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Couverture

Titre
Dédicace
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Remerciements
Lexique des termes et des noms propres
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J.R. Ward

Rage de sang
L’Héritage de la dague noire – 3
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Kempler

Milady
Dédié à Jillian et Benjamin Stein, qui vivent une véritable histoire
d’amour.
CHAPITRE PREMIER

Quand on possédait tout ce qu’on pouvait désirer au monde, il ne vous


venait jamais à l’esprit que de bonnes fortunes pouvaient vous échapper. Des
occasions qui n’étaient que temporaires. Des rêves qui resteraient pour
toujours inassouvis.
Le regard dissimulé derrière ses verres teintés, Peyton, fils de Peythone,
scrutait le fond de la salle de pause du centre d’entraînement.
Nonchalamment installée en travers d’un fauteuil austère, les jambes
pendantes par-dessus l’un des accoudoirs, le dos appuyé contre l’autre,
Paradis, la fille de sang du Premier conseiller du roi, Abalone, relisait avec
attention ses notes sur les EEI.
Engins explosifs improvisés.
Le contenu implicite de ces pages : le risque d’être tué, la sordide réalité de
la guerre contre la Société des éradiqueurs, le danger auquel les soldats
s’exposaient en rejoignant le programme d’entraînement de la Confrérie de la
dague noire, lui donna soudain envie de balancer ces notes et de remonter le
temps. Il aurait voulu pouvoir revenir à leurs anciennes vies, avant qu’elle
apprenne à se battre… et avant qu’il découvre qu’elle était bien davantage
qu’une femelle aristocrate à la lignée impeccable et à la beauté classique.
Mais, sans la guerre, il doutait fort qu’ils seraient devenus aussi proches
l’un de l’autre.
Cette nuit terrible, où la Société des éradiqueurs avait attaqué les demeures
de la glymera, massacrant des familles entières et des légions de serviteurs,
avait servi de catalyseur à leur attachement. Éternel fêtard invétéré, il avait
pris l’habitude de traîner en compagnie d’une bande de jeunes mâles riches,
nés avec une cuillère en argent dans la bouche, qui fréquentaient les clubs
humains la nuit et restaient chez eux à fumer toute la journée. Mais après les
attaques leurs deux familles avaient fichu le camp pour gagner leurs refuges
hors de Caldwell, et Paradis et lui avaient pris l’habitude de s’appeler
lorsqu’ils n’arrivaient pas à dormir.
Soit la plupart du temps.
Ils avaient discuté des heures au téléphone, à parler de tout et de rien,
passant sans transition des sujets sérieux aux plus stupides.
Il lui avait révélé des préoccupations intimes qu’il n’avait jamais partagées
avec personne : il lui avait avoué qu’il avait peur et qu’il se sentait seul et
s’inquiétait de l’avenir. Il avait même admis à haute voix, pour la première
fois de sa vie, qu’il pensait avoir un problème de drogue et s’angoissait de
savoir s’il serait capable de se frayer un chemin dans le monde réel, loin des
boîtes de nuit.
Et elle l’avait écouté avec bienveillance.
C’était la première fois qu’il se liait d’amitié avec une femelle. Oui, bien
entendu, il avait baisé avec des centaines de représentantes du sexe opposé,
mais, avec Paradis, il n’avait jamais été question de coucher ensemble.
Même s’il la désirait. Bien sûr que oui. Elle était incroyablement…
— Avoue-le donc.
Quand Paradis lui adressa la parole, il reprit ses esprits, puis jeta un coup
d’œil autour de lui. La salle de pause était vide à l’exception d’eux deux, tous
les autres se trouvant soit en salle de muscu, soit dans les vestiaires, soit dans
le couloir à traînasser en attendant de rentrer chez eux pour la journée.
Donc, oui, c’était à lui qu’elle s’adressait. Lui qu’elle observait, aussi.
— Vas-y. (Elle le défiait carrément du regard.) Pourquoi ne craches-tu pas
enfin le morceau ?
Il ignorait quoi répondre à cela. Et, lorsque le silence s’étira entre eux, il
eut l’impression qu’il venait de sniffer un rail de coke, car son cœur résonnait
dans sa cage thoracique comme une fosse de concert, ses paumes étaient
moites, et ses paupières devaient être en train de se transformer en stores
vénitiens à force de cligner.
Paradis se redressa dans son fauteuil et fit pivoter ses longues jambes pour
les croiser très sagement devant elle. C’était un réflexe issu de son lignage et
de son éducation aristocratique : toutes les femelles de son milieu
s’asseyaient comme il fallait. C’était ainsi que l’on se comportait tout
simplement, peu importe où l’on se trouve ou ce que l’on porte.
Que l’on soit dans un décor Ikea ou Louis XIV ; vêtue de Lycra ou en
Lanvin. On conservait toujours ses bonnes manières, chéri.
Il se la représenta en robe de soirée, parée des bijoux de sa mahmen
décédée, sous le lustre en cristal d’une salle de bal, les cheveux remontés, son
visage parfait rayonnant de joie, dansant avec lui, son corps… pressé contre
le sien.
— Où est ton mec ? demanda-t-il d’une voix rauque qu’elle attribuerait,
espérait-il, à son habitude de fumer de l’herbe.
Le sourire qui s’épanouit alors sur le visage de la femelle lui donna le
sentiment d’être vieux et affreusement défoncé, alors qu’ils avaient le même
âge et qu’il était sobre.
— Il se change, voilà tout.
— En prévision d’une soirée spéciale ?
— Non.
Oui, c’est ça. Sa rougeur lui apprit exactement ce qu’ils comptaient faire
tous les deux… et à quel point elle avait hâte d’y être.
Il souleva ses lunettes de soleil pour se frotter les yeux. Difficile de croire
qu’il ne saurait jamais ce que cela faisait… de la sentir sous lui pendant qu’il
la chevaucherait, d’avoir son corps nu offert à ses explorations et ses cuisses
si largement écartées qu’il pourrait…
— Et ne change pas de sujet. (Elle se pencha en avant.) Allez. Dis-le. La
vérité te libérera, non ?
Tandis que le compresseur du distributeur à soda se rallumait, il tourna les
yeux vers le comptoir de restauration, où on leur proposait des repas et des
en-cas quand ils étaient en cours ou à l’entraînement. Même si les frères
laissaient désormais les recrues aller sur le champ de bataille pour affronter
directement l’ennemi, ils devaient encore régulièrement suivre de nombreux
cours théoriques, ainsi que s’exercer au corps à corps et au tir sur le site.
Il mangeait ici au moins deux à trois nuits par semaine…
Waouh ! voyez-vous cela. Il essayait de distraire son esprit du problème.
Peyton dévisagea de nouveau Paradis. Seigneur ! elle était si belle, si
blonde, avec ces grands yeux bleus… et ces lèvres. Douces, d’une jolie teinte
rose naturelle. Son corps avait perdu quelques rondeurs et pris un peu de
muscles depuis qu’elle s’entraînait si dur, et cette nouvelle puissance était une
source d’excitation sexuelle supplémentaire pour le jeune mâle.
— Tu sais, il fut un temps où l’on ne se cachait rien, murmura-t-elle.
Pas vraiment, se dit-il. Il avait toujours passé sous silence son attirance
pour elle.
— Les gens changent. (Il s’étira et fit craquer son dos.) Les relations aussi.
— Pas la nôtre.
— Je ne vois pas l’intérêt de discuter de ça… (Il secoua la tête.) Rien de
bon ne peut venir de…
— Allons, Peyton. Je te sens me scruter en classe et sur le champ de
bataille. C’est tellement évident. Et, écoute… je sais ce qui motive ces
regards. Je ne suis pas naïve.
La tension chez elle était palpable comme en témoignaient ses épaules
contractées et sa bouche pincée. Et, ça alors, il détestait lui aussi cette
situation dans laquelle il les plaçait tous les deux. S’il pouvait y mettre un
terme, il le ferait, mais les sentiments étaient semblables à des animaux
sauvages. Ils agissaient à leur guise et au diable ce qu’ils écrabouillaient,
mordaient ou frappaient ce faisant.
— J’ai beau tenter d’en faire abstraction… (elle repoussa ses cheveux
derrière son épaule) et j’ai beau être certaine que tu préférerais éprouver des
sentiments différents, la situation est cependant ce qu’elle est. Je pense qu’il
faut qu’on en discute afin de crever l’abcès, vois-tu… Avant que cela nous
affecte au point de risquer de mettre en péril notre vie ou celle des autres sur
le champ de bataille.
— Je crois que le problème est malheureusement insoluble. (Pas à moins
que tu te lances dans un régime, prennes cent vingt kilos et perdes ton
compagnon.) Et je pense que c’est sans importance.
— Je ne suis pas d’accord. (Elle leva les mains au ciel.) Oh ! allez. On en a
vu tellement, toi et moi. Il n’existe aucun problème au monde que nous ne
puissions régler. Tu te rappelles toutes ces heures passées ensemble au
téléphone ? Parle-moi.
Tout en se demandant pourquoi diable il n’avait pas emporté de joint,
Peyton se leva et se mit à jouer les explorateurs en louvoyant avec précaution
parmi le mobilier du réfectoire, disposé à l’origine avec autant de soin et de
précision qu’un jeu de billes. Les différents fauteuils, canapés et tables étaient
désormais installés çà et là, selon les nécessités des différents groupes de
travail et de quelques paris douteux à propos de pompes, d’abdos et de bras
de fer qui avaient foutu en l’air le bel agencement initial.
Quand il s’arrêta enfin, il tourna la tête. Et ils parlèrent tous les deux en
même temps.
— Très bien, je suis amoureux de toi…
— Je sais que tu n’approuves toujours pas mon choix d’intégrer le…
Dans un nouvel élan de synchronisation, ils se turent simultanément.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ? souffla-t-elle.
Un flingue. Qu’on lui donne un flingue. Pour qu’il se tire une balle dans le
pied pour de bon, et pas seulement au figuré.
La porte de la salle de pause s’ouvrit en grand et le mâle de Paradis, Craeg,
entra comme s’il était chez lui. Grand, très musclé, c’était l’un des meilleurs
guerriers parmi les recrues et le genre de type capable de se servir d’un clou
rouillé en guise de cure-dents, de suturer ses blessures lui-même au milieu
d’un entrepôt en flammes, ou d’abriter un chiot effrayé sous son bras alors
que deux éradiqueurs fonçaient dans sa direction.
Craeg s’immobilisa et les dévisagea tour à tour.
— Est-ce que j’interromps un truc ?

Novo atteignit la poubelle métallique de taille industrielle juste à temps.


Elle se plia en deux au-dessus et se mit à vomir, seulement de la bile
visiblement, et, une fois que ses haut-le-cœur eurent cessé, elle se retourna en
prenant appui sur le rebord et se laissa glisser sur le tapis de sol. S’adossant
au mur de béton froid, elle attendit que l’univers cesse de tournoyer autour
d’elle.
La sueur lui faisait l’effet d’avoir le visage ruisselant de larmes, et elle
avait la gorge en feu, même si cela était moins dû aux vomissements qu’aux
inspirations douloureuses qu’elle avait prises en soulevant des haltères. Et
qu’on ne l’interroge pas sur l’état de ses poumons. Elle avait l’impression de
tenter d’inhaler de l’oxygène au beau milieu d’épaisses volutes de fumée
brûlante.
« Clong. Clong. Clong… »
Quand elle en fut capable, elle souleva la tête et concentra son attention en
direction du bruit. À l’autre bout de la salle de musculation, un mâle massif
utilisait l’appareil à muscler les jambes avec des gestes lents et contrôlés.
L’effort gonflait ses avant-bras tandis qu’il se cramponnait aux arceaux situés
de chaque côté de ses hanches et faisait saillir les muscles et les veines de ses
cuisses comme si elles étaient sculptées dans de la pierre.
Il la dévisageait. Mais pas de façon flippante.
Il avait plutôt l’air de se dire : « Bon, il est temps d’appeler le médecin. »
— Ça va, lui dit-elle en détournant les yeux.
Même s’il avait son casque audio sur les oreilles, ce n’était pas comme s’il
ne pouvait pas l’entendre.
Jevaisbien. Jevaisbien. Nonvraimentjevaisbien…
Se penchant sur le côté, elle tira une serviette blanche et propre de la pile
posée sur l’un des bancs et s’essuya le visage. Le centre d’entraînement de la
Confrérie de la dague noire offrait le dernier cri, le top du top, le niveau
professionnel en matière d’équipements. Depuis ce donjon en acier dans
lequel on pouvait s’auto-infliger toutes sortes de douleurs jusqu’au stand de
tir en passant par les salles de classe, la piscine olympique, le gymnase, sans
oublier la clinique, l’installation de kinésithérapie et les salles d’opération, on
n’avait pas lésiné sur la dépense, et toutes ces installations étaient également
soigneusement entretenues à grands frais.
Après un dernier « clong », le mâle se pencha en avant et s’essuya le
visage. Il avait des cheveux bruns récemment coupés, si courts sur les côtés
qu’ils paraissaient presque rasés, tandis que, sur le dessus du crâne, ils
restaient longs et libres. Ses yeux étaient dans les tons noisette, et il avait l’air
typiquement américain… enfin, si l’on exceptait ses crocs, tout droit sortis
d’un roman de Bram Stoker, et le fait qu’il n’était pas plus humain ou
américain qu’elle. Le débardeur blanc qu’il portait était étiré au maximum
pour couvrir ses pectoraux fort développés, et sa peau mate et glabre était à
l’identique, tendue à l’extrême sur ses abdos et ses transverses.
Il n’arborait ni tatouage ni grands airs, s’habillait simplement, et parlait
rarement. S’il ouvrait la bouche, c’était toujours pour des questions d’ordre
pratique, du genre : quelle machine comptait-elle utiliser ensuite, ou cette
serviette était-elle à elle ? Il faisait toujours preuve d’une politesse absolue, se
montrait aussi distant que l’horizon, et ne semblait pas avoir conscience
qu’elle était une femelle.
Pour faire court, cet étranger était son nouveau meilleur pote. Même si elle
ignorait son nom.
Et ils passaient beaucoup de temps ensemble. À la fin de chaque nuit
passée par les recrues sur le site, tous deux se retrouvaient seuls ici, dans
cette salle de musculation, parce que les frères s’entraînaient là dans la
journée et que les autres élèves étaient le plus souvent exténués par les
exercices physiques déjà pratiqués en cours.
Mais Novo avait toujours de l’énergie en réserve.
Au diable le Red Bull ou la Xenadrine. Vos démons intérieurs étaient de
bien meilleurs stimulants dès qu’il s’agissait de vous bouger les fesses.
Oh ! et puis il y avait une autre raison pour laquelle elle préférait vomir
d’épuisement dans un sac-poubelle plutôt que de traîner avec les autres
pendant qu’ils attendaient que le bus les ramène en ville.
— Tu saignes.
Novo redressa vivement la tête. Le mâle était penché sur elle et, lorsqu’elle
fronça les sourcils, il désigna ses mains.
— Il y a du sang là.
Levant l’une de ses paumes, elle s’aperçut que, oui, elle saignait bel et
bien. Elle avait oublié ses gants, et la barre avec laquelle elle avait soulevé
deux cent cinquante kilos l’avait entaillée.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle en pressant la serviette contre
la chair à vif.
Merde ! c’était douloureux.
Quand il ne répondit pas, elle leva de nouveau les yeux sur lui. Et ce ne fut
qu’à cet instant qu’il posa la main sur son torse et s’inclina.
— Je me nomme Ruhn.
— Tu n’es pas obligé de faire ça.
Elle plia le tissu-éponge en deux et s’essuya une fois encore le front.
— La courbette. Je ne fais pas partie de la glymera.
— Tu es une femelle.
— Et alors ? (Quand il parut sincèrement désorienté, elle se fit l’effet
d’être une pétasse.) Bref, je m’appelle Novo. Et je te serrerais bien la main,
mais bon.
Comme elle lui montrait sa paume blessée, il se racla la gorge.
— Ravi de te rencontrer.
Son accent était semblable au sien, dépourvu des voyelles traînantes et
hautaines de l’aristocratie, et instantanément elle l’apprécia encore plus.
Comme son père le disait toujours, les riches pouvaient se permettre de parler
lentement parce qu’ils n’avaient pas besoin de travailler pour vivre.
Ce qui rendait ce groupe de poids plume plein d’arrogance si dur à
respecter ou à prendre au sérieux.
— Comptes-tu rejoindre le programme ? demanda-t-elle.
— Quel programme ?
— Le programme d’entraînement.
— Non. Je viens ici seulement pour faire de l’exercice.
Il lui fit un sourire, comme si ce simple objectif englobait sa vie tout
entière, y compris tous ses projets d’avenir, puis se dirigea vers la barre fixe.
Il entreprit d’effectuer une série de tractions incroyables. Rapides, mais
maîtrisées, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle en perde le compte. Et il
continua ainsi pendant longtemps.
Lorsqu’il s’arrêta enfin, il respirait plus fort, mais sans être essoufflé
cependant.
— Alors, pourquoi tu ne veux pas le faire ?
— Quoi donc ? s’exclama-t-il avec surprise.
Comme s’il avait oublié qu’elle était toujours assise là par terre.
— Le programme d’entraînement. Pourquoi ne veux-tu pas nous
rejoindre ?
Il secoua sèchement la tête.
— Je ne suis pas un guerrier.
— Tu devrais pourtant. Tu es vraiment fort.
— J’ai seulement l’habitude du travail manuel. Ma bonne condition
physique vient de là. (Il s’interrompit.) Et toi, tu fais partie du programme ?
— Oui.
— Tu te bats ?
— Oh ! oui. Et j’aime ça. J’aime gagner et j’adore infliger de la douleur
aux autres. En particulier les éradiqueurs. (Quand il écarquilla les yeux, elle
leva les siens au ciel.) Oui, les femelles peuvent être ainsi. On n’a pas besoin
de permission pour être agressives ou puissantes. Ou pour tuer.
Lorsqu’il lui tourna le dos, saisit de nouveau la barre fixe et reprit ses
exercices, elle se maudit.
— Désolée, marmonna-t-elle. Ce n’était pas dirigé contre toi.
— Il y a quelqu’un d’autre ici ? demanda-t-il entre deux tractions.
— Non. (Elle se releva et secoua la tête.) Comme je te l’ai dit, je suis
désolée.
— C’est bon. (Il fit une nouvelle traction.) Mais… (Puis une autre.)
Pourquoi tu n’es pas… (et encore une) avec eux ?
— Les autres recrues ? (Elle jeta un coup d’œil à l’horloge sur le mur.) Ils
préfèrent se détendre avant l’arrivée du bus. Je déteste traînasser. D’ailleurs il
est l’heure pour moi d’y aller. À plus.
Elle atteignait la porte lorsqu’il reprit la parole.
— Tu ne devrais pas faire ça.
Novo lui jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule.
— Je te demande pardon ?
Ruhn désigna la poubelle du menton.
— Tu vomis beaucoup quand tu t’entraînes. Ce n’est pas sain. Tu y vas
trop fort.
— Tu ne me connais pas.
— Pas besoin.
Elle ouvrit la bouche pour lui dire de garder son complexe de Dieu pour
lui-même, mais il se contenta de lui tourner le dos et de reprendre ses
tractions.
Oh ! bien, se dit-elle. Parfait, bordel ! Pourquoi je ne me contente pas de
regarder des vidéos culinaires sur YouTube et prendre des selfies de moi
testant des postures de yoga ?
#jemeressource
Sentant la colère l’envahir, elle eut soudain très envie de se fritter avec lui.
Même si elle était crevée au point d’avoir mal partout et qu’il avait peut-être
bien raison à propos de la gerbe, elle s’en foutait. Vivre et laisser vivre ?
Sa devise c’était plutôt : « vivre et s’autodétruire ».
Bonnet blanc et blanc bonnet.
Mais bref… inutile de s’engueuler avec un étranger pour un truc qu’elle
n’avait pas l’intention de faire différemment.
Dans le couloir, l’air était plus frais, à moins que ce ne soit qu’une illusion,
le long passage tapissé de béton menant au parking donnant l’impression
qu’il y avait beaucoup plus d’air disponible. Se forçant à avancer, elle gagna
le vestiaire que Paradis et elle utilisaient, vu qu’elles étaient les deux seules
femelles du programme. Et, à la seconde où elle poussa la porte, elle ferma
les yeux et envisagea un instant de rentrer chez elle en sueur et crade.
Bordel de merde !
Ce foutu parfum.
Le shampoing de Paradis était aussi présent et intense olfactivement qu’un
décor comprenant à la fois des graffitis peints à la bombe sur les murs, une
moquette voyante au sol, des ventilateurs tournant à la vitesse de l’éclair, des
stroboscopes et une boule à facettes le ferait sur les autres sens. Il occupait
chaque centimètre carré de la petite pièce.
Et le pire dans l’affaire ? Ce n’était pas comme si la femelle était détestable
ou incompétente, ou qu’elle était une poupée Barbie qu’on pouvait ranger
dans la catégorie « Taylor Swift au pays de Nirvana ». C’était Paradis qui
avait tenu le plus longtemps lors de cette épreuve d’intégration infernale, et
elle était géniale au combat, possédant des réflexes d’une rapidité stupéfiante
et une aptitude à viser juste qu’il fallait voir pour le croire.
Mais elle était également douée pour autre chose.
Même si Novo savait qu’elle n’avait aucun droit de s’en soucier ni aucune
raison de le remarquer, et qu’elle aurait dû s’en foutre royalement, elle
trouvait terriblement énervant de voir Peyton lorgner sans arrêt Paradis en
douce, s’attarder sur le seuil de chaque pièce où la femelle se tenait et se
retourner chaque fois que cette dernière riait.
La seule chose que Novo trouvait encore plus irritante, c’était qu’elle-
même fasse attention au petit manège du mâle.
Peyton, fils de Peythone, ne l’intéressait en rien. Après tout, certaines
choses, comme s’abstenir de se porter volontaire pour se faire amputer d’un
bras ou d’une jambe, étaient évidentes.
Sans compter qu’elle avait déjà vécu une histoire d’amour douloureuse.
Pas avec lui bien sûr. Mais quand même.
Donc, le fait qu’elle ait même simplement noté l’addiction du mâle à cette
femelle suffisait à lui donner envie de s’autobotter le cul.
Comme elle se retournait pour gagner les cabines de douche, elle aperçut
son reflet dans le miroir en pied, un accessoire qui, elle en était certaine, ne se
trouvait pas dans le vestiaire des mâles.
Ce qui était vraiment sexiste…
Ses pensées renoncèrent à ressasser son indignation familière quand elle
distingua mieux son image. Ses yeux ressemblaient à deux creux, son ventre,
laissé à découvert entre le soutien-gorge de sport et les leggings, était
concave, et ses jambes gonflées de muscles, à l’exception des articulations
noueuses de ses genoux.
Elle ne possédait ni hanches, ni nichons, aucune caractéristique féminine…
Même ses longs cheveux étaient noués en une tresse qui semblait se tenir à
l’abri de puissants ventilateurs qui seraient fixés de chaque côté de sa colonne
vertébrale.
Novo hocha la tête en signe d’approbation.
Elle n’aurait pas désiré avoir une autre apparence que celle-ci.
Paradis pouvait bien se garder tous les artifices de séduction féminine et
tous les regards en coin du monde. Il valait largement mieux être forte que
sensuelle. Cette seconde qualité vous procurait l’admiration…
Mais la première vous gardait la vie sauve.
CHAPITRE 2

— Non, répondit Peyton. Tu n’interromps rien du tout.


Tout en souriant à Craeg, il se dit : Mais oui, tout va parfaitement bien. Je
viens simplement de dire à ta copine que je l’aimais alors qu’elle croyait que
je n’avais toujours pas digéré sa décision d’intégrer le programme
d’entraînement. Donc oui, sur un plan conversationnel, on vient de
s’affronter en duel, lors duquel elle était équipée d’une arme à feu et moi de
deux trombones et d’un élastique. Mais c’est bon.
Même si, tant qu’on est sur le sujet, tu aimerais peut-être me couper les
noix et les mettre dans ta poche arrière ? Parce que je ne vais plus en avoir
besoin après cet épisode-là.
Il se dirigea vers la porte, sans accorder un regard à Paradis. En fait, il y
avait une forte probabilité qu’il ne lève plus jamais les yeux sur elle. Mais il
veilla à jouer les mecs virils avec Craeg lorsqu’il passa devant lui en lui
donnant une claque amicale sur l’épaule.
— J’ai hâte d’être sur le champ de bataille demain.
Sauf s’il se pendait dans sa salle de bains une fois de retour à la maison.
Auquel cas il ne serait pas là.
— Excellent entraînement, ce soir, Fantastique, putain !
Surtout si l’on comptait le plaquage qu’il venait d’infliger à son ego. Cette
saloperie ne s’en relèverait jamais. Il aurait sans doute besoin d’une chirurgie
réparatrice et d’une prothèse.
Une fois dans le couloir, il s’immobilisa et poussa un juron. Il avait laissé
son foutu sac dans la salle de pause, mais hors de question pour lui d’y
retourner. Non. Inutile de sentir ne serait-ce qu’un soupçon d’effluve du
Baiser de retrouvailles n° 45 896 entre Paradis et Craeg, suivi de : « Oh mon
Dieu ! devine ce que Peyton vient de m’annoncer. » La bonne nouvelle ?
Craeg était si investi dans ce programme que sa position de chef de groupe
associée à son engagement absolue à combattre le véritable ennemi faisait
qu’il existait une forte probabilité que le mâle lié en lui ne soit pas à l’instant
même en train de chercher sa dague.
Néanmoins, rejoindre le parking était sans doute une bonne idée. Ne serait-
ce que pour gagner un peu d’avance dans sa fuite.
Même lui n’était pas assez crétin pour se battre avec un mâle lié. Surtout
un mâle entraîné à tuer.
Peyton consulta sa montre et décida de tirer sa révérence en se dirigeant
vers la porte en acier renforcé tout au bout du couloir. D’ici à un quart
d’heure, le bus blindé serait dans le parking, prêt à les ramener au point de
rendez-vous. Si Craeg piquait une crise sur le trajet vers le centre-ville,
quelqu’un lui donnerait sans doute un coup de main pour neutraliser le mâle.
Boone était bon tireur et s’interposerait, et peut-être que…
Soudain, tout son corps fut en alerte : il sentit sa peau s’échauffer, les poils
sur sa nuque se dresser et le sang palpiter dans ses veines aussi violemment
que s’il piquait un sprint.
Il s’arrêta de nouveau et se retourna lentement.
Novo sortait du vestiaire des femelles, vêtue d’un pantalon et d’une veste
en cuir qui mettaient en valeur son corps musclé, son sac Nike sur l’épaule,
ses cheveux noirs tirés en arrière et tressés en une natte qui lui battait le dos.
— Salut, murmura-t-il lorsqu’elle arriva à sa hauteur. T’avais l’air en
forme ce soir.
Comme toujours. Et il ne parlait pas seulement de sa bonne condition
physique au corps à corps.
— Ce que tu veux dire… (elle le dépassa sans s’arrêter) c’est que je t’ai
battu.
— Ce n’est pas le souvenir que j’en ai.
— Hum. Je suppose que mon plaquage sur le dos t’a occasionné un petit
traumatisme crânien, alors.
Quand il sentit son sexe en érection appuyer contre la braguette de son
pantalon, Peyton se réarrangea discrètement et lui emboîta le pas. Devant lui,
elle se mouvait comme la chef qu’elle était, tant de par sa personnalité que de
par ses compétences, et, oui, il en profita pour lui mater le cul… avec l’envie
furieuse d’y poser les mains.
Et la bouche, aussi.
Quelque chose chez elle faisait ressortir l’animal en lui depuis la première
nuit où il l’avait vue. Il n’avait pas envie de lui faire l’amour. Même
simplement coucher avec elle ne l’intéressait pas. Il voulait purement baiser
avec elle, d’une façon brutale et sauvage qui laisserait des marques sur leur
peau, esquinterait les meubles et briserait les lampes.
— J’ai gagné, au final, dit-il d’une voix lente.
Ce fut à elle de s’arrêter net pour se retourner, faisant cingler sa longue
natte contre sa hanche dans le mouvement.
— Parce que j’ai glissé pendant que j’avais le dessus sur toi. Mon pied a
dérapé. C’est comme ça que tu as pris l’avantage.
— Je t’ai quand même plaquée au sol, au bout du compte.
— Je t’ai mis à terre.
— Et j’ai gagné.
Comme ses prunelles turquoise s’embrasaient de fureur et que ses crocs
s’abaissaient, il se concentra sur sa bouche. Il s’imagina qu’il la plaquait
contre le mur en béton, qu’elle se débattait, puis qu’ils s’embrassaient comme
s’ils allaient mourir après avoir baisé. Brutalement. Furieusement. Avec des
orgasmes qui perturberaient leurs ondes cérébrales encore plusieurs nuits
après.
— Tu n’as pas gagné, grinça-t-elle. J’ai dérapé. Et si la plante de mon pied
n’avait pas cédé sous moi tu serais toujours étalé sur ce matelas comme une
carpette.
Peyton se rapprocha un peu plus d’elle et lui murmura doucement :
— Toutes mes excuses.
À la vue du regard furieux qu’elle lui décocha, il était évident qu’elle avait
envie de le frapper. De lui briser les jambes. De le poignarder.
Et il désirait tout cela, lui aussi. Ce serait son châtiment pour la bombe
qu’il avait lâchée en salle de pause. Ce serait de l’automutilation infligée par
autrui, un exutoire vital et douloureux pour oublier le fait qu’il s’était montré
bien trop franc avec la mauvaise personne à un très mauvais moment.
Merde ! venait-il vraiment d’avouer à Paradis qu’il était amoureux d’elle ?
— Alors, quand est-ce qu’on baise, reprit-il d’une voix rauque. Je suis prêt
à cesser de faire semblant de ne rien voir.
Novo étrécit davantage les yeux.
— Jamais. Qu’est-ce que tu penses de « jamais » ?
— Tu en as envie.
— Pas avec toi.
— Menteuse. (Il se pencha un peu plus.) Froussarde. De quoi as-tu peur…
La main de la femelle surgit soudain entre eux et se referma sur sa gorge,
où elle pinça sa jugulaire avec l’ongle de son pouce pour y stopper l’afflux
sanguin.
— Surveille ton langage, mon joli. Ou je risque de t’infliger des dommages
esthétiques irréparables.
Peyton ferma les yeux et chancela.
— Vas-y, j’en meurs d’envie.
Couvrant sa poigne de la sienne, il força son ongle à s’enfoncer davantage
dans la peau jusqu’à ce que le sang sourde. Et, quand elle écarquilla les yeux,
il dégagea sa main et contempla la tache rouge sur son pouce.
— Tu veux goûter ? demanda-t-il d’une voix traînante en approchant son
sang de la bouche de la femelle. Ouvre-toi pour moi.
Lorsque Novo crispa la mâchoire comme si elle serrait les molaires, il lui
frotta son propre doigt sur la lèvre inférieure, pariant sur le fait que la
tentation deviendrait trop forte pour qu’elle y résiste…
Elle tira une langue rose et prit le contrôle en se léchant goulûment le
pouce, puis en le faisant ostensiblement tourner dans sa bouche… jusqu’à ce
que Peyton manque de jouir dans son pantalon.
Mais, juste au moment où les choses allaient décoller, elle recula
brusquement et détourna la tête.
— Tempête de neige, les gars.
Au son d’une voix mâle, Peyton lâcha mentalement une série de jurons.
Puis il décocha un regard noir à Axe, qui sortait du bureau.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? marmonna-t-il.
Leur camarade les rejoignit d’un pas nonchalant. Axe était un néogothique,
tatoué sur la moitié du corps, et c’était un mec bien une fois qu’on avait
dépassé le fait qu’il ressemblait à un tueur en série. Il venait de s’installer
avec une aristocrate, une cousine de Peyton ; il faisait donc pour ainsi dire
partie de la famille à présent, et le mâle en était heureux. Avec tout ce qui se
passait dehors, au moins il était assuré qu’Elise n’était pas seulement aimée,
mais aussi à l’abri de l’ennemi.
— On est coincés ici.
Axe fit jouer les muscles de ses bras comme s’ils étaient douloureux.
— Ils ne peuvent pas nous faire sortir du centre. Le bus est annulé.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? (Peyton se représenta sa réserve
d’herbe dans sa chambre comme s’il s’agissait d’un parent aimé depuis
longtemps disparu.) J’avais des projets pour ce soir.
— Vois avec la direction, mec. Je ne peux pas t’aider.
Le problème était qu’ils ne pouvaient pas simplement se dématérialiser
hors de la montagne. Le complexe de la Confrérie, qui comprenait cette
installation souterraine, était un lieu extrêmement sécurisé. Pour commencer,
les recrues ne connaissaient pas sa localisation exacte, et c’était une
information que personne n’avait envie de détenir de toute façon. Qui avait
besoin de savoir où vivait la Première famille ? Tout ce que cela risquait de
vous rapporter, c’était d’atterrir sur la liste restreinte des personnes à torturer
en cas de tentative d’assassinat. Mais, surtout, la propriété était entourée
d’une bhrume, qui brouillait le paysage visuellement, mais empêchait aussi
virtuellement quiconque ignorait les coordonnées précises du lieu de se
dématérialiser depuis l’intérieur vers l’extérieur et vice versa.
Donc, oui, aucun élève n’irait où que ce soit.
Merde ! et lui qui avait cru que le trajet de retour vers Caldwell serait
pénible ? Il se trouvait confronté à un foutu cauchemar. Coincé ici, avec
Paradis et Craeg, au moins jusqu’à 17 ou 18 heures le lendemain soir, quand
il ferait de nouveau assez sombre pour sortir en bus ? En supposant qu’à ce
moment-là la tempête de neige ait cessé ?
Peyton jeta un coup d’œil à Novo. Axe et elle discutaient des mêmes EEI
que Paradis étudiait plus tôt et, tandis qu’il observait le mouvement des lèvres
de la femelle… il songea à tous les endroits de son corps où elle pourrait les
poser.
Bon, décida-t-il, au moins la Confrérie laissait ses soldats se bourrer la
gueule quand ils n’étaient pas de garde. Et avec de bons arguments ? Il était
largement temps pour Novo et lui de chercher un peu d’intimité et d’en faire
bon usage. En outre cela aurait également l’avantage de le tenir éloigné des
poings d’une moitié du couple le plus heureux de cette foutue planète.
Il fallait voir cette réclusion provisoire comme une occasion à saisir, et non
une crise à affronter.

Bordel ! son sang avait une saveur incroyable.


Tout en poursuivant sa discussion avec Axe, Novo ne faisait qu’échanger
machinalement des mots et des termes appris en classe, à la façon d’un match
de tennis. Mais, sous couvert d’une banale conversation, elle revivait en
pensée cet instant où elle avait accueilli une part de Peyton en elle… et adoré
cela.
Il la dévisageait toujours, dans une attitude qui laissait entendre qu’il était
prêt à la plaquer au sol, là tout de suite, et dégageait une fièvre et un désir
érotique si puissants qu’elle les ressentait comme autant de caresses sur sa
peau nue.
Une telle agressivité et une telle concupiscence chez ce mâle étaient
surprenantes compte tenu de sa lignée raffinée, mais ce n’était pas un choc si
l’on considérait sa nature profonde. Pour un mec riche, il avait prouvé qu’il
était aussi un guerrier roué et tenace, puissant et étonnamment sans peur. À
présent… la question semblait être de savoir si elle avait envie de découvrir
quel genre d’amant il était…
— … l’anniversaire de Paradis, disait Axe au mâle. Elise m’a dit que vous
alliez vous assurer que tout soit nickel.
Novo tourna son attention vers Peyton qui opinait.
— Je vais l’appeler ce soir. Je crois qu’on est prêts.
— C’est quand ? s’entendit-elle demander.
Tandis qu’on lui communiquait la date, l’heure et le lieu de la fête, puis
qu’on palabrait encore sur la célébration tout entière, elle se retira de nouveau
dans ses pensées.
Ouais, ce n’était pas son genre de fiesta. Deux ou trois cents membres de la
glymera âgés de moins d’un siècle en train de socialiser, vêtus en Stella
McCartney ou en Tom Ford, autour d’alcool de luxe, de petits-fours servis
sur des plateaux d’argent et d’autres privilèges aristocratiques ?
Butez-moi tout de suite, songea-t-elle.
Et c’était avant d’ajouter Peyton en train de mater la reine de la fête
comme si elle lui avait dérobé son âme pour la glisser dans son sac Chanel.
— … viens, n’est-ce pas ?
Quand il y eut un silence, elle regarda Axe.
— Quoi ?
— Il faut que tu viennes, marmonna ce dernier. Sinon je n’aurai personne à
qui parler.
— Et si on séchait la fête pour aller aux Clés ?
— Cette époque est révolue pour moi.
— Oh ! c’est vrai. Tu as eu ta fin heureuse, donc tu es à présent trop bien
pour nous autres, les débauchés.
Et, oui, elle se foutait de paraître amère…
OK, elle était peut-être désolée de faire sa chieuse. Mais ce type avait été
une légende au sein du club échangiste tristement célèbre de Caldwell.
Pourquoi abandonner ce statut prestigieux pour les beaux yeux d’une unique
femelle, voilà une chose qu’elle ne parvenait pas à comprendre. C’était
comme échanger un buffet varié contre un placard rempli de la même soupe
en boîte, décennie après décennie. Quant à mettre tous ses œufs dans le même
panier ? Ce n’était pas pour elle.
Elle n’avait eu besoin d’apprendre cette leçon qu’une fois.
— Tu vas là-bas régulièrement ? lui demanda Peyton d’un ton circonspect.
Comme il la dévisageait avec un froncement de sourcils, elle fut tentée de
faire savoir à M. Anachronisme que les femelles, ça alors, avaient désormais
le droit de conduire, d’être propriétaires et de porter des pantalons. Et que la
civilisation ne s’était pas pour autant écrasée et enflammée dans la montagne
du « c’était mieux avant ».
— Je suis membre de ce club. (Elle croisa les bras sur sa poitrine.) Ça te
pose un problème ?
— Alors, quand m’emmènes-tu là-bas ?
Elle dissimula sa surprise.
— Tu ne tiendrais pas le choc.
— Comment sais-tu cela ?
Novo le toisa de la tête aux pieds.
— Je ne le sais pas, mais tu ne m’intéresses pas assez pour que j’essaie de
le découvrir.
Axe siffla dans sa barbe.
— Ouille.
Peyton ne releva pas l’intervention du mâle, mais une lueur froide éclaira
soudain ses prunelles.
— Défi relevé. Quelle nuit te convient ?
Novo secoua la tête.
— Ce n’était pas un défi.
— Je pense que si. Et, même si tu as manqué de courtoisie à mon endroit,
je vais m’élever au-dessus de ça et me retenir de souligner que tu mens.
Exactement comme quand, il y a moins de deux minutes, tu m’as dit que tu
n’avais pas envie de baiser avec moi. (Il posa une main sur sa bouche.) Oh !
Oups ! est-ce que ça vient de m’échapper ?
— Arrêtez vos conneries et trouvez-vous une chambre, tous les deux,
susurra Axe. Ne le prenez pas mal, mais les comédies romantiques me
rendent malade.
— Ce n’est pas une comédie romantique, articula Novo. C’est un polar
meurtrier dont la fin est évidente.
— Je suis d’accord avec elle sur ce point.
Peyton tendit la main et effleura la clavicule de la femelle du bout des
doigts.
— Ne surnomme-t-on pas l’orgasme la « petite mort » ? Et je suis plus que
disposé à mourir pour toi. Provisoirement du moins.
Avant qu’elle puisse écarter sa main d’une tape, ou lui infliger des coups et
blessures volontaires, il s’éloigna nonchalamment avec un sourire.
— Où trouve-t-on de l’alcool ici ? lança-t-il par-dessus son épaule. J’ai
besoin d’un verre si je dois survivre à cette journée, coincé ici avec ton déni.
Novo croisa de nouveau les bras sur sa poitrine.
— Ce type est vraiment un enfoiré.
— Tout le monde a besoin d’un passe-temps, fit remarquer Axe en
haussant les épaules.
— Et, visiblement, il adore te foutre en rogne.
— Si tu me dis de cesser de l’encourager, je te donne un coup dans les
parties.
Le mâle leva les mains en un geste d’apaisement.
— Je ne me risquerai pas sur ce terrain-là. En outre, ta seule présence suffit
en guise d’encouragement. Tu vas faire quoi ? T’arracher la peau ?
— Ouais, bien sûr. C’est Paradis qu’il veut, et ne va pas interpréter ça
comme une plainte de ma part. Si elle veut un jour occuper cette prestigieuse
position, grand bien lui fasse. Et de la même manière si lui souhaite continuer
à se prendre un râteau jusqu’à en tomber dans les pommes, je lui souhaite
bien de l’amusement.
Axe la dévisagea un long moment. Puis il lui tendit la main.
— Cent tickets que tu es celle qu’il lui faut.
— Je refuse de parier.
— Trouillarde.
Elle tendit à son tour la paume et saisit fermement la sienne.
— Va te faire mettre. Marché conclu.
— Tu ne pourras rien faire pour le décourager.
— C’est déjà ainsi que je fonctionne habituellement avec cet enfoiré. Je ne
vais pas arrêter maintenant.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. (Il secoua la tête.) Tu ne contrôles
rien. Et lui non plus.
— Comme si tu étais un expert.
— C’est le cas. (Le mâle haussa les épaules.) Je viens de vivre ça. Voilà
pourquoi je sais comment ça va se finir entre vous.
Quand le guerrier s’éloigna, il arborait la sérénité d’un voyant capable de
prédire l’avenir, et Novo lui souhaita intérieurement de bien profiter de cette
supériorité… tant que cela durerait.
Elle allait adorer dépenser son billet.
Ça, au moins, c’était clair et net.
CHAPITRE 3

Derrière la haute baie vitrée encadrée de rideaux de velours vert ornés de


glands dorés et d’embrasses brodées, Saxton contemplait d’un air morose le
blizzard qui faisait rage à l’extérieur et se préparait mentalement à sortir.
L’équivalent pour lui de plonger dans un bain glacé. Sa mallette dans une
main, son écharpe Gucci dans l’autre, il n’arrivait pas à se départir de
l’intense dégoût du temps froid qui l’habitait tout entier.
La demeure de la Confrérie de la dague noire était bâtie au sommet d’une
montagne, et les rafales à cette altitude ressemblaient à une armée
d’envahisseurs fonçant sur ses grands murs de pierre. Les bourrasques
arrivaient par vagues et de différentes directions et, tandis qu’il observait les
flocons malmenés tourbillonner sans pitié en tous sens, il songea à des bancs
de poissons se mouvant d’un côté à l’autre selon un chaos organisé et
circonscrit.
J’en ai assez, se dit-il.
Quand cette conviction s’ancra en lui, il se dit que sa lassitude ne
concernait que le mois de janvier, qui, dans le nord de New York, était en soi
une saison misérable, froide, sombre, voire dangereuse si l’on se trouvait
coincé dehors trop longtemps. Néanmoins, il craignait qu’il y ait davantage
en jeu que cette zone grise et morne que constituaient les mois d’hiver à
Caldwell.
— Tu vas essayer de rentrer chez toi ?
Il jeta un coup d’œil à travers l’ouverture en arcade de la salle de billard.
Kolher fils de Kolher, le grand roi aveugle, venait d’arriver dans le vestibule,
et le mâle était immense, avec une allure sévère et aristocratique qui faisait de
lui un véritable tueur en cuir noir, accompagné d’un magnifique golden
retriever à l’air doux.
Saxton s’éclaircit la voix.
— Je n’en suis pas certain, seigneur.
— Tu as une chambre ici.
— C’est très aimable à vous. (Saxton souleva sa mallette bien que le roi ne
puisse la voir.) Mais j’ai du travail.
— À quand remonte ta dernière nuit ou journée de repos ?
— Je n’en ai pas besoin.
— Tu parles. Je connais la réponse, et elle ne me plaît pas.
En réalité, cela faisait une éternité. Les audiences nocturnes du roi avec les
membres de l’espèce exigeaient beaucoup de suivi et de paperasse, et,
surtout, tout ce travail sérieux lui servait peut-être aussi un peu
d’automédication afin d’oublier momentanément son abattement.
Comme par hasard, deux voix se firent entendre dans le vaste espace
ouvert, et Saxton prit une grande inspiration. Blay et Vhif descendaient en
riant l’élégant escalier, avec chacun un bébé dans les bras. Lorsqu’ils
atteignirent la dernière marche, Vhif posa tendrement une main dans le creux
du dos de son compagnon, qui se tourna vers lui pour le dévisager
longuement, comme s’il ne serait jamais assez rassasié de contempler ce beau
visage, même s’il le faisait toute sa vie durant.
La douleur fulgurante qui transperça la poitrine de Saxton lui fut aussi
familière que sa soudaine impression d’avoir un nœud dans l’estomac. Ce
double coup de poignard de la part de Blay proclamant silencieusement :
« Non c’est lui que je veux, pas toi » lui rendit même l’idée d’affronter la
tempête soudain très attrayante. Après tout, l’autre option consistait à profiter
de sa chambre ici et à essayer de dormir sous le même toit que l’heureux
couple et ses deux magnifiques enfants.
Parfois, rien ne vous donnait plus le sentiment d’être vieux et fatigué de la
vie que le bonheur des autres. Et, oui, ce n’était pas une pensée très
charitable, mais c’était pour cela que le fait de garder ses sentiments intimes
pour soi était une bonne chose.
— Mon seigneur, je vous souhaite de passer un bon Dernier Repas.
Saxton s’efforça de sourire même si, une fois encore, le roi aveugle ne
pouvait pas le voir.
— Je crois que je vais…
— Te joindre à nous ? C’est génial. Tiens, on va y aller ensemble.
Saxton se racla la gorge et réfléchit à toute vitesse à un prétexte pour ne
pas l’accompagner : un faux engagement, un impératif impossible à éviter, un
cas de force majeure…
— J’attends, marmonna Kolher. Et tu sais à quel point j’adore ça.
Avec un petit fléchissement des épaules, le mâle reconnut en lui-même que
c’était une bataille perdue d’avance. Sans compter qu’il savait pertinemment
que la patience du roi était aussi brève que ses colères.
Après avoir décoché cette petite mise en garde, le monarque pouvait très
bien ordonner ensuite un écartèlement dehors sous la neige.
— Mais bien entendu, seigneur. (Il s’inclina et commença à retirer son
manteau Marc Jacobs préféré.) Ce sera avec plaisir.
Emboîtant le pas à son roi, il traversa le vestibule et pénétra dans la vaste
salle à manger. Là, il déposa sa mallette, son écharpe et son pardessus de fin
cachemire sur une chaise près de l’une des dessertes. Avec un peu de chance,
l’un des doggen ne rangerait pas ses affaires dans un « excès de
prévenance ». Dans une demeure de cette taille, elles risquaient fort d’atterrir
au fond d’un placard à un kilomètre de là.
Et tempête ou pas, dès le repas achevé, il comptait bien partir.
Sa vision périphérique lui permit de localiser la délicieuse petite famille de
quatre personnes, et il choisit stratégiquement de s’asseoir dans un siège
vacant de style Queen Anne du même côté de l’énorme table, mais à l’autre
extrémité. Par conséquent, une bonne quinzaine de personnes les séparait, ou
plutôt les séparerait, dès que chacun serait installé. Dans l’intervalle, il fit
mine d’ajuster au millimètre près ses couverts en argent déjà alignés à la
perfection, et prit un temps infernal pour expliquer à un doggen patient quelle
quantité exacte de sirop d’airelles et d’eau de Seltz il souhaitait dans son
verre.
Il ne boirait pas d’alcool. Cela lui « fouettait les sangs », à défaut d’une
meilleure expression, et risquait de le laisser simplement frustré
sexuellement. Personne ne l’attendait chez lui. Il n’avait aucune envie
d’appeler quelqu’un. Et rien ne pourrait donc apaiser cette tension…
J’en ai assez.
Lorsque cette pensée le traversa une fois de plus, il se dit que son roi avait
peut-être raison. Il devrait éventuellement prendre une nuit de repos, ne
serait-ce que pour se soulager avec un ou deux inconnus. Ce ne serait jamais
davantage qu’une aventure sans lendemain. Son cœur était pris ailleurs, sans
possibilité de retour et, parfois, tout ce que l’univers avait à offrir, c’était un
corps anonyme utilisé comme un appareil de gym…
Juste en face de lui, une large silhouette masculine tira une chaise et
s’assit. Et Saxton se surprit à se redresser un peu.
Il s’agissait de Ruhn. L’oncle de sang de Bitty, la fille adoptive de Mary et
Rhage. Un nouveau membre de la maisonnée. Un mâle fort sympathique, à
tous égards, et doté d’un physique assez… spectaculaire.
Il était étonnant de voir une personne aussi robuste que lui se mouvoir
d’une façon si contrôlée et compacte. C’était comme s’il commandait non
seulement à ses bras et ses jambes, mais aussi à chaque cellule de son corps,
jusqu’à la plus infime molécule, à travers une série d’ordres individuels, mais
aussi parfaitement coordonnés.
Stupéfiant.
Et, oui, ses vêtements simples lui allaient bien, même s’il ne portait jamais
de costume en tweed, de chemise sur mesure, de cravate et de chaussures en
cuir d’autruche, autant d’éléments qui constituaient la garde-robe de travail
habituelle de Saxton. Non, Ruhn portait un tee-shirt sous un pull en laine bleu
marine, assorti à un Levi’s. Le mâle avait remonté les manches de son haut,
et les tendons et les veines qui saillaient sur ses avant-bras témoignaient à la
fois de sa force et de sa minceur. Ses mains calleuses étaient propres, avec
des ongles non polis, coupés ras, et son torse était si large que le pauvre
pull…
— Bonsoir, mon oncle !
Lorsque Bitty contourna la table en sautillant pour s’approcher du mâle,
Saxton s’arracha à son examen. Mais il ne tarda guère à fixer de nouveau les
yeux sur Ruhn.
— Salut, Bitty. (La voix du mâle était très agréable, grave et sonore, et il
avait l’accent d’un natif du Sud.) Comment vas-tu ?
Il s’exprimait d’un ton posé. Et, quand la fillette le serra dans ses bras, il
lui rendit prudemment son étreinte avec des gestes doux et lents malgré ses
mains épaisses, comme s’il craignait de l’écraser.
Et, vu comme il était bâti, c’était totalement possible.
— Je vais bien ! Tu as les cheveux mouillés.
En effet, les mèches brun foncé de Ruhn étaient peignées en arrière et
recommençaient déjà à boucler sous l’effet de l’air hivernal sec et brûlant
comme une fournaise qui régnait dans la maison.
— Tu viens de faire du sport ? interrogea l’enfant.
— Oui.
— Tu deviens aussi fort que mon papa.
— Oh ! loin de là.
Saxton esquissa un sourire. Le mâle s’était en effet bien étoffé à force de
passer d’innombrables heures à soulever de la fonte au centre d’entraînement,
surtout au niveau des pectoraux, des épaules et des bras. Mais à l’évidence il
était aussi modeste qu’il était attentif à la façon dont il déplaçait son corps.
Tandis que la fillette s’asseyait à côté de lui et continuait à faire la
conversation, Ruhn hocha la tête, sourit un peu plus et répondit en quelques
mots à un véritable déluge de questions. Malheureusement, la table de douze
mètres de long fut bientôt entièrement remplie, et Saxton ne put en entendre
davantage.
Ce qui ne veut pas dire qu’il cessa de mater pour autant. Pendant que
Marissa s’installait à sa droite et Tohrment à sa gauche, on commença à
servir les différents mets sur des plateaux d’argent et dans de profonds
saladiers en porcelaine, et Saxton s’employa à converser agréablement avec
ses voisins de table, tout en laissant ses yeux dériver de temps à autre sur le
convive qui lui faisait face.
Ruhn mangeait les sourcils froncés, comme s’il se concentrait sur chaque
coup de couteau et de fourchette. Soit parce qu’il était affamé et résolu à ne
pas engloutir sa nourriture, soit parce qu’il craignait de faire tomber quelque
chose, c’était difficile à dire, mais Saxton extrapola qu’il s’agissait sûrement
de la seconde hypothèse.
Depuis son arrivée dans la demeure, Ruhn s’était toujours montré poli et
paisible, et il fallait essayer de comprendre son état d’esprit. Il se comportait
comme s’il craignait qu’on lui demande de partir à la moindre infraction,
même si c’était complètement absurde. Il faisait partie de la famille, à
présent, puisque Bitty en était désormais un membre à part entière, sans
compter que la noblesse dont le mâle avait fait preuve en faisant passer le
bien-être de sa nièce avant la loi était véritablement extraordinaire. Après le
décès de la mère de l’enfant, vu que Ruhn était son plus proche parent, il
aurait parfaitement eu le droit de débarquer et d’emmener celle-ci loin de
Rhage et Mary.
Eux qui avaient recueilli la fillette et voulaient désespérément l’adopter.
Mais au lieu de faire valoir égoïstement son droit le mâle s’était montré
altruiste et il avait su voir la profonde affection qui unissait la petite famille.
Il avait insisté pour que l’adoption se fasse et avait légalement abandonné
tous ses droits sur sa nièce sans rien attendre en retour.
Si ce n’était pas de l’amour, Saxton ignorait ce que c’était.
Et en récompense de cet acte de compassion Ruhn avait été
chaleureusement adopté par toute la maisonnée, même si s’accoutumer à
Caldwell et à la demeure n’allait pas encore sans effort pour lui. Mais il
n’avait pas d’inquiétude à avoir concernant son avenir sous le toit de la
Confrérie, car, aussi longtemps qu’il le souhaiterait, il aurait un foyer ici.
Saxton l’avait rencontré pour la première fois durant le processus
d’adoption. Mais après lui avoir apporté son aide professionnelle en rédigeant
les papiers officiels il avait veillé à garder ses distances.
Les atouts physiques du mâle avaient beau être légion, ce dernier n’avait
pas donné la moindre indication qu’il était sexuellement ouvert ou même
conscient des autres mâles… ou de quiconque, d’ailleurs. Et, connaissant la
façon dont tournait le monde, il semblait que Ruhn soit profondément
hétérosexuel, et le ciel savait que Saxton en avait plus qu’assez de désirer des
choses qu’il ne pouvait obtenir…
Des yeux couleur d’ambre se relevèrent sans prévenir en face de lui, et le
choc de croiser le regard calme et plutôt innocent de Ruhn rendit Saxton
maladroit avec sa serviette, qui tomba par terre. Ce qui s’avéra une
bénédiction en lui donnant une excuse pour se pencher afin de la ramasser et
ainsi disparaître à la vue du mâle.
Non. Il n’allait vraiment pas passer la journée ici.
Il se moquait de s’encastrer, tête la première, dans une congère parce qu’il
aurait mal évalué la distance en se dématérialisant, il était hors de question
qu’il se retrouve coincé sous ce toit, entre le mâle qu’il aimait toujours mais
qui avait cessé de l’aimer, et ce mâle pour qui il éprouvait une attirance
sexuelle qu’il savait non réciproque.
Cela n’arriverait pas, tout simplement.

Il aurait dû dîner dans sa chambre.


Tandis qu’il reportait son attention sur son assiette et ses couverts, Ruhn
tenta de ravaler l’anxiété qui montait en lui chaque fois qu’il participait à l’un
de ces repas collectifs. Il y avait tant de fourchettes et de cuillères différentes
encadrant ces assiettes couvertes d’or. Tellement de gens qui, contrairement à
lui, étaient manifestement très à l’aise dans cette imposante salle à manger.
Sans compter la profusion de plats, de serviteurs, de bougies et de…
— Mon oncle ?
À l’interrogation discrète de Bitty, il prit une profonde inspiration.
— Oui ?
— Voulez-vous encore du pain ? lui demanda-t-elle en lui tendant le petit
panier en argent.
— Non, merci.
Il refusa poliment, non parce qu’il n’avait plus faim. Dieux ! il était encore
affamé, même après avoir vidé son assiette. Mais parce que ses mains
tremblaient d’une façon détestable et qu’il craignait de faire tomber la panière
et de briser tous les verres devant lui.
S’il vous plaît, qu’on la passe directement au suivant… Oh, Dieu soit
loué ! Rhage reprit enfin le panier, et le reposa entre la salière et le poivrier
en argent et le candélabre doré.
Ruhn ne comprenait pas comment tous pouvaient simplement se carrer
dans leur siège après avoir achevé leur assiette et discuter avec décontraction,
leur verre à vin à la main, tandis qu’on débarrassait les assiettes autour d’eux
et qu’on apportait le dessert sur de nouveaux plats…
Lorsqu’il redressa la tête et surprit l’avoué du roi en train de l’observer, il
se recroquevilla et eut envie d’aboyer : « Oui, je sais que j’ai des manières
épouvantables, mais je fais de mon mieux et le fait que vous comptiez chaque
petit pois tombé et goutte de sauce répandue empire la situation. »
Au lieu de quoi, il baissa les yeux et se demanda combien de temps
exactement il devait encore rester ici avant qu’une fuite vers la sortie soit
envisageable sans paraître trop rustre.
Saxton, sans nul doute le fils d’un aristocrate de très noble ascendance,
l’observait beaucoup. Chaque fois que Ruhn passait près du gentilhomme ou
s’asseyait non loin de lui, ce qui heureusement n’arrivait pas souvent, ce
dernier le suivait des yeux d’un air réprobateur. Mais bon, l’avocat était
toujours vêtu à la perfection, d’un costume qui allait à son corps mince
comme si on l’avait cousu sur lui, et apparaissait toujours très soigné de sa
personne. Il coiffait ses cheveux blonds avec une raie sur le côté impeccable,
et se rasait de si près que, même à la fin d’une longue nuit, il semblait aussi
frais que s’il venait tout juste de sortir de la douche.
Pour un mâle de ce genre, il était évident qu’un simple travailleur manuel
comme lui, qui avait débarqué dans cette maison avec seulement deux jeans,
un bon tee-shirt, un autre passable et un dernier moche en plus d’une unique
paire de chaussures de sécurité constituait une offense permanente à
l’élégance. Si on ajoutait à cela le fait que Ruhn était illettré et qu’il n’avait
même pas été capable de signer sans son aide son nom sur les papiers
d’adoption de Bitty ? Allons ! Le dégoût qu’il devait inspirer à l’aristocrate
était aussi justifié que prévisible.
Mais cette répugnance cachait sans doute autre chose : Saxton connaissait
peut-être la vérité sur son passé.
Le mâle frissonna à cette idée. Il avait tout raconté au sujet du lieu où il
avait longtemps séjourné et des actes qu’il avait commis là-bas, et il devait
supposer que ces informations n’avaient pas été cachées à l’avocat du roi.
Mais qui pouvait savoir ? Tous les autres résidents semblaient l’avoir accepté
néanmoins, et, lorsqu’il se tourmentait trop à propos de Saxton, il s’efforçait
de se rappeler ce fait. Mais cela continuait de le blesser et de l’inquiéter.
À son arrivée ici, tout ce que Ruhn souhaitait, c’était trouver un moyen de
participer à l’entretien de la maison et de gagner sa croûte. Le problème ? Il y
avait des doggen partout, et il avait eu beau essayer de prendre en charge
quelques menus travaux de réparation sur le domaine ou d’aider à la cuisine,
tous n’avaient cessé de faire la sourde oreille à ses propositions d’assistance.
Depuis, il soulevait des haltères et tentait de faire comme s’il allait bien,
alors qu’il hurlait dans sa tête et devait sans cesse se répéter qu’au moins les
liens qu’il nouait avec la fille de sa sœur décédée en valaient la peine.
Mais chaque nuit et chaque jour qui passaient son malaise empirait.
Et, même s’il détestait le reconnaître, il en était arrivé à la conclusion qu’il
devait partir d’ici. Il ne supportait tout simplement plus d’être comme un
poisson hors de l’eau.
Il ne parvenait pas à s’adapter à cette nouvelle vie.
— Je t’aime, mon oncle, lui dit Bitty.
Comme si elle pouvait lire ses pensées.
Fermant les yeux, il tendit le bras et saisit sa petite main douce. La quitter
reviendrait à enfermer son cœur dans une chambre froide. Mais il l’avait déjà
fait une fois.
Il pouvait recommencer.
CHAPITRE 4

Le gymnase du centre d’entraînement était assez vaste pour que, même si


un mur invisible le séparait en deux moitiés, il y ait encore assez d’espace
pour caser un terrain de basket dans chacune d’elles. Le plafond faisait
quinze mètres de haut et était équipé de lampes protégées par des grilles,
tandis que des gradins s’élevaient comme des ailes sur les deux plus longs
côtés. On pouvait abaisser deux tableaux d’affichage pour les matchs, et il y
avait également de nombreux paniers et bras de panneaux rétractables. Pour
finir, le sol était constitué d’un plancher en pin couleur miel, parfaitement
ciré et doté d’un marquage pour le basket qui faisait crisser les chaussures.
Peyton se relaxait sur une chaise pliante en métal juste à côté d’une des
portes d’entrée, une bouteille de vodka dans une main, un sachet de crackers
ouvert dans l’autre. La première était à moitié vide et il raclait le fond du
second, les délicieux bretzels au cheddar reconstitué lui servant de Dernier
Repas.
Sa pipe à crack lui manquait beaucoup, mais les frères n’étaient pas trop
branchés drogues, et, en outre, la vodka faisait plutôt bien le boulot puisqu’un
sentiment flottant de dissociation lui donnait l’impression que sa tête était un
ballon attaché à un fil au bout de sa colonne vertébrale.
Il était aussi foutrement excité.
Boone, Craeg, John Matthew et Novo jouaient à deux contre deux, et les
échos de leurs dribbles ressemblaient à la musique d’une fanfare incapable de
s’accorder sur le rythme. Paradis – avec quelques autres – s’était installée
dans les gradins, toujours avec ses notes, et c’était la raison pour laquelle il se
trouvait ici, sur une chaise, juste à côté de la sortie. Impossible pour elle de se
faufiler jusqu’à lui pour une discussion à cœur ouvert sans le faire au su et au
vu de tous. Elle avait manifestement fort envie de lui parler, car elle ne
cessait de lui lancer des coups d’œil pour tenter d’attirer son regard.
Niet.
Pour reprendre l’expression de ce bon vieux Dana Carvey, « ça n’allait pas
le faire ».
Heureusement, Zadiste se tenait juste à côté d’elle, et, emportée par sa
nature studieuse, la femelle ne pouvait s’empêcher de poser des questions au
frère et de souligner des points obscurs qu’elle avait notés afin qu’il les
développe.
Il fallait saluer l’application scolaire dont elle faisait preuve. Et, vu que
Peyton souhaitait l’éviter pour le reste de sa vie, cette tendance jouait
totalement en sa faveur…
Un cri attira son attention.
Novo s’était emparée du ballon et se dirigeait vers le panier, esquivant
d’abord Boone, puis dribblant entre les jambes de Craeg. Elle finit par
marquer en effectuant un dunk digne de Michael Jordan au milieu des
années 1990, aérien et qui n’effleura que le filet, et elle remporta la partie.
Tandis que John Matthew s’approchait pour lui taper dans la main, elle
sourit.
Avec un vrai sourire.
L’espace d’un bref instant, elle fit son âge ; ses prunelles étincelèrent, son
visage s’adoucit et une belle aura lumineuse se dégagea d’elle.
— On vous a enfoncés, connards, dit-elle en pointant Boone et Craeg. Et
bien comme il faut.
Avec une parfaite coordination de leurs silhouettes athlétiques, John
Matthew et elle se lancèrent dans une petite chorégraphie façon MC Hammer,
où elle remplaça le refrain « U can’t touch this » par celui de son invention :
« On vous a enfoncés », tandis que les vaincus levaient les bras et se
lamentaient sur leur misérable sort.
Soudain, Peyton oublia tout le reste. Comme c’était étrange… de découvrir
une nouveauté chez une personne qu’on connaissait depuis longtemps. Et il
eut une révélation au sujet de Novo !
Elle était désespérément malheureuse. Sinon, cette brève et banale
démonstration de joie n’offrirait pas un tel contraste avec son tempérament
habituel.
Bien entendu, un simple coup d’œil jeté par hasard sur Peyton lui fit
instantanément cesser sa danse et sa chanson de victoire, tandis que son
masque de compétitrice froide et dure retombait d’un coup sur ses traits. Lui
tournant le dos, elle s’approcha de l’endroit où était assise Paradis et fouilla
dans un sac pour attraper une bouteille d’eau.
Mais elle ne but pas. Elle sortit son téléphone et fronça les sourcils en
consultant l’écran.
Quand John Matthew la rejoignit et lui tapa sur l’épaule, elle sursauta et
faillit lâcher l’appareil.
La Confrérie avait récemment amélioré la réception dans l’installation
souterraine, si bien que les SMS et les appels passaient désormais avec plus
de succès qu’avant. Et c’était à la fois une bénédiction et une malédiction.
Parfois, être dans une bulle était préférable.
Après un signe de tête à John Matthew pour indiquer qu’elle se retirait, elle
se dirigea vers la réserve-salle de kinésithérapie, où elle s’enferma.
Le match suivant démarra, et Peyton regarda cette fois Xhex et
Souffhrance affronter Butch et V. Mais pas longtemps. Après cinq minutes de
jeu, il se leva et longea les gradins d’en face… dans le sillage de Novo.

Saxton patienta péniblement jusqu’au dessert, auquel il ne toucha pas, et,


dès qu’on commença à débarrasser les parfaits et les fruits, il plia sa serviette
et la plaça près de ses petits-fours intacts. Après avoir souhaité une bonne
journée à ses deux voisins, il repoussa son siège et quitta la table en
compagnie de quelques couche-tard qui préféraient se retirer plus tôt pour se
rendre dans la salle de billard où la Confrérie avait l’habitude de se détendre
après le Dernier Repas de la nuit, en discutant autour d’un café, d’un verre de
vin ou d’un cocktail.
Ce qui, vu son état actuel, lui ferait l’effet de deux éternités et d’une
brûlure au deuxième degré…
— Tu vas vraiment rentrer avec cette tempête ?
Saxton jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’efforça de dissimuler
sa véritable réaction. Blay l’avait suivi, la serviette toujours à la main, comme
s’il s’était levé en hâte.
Eh bien… mince ! Difficile de ne pas remarquer sa beauté, sa gentillesse,
son intelligence et sa bonté, sa prévenance.
— Ça ira, répondit Saxton d’une voix enrouée.
Mais il était difficile de rendre cette assertion un tant soit peu crédible,
surtout lorsqu’on se tenait si près de la source de sa douleur. Ce qu’il désirait
lui dire ? « Tu me manques. J’ai envie de te serrer dans mes bras. Je veux
sentir de nouveau cette plénitude, ce sentiment d’aboutissement et… »
— La météo est vraiment horrible, dehors.
Saxton inspira profondément.
— Retourner en centre-ville ne prendra qu’un instant.
Blay sourcilla.
— Le centre-ville ? Pourquoi irais-tu… Désolé, cela ne me regarde pas.
— J’ai déménagé il y a environ trois mois.
— Attends, je croyais que tu vivais toujours dans ta maison conçue par
Frank Lloyd Wright ?
— Non. Je l’ai vendue et j’ai racheté l’appartement-terrasse de Vhen au
Commodore.
Les sourcils roux du mâle se haussèrent sous l’effet de l’étonnement.
— Et qu’est-il arrivé à ta demeure victorienne ?
— Je l’ai également vendue.
— Mais tu adorais cette maison.
— Et j’adore mon nouvel appart.
— Waouh ! (Au bout d’un moment, Blay sourit.) Eh bien, tu t’élèves dans
la société.
— Je prends de la hauteur, assurément.
Il y eut un silence. Puis Saxton se sentit obligé d’ajouter :
— Tes enfants ont l’air de bien se porter.
Blay jeta un coup d’œil derrière lui à Vhif et aux deux transats qu’on avait
apportés de la cuisine.
— Ils sont tellement drôles. C’est aussi beaucoup de travail. Mais, à nous
quatre, on s’en sort. (Le mâle croisa les bras sur son torse, mais d’un air
détendu.) Seigneur ! j’ai l’impression de ne pas t’avoir parlé depuis une
éternité.
— Nous sommes tous les deux très occupés. (Et tu es amoureux d’un
autre.) Je suis heureux pour toi. Tout semble aller pour le mieux.
Si on s’appelait Vhif, bien entendu.
— Pour toi aussi. Le roi et toi accomplissez un travail formidable
ensemble. Ce qui m’amène au sujet pour lequel je t’ai intercepté. Est-ce que
ça t’ennuierait que je te parle d’un truc ? Cela concerne une voisine de mes
parents ? J’aimerais vraiment avoir ton avis sur la question.
Oh ! donc ce n’était pas à propos de mon retour sous le blizzard. C’était
pour le boulot.
— Oui, bien entendu, répondit-il d’une voix qu’il espérait calme et égale.
Pendant que Blay lui exposait les faits, Saxton se sentit comme arraché à la
réalité : la part la plus intime de son être se retira jusqu’à être profondément
enfoui dans ses pensées et son corps, à des kilomètres de cette discussion
plaisante et globalement facile sur une question de propriété foncière.
La cruauté prenait parfois des aspects si divers, n’est-ce pas ? Et Blay ne se
montrait pas volontairement méchant. Avec cette conversation si simple,
chaleureuse et détendue, il aurait sans doute été choqué de découvrir qu’il
creusait en vérité un trou dans l’âme du pauvre mâle vide avec lequel il
discutait.
— Pardonne-moi, l’arrêta Saxton. Je ne veux pas t’interrompre, mais tu
pourrais peut-être me résumer le problème dans un e-mail auquel je
répondrais un peu plus tard ? Si je veux partir, je devrais probablement le
faire tout de suite.
— Oh, Seigneur ! oui, bien sûr. Je suis désolé. Ta sécurité est prioritaire, je
n’aurais pas dû aborder le sujet ici. (Blay lui posa une main sur l’épaule.)
Fais attention dehors dans le blizzard.
— Merci.
Même si je trouve la situation bien plus intolérable sous ce toit, ajouta-t-il
en son for intérieur.
S’inclinant de nouveau de façon réflexe, il prit congé de son ancien amant,
et, lorsqu’il se retourna, fut soulagé de découvrir que son manteau et sa
mallette étaient toujours à leur place près de la desserte. Après avoir enfilé
son pardessus, il traversa le vestibule et se glissa dans le hall.
Arrivé là, il s’arrêta et baissa la tête.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine et il était en sueur malgré le froid.
Cela n’allait vraiment pas marcher. Toute cette histoire à Caldwell. Il
adorait le travail qu’il faisait pour le roi, mais l’obligation pénible de côtoyer
presque chaque nuit le mâle qu’il avait perdu à jamais l’épuisait.
Blay, et tout ce qu’ils avaient brièvement partagé, était la raison pour
laquelle il avait dû déménager pour un appartement dans le ciel. La maison
conçue par Frank Lloyd Wright ne pouvait recevoir les mises à niveau
technologiques nécessaires à son travail, et ils avaient passé bien trop de
temps ensemble dans sa demeure victorienne bien-aimée, qui avait été leur
nid d’amour lorsqu’ils s’éclipsaient de la maison de la Confrérie pour trouver
un peu d’intimité. Ils avaient fait l’amour dans la chambre principale.
S’étaient allongés côte à côte devant le feu. Avaient discuté de choses
personnelles et pris leurs repas dans cette maison. Y avaient lu des livres et
des journaux. Avaient chanté sous la douche et ri dans la baignoire à pattes
griffues.
Il avait rêvé qu’ils s’y installeraient pour toujours, fonderaient une famille,
partageant les joies et les peines de l’existence.
Donc, bien entendu, il avait dû emménager ailleurs. Alors qu’il devait déjà
croiser le mâle presque chaque nuit, ce qui l’amenait inévitablement à
s’inquiéter du sort du guerrier quand il était sur le champ de bataille avec les
frères, et à se rappeler constamment comment c’était de faire l’amour avec
lui… il refusait de rentrer chez lui pour se retrouver coincé dans un intérieur
où chaque surface plane et presque toutes les surfaces bombées lui
rappelaient tristement leurs ébats amoureux.
C’était infernal…
Une sorte de martèlement rythmique dehors attira son attention et il fronça
les sourcils.
Collant une oreille contre la porte extérieure du hall, il ne put identifier la
source du bruit, mais il était presque convaincu que, quoi que ce soit, cela se
produisait juste derrière.
S’il s’agissait d’éradiqueurs, ils seraient en train de défoncer les battants, et
le son n’était pas assez fort, ni assez pressant pour cela.
Posant sa mallette par terre, il enroula son écharpe autour de son cou, et en
coinça les extrémités sous les revers de son pardessus, qu’il boutonna
soigneusement pour les garder en place.
Puis il ouvrit la porte…
Le vent qui transportait un tourbillon de flocons le frappa en plein visage et
sa vision se brouilla sous cet assaut cinglant. Mais le tir de barrage ne dura
pas. Une seconde plus tard, la rafale changea de direction en entraînant le
déluge de neige avec elle, comme une rock star le ferait d’une foule, laissant
un vide qui lui dégagea la vue.
Il découvrit la cause de ce raclement assourdi entrecoupé de pauses…
Ruhn pelletait de grandes quantités de neige par-dessus son épaule, avec
des gestes puissants et sans montrer aucun signe de fatigue, afin de dégager
un chemin qui devait déjà faire un bon mètre de profondeur au milieu des
congères, et on ne pouvait que se demander pourquoi il se donnait cette
peine. Personne n’allait essayer d’entrer par ici avant l’aube et certainement
pas après, même avec cette épaisse couverture nuageuse…
Quel corps puissant.
Tandis que Saxton observait les mouvements du mâle, qui s’inclinait pour
enfoncer sa pelle dans la neige avant de se redresser pour la balancer derrière
lui, puis recommençait, encore et encore, quelque chose s’éveilla en lui… et
ce fut une surprise. Depuis que Blay avait traversé sa vie, laissant derrière lui
un paysage glacial et dévasté, personne d’autre n’avait réellement retenu
l’attention du mâle. Bien sûr, il avait eu du sexe, mais il s’était vite rendu
compte que ce n’était pas la solution pour soulager son chagrin, et aucun de
ses amants d’un jour n’avait suscité aucun sentiment profond chez lui. Et
pourtant il était là, au beau milieu d’une tempête de neige, en train d’évaluer
la largeur d’une carrure d’épaules, le balancement et la torsion d’un torse,
ainsi que la robustesse de deux jambes solidement musclées.
Comme si Ruhn avait senti sa présence dans son dos, il se retourna.
— Oh ! pardonnez-moi. Je bloque le passage.
— Pas du tout.
Une rafale souffla entre eux, entraînant un tourbillon de flocons dans
l’espace qui séparait leurs corps. Puis Ruhn recula brusquement dans la neige
fraîche et planta l’extrémité de sa pelle à ses pieds. Baissant la tête, il croisa
les mains sur la poignée, adoptant l’attitude d’un serviteur, prêt à attendre
jusqu’au lever mortel du soleil si nécessaire que son supérieur social passe.
— Pourquoi êtes-vous dehors ? s’enquit Saxton.
Le mâle releva les yeux, surpris.
— Je… Il faut dégager un chemin.
— Fritz a une déneigeuse.
— Il est occupé à l’intérieur. (De nouveau, il riva les yeux au sol.) Et
j’aimerais aider.
— Sait-il que vous faites ça ?
Sauf que c’était une question idiote. Nonobstant le statut social de Ruhn
avant son installation ici, le mâle était désormais un invité dans la demeure de
la Première famille et, en tant que tel, la simple idée qu’il soit en train
d’effectuer un travail manuel, dehors dans la tempête, provoquerait
immédiatement chez le majordome une attaque d’apoplexie.
— Je ne le dirai à personne. (L’avoué secoua la tête, même si son
interlocuteur ne le regardait pas.) C’est promis.
Les prunelles couleur caramel reparurent.
— Je ne… je ne souhaite causer aucune difficulté. Mais à la vérité…
Une autre rafale déferla sur eux, et Saxton dut changer de posture pour ne
pas être renversé. Quand une accalmie se présenta, il attendit que Ruhn
achève sa phrase.
— Vous pouvez me parler, l’encouragea-t-il alors que le mâle demeurait
silencieux. Je suis avocat. J’ai l’habitude de garder les choses pour moi.
Finalement, le vampire releva la tête.
— C’est juste que ça me met mal à l’aise.
— Quoi donc ?
— De vivre ici, sans… rien faire. (Il tourna la tête vers le grand profil gris
de la demeure.) Ce n’est pas une situation équitable.
— Vous êtes un invité d’honneur.
— Non, pas du tout. Ou alors je ne devrais pas l’être. Et je refuse de…
Comme le mâle s’interrompait encore, Saxton l’encouragea à poursuivre :
— Que refusez-vous ?
— Je refuse d’être inutile.
Il fronça les sourcils.
— Vous allez vraiment vous dématérialiser par ce temps ?
— J’ai l’air si fragile que cela ?
Ruhn s’inclina très bas.
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous insulter…
— Non, non.
Saxton avança d’un pas, la main tendue, songeant qu’il pourrait rassurer le
mâle en lui tapotant l’épaule par exemple. Mais il s’arrêta.
— Je plaisantais, c’est tout. Et ça ira. Mais merci de vous être inquiété à
mon sujet.
Il y eut un silence gêné. Et, oui, il lui fut impossible de ne pas remarquer
les flocons qui parsemaient cette belle chevelure noire et saupoudraient ces
épaules carrées… ni cette odeur dans l’air : celle entêtante et sexy d’un mâle
en bonne santé en train de se dépenser… et, Seigneur ! au beau milieu de ce
blizzard, la vue de ce profil découpé à la serpe lui donna soudain envie de
dénouer son écharpe.
— Je ferais mieux d’y aller, dit-il d’un ton bourru. Mais restez dehors aussi
longtemps que vous le souhaitez. On a tous besoin de relâcher la pression
d’une façon ou d’une autre.
Sur ce, il se dématérialisa dans la nuit déclinante.
Alors qu’il avait déjà à moitié dispersé ses molécules, il songea vaguement
que, à son retour le soir suivant, tout le sommet de la montagne pourrait bien
être déneigé.
Ruhn paraissait assurément assez fort pour réaliser cet exploit.
CHAPITRE 5

Dans la salle de kinésithérapie du centre d’entraînement, Novo débattait


intérieurement, alors que, de son téléphone qu’elle tenait à l’oreille,
s’échappait un déluge interrompu de paroles sans queue ni tête aux accents
hystériques.
— … heureuse de te parler ! Oh mon Dieu ! ça fait si longtemps. Je veux
dire, depuis ton déménagement et…
Tandis que la voix déjà haut perchée de sa sœur devenait carrément
stridente à l’autre bout du fil, Novo ferma les yeux et s’assit d’un bond sur
l’une des tables de massage. Le point positif d’avoir répondu tout de suite à
l’appel ? Expédier un problème qui ne disparaîtrait de toute façon pas.
Comme un pansement qu’on arrache d’un seul coup, la douleur serait intense
mais passagère, et au moins elle n’aurait pas l’estomac noué pendant des
nuits parce qu’elle avait repoussé de prendre l’appel pourtant inévitable de la
femelle.
Quand Sophy voulait quelque chose, elle pouvait se montrer aussi tenace
qu’une couche de peinture fraîche.
Le point négatif ? Eh bien, c’était évident. La femelle n’appelait jamais que
pour servir ses propres intérêts, et cette petite mise en bouche sucrée
préalable à sa requête, qui ressemblait au jeu d’une actrice dans une mauvaise
série télé, n’était destinée qu’à enrober l’immense narcissisme de son
interlocutrice. Oh ! et si on suggérait à la femelle qu’elle pouvait bien arrêter
son baratin et en venir au fait, on avait alors droit à une heure de pleurs aussi
émouvants et sincères que ceux d’une marionnette-chaussette sur Internet.
Donc oui, si douloureux cela soit-il, il était bien plus efficace de laisser
Sophy débiter tout son préambule. Même si cela évoquait à Novo ces
publicités où on voyait une personne manger un aliment qui se défendait et la
battait comme plâtre. Sauf que, dans ce cas précis, c’était son nouveau
Samsung qui jouait les ninjas contre son oreille.
— … maman et papa sont si heureux pour Oskar et moi. Bref, je veux que
tu sois ma demoiselle d’honneur.
Attendez… quoi ?
Une sueur froide traversa le corps de Novo – ce qui arrivait quand votre
sœur plus jolie que vous appelait pour annoncer qu’elle s’unissait à votre ex –
et elle trouva une diversion à sa surprise en s’énervant contre l’insistance de
Sophy à appeler leurs parents par ces dénominations humaines. Genre,
vraiment. Dois-tu faire semblant d’être humaine simplement parce que tu
crois que c’est cool ?
Et demoiselle d’honneur ? C’était quoi, ce bordel ? Comptaient-ils faire
une cérémonie humaine et non une vraie célébration vampire ?
— Novo ? Allô ? Tu m’as entendue ?
Elle s’éclaircit la voix.
— Oui…
— Je sais que ce doit être un choc pour toi.
La voix baissa légèrement, passant de Minnie Mouse à Punky Brewster.
— Novo, je me rends bien compte que ce doit être gênant. Mais tu es ma
sœur. Ce ne serait pas la grande nuit sans toi.
Traduction : « Ce ne serait pas aussi drôle si je décrochais le gros lot sans
que tu assistes à la remise du prix. »
— Novo ?
Pendant un moment, elle ferma les yeux et s’imagina parler avec son
cœur : Je sais déjà que tu as gagné. Tu l’as eu et tu peux le garder. Et si je
me contentais d’énoncer cette vérité-là tout de suite, et qu’on passait à autre
chose ?
Oh ! et cette annonce de mariage n’était pas un choc. Ce n’était même pas
gênant. En fait, cette « heureuse » nouvelle était l’apogée du plan que Sophy
avait mis en branle deux ans et demi plus tôt. La seule chose modérément
surprenante était qu’il lui ait fallu aussi longtemps pour arriver à l’union.
— S’il te plaît, Novo. Il faut que tu sois là.
Non, vraiment pas. La réponse saine à faire consistait à décliner poliment
cette foutue invitation, souhaiter beaucoup de bonheur à la femelle et faire
comme si elle n’allait pas se retrouver légalement apparentée au mâle qui
l’avait plaquée pour sa sœur.
Même si, malheureusement, cela lui donnerait l’impression de se dérober.
De se défiler lâchement. L’essentiel du personnage de dure à cuire que Novo
s’était fabriqué, la partie en elle qui n’abandonnait jamais, qui refusait d’être
battue, qui préférerait une amputation plutôt que de perdre la face ou sa fierté
lui ordonnait d’y aller.
Uniquement pour se prouver qu’elle était forte. Invulnérable. Inébranlable.
En dépit de la tragédie survenue après qu’Oskar eut mis fin à leur relation.
— Novo ?
— Ouais. Entendu. Je viendrai.
Et ce fut le signal pour les larmes de bonheur. La gratitude, l’émotion
Insta-gratuite, à l’image de Cosmo et Facebook : tout dans l’affectation et la
parade.
Pendant que sa sœur se mettait à jacter au sujet des obligations de la
demoiselle d’honneur et des détails de la fête prénuptiale – encore une fois,
pourquoi s’obstinait-elle à évoquer ces idioties humaines ? Elle allait s’unir,
pas se marier –, Novo secoua la tête.
— Il faut que j’y aille.
— Attends, quoi ? Impossible. Tu as un boulot à accomplir et il faut qu’on
en discute. Il faut que tu organises ma fête prénuptiale et mon enterrement de
vie de jeune fille, et on doit choisir les robes…
— Un enterrement de vie de jeune fille ? Une fête prénuptiale ? Sophy,
c’est quoi tout ce bordel ?
Il y eut un silence.
— S’il te plaît, surveille ton langage.
Comme si t’étais la foutue reine d’Angleterre, songea Novo.
— Et je ne t’aurais jamais crue si pleine de préjugés. (Sophy se mit à
bouder.) Les humains ont des traditions qu’on peut adapter pour nos
cérémonies. Pourquoi pas ? Cela rendra cette nuit encore plus spéciale.
Bien sûr. Parce que ça n’a pas grand-chose à voir avec le mâle auquel tu
t’unis. Mais avec le nombre de trophées que tu peux aligner pour les exposer
aux yeux des autres.
— Je ferai de mon mieux. Mais j’ai du boulot.
— Et tu as une responsabilité envers moi en tant que sœur.
— Je me bats dans cette guerre, Sophy. Sais-tu seulement ce que c’est ?
C’est cette chose enquiquinante qui tue les gens comme toi et moi depuis
deux siècles. Et tu veux que je réfléchisse à une fête ? Allons bon.
Il y eut un nouveau silence. Et plus il dura, plus Novo eut envie de se
botter le train.
Si on était intelligent, on ne fournissait pas de scène pour le spectacle. Et
elle venait de dérouler le tapis rouge sur ce coup-là.
— Il faut que j’y aille, dit Sophy à travers ce qui ressemblait à des
reniflements. Je… C’est un moment de grande joie pour moi, Novo. Je ne
peux pas me laisser envahir par ta négativité. Je réessayerai avec toi quand je
serai prête.
Quand sa sœur mit fin à l’appel, Novo écarta le téléphone de son oreille et
baissa le bras.
— Pourquoi… pourquoi ne pouvais-je pas être fille unique ?
Négocier avec sa sœur ressemblait à faire un tour dans un épouvantable
manège de fête foraine : on savait exactement où se trouvaient les virages et
les boucles, les chutes libres et les hauteurs trop élevées pour être à l’aise,
parce qu’on les avait d’abord vus d’en bas. Et cependant la saucisse grillée et
le granité à la cerise que vous aviez avalés vous remontaient dans la gorge
malgré tout.
Si seulement elle avait tenu sa langue une minute et demie de plus, elle
aurait pu éviter ce qui allait suivre. C’était passé si près. Elle avait été si près
de réussir. Le problème était que sa sœur ignorait tout de la véritable douleur,
du vrai sacrifice, du chagrin réel. Et cette ignorance, associée à son
narcissisme et son cabotinage, était suffisante pour donner envie à une
personne saine d’esprit de se fracasser la tête contre une vitre.
Alors qu’elle observait la pièce propre et bien rangée, Novo se replongea
dans ses souvenirs passés qui effacèrent les baignoires, les bancs rembourrés
et les étagères pleines de bandages, d’orthèses et de bouteilles de gel.
Oskar était blond, lui aussi. Tout comme Peyton. Mais pas aussi riche.
Et, lorsqu’elle avait rencontré le mâle la première fois, elle n’avait pas
soupçonné à quel point la situation allait dégénérer. Si elle s’en était doutée,
elle aurait rasé des quartiers entiers pour s’enfuir loin de…
La porte de la salle de kiné s’ouvrit, et Peyton apparut dans l’encadrement,
une bouteille d’alcool à la main, une érection dans le froc, et l’air affolé de
quelqu’un au bord du gouffre. Dans son incarnation du moment, le mâle
semblait tout droit sortir du Catalogue des mauvaises idées.
Et ça alors… un mâle blond avec un corps disponible était exactement ce
qu’elle voulait mettre dans son panier virtuel.

Sur le seuil de la salle de kinésithérapie, Peyton ne vit rien de l’espace


clinique carrelé… parce que toute son attention se trouva d’emblée accaparée
par la femelle assise sur l’une des tables rembourrées.
Le corps puissant de Novo était tendu comme un câble, comme si elle était
sur le point de bondir ou d’attaquer quelque chose. Ses mains agrippaient
convulsivement le rebord de la table de massage, ses jambes se balançaient
nerveusement dans le vide, et les muscles de ses bras étaient sculptés autour
des os qui les soutenaient à cause de la pression qu’elle déversait dans ses
paumes.
— Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix gutturale.
— Donne.
Quand elle tendit la main, il nourrit le fantasme qu’elle cherchait à
atteindre son pénis en érection depuis l’autre bout de la pièce. Mais non, elle
en avait après la vodka. Et qui était-il pour la lui refuser ?
Surtout avec ce regard voilé qu’elle lui décocha.
— Dis « s’il te plaît », répondit-il d’une voix traînante.
— Non.
Une décharge de désir parcourut son sexe et il se mit à sourire.
— Attention, tu vas me faire te supplier.
— J’attends.
Il traversa la pièce, sans du tout chercher à dissimuler que son sexe
durcissait de plus en plus et, oui, putain ! elle le remarqua, car elle baissa les
yeux sur son entrejambe et les garda rivés dessus.
— Loin de moi l’envie de refuser quelque chose à une femelle, murmura-t-
il en lui tendant la bouteille.
Elle but au goulot comme une pro, avalant la vodka comme si c’était du
Sprite. Puis elle écarta la bouteille et désigna la bosse dans son pantalon d’un
mouvement de tête.
— C’est pour qui ?
— Toi. Si tu en veux.
Elle reprit une gorgée d’alcool, et il attendit qu’elle lui balance, d’un ton
très supérieur, qu’elle n’en voulait pas. Quand il n’obtint que le silence, sa
pression sanguine s’accéléra encore.
— Est-ce que c’est un oui ? l’interrogea-t-il sans quitter ses lèvres des
yeux.
— C’est pas un non.
— Je prends ce que je peux avoir.
— Oh ! c’est vrai. (Novo sourit, découvrant ses crocs.) Tu ne peux pas
avoir celle que tu désires réellement et tu es coincé ici avec moi pour la
journée.
— Tu cherches les compliments ? Ça ne te ressemble pas.
— Je ne fais qu’énoncer la réalité. (Elle avala une nouvelle rasade de
vodka.) Toi aussi, tu es ma seule option. On est dans le même bateau.
— Tu me fais rougir avec tes flatteries, chuchota-t-il. Non, arrête.
Vraiment.
— Tu n’aimes pas qu’on se serve de toi ? Hum, prends peut-être cela
comme une leçon pour toutes ces femmes et ces femelles que tu baises dans
les clubs.
— Ce n’est pas se servir de quelqu’un s’il est question de plaisir. Mutuel,
j’entends.
Novo éclata d’un rire dur.
— Est-ce que c’est le moment où tu m’annonces que tu n’as jamais reçu de
plaintes à propos de tes performances sexuelles ? Parce que cette statistique
serait un tout petit moins impressionnante si tes partenaires avaient un moyen
de te joindre après.
— Bon, Novo, si tu la joues pas sympa, je rembarque ma vodka et ma
queue ailleurs.
— Tu as raison. Si on continue à causer, ça ne risque pas d’arriver.
Sur ce, elle tendit sa main libre, empoigna le devant de sa chemise et
l’attira contre sa bouche, où elle le maintint lorsque leurs lèvres se touchèrent.
S’écrasèrent, plutôt.
Ce baiser n’avait rien de romantique, ni d’hésitant et ne portait pas la
moindre velléité de découverte de l’autre. Mais une puissante énergie
sexuelle explosa entre eux. Leurs langues s’affrontèrent en duel, tandis que
les sensations les submergeaient et que l’instinct interrompait brutalement
leurs pensées. Elle avait un goût de sauvagerie et de vodka, son odeur était
aussi enivrante que celle de l’herbe et, merde ! il pouvait enfin la toucher ;
une chose qu’il avait envie de faire depuis très longtemps. Tandis qu’il
laissait courir ses mains sur ses cheveux tirés en arrière, sa nuque, ses
épaules, il sentait son cœur cogner dans sa poitrine et était prêt à la pénétrer
là, tout de suite…
Avait-il bien fermé la porte ?
Rompant le contact, il se redressa tout pantelant et jeta un coup d’œil par-
dessus son épaule pour verrouiller d’un ordre mental le battant, et, quand il se
retourna, elle avait posé la vodka par terre et ôtait son short de sport en
nylon…
Elle ne portait pas de culotte.
Putain ! ça allait vite.
D’ailleurs la femelle posa les mains sur la braguette de son pantalon et,
l’instant d’après, l’élégant vêtement tomba à ses chevilles. Lui aussi était nu
dessous. Car c’était exactement la situation dans laquelle il avait espéré se
retrouver avec elle. Et, ça alors, il était plus que temps, la coupe était pleine.
La seconde suivante, elle avait les cuisses écartées et s’agrippait à son bassin
en lui enfonçant les ongles dans la chair. D’une secousse, elle l’attira vers
elle, et il se cala entre ses jambes, empoigna son sexe et l’orienta vers…
— Oh… merde ! grogna-t-il au moment où ils s’unirent.
Elle était si étroite et brûlante qu’il sentit des fourmillements de plaisir
parcourir tout son corps tandis qu’il s’arc-boutait au-dessus d’elle et qu’elle
s’allongeait sur la table de massage. Dans cette posture verticale, les pieds
bien campés au sol, il ne pouvait pas l’embrasser, mais il pouvait commencer
les va-et-vient, voilà qui était certain. Lui saisissant les hanches, il alla et vint
en elle encore et encore, augmentant crescendo le rythme et l’amplitude de
son mouvement…
Difficile de dire quand il s’aperçut qu’elle se contentait de rester allongée
là sans réagir.
Tout d’abord, le sexe accaparait chaque parcelle de son être, sans compter
le sang qui rugissait dans ses veines, et la vision si érotique et stimulante de
son sexe en érection luisant plongeant en elle… tout cela achevait de brouiller
le peu de pensées cohérentes qui lui restait. Par ailleurs, il devait également
se concentrer pour ne pas jouir, ce qui revenait à essayer d’éteindre un
incendie par la seule force de la pensée. Pourtant, même au beau milieu de sa
frénésie, et en dépit de l’alcool ingurgité, il remarqua qu’elle avait les
paupières closes, le visage figé, tel un masque, et une respiration égale, tandis
que sa tête oscillait d’avant en arrière au rythme de ses coups de reins.
Peyton ralentit. Puis s’arrêta.
Alors qu’il restait planté là, les poumons en feu, dans sa chemise en soie
trempée de sueur, elle ouvrit les yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Quand il ne répondit rien, elle haussa les sourcils.
— T’as déjà fini ?
Peyton battit des paupières.
Et se retira.
Avec un juron, il se pencha et remonta son pantalon.
— Ouais, marmonna-t-il tout en reboutonnant sa braguette. J’ai fini.
— Je ne te prenais pas pour un dégonflé.
Il détourna les yeux. Avant de les reporter sur elle.
— Est-ce que ça t’intéresse seulement de savoir avec qui tu couches ?
Novo se redressa d’un bond.
— Est-ce que tu essaies de stigmatiser ma sexualité ? Vraiment ? Parce
que, dans ce cas-là, si ce n’est pas avoir deux poids, deux mesures, je ne sais
pas ce que c’est.
Il ramassa la bouteille par terre et parvint à en boire une gorgée tout en se
redressant.
— Nan, je veux juste que la femelle avec qui je baise fasse autre chose que
s’allonger et rédiger sa liste de courses dans sa tête.
— Oh ! d’accord, tu trouves que ma performance laissait à désirer. (Elle
posa une main sur son cœur et fit mine de mourir de regret.) Je n’ai pas été à
la hauteur, Peyton, fils de Peythone. (Soudain, elle abandonna son petit
numéro et lui décocha un regard dur.) Je croyais que tu prenais ce qu’on te
donnait.
— Je suppose que je n’en veux plus.
— Menteur. (Novo sauta de la table et il se retourna le temps qu’elle
renfile son short.) T’es qu’un sale menteur.
— Non. Pas dans ce cas-là.
— Tu ne vas pas pleurer à cause de moi, hein ? persifla-t-elle. Regarde-toi,
la tête baissée et tout.
— J’essayais de t’offrir un peu d’intimité.
— Après m’avoir pénétrée ?
Peyton gagna la porte, emportant la vodka avec lui.
— Espèce de lâche, murmura Novo.
Il ne répondit pas. Une fois sortie, la vérité sur la façon dont il se percevait
s’imposa à lui, même s’il détestait le reconnaître.
Il n’était qu’un faible. Un putain de faible, bordel !
Mais, bizarrement, il se sentait blessé dans ses sentiments. Ce qui était
dingue. Le plan, c’était qu’ils se servent chacun du corps de l’autre. Un
accord équitable. Pas de sentiments, rien que de la baise.
C’était son ordinaire. Alors, où était le problème ?

Restée seule dans la salle de kinésithérapie, Novo eut envie de soulever les
tables de massage et les bancs de musculation et de les balancer à travers la
pièce jusqu’à ce que chaque meuble ou appareil médical soit réduit à l’état de
molécules. Mais cette stratégie rencontrait quelques problèmes. D’une part,
tout ce qui avait quatre pieds était riveté au sol. D’autre part, elle avait beau
avoir la tête à l’envers, elle ne voulait pas détruire délibérément la propriété
d’autrui.
— Merde ! cria-t-elle en contemplant la porte fermée.
Entre ses jambes, un fourmillement chaud persistait et, bon sang ! son
corps désirait toujours être à sa place précédente : sous Peyton, avec son sexe
enfoui en elle, tandis que les puissants va-et-vient du mâle étouffaient les
hurlements sous son crâne. Sauf que, s’il avait été une révélation, c’était dans
le mauvais sens du terme.
Le but consistait à effacer Oskar de sa tête. De le remplacer par un autre
modèle. De rendre un mâle qui ne voulait plus d’elle – et ignorait même que
cette coucherie avait lieu – jaloux parce qu’elle s’en tapait un autre.
Seigneur ! ça semblait dingue. Et dans tous les cas ça n’avait pas
fonctionné, parce qu’elle s’était surprise à trop désirer ce qu’on lui donnait
avec tant de fougue : derrière l’impassibilité apparente dans laquelle elle
s’était murée, elle avait été au bord de l’orgasme.
À l’évidence, leurs corps étaient faits pour s’entendre.
— On s’en fout.
Elle fit quelques pas dans la pièce pour se laisser le temps de dissiper son
odeur d’excitation, puis finit par réapparaître dans le gymnase en affichant,
espérait-elle, un air dégagé des plus opportun. En l’occurrence, elle n’eut pas
besoin de se soucier du public. L’endroit était désert.
Comme elle survolait du regard les bancs vides, les paniers immobiles et le
terrain abandonné, son portable vibra de nouveau dans sa poche arrière, et,
lorsqu’elle le sortit, elle savait déjà qui l’appelait. Oui. Sa mère. Prête à se
plaindre qu’elle avait été méchante avec Sophy, et avait gâché ce qui devait
être une période de réjouissance pour tout le monde.
Au loin, un cri étrange brisa le silence qui régnait dans la salle, tel un
présage de mort.
C’était ce patient, Ahssaut. Celui qui était enfermé dans cette chambre.
Elle ne connaissait pas les détails mais devinait, au son qu’il émettait
toujours, qu’il était devenu fou.
Elle était peut-être la suivante sur la liste.
Alors qu’elle se laissait aller à comparer cette possibilité très réelle avec
toutes les attentes déraisonnables de sa sœur à son endroit, et songeait à se
rendre de nouveau en salle de muscu pour un deuxième entraînement… elle
se rappela soudain quelle date du calendrier on était ce jour-là.
Fermant les yeux, elle se sentit tituber.
Elle était tombée enceinte trois ans plus tôt, jour pour jour.
Quand Oskar, le mâle auquel sa sœur allait s’unir, l’avait servie pendant
ses chaleurs.
Après quoi, il l’avait vite laissée tomber pour de plus verts pâturages.
Naturellement, elle ne lui avait jamais dit qu’elle attendait un enfant, et il
n’avait pas la moindre idée de ce qui était arrivé onze mois plus tôt.
Tandis que son estomac se nouait et qu’elle envisageait de se mettre à
vomir, elle se dit que, mon Dieu ! tous ces événements qui étaient advenus,
depuis la grossesse jusqu’au… cauchemar… semblaient être arrivés à une
autre, voire une parfaite étrangère. Elle était différente, à présent. Plus forte.
Plus solide. Plus résiliente. Réussir à intégrer le programme d’entraînement
de la Confrérie prouvait quel chemin elle avait parcouru, et se battre dans les
rues de Caldwell lui rappelait chaque nuit qu’elle ne rechutait pas.
Elle se rendrait à cette cérémonie d’union. Et elle serait « demoiselle
d’honneur », au diable ce que le terme recouvrait.
C’était l’ultime épreuve. Si elle parvenait à survivre au rituel qui unirait sa
sœur et Oskar pour le reste de leurs vies, alors l’idiote qu’elle avait été
autrefois serait bel et bien enterrée, et le deuil qui avait failli la tuer serait
refoulé une bonne fois pour toutes.
Elle ne ferait plus jamais preuve de faiblesse. Se montrerait implacable vis-
à-vis d’elle-même et des autres. Il ne resterait rien de ce qu’elle avait été… et
elle ne craindrait plus jamais de souffrir de nouveau à ce point.
Novo contempla le tableau des scores qui affichait toujours les résultats du
dernier match. Locaux contre visiteurs. Les locaux l’avaient emporté de dix
points.
Tout irait bien, décida-t-elle en gagnant la sortie.
Oh ! et elle allait faire en sorte d’oublier complètement les sensations
qu’elle avait éprouvées lorsque Peyton s’était trouvé en elle. Absolument,
putain !
CHAPITRE 6

Le soir suivant, Saxton se matérialisa tôt à la maison d’audience, et reprit


forme derrière le garage à deux niveaux de la demeure de style fédéral. Des
doggen étaient venus l’après-midi pour dégager l’allée de la neige de la
tempête, mais il marcha prudemment vers l’entrée de service. Les semelles de
ses beaux mocassins Gucci étaient plus glissantes que des patins sur toute
cette surface lisse et gelée, et, vu à quel point Fritz insistait pour que tout soit
fait à la perfection, l’allée et le parking ressemblaient au glaçage miroir d’un
gâteau.
Lorsqu’il tapa le code et ouvrit la porte de la cuisine, il savait qu’il était le
premier à arriver au travail, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait eu
aucun passage dans la journée. Alors qu’il refermait derrière lui, il avisa les
pâtisseries du jour disposées sur des plateaux d’argent, toutes soigneusement
enveloppées de cellophane pour conserver leur fraîcheur, une grande cafetière
prête à être branchée, et un panier de pommes et de bananes qu’on installerait
dans la salle d’attente.
Les premières audiences ne débutaient pas avant 20 heures, mais Saxton
aimait s’assurer que tous les papiers concernant chaque rencontre privée avec
le roi étaient en ordre, afin que tout se déroule sans accroc, tant pour le bien
de Kolher que pour celui de ses sujets. Avec parfois jusqu’à vingt problèmes
à traiter par nuits, il y avait beaucoup de dossiers à suivre. Certaines
audiences, comme celles en vue d’obtenir une bénédiction pour une union ou
la naissance d’un enfant, étaient simples et relativement rapides. D’autres,
comme celles concernant les héritages, les conflits familiaux, ou les accidents
induisant des dommages corporels, pouvaient s’avérer très complexes et
nécessiter beaucoup de suivi et de contrôle.
Après avoir emprunté le couloir réservé au personnel, il ouvrit la première
porte sur la droite et alluma la lumière. Son bureau était dépourvu de toute
décoration, sans même une peinture ou un dessin sur les murs ; la seconde
table de travail n’offrait, elle non plus, aucun objet d’art à admirer et seuls
des livres de droit garnissaient les simples étagères dans le fond. Il n’y avait
même pas de tapis. Seulement deux fauteuils de bureau à roulettes de chaque
côté de l’espace de travail, un écran auquel il pouvait connecter son
ordinateur portable afin de soulager sa vue, et des placards verrouillés
contenant les dossiers en cours.
Toutes ses notes prises durant les audiences l’étaient à la main car le son
du clavier, si léger soit-il, rendait Kolher complètement dingue. Donc Saxton
consignait d’abord le contenu des entrevues avec un Montblanc avant de les
retranscrire sur ordinateur, et cette double charge de travail présentait un
bénéfice considérable. D’une part, il disposait ainsi d’une trace matérielle de
tout en cas de panne informatique – même si V. ne permettrait jamais que
cela se produise sur son réseau et ses équipements anti-Apple –, mais plus
important encore, pendant que Saxton recopiait ses pleins et ses déliés, il
réfléchissait en même temps aux solutions à apporter et mémorisait les
dossiers.
Il s’installa à la table principale, sortit son ordinateur de sa mallette et le
relia au clavier qu’on avait installé sur un petit plateau coulissant fixé sous le
grand, ainsi qu’à l’écran qui lui épargnait les migraines.
Puis il ressentit comme un blocage.
— Allez, s’encouragea-t-il d’un murmure.
Après avoir allumé l’ordinateur, il se connecta sur sa messagerie où
l’attendaient joyeusement une vingtaine d’e-mails, une communication du
musée d’Art moderne de New York, une publicité pour un antiquaire, ainsi
que des annonces pour une vente de tableaux chez Sotheby’s et une autre de
montres chez Christie’s.
Il ignora l’ensemble.
Le seul intitulé en gras qui attira et retint son attention venait de Blaylock
et indiquait « À la suite à notre discussion ».
Il était arrivé environ une heure après que Saxton avait quitté la demeure la
veille, mais il n’avait pas réussi à le lire chez lui. La simple vue de ce nom
avait condensé sa solitude en une lance froide comme la glace qui lui avait
transpercé la poitrine, et, oui, il aurait largement préféré déplacer le message
dans le courrier indésirable et faire comme s’il ne l’avait jamais reçu. Mais se
soustraire à son devoir vis-à-vis du droit n’était pas une option, même avec ce
chagrin d’amour tenace qui lui brouillait et lui déformait les idées et les
émotions, et Blay cherchait visiblement un avis juridique, quel que soit
l’objet de sa demande.
Ouvrant le message, il lui fallut une minute pour se concentrer sur les
mots, puis la première chose qu’il remarqua fut l’absence de fautes
d’orthographe ou d’erreurs de grammaire, et la ponctuation parfaite des
phrases. Mais c’était Blay. Un mâle raisonnable et méthodique, qui aimait
toujours faire correctement les choses, jusqu’au bout. Et, sans surprise, la
façon dont il présentait les faits et exprimait sa requête était logique et
respectueuse…
Saxton fronça les sourcils en relisant les cinq brefs paragraphes.
Puis il recommença une troisième fois.
Visiblement, les parents du mâle avaient emménagé depuis plusieurs mois
dans une maison au sein d’un quartier humain, situé en très lointaine
banlieue. Saxton ne s’y était jamais rendu, bien entendu, car c’était arrivé
après la fin de leur relation, mais il avait entendu Blay déclarer que la
propriété était magnifique, avec un étang dans le fond du jardin, un porche et
de nombreuses pièces. Sa mahmen n’était pas totalement sous le charme des
lieux parce que c’était trop récent, mais elle s’y faisait.
Le problème concernait une voisine de ses parents, une femelle âgée qui
résidait dans une immense propriété proche de leur quartier. Des promoteurs
humains qui avaient déjà acheté beaucoup de terrains dans le secteur faisaient
pression sur elle pour qu’elle leur vende son bien afin qu’ils puissent
poursuivre le développement de leur projet immobilier et construire un golf et
un country club. Mais elle refusait de partir. Elle vivait dans la ferme que son
compagnon et elle avaient bâtie à la fin du XIXe siècle, et c’était tout ce qui lui
restait de lui et de leur vie commune. D’après Blay, elle n’avait plus
beaucoup d’années à vivre, peut-être une décennie, et son unique souhait était
de finir ses jours là-bas. Mais sa petite-fille s’inquiétait pour sa sécurité.
Les humains tambourinaient à sa porte la journée, la harcelaient par
téléphone et par courrier, et lui envoyaient des paquets remplis de menaces
écrites. Cela durait depuis six mois et la situation semblait empirer de
semaine en semaine, en dépit du fait que la femelle avait clairement établi
qu’elle ne déménagerait pas. Le père de Blay, Rocke, s’était même rendu
chez elle un soir pour tenter d’intervenir, et avait pris une voiture en chasse,
mais rien ne semblait pouvoir raisonner les humains.
Saxton secoua la tête. Ce n’était pas comme si la femelle ou sa famille
pouvaient aller voir la police humaine : « Bonjour, je n’existe techniquement
pas dans votre univers, mais je suis liée par votre droit immobilier et j’ai des
problèmes d’intrusion. Est-ce que vous pouvez m’aider ? »
« Oh ! et ne faites pas attention à mes crocs. »
Il ne pouvait qu’imaginer l’inquiétude de sa famille. Une femelle âgée,
seule, exposée à des humains sans scrupules qui la tourmentaient alors
qu’elle cherchait seulement à vivre ses dernières années en paix.
Et il était impossible de dire jusqu’à quel point la situation dégénérerait.
Les humains constituaient une espèce inférieure, c’était certain. Mais ils
pouvaient être meurtriers.
Tandis qu’il commençait à élaborer un plan d’action dans sa tête, Saxton
tenta d’ignorer le fait que sa détermination était contaminée par le désir
irrationnel d’être indispensable à Blay. Il lui fallait résoudre ce problème, pas
seulement parce que c’était son travail, mais parce que cela risquait bien
d’impressionner favorablement son ancien amant.
Ce qui, naturellement, si on déroulait le fil de ce fantasme jusqu’au bout,
pousserait Blay à rompre son lien avec Vhif, quitter ces deux magnifiques
enfants et s’enfuir de Caldwell avec Saxton.
Oui, tout cela par la simple grâce d’une réponse par e-mail parfaitement
adaptée.
Enfin, cela et l’expulsion réussie de ces voyous de chez la voisine des
parents du mâle.
Après avoir levé les yeux au ciel devant l’absurdité de ses pensées, il
commença à taper sa réponse.
Ses illusions romantiques mises à part, il allait présenter l’affaire à Kolher
et voir ce qui pourrait être fait. À tout le moins, il pourrait rendre justice à une
femelle âgée sans défense, et trouver du réconfort à cela.
Après avoir appuyé sur « Envoyer », il fit pivoter son siège vers la fenêtre
et remonta suffisamment les stores vénitiens pour distinguer le paysage
enneigé derrière les vitres. Tout était recouvert d’une épaisse couche de
poudreuse, la journée ayant été froide d’après les bulletins météo humains
disponibles en ligne. Sous les lumières émanant des autres majestueuses
demeures voisines, le paysage luisait d’un éclat bleuté.
La solitude ressemblait à l’hiver, se dit-il. Comme un froid envahissant,
elle vous piégeait dans votre propre tête parce que ce qui se trouvait à
l’extérieur était trop inhospitalier.
Aurait-il de nouveau chaud un jour ?
À environ trois pâtés de maisons de distance, dans une autre vaste et
élégante demeure, de style Tudor cette fois et non fédéral, Peyton sortit de la
douche et saisit sa serviette monogrammée. Tandis qu’il se séchait, l’air de la
salle de bains était si lourd de vapeur qu’on se serait cru dans un banc de
brouillard. Les miroirs étaient couverts de buée, il avait l’impression
d’inspirer autant d’oxygène que d’eau à chaque respiration et il sentait sa
peau le picoter sous l’effet de la chaleur.
Il venait de rentrer du centre d’entraînement, après que le bus les eut tous
déposés près d’un centre commercial à quelques kilomètres de là, et il
disposait d’une heure avant d’être censé se trouver sur le terrain, en centre-
ville, avec la Confrérie. Mais il avait faim, était fatigué jusqu’à l’épuisement,
et cette douche avait fait que dalle pour le revigorer.
Et puis il y avait son autre petit problème.
— Bordel de merde !
Avec des gestes vicieux, il roula la serviette humide en boule et la lança de
toutes ses forces sur la surface en marbre. Puis il resta planté là, nu comme un
ver, les pieds bien campés sur le sol chauffé, les mains crispées sur les
hanches pour ne pas se mettre à démolir l’endroit.
Ce truc… quoi que cela ait été… dans la salle de kiné avec Novo, refusait
de s’effacer. Chaque fois qu’il clignait des yeux, il la revoyait allongée sur
cette table, les yeux fermés, le visage aussi impassible qu’un foutu cadavre.
Et les souvenirs visuels n’étaient pas le pire. La voix dure et cynique de la
femelle ne cessait de retentir dans sa tête, se moquant de lui, l’insultant, lui
donnant le sentiment d’être un abruti.
Après l’avoir quittée, il avait regagné la salle de pause, terminé la vodka,
puis s’était dirigé trois portes plus loin pour s’effondrer sur un lit d’hôpital.
Toute la journée, les cris étouffés de ce patient psychotique avaient alterné de
façon horrible avec des cauchemars où Peyton se retrouvait nu au milieu
d’une nuée de guêpes. Les hurlements comme les cauchemars n’avaient cessé
de le réveiller, et il aurait fallu déterminer à pile ou face lesquels étaient les
pires.
Quand il avait enfin fait assez sombre dehors pour que le bus puisse les
ramener en ville, il s’était assis à l’avant, au premier rang, parce que Novo
s’installait toujours au fond. Et pendant tout le trajet de retour il avait eu
conscience de sa présence, aussi sûrement que si le corps de la femelle
émettait un signal. Mais il ne l’avait pas entendue prononcer un mot.
La bonne nouvelle ? Il était si préoccupé qu’il avait à peine repensé au
bordel avec Paradis.
Et à présent il était ici, à tenter de calmer ses esprits pour ne pas se faire
tuer lorsqu’il sortirait affronter l’ennemi…
Le coup frappé à la porte de sa chambre était discret, ce qui lui apprit
aussitôt l’identité du visiteur. Génial, putain !
— Oui, dit-il d’un ton sec.
Le doggen de l’autre côté du battant s’exprimait d’une voix hautaine et
bien modulée.
— Messire, pardonnez-moi, mais votre père souhaite s’entretenir avec
vous avant votre départ.
Bon, d’une part, le majordome ne lui demandait absolument pas son
pardon. Et d’autre part il s’agissait d’un ordre direct. Il n’y avait aucun
« souhait » là-dedans.
Peyton posa les mains sur le plan de toilette et s’appuya de tout son poids
sur ses bras.
— A-t-il dit pourquoi il voulait me voir ? demanda-t-il, les dents serrées. Je
n’ai pas beaucoup de temps.
C’était à la fois vrai, sans être le problème. La seule chose qui à tous les
coups lui retournerait encore plus la tête ? Une convocation royale chez
papounet, au menu de laquelle figurerait soit son alcoolisme, soit sa
consommation de drogue. Ces entrevues imposées survenaient de façon assez
régulière ces dernières années, et elles se déroulaient toujours très mal.
Et allons ! il se portait beaucoup mieux depuis qu’il avait rejoint le
programme d’entraînement. Du moins jusqu’au meurtre de sa cousine
Allishon. Il avait de nouveau succombé à ses vieux démons depuis, mais qui
pouvait l’en blâmer ? C’était lui qui avait découvert tout ce sang en se
rendant chez elle. Et oui, bien sûr, d’accord, le fait qu’il transpire encore sa
vodka de la veille était de mauvais augure s’il espérait esquiver la question de
ses problèmes d’addiction, ou du moins présenter un contre-argument plus ou
moins valable.
— Messire ? reprit le majordome de son père.
Il poussa un juron.
— Dis-lui que je dois d’abord m’habiller.
— Comme vous le souhaitez.
Oh ! il ne le souhaitait pas. Absolument pas.
Une bonne demi-heure plus tard, Peyton gagna finalement le rez-de-
chaussée après avoir effectué moult détours, et prit encore tout son temps
avant d’atteindre les portes fermées du bureau paternel. À chaque instant il
s’attendait à ce que le majordome jaillisse de l’office en brandissant un
chronomètre et…
— Il vous attend.
Bingo.
Peyton jeta un coup d’œil par-dessus son épaule au surveillant du couloir.
Le doggen se dressait comme seul le pouvait un serviteur de la vieille école
en livrée appartenant à l’une des familles fondatrices, sa taille moyenne
atteignant des dimensions gigantesques par la seule force de son arrogance.
— Ouais, tu l’as déjà dit, rétorqua le mâle d’une voix traînante. C’est pour
ça que je suis descendu.
Mince ! si la désapprobation du doggen s’épaississait encore, on pourrait
en faire de l’asphalte.
— Je vais le prévenir de votre arrivée, murmura le majordome en se
glissant devant lui pour toquer. Messire ?
— Fais-le entrer, parvint la réponse étouffée.
Le serviteur ouvrit largement les battants sculptés, dévoilant un magnifique
espace tout en acajou, décoré de tapis d’Orient, de livres reliés de cuir et de
lustres en cristal. Profonde et vaste, la pièce comportait une mezzanine
remplie d’étagères qui faisait tout le tour du bureau, accessible par un escalier
cuivré en colimaçon et desservie par une passerelle dotée d’une rampe
ornementée.
Comme il contemplait la balustrade dorée à la feuille, Peyton se rappela
l’époque de son enfance, où il était convaincu qu’il s’agissait de la couronne
d’un roi géant qu’on avait rapportée de quelque pays mystérieux pour
l’installer dans la demeure familiale.
Parce que sa lignée et lui étaient vraiment exceptionnels.
— Peyton. Assieds-toi.
Il tourna les yeux vers son père. Le mâle était assis derrière un bureau aussi
grand qu’un lit king size, le dos droit, les doigts croisés sur le buvard rouge
sang de son sous-main. Peythone portait un costume foncé avec une cravate
parfaitement nouée, une chemise blanche et une pochette assortie. Une
discrète montre Cartier apparaissait sous ses manchettes, dont les boutons en
or étaient ornés de rubis birmans.
Ce n’est que lorsque son géniteur indiqua le fauteuil vide en face de lui que
Peyton se rendit compte qu’il n’avait pas bougé.
— Comment vous portez-vous, père ? s’enquit-il en s’avançant vers le
siège.
— Je vais bien. Que c’est aimable à toi de demander.
— À quoi ça rime, tout ça ?
— Assieds-toi.
— En fait, je suis bien ici. (Debout derrière le fauteuil, il croisa les bras sur
son torse.) Que puis-je faire pour vous ?
— Assieds-toi, s’il te plaît. (Son père désigna de nouveau du menton le
siège tendu de soie.) Ensuite nous pourrons discuter.
Peyton regarda autour de lui et ne retira strictement aucun soutien moral à
voir les portraits posés devant les livres, sur le rebord de la cheminée qui
crépitait doucement, ou sur les tables basses du coin salon.
Serrant les molaires, il contourna le siège et s’y assit lentement. Au point
où il en était, il pouvait aussi bien affronter les récriminations paternelles,
quelles qu’elles soient…
— Es-tu obligé de porter ces vêtements à la maison ?
Le mâle s’observa. La veste en cuir, l’épais pantalon de combat et les
rangers à bout métallique constituaient la tenue ordinaire des élèves du
programme d’entraînement.
Si seulement vous pouviez voir les armes dessous, songea-t-il.
— Que voulez-vous de moi, père ?
Peythone s’éclaircit la voix.
— Je crois qu’il est temps de discuter de ton avenir.
Et de quel avenir parlez-vous exactement ? s’interrogea-t-il. Celui qui
ressemble à un épisode d’Appels d’urgence ?
Comme son père ne développait pas, Peyton haussa les épaules.
— Je fais partie du programme d’entraînement. Je suis un guerrier…
— Nous savons tous deux que ce n’est qu’un exutoire à tes problèmes…
— Certainement pas, et c’est vous qui vouliez me voir intégrer ce
programme.
— Parce que j’espérais que cela ferait de toi un…
— Quelqu’un comme vous ? Oui, c’est vrai, vous êtes un vrai dur à cuire.
— Surveille ton langage, lança son père. Et permets-moi de te rappeler que
ta vie ne t’appartient pas. Elle appartient à cette lignée dont tu fais partie, tout
comme moi, et, à ce titre, il me revient de te remettre dans le droit chemin.
Peyton se pencha en avant sur son siège.
— Je suis…
Son géniteur lui coupa carrément la parole.
— Et par conséquent je souhaiterais te faire rencontrer une femelle. Elle
est issue d’une famille convenable et, avant que tu ne t’inquiètes, jugée par
tous comme étant très belle. Je suis certain que physiquement au moins elle
sera à ton goût. Si tu es intelligent, tu songeras à elle en toute équité, sans
tenir compte du sentiment de révolte que tu risques de te sentir obligé de
ressentir parce que c’est moi qui suis à l’origine de cette idée. J’ai ton intérêt
à cœur, et je t’implore de le considérer toi aussi.
Implorer ? Mon cul ! tu n’implores rien du tout, se dit Peyton.
— Bien entendu, si tu ne te comportes pas de la façon qu’il convient…
(son père esquissa un sourire froid) je serai contraint de réduire ta pension.
— J’ai un boulot.
— Le métier de soldat ne paie pas cela. (Le mâle désigna le bureau d’un
geste si ample qu’il était évident qu’il faisait référence au domaine tout
entier. Et peut-être même à la moitié de Caldwell.) Et, étrangement, je ne
pense pas que tu te sentirais bien sans ce niveau de vie-là. Tu n’as pas cette
audace.
Peyton détourna le regard et avisa le portrait d’un mâle en habit de cour du
XIXe siècle. Son père, bien entendu. Tous les portraits représentaient son
géniteur, à chaque étape de sa vie, comme s’il mettait quiconque au défi de
remettre en cause son statut.
— Pourquoi avez-vous une si piètre opinion de moi, murmura-t-il.
— Pourquoi ? Parce que j’ai survécu aux festins comme à la famine. Aux
guerres, humaines aussi bien que vampires. J’ai traversé le vaste océan et
établi notre base ici avant n’importe quelle autre famille. Je suis à la tête de
cette grande lignée et je me suis conduit avec honneur tout au long des
siècles, en demeurant fidèle à ta mahmen et en lui faisant don de toi, le fruit
de mes reins. J’ai trois doctorats d’universités humaines et je suis un expert
certifié en droit ancien. Je suis également violoniste virtuose et je parle douze
langues. Dis-moi, qu’as-tu fait, toi ? Ai-je quelque part manqué tes immenses
accomplissements en n’ayant relevé que ta capacité à consommer de grandes
quantités d’alcool et d’autres drogues dans cette chambre que je te fournis
gratuitement sous mon toit ? Hum ?
Peyton le laissa dire sans réagir et envisagea de se lever pour sortir. Au lieu
de quoi, il murmura :
— Puis-je vous demander quelque chose ?
Son père tourna les paumes vers le plafond haut et voûté.
— Mais bien entendu. J’accepte volontiers toutes tes questions.
— Pourquoi avoir voulu que je participe au programme d’entraînement ?
— Il était temps que tu fasses un peu honneur à cette famille. Au lieu de lui
faire honte.
— Non… (Peyton secoua la tête.) Je ne pense pas que ce soit pour cela.
— Est-ce qu’on t’apprend à lire dans les pensées là-bas, alors ?
Le mâle se leva.
— Je crois que vous m’y avez envoyé parce que vous pensiez que j’allais
échouer et que vous aviez hâte d’ajouter cela à la liste des choses qui vous
permet d’asseoir toujours davantage votre sentiment de supériorité vis-à-vis
de moi.
Son père imita avec talent l’air insulté. Mais la lueur dans ses yeux le
trahit… Oh ! il y avait une méchante petite lueur là-dedans, et c’était celle de
la vérité, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non. Cesse de tout dramatiser.
— Ouais, c’est bien ce que je pensais, conclut Peyton en tournant les
talons.
À chaque pas qu’il fit vers la porte, son malaise intérieur empira. Dans sa
tête, il revit l’expression de Paradis lorsqu’il lui avait avoué son amour. Puis
il dut subir ce plan rapproché de Novo allongée sous lui comme si elle
endurait une punition. Et, la cerise sur le gâteau, ce fut le visage de son
géniteur et la profonde aversion dont il n’avait jamais compris la cause
auparavant, affleurant derrière la fine ossature patricienne, parfaitement
semblable à la sienne.
Quand il atteignit le battant, il lança par-dessus son épaule :
— Je rencontrerai la femelle. Dites-moi seulement où et quand, et je serai
là.
Son père eut littéralement un sursaut de stupéfaction, dont il se remit bien
vite.
— Très bien, dans ce cas. Je vais arranger un rendez-vous. Et j’ose croire
que tu te comporteras avec la dignité qu’il convient. Selon mes critères, et
non les tiens.
— Bien sûr. D’accord. (Il sortit.) Peu importe.
Tout en refermant la porte derrière lui, il était surpris de ce qu’il avait
accepté. Mais ensuite il comprit : pourquoi ne pas essayer de faire comme
son père le voulait. Il ne l’appréciait pas, ne le respectait pas, mais son
existence n’était pas reluisante quand lui-même, Peyton, était aux
commandes. Au cours des cinq dernières années, tout ce qu’il avait réussi à
accomplir s’était soldé par des dommages à son foie, des envies impérieuses
de cannabis et un chagrin d’amour.
Peut-être qu’une autre façon de faire donnerait de meilleurs résultats.
Les choses ne pouvaient certainement pas empirer.
— Messire, débuta le majordome avec condescendance.
— La ferme !
Il décocha un regard noir au doggen tout en gagnant la porte d’entrée.
— Je suis armé et je sais tirer, et tu ne peux pas battre une balle à la course,
je te le garantis.
Alors que le serviteur de son père se mettait à postillonner comme le
moteur d’une vieille voiture, Peyton se glissa dehors et poursuivit son
chemin.
S’il vous plaît, laissez-moi me battre ce soir, se dit-il. Ne serait-ce que
pour ne pas rentrer à l’aube en ayant toujours envie de buter quelqu’un.
CHAPITRE 7

Quand elle se matérialisa sur le toit d’un immeuble à l’angle de la 16e Rue
et de Trade, Novo avait un pistolet sanglé à la hanche droite, un autre dans le
bas du dos, deux dagues sur le torse et une chaîne dans sa veste en cuir. Elle
portait un pantalon en cuir qui lui moulait les cuisses et les mollets et des
rangers aux pieds. Elle avait enfilé une paire de lunettes de moto teintées sur
son visage, dans un double objectif : protéger ses yeux du vent pour éviter de
pleurer, et atténuer la lueur des phares et des réverbères, qui pouvait vous
aveugler lorsqu’elle se réfléchissait sur la neige, ou simplement troubler votre
champ de vision lors d’un combat.
Tandis qu’une rafale déferlait à travers le paysage urbain composé
d’immeubles résidentiels et de petites boutiques miteuses, elle ressentit la
morsure du froid au niveau des jambes, mais cela ne durerait pas. Bientôt, dès
qu’elle se mettrait en mouvement, elle ne sentirait plus rien, et, à ce sujet, où
se trouvaient les autres, putain !? Déployant tous ses sens, elle pria pour
détecter un mouvement, une odeur de talc pour bébé… merde ! même un
simple humain animé de mauvaises intentions, bien que tout cela soit
prématuré. Elle n’avait pas le droit d’engager le combat avec quiconque avant
l’arrivée des frères et des autres recrues.
Lorsqu’elle sentit une main lui taper sur l’épaule, elle pivota en dégainant
l’une de ses lames…
— John Matthew. (Elle baissa son arme.) Seigneur ! je ne t’ai pas entendu.
Le mâle fit bouger ses mains afin de s’exprimer en langue des signes, et
elle fronça les sourcils sous l’effet de la concentration pour déchiffrer les
mots. Heureusement qu’il lui laissait un peu de temps entre chaque signe
parce qu’elle était débutante dans ce domaine et lisait lentement, lettre par
lettre.
— Je sais. Je dois surveiller mes arrières. Tu as raison.
Elle s’inclina, chose qu’elle faisait rarement. Mais John Matthew n’était
pas qu’un expert dans toutes sortes d’arts martiaux ; c’était aussi l’un des
rares mâles auxquels elle avait fait confiance dès le départ. Il y avait quelque
chose chez lui, une sorte de calme paisible quand il vous regardait dans les
yeux, qui n’était jamais menaçant. Pour elle, cela équivalait à la sécurité, une
chose à laquelle elle n’était pas habituée.
Il se remit à signer, et elle hocha la tête.
— D’accord, j’aimerais bien être en binôme avec toi ce soir… Attends…
tu peux recommencer ? Oh… d’accord, oui, j’ai compris. Oui, j’ai des
chargeurs supplémentaires. Quatre. (Elle tapota le devant de sa veste.) Ici et
là. (Elle opina de nouveau.) Et une chaîne. Quoi ? Eh bien, je vois cela
comme la seule sorte de bracelet qu’une femelle dans mon genre portera
jamais.
John Matthew sourit, dévoilant ses crocs. Et lorsqu’il lui tendit son poing
elle tapa le sien dessus.
Un à un, les autres se matérialisèrent sur les lieux, Axe, Boone, Paradis et
Craeg se pointèrent les premiers, suivis de Fhurie et Zadiste, puis de Viszs,
Rhage et Souffhrance.
— Où est le golden boy ? demanda le frère Viszs en s’allumant une roulée.
Peyton ne nous fait pas la grâce de sa foutue présence ce soir ?
Pour faire comme si cette absence lui importait peu, Novo recommença la
vérification de ses armes et munitions qu’elle venait d’effectuer pour John
Matthew…
La vague de chaleur qui lui parcourut soudain le corps lui apprit à la
fraction de seconde près à quel moment Peyton surgit de nulle part.
Mais ce n’était que de la gêne, se dit-elle. Une gêne banale, fondée sur
l’hostilité et le ressentiment, avec peut-être une minuscule dose d’anxiété,
parce que, c’était vrai, elle s’était autorisée à se montrer vulnérable la veille.
Même si Peyton ne le savait pas, elle si.
Rétrospectivement, elle n’aurait pas dû se servir de lui de cette façon. Non
parce que cela avait blessé le mâle. Merde ! il s’en foutait ; elle le savait à la
façon dont il se comportait avec ces bimbos dans les clubs. Non, au final,
c’était à elle que cela avait causé du tort.
Oui, même vingt-quatre heures plus tard, son corps réclamait toujours ce
qu’on lui avait refusé.
Mais bref. Inutile d’y songer davantage, et, ça alors ! sortir sur le terrain et
essayer de ne pas se faire tuer en attaquant l’ennemi était exactement le genre
d’impératif qu’il lui fallait pour effacer tout le reste de son esprit.
Même Sophy et Oskar.
Il y eut un bref passage en revue des positions de chacun et un rappel du
protocole d’attaque, suivi d’une occasion de poser des questions, qu’aucune
recrue ne saisit : tout le monde était au clair sur ce qu’on attendait d’eux
parce qu’on le leur avait martelé en classe.
Avec un peu d’espoir, ce soir ils buteraient quelques éradiqueurs.
Il ne restait plus beaucoup de tueurs à présent, et elle se rendait compte que
la Confrérie concentrait toute son attention sur l’achèvement tant attendu de
la guerre : les guerriers étaient nerveux, comme s’ils avaient conscience
d’une pression invisible qui allait en s’intensifiant, et cela, ajouté à quelques
conversations entendues par hasard sur l’Oméga, la poussait à croire que les
choses arrivaient à un point critique.
À quoi ressemblerait le monde sans la Société des éradiqueurs ? C’était
presque inconcevable… et cela la poussait à s’interroger sur le futur rôle des
recrues s’il n’y avait plus de guerre. Bien sûr, il faudrait toujours se méfier
des humains, mais c’était un problème de coexistence, pas de confrontation
pour la survie.
En supposant que ces rats sans queue n’apprennent jamais l’existence de
l’espèce.
Dans le cas contraire ? À coup sûr, cela relancerait la partie d’une très
mauvaise manière.
— Allons-y, annonça le frère Fhurie.
Par paires, ils se dématérialisèrent jusqu’à leurs positions et, dès qu’elle et
John Matthew eurent repris forme, ils avancèrent à un rythme régulier
directement sur la chaussée. Grâce à la tempête, les trottoirs étaient
impraticables, n’offrant rien d’autre à voir que de profondes empreintes de
pas gelées dans l’épais manteau neigeux, tels des fossiles dans la pierre.
Bien qu’on les ait assignés à un croisement situé à dix ou quinze rues plus
à l’ouest du point de rendez-vous de départ, le quartier était identique,
composé de vieux immeubles : des bâtiments de quatre ou cinq étages étroits,
abritant sous leurs toits huit à dix appartements à loyers bloqués. Des voitures
étaient garées tout le long du trottoir, espacées d’à peine quelques centimètres
les unes des autres et, avec l’énorme chute de neige de la tempête,
l’alignement de véhicules ressemblait à une gigantesque congère
ininterrompue, seuls quelques poignées et soupçons de peintures apparaissant
çà et là sur les côtés. Le passage des chasse-neige les avait toutes ensevelies ;
il faudrait des jours de soleil ou des heures de pelletage avant que les
propriétaires puissent les déplacer.
Examinant les alentours, Novo prit note du piètre état des réverbères. La
plupart étaient éteints, certains parce qu’il manquait une ampoule… les autres
parce que leur coiffe en verre était tombée ou avait été percée d’une balle. Le
peu de lumière émanait des rares fenêtres encore éclairées, soit parce que les
rideaux étaient d’assez mauvaise qualité pour laisser filtrer l’éclairage, soit
parce que le store qu’on avait baissé était tellement troué qu’il ressemblait à
une persienne.
Il n’y avait pas d’humain dehors, nulle part.
Et, tandis qu’elle jaugeait du regard la piste piétinée qui menait à l’entrée
de l’un des immeubles, elle tenta d’imaginer ce que cela faisait de se déplacer
dans ces rues durant le jour. C’était étrange de penser que Caldwell possédait
cet autre visage, cette activité diurne qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu
de ses yeux. Des échos en filtraient à travers les infos, ces traces dans la
neige, ces voitures enfouies, et ces vagues preuves d’existence, comme les
lumières aux fenêtres d’habitants terrés, enfermés, pour l’instant immobiles.
Mais au cours de leurs inspections nocturnes ils ne percevaient pas la vraie
saveur de cet autre visage, car les gens respectueux de la loi avaient tendance
à se mettre à l’abri chez eux et à y rester passé 22 heures…
John Matthew et elle s’arrêtèrent en même temps.
Trois pâtés de maisons devant eux, deux silhouettes apparurent au coin de
la rue. La première devançait légèrement la seconde, et les deux étaient assez
grandes pour appartenir forcément à des mâles. Quoi qu’il en soit, les
nouveaux venus marchaient également sur la chaussée et s’immobilisèrent
eux aussi dès qu’ils se rendirent compte qu’ils n’étaient pas seuls.
Novo dégaina le pistolet sanglé à sa hanche, mais garda le bras tendu le
long de sa cuisse. Du coin de l’œil, elle nota que son coéquipier faisait de
même.
Le vent soufflait dans leur dos, et c’était un désavantage : s’il s’agissait
d’éradiqueurs, ceux-ci identifieraient leurs odeurs, mais JM et elle ignoraient
s’ils se trouvaient face à des voyous humains ou à des tueurs.
Peu importe, la décharge d’adrénaline et la poussée d’énergie intérieure qui
la parcoururent lui donnèrent la bienheureuse sensation d’être vivante et
d’avoir l’esprit dégagé, comme si ses émotions rentraient dans le rang à la
façon d’écoliers réprimandés par leur maître.
Ses instincts de combattante prirent le dessus et son corps se mua en
antenne pour capter toute information susceptible d’améliorer son attaque.
Bon sang ! elle aurait bien aimé que le vent change de direction…
Les deux humains, ou tueurs, ou quoi qu’ils soient se retournèrent et
repartirent dans la direction d’où ils étaient venus, puis disparurent au coin de
la rue.
Quand John Matthew lui donna un coup de coude, elle hocha la tête.
Et la traque fut lancée.

Dès que Saxton eut achevé d’exposer son affaire au roi, il se tut et attendit
patiemment la réponse.
La salle d’audience, qui était autrefois la salle à manger de réception de la
demeure, était déserte mis à part eux deux, les fauteuils disposés devant le feu
étaient vides, de même que l’alignement de sièges supplémentaires que l’on
pouvait disposer en cercle en cas de besoin. Sur le côté, le bureau de Saxton
était prêt pour la nuit, avec ses piles bien nettes de dossiers, son tampon légal,
et plusieurs de ses stylos, qui étaient tout ce dont il avait besoin pour
travailler.
Kolher allait et venait dans l’espace dégagé en silence, car le bruit de ses
rangers était étouffé par un tapis d’Orient assez grand pour recouvrir un
parking de supermarché. George, son chien guide d’aveugle, bien que
débarrassé de son harnais, était toujours aux aguets. Le golden retriever
trottinait sur les talons de son maître, sa grosse tête carrée et ses oreilles
bouclées triangulaires penchées comme s’il se demandait s’il devait
intervenir au cas où son maître changerait de trajet.
— On ne pourrait pas tout simplement tuer les promoteurs immobiliers qui
harcèlent cette vieille femelle, marmonna le roi en s’arrêtant sous un lustre en
cristal qui aurait pu faire office de constellation. Je veux dire, ce serait
tellement plus efficace.
Oui, songea Saxton. Il était parti du principe que ce serait la première
réaction du mâle et, en réalité, le souverain était parfaitement capable
d’appeler un frère et de l’envoyer là-bas avec un pistolet chargé dans la
minute suivante, même s’il s’agissait de commettre un meurtre. Mais bon,
Kolher ne se souciait pas particulièrement des humains, bien que sa reine soit
de cette espèce. Et en réalité les premières fois où le roi avait suggéré ce
genre de solution expéditive pour régler un problème d’homo sapiens, Saxton
s’était demandé s’il s’agissait d’une plaisanterie. Puis il avait été stupéfait de
devoir détourner le mâle de cette idée.
Désormais, c’était de l’histoire ancienne.
— Cela aurait assurément le mérite de la simplicité. (L’avocat s’inclina en
dépit du fait que le roi ne pouvait pas le voir.) Mais mon seigneur voudrait
peut-être envisager, du moins au départ, une approche plus mesurée. Quelque
chose avec plus de diplomatie et moins de balles.
— Tu casses vraiment l’ambiance. (Mais Kolher sourit.) Ma mahmen et
mon père t’auraient apprécié. Ils étaient pacifistes, eux aussi.
— Dans ce cas précis, l’objectif ne serait pas tant d’obtenir la paix que
d’éviter les complications avec les forces de l’ordre humaines.
— Très bien. Que proposes-tu ?
— J’ai songé que je pourrais peut-être me rendre sur place et discuter avec
la femelle pour m’assurer que ses titres de propriété sont légaux du point de
vue humain. À la suite de quoi, j’intercéderais en son nom auprès de ces
hommes et m’efforcerais de les convaincre de cesser leur harcèlement.
Puisque nous sommes en hiver, je peux accomplir ces deux tâches avant que
les audiences débutent ici, car la nuit dure longtemps.
— Je ne veux pas que tu te rendes là-bas seul.
— Rien n’indique que ces humains soient réellement dangereux. En outre,
j’ai vécu facilement sans…
— Pardon, quoi ? Tu es en train de parler ? J’entends comme un bruit de
fond. (Quand Saxton se tut, le roi hocha la tête.) Oui, je me disais bien que tu
n’allais pas argumenter contre moi. Abalone et toi êtes les seuls étrangers en
qui j’ai confiance pour m’épauler dans ma mission ici. Donc, oui, je refuse de
jouer ta vie sur un coup de dés. En dehors du fait que j’arrive à supporter ta
présence à mon côté dix heures d’affilée toutes les nuits – ce qui est un putain
de miracle –, il y a cet autre petit détail embêtant : tu es archicompétent dans
ton domaine.
L’avocat s’inclina de nouveau.
— C’est un très grand compliment que vous me faites là. Mais malgré tout
le respect que je vous dois je ne suis pas d’accord avec vous quant aux
risques que je pourrais courir, et…
— Tu vas faire comme je l’ordonne. (Kolher tapa des mains.) Parfait.
J’adore quand on s’accorde comme ça.
Saxton cligna des yeux. Puis se racla la gorge.
— Oui, seigneur. Bien entendu. (Il s’interrompit pour choisir ses mots avec
soin.) Je souhaiterais toutefois souligner que la Confrérie et les recrues sont
mieux employées à vous protéger ici et à se battre en centre-ville. Et que, s’ils
ne sont pas de service, c’est qu’ils prennent un repos nécessaire à leur
rétablissement. En termes d’allocation de ressources, me protéger n’est pas
une priorité essentielle.
Il y eut un bref silence.
— Je sais qui va s’en charger. Et on en a fini sur ce sujet, toi et moi.
Alors que le roi le dominait de toute sa hauteur, les sourcils froncés
derrière ses lunettes de soleil, sa taille incroyable faisant paraître la vaste
pièce toute petite, Saxton sut que, en effet, la discussion s’arrêtait là. En dépit
de tout le travail de collaboration qu’ils effectuaient avec les civils, il valait
mieux ne jamais oublier que le mâle était un tueur de sang-froid, très versé
dans l’art et l’horreur de la guerre avant de s’asseoir sur le trône.
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
CHAPITRE 8

Ruhn, qui remontait l’allée dégagée de la maison d’audience, s’emmitoufla


dans son vieux caban en laine. Il n’avait pas pris la peine d’emporter des
gants au moment de quitter la demeure de la Confrérie et, dans ses poches,
ses paumes étaient moites à force de serrer les poings.
S’arrêtant au sommet des marches qui menaient à l’entrée, il ne put
s’empêcher de se remémorer la première fois qu’il s’était rendu dans cette
élégante maison ancienne.
Il était venu là à la recherche de sa nièce, Bitty, après avoir appris
l’existence d’un avis sur Facebook annonçant le décès de sa sœur. À
l’époque, il s’était tenu devant cette grande porte animé d’un peu d’espoir,
car sa longue quête pour retrouver sa famille de sang connaissait enfin un
rebondissement après une longue série de démarches qui s’étaient tristement
révélées infructueuses et l’avaient beaucoup découragé.
À l’époque, il ignorait ce que lui réservait l’avenir. Mais pour finir il avait
récolté une bénédiction après l’autre, dont le total n’avoisinait rien de moins
qu’un miraculeux coup de fortune, de camaraderie et de générosité.
Mais peut-être que tout cela était bel et bien fini à présent, et il s’attendait à
un tel retournement de situation. Tôt ou tard, l’équilibre naturel devait
s’appliquer, et cela signifiait que tous ces bienfaits devaient inévitablement,
d’une façon ou d’une autre, disparaître au profit sans doute de nouveaux
malheurs.
Une convocation officielle par le roi à la maison d’audience ? De quoi
pourrait-il s’agir d’autre, hormis d’une mauvaise nouvelle ?
Et à dire vrai il se doutait du sujet…
La porte s’ouvrit en grand et le frère Vhif s’effaça pour le laisser passer.
— Salut. T’as besoin de quelque chose ?
Ruhn s’inclina profondément.
— Pardonnez-moi. On m’a convoqué. Est-ce que c’est à cause du
déneigement ?
— De quoi ?
— La neige ?
Tandis qu’ils se dévisageaient, comme s’ils espéraient tous les deux qu’un
traducteur intervienne pour dissiper la confusion, Saxton, l’avoué du roi,
sortit de la salle d’audience en compagnie de deux civils, un mâle et une
femelle. L’avocat discutait avec son calme et ses manières aristocratiques
habituels.
— … vous recevrez un e-mail de ma part détaillant les recours légaux et
expliquant les implications de votre action en justice…
Saxton s’interrompit à la seconde où il aperçut Ruhn. Puis il le toisa
rapidement de la tête aux pieds, comme on le ferait d’un indésirable.
Le mâle se racla la gorge.
— Bonsoir. Auriez-vous l’amabilité d’entrer tout de suite ? Monseigneur
vous attend, je vous rejoins dans un instant.
Ruhn observa le couple. Le frère Vhif. Puis jeta un rapide coup d’œil
derrière lui à… absolument personne.
Très bien. Visiblement, c’était à lui qu’on s’adressait.
Il s’inclina devant l’avoué.
— Mais bien entendu. Merci.
Traversant la foule compacte du vestibule – bon, d’accord, ils n’étaient que
quatre en plus de lui, dans un espace assez vaste pour garer huit voitures
mais, bon sang ! il avait l’impression de ne pas avoir assez de place pour
respirer –, Ruhn pénétra dans la grande salle d’audience sur la pointe des
pieds.
Le roi sentit immédiatement sa présence et le grand monarque se redressa
après avoir déposé un bol d’eau près du feu pour son chien.
Pendant que George remuait la queue et se mettait à boire, Kolher se
tourna vers son visiteur en dépit de sa cécité.
— Salut.
Le chef de tous les vampires désigna l’un des fauteuils près du feu sans
bouger la tête.
— Assieds-toi.
— Oui, seigneur.
Ruhn s’inclina très bas, puis se hâta de traverser le tapis aux larges motifs.
En s’installant sur le siège, il s’efforça de ne pas se laisser tomber de tout son
poids trop vite. Il avait bien conscience de sa stature imposante, et la dernière
chose qu’il souhaitait était casser quelque chose.
— Alors, comment vas-tu ?
Ruhn remua nerveusement dans son fauteuil alors que le roi s’approchait.
— Je vous demande pardon ?
Kolher s’assit pendant que le chien continuait à laper en émettant un petit
clapotis rythmique.
— C’est une question plutôt claire, non ?
— Euh… je me porte bien, seigneur. Je vous remercie.
— Bien. C’est très bien.
George souleva la tête et se lécha les babines au-dessus du bol, comme s’il
ne voulait pas laisser une traînée de gouttelettes. Puis il rejoignit son maître et
s’assit en rond à ses pieds afin que celui-ci lui caresse les oreilles.
Incapable de supporter davantage le silence, Ruhn s’éclaircit la voix.
— Seigneur, si je puis…
— Oui ?
Kolher fit jouer l’articulation de son épaule, qui laissa échapper un
craquement si sonore que Ruhn ne put retenir une grimace.
— Allez.
— Souhaitez-vous que je quitte les lieux ?
Les sourcils noirs disparurent derrière les verres fumés des lunettes de
soleil.
— Je t’ai demandé de venir ici. Alors pourquoi voudrais-je que tu t’en
ailles ?
— Je parlais de la demeure, seigneur.
— Quoi ?
— Je peux dégager mes affaires, si vous le souhaitez, même si j’aimerais
rester à Caldwell pour garder le contact avec Bitty…
— Mais de quoi parles-tu, bordel ?
Ce n’était pas une question. Plutôt un flingue braqué sur sa tête.
Dans le silence qui suivit, Ruhn jeta un coup d’œil au golden retriever, qui
s’allongea promptement comme s’il ne souhaitait pas se montrer grossier
envers l’invité, mais devait suivre les décisions de son maître et, par
conséquent, rester à l’écart en cas de quiproquo ou de conflit.
— Je suppose que c’est à propos du pelletage d’hier soir ? reprit le mâle.
Quand le roi ouvrit la bouche, son expression d’incrédulité suggérait que le
malentendu entre eux empirait, au lieu de se dissiper.
— Laisse-moi réessayer. De quoi parles-tu, bordel ?
Saxton entra et referma la double porte derrière lui.
— En un sens, c’est un peu à cause du pelletage, intervint-il.
Ruhn se racla la gorge et se sentit stupide. Il n’aurait jamais dû croire que
cet aristocrate tiendrait sa parole de ne pas le dénoncer.
— Je voulais juste aider. J’ai veillé à ne pas érafler le perron, et…
— Bon, je ne sais pas de quoi tu causes et je m’en fiche. (Kolher repoussa
sa chevelure en arrière d’un geste impatient.) Tu es ici parce que Saxton m’a
appris que tu cherchais un moyen de gagner ton gîte et ton couvert. Donc j’ai
un boulot pour toi.
Le regard du mâle passa de l’un à l’autre.
— Je ne suis pas obligé de partir ?
— Merde ! non. Qu’est-ce qui t’a donné une idée pareille ?
Ruhn ne prit pas la peine de dissimuler son soupir de soulagement.
— Oh ! seigneur, merci. Quoi que vous exigiez de moi, soyez assuré que je
l’accomplirai de mon mieux. Je ne supporte pas de vivre aux dépens de votre
générosité.
— Génial. Je veux que tu l’accompagnes faire une visite à une de mes
civiles qui rencontre des problèmes avec des humains.
Ruhn ne put s’empêcher de sourciller.
— Pardonnez-moi, seigneur, mais je ne sais ni lire ni écrire. En quoi
pourrais-je aider l’avoué royal dans son travail ?
Saxton s’avança et, ce faisant, son odeur parvint aux narines du mâle, et
cela lui parut étrange de le remarquer. Mais bon, rien dans cette visite ne lui
paraissait normal.
— Notre roi souhaiterait que je sois accompagné afin de protéger ma visite
auprès de cette civile, expliqua-t-il. Les frères, les soldats et les recrues sont
occupés ailleurs sur le terrain, à protéger cette maison ou à se reposer, et en
assigner un à cette tâche serait en quelque sorte un détournement de
ressources.
Kolher leva la main.
— Écoute. Je veux juste que tu sois là au cas où l’un de ces humains ferait
une crise de stupidité aiguë. Ce n’est pas une situation de guerre, mais je
n’aime pas non plus l’idée que Saxton se rende là-bas sans personne pour
surveiller ses arrières. Et d’après la rumeur… tu sais te battre… sacrément
bien, d’ailleurs.
Comme il détournait la tête, Ruhn sentit Saxton le dévisager, et il éprouva
un instant la tentation de nier… ou au moins d’édulcorer son passé. Bien
entendu, il ne pouvait le faire sans contredire son roi et mentir effrontément.
En outre, on avait certainement prévenu l’avoué à son sujet.
— Encore une fois, je ne m’attends pas à ce que l’un d’entre vous soit en
danger, reprit Kolher. Mais je ne peux pas promettre que vous ne
rencontrerez pas un petit conflit. Mais rien que tu ne puisses gérer ; pas avec
ce que tu as déjà affronté.
Alors qu’un accablement ancien et familier s’installait sur ses épaules avec
le poids d’une montagne, le mâle laissa tomber sa tête et demeura silencieux.
— Tu n’es pas obligé d’accepter, reprit le roi d’un ton égal. Ce n’est pas
une condition pour que tu continues à vivre à la maison.
Au bout d’un moment, Ruhn regarda son souverain. Le grand roi aveugle
l’observait avec une telle intensité qu’on aurait juré qu’il y voyait
parfaitement. Puis il dilata les narines comme s’il humait une odeur dans
l’air.
Soudain, Kolher tourna la tête en direction de son avocat.
— C’est bon, je vais te trouver quelqu’un d’autre…
— Je vais le faire, intervint Ruhn d’une voix rauque.
Puis il poursuivit en langue ancienne :
— Je vous suis fort redevable de m’avoir accueilli dans votre foyer sacré
et de me permettre d’y résider. Accomplir ce service est un honneur.
Il força son corps à quitter le fauteuil et s’avança pour s’agenouiller devant
les bottes du roi.
Mais celui-ci ne tendit pas le diamant noir pour sceller la promesse.
— Tu en es sûr ? Je ne suis pas du genre à forcer les gens à faire quoi que
ce soit qui leur répugne… enfin, pas ceux que je ne veux pas tuer pour
survivre ou m’amuser.
— J’en suis sûr.
Le roi dilata encore les narines. Puis il hocha la tête.
— Qu’il en soit donc ainsi.
Lorsqu’on lui tendit l’anneau, Ruhn embrassa l’énorme pierre.
— En ceci comme en tout, je ne vous ferai pas défaut, seigneur.
Au moment de se relever, il coula un regard à Saxton. Celui-ci le
dévisageait toujours, une expression impénétrable sur ses traits d’une beauté
si parfaite qu’ils en étaient déjà intimidants en soi, et c’était sans compter sa
façon toujours si intelligente de s’exprimer, ses manières impeccables ou ses
vêtements élégants et d’excellente qualité.
— Avec votre permission, seigneur, j’aimerais le raccompagner dehors, dit
le mâle. Et vous pourriez en profiter pour faire une pause et vous restaurer.
Nous avons encore trois heures de travail devant nous.
Ruhn eut vaguement conscience que Kolher prononça encore quelques
mots et que Saxton lui répondit.
Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était de nouveau entraîné.
La dernière chose qu’il souhaitait c’était affronter quoi que ce soit ou
quiconque de façon offensive ou défensive.
Il avait laissé tout cela derrière lui.
Mais il ne pouvait rien refuser à son roi. Ni contester le fait que, oui, il
comprenait pourquoi tout le monde voulait protéger l’avoué. Le gentilhomme
était si intelligent et si essentiel à la mission que le souverain accomplissait
ici. Ruhn avait entendu les histoires qui circulaient à table. Saxton était
indispensable.
Avec un peu de chance, s’admonesta-t-il, il n’aurait pas besoin de tuer qui
que ce soit, cette fois-ci. C’était la partie qu’il détestait vraiment.
Même s’il était très, très doué pour cela.

Il ne s’agissait que d’humains.


Lorsque Novo et John Matthew reprirent forme dans l’ombre et sous le
vent par rapport aux deux noctambules, il fut tout à fait clair qu’ils n’avaient
pas affaire à des éradiqueurs. Ce qui ne voulait pas dire que les deux hommes
ne présentaient pas une menace potentielle et ne pouvaient donc pas être tués.
Mais il aurait fallu pour cela une véritable provocation de leur part, et, même
si elle se sentait fort capable de manigancer un coup tordu qui les obligerait à
réagir, elle trouvait que c’était un stratagème de mauviette qui, de plus, allait
à l’encontre des règles.
Vivre et laisser vivre, sauf si on était forcé de se battre.
— Bon sang ! marmonna-t-elle.
John Matthew opina. Puis désigna l’endroit où ils étaient juste avant qu’ils
ne se dématérialisent.
— Ouais, on ferait mieux de rester dans les rails.
Vingt minutes plus tard, ils avaient ratissé la première partie de leur secteur
et ils firent demi-tour. Et c’était vraiment bizarre : tandis qu’ils passaient d’un
pâté de maisons à l’autre, elle se rappela ses premières nuits sur le terrain.
L’un des grands défis de ce genre de boulot était de ne pas se sentir frustré
parce qu’on ne combattait pas à mains nues à chaque minute de la mission.
Sans trop savoir pourquoi, elle avait présumé qu’elle se battrait tout le
temps.
Mais non, et loin de là même. La discipline qu’exigeait ce type d’exercice
– un domaine qu’elle devait encore améliorer – consistait à demeurer à l’affût
sans s’épuiser à mesure que les minutes se muaient en quarts d’heure puis en
demi-heures. Cela nécessitait également d’être aussi alerte à la dernière
seconde de la nuit qu’on l’était à la première, parce qu’on ne savait jamais
quand on…
Lorsque sa nouvelle oreillette grésilla, elle leva une main gantée pour la
remettre en place.
— Merde !
Fais attention à ce que tu désires, se dit-elle en dégainant de nouveau son
arme.
John Matthew lui tapota l’épaule et elle hocha la tête.
— OK, je prends le côté gauche.
Quelques secondes plus tard, ils reprirent forme au milieu d’une baston.
Paradis et Fhurie se battaient contre un tueur, qu’ils avaient acculé au fond de
la ruelle. Mais deux de plus avaient fait leur apparition à l’autre extrémité.
Novo effectua un rapide calcul et se précipita à l’attaque. Il y avait trop de
risques de dommage collatéral si elle se servait de son flingue, aussi, durant
sa course, rengaina-t-elle son pistolet au profit d’une de ses dagues.
Les crocs dénudés, le cœur étreint d’une grande rage, elle heurta
l’éradiqueur de gauche comme un train lancé à grande vitesse, et le plaqua à
terre avant qu’il sache ce qui lui arrivait. Elle le poignarda dans la gorge, à
hauteur de la pomme d’Adam, puis, de sa main libre, empoigna le devant de
sa veste en cuir et le secoua violemment pour lui cogner l’arrière du crâne
contre la congère gelée, sans pouvoir s’arrêter.
Du sang noir lui éclaboussa le visage, s’insinuant dans ses yeux et sa
bouche, et l’écœurante saveur douceâtre mêlée aux inspirations glaciales
traça un sillon brûlant jusqu’à ses tripes.
Dans les lointaines profondeurs de son esprit, elle savait qu’elle devait
s’attaquer au suivant. Elle devait enfoncer la lame de sa dague au centre de la
poitrine de cette satanée créature pour la renvoyer à l’Oméga, puis elle devait
poursuivre le combat pour aider ses compagnons.
Mais son bras fonctionnait de façon mécanique, comme un piston, et la
tache de sang noire dans la neige sous le point d’impact s’élargissait de plus
en plus. La partie fantastique de cette horrible situation ? Le tueur avait
conscience de tout ce qui lui arrivait, et souffrait visiblement le martyre à voir
son visage déformé par la douleur et ses difficultés respiratoires.
Il n’y avait qu’une seule façon de « tuer » un éradiqueur.
Il fallait les poignarder au niveau d’un cœur qui ne battait plus. Elle
pouvait donc continuer à le frapper pendant un an, ce merdeux, ce meurtrier
immortel de son espèce, éprouverait une douleur nouvelle à chaque coup…
Une balle siffla à côté de son oreille gauche et elle redressa la tête. À
environ cinq mètres de là, un autre tueur venait d’entrer dans la ruelle, prêt à
l’action, un fusil d’assaut à la main.
Ce qui ressemblait à une blague, sauf qu’il pointait son arme droit sur elle,
et que, s’il s’approchait plus près, elle serait à bout portant.
Novo roula sur le côté en tirant le tueur désormais infirme sur elle en guise
de bouclier. Ce faisant, elle perdit sa dague, mais il lui restait d’autres
options. Elle dégaina le flingue à sa hanche, l’enfonça à travers la charpie de
chair qui lui tombait mollement autour du visage et se mit à tirer.
Elle toucha le nouveau venu à l’épaule, mais l’impact ne déstabilisa qu’un
instant ce salopard, sans presque le ralentir. Elle continua donc de tirer
jusqu’à ce que son chargeur soit vide. La bonne nouvelle ? Elle réussit à
abattre le tueur. La mauvaise ? La seconde suivante, le mort-vivant était de
nouveau debout et dégainait une autre arme.
Le fils de pute… Novo fouilla à la recherche d’un nouveau chargeur à
travers l’amas de chair molle du demi-cadavre puant, qui se vidait sur elle.
Trop tard. Trop mal coordonnée.
Elle allait mourir…
Du coin de l’œil, elle entraperçut un mouvement, et il ne lui fallut guère
plus d’une seconde pour identifier de qui il provenait : Paradis venait de
jaillir de l’ombre d’un bond, visiblement prête à s’attaquer au tireur.
Dieu soit loué ! Mais Novo ne tenait jamais rien pour acquis. Elle parvint à
faire coulisser son chargeur de rechange dans la crosse de son pistolet et à
pointer le canon en direction du tueur, sauf qu’elle ne tira pas, par crainte de
toucher la femelle…
Quelqu’un traversa la ligne de mire de Novo en même temps que les balles
tirées par le tueur. Le mouvement venait de la gauche et se déplaçait si vite
qu’elle ne put voir s’il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi.
Sauf qu’elle comprit soudain de qui il s’agissait.
Peyton ne laissa pas à Paradis l’occasion de faire son boulot. Il se jeta sur
elle et la projeta hors de portée, dans une congère, éliminant du même coup la
stratégie défensive conçue pour protéger Novo.
Le tueur au flingue décocha deux balles supplémentaires qui, par pure
chance, ratèrent leur cible, puis il effectua un demi-tour et s’enfuit en piquant
un sprint…
Il n’alla pas loin. Zadiste était sur ses talons, si bien qu’un « pop » suivi
d’un éclair lumineux annonça un prompt retour de l’éradiqueur à son
créateur.
Et sur ce, grâce à tous les renforts qui avaient rejoint le théâtre des
opérations, l’action s’acheva aussi soudainement qu’elle avait débuté.
— C’est quoi ton problème, putain ! aboya Fhurie.
Tandis que John Matthew et lui déboulaient en piétinant la neige, il fut
évident que le guerrier muet était tout aussi furieux que le frère.
Novo repoussa sa couverture-éradiqueur sur le côté et leva la tête pour
assister à l’engueulade. Elle vérifia aussi si elle n’avait pas été touchée par
une ou plusieurs balles.
Pendant ce temps, Fhurie arrachait Peyton de Paradis comme il l’aurait fait
d’un simple film plastique, et balançait le soldat presque à l’autre bout de la
ville. Quand le jeune mâle atterrit avec une agilité décevante sur ses pieds, les
emmerdes commencèrent.
Fhurie traversa la neige compacte.
— Tu veux bien m’expliquer à quoi rime ton intervention ?
Le frère pointa du doigt Paradis, qui s’était remise sur ses rangers et ôtait la
neige de son pantalon en cuir.
— Tu as mis en danger notre équipe, risqué la vie de deux personnes, et tu
nous as coûté un tueur.
Peyton croisa les bras sur sa poitrine et fit mine de fixer le regard sur un
point invisible derrière l’épaule gauche de Fhurie. Puis il marcha au hasard
pour finir par s’arrêter à la hauteur de Novo.
— Paradis avait des ennuis.
— Je te demande pardon ? lança la femelle. C’était quoi, ça ?
Peyton refusa de la regarder.
— Il avait un flingue. Il aurait pu le retourner et lui tirer en pleine face.
— Sauf qu’au moment où il m’aurait aperçue j’aurais pris le contrôle de
son arme, rétorqua-t-elle. Il était totalement distrait.
— Tu n’en sais rien. (Peyton secoua la tête.) Absolument rien.
— Si. Je le sais.
Paradis traversa la ruelle d’un pas décidé, bien décidée à affronter le mâle.
— J’avais évalué la situation et étais en train de passer à l’action. Si je
n’avais pas sorti mon arme, il aurait pu tuer Novo.
— Et, encore une fois, je te répondrai que tu n’en sais rien.
Novo leva les yeux au ciel. Merci de t’inquiéter à mon sujet, enfoiré.
Et, P.-S., pourquoi vous engueulez-vous juste au-dessus de moi ?
Putain de merde ! hors de question pour elle de se relever maintenant, pas à
moins de vouloir jouer les arbitres.
Paradis leva les bras au ciel.
— Mais je n’ai pas eu l’occasion de le découvrir, hein ? Parce que tu as
décidé de te comporter en foutu héros alors que je n’en ai pas besoin.
Amen, ma sœur, se dit Novo en repoussant davantage le tueur qui remuait à
peine pour se redresser un peu.
— C’est inacceptable.
Fhurie sortit son téléphone.
— Tu es exclu du terrain jusqu’à nouvel ordre.
— Quoi !
Renonçant à sa posture de dur à cuire au regard inflexible, Peyton décocha
un coup d’œil noir au frère.
— Pour quel motif ?
— Pour ne pas avoir suivi le protocole. (Fhurie leva la main.) Ferme-la ! Je
peux t’assurer que rien de ce que tu diras ne t’aidera…
Une dague surgie de nulle part décrivit un large arc de cercle qui visait le
centre de la poitrine de Novo.
Cette dernière laissa échapper un hurlement tandis qu’elle levait les mains
pour bloquer l’avant-bras du tueur infirme qui avait manifestement récupéré
sa lame perdue… et faisait de son mieux pour la lui rendre. Et le non-mort se
révéla d’une force diabolique malgré son hémorragie massive.
Surtout lorsque la prise de la femelle glissa de l’avant-bras du tueur à cause
de tout ce sang noir qu’elle avait versé…
La dague plongea alors dans son cœur, après avoir transpercé son gilet
pare-balles.
Elle n’éprouva aucune douleur, ce qui était sans doute mauvais signe et,
quand elle retomba sur la neige, elle parvint à soulever la tête et à contempler
cette inexplicable vision de la garde de l’arme, toujours dans le poing de
l’éradiqueur, jaillissant de son sternum.
Bizarrement, elle remarqua la façon dont son souffle sortait d’elle sous la
forme d’un petit nuage blanc, qui se dissipa dans la nuit comme s’il avait été
dévoré. À moins que ce ne soit son âme en train de quitter son corps.
Sa dernière image fut celle du visage de l’éradiqueur qui lui souriait, ses
yeux fous brillant de triomphe et sa bouche ouverte dégoulinant de sang noir
tandis qu’il éclatait de rire.
Puis cette tête explosa sous l’effet d’une balle. Les os du crâne furent
pulvérisés et une fine brume de matière grise aspergea l’air nocturne et
glacial.
Elle cessa de voir après cela.
Quand elle perdit conscience, un grand néant l’engloutit, et la robe de la
Grande Faucheuse qui lui tomba dessus était faite d’un tissu si lourd et si
épais qu’elle ne put ni lutter contre, ni le repousser.
Sa dernière pensée fut que c’était là l’issue exacte et inévitable qu’elle
avait prévue dès l’instant où elle avait rempli le dossier d’admission du centre
d’entraînement. Sa seule surprise ? Que cela arrive si tôt.
Elle avait vraiment cru qu’elle survivrait au moins un an ou deux.
CHAPITRE 9

Dès que Peyton vit l’éradiqueur se redresser, il sut qu’il y avait un


problème. Puis il aperçut l’éclair de la dague au-dessus de l’épaule du non-
mort, tandis que sur sa face grotesque et bouche bée s’étirait un sourire de
folle haine.
Cela dura à la fois une éternité et un instant.
Il n’eut pas besoin de mesures précises pour deviner où la pointe acérée
comme un rasoir allait finir, et il lui était impossible d’empêcher l’inévitable.
L’arme fit son œuvre : après avoir transpercé le gilet pare-balles de Novo,
elle empala son torse d’une horrible façon…
Une détonation à bout portant retentit violemment à ses oreilles et il recula
d’un bond. Mais il ne s’agissait pas de l’ennemi. C’était Paradis, bien assurée
et campée sur ses pieds, qui faisait son boulot : sa balle précisément logée fit
éclater l’arrière du crâne du tueur, dont les morceaux volèrent comme des
confettis, tandis que le sang noir se changeait en une bruine qui retomba, telle
de la suie, sur la neige blanche.
Sauf que ce foutu éradiqueur tomba en avant, et non en arrière,
s’effondrant sur Novo… et la dague.
Quand la lame pénétra encore plus profondément dans sa poitrine, la
femelle tressaillit, battit des mains, agita les jambes. Puis elle cessa
complètement de bouger.
— Appelez Manny ! s’écria Fhurie en se précipitant pour soulever
l’éradiqueur de Novo. Appelez ce putain…
— Je suis en ligne avec lui ! l’interrompit Craeg.
Peyton chancela dans ses bottes en découvrant que la garde de la dague
touchait la veste en cuir de la femelle. La lame était si enfoncée qu’on ne
distinguait plus rien de l’acier. Elle allait mourir, si ce n’était pas déjà fait.
Et tout était sa faute. Grâce à lui, Paradis avait mis l’ennemi hors d’état de
nuire beaucoup trop tard.
Lorsque ses jambes se dérobèrent sous lui, il n’en eut conscience que parce
que son point de vue dévissa brusquement au niveau du sol. Il n’enregistra
rien de sa chute… physiquement parlant du moins. Car émotionnellement…
il avait l’impression d’être au cœur d’une tempête.
Pendant ce temps, Zadiste se précipita et renvoya les restes de l’éradiqueur
à l’Oméga d’un coup de dague puis, tandis que le « pop » et l’éclair lumineux
s’estompaient, tout le monde se rapprocha de Novo, et chacun s’accroupit ou
s’agenouilla à côté d’elle dans la neige ensanglantée. Peyton ne la vit presque
plus, tandis que Paradis et Craeg prenait chacun une des mains de la femelle,
que Fhurie cherchait son pouls et que Boone se plaçait à ses pieds.
Oh, mon Dieu ! cette dague. Qui sortait de sa poitrine.
Peyton déglutit malgré sa gorge sèche.
— Novo ? Elle est vivante ?
Quelle question stupide, putain ! Mais bon, tout chez lui était à jeter…
Il entendit soudain de lourds bruits de pas retentir derrière lui.
Tournant la tête, il crut à une nouvelle attaque. Sauf que, non, il n’y avait
personne ; c’était son cœur qui cognait dans sa poitrine, ses battements
affolés résonnant dans ses oreilles sous l’effet de l’augmentation de sa
pression artérielle.
Peyton se passa une main sur la bouche et ouvrit fébrilement sa veste en
cuir dans le vain espoir de soulager ses poumons au bord de l’asphyxie. Où
était cette foutue unité chirurgicale ?
Il finit par se relever, puis se pencha pour regarder par-dessus la tête des
autres guerriers… et regretta presque aussitôt de l’avoir fait. Novo était aussi
blanche que la neige autour d’elle, et ses yeux ouverts semblaient fixés sur un
point invisible au-dessus d’elle. Voyait-elle l’Estompe ?
Reviens-nous, eut-il envie de hurler. Détourne-toi de l’autre côté… Reste
ici !
Et bon sang ! il détestait la vue de ce sang d’éradiqueur sur son visage. Il
aurait voulu nettoyer sa peau trop pâle, la laver de la souillure de la guerre, de
son erreur, de ces conséquences.
Avec un juron, il se mit à aller et venir en se tirant les cheveux comme un
fou. Son cerveau lui disait que, s’il arrivait à réfléchir clairement et à se
visualiser précisément à l’endroit où il se trouvait lorsqu’il avait fait ce
mauvais choix, il pourrait, d’une façon ou d’une autre, se transporter plus tôt
dans le temps et annuler ce résultat en n’essayant pas de protéger Paradis.
Alors ils pourraient tous être encore en train de se battre, ou peut-être,
après avoir remporté la bataille, célébrer une victoire grisante en se préparant
pour le combat suivant.
— Elle est vivante ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Elle est…
Novo se mit à tousser, et le sang rouge qui jaillit de sa bouche lui causa un
tel vertige qu’il s’effondra de nouveau sur le sol enneigé. La tête baissée, il
s’appuya sur ses deux mains et se prépara à gerber. Mais, malgré sa nausée, il
ne vomit pas.
Le ronronnement de l’unité de chirurgie mobile débouchant au coin de la
rue lui donna l’impression d’entendre un chœur d’anges et, afin de dégager le
chemin, il se traîna sur la congère pour finir par s’adosser contre le mur du
bâtiment le plus proche. Après que le véhicule se fut arrêté d’un brusque
coup de frein, Manny Manello jaillit du siège conducteur, avec un sac à la
main et un stéthoscope autour du cou.
— Ne la bougez pas, aboya l’humain.
Instantanément, tous ôtèrent leurs mains de Novo, comme si personne ne
voulait risquer de causer un problème. Puis tout le monde recula pour laisser
la place au médecin.
Peyton ne bougea pas de là où il était, mais dut s’agripper la tête à deux
mains pour soutenir le poids de son crâne. De temps à autre, il clignait des
yeux, et c’était son unique changement de position.
Il ne respirait même pas.
Une minute plus tard, Ehlena se matérialisa dans la ruelle avec un sac à dos
rempli de matériel. Puis Doc Jane arriva à son tour. Ainsi que d’autres frères.
Par moments, il sentait des regards passer sur lui et entendait des
murmures, qui, il le savait, concernaient ce qu’il avait fait. Mais il se moquait
de tout ça. Il voulait juste savoir si Novo allait survivre.
Une paire de rangers traversa la ruelle et s’arrêta devant lui.
Quand Peyton leva les yeux, le frère Rhage déclara :
— Ce n’était pas ton intention, je le sais.
— Elle est vivante ? (Nom de Dieu ! il ne reconnaissait plus le son de sa
voix.) S’il vous plaît… dites-moi.
— Je l’ignore. Mais il faut qu’on te sorte de là.
— Je jure que je ne voulais pas que ça arrive. (Il ferma les yeux et appuya
violemment ses paumes dessus.) Je ne veux pas que ça arrive.
— Je sais, mon gars. On va rentrer maintenant, toi et moi.
— Et elle ? (Il baissa les mains.) Que va-t-il lui arriver ?
— Manny, Ehlena et Jane font leur possible. Mais nous voulons que toutes
les recrues regagnent la base. Le bus est là.
Merde ! il ne l’avait même pas remarqué.
Comme il luttait pour se relever, Rhage lui tendit sa grande main pour
l’aider, et, une fois qu’il fut à la verticale, le frère se mit à le palper.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il à son professeur.
— Je te retire tes armes.
— Je suis en état d’arrestation ?
Rhage secoua la tête.
— Non, tu as l’air salement suicidaire.

Peyton n’avait pas la moindre idée de la durée du trajet lorsqu’ils avaient


tous regagné le centre d’entraînement. Le temps pour lui avait cessé d’être
une chose que l’on pouvait mesurer par une unité quelconque. Cela
ressemblait davantage à l’immensité de l’espace, infini, incalculable, plus
grand que lui et n’importe qui d’autre. Il ne savait pas non plus avec certitude
comment il s’était retrouvé sous terre, dans le complexe de la Confrérie. Il
n’avait aucun souvenir du trajet en bus, ni de l’entrée dans le bâtiment, et il
ne se rappelait pas comment il avait atterri dans la salle de pause, pour finir
assis dans un fauteuil.
Il avait forcément dû marcher à un moment donné. Il ne s’était
certainement pas dématérialisé dans le couloir et on ne l’avait pas porté
jusqu’ici. Son encéphalogramme était plat…
Oh, Seigneur ! il n’avait vraiment pas envie d’employer cette expression.
Levant les bras, il se rendit compte qu’il tenait une bouteille d’alcool dans
une main : du gin, cette fois, du Beefeater. Et le bouchon était retiré. Et
quelqu’un avait avalé un quart du contenu.
Avec la résignation d’un prisonnier condamné à perpétuité, il observa la
salle de pause. Il était seul, et l’horloge là-bas affichait que plusieurs heures
s’étaient écoulées depuis la fin de l’attaque.
Combien de temps encore Novo resterait-elle en salle d’opération ?
s’interrogea-t-il. Il ne savait plus quand, Rhage était passé lui annoncer qu’on
avait réussi à stabiliser son état dans la ruelle mais qu’il fallait encore qu’elle
passe plusieurs heures en salle de chirurgie, ici, à la clinique, avant d’être
complètement sortie d’affaire.
Était-elle toujours en vie…
La porte de la salle de pause s’ouvrit à la volée et, quand il vit qui venait
d’arriver, il se concentra sur sa bouteille de gin. Ordonnant à son bras de
lever le goulot jusqu’à sa bouche, il fut contrarié lorsque son membre refusa
d’obéir.
Intéressant. Apparemment, il était paralysé.
— Comment… vas-tu ? s’enquit Paradis depuis le seuil.
Vu que la situation pouvait difficilement empirer, il se dit : Et puis merde !
et la regarda. Elle avait les yeux injectés de sang et gonflés à force d’avoir
pleuré, les joues rouge vif d’avoir essuyé ses larmes dans le froid, et ses
mains tremblaient tandis qu’elle montait et descendait nerveusement la
fermeture Éclair de sa polaire noire.
— Ça va, et toi ? marmonna-t-il.
— Allons, Peyton.
— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? Ils m’ont débarrassé de mes armes
parce qu’ils pensaient que j’allais me supprimer… et, tu sais, je crois que
c’est tout à fait logique. Est-ce que ça répond à ta question ? (Comme elle se
contentait de le dévisager tristement, il poussa un juron.) Désolé.
Baissant les yeux, il fit tourner la bouteille dans ses mains jusqu’à pouvoir
scruter le petit gardien de la tour de Londres sur l’étiquette. Mince ! si
seulement il avait existé un moyen d’échanger sa place avec un dessin en
deux dimensions ; il aurait préféré n’être rien de plus qu’une image.
— Des nouvelles de Novo ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Pas encore. On reste dans le couloir à faire les cent pas. Ehlena a dit que
ça allait durer encore un moment.
— Est-ce que c’est pour ça que tu es venue ici ? Pour me donner l’info.
— J’ai estimé que tu avais le droit de savoir.
— Je t’en suis reconnaissant. (Il prit une inspiration tremblante.) Tu sais,
j’aurais vraiment dû te laisser faire ton boulot.
— Peyton…
Il se demanda vaguement si elle allait prononcer son nom de cette façon
jusqu’à la fin de leurs vies. Comme un sanglot avec des syllabes autour.
Elle s’avança et s’assit sur le siège en face de lui.
— C’était une erreur. Une sorte de réaction instinctive.
— Si elle meurt, je serai un meurtrier.
— Tu ne l’es pas.
Peyton se contenta de secouer la tête. Puis il l’observa en s’efforçant de ne
pas ciller.
Les mèches de ses cheveux blonds échappées de sa queue-de-cheval
formaient comme une auréole étincelante sous les lumières encastrées du
plafond… et cela lui parut tout à fait approprié. C’était une sainte, une
femelle avec un cœur d’or.
Puis il repensa à ce tir impeccable qui avait fait exploser la tête de
l’éradiqueur.
Bon, d’accord, elle avait un cœur d’or et aussi le talent d’un sniper.
Dans un soudain accès de lucidité, il se rappela la détermination de la
femelle durant l’épreuve finale de sélection. Elle l’avait aidé à continuer
après qu’il eut mangé ces hors-d’œuvre empoisonnés et fut tombé malade, et
l’avait encouragé à avancer jusqu’à ce qu’il finisse par s’effondrer
d’épuisement dans la dernière étape de ce brutal test d’endurance ; après quoi
elle avait continué seule. Il la revit également en classe, toujours attentive,
travaillant si dur pour préparer les examens, posant toujours les bonnes
questions. Elle apportait la même concentration et le même engagement à
chaque matière de l’entraînement physique, qu’il s’agisse de se battre au
corps à corps, de soulever de la fonte en salle de muscu ou de réaliser des
courses d’obstacles.
Elle était parfaitement qualifiée pour effectuer son travail.
Et, surtout, il était prêt à parier qu’elle n’aurait jamais fait le même choix
que lui dans cette ruelle. Jamais elle n’aurait interféré là où on n’avait pas
besoin d’elle.
« Instinctive », c’était ainsi qu’elle avait qualifié sa réaction.
Non, ce n’était pas ça. Il l’avait protégée comme si elle était sa femelle. Se
mettant lui-même en danger pour la sauver, alors qu’en réalité elle n’avait pas
eu besoin qu’on la sauve et que ce n’était pas à lui de se soucier d’elle. Si
quelqu’un d’autre avait attaqué cet éradiqueur, il ne serait pas intervenu.
Fronçant les sourcils, il remarqua qu’elle triturait quelque chose au niveau
de sa gorge. Un petit pendentif au bout d’une chaîne. Elle n’avait jamais rien
porté de ce genre, et Dieu savait que les bijoux de sa mère étaient
exclusivement des pièces imposantes venues des meilleurs joailliers, rien
d’aussi simple et délicat.
Sûrement un cadeau de Craeg.
Sans doute de l’or blanc, songea-t-il. Même pas du platine. Et pourtant il
aurait parié qu’elle trouvait cette breloque inestimable.
Tout en observant ses doigts minces tripoter le délicat pendentif, il eut la
très nette conviction qu’il devait abandonner définitivement son fantasme.
— Écoute, Peyton, au sujet de ce que tu as dit hier soir…
— Je n’ai rien dit. C’était une blague. Une blague de mauvais goût faite au
mauvais moment.
Le silence qui suivit suggérait qu’elle avait bien compris le véritable motif
de son plaquage de rugbyman dans la ruelle et savait donc qu’il mentait. Mais
à cet instant, aussi sûrement que si leur discussion avait été diffusée dans des
haut-parleurs, la porte s’ouvrit, et oui, bien sûr, c’était Craeg.
— Ils sont en train de la recoudre, annonça le mâle d’une voix dure.
Waouh ! se dit Peyton tandis que le nouveau venu lui décochait une
œillade noire. Ce regard pouvait faire autant de dégâts qu’une balle à tête
creuse… et il était bien placé pour le savoir, vu qu’il avait pris une balle dans
la tête sur le terrain.
— Est-ce qu’elle va s’en sortir ? interrogea Paradis en se levant pour
rejoindre son compagnon. Hein ?
— Je ne sais pas.
L’étreinte qu’ils partagèrent leur permit de s’offrir un soutien mutuel… et
Dieu sait si elle donna à Peyton le sentiment d’être exclu. De façon justifiée.
— Elle est dans un état critique. Mais ils cherchent des volontaires pour la
nourrir, ce qui signifie qu’elle a une chance de s’en sortir. Écoute, es-tu
d’accord pour que je lui donne ma veine…
— Oh, mon Dieu ! oui. Bien entendu.
Peyton prit la parole.
— Elle refusera la mienne.
Le regard hostile revint sur lui.
— On ne t’a rien demandé, que je sache.
Oh ! alors tu veux la jouer comme ça, se dit-il. Mais il n’était pas difficile
de comprendre la position du mâle.
Merde !
Avant que Craeg puisse lui lancer un défi, Paradis se plaça entre eux et
repoussa son mec, les paumes sur ses pectoraux.
— Du calme, d’accord ? On n’a pas besoin de davantage de blessés dans
l’équipe.
Elle baissa la voix au point qu’il y eut un échange privé entre eux, tout en
mots rapides prononcés en chuchotant. Puis Craeg rouvrit la porte d’un coup
de poing et sortit.
Paradis inspira profondément.
— Bon… je crois qu’il faut qu’on parle.
— Non. Pas besoin, on ne le fera pas.
— Peyton. Ce qui s’est passé ce soir…
— N’arrivera plus. Probablement parce qu’ils vont me virer du
programme, mais, même s’ils ne le font pas, je ne commettrai plus cette
erreur. Tu te débrouilleras toute seule à présent.
— Attends une minute. Je te demande pardon ? Je n’ai pas besoin que tu
veilles sur moi. Je peux prendre soin de moi.
— Je sais, je sais. (Il se passa une main sur le visage. Reprit une gorgée.
Voulut crier.) C’est fini, Paradis. D’accord ? C’est terminé… et cesse de me
regarder comme ça.
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas.
Il y eut un long silence.
— Peyton, je suis désolée.
— C’est moi qui ai commis une erreur, pas toi. (Pour dissimuler le double
sens de sa phrase, il secoua la tête.) Je présenterai également mes excuses à
Craeg. Tu n’as pas à me le rappeler.
La porte s’ouvrit de nouveau, mais, cette fois-ci, c’est le frère Rhage qui
passa la tête.
— Bien, Novo est sortie de salle d’opération, et au moins elle est vivante.
Donc toi et moi il faut qu’on débriefe l’incident, puis on prendra un rendez-
vous pour ton évaluation psychologique. (Comme Peyton ne répondait pas, le
frère désigna du menton le couloir dans son dos.) Viens, mon gars, tu vas me
suivre jusqu’au bureau.
Le mâle se leva en songeant que c’était une triste illustration de sa vie
quand une interruption exigeant qu’on justifie une action injustifiable était un
cran au-dessus d’une autre option ; à savoir une discussion animée à propos
d’un amour à sens unique avec l’objet même de cette affection non partagée.
Ah oui ! le choix était difficile.
En route vers la sortie, il posa la bouteille de Beefeater sur une table basse
et, quand il arriva au niveau de Paradis, s’arrêta.
Tendant le bras, il lui posa une main sur l’épaule et la pressa de façon,
espérait-il, rassurante.
— Je suis désolé. Pour tout. Je prends tout sur moi, c’est ma faute.
Avant qu’elle puisse répondre, il la lâcha et sortit.
Dans le couloir de béton, devant la clinique, les autres recrues, de même
qu’un certain nombre de frères, faisaient les cent pas. À sa vue, tout le monde
se pétrifia dans un frottement de bottes et les murmures se turent.
Il ignorait quoi leur dire.
Aussi se contenta-t-il de passer devant eux, la tête baissée.
CHAPITRE 10

— Il faudra prendre juste à droite ici, à l’embranchement.


Tout en parlant, Saxton pointa la direction du doigt à travers le pare-brise,
alors même que les phares du pick-up éclairaient déjà la voie. À son côté,
Ruhn conduisait, l’une de ses grandes mains confortablement posée sur le
volant, l’autre sur sa cuisse.
L’oncle de Bitty était un conducteur chevronné. Calme, assuré, contrôlant
parfaitement l’énorme Ford je-sais-pas-quoi bien qu’il y ait assez de neige
verglacée sur la route pour rivaliser avec l’Alaska.
C’était agréable de se sentir en sécurité.
Et puis s’ajoutait à cela le fait que le mâle avait une odeur incroyable. Une
fragrance fraîche, tonique, mêlant savon, shampoing et mousse à raser, sans
rien de sophistiqué. Mais bon, sur Ruhn, les produits Palmolive se
transformaient en parfum de luxe.
— La prochaine fois, nous pourrons nous dématérialiser, dit le mâle. Je
suis désolé de ne pas encore bien connaître la configuration de Caldwell.
Eh bien, on aurait pu se contenter de te faire prendre ma veine, de façon
que tu puisses me suivre…
Saxton interrompit immédiatement le fil de ses pensées.
— Le trajet s’est plutôt bien passé. En fait, cela faisait un moment que je
n’avais pas voyagé dans un véhicule motorisé. C’est assez plaisant, en vérité.
Il avait oublié à quel point un trajet en automobile pouvait être hypnotique,
avec le doux ronronnement du moteur, le flot continu d’air chaud à ses pieds,
le paysage légèrement flou qui, en l’occurrence, consistait en des champs
s’étendant à perte de vue couverts d’une neige immaculée.
— Puis-je te demander quelque chose ? s’entendit-il dire.
— Est-ce que vous avez trop chaud ? (Ruhn lui coula un regard.) Je peux
baisser le chauffage.
Comme le mâle tendait la main vers le bouton, Saxton secoua la tête.
— La température est parfaite. Merci.
Au bout d’un moment, Ruhn jeta un nouveau coup d’œil dans le
rétroviseur.
— Est-ce que je roule trop vite ?
— Non, tu es un remarquable conducteur.
Ses joues rougissent-elles ? s’interrogea Saxton.
— Bref, je suis seulement curieux… (Il s’éclaircit la voix, incapable de
définir pourquoi cela lui paraissait embarrassant.) J’ignorais que tu avais une
expérience du combat. Je suppose que c’était lors de la guerre. As-tu affronté
l’ennemi en Caroline du Sud ?
Quand il n’obtint pas de réponse, il jeta un coup d’œil. La main du
conducteur n’était plus détendue sur le volant, ses articulations blanchissaient
et il avait les sourcils froncés.
— Je suis désolé, murmura Saxton. Je t’ai offensé. Excuse-moi.
— Non, ce n’est pas ça.
Néanmoins, le mâle ne poursuivit pas, et l’embranchement suivant survint
sans qu’il ait répondu.
— Ici, prends encore à droite, indiqua doucement l’avoué.
Ruhn ralentit, alluma le clignotant et changea de direction. Puis, environ
deux cents mètres plus loin, un panneau discrètement éclairé indiquant le
domaine Blueberry apparut au bord de la route.
Saxton reprit la parole, brisant ainsi un silence pesant.
— C’est ici que vivent ses parents… je veux dire, Rocke et Lyric. Le père
et la mahmen de Blaylock. Ce sont eux qui lui ont signalé le problème, donc
la vieille femelle doit habiter un peu plus loin.
— Est-ce qu’on y est ? interrogea Ruhn lorsqu’ils atteignirent une boîte
aux lettres solitaire ornée d’un numéro peint à la main.
— C’est bien l’adresse, oui.
L’allée menant à la propriété n’était pas dégagée, mais au moins une
double empreinte de pneus marquait la neige. Les humains qui harcelaient la
femelle lui avaient peut-être rendu une autre visite.
— Ça va secouer, annonça Ruhn. Cramponnez-vous.
Saxton tendit la main pour s’agripper à la portière tandis qu’ils quittaient
dans une embardée la route de campagne déneigée pour s’engager
péniblement dans un chemin qui ne pouvait laisser passer qu’une seule
voiture au maximum. Des arbres nus et des broussailles envahissaient les bas-
côtés, comme si Mère Nature désapprouvait cette intrusion et cherchait à la
corriger de la seule façon qu’elle connaissait.
Se penchant en avant, il leva les yeux et imagina que, durant les mois
chauds, la même végétation devait former un agréable tunnel de feuillage.
Puis la ferme apparut.
La demeure était plus grande qu’il ne l’aurait cru. Il s’était imaginé une
habitation de la taille d’un cottage de Hobbit, avec éventuellement des volets
de guingois et une cheminée tordue qui n’inspirait pas confiance. Au lieu de
quoi, il découvrit une maison en briques, dotée de quatre fenêtres à douze
carreaux au rez-de-chaussée, d’une large porte d’entrée, et de huit fenêtres à
six carreaux à l’étage. Le toit d’ardoise était solide et visiblement capable de
survivre à l’Apocalypse et, oui, il y avait des volets, mais ceux-ci étaient en
parfait état et peints en noir.
De la fumée s’élevait de deux cheminées. Qui étaient droites comme des
« I ».
Il y avait aussi un arbre.
Ou plutôt… un Arbre.
Au centre d’un rond de pelouse devant la maison, un érable gracieux au
tronc épais jaillissait du sol comme s’il cherchait à toucher les cieux. Sa
silhouette si parfaitement équilibrée avec ses longues branches majestueuses
attestait sans nul doute que la main de la Providence existait et que le
Créateur était un artiste.
Et pourtant les lieux ne respiraient pas la tranquillité bucolique à laquelle
on s’attendrait au premier abord.
À l’une des fenêtres de l’étage, dans le coin gauche, un carreau manquait.
Ou du moins est-ce ce qu’il supposa, car il semblait y avoir un morceau de
contreplaqué encastré à la place d’une des six petites vitres carrées.
Bizarrement, cela le glaça d’une façon différente de celle du froid
extérieur.
Ruhn arrêta le pick-up devant les marches étroites qui menaient à la porte
d’entrée laquée.
— Nous sommes attendus, hein ? s’enquit le mâle.
— En effet. Ou, plutôt, j’ai appelé la petite-fille. Je n’avais pas le numéro
de téléphone de la femelle.
Quand Saxton ouvrit sa portière, le froid hivernal s’engouffra comme s’il
cherchait absolument à conquérir la chaleur qu’ils avaient artificiellement
créée et, quand il posa ses mocassins dans la neige, le crissement qu’ils
émirent en écrasant la neige prouva que la température extérieure était
descendue bien en dessous de zéro. Il inspira profondément, et une odeur de
feu de bois lui chatouilla les sinus, lui faisant penser aux publicités pour le
Vermont.
Des lumières étaient allumées au rez-de-chaussée et, dans l’embrasure des
rideaux, il distingua des meubles artisanaux, aux lignes anciennes, ainsi que
des murs couverts d’un papier à motifs floraux passé de mode depuis les
années folles.
Il ne fallait pas tant voir dans ce décor les vestiges d’une vie sur le déclin,
se dit-il, qu’un hommage rendu aux anciennes traditions.
La porte d’entrée s’ouvrit juste au moment où Ruhn contournait le capot de
la voiture, et la femelle qui apparut sur le seuil correspondait tout à fait aux
attentes de Saxton : légèrement voûtée, avec des cheveux blancs coupés court
et un visage agréable aux rides profondes. Mais elle avait le regard vif, un
sourire éclatant, et portait une robe cousue main bien repassée et ornée d’un
col de dentelle fine.
Vu la lenteur à laquelle vieillissaient les vampires, et essentiellement à la
toute fin de leur vie, il lui restait encore une décennie à vivre, peut-être
davantage. Mais guère plus.
— Vous devez être Saxton, dit-elle. L’avocat du roi. Je m’appelle Minnie.
C’est le diminutif de Miniahna mais, je vous en prie, appelez-moi Minnie.
Tandis qu’il s’avançait dans la neige, le mâle aperçut des empreintes de
pas autour du porche.
— Oui, madame. Et voici Ruhn, mon… assistant.
Dans son dos, ce dernier marmonna quelque chose et s’inclina
profondément.
— Je vous en prie, entrez tous les deux.
Comme elle s’effaçait sur le côté pour les laisser passer, Saxton gravit le
perron, Ruhn sur ses talons, et pénétra dans un chaleureux et confortable
intérieur. Des parfums de cannelle et d’une autre épice sucrée imprégnaient
l’air, lui faisant prendre conscience qu’il avait sauté le Premier Repas… et
oh ! était-ce de la cire d’abeilles ?
Tout en tapant ses semelles sur le paillasson pour en débarrasser la neige, il
jeta un coup d’œil autour de lui. Juste en face de l’entrée se trouvait un
escalier doté d’une rampe en bois sculpté visiblement cirée de façon
régulière… et ce devait être de là que provenait la fragrance citronnée qui
accompagnait celle de la cannelle.
— Je nous ai préparé du thé. (Elle désigna le salon qui donnait sur le
jardin.) Si vous voulez bien vous asseoir.
— Bien entendu, madame. Mais je pense que nous devrions ôter nos
chaussures d’abord.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Ce n’est que l’affaire d’un instant.
Et, ça alors, Ruhn était déjà en train de dénouer les lacets de ses bottes.
— Je déteste laisser des traces.
— Je vous remercie de votre prévenance, dit Minnie. (Et lorsque Saxton
s’inclina une fois de plus elle sourit davantage.) Vous avez des manières
impeccables. Vous me rappelez mon Rhysland, puisse-t-il être béni dans
l’Estompe.
— Puisse-t-il être béni, en effet.
— Asseyez-vous donc ici pendant que j’apporte des rafraîchissements.
Minnie sortit et Saxton choisit de s’installer sur le canapé près du feu. Le
pourtour du foyer était décoré de carreaux de céramique hollandaise bleu et
blanc, et un tapis tissé dans les mêmes tons s’étalait devant l’antique pare-feu
en cuivre.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il observa le paysage enneigé
par la fenêtre. Quel endroit parfait pour lire, se dit-il… puis il se rendit
compte qu’il était le seul à s’être installé. Ruhn se tenait toujours debout près
de la porte, les mains croisées devant lui, la tête inclinée, dans une attitude
relâchée, comme s’il comptait rester dans cette posture figée aussi longtemps
que durerait leur visite.
— Ruhn ? Viens t’asseoir avec moi.
Ce dernier secoua la tête sans lever les yeux.
— Je préfère attendre ici près de la porte.
— Je crois qu’il serait assez gênant que tu ne t’assoies pas avec nous.
— Oh ! D’accord.
Le mâle s’avança en paraissant se recroqueviller dans son caban quand
bien même le froid avait été vaincu par la chaleur du feu, et Saxton eut
l’impression qu’il cherchait à paraître plus petit. Et, sans surprise, il s’assit
lentement à l’autre bout du canapé comme s’il ne voulait pas peser de tout
son poids sur le meuble.
Sans raison valable, et sans doute pour une mauvaise, il fut difficile à
l’avoué de ne pas remarquer à quel point ils étaient désormais près l’un de
l’autre. Le confortable canapé pouvait accueillir deux personnes… en
supposant que l’une d’entre elles ne soit pas aussi large que Ruhn… et leurs
cuisses se frôlaient presque.
Tu es ici pour faire ton travail, informa-t-il sa libido. Pas pour reluquer
ton garde du corps.
Minnie revint avec un plateau et, dès qu’elle fut entrée dans le salon, Ruhn
bondit de son siège pour le lui prendre des mains.
— Où dois-je le poser ? s’enquit-il.
— Oh ! juste ici. S’il vous plaît.
Le mâle déposa le plateau sur la table basse et, lorsqu’il se pencha, la lueur
du feu éclaira par-dessous les mèches plus longues sur le dessus de son crâne
en en soulignant les reflets cuivrés à la façon d’un clair de lune.
Quel effet cela ferait-il de les caresser ?…
— Saxton ? dit Minnie.
Comme il reprenait ses esprits, il s’aperçut que la femelle le dévisageait
d’un air interrogateur et il hasarda une réponse sans être sûr de la question.
— Je voudrais volontiers du thé, merci.
— C’est de l’Earl Grey.
— Mon préféré.
Comme il se forçait à se concentrer, il se retrouva à regarder vers le foyer.
— Je dois vous complimenter pour le choix de ces carreaux de Delft autour
de la cheminée. Ils sont extraordinaires.
Minnie sourit comme s’il venait de lui dire que son enfant était le plus
intelligent sur terre.
— C’est grâce à mon Rhysland, il les a rapportés de notre maison dans
l’Ancienne Contrée. Il les a achetés auprès d’un maître humain là-bas, et ils
encadrent notre foyer depuis 1705. Quand il a décidé que nous devions
traverser l’océan pour trouver une vie meilleure ici, il savait que j’aurais le
cœur brisé de partir, alors il les a ôtés à mon insu et les a emballés avec soin.
Il nous a fallu cinquante ans avant d’avoir les moyens d’acquérir ce terrain,
puis dix ans supplémentaires pour pouvoir construire cette maison, mais mon
Rhysland… (Quand les larmes lui montèrent aux yeux, elle tira un mouchoir
d’une poche de sa robe.) Il ne m’en avait pas parlé, et il les a installés ici pour
me faire la surprise. Il m’a dit que ce serait comme un pont entre notre passé
et notre avenir, un lien entre ces deux périodes de notre existence qui nous
accompagnerait toujours.
Tandis que Minnie cherchait à se reprendre, Saxton lui accorda un peu
d’intimité en se penchant pour examiner de plus près les carreaux… puis il se
retrouva simplement fasciné par la finesse de leurs détails. Chacun d’entre
eux comportait en son centre une petite scène fantaisiste peinte en bleu,
représentant des moulins et des paysages, des bateaux de pêcheurs et des gens
au travail, exécutés dans un style pittoresque, agrémentés de volutes
décoratives dans les coins. L’effet visuel d’ensemble était délicieux… et ils
devaient valoir une petite fortune. Ces carreaux avaient été réalisés à l’époque
des grands maîtres.
— Prendrez-vous du sucre, aimable avoué ?
Saxton opina.
— Oui, merci, madame. Un seul.
On lui offrit une tasse en porcelaine, et il remua le petit cube au fond à
l’aide d’une minuscule cuillère en argent. Ruhn déclina le thé, mais accepta
un gros morceau de cake à la cannelle.
— Il m’a l’air délicieux.
L’avocat hocha la tête quand on lui en proposa une tranche.
— J’ai sauté le Premier Repas.
— Il faut manger. (Minnie sourit.) C’est ce que je dis toujours à mes petits-
enfants. Même s’ils ont passé la transition depuis longtemps et vivent leurs
vies de façon indépendante, je les ai recueillis quand ma fille est
tragiquement morte en couches. On ne cesse jamais d’être parent… L’un
d’entre vous est-il uni et a-t-il des enfants ?
Saxton toussota.
— Pas moi. Non.
— Et vous ? demanda la femelle à Ruhn.
— Non, madame.
— Eh bien, annonça-t-elle en s’asseyant dans un rocking-chair avec son
propre thé. Nous devrions corriger cela, non ? Vous savez, ma petite-fille
n’est pas unie et elle est ravissante.
Lorsque Minnie désigna un tableau derrière elle, Saxton le contempla très
poliment. La femelle était en effet ravissante, avec de longs cheveux noirs et
des traits réguliers. Elle possédait un regard objectivement saisissant, qui
irradiait l’intelligence, et un sourire qui suggérait qu’elle avait bon cœur sans
être idiote.
— Elle détestait cette robe ancienne que je l’avais forcée à mettre. (La
femelle sourit.) Ma petite-fille est une femelle moderne, et j’ai porté cette
robe il y a longtemps quand j’avais son âge. Je l’ai cousue à l’époque où j’ai
rencontré Rhysland pour la première fois et l’ai conservée. Je suppose que
j’espérais que cela l’aiderait à comprendre l’intérêt de s’établir avec un bon
compagnon et de vivre la vie que j’ai eue. Mais elle avait d’autres projets…
ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas vertueuse pour autant.
Saxton coula un regard à Ruhn. Le mâle examinait lui aussi le portrait et,
bizarrement, l’opinion qu’il se faisait du modèle lui parut soudain
terriblement importante. La trouvait-il attirante ? Avait-il envie de la
rencontrer ? Étant donné sa condition de célibataire, et avec une invitation
émanant de la chef de famille en personne, il ne serait pas inconvenant qu’il
accepte une rencontre chaperonnée. Ce n’était pas un aristocrate, pas plus que
Minnie et son clan, mais il y avait toujours des règles de conduite à respecter.
— Vous avez mentionné que vous aviez d’autres petits-enfants ? demanda
Saxton. Je savais seulement que vous aviez une petite-fille.
Minnie devint pensive.
— Rhysland et moi avons aussi eu un petit-fils. Mais nous n’étions pas
aussi proches de lui que de sa sœur.
— Qu’entendez-vous par là ? Et pardonnez-moi d’être indiscret, mais je
suis curieux de voir si cela a un rapport avec vos problèmes actuels
concernant cette maison.
Il y eut un long silence.
— Ce n’est pas que je n’aime pas mon petit-fils. Néanmoins, il y a un
aspect de sa personnalité que j’ai du mal à comprendre et à accepter. Il
semble préférer la facilité, et c’est une chose qui a suscité beaucoup de
conflits avec son grand-père.
— Je suis désolé. Les relations, familiales ou non, sont parfois
compliquées.
— Oui, et je crains que mon petit-fils soit sur le point de découvrir à quel
point c’est vrai. (Minnie reposa sa tasse et se leva.) Mais c’est une leçon qu’il
doit expérimenter par lui-même. Je ne peux pas le faire à sa place.
La femelle âgée traversa la pièce, changea l’inclinaison d’un abat-jour
avant de le redresser… souleva une géode d’améthyste d’un guéridon et la
reposa presque au même endroit… après quoi elle rectifia le placement d’un
coussin.
— S’il vous plaît, dites-nous ce qui se passe avec votre maison, Minnie,
demanda Saxton d’une voix douce. Nous sommes ici pour vous aider.
— C’est ce que m’a dit ma petite-fille. Mais je crois que c’est faire
beaucoup de bruit pour des broutilles.
— Ce n’est pas l’avis de votre petite-fille ni de vos voisins.
— Faites-vous référence à Rocke et Lyric ?
— Oui.
— Oh ! ce sont des gens si aimables.
Saxton s’abîma de nouveau un instant dans la contemplation des carreaux
autour du foyer, avant de reporter son attention sur la femelle.
— Minnie, nous ne vous laisserons pas vous faire déposséder illégalement
de votre propriété, que ce soit par des humains ou des vampires.
— Mais vous servez le roi.
— Et croyez-vous que Kolher, fils de Kolher, n’est pas assez puissant pour
agir dans le monde humain ? Je vous garantis qu’il l’est.
— Mon hellren disait toujours qu’il valait mieux laisser les humains se
débrouiller entre eux, sans intervenir dans leurs affaires.
— Pardonnez-moi, madame… (Ruhn posa son cake à demi mangé) mais
ce n’est vrai que s’ils suivent eux-mêmes leurs propres lois.
Elle sourit et retourna s’asseoir dans son rocking-chair.
— C’est exactement ce que Rhysland aurait dit.
— Racontez-moi, l’encouragea gentiment l’avoué.
Il fallut un moment avant que la femelle reprenne la parole. Et quand elle
le fit ce fut comme si elle se racontait les faits à elle-même ; comme si elle les
mettait à l’épreuve de la réalité et cherchait à déterminer si les autres avaient
ou non raison de s’inquiéter.
— Mon hellren bien-aimé a rejoint l’Estompe il y a deux ans. Ma petite-
fille, qui vit en proche banlieue, m’a suggéré de vendre la maison et de venir
vivre avec elle. Mais je me serais considérée comme une intruse chez elle et,
surtout, ici c’est mon foyer. Comment pourrais-je le quitter… je veux dire,
quitter cette maison. Le… lotissement, je crois que c’est le terme
qu’emploient les humains, à côté, a été construit à peu près à cette époque. Je
me souviens que je n’arrivais pas à dormir le jour à cause des marteaux-
piqueurs et des allées et venues de tous ces camions sur la route. On m’a
approchée pour la première fois en vue de vendre cette propriété environ six
mois plus tard. Les humains ont aimé les constructions et les maisons se sont
si bien vendues que les promoteurs ont voulu s’étendre.
— Qui est venu vous voir ? interrogea Saxton.
— Un homme, M. Romanski. Ou, non… attendez, c’était un avocat ou
quelqu’un qui le représentait… Je ne m’en souviens plus. Ils m’ont d’abord
envoyé une lettre. Puis ils ont appelé… Je ne sais pas comment ils ont obtenu
mon numéro. Et quand je n’ai répondu ni au courrier ni au téléphone ils ont
rappelé. Envoyé d’autres lettres. Puis des gens se sont mis à sonner à la porte
pendant la journée, alors que j’étais au sous-sol. Rhysland avait installé une
petite caméra devant l’entrée juste avant de rejoindre l’Estompe et je voyais
les humains. D’abord il n’y en a eu qu’un. Puis ils sont venus par deux.
C’était à quelques semaines d’intervalle. Puis plus fréquemment.
L’avoué secoua la tête.
— Quand la situation a-t-elle dégénéré ?
Minnie posa la main sur sa gorge.
— Ils ont commencé à me laisser des messages téléphoniques, prétendant
que j’étais en retard sur mes traites. Nous n’avons pas de prêt immobilier.
Comme je l’ai dit, mon hellren a bâti cette maison il y a deux siècles. Puis ils
m’ont dit que le terrain était contaminé par une matière toxique, et c’est à ce
moment-là que des fonctionnaires humains d’une entité nommée l’Agence
pour l’environnement ont commencé à m’appeler. Ils voulaient accéder à la
propriété. Je les ai autorisés à venir et ils n’ont rien trouvé. Ensuite ils ont
inventé un problème au sujet d’impôts humains qui n’existent pas. Après ça a
été une histoire de nappe phréatique polluée. C’est… très stressant. (La
vieille femelle jeta un coup d’œil par la fenêtre.) Naturellement, je ne peux
pas sortir le jour, si bien que je n’ai pu rencontrer aucun représentant de ces
agences humaines… et cela les a rendus soupçonneux. J’ai dû demander à la
doggen d’une amie d’endosser mon rôle et cela m’a mise encore plus mal à
l’aise car je trouvais que j’abusais de sa gentillesse. Ensuite…
— Qu’est-il arrivé ? murmura Saxton.
— Quelqu’un a tiré sur l’une de mes fenêtres il y a deux nuits. J’étais au
sous-sol à ce moment-là, et j’ai entendu la détonation, puis le verre brisé
tomber par terre. C’était dans ce qui aurait été la chambre principale si je ne
dormais pas en bas…
Tout d’abord, Saxton ne comprit pas d’où provenait le grondement
assourdi qu’il entendait. Puis il regarda à l’autre bout du canapé. Ruhn
montrait les crocs – qui étaient entièrement descendus, avec des pointes
semblables à celles de couteaux – et son corps déjà massif semblait avoir
encore enflé sous le coup de l’agressivité, au point de devenir à la fois
gigantesque et extrêmement menaçant.
Alors que l’avoué remarquait cette transformation, son cerveau se scinda
en deux, une moitié était toujours concentrée sur Minnie et son histoire… et
la seconde…
Il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à ce que cela ferait de baiser avec ça.
Soudain, Ruhn referma la bouche et parut se reprendre.
Tout en rougissant, il dit :
— Pardonnez-moi. Mais je ne supporte pas de vous savoir traitée ainsi
dans votre propre demeure. Ce n’est pas juste.
Minnie, qui s’était quelque peu alarmée, se remit à sourire.
— Vous êtes un adorable jeune mâle.
— Non, pas du tout, marmonna ce dernier en baissant les yeux. Mais si je
le pouvais je vous protégerais de ces brutes.
Saxton dut se forcer à revenir au sujet de leur visite. Autrement, il risquait
de regarder fixement le visage du mâle toute la nuit et la suivante.
Après s’être raclé la gorge, il reprit :
— À quand remonte l’incident, déjà ?
— La nuit d’avant-hier. Je n’ai rien dit à ma petite-fille, bien entendu. Je
refuse de l’inquiéter davantage. Mais j’ai appelé Rocke et il est venu réparer
le verre brisé avec un morceau de contreplaqué. J’ai fini par tout leur raconter
à lui et Lyric… et vous voilà ce soir.
Saxton repensa à ce qu’il avait remarqué en approchant de la maison, cette
petite anomalie sur la fenêtre de l’étage.
C’était bien plus grave qu’il ne l’avait cru.

Quand maîtresse Miniahna eut achevé son histoire, Ruhn rapporta le


plateau avec tout le service à thé dans la cuisine. Il s’efforçait de se montrer
poli et de se rendre utile, mais en réalité il souhaitait inspecter le rez-de-
chaussée de la ferme. Les volets étaient fermés pour la journée sur l’arrière de
la maison, et cela le rassura un peu, sauf qu’il n’arrivait pas à comprendre
pourquoi ceux de la façade demeuraient ouverts. Elle aurait dû tous les
fermer hermétiquement.
Comme il déambulait à travers les vastes pièces sobrement décorées, il
nota la présence d’une salle à manger dans le fond. D’une bibliothèque sur le
côté. D’un cabinet de toilette sous l’escalier. D’un cellier et de nombreux
placards.
Dans un coin de son esprit, il ne put s’empêcher d’admirer le travail du
bois effectué sur les moulures, les meubles, et surtout les lambris et les
étagères de la bibliothèque. Son hellren avait dû être un maître ébéniste à
l’ancienne et, bizarrement, cela rendit Ruhn encore plus protecteur à l’égard
de maîtresse Miniahna. Mais bon, c’étaient des gens comme lui, de simples
civils qui travaillaient pour vivre et gagner leur pitance honnêtement. Ce qui
ne voulait pas dire qu’il ne respectait pas les frères. En tant que soldats, ils
travaillaient tout aussi dur, et, qui plus est, dans des situations dangereuses,
voire mortelles. Non, il songeait à la glymera… aux gens du milieu de
Saxton… même s’il respectait particulièrement le mâle. À n’en pas douter,
l’avoué s’était élevé bien au-dessus de la nature paresseuse des membres de
sa caste, car Ruhn savait bien quelle importante masse de travail il abattait.
À l’inverse des dilettantes bien nés.
En fait, c’était peut-être pour cette raison que Ruhn se sentait aussi
déconnecté dans la demeure de la Confrérie. Quand on profitait de tous les
conforts d’une grande richesse, il trouvait difficile de concilier les qualités
propres des personnes et leurs privilèges d’aristocrates vampires. Mais cette
maison-là était son genre. Plus imposante que ce dans quoi il vivrait s’il était
seul, mais construite et habitée avec tant d’amour.
Ces foutus humains.
Oui, il avait beau s’être juré de ne jamais revenir à ses anciennes pratiques,
c’est avec plaisir qu’il allait résoudre cette petite difficulté. Par la force, si
nécessaire.
Il retourna dans la cuisine rustique et regagna ensuite le salon, où il trouva
Saxton penché en avant sur son siège, en train d’agiter les mains avec
emphase.
— … crois que nous devrions les contacter en votre nom.
— Oh ! je ne voudrais pas vous embêter, répondit l’hôtesse. Vous
travaillez tous pour le roi. Vous avez des problèmes bien plus importants à
régler.
— Ce sera un plaisir de vous rendre ce service.
— Non, je dois insister pour que vous n’en fassiez rien. Tout ira bien… À
n’en pas douter, ils vont finir par se lasser, non ?
Quand Saxton passa la main dans son épaisse chevelure blonde d’un geste
impatient, Ruhn remarqua la façon dont ses mèches retombaient à leur place,
suivant un mouvement sur le côté.
Il lui parut étrange de noter un tel détail, et le mâle veilla à tourner son
attention vers la maîtresse des lieux.
— S’il vous plaît, s’entendit-il dire. Je me sentirais mal de vous laisser ici
seule pour les affronter.
— Mais cela doit-il être un combat ? (Elle noua ses vieilles mains sur ses
genoux.) Encore une fois, ils vont peut-être simplement se lasser de me
harceler.
Saxton reprit la parole.
— Ils ont utilisé une arme à feu pour vous menacer. Croyez-vous qu’ils se
lassent…
— Pardonnez-moi, l’interrompit Ruhn. Mais j’ai remarqué lorsque j’étais
dans votre cuisine que les volets de derrière sont fermés et pas ceux de
devant ? Pourquoi restent-ils ouverts ?
Miniahna rougit.
— La peinture a fini par coller les fenêtres à leur encadrement après toutes
ces années, et la seule façon de fermer les volets est de le faire manuellement
depuis l’extérieur. Je les avais ouverts avant la tempête pour profiter de la
lumière de la lune… et aussi pour prouver que je n’avais pas peur. Mais alors
le blizzard est arrivé… et j’ai eu peur de sortir seule. Je vous promets que je
suis toujours restée dans les pièces de derrière mis à part ce soir. Avec votre
venue, je me suis dit… Eh bien, si l’on m’observe, tant mieux s’ils
découvrent que je reçois des gens, que je ne suis pas seule. À moins que je ne
me sois trompée ? Oh ! mon Dieu, vous aurais-je mis en danger…
Ruhn leva la main.
— N’y songez plus. Vous avez fait ce qu’il fallait. Mais puis-je aller les
fermer pour vous ?
— Vous le feriez ? (Miniahna se mit à cligner vivement des yeux.) Ce
serait d’une grande aide.
— J’en ai pour un instant.
Il fit un signe de tête à Saxton et gagna la porte d’entrée pour renfiler ses
bottes. Quand il se faufila dehors, l’air froid lui picota les yeux et l’intérieur
du nez, mais il n’y fit pas attention et descendit le perron pour se glisser entre
la haie et la maison. Il rabattit les loquets puis ferma les volets un à un.
Une rapide vérification sur les côtés et l’arrière de la maison lui assura que
tout le reste était en ordre, puis il retourna sur le devant.
Il ne rentra pas immédiatement. Tout en sondant du regard le grand arbre,
il repensa à ces traces de pneus dans l’allée.
Sur un coup de tête, il marcha dans la neige jusqu’à son pick-up et en sortit
une lampe torche. Allumant le faisceau, il le dirigea vers les branches nues
au-dessus de lui.
Il découvrit une caméra télécommandée sur un côté, grâce à un léger reflet
que lui renvoya l’objectif quand la lumière passa dessus. Mais, avant de faire
quoi que ce soit, il poursuivit son investigation en effectuant un tour de la
propriété. Il en localisa une deuxième à l’arrière.
Éteignant sa lampe, il regagna la porte principale, tapa ses bottes sur le
paillasson pour en ôter la neige et se glissa à l’intérieur.
Quand il eut refermé le battant, il passa la tête dans le salon.
— Maîtresse ? Vous avez mentionné une caméra de surveillance. En avez-
vous plus d’une ?
— Non, pourquoi ?
— Comme ça. Où se trouve votre caméra, déjà ?
— Au coin de la maison, sous l’avant-toit, juste là. (Elle désigna la droite.)
C’est pour me permettre de voir qui est à la porte. Quelque chose ne va pas ?
Il secoua la tête.
— Pas du tout. Je reviens tout de suite. Je vérifie juste tous les volets.
De nouveau dehors, il localisa la caméra de Minnie, puis refit un tour de la
propriété pour s’assurer qu’il n’avait rien laissé échapper. Après quoi, il
s’éloigna afin d’être hors de vue et se dématérialisa en haut de l’érable. Là, il
retira la caméra, puis se transporta à l’arrière de la maison où il ôta également
la seconde. Toutes deux disposaient de boutons d’activation faciles à utiliser
et il les éteignit. Les appareils étaient si compacts qu’ils rentrèrent sans
problème dans les poches profondes de son caban.
Alors qu’il pénétrait pour la troisième fois dans la maison, maîtresse
Miniahna tourna la tête vers lui.
— Tout va bien ?
— Oui, madame. Tout est en ordre.
— Avez-vous vu quelqu’un ?
— Non, absolument pas. (Il jeta un coup d’œil à Saxton.) Elle devrait peut-
être prendre nos coordonnées ?
— Oui, tout à fait.
L’avoué glissa la main dans sa veste d’un geste élégant.
— Voici ma carte… Ruhn, nous n’en avons pas pour toi, n’est-ce pas ?
— Puis-je vous donner mon numéro ? proposa ce dernier à l’hôtesse.
— Voici un stylo. (Elle ouvrit un petit tiroir du guéridon placé à côté
d’elle.) Voulez-vous bien me l’écrire sur sa carte ?
Ruhn se figea.
Mais heureusement Saxton dissipa la gêne en prenant ce qu’elle lui tendait.
— Ruhn, quel est ton numéro ?
Déglutissant avec difficulté, le mâle récita les chiffres et tenta de ne pas se
sentir stupide.
— Tenez. (L’avoué se leva et donna la carte à la femelle.) Appelez-nous.
Le jour ou la nuit. De mon côté, je vais vérifier la validité de vos titres de
propriété, même si je ne m’attends pas à découvrir quoi que ce soit
d’anormal. Ensuite je contacterai M. Romanski en me présentant comme
votre avocat pour voir ce que nous pouvons faire afin de résoudre vos
problèmes.
Maîtresse Miniahna se leva et serra la carte contre son cœur.
— Je vous suis très reconnaissante. En vérité, je déteste abuser de la
gentillesse des gens, mais je ne suis pas… Ma petite-fille a sans doute raison.
Je ne devrais pas gérer cette situation toute seule.
— Vous avez dit que votre petite-fille ne vivait pas très loin ?
— À une trentaine de kilomètres d’ici.
Saxton hocha la tête.
— Il y a des chances pour que la situation empire un peu avant de
s’améliorer. Je ne peux pas vous ordonner de quitter les lieux, mais je vous le
conseille.
— Je préférerais vraiment rester.
— Nous comprenons. Mais, je vous en prie, réfléchissez à cette
éventualité.
Après s’être tous les deux inclinés, et une fois que leur hôtesse leur eut
souhaité une bonne nuit, Saxton renfila ses chaussures et ils sortirent pour
remonter en voiture.
— J’ai trouvé quelque chose, dit Ruhn, alors qu’ils quittaient l’allée pour
rejoindre la route de campagne.
— Dis-moi.
— Tenez. (Il sortit les caméras de ses poches.) Je n’en ai vu que deux.
Mais il peut y en avoir davantage.
Saxton prit les appareils.
— Où les as-tu trouvés ?
— Dans des arbres. Ils la surveillent.
Comme Saxton marmonnait une injure dans sa barbe, Ruhn s’engagea sur
la route nationale et appuya sur l’accélérateur.
— Je ne pourrais pas être plus d’accord, murmura-t-il.
Pendant la vingtaine de minutes suivantes, l’avocat du roi passa un coup de
fil à Viszs, puis quelques autres à des correspondants inconnus de Ruhn.
Après quoi, ils se contentèrent de rouler en silence jusqu’au complexe de la
Confrérie.
— Je vous accompagnerai quand vous irez parler aux humains, annonça
Ruhn.
— Oui, je devrais être prêt demain soir, ou après-demain au plus tard. J’ai
des recherches à effectuer avant.
— Et de mon côté je ferai quelques visites de routine à la propriété. (Il
sentit Saxton l’observer.) Vous devriez peut-être la prévenir… ou pas. Faites
au mieux. Mais je peux me dématérialiser là-bas à présent que je sais où se
trouve la maison, et je me montrerai discret. Néanmoins, je ne veux pas
qu’elle reste là-bas toute seule trop longtemps.
— Il faut qu’on discute de ce qui arrivera si tu croises l’un ou plusieurs de
ses harceleurs. Surtout si c’est avant que j’aie terminé mes recherches dans
les registres de propriété.
— Je ne leur ferai pas de mal. Mais je ne serai pas tendre non plus quand il
s’agira de débarrasser la propriété de la maîtresse de leur présence.
Soudain, une étrange odeur parvint aux narines de Ruhn… comme celle
d’une mystérieuse et puissante épice. Et, bizarrement, elle s’insinua non
seulement dans son nez, mais également, sans qu’il sache comment, dans tout
son corps. Il n’avait jamais rien senti d’aussi délicieux, en fait. C’était…
Ruhn sourcilla quand cela éveilla une émotion en lui, tandis qu’un instinct
pressant lui épaississait le sang… et autre chose aussi.
Lorsqu’il s’aperçut qu’il était excité, il se recroquevilla sur le siège
conducteur en agrippant violemment le volant, tandis que de la sueur
dégoulinait sur son torse et son visage.
C’était de l’attirance sexuelle, comprit-il, sous le choc.
Pour… un mâle.
— Ruhn ?
Il sursauta.
— Je vous demande pardon, quoi ?
— Est-ce que ça va ? Tu viens de faire un drôle de bruit.
Conscient que son cœur avait déjà commencé à s’emballer sous le coup de
la panique, il déglutit malgré sa gorge nouée.
— Je vais bien Très bien.
— Parfait. Bref, Viszs veut examiner les caméras et je vais les lui apporter.
Ensuite je…
Pendant que l’avocat du roi continuait à parler, Ruhn s’efforça de suivre la
conversation en comblant les brefs silences par des hochements de tête
affirmatifs et des marmonnements encourageants qu’il espérait utiliser de
façon appropriée.
Pourtant, derrière ce calme apparent, sous son crâne, il hurlait
intérieurement.
La seule récurrence qui avait défini sa vie, depuis aussi loin qu’il se
rappelait, était qu’il ne s’était jamais senti à sa place nulle part. Même durant
sa prime jeunesse, alors qu’il bénéficiait de tout l’amour de ses parents, et pas
davantage pendant ses années de galères, ni non plus quand il cherchait sa
sœur disparue… ou lorsqu’il avait rejoint la Confrérie pour vivre dans leur
magnifique demeure et accepter un confort matériel qu’il n’avait pas mérité.
Il s’était toujours senti à part et, pendant longtemps, il avait présumé – ou
peut-être espéré – que ce sentiment d’isolement se dissiperait quand il
trouverait, enfin, sa place dans le monde.
Mais cette attirance choquante ? Pour un mâle ? Cela résonnait simplement
en lui comme un triste rappel supplémentaire qu’il ne rentrerait jamais dans
les cases. Après tout, ce genre de chose était peut-être accepté au sein de la
glymera, mais jamais chez les simples civils.
— Ruhn ?
Fermant brièvement les yeux, il répondit :
— Oui ?
— Tu n’as pas l’air bien.
— Je vais bien. Ne vous inquiétez pas, je suis assez en forme pour faire
mon devoir.
Et il l’accomplirait, sans égard pour ce… truc momentané… et après quoi
il quitterait cette maison. Il trouverait un emploi quelque part au sein de l’un
des grands domaines, ici, à Caldwell, afin de pouvoir continuer à voir Bitty,
et il reprendrait son travail de mâle à tout faire, spécialisé dans l’entretien et
la réparation des appareils en tous genres.
Jusqu’à ce qu’il rejoigne l’Estompe.
Une vie humble et modeste, peut-être. Mais tout le monde n’était pas né
pour accomplir une grande destinée, et, après tout, qui était-il pour se croire
assez spécial pour être l’un de ces heureux élus de l’existence ? Ce dont il
était certain est qu’il avait déjà beaucoup de secrets à cacher.
Une attirance bizarre et mal placée à l’égard de Saxton n’allongerait guère
la liste.
CHAPITRE 11

Finalement, Peyton ne quitta pas le centre d’entraînement pour la journée,


mais personne ne le fit. Toutes les recrues restèrent là… et il veilla à se tenir
à distance d’elles. Après son débriefing avec Rhage, il quitta le bureau et
envisagea de rejoindre les autres pour le repas, dont il sentait les effluves
dans la salle de pause. Mais une sourde nausée associée à une douleur bien
localisée au lobe frontal le détourna de cette mauvaise idée. En outre, la
dernière chose dont il avait besoin, c’était que Craeg pète un plomb et
l’attaque.
Même si, vu son état, il risquait de ne pas se défendre et d’accepter une
espèce d’honoris à l’ancienne.
Au moins Novo s’accrochait toujours à la vie. Craeg l’avait nourrie, ainsi
que Boone, d’après ce qu’il avait entendu dire. Il avait été surpris qu’on n’ait
pas eu recours aux frères, mais apparemment le personnel médical avait
compris que les recrues voulaient aider leur camarade blessée, même si la
Confrérie possédait certainement un sang plus puissant.
Mon Dieu… il aurait aimé pouvoir lui donner sa veine. Et elle devait au
moins reprendre conscience de temps à autre ; sans quoi, elle aurait été
incapable de se nourrir.
Mais, encore une fois, personne ne le lui avait demandé, et il savait bien
qu’il ne devait pas se porter volontaire.
Livré à lui-même, il déambula jusqu’aux salles de classe, et ce qui se
trouvait de l’autre côté de la porte n° 3 lui apporta un peu de réconfort. Il
s’accorda un moment de tranquillité en compagnie des tables, des chaises
vides et du tableau noir où Tohr leur avait enseigné la fabrication des bombes
et des explosifs, et où V. leur avait fait un cours sur les techniques de torture.
Au diable l’algèbre. Ils allaient vraiment utiliser ces compétences.
Enfin, les autres les utiliseraient. Bien que Rhage n’ait encore rien dit au
sujet de son renvoi, il fallait croire qu’il était imminent.
Quant à la thérapie ? Avec Mary ?
De qui se moquaient-ils ? La dernière chose qu’il souhaitait, c’était de
devoir parler avec la shellane de Rhage de ses sentiments sur l’événement.
Merde ! récapituler les faits avec ce dernier avait déjà été bien assez difficile
comme ça… et, en outre, ce qu’il éprouvait n’était pas un grand mystère : de
la culpabilité, des regrets, de la honte.
Allons, quoi. Genre.
Après avoir fait les cent pas un moment, il s’allongea sur le bureau et
contempla le plafond, sans tenir compte du bas de son dos qui protestait
contre l’absence de matelas, ni de son bras douloureux parce qu’il l’avait
replié pour s’en servir d’oreiller. Au cours de la journée, il se releva de temps
à autre et fit quelques pas en effleurant des doigts les plateaux des tables
devant lesquelles ils s’étaient tous assis pendant les cours.
Il aurait voulu pouvoir revenir à cette période-là, quand l’apprentissage
était encore théorique. Une époque où il imaginait son avenir comme une
grande aventure.
Il aurait voulu pouvoir revenir au temps d’avant la mort de sa cousine.
Parce qu’il lui semblait que cette tragédie avait été le premier des mauvais
dominos à tomber.
Il aurait voulu pouvoir revenir dans cette ruelle. Mais il s’était déjà assez
lamenté sur ce qu’il aurait aimé faire différemment.
Quand la porte s’ouvrit, il était de nouveau allongé et ne prit pas la peine
de soulever la tête de son lit-bureau. Il sut à l’odeur de qui il s’agissait.
— Salut, Rhage. (Peyton se frotta le visage.) Vous avez des bonnes
nouvelles pour moi ? Non ? Eh bien, au moins j’y suis habitué… Oh !
attendez, c’est le moment où vous me renvoyez ?
— Elle te réclame.
Peyton bondit sur ses pieds avant d’avoir eu conscience de bouger.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Tu m’as bien entendu. (Le frère désigna le couloir du menton.) Elle
t’attend.
OK, c’était une surprise. Sauf si Novo voulait lui hurler après… mais, bon,
si c’était ce qui la motivait à rester en vie, il était d’accord pour lui servir de
punching-ball.
Dans le couloir, il se dirigea vers la clinique et, chemin faisant, remonta
son pantalon de combat et rentra son débardeur noir dans sa ceinture.
Mais comme si elle allait s’intéresser une seconde à sa tenue ?
Arrivé devant la porte de sa chambre d’hôpital, il toqua, et, en entendant
une réponse étouffée, poussa le battant pour entrer.
Oh… merde !
Novo était allongée sur un lit à barrières, et son corps relié à des machines
de surveillance sonores par des kilomètres de câbles. Elle avait la peau
cireuse, d’une teinte jaunâtre qui lui fit penser à celle du foie… Non attendez,
n’était-ce pas plutôt celle des reins ? Il n’arrivait plus à réfléchir. Et elle avait
les paupières closes, et la bouche entrouverte comme si elle essayait de
respirer avec le minimum d’efforts. À son chevet, Ehlena consultait l’un des
écrans… puis l’infirmière ajouta quelque chose à l’intraveineuse à l’aide
d’une seringue.
— Approche, articula Novo d’une voix rauque. Je ne mords pas.
L’infirmière jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et sourit.
— Je suis heureuse qu’ils t’aient trouvé. Je vous laisse tous les deux, mais
le docteur Manello sera bientôt là.
Quand la femelle s’en alla, Peyton s’approcha du lit. Ouvrant la bouche, il
avait l’intention de dire un truc approprié. Rien ne lui vint.
Se sentant idiot, il choisit un :
— Salut.
Oui, un truc très original, profond. Seigneur ! pourquoi n’était-ce pas lui
qui avait pris ce coup de dague ?
Novo leva le bras, ou du moins essaya-t-elle, mais seule sa main quitta le
drap.
— Ne pars pas.
— Pas tant que tu ne me dis pas d’y aller.
— Non… le programme. Ne pars pas. Je sais que… c’est ce que tu penses.
Je sais… que tu vas essayer de… partir.
L’espace d’un instant, il envisagea de faire comme si cette idée ne lui avait
pas traversé l’esprit, oh ! quoi, deux minutes plus tôt. Mais elle avait l’air si
fatiguée et exténuée qu’il ne voulut pas gaspiller son énergie… même s’il
n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle se souciait de son sort.
— On a besoin… de guerriers, dit-elle d’une voix rauque. Tu es… doué.
— Comment peux-tu dire ça ? (Il tira une chaise, s’assit et se prit la tête
dans les mains.) Comment peux-tu seulement…
Sa voix mourut, alors que les larmes lui montaient aux yeux. Il était si
foutrement épuisé de n’être qu’un connard, un enfoiré, un fêtard, un
débauché… enfin, une piètre ébauche d’un mâle de valeur, et son père le
savait aussi bien que quiconque avait un jour croisé son chemin.
Et voilà qu’à présent il faisait face à cette preuve irréfutable de son éternel
mauvais jugement.
Cette femelle. Là. Allongée sur un lit d’hôpital. Sortant tout juste de la
salle d’opération, où on avait dû lui réparer le cœur.
Au loin, il entendit le patient, celui qui perdait la tête, hurler comme s’il
était lui aussi coincé dans une sorte de cauchemar.
— Ne pars… pas, reprit-elle. Regarde… moi.
Se passant une main sur le visage, il se concentra sur les yeux de la
femelle… Ses beaux yeux, francs et intelligents. Et, bizarrement, il ne fut pas
surpris de constater que, si faible que soit son corps, son regard cependant
était, comme toujours, vif et brûlant de détermination.
— Je suis désolé, murmura-t-il. De ce que j’ai fait.
— C’est… bon…
— Non, j’ai eu tort. (Quand sa voix retentit, il se força à la raffermir.) Je
voulais sauver Paradis, mais elle n’en avait pas besoin. Elle n’en a pas
besoin. C’est une guerrière aussi forte que nous autres. Je ne sais pas à quoi je
pensais.
— Tu… l’aimes. (Le visage de Novo se contracta.) Ce n’est pas ta faute.
Les émotions sont… ce qu’elles sont. Crois-moi, je le sais d’expérience.
— Je ne voulais pas te faire de mal.
— Je sais…
Alors qu’elle fermait les yeux, Peyton se mit à paniquer comme si elle était
en train de mourir devant lui, et il se tourna vers les écrans de contrôle avec
leurs courbes, leurs chiffres et leurs diodes clignotantes. Aucun d’entre eux
ne montrait la moindre alerte. Est-ce que ces machines fonctionnaient bien ?
Mais Novo ne paraissait pas en détresse. Sa respiration demeurait
superficielle, certes, mais elle était régulière, et son visage ne montrait pas la
moindre crispation de douleur.
Il la trouvait vraiment belle, se dit-il. Toujours aussi résistante et
déterminée, même si très affaiblie physiquement.
— Tu ne peux pas quitter le programme, marmonna-t-elle. Tout se
casserait la figure. Les frères… annuleraient notre…
— Je ne suis pas amoureux d’elle, lâcha-t-il tout à trac. Pas du tout.
Simplement, je ne m’en étais pas rendu compte avant ce soir.
Novo rouvrit les yeux. Puis secoua légèrement la tête sur son mince
oreiller.
— Aucune… importance.
— Tu as raison. Ça n’en a pas.
— Promets… moi. Ne pars pas…
— On verra…
— C’est ma faute à moi aussi.
Comme il fronçait les sourcils, elle expliqua :
— J’aurais dû… poignarder cet éradiqueur. J’aurais dû… finir le boulot.
J’ai été distraite aussi. C’est en partie… ma faute.
— Tu te trompes…
Elle leva la main, comme si elle voulait mettre un terme au débat mais
manquait d’énergie pour lui couper la parole.
— J’ai fait des erreurs… moi aussi. La première règle, c’est finir le boulot.
Raté. J’ai été… blessée aussi… à cause de moi-même.
Peyton dut cligner des yeux à plusieurs reprises avant d’être certain qu’il
ne pleurerait pas.
— Laisse-moi endosser toute la responsabilité. Les frères peuvent faire ce
qu’ils veulent de moi.
— On se battra encore… ensemble sur le terrain… (Elle prit une profonde
inspiration et fit la grimace.) Dès que… je sortirai de ce lit…
Tu es une femelle de valeur, se dit-il.
Et plus il méditait cette conviction, plus il avait l’impression que tout dans
la chambre disparaissait peu à peu : les écrans, l’odeur d’antiseptique, les
lumières trop vives et le siège trop dur. Puis l’effet d’estompe s’étendait
encore, effaçant également de l’existence le centre d’entraînement, la
montagne où ils étaient… Caldwell, le Nord-Est… ainsi que toute cette
putain de planète.
Novo devint son seul point de mire, depuis les petites taches dans ses
prunelles bleu turquoise jusqu’à la façon dont sa tresse reposait sur son
épaule, sans oublier celle dont elle tendait la main comme si elle souhaitait
qu’il la prenne.
Tendant sa propre paume, il serra ce qu’on lui offrait et la sentit répondre
avec une force surprenante.
— Nous nous battrons de nouveau côte à côte, jura-t-elle.
Novo, qui luttait à la fois contre les effets cumulés de trois tonnes de
douleur et d’antalgiques dans son corps, tenta d’imposer le peu de volonté
qu’elle avait à Peyton. Le programme d’entraînement devait continuer. Sans
cela, elle n’aurait plus aucun but dans l’existence, ni aucune issue pour
échapper à tout ce merdier auquel elle refusait de penser et dont elle voulait
encore moins s’occuper. Si elle n’acceptait pas sa part de responsabilité dans
les événements de la ruelle et si elle ne pardonnait pas son intervention à
Peyton, la classe serait divisée, la Confrérie perdrait confiance et patience
avec eux, et elle serait forcée d’assister à la foutue cérémonie d’union à
moitié humaine de sa sœur sans la moindre armure pour atténuer
l’épouvantable réalité de tout ce qu’elle avait perdu.
Sans ce travail, sans les combats, sans sa routine nocturne, elle n’aurait
plus aucun ancrage. Ni issue. Ni motivation.
Et son sauvetage du néant débutait avec Peyton.
Son pardon, ici et maintenant, envers le mâle, était le genre d’action
réparatrice qui influencerait positivement les autres et ressouderait le groupe.
Les autres recrues devraient suivre son exemple… et P.-S. : elle n’avait pas
inventé cette histoire comme quoi le problème venait en partie d’elle. Elle
n’aurait jamais dû laisser l’ennemi allongé là comme elle l’avait fait. Ces
enfoirés de tueurs étaient comme les serpents à sonnette, capables de vous
mordre même après qu’on les avait coupés en deux. Peyton avait bel et bien
précipité la catastrophe finale, mais elle l’avait préparée par sa propre
négligence.
C’était une erreur que ni l’un ni l’autre ne commettraient une seconde fois.
En supposant qu’ils en aient l’occasion.
Avec ce qui lui restait de force, elle tenta de focaliser son regard sur le
visage du mâle, mais n’y parvint qu’à moitié. Elle voyait encore flou, comme
si des vitres poussiéreuses se dressaient entre eux.
Ce qui était clair en revanche ? L’odeur de ses larmes.
Et ce fut une surprise pour elle. Certes, elle avait subi une opération à cœur
ouvert, mais Peyton était un incorrigible farceur, un rebelle taquin qui
plaisantait toujours sur tout. Même frôler la mort ne parvenait pas à le faire
redescendre sur terre… ou, du moins, elle n’aurait pas cru cela possible.
« Je ne suis pas amoureux d’elle. »
Ce n’était pas du tout pertinent, s’intima-t-elle.
La porte s’ouvrit et le docteur Manello entra. Il avait troqué son pyjama de
bloc contre une tenue de sport, une bouteille d’eau était coincée sous son bras
et une paire d’écouteurs pendait de sa main.
— Ah ! nous sommes réveillés. (L’humain sourit.) Tu te portes mieux que
je ne pensais.
— Je suis une guerrière, dit-elle d’une voix qui ressemblait plus au
frottement d’un papier de verre sur du bois qu’à une suite de syllabes.
Mon Dieu ! elle détestait paraître faible.
Le médecin s’approcha et tapa son poing contre celui de Peyton en guise
de salut. Puis il s’appuya au bord du lit.
— Oui, en tant que soldat, tu es totalement en phase avec ce boulot de
brutes. Tu as fait deux arrêts cardiaques sur la table d’opération, ce qui, pour
être honnête, m’a foutu en rogne. Mais tu avais tes raisons. Et à un moment
donné j’ai été convaincu que j’allais te perdre pour de bon… mais tu as
ressuscité. Je suppose que tu as décidé que tu n’avais pas terminé ton travail
ici sur terre… Enfin, ça, et ton cœur à six chambres qui a continué à bosser
avec nous. D’une façon ou d’une autre il a tenu bon, alors j’ai pu faire le
nécessaire pour réparer le trou.
— C’est peut-être plus parce que mon chirurgien… (elle inspira
profondément) est talent ? Je veux dire, talentueux.
— Nan, je ne suis qu’un mécanicien qui porte une tenue stérile au lieu d’un
bleu de travail.
Il mentait, bien sûr. Juste au moment où elle avait émergé de l’anesthésie,
elle avait entendu Viszs dire qu’il ne connaissait que deux chirurgiens
capables de la sauver : Doc Jane et le docteur Manello. Et ce d’autant plus
qu’ils ne disposaient pas de machine permettant la circulation extracorporelle
dans l’unité chirurgicale.
Quoi que cela veuille dire.
— Donc, voilà le programme.
Comme tous les médecins avaient l’habitude de faire, Manello examina les
écrans autour du lit comme s’il mettait à jour son dossier dans sa tête.
— Tu vas rester ici pendant les prochaines quarante-huit heures. Et inutile
de te plaindre que c’est trop long, ni de me rappeler les extraordinaires
pouvoirs de régénération de ton espèce ni d’essayer de me convaincre que tu
pourras rentrer chez toi à la tombée de la nuit.
Il leva la main alors qu’elle ouvrait la bouche.
— Non, il n’y aura pas de discussion. Dans douze heures, je veux que tu
sois capable de te déplacer seule dans le couloir. À raison d’un aller et retour
entre ici et la sortie, toutes les deux à trois heures…
— J’espère… retourner… au travail dans quarante-huit heures.
Le docteur Manello lui décocha un regard qui disait : « T’es sérieuse, ma
parole ? »
— Après une opération à cœur ouvert. Mais oui, bien sûr.
— Et si je me nourris ? Je pourrais… me nourrir encore.
— Cela t’aiderait, c’est certain. Mais tu sais ce qui serait tout aussi génial ?
(Il leva la tête vers le plafond et le regarda d’un air extasié.) Rester au lit,
bordel !
— Je guéris plus vite… si je me nourris.
— Pourquoi une telle précipitation ? Aucun d’entre vous ne va retourner
de sitôt sur le terrain. (Soudain, le chirurgien ferma la bouche, comme s’il
s’agissait d’une information qu’il n’avait pas le droit de partager.) Bref,
repose-toi, mange du gâteau au chocolat pour apaiser la gorge que je t’ai
intubée, et nous verrons comment tu récupères.
— Je vais me nourrir aussi.
— Oui, d’accord, très bien, prends autant de veines que tu veux. Mais que
tu te transformes en super-Dracula ou pas, je ne te laisserai partir que quand
je le jugerai bon, nom de Dieu !
— Est-ce que tu blasphèmes toujours… devant tes patients ?
— Seulement devant ceux que j’apprécie.
— Quelle… chanceuse je suis alors. (Mais elle sourit.) Puis-je… te dire
merci… maintenant ?
— Est-ce que tu vas te mettre à chialer comme une mauviette si tu le fais ?
Parce que, ne le prends pas mal, mais je pleure facilement par sympathie et je
préférerais ne pas aller en salle de muscu avec le visage bouffi comme si on
m’avait frappé.
— Je ne pleure jamais.
— Eh bien, tu as un grand cœur, je peux te le dire. Je l’ai vu de près. (Le
médecin lui posa la main sur le pied et le pressa doucement.) Appuie sur ce
bouton si tu as besoin de quelque chose. Ehlena est juste à côté. Je vais faire
du sport pendant environ une heure, puis j’irai me reposer de l’autre côté du
couloir au cas où tu ferais une nouvelle hémorragie. Même si je pense que le
risque est faible.
— Merci.
— Je t’en prie, répondit le chirurgien. J’adore les bons résultats. Alors
continuons sur cette belle lancée pendant ta convalescence, d’accord ?
— Oui, docteur.
— C’est bien, ma grande. (Il sourit.) Je veux dire, c’est bien, madame la
dure à cuire.
Comme le médecin regagnait la porte, Novo dut s’avouer qu’il avait
raison. C’était bien trop ambitieux de sa part de croire qu’elle serait capable
de se battre dans deux jours. La douleur dans sa poitrine était incroyable ; elle
la sentait irradier depuis ses molaires jusqu’à ses orteils malgré tous les
antalgiques qu’on lui donnait. Impossible que cela régresse suffisamment
d’ici au lendemain soir.
Elle se tourna vers Peyton. Il était assis sur sa chaise comme s’il s’apprêtait
à bondir sur ses pieds, le torse penché en avant, les mains posées sur ses
cuisses pour éventuellement se donner de l’élan.
— Quoi ? lui demanda-t-elle. Tu as l’air… d’un élève… qui meurt d’envie
d’être interrogé en classe.
— Du gâteau au chocolat.
Novo tenta d’inspirer profondément et se retrouva à siffler.
— Quoi… ?
— Il a dit que tu devais en manger pour ta gorge. Je vais t’en chercher.
— Non. (En fait, plus elle songeait à cette idée, plus elle avait la nausée.)
Oh ! non. Mon estomac… non.
— Je veux juste t’aider d’une façon ou d’une autre.
Elle le dévisagea un moment. Sur tous les points essentiels à ses yeux,
Peyton incarnait exactement ce qu’elle détestait chez un mâle, à cause surtout
de ses agaçants défauts si caractéristiques des membres de la glymera, même
si chez lui ils formaient un ensemble qu’elle trouvait assez charmant et
attirant, quand bien même elle s’efforçait de le nier.
Il était le genre de sa sœur, en fait.
Heureusement que Sophy ne ferait jamais sa connaissance. Sans quoi
Oskar apprendrait d’expérience ce qu’on ressentait quand quelqu’un dont on
était persuadé d’être aimé vous traitait comme un produit jetable.
En réalité, c’était un fantasme tentant…
Quelle était la question ? Seigneur ! ses pensées étaient confuses. Oh,
oui… Peyton était tout ce qu’elle détestait chez les mecs riches de la haute
qui s’estimaient trop bien pour les autres… même si elle n’était pas
complètement immunisée contre leur charme à l’occasion.
Son sang devait être sacrément pur, au point de posséder des vertus
médicinales.
— Que puis-je faire pour t’aider ? demanda-t-il. Et si tu veux que je te
laisse tranquille je peux m’en aller quand tu le souhaites.
Dans un coin de son esprit, une alarme s’enclencha, une petite sonnerie
l’informant que, peut-être, seulement peut-être, il vaudrait mieux qu’elle ne
teste pas de nouveau le goût de son sang.
Mais bon, allez, elle avait déjà appris sa leçon avec les mâles, et cela lui
avait coûté une part d’elle-même. Littéralement.
Elle n’était pas à ce point stupide… mais elle voulait vraiment quitter ce
foutu lit.
— Laisse-moi… prendre ta veine.
Quand elle prononça ces mots, Peyton écarquilla les yeux comme si c’était
la dernière chose qu’il s’attendait à entendre.
— Je t’en prie, dit-il d’une voix rauque en lui tendant son poignet.
Sauf qu’il écarta immédiatement son bras pour porter sa propre chair à ses
lèvres. Il crispa le front une fraction de seconde quand il se mordit, puis lui
offrit la blessure.
La mâchoire de Novo craqua lorsqu’elle tenta d’ouvrir la bouche, et elle
eut l’impression que celle-ci était mal emboîtée au niveau de l’articulation
près de ses oreilles, peut-être à cause de l’intubation d’urgence. Mais elle
oublia tout quand une goutte de son sang atterrit sur sa lèvre inférieure.
L’odeur seule lui fit l’effet d’avaler une nourriture solide quand on est sur
le point de tomber d’inanition : tous ses organes se réveillèrent, soudain plein
de vitalité – non, merde ! ce n’était pas ça. C’était plus comme s’enfiler un
rail de cocaïne. Puis elle tira sa langue sèche et se mit à lécher…
Vaguement, elle eut conscience de grogner tandis que ses yeux se
révulsaient… et pas parce qu’elle était en train de mourir. Oh ! non, elle se
sentit soudain très vivante. Son goût. Son goût lui fit l’effet d’un
défibrillateur raccordé à son cœur rapiécé, et la décharge qui lui traversa la
poitrine fit monter d’un cran en puissance tout son système circulatoire.
— Prends mon sang, dit-il au loin. Prends tout…
Lorsqu’il baissa le bras, elle scella sa bouche autour de sa veine. Les
premières gorgées furent maladroites et mal coordonnées, mais elle remédia
vite à cela. Rapidement, elle aspira le sang à longs traits, comme si cela
faisait des années qu’elle n’avait pas été nourrie correctement.
Nom de… Dieu… elle n’avait jamais reçu un sang de cette qualité. Craeg
et Boone s’étaient portés volontaires pour la nourrir un peu plus tôt, quand
elle avait commencé à reprendre conscience par intermittence. Et avant ça
elle avait pris la veine d’autres civils, tout comme elle. Mais le sang de
Peyton ressemblait à du sans-plomb 98 comparé à de l’essence ordinaire, au
point que le passage brûlant dans ses tripes de ce prodigieux énergisant la
faisait transpirer… et, sans surprise, des alarmes se mirent à retentir autour de
son lit parce que son cœur s’emballait beaucoup trop derrière son sternum
récemment ouvert à la scie.
Elle se moquait complètement de faire un AVC. Ou que son muscle
cardiaque explose. Ou que sa tête saute comme un bouchon de sa colonne
vertébrale, que ses pieds enflent de quinze tailles d’un seul coup, ou de
devenir aveugle, sourde et muette.
L’instinct, propre à son espèce, prit le contrôle de tout son corps comme la
faim dévorait chaque fibre de son être.
Puis elle croisa le regard de Peyton.
Elle se dit qu’il n’était question que d’aller mieux, de guérir totalement de
sa blessure, de se renforcer. Mais plus elle buvait son sang, plus elle
accueillait une part de son être en elle, plus il était clair qu’une autre sorte de
besoin s’était également réveillé chez elle.
Il était un repas que, craignait-elle, elle voudrait encore. Même si sa survie
n’était pas en jeu.
Et elle n’aurait pas seulement besoin de son sang.
CHAPITRE 12

Au bout du couloir, dans la salle de musculation, Ruhn avait le dos plaqué


contre le banc rembourré, tandis que ses pieds reposaient solidement de
chaque côté sur le tapis de sol. La barre en acier qu’il serrait dans ses mains
pesait plus de vingt kilos et les disques enfilés de part et d’autre totalisaient
près de trois cent vingt kilos.
Ôtant la charge des crochets qui la soutenaient, il la maintint au-dessus de
sa poitrine et inspira profondément tandis qu’il stabilisait l’ensemble du
poids. Puis il abaissa la barre au niveau de ses pectoraux, en en contrôlant la
descente dans une parfaite illustration du triomphe de la force sur la gravité.
Il modifia légèrement sa prise… d’abord de la main droite, ensuite de la
gauche, puis poussa la barre vers le haut en lâchant un grand soupir
d’expiration. Puis l’abaissa encore et ainsi de suite…
Il poursuivit l’exercice jusqu’à éprouver une crispation dans ses pectoraux,
des tremblements dans ses biceps et ses triceps, une brûlure dans ses
coudes… sans s’arrêter pour autant, si bien qu’il finit par devoir se cambrer
pour soulever la barre au maximum.
De la sueur commença à perler sur son front, puis à dégouliner dans ses
cheveux et ses oreilles. Ses cuisses lui faisaient mal. Ses poumons cessèrent
de fonctionner. Son cœur lui donnait l’impression d’exploser à chaque
battement.
Et il ne s’arrêtait toujours pas.
Il n’avait jamais imaginé qu’il serait un jour attiré par une personne du
même sexe que lui. Bien sûr, il était au courant que ce genre de liaisons
existait, mais il avait toujours supposé que c’était une pratique sexuelle
seulement admise dans l’aristocratie. Dans son milieu ? Celui d’un civil de
basse extraction issu d’une famille traditionnelle ?
Non, ses parents n’auraient jamais approuvé, surtout son père. Le mâle
soutenait catégoriquement l’idée que chaque individu, selon son sexe, devait
remplir un rôle obéissant aux strictes règles de la décence, et cela n’incluait
pas l’accouplement masculin. Il avait aussi clairement énoncé ses attentes
vis-à-vis de chacun des membres de sa famille : mahmen, fille, fils.
Et qui n’aurait pas désiré obtenir l’approbation de ses aînés, surtout après
une jeunesse où on avait souffert d’être plus grand que les autres et aussi
timide qu’un faon en société.
En fait, Ruhn s’était presque tué pour être à la hauteur des exigences de
son père et de sa famille. L’idée de les laisser tomber…
Attendez, pourquoi réfléchissait-il ainsi ? Comme s’il avait déjà couché
avec quelqu’un du même… eh bien, sexe, en l’occurrence ?
Parce que tu as envie de l’embrasser. Avoue-le.
Lorsque cette pensée lui traversa l’esprit, il jeta tout son refus dans la
barre, soulevant le poids avec la même puissance qu’au début de l’exercice. Il
ne voulait absolument rien obtenir de ce mâle. Rien du tout. Parce que si
c’était le cas ? Eh bien, il avait déjà vécu le cauchemar de découvrir une part
nouvelle et inconnue de son être, et cela avait été une horrible expérience, à
tout le moins.
Il ne revivrait pas cela.
Non…
Tout à coup, les muscles de ses bras cédèrent sous le poids de l’haltère, qui
tomba pour atterrir en plein sur son torse. La douleur fut immédiate et
paralysante, les trois cent cinquante kilos lui écrasant les poumons aussi
sûrement que si un immeuble s’était écroulé sur lui.
Instantanément, un visage apparut au-dessus de lui.
— Aide-moi à te retirer ça… Allez, pousse ! Bon sang, pousse !
C’était le chirurgien, le docteur Manello.
Ruhn commença à s’évanouir, vaguement conscient qu’une alarme
retentissait dans la salle de musculation… non, c’était un sifflement.
L’humain sifflait entre ses dents alors que, à cheval sur le banc, il essayait de
soulager une partie de la pression en hissant la barre à deux mains.
Cela l’aida. Ruhn réussit à respirer un peu et sa vision s’éclaircit
légèrement.
Deux autres personnes déboulèrent dans la salle au pas de course, puis le
fardeau écrasant disparut de sa poitrine. Mais il n’arrivait toujours pas à
respirer correctement. S’était-il brisé toutes les côtes ?
Le visage du médecin réapparut, tout près du sien.
— Je ne vais pas rouvrir un sternum ce soir, tu m’entends ?
Puis on lui posa un masque sur le nez et la bouche, et il sentit un puissant
flux d’oxygène lui gonfler les joues et lui assécher la gorge. L’air avait un
goût bizarre, comme s’il contenait des copeaux de crayon ou des particules de
fer-blanc, et cela, associé au morceau de plastique moulé sur son nez et sa
bouche, lui donna davantage l’impression de suffoquer que quand il respirait
sans aide.
Quand il tenta d’écarter le masque, une main ferme l’en empêcha.
Mais il était plus fort. Une décharge de panique le fit se redresser d’un
bond en dépit des gens autour de lui, et il arracha le dispositif d’alimentation
en oxygène.
Afin de prévenir toute nouvelle action médicale intempestive, il ouvrit la
bouche et aspira profondément tout l’air de la salle. Immédiatement, on
entendit un horrible craquement, comme une branche de chêne se brisant en
deux, et un éclair de douleur accompagna le bruit… Toutefois, son vertige
disparut comme un intrus expulsé d’un terrain, tandis que son cœur
tambourinait de nouveau dans sa poitrine à un rythme régulier.
— Voilà une autre façon d’aborder les choses, marmonna le docteur
Manello. Est-ce que je peux t’examiner ?
Comme Ruhn devait toujours se concentrer pour respirer correctement, il
se contenta de hocher la tête.
— Est-ce que tu peux t’allonger ? demanda le médecin.
Le mâle secoua la tête. Non, hors de question. La panique allait revenir et
prendre le dessus sur lui, et, avec un frisson de claustrophobie, il jeta un coup
d’œil à la porte. Grâce au ciel, elle comportait une vitre qui donnait sur le
couloir, et il se rappela qu’il existait une échappatoire à…
Quelqu’un s’approcha de lui avec quelque chose dans les mains.
Avec un réflexe d’une rapidité mortelle, il saisit un poignet et replia le bras
dans sa cavité articulaire si vite et si brutalement que la personne au bout du
membre tomba sur le tapis de sol.
— Waouh ! du calme… (Le frère Rhage lui fit lâcher prise et s’écarta.) Eh,
regarde-moi. Allez, mon garçon, concentre-toi sur moi maintenant.
Ruhn cligna des yeux. Plusieurs fois. Il essaya d’obéir, mais c’était
impossible. Rhage sautillait comme de l’eau sur un gril… Oh, attendez !
c’était lui qui tremblait. Oui, les immenses pieds du frère ne bougeaient pas
du sol ; c’était lui qui était en surchauffe.
— Où es-tu parti ? murmura le frère. Parce que j’ai besoin que tu reviennes
à la raison afin que tu ne blesses pas le médecin, d’ac ?
Son ouïe clochait. Le volume variait sans cesse d’intensité, les mots
devenaient inaudibles par intermittence, de façon aléatoire, si bien qu’il dut
combler les trous.
Le mâle inspira et expira encore, puis baissa la tête, pour découvrir le
docteur Manello sur le tapis de sol en train d’examiner son propre bras
comme s’il se demandait s’il était ou non cassé.
— Je suis désolé, articula Ruhn d’une voix étouffée. Oh, douce Vierge
scribe ! je n’avais pas l’intention…
Le docteur lui sourit.
— Nan, c’est bon. C’est important de poser des limites. Mais la prochaine
fois dis-moi de reculer avant d’utiliser la force et, si je ne t’écoute pas, alors,
et seulement alors, tu pourras me faire une prise de catch. Bon, tu es prêt à ce
que j’écoute ton cœur ? Ça ne fera pas mal.
L’humain lui montra un petit disque en métal, qui semblait attaché à un
câble qui… s’enfonçait dans les oreilles du médecin.
— On ne t’a jamais ausculté ? demanda-t-il doucement.
Ruhn secoua la tête.
— Bien, ceci est un stéthoscope. Je le pose là… (le mâle désigna sa propre
poitrine, un peu sur la gauche) et j’écoute le rythme cardiaque. Ce n’est pas
invasif – c’est-à-dire que ce n’est pas douloureux et que je ne vais pas
t’ouvrir. C’est promis.
Ruhn frissonna avant d’opiner… non parce qu’il craignait qu’on approche
cet appareil de lui, mais plutôt parce qu’il s’était montré d’une impolitesse
impardonnable en blessant l’homme et qu’il voulait se faire pardonner d’une
façon ou d’une autre.
Et apparemment se soumettre à cet examen était sa seule chance.
— Peux-tu te redresser un peu ?
Pendant qu’il obéissait en étirant sa colonne vertébrale, Rhage parut
encourager les autres personnes dans la salle à partir, et Ruhn lui en fut
reconnaissant. À cet instant précis, il avait besoin de calme et pas d’une
nouvelle source d’énervement, et, vu qu’il souffrait de timidité, toutes ces
paires d’yeux qui le dévisageaient, même avec compassion, étaient trop
difficiles à supporter.
— Tu vois ? Il n’y a pas à s’inquiéter.
Ruhn baissa la tête. Le disque était posé sur ses pectoraux et le médecin
regardait dans le vide sur le côté, comme s’il se concentrait sur son ouïe.
— Est-ce que tu as mal quand tu respires ? demanda-t-il. Oui ? Est-ce que
je peux retirer ton tee-shirt pour voir les dégâts ?
Le mâle hocha la tête sans songer un instant qu’il n’aurait pas dû accepter,
et le docteur Manello et Rhage attrapèrent tous deux l’ourlet de son débardeur
pour le remonter lentement.
Comme un enfant, Ruhn leva les bras… avant de se rappeler pourquoi il
aurait dû refuser qu’on lui enlève son haut.
Tous deux se figèrent avec un hoquet de stupeur.
Et immédiatement Ruhn eut envie de pousser un juron. Il avait oublié les
cicatrices dans son dos.
Merde !

Une fois que Novo eut fini de se nourrir et eut plongé dans le sommeil
agité des blessés et des convalescents, Peyton regagna en titubant la salle de
classe, les pieds engourdis, les jambes tremblantes, l’oreille interne prise de
vertige. Et lorsqu’il referma la porte derrière lui il se demanda pourquoi les
tables et les chaises, le bureau et le tableau noir lui semblaient tous étrangers,
comme s’il n’était jamais venu là.
Ce n’était pas logique. Il s’était absenté une demi-heure, grand maximum,
et sa mémoire à court terme l’informa que tout était exactement dans l’état où
il l’avait laissé.
Mais bon, c’était lui qui avait changé.
Lorsqu’il éteignit la lumière pour s’allonger sur le bureau, il eut
l’impression de n’être plus qu’un sac d’os anguleux et désarticulés. Seigneur
Dieu ! que s’était-il passé dans cette chambre là-bas ? D’accord, vu de
l’extérieur, Novo avait simplement pris sa veine, et ce n’était pas la première
fois qu’une femelle le faisait. Et, ohé ! elle était dans un lit d’hôpital,
raccordée à des machines.
Mais vu de l’intérieur ? La sensation de ses lèvres sur la peau de son
poignet, les légers tiraillements, son coup de langue quand elle avait eu
terminé ?
Au diable sa dépendance à la drogue. Qu’on lui donne une vie entière de
cette sorte d’extase, et il n’aurait plus jamais besoin d’un rail de coke.
Fermant les yeux, il revécut chaque instant de l’expérience, depuis le
moment où il s’était mordu le poignet jusqu’à la première goutte de sang
tombée sur les lèvres de la femelle. Des fourmillements de plaisir le
parcoururent, lui échauffant le sang, le faisant bander davantage.
Il lutta contre son excitation.
Il perdit.
Tant qu’il s’était trouvé à son chevet, il avait réussi à contrôler la situation
en se rajustant discrètement et en demeurant impassible. Alors qu’ici, seul
dans l’obscurité, il avait l’impression d’être un dépravé, mais jamais il ne
pourrait se rendormir s’il ne s’occupait pas du problème.
D’un geste brusque, il pressa de la main la braguette de son pantalon et, à
ce contact, un orgasme explosa instantanément en lui, en même temps que
des images de Novo en classe, à l’entraînement ou sur le terrain lui
traversaient l’esprit et entretenaient sa jouissance. Il repensa même au
moment où il l’avait prise, quand son sexe glabre avait accepté ses va-et-vient
comme si elle était faite pour lui et pour lui seul.
D’accord, ce n’était pas une image géniale, vu qu’elle s’était contentée de
rester allongée sans participer.
Afin de ne pas trop s’attarder là-dessus, il préféra rester concentré sur les
autres images, tout en s’accordant plus d’aise dans ses mouvements. Il ouvrit
sa braguette d’un geste brutal et baissa la ceinture sous ses fesses. Avec un
grognement, il roula sur le flanc, et avec une torsion du buste s’empoigna le
sexe pour se caresser avec plus d’intensité tandis qu’il sentait le bureau froid
sous sa joue brûlante, et que sa main libre se refermait sur le rebord du
plateau et le serrait au point de risquer de se briser l’avant-bras.
Et son orgasme continua.
Quand il fut enfin vidé, il ferma les yeux et se contenta de respirer un bon
moment… jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il avait souillé non seulement
tout le devant de son pantalon, mais également ce fichu bureau.
Dieu merci ! on était au milieu de la journée. Avec un peu de chance, il
pourrait se glisser jusqu’au vestiaire, prendre quelques serviettes ainsi qu’une
tenue chirurgicale, et revenir ici sans que personne l’aperçoive.
Donc oui… il était temps pour lui de se lever.
Hum, hum.
Tout de suite.
Au lieu de quoi, il resta à sa place et se demanda ce que cela ferait de se
nourrir d’elle et de s’en souvenir… Il imagina la sensation de son sang en
train de couler dans le fond de sa gorge, puis celle de son corps sous le sien
pendant qu’il la retournait et visait sa gorge.
Il avait besoin de vivre cette expérience en réalité et pas seulement en
imagination. Et pas parce qu’il avait la tête explosée ou une urgence médicale
à traiter.
Pourtant, alors même que cette certitude envahissait son esprit et modifiait
ses connexions cérébrales quant à ses objectifs d’avenir, il sut que rien de
tout ça n’arriverait un jour. Elle lui avait clairement fait savoir qu’il n’était
pas son genre… Merde ! même si elle avait affirmé vouloir recommencer à se
battre à son côté, elle ne l’appréciait pas. Mais, surtout, leurs chemins
cesseraient de se croiser dès qu’il aurait quitté le programme.
Le temps dont ils disposaient touchait à sa fin ; elle allait continuer à
s’entraîner et faire ce qu’il fallait pour l’espèce, et il reprendrait sa carrière
débile de fêtard professionnel.
Beaucoup d’occupations en perspective, pour tous les deux.
Lorsque son téléphone vibra parce qu’il recevait un appel, il l’ignora et
tenta de se motiver à effectuer sa promenade de la honte dans le couloir.
Il s’écoula une bonne demi-heure avant qu’il revienne du vestiaire. Et,
après s’être essuyé et avoir bien nettoyé le bureau, il s’allongea de nouveau à
plat dessus et s’endormit comme une masse.
Dans son sommeil agité, il se retrouva poursuivi par une amante aux longs
cheveux noirs, aux yeux de feu… et à la volonté d’acier.
CHAPITRE 13

Quand la nuit tomba le soir suivant, Saxton roula sur le flanc et regarda la
place vacante dans son lit à côté de lui. Il y avait eu un mâle dans ces draps
chiffonnés. Un corps qu’il avait utilisé et qui avait utilisé le sien en échange.
À l’autre bout de l’appartement-terrasse, une porte se referma sans bruit.
Saxton se redressa et repoussa les cheveux de ses yeux. Des bribes de
souvenirs de sa journée passée lui donnèrent l’impression d’être vide, et voilà
une gueule de bois dont il aurait pu se passer… À cela s’ajoutait la joie d’une
sourde migraine causée par l’excès de champagne et le manque de sommeil.
Quand il fut enfin en état de se concentrer normalement, il laissa son
regard glisser sur les commodes élégantes surmontées de miroirs et les tables
de chevet, les fauteuils noirs, le moelleux tapis gris, les suspensions
accrochées à intervalles réguliers qui donnaient l’impression qu’il y avait des
étoiles au plafond.
Sans raison, il songea au mensonge qu’il avait servi à Blay.
Il n’avait pas vendu sa demeure victorienne à l’autre bout de la ville.
Maintenant, est-ce qu’il y mettait les pieds ? Absolument pas. Mais le constat
qu’il ne puisse plus ni vivre dans la maison, ni non plus l’abandonner, lui
était apparu comme une faiblesse qu’il valait mieux garder pour lui. Le fait
qu’il paie des taxes foncières pour un mausolée consacré à un amour qui
n’avait mené nulle part était une trop triste réalité.
Enfin, pas tout à fait nulle part. Cela faisait un moment qu’il souffrait
désormais, et cette souffrance constituait une destination en quelque sorte.
Pas très bonne, d’accord.
Avec un léger chuintement, les volets automatiques des baies vitrées se
levèrent, dévoilant les lueurs scintillantes de la ville centimètre par
centimètre, tels des rideaux écartés par une main invisible. Et c’était
étrange… Alors qu’il repensait à la façon dont il avait passé la journée, il se
rendit compte que, pour une fois, Blay n’était pas la raison de son petit
béguin du jour. D’ordinaire, si. Pourtant, tous ces va-et-vient avaient été
causés par…
Il sourcilla et frotta ses yeux douloureux. Mais non. Il avait dû s’imaginer
cet instant, quand lui et Ruhn se trouvaient dans le pick-up et que le mâle
l’avait observé. Ce pouvait être n’importe quoi.
Le simple fait qu’il le trouve attirant ne voulait pas dire que cet intérêt était
mutuel.
Néanmoins, cela avait produit chez lui un indéniable effet boule de neige,
une énergie dévorante et agitée qui avait fini par le pousser à chercher dans
ses contacts les noms des mâles et des humains dont il se servait de temps à
autre. La plupart d’entre eux n’étaient que de simples connaissances, des
individus croisés dans des clubs ou lors de fêtes, et il ne leur demandait
jamais leur statut marital. Tout ce qui l’intéressait chez eux, c’était qu’ils
baisent bien, et ils attendaient la même chose de lui en retour.
Pour ne pas dire les choses trop crûment.
Et le fait qu’il en ait choisi un brun avec un corps puissant ? Il se dit qu’il
pouvait voir ça comme un signe d’amélioration. Au moins, il n’était pas roux.
Mais, bizarrement, il était difficile de trouver encourageant le fait qu’il ait
échangé un mâle qu’il ne pouvait pas avoir contre un autre tout aussi
inaccessible.
— Ça suffit, dit-il à voix haute.
Basculant les jambes hors des draps de satin, il s’intima de se rendre à la
salle de bains. Après une journée comme celle-ci, il avait l’habitude de
ressentir quelques légères contractures et d’entendre son bassin craquer… et
il s’efforça de ne pas songer à son passé avec Blay. À l’époque où il était
avec le mâle, les lendemains de sexe, il éprouvait surtout une agréable
chaleur au centre de la poitrine et avait un sourire en coin dès qu’il songeait à
son amour.
Ce qu’il ressentait aujourd’hui n’était que la conséquence d’un exercice
physique inhabituel, qui avait sollicité son corps de façon mécanique.
Quand il pénétra dans l’espace recouvert de marbre, il garda les spots au-
dessus des lavabos éteints pour différentes raisons, la principale étant que la
lueur du paysage urbain lui fournissait assez de lumière. Et aussi parce qu’il
refusait de se regarder dans les miroirs.
Il avala quatre aspirines en attendant que l’eau de la douche chauffe.
Se plaçant sous les multiples jets, il se lava méticuleusement, puis se rasa
en s’aidant du miroir antibuée qu’il avait fait installer dans un coin. Lorsqu’il
eut fini, il ne se sentait pas plus frais qu’il n’avait été satisfait par sa façon de
passer la journée, et, pour la première fois de sa vie, l’idée d’aller travailler et
de s’absorber dans ses tâches nocturnes ne lui apportait aucune perspective de
joie ou de satisfaction.
Puis, tandis qu’il se séchait, le frottement du tissu-éponge donna à son
appartement vide des airs de trou noir spatial.
Dans un coin de son esprit, l’idée de quitter Caldwell le tenta de nouveau.
Assurément, où qu’il aille, il ne changerait pas… mais il devait croire qu’un
nouvel espoir surgirait s’il vivait une autre existence dans un lieu différent.
Peut-être comme professeur ? Des gens souhaitaient encore apprendre le droit
ancien, et il était désormais si bien versé dans le sujet qu’il pourrait
facilement concevoir un programme d’enseignement dans cette matière…
Quand son portable se mit à sonner dans la chambre, il laissa l’appel
basculer sur la messagerie. Mais, quand l’appareil recommença
immédiatement à vibrer, il enroula sa serviette autour de ses hanches et
s’avança pour décrocher parce que, oui, il était ce genre de mâle-là qui
estimait que répondre au téléphone tout nu était inconvenant, même si cela
n’impliquait pas d’utiliser FaceTime.
Et ce d’autant plus s’il s’agissait peut-être de Kolher ou de l’un des
frères…
Mais non, pas cette fois. Lorsqu’il consulta l’écran de son portable, il vit
que ce n’était pas l’un de ses contacts habituels, même si le numéro affiché
suggérait que l’appel émanait d’un résident de la demeure de la Confrérie.
Viszs téléphonait toujours anonymement.
— Allô ?
— Saxton ?
Il reconnut tout de suite la voix de Ruhn et cela le surprit. Il trouva aussi
qu’elle avait une tonalité érotique mais, une fois encore, c’était peut-être
seulement une impression de sa part.
— Oui ? Allô ? Ruhn ? (Il y avait des interférences sur la ligne, du vent ou
quelque chose comme ça.) Je suis désolé, je n’arrive pas à t’entendre.
— Je suis devant chez Miniahna. (Il n’entendit plus qu’un grésillement
incompréhensible.) Je viens de faire dégager deux hommes de chez elle. (Puis
il perçut le bruit d’une rafale de vent.) Où êtes-vous ?
— Je suis chez moi. En centre-ville.
— Puis-je venir vous voir ?
— Oui, oui, bien sûr. Laisse-moi t’expliquer comment venir.
Après lui avoir fourni les instructions, il ajouta :
— Attends avant de raccrocher. Est-ce que tu as tué les intrus ? Dois-je
appeler pour qu’on enlève les corps ?
Il entendit encore l’écho d’une bourrasque.
— Pas besoin, non. Mais ça ne va pas durer.
Dès qu’il eut raccroché, Saxton se rua dans son dressing pour prendre un
pantalon de costume ainsi qu’une chemise blanche… en évitant résolument
de s’attarder sur le fait que, soudain, il sautillait presque de joie.
C’est uniquement pour le travail, se rappela-t-il. Bon sang ! reste
professionnel.

À l’autre bout de la ville, dans un quartier riche où les demeures se


dressaient comme des couronnes sur des terrains bien entretenus et enneigés,
Peyton reprit forme sur le seuil majestueux de la maison paternelle dans un
tel état d’épuisement qu’il avait l’impression qu’une fanfare logeait dans son
corps. Ses tempes bourdonnantes figuraient la grosse caisse, les contractures
dans ses reins les cymbales, et les crampes grondantes dans ses tripes un tuba
manipulé par un instrumentiste très peu doué mais extrêmement enthousiaste
et doté de poumons bien développés.
Il n’arrivait pas à décider s’il avait faim ou la nausée.
Et son premier indice que sa nuit était sur le point d’empirer – encore –
survint dès qu’il ouvrit la porte d’entrée : il flottait dans l’air une odeur suave
tout à fait inconnue. Du parfum ? s’interrogea-t-il. Oui, c’était cela. Mais qui
pouvait bien porter…
Le majordome de son père déboula de sous l’escalier comme s’il avait des
rollers aux pieds.
— Vous êtes en retard. (Des yeux couleur de vieux journaux le scrutèrent.)
Et vous n’êtes pas habillé.
La dernière fois que j’ai vérifié, je l’étais, si, se dit Peyton. Le pyjama de
bloc cachait ses parties intimes.
Mais il s’abstint de tout commentaire à voix haute.
— De quoi parles-tu ?
— Le Premier Repas débute dans un quart d’heure. (Le doggen remonta sa
manche et dévoila une montre comme s’il s’agissait d’une arme à feu visant
un agresseur.) Vous avez raté l’apéritif.
Peyton se frotta le devant du crâne de sa paume. C’était soit ça, soit
attraper la montre pour la faire avaler au domestique… par le cul.
— Écoute, j’ignore de quoi tu causes, mais je n’ai pas dormi depuis avant-
hier et il y a eu un terrible accident hier soir sur le terrain…
— Te. Voilà. Enfin.
Fermant les yeux, il se dit, bien sûr, son père. Et ce ton glacial ? En
comparaison, le majordome passait pour son meilleur pote.
Pivotant sur lui-même, il reçut le regard noir de son géniteur comme un
coup de poêle à frire en plein visage. Ce qui signifiait beaucoup, vu que le
mâle portait un smoking sur mesure et n’était pas du tout du genre à jeter des
ustensiles de cuisine à la tête des gens, et encore moins à donner des coups.
Mais son regard était vraiment cinglant.
— Bonsoir, père. (Peyton tapa dans ses mains.) Bien parlé, et maintenant
je vais me coucher…
Au moment où il tournait les talons, son père se plaça devant lui, lui
bloquant l’accès à l’étage.
— Oui. Tu vas monter sur-le-champ, mais pour te changer… parce que tu
as accepté de rencontrer Romina ce soir. À cette heure-ci… en fait, il y a une
heure, mais où étais-tu ?
— Je ne suis au courant de rien.
— Je t’ai appelé hier soir. Deux fois ! Alors monte et enfile ton smoking
pour ne pas embarrasser davantage ton père ainsi que cette pauvre femelle.
(Le mâle se pencha légèrement en avant.) Ses parents sont ici, pour l’amour
du ciel. Quel est ton problème ? Tu ne peux pas, une seule nuit dans ta vie,
être le fils que j’ai besoin que tu sois ?
Eh ben, papa, puisque tu le formules ainsi, et si je réglais le problème pour
nous deux en allant me pendre dans la salle de main ?
#problèmerésolu
Peyton jeta un coup d’œil à l’escalier par-dessus l’épaule de son père et
testa virtuellement la faisabilité de son projet de suicide. Il possédait plein de
ceintures, assurément, ainsi qu’un plafonnier résistant dans sa chambre.
Sauf qu’alors l’image de Novo se nourrissant à sa veine lui revint, d’une
façon aussi vive que la lame acérée d’un couteau plongée dans sa chair.
Ouais, hors de question de se tuer. Pas encore, en aucun cas.
Reportant son regard vers le salon, il commença à formuler dans sa tête un
mélange de « et puis merde allez vous faire foutre » qui témoignerait du peu
de cas qu’il faisait des obligations sociales après avoir passé les dernières
vingt-quatre heures à affronter la réalité d’avoir failli tuer quelqu’un.
Mais tout cela s’arrêta net.
À travers l’arcade ornementée, il pouvait voir l’intérieur de l’élégante
pièce, avec sa magnifique cheminée en marbre autour de laquelle étaient
disposés des canapés et des fauteuils recouverts de soie. Il aperçut une
femelle aux cheveux bruns remontés en chignon de dos, appuyée contre les
coussins et vêtue d’une robe de soirée bleu pâle ornée d’une espèce de lien ou
de manche qui se drapait comme une aile d’ange sur son bras. Elle avait la
tête baissée et les épaules nouées, comme si elle s’efforçait de tenir le coup.
Mais difficilement.
Elle ne désirait pas plus cette soirée que lui, comprit-il. Soit cela, soit elle
se sentait rejetée parce qu’il ne s’était pas montré.
— Veux-tu bien t’exécuter, s’il te plaît, ordonna son père.
Peyton observa davantage la pauvre femelle et se demanda où elle
préférerait être ce soir-là.
— Accordez-moi dix minutes, dit-il d’un ton bourru. Je redescends tout de
suite.
Contournant son père, il entreprit de gravir les marches deux à deux. Il
méprisait sa famille et ses traditions, ainsi que les foutues règles stupides de
la glymera. Mais ce qu’il n’allait pas faire ? Laisser une pauvre idiote comme
lui faire le pied de grue, persuadée qu’elle valait moins que les autres à cause
d’un truc qui n’avait rien à voir avec elle.
Il ne connaissait pas la femelle mais, de son point de vue, ils étaient tous
deux plongés dans le même cloaque social.
Au moins pour ce repas.
CHAPITRE 14

Quand Ruhn reprit forme sur la terrasse d’un gratte-ciel aussi vaste que le
cottage où il avait vécu, il prit un moment pour assimiler où il se trouvait.
Chez Saxton. Là où vivait le mâle.
Il aurait dû attendre une heure et retrouver l’avoué à la maison d’audience.
À quoi avait-il donc pensé…
Tu avais envie de le voir, chantonna une petite voix dans sa tête. Seul.
— Non, pas du tout.
Les mots qu’il prononça à voix haute se perdirent dans le vent froid qui
soufflait dans son dos : des rafales rugissantes et glaciales qui semblaient
pressées de le pousser à l’intérieur. Pendant un ou deux instants, il lutta
contre les bourrasques en courbant l’échine pour résister aux mains invisibles
qui appuyaient sur son dos… mais il était trop tard pour faire demi-tour à
présent. Pas sans complications.
En outre, cette rencontre n’avait rien de personnel. Ils travaillaient
ensemble.
— Et je n’ai pas envie d’être seul avec lui.
Ce point éclairci, il tenta de déterminer s’il devait toquer ou sonner. De
grandes baies vitrées s’alignaient l’une à côté de l’autre sur toute la longueur
de la terrasse et l’appartement entier semblait fait de verre. À l’intérieur,
quelques lampes seulement étaient allumées, si bien que tout était plongé
dans la pénombre. L’ombre des meubles formait un paysage qu’une aube
artificielle devait encore dévoiler.
Tant de luxe et d’élégance, se dit-il. Tout paraissait très sophistiqué,
comme le mâle qui vivait là.
Mais bon, l’espace personnel d’une personne tendait à refléter sa nature.
Prenez lui, par exemple. Il était un squatteur sans perspective d’avenir, qui
serait resté sans domicile s’il n’avait pas bénéficié de l’hospitalité d’autrui. Il
était logique, quand on n’avait pas de futur et très peu de présent, de ne pas
avoir non plus de toit à soi.
S’approchant pour inspecter ce qu’il espérait être une baie vitrée
coulissante, il se demanda qui vivait ici avec l’avoué. Il n’avait jamais vu le
mâle avec une shellane, ni même entendu dire qu’il était uni. Mais, après
tout, une certaine distance professionnelle paraissait toujours envelopper
Saxton, même s’il était évident que tous le respectaient.
Assurément, il devait y avoir une femelle dans le tableau. Et ce fait rendait
tout ceci encore plus gênant…
Il se figea lorsque l’avoué arriva dans la grande pièce ouverte d’une
démarche assurée. Sa chevelure blonde luisait sous l’éclairage tamisé des
plafonniers, et son pantalon impeccable et sa chemise ultrablanche semblaient
attendre qu’il enfile une veste de smoking. Ou tout autre vêtement de dessus
adapté.
Le mâle gagna le coin cuisine en allumant au passage, d’un geste
nonchalant, des spots qui déversèrent une lumière plus vive au-dessus de lui.
Il s’activa devant l’îlot central, près de l’évier, préparant du café et disposant
des tasses sur un plateau. Mais Ruhn remarqua à peine cela. Ce qu’il nota en
revanche ? Saxton avait la peau dorée, un beau visage et un corps souple.
Que se passe-t-il, se demanda-t-il… d’autant plus que l’excitation sexuelle
lui comprimait les reins, aussi sûrement que si des mains le touchaient…
Saxton tourna la tête vers lui sans prévenir et s’immobilisa dès qu’il
s’aperçut qu’il était observé.
Les secondes s’étirèrent en minute.
Puis tous deux reprirent leurs esprits en même temps, Ruhn en tâchant de
faire comme s’il cherchait simplement une poignée ou un loquet pour ouvrir
la fenêtre, tandis que l’avoué s’approchait et résolvait le problème pour lui.
— Bonsoir, dit le mâle en faisant glisser l’un des panneaux sur le côté.
— Vous m’avez invité. (En entendant ces mots sortir de sa bouche, le
visiteur ferma les yeux.) Je veux dire, je suis là. Enfin…
— Oui, je t’attendais. (Quand Ruhn ne répondit pas, Saxton s’écarta pour
le laisser passer.) Entre.
Un mot. Deux syllabes. Une simple invitation. Le genre de chose
qu’humains et vampires partout dans le monde offraient, acceptaient ou
déclinaient.
Mais, le problème, c’était que Ruhn n’arrivait pas à se défaire de la
certitude que cela représentait davantage pour lui… et cette idée même lui
était insupportable. Tout dans cette histoire… lui était insupportable.
— Je devrais m’en aller, marmonna-t-il. En fait. Oui, je suis désolé…
— Pourquoi ? (Le mâle fronça les sourcils.) Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je crois que je vous désire, voilà ce qui ne va pas.
Oh, douce Vierge scribe ! cette pensée venait-elle vraiment de lui traverser
l’esprit ?
— Ruhn, entre. Il fait froid.
Retourne-toi, s’intima-t-il. Retourne-toi et pars d’ici, et dis-lui que tu le
retrouveras dans peu de temps à la maison d’audience.
— Je n’aurais pas dû venir vous déranger chez vous. (Il secoua la tête et
pria pour que Saxton ne puisse entendre ni sentir les forts battements de son
cœur.) Je vous présente mes excuses.

À l’autre bout de la ville, Peyton redescendit exactement dix minutes plus


tard, les cheveux humides et plaqués en arrière grâce à la douche la plus
rapide du monde, son smoking enfilé et étincelant, quoiqu’un peu serré au
niveau des épaules, des bras et des cuisses à cause de tous les exercices
physiques qu’il pratiquait depuis plusieurs mois.
Quand il entra dans le salon, il vérifia d’un coup d’œil que le bar était
rempli et prêt à être utilisé. Oui : dans le coin, un assortiment de mimosas
dans des flûtes et de bloody mary dans des verres carrés était disposé sur un
ancien chariot en cuivre.
Mes amis, je suis impatient de refaire votre connaissance, salua-t-il ainsi
intérieurement les cocktails.
Mais commençons par le commencement.
— Ah ! voici mon fils aîné, déclara Peythone en langue ancienne depuis le
fauteuil le plus proche du feu… et, ça alors ! il fallait accorder vingt sur vingt
au sourire du vieux : il paraissait presque sincère. Salone et Idina, puis-je
vous présenter Peyton, fils de Peythone.
Le couple était assis sur le canapé en soie face à leur agneau sacrificiel –
pardon, leur fille –, et Peyton s’approcha d’eaux et s’inclina très bas, d’abord
devant le mâle, un modèle standard de la glymera, puis devant la femelle, qui
portait une robe de la même teinte que celle de sa fille. Ce qui était flippant.
Par ailleurs, il ne les reconnut pas immédiatement, ce qui était inhabituel.
L’aristocratie était un petit groupe, et presque tout le monde était le cousin de
son oncle. Ils ne devaient pas être de Caldwell, se dit-il. Peut-être du Sud ?
— C’est un plaisir de vous rencontrer, répondit-il. Je vous en prie, veuillez
excuser mon retard. J’ai été d’une impolitesse impardonnable.
Bla-bla-bla.
— Vous êtes encore plus beau que la rumeur le prétend, dit la mahmen en
écarquillant les yeux. Si beau. N’est-il pas beau ? Quel beau mâle, tout juste
sorti de la transition.
Et toi tu n’es pas une mahmen que j’aimerais mettre dans mon lit, se dit-il.
Arrête de me regarder comme si j’étais de la viande fraîche.
Seigneur ! il avait horreur de ce genre de sous-entendus.
— Ça suffit, Idina, grommela Salone avant de revenir à l’anglais. Peyton,
votre père vient seulement de nous informer que vous faisiez partie du
programme d’entraînement de la Confrérie de la dague noire. Je suppose que
nous pouvons donc pardonner votre retard à ce titre.
Peythone esquissa un sourire suffisant.
— Oui, Peyton contribue à la défense de l’espèce de façon significative.
Mais nous ne voudrions pas avoir l’air de nous vanter.
Oh ! oui Bien sûr.
Idina posa les mains de chaque côté de son décolleté et se pencha vers lui
comme s’ils allaient partager un secret ; à moins qu’elle cherche simplement
à s’exhiber devant lui.
— Racontez-moi comment sont les frères en vrai. Ils sont si mystérieux, si
impressionnants, si effrayants. Je ne les ai jamais aperçus que de loin à
l’occasion des réunions du Conseil. Dites-moi, il le faut.
OK, il détestait tout chez cette femelle. Depuis ses yeux avides et ces gros
diamants jusqu’à son accent. Seigneur ! c’était quoi cet accent ? Il était
passable à quatre-vingt-dix pour cent, mais quelque chose clochait avec ses
« R ». Elle semblait incapable de les prononcer correctement. Et puis il y
avait le père. En y regardant de plus près, son visage présentait des traits plus
grossiers que ce qu’on pouvait attendre d’un mâle de son rang, et son
smoking… luisait comme si on l’avait frotté avec du poulet frit.
Que mijotait donc son père, se demanda-t-il. De toutes les familles dont ils
auraient pu souhaiter se rapprocher, pourquoi avoir choisi ces gens-là ?
Mais bon, les familles fondatrices qui vivaient à Caldwell connaissaient la
réputation de Peyton. Ce n’était peut-être pas tant le meilleur parti que son
géniteur pouvait espérer… que le meilleur que son fils pouvait obtenir.
— Eh bien ? l’encouragea Idina de la Libido. Dites-moi tout sur eux.
Et puis merde !
Peyton préféra se retourner et regarder la jeune femelle.
Cela fit taire tout le monde dans la pièce, comme s’il venait de claquer la
porte au nez des civilités hypocrites par sa désapprobation silencieuse.
La fille tressaillit, mais parut se reprendre rapidement, baissant les yeux
comme il convenait vu son faux pas : ils n’avaient pas encore été
officiellement présentés.
Elle était ravissante dans sa discrétion, pas le genre de beauté à attirer l’œil
immédiatement, mais qui se révélait plutôt à mesure qu’on l’observait. Elle
avait des traits fins et réguliers, des membres longs et gracieux, et toutes les
courbes qu’un mâle pouvait désirer d’après ce que révélait de son corps sa
robe bleu pâle.
Un léger frémissement attira son attention sur le côté. Il s’agissait de ses
mains : elles tremblaient… et, comme si elle ne voulait pas qu’il le remarque,
elle les croisa sur ses genoux.
Qu’as-tu fait pour me mériter, pauvre petite, se dit-il.
— Je m’appelle Peyton, dit-il, à la grande horreur de son père.
Lorsqu’il parla, la femelle leva les yeux pour croiser les siens, et il y lut de
la surprise. Mais elle se détourna aussitôt pour jeter un regard à ses parents.
Son père se racla la gorge avec un grognement désapprobateur, comme s’il
aurait préféré que la rencontre se passe mieux, tout en sachant parfaitement
qu’il n’avait aucun droit d’espérer quoi que ce soit en la matière.
Puis il murmura :
— Voici ma fille, Romina.
En anglais, pas en langue ancienne. Une insulte, mais pour lequel d’entre
nous ? s’interrogea Peyton.
En tout cas, il s’inclina bas.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance.
Avant de se redresser, il tenta de lui communiquer par la pensée : Tout va
bien se passer. On va s’en tirer.
Comme s’ils étaient tous les deux prisonniers.
Retirez le « comme si ».
Et, visiblement, ils étaient dans le couloir de la mort, au moins du point de
vue de la femelle. Elle était carrément terrifiée.
CHAPITRE 15

Alors qu’il attendait sur le côté de la fenêtre coulissante de son


appartement-terrasse que Ruhn entre, Saxton ne sentait ni le froid glacial, ni
les rafales de vent, ni la faim qui agitait son ventre. Le mâle qui se tenait
devant lui sur la terrasse avait tout fait disparaître. Soudain le corps immense
de Ruhn se tendit comme s’il était prêt à déguerpir du Commodore. Il était là,
échevelé par le vent, les yeux trop brillants et très méfiants. Mais il émettait
cette odeur… si particulière.
Des épices exotiques. L’odeur de l’excitation.
Du désir sexuel.
De quelle sorte de fantasme s’agissait-il donc, s’interrogea Saxton. Était-il
endormi et en train de rêver ?
— Ne pars pas, murmura-t-il d’une voix rauque.
Sauf qu’alors il se reprit et tenta d’abandonner ce ton qui ressemblait trop à
une supplique.
— Je veux dire, entre et raconte-moi ce qui est arrivé chez Minnie. S’il te
plaît. (Le regard de Ruhn se déplaça de sorte qu’il parut se concentrer sur
l’intérieur.) Il n’y a personne ici à part moi. (Saxton s’écarta davantage.)
Nous sommes seuls.
Seigneur ! pourquoi cela ressemblait-il à une invitation ?
Parce que c’en est une.
— Arrête…
Lorsqu’il se rendit compte qu’il avait parlé à voix haute, il ferma les yeux
et tenta de se reprendre.
— Désolé. S’il te plaît, il fait froid.
À moins qu’il ne fasse affreusement chaud. Qui diable pouvait le savoir.
— Très bien, dit Ruhn d’un ton étouffé.
Au moment où le grand mâle se tourna sur le côté et entra, Saxton ne put
s’empêcher de fermer les yeux et d’inspirer. Il n’avait jamais rien senti
d’aussi sensuel de sa vie. Jamais.
Les mains tremblantes, il referma derrière eux en tirant le panneau vitré en
place.
— J’étais… eh bien, je préparais… Voudrais-tu du café ?
Ruhn observa le décor autour de lui et croisa les bras.
— Ça ira. Merci.
— Tu ne veux pas t’asseoir ?
— Ça ne prendra pas longtemps.
Et pourtant le mâle ne parlait pas. Il demeurait là, près de la sortie, les
bottes bien campées sur la moquette gris pâle, tel un géant dans une maison
de poupées, tandis que sa veste en cuir noir et son jean rendaient ridicule tout
le minimalisme savamment élaboré autour de lui.
— Raconte-moi ce qui s’est passé ? (Saxton alla s’asseoir sur un canapé.)
Quelque chose ne va pas ?
Son visiteur parut inspirer profondément et sa poitrine se gonfla tant que sa
veste craqua.
— Je suis allé là-bas, à la ferme, pour m’assurer que maîtresse Miniahna
allait bien. Il y avait un pick-up garé dans l’allée, juste avant le rond de
pelouse devant la maison. Noir, avec des vitres fumées. J’ai attendu et, au
bout d’un moment, deux humains sont sortis et ont observé les arbres. L’un
d’eux avait un capteur à la main.
— Ils savent que nous avons retiré les caméras.
— Oui. (Ruhn glissa les mains dans les poches de sa veste.) En effet.
— Et ?
— Eh bien, je ne pouvais pas partir en les laissant là sans intervenir.
Nous y voilà, se dit l’avoué.
— Qu’as-tu fait ?
— Je me suis dématérialisé derrière la maison et ai fait le tour jusqu’à eux,
comme si j’en sortais tout juste. Ils ont été surpris. J’ai prétendu que je
séjournais chez ma tante et que je coupais du bois quand je les avais entendus
remonter l’allée. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient sur la propriété. L’un
d’eux a dit que son copain et lui s’inquiétaient pour elle, vu qu’elle était
seule. Lorsque j’ai souligné que ce n’était pas le cas, que j’étais là, ils ont
répondu qu’ils savaient bien qu’elle vivait toute seule. Puis ils ont poursuivi
en soulignant que le quartier changeait beaucoup et qu’elle devrait envisager
de vendre. Je leur ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter pour elle
puisque j’allais m’occuper de la maison et des intrus. Je leur ai alors demandé
leurs noms et la raison pour laquelle ils se trouvaient sur la propriété, et c’est
à ce moment-là que les choses sont devenues intéressantes.
— Est-ce qu’ils t’ont menacé, toi aussi ?
— Ils m’ont donné ceci (il tira une liasse de papiers pliée en quatre de sa
veste) et m’ont dit que c’était destiné à maîtresse Miniahna. Ils avaient essayé
de sonner plusieurs fois pendant la journée, ont-ils ajouté.
Saxton se pencha en avant et tendit la main.
— Est-ce que tu les lui as montrés ?
— Je ne sais pas lire. (Ruhn s’approcha juste assez pour lui remettre les
feuilles, puis recula immédiatement.) Comme j’ignorais de quoi il s’agissait,
je ne voulais pas lui montrer quelque chose qui risquait de la bouleverser sans
raison. Je ne savais quel parti prendre. C’est pour cela que je vous ai appelé.
Saxton déplia les documents, et un rapide survol du texte le fit se lever
d’un bond. Puis il se mit à faire les cent pas en le lisant plus attentivement.
— De quoi s’agit-il ?
Il s’arrêta et se tourna vers le mâle.
— Ils l’accusent d’être une squatteuse.
— Comment ça ? La maison lui appartient.
— Oui, mais son hellren et elle ont commis une erreur dans
l’enregistrement des titres de propriété. Je l’ai découvert tard hier soir. Ils
n’ont pas déposé de nouveaux contrats de propriété au fil du temps.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— C’est une stratégie pour les vampires propriétaires de biens immobiliers
dans le monde humain. Toutes les vingt et quelques années, en général, on
fait semblant d’avoir vendu sa maison ou son terrain à un membre de sa
famille. Sans cela, on se retrouve dans la situation que Miniahna va devoir
affronter : à savoir que les archives ne mentionnent qu’un seul propriétaire
depuis 1821. Inutile de préciser que c’est impossible pour un humain et, à
l’évidence, le promoteur a découvert le problème, même s’il ne peut deviner
la vérité sur notre espèce. Bref, dis-moi… as-tu attendu leur départ ? Aux
humains ?
— Oui. Ils sont partis dès qu’ils m’ont eu remis ça. (Ruhn fronça les
sourcils.) Pouvez-vous l’aider ?
Saxton fonça vers le coin cuisine, droit sur la machine à café. Tout en se
versant une tasse du breuvage, son cerveau entra en ébullition.
Il lui faudrait antidater des papiers. Oui, il devait créer une fausse piste de
documents…
Lorsqu’il se retourna, il surprit Ruhn à grimacer de douleur tandis qu’il
s’étirait le torse, une main agrippée sous son bras.
— Est-ce que ça va ? s’enquit l’avocat.
— Parfait.
— Alors pourquoi as-tu l’air d’avoir mal ?
— Ça n’a pas d’importance.
— Ça en a pour moi.
Le mâle ouvrit la bouche. La referma. La rouvrit.
Saxton secoua tristement la tête. Soudainement, il se sentit à la fois las,
excité et totalement désorienté par le mâle… sans compter également qu’il
était vraiment en rogne contre l’espèce humaine et sa façon de s’immiscer
dans les affaires vampires. Donc, oui, il en eut marre de se plier aux règles
sociales qui l’obligeaient à se montrer courtois et poli en toutes circonstances.
— Écoute, murmura-t-il. Quel que soit le problème, dis-le, point. On
travaille ensemble, non ? Et je ne veux pas que tu sois impliqué dans tout ça
si tu es amoché.
Il y eut un long silence. Puis Ruhn recroisa les bras sur sa poitrine, presque
sans grimacer cette fois.
— J’ai toujours su que vous ne m’appréciez pas.
L’avoué eut un mouvement de recul.
— Je te demande pardon ?

— Je ne vois pas où est le problème.


Tout en parlant, Novo s’efforça d’avoir l’air aussi en forme que possible.
Bon, d’accord, elle était toujours sur son lit d’hôpital, avec des tubes et des
câbles enfoncés et reliés à des endroits de son corps qu’elle aurait vraiment
préféré voir dépouillés de tout ça, et elle était vêtue d’une blouse ornée de
petits bouquets de fleurs roses mais, bon sang ! elle se portait comme un
charme.
Elle avait tout à fait le droit de…
— Tu ne quitteras pas ce bâtiment. (Le docteur Manello se tenait au-dessus
d’elle et souriait comme s’il avait toutes les cartes en main.) Désolé.
Pour s’empêcher de frapper l’humain à la gorge, elle s’observa… et en
voulut à ces foutus boutons de roses disséminés partout sur sa blouse.
Pourquoi ne pouvait-on pas avoir des imprimés de masques de Deadpool, par
exemple ? De couteaux. De bombes allumées. De flacons de poison.
— Non, tu n’es pas désolé, rétorqua-t-elle.
— C’est vrai, je me fous que tu sois en rogne contre moi. Ce qui
m’inquiète, c’est ton cœur. Maintenant, je vais t’épargner le petit discours
« Sois raisonnable », parce que je ne veux pas me faire castrer… mais fais-
moi plaisir en ne foutant pas en l’air mon joli petit travail de couturière,
d’ac ?
— Je me sens bien.
— Tu t’es évanouie en allant aux toilettes.
— J’ai eu le vertige, c’est tout.
— Je t’ai retrouvée par terre, inerte.
— J’avais encore mon intraveineuse.
— Mais plus ton cathéter, que tu avais retiré. (Il leva la main pour
l’empêcher de répliquer.) Tu sais quoi, je vais te décerner le prix du Patient
de la nuit pour tous tes efforts. Félicitations, ta récompense est un beignet à la
confiture et une interdiction absolue de quitter les lieux.
Novo grommela et tenta de croiser les bras sur sa poitrine… mais, lorsque
le geste déclencha une arythmie qui fit sonner une alarme, elle dut les laisser
reposer de chaque côté de son corps.
— Je vais bien.
— Non, tu vas aller bien. (Le docteur Manello contourna le lit et
réinitialisa la machine qui s’était allumée.) Dans une nuit ou deux. À
condition que tu restes ici.
— Pour info, je compte publier une critique pourrie de cet établissement
sur Internet.
— J’en serai honoré. (Le médecin posa la main sur son cœur et s’inclina.)
Merci… Oh ! et ta mère a appelé.
Novo tenta de s’asseoir et siffla de douleur avant de retomber sur son
oreiller.
— Ma mère ?
— Oui, elle a essayé de te joindre. Elle avait peur que tu sois morte. Inutile
de préciser que je lui ai dit que tu respirais toujours. Je n’ai pas mentionné
que je le savais parce que tu as un détecteur à oxygène relié à un doigt, mais
au moins j’étais certain de lui transmettre une information juste.
Novo tenta d’avoir l’air de s’en foutre. Mais cette foutue alarme, celle qui
était reliée à son foutu cœur, se remit à sonner.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Je veux dire, qu’est-ce que tu lui as raconté ?
(Elle ferma les paupières.) Tu ne lui as pas dit que j’ai été blessée, hein ?
— Je ne suis pas autorisé à livrer d’informations médicales sur mes
patients. (Il se pencha sur la machine qui bipait et la fit taire une fois de plus.)
Je l’ai informée que tu étais en cours jusqu’à la fin de la nuit. Mais tu voudras
peut-être l’appeler quand tu t’en sentiras la force.
Pourquoi pas jamais ?
— Tu peux me faire une ordonnance pour me dispenser de la rappeler ?
— Est-ce que tu promets de rester au lit ?
— Bien sûr, mais je suis presque certaine de ne pas réussir tenir cette
promesse.
— OK. Une petite question. Si tu ne veux pas sauter sur le téléphone et
appeler ta gentille maman, je ne suis pas certain que le fait qu’elle reçoive un
message de ton chirurgien désamorce le problème, je me trompe ?
— Écoute, doc, si tu continues à être logique et raisonnable, je vais devoir
te demander de transmettre mon dossier à une personne folle.
— Oui, pourquoi se montrer difficile quand on peut être parfaitement
déraisonnable.
— Exactement.
Le docteur Manello sourit, puis se dirigea vers la porte. Avant d’ouvrir, il
hésita.
— Est-ce que tout va bien dans ta famille ? (Il leva de nouveau la main.)
Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails. C’est juste que… elle m’a paru
assez énervée, et il est évident que tu l’évites.
— Ma mère est toujours énervée à cause de quelque chose, et en général
c’est à cause de ma sœur. Qui va s’unir. En tant que demoiselle d’honneur –
oh ! désolée, je suppose que c’est « femelle d’honneur », ou un truc du
genre ? –, je suis censée organiser plein de choses, en abandonnant
provisoirement mon boulot qui consiste à protéger l’espèce. Oui, parce que
choisir des robes et préparer un enterrement de vie de jeune fille à la con est
bien plus important qu’affronter des éradiqueurs.
— J’ignorais que les vampires aimaient ces trucs-là. Les fêtes prénuptiales
et tout.
— Non. Mais ma sœur a besoin d’attirer l’attention du monde entier, donc
les traditions d’une seule espèce ne lui suffisent pas pour cela. Il lui faut aussi
celles des humains.
— Quelle charmante femelle elle semble être. (Le sourire du chirurgien
s’élargit et des rides d’expression apparurent aux coins de ses yeux et de sa
bouche.) Et puis-je me permettre de dire, de façon pas du tout flippante, que
tu seras magnifique avec des nœuds et des rubans. Surtout s’ils sont couleur
chewing-gum.
Novo ferma les yeux et poussa un grognement.
— Tu peux m’assommer ?
— Nan, je crains que, si je te frappe au visage, tes camarades de classe me
bottent le cul.
— Je parlais de médicaments.
— Ah ! ce ne serait pas marrant. (L’homme redevint sérieux.) Tu te
reposes. Si tu es stable à la fin de la nuit, j’envisagerai de te renvoyer chez
toi, d’accord ? (Comme Novo soulevait les paupières, il lui décocha un
regard noir.) Mais il faut te nourrir. Je me moque avec qui, et c’est
obligatoire.
Après le départ du médecin, elle repensa à « l’enterrement de la mariée »,
ou quel que soit le nom du truc, et se dit qu’elle devrait emmener toutes les
invitées aux Clés.
Eh oui, surprise ! c’est un club échangiste ! Maintenant, mettez vos pinces
à tétons en place, mesdames, et joignez-vous au joyeux capharnaüm.
S’imaginant sa sœur essayant de se frayer un passage à travers la file
d’attente, elle ne put retenir un rire, et la décharge douloureuse qu’elle
ressentit dans la poitrine en réaction la poussa à se demander si elle ne s’était
pas provoqué une hémorragie.
Mais aucune alarme ne retentit. Rien que les « bip » réguliers qui
semblaient suggérer que sa circulation sanguine s’effectuait normalement…
Soudain, elle se revit dans cette maison vide et froide, par terre dans la
salle de bains, en train de saigner entre les jambes. La douleur, différente de
celle d’aujourd’hui, irradiait des profondeurs de son ventre, la faisant se
tordre comme une poupée de chiffon jusqu’à ce qu’elle soit convaincue
qu’elle allait se briser en deux.
Elle n’avait pu bénéficier d’aucune aide médicale, à l’époque. Pas de gentil
médecin à l’esprit acéré et au regard aimable, pas d’équipement chirurgical,
pas de médicaments. Pas de compréhension nette, non plus, de ce qui était en
train de lui arriver, jusqu’à ce que quelque chose sorte d’elle.
Son bébé. Sans vie, même s’il était parfaitement formé.
Elle avait perdu tellement de sang qu’elle était certaine qu’elle allait
mourir.
Mais le destin avait d’autres projets pour elle. Elle avait survécu.
Apparemment, le simple désir de rejoindre l’Estompe ne suffisait pas pour
voir sa prière exaucée. Non, elle avait survécu, mais ne s’était plus jamais
sentie complète.
Attendez… c’était faux. Elle ne se sentait déjà pas complète bien avant sa
fausse couche, mais après ? Comment ne pas se reprocher cette mort ? Son
corps avait trahi le bébé, avait laissé tomber cet être innocent…
Non, pas son corps. Mais son esprit, son caractère. Elle avait été si
désespérée qu’Oskar la plaque pour Sophy que son effondrement psychique
avait déclenché la fausse couche. Elle n’avait pas été assez forte pour son
enfant, assez résistante, assez endurante. Elle avait échoué.
— Arrête, s’écria-t-elle. Arrête… putain !
Afin de s’arracher au passé, elle se concentra sur sa détermination à quitter
la clinique. Se nourrir, repensa-t-elle. Elle devait s’arranger pour ça.
Avec un grognement de douleur – qui suggérait que le médecin avait eu
raison de lui marteler qu’elle n’était pas encore en état de sortir –, elle tendit
la main vers la table de chevet à roulettes la plus proche d’elle. Écartant la
canette de ginger-ale, le bassin hygiénique en plastique rose, la boîte de
Kleenex et la télécommande de la télé qu’elle n’avait jamais utilisée, elle
attrapa enfin son portable.
L’appareil était éteint quand elle était sur le terrain, et c’était une bonne
chose que personne n’ait songé à le rallumer depuis son retour. Lorsqu’elle
ressuscita l’écran, une rafale de SMS apparut. Beaucoup provenaient des
autres recrues… mais il y en avait un de John Matthew… et quelques autres
des frères. Il y en avait aussi un de Rhage, qui s’informait de quand elle serait
suffisamment rétablie pour qu’il puisse prendre sa déposition concernant les
événements de la ruelle.
Et ensuite il y en avait environ… oh ! sept cent cinquante messages de sa
sœur.
Ainsi que des messages vocaux de la femelle. Et de leur mahmen.
Novo ferma les yeux, tandis que montait en elle une terrible envie de
hurler. Puis elle reprit ses esprits. Se nourrir. Elle devait se nourrir.
Et à ce sujet c’était le moment ou jamais de faire les bons choix, s’intima-t-
elle. Elle devait contacter Craeg, Axe ou Boone, et demander à l’un d’entre
eux s’il pouvait l’aider.
Oui. Elle allait envoyer un message à l’un de ces mâles, et elle savait qu’ils
viendraient dès qu’ils pourraient se déplacer. Puis elle se rapprocherait du
moment où toute cette histoire serait derrière elle… et s’éloignerait de toutes
les complications dont elle pouvait se passer.
Comprendre : Peyton et son sang bleu classé grand cru.
Oui, elle allait appeler Craeg…
Ou Axe…
Ou… Boone.
Ils feraient très bien l’affaire, se répéta-t-elle en faisant défiler la liste de
ses contacts. À merveille.
CHAPITRE 16

Juste après que Ruhn eut lâché ce commentaire, il se tut, regrettant d’avoir
parlé. Attendez, en fait, il aurait préféré ne pas être venu du tout. Parce que si
cela avait été le cas le premier point n’aurait jamais été un problème.
« J’ai toujours su que vous ne m’appréciez pas. »
Avait-il vraiment dit cela ?
— Peu importe, je ne suis pas venu pour ça…
— Qu’est-ce qui te fais penser que je ne t’apprécie pas ?
— Je n’aurais pas dû aborder le sujet.
— Non, je suis content que tu l’aies fait. (Saxton secoua la tête.) Il faut
qu’on mette les choses au clair. J’essaie de comprendre comment j’ai pu te
donner cette impression.
L’espace d’un instant, Ruhn plongea les yeux dans ce regard gris, ces
magnifiques prunelles gris perle. Il adorait la façon dont elles l’observaient,
les cils épais qui les encadraient, les sourcils parfaitement dessinés, mais
aussi la façon dont le mâle inclinait la tête d’un air d’interrogation polie…
Avec la bouche légèrement entrouverte, comme s’il était toujours stupéfait.
— Pourquoi donc penses-tu ça ? reprit Saxton.
— Je ne sais pas lire.
— Et comment cela influencerait-il l’opinion que j’ai de toi ? Savoir lire
mesure le niveau d’apprentissage d’un individu, pas son intelligence, et
certainement pas son mérite. Ruhn, tu as confié Bitty à des parents qui
l’aimaient pour son propre bien. Tu as renoncé à la garde de ta nièce de sang,
pour son bien et pour le leur. Comment pourrais-je ne pas apprécier un mâle
capable d’un acte aussi désintéressé et altruiste ?
— Je n’ai pas pu signer les documents.
— Tu as laissé ta marque… de façon magnifique. (La voix de Saxton se
raffermit.) Ne doute jamais de mon estime pour toi, Ruhn. Je ne pourrais pas
te respecter davantage. En fait, tu… (il détourna les yeux) m’impressionnes
depuis le début.
Une sensation de chaleur inhabituelle s’épanouit dans la poitrine du mâle,
soulageant la douleur qui s’y nichait… et dans le même temps il eut le
sentiment que les murs de l’élégant appartement se resserraient autour d’eux,
les rapprochant davantage l’un de l’autre.
Le cœur de Ruhn se mit à cogner plus fort, et il toussota.
— T’ai-je mis mal à l’aise ? (L’avoué croisa les bras.) Je te présente mes
excuses si c’est le cas. Je t’assure que je ne t’ai avoué cela que dans un esprit
d’amitié.
— Bien entendu.
— Indépendamment de mon orientation.
— Votre orientation ?
— Je suis gay. (Quand le mâle tressaillit, le visage de Saxton se crispa et il
baissa la voix.) Cela te pose-t-il un problème ?
Non, j’y vois plutôt la solution à un problème, songea ce dernier, avant de
se reprendre.
Toussotant de nouveau, il répondit :
— Non. Non, pas du tout.
— En es-tu certain ? (Quand Ruhn ne répondit pas, son hôte détourna la
tête.) Bon, dans tous les cas, merci de m’avoir tenu au courant des derniers
rebondissements survenus dans l’affaire de Miniahna ; je m’occuperai de ce
dossier tout seul à partir d’aujourd’hui. Nous n’avons plus besoin de tes
services…
— Je vous demande pardon ?
— Tu m’as bien entendu…
— Attendez, vous me congédiez ?
— Pour qu’on soit bien au clair tous les deux, sache qu’on m’a molesté
pour ce que je suis. (Saxton alla ouvrir la baie vitrée.) Mon père m’a
également déshérité parce qu’il me considère comme une source d’embarras
et de honte à présent que ma mahmen est décédée. Donc je peux t’assurer que
j’ai survécu à bien pire que ta désapprobation, et que je ne m’excuserai pas
d’un trait de ma personnalité dont je n’ai pas honte… simplement parce que
ça te met – toi ou d’autres personnes – mal à l’aise.
Ruhn inspira profondément.
Au bout d’une éternité, il se dirigea vers la fenêtre ouverte et le mâle qui se
tenait raide et digne à côté. Comme un tourbillon d’air glacial s’infiltrait dans
l’appartement et lui ébouriffait les cheveux, il se demanda quelle serait la
sensation si les doigts de Saxton faisaient de même.
— Pardonnez-moi, dit-il doucement. Je ne voulais pas être blessant.
Honnêtement, non. J’ai… du mal à m’exprimer, surtout avec les gens comme
vous.
— Les gays. Tu peux prononcer le mot, tu sais. Et ce n’est pas comme si
l’homosexualité s’attrapait comme un rhume.
— Je sais.
— Vraiment. (Saxton tira sur ses manches et, ce faisant, dévoila les rubis
rouges de ses boutons de manchette.) Je ne suis pas certain que ce soit vrai et,
soit dit en passant, une préférence sexuelle ne devrait pas être vue comme une
menace. Je ne vais pas te sauter dessus, ni rien. Les gens ont des principes ou
pas, quelle que soit leur orientation sexuelle. Le choix de mes partenaires
n’affecte en rien ma capacité à ne pas franchir certaines limites, pas plus
qu’un mâle hétérosexuel n’agresse chaque femelle qu’il croise.
— Ce n’est pas cela.
— Ainsi, tu estimes que je me comporte mal, moralement parlant. Ah ! très
bien. C’est donc ça.
— Non…
L’avoué leva la main.
— Pour être honnête, je n’ai pas envie d’en débattre avec toi. Tes raisons
t’appartiennent. Il fait froid et j’aimerais bien refermer cette fenêtre. Merci.
Plus tard, Ruhn se demanderait d’où lui était venu le courage. D’où lui
était venue la franchise. Lorsqu’ils lui vinrent, la réponse fut à la fois simple
et profonde : l’amour vous faisait pousser des ailes qui devaient être
déployées.
— J’éprouve de l’attirance pour vous et je ne sais pas quoi en faire.
Saxton écarquilla les yeux, complètement médusé.
— Je ne veux pas vous offenser. (Le mâle s’inclina très bas.) Je ne
m’attends pas à ce que vous le preniez comme un compliment, pas plus que
vous ne devez craindre que je ne vous embarrasse. C’est juste que je ne
m’attendais pas à trouver un mâle attirant un jour et… (Il détourna la tête.) La
seule raison pour laquelle je vous dis cela, c’est parce que je ne supporte pas
que vous pensiez que je pourrais vous faire honte, à vous ou à qui que ce soit
d’autre, d’une chose pareille. Je suis désolé.
Il y eut un silence tendu.
Puis Saxton tendit le bras… et referma lentement la baie vitrée.
Les toilettes pour mâles du rez-de-chaussée de la demeure familiale de
Peyton occupaient un espace assez spectaculaire, à défaut d’être minuscule,
dissimulé sous le grand escalier d’apparat. Du sol à son plafond mansardé, le
réduit était carrelé de feuilles d’agate et la cuvette et le lavabo étaient en or.
Des appliques en cuivre de chaque côté d’un miroir doré à la feuille jetaient
une clarté orangée qui avait toujours rappelé au mâle le rougeoiement d’un
cigare allumé, et le tapis tissé sous ses pieds s’ornait du blason familial.
Ce n’était pas pour satisfaire un besoin naturel que Peyton était venu là. Il
avait seulement voulu faire une pause pour échapper, du moins
momentanément, à cette discussion polie dans la salle à manger qui lui
donnait envie de se tirer une balle dans la tête, et, pour gagner quelques
précieuses minutes de tranquillité supplémentaires, il sortit son téléphone
pour savoir si quelqu’un, n’importe qui, lui avait envoyé un SMS ou un e-
mail.
C’était la première fois de sa vie qu’il priait pour avoir reçu des spams. Il
se foutait que ce soit pour du Viagra de contrebande, une arnaque à la
webcam lui suggérant d’envoyer le message « Sucemoi » à un numéro
spécifique… ou le président du Nigeria qui aurait besoin de cacher de
l’argent. Il était partant. Tout plutôt que retourner à table où son père et
Salone tentaient chacun d’avoir le dessus sur l’autre à propos de leurs
relations sociales, où la mahmen se bourrait la gueule et le reluquait d’un air
concupiscent à l’autre bout de la table, et où cette enfant frêle sortie tout droit
d’un poème d’Emily Dickinson se contentait de pousser sa nourriture de-ci
de-là dans son assiette avec sa fourchette, sans rien avaler.
— J’ai quitté des boulots bien meilleurs que ça, marmonna-t-il en
consultant son écran.
D’ailleurs, au lieu d’imiter Annie Potts dans Ghostbusters, il devrait peut-
être simplement lancer le film sur son téléphone et le regarder discrètement
sous sa serviette…
Il avait reçu quatre messages. Trois de sa bande de fêtards. Et un dernier
qui fit s’emballer son cœur comme si on l’avait relié à une batterie de voiture.
Alors qu’il commençait à taper une réponse, il s’arrêta en cours de route et
préféra appeler.
Une sonnerie. Deux sonneries…
Trois.
Merde ! il allait finir sur la messagerie. Devait-il raccrocher ou…
— Alors c’est oui ? demanda Novo d’une voix rauque.
Il eut instantanément une érection. Du genre à éprouver l’élasticité de la
fermeture Éclair de son pantalon de smoking et qui suggérait qu’il lui serait
impossible de quitter les toilettes sans se masturber d’abord.
— Oui, répondit-il. Tout à fait.
— Quand peux-tu venir ici ?
Maintenant ! Tout de suite, bordel ! s’écria son sexe. Monte dans le bus et
rejoins-la sur-le-champ !
Écoute, mon petit Pey-pey, il faut te calmer…
— Je te demande pardon ?
Peyton ferma les yeux et s’adossa contre le plateau du lavabo recouvert
d’agate.
— Euh… oui, désolé…
— Mon petit Pey-pey ? J’ignorais que tu avais un petit frère.
C’était plutôt comme cohabiter avec un copain de fac qui ne levait jamais
le petit doigt à moins d’avoir une idée géniale pour cramer la baraque.
— Ce n’est… rien. (En fait, il faisait un peu plus de vingt centimètres. Et il
était dur comme du bois.) Et j’ai un… Je suis coincé dans un truc de famille,
mais c’est juste un repas. Dès que c’est fini, j’arrive.
— T’en as encore pour longtemps ? Ils ont dit que je devais me nourrir si
je veux pouvoir me casser d’ici rapidement.
— Non, pas longtemps. Une heure. On est sur le point de servir le fromage
et les fruits, ensuite ce sera le sorbet. (Dieu merci ! ce n’était pas le Dernier
Repas, sans quoi il y en aurait encore pour deux heures.) Je m’occupe du
transport, puis je dirai à mon père que je dois y aller.
— Je vois qu’on peut compter sur toi.
— Toujours, quand je suis vraiment motivé.
— Et altruiste avec ça. Ou est-ce que tu as toujours l’impression de m’être
redevable ?
Peyton s’observa dans le miroir au-dessus du lavabo en or. Il avait le
regard luisant de désir et les joues colorées par l’excitation. Dans la lumière
fauve, il ressemblait à un tigre dans une cage dorée.
— Tu n’as pas envie que je réponde à ça, s’entendit-il rétorquer d’une voix
gutturale.
— Ne me fais pas de faveur.
— Très bien. Je veux que tu te nourrisses de moi. Je veux sentir ta bouche
partout où tu auras envie de la poser sur moi. Et je sais bien que tu ne me
laisseras pas te baiser, mais pour qu’on soit au clair, pendant tout ce temps, je
serai de nouveau entre tes cuisses dans ma tête. C’est assez honnête pour toi ?
Tu veux toujours que je vienne… pour toi ?
Il avait délibérément ajouté un sous-entendu sexuel à sa dernière phrase
parce qu’il n’était qu’un connard. Et il la désirait tellement qu’il en perdait les
pédales.
Quand Novo ne répondit rien, il laissa sa tête retomber et décida de se
botter le train. Là, il faisait preuve d’un drôle de soutien à l’égard de la
femelle…
— Oui, répondit-elle d’un ton voilé. Je veux toujours que tu viennes.
Sa tension artérielle augmenta encore d’un cran.
— Cette fois-ci… (Il découvrit ses crocs qui descendaient en retroussant sa
lèvre supérieure.) Je veux sentir tes crocs s’enfoncer dans ma chair, je veux
sentir la douleur et la poussée d’adrénaline. Et je te veux à ma gorge.
— Autre chose ?
OK, c’est deux mots, prononcé avec cette intonation traînante et érotique,
étaient plus sexy que toutes les relations sexuelles qu’il avait eues ces douze
derniers mois.
— Laisse-moi entrer en toi, Novo. Tu n’as pas à m’expliquer quoi que ce
soit ou à te répéter, mais il faut simplement que je sache ce que ça fait de finir
en toi.
— Tu avoues une faiblesse.
— Je dis la vérité.
— Pourquoi commencer aujourd’hui ?
Il secoua la tête.
— Quand t’ai-je menti ?
Un silence.
— Quand il est question de Paradis, tu te mens à toi-même.
Oh, non ! se dit-il. C’était un mauvais embranchement sur la route qu’il
voulait emprunter. Il menait droit dans une roncière, ce dont il pouvait tout à
fait se passer.
— Je ne suis pas amoureux d’elle.
— Tu viens juste de prouver mes dires sur le fait que tu mentes. Tu te
rappelles hier soir dans la ruelle ? Ne prétends pas que tu ne te sois pas
comporté avec elle en mâle lié, en mettant tes propres intérêts et ceux de tous
les autres de côté pour protéger celle que tu considères comme ta femelle.
— Pourquoi on parle de ça ?
— Je n’en sais rien.
Il y eut un instant de silence et, avant qu’elle puisse changer d’avis, il le
combla.
— Je serai là dès que possible. Il faut juste que je termine ce dîner avec
mon père. Si je pouvais partir tout de suite, je le ferais, mais avec lui tout est
un problème.
Un léger rire lui parvint au bout du fil.
— Ce ton exaspéré est sans doute la seule chose que nous aurons jamais en
commun.
— Tu as des problèmes familiaux, toi aussi ?
— Tu n’imagines même pas.
— Raconte.
Il y eut de nouveau un long silence.
— Je croyais que tu dînais avec ton père. Pourquoi es-tu au téléphone avec
moi ?
— Je me planque aux toilettes. Tu me donnes une excuse pour y rester un
peu plus longtemps.
Cette fois-ci, quand le rire de Novo retentit, il le trouva étonnamment
naturel, et il se rendit compte qu’il ne l’avait jamais entendue rire ainsi.
Levant la main, il se surprit à se frotter la poitrine pour faire disparaître une
douleur inattendue.
— Allez, reprit-il. Crache le morceau. Ce sera ta B.A. de la soirée. Laisse-
moi rester ici un peu plus longtemps.
Elle lâcha un long soupir.
— Viens quand tu pourras. Te presse pas. À plus.
Quand l’appel prit fin, Peyton reporta son attention sur son reflet dans la
glace. Il avait beau connaître l’adresse de la maison où il se trouvait, le code
postal, la rue et le numéro… il avait beau connaître l’emplacement de chaque
pièce dans la demeure depuis pratiquement sa naissance… il se sentait
totalement perdu.
Et cela faisait des années que cette impression durait.
Fermant les yeux, il se représenta Paradis avec ses cheveux blonds, son joli
visage et son sourire facile. Il se remémora son rire au bout du fil, mais aussi
ses coups de blues et ses angoisses. Il se rappela sa voix et son accent, en
s’arrêtant sur la façon bien particulière qu’elle avait de prononcer les
consonnes et les voyelles.
Tous ces coups de fil qu’ils avaient échangés, tout ce temps-là, jour après
jour, quand les attaques les avaient forcés à rester à l’intérieur de leurs
refuges, loin de Caldwell.
Il était tombé amoureux de sa constance. De sa fiabilité. De sa disponibilité
permanente et de sa gentillesse… et, plus que tout, du fait qu’elle ne le
jugeait jamais. Il lui avait avoué ses craintes et ses faiblesses qui le faisaient
se sentir minable. Il lui avait parlé de ses cauchemars et de ses démons
intérieurs. Il ne lui avait rien caché de la haine que son père éprouvait pour
lui, de l’absence difficile de sa mahmen, de sa forte consommation de
drogues et d’alcool, des nombreuses femelles et femmes avec qui il couchait.
Et pourtant elle était restée à son côté. Comme si rien de toutes ces
turpitudes ne le dégradait à ses yeux.
En parlant de problèmes familiaux… Il n’avait jamais reçu aucun soutien
de la part de sa famille ou de la glymera. Il avait gardé ses secrets pour lui,
non parce qu’ils étaient particulièrement inhabituels, choquants ou pervers,
mais parce qu’il n’y avait jamais eu personne dans son entourage à qui
confier ses faiblesses. Personne qui s’en soucie. Personne pour l’accepter tel
qu’il était et lui pardonner de ne pas être parfait.
C’était pour cette raison qu’il l’avait aimée.
Mais ce n’était pas tant la femelle et ses qualités qui avaient suscité ce
sentiment que son besoin à lui de combler un manque affectif.
Pendant un temps, Paradis avait été la peinture sur la toile de son existence,
la boussole dans sa poche, l’interrupteur qu’il pouvait allumer quand il avait
besoin de se rassurer dans l’obscurité effrayante. La bonne nature de la
femelle lui avait offert cette planche de salut, même si, là aussi, sa
bienveillance n’avait pas vraiment eu à voir avec lui en tant qu’individu
spécifique ; elle se serait comportée de la même manière avec n’importe qui
d’autre, simplement parce qu’elle était ainsi.
Elle ne l’avait jamais obsédé sexuellement.
Elle ne lui avait jamais fait le même effet que Novo. Cette dernière était
comme un bûcher dans lequel il voulait se jeter, avec un costume en feux
d’artifice et un jerricane plein de carburant sur le dos.
Non, il avait fait une fixation sur Paradis parce qu’il regrettait cette époque
où ils étaient si proches l’un de l’autre, d’autant plus que leur éloignement
actuel l’avait repoussé dans cet univers de dorures, de sourires factices et
d’absence totale d’ancrage.
Parfois, on confondait gratitude et amour. C’étaient deux sentiments
chaleureux qui perduraient. Mais le premier avait à voir avec l’amitié…
tandis que l’autre était totalement différent.
Et pour une raison étrange il ressentait le besoin impérieux d’expliquer tout
cela à Novo.
Il se détourna du miroir et tendit la main pour ouvrir la porte. Il allait se
barrer à la seconde où…
Peyton recula d’un pas.
— Ouh !
— Pardonnez-moi, dit Romina à voix basse.
La jeune femelle devant lui était pâle et tremblante, et elle jeta un coup
d’œil par-dessus son épaule avec la paranoïa d’une souris sur le chemin d’un
chat.
— Je dois vous parler seul à seule. (Elle plongea les yeux dans les siens.)
Nous n’avons que peu de temps.
CHAPITRE 17

Quand il referma la baie vitrée, Saxton sentit à peine la vibration du


panneau s’insérant dans le chambranle traverser sa main et son bras.
Oh ! beau mâle, songea-t-il en s’apercevant que Ruhn rougissait et baissait
les yeux. En dépit de la robustesse de son corps, il se dégageait de lui une
vulnérabilité qui donnait envie de lui offrir un asile. Mais bon, Saxton avait
toujours eu un faible pour les animaux perdus.
— Pardonnez-moi, marmonna Ruhn.
— De quoi ? (L’avoué inspira et retint la délicieuse odeur dans ses
poumons.) Pourquoi t’excuses-tu ?
— Je ne sais pas.
— Ton attirance pour moi n’est pas importune. Du tout. Regarde-moi.
Allez… lève les yeux.
Il s’écoula une éternité avant que ce regard étincelant croise le sien.
— J’ignore quoi faire, chuchota le visiteur.
Sauf qu’alors il concentra son attention sur la bouche de Saxton.
Oh ! si, si, tu sais, songea ce dernier. Tu sais parfaitement quoi faire.
Mais il n’était pas dans la nature du mâle de diriger les opérations.
Heureusement, Saxton avait un remède à cela.
— Veux-tu que je t’embrasse, proposa-t-il doucement. Pour que tu voies ce
que ça fait. Pour que tu n’aies plus à t’interroger.
Aucune de ces phrases n’était une question. Les réponses étaient contenues
dans la charge sexuelle qui venait de jaillir entre eux, comme un mur de feu
qui promettait de faire fondre leurs corps… et peut-être aussi leurs âmes.
Sauf qu’alors Ruhn jeta un coup d’œil dehors.
Saxton poussa un soupir.
— Nul n’en saura rien. Je te le promets.
C’était triste de devoir rassurer le mâle sur ce point, comme s’il s’agissait
d’un acte honteux, du genre qui poussait les gens à changer d’avis sur vous et
vous donnait l’impression d’être un moins que rien… mais il ne fallait pas se
montrer trop naïf dans ces circonstances. La plupart des civils, comme Ruhn,
avaient un point de vue beaucoup plus conservateur sur le sujet que les
aristocrates. Au sein de la glymera, il existait une sorte de tolérance où les
gens faisaient semblant de ne rien voir, à condition qu’on soit disposé à s’unir
convenablement à une femelle, à produire un héritier, voire un deuxième un
peu plus tard, et à ne jamais au grand jamais faire son coming out.
Trois points auxquels Saxton avait refusé de souscrire pour servir son père
et sa lignée. Ce qui était une des raisons pour lesquelles son géniteur et lui ne
se parlaient plus.
D’ailleurs, à propos d’intimité, il se pencha sur le côté et tira les grands
rideaux de tissu noir, afin de créer un sanctuaire qui les isolerait du monde
extérieur.
— Nul n’en saura rien, répéta-t-il malgré la déception dans sa poitrine.
En réaction, Ruhn tendit une main tremblante et calleuse… mais suspendit
son geste juste avant de toucher la bouche de l’avocat.
— Est-ce ce que tu désires ? souffla ce dernier.
Le mâle baissa le bras.
— Oui.
Saxton s’approcha, mais pas trop près, afin de conserver une certaine
distance entre leurs torses. Puis il prit le visage de Ruhn entre ses mains.
Le corps de celui-ci se mit à trembler de la tête aux pieds, comme si ses
muscles et ses os étaient prêts à bondir hors de leur enveloppe de chair, mais
il ignorait si c’était pour le rejoindre ou pour le fuir.
— Je ne vais pas te faire de mal, jura-t-il. Je te le promets.
Puis il attira lentement vers lui son compagnon, qui céda aisément à la
légère traction.
Inclinant la tête, Saxton pressa ses lèvres contre celles de Ruhn, et le
hoquet de stupeur qui échappa à celui-ci ressembla à celui d’un amant
surpris. Saxton ressentit le choc, lui aussi, et dans d’autres circonstances il
aurait dit quelque chose.
Sauf qu’il n’avait pas envie de s’arrêter pour parler.
Gentiment, doucement… il effleura cette bouche encore et encore. Au
début, il n’y eut aucune réaction et les lèvres contre les siennes demeurèrent
figées. Mais ensuite elles s’entrouvrirent et lui rendirent sa caresse avec une
adorable hésitation.
Le corps de Saxton s’embrasa. Tandis que son sexe en érection luttait
désespérément contre son pantalon pour être libéré, caressé, sucé. Il mourait
également d’envie d’explorer chaque centimètre carré du mâle
surlechampbordel ! La patience était néanmoins une vertu qui risquait
davantage d’être récompensée que l’avidité maladroite.
Il recula donc de quelques centimètres et scruta le visage de Ruhn.
— Comment était-ce ?
— Encore, lui vint la réponse dans un gémissement.
Un ronronnement échappa au mâle alors qu’il se plaquait contre le corps
de son visiteur. Enlaçant les larges épaules, il attira de nouveau cette bouche
délicieuse contre la sienne tout en glissant l’autre bras autour d’une taille
étroite, aussi lisse et dure que de la pierre polie.
Le frémissement dans le torse de Ruhn était diablement érotique. Ce qui
l’était encore plus ? Au niveau du bassin, une érection parfaitement
proportionnée à cette silhouette immense formait une tige rigide, prête à être
libérée. Saxton savait toutefois qu’il ne fallait rien brusquer, parce qu’il ne
voulait pas faire céder le mâle malgré lui et malgré ses réticences. Il préférait
que celui-ci le rejoigne de son plein gré dans ce qui serait à n’en pas douter
d’incroyables prouesses sexuelles…
Quand le portable de l’avoué se mit à sonner dans la cuisine, tous deux
sursautèrent.
— Tu ne devrais pas aller le chercher ? demanda Ruhn d’une voix rauque.
Peut-être que oui, se dit Saxton. Mais seulement pour balancer ce satané
appareil dans les toilettes, ou peut-être le détruire à coups de marteau. Sauf
que…
— C’est peut-être le roi.
Il s’écarta.
— Attends un instant.
Il se précipita vers le plan de travail en granit noir où il avait laissé son
téléphone, à côté de la cafetière.
— Allô… Oh ! oui, bien entendu, seigneur… Dites-moi ?… Hum-hum…
Oui. Bien…
Saxton ferma les yeux. Il ne pouvait pas se montrer impoli ni fuir son
devoir, mais il devait en terminer avec Kolher pour reprendre là où il s’était
arrêté, et avec un peu d’espoir aller plus loin qu’embrasser Ruhn.
— Oui, seigneur. Je vais préparer la documentation appropriée et la
présenterai à l’autre partie demain soir… Quand ? Maintenant ? (Saxton
articula en silence un mot inconvenant.) D’accord, je viens tout de suite à la
maison d’audience et j’apporte… Quoi ? Oui, ça aussi. Merci, seigneur. Tout
le plaisir est pour moi.
Quand il raccrocha, il se dit qu’en fait son plaisir se trouvait…
— Bon sang ! marmonna-t-il en se retournant.
Ruhn venait juste de disparaître par la baie vitrée, ne laissant que de
subtiles ondulations du rideau dans son sillage, et l’air froid nocturne qui
s’engouffrait dans la pièce sous le lourd tissu commençait à dissiper l’odeur
persistante d’excitation sexuelle.
Son instinct lui cria de suivre le mâle, mais il laissa tomber. Ruhn avait fait
son choix, du moins pour l’instant.
Impossible de savoir s’il reviendrait.
Saxton effleura sa bouche.
— Mais j’espère que tu reviendras, chuchota-t-il dans l’appartement vide.

Le bus roula jusqu’au centre d’entraînement à un rythme à peine plus


rapide que celui de l’eau s’évaporant d’un verre. Dans un réfrigérateur. Sur
une période de cent cinquante putain d’années.
Assis du côté gauche de la travée, contre la vitre, Peyton se concentrait sur
le verre polarisé tout en essayant d’ignorer son propre reflet. Personne d’autre
ne faisait le trajet avec lui, et il n’arrivait pas à décider si c’était une bonne ou
une mauvaise chose. Une distraction aurait peut-être été agréable… mais bon,
le bavardage d’autrui l’aurait sans doute agacé, et il n’aurait pas été d’humeur
à discuter avec quiconque.
Le soulagement arriva quand le véhicule ralentit pour s’arrêter une
première fois. Avant de reprendre sa route, puis de stopper une deuxième fois
et ainsi de suite.
Enfin, ils avaient atteint les portails successifs. Comme toutes les autres
recrues, il n’avait jamais vu à quoi ils ressemblaient, et il n’aurait pas su
expliquer même à la Vierge scribe en personne comment trouver la route qui
menait au centre d’entraînement. Mais il était habitué à ces pauses répétées
qui survenaient juste avant qu’ils entrent sur la propriété de la Confrérie et
descendent dans le sous-sol du bâtiment.
« Je dois vous parler seul à seule. Nous n’avons que peu de temps. »
L’image de Romina devant les toilettes, tenant les pans de sa robe bleue à
la main, avec ses yeux écarquillés et son expression de biche traquée sur son
visage pâle aux traits tirés lui fit secouer la tête et se frotter l’arête du nez.
Romina avait salement besoin d’un ami. Elle avait aussi besoin de Peyton.
« Je crains qu’on ne vous joue un mauvais tour. Déclarez dès ce soir que
je ne suis pas à votre convenance, et vous serez épargné. »
Lorsqu’il lui avait demandé de s’expliquer, elle lui avait révélé une histoire
terrible, si horrible qu’il ne pouvait même pas y repenser sans frémir.
Et, au bout du compte, elle n’avait pas menti. Elle était bel et bien gâtée
aux yeux de la glymera, et pas dans le sens de « privilégiée » et « choyée ».
Selon tous les critères, Romina n’était pas qualifiée pour une union, même si
ce n’était pas sa faute. En supposant qu’elle ait dit la vérité et, franchement,
vu ce qui lui était arrivé, pourquoi aurait-elle fait un tel aveu à un étranger
sinon ?
Il admirait sa franchise. Et comme il se sentait lui aussi brisé
intérieurement, au point de se considérer comme impossible à caser pour tout
un tas de raisons, il avait eu l’impression de partager enfin quelque chose
avec quelqu’un.
« Je sais que vous ferez ce qu’il faut pour vous-même. Je refuse
simplement que quelqu’un d’autre soit blessé. »
Sur ce, elle était retournée à table. Et il avait essayé de lui emboîter le pas,
seulement pour renoncer au dernier moment. Au lieu de regagner la salle à
manger, il avait poursuivi son chemin et était sorti par la porte principale. Son
père pourrait bien hurler après lui si cela lui chantait, mais, non, Peyton en
avait terminé. Il s’était dématérialisé jusqu’au point de ramassage, avait
envoyé un message à Novo annonçant son arrivée, et attendu vingt-cinq
minutes dans le froid sans manteau que le bus arrive.
Quand il était monté dans le véhicule, le froid avait fini par crisper ses
doigts comme des griffes dans ses poches et contracter sa mâchoire sur ses
molaires, qui claquaient comme des castagnettes. Le réchauffement de sa
marchandise corporelle avait été une douloureuse et brûlante épreuve, mais il
l’avait à peine remarquée.
Quel triste constat de devoir admettre que, dans le milieu dont Romina et
lui étaient issus, ils n’étaient que des pions sur le jeu d’échecs social de leurs
familles.
Seigneur ! cette pauvre femelle.
Et il n’avait aucune idée de ce qu’il allait faire à ce sujet.
Une chose était claire : son absence au moment de servir le fromage et le
dessert avait été dûment notée. Son téléphone avait sonné à trois reprises, et
son père lui avait laissé des messages vocaux. Peyton ne les avait pas écoutés.
À quoi bon ? Il connaissait leur teneur ; il pouvait même imiter les mots et les
intonations du mâle à la perfection…
— Nous sommes arrivés, messire.
Peyton tressaillit sur son siège. Fritz, le loyal majordome doggen qui
servait de chauffeur la plupart des nuits le regardait d’un air inquiet malgré le
sourire qui retroussait son visage ridé comme une paire de rideaux dans une
maison amicale.
— Messire ? Est-ce que vous allez bien ? Puis-je vous apporter quelque
chose ?
— Désolé. (Peyton se leva.) Désolé, ça va. Merci.
Tu parles qu’il allait bien. En fait, il était si loin d’aller bien qu’il n’arrivait
même pas à distinguer ce foutu « pays du tout va bien » depuis là où il était.
Après être descendu du bus, il fut escorté par le majordome jusqu’à la
porte en acier renforcé et le bruit de leurs pas résonna dans le parking en
béton à plusieurs étages. Et, une fois à l’intérieur, ils remontèrent le long et
large couloir. Quand Peyton s’arrêta devant la porte fermée de la chambre
d’hôpital de Novo, Fritz prit congé de lui en s’inclinant bas et poursuivit sa
route vers sa tâche suivante.
Avant de toquer, le mâle se recoiffa rapidement avec les doigts. S’assura
que ses manchettes étaient bien tirées. Vérifia sa…
— Tu peux entrer.
En entendant le ton sec de Novo, Peyton se redressa et poussa le battant.
OK… waouh !
Elle avait bien meilleure mine. Elle était assise dans son lit, plusieurs
moniteurs avaient disparu, et il remarqua un plateau sur l’une des tables de
chevet avec des restes de nourriture dessus : du pain frais, un bol de fruits à
moitié mangé, des toasts et un petit pot de confiture de fraises. Visiblement,
elle avait avalé les œufs brouillés.
La nourriture ici n’avait rien à voir avec celle servie dans un hôpital
classique.
— Quelle élégance, murmura-t-elle. Tu n’avais pas besoin de t’habiller
pour l’occasion.
Il s’observa.
— Je porte mon smoking.
— Tu as l’air surpris. Tu pensais porter quoi ?
Lorsqu’il regarda de nouveau la femelle, elle se redressa un peu contre la
pile d’oreillers qui la maintenait à la verticale, et le grognement et la grimace
de douleur qu’elle tenta de dissimuler lui apprirent que, même si elle
paraissait plus en forme, elle ne rentrerait pas chez elle à la fin de la nuit.
Qu’elle se nourrisse ou pas.
— Ça va ? l’interrogea-t-elle.
Il envisagea de balancer une vanne, mais repensa à Romina.
— Non, vraiment pas.
— L’amour non réciproque a fini par t’abattre ? Tu veux que je t’envoie
une carte de réconfort ou autre chose ? Un nounours à câliner. Non, attends…
une boîte de chocolats et une bouteille de vin ?
Peyton ne réagit pas à ces provocations et s’avança vers le coin le plus
éloigné, où ses jambes cédèrent à point nommé lorsqu’il s’écroula sur la
chaise qui se trouvait là. Se prenant la tête dans les mains, il se contenta de
scruter le sol. Il désirait Novo à mort. Mais il ne parvenait pas à chasser de
ses pensées ce que l’autre femelle lui avait raconté. Il songeait aussi à sa
propre situation avec sa famille. À la façon dont les choses pouvaient
dégénérer quand on avait de l’argent, mais rien d’autre, pour vous soutenir
dans le monde.
— Seigneur ! murmura Novo. On dirait que tu fais une dépression.
— Parle-moi de ta famille, s’entendit-il réclamer. À quoi ressemblent-ils ?
Que te font-ils de blessant ?
Elle détourna la tête.
— On n’a pas besoin d’aborder ce sujet.
Alors qu’une vague de déception le submergeait, il se dit qu’il ne devrait
pas essayer de recréer l’amitié qu’il avait partagée avec Paradis avec
quelqu’un d’autre. Qu’il s’agissait d’une simple parenthèse dans son
existence, un moment désormais révolu à présent qu’elle avait avancé dans sa
vie, contrairement à lui, qui en était toujours au même point.
Seigneur ! il avait envie de s’en griller une.
Palpant la poche intérieure de sa veste, il sentit… Oh, merci, espèce
d’enfoiré, se dit-il en découvrant trois joints oubliés.
Il en sortit un ainsi que le briquet en or qu’il conservait toujours dans son
pantalon.
— Tu ne peux pas fumer ici.
Peyton jeta un coup d’œil au lit d’hôpital.
— La fumée te dérange ?
— Je m’en fous. Mais il y a une bouteille d’oxygène là-bas et je suis
certaine que les médecins ne seront pas contents, même si tu ne nous fais pas
exploser.
Avec un grognement las, il se leva et s’approcha de la bonbonne
métallique. Il y avait une valve sur le dessus, et il pensa : Au poil. Les frères
lui avaient appris cela. Et, oui, le truc était fermé.
Il alluma son briquet en regagnant sa chaise et tira sa première taffe en se
rasseyant. Inspirant profondément la fumée, il attendit avec impatience que
l’euphorie le gagne et agisse dans son lobe frontal de façon à anesthésier
complètement ses idées noires.
— S’il te plaît, reprit-il en recrachant la fumée. C’est juste que… Dis-moi
quelque chose, n’importe quoi. J’ai besoin de parler.
CHAPITRE 18

C’était peut-être l’effet des médicaments, se dit Novo. C’était peut-être le


fait que la nuit précédente lui avait rappelé sa mortalité. C’était peut-être
l’accumulation de tous ces SMS et messages vocaux à propos du mariage de
sa sœur, provenant de sa mère, de sa sœur elle-même, des amies de sa sœur.
C’était peut-être le fait que Peyton n’avait pas son air habituel de James
Spader dans Rose bonbon.
Mais quelque chose la poussa à ouvrir la bouche.
— Ma sœur n’est pas comme moi, lâcha-t-elle dans le silence. Pas du tout.
— Elle est débile ? (Peyton recracha encore de la fumée et dénoua son
nœud papillon.) Elle est laide ? maladroite ? Attends, elle lance la balle
comme une…
— Arrête. (Elle le regarda en secouant la tête.) Je ne peux pas être franche
avec toi si tu me sors ton grand numéro de Peyton le clown.
Il coinça le joint entre ses dents et ôta sa veste de smoking. Puis il
déboutonna le premier quart de sa chemise à plastron. Lorsqu’il se réinstalla,
il souffla de nouveau et parla à travers un nuage de fumée.
— Je suis sérieux. Je te trouve intelligente, belle, et tu es une guerrière
redoutable.
Il n’y avait aucune étincelle moqueuse dans ses yeux. Ni de frémissement
aux commissures de ses lèvres. Aucune raillerie dans sa voix non plus. Et il
se contentait de la dévisager comme s’il la mettait au défi de contredire son
opinion.
Eh bien, merde ! songea-t-elle. Il était dangereux ainsi… très sexy même,
affalé comme ça sur sa chaise, les bras pendant négligemment de chaque
côté, les jambes croisées. Dans cette posture, avec son nœud papillon dénoué
et le V de peau dorée dévoilé au niveau de sa gorge, il avait l’air capable de
contenter une femelle de toutes les façons qui lui plairaient… et cette
impression était sans doute correcte.
Il avait assurément l’anatomie qu’il fallait pour cela. Elle le savait
d’expérience.
Mais au-delà de ce physique de tombeur ? Il concentrait son attention sur
elle comme si elle allait lui dire la seule chose au monde qu’il avait envie
d’entendre. Il paraissait la voir réellement, sans distraction, sans regard de
côté, sans taper des pieds ni pianoter impatiemment des doigts.
Pour une femelle qui avait toujours joué les seconds couteaux à côté d’un
cauchemar bruyant, rose, parfumé au gardénia et couvert de dentelles et de
rubans, c’était aussi addictif que le goût de son sang.
Mais jusqu’où se livrerait-elle ?
Elle n’avait raconté à personne, pas même aux frères au moment de
l’évaluation psychologique, ce qui lui était arrivé. Premièrement parce qu’elle
avait horreur de la pitié. Et deuxièmement ? Eh bien, elle ne voulait pas se
faire dégager du programme pour instabilité mentale.
Ce qui n’était pas le cas.
Mais ils auraient pu penser qu’elle risquait de souffrir de ce trouble.
— Alors, raconte-moi tes problèmes familiaux, l’encouragea-t-il.
— Ce n’est rien, vraiment, marmonna-t-elle. Des histoires entre sœurs, tu
vois le tableau.
Alors qu’elle levait la main pour la poser sur son ventre, elle suspendit son
geste d’autoprotection, même s’il était impossible qu’il devine pourquoi elle
ressentait soudain l’envie de se rassurer.
— Allons. (Il tira une autre bouffée.) Il faut m’en dire un peu plus que ça.
Comme par hasard, son portable se mit à sonner sur la tablette qu’elle avait
tirée au-dessus de ses genoux. Soulevant l’appareil, elle poussa un juron en
voyant qui l’appelait.
— Et voilà. (Elle leva les yeux au ciel.) Ma sœur, encore. Elle va s’unir, et
elle m’a choisie pour être sa bonniche tout du long. Je suis tellement touchée,
tu n’imagines même pas.
— Quand aura lieu la cérémonie ?
— Le mariage, corrigea-t-elle. Très prochainement.
— Comment vas-tu faire avec ta blessure ?
Elle secoua la tête, alors que le téléphone se taisait. Mais il ne resta pas
bien longtemps silencieux. Le texto qui arriva peu après provenait aussi de
Sophy.
Novo le lut à voix haute parce que, merde ! pourquoi pas. « Très bien. Je
suppose que je vais devoir m’occuper de mon enterrement de vie de jeune
fille. Miss Emily n’a pas de réservation pour nous vendredi. Clairement, tu ne
les as jamais appelés. Merci beaucoup pour ton aide. »
Laissant l’appareil retomber sur le plateau, elle prit une profonde
inspiration… et aurait pu jurer qu’elle se défonçait elle aussi au cannabis par
cette simple inhalation.
— Tu es sur un lit d’hôpital, fit remarquer Peyton.
— Ah bon ? (Elle s’observa.) Et dire que je croyais être dans un jacuzzi.
— Sois sérieuse.
— C’est toi qui dis ça ?
Il fendit l’air de la main.
— Tu es en convalescence. Pourquoi est-ce qu’elles t’emmerdent ?
Elle replia et lissa ostensiblement le haut de sa couverture sur sa poitrine.
— Eh bien, pour être honnête, elles ignorent que j’ai été blessée.
Quand seul le silence lui répondit, elle jeta un coup d’œil au mâle. Comme
s’il avait attendu ce contact visuel, celui-ci secoua la tête.
— C’est exactement comme ça que je me comporte avec mon père. Je ne
lui raconte rien, moi non plus. (Il sourcilla.) Qu’auraient-elles fait si tu…
— Étais morte sur le champ de bataille ? ou sur la table d’opération ? (Elle
haussa les épaules.) Elles se seraient sans doute contentées d’élever notre
cousine germaine au rang de demoiselle d’honneur en chef et auraient
continué les préparatifs.
— Attends, une demoiselle d’honneur ? C’est quoi, cette histoire ?
— Oh ! oui. Elle adopte des traditions humaines et s’attend à ce que mes
parents paient, à ce que je la suive, et à ce que toutes ses copines partagent
ces absurdités sur Instagram. Je pense qu’elle croit qu’elle va lancer une
mode, et, qui sait ? ce sera peut-être le cas.
— À qui s’unit-elle ?
Novo se racla la gorge.
— Personne de spécial. Juste un autre civil ; enfin, il vient d’un milieu un
peu plus aisé que le nôtre, donc c’est un échelon social de gravi pour elle. Et
écoute, mes problèmes mis à part, Sophy est très belle, alors je vois cela
comme un honnête échange sur le marché des unions. Je suis certaine qu’ils
seront très heureux ensemble, lui en lui achetant les trucs qu’elle veut, et elle
en lui donnant l’enfant qu’il…
Elle ne put poursuivre.
C’était comme si elle avait emprunté une route sur laquelle elle aurait roulé
gentiment sans trop faire attention au paysage ou à la météo. Quand soudain,
« bam ! » une plaque de verglas aurait fait déraper sa voiture, qui aurait
percuté frontalement une paroi rocheuse sans qu’elle puisse redresser sa
trajectoire malgré tous ses efforts.
— Donc oui. (Elle inspira à plusieurs reprises.) Tu sais, ton herbe est
puissante.
— En effet.
— Rien que le meilleur pour toi, hein ?
— Quelque chose comme ça. (Il observa l’extrémité rougeoyante de son
joint.) Est-ce qu’elle va te forcer à porter une robe horrible ?
— Je te demande pardon ? Oh ! Sophy… Tu veux dire à la cérémonie ? Si
elle ne me dégage pas avant.
— Quand aura lieu l’union… ou est-ce qu’elle appelle ça un mariage ?
— Appelons juste ça un numéro de cirque, entre toi et moi.
Lorsqu’il esquissa un sourire, elle demanda :
— Pourquoi prends-tu cet air joyeux ?
Il plongea le regard dans le sien.
— J’aime l’idée qu’on partage un secret.
Puis il redevint sérieux. Très vite.
Se levant, Peyton gagna la salle de bains pour éteindre son joint, et, ce
faisant, il ne fit rien pour dissimuler son érection.
Celle-ci était si épaisse, si rigide, que Novo pouvait distinguer les contours
du gland sous le pantalon de smoking.
Une vague de désir s’empara d’elle, et elle dut fermer les yeux. Et aussi se
lécher les lèvres, et elle fut contente qu’il ne soit plus dans la chambre pour
voir ça.
Derrière la porte à demi fermée, elle entendit un filet d’eau couler, et elle
l’imagina penché au-dessus du lavabo, en train d’éteindre le joint. Puis il
ressortit et resta un moment immobile dans l’encadrement à la regarder avec
une expression de gravité sur son beau visage.
Les yeux rivés aux siens, il glissa une main derrière sa braguette et se
rajusta de façon pas du tout discrète pour faire disparaître l’effet « piquet de
tente ».
Après quoi il se contenta de continuer à l’observer.
Elle savait exactement ce qu’il attendait. Et ce qui était intéressant… elle
avait l’impression qu’il se satisferait de rester ainsi sans bouger pendant
encore une heure. Voire douze.
Encore une chose qui ne ressemblait pas du tout au mâle.
— Viens ici, dit-elle à voix basse.
Peyton obéit immédiatement et s’approcha de son lit jusqu’à la dominer de
sa haute taille. Son odeur était incroyable et, pour une fois, le parfum de
cannabis, qui d’habitude ne lui plaisait pas beaucoup, ne la dérangea
absolument pas.
D’un geste élégant, il remonta une de ses manches. Puis l’autre. Ses avant-
bras étaient solidement musclés avec des veines apparentes à cause des
entraînements, preuve que son corps s’adaptait aux exercices rigoureux en se
renforçant.
Elle concentra son attention sur sa gorge.
Comme s’il savait ce qu’elle regardait, il laissa échapper un grondement.
— Laisse-moi m’allonger à côté de toi.
S’il faisait ça, ils finiraient probablement par baiser, se dit-elle.
Oubliez le « probablement »…
La porte s’ouvrit à la volée et, merde ! le docteur Manello n’avait pas l’air
de bonne humeur ; son visage était même déformé par la colère.
Il pointa Peyton du doigt.
— Tes conneries dans la ruelle ne te feront peut-être pas éjecter du
programme, mais je te garantis que fumer de l’herbe dans la chambre d’une
de mes patientes, si. (Il scruta les alentours comme s’il cherchait un joint, un
bol ou une pipe.) Et, visiblement, vous avez dû vous rendre compte que
c’était stupide et arrêter, je me trompe ? Tu as balancé le joint dans les
toilettes parce que tu t’es dit que, waouh ! dans une pièce avec une bouteille
d’oxygène à proximité d’une patiente qui prend un complexe mélange de
médicaments, consommer de la marijuana serait une putain de mauvaise idée.
J’ai raison ? (Tous deux hochèrent la tête.) Et j’ai également raison lorsque je
présume que c’est une erreur qui ne se reproduira plus jamais, parce que vous
reconnaissez tous les deux, bande d’enfoirés, qu’à ce moment-là je n’aurais
d’autre choix que de vous livrer aux frères pour qu’ils vous tabassent ?
Ils opinèrent de nouveau.
— Bien. Et ta punition… (il pointa Novo du doigt) sera de rester ici toute
la journée de demain. (À l’instant où elle ouvrit la bouche, il l’interrompit.)
Et Dieu merci ! tu es bien trop intelligente pour argumenter avec moi
maintenant, parce que ma mauvaise humeur est sur le point de virer à
l’explosion nucléaire à cause de cette odeur dans le couloir.
Sur ce, le chirurgien sortit en claquant la porte derrière lui.
Sauf qu’il la rouvrit aussitôt et passa la tête par l’ouverture.
— Il t’en reste ?
Peyton haussa les sourcils.
— Pardon, quoi ?
— De la beuh, espèce d’idiot.
— Euh… ouais. Mais elle est vieille. Je ne porte pas ce smoking plus de
quatre ou cinq fois dans l’année et je l’ai trouvée dans ma poche.
Le médecin tendit la main.
— Donne-moi ça. Et en guise de paiement je mettrai un panneau sur la
porte « Patient en train de dormir, ne pas déranger ».
Novo prit la parole.
— On ne fait rien du tout.
— Oh ! bien sûr. Vous comptiez seulement vous tenir la main pendant
qu’il te nourrit. Voilà pourquoi je vais mettre cet écriteau et pourquoi vous
allez verrouiller la porte de l’intérieur. (Il agita la main.) Pourquoi je n’ai pas
d’herbe là-dedans ?
Peyton sortit ses deux derniers joints et les lui tendit.
— Besoin d’un briquet ?
— Oui, putain ! Et je te le rendrai. Parce que je ne fume jamais. Et surtout
pas de la marijuana.
— OK, je vais prendre des risques et suggérer qu’il y a actuellement des
données empiriques qui sous-entendent le contraire, mais c’est ton problème,
pas le mien. En revanche, dis-moi : Qu’est-ce qui ne va pas ? Est-ce qu’on
peut t’aider ?
— Vous n’avez pas assez de temps pour écouter la longue liste de mes
malheurs. Mais au sommet on trouve une société pharmaceutique, au milieu
UPS, et tout en bas le fait que j’ai bouffé un burrito chez Taco Bell vers
17 heures alors que j’essayais de trouver de la ciproflaxine sur le marché
noir, et que je chie liquide depuis.
Le briquet en or de Peyton changea de main.
— Tu le mérites.
— Merde, non ! (Le docteur Manello leva les yeux au ciel.) Et, pour info,
je déteste ce mot en ce moment, vraiment.
Sur ce, le chirurgien s’en alla, et Peyton se tourna vers Novo.
Difficile de dire lequel craqua le premier. Ce fut peut-être lui, elle n’en
était pas certaine. Mais une fraction de seconde plus tard tous deux
s’essuyaient les yeux, essayaient de reprendre leur souffle et riaient si fort
qu’ils avaient du mal à rester droits.
Puis ils entendirent un frottement derrière la porte.
Peyton s’approcha et entrouvrit le battant.
— Bien joué, doc, murmura-t-il avant de refermer.
Sa main demeura en suspens au-dessus du verrou.
Il aurait pu le faire tourner d’un ordre mental. Mais à l’évidence il laissait à
Novo le choix… et le contrôle.
Bizarrement, elle repensa à ce moment précis où le tueur lui avait enfoncé
la dague dans la poitrine. « Surréaliste » ne définissait même pas ce qu’elle
avait éprouvé en sachant qu’elle allait mourir.
C’était drôle… elle n’y avait pas songé jusqu’à maintenant.
Elle se concentra sur Peyton.
— Je suis désolée.
Fermant les yeux, il parut résigné.
— Pas de souci. Je vais partir…
— De la façon dont je me suis comportée en salle de kinésithérapie.
J’étais… dans un très sale état psychique, et franchement j’ai essayé de me
mettre en condition pour coucher avec toi. Mais j’avais le cerveau en vrac, et
ensuite je me suis lâchée contre toi. Ce n’était pas juste. Je suis désolée.
Il cligna des yeux.
— Tu es… toujours très surprenante.
— Ah bon ?
— Oui.
Elle se remit à triturer sa couverture, puis à la lisser une seconde fois.
— La situation ne s’est pas beaucoup améliorée. Dans ma tête. Je veux
dire, avec tout ce… tu sais, ce qui m’a fait atterrir ici.
— Je ne veux pas te forcer.
— Je ne te laisserais pas faire.
— Je sais. Mais je voulais que cela soit dit de façon claire. (Il y eut un
silence.) Novo ?
— Hum ?
— Regarde-moi. (Il attendit jusqu’à ce qu’elle obtempère.) J’irai
lentement, d’accord ? Je serai… doux. Et si ça ne te convient pas je
m’arrêterai, peu importe jusqu’où les choses seront allées.
Elle secoua la tête.
— Voyons, Peyton. Je suis aussi loin d’être vierge que toi. Je n’ai pas
besoin qu’on me traite comme une fleur fragile…
— Tu peux me faire confiance, Novo. Je ne te ferai pas de mal. Je te le
jure.
Sans raison valable, les larmes lui montèrent aux yeux. Non… c’était faux.
Elle savait très bien pourquoi elle pleurait. Elle s’était montrée forte si
longtemps… qu’elle avait oublié ce que cela faisait d’avoir quelqu’un avec
qui partager la charge de son fardeau.
Elle ne se serait jamais qualifiée de « solitaire », ni ne se serait identifiée
comme esseulée.
Mais le soutien spontané, inattendu et totalement injustifié de Peyton –
surtout en matière de sexe – lui fit sentir la distance qui s’était creusée entre
elle et les autres avec une sensibilité accrue.
— Je ne suis pas très douée quand il s’agit de faire confiance, Peyton, dit-
elle d’une voix enrouée. Ça ne m’a jamais rien apporté de positif dans la vie.
— Ça ne change rien à ce que j’ai dit. Pas un mot.
— Pourquoi ? chuchota-t-elle. Pourquoi te comportes-tu si gentiment avec
moi ?
— Tu veux la vérité ?
— Tu ferais mieux, bordel !
— Je n’en sais rien. Voilà la vérité. Tout ce dont je suis certain… c’est que
je ne veux plus jamais te voir blessée par quelqu’un ou quelque chose.
Ne le crois pas, s’intima-t-elle. Ne tombe pas dans le panneau. Il veut te
baiser, et c’est pour cela qu’il dit ça. Tu as déjà eu droit à ce genre de
cajoleries, rappelle-toi où ça t’a menée.
Enceinte et seule.
Affrontant seule l’horreur d’une fausse couche.
Seule à jamais.
Et pourtant, alors même qu’elle se forçait à se rappeler ce qui avait eu lieu
dans cette maison glaciale il y avait une éternité… Alors même qu’elle se
répétait qu’il était plus sûr de croire qu’on se jouait d’elle…
Elle plongea dans le regard sincère et sérieux de Peyton, et s’aperçut qu’il
était difficile de ne pas le croire sur parole.
— Je m’arrêterai n’importe quand. Tu n’as qu’un mot à dire, répéta-t-il
doucement.
Une panique nerveuse fit soudain vibrer tous ses os, lui donnant
l’impression que son squelette n’était plus fiable. Elle avait beaucoup baisé
depuis Oskar, depuis qu’elle avait perdu l’enfant. Son corps s’était frotté à
beaucoup d’autres. Mais elle n’avait jamais réellement partagé son être
intime avec personne.
Il y avait un bénéfice à ne rien dire de son histoire à quiconque. Tant que
l’autre n’était pas au courant, elle pouvait faire comme si rien n’était arrivé
pendant le temps que durait la relation.
Mais ce soir, sans doute parce qu’il s’était à peine écoulé vingt-quatre
heures depuis qu’elle était morte à plusieurs reprises, le voile du temps entre
la tragédie et le moment présent semblait s’être rétréci, passant de plus de
deux ans… à seulement quelques minutes.
Tout ce qu’elle tenait à l’écart jusque-là risquait d’émerger.
Néanmoins, Peyton paraissait tout aussi vulnérable qu’elle. Et, même si
elle ignorait les raisons précises de son mal-être, cela rendait les choses
équitables, non ?
— Verrouille la porte, ordonna-t-elle.
CHAPITRE 19

Peyton suivit les instructions de Novo et fit tourner le verrou, sans la


quitter des yeux. Il était presque certain que le personnel médical possédait
un passe pour ouvrir la chambre. Mais avec cette affiche sur la porte et le fait
que le centre d’entraînement était vide parce que Kolher avait mis tout le
monde au repos, il pouvait parier qu’ils ne seraient pas dérangés.
Avant de la rejoindre, il éteignit les plafonniers, si bien qu’il ne subsista
plus que la lueur émanant de la petite salle de bains. Il détesta en partie cette
pénombre car elle faisait ressortir l’affichage des écrans disposés autour de la
tête de lit.
Elle avait toujours deux perfusions dans les bras.
Mais elle s’était sentie assez en forme pour prendre une douche, comme
l’indiquaient ses cheveux humides de nouveau nattés, qui rebiquaient aux
pointes. Et elle avait mangé une partie de son repas.
Quand il s’approcha, elle rabattit le sommier électrique à plat, et le cœur du
mâle s’emballa lorsqu’il se rendit compte qu’il allait bel et bien s’allonger à
côté d’elle.
— Laisse-moi juste replacer ce truc… (Elle tenta de repositionner le tuyau
relié à son bras afin qu’il la gêne moins.) Bon sang ! c’est ridicule. On n’a
qu’à le retirer…
— Oui, mais c’est hors de question. Attends, laisse-moi t’aider.
Il fit passer les tubulures en plastique transparent près de l’oreiller de façon
qu’elles ne se pincent pas. Puis il baissa la barrière du lit et s’assit tout au
bord du matelas.
Lorsqu’il lui prit la main, il trouva sa peau plus douce qu’il l’avait
imaginée. Une guerrière comme elle aurait dû avoir les paumes rugueuses.
Toutefois, il sentit sa force de traction et quelques cals dus à sa pratique des
haltères, du rameur et du combat.
Lorsqu’elle l’attira contre elle, il suivit volontiers le mouvement, et
s’étendit au-dessus des couvertures qui la protégeaient.
— Alors tu vas m’embrasser ou quoi ? demanda-t-elle.
— Oui.
Il trouva sa bouche et, oh, putain de merde ! son cerveau eut un court-
circuit, comme si tout raisonnement supérieur et toute pensée rationnelle
s’étaient soudain fait la malle pour rejoindre le crâne d’un autre. Ses lèvres
étaient délicieuses, sa langue s’enfonçait agressivement dans sa bouche et son
odeur le fit planer encore plus haut que les joints. Et bon sang de bonsoir ! les
choses allaient vite, surtout sous sa ceinture. Il la désirait si violemment qu’il
haletait et se sentait déjà hors de contrôle.
La seule chose à laquelle il resta attentif ? Il veilla à ne pas trop peser sur
sa poitrine convalescente. En dehors de cela, il se laissa complètement
submerger par ses sensations tandis qu’il frottait son bassin contre la cuisse
de la femelle, et que celle-ci se cambrait sous lui, lui agrippant le dos à deux
mains…
— Retire ta chemise, gémit-elle.
— Bien, madame.
Il se redressa lentement pour s’agenouiller au bout du lit. Les boutons
étaient têtus, ses doigts engourdis, son souffle trop court… mais elle semblait
s’en moquer. Novo le contemplait d’un regard affamé, passant avec
gourmandise la langue sur sa lèvre supérieure d’où commençait à pointer le
blanc de ses crocs qui descendaient.
— J’ai faim, gronda-t-elle.
— Prends tout.
— Fais attention. Je pourrais te tuer.
— Alors laisse-moi mourir dans tes bras.
Peyton balança sa chemise blanche par terre, en même temps que son
nœud papillon défait, puis se rallongea sur elle. Mais quand ils se plaquèrent
l’un contre l’autre il s’emmêla dans des câbles, et ils durent se réinstaller de
façon peu commode – situation sur laquelle il tenta de ne pas s’appesantir.
Était-il vraiment raisonnable qu’ils se pelotent ainsi dans son état ?
Putain ! oui, répondit son sexe. Ferme-la !
Arrête…
— Quoi ? demanda-t-elle.
— Rien. Laisse-moi continuer à t’embrasser avant que je jouisse dans mon
pantalon.
— Ce n’est pas une menace très menaçante. (Langoureusement, elle baissa
à demi les paupières sur ses prunelles ardentes.) Parce que c’est exactement
ce que je veux que tu fasses.
Il feula, et elle se mit à le caresser des pectoraux jusqu’à son ventre dur.
Quand elle s’arrêta à la ceinture, il serra les dents.
— Putain…
— C’est l’idée. Aide-moi à retirer ça.
Tout d’abord, il ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Mais ensuite elle
se mit à tirer sur sa ceinture de sa main libre, et, ohé ! il fut ravi de jouer les
bons Samaritains pour cette cause. En quelques gestes secs, il réussit à faire
glisser la bande de cuir lisse dans la boucle en or blanc, puis à ouvrir
maladroitement le bouton et la fermeture Éclair.
Elle glissa la main à l’intérieur de son pantalon sitôt l’accès dégagé et, à la
seconde où elle le toucha, il sursauta avec une telle force qu’il faillit se
rompre la colonne vertébrale.
— Regarde-moi, ordonna-t-elle.
Il poussa un grognement et baissa les yeux pour voir les doigts de la
femelle se refermer autour de son pénis épais, puis elle commença à le
caresser, de haut en bas, provoquant un afflux affolé de chaleur et de
pesanteur partout dans son corps. Puis elle l’embrassa avidement sans lui
laisser le temps de réagir, tandis que sa natte glissait de son épaule pour
atterrir avec un bruit mat sur son bras.
— Putain ! ralentis, je vais jouir…
— C’est moi qui décide.
Juste au moment où le plaisir atteignait son paroxysme, elle visa sa gorge,
et ses crocs acérés lui transpercèrent la peau, au niveau de la jugulaire. Elle
frappa pile au début de l’orgasme, et il hurla son nom alors que la douleur et
le plaisir se mêlaient en une merveilleuse alchimie qui amplifia toutes ses
sensations, jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’exploser.
Refermant la main sur la nuque de la femelle, il la pressa de poursuivre
alors qu’elle commençait à aspirer sa veine. Comme il sentait sa tête tout
contre la sienne, avec son odeur entêtante qui imprégnait ses sinus au point
d’éclipser toutes les autres, son sexe aussi dur que du bois n’en finissait pas
d’éjaculer par saccades et réclamait insatiablement toujours plus d’attentions
tandis qu’elle le caressait encore et encore.
Elle le possédait.
Entièrement.
La vulnérabilité qu’il avait ressentie en lui – et si ce n’est comprise, du
moins acceptée – avait disparu à présent qu’elle le dirigeait absolument.
Il n’avait jamais été du genre à se faire dominer. Ça ne l’avait jamais
vraiment intéressé. Après ça ? Il se demandait jusqu’où elle pourrait aller…
et ce qu’il pourrait accepter d’endurer de la part de la femelle.
Et il avait très envie de le découvrir.

Tandis que Novo buvait à la gorge de Peyton tout en le masturbant


frénétiquement, elle éprouvait le désir grandissant de sentir le sexe du mâle
en elle. Mais elle devait d’abord se nourrir… et, d’accord, elle avait peut-être
aussi un peu la trouille et reculait momentanément jusqu’à ce qu’elle se fasse
assez confiance pour se détacher de sa veine.
Mais l’expérience dans son ensemble était exquise. La saveur de son sang
au fond de sa gorge, la sensation de son sexe en érection sous ses doigts, à la
fois velouté et dur, le sentiment de contrôle, de maîtrise… pas seulement du
mâle, mais de ses propres émotions à elle. Quant à lui ? Peyton s’abandonnait
complètement à ses orgasmes : son magnifique corps viril surfait sur les
vagues de plaisir qu’elle faisait naître en lui, son bassin ondulait en rythme
avec sa main, de plus en plus vite et de plus en plus fort à mesure qu’elle le
faisait jouir. Il était spectaculaire de voir comment tous ses muscles se
bandaient puis se relâchaient tandis qu’elle faisait coulisser sa main sur cet
incroyable sexe qui réveillait tous ses fantasmes.
Et puis il y avait la puissante décharge d’énergie que lui communiquait son
sang. Il était si pur qu’il lui faisait tourner la tête et cogner le cœur. La force
qu’il lui procurait si généreusement lui faisait le même effet que si elle avait à
la fois passé de très longues vacances revigorantes et gagné un million de
dollars aux machines à sous à Las Vegas.
Elle aurait pu continuer ainsi éternellement.
Pourtant le point de bascule survint lorsqu’une alarme retentit. Au début,
elle leva les yeux sur les écrans. Mais non, ce n’était pas une machine
l’informant qu’elle avait poussé trop loin son muscle cardiaque retapé.
Non… c’était un instinct dans sa propre tête la prévenant qu’elle était sur
le point de prendre trop de sang.
S’écarter du cou de Peyton nécessita un débat interne, mais elle força ses
lèvres à rompre le sceau et sa langue à lécher les blessures pour les refermer.
OK, waouh ! Elle avait mis la gorge du mâle à vif : de multiples traces de
morsures marquaient sa chair, et les entailles rouges de ses crocs donnaient
l’impression que Wolverine en personne l’avait agressé à coups de griffe.
Seigneur ! elle n’avait même pas eu conscience de l’avoir mordu plus d’une
fois. Mais, visiblement, elle l’avait fait à de très nombreuses reprises.
Combien de temps cela avait-il duré ?
Aucune idée.
Il était vraiment temps qu’elle s’arrête. Tirant la langue, elle lui lécha le
côté du cou encore et encore, afin de refermer les multiples plaies. Cela fait,
elle recula un peu plus sans cesser de le caresser… avant de passer
délibérément le pouce sur le gland humide. Le mâle réagit violemment : son
corps se mit à s’agiter convulsivement comme une marionnette au bout de ses
fils tandis qu’il cambrait le torse et soulevait désespérément le bassin. Ses
yeux vitreux, au regard flou et affolé, croisèrent les siens alors qu’il se
mordait la lèvre inférieure et inspirait entre ses dents serrées.
Ses cheveux blonds étaient en bataille sur l’oreiller et son beau visage
coloré. Une délicieuse sueur faisait luire sa peau nue.
Il était… d’une beauté inconcevable.
Injuste. Totalement injuste.
Et elle était encore affamée.
Heureusement pour eux deux, il avait encore un autre genre de subsistance
à lui offrir.
Novo descendit jusqu’à ses hanches, ouvrit la bouche et engloutit son sexe
jusqu’au fond de la gorge. En réaction, Peyton fut immédiatement secoué par
un nouvel épisode de spasmes qui traversa tout son corps, tandis qu’il
affichait une expression stupéfaite sur le visage, comme s’il s’était attendu à
ce que tout soit terminé.
Quand elle fut certaine qu’il la regardait, elle commença à faire aller et
venir entre ses lèvres son sexe, si large de circonférence qu’elle sentait les
commissures de sa bouche s’étirer. Puis elle s’arrêta au niveau du gland et se
mit à le lécher.
Sans surprise, il se remit à jouir.
Elle reçut tout dans sa bouche et avala ce qu’il lui donnait.
Puis elle recommença à le sucer.
CHAPITRE 20

Pour Saxton, la fin de sa nuit de travail s’acheva en douceur, après huit


heures d’un enchaînement de bénédictions d’unions et de règlements de
conflits de voisinage simples, facilement arbitrés par le roi. Lorsqu’il entra
dans son bureau situé dans le couloir du personnel et déposa ses dossiers et
son bloc-notes presque rempli sur la table adjacente, il balaya d’un regard
vide son ordinateur, ses dossiers bien rangés et ses stylos dans leur pot.
Se frottant les yeux, il tenta de dresser une liste mentale de ce qu’il devait
encore régler avant de pouvoir rentrer.
Et échoua.
Sa tête avait plutôt bien fonctionné tout le temps qu’il avait discuté avec le
roi et les citoyens. À présent qu’il n’avait plus d’obligations majeures sur
lesquelles se concentrer, il semblait incapable de reprendre les rênes de son
cerveau, et ses pensées rebondissaient d’une idée à l’autre, sans se fixer sur
aucune.
En réalité, ce n’était pas tout à fait vrai.
Ruhn était le sujet principal de toutes ses pensées. Et elles tournaient
particulièrement autour des souvenirs qu’il avait de leur baiser… ou des
taches couleur chocolat qu’il avait remarqué dans les yeux marron clair du
mâle… ou de la sensation qu’il avait éprouvée à serrer ses épaules puissantes
dans ses bras. Ou du fait qu’il n’avait qu’une envie : recommencer.
Malheureusement, ce qu’il lui fallait vraiment, c’était imprimer à son
cerveau l’idée que le mâle était parti sans rien dire. Ce qui ne suggérait
vraiment pas une volonté de réessayer de sa part à lui.
À ce propos… Il glissa la main dans la poche intérieure de sa veste et sortit
son téléphone. Non, il n’avait reçu aucun message ni aucun appel.
D’accord, c’était surtout l’absence d’appel qui l’attristait, vu que Ruhn ne
pouvait pas envoyer de SMS.
Et, pour être honnête, le fait qu’il se sente aussi déprimé lui paraissait
ridicule. Le mâle n’était qu’une simple connaissance, et il avait déjà baisé
avec des gens qu’il n’avait, soit plus jamais revus, soit plus jamais remis dans
son lit, sans que cela l’affecte en rien. Mais il se connaissait assez bien pour
se rendre compte que le départ de Ruhn lui en rappelait un autre qui, lui, avait
eu des répercussions bien plus graves sur son psychisme.
Naturellement, tous les chemins le ramenaient à Blay.
— Pardonnez-moi de vous déranger, messire ?
En entendant la demande discrète, il se retourna vers la porte ouverte.
L’une des doggen qui servait dans la maison se tenait sur le seuil, vêtue de
son manteau, son chapeau et son écharpe à la main.
— Oh ! aucun problème, Meliz. (Il veilla à lui sourire afin qu’elle ne
confonde pas sa triste humeur avec un reproche à son encontre.) Donc tu t’en
vas ?
Elle s’inclina très bas.
— Oui, messire. Je reviendrai regarnir le cellier une fois que j’aurai aidé
les autres pour le Dernier Repas à la grande maison. Tout le monde est parti
pour la journée et je me suis assurée que les feux étaient éteints, les conduits
de cheminées fermés et les portes verrouillées.
— Très bien, dans ce cas. Merci. Je te verrai demain.
La doggen s’inclina davantage.
— C’est un plaisir de vous servir.
Elle prit congé et, un instant plus tard, il entendit le système d’alarme
carillonner pour indiquer qu’une des portes extérieures venait de s’ouvrir et
se refermer.
Bien. Il devait préparer les dossiers pour la nuit suivante. Ensuite…
Eh bien, il rentrerait à la maison, supposait-il. Il était environ 4 heures, et,
bien qu’il reste encore deux heures d’obscurité, il n’était pas d’humeur à
explorer la vie nocturne de la ville. Et, non, il n’avait pas non plus envie
d’occuper le reste de sa nuit en pratiquant une autre séance de sport en
chambre sans équipement de musculation.
Mais, étrangement, l’idée de se retrouver coincé dans cette cage de verre
en plein ciel, tous les rideaux tirés pour se préserver du soleil anémique de
l’hiver, lui donna envie de hurler…
Il y avait quelqu’un dehors.
Dans la neige. En train de l’observer.
Saxton se tourna vers les vitres et reconnut immédiatement le corps
immense, la posture tendue, les cheveux noirs ébouriffés par le vent froid.
Sans savoir quoi faire d’autre, il pointa le doigt vers la droite, en direction
de la cuisine et de sa porte dérobée.
En réponse, Ruhn hocha la tête et commença à traverser la pelouse
enneigée pour gagner l’arrière de la maison.
D’un pas vif et avec un rythme cardiaque encore plus rapide, Saxton
remonta le couloir du personnel, dépassa le cellier et pénétra dans la vaste
cuisine. Il ouvrit immédiatement la porte donnant sur le jardin, faisant de
nouveau retentir le carillon d’alarme, et il écouta les pas lourds de Ruhn faire
crisser et craquer la neige.
Puis il fut là, plus grand que jamais, et encore plus réservé que d’habitude.
Ah ! oui, l’heure de la mise au point tant redoutée avait donc sonné.
— Entre, dit Saxton d’un air détaché.
Lorsque le mâle eut obéi, l’avocat referma la porte et regretta que Ruhn ne
sache pas lire, parce qu’ils auraient pu se contenter de gérer ça par SMS :
« C’était une erreur. Ce n’est pas vous, c’est moi. Je ne sais pas à quoi je
pensais. S’il vous plaît, ne dites rien à personne. »
— Ne t’inquiète pas, il n’y a personne d’autre ici, murmura Saxton en
remarquant soudain que la boîte à sucre était légèrement mal alignée par
rapport aux autres, à côté des plaques de cuisson. Tu peux parler sans risque
d’être entendu.
Il s’approcha de la cuisinière et remit en place la boîte en métal. Puis il
bougea aussi celle, plus grande, de farine. Pour finir, il décala aussi la plus
petite des trois, celle du sel.
Lorsqu’il se retourna, il se sentait mal et était las d’attendre que le mâle
prenne la parole.
Tentant de maintenir sa frustration à un niveau raisonnable, il joignit les
mains et suivit le programme habituel.
— Écoute, je vais juste remplir les blancs, d’accord ? J’ai eu une longue
nuit, je suis fatigué, et j’ai beau respecter ton cheminement intérieur, ton
exploration ou quel que soit le nom que tu lui donnes, je crois qu’on peut
gagner tous les deux du temps et s’épargner de l’agacement en énonçant
simplement que tu as essayé, que ça ne t’a pas plu et que tu as besoin d’être
rassuré sur le fait que j’étais sincère en disant que je n’en parlerais à
personne.
— Ce n’est pas la raison de ma venue.
Le travail, alors. Bien sûr.
— Qu’arrive-t-il encore à Minnie ?
En guise de réponse, Ruhn s’avança… et, quand il eut parcouru à peu près
la moitié du chemin qui le séparait de Saxton, ce dernier s’aperçut que…
Le mâle était excité.
Très excité même.
Ruhn n’était pas venu pour un adieu, mais bien plutôt pour expérimenter
davantage.
Le corps de l’avoué réagit immédiatement : son sang se mit à rugir dans
ses veines et son pénis se dressa, tandis que son agacement, sa frustration et
son épuisement s’évaporaient d’un coup.
Lorsque le mâle s’arrêta, laissant à peine quelques centimètres entre leurs
visages, Saxton ne put retenir un petit sourire.
— On dirait que je me suis trompé sur l’objet de ta venue ici, hein ?
— Oui, répondit l’autre en grognant. En effet.
Nom de nom !
Ruhn saisit Saxton par le cou et l’attira à lui, et cette fois-ci son baiser
n’eut rien d’hésitant, de timide, ou d’expérimental. Ce fut intense : sa langue
s’enfonça dans sa bouche, tandis que son corps immense plaquait son bassin
et une érection de la taille d’une batte de base-ball contre Saxton et le forçait
à reculer jusqu’au plan de travail.
Oh… mon Dieu ! c’était le moment ou jamais pour l’avoué de se
cramponner à la vie, tandis qu’il se sentait presque littéralement dévoré, tant
la puissance et la faim de Ruhn étaient aussi stupéfiantes qu’inattendues et
indiscutables…
Très vite, Saxton fut retourné et penché en avant, tandis qu’une main
rugueuse appuyait entre ses omoplates pour lui coller le visage contre le plan
de travail.
Frottant son pénis contre les fesses de l’avoué, Ruhn dit d’une voix
gutturale :
— Dis « non » maintenant. Si tu dois le dire, c’est maintenant.
Saxton tourna la tête de côté, faisant crisser sa joue contre le granit.
Ouvrant la bouche, il se mit à haleter.
— Ne t’arrête pas. Oh, mon Dieu… vas-y.
Tout à coup, les lumières de la cuisine s’éteignirent et la pièce se retrouva
plongée dans une obscurité clairement voulue par Ruhn. Les mains qui
s’occupèrent d’ouvrir la braguette de Saxton étaient rendues brutales par
l’impatience, puis son élégant pantalon de costume tomba par terre. Il sentit
l’extrémité arrondie du pénis de Ruhn contre ses fesses, puis entendit ce
dernier cracher dans sa paume…
La possession fut brutale et très profonde.
Les va-et-vient, à la limite de la violence.
L’orgasme qui se déversa en lui les bouleversa tous les deux.
Et le mâle ne s’arrêta pas. Il glissa une main sous le torse de son amant et
lui agrippa l’épaule opposée. Puis il affermit sa posture et le pénétra encore
plus profondément. Tandis que leurs corps claquaient l’un contre l’autre, la
tête de Saxton heurta les fameuses boîtes en métal et il entendit quelque
chose se déchirer : sa veste de costume. Tendant un bras en avant, il cala sa
paume contre le mur sous les placards simplement pour éviter une
commotion cérébrale… puis chercha une seconde prise de son autre main.
Il n’en trouva pas, et son bras resta à baller contre son flanc sous les
assauts répétés de son amant.
Dieu merci, son torse reposait sur quelque chose, sans quoi ses jambes,
désormais aussi molles que des rubans de satin, auraient cédé sous son poids.
Sauf qu’alors il trouva quelque chose à quoi s’agripper. Glissant la main
entre ses cuisses, il s’empara de son sexe en érection et jouit immédiatement
grâce à l’effet infaillible de ses propres caresses. Il se moqua de ce sur quoi il
éjaculait et du ménage que cela entraînerait.
Quand c’était la baise de sa vie, on ne se souciait pas des conséquences.

Ruhn finit par s’effondrer sur le dos de Saxton, après Dieu seul savait
combien d’orgasmes. Et pourtant, en dépit de son immobilité, le silence ne
retomba pas pour autant dans la cuisine. Il haletait si fort qu’il sifflait entre
ses dents de devant et, sous lui, son amant n’était, lui aussi, qu’inspirations
bruyantes. L’odeur du sexe imprégnait l’air au point de le rendre presque
suffocant, et les tressaillements de son pénis, toujours dur comme du bois, à
l’intérieur du mâle, semblaient suggérer qu’il s’agissait d’une pause, et non
d’une fin.
Avec un grognement, Ruhn rouvrit les yeux. Face à lui, l’alignement de
placards le surprit.
Où étaient-ils… Oh, oui ! La cuisine. De la maison d’audience.
Il était venu par-derrière. Afin de venir… par-derrière.
OK, c’était la pire blague à laquelle il ait jamais songé. Et à ce propos…
Douce Vierge scribe ! qu’avait-il fait ici ?
Posant les paumes sur le plan de travail en granit de chaque côté des
épaules de Saxton, il avait l’intention de se soulever et de s’éloigner, mais
très vite ce fut impossible. Il était trop épuisé et se sentait trop bien pour s’en
aller.
Le mâle était trop bon pour qu’il s’en aille.
Alors qu’il cherchait l’énergie – et la volonté – de s’écarter, il songea aux
autres fois où il avait eu des relations sexuelles. Exclusivement avec des
femelles, et seulement au cours de sa vie précédente. Les rencontres n’avaient
eu lieu que parce que celles-ci désiraient coucher avec un animal, et il leur
avait été fourni précisément pour ce service. Son corps avait accompli les
gestes mécaniquement, parce qu’elles étaient nues sur lui et parce que son
pénis s’était dressé à cette occasion.
Mais il ne les avait jamais choisies.
Saxton… il l’avait choisi.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix enrouée tandis qu’il ordonnait
vainement à ses bras de bouger. Je suis… vraiment désolé.
Tordant le buste sur le côté, le mâle le dévisagea.
— Pourquoi donc voudrais-tu t’excuser de ça ?
Ruhn sentit ses joues s’embraser et préféra esquiver ce regard direct, puis il
se retira. La fraîcheur de l’air sur son sexe toujours en érection lui fit baisser
les yeux et il fut assailli par le désir écrasant de tout recommencer. Il avait
laissé un sacré foutoir, mais c’était… la chose la plus érotique qu’il ait jamais
vue.
Néanmoins, qu’allaient-ils faire à présent ? s’interrogea-t-il en
reboutonnant son jean. Son désir initial à présent assouvi, il n’arrivait pas à
croire qu’il ait eu le courage de se montrer si agressif, si dévergondé, si…
Saxton se redressa et se retourna.
Dieux ! ce visage, ces yeux, cette chevelure… ce sexe en érection, qui lui
semblait une anatomie à la fois étrangère et familière. Ruhn n’avait encore
jamais vu de près un autre mâle excité, et il fut assailli d’un besoin insatiable
de l’explorer de ses mains et de sa bouche.
Oui, ce mâle était la réponse à son « pourquoi ».
— J’ai déchiré ton costume, dit-il en s’attardant du regard sur la manche de
la veste, qui n’était plus retenue que par quelques fils au niveau de l’épaule
de l’avocat. Je suis désolé. Je paierai…
Saxton tendit la main, saisit le bas de sa manche, et tira dessus pour
l’arracher complètement. Puis il laissa tomber le tissu par terre en souriant.
— Voudrais-tu t’attaquer à l’autre côté ?
Ruhn éclata de rire. Il ne put s’en empêcher… mais il se couvrit aussitôt la
bouche de sa main par timidité. Lorsqu’il vit Saxton lui sourire en retour, il
dut détourner la tête. C’était trop de beauté, trop d’excitation… trop de tout.
— As-tu mangé ? s’enquit l’avocat en se penchant pour remonter son
pantalon.
— Non, pas encore.
— Laisse-moi nous préparer un Dernier Repas. (Il désigna la cuisine d’un
ample geste.) Nous sommes très bien approvisionnés. Permets-moi juste de
me retirer un instant à l’étage.
Comme Ruhn hésitait, Saxton prit son visage entre ses mains et l’attira
contre sa bouche. Le baiser fut aussi doux que le sexe avait été passionné.
— Je dois me rendre chez maîtresse Miniahna, s’entendit-il répondre. Pour
prendre de ses nouvelles avant l’aube.
— Très bien, je comprends. (L’avoué recula, les traits contractés par une
certaine réserve.) Je te verrai à la tombée de la nuit, dans ce cas. Il faut qu’on
rende une petite visite à ces promoteurs immobiliers.
— Bien.
Il y eut un silence embarrassé. Puis Ruhn lâcha soudain :
— Quand ?
Saxton soupira comme s’il changeait avec difficulté de schéma de pensée.
— Euh… disons 17 heures 45. Fin de la journée pour eux, assez sombre
pour nous. On devra prendre ton pick-up…
— Je parle de nous. Quand pourrons-nous… recommencer ?
Le sourire du mâle fut immédiat et vivifiant.
— Quand tu veux.
Ruhn leva la main pour effleurer le visage de son amant de ses doigts
repliés… avant de lui passer l’index sur la lèvre inférieure. Des images de
leurs ébats repassaient dans sa tête, accompagnées de la bande-son de leurs
gémissements et leurs halètements.
— Merci, dit-il.
Saxton secoua la tête.
— Je pense plutôt que c’est moi qui devrais dire cela.
Non, songea Ruhn. Pas du tout.
Il se pencha et embrassa le mâle. Comme son sang s’échauffait, il sut qu’il
devait partir, sans quoi il risquait de ne plus jamais s’en aller.
— C’est moi qui te suis reconnaissant, murmura-t-il contre ses lèvres.
CHAPITRE 21

— Qui est Oskar ?


À cette question murmurée dans son oreille, Novo se réveilla
complètement. Tout d’abord, elle ne sut pas sur quel torse, qui lui
communiquait une si douce chaleur, elle était étalée de tout son long, mais
une rapide inhalation résolut le problème. Peyton. Peyton et elle étaient…
Oui, dans la chambre d’hôpital. Elle était à la clinique, toujours
convalescente après l’opération.
Levant la tête, elle observa le mâle qu’elle avait transformé en oreiller. Il
paraissait parfaitement satisfait d’être utilisé de la sorte, à voir son corps nu
ainsi détendu, ses paupières lourdes, et les plaies de son cou qui
commençaient déjà à bien se cicatriser. Sur le sol, son smoking, jeté en vrac
de côté, ressemblait à un soldat tombé au champ d’honneur.
Son pénis était à cette image : il reposait, flasque et épuisé, sur l’une de ses
cuisses.
Elle avait le sentiment qu’il serait de nouveau en état de marche en un clin
d’œil.
— Un amant ? suggéra-t-il.
— Qui ?
— Oskar. Tu viens de prononcer son nom dans ton sommeil, juste à
l’instant.
— Oh ! ce n’est personne.
— Ah bon ? Tu semblais en colère… en tout cas ta voix l’était.
— Ce devait être un cauchemar sans raison.
— Oui. (Il écarta une mèche de cheveux de sa joue.) Puis-je te poser une
question ?
— Bien sûr ?
— Ça te dirait de sortir avec moi à l’occasion ?
Novo haussa un sourcil.
— Un rencard.
— Oui. Dîner. Aller danser. Ce genre de chose.
— Tu crois qu’il y aura du cul dans l’équation ?
— Je l’espère, c’est sûr.
— Peut-être.
Son sourire la toucha en pleine poitrine, aussi sûrement que cette dague
l’avait fait : il était lent, confiant, sexy.
— J’adore les défis.
— Mais je ne suis pas un défi.
— Tu es de loin la personne la moins facile que je connaisse.
— Tu ne pourras jamais me battre. Voilà pourquoi je n’en suis pas un.
— N’est-ce pas précisément la définition d’un défi ?
— Non, on appelle ça un mur. Mais si tu veux essayer vas-y.
— D’une façon ou d’une autre, un jour, je te traverserai, dit-il en levant
l’index.
— Demande-toi d’abord pourquoi tu prendrais la peine d’essayer. Cette
entreprise te coûterait beaucoup trop d’efforts, je te le garantis…
— Elle est si au-dessus de moi…, entonna-t-il.
Novo fit la grimace et dut parler par-dessus les fausses notes.
— Pourquoi tu chantes ?
— … elle est si charmante…
Novo ne put se retenir de rire.
— T’es vraiment barge, tu sais ça…
— … comme Cléopâtre, Jeanne d’Arc…
— Oh mon Dieu ! tu n’as vraiment pas l’oreille musicale.
Alors qu’elle se bouchait les tympans, il monta franchement le volume.
— … ou Aphrodite…
Il la serra dans ses bras et l’embrassa encore et encore. Mais ça n’avait rien
à voir avec le sexe. Il semblait apprécier le fait qu’elle rit, et le bouche-à-
bouche était sa façon de le lui dire.
— Pourquoi es-tu aussi fêlé ? demanda-t-elle contre ses lèvres.
— Parce que je ferais à peu près n’importe quoi pour te voir sourire ainsi.
— Pourquoi ça t’intéresse ?
— Pourquoi non ?
Novo leva les yeux au ciel.
— Écoute, il faut que tu arrêtes.
— C’est fait. Je ne chante plus. Mais si tu veux que je puise dans mon
répertoire de Wham! je l’ai en magasin pour toi. J’imite aussi très bien A
Flock of Seagulls, t’en dis quoi ?
— Je parle d’être charmant. J’ai horreur de ça. Sois toi-même, point.
— Et si j’étais moi-même ?
— Un chanteur de salon refoulé ?
— Quelqu’un qui veut te faire sourire.
Elle s’écarta un peu de lui et se redressa, du moins jusqu’à ce que ses
perfusions l’arrêtent.
— Je crois que tu devrais y aller.
Peyton se contenta de glisser les mains sous sa tête et resta étendu là
comme un lion en train de se dorer au soleil. Sauf qu’il n’était pas le roi de la
jungle et que, ohé ! la seule source de lumière était fluorescente et émanait de
la salle de bains.
Bon sang ! cette chevelure blonde ébouriffée et ces yeux bleus endormis
étaient bien trop attirants. D’autant plus qu’ils étaient la cerise sur le gâteau si
on considérait son magnifique corps nu.
— Je ne peux pas, dit-il d’une voix traînante.
Attendez, de quoi parlaient-ils ? Oh ! oui, du charme de Peyton.
— Tu peux certainement arrêter ton numéro.
— Au fait, il est 14 heures. (Il désigna la pendule sur le mur.) La lumière
du jour est un vrai tue-l’amour, alors tu ne peux pas me demander de partir.
Tu as beau me trouver agaçant, je suis convaincu que tu ne souhaites pas
avoir ma mort sur la conscience.
— Ne sous-estime pas le degré d’irritation que tu peux provoquer chez
moi. (Novo désigna la porte.) Et peu importe qu’il fasse jour ou nuit, tu peux
quand même quitter cette pièce.
— Force-moi.
Elle cligna des yeux.
— Que… ?
— Tu m’as entendu, dure à cuire. Débranche-toi, prends-moi dans tes bras
et jette-moi dehors comme un bon à rien. Autrement, je suis trop bien installé
ici pour partir. Je veux dire, cet oreiller de deux centimètres d’épaisseur –
c’est un peu comme poser la tête sur des céréales craquantes – est divin. Et
ne me lance pas sur le sujet des draps. C’est sûr, je vais balancer ma literie de
luxe dès mon retour à la maison et je la remplacerai par ce papier de verre. Je
me fais polir le cul rien qu’en respirant.
Novo parvint presque à contenir son hilarité. Presque.
— Arrête. Tu n’es pas drôle.
— Non ? Pas même un peu ? (Il lui fit un clin d’œil.) Et si je te faisais ma
meilleure blague.
Elle croisa les bras sur sa poitrine… puis se figea brusquement. Baissant
les yeux, elle prit une inspiration saccadée.
Immédiatement, Peyton redevint sérieux et s’assit à son tour dans le lit.
— Que se passe-t-il ? Je vais chercher le médecin…
— Non, je vais bien.
Les mains tremblantes, elle défit les lacets de sa blouse d’hôpital. Après
avoir dénoué le premier, elle écarta doucement les deux pans de tissu… et
observa sa poitrine.
D’une voix à peine audible, elle murmura :
— Elle a disparu. La cicatrice… a disparu. C’est guéri. Mon cœur… est
guéri. Je n’ai plus mal.
Peyton se pencha pour voir. Puis il passa le doigt sur la peau parfaitement
régénérée. Il n’y avait même pas de marque.
— Je ne voulais pas mourir. (Elle s’éclaircit la voix, mais celle-ci était
encore rauque.) Là-bas. Quand c’est arrivé… je ne voulais pas mourir.
— Tu parais surprise.
Novo ferma les yeux.
— En effet.
— Je suis désolé.
Tentant de s’extirper de son abattement, elle repoussa sa compassion.
— Tu t’es déjà excusé pour cette erreur.
— Non. (Il secoua la tête.) Je suis désolé qu’à une époque tu aies voulu
mourir.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Pas besoin.
Avant qu’elle puisse s’emporter contre lui, il fit un truc étrange.
Peyton lui prit les mains, les écarta des lacets et tourna les paumes vers lui.
Baissant la tête, il lui embrassa les deux poignets, en les effleurant à peine de
ses lèvres. Ensuite, il referma sa blouse et renoua les lacets… en exécutant un
nœud parfait, aux deux boucles exactement identiques et aux deux extrémités
d’égale longueur.
Posant la main sur le cœur de la femelle, il chuchota :
— Je suis si heureux que tu ailles bien.
Sans rien ajouter, il la prit dans ses bras et l’attira contre son torse.
Elle résista. Un peu.
Mais ensuite elle cessa de lutter.

Les heures diurnes s’écoulèrent sans que Peyton ne dorme. Il se contenta


de caresser lentement le dos de Novo, apprenant un peu mieux à chaque
passage le paysage que formaient les contours de sa colonne vertébrale et de
ses muscles.
Il avait souvent constaté sa force. Comment pourrait-il en être autrement ?
Mais cette apparente vigueur cachait en réalité beaucoup de souffrance, et il
éprouvait désormais le besoin de découvrir les secrets de la femelle,
d’intervenir dans la mesure du possible et de l’aider à surmonter ses démons.
Mais allons, que pouvait-il réellement faire pour elle ? Il ressemblait plus à
une barque percée qu’à un sauveteur professionnel.
À un moment donné, il avait dû s’assoupir, car les hurlements du patient en
plein effondrement mental le réveillèrent. Écoutant les cris, il se demanda
combien de temps quelqu’un dans cet état pouvait encore tenir.
Un rapide coup d’œil à l’horloge sur le mur et il poussa un juron. Dix-sept
heures.
Mince ! il ne voulait pas la quitter et il n’avait certainement pas envie de se
rendre là où on l’attendait à 17 heures 30. Mais il avait l’habitude de faire des
trucs qui ne l’intéressaient pas.
Avec des gestes lents et attentifs, il repositionna Novo dans le lit, en priant
pour qu’elle reste endormie. Elle avait vraiment l’air de se rétablir, avec sa
cicatrice déjà guérie et ses sourcils désormais détendus, et non plus froncés
de douleur. Une fois qu’il fut debout et elle recroquevillée sur le flanc, il
replaça les couvertures et se rendit compte qu’ils ne s’étaient jamais retrouvés
peau contre peau. Elle n’avait pas ôté sa blouse et il ne s’était même pas
glissé sous les draps.
On aurait dit une métaphore de tous les trucs qu’elle gardait enfouis en
elle.
En renfilant son pantalon de smoking, il songea vaguement qu’il ferait
mieux de ne se mêler de rien. L’attirance sexuelle ne faisait pas une relation
de couple, pas plus qu’elle ne justifiait l’exigence d’un lien émotionnel. Et,
merde ! il savait d’expérience après toutes ces heures passées au téléphone
avec Paradis que les gens se livraient à leur propre rythme et pas à celui
d’autrui.
Laisse-la tranquille, s’intima-t-il. Ses défenses étaient en place pour une
bonne raison.
Sa chemise à plastron était toute froissée, et il détesta la remettre dans cet
état, mais ce n’était pas comme s’il allait garder le vêtement après avoir
parcouru le couloir pour rejoindre le vestiaire des mâles. Il prendrait sa
douche là-bas et enfilerait un pyjama de bloc.
Arrivé devant la porte, il jeta un dernier regard à Novo dormant sur son lit
d’hôpital. Elle était en position fœtale, les genoux remontés, les bras repliés,
ses mains, si douées dans le maniement des armes, serrées innocemment sous
son menton. Ses cils noirs reposaient sur ses joues qui n’étaient plus aussi
pâles, et sa lourde tresse s’étendait le long de la courbure de son dos, comme
une corde.
Il songea vaguement qu’il ne la reverrait plus jamais ainsi.
Cet instant, ici même, constituait une exception, une parenthèse artificielle,
limitée à la phase finale de sa convalescence. La prochaine fois qu’il la
verrait, elle serait debout et d’attaque, le corps totalement rétabli et en parfait
état de fonctionnement, l’esprit acéré, ses facultés non plus émoussées mais
carburant de tous leurs feux.
C’était comme s’il avait reçu un don. Mais pas de la part de Novo. Elle
n’aurait jamais voulu que quiconque la voie dans cet état.
En sortant de la chambre, il ôta le morceau de papier scotché à la porte et
le replia plusieurs fois de façon que l’écriture illisible du docteur Manello ne
soit plus visible. Puis il le glissa dans sa poche et gagna le vestiaire.
Après une douche rapide, un rasage et un changement de tenue, il se sentit
prêt à affronter l’épreuve qui s’annonçait : une nouvelle haie à franchir, un
cerceau dans lequel sauter, un « T » à barrer, un « i » sur lequel mettre un
point, puis il en aurait terminé ici. Il laissa son smoking dans l’un des casiers
et se retrouva contraint de porter ses chaussures en cuir habillées, dont les
petites rosettes en gros-grain et les extrémités pointues et vernies dépassaient
de manière tout à fait ridicule de sous l’ourlet de son pantalon d’hôpital.
De retour dans le couloir, il s’arrêta un instant devant la chambre de Novo.
Puis il reprit son chemin. Il n’y avait personne dans les parages. Le docteur
Manello éliminait sans doute sa version « jointée » de sa crise de rage en
dormant, et Doc Jane et Ehlena s’apprêtaient sans doute pour le Premier
Repas dans ce qu’on appelait « la grande maison ». Il n’y avait aucun frère en
vue, et encore moins de recrue.
Mais ils seraient bientôt là.
Ils devaient avoir une réunion à 20 heures. Raison pour laquelle son petit
rendez-vous avait été programmé si tôt.
Peyton s’immobilisa devant la porte vitrée du bureau. Jetant un coup d’œil
à travers la vitre, il espéra que personne ne serait assis à la table. Mais, bien
entendu, ce ne fut pas le cas.
La shellane du frère Rhage, Mary, était installée devant l’ordinateur, tête
baissée, les yeux rivés sur l’écran. Comme si elle avait senti sa présence, elle
se redressa et lui fit signe d’entrer.
Cours, Forrest… cours ! fut tout ce qui lui traversa l’esprit quand il poussa
le battant.
— Salut.
Elle se leva.
— Comment ça va ?
— Super. Merci.
— Bien. Tu es prêt pour une petite discussion ?
À sa connaissance, Mary était humaine – ou l’avait été – jusqu’à ce que la
Vierge scribe intervienne et, pour une raison quelconque, arrache la femelle à
l’écoulement du temps. Il n’en savait pas beaucoup plus, mais elle paraissait
aussi sereine qu’un ange, une divinité, ou quoi qu’elle soit devenue depuis
cette histoire. Et elle était très différente de Rhage. Elle était petite, surtout en
comparaison de son hellren, et d’une beauté sans prétention, avec des
cheveux bruns coupés de façon à faciliter le coiffage et un visage toujours
dénué de maquillage. Elle portait le plus souvent des vêtements simples et
fonctionnels. Le seul bijou qu’il ait jamais remarqué sur elle – non qu’il fasse
très attention à ce genre de détail – était une énorme Rolex en or qui avait dû
appartenir à son compagnon, et parfois une paire de boucles d’oreilles en
perle.
Ce soir, elle arborait les deux.
Au bout du compte, elle ressemblait à l’image qu’on se faisait d’une psy :
calme, maligne et, bon point pour lui, elle ne paraissait pas du tout
moralisatrice.
— Finissons-en, marmonna-t-il en allant s’asseoir sur la chaise face à elle.
— Oh non ! pas là.
Il parcourut le bureau des yeux.
— Pourquoi pas ?
— Cette pièce manque d’intimité.
— Je n’ai rien à cacher, rétorqua-t-il sèchement. Si c’était le cas, j’aurais
arrêté de me désaper dans les concerts humains il y a des années.
— Non, suis-moi.
— Où ça ?
Mary contourna le bureau.
— Il y a une ancienne salle d’interrogatoire au bout du couloir… Non, il
n’y a pas de caméra et, avant que tu poses la question, je ne révélerai à
personne ce que tu me diras. C’est juste que, si on va là-bas, personne ne
nous interrompra.
— Attendez, si vous comptez ne rien dire à personne, pourquoi on fait cet
entretien, alors ?
— Je vais effectuer une évaluation. Mais je ne communiquerai aucun détail
spécifique.
— Vous allez déterminer si je suis sain d’esprit ou pas ?
— C’est par là.
Lorsqu’elle lui sourit, elle était calme, mais il eut le sentiment qu’elle ne
s’expliquerait pas davantage.
Peu importe, se dit-il. Ce n’était qu’une formalité avant qu’on le vire.
Peyton haussa les épaules et lui emboîta le pas dans le couloir.
— Pour info, vous pouvez tout raconter en ce qui me concerne. J’ai pris
une mauvaise décision dans la ruelle et je sais que je vais quitter le
programme. Alors on pourrait gagner beaucoup de temps si vous ne cochiez
que cette case-là dans le formulaire.
Elle s’arrêta et le dévisagea.
— Personne n’a encore pris cette décision.
— Laquelle ? Celle de me dire de partir ? Allons, on sait tous les deux
qu’on en est là. Et c’est bon.
— Tu n’aimes donc pas ce que tu fais ici ?
La question n’avait pas été formulée de façon insultante, comme si elle le
critiquait pour son manque d’engagement ou quoi. C’était plutôt une
invitation à parler.
Il ferait mieux de se préparer à beaucoup entendre cette intonation chez
elle, se dit-il.
— Non, ça va. Quoi qu’il se passe, ça arrivera.
Elle émit un toussotement dubitatif et ils se remirent à marcher côte à côte.
À mesure qu’ils progressaient, il se rendit compte que seuls ses pas à lui
résonnaient dans le couloir. Mary jeta un coup d’œil à ses pieds.
— Ces chaussures ont l’air extrêmement élégantes, dit-elle en souriant.
— Je voulais vous impressionner.
— Ce n’est ni ton travail, ni le mien. (Encore ce sourire.) Mais c’est une
très belle paire de chaussures pour smoking. J’ai tout appris de la mode
masculine auprès de Butch.
— Lui et moi avons le même tailleur à présent.
— Je veux bien le croire.
Lorsqu’ils atteignirent une porte en acier sans inscription ni vitre, elle
toqua, attendit un instant, puis ouvrit pour découvrir une pièce anonyme aux
murs gris, avec une table au milieu et seulement deux chaises.
— Je suis désolée que ce soit aussi austère, murmura-t-elle alors qu’ils
entraient et qu’elle refermait derrière eux.
Quand elle s’assit, il se rendit compte qu’elle avait apporté un bloc-notes et
un stylo. Hum. Il n’avait même pas remarqué qu’elle avait pris quelque chose
sur le bureau.
— Viens t’asseoir, l’encouragea-t-elle en désignant une chaise.
— Ça ne prendra pas longtemps, marmonna-t-il en s’installant. Pas
longtemps du tout.
CHAPITRE 22

Lorsque Ruhn gara son pick-up devant l’entrée impressionnante du


Commodore, il songeait à se procurer du parfum, chose qui ne se trouvait pas
sur sa liste habituelle de réflexions. Ce qui était l’idée.
Se penchant en avant pour observer la façade de verre et d’acier du gratte-
ciel, il se surprenait enfin à comprendre pourquoi les gens utilisaient ce truc.
Auparavant, sans personne à impressionner, l’idée de se parfumer
volontairement avec un produit élaboré par des humains et vendu à grand
renfort de publicité lui aurait semblé une dépense ridicule et inutile.
Désormais ? En sachant que Saxton allait le rejoindre dans cette cabine ?
Il aurait aimé être assez sophistiqué pour savoir quel était le meilleur
parfum, en plus d’avoir l’argent pour l’acheter…
L’un des deux battants s’ouvrit et le mâle sortit dans le froid en soufflant
un petit nuage blanc qui flotta à la dérive par-dessus son épaule. Il portait son
manteau marron clair et une écharpe rouge enroulée et nouée autour de sa
gorge. Son pantalon de costume était bleu marine, ou peut-être noir. Ses
cheveux étaient épais et brillants, lissés en arrière de façon à dégager son
beau visage. Il tenait un sac brun dans une de ses mains gantées.
Avant qu’il puisse s’en empêcher, Ruhn mit la voiture au point mort et
sortit, puis il contourna le véhicule pour ouvrir la portière passager.
— Tu es trop aimable, dit Saxton avec un sourire alors qu’il approchait.
Il dut se retenir de lui donner un baiser. Comme si l’avoué s’en était rendu
compte, il lui effleura gentiment le bras en montant à l’intérieur.
Après avoir claqué la portière, Ruhn regagna sa place derrière le volant.
— Est-ce que tu as assez chaud ?
— C’est parfait. (Le mâle se tourna vers lui.) Comment vas-tu ?
Une question relativement anodine, même si les prunelles grises du mâle
l’observaient avec une certaine insistance, sans être exigeantes pour autant. Il
y avait bien davantage dans cette demande en réalité.
Ruhn se racla la gorge avant de se concentrer sur la bouche de son
compagnon. Tout à coup, l’air de l’habitacle s’épaissit et se chargea de
tension.
D’une voix très grave et très profonde, il répondit par la vérité :
— Je suis affamé.
Pendant la journée, il n’avait songé qu’aux instants passés ensemble, se
rejouant en esprit cette scène érotique dans la cuisine encore et encore…
jusqu’à devoir se soulager. Une centaine de fois.
Être attiré par quelqu’un du même sexe lui paraissait toujours aussi
étrange.
Mais les relations sexuelles qu’ils avaient partagées ensemble étaient la
chose la plus naturelle qu’il ait jamais faite.
— Bien, murmura Saxton. Une fois notre travail accompli, nous devrons
voir si on peut s’occuper de ton problème. Un mâle doit manger, n’est-ce
pas ?
— Oui.
Tandis que la promesse d’orgasmes et de plaisir tourbillonnait entre eux,
Ruhn fit démarrer la voiture, en espérant que la rencontre avec les promoteurs
humains ne dure pas longtemps.
— Je sais où nous allons, dit-il.
— Moi aussi, rit doucement l’avoué.
Ruhn rougit en lui coulant un regard.
— Je veux dire : de l’autre côté de la ville.
— Moi aussi. (Saxton tendit le bras et lui pressa la main.) Je ne devrais pas
te taquiner. Mais c’est parce que tu rougis, tu sais.
— Ce n’est pas très viril.
L’avocat fronça les sourcils.
— Quelle étrange façon de formuler ça.
— Je ne sais pas ce que je raconte. Je ne suis pas très doué avec les mots.
— Tu t’en sors très bien. (Il lui pressa encore la main avant de la lâcher.) Il
faut que tu arrêtes de t’excuser pour tout. Tu n’es pas inférieur. Les gens sont
simplement différents.
Vu qu’il ne savait pas trop quoi dire – comme d’habitude –, Ruhn émit un
bruit qui, espérait-il, paraissait approbateur. Agréable. Quelque chose du
genre.
Dieux ! il était complètement largué.
— J’ai tout préparé pour notre affaire, reprit l’avocat. Des contrats
antidatés, qui sont déjà déposés auprès des humains, une ordonnance de
cessation et d’interdiction d’entrer sur la propriété pour menacer le
promoteur, et un raton laveur.
— On leur apporte un animal ?
Saxton s’esclaffa.
— C’est une expression.
— Oh !
Ruhn mit le clignotant et se dirigea vers le fleuve. Au bas de la pente, il
désigna du menton la rampe d’accès vers l’autoroute.
— Par là, c’est bon ?
— Comme tu préfères. Je m’en remets à toi.
Avec un hochement de tête et la fierté d’avoir reçu ce vote de confiance, le
mâle les emmena sur une portion embouteillée de l’autoroute du Nord.
— Il y a beaucoup de circulation.
— Hum. Dis-moi, est-ce que Minnie allait bien quand tu es allé la voir
juste avant l’aube ?
— Euh… oui, oui, ça allait. Tout était en ordre. Quand j’ai frappé à la
porte d’entrée, je lui ai dit que je prenais juste de ses nouvelles. Elle m’a
répondu que tout allait bien… Oh ! et je lui ai réparé ses toilettes du rez-de-
chaussée. Il y avait une fuite.
— C’est gentil à toi.
— Le lavabo de sa salle de bains aussi a une fuite. Et sa chaudière fait un
drôle de bruit quand elle se met en route. Je vais peut-être étudier tout ça plus
attentivement.
— Je comprends pourquoi elle ne veut pas quitter cette maison.
— Mais pour elle c’est trop de travail de l’entretenir. Vraiment.
— Je suis d’accord.
Bizarrement, leur bonne entente semblait bien plus profonde que le simple
fait de partager la même opinion au sujet de maîtresse Miniahna.
Mais il se faisait peut-être juste des idées.

Dans la salle d’interrogatoire du centre d’entraînement, Peyton avait du


mal à suivre les questions de Mary.
Il finit par devoir y mettre un stop.
— Je suis désolé, dit-il en l’interrompant. Je n’avais pas l’intention de vous
couper la parole, mais je croyais que cet entretien était censé concerner mon
travail ? Je ne comprends pas pourquoi vous m’interrogez sur ma famille.
— Je ne fais que collecter des informations supplémentaires.
— Le frère Butch a déjà vérifié mes antécédents juste après la sélection.
Enfin, tout est dans mon dossier.
— J’aime recueillir mes propres données. (La femelle sourit.) Y a-t-il une
raison pour laquelle tu n’aimes pas parler de ta famille ?
— Pas du tout. (Il haussa les épaules et s’adossa à la chaise dure.) Ça ne
m’embête pas. C’est juste une perte de temps.
— Et pourquoi ça ?
— Écoutez, je vous l’ai dit. On sait tous les deux ce qui va résulter de tout
ça.
— Tout ça quoi ?
Il esquissa un geste entre eux.
— Cette discussion. La déclaration que j’ai faite à votre compagnon sur
mes actes. Il serait plus efficace de me virer du programme tout de suite
plutôt que de gâcher tout ce papier. Ce n’est pas comme si j’allais vous faire
un procès pour licenciement abusif ou vous jouer un autre mauvais tour du
même genre.
— Tu en parles comme si on pouvait très bien se passer de toi.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Eh bien, que tu tiens ton renvoi pour acquis.
— Mais c’est le cas. Comment cela ne le serait-il pas ?
Mary croisa les doigts et se pencha en avant, un coude posé sur son carnet.
— Tu fais partie de l’équipe.
— C’est pas dans la chanson des Minions ?
— Je te demande pardon ?
Il secoua la tête.
— Je fais juste l’abruti.
— Je sais. C’est l’un de tes mécanismes de défense habituels… mais ta
façon de détourner l’attention par l’humour sera le sujet d’une autre
rencontre. (Elle lui sourit encore une fois.) Alors, pourquoi penses-tu que tu
ne comptes pas dans le programme ?
Il concentra son attention sur la petite perle à son lobe d’oreille gauche.
— Que je compte ou pas n’est pas la question.
— Donc, selon toi, tu as commis une erreur et tu dois donc dégager d’ici ?
— Excusez-moi, et je ne joue pas à l’abruti cette fois-ci, mais ce n’est pas
comme si j’avais foiré un problème de maths.
— Tu détournes encore la question. Si Paradis s’était comportée comme
toi dans cette ruelle, lui demanderais-tu de quitter le programme ?
— Non, mais elle n’est pas moi.
— En quoi es-tu différent ?
Tout à coup, sa tête se mit à l’élancer et il ferma les yeux.
— Je ne sais pas. Et ce n’est pas moi qui prends ces sortes de décision
ici… et cela pour une bonne raison. Est-ce qu’on peut dire qu’on a fini ?
— Pourquoi ne pourrais-tu pas décider ?
— Pourquoi étais-je certain que vous alliez dire ça, murmura-t-il dans sa
barbe en penchant le buste en avant et en posant les mains sur la table
métallique. Je ne sais pas. Je n’ai pas les réponses à ces questions. Et si vous
me jetiez dehors pour ce motif ?
— Veux-tu savoir pourquoi on m’a demandé de te parler ?
— Parce que j’ai envoyé Novo à l’hôpital.
Mary secoua la tête.
— Non, c’est faux. Tu as pris une malheureuse décision qui, en toute
franchise, souligne davantage un échec de la formation que de ta personne.
Les frères m’ont demandé de te parler parce qu’ils souhaitent avoir mon
opinion quant au fait que tu prends ça au sérieux ou non. La responsabilité,
j’entends. Tous ceux qui ont travaillé avec toi reconnaissent tes aptitudes. Tu
es un très bon guerrier, tu es intelligent, tu es rapide. Mais tu es aussi un
dégonflé. Quand la situation devient difficile, tu abandonnes. Ils s’en sont
rendu compte lors de l’épreuve de sélection, lorsque Paradis t’a pour
l’essentiel porté à travers le gymnase et jusqu’au défi de la piscine. Ils l’ont
noté également au cours des exercices. Et, pour être honnête, ton petit
numéro de « jetez-moi dehors » est caractéristique de ta lâcheté intrinsèque.
— Je ne suis pas un dégonflé.
— Alors prouve-le.
— Comment ?
— Reste.
Peyton secoua la tête.
— Cette décision ne m’appartient pas.
— C’est là où tu te trompes. (Le ton de Mary était mortellement sérieux.)
Cela dépend entièrement de toi.
Comme il se taisait, Peyton remarqua que le plateau métallique de la table
était réfléchissant… et que, s’il posait les yeux dessus, il pouvait se voir.
Il n’avait jamais réfléchi à son comportement de cette façon, mais toutes
ces femelles et ces femmes qu’il avait baisées, puis quittées ? Les écoles dont
il avait été expulsé à mi-parcours ? Toutes ces choses qu’il avait
abandonnées, ces engagements qu’il avait pris pour ne pas les respecter
ensuite… ?
Merde ! sa plus proche relation affective s’était faite par téléphones
interposés.
Et Mary avait raison. Toute cette histoire de se faire virer ? C’était comme
s’il avait presque supplié que cela se produise.
Était-ce ce défaut de caractère que son père avait toujours trouvé si
frustrant chez lui ? Cette façon qu’il avait de se contenter toujours d’effleurer
la surface des choses sans jamais s’engager à fond dans quoi que ce soit ?
Son géniteur avait toujours été un emmerdeur qui ne l’avait jamais soutenu
en rien, mais Peyton dut se demander s’il n’avait pas lui-même délibérément
tendu le bâton pour se faire battre, pour ainsi dire. Et que penser de sa bande
d’abrutis fêtards censés être ses « amis » les plus proches ? Ils étaient
exactement comme lui, à vivre aux crochets de leur famille, à jouer au con, à
développer des addictions aux drogues plutôt que du caractère.
Il venait d’un univers où les marques commerciales étaient reines. Mais
cela n’avait rien à voir avec la qualité, non
Quel mâle veux-tu être ? s’interrogea-t-il. Qui es-tu vraiment ?
Le souvenir de Novo endormie sur son torse, la sensation de son poids
tiède et de son souffle régulier, de ses légers tressaillements tandis qu’elle
rêvait, lui revint aussi sûrement que si elle se trouvait là avec lui.
Parfois, le destin vous acculait de façon prévisible : un événement spécial
comme une union ou la naissance d’un enfant changeait radicalement la
direction de votre existence et votre façon de voir le monde. Mais d’autre fois
les changements extrêmes dans l’existence surgissaient de nulle part, sans
prévenir.
Il ne se serait jamais attendu à se heurter à ce mur d’introspection ce soir.
Vêtu d’un pyjama de bloc. Et de chaussures habillées.
Il aurait peut-être pu prévoir les godasses. Peut-être même la tenue. Mais le
reste ? Merde ! c’était exactement le genre de pensées auxquelles il se
refusait habituellement à réfléchir.
— Que vas-tu faire, Peyton ?
— Je veux rester, dit-il d’une voix enrouée. Je veux progresser au sein du
programme. Si on m’y autorise.
— Bien. (Lorsqu’il leva la tête, Mary opina.) C’est tout ce que nous
voulions entendre.
CHAPITRE 23

— Pardonne-moi ma franchise, mais cet endroit est un dépotoir, fit


remarquer sèchement Saxton.
On s’imagine plus y trouver un labo clandestin qu’une société
commerciale honnête, ajouta-t-il intérieurement.
Pendant que Ruhn garait son véhicule en marche avant contre un bâtiment
bas en béton couleur de bile, l’avoué ne savait pas trop à quoi il s’était
attendu en venant ici, mais certainement pas à cette tombe sans fenêtre dotée
d’une seule porte, située dans un coin de la ville généralement réservé aux
affaires louches.
Ils n’affrontaient pas de simples promoteurs immobiliers.
Et, bien entendu, aucun panneau n’identifiait les lieux comme étant un
commerce en activité – il n’y avait pas même un nom ou une publicité – et ils
avaient eu du mal à les localiser. Une simple boîte postale apparaissait sur
l’en-tête de la lettre envoyée à Minnie, et Viszs avait dû faire pas mal de
recherches pour dégotter cette adresse.
Ces humains ne voulaient qu’on les trouve qu’à leurs propres conditions.
— Est-ce que c’est la voiture que tu as vue chez Minnie ? demanda-t-il en
désignant un véhicule garé à l’autre bout de l’étroit parking.
— Oui. (Ruhn coupa le moteur.) C’est celle-là.
— Bien, est-ce qu’on y va ?
— Oui.
Difficile de ne pas remarquer le subit changement d’attitude chez le mâle.
Les poings serrés, celui-ci scrutait déjà les alentours déserts comme s’il
cherchait d’éventuels agresseurs, alors qu’ils n’étaient même pas encore
sortis de la Ford.
Attrapant sa sacoche, Saxton ouvrit sa portière et, avant qu’il ait posé le
pied par terre, l’unique porte s’ouvrit à la volée et un humain de haute stature
s’encadra massivement dans l’ouverture, une main glissée dans sa veste.
— Puis-je vous aider ? fit l’homme.
L’avoué sourit et contourna l’avant du pick-up. Alors qu’il rejoignait
Ruhn, un deuxième humain vint se placer derrière le premier. Tous deux
avaient les cheveux bruns, une carrure trapue et le nez de travers… et leurs
yeux étaient aussi accueillants et chaleureux que des pistolets.
Des chiens de garde, entraînés à mordre les intrus.
Numéro 2 avait aussi une main plongée dans son blouson.
— Ravi de vous revoir, les salua Saxton en s’arrêtant devant Grand et
Très-Grand. Je crois que vous vous souvenez de mon associé de l’autre nuit.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
— Eh bien, vous avez eu l’amabilité de signaler à Minnie Rowe un
problème concernant le titre de propriété de son terrain et, grâce à vous, nous
avons pu tout remettre en ordre. J’ai ici… (il souleva sa sacoche) des copies
des documents qui auraient dû être enregistrés auprès des administrations
compétentes mais qui, pour des raisons indépendantes de sa volonté, n’ont
pas été déposés convenablement. Je suis heureux de vous fournir les copies
de…
Quand il fit mine d’ouvrir sa sacoche, les deux hommes sortirent leurs
armes.
— Ça suffit, s’écria le premier.
— Allons, messieurs, s’exclama Saxton en feignant la stupéfaction.
Pourquoi auriez-vous donc besoin de vous défendre de cette façon ? Mon
collègue et moi sommes venus régler une question immobilière de routine,
qui, en réalité, ne vous concerne pas, pas plus que votre employeur, vu que ni
lui ni vous n’êtes apparentés à…
— La ferme ! (L’homme désigna le pick-up du menton.) Remontez là-
dedans et barrez-vous.
Saxton pencha la tête de côté.
— Pourquoi ? Vous n’aimez pas que des gens arrivent à l’improviste chez
vous à la nuit tombée ?
L’humain de devant pointa le canon de son arme vers la tête de l’avocat.
— Tu ne sais pas à qui tu as à affaire.
Saxton éclata de rire, laissant échapper un petit nuage blanc de
condensation au niveau de sa bouche.
— Oh, Seigneur ! j’ai l’impression d’être dans un film de Steven Seagal de
1989. Est-ce que vous utilisez vraiment ces répliques au quotidien et sont-
elles réellement efficaces ? Incroyable.
— On ne retrouvera jamais vos corps…
Le léger grondement qui résonna dans l’air froid était une mauvaise
nouvelle. C’était très bien que Ruhn et lui jouent à bousculer des humains de
cet acabit – même si toute cette comédie était ennuyeuse à mourir,
vraiment –, mais ce qu’il fallait éviter à tout prix, c’était que quoi que ce soit
de vampire s’ajoute au scénario.
Saxton regarda par-dessus son épaule et décocha une œillade noire à son
compagnon. Mais le mâle ne montra aucun signe qu’il avait remarqué
l’avertissement ou qu’il se calmait. Bien au contraire, sa lèvre supérieure
commençait même à tressaillir.
Mince !
Se tournant de nouveau vers les deux humains et leurs exhibitions
métalliques, il donna un coup de coude à Ruhn et fut soulagé quand le bruit
cessa.
— Laissez Mme Rowe tranquille, reprit-il. Parce que vous ne savez pas
non plus à qui vous vous frottez.
— C’est une menace ?
Il leva les yeux au ciel.
— Messieurs, vous devriez trouver un meilleur script pour vous inspirer. Je
suggère Taken avec Liam Neeson. Au moins, c’est un film de ce siècle. Vous
êtes démodés. Complètement démodés.
— Va te faire foutre.
— Vous n’êtes pas mon genre. Vraiment, désolé.
Tournant les talons, il attrapa Ruhn et l’entraîna avec lui.
De retour dans le pick-up, l’avocat observa longuement les deux gardes,
afin de mémoriser leurs traits. Il était convaincu que son compagnon et lui
avaient été photographiés comme sur un tapis rouge. Il devait y avoir des
caméras dans tous les coins.
— Il faut qu’on fasse quitter cette maison à Minnie jusqu’à ce que cette
affaire soit terminée, murmura-t-il pendant que Ruhn faisait marche arrière et
regagnait la route. La situation va encore dégénérer, je le crains.
— Si elle part, je pourrais rester dans la maison. Afin qu’elle ne soit pas
sans surveillance.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. (Saxton lui jeta un coup d’œil.) Pas du
tout une mauvaise idée. Laisse-moi d’abord appeler sa petite-fille et voir si on
peut obtenir son appui ; ensuite nous parlerons à Minnie. Peut-être que si ce
n’est que pour une courte période elle sera plus favorable à cette idée. Tu es
intelligent.
Le petit sourire qui apparut sur le visage de Ruhn était le genre de détail
dont il avait envie de se souvenir toute sa vie. Puis le mâle eut une nouvelle
idée géniale.
— Ça te dirait de manger quelque chose ? Tant qu’on est dehors ?

Au volant, Ruhn attendit la réponse de Saxton. Cela lui avait semblé un


peu effronté d’inviter aussi directement le mâle à sortir manger, mais il avait
vraiment faim, et l’idée de partager un repas et de prolonger le temps qu’ils
passaient ensemble lui plaisait beaucoup.
— J’adorerais, répondit l’avocat. Y a-t-il un endroit en particulier où tu
souhaiterais aller ?
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce que tu aimes manger ?
— Je n’ai pas de préférence.
— Il y a un merveilleux bistrot français que j’adore. C’est un peu loin mais
bon, dans ce quartier, il faudrait prendre la voiture pour trouver une supérette.
Dans un coin de sa tête, Ruhn compta combien il avait dans son
portefeuille. Environ soixante-sept dollars. Mais il avait également sa carte
bleue, et son compte en banque était crédité de presque mille dollars, soit
toute sa fortune.
Son impécuniosité lui fit de nouveau espérer que son ancien patron
respecte sa promesse et l’aide à trouver du travail à Caldwell. La discussion
téléphonique de la veille lui avait semblé encourageante, bien qu’il ait été
impossible de savoir quel travail était disponible par ici. Néanmoins, les
aristocrates de la stature de celui pour lequel il avait travaillé si longtemps
tendaient à avoir un excellent réseau aussi bien amical que professionnel.
Il devait croire qu’une occasion se présenterait, qui lui offrirait à la fois un
but dans l’existence et un salaire.
— Est-ce que cela te conviendrait ? s’enquit Saxton.
— Pardon, oui. S’il te plaît. Dans quelle direction allons-nous ?
— Prends à droite ici et je t’indiquerai le chemin.
Une quinzaine de minutes plus tard, ils arrivèrent au cœur d’un quartier
bien plus élégant, composé de petites boutiques et de pittoresques
établissements de restauration alignés côte à côte, qui formaient une rue aussi
impeccable que possible. On avait méticuleusement déneigé les trottoirs et il
imagina les piétons humains en train de se promener sous le soleil, tout
joyeux en dépit du froid. Et, pendant les mois plus chauds, ce devait à n’en
pas douter être un endroit très fréquenté le week-end par des gens comme
Saxton : des urbains sophistiqués avec de bonnes manières et des goûts
raffinés.
— Nous y voici, annonça le mâle en pointant le doigt devant eux. Premier.
Il y a un parking derrière. Prends la ruelle juste là.
Ruhn leur fit emprunter une bande d’asphalte d’un mètre vingt de large,
encore rétrécie par les tas de neige pelletée et gelée entassés sur les côtés.
Heureusement, il n’y avait qu’une seule autre voiture, aussi parvint-il à garer
le pick-up tout au fond, puis Saxton et lui gagnèrent la porte de derrière du
restaurant en marchant sur la glace.
Ruhn passa devant et tint le battant ouvert et, quand le mâle le frôla, il
dévora des yeux ses cheveux et ses épaules, sa taille étroite, son élégant
pantalon et ses chaussures à bout pointu.
À l’intérieur, les odeurs émanant de la cuisine étaient stupéfiantes. Il
n’avait pas la moindre idée de quels plats provenaient ces arômes, mais son
dos se détendait à chaque inspiration. Des oignons… des champignons… des
épices douces.
— Ah, te revoilà !
Un humain en costume noir et cravate bleue surgit d’un couloir étroit, les
bras ouverts. Saxton et lui se firent la bise, une sur chaque joue, puis
discutèrent dans une langue que Ruhn ne connaissait pas.
Soudain, l’humain s’exprima de nouveau dans une langue compréhensible.
— Mais bien entendu, nous avons toujours une table pour toi et ton invité.
Par ici, venez. Venez.
Ils empruntèrent le petit couloir qui débouchait presque immédiatement
dans le restaurant proprement dit. Tout comme le parking, la salle ne
comptait que quelques tables, et un couple se levait justement pour partir.
Sans doute les propriétaires du véhicule à l’arrière.
— Je vous installe juste devant la vitrine, annonça fièrement l’humain.
— Merci mille fois.
Celui-ci s’inclina.
— Comme d’habitude ?
Saxton regarda Ruhn.
— Cela te convient-il si la chef cuisine selon ses envies ?
Le mâle hocha la tête.
— Qu’elle fasse au plus simple.
L’humain eut un mouvement de recul.
— Ce n’est pas simple. C’est un honneur.
Saxton leva la main pour mettre fin au malentendu.
— Nous sommes impatients de goûter tout ce que Lisette préparera. Quoi
que ce soit, ce sera un chef-d’œuvre.
— Vous pouvez en être assurés.
Pendant que l’homme s’éloignait, un peu remonté, Ruhn se tassa dans un
siège minuscule qui aurait parfaitement convenu à Mastimon, le tigre en
peluche de Bitty. En fait, tout l’endroit lui donnait l’impression d’être aussi
énorme qu’un éléphant et aussi peu coordonné qu’un rocher en train de
tomber.
— Je crois que je l’ai vexé.
Il s’installa plus confortablement, puis imita Saxton qui dépliait sa serviette
sur ses genoux et murmura :
— Ce n’était pas mon intention.
— Tu vas adorer la cuisine de Lisette. Au final, c’est tout ce qui leur
importe.
Du vin fit son apparition. Blanc. Il en prit une gorgée et en fut ébahi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un Château Haut-Brion blanc. C’est un pessac-léognan.
— J’adore ça.
— J’en suis ravi.
Lorsque Saxton sourit, Ruhn oublia tout du vin. Et il était encore distrait
quand le mâle se mit à parler de ce qu’il avait fait pour Minnie dans la
journée ainsi que d’autres cas sur lesquels il travaillait pour le roi. Tout était
très intéressant mais, surtout, les modulations de la voix de l’avocat étaient
hypnotiques.
On leur servit à manger : de petites portions colorées sur de minuscules
assiettes blanches carrées. Il but encore du vin et écouta Saxton discuter
d’autres sujets.
Tout était simplement si… paisible. Malgré le désir sexuel sous-jacent, et
toutes les miniatures du restaurant, Ruhn éprouvait un bien-être inhabituel. Et
la nourriture était en réalité absolument incroyable : chaque plat surpassait le
précédent et la totalité rassasia sa faim d’une façon aussi subtile que
puissante.
Quand ils eurent enfin achevé leur repas, environ deux heures plus tard,
minuit était passé depuis longtemps… et il avait l’impression qu’ils ne se
trouvaient là que depuis cinq minutes. S’adossant à son siège, il posa une
main sur son estomac.
— C’est le repas le plus extraordinaire que j’aie jamais mangé.
— J’en suis ravi. (Saxton fit signe à l’humain qui les avait installés.) Marc,
s’il te plaît ?
Celui-ci arriva promptement.
— Monsieur* ?
— Dis-lui, Ruhn.
Enhardi par le vin et son ventre plein, ce dernier croisa le regard de
l’humain sans y réfléchir à deux fois.
— C’était incroyable. Stupéfiant. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi
délicieux de toute ma vie, et ne remangerai probablement jamais des plats
aussi divins.
Bon, visiblement, il avait dit ce qu’il fallait. L’homme chancela carrément
de bonheur, et les remercia aussitôt en leur offrant une assiette de tranches de
poires accompagnée d’une sauce au chocolat.
— C’est moi qui t’invite ce soir, annonça Saxton en tirant une carte noire
de son portefeuille. C’est mon cadeau parce que c’était mon choix. La
prochaine fois, tu choisiras et tu paieras.
Ruhn rougit. Oui, il avait tenté de deviner le coût du repas dans sa tête –
même si cela n’avait été qu’en théorie vu qu’ils n’avaient pas eu de menus et
qu’on n’avait pas discuté non plus d’un montant en dollars – et il ne pouvait
que supposer que c’était extraordinairement cher. Et il appréciait que Saxton
suggère l’idée qu’il l’invite à son tour lors d’une prochaine sortie.
Une fois la note apportée et la carte donnée, Saxton signa les papiers hors
de sa vue, puis tous deux se levèrent et complimentèrent de nouveau
l’humain. Au même moment une femme en tenue blanche de chef fit son
entrée sous les applaudissements des clients, parce que c’était elle qui leur
avait servi ce si fantastique repas.
Quand ils se retrouvèrent enfin dehors, Ruhn s’aperçut qu’il ne se rappelait
guère les détails de cette fabuleuse soirée ; si on lui avait demandé
précisément ce qu’il avait mangé ou bu, la teneur de leur conversation, où ils
s’étaient assis, il n’aurait rien pu souligner de spécifique.
Et pourtant l’ensemble était inoubliable.
— Ne sont-ils pas merveilleux ? s’exclama Saxton tandis qu’ils
retournaient vers le pick-up. Quel couple fantastique. Ils vivent au-dessus du
restaurant. C’est leur vie, littéralement.
Comme pour étayer ce commentaire, une fenêtre s’éclaira à l’étage et une
ombre se découpa passagèrement derrière les rideaux tirés.
— Merci, murmura Ruhn en regardant son compagnon. C’était splendide.
— Tant mieux. Je voulais te faire découvrir quelque chose de spécial.
Baissant les yeux, le mâle se remémora le goût et la sensation de ses
baisers… et oh ! il regretta de vivre en décalé par rapport aux horaires
humains. Cela aurait été merveilleux de découvrir ce restaurant à la fin de la
journée plutôt qu’au début de la nuit, car tous deux auraient alors pu regagner
ensemble l’élégant appartement de Saxton où ils se seraient couchés,
étroitement enlacés, sans songer à rien d’autre qu’aux heures de plaisir qui les
attendaient jusqu’au petit matin.
Il y avait encore beaucoup à explorer chez Saxton.
Tant de choses qu’il désirait goûter et toucher.
— Si tu continues de me reluquer comme ça, je vais perdre mon boulot
pour absentéisme, gronda Saxton.
— Je suis désolé. (Il ne l’était pas.) Je vais arrêter.
Il ne le fit pas.
Il faisait froid et le vent soufflait, mais on aurait tout aussi bien pu être en
août tant il était peu pressé de regagner l’abri de la voiture. Il aurait pu rester
là éternellement, oscillant entre le plaisir apporté par cet excellent repas et la
frustration de l’au revoir qu’il faudrait prononcer en raison des obligations
professionnelles de Saxton.
— Puis-je te faire une visite à la fin de la nuit ? demanda-t-il.
— Si tu passes la journée avec moi, oui. (Le sourire de l’avoué fut lent et
plein de promesses.) Il me faudra davantage qu’une demi-heure avant le lever
du soleil.
— C’est…
Plus tard, il se demanderait ce qui avait exactement brisé la magie de
l’instant et l’avait poussé à tourner la tête, mais il serait éternellement
reconnaissant à cet instinct qui l’avait protégé, car ils n’étaient plus seuls.
Deux silhouettes se tenaient dans l’ombre à une douzaine de mètres, juste
hors de vue, sous le porche arrière d’une boutique.
Il sut de qui il s’agissait avant d’en avoir la confirmation par leur odeur.
— Monte dans la voiture, ordonna-t-il à Saxton.
— Quoi ?
Ruhn saisit fermement le mâle par le bras et l’entraîna vers l’habitacle.
— Le pick-up. Grimpe à l’intérieur et verrouille les portières.
— Ruhn, pourquoi…
Les hommes de ce bureau au rabais s’avancèrent, faisant taire les
questions. Et un rapide calcul du trajet qui restait à faire jusqu’à la portière
passager rendit Ruhn nerveux. Tout dépendrait de la vitesse à laquelle se
déplaçaient les humains.
— Laisse-moi appeler les frères, dit son compagnon en glissant la main
dans son manteau, à la recherche visiblement de son portable.
Parlant toujours à voix basse, les yeux rivés sur les deux arrivants, Ruhn
secoua la tête.
— Je m’en occupe.
— Ils pourraient être armés. Ils le sont probablement. Laisse-moi…
— C’est pour ça que je suis là. Monte dans la voiture.
Il déverrouilla avec la commande à distance, puis ouvrit d’un bond la
portière et fourra les clés dans la main de Saxton.
— Enferme-toi à l’intérieur. Pars si ça tourne mal.
— Je ne t’abandonnerai jamais.
D’une poussée brutale, Ruhn força le mâle à grimper, puis il claqua la
portière et lança un regard noir à l’avocat.
Les portières émirent le « clic » de verrouillage.
Il contourna le véhicule et se posta derrière le capot. Les humains ne se
pressaient pas, mais cela ne voulait rien dire. Mieux valait jouer l’agressivité
en deuxième recours, et ils le savaient peut-être…
Comme mus par un signal, les deux hommes se précipitèrent soudain à
l’attaque. L’un avait un couteau. L’autre les mains vides. S’il y avait des
armes à feu, celles-ci étaient pour l’instant rangées, sans doute parce qu’en
dépit de l’heure tardive il restait encore des humains éveillés dans les petits
immeubles résidentiels du quartier ou dans les appartements au-dessus des
boutiques, comme les propriétaires du restaurant.
Se mettant en position de combat, Ruhn retrouva ses anciens réflexes en un
battement de cœur et son cerveau bascula aussitôt après en mode guerrier.
Puis, pour le meilleur et pour le pire, tout lui revint.
Et il entra en action.

* Tous les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original. (NdT)
CHAPITRE 24

— Un fauteuil roulant. Tu veux que j’emprunte le couloir… en fauteuil


roulant.
Le regard de Novo lançait des éclairs au point de creuser virtuellement un
trou dans le crâne du chirurgien, mais le docteur Manello semblait
malheureusement inconscient du fait que sa tête pissait le sang et que sa
cervelle se répandait partout et encore moins que c’était elle la responsable de
cette boucherie. En fait, l’homme semblait parfaitement indifférent et
insouciant devant son regard laser de domination absolue.
Ce qui était foutrement frustrant. Surtout ajouté au fait qu’elle était
toujours coincée sur son lit d’hôpital. Toujours vêtue d’une blouse à fleurs.
Toujours reliée à des trucs qui bipaient.
— Allons. (Il tapota l’assise du fauteuil roulant.) Tu n’as pas envie
d’arriver en retard à la grande réunion.
— Marcher toute seule me va très bien, merci beaucoup. Je ne suis pas
invalide, bon sang !
— D’accord, mais ça sonne comme une micro-agression. Ou quelque
chose. Ou, genre, de l’irrespect pour les personnes handicapées.
— Qui es-tu pour dire ça : la police de la pensée, aussi ?
— Ce n’est pas négociable. (Son sourire était aussi charmeur qu’un orteil
infecté.) Alors, en piste.
— Je ne monterai pas sur ce truc. (Elle croisa les bras, du moins jusqu’à ce
que sa perfusion se pince et qu’elle doive les déplier.) Et est-ce qu’on peut
me débarrasser de cette poche ?
— Je suis soulagé.
— Pardon ?
— Plus mes patients râlent, plus ils se remettent. (Il leva le poing à la
Rocky.) Wouhou !
— Je vais vous frapper avec ma poche.
— J’ignorais que les femelles dans ton genre avaient un sac à main. Je
pensais que tu mettais tes affaires dans une banane comme un mec.
Novo éclata de rire et pointa un doigt sur lui.
— C’est pas drôle.
— Alors pourquoi tu…
— D’accord, approche cet engin… mais c’est moi qui conduis.
— Oh ! bien sûr, Schumacher. Absolument.
Qu’elle soit incapable de se redresser puis de basculer les jambes hors du
lit sans grogner de douleur prouvait sans doute que l’humain avait raison,
mais il eut le bon sens de ne pas le lui faire remarquer.
Le fauteuil roulant n’était pas à plus d’un mètre du matelas, et ce fut un
choc de découvrir que, même sur cette si courte distance, elle faillit
s’écrouler, avant de pouvoir se retourner et de poser les fesses sur l’assise.
Elle songea à Peyton.
Elle ne devait son rétablissement qu’au seul sang du mâle. Après les deux
fois où elle s’était nourrie de lui, elle avait fait d’immenses progrès. Sans lui,
elle doutait qu’elle pourrait se tenir à la verticale, et pourtant elle était quand
même frustrée.
— Allons, on va t’installer. (Le docteur Manello transféra la poche à
perfusion sur un pied fixé à l’arrière du fauteuil.) OK, tu peux mettre les gaz.
Il se précipita alors pour lui ouvrir la porte.
Il lui fallut une minute pour comprendre comment faire tourner les roues.
Ses mains étaient molles et ses bras affaiblis. Mais ensuite elle commença à
rouler.
— Si tu me fais un salut militaire, je vais…
Le médecin se figea instantanément, la main à moitié levée, en affichant
l’air idiot de Benny Hill.
— Vraiment ?
Elle se remit à rire et dut se tenir les côtes parce qu’elle avait mal.
— Ouille !
— Allez, dure à cuire, reprit-il. Laisse-moi t’aider.
Avant qu’elle puisse l’envoyer balader, il prit les rênes du fauteuil, et elle
trouva un peu difficile d’arguer qu’elle n’avait pas besoin d’aide alors qu’elle
respirait par à-coups le temps que les élancements douloureux dans sa
poitrine refluent un peu.
Mais ils semblaient empirer. Au point qu’elle dut signaler le problème.
— Est-ce que je suis en train de faire une crise cardiaque ? demanda-t-elle
en se massant sous le bras gauche. Je…
La panique lui donna l’impression de suffoquer, et le bon docteur réagit
aussitôt en tirant un stéthoscope de sa blouse blanche, en même temps qu’il
venait se placer devant elle. Il écouta son cœur durant un petit moment. Lui
demanda de se pencher en avant. Écouta encore, dans son dos cette fois.
Puis il recula et ôta l’appareil de ses oreilles, sans la quitter des yeux pour
autant.
— Je pense que tu vas bien, dit-il. Ton cœur bat avec une régularité de
métronome. Ton teint est éclatant. Tes yeux sont normaux.
— J’ai l’impression de ne pas pouvoir… (Un soudain éclat de voix
assourdies résonnant dans le couloir la fit sourciller.) Ils sont dans le
gymnase ?
— Oui.
— Pourquoi n’est-on pas en classe ?
D’habitude, en cas de réunion, il n’y avait que les six recrues et un ou deux
frères au maximum.
— Je veux dire, on n’a pas besoin d’autant d’espace…
— Tu as déjà fait des attaques de panique ?
— Non, jamais, mentit-elle.
— D’accord. Bon, tu vas peut-être avoir des pics d’anxiété au cours des
prochains jours. Ce n’est pas inhabituel. Tu as encaissé beaucoup de
choses… et il ne serait pas extraordinaire que tu sois sur les dents.
— C’est l’expression médicale consacrée ?
— Ce soir, oui. (Il s’accroupit à sa hauteur et redevint sérieux.) Le truc
pour faire passer la crise, c’est de te persuader que ton souffle court est un
symptôme d’anxiété, et non le signe que ton cœur est sur le point d’exploser
dans ta poitrine, d’ac ? Si tu arrives à te convaincre de cela, tu iras mieux. Sur
le plan médical, tu vas bien. Je te le promets, sans quoi on ne serait pas dans
ce couloir.
— Bien. OK.
— Tu gères.
— Je ne suis pas bizarre… normalement.
— À quand remonte la dernière fois qu’on t’a poignardée dans le cœur ?
Elle balaya son commentaire d’un revers de la main.
— On s’en fout, mec. Je veux dire, ça fait au moins une semaine. Peut-être
deux. Je suppose que je manque d’entraînement.
— C’est bien, ma grande. (Il lui posa une main sur l’épaule et la pressa
gentiment.) Allez, on y va. Et je vais rester avec toi.
— Je croyais que tu avais dit que j’allais bien sur le plan médical ?
Le docteur Manello se remit à la pousser dans le couloir en béton.
— On n’est jamais trop prudent, ma chère. On n’est jamais trop prudent.
Ils remontèrent le couloir à un rythme lent et régulier et, lorsqu’ils
passèrent devant la salle de musculation, elle se demanda si elle s’y
entraînerait de nouveau un jour.
Plus ils se rapprochaient du gymnase, plus les voix se faisaient sonores, et
elle saisit sa longue tresse pour la plaquer tout contre son cœur, comme une
sorte de rituel de protection… même si elle ignorait contre quoi.
L’une des portes s’ouvrit avant qu’ils soient parvenus à destination et,
lorsque Viszs sortit dans le couloir, elle se demanda si le frère avait senti leur
présence.
Il plissa ses yeux couleur de diamant pour la dévisager, ce qui déforma
momentanément les tatouages sur sa tempe.
— Comment va ?
— Prête à me battre.
— C’est bien. (Il lui tendit son poing.) Tope là.
Quelque chose dans le fait de cogner son poing contre le sien lui procura
de la force supplémentaire et, nom de Dieu ! elle en avait besoin. Au moment
où le docteur Manello la poussa dans le gymnase, elle fut stupéfaite du
nombre de personnes installées dans les gradins. Il y avait la Confrérie de la
dague noire au grand complet, tous les guerriers et les recrues.
Tout le monde se tut.
Du moins jusqu’à ce qu’ils se mettent à applaudir. Ceux qui étaient assis se
levèrent et il y eut également quelques sifflements et ovations, au point
qu’elle fut tentée de vérifier si quelqu’un d’autre qu’elle, quelqu’un
d’important ou qui avait accompli quelque chose de significatif, ne se
trouvait pas derrière elle.
— Oh, mon Dieu ! arrêtez, s’il vous plaît, marmonna-t-elle dans le
vacarme.
Qu’était-elle censée faire ? Imiter la reine Elizabeth et saluer de sa main
gantée de blanc ?
Un à un, les frères et les guerriers s’approchèrent d’elle, et tous, depuis
Rhage et Butch jusqu’à Tohrment, sans oublier John Matthew, Blay et Vhif,
lui pressèrent l’épaule ou lui serrèrent la main – ou, dans le cas de Zadiste, la
saluèrent d’un bref hochement de tête. Ce qui la sauva, c’est qu’elle ne sentit
aucune pitié ni compassion dégoulinante de leur part. Non… ce fut comme
s’ils l’accueillaient au sein d’un club dont ils étaient eux-mêmes membres
depuis un bon moment.
Le club des survivants.
Bien sûr, se dit-elle en commençant à se détendre. Les frères avaient tous
été gravement blessés sur le champ de bataille à un moment ou un autre de
leurs longues carrières… probablement plusieurs fois même.
À cet égard, elle avait fait ses premières armes.
Fhurie fut le dernier frère à la rejoindre, sa boiterie à peine visible grâce à
sa prothèse de jambe dernier cri.
— Ne laisse pas l’incident te bouffer la tête, lui dit-il en se penchant sur
elle. Ton corps guérira plus vite que ton esprit. Ton boulot consiste à remettre
cet événement dans une perspective qui te permettra d’être toujours efficace
dehors. Perdre confiance est pire qu’aller au combat désarmé. Parle à Mary si
tu as besoin d’aide, OK ?
Son regard jaune était chaleureux et aimable, et sa chevelure multicolore
lui rappela la crinière d’un lion.
Et quand il fit mine de s’écarter elle faillit le rappeler juste pour l’entendre
lui répéter les mêmes paroles rassurantes.
Mais elle s’en souviendrait.
Elle le devait, songea-t-elle en posant une main sur son sternum pour le
frotter. Il était idiot de manquer de se faire tuer… simplement parce qu’elle
avait réussi à survivre.
Les recrues suivirent. Axe lui tapa dans la main assez mollement. Puis
Boone l’étreignit et Craeg et Paradis lui offrirent quelques paroles
d’encouragement.
Peyton fut le seul à ne pas s’approcher. Il demeura debout dans les gradins,
quelques rangées au-dessus du premier rang, vêtu d’un pyjama de bloc et de
ses chaussures de soirée. Il avait les cheveux plaqués en arrière comme s’il
avait passé les mains dedans à de nombreuses reprises.
Elle fut soulagée qu’il reste à sa place. La dernière chose qu’elle souhaitait,
c’était qu’une personne de l’assistance devine qu’ils avaient passé toute la
journée ensemble. Pour commencer, ça n’arriverait plus. Et même si c’était le
cas – et ce ne le serait certainement pas – cela ne concernait qu’eux et
personne d’autre.
Il ne la regardait même pas, et gardait les yeux obstinément baissés sur le
banc de bois devant lui… comme si Guerre et Paix était gravé dessus et qu’il
lisait le texte avec la plus grande attention.
Elle ignorait quand il avait quitté sa chambre. Mais elle s’était réveillée en
le cherchant à tâtons… et avait été soulagée de découvrir son absence.
« Parle-moi de ta famille. À quoi ressemblent-ils ? Que te font-ils de
blessant ? »
Quelqu’un s’adressait à tout le groupe, à présent, mais Novo n’arrivait pas
à suivre la voix ni les mots. Elle détesta être heureuse que son chirurgien soit
à son côté, comme une couverture réconfortante qui se trouverait avoir un
diplôme de médecine et des mains magiques avec un scalpel.
Elle aurait voulu dévorer Peyton du regard, pour des raisons qui, elle le
savait, étaient de mauvais élans auxquels il ne fallait pas céder. Elle ne devait
pas l’observer pour des raisons de sécurité, de sûreté, de résistance. Oskar lui
avait appris toutes les raisons pour lesquelles ce ne serait pas une bonne idée.
En vérité, le plus gros problème que représentait Peyton n’était pas
l’attirance sexuelle qu’elle éprouvait pour lui, mais le fait que, d’une tout
autre façon, il risquait fort de mettre en péril son équilibre intérieur.
S’il s’insinuait dans son cœur ? Il ferait bien plus de dégâts que cet
éradiqueur avec sa dague, c’était certain.

Novo n’avait aucune envie qu’il descende la voir. Non. Impossible.


Retranché dans les gradins où il s’efforçait de ne pas s’émouvoir qu’un
autre mâle la promène sur ce fauteuil roulant – même si, bon, d’accord, le
type était le même qui lui avait réparé le cœur –, le seul réconfort de Peyton
résidait dans sa certitude de savoir qu’elle avait besoin de cette distance.
Il n’avait jamais rencontré personne d’autre qu’elle qui soit aussi déterminé
à être seule.
Où vivait-elle ? Était-elle à l’abri pendant la journée ?
Ces questions l’intéressaient bien plus que ce dont discutaient les frères,
mais alors il repensa à ce que Mary lui avait dit, et se força à écouter.
— … il faut davantage d’entraînement, disait Fhurie. Pour mieux vous
imprégner des bonnes pratiques et des règles à suivre lors des opérations.
Donc, après en avoir discuté ensemble… (il désigna les autres frères) nous
avons décidé de revenir à plus de cours théoriques et de vous emmener sur le
terrain deux par deux au lieu du groupe entier. Ces nouvelles mesures seront
appliquées pendant un bon moment. Le développement de vos compétences
nous a tellement impressionnés qu’on a brûlé les étapes en vous faisant sortir
trop tôt. Nous sommes tous en train d’apprendre, et allons constamment
évaluer et réévaluer votre apprentissage, mais nous voulons que vous sachiez
que nous demeurons totalement impliqués dans le programme… et cela
concerne toutes les recrues, sans exception.
À ces mots, le frère regarda directement Peyton.
— Des questions ?
Paradis leva la main.
— Quel sera notre emploi du temps ? Pour les sorties sur le terrain. Je veux
dire, à quel rythme pourrons-nous nous y rendre ?
Tandis qu’on lui répondait, Peyton repensa à sa discussion avec Mary…
puis observa Novo.
Il n’y avait pas que pour le programme d’entraînement qu’il avait eu envie
de baisser les bras. Il était facile de deviner que la femelle allait tenter de
s’éloigner de lui. Il l’avait vue en pleine convalescence et elle voudrait
oublier cette période de sa vie en le tenant à distance. Mais il voulait de
nouveau être avec elle… rester au lit avec elle, n’importe où, et sentir sa tête
reposer sur son torse tandis qu’il l’enlaçait pendant qu’elle dormait.
— Bien, faisons une pause ce soir, annonça Fhurie. Cette formation s’est
déroulée presque sans interruption depuis que vous l’avez entamée, et c’est
une bonne occasion pour chacun de faire le point dans sa tête et de revenir
avec les idées claires samedi.
Peyton ne se rendit compte qu’il s’était trouvé dans un espace clos avec
Paradis sans qu’il lui ait accordé une pensée qu’une fois que les gens
commencèrent à se disperser.
Dans un coin de sa tête, la fierté d’avoir réussi ce petit exploit le disputait à
l’idée qu’il avait peut-être simplement changé d’addiction, et seulement
remplacé une femelle par une autre. Il était désormais à fond sur Novo.
Et pourtant ce truc avec elle lui semblait très, très différent.
Descendant les marches quatre à quatre, il ne fut pas surpris de découvrir
que sa tête tambourinait et il patienta à la périphérie, le temps que les frères
sortent et que les recrues les suivent, avec Novo au milieu de la meute, dans
son fauteuil roulant. Comme si elle utilisait les autres en guise de bouclier.
— Le bus part dans dix minutes, s’écria Rhage. On va vous massacrer la
gueule dès minuit samedi, alors dormez bien, les enfants !
Dans le couloir, Peyton jeta un coup d’œil au bureau et se demanda s’il ne
pourrait pas dénicher l’adresse de la femelle dans un dossier… mais c’était
hors de question. Tout d’abord, c’était une idée à rejeter automatiquement en
vertu du respect absolu du principe de l’intimité due à chacun. D’autre part,
cela ferait clairement de lui un harceleur.
Ce qu’il n’était pas.
Alors qu’il traînait derrière elle.
En se demandant comment se retrouver seul avec elle.
Ouais, il était très loin de l’ordonnance d’éloignement.
En outre, elle ne quitterait pas la clinique ce soir. Impossible.
Au bout du compte, il la laissa tranquille, restant en retrait pendant que le
chirurgien la ramenait à sa chambre. Et bon Dieu ! quand la porte se referma
derrière elle, il lui parut invraisemblable qu’ils aient passé des heures
ensemble, lui nu, et elle dévoilant une douceur qu’il ne lui avait jamais
connue.
Peyton avait atteint l’extrémité du couloir et était sur le point de franchir la
porte blindée pour rejoindre le bus quand il s’aperçut qu’il avait laissé son
smoking roulé en boule dans l’un des casiers des vestiaires. Peu importe. Il en
avait deux autres à la maison.
Poussant le battant pour accéder au parking, il décida de…
Craeg se tenait à côté du bus. Comme s’il attendait quelqu’un.
Comme il s’approchait, Peyton examina rapidement la posture du mâle. Le
poids bien réparti sur ses jambes. Les poings serrés le long de ses flancs. La
mâchoire contractée et prête à mordre.
Merde ! vraiment ? Ils allaient sérieusement passer à l’action ?
À côté de son mâle, Paradis parlait d’un ton pressant.
— Craeg, allez, monte dans le bus. (Puis elle se plaça devant lui.) Craeg,
ne sois pas stupide.
Ce fut Peyton qui s’adressa à elle.
— Accorde-nous une minute, Paradis.
— Ne lui dis pas quoi faire, putain ! (Les pectoraux de Craeg se gonflèrent
quand celui-ci inspira profondément.) Ce qu’elle fait ne te regarde pas.
La femelle toucha l’épaule de son mâle.
— Viens. Montons dans le bus.
— Non, répliqua Craeg sans lui accorder un coup d’œil. Donne-moi une
minute.
Le regard de Paradis passa de l’un à l’autre, comme si elle espérait que
l’un d’entre eux reprendrait ses esprits. Mais non.
— Très bien, faites-vous virer, lança-t-elle vivement. Vous êtes de vraies
têtes brûlées.
Quand elle eut disparu dans le véhicule, Peyton s’avança et dit à voix
basse :
— Vas-y.
— Vas-y quoi ? gronda Craeg.
Peyton lui montra ses paumes… avant de les serrer délibérément dans son
dos et de parler en langue ancienne :
— Je t’offre ici et maintenant un honoris. Je le fais en reconnaissance de
mon irrespect et de mon mépris de ton statut de mâle lié avec la femelle
Paradis, à laquelle tu t’es uni. Il n’est pas dans mon intention de justifier
mon comportement de quelque façon que ce soit, et j’espère compenser cette
erreur de jugement selon les anciennes coutumes.
L’expression de Craeg se fit distante, comme s’il réprimait sa colère.
Revenant à l’anglais, Peyton poursuivit :
— Saisis l’occasion et qu’on en finisse. Je n’ai pas agressé ta femelle. Je
reconnais qu’elle est tienne et que tu es sien. J’ai eu une réaction réflexe
provoquée par l’amitié, non par l’amour, et je suis prêt à le jurer. Mais en
attendant, allez mon pote, fais-le.
Il y eut un instant de silence, seulement rempli par le ronronnement sourd
du moteur diesel. Peyton avait vaguement conscience qu’Axe et Boone les
observaient depuis le marchepied du bus, sur lequel ils étaient serrés.
Boone avait l’air inquiet. Axe souriait comme s’il filmait la scène pour un
compte Instagram.
— Qu’il en soit ainsi, répondit Craeg.
Peyton ne prit pas la peine de se préparer. Il resta planté là et laissa
l’énorme poing voler jusqu’à son visage.
L’impact lui fit l’effet d’une bombe explosant contre sa joue, et il effectua
un tour complet sur lui-même comme dans un film burlesque, tandis que le
craquement de l’os de sa pommette se répercutait à travers tous les niveaux
du parking bétonné.
Un punching-ball vivant.
Il tomba – à moins que ce ne soit le sol qui lui sauta au visage – comme un
poids mort, avec l’impression que ses os rebondissaient dans sa chair comme
des puces dans un sac. Il lui fallut une minute avant de reprendre son souffle
et, même après, il resta étendu là parce que l’endroit où il avait été frappé
reposait sur une surface froide.
Une paire de rangers apparut dans son champ de vision, et il songea
fortuitement qu’elles paraissaient affreusement stables. C’était le genre de
godasses qui vous offrait une solide fondation pour tenir debout. Et
accessoirement vous permettre de balancer des directs du droit aux enfoirés.
— T’as besoin d’un médecin ? interrogea Craeg.
— KBgfaod jkfdoo lkd.
— Quoi ?
Peyton tenta de déglutir et, ce faisant, goûta la saveur cuivrée du sang.
Mais aucune de ses dents ne paraissait déchaussée.
#bonus
— Jevaisbienvraiment.
— Encore une fois ?
— Bien. Je vais. Aide-moi.
— C’est mieux. (Une paume immense surgit d’en haut comme si le
Créateur en personne le ressuscitait.) Je te tiens.
Peyton se cramponna à ce qu’on lui présentait et se retrouva soulevé de
l’asphalte, tel un navire qu’on renflouerait. Et, en parlant de vagues, le roulis
dans sa tête se répercutait dans tout son corps, jusqu’aux chevilles.
La prise ferme de Craeg sur son biceps était la seule chose qui le
maintenait debout.
— Ça t’a fait du bien ? marmonna Peyton. (Puis il désigna sa propre
poitrine.) Je t’en veux pas. Promis.
— Oui, en fait, ça m’a fait du bien. (Le mâle lui passa un bras autour des
épaules.) Ça m’a vraiment fait beaucoup de bien.
— Tant mieux.
Ils gravirent les étroites marches pour entrer dans le bus et oh, flûte !
Paradis était en rogne, et clairement pas prête à passer sa colère sous silence.
— Comme vous avez l’air de superbien vous entendre, tous les deux,
s’écria-t-elle en croisant les bras, vous pouvez vous asseoir ensemble. (Elle
leva la main en direction de son mâle.) Ne m’adresse même pas la parole.
— Si tu as besoin d’une piaule, j’ai plein de place à la maison, dit Peyton
avec un zézaiement tout neuf.
— Je vais peut-être accepter, marmonna Craeg alors qu’ils se glissaient
côte à côte sur une banquette, comme deux gamins de douze ans pris en faute
à l’école.
Peyton s’affala et faillit basculer de son siège dans l’allée, mais Craeg le
redressa.
— Tu sais, fit remarquer ce dernier. J’ai un peu l’impression d’être à ta
place, mon pote.
— Si jamais ce job de soldat ne marche pas, je pense que tu ferais un
excellent boxeur. Sérieux.
— Merci, mec. Ça veut dire beaucoup pour moi. Tu es toujours d’accord
pour nous aider à organiser d’anniversaire de Paradis ? Et, par là, je veux dire
t’occuper de tout ce qui doit être classe ?
— Merde ! oui.
— Bien joué.
Mince alors ! celui qui avait inventé ce truc d’honoris avait bien fait les
choses. D’un seul coup de poing, ils avaient crevé l’abcès entre eux et
définitivement mis un terme à leur rivalité.
Même si pour Paradis l’histoire n’était pas encore terminée.
Craeg allait dormir sur le canapé pendant pas mal de jours, c’était certain.
Après une légère poussée et un cahot, ils partirent pour le monde extérieur.
Et Peyton n’avait pas hâte de retrouver ce qui l’attendait chez son père. Vu la
façon dont il s’était éclipsé lors de ce Premier Repas avec Romina et ses
parents, il allait avoir des emmerdes avec son paternel.
Mais c’était quoi l’expression, déjà ?
Comme d’habitude.
Bref.
CHAPITRE 25

Saxton se contorsionna pour regarder par la lunette arrière du pick-up. Les


deux hommes approchaient de Ruhn d’un pas tranquille, qui cessa
brutalement lorsqu’ils se ruèrent sur lui en une attaque coordonnée.
— Tu parles que je ne vais pas appeler, marmonna l’avocat en sortant
fébrilement son portable.
Dès qu’il eut envoyé le texto, il leva les yeux juste pour s’assurer que Ruhn
était toujours en vie, et assista de façon plutôt alarmante à l’envol d’un des
humains, cul par-dessus tête. Le type atterrit sur le crâne et s’effondra comme
un sac de patates.
Ruhn empoigna l’autre et lui écrasa le visage contre l’aile de la voiture.
Puis il passa aux coups : au ventre, à la mâchoire avec un uppercut, à
l’entrejambe. Les poings du mâle étaient des armes maîtrisées et vicieuses, et
il s’en servait comme s’il disposait d’un répertoire de coups offensifs et
défensifs si varié que combattre devenait pour lui un jeu d’enfant.
Le sac de patates reprit ses esprits et se releva sur ses jambes flageolantes
puis retourna vers la bagarre d’une démarche d’ivrogne qui suggérait qu’il
aurait peut-être mieux fait de partir dans la direction opposée. En revanche, le
couteau qu’il tenait dans sa main n’avait rien d’une plaisanterie.
Saxton tambourina sur le pare-brise arrière puis se rua sur la portière
conducteur, l’ouvrit et sortit d’un bond.
Ruhn était déjà à pied d’œuvre. Il jeta un coup d’œil derrière lui à l’humain
au couteau avant de retourner son attention vers celui dont il s’occupait déjà.
Il tordit le bras de l’homme selon un angle bizarre et lui plaqua l’avant-bras
sur le capot dur et surélevé. Les os se brisèrent immédiatement, et le mâle fut
assez intelligent pour coller sa main contre sa bouche qui s’ouvrait afin
d’étouffer le hurlement.
Jetant l’homme de côté comme un détritus, il pivota sur lui-même.
C’est à peine si sa respiration s’était accélérée.
Et ce n’était plus le même mâle avec lequel Saxton venait de dîner, c’était
certain. Ses yeux étaient froids et curieusement vides, comme si sa chaleur et
sa timide gentillesse avaient laissé place à la détermination d’un tueur en
série. En fait, son visage ne montrait pas la moindre expression. Ce n’était
plus qu’un masque figé des traits que Saxton avait tant aimé contempler au-
dessus de son repas français, à la lueur des bougies.
L’humain avec le couteau s’approcha d’un pas chancelant, laissant derrière
lui une traînée de gouttelettes de sang sur la neige. Il était visiblement plus
animé par la colère et l’agressivité que par ses compétences de combattant, et
on avait le sentiment que les choses n’allaient pas bien se terminer pour lui.
Et en effet.
Ruhn prit tout de suite le dessus en saisissant le poignet qui contrôlait la
lame et en faisant tournoyer l’humain sur lui-même de façon que sa tête
vienne cogner contre le flanc du véhicule, et, comme par magie, le couteau
s’envola pour atterrir dans la neige.
Son propriétaire suivit de près. Ruhn le plaqua au sol sur le ventre et s’assit
sur son dos, puis il lui saisit les deux côtés de la tête.
Il comptait lui tordre le cou jusqu’à lui briser la nuque. Saxton comprit cela
instantanément.
— Non ! (Il se précipita.) Ruhn, arrête !
En entendant la voix de Saxton, Ruhn se figea dans une immobilité de
statue, alors même qu’il était sur le point de faire sauter la tête de l’homme.
— Laisse-le partir. Inutile de risquer d’impliquer la police… sans compter
les regards curieux qui nous observent peut-être déjà. (Saxton leva les yeux
vers l’appartement situé au-dessus du restaurant.) Viens, il faut qu’on y aille.
Les stores étaient toujours baissés sur les fenêtres du premier étage, et les
appartements voisins étaient eux aussi plongés dans l’obscurité. Mais il
suffirait d’une simple paire d’yeux curieux, attirés par un bruit inhabituel, et
il y aurait des complications à n’en plus finir.
Saxton se pencha pour toucher l’épaule du mâle.
— Viens avec moi.
Seigneur ! il n’était même pas légèrement essoufflé. Contrairement aux
humains qui haletaient de fatigue et de douleur en exhalant de grands nuages
de buée qui sortaient de leurs bouches comme la vapeur des trains
d’autrefois, Ruhn ressemblait à un robot, ou une mécanique qui n’aurait pas à
se soucier de s’oxygéner.
— Ruhn, regarde-moi. (Sous le mâle, l’humain s’agitait, grognait,
suppliait, son visage rude aussi rouge qu’une enseigne au néon.) Ruhn.
Ce dernier tourna la tête et ses yeux vides se focalisèrent un instant, glaçant
Saxton jusqu’à la moelle. Qui aurait pu deviner qu’un démon se cachait
derrière cette façade timide et placide ? C’était une tout autre personnalité
qu’il découvrait chez le mâle.
Surgis de nulle part, Rhage et V. entrèrent en scène, en tenue de combat, à
savoir un pantalon de cuir noir et une veste qui dissimulait tout un arsenal. La
surprise que Saxton lut sur leurs visages lui parut tout à fait compréhensible.
Rhage s’avança et s’adressa à Ruhn.
— Dis, fiston, qu’est-ce que tu fabriques ?
L’humain à terre luttait pour respirer, tandis que de la salive et du sang
coulaient entre ses dents de travers, mais Ruhn ne semblait pas s’en
apercevoir ou s’en soucier.
Rhage s’accroupit et se mit à parler calmement au mâle. Pendant ce temps,
V. s’approcha par-derrière.
— Il faut que tu recules, Hollywood, intervint le frère. Fini les palabres.
Au bout d’un moment, l’intéressé obéit, et V. passa à l’action : se plaçant
derrière Ruhn, il lui attrapa les deux bras et les tira vers l’extérieur pour
rompre la prise. Quand le visage de l’humain atterrit dans la neige avec un
rebond qui rappela à Saxton une assiette percutant le sol d’une cuisine, Ruhn
fut arraché à son dos.
Et il se remit soudain à respirer.
Comme si on avait rompu un sort, le mâle recommença à inspirer et
expirer à pleins poumons en se prenant la tête à deux mains, tandis qu’un son
étranglé semblable à un gémissement s’échappait de sa bouche.
Saxton s’écarta pendant que les frères renvoyaient les humains. Les deux
hommes regagnèrent d’une démarche mal assurée la voiture qu’ils avaient
garée au coin de la rue. Il y avait de fortes chances pour qu’on ait effacé leurs
souvenirs à court terme, et l’avoué le regrettait. Il aurait préféré qu’ils aient
eu assez peur pour laisser Minnie tranquille.
Mais il avait d’autres sujets d’inquiétude.
Le regard à présent hébété, Ruhn leva les yeux vers lui.
— Je ne voulais pas que tu voies cet aspect de moi, chuchota-t-il.
Observant le mâle… Saxton ne sut absolument pas quoi répondre.

Saxton quitta la scène une vingtaine de minutes plus tard en se


dématérialisant vers… Attendez, où allait-il ?
Lorsqu’il reprit forme dans un bosquet de pins, il observa les alentours, et
fut clairement stupéfait d’avoir réussi à disparaître et réapparaître. Ah ! oui.
La ferme de Minnie. C’était ça.
Il traversa la neige pour gagner la porte d’entrée en ayant bien conscience
de ruiner ses mocassins, mais il s’en fichait. Et ce fut un soulagement quand
le battant s’ouvrit, avant même qu’il gravisse le perron.
La femelle qui se tenait sur le seuil était celle du portrait accroché dans le
salon : une version plus jeune de Minnie, seulement un peu plus grande et
sans rides d’expression. Elle avait de longs cheveux noirs raides et un corps
souple vêtu d’un jean et d’un sweat-shirt de l’université de Syracuse. La
petite-fille de la propriétaire semblait décontractée, jusqu’à ce qu’on croise
son regard pâle.
C’était une femelle très intelligente, très protectrice. Et il l’apprécia
immédiatement.
— Bonsoir, dit-elle. Bienvenue. Je suis la petite-fille de Minnie. Je
m’appelle également Miniahna, mais on me surnomme Ahna.
Tout en la rejoignant, il s’efforça de se reconnecter avec le but de sa visite
ici, avec son travail, sa réalité. Ce fut très difficile. Il ne cessait de revoir le
visage figé de Ruhn et, avec cette image en tête, c’était compliqué de se
concentrer sur autre chose. Impossible de ne pas tenter de façon
obsessionnelle de concilier la violence dont il avait été témoin avec ce qu’il
savait et appréciait chez le mâle.
— Je m’appelle Saxton, annonça-t-il sur le seuil et en s’inclinant
profondément. C’est un plaisir de vous servir, votre granhmen et vous.
— Merci beaucoup de votre aide. (La femelle baissa la voix.) Ça a été un
cauchemar comme vous ne pouvez vous l’imaginer.
— Nous allons nous occuper de régler cette affaire, affirma-t-il tout aussi
bas. Oh ! vous voici, Minnie. (Il sourit à la vieille femelle en entrant dans le
salon.) Comment allez-vous ?
— Je me porte bien, merci. (Depuis son fauteuil, Minnie jeta un coup d’œil
à sa petite-fille.) Mais je ne vois pas pourquoi je devrais partir. Que s’est-il
passé ? Qu’est-ce qui a changé ?
Saxton alla s’asseoir à côté d’elle, sur le canapé.
— Ainsi que nous l’avions évoqué, je suis allé rencontrer les humains. Je
ne veux pas vous alarmer mais il y a eu, disons, une petite altercation.
(Comprendre : Ruhn a failli en décapiter un. À mains nues.) Et eut égard à cet
événement, nous avons le sentiment que vous devriez séjourner chez votre
petite-fille quelques nuits.
— Je ne peux pas laisser ma maison sans surveillance. (La femelle secoua
la tête, le regard triste et inquiet.) C’est tout ce que je possède au monde. Et
s’ils…
— Je pourrais rester ici, proposa-t-il. Si vous vous faites du souci pour
votre propriété, ce sera un plaisir de prendre la chambre d’amis, ou même de
dormir ici, sur ce canapé, afin que vous soyez assurée que tout aille bien
pendant votre absence.
Elle regarda Ahna, et cette dernière enchaîna tout de suite :
— Granhmen, sois raisonnable. Viens en centre-ville. C’est une
proposition très généreuse de la part de Saxton. Très généreuse.
Miniahna tourna de nouveau son attention vers l’avocat.
— Je ne peux pas vous demander de faire ça.
— Madame, vous ne l’avez pas fait. Et le fait que vous puissiez retrouver
votre tranquillité d’esprit serait pour moi la meilleure des récompenses.
En outre, ce n’était pas comme s’il abandonnait son foyer. Mais bien plutôt
une suite d’hôtel en altitude.
Ahna s’approcha pour s’agenouiller à côté de sa granhmen.
— S’il te plaît. Cela a assez duré. Je suis épuisée par le manque de
sommeil et angoissée à l’idée de tout ce qui pourrait advenir dans les
prochaines semaines. S’il te plaît. Je t’en supplie.
Les épaules affaissées de la vieille femelle constituèrent une réponse
suffisante.
— Très bien. S’il le faut.
— Parfait. (Saxton se leva.) Vous souhaitez peut-être rassembler quelques
affaires personnelles ? Et si cela fait trop à transporter, j’appellerai une
voiture.
Même si Fritz déployait déjà beaucoup d’énergie à gérer la vie quotidienne
de la Confrérie, le doggen n’aimait rien tant qu’avoir un nouveau problème à
résoudre.
— Viens, granhmen, allons faire ton sac.
— Mais je pourrais revenir. Me doucher et me changer ici tous les soirs
et…
— Granhmen.
Celle-ci se leva et regarda autour d’elle. Avec ses cheveux blancs et une
autre version de l’ample robe qu’elle portait la nuit précédente, elle faisait
son âge véritable et paraissait non seulement très âgée, mais également
épuisée et découragée.
— Je crains que si je pars… je ne revienne jamais.
— C’est faux, repartit Ahna. Ce sera toujours ton foyer.
— Tu veux que j’emménage chez toi.
— Bien sûr que oui. Mais je ne vais pas te faire partir d’ici définitivement.
C’est uniquement pour des raisons de sécurité, pas parce que tu es fragile et
incapable de vivre de façon autonome. Tu reviendras si tu le veux, c’est
certain.
Ahna dut encore user de quelques cajoleries, mais les femelles finirent par
gagner l’étage. Une fois seul, Saxton sortit son portable pour demander au
majordome d’envoyer une voiture. Puis il poussa un juron. Il devait travailler
toute la nuit, mais il avait promis de garder la maison.
Comme par hasard, son téléphone se mit à sonner et il décrocha sans
regarder qui l’appelait.
— Allô ?
Il y eut un silence. Puis Ruhn déclara :
— Je suis désolé.
Saxton ferma les yeux.
— Est-ce que ça va ?
— Oui. Je ne suis pas blessé.
Et es-tu celui que je pensais que tu étais ? corrigea le mâle dans sa tête.
— Où es-tu ? interrogea-t-il.
— Je suis dans le pick-up, je retourne au complexe de la Confrérie.
— Je suis désolé d’être parti sans rien dire, mais je redoutais des
représailles contre Minnie. Je suis chez elle en ce moment même. Elle partira
avec sa petite-fille dès qu’elle aura fait sa valise.
— Bien. C’est une bonne chose.
Il y eut un nouveau silence. Et, juste au moment où Saxton essayait de
reformuler son « est-ce que ça va ? », Ruhn reprit la parole.
— Écoute… j’aimerais t’expliquer la situation. Je sais que tu es sous le
choc et je… je ne suis pas cette personne. Je veux dire… une partie de moi
seulement l’est. Mais… (Il prit une profonde inspiration.) Je suis très doué
pour une chose dont j’ai horreur, et j’ai utilisé cette compétence pendant des
années pour ma famille. Mais ce n’est plus moi aujourd’hui, et je ne veux pas
que cela le redevienne. Cela appartient à mon passé. Et doit rester… dans le
passé.
Saxton repensa au mâle qui était assis en face de lui à cette petite table
dans le restaurant. Celui qui avait dégusté si délicatement des plats dont il
n’arrivait pas à prononcer le nom mais qu’il avait adorés. Celui qui, tout
penaud, avait essayé de s’attaquer aux escargots à la bourguignonne* et avait
fini par en envoyer un par terre. Celui qui avait bu du vin blanc et soulevé le
verre fragile comme s’il craignait d’en briser le pied.
Puis il repensa à l’amant qui l’avait plaqué sur le plan de travail.
Il avait agi sous le coup de la passion. Pas de la fureur.
Cependant, la frontière était mince entre les deux.
Au bout du compte, il allait devoir se fier à son instinct.
— Peux-tu me rendre un service ?
— Tout ce que tu veux.
— Peux-tu venir chez Minnie ? Il faut qu’on transporte ses affaires en
centre-ville. Sa petite-fille et elle peuvent se dématérialiser là-bas, mais si tu
pouvais t’occuper de leur apporter le sac de Minnie ce serait formidable.
— Je suis en route.
— À tout à l’heure.
— Merci. Oui.
Une fois l’appel terminé, Saxton écarta l’appareil de son oreille et le
regarda fixement.
— Tout va bien ? s’enquit Ahna, qui redescendait l’escalier.
— Oui, merci. Il n’y a que cette valise ?
— Elle a également un fourre-tout, des affaires de toilette et quelques
photos de mon grand-père qu’elle souhaiterait emporter.
— Parfait.
Il se leva et fit le tour du petit salon, pour finir par s’arrêter devant la
cheminée aux carreaux de faïence bleu et blanc. Comme il songeait à l’amour
qui avait fait franchir le vaste et dangereux océan à ces œuvres d’art, il se mit
à désirer obtenir un jour cette force faite de grâce, de chaleur et de stabilité
dans sa propre vie.
Mais il était difficile de trouver le courage d’ouvrir de nouveau son cœur à
quelqu’un. Il y avait tant de risques à cela et, si la récompense était belle, les
chances de réussite étaient minces.
C’était bizarre… cette idée lui venait à l’esprit alors qu’il pensait à Ruhn.
Se raclant la gorge, il demanda :
— Pouvez-vous m’expliquer comment activer le système d’alarme ? Je
travaille la nuit, mais si elle se déclenche je pourrai être là, avec des renforts,
en quelques instants.
— Bien entendu. Il y a un tableau par ici, dans la cuisine.
Quand ils s’y rendirent et qu’elle se mit à écrire différents codes et
numéros de téléphone, ainsi que son adresse, Saxton observa la pièce et
remarqua qu’une ampoule du plafonnier ne fonctionnait plus. Et que le
robinet de l’évier gouttait. Un léger sifflement provenant de la porte du fond
donnant sur ce qu’il supposait être un porche suggérait qu’il fallait en
remplacer les joints.
Cela faisait deux ans que le hellren de Minnie avait rejoint l’Estompe, si sa
mémoire était bonne.
S’il avait été doué de ses mains, il l’aurait aidée.
— Laissez-moi vérifier que tout est en ordre en bas, dans la chambre
d’invité. (Ahna se dirigea vers ce qui devait être la porte du sous-sol.) Elle
aura besoin de s’assurer que tout est parfait afin d’être sûre que vous vous
sentirez comme l’invité d’honneur que vous êtes. Mais je ne veux pas perdre
de temps ni revenir en arrière.
— Tout ira bien.
— Je reviens tout de suite.
Au bout d’une minute, Minnie arriva en enfilant un manteau lie-de-vin.
Lorsqu’elle aperçut la porte du sous-sol ouverte, elle s’agita.
— Oh ! je dois descendre et…
Ahna réapparut en haut des marches.
— Tout est en ordre, granhmen. Viens maintenant, allons-y.
Minnie regarda autour d’elle, comme si elle faisait des adieux qui lui
déchiraient le cœur.
— Je… euh… (Elle regarda Saxton.) Votre ami est le bienvenu s’il
souhaite lui aussi séjourner ici.
Le mâle dissimula sa propre gêne en s’inclinant.
— Vous êtes trop aimable.
Cela prit encore dix minutes avant de pouvoir faire sortir la vieille femelle
de la maison, mais ensuite sa petite-fille et elle laissèrent ses affaires devant
la porte et se dématérialisèrent depuis le garage fermé. Laissé à lui-même,
Saxton regagna la cuisine, ôta son manteau et lança la machine à café. Tandis
que l’appareil hoquetait et sifflait, il sortit une tasse. En ajouta une deuxième.
Puis il s’assit à la table ronde dans l’alcôve.
C’était étrange comme chaque maison possédait sa propre odeur, son
propre langage à base de craquements et de grincements, son atmosphère
singulière. Et comme il observait la pièce il vit là le témoignage des
anciennes traditions préservées… et celui d’un amour passé précieusement
conservé. La présence visible de marques de décrépitude et de vieillissement
offrait un triste constat sur la marche implacable de la vie, puisqu’une moitié
seulement de l’heureux couple tentait désespérément d’entretenir ce qui avait
été soigné à quatre mains.
Il songea à Blay et à l’époque où il fréquentait le mâle.
Et il était toujours perdu dans ses souvenirs lorsqu’il entendit un pick-up
s’arrêter devant la maison.
Ruhn, songea-t-il en se levant pour gagner la porte d’entrée.
À moins que le promoteur véreux ait envoyé des renforts.
Ces deux possibilités firent s’accélérer son cœur de façon égale.
CHAPITRE 26

Ruhn gravit les marches jusqu’à la porte d’entrée de la ferme et se surprit à


rajuster sa veste en laine. Il y avait du sang dessus et des écorchures sur ses
poings. Et il avait reçu plusieurs coups au visage, bien que la douleur soit
engourdie par le froid.
Il était dans un état pitoyable.
Après le départ de Saxton du parking derrière le restaurant français, Ruhn
avait discuté un moment avec les frères. Ces derniers n’avaient pas semblé
particulièrement inquiets, ni de sa démonstration de violence ni du fait qu’il
avait failli tuer un humain. Mais ce n’était pas leur opinion qui lui importait.
Il toqua à la porte et recula pour taper ses bottes avant d’entrer. Puis on lui
ouvrit. Saxton se tenait de l’autre côté, débarrassé de son manteau, avec ses
cheveux blonds hérissés d’épis comme s’il n’avait cessé d’y passer les mains.
Son regard se fixa sur l’œil gauche de Ruhn, celui qui battait car il avait
enflé.
Le mâle leva la main pour dissimuler la tuméfaction. Mais c’était stupide.
— Puis-je entrer ?
L’avocat parut se secouer.
— Oui, je t’en prie. Il fait froid. Je suis en train de faire du café.
Comme le mâle lui indiquait la direction de la cuisine, Ruhn se contenta
d’entrer et de rester planté là, dans le petit vestibule au pied des marches.
Malgré ses efforts visibles pour regarder ailleurs, le regard de Saxton revenait
toujours se poser sur le visage de son amant.
Ses blessures étaient peut-être pires que Ruhn le croyait. Elles ne le
faisaient pourtant pas beaucoup souffrir. Mais bon, avec sa grande tolérance à
la douleur, ce n’était jamais le cas.
— Ça va, dit-il en se touchant le visage. Si moche que cela ait l’air.
Saxton s’éclaircit la voix.
— Oui. Bien sûr. Euh… du café ?
Ruhn hocha la tête et lui emboîta le pas jusqu’à l’arrière de la maison. Sans
surprise, il y avait deux tasses sur le plan de travail, et l’odeur du café frais
flottait dans l’air.
— Tu le prends noir ou avec du lait ou du sucre ? (L’avoué alla chercher la
cafetière et la souleva de son socle.) J’apprécie juste un peu de sucre dans le
mien…
— J’ai été enrôlé de force dans des combats clandestins. Pendant dix ans.
L’avoué se retourna lentement, la cafetière à la main.
— Je te demande pardon ?
Ruhn se mit à faire les cent pas et tenta de ne pas se laisser happer par
l’immense dégoût qu’il ressentait toujours lorsqu’il devait parler de son
passé.
— C’était une arène de combattants esclaves, installée en Caroline du Sud.
Les humains en montent pour les combats de chiens et de coqs. Les vampires
pour notre propre espèce. J’y ai passé une décennie à monter sur le ring avec
d’autres mâles pour que des gens puissent parier sur l’issue de la rencontre.
J’étais très doué et je détestais ça. Chaque seconde.
Comme Saxton demeurait silencieux, il s’immobilisa et observa le mâle à
l’autre bout de la cuisine accueillante. Une telle surprise, une telle
stupéfaction se lisait sur ses traits.
Dieux ! il avait envie de vomir.
— Je suis désolé, lâcha-t-il.
Même s’il ne savait pas trop pourquoi il s’excusait.
Non, attendez, il savait. C’était parce qu’il devait confesser un truc pareil à
un mâle si bon et intègre, et aussi parce qu’à présent qu’il avait évoqué le
passé il recommençait à s’y noyer.
Il se rappelait la puanteur des écuries où l’on enfermait les combattants
mâles. La nourriture gâtée. L’horrible réalité qui exigeait de tuer ou d’être
tué, et signifiait qu’il avait dû rencontrer des adversaires tout juste sortis de la
transition. Il avait dû battre les plus faibles que lui et se faire battre par ceux
qui approchaient de son niveau. Et pendant tout ce temps les maîtres de
l’arène avaient tiré profit de tous ces corps estropiés, mutilés… détruits.
Les jeunes le hantaient davantage : tous ces yeux implorants et injectés de
sang, ces bouches suppliantes, ces poitrines rendues haletantes à cause de la
douleur et de l’épuisement. Chaque fois il avait pleuré à la fin du combat.
Lorsque le moment était inéluctablement arrivé, ses larmes avaient coulé sur
la poussière, la sueur et le sang de son visage.
Mais s’il avait refusé d’aller jusqu’au bout, sa famille en aurait payé le
prix.
Et c’est ainsi qu’il avait appris qu’on pouvait bel et bien mourir tout en
restant vivant.
— Je suis désolé, répéta-t-il d’une voix enrouée.
Saxton cligna des yeux. Puis il reposa la cafetière sur son socle sans rien
verser.
— Je ne suis pas… euh… je n’aurais jamais cru que de telles pratiques
existaient dans le Nouveau Monde. J’avais toutefois entendu des histoires
faisant état de paris organisés sur des combats de mâles dans l’Ancienne
Contrée. Comment as-tu… Si ma question ne te gêne pas, comment as-tu
atterri là-dedans ? « Enrôlé de force » implique une servitude. Est-ce que…
Comment est-ce arrivé ?
Ruhn croisa les bras sur sa poitrine et baissa la tête.
— J’adorais mon père. C’était un mâle qui subvenait largement aux
besoins de ma mahmen et de sa famille. Nous n’avons jamais été riches, mais
nous n’avons jamais manqué de rien.
Des images du mâle en train de couper du bois, de construire des choses et
de réparer des voitures remplacèrent la laideur du ring.
— Mais il avait une faiblesse. Nous en avons tous, et ceux qui ne se croient
pas concernés sont malhonnêtes. Il avait un problème avec les jeux d’argent.
Pendant un bon moment, il a parié sur des combats et a fini par accumuler
tant de dettes qu’il allait non seulement perdre notre maison… mais
également mettre en péril l’existence de ma sœur et de ma mahmen… Elles
risquaient l’enrôlement de force pour… des activités d’un genre différent.
Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?
Quand l’avocat pâlit et hocha la tête, Ruhn poursuivit :
— Je devais faire quelque chose pour rembourser ce qu’il devait. Je veux
dire, je n’allais pas rester les bras ballants et laisser ces deux femelles
innocentes payer… Dieu ! j’entends encore les pleurs et les supplications de
mon père auprès du patron afin d’obtenir un délai supplémentaire pour le
rembourser. (Lorsque sa voix se fêla, il toussota.) Tu sais, je crois que je vais
prendre un peu de café si ça ne t’ennuie pas.
— Laisse-moi te servir…
Ruhn leva la main.
— Non. Je vais le faire.
Il avait besoin d’un dérivatif, même passager ; sans quoi il risquait de
craquer. Les souvenirs étaient trop nets, tels des lasers qui le transperceraient.
Il se rappelait encore les coups retentissants frappés contre la porte de la
maison familiale, quand le patron s’était présenté et avait menacé d’emmener
sa sœur pour la faire travailler en guise de remboursement.
Le mâle avait même suggéré que, si leur mahmen l’accompagnait, ce serait
plus rapide. Cinq ans au lieu de dix. Il leur avait donné jusqu’à l’aube pour se
préparer.
À la place, Ruhn était parti avant le lever du soleil et s’était dématérialisé
plus au sud, dans les bois profonds qui dissimulaient un vaste réseau de
combats clandestins, de paris illégaux et de prostitution. Ils l’avaient testé
dans les bureaux en envoyant un mâle deux fois plus petit mais deux fois plus
lourd que lui. Ruhn avait pris une rossée brutale, mais il s’était toujours
relevé, encore et encore, même quand il s’était mis à saigner, de la bouche et
des multiples coupures et hématomes qu’il avait reçus partout sur le corps.
Une fois qu’ils l’avaient eu accepté comme combattant, il avait apposé sa
marque sur un document qu’il n’avait pas pu lire, et voilà.
Revenant au présent, il baissa les yeux et découvrit une tasse pleine dans sa
main. Il fallait croire qu’il s’était servi du café.
Goûtant une première gorgée, il trouva le goût parfait, mais un picotement
l’informa qu’il avait la lèvre inférieure fendue.
— Comme je l’ai dit, c’était à moi de résoudre le problème. Mon père était
trop vieux pour se battre, et j’avais passé la transition depuis une vingtaine
d’années à l’époque. J’ai toujours été grand et très fort. Parfois, ce qu’on fait
pour survivre… est plus difficile que ce qu’on fait quand on meurt. (Il haussa
les épaules.) Mais mes parents ont réussi à reconstruire leurs vies. Ma sœur…
eh bien, c’est une autre histoire. (Il observa l’avocat.) Je t’en prie, sache que
ce n’était pas un choix fait de gaieté de cœur. Il n’est pas dans ma nature
d’être violent, mais j’ai appris que je ferais n’importe quoi pour protéger ceux
que j’aime. J’ai aussi appris que si quelqu’un tente de me faire du mal… je
me défendrai, jusqu’à la mort.
Il secoua la tête.
— Mon père… il ne s’est jamais remis de ce qui est arrivé. Il n’a plus
jamais misé un centime au jeu après mon départ et, quand je suis sorti, mes
deux parents travaillaient et étaient en bonne santé. Bien entendu, je n’avais
pas pu les voir pendant que je me battais. On n’avait pas le droit de quitter sa
stalle.
— Une stalle ? répéta Saxton, horrifié.
— Ils nous enfermaient au sous-sol, dans des stalles, comme des chevaux.
Les box mesuraient deux mètres sur deux. On n’avait le droit d’en sortir que
pour se battre, et on n’avait aucune visite hormis les femelles qu’ils nous
donnaient pour nous nourrir. C’était à cela qu’ils voulaient utiliser ma sœur et
ma mahmen.
La gorge nouée, il ajouta :
— Et parfois, on devait servir… Enfin, peu importe.
Saxton parut s’essuyer les yeux.
— Je n’arrive même pas à imaginer ce que cela devait être.
— C’était… (Ruhn se toucha la tempe.) Ça a fait un truc là-dedans. Ça m’a
reprogrammé, et je ne savais pas trop si c’était permanent… Jusqu’à ce soir,
je ne m’étais pas retrouvé en position de me battre de nouveau. Mais c’est
revenu. Tout est revenu.
Il reprit une gorgée de café, non parce qu’il en avait particulièrement envie,
mais parce qu’il avait terminé la discussion. Les faits avaient été exposés, et
il s’était efforcé d’être honnête sans trop souligner à quel point tout cet
épisode de sa vie avait été atroce.
À quel point lui-même avait été atroce quand il se trouvait là-bas.
Comme le silence s’étirait, il risqua un coup d’œil à Saxton…
Son souffle s’arrêta. Les yeux du mâle étaient pleins de compassion, pas de
dégoût ni de peur.
— Viens t’asseoir, dit doucement celui-ci. Tu saignes et j’aimerais te
nettoyer. Assieds-toi.

Quand Ruhn resta planté là, Saxton s’approcha, le prit par la main et
l’entraîna vers la table. Le mâle s’assit, et la surface du café dans sa tasse se
rida parce que ses mains tremblaient.
Ils étaient donc deux sur le front des tremblements, se dit l’avocat en
gagnant l’évier et en faisant couler de l’eau chaude. Arrachant quelques
feuilles d’un rouleau d’essuie-tout inséré dans un dévidoir en bois, il tenta de
comprendre ce que Ruhn avait vécu.
Pas étonnant que la personnalité du mâle ait changé aussi radicalement
durant le combat derrière le restaurant. Ce regard vide avait été plus
perturbant que la violence elle-même. En effet, après avoir vécu aussi
longtemps avec la Confrérie et écouté leurs histoires de champ de bataille, il
était devenu expert en la matière. Non, le plus inquiétant, c’était que le Ruhn
qu’il connaissait avait disparu derrière une autre partie de lui-même et qu’il
avait carrément fallu l’arracher à sa proie.
Comme un animal sauvage déchaîné.
Saxton contrôla la température du filet d’eau avec son index. C’était assez
chaud. Prenant un peu de savon au flacon-pompe, il humidifia les feuilles
d’essuie-tout et se retourna. Son amant regardait fixement son mug, les
sourcils froncés, les épaules crispées.
Pas besoin de deviner où le mâle était parti en esprit.
Devoir sauver sa sœur et sa mahmen d’un destin d’esclave de sang et, sans
nul doute, d’exutoire sexuel pour les combattants ? Se retrouver emprisonné
dans une stalle ? Tout ça à cause des erreurs de son père ?
Pendant dix ans, enfermé comme un tigre, ignorant à chaque heure qui
passait si on allait le renvoyer sur le ring pour se faire tabasser ou tuer. Et ce
faisant il avait dû recevoir des blessures et apprendre à vivre dans la solitude
et la souffrance.
C’était trop triste rien que d’y penser.
S’approchant, il s’attendit à ce que Ruhn lève la tête. Quand il ne bougea
pas, Saxton lui posa doucement une main sur l’épaule.
Le mâle sursauta et renversa sa tasse.
— Oh ! je suis désolé…
— Je m’en occupe. (Saxton retourna vers l’évier pour décrocher cette fois
le rouleau entier d’essuie-tout.) Tiens. Je m’en occupe.
Déroulant une bonne quantité de Sopalin, il la jeta sur la table et laissa la
magie de l’absorption agir.
— Tourne-toi vers moi. (Il glissa l’index sous le menton de Ruhn et lui
leva la tête.) Voilà.
Ruhn tressaillit lorsqu’il le toucha, mais l’avocat était certain que c’était
surtout parce que, pour lui en ce moment, la réalité était un chaos
indescriptible.
— C’est une sacrée estafilade, murmura-t-il en s’attaquant à l’entaille sur
le front du mâle. Et elle enfle de minute en minute. On devrait peut-être
t’emmener consulter Doc Jane ou le docteur Manello.
— J’ai connu pire.
Saxton s’immobilisa.
— Oui. J’en suis sûr.
Quand il recommença à nettoyer le sang séché, il regretta d’être incapable
de trouver la formule appropriée, les mots justes… n’importe quoi qui puisse
soulager en partie cette décennie de souffrances. Mais aucun mot n’avait ce
pouvoir-là.
En revanche, il existait un recours légal.
— Est-ce que les combats continuent là-bas ? demanda-t-il d’une voix
tendue.
Ruhn secoua la tête.
— Les combattants se sont révoltés environ un an après mon départ. Ils se
sont libérés, ont tué les gardiens et les hommes de main, et massacré le
patron. Le complexe est envahi par la végétation à présent. (Il se racla la
gorge.) J’y suis retourné, tu sais. Pas qu’une seule fois, mais à plusieurs
reprises. J’essayais de… trouver une logique à tout ça. Au bout du compte,
j’ai échoué.
— Je ne vois pas comment tu aurais pu.
— Comme je l’ai dit, je l’ai fait pour ma famille. C’est le seul apaisement
que j’aie jamais trouvé. (Il poussa un long soupir.) Mais tu sais, je regrette
également d’avoir laissé tomber ma sœur. Si j’avais été à la maison, elle ne
serait peut-être pas tombée amoureuse de ce mâle violent. J’aurais peut-être
pu faire quelque chose avant qu’il l’emmène si loin, jusqu’à Caldwell. Une
fois sorti de l’enfer, j’ai tenté de la retrouver, mais elle n’avait laissé aucune
trace. Mes parents savaient que le mâle était dangereux ; je crois que leur
déménagement n’a eu lieu que pour lui permettre d’asseoir son contrôle sur
elle. Je déteste l’idée qu’elle soit morte sans que je sois là pour la sauver.
— Tu as fait ton possible, répondit tristement Saxton. Au bout du compte,
c’est tout ce que l’on peut faire.
Il revint à l’évier avec ce qui restait du rouleau d’essuie-tout et en mouilla
quelques feuilles avec simplement de l’eau. De nouveau de retour auprès de
Ruhn, il veilla à bien rincer le savon. Les hématomes qui marquaient
également le visage de son amant n’avaient pas besoin d’être nettoyés.
— Tu affirmes que j’ai agi de façon désintéressée à l’égard de Bitty, reprit
le mâle d’une voix rauque. C’est faux. Je l’ai sauvée de mes propres griffes.
Ce que j’ai fait à ces hommes, dans le parking, témoigne de ma part d’ombre
et, au final, je savais qu’elle serait plus en sécurité auprès de Rhage et Mary.
En outre… j’ai songé qu’elle risquait de découvrir mon sombre passé un jour.
Il ne fallait pas qu’elle ait un père comme moi.
— Que crois-tu que fasse Rhage pour l’espèce ?
— C’est différent. Je ne sauvais personne.
— Hormis ta sœur et ta mahmen.
— Je ne sais pas.
Saxton entreprit de sécher les plaies du mâle.
— Ce n’est pas très beau à voir.
— Ça ira. (Ruhn leva les yeux.) Tu es très aimable avec moi.
Saxton lui effleura la mâchoire. Puis il lissa son épaisse chevelure en
arrière et toucha la lèvre inférieure du mâle.
— Tu as une entaille ici aussi, murmura-t-il.
Se penchant, il déposa un doux baiser à l’endroit fendu par un poing
humain. Et, quand il se redressa, une alarme se mit à retentir à la base de son
cerveau.
Il avait beau être attiré par Ruhn et vouloir coucher avec lui, la pensée :
blesser des gens… blesser des gens… ne cessait de clignoter dans son esprit,
comme un avertissement.
Oui, oui, c’était le genre de slogan accompagnant une image débile
propagée comme un même sur Facebook : une construction banale de mots
qui semblait taillée sur mesure pour la sensibilité perpétuellement déprimée
de la génération « flocon de neige ». Cependant, c’était tout à fait dans sa
nature de sauveteur de recueillir un animal errant et battu. Mais comment
savoir si le passé de Ruhn était bel et bien derrière lui ?
Il repensa à cette expression dans les yeux du mâle – ou plutôt à son
absence d’expression – pendant le combat, surtout quand il avait failli briser
la nuque de l’humain.
— C’est bon, dit Ruhn d’une voix rauque en écartant sa chaise pour se
lever.
— Quoi donc ?
Le mâle recula d’un pas. Puis d’un autre.
— Je comprends.
— Tu comprends quoi ?
— Moi non plus je ne me fais pas confiance.
— De quoi parles-tu ?
— Je le vois dans tes yeux. (Ruhn secoua la tête.) Et je comprends. Tu
essaies de concilier ce que tu as vu avec ce que tu aimerais que je sois. Je vis
en permanence avec ses souvenirs. Chaque jour, lorsque je ferme les yeux, je
me remémore les horreurs que j’ai commises. Et si je les oublie je n’ai qu’à
regarder mon reflet dans le miroir.
— Ruhn, ne décide pas de mes sentiments à ma place.
Avec des gestes secs, le mâle ôta sa veste. Puis il se retourna et souleva son
tee-shirt jusqu’aux épaules.
Saxton eut un hoquet de stupeur. Son large dos était couvert de
cicatrices… sauf que, non, ce n’était pas ça. Il ne s’agissait pas de marques de
fouet. Les entailles de dix centimètres de long étaient bien trop régulières,
trop chirurgicales, et il y en avait au moins une trentaine, déployées autour de
la colonne vertébrale. On avait dû déverser du sel dessus aussitôt après les lui
avoir infligées, afin de s’assurer qu’elles ne disparaissent pas une fois la peau
régénérée.
— Trente-sept, annonça Ruhn sans détour. J’ai tué trente-sept mâles à
mains nues. Et, chaque fois, ils pratiquaient une entaille dans mon dos qui
faire voir mon score. On le faisait pour le public, pour qu’ils parient
davantage. Ça faisait partie du spectacle.
Saxton se couvrit la bouche de sa main, en même temps que des larmes lui
montaient aux yeux.
Lorsque Ruhn lui fit de nouveau face, il aurait voulu pouvoir l’enlacer et le
serrer contre lui jusqu’à ce que les souvenirs ne soient plus aussi douloureux.
Mais c’était clairement impossible.
Le mâle remit son tee-shirt en place et enfila sa veste.
— Je vais y aller. Mais il faut m’indiquer l’adresse où déposer les affaires
de maîtresse Miniahna.
D’une voix éteinte, il ajouta :
— Et ne t’inquiète pas. Je ferai en sorte de n’avoir aucune interaction avec
les femelles. Je déposerai les bagages en lieu sûr et me tiendrai à l’écart
d’elles.
— Ruhn, s’il te plaît, non…
— Alors, où dois-je me rendre ?
— Tu n’es pas inférieur, Ruhn.
— Oh ! je suis pire que ça. Je suis un tueur. Aucun de ces mâles ne désirait
monter sur le ring plus que moi. C’étaient des esclaves, eux aussi, qui
payaient leurs dettes. Ce n’étaient pas des tueurs, pas plus que moi – du
moins jusqu’à mon arrivée là-bas. Mais aujourd’hui je suis le résultat de la
métamorphose forcée que j’ai subie là-bas. J’ai du sang sur les mains, Saxton.
Je suis un meurtrier. (Le mâle se dirigea vers l’ouverture en arcade.) Alors,
dis-moi où je dois déposer…
— Tu n’es pas un meurtrier.
Ruhn baissa la tête d’un air vaincu.
— C’est une opinion lancée sous le coup de l’émotion, sans valeur légale,
et tu le sais bien.
— Ruhn, tu…
— Écoute, je n’aime pas parler de tout ça. (Il examina la cuisine.) Je le
balaie sous le tapis quand je suis éveillé et je prie dans mon sommeil pour ne
pas me souvenir de mes rêves. La seule fois où j’ai abordé le sujet avant
aujourd’hui, c’est quand les frères ont vérifié mes antécédents à cause de
Bitty, et même alors, je n’ai pas… Bref, aucune importance. Je suppose que
je t’ai raconté tout ça parce que j’estime que tu mérites ma franchise. Il se
passait quelque chose entre nous, et c’était réciproque. Mais, tu vois, je sais
qui je suis et tu ne… eh bien, avant de connaître la vérité, tu ne me
connaissais pas vraiment. Et cette expression que je lis dans ton regard… La
méfiance, le soupçon… Cela m’indique que j’ai fait le bon choix.
— Je peux te faire confiance.
— Tu n’y es pas obligé. (Ruhn posa la main sur son cœur.) Une chose que
j’ai apprise après toutes ces années passées à travailler pour la glymera, c’est
que les pauvres n’ont que leur dignité et leur fierté à offrir au monde. Mon
père me l’avait enseigné. Et je n’aurais pas pu conserver ma dignité si j’avais
menti à quelqu’un dont je suis en train de tomber amoureux.
Saxton cessa de respirer à ces mots.
Mais, avant qu’il puisse répondre, le mâle secoua la tête et tourna les
talons.
— Tu sais, je crois vraiment qu’il vaut mieux que quelqu’un d’autre que
moi s’occupe de déposer les affaires en ville. Il faut que j’y aille.
— Ruhn…
Le mâle s’immobilisa, sans regarder en arrière.
— S’il te plaît, laisse-moi partir. Laisse-moi… m’en aller.
Tous les instincts de Saxton lui hurlaient d’empêcher le départ de Ruhn.
Mais cela ne dépendait pas de lui.
Un instant plus tard, la porte d’entrée se referma en silence, et l’avocat se
laissa tomber sur la chaise occupée plus tôt par son amant. Dans la tasse, le
café était encore chaud.
Mais cela n’allait pas durer.
CHAPITRE 27

— Je sais que tu as envie de me baiser.


Peyton leva les yeux vers l’humaine qui s’adressait à lui, et il lui fallut
quelques secondes pour accommoder parfaitement sa vue sur elle, mais bon,
Ice Blue, le club qu’il fréquentait habituellement, était bondé, la musique très
forte, et il avait fumé une demi-douzaine de joints avant de commencer à
boire.
Oh ! puis il y avait les lasers bleus qui traversaient l’air enfumé et le fait
qu’il n’avait pas dormi suffisamment depuis un jour ou deux.
— Tu as entendu ce que j’ai dit ? ronronna-t-elle.
Elle était vêtue d’une robe moulante en latex blanc, qui dévoilait largement
ses longues jambes et dont le décolleté vertigineux lui permettait d’exhiber sa
poitrine spectaculaire. Elle portait des chaussures à lanières qui inclinaient
tellement ses pieds délicats qu’on aurait cru qu’elle faisait des pointes et avait
de magnifiques cheveux bruns bouclés qui lui cascadaient autour des épaules
et jusque dans le creux du dos.
Dans le carré VIP, elle remportait haut la main le trophée dans la catégorie
« la plus belle et érotique créature de la nuit », et elle avait envie de lui.
Pourquoi ? Ce n’était pas grâce sa brillante conversation : ils n’avaient rien
échangé d’autre qu’un rapide « Salut, ça va ? ». Merde ! il ne savait même
pas comment il s’appelait…
Comment elle s’appelait, elle. Il ne connaissait même pas le prénom de la
femme.
Non, c’était grâce à son costume-cravate. Ses chaussures en cuir
d’autruche. Le fait que lui et sa bande étaient entrés par la porte de derrière,
où ils n’avaient pas eu à craindre que lesdites chaussures soient gâtées par la
neige, ni à souffrir l’inconvénient de la file d’attente. C’était aussi grâce aux
boissons servies à discrétion ici, dans cet espace intime, à la façon dont la
sécurité se montrait déférente à son égard, et aux billets de cent qu’il sortait
dès qu’on lui apportait à boire. Il avait été repéré comme étant un flambeur de
première classe et elle était prête à se servir de ses atouts physiques pour
attraper le train de la banque en marche.
Et oh ! il portait du blanc lui aussi, tout comme elle, donc leur rencontre
était, quoi ? totalement prédestinée.
— Prenons un selfie, suggéra-t-elle en s’asseyant à califourchon sur ses
cuisses et en tirant un portable d’un sac qui pouvait à peine contenir un
iPhone.
Le petit modèle, pas celui de la taille d’un fer à repasser.
— Non. (Il leva sa paume pour l’arrêter.) Pas de photo.
Elle gloussa et rangea son téléphone.
— Ne me dis pas que tu es célèbre ? Je ne t’ai pas reconnu.
Avec une aisance visiblement issue d’une longue pratique, elle lui prit la
main et la guida sur sa hanche.
— Je viens de Manhattan. J’ai un shooting photo demain au bord du
fleuve. J’ai horreur du froid. Je préférerais être à Miami.
Sur ce, elle repoussa ses cheveux d’un geste très étudié qui signifiait :
« Oh, ma vie glamour me rend tellement insatisfaite, et, à propos, mes
cheveux sont un tel fardeau. »
C’était l’appel à l’accouplement de la femelle noctambule.
Et en temps normal il aurait déjà commencé à élaborer une stratégie
impliquant des recoins sombres et des fellations. Mais, bizarrement, la seule
chose qui lui venait à l’esprit, c’était… Si tu préférerais être à Miami, saute
dans un avion, et tu as vraiment payé ces foutues extensions ? Parce que, si
tu ne veux pas que ces saletés te couvrent les nichons, attache-les avec un
élastique, bon Dieu !
Comme elle recommençait à lui parler, il eut parfaitement conscience que
cette sortie en boîte ne comblait pas ses réelles envies. Jetant un coup d’œil à
sa bande, il vit trois autres vampires habillés au même rayon d’un magasin de
luxe pour homme. Le trio ressemblait aux variations d’un assortiment de
sous-verre : les costumes étaient peut-être d’une nuance différente de bleu ou
de gris, mais la coupe était la même avec des jambes étroites et des revers
minces, et les chemises sous les vestes cintrées arboraient de façon identique
un motif discret. Leurs montres n’étaient pas des Rolex, non, c’était trop bas
de gamme. Ils avaient une Audemars Piguet ou une Hublot. Et dans leur
poche de poitrine ils avaient glissé de la coke et de l’ecsta. Oh ! et un
chauffeur les attendait dans la ruelle pour quand ils en auraient fini de se
pavaner tout en se défonçant. Pas d’Uber pour eux. Jamais.
Et ce petit hors-d’œuvre sur ses genoux, emballé dans son plastique blanc,
devait savoir tout cela.
Elle aussi était venue avec sa bande, et ses trois copines jouaient les
salières pour ses potes poivriers.
Donc, oui, tout le monde était briefé.
Sans véritable intérêt, il lui pinça la taille pour voir si sa minceur était due
à une gaine ou à un régime. Les deux, à en juger par les baleines du corset
qu’elle portait. Elle était trop maigre, décida-t-il.
Il préférait la carrure athlétique de Novo. C’était un signe de puissance, de
force, de solidité.
Mince ! ses espoirs de vivre une histoire d’amour avec la femelle allaient
être déçus. Il se sentait comme une prise débranchée, sauf que, pour la
première fois de sa vie, son apathie était causée par l’ennui véritable plutôt
que par sa lassitude habituelle d’enfant trop gâté.
D’un mouvement souple, la fille se leva, s’étira les bras au-dessus de la
tête et tourna langoureusement sur elle-même pour lui présenter ses fesses.
Tandis qu’elle le regardait par-dessus son épaule, il vit ses lèvres pulpeuses
remuer, comme si elle lui susurrait des cochonneries, mais elle aurait tout
aussi bien pu lui faire un cours d’astrophysique.
Un de ses potes se pencha vers lui.
— Tu chopes toujours les meilleures. Mais je te talonne, cette fois.
Comme pour prouver ses dires, le mâle fit pivoter la fille qui venait de le
rejoindre, comme s’il avait garé une Audi R8 à côté d’une Porsche 911 et
comparait les ailerons arrière des deux voitures de sport.
Peyton détourna la tête et se prit un des lasers bleus en plein dans l’œil.
Bizarrement, sans doute parce que l’éclair lumineux lui donna mal au
crâne, il pensa à son père. Ce dernier avait piqué une crise spectaculaire à la
seconde où Peyton avait pénétré dans la demeure, assortie d’un feu d’artifice
de « Tu es une honte ». Et, comme ce soir au club, il s’était contenté de rester
assis sans réagir, comme s’il assistait de très loin au spectacle, même si son
corps était bien présent.
Il avait jeté quelques os à son géniteur pour l’apaiser, puis était monté se
doucher et s’habiller. Plus tard dans la soirée, trois coups de fil de ses amis
fêtards l’avaient conduit dans ce club.
Il avait fait cela combien de nuits ?
Trop pour compter…
Sa nouvelle copine plaqua son fessier pile sur sa ceinture Gucci – il n’y
avait pas une chanson sur ce genre de pratique ? – et commença à se frotter
contre son entrejambe.
Elle était très excitée. Il s’en rendait compte à son odeur.
Posant les mains sur ses hanches, il ferma les yeux et tenta de se mettre
dans l’ambiance.

Saxton resta assis dans la cuisine de Minnie devant le café qui refroidissait
pendant un moment, à écouter le sifflement de la porte de derrière dû au joint
d’isolation défectueux. Ce qu’il désirait vraiment, c’était parler à quelqu’un,
mais la seule personne qui lui vint à l’esprit fut Blay, et en appelant le mâle il
aurait trop eu l’air d’essayer de prouver qu’il allait de l’avant ou quelque
chose de ce genre.
Le truc étrange dans l’attirance sexuelle, c’était que sa force et sa
puissance pouvaient créer une illusion de proximité entre deux personnes.
Quand le corps était attiré par celui d’un autre, au point d’être désespérément
affamé de son contact physique, c’était comme si le cerveau désirait combler
ce décalage de perception en créant un lien intellectuel ou émotionnel.
La compatibilité de surface recevait ainsi une validation reposant sur un
motif plus profond.
Mais, en fait, on ne connaissait pas quelqu’un avant de le connaître.
Qu’est-ce qu’il racontait ? Tant qu’on ne fréquentait pas quelqu’un dans la
durée, on ignorait qui était réellement cette personne…
La connaître depuis une décennie était encore mieux.
Mais en vérité Ruhn non plus ne le connaissait pas plus que cela. Le mâle
ignorait tout de sa relation avec Blay, de ses problèmes avec son père, de ses
antécédents et de ses luttes. Et cette histoire du passé de Ruhn était
absolument horrible, et il détestait que le mâle ait vécu cela. Mais il devait
reconnaître qu’il avait plutôt apprécié l’idée de protéger un mâle timide,
paisible et sensible dans ce monde, d’être le garde-fou et l’interprète
d’expériences nouvelles et différentes pour le mâle.
Au cours du dîner, par exemple, il avait listé dans sa tête toutes sortes
d’endroits où il pourrait également emmener Ruhn manger : des restaurants
vietnamien, thaï, italien. Et, en dépit de sa promesse, tous ces établissements
auraient été largement au-dessus des moyens de son amant.
Dans son esprit, il avait été impatient de lui faire goûter toutes ces
nouvelles saveurs si uniques et ces mets si tentants.
Lorsqu’on voulait amener quelqu’un à sortir de sa coquille, on exerçait une
forme de pression, n’est-ce pas ? C’était sans risque pour soi, parce que la
personne se fiait à vous en raison de sa méconnaissance et de sa gêne.
Désormais, après avoir assisté à ce combat dans le parking, il allait devoir
abandonner ses tendances paternalistes. Le bon géant avait enduré la torture,
et quiconque survivait à une chose pareille n’avait besoin de la protection de
personne.
Enfouissant son visage dans ses mains, il se dit : Waouh ! c’est une bonne
chose qu’on ne partage pas ses rêveries intérieures avec les autres.
Parce qu’il valait mieux garder sous clé ce genre de révélations : il n’était
qu’un sale enfoiré de s’inquiéter de ses petits drames psychologiques
personnels en comparaison de ce que le mâle avait vécu. Dix ans dans une
cage ? À tuer des mâles pour ne pas être tué ? À se faire marquer ?
Saxton n’avait jamais rien enduré de tel, et l’idée que le passé de Ruhn
rende soudain leur romance beaucoup trop réelle était trop laide pour s’y
attarder une seconde.
« Je n’aurais pas pu conserver ma dignité si j’avais menti à quelqu’un
dont je suis en train de tomber amoureux. »
En parlant de courage. Dire cela et le penser sincèrement ?
Avec un juron, Saxton se mit debout. Il n’avait aucun souvenir d’avoir ôté
son manteau, mais il le découvrit sur une chaise à côté de l’endroit où il avait
fixement contemplé le vide.
Tout en enfilant le vêtement, il gagna le salon pour examiner encore une
fois la cheminée, avec ces carreaux qui décoraient le pourtour du foyer. Il
tenta d’imaginer Minnie et son hellren traversant l’océan jusqu’à une terre
inconnue, affrontant chaque jour la menace du soleil, avec peu d’argent en
poche, et rien d’autre que leur amour pour les protéger.
Ça, c’était du courage.
Secouant la tête, il retourna dans la cuisine et enclencha l’alarme sur le
tableau près de la porte donnant sur le garage, puis il ferma les yeux et tenta
de se concentrer. Finalement, il parvint à se dématérialiser et à s’en aller dans
un nuage de molécules en passant par la petite fente du joint d’isolation de la
porte de derrière.
Il reprit forme à l’autre bout de la ville, à des kilomètres de là, sur le perron
donnant sur l’arrière de la maison d’audience. Il entra par la porte de la
cuisine, en ayant l’impression que son cerveau était déchargé. Il y avait des
doggen, qui faisaient… Dieu seul savait quoi… et il eut une sorte
d’interaction avec eux, au cours de laquelle des questions furent posées, des
réponses données, ce genre de chose.
Puis il se retrouva dans son bureau. Le roi avait pris sa soirée, mais il y
avait toujours des dossiers à classer et de la paperasse à remplir… et aussi
cette affaire au sujet de laquelle Kolher avait appelé…
Ou était-ce une autre nuit ? une autre fois ?
Une autre…
S’asseyant, il se prit la tête à deux mains et tenta de se rappeler ce qui avait
été dit, sur quoi, et quand. Mais il n’arrivait pas à relier ses pensées entre
elles, aucun schéma cognitif ne surgissait de sa confusion mentale pour
l’aider à retrouver un fonctionnement cérébral minimal.
Un coup frappé contre l’encadrement de la porte lui fit redresser la tête.
— Oh ! bonsoir.
Quand le frère Rhage entra, il emplit entièrement le bureau de sa beauté
surnaturelle, de sa taille incroyable et de son charisme vivifiant. C’était
comme si Ryan Reynolds, le géant vert des pubs pour les légumes en boîte et
douze chefs d’État étaient réunis en un seul être qui s’était invité pour une
petite discussion.
— Tu as une sale gueule, fit remarquer le frère en s’asseyant de l’autre
côté de son bureau. Que se passe-t-il ?
— Oh ! rien. Tu as besoin de quelque chose ?
— Pas vraiment. Je suis venu déposer des trucs pour nettoyer les dents de
George. N’en parle pas à Fritz. Il va se mettre à flipper – mais je suis allé
chez Animalis. Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? Je suis sérieux. Tu as l’air
de porter un masque mortuaire.
Pendant que Saxton tentait de trouver par où commencer, un fil à tirer de
son enchevêtrement mental pour démêler ses pensées, Rhage sortit une
sucette à la cerise de son blouson en cuir et en retira l’emballage.
— Ohé ? T’as fait une attaque ou quoi ? (Les dents du frère étaient d’un
blanc étincelant quand il ouvrit la bouche pour glisser la friandise entre ses
crocs aiguisés.) Tu veux que j’aille te chercher un médecin ?
— En fait, ce qu’il me faut… (Saxton se racla la gorge.) Je ne suis pas
certain que je devrais t’en parler.
Il ne voulait rien faire qui risque de nuire à la relation de Bitty et de ses
parents adoptifs avec Ruhn. Mais vers qui d’autre se tourner ?
— Et je ne veux pas que ça change quoi que ce soit, ajouta-t-il.
Rhage haussa les épaules.
— Eh bien, vu que je ne sais pas ce que tu vas dire, je ne suis pas sûr de
pouvoir te promettre quoi que ce soit. Mais je suis très ouvert d’esprit. Je
veux dire, merde ! je supporte Lassiter presque mieux que n’importe qui. OK.
D’accord, mieux que Viszs. Attends, ça ne veut probablement pas dire grand-
chose. C’était quoi la question ?
— C’est à propos de Ruhn.
Le frère redevint sérieux.
— Et qu’est-ce qui t’inquiète en particulier chez lui ?
— Son passé, surtout.
Immédiatement, Rhage changea de posture : il se redressa dans son siège,
les yeux plissés, et coinça sa sucette entre ses molaires contractées.
— Alors, quel est le problème ?
Saxton prit un stylo dans le pot et en tritura nerveusement le capuchon.
— Je sais que Fhurie et Viszs sont allés là-bas. (L’avocat releva la tête.)
Au domaine de son ancien maître. Ils se sont renseignés sur ses antécédents.
— En effet.
— Et donc tu sais ce qui lui est arrivé.
Un silence.
— Oui. Les combats clandestins. Mais comment en as-tu entendu parler ?
On a gardé ça secret par respect pour lui.
— Il m’a raconté. (Saxton secoua la tête.) J’ignore comment quiconque
peut survivre à une épreuve pareille.
Rhage se réinstalla plus confortablement dans son siège et le dévisagea
intensément. Ses prunelles étaient d’un bleu turquoise si vif qu’elles
projetaient presque des ombres sur ses joues.
— Puis-je te poser une question personnelle ?
— Bien sûr.
— Est-ce que tu penses sortir avec lui ou un truc du genre ? (Quand le
mâle se crispa, le frère haussa les épaules.) C’est bon si c’est le cas. Je veux
dire, je sais qu’il n’avait pas de femelle ni aucune relation chez lui, et il n’a
jamais été uni.
— Je ne sais pas quoi répondre à cela.
— Donc c’est un oui. Et, allons, je demande seulement par curiosité. Je ne
vois pas quelle autre raison t’aurait fait aborder le sujet. S’il n’était qu’un
simple garde du corps à tes yeux, je suppose que tu serais content qu’il
possède cette expérience du combat, même s’il l’a acquise de façon extrême.
— Je ne veux pas te mettre dans une situation embarrassante.
— Mais tu voudrais savoir s’il va te tuer pendant ton sommeil, c’est ça ?
(Quand Saxton se mit à bégayer, Rhage leva la main.) Mary lui a fait passer
une évaluation psychologique. Je veux dire, Bitty l’a invité à vivre avec nous,
et nous étions ravis de l’accueillir à la maison… parce que, eh ! c’est le plus
proche parent de sang de notre fille. Mais avec Kolher, Beth et Kolher Jr sous
le même toit, on ne pouvait prendre aucun risque. Mary lui a donc fait passer
les tests oralement vu que, naturellement, il ne pouvait pas les lire. Il les a
tous réussis. C’est un type tout à fait ordinaire, et il n’est pas psychotique.
Elle a souligné qu’il souffrait d’un sacré stress post-traumatique, bien
entendu. Je veux dire, après ce qu’il a vécu, comment pourrait-il en être
autrement ? Et je ne sais pas… après ce soir ? Son attaque contre les
humains ? Peut-être que ce job de garde du corps ne lui convient pas.
— En effet.
— Mais c’est un bon mâle. Je lui fais confiance. Et je sais que tu es
généralement absent quand il est avec Bitty, mais tu devrais les voir
ensemble. Chaque jour, avant qu’elle aille au lit, ils montent tous les deux. Il
y a cette table à puzzles qu’on lui a installée dans sa chambre, tu sais ? Ils
s’assoient tous les deux et ils font des puzzles… Franchement, ça me rend
dingue. Enfin, quand on parle de psychose. Chapeau bas. S’asseoir devant
huit millions de pièces minuscules qu’on peut à peine attraper avec les doigts,
essayer d’assortir les couleurs… mais je digresse.
Il croqua dans sa sucette et se mit à mâcher.
— Ils adorent ça. Et pendant tout ce temps, d’une voix tranquille, il lui
raconte des histoires sur sa mahmen et ses grands-parents. Sur son enfance.
Apparemment, c’était une vie agréable. À la campagne, à jouer dehors, avec
des chevaux et des moutons, sous les regards bienveillants d’une mahmen et
d’un père qui adoraient Ruhn et sa sœur. Et Bitty boit littéralement ses
paroles. Ces anecdotes familiales lui donnent l’impression d’avoir toujours sa
mère avec elle. C’est inestimable. Vraiment. (Rhage eut un petit rire.) Et à
bien y réfléchir, c’est à peu près le seul moment où je l’entends parler.
Saxton hocha la tête.
— Je suis si heureux qu’ils partagent ce lien. Et, oui, d’après ce que j’en ai
vu, ils sont très proches.
— Ruhn est comme un frère pour moi. Vraiment.
— Simplement, je n’aurais jamais cru… Eh bien, je ne m’attendais à ce
qu’il lui soit arrivé tant de choses affreuses.
— Qui le pourrait ? (Le frère jeta le bâtonnet blanc tacheté de rose à
l’extrémité dans la corbeille.) Et, écoute, j’ai déjà discuté avec Mary de ce qui
est arrivé ce soir. Elle va rendre une petite visite à Ruhn. Voir s’il a besoin
d’un réglage, pour ainsi dire. Elle a aidé Z. à résoudre beaucoup de ses
emmerdes, donc, c’est tragique, mais elle a de l’expérience dans la gestion
des traumatismes.
— Je ne le juge pas.
Dès qu’il prit la parole, Saxton se rendit compte qu’il avait prononcé ces
mots à voix haute uniquement pour s’assurer qu’ils étaient vrais, et cela lui
donna l’impression d’être une mauvaise personne.
— Bien. Parce que tu ne devrais pas. Tout le monde mérite une deuxième
chance. J’en suis la preuve vivante.
— C’est vrai. Et il ne s’est pas porté volontaire pour ce qui lui est arrivé.
— Bien dit.
— J’ai l’impression de pleurer à sa place.
— Quiconque a entendu son histoire éprouve la même chose.
Mon cœur sera-t-il en sécurité avec lui ? s’interrogea Saxton.
Et, pour être honnête, c’était une question qu’il se poserait quelle que soit
la personne avec laquelle il envisagerait d’avoir une relation amoureuse.
— J’aimerais pouvoir lire l’avenir, murmura-t-il.
— Parfois, certains virages dans la vie riment avec bonne surprise.
J’aimerais pouvoir t’aider davantage.
— Merci. (L’avocat sourit.) Tu es un gentilhomme sous tes airs bravaches.
— Ne nous emballons pas.
Après quelques instants, le frère se leva et partit, laissant Saxton à ses
réflexions.
Au bout d’un moment, il se dirigea vers son classeur à dossiers.
S’accroupissant dans un coin, il posa le pouce sur un capteur et déverrouilla
l’un des tiroirs du meuble. Les documents liés à la Confrérie de la dague
noire et à leurs familles y étaient conservés, et il retrouva facilement les
papiers d’adoption de Bitty.
Sortant la chemise, il l’ouvrit et alla à la dernière page, à l’endroit où Ruhn
avait « signé » son nom.
Le mâle avait dessiné son autoportrait en lieu et place de sa signature.
Le rendu était stupéfiant, et si réaliste que, lorsque Saxton passa le doigt
sur les contours de la joue du dessin, il aurait juré sentir la chaleur du mâle.
Bizarrement, il pensa à Blay et Vhif. D’après ce qu’il avait compris, Blay
avait toujours pris soin de son compagnon, l’avait protégé, et fait en sorte
qu’il soit aussi stable que possible, et cela avant même qu’ils s’avouent leur
amour l’un à l’autre, comme une expression anticipée de ses sentiments pour
le mâle.
Plus Saxton contemplait le portrait, plus il comprenait pourquoi toute cette
histoire avec Ruhn l’affectait autant.
Il avait bien conscience d’être susceptible de tomber amoureux du mâle.
Et cela signifiait que l’enjeu était très élevé. Il connaissait trop bien les
effets d’un amour non réciproque. Et le passé de Ruhn constituait un potentiel
destructeur considérable.
CHAPITRE 28

Novo considérait sa canne comme une grande amélioration. Allons,


comparée au fauteuil roulant ? Ça voulait également dire qu’elle avait sauté
l’étape du déambulateur.
Dépasser les prévisions était toujours agréable, surtout quand on vivait
l’équivalent vampire d’une convalescence cardiaque.
Elle se traînait dans le couloir du centre d’entraînement comme une solide
petite vieille, soulevant ses pieds chaussés de claquettes d’hôpital le moins
possible du sol en béton. Le calme régnait. Les frères étaient ailleurs, les
recrues chez elles et la clinique vidée de ses patients à l’exception de…
Le hurlement désincarné qui émana soudain de ce dingue ressemblait à un
courant d’air, invisible et glaçant.
Elle poursuivit ses efforts. Elle avait déjà effectué le trajet une bonne
dizaine de fois, même si elle était quasiment certaine que le docteur Manello
avait seulement recommandé de le faire « une fois par heure ». Mais en
vérité, si elle continuait à ce rythme, elle obtiendrait cette moyenne horaire si
elle disposait d’un planning de deux semaines.
Il aurait seulement dû se montrer plus spécifique.
Parvenue à la double porte du gymnase, elle jeta un coup d’œil à travers la
vitre grillagée. Elle était impatiente de reprendre l’entraînement.
Elle continua donc en s’appuyant soigneusement sur sa canne pour garder
l’équilibre, sa sensation de vertige ressemblant davantage à un problème
d’oreille interne qu’à un dysfonctionnement cardiaque. On l’avait libérée de
sa perfusion, même si elle portait un Holter autour du cou pour s’assurer que
son cœur fonctionnait toujours à merveille.
Elle jeta un coup d’œil en arrière et sa chambre lui parut située à des
kilomètres. Mais merde ! Elle alla encore plus loin. Finalement, cent
cinquante ans plus tard, elle atteignit la porte de la piscine.
Il y avait du monde à l’intérieur.
Avoir envie de compagnie lui était aussi peu coutumier que son actuelle
faiblesse physique, et assurément la seconde semblait encourager la première,
aussi, avant d’y réfléchir davantage, elle poussa le battant donnant sur le petit
hall et s’avança en effectuant sa danse de vieille dame sur le carrelage.
L’odeur de chlore lui picota les narines, et la chaleur et l’humidité lui
évoquèrent les nuits d’été…
Des bruits d’eau lui parvinrent. Ainsi que deux voix.
Quand elle se rendit compte qu’il y avait plus d’une personne dans l’eau,
elle faillit tourner les talons. Mais alors elle vit Ehlena, accroupie sur le bord
du bassin, en train d’encourager quelqu’un qui s’efforçait de nager.
— Oh, salut, Novo ! s’écria l’infirmière en agitant la main. Viens discuter
avec nous !
Novo s’assura que ses deux blouses enfilées à la hâte couvraient ses fesses,
puis s’avança avec sa canne. Le pourtour carrelé de la piscine olympique était
sec, aussi ne craignit-elle pas de glisser, et la chaleur et l’humidité
soulageaient un peu les douleurs persistantes dans ses côtes.
— Bonjour, Luchas, dit-elle au mâle cramponné au rebord.
— Salutations, lui répondit-il d’un ton bourru.
Ses mains fines et déformées, dont certains doigts manquaient,
ressemblaient à des griffes sur la bordure du bassin tandis qu’il laissait flotter
son corps frêle en remuant lentement sa jambe restante dans l’eau.
Il était affreusement pâle, et elle dut détourner les yeux de ses omoplates
saillantes sous la peau mince.
— J’aurais aimé pouvoir me joindre à toi, dit-elle en prenant appui sur sa
canne pour s’asseoir sur le bord de la piscine.
— Mais c’est impossible avec ce Holter, je le crains. (Ehlena sourit.) Tu as
pratiquement retrouvé toute ton autonomie à présent. Tu devrais être en état
de rentrer chez toi demain.
— J’ai hâte. (Novo ôta ses claquettes et glissa un pied… puis l’autre dans
l’eau.) Oh ! c’est tellement agréable.
Les exercices de Luchas créaient des vagues, et elle ferma les yeux pour se
concentrer sur la légère sensation de massage autour de ses mollets et sur ses
plantes de pied.
En outre, elle ne voulait pas que le mâle ait l’impression qu’elle fixait le
regard sur lui.
D’après ce qu’elle avait compris, le frère de Vhif avait été enlevé au cours
des attaques, et on avait présumé qu’il avait été tué avec le reste de sa famille.
La vérité était bien plus horrible. On avait retrouvé le mâle dans un baril,
plongé dans le sang de l’Oméga. Il était à peine vivant, et avait tellement d’os
brisés et de membres manquants qu’on l’avait presque littéralement versé sur
un brancard.
Bien que son sauvetage remonte à un moment, il vivait depuis à la
clinique, pas mort, mais pas particulièrement vivant non plus. Vhif lui rendait
toujours visite mais, apparemment, il n’y avait ni joie, ni rire, ni perspectives
d’avenir pour lui. Et pour un jeune mâle qui avait autrefois vécu une vie de
privilèges c’était une triste réalité.
— Bon travail, lui disait Ehlena. Maintenant que tu es échauffé, tu vas
travailler les bras.
— D’accord.
Luchas changea de position à grand bruit d’éclaboussures, puis l’infirmière
le guida tandis qu’il pratiquait différents étirements puis effectuait quelques
brasses pour traverser toute la largeur du bassin d’un bord à l’autre.
La concentration de Luchas était absolue, comme si sa vie dépendait de sa
capacité à suivre les instructions et à accomplir les gestes, et assurément, s’il
cessait de nager, il risquait bien de couler à pic. Il n’avait pas une once de
graisse.
Bien qu’elle l’ait quelques fois croisé au centre d’entraînement, elle
n’aurait jamais cru avoir un jour quelque chose en commun avec lui. Mais ils
étaient là tous les deux ; sauf qu’elle irait de mieux en mieux, alors qu’il y
avait de fortes probabilités pour qu’il reste éternellement coincé dans cet
entre-deux de la non-santé et de la non-mort. D’ici à demain soir, elle
marcherait normalement, et encore vingt-quatre heures plus tard elle se
rendrait en salle de muscu, bon sang ! Mais Luchas ? Difficile de l’imaginer
différemment d’aujourd’hui.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer, annonça-t-elle en prenant appui
sur sa canne pour se relever.
— Je suis contente que tu sois passée nous voir. (Ehlena leva la main.)
Dis-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
— Merci. À plus tard, Luchas. (Novo effectua un petit salut.) Prends soin
de toi.
— Toi aussi, répondit-il du même ton bourru qu’à son arrivée.
Le mâle ne leva pas les yeux, et elle fut soulagée de partir. Il était difficile
de rester près de quelqu’un d’aussi handicapé quand on était soi-même en
convalescence. Cela vous poussait à vous demander pourquoi on vous avait
choisi pour aller mieux, alors que l’autre était sur la liste des recalés.
Vu l’importance du sujet, le caractère aléatoire d’une telle bonne fortune
était du genre à donner des nœuds au cerveau.
Lorsqu’elle ressortit dans le couloir, elle frissonna dans le froid relatif et,
au moment où elle atteignit sa chambre, elle était épuisée. Comme si elle
venait de courir un marathon.
Une fois à l’intérieur, elle accrocha sa canne au pied de son lit et se hissa
sur le matelas. Quand la solitude s’abattit sur elle tel un nuage toxique, elle se
sentit trop épuisée pour essayer de la combattre…
Son portable sonna sur la table roulante où elle prenait ses repas, et elle
tourna la tête en direction du bruit. L’appareil était posé à l’envers, l’écran
contre la table, et elle n’eut strictement aucune envie de voir qui l’appelait.
Elle le savait déjà. Sa mahmen et sa sœur étaient enragées parce que
l’enterrement de vie de jeune fille, ou quel que soit son nom, avait lieu le
lendemain soir et que Novo n’avait rien organisé du tout.
Mais allons, grâce à Sophy, elles avaient une réservation là-bas. Que leur
fallait-il de plus… Oh ! oui, cette fichue ceinture, une couronne et un sceptre,
des boas en plumes.
Toutes les idioties habituelles pour faire des photos destinées à être
publiées sur Instagram.
Ouais, parce qu’apparemment on n’avait pas vraiment de vie à moins de
pouvoir créer des « moments inoubliables » qui prouvaient à tous à quel point
votre existence était d’une folle originalité.
Tendant la main, elle attrapa le téléphone et le retourna…
Et se redressa immédiatement en acceptant l’appel.
— Encore toi.
Pourtant son ton était loin d’être hostile. En fait, il avait même une nuance
plaintive qu’elle devait vraiment éliminer.
La voix de Peyton était étouffée.
— Salut.
Dans le fond, on entendait tout un tas de bruits. Il était dans un club. Bien
sûr.
Mais il l’appelait.
— Qu’est-ce que tu fais, flambeur ? demanda-t-elle d’une voix traînante.
C’était mieux, se dit-elle. Oui, c’était ainsi qu’elle voulait parler. Ça
ressemblait plus à l’ancienne « elle ». La « elle » normale, corrigea-t-elle.
— Oh ! tu sais, la routine des clubs.
— Alors pourquoi n’es-tu pas en train de baiser une nana au hasard dans
l’arrière-salle ?
— L’option s’est présentée.
— Et tu as passé ton tour ? On se sent mal ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Des tours dans le couloir. Ensuite je compte réviser la physique des
particules, soulever une ou deux Prius et lire les œuvres complètes de
Shakespeare. Donc, ouais, soirée bien remplie en perspective pour moi.
Son rire lui fit du bien, trop de bien.
— Tu serais prête à accueillir un visiteur ?
— Ça dépend.
— De quoi ?
Elle observa la pièce, essentiellement nue.
— Je ne sais pas, dit-elle à voix basse.
— Je me sens seul.
— Tu es sorti avec ces types, hein ? Le trio de gros cons.
Il ricana.
— Oui.
Elle changea son téléphone d’oreille.
— Et tu es entouré d’humaines, non ? Du genre sexy, qui peuvent détendre
les muscles de leur cou à la demande et ont assez de silicone implantée dans
le corps pour qu’on les qualifie de molécules inertes ?
— Plus ou moins.
— Alors pourquoi m’appelles-tu ?
— Parce que je préférerais être avec toi.
Novo ferma les yeux.
— Cette engueulade avec ton père a vraiment dû te remuer, hein ?
— Ça n’a rien à voir avec lui.
— T’en es sûr ? Parce que moi, non.
— Alors t’en dis quoi ? Et il n’est pas question de sexe.
— Tant mieux. Parce que je me déplace avec une canne et que je me sens à
peu près aussi sexy qu’un minifour.
— OK, alors une rapide petite mise au point s’impose. Les minifours sont
chauds comme la braise. Enfin, c’est leur fonction. C’est comme ça qu’on
réchauffe une pizza et c’est de là que vient le nom de la marque Hot Pockets,
c’est-à-dire « sachets chauds ». Sans four, on appellerait ça Room
Temperature Pocket, « sachet à température ambiante », et qui a besoin de
ça ?
Novo se mit à rire.
— T’es dingue.
— Tout ça pour dire que, si tu essaies de me faire croire que tu ne te sens
pas sexy, choisis une autre métaphore. Du genre… je me sens aussi sexy
qu’une boîte de Rennie. Ça calme les brûlures d’estomac, donc…
— Ferme-la et appelle le bus.
Quand elle raccrocha, elle souriait. Puis, sans la moindre raison… elle
gagna la salle de bains, se brossa les dents, se lava le visage et refit sa tresse.

Il fallut une bonne heure à Peyton pour atteindre le centre d’entraînement,


et, quand il descendit enfin du véhicule, il se surprit à presque courir jusqu’à
la chambre de Novo. Devant sa porte, il lissa ses cheveux et s’assura que son
costume était correctement boutonné.
Ouvrant le battant, il s’arrêta.
Elle était profondément endormie, la tête penchée sur le côté comme si elle
s’était efforcée de rester éveillée pour lui. On lui avait retiré sa perfusion,
remarqua-t-il, et, hormis quelques électrodes sur sa poitrine reliées à un petit
récepteur autour de son cou, toutes les machines de surveillance avaient
disparu.
Il laissa la porte se refermer toute seule en silence et ôta ses mocassins
pour ne pas faire de bruit. À mi-chemin du lit, il se débarrassa de sa veste.
Arrivé à son chevet, il desserra sa ceinture, sortit les pans de sa chemise et
défit ses boutons de manchette.
— C’est moi, annonça-t-il en s’allongeant avec précaution à côté d’elle.
Novo marmonna quelque chose dans son sommeil. Puis elle se retourna et
se blottit contre lui. Son corps se moula à la perfection au sien, son odeur lui
envahit les narines, et un grand sentiment de paix s’empara de lui.
Il éteignit les lumières d’un ordre mental et ferma les yeux.
Le discret bourdonnement du chauffage au-dessus d’eux était le bruit blanc
le plus parfait de la planète. Et le profond soupir détendu de Novo lui donna
l’impression de faire la taille d’un géant et d’avoir la force d’un bœuf.
— Tu es venu, dit-elle contre son torse.
— Tu es réveillée.
Elle souleva la tête. Son regard était si alangui et somnolent que ses cils
épais reposaient presque sur ses pommettes. Et elle avait les joues rosies par
la chaleur du sommeil.
— Oui, je suis venu. (Il lui écarta une mèche de cheveux.) Tu es
magnifique.
— Tu te moques de moi ?
— Non. Jamais.
Plus tard, il se demanderait qui avait embrassé qui en premier. Était-ce lui
qui avait pressé sa bouche contre la sienne ? Était-ce elle qui avait posé ses
lèvres sur les siennes ? ou s’étaient-ils rencontrés à mi-chemin.
La troisième possibilité était sans doute la bonne.
Leur baiser avait été lent, si lent. Doux. Léger.
— Viens sous la couverture avec moi, chuchota-t-elle.
— Avec ou sans mes vêtements ?
Il y eut un silence.
— Sans.
Le cœur de Peyton se mit à cogner lorsqu’il se redressa et, avant d’aller
plus loin, il verrouilla la porte d’un ordre mental. Puis il fit passer sa chemise
par la tête et la laissa tomber par terre. Il ôta ses chaussettes. Bondit hors du
lit, déboucla la ceinture de son pantalon de costume et baissa la fermeture
Éclair. Son sexe était dressé, et il le plaqua contre son bas-ventre et l’y
maintint le temps de revenir jusqu’au lit.
Novo laissa tomber sa blouse par terre.
Pendant un moment, il ne put que la contempler. Elle était superbe, avec sa
peau dorée qui ressortait avec éclat sur les draps et les couvertures blancs, ses
seins fermes aux tétons érigés, la jolie courbe de sa taille et de son ventre.
— Tu m’aiderais à retirer ça ?
Retirer quoi ? s’interrogea-t-il.
— Oh ! les câbles. Désolé.
— Contente-toi de les détacher des électrodes.
Il observa les capteurs qui transmettaient les données au moniteur
cardiaque.
— Tu es certaine qu’on devrait ?
— J’ai le droit de les retirer quand je prends ma douche. C’est bon. Et le
docteur Manello a dit que je portais ce boîtier surtout par acquit de
conscience. Viens d’abord au lit.
Avec un frisson qu’il ne put dissimuler, Peyton se glissa sur la place tiède
qu’elle avait créée avec son corps. Et il positionna autant que possible son
bassin en arrière, même s’il n’y avait pas beaucoup de place, car il lui
semblait impoli de se frotter à elle pendant qu’elle défaisait les…
Elle avait de petits tétons roses parfaits.
Et bien qu’il ait eu l’intention de l’aider avec les câbles, ses doigts
cherchèrent l’un de ses seins pour en caresser la peau douce. Elle tressaillit
quand il en effleura la pointe.
— Il faut que je te goûte, dit-il d’une voix rauque.
En réaction, Novo se cambra, lui offrant exactement ce qu’il désirait et, oh
mon Dieu… il couvrit l’aréole de sa bouche pour la sucer et la lécher. Elle
enfonça les doigts dans ses cheveux et le pressa de poursuivre… Et cette
odeur. L’excitation de la femelle lui court-circuitait le cerveau.
Pourtant il se retint.
Impatient et affamé, il se maîtrisa néanmoins.
Puis, lorsque sa main qui caressait Novo s’emmêla dans un câble, elle le
repoussa au niveau des épaules.
— Laisse-moi… Attends, il en reste un. (Elle détacha le dernier câble, puis
lui fit un sourire en coin.) Essaie d’oublier les électrodes.
Il la regarda dans les yeux.
— Je ne vois que toi. Crois-moi.
Baissant de nouveau la tête, il lui taquina des lèvres le sternum puis
s’arrêta pour l’embrasser au niveau du cœur. Après une prière d’action de
grâce silencieuse, il poursuivit jusqu’à l’autre téton, et passa la langue autour
avant de l’aspirer dans sa bouche.
Sous les couvertures, sa main caressa la hanche de Novo, puis sa cuisse.
Elle était toute en muscles et en vigueur, si forte, si puissante et, bordel !
c’était sacrément excitant. Et bien qu’il ait envie de la pénétrer il prit tout son
temps pour la cajoler et l’exciter davantage, jusqu’à ce qu’elle remue les
jambes sur le matelas, que son souffle devienne saccadé et qu’elle se cambre
en ondulant du bassin sous l’effet de la frustration.
Ce ne fut qu’à cet instant qu’il la lécha et la mordilla en remontant jusqu’à
sa clavicule, sa gorge… ses lèvres. Alors qu’il plongeait sa langue dans sa
bouche, il glissa la paume à l’intérieur de ses cuisses, se dirigeant
progressivement vers son intimité brûlante.
— Oui, dit-elle contre sa bouche. Oh ! Seigneur… oui.
Son sexe mouillé, si ouvert et prêt à l’accueillir, faillit le faire jouir. Mais il
ne se concentra que sur son plaisir à elle. Se retenant une fois de plus, il la
pénétra de ses doigts et trouva un rythme, l’aidant de son pouce à atteindre
l’orgasme. Lorsqu’elle jouit, il avala ses gémissements.
— Je te veux en moi, exigea-t-elle.
Elle referma la main sur son sexe dressé, et n’eut pas à redemander. Il
roula sur elle et se cala délicieusement entre ses cuisses qu’elle avait écartées
pour lui faire de la place. Puis il souleva le bassin, orienta son sexe en
érection…
— Oh, putain ! grogna-t-il au moment où son gland la pénétra.
Il glissa profondément, si profondément. Elle était étroite, comme un
poing. Et elle était brûlante, comme un feu déchaîné. C’était aussi bon que la
première fois avec elle, mais en bien mieux. Parce qu’elle était avec lui à
présent, et aussi affamée que lui.
Il se retira presque complètement et glissa de nouveau en elle. Puis
recommença.
Son bassin voulait aller et venir comme un piston, mais il conserva un
rythme lent et régulier. Sous lui, l’impatience la fit s’agiter comme un fil
électrique sous tension, et elle lui enfonça même les ongles dans les fesses
pour le forcer à accélérer.
Il refusa.
Et en fut ravi.
Parce qu’au moment où elle jouit une nouvelle fois il eut conscience de
chaque pulsation, de chaque contraction autour de son pénis…
L’orgasme le prit par surprise, s’abattant sur lui et sa volonté comme une
tonne de briques, l’entraînant dans un tunnel de plaisir dont il ne put
s’échapper.
Il aurait voulu tenir plus longtemps. Mais alors qu’il la remplissait
entièrement, la tête calée dans le nid odorant de son cou, il n’aurait pas pu
dire qu’il regrettait quoi que ce soit.
Comment l’aurait-il pu ?
Il n’avait jamais goûté quelque chose ni quelqu’un d’aussi bon.
CHAPITRE 29

Lorsque Ruhn fut de retour dans sa chambre dans la demeure de la


Confrérie, il s’enferma et observa la décoration élégante. Tout était si beau,
depuis le papier peint, semblable à de la soie, jusqu’au bureau d’époque et
aux commodes anciennes en passant par le lit à baldaquin tendu d’un beau
tissu lourd qui présentait le même rendu soyeux que les murs.
Il l’avait toujours trouvée digne du roi.
Il ne s’était jamais senti à l’aise sous ce baldaquin avec tous ces coussins
sophistiqués et ce couvre-lit monogrammé, au point d’avoir même envisagé
de dormir sur le tapis avec une couverture. Mais il avait craint que la rumeur
se propage par l’intermédiaire des femmes de chambre qui faisaient le
ménage chaque soir, et que ses hôtes en prennent ombrage.
Il se dirigea vers le dressing, et reçut une nouvelle décharge de « je ne suis
pas fait pour cet endroit » quand il ouvrit les deux battants et affronta la vue
des interminables rangées de cintres et de casiers à chaussures vides. Ses
deux ou trois tee-shirts, ses deux jeans et ses chaussures de sécurité
occupaient à peine une étagère sur la droite. Les pulls et les pantalons
élégants que Bitty, Rhage et Mary lui avaient offerts lorsque la maisonnée
avait célébré une fête humaine, Noël, lui avaient paru bien trop nombreux
quand il les avait déballés. Mais dans cette si vaste garde-robe ils
n’occupaient presque rien en termes d’espace.
Il ôta ses vêtements et les déposa dans le panier à linge sale.
Il avait dû s’habituer à ce qu’on lui fasse sa lessive. Au début, il avait lutté
bec et ongles pour que Fritz et le personnel laissent ses affaires tranquilles
afin qu’il s’en occupe personnellement mais, au bout du compte, il avait cédé.
L’air de chien battu que prenait le majordome quand on lui refusait du
travail lui était insoutenable.
Pénétrant nu dans la salle de bains, il fut tenté de laisser la lumière éteinte,
mais il devait évaluer réellement à quel point il était blessé…
— Oh !
Il avait une sale tête. Vraiment moche. Un côté du visage était enflé et
déformé, si bien qu’il se pencha vers le miroir pour tâter doucement
l’hématome de son doigt. La douleur qu’il ressentit en réaction suggérait que
Saxton avait peut-être raison : sa pommette risquait bien d’être cassée et il
avait sans doute besoin d’un guérisseur.
Et puis il y avait sa lèvre fendue.
— Une douche me fera peut-être du bien.
Il ignorait totalement à qui il parlait.
Se rendant jusqu’à la cabine vitrée, il ouvrit la porte transparente et fit
couler l’eau. Le fait qu’il y avait six pommeaux de douche différents lui avait
toujours semblé un luxe ridicule, mais il ne s’en plaignait jamais une fois
qu’il se trouvait sous leurs jets.
Et certainement pas ce soir.
Il avait mal partout, et il siffla entre ses dents lorsque les entailles à vif de
ses poings entrèrent en contact avec l’eau. Son bras gauche était tout
endolori, mais il préféra ne pas réfléchir aux causes précises de cette
sensation. Cela aurait exigé qu’il se repasse le combat dans sa tête, et il
voulait faire comme si rien ne s’était passé.
Une fois savonné et shampouiné – il sauta l’étape du démêlant, car il ne
comprenait pas pourquoi les gens se lavaient les cheveux pour remettre une
saleté dessus juste après –, il sortit, se sécha et tenta de se convaincre qu’il
n’avait aucun besoin de se rendre à la clinique.
Mais Bitty prit cette décision à sa place.
Si elle le voyait ainsi, tout cabossé ? ou s’il guérissait mal et que son
visage reste à moitié déformé de façon permanente ? Elle risquait de croire
qu’il était le monstre qu’il avait été.
Il ne pourrait pas le supporter.
De retour dans le dressing, il enfila un jean propre, un tee-shirt Hanes qui
l’était également et le pull bleu que sa nièce lui avait offert.
Il choisit de mettre le pull pour se porter chance. Pour trouver la force.
Pour…
Le discret coup frappé à sa porte n’était pas une bonne nouvelle. C’était
peut-être Bitty, qui avait aperçu sa voiture garée dans la cour avec les autres
véhicules.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
Un silence.
— Moi.
Quand il entendit la voix de Saxton, Ruhn fut tellement stupéfait qu’il fut
incapable de bouger. Mais ensuite il se reprit et gagna la porte.
En l’ouvrant, il se surprit à serrer si fort la poignée que son avant-bras lui
fit mal.
— Salut.
— Pourrais-tu m’accorder un instant, s’il te plaît ? En privé ?

Quand Novo sentit Peyton s’immobiliser sur elle, elle se figea. Ce n’était
pas censé arriver. Pas tant le sexe, même si elle s’était surprise à désirer le
mâle alors qu’elle était pourtant épuisée. Non, ce qu’elle ne voulait pas,
c’était le genre de relation sexuelle qu’ils venaient d’avoir.
Baiser. Elle ne voulait que tirer des coups enragés, du genre à vous faire
claquer les dents et briser les lits, et à vous donner des courbatures le
lendemain comme si on avait eu un accident de voiture.
Pas ce truc doux et gentil.
La première façon était sportive et agressive, il était ainsi plus facile de
garder ses défenses intactes. Ce que Peyton et elle venaient de faire ? C’était
trop proche. Trop… intime.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
Lorsqu’il s’écarta, elle ne put croiser son regard.
— Rien. Ça va.
Au bout d’un moment, il se retira, et elle détesta que son corps lui manque
immédiatement. Encore une chose dont elle n’avait pas besoin.
— Tu sais, tôt ou tard, tu vas devoir décider si tu m’apprécies ou pas, dit-il
d’un ton égal.
Un titillement de sa conscience la rendit plus franche qu’elle ne l’aurait été
d’ordinaire.
— Ce n’est pas toi. Vraiment.
— Oh, mon Dieu, quelle réplique ! (Il esquissa un sourire moqueur tout en
basculant les jambes pour s’asseoir au bord du lit.) Et, tu sais, je l’ai utilisée,
moi aussi. C’est toujours un mensonge.
— Pas toujours.
— Certes. Mais c’est le cas la plupart du temps.
Il y eut une longue période de silence, et elle s’efforça de ne pas suivre du
regard la courbe de ses épaules et de son torse. Il avait pris du muscle, et cela
lui allait bien. Et ce n’était pas le seul endroit où il était bien bâti.
Elle ferma les paupières alors qu’une explosion de chaleur érotique pure la
traversait comme une éruption solaire.
— Je t’apprécie, s’entendit-elle répondre. C’est juste que je ne suis pas…
douée pour ces histoires de couple.
Il lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Et, j’ai aussi utilisé cette réplique ! Allez, rends-moi mon script.
— C’est vrai.
Peyton secoua la tête, paraissant soudain absorbé par la contemplation du
sol.
— Non, franchement, c’est des conneries. Car qui est doué en couple ? Et
est-ce que c’est là que tu nous voyais aller ? Attends, ne réponds pas à ça,
parce que ça appartient au passé maintenant, c’est clair.
Novo se redressa.
— Peyton, je suis sérieuse.
— C’est mon prénom. Je suppose que tu l’es. (Il se laissa glisser du lit
surélevé et enfila son pantalon.) Et c’est bon. Et ce n’est pas grave, tu sais. Je
ne vais pas te forcer.
— Rien ne m’intéresse, c’est tout.
— À l’évidence. Même si je suppose que je devrais être flatté que tu te
sentes menacée par moi. C’est une déception, voilà qui est certain. Mais tu
déballes sans doute ce discours bravache aux gens qui selon toi vont, peut-
être, éventuellement, voir au-delà de ta coquille de dure à cuire. Alors, oui,
inscris-moi pour recevoir cette médaille du mérite, d’ac ? Ce sera sans doute
un majeur levé sur fond de prise de pouvoir des femelles, mais je suis certain
que je peux trouver une veste sur laquelle l’accrocher.
Tandis qu’elle le dévisageait, des mots lui venaient, mais seulement dans
sa tête : J’ai perdu un enfant. Après que le mâle m’a eu quittée pour ma sœur,
et Sophy ne l’a approché que pour prouver qu’elle pouvait l’emporter sur
moi, OK ? J’ai fait une fausse couche seule, dans une maison glaciale, et je
me suis promis que plus jamais je ne m’impliquerai émotionnellement avec
quelqu’un.
Et puis tu as débarqué et, pendant un moment, j’ai réussi à te faire entrer
dans la catégorie du riche enfoiré… jusqu’à ce que tu me promettes de ne
jamais me faire de mal, puis que tu me fasses l’amour au lieu de me baiser.
Maintenant j’ai envie de te fuir parce que je n’ai pas envie d’apprendre la
leçon une deuxième fois.
Bon, d’accord, ce serait tellement mieux prononcé à voix haute, plutôt
qu’en pensée pour elle-même. Mais elle semblait incapable de se jeter à l’eau.
Elle semblait incapable d’ouvrir la bouche et de lui expliquer toutes les
raisons pour lesquelles elle ne laisserait personne, et pas seulement lui,
l’atteindre émotionnellement.
— Je vais y aller avant que tu me balances encore une autre de mes
répliques, annonça-t-il. Qui, je suis prêt à parier, sera : « Je suis désolée, mais
maintenant il faut que je dorme parce que je bosse demain », ce qui, du moins
pour moi, était un mensonge éhonté jusqu’à ce que j’intègre le programme.
Mais voilà.
Il se pencha pour ramasser ses chaussettes et les fourra dans ses poches.
Empoigna sa chemise et la remit. Ainsi que sa veste. Ses mocassins – étaient-
ils en cuir d’autruche ? – suivirent, d’abord le gauche, puis le droit. Il se
recoiffa avec les doigts. Boutonna ses manchettes.
À mesure qu’il ajoutait des vêtements à sa silhouette autrefois dénudée, il
accélérait, comme si son départ était un train gagnant de la vitesse.
— Bien, je te verrai plus tard. (Il s’arrêta devant la porte.) Et j’ai bien reçu
le message, OK ? Je te laisserai tranquille, surtout maintenant que tu es de
nouveau sur pied.
Il lui décocha un sourire tout droit sorti d’un magazine de mode, à la fois
satisfait et plein de dents blanches et parfaites.
— Prends soin de toi.
Il tapa du poing sur le chambranle comme un juge écraserait son marteau
pour conclure une affaire, puis disparut comme s’il n’avait jamais été là.
Dans le silence, elle se répéta que c’était pour le mieux. C’était trop bon
avec lui. Il passait ses défenses trop souvent. Il était le genre de surprise dont
elle n’avait pas besoin dans sa vie.
Et son départ ne pouvait pas mieux tomber. Quand elle le reverrait – et ce
serait samedi soir –, elle l’aurait réintégré dans sa catégorie initiale, et tout
irait bien.
Elle refusait qu’il en soit autrement.
CHAPITRE 30

Sur le seuil de la chambre de Ruhn où il attendait sa réponse, Saxton


inspira profondément ce merveilleux mélange de savon et de shampoing
utilisé par le mâle.
— Je t’en prie, dit ce dernier en reculant. Entre.
L’avocat obtempéra et songea immédiatement que le décor ne cadrait pas
du tout avec Ruhn. Non que la pièce soit laide ou même mal agencée. En fait,
c’était un exemple très élégant d’un style qu’il se plaisait à considérer comme
néomonarchique, tout en tentures de damas et de soie, avec des dorures au
plafond. Le bleu foncé était du meilleur goût, et s’accordait bien avec les
tableaux de maîtres et à la feuille d’or, mais c’était trop chichiteux et
sophistiqué pour que Ruhn puisse s’y sentir vraiment à l’aise.
La ferme de Minnie lui convenait mieux, avec ses meubles en bois
artisanaux et pratiques, aux lignes simples, patinés par des années de cirage
manuel au lieu de plusieurs couches de vernis.
— Préfères-tu que je laisse la porte ouverte ? s’enquit son hôte.
Saxton jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Non. Ferme-la, s’il te plaît.
Il y eut un claquement assourdi, puis Ruhn resta en retrait, là où il se tenait,
les mains jointes devant lui, les épaules voûtées et recroquevillées sur son
torse.
Sa posture rappela à Saxton la première fois qu’ils s’étaient assis ensemble
sur le canapé de Minnie, quand le mâle avait tenté de se faire plus petit qu’il
ne l’était en réalité.
— Je voulais simplement te dire que… (Il eut un rire rauque et
s’interrompit.) Tu sais, pour un avocat qui manie le langage en permanence,
je me retrouve curieusement muet.
— J’attendrai, répondit Ruhn. Aussi longtemps qu’il faudra.
Quand Saxton se retrouva près du lit, il s’arrêta et fut surpris de découvrir
qu’il faisait les cent pas. Pivotant sur lui-même, il énonça clairement :
— Je suis désolé d’avoir paru choqué par toute cette histoire. Et je te
présente mes excuses de t’avoir donné l’impression, si c’est ce qu’il t’a
semblé, que mon opinion sur toi était altérée d’une quelconque façon. Je
voudrais aussi te dire que je suis un lâche.
Le mâle haussa les sourcils.
— Je… ne comprends pas.
Saxton repartit vers le pied du lit.
— Puis-je m’asseoir ici ?
— Oui. Bien sûr. C’est davantage ta maison que la mienne.
— Ce n’est pas vrai, mais il n’est pas nécessaire de débattre sur ce point.
L’avocat jeta un coup d’œil au baldaquin, puis scruta les rideaux qui
tombaient des quatre colonnes. Seigneur ! c’était comme si Katharine
Hepburn avait laissé toutes ses robes des années 1940 derrière elle.
Il reporta son regard sur le mâle.
— Je suis un lâche comparé à toi.
— Parce que tu es resté dans le pick-up quand les humains nous ont
agressés ?
— Non, parce que… (Il inspira profondément.) J’étais amoureux de
quelqu’un. J’en parle au passé parce que la profondeur de mes sentiments
n’était pas réciproque et que cela fait désormais un moment que je dois vivre
avec cette réalité. La situation a été très embarrassante pour moi.
Ruhn se mit à cligner des yeux.
— Je suis… je suis désolé. Ce doit être très difficile.
— Oui, répondit-il doucement. Cela a été difficile de me voir rappeler
régulièrement que je n’obtiendrais jamais ce que j’avais tant souhaité, et c’est
dur de ne pas se sentir inférieur même quand on sait qu’on n’est pas fautif,
car le cœur a ses raisons que la raison ignore. (Il haussa les épaules.) Et tu
sais, je ne suis pas non plus le premier, ni le dernier, à être confronté à une
situation pareille.
Ruhn croisa les bras sur sa poitrine et fixa le regard sur le sol.
— S’agissait-il d’un des habitants de cette maison ?
— Oui.
— Qui ?
Saxton hésita.
— Blaylock, fils de Rocke. (Quand il n’obtint pas de réaction, il soupira.)
C’est Blay. Enfin c’était.
Ruhn se tut un bon moment.
— Je me trouve plutôt jaloux de ce mâle à cet instant.
— Tu te montres toujours d’une si grande franchise. (L’avocat branla du
chef, admiratif.) Je suis stupéfait de ta transparence.
— Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?
— J’adore ça. C’est presque aussi attirant que ton sourire.
Le mâle leva les yeux. Rougit. Détourna la tête.
— Blaylock est un très beau mâle. Il est aussi très aimable.
— C’est aussi un guerrier. Tout comme toi ce soir.
Ruhn sourcilla.
— Essaies-tu d’alléger ma culpabilité à l’égard de mon passé ?
— Oui, je ne peux pas m’en empêcher. Je n’ai guère songé à autre chose
depuis notre séparation. Je déteste que tu t’en veuilles d’avoir subi cette
torture. Tu étais une victime.
Le mâle croisa plus fort les bras, comme pour se contenir.
— Je ne veux plus en parler.
— Nous n’y sommes pas obligés. Mais je trouve… Tu t’es montré honnête
avec moi et je veux l’être avec toi. J’ai eu le cœur douloureusement brisé, et
je n’aurais jamais cru qu’un autre que Blay toucherait cette partie de moi. Je
crois que j’étais convaincu qu’il avait cassé quelque chose de fondamental
dans ma construction mentale. Que j’étais changé à jamais. Puis je t’ai
rencontré.
Ruhn redressa brusquement la tête en écarquillant les yeux.
— Je me souviens de l’instant où je t’ai vu pour la première fois. (Saxton
sourit.) C’était lors de la rencontre entre toi, Rhage et Mary au sujet de
l’adoption de Bitty. Je n’arrivais pas à cesser de te regarder.
— Mais je croyais que c’était parce que tu ne me faisais pas confiance ou
que tu ne m’appréciais pas. J’ai toujours… Chaque fois que tu m’observais,
je me disais que c’était…
— Tu es tout à fait fascinant. Mais je croyais que tu étais hétéro.
— Eh bien, je n’avais encore jamais réfléchi en termes de « gay » ou
d’« hétéro ». J’ai toujours cru que les femelles étaient… tu sais, la seule
option. Jusqu’à ce que je te rencontre.
L’avocat sourit de nouveau.
— Juste pour que tu saches… je crois que je pourrais tomber également
amoureux de toi. Et je n’imaginais pas redire cela à quelqu’un un jour. Mais
en réalité j’ai envie de voir jusqu’où notre lien peut aller. Si cela t’intéresse
bien sûr. Tu as fait preuve de bravoure en disant ce que tu as dit… et je veux
être brave à mon tour.
La rougeur qui se répandit sur le visage de Ruhn était incroyable, et ce
bonheur timide conforta Saxton dans l’idée qu’il avait agi de la bonne façon.
On ne pouvait pas prendre son envol si on refusait de sauter dans le vide.
Personne ne savait ce qui adviendrait de cette histoire. Mais il avait eu
envie de voyager. Il avait voulu quitter Caldwell et échapper à cet état de rut
dans lequel il était tombé.
Il y avait un voyage à faire avec Ruhn.
— Oui, répondit ce dernier. J’aimerais savoir, moi aussi.
— Puis-je t’embrasser à présent ? s’enquit Saxton.

Ruhn traversa la pièce avec la sensation d’être métamorphosé. Même s’il


lui paraissait impossible de franchir une distance émotionnelle si vaste en
quelques pas seulement, lorsqu’il se retrouva devant Saxton, il eut
l’impression de renaître à la vie.
C’était extraordinaire. Le monde lui avait longtemps semblé gris et fermé,
mais à présent il lui découvrait un horizon au somptueux ciel nocturne rempli
d’étoiles. Et tout cet univers était contenu dans le beau visage qui le
contemplait depuis le pied du lit où il dormait.
— Oui, dit-il en effleurant les cheveux blonds de Saxton. Tu peux toujours
m’embrasser.
Mais ce fut lui qui se pencha et ce fut sa bouche qui trouva celle du mâle.
Si douce, si agréable… et il se mit immédiatement à durcir à l’endroit le plus
important.
— On verrouille la porte ? proposa Saxton contre sa bouche.
— Oui.
L’un d’entre eux s’en occupa. Il ne sut pas qui avec certitude. Puis il
s’agenouilla entre les cuisses du mâle. Vu qu’il était grand, il parvint à
maintenir le contact entre leurs bouches tandis que ses mains s’occupaient
d’ôter toutes sortes de choses qui devaient disparaître : la veste, la chemise…
Il s’arrêta au moment d’atteindre la braguette du mâle.
Saxton bandait dur lui aussi, et son sexe en érection formait une épaisse
bosse sous le tissu élégant.
Relevant la tête, Ruhn se délecta de la vision du torse, des épaules et des
clavicules de son amant.
— Je ne sais pas comment faire.
— Oh ! Seigneur… si, tu sais.
— Voudrais-tu que je…
— Je suis sur le point de jouir rien qu’à te voir entre mes jambes. Fais ce
que tu veux de moi.
Ruhn sourit puis déboutonna maladroitement le pantalon. Il ne voulait pas
le déchirer… enfin, si, il aurait préféré l’arracher à son amant, mais il ne
voulait rien endommager. Mais le pantalon était poli. Il s’ouvrit avec fluidité,
dévoilant un boxer noir… et un sexe en érection.
Saxton se leva.
— Permets-moi.
Puis il se retrouva nu.
« Magnifique » fut le seul terme qui vint à l’esprit de Ruhn tandis qu’il
caressait les cuisses glabres, le ventre plat et le bassin gracieux.
Son pénis était encore mieux. Raide, fier, réclamant toute son attention.
Il l’empoigna. Chaud et dur. Et son amant poussa un gémissement, rejetant
la tête en arrière si bien qu’il ne distinguait plus que la pointe de son menton.
Se penchant, Ruhn ouvrit la bouche. Il avait cru que ce serait gênant. Mais,
à la place, ce fut comme leur accouplement dans cette cuisine : cela lui parut
la chose la plus naturelle du monde d’aspirer son sexe et de le caresser en en
taquinant le gland avec sa langue.
Quand Saxton se laissa tomber en arrière sur le lit, il suivit le mouvement.
Et il contempla le vénérable et convenable avocat du roi se cambrer avec
abandon… surtout quand l’orgasme arriva.
Orgasme dont Ruhn fut ravi de s’occuper.
Plus d’une fois.
Puis Saxton lui rendit la faveur. Ruhn roula sur le dos et regarda avec
émerveillement son amant le déshabiller. Enfin, la tête blonde s’abaissa et la
sensation de succion humide lui fit pousser un juron et empoigner la
couverture. Se concentrant sur le baldaquin au-dessus de lui, il se crispa
jusqu’à être couvert de sueur.
Il ne pouvait pas observer. Non parce qu’il avait honte ou parce que c’était
laid.
Les coups d’œil qu’il s’accordait étaient trop brûlants, trop érotiques, le
beau visage et les lèvres étirées de Saxton trop difficiles à supporter.
Il jouit dans la bouche du mâle.
Et cria son prénom jusqu’à en être enroué.
CHAPITRE 31

Le vendredi soir suivant, Novo enfila son pantalon en cuir noir, boutonna
la braguette et se tourna vers le miroir accroché au-dessus du lavabo. Son
débardeur noir était coincé dans sa ceinture et allait y rester. Ses cheveux
étaient tirés en arrière et tressés. Et, d’ici une minute et demie, elle aurait
enfilé ses bottes de combat.
Putain ! c’était tellement bon de se retrouver dans sa propre peau. De
retrouver son énergie. De cesser de se demander, à chaque seconde, si son
cœur allait faire une arythmie fatale.
Dommage que ce ne soit pas à l’occasion de son premier retour sur le
champ de bataille.
Non, non. C’était l’heure de l’enterrement de vie de jeune fille. Youpi !
Non, vraiment. Youpi !
Mais bon, au moins, elle ne sortait pas du bloc opératoire et ne pissait pas
dans un sac. La comparaison était… eh bien, une légère amélioration en
termes de torture.
OK, d’accord, les deux étaient au coude à coude.
Toutefois, dans ce scénario, elle n’avait qu’à tenir le coup une heure ou
deux avant de revenir à la vraie vie. Avec le coup de dague et l’opération, elle
avait dû mourir plusieurs fois et combattre un abîme de souffrance pendant
plusieurs jours et plusieurs nuits.
De retour dans la pièce principale, elle se dirigea vers l’endroit où elle
rangeait ses armes dans un coffre-fort de la taille d’un petit réfrigérateur.
C’était l’objet le plus coûteux qu’elle possédait dans ce trou à rats où elle
vivait mais, dès qu’elle avait eu intégré le programme d’entraînement et reçu
son premier salaire, elle avait investi dans la bête. La dernière chose dont elle
avait besoin, c’était qu’un humain entre par effraction et mette la main sur
des flingues sans numéro de série, des couteaux façonnés par un maître
forgeron vampire, et des explosifs.
Et, soyons francs, ce n’était pas le meilleur des quartiers.
La boîte à chaussures de douze mètres carrés qu’elle louait était située dans
le sous-sol d’un immeuble et n’avait pas de fenêtre, ce qui était sécurisant,
même si cela signifiait aussi que ça sentait un peu le moisi, surtout l’hiver.
Toutefois, le bâtiment appartenait à un vampire, ce qui facilitait les choses et,
le meilleur ? c’était chez elle.
Sa famille n’avait même pas son adresse.
Ôtant la couverture qui cachait le coffre-fort – oui, parce que c’était un
camouflage astucieux –, elle tapa le code, ouvrit la porte, et sortit ses 9 mm et
une dague à lame courte. À la réflexion… non, un seul calibre suffirait.
Davantage de puissance de feu, et elle pourrait bien être tentée de trouer sa
sœur comme du gruyère.
Oh ! attendez, c’était ce qui allait arriver de toute façon.
Elle sangla le couteau et l’arme à feu dans des pochettes à sa ceinture de
telle sorte qu’on aurait dit qu’elle ne portait rien d’autre qu’un portable d’un
côté et un talkie-walkie de l’autre. Elle ramassa son portefeuille et son
téléphone, enfila à la hâte sa veste, puis sortit dans un couloir étroit et froid.
Tout au bout se trouvait une porte et une petite volée de marches en béton
donnant sur la rue.
Dehors, le vent était de la même humeur qu’elle, agressif et mauvais, et,
quand il l’enveloppa, ce fut comme si elle était dans le métro et que des gens
se cognaient à elle pendant qu’elle se cramponnait.
Sa dernière pensée, avant de se dématérialiser en enfer, fut que Peyton ne
l’avait pas recontactée.
C’était l’idée, et ce qu’elle lui avait demandé de faire. Mais cela la
surprenait tout de même. Et c’était embarrassant, vraiment, la fréquence à
laquelle elle consultait son téléphone pour vérifier s’il ne l’avait pas appelée
ou ne lui avait pas envoyé de message. Dieu merci ! elle vivait seule.
Ce qui la foutait vraiment en rogne ? La frustration qu’elle éprouvait
chaque fois que ce n’était pas lui, soit chaque fois qu’elle décrochait, en
l’occurrence. Et elle avait reçu un certain nombre de SMS : Paradis lui
proposant d’assister à sa fête d’anniversaire, Boone pour savoir si elle avait lu
un de ses bouquins, Axe pour voir si elle serait intéressée par une séance de
muscu. Mais aucun de Peyton.
Et sa sœur et sa mère lui étaient tombées dessus en mode « mariage de la
mort », bien entendu.
Oh ! les filles, je me sens tellement mieux. Oui, c’est pas passé loin, cette
quasi-mort. Mais je vais bien et vous m’avez tellement aidée pendant ma
convalescence. Merci ! *Cœur avec les doigts* Bisous !
Bordel ! comparé à ce qui l’attendait ce soir, son agression avait été du
gâteau.
Tournant au coin de l’immeuble, elle trouva une zone d’ombre dense et se
dématérialisa à l’autre bout de la ville vers…
Sainte. Marie. Mère de tous les œstrogènes.
Comme une nageuse dans l’océan entourée d’appâts, elle regarda à gauche
et à droite, non parce qu’elle craignait qu’un grand requin blanc avec une
mâchoire mal entretenue se dirige droit sur ses jambes mouvantes, mais
plutôt parce qu’elle cherchait, priait même, pour voir apparaître un radeau de
sauvetage à l’horizon.
Niet. Personne ne venait la secourir, et d’autres requins approchaient.
La devanture du restaurant était rose et soulignée de néons violets. À
travers la vitrine, elle aperçut des rideaux de dentelle et des affiches
encadrées de Paris. Plein de tables rondes et de chaises dépareillées de
couleurs vives. Des fleurs. Des tasses. Des tours de petits-fours sucrés, bien
qu’il soit 20 heures.
Imaginez un établissement s’inspirant à la fois de Mon petit poney et de
L’Incroyable Famille Kardashian, qui servirait de la nourriture sans gluten.
La seule chose surprenante, c’était la taille impressionnante de l’espace
intérieur. Quand elle pénétra dans les lieux, l’air était saturé par des odeurs de
sucre glace et de beurre fondu, mais il s’avéra que le salon de thé de devant
n’était que le commencement. Derrière se trouvait un vrai restaurant de style
plus ou moins français doté d’un bar très comme il faut, ne servant sans doute
que des Cosmo, et d’une piste de danse qui n’avait certainement pas de fosse.
La lumière se tamisait à mesure qu’on avançait, mais le décor ne perdait
jamais sa palette rose et violette digne d’une gamine de sept ans. Et le
personnel prenait un peu de caractère, même si c’était comme si on avait
ajouté du colorant rouge au glaçage d’un gâteau : dans le salon de thé, on
avait des humaines en robes roses des années 1940 avec des tabliers blancs ;
dans le restaurant, des hommes et des femmes en tenues de serveurs des
années 1950 ; et enfin, autour de la piste, des videurs qui ressemblaient à des
mélangeurs à cocktails de cinquante kilos, vêtus de tee-shirts sur le
changement climatique et arborant la pilosité faciale d’un bûcheron.
Mais bon, ces garçons avaient peu de chances de demander à un client de
partir, encore moins d’en jeter un dehors. La clientèle était tellement du genre
de Sophy, c’est-à-dire à quatre-vingts pour cent féminine, s’exprimant avec le
débit d’une mitraillette et gesticulant tant que même un boxeur professionnel
n’arriverait pas à suivre leur rythme très longtemps.
Novo se sentait comme une mouche tombée dans un bol de vichyssoise, et,
lorsqu’elle arriva dans le restaurant proprement dit, elle attira sans surprise
l’attention. Toutes ces jolies filles avec leurs jolis vêtements l’observèrent,
avec des expressions faciales qui allaient du « Qui a laissé entrer ça ? » à
« Bénie soit-elle ! », selon leur position sur l’échelle des sales pestes.
Elle découvrit sa sœur présidant la cour de ses insupportables semblables
rassemblées autour d’un alignement spécial de tables à côté de la piste de
danse. Elles étaient un certain nombre, bien plus d’une douzaine, et ce n’était
pas surprenant. Une reine avait besoin de dames d’honneur.
À la seconde où Sophy l’aperçut, la femelle consulta son plan de table.
Puis elle jeta un coup d’œil à la fille qui lui servait d’assistante, comme pour
puiser des forces en elle. Lorsque l’autre femelle, qui ressemblait beaucoup à
Lynda Carter à la grande époque, hocha la tête et lui pressa l’épaule pour
l’encourager, sa sœur posa sa serviette et se leva.
Son sourire était aussi étincelant et faux qu’un dentier.
— Novo, je suis si heureuse que tu sois venue.
Ce fut comme se faire embrasser par une houppette à poudre et, quand
Novo recula, le parfum de bouquet printanier s’attarda sur sa veste en cuir
comme si on l’avait frappée avec des lys.
— Je t’ai gardé un siège. Là.
Novo regarda l’autre extrémité de la table. Il restait quelques chaises vides
là-bas, et elle était prête à parier que c’était voulu.
— Merci.
La blague se retourne contre toi, Sophy, se dit-elle en se dirigeant d’un pas
léger vers son siège de bonnet d’âne.
C’était la meilleure chose qui pouvait lui arriver cette nuit. Si on
considérait la mièvrerie comme une maladie infectieuse, aucun vaccin ne
pouvait contrecarrer l’agent pathogène, donc mieux valait être à l’isolement.

— Alors, qu’en penses-tu ?


Quand Saxton posa la question, il regarda de l’autre côté de la table de
restaurant qu’il occupait. Ruhn mâchait lentement d’un air pensif, comme s’il
essayait de comprendre le dialecte d’une langue dont il ne connaissait que le
nom.
— C’est délicieux, annonça-t-il après avoir avalé. Comme ça s’appelle,
déjà ?
— Du poulet tikka masala.
— Et ça ?
— Du naan à l’ail.
Le serveur s’approcha de leur table et dit avec un bel accent fluide :
— Est-ce que tout est à votre convenance ?
— Oh, oui ! répondit le mâle. Pourrais-je en avoir une deuxième assiette ?
Et encore du riz, s’il vous plaît ?
L’humain s’inclina.
— Tout de suite, monsieur.
Saxton sourit intérieurement. Et il souriait toujours quand le deuxième
ravitaillement arriva vingt-cinq minutes plus tard. Ruhn finit même par en
reprendre une troisième fois.
C’était un mangeur consciencieux, qui dégustait soigneusement chaque
bouchée sans se presser, avec des gestes calmes, et s’essuyait constamment la
bouche. Il posait aussi de très bonnes questions.
— Et ensuite, qu’a fait le père ? demanda-t-il.
Il était également très beau à contempler sous la lueur de la petite bougie
posée entre eux, car les ombres mouvantes de la flamme faisaient briller son
regard et soulignaient les harmonieux méplats de son visage. Tout en
contemplant ses lèvres, Saxton se remémora comment ils avaient passé la
journée au sous-sol, chez Miniahna, enlacés sur le vieux lit branlant, leurs
corps tièdes leur fournissant la seule chaleur dont ils avaient besoin, leur
passion enfin apaisée, sans être complètement éteinte.
Ruhn se révélait être le genre d’amant que Saxton avait cherché toute sa
vie. Il était animé par un féroce appétit sexuel et une volonté de domination
brutale, mais la merveilleuse considération et attention qu’il portait à son
partenaire tempérait le tout. C’était le yin et le yang du sexe, les corps à corps
sauvages et les caresses, les morsures et les baisers, la soumission bestiale et
les cajoleries.
— Saxton ?
— Pardon, j’admirais juste la vue… en songeant aux souvenirs de la
journée.
La rougeur qui envahit aussitôt le visage du mâle était charmante et Saxton
fut un instant fort tenté de s’attarder sur le sujet de leurs ébats. Mais il laissa
au moins momentanément cela de côté, et passa à autre chose.
— Bref, le père a cédé. Elle aura le droit de s’unir au mâle de son choix.
Au bout du compte, l’amour l’a emporté.
— J’aime bien cette fin.
— Moi aussi.
Saxton se pencha en avant dans son siège, alors que le mâle semblait se
retirer dans ses pensées.
— À quoi penses-tu ?
— J’aimerais croire que je laisserais Bitty choisir. Enfin, non que je sois
son père ou quoi. Mais j’espère que je ferai cela pour elle tant que le mâle
n’est pas un type mauvais ou dangereux.
— Tu le feras. Tu es un bon père.
— C’est Rhage, son père. (Ruhn hocha la tête.) Et ça me convient. C’est
difficile d’être père ; ce rôle m’intimide. Mon père… représentait tout pour
moi, c’était mon héros. Il était fort et il honorait ma mahmen. Il travaillait dur
et nous faisait vivre convenablement. Tout ce que j’ai toujours voulu faire,
c’était lui ressembler et vivre à la hauteur de ses attentes. Je n’ai jamais eu
l’impression de bien faire.
— Les relations familiales sont souvent compliquées.
Et il avait dû être tellement difficile d’apprendre que le mâle n’était pas
parfait, se dit Saxton. Qu’il avait mis sa famille en danger à force de jouer à
des jeux d’argent. Au point que Ruhn avait dû vivre le pire pour rembourser
les dettes de son héros.
Mais ces mots ne sortirent pas. Il lui semblait cruel de rappeler à son
compagnon ce qu’il avait vécu. Celui-ci connaissait trop bien le prix qu’il lui
avait fallu payer.
— Mon père était le contraire du tien. (Saxton s’adossa dans son siège,
alors qu’on débarrassait leurs assiettes.) Je n’ai jamais voulu lui ressembler.
Je ne le veux toujours pas.
— Il n’a pas pu… t’accepter ?
— Se contenter de ne pas m’accepter aurait été une bénédiction. Il me
déteste pour qui et ce que je suis. Il préférerait me voir mort. Ce n’était pas
ainsi autrefois. Mais après le décès de ma mahmen tout a changé. J’ai
l’impression que son caractère s’est dégradé.
— Je suis navré. Mais… pardonne-moi, je croyais l’aristocratie plus…
J’ignore le terme…
Comme Ruhn n’achevait pas, Saxton opina.
— Oh ! c’est permis tant qu’on reste discret. Quand j’ai refusé de m’unir à
une femelle issue d’une lignée convenable, père m’a expulsé de la famille, de
la maison et de son testament. J’étais censé prendre sa suite, après tout. Être
avocat, m’occuper du domaine et des finances. Procréer pour engendrer la
nouvelle génération de la glymera qui nierait sa véritable identité, car, vois-
tu, mon père est gay, lui aussi. Mais selon son opinion, qui est la seule qui
importe au monde, il a choisi la voie convenable pour corriger la pente, à
savoir, en d’autres termes, tromper ma mahmen pendant toute leur union.
Bien entendu, elle tolérait cet arrangement. Aucune histoire sexuelle sordide
n’a jamais transpiré. À cet égard, ils étaient parfaitement assortis.
— Je suis heureux que tu ne te sois pas uni à une femelle pour laquelle tu
n’aurais pas eu d’affection.
— Moi aussi. Ce que cela m’a coûté en termes de famille a été largement
compensé par la satisfaction d’assumer enfin ma vraie nature et ma
personnalité sans plus avoir à m’excuser.
— Penses-tu vouloir un jour des enfants ?
Saxton prit une gorgée d’eau pour essayer de cacher son émotion.
— C’est possible. Tu sais… c’est possible.
— Je n’y avais jamais songé avant de commencer à passer du temps avec
Bitty. J’aime lui raconter des anecdotes sur sa mahmen et moi, sur nos
traditions familiales et les plats que sa granhmen nous préparait. Les jouets
que son grand-père nous fabriquait. C’est tout ce que je peux lui offrir,
vraiment, mais elle a l’air d’adorer entendre ces histoires. Cela me donne
l’impression que mes parents et sa mahmen sont encore en vie. J’aimais
tellement ma famille. Encore plus à présent que je fais partie de la vie de
Bitty.
— Tu es vraiment quelqu’un de bien, Ruhn. Et j’aurais aimé être élevé de
la même façon que toi. Nous possédions d’innombrables biens matériels,
mais aucune affection n’existait entre nous, sous notre toit hors de prix.
— Quand on est pauvre, tout ce qu’on a, ce sont les gens qui nous
accompagnent dans la vie. Qui ils sont, et ce qu’ils représentent à nos yeux,
voilà la seule richesse qu’on possède dans ce monde. C’est ce que je
transmets à Bitty, et je suis très reconnaissant à ses nouveaux parents de
comprendre cela et de m’accepter dans sa vie.
Quand l’addition arriva, Ruhn s’en empara.
— J’ai de l’argent. Il y a trois nuits, Kolher m’a salarié et j’ai le sentiment
de l’avoir mérité.
— Eh bien, je vais devoir te remercier pour ce repas nocturne tardif.
La rougeur colora de nouveau les joues du mâle. Oh ! oui… cette même
charmante rougeur.
Une fois que Ruhn eut sorti quelques billets et les eut déposés sur le petit
plateau en plastique avec la note, ils se levèrent et traversèrent le labyrinthe
de tables et de clients.
C’était agréable de faire partie de ce monde, de sortir avec un amant pour
lequel il avait beaucoup d’affection, de manger et de boire, de parler et de
marcher, d’aller travailler et d’avoir hâte de rentrer à la maison. Tout semblait
avoir gagné en intensité : les odeurs de nourriture, les bruits des
conversations humaines… la sensation de douceur et de chaleur quand Ruhn
tendit le bras derrière lui et que Saxton lui prit la main.
Dehors, le froid lui fit l’effet d’un aimable et frais baiser sur la joue plutôt
qu’un désagrément à affronter, et le trottoir glissant, partiellement salé, fut un
prétexte amusant pour se cramponner au bras de Ruhn tandis qu’ils tournaient
le coin de la rue pour emprunter la ruelle qui menait à l’arrière du restaurant.
Là, dans l’ombre, ils s’embrassèrent un long moment, pressant leur corps
l’un contre l’autre pour se toucher une dernière fois malgré leurs manteaux
d’hiver, leurs écharpes et leurs gants, et songeant aux heures qui allaient les
séparer comme à une épreuve à surmonter.
— Je vais me rendre chez maîtresse Miniahna pour vérifier que tout va
bien, dit Ruhn lorsqu’ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre.
— Je m’y rendrai dès que Kolher et moi aurons fini.
— Très bien dans ce cas. À tout à l’heure.
— J’ai hâte.
Quand Saxton ferma les yeux pour se dématérialiser, une forte rafale
s’engouffra entre le restaurant et la boutique de cartes de vœux voisine. Mais
ça aurait tout aussi bien pu être une légère brise tropicale.
Oui, la chaleur rajeunissante d’un nouvel amour apportait le printemps
partout, peu importe la saison du calendrier.
CHAPITRE 32

Deux heures passées à manger et à boire plus tard, et Novo était prête à
s’arracher la jambe à coups de dent pour quitter le Café Œstrogène. Non
qu’elle ait mangé. Ou même bu quoi que ce soit.
Non, elle avait seulement eu l’impression de visiter un zoo abritant des
acheteuses de Victoria’s Secret. Depuis sa place réservée aux losers, en bout
de table, elle avait observé les femelles jouer avec leurs cheveux en débattant
s’il fallait choisir le ceviche-machin ou une connerie de roulé au kale bio.
Mais elle devait reconnaître une qualité à sa sœur. Sophy était comme un
poisson dans l’eau : pleine de sollicitude envers ses invitées, n’hésitant pas à
se pencher pour effleurer un avant-bras mince de sa main manucurée et
demander : « Est-ce que le poulet te convient ? Voudrais-tu qu’il soit préparé
différemment ? »
Ou quelque chose du même genre. Et les femelles lui répondaient de façon
tout aussi sirupeuse, à grand renfort de « Oh, non, c’est délicieux.
Vraiment… même si ce n’est pas assez cuit. »
Ce à quoi Sophy se récriait aussitôt : « Je vais appeler le serveur. Je veux
que cette soirée soit parfaite pour toi. »
— Mais c’est toi la fiancée !
— Tu es ma meilleure amie ! Je suis si heureuse que tu sois là…
Bla-bla-bla.
C’était une performance de comédienne à son plus haut niveau, et Novo
connaissait bien ce qui se dissimulait derrière cette parfaite affabilité. Une
fois de retour à la maison, Sophy critiquerait tout chez ses invitées : comment
elles étaient habillées, la quantité de nourriture qu’elles avaient mangée, leur
poids, ou si leur coiffure était au top.
« Au top » ? Qu’est-ce que ça voulait dire, merde !?
Une définition provisoire de l’expression semblait impliquer des
extensions capillaires, quatre nuances de blond « naturel » et assez de laque
pour risquer de se transformer en chandelle romaine. En dehors de ça, elle
était plongée dans l’incompréhension.
Au moins, la fête devrait bientôt prendre fin…
Les quatre vampires mâles qui arrivèrent par-derrière ne l’auraient pas
perturbée en temps normal. Toutefois, l’un d’entre eux avait une odeur dont
elle ne se souvenait que trop bien.
Son premier instinct fut de se retourner pour s’assurer qu’elle avait raison,
mais le regard de Sophy s’éclaira, puis elle se hissa sur ses talons aiguilles et
joignit les mains comme si elle avait gagné la version Sephora du loto.
Bien sûr, Oskar s’était pointé.
Novo aurait dû le prévoir.
Gardant les yeux rivés sur son assiette vide, elle se fia à sa vision
périphérique. Il faisait toujours la même taille, portait toujours le même
parfum, mais ses vêtements étaient différents : il était habillé d’un jean
moulant et d’un manteau trois-quarts de hipster au lieu du pantalon de treillis
et de la veste North Face qu’il affectionnait à l’époque de Novo. Ses cheveux
étaient plus longs et remontés en un chignon masculin.
Il s’était également laissé pousser la barbe.
Et portait désormais des lunettes à épaisse monture noire.
Sans surprise, elle devina qui était à l’origine de ce nouveau « look ».
Les trois autres types qui l’accompagnaient présentaient tous différentes
variantes du mâle évolué, celui tout à gauche allait même jusqu’à porter un
tee-shirt proclamant « NOUS SOMMES TOUS DES FÉMINISTES » par-dessus son col
roulé.
Non qu’être féministe soit une mauvaise idée. Pas du tout. Mais Novo
partait simplement du principe qu’avoir une paire d’ovaires signifiait
probablement qu’on en connaissait un tout petit peu plus sur le sujet. Mais
bref.
À l’arrivée des mâles, la tablée se changea en un festival de cucuteries : un
raz-de-marée de gaieté exagérée s’abattit sur l’assemblée, qui poussa toutes
les femelles à se mettre à glousser sottement et à afficher des sourires béats
sur leurs visages comme autant d’explosions de bombes à paillettes, tandis
que les nouveaux venus allaient saluer leurs copines ou leurs compagnes.
Toujours depuis son poste d’observation en bout de table, Novo décida de
se foutre de la présence d’Oskar et concentra directement son attention sur
son ancien amour. Elle lui trouva une expression tendue sur le visage, mais ce
n’était peut-être qu’une impression. Il paraissait s’ennuyer, même si, encore
une fois, elle projetait peut-être sur lui son propre ressenti…
Oskar recula d’un pas et marqua un temps d’arrêt quand son regard fit le
tour de la table.
Sophy s’en rendit immédiatement compte et dissimula le calcul dans ses
yeux tout aussi vite. Avec son plus beau sourire depuis le début de la soirée,
elle désigna d’un geste gracieux à son compagnon l’extrémité de la table,
pour lui indiquer clairement d’aller saluer sa sœur chérie.
Oskar fourra les mains dans son manteau et obéit la tête basse, tel un chien
qui aurait pris un coup de journal sur les reins pour avoir déchiqueté quelque
chose. Arrivé à hauteur de Novo, il se racla la gorge.
— Salut. (Sa voix était identique. Douce, un peu rauque.) C’est sympa de
te revoir, Novo.
Elle s’était longtemps demandé comment cette rencontre se déroulerait. Ce
que cela lui ferait de le revoir, de le sentir, de l’entendre parler. Elle avait
toujours cru qu’elle serait tétanisée par la douleur et que des larmes, ces
détestables signes extérieurs de faiblesse, lui brouilleraient la vue et lui
couleraient sur les joues. Que son cœur se mettrait à tambouriner, que ses
mains deviendraient moites, que son…
Je suis en face d’un gamin, se dit-elle.
Ce n’était pas un mâle adulte qui se tenait devant elle, et il y avait de fortes
chances que, peu importe son âge, il en soit toujours ainsi. C’était quelqu’un
qui avait besoin d’une Sophy, d’un mentor pour dessiner les contours de sa
vie, lui dire comment s’habiller, exiger de lui qu’il s’engage ou s’extirpe de
telle ou telle autre situation.
Dans sa naïveté, Novo lui avait attribué bien trop de qualités qu’il ne
possédait pas en réalité.
La maturité douloureusement acquise avait effacé cette illusion chez elle.
— C’est sympa, oui, murmura-t-elle.
Il laissa son regard errer sur la foule humaine qui dansait sur la piste.
— J’ai entendu dire que tu avais intégré le programme d’entraînement de
la Confrérie.
— En effet.
— Impressionnant. J’ai été surpris quand Sophy me l’a dit. Comment ça se
passe ?
— C’est beaucoup de travail. Mais c’est bien. Je suis heureuse là-bas.
Elle s’arrêta là pour deux raisons : premièrement, elle estimait que cela ne
le regardait absolument pas, et, deuxièmement, elle ne voulait pas paraître sur
la défensive.
— J’ai toujours su que tu accomplirais un truc remarquable. (Cette fois-ci,
son regard se posa sur elle et y resta.) Je veux dire, dès notre première
rencontre… tu étais différente.
— Sophy a ses propres caractéristiques uniques. (Elle haussa les épaules.)
À chacun sa chacune.
— Oui. À chacun…
Comme il laissait sa phrase en suspens, elle s’attendit à ce qu’il lui dise un
rapide « au revoir » embarrassé et retourne dans les jupes de sa mère, pour
ainsi dire. Mais il ne le fit pas. Il se contenta de la dévisager.
Ce fut Novo qui rompit le contact visuel. Et, oui, devinez qui en avait
marre de cette connerie de réunion ?
Sophy rejoignit son mâle et glissa le bras sous le sien.
— Danse avec moi, Oskar. Viens.
Novo se leva.
— Je vais y aller, Soph.
— Oh, non, certainement pas ! C’est l’heure de danser, reste encore un
peu. (Elle fronça les sourcils.) C’est le moins que tu puisses faire vu que c’est
Sheri qui a tout organisé pour ce soir et le mariage.
Sur ce, la femelle tourna les talons et entraîna son boulet de fiancé avec
elle, après lui avoir fait ôter son manteau pour le laisser sur une des chaises
de la table.
Novo se laissa basculer en arrière dans son siège. De son point de vue, elle
pouvait soit perdre trente minutes supplémentaires ici, soit perdre le double
de ce temps au téléphone plus tard dans la soirée le lendemain. Au moins, en
restant assise à table, elle n’était pas obligée de parler à quelqu’un.
Les cheveux blonds de Sophy brillaient sous les projecteurs fixés au-
dessus de la piste de danse, et la robe flottante qui couvrait son corps mince
donnait l’air plus grand et plus fort à Oskar. Le couple formait un véritable
tableau : celui du jeune amour saisi juste avant le grand saut vers l’abîme du
reste de leurs vies.
À condition de ne pas être trop regardant.
Oskar tenait sa femelle dans ses bras, mais regardait par-dessus sa tête avec
une expression vide. Sophy, quant à elle, lui parlait d’un ton pressant qu’elle
dissimulait derrière son sourire commercial, celui où elle était si heureuse et
centrée dans sa vie. Visiblement, il y avait de l’eau dans le gaz. Mais bon, ce
n’était pas rare de voir des couples se disputer à l’approche de la cérémonie
d’union. Cela occasionnait beaucoup de stress, surtout quand on insistait pour
célébrer plusieurs traditions et être la reine de la soirée…
— Quelle surprise de te voir ici.
Novo sursauta et se retourna.
— Peyton ?
Sans le moindre doute. Le guerrier se tenait juste derrière elle et était
habillé comme s’il était en route pour un de ces clubs : son élégant costume et
sa chemise au col ouvert était le genre de vêtement qu’on ne pouvait porter à
cette époque de l’année à Caldwell que si on avait un chauffeur.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.
Il jeta un coup d’œil autour de lui.
— Je me suis dit que j’allais arrêter de manger de la pseudo-cuisine
française trop chère et mal préparée en compagnie d’humains poseurs et de
vampires lèche-cul, et oh ! ça alors, surprise ! je te trouve ici. Ce n’est pas le
genre de lieu que tu fréquentes habituellement, hein ?
— Et de loin. Tu ne faisais vraiment que passer ?
— Oui. Totalement. Un hasard absolu.
— Et, genre, pas du tout parce que je t’ai mentionné où et quand ce fiasco
devait avoir lieu ?
Peyton esquissa une grimace élaborée, puis imita parfaitement la dame
servant le gâteau du marié dans Potins de femmes :
— Coupable.
Novo tenta de ravaler son rire, vraiment. Mais bon sang ! elle était contente
de le voir même si elle n’aurait pas dû.
Sauf qu’il redevint sérieux.
— En fait, j’avais quelque chose à te demander. C’est le genre de chose…
Bon, je ne voulais pas le faire par téléphone, et en plus je n’étais pas certain
que tu décroches si j’appelais.
Elle ignora cette partie-là… parce qu’elle ne voulait même pas songer à
toutes ces fois où elle avait consulté vainement son portable, et que personne
n’avait besoin de savoir ça.
— Qu’est-ce que tu voulais me demander ?
Son regard magnifique se baissa vers le sol et il se racla la gorge. Au bout
d’un moment, il parut se reprendre et leva de nouveau les yeux vers elle.
— Putain ! c’est quoi un connard fini ?
Novo éclata d’un rire si retentissant que quelques humains assis à l’autre
bout de la salle tournèrent la tête vers elle malgré la musique. Mais aucune
des femelles de sa table ne le fit. Parce qu’elles étaient déjà toutes en train de
l’observer.
Et mince ! elle n’arrivait pas à décider si leur stupéfaction était due au fait
qu’un mâle lui adressait la parole. Ou parce que Peyton avait exactement l’air
de ce qu’il était : un fils privilégié de la glymera.
— Alors ? reprit-il. J’espérais une définition pratique.
— Ce n’est pas un compliment, répondit-elle. Et c’est pire qu’un gros con.
— Le salaire est plus important, hein ? murmura-t-il avec un léger sourire.
— Oui. Plus ou moins.
— Dis, est-ce que la chaise à côté de toi est prise ? J’ai dû marcher
jusqu’ici et je me suis fait une ampoule.
— Vraiment, dit-elle d’une voix traînante. Tu choisis cette option ?
Peyton se pencha.
— Est-ce que ça va marcher ?
Elle se détourna. Puis le regarda. Seigneur ! elle aurait aimé cesser de
sourire.
— Je ne sais pas.
— Je prends ça pour un oui, conclut-il en s’installant à côté d’elle. Et puis-
je juste dire alléluia !

Peyton savait qu’il faisait un pari risqué en s’incrustant à l’enterrement de


jeune fille, ou quel que soit le nom que lui donnaient les humains. Il s’était
sincèrement juré de ne plus embêter Novo, et il avait bien eu l’intention de
s’y tenir… du moins pendant les premières vingt-quatre heures.
Malheureusement, ne plus la voir ni lui parler s’était révélé plus difficile qu’il
ne l’avait prévu, et, au bout du compte, s’était-il dit, quelle importance. Déni
plausible. Il était un électron libre, lâché dans Caldwell et, bon, s’il se pointait
par hasard aux endroits où elle avait peut-être mentionné qu’elle se trouverait
en théorie le vendredi soir ?
Eh bien, ce ne serait que de la chance.
Désolé.
Il n’était pas désolé du tout, en fait.
Et elle était là, plus belle que n’importe quelle autre femme ou femelle ici,
dans son pantalon de cuir noir moulant et son débardeur assorti, qui dénudait
ses épaules et ses bras musclés, offrant à voir un corps enfin revenu à ce qu’il
avait toujours été.
Puissant. Sexy.
Oh, mon Dieu ! il voulait de nouveau être en elle. Il se moquait des
conditions, des raisons ou du lieu. Rien qu’encore une fois.
— Tu veux manger quelque chose ? proposa-t-elle. Ou est-ce que tes potes
t’attendent dans la voiture ?
— La connard-mobile est vide pour l’instant. (Il sourit.) Et je…
— Tu ne vas pas nous présenter ?
Au son de cette voix perçante de femelle, il regarda qui les avait rejoints :
une blonde bonbon avec de grandes dents blanches, une robe en dentelle
imitation Valentino, et des yeux trop rapprochés. Oh ! et, regardez, elle avait
un accessoire. Le mâle dans son sillage aurait tout aussi bien pu se trouver au
bout d’une laisse : son air de chien battu et sa dégaine cultivée de hipster
vous poussaient à vous demander s’il avait des couilles ou pas.
Sans doute que oui, décida Peyton. Mais elles se trouvaient dans le sac à
main de la femelle.
— Novo ? encouragea cette dernière. Ne soyons pas impolis avec ton
invité.
OK, ce sourire était l’équivalent d’une assiette Ikea comparée à celle d’un
service en porcelaine.
— Voici Peyton, fils de Peythone, marmonna la guerrière. Il est dans le
programme d’entraînement avec moi.
Il y eut un silence. Puis la femelle décocha un regard à Novo et tendit la
main à Peyton.
— Eh bien, comme c’est charmant. Et permettez-moi de me présenter vu
que ma sœur, Novalina, n’y semble pas encline. Je m’appelle Sophya.
Elle le détailla des chaussures à la chemise en passant par les boutons de
manchette, et il aurait juré entendre le murmure d’une calculatrice tandis
qu’elle assignait une valeur monétaire à chaque accessoire.
Tu parles d’un dégoût immédiat. Il n’était vraiment pas impressionné.
Donc, oui, il resta délibérément assis et croisa les bras sur sa poitrine.
— Salut.
— Est-ce que… euh… est-ce que vous allez vous joindre à nous pour
danser ? (Elle esquissa un sourire tendu et baissa la main.) Parce que tout le
monde doit danser avec la future mariée, vous savez.
Il ignora sa remarque et se concentra sur le mâle derrière elle. C’était
étrange mais, pour quelqu’un qui allait apparemment s’unir dans très peu de
temps, il ne semblait pas particulièrement intéressé par la femelle avec
laquelle il accomplirait la cérémonie.
Non. Il observait Novo.
D’un côté, Peyton pouvait le comprendre. Novo était hypersexy, telle une
Bugatti au milieu d’un parking rempli de monospaces. D’un autre côté… il
avait vraiment envie de castrer cet enfoiré et de lui faire bouffer sa queue.
Puis de sonner la curée au milieu de la piste de danse.
Et enfin, peut-être, de le couper en tronçons avec une scie pendant que les
humains se rueraient en hurlant vers la sortie.
Avant de foutre le feu à son cadavre.
Oui, parce qu’il faudrait bien nettoyer derrière lui.
— … bien entendu, j’ai toujours eu du nez pour le style.
La sœur de Novo s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Je veux dire, le mariage devra être exactement comme…
— C’est votre futur hellren, dit-il en lui coupant la parole.
— Oh oui ! Oui, je suis désolée.
Elle s’écarta et déclara, telle une présentatrice télé :
— Peyton, voici Oskar.
Oskar.
Le nom que Novo avait prononcé dans son sommeil.
Alors qu’un seau d’eau glacée lui dégringolait sur la tête, Peyton se leva.
— Nommé ainsi en hommage à un hot-dog. (Il tendit la main.) C’est un
vrai honneur, mon pote. À moins que tu préfères les saucisses de Strasbourg ?
Tout le monde se figea.
Puis Novo se mit à rire si fort qu’elle faillit tomber de sa chaise.
CHAPITRE 33

C’était impoli de rire ainsi. Novo le savait. Honnêtement. Mais cette


soirée, qui avait mal commencé et fini par sombrer dans les grandes
profondeurs, venait de subir un revirement inattendu, qui lui donnait soudain
davantage l’air d’une plaisante aventure que d’une épreuve d’endurance.
— Désolé, mon pote. (Peyton flanqua une tape amicale sur l’épaule
d’Oskar.) Je rigole.
Sophy se reprit tout de suite et se glissa entre les deux mâles.
— Oui. Tout à fait. Eh bien… euh… Peyton… il faut me parler de vous.
Venez, asseyons-nous ensemble. Serveur ! s’écria-t-elle. Serveur, un menu
pour mon invité ! (Elle claqua des doigts, puis tira une chaise pour elle et une
autre pour Peyton.) Je veux tout savoir de la Confrérie. Vous devez connaître
des histoires incroyables.
Et voilà. Le charme. Les yeux de biche. Le léger frôlement sur l’avant-bras
du mâle.
En réaction, Peyton se contenta de regarder alternativement Sophy et
Oskar, sans que Novo parvienne à déterminer s’il était ou non subjugué par
sa sœur. Et bon sang ! ce serait… vraiment chiant si c’était le cas. Même si
elle n’avait aucun droit sur lui.
Une boule se forma dans son ventre, mais, presque immédiatement, elle se
dit : Non, impossible. Si sa sœur voulait lui refaire le coup d’Oskar, la
plaisanterie se retournerait contre elle cette fois. Il était absolument
inenvisageable que Peyton s’unisse à une roturière. Même si Sophy était belle
et disposait sans le moindre doute de l’agressivité nécessaire pour tenter de se
hisser plus haut sur l’échelle sociale, elle n’atteindrait jamais cet échelon-là.
Paradis était bien plus le style du mâle, vu qu’elle était la fille du Premier
conseiller du roi.
— Peyton ? l’encouragea Sophy. Alors ? Allez-vous vous asseoir avec
moi ?
Bon, hormis les références aux saucisses, la nuit se faisait de nouveau
torpiller, et Novo jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers la sortie. Il
était temps pour elle d’y aller. Hé ! si Peyton voulait apprendre à mieux
connaître sa sœur… Merde ! s’il voulait la baiser uniquement parce qu’il en
avait l’occasion… Bonne chance à lui…
— Non, nous ne restons pas.
Haussant les sourcils, elle tourna la tête… pour voir Peyton lui prendre sa
veste en cuir sur le dossier de sa chaise.
— Viens, Novo, dit-il. Je t’emmène en ville.
— Vous ne pouvez pas partir, protesta Sophy. Attendez, vous ne pouvez
pas.
Peyton se pencha vers la femelle et la regarda droit dans les yeux.
— Je peux faire tout ce dont j’ai envie, chérie. Et ce que je ne vais pas faire
c’est jouer les automates pour toi pendant que tu ignores le pauvre enfoiré
auquel tu vas t’unir et que tu manques de respect envers ta sœur. Je dirais
bien que c’était un plaisir de te rencontrer, mais j’ai arrêté de mentir il y a
quelques nuits, alors non. Et je te souhaiterais bien une vie heureuse, mais ce
n’est pas ce qui t’attend. (Il décocha un regard dur à Oskar.) Ni toi, mon ami.
S’il te reste un peu de cervelle, soit tu la quittes, soit tu te les exploses. Bonne
chance.
Novo était tellement abasourdie qu’elle se laissa escorter dehors sans
réagir. Mais allons.
Allons.
Ils traversèrent la salle où les humains dînaient, puis la partie salon de thé.
Et ils se retrouvèrent dehors dans le froid.
Elle se mit à glousser bêtement dès qu’elle sentit l’air nocturne.
Pressant le poing contre sa bouche, elle balbutia :
— C’était génial. Putain ! c’était génial.
Peyton lui indiqua le chemin.
— Ma voiture est par là.
Lui prenant le coude, il la guida vers une – oh ! waouh ! joli – Range
Rover aux vitres teintées et lui ouvrit la portière pour qu’elle se glisse à
l’arrière.
— Oh, mon Dieu ! tu l’as fait. (Elle riait encore et lui parlait pendant qu’il
claquait la portière et faisait le tour de la voiture.) Tu l’as fait, putain !
Un jeune doggen se trouvait au volant, et il se retourna sur son siège.
— Je vous demande pardon, madame ? Qu’ai-je fait ?
Elle agita négligemment la main dans l’air tiède qui sentait l’équipement
neuf.
— Rien. J’étais juste… en train de lui parler.
Peyton monta à son tour et ordonna :
— En route.
— Où dois-je vous emmener, messire ?
— N’importe où, je m’en moque.
Comme ils s’éloignaient du trottoir, il devint évident que Peyton ne riait
pas.
— Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle.
— Qui est Oskar pour toi ?
Eh bien, voilà qui doucha sa crise d’hilarité. Et, tout comme lui, elle devint
soudain diablement sérieuse.
Quand elle coula un regard au chauffeur, Peyton reprit :
— Il est discret.
— Le simple fait que ton serviteur ne parlera à personne ne signifie pas
que je vais déballer mes affaires devant lui… ou même à toi.
— Dont tu reconnais qu’Oskar et toi avez été ensemble.
— Jaloux ?
— Oui. Surtout parce qu’il ne t’a pas lâchée des yeux. Il va s’unir à cette
femelle cauchemardesque dans combien de nuits ? et il n’a d’yeux que pour
toi. Qu’est-ce que tu as fait, tu l’as jeté quand tu en as eu marre et il est sorti
avec elle parce que c’était ce qui se rapprochait le plus de toi ?
— Essaie dans l’autre sens, répliqua-t-elle à voix basse.
— Quoi ?
Elle se tourna vers la vitre et regarda dehors. Ils passaient devant d’autres
restaurants indépendants ; dans ce quartier, on ne trouvait aucune des
succursales de ces chaînes commerciales qui étaient implantées plus près des
sorties de l’autoroute ou des gratte-ciel du centre-ville. À travers les
devantures embuées de ces cafés-restaurants, elle apercevait des humains en
rendez-vous amoureux, des réunions de famille, des serveurs et des serveuses
apportant à manger et à boire sur des plateaux.
— Il m’a quittée pour elle, s’entendit-elle expliquer.
OK, il fallait qu’elle cesse…
— Mais à quoi pensait-il, bordel !?
Novo s’intima de ne pas se sentir flattée. Mince ! Peyton devait dire ça
uniquement parce qu’il espérait coucher avec elle plus tard dans la soirée.
— Enfin, ta sœur est en toc, poursuivit-il. Je suis désolé, je sais qu’elle est
de ton sang, mais c’est une des femelles les plus transparentes que j’aie
jamais croisées de ma vie… et j’appartiens à la glymera, nom de nom ! C’est
nous les inventeurs de ce genre d’horreurs.
Novo se tourna vers lui. Elle ne put s’en empêcher.
Peyton s’était renfoncé dans son siège mais il ne la regardait pas. Il avait
les yeux dans le vague, comme s’il revivait toute la scène.
— Elle n’a eu aucun égard pour lui ne serait-ce qu’une seule seconde,
reprit-il. C’est son futur hellren. Elle devrait se soucier de lui plus que de
quiconque, surtout plus que d’un enfoiré comme moi qu’elle ne connaît pas.
Mais elle a évalué mes fringues et a décidé… enfin, bref. Et Oskar mérite son
sort s’il a choisi un truc pareil plutôt qu’une femelle comme toi. Je veux
dire… tu es si forte, belle et intelligente. Tu es une vraie personne.
Novo cligna des yeux. Plusieurs fois.
Et décida qu’elle avait vraiment envie de baiser Peyton. Genre, tout de
suite.
Elle se pencha vers le chauffeur.
— Emmenez-nous aux Clés. Est-ce que vous savez où c’est ?
Le doggen secoua la tête.
— Non, madame, je regrette.
— Prenez à gauche ici. Je vous dirai où aller.

Le sang de Peyton s’épaissit et il se mit à bander à la seconde où Novo


prononça le mot « Clés », et il crut presque avoir mal entendu. Mais ensuite
ses indications précises les emmenèrent jusqu’à l’entrée sans prétention du
club échangiste le plus célèbre de Caldwell.
Mince ! à sa connaissance, la renommée de l’établissement s’étendait
jusqu’au cœur de New York.
— Suis-je habillé convenablement ? l’interrogea-t-il alors que la Range
Rover s’immobilisait.
— Nous demanderons des masques à Staff.
Novo sortit, et il fit de même de son côté. Se penchant à l’intérieur, il
demanda à son chauffeur de se garer et d’attendre.
Il ignorait combien de temps ils allaient passer là-dedans. Ou ce qui allait
arriver ensuite.
Avant de se redresser, il coinça son sexe en érection contre son bas-ventre
et ferma sa veste de costume. Pendant ce temps, Novo laissa sa veste dans la
voiture pour ne garder que son débardeur et son pantalon en cuir, qui… Oh,
merde ! il la désirait tellement.
Surtout quand elle prit la tête des opérations, pour se diriger rapidement
vers le début d’une file d’attente longue d’au moins une cinquantaine de
personnes.
Deux types se tenaient devant une porte anonyme, et, lorsqu’elle leur
exhiba une clé, ils la laissèrent entrer immédiatement, et on fit signe à Peyton
de la suivre, clairement parce qu’il l’accompagnait. À l’intérieur, une
puissante odeur de sexe et une musique forte lui sautèrent immédiatement au
nez et aux oreilles, mais il ne distingua d’abord rien derrière les lourds
rideaux qui marquaient les limites d’une espèce d’antichambre.
Salut, dame nue.
Une femme aux seins peints en rouge et ne portant rien sous la ceinture
émergea de l’ombre pour leur tendre des masques noirs qui lui rappelèrent Le
Fantôme de l’Opéra. Une fois ceux-ci enfilés, Novo écarta le rideau et
avança.
Et une fois encore Peyton suivit… pour s’arrêter juste après la barrière.
Jérôme Bosch, songea-t-il en se remettant en route dans le vaste espace
plongé dans la pénombre. Ce fut la seule chose qui lui vint à l’esprit pour
décrire le spectacle qui s’offrait à sa vue.
Tandis que la musique pulsait au rythme de haut-parleurs invisibles, sa
vision se trouva aussitôt saturée par une profusion d’images de corps nus et
contorsionnés. Certains affalés sur des bancs et des canapés. D’autres
enfermés dans des boîtes en Plexiglas. Il y avait des fosses remplies de
silhouettes ondulantes qui se tordaient tant qu’elles finissaient par ressembler
à des poings, et une ligne d’hommes et de femmes, debout ou couchés sur des
tables, qui s’accouplaient avec toutes sortes de gens.
Cela aurait formé un tableau sacrément excitant pour lui encore quelques
années auparavant.
Mince ! non, il vivait la même chose à moindre échelle à peine une ou
deux semaines plus tôt.
Non que toute cette débauche ne l’intéresse pas. Il était curieux de savoir
comment le club fonctionnait, même si c’était plus la surprise qui le guidait
qu’un véritable élan érotique.
Il n’y avait qu’une personne qu’il désirait baiser, et elle l’entraînait de plus
en plus profondément dans le club.
— Est-ce que ça t’excite ? demanda Novo en lui jetant un regard en arrière.
Suffisamment, se dit-il.
Lui saisissant le bras, il la força à se retourner et la plaqua contre lui.
— C’est toi qui m’excites, gronda-t-il.
Ondulant des hanches, il se frotta contre elle et remarqua soudain que les
prunelles de la femelle s’enflammaient de désir derrière son masque.
Incapable de ne pas répondre à ce signal, il lui empoigna violemment les
fesses et la poussa contre un mur. Refermant une main autour de sa gorge, il
serra juste assez pour qu’elle doive faire un effort pour respirer.
— Est-ce vraiment ce que tu veux ? demanda-t-il d’une voix dure. Tu veux
qu’on fasse ça brutalement, là où tout le monde peut nous voir ?
— Va te faire foutre. (Elle montra les crocs et lui feula au visage.) Et, oui,
c’est ce que je veux.
Elle plongea brutalement la main entre eux et trouva son sexe, puis
entreprit non pas tant de le caresser que de le malmener… et il adora ça.
Glissant une paume sur le devant de son débardeur, il le retroussa de façon
à lui bloquer les bras. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Putain ! oui… pas
de soutif. Tout en la maintenant toujours par le cou, il s’attaqua à l’un de ses
tétons, qu’il perça d’un coup de croc afin de pouvoir boire son sang tout en la
suçant. En réaction, elle lui agrippa les cheveux et leva une jambe pour lui
entourer la taille.
Pourquoi ne portait-elle pas de jupe, bordel !?
Au diable les préliminaires, ils étaient tous les deux pantelants. Il la
retourna contre le mur, lui écarta brutalement les jambes et sortit le cran
d’arrêt qu’il portait toujours dans sa poche de poitrine.
— Ne bouge pas.
Quand elle tordit le cou pour lui jeter un coup d’œil, il sortit la lame et
attendit qu’elle hoche la tête. Puis il fit courir sa main libre le long de la raie
de ses fesses, frottant le cuir, caressant son sexe à travers le pantalon. Ça ne
dura pas longtemps. Approchant la lame acérée, il découpa la couture qui
passait au centre pile de son entrejambe, rangea le couteau, et glissa quatre
doigts, deux de chaque côté, dans le trou qu’il avait fait.
Il déchira le cuir d’un coup sec.
Et, dessous, il découvrit son sexe glabre ouvert, prêt et humide pour lui.
Il sortit son pénis si vite qu’il arracha les boutons de sa braguette. Puis il la
pénétra d’une seule poussée puissante qui colla le visage de la femelle contre
le mur. Elle cria quelque chose, peut-être son nom – par-dessus le vacarme de
la musique, il n’en avait pas la moindre idée – et se pencha en avant en
prenant appui sur ses bras tout en écartant davantage les jambes.
Peyton la chevaucha comme un animal.
Au diable ses jolies fringues. Et au diable les gens qui les mataient. Il se
fichait de tout hormis de jouir en elle. La remplir. Recommencer encore et
encore jusqu’à ce qu’il s’écoule d’elle en ruisseaux de sperme.
En cours de route, il se rendit compte qu’il la marquait.
Quelque part, à un moment donné, il s’était lié à elle.
CHAPITRE 34

Saxton était impatient de quitter la maison d’audience. Son sens des


responsabilités et du devoir envers Kolher garantissait toujours le bon et
complet accomplissement de son travail là-bas mais, à la seconde où il le put,
il sortit par la porte de derrière et se dématérialisa jusque chez Minnie.
Il entra en passant à travers la fente du joint de fenêtre de la cuisine mais,
ce faisant, dut lutter contre une importante résistance. Et, dès qu’il eut repris
forme, il comprit pourquoi.
L’explication était allongée par terre, la tête sous l’évier, ses longues
jambes étendues, ses bras repliés, occupée à réparer quelque chose.
— Bien, voici l’un de mes fantasmes préférés, dit-il d’une voix sensuelle.
Comment savais-tu que je voulais te voir déguiser en plombier ?
Il y eut un cliquetis métallique, suivi d’un juron. Puis son spécialiste des
tuyaux sexy se redressa et s’épongea le front de l’avant-bras. Waouh ! Un
tee-shirt Hanes et un jean. Des muscles dessous. Mâle tout entier, partout.
Calme-toi, mon cœur, songea Saxton.
— Tu es de retour, dit Ruhn avec un sourire.
L’avocat déposa sa mallette sur le plan de travail et ôta son manteau en
cachemire.
— En effet. Et tu es en sueur et sale.
— Je vais prendre une douche…
— Certainement pas.
Saxton s’avança et s’agenouilla entre les jambes de son amant. Passant les
mains sur ses cuisses noueuses, il déboutonna vivement sa braguette… avant
de poser la bouche sur ce à quoi il avait songé toute la nuit.
Le souffle brusque de Ruhn fut suivi d’une retentissante série de « bang ».
Puis le mâle laissa tomber sa clé à molette.
Quel dommage.
— Saxton… (Il émit un autre hoquet.) Oh, mon Dieu ! oui…
Saxton leva les yeux. Ruhn se frottait la tête comme s’il s’était cogné
contre le rebord du plan de travail, mais ne semblait pas du tout inquiet de la
bosse à sa tempe. Non, ses yeux brillaient de passion et d’émerveillement.
Oui, il y avait toujours un certain degré de stupéfaction derrière la passion
érotique de Ruhn, comme s’il ne croyait pas son corps capable d’éprouver de
si incroyables sensations. Et Saxton adorait cela chez lui. La surprise et la
joie, l’instinct puissant et la fougue… le tout ancré par l’impression que
c’était la première fois, chaque fois.
Il se remit à l’œuvre, suçant et léchant et, à la façon dont les hanches de
son amant se mirent à onduler, il sut qu’il approchait de…
— Bonjour ! s’écria une voix joyeuse.
Redressant la tête, Saxton regarda, paniqué, vers le devant de la maison.
Puis il s’arracha au sol, tandis que son compagnon luttait pour reboutonner sa
braguette.
D’un geste rapide, l’avocat se pencha au-dessus de Ruhn et pressa une
giclée du savon liquide sur l’évier, espérant que la fragrance florale couvre
l’odeur d’excitation mâle. Ouvrant le robinet, il commença à se laver les…
— Pas l’eau !
Un déluge jaillit sous l’évier, trempant le dos du mâle et le sol, juste au
moment où Minnie pénétrait dans la cuisine. La femelle s’arrêta net.
— Bonsoir ! s’écria Saxton en coupant le robinet avec son coude.
Comment allez-vous ?
Puis il demeura planté là, avec ses mains savonneuses dont la mousse
dégoulinait dans l’évier, pendant que Ruhn regardait autour de lui d’un air
ahuri, trempé de la tête aux épaules.
Minnie se mit à rire.
— Vous me rappelez mon Rhysland et moi. Je ne peux pas vous dire
combien de fois il s’est allongé sous cet évier pour essayer de réparer le
tuyau. Et il me demandait toujours de faire couler l’eau.
Ruhn se releva avec les joues si rouges qu’on aurait dit qu’il portait du
fard. Prenant le rouleau de Sopalin, il en passa une feuille à Saxton et en
utilisa plusieurs pour s’éponger les mains et la nuque.
— Il y a déjà eu des fuites ?
— Oh, oui ! (La vieille femelle s’avança avec un sac en toile.) Je vous ai
fait du pain Et il y a des confitures ici. À la fraise. J’ai dû les acheter. Même
au magasin bio, les fraises étaient trop fermes à mon goût… Oh, les
ampoules ! Vous avez remplacé les ampoules qui avaient grillé au plafond !
— Oui, madame. (Ruhn s’inclina.) Même celle qui était coincée dans la
douille.
— Celle-là, là-bas ?
Quand elle désigna un point à l’autre bout de la cuisine et qu’il hocha la
tête, elle sourit encore.
— Ça arrive tout le temps. Vous avez utilisé une pomme de terre pour la
sortir ?
Ce fut au tour du mâle de sourire.
— Oui, en effet. Mon père m’avait appris ce truc. Tout comme il m’avait
montré comment démonter les tuyaux. Au fait, étiez-vous au courant de la
fuite dans les toilettes du haut ?
— Non, je ne m’en étais pas aperçue.
— Il faut que j’aille au magasin de bricolage pour racheter une nouvelle
chasse d’eau. Mais je peux m’y mettre dès le début de la soirée de demain.
— Je vais vous donner de l’argent…
— Non, l’interrompit Saxton. Certainement pas.
Comme elle les dévisageait tour à tour, sa bonne humeur se mua en une
mélancolie diffuse, qui visiblement lui poignait le cœur. Et tandis que les
larmes lui montaient aux yeux, elle fouilla maladroitement dans son manteau
à la recherche d’un mouchoir pour s’essuyer.
— Cette maison est si grande, dit-elle. Et nécessite tellement… d’attention.
J’essaie de suivre le rythme, vraiment. Mais je suis toute seule désormais et
plus aussi forte qu’avant.
Ruhn esquissa un geste, comme s’il voulait étreindre la femelle. Mais il
n’alla pas au bout, apparemment figé par sa timidité.
— Nous nous occuperons de tout réparer pour vous. Et à votre retour, dès
que quelque chose clochera et que vous aurez besoin d’un bricoleur, vous
pourrez m’appeler. Je viendrai réparer.
Avec un reniflement décidé, Minnie traversa la cuisine jusqu’au mâle et le
serra dans ses bras. L’espace d’un instant, celui-ci resta immobile, une
expression paniquée sur le visage. Mais ensuite il referma ses bras énormes
autour de la frêle propriétaire et lui offrit la plus douce des étreintes. Puis
Minnie s’approcha de Saxton.
Celui-ci l’étreignit à son tour chaleureusement et, quand ils s’écartèrent,
tira son mouchoir de sa poche de pantalon.
— Tenez, madame.
Minnie renifla et se tamponna de nouveau le visage.
— Je n’avais pas conscience d’à quel point la vétusté de cette maison me
tracassait jusqu’à votre arrivée ici. J’ignorais… quel fardeau je portais.
J’avais l’impression… j’avais l’impression d’abandonner Rhysland.
— Eh bien, nous avons une solution, proposa Saxton en jetant un coup
d’œil à son amant. Et nous allons nous assurer que vous n’aurez plus jamais à
vous inquiéter de l’état de votre maison, d’accord ?
Tandis que Ruhn lui rendait son regard et opinait, l’avocat sentit une
chaleur lumineuse irradier au centre de sa poitrine.
— Vous êtes amoureux tous les deux, n’est-ce pas ? dit soudain Minnie.
Saxton s’éclaircit la voix, ne sachant pas trop si cela allait ou non poser un
problème.
— Madame, nous sommes…
Seulement des amis ? C’était un mensonge qu’il ne prononcerait pas. Mais
Ruhn avait croisé les bras sur sa poitrine et semblait vouloir que le sol
s’ouvre et l’engloutisse tout entier.
— Amoureux, répéta-t-elle en leur prenant la main à chacun. Vous savez,
l’amour est le plus grand don que la Vierge scribe a accordé à son espèce. Je
suis heureuse de le revoir dans cette maison. Rhysland et moi l’avons
éprouvé si longtemps ici.
Le soupir de soulagement de Ruhn fut accompagné par l’abaissement de
ses bras. Puis il se mit à sourire.
Je m’en souviendrai toute ma vie, se dit Saxton. Cette cuisine, avec le
placard sous l’évier grand ouvert, ses cheveux et son tee-shirt trempés,
Minnie radieuse comme si c’était une nuit de fête.
Ce fut à cet instant qu’il se laissa véritablement aller.

Le petit gamin riche se révéla un exhibitionniste intrépide et chaud comme


la braise.
Pendant que Novo dansait contre une grande femelle vêtue de latex, elle
n’avait d’yeux que pour Peyton. Il se tenait à l’écart, observant les mains de
sa compagne qui caressait le corps féminin, les ondulations de ses hanches, et
la courbe de ses fesses quand elle lui tournait le dos.
Il était affamé d’elle. Même après leurs fougueux ébats de tout à l’heure, il
était prêt à recommencer… mais seulement avec elle.
D’autres femmes – ainsi que des hommes – lui avaient fait des avances,
s’étaient exhibées devant lui, lui avaient proposé toutes sortes de choses, mais
il les avait repoussées avec impatience. Et certaines étaient pourtant d’une
beauté stupéfiante.
Peyton n’en avait strictement rien à foutre. Il semblait ne voir que Novo.
Pour une femelle abandonnée pour une autre, c’était une révélation. En
fait, elle n’avait pas eu conscience jusqu’alors qu’elle avait autant besoin de
se sentir désirée, même si elle savait bien que c’était une pente savonneuse.
Elle refusait toujours l’idée de se concentrer sur un individu en particulier,
parce que, quand cet individu partirait, ce qui se produirait inévitablement un
jour, il emporterait cette partie d’elle qu’il avait emplie de lui-même, et elle
se retrouverait vide, encore une fois.
Mais ce soir ? Pour cette nuit ?
Elle se sentait complète, d’une façon qu’elle avait cru ne plus jamais
connaître.
Et à l’évidence Peyton en avait marre de la voir dans les bras de quelqu’un
d’autre. Il s’approcha à grandes enjambées et écarta carrément sa cavalière
d’une bourrade. Puis il embrassa Novo, d’une bouche exigeante, le corps de
nouveau tendu, tandis que ses mains la caressaient avec avidité et fébrilité.
Tout à coup, sans qu’elle comprenne comment, elle se retrouva le buste
plaqué sur quelque chose – elle ne savait pas quoi et s’en moquait. Et il fut de
nouveau en elle, allant et venant, tirant sur sa tresse comme sur des rênes, lui
cambrant le dos sous la pression. L’orgasme de la femelle fut si intense
qu’elle serra les molaires au point de ressentir la tension jusqu’au sommet de
son crâne.
Fermant les yeux, elle s’abandonna à toutes les sensations qui déferlaient
en elle : la faiblesse des muscles de ses cuisses, le matériau rugueux sous sa
joue, ses seins comprimés, et les coups de boutoir que recevait son sexe.
Sous son masque, des larmes lui montèrent aux yeux.
Avec désespoir, elle tenta de rattraper la queue de cette émotion pour la
remettre en cage, mais elle en fut incapable.
C’était comme si la jouissance avait ouvert le cercueil de toutes les
souffrances qu’elle avait retenues jusque-là en elle. La vieille douleur en
émergeait tel un cadavre, dans un état de décomposition et de puanteur si
atroce et accablant qu’elle ne pouvait plus faire semblant de l’ignorer.
Elle sanglota dans le noir, sous son masque, au milieu des ébats sexuels
d’étrangers et de la musique forte.
Ouvrant la bouche, elle cracha sa douleur dans un hurlement, balança son
passé dans l’anonymat insouciant du club, et se servit des va-et-vient de
Peyton comme d’une porte de sortie.
Et personne ne le sut.
Ce fut complètement intime.
Finalement, Peyton s’affala sur son dos et son poids la ramena et l’ancra de
façon merveilleuse à la terre. Ses halètements sonores contre son oreille lui
confirmèrent qu’il avait été là tout le temps qu’elle avait traversé ce territoire
fantôme, qu’elle n’avait pas été seule, même s’il ignorait totalement qu’il
l’avait aidée.
Passant le bras dans son dos, elle chercha sa main. Quand elle l’eut
trouvée, elle l’attira à elle… et embrassa sa ligne de vie.
C’était ce qui se rapprochait le plus d’un remerciement pour le don qu’il ne
saurait jamais lui avoir fait.
Sa guérison avait enfin commencé.
CHAPITRE 35

— Viens chez moi.


Tandis qu’il ouvrait la porte à Novo pour sortir du club, Peyton pria pour
qu’elle accepte son invitation. Il n’avait pas envie que cette nuit s’achève. Il
n’avait pas envie de passer la journée ailleurs qu’à son côté. Il n’avait pas
envie de se réveiller seul, sans elle.
— Qu’est-ce que ton chauffeur va penser de nous ? demanda-t-elle.
— Je l’ai renvoyé il y a deux heures. Rentre avec moi.
Lorsqu’elle s’arrêta et regarda le ciel, il l’imita. Une épaisse couverture
nuageuse s’était déployée pendant qu’ils étaient à l’intérieur et on sentait une
humidité hivernale dans l’air. Encore de la neige en perspective.
Qui s’intéressait à la météo ?
— Mon père est en voyage d’affaires, dit-il. Nous aurons la maison pour
nous seuls. Il a emmené son majordome avec lui, et les autres serviteurs sont
ravis d’avoir une nuit de repos. Et bon, d’accord, j’ai demandé au chauffeur
de vider les lieux, sans quoi il serait viré.
Novo se retourna.
— Où habites-tu ?
— C’est un oui ?
— Non, c’est une question sur l’endroit où tu habites.
Il sourit.
— Tu ne cèdes jamais un pouce de terrain, hein ? Et mon sang est en toi.
Suis le signal. Une fois qu’on aura baisé dans la baignoire, je te préparerai le
Dernier Repas dans la cuisine.
Il y eut un long silence. Au loin, une sirène retentit. Un coup de Klaxon.
Trois personnes sortirent du club, une grappe d’humains, bras dessus bras
dessous, qui riaient.
— D’accord, dit-elle.
Peyton lui prit la main et la serra.
— Merci.
Il la lâcha quand elle s’écarta. Puis il ferma les yeux et se dématérialisa. Au
moment où il reprit forme sur la pelouse devant la demeure paternelle, il
ignorait si elle se pointerait ou pas. Elle était comme ça. Soufflant le chaud et
le froid.
Les lumières étaient allumées à l’intérieur et, pendant un moment, il
considéra la maison du point de vue de la femelle. Apprécierait-elle le vieux
bâtiment ?
Sans qu’il sache pourquoi, cela n’avait pas d’importance, et pas parce qu’il
se fichait de son opinion. Simplement, pour la première fois de sa vie, il était
frappé par le fait que rien de tout ceci ne lui appartenait vraiment. La vie de
son père, les attentes de sa famille, les exigences de son milieu social… il
n’était pas forcé d’adhérer à tout ça, et ses addictions avaient peut-être
incarné ses difficultés pour enfin parvenir à cette prise de conscience.
À cet instant précis, Novo apparut à son côté.
— Bienvenue dans mon humble demeure, murmura-t-il en désignant la
vaste maison d’un ample geste.
— Tu sais, je pensais que ce serait plus grand. (Quand il tressaillit, elle lui
donna un coup bien senti dans le bras.) Je t’ai eu. Cet endroit ressemble à un
château, tu te fous de ma gueule.
L’attirant contre lui, il l’embrassa sur le dessus du crâne, et s’étonna
qu’elle le laisse faire. Puis il l’entraîna vers la porte d’entrée. En ouvrant le
lourd battant d’un coup de hanche, il fut surpris de se sentir aussi tendu.
Malgré son pantalon en cuir fendu, elle entra hardiment, mouvant son
corps athlétique avec puissance, et leva la tête pour observer son
environnement.
Ses yeux semblèrent ne pas perdre une miette des antiquités et de la
magnificence, des lustres en cristal, des horloges comtoises et des tapisseries.
Se tournant vers lui, elle dit sèchement :
— Tu n’as jamais dit que tu habitais dans le Smithsonian Museum.
— Je déteste me la péter, tu le sais bien. (Il referma la porte d’un coup de
pied et le claquement se répercuta jusqu’au plafond.) C’est foutrement de
mauvais goût. Viens, j’ai envie de te présenter ma baignoire.
Tandis qu’ils montaient, elle lui demanda combien il y avait de pièces et il
parut hésiter à lui donner un nombre.
— Allez, le taquina-t-elle. Tu ne peux pas compter si loin ?
— Je ne suis pas doué en maths, c’est vrai.
Il l’emmena à gauche en haut des marches et ils remontèrent un couloir
doté de nombreuses portes.
— Je dirais entre cinquante et soixante pièces. Peut-être plus. Il y a des
endroits où je n’ai jamais pris la peine de mettre les pieds.
— Je vis dans une seule pièce. Non, deux : j’ai une salle de bains et un
salon qui me sert aussi de chambre et de cuisine.
— Il faudra que tu me montres un jour.
— Ça ne retiendrait pas ton intérêt plus longtemps qu’une boîte de
Kleenex.
Il s’immobilisa devant la porte de sa suite.
— C’est à toi. Donc ça m’intéresse beaucoup.
Ce fut Novo qui tourna la poignée de sa chambre, sans doute pour éluder
l’intensité des paroles qu’il venait de prononcer. C’était une autre chose qu’il
découvrait chez elle : elle était douée pour faire diversion, et ce n’était pas
surprenant. Elle évitait l’intimité à chaque tournant, comme un oiseau qui
s’envolerait à la moindre provocation.
Mais elle semblait continuer à lui faire confiance.
Seigneur ! elle était si différente. Inattendue. Fascinante.
Novo pénétra dans l’immense espace avec un sifflement de stupéfaction à
la vue du lit géant, de la télé de la taille d’un écran de cinéma, des canapés et
de la salle de bains derrière.
— C’est assez douillet et intime, tu ne trouves pas ?
Elle éclata de rire.
— Si on compare cet endroit avec un hall d’hôtel, bien sûr.
Il se dirigea vers son dressing, dont les portes s’ouvrirent automatiquement
grâce à des capteurs de mouvements. À l’intérieur, il se déshabilla à côté du
panier réservé au nettoyage à sec.
À son retour, il était nu.
— Tu portes bien trop de vêtements.
— Et toi tu n’as plus ce problème.
Les prunelles de la femelle étincelèrent tandis qu’elle ôtait ses chaussures
de combat, son arme, son débardeur et son pantalon irrécupérable. Puis elle
se tint devant lui, dans toute la splendeur de sa chair. Elle avait un corps…
stupéfiant. Mince, musclé… incroyablement sexy.
— Merde ! s’entendit-il dire. Tu es la plus belle femelle que j’ai jamais
vue.
— Pour info, tu es sûr de coucher avec moi ce soir. Pas besoin de me faire
de compliments…
— Tais-toi. (Il s’approcha pour lui prendre la main.) Jusqu’à ce que tu
quittes cette maison au crépuscule, laisse-moi dire ce que je veux et me
comporter comme j’en ai envie avec toi, d’accord ? Je ne te demande pas de
jouer une de ces femelles snobs en robe qui tiennent leur tasse de thé avec le
petit doigt en l’air. Mais pour les quelques heures à venir épargne-moi tes
critiques, compris ?
Elle détourna la tête. Puis le regarda de nouveau.
— Ça me va.
Ce point éclairci, il l’attira dans la salle de bains et commença à remplir la
baignoire. Pendant ce temps-là, dans les miroirs, il l’observa déambuler et
examiner les lavabos et les serviettes, les peignoirs et les fenêtres. Elle était si
incroyablement sexy qu’il faillit laisser déborder l’eau.
— C’est une piscine, commenta-t-elle. Pas une baignoire.
— Attends, intervint-il alors qu’elle levait la jambe pour y entrer. Tes
cheveux.
D’un mouvement gracieux, elle se tourna vers lui.
— Quoi, mes cheveux ?
Peyton s’approcha lentement et saisit l’extrémité de la longue tresse, à
l’emplacement de l’élastique.
— Retire-le.
Avant qu’elle puisse refuser d’un signe de tête, il murmura :
— S’il te plaît. Je veux juste te voir les cheveux lâchés. Rien qu’une fois.
Une lueur d’effarement apparut dans les prunelles de Novo, et il se prépara
à recevoir un non.
Mais elle lui retira sa natte des mains.
— Laisse-moi le faire.
Lui tournant le dos, elle fit passer la tresse par-dessus son épaule, puis ôta
l’élastique avec un petit claquement… et elle commença à dénouer la
coiffure, libérant peu à peu de très longues et somptueuses mèches noires.
Lorsqu’elle eut fini, elle pivota de nouveau vers lui en repoussant sa
chevelure derrière ses épaules, si bien qu’il n’en eut qu’un aperçu, de part et
d’autre de sa taille. Elle avait les yeux baissés et le corps tendu, comme si elle
s’apprêtait à recevoir une gifle.
Tendant la main, Peyton déploya ses cheveux tout autour de son corps.
— Tu me coupes le souffle, dit-il doucement en admirant les ondulations
qui cascadaient sous ses seins et tombaient presque jusqu’à la fente de son
sexe. Maintenant… et à jamais.

Ce ne sont que des cheveux, bordel ! se dit Novo.


Mais, en vérité, personne ne l’avait vue avec sa chevelure dénouée depuis
Oskar. Et au bout du compte la seule façon pour elle d’accepter qu’on la voie
avec ses cheveux détachés était de se rappeler, encore et encore, que ce ne
serait que pour la journée à venir. Dès que le soleil aurait disparu à l’horizon,
elle rattacherait le tout et renfilerait une fois encore son masque de contrôle
de soi, qui la laisserait intégralement boutonnée, tressée et maîtrisée, et
rendrait ses émotions de nouveau impénétrables.
Tandis que Peyton lui parlait, elle prêta davantage l’oreille aux inflexions
de sa voix qu’aux syllabes prononcées, car il lui racontait des choses que,
dans son cœur solitaire et abîmé, elle mourait d’envie d’entendre et de croire,
mais que son instinct de conservation lui ordonnait d’ignorer.
Mais elle ne pouvait nier la façon dont il la contemplait.
Ni le fait qu’il s’était agenouillé à ses pieds.
Les mains du mâle lui firent l’effet d’une brise d’été frôlant ses cuisses, ses
hanches… ses seins. Et ses lèvres étaient d’une douceur veloutée quand il les
posa sur son bas-ventre. Lorsqu’il glissa un bras sous sa jambe et la posa sur
son épaule, elle accompagna le mouvement et lui autorisa l’accès qu’il
désirait. La bouche de Peyton était si bonne, trop bonne, si chaude et humide
contre son sexe mouillé et brûlant.
Baissant les yeux au-delà des pointes dressées de ses seins, elle l’observa
la caresser et la lécher tout son soûl, pendant qu’il la regardait en train de le
mater. La vénération sexuelle qui imprégnait son sang se transmettait à son
expression et enflammait ses prunelles.
Elle jouit une fois. Deux fois.
Puis elle se retrouva allongée sur le doux tapis par terre et elle aperçut son
pénis fièrement dressé sur son bassin quand il s’étendit sur elle pour la
pénétrer.
Elle ferma les yeux pour ne pas le voir, pour faire semblant d’être avec un
autre mâle, n’importe lequel. La distance et l’isolement offerts par ce
mensonge lui semblaient cruciaux.
Mais son corps savait qu’il s’agissait de lui.
Et oh, mon Dieu…
… son âme aussi.
CHAPITRE 36

Assis à côté de Ruhn dans le pick-up, plusieurs nuits plus tard, Saxton ne
savait pas trop s’il s’était écoulé quelques heures seulement depuis que
Minnie avait interrompu leurs ébats sous l’évier… ou bien des années, des
décennies, voire des siècles. Oui, le temps s’était changé en un élastique qui
n’en finissait pas de s’étirer et de se rétracter entre deux extrêmes, au point
que les instants et l’éternité ne semblaient plus ne faire qu’un.
— C’est ici, annonça-t-il. À droite. Numéro 2105.
— Celle-ci ?
— Oui… celle-ci. La demeure victorienne.
Saxton sentit son estomac se tordre douloureusement tandis qu’il se
préparait à tourner la tête pour contempler son ancienne maison. Et en vérité
il devint carrément nauséeux à la vue de cette façade peinte dans les tons de
vert foncé, de gris et de noir, avec cette coupole, ce porche et ces hautes
fenêtres à petits carreaux aux volets clos. Dans ce paysage enneigé, on aurait
dit une carte postale de Noël de la Nouvelle-Angleterre, pittoresque, parfaite,
et jolie comme un tableau.
— C’est magnifique, dit Ruhn en coupant le moteur. Qui vit ici ?
— Moi. Je veux dire, autrefois. (Il ouvrit sa portière.) Viens avec moi.
Ensemble, ils sortirent et remontèrent l’allée non dégagée jusqu’au porche
de l’entrée principale. Sortant une clé en cuivre, l’avocat déverrouilla puis
poussa pour ouvrir en grand la porte massive, dont les gonds laissèrent
échapper un léger grincement.
Ruhn veilla à taper ses semelles pour en ôter la neige et Saxton l’imita,
claquant ses mocassins avant de franchir le seuil. À l’intérieur, il faisait plus
chaud que dehors, mais ce n’était en aucun cas bien chauffé. Il avait laissé les
thermostats sur 16 °C le premier week-end d’octobre lorsqu’il était venu
s’assurer que la chaudière fonctionnait. Mais en dehors de cette visite
personne n’était venu.
L’odeur n’avait pas changé. Celle d’une bonne vieille maison. Mais ce
n’était plus son foyer.
Il referma la porte derrière lui et examina l’intérieur.
Comme dans un film de Vincent Price, tout le mobilier, qui était d’époque,
était couvert de draps, et il se mit à déambuler au hasard dans le grand salon,
avant de soulever le coin d’un immense tissu. Dessous, la méridienne était
typiquement victorienne, tout en acajou lourdement sculpté et plaqué, avec
une tapisserie d’un beau bordeaux profond.
Derrière lui, Ruhn s’approcha.
— Combien de temps as-tu vécu ici ?
— Un bon moment. J’adorais cette maison.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Saxton laissa le drap retomber sur le meuble.
— C’est ici que… Eh bien, Blay et moi venions parfois ici.
— Oh !
— Après notre rupture, je ne supportais plus d’être dans ces pièces. (Il
poursuivit son chemin et gagna la bibliothèque.) Trop de souvenirs.
Ruhn le suivait toujours mais, lorsqu’il se retourna, le mâle arborait une
expression distante.
— Raison pour laquelle j’ai voulu t’amener ici ce soir… (Quand le
marteau de la porte retentit tout à coup, l’avocat regarda par-dessus l’épaule
de son amant en direction de la rue.) Attends ici, je reviens tout de suite.
Il retourna dans le hall d’entrée, et il lui fallut un instant pour se ressaisir
avant d’ouvrir la porte. Mais il prit alors une lente et profonde inspiration, et
fit son devoir.
De l’autre côté se tenait une femelle vampire soignée avec une mallette et
des cheveux coiffés en un carré si volumineux qu’on aurait dit qu’elle avait
un parapluie ouvert sur la tête.
— Saxton, je suis si heureuse que tu m’aies appelée, chéri.
Elle l’embrassa sur les deux joues en lui tapotant familièrement l’avant-
bras à chaque bise.
— J’ai été surprise, mais ravie d’avoir de tes nouvelles, reprit-elle en
entrant. Je suis heureuse que… Oh ! qui est-ce ?
Saxton referma derrière eux.
— C’est mon… Voici Ruhn.
— Eh bien. (Elle s’avança vers le mâle et lui tendit la main.) C’est un
plaisir, Ruhn. Saxton possède un goût infaillible en tout, et je vois qu’il l’a
encore une fois exercé pour son plus grand bonheur. Je m’appelle
Carmichael.
Le mâle cligna des yeux et jeta un coup d’œil paniqué à Saxton, comme si
un oiseau exotique mal domestiqué venait de se percher sur son épaule.
— Tu as mentionné avoir trouvé un acheteur pour la maison ? demanda
Saxton pour changer de sujet.
Cette diversion fonctionna à merveille. Carmichael se refocalisa
immédiatement sur l’objet de sa visite.
— Je te l’ai dit il y a des mois. Quand tu as acheté cet appartement sans me
consulter. Tss, tss. J’ai trouvé cela plutôt grossier de ta part, mais tu seras
pardonné si tu me réserves la vente de cette maison.
— Tu vends ? s’enquit Ruhn d’une voix douce.
— Oui. (L’avocat riva son regard sur celui de son amant.) Je me rends
compte que je suis enfin prêt à la lâcher.
— Eh bien. (La joie en fit presque faire des claquettes à Carmichael.) C’est
une nouvelle magnifique. J’ai un formulaire à te faire signer juste là.
Avec une efficacité remarquable, elle parvint à sortir une feuille et un stylo
de sa mallette sans avoir besoin de la poser par terre ; simplement en la tenant
en équilibre sur un genou, elle déclipsa les fermoirs et sortit le matériel.
— Tiens. Finissons-en avec la paperasse et je ferai venir les acheteurs d’ici
une heure.
Le cœur battant à tout rompre, Saxton prit le formulaire et le stylo bon
marché.
— Pendant que tu signes, je dois juste vérifier quelques mesures. (Pour ce
faire, elle posa sa mallette par terre, en sortit un mètre enrouleur et un iPhone,
puis s’éloigna.) Tu es avocat. Tu sais où apposer ton paraphe.
Tandis que ses pas dopés à la caféine cliquetaient en direction de la
cuisine, Saxton jeta un coup d’œil à Ruhn.
Le mâle se tenait tout près, les mains légèrement jointes, le regard calme,
mais soucieux.
— Tu n’as pas l’air heureux de vendre.
Et ce fut alors que cela arriva. Un sentiment de paix totale s’empara de lui,
d’une façon aussi inattendue qu’une bénédiction espérée par un agnostique.
Et il s’ancrait dans les prunelles brunes de Ruhn.
— Je t’aime, dit soudain Saxton.
Les beaux yeux de Ruhn s’écarquillèrent tellement que le blanc autour des
pupilles étincela comme un rayon de lune.
L’avocat agita le papier.
— Cette maison, ce… mausolée ? Je le conservais comme le témoignage
d’une chose que je pensais ne jamais retrouver. Mais je me rends compte
aujourd’hui que je n’ai plus besoin de le conserver. Je vais le laisser partir,
tout comme j’ai laissé Blay partir, et tout cela c’est grâce à toi. (Il leva sa
main libre.) Ce qui ne signifie pas que tu me dois une déclaration réciproque.
Je ne t’ai amené ici que parce que…
Ruhn réduisit au silence ses paroles précipitées.
— Moi aussi je t’aime.
Saxton se mit à sourire.
Et il ne s’arrêta pas. Même lorsqu’il apposa sa signature sur le document
en prenant appui sur le large dos de son amant.
Pour avancer dans l’existence, il fallait lâcher le passé ; cela impliquait
parfois une simple évolution psychologique, mais d’autres fois cela signifiait
aussi se débarrasser d’objets matériels.
Souvent, les deux étaient entremêlés.
Avec Ruhn dans sa vie, il avait désormais infiniment plus d’intérêt pour
l’avenir que pour le passé.
Qui était tel qu’il devait être, se dit-il en recapuchonnant le Bic. Après tout,
la vie avait bien plus à offrir que de la nostalgie et des regrets.
Dieu merci !

Dans le gymnase de la Confrérie, Novo désigna Peyton.


— Lui. C’est lui que je veux comme adversaire.
Le frère Rhage tapa des mains.
— Très bien. Donc vous combattrez donc tous les deux, pendant que Craeg
et Boone se battront ensemble et que Paradis affrontera Souffhrance. Je
m’occupe d’Axe. En garde !
Novo parvint pour l’essentiel à dissimuler son sourire quand elle se mit en
position d’attaque, les jambes fléchies, les mains levées et les épaules tendues
pour se préparer à frapper. Peyton, de son côté, ne prit pas la peine de se
montrer discret. Il souriait comme un con tout en adoptant la même position
qu’elle.
— À trois, s’écria Rhage. Un… deux… trois.
Au coup de sifflet, Novo se jeta sur le tapis de protection et effectua un arc
de cercle de ses deux jambes tendues qui faucha Peyton au niveau des
chevilles. Le mâle s’écroula lourdement comme un arbre dans la forêt et
rebondit à plat ventre sur le matelas de sol. Pas de temps à perdre, pas de
temps à perdre… Après cet atterrissage violent, elle ne lui accorda pas une
seule seconde pour reprendre ses esprits.
Elle lui sauta sur le dos, crocheta la gorge du mâle dans le creux de son
coude puis le plaqua au sol. Elle plaça les jambes de chaque côté de ses
fesses et l’enserra de toutes ses forces. Peyton grogna et se débattit, remuant
en tous sens pour essayer de la retourner ou de se dégager de sa prise sur sa
trachée. À force de serrer comme une brute… elle commença à transpirer, et,
très vite, les brûlures dans ses bras, ses épaules et ses cuisses lui donnèrent
l’impression d’avoir les os en feu.
Chaque fois qu’il bougeait dans un sens, elle tendait la jambe
correspondante. Puis quand il tentait dans l’autre sens elle tendait l’autre. Et
enfin elle attrapa le poignet de son bras qui enserrait le cou du mâle et tira,
tira…
Peyton commença à se calmer.
De plus en plus.
Jusqu’à devenir presque complètement mou.
Puis il tendit un bras sur le côté et donna le signal qu’il se rendait en tapant
le tapis du plat de la main une fois… deux fois…
Au troisième coup, elle relâcha sa prise et se laissa retomber sur le dos.
Elle respirait si violemment qu’elle voyait des étoiles et que ses poumons lui
faisaient l’effet d’avoir des volcans jumeaux dans la poitrine…
Elle se mit à glousser. Et elle laissa ce rire féminin lui échapper parce que,
merde ! elle venait de l’emporter sur un mâle qui faisait presque deux fois
son gabarit.
Peyton roula sur le côté et eut plusieurs haut-le-cœur, la tête pendante, les
bras fléchis.
Puis lui aussi se retrouva sur le dos en train de rire.
Allongés sur les tapis bleus, ils se regardèrent et rirent encore plus fort.
Ce ne fut pas avant que Novo se redresse qu’elle se rendit compte que…
Oh… d’accord, tout le monde s’était interrompu et les dévisageait.
Ils avaient passé les journées ensemble chez lui depuis la nuit de
l’enterrement de vie de jeune fille, et l’esprit subversif de la femelle adorait
quand elle se glissait en douce dans l’escalier de service en évitant son père et
les serviteurs. Elle appréciait l’idée de baiser Peyton sous le toit d’un mâle
qui n’approuverait jamais une moins que rien comme elle.
Et il y avait eu un autre point positif, un point il aurait peut-être fallu
s’attendre. Grâce au fiasco de la soirée prénuptiale-enterrement de vie de
jeune fille, elle avait été exclue de l’organisation du mariage-cérémonie
d’union, et dûment révoquée de son poste de demoiselle d’honneur ainsi que
des obligations y afférentes par sa sœur. Ce qui lui convenait parfaitement.
Néanmoins, elle faisait toujours partie de la liste des invités.
Elle se demandait pour combien de temps encore. Et aussi si elle allait
décider ou non d’assister au mariage.
Allongée à côté de Peyton pendant la journée, elle avait commencé à se
demander pourquoi elle devrait assister à l’union de Sophy et d’Oskar. Bien
sûr, c’était la famille, bla-bla-bla. Mais on ne l’avait jamais traitée comme un
membre de cette famille. Elle avait toujours été une source d’embarras pour
ses parents parce qu’elle n’était pas assez féminine, et un faire-valoir pour sa
sœur que cette dernière brandissait comme une massue pour se sentir mieux.
Qui avait besoin de ça ?
En fait, plus elle y songeait, plus elle se demandait pourquoi on accordait
autant d’importance à la famille de sang dans la vie. La loterie génétique, au
jeu de laquelle personne ne s’était jamais porté volontaire, vous balançait
n’importe où, sans tenir compte de la compatibilité entre les membres d’une
même famille, et pourtant d’une façon ou d’une autre on était censé prêter à
cet accident de procréation toutes sortes d’influences et de significations
émotionnelles, simplement parce que vos parents avaient réussi à vous
maintenir en vie jusqu’à ce que vous puissiez vous casser de chez eux.
Donc en fait, non, elle ne pensait pas assister à la cérémonie.
Soudainement, elle se ficha complètement que toute la classe et deux
professeurs soient désormais au courant que Peyton et elle étudiaient
l’anatomie rapprochée ensemble.
— Tope là, lui dit-elle en tendant la main. Tu me battras la prochaine fois.
Il lui tapa dans la paume et haussa les épaules.
— Et même si ce n’est pas le cas, j’apprécie toujours le corps à corps.
Le clin d’œil coquin qu’il lui fit lui ressemblait totalement. Ainsi que la
façon dont il bondit sur ses pieds pour l’aider à se relever.
Il agissait toujours avec elle en parfait gentilhomme. Même au plus fort de
leurs cochonneries, il ne se débarrassait jamais tout à fait de son éducation
aristocratique, et, bizarrement, cela ne la dérangeait plus vraiment.
Ce n’était qu’un autre aspect de sa personnalité.
— Arrêtons là pour ce soir, annonça Rhage. Prenez une douche. Le bus
part dans vingt minutes. Demain, on passera la première moitié de la soirée
en salle de muscu. Puis vous ferez une séance de tir, suivie d’une petite
révision sur les poisons.
Sur le chemin des vestiaires, les discussions allèrent bon train. Les mâles
disparurent en premier, puis les deux femelles gagnèrent leurs installations et
les cabines de douche individuelles. Pour Novo, retirer ses vêtements moites
fut une vraie délivrance, de même que défaire sa tresse. Un pur bonheur.
Elle fit couler l’eau chaude. Oui. Sauf que…
— Dis, est-ce que je peux t’emprunter du shampoing ? demanda-t-elle par-
dessus le bruit de l’eau qui coulait. Je n’en ai plus et j’ai oublié d’en
rapporter.
Elle se pencha à l’extérieur du rideau, et Paradis passa la tête hors du sien.
— Je croyais que tu détestais le parfum du mien.
Novo haussa les épaules.
— C’est pas si terrible.
— Oui, bien sûr. Tout ce qui est à moi est à toi.
— Merci.
Avec efficacité, le flacon changea de main, et Novo se retrouva sous le jet
à étaler le produit sur ses cheveux.
— Est-ce que tu en as encore besoin ? demanda-t-elle.
— Non, j’en suis au démêlant. Je te le passerai sous le rideau.
— Tu es la meilleure.
— Alors… (Il y eut un silence à côté d’elle.) On dirait que Peyton et toi
vous entendez bien.
Alors qu’elle se cambrait sous le jet pour démarrer les dix minutes de
rinçage que nécessitait sa chevelure, Novo sentit son estomac se nouer.
— Je l’ai vu te sourire là-bas, ajouta Paradis par-dessus le fracas de l’eau.
Est-elle jalouse ? se demanda la femelle. Mon Dieu, faites que ça ne
devienne pas gênant !
— C’est un gars plutôt cool, marmonna-t-elle.
Dans le couloir des douches, la bouteille de démêlant fit son apparition en
glissant, et Novo la ramassa bien qu’elle ne soit pas encore prête à en mettre.
Elle était toujours en train de se rincer quand Paradis coupa son robinet et,
lorsqu’elle-même émergea enfin de la douche, enveloppée de sa serviette, la
femelle était déjà habillée et se séchait les cheveux devant les miroirs près du
lavabo, à l’aide d’un appareil soufflant rose.
Après avoir contourné la rangée de casiers, Novo se sécha et enfila un
pantalon en cuir et un débardeur propres. Elle commençait tout juste à se
peigner en vue de se natter les cheveux quand Paradis passa la tête.
— Bon, je meurs d’impatience de savoir.
Novo haussa les sourcils.
— Vraiment ? Parce que tu as bonne mine et que tu ne sembles pas être en
détresse respiratoire.
— Qu’est-ce qui se passe entre vous deux ?
— Pourquoi ne lui poses-tu pas la question directement ?
— Je pourrais le faire. Je pourrais.
Alors que la femelle restait plantée là comme si elle sortait d’une page de
Vogue avec sa beauté blonde et patricienne dans ses vêtements élégants et
coûteux qui disaient « Je suis aussi riche que lui », Novo entreprit de refaire
sa tresse. Et à mesure de sa progression elle observa attentivement Paradis.
Elle ne ressentit ni colère ni possessivité de sa part. Rien qu’une curiosité
ouverte et légèrement surprise.
Novo ne dit pas un mot avant d’avoir attaché l’élastique à l’extrémité de sa
natte.
— Tu n’es vraiment qu’une simple amie pour lui, pas vrai ?
Paradis opina.
— Nous ne sommes que des amis. (Elle sourit.) Mais c’est un bon mâle.
J’adore la façon dont il te regarde. C’est ce que j’ai toujours espéré qu’il
trouve un jour.
— On n’est pas ensemble ni rien. Je veux dire. Tu sais. Pas en couple ou
quoi que ce soit.
Merde ! elle avait l’air sur la défensive. Mais bon, elle n’aurait jamais pu
imaginer avoir ce genre de discussion, pour tout un tas de raisons.
Paradis sourit.
— Parfois, une relation te tombe dessus sans que tu t’y attendes. Les
sentiments et les émotions sont comme des ninjas, ils sont discrets et…
— Fatals. Ils sont fatals.
La femelle se rembrunit.
— Non j’allais dire qu’ils surgissaient de nulle part.
— Bon… écoute, je n’ai pas grand-chose à dire sur le sujet.
— Je suis désolée. (Les sourcils parfaitement dessinés de Paradis se
froncèrent d’un air soucieux.) Je n’aurais pas dû aborder le sujet. Ça ne me
regarde pas.
— Nan, c’est bon. Tout va bien.
Comme la femelle paraissait sincèrement soulagée, Novo éprouva l’envie
déconcertante de l’étreindre, mais elle la réprima très vite.
Est-ce qu’elle était en train de fondre ou quoi ? C’était quoi ce bordel ?
— Je te retrouve dans le bus, dit Paradis en hissant son sac sur son épaule.
Et je ne dirai rien à personne, pas même à Craeg.
— Ça va.
Et, de façon intéressante, c’était la vérité.
— Je n’ai rien à cacher, parce qu’il n’y a rien d’émotionnel entre nous.
Après le départ de la femelle, elle prit un moment pour laisser libre cours à
sa stupéfaction. D’ordinaire, une discussion de ce genre l’aurait ébranlée.
Plus maintenant. Ou… du moins, pas ce soir.
Bizarre.
Après avoir rassemblé ses affaires et les avoir fourrées dans son sac, elle
consulta son téléphone juste par habitude…
Toute sa bonne humeur s’envola à la seconde où elle vit qui lui avait
envoyé un message.
Ouvrant le texto, elle dut le lire à deux reprises. Puis elle rangea son
téléphone et se rua dans le couloir.
Elle était à mi-chemin du parking quand une voix murmura à son oreille :
— On peut faire un second match, mais à poil ?
Novo sursauta et se retourna pour découvrir Peyton.
— Oh ! Oui, pardon, tout à fait. Où vas-tu ?
— Chez moi. Et j’espérais te voir là-bas.
— Oui. Mais je dois d’abord passer à mon studio pour lancer une machine
et faire deux-trois trucs. Je te retrouve d’ici une heure ?
— Eh ! (Il lui posa la main sur le bras.) Ça va ?
— Tout à fait.
Elle se déroba à son toucher en faisant jouer plusieurs fois l’articulation de
son épaule.
— Mon épaule me fait souffrir et mon appart est sens dessus dessous. Je
dois juste mettre un peu d’ordre à la maison, puis je te rejoins.
— Compris. (Le regard du mâle se fit distant.) Et, écoute, si tu as besoin
d’une pause, je comprendrai parfaitement.
— Non. Je vais bien.
Tout en secouant la tête, elle fut soudain prise par l’envie étonnante de lui
donner un rapide baiser.
Comme s’il l’avait senti, il esquissa un sourire en coin.
— Prends ton temps. Je t’attendrai toujours.
Ensemble, ils longèrent le couloir et montèrent dans le bus, pour s’asseoir
chacun d’un côté de l’allée centrale, en travers du siège et les jambes
allongées, si bien que leurs baskets se touchaient. Lorsque le véhicule
s’ébranla, Boone entreprit d’écouter The Joshua Tree, un vieil album de U2,
et elle réussit à suivre la succession des chansons grâce au rythme des
sifflements qui filtraient de ses écouteurs. Craeg et Paradis s’étaient installés
au fond, dans les bras l’un de l’autre, pas pour se peloter mais simplement
pour se détendre. Et Axe se mit à ronfler.
Une fois qu’ils furent arrivés au lieu de dépose, tout le monde débarqua, et
Peyton leva la main dans sa direction avant de disparaître.
Novo traîna pendant que tout le monde se dématérialisait. Puis elle se
dispersa dans l’air nocturne… dans la direction opposée à celle du studio où
elle vivait.
Quand elle reprit forme, ce fut devant un pub irlandais nommé Paddy’s,
dans un quartier de la ville qu’elle évitait depuis plus de deux ans.
Elle prit une profonde inspiration en poussant la porte de l’établissement.
L’endroit était quasi désert, mais un vampire mâle était assis tout au fond,
dans une alcôve.
Il se leva dès qu’elle entra. Et au bout d’un moment elle le rejoignit.
— Salut, Oskar, dit-elle en s’arrêtant devant lui. En voilà une surprise.
CHAPITRE 37

Quand Novo eut parlé, il y eut un moment de gêne, dont elle se servit pour
s’asseoir et poser son sac… et aussi parce qu’elle ne voulait lui laisser aucune
occasion de lui donner une accolade ou une bise.
Oskar s’éclaircit la voix, puis se réinstalla dans l’alcôve.
— Tu veux quelque chose à boire ?
Peut-être une bière, se dit-elle. D’habitude, elle appréciait un bon scotch,
mais ce n’était pas une situation ordinaire.
— Oui, une Coors.
Puis elle précisa :
— Light.
Il leva la main et, lorsque le barman s’approcha, il commanda :
— Deux Coors light.
— On ferme dans une demi-heure.
— OK. Merci.
L’humain s’éloigna en grommelant et revint tout de suite avec les deux
bouteilles.
— C’est vous qui payez ?
Le mâle opina et se contorsionna pour tirer son portefeuille de sa poche.
— Gardez la monnaie.
— D’accord, merci… mais on ferme toujours dans trente minutes.
Le type marmonnait encore dans sa barbe quand il retourna à ses verres
sales à l’autre bout du comptoir.
— Je suis content que tu sois venue, dit Oskar d’une voix douce.
Tandis qu’elle triturait l’étiquette de sa bouteille, elle le sentit scruter son
visage, ses cheveux, son corps.
— Tu es différente, murmura-t-il. Plus dure. Plus forte.
— C’est l’entraînement.
— Ce n’est pas seulement physique…
— Écoute, Oskar, je ne sais pas ce que tu espères tirer de cette rencontre,
mais réchauffer le passé ne m’intéresse pas, compris ? J’ai survécu, et c’est
fini. Tu es allé de l’avant avec Sophy, et moi aussi.
— Je voulais simplement… te voir.
— Juste avant de t’unir – pardon, d’épouser – ma sœur. Vraiment ? Allez,
à quoi tu joues…
— Je savais que tu étais enceinte.
Les mots furent prononcés d’une voix calme, mais ils la frappèrent comme
une bombe, au point de lui couper le souffle et d’arrêter un instant les
battements de son cœur.
— Vraiment ?
— Oui. (Il hocha la tête et observa sa propre bouteille.) Je veux dire… je
me suis posé la question. Tu avais tout le temps la nausée en début de soirée.
Du moins c’est ce que me disait Sophy. Elle pensait que c’était la grippe et ne
voulait pas l’attraper.
Bien sûr que non.
Et désormais ce fut au tout de Novo de détailler Oskar. Il avait minci. Ses
yeux étaient cernés. Sa barbe ressemblait à une haie bien taillée sur son
visage, et, quant à ses lunettes, les verres n’avaient pas de correction. Ce
n’était qu’un accessoire de plus à sa tenue.
Quand on ne regardait que les apparences, se dit-elle, les exigences étaient
trop facilement atteintes, voire aisément dénaturées si nécessaire.
— Qu’est-il arrivé au bébé ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Enfin, où
es-tu allée avorter ?
Sentant son estomac se nouer, elle posa sa bière.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai avorté ?
— Je t’ai vue, quoi ? dix mois plus tard. Tu n’étais plus enceinte.
Oh, oui ! Elle se rappelait cette joyeuse petite réunion de famille. Elle était
venue dîner chez ses parents, sur l’invitation de sa mahmen. C’était après son
départ de la maison et elle se sentait coupable de ne pas être repassée les voir
entre-temps. Donc oui, bien sûr, maman, je vais sourire et tenir le choc le
temps d’un repas, s’était-elle dit.
Et naturellement tout avait tourné autour de Sophy, qui amenait son
nouveau petit ami pour qu’il « rencontre » sa famille. Clairement, sa sœur
avait choisi ce repas pour annoncer qu’il y avait eu un petit changement de
partenaire, et elle avait même affirmé qu’il était important que Novo soit
présente pour que tout le monde soit à l’aise quant à la façon dont ça s’était
terminé entre cette dernière et Oskar.
Novo était rentrée chez elle et avait été incapable de manger pendant trois
nuits.
Sophy, de son côté, s’était délectée de sa victoire et avait été rayonnante
pendant des semaines.
— Je veux dire, c’était ta décision, reprit-il. Je ne t’en aurais pas
empêchée. Nous n’étions pas prêts à avoir un enfant à l’époque.
— Ouais, parce que tu baisais ma sœur. Mais c’est des détails, tout ça.
Il fit la grimace.
— Je suis désolé. (Il se passa la main sur le visage.) C’est juste que… je ne
savais pas quoi faire.
Cela la démangea de lui suggérer que, une fois encore, ne pas se taper sa
sœur aurait sans doute été un bon début. Mais elle le dévisagea de nouveau.
Le premier amour, par définition, ressemblait à la passion avec des
stabilisateurs, comme sur les vélos d’enfants. Parfois on avait de la chance :
la relation durait et offrait de multiples découvertes de soi qui ne faisaient que
rapprocher davantage les deux partenaires. Mais le plus souvent il y avait
beaucoup trop à apprendre sur soi-même avant de pouvoir vivre une relation
affective pleinement enrichissante.
Il avait été son premier. À tous les niveaux importants.
Mais comparé à un certain aristocrate blond ? qui était prétentieux et se
foutait d’à peu près tout ?
Il n’y avait pas de comparaison possible, en fait.
Et en y repensant le fait que Sophy se soit interposée dans leur relation et
ait interrompu le cours naturel des choses n’était pas vraiment le sujet. La
véritable tragédie ne concernait pas la perte d’Oskar. Mais plutôt celle de son
enfant et sa trahison par rapport à sa propre lignée.
— Je vais bien, lâcha-t-elle soudain. Tout va bien.
De façon choquante, c’était la vérité.
— Tant mieux, répondit-il.
— Je ne l’ai pas dit pour toi. (Elle posa la main sur son cœur.) Je l’ai dit
pour moi. Je vais… bien.
Du moins concernant le fait de l’avoir perdu, lui. Mais le bébé ? Bon,
c’était une autre histoire… et cela ne le regardait absolument pas. Si le mâle
avait su qu’elle était enceinte et s’était barré quand même, il ne méritait pas
de recevoir ses confidences.
La vérité, comme la confiance, devait se mériter.
Oskar se racla la gorge et passa les ongles dans sa barbe comme si celle-ci
le démangeait. Puis il ôta ses lunettes à monture épaisse, les posa sur la table,
et se frotta les yeux comme s’ils lui faisaient mal.
Tandis que le silence s’étirait entre eux, Novo secoua la tête.
— Tu as décidé de commettre l’énorme erreur de t’unir à Sophy et tu ne
sais pas quoi faire.
Il laissa ses mains retomber mollement sur la table.
— Elle me rend dingue.
— Je ne peux pas t’aider. Désolée.
— Elle est… d’une exigence absolue. Je veux dire, je ne lui ai jamais
réellement demandé de s’unir à moi. Elle m’a emmené dans cette bijouterie
et, soudain, elle s’est mise à essayer des bagues… et j’ai acheté celle qu’elle
voulait. C’était un diamant. Avec un halo, ou quelque chose autour. Bref. (Il
se remit à frotter sa pilosité faciale, comme s’il tentait d’effacer sa vie en
frictionnant ce que Sophy l’avait sans doute forcé à laisser pousser.) Elle
nous a déniché cet appartement. Je n’ai pas les moyens. Elle dit qu’elle ne
peut pas travailler à cause de la cérémonie – pardon, le mariage. Il y a des
saloperies partout à la maison : des cadeaux d’invités, des serviettes, des
centres de table. Elle commence quelque chose, s’arrête, me crie dessus,
essaie de faire intervenir ses copines. C’est un cauchemar, mais le pire…
Novo leva la main.
— Arrête. Arrête… point. (Il leva les yeux vers elle tandis qu’elle sortait
de l’alcôve avec son sac.) Ça ne me regarde absolument pas. Et, franchement,
ce n’est pas sympa de ta part de me demander de venir ici juste pour pouvoir
dénigrer ma sœur. Unis-toi à elle ou pas. Trouve un moyen d’améliorer ton
couple ou pas. Mais c’est ton merdier, pas le mien.
— Je sais. Je suis désolé. Mais je ne sais pas quoi faire.
À cet instant précis, la faiblesse inhérente du mâle fut si évidente qu’elle se
demanda comment elle avait bien pu le trouver attirant. Et elle sut exactement
ce qui allait se passer. Il irait à l’autel, ou quel que soit le nom que les
humains lui donnaient, et s’unirait à Sophy, puis ils feraient un gamin, peut-
être deux. Et après cela il passerait le restant de ses jours à se demander
comment il en était arrivé à vivre avec une shellane qu’il ne supportait pas,
des enfants qu’il n’appréciait pas, et une maison qu’il n’avait pas les moyens
de payer. Cela resterait pour lui un mystère jamais résolu, même quand il se
retrouverait dans une tombe dont il aurait lui-même tracé le chemin.
— Tu sais, Oskar, personne ne t’a braqué un flingue sur la tempe.
— Quoi ?
— C’est toi qui as choisi cette option. Tu as décidé de tout ça… et ça
signifie que, si tu ne le sens pas, tu n’es pas obligé de le faire. (Elle secoua la
tête dans sa direction.) Mais c’est à toi de voir. Toute cette histoire… c’est à
toi de voir.
— Ne me hais pas, s’il te plaît.
— Tu sais… je ne te hais pas. Pas du tout… je suis désolée pour toi. (Elle
hocha le menton.) Au revoir, Oskar. Et bonne chance. Je le pense vraiment.
Alors qu’elle sortait du pub, le barman s’écria :
— Revenez nous voir à l’occasion.
Par-dessus son épaule, elle répondit :
— Merci. Il va revenir, ça je peux vous le garantir.

Peyton sortait de la douche et enfilait un peignoir monogrammé quand son


portable sonna. Il décrocha sans prendre la peine de vérifier qui l’appelait
parce qu’il avait trop peur que Novo annule sa venue chez lui.
— Oui ?
— Peyton ?
Quand il reconnut la voix de son interlocutrice, il ferma les yeux un
instant. Puis alla s’asseoir sur le rebord de la baignoire.
— Romina. Quoi de neuf ?
Un silence.
— Écoute, je ne sais pas si tu es au courant, mais nos pères ont pris un
rendez-vous à la maison d’audience. Pour rencontrer le roi.
Il se leva d’un bond.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Je crois qu’un paiement a été conclu et que la situation… progresse.
— Non. Absolument pas.
Lorsqu’il se rendit compte qu’il s’agissait d’une insulte colossale, il ajouta
rapidement :
— Attends, ça n’a rien à voir avec toi…
— Bien sûr que si. Et je ne te le reproche pas.
— Non, je… (suis amoureux d’une autre). Je fréquente quelqu’un.
Ce fut à la fois étrange et merveilleux de le dire à voix haute. Et il eut un
peu le sentiment de tenter le diable. Il avait eu l’impression que la situation se
détendait avec Novo ces dernières nuits, mais il n’était pas idiot. Elle était
toujours très méfiante dès qu’il s’agissait d’accorder sa confiance, et bon, ils
n’étaient pas ensemble depuis si longtemps que ça.
Ils n’étaient même pas ensemble, techniquement parlant.
— Je suis heureuse pour toi, reprit Romina. Et dans ce cas il faut vraiment
qu’on fasse quelque chose pour empêcher ça.
— Ils ne peuvent pas nous forcer à consentir.
— Si ton père accepte le paiement, le mien s’attendra à ce que tu ailles
jusqu’au bout.
Il sourcilla.
— Je te demande pardon. Quoi ?
— Ton père a fixé un prix et, si ce que j’ai compris est vrai, le mien a
accepté de l’acquitter. Donc si l’argent change de mains l’affaire est conclue.
Selon l’ancienne tradition.
Alors on le vendait ? comme une tête de bétail ?
Passant une main dans ses cheveux mouillés, il était tellement stupéfait
qu’il n’arrivait pas à réfléchir.
— Bordel de merde ! maintenant je sais ce qu’éprouvent les femelles,
marmonna-t-il.
— Je suis désolée. Et je me doutais que tu n’étais pas au courant. Je pense
qu’ils vont essayer de faire ratifier ce marché par le roi sans même avoir
besoin de passer par une cérémonie. Auquel cas, je ne pense pas que nous
pourrions annuler quoi que ce soit. La parole de Kolher, fils de Kolher, fait
loi. Nous serions unis sur-le-champ.
— Putain d’enfoiré…
Il y eut un bruissement au bout du fil, puis Romina baissa la voix.
— Il faut que j’y aille. Tu dois empêcher ça. Tu travailles pour la
Confrérie. D’une façon ou d’une autre, tu dois pouvoir contacter le roi. Je ne
veux pas que tu te retrouves coincé.
— Ni toi.
— Je ne me soucie pas de moi.
L’appel terminé, il repassa la discussion dans sa tête et se demanda si sa
famille ne rencontrait pas des problèmes dont il n’aurait pas eu connaissance.
Du genre financiers, par exemple. Mais non. Le personnel était toujours aussi
nombreux et son père n’avait pas l’air inquiet. Le prix fixé n’était sans doute
qu’une façon pour lui de se refaire après l’investissement raté qu’avait
représenté l’éducation de son fils aîné.
— Peyton ?
Au son de la voix de Novo dans sa chambre, il se retourna. Merde ! il
devait s’occuper de ça. Tout de suite. Et il devait aussi apprendre à sa femelle
ce qui se tramait.
— Je suis là, s’écria-t-il. Écoute, je dois sortir un…
Lorsqu’elle arriva sur le seuil de la salle de bains, il sut immédiatement que
quelque chose clochait. Puis il aperçut les larmes dans ses yeux.
— Novo ? Que se passe-t-il ?
Il se précipita pour la prendre dans ses bras. Les sanglots qui la secouèrent
soudain étaient si violents que son corps en tremblait contre le sien, et il
l’attira plus loin dans la pièce après avoir refermé la porte afin que personne
ne l’entende.
— Novo… (Il lui souleva le menton d’une main et lui caressa le dos de
l’autre.) Novo, mon amour… qu’est-il arrivé… ?
Elle finit par prendre une inspiration hachée et s’écarta de lui.
Elle se mit à faire les cent pas, pliée en deux et les bras noués autour de
son ventre, comme si elle souffrait.
Quand elle s’immobilisa, elle leva vers lui des yeux si pleins de douleur
qu’il parvint difficilement à soutenir son regard.
— J’ai perdu mon bébé… (À ces mots, l’émotion resurgit en elle, et elle
fut de nouveau prise de sanglots.) C’était une petite fille. Je l’ai tenue dans
ma paume… après l’avoir perdue…
CHAPITRE 38

Novo avait cru tenir bon. Qu’elle s’éloignait simplement de ce pub,


d’Oskar et de tous ces mauvais souvenirs avec les idées claires. Et d’ailleurs
elle s’était dématérialisée sans problème, pour reprendre forme derrière le
garage de la demeure familiale de Peyton, avant de se glisser à l’intérieur par
la porte de la bibliothèque grâce au code fourni par le mâle.
Elle avait même ri un peu lorsqu’elle avait évité de justesse le majordome,
celui que Peyton détestait tant.
Mais à un moment donné, dans le long couloir menant à sa chambre, elle
avait commencé à se déliter, comme si un fil de son tissu intérieur s’était
accroché à son talon et s’était détricoté, jusqu’à ce que son âme se retrouve
complètement à nu lorsqu’elle avait atteint la porte de la salle de bains.
Puis il l’avait regardée et elle avait respiré son odeur… et son dernier
barrage intérieur avait cédé, au point d’avouer au mâle la vérité sur elle, de
partager son lourd secret, en lui confessant ce qu’elle n’avait jamais raconté à
personne d’autre.
La stupéfaction et l’horreur qu’elle lut dans ses yeux quand il la dévisagea
lui donnèrent envie de s’enfuir.
— Je suis désolée, balbutia-t-elle. Je n’aurais pas dû venir…
Paniquée, elle fit mine de partir en courant, mais il prit les devants et lui
bloqua la route.
— Raconte-moi, lui enjoignit-il. Raconte-moi ce qui est arrivé. Oh, mon
Dieu… Novo… je l’ignorais.
Elle secoua la tête pendant une éternité, tandis que ses larmes tombaient à
ses pieds et formaient une minuscule flaque.
— Personne ne le sait. Personne ne savait…
Elle renifla et frissonna alors que les images lui revenaient… et avec elles,
Seigneur ! les affreux souvenirs de cette vieille maison humide et froide.
— Je n’ai rien dit à personne.
— Oskar, prononça Peyton d’une voix atone. C’était Oskar.
Elle opina.
— Il m’a quittée juste après mes chaleurs. Je pensais que nous avions fait
attention, mais visiblement… environ trois semaines après, quand je n’ai pas
saigné, j’ai compris. J’ai gardé le secret. J’ai quitté la maison familiale en
disant à mes parents que c’était parce que j’avais besoin d’air… Ils n’ont su
que plus tard ce que Sophy avait fait. Qu’Oskar était parti avec elle.
— Tiens. Prends ça.
Elle observa ce qu’il lui tendait, sans comprendre de quoi il s’agissait…
Oh ! une boîte de Kleenex. Elle prit plusieurs mouchoirs et cala le carton sous
son bras.
Quand elle se moucha, son nez fit un bruit de corne de brume.
— J’étais enceinte de huit mois quand les douleurs ont commencé. Environ
deux semaines plus tard, je me trouvais dans la maison que je louais… je me
suis mise à saigner et… (Elle se moucha encore et se tamponna les yeux
tandis que la douleur revenait.) J’ai perdu l’enfant. Elle est sortie de moi… et
elle était si petite, si parfaite. Ma fille…
L’image du bébé était gravée dans son cerveau, aussi profondément qu’un
ravin, et ne s’effacerait jamais, quel que soit le nombre de fois qu’elle s’en
souviendrait ou le nombre d’années qui s’écouleraient.
Tout à coup, elle sentit une chaleur l’envelopper et un corps pressé contre
le sien.
Peyton.
Les sanglots recommencèrent et elle s’y abandonna, empoignant l’épaisse
robe de chambre qu’il portait pour se cramponner à lui alors que ses jambes
cédaient sous elle.
— Je te tiens…, dit-il. Je suis là.
— Je ne lui ai jamais dit. Il avait deviné ma grossesse… mais je ne lui ai
jamais raconté… (Soudain, elle leva la tête.) Il m’a appelée ce soir et m’a
demandé de venir le voir. Il voulait… se plaindre de Sophy. Il a cru que
j’avais avorté.
Peyton fronça les sourcils.
— Attends une minute… il était au courant que tu attendais son enfant ? Et
il a couché avec ta sœur ?
— Ce soir, pendant qu’il parlait… (Elle s’écarta de lui, car elle avait
besoin de marcher.) Il m’a demandé où j’étais allé avorter. Je ne lui ai pas dit
que j’avais fait une fausse couche. (Elle observa son ventre plat.) J’ai enterré
le bébé toute seule. Dans le champ derrière la maison. Alors que je saignais
encore. J’ai… recouvert la tombe de pierres et planté dessus un petit buisson
idiot parce que je ne voulais pas qu’elle ait de stèle ni la moindre marque.
(Elle secoua la tête.) Il ne mérite pas d’apprendre ce qui est arrivé. C’est ma
vie, ma douleur personnelle. Il ne voulait pas d’elle et ne voulait pas de moi.
Et je ne pense pas qu’il mérite… il ne nous mérite pas.
Novo ferma les paupières.
— Elle est toujours avec moi, tu vois. Elle est morte avant de connaître le
monde… mais je la garde ici. (Elle se toucha le cœur.) Elle est ici avec moi.
Toujours.
Soudain, elle se tourna vers lui.
— Et tu es le seul à savoir.

Il existait tellement de façons de dire « Je t’aime ».


Comme Peyton s’approchait de Novo pour l’attirer encore une fois contre
lui, il songea que ces trois mots étaient sans doute la façon la plus courante de
transmettre cette émotion sacrée entre deux âmes. Mais il y avait d’autres
moyens. Des gestes, des cadeaux, reconstruire une grange après un incendie,
déneiger une allée, voire quelque chose d’aussi simple que de sortir les
courses de la voiture.
Novo lui disait qu’elle l’aimait en partageant cette terrible vérité avec lui,
un deuil si immense qu’il ne comprenait même pas comment elle avait réussi
à surmonter cette tragédie ni pourquoi elle avait ensuite continué à avancer.
En l’invitant à être le témoin de son histoire, de sa douleur, en s’ouvrant ainsi
à lui, comme elle ne l’avait fait avec nul autre, elle proclamait son amour
pour lui.
— J’ai souffert si longtemps, dit-elle quand elle se fut un peu calmée. J’ai
retenu tout ça si longtemps en moi.
Il l’imagina quelque part toute seule, dans une situation d’urgence
médicale, sans personne pour lui tenir la main ni l’apaiser d’une façon ou
d’une autre. Puis elle avait enseveli l’enfant…
Il ferma les yeux en imaginant ce que cet acte avait dû lui coûter.
— Viens avec moi, lui enjoignit-il en lui prenant la main pour l’entraîner
dans la chambre. Allonge-toi. Laisse-moi te serrer dans mes bras.
Elle se hissa sur sa couverture monogrammée comme si elle avait mal
partout. Et quand il la rejoignit il l’entoura d’un bras et se heurta aux coins de
la boîte de Kleenex, à laquelle elle se cramponnait comme un enfant à son
jouet pour se réconforter. Elle frissonna, et il se blottit contre elle.
— Comment s’appelait-elle ? s’entendit-il demander.
Novo tressaillit contre lui quand elle leva la tête.
— Je… je ne lui ai pas donné de nom.
Il écarta doucement des mèches de son visage rouge et brûlant.
— Tu devrais lui donner un nom. Et tu devrais retourner dans ce champ et
lui apporter de quoi marquer sa tombe. Elle a vécu en toi. Elle a existé.
— Je pensais que, peut-être…
— Qu’as-tu pensé ? chuchota-t-il en lui écartant les cheveux. Dis-le-moi.
— Je me suis demandé si je devais lui donner un nom. Mais je n’en étais
pas sûre… j’avais l’impression de ne pas le mériter. Les mahmen nomment
leurs enfants. Je n’ai pas pu garder le mien… Je l’ai abandonnée, je l’ai tuée,
donc je ne suis pas mère et ne peux pas donner de nom.
— Arrête, lui intima-t-il d’une voix enrouée. Tu n’as rien fait de mal.
Avec un sursaut d’hostilité, il ajouta :
— Ce qui est très loin d’être le cas de certaines autres personnes de ma
connaissance. Et tu devrais lui donner un nom. Tu la gardes dans ton cœur, tu
es mahmen… et cette petite âme innocente est désormais dans l’Estompe,
d’où elle t’observe. Ta fille est un ange et tu devrais lui donner un nom, ne
serait-ce que pour t’adresser à elle quand tu lui parles dans ta tête.
— Comment as-tu su ? interrogea Novo. Que je lui parle ?
Il suivit des yeux les contours de son visage et aurait aimé pouvoir
endosser toute sa peine à sa place, soulever le fardeau de ses bras fatigués et
le porter pour le restant de leurs vies.
— Comment pourrait-il en être autrement ? C’est ta fille.
De nouvelles larmes s’écoulèrent et il prit un Kleenex dans la boîte afin de
les sécher une par une. Quand elles cessèrent de couler, elle murmura :
— Je suis si fatiguée tout à coup.
Il lui caressa la joue du bout des doigts.
— Dors. Je veillerai sur toi. Tu ne feras pas de cauchemars cette nuit.
— Promis ?
— Promis. (Il lui ferma les paupières.) Je ne te quitterai pas. Et pas de
cauchemar. Rien que du repos.
Le corps puissant de Novo se débarrassa de ses tensions dans un frisson.
Puis elle se blottit contre lui.
— Si je savais chanter, je te fredonnerais une berceuse, chuchota-t-il. Une
berceuse qui parlerait d’un endroit où n’existe ni douleur ni deuil. Ni souci.
Mais je n’ai pas l’oreille musicale.
— C’est l’intention qui compte, marmonna-t-elle.
Peu après, sa respiration ralentit et devint plus régulière, puis de petits
tressaillements de sa main ou de son pied indiquèrent qu’elle se reposait très,
très profondément.
Quand il la contempla endormie dans ses bras, il sut qu’il donnerait sans
regret sa vie pour sauver celle de la femelle. Il tuerait des dragons et
déplacerait des montagnes pour elle. Il conquerrait des univers entiers sur un
simple ordre de sa part et s’affamerait jusqu’à n’avoir plus que la peau sur les
os rien que pour être sûr qu’elle avait à manger. Elle n’était pas seulement
son soleil ou sa lune, mais sa galaxie.
— Moi aussi je t’aime, lui murmura-t-il à l’oreille. Pour toujours et à
jamais.
CHAPITRE 39

Novo se réveilla dix heures plus tard. Elle le sut grâce à la pendule sur la
table de chevet qui, naturellement, n’était pas une cochonnerie à affichage
digital qu’on pouvait trouver sur Amazon, mais une antiquité Cartier qui
semblait sculptée dans du marbre et dotée d’aiguilles serties de diamants.
Dans son sommeil, elle avait tourné le dos à Peyton, mais ils n’étaient pas
séparés pour autant. Le mâle s’était blotti contre son dos, toujours vêtu de son
peignoir, et tous deux avaient dormi sur le couvre-lit et non entre ses draps
d’une incroyable douceur.
Mince ! elle avait besoin de faire pipi.
Bon, ce n’était vraiment pas le truc le plus important dans son esprit,
surtout comparé à ses autres pensées, mais en termes d’urgence ? Et le fait
qu’il y avait un simple trajet à effectuer jusqu’à la salle de bains pour se
soulager ?
#buts
Alors qu’elle se dégageait avec précaution des bras de Peyton, il émergea
brièvement de son sommeil pour marmonner une question du genre : « Tu
vas où ? »
— Aux toilettes, dit-elle à voix basse. Tu devrais te rendormir.
Il hocha la tête contre l’oreiller et émit un murmure affirmatif.
Debout au-dessus de lui, elle eut envie de lisser ses cheveux blonds en
bataille et d’effacer les cernes noirs sous ses paupières closes. Elle était prête
à parier qu’il n’avait pas dormi la plus grande partie de la journée pour veiller
sur elle, et elle détestait la position dans laquelle elle l’avait mis.
Mais elle en était heureuse, aussi. Elle se sentait… soulagée, comme on
pouvait l’être après avoir crevé un abcès. Ça faisait un mal de chien de
nettoyer la suppuration, mais après ? La jolie plaie qui en résultait ressemblait
à un soleil brillant sur ce qui avait été auparavant un endroit humide et
sombre.
— Tu es tellement plus que ce que je croyais.
C’était vrai, et pas seulement parce qu’elle l’avait sous-estimé dès le
départ. Mais aussi parce qu’il avait cette façon si particulière de s’accrocher à
elle, de la regarder, de la soutenir sans jamais l’étouffer.
Cela soulignait remarquablement l’importance qu’il revêtait pour elle…
quand on savait que le mâle avec lequel elle avait conçu son enfant n’avait
pas été celui auquel elle avait confessé la douleur de sa mort. Non, elle avait
choisi Peyton pour ça.
Peyton était le seul interlocuteur qu’elle avait souhaité avoir. Auquel elle
s’était fiée. Dont elle avait eu besoin.
Elle était tombée amoureuse de lui.
Et se l’avouer aujourd’hui ne lui semblait même pas effrayant, en fait. Et
c’était cette absence de peur qui était un choc pour elle.
— Je vais lui donner un nom et je retournerai là-bas, lui expliqua-t-elle à
voix basse. Et un jour tu m’accompagneras pour que je fasse les
présentations.
En l’acceptant dans sa vie, elle voulait qu’il aille là-bas avec elle de temps
à autre. Cela ne faisait pas seulement partie d’elle-même, mais c’était ce qui
la définissait depuis, semblait-il, une éternité.
Sur la pointe des pieds, elle gagna les toilettes, s’y enferma, fit son affaire,
puis se lava et se sécha les mains. Contemplant son reflet dans le miroir, elle
fut surprise de découvrir qu’elle avait exactement la même apparence que la
veille. On aurait pu croire qu’une partie de sa transformation intérieure se
serait traduite par des yeux d’une couleur différente ou une nouvelle coupe de
cheveux.
Mais non, c’était toujours elle.
Et c’était tant mieux, non. Après sa fausse couche, sa personnalité s’était
divisée en deux parties qu’elle avait longtemps pensé être irréconciliables :
d’un côté la tragédie qui était arrivée ainsi que la douleur, le sentiment de
perte et le chagrin qui l’accompagnaient… et tout le reste de l’autre. C’était
grâce à cette seconde facette d’elle-même qu’elle avait globalement existé et
navigué dans le monde depuis lors. Car sa première facette était hantée par
cette entité fantomatique. Et elle avait protégé les deux par une solide armure.
Parce que soit elle contenait fermement toutes ces contradictions, soit elle
n’aurait pas été capable de survivre à cette scission interne, à cet
effondrement psychique.
Après avoir raconté son histoire à Peyton et l’avoir exorcisée par les
larmes, les deux moitiés d’elle-même semblaient s’être un peu agrégées l’une
à l’autre, sans qu’elle sache trop comment expliquer ce phénomène.
Mais qui pouvait le savoir, hein ?
— Je te vois en cours, dit-elle à son amant en revenant dans la chambre
pour enfiler ses bottes.
Il marmonna de nouveau dans son sommeil puis se redressa assez pour se
concentrer correctement sur elle.
— Cours ? On se voit en cours ?
— Oui. En cours.
En se penchant pour l’embrasser, elle éprouva l’envie d’ajouter « Je
t’aime », et cette pulsion était si forte qu’elle faillit prononcer ces trois mots à
voix haute.
Finalement, elle opta pour « J’ai hâte ».
— Moi aussi.
— Rendors-toi. Il te reste au moins une heure, peut-être un peu plus, avant
de devoir te lever.
— J’aimerais que tu ne sois pas forcée de partir.
— Moi aussi, répéta-t-elle.
Devant la porte, elle lui accorda un dernier regard. Il avait refermé les
paupières et poussa un long soupir satisfait, comme si tout allait bien dans
son existence.
Elle ressentait la même chose.
Dans le couloir, elle se dirigea vers l’escalier à grandes enjambées, l’esprit
à la fois englué et étrangement dégagé. Il y avait tellement de choses qu’elle
n’attendait pas, aussi bien de la part de Peyton que de la sienne…
Ce fut quand elle arriva sur le palier qu’elle se rendit compte qu’elle avait
commis une erreur. Dans sa distraction, elle avait tourné à droite et non à
gauche, pour finir, non en haut de l’escalier de service, mais devant
l’imposant escalier principal.
— Qui êtes-vous, je vous prie ?
Elle se retourna. Le mâle qui avait parlé était vêtu d’un costume trois-
pièces aussi noir qu’une ombre. Il avait des cheveux clairsemés de la même
couleur que ceux de Peyton, et des traits autocratiques qu’on aurait pu
considérer comme beaux si on faisait abstraction de l’expression de dédain
absolu qu’ils affichaient.
— Eh bien ? demanda-t-il en la rejoignant. J’attends que vous me
répondiez, s’il vous plaît.
De près, elle se dit que… non, le père de Peyton n’était pas aussi beau qu’il
en avait l’air de loin.
— Je suis une amie de votre fils.
— Une amie. De mon fils. Bien. Vous a-t-il rétribuée pour vos services, ou
cherchez-vous à dérober l’argenterie en partant ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez bien entendu.
— Je ne suis pas une prostituée, s’exclama-t-elle.
— Oh ! pardonnez-moi. Donc vous venez de passer gratuitement la
journée avec lui ? Cela doit signifier que vous espérez devenir sa shellane,
alors laissez-moi mettre tout de suite un terme à vos aspirations. Il doit s’unir
à une femelle d’une lignée convenable cette semaine, et je suis donc navré,
ma chère, mais vous n’avez pas d’avenir avec lui.
— S’unir ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que…
— Il a accepté et l’a rencontrée. Et si vous pensiez jouer un rôle de ce côté
je me vois dans l’obligation de vous ôter vos illusions. Allez exercer vos
talents ailleurs. Bon vent. Bonsoir.
Elle recula en titubant, comme si elle avait du mal à assimiler le sens des
paroles du mâle.
— Pas par là, aboya-t-il. Vous n’êtes pas assez bien pour la porte
principale. Utilisez l’escalier de service…
Novo pivota sur elle-même et dévala quatre à quatre les somptueuses
marches tapissées de rouge et d’or, tandis que le père de Peyton continuait à
lui crier après. Parvenue à la porte d’entrée, elle la déverrouilla
maladroitement, et l’ouvrit juste au moment où un serviteur mâle arrivait en
courant d’une autre partie de la maison.
Se ruant dans le froid, elle glissa et tomba dans la neige. Mais elle se releva
et poursuivit sa course affolée sur la pelouse, laissant une piste désordonnée
dans le blanc immaculé.
Son cœur tambourinait et ses pensées tourbillonnaient. Surtout, elle avait
conscience de souffrir de nouveau. Le répit qu’elle avait eu, cette impression
de refaire surface au-dessus d’un océan métaphorique pour reprendre de l’air,
n’avait absolument pas duré.
Toutefois, elle ne pleurait pas.
C’était le froid sur son visage qui lui tirait des larmes. Seulement le froid.
CHAPITRE 40

Saxton était en retard pour se rendre au travail. Il grimpa quatre à quatre


les marches du sous-sol de la ferme, tout en essayant à la fois d’enfiler sa
veste de costume et de boutonner sa chemise. Cela fonctionna mal en termes
d’efficacité et il ne réussit à faire correctement ni l’un ni l’autre.
— Je t’ai préparé une tartine ! s’écria Ruhn, à côté de l’évier. Et j’ai rempli
ta tasse isotherme de café !
Saxton jaillit dans la cuisine et s’arrêta en dérapant. Le mâle était
spectaculairement nu, et tout ce qui lui vint à l’esprit ce fut le plaisir qu’il
avait pris à chevaucher ce… postérieur… avec délices deux fois dans la
journée. Non, trois fois en comptant ce qu’ils venaient de faire sous la
douche. La raison de son retard.
— Comment suis-je censé quitter la maison si tu es comme ça ?
Ruhn, qui détestait plus que tout déroger aux règles de politesse et de
ponctualité, ne fut pour une fois pas d’humeur à flirter.
— Dépêche-toi, tu vas être en retard ! Je ne veux pas que ce soit ma faute.
Saxton aurait bien plaisanté sur ce point, mais son amant était si sérieux
qu’une telle légèreté risquait d’être considérée comme une plaisanterie de
mauvais goût, quelle que soit son intention.
— Promets-moi qu’à mon retour tu seras habillé exactement comme ça.
— Saxton, mange.
Le mâle lui tendit une assiette et agita sa tasse isotherme devant ses yeux,
mais l’avocat resta planté là, la chemise à moitié boutonnée, la veste de
guingois.
Et au fait, quel mot merveilleux, « de guingois ». Il traduisait exactement le
désordre décrit.
— Saxton…
— Promets.
— Soit ! Je serai nu comme tu le souhaites !
— Grand merci. (Il esquissa une petite courbette et rectifia rapidement ce
qui clochait dans sa tenue.) J’attends nos retrouvailles en retenant mon
souffle.
— Je serai là. (Ruhn sourit.) Je travaillerai à la cave aujourd’hui.
— Quand on partira d’ici, tu auras entièrement rénové les lieux.
— C’est l’idée.
L’avocat le regarda un instant en silence.
— Je t’aime.
Le baiser que lui donna son compagnon fut à l’image de son souffle : facile
et indispensable.
— Moi aussi je t’aime, répondit le mâle. File, maintenant… Attends, ton
manteau est là-bas, sur la table !
— Je n’en ai pas besoin. Je t’ai toi pour me tenir chaud.
Quelques minutes plus tard, Saxton se dématérialisa… pour reprendre
forme derrière la maison d’audience. Immédiatement, dès qu’il eut pénétré
dans la cuisine, il sut qu’il était vraiment décalé dans son emploi du temps.
Les doggen avaient déjà emporté les plateaux de viennoiseries et allumé la
cafetière digne d’un restaurant, et, dans le salon de réception à l’avant, on
entendait les voix des civils déjà arrivés pour leurs rendez-vous.
— Merde ! dit-il en poussant la porte battante du couloir de service pour se
jeter dans son bureau comme s’il s’agissait d’une piscine.
La tasse isotherme atterrit sur la deuxième table, et ce ne fut qu’à cet
instant qu’il se rendit compte qu’il avait emporté son toast et son assiette avec
lui. Il posa également l’assiette et enfourna la tartine, puis s’empara des
dossiers qu’il avait, heureusement, préparés avant de rentrer…
— Kolher va être en retard.
Saxton pivota sur lui-même. Blay se tenait sur le seuil, en tenue
décontractée de garde du corps, avec une polaire ample à fermeture Éclair qui
dissimulait toutes sortes d’armes. Ses cheveux roux étaient encore humides,
comme s’il arrivait lui aussi tout juste de la maison, et le pain à la cerise dans
sa main droite ramena l’avocat aux anciens dimanches soir, quand ils
venaient de se réveiller.
Mais il se passa alors une chose extraordinaire.
L’apparition du mâle et ce souvenir de leur passé commun ne lui
apportèrent aucune douleur. Pas même de la nostalgie, vraiment. Saxton eut
plutôt l’impression qu’ils rejoignaient la longue liste d’événements ordinaires
qu’il avait vécus, comme lorsqu’il avait acheté un nouveau costume chez son
tailleur, la dernière fois qu’il avait lui-même mangé une viennoiserie ici, dans
la maison d’audience… ou même le fait que, oui, ses propres cheveux étaient
eux aussi encore un peu humides.
L’absence de complication offrait une paix qu’il absorba avec délice.
Il ôta le restant de tartine de sa bouche.
— Tant mieux. Moi aussi je suis en retard. Je n’arrivais pas à sortir de…
(Il s’interrompit.) Bref… on a un agenda chargé. Vers quelle heure arrivera-t-
il ?
Blay haussa les épaules et termina sa dernière bouchée de pain à la cerise.
— Je ne sais pas exactement. Tous ceux qui avaient rendez-vous à la
première heure pour le rencontrer se sont montrés compréhensifs. Je crois
que George a vomi son petit déjeuner, si bien que Kolher a appelé un
vétérinaire pour s’assurer que la pauvre bête n’avait rien.
— Oh, non ! (Saxton tâta le devant de sa veste pour chercher son
téléphone.) Je devrais appeler la maison… Non, attends. Je ne veux pas les
déranger. Il ne peut rien arriver à ce chien…
— Il ne peut rien arriver à ce chien. (Tous deux s’esclaffèrent, puis Blay
redevint sérieux.) Au fait, mes parents sont très reconnaissants de ce que toi
et… Ruhn… avez fait pour Minnie. Je suppose que vous vous êtes occupés
des promoteurs ? Miniahna est une femelle merveilleuse, et la situation
préoccupait vraiment beaucoup mahmen et papa. Tu sais comment est ma
mère. C’est une angoissée de nature.
Saxton contourna le bureau et s’assit.
— À ma connaissance, tu as les meilleurs parents du monde.
— Ils t’adorent.
— Et réciproquement.
Il y eut un moment de silence.
— Je suis très heureux pour Ruhn et toi, à propos, dit Blay d’une voix
douce. Et j’espère que ce que je dis ne te paraît pas bizarre. Ce n’est pas le
but, juré.
— Je… euh… j’ignorais que quelqu’un était au courant pour nous. Non
que ce soit un secret.
— C’est Minnie qui l’a appris à mes parents.
L’avocat inspira profondément. Puis il attrapa sa tasse isotherme, souleva
le couvercle et but une gorgée. Le café était pile comme il l’aimait, sucré et
pas trop fort.
D’une façon ou d’une autre, le fait que Ruhn l’ait préparé lui donna
l’impression que le mâle était présent ici, dans cette pièce.
— Puis-je être honnête ? demanda-t-il.
— Toujours. Je t’en prie.
Il leva les yeux vers son ancien amant.
— Je suis également heureux pour moi. Ces dernières années ont été
difficiles.
Blay s’avança un peu plus dans le bureau.
— Je sais. Je ne savais pas comment t’aider, quoi faire. Je détestais te voir
souffrir ainsi. Ça me tuait.
— J’ai essayé de ne pas trop le montrer. Je croyais m’en être plutôt bien
tiré.
— Mais je te connais.
— En effet. (Saxton fit courir son doigt verticalement sur le flanc
métallique de sa tasse.) Je ne l’attendais pas. Ruhn, j’entends. Pas du tout. Je
ne pensais pas un jour… éprouver de nouveau cela, et ça change tout. Il est…
bon, d’accord, ça paraît niais, mais il est comme ma moitié. C’est arrivé si
vite que j’en ai encore le vertige et que c’est parfois terrifiant mais, surtout,
notre relation m’apporte tant de joie et de bonheur.
— Il ne faut qu’un instant, murmura Blay. Quand c’est réel, c’est comme
si on allumait un interrupteur. Clic, et la lumière se répand partout.
— Oui. Tout à fait.
Saxton se surprit à sourire au mâle.
— Je suis en paix à présent. J’envisageais de partir, tu sais.
— De Caldwell ? Ah bon ?
— Je n’avais aucun projet véritablement enthousiasmant en perspective. Je
veux dire, installer tout ceci… (il désigna le bureau) m’a offert un excellent
dérivatif. Mais une fois que le système a commencé à être bien rodé et à
exiger moins de travail, je suis reparti à la dérive. Pourtant, la chance semble
s’être une fois encore présentée à moi.
— C’est un bon mâle. J’ignorais qu’il était gay.
— Lui aussi.
Blay émit un petit gloussement.
— Tu peux être irrésistible. Je le sais d’expérience.
— Me voilà flatté, mon bon seigneur. (Saxton posa une main sur son
cœur.) Un peu.
Ils éclatèrent de rire, mais soudain deux doggen passèrent d’un pas pressé
dans le couloir, portant ensemble un aspirateur à eau dont le tuyau
rebondissait par terre.
— Oh, mon Dieu ! non, marmonna l’avocat en se levant pour traverser le
bureau. J’espère que les toilettes n’ont pas encore lâché. (Il passa la tête dans
le couloir.) Quel est le problème cette fois ?
Les deux serviteurs s’arrêtèrent et s’inclinèrent poliment devant lui, puis
celui de gauche expliqua :
— Les toilettes à l’étage.
— Nous les avions réparées, ajouta le deuxième. Mais il y a encore de
l’eau sur le sol.
— Je vais les faire remplacer. Merci. Vous pouvez continuer.
Les deux doggen, qui avaient un peu rougi sous le coup de l’embarras,
s’éloignèrent avec soulagement tandis que Saxton pivotait de nouveau vers le
bureau. Soutenant le regard de Blay, il sourit.
— Tout va bien.
— Tout va bien, oui, renchérit le mâle en pressant gentiment l’épaule de
son ami. Très bien…
— Oh ! pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous déranger.
Saxton se retourna. L’une des recrues, Peyton, fils de Peythone, se tenait
derrière lui avec une expression inquiète sur le visage. Il semblait danser
nerveusement d’un pied sur l’autre, comme si seule la partie supérieure de
son corps savait qu’il s’était arrêté.
— Pas de problème.
L’avocat s’écarta.
— Entre, je t’en prie. Tu as besoin de quelque chose ?
— J’ai un problème.
Blay et la recrue se saluèrent en claquant leurs paumes de main l’une
contre l’autre, puis le mâle roux regarda son ancien amant.
— Je te préviendrai dès que Kolher sera là.
— Et tiens-moi au courant pour George aussi.
— Tout à fait.
Saxton prit congé en agitant la main, de même que Blay, puis il se laissa
quelques instants pour apprécier la mesure de sa nouvelle place dans la vie,
de sa nouvelle adresse métaphorique, qui était une sacrée amélioration par
rapport à son ancien domicile.
Tout était bien qui finissait bien, vraiment.
Puis il retrouva toute sa concentration et regagna son siège.
— Dis-moi ce qui se passe et en quoi je peux t’aider.

Peyton s’était réveillé seul, mais il se rappelait que Novo lui avait dit au
revoir, puis il avait dû immédiatement passer à l’action parce qu’il s’était
rendormi jusqu’à ce que le réveil de son téléphone sonne. Il n’avait même pas
pris la peine de se raser. Il s’était contenté de se doucher, d’enfiler ses
vêtements et d’entrouvrir une fenêtre pour se dématérialiser jusqu’à la maison
d’audience.
Il allait être en retard au point de ramassage, et raterait probablement le bus
pour le centre d’entraînement, mais il devait s’occuper de cela en priorité.
— Puis-je fermer la porte ? demanda-t-il.
Saxton, l’avocat du roi, hocha la tête.
— Bien sûr.
Une fois enfermé dans le bureau avec le mâle, Peyton se mit à faire les cent
pas dans l’étroit espace entre les placards et les étagères.
— Mon père veut m’unir à une femelle, mais ni elle ni moi ne sommes
consentants. Nous en avons discuté ensemble. J’aime quelqu’un d’autre et
elle est… (Il ne trouvait pas convenable de partager l’histoire de Romina.)
Elle souhaite demeurer célibataire. Le problème… c’est que nos pères ont
conclu une sorte d’accord financier et que nous craignons de nous retrouver
coincés s’ils le mettent à exécution.
— Donc ton père paie une dot.
— Non, c’est lui qui reçoit l’argent.
Saxton exprima sa surprise.
— Vraiment ? D’accord.
— Mon géniteur essaie de se débarrasser de moi depuis des années,
expliqua Peyton d’un ton sec. C’est comme un vide-greniers. Sauf que je
suppose que mon prix est largement plus élevé que 5 dollars.
— Et, juste pour être au clair, ni toi ni la femelle ne consentez à cela. Elle
est aussi ferme sur ce point que toi.
— Oui. Mais d’après ce qu’elle m’a dit hier soir nos pères ont pris rendez-
vous avec le roi. Ils vont venir ici. Je ne sais pas quand, sauf que ce doit être
bientôt. Mon père s’est déjà rendu à plusieurs reprises en Caroline du Sud, où
vit l’autre famille.
— Ton père s’appelle Peythone ?
— Oui.
Saxton se connecta à sa session et, après avoir pianoté un peu sur le
clavier, se redressa.
— Ils ont rendez-vous.
— Quand ?
— Je ne peux pas te le dire. (Alors que le jeune mâle commençait à
protester, l’avocat leva la main.) D’un point de vue éthique, je dois veiller à
ne pas violer la confidentialité des rencontres. Mais cela ne signifie pas que je
ne peux pas t’aider.
— Est-ce qu’on peut empêcher ça ?
— Je suppose que la femelle a passé la transition.
Quand Peyton eut opiné, l’autre reprit :
— Bien. Donc vous êtes tous les deux majeurs. Pour commencer,
j’objecterais qu’aux yeux de la loi vous n’êtes même pas tierce partie dans ce
contrat. Deux adultes dont les idées se rejoignent peuvent se lier par un
accord, mais un tel accord ne peut obliger personne d’autre qui ne tire ni
intérêt ni avantage dans les termes dudit contrat.
Peyton se frotta les yeux.
— Je n’arrive pas à suivre.
— Vos pères peuvent tomber d’accord sur ce qu’ils veulent entre eux.
Mais cet accord ne peut pas servir à vous forcer, toi ou la femelle, à des actes
que vous ne feriez pas volontairement de vous-mêmes. À moins que toi ou la
femelle acceptiez une partie du paiement.
— Non. Je veux dire, pas à notre connaissance. Je n’ai pas vu le contrat, et
elle non plus… mais en général nos géniteurs ne recherchent pas notre
intérêt, si vous voyez ce que je veux dire.
— Le seul point épineux est le droit ancien et la façon dont il régit les
rémunérations financières parfois acquittées lors des unions. Je vais devoir
étudier cela de près. Mais ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
Peyton se détendit enfin.
— Merci, oh, mon Dieu ! merci. Et écoutez, pour ma part, ce n’est pas que
l’autre femelle soit quelqu’un de mauvais ni quoi que ce soit. C’est juste
que…
— Tu aimes quelqu’un d’autre. (L’avocat sourit comme un très vieux
sage.) Je comprends parfaitement. Le cœur veut ce qu’il désire.
— Exactement. Et encore une fois, merci, vous me sauvez la vie.
— Je ne t’ai pas encore sauvé. Mais je vais le faire. Tu peux me faire
confiance.
— Je me sens déjà mieux. Maintenant, il faut que j’aille en cours.
— Fais attention, recommanda Saxton.
— C’est promis.
Dans le hall d’accueil, Peyton appela le bus, et poussa un juron quand on
lui annonça qu’il lui faudrait patienter encore une heure. Mais que pouvait-il
faire…
— Eh ! dit Blay, tu cherches à te rendre en classe ? On a un monospace ici.
Un de nos doggen peut te conduire là-bas si tu veux.
Deux fois en une soirée, songea-t-il. Mince ! la situation tournait à son
avantage. Enfin.
— Ce serait génial, répondit-il au guerrier. Vraiment incroyable.
Parce qu’en vérité, même s’il avait beau vouloir s’acquitter de ses
obligations scolaires, ce qu’il souhaitait réellement, c’était revoir Novo. Dès
que possible.
Et ne plus jamais la quitter.
CHAPITRE 41

Assise dans son futon, le regard perdu dans le vague, Novo ne pensait à
rien en particulier, et c’était une bonne chose, supposait-elle. Néanmoins, ce
dont elle avait conscience, c’était du retour de l’immense poids familier, plus
lourd que jamais, au centre de sa poitrine, qui rendait sa respiration et ses
mouvements difficiles.
Au-dessus d’elle, elle entendait les piétinements de ses voisins humains
tandis qu’ils se préparaient pour la nuit. Un coup d’œil à la pendule lui apprit
qu’il était 22 heures tout juste passées, et il lui fut impossible de ne pas
songer aux cours et à ce qu’elle aurait dû être en train de faire, dans des
circonstances normales, si elle ne s’était pas fait porter pâle.
Ils étaient censés se retrouver tous en salle de musculation au début de la
soirée. Ensuite ils iraient en classe, où on leur donnerait leurs nouvelles
affectations sur le terrain.
Elle allait devoir envoyer une demande pour ne pas que son coéquipier
soit…
Elle ne devrait plus sortir qu’avec Paradis, Craeg, Axe ou Boone.
Remontant les jambes, elle referma les bras autour de ses genoux et posa le
menton sur son poignet. Seigneur ! comment avait-elle pu se montrer aussi
stupide…
Non, décida-t-elle. Elle en avait assez de l’autocritique. Elle n’allait
certainement pas battre sa coulpe parce qu’un mâle s’était révélé être une
enflure. En outre, elle avait déjà survécu à une opération cardiaque de cette
sorte. Elle devait simplement considérer sa mésaventure comme une variation
sur le même thème. Elle avait de nouveau le cœur brisé. Il fallait donc le
raccommoder et redevenir forte.
C’était aussi simple que cela.
Tandis qu’elle méditait sur cet impératif, elle avait conscience qu’elle
essayait de se convaincre d’une vérité à laquelle elle n’était pas certaine de
croire, mais bon, c’était sa seule façon de tout remettre en perspective.
Demain soir, au crépuscule, elle réintégrerait le programme, et elle
affronterait froidement le problème.
Hors de question pour elle d’abandonner parce qu’une romance qu’elle
n’aurait jamais dû entamer lui avait explosé à la figure.
C’était une réaction de fille. Et elle était une femelle, pas une fille.
Elle était une guerrière.
Le coup frappé à sa porte lui fit relever la tête. On n’était pas le premier du
mois, donc ça ne pouvait pas être son propriétaire. Et ce n’était pas Peyton,
car elle aurait forcément senti sa présence.
— Oui ? répondit-elle.
— C’est le docteur Manello.
Sourcillant, elle se leva et traversa sa pièce à vivre. Ouvrant le battant, elle
demanda :
— Salut, qu’est-ce que tu fais ici ?
— Une visite à domicile. (L’humain entra en la bousculant légèrement.)
Comment ça va ?
Sans raison, elle jeta un coup d’œil dans le couloir pour voir s’il avait
amené des renforts avec lui. Non.
Elle referma, et se retourna en faisant machinalement passer sa tresse
derrière son épaule.
— Je ne comprends pas.
Alors que son chirurgien déposait sa petite mallette de docteur noire sur la
table pour deux à laquelle elle ne s’était assise qu’une fois, elle remarqua
qu’il portait un pantalon de pyjama de bloc. Et une doudoune en haut. Il avait
une casquette de base-ball des Mets sur le crâne et, oui, mince ! des
chaussures de sport jaune fluo et bleu.
— Tu t’es fait porter pâle en disant que tu te sentais nauséeuse, expliqua-t-
il. Alors je suis venu t’ausculter.
Ravalant sa frustration, elle secoua la tête.
— Écoute, je te remercie de ta sollicitude, mais ce n’est pas grave. Je ne
me sens pas…
— Tu as subi une blessure cardiaque très grave…
— C’était il y a une éternité.
— Quelques jours, plutôt. (Seigneur ! on aurait dit une autre vie.) Mais je
vais bien.
— Bon, alors, finissons-en tout de suite, d’accord ?
Il tira l’une des chaises dépareillées et la fit pivoter. Tapotant l’assise dure
d’un geste d’invite, il reprit :
— Si tu vas bien, ça ne prendra qu’un moment.
Elle croisa les bras.
— Je vais bien.
— À quand remonte ton dernier passage en fac de médecine ? (Il leva les
yeux au ciel.) Et, au fait, as-tu la moindre idée de la fréquence à laquelle je
pose cette question aux gens d’ici ?
Alors que l’humain se contentait de la dévisager comme s’il était prêt à
rester là jusqu’à ce que l’un d’entre eux tombe mort de causes naturelles, elle
poussa un juron et s’approcha.
— C’est parfaitement inutile, marmonna-t-elle en s’asseyant.
— Je l’espère. Des vomissements ?
— Non.
— De la fièvre, des frissons ?
— Non.
— Des douleurs abdominales, ou une douleur qui irradie dans un de tes
bras ?
— Non.
— Une sensation de vertige ?
— Non.
Enfin, pas depuis que le père de Peyton lui avait lâché cette bombe dans le
couloir. Et après ? Du gâteau.
La contournant pour se retrouver devant elle, le médecin sortit un
stéthoscope et enfonça les embouts dans ses oreilles.
— Tu vas devoir baisser les bras si je dois écouter ton cœur.
Elle obtempéra de mauvaise grâce et resta les bras ballants, puis il balada
le petit disque métallique sur son torse. Vu qu’il laissait échapper de
nombreux murmures approbateurs, elle comprit qu’il trouvait exactement ce
qu’elle supposait qu’il trouverait.
À savoir strictement rien d’anormal. Physiquement, du moins.
— C’est l’heure de prendre ta tension, annonça-t-il d’un ton joyeux. Ton
cœur est en parfait état de marche.
— Je sais.
Il se plaça nez à nez avec elle.
— Tu es une très mauvaise patiente, tu sais ?
— Est-ce que ce n’est pas ton problème ?
— Touché.
Pendant que le médecin poursuivait son auscultation, elle laissa de
nouveau son regard se perdre dans le vague et son esprit se replier dans un
endroit où il n’y avait, du moins en apparence, rien du tout. En réalité, elle
soupçonnait son inconscient de comploter contre elle en lui préparant en
douce toutes sortes de pénibles réveils où elle émergerait de son sommeil en
hurlant et en lui programmant d’affreux cauchemars comme ceux où l’on se
retrouve dans le fauteuil du dentiste.
— … Novo ? Ohé ?
Elle revint à la réalité.
— Pardon, quoi ?
Le docteur Manello la scruta un moment. Puis il s’accroupit.
— Tu veux me dire ce qui se passe vraiment ?
— Je te l’ai dit, rien. J’ai juste mangé un truc qui ne passe pas.
— C’était quoi ?
— Je ne me souviens pas. (Comme l’expression de l’humain indiquait
qu’il entrevoyait un peu trop bien la réalité, elle se leva et se mit à marcher de
long en large.) Franchement, je serai complètement rétablie demain soir.
— Tu sais, si tu as besoin de parler à quelqu’un…
— Je n’ai sûrement et absolument pas besoin de parler à quelqu’un.
— D’accord. (Il leva les mains en un geste d’apaisement.) Oublie ce que
j’ai dit.
Il rangea son matériel dans sa petite mallette puis gagna la porte.
— Mais appelle-moi si tu commences à avoir de la fièvre ou si tu te mets à
vomir.
— Ce ne sera pas nécessaire. (Elle s’approcha pour lui ouvrir la porte.)
Merci d’être venu…
— Je m’inquiète pour toi. Et pas d’un point de vue médical.
Bizarrement, elle repensa à ce patient de la clinique, celui qui criait tout le
temps. Au moins, si elle perdait la tête, se dit-elle, ils avaient de l’expérience
avec les aliénés.
— Moi pas, répondit-elle. Je ne m’inquiète pas du tout pour moi.
Si elle avait réussi à survivre à ce qui lui était arrivé avant, alors, surmonter
la réalité où Peyton se révélait exactement être celui qu’elle avait cru qu’il
était ne serait pas un problème. Elle avait de l’expérience en la matière.
Où était-elle, bon sang ?
Quand Peyton pénétra dans la salle de musculation du centre
d’entraînement quarante minutes plus tard, il scanna les différents corps sur
les machines et les tapis de sol… et obtint un retentissant « pas de Novo ».
Sourcillant, il s’adressa au frère Vhif :
— Dis, tu as vu Novo ?
— Elle s’est fait porter pâle. Elle ne se sentait pas bien.
Le premier instinct de Peyton fut d’enfourcher une fusée et de se précipiter
à l’autre bout de la ville. Le problème, c’est qu’il n’avait pas de fusée et ne
connaissait pas son adresse… mais, attendez, il l’avait nourrie, non ?
— Est-ce qu’elle a précisé ce qui n’allait pas ?
— Non. Juste qu’elle avait mal au ventre et qu’elle restait chez elle. Elle
avait l’air nauséeuse, sans pour autant être à l’article de la mort.
— Est-ce que ça pourrait être son cœur ? Un problème de…
— J’ai prévenu Manny, donc il est allé la voir pour l’ausculter. Il a dit
qu’elle souffrait d’un genre d’intoxication alimentaire ou l’équivalent. Ce
n’est pas grave. (Le regard vairon du frère s’attarda sur lui.) Penses-tu
qu’autre chose la tracasse ?
— Quand elle m’a quitté au crépuscule, je… (Il ferma la bouche.) Non, je
ne pense pas.
— Elle apprécierait peut-être un message ou un coup de fil d’un camarade
de classe ? suggéra le frère. Ou une visite après les cours ?
— Oui. C’est une très bonne… Est-ce que je peux m’absenter un instant ?
— Ouais. Mais ensuite tu reviens bosser.
— Pas de souci.
Peyton se précipita dans le vestiaire, directement à l’endroit où il avait
balancé son sac par terre, sans même prendre la peine de le ranger dans un
casier. Fouillant dans ses vêtements de rechange et ses armes, il attrapa son
portable. Il n’avait rien reçu de la part de Novo.
Son premier appel bascula sur messagerie. Le deuxième… oui, aussi.
Il tapa un message bref et aimable : « Ça va ? Je peux t’apporter un truc ? »
Peyton attendit cinq minutes. Puis il dut retourner en classe.
Une heure et demie plus tard, au cours de la pause entre la salle de muscu
et le stand de tir, il consulta de nouveau son téléphone. Rien. Alors il rappela.
Renvoya un texto.
Et il refit la même chose quatre-vingt-dix minutes plus tard lorsqu’ils se
dirigèrent vers la salle d’étude. Rien. Pas même après son nouvel appel. Son
nouveau texto.
Et si elle avait perdu connaissance…
Il était sur le point d’envoyer balader le cours et d’appeler le bus quand son
portable vibra. Le message venait d’elle : « Ça va. Je verrai tout le monde
demain. »
Point barre.
Ses doigts voletèrent sur la surface de l’écran tandis qu’il tapait tout un tas
de trucs du genre « Je vais passer t’apporter de la soupe, une bouillotte », etc.
Mais il ne reçut, là encore, aucune réponse.
— Ça va ? demanda Craeg depuis le seuil de la porte donnant sur le
couloir. Tout va bien avec Novo ?
Peyton se racla la gorge.
— Euh… oui, ça va. Elle va bien. Elle sera là demain soir.
Même si les portables n’étaient pas autorisés en dehors des vestiaires, il
glissa le sien dans la poche de sa polaire.
Qu’est-ce qui se passait, bon sang ?
Assister au cours fut un exercice de torture, mais il fut soulagé d’apprendre
au moins que Novo et lui feraient équipe ensemble avec Blay et Vhif le
lendemain. Ils seraient la première escouade à retourner sur le terrain, comme
si la Confrérie voulait effectuer un Ctrl + Alt + Suppr de l’incident de la
ruelle et lancer le nouvel ordre mondial sur une note positive.
Au train où allaient les choses, il ne la verrait pas avant cela.
Quand la fin de la nuit arriva enfin, Peyton fut à deux doigts de piétiner ses
camarades pour grimper dans le bus – ce qui était stupide. Comme si cela lui
ferait quitter la propriété plus vite. Et bon Dieu ! le majordome était-il
capable de conduire encore plus lentement pour descendre la montagne ?
Il ne suivit pas les discussions qui se déroulèrent autour de lui et les autres
élèves, qui semblèrent s’apercevoir qu’il était sur les nerfs, le laissèrent
tranquille.
À la seconde où le bus s’arrêta, il se précipita vers la sortie, mais, quand il
se jeta dans la nuit, il prit conscience qu’il ne savait pas où aller. Fermant les
yeux, il déploya tous ses sens sur la ville tandis que ses camarades
disparaissaient l’un après l’autre.
Il localisa le signal de son sang vers l’ouest. Pas très loin du lieu de dépose
du bus.
Il se déplaça dans un nuage de molécules et reprit forme devant un
immeuble de quatre étages dans un quartier peu reluisant. Sans être un taudis,
le bâtiment ne pouvait clairement pas non plus figurer comme candidat pour
Belles demeures. Au sous-sol… Il sentit la présence de Novo au sous-sol.
Mais comment entrer ?
Comme par hasard, un humain sortit juste à ce moment-là de l’immeuble,
et Peyton gravit les sept marches du perron à toute allure.
— Eh ! pourriez-vous me tenir la…
— Pas de souci. (Le type se pencha et maintint le battant ouvert.) Vous
avez oublié vos clés ?
— Celles de chez ma copine.
— Ça m’est arrivé. Bonsoir.
— Merci.
Peyton entra dans le hall et regarda autour de lui. Il devait y avoir un
moyen d’accéder au niveau inférieur… Là. Dans le coin le plus reculé.
Sans personne dans les parages, il pouvait se contenter de déverrouiller la
porte d’un ordre mental… Merde ! pourquoi n’y avait-il pas songé quand il
était dehors ?
Eh bien, parce que son cerveau était grillé, merci bien.
En s’approchant, il essaya ce tour mental, sans succès, car le verrou s’avéra
être en cuivre. Clairement, des vampires vivaient parmi ces humains.
Il songea à appeler la femelle, mais la situation était tellement bizarre qu’il
avait l’impression que Novo ne le laisserait pas entrer. Mais c’était peut-être
de la paranoïa. Qui sait…
Soudain la porte s’ouvrit en grand et il recula d’un bond. Quand il vit la
femelle en émerger, il faillit la serrer dans ses bras.
— Novo ! Te voilà !
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Sa voix était aussi atone que si elle était générée par ordinateur. Elle était
pâle comme un fantôme et avait le regard vide.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il en tendant la main vers elle.
Elle recula d’un pas.
— Ça va. Qu’est-ce que tu fais là.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Que… Je ne comprends pas ce qui passe.
— Je ne me sentais pas bien. Je vais mieux à présent. Je reviendrai en
cours demain. Je te l’ai dit.
Elle avait les cheveux tressés et sa natte habituelle lui retombait sur une
épaule, son jean et son sweat-shirt ne sortaient pas de l’ordinaire, et elle était
chaussée d’Adidas avec d’épaisses chaussettes… comme si elle s’apprêtait
simplement à passer une nuit tranquille chez elle. Mais son regard était aussi
impénétrable que de vieux galets de rivière.
— Où es-tu ? lâcha-t-il soudain. Que…
Elle leva les mains.
— D’accord, j’en ai marre. Je veux que tu partes. Je ne t’ai pas invité ici et
je t’en veux d’avoir utilisé le fait que je me suis nourrie de toi pour me
traquer.
— Te traquer ? Je te demande pardon ?
— Tu m’as bien entendue. Je ne veux plus jamais que tu reviennes ici.
Peyton serra les dents.
— Bien, remontons le fil du temps. Pour autant que je sache, quand tu as
quitté mon lit au crépuscule, tout allait bien entre nous. Et maintenant tu me
traites comme si j’étais une espèce de harceleur. Je crois que tu me dois une
explication…
Elle eut un rire dur.
— Oh ! je te dois, hein ? Oui. Parce que tout doit tourner autour de toi.
— De quoi parles-tu ? (Il sentit sa voix monter en volume, sans pouvoir
rien y faire.) C’est quoi, ton problème ?
— Mon problème ? Je n’ai pas de problème. Et toi non plus. Tu vas bientôt
t’unir à une gentille femelle issue d’une bonne famille alors tout va bien dans
ton monde. Félicitations… Au fait, peut-être que vous pourriez organiser une
sortie en couple avec ma sœur et Oskar quand vous serez jeunes mariés. (Elle
tapa dans ses mains.) Youpi ! C’est l’heure du selfie !
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, elle se pencha vers lui.
— Et ne fais pas mine d’être surpris. Tu savais exactement ce que tu faisais
tout le temps où on baisait. Tu savais que tu allais t’unir à une autre, mais tu
as fait comme si… (Elle s’interrompit.) Bref, rends-moi service et ne
m’invite pas à la cérémonie, OK ? Je suis certaine que ce serait gênant pour la
future shellane et, même si ton milieu social adore se montrer cruel, il déteste
aussi la vulgarité, n’est-ce pas ? Ouais, c’est assez mal vu.
Deux humains, un homme et une femme, descendirent l’escalier à gauche,
et le fait qu’ils soient en train de rire en se tenant par la main fit l’effet d’un
vrai coup de pied dans les couilles au mâle.
Peyton s’écarta pour les laisser passer et attendit qu’ils aient fini de
traverser le vestibule pour reprendre la parole.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Novo s’esclaffa de nouveau.
— Vraiment ? À ton avis, de combien de façons ce scénario est-il ouvert à
l’interprétation ? À moins que tu ne présumes que, vu que je ne suis qu’une
simple roturière de merde, je ne puisse qu’être reconnaissante à l’idée de
devenir ta maîtresse sexy et perverse pour le restant de ma vie.
Peyton recula d’un pas. Puis d’un autre.
— Donc tu as choisi. Tu as décidé de tout, hein ?
— L’équation n’était pas difficile. Et je suis une femelle très intelligente.
— Pour info, tu ne m’as pas laissé dire un mot au sujet de toute cette
histoire.
— Pourquoi ? Ta version n’aura aucune importance à mes yeux. Ce n’est
que de l’air, sans aucune substance. Tout comme toi.
Peyton sentit cette pique le toucher en plein cœur. Et après coup il regarda
par terre. Il remarqua vaguement que la moquette était mouillée, car les gens
venaient de l’extérieur froid et enneigé avec leurs bottes et leurs chaussures.
Il songea à la façon dont elle l’avait laissé l’enlacer toute la nuit.
Il avait été tellement convaincu d’être enfin dans son cœur.
Mais il aurait dû s’en douter.
Peut-être qu’à une autre époque de la vie de Novo ils auraient pu avoir de
meilleures chances. Mais il devait se rendre à l’évidence : entretenir une
relation amoureuse avec elle reviendrait pour lui à courir un marathon avec
un pied cassé. Il aurait beau faire des compromis, discuter avec elle pour
ressusciter sa confiance, la rassurer et l’interroger sans cesse pour être certain
qu’elle se sente bien, avec le temps, le fait qu’elle ne se fierait jamais
totalement à lui ruinerait toujours tous ses efforts.
— Je ne peux pas te réparer, murmura-t-il.
— Qu’as-tu dit ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu viens de me balancer,
bordel !?
Il soutint son regard.
— Je suis désolé que tu aies été blessée. Vraiment…
— Ça n’a rien à voir avec Oskar ! N’essaie pas de détourner…
— En fait, si, totalement. Tu t’en rendras peut-être compte un jour, ou pas.
Mais dans tous les cas cela ne me concerne plus, car je refuse de continuer à
payer pour les péchés d’un autre. Bonne chance. J’espère que tu trouveras la
paix intérieure, d’une façon ou d’une autre.
Il tourna les talons et se dirigea vers les doubles portes de la sortie, et, en
arrivant à leur hauteur, il saisit le reflet de la femelle dans les vitres. Elle
l’observait, le menton levé et le regard furieux, les bras croisés sur la poitrine.
Sur le cœur.
Si ce n’était pas là la parfaite métaphore de sa personnalité, il ne voyait pas
ce que cela pouvait être.
Se glissant dehors, il descendit les sept marches enneigées et regarda à
gauche. Puis à droite.
Il choisit une direction au hasard et entreprit de déambuler dans les rues,
les mains glissées dans les poches de sa polaire. Il n’avait pas pris la peine
d’enfiler une parka, et, dans sa hâte, avait laissé son sac dans le vestiaire du
centre d’entraînement, mais le froid ne lui posait pas de problème.
Bizarrement, à mesure qu’il avançait, il songea à Novo comme à un animal
blessé qui mordait la main qui tentait de lui sauver la vie.
Mais tout cela n’était qu’un des aspects de sa tragédie personnelle. N’est-
ce pas ?
CHAPITRE 42

— Non, ça suffit les conneries. Ces deux enfoirés peuvent aller se faire
foutre.
Kolher fit cette déclaration alors qu’il était assis dans la salle d’audience,
sur le fauteuil de gauche, devant un feu ronflant. George était roulé en boule
sur ses genoux, et le roi caressait sa tête carrée et blonde. Le chien se sentait
bien mieux après avoir apparemment tenté d’ingérer le revêtement pelucheux
d’une balle de tennis.
Les choses suivaient leur cours. Non que Saxton ait demandé une
définition détaillée de « choses » et de « cours ».
Mais on pouvait le deviner.
— Vous avez une façon bien à vous d’exprimer votre opinion, seigneur,
dit-il avec un sourire en baissant les yeux sur l’ancien volume qu’il avait
ouvert avec soin et consulté avec la plus grande attention. Et dans le cas
présent je suis parfaitement d’accord avec vous. Peyton et Romina ont tout à
fait le droit de décider du cours de leurs vies, et, en corrigeant la formulation
de ce passage trop daté, nous pourrons garantir que les dots non consenties ne
seront plus un problème pour les deux sexes.
— Veux-tu annuler le rendez-vous ?
Kolher leva la tête et ses lunettes de soleil enveloppantes donnèrent
l’impression qu’il était prêt à abattre les deux pères chacun d’une balle dans
la tête.
— Parce que, s’ils viennent ici, ils risquent de ne pas apprécier ma
délicatesse. Vendre son gamin, putain ! C’est une blague.
— Oui, seigneur. (Saxton nota cette demande dans son agenda.) Je crois
qu’il vaudrait mieux que je leur explique par téléphone qu’ils n’auront pas de
voie légale pour accomplir leur but. Autrement, nous devrons appeler
Mr. Propre.
Kolher rit doucement.
— On forme une bonne équipe, toi et moi.
— Je suis grandement flatté par votre compliment et ne pourrais être plus
d’accord avec vous. (L’avocat s’inclina.) Je vais rédiger l’acte de révision de
cette ancienne loi et l’enregistrer dans ma base de données afin qu’il entre en
vigueur dès ce soir. Tout ira bien.
— C’était le dernier point de notre planning, hein ?
— Oui, seigneur. (Il jeta un coup d’œil au chien.) Mais George, fini les
balles de tennis, d’accord ?
— Oui, on ne recommencera pas, hein, mon grand ?
Le golden retriever émit un grognement affirmatif, et Saxton rassembla ses
affaires, quitta son bureau et fit ses adieux. En route vers la sortie, il salua de
la tête Blay, qui était de garde à côté de la porte.
— Je crois qu’ils sont tous les deux plus que prêts à rentrer à la maison,
chuchota-t-il. Kolher est épuisé par l’inquiétude causée par son deuxième
enfant.
— Et je crois que nous avons tous la trouille qu’il arrive quelque chose à…
— … ce chien.
— … ce chien.
Ils hochèrent la tête de concert, puis Blay entra dans la salle d’audience
pour organiser le retour du roi et Saxton regagna son bureau. La tentation de
rentrer tout de suite à la maison faillit avoir raison de lui mais, au bout du
compte, il s’obligea à suivre le programme qu’il avait lui-même établi. Il
s’écoula une bonne heure avant qu’il puisse partir et, lorsqu’il eut enfin fini,
il faillit bousculer deux doggen qui lui bloquèrent momentanément le passage
quand il se dirigea vers la porte de service.
Après s’être dématérialisé jusqu’au perron de la ferme, il prit encore le
temps de dénouer les lacets de ses chaussures de ville, avant d’entrer en
sifflotant dans…
Une forte odeur de sang imprégnait l’air.
— Ruhn ? (Il laissa tomber sa mallette et sa tasse isotherme par terre.)
Ruhn !
Une panique absolue submergea chacune de ses terminaisons nerveuses, et
il traversa le hall en courant. Le mobilier avait été renversé dans le salon, une
lampe était brisée… des tapis avaient glissé sur le sol et présentaient des
plissures dans les coins.
— Ruhn ! hurla-t-il.
Pas un bruit. Pas un gémissement. Pas un grognement.
Mais le sang n’était pas humain.
Se retournant, il se précipita dans la cuisine et…
La flaque de sang se trouvait près de la table et Saxton faillit trébucher
dans sa hâte…
— Oh, mon Dieu, non !
Le mâle était affalé face contre terre, et il y avait du sang… partout sur lui.
— Ruhn ! Mon amour !
Saxton tomba à genoux près du corps, l’estomac noué au point d’avoir
envie de vomir, mais il refusa de céder à cette pulsion tandis qu’il tâtait
l’épaule et le dos de son amant.
— Ruhn… ? Seigneur, par pitié, ne sois pas mort…
Les mains tremblantes, les bras faibles, il retourna avec précaution le mâle
sur le dos. Ce qu’il vit était cauchemardesque : Ruhn avait la gorge tranchée,
les yeux ouverts, le regard fixe. Il ne semblait plus respirer du tout.
Saxton hurla dans la maison vide. Puis il cria d’une douleur renouvelée en
découvrant sur quoi Ruhn était étendu.
Le mâle mourant avait tiré le manteau en cachemire de Saxton du dossier
de la chaise sur lequel il était posé… et l’avait tenu contre lui pendant qu’il
agonisait, comme s’il avait cherché du réconfort dans l’amour qu’ils avaient
partagé.
— Je t’en prie, ne sois pas mort… Réveille-toi… Réveille-toi…
CHAPITRE 43

Sans savoir comment, Saxton avait réussi à sortir son portable et à


appeler… quelqu’un. Il ignorait qui. Mais tout à coup il ne fut plus seul. Il se
retrouva entouré de monde… et quelqu’un le fit reculer afin qu’un autre
puisse examiner Ruhn…
Blay. C’étaient les bras de Blay autour de son torse.
Tous deux étaient à genoux dans le sang de Ruhn.
— Je n’entends rien, dit-il soudain. Est-ce que quelqu’un dit quelque
chose ?
— Chut, lui répondit la voix de Blay. C’est bon. Ils l’examinent, c’est
tout…
— Je ne peux pas… Qu’est-ce qui ne va pas avec mes oreilles. (Il se frappa
à plusieurs reprises le côté de la tête.) Je ne peux pas… Elles ne fonctionnent
pas.
Blay lui prit la main et l’immobilisa.
— Il faut qu’on trouve qui a…
— Est-ce qu’il est mort ?
À cet instant, ses digues mentales menacèrent de s’effondrer, mais ce
n’était pas le moment pour lui de se retrouver aveuglé par les larmes, ni de
subir une nouvelle défaillance de son ouïe. Alors il sanglota simplement sans
pleurer et tenta de se concentrer au milieu de son chagrin pitoyable.
Lorsqu’il dut se détourner pour essayer de vomir, Blay lui tint la tête
pendant qu’il avait des haut-le-cœur, et il reconnut vaguement la voix du
mâle qui s’adressait à lui. Mais bon Dieu ! il n’arrivait pas à réfléchir.
Puis Vhif s’accroupit à côté de lui. Les lèvres du frère remuèrent et son
regard vairon était franc, inquiet, compatissant.
— Je ne peux pas… (Saxton se frappa de nouveau l’oreille.) Je n’entends
pas ce que tu dis.
Vhif hocha la tête et lui pressa l’épaule. Puis le mâle se tourna vers Manny
et Doc Jane, qui étaient penchés sur Ruhn.
Élue… une Élue était ici, comprit-il.
Attendez, ils ne l’auraient pas fait venir ici si son amant était mort, non ?
— Que quelqu’un me parle ! hurla Saxton.
Tout le monde se figea et le regarda. Puis Rhage lui bloqua le passage et
lui désigna une autre pièce.
— Non. (L’avocat secoua la tête.) Non, certainement pas… Ne m’éloignez
pas de lui… Je ne…
Le visage de Rhage apparut juste devant le sien.
— Il a un pouls. Ils vont le nourrir puis recoudre la plaie. Je t’emmène au
salon et nous allons les laisser faire leur boulot…
— Non ! Non, ne me force pas à le quitter…
— Tu préfères qu’ils soient distraits par ta présence ou qu’ils soignent
Ruhn ?
Saxton cligna des yeux. Vu sous cet angle, la logique suffisait à le faire
taire pour l’instant.
Quand il tenta de se mettre debout, ses jambes flanchèrent, et il se rattrapa
en tendant la main. Blay et Vhif finirent par le hisser sur ses pieds et le
guidèrent jusqu’au salon. Lorsqu’il se laissa tomber sur le canapé, il
contempla ses mains. Ses genoux. Sa chemise.
Il était couvert de sang.
Il jeta un coup d’œil vers la porte. Et s’entendit expliquer :
— Il y a une caméra. Insérée dans le coin de la corniche.
Le frère Viszs débarqua de Dieu seul savait où.
— Tu sais où va l’enregistrement ?
Saxton se racla la gorge et parla d’une voix rauque.
— Il y a… En bas, il y a un ordinateur portable. Le mot de passe est
« Minnie ». C’est là.
— Je m’en occupe.
Alors que le frère quittait la pièce en coup de vent comme s’il avait une
affaire personnelle à régler, Saxton baissa la tête… et se mit à pleurer.
Comment pouvait-on lui arracher son amour si tôt ?

À l’autre bout de la ville, Novo faisait les cent pas dans son studio. Ce qui
ne voulait pas dire grand-chose car il lui fallait environ quatre enjambées
pour parcourir la distance jusqu’à la salle de bains. Et quatre autres pour
revenir au futon.
Façon notice de médicament : rincer et répéter l’opération, pour ainsi dire.
Elle était prise d’une intense agitation, comme si l’univers s’écroulait
quelque part dans Caldwell, ou qu’une espèce de réalignement cosmique en
cours entrait en résonance avec son monde intérieur. Mais bon, elle souffrait
peut-être seulement d’hallucinations parce qu’elle n’avait pas mangé depuis
bientôt vingt-quatre heures.
Elle allait beaucoup mieux avant que Peyton débarque dans son immeuble.
Mais ce n’était pas vraiment un scoop.
Cela lui avait fait un choc de sentir l’écho de son sang juste au-dessus de
son trou à rats souterrain mais, tout bien considéré, la venue du mâle n’était
pas surprenante. Et elle avait été tentée d’ignorer sa présence mais, tôt ou
tard, il aurait trouvé un moyen de descendre à son niveau, et, vraiment, qui
avait besoin d’attendre sans réagir que l’inévitable catastrophe se produise.
Prenant le taureau par les cornes, elle était montée et lui avait donné une
bonne leçon.
Donc c’était fini. Et il était l’enfoiré et elle était la victime qui refusait d’en
être une.
Bla-bla-bla.
Le problème, c’est que quelque chose clochait. « Je refuse de continuer à
payer pour les péchés d’un autre. »
— Des mots, rien que des mots, putain ! marmonna-t-elle en refaisant un
aller et retour.
Un rapide coup d’œil à l’horloge numérique à côté de ses oreillers, et elle
compta combien d’heures il restait d’ici à l’aube : deux. Il lui restait environ
cent vingt minutes avant d’être coincée ici toute la journée.
Elle ne songea qu’à un seul endroit où aller. Et malheureusement c’était le
dernier endroit au monde où elle aurait voulu se rendre.
Mais quelque chose en elle l’empêchait de rester recluse dans son studio.
Comme un oiseau cherchant à s’envoler, elle se hâta soudain de partir,
comme si elle craignait que la main du destin referme la porte de sa liberté de
choix et la verrouille pour toujours.
Dans la rue, elle marcha vite, dans les traces de pas des innombrables
humains et des quelques vampires qui avaient foulé la neige tassée du trottoir.
Elle alla bien plus loin que nécessaire pour trouver un endroit où se
dématérialiser, mais elle ne voulait pas se laisser l’occasion de changer
d’avis.
Toutefois, cet appel intérieur ne serait pas laissé sans réponse.
Enfin, elle se glissa dans l’embrasure d’une porte dépourvue d’éclairage…
et après plusieurs tentatives s’envola hors du centre-ville, puis survola la
banlieue la plus éloignée, jusqu’à une forêt marécageuse.
Quand elle reprit forme, elle se retrouva dans un paysage qui lui parut bien
changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu.
La maison qu’elle louait autrefois était désormais à l’abandon, comme en
témoignaient ses vitres brisées, son toit percé, et son jardin recouvert par un
enchevêtrement de plantes grimpantes, de buissons débordants et de jeunes
pousses en passe de devenir des arbres. En fait, la propriété tout entière
semblait être revenue à l’état sauvage, et les deux ou trois hectares de terrain
qui l’entouraient étaient tellement envahis par la végétation qu’on ne
distinguait plus du tout les autres maisons du coin.
La couche de neige, immaculée à l’exception de quelques empreintes de
cerfs, semblait célébrer le décès de la maison. Un peu comme la terre jetée
sur un cercueil.
Elle avait dû être la dernière personne à vivre ici.
Peut-être que sa tragédie personnelle avait attiré une malédiction sur le
terrain et la petite maison.
Ou bien… le propriétaire avait peut-être simplement été incapable de payer
les traites, puis la banque avait saisi la maison sans pouvoir la faire racheter
par quelqu’un d’autre… ensuite, une saison s’était écoulée, l’hiver était venu
et la plomberie avait gelé… et ainsi de suite, voilà tout.
L’équivalent immobilier d’un cancer métastasé.
Elle marcha vers la maison d’un pas calme, car elle n’était pas pressée d’en
faire le tour : comme pour tous les voyages, grands ou petits, la fin arrivait
toujours en son temps.
Chemin faisant, elle observa les marais qui paraissaient s’étendre à perte de
vue. En réalité sur un bon kilomètre et, au loin, elle distinguait les contreforts
des montagnes qui encadraient le lac Schroon de l’autre côté.
Malgré le délabrement général des lieux, elle savait exactement à quel
endroit elle avait enterré le bébé. C’était par là-bas. Sous ce petit buisson
qu’elle avait planté et qui s’était bien étoffé depuis, et la pile de pierres, qui
avait conservé la même hauteur.
Il y avait toujours un petit monticule sous le manteau neigeux.
À chaque pas, la tristesse qui pesait sur son cœur se faisait de plus en plus
lourde… jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer à fond. Puis elle
s’accroupit et tendit sa main nue vers la neige.
Retournant sa paume, elle se remémora les ampoules.
Il faisait aussi froid aujourd’hui que la nuit où c’était arrivé. Mais sa
détermination à creuser avait été inébranlable. Elle s’était servie d’un couteau
de cuisine pour entamer la terre dure et gelée, puis avait arraché le reste à
mains nues, sur un mètre de profondeur, avant d’être incapable d’aller plus
loin car ses mains étaient trop abîmées.
Elle était alors retournée dans la maison.
Le bébé était enveloppé dans un torchon. Un torchon propre, sans trou.
De retour à la tombe, elle s’était penchée et avait déposé le petit paquet
dedans. C’étaient ses larmes qui, les premières, avaient comblé l’excavation.
Puis la terre, qu’elle avait fait tomber par poignées avant de la tasser, mêlant
son sang à l’argile.
Elle avait regagné la maison en craignant que des prédateurs découvrent le
site. Des pierres mises de côté pour un projet de terrasse jamais réalisé étaient
empilées près de la porte de derrière. Une à une, elle les avait transportées sur
le petit monticule et avait érigé un cairn.
Puis elle s’était assise dans le froid jusqu’à frissonner d’hypothermie.
Comme en ce moment.
Seule la brûlure ardente des premiers rayons du soleil l’avait motivée à
rentrer, et même alors elle ne s’était pas retirée dans un sursaut de vie, mais
plutôt parce qu’elle voulait à tout prix nettoyer le sang sur le sol de la cuisine.
Et aussi à cause de ce conte de bonnes femmes qui prétendait qu’on n’était
pas accueilli dans l’Estompe si on se suicidait.
À la tombée de la nuit, elle avait déraciné ce buisson et l’avait replanté sur
la tombe… puis elle était partie, pour se retrouver à errer au hasard dans
Caldwell.
Elle avait passé les premiers jours suivants dans la rue, s’abritant du soleil
dans des ruelles, cachée derrière des bennes à ordures. Elle avait voulu croire
qu’elle pourrait finalement un jour faire la connaissance de son enfant.
Elle voulait toujours le croire.
Bizarrement, elle se souvenait encore de la grande animation qui régnait
dans la ville durant la journée. N’ayant connu Caldwell que de nuit,
l’importance du trafic dans les rues, tous ces humains qui déambulaient en
nombre, le vacarme de leurs conversations… bref, toute cette activité
foisonnante l’avait surprise.
Elle avait fini par décider qu’elle devait faire quelque chose de sa vie. Elle
avait trouvé un boulot de cuisinière dans un snack-bar ouvert toute la nuit, en
prenant le troisième service qui payait relativement bien parce que la plupart
des humains ne voulaient pas faire les horaires tardifs.
Puis elle avait lu cette info dans un groupe Facebook fermé à propos du
programme d’entraînement de la Confrérie.
Se laissant retomber sur les fesses, elle contempla les pierres qu’elle avait
posées l’une sur l’autre.
— Sérénité, dit-elle à voix haute. Je vais t’appeler Sérénité. Parce que
j’espère que c’est ce que tu as trouvé dans l’Estompe…
CHAPITRE 44

— Tu es l’ami spécial de mon oncle.


En entendant une petite voix, Saxton se détourna de la porte fermée de la
salle d’opération. Bitty se tenait à côté de lui dans le couloir du centre
d’entraînement, avec ses deux parents derrière elle et un tigre en peluche qui
pendait de sa main. La fillette portait une robe rouge. Ses cheveux bruns
lâchés sur les épaules bouclaient aux extrémités, et son regard était à la fois
innocent et en même temps très ancien.
Cette petite avait connu tant de souffrances. Elle était donc habituée au
chagrin, songea-t-il tristement.
— Oui, en effet. Comment le sais-tu ?
— Mon oncle m’a tout raconté à ton sujet. Quand on faisait notre puzzle
l’autre nuit. Il a dit que tu étais son ami spécial et qu’il t’aimait beaucoup.
Saxton avait cru être à court de larmes ; après l’éprouvant trajet en
ambulance, durant lequel Ruhn avait fait deux arrêts cardiaques, puis le
transfert du mâle en salle d’opération dont l’avocat avait vu la porte se
refermer juste au moment où Doc Jane et Manny commençaient à insérer une
espèce de tube dans la gorge du blessé, il avait estimé être à sec.
Mais non.
Ses yeux s’humectèrent de nouveau.
— Moi aussi j’aime beaucoup ton oncle. C’est aussi mon ami spécial.
— Tiens. (Elle lui tendit son tigre.) Voici Mastimon. Il m’a toujours
protégée. Tu peux le prendre.
Les mains tremblantes, il accepta le précieux don et, tout en le calant
contre son cœur, s’accroupit pour attirer l’enfant contre son torse. Les bras de
la petite n’allèrent pas très loin dans son dos, mais il puisa de la force dans
cette étreinte.
Rhage semblait dévasté quand il prit la parole.
— Des nouvelles… ?
Saxton se redressa et fut surpris que Bitty garde un bras autour de lui. Cela
paraissait si facile de poser la main sur sa petite épaule alors que tous deux
souffraient ensemble.
— Pas encore, répondit-il. Ils sont là-dedans depuis une éternité.
— On sait qui a fait ça ?
— Viszs fait des recherches. Je n’arrive pas franchement à me concentrer
sur le sujet pour l’instant. Tout ce que je veux, c’est que Ruhn… (Il
s’interrompit.) On va juste prier pour le meilleur, pas vrai, Bitty.
— Oui.
La fillette opina.
— Est-ce qu’on peut t’apporter quelque chose ? proposa Mary.
— Non. Mais merci.
D’autres frères passèrent, demandèrent des nouvelles, discutèrent.
Quelqu’un lui apporta un café mais, lorsqu’il le goûta, il ne put penser qu’à
celui que Ruhn lui avait préparé à peine douze heures plus tôt.
Ce café-là était parfait. Tous les autres lui paraissaient insipides en
comparaison.
Il ne pourrait plus jamais en boire.
Seigneur ! il semblait impossible que la vie se soit déroulée si
joyeusement… pour finalement le faire entrer en collision avec ce mur
d’horreur…
Tout au bout du couloir, la porte vitrée du bureau s’ouvrit, et Kolher arriva
au pas de charge. Le visage du roi exprimait une sombre fureur et sa reine,
Beth, semblait vouloir le retenir, mais en vain.
Lorsque le monarque s’arrêta devant lui, Saxton eut du mal à soutenir son
regard bien qu’il soit aveugle.
— Qui a fait ça ? gronda le roi. Qui a fait ça, bordel !?
— Je crois que ce sont les humains qui… (L’avocat inspira profondément.)
Ruhn et moi séjournions dans la maison pour aider cette propriétaire qui se
faisait harceler.
— Pourquoi n’avez-vous pas appelé des renforts, putain !?
Quand cette question autoritaire retentit, Beth tira sur le bras de son
hellren.
— Kolher ! Pour l’amour du ciel, tu vas te calmer…
— C’est bon, reprit Saxton, épuisé. Il est seulement en colère que ce soit
arrivé et que ça ait mal tourné. Ça nous arrive parfois quand on travaille, lui
et moi…
Le roi tendit la main et l’attira si vite et si fort contre lui qu’il en eut le
vertige ; du moins jusqu’à ce qu’il se heurte à un torse en granit.
— Je suis désolé, murmura Kolher. J’ignorais que vous étiez ensemble.
Soudain, Saxton se surprit à se cramponner comme un enfant au mâle bien
plus que large, l’indéniable puissance physique et métaphorique de Kolher
étant précisément ce dont il avait besoin.
— J’ignorais qu’il était tien, reprit le monarque d’une voix tendue. Si je
l’avais su, jamais je ne l’aurais envoyé au front avec toi.
— Il n’était pas mien à l’époque, articula Saxton d’une voix étouffée.
Quand nous avons commencé à nous occuper de cette affaire… il n’était pas
encore mien.
À cet instant, Doc Jane et Manny sortirent de la salle d’opération comme
s’ils avaient été convoqués par décret royal. Les deux chirurgiens ôtèrent
leurs masques en même temps, et il ne fut pas difficile de lire sur leurs
expressions fatiguées que cela ne s’était pas déroulé comme ils l’avaient
espéré.
— Bon, voici la situation, expliqua Doc Jane. Il est vivant, mais toujours
dans un état critique. Il a du mal à retrouver une tension et un pouls réguliers.
— Il a refait un arrêt cardiaque, renchérit Manny. Et, vu qu’on ne peut pas
effectuer de transfusion, c’est difficile. Son cerveau a été privé d’oxygène
pendant plusieurs minutes à plusieurs reprises.
— Je suis désolée, mais nous ne savons pas… s’il va se réveiller, conclut
Doc Jane.
Bitty se précipita vers ses parents et Saxton se couvrit la bouche pour ne
pas se remettre à crier.
Quand il en fut capable, il demanda :
— Est-ce que je peux le voir… Est-ce que nous pouvons le voir, elle et
moi ?
La chirurgienne jeta un coup d’œil à Rhage et Mary. Ceux-ci hochèrent la
tête, et elle fit de même.
— D’accord, mais rien que vous deux. Parlez-lui, dites-lui combien vous
voulez qu’il se batte. Nous n’allons pas le déplacer tout de suite… et vous ne
pourrez pas rester longtemps. Il a besoin de se reposer.
— D’accord. Très bien. (Il prit Bitty par la main et la regarda.) Tu es
prête ?
Lorsque la fillette opina, Manny leur ouvrit la porte.
Il faisait froid en salle d’opération, bien plus froid que ce à quoi il
s’attendait. Et tout ce qui se trouvait dans cet espace carrelé répondait à un
usage essentiel, depuis l’équipement médical proprement dit jusqu’au
plafonnier d’hôpital avec ses multiples ampoules en passant par les placards
vitrés avec tous leurs instruments et leurs fournitures.
Sa seule pensée alors qu’ils s’approchaient de la table fut qu’il ne voulait
pas que Ruhn meure dans cet horrible endroit froid et aseptisé. Et pas comme
ça, avec tous ces tuyaux et ses câbles qui entraient et sortaient de lui.
Il était si pâle qu’il paraissait gris. Et sa gorge était entourée de bandages.
— C’est quoi, ces « bip » ? demanda Bitty quand ils s’arrêtèrent.
— Son pouls.
Dieux ! ils n’auraient peut-être pas dû laisser l’enfant voir ce triste
spectacle, songea-t-il alors que tous deux observaient le mâle. Le visage de
Ruhn s’était creusé, et avec ce teint si terne ses cheveux paraissaient encore
plus noirs par contraste. En outre, il avait les yeux fermés comme s’il ne les
rouvrirait jamais, et respirait d’une façon saccadée peu naturelle…
Oh, oui ! Il le faisait grâce à un respirateur artificiel, par le biais d’un tube
enfoncé à la base de sa gorge.
— Mon oncle, c’est Bitty et Saxton. Nous t’aimons.
La petite fille prit la main du malade entre les siennes.
— Mon amour, dit Saxton en se penchant pour embrasser le mâle sur le
front. Reviens-nous. Nous avons besoin de toi.
Il y avait tant de choses à dire, à plaider, à supplier…
Il se rendit compte que sa bouche remuait et qu’il continuait à parler. Mais
son étrange surdité était revenue, comme si sa capacité à entendre
dysfonctionnait aléatoirement.
Lorsqu’une main atterrit sur son épaule, il sursauta.
Le regard vert sombre de Doc Jane était empreint de gravité.
— Je suis désolée, mais nous allons devoir te demander de sortir un
moment, dit-elle doucement.
Ce fut comme s’arracher la chair, mais il se laissa entraîner dehors. Et
quand il émergea de la salle d’opération il s’aperçut que Viszs, Blay et Vhif
avaient rejoint le groupe de gens rassemblés dans le couloir.
La porte se referma sur son amant.
Dans le silence, alors que tout le monde le regardait avec compassion,
quelque chose changea profondément en Saxton. Soudain, il ne ressentit plus
ni nausée, ni chagrin, ni peur. Toute sa faiblesse s’envola comme si elle
n’avait jamais été là. Et à la place ?
Il éprouva la rage d’un mâle lié.
D’une voix qui ne lui ressemblait pas, il s’entendit demander :
— Pourriez-vous emmener Bitty un moment ?
Rhage hocha immédiatement la tête, car il avait compris ce qui était en
train d’arriver.
— Dis, Bibi, j’ai faim. Est-ce que Mary et toi vous pouvez m’accompagner
en salle de pause pour manger un truc ?
La petite fille se plaça devant Saxton.
— Tu me promets que tu viendras me chercher s’il se réveille ?
Il lui caressa la joue.
— C’est promis. De toute mon âme, ma chérie.
Elle l’étreignit brièvement, avec force – ce qui lui rappela son oncle –, puis
elle prit la main de son père et entraîna le frère et Mary dans le couloir.
Il attendit qu’ils ne soient plus à portée de voix pour se tourner vers Viszs.
— Dis-moi que tu as découvert qui a fait ça.
Le frère opina.
— J’ai visionné les enregistrements de surveillance des dernières
semaines. C’étaient les deux mêmes humains qui se sont pointés en pick-up à
plusieurs reprises. L’un d’entre eux avait le bras en écharpe. Ils sont entrés
par-devant et avaient des armes. Ruhn leur a ouvert et ils l’ont attaqué. Le
combat a dû être brutal parce qu’il s’est écoulé près de trente minutes avant
qu’ils ressortent de la maison.
— Ils sont partis en piteux état, ajouta Blay. Ruhn les a blessés.
— Grièvement, renchérit Vhif. Comme un vrai guerrier.
D’une voix vengeresse, Saxton déclara :
— Trouvez-les. Amenez-les-moi. C’est moi, et moi seul, qui m’en
occuperai.
Les trois mâles s’inclinèrent très bas pour rendre hommage à son statut de
mâle lié.
Puis Viszs dégaina l’une des dagues noires sanglées, garde en bas, sur sa
poitrine. Ouvrant sa main non gantée, il passa d’un coup sec le fil tranchant
de la lame sur sa paume et fit couler son sang sur le sol en béton.
Puis il tendit sa paume à l’avoué.
— Sur mon honneur.
Saxton s’en saisit.
— Vivants. Qu’on me les amène vivants.
Blay et Vhif s’entaillèrent à leur tour et Saxton, de nouveau, serra leurs
paumes sanglantes.
Et ce fut fait.
Que Ruhn vive ou meure, il aurait sa revhanche.
CHAPITRE 45

Lorsque la nuit arriva, Novo prit conscience de la descente puis de la


disparition du soleil à la baisse de température et à l’affaiblissement de la
luminosité ambiante. Un rapide coup d’œil à sa montre lui apprit ce qu’elle
savait déjà, et elle se mit debout d’un mouvement raide et engourdi.
Elle avait passé la journée dans la maison froide, assise par terre dans la
cuisine, protégée des rayons du soleil grâce aux fenêtres condamnées et à la
couverture nuageuse du ciel diurne.
Elle n’avait pas dormi, car son esprit avait ressassé des pensées à un
rythme lent et régulier qui avait consumé les heures.
« C’est toi qui as choisi cette option. Tu as décidé de tout ça… et ça
signifie que, si tu ne le sens pas, tu n’es pas obligé de le faire.
Toute cette histoire… c’est à toi de voir. »
Plus que tout, elle s’était rendu compte que ce conseil qu’elle avait
originellement adressé au mâle qui l’avait trahie et blessée s’appliquait aussi
bien à elle-même.
Sauf qu’elle n’y songeait pas par rapport à Oskar, mais par rapport à
Peyton.
Il avait raison. Elle ne lui avait pas laissé l’occasion de s’expliquer. Elle
avait été tellement prête à rejouer le passé, à replonger dans le bain du « Je
me suis fait avoir » qu’elle avait décidé de prendre l’annonce de son père
pour argent comptant et de rompre brutalement avec le mâle, sans
s’interroger davantage.
Tout cela était très logique.
Sauf quand elle repensait aux nouvelles lunettes d’Oskar. Celles qui
servaient à épater la galerie.
Celles qui n’étaient qu’une surface, sans rien d’authentique ni de réel
derrière.
Quittant la maison par la même porte qu’elle avait empruntée pour entrer,
elle retourna sur la tombe de Sérénité et resta dans le vent un petit moment.
— Je reviendrai te rendre visite. Repose-toi bien.
Sur ce elle disparut, se dématérialisant jusqu’à son appartement… où elle
prit une douche, mangea un truc au goût de carton et consulta son téléphone.
Il y avait un tas de messages dans le fil de discussion des recrues et elle les
passa rapidement en revue.
Les cours étaient annulés pour la nuit. Il s’était passé quelque chose, mais
les frères ne donnaient pas de détail. Tout le monde s’était manifesté pour en
savoir plus. Même Peyton.
Il ne l’avait pas rappelée ni ne lui avait envoyé de message, mais elle s’y
attendait.
Lorsqu’elle fit apparaître son numéro dans ses contacts, elle était sûre qu’il
n’allait pas décrocher et commença à élaborer un message vocal dans sa
tête…
— Allô ?
Elle toussota, sous le choc.
— Euh… salut. C’est moi.
— Oui, c’est ce que dit mon téléphone.
— Écoute, je… Est-ce que je peux passer te voir ?
— Je suis un peu occupé, là.
— Oh ! d’accord.
— Mais si ça ne te dérange pas de trimballer des cartons dans les escaliers,
tu peux venir.
— Je suis désolée… Attends… tu déménages ?
— Ouais. Bref… tu sais où j’habite. Où j’habitais. Viens si tu veux.
Quand il raccrocha, elle faillit péter les plombs. Mais c’est elle qui avait
choisi cette option, non ? La profondeur, pas la surface. Elle allait… faire
confiance à ce que son cœur savait du mâle plutôt qu’aux apparences fondées
sur deux minutes d’interaction avec un géniteur que Peyton ne respectait pas.
Ses propres traumatismes mis à part, elle devait au mâle une chance de
s’expliquer. Et partant de là… eh bien, advienne que pourra. Mais au moins
elle ne le punirait pas pour des péchés qu’il n’avait pas commis, ainsi qu’il
l’avait affirmé.
Dans la rue, il lui fallut quelques essais avant de réussir à se dématérialiser
et, quand elle reprit forme sur la pelouse devant la demeure familiale du
mâle, elle fut stupéfaite. Un grand camion de déménagement orné d’une
otarie et d’un slogan publicitaire sur le Maine était garé dans l’allée centrale
en marche arrière.
Comme si l’imposante maison était une résidence étudiante et qu’on était à
la fin de l’année scolaire.
Marchant dans la neige, elle s’arrêta pour jeter un coup d’œil à l’intérieur
du véhicule. Il y avait déjà un canapé. Des cartons, des portants avec des
vêtements sur des cintres. Des chaussures dans des sacs à linge sale.
— Dis, tu pourrais me donner un coup de main ? lança une voix éloignée.
Elle pivota. Peyton se trouvait au pied de l’escalier, dans la maison, où il
tentait difficilement d’enserrer une causeuse et tous ses coussins dans ses
bras.
— Oui, bien sûr.
Elle tapa ses bottes de combat sur le paillasson pour en ôter la neige, non
parce qu’elle craignait de salir la demeure du père du mâle, mais parce
qu’elle ne voulait pas glisser et tomber sur le marbre. Comme elle
s’approchait de lui au pas de course, elle saisit son odeur avec beaucoup de
tristesse.
Ce fut encore plus difficile quand le souvenir de ses propres mots résonna
dans sa tête ; ceux qu’elle lui avait lancés comme des dagues.
S’emparant chacun d’un côté de la causeuse, ils poussèrent tous deux un
grognement satisfait quand ils parvinrent à la stabiliser entre eux, puis ils lui
firent traverser en crabe le hall digne d’un musée, jusqu’à la rampe qui
menait à l’intérieur du camion.
— Où veux-tu la mettre ? demanda-t-elle.
— Juste ici, c’est parfait. Je n’emporte pas grand-chose d’autre.
Alors qu’ils déposaient leur fardeau, elle reprit :
— Alors… tu t’en vas.
— Oui. (Il tapa ses paumes sur l’arrière de son jean.) Il était temps. Ça fait
déjà longtemps que notre relation est au point mort entre mon père et moi.
Il refusait de la regarder. Mais pas parce qu’il semblait en colère. Plutôt
comme s’il en avait terminé avec les scènes.
Le malaise s’insinua en elle comme une toxine.
— Où t’installes-tu ?
— Un pote dispose d’un appartement-terrasse avec une chambre libre. Je
vais rester chez lui le temps de trouver un coin à moi.
— Donc tu restes au moins à Caldwell. Et pour le programme
d’entraînement ?
— Oh ! je ne vais pas quitter ça. Pourquoi ? Je ne suis plus du genre à
abandonner. (Il évalua ses affaires entassées dans le camion, puis tourna son
attention vers elle.) Bon. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Son attitude était calme et posée, ni hostile ni bouleversée. Exactement
comme il se comporterait avec un étranger dans la rue : poli, mais pas
préoccupé.
Le cœur de Novo battait à tout rompre. Et pas à cause de l’exercice
physique qu’elle venait de faire en portant la causeuse.
— Je voulais te présenter mes excuses.
— C’est bon. Tu n’es pas obligée. (Il se détourna.) Je ne me comporterai
pas bizarrement en classe, ni rien.
Elle lui saisit le bras.
— S’il te plaît. Laisse-moi parler.
D’un mouvement délibéré, il se libéra de sa prise et s’éloigna d’elle, et cela
remémora à Novo toutes les fois où elle lui avait infligé la même chose, au
propre comme au figuré.
— En fait, il vaudrait peut-être mieux que tu t’abstiennes, répliqua-t-il.
— Peyton, j’ai dit des choses que je ne pensais pas hier soir…
— Pour info, tu m’as paru très lucide. Et, écoute, tu n’es pas la première
personne à m’interpeller sur mon manque de substance, ou à me reprocher
d’être un dégonflé. (Soudain, son expression se fit très sérieuse.) Mais tu
seras la dernière. Je te le promets.
— Je ne le pensais pas. J’étais blessée et j’ai tiré des conclusions hâtives
après…
— Oh ! Au fait, je suis désolé de ce que mon père t’a dit. À mon retour ici,
après notre petite… discussion, dirons-nous…, il m’a raconté ce qu’il avait
fait et on s’est expliqués. J’ai cassé sa lampe Tiffany préférée, mais au moins
ce n’était pas sur la tête de cet enfoiré. (Il haussa les épaules.) Au passage,
non que ça t’intéresse, c’est la raison de mon départ. Il ne me forcera pas à
m’unir à qui que ce soit, et je ne vais certainement pas vivre sous le même
toit qu’un mâle qui a pu t’accuser droit dans les yeux d’être une prostituée.
— Alors, toute cette histoire, c’était un mensonge ?
— À propos de la femelle ? Pourquoi tu demandes ?
— Tu m’as à juste titre accusée de ne pas te laisser une chance de
t’expliquer…
— Non, pourquoi me poser une question alors que tu ne croiras pas la
réponse ? Je suis convaincu que même si je te parlais jusqu’à me fâcher tout
rouge, tu persisterais à interpréter mes paroles à ta façon. (Il tourna les talons
et se dirigea vers la maison.) Tu les recombineras dans l’ordre qui te plaît. Tu
les déplaceras comme des pions aux échecs jusqu’à obtenir la réponse dont tu
auras décidé à l’avance que c’est la vérité…
Elle le rattrapa dans l’élégant escalier.
— Je suis allée voir Sérénité.
À ces mots, il s’arrêta.
— C’est le nom que je lui ai donné. J’ai passé la journée là-bas dans cette
maison. Dans la cuisine.
Il fallut, sembla-t-il, une éternité à Peyton pour se retourner lentement.
Et oh, mince ! elle n’allait pas gâcher cette occasion. Elle parla à toute
vitesse et avec le genre d’urgence née du désespoir.
— Tu avais raison. Je t’ai maltraité, toi et tous ceux de mon entourage, à
cause de ce que Sophy m’a infligé et aussi pour ce qu’Oskar n’a pas eu la
force d’affronter. Puis je me suis punie moi-même d’avoir eu cette fausse
couche, même si je n’avais rien fait de mal. Il y avait cette… fureur dans mon
sang que j’étais incapable de gérer. Et je suis désolée. Tu m’as dit hier soir
que tu espérais que je comprendrais toute seule, et j’essaie, vraiment. C’est
juste que… je t’aime. J’ai beau être cassée, je t’aime. Et pas comme j’ai aimé
Oskar. Je me suis mise avec lui parce qu’il a été le premier mâle à m’accorder
de l’attention et que j’étais trop stupide pour saisir la différence entre espoir
et réalité. Mais toi… tu as été la seule personne que j’ai désiré voir quand est
venue l’heure pour moi de raconter ma vérité. Tu as été le seul à qui j’ai
voulu me confier. Et c’est parce que ceci… (elle désigna son cœur) en sait
plus que cela.
Tout en indiquant sa tête, elle pria pour s’être fait comprendre de lui.
— Je ferais n’importe quoi pour retirer les mots que je t’ai jetés au visage.
Tu n’en mérites pas un seul. Tu as largement mérité une occasion de
m’expliquer ce qu’il en était réellement de cette histoire d’union mais, dans
ma colère, je n’ai pas eu la capacité de te l’accorder. Je sais que je ne mérite
pas une seconde chance, mais…
— Chut. Arrête de parler une minute.
Il se prit la tête à deux mains et inspira profondément. Puis son regard se
fixa sur un point dans le vide derrière elle, comme s’il réfléchissait
intensément.
Le cœur de Novo cognait si fort qu’il rivalisait avec toute une section de
percussions.
— Laisse-moi te demander une dernière chose, demanda-t-il au bout d’un
long moment.
— Tout ce que tu veux. Je m’en fiche.
Il la regarda droit dans les yeux cette fois-ci.
— Est-ce que tu penses qu’on peut caser ma causeuse et mon canapé chez
toi ? ou juste la causeuse ?
Novo dut secouer la tête pour s’éclaircir les idées.
— Je suis désolée, que…
— Je veux dire : tu disposes de combien de mètres carrés ?
Alors qu’elle le dévisageait, complètement désorientée, il lui tendit les bras
en souriant.
— Allons, la femelle de mes rêves m’avoue qu’elle m’aime, puis elle croit
que moi, un indigent sans abri, je ne vais pas en tirer parti pour m’installer
avec elle ? Vraiment ? Genre, sérieusement ? Même si je n’étais pas
amoureux de toi, tu seras forcément une meilleure coloc que Nickle.
Novo n’arrivait pas à décider si elle devait rire ou pleurer.
Alors elle fit les deux en se jetant dans les bras aimants de Peyton.
— Je ne te mérite pas, murmura-t-elle d’une voix étouffée. Vraiment pas.

Serrant Novo contre sa poitrine, Peyton ferma les yeux et inspira.


— Me mériter ? Eh bien, vu que beaucoup de gens voient en moi une
malédiction aux dimensions bibliques…
Elle s’écarta.
— Qui prétend cela ? Je vais cogner quelques nez si c’est le cas.
— Mon père, pour commencer. Mais il a des goûts de chiottes.
Peyton lui donna un rapide baiser. Puis un autre, plus long. Quand ils se
séparèrent pour reprendre leur souffle, il essuya les larmes de la femelle.
— Tu n’as pas besoin de le dire, murmura-t-il. Je le sais déjà.
— Tu sais quoi ?
— Que tu refuses que quiconque découvre cet aspect adouci de ton
caractère. Donc je leur dirai simplement que tu as débarqué, que tu m’as
flanqué un coup de pied dans les couilles, puis que tu as ramassé mon foie
quand je l’ai craché par terre. J’ai dû te suivre chez toi, sans quoi j’aurais été
incapable de me nettoyer de mon sang.
Elle éclata de rire, puis scruta son visage comme si elle cherchait à se le
remettre en mémoire après une longue absence.
— C’est bon. Je n’éprouve plus le besoin de devoir me protéger en
permanence.
— Tant mieux. Parce que, désormais, je surveille tes arrières.
— Et moi les tiens. (Elle tordit le cou pour jeter un coup d’œil à travers la
porte ouverte de la demeure.) Et je crois qu’on devra laisser ton canapé. Ta
garde-robe prend déjà plus de place que je n’en ai.
— Cool. Je vais le sortir du camion et le laisser au milieu du vestibule.
Mon père aura sans doute envie de le dégager violemment de là et de
l’incendier dehors sur la pelouse parce que c’est le mien, mais au moins il
n’aura pas à demander aux doggen de le déplacer très loin.
— Tu es un fils plein d’attentions.
— N’est-ce pas ?
Elle l’embrassa encore.
— Mais écoute… mon appart est une décharge comparé à ce dont tu as
l’habitude. C’est petit, sans fenêtre, et les voisins sont parfois très pénibles.
Peyton observa la magnificence dans laquelle il avait grandi. Son père
avait juré de le déshériter et de le rayer de l’arbre généalogique, alors tout ça
appartiendrait bientôt à son passé. Et le truc incroyable était que cela lui
convenait à merveille.
Les biens matériels, c’était agréable. L’amour, c’était mieux.
Se tournant de nouveau vers Novo, il reprit :
— Je préfère vivre dans un taudis avec toi que dans un château avec
n’importe qui d’autre.
Quand elle le dévisagea, son sourire était si resplendissant qu’il se prélassa
dans sa lumière un moment. Puis il leva l’index.
— Quant aux voisins pénibles, j’ai la solution. (Se penchant sur le côté, il
sortit un morceau de papier plié de sa poche.) Je vais juste placarder ça sur la
porte.
Lissant les plis, il retourna la feuille pour qu’elle puisse lire la note que le
docteur Manello avait écrite et accrochée à la porte de sa chambre d’hôpital
pendant sa convalescence.
— Oh…, dit-elle en touchant le papier. Tu comptais l’emporter avec toi.
— Je suis un nigaud sentimental. Quand il s’agit de toi, bien sûr. (Il lui
sourit.) Et tôt ou tard j’aurais fini par flancher et essayer de te séduire une
nouvelle fois. Tu es irrésistible pour moi.
— Même si je suis parfois chiante ?
Peyton lui décocha son clin d’œil le plus ravageur.
— J’adore les défis, qu’y puis-je ?
Ils se pelotèrent un moment. Puis il glissa un bras sous le sien.
— On décharge le canapé et on s’arrache d’ici.
— Ça me semble parfait.
Ils étaient au milieu du hall quand Novo demanda :
— Dis, est-ce que tu m’accompagnerais au mariage… union… truc de ma
sœur ?
Peyton s’arrêta et réfléchit.
— Oui mais à une condition.
— Quoi donc ?
— Que j’aie le droit de le frapper.
— Qui ? Oskar ?
— Ouais. En pleine figure.
Alors que Novo levait les yeux au ciel et se mettait à secouer la tête, il leva
les mains.
— Un seul coup. Promis. Et comme je suis un mec réglo je le ferai après la
séance photo. Allons, tu es ma femelle, je dois veiller sur toi.
— Je peux veiller sur moi-même, rétorqua-t-elle sévèrement.
— C’est vrai. Mais tu dois reconnaître que tu adorerais le spectacle.
Avoue. Allons.
— Bien, marmonna-t-elle. J’avoue. N’empêche qu’il est hors de question
que tu le frappes…
— Même pas un petit peu ? demanda-t-il alors qu’ils sortaient dans le
froid. Et si je lui scotchais les fesses ensemble ? Si je lui faisais un lit en
portefeuille ? Si je mettais du laxatif dans son gâteau au chocolat… ? J’ai
d’autres idées, tu sais…
Novo posa les mains sur ses hanches et s’efforça de rester imperturbable.
Au bout du compte, elle craqua et se mit à rire.
— Tu es incorrigible.
Il s’approcha pour l’étreindre et elle ne résista pas.
— Plus maintenant. Je sais ce que je veux et où je veux être. Et c’est être
avec toi. À partir de maintenant, tu es mon foyer, tout comme je suis le tien.
Elle lui passa les bras autour du cou.
— Est-ce qu’on doit vider le camion avant de baiser ?
— Tu parles. (Il sourit.) En fait, j’avais prévu de m’arrêter en chemin et de
coucher avec toi sur le siège passager.
— J’aime ta façon de penser, dit-elle en l’embrassant avec force. Tu es un
mâle avec de grands projets…
CHAPITRE 46

Il était pile minuit douze quand Saxton se dématérialisa vers l’arrière de la


maison d’audience. Il n’entra pas par la porte de service, mais il fit le tour
pour se retrouver devant le garage à quatre places installé au fond de la
propriété. La camionnette noire aux vitres teintées de la Confrérie était garée
là et, avec un calme qui l’aurait choqué dans d’autres circonstances, il
traversa la neige pour gagner un escalier extérieur menant au premier étage
de la structure. Tandis qu’il grimpait, son souffle était aussi régulier qu’un
métronome, son pouls stable, et ses yeux ne cillaient pas malgré le froid.
Depuis ce qui lui sembla être une immense distance, il jeta un coup d’œil à
sa montre tout en tournant une poignée de porte. Poussant le battant, il entra
dans la faible clarté.
Les gémissements des humains étaient étouffés par les bâillons qu’on leur
avait mis dans la bouche. Ils étaient trois, à vaciller sur leurs pieds, les mains
liées dans le dos, en proie à une terreur qui les faisaient transpirer comme de
la viande trop longtemps laissée au chaud. Il reconnut les deux agresseurs du
parking du restaurant. Il n’avait jamais vu le troisième, mais il était du même
genre que ses camarades : grand, baraqué, avec les cheveux courts et un
visage rougeaud.
Viszs en tenait un, Blay et Vhif les deux autres.
Sous leurs bottes, on avait étendu des bâches en plastique.
Les humains se débattirent davantage quand ils prirent conscience de sa
présence et, alors qu’ils tiraient sur leurs liens, le trépignement de leurs corps
lourds rappela à Saxton le martèlement de sabots de chevaux frappant le sol
d’une écurie.
Nul ne pipa mot.
Viszs se contenta de désigner un banc du menton. Une unique dague était
posée dessus. À lame noire. S’agissait-il de celle de V. ou de Vhif ? se
demanda-t-il vaguement tout en ôtant ses gants.
Peu importe, songea-t-il en allant la saisir de sa main droite.
Sans raison particulière, il observa l’espace mansardé. Plusieurs fenêtres
bordaient la ligne du toit, mais chacune était couverte de rideaux noirs. La
porte ne comportait pas de vitre. Aucun voisin curieux n’apercevrait quoi que
ce soit de l’exécution.
Et il s’en moquait si c’était le cas.
Alors qu’il s’approchait du premier condamné, l’humain se débattit
violemment contre la prise de V., au point de faire jaillir un liquide visqueux
de son nez et de gonfler ses joues autour du bâillon.
Comme si le frère voulait faciliter les choses au mâle, Viszs changea de
position, si bien que sa main gantée, celle qui était dangereuse, vint se
plaquer contre le front de l’homme et le tira en arrière pour dévoiler la gorge.
Une goutte de sueur, telle une larme, coula sur la joue de l’humain qui
demandait grâce. Saxton demeura inflexible. Tout ce qu’il voyait, c’était
Ruhn gisant par terre dans la cuisine, son précieux sang répandu, sur un
manteau qui avait été son seul réconfort alors qu’il agonisait.
Le bras du mâle agit avant même qu’il ait eu conscience d’en avoir donné
l’ordre mental. Il leva la dague…
Et taillada la gorge exposée et fragile de la lame noire.
Le sang jaillit aussitôt et lui éclaboussa le visage. V. maintint l’humain au-
dessus du sol pendant que celui-ci se convulsait et tapait des pieds en
rejoignant la mort.
Comme il se dirigeait vers le deuxième condamné, Saxton se surprit à
ouvrir la bouche et à feuler, les crocs sortis. Puis il tira la langue et lécha la
lame.
L’humain qui allait mourir assista à toute la scène et se mit à hurler malgré
son bâillon, luttant désespérément pour se libérer de Vhif, pas seulement
parce qu’il allait se faire tuer, mais parce qu’il venait de découvrir que le
mâle qui allait l’exécuter était devenu bien plus féroce et sanguinaire qu’au
début. En réaction, le frère se contenta de resserrer sa prise autour du torse
massif et de tirer la tête de l’homme en arrière par les cheveux.
Saxton fit décrire un large arc de cercle à la lame, en travers de la gorge de
l’homme, et l’entaille fut aussi nette que la première.
Puis ce fut au tour du dernier condamné, celui qui avait attaqué Ruhn
derrière le restaurant et avait eu un bras cassé.
Les yeux de Blay étaient glacés quand il redressa un peu l’homme.
Cette fois-ci, Saxton prit son temps. Se penchant vers l’humain, il appuya
la pointe ensanglantée sur la chair au-dessus de la jugulaire.
Affolée de terreur, sa victime agita les jambes en tous sens comme si on
l’électrocutait, en empestant une panique rance.
— Pour mon amour, grogna Saxton. Pour mon compagnon. Pour…
À chaque phrase, il enfonçait davantage la pointe, jusqu’à ce que le sang
coule à flots.
— Pour ce qui était mien. Pour ce que tu as tenté de me prendre.
Sur ce il baissa la dague, recula et mordit le côté de la gorge si brutalement
qu’il toucha l’os. Arrachant la chair, il cracha le morceau sanguinolent et
observa l’humain secoué de hoquets et de haut-le-cœur saigner à mort.
Quand toute vie se fut envolée des trois condamnés et qu’ils cessèrent
complètement de bouger, tandis que leurs têtes pendaient mollement sur le
côté, leur dette fut enfin acquittée, et les guerriers les laissèrent tomber par
terre, un à un, sur le dos.
Saxton s’essuya la bouche avec la manche de son manteau. Puis il
s’entailla la paume qui avait tenu la dague. S’approchant de chaque cadavre,
il se tint au-dessus de leurs yeux ouverts et fixes, et posa la main sur leurs
visages pour y imprimer son sang, marquant les assassinats comme on le
faisait dans l’Ancienne Contrée.
— Qu’adviendra-t-il d’eux ? demanda-t-il lorsqu’il eut fini.
Viszs prit la parole.
— Nous allons les déposer chez leur patron.
— Puis nous discuterons avec lui, renchérit Vhif.
Blay conclut d’un :
— Et il n’embêtera plus jamais maîtresse Miniahna.
Saxton contempla les cadavres un moment.
— Qu’il en soit ainsi.
Tout en se dirigeant vers la porte, il veilla à soigneusement essuyer la
dague et à la reposer précisément, exactement là où on l’avait placée pour son
usage.
Dehors, le froid lui nettoya les sinus de l’odeur cuivrée du sang humain. Et
il redescendit les marches, puis contourna la camionnette de la Confrérie sans
problème.
Mais une fois de retour à l’endroit où il s’était matérialisé il fut submergé
par une puissante vague de nausée. Il trébucha en avant, mais se rattrapa de
justesse à la clôture qui entourait le jardin et vomit sur ses chaussures.
Quand il releva la tête, Blay se tenait devant lui.
— Je ne me sens pas mieux, gémit-il en s’essuyant la bouche avec son
mouchoir. Je ne me sens… pas mieux.
— Ça viendra. Plus tard. C’est l’équilibre nécessaire.
Comme Saxton chancelait de nouveau, le mâle l’aida à se rétablir, puis lui
offrit une gorgée d’eau d’une bouteille, qui, remarqua-t-il de façon absurde,
était estampillée Poland Spring. Sa préférée.
Puis Blay l’étreignit.
— Tu as fait ce qu’il fallait. Tu as agi comme il convenait d’agir.
Saxton serra à son tour le mâle.
— Je veux juste que Ruhn…
— Il est réveillé ! s’écria V. depuis l’étage du garage. Saxton ! ils essaient
de te joindre. Il est réveillé et il te réclame.
Stupéfait, le mâle croisa le regard de Blay, qui se mit à sourire.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une revhanche capable de ressusciter un
être aimé, dit-il, mais il y a une première fois à tout. File ! Pars tout de
suite… Vite !

Quand la personne que Ruhn désirait voir le plus au monde déboula dans
sa chambre d’hôpital, sa première pensée fut…
Pourquoi l’amour de sa vie était-il couvert de sang humain ?
Mais ensuite il oublia ce détail lorsque Saxton se précipita et se jeta en
travers de son torse.
— Tu es en vie… Oh, mon Dieu…
Ruhn tenta de parler, et, au début, seuls des marmonnements sortirent de
ses lèvres. Mais bientôt, très bientôt, il fut capable de répondre
intelligiblement.
— Je… n’allais pas… te laisser.
Saxton se redressa et parut chercher des signes indiquant qu’il était sérieux
en affirmant rester de ce côté-ci de l’Estompe.
— J’ai cru t’avoir perdu.
— Je vous ai entendus… Bitty… et toi… me parler. (Dieux ! sa gorge lui
faisait un mal de chien.) Quand vous étiez ici… est-ce que j’étais mort alors ?
Je crois que oui.
Comme Saxton demeurait silencieux, Ruhn prit peur.
— Oui ?
— Tu es ici désormais. Voilà tout ce qui compte.
— Gorge… douloureuse…
— Je sais, mon amour. (Le mâle le scrutait, comme s’il cherchait des
blessures cachées.) Tu n’es pas obligé de parler…
— L’Estompe. La porte. De l’Estompe… J’ai refusé de l’ouvrir…
— Quoi ? (Saxton se pencha.) Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai vu une porte… dans le brouillard… Je savais que si je l’ouvrais…
je te quitterais pour toujours. Elle est revenue plusieurs fois. J’ai refusé… Je
n’allais pas… t’abandonner. Je… t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
Les larmes de Saxton ruisselaient sur ses joues comme un orage, mais un
orage de printemps. Régénérant. Et alors que les propres émotions de Ruhn
enflaient à l’intérieur de lui elles s’intensifièrent davantage quand Bitty entra
dans la pièce, accompagnée de Rhage et Mary.
— Mon oncle !
Ruhn sourit au point d’en avoir mal aux joues et il essaya de parler, mais
sans succès. Il était vidé de son énergie et de sa voix… non que cela semble
importer à la fillette. Elle sautait joyeusement comme un cabri, et ce spectacle
se révéla aussi efficace que les médicaments qu’on lui administrait pour
atténuer sa douleur.
Tandis que l’enfant se lançait dans un bavardage ininterrompu, il fut très
conscient que Saxton reculait vers la porte. Le mâle leva l’index : le signal
pour dire qu’il reviendrait dans un instant.
— … et je savais que tu irais mieux ! Je le savais !
— Mon pote, dit Rhage en venant toucher la main du mâle, je suis content
que tu restes avec nous. Je peux t’acheter une nouvelle voiture ou autre
chose ?
Ruhn sourcilla et secoua la tête – parce que le frère était juste assez dingue
pour faire un truc pareil – et Mary donna un coup de coude à son compagnon.
— Rhage, tu n’as pas besoin d’acheter des choses aux gens pour leur
montrer tes sentiments.
— Tu sais, tu pourrais avoir une supercollection de bijoux, je dis ça, je dis
rien. (Le frère fit un clin d’œil à Ruhn.) Je te jure, ma femelle est une
Spartiate.
Le convalescent se rallongea et les laissa discuter gaiement en
s’interrompant sans cesse les uns les autres. Il comprenait ce besoin de
relâcher la tension après ces heures d’inquiétude, même s’il n’avait pas la
force d’y participer, puis Saxton fut de retour, embaumant le savon et le
shampoing, vêtu d’une tenue chirurgicale.
En fin de compte, Ruhn n’eut pas besoin de demander ce qui avait été fait.
Il savait que son amour était allé traquer ces hommes… et avait agi
exactement comme lui-même l’aurait fait si Saxton avait été attaqué et laissé
pour mort dans la maison où ils vivaient. Néanmoins, cela le rendait triste que
son adorable avocat ait dû utiliser l’épée et non la plume dans ce cas précis.
Mais il ne pouvait reprocher à son amour d’avoir exprimé sa vengeance. Il
en était ainsi.
— Bon, et si nous laissions un peu d’intimité à ton oncle et à Saxton,
suggéra Mary. En outre, ton père n’a pas mangé depuis au moins vingt
minutes.
Rhage regarda sa fille.
— J’ai un petit creux, tu sais.
— Allons préparer des tacos et apportons-en un à mon oncle !
Vu la brûlure dans sa gorge ? Oh, non ! se dit l’intéressé. Mieux valait
commencer par de la crème à la vanille. Dans, disons, une semaine.
Une fois que Bitty et ses parents eurent pris congé de lui en lui donnant de
nouvelles preuves de leur affection et furent partis, il regarda Saxton.
— Peux pas parler…, dit-il. Mal.
Le mâle s’assit sur le lit.
— Tu n’as pas besoin de dire quelque chose.
— Je t’aime. Tellement.
Il tira faiblement sur la main de son amant, mais l’avocat comprit ce qu’il
voulait. Avec un sourire, Saxton s’allongea et posa la tête sur le bras de son
compagnon.
— Tu ne me quitteras plus jamais ? demanda-t-il.
— Jamais. Promis.
Fermant les yeux, Ruhn se dit… qu’eh bien, apparemment, il allait devoir
appeler son ancien patron et lui demander de ne plus prendre la peine de
l’aider à trouver un boulot offrant le gîte et le couvert à Caldwell. Hors de
question désormais qu’il quitte cette maison.
Sauf si c’était avec Saxton.
Il ne se doutait pas, néanmoins, qu’une surprise devait encore survenir…
CHAPITRE 47

Environ deux semaines plus tard, la nuit tomba en apportant avec elle une
stupéfiante lune de février. Oui, les cieux étaient si clairs et si dégagés que la
face du plus grand diamant céleste nocturne scintillait comme un miroir.
Saxton redressa son nœud papillon dans le rétroviseur, tandis que son
amour garait leur pick-up en face d’une…
— Attends, c’est une église ? Cette union se déroule dans une église ?
Ruhn hocha la tête tout en jetant également un coup d’œil surpris au
travers du pare-brise.
— C’est la bonne adresse d’après le GPS.
— Hum. Bon, à chacun sa chacune. Ce n’est pas que j’ai quelque chose
contre la spiritualité humaine, c’est juste que… ça fait plutôt bizarre.
— Laisse-moi ouvrir ta portière.
Tandis que son compagnon quittait en vitesse le volant, Saxton ne put
s’empêcher de sourire. Le mâle était vraiment à cheval sur les bonnes
manières, et comment ne pas lui faire plaisir ? Surtout quand ses prunelles
luisaient d’un tel bonheur chaque fois qu’il lui ouvrait la porte, lui tirait une
chaise ou lui tendait la main.
— Tu sais, dit Saxton en se laissant glisser hors de la haute banquette.
Parfois je crois que tu aimes prendre ce véhicule uniquement pour m’aider à
m’en extraire.
Ruhn se pencha et lui murmura :
— C’est un peu comme pour ton pantalon.
Le mâle gloussa et mordilla la gorge si proche de sa bouche.
— Vilain garçon.
— C’est comme ça que tu m’aimes.
— Toujours.
Avant de s’en rendre compte, ils s’embrassaient, puis leurs mains se
glissèrent sous leurs vêtements et la passion entre eux se réveilla aussitôt
avec une intensité renouvelée… comme s’ils n’avaient pas déjà fait l’amour
trois fois de suite sous la douche, puis encore une fois pendant qu’ils
enfilaient leurs costumes.
— On ferait mieux d’arrêter, dit Saxton entre deux halètements. Sans quoi
on sera en retard.
Ruhn recula avec une réticence qui frôlait la mauvaise humeur.
— Alors j’espère trouver un coin tranquille dans la « salle de réception »…
quel que soit que ce truc.
— J’ai hâte, moi aussi.
Ils se tinrent la main pour traverser la rue jusqu’à l’église humaine. Puis ils
entrèrent et on leur désigna un siège. Non, on appelait ça des bancs, se dit
l’avocat. Oui, c’était ça… Un banc.
Pendant qu’ils s’installaient tout au fond et observaient l’assemblée, il
devint vite évident que les autres vampires – ils étaient au moins une bonne
centaine – trouvaient également le choix du lieu d’union bizarre. Mais peu
importe. Quand on pouvait passer une soirée dehors avec celui qu’on aimait,
qui se souciait de l’endroit ?
— Tu sais, je déteste l’idée de déménager demain. (Ruhn contempla les
poutres nues au-dessus d’eux.) J’adore cette ferme.
— Moi aussi. (Saxton se mit à lui caresser l’intérieur du poignet avec son
pouce.) On se croirait à la maison.
— C’est notre foyer.
Fritz avait nettoyé les horribles traces de l’attaque, une gentillesse
inattendue qui avait laissé Saxton en larmes quand il s’était préparé à
retourner là-bas et à faire le ménage lui-même. Mais non, tout était en ordre,
le mobilier redressé et réparé, les éraflures poncées, la peinture refaite et
retouchée là où c’était nécessaire.
Le sang lavé.
Une autre raison avait déterminé Saxton à s’occuper de cette horrible tâche
lui-même : il avait craint que Minnie revienne à l’improviste et découvre la
violence survenue dans le foyer bien-aimé qu’elle avait partagé avec
Rhysland.
Mais, comme toujours, la famille de Saxton – sa vraie famille, pas celle au
sein de laquelle il était né – avait veillé à tout.
— Est-ce qu’on a déjà rencontré le petit-fils de Minnie ? interrogea Ruhn.
Comment s’appelle-t-il ?
— Oskar. C’est ce que disait l’invitation, et il épouse la sœur de Novo. Tu
connais Novo ? La recrue ?
— Oh, oui ! Elle s’entraîne. Sacrément bien. Elle est très forte, pas
seulement pour une femelle, mais pour n’importe qui…
— Vous êtes venus !
Saxton tourna la tête et se leva.
— Minnie !
Il serra la vieille femelle dans ses bras.
— Mais vous êtes la grand-mère du marié, alors que faites-vous au milieu
de l’assistance ? Ou… attendez, quelle est la tradition ? Je suis complètement
désorienté.
Minnie portait une magnifique robe rose pâle en dentelle. Elle avait
remonté ses cheveux blancs en chignon et s’était maquillée. Et elle souriait
comme si elle dissimulait un secret.
— Je voulais juste vous saluer avant que la cérémonie ne débute.
— Vous avez si bonne mine, s’écria Ruhn en étreignant à son tour la
femelle. Superbe, vraiment.
— Comment va ma maison ? s’enquit-elle en se glissant sur le siège – le
banc – à côté d’eux. Est-ce qu’elle est en parfait état ?
— Tout à fait. (Ruhn s’inclina et se rassit.) J’ai effectué la dernière
réparation sur la chaudière hier soir.
— Et nous sommes convaincus que vous y serez désormais en sécurité.
Saxton ne put soutenir le regard de la femelle… et pas parce qu’il
s’inquiétait pour elle. C’était plutôt parce qu’il avait une conscience aiguë de
ce qui s’était passé entre V., Blay, Vhif et M. Romanski.
— Nous avons eu des discussions… constructives… avec le promoteur. Il
a décidé qu’il ne s’intéressait plus à votre propriété.
En fait ce salopard avait décidé de carrément quitter l’État de New York.
Ça alors !
— Eh ! voilà une bonne chose… (Minnie joignit les mains) parce que j’ai
décidé de vendre la propriété.
Saxton eut soudain l’impression qu’on lui transperçait la poitrine.
— Oh ! en effet. Voilà une merveilleuse nouvelle. Et nous allions de toute
façon proposer de déménager demain soir, donc…
— Je veux que vous me l’achetiez tous les deux.
Saxton eut conscience de se figer. Puis il jeta un coup d’œil à Ruhn.
— Je suis désolé. Qu’avez-vous dit ?
Minnie leur prit la main à chacun. Puis elle les serra, les yeux humides.
— Cette maison a été bâtie avec amour… et doit être habitée par des gens
amoureux. Je veux qu’elle vous appartienne. Nous pouvons convenir d’un
prix raisonnable, et je continuerai à vivre avec ma petite-fille. J’ai bien profité
de mon séjour chez elle, et j’ai fait de merveilleuses nouvelles rencontres
dans son immeuble : des vampires et quelques humains.
— Mais qu’en est-il de votre petit-fils et de sa shellane ? Vous ne
préféreriez pas qu’ils en héritent ?
— Qu’ils se débrouillent, répondit sèchement Minnie. Pour commencer,
elle déteste la campagne… et elle s’est bien assurée de me le faire savoir
quand je les ai invités à dîner pour que je fasse sa connaissance. Par ailleurs,
et cela m’attriste de le dire, je ne suis pas certaine que ce soit l’amour qui les
réunisse. Mon petit-fils… est un drôle d’oiseau, je le crains, et elle aussi.
Mais ce n’est pas ma vie, et je les soutiendrai de mon mieux. (Elle leur pressa
de nouveau les mains.) Alors, je vous en prie, dites-moi que vous acceptez
mon offre de vente. Cela m’apporterait tant de joie de savoir que vous allez
tous les deux prendre soin de ma maison.
Saxton jeta un autre coup d’œil à Ruhn.
D’accord, ce sourire éclatant était une réponse suffisante, non ?
— À une condition, dit-il. Que nous prenions chaque Dernier Repas du
dimanche ensemble, sans oublier votre petite-fille si elle le souhaite.
— Marché conclu, dit Minnie en les étreignant en même temps. J’aurais
seulement aimé que Rhysland fasse votre connaissance à tous les deux. Il
vous aurait adorés.
Après le départ de la femelle, Saxton resta assis là sur le siège – le banc,
mince ! le banc – et regarda droit devant lui l’autel orné de sa croix, sur
laquelle était représenté un homme barbu drapé d’un suaire dont le beau
visage contemplait l’assemblée avec compassion. Plusieurs mâles s’étaient
alignés à droite de l’autel, et cela suggérait que la cérémonie allait bientôt
commencer. Du moins l’espérait-il.
— Je crois que nous venons d’obtenir la maison de nos rêves, s’entendit-il
dire.
— Tout à fait ! Tout à fait !
Ruhn riait comme un gamin, et Saxton embrassa son amour, puis, juste au
moment où il se redressait, deux nouvelles personnes se glissèrent à côté
d’eux.
— Bonjour, dit la femelle. Est-ce qu’on peut s’asseoir avec vous ? Je suis
Novo, du centre d’entraînement…
— Bien entendu ! s’exclama Saxton en se penchant pour saluer Peyton
d’un sourire. Nous serons ravis d’avoir votre compagnie…
— Super, mais on doit s’asseoir de l’autre côté, près du mur. Pas de l’allée.
— Oh… euh… d’accord, répondit-il en se levant pour les laisser passer.
Mais tu n’es pas la sœur de… Comment dit-on ? La mariée ? Tu ne participes
pas au mariage… à l’union, à ça ?
— Je me suis fait virer, Dieu merci ! (Elle salua Ruhn puis fit avancer
Peyton pour qu’il s’installe à côté d’elle, tout près du vitrail.) C’est une
longue histoire. Comment allez-vous ?
— On vient d’acheter une maison ! s’exclama le mâle.
— Félicitations, répondit Peyton en lui tapant dans la main. C’est génial.
Où est-elle située ?
— Vous ne croirez jamais à qui elle appartient…
Ils discutèrent ensemble jusqu’à ce qu’un orgue commence à jouer. Alors
ils se turent avec le reste de l’assemblée. Juste avant que la cérémonie
commence pour de bon, Saxton prit la main de Ruhn, et le mâle le regarda
amoureusement. L’avocat eut conscience que l’autre couple échangeait
également un regard langoureux et un baiser.
Puis Novo se pencha vers eux.
— Dites, chuchota-t-elle. Est-ce que vous pourriez m’aider tous les deux ?
— Bien sûr, répondit Saxton. C’est comme si c’était fait.
Peyton leva les yeux au ciel.
— Je veux juste frapper le marié. Une fois. C’est trop demander ?
L’avocat haussa les sourcils.
— S’agit-il d’une tradition humaine habituelle dans ce genre de
cérémonie ?
— Eh bien oui, répondit le mâle. En fait c’est…
Novo lui plaqua une main sur la bouche.
— Non. Ce n’est certainement pas le cas. Et peu importe ce que j’ai pu
éprouver vis-à-vis de ma sœur autrefois, je ne veux pas gâcher la plus belle
nuit de sa vie, d’accord ?
Peyton marmonna encore un peu. Puis, quand elle ôta sa main, il
grommela :
— Tout d’abord, je suis d’accord pour le faire après les photos, et si c’est
vraiment important pour toi je pourrais viser le ventre et pas le visage. Et je
suis prêt à faire ça en binôme.
Novo se mit à rire.
— Je t’aime.
— Je sais. (Il l’embrassa.) Et je t’aime aussi.
— Assez pour ne pas le frapper. Comme c’est adorable. Je suis touchée.
Peyton poussa un soupir de renoncement aussi long que celui d’un vieux
livre d’histoire qu’on refermerait.
— Bon.
Saxton les dévisagea tour à tour.
— Pourquoi ai-je l’impression qu’il y a autre chose derrière cette histoire ?
Ruhn les interrompit.
— Chut ! Ils arrivent.
Saxton laissa tomber et se détendit de son mieux sur le siège dur en
s’appuyant contre l’épaule de son mâle. Tandis que la musique s’intensifiait
et que des femelles en robes roses ornées de nœuds sur les fesses défilaient
lentement à côté d’eux, il se contenta de hausser les épaules.
Chacun ses goûts, se dit-il en embrassant le dos de la main de son amant.
Chacun ses goûts.
Et il avait les siens.

Novo se contorsionna à côté de Saxton et de son compagnon, Ruhn, pour


apercevoir Sophy remonter l’allée centrale jusqu’à l’autel. La femelle avait
l’air heureuse sous le voile blanc qui dissimulait partiellement son visage, et
sa longue robe blanche bouffante lui donnait un air de jolie poupée.
— Ça va ? demanda Peyton à voix basse.
Elle tourna les yeux vers Oskar qui attendait devant l’autel. Vêtu d’un
smoking, le mâle se tenait d’un air raide et distant à côté d’un alignement
d’amis mâles qui donnaient tout autant que lui l’impression de vouloir se
trouver ailleurs que là. De l’autre côté de l’autel, toutes les femelles de
l’enterrement de vie de jeune fille portaient des robes roses peu flatteuses,
clairement choisies dans l’intention évidente de leur donner l’air plus grosses
et moins resplendissantes que la mariée.
Bravo, Sophy, se dit-elle.
— Oui, ça va. (Elle lui serra la main et soutint son regard.) Ça va très bien
Vivre avec son « pauvre petit gamin riche », comme Peyton s’était mis à se
surnommer lui-même, se révélait ridiculement facile. Ils semblaient
étrangement compatibles, et s’il y avait quelques disputes c’était toujours
pour des trucs stupides comme le choix de leur sonnerie d’alarme – des
aboiements pour lui tandis qu’elle préférait la bonne vieille sonnerie de
téléphone – ou le nombre de vêtements noirs pouvant aller dans une machine
de blanc – pour lui, autant qu’il y en avait de sales à ce moment précis, pour
elle, strictement aucun.
En fait, tout paraissait plus facile et plus complet. Et, bien qu’elle soit
désolée pour lui que son père l’ait écarté de sa lignée, cela signifiait
assurément qu’il comprenait tout à fait pourquoi elle n’avait pas envie de lui
présenter ses parents.
Cela viendrait peut-être plus tard. Ou pas.
Mais dans l’intervalle elle avait trouvé en lui toute la famille dont elle avait
besoin.
Une fois arrivée devant l’autel, Sophy se plaça à côté de son époux-
compagnon-truc, et un humain en tenue de cérémonie se mit à lire à haute
voix un passage d’un livre humain qu’il tenait à la main. Novo ne put
s’empêcher de secouer la tête. Est-ce qu’ils allaient seulement organiser une
union vampire ? Probablement. Afin d’obtenir toujours plus d’attention.
— Je t’aime, lui glissa Peyton.
Elle lui jeta un coup d’œil. Les émotions qu’elle éprouvait étaient
complexes et… épuisantes. Elle savait clairement qu’elle souhaitait à sa sœur
d’être heureuse avec ses choix, et c’était un changement de pensée bienvenu
chez elle. Quant à Oskar ? Elle lui avait dit ce qu’elle avait sur le cœur au bar,
donc elle se sentait aussi tranquille que possible sur ce sujet-là.
Ce qui était vraiment important ? Qu’elle-même soit heureuse dans sa
propre vie. Et personne ne lui enlèverait ce bonheur.
Pas même elle-même.
— Tu veux zapper la réception et retourner chez nous pour regarder
Netflix ? proposa-t-elle à voix basse.
Le grondement retentissant qui lui répondit était exactement ce qu’elle
désirait entendre, mais son mâle était ainsi. Peyton était toujours là quand elle
avait besoin de lui ; en général en érection.
OK, c’était vulgaire. Même si c’était vrai.
— Je t’aime tellement… que cette cérémonie ne me peine absolument pas,
dit-elle.
— Ça c’est ma femelle. Voilà ce que j’aime entendre. (Il y eut un silence,
puis une étincelle malicieuse reparut dans les yeux du mâle.) Et si j’essayais
seulement de lacer ses chaussures ensemble ?
— Peyton, siffla-t-elle.
— Quoi ? Tu sais, les accidents, ça arrive. Et s’il traversait par
inadvertance une baie vitrée en tombant ?
— Tais-toi. Avant qu’on se fasse virer d’ici…
— Je savais que j’aurais dû apporter ma corne de brume…
Éclatant de rire, elle se blottit contre son mâle. Quoi que l’avenir leur
réserve, elle était certaine de deux choses : un, ils resteraient côte à côte
envers et contre tout, et deux ? Elle allait rire tout du long.
La vie était belle.
REMERCIEMENTS

Avec mon immense gratitude aux lecteurs de La Confrérie de la dague


noire ! Je souhaiterais également remercier Kara Welsh et tout le monde chez
Ballantine. Merci aussi à la Team Waud – vous savez de qui je parle – et à
ma famille bien-aimée, de sang comme d’adoption.
Et, bien entendu, merci à Naamah, mon merveilleux assistant écrivain.
LEXIQUE DES TERMES ET DES NOMS PROPRES

Abhîme : enfer.
Ahstrux nohtrum : garde personnel du roi ayant le droit de tuer, nommé à
son poste par le roi.
Brhume : dissimulation d’un certain environnement physique, création
d’un champ d’illusion.
Chaleurs : période de fertilité des vampires femelles, d’une durée
moyenne de deux jours, accompagnée d’intenses pulsions sexuelles. En règle
générale, les chaleurs surviennent environ cinq ans après la transition d’un
vampire femelle, puis une fois tous les dix ans. Tous les vampires mâles sont
réceptifs à des degrés différents s’ils se trouvent à proximité d’un vampire
femelle pendant cette période qui peut s’avérer dangereuse, caractérisée par
des conflits et des combats entre des mâles rivaux, surtout si le vampire
femelle n’a pas de compagnon attitré.
Chaste : vierge.
Chrih : symbole d’une mort honorable dans la langue ancienne.
Cohmbat : conflit entre deux mâles revendiquant les faveurs d’une même
femelle.
Confrérie de la dague noire : organisation de guerriers vampires très
entraînés chargés de protéger leur espèce de la Société des éradiqueurs. Des
unions sélectives au sein de l’espèce ont conféré aux membres de la Confrérie
une force physique et mentale hors du commun, ainsi que des capacités de
guérison rapide. Pour la plupart, les membres n’ont aucun lien de parenté et
sont admis dans la Confrérie par cooptation. Agressifs, indépendants et
secrets par nature, ils vivent à l’écart des civils et n’entretiennent que peu de
contacts avec les membres des autres castes, sauf quand ils doivent se nourrir.
Ils font l’objet de nombreuses légendes et d’une vénération dans la société
des vampires. Seules des blessures très graves – balle ou coup de pieu dans le
cœur, par exemple – peuvent leur ôter la vie.
Courthisane : Élue formée dans le domaine des arts du plaisir et de la
chair.
Doggen : dans le monde des vampires, membre de la caste des serviteurs.
Les doggen obéissent à des pratiques anciennes et suivent un code
d’habillement et de conduite extrêmement formel. Ils peuvent s’exposer à la
lumière du jour, mais vieillissent relativement vite. Leur espérance de vie est
d’environ cinq cents ans.
Élues : vampires femelles élevées au service de la Vierge scribe. Elles sont
considérées comme des membres de l’aristocratie, mais leur orientation est
cependant plus spirituelle que temporelle. Elles ont peu, si ce n’est aucune
interaction avec les mâles, mais peuvent s’accoupler à des guerriers à la solde
de la Vierge scribe pour assurer leur descendance. Elles possèdent des
capacités de divination. Par le passé, elles avaient pour mission de satisfaire
les besoins en sang des membres célibataires de la Confrérie, mais cette
pratique est tombée en désuétude au sein de l’organisation.
Éradiqueur : être humain dépourvu d’âme, membre de la Société des
éradiqueurs, dont la mission consiste à exterminer les vampires. Seul un coup
de poignard en pleine poitrine permet de les tuer ; sinon, ils sont intemporels.
Ils n’ont nul besoin de s’alimenter ni de boire et sont impuissants. Avec le
temps, leurs cheveux, leur peau et leurs iris perdent leur pigmentation : ils
blondissent, pâlissent et leurs yeux s’éclaircissent. Ils dégagent une odeur de
talc pour bébé. Initiés au sein de la Société par l’Oméga, les éradiqueurs
conservent dans une jarre de céramique leur cœur après que celui-ci leur a été
ôté.
Esclave de sang : vampire mâle ou femelle assujetti à un autre vampire
pour ses besoins en sang. Tombée en désuétude, cette pratique n’a cependant
pas été proscrite.
L’Estompe : dimension intemporelle où les morts retrouvent leurs êtres
chers et passent l’éternité.
Ghardien : tuteur d’un individu. Les ghardiens exercent différents degrés
de tutelle, la plus puissante étant celle qui s’applique à une femme rehcluse.
Gharrant : protecteur d’une femelle rehcluse.
Glymera : noyau social de l’aristocratie, équivalant vaguement au beau
monde de la Régence anglaise.
Hellren : vampire mâle en couple avec un vampire femelle. Les vampires
mâles peuvent avoir plusieurs compagnes.
Honoris : rite accordé par un offenseur permettant à un offensé de laver
son honneur. Lorsqu’il est accepté, l’offensé choisit l’arme et frappe
l’offenseur, qui se présente à lui désarmé.
Hyslop (n. ou v.) : terme qui fait référence à une erreur de jugement, ayant
normalement pour conséquence de compromettre le fonctionnement
mécanique ou la possession d’un véhicule ou d’un engin motorisé
quelconque. Par exemple, laisser ses clés dans sa voiture alors que celle-ci est
garée devant la maison pour la nuit, oubli ayant pour conséquence une virée
criminelle dans un véhicule volé par un tiers inconnu, est un hyslop.
Jumheau exhilé : le jumeau maléfique ou maudit, celui né en second.
Leelane : terme affectueux signifiant « tendre aimé(e) ».
Lewlhen : « cadeau » en langue ancienne.
Lhenihan : fauve mythique connu pour ses prouesses sexuelles. En argot
actuel, fait référence à un mâle à la taille et à l’endurance sexuelle
surnaturelles.
Lhige : marque de respect utilisée par une soumise sexuelle à l’égard de
son maître.
Lys : instrument de torture utilisé pour énucléer.
Mahmen : « maman ». Terme utilisé aussi bien pour désigner une
personne que comme marque d’affection.
Menheur : personnage puissant et influent.
Mharcheur : un individu qui est mort et est revenu de l’Estompe pour
reprendre sa place parmi les vivants. Les mharcheurs inspirent le plus grand
respect et sont révérés pour leur expérience.
Nalla ou nallum : être aimé.
Oméga : force mystique et malveillante cherchant à exterminer l’espèce
des vampires par rancune contre la Vierge scribe. Existe dans une dimension
intemporelle et jouit de pouvoirs extrêmement puissants, mais pas du pouvoir
de création.
Première famille : roi et reine des vampires, ainsi que leur descendance
éventuelle.
Prétrans : jeune vampire avant sa transition.
Princeps : rang le plus élevé de l’aristocratie vampire, après les membres
de la Première famille ou les Élues de la Vierge scribe. Le titre est héréditaire
et ne peut être conféré.
Pyrocante : point faible d’un individu ; son talon d’Achille. Il peut s’agir
d’une faiblesse interne, une addiction par exemple, ou externe, comme un(e)
amant(e).
Rahlman : sauveur.
Rehclusion : statut conféré par le roi à une femelle issue de l’aristocratie à
la suite d’une demande formulée par la famille de cette dernière. La femelle
est alors placée sous la seule responsabilité de son ghardien, généralement le
mâle le plus âgé de la famille. Le ghardien est alors légalement en mesure de
décider de tous les aspects de la vie de la rehcluse, pouvant notamment
limiter comme bon lui semble ses interactions avec le monde extérieur.
Revhanche : acte de vengeance à mort, généralement assuré par un mâle
amoureux.
Shellane : vampire femelle compagne d’un vampire mâle. En règle
générale, les vampires femelles n’ont qu’un seul compagnon, en raison du
caractère extrêmement possessif des vampires mâles.
Société des éradiqueurs : organisation de tueurs à la solde de l’Oméga,
dont l’objectif est d’éradiquer les vampires en tant qu’espèce.
Symphathe : désigne certains individus appartenant à l’espèce des
vampires, qui, entre autres, ont la capacité et le besoin de manipuler les
émotions d’autrui (afin d’alimenter un échange énergétique). Ils ont de tout
temps fait l’objet de discriminations et parfois même de véritables chasses à
l’homme. Ils sont aujourd’hui en voie d’extinction.
Tahly : terme d’affection dont la traduction approximative serait
« chérie ».
Le Tombeau : caveau sacré de la Confrérie de la dague noire. Utilisé
comme lieu de cérémonie et comme lieu de stockage des jarres de céramique
des éradiqueurs. Dans le Tombeau se déroulent diverses cérémonies, dont les
initiations, les enterrements et les mesures disciplinaires prises à l’encontre
des membres de la Confrérie. L’accès au Tombeau est réservé aux frères, à la
Vierge scribe et aux futurs initiés.
Trahyner : terme d’affection et de respect utilisé entre mâles. « Ami
cher ».
Transition : moment critique de la vie d’un vampire mâle ou femelle
lorsqu’il devient adulte. Passé cet événement, le vampire doit boire le sang
d’une personne du sexe opposé pour survivre et ne peut plus s’exposer à la
lumière du jour. La transition survient généralement vers l’âge de vingt-cinq
ans. Certains vampires n’y survivent pas, notamment les mâles. Avant leur
transition, les vampires n’ont aucune force physique, n’ont pas atteint la
maturité sexuelle et sont incapables de se dématérialiser.
Vampire : membre d’une espèce distincte de celle d’Homo sapiens. Pour
vivre, les vampires doivent boire le sang du sexe opposé. Le sang humain
leur permet de survivre, bien que la force ainsi conférée soit de courte durée.
Après leur transition, qui survient vers l’âge de vingt-cinq ans, les vampires
ne peuvent plus s’exposer à la lumière du jour et doivent s’abreuver de sang à
intervalles réguliers. Ils ne sont pas capables de transformer les êtres humains
en vampires après morsure ou transmission de sang, mais, dans certains cas
rares, peuvent se reproduire avec des humains. Ils peuvent se dématérialiser à
volonté, à condition toutefois de faire preuve de calme et de concentration ;
ils ne peuvent pendant cette opération transporter avec eux d’objets lourds.
Ils ont la faculté d’effacer les souvenirs récents des êtres humains. Certains
vampires possèdent la faculté de lire dans les pensées. Leur espérance de vie
est d’environ mille ans, ou plus dans certains cas.
Vierge scribe : force mystique œuvrant comme conseillère du roi,
gardienne des archives vampires et pourvoyeuse de privilèges. Existe dans
une dimension intemporelle. Ses pouvoirs sont immenses. Capable d’un
unique acte de création, auquel elle recourut pour conférer aux vampires leur
existence.
Vhigoureux : terme relatif à la puissance des organes génitaux masculins.
Littéralement : « digne de pénétrer une femelle ».
J.R. Ward vit dans le sud des États-Unis avec son mari. Diplômée de droit,
elle a travaillé dans le milieu de la santé à Boston et a été chef de service dans
un des plus grands centres médicaux du pays. Elle a toujours été passionnée
d’écriture et son idée du paradis ressemble à une journée passée devant son
ordinateur en compagnie de son chien avec une cafetière pleine toujours à
portée de main. Sa série La Confrérie de la dague noire connaît un succès
phénoménal dans le monde entier.
Du même auteur, chez Milady, en poche :

La Confrérie de la dague noire :

1. L’Amant ténébreux
2. L’Amant éternel
3. L’Amant furieux
4. L’Amant révélé
5. L’Amant délivré
6. L’Amant consacré
7. L’Amant vengeur
8. L’Amant réincarné
9. L’Amant déchaîné
10. L’Amant ressuscité
11. L’Amant désiré
12. L’Amant souverain
13. L’Amant des ombres
14. L’Amant sauvage
15. L’Amant rebelle

L’Héritage de la dague noire :

1. Baiser de sang
2. Pacte de sang
3. Rage de sang

Anges déchus :

1. Convoitise
2. Addiction
3. Jalousie
4. Extase
5. Possession
6. Immortalité

Chez Milady, en grand format :

La Confrérie de la dague noire :

Le Guide de la Confrérie de la dague noire


7. L’Amant vengeur
8. L’Amant réincarné
9. L’Amant déchaîné
10. L’Amant ressuscité
11. L’Amant désiré
12. L’Amant souverain
13. L’Amant des ombres
14. L’Amant sauvage
15. L’Amant rebelle
16. L’Amant maudit

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Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Blood Fury


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partie. Publié avec l’accord de NAL Signet, membre de Penguin Group
(U.S.A.) Inc.

© Bragelonne 2018, pour la présente traduction

Photographie de couverture :
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Illustration de couverture :
Anne-Claire Payet

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le
droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera
une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et
pénales.

ISBN : 978-2-8112-2451-6

Bragelonne – Milady
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@milady.fr
Site Internet : www.milady.fr

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