de son sang en
train de couler dans le fond de sa gorge, puis celle de son corps sous le sien
pendant qu’il la retournait et visait sa gorge.
Il avait besoin de vivre cette expérience en réalité et pas seulement en
imagination. Et pas parce qu’il avait la tête explosée ou une urgence médicale
à traiter.
Pourtant, alors même que cette certitude envahissait son esprit et modifiait
ses connexions cérébrales quant à ses objectifs d’avenir, il sut que rien de
tout ça n’arriverait un jour. Elle lui avait clairement fait savoir qu’il n’était
pas son genre… Merde ! même si elle avait affirmé vouloir recommencer à se
battre à son côté, elle ne l’appréciait pas. Mais, surtout, leurs chemins
cesseraient de se croiser dès qu’il aurait quitté le programme.
Le temps dont ils disposaient touchait à sa fin ; elle allait continuer à
s’entraîner et faire ce qu’il fallait pour l’espèce, et il reprendrait sa carrière
débile de fêtard professionnel.
Beaucoup d’occupations en perspective, pour tous les deux.
Lorsque son téléphone vibra parce qu’il recevait un appel, il l’ignora et
tenta de se motiver à effectuer sa promenade de la honte dans le couloir.
Il s’écoula une bonne demi-heure avant qu’il revienne du vestiaire. Et,
après s’être essuyé et avoir bien nettoyé le bureau, il s’allongea de nouveau à
plat dessus et s’endormit comme une masse.
Dans son sommeil agité, il se retrouva poursuivi par une amante aux longs
cheveux noirs, aux yeux de feu… et à la volonté d’acier.
CHAPITRE 13
Quand la nuit tomba le soir suivant, Saxton roula sur le flanc et regarda la
place vacante dans son lit à côté de lui. Il y avait eu un mâle dans ces draps
chiffonnés. Un corps qu’il avait utilisé et qui avait utilisé le sien en échange.
À l’autre bout de l’appartement-terrasse, une porte se referma sans bruit.
Saxton se redressa et repoussa les cheveux de ses yeux. Des bribes de
souvenirs de sa journée passée lui donnèrent l’impression d’être vide, et voilà
une gueule de bois dont il aurait pu se passer… À cela s’ajoutait la joie d’une
sourde migraine causée par l’excès de champagne et le manque de sommeil.
Quand il fut enfin en état de se concentrer normalement, il laissa son
regard glisser sur les commodes élégantes surmontées de miroirs et les tables
de chevet, les fauteuils noirs, le moelleux tapis gris, les suspensions
accrochées à intervalles réguliers qui donnaient l’impression qu’il y avait des
étoiles au plafond.
Sans raison, il songea au mensonge qu’il avait servi à Blay.
Il n’avait pas vendu sa demeure victorienne à l’autre bout de la ville.
Maintenant, est-ce qu’il y mettait les pieds ? Absolument pas. Mais le constat
qu’il ne puisse plus ni vivre dans la maison, ni non plus l’abandonner, lui
était apparu comme une faiblesse qu’il valait mieux garder pour lui. Le fait
qu’il paie des taxes foncières pour un mausolée consacré à un amour qui
n’avait mené nulle part était une trop triste réalité.
Enfin, pas tout à fait nulle part. Cela faisait un moment qu’il souffrait
désormais, et cette souffrance constituait une destination en quelque sorte.
Pas très bonne, d’accord.
Avec un léger chuintement, les volets automatiques des baies vitrées se
levèrent, dévoilant les lueurs scintillantes de la ville centimètre par
centimètre, tels des rideaux écartés par une main invisible. Et c’était
étrange… Alors qu’il repensait à la façon dont il avait passé la journée, il se
rendit compte que, pour une fois, Blay n’était pas la raison de son petit
béguin du jour. D’ordinaire, si. Pourtant, tous ces va-et-vient avaient été
causés par…
Il sourcilla et frotta ses yeux douloureux. Mais non. Il avait dû s’imaginer
cet instant, quand lui et Ruhn se trouvaient dans le pick-up et que le mâle
l’avait observé. Ce pouvait être n’importe quoi.
Le simple fait qu’il le trouve attirant ne voulait pas dire que cet intérêt était
mutuel.
Néanmoins, cela avait produit chez lui un indéniable effet boule de neige,
une énergie dévorante et agitée qui avait fini par le pousser à chercher dans
ses contacts les noms des mâles et des humains dont il se servait de temps à
autre. La plupart d’entre eux n’étaient que de simples connaissances, des
individus croisés dans des clubs ou lors de fêtes, et il ne leur demandait
jamais leur statut marital. Tout ce qui l’intéressait chez eux, c’était qu’ils
baisent bien, et ils attendaient la même chose de lui en retour.
Pour ne pas dire les choses trop crûment.
Et le fait qu’il en ait choisi un brun avec un corps puissant ? Il se dit qu’il
pouvait voir ça comme un signe d’amélioration. Au moins, il n’était pas roux.
Mais, bizarrement, il était difficile de trouver encourageant le fait qu’il ait
échangé un mâle qu’il ne pouvait pas avoir contre un autre tout aussi
inaccessible.
— Ça suffit, dit-il à voix haute.
Basculant les jambes hors des draps de satin, il s’intima de se rendre à la
salle de bains. Après une journée comme celle-ci, il avait l’habitude de
ressentir quelques légères contractures et d’entendre son bassin craquer… et
il s’efforça de ne pas songer à son passé avec Blay. À l’époque où il était
avec le mâle, les lendemains de sexe, il éprouvait surtout une agréable
chaleur au centre de la poitrine et avait un sourire en coin dès qu’il songeait à
son amour.
Ce qu’il ressentait aujourd’hui n’était que la conséquence d’un exercice
physique inhabituel, qui avait sollicité son corps de façon mécanique.
Quand il pénétra dans l’espace recouvert de marbre, il garda les spots au-
dessus des lavabos éteints pour différentes raisons, la principale étant que la
lueur du paysage urbain lui fournissait assez de lumière. Et aussi parce qu’il
refusait de se regarder dans les miroirs.
Il avala quatre aspirines en attendant que l’eau de la douche chauffe.
Se plaçant sous les multiples jets, il se lava méticuleusement, puis se rasa
en s’aidant du miroir antibuée qu’il avait fait installer dans un coin. Lorsqu’il
eut fini, il ne se sentait pas plus frais qu’il n’avait été satisfait par sa façon de
passer la journée, et, pour la première fois de sa vie, l’idée d’aller travailler et
de s’absorber dans ses tâches nocturnes ne lui apportait aucune perspective de
joie ou de satisfaction.
Puis, tandis qu’il se séchait, le frottement du tissu-éponge donna à son
appartement vide des airs de trou noir spatial.
Dans un coin de son esprit, l’idée de quitter Caldwell le tenta de nouveau.
Assurément, où qu’il aille, il ne changerait pas… mais il devait croire qu’un
nouvel espoir surgirait s’il vivait une autre existence dans un lieu différent.
Peut-être comme professeur ? Des gens souhaitaient encore apprendre le droit
ancien, et il était désormais si bien versé dans le sujet qu’il pourrait
facilement concevoir un programme d’enseignement dans cette matière…
Quand son portable se mit à sonner dans la chambre, il laissa l’appel
basculer sur la messagerie. Mais, quand l’appareil recommença
immédiatement à vibrer, il enroula sa serviette autour de ses hanches et
s’avança pour décrocher parce que, oui, il était ce genre de mâle-là qui
estimait que répondre au téléphone tout nu était inconvenant, même si cela
n’impliquait pas d’utiliser FaceTime.
Et ce d’autant plus s’il s’agissait peut-être de Kolher ou de l’un des
frères…
Mais non, pas cette fois. Lorsqu’il consulta l’écran de son portable, il vit
que ce n’était pas l’un de ses contacts habituels, même si le numéro affiché
suggérait que l’appel émanait d’un résident de la demeure de la Confrérie.
Viszs téléphonait toujours anonymement.
— Allô ?
— Saxton ?
Il reconnut tout de suite la voix de Ruhn et cela le surprit. Il trouva aussi
qu’elle avait une tonalité érotique mais, une fois encore, c’était peut-être
seulement une impression de sa part.
— Oui ? Allô ? Ruhn ? (Il y avait des interférences sur la ligne, du vent ou
quelque chose comme ça.) Je suis désolé, je n’arrive pas à t’entendre.
— Je suis devant chez Miniahna. (Il n’entendit plus qu’un grésillement
incompréhensible.) Je viens de faire dégager deux hommes de chez elle. (Puis
il perçut le bruit d’une rafale de vent.) Où êtes-vous ?
— Je suis chez moi. En centre-ville.
— Puis-je venir vous voir ?
— Oui, oui, bien sûr. Laisse-moi t’expliquer comment venir.
Après lui avoir fourni les instructions, il ajouta :
— Attends avant de raccrocher. Est-ce que tu as tué les intrus ? Dois-je
appeler pour qu’on enlève les corps ?
Il entendit encore l’écho d’une bourrasque.
— Pas besoin, non. Mais ça ne va pas durer.
Dès qu’il eut raccroché, Saxton se rua dans son dressing pour prendre un
pantalon de costume ainsi qu’une chemise blanche… en évitant résolument
de s’attarder sur le fait que, soudain, il sautillait presque de joie.
C’est uniquement pour le travail, se rappela-t-il. Bon sang ! reste
professionnel.
Quand Ruhn reprit forme sur la terrasse d’un gratte-ciel aussi vaste que le
cottage où il avait vécu, il prit un moment pour assimiler où il se trouvait.
Chez Saxton. Là où vivait le mâle.
Il aurait dû attendre une heure et retrouver l’avoué à la maison d’audience.
À quoi avait-il donc pensé…
Tu avais envie de le voir, chantonna une petite voix dans sa tête. Seul.
— Non, pas du tout.
Les mots qu’il prononça à voix haute se perdirent dans le vent froid qui
soufflait dans son dos : des rafales rugissantes et glaciales qui semblaient
pressées de le pousser à l’intérieur. Pendant un ou deux instants, il lutta
contre les bourrasques en courbant l’échine pour résister aux mains invisibles
qui appuyaient sur son dos… mais il était trop tard pour faire demi-tour à
présent. Pas sans complications.
En outre, cette rencontre n’avait rien de personnel. Ils travaillaient
ensemble.
— Et je n’ai pas envie d’être seul avec lui.
Ce point éclairci, il tenta de déterminer s’il devait toquer ou sonner. De
grandes baies vitrées s’alignaient l’une à côté de l’autre sur toute la longueur
de la terrasse et l’appartement entier semblait fait de verre. À l’intérieur,
quelques lampes seulement étaient allumées, si bien que tout était plongé
dans la pénombre. L’ombre des meubles formait un paysage qu’une aube
artificielle devait encore dévoiler.
Tant de luxe et d’élégance, se dit-il. Tout paraissait très sophistiqué,
comme le mâle qui vivait là.
Mais bon, l’espace personnel d’une personne tendait à refléter sa nature.
Prenez lui, par exemple. Il était un squatteur sans perspective d’avenir, qui
serait resté sans domicile s’il n’avait pas bénéficié de l’hospitalité d’autrui. Il
était logique, quand on n’avait pas de futur et très peu de présent, de ne pas
avoir non plus de toit à soi.
S’approchant pour inspecter ce qu’il espérait être une baie vitrée
coulissante, il se demanda qui vivait ici avec l’avoué. Il n’avait jamais vu le
mâle avec une shellane, ni même entendu dire qu’il était uni. Mais, après
tout, une certaine distance professionnelle paraissait toujours envelopper
Saxton, même s’il était évident que tous le respectaient.
Assurément, il devait y avoir une femelle dans le tableau. Et ce fait rendait
tout ceci encore plus gênant…
Il se figea lorsque l’avoué arriva dans la grande pièce ouverte d’une
démarche assurée. Sa chevelure blonde luisait sous l’éclairage tamisé des
plafonniers, et son pantalon impeccable et sa chemise ultrablanche semblaient
attendre qu’il enfile une veste de smoking. Ou tout autre vêtement de dessus
adapté.
Le mâle gagna le coin cuisine en allumant au passage, d’un geste
nonchalant, des spots qui déversèrent une lumière plus vive au-dessus de lui.
Il s’activa devant l’îlot central, près de l’évier, préparant du café et disposant
des tasses sur un plateau. Mais Ruhn remarqua à peine cela. Ce qu’il nota en
revanche ? Saxton avait la peau dorée, un beau visage et un corps souple.
Que se passe-t-il, se demanda-t-il… d’autant plus que l’excitation sexuelle
lui comprimait les reins, aussi sûrement que si des mains le touchaient…
Saxton tourna la tête vers lui sans prévenir et s’immobilisa dès qu’il
s’aperçut qu’il était observé.
Les secondes s’étirèrent en minute.
Puis tous deux reprirent leurs esprits en même temps, Ruhn en tâchant de
faire comme s’il cherchait simplement une poignée ou un loquet pour ouvrir
la fenêtre, tandis que l’avoué s’approchait et résolvait le problème pour lui.
— Bonsoir, dit le mâle en faisant glisser l’un des panneaux sur le côté.
— Vous m’avez invité. (En entendant ces mots sortir de sa bouche, le
visiteur ferma les yeux.) Je veux dire, je suis là. Enfin…
— Oui, je t’attendais. (Quand Ruhn ne répondit pas, Saxton s’écarta pour
le laisser passer.) Entre.
Un mot. Deux syllabes. Une simple invitation. Le genre de chose
qu’humains et vampires partout dans le monde offraient, acceptaient ou
déclinaient.
Mais, le problème, c’était que Ruhn n’arrivait pas à se défaire de la
certitude que cela représentait davantage pour lui… et cette idée même lui
était insupportable. Tout dans cette histoire… lui était insupportable.
— Je devrais m’en aller, marmonna-t-il. En fait. Oui, je suis désolé…
— Pourquoi ? (Le mâle fronça les sourcils.) Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je crois que je vous désire, voilà ce qui ne va pas.
Oh, douce Vierge scribe ! cette pensée venait-elle vraiment de lui traverser
l’esprit ?
— Ruhn, entre. Il fait froid.
Retourne-toi, s’intima-t-il. Retourne-toi et pars d’ici, et dis-lui que tu le
retrouveras dans peu de temps à la maison d’audience.
— Je n’aurais pas dû venir vous déranger chez vous. (Il secoua la tête et
pria pour que Saxton ne puisse entendre ni sentir les forts battements de son
cœur.) Je vous présente mes excuses.
Juste après que Ruhn eut lâché ce commentaire, il se tut, regrettant d’avoir
parlé. Attendez, en fait, il aurait préféré ne pas être venu du tout. Parce que si
cela avait été le cas le premier point n’aurait jamais été un problème.
« J’ai toujours su que vous ne m’appréciez pas. »
Avait-il vraiment dit cela ?
— Peu importe, je ne suis pas venu pour ça…
— Qu’est-ce qui te fais penser que je ne t’apprécie pas ?
— Je n’aurais pas dû aborder le sujet.
— Non, je suis content que tu l’aies fait. (Saxton secoua la tête.) Il faut
qu’on mette les choses au clair. J’essaie de comprendre comment j’ai pu te
donner cette impression.
L’espace d’un instant, Ruhn plongea les yeux dans ce regard gris, ces
magnifiques prunelles gris perle. Il adorait la façon dont elles l’observaient,
les cils épais qui les encadraient, les sourcils parfaitement dessinés, mais
aussi la façon dont le mâle inclinait la tête d’un air d’interrogation polie…
Avec la bouche légèrement entrouverte, comme s’il était toujours stupéfait.
— Pourquoi donc penses-tu ça ? reprit Saxton.
— Je ne sais pas lire.
— Et comment cela influencerait-il l’opinion que j’ai de toi ? Savoir lire
mesure le niveau d’apprentissage d’un individu, pas son intelligence, et
certainement pas son mérite. Ruhn, tu as confié Bitty à des parents qui
l’aimaient pour son propre bien. Tu as renoncé à la garde de ta nièce de sang,
pour son bien et pour le leur. Comment pourrais-je ne pas apprécier un mâle
capable d’un acte aussi désintéressé et altruiste ?
— Je n’ai pas pu signer les documents.
— Tu as laissé ta marque… de façon magnifique. (La voix de Saxton se
raffermit.) Ne doute jamais de mon estime pour toi, Ruhn. Je ne pourrais pas
te respecter davantage. En fait, tu… (il détourna les yeux) m’impressionnes
depuis le début.
Une sensation de chaleur inhabituelle s’épanouit dans la poitrine du mâle,
soulageant la douleur qui s’y nichait… et dans le même temps il eut le
sentiment que les murs de l’élégant appartement se resserraient autour d’eux,
les rapprochant davantage l’un de l’autre.
Le cœur de Ruhn se mit à cogner plus fort, et il toussota.
— T’ai-je mis mal à l’aise ? (L’avoué croisa les bras.) Je te présente mes
excuses si c’est le cas. Je t’assure que je ne t’ai avoué cela que dans un esprit
d’amitié.
— Bien entendu.
— Indépendamment de mon orientation.
— Votre orientation ?
— Je suis gay. (Quand le mâle tressaillit, le visage de Saxton se crispa et il
baissa la voix.) Cela te pose-t-il un problème ?
Non, j’y vois plutôt la solution à un problème, songea ce dernier, avant de
se reprendre.
Toussotant de nouveau, il répondit :
— Non. Non, pas du tout.
— En es-tu certain ? (Quand Ruhn ne répondit pas, son hôte détourna la
tête.) Bon, dans tous les cas, merci de m’avoir tenu au courant des derniers
rebondissements survenus dans l’affaire de Miniahna ; je m’occuperai de ce
dossier tout seul à partir d’aujourd’hui. Nous n’avons plus besoin de tes
services…
— Je vous demande pardon ?
— Tu m’as bien entendu…
— Attendez, vous me congédiez ?
— Pour qu’on soit bien au clair tous les deux, sache qu’on m’a molesté
pour ce que je suis. (Saxton alla ouvrir la baie vitrée.) Mon père m’a
également déshérité parce qu’il me considère comme une source d’embarras
et de honte à présent que ma mahmen est décédée. Donc je peux t’assurer que
j’ai survécu à bien pire que ta désapprobation, et que je ne m’excuserai pas
d’un trait de ma personnalité dont je n’ai pas honte… simplement parce que
ça te met – toi ou d’autres personnes – mal à l’aise.
Ruhn inspira profondément.
Au bout d’une éternité, il se dirigea vers la fenêtre ouverte et le mâle qui se
tenait raide et digne à côté. Comme un tourbillon d’air glacial s’infiltrait dans
l’appartement et lui ébouriffait les cheveux, il se demanda quelle serait la
sensation si les doigts de Saxton faisaient de même.
— Pardonnez-moi, dit-il doucement. Je ne voulais pas être blessant.
Honnêtement, non. J’ai… du mal à m’exprimer, surtout avec les gens comme
vous.
— Les gays. Tu peux prononcer le mot, tu sais. Et ce n’est pas comme si
l’homosexualité s’attrapait comme un rhume.
— Je sais.
— Vraiment. (Saxton tira sur ses manches et, ce faisant, dévoila les rubis
rouges de ses boutons de manchette.) Je ne suis pas certain que ce soit vrai et,
soit dit en passant, une préférence sexuelle ne devrait pas être vue comme une
menace. Je ne vais pas te sauter dessus, ni rien. Les gens ont des principes ou
pas, quelle que soit leur orientation sexuelle. Le choix de mes partenaires
n’affecte en rien ma capacité à ne pas franchir certaines limites, pas plus
qu’un mâle hétérosexuel n’agresse chaque femelle qu’il croise.
— Ce n’est pas cela.
— Ainsi, tu estimes que je me comporte mal, moralement parlant. Ah ! très
bien. C’est donc ça.
— Non…
L’avoué leva la main.
— Pour être honnête, je n’ai pas envie d’en débattre avec toi. Tes raisons
t’appartiennent. Il fait froid et j’aimerais bien refermer cette fenêtre. Merci.
Plus tard, Ruhn se demanderait d’où lui était venu le courage. D’où lui
était venue la franchise. Lorsqu’ils lui vinrent, la réponse fut à la fois simple
et profonde : l’amour vous faisait pousser des ailes qui devaient être
déployées.
— J’éprouve de l’attirance pour vous et je ne sais pas quoi en faire.
Saxton écarquilla les yeux, complètement médusé.
— Je ne veux pas vous offenser. (Le mâle s’inclina très bas.) Je ne
m’attends pas à ce que vous le preniez comme un compliment, pas plus que
vous ne devez craindre que je ne vous embarrasse. C’est juste que je ne
m’attendais pas à trouver un mâle attirant un jour et… (Il détourna la tête.) La
seule raison pour laquelle je vous dis cela, c’est parce que je ne supporte pas
que vous pensiez que je pourrais vous faire honte, à vous ou à qui que ce soit
d’autre, d’une chose pareille. Je suis désolé.
Il y eut un silence tendu.
Puis Saxton tendit le bras… et referma lentement la baie vitrée.
Les toilettes pour mâles du rez-de-chaussée de la demeure familiale de
Peyton occupaient un espace assez spectaculaire, à défaut d’être minuscule,
dissimulé sous le grand escalier d’apparat. Du sol à son plafond mansardé, le
réduit était carrelé de feuilles d’agate et la cuvette et le lavabo étaient en or.
Des appliques en cuivre de chaque côté d’un miroir doré à la feuille jetaient
une clarté orangée qui avait toujours rappelé au mâle le rougeoiement d’un
cigare allumé, et le tapis tissé sous ses pieds s’ornait du blason familial.
Ce n’était pas pour satisfaire un besoin naturel que Peyton était venu là. Il
avait seulement voulu faire une pause pour échapper, du moins
momentanément, à cette discussion polie dans la salle à manger qui lui
donnait envie de se tirer une balle dans la tête, et, pour gagner quelques
précieuses minutes de tranquillité supplémentaires, il sortit son téléphone
pour savoir si quelqu’un, n’importe qui, lui avait envoyé un SMS ou un e-
mail.
C’était la première fois de sa vie qu’il priait pour avoir reçu des spams. Il
se foutait que ce soit pour du Viagra de contrebande, une arnaque à la
webcam lui suggérant d’envoyer le message « Sucemoi » à un numéro
spécifique… ou le président du Nigeria qui aurait besoin de cacher de
l’argent. Il était partant. Tout plutôt que retourner à table où son père et
Salone tentaient chacun d’avoir le dessus sur l’autre à propos de leurs
relations sociales, où la mahmen se bourrait la gueule et le reluquait d’un air
concupiscent à l’autre bout de la table, et où cette enfant frêle sortie tout droit
d’un poème d’Emily Dickinson se contentait de pousser sa nourriture de-ci
de-là dans son assiette avec sa fourchette, sans rien avaler.
— J’ai quitté des boulots bien meilleurs que ça, marmonna-t-il en
consultant son écran.
D’ailleurs, au lieu d’imiter Annie Potts dans Ghostbusters, il devrait peut-
être simplement lancer le film sur son téléphone et le regarder discrètement
sous sa serviette…
Il avait reçu quatre messages. Trois de sa bande de fêtards. Et un dernier
qui fit s’emballer son cœur comme si on l’avait relié à une batterie de voiture.
Alors qu’il commençait à taper une réponse, il s’arrêta en cours de route et
préféra appeler.
Une sonnerie. Deux sonneries…
Trois.
Merde ! il allait finir sur la messagerie. Devait-il raccrocher ou…
— Alors c’est oui ? demanda Novo d’une voix rauque.
Il eut instantanément une érection. Du genre à éprouver l’élasticité de la
fermeture Éclair de son pantalon de smoking et qui suggérait qu’il lui serait
impossible de quitter les toilettes sans se masturber d’abord.
— Oui, répondit-il. Tout à fait.
— Quand peux-tu venir ici ?
Maintenant ! Tout de suite, bordel ! s’écria son sexe. Monte dans le bus et
rejoins-la sur-le-champ !
Écoute, mon petit Pey-pey, il faut te calmer…
— Je te demande pardon ?
Peyton ferma les yeux et s’adossa contre le plateau du lavabo recouvert
d’agate.
— Euh… oui, désolé…
— Mon petit Pey-pey ? J’ignorais que tu avais un petit frère.
C’était plutôt comme cohabiter avec un copain de fac qui ne levait jamais
le petit doigt à moins d’avoir une idée géniale pour cramer la baraque.
— Ce n’est… rien. (En fait, il faisait un peu plus de vingt centimètres. Et il
était dur comme du bois.) Et j’ai un… Je suis coincé dans un truc de famille,
mais c’est juste un repas. Dès que c’est fini, j’arrive.
— T’en as encore pour longtemps ? Ils ont dit que je devais me nourrir si
je veux pouvoir me casser d’ici rapidement.
— Non, pas longtemps. Une heure. On est sur le point de servir le fromage
et les fruits, ensuite ce sera le sorbet. (Dieu merci ! ce n’était pas le Dernier
Repas, sans quoi il y en aurait encore pour deux heures.) Je m’occupe du
transport, puis je dirai à mon père que je dois y aller.
— Je vois qu’on peut compter sur toi.
— Toujours, quand je suis vraiment motivé.
— Et altruiste avec ça. Ou est-ce que tu as toujours l’impression de m’être
redevable ?
Peyton s’observa dans le miroir au-dessus du lavabo en or. Il avait le
regard luisant de désir et les joues colorées par l’excitation. Dans la lumière
fauve, il ressemblait à un tigre dans une cage dorée.
— Tu n’as pas envie que je réponde à ça, s’entendit-il rétorquer d’une voix
gutturale.
— Ne me fais pas de faveur.
— Très bien. Je veux que tu te nourrisses de moi. Je veux sentir ta bouche
partout où tu auras envie de la poser sur moi. Et je sais bien que tu ne me
laisseras pas te baiser, mais pour qu’on soit au clair, pendant tout ce temps, je
serai de nouveau entre tes cuisses dans ma tête. C’est assez honnête pour toi ?
Tu veux toujours que je vienne… pour toi ?
Il avait délibérément ajouté un sous-entendu sexuel à sa dernière phrase
parce qu’il n’était qu’un connard. Et il la désirait tellement qu’il en perdait les
pédales.
Quand Novo ne répondit rien, il laissa sa tête retomber et décida de se
botter le train. Là, il faisait preuve d’un drôle de soutien à l’égard de la
femelle…
— Oui, répondit-elle d’un ton voilé. Je veux toujours que tu viennes.
Sa tension artérielle augmenta encore d’un cran.
— Cette fois-ci… (Il découvrit ses crocs qui descendaient en retroussant sa
lèvre supérieure.) Je veux sentir tes crocs s’enfoncer dans ma chair, je veux
sentir la douleur et la poussée d’adrénaline. Et je te veux à ma gorge.
— Autre chose ?
OK, c’est deux mots, prononcé avec cette intonation traînante et érotique,
étaient plus sexy que toutes les relations sexuelles qu’il avait eues ces douze
derniers mois.
— Laisse-moi entrer en toi, Novo. Tu n’as pas à m’expliquer quoi que ce
soit ou à te répéter, mais il faut simplement que je sache ce que ça fait de finir
en toi.
— Tu avoues une faiblesse.
— Je dis la vérité.
— Pourquoi commencer aujourd’hui ?
Il secoua la tête.
— Quand t’ai-je menti ?
Un silence.
— Quand il est question de Paradis, tu te mens à toi-même.
Oh, non ! se dit-il. C’était un mauvais embranchement sur la route qu’il
voulait emprunter. Il menait droit dans une roncière, ce dont il pouvait tout à
fait se passer.
— Je ne suis pas amoureux d’elle.
— Tu viens juste de prouver mes dires sur le fait que tu mentes. Tu te
rappelles hier soir dans la ruelle ? Ne prétends pas que tu ne te sois pas
comporté avec elle en mâle lié, en mettant tes propres intérêts et ceux de tous
les autres de côté pour protéger celle que tu considères comme ta femelle.
— Pourquoi on parle de ça ?
— Je n’en sais rien.
Il y eut un instant de silence et, avant qu’elle puisse changer d’avis, il le
combla.
— Je serai là dès que possible. Il faut juste que je termine ce dîner avec
mon père. Si je pouvais partir tout de suite, je le ferais, mais avec lui tout est
un problème.
Un léger rire lui parvint au bout du fil.
— Ce ton exaspéré est sans doute la seule chose que nous aurons jamais en
commun.
— Tu as des problèmes familiaux, toi aussi ?
— Tu n’imagines même pas.
— Raconte.
Il y eut de nouveau un long silence.
— Je croyais que tu dînais avec ton père. Pourquoi es-tu au téléphone avec
moi ?
— Je me planque aux toilettes. Tu me donnes une excuse pour y rester un
peu plus longtemps.
Cette fois-ci, quand le rire de Novo retentit, il le trouva étonnamment
naturel, et il se rendit compte qu’il ne l’avait jamais entendue rire ainsi.
Levant la main, il se surprit à se frotter la poitrine pour faire disparaître une
douleur inattendue.
— Allez, reprit-il. Crache le morceau. Ce sera ta B.A. de la soirée. Laisse-
moi rester ici un peu plus longtemps.
Elle lâcha un long soupir.
— Viens quand tu pourras. Te presse pas. À plus.
Quand l’appel prit fin, Peyton reporta son attention sur son reflet dans la
glace. Il avait beau connaître l’adresse de la maison où il se trouvait, le code
postal, la rue et le numéro… il avait beau connaître l’emplacement de chaque
pièce dans la demeure depuis pratiquement sa naissance… il se sentait
totalement perdu.
Et cela faisait des années que cette impression durait.
Fermant les yeux, il se représenta Paradis avec ses cheveux blonds, son joli
visage et son sourire facile. Il se remémora son rire au bout du fil, mais aussi
ses coups de blues et ses angoisses. Il se rappela sa voix et son accent, en
s’arrêtant sur la façon bien particulière qu’elle avait de prononcer les
consonnes et les voyelles.
Tous ces coups de fil qu’ils avaient échangés, tout ce temps-là, jour après
jour, quand les attaques les avaient forcés à rester à l’intérieur de leurs
refuges, loin de Caldwell.
Il était tombé amoureux de sa constance. De sa fiabilité. De sa disponibilité
permanente et de sa gentillesse… et, plus que tout, du fait qu’elle ne le
jugeait jamais. Il lui avait avoué ses craintes et ses faiblesses qui le faisaient
se sentir minable. Il lui avait parlé de ses cauchemars et de ses démons
intérieurs. Il ne lui avait rien caché de la haine que son père éprouvait pour
lui, de l’absence difficile de sa mahmen, de sa forte consommation de
drogues et d’alcool, des nombreuses femelles et femmes avec qui il couchait.
Et pourtant elle était restée à son côté. Comme si rien de toutes ces
turpitudes ne le dégradait à ses yeux.
En parlant de problèmes familiaux… Il n’avait jamais reçu aucun soutien
de la part de sa famille ou de la glymera. Il avait gardé ses secrets pour lui,
non parce qu’ils étaient particulièrement inhabituels, choquants ou pervers,
mais parce qu’il n’y avait jamais eu personne dans son entourage à qui
confier ses faiblesses. Personne qui s’en soucie. Personne pour l’accepter tel
qu’il était et lui pardonner de ne pas être parfait.
C’était pour cette raison qu’il l’avait aimée.
Mais ce n’était pas tant la femelle et ses qualités qui avaient suscité ce
sentiment que son besoin à lui de combler un manque affectif.
Pendant un temps, Paradis avait été la peinture sur la toile de son existence,
la boussole dans sa poche, l’interrupteur qu’il pouvait allumer quand il avait
besoin de se rassurer dans l’obscurité effrayante. La bonne nature de la
femelle lui avait offert cette planche de salut, même si, là aussi, sa
bienveillance n’avait pas vraiment eu à voir avec lui en tant qu’individu
spécifique ; elle se serait comportée de la même manière avec n’importe qui
d’autre, simplement parce qu’elle était ainsi.
Elle ne l’avait jamais obsédé sexuellement.
Elle ne lui avait jamais fait le même effet que Novo. Cette dernière était
comme un bûcher dans lequel il voulait se jeter, avec un costume en feux
d’artifice et un jerricane plein de carburant sur le dos.
Non, il avait fait une fixation sur Paradis parce qu’il regrettait cette époque
où ils étaient si proches l’un de l’autre, d’autant plus que leur éloignement
actuel l’avait repoussé dans cet univers de dorures, de sourires factices et
d’absence totale d’ancrage.
Parfois, on confondait gratitude et amour. C’étaient deux sentiments
chaleureux qui perduraient. Mais le premier avait à voir avec l’amitié…
tandis que l’autre était totalement différent.
Et pour une raison étrange il ressentait le besoin impérieux d’expliquer tout
cela à Novo.
Il se détourna du miroir et tendit la main pour ouvrir la porte. Il allait se
barrer à la seconde où…
Peyton recula d’un pas.
— Ouh !
— Pardonnez-moi, dit Romina à voix basse.
La jeune femelle devant lui était pâle et tremblante, et elle jeta un coup
d’œil par-dessus son épaule avec la paranoïa d’une souris sur le chemin d’un
chat.
— Je dois vous parler seul à seule. (Elle plongea les yeux dans les siens.)
Nous n’avons que peu de temps.
CHAPITRE 17
Ruhn finit par s’effondrer sur le dos de Saxton, après Dieu seul savait
combien d’orgasmes. Et pourtant, en dépit de son immobilité, le silence ne
retomba pas pour autant dans la cuisine. Il haletait si fort qu’il sifflait entre
ses dents de devant et, sous lui, son amant n’était, lui aussi, qu’inspirations
bruyantes. L’odeur du sexe imprégnait l’air au point de le rendre presque
suffocant, et les tressaillements de son pénis, toujours dur comme du bois, à
l’intérieur du mâle, semblaient suggérer qu’il s’agissait d’une pause, et non
d’une fin.
Avec un grognement, Ruhn rouvrit les yeux. Face à lui, l’alignement de
placards le surprit.
Où étaient-ils… Oh, oui ! La cuisine. De la maison d’audience.
Il était venu par-derrière. Afin de venir… par-derrière.
OK, c’était la pire blague à laquelle il ait jamais songé. Et à ce propos…
Douce Vierge scribe ! qu’avait-il fait ici ?
Posant les paumes sur le plan de travail en granit de chaque côté des
épaules de Saxton, il avait l’intention de se soulever et de s’éloigner, mais
très vite ce fut impossible. Il était trop épuisé et se sentait trop bien pour s’en
aller.
Le mâle était trop bon pour qu’il s’en aille.
Alors qu’il cherchait l’énergie – et la volonté – de s’écarter, il songea aux
autres fois où il avait eu des relations sexuelles. Exclusivement avec des
femelles, et seulement au cours de sa vie précédente. Les rencontres n’avaient
eu lieu que parce que celles-ci désiraient coucher avec un animal, et il leur
avait été fourni précisément pour ce service. Son corps avait accompli les
gestes mécaniquement, parce qu’elles étaient nues sur lui et parce que son
pénis s’était dressé à cette occasion.
Mais il ne les avait jamais choisies.
Saxton… il l’avait choisi.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix enrouée tandis qu’il ordonnait
vainement à ses bras de bouger. Je suis… vraiment désolé.
Tordant le buste sur le côté, le mâle le dévisagea.
— Pourquoi donc voudrais-tu t’excuser de ça ?
Ruhn sentit ses joues s’embraser et préféra esquiver ce regard direct, puis il
se retira. La fraîcheur de l’air sur son sexe toujours en érection lui fit baisser
les yeux et il fut assailli par le désir écrasant de tout recommencer. Il avait
laissé un sacré foutoir, mais c’était… la chose la plus érotique qu’il ait jamais
vue.
Néanmoins, qu’allaient-ils faire à présent ? s’interrogea-t-il en
reboutonnant son jean. Son désir initial à présent assouvi, il n’arrivait pas à
croire qu’il ait eu le courage de se montrer si agressif, si dévergondé, si…
Saxton se redressa et se retourna.
Dieux ! ce visage, ces yeux, cette chevelure… ce sexe en érection, qui lui
semblait une anatomie à la fois étrangère et familière. Ruhn n’avait encore
jamais vu de près un autre mâle excité, et il fut assailli d’un besoin insatiable
de l’explorer de ses mains et de sa bouche.
Oui, ce mâle était la réponse à son « pourquoi ».
— J’ai déchiré ton costume, dit-il en s’attardant du regard sur la manche de
la veste, qui n’était plus retenue que par quelques fils au niveau de l’épaule
de l’avocat. Je suis désolé. Je paierai…
Saxton tendit la main, saisit le bas de sa manche, et tira dessus pour
l’arracher complètement. Puis il laissa tomber le tissu par terre en souriant.
— Voudrais-tu t’attaquer à l’autre côté ?
Ruhn éclata de rire. Il ne put s’en empêcher… mais il se couvrit aussitôt la
bouche de sa main par timidité. Lorsqu’il vit Saxton lui sourire en retour, il
dut détourner la tête. C’était trop de beauté, trop d’excitation… trop de tout.
— As-tu mangé ? s’enquit l’avocat en se penchant pour remonter son
pantalon.
— Non, pas encore.
— Laisse-moi nous préparer un Dernier Repas. (Il désigna la cuisine d’un
ample geste.) Nous sommes très bien approvisionnés. Permets-moi juste de
me retirer un instant à l’étage.
Comme Ruhn hésitait, Saxton prit son visage entre ses mains et l’attira
contre sa bouche. Le baiser fut aussi doux que le sexe avait été passionné.
— Je dois me rendre chez maîtresse Miniahna, s’entendit-il répondre. Pour
prendre de ses nouvelles avant l’aube.
— Très bien, je comprends. (L’avoué recula, les traits contractés par une
certaine réserve.) Je te verrai à la tombée de la nuit, dans ce cas. Il faut qu’on
rende une petite visite à ces promoteurs immobiliers.
— Bien.
Il y eut un silence embarrassé. Puis Ruhn lâcha soudain :
— Quand ?
Saxton soupira comme s’il changeait avec difficulté de schéma de pensée.
— Euh… disons 17 heures 45. Fin de la journée pour eux, assez sombre
pour nous. On devra prendre ton pick-up…
— Je parle de nous. Quand pourrons-nous… recommencer ?
Le sourire du mâle fut immédiat et vivifiant.
— Quand tu veux.
Ruhn leva la main pour effleurer le visage de son amant de ses doigts
repliés… avant de lui passer l’index sur la lèvre inférieure. Des images de
leurs ébats repassaient dans sa tête, accompagnées de la bande-son de leurs
gémissements et leurs halètements.
— Merci, dit-il.
Saxton secoua la tête.
— Je pense plutôt que c’est moi qui devrais dire cela.
Non, songea Ruhn. Pas du tout.
Il se pencha et embrassa le mâle. Comme son sang s’échauffait, il sut qu’il
devait partir, sans quoi il risquait de ne plus jamais s’en aller.
— C’est moi qui te suis reconnaissant, murmura-t-il contre ses lèvres.
CHAPITRE 21
* Tous les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original. (NdT)
CHAPITRE 24
Quand Ruhn resta planté là, Saxton s’approcha, le prit par la main et
l’entraîna vers la table. Le mâle s’assit, et la surface du café dans sa tasse se
rida parce que ses mains tremblaient.
Ils étaient donc deux sur le front des tremblements, se dit l’avocat en
gagnant l’évier et en faisant couler de l’eau chaude. Arrachant quelques
feuilles d’un rouleau d’essuie-tout inséré dans un dévidoir en bois, il tenta de
comprendre ce que Ruhn avait vécu.
Pas étonnant que la personnalité du mâle ait changé aussi radicalement
durant le combat derrière le restaurant. Ce regard vide avait été plus
perturbant que la violence elle-même. En effet, après avoir vécu aussi
longtemps avec la Confrérie et écouté leurs histoires de champ de bataille, il
était devenu expert en la matière. Non, le plus inquiétant, c’était que le Ruhn
qu’il connaissait avait disparu derrière une autre partie de lui-même et qu’il
avait carrément fallu l’arracher à sa proie.
Comme un animal sauvage déchaîné.
Saxton contrôla la température du filet d’eau avec son index. C’était assez
chaud. Prenant un peu de savon au flacon-pompe, il humidifia les feuilles
d’essuie-tout et se retourna. Son amant regardait fixement son mug, les
sourcils froncés, les épaules crispées.
Pas besoin de deviner où le mâle était parti en esprit.
Devoir sauver sa sœur et sa mahmen d’un destin d’esclave de sang et, sans
nul doute, d’exutoire sexuel pour les combattants ? Se retrouver emprisonné
dans une stalle ? Tout ça à cause des erreurs de son père ?
Pendant dix ans, enfermé comme un tigre, ignorant à chaque heure qui
passait si on allait le renvoyer sur le ring pour se faire tabasser ou tuer. Et ce
faisant il avait dû recevoir des blessures et apprendre à vivre dans la solitude
et la souffrance.
C’était trop triste rien que d’y penser.
S’approchant, il s’attendit à ce que Ruhn lève la tête. Quand il ne bougea
pas, Saxton lui posa doucement une main sur l’épaule.
Le mâle sursauta et renversa sa tasse.
— Oh ! je suis désolé…
— Je m’en occupe. (Saxton retourna vers l’évier pour décrocher cette fois
le rouleau entier d’essuie-tout.) Tiens. Je m’en occupe.
Déroulant une bonne quantité de Sopalin, il la jeta sur la table et laissa la
magie de l’absorption agir.
— Tourne-toi vers moi. (Il glissa l’index sous le menton de Ruhn et lui
leva la tête.) Voilà.
Ruhn tressaillit lorsqu’il le toucha, mais l’avocat était certain que c’était
surtout parce que, pour lui en ce moment, la réalité était un chaos
indescriptible.
— C’est une sacrée estafilade, murmura-t-il en s’attaquant à l’entaille sur
le front du mâle. Et elle enfle de minute en minute. On devrait peut-être
t’emmener consulter Doc Jane ou le docteur Manello.
— J’ai connu pire.
Saxton s’immobilisa.
— Oui. J’en suis sûr.
Quand il recommença à nettoyer le sang séché, il regretta d’être incapable
de trouver la formule appropriée, les mots justes… n’importe quoi qui puisse
soulager en partie cette décennie de souffrances. Mais aucun mot n’avait ce
pouvoir-là.
En revanche, il existait un recours légal.
— Est-ce que les combats continuent là-bas ? demanda-t-il d’une voix
tendue.
Ruhn secoua la tête.
— Les combattants se sont révoltés environ un an après mon départ. Ils se
sont libérés, ont tué les gardiens et les hommes de main, et massacré le
patron. Le complexe est envahi par la végétation à présent. (Il se racla la
gorge.) J’y suis retourné, tu sais. Pas qu’une seule fois, mais à plusieurs
reprises. J’essayais de… trouver une logique à tout ça. Au bout du compte,
j’ai échoué.
— Je ne vois pas comment tu aurais pu.
— Comme je l’ai dit, je l’ai fait pour ma famille. C’est le seul apaisement
que j’aie jamais trouvé. (Il poussa un long soupir.) Mais tu sais, je regrette
également d’avoir laissé tomber ma sœur. Si j’avais été à la maison, elle ne
serait peut-être pas tombée amoureuse de ce mâle violent. J’aurais peut-être
pu faire quelque chose avant qu’il l’emmène si loin, jusqu’à Caldwell. Une
fois sorti de l’enfer, j’ai tenté de la retrouver, mais elle n’avait laissé aucune
trace. Mes parents savaient que le mâle était dangereux ; je crois que leur
déménagement n’a eu lieu que pour lui permettre d’asseoir son contrôle sur
elle. Je déteste l’idée qu’elle soit morte sans que je sois là pour la sauver.
— Tu as fait ton possible, répondit tristement Saxton. Au bout du compte,
c’est tout ce que l’on peut faire.
Il revint à l’évier avec ce qui restait du rouleau d’essuie-tout et en mouilla
quelques feuilles avec simplement de l’eau. De nouveau de retour auprès de
Ruhn, il veilla à bien rincer le savon. Les hématomes qui marquaient
également le visage de son amant n’avaient pas besoin d’être nettoyés.
— Tu affirmes que j’ai agi de façon désintéressée à l’égard de Bitty, reprit
le mâle d’une voix rauque. C’est faux. Je l’ai sauvée de mes propres griffes.
Ce que j’ai fait à ces hommes, dans le parking, témoigne de ma part d’ombre
et, au final, je savais qu’elle serait plus en sécurité auprès de Rhage et Mary.
En outre… j’ai songé qu’elle risquait de découvrir mon sombre passé un jour.
Il ne fallait pas qu’elle ait un père comme moi.
— Que crois-tu que fasse Rhage pour l’espèce ?
— C’est différent. Je ne sauvais personne.
— Hormis ta sœur et ta mahmen.
— Je ne sais pas.
Saxton entreprit de sécher les plaies du mâle.
— Ce n’est pas très beau à voir.
— Ça ira. (Ruhn leva les yeux.) Tu es très aimable avec moi.
Saxton lui effleura la mâchoire. Puis il lissa son épaisse chevelure en
arrière et toucha la lèvre inférieure du mâle.
— Tu as une entaille ici aussi, murmura-t-il.
Se penchant, il déposa un doux baiser à l’endroit fendu par un poing
humain. Et, quand il se redressa, une alarme se mit à retentir à la base de son
cerveau.
Il avait beau être attiré par Ruhn et vouloir coucher avec lui, la pensée :
blesser des gens… blesser des gens… ne cessait de clignoter dans son esprit,
comme un avertissement.
Oui, oui, c’était le genre de slogan accompagnant une image débile
propagée comme un même sur Facebook : une construction banale de mots
qui semblait taillée sur mesure pour la sensibilité perpétuellement déprimée
de la génération « flocon de neige ». Cependant, c’était tout à fait dans sa
nature de sauveteur de recueillir un animal errant et battu. Mais comment
savoir si le passé de Ruhn était bel et bien derrière lui ?
Il repensa à cette expression dans les yeux du mâle – ou plutôt à son
absence d’expression – pendant le combat, surtout quand il avait failli briser
la nuque de l’humain.
— C’est bon, dit Ruhn d’une voix rauque en écartant sa chaise pour se
lever.
— Quoi donc ?
Le mâle recula d’un pas. Puis d’un autre.
— Je comprends.
— Tu comprends quoi ?
— Moi non plus je ne me fais pas confiance.
— De quoi parles-tu ?
— Je le vois dans tes yeux. (Ruhn secoua la tête.) Et je comprends. Tu
essaies de concilier ce que tu as vu avec ce que tu aimerais que je sois. Je vis
en permanence avec ses souvenirs. Chaque jour, lorsque je ferme les yeux, je
me remémore les horreurs que j’ai commises. Et si je les oublie je n’ai qu’à
regarder mon reflet dans le miroir.
— Ruhn, ne décide pas de mes sentiments à ma place.
Avec des gestes secs, le mâle ôta sa veste. Puis il se retourna et souleva son
tee-shirt jusqu’aux épaules.
Saxton eut un hoquet de stupeur. Son large dos était couvert de
cicatrices… sauf que, non, ce n’était pas ça. Il ne s’agissait pas de marques de
fouet. Les entailles de dix centimètres de long étaient bien trop régulières,
trop chirurgicales, et il y en avait au moins une trentaine, déployées autour de
la colonne vertébrale. On avait dû déverser du sel dessus aussitôt après les lui
avoir infligées, afin de s’assurer qu’elles ne disparaissent pas une fois la peau
régénérée.
— Trente-sept, annonça Ruhn sans détour. J’ai tué trente-sept mâles à
mains nues. Et, chaque fois, ils pratiquaient une entaille dans mon dos qui
faire voir mon score. On le faisait pour le public, pour qu’ils parient
davantage. Ça faisait partie du spectacle.
Saxton se couvrit la bouche de sa main, en même temps que des larmes lui
montaient aux yeux.
Lorsque Ruhn lui fit de nouveau face, il aurait voulu pouvoir l’enlacer et le
serrer contre lui jusqu’à ce que les souvenirs ne soient plus aussi douloureux.
Mais c’était clairement impossible.
Le mâle remit son tee-shirt en place et enfila sa veste.
— Je vais y aller. Mais il faut m’indiquer l’adresse où déposer les affaires
de maîtresse Miniahna.
D’une voix éteinte, il ajouta :
— Et ne t’inquiète pas. Je ferai en sorte de n’avoir aucune interaction avec
les femelles. Je déposerai les bagages en lieu sûr et me tiendrai à l’écart
d’elles.
— Ruhn, s’il te plaît, non…
— Alors, où dois-je me rendre ?
— Tu n’es pas inférieur, Ruhn.
— Oh ! je suis pire que ça. Je suis un tueur. Aucun de ces mâles ne désirait
monter sur le ring plus que moi. C’étaient des esclaves, eux aussi, qui
payaient leurs dettes. Ce n’étaient pas des tueurs, pas plus que moi – du
moins jusqu’à mon arrivée là-bas. Mais aujourd’hui je suis le résultat de la
métamorphose forcée que j’ai subie là-bas. J’ai du sang sur les mains, Saxton.
Je suis un meurtrier. (Le mâle se dirigea vers l’ouverture en arcade.) Alors,
dis-moi où je dois déposer…
— Tu n’es pas un meurtrier.
Ruhn baissa la tête d’un air vaincu.
— C’est une opinion lancée sous le coup de l’émotion, sans valeur légale,
et tu le sais bien.
— Ruhn, tu…
— Écoute, je n’aime pas parler de tout ça. (Il examina la cuisine.) Je le
balaie sous le tapis quand je suis éveillé et je prie dans mon sommeil pour ne
pas me souvenir de mes rêves. La seule fois où j’ai abordé le sujet avant
aujourd’hui, c’est quand les frères ont vérifié mes antécédents à cause de
Bitty, et même alors, je n’ai pas… Bref, aucune importance. Je suppose que
je t’ai raconté tout ça parce que j’estime que tu mérites ma franchise. Il se
passait quelque chose entre nous, et c’était réciproque. Mais, tu vois, je sais
qui je suis et tu ne… eh bien, avant de connaître la vérité, tu ne me
connaissais pas vraiment. Et cette expression que je lis dans ton regard… La
méfiance, le soupçon… Cela m’indique que j’ai fait le bon choix.
— Je peux te faire confiance.
— Tu n’y es pas obligé. (Ruhn posa la main sur son cœur.) Une chose que
j’ai apprise après toutes ces années passées à travailler pour la glymera, c’est
que les pauvres n’ont que leur dignité et leur fierté à offrir au monde. Mon
père me l’avait enseigné. Et je n’aurais pas pu conserver ma dignité si j’avais
menti à quelqu’un dont je suis en train de tomber amoureux.
Saxton cessa de respirer à ces mots.
Mais, avant qu’il puisse répondre, le mâle secoua la tête et tourna les
talons.
— Tu sais, je crois vraiment qu’il vaut mieux que quelqu’un d’autre que
moi s’occupe de déposer les affaires en ville. Il faut que j’y aille.
— Ruhn…
Le mâle s’immobilisa, sans regarder en arrière.
— S’il te plaît, laisse-moi partir. Laisse-moi… m’en aller.
Tous les instincts de Saxton lui hurlaient d’empêcher le départ de Ruhn.
Mais cela ne dépendait pas de lui.
Un instant plus tard, la porte d’entrée se referma en silence, et l’avocat se
laissa tomber sur la chaise occupée plus tôt par son amant. Dans la tasse, le
café était encore chaud.
Mais cela n’allait pas durer.
CHAPITRE 27
Saxton resta assis dans la cuisine de Minnie devant le café qui refroidissait
pendant un moment, à écouter le sifflement de la porte de derrière dû au joint
d’isolation défectueux. Ce qu’il désirait vraiment, c’était parler à quelqu’un,
mais la seule personne qui lui vint à l’esprit fut Blay, et en appelant le mâle il
aurait trop eu l’air d’essayer de prouver qu’il allait de l’avant ou quelque
chose de ce genre.
Le truc étrange dans l’attirance sexuelle, c’était que sa force et sa
puissance pouvaient créer une illusion de proximité entre deux personnes.
Quand le corps était attiré par celui d’un autre, au point d’être désespérément
affamé de son contact physique, c’était comme si le cerveau désirait combler
ce décalage de perception en créant un lien intellectuel ou émotionnel.
La compatibilité de surface recevait ainsi une validation reposant sur un
motif plus profond.
Mais, en fait, on ne connaissait pas quelqu’un avant de le connaître.
Qu’est-ce qu’il racontait ? Tant qu’on ne fréquentait pas quelqu’un dans la
durée, on ignorait qui était réellement cette personne…
La connaître depuis une décennie était encore mieux.
Mais en vérité Ruhn non plus ne le connaissait pas plus que cela. Le mâle
ignorait tout de sa relation avec Blay, de ses problèmes avec son père, de ses
antécédents et de ses luttes. Et cette histoire du passé de Ruhn était
absolument horrible, et il détestait que le mâle ait vécu cela. Mais il devait
reconnaître qu’il avait plutôt apprécié l’idée de protéger un mâle timide,
paisible et sensible dans ce monde, d’être le garde-fou et l’interprète
d’expériences nouvelles et différentes pour le mâle.
Au cours du dîner, par exemple, il avait listé dans sa tête toutes sortes
d’endroits où il pourrait également emmener Ruhn manger : des restaurants
vietnamien, thaï, italien. Et, en dépit de sa promesse, tous ces établissements
auraient été largement au-dessus des moyens de son amant.
Dans son esprit, il avait été impatient de lui faire goûter toutes ces
nouvelles saveurs si uniques et ces mets si tentants.
Lorsqu’on voulait amener quelqu’un à sortir de sa coquille, on exerçait une
forme de pression, n’est-ce pas ? C’était sans risque pour soi, parce que la
personne se fiait à vous en raison de sa méconnaissance et de sa gêne.
Désormais, après avoir assisté à ce combat dans le parking, il allait devoir
abandonner ses tendances paternalistes. Le bon géant avait enduré la torture,
et quiconque survivait à une chose pareille n’avait besoin de la protection de
personne.
Enfouissant son visage dans ses mains, il se dit : Waouh ! c’est une bonne
chose qu’on ne partage pas ses rêveries intérieures avec les autres.
Parce qu’il valait mieux garder sous clé ce genre de révélations : il n’était
qu’un sale enfoiré de s’inquiéter de ses petits drames psychologiques
personnels en comparaison de ce que le mâle avait vécu. Dix ans dans une
cage ? À tuer des mâles pour ne pas être tué ? À se faire marquer ?
Saxton n’avait jamais rien enduré de tel, et l’idée que le passé de Ruhn
rende soudain leur romance beaucoup trop réelle était trop laide pour s’y
attarder une seconde.
« Je n’aurais pas pu conserver ma dignité si j’avais menti à quelqu’un
dont je suis en train de tomber amoureux. »
En parlant de courage. Dire cela et le penser sincèrement ?
Avec un juron, Saxton se mit debout. Il n’avait aucun souvenir d’avoir ôté
son manteau, mais il le découvrit sur une chaise à côté de l’endroit où il avait
fixement contemplé le vide.
Tout en enfilant le vêtement, il gagna le salon pour examiner encore une
fois la cheminée, avec ces carreaux qui décoraient le pourtour du foyer. Il
tenta d’imaginer Minnie et son hellren traversant l’océan jusqu’à une terre
inconnue, affrontant chaque jour la menace du soleil, avec peu d’argent en
poche, et rien d’autre que leur amour pour les protéger.
Ça, c’était du courage.
Secouant la tête, il retourna dans la cuisine et enclencha l’alarme sur le
tableau près de la porte donnant sur le garage, puis il ferma les yeux et tenta
de se concentrer. Finalement, il parvint à se dématérialiser et à s’en aller dans
un nuage de molécules en passant par la petite fente du joint d’isolation de la
porte de derrière.
Il reprit forme à l’autre bout de la ville, à des kilomètres de là, sur le perron
donnant sur l’arrière de la maison d’audience. Il entra par la porte de la
cuisine, en ayant l’impression que son cerveau était déchargé. Il y avait des
doggen, qui faisaient… Dieu seul savait quoi… et il eut une sorte
d’interaction avec eux, au cours de laquelle des questions furent posées, des
réponses données, ce genre de chose.
Puis il se retrouva dans son bureau. Le roi avait pris sa soirée, mais il y
avait toujours des dossiers à classer et de la paperasse à remplir… et aussi
cette affaire au sujet de laquelle Kolher avait appelé…
Ou était-ce une autre nuit ? une autre fois ?
Une autre…
S’asseyant, il se prit la tête à deux mains et tenta de se rappeler ce qui avait
été dit, sur quoi, et quand. Mais il n’arrivait pas à relier ses pensées entre
elles, aucun schéma cognitif ne surgissait de sa confusion mentale pour
l’aider à retrouver un fonctionnement cérébral minimal.
Un coup frappé contre l’encadrement de la porte lui fit redresser la tête.
— Oh ! bonsoir.
Quand le frère Rhage entra, il emplit entièrement le bureau de sa beauté
surnaturelle, de sa taille incroyable et de son charisme vivifiant. C’était
comme si Ryan Reynolds, le géant vert des pubs pour les légumes en boîte et
douze chefs d’État étaient réunis en un seul être qui s’était invité pour une
petite discussion.
— Tu as une sale gueule, fit remarquer le frère en s’asseyant de l’autre
côté de son bureau. Que se passe-t-il ?
— Oh ! rien. Tu as besoin de quelque chose ?
— Pas vraiment. Je suis venu déposer des trucs pour nettoyer les dents de
George. N’en parle pas à Fritz. Il va se mettre à flipper – mais je suis allé
chez Animalis. Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? Je suis sérieux. Tu as l’air
de porter un masque mortuaire.
Pendant que Saxton tentait de trouver par où commencer, un fil à tirer de
son enchevêtrement mental pour démêler ses pensées, Rhage sortit une
sucette à la cerise de son blouson en cuir et en retira l’emballage.
— Ohé ? T’as fait une attaque ou quoi ? (Les dents du frère étaient d’un
blanc étincelant quand il ouvrit la bouche pour glisser la friandise entre ses
crocs aiguisés.) Tu veux que j’aille te chercher un médecin ?
— En fait, ce qu’il me faut… (Saxton se racla la gorge.) Je ne suis pas
certain que je devrais t’en parler.
Il ne voulait rien faire qui risque de nuire à la relation de Bitty et de ses
parents adoptifs avec Ruhn. Mais vers qui d’autre se tourner ?
— Et je ne veux pas que ça change quoi que ce soit, ajouta-t-il.
Rhage haussa les épaules.
— Eh bien, vu que je ne sais pas ce que tu vas dire, je ne suis pas sûr de
pouvoir te promettre quoi que ce soit. Mais je suis très ouvert d’esprit. Je
veux dire, merde ! je supporte Lassiter presque mieux que n’importe qui. OK.
D’accord, mieux que Viszs. Attends, ça ne veut probablement pas dire grand-
chose. C’était quoi la question ?
— C’est à propos de Ruhn.
Le frère redevint sérieux.
— Et qu’est-ce qui t’inquiète en particulier chez lui ?
— Son passé, surtout.
Immédiatement, Rhage changea de posture : il se redressa dans son siège,
les yeux plissés, et coinça sa sucette entre ses molaires contractées.
— Alors, quel est le problème ?
Saxton prit un stylo dans le pot et en tritura nerveusement le capuchon.
— Je sais que Fhurie et Viszs sont allés là-bas. (L’avocat releva la tête.)
Au domaine de son ancien maître. Ils se sont renseignés sur ses antécédents.
— En effet.
— Et donc tu sais ce qui lui est arrivé.
Un silence.
— Oui. Les combats clandestins. Mais comment en as-tu entendu parler ?
On a gardé ça secret par respect pour lui.
— Il m’a raconté. (Saxton secoua la tête.) J’ignore comment quiconque
peut survivre à une épreuve pareille.
Rhage se réinstalla plus confortablement dans son siège et le dévisagea
intensément. Ses prunelles étaient d’un bleu turquoise si vif qu’elles
projetaient presque des ombres sur ses joues.
— Puis-je te poser une question personnelle ?
— Bien sûr.
— Est-ce que tu penses sortir avec lui ou un truc du genre ? (Quand le
mâle se crispa, le frère haussa les épaules.) C’est bon si c’est le cas. Je veux
dire, je sais qu’il n’avait pas de femelle ni aucune relation chez lui, et il n’a
jamais été uni.
— Je ne sais pas quoi répondre à cela.
— Donc c’est un oui. Et, allons, je demande seulement par curiosité. Je ne
vois pas quelle autre raison t’aurait fait aborder le sujet. S’il n’était qu’un
simple garde du corps à tes yeux, je suppose que tu serais content qu’il
possède cette expérience du combat, même s’il l’a acquise de façon extrême.
— Je ne veux pas te mettre dans une situation embarrassante.
— Mais tu voudrais savoir s’il va te tuer pendant ton sommeil, c’est ça ?
(Quand Saxton se mit à bégayer, Rhage leva la main.) Mary lui a fait passer
une évaluation psychologique. Je veux dire, Bitty l’a invité à vivre avec nous,
et nous étions ravis de l’accueillir à la maison… parce que, eh ! c’est le plus
proche parent de sang de notre fille. Mais avec Kolher, Beth et Kolher Jr sous
le même toit, on ne pouvait prendre aucun risque. Mary lui a donc fait passer
les tests oralement vu que, naturellement, il ne pouvait pas les lire. Il les a
tous réussis. C’est un type tout à fait ordinaire, et il n’est pas psychotique.
Elle a souligné qu’il souffrait d’un sacré stress post-traumatique, bien
entendu. Je veux dire, après ce qu’il a vécu, comment pourrait-il en être
autrement ? Et je ne sais pas… après ce soir ? Son attaque contre les
humains ? Peut-être que ce job de garde du corps ne lui convient pas.
— En effet.
— Mais c’est un bon mâle. Je lui fais confiance. Et je sais que tu es
généralement absent quand il est avec Bitty, mais tu devrais les voir
ensemble. Chaque jour, avant qu’elle aille au lit, ils montent tous les deux. Il
y a cette table à puzzles qu’on lui a installée dans sa chambre, tu sais ? Ils
s’assoient tous les deux et ils font des puzzles… Franchement, ça me rend
dingue. Enfin, quand on parle de psychose. Chapeau bas. S’asseoir devant
huit millions de pièces minuscules qu’on peut à peine attraper avec les doigts,
essayer d’assortir les couleurs… mais je digresse.
Il croqua dans sa sucette et se mit à mâcher.
— Ils adorent ça. Et pendant tout ce temps, d’une voix tranquille, il lui
raconte des histoires sur sa mahmen et ses grands-parents. Sur son enfance.
Apparemment, c’était une vie agréable. À la campagne, à jouer dehors, avec
des chevaux et des moutons, sous les regards bienveillants d’une mahmen et
d’un père qui adoraient Ruhn et sa sœur. Et Bitty boit littéralement ses
paroles. Ces anecdotes familiales lui donnent l’impression d’avoir toujours sa
mère avec elle. C’est inestimable. Vraiment. (Rhage eut un petit rire.) Et à
bien y réfléchir, c’est à peu près le seul moment où je l’entends parler.
Saxton hocha la tête.
— Je suis si heureux qu’ils partagent ce lien. Et, oui, d’après ce que j’en ai
vu, ils sont très proches.
— Ruhn est comme un frère pour moi. Vraiment.
— Simplement, je n’aurais jamais cru… Eh bien, je ne m’attendais à ce
qu’il lui soit arrivé tant de choses affreuses.
— Qui le pourrait ? (Le frère jeta le bâtonnet blanc tacheté de rose à
l’extrémité dans la corbeille.) Et, écoute, j’ai déjà discuté avec Mary de ce qui
est arrivé ce soir. Elle va rendre une petite visite à Ruhn. Voir s’il a besoin
d’un réglage, pour ainsi dire. Elle a aidé Z. à résoudre beaucoup de ses
emmerdes, donc, c’est tragique, mais elle a de l’expérience dans la gestion
des traumatismes.
— Je ne le juge pas.
Dès qu’il prit la parole, Saxton se rendit compte qu’il avait prononcé ces
mots à voix haute uniquement pour s’assurer qu’ils étaient vrais, et cela lui
donna l’impression d’être une mauvaise personne.
— Bien. Parce que tu ne devrais pas. Tout le monde mérite une deuxième
chance. J’en suis la preuve vivante.
— C’est vrai. Et il ne s’est pas porté volontaire pour ce qui lui est arrivé.
— Bien dit.
— J’ai l’impression de pleurer à sa place.
— Quiconque a entendu son histoire éprouve la même chose.
Mon cœur sera-t-il en sécurité avec lui ? s’interrogea Saxton.
Et, pour être honnête, c’était une question qu’il se poserait quelle que soit
la personne avec laquelle il envisagerait d’avoir une relation amoureuse.
— J’aimerais pouvoir lire l’avenir, murmura-t-il.
— Parfois, certains virages dans la vie riment avec bonne surprise.
J’aimerais pouvoir t’aider davantage.
— Merci. (L’avocat sourit.) Tu es un gentilhomme sous tes airs bravaches.
— Ne nous emballons pas.
Après quelques instants, le frère se leva et partit, laissant Saxton à ses
réflexions.
Au bout d’un moment, il se dirigea vers son classeur à dossiers.
S’accroupissant dans un coin, il posa le pouce sur un capteur et déverrouilla
l’un des tiroirs du meuble. Les documents liés à la Confrérie de la dague
noire et à leurs familles y étaient conservés, et il retrouva facilement les
papiers d’adoption de Bitty.
Sortant la chemise, il l’ouvrit et alla à la dernière page, à l’endroit où Ruhn
avait « signé » son nom.
Le mâle avait dessiné son autoportrait en lieu et place de sa signature.
Le rendu était stupéfiant, et si réaliste que, lorsque Saxton passa le doigt
sur les contours de la joue du dessin, il aurait juré sentir la chaleur du mâle.
Bizarrement, il pensa à Blay et Vhif. D’après ce qu’il avait compris, Blay
avait toujours pris soin de son compagnon, l’avait protégé, et fait en sorte
qu’il soit aussi stable que possible, et cela avant même qu’ils s’avouent leur
amour l’un à l’autre, comme une expression anticipée de ses sentiments pour
le mâle.
Plus Saxton contemplait le portrait, plus il comprenait pourquoi toute cette
histoire avec Ruhn l’affectait autant.
Il avait bien conscience d’être susceptible de tomber amoureux du mâle.
Et cela signifiait que l’enjeu était très élevé. Il connaissait trop bien les
effets d’un amour non réciproque. Et le passé de Ruhn constituait un potentiel
destructeur considérable.
CHAPITRE 28
Quand Novo sentit Peyton s’immobiliser sur elle, elle se figea. Ce n’était
pas censé arriver. Pas tant le sexe, même si elle s’était surprise à désirer le
mâle alors qu’elle était pourtant épuisée. Non, ce qu’elle ne voulait pas,
c’était le genre de relation sexuelle qu’ils venaient d’avoir.
Baiser. Elle ne voulait que tirer des coups enragés, du genre à vous faire
claquer les dents et briser les lits, et à vous donner des courbatures le
lendemain comme si on avait eu un accident de voiture.
Pas ce truc doux et gentil.
La première façon était sportive et agressive, il était ainsi plus facile de
garder ses défenses intactes. Ce que Peyton et elle venaient de faire ? C’était
trop proche. Trop… intime.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
Lorsqu’il s’écarta, elle ne put croiser son regard.
— Rien. Ça va.
Au bout d’un moment, il se retira, et elle détesta que son corps lui manque
immédiatement. Encore une chose dont elle n’avait pas besoin.
— Tu sais, tôt ou tard, tu vas devoir décider si tu m’apprécies ou pas, dit-il
d’un ton égal.
Un titillement de sa conscience la rendit plus franche qu’elle ne l’aurait été
d’ordinaire.
— Ce n’est pas toi. Vraiment.
— Oh, mon Dieu, quelle réplique ! (Il esquissa un sourire moqueur tout en
basculant les jambes pour s’asseoir au bord du lit.) Et, tu sais, je l’ai utilisée,
moi aussi. C’est toujours un mensonge.
— Pas toujours.
— Certes. Mais c’est le cas la plupart du temps.
Il y eut une longue période de silence, et elle s’efforça de ne pas suivre du
regard la courbe de ses épaules et de son torse. Il avait pris du muscle, et cela
lui allait bien. Et ce n’était pas le seul endroit où il était bien bâti.
Elle ferma les paupières alors qu’une explosion de chaleur érotique pure la
traversait comme une éruption solaire.
— Je t’apprécie, s’entendit-elle répondre. C’est juste que je ne suis pas…
douée pour ces histoires de couple.
Il lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Et, j’ai aussi utilisé cette réplique ! Allez, rends-moi mon script.
— C’est vrai.
Peyton secoua la tête, paraissant soudain absorbé par la contemplation du
sol.
— Non, franchement, c’est des conneries. Car qui est doué en couple ? Et
est-ce que c’est là que tu nous voyais aller ? Attends, ne réponds pas à ça,
parce que ça appartient au passé maintenant, c’est clair.
Novo se redressa.
— Peyton, je suis sérieuse.
— C’est mon prénom. Je suppose que tu l’es. (Il se laissa glisser du lit
surélevé et enfila son pantalon.) Et c’est bon. Et ce n’est pas grave, tu sais. Je
ne vais pas te forcer.
— Rien ne m’intéresse, c’est tout.
— À l’évidence. Même si je suppose que je devrais être flatté que tu te
sentes menacée par moi. C’est une déception, voilà qui est certain. Mais tu
déballes sans doute ce discours bravache aux gens qui selon toi vont, peut-
être, éventuellement, voir au-delà de ta coquille de dure à cuire. Alors, oui,
inscris-moi pour recevoir cette médaille du mérite, d’ac ? Ce sera sans doute
un majeur levé sur fond de prise de pouvoir des femelles, mais je suis certain
que je peux trouver une veste sur laquelle l’accrocher.
Tandis qu’elle le dévisageait, des mots lui venaient, mais seulement dans
sa tête : J’ai perdu un enfant. Après que le mâle m’a eu quittée pour ma sœur,
et Sophy ne l’a approché que pour prouver qu’elle pouvait l’emporter sur
moi, OK ? J’ai fait une fausse couche seule, dans une maison glaciale, et je
me suis promis que plus jamais je ne m’impliquerai émotionnellement avec
quelqu’un.
Et puis tu as débarqué et, pendant un moment, j’ai réussi à te faire entrer
dans la catégorie du riche enfoiré… jusqu’à ce que tu me promettes de ne
jamais me faire de mal, puis que tu me fasses l’amour au lieu de me baiser.
Maintenant j’ai envie de te fuir parce que je n’ai pas envie d’apprendre la
leçon une deuxième fois.
Bon, d’accord, ce serait tellement mieux prononcé à voix haute, plutôt
qu’en pensée pour elle-même. Mais elle semblait incapable de se jeter à l’eau.
Elle semblait incapable d’ouvrir la bouche et de lui expliquer toutes les
raisons pour lesquelles elle ne laisserait personne, et pas seulement lui,
l’atteindre émotionnellement.
— Je vais y aller avant que tu me balances encore une autre de mes
répliques, annonça-t-il. Qui, je suis prêt à parier, sera : « Je suis désolée, mais
maintenant il faut que je dorme parce que je bosse demain », ce qui, du moins
pour moi, était un mensonge éhonté jusqu’à ce que j’intègre le programme.
Mais voilà.
Il se pencha pour ramasser ses chaussettes et les fourra dans ses poches.
Empoigna sa chemise et la remit. Ainsi que sa veste. Ses mocassins – étaient-
ils en cuir d’autruche ? – suivirent, d’abord le gauche, puis le droit. Il se
recoiffa avec les doigts. Boutonna ses manchettes.
À mesure qu’il ajoutait des vêtements à sa silhouette autrefois dénudée, il
accélérait, comme si son départ était un train gagnant de la vitesse.
— Bien, je te verrai plus tard. (Il s’arrêta devant la porte.) Et j’ai bien reçu
le message, OK ? Je te laisserai tranquille, surtout maintenant que tu es de
nouveau sur pied.
Il lui décocha un sourire tout droit sorti d’un magazine de mode, à la fois
satisfait et plein de dents blanches et parfaites.
— Prends soin de toi.
Il tapa du poing sur le chambranle comme un juge écraserait son marteau
pour conclure une affaire, puis disparut comme s’il n’avait jamais été là.
Dans le silence, elle se répéta que c’était pour le mieux. C’était trop bon
avec lui. Il passait ses défenses trop souvent. Il était le genre de surprise dont
elle n’avait pas besoin dans sa vie.
Et son départ ne pouvait pas mieux tomber. Quand elle le reverrait – et ce
serait samedi soir –, elle l’aurait réintégré dans sa catégorie initiale, et tout
irait bien.
Elle refusait qu’il en soit autrement.
CHAPITRE 30
Le vendredi soir suivant, Novo enfila son pantalon en cuir noir, boutonna
la braguette et se tourna vers le miroir accroché au-dessus du lavabo. Son
débardeur noir était coincé dans sa ceinture et allait y rester. Ses cheveux
étaient tirés en arrière et tressés. Et, d’ici une minute et demie, elle aurait
enfilé ses bottes de combat.
Putain ! c’était tellement bon de se retrouver dans sa propre peau. De
retrouver son énergie. De cesser de se demander, à chaque seconde, si son
cœur allait faire une arythmie fatale.
Dommage que ce ne soit pas à l’occasion de son premier retour sur le
champ de bataille.
Non, non. C’était l’heure de l’enterrement de vie de jeune fille. Youpi !
Non, vraiment. Youpi !
Mais bon, au moins, elle ne sortait pas du bloc opératoire et ne pissait pas
dans un sac. La comparaison était… eh bien, une légère amélioration en
termes de torture.
OK, d’accord, les deux étaient au coude à coude.
Toutefois, dans ce scénario, elle n’avait qu’à tenir le coup une heure ou
deux avant de revenir à la vraie vie. Avec le coup de dague et l’opération, elle
avait dû mourir plusieurs fois et combattre un abîme de souffrance pendant
plusieurs jours et plusieurs nuits.
De retour dans la pièce principale, elle se dirigea vers l’endroit où elle
rangeait ses armes dans un coffre-fort de la taille d’un petit réfrigérateur.
C’était l’objet le plus coûteux qu’elle possédait dans ce trou à rats où elle
vivait mais, dès qu’elle avait eu intégré le programme d’entraînement et reçu
son premier salaire, elle avait investi dans la bête. La dernière chose dont elle
avait besoin, c’était qu’un humain entre par effraction et mette la main sur
des flingues sans numéro de série, des couteaux façonnés par un maître
forgeron vampire, et des explosifs.
Et, soyons francs, ce n’était pas le meilleur des quartiers.
La boîte à chaussures de douze mètres carrés qu’elle louait était située dans
le sous-sol d’un immeuble et n’avait pas de fenêtre, ce qui était sécurisant,
même si cela signifiait aussi que ça sentait un peu le moisi, surtout l’hiver.
Toutefois, le bâtiment appartenait à un vampire, ce qui facilitait les choses et,
le meilleur ? c’était chez elle.
Sa famille n’avait même pas son adresse.
Ôtant la couverture qui cachait le coffre-fort – oui, parce que c’était un
camouflage astucieux –, elle tapa le code, ouvrit la porte, et sortit ses 9 mm et
une dague à lame courte. À la réflexion… non, un seul calibre suffirait.
Davantage de puissance de feu, et elle pourrait bien être tentée de trouer sa
sœur comme du gruyère.
Oh ! attendez, c’était ce qui allait arriver de toute façon.
Elle sangla le couteau et l’arme à feu dans des pochettes à sa ceinture de
telle sorte qu’on aurait dit qu’elle ne portait rien d’autre qu’un portable d’un
côté et un talkie-walkie de l’autre. Elle ramassa son portefeuille et son
téléphone, enfila à la hâte sa veste, puis sortit dans un couloir étroit et froid.
Tout au bout se trouvait une porte et une petite volée de marches en béton
donnant sur la rue.
Dehors, le vent était de la même humeur qu’elle, agressif et mauvais, et,
quand il l’enveloppa, ce fut comme si elle était dans le métro et que des gens
se cognaient à elle pendant qu’elle se cramponnait.
Sa dernière pensée, avant de se dématérialiser en enfer, fut que Peyton ne
l’avait pas recontactée.
C’était l’idée, et ce qu’elle lui avait demandé de faire. Mais cela la
surprenait tout de même. Et c’était embarrassant, vraiment, la fréquence à
laquelle elle consultait son téléphone pour vérifier s’il ne l’avait pas appelée
ou ne lui avait pas envoyé de message. Dieu merci ! elle vivait seule.
Ce qui la foutait vraiment en rogne ? La frustration qu’elle éprouvait
chaque fois que ce n’était pas lui, soit chaque fois qu’elle décrochait, en
l’occurrence. Et elle avait reçu un certain nombre de SMS : Paradis lui
proposant d’assister à sa fête d’anniversaire, Boone pour savoir si elle avait lu
un de ses bouquins, Axe pour voir si elle serait intéressée par une séance de
muscu. Mais aucun de Peyton.
Et sa sœur et sa mère lui étaient tombées dessus en mode « mariage de la
mort », bien entendu.
Oh ! les filles, je me sens tellement mieux. Oui, c’est pas passé loin, cette
quasi-mort. Mais je vais bien et vous m’avez tellement aidée pendant ma
convalescence. Merci ! *Cœur avec les doigts* Bisous !
Bordel ! comparé à ce qui l’attendait ce soir, son agression avait été du
gâteau.
Tournant au coin de l’immeuble, elle trouva une zone d’ombre dense et se
dématérialisa à l’autre bout de la ville vers…
Sainte. Marie. Mère de tous les œstrogènes.
Comme une nageuse dans l’océan entourée d’appâts, elle regarda à gauche
et à droite, non parce qu’elle craignait qu’un grand requin blanc avec une
mâchoire mal entretenue se dirige droit sur ses jambes mouvantes, mais
plutôt parce qu’elle cherchait, priait même, pour voir apparaître un radeau de
sauvetage à l’horizon.
Niet. Personne ne venait la secourir, et d’autres requins approchaient.
La devanture du restaurant était rose et soulignée de néons violets. À
travers la vitrine, elle aperçut des rideaux de dentelle et des affiches
encadrées de Paris. Plein de tables rondes et de chaises dépareillées de
couleurs vives. Des fleurs. Des tasses. Des tours de petits-fours sucrés, bien
qu’il soit 20 heures.
Imaginez un établissement s’inspirant à la fois de Mon petit poney et de
L’Incroyable Famille Kardashian, qui servirait de la nourriture sans gluten.
La seule chose surprenante, c’était la taille impressionnante de l’espace
intérieur. Quand elle pénétra dans les lieux, l’air était saturé par des odeurs de
sucre glace et de beurre fondu, mais il s’avéra que le salon de thé de devant
n’était que le commencement. Derrière se trouvait un vrai restaurant de style
plus ou moins français doté d’un bar très comme il faut, ne servant sans doute
que des Cosmo, et d’une piste de danse qui n’avait certainement pas de fosse.
La lumière se tamisait à mesure qu’on avançait, mais le décor ne perdait
jamais sa palette rose et violette digne d’une gamine de sept ans. Et le
personnel prenait un peu de caractère, même si c’était comme si on avait
ajouté du colorant rouge au glaçage d’un gâteau : dans le salon de thé, on
avait des humaines en robes roses des années 1940 avec des tabliers blancs ;
dans le restaurant, des hommes et des femmes en tenues de serveurs des
années 1950 ; et enfin, autour de la piste, des videurs qui ressemblaient à des
mélangeurs à cocktails de cinquante kilos, vêtus de tee-shirts sur le
changement climatique et arborant la pilosité faciale d’un bûcheron.
Mais bon, ces garçons avaient peu de chances de demander à un client de
partir, encore moins d’en jeter un dehors. La clientèle était tellement du genre
de Sophy, c’est-à-dire à quatre-vingts pour cent féminine, s’exprimant avec le
débit d’une mitraillette et gesticulant tant que même un boxeur professionnel
n’arriverait pas à suivre leur rythme très longtemps.
Novo se sentait comme une mouche tombée dans un bol de vichyssoise, et,
lorsqu’elle arriva dans le restaurant proprement dit, elle attira sans surprise
l’attention. Toutes ces jolies filles avec leurs jolis vêtements l’observèrent,
avec des expressions faciales qui allaient du « Qui a laissé entrer ça ? » à
« Bénie soit-elle ! », selon leur position sur l’échelle des sales pestes.
Elle découvrit sa sœur présidant la cour de ses insupportables semblables
rassemblées autour d’un alignement spécial de tables à côté de la piste de
danse. Elles étaient un certain nombre, bien plus d’une douzaine, et ce n’était
pas surprenant. Une reine avait besoin de dames d’honneur.
À la seconde où Sophy l’aperçut, la femelle consulta son plan de table.
Puis elle jeta un coup d’œil à la fille qui lui servait d’assistante, comme pour
puiser des forces en elle. Lorsque l’autre femelle, qui ressemblait beaucoup à
Lynda Carter à la grande époque, hocha la tête et lui pressa l’épaule pour
l’encourager, sa sœur posa sa serviette et se leva.
Son sourire était aussi étincelant et faux qu’un dentier.
— Novo, je suis si heureuse que tu sois venue.
Ce fut comme se faire embrasser par une houppette à poudre et, quand
Novo recula, le parfum de bouquet printanier s’attarda sur sa veste en cuir
comme si on l’avait frappée avec des lys.
— Je t’ai gardé un siège. Là.
Novo regarda l’autre extrémité de la table. Il restait quelques chaises vides
là-bas, et elle était prête à parier que c’était voulu.
— Merci.
La blague se retourne contre toi, Sophy, se dit-elle en se dirigeant d’un pas
léger vers son siège de bonnet d’âne.
C’était la meilleure chose qui pouvait lui arriver cette nuit. Si on
considérait la mièvrerie comme une maladie infectieuse, aucun vaccin ne
pouvait contrecarrer l’agent pathogène, donc mieux valait être à l’isolement.
Deux heures passées à manger et à boire plus tard, et Novo était prête à
s’arracher la jambe à coups de dent pour quitter le Café Œstrogène. Non
qu’elle ait mangé. Ou même bu quoi que ce soit.
Non, elle avait seulement eu l’impression de visiter un zoo abritant des
acheteuses de Victoria’s Secret. Depuis sa place réservée aux losers, en bout
de table, elle avait observé les femelles jouer avec leurs cheveux en débattant
s’il fallait choisir le ceviche-machin ou une connerie de roulé au kale bio.
Mais elle devait reconnaître une qualité à sa sœur. Sophy était comme un
poisson dans l’eau : pleine de sollicitude envers ses invitées, n’hésitant pas à
se pencher pour effleurer un avant-bras mince de sa main manucurée et
demander : « Est-ce que le poulet te convient ? Voudrais-tu qu’il soit préparé
différemment ? »
Ou quelque chose du même genre. Et les femelles lui répondaient de façon
tout aussi sirupeuse, à grand renfort de « Oh, non, c’est délicieux.
Vraiment… même si ce n’est pas assez cuit. »
Ce à quoi Sophy se récriait aussitôt : « Je vais appeler le serveur. Je veux
que cette soirée soit parfaite pour toi. »
— Mais c’est toi la fiancée !
— Tu es ma meilleure amie ! Je suis si heureuse que tu sois là…
Bla-bla-bla.
C’était une performance de comédienne à son plus haut niveau, et Novo
connaissait bien ce qui se dissimulait derrière cette parfaite affabilité. Une
fois de retour à la maison, Sophy critiquerait tout chez ses invitées : comment
elles étaient habillées, la quantité de nourriture qu’elles avaient mangée, leur
poids, ou si leur coiffure était au top.
« Au top » ? Qu’est-ce que ça voulait dire, merde !?
Une définition provisoire de l’expression semblait impliquer des
extensions capillaires, quatre nuances de blond « naturel » et assez de laque
pour risquer de se transformer en chandelle romaine. En dehors de ça, elle
était plongée dans l’incompréhension.
Au moins, la fête devrait bientôt prendre fin…
Les quatre vampires mâles qui arrivèrent par-derrière ne l’auraient pas
perturbée en temps normal. Toutefois, l’un d’entre eux avait une odeur dont
elle ne se souvenait que trop bien.
Son premier instinct fut de se retourner pour s’assurer qu’elle avait raison,
mais le regard de Sophy s’éclaira, puis elle se hissa sur ses talons aiguilles et
joignit les mains comme si elle avait gagné la version Sephora du loto.
Bien sûr, Oskar s’était pointé.
Novo aurait dû le prévoir.
Gardant les yeux rivés sur son assiette vide, elle se fia à sa vision
périphérique. Il faisait toujours la même taille, portait toujours le même
parfum, mais ses vêtements étaient différents : il était habillé d’un jean
moulant et d’un manteau trois-quarts de hipster au lieu du pantalon de treillis
et de la veste North Face qu’il affectionnait à l’époque de Novo. Ses cheveux
étaient plus longs et remontés en un chignon masculin.
Il s’était également laissé pousser la barbe.
Et portait désormais des lunettes à épaisse monture noire.
Sans surprise, elle devina qui était à l’origine de ce nouveau « look ».
Les trois autres types qui l’accompagnaient présentaient tous différentes
variantes du mâle évolué, celui tout à gauche allait même jusqu’à porter un
tee-shirt proclamant « NOUS SOMMES TOUS DES FÉMINISTES » par-dessus son col
roulé.
Non qu’être féministe soit une mauvaise idée. Pas du tout. Mais Novo
partait simplement du principe qu’avoir une paire d’ovaires signifiait
probablement qu’on en connaissait un tout petit peu plus sur le sujet. Mais
bref.
À l’arrivée des mâles, la tablée se changea en un festival de cucuteries : un
raz-de-marée de gaieté exagérée s’abattit sur l’assemblée, qui poussa toutes
les femelles à se mettre à glousser sottement et à afficher des sourires béats
sur leurs visages comme autant d’explosions de bombes à paillettes, tandis
que les nouveaux venus allaient saluer leurs copines ou leurs compagnes.
Toujours depuis son poste d’observation en bout de table, Novo décida de
se foutre de la présence d’Oskar et concentra directement son attention sur
son ancien amour. Elle lui trouva une expression tendue sur le visage, mais ce
n’était peut-être qu’une impression. Il paraissait s’ennuyer, même si, encore
une fois, elle projetait peut-être sur lui son propre ressenti…
Oskar recula d’un pas et marqua un temps d’arrêt quand son regard fit le
tour de la table.
Sophy s’en rendit immédiatement compte et dissimula le calcul dans ses
yeux tout aussi vite. Avec son plus beau sourire depuis le début de la soirée,
elle désigna d’un geste gracieux à son compagnon l’extrémité de la table,
pour lui indiquer clairement d’aller saluer sa sœur chérie.
Oskar fourra les mains dans son manteau et obéit la tête basse, tel un chien
qui aurait pris un coup de journal sur les reins pour avoir déchiqueté quelque
chose. Arrivé à hauteur de Novo, il se racla la gorge.
— Salut. (Sa voix était identique. Douce, un peu rauque.) C’est sympa de
te revoir, Novo.
Elle s’était longtemps demandé comment cette rencontre se déroulerait. Ce
que cela lui ferait de le revoir, de le sentir, de l’entendre parler. Elle avait
toujours cru qu’elle serait tétanisée par la douleur et que des larmes, ces
détestables signes extérieurs de faiblesse, lui brouilleraient la vue et lui
couleraient sur les joues. Que son cœur se mettrait à tambouriner, que ses
mains deviendraient moites, que son…
Je suis en face d’un gamin, se dit-elle.
Ce n’était pas un mâle adulte qui se tenait devant elle, et il y avait de fortes
chances que, peu importe son âge, il en soit toujours ainsi. C’était quelqu’un
qui avait besoin d’une Sophy, d’un mentor pour dessiner les contours de sa
vie, lui dire comment s’habiller, exiger de lui qu’il s’engage ou s’extirpe de
telle ou telle autre situation.
Dans sa naïveté, Novo lui avait attribué bien trop de qualités qu’il ne
possédait pas en réalité.
La maturité douloureusement acquise avait effacé cette illusion chez elle.
— C’est sympa, oui, murmura-t-elle.
Il laissa son regard errer sur la foule humaine qui dansait sur la piste.
— J’ai entendu dire que tu avais intégré le programme d’entraînement de
la Confrérie.
— En effet.
— Impressionnant. J’ai été surpris quand Sophy me l’a dit. Comment ça se
passe ?
— C’est beaucoup de travail. Mais c’est bien. Je suis heureuse là-bas.
Elle s’arrêta là pour deux raisons : premièrement, elle estimait que cela ne
le regardait absolument pas, et, deuxièmement, elle ne voulait pas paraître sur
la défensive.
— J’ai toujours su que tu accomplirais un truc remarquable. (Cette fois-ci,
son regard se posa sur elle et y resta.) Je veux dire, dès notre première
rencontre… tu étais différente.
— Sophy a ses propres caractéristiques uniques. (Elle haussa les épaules.)
À chacun sa chacune.
— Oui. À chacun…
Comme il laissait sa phrase en suspens, elle s’attendit à ce qu’il lui dise un
rapide « au revoir » embarrassé et retourne dans les jupes de sa mère, pour
ainsi dire. Mais il ne le fit pas. Il se contenta de la dévisager.
Ce fut Novo qui rompit le contact visuel. Et, oui, devinez qui en avait
marre de cette connerie de réunion ?
Sophy rejoignit son mâle et glissa le bras sous le sien.
— Danse avec moi, Oskar. Viens.
Novo se leva.
— Je vais y aller, Soph.
— Oh, non, certainement pas ! C’est l’heure de danser, reste encore un
peu. (Elle fronça les sourcils.) C’est le moins que tu puisses faire vu que c’est
Sheri qui a tout organisé pour ce soir et le mariage.
Sur ce, la femelle tourna les talons et entraîna son boulet de fiancé avec
elle, après lui avoir fait ôter son manteau pour le laisser sur une des chaises
de la table.
Novo se laissa basculer en arrière dans son siège. De son point de vue, elle
pouvait soit perdre trente minutes supplémentaires ici, soit perdre le double
de ce temps au téléphone plus tard dans la soirée le lendemain. Au moins, en
restant assise à table, elle n’était pas obligée de parler à quelqu’un.
Les cheveux blonds de Sophy brillaient sous les projecteurs fixés au-
dessus de la piste de danse, et la robe flottante qui couvrait son corps mince
donnait l’air plus grand et plus fort à Oskar. Le couple formait un véritable
tableau : celui du jeune amour saisi juste avant le grand saut vers l’abîme du
reste de leurs vies.
À condition de ne pas être trop regardant.
Oskar tenait sa femelle dans ses bras, mais regardait par-dessus sa tête avec
une expression vide. Sophy, quant à elle, lui parlait d’un ton pressant qu’elle
dissimulait derrière son sourire commercial, celui où elle était si heureuse et
centrée dans sa vie. Visiblement, il y avait de l’eau dans le gaz. Mais bon, ce
n’était pas rare de voir des couples se disputer à l’approche de la cérémonie
d’union. Cela occasionnait beaucoup de stress, surtout quand on insistait pour
célébrer plusieurs traditions et être la reine de la soirée…
— Quelle surprise de te voir ici.
Novo sursauta et se retourna.
— Peyton ?
Sans le moindre doute. Le guerrier se tenait juste derrière elle et était
habillé comme s’il était en route pour un de ces clubs : son élégant costume et
sa chemise au col ouvert était le genre de vêtement qu’on ne pouvait porter à
cette époque de l’année à Caldwell que si on avait un chauffeur.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.
Il jeta un coup d’œil autour de lui.
— Je me suis dit que j’allais arrêter de manger de la pseudo-cuisine
française trop chère et mal préparée en compagnie d’humains poseurs et de
vampires lèche-cul, et oh ! ça alors, surprise ! je te trouve ici. Ce n’est pas le
genre de lieu que tu fréquentes habituellement, hein ?
— Et de loin. Tu ne faisais vraiment que passer ?
— Oui. Totalement. Un hasard absolu.
— Et, genre, pas du tout parce que je t’ai mentionné où et quand ce fiasco
devait avoir lieu ?
Peyton esquissa une grimace élaborée, puis imita parfaitement la dame
servant le gâteau du marié dans Potins de femmes :
— Coupable.
Novo tenta de ravaler son rire, vraiment. Mais bon sang ! elle était contente
de le voir même si elle n’aurait pas dû.
Sauf qu’il redevint sérieux.
— En fait, j’avais quelque chose à te demander. C’est le genre de chose…
Bon, je ne voulais pas le faire par téléphone, et en plus je n’étais pas certain
que tu décroches si j’appelais.
Elle ignora cette partie-là… parce qu’elle ne voulait même pas songer à
toutes ces fois où elle avait consulté vainement son portable, et que personne
n’avait besoin de savoir ça.
— Qu’est-ce que tu voulais me demander ?
Son regard magnifique se baissa vers le sol et il se racla la gorge. Au bout
d’un moment, il parut se reprendre et leva de nouveau les yeux vers elle.
— Putain ! c’est quoi un connard fini ?
Novo éclata d’un rire si retentissant que quelques humains assis à l’autre
bout de la salle tournèrent la tête vers elle malgré la musique. Mais aucune
des femelles de sa table ne le fit. Parce qu’elles étaient déjà toutes en train de
l’observer.
Et mince ! elle n’arrivait pas à décider si leur stupéfaction était due au fait
qu’un mâle lui adressait la parole. Ou parce que Peyton avait exactement l’air
de ce qu’il était : un fils privilégié de la glymera.
— Alors ? reprit-il. J’espérais une définition pratique.
— Ce n’est pas un compliment, répondit-elle. Et c’est pire qu’un gros con.
— Le salaire est plus important, hein ? murmura-t-il avec un léger sourire.
— Oui. Plus ou moins.
— Dis, est-ce que la chaise à côté de toi est prise ? J’ai dû marcher
jusqu’ici et je me suis fait une ampoule.
— Vraiment, dit-elle d’une voix traînante. Tu choisis cette option ?
Peyton se pencha.
— Est-ce que ça va marcher ?
Elle se détourna. Puis le regarda. Seigneur ! elle aurait aimé cesser de
sourire.
— Je ne sais pas.
— Je prends ça pour un oui, conclut-il en s’installant à côté d’elle. Et puis-
je juste dire alléluia !
Assis à côté de Ruhn dans le pick-up, plusieurs nuits plus tard, Saxton ne
savait pas trop s’il s’était écoulé quelques heures seulement depuis que
Minnie avait interrompu leurs ébats sous l’évier… ou bien des années, des
décennies, voire des siècles. Oui, le temps s’était changé en un élastique qui
n’en finissait pas de s’étirer et de se rétracter entre deux extrêmes, au point
que les instants et l’éternité ne semblaient plus ne faire qu’un.
— C’est ici, annonça-t-il. À droite. Numéro 2105.
— Celle-ci ?
— Oui… celle-ci. La demeure victorienne.
Saxton sentit son estomac se tordre douloureusement tandis qu’il se
préparait à tourner la tête pour contempler son ancienne maison. Et en vérité
il devint carrément nauséeux à la vue de cette façade peinte dans les tons de
vert foncé, de gris et de noir, avec cette coupole, ce porche et ces hautes
fenêtres à petits carreaux aux volets clos. Dans ce paysage enneigé, on aurait
dit une carte postale de Noël de la Nouvelle-Angleterre, pittoresque, parfaite,
et jolie comme un tableau.
— C’est magnifique, dit Ruhn en coupant le moteur. Qui vit ici ?
— Moi. Je veux dire, autrefois. (Il ouvrit sa portière.) Viens avec moi.
Ensemble, ils sortirent et remontèrent l’allée non dégagée jusqu’au porche
de l’entrée principale. Sortant une clé en cuivre, l’avocat déverrouilla puis
poussa pour ouvrir en grand la porte massive, dont les gonds laissèrent
échapper un léger grincement.
Ruhn veilla à taper ses semelles pour en ôter la neige et Saxton l’imita,
claquant ses mocassins avant de franchir le seuil. À l’intérieur, il faisait plus
chaud que dehors, mais ce n’était en aucun cas bien chauffé. Il avait laissé les
thermostats sur 16 °C le premier week-end d’octobre lorsqu’il était venu
s’assurer que la chaudière fonctionnait. Mais en dehors de cette visite
personne n’était venu.
L’odeur n’avait pas changé. Celle d’une bonne vieille maison. Mais ce
n’était plus son foyer.
Il referma la porte derrière lui et examina l’intérieur.
Comme dans un film de Vincent Price, tout le mobilier, qui était d’époque,
était couvert de draps, et il se mit à déambuler au hasard dans le grand salon,
avant de soulever le coin d’un immense tissu. Dessous, la méridienne était
typiquement victorienne, tout en acajou lourdement sculpté et plaqué, avec
une tapisserie d’un beau bordeaux profond.
Derrière lui, Ruhn s’approcha.
— Combien de temps as-tu vécu ici ?
— Un bon moment. J’adorais cette maison.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Saxton laissa le drap retomber sur le meuble.
— C’est ici que… Eh bien, Blay et moi venions parfois ici.
— Oh !
— Après notre rupture, je ne supportais plus d’être dans ces pièces. (Il
poursuivit son chemin et gagna la bibliothèque.) Trop de souvenirs.
Ruhn le suivait toujours mais, lorsqu’il se retourna, le mâle arborait une
expression distante.
— Raison pour laquelle j’ai voulu t’amener ici ce soir… (Quand le
marteau de la porte retentit tout à coup, l’avocat regarda par-dessus l’épaule
de son amant en direction de la rue.) Attends ici, je reviens tout de suite.
Il retourna dans le hall d’entrée, et il lui fallut un instant pour se ressaisir
avant d’ouvrir la porte. Mais il prit alors une lente et profonde inspiration, et
fit son devoir.
De l’autre côté se tenait une femelle vampire soignée avec une mallette et
des cheveux coiffés en un carré si volumineux qu’on aurait dit qu’elle avait
un parapluie ouvert sur la tête.
— Saxton, je suis si heureuse que tu m’aies appelée, chéri.
Elle l’embrassa sur les deux joues en lui tapotant familièrement l’avant-
bras à chaque bise.
— J’ai été surprise, mais ravie d’avoir de tes nouvelles, reprit-elle en
entrant. Je suis heureuse que… Oh ! qui est-ce ?
Saxton referma derrière eux.
— C’est mon… Voici Ruhn.
— Eh bien. (Elle s’avança vers le mâle et lui tendit la main.) C’est un
plaisir, Ruhn. Saxton possède un goût infaillible en tout, et je vois qu’il l’a
encore une fois exercé pour son plus grand bonheur. Je m’appelle
Carmichael.
Le mâle cligna des yeux et jeta un coup d’œil paniqué à Saxton, comme si
un oiseau exotique mal domestiqué venait de se percher sur son épaule.
— Tu as mentionné avoir trouvé un acheteur pour la maison ? demanda
Saxton pour changer de sujet.
Cette diversion fonctionna à merveille. Carmichael se refocalisa
immédiatement sur l’objet de sa visite.
— Je te l’ai dit il y a des mois. Quand tu as acheté cet appartement sans me
consulter. Tss, tss. J’ai trouvé cela plutôt grossier de ta part, mais tu seras
pardonné si tu me réserves la vente de cette maison.
— Tu vends ? s’enquit Ruhn d’une voix douce.
— Oui. (L’avocat riva son regard sur celui de son amant.) Je me rends
compte que je suis enfin prêt à la lâcher.
— Eh bien. (La joie en fit presque faire des claquettes à Carmichael.) C’est
une nouvelle magnifique. J’ai un formulaire à te faire signer juste là.
Avec une efficacité remarquable, elle parvint à sortir une feuille et un stylo
de sa mallette sans avoir besoin de la poser par terre ; simplement en la tenant
en équilibre sur un genou, elle déclipsa les fermoirs et sortit le matériel.
— Tiens. Finissons-en avec la paperasse et je ferai venir les acheteurs d’ici
une heure.
Le cœur battant à tout rompre, Saxton prit le formulaire et le stylo bon
marché.
— Pendant que tu signes, je dois juste vérifier quelques mesures. (Pour ce
faire, elle posa sa mallette par terre, en sortit un mètre enrouleur et un iPhone,
puis s’éloigna.) Tu es avocat. Tu sais où apposer ton paraphe.
Tandis que ses pas dopés à la caféine cliquetaient en direction de la
cuisine, Saxton jeta un coup d’œil à Ruhn.
Le mâle se tenait tout près, les mains légèrement jointes, le regard calme,
mais soucieux.
— Tu n’as pas l’air heureux de vendre.
Et ce fut alors que cela arriva. Un sentiment de paix totale s’empara de lui,
d’une façon aussi inattendue qu’une bénédiction espérée par un agnostique.
Et il s’ancrait dans les prunelles brunes de Ruhn.
— Je t’aime, dit soudain Saxton.
Les beaux yeux de Ruhn s’écarquillèrent tellement que le blanc autour des
pupilles étincela comme un rayon de lune.
L’avocat agita le papier.
— Cette maison, ce… mausolée ? Je le conservais comme le témoignage
d’une chose que je pensais ne jamais retrouver. Mais je me rends compte
aujourd’hui que je n’ai plus besoin de le conserver. Je vais le laisser partir,
tout comme j’ai laissé Blay partir, et tout cela c’est grâce à toi. (Il leva sa
main libre.) Ce qui ne signifie pas que tu me dois une déclaration réciproque.
Je ne t’ai amené ici que parce que…
Ruhn réduisit au silence ses paroles précipitées.
— Moi aussi je t’aime.
Saxton se mit à sourire.
Et il ne s’arrêta pas. Même lorsqu’il apposa sa signature sur le document
en prenant appui sur le large dos de son amant.
Pour avancer dans l’existence, il fallait lâcher le passé ; cela impliquait
parfois une simple évolution psychologique, mais d’autres fois cela signifiait
aussi se débarrasser d’objets matériels.
Souvent, les deux étaient entremêlés.
Avec Ruhn dans sa vie, il avait désormais infiniment plus d’intérêt pour
l’avenir que pour le passé.
Qui était tel qu’il devait être, se dit-il en recapuchonnant le Bic. Après tout,
la vie avait bien plus à offrir que de la nostalgie et des regrets.
Dieu merci !
Quand Novo eut parlé, il y eut un moment de gêne, dont elle se servit pour
s’asseoir et poser son sac… et aussi parce qu’elle ne voulait lui laisser aucune
occasion de lui donner une accolade ou une bise.
Oskar s’éclaircit la voix, puis se réinstalla dans l’alcôve.
— Tu veux quelque chose à boire ?
Peut-être une bière, se dit-elle. D’habitude, elle appréciait un bon scotch,
mais ce n’était pas une situation ordinaire.
— Oui, une Coors.
Puis elle précisa :
— Light.
Il leva la main et, lorsque le barman s’approcha, il commanda :
— Deux Coors light.
— On ferme dans une demi-heure.
— OK. Merci.
L’humain s’éloigna en grommelant et revint tout de suite avec les deux
bouteilles.
— C’est vous qui payez ?
Le mâle opina et se contorsionna pour tirer son portefeuille de sa poche.
— Gardez la monnaie.
— D’accord, merci… mais on ferme toujours dans trente minutes.
Le type marmonnait encore dans sa barbe quand il retourna à ses verres
sales à l’autre bout du comptoir.
— Je suis content que tu sois venue, dit Oskar d’une voix douce.
Tandis qu’elle triturait l’étiquette de sa bouteille, elle le sentit scruter son
visage, ses cheveux, son corps.
— Tu es différente, murmura-t-il. Plus dure. Plus forte.
— C’est l’entraînement.
— Ce n’est pas seulement physique…
— Écoute, Oskar, je ne sais pas ce que tu espères tirer de cette rencontre,
mais réchauffer le passé ne m’intéresse pas, compris ? J’ai survécu, et c’est
fini. Tu es allé de l’avant avec Sophy, et moi aussi.
— Je voulais simplement… te voir.
— Juste avant de t’unir – pardon, d’épouser – ma sœur. Vraiment ? Allez,
à quoi tu joues…
— Je savais que tu étais enceinte.
Les mots furent prononcés d’une voix calme, mais ils la frappèrent comme
une bombe, au point de lui couper le souffle et d’arrêter un instant les
battements de son cœur.
— Vraiment ?
— Oui. (Il hocha la tête et observa sa propre bouteille.) Je veux dire… je
me suis posé la question. Tu avais tout le temps la nausée en début de soirée.
Du moins c’est ce que me disait Sophy. Elle pensait que c’était la grippe et ne
voulait pas l’attraper.
Bien sûr que non.
Et désormais ce fut au tout de Novo de détailler Oskar. Il avait minci. Ses
yeux étaient cernés. Sa barbe ressemblait à une haie bien taillée sur son
visage, et, quant à ses lunettes, les verres n’avaient pas de correction. Ce
n’était qu’un accessoire de plus à sa tenue.
Quand on ne regardait que les apparences, se dit-elle, les exigences étaient
trop facilement atteintes, voire aisément dénaturées si nécessaire.
— Qu’est-il arrivé au bébé ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Enfin, où
es-tu allée avorter ?
Sentant son estomac se nouer, elle posa sa bière.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai avorté ?
— Je t’ai vue, quoi ? dix mois plus tard. Tu n’étais plus enceinte.
Oh, oui ! Elle se rappelait cette joyeuse petite réunion de famille. Elle était
venue dîner chez ses parents, sur l’invitation de sa mahmen. C’était après son
départ de la maison et elle se sentait coupable de ne pas être repassée les voir
entre-temps. Donc oui, bien sûr, maman, je vais sourire et tenir le choc le
temps d’un repas, s’était-elle dit.
Et naturellement tout avait tourné autour de Sophy, qui amenait son
nouveau petit ami pour qu’il « rencontre » sa famille. Clairement, sa sœur
avait choisi ce repas pour annoncer qu’il y avait eu un petit changement de
partenaire, et elle avait même affirmé qu’il était important que Novo soit
présente pour que tout le monde soit à l’aise quant à la façon dont ça s’était
terminé entre cette dernière et Oskar.
Novo était rentrée chez elle et avait été incapable de manger pendant trois
nuits.
Sophy, de son côté, s’était délectée de sa victoire et avait été rayonnante
pendant des semaines.
— Je veux dire, c’était ta décision, reprit-il. Je ne t’en aurais pas
empêchée. Nous n’étions pas prêts à avoir un enfant à l’époque.
— Ouais, parce que tu baisais ma sœur. Mais c’est des détails, tout ça.
Il fit la grimace.
— Je suis désolé. (Il se passa la main sur le visage.) C’est juste que… je ne
savais pas quoi faire.
Cela la démangea de lui suggérer que, une fois encore, ne pas se taper sa
sœur aurait sans doute été un bon début. Mais elle le dévisagea de nouveau.
Le premier amour, par définition, ressemblait à la passion avec des
stabilisateurs, comme sur les vélos d’enfants. Parfois on avait de la chance :
la relation durait et offrait de multiples découvertes de soi qui ne faisaient que
rapprocher davantage les deux partenaires. Mais le plus souvent il y avait
beaucoup trop à apprendre sur soi-même avant de pouvoir vivre une relation
affective pleinement enrichissante.
Il avait été son premier. À tous les niveaux importants.
Mais comparé à un certain aristocrate blond ? qui était prétentieux et se
foutait d’à peu près tout ?
Il n’y avait pas de comparaison possible, en fait.
Et en y repensant le fait que Sophy se soit interposée dans leur relation et
ait interrompu le cours naturel des choses n’était pas vraiment le sujet. La
véritable tragédie ne concernait pas la perte d’Oskar. Mais plutôt celle de son
enfant et sa trahison par rapport à sa propre lignée.
— Je vais bien, lâcha-t-elle soudain. Tout va bien.
De façon choquante, c’était la vérité.
— Tant mieux, répondit-il.
— Je ne l’ai pas dit pour toi. (Elle posa la main sur son cœur.) Je l’ai dit
pour moi. Je vais… bien.
Du moins concernant le fait de l’avoir perdu, lui. Mais le bébé ? Bon,
c’était une autre histoire… et cela ne le regardait absolument pas. Si le mâle
avait su qu’elle était enceinte et s’était barré quand même, il ne méritait pas
de recevoir ses confidences.
La vérité, comme la confiance, devait se mériter.
Oskar se racla la gorge et passa les ongles dans sa barbe comme si celle-ci
le démangeait. Puis il ôta ses lunettes à monture épaisse, les posa sur la table,
et se frotta les yeux comme s’ils lui faisaient mal.
Tandis que le silence s’étirait entre eux, Novo secoua la tête.
— Tu as décidé de commettre l’énorme erreur de t’unir à Sophy et tu ne
sais pas quoi faire.
Il laissa ses mains retomber mollement sur la table.
— Elle me rend dingue.
— Je ne peux pas t’aider. Désolée.
— Elle est… d’une exigence absolue. Je veux dire, je ne lui ai jamais
réellement demandé de s’unir à moi. Elle m’a emmené dans cette bijouterie
et, soudain, elle s’est mise à essayer des bagues… et j’ai acheté celle qu’elle
voulait. C’était un diamant. Avec un halo, ou quelque chose autour. Bref. (Il
se remit à frotter sa pilosité faciale, comme s’il tentait d’effacer sa vie en
frictionnant ce que Sophy l’avait sans doute forcé à laisser pousser.) Elle
nous a déniché cet appartement. Je n’ai pas les moyens. Elle dit qu’elle ne
peut pas travailler à cause de la cérémonie – pardon, le mariage. Il y a des
saloperies partout à la maison : des cadeaux d’invités, des serviettes, des
centres de table. Elle commence quelque chose, s’arrête, me crie dessus,
essaie de faire intervenir ses copines. C’est un cauchemar, mais le pire…
Novo leva la main.
— Arrête. Arrête… point. (Il leva les yeux vers elle tandis qu’elle sortait
de l’alcôve avec son sac.) Ça ne me regarde absolument pas. Et, franchement,
ce n’est pas sympa de ta part de me demander de venir ici juste pour pouvoir
dénigrer ma sœur. Unis-toi à elle ou pas. Trouve un moyen d’améliorer ton
couple ou pas. Mais c’est ton merdier, pas le mien.
— Je sais. Je suis désolé. Mais je ne sais pas quoi faire.
À cet instant précis, la faiblesse inhérente du mâle fut si évidente qu’elle se
demanda comment elle avait bien pu le trouver attirant. Et elle sut exactement
ce qui allait se passer. Il irait à l’autel, ou quel que soit le nom que les
humains lui donnaient, et s’unirait à Sophy, puis ils feraient un gamin, peut-
être deux. Et après cela il passerait le restant de ses jours à se demander
comment il en était arrivé à vivre avec une shellane qu’il ne supportait pas,
des enfants qu’il n’appréciait pas, et une maison qu’il n’avait pas les moyens
de payer. Cela resterait pour lui un mystère jamais résolu, même quand il se
retrouverait dans une tombe dont il aurait lui-même tracé le chemin.
— Tu sais, Oskar, personne ne t’a braqué un flingue sur la tempe.
— Quoi ?
— C’est toi qui as choisi cette option. Tu as décidé de tout ça… et ça
signifie que, si tu ne le sens pas, tu n’es pas obligé de le faire. (Elle secoua la
tête dans sa direction.) Mais c’est à toi de voir. Toute cette histoire… c’est à
toi de voir.
— Ne me hais pas, s’il te plaît.
— Tu sais… je ne te hais pas. Pas du tout… je suis désolée pour toi. (Elle
hocha le menton.) Au revoir, Oskar. Et bonne chance. Je le pense vraiment.
Alors qu’elle sortait du pub, le barman s’écria :
— Revenez nous voir à l’occasion.
Par-dessus son épaule, elle répondit :
— Merci. Il va revenir, ça je peux vous le garantir.
Novo se réveilla dix heures plus tard. Elle le sut grâce à la pendule sur la
table de chevet qui, naturellement, n’était pas une cochonnerie à affichage
digital qu’on pouvait trouver sur Amazon, mais une antiquité Cartier qui
semblait sculptée dans du marbre et dotée d’aiguilles serties de diamants.
Dans son sommeil, elle avait tourné le dos à Peyton, mais ils n’étaient pas
séparés pour autant. Le mâle s’était blotti contre son dos, toujours vêtu de son
peignoir, et tous deux avaient dormi sur le couvre-lit et non entre ses draps
d’une incroyable douceur.
Mince ! elle avait besoin de faire pipi.
Bon, ce n’était vraiment pas le truc le plus important dans son esprit,
surtout comparé à ses autres pensées, mais en termes d’urgence ? Et le fait
qu’il y avait un simple trajet à effectuer jusqu’à la salle de bains pour se
soulager ?
#buts
Alors qu’elle se dégageait avec précaution des bras de Peyton, il émergea
brièvement de son sommeil pour marmonner une question du genre : « Tu
vas où ? »
— Aux toilettes, dit-elle à voix basse. Tu devrais te rendormir.
Il hocha la tête contre l’oreiller et émit un murmure affirmatif.
Debout au-dessus de lui, elle eut envie de lisser ses cheveux blonds en
bataille et d’effacer les cernes noirs sous ses paupières closes. Elle était prête
à parier qu’il n’avait pas dormi la plus grande partie de la journée pour veiller
sur elle, et elle détestait la position dans laquelle elle l’avait mis.
Mais elle en était heureuse, aussi. Elle se sentait… soulagée, comme on
pouvait l’être après avoir crevé un abcès. Ça faisait un mal de chien de
nettoyer la suppuration, mais après ? La jolie plaie qui en résultait ressemblait
à un soleil brillant sur ce qui avait été auparavant un endroit humide et
sombre.
— Tu es tellement plus que ce que je croyais.
C’était vrai, et pas seulement parce qu’elle l’avait sous-estimé dès le
départ. Mais aussi parce qu’il avait cette façon si particulière de s’accrocher à
elle, de la regarder, de la soutenir sans jamais l’étouffer.
Cela soulignait remarquablement l’importance qu’il revêtait pour elle…
quand on savait que le mâle avec lequel elle avait conçu son enfant n’avait
pas été celui auquel elle avait confessé la douleur de sa mort. Non, elle avait
choisi Peyton pour ça.
Peyton était le seul interlocuteur qu’elle avait souhaité avoir. Auquel elle
s’était fiée. Dont elle avait eu besoin.
Elle était tombée amoureuse de lui.
Et se l’avouer aujourd’hui ne lui semblait même pas effrayant, en fait. Et
c’était cette absence de peur qui était un choc pour elle.
— Je vais lui donner un nom et je retournerai là-bas, lui expliqua-t-elle à
voix basse. Et un jour tu m’accompagneras pour que je fasse les
présentations.
En l’acceptant dans sa vie, elle voulait qu’il aille là-bas avec elle de temps
à autre. Cela ne faisait pas seulement partie d’elle-même, mais c’était ce qui
la définissait depuis, semblait-il, une éternité.
Sur la pointe des pieds, elle gagna les toilettes, s’y enferma, fit son affaire,
puis se lava et se sécha les mains. Contemplant son reflet dans le miroir, elle
fut surprise de découvrir qu’elle avait exactement la même apparence que la
veille. On aurait pu croire qu’une partie de sa transformation intérieure se
serait traduite par des yeux d’une couleur différente ou une nouvelle coupe de
cheveux.
Mais non, c’était toujours elle.
Et c’était tant mieux, non. Après sa fausse couche, sa personnalité s’était
divisée en deux parties qu’elle avait longtemps pensé être irréconciliables :
d’un côté la tragédie qui était arrivée ainsi que la douleur, le sentiment de
perte et le chagrin qui l’accompagnaient… et tout le reste de l’autre. C’était
grâce à cette seconde facette d’elle-même qu’elle avait globalement existé et
navigué dans le monde depuis lors. Car sa première facette était hantée par
cette entité fantomatique. Et elle avait protégé les deux par une solide armure.
Parce que soit elle contenait fermement toutes ces contradictions, soit elle
n’aurait pas été capable de survivre à cette scission interne, à cet
effondrement psychique.
Après avoir raconté son histoire à Peyton et l’avoir exorcisée par les
larmes, les deux moitiés d’elle-même semblaient s’être un peu agrégées l’une
à l’autre, sans qu’elle sache trop comment expliquer ce phénomène.
Mais qui pouvait le savoir, hein ?
— Je te vois en cours, dit-elle à son amant en revenant dans la chambre
pour enfiler ses bottes.
Il marmonna de nouveau dans son sommeil puis se redressa assez pour se
concentrer correctement sur elle.
— Cours ? On se voit en cours ?
— Oui. En cours.
En se penchant pour l’embrasser, elle éprouva l’envie d’ajouter « Je
t’aime », et cette pulsion était si forte qu’elle faillit prononcer ces trois mots à
voix haute.
Finalement, elle opta pour « J’ai hâte ».
— Moi aussi.
— Rendors-toi. Il te reste au moins une heure, peut-être un peu plus, avant
de devoir te lever.
— J’aimerais que tu ne sois pas forcée de partir.
— Moi aussi, répéta-t-elle.
Devant la porte, elle lui accorda un dernier regard. Il avait refermé les
paupières et poussa un long soupir satisfait, comme si tout allait bien dans
son existence.
Elle ressentait la même chose.
Dans le couloir, elle se dirigea vers l’escalier à grandes enjambées, l’esprit
à la fois englué et étrangement dégagé. Il y avait tellement de choses qu’elle
n’attendait pas, aussi bien de la part de Peyton que de la sienne…
Ce fut quand elle arriva sur le palier qu’elle se rendit compte qu’elle avait
commis une erreur. Dans sa distraction, elle avait tourné à droite et non à
gauche, pour finir, non en haut de l’escalier de service, mais devant
l’imposant escalier principal.
— Qui êtes-vous, je vous prie ?
Elle se retourna. Le mâle qui avait parlé était vêtu d’un costume trois-
pièces aussi noir qu’une ombre. Il avait des cheveux clairsemés de la même
couleur que ceux de Peyton, et des traits autocratiques qu’on aurait pu
considérer comme beaux si on faisait abstraction de l’expression de dédain
absolu qu’ils affichaient.
— Eh bien ? demanda-t-il en la rejoignant. J’attends que vous me
répondiez, s’il vous plaît.
De près, elle se dit que… non, le père de Peyton n’était pas aussi beau qu’il
en avait l’air de loin.
— Je suis une amie de votre fils.
— Une amie. De mon fils. Bien. Vous a-t-il rétribuée pour vos services, ou
cherchez-vous à dérober l’argenterie en partant ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez bien entendu.
— Je ne suis pas une prostituée, s’exclama-t-elle.
— Oh ! pardonnez-moi. Donc vous venez de passer gratuitement la
journée avec lui ? Cela doit signifier que vous espérez devenir sa shellane,
alors laissez-moi mettre tout de suite un terme à vos aspirations. Il doit s’unir
à une femelle d’une lignée convenable cette semaine, et je suis donc navré,
ma chère, mais vous n’avez pas d’avenir avec lui.
— S’unir ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que…
— Il a accepté et l’a rencontrée. Et si vous pensiez jouer un rôle de ce côté
je me vois dans l’obligation de vous ôter vos illusions. Allez exercer vos
talents ailleurs. Bon vent. Bonsoir.
Elle recula en titubant, comme si elle avait du mal à assimiler le sens des
paroles du mâle.
— Pas par là, aboya-t-il. Vous n’êtes pas assez bien pour la porte
principale. Utilisez l’escalier de service…
Novo pivota sur elle-même et dévala quatre à quatre les somptueuses
marches tapissées de rouge et d’or, tandis que le père de Peyton continuait à
lui crier après. Parvenue à la porte d’entrée, elle la déverrouilla
maladroitement, et l’ouvrit juste au moment où un serviteur mâle arrivait en
courant d’une autre partie de la maison.
Se ruant dans le froid, elle glissa et tomba dans la neige. Mais elle se releva
et poursuivit sa course affolée sur la pelouse, laissant une piste désordonnée
dans le blanc immaculé.
Son cœur tambourinait et ses pensées tourbillonnaient. Surtout, elle avait
conscience de souffrir de nouveau. Le répit qu’elle avait eu, cette impression
de refaire surface au-dessus d’un océan métaphorique pour reprendre de l’air,
n’avait absolument pas duré.
Toutefois, elle ne pleurait pas.
C’était le froid sur son visage qui lui tirait des larmes. Seulement le froid.
CHAPITRE 40
Peyton s’était réveillé seul, mais il se rappelait que Novo lui avait dit au
revoir, puis il avait dû immédiatement passer à l’action parce qu’il s’était
rendormi jusqu’à ce que le réveil de son téléphone sonne. Il n’avait même pas
pris la peine de se raser. Il s’était contenté de se doucher, d’enfiler ses
vêtements et d’entrouvrir une fenêtre pour se dématérialiser jusqu’à la maison
d’audience.
Il allait être en retard au point de ramassage, et raterait probablement le bus
pour le centre d’entraînement, mais il devait s’occuper de cela en priorité.
— Puis-je fermer la porte ? demanda-t-il.
Saxton, l’avocat du roi, hocha la tête.
— Bien sûr.
Une fois enfermé dans le bureau avec le mâle, Peyton se mit à faire les cent
pas dans l’étroit espace entre les placards et les étagères.
— Mon père veut m’unir à une femelle, mais ni elle ni moi ne sommes
consentants. Nous en avons discuté ensemble. J’aime quelqu’un d’autre et
elle est… (Il ne trouvait pas convenable de partager l’histoire de Romina.)
Elle souhaite demeurer célibataire. Le problème… c’est que nos pères ont
conclu une sorte d’accord financier et que nous craignons de nous retrouver
coincés s’ils le mettent à exécution.
— Donc ton père paie une dot.
— Non, c’est lui qui reçoit l’argent.
Saxton exprima sa surprise.
— Vraiment ? D’accord.
— Mon géniteur essaie de se débarrasser de moi depuis des années,
expliqua Peyton d’un ton sec. C’est comme un vide-greniers. Sauf que je
suppose que mon prix est largement plus élevé que 5 dollars.
— Et, juste pour être au clair, ni toi ni la femelle ne consentez à cela. Elle
est aussi ferme sur ce point que toi.
— Oui. Mais d’après ce qu’elle m’a dit hier soir nos pères ont pris rendez-
vous avec le roi. Ils vont venir ici. Je ne sais pas quand, sauf que ce doit être
bientôt. Mon père s’est déjà rendu à plusieurs reprises en Caroline du Sud, où
vit l’autre famille.
— Ton père s’appelle Peythone ?
— Oui.
Saxton se connecta à sa session et, après avoir pianoté un peu sur le
clavier, se redressa.
— Ils ont rendez-vous.
— Quand ?
— Je ne peux pas te le dire. (Alors que le jeune mâle commençait à
protester, l’avocat leva la main.) D’un point de vue éthique, je dois veiller à
ne pas violer la confidentialité des rencontres. Mais cela ne signifie pas que je
ne peux pas t’aider.
— Est-ce qu’on peut empêcher ça ?
— Je suppose que la femelle a passé la transition.
Quand Peyton eut opiné, l’autre reprit :
— Bien. Donc vous êtes tous les deux majeurs. Pour commencer,
j’objecterais qu’aux yeux de la loi vous n’êtes même pas tierce partie dans ce
contrat. Deux adultes dont les idées se rejoignent peuvent se lier par un
accord, mais un tel accord ne peut obliger personne d’autre qui ne tire ni
intérêt ni avantage dans les termes dudit contrat.
Peyton se frotta les yeux.
— Je n’arrive pas à suivre.
— Vos pères peuvent tomber d’accord sur ce qu’ils veulent entre eux.
Mais cet accord ne peut pas servir à vous forcer, toi ou la femelle, à des actes
que vous ne feriez pas volontairement de vous-mêmes. À moins que toi ou la
femelle acceptiez une partie du paiement.
— Non. Je veux dire, pas à notre connaissance. Je n’ai pas vu le contrat, et
elle non plus… mais en général nos géniteurs ne recherchent pas notre
intérêt, si vous voyez ce que je veux dire.
— Le seul point épineux est le droit ancien et la façon dont il régit les
rémunérations financières parfois acquittées lors des unions. Je vais devoir
étudier cela de près. Mais ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
Peyton se détendit enfin.
— Merci, oh, mon Dieu ! merci. Et écoutez, pour ma part, ce n’est pas que
l’autre femelle soit quelqu’un de mauvais ni quoi que ce soit. C’est juste
que…
— Tu aimes quelqu’un d’autre. (L’avocat sourit comme un très vieux
sage.) Je comprends parfaitement. Le cœur veut ce qu’il désire.
— Exactement. Et encore une fois, merci, vous me sauvez la vie.
— Je ne t’ai pas encore sauvé. Mais je vais le faire. Tu peux me faire
confiance.
— Je me sens déjà mieux. Maintenant, il faut que j’aille en cours.
— Fais attention, recommanda Saxton.
— C’est promis.
Dans le hall d’accueil, Peyton appela le bus, et poussa un juron quand on
lui annonça qu’il lui faudrait patienter encore une heure. Mais que pouvait-il
faire…
— Eh ! dit Blay, tu cherches à te rendre en classe ? On a un monospace ici.
Un de nos doggen peut te conduire là-bas si tu veux.
Deux fois en une soirée, songea-t-il. Mince ! la situation tournait à son
avantage. Enfin.
— Ce serait génial, répondit-il au guerrier. Vraiment incroyable.
Parce qu’en vérité, même s’il avait beau vouloir s’acquitter de ses
obligations scolaires, ce qu’il souhaitait réellement, c’était revoir Novo. Dès
que possible.
Et ne plus jamais la quitter.
CHAPITRE 41
Assise dans son futon, le regard perdu dans le vague, Novo ne pensait à
rien en particulier, et c’était une bonne chose, supposait-elle. Néanmoins, ce
dont elle avait conscience, c’était du retour de l’immense poids familier, plus
lourd que jamais, au centre de sa poitrine, qui rendait sa respiration et ses
mouvements difficiles.
Au-dessus d’elle, elle entendait les piétinements de ses voisins humains
tandis qu’ils se préparaient pour la nuit. Un coup d’œil à la pendule lui apprit
qu’il était 22 heures tout juste passées, et il lui fut impossible de ne pas
songer aux cours et à ce qu’elle aurait dû être en train de faire, dans des
circonstances normales, si elle ne s’était pas fait porter pâle.
Ils étaient censés se retrouver tous en salle de musculation au début de la
soirée. Ensuite ils iraient en classe, où on leur donnerait leurs nouvelles
affectations sur le terrain.
Elle allait devoir envoyer une demande pour ne pas que son coéquipier
soit…
Elle ne devrait plus sortir qu’avec Paradis, Craeg, Axe ou Boone.
Remontant les jambes, elle referma les bras autour de ses genoux et posa le
menton sur son poignet. Seigneur ! comment avait-elle pu se montrer aussi
stupide…
Non, décida-t-elle. Elle en avait assez de l’autocritique. Elle n’allait
certainement pas battre sa coulpe parce qu’un mâle s’était révélé être une
enflure. En outre, elle avait déjà survécu à une opération cardiaque de cette
sorte. Elle devait simplement considérer sa mésaventure comme une variation
sur le même thème. Elle avait de nouveau le cœur brisé. Il fallait donc le
raccommoder et redevenir forte.
C’était aussi simple que cela.
Tandis qu’elle méditait sur cet impératif, elle avait conscience qu’elle
essayait de se convaincre d’une vérité à laquelle elle n’était pas certaine de
croire, mais bon, c’était sa seule façon de tout remettre en perspective.
Demain soir, au crépuscule, elle réintégrerait le programme, et elle
affronterait froidement le problème.
Hors de question pour elle d’abandonner parce qu’une romance qu’elle
n’aurait jamais dû entamer lui avait explosé à la figure.
C’était une réaction de fille. Et elle était une femelle, pas une fille.
Elle était une guerrière.
Le coup frappé à sa porte lui fit relever la tête. On n’était pas le premier du
mois, donc ça ne pouvait pas être son propriétaire. Et ce n’était pas Peyton,
car elle aurait forcément senti sa présence.
— Oui ? répondit-elle.
— C’est le docteur Manello.
Sourcillant, elle se leva et traversa sa pièce à vivre. Ouvrant le battant, elle
demanda :
— Salut, qu’est-ce que tu fais ici ?
— Une visite à domicile. (L’humain entra en la bousculant légèrement.)
Comment ça va ?
Sans raison, elle jeta un coup d’œil dans le couloir pour voir s’il avait
amené des renforts avec lui. Non.
Elle referma, et se retourna en faisant machinalement passer sa tresse
derrière son épaule.
— Je ne comprends pas.
Alors que son chirurgien déposait sa petite mallette de docteur noire sur la
table pour deux à laquelle elle ne s’était assise qu’une fois, elle remarqua
qu’il portait un pantalon de pyjama de bloc. Et une doudoune en haut. Il avait
une casquette de base-ball des Mets sur le crâne et, oui, mince ! des
chaussures de sport jaune fluo et bleu.
— Tu t’es fait porter pâle en disant que tu te sentais nauséeuse, expliqua-t-
il. Alors je suis venu t’ausculter.
Ravalant sa frustration, elle secoua la tête.
— Écoute, je te remercie de ta sollicitude, mais ce n’est pas grave. Je ne
me sens pas…
— Tu as subi une blessure cardiaque très grave…
— C’était il y a une éternité.
— Quelques jours, plutôt. (Seigneur ! on aurait dit une autre vie.) Mais je
vais bien.
— Bon, alors, finissons-en tout de suite, d’accord ?
Il tira l’une des chaises dépareillées et la fit pivoter. Tapotant l’assise dure
d’un geste d’invite, il reprit :
— Si tu vas bien, ça ne prendra qu’un moment.
Elle croisa les bras.
— Je vais bien.
— À quand remonte ton dernier passage en fac de médecine ? (Il leva les
yeux au ciel.) Et, au fait, as-tu la moindre idée de la fréquence à laquelle je
pose cette question aux gens d’ici ?
Alors que l’humain se contentait de la dévisager comme s’il était prêt à
rester là jusqu’à ce que l’un d’entre eux tombe mort de causes naturelles, elle
poussa un juron et s’approcha.
— C’est parfaitement inutile, marmonna-t-elle en s’asseyant.
— Je l’espère. Des vomissements ?
— Non.
— De la fièvre, des frissons ?
— Non.
— Des douleurs abdominales, ou une douleur qui irradie dans un de tes
bras ?
— Non.
— Une sensation de vertige ?
— Non.
Enfin, pas depuis que le père de Peyton lui avait lâché cette bombe dans le
couloir. Et après ? Du gâteau.
La contournant pour se retrouver devant elle, le médecin sortit un
stéthoscope et enfonça les embouts dans ses oreilles.
— Tu vas devoir baisser les bras si je dois écouter ton cœur.
Elle obtempéra de mauvaise grâce et resta les bras ballants, puis il balada
le petit disque métallique sur son torse. Vu qu’il laissait échapper de
nombreux murmures approbateurs, elle comprit qu’il trouvait exactement ce
qu’elle supposait qu’il trouverait.
À savoir strictement rien d’anormal. Physiquement, du moins.
— C’est l’heure de prendre ta tension, annonça-t-il d’un ton joyeux. Ton
cœur est en parfait état de marche.
— Je sais.
Il se plaça nez à nez avec elle.
— Tu es une très mauvaise patiente, tu sais ?
— Est-ce que ce n’est pas ton problème ?
— Touché.
Pendant que le médecin poursuivait son auscultation, elle laissa de
nouveau son regard se perdre dans le vague et son esprit se replier dans un
endroit où il n’y avait, du moins en apparence, rien du tout. En réalité, elle
soupçonnait son inconscient de comploter contre elle en lui préparant en
douce toutes sortes de pénibles réveils où elle émergerait de son sommeil en
hurlant et en lui programmant d’affreux cauchemars comme ceux où l’on se
retrouve dans le fauteuil du dentiste.
— … Novo ? Ohé ?
Elle revint à la réalité.
— Pardon, quoi ?
Le docteur Manello la scruta un moment. Puis il s’accroupit.
— Tu veux me dire ce qui se passe vraiment ?
— Je te l’ai dit, rien. J’ai juste mangé un truc qui ne passe pas.
— C’était quoi ?
— Je ne me souviens pas. (Comme l’expression de l’humain indiquait
qu’il entrevoyait un peu trop bien la réalité, elle se leva et se mit à marcher de
long en large.) Franchement, je serai complètement rétablie demain soir.
— Tu sais, si tu as besoin de parler à quelqu’un…
— Je n’ai sûrement et absolument pas besoin de parler à quelqu’un.
— D’accord. (Il leva les mains en un geste d’apaisement.) Oublie ce que
j’ai dit.
Il rangea son matériel dans sa petite mallette puis gagna la porte.
— Mais appelle-moi si tu commences à avoir de la fièvre ou si tu te mets à
vomir.
— Ce ne sera pas nécessaire. (Elle s’approcha pour lui ouvrir la porte.)
Merci d’être venu…
— Je m’inquiète pour toi. Et pas d’un point de vue médical.
Bizarrement, elle repensa à ce patient de la clinique, celui qui criait tout le
temps. Au moins, si elle perdait la tête, se dit-elle, ils avaient de l’expérience
avec les aliénés.
— Moi pas, répondit-elle. Je ne m’inquiète pas du tout pour moi.
Si elle avait réussi à survivre à ce qui lui était arrivé avant, alors, surmonter
la réalité où Peyton se révélait exactement être celui qu’elle avait cru qu’il
était ne serait pas un problème. Elle avait de l’expérience en la matière.
Où était-elle, bon sang ?
Quand Peyton pénétra dans la salle de musculation du centre
d’entraînement quarante minutes plus tard, il scanna les différents corps sur
les machines et les tapis de sol… et obtint un retentissant « pas de Novo ».
Sourcillant, il s’adressa au frère Vhif :
— Dis, tu as vu Novo ?
— Elle s’est fait porter pâle. Elle ne se sentait pas bien.
Le premier instinct de Peyton fut d’enfourcher une fusée et de se précipiter
à l’autre bout de la ville. Le problème, c’est qu’il n’avait pas de fusée et ne
connaissait pas son adresse… mais, attendez, il l’avait nourrie, non ?
— Est-ce qu’elle a précisé ce qui n’allait pas ?
— Non. Juste qu’elle avait mal au ventre et qu’elle restait chez elle. Elle
avait l’air nauséeuse, sans pour autant être à l’article de la mort.
— Est-ce que ça pourrait être son cœur ? Un problème de…
— J’ai prévenu Manny, donc il est allé la voir pour l’ausculter. Il a dit
qu’elle souffrait d’un genre d’intoxication alimentaire ou l’équivalent. Ce
n’est pas grave. (Le regard vairon du frère s’attarda sur lui.) Penses-tu
qu’autre chose la tracasse ?
— Quand elle m’a quitté au crépuscule, je… (Il ferma la bouche.) Non, je
ne pense pas.
— Elle apprécierait peut-être un message ou un coup de fil d’un camarade
de classe ? suggéra le frère. Ou une visite après les cours ?
— Oui. C’est une très bonne… Est-ce que je peux m’absenter un instant ?
— Ouais. Mais ensuite tu reviens bosser.
— Pas de souci.
Peyton se précipita dans le vestiaire, directement à l’endroit où il avait
balancé son sac par terre, sans même prendre la peine de le ranger dans un
casier. Fouillant dans ses vêtements de rechange et ses armes, il attrapa son
portable. Il n’avait rien reçu de la part de Novo.
Son premier appel bascula sur messagerie. Le deuxième… oui, aussi.
Il tapa un message bref et aimable : « Ça va ? Je peux t’apporter un truc ? »
Peyton attendit cinq minutes. Puis il dut retourner en classe.
Une heure et demie plus tard, au cours de la pause entre la salle de muscu
et le stand de tir, il consulta de nouveau son téléphone. Rien. Alors il rappela.
Renvoya un texto.
Et il refit la même chose quatre-vingt-dix minutes plus tard lorsqu’ils se
dirigèrent vers la salle d’étude. Rien. Pas même après son nouvel appel. Son
nouveau texto.
Et si elle avait perdu connaissance…
Il était sur le point d’envoyer balader le cours et d’appeler le bus quand son
portable vibra. Le message venait d’elle : « Ça va. Je verrai tout le monde
demain. »
Point barre.
Ses doigts voletèrent sur la surface de l’écran tandis qu’il tapait tout un tas
de trucs du genre « Je vais passer t’apporter de la soupe, une bouillotte », etc.
Mais il ne reçut, là encore, aucune réponse.
— Ça va ? demanda Craeg depuis le seuil de la porte donnant sur le
couloir. Tout va bien avec Novo ?
Peyton se racla la gorge.
— Euh… oui, ça va. Elle va bien. Elle sera là demain soir.
Même si les portables n’étaient pas autorisés en dehors des vestiaires, il
glissa le sien dans la poche de sa polaire.
Qu’est-ce qui se passait, bon sang ?
Assister au cours fut un exercice de torture, mais il fut soulagé d’apprendre
au moins que Novo et lui feraient équipe ensemble avec Blay et Vhif le
lendemain. Ils seraient la première escouade à retourner sur le terrain, comme
si la Confrérie voulait effectuer un Ctrl + Alt + Suppr de l’incident de la
ruelle et lancer le nouvel ordre mondial sur une note positive.
Au train où allaient les choses, il ne la verrait pas avant cela.
Quand la fin de la nuit arriva enfin, Peyton fut à deux doigts de piétiner ses
camarades pour grimper dans le bus – ce qui était stupide. Comme si cela lui
ferait quitter la propriété plus vite. Et bon Dieu ! le majordome était-il
capable de conduire encore plus lentement pour descendre la montagne ?
Il ne suivit pas les discussions qui se déroulèrent autour de lui et les autres
élèves, qui semblèrent s’apercevoir qu’il était sur les nerfs, le laissèrent
tranquille.
À la seconde où le bus s’arrêta, il se précipita vers la sortie, mais, quand il
se jeta dans la nuit, il prit conscience qu’il ne savait pas où aller. Fermant les
yeux, il déploya tous ses sens sur la ville tandis que ses camarades
disparaissaient l’un après l’autre.
Il localisa le signal de son sang vers l’ouest. Pas très loin du lieu de dépose
du bus.
Il se déplaça dans un nuage de molécules et reprit forme devant un
immeuble de quatre étages dans un quartier peu reluisant. Sans être un taudis,
le bâtiment ne pouvait clairement pas non plus figurer comme candidat pour
Belles demeures. Au sous-sol… Il sentit la présence de Novo au sous-sol.
Mais comment entrer ?
Comme par hasard, un humain sortit juste à ce moment-là de l’immeuble,
et Peyton gravit les sept marches du perron à toute allure.
— Eh ! pourriez-vous me tenir la…
— Pas de souci. (Le type se pencha et maintint le battant ouvert.) Vous
avez oublié vos clés ?
— Celles de chez ma copine.
— Ça m’est arrivé. Bonsoir.
— Merci.
Peyton entra dans le hall et regarda autour de lui. Il devait y avoir un
moyen d’accéder au niveau inférieur… Là. Dans le coin le plus reculé.
Sans personne dans les parages, il pouvait se contenter de déverrouiller la
porte d’un ordre mental… Merde ! pourquoi n’y avait-il pas songé quand il
était dehors ?
Eh bien, parce que son cerveau était grillé, merci bien.
En s’approchant, il essaya ce tour mental, sans succès, car le verrou s’avéra
être en cuivre. Clairement, des vampires vivaient parmi ces humains.
Il songea à appeler la femelle, mais la situation était tellement bizarre qu’il
avait l’impression que Novo ne le laisserait pas entrer. Mais c’était peut-être
de la paranoïa. Qui sait…
Soudain la porte s’ouvrit en grand et il recula d’un bond. Quand il vit la
femelle en émerger, il faillit la serrer dans ses bras.
— Novo ! Te voilà !
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Sa voix était aussi atone que si elle était générée par ordinateur. Elle était
pâle comme un fantôme et avait le regard vide.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il en tendant la main vers elle.
Elle recula d’un pas.
— Ça va. Qu’est-ce que tu fais là.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Que… Je ne comprends pas ce qui passe.
— Je ne me sentais pas bien. Je vais mieux à présent. Je reviendrai en
cours demain. Je te l’ai dit.
Elle avait les cheveux tressés et sa natte habituelle lui retombait sur une
épaule, son jean et son sweat-shirt ne sortaient pas de l’ordinaire, et elle était
chaussée d’Adidas avec d’épaisses chaussettes… comme si elle s’apprêtait
simplement à passer une nuit tranquille chez elle. Mais son regard était aussi
impénétrable que de vieux galets de rivière.
— Où es-tu ? lâcha-t-il soudain. Que…
Elle leva les mains.
— D’accord, j’en ai marre. Je veux que tu partes. Je ne t’ai pas invité ici et
je t’en veux d’avoir utilisé le fait que je me suis nourrie de toi pour me
traquer.
— Te traquer ? Je te demande pardon ?
— Tu m’as bien entendue. Je ne veux plus jamais que tu reviennes ici.
Peyton serra les dents.
— Bien, remontons le fil du temps. Pour autant que je sache, quand tu as
quitté mon lit au crépuscule, tout allait bien entre nous. Et maintenant tu me
traites comme si j’étais une espèce de harceleur. Je crois que tu me dois une
explication…
Elle eut un rire dur.
— Oh ! je te dois, hein ? Oui. Parce que tout doit tourner autour de toi.
— De quoi parles-tu ? (Il sentit sa voix monter en volume, sans pouvoir
rien y faire.) C’est quoi, ton problème ?
— Mon problème ? Je n’ai pas de problème. Et toi non plus. Tu vas bientôt
t’unir à une gentille femelle issue d’une bonne famille alors tout va bien dans
ton monde. Félicitations… Au fait, peut-être que vous pourriez organiser une
sortie en couple avec ma sœur et Oskar quand vous serez jeunes mariés. (Elle
tapa dans ses mains.) Youpi ! C’est l’heure du selfie !
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, elle se pencha vers lui.
— Et ne fais pas mine d’être surpris. Tu savais exactement ce que tu faisais
tout le temps où on baisait. Tu savais que tu allais t’unir à une autre, mais tu
as fait comme si… (Elle s’interrompit.) Bref, rends-moi service et ne
m’invite pas à la cérémonie, OK ? Je suis certaine que ce serait gênant pour la
future shellane et, même si ton milieu social adore se montrer cruel, il déteste
aussi la vulgarité, n’est-ce pas ? Ouais, c’est assez mal vu.
Deux humains, un homme et une femme, descendirent l’escalier à gauche,
et le fait qu’ils soient en train de rire en se tenant par la main fit l’effet d’un
vrai coup de pied dans les couilles au mâle.
Peyton s’écarta pour les laisser passer et attendit qu’ils aient fini de
traverser le vestibule pour reprendre la parole.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Novo s’esclaffa de nouveau.
— Vraiment ? À ton avis, de combien de façons ce scénario est-il ouvert à
l’interprétation ? À moins que tu ne présumes que, vu que je ne suis qu’une
simple roturière de merde, je ne puisse qu’être reconnaissante à l’idée de
devenir ta maîtresse sexy et perverse pour le restant de ma vie.
Peyton recula d’un pas. Puis d’un autre.
— Donc tu as choisi. Tu as décidé de tout, hein ?
— L’équation n’était pas difficile. Et je suis une femelle très intelligente.
— Pour info, tu ne m’as pas laissé dire un mot au sujet de toute cette
histoire.
— Pourquoi ? Ta version n’aura aucune importance à mes yeux. Ce n’est
que de l’air, sans aucune substance. Tout comme toi.
Peyton sentit cette pique le toucher en plein cœur. Et après coup il regarda
par terre. Il remarqua vaguement que la moquette était mouillée, car les gens
venaient de l’extérieur froid et enneigé avec leurs bottes et leurs chaussures.
Il songea à la façon dont elle l’avait laissé l’enlacer toute la nuit.
Il avait été tellement convaincu d’être enfin dans son cœur.
Mais il aurait dû s’en douter.
Peut-être qu’à une autre époque de la vie de Novo ils auraient pu avoir de
meilleures chances. Mais il devait se rendre à l’évidence : entretenir une
relation amoureuse avec elle reviendrait pour lui à courir un marathon avec
un pied cassé. Il aurait beau faire des compromis, discuter avec elle pour
ressusciter sa confiance, la rassurer et l’interroger sans cesse pour être certain
qu’elle se sente bien, avec le temps, le fait qu’elle ne se fierait jamais
totalement à lui ruinerait toujours tous ses efforts.
— Je ne peux pas te réparer, murmura-t-il.
— Qu’as-tu dit ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu viens de me balancer,
bordel !?
Il soutint son regard.
— Je suis désolé que tu aies été blessée. Vraiment…
— Ça n’a rien à voir avec Oskar ! N’essaie pas de détourner…
— En fait, si, totalement. Tu t’en rendras peut-être compte un jour, ou pas.
Mais dans tous les cas cela ne me concerne plus, car je refuse de continuer à
payer pour les péchés d’un autre. Bonne chance. J’espère que tu trouveras la
paix intérieure, d’une façon ou d’une autre.
Il tourna les talons et se dirigea vers les doubles portes de la sortie, et, en
arrivant à leur hauteur, il saisit le reflet de la femelle dans les vitres. Elle
l’observait, le menton levé et le regard furieux, les bras croisés sur la poitrine.
Sur le cœur.
Si ce n’était pas là la parfaite métaphore de sa personnalité, il ne voyait pas
ce que cela pouvait être.
Se glissant dehors, il descendit les sept marches enneigées et regarda à
gauche. Puis à droite.
Il choisit une direction au hasard et entreprit de déambuler dans les rues,
les mains glissées dans les poches de sa polaire. Il n’avait pas pris la peine
d’enfiler une parka, et, dans sa hâte, avait laissé son sac dans le vestiaire du
centre d’entraînement, mais le froid ne lui posait pas de problème.
Bizarrement, à mesure qu’il avançait, il songea à Novo comme à un animal
blessé qui mordait la main qui tentait de lui sauver la vie.
Mais tout cela n’était qu’un des aspects de sa tragédie personnelle. N’est-
ce pas ?
CHAPITRE 42
— Non, ça suffit les conneries. Ces deux enfoirés peuvent aller se faire
foutre.
Kolher fit cette déclaration alors qu’il était assis dans la salle d’audience,
sur le fauteuil de gauche, devant un feu ronflant. George était roulé en boule
sur ses genoux, et le roi caressait sa tête carrée et blonde. Le chien se sentait
bien mieux après avoir apparemment tenté d’ingérer le revêtement pelucheux
d’une balle de tennis.
Les choses suivaient leur cours. Non que Saxton ait demandé une
définition détaillée de « choses » et de « cours ».
Mais on pouvait le deviner.
— Vous avez une façon bien à vous d’exprimer votre opinion, seigneur,
dit-il avec un sourire en baissant les yeux sur l’ancien volume qu’il avait
ouvert avec soin et consulté avec la plus grande attention. Et dans le cas
présent je suis parfaitement d’accord avec vous. Peyton et Romina ont tout à
fait le droit de décider du cours de leurs vies, et, en corrigeant la formulation
de ce passage trop daté, nous pourrons garantir que les dots non consenties ne
seront plus un problème pour les deux sexes.
— Veux-tu annuler le rendez-vous ?
Kolher leva la tête et ses lunettes de soleil enveloppantes donnèrent
l’impression qu’il était prêt à abattre les deux pères chacun d’une balle dans
la tête.
— Parce que, s’ils viennent ici, ils risquent de ne pas apprécier ma
délicatesse. Vendre son gamin, putain ! C’est une blague.
— Oui, seigneur. (Saxton nota cette demande dans son agenda.) Je crois
qu’il vaudrait mieux que je leur explique par téléphone qu’ils n’auront pas de
voie légale pour accomplir leur but. Autrement, nous devrons appeler
Mr. Propre.
Kolher rit doucement.
— On forme une bonne équipe, toi et moi.
— Je suis grandement flatté par votre compliment et ne pourrais être plus
d’accord avec vous. (L’avocat s’inclina.) Je vais rédiger l’acte de révision de
cette ancienne loi et l’enregistrer dans ma base de données afin qu’il entre en
vigueur dès ce soir. Tout ira bien.
— C’était le dernier point de notre planning, hein ?
— Oui, seigneur. (Il jeta un coup d’œil au chien.) Mais George, fini les
balles de tennis, d’accord ?
— Oui, on ne recommencera pas, hein, mon grand ?
Le golden retriever émit un grognement affirmatif, et Saxton rassembla ses
affaires, quitta son bureau et fit ses adieux. En route vers la sortie, il salua de
la tête Blay, qui était de garde à côté de la porte.
— Je crois qu’ils sont tous les deux plus que prêts à rentrer à la maison,
chuchota-t-il. Kolher est épuisé par l’inquiétude causée par son deuxième
enfant.
— Et je crois que nous avons tous la trouille qu’il arrive quelque chose à…
— … ce chien.
— … ce chien.
Ils hochèrent la tête de concert, puis Blay entra dans la salle d’audience
pour organiser le retour du roi et Saxton regagna son bureau. La tentation de
rentrer tout de suite à la maison faillit avoir raison de lui mais, au bout du
compte, il s’obligea à suivre le programme qu’il avait lui-même établi. Il
s’écoula une bonne heure avant qu’il puisse partir et, lorsqu’il eut enfin fini,
il faillit bousculer deux doggen qui lui bloquèrent momentanément le passage
quand il se dirigea vers la porte de service.
Après s’être dématérialisé jusqu’au perron de la ferme, il prit encore le
temps de dénouer les lacets de ses chaussures de ville, avant d’entrer en
sifflotant dans…
Une forte odeur de sang imprégnait l’air.
— Ruhn ? (Il laissa tomber sa mallette et sa tasse isotherme par terre.)
Ruhn !
Une panique absolue submergea chacune de ses terminaisons nerveuses, et
il traversa le hall en courant. Le mobilier avait été renversé dans le salon, une
lampe était brisée… des tapis avaient glissé sur le sol et présentaient des
plissures dans les coins.
— Ruhn ! hurla-t-il.
Pas un bruit. Pas un gémissement. Pas un grognement.
Mais le sang n’était pas humain.
Se retournant, il se précipita dans la cuisine et…
La flaque de sang se trouvait près de la table et Saxton faillit trébucher
dans sa hâte…
— Oh, mon Dieu, non !
Le mâle était affalé face contre terre, et il y avait du sang… partout sur lui.
— Ruhn ! Mon amour !
Saxton tomba à genoux près du corps, l’estomac noué au point d’avoir
envie de vomir, mais il refusa de céder à cette pulsion tandis qu’il tâtait
l’épaule et le dos de son amant.
— Ruhn… ? Seigneur, par pitié, ne sois pas mort…
Les mains tremblantes, les bras faibles, il retourna avec précaution le mâle
sur le dos. Ce qu’il vit était cauchemardesque : Ruhn avait la gorge tranchée,
les yeux ouverts, le regard fixe. Il ne semblait plus respirer du tout.
Saxton hurla dans la maison vide. Puis il cria d’une douleur renouvelée en
découvrant sur quoi Ruhn était étendu.
Le mâle mourant avait tiré le manteau en cachemire de Saxton du dossier
de la chaise sur lequel il était posé… et l’avait tenu contre lui pendant qu’il
agonisait, comme s’il avait cherché du réconfort dans l’amour qu’ils avaient
partagé.
— Je t’en prie, ne sois pas mort… Réveille-toi… Réveille-toi…
CHAPITRE 43
À l’autre bout de la ville, Novo faisait les cent pas dans son studio. Ce qui
ne voulait pas dire grand-chose car il lui fallait environ quatre enjambées
pour parcourir la distance jusqu’à la salle de bains. Et quatre autres pour
revenir au futon.
Façon notice de médicament : rincer et répéter l’opération, pour ainsi dire.
Elle était prise d’une intense agitation, comme si l’univers s’écroulait
quelque part dans Caldwell, ou qu’une espèce de réalignement cosmique en
cours entrait en résonance avec son monde intérieur. Mais bon, elle souffrait
peut-être seulement d’hallucinations parce qu’elle n’avait pas mangé depuis
bientôt vingt-quatre heures.
Elle allait beaucoup mieux avant que Peyton débarque dans son immeuble.
Mais ce n’était pas vraiment un scoop.
Cela lui avait fait un choc de sentir l’écho de son sang juste au-dessus de
son trou à rats souterrain mais, tout bien considéré, la venue du mâle n’était
pas surprenante. Et elle avait été tentée d’ignorer sa présence mais, tôt ou
tard, il aurait trouvé un moyen de descendre à son niveau, et, vraiment, qui
avait besoin d’attendre sans réagir que l’inévitable catastrophe se produise.
Prenant le taureau par les cornes, elle était montée et lui avait donné une
bonne leçon.
Donc c’était fini. Et il était l’enfoiré et elle était la victime qui refusait d’en
être une.
Bla-bla-bla.
Le problème, c’est que quelque chose clochait. « Je refuse de continuer à
payer pour les péchés d’un autre. »
— Des mots, rien que des mots, putain ! marmonna-t-elle en refaisant un
aller et retour.
Un rapide coup d’œil à l’horloge numérique à côté de ses oreillers, et elle
compta combien d’heures il restait d’ici à l’aube : deux. Il lui restait environ
cent vingt minutes avant d’être coincée ici toute la journée.
Elle ne songea qu’à un seul endroit où aller. Et malheureusement c’était le
dernier endroit au monde où elle aurait voulu se rendre.
Mais quelque chose en elle l’empêchait de rester recluse dans son studio.
Comme un oiseau cherchant à s’envoler, elle se hâta soudain de partir,
comme si elle craignait que la main du destin referme la porte de sa liberté de
choix et la verrouille pour toujours.
Dans la rue, elle marcha vite, dans les traces de pas des innombrables
humains et des quelques vampires qui avaient foulé la neige tassée du trottoir.
Elle alla bien plus loin que nécessaire pour trouver un endroit où se
dématérialiser, mais elle ne voulait pas se laisser l’occasion de changer
d’avis.
Toutefois, cet appel intérieur ne serait pas laissé sans réponse.
Enfin, elle se glissa dans l’embrasure d’une porte dépourvue d’éclairage…
et après plusieurs tentatives s’envola hors du centre-ville, puis survola la
banlieue la plus éloignée, jusqu’à une forêt marécageuse.
Quand elle reprit forme, elle se retrouva dans un paysage qui lui parut bien
changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu.
La maison qu’elle louait autrefois était désormais à l’abandon, comme en
témoignaient ses vitres brisées, son toit percé, et son jardin recouvert par un
enchevêtrement de plantes grimpantes, de buissons débordants et de jeunes
pousses en passe de devenir des arbres. En fait, la propriété tout entière
semblait être revenue à l’état sauvage, et les deux ou trois hectares de terrain
qui l’entouraient étaient tellement envahis par la végétation qu’on ne
distinguait plus du tout les autres maisons du coin.
La couche de neige, immaculée à l’exception de quelques empreintes de
cerfs, semblait célébrer le décès de la maison. Un peu comme la terre jetée
sur un cercueil.
Elle avait dû être la dernière personne à vivre ici.
Peut-être que sa tragédie personnelle avait attiré une malédiction sur le
terrain et la petite maison.
Ou bien… le propriétaire avait peut-être simplement été incapable de payer
les traites, puis la banque avait saisi la maison sans pouvoir la faire racheter
par quelqu’un d’autre… ensuite, une saison s’était écoulée, l’hiver était venu
et la plomberie avait gelé… et ainsi de suite, voilà tout.
L’équivalent immobilier d’un cancer métastasé.
Elle marcha vers la maison d’un pas calme, car elle n’était pas pressée d’en
faire le tour : comme pour tous les voyages, grands ou petits, la fin arrivait
toujours en son temps.
Chemin faisant, elle observa les marais qui paraissaient s’étendre à perte de
vue. En réalité sur un bon kilomètre et, au loin, elle distinguait les contreforts
des montagnes qui encadraient le lac Schroon de l’autre côté.
Malgré le délabrement général des lieux, elle savait exactement à quel
endroit elle avait enterré le bébé. C’était par là-bas. Sous ce petit buisson
qu’elle avait planté et qui s’était bien étoffé depuis, et la pile de pierres, qui
avait conservé la même hauteur.
Il y avait toujours un petit monticule sous le manteau neigeux.
À chaque pas, la tristesse qui pesait sur son cœur se faisait de plus en plus
lourde… jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer à fond. Puis elle
s’accroupit et tendit sa main nue vers la neige.
Retournant sa paume, elle se remémora les ampoules.
Il faisait aussi froid aujourd’hui que la nuit où c’était arrivé. Mais sa
détermination à creuser avait été inébranlable. Elle s’était servie d’un couteau
de cuisine pour entamer la terre dure et gelée, puis avait arraché le reste à
mains nues, sur un mètre de profondeur, avant d’être incapable d’aller plus
loin car ses mains étaient trop abîmées.
Elle était alors retournée dans la maison.
Le bébé était enveloppé dans un torchon. Un torchon propre, sans trou.
De retour à la tombe, elle s’était penchée et avait déposé le petit paquet
dedans. C’étaient ses larmes qui, les premières, avaient comblé l’excavation.
Puis la terre, qu’elle avait fait tomber par poignées avant de la tasser, mêlant
son sang à l’argile.
Elle avait regagné la maison en craignant que des prédateurs découvrent le
site. Des pierres mises de côté pour un projet de terrasse jamais réalisé étaient
empilées près de la porte de derrière. Une à une, elle les avait transportées sur
le petit monticule et avait érigé un cairn.
Puis elle s’était assise dans le froid jusqu’à frissonner d’hypothermie.
Comme en ce moment.
Seule la brûlure ardente des premiers rayons du soleil l’avait motivée à
rentrer, et même alors elle ne s’était pas retirée dans un sursaut de vie, mais
plutôt parce qu’elle voulait à tout prix nettoyer le sang sur le sol de la cuisine.
Et aussi à cause de ce conte de bonnes femmes qui prétendait qu’on n’était
pas accueilli dans l’Estompe si on se suicidait.
À la tombée de la nuit, elle avait déraciné ce buisson et l’avait replanté sur
la tombe… puis elle était partie, pour se retrouver à errer au hasard dans
Caldwell.
Elle avait passé les premiers jours suivants dans la rue, s’abritant du soleil
dans des ruelles, cachée derrière des bennes à ordures. Elle avait voulu croire
qu’elle pourrait finalement un jour faire la connaissance de son enfant.
Elle voulait toujours le croire.
Bizarrement, elle se souvenait encore de la grande animation qui régnait
dans la ville durant la journée. N’ayant connu Caldwell que de nuit,
l’importance du trafic dans les rues, tous ces humains qui déambulaient en
nombre, le vacarme de leurs conversations… bref, toute cette activité
foisonnante l’avait surprise.
Elle avait fini par décider qu’elle devait faire quelque chose de sa vie. Elle
avait trouvé un boulot de cuisinière dans un snack-bar ouvert toute la nuit, en
prenant le troisième service qui payait relativement bien parce que la plupart
des humains ne voulaient pas faire les horaires tardifs.
Puis elle avait lu cette info dans un groupe Facebook fermé à propos du
programme d’entraînement de la Confrérie.
Se laissant retomber sur les fesses, elle contempla les pierres qu’elle avait
posées l’une sur l’autre.
— Sérénité, dit-elle à voix haute. Je vais t’appeler Sérénité. Parce que
j’espère que c’est ce que tu as trouvé dans l’Estompe…
CHAPITRE 44
Quand la personne que Ruhn désirait voir le plus au monde déboula dans
sa chambre d’hôpital, sa première pensée fut…
Pourquoi l’amour de sa vie était-il couvert de sang humain ?
Mais ensuite il oublia ce détail lorsque Saxton se précipita et se jeta en
travers de son torse.
— Tu es en vie… Oh, mon Dieu…
Ruhn tenta de parler, et, au début, seuls des marmonnements sortirent de
ses lèvres. Mais bientôt, très bientôt, il fut capable de répondre
intelligiblement.
— Je… n’allais pas… te laisser.
Saxton se redressa et parut chercher des signes indiquant qu’il était sérieux
en affirmant rester de ce côté-ci de l’Estompe.
— J’ai cru t’avoir perdu.
— Je vous ai entendus… Bitty… et toi… me parler. (Dieux ! sa gorge lui
faisait un mal de chien.) Quand vous étiez ici… est-ce que j’étais mort alors ?
Je crois que oui.
Comme Saxton demeurait silencieux, Ruhn prit peur.
— Oui ?
— Tu es ici désormais. Voilà tout ce qui compte.
— Gorge… douloureuse…
— Je sais, mon amour. (Le mâle le scrutait, comme s’il cherchait des
blessures cachées.) Tu n’es pas obligé de parler…
— L’Estompe. La porte. De l’Estompe… J’ai refusé de l’ouvrir…
— Quoi ? (Saxton se pencha.) Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai vu une porte… dans le brouillard… Je savais que si je l’ouvrais…
je te quitterais pour toujours. Elle est revenue plusieurs fois. J’ai refusé… Je
n’allais pas… t’abandonner. Je… t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
Les larmes de Saxton ruisselaient sur ses joues comme un orage, mais un
orage de printemps. Régénérant. Et alors que les propres émotions de Ruhn
enflaient à l’intérieur de lui elles s’intensifièrent davantage quand Bitty entra
dans la pièce, accompagnée de Rhage et Mary.
— Mon oncle !
Ruhn sourit au point d’en avoir mal aux joues et il essaya de parler, mais
sans succès. Il était vidé de son énergie et de sa voix… non que cela semble
importer à la fillette. Elle sautait joyeusement comme un cabri, et ce spectacle
se révéla aussi efficace que les médicaments qu’on lui administrait pour
atténuer sa douleur.
Tandis que l’enfant se lançait dans un bavardage ininterrompu, il fut très
conscient que Saxton reculait vers la porte. Le mâle leva l’index : le signal
pour dire qu’il reviendrait dans un instant.
— … et je savais que tu irais mieux ! Je le savais !
— Mon pote, dit Rhage en venant toucher la main du mâle, je suis content
que tu restes avec nous. Je peux t’acheter une nouvelle voiture ou autre
chose ?
Ruhn sourcilla et secoua la tête – parce que le frère était juste assez dingue
pour faire un truc pareil – et Mary donna un coup de coude à son compagnon.
— Rhage, tu n’as pas besoin d’acheter des choses aux gens pour leur
montrer tes sentiments.
— Tu sais, tu pourrais avoir une supercollection de bijoux, je dis ça, je dis
rien. (Le frère fit un clin d’œil à Ruhn.) Je te jure, ma femelle est une
Spartiate.
Le convalescent se rallongea et les laissa discuter gaiement en
s’interrompant sans cesse les uns les autres. Il comprenait ce besoin de
relâcher la tension après ces heures d’inquiétude, même s’il n’avait pas la
force d’y participer, puis Saxton fut de retour, embaumant le savon et le
shampoing, vêtu d’une tenue chirurgicale.
En fin de compte, Ruhn n’eut pas besoin de demander ce qui avait été fait.
Il savait que son amour était allé traquer ces hommes… et avait agi
exactement comme lui-même l’aurait fait si Saxton avait été attaqué et laissé
pour mort dans la maison où ils vivaient. Néanmoins, cela le rendait triste que
son adorable avocat ait dû utiliser l’épée et non la plume dans ce cas précis.
Mais il ne pouvait reprocher à son amour d’avoir exprimé sa vengeance. Il
en était ainsi.
— Bon, et si nous laissions un peu d’intimité à ton oncle et à Saxton,
suggéra Mary. En outre, ton père n’a pas mangé depuis au moins vingt
minutes.
Rhage regarda sa fille.
— J’ai un petit creux, tu sais.
— Allons préparer des tacos et apportons-en un à mon oncle !
Vu la brûlure dans sa gorge ? Oh, non ! se dit l’intéressé. Mieux valait
commencer par de la crème à la vanille. Dans, disons, une semaine.
Une fois que Bitty et ses parents eurent pris congé de lui en lui donnant de
nouvelles preuves de leur affection et furent partis, il regarda Saxton.
— Peux pas parler…, dit-il. Mal.
Le mâle s’assit sur le lit.
— Tu n’as pas besoin de dire quelque chose.
— Je t’aime. Tellement.
Il tira faiblement sur la main de son amant, mais l’avocat comprit ce qu’il
voulait. Avec un sourire, Saxton s’allongea et posa la tête sur le bras de son
compagnon.
— Tu ne me quitteras plus jamais ? demanda-t-il.
— Jamais. Promis.
Fermant les yeux, Ruhn se dit… qu’eh bien, apparemment, il allait devoir
appeler son ancien patron et lui demander de ne plus prendre la peine de
l’aider à trouver un boulot offrant le gîte et le couvert à Caldwell. Hors de
question désormais qu’il quitte cette maison.
Sauf si c’était avec Saxton.
Il ne se doutait pas, néanmoins, qu’une surprise devait encore survenir…
CHAPITRE 47
Environ deux semaines plus tard, la nuit tomba en apportant avec elle une
stupéfiante lune de février. Oui, les cieux étaient si clairs et si dégagés que la
face du plus grand diamant céleste nocturne scintillait comme un miroir.
Saxton redressa son nœud papillon dans le rétroviseur, tandis que son
amour garait leur pick-up en face d’une…
— Attends, c’est une église ? Cette union se déroule dans une église ?
Ruhn hocha la tête tout en jetant également un coup d’œil surpris au
travers du pare-brise.
— C’est la bonne adresse d’après le GPS.
— Hum. Bon, à chacun sa chacune. Ce n’est pas que j’ai quelque chose
contre la spiritualité humaine, c’est juste que… ça fait plutôt bizarre.
— Laisse-moi ouvrir ta portière.
Tandis que son compagnon quittait en vitesse le volant, Saxton ne put
s’empêcher de sourire. Le mâle était vraiment à cheval sur les bonnes
manières, et comment ne pas lui faire plaisir ? Surtout quand ses prunelles
luisaient d’un tel bonheur chaque fois qu’il lui ouvrait la porte, lui tirait une
chaise ou lui tendait la main.
— Tu sais, dit Saxton en se laissant glisser hors de la haute banquette.
Parfois je crois que tu aimes prendre ce véhicule uniquement pour m’aider à
m’en extraire.
Ruhn se pencha et lui murmura :
— C’est un peu comme pour ton pantalon.
Le mâle gloussa et mordilla la gorge si proche de sa bouche.
— Vilain garçon.
— C’est comme ça que tu m’aimes.
— Toujours.
Avant de s’en rendre compte, ils s’embrassaient, puis leurs mains se
glissèrent sous leurs vêtements et la passion entre eux se réveilla aussitôt
avec une intensité renouvelée… comme s’ils n’avaient pas déjà fait l’amour
trois fois de suite sous la douche, puis encore une fois pendant qu’ils
enfilaient leurs costumes.
— On ferait mieux d’arrêter, dit Saxton entre deux halètements. Sans quoi
on sera en retard.
Ruhn recula avec une réticence qui frôlait la mauvaise humeur.
— Alors j’espère trouver un coin tranquille dans la « salle de réception »…
quel que soit que ce truc.
— J’ai hâte, moi aussi.
Ils se tinrent la main pour traverser la rue jusqu’à l’église humaine. Puis ils
entrèrent et on leur désigna un siège. Non, on appelait ça des bancs, se dit
l’avocat. Oui, c’était ça… Un banc.
Pendant qu’ils s’installaient tout au fond et observaient l’assemblée, il
devint vite évident que les autres vampires – ils étaient au moins une bonne
centaine – trouvaient également le choix du lieu d’union bizarre. Mais peu
importe. Quand on pouvait passer une soirée dehors avec celui qu’on aimait,
qui se souciait de l’endroit ?
— Tu sais, je déteste l’idée de déménager demain. (Ruhn contempla les
poutres nues au-dessus d’eux.) J’adore cette ferme.
— Moi aussi. (Saxton se mit à lui caresser l’intérieur du poignet avec son
pouce.) On se croirait à la maison.
— C’est notre foyer.
Fritz avait nettoyé les horribles traces de l’attaque, une gentillesse
inattendue qui avait laissé Saxton en larmes quand il s’était préparé à
retourner là-bas et à faire le ménage lui-même. Mais non, tout était en ordre,
le mobilier redressé et réparé, les éraflures poncées, la peinture refaite et
retouchée là où c’était nécessaire.
Le sang lavé.
Une autre raison avait déterminé Saxton à s’occuper de cette horrible tâche
lui-même : il avait craint que Minnie revienne à l’improviste et découvre la
violence survenue dans le foyer bien-aimé qu’elle avait partagé avec
Rhysland.
Mais, comme toujours, la famille de Saxton – sa vraie famille, pas celle au
sein de laquelle il était né – avait veillé à tout.
— Est-ce qu’on a déjà rencontré le petit-fils de Minnie ? interrogea Ruhn.
Comment s’appelle-t-il ?
— Oskar. C’est ce que disait l’invitation, et il épouse la sœur de Novo. Tu
connais Novo ? La recrue ?
— Oh, oui ! Elle s’entraîne. Sacrément bien. Elle est très forte, pas
seulement pour une femelle, mais pour n’importe qui…
— Vous êtes venus !
Saxton tourna la tête et se leva.
— Minnie !
Il serra la vieille femelle dans ses bras.
— Mais vous êtes la grand-mère du marié, alors que faites-vous au milieu
de l’assistance ? Ou… attendez, quelle est la tradition ? Je suis complètement
désorienté.
Minnie portait une magnifique robe rose pâle en dentelle. Elle avait
remonté ses cheveux blancs en chignon et s’était maquillée. Et elle souriait
comme si elle dissimulait un secret.
— Je voulais juste vous saluer avant que la cérémonie ne débute.
— Vous avez si bonne mine, s’écria Ruhn en étreignant à son tour la
femelle. Superbe, vraiment.
— Comment va ma maison ? s’enquit-elle en se glissant sur le siège – le
banc – à côté d’eux. Est-ce qu’elle est en parfait état ?
— Tout à fait. (Ruhn s’inclina et se rassit.) J’ai effectué la dernière
réparation sur la chaudière hier soir.
— Et nous sommes convaincus que vous y serez désormais en sécurité.
Saxton ne put soutenir le regard de la femelle… et pas parce qu’il
s’inquiétait pour elle. C’était plutôt parce qu’il avait une conscience aiguë de
ce qui s’était passé entre V., Blay, Vhif et M. Romanski.
— Nous avons eu des discussions… constructives… avec le promoteur. Il
a décidé qu’il ne s’intéressait plus à votre propriété.
En fait ce salopard avait décidé de carrément quitter l’État de New York.
Ça alors !
— Eh ! voilà une bonne chose… (Minnie joignit les mains) parce que j’ai
décidé de vendre la propriété.
Saxton eut soudain l’impression qu’on lui transperçait la poitrine.
— Oh ! en effet. Voilà une merveilleuse nouvelle. Et nous allions de toute
façon proposer de déménager demain soir, donc…
— Je veux que vous me l’achetiez tous les deux.
Saxton eut conscience de se figer. Puis il jeta un coup d’œil à Ruhn.
— Je suis désolé. Qu’avez-vous dit ?
Minnie leur prit la main à chacun. Puis elle les serra, les yeux humides.
— Cette maison a été bâtie avec amour… et doit être habitée par des gens
amoureux. Je veux qu’elle vous appartienne. Nous pouvons convenir d’un
prix raisonnable, et je continuerai à vivre avec ma petite-fille. J’ai bien profité
de mon séjour chez elle, et j’ai fait de merveilleuses nouvelles rencontres
dans son immeuble : des vampires et quelques humains.
— Mais qu’en est-il de votre petit-fils et de sa shellane ? Vous ne
préféreriez pas qu’ils en héritent ?
— Qu’ils se débrouillent, répondit sèchement Minnie. Pour commencer,
elle déteste la campagne… et elle s’est bien assurée de me le faire savoir
quand je les ai invités à dîner pour que je fasse sa connaissance. Par ailleurs,
et cela m’attriste de le dire, je ne suis pas certaine que ce soit l’amour qui les
réunisse. Mon petit-fils… est un drôle d’oiseau, je le crains, et elle aussi.
Mais ce n’est pas ma vie, et je les soutiendrai de mon mieux. (Elle leur pressa
de nouveau les mains.) Alors, je vous en prie, dites-moi que vous acceptez
mon offre de vente. Cela m’apporterait tant de joie de savoir que vous allez
tous les deux prendre soin de ma maison.
Saxton jeta un autre coup d’œil à Ruhn.
D’accord, ce sourire éclatant était une réponse suffisante, non ?
— À une condition, dit-il. Que nous prenions chaque Dernier Repas du
dimanche ensemble, sans oublier votre petite-fille si elle le souhaite.
— Marché conclu, dit Minnie en les étreignant en même temps. J’aurais
seulement aimé que Rhysland fasse votre connaissance à tous les deux. Il
vous aurait adorés.
Après le départ de la femelle, Saxton resta assis là sur le siège – le banc,
mince ! le banc – et regarda droit devant lui l’autel orné de sa croix, sur
laquelle était représenté un homme barbu drapé d’un suaire dont le beau
visage contemplait l’assemblée avec compassion. Plusieurs mâles s’étaient
alignés à droite de l’autel, et cela suggérait que la cérémonie allait bientôt
commencer. Du moins l’espérait-il.
— Je crois que nous venons d’obtenir la maison de nos rêves, s’entendit-il
dire.
— Tout à fait ! Tout à fait !
Ruhn riait comme un gamin, et Saxton embrassa son amour, puis, juste au
moment où il se redressait, deux nouvelles personnes se glissèrent à côté
d’eux.
— Bonjour, dit la femelle. Est-ce qu’on peut s’asseoir avec vous ? Je suis
Novo, du centre d’entraînement…
— Bien entendu ! s’exclama Saxton en se penchant pour saluer Peyton
d’un sourire. Nous serons ravis d’avoir votre compagnie…
— Super, mais on doit s’asseoir de l’autre côté, près du mur. Pas de l’allée.
— Oh… euh… d’accord, répondit-il en se levant pour les laisser passer.
Mais tu n’es pas la sœur de… Comment dit-on ? La mariée ? Tu ne participes
pas au mariage… à l’union, à ça ?
— Je me suis fait virer, Dieu merci ! (Elle salua Ruhn puis fit avancer
Peyton pour qu’il s’installe à côté d’elle, tout près du vitrail.) C’est une
longue histoire. Comment allez-vous ?
— On vient d’acheter une maison ! s’exclama le mâle.
— Félicitations, répondit Peyton en lui tapant dans la main. C’est génial.
Où est-elle située ?
— Vous ne croirez jamais à qui elle appartient…
Ils discutèrent ensemble jusqu’à ce qu’un orgue commence à jouer. Alors
ils se turent avec le reste de l’assemblée. Juste avant que la cérémonie
commence pour de bon, Saxton prit la main de Ruhn, et le mâle le regarda
amoureusement. L’avocat eut conscience que l’autre couple échangeait
également un regard langoureux et un baiser.
Puis Novo se pencha vers eux.
— Dites, chuchota-t-elle. Est-ce que vous pourriez m’aider tous les deux ?
— Bien sûr, répondit Saxton. C’est comme si c’était fait.
Peyton leva les yeux au ciel.
— Je veux juste frapper le marié. Une fois. C’est trop demander ?
L’avocat haussa les sourcils.
— S’agit-il d’une tradition humaine habituelle dans ce genre de
cérémonie ?
— Eh bien oui, répondit le mâle. En fait c’est…
Novo lui plaqua une main sur la bouche.
— Non. Ce n’est certainement pas le cas. Et peu importe ce que j’ai pu
éprouver vis-à-vis de ma sœur autrefois, je ne veux pas gâcher la plus belle
nuit de sa vie, d’accord ?
Peyton marmonna encore un peu. Puis, quand elle ôta sa main, il
grommela :
— Tout d’abord, je suis d’accord pour le faire après les photos, et si c’est
vraiment important pour toi je pourrais viser le ventre et pas le visage. Et je
suis prêt à faire ça en binôme.
Novo se mit à rire.
— Je t’aime.
— Je sais. (Il l’embrassa.) Et je t’aime aussi.
— Assez pour ne pas le frapper. Comme c’est adorable. Je suis touchée.
Peyton poussa un soupir de renoncement aussi long que celui d’un vieux
livre d’histoire qu’on refermerait.
— Bon.
Saxton les dévisagea tour à tour.
— Pourquoi ai-je l’impression qu’il y a autre chose derrière cette histoire ?
Ruhn les interrompit.
— Chut ! Ils arrivent.
Saxton laissa tomber et se détendit de son mieux sur le siège dur en
s’appuyant contre l’épaule de son mâle. Tandis que la musique s’intensifiait
et que des femelles en robes roses ornées de nœuds sur les fesses défilaient
lentement à côté d’eux, il se contenta de hausser les épaules.
Chacun ses goûts, se dit-il en embrassant le dos de la main de son amant.
Chacun ses goûts.
Et il avait les siens.
Abhîme : enfer.
Ahstrux nohtrum : garde personnel du roi ayant le droit de tuer, nommé à
son poste par le roi.
Brhume : dissimulation d’un certain environnement physique, création
d’un champ d’illusion.
Chaleurs : période de fertilité des vampires femelles, d’une durée
moyenne de deux jours, accompagnée d’intenses pulsions sexuelles. En règle
générale, les chaleurs surviennent environ cinq ans après la transition d’un
vampire femelle, puis une fois tous les dix ans. Tous les vampires mâles sont
réceptifs à des degrés différents s’ils se trouvent à proximité d’un vampire
femelle pendant cette période qui peut s’avérer dangereuse, caractérisée par
des conflits et des combats entre des mâles rivaux, surtout si le vampire
femelle n’a pas de compagnon attitré.
Chaste : vierge.
Chrih : symbole d’une mort honorable dans la langue ancienne.
Cohmbat : conflit entre deux mâles revendiquant les faveurs d’une même
femelle.
Confrérie de la dague noire : organisation de guerriers vampires très
entraînés chargés de protéger leur espèce de la Société des éradiqueurs. Des
unions sélectives au sein de l’espèce ont conféré aux membres de la Confrérie
une force physique et mentale hors du commun, ainsi que des capacités de
guérison rapide. Pour la plupart, les membres n’ont aucun lien de parenté et
sont admis dans la Confrérie par cooptation. Agressifs, indépendants et
secrets par nature, ils vivent à l’écart des civils et n’entretiennent que peu de
contacts avec les membres des autres castes, sauf quand ils doivent se nourrir.
Ils font l’objet de nombreuses légendes et d’une vénération dans la société
des vampires. Seules des blessures très graves – balle ou coup de pieu dans le
cœur, par exemple – peuvent leur ôter la vie.
Courthisane : Élue formée dans le domaine des arts du plaisir et de la
chair.
Doggen : dans le monde des vampires, membre de la caste des serviteurs.
Les doggen obéissent à des pratiques anciennes et suivent un code
d’habillement et de conduite extrêmement formel. Ils peuvent s’exposer à la
lumière du jour, mais vieillissent relativement vite. Leur espérance de vie est
d’environ cinq cents ans.
Élues : vampires femelles élevées au service de la Vierge scribe. Elles sont
considérées comme des membres de l’aristocratie, mais leur orientation est
cependant plus spirituelle que temporelle. Elles ont peu, si ce n’est aucune
interaction avec les mâles, mais peuvent s’accoupler à des guerriers à la solde
de la Vierge scribe pour assurer leur descendance. Elles possèdent des
capacités de divination. Par le passé, elles avaient pour mission de satisfaire
les besoins en sang des membres célibataires de la Confrérie, mais cette
pratique est tombée en désuétude au sein de l’organisation.
Éradiqueur : être humain dépourvu d’âme, membre de la Société des
éradiqueurs, dont la mission consiste à exterminer les vampires. Seul un coup
de poignard en pleine poitrine permet de les tuer ; sinon, ils sont intemporels.
Ils n’ont nul besoin de s’alimenter ni de boire et sont impuissants. Avec le
temps, leurs cheveux, leur peau et leurs iris perdent leur pigmentation : ils
blondissent, pâlissent et leurs yeux s’éclaircissent. Ils dégagent une odeur de
talc pour bébé. Initiés au sein de la Société par l’Oméga, les éradiqueurs
conservent dans une jarre de céramique leur cœur après que celui-ci leur a été
ôté.
Esclave de sang : vampire mâle ou femelle assujetti à un autre vampire
pour ses besoins en sang. Tombée en désuétude, cette pratique n’a cependant
pas été proscrite.
L’Estompe : dimension intemporelle où les morts retrouvent leurs êtres
chers et passent l’éternité.
Ghardien : tuteur d’un individu. Les ghardiens exercent différents degrés
de tutelle, la plus puissante étant celle qui s’applique à une femme rehcluse.
Gharrant : protecteur d’une femelle rehcluse.
Glymera : noyau social de l’aristocratie, équivalant vaguement au beau
monde de la Régence anglaise.
Hellren : vampire mâle en couple avec un vampire femelle. Les vampires
mâles peuvent avoir plusieurs compagnes.
Honoris : rite accordé par un offenseur permettant à un offensé de laver
son honneur. Lorsqu’il est accepté, l’offensé choisit l’arme et frappe
l’offenseur, qui se présente à lui désarmé.
Hyslop (n. ou v.) : terme qui fait référence à une erreur de jugement, ayant
normalement pour conséquence de compromettre le fonctionnement
mécanique ou la possession d’un véhicule ou d’un engin motorisé
quelconque. Par exemple, laisser ses clés dans sa voiture alors que celle-ci est
garée devant la maison pour la nuit, oubli ayant pour conséquence une virée
criminelle dans un véhicule volé par un tiers inconnu, est un hyslop.
Jumheau exhilé : le jumeau maléfique ou maudit, celui né en second.
Leelane : terme affectueux signifiant « tendre aimé(e) ».
Lewlhen : « cadeau » en langue ancienne.
Lhenihan : fauve mythique connu pour ses prouesses sexuelles. En argot
actuel, fait référence à un mâle à la taille et à l’endurance sexuelle
surnaturelles.
Lhige : marque de respect utilisée par une soumise sexuelle à l’égard de
son maître.
Lys : instrument de torture utilisé pour énucléer.
Mahmen : « maman ». Terme utilisé aussi bien pour désigner une
personne que comme marque d’affection.
Menheur : personnage puissant et influent.
Mharcheur : un individu qui est mort et est revenu de l’Estompe pour
reprendre sa place parmi les vivants. Les mharcheurs inspirent le plus grand
respect et sont révérés pour leur expérience.
Nalla ou nallum : être aimé.
Oméga : force mystique et malveillante cherchant à exterminer l’espèce
des vampires par rancune contre la Vierge scribe. Existe dans une dimension
intemporelle et jouit de pouvoirs extrêmement puissants, mais pas du pouvoir
de création.
Première famille : roi et reine des vampires, ainsi que leur descendance
éventuelle.
Prétrans : jeune vampire avant sa transition.
Princeps : rang le plus élevé de l’aristocratie vampire, après les membres
de la Première famille ou les Élues de la Vierge scribe. Le titre est héréditaire
et ne peut être conféré.
Pyrocante : point faible d’un individu ; son talon d’Achille. Il peut s’agir
d’une faiblesse interne, une addiction par exemple, ou externe, comme un(e)
amant(e).
Rahlman : sauveur.
Rehclusion : statut conféré par le roi à une femelle issue de l’aristocratie à
la suite d’une demande formulée par la famille de cette dernière. La femelle
est alors placée sous la seule responsabilité de son ghardien, généralement le
mâle le plus âgé de la famille. Le ghardien est alors légalement en mesure de
décider de tous les aspects de la vie de la rehcluse, pouvant notamment
limiter comme bon lui semble ses interactions avec le monde extérieur.
Revhanche : acte de vengeance à mort, généralement assuré par un mâle
amoureux.
Shellane : vampire femelle compagne d’un vampire mâle. En règle
générale, les vampires femelles n’ont qu’un seul compagnon, en raison du
caractère extrêmement possessif des vampires mâles.
Société des éradiqueurs : organisation de tueurs à la solde de l’Oméga,
dont l’objectif est d’éradiquer les vampires en tant qu’espèce.
Symphathe : désigne certains individus appartenant à l’espèce des
vampires, qui, entre autres, ont la capacité et le besoin de manipuler les
émotions d’autrui (afin d’alimenter un échange énergétique). Ils ont de tout
temps fait l’objet de discriminations et parfois même de véritables chasses à
l’homme. Ils sont aujourd’hui en voie d’extinction.
Tahly : terme d’affection dont la traduction approximative serait
« chérie ».
Le Tombeau : caveau sacré de la Confrérie de la dague noire. Utilisé
comme lieu de cérémonie et comme lieu de stockage des jarres de céramique
des éradiqueurs. Dans le Tombeau se déroulent diverses cérémonies, dont les
initiations, les enterrements et les mesures disciplinaires prises à l’encontre
des membres de la Confrérie. L’accès au Tombeau est réservé aux frères, à la
Vierge scribe et aux futurs initiés.
Trahyner : terme d’affection et de respect utilisé entre mâles. « Ami
cher ».
Transition : moment critique de la vie d’un vampire mâle ou femelle
lorsqu’il devient adulte. Passé cet événement, le vampire doit boire le sang
d’une personne du sexe opposé pour survivre et ne peut plus s’exposer à la
lumière du jour. La transition survient généralement vers l’âge de vingt-cinq
ans. Certains vampires n’y survivent pas, notamment les mâles. Avant leur
transition, les vampires n’ont aucune force physique, n’ont pas atteint la
maturité sexuelle et sont incapables de se dématérialiser.
Vampire : membre d’une espèce distincte de celle d’Homo sapiens. Pour
vivre, les vampires doivent boire le sang du sexe opposé. Le sang humain
leur permet de survivre, bien que la force ainsi conférée soit de courte durée.
Après leur transition, qui survient vers l’âge de vingt-cinq ans, les vampires
ne peuvent plus s’exposer à la lumière du jour et doivent s’abreuver de sang à
intervalles réguliers. Ils ne sont pas capables de transformer les êtres humains
en vampires après morsure ou transmission de sang, mais, dans certains cas
rares, peuvent se reproduire avec des humains. Ils peuvent se dématérialiser à
volonté, à condition toutefois de faire preuve de calme et de concentration ;
ils ne peuvent pendant cette opération transporter avec eux d’objets lourds.
Ils ont la faculté d’effacer les souvenirs récents des êtres humains. Certains
vampires possèdent la faculté de lire dans les pensées. Leur espérance de vie
est d’environ mille ans, ou plus dans certains cas.
Vierge scribe : force mystique œuvrant comme conseillère du roi,
gardienne des archives vampires et pourvoyeuse de privilèges. Existe dans
une dimension intemporelle. Ses pouvoirs sont immenses. Capable d’un
unique acte de création, auquel elle recourut pour conférer aux vampires leur
existence.
Vhigoureux : terme relatif à la puissance des organes génitaux masculins.
Littéralement : « digne de pénétrer une femelle ».
J.R. Ward vit dans le sud des États-Unis avec son mari. Diplômée de droit,
elle a travaillé dans le milieu de la santé à Boston et a été chef de service dans
un des plus grands centres médicaux du pays. Elle a toujours été passionnée
d’écriture et son idée du paradis ressemble à une journée passée devant son
ordinateur en compagnie de son chien avec une cafetière pleine toujours à
portée de main. Sa série La Confrérie de la dague noire connaît un succès
phénoménal dans le monde entier.
Du même auteur, chez Milady, en poche :
1. L’Amant ténébreux
2. L’Amant éternel
3. L’Amant furieux
4. L’Amant révélé
5. L’Amant délivré
6. L’Amant consacré
7. L’Amant vengeur
8. L’Amant réincarné
9. L’Amant déchaîné
10. L’Amant ressuscité
11. L’Amant désiré
12. L’Amant souverain
13. L’Amant des ombres
14. L’Amant sauvage
15. L’Amant rebelle
1. Baiser de sang
2. Pacte de sang
3. Rage de sang
Anges déchus :
1. Convoitise
2. Addiction
3. Jalousie
4. Extase
5. Possession
6. Immortalité
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Illustration de couverture :
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