Vous êtes sur la page 1sur 343

Tous droits réservés y compris le droit de reproduction, totale ou partielle, sous quelque forme

que ce soit, sans le consentement préalable de l’éditeur ou de l’auteur. Toute reproduction


constituerait une violation du Code de la propriété intellectuelle.

Ce livre est un ouvrage de fiction. Les noms, les personnages lieux et événements sont le produit
de l’imagination de l’auteure ou utilisés de façon fictive. Toute ressemblance avec des faits réels,
des lieux ou des personnages existants ou ayant existé serait totalement fortuite.

Photo de couverture : © Jetrel / Getty Images


Couverture : Ariane Galateau

Ouvrage dirigé par Pierre Bourdon


Collection New Romance ® créée par Hugues de Saint Vincent
© 2020, New Romance, Département de Hugo Publishing

34-36 rue La Pérouse


75116 PARIS
www.hugoetcie.fr

ISBN : 9782755651751

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Be fearlessly authentic.
SOMMAIRE

Titre

Copyright

1 - Evie

2 - Ryan

3 - Evie

4 - Ryan

5 - Evie

6 - Ryan

7 - Evie

8 - Ryan

9 - Evie

10 - Ryan

11 - Evie

12 - Ryan

13 - Evie
14 - Ryan

15 - Evie

16 - Ryan

17 - Evie

18 - Ryan

19 - Evie

20 - Ryan

21 - Evie

22 - Ryan

23 - Evie

24 - Ryan

25 - Evie

26 - Ryan

27 - Evie

Épilogue - Evie

Ryan

Remerciements
Sa main se faufile sous ma robe, entre mes cuisses. Le contact est si
agréable que je sens mes jambes s’ouvrir lentement.

BLACK-OUT
Je me régale de cette bouche gourmande qui ne semble pas se lasser de
la mienne, de cette virilité surprenante qui va et qui vient en moi, de ces
attouchements tendres et englobants. J’écoute ses grognements de plaisir
en me répétant que c’est mal.

BLACK-OUT

J’entends un cri étouffé, des bruits assourdissants, le chaos. Il y a du


sang, beaucoup de sang, puis tout s’efface.

BLACK-OUT
J’ai soif, comme si je marchais dans le désert. Je sais pourtant que j’en
suis loin, car je n’ai jamais eu aussi froid. Je cherche le drap pour
m’envelopper. En vain. Ce n’est pas étonnant, Alexander me vole toujours
les couvertures. En imaginant son visage derrière mes paupières closes, je
sens l’angoisse s’emparer de tout mon être. Mon pouls commence à faire
battre mes tympans, d’abord lentement, puis plus rapidement. À l’instant
où je juge mes pulsations anormalement élevées, un étau se referme sur
mon crâne. Mon gosier se resserre comme si on voulait m’étrangler. Je
manque d’air.
— Elle respire. J’entends une voix d’homme tandis qu’une main tiède
me presse le côté de la gorge.
— Elle a perdu beaucoup de sang, enchaîne une femme.
Les bruits assourdissants deviennent de plus en plus envahissants.
Des sirènes.
Des voix.
Des cris.
Des portières qui claquent.
Le chaos s’intensifie.
Puis, plus rien.

BLACK-OUT

Ma tête menace d’exploser. Un courant chaud m’envahit soudain. J’ai la


nausée. Je n’arrive pas à empêcher mon estomac de se soulever. Par
d’énormes jets incontrôlables, je déverse tout ce qu’il contient. Des doigts
froids glissent sur ma nuque pour attraper mes cheveux. Je ne sais pas qui
est cette personne attentionnée. J’ignore même où je suis. Ça aiderait si je
parvenais à ouvrir les paupières, mais on croirait qu’elles sont scellées. La
température descend de nouveau.
— Vous m’entendez ? Vous m’entendez ?
Un individu m’écarte les paupières et me braque un faisceau lumineux
dans les pupilles. Il pourrait m’avoir planté un couteau dans les yeux que
ce ne serait pas plus douloureux.
— Madame, nous devrons vous conduire en salle de radiographie,
m’annonce un homme tandis que je perçois de plus en plus d’agitation
autour de moi.
— J’ai froid.
— Elle peut parler, se réjouit une femme. L’aire de Broca est intacte.
— Pouvez-vous nous dire votre prénom ? renchérit l’homme.
— Evie.
— Super ! Pouvez-vous prononcer votre nom en entier ?
— Je m’appelle Evie…
Une douleur fulgurante me transperce le cerveau et peu après tout
s’éteint.
Plus de son.
Plus de lumière.
Plus de souffrance.

BLACK-OUT

— Madame McDaniel, je suis gynécologue. Je dois faire un


prélèvement, m’informe une femme en caressant doucement mon bras.
Sa main est sûrement couverte d’un gant, car le frôlement est à la fois
dénué de chaleur et soyeux comme une étoffe de satin. Je parviens enfin à
ouvrir les yeux et distinguer où je suis allongée. Nous sommes seules dans
la pièce à la luminosité réduite. Hormis cet éclairage agréable, l’espace est
morne. Un rappel s’impose.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas autorisée à vous parler des détails du dossier, répond-
elle.
Après un moment à reprendre contact avec mon environnement, puis à
analyser qu’elle s’apprête à fourrer son spéculum dans mon vagin, je finis
par articuler mollement :
— Je pense être en droit de savoir ce que vous fichez là !
Un individu aux cheveux roux, bien coiffé et vêtu d’un complet deux-
pièces entre dans la chambre. La gynécologue a la gentillesse de rabattre
le drap sur moi.
— Evie, tu te souviens de moi ? s’enquiert-il sans tarder.
—…
Les deux inconnus échangent un regard.
— Madame McDaniel, je suis Miles Hamilton, l’avocat responsable de
votre dossier.
— Quel dossier ? Où est Alexander ?
— Justement, c’est lui qui m’envoie ; nous sommes amis. Alexander
arrivera d’un instant à l’autre. C’est moi qui ai autorisé les prélèvements
vaginaux.
Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ai-je si mal à la tête ? Pourquoi
devrais-je me soumettre à cet examen gynécologique ? Et surtout…
— Pourquoi ai-je besoin d’un avocat ?
e
M Hamilton recoiffe ses cheveux sans raison apparente, il fuit mon
regard, puis soupire subtilement. La spécialiste paraît aussi désolée, mais
personne ne prononce un seul mot.
— Pourquoi ?
Après un flottement, l’homme chiquement vêtu largue :
— Madame. Des soupçons pèsent sur vous… Vous pourriez être accusée
du meurtre d’Ethan Lewis…
Le reste de ses paroles s’envole en même temps que mes paupières se
referment et que ma tête se pose sur l’oreiller. Les propos de l’avocat
demeurent et se répercutent en écho sur les parois douloureuses de mon
crâne :
Vous pourriez être accusée du meurtre d’Ethan Lewis…
Vous pourriez être accusée du meurtre d’Ethan Lewis…
Vous pourriez être accusée du meurtre d’Ethan Lewis…
Vous pourriez être accusée du meurtre d’Ethan Lewis…
1
Evie

J’émerge d’un sommeil agité durant lequel les cauchemars se sont


succédé. Inquiète, j’ouvre les paupières pour découvrir Alexander, mon
fiancé, assis sagement au pied de mon lit, un portable sur les genoux. Il
paraît fatigué.
— Evie, chérie, tu vas bien ? demande-t-il en se précipitant vers moi
pendant que je me redresse péniblement.
Je fixe ses mains qui emprisonnent doucement les miennes. J’en
reconnais la couleur de la peau, les pores et aussi les poils, mais la texture
ne m’évoque qu’un vague souvenir. C’est curieux.
— Je l’ignore, dis-je d’une voix âpre. J’imagine que tu pourrais
répondre à cette question mieux que moi.
— Oui, je comprends. Je te raconterai tout… tout ce que je sais, rectifie-
t-il en posant une pluie de baisers sur chacun de mes doigts. D’abord, nous
devons avertir les médecins que tu es réveillée. Ils pensent que ta
mémoire est affectée. Quel jour sommes-nous ?
— Je pourrai faire le calcul dès que tu m’auras dit combien de temps
j’ai dormi.
Sans s’offenser du ton sur lequel je lui ai répondu, il se rue vers la
sortie. Pendant ce temps, je trouve le bouton d’appel emmêlé dans mes
draps et j’appuie dessus pour demander à l’infirmière de venir.
Lorsque Alexander revient, l’individu qui l’accompagne n’est pas le
médecin, mais bien Miles Hamilton, cet avocat qui m’a rendu visite plus
tôt. Sans rien connaître de lui, je le déteste. C’est sûrement toujours le cas
quand une personne vous annonce que vous pourriez être accusée d’un
meurtre dont vous n’avez aucun souvenir.
— Vous avez meilleure mine, se réjouit l’homme vêtu aussi
élégamment que la dernière fois.
Ce n’est pas étonnant. Il a prétendu être criminaliste, Hamilton n’a pas
le choix d’être tiré à quatre épingles. En plus, il est soi-disant l’ami
d’Alexander. Tous ses copains sont des faux-culs habillés comme s’ils se
rendaient à un gala. D’ailleurs, je ne me rappelle pas l’avoir rencontré à l’un
de ces événements. D’un autre côté, tout le monde affirme être très proche
d’Alexander, alors qu’il ne s’agit, la plupart du temps, que de
connaissances utiles aux deux parties.
L’infirmière, qui arrive d’un pas pressé, m’évite de répondre à l’avocat
qui sort déjà des papiers de son porte-documents.
— Mademoiselle McDaniel ! Que je suis heureuse de vous voir
éveillée !
— Vous pouvez m’appeler Evie.
— Et moi, Maureen, annonce la quinquagénaire. Je travaille tous les
jours de la semaine. Puisque nous sommes lundi, nous passerons
beaucoup de temps ensemble. Je dois avertir votre médecin que vous êtes
réveillée. Il voudra vous ausculter. Souhaitez-vous quelque chose à boire
ou à manger ?
— Un verre de chardonnay sera parfait. Merci, Maureen.
Ce qui me vaut un joyeux éclat de rire de la part de la sympathique
infirmière et un regard désapprobateur d’Alexander.
Je ne me souviens peut-être pas de ce qui m’a conduite à l’hôpital et de
ce qui a pu se produire pour que je risque d’être accusée du meurtre d’un
de mes étudiants, mais j’ai fraîchement en mémoire d’innombrables
occasions où j’ai eu droit à ce regard furieux d’Alexander. En général, il
m’est adressé lorsqu’il est stressé. Aujourd’hui, j’admets que j’en
comprends les raisons.
— Mon fiancé ne paraît pas approuver mon premier choix, Maureen,
mais comme j’ai manifestement traversé le désert avant de me retrouver
ici, j’aimerais bien un verre d’eau.
Maureen me gratifie d’un clin d’œil complice avant de sortir de la
chambre, me laissant seule avec les deux hommes. On se croirait à un
sommet d’une grande importance à en juger par l’allure irréprochable de
leurs complets. J’observe mes mains. On m’a retiré mon vernis à ongles et
ma bague. N’étant vêtue que d’une chemise d’hôpital terne, je me sens
moche. Je remets de l’ordre dans ma crinière rousse, tandis que la
conversation à mon sujet se déroule à huis clos au bout de mon lit. Je
grimace en tirant par accident sur le bandage recouvrant ma blessure à
l’arrière de ma tête.
— Quelqu’un voudrait m’expliquer ce que je fais ici ou je dois endurer
le suspense encore longtemps ?
Alexander délaisse l’avocat pour s’asseoir sur le matelas.
— Tu dois absolument nous raconter tout ce que tu sais, Evie.
— Si je me souvenais de quoi que ce soit, je ne te le demanderais pas,
dis-je en attrapant le verre cartonné que m’offre déjà l’infirmière. Merci,
Maureen.
Un homme dans la soixantaine avancée, mal coiffé, affublé de fines
lunettes, d’une blouse blanche et d’un stéthoscope en guise de collier, se
joint à nous.
— Bonjour, madame McDaniel…
— Evie.
r
— Bonjour, Evie. Je suis le D Stevenson, spécialiste en neurologie.
J’aurais besoin d’un peu de temps avec ma patiente, ajoute-t-il pour
e
Alexander et M Faux-cul Hamilton.
— Je désire rester, c’est ma fiancée.
r
Le D Stevenson hoche machinalement la tête.
— Je suis son avocat, je dois aussi assister à l’entretien.
r
— Vous devez assister à l’entretien ? répète le D Stevenson, non sans
laisser filtrer une pointe de désapprobation.
— Je veux dire que ce serait préférable, car je dois connaître l’état de sa
e
mémoire, rectifie M Hamilton. C’est primordial pour préparer le dossier.
— L’important est de savoir si ma patiente va bien, et, ça, c’est mon
travail, pas le vôtre, réplique le médecin sur un ton calme.
— Vous comprendrez qu’Evie pourrait être accusée d’un crime grave…
Mme McDaniel…
— … il est capital que j’évalue de quelle façon nous pourrons
orchestrer sa défense.
— Oh, là ! « Primordial ! » « Capital ! » Je viens d’ouvrir les yeux. Je
doute qu’on me mette la tête sur le billot dans l’heure qui suit. Et j’avoue
avoir envie d’entendre ce gentil médecin m’expliquer si c’est normal de
rêver de me désaltérer avec l’eau du vase de ces fleurs, tant j’ai soif.
Le neurologue griffonne sur son bloc-notes, l’air heureux de mon
intervention, à en juger par le sourire qui plane sur ses lèvres. Soit parce
qu’il est content que j’aie pris son parti, soit parce qu’il m’imagine en train
de boire cette eau trouble.
— Oui, je suppose qu’elle a raison, consent enfin Alexander.
Pendant un échange silencieux entre ce dernier et mon avocat,
Maureen revient avec un pichet d’eau glacée. Alors que l’infirmière remplit
e
mon verre, Alexander s’adresse à M Hamilton :
— Je reste avec elle pour te rapporter les informations importantes.
À l’évidence contrarié, le criminaliste soupire, pince les lèvres et
attrape son porte-documents.
e
— Ça te va, Evie ? demande M Hamilton.
— Oui, nous aurons le temps d’en discuter plus tard, dis-je, même si
rien ne me fait moins envie en ce moment.
Alexander me remercie d’un sourire forcé appuyé d’un battement de
cils.

r
Le D Stevenson m’ausculte silencieusement. Moi aussi je reste muette.
Je suis concentrée sur les traits de son visage. C’est un bel homme. Il a très
bien vieilli. Ce que j’aime surtout, ce sont ses yeux. J’y lis de la gentillesse.
Il n’a pas choisi de devenir neurologue pour le prestige, mais bien pour
aider les gens. C’est ce que je ressens en sa compagnie, et ce, même s’il n’a
pas soufflé mot depuis dix minutes. Alexander, quant à lui, fait les cent
pas dans la chambre. Il est énervé et il me donne le tournis à force de virer
r
dans tous les sens. Je m’apprête à lui demander de sortir lorsque le D
Stevenson parle enfin.
— Rien n’a changé depuis l’examen de ce matin, conclut-il. Vous avez
subi une sérieuse commotion cérébrale et il y a eu des saignements
importants, mais justement, si ce sang nous a inquiétés, il est préférable à
l’extérieur qu’à l’intérieur de la boîte crânienne. Pour le reste, les tissus me
semblent intacts, sinon pour un œdème qui se résorbera au fil des jours.
Un vrai miracle. Vous avez la tête dure, blague-t-il.
— On me l’a souvent répété, dis-je en riant.
— Justement, parlons de ce dont vous vous souvenez.
— Oh, ça risque d’être un assez long processus, je peux boire autre
chose que de l’eau ? Si le vin est interdit, peut-être un martini ?
— Evie ! me dispute Alexander comme si j’étais une enfant.
Je ne m’empêche pas de lever les yeux au ciel avant de sourire au
neurologue, qui, lui, paraît plus enclin à encourager mon humour, un brin
inapproprié, je l’avoue.
— Je sais que nous sommes lundi… mais c’est un peu de la tricherie
parce que Maureen me l’a dit.
Je suis récompensée par un sourire de mon médecin et même
d’Alexander.
— Je sais mon nom, mon âge… J’ai bien vingt-huit ans ? dis-je en
cherchant la réponse dans le regard d’Alexander.
Il me le confirme d’un mouvement de tête de haut en bas.
— En vérité, je me souviens de l’essentiel, mais beaucoup
d’informations sont embrouillées. J’ai l’impression qu’on a fait exploser
mon disque dur et que je dois rassembler les morceaux. Comme un puzzle
à dix millions de pièces, qui finiront par s’emboîter un jour, mais qui ne
suscite pour le moment que du découragement. Vous voyez ce que je veux
dire ?
— Très bien, confirme mon médecin en souriant. Votre façon de
l’expliquer est très bien imagée.
— C’est une déformation professionnelle. Je suis enseignante en arts
visuels ; la sculpture et la peinture.
— Oui, je sais. Vous avez beaucoup de talent.
— Vous êtes très gentil, docteur Stevenson, on doit vous le répéter
souvent.
L’homme se contente d’un sourire en guise de remerciement.
e
— Mais revenons à ce qui paraît intéresser M Hamilton. Pour
l’instant, je n’ai pas la moindre idée de ce qui a pu se passer avec cet
étudiant. Je connais Ethan Lewis et je me rappelle qu’il a posé comme
modèle dans mes cours. Je le sais parce que j’ai des flashs de ce que j’ai
peint de lui. Quand on prononce son nom, c’est une toile le représentant
qui s’invite dans mon esprit plutôt qu’une personne de chair et d’os. C’est
un peu étrange, ce que je raconte, non ?
— Pas vraiment, répond mon neurologue. Votre cerveau a reçu un
coup qui aurait pu vous tuer, alors il peut vous jouer des tours. Nous
devons néanmoins nous réjouir du peu de séquelles que vous avez subies.
C’est relatif, j’en conviens. Disons que, d’un point de vue médical,
considérant que vous n’avez pas perdu l’usage de la parole, que votre
élocution et votre accès lexical me semblent intacts, du moins à la lumière
de ces quelques tests sommaires, et que tous les examens physiques me
confirment que vous n’avez aucune atteinte à la moelle épinière, je suis
plus qu’heureux de votre état. Vous devriez retrouver votre mémoire dans
les prochains jours.
— C’est vrai ? s’intéresse soudain Alexander.
— Oui, mais il faut savoir que le cerveau est très complexe. Nous
avons toutes les raisons de croire que votre amnésie est due à la blessure à
votre tête, Evie. Mais il se pourrait aussi que ce soit plutôt le résultat d’un
choc post-traumatique. Ou encore une combinaison des deux. Loin de moi
l’intention de créer de faux espoirs…
— Au contraire ! J’adore que vous semiez de l’espoir. J’aime imaginer
que tout rentrera dans l’ordre et que je saurai ce qui est arrivé à ce pauvre
Ethan. Ses parents doivent être dévastés.
— L’important, Evie, c’est que tu penses à ta guérison, intervient
Alexander.
— Je suis en vie, mais pas lui. On doit découvrir ce qui se cache
derrière cette affaire, dis-je plus sèchement que je l’aurais espéré. Est-ce
qu’il y a une façon d’aider ma mémoire à revenir plus vite, docteur
Stevenson ?
— Le repos. D’ailleurs, vous pourriez éprouver des difficultés de
concentration et être sensible à la luminosité pour un certain temps, peut-
être même le restant de votre vie. Les symptômes d’une commotion
cérébrale varient d’une personne à l’autre et perdurent en moyenne deux
ans. Pour le moment, nous ne connaissons pas toutes vos séquelles. Vous
serez la meilleure juge. Il ne faut toutefois pas négliger votre état. Même si
la blessure est interne et donc invisible, il y a bien un temps de guérison
nécessaire. À court terme, il vous faudra éviter les écrans sous toutes ses
formes : télévision, ordinateur, cellulaire…
— Je peux peindre ?
— Je dirais même que vous devriez peindre. Peut-être pourriez-vous
mettre en images ce que vous apercevez dans votre esprit.
— Ce ne serait pas exigeant de forcer sa mémoire ? s’inquiète
Alexander en prenant ma main.
J’ai le réflexe de me dégager. Lorsque je vois une lueur de tristesse
voiler ses traits, je replace une mèche rebelle derrière mon oreille pour
justifier mon geste et glisse de nouveau mes doigts entre les siens.
— Ce sera à Evie de l’évaluer, mais je suppose que la peinture pourrait
constituer un excellent exutoire. Il y a au moins une chose dont je suis
convaincu : le stress que vous vous apprêtez à vivre avec cette enquête
n’aidera en rien votre condition. Vous devriez être en période de repos
complet et ne subir aucune tension. J’ai bien peur que ce ne soit pas
exactement ce qui vous attend à la sortie de l’hôpital. D’ailleurs, j’ai déjà
reçu l’appel d’un policier qui veut vous interroger incessamment.
— Peut-elle évoquer son état de santé pour refuser de répondre à ses
questions ? demande Alexander.
— Mais je souhaite lui parler !
— Et si tu révèles des informations qui pourraient jouer contre toi ?
Mais qu’est-ce qu’il raconte ?
— Un jeune homme est décédé, Alexander. On doit découvrir ce qui
s’est produit. Je ne sais pas grand-chose, mais je doute sérieusement de
l’avoir tué.
— Comment peux-tu en être certaine si tu ne te souviens de rien ?
— Peu importe que ce soit moi ou pas, on doit savoir.
— Evie, reprend Alexander d’une voix douce, il faut travailler avec
Miles pour bien se préparer. Je ne pourrais endurer de te perdre.
— Si j’ai tué Ethan, ma place est en prison.
— Tu pourrais l’avoir fait en légitime défense, argumente-t-il.
D’ailleurs, tout porte à le croire.
Je m’installe le dos contre mon oreiller pour observer mon fiancé. À
l’évidence, j’ai du rattrapage à faire. Alexander paraît en savoir beaucoup
plus que moi sur ce qui a pu se produire. J’abandonne la dispute en
tournant les yeux vers la fenêtre. Le médecin, témoin silencieux de notre
argumentation, choisit ce moment pour s’excuser afin d’aller rencontrer
d’autres patients.

Seule dans ma chambre d’hôpital, j’erre entre le sommeil et l’éveil.


Chaque fois que je ferme les paupières, des images envahissent mon
esprit. Je ne mentais pas en comparant ma mémoire à un disque dur
éclaté. C’est exactement la sensation que j’ai. Alors que certains fragments
paraissent clairs comme s’ils se trouvaient sous mes yeux, d’autres sont
aussi flous que le fond d’un étang marécageux. Je n’ai aucun moyen de
savoir ce qui constitue un souvenir concret, une crainte de ce qui pourrait
être la réalité ou encore une étincelle pouvant servir à exorciser mes
émotions. Après la discussion que j’ai eue avec Alexander et cet avocat, ce
n’est pas demain la veille que je dormirai mieux.
— Hé, darling ! s’exclame Olivia, ma meilleure amie, en braquant
devant moi la plus grosse boîte de chocolats que j’ai jamais vue.
— Tu es venue ! dis-je pendant qu’elle embrasse ma joue.
— Évidemment ! Pourquoi ne serais-je pas là ? Juste au cas où ton
cerveau refuserait de te le rappeler, je t’informe que je suis ta copine la
plus précieuse, déclare-t-elle en m’étreignant de toutes ses forces.
— Oui, mais, tu sais, avec les dernières nouvelles, moi qui aurais baisé
avec mon jeune amant avant de l’assassiner, tu pourrais avoir envie de
prendre tes distances.
Olivia part d’un grand éclat de rire.
— Tout va bien, tu as conservé ton sens de l’humour, remarque-t-elle.
Mon amie récupère le vase et se rend aux toilettes pour en changer
l’eau. J’adore cette femme plus que quiconque. Aujourd’hui, dans cette
chambre d’hôpital triste, non seulement sa joie de vivre est comme une
brise d’air frais, mais ses mèches violacées et sa robe aux teintes
lumineuses mettent de la couleur entre les murs fades. Lorsqu’elle revient,
elle s’empare de la boîte de friandises qu’elle a laissée sur la table près de
mon lit, l’ouvre et m’offre de me servir tout en s’asseyant à mes côtés.
— Alors, raconte-moi tout, lance-t-elle en prenant une truffe à son tour.
— Tout ce que je sais, tout ce dont je me souviens, ou tout ce qu’on
m’a suggéré de me rappeler ?
— Comme tu veux. Quoique tu pourrais commencer par m’expliquer
comment ça se passe entre Alexander et toi.
— Pourquoi ta question sous-entend-elle que ça n’irait pas ? dis-je
après une hésitation.
— Tu as prétendu avoir baisé et tué ton amant ; en principe, ça fait
réagir les fiancés, riposte-t-elle en saisissant ma main, les sourcils froncés
de désapprobation.
— Ouais, ils ont retiré mon vernis. C’était pour prendre mon taux de
saturation. Je crois que je pourrais en remettre maintenant. Par chance, la
blessure à ma tête est cachée par mes cheveux, dis-je en me retournant.
Ma copine lève avec précaution ma longue crinière pour découvrir
l’endroit où ils m’ont rasée et où des points de suture sont cachés par un
bandage.
— En effet, c’est une bonne nouvelle, acquiesce Olivia avec un regard
triste. Je vais demander à Anastasia si elle peut envoyer une de ses filles
ici pour une manucure, ajoute mon amie en récupérant son téléphone
pour y entrer une note dans son agenda.
Je songe que c’est étrange de ne rien avoir oublié d’Olivia, ni sa
gestuelle, ni ses idées de grandeur, ni son amour pour l’art, ni ses goûts
vestimentaires excentriques. J’ai nettement à l’esprit nos sorties, nos
expéditions, nos folies, nos discussions, mais pas celles liées à mon
partenaire de vie.
— Est-ce que j’ai vraiment trompé Alexander, Olivia ?
Mon amie délaisse son cellulaire pour se tourner vers moi, les yeux
remplis de désolation.
— Tu ne te souviens de rien, Evie ?
— De certains éléments, mais ils demeurent flous. Je n’ai pas
l’impression d’être une femme infidèle. Quand j’y pense, ça me paraît
improbable que je fasse une chose semblable.
— Moi, j’ai vu des photos de cet étudiant. Quel cul ! Miam ! J’en aurais
aussi fait mon amant, plaisante Olivia.
Je souris un peu, consciente de son effort pour me remonter le moral.
— Malgré tout, Alexander m’apparaît un homme…
Je prends un deuxième chocolat en cherchant mes mots. Est-ce l’effet
de la commotion ou Alexander est-il difficile à qualifier ? Je n’en ai pas la
moindre idée.
— … différent de moi, dis-je finalement.
Olivia étire les lèvres en un sourire de compassion. Ensuite, elle replace
une de mes mèches de cheveux en fouillant mon regard, l’air triste. Après
un doux battement de cils, elle ouvre les bras pour m’accueillir contre elle.
En caressant mon dos et en me berçant, elle murmure à mon oreille :
— Oui, Alexander est très différent de toi, Evie. Je vais t’aider. Tout ira
bien, je te le promets.
Je ne demande qu’à croire les paroles apaisantes de mon amie.
J’aimerais tant savoir ce qui est arrivé pour que cet étudiant perde la vie,
mais la vérité c’est que je suis effrayée par ce que je pourrais découvrir. Il
y a certaines choses que je devrais garder pour moi, j’en ai la certitude.
Pourtant, j’ignore si ces éléments qui m’obsèdent et ceux dont on m’a parlé
se sont réellement produits. Ça me paraît insensé. Incompréhensible.
Impossible. Je suis toutefois bien obligée d’admettre que les faits parlent
d’eux-mêmes. J’ai eu une relation sexuelle avec Ethan Lewis, il a été
assassiné et, selon toute vraisemblance, c’est moi qui l’ai tué.
2
Ryan

Assis à mon bureau, je déchire une page de mon cahier de notes et la


mets en boule pour la lancer dans la corbeille. Je fourrage dans mes
cheveux et m’étire le bas du dos en pressant mes omoplates contre le
dossier de ma chaise. J’observe devant moi, parmi le fouillis sur ma table
de travail, les documents d’une nouvelle affaire qui me donne déjà des
maux de tête. Evie McDaniel, enseignante à la Miami International
University of Art & Design, a été trouvée inconsciente à côté du corps
d’Ethan Lewis. Selon les premières informations recueillies, Lewis était un
jeune homme populaire auprès de la gent féminine, et autant apprécié par
ses camarades masculins. Il vivait sur le campus de l’université où il
achevait un baccalauréat en production et cinéma, domaine qui le
passionnait et dans lequel il excellait. Pour arrondir ses fins de mois, il
aurait notamment posé nu, à plusieurs reprises, dans les cours d’Evie
McDaniel. Ce détail a été soulevé par Dakota Garner, la petite amie de
Lewis. Hélas, il m’a été impossible de m’entretenir avec la jeune femme en
état de crise le soir du meurtre. Son hystérie due au choc nerveux est
compréhensible, considérant que c’est elle qui a trouvé Ethan Lewis dans
sa chambre, le crâne ouvert, à moitié nu près d’Evie McDaniel, aussi
partiellement dévêtue. Même si elle avait un mobile sérieux en découvrant
cette relation, la jeune Garner a un alibi. Elle était à une fête avec un
groupe d’amis. Ils seraient plusieurs à pouvoir en témoigner.
Tout porte à croire que la jolie enseignante s’offrait un jeune amant,
mais le fiancé, Alexander Burke, lui, soutient plutôt que sa promise se
faisait harceler par l’étudiant, amoureux d’elle. Je suis bien obligé
d’admettre qu’Evie McDaniel a une allure à faire tourner les têtes. Avec ses
yeux verts comme deux émeraudes au milieu d’une couronne de cheveux
couleur de feu, elle ne passe pas inaperçue. Cela dit, selon Burke, sa fiancée
aurait possiblement été violée et se serait défendue en frappant son
assaillant pour tenter de s’enfuir. Or, le coup aurait été fatal. La théorie
tient la route, j’en conviens. Seulement, que faisait l’enseignante dans la
chambre de l’étudiant ? L’unique personne pouvant répondre à cette
question pour le moment est Evie McDaniel elle-même, sauf que sa
mémoire flanche, semble-t-il. Le drame l’aurait laissée avec le crâne
amoché. J’ai d’abord pensé à une mise en scène de la part de la principale
suspecte, mais il se trouve que les résultats des tests neurologiques
confirment une hémorragie et une commotion cérébrale manifestes.
Amnésie ou non, elle aurait avantage à soutenir la version de son fiancé
parce que, à l’évidence, elle serait vite sortie du pétrin en prétendant avoir
agi en état de légitime défense.
Tout en retenant mon gobelet de café entre mes dents, je glisse mon
Glock dans mon holster d’une main et saisis mes clés de l’autre pour aller
rendre visite à cette jolie présumée meurtrière.

Devant le Jackson Memorial Hospital, une brise écrasante d’humidité


me fouette le visage lorsque je sors de ma voiture. Je préférerais de loin
être à la plage aujourd’hui, mais je me console en songeant que j’aurai au
moins l’avantage d’être à l’air conditionné.
Et de fait, dès que je mets les pieds à l’intérieur de l’établissement, des
frissons courent dans mon dos. Je marche jusqu’au comptoir d’accueil où
je retrouve Maria, la réceptionniste cubaine que je connais bien à force de
venir interroger des témoins à répétition. Cette femme est encore
magnifique, malgré ses cinquante années bien sonnées.
— Ryan ! s’exclame Maria en roulant le « R » de mon prénom de
manière toujours aussi prononcée.
Ce qui me fait encore rigoler après toutes ces années.
— ¿ Cómo estás ? Comment puis-je t’aider aujourd’hui, hombre
guapo ?
— J’aimerais bien une Corona et un bol de nachos, extra guacamole. Et
une jolie femme pour me tenir compagnie.
— Je finis à seize heures, badine-t-elle en appuyant machinalement sur
un bouton de son téléphone qui clignote comme un arbre de Noël.
— La chambre d’Evie McDaniel, dis-je plus sérieusement.
— Oh oui ! J’ai vaguement entendu parler de cette affaire, s’emballe-t-
elle soudain, les coudes en appui sur son bureau, le corps penché vers
l’avant, espérant mieux camoufler son chuchotis. Est-ce qu’elle l’a fait ?
Maria tente toujours de connaître les détails de mes enquêtes. Ce n’est
pas de la curiosité mal placée ; selon moi, c’est sa façon de se montrer
gentille et intéressée par mon travail.
— Dernier étage, m’informe-t-elle sans insister.
Elle écrit le numéro de la chambre sur un papier qu’elle me remet
aussitôt. Je le saisis puis prends le poignet de Maria, pour lui faire un
baisemain en guise de remerciement.
— Seize heures ! crie-t-elle pendant que je m’éloigne.
Je me tourne pour lui sourire avant de m’engouffrer dans l’ascenseur.

Dès l’ouverture des portes de la cage métallique, j’entends la voix d’un


homme mécontent au poste des employés.
— Je peux payer une infirmière à domicile, affirme-t-il d’un ton
convaincant. Je ne vois aucune raison pour qu’elle reste ici. Je la veux près
r
de moi dès aujourd’hui. Le D Stevenson a insisté pour que ma fiancée se
repose, ce qu’elle pourra faire chez nous de bien meilleure façon, en plus
de pouvoir s’adonner à sa passion.
— Oui, je suis d’accord avec vous et je comprends vos arguments, mais
malheureusement les circonstances qui ont conduit Mme McDaniel à
l’hôpital nous obligent à collaborer avec le service de police du comté de
Miami-Dade. Un enquêteur doit la rencontrer aujourd’hui.
Je ralentis la cadence pour écouter la discussion animée qui semble
concerner le dossier justifiant ma présence ici. Faisant mine de pianoter
sur mon téléphone, j’appuie une épaule contre le mur et je tends l’oreille.
— Écoutez, mademoiselle, je saisis ce que vous m’expliquez. Sachez
que nous avons l’intention de collaborer avec les autorités et non de
prendre la fuite. Serait-il possible de parler avec votre supérieur afin de
trouver une entente pour satisfaire tout le monde dans cette affaire ? Si on
l’informait, le corps policier pourrait accepter de nous rencontrer à la
maison où nous serions bien plus à l’aise pour le recevoir.
Je décide de mettre fin au supplice de la pauvre infirmière qui n’arrive
plus à se débarrasser de l’individu. Ainsi, sans cérémonie, je m’approche
du poste d’accueil, braque mon badge sous les yeux de la femme et
j’annonce :
— Ryan Knight, agent enquêteur de Miami-Dade. Je dois rencontrer
Mme Evie McDaniel. Est-elle dans sa chambre ?
— Oui, justement, elle vous attend, répond-elle, ne se privant pas pour
laisser échapper un soupir de soulagement entre deux paroles.
— J’ai noté ce numéro, il n’a pas changé ? dis-je en présentant le papier
que m’a remis Maria à mon arrivée.
Pendant que l’infirmière consulte l’inscription, je remarque, dans mon
angle mort, que le fiancé de celle que je viens interroger m’observe avec
grande attention. Une fois la confirmation obtenue, je me détourne pour
m’éloigner. L’homme réduit l’écart qui nous sépare en deux enjambées et
tend le bras vers moi.
— Mon nom est Alexander Burke. Je suis le conjoint de
Mme McDaniel. Nous vous attendions. Vous voulez un café ?
— Oui… merci, dis-je, un brin déstabilisé par l’amabilité de cet accueil.
Aussi bien en profiter pendant que ça passe, car j’ai rarement droit à ce
genre de traitement lorsque je dois interroger des suspects. Quand ça se
produit, la plupart du temps, c’est qu’on essaie de me soudoyer pour
m’amener à croire à l’innocence de criminels.
— Si vous le voulez bien, je vous conduis jusqu’à Evie d’abord.
Après un regard insistant et une poignée de main trop ferme de la part
de l’homme vêtu d’un complet deux-pièces et parfaitement coiffé, je lui
emboîte le pas. Je replace mes cheveux un peu trop longs. Je baisse ensuite
les yeux sur mon jeans élimé et mon tee-shirt blanc. Je sens discrètement
mon aisselle quand le type parle de nouveau :
— Comme vous le savez, ma femme a été gravement éprouvée par
cette agression. Je présume qu’on vous a déjà informé que le coup qu’elle a
reçu à la tête occasionne des trous de mémoire importants.
— Vaguement, dis-je en détaillant toujours l’homme avec qui je
m’entretiens.
En repensant à la photo d’Evie McDaniel, je ne l’imaginais pas avec un
type comme lui. Burke est plus âgé et arbore un style beaucoup plus
classique que ce que j’ai observé chez sa partenaire. Probablement que le
cliché de l’enseignante n’est pas fidèle à la personne que je m’apprête à
rencontrer.
Dès qu’il passe le seuil de la porte, Alexander Burke s’adresse à sa
future épouse dissimulée derrière une silhouette masculine, tout aussi
bien habillée.
— Evie, M. Ryan Knight du service de police de Miami-Dade est ici
pour te voir.
C’est à ce moment que l’homme devant elle se déplace et que j’aperçois
la suspecte pour la première fois. Mon cœur s’emballe, si bien que je
conserve mes yeux braqués sur elle pendant toutes les secondes, ou
minutes, ou heures qu’elle avance vers moi, le visage sans expression,
mais avec un regard qui paraît m’embrasser tout entier. Elle ne parle pas.
C’est Burke qui brise le silence pendant que j’empoigne la main douce,
mais froide de cette femme époustouflante.
— Vous vous connaissez ? demande-t-il.
J’entends un vague « non » dicté par Evie McDaniel, mais je suis trop
concentré sur la délicatesse de la main que je tiens encore pour réagir.
— Tu es certaine ? s’enquiert Burke.
— Je m’en souviendrais, répond la femme en souriant.
Ce sont ces paroles dans lesquelles je perçois un flirt qui me ramènent
sur terre. Je ne suis pas le seul à avoir cru que les propos de l’enseignante
cachaient un compliment, car le visage de son fiancé s’est durci. Je n’ai pas
le temps de m’y attarder que l’autre type guindé se présente.
e
— M Hamilton. Je suis l’avocat de Mme McDaniel, j’assisterai à votre
entretien.
— J’ai froid, reprend la femme, pouvons-nous sortir dans le jardin
pour cet interrogatoire ?
— Il fait beaucoup trop chaud dehors, s’oppose Burke.
— Alors, retire ton veston ou reste ici. Moi, je suis frigorifiée, insiste-t-
elle tandis que je remarque que la pointe de ses seins perce le tissu de sa
mince robe sans manches et foutrement trop décolletée.
Je tire mon calepin de ma poche pour éviter de la toiser de manière
déplacée, bien que je doute qu’il soit déjà trop tard. Comment poser les
yeux ailleurs avec ce vêtement trop révélateur ? En vérité, la robe blanche
n’est ni moulante, ni trop courte, ni trop transparente. C’est seulement que
le tissu léger permet de deviner sans difficulté sa silhouette mince et
élancée. En plus, les délicates bretelles tombantes dévoilent les courbes
d’une poitrine menue. Ce qui rend le tableau aussi irrésistible, c’est que la
femme paraît se ficher des regards qu’elle attire.
— Je ne reste pas ici, je veux être avec toi, argumente Burke.
— Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous soyez présent.
Cependant, mes questions s’adresseront à Mme McDaniel…
— Vous pouvez m’appeler Evie, m’interrompt-elle.
— … et elle devra répondre seule en fonction de ce qu’elle sait ou, du
moins, ce dont elle se souvient. Dans le même ordre d’idées, je consens
e
bien sûr à la présence de M Hamilton.
— Je reste, réitère son fiancé. Je vous avais offert un café, alors
rendons-nous tous au jardin et je bifurquerai vers le Starbucks au passage,
propose-t-il en me souriant gentiment.
Sur ces paroles, Alexander Burke ouvre la marche, suivi de l’avocat. La
suspecte, quant à elle, met un moment à avancer, restant immobile à me
dévisager, occasionnant chez moi une traînée de chaleur dans tout mon
corps.
Oui, il fera bien trop chaud à l’extérieur.

Comme prévu, Burke a fait une provision de café pour tout le monde,
une boisson glacée pour sa fiancée, et nous nous installons près d’une
fontaine. Les deux hommes d’affaires sont en retrait, à l’ombre. Quant à
l’enseignante et moi, même en étant sous les feuilles d’un palmier, nous
sommes partiellement en zone ensoleillée. Si j’ai chaud, je me dis que
l’atmosphère est plus propice aux confidences dans ce genre d’endroit que
dans une pièce froide et sans vie, comme celle où nous nous trouvions. Le
temps d’activer l’enregistrement, je commence sans tarder.
— Alors, madame McDaniel…
— Evie, me corrige-t-elle de nouveau. Je déteste les civilités, laissons
tomber les grands mots. Vous me permettez de vous appeler Ryan ?
J’acquiesce d’un subtil geste de tête tout en jouant nerveusement avec
mon calepin.
— Evie, vous pouvez me raconter ce dont vous vous souvenez de la
journée de la mort d’Ethan Lewis ?
— J’ai enseigné en après-midi, commence-t-elle aussitôt. Je pense avoir
donné rendez-vous… en fait, je sais que j’avais rendez-vous avec ma
copine, Olivia Fallon, car elle me l’a confirmé. Je suis passée à la maison à
mon retour de l’université pour me changer. Je me suis rendue sur le
campus. Ensuite, je me souviens d’avoir un mal de tête indescriptible,
d’avoir soif, d’être secourue par les services d’urgence, de rencontrer une
gynécologue qui voulait prendre des prélèvements vaginaux parce
e
qu’apparemment j’avais été violée, et de me faire annoncer par M
Hamilton que je serai probablement accusée du meurtre de mon étudiant.
Je suis estomaqué. C’est bien pire que ce qu’on m’avait dépeint. On ne
parle pas ici de trou de mémoire, mais bien d’une solide amnésie.
Si elle dit la vérité…
— Qu’est-ce que vous pouvez me raconter au sujet d’Ethan Lewis ?
Vous étiez proches ?
— Objection, lance l’avocat.
Je m’esclaffe.
Il se croit en plein procès ou quoi ?
— Je veux dire que votre question est orientée, monsieur Knight. La
mémoire d’Evie étant altérée, il est préférable de ne pas insinuer des
réponses au risque de l’influencer.
— Ce l’est pourtant moins que de prétendre qu’elle a été violée, alors
qu’elle m’affirme ne se souvenir de rien à ce sujet.
L’avocat me décoche un regard meurtrier. Tant mieux, le but était
justement de lui passer un message clair sur le fait qu’il pourrait être
accusé d’entrave au travail des policiers. Alexander Burke s’est lui aussi
braqué. Néanmoins, ce dernier plonge le nez dans son café sans prononcer
un mot. Evie retire ses tongs et se tourne pour tremper ses pieds dans le
bassin tout en reprenant la parole.
— Ethan était un jeune homme promis à une belle carrière. Il était
intelligent et très doué en production cinématographique. En plus, il avait
une vision artistique très développée, beaucoup plus que la moyenne des
autres étudiants, explique-t-elle pendant que j’observe ses orteils peints en
rose corail former des cercles dans l’eau claire.
Je l’envie de se rafraîchir ainsi de manière si désinvolte. Je jette un œil
aux deux hommes en costume qui, eux, doivent souffrir de la chaleur.
Burke ne m’a pas lâché des yeux une seule seconde. Comme l’avocat, il
paraît stressé, alors que la femme agit de façon tellement insouciante.
Pourtant, c’est elle qui est interrogée pour meurtre.
— Il est venu me voir en janvier dernier pour me demander si j’avais
besoin de modèles pour le trimestre. Je lui ai confirmé que c’était toujours
le cas. Je crois qu’il le savait déjà, car sa copine, Dakota… Dakota…
— Dakota Garner ?
— Oui, exactement, acquiesce-t-elle. Une blonde avec de jolies courbes
et de très beaux yeux bleus, une Barbie en quelque sorte. Elle est dans un
de mes cours de peinture. Elle est aussi très douée, pour la sculpture en
particulier. Je pense que c’est elle qui lui avait suggéré de poser, mais ce
n’est pas une certitude. C’est une simple supposition.
— Pouvez-vous m’expliquer comment se déroulent ces séances avec
modèle ?
— En quoi est-ce pertinent ? s’énerve l’avocat.
— Ça me permettra d’évaluer la relation que Mme McDaniel a avec ses
étudiants et, pour être honnête, je suis curieux.
— On y passera la journée si vous n’êtes ici que pour satisfaire votre
curiosité, monsieur Knight, riposte Hamilton.
— Je ne vous retiens pas, dis-je d’une voix posée.
Miles Hamilton soupire non sans cacher son exaspération, ce qui ne
m’affecte pas le moins du monde. Evie McDaniel poursuit sans se laisser
distraire. C’est plutôt moi qui suis momentanément déconcentré lorsque la
jeune femme remonte sa robe jusqu’aux cuisses pour se mettre debout
dans le bassin. Ses jambes luisent comme une étoffe de satin, permettant
de deviner une texture de peau fine et soyeuse.
— Les séances n’ont rien d’excitant au sens où vous pourriez
l’imaginer, explique-t-elle en marchant dans l’eau. Même que, la plupart du
temps, elles sont assez banales. Un modèle arrive, retire ses vêtements,
s’installe comme je lui demande, et les étudiants se placent derrière leur
chevalet pour se mettre au travail. En général, les gens qui n’ont jamais
posé nus ressentent un léger malaise durant les premières minutes du
cours. Ils comprennent vite par la suite que les artistes ne voient qu’un
élément parmi tant d’autres au centre de la pièce et qu’ils sont concentrés à
répondre aux exigences de l’atelier.
— Vous n’êtes jamais seule avec eux ?
Je perçois un soupir du côté des hommes assis à l’ombre.
— Non, mais Ethan avait l’habitude de rester un peu après le cours, il
étirait le temps, m’informe-t-elle en sirotant une gorgée de son cappuccino
glacé. Aïe ! fait-elle en se tenant le front.
— Ça va ? s’inquiète son fiancé. Tu veux arrêter ? C’est peut-être trop
exigeant de forcer ta mémoire.
— Relax ! Je me suis juste gelé le crâne parce que j’ai bu trop vite.
Je souris à Evie qui est d’une nonchalance enfantine, vraiment
déconcertante. Alexander Burke, lui, ne semble pas s’amuser de la
situation. À l’évidence, il est beaucoup plus conscient que sa fiancée de ce
qui l’attend si elle est accusée et reconnue coupable de meurtre.
3
Evie

Je m’efforce de répondre le mieux possible aux questions de


l’enquêteur venu m’interroger. Je suis toutefois déçue de ne rien tirer
d’important de cette mémoire qui flanche plus que jamais. Plus je cherche,
plus elle paraît s’embrouiller. Les séquences manquantes semblent
louches, même à mes yeux. Comment puis-je me souvenir aussi bien
d’autant de détails anodins, comme la couleur préférée d’Olivia, alors que
je n’arrive pas à dénicher une étincelle de réminiscence de ce qui s’est
produit ce soir-là ? Je comprends l’incrédulité que je décèle dans le regard
sombre du policier. Et quel regard ! Nul doute, il restera longtemps gravé
dans mon esprit. Dans ses pupilles noires comme la nuit, je peux lire des
éclats d’une intelligence vive. Et dans la robustesse de son corps, je devine
une force tranquille. La virilité émane de tout son être ; avec ce genre
d’hommes, les femmes se sentent en sécurité, c’est certain. Je perçois aussi
un sens de l’humour, même si nous n’avons abordé aucun sujet
désopilant. J’ai surpris ce détective à sourire à quelques reprises, alors que
chez Alexander et mon avocat je ne constate que raideur et contrariété.
— Je pense que c’est assez pour aujourd’hui, suggère Alexander. Vous
êtes à même de remarquer que pour le moment, Evie ne se souvient de
rien. Elle a besoin de se reposer.
Alexander a raison sur ce point, je suis exténuée. Malgré tout, je n’ai
pas envie de voir ce flic partir. Ce qui est un non-sens. Il est ici pour
amasser des preuves contre moi, pourtant je voudrais continuer à bavarder
juste au cas où un détail réapparaîtrait. Et puis, ce bassin d’eau est génial.
Je souhaiterais m’y plonger tout entière pour me soulager de la chaleur
suffocante de Miami.
— Peut-être pourriez-vous nous laisser votre carte de visite. Si des
éléments lui reviennent, nous pourrions vous téléphoner.
— C’était bien sûr mon intention, répond l’enquêteur en piochant dans
la poche arrière de son jeans pour en sortir un porte-cartes de cuir d’où il
tire un carton du service de police du comté de Miami-Dade. Pour autant,
je suis désolé de vous apprendre que je suis loin d’en avoir terminé.
Alors qu’Alexander étire la main, Ryan tend la carte vers moi. Nos
doigts se frôlent quand je la récupère et nos yeux s’accrochent de nouveau.
Je décèle une tempête d’émotions dans son regard, mais ce n’est rien
comparé à toutes celles qui s’emparent de moi à cet instant. Cet homme
est une menace pour ma liberté et je ressens néanmoins une attirance qui
me pousse à vouloir rester auprès de lui. L’insigne et le pistolet y sont
assurément pour quelque chose dans mon sentiment de sécurité. Hélas, le
ténébreux policier met fin au maelström d’émotions contradictoires qui
s’agite en moi lorsqu’il rouvre la bouche.
— Je ne m’opposerai pas à la liberté conditionnelle. Pour le moment,
rien de tangible m’incite à craindre pour la vie de qui que ce soit. Il est
toutefois possible que le procureur demande une caution si des
accusations étaient portées.
Je sens mes jambes fléchir en entendant ces paroles. Pour la première
fois, le sérieux de la situation me tombe dessus comme un coup de
massue. Je sors de la fontaine pour m’installer de nouveau sur le banc,
près de Ryan Knight.
— Je pourrais vraiment être accusée du meurtre d’Ethan ? dis-je,
tandis que des larmes emplissent mes yeux.
Je crois percevoir une lueur d’empathie dans l’œil du détective,
pourtant ses propos ne correspondent pas à cette impression.
— Vous étiez seule avec lui dans sa chambre. Les conditions dans
lesquelles vous avez été trouvée suggèrent que vous aviez une liaison avec
cet étudiant, ce que les tests médicaux corroborent. En plus du liquide
séminal d’Ethan Lewis relevé lors de votre examen gynécologique, son
ADN – des traces de sa peau –, précise-t-il, était sous vos ongles et un de
vos cheveux, entre ses doigts…
— Ce qui confirme qu’il l’a violée ! intervient Alexander avec émotion.
— Je conviens que c’est une possibilité, répond le policier avec calme,
mais ça suggère surtout une relation sexuelle entre la victime et votre
fiancée.
Je reporte mon attention sur mes pieds. Je fixe les gouttelettes d’eau
qui serpentent sur mes chevilles en n’écoutant que d’une oreille les
preuves qu’a ce détective contre moi. Je n’arrive plus à soutenir son regard.
— Sauf pour le coup à la tête que vous avez reçu, lequel peut être dû à
une chute puisque vous étiez au sol près du lit, explique-t-il, aucune trace
d’agression n’a été relevée, témoignant d’une lutte entre Ethan Lewis et
vous.
— L’étudiant avait le crâne ouvert ! s’exclame l’avocat.
— C’est justement mon argument, poursuit Ryan. Il y a une preuve de
violence évidente contre lui, mais pas contre Mme McDaniel. D’un point
de vue factuel, rien n’indique qu’elle était en danger.
— Alors pourquoi l’aurais-je assassiné ? Je ne parviendrais jamais à
tuer qui que ce soit, ni un humain, ni un animal, ni même un insecte.
Comment ai-je pu prendre la vie de cet étudiant ?
— C’est ma raison d’être ici, répond Ryan tandis que je me tourne vers
lui. Vos empreintes ont aussi été découvertes sur la sculpture qui a servi à
l’assassiner. En vérité, vous aviez l’arme du crime dans la main.
Je conserve mes yeux dans ceux du policier pendant que j’assimile
cette information. J’ai peine à croire ce que j’entends.
— Est-ce que je peux voir la sculpture ?
Le détective paraît surpris, mais il ne perd pas de temps et sort son
téléphone pour afficher les clichés en lien avec le meurtre. Quand il tourne
l’écran vers moi, je m’empare aussitôt du cellulaire pour observer l’image
avec attention. Même si la sculpture est maculée de sang, je reconnais
l’œuvre faite par la copine d’Ethan. C’est la représentation un peu abstraite,
mais très réussie, d’un couple qui s’embrasse.
— C’est Dakota qui l’a créée. Elle y a mis beaucoup d’énergie parce
qu’elle voulait l’offrir à Ethan pour la Saint-Valentin. Ce jour correspondait
à la date d’anniversaire de leur rencontre, une année plus tôt.
— Vous vous rappelez avoir touché cette sculpture, Evie ? me
demande Ryan.
— Bien sûr, mais pas dans un contexte incriminant. J’ai aidé Dakota à
façonner l’angle de la mâchoire de la femme durant mon cours.
Mon avocat est satisfait de ma réponse. De fait, voilà une preuve de
moins contre moi. Si j’ai participé à la création de cette œuvre, il est
logique d’y trouver mes empreintes. Je devrais m’en réjouir. Pourtant, je
me sens triste comme jamais de découvrir que c’est un cadeau offert par
sa petite amie qui a enlevé la vie à Ethan. Cette sculpture fabriquée avec
amour n’aurait jamais dû servir d’arme pour un crime si horrible.

Comme je l’espérais, j’ai obtenu l’autorisation de retourner à la maison.


Le personnel soignant est très gentil, mais je rêve de retrouver ma plage,
ma piscine et mon atelier. Je ressens cette urgence de peindre comme
jamais. Mon médecin a sûrement raison sur ce point, peindre m’aidera à
raviver ma mémoire, mais surtout, par mes toiles, je parviendrai peut-être
à comprendre ce qui m’aurait poussée à commettre l’irréparable.
L’accusation de meurtre semble inévitable, mais le degré de préméditation
changera tout à propos de la peine possible, m’a expliqué Miles Hamilton.
Depuis le départ de l’hôpital, je suis silencieuse. Assise sur le siège
passager de la rutilante Aston Martin décapotable d’Alexander, je me laisse
caresser le visage par le vent chaud de Miami. Avant longtemps, je n’aurai
plus ce privilège. Je revêtirai un uniforme de détenue et j’aurai un mode
de vie plus près de celui que j’ai connu à l’adolescence. Si le champagne et
la mer me manqueront, c’est davantage de la peinture que du grand luxe
dont je ne voudrais pas être privée.
— Tu crois que je pourrai peindre en prison ? dis-je en ne lâchant pas
des yeux les feuilles de palmier qui tranchent le ciel bleu.
Alexander attrape ma main qu’il coince doucement entre ses doigts.
— Evie, je t’en prie, aie confiance. Je ferai tout ce qu’il faut pour qu’on
écarte les doutes à ton endroit. Ce jeune homme était obsédé par toi. Il a
voulu prendre ce que tu refusais de lui offrir et tu t’es défendue. Rien n’est
plus légitime. Miles est persuadé qu’il pourra faire tomber toutes ces
prétendues preuves contre toi. Et puis, c’était une bonne idée de flirter
avec le flic…
— Pardon ! dis-je avec émotion en dégageant ma main.
— Ce n’était pas un reproche, Evie. Je pense que Ryan Knight est un
homme qui se laisse influencer par ses sentiments. Il est faible, c’est
évident. On n’en fera qu’une bouchée. Continue à le séduire…
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Je n’ai flirté avec
personne !
— Evie, je t’en prie. Tu ne peux pas le nier, même Miles l’a remarqué.
De toute façon, je ne veux pas me disputer. Je souhaite rentrer à la maison,
prendre un peu de temps pour qu’on se détende. Je dois partir dans deux
jours et je refuse que tu vives du stress. Surtout pas dans ta situation.
— Ce n’est pas mon intention non plus, mais je ne vois pas pourquoi
tu avances que j’ai voulu le séduire. Peux-tu m’expliquer ce que j’ai fait de
mal ?
— Rien du tout. Je viens justement d’affirmer que c’était parfait. Evie,
chérie, s’il te plaît, insiste-t-il en se garant dans l’allée.
Alors qu’Alexander essaie de reprendre ma main, j’esquive sa tentative
en récupérant mon sac.
— Tu as raison, cessons les arguments et allons dans la piscine. Ce
bassin d’eau m’a donné envie de nager, dis-je en guise de diversion.
Je n’ai pas flirté avec ce policier, mais j’admets qu’en voyant Ryan
Knight j’aurais aimé que les circonstances de notre rencontre soient
différentes. Lorsque cette pensée m’a effleuré l’esprit, je me suis rappelé
que j’étais fiancée. Fiancée à cet homme gentil et dévoué, mais qui me
semble pourtant être un étranger.

Dès que je mets les pieds dans la maison, je me souviens de ma


réaction la première fois que j’y suis venue. C’était après un vernissage,
l’un de mes premiers, qui n’avait rien à voir avec ceux que j’organise à
présent. Même si je ne vivais pas dans le luxe, j’étais heureuse ;
j’enseignais, je sortais, je peignais et je profitais de la vie, tout simplement.
Mon salaire me rapportait assez, même si, bien sûr, ce n’était nullement
comparable à ce que je gagne maintenant. Non, l’aspect financier n’a
jamais été une source de motivation pour devenir prof, je voulais plutôt
transmettre ma passion à un maximum de personnes. Pour y arriver, tous
les moyens servaient mes intentions, enseigner à l’université plus que tous
les autres.
Durant la soirée, j’avais bavardé avec plusieurs individus venus voir
mes œuvres ainsi que celles d’autres artistes, mais Alexander avait paru
particulièrement impressionné par mon travail. Le temps avait filé alors
que nous discutions d’art et, avant que je le réalise, je m’étais retrouvée
seule avec lui. Alexander voulait acheter des toiles, mais était incertain du
meilleur endroit pour les placer. Sans plus réfléchir, j’avais accepté de le
rencontrer chez lui pour l’aider.
— Pourquoi pas maintenant ? avait-il proposé.
Naïvement, j’avais salué et remercié la galeriste pour la soirée et j’avais
suivi cet homme jusqu’à cette maison. Si je le pensais bien nanti, je ne
m’étais jamais douté de l’étendue de sa fortune. En entrant dans le
quartier, dans l’allée, puis dans la maison, j’avais mieux compris. Si sa
résidence était fascinante d’un point de vue architectural, elle demeurait
d’une grande froideur à mes yeux. Située sur la plage et offrant une vue
sidérante sur la mer, elle avait pourtant tout le potentiel du monde.
— Alors ? avait demandé Alexander, un sourire traduisant sa fierté.
— C’est froid chez vous, avais-je largué sans ambages.
S’il avait d’abord paru surpris de ne pas m’avoir impressionnée
davantage, il avait été bon joueur. Il m’avait demandé des
recommandations sur les améliorations possibles. Ce que je m’étais
empressée de faire pendant les trois heures suivantes, et encore dans les
deux dernières années.
Aujourd’hui, la maison est bien plus accueillante, avec l’ajout de
certains matériaux naturels, des toiles et des objets d’art aux textures
beaucoup plus intéressantes. Pourtant, je me sens triste en y mettant les
pieds. Je ne suis pas certaine d’en comprendre la raison. Je marche vers la
porte-fenêtre et jette un œil vers la terrasse. Je me revois la première fois
que j’ai pris un bain de soleil et que j’ai plongé dans cette magnifique
piscine.

Nous étions à un BBQ chez des amis d’Alexander. Je m’emmerdais


comme jamais, alors j’avais hâte de revenir pour me retrouver seule avec
lui. Vêtue d’une robe de voilage rose pâle, je discutais avec un fiscaliste qui
me racontait des trucs inintéressants au sujet de la bourse. Ça me donnait
envie de m’enfuir en courant.
— Cette robe est trop transparente, Evie, m’avait gentiment disputé
Alexander en venant poser un baiser sur ma tempe.
C’était la première fois qu’il m’était apparu jaloux. Néanmoins, j’avais
seulement retenu qu’Alexander m’avait épiée toute la journée, un sourire
aux lèvres, pendant qu’il discutait avec des types guindés. J’avais interprété
ses regards insistants non pas comme de la possessivité, mais du désir.
En revenant, sans prendre le temps de me dévêtir, j’ai sauté à l’eau.
Alexander m’a d’abord grondé parce que le chlore allait abîmer le tissu de
ma tenue. Je l’ai traité de type coincé en sortant de la piscine. Après avoir
posé un baiser sur ses lèvres, je lui ai retiré son veston, puis ses souliers
sous son regard intrigué. Puis, je l’ai poussé dans le bassin sans
avertissement. J’ai cru qu’il était fâché en émergeant de l’eau, mais l’instant
suivant, il avait détaché son pantalon, m’avait installée dos à lui et me
pilonnait à grands coups. Le visage plaqué contre le béton, ce n’était pas si
agréable.
— Doucement, l’avais-je imploré dans un souffle.
Alexander s’est tout de suite excusé de sa brusquerie m’avouant être
trop excité. Je me suis retournée pour lui sourire et l’embrasser sur l’épaule,
puis sur le torse. C’était ma façon de lui pardonner, de lui donner le rythme
que j’espérais et de changer de position parce que j’avais les genoux
écorchés par le ciment. À ce moment, mal à l’aise, Alexander a voulu sortir
de l’eau, mais je l’ai attiré vers les marches où je l’ai encouragé à s’allonger
sur le dos. Pour le convaincre de rester, je l’ai pris dans ma bouche, alors
Alexander m’a souri en retour, s’est détendu, puis a fermé les yeux…
— Tu es heureuse d’être enfin chez toi ? s’enquiert Alexander, me
sortant du coup de mes pensées.
Il me prend par la taille pour m’attirer vers lui. Je me contente de
hocher la tête en me tournant vers la mer. Il déplace mes mèches pour
embrasser mon épaule.
— La maison n’est pas la même sans toi, murmure-t-il entre deux
baisers, un sur mes cheveux, l’autre sur mon front.
— Alexander, dis-je en le repoussant pour le regarder en face,
comment peux-tu être aussi compréhensif dans les circonstances ?
Un pli s’installe entre ses yeux bleus sous son froncement de sourcils.
— Je suis soupçonnée du meurtre d’un jeune homme avec qui j’ai
prétendument baisé ; comment peux-tu me pardonner une chose
semblable ?
— Evie, tu n’as pas couché avec Ethan Lewis, il t’a violée.
— J’étais chez lui.
— Oui, c’est le seul élément qui reste à éclaircir, mais tu as toujours été
très impliquée dans ton travail. Tu allais souvent sur le campus aider des
élèves. Peut-être Lewis t’a-t-il demandé ton opinion pour un de ses projets,
suggère Alexander.
— Il n’était pas un de mes étudiants.
— Qu’est-ce que tu essaies de dire, Evie ?
— Je ne me souviens de rien au sujet de ce soir-là, mais je sais que tu
as une légère tendance à être possessif, dis-je du bout des lèvres en
espérant qu’il ne réagira pas trop à cette accusation.
Alexander encaisse le coup en soupirant, ses traits se durcissent
graduellement. Je m’empresse d’amoindrir mes propos.
— Pourtant, je me suis retrouvée chez Ethan Lewis, pour une raison
que je ne peux justifier, et tu ne parais même pas soupçonner une
aventure avec lui. Au contraire, tu agis en partenaire patient, conciliant et
aimant.
— Lewis n’avait que vingt et un ans, Evie, reprend-il en caressant mes
cheveux, son sourire revenant peu à peu. Je sais bien que tu n’avais rien à
faire d’un étudiant sans le sou.
— Pardon ! Parce que tu crois que je suis avec toi pour ton argent ?
— Ce n’est pas ce que je veux insinuer, Evie. Seulement…
Il soupire en passant sa main dans ses cheveux, l’air exténué. Je m’en
veux de lui faire subir cette discussion. Je n’aurais pas dû poser cette
question, mais les mots ont jailli sans avis. Cette question me taraude
depuis la seconde où j’ai appris la nature des accusations qui pèsent contre
moi. Je ne me souviens peut-être pas de tout ce qu’il y a entre Alexander et
moi, mais je sais sans l’ombre d’un doute qu’il déteste voir les hommes
me tourner autour. Une scène me revient très nettement, alors que je
regardais un type séduisant dans un restaurant. En fait, c’était surtout sa
chemise que j’observais. Alexander s’était imaginé une idylle entre nous,
alors que je n’avais même pas adressé la parole à l’individu. Cette fois, les
médecins ont trouvé le sperme de Lewis dans mon vagin et il n’en semble
pas contrarié. C’est à n’y rien comprendre. D’autant plus que, moi-même, je
ne pourrais jurer avoir été fidèle. Sinon comment expliquer les scènes
entrecoupées qui m’obsèdent depuis cette nuit-là ? Oui, je n’ai pas tout
raconté à Ryan Knight. Mon intention est d’être transparente. Seulement,
je trouvais délicat d’exposer certains détails devant Alexander.
Les flashs intrusifs commencent souvent de la même façon, sans
avertissement, et défilent dans un certain ordre, mais ne paraissent
pourtant pas toujours cohérents.

Ethan repousse mes cheveux et embrasse ma tempe.


— Tu es vraiment belle, Evie, chuchote-t-il à mon oreille.

BLACK-OUT

Il caresse ma cuisse. La chaleur de ses doigts se répand dans tout mon


être.

BLACK-OUT
Ethan masse doucement mon muscle trapèze qui en a bien besoin. Les
délicieuses pressions m’occasionnent des frissons que je tente d’ignorer.

BLACK-OUT

Sa main se faufile sous ma robe, entre mes cuisses. Le contact est si


agréable que je sens mes jambes s’ouvrir lentement.

BLACK-OUT
Il prend ma tête entre ses paumes. Ses lèvres sont à une proximité
dérangeante. Pourtant, j’ai la folle envie de l’embrasser. Comme un rêve
exaucé, il s’empare de ma bouche. L’instant suivant, il glisse ses mains sous
ma robe pour me retirer ma culotte.

BLACK-OUT
4
Ryan

La sueur dont je suis couvert m’obligera à me doucher avant de


retourner au boulot. Je savais que c’était une mauvaise idée de venir à
South Beach, les filets de volley-ball étant trop attirants pour que je n’y
joue pas un match ou deux. L’égalité m’y contraignant, ce furent trois
parties que j’ai dû disputer sous le soleil cuisant. Voilà maintenant que je
dois passer chez moi et je n’ai même pas avalé la bouchée que j’espérais
prendre ici. Au moins, je sens mon esprit un peu plus clair. Après ma
rencontre avec Evie McDaniel, j’ai eu envie de refiler le dossier à un
collègue. Cette femme me joue beaucoup trop dans le crâne pour que j’aie
les idées en place. En vérité, c’est surtout dans mon pantalon qu’elle s’est
immiscée. C’est bien la première fois de ma carrière que je dois me tenir
un discours mental constant pour être attentif aux propos d’un suspect.
D’ailleurs, j’ai écourté mon interrogatoire à la demande du fiancé, mais
j’étais heureux de le remettre à un autre jour. En temps normal, je ne cesse
pas mon entretien quand les prévenus sont fatigués. C’est tout le contraire.
Je me sers de leur épuisement pour les inciter à parler. Habituellement,
c’est à ce moment qu’ils sont prêts à tout pour être libérés du supplice que
je leur impose. Cette fois, le supplice était pour moi. Il se tenait devant
moi, dans cette perturbante robe blanche, il avait un visage d’ange, des
yeux de déesse et un corps qui me donne encore le tournis, trois heures
plus tard.
— Déjà ? se plaint un jeune joueur en me voyant attraper mes effets
personnels.
— Certains d’entre nous doivent travailler pour gagner leur vie, dis-je
en empoignant sa main.
— On remet ça demain ?
— Je ne sais pas trop. J’ai du boulot à finir si je veux profiter de mes
vacances cette année, mais je repasserai bientôt. De toute façon, tu es
toujours là, alors je ne risque pas de te manquer, dis-je en lui dardant
l’épaule d’un coup de poing amical.
J’attrape un hot-dog en chemin et je me rends chez moi pour une
courte pause sous les jets froids. Je change mes vêtements humides pour
des secs et je sors en moins de quinze minutes.
— Hé, Ryan ! m’interpelle Mady, ma voisine d’en haut, qui se révèle
être aussi ma maîtresse depuis plus d’un an. Tu as du temps pour moi ce
soir ?
— Possible, mais je risque de finir tard, dis-je en marchant à reculons
pour me rendre jusqu’à ma voiture.
— J’aurai des burritos qui t’attendront sur le réchaud.
— Tu sais me prendre par les sentiments, dis-je en riant avant d’agiter
la main et de m’installer dans mon véhicule.
Mady est une fille qui ne veut aucune attache depuis qu’elle est sortie
d’une relation avec un type violent. Elle ne se laisse généralement pas
marcher sur les pieds, mais ce gars était un manipulateur-né. Il l’a isolée de
son groupe d’amies, puis de sa famille, jusqu’à ce qu’elle se retrouve au
fond d’une campagne de l’Iowa où elle n’avait plus personne pour l’aider à
voir qu’il contrôlait tout autour d’elle.
C’est dans le stationnement de notre immeuble que nous nous
sommes rencontrés. Nous avons d’abord échangé de discrètes salutations,
puis les conversations ont évolué subtilement. Je n’ai jamais cru qu’une
relation à long terme serait possible avec Mady et je suis encore de cet
avis. Ça ne m’empêche pas de la trouver gentille et jolie. Comme ma
voisine ne veut pas s’investir avec un homme, les choses ont toujours été
claires et simples entre nous. L’attirance est là et le non-désir
d’engagement aussi ; du sexe accessible à la porte d’à côté semble de part
et d’autre un arrangement idéal. De plus, Mady m’a avoué apprécier la
sécurité supplémentaire qu’offre mon métier de policier, au cas où son ex
la retrouverait. Quant à moi, je suis toujours très heureux de lui voler un
repas, car elle est un vrai cordon bleu. Ce soir, même si l’idée de manger
des burritos est attrayante, c’est plutôt d’un exutoire à toutes les pensées
que j’ai entretenues pendant l’interrogatoire que je chercherai chez elle.

Voilà maintenant une trentaine de minutes que je discute avec


Mme Tomson, la directrice des ressources humaines de la Miami
International University of Art & Design où enseigne Evie McDaniel. La
dame n’a que de bonnes paroles au sujet de cette employée. Comme tout
le monde à l’université, elle a été stupéfaite d’apprendre les événements
qui se sont déroulés sur le campus. Bien entendu, la mauvaise presse
associée à l’affaire est loin d’être la bienvenue. Néanmoins, elle continue
de dire le plus grand bien de l’une des professeures les plus respectées tant
par ses collègues que par ses étudiants.
— Son futur époux, M. Burke, est un de nos généreux donateurs. Lui-
même galeriste à Miami, il s’assure que la relève bénéficie de ce dont elle a
besoin pour étudier dans les meilleures conditions qui soient. Malgré tout,
vous devinerez que nous avons eu une rencontre d’urgence avec lui pour
l’informer que, jusqu’à nouvel ordre, nous ne pourrons autoriser
Mme McDaniel à enseigner chez nous. Tant que la lumière ne sera pas
faite sur cette histoire, les parents seraient beaucoup trop inquiets, conclut
Mme Tomson.
— Bien entendu, dis-je en prenant une gorgée du verre d’eau que la
directrice m’a offert. Je comprends que vous êtes rarement en contact avec
les étudiants, mais étant donné qu’Ethan Lewis en était à sa dernière
année, je me disais que vous aviez peut-être eu l’occasion de le croiser. Est-
ce possible de me parler de lui ?
— Je ne l’ai jamais rencontré. Du moins, pas assez longtemps pour
m’en faire une idée. C’était un très beau garçon. Pour le reste, il ne s’agit
que de ouï-dire et, croyez-moi, ils sont nombreux ces jours-ci, soupire
Mme Tomson en levant brièvement les yeux vers le plafond. Cela dit, j’ai
entendu qu’il était un étudiant ambitieux, populaire et très apprécié par
ses enseignants.
Je hoche la tête en songeant que je perds mon temps. Rien de plus ne
sortira de cet entretien. Donc, je remercie la dame, lui remets ma carte de
visite et lui demande de me montrer le chemin pour me rendre au bureau
de sa collègue, Mme Gomez, la directrice du campus.
Au cours du trajet qui nous conduit dans une aile distincte,
Mme Tomson s’arrête devant les tableaux d’honneur pour vanter les
mérites d’Evie McDaniel qui a reçu de prestigieux prix et qui a fait sa
marque dans le Design District de Miami en tant qu’artiste peintre. Les
murs de l’université sont tapissés de plusieurs photos de la suspecte,
lesquelles attestent cliché après cliché de sa beauté indéniable. Si ce n’était
qu’elle est soupçonnée de meurtre, je serais possiblement impressionné.
Or, l’heure n’est pas aux applaudissements. J’émets quand même quelques
commentaires destinés à me montrer intéressé et je remercie
chaleureusement ma guide lorsqu’elle me laisse à mon prochain rendez-
vous.
En me voyant apparaître sur le seuil de son bureau, une femme de
mon âge, assez jolie mais pas mon genre, m’accueille d’un geste de la main
tout en mettant fin à son appel téléphonique.
— Vous voilà ! dit-elle en délaissant le combiné. Je vous attendais pour
ma pause-café. Vous en voulez un ? m’offre-t-elle en se levant d’emblée.
Après un refus justifié par l’atteinte de mon quota de caféine pour la
journée, je suis Mme Gomez vers une courte escapade à la cuisine pendant
laquelle nous discutons du temps caniculaire qui sévit.
Quelques minutes plus tard, je m’installe devant la directrice du
campus. Avant que je pose une seule question, elle part dans une
description détaillée d’Ethan Lewis. Les mêmes informations reviennent,
sauf une, soit qu’il avait la réputation d’être un don Juan depuis son entrée
à la Miami International University. Étant donné que les allées et venues
des étudiants sont observées pour assurer une meilleure sécurité, les
gardiens, de jour et de nuit, ont relaté ce fait. Lewis n’était pas le seul, et ce
n’est certainement pas un élément sur lequel les étudiants doivent rendre
des comptes. Il n’en demeure pas moins qu’il y avait beaucoup de
mouvements chez lui. Nombre de jeunes femmes lui rendaient visite, et
ce, même s’il était en couple avec Dakota Garner, affirme Mme Gomez.
— Vous tenez donc un registre des gens qui viennent sur le campus ?
— Oui. Bien sûr, nous n’avons aucune façon de savoir qui se rend
dans la chambre de qui une fois que les étudiants sont à l’intérieur de leur
résidence – et je me doute qu’on joue régulièrement au lit musical, si vous
voyez ce que je veux dire –, plaisante-t-elle, mais les visiteurs venus de
l’extérieur sont la plupart du temps fichés.
— La plupart du temps ? dis-je en décapsulant ma bouteille d’eau.
— Certaines personnes ont une carte magnétique leur permettant un
accès en tout temps : les employés, les enseignants ou les gens ayant
besoin de circuler dans ce secteur.
— Les visites sont comptabilisées pour ces individus ?
— Seulement pour ceux qui n’ont pas d’autorisation officielle,
confirme la directrice avant de prendre une gorgée de son café.
Je balance machinalement la tête en notant l’information.
— Pourriez-vous me parler de Mme McDaniel ?
— Je la connais surtout de réputation.
— C’est-à-dire ?
— Vous l’avez rencontrée, non ?
J’acquiesce d’un battement de cils sans rien ajouter, espérant ainsi ne
pas influencer son discours.
— Elle est compétente, géniale, sublime, sexy, la préférée de tous les
étudiants et le fantasme de la plupart des jeunes hommes, résume-t-elle
tout en frottant avec un mouchoir un cerne de café sur son bureau.
— Sinon, vous avez déjà observé un détail pouvant attester d’un
comportement agressif ?
La femme y va de larges mouvements de tête confirmant que non.
Même ses yeux paraissent convaincus que jamais Evie McDaniel n’aurait
pu être soupçonnée de tels gestes.
— Vous avez affirmé qu’elle est sexy et le fantasme de certains
hommes, est-ce que Mme McDaniel entretient cette image ?
— Je ne peux qu’extrapoler parce que je ne la connais pas vraiment. Je
l’ai croisée à quelques reprises dans des événements, des soirées, des
vernissages surtout. Tout ce que je peux vous fournir, c’est mon opinion
basée sur mes impressions.
— Allez-y toujours.
— Toutes les femmes la jalousent en silence, mais elle paraît si gentille
qu’on ne peut la haïr plus de deux secondes. Je pense que c’est en partie ce
qui plaît autant chez elle, cette innocence et cette joie de vivre.
Je ne peux qu’acquiescer mentalement à ses propos, sauf pour la joie
de vivre. Bien sûr, les circonstances de notre rencontre étaient moins
propices à cette manifestation de bonheur. Sinon je comprends
précisément ce à quoi Mme Gomez fait référence.
Après quelques minutes supplémentaires, je conclus ce rendez-vous
avec l’intention d’aller à la résidence de Dakota Garner. Je me doute que
son discours sera différent de ce que j’ai entendu jusqu’à présent au sujet
d’Evie McDaniel. Du moins, c’est mon souhait, car pour le moment cette
enquête piétine.
Déçu de n’avoir pu obtenir de rencontre avec Dakota Garner, je me
risque à contacter les parents d’Ethan Lewis.
J’y suis donc depuis une trentaine de minutes. Ce n’est pas la première
fois que je travaille sur un dossier de meurtre d’une jeune victime, alors je
suis conscient que j’aurai affaire à des gens dévastés par leur perte.
Or, cette fois, c’est avec une mère enragée que je m’entretiens.
Mme Lewis est non seulement inconsolable, mais elle entend bien que
l’enseignante finisse sa vie derrière les barreaux.
— Je ne l’ai jamais vue, mais j’ai su qu’elle embobine tous les hommes
pour les attirer dans son lit. Je suis juste étonnée que mon Ethan se soit
laissé berner. Surtout qu’il fréquentait la jolie Dakota depuis plus d’un an.
Il en était fou. Ils avaient de nombreux projets ensemble. Ethan voyait
grand pour son travail, il avait déjà des offres, mais il espérait aussi fonder
une famille avec elle. Jamais je n’aurai de petits-enfants à présent. Vous
réalisez ce que cette femme nous a pris à tous ? rage-t-elle en avalant d’un
trait le restant de son verre de vin avec les deux cachets que son mari lui
tend.
Qu’est-ce que je peux répondre à un tel débordement émotif ? Je
comprends tout à fait son désarroi, mais il y a peu à dire. En tout cas, je ne
trouve jamais rien d’intelligent dans des circonstances aussi déplorables.
— Je suis désolé. Je vous promets de faire la lumière sur les
événements qui ont coûté la vie à votre fils. Même si rien ne ramènera
jamais Ethan, j’espère à tout le moins trouver les réponses à vos questions,
dis-je en me levant.
Je m’incline pour serrer la main de la mère de la victime. Cette
dernière me fixe à travers un rideau de larmes, le visage gonflé par les
pleurs. Sa poignée de main est à l’image de ce que je vois, sans vitalité.
M. Lewis me suit en silence jusqu’à la porte de la résidence familiale.
Alors que je me tourne pour lui présenter une nouvelle fois mes plus
sincères condoléances, l’homme me surprend en me suivant à l’extérieur
de la maison.
— Il faut l’excuser.
— Je peux seulement imaginer la souffrance que vous vivez.
M. Lewis balance la tête en enfonçant une main dans sa poche de
pantalon et agite ses clés ou d’autres objets tintants.
— Écoutez, détective Knight, je souhaite découvrir ce qui s’est produit.
Personne ne mérite de mourir de cette façon. Néanmoins, si notre fils était
à peu près le garçon que ma femme vous a dépeint, soit brillant,
travaillant, gentil et respectueux, il n’était pas un ange.
Je m’efforce de ne pas laisser paraître ma surprise.
— Il n’était pas une mauvaise personne, loin de là, mais je veux quand
même que vous sachiez qu’il était jeune et entendait bien en profiter. Je
ne pardonne pas le comportement de cette enseignante, d’avoir séduit un
étudiant. C’est inexcusable lorsqu’on est en position d’autorité. N’empêche
qu’elle n’a sûrement pas eu à le torturer. Même si Ethan semblait aimer sa
petite amie, je doute que nous eussions assisté à leur mariage de sitôt. Il y
a beaucoup trop de jolies filles à Miami pour se caser aussi vite, conclut
l’homme.
Je suis perplexe. Pourquoi cette révélation ?
— Vous connaissez Mme McDaniel ?
— Je ne l’ai jamais rencontrée officiellement. J’admets même qu’avant
la mort de mon fils, je n’avais rien entendu de mauvais à son sujet. De ce
que je sais, sa réputation était irréprochable.
— Ethan vous a déjà parlé d’elle ?
L’homme fixe l’horizon pendant un bref instant.
— Pas vraiment.
— Pourquoi cette hésitation ?
— C’était plus une réflexion qu’une hésitation. Je ne me rappelle pas
avoir entendu Ethan prononcer son nom, lâche-t-il sans conviction.
Il ment. Sans pouvoir l’expliquer, j’ai le sentiment que cet homme en
sait plus qu’il ne veut l’avouer. Cependant, je juge qu’il a déjà assez vécu
d’émotions pour une journée et me réjouis tout de même qu’un des deux
parents puisse être un allié pour élucider ce meurtre.

Je suis passé au bureau afin de régler des papiers pour le dépôt de la


mise en accusation d’Evie McDaniel, même si dans les faits trop
d’éléments sont flous. Il y a bien matière à poursuite criminelle, mais je
voudrais ralentir la machine judiciaire le temps de démêler mes idées. Ma
courte expérience m’a démontré que, parfois, les choses ne sont pas aussi
évidentes qu’elles le paraissent a priori. Hier, Ethan Lewis était un demi-
dieu, aujourd’hui déjà, il a perdu son auréole. Loin de moi l’intention de
rejeter le blâme sur la victime, mais mon flair m’incite à creuser au-delà
des apparences.
— Dossier de merde ! dis-je à voix haute avant d’éteindre la lampe sur
mon bureau.
Il est finalement vingt et une heures quinze quand je sors de chez moi
pour me rendre à la porte d’à côté, fraîchement douché, avec six Corona,
une bouteille de vin et un bouquet de fleurs acheté sur la route.
— Ce que tu peux être ridicule ! m’accueille Mady en m’apercevant à
travers la moustiquaire de la porte. Quand cesseras-tu de m’apporter des
cadeaux chaque fois que tu mets les pieds ici ?
— C’est la moindre des choses puisque tu me nourris souvent, dis-je
en lui donnant les fleurs et le vin tout en effleurant sa joue du bout des
lèvres.
— Le vin ne s’accorde pas avec les burritos, me taquine-t-elle.
— C’est pour cette raison que j’ai de la bière.
Elle me décoche un sourire en coin, m’arrache le bouquet des mains, le
flanque dans le vase rempli d’eau qui est sur le comptoir, attestant qu’elle
savait que je lui en achèterais un de nouveau, et revient vers moi pendant
que je décapsule deux Corona. Je lui en tends une tandis qu’elle monte le
son des enceintes, crachant la voix de Thoery of a Deadman, son groupe
préféré. Mady boit une gorgée et me laisse en prendre une à mon tour
avant de me subtiliser la bouteille et de la déposer avec la sienne sur le
plan de travail. La seconde suivante, elle m’embrasse tout en détachant la
ceinture de mon pantalon.
— Je ne suis ici que pour les burritos, tu sais ? dis-je en riant sous
notre baiser.
— Et toi, tu sais que je ne te fais à manger que pour abuser de ton
corps, répond-elle en me retirant mon tee-shirt à la hâte.
Je m’esclaffe. Voilà exactement ce que j’espérais l’entendre dire. Je lui
ôte sa blouse avec empressement. Je sens déjà mon membre se gonfler
lorsque je pose les yeux sur la dentelle bien remplie de son soutien-gorge
noir. Je baisse une bretelle en caressant le renflement de son sein pendant
qu’elle m’arrache mon pantalon.
— Toi aussi, tu es prêt, on dirait, murmure-t-elle lorsqu’elle faufile sa
main dans mon boxer.
Je détache le short de jeans de Mady, un bouton à la fois, et me délecte
de sa culotte assortie.
— Tu es superbe dans ces dessous, dis-je dans un chuchotis en me
jetant à genoux pour l’embrasser sous le nombril.
— Laisse tomber les compliments, beau brun, et baise-moi, supplie-t-
elle en tirant sur ma main pour que je touche ses seins.
— Vos désirs sont des ordres, mademoiselle.
Je me redresse à sa hauteur pour capturer sa bouche tout en détachant
son soutien-gorge. Pendant que Mady s’agrippe à deux mains à mes
cheveux, j’empoigne ses fesses et l’appuie sur mes hanches pour la
conduire sur la table de la cuisine. La chambre est trop loin. Debout entre
ses jambes, je caresse sa poitrine généreuse, me penche pour taquiner du
bout des lèvres ses pointes durcies, alors qu’elle exprime déjà ses premiers
geignements de plaisir qui se mêlent à la voix du chanteur. En descendant
sur sa jolie culotte en dentelle, je découvre toute cette chaleur qui m’attend.
Je ne peux résister à la tentation de m’incliner au-dessus d’elle pour
embrasser, puis mordre doucement le satin qui recouvre sa féminité.
— Tu penses me torturer encore longtemps ? grogne-t-elle en tirant sur
mes hanches.
Ce qui m’arrache un nouveau rire. J’attrape sa lamentation en
l’embrassant.
— Assez, les préliminaires, détective Knight, se plaint-elle contre mes
lèvres.
Après m’être débarrassé de mon caleçon, je déplace le string de Mady
pour taquiner son intimité. Les doigts que je glisse lentement en elle
occasionnent un gémissement excitant chez ma partenaire. Très vite, ma
bouche rejoint ma main tandis qu’elle s’accroche à mes cheveux. Mady se
déhanche sensuellement sous mes lèchements de plus en plus insistants.
Elle lâche quelques plaintes érotiques qui achèvent de me convaincre de
ne plus tarder. Après tout, c’est elle qui est si pressée.
J’enlève sa culotte, je remonte vers sa poitrine que j’empoigne d’abord
délicatement, puis plus fermement. Je saisis les hanches de ma maîtresse
et j’observe sa réaction lorsque je m’enfonce en elle. Un soupir de
soulagement simultané sert de prélude à nos pulsions qui agitent nos
corps l’un contre l’autre. Très vite, le rythme s’accélère et les cris jouissifs
de ma plantureuse voisine m’encouragent dans mes mouvements
concupiscents. L’embrassant à présent à pleine bouche, la caressant à
mains déployées et l’emplissant à grands coups, je me perds dans ce
plaisir charnel dont j’avais tant besoin.
5
Evie

Je discute avec Olivia au restaurant du 1 Hotel South Beach. Ma copine


m’a donné rendez-vous ici, car elle avait un travail à terminer à proximité.
Je suis heureuse du choix de l’endroit parce que je suis moins connue
dans ce secteur que dans le Design District où je rencontre des clients sans
arrêt. Me faire fusiller du regard par les gens qui me jugent est la dernière
chose dont j’ai besoin en ce moment.
Si j’apprécie le déjeuner avec mon amie, je demeure toutefois démolie
par la nouvelle que m’a annoncée Alexander en début de journée. Je ne
pourrai enseigner tant que je n’aurai pas été lavée des soupçons de
meurtre qui pèsent contre moi. Aussi bien dire jamais.
— Je suis certaine que tout rentrera dans l’ordre très vite, Evie, essaie
de me rassurer Olivia.
— Je ne vois pas comment, dis-je dans un soupir avant de porter mon
verre de vin à mes lèvres, les yeux rivés sur la plage. Tout indique que
c’est moi qui l’ai fait ; je me suis rendue chez lui et mes empreintes sont
sur la sculpture qui a servi à lui fracturer le crâne. Manifestement, nous
avons couché ensemble parce que j’avais des particules de son épiderme
sous mes ongles, il avait mes cheveux entre ses doigts et les médecins ont
trouvé son sperme dans mon vagin pour je ne sais quelle fichue raison. Tu
parles d’une aberration !
— Oui, c’est bien le plus triste dans cette histoire, murmure Olivia, une
lueur bizarre dans l’œil.
— Quoi, au juste ? dis-je, incertaine de comprendre.
— Tu as peut-être baisé un jeunot et tu ne t’en souviens pas.
Elle émet un petit rire malgré elle.
— Tu sais que je ne te trouve pas comique, dis-je en buvant une
nouvelle gorgée de chardonnay.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter, j’en conviens. Mais je ne me le
permettrais pas si je pensais que tu l’as tué. En tout cas, si tu l’as fait, ce
n’était pas sans justification.
— C’est bien ce qui m’inquiète. Je peux jurer que je n’ai pas assassiné
un individu gratuitement. Je ne vois pas comment j’en serais capable,
mais qui sait ce qui a pu se produire pour m’y conduire ? Et puis, les faits
demeurent : j’ai trompé mon fiancé. Comment ai-je pu ?
— D’abord, je te rappelle que tu n’es même pas officiellement fiancée
à Alexander Burke. Tu as refusé de l’épouser à maintes reprises.
En effet, je n’ai pas voulu officialiser notre promesse, mais j’ai tout de
même accepté une bague de fiançailles, surtout pour atténuer la déception
que je lisais dans le regard d’Alexander. Je ne me sentais pas prête à
m’engager plus avec avec lui. Cet homme est arrivé dans ma vie sans
avertissement, nous nous sommes fréquentés sans que je me questionne
plus sur mes sentiments, et mon existence s’est transformée. C’est
aujourd’hui, alors que je cherche des milliers de réponses à mes
interrogations, que je tente de comprendre ce qui a pu nous unir.
En observant Alexander se préparer ce matin, je ne ressentais aucun
désir de rapprochement. Le sexe est la dernière chose que j’ai en tête ces
jours-ci, mais j’aurais dû avoir envie qu’il me prenne dans ses bras ou qu’il
m’embrasse, ne serait-ce que pour obtenir du réconfort. Or, il n’en était
rien. De surcroît, j’ai ressenti un certain apaisement lorsqu’il est parti.
Même chose hier soir. Je craignais qu’il espère un rapprochement intime,
mais il a éteint sa lampe de chevet et m’a tourné le dos après m’avoir
embrassée sur la joue. C’était à la fois contrariant et soulageant.
Une image de Ryan Knight s’immisce dans ma tête à cet instant.
— Un enquêteur est venu m’interroger à l’hôpital, hier.
— Il n’était pas trop dur avec toi ? s’enquiert mon amie en repliant
une feuille de laitue sur sa fourchette.
— Non. C’est tout le contraire. Il paraissait très compréhensif, même si
c’était évident qu’il doutait de chacune de mes paroles.
— Alors, ça s’est bien passé ? cherche-t-elle à confirmer en m’offrant
une vue parfaite sur le bout de verdure qu’elle mâche.
— Je pense que oui. En tout cas, mon avocat merdeux semblait
content.
— Avocat merdeux ?
— Je n’ai aucun souvenir de lui, mais c’est apparemment un ami
d’Alexander, dis-je en roulant les yeux. Enfin ! On s’en fiche. Si ce type a
l’air coincé dans son verbiage juridique, il serait compétent, selon
Alexander. La vérité, c’est que je n’ai pas pu raconter grand-chose parce
que mon esprit est vide… enfin presque vide, dis-je du bout des lèvres en
jetant un œil à ma copine qui engloutit une bouchée digne d’un ogre.
Ce qui ne l’empêche pas de lever un sourcil interrogateur.
— Tu te souviens de quelque chose ? demande Olivia en faisant
étalage de la moitié du contenu de sa bouche.
— Je pense réellement avoir fait l’amour avec Ethan. Je ne crois pas
avoir été violée, comme le prétend Alexander. Du moins, ça ne correspond
pas à ce dont je me rappelle.
Devant les yeux intrigués de mon amie, je décide de ne plus vivre avec
ce secret plus longtemps. Ainsi, j’explique les scènes qui me hantent. À ces
images s’ajoute celle d’Ethan, nu, durant les poses qu’il a prises pour ma
classe. Même si, lors de ces séances, je n’ai jamais ressenti le moindre désir
de quelque nature que ce soit, je reconnais néanmoins l’avoir trouvé
séduisant.
— Ça ne veut rien dire, affirme Olivia. C’est normal de le trouver beau.
C’est un jeune de vingt et un ans. À cet âge, ils ont tous des corps parfaits.
En plus, s’il posait dans ton cours, c’est qu’il devait avoir une physionomie
intéressante.
— Tu sais aussi bien que moi que je ne choisis pas les modèles en
fonction de ce critère. Mais oui, c’était un sportif, alors sa silhouette était
sûrement… athlétique, je suppose.
— Evie, je comprends qu’on te soupçonne de l’avoir tué, mais n’essaie
pas d’être plus catholique que le pape. Pas avec moi. Je te connais trop
bien pour savoir que ce n’est pas ton genre.
— Que veux-tu insinuer ?
— Tu aimes tout ce qui est beau sous toutes ses formes. La nature, les
objets, les humains. Dès que tu rencontres une personne, tu t’imagines la
peindre ou la sculpter. N’essaie pas de me faire croire que tu ne pourrais
pas me dessiner de mémoire chacune des courbes du délicieux popotin de
ce jeune Lewis.
Pour seule réponse, je ne trouve qu’à rire.
e
— M Faux-cul ne t’invitera jamais à témoigner en ma faveur avec ce
discours.
Contrairement à ce que je pensais, Olivia ne sourit pas.
— Ethan avait un corps magnifique, c’est vrai, mais je te jure sur ma
vie que je n’ai jamais voulu coucher avec lui. C’est justement ce qui me
déstabilise. Je ne vois pas ce qui a pu tout faire chavirer.
D’ailleurs, des tas de choses ont changé depuis ce soir-là. Les yeux
perdus dans les vagues assez imposantes aujourd’hui, je cherche un
moyen de savoir ce qui m’a poussée vers un homme comme Alexander. Le
travail, je me doute bien, mais, au-delà de mes toiles, comment en
sommes-nous venus à nous fréquenter intimement ?
— Olivia, j’aimerais que tu me parles d’Alexander.
— On dirait une question, remarque-t-elle en déposant enfin sa
fourchette. Tu n’as rien mangé, Evie.
— Et après ? Tu t’es empiffrée pour deux. Ne change pas de sujet. Je
n’arrive pas à comprendre notre relation. Je me demande comment j’ai pu
m’enticher d’un homme aussi différent de moi. Ne prétends pas que les
contraires s’attirent. Je veux une vraie explication.
— Je peux juste te répondre en fonction de ce que j’ai pu observer et
du peu que tu m’en as dit. Justement, au contraire des autres types de ta
vie que je savais circoncis ou non, je n’ai eu droit qu’à très peu de détails
pour Alexander.
Au moment où mon amie s’apprête à poursuivre ses confidences, une
voix masculine et familière retentit derrière moi.
— Alexander ! s’exclame Olivia. Quelle belle surprise !

Pendant les salutations d’usage entre Alexander et Olivia, je me


demande si c’est par hasard que mon fiancé me retrouve à South Beach.
M’a-t-il suivie ? Olivia lui a-t-elle parlé de notre rendez-vous ? Elle me
l’aurait mentionné. Que fait-il dans ce secteur, alors que son bureau est
dans Brickell et que sa galerie est dans Design District ? Deux quartiers
loin de South Beach et, surtout, loin des gens qu’il fréquente
habituellement. Du moins, pour ce que j’en sais. L’autre question qui me
titille davantage est : pourquoi suis-je si déçue qu’Alexander me rejoigne
pour le déjeuner ?
J’apprends qu’il a un nouveau client à rencontrer dans le quartier en
écoutant mon amie le questionner. Je m’efforce de sourire à mon
amoureux lorsqu’il se tourne enfin vers moi. Il se penche et embrasse mon
front avant de regarder l’heure à sa montre.
— Je vous laisse bavarder entre femmes, je dois déjà retourner au
bureau. J’ai cru vous apercevoir en passant, alors j’ai voulu vérifier
comment tu allais depuis ce matin, ma chérie.
— Elle va très bien, répond Olivia pour moi. Je l’entraîne pour faire les
boutiques cet après-midi, elle rentrera tard ce soir. Elle a besoin de se
changer les idées, plaide-t-elle.
— C’est noté, sourit Alexander en jetant un regard tendre vers moi.
Puis, après avoir déposé un nouveau baiser sur ma tempe, il bouge la
tête poliment à l’adresse d’Olivia et s’éloigne sans un mot de plus.
Je récupère ma fourchette pour la faire danser parmi les feuilles de
laitue que j’éparpille dans mon assiette.
— Merci de m’avoir offert quelques heures de liberté, dis-je, les yeux
rivés sur le dessin abstrait créé par la vinaigrette sur la porcelaine
turquoise.
— Des heures de liberté ?
— Je n’avais pas envie de rentrer tout de suite.
Après un moment, pendant lequel je découvre les traits d’un visage
aztèque tracé dans le vinaigre balsamique, je reprends :
— Tu as remarqué comment il m’a embrassée ?
— Deux baisers, sur ton front et sur ta tempe, répond aussitôt Olivia.
— Exactement ! Un homme ne devrait-il pas embrasser sa fiancée sur
la bouche ?
— Je doute qu’Alexander se permette ce genre d’écart de conduite
dans un endroit public.
— Un tendre baiser sur les lèvres n’est pas si déplacé tout de même,
non ?
Mon amie acquiesce en silence.
— Je ne me souviens pas qu’on se soit embrassés.
— Que veux-tu dire ?
— Précisément ce que j’ai dit. J’ai à l’esprit à peu près tous les baisers
que j’ai échangés avec des hommes… et quelques femmes.
Ce qui fait rigoler Olivia.
— Si j’omets la nuit où j’ai prétendument tué mon amant, je pourrais
dessiner la langue de tous mes partenaires passés. J’adore les baisers.
— Je le sais ! Tu m’as obligée à t’embrasser lorsqu’on était à
l’université. Tu voulais que je te décrive la texture de ta langue.
— Tu vois ! Pourtant, il y a un trou noir quand je pense à Alexander.
Peux-tu m’expliquer quelle cellule a brûlé dans mon cerveau pour que
j’oublie une chose pareille ? C’est comme si je ne l’avais jamais embrassé…
et je te confirme qu’on ne l’a pas fait depuis que j’ai repris connaissance.
Alexander n’a peut-être pas envie de me caresser étant donné qu’un autre
homme a mis ses mains sur moi.
— Arrête tes conneries, Evie. S’il ne t’a pas touchée, c’est par respect
après ce que tu as vécu. Je ne prétends pas que l’amour que te porte
Alexander est standard, mais il t’aime, c’est certain.
— Standard ? dis-je en grimaçant.
— Vous formez un couple… hétéroclite. Tu l’affirmes toi-même. C’est
comme si vous étiez des partenaires d’affaires, en quelque sorte.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— Je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Tu es une artiste, il
est galeriste. Tu peins, il vend. C’est la même chose au sens propre qu’au
sens figuré. Lorsque vous vous tenez ensemble dans un vernissage, il te
garde à ses côtés. Comme il expose une toile, il t’affiche à son bras.
— Je saisis de moins en moins, mais on y reviendra. En attendant, est-
ce que l’amour et le désir sexuel vont de pair, selon toi ?
— Oh, là, Platon ! Il n’est que treize heures et je n’ai bu qu’un seul
verre de vin. Je ne vois pas comment répondre à ce raisonnement
philosophique dans ces conditions.
— Achetons à boire et allons sur la plage pour réfléchir à la question.
Tu veux bien ?
— Là, tu parles mon langage, sourit Olivia en levant le bras pour attirer
l’attention du serveur.
Après avoir demandé un nouveau seau à glace, nous nous dirigeons
vers la porte menant sur la mer.

Malgré la bouteille de vin qui se vide et l’heure qui a passé, Olivia n’a
pas réussi à trouver la réponse à ma question. Selon moi, les gestes
amoureux devraient suivre les sentiments, même si je n’ai pas toujours
adhéré à cette logique. Nous en sommes venues à la conclusion que trop
d’éléments peuvent changer la donne pour qu’une réponse unique
corresponde à tous les gens issus de cultures, de religions et de pays
différents. Après cette philosophie bon marché, nous nous affalons sur des
chaises longues sur la plage, à l’abri d’un parasol qu’un gentil employé de
l’hôtel a eu l’amabilité d’installer en échange d’un généreux pourboire.
Je sirote mon verre de vin en observant toute la beauté que j’ai sous les
yeux.
— Je devrais peindre cette toile, dis-je dans un souffle.
— Tu manques drôlement d’inspiration ! répond Olivia en fouillant
dans son sac pour récupérer une casquette.
— Non, je parle plutôt de nous, assises ici, avec du bon vin, des
enfants qui s’amusent dans l’eau, des parents qui courent pour attraper les
petites pelles que la mer vole pour les narguer. Je sais que je peins
habituellement des portraits, mais je souhaiterais graver tous ces détails
dans mon esprit pour ne rien oublier lorsque je n’y aurai pas accès.
— Moi, si j’étais toi, c’est eux que je peindrais, lance-t-elle en abaissant
ses verres fumés pour observer les joueurs qui prennent place pour un
match de volley-ball qui s’organise.
Je ne me donne pas la peine de regarder. En d’autres temps et d’autres
lieux, je ne me serais pas juste rincé l’œil, j’aurais voulu me joindre à eux.
Pas aujourd’hui. Or, quand un ballon roule jusqu’à mes pieds et que mon
amie émet un petit cri d’excitation en songeant qu’un beau mec devra
venir le récupérer, je tourne la tête sur le côté. Je manque renverser mon
verre en apercevant le flic venu m’interroger à l’hôpital.
— Merde, c’est lui, dis-je sans bouger les lèvres.
— Lui ? chuchote à son tour Olivia en souriant à l’homme séduisant
qui arrive devant nous.
— Pardon, mesdames, s’excuse-t-il en se penchant pour reprendre son
ballon. On n’a frappé personne, j’espère ?
— Est-ce que ça enlève des preuves incriminantes à mon dossier si
vous m’avez atteinte ?
— Madame McDaniel ? s’étonne Ryan en perdant son sourire.
— Je croyais qu’on s’était entendus pour Evie.
Le policier retire ses verres teintés qu’il plante sur sa tête et pivote vers
les joueurs qui s’impatientent. Il lance le ballon haut dans les airs et le tape
avec force pour le propulser jusque dans le jeu. Pendant ce temps, je
remarque que mon amie le détaille sans la moindre discrétion. J’admets
que si je l’avais trouvé séduisant hier, il l’est autrement aujourd’hui. Avec
son maillot aussi noir que ses cheveux et ses lunettes miroir, il me semble
plus jeune. J’avais déjà observé qu’il paraissait musclé, mais comme il est
sans tee-shirt ce n’est plus la peine de chercher à deviner cet abdomen plat.
Son corps est splendide. Alors que je me plonge dans une analyse encore
plus déplacée que celle de ma copine, surtout dans les circonstances me
liant à lui, le policier tend la main vers Olivia.
— Ryan Knight.
— Olivia Fallon. Je suis la meilleure amie d’Evie. Vous aurez sûrement
à m’interroger bientôt moi aussi pour élucider cette affaire d’accusation de
meurtre qui ne tient pas la route.
À défaut de pouvoir me cacher dans le sable, j’enfonce mon chapeau
sur ma tête et je me laisse glisser sur ma chaise.
— Je m’accorde une journée de congé et je suis certain qu’Evie n’a pas
envie que je relance mon interrogatoire pendant qu’elle profite de la plage.
Mais, oui, il est possible que je cherche quelques réponses à mes questions
en vous téléphonant prochainement. Vous avez pu vous reposer cette
nuit ? demande Ryan à mon intention.
— Je ne me souviens de rien de plus, si c’est votre question, dis-je
bêtement.
— Non, ma question était de savoir si vous aviez mieux dormi dans le
confort de votre maison que dans une chambre impersonnelle d’un centre
hospitalier, rectifie-t-il calmement.
Sa voix posée me fait réaliser l’intonation odieuse que j’ai utilisée. Je
retire mes lunettes et me tourne vers lui. Le soleil aveuglant m’oblige à me
fabriquer une visière avec ma main et même à fermer un œil.
— Je suis désolée. Je me sens un peu mieux, merci. Des trucs me
reviennent peu à peu.
Je pourrais parier que mon amie me darde un regard meurtrier malgré
l’épaisse vitre teintée masquant ses yeux. Je suis convaincue qu’Olivia ne
serait pas d’accord pour que je communique mes souvenirs d’Ethan et
moi. Mais j’ai décidé de jouer franc-jeu. La situation est déjà assez
complexe sans que je m’empêtre dans les mensonges en plus.
— Je suis content de l’apprendre… Enfin, pas nécessairement pour les
éléments d’enquête, mais pour votre mémoire qui se rétablit.
J’étire un peu les lèvres.
— En attendant, profitez de la superbe journée et de ce chardonnay
qui me semble succulent, lance-t-il en commençant à reculer.
— Justement, la bouteille est vide, lui fait remarquer Olivia en la
sortant du seau à glace.
Ryan se contente de sourire avant de se mettre à courir pour continuer
son match. Une fois qu’elle a terminé de suivre le policier des yeux, Olivia
se tourne vers moi tandis que je prends une gorgée de vin.
— Hum… Tu crois que tu pourras résister à l’envie de devenir une
meurtrière en série ? demande-t-elle, un rire dans la voix. Ça pourrait être
ton modus operandi, une baise, un meurtre, puis tu oublies tout.
— Tu es moins comique avec les années, lui fais-je remarquer.
Pourtant, cet humour noir est étrangement apaisant. En vérité, une part
de moi veut se tapir sous ma chaise pour pleurer, alors que l’autre partie
souhaite profiter au maximum de chaque seconde de liberté.
— Je vais nager, dis-je en enlevant mon chapeau.
— Tu as ton maillot ? s’étonne Olivia.
— Non.
— Il y a des enfants, je ne pense pas que les sauveteurs te laisseront te
baigner nue.
— J’ai perdu la mémoire, pas la raison. À ma connaissance, il n’y a pas
de loi qui interdit les maillots longs. Au pire, les autorités ajouteront cette
offense à mon dossier. Ça fait quoi lorsqu’on obtient déjà la peine de
mort ? Il nous tue, nous réanime et recommence ?
Sur le franc éclat de rire d’Olivia, je marche vers la mer en me délectant
du sable chaud entre mes orteils. Je rigole quand l’eau chatouille mes
chevilles. Je remonte un peu ma robe, même si je serai vite mouillée.
Justement, la vague suivante me frappe de plein fouet et m’arrose jusque
dans le visage. Je souris en pivotant vers Olivia qui est en compagnie du
serveur de l’hôtel, qui place une nouvelle bouteille de vin dans le seau à
glace. Je ne peux résister à la tentation de dévier discrètement le regard
vers le match de volley-ball où je remarque que Ryan est tourné vers moi.
Je jurerais qu’il m’observe. Je l’ignore et plonge sous la vague suivante.
6
Ryan

Comme c’est compliqué de fixer des rencontres avec la plupart des


personnes que je veux interroger pour mon dernier dossier à régler avant
mes vacances estivales, j’ai décidé de m’autoriser une pause d’une journée.
Mais voilà que le travail me trouve jusque sur la plage.
Je tente tant bien que mal de me concentrer sur le match, mais mon
attention se dirige sans cesse vers Evie McDaniel qui termine sa baignade.
Déjà que le voilage délicat lui servant de robe moule ses formes,
maintenant que le tissu est mouillé, elle serait nue que ce ne serait pas
plus déconcertant. En plus, sur le coup de l’impulsivité, j’ai fait une erreur
monumentale. J’ai payé une bouteille de vin aux deux femmes, dont l’une
est la principale suspecte dans un dossier dont j’ai la responsabilité. Je n’ai
pas réfléchi longtemps en demandant au serveur de remplacer la bouteille
vide quand l’amie d’Evie m’a signalé qu’elles n’avaient plus rien à boire.
En vérité, je n’ai pas réfléchi du tout. Sinon je n’aurais jamais osé une
bourde semblable. J’ai au moins exigé que la provenance du don demeure
secrète. Je suis loin d’être convaincu que mon identité ne sera pas
découverte, mais je mise sur le fait que ces deux femmes font tourner
quelques têtes aujourd’hui. N’importe qui pourrait leur payer à boire.
D’ailleurs, avec cette robe rose pâle en guise de deuxième peau, Evie se
fera certainement aborder par un type bientôt. Pour ma part, je ferais
mieux de me tenir tranquille pour éviter des entorses à mon code de
déontologie.
— Il arrive, ce service ? hurle Dave.
Je m’exécute à la demande de mon ami. S’ensuit une série d’échanges
qui se concluent par un point pour nous. Je suis déçu. Je voudrais que ce
match finisse pour que j’aille manger. Sans grand enthousiasme, je
continue de jouer jusqu’à ce qu’enfin nous remportions la partie. Je
m’éloigne alors vers mon sac près duquel Dave me retrouve sans tarder.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquiert-il en arrivant à mes côtés.
— J’ai faim.
— Ça ne va pas ? C’est à cause d’elle ? demande Dave en indiquant
Evie, accroupie avec des enfants pour faire un château de sable.
— C’est l’heure de manger.
— Depuis le temps que je te connais, tu ne me la feras pas. Tu ne l’as
pas quittée des yeux. Qui est-elle ?
— La femme suspectée du meurtre d’un étudiant, dis-je sèchement.
— C’est elle ? s’étonne mon ami.
Ce n’est pas parce que je lui ai parlé de l’affaire que Dave a eu vent de
cette histoire. Étant criminaliste, il est au courant de la plupart des dossiers
chauds en cours d’enquête. Surtout ceux dont je suis responsable.
— Elle ne semble pas crouler sous la culpabilité, fait-il remarquer en
regardant Evie, riant à gorge déployée quand la gamine avec qui elle
s’amuse lui déverse un seau de sable sur la cuisse. Tu penses qu’elle l’a
fait ?
— Tout va dans ce sens, dis-je en enfilant mon tee-shirt.
— Mais ?
Je hausse les épaules.
— En tout cas, c’est dommage. Tu as vu ce cul d’enfer ?
— Difficile de faire autrement, elle est nue.
— Elle est vêtue jusqu’aux genoux sur une plage, rigole Dave.
— Dis-moi que sa robe ne te trouble pas plus que n’importe quel
bikini ici.
Dave consent d’un subtil mouvement de sourcils et d’un sourire
malicieux.
— Pourquoi ne pas se joindre à elles ?
— Tu déconnes !
— Tu as besoin de preuves, allons en trouver.
— Allons plutôt manger.
Or, Dave a déjà saisi son sac et marche vers Olivia. À contrecœur, je lui
emboîte le pas en cherchant une façon de me défiler. Plutôt que de se
présenter comme il le ferait normalement, mon ami lève la main vers un
commis de l’hôtel. Le type s’amène avec deux chaises et un parasol, alors
que je lance mes affaires où nous avons apparemment élu domicile et
chuchote à l’oreille de Dave :
— En passant, c’est toi qui as envoyé la bouteille de vin.
Ensuite, je marche vers la mer où j’ai l’intention de rester aussi
longtemps que mon estomac me le permettra. Même si je plonge à
répétition, chaque fois que j’émerge de l’eau, je jette un coup d’œil à la
scène. Dave se présente à Olivia, alors qu’Evie continue de jouer avec les
enfants, ne paraissant pas avoir remarqué le nouveau venu. Elle est
souillée de la tête aux pieds, comme ses petits camarades. Armée d’une
minuscule pelle, elle creuse un tunnel avec une concentration soutenue. Si
on oublie sa taille, on croirait qu’elle a aussi quatre ans. Ce côté enfantin
est irrésistible. Dès que cette pensée traverse mon esprit, je me flagelle
mentalement et repars vers les fonds marins.
Ce n’est qu’un quart d’heure plus tard, lorsque je remarque qu’Evie
n’est plus sur la plage et que son sac a disparu, que je me décide enfin à
sortir de l’eau. Je marche vers ma chaise, salue d’un mouvement de tête
Olivia, qui rit aux éclats aux blagues de mon ami, et attrape ma serviette
pour me sécher avant de m’emparer de ma carte de crédit pour aller
commander un burger et des frites.
Je presse le citron vert dans ma Corona quand j’entends :
— Vous profitez bien de votre journée de congé, M. Knight ?
Fuck !
— Je pensais qu’on s’était entendus pour Ryan, dis-je avant de me
tourner vers Evie.
Ses longs cheveux roux lissés vers l’arrière, son visage ruisselant de
gouttelettes d’eau et l’absence de boue m’indiquent qu’elle vient de passer
sous les jets de la douche. C’est à cet endroit qu’elle devait être quand j’ai
cru qu’elle était partie. Je faisais erreur, elle est bien là, à mes côtés,
souriante et encore plus belle qu’hier.
— Vous êtes flic depuis longtemps ? demande-t-elle en volant un
citron sur le comptoir.
— Ce n’est pas une bonne idée qu’on soit vus ensemble.
Les mots qui m’ont échappé provoquent de la surprise sur les traits
d’Evie.
— Pourquoi ? Vous enquêtez sur le meurtre que j’ai prétendument
commis, m’interroger est la base de votre travail, non ?
— Oui, mais sur une plage à South Beach pendant que je bois une
bière et vous, du vin, ce n’est pas le contexte prisé par le comté de Miami-
Dade.
— Alors il ne fallait pas nous offrir une deuxième bouteille et on serait
peut-être parties.
Bravo, Ryan !
— De toute façon, j’ai plus de chance de me confier si je suis saoule,
ajoiute-t-elle en prenant un deuxième citron.
Chaque fois qu’elle mord dans le fruit acidulé, elle grimace au point de
faire apparaître de petites lignes sur son nez. C’est charmant.
— Je suis assez d’accord sur ce point, mais, dans ce cas, la déposition
ne serait pas admissible en cour.
— C’est dommage parce que je m’apprêtais à vous dire que je pense
avoir couché avec Ethan Lewis, largue-t-elle, sans préambule.
— Vous le pensez ou vous le savez ?
— Certaines images me reviennent en boucle à ce sujet et je doute de
les avoir imaginées. Sans pouvoir le jurer, j’ai la presque certitude qu’elles
sont réelles. Si c’est le cas, j’ai couché avec lui.
— C’est déjà un fait établi par les preuves recueillies. Il reste à
connaître les circonstances : viol ou relation consentante ?
— Je ne me souviens pas d’avoir été forcée. Je crois même que ça me
plaisait.
Cette fille est complètement folle ! Elle dit tout le contraire de ce qu’elle
devrait pour se tirer d’affaire. Elle poursuit en répondant à une question
qui s’immisçait à l’instant dans mon esprit.
— J’avais déjà ces images en tête hier, mais je n’étais pas à l’aise de
l’avouer devant Alexander. Ça lui aurait déplu de l’entendre.
Tu parles !
Par chance, mon assiette arrive à cet instant et permet une distraction.
Je parviendrai plus facilement à lâcher des yeux le tissu diaphane qui colle
à l’aréole de ses seins.
— À votre avis, votre fiancé sait que vous le trompiez ?
— Je suis convaincue de n’avoir jamais été infidèle avant ce soir-là.
C’est contre mes principes. J’aurais auparavant quitté Alexander, affirme-t-
elle en récupérant un morceau de pulpe d’un coup de langue lent et
sensuel.
— Pourquoi l’avoir fait à ce moment-là, si ce sont vos principes qui
guident vos actions ?
— C’est la seule chose que je ne comprends pas encore, soupire-t-elle
en volant une frite dans mon assiette sans y avoir été invitée. Je n’ai
jamais désiré avoir de liaison avec Ethan ni avec aucun étudiant, d’ailleurs.
Elle croque la frite en se tournant vers la mer. Je me concentre sur mon
burger plutôt que sur elle.
— Je vous ai assez embêté pour aujourd’hui. Je vais marcher pour me
replacer les esprits. Si la tendance se maintient, je changerai de pays avant
d’avoir trouvé la raison.
Sur ses mots, Evie prend une autre frite et se tourne vers moi. Elle est
si près que je vois mon reflet dans ses iris. Pourtant, je ne parviens pas à la
quitter du regard. Mon cœur s’affole pendant qu’elle me fixe intensément.
Il s’est écoulé une éternité quand elle murmure :
— Vous avez des yeux magnifiques, Ryan.
Elle s’éloigne sur ces dernières paroles qui se répercutent comme une
traînée de chaleur jusque dans mon maillot.

J’ai à peine terminé mon repas que je le regrette déjà. Je me sens


ankylosé et fatigué d’avoir ingurgité autant de gras. Je suis au moins
heureux de remarquer qu’Evie n’est pas à sa chaise. En revanche, Dave et
Olivia sont toujours ensemble et paraissent en grande discussion. Je n’ai
pas l’intention de les rejoindre, mais je m’impatiente de savoir si mon ami
a pu tirer quelque chose de cette conversation ou s’il est plutôt en train de
s’organiser un rencard pour la soirée.
En attendant, moi aussi je pourrais bien marcher pour m’alléger de
toutes ces calories ingurgitées. La question qui s’impose est : dans quelle
direction est partie Evie ? Je ne voudrais pas la rencontrer ou, pire,
sembler la suivre. Un regard à gauche, où il y a de la musique et beaucoup
de gens, m’incite à aller de ce côté. En revanche, la plage est plus calme à
droite. Comme Evie ne s’est pas jointe à son amie, j’en déduis qu’elle
espérait la tranquillité, comme l’indiquait aussi sa baignade en solitaire.
Bien que, en ce qui me concerne, j’aie souvent besoin d’action pour me
vider l’esprit. Evie cherche-t-elle à fuir le chaos ou souhaite-t-elle au
contraire occuper ses pensées ?
Je n’en ai pas la moindre idée !
Je retire mon tee-shirt que je lance sur ma chaise, récupère mes verres
fumés au même endroit et agite la main vers le nouveau couple qui
discute avec une proximité trop importante pour que ça ne se termine pas
sous les draps. Ensuite, je me mets en route vers la gauche en continuant
d’être incertain que ce soit la bonne direction. Je n’ai toutefois que le
temps de faire cent mètres avant qu’Olivia me retrouve au pas de course.
— Dave est allé commander à boire, je peux vous accaparer en
attendant ?
— Oui, ce sera avec plaisir que je servirai de bouche-trou.
Olivia rigole.
— Bien sûr, dis-je plus sérieusement. Vous êtes aussi une artiste ?
— Je suis designer d’intérieur. Merci pour l’intérêt, mais je suis ici
pour vous parler d’Evie. Je ne crois pas aux congés pour un enquêteur.
J’étire les lèvres malgré moi. C’est bien là où se situe le problème, les
dossiers ne restent jamais sur le bureau avant d’être officiellement réglés.
— Vous vous connaissez depuis longtemps ? dis-je en marchant dans
l’eau.
— Près de dix ans. On s’est rencontrées à l’université, dans un cours de
dessin. J’ai tout de suite été sous le charme de sa personnalité et de son
talent. Elle n’a pas tué ce jeune, ajoute-t-elle sans détour.
Je me penche pour ramasser un coquillage.
— Les preuves disent le contraire.
— Je le sais. Pourtant, il faut connaître Evie pour comprendre. Même
en cas de légitime défense, je ne la crois pas capable d’un tel geste. Evie a
une âme pure comme celle d’une enfant. Justement, elle est parfois trop
naïve et je crains qu’on l’amène à penser qu’elle a commis ce crime
horrible. Et personne ne me fera gober qu’elle a trompé Alexander, bien
qu’il passe sa vie à douter d’elle.
J’arque un sourcil interrogateur qui ne suffit pas à traduire ma
question.
— Il est jaloux ?
— Sa possessivité n’a pas de mot, affirme-t-elle. D’une certaine façon,
je peux le comprendre, car les gens prennent souvent l’attitude d’Evie pour
du flirt. Dans les faits, c’est qu’elle est sans filtre, avec tout ce que ça
implique. Les hommes aiment croire qu’elle les désire seulement parce
qu’elle leur dit qu’ils sont séduisants. Elle est une artiste, elle remarque le
beau partout. En plus, Evie ne s’empêtre pas dans les artifices et les
complications. Quand elle était célibataire, si elle voulait baiser avec un
type, elle l’embrassait, point final. Je ne l’ai plus jamais revue faire ce
genre d’avance depuis qu’elle est avec Alexander, et ce ne sont pas les
occasions qui ont manqué. Comme vous vous en doutez, ils sont
nombreux à espérer. De toute façon, comment pourrait-elle être infidèle ?
Alexander doit savoir où Evie se trouve à tout moment. En revanche, lui a
tout le loisir…
Elle se mord l’intérieur de la joue, paraissant soudain incertaine de
vouloir poursuivre.
— De la tromper ?
— Je n’ai aucun fait pour soutenir mes allégations, mais je parierais
qu’il ne se gêne pas. Il passe son temps en voyage d’affaires. Enfin ! Elle
ne s’est jamais plainte de ses absences, même qu’on en profite pour sortir
lorsqu’il est à l’extérieur de la ville. Néanmoins, je connais mon amie. Elle
a changé depuis qu’elle partage sa vie avec lui. Elle a perdu du poids ces
six derniers mois. Pas étonnant, elle ne mange plus. Elle ne paraît pas se le
rappeler, mais je pense qu’elle songeait à le quitter. Je n’ai pas la certitude
de ce que j’affirme parce qu’elle est réservée quand il est question de sa
relation avec cet homme. Voilà une autre confirmation qu’elle n’est plus la
même. Evie n’est pas une fille discrète, elle n’a pas de secret, elle est un
livre ouvert. Elle dit tout ce qui lui passe par l’esprit à tout moment, même
quand c’est malvenu. Elle se fiche de ce que les gens pensent d’elle. Malgré
cela, j’en sais peu sur sa relation avec Alexander. La raison qui les a réunis
reste un mystère pour moi, mais une chose est certaine, Evie est
malheureuse avec lui.
— Alors si elle songeait à le quitter, elle pourrait effectivement l’avoir
trompé. Peut-être qu’elle espérait refaire sa vie avec cet étudiant ?
— Et elle l’a plutôt tué ?
Je m’esclaffe en réalisant du coup que j’aurais mieux fait de conserver
cette réflexion stupide pour moi.
— Je suppose que non, mais si Evie lui a dit qu’il était séduisant,
Lewis l’a peut-être compris comme une invitation.
— Elle aurait rejeté ses avances. La fidélité est une des valeurs les plus
importantes pour elle. Son père a détruit sa mère et leur vie familiale en
étant infidèle. Evie ne sera jamais infidèle. Jamais.
C’est pourtant elle-même qui prétend l’avoir été.
— Qu’est-ce que vous voulez insinuer, Olivia ? Je ne vois pas le but de
me raconter tout ça.
— Je me demande si Alexander ne se doutait pas qu’elle pensait à le
quitter.
— Et ?
— Je ne sais pas trop, soupire-t-elle en se passant la main dans les
cheveux tout en détournant son regard vers l’horizon. J’ignore ce que
j’essaie de dire, sauf qu’Evie n’a pas tué cet étudiant. Et si elle a eu une
relation avec lui, ce n’est pas elle qui l’a amorcée.
— La théorie du viol est déjà en cours d’analyse. À quoi bon insister ?
Cette conversation est inutile parce qu’Olivia pourrait inventer ce
discours pour épargner la prison à son amie. Néanmoins, une part de moi
a l’impression que tout n’est pas faux. Même qu’elle paraît sincère. Ce qui
me tiraille, c’est que tous les gens autour d’Evie McDaniel prétendent
qu’elle aurait été violée, alors que la seule personne qui affirme le
contraire est Evie elle-même. Décidément, cette enquête n’ira nulle part
tant que je ne m’entretiendrai pas avec les personnes clés du dossier.
— Est-ce que son partenaire est violent ?
— Pas que je sache… et honnêtement, je doute qu’Evie reste dans une
relation physiquement abusive, réfléchit à voix haute Olivia.
— Vous avez affirmé qu’elle voulait le quitter, lui fais-je remarquer.
— Je pense que s’il y a une forme de contrôle, c’est psychologique,
mais ça m’étonnerait. Je l’ai trop souvent vue se révolter contre la violence
conjugale. C’est vrai que la maltraitance mentale est plus insidieuse,
analyse-t-elle. Si je ne fais pas erreur et qu’Evie souhaitait sortir de cette
relation, c’est parce qu’elle était émotionnellement malheureuse. Mais bon,
ce ne sont que des hypothèses basées sur mon ressenti.
— Je suis reconnaissant que vous essayiez de l’aider, mais avec des
impressions, des suppositions et des intuitions, on ne monte pas un
dossier très solide aux yeux des avocats. Surtout quand il s’agit de
démentir des faits en béton, comme l’ADN, un crâne fracturé et une
suspecte trouvée sur les lieux d’un crime.
Dave, qui nous retrouve, met fin à cette discussion commencée de
manière impromptue.
— Je t’ai laissé à boire dans le seau à glace, m’annonce-t-il tout en
donnant un cocktail à Olivia.
Je réprime mon envie de rire. Pour la subtilité, on repassera ! Le
message qu’il souhaite être seul avec la jeune femme ne pourrait pas être
plus clair. Ça me convient parfaitement.
— Merci, dis-je en ajoutant un mouvement de tête à l’adresse d’Olivia.
À plus tard.
Je m’éloigne aussitôt vers ma consommation, mais je songe à revenir
sur mes pas lorsque je vois Evie s’installer à l’ombre d’un parasol à deux
pas de ma chaise. Je me retiens toutefois en me disant que, à bien y
penser, la meilleure solution pour faire la lumière sur cette affaire sera
peut-être de me rapprocher d’elle… tout en conservant mes distances !

— Il paraît que ce n’est pas une bonne idée qu’on soit aperçus
ensemble, me nargue Evie dès que j’arrive.
Je lui souris.
— Je ne peux quand même pas vous empêcher de profiter de ma
plage.
— Votre plage ?
— Je viens y faire un tour presque chaque jour. C’est mon refuge pour
fuir le boulot.
Je converse en observant la position des chaises. Si je m’installe où
sont mes affaires, je serai devant elle, pas si loin, mais pas si près. En
faisant tous les deux face à la mer, ça m’évitera de la détailler. Je
continuerais toutefois à sentir son regard sur moi. Entre les deux options,
je préfère ne pas l’avoir dans mon champ de vision.
— Zut ! Et voilà qu’une horrible meurtrière envahit votre havre de
paix, lâche-t-elle en attrapant un cahier à dessin et un crayon.
Malgré le sarcasme évident, je perçois une pointe de tristesse dans sa
voix.
— Ce n’est pas ce que je voulais insinuer, dis-je avec sincérité.
— Je le sais, souffle-t-elle en commençant à donner des coups de
crayon dans son carnet.
Son occupation m’arrange. Je peux observer la mer et elle est
concentrée à dessiner. Tout est parfait. Alors pourquoi je n’arrive pas à me
détendre ? C’est encore pire quand elle demande :
— Vous êtes marié, Ryan ?
Je hoche la tête pour faire non, en récupérant ma bouteille de bière
dans le seau à glace.
— Pourquoi pas ?
Je hausse les épaules pour éviter d’expliquer que les femmes qui sont
passées dans ma vie avaient des valeurs trop différentes des miennes pour
réfléchir à l’engagement. Pour moi, le mariage est plus qu’un bout de
papier qu’on déchire après quelques années.
— Vous avez une maîtresse ? relance Evie.
Cette fois, je manque de m’étouffer avec ma gorgée. Je pense d’abord à
ne pas m’aventurer sur cette avenue avec elle, puis je songe que, tout
compte fait, je pourrais avoir la réponse à quelques questions.
— Oui, dis-je en me tournant vers elle, tout en fixant mes verres fumés
sur le sommet de mon crâne.
Je n’aurais pas dû adopter cette position parce qu’avec ses jambes
repliées pour retenir sa tablette à dessin Evie m’offre une vue parfaite sur
l’arrière de ses cuisses et sur ce qui doit être un string, car ses fesses sont
aussi à nu. La dentelle de la même couleur que sa robe est si délicate que
je peux presque découvrir chaque repli de sa féminité. Ce que je ressens
lorsque je suis en sa compagnie est à peine concevable. Je me croirais
revenu à l’adolescence, au temps où seules les hormones contrôlaient mes
pensées.
Alors que je m’évertue à regarder ailleurs, Evie se redresse et imite ma
position. Les jambes écartées, les avant-bras sur les genoux, elle se penche
vers l’avant. Cette fois, elle déplace le tissu pour se couvrir. C’est par
recherche de confort et non par pudeur, car sa bretelle retombe dans le pli
de son coude, dévoilant la naissance d’un sein, sans qu’elle s’en préoccupe.
Contrairement à moi. Je force mon regard jusqu’au sien quand elle retire
ses lunettes pour demander :
— Parlez-moi de vous, Ryan. Pourquoi êtes-vous devenu policier ?
La scène que j’ai sous les yeux est terriblement déstabilisante. Ses
mèches rousses dans un complet fouillis, la peau de ses joues dorée par le
soleil et cette épaule menue qui paraît si douce… Dieu qu’elle est belle !
Et toi, Evie, pourquoi faut-il que tu sois soupçonnée de meurtre ?
7
Evie

Jamais je n’aurais cru trouver la tranquillité d’esprit aujourd’hui. En


faisant cette sortie avec Olivia, j’espérais fuir ma réalité. J’ai eu la surprise
d’y rencontrer Alexander, puis le policier qui souhaite me priver de ma
liberté. Pourtant, je ne me suis pas sentie aussi bien depuis très
longtemps. Je discute depuis un moment avec Ryan Knight, ce type
mystérieux la plupart du temps, mais d’une simplicité réjouissante à
d’autres instants. Je m’accroche à ces minutes précieuses où il paraît
baisser la garde. C’est étrange que ce soit moi qui me retrouve sur des
charbons ardents en conversant avec ce flic et que ce soit lui qui semble
inquiet d’effectuer un faux pas. Ç’a sûrement à voir avec son code de
déontologie. Il m’a fait savoir que ce n’était pas l’idéal qu’on soit aperçus
ensemble. Je me réjouis qu’il fasse fi des procédures idiotes de cette
société trop régie par les conventions. D’ailleurs, il est plus familier
qu’hier. Il a accepté de laisser tomber le vouvoiement, ça me plaît. Quoi
qu’il en soit, j’ai appris qu’il fréquente une fille depuis un an, sans espérer
se marier pour autant. Il est flic comme l’étaient son père et son grand-père
avant lui. Sa mère est infirmière. Ses parents se sont rencontrés à l’hôpital
quand son père a été blessé par un projectile d’arme à feu dans la cuisse
lors d’une descente.
— C’est romantique. Comme les soldats à la guerre qui ont épousé les
infirmières qui les ont soignés.
— Oui, sourit Ryan, mais selon ce qu’ils m’ont raconté, ce n’était pas si
sentimental. Mon père insistait pour qu’elle l’embrasse en prétextant qu’il
allait mourir et elle lui a répondu que c’était la technique la plus sournoise
qu’elle avait entendue de la part d’un homme.
Je rigole à l’évocation de cette scène, à l’évidence précieuse aux yeux de
Ryan. J’aimerais avoir été témoin d’autant de légèreté et d’humour entre
mes parents. Or, mes souvenirs ne sont pas aussi plaisants.
Je me désole dès qu’Olivia et Dave reviennent vers nous, car à ce
moment Ryan se lève et ramasse ses affaires, comme s’il attendait cet
instant avec impatience. Pour ma part, j’aurais voulu rester ici encore
longtemps.
— Vous partez déjà ? dis-je du bout des lèvres.
— On a planifié sortir, répond Ryan, sans fournir davantage de détails.
— Es-tu en congé demain ? Cette journée m’a fait beaucoup de bien. Je
me sens prête à passer au poste pour le reste de ma déposition. Ça peut
être en après-midi si tu penses te coucher tard ce soir.
— Oui, ça me va. Seize heures ?
— J’y serai. Merci.
— Merci ? répète-t-il en riant. De faire mon travail ?
— Non. De m’avoir permis de penser à autre chose qu’à l’épée de
Damoclès suspendue au-dessus de ma tête. J’ai aimé ta compagnie.
J’éprouve une nouvelle pointe de déception lorsque Ryan fuit mon
regard et que je lis une émotion difficile à déchiffrer sur son visage.
Visiblement, il n’a pas passé un aussi bon moment que moi. Les sourcils
légèrement froncés, l’air pensif, il retire ses lunettes teintées le temps de
remettre son tee-shirt.
— Evie, tu es libre demain soir, n’est-ce pas ? s’enthousiasme Olivia en
arrivant à mes côtés.
— Je crois que oui, en tout cas, je n’ai pas de meurtre à l’agenda.
Ma connerie est récompensée par l’éclat de rire de ma copine et de son
nouvel ami. J’ai même droit à un large sourire de mon séduisant détective.
— Dave nous invite à nous joindre à Ryan et lui pour prendre une
bouchée.
Je remarque un regard désapprobateur de la part du policier à l’endroit
de Dave. Pourtant, quand je pose mes yeux sur les siens, je n’y vois que
des étincelles. Cette flamme qui brille toujours au milieu de ses iris
sombres.
— Je pense plutôt me reposer. Ne vous privez pas pour moi, finis-je
par répondre à regret.
Pour éviter qu’on lise ma déception, je chausse mes verres fumés et je
reprends mon carnet à dessin où il n’y a pour le moment qu’une esquisse.
Je ne lève la tête que pour saluer Dave lorsqu’il s’adresse à moi. Olivia se
laisse choir à mes côtés en soupirant son bonheur comme ça lui arrive
souvent quand elle fait la connaissance d’un homme intéressant.
— Quelle belle rencontre inattendue ! s’exclame-t-elle en prélude à un
nouveau soupir dans lequel je décèle un sourire. Et toi ? As-tu plaidé ta
cause auprès du policier outrageusement sexy ?
— Il était en congé, alors je n’ai pas abusé de sa bonne volonté.
— Tu plaisantais, tu viendras demain, n’est-ce pas ?
— Non. Ça nuirait à la situation si nous étions vus ensemble dans un
contexte hors travail. Sans compter qu’Alexander ne l’autoriserait pas et
mon stupide avocat non plus.
— Alexander n’approuve rien dès qu’il y a un homme dans les
parages. Pour une fois, il aurait une raison d’être jaloux. Et tu peux
changer d’avocat, Dave est aussi criminaliste.
Je délaisse mon croquis pour lever les yeux vers mon amie.
— Avoue qu’il te plaît, lance Olivia.
— Dave ?
— Arrête, idiote. Je parle de Ryan. Je sais, je sais. C’est un flic, tu es
une vilaine meurtrière, bla bla bla. En plus, tu es fiancée ou presque, je
m’en fiche. Oublie tout ça et, pour une fois en deux ans, permets-moi de te
poser une question, Evie.
Bien que j’anticipe où mènera la conversation, j’acquiesce d’un sourcil
relevé.
— Es-tu amoureuse d’Alexander ?
— Je n’en sais foutrement rien. Cette fichue question me hante depuis
quelques jours. Aujourd’hui plus que jamais.
— À cause de ce policier ?
Je déglutis et détourne les yeux vers la mer. Comment mon amie peut-
elle si bien lire en moi ?
— Je devrais laisser Alexander si je ne suis plus amoureuse, dis-je,
éludant la question par la même occasion.
— L’as-tu déjà aimé ? insiste Olivia.
— À toi de me le dire.
— Mais où va cette discussion ? C’est ton fiancé et non le mien.
— J’ai perdu un bout de cerveau, tu t’en souviens ? Aide-moi, merde,
dis-je dans un grognement pendant que je récupère la bouteille de vin
pour m’emplir un énième verre.
— Si tu veux mon avis, tu n’aimes pas et tu n’as jamais aimé
Alexander. Vous vous êtes trouvés grâce à l’art, sans plus. Pour le reste, il
agit comme s’il était ton père, plus que ton amant. Je parie qu’il est à chier
au lit.
Je ne me rappelle pas notre dernière relation sexuelle. Ce qui est un
non-sens. J’ai l’impression que les six derniers mois avec lui se sont
effacés. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Tous les souvenirs de
nos ébats remontent à longtemps. Trop longtemps. Est-ce les effets de la
commotion cérébrale ou tout simplement que les images sont trop
lointaines ? Une part de moi pense qu’Olivia n’a pas tort. La froideur
d’Alexander en est assurément le meilleur indicateur. J’ai l’intention
d’élucider ce mystère dès ce soir.
Je suis rentrée plus tôt que je ne l’avais planifié pour attendre
Alexander. J’ai revêtu une robe noire ajustée très classique et j’ai remonté
mes cheveux en chignon. C’est sa coiffure préférée, ça, je m’en souviens,
car il m’a souvent demandé de les nouer pour des galas. Je lui ai préparé
du canard au coulis de framboises, un repas qu’il me réclame
régulièrement. Autre détail non pertinent, qui a refait surface aujourd’hui.
Tout est prêt ; le foyer sur la terrasse est allumé, les bougies autour de
la piscine aussi, la table est élégante et, en plus, la température est de notre
côté. Nous avons droit à un ciel étoilé et à une légère brise ; même en
complet, Alexander n’aura pas trop chaud pour manger à l’extérieur. Je
cherche une chaîne susceptible de lui plaire quand je l’entends entrer.
— Evie, chérie, nous sommes arrivés.
Nous ?
Je n’ai pas le temps de sentir pleinement la frustration me gagner que
je reconnais la voix de Miles Hamilton. Comment a-t-il pu ne pas m’en
informer quand je lui ai annoncé que je préparais un repas pour un tête-à-
tête ?
Cet avocat en plus !
— Tu es superbe ! me complimente-t-il.
Alexander s’approche, pose un baiser sur ma joue et laisse son porte-
documents sur le banc dans l’entrée.
— J’ai pensé que, étant donné que tu avais pris une journée de congé
et que tu étais assez en forme pour cuisiner, c’était le meilleur indicateur
que tu te sentais prête pour discuter de ta défense.
Well, think again !
Si j’étais magicienne, je claquerais des doigts pour retourner sur la
plage de South Beach. En vérité, n’importe où serait mieux que passer la
soirée ici avec eux. Demain, je sortirai, même si ce flic n’a pas envie de me
voir ou même si je dois servir de chaperon parce qu’il s’éclipse pour éviter
d’être en ma compagnie.
Comme le ferait la parfaite fiancée que je prétends être, j’ai ajouté un
troisième couvert pour l’invité d’Alexander. Avant que je lui serve
l’apéritif, il a ouvert une chemise cartonnée et s’est mis à me questionner.
Encore maintenant, alors que je libère la table, il me demande de
reprendre un à un les détails du soir du meurtre. Je ne comprends pas
pourquoi il insiste, je ne me souviens de rien. Sauf la partie que je ne
partagerai pas avec eux.
— L’important, si tu es accusée, poursuit Miles Hamilton tandis que je
dépose les dernières assiettes sur le plan de travail, sera de jouer
l’enseignante dévouée et innocente. Cette femme qui n’espère que le bien
de ses étudiants. Nous devons nous préparer.
— Je n’ai pas à faire semblant, c’est ce que je suis !
— Oui, bien sûr, rigole l’avocat, seulement le jury l’ignorera.
Ce rire, je l’ai déjà entendu…
Je n’ai pas le temps de creuser ma mémoire que Hamilton poursuit.
— Il faudra parler de ton engagement bénévole à l’université, mais
surtout dans des œuvres caritatives pour les itinérants.
Je me garde d’acquiescer, même si je sais qu’il a raison. Je comprends
l’objectif de me montrer sous mon meilleur jour. À cet effet, être associée à
Alexander ne peut que me servir. Contrairement à moi, il vient d’un
milieu bien nanti, a eu un parcours scolaire impeccable et un dossier
immaculé à tout point de vue. Quant à moi, il en est autrement. Hélas !
— J’ai appris de source sûre, renchérit Alexander, que le jeune Lewis
aurait consommé des drogues à plusieurs reprises.
Je sais que c’est la vérité, car j’écoute souvent les étudiants discuter de
leurs soirées. Je me souviens d’une situation où j’avais entendu deux
copains d’Ethan parler d’une fête où ils avaient eu la malencontreuse idée
de mélanger certaines substances illicites avec beaucoup d’alcool et de
boissons énergisantes. Néanmoins, je trouve déplorable que la mémoire de
ce garçon soit ternie pour m’avantager. Ma réputation également sera salie.
En écho à mes réflexions, Alexander en rajoute.
— Justement, chérie, je voulais te parler de l’image que tu devras
projeter. La poursuite souhaitera dénoncer ton mode de vie. Il serait
important de limiter l’alcool que tu consommes en public.
— Pardon ? J’aime prendre un verre, et avec les accusations qui pèsent
contre moi je ne suis pas près d’arrêter de boire. Je ne peux plus enseigner,
alors dorénavant je peins et je bois. C’est tout ce qui me reste.
— Evie, intervient Alexander après un coup d’œil vers l’avocat. On ne
parle pas de cesser ta consommation, juste de la réduire lors de tes sorties.
C’est essentiel pour parfaire ta défense.
Je sais qu’il a raison. Et c’est là où le bât blesse. J’ai toujours aimé le
goût de l’alcool et je suis obligée de reconnaître que ma consommation est
à la hausse ces derniers temps. Sans me qualifier d’alcoolique, Alexander
me l’a fait remarquer à quelques reprises. Je n’ai pas de problème, mais il
n’en demeure pas moins que je bois plus que je le devrais. C’est un fait.
D’ailleurs, le médecin m’a précisé que l’alcool n’était pas idéal pour aider
ma guérison. Je me suis accrochée au fait que c’était néanmoins permis
tant que je ne faisais pas d’abus.
J’évite d’en rajouter et je me concentre sur les couverts que je mets au
lave-vaisselle. Cette soirée est à des années-lumière du plan que j’avais en
tête.
— Aussi, reprend Miles Hamilton, tu devras m’expliquer dans les
moindres détails les discussions que vous avez eues, Ethan et toi. Nous
établirons que son geste était délibéré et calculé depuis longtemps.
— Mais on l’ignore ! J’étais peut-être consentante à cette relation.
J’ai à peine fini ma phrase que je la regrette déjà en voyant la mâchoire
d’Alexander se crisper et, étrangement, celle de mon avocat également. Je
cherche désespérément un moyen de me reprendre quand Alexander parle
d’une voix tranchante :
— Ce jeune s’est présenté à d’incalculables occasions à la galerie, c’est
évident qu’il espérait se rapprocher de toi par tous les moyens.
— Alexander, dis-je doucement, mes étudiants m’aiment et c’est
réciproque. Je ne crois pas qu’Ethan avait ce genre d’intention en me
rendant visite. D’ailleurs, il était souvent accompagné de sa copine pour
admirer les toiles. Ils en ont même déjà acheté.
— Il est venu avec elle deux fois et a fait l’acquisition d’une seule
œuvre, argumente Alexander.
— Ce sont des étudiants qui ne proviennent pas de familles aussi bien
nanties que la tienne. Ils ne pouvaient pas se permettre le type de
dépenses que nécessite un achat à ta galerie. Le fait qu’ils se soient procuré
une toile, malgré leur faible budget, est la preuve évidente qu’ils sont
passionnés.
— Tu leur as presque donné ta toile. Ils auraient été imbéciles de ne
pas la prendre. Si ça se trouve, ils sont allés la revendre à gros prix dès
qu’ils sont sortis pour se payer de la drogue, persiste Alexander.
Pour seule réponse, je lance mon torchon sur le plan de travail, je vide
le restant de la bouteille de vin dans mon verre et largue :
— J’en ai assez entendu pour ce soir, je suis fatiguée. Je finirai de
nettoyer demain.
Sans prêter un regard aux deux hommes, je prends ma coupe et tourne
les talons pour me rendre dans ma chambre à coucher.

J’ignore combien de temps s’est écoulé lorsque Alexander me retrouve.


Trop peu. Si je souhaitais un rapprochement, j’ai désormais envie de
trouver refuge dans une autre chambre. Elles sont nombreuses, ce ne serait
pas un problème. Je me demande si des disputes ont occasionné ce désir
d’éloignement dans le passé. Assise devant ma coiffeuse, je réfléchis à la
première fois que je suis venue dans cette pièce, c’était plusieurs semaines
après notre rencontre. Je mourais d’envie de faire l’amour avec Alexander
et cet instant était sans cesse repoussé. En voyant ce lit démesurément
grand, je me souviens d’avoir songé à toutes ces vilaines choses que nous
y ferions. Je n’ai pas tardé à le lui faire savoir.

— Le repas était délicieux, ai-je dit en m’approchant d’Alexander pour


dénouer sa cravate.
Mon futur amant m’observait en silence. Je me suis éloignée de lui tout
en conservant mes yeux dans les siens. Il m’a souri quand j’ai laissé tomber
ma robe au sol. J’ai réduit l’écart qui nous séparait, je me suis emparé du
bout de tissu que j’avais abandonné dans son cou et l’ai glissé autour du
mien. Vêtue seulement de ma lingerie, de mes escarpins et de sa cravate, je
lui ai décoché un coup d’œil séducteur. Ç’a fait sourire, Alexander. Sans
tarder, il a détaché sa ceinture et s’est avancé vers moi, l’air salace et
prédateur. Pour jouer, je me suis éloignée en courant vers le lit, mais il m’a
vite rattrapée. Alors que je riais aux éclats, il m’a saisie par les hanches et
m’a attirée à lui sans ménagement. J’étais follement excitée qu’il soit si
dominateur…

Je reviens à l’instant présent quand Alexander s’installe derrière moi.


— Je ne voulais pas que les choses se déroulent ainsi, chérie, je suis
désolé, murmure-t-il en posant ses mains sur mes épaules.
Je lève les yeux vers la glace où je rencontre un regard penaud.
— Je sais que tu vis des moments difficiles. Je n’aurais pas dû
demander à Miles de venir si rapidement. J’ai commis une erreur en
pensant que tu étais prête. Concentré sur l’importance de préparer ta
défense au plus vite, j’ai négligé que tu as besoin de repos. J’ai l’intention
de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider, mais je réalise que ça
exigera davantage de temps. Tu me pardonnes ?
Je laisse aller un soupir en déposant ma brosse à cheveux.
— Je ne suis pas certaine d’aimer cet avocat, Alexander. Suis-je obligée
d’être représentée par lui ?
— C’est le plus compétent. Tu auras de bien meilleures chances s’il
s’occupe de tout. Il a déjà trouvé des éléments intéressants pour contrer
l’image parfaite de cet étudiant.
Quand je m’apprête à réagir, Alexander me fait pivoter vers lui et pose
un index sur mes lèvres.
— Je suis conscient que ça va à l’encontre de tes valeurs, Evie, mais il
est question de ta liberté, de ta vie, de notre vie. Je comprends que tu n’as
pas envie de l’entendre maintenant, mais les avocats de la poursuite
fouilleront ton passé pour te montrer sous le jour le plus sombre possible.
Ce n’est parfois pas une affaire de fait, mais de crédibilité. On doit
attaquer avant eux pour être en position de force.
De nouveau, il m’empêche de répliquer.
— De toute façon, nous en reparlerons. C’est évident que tu n’avais pas
prévu ce genre de soirée, continue-t-il en caressant mon bras du revers de
la main. Tu es sublime dans cette robe. J’ai regretté de ne pas être seul
quand je t’ai aperçue.
Je grimace un sourire. Cette attitude s’apparente enfin à ce que
j’espérais de la part de mon fiancé. L’envie de rapprochement n’est pas au
rendez-vous à présent, mais sentir qu’il me désire, ne serait-ce qu’un peu,
me procure le plus grand bien. Justement, Alexander cajole mon cou et
prend ma nuque pour m’attirer à lui. Il pose ses lèvres tendrement sur
mon front, puis m’enlace. Je lui rends son étreinte, puis lève le regard vers
le sien. Alexander est un homme aux traits parfaits, de la symétrie de son
visage jusqu’aux lignes bien dessinées de ses lèvres, en passant par
l’inclinaison harmonieuse de son nez, mais il n’a pas la masculinité que
j’aime tant chez un homme. Mon esprit vagabonde vers Ryan Knight. Je
me sens aussitôt vilaine d’avoir permis à cette image de s’immiscer à cet
instant. Je compense en souriant à Alexander. Je glisse mes doigts dans ses
cheveux châtains, puis sur sa nuque en espérant qu’il m’embrasse. Ce qu’il
fait, sur la joue, sur le nez, puis à la commissure des lèvres.
Alexander me sourit en dénouant sa cravate pendant qu’il me décoche
un regard concupiscent. Je reconnais cette intention lubrique que j’avais
lue dans ses yeux le premier soir.
— Je vais me doucher, je reviens tout de suite, annonce-t-il avant de
tourner les talons pour se rendre dans la salle de bain.
La nervosité me gagne. Je me sens à la fois intriguée de découvrir ce
qui m’attend et incertaine que ce soit ce que je souhaite ; comme si j’en
étais à ma première expérience avec lui.
Je termine de brosser mes cheveux et j’enduis mes lèvres de baume en
jetant un coup d’œil dans le miroir. Je suis horriblement cernée. Le
maquillage m’aiderait à camoufler les lignes bleutées sous mes yeux, mais
je n’ai pas l’habitude d’en porter. Encore moins quand c’est le moment
d’aller au lit.
Les jets viennent à peine de s’arrêter qu’Alexander pénètre dans la
chambre, la taille enroulée d’une serviette. C’est aussi sans tarder qu’il
marche vers moi et détache ma robe qui se retrouve à mes pieds. Debout,
en fine lingerie, je le fixe, incertaine de l’attitude que je devrais adopter.
Comme une vierge, je me laisserai guider par lui cette nuit. De fait, devant
mon inaction, Alexander m’entraîne par la main vers le lit, où il
m’encourage à m’asseoir. Installé devant moi, il détache la serviette et
avance son membre dressé près de mon visage. Je suis surprise de cette
proposition directe.
Plutôt que de faire ce à quoi il s’attend de moi, je me relève pour
l’embrasser, mais quand ma bouche s’approche de la sienne Alexander
demeure de marbre. Je frôle ses lèvres, mais il répond à peine à
l’invitation. Il caresse subtilement mon dos et me laisse le couvrir de doux
baisers. Je descends ma main vers son sexe en espérant percevoir une plus
grande réaction. C’est le cas. Il appuie sur mon épaule pour m’obliger à
m’agenouiller. J’en reste estomaquée.
J’embrasse son abdomen en me réjouissant que son corps soit ferme et
bien sculpté. Quand j’arrive devant son sexe, Alexander presse subtilement
le derrière de ma tête.
— Tu m’as manqué, chérie, murmure-t-il lorsque j’ouvre la bouche et
le goûte enfin.
À ce moment, de nouvelles images intrusives d’Ethan s’invitent malgré
moi…

Il prend ma tête entre ses paumes. Ses lèvres sont à une proximité
dérangeante. Pourtant, j’ai la folle envie de l’embrasser. Comme un rêve
exaucé, il s’empare de ma bouche.

BLACK-OUT

— J’ai si envie de toi, Evie…

BLACK-OUT

Ethan m’embrasse lentement. Sa langue est douce, tendre et si agréable.


Il y a longtemps que je ne me suis pas délectée d’autant de délicatesse. Je
me laisse porter par ce baiser tellement déplacé.
— J’ai rendez-vous avec une amie, je dois partir, dis-je dans un souffle.
Sa bouche parcourt mon cou pendant que sa main court toujours sous
ma robe. J’écarte les jambes malgré moi.
— Tu es magnifique.
Sa langue est si soyeuse, sa bouche est si chaude…

BLACK-OUT

Ses doigts s’introduisent à l’intérieur de moi, la sensation est délicieuse.


Je laisse aller un soupir de plaisir.

BLACK-OUT
Ses dix doigts sont emmêlés dans mes cheveux, tandis qu’il m’embrasse
à pleine bouche, son bassin heurtant doucement mes hanches.
— Tu es si étroite, si chaude, si…
Je me régale de cette bouche gourmande qui ne semble pas se lasser de
la mienne, de cette virilité surprenante qui va et qui vient en moi, de ces
attouchements tendres et englobants. J’écoute ses grognements de plaisir
qui se transforment en un cri étouffé. S’ensuivent des bruits assourdissants,
le chaos, du sang, beaucoup de sang. Puis, tout s’efface.

Je reviens à l’instant présent, haletante, les ongles plantés dans le dos


d’Alexander, qui est allongé sur moi, en moi. Il grogne en empoignant
solidement mes cheveux. Ses mouvements de bassin sont brutaux,
presque sauvages. J’inhale son odeur, mêlée à celle du savon et de son
parfum. Je déteste ce que je respire.
— Doucement, dis-je en caressant ses reins.
Alexander ne m’entend pas. Il continue de s’agiter tandis que je
cherche son regard. Il m’accorde un bref coup d’œil. Il paraît sur le point
d’exploser. Je tente de capturer sa bouche, mais il mord plutôt l’oreiller en
poursuivant ses va-et-vient dénués de toute sensualité. Je fixe le plafond
en songeant à simuler l’orgasme pour que cet ébat finisse. Je m’efforce de
feindre un faible gémissement qui, même à mes yeux, est lamentable.
Pourtant, Alexander se laisse aller à son plaisir à cet instant précis.
Je reste immobile pendant que l’érection de mon partenaire tressaute
une dernière fois. En attendant qu’il reprenne son souffle, je me
questionne sur ce qui vient de se produire. Tout est allé trop vite. Je perds
la tête avec ces images d’Ethan qui me hantent. Réalité ou fantasme ? Je ne
sais plus. Une chose est certaine, ces flashs intrusifs ont aidé à faire passer
ce moment d’intimité très loin de ce que j’espère vivre avec mon
partenaire de vie.
Alexander me déleste de son poids et plonge enfin son regard dans le
mien. Il encadre mon visage entre ses mains et embrasse mon front avant
de rouler sur le côté pour retourner sous la douche, m’abandonnant avec la
sensation d’avoir servi de réceptacle à une souillure livrée sans émotion.
Pendant qu’il marche, je remarque l’enveloppe d’un préservatif sur le
plancher. Mon cœur se serre. Comment se fait-il qu’après deux ans de
fréquentations nous utilisions encore un condom ? Il craint probablement
qu’Ethan Lewis m’ait refilé une ITS. Pourtant, les médecins m’ont rassurée
à cet effet. Peut-être Alexander est-il tout simplement dégoûté de moi ou
ne me fait plus confiance ? Même si ça me blesse, je peux le concevoir. Ma
gorge se noue et ma vision s’embrouille.
Désillusionnée sur ce que paraît être ma relation avec cet homme, je
laisse les larmes rouler sur mes joues.
8
Ryan

Attablé dans un pub, devant un plateau d’ailes de poulet, j’attends que


Dave, qui s’est éloigné pour conclure un appel pour le travail, revienne. Je
sirote le restant de ma bière en repassant mentalement les conversations
que j’ai eues à la plage aujourd’hui, celle avec Olivia Fallon, celle avec Evie,
et celle que je viens d’avoir avec mon ami. J’avais bien deviné, Dave n’a
pas cherché des preuves pour mon dossier, mais s’est plutôt laissé charmer
par la jolie brunette. Ce n’est pourtant pas son genre de vivre d’illusion,
surtout après si peu de temps, mais Olivia est rafraîchissante. Je peux le
comprendre. Avec le boulot qui pèse lourd, moi aussi j’ai envie de légèreté
dans mes soirées. Après mes journées où les meurtres se succèdent, je n’ai
que Mady pour m’aider à oublier. Dès que Dave réapparaît avec deux
shooters de Jack Daniel’s et des nouvelles bières, je le relance :
— Alors, à quel restaurant l’inviteras-tu ?
— Tu veux sûrement dire où nous allons les inviter ?
— Non. La plage peut toujours passer pour une rencontre fortuite,
mais un dîner au restaurant serait impossible à justifier. Et puis, à quoi ça
rime, tout ça ?
— Ne prétends pas que la belle rousse ne te plaît pas. J’ai vu comment
tu la regardes, remarque Dave en prenant un shooter et en m’indiquant
d’un haussement de sourcils de m’emparer de l’autre.
Nous levons nos verres et en avalons le contenu d’un coup sec avant
que je réponde :
— Là n’est pas la question, ce sont des accusations de meurtre qui
pèsent contre elle. J’ai l’impression que tu ne l’as pas saisi.
— Oui, mais je ne crois pas qu’elle l’ait fait.
— Tu veux que je te fasse la liste des preuves qui jouent contre elle ?
Tu ne crois rien du tout, tu souhaites juste que les circonstances soient
différentes pour sortir avec sa copine. D’ailleurs, rien ne t’en empêche.
Jusqu’ici, rien n’indique une complicité avec Mlle Fallon.
Dave rigole.
— Elle te plaît vraiment ?
— Oui, répond simplement mon ami, les yeux brillants et un sourire
niais bien inscrit sur ses lèvres.
Il prend une gorgée de sa bière en m’observant.
— Et toi, tu vois toujours Mady ?
Je bois à mon tour et balance la tête en perdant mon regard vers un
groupe de jeunes hommes assis sur une banquette à proximité. Ils ont
abusé de l’alcool et continuent de s’enivrer.
— Pourquoi sembles-tu si déprimé quand je te questionne sur ta
voisine ?
— Je ne suis pas déprimé, je n’ai juste rien à ajouter à son sujet. On se
voit une fois de temps en temps pour baiser. Qu’est-ce que je pourrais te
dire de plus ? C’est parfois plus long quand on mange avant ou après.
— Tu ne l’aimes pas ? cherche à comprendre Dave.
— Oui, mais pas de cette façon. Il n’a jamais été question d’amour, ni
pour elle ni pour moi. On profite de ce que l’autre a à offrir, jusqu’à ce que
l’un de nous trouve chaussure à son pied. Il y a fort à parier que ce sera
elle avant moi.
— Et pourquoi Mady ne pourrait-elle pas être cette chaussure ? Vous
vous voyez depuis un moment, non ?
— Oui, mais non. Mady est… comment dire… à un chromosome d’être
un homme.
— Je te ferai remarquer qu’on est tous à un chromosome d’être de
l’autre sexe.
— J’avoue, dis-je en riant. C’est plutôt qu’elle est comme un homme.
— Il me semble avoir vu de très jolies courbes sous ses vêtements.
— C’est certain, mais elle n’a aucune délicatesse, ni sensibilité…
Je m’interromps.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, Mady est très sensible. Je ne sais pas
comment l’expliquer. À mon sens, une femme doit avoir un peu plus de
féminité, de douceur et de vulnérabilité. C’est con, ce que je dis ?
— Non, tu décris très bien Evie McDaniel.
Je lève les yeux au ciel avant de soupirer.
— Justement, j’ai peut-être quelque chose qui pourrait t’intéresser à
son sujet, annonce soudain Dave. J’ai su que Burke, serait très jaloux. Du
genre possessif et contrôlant.
— Ce n’est pas un scoop, ta future copine me l’a dit. C’est aussi d’elle
que te vient l’information ?
— Franchement ! Pour qui me prends-tu ? Je suis beaucoup plus
professionnel que j’en ai l’air. Je ne mêle pas le boulot et ma vie
personnelle, moi !
Je roule ma serviette de table en boule avant de la lancer dans sa
direction.
— Non. J’ai effectué quelques appels, reprend Dave plus sérieusement.
Alexander Burke est un homme assez fortuné, très connu dans Brickell.
Plus d’une fois, il aurait fait des scènes de jalousie à sa tendre moitié dans
des soirées mondaines. Pas de grands éclats, mais des avertissements
silencieux éloquents.
— Et ? dis-je en attaquant une aile de poulet.
— Tu as affirmé que le coup qui a tué Ethan Lewis a été porté avec
violence. Si je me fie à la physionomie de la jolie suspecte, elle n’a peut-
être pas la puissance nécessaire pour lui ouvrir le crâne. C’est peut-être le
fiancé qui est derrière l’affaire.
— J’ai eu plusieurs cas où il a été prouvé que l’adrénaline quintuple la
force.
— Je l’admets, si la victime tentait de la violer, consent Dave dans un
hochement de tête avant de se lécher les doigts enduits de sauce barbecue.
Je réfléchis en récupérant une autre aile.
— À quoi penses-tu ? s’enquiert mon ami en se débarbouillant d’un
coup de serviette de papier.
— Lewis n’a pas seulement essayé de la violer, il y est arrivé… Enfin, la
nature de la relation n’est pas encore claire, mais les médecins ont trouvé
son sperme lors de l’examen gynécologique d’Evie. C’est donc qu’il a eu le
temps de prendre ce qu’il souhaitait. Bref, je me disais que si on suppose
qu’il a été tué pendant qu’il était sur elle, le coup aurait nécessité un élan
pour être sans pardon.
— Tu as raison, s’emballe Dave qui comprend ma déduction. En
présumant qu’Evie était sous l’étudiant, le mouvement est trop court pour
occasionner un impact si brutal à moins d’être fort.
— Même chose s’il la tenait par-derrière. Dans ce cas, c’est carrément
impossible de frapper Lewis là où il a été heurté.
— À moins que ce soit après le viol qu’elle l’ait tué, suggère Dave. Dans
cette éventualité, elle avait tout le loisir de s’élancer aussi violemment que
souhaité.
— Ce qui est plausible parce que, comme je l’ai dit, le jeune a eu le
temps d’éjaculer.
Je bois une gorgée de ma bière en visualisant les différentes
possibilités. Lorsque je coince ma lèvre inférieure entre mon pouce et mon
index, affichant un solide pli entre les sourcils, Dave m’interroge :
— Il y a autre chose ?
— Evie pense ne pas avoir été violée.
— Elle a vraiment admis ça ? grimace mon ami.
— Oui, je sais, ce n’est pas judicieux de sa part, mais elle n’en est pas
certaine. Supposons que l’acte était bel et bien volontaire et qu’ils aient été
surpris par Burke. Dans ce cas, tout concorde. Tout, sauf bien sûr qu’il n’y
a aucune trace d’une autre personne dans la pièce et que ce sont les
empreintes de la présumée meurtrière qu’on a relevées sur la statue.
Dave retrousse le nez de nouveau, l’air de trouver, lui aussi, que ce
dossier n’est pas si simple.
— À bien y penser, tu es un grand garçon, je te laisse t’occuper de cette
affaire. Nous sommes en congé, alors profitons-en et buvons à la santé de
ma future femme, s’exclame-t-il en levant le bras vers le barman.
Ce dernier s’étire pour attraper la bouteille de Jack Daniel’s et sert deux
shots. Quant à moi, je sens mon cerveau en ébullition. Je voudrais avancer
le temps pour me retrouver déjà demain après-midi et questionner Evie au
bureau où elle doit me rejoindre.

J’avale mon troisième café de la matinée pour me remettre les yeux


devant les trous. Merci à Dave pour ses innombrables tournées de Jack
Daniel’s. J’ai trop bu, mais surtout je n’ai pas assez dormi. C’était hors de
question que je fasse la grasse matinée parce que je dois rencontrer Dakota
Garner, l’ex-petite amie d’Ethan Lewis. Elle arrive avec sa mère. Evie avait
raison : l’étudiante a toutes les allures d’une Barbie, et le plus étonnant est
qu’en regardant sa mère on croirait voir une réplique à peine plus vieille.
Les deux sont blondes avec de grands yeux bleus, une fine silhouette et un
buste bien en évidence. Elles sont très maquillées, trop pour cette heure du
jour, selon moi. Dakota ne ressemble en rien à Evie, qui, elle, était sans
artifice les fois où je l’ai vue. À l’exception du vernis à ongles, elle était au
naturel comme elle doit l’être au réveil. Le genre de femmes que je préfère.
Hier, pendant que je me prélassais en sa compagnie sur la plage de
South Beach, les analyses de sang d’Ethan sont rentrées. Je compte bien les
regarder de plus près, mais pour le moment les résultats suscitent de
nouvelles questions, dont l’une que je devrai poser à son ex-copine vers
qui je m’avance à l’instant.
— Bonjour, détective Knight, me salue Mme Garner en présentant sa
main.
Dakota imite sa mère.
— Merci d’être venues me rencontrer de si bonne heure.
Le temps de proposer et de servir du café, je les conduis dans une salle
de conférences où je prendrai la déposition officielle de l’étudiante. Après
quelques formalités et les questions de base, j’entre dans le vif du sujet et
demande à Dakota de me confirmer ce qui l’a amenée chez Ethan le soir
où elle l’a découvert, assassiné. Elle me répète ce que je savais déjà, soit
qu’elle était à une fête où son copain devait la rejoindre. Après plusieurs
tentatives vaines pour lui parler par texto, elle a décidé d’aller le retrouver.
Même si elle est émotive, je la trouve forte dans les circonstances. Je le lui
fais remarquer et poursuis sur le prochain thème que je dois aborder : la
nature de la relation entre Ethan Lewis et Evie McDaniel.
— Je crois savoir que Mme McDaniel était ton enseignante, c’est
exact ?
— Elle m’a enseigné la peinture et la sculpture, confirme Dakota.
— Et comment décrirais-tu ses cours ?
— Même si ses exigences étaient élevées, je n’avais pas l’impression
d’être en train d’étudier quand je suivais ses classes. Evie est jeune, cool et
drôle, alors ses cours reflétaient sa personnalité. Je l’aimais aussi parce
qu’elle faisait preuve de souplesse dans la remise des travaux et était très
disponible pour répondre à mes questions. Je l’aimais bien, mais ma
perception d’elle a changé lorsqu’elle a rencontré Ethan.
— Pourquoi ?
Dakota baisse les yeux sur ses mains. Sa mère saisit ses doigts pour
l’encourager.
— J’ai suggéré à Ethan de poser nu pour un cours parce qu’il voulait
gagner un peu d’argent. À partir de ce moment, je les ai souvent surpris
dans le local.
— Surpris ?
— Il m’est arrivé d’aller le retrouver parce qu’il était en retard. Parfois,
il n’était même pas encore habillé. Je sais que c’est elle qui insistait pour
poursuivre la discussion.
— C’est ce que tu penses ou c’est ce que t’a dit Ethan ?
— Un peu des deux. Ethan détestait être à la dernière minute, alors
quand je me pointais il se hâtait de me rejoindre. Je n’avais pas à le
disputer, il lâchait des jurons en geignant que les profs allaient lui taper
sur la tête.
— Mme McDaniel n’aurait pas pu justifier ses retards si elle l’avait
contraint à rester plus longtemps ?
— Je suppose que oui. Mais selon moi, Ethan n’osait pas le lui
demander parce qu’il était très impressionné et intimidé par elle.
— Impressionné ?
— Il l’admirait. Je pense qu’il n’aurait pas voulu lui faire remarquer
qu’il était en retard par sa faute.
— Je vois. Tu sais combien de fois il a servi de modèle pour cette
enseignante ?
— Trois fois.
— Donc trois fois tu l’as rejoint après les cours.
— Plus que trois fois.
Croyant tenir quelque chose, je lève le regard vers le sien.
— À certaines occasions où tu l’as retrouvé dans la classe de
Mme McDaniel, il n’avait pas posé ? Dans ce cas, pourquoi était-il dans le
local ?
— Je sais qu’il s’y rendait parfois pour lui demander son opinion sur
son travail, sur ses vidéos. Ethan était aussi un artiste, à sa façon. Il aimait
recevoir l’avis d’une personne ayant un œil averti.
J’en déduis qu’il n’était pas toujours contraint d’être avec Evie. Les
échanges étaient visiblement consensuels.
— J’ai su qu’Ethan et toi aviez visité la galerie d’art dont le futur époux
de Mme McDaniel est propriétaire.
Dakota acquiesce.
— Vous y êtes allés souvent ?
— À deux reprises. Une fois pour voir une œuvre et, à la seconde
occasion, nous l’avons achetée. Evie nous a fait un prix d’ami parce que la
toile me plaisait vraiment. Ethan me l’a offerte, mais maintenant je ne la
regarde plus de la même façon.
— Je comprends, dis-je, sincèrement désolé. À ta connaissance, est-ce
qu’Ethan s’est déjà rendu seul à la galerie ?
— Je ne verrais pas de raison.
— En effet, s’il avait des questions pour Mme McDaniel, il avait tout le
loisir de la rencontrer à l’université. Seulement, le fiancé de ton
enseignante affirme qu’Ethan venait souvent la voir à la galerie.
— C’est faux ! s’emporte Dakota. Il essaie de salir sa réputation. J’ai
entendu qu’il prétend qu’Ethan aimait Evie et qu’il était même obsédé par
elle. C’est n’importe quoi ! Ethan m’aimait et m’était fidèle. Il admirait
l’enseignante en tant qu’artiste, mais il n’en était pas amoureux.
L’admiration, c’est bien différent de l’amour.
C’est la partie de l’interrogatoire que j’appréhendais. Peu importe à
quel point le jeune Lewis pouvait aimer sa copine, il n’en demeure pas
moins qu’il l’a trompée avec Evie. Ça, c’est un fait. À l’évidence, elle n’est
pas prête à l’admettre.
— Tu as raison, l’admiration et l’amour sont deux choses bien
différentes. Dis-moi, Dakota, tu connaissais Ethan mieux que beaucoup de
gens. Selon ce que tu sais de lui, comment expliques-tu que
Mme McDaniel se soit retrouvée chez lui et qu’ils aient eu une relation
sexuelle ?
Dakota éclate en sanglots.
Fuck !
Sa mère l’entoure de ses bras, caresse ses cheveux et embrasse son
front. Je me lève pour récupérer une boîte de mouchoirs sur le classeur,
mais Mme Garner tire un petit paquet de son sac avant moi.
— Je suis désolé. Je suis conscient que c’est très difficile pour toi. Je
n’ai pas été très délicat. Tu voudrais faire une pause ?
La jeune femme fait non de la tête.
— Je pense qu’elle a réussi à le séduire, répond-elle en prenant le tissu
que lui présente sa mère. Evie est très belle. Tous les étudiants fantasment
sur elle, d’une certaine façon, mais pas Ethan. Il était fidèle, s’empresse-t-
elle d’ajouter de nouveau. D’ailleurs, il avait passé des tests de dépistage
pour que nous puissions délaisser les préservatifs. C’est donc qu’il
envisageait de continuer d’être exclusif. C’est un autre point qui m’indique
que ce n’était pas son idée de coucher avec elle. N’empêche que si Evie est
allée le trouver dans sa chambre, qu’il avait bu et qu’elle l’a provoqué, il n’a
peut-être pas été capable de la rejeter.
— Parce qu’il était impressionné et intimidé par elle ?
Elle fait oui de la tête en séchant ses larmes.
— Tu penses que ton enseignante avait planifié de le séduire ?
Dakota hausse doucement les épaules en observant ses doigts.
— Donc, il arrivait à Ethan de prendre un verre ou deux ? dis-je en
prélude à ma prochaine question.
— Comme la plupart des étudiants, les week-ends surtout.
— Et la drogue, tu sais s’il en consommait ?
La jeune femme braque ses yeux dans les miens et fait un subtil non
de la tête en me fixant. Elle baisse le regard vers la table et louche un peu
en direction de sa mère, me faisant comprendre qu’elle refuse d’aborder ce
sujet.
— D’accord. Parfois de l’alcool pour célébrer les week-ends et les fins
de trimestre, je présume, mais pas de substances illicites. Maintenant,
Dakota, je dois te poser des questions un peu plus délicates sur la nature
de vos relations intimes. Es-tu toujours disposée à poursuivre l’entretien
même si ta mère est présente ?
Dakota saisit l’occasion que je lui offre.
— En fait, maman, avoue-t-elle, je serais plus à l’aise si tu n’étais pas là
pour cette partie.
— Aucun problème, ma chérie.
Sur ces mots, Mme Garner se lève en annonçant qu’elle attendra dans
la pièce d’à côté. La femme a à peine refermé la porte que je reprends :
— Je ne veux pas insinuer qu’Ethan a violé Mme McDaniel comme
certains le sous-entendent, mais, justement, je dois vérifier quelques
informations avec toi pour pouvoir contrer leurs dires. Est-ce qu’Ethan t’a
déjà forcée d’une façon ou d’une autre à avoir une relation avec lui, alors
que tu n’étais pas consentante ?
— Jamais.
— Même de manière détournée, en cherchant à te convaincre avec des
mots ?
— Non. Il a toujours été très respectueux. Il a toutefois proposé une
chose… En vérité, il n’a rien proposé, rectifie-t-elle après une brève
hésitation, il m’en a seulement parlé. C’était surtout pour que je me sente
comprise, je crois. En fin de trimestre, je suis parfois très stressée. Durant
ces périodes, c’est difficile pour moi de me laisser aller à… vous savez ?
— Oui, je comprends.
— Ethan m’a parlé de son ex-copine qui avait l’habitude de prendre de
l’ecstasy parce que ça lui arrivait aussi d’être préoccupée. Il m’a raconté
qu’elle parvenait à se détendre avec une petite dose.
Très futé.
— J’ai un peu menti plus tôt, mais je ne voulais pas en discuter devant
ma mère, poursuit Dakota. Ethan ne consomme pas de drogues de
manière régulière et il ne m’a jamais encouragée à en prendre non plus.
C’est moi qui lui ai suggéré d’essayer. Il a proposé qu’on le fasse ensemble
pour me rassurer.
— Alors vous avez avalé un comprimé d’ecstasy dans le but de t’aider
à te détendre et d’avoir une relation sexuelle avec lui. Et c’était ton idée ?
— Oui.
— C’est arrivé souvent ?
— Deux fois.
C’est exactement ce que je cherchais à confirmer. Les analyses
sanguines de Lewis attestent qu’il avait consommé de la bière et de
l’ecstasy. Maintenant, je dois vérifier ce que disent les échantillons de sang
d’Evie.
9
Evie

Après une nuit écourtée tant par les larmes que par les flashs
récurrents du soir du meurtre, je me suis levée avec une nausée
grandissante. Je regrette d’avoir suggéré à Ryan Knight de le rencontrer
aujourd’hui. Tout ce que je veux, c’est peindre. Je pourrai le faire à ma
guise, car Alexander m’a informée qu’il devait partir plus tôt que prévu
pour New York, et ce, pour plusieurs jours. C’est là la meilleure nouvelle
de la semaine. Après cette étreinte bâclée de la veille, laquelle repasse en
boucle dans ma tête, je n’ai aucune envie de partager mon lit avec lui, ni
même la maison.
Il termine de nouer sa cravate en avançant vers moi. Je me crispe
lorsqu’il ouvre les bras pour me serrer contre lui. Je ferme les yeux, dans
l’attente que ça finisse.
— Ça va, chérie ? Tu n’es pas trop déçue que je doive partir ?
— Non. Je suis juste un peu fatiguée. Je n’ai pas bien dormi.
— Tu me sembles préoccupée.
— Imagine te réveiller près d’un homme qu’on a assassiné et on verra
comment tu te sens, dis-je bêtement.
Alexander reste pantois.
— Oui, je comprends, répond-il doucement. Tu préfères que j’annule
mes réunions ? Je suis conscient que c’est un très mauvais timing. Je
n’irais pas si certaines rencontres n’étaient pas aussi importantes.
— Non, dis-je sur un ton plus calme. Au contraire. Je sens que je
pourrai peindre plus facilement. J’arriverai peut-être à me souvenir des
détails pour expliquer ce que je faisais dans la chambre de cet étudiant.
— Si c’est le cas, parles-en à Miles ou à moi avant d’aller voir ce flic.
D’accord ?
— Que tu sois présent ou pas, Alexander, je ne dirai que la vérité,
même si ça nuit à ma défense. Je ne pourrais jamais vivre avec le
mensonge si je savais que j’ai bel et bien tué cet étudiant.
— Je comprends, mais…
Je lève la main devant ses yeux.
— Tu manqueras ton vol si tu ne pars pas maintenant. Je doute de
retrouver la mémoire avant que tu reviennes. Va à tes réunions. Nous en
reparlerons.
Alexander s’approche encore pour me prendre dans ses bras. Cette fois,
je me laisse aller sans résistance et échappe un soupir en m’appuyant
contre lui.
— Connaissions-nous des difficultés ? dis-je dans un murmure.
— Quel genre de difficulté ? s’étonne-t-il en s’éloignant pour me
regarder.
— Nous. Notre couple. Avions-nous des problèmes avant que tout ça
se produise ?
— Pourquoi cette question ? demande-t-il en embrassant mon front.
Ce geste me donne carrément la chair de poule à présent. Je hausse les
épaules plutôt que de répondre. Comment ne peut-il pas sentir que notre
relation n’a rien d’idyllique ?
— Je suis désolée, je m’interroge sur beaucoup de choses parce que je
me sens étrangère dans ma propre vie.
— Tout rentrera dans l’ordre, je te le promets, jure-t-il en frôlant ma
joue.
Il me sourit, puis tourne les talons pour récupérer son bagage et son
porte-documents. Pendant qu’il s’éloigne, je caresse mes lèvres en me
demandant comment un homme amoureux peut quitter sa fiancée pour
plusieurs jours sans même l’embrasser passionnément.

Une fois Alexander parti, je laisse un message dans la boîte vocale de


Ryan Knight pour l’aviser que je ne participerai pas à la rencontre que
nous avons planifiée la veille. Je regrette de ne pas le voir parce que j’aime
sa compagnie, mais je n’ai pas du tout envie de parler du meurtre de cet
étudiant. Ensuite, j’éteins la sonnerie de mon portable et je me réfugie
dans mon atelier avec une bouteille de vin blanc. J’ai l’intention de profiter
de l’absence d’Alexander pour peindre ces images obsédantes d’Ethan qui
me reviennent sans arrêt. L’une d’elles est particulièrement insistante. Je
suis allongée sur le dos et il glisse ses doigts en moi. Je doute du viol parce
que la sensation était délicieuse. Je me souviens même d’avoir soupiré de
plaisir. Aussi, je sais qu’Ethan m’embrassait. Il m’embrassait de cette façon
que je voudrais que mon fiancé le fasse. Ou du moins comme je l’aurais
souhaité avant hier soir. À présent, je ne vois plus d’avenir avec lui.
Je laisse danser mon pinceau sur la toile en donnant vie à cette scène
que je tente à la fois de fuir et de revivre à répétition. J’espère l’oublier, car
je me sens coupable de n’être pas mieux que mon père en ayant fait
l’amour avec un autre homme que mon partenaire de vie. D’un autre côté,
je désire la revoir, encore et encore, parce qu’entre les mains d’Ethan je
renaissais. Contrairement à ce que j’ai ressenti hier soir avec Alexander,
j’aimais les attouchements qu’il se permettait sur mon corps. Ce qui rend
moins compréhensible mon crime. Je bois une gorgée de chablis et tente
de trouver l’émotion qu’on devrait lire sur le visage de la femme. Cette
femme, c’est moi, même si je devrai modifier mes traits. Ethan aussi devra
être changé. Peut-être pourrait-il avoir des cheveux plus foncés, comme
ceux de Ryan Knight.
J’avale une gorgée de vin pour noyer le nouvel élan de culpabilité qui
s’empare de moi en songeant à ce policier. Non seulement j’ai trompé mon
fiancé avec un étudiant, mais je pense à un autre homme sans arrêt depuis
que j’ai passé du temps avec lui sur la plage.
Quelle garce, je suis !
Cette réflexion est interrompue par le carillon de la porte d’entrée. Je
n’ai pas envie d’ouvrir. C’est sûrement Olivia, qui insistera pour que je me
joigne à elle pour son rencard avec Dave, le copain de Ryan. C’est hors de
question. Rien ne me fera sortir de chez moi aujourd’hui, pas même ma
meilleure amie. Je laisse le carillon retentir à maintes reprises sans lui
permettre de me distraire. Or, quand un caillou atterrit sur le plancher de
mon atelier, je sursaute. J’avance pour découvrir Olivia qui cherche un
nouvel objet à lancer.
— Qu’est-ce que tu fiches ? Tu aurais pu fracasser une fenêtre.
— Impossible, elles sont toutes ouvertes.
— Tu aurais pu briser la rampe.
— Non, c’est du verre trempé, ça prend beaucoup plus qu’une petite
roche. Tu m’ouvres ou on se crie à la tête encore longtemps ?
— Je ne veux voir personne.
— Je ne suis pas personne, je suis ta meilleure amie, argumente Olivia.
Et puis j’ai du sauvignon, ajoute-t-elle en sortant la bouteille de son sac en
guise de preuve.
— J’ai un cellier plein, je n’ai pas besoin de ton vin.
— Evie ! Je t’en prie, me supplie Olivia d’une voix geignarde.
Je grogne entre mes dents en me dirigeant vers la porte pour la
déverrouiller. Dès que c’est fait, sans un mot, je retourne sur mes pas
jusque dans mon atelier, talonnée par ma copine qui ne s’arrête que le
temps de prendre une coupe vide dans la cuisine. Aussitôt qu’elle me
retrouve dans la pièce et aperçoit la toile, elle largue :
— C’est Ethan et toi ?
Merde !
— Il n’y a que des silhouettes sans visage, comment peux-tu savoir ?
— Je te connais assez pour savoir que tu as besoin de te libérer l’esprit.
Et, tu m’as décrit vos ébats de tes souvenirs et ça ressemblait à ce que je
vois.
— Tu as raison, je devrais peut-être recommencer.
— Tu plaisantes ? Cette toile sera magnifique, c’est certain. Je sens
déjà les émotions émaner de tes personnages et tu l’amorces à peine.
— Tout le monde saura ce qu’est cette scène et je passerai pour une
folle de l’avoir peinte, considérant que j’ai assassiné mon amant juste
après.
— Encore ce discours pessimiste, constate Olivia.
— Au contraire. Je suis plus optimiste depuis que j’ai décidé de
rompre les fiançailles.
— Tu veux quitter Alexander ? En même temps, tu n’as jamais
vraiment accepté de te marier, alors ce sera facile, me taquine mon amie.
Je lève les yeux au ciel.
— Que s’est-il passé ? Raconte ! exige Olivia en nous versant du vin.
— Hier, nous l’avons fait, dis-je en continuant à peindre.
— Vous avez fait l’amour ?
— Non. Justement, ce n’était pas de l’amour. Alexander a foutu sa
queue dans ma bouche et dans mon vagin ensuite.
Olivia reste stupéfaite. Au point où elle ne répond rien. Je me tourne
pour vérifier si elle est encore là. Après m’en être assurée, je reprends mon
travail et la conversation.
— Et devine quoi ! Il ne m’a pas embrassée une seule fois pendant
qu’il s’agitait comme un demeuré sur moi. Bien sûr, avant il m’a bécotée à
plusieurs reprises comme si j’étais son enfant, mais jamais pendant l’acte.
Après, j’ai eu droit à un autre bisou, comme un homme remercierait sa
pute de lui avoir permis de se servir d’elle. En tout cas, j’ai maintenant la
certitude que ce n’est pas Alexander dans mes rêves, dans mes fantasmes,
ou même mes souvenirs, qui sait ? D’ailleurs, plus j’y réfléchis, avec ce
genre de sexe à la maison, il y a fort à parier que j’ai eu envie de le baiser
cet étudiant. Tu ne penses pas ?
Olivia dépose son verre et s’avance vers moi. Elle touche mon bras
pour m’inciter à délaisser mon pinceau. Dès le premier contact, j’éclate en
sanglots.

J’ai confié l’intégralité de la soirée à ma copine, après quoi j’ai déclaré


que je ne pourrai jamais rester avec cet homme. Je lui ai avoué ne pas
comprendre comment j’ai pu en arriver à ce stade avec lui, ni même
pourquoi je me suis engagée dans cette relation au départ.
— Hier, tu as prétendu qu’Alexander et moi avions un peu l’allure de
partenaires d’affaires. Voudrais-tu préciser ta pensée sur le sujet ?
Olivia prend une gorgée de vin en replaçant ses idées.
— Contrairement à tes relations passées, tu ne m’as jamais parlé de
celle avec Alexander, à l’exception de vos transactions professionnelles. Je
sais toutes les étapes qui t’ont conduite à être représentée dans sa galerie.
Tu me l’as annoncé dès les premières fois qu’il t’a acheté des toiles, mais
pour le reste tu n’as jamais été volubile. Nos conversations portaient sur
les vernissages à l’agenda ou les galas, mais tu ne m’as pas détaillé vos
ébats sexuels. Ce qui est très bien pour des gens normaux, mais pas en ce
qui nous concerne, conclut-elle.
— Avec ma soirée d’hier, je comprends pourquoi je n’avais pas envie
d’en discuter, dis-je en noyant l’émotion d’une gorgée de vin.
— Tu crois que c’était toujours aussi… dénué de sensualité ?
— Je ne peux pas le confirmer, mais une partie de moi songe que oui.
En observant Alexander à l’hôpital, j’avais l’impression qu’il m’était un peu
étranger. Son contact était nouveau, en quelque sorte. Hier, il m’a dit que
je lui avais manqué. Je n’ai pas compris sur le coup, mais quand j’y
réfléchis je pense que ça signifiait peut-être qu’on ne s’était pas touchés
depuis un moment. Ce n’est qu’une hypothèse, mais si c’est ce à quoi
j’avais droit, je suppose que je devais avoir la migraine souvent.
— Et pourtant ! rigole Olivia.
— Justement ! J’aime le sexe, non ? En tout cas, avec Ethan, ça
semblait me plaire.
— De ce que j’en sais, Evie, tu es une femme très sensuelle. Les plaisirs
sexuels comme tous les autres qui impliquent tes sens font partie de qui
tu es. J’ai été très surprise quand tu m’as annoncé que tu passais autant de
temps avec Alexander parce qu’il est en apparence froid, alors que tu es
tout le contraire. D’ailleurs, il t’a souvent reproché de toucher les gens
lorsque tu leur parles. Tu ne fais rien de mal. Tu aimes tâter, goûter, sentir.
Bien sûr, lui ne peut comprendre que si tu caresses le bras d’un homme,
c’est que tu es curieuse de la texture de son veston ou même de sa peau.
Une fois, il t’a réprimandée parce que tu n’utilisais pas de fourchette pour
manger tes frites.
— C’est meilleur avec les doigts !
— Exactement ! s’exclame Olivia. C’est ce que tu lui as répondu, mais
c’est comme si lui trouvait que tu ressemblais à une enfant qui n’a pas
appris à bien se tenir à table.
— Un artiste est un adulte qui n’a pas grandi ! dis-je en me rappelant
ce que j’avais répliqué ce soir-là.
Ça me revient maintenant. Olivia a fait émerger l’essence de cette
autorité que je sens chez Alexander. Il est issu d’un milieu bien nanti et
hautain, alors que ma vie était à l’opposé. Il n’a pas tort, personne ne m’a
montré à me tenir à table parce que j’avais deux parents absents. Je suis
devenue la personne que je suis en ne me fiant qu’à moi-même et en me
laissant guider par mes instincts. Même si Alexander le comprend, il
espère mieux de la femme à ses côtés lors des galas. Vivant dans
l’expectative des regards d’autrui, il ne peut concevoir que sa future
épouse n’ait pas de manières.
— Ça ne m’explique pas pourquoi j’ai décidé de partager ma vie avec
lui.
— Je ne l’ai jamais saisi non plus, mais j’ai l’impression que les choses
sont allées vite, suggère-t-elle en retenant mes doigts qui s’acharnent à
malmener le tissu de mon jeans troué. Vous vous êtes rapprochés grâce à
vos intérêts communs. Il cherchait un artiste de talent pour se lancer et tu
avais besoin d’être exposée dans une galerie à grand déploiement pour
que ton travail soit reconnu à sa juste valeur.
— Tu crois que je me suis servie d’Alexander ?
— Bien sûr que non. Tu y serais arrivée sans lui, mais je pense que les
événements se sont succédé sans que tu y réfléchisses. Tu t’es laissé
prendre dans le tourbillon, et une fois la tempête passée, tu as regardé ta
vie qui a évolué à une vitesse folle.
— Alors j’aurais dû le quitter !
— Je crois que tu y songeais, car tu as changé dans les derniers mois.
Tu ne mangeais plus et, surtout, tu paraissais souvent triste. Et puis, tu as
acheté cette maison à Key Biscayne. Je me disais que ce n’était pas par
hasard…
Mon amie laisse sa phrase en suspens comme si elle espérait une
réponse. Je laisse mes pensées s’égarer un moment. J’ai eu un coup de
foudre pour cet endroit, je n’ai pas pu m’empêcher de l’acquérir. C’est vrai
de dire que je ne me voyais pas y être avec Alexander, car il ne l’aimait
pas.
— Tu sais, Olivia, je crois que tu as raison. Depuis hier, j’ai réfléchi à
me faire surchauffer les neurones, parce que depuis que je suis sortie de
l’hôpital, j’en étais venue à penser que la relation entre Alexander et moi
était purement platonique. Je savais bien que c’était impossible. Pourtant,
les souvenirs de nos ébats sexuels étaient flous, comme si j’essayais de les
imaginer ou de me convaincre qu’ils avaient existé. Mais soyons honnêtes
pour un instant, j’ai passé les derniers mois de ma vie ivre, c’est normal
que j’en aie perdu des bouts.
Je perçois un mince sourire de la part de mon amie, malgré une lueur
triste dans ses magnifiques yeux qui ne me lâchent plus.
— Mais justement, à force de chercher, je me suis souvenue de bien
des occasions où nous avions baisé comme des bêtes. Et tu vois, c’est
précisément ce qui cloche. Au début, je voyais nos étreintes comme étant
animées par la passion. Aujourd’hui, je les perçois comme un coït animal,
dépourvu de toutes émotions. Je pense qu’Alexander ne m’a jamais fait
l’amour, il me baisait. Ça m’a forcément plu… au début, jusqu’à ce que je
finisse par me sentir comme une pute. Je suis maintenant convaincue que
je me suis lassée d’aussi peu de tendresse. Et justement, ç’a assez duré, dis-
je en me remettant sur mes pieds. Dès son retour de New York, je lui
annoncerai mes intentions de déménager.
— Je comprends, Evie. Moi non plus, je ne pourrais rester dans cette
relation, mais je ne suis pas certaine que tu devrais le faire maintenant.
— Pardon ? Il n’y a rien entre nous, peut-être n’y a-t-il jamais rien eu.
Pourquoi ne le quitterais-je pas tout de suite ?
— À cause des accusations qui pèsent contre toi. Je sais que ce n’est
pas ce que tu veux entendre. Seulement, imagine un peu la réaction des
gens s’ils apprennent que tu te sépares. Ils croiront qu’Alexander te laisse
parce qu’il te pense coupable. Sans parler de ta santé. Tu es encore très
fragile.
— Je n’en ai rien à foutre de leur opinion ! Ils savent déjà que je suis
une salope qui a trompé son fiancé et qui a tué son amant.
— Justement, tu donnerais du poids à leur présomption. Tu as une
chance de t’en sortir parce qu’Alexander t’aime…
— Il ne m’aime pas ! Il me baise sans me regarder ! Ça pourrait être
n’importe qui que ça ne changerait rien dans sa vie !
— Evie, laisse-moi terminer, ordonne Olivia en s’emparant de mes
deux mains afin de m’obliger à la regarder droit dans les yeux. Alexander
reste à tes côtés dans ces moments difficiles, amoureux ou pas, précise-t-
elle, c’est donc qu’il te croit innocente ou, du moins, c’est ce que les gens
pensent. Je sais que c’est moche, mais ça aide ta cause.
— J’ai envie de vomir, dis-je en me laissant tomber à la renverse sur le
long canapé de mon atelier.
Olivia s’assoit à mes côtés.
— Evie, tu dois te libérer de ces soupçons et après tu le quitteras.
Sinon j’ai peur que ça joue contre toi. Je ne peux me résoudre à l’idée
d’aller te rendre visite au pénitencier. Je ne suis même pas certaine qu’on
me laisserait entrer avec du vin.
Je me surprends à sourire.
— Tu es vraiment idiote, Olivia. Pourquoi est-ce que tu n’es pas un
homme ? C’est avec toi que je voudrais me marier.
Olivia s’esclaffe à s’en éclater les cordes vocales.
— En plus, moi, j’ai aimé t’embrasser, pouffe-t-elle. Sauf qu’il te
manque un joli petit outil au bas de la ceinture. D’ailleurs, j’ai bien
l’intention de découvrir celui que cache ce séduisant avocat. Allez ! Tu dois
te doucher, on va être en retard.
— Tu ne m’entraîneras nulle part ce soir.
— Dave essaie de convaincre Ryan d’être là.
— Tu as dit la dernière chose qu’il fallait. Ryan n’a pas envie de ma
présence. Lorsqu’il est en congé, il ne veut pas avoir le travail sous les
yeux, et il se trouve que je suis son boulot. De toute façon, tu te retrouveras
sous les couvertures avec ton avocat beaucoup plus vite si je ne suis pas
dans les parages. En plus, il paraît que je ne dois pas boire en public pour
sauver les apparences, dis-je en roulant les yeux, et, crois-moi, je n’ai pas
l’intention de me priver d’un verre de vin aujourd’hui.
— Alors je reste avec toi. Je refuse de te laisser seule quand tu ne vas
pas bien.
— Tu es ridicule. Tu m’empêches de peindre, et c’est de ça que j’ai
envie ce soir. Va évaluer le potentiel amoureux de ton charmant Dave et
appelle-moi demain pour me raconter une histoire de sexe qui sera
assurément bien meilleure que celle que j’ai connue hier.
— Et toi, que feras-tu à part peindre, te saouler et pleurer ?
— Ça ressemble à un planning parfait, dis-je en reprenant mon
pinceau.
Malgré moult arguments, Olivia n’a pas réussi à me convaincre de
l’accompagner, mais je la connais, elle reviendra après avoir bu un verre
avec Dave.
10
Ryan

Après ma rencontre avec Dakota Garner, je n’avais qu’une idée en tête :


confirmer le supposé désir d’exclusivité d’Ethan Lewis. Si la jeune femme
jure que son petit ami était fidèle, tout indique le contraire, à commencer
par le témoignage des gardiens du campus qui affirment qu’il y avait du
mouvement chez lui. J’ai donc eu envie de me rendre sur ce fameux
campus afin d’interroger les voisins de chambre. D’ailleurs, j’avais une
bonne raison d’y aller, car je voulais vérifier que personne n’avait rien
entendu. C’est bien ce qu’avaient noté les premiers répondants sur les
lieux, mais une double vérification n’a jamais nui.
De fait, tous les résidents ont confirmé que ce soir-là il y avait une fête
au LIV, un night-club sur l’avenue Collins. Le campus était pour ainsi dire
désert. Je me demande si Evie était au courant. Si oui, c’était peut-être une
raison pour se rendre en douce chez son amant. Quant à Lewis, il savait
qu’il aurait le champ libre pour accueillir la jolie enseignante sans être vu.
J’achève de discuter avec un groupe d’étudiants qui ont répondu sans
réserve à toutes mes questions. J’en ai une dernière, celle que je gardais
pour le dessert.
— Dites-moi, avant que je vous laisse retourner à vos études, Ethan
avait une copine, n’est-ce pas ?
— Oui. Dakota Garner, confirme le plus petit de la bande.
— Ils étaient ensemble depuis longtemps ? C’était sérieux ?
— Il sortait avec Dakota depuis au moins un an, peut-être plus, répond
un grand brun qui n’a pas beaucoup parlé jusqu’à maintenant. Pour le
sérieux, ça dépend de ce que vous voulez insinuer, ajoute-t-il en souriant
malicieusement.
— Est-ce que Dakota et Ethan fréquentaient d’autres gens ?
— Dakota, peut-être pas. Ethan, oui, confirme un type à lunettes.
— Qui ?
— Votre calepin est trop petit, s’esclaffe le grand brun.
Son rire est suivi de celui des autres gars du groupe.
— Vous avez vu les filles ou c’est juste qu’Ethan s’en vantait ?
— Il s’en vantait, mais c’était inutile, on les voyait entrer.
— Et parfois, on les entendait, ajoute le petit à lunettes en étirant un
peu le coin des lèvres.
Je m’en doutais, mais cette fois, ça ne peut être plus clair.
— Et pour ce qui est de Mme McDaniel, vous l’avez déjà vue ici ?
— Non. Personnellement, je croyais qu’Ethan fabulait, intervient le
grand brun.
— Qu’il fabulait ?
— Il nous parlait d’elle sans arrêt. Je lui répétais qu’il était ridicule,
qu’elle allait se marier et qu’elle n’avait pas de temps à perdre avec des
jeunes, mais il prétendait qu’elle était attirée par lui. Selon Ethan, elle ne le
regardait pas comme les autres étudiants. Ça l’obsédait. Il était convaincu
qu’il parviendrait à la baiser avant d’avoir obtenu son diplôme. En tout
cas, c’était un objectif. Il faut croire qu’il l’a atteint.
Même si une part de moi espérait avoir la confirmation de ses activités
sexuelles élargies, je suis préoccupé par cette révélation pour le moins
étonnante.
— À votre connaissance, les filles qu’Ethan emmenait ici, elles étaient
consentantes ?
— Je ne pense pas qu’il ait violé Mme McDaniel, si c’est votre
question. Ethan aimait les voir succomber. Sinon, il n’aurait pas eu autant
de fierté.
— Et les filles que j’ai vues entrer chez lui n’avaient pas l’air
contraintes de le suivre dans sa chambre, rigole un des étudiants.
— Sans utiliser la violence, selon vous, est-ce qu’Ethan aurait pu se
servir de moyens détournés pour ramener ses conquêtes ?
— Les études, ouais, tout le temps.
— Je pensais plus à l’alcool ou à la drogue. Ou à toute autre technique
du genre, dis-je en rangeant mon calepin, espérant ainsi que mes
interlocuteurs croient que la réponse que j’attends n’est pas si importante.
Pourtant, cette question demeure sans réponse et le silence est d’autant
plus éloquent lorsque je capte une multitude d’échanges de regards.
— Je ne suis pas ici pour faire une saisie de drogues, les gars. On s’est
tous gelé le crâne pour aider les interminables trimestres à s’achever. Je
sais que si je me donne la peine de fouiller, je trouverai différentes
substances illicites. Si je ne l’ai pas fait, c’est que ce n’est pas mon
intention. J’essaie juste de comprendre ce qui s’est produit ce soir-là.
Malgré tout, la réponse ne vient pas.
— Alors, si je veux des noms de filles, vous pourrez m’en fournir pour
confirmer ce que vous prétendez ?
— Oui, acquiesce un des étudiants. Mais si j’étais vous, je descendrais
la liste de sa cohorte, je parie qu’il a pu s’en taper plus que la moitié.
— C’est noté. Merci, les gars.
Sur ce, je m’éloigne pour sortir du campus. Je m’arrête à la guérite, le
temps de demander au gardien s’il se souvient d’avoir vu Evie McDaniel le
soir du meurtre. L’homme dans la cinquantaine me le confirme. Il
mentionne l’heure à laquelle l’enseignante est arrivée et affirme qu’elle
était seule, souriante, et semblait dans un état normal. À cette précision,
j’ai cherché à comprendre ce qu’il insinuait par « normal ». Le gardien a
prétendu qu’elle ne paraissait pas stressée d’être vue à cet endroit. J’ai
deviné que ces détails superflus découlaient assurément des nombreuses
spéculations que l’homme a dû entendre ces derniers temps.
Sur la route qui me conduit chez moi, je téléphone à Dave et lui
demande s’il n’aurait pas des contacts me permettant d’obtenir des
résultats d’analyses de sang plus vite. Les miens sont tous en vacances et je
crains de n’avoir mes réponses qu’au début de la semaine prochaine. Je
sens que je tiens quelque chose au sujet des circonstances de la relation
intime qui a eu lieu entre Evie et cet étudiant, mais je ne peux m’avancer
davantage pour l’instant.
Dave ne peut m’aider à ce sujet. Toutefois, il insiste de nouveau pour
que je me joigne à eux pour la soirée. Offre que je décline pour la dixième
fois en une journée.
— Viens au moins prendre un verre et tu partiras quand elle arrivera.
On aura le temps de discuter de ta théorie en l’attendant.
Malgré la manipulation évidente, après un soupir de capitulation,
j’accepte. De toute façon, je n’ai aucune idée de ce que je ferai de ma soirée
à part éplucher les relevés téléphoniques liés à cette affaire qui occupe
beaucoup trop mes pensées.

J’achève ma bière et nous n’avons pas encore parlé de mon dossier


quand Olivia arrive sur la terrasse où nous sommes attablés. Elle est
souriante et très jolie. Je n’y avais pas tellement porté attention, car j’étais
concentré sur son amie, mais je comprends mieux pourquoi Dave en fait
toute une histoire. Même si Evie a décliné l’invitation, une part de moi
espérait secrètement qu’elle changerait d’avis. C’est mieux ainsi, mais je
demeure déçu. Ça me fait chier d’en venir à ce constat.
— Je suis désolée de mon retard, s’excuse-t-elle tandis que Dave se lève
pour l’accueillir. Ce n’est vraiment pas dans mes habitudes.
— Tu es là maintenant, c’est l’important, la rassure mon ami.
J’embrasse la belle designer à mon tour, après quoi je me réinstalle sur
ma chaise, même si j’envisage de partir très bientôt.
— Ouais, j’ai bien peur que je ne puisse rester longtemps, annonce
Olivia, l’air déconfit. Evie ne va pas bien.
Dave encaisse en gentleman la mauvaise nouvelle du départ imminent
de la femme dont il parle depuis hier.
— Oh, je suis désolé. Elle est malade ? cherche-t-il à savoir.
— Non. C’est son merdeux de fiancé, entre autres choses, soupire-t-elle
pendant que la serveuse approche pour noter sa commande.
Curieux, je me sens moins pressé de partir.
— Je ne veux pas vous ennuyer avec ces histoires, disons seulement
qu’elle a besoin de moi. Un martini avec du Mayfair, s’il vous plaît,
demande-t-elle néanmoins. Je suis navrée, je prends un verre et je la
retrouve ensuite.
— Elle devait passer au bureau aujourd’hui. Elle a annulé peu de
temps avant notre rencontre. J’imagine que c’était en lien avec la
situation ? dis-je, conscient que ma question est plutôt vague.
Parce que vouloir savoir pourquoi Olivia qualifie Burke de merdeux
paraîtrait inquisiteur.
— J’ignorais que vous aviez rendez-vous. J’ai essayé de la convaincre
de sortir pour se changer les idées, mais elle ne souhaitait pas gâcher ta
soirée, m’explique-t-elle.
— Ma soirée ?
— Elle est consciente de la situation délicate dans laquelle tu te
retrouverais si vous étiez aperçus ensemble.
— Sinon elle serait venue ? demande Dave.
— Je ne sais pas trop. Je n’ai jamais vu Evie aussi défaite
qu’aujourd’hui, mais encore, elle n’a jamais été soupçonnée de meurtre
non plus.
— Alors ce n’est pas à cause de son fiancé qu’elle ne va pas bien ?
— C’est une question personnelle ou professionnelle ? me taquine
Olivia.
Dave ne s’empêche pas de rigoler. Quant à moi, je sens mes joues
s’enflammer. À l’évidence, je n’ai pas été assez subtil. D’ailleurs, qu’est-ce
que c’était, cette question ? Olivia répond tout de même :
— Je pense que toute cette affaire remet les pendules à l’heure dans le
couple d’Evie. Elle-même ne comprend pas ce qu’elle fiche avec cet
homme qui n’a rien de ceux qu’elle a l’habitude de fréquenter. Là où le bât
blesse, c’est qu’elle veut le quitter… maintenant, ajoute Olivia.
— Ce serait très mal vu, s’empresse de souligner Dave. Le jury
penserait qu’il l’a laissée en apprenant son aventure extraconjugale.
— C’est précisément ce que je lui ai dit, soit qu’elle devrait l’endurer
encore un peu, le temps qu’on découvre ce qui s’est produit ce soir-là. Sans
quoi les circonstances pourraient jouer contre elle, et ce, même si elle n’est
coupable de rien. Oui, car je suis persuadée qu’elle n’a pas tué cet étudiant,
informe-t-elle Dave. Sauf qu’Evie n’est pas du genre à rester coincée dans
une situation juste parce que le contraire serait mal vu. Elle se fiche de ce
que ça pourrait avoir comme impact.
— Pourquoi cette urgence soudaine ? demande mon ami.
— Parce que sa vie est allée très vite dans les deux dernières années et
elle n’a pas eu le temps de se questionner. Maintenant, elle n’a plus le
choix pour comprendre ce qui s’est produit. Parmi ces découvertes, il y a
l’évidence qu’elle ne fera pas sa vie avec cet homme. Il est parti à New
York pour quelques jours, alors en attendant de lui parler en personne elle
se saoule chez elle en pleurant sa déprime. Je suis inquiète de la laisser
seule.
— Pourquoi ? Est-elle suicidaire ?
— Non, m’assure-t-elle. Au contraire, Evie n’abandonne pas. Elle serait
plus la femme à prendre l’avion pour annoncer tout de suite sa séparation.
— Ce serait une erreur, insiste Dave en observant ma réaction.
— Tu as raison. Je vais aller voir si elle est toujours chez elle, dis-je en
bondissant de ma chaise.
Si les visages d’Olivia et de Dave témoignent de leur surprise, je suis le
plus étonné de tous. En temps normal, je devrais me réjouir qu’un suspect
se tire constamment dans le pied. Après tout, ça aide ma cause. Pourtant, la
dernière chose que j’espère, c’est qu’Evie finisse derrière les barreaux,
surtout si elle n’est responsable de rien. Je déteste l’admettre, mais il
demeure que cette femme remue des émotions en moi.
— Avant de partir, j’ai une question, Olivia. Tu es arrivée en parlant de
son merdeux de fiancé ; a-t-il fait quelque chose de précis pour mériter ce
titre ?
— Rien de plus que ce que je t’ai déjà raconté à son sujet, répond la
designer. Tout ce que je sais, c’est que mon amie est malheureuse depuis
qu’elle vit avec lui.
— Elle noie sa tristesse dans l’alcool. Est-ce qu’Evie prend aussi des
drogues ?
— Jamais de la vie ! Elle ne touchera jamais à la drogue. Pourquoi cette
question ? Il y a du nouveau ? s’intéresse-t-elle.
C’est impossible d’avouer la vérité, je dois mentir.
— Non. C’est seulement que si elle boit et consomme de la drogue, je
pourrais la trouver mal en point. Je voulais être préparé.
— Elle ne prend aucune drogue, mais elle boit un peu trop et ne
mange presque pas. En plus, elle n’a pas dormi de la nuit. Elle finira par
s’écrouler. Ce serait une bonne idée de l’encourager à avaler quelque chose,
tant qu’à y être, propose Olivia.
— C’est noté. Je m’occupe d’Evie, vous pouvez profiter de votre soirée.
— Merci, Ryan. Je suis certaine qu’elle sera heureuse de te voir.
— Je doute que ce soit le cas, mais je ne l’importunerai pas longtemps.
— Elle sera déçue au début d’être dérangée durant sa séance de
peinture, mais elle réalisera vite que c’est plus agréable de ne pas être
seule, insiste Olivia avec un clin d’œil. D’ailleurs, il faut que tu passes par
la porte donnant sur la plage. Elle m’a demandé de verrouiller derrière
moi. Ce que j’ai fait. Toutefois, j’ai laissé l’accès vers la mer ouvert pour
m’assurer de ne pas avoir à me battre avec elle pour entrer.
Je hoche la tête pour exprimer que j’ai bien compris les consignes,
lesquelles me conviennent tout à fait. Passer par la cour évitera que
quelqu’un me voie me pointer là. Dave se lève pour m’accompagner
jusqu’à la sortie de la terrasse.
— Qu’est-ce que tu diras si on apprend que tu t’es rendu chez elle ?
s’enquiert-il en marchant.
— La vérité. Que j’avais des raisons de croire qu’elle allait quitter la
ville et que je craignais qu’elle ne soit pas présente pour sa mise en
accusation. Je suis passé devant chez elle, et comme je n’ai pas vu de
lumière je suis rentré. Finalement, elle était là, alors j’en ai profité pour lui
poser les questions que j’avais prévues pour notre entretien qui devait
avoir lieu cet après-midi.
— Tu pourrais presque être avocat, blague Dave.
Je lui souris et m’éloigne sans tarder pour me rendre chez Evie.

Le quartier dans lequel Evie vit en est un où je ne pourrais jamais


rester. Tout respire le luxe et l’abondance dans ce petit coin de paradis. Les
majestueuses résidences paraissent démesurées bien qu’elles siègent sur
des terrains aussi colossaux et en bordure de mer. La plupart sont
inhabitées la majeure partie de l’année, les résidents étant des
propriétaires de yachts qui ont l’apparence de ville entière. Même si Evie
porte toujours des vêtements de qualité, je ne l’aurais jamais imaginée
vivre ici si je n’avais pas vu Burke. Je me demande si ce n’est pas l’appât
du gain qui l’a conduite à cette vie.
Lorsque je stationne mon véhicule balisé devant l’adresse que j’ai
entrée dans mon GPS, à peine une quinzaine de minutes plus tôt, je
remarque une faible lumière dans la maison. L’extérieur de la demeure est
largement éclairé, lui donnant l’allure d’un luxueux hôtel. Je doute soudain
que ce soit une bonne idée de venir. Peut-être a-t-elle décidé d’aller au lit
pour récupérer du sommeil ? Mady, pour sa part, m’a envoyé un texto afin
de savoir si j’avais du temps pour elle ce soir. Je n’ai pas répondu, mais je
songe que je devrais accepter son invitation pour m’obliger à repartir.
Malgré mon intention de tourner les talons, je me rappelle que j’ai promis
à Olivia de venir vérifier si son amie se porte bien. C’est ce qui me pousse
à aller de l’avant.
Comme me l’a indiqué Olivia, la porte de devant est verrouillée. Plus
j’approche de la plage, plus j’entends la musique qui joue à tue-tête. Les
haut-parleurs crachent Bring me back to life. Par chance, les voisins sont
loin. Avant d’entrer, je m’éloigne sur le littoral pour observer la maison. Je
vois une pièce où la luminosité est plus importante et dans laquelle une
ombre se déplace. Evie est bien là. Sans plus tarder, j’avance et ouvre sans
frapper. De toute façon, elle n’entendrait pas avec ce tapage musical.
J’espérais me laisser guider par le rythme, mais il semble y avoir des
haut-parleurs partout dans la maison. Je chemine donc lentement en
essayant de me remémorer à peu près où se situe la pièce dans laquelle je
pense l’avoir entr’aperçue. L’intérieur de la baraque est aussi
impressionnant que l’extérieur. Dans le hall surdimensionné et sur
plusieurs murs, je découvre des toiles sublimes. Sûrement le travail d’Evie.
J’ai entendu à plusieurs reprises des commentaires élogieux à son sujet,
mais je suis à même de constater qu’elle a beaucoup de talent. Les
émotions émanent des couleurs intenses. Les personnages parfaitement
dessinés donnent une impression de réalisme incroyable, mais Evie utilise
des écritures ou des traits de médiums pour déstructurer ses œuvres. C’est
magnifique.
En marchant vers la salle du fond, je vois de nouveau ce que je crois
être la silhouette d’Evie. J’en ai la confirmation en m’approchant
davantage. Elle ne porte pas de robe, mais une tenue débraillée ; un jeans
troué de partout et une chemise sans manches, nouée à la taille et tachée
de plusieurs couleurs. Elle est pieds nus et ses cheveux sont en partie
remontés sous un bandana savamment attaché pour éviter que ses mèches
rousses retombent devant ses yeux. Un pinceau dans une main et une
bouteille de vin dans l’autre, elle est immobile, la tête penchée sur le côté,
évaluant probablement une toile que je ne vois pas d’où je me tiens.
Certains qualifieraient son allure de négligé, moi je n’ai jamais rien
observé d’aussi sexy.
A beautiful chaos.
Je songe à faire demi-tour quand la jolie rousse se tourne vers moi.
Plutôt que de sursauter, Evie me fixe de ses magnifiques yeux verts,
rougis par les larmes, mais toujours aussi hypnotisant. Elle ne paraît pas
comprendre ce que je fais là. Avec raison ! Moi-même, je ne suis plus
certain du but de ma visite. Mon cœur s’emballe quand elle avance vers
moi, sans parler, un mince sourire égayant son visage. Elle ne semble pas
fâchée de me voir. Quant à moi, je sens que je le regretterai si je ne pars
pas bientôt. Alors que je croyais qu’elle venait dans ma direction, elle
bifurque pour attraper une télécommande et réduire le son de la musique.
Durant ces quelques secondes, mes yeux se posent sur son flanc, là où son
jeans trop grand et trop bas laisse paraître la dentelle bleue de son string.
Je devrais m’enfuir et ne plus jamais remettre les pieds ici. Trop tard, elle
m’a pris en flagrant délit de voyeurisme en revenant vers moi.
— Est-ce que tu es venu pour me passer officiellement les menottes ?
demande-t-elle en réduisant l’écart qui nous sépare. Je n’avais peut-être pas
le droit d’annuler une rencontre avec un détective.
— C’est plutôt que j’ai croisé Olivia et qu’elle paraissait inquiète pour
toi.
Evie s’arrête de marcher seulement lorsqu’elle est si près que je peux
carrément respirer son parfum.
Pourquoi est-elle si proche ? Et moi, pourquoi suis-je si nerveux ?
La joue d’Evie est souillée de peinture turquoise, ça donne un éclat
impressionnant à ses yeux. Elle est magnifique. Je dois partir.
— Qu’est-ce que tu veux boire ?
— Rien, merci. J’étais juste venu vérifier si tout allait bien.
— Je vais mieux, répond-elle en conservant son regard troublant dans
le mien pendant longtemps. Je suis déçue, j’ai cru pendant un instant que
tu étais ici pour passer du temps avec moi.
Elle grimace un faible sourire, détourne enfin son attention de moi,
puis prend une gorgée de vin à même le goulot. Elle sort de la pièce. Je la
suis, pensant qu’elle me raccompagne à l’extérieur, mais elle se rend plutôt
au cellier où elle déniche une nouvelle bouteille de vin.
— Tu es certain que tu ne veux pas au moins un verre ? demande-t-
elle en bataillant avec le bouchon.
Je viens à la rescousse pour l’ouvrir.
— Non. Je te laisse travailler.
— J’ai fini, je suis épuisée. Tu retournes avec Olivia et Dave ?
— Non, dis-je en lui remettant la bouteille et le bouchon.
Nos doigts se frôlent l’instant de l’échange et, à ce moment précis, Evie
verrouille ses yeux aux miens.
— Tu as rendez-vous avec ta maîtresse ? ose-t-elle demander.
— Non, dis-je de nouveau en riant.
— C’était indiscret. Je suis désolée.
— J’ai seulement été surpris par la question. Je ne vois personne ce
soir.
— Moi non plus, murmure-t-elle en versant le liquide doré dans une
coupe.
Sa main tremble lorsqu’elle prend une gorgée.
— Tu devrais peut-être manger.
Elle lève les yeux vers moi, interrogative.
— Ce serait une bonne idée d’avaler quelque chose si tu penses boire
encore. As-tu mangé aujourd’hui ?
Elle agrippe une baguette de pain sur le plan de travail, sort une
planche ainsi qu’un couteau et découpe deux tranches. Elle en dévore la
moitié d’une bouchée et, avant d’avoir fini de mâcher, elle répond :
— Maintenant, j’ai mangé.
Elle déplace la planche vers moi pour m’offrir l’autre morceau. Je
décline d’un mouvement de la tête.
— J’aurais dû laver mes mains avant de couper le pain. Je peux en
trancher d’autres, dit-elle en ouvrant le robinet.
Je m’esclaffe. Evie relève un sourcil intrigué.
— Qu’est-ce que tu t’imagines ?
— Alexander me dispute quand j’oublie, m’informe-t-elle en se
savonnant sous le jet.
Je prends le bout de pain et l’engloutis en refermant un œil complice.
Elle sourit doucement.
— Ça m’aurait fait plaisir que tu restes au moins le temps d’un verre,
insiste Evie en tournant la tête vers moi. J’aurais pu répondre aux
questions que tu avais préparées cet après-midi.
Résiste, Ryan. Résiste.
J’ai toutes les raisons du monde de m’enfuir ; Evie est non seulement
soupçonnée de meurtre, mais en plus elle est fiancée.
Peut-être pas pour longtemps, me souffle ma vilaine conscience.
Les mots franchissent mes lèvres avant que j’aie pu les arrêter.
— Alors juste un verre.
Je regrette ma décision en voyant le regard de mon hôtesse s’illuminer.
11
Evie

Contre toute attente, Ryan Knight est appuyé sur mon plan de travail
et sirote un verre de vin pendant que je cuisine des pâtes. C’était la
condition pour qu’il reste : je devais manger. C’est un peu particulier qu’il
ait insisté sur ce point, mais il n’a pas tort : boire sans rien avaler fini par
faire tourner la tête. Et puis, c’est vrai que l’appétit vient en mangeant, car
j’ai déjà dévoré trois bouts de pain et plusieurs des tomates cerises que je
prévois de mettre sur les spaghettis.
À son arrivée, Ryan semblait stressé d’être chez moi, probablement à
cause des conditions qui nous lient. Après juste deux gorgées de vin, il
paraît beaucoup plus détendu. Il observe tous mes gestes avec grande
attention et un petit sourire flotte au coin de ses lèvres. Je croyais que ce
qui l’avait convaincu de rester était ma suggestion de régler
l’interrogatoire, mais il n’a pas encore posé une question à ce sujet. Il s’est
plutôt informé sur un tas de trucs, notamment les médiums que j’utilise
pour mes toiles et sur ce qui m’inspire.
— Je peux t’aider ? offre-t-il pendant que je prépare le prosciutto.
— Il n’y a rien à faire.
— C’est ce que tu as prétendu plus tôt, mais depuis tu as râpé du
parmesan, lavé et découpé des légumes, et mis des pâtes à cuire, détaille-t-
il pendant que je souffle à répétition sur une mèche de cheveux qui
s’acharne à me chatouiller la joue.
— À bien y penser, j’ai besoin de ton aide maintenant, dis-je en riant,
tentant sans succès de me débarrasser de ma couette.
Ryan s’empresse de dégager mon visage. Il glisse son index sur ma
joue, sous l’intrus, mais la mèche rebelle retombe aussitôt. Il la récupère
pour la coincer sous mon bandeau en grimaçant, soucieux de ne pas
réussir. Je profite de sa proximité pour l’observer de plus près. Ses
cheveux, ses sourcils et même ses cils sont noirs, presque bleutés. Ces
éléments sombres devraient lui donner une allure sévère, mais il n’en est
rien. Ses traits sont virils, mais raffinés. En plus, quand il sourit, comme
en ce moment, un petit trou se creuse sur l’une de ses joues. C’est
absolument craquant. Ça crée aussi de minuscules ridules sur le coin
extérieur de ses yeux. J’ai la folle envie de le peindre. Si je n’avais pas les
doigts dans le prosciutto, je toucherais son visage pour m’en rappeler
chaque détail.
— Merci, dis-je en retournant à l’évier pour me laver les mains.
Lorsque je pivote vers mon invité, je remarque qu’une trace turquoise
marque son front. Je m’esclaffe. Il écarte la coupe de ses lèvres en fronçant
les sourcils.
— Tu as de la peinture sur le visage, dis-je en avançant vers lui avec
une serviette de papier.
Ryan a le réflexe de se frotter le front, mais il étend la couleur.
— Attends ! Tu en mets partout.
Je nettoie sa peau pendant qu’il me fixe, comme un garçon attendant
que sa maman termine de le débarbouiller. Je ne parviens pas à résister à
la tentation de caresser du bout des doigts ses tempes près des ridules,
mais elles disparaissent quand le sourire de Ryan s’estompe. Je devrais
comprendre que je dois arrêter de le toucher, mais je continue d’explorer
l’os de sa joue avec curiosité. Sa peau est étonnamment douce. Je brûle
d’envie de toucher à ses lèvres, mais ce serait difficile à justifier. Je songe
que mes yeux s’attardent trop longuement sur sa bouche lorsque Ryan me
subtilise la serviette.
— C’est de toi que vient cette peinture, explique-t-il en appuyant mon
menton sur son index pour immobiliser mon visage.
À son tour, Ryan effectue un nettoyage minutieux de ma joue en me
scrutant avec attention. Mon cœur s’affole. Je ne devrais pas ressentir ce
torrent d’émotions, car, contrairement à moi, il ne se concentre que sur sa
tâche. Seulement, je perçois son regard intense comme la plus impudique
des caresses. Les yeux d’Alexander ne me font pas cet effet. C’est
dommage, parce que la sensation est enivrante. Que j’aurais aimé
rencontrer Ryan dans des circonstances différentes ! Ma cage thoracique se
soulève sous ma respiration qui s’accélère. Je suis presque étourdie par
autant d’air qui cherche le chemin vers mes poumons. Je peux imaginer ce
que serait son toucher si ses yeux ont un tel pouvoir sur moi. Par chance,
Ryan me délaisse enfin… ou déjà.
— Oh, zut ! dis-je en me précipitant sur la cuisinière où l’eau de la
casserole déborde.
Je passe mon agitation intérieure en m’affairant à finaliser le repas. En
un rien de temps, j’ai égoutté les pâtes, lancé de l’ail, du citron et un filet
d’huile sur les tomates avant de jeter le tout sur les spaghettis, accompagné
de prosciutto, de plusieurs feuilles de basilic frais et d’un soupçon de
parmesan. J’ajoute quelques haricots verts près des nouilles et apporte les
deux couverts sur la terrasse.
Je n’avais pas officiellement invité Ryan à se joindre à moi pour le
repas, même si j’en mourais d’envie, parce que j’ai pensé que la meilleure
façon de ne pas le voir refuser était de mettre devant lui une assiette déjà
préparée. J’avais raison, il me suit avec la bouteille de vin et les deux
coupes. J’en suis ravie.

Ce tête-à-tête improvisé en est un que je n’oublierai pas. Ryan aussi


paraît passer du bon temps. Il a mangé avec appétit et me questionne sans
arrêt sur tout, sauf sur cette soirée qui l’a mis sur ma route.
— Comment as-tu décidé de devenir artiste ? demande-t-il en
déposant son verre de vin.
— C’est tout ce que je sais faire, alors c’était ma seule option, dis-je en
installant un talon sur ma chaise.
Le coude sur un genou, qui traverse le trou de mon jeans, j’ouvre mon
haricot afin d’y récupérer les grains.
— Tu aurais pu être cuisinière. C’était de loin les meilleures pâtes que
j’ai mangées de ma vie.
— J’en doute, mais merci pour la délicatesse, dis-je en aspirant les
graines vertes, après quoi je croque dans le haricot éventré.
— Je ne mens pas. Dis-moi, tu détruis toujours tes haricots de cette
façon ?
— Oui. Je sais, c’est impoli. J’aime toucher et jouer avec ma nourriture.
Ryan me sourit.
— Tu voudrais me parler de tes parents ?
— Ils sont tous les deux décédés. Mon père d’un arrêt cardiaque il y a
cinq ans et ma mère d’une surdose d’héroïne lorsque j’avais dix ans.
— Je suis désolé, murmure Ryan en me voyant délaisser mes légumes
au profit de mon verre de vin.
— C’est dommage pour ma mère parce qu’elle était une femme bien
avant de sombrer dans cette cochonnerie. L’infidélité de mon père l’a tuée
à petit feu. Elle a fui sa tristesse dans la drogue jusqu’à ne plus se réveiller.
Pour ce qui est de mon père, je ne l’ai pas tellement connu. Il n’était pas
souvent à la maison, préférant baiser toutes les femmes qui se
présentaient sur son chemin. Je suis allée vivre ailleurs quand ma mère est
morte.
— Où as-tu vécu à cet âge ?
— Dans la rue surtout, mais parfois aussi chez des amies dont les
parents acceptaient de m’héberger. Il m’arrivait à l’occasion de retourner
chez mon père quand je n’avais rien à manger et que j’avais trop faim.
Ryan me dévisage sans parler, la mine désolée.
— Ne fais pas cette tête. Tu vois bien que j’ai survécu, dis-je en riant.
Et je m’en tire plutôt bien. En tout cas, pas trop mal, si j’oublie les
dernières semaines.
Après les nombreux questionnements de Ryan, auxquels je réponds au
compte-gouttes, je finis par expliquer en détail ce qu’ont été mon
adolescence et ma vie d’adulte. N’étant pas très douée pour les études, je
n’aurais jamais cru qu’un jour j’entrerais à l’université et encore moins que
je deviendrais pédagogue. Pourtant, après des années à faire le deuil de
ma mère en mendiant par moments, et en bénéficiant des bonnes grâces
des enseignants la plupart du temps, j’ai volé de mes propres ailes quand
j’ai eu dix-huit ans. Je me suis alors procuré de fausses cartes pour
travailler dans des bars. C’est en étant barmaid que je suis parvenue à
payer ma scolarisation en arts visuels, le seul domaine qui suscitait un réel
intérêt chez moi. Ma vie se résumait à bosser, étudier, peindre et dormir
une fois de temps en temps. Déjà à l’université, j’avais vendu quelques
œuvres. Aujourd’hui, j’ai honte d’avoir fait payer quelqu’un pour se les
procurer, car elles ne valaient pas la somme que ces gens ont déboursée.
J’avoue à Ryan que si je pouvais retrouver ces individus, je les
rembourserais. Ça le fait sourire.
J’avais terminé ma maîtrise pour devenir enseignante quand je me
suis enfin décidée à organiser des vernissages. J’étais stupéfaite de
remarquer que les gens se déplaçaient pour voir mes œuvres, et qu’en
plus, ils les achetaient.
— Avant que je rencontre Alexander, ma toile la plus chère était listée
à dix mille dollars. J’ai dit au galeriste qu’il était fou. Il a répliqué que
j’avais raison et il a changé le prix pour vingt mille dollars, dis-je en levant
les yeux au ciel. Je craignais que les acheteurs pensent que j’avais fixé moi-
même le tarif, alors je ne suis pas allée vers cette toile de la soirée. Quand
le vernissage s’est terminé et qu’il m’a remis mon cachet, j’ai appris qu’une
femme avait déboursé soixante mille dollars pour se la procurer. Stephan,
le propriétaire de la galerie, a refusé de m’expliquer ce qui s’était produit.
Ensuite, il a augmenté le prix de toutes mes œuvres et j’ai commencé à
très bien gagner ma vie.
— Alors pourquoi enseigner ? s’intéresse Ryan.
— Parce que je veux transmettre ma passion.
Mon invité hoche la tête avant de relancer :
— Et Alexander, comment est-il entré dans ta vie ?
— C’était un client. Il a acheté trois de mes toiles lors d’un vernissage
et m’a demandé de l’aider à trouver un emplacement pour les installer
dans sa maison. Je suis venue ici pour le conseiller sur sa décoration. Nous
avons discuté longtemps de notre passion commune. J’imagine qu’on s’est
compris. Du moins, sur ce sujet, dis-je d’un ton amer en me penchant pour
récupérer les couverts.
Ryan se lève et m’intime d’un geste à demeurer assise pendant qu’il
s’en occupe. Il me ressert du vin, prend les assiettes et se rend dans la
cuisine pour les mettre au lave-vaisselle. Je ne me souviens pas d’avoir vu
Alexander faire des gestes semblables depuis que je le connais. Je me
demande pourquoi je compare Ryan à Alexander ; ils sont diamétralement
opposés. Je l’observe du coin de l’œil pendant qu’il libère le plan de travail
de quelques gouttes d’eau. Ryan est calme, ce qui m’apaise de manière
inimaginable. Il est aussi toujours très attentif lorsque je parle. J’aimerais
tout savoir sur lui, mais il est si discret, alors je profite du fait que c’est
agréable d’être écoutée. C’est un homme comme lui que j’aurais voulu
dans ma vie.
Je me lève pour marcher sur la terrasse, espérant me changer les idées
et éviter de me torturer avec ces réflexions inutiles. De tous les hommes
sur terre, ce policier est le dernier pour qui je dois flancher.
Je suis appuyée contre la rambarde quand Ryan s’avance pour écouter
le bruit des vagues et observer le ciel étoilé. Il s’installe près de moi, au
point où je peux sentir la chaleur émaner de son corps. La légère brise me
permet de respirer sa fragrance musquée.
— Tu sens si bon, dis-je en me tournant vers lui.
Sans le faire exprès, j’ai réduit l’espace entre nous. Ryan fronce
légèrement les sourcils, paraissant ne pas aimer mon commentaire ou ma
proximité. Pourtant, il ne réplique pas et ne s’éloigne pas non plus. Il
devrait, car j’ai la folle envie de le toucher. J’examine ses mains et ses bras.
Tout de lui est homme. Je rêve de caresser ses biceps pour vérifier s’ils
sont aussi fermes que ce que suggèrent ses muscles.
— C’est une superbe résidence, lance soudain Ryan.
— Je ne l’ai jamais aimée, dis-je en mettant un pied sur le garde-corps
pour me balancer en me retenant de mes bras. Elle est froide et sans vie.
L’architecture est intéressante, c’est vrai, mais ce sont les habitants qui
rendent les demeures chaleureuses. Celle d’Alexander porte ses couleurs.
Si je ne vais pas en prison, j’irai vivre à Key Biscayne, dans la maison que
j’ai là-bas.
— Je ne crois pas que tu iras en prison. Tu as une autre maison ?
— Oui, je l’ai achetée il y a moins d’un an. Elle n’a rien à voir avec
celle-ci. Elle est petite et délabrée, mais elle est aussi située en bordure de
mer. Des travaux sont nécessaires pour la rendre belle de nouveau, dis-je
en montant sur le muret comme s’il s’agissait d’une poutre.
Ryan saisit ma main.
— Je suis inquiet que tu bascules, Evie.
J’ignore son avertissement et je lève la tête vers le ciel pour laisser le
vent me fouetter le visage. À part mon atelier, c’est cette terrasse que je
préfère dans cette maison. Ici, je ne me sens pas prisonnière de cette cage
de verre. J’ai l’impression d’être libre de tout.
— J’aimerais que tu descendes, m’implore Ryan en avançant pour
saisir ma taille.
J’entends à peine sa requête parce que mon attention est dirigée vers
ses mains posées sur ma peau. Je baisse la tête vers lui, puis vers son
pouce sur mon flanc, cherchant à comprendre comment une telle chaleur
peut irradier de son toucher.
— J’ai chaud, on devrait aller nager, dis-je sans toutefois obtempérer,
priant pour qu’il ne me lâche pas maintenant.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, finit-il par articuler après
un long silence à me regarder, paraissant lire dans mon esprit.
— Pourquoi ? Tu as peur de l’eau ?
Il tire brusquement sur moi en riant et me dépose juste devant lui,
sans pour autant retirer ses mains. En plus, je peux enfin m’appuyer sur
ses biceps que je lorgnais plus tôt.
— Je ferais mieux de rentrer, annonce Ryan sans me repousser.
— Pourquoi ? Il est tôt.
— C’est une vilaine habitude de toujours t’opposer à ce que je te
demande, murmure-t-il sans s’éloigner.
— C’est parce que tu me fuis, alors que j’aimerais que tu restes.
— Je ne devrais pas être ici, répond-il doucement après un instant à
me dévisager.
Les paroles prononcées à voix basse par Ryan, jumelées à ses yeux qui
passent des miens à ma bouche, font écho en moi comme le plus sensuel
des baisers. Je pourrais me noyer dans ses pupilles sombres.
Pourquoi ai-je si envie de cet homme, alors que je devrais me
morfondre de culpabilité ?
Je devrais être raisonnable et saisir ce qu’il essaie d’exprimer. Ainsi, à
contrecœur, je me dégage de lui.
— Je comprends, mais je me disais que puisque tu n’es pas en service
c’était différent.
— C’est justement le problème. Je devrais être en service si je suis ici,
m’informe Ryan en prenant une gorgée de son vin.
— Dans ce cas, il faudrait au moins que tu me poses tes questions
pour justifier ta présence chez moi, lui fais-je remarquer en détachant le
premier bouton de mon jeans dans le but d’aller nager dans la piscine.
— D’accord, acquiesce Ryan après une brève hésitation, tout en
observant mes gestes avec attention, l’air inquiet que je mette nue.
De fait, je me baigne toujours sans maillot chez moi. Or, ce soir, je
préfère conserver mes sous-vêtements pour sauver les apparences si
quelqu’un se pointait sans préavis. Malgré tout, Ryan se tourne quand je
retire mon jeans et mon chemisier. Il reste de dos tant que je ne plonge
pas.

Je nage depuis une dizaine de minutes sous le regard constant de


Ryan. Il suit tous mes déplacements, sans prononcer un seul mot. Je me
rends ensuite vers les larges marches où il s’est installé. Il a roulé son bas
de pantalon et il trempe ses chevilles.
— Cette eau est parfaite, dis-je en émergeant à ses côtés.
Les bras croisés sur le rebord de la piscine, j’y appuie ma tête pour
reprendre mon souffle tout en l’observant.
— J’attends tes questions. Sinon cette enquête n’aboutira jamais.
Ryan opine d’un mouvement de tête en déposant son verre de vin.
— Dans les faits, on devrait faire cette déposition au bureau, mais si tu
te sens disposer, je veux bien les entendre si tu as de nouvelles précisions
à me fournir. Est-ce que d’autres éléments de cette soirée te sont revenus
depuis hier ?
— Un peu. Au début, je croyais que ces souvenirs étaient le fruit de
mon imagination parce que les agissements de la femme dans mon esprit
ne correspondent pas à la façon dont les choses auraient dû se dérouler.
Pourtant, je suis de plus en plus certaine qu’ils sont réels. J’ai fait l’ébauche
d’une toile que j’ai détruite avant que tu arrives pour m’aider à revoir la
scène. Ç’a été bénéfique. Je ne pourrais encore le jurer, mais je pense que
je n’ai pas voulu cette relation sexuelle, même si elle m’a plu. Du moins
pour l’essentiel. J’aimais les attouchements, j’oserais dire que je m’en
délectais, pourtant je ressentais un immense sentiment de culpabilité. Non
pas la culpabilité d’avoir tué, mais d’être infidèle, dis-je en essorant mes
cheveux. À la toute fin de la séquence, j’entends un cri étouffé, après quoi
il y a des bruits confus. Et il y a du sang, beaucoup de sang. Non
seulement je ne pense pas avoir tué Ethan avec cette statue, mais je ne
crois pas l’avoir frappé du tout, car j’avais peur à ce moment. J’ai beau
essayer de me rejouer les éléments de la scène qui me reviennent, je ne
vois rien de plus. Après le sang, tout s’arrête. Seule l’angoisse demeure.
Une petite ligne apparaît entre les sourcils foncés de Ryan.
— Te souviens-tu de ta position par rapport à celle d’Ethan ? Il était
devant ou derrière toi ? De face ou de dos ?
— Il y a un moment où il était assis à mes côtés, sur son lit. J’ai posé
ma tête sur son épaule. Il a déplacé mes cheveux pour m’embrasser sur la
tempe, puis près des lèvres. Pas directement sur la bouche. Il y a ensuite
beaucoup d’instants flous, mais je suis persuadée que c’est lui qui a enlevé
ma culotte, sans que je m’y oppose. Même que j’aimais quand il me
touchait. Je ne sais pas trop à quel moment, c’est encore trop imprécis,
mais je suis presque certaine de lui avoir dit que j’étais fiancée et que je
devais partir. Je lui ai d’ailleurs demandé d’envoyer un texto à Olivia parce
qu’elle m’attendait. On devait sortir. Je n’arrive pas à revoir ce qui s’est
passé après cette requête, mais plus tard j’étais allongée sur le lit et Ethan
était au-dessus de moi. Ce n’était pas violent ni désagréable. Il me
pénétrait et m’embrassait doucement. J’aimais ce qu’il faisait, je pourrais
le jurer. Je me souviens que lorsque le sang a commencé à gicler j’étais sur
le dos, sauf que j’ignore si Ethan était encore en moi ou près de moi. À ce
moment, j’entendais ce qui se passait, mais je ne voyais rien. L’instant
d’après tout s’est éteint.
Ryan affiche une mine difficile à déchiffrer. Visualisant la scène, il
semble mécontent et même dégoûté de ce que je lui raconte. Du moins,
c’est mon interprétation de ses paupières fermées et de sa mâchoire
crispée.
— Je suis désolée que ce ne soit pas plus clair. Je m’efforce à retrouver
des détails, mais le problème, c’est que j’ignore si c’est un souvenir, un
rêve ou le fruit de mon imagination. Je tente tellement de creuser ma
mémoire que ça pourrait être l’un ou l’autre…
— Non, Evie, m’interrompt-il en voyant une larme perler au coin de
mon œil.
Ryan vient me retrouver dans l’eau pour me prendre dans ses bras. Je
suis aussi surprise que réjouie de son geste subit.
— Je regrette d’avoir à te questionner, mais…
— C’est ton travail, dis-je en séchant une larme du bout des doigts.
— Oui, mais c’est assez pour ce soir, assure-t-il en caressant mes
cheveux, puis mon dos.
Je m’appuie sur lui. Je supposais que son torse était solide, mais je ne
me doutais pas à quel point cette fermeté me procurerait du réconfort. Je
demeurerais blottie contre lui pour le restant de ma vie. Quand je lève les
yeux vers les siens, Ryan pose ses paumes sur mes tempes et essuie mes
joues d’un pouce délicat. Il est si près que je sens son haleine chaude. Si
ses lèvres m’ont fascinée toute la soirée, ce n’est rien à comparer au
magnétisme qu’elles exercent sur moi en ce moment.
— Je ne crois pas avoir désiré un homme de cette façon depuis que je
vis avec Alexander.
— Je ne pense pas que tu aies voulu coucher avec lui, Evie. Je ne suis
certain de rien, mais je crois qu’Ethan a trouvé une façon d’abuser de toi.
Après un long silence durant lequel mes yeux sont verrouillés aux
siens, j’avoue dans un murmure :
— Je parlais de toi, Ryan.
Son corps se contracte, il déglutit en me fixant, avant de s’éloigner
lentement. Le rejet était prévisible, inévitable même, mais je ne pensais
pas que ce serait si douloureux.
12
Ryan

Je savais que c’était une erreur de venir ici. Pourtant, je n’ai pu m’en
empêcher. À des dizaines d’occasions, je me suis flagellé l’esprit pour me
convaincre de partir, mais j’ai été faible. Cette femme me fascine au point
de me rendre dingue. Cette soirée m’a tout de même éclairé sur cette
affaire, je suis maintenant persuadé qu’Evie est incapable de meurtre. Je
ne suis toutefois pas certain qu’elle soit aussi fidèle que tout le monde le
prétende. Elle est la première à crier haut et fort qu’elle ne tromperait
jamais son conjoint, pourtant elle pense avoir consenti à cette relation
sexuelle avec Lewis et fait tout pour séduire le policier responsable de son
enquête. Et ça fonctionne ! Si ça se trouve, c’est une manigance bien
orchestrée pour nuire à ma crédibilité. Il y a peut-être des caméras partout
dans cette baraque de richard et je serai sur la sellette au procès si nous en
venons là.
Pendant que je grimpe l’escalier de la piscine dans laquelle je me suis
jeté comme un abruti pour la consoler, Evie pose la main sur mon épaule
pour que j’arrête. Je ne peux résister à la tentation de me retourner et,
comme par magie, toute hargne à son endroit s’évapore.
— Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise, Ryan.
Elle me devance. Je me suis efforcé de ne pas la regarder pendant
qu’elle se déshabillait pour nager, maintenant qu’elle est en légers dessous,
mouillés, je dois me faire violence pour combattre l’envie de la toucher. Sa
silhouette est telle que je l’avais imaginée, svelte et harmonieusement
proportionnée. Je peux toujours résister à de jolies courbes, mais c’est
l’ensemble du portrait qui me rend fou. Chacune de ses paroles et de ses
actions me paraît si naïve que son pouvoir d’attraction en est quintuplé.
Je détourne la tête pour aider le bas de mon corps qui insiste pour me
rappeler que je suis un homme.
— Je ne suis pas mal à l’aise, Evie. C’est que je suis dans une position
qui n’implique habituellement pas ce genre de confidence. J’avoue que
notre soirée n’avait pas le cadre strict et professionnel de ma salle
d’interrogatoire ou de mon bureau.
— C’est de ma faute. Je me sentais désemparée, et comme ta présence
m’a réconfortée, je ne voulais pas te voir partir, s’excuse-t-elle tandis que la
bretelle de son soutien-gorge glisse dans le repli de son coude et libère un
de ses seins.
Evie ne le remarque pas. Elle s’approche davantage et pose la main sur
mon avant-bras. Son contact me tétanise.
— Je te remercie d’avoir passé cette soirée avec moi, même si tu n’en
avais pas envie.
Elle a tout faux. J’en crevais d’envie. C’est bien là où se situe tout le
problème. Je voudrais rectifier ce qu’elle affirme avec une lueur de
tristesse dans les yeux, mais je ne ferais qu’envenimer la situation.
— Pour la suite de la procédure, je te promets de faire ce que tu me
demandes, ajoute-t-elle d’une voix penaude.
Je me contente de hocher la tête en continuant de forcer mon regard à
fixer son visage. Le chagrin que j’y lis ne m’y aide pas. J’ai si envie de la
serrer dans mes bras. Ce qui serait la pire idée de la soirée, parmi une
tonne d’idées qui étaient toutes atrocement nulles. Je me sens toutefois
incapable de la laisser dans cet état. Ainsi, je caresse doucement sa joue
pour ce qui devrait être le geste le plus amical jamais enregistré, mais Evie,
fidèle à elle-même, gâche tout. Elle se colle à moi pour m’enlacer. Son
corps menu qui se moule au mien provoque un courant chaud et
électrifiant dans ma colonne vertébrale. Je resserre mes bras autour d’elle,
mais quand notre étreinte titille de nouveau ma virilité, je me braque. Je
dois partir avant qu’il ne soit trop tard. Je me retire beaucoup plus
brusquement que je l’aurais voulu et m’efforce d’étirer les lèvres pour
compenser.
— Merci pour le succulent repas. Je t’appelle demain pour fixer une
rencontre. Bonne nuit, Evie !
— Bonne nuit, Ryan !
Je m’éloigne sans me retourner, je monte dans ma voiture et me
promets de ne jamais remettre les pieds dans cette maison.

J’ai effectué le trajet jusque chez moi en un temps record, espérant me


réfugier le plus tôt possible sous les jets d’eau froide pour me replacer les
idées. Il faut admettre que mes vêtements mouillés et très inconfortables
étaient aussi un incitatif pour appuyer sur l’accélérateur.
En arrivant, je suis déçu de trouver sur la terrasse Mady qui paraît
s’ennuyer. C’est avec elle que j’aurais dû passer la soirée. Les choses
auraient été beaucoup plus simples, comme je les aime. À présent, je n’ai
pas envie de voir ma voisine, car je me défoulerais sur elle.
— Tu ne réponds pas à mes textos. Je suis insultée, m’accueille-t-elle
en riant.
— Je suis désolé, Mady. J’étais pris par le travail.
— On dirait que tu as plongé tout habillé dans une piscine, remarque-
t-elle en me détaillant de la tête aux pieds.
— Tu as vu juste, dis-je tandis que je déverrouille ma porte.
Comme je l’appréhendais, Mady me suit à l’intérieur. Je retire mon
chandail qui me colle au corps comme une deuxième peau. Ça la fait
rigoler. Elle s’appuie sur le cadrage de porte de ma chambre et observe le
spectacle. Quand vient le temps d’enlever mon jeans, elle m’aide. Elle rit
comme une cinglée en bataillant avec le vêtement. Je me rends aussitôt
dans la salle de bain sans prononcer un mot. J’ôte mon boxer et
m’empresse d’aller sous les jets. De nouveau, Mady me suit et s’installe sur
le siège de la cuvette pour converser.
— On dirait que tu es de mauvaise humeur. Tu désires en parler ?
— Ça ira. Merci, Mady.
— J’ai préparé de la pizza si tu as faim.
— J’ai déjà mangé. C’est gentil de le proposer.
Ou Mady reste silencieuse, ou elle est partie. Après une bonne minute,
ne percevant toujours rien, je laisse mon esprit vagabonder vers Evie. Les
images d’elle dans son maillot de bain improvisé me reviennent en
premier. Revoir ses cheveux mouillés qui couvraient partiellement son
mamelon durci par le froid me rappelle que j’ai jalousé cette mèche qui a
élu domicile juste où j’aurais voulu l’embrasser. Il n’en faut pas plus pour
faire gonfler mon érection. Moi qui espérais une douche glacée, je suis
plutôt sous l’eau à m’exciter de ce qu’aurait pu être ma soirée si Evie
n’était pas qui elle est. Je songe un moment à me soulager moi-même de
cette tension qui grandit dans mon entrejambe quand Mady parle de
nouveau.
— As-tu du temps pour venir chez moi ? demande-t-elle en ouvrant la
porte de la douche. Hum…, ajoute-t-elle en baissant les yeux sur mon bas-
ventre. Je change d’idée, on peut rester ici, finalement.
Sans y être invitée, elle retire ses vêtements et me retrouve sous les
jets. Elle caresse mon abdomen et capture mes lèvres doucement. Je ferme
les paupières et revois la bouche d’Evie lorsqu’elle croquait ses haricots
comme une enfant indisciplinée.
— Je ne suis pas certaine de comprendre ton non-verbal, détective. Ma
main est bien remplie, murmure ma maîtresse en bougeant lentement sur
mon sexe, pourtant tu ne me rends pas mon baiser.
— Je suis désolé, Mady. Je suis un peu préoccupé. Ce n’est peut-être
pas une bonne idée pour ce soir.
— Tu es fatigué ? demande-t-elle en poursuivant un doux mouvement
de va-et-vient sur ma hampe.
— Non, dis-je dans un chuchotis en fermant les yeux, tentant à la fois
d’oublier cette caresse impudique et le souvenir du corps d’Evie pressé
contre le mien.
En vain.
— Tu n’en as pas envie ? cherche-t-elle à comprendre.
— Difficile de prétendre le contraire, dis-je en riant, même si je ne
trouve pas la situation si comique.
Comment avouer que j’en ai envie comme jamais, mais pas avec elle ?
— J’ai plusieurs soirées qui me reviennent à l’esprit pendant lesquelles
tu t’es bien occupé de moi sans rien demander en retour. Pourquoi ne te
laisserais-tu pas dorloter pour une fois ? propose-t-elle en s’agenouillant.
— Non, je…
Mon opposition se perd dans un soupir quand Mady m’avale
goulûment. Je tente de formuler une objection, mais mon attention dévie
vers la langue de Mady qui me lèche tendrement.
Fuck !
Je ferme les yeux, j’appuie ma tête sur le carrelage et je lui permets de
prendre possession de moi. Je me délecte de sa main chaude et douce, de
sa bouche si experte, en autorisant les images d’Evie à s’imprégner dans
mon esprit. J’imagine ses jolies lèvres se resserrer autour de moi et
effectuer un sensuel mouvement de va-et-vient, comme le fait Mady en ce
moment. Je fantasme à l’idée qu’elle aimerait me goûter de façon aussi
gourmande…

Mady est allongée sur mon lit où elle se laisse caresser le bas du dos et
les fesses. Tandis que je suis perdu dans mes pensées, je dessine
d’incessantes formes abstraites sur sa peau.
— Quand l’as-tu rencontrée ? demande-t-elle.
Je ralentis mes mouvements en cherchant à comprendre sa question.
— Cette fille, Evie, tu la connais depuis quand ?
Je cesse de bouger.
— Je t’en prie, n’arrête pas tout de suite, exige-t-elle en tirant sur ma
main pour m’obliger à poursuivre mes cajoleries.
— Comment la connais-tu ? dis-je en la retournant sur le dos d’un
geste vif.
Je m’appuie sur mes coudes pour la regarder dans les yeux.
— Je ne la connais pas. Je suis juste curieuse parce que, pendant que
ton joli instrument était dans ma bouche, tu as prononcé deux fois son
nom.
Quel con !
Pourtant, Mady s’esclaffe comme si c’était la chose la plus drôle du
monde.
— Je suis tellement désolé, Mady. Je suis le pire salaud que la terre ait
porté, dis-je en laissant tomber ma tête sur son abdomen.
Sans trop de délicatesse, elle tire sur mes cheveux pour m’obliger à la
regarder.
— Ryan, poursuit-elle doucement, je n’ai jamais eu d’amant avant toi.
Tous les autres types étaient mes petits amis, parfois même de potentiels
maris, et pourtant aucun d’entre eux ne m’a jamais traitée aussi bien.
Aucun d’entre eux ne m’a fait sentir précieuse et importante. Je ne me
souviens pas d’une occasion où tu ne m’as pas caressée comme si j’étais
faite de satin, et pas une seule fois tu es venu prendre un repas chez moi
sans m’apporter des cadeaux. Pourtant, je n’ai jamais rien exigé d’autre de
toi que du sexe. Pour toutes ces raisons, je peux te pardonner d’avoir
prononcé le prénom d’une autre femme.
— Tu aurais dû me mordre.
Mady s’esclaffe.
— Non. La seule chose que je souhaiterais, si tu le veux, c’est que tu
me parles de cette Evie qui te joue dans la tête au point où tu parais triste
depuis quinze minutes. Mais, pendant ce temps, j’exige que tu continues à
caresser mes fesses, conclut-elle en se repositionnant sur le ventre.
Je me penche pour bécoter son muscle, puis le mordre doucement.
Après quoi, j’obtempère à sa demande particulière.

Après la séance de psychologie dans mon lit, je me suis endormi. Bien


sûr, je n’ai pas abordé l’affaire en détail avec Mady, mais je lui en ai tracé
les grandes lignes en soulignant que je ne peux m’engager dans une
relation avec cette femme parce qu’elle est fiancée et impliquée dans un de
mes dossiers. Je me suis retenu de préciser qu’Evie est soupçonnée de
meurtre pour me concentrer sur sa personnalité et le pouvoir d’attraction
qu’elle exerce sur moi. Ensemble, Mady et moi avons tenté de démêler son
attitude et la mienne. Alors que j’ai essayé d’expliquer cette forte attirance
pour Evie par l’excitation de l’interdit, Mady, elle, voit les choses
autrement. Même si nous n’avons rien réglé, discuter de mes émotions
était étonnamment libérateur. Mady ne voit pas d’inconvénients à
continuer de me fréquenter. Pour ma part, même si j’aime ma voisine, je
doute de la revoir jusqu’à ce qu’Evie soit sortie de ma tête et de ma vie.
Même si ma psychologue improvisée a bien joué son rôle, je suis
heureux de pouvoir parler plus librement d’Evie avec Dave devant un
petit-déjeuner. Dommage que je n’aie pas d’appétit, car tout semble si
délicieux. Mon ami, lui, avale crêpe après crêpe en me racontant son
rendez-vous avec Olivia. Non seulement je ne verrai plus Mady pour
occuper mes soirées, mais je crois bien que mon grand copain sera moins
disponible pour moi dans les prochains mois, ou prochaines années, qui
sait ? Il semble qu’ils aient réellement des atomes crochus, et ce, à tous les
points de vue.
Pour l’heure, c’est encore Evie qui monopolise la discussion.
— Je commence à me demander si elle n’est pas plutôt une fille très
futée qui prétend être naïve pour me déstabiliser.
— Comme si tout son jeu de séduction était planifié ? cherche à
comprendre Dave.
Je hoche la tête par l’affirmative avant de prendre une gorgée de café
devenu froid. Par chance, le serveur s’amène pour remplir ma tasse.
— Je ne crois pas, répond Dave. D’abord, de par ce que m’en a dit
Olivia…
— Ça ne signifie rien ! dis-je en remerciant le garçon d’un mouvement
de tête. Je comprends qu’Olivia te plaise, mais Evie risque la prison à vie.
Tu ne penses pas que sa meilleure amie fera tout pour la tirer d’affaire,
même séduire le copain du flic ? Je suis désolé de te l’annoncer, mais ta
jolie Olivia n’en a peut-être rien à cirer de toi.
Dave s’esclaffe, ne paraissant pas gober ma théorie. Pourtant, je suis
sérieux.
— Comment expliques-tu que son fiancé, son avocat, sa copine et Evie
elle-même prétendent qu’elle est la femme la plus fidèle du monde alors
qu’il est prouvé qu’elle a couché avec un étudiant et que si j’avais voulu
elle aurait également baisé avec moi, hier soir ?
— Si tu avais voulu ? Je ne t’ai pas bien suivi parce que j’avais
compris que tu en crevais d’envie, me nargue Dave avant de prendre la
moitié d’une crêpe en une seule bouchée.
— Arrête de déconner.
— D’accord. Alors qu’est-ce qui t’amène à croire qu’elle serait vraiment
passée à l’acte ?
Je fixe un point derrière Dave le temps de réfléchir.
— En vérité, je ne le sais pas. Tu as raison. Peut-être cherche-t-elle juste
à me déstabiliser ou à me faire réellement tomber pour elle. C’est encore
pire si elle espère que je ressente des sentiments à son endroit.
— Ça pourrait arriver ? s’enquiert Dave, un sourcil interrogatif bien
relevé.
C’est impossible de répondre parce que trop d’obstacles se dressent sur
le chemin, mais une chose est certaine, jamais une femme ne m’a fait cet
effet. Je hausse les épaules.
— Elle est une femme fiancée soupçonnée de meurtre.
— Oui, tu l’as souligné à quelques reprises, me fait remarquer Dave.
Ce que je veux dire, c’est qu’en serait-il si elle n’était que la meilleure amie
d’Olivia ? Seulement cette jolie rousse, artiste peintre talentueuse et
enseignante respectée.
— Elle reste fiancée.
— Si je me fie aux propos d’Olivia, à supposer qu’elle n’est pas
l’horrible complice de cette méchante meurtrière, s’amuse Dave, Evie sera
séparée dans moins d’une semaine.
— Merde ! J’ai oublié de lui en parler !
— Quoi ? Tu allais chez elle pour cette raison. Et maintenant, tu
m’annonces que tu as mangé, bu, frôlé les ébats sexuels torrides et tu n’as
même pas fait ton travail !
— Ça confirme le pouvoir que cette femme a sur moi, dis-je en me
passant les dix doigts dans les cheveux. Mon cerveau fond comme neige
au soleil quand je suis près d’elle. Le cerveau du bas prend la relève.
— Dis-moi, Ryan, si tu espères à ce point qu’elle reste avec Burke, alors
que si elle le quitte ça aiderait ta cause devant les tribunaux, c’est donc que
tu ne la penses pas coupable, non ?
— Je suis presque certain qu’elle ne l’a pas tué, mais ça ne signifie pas
qu’elle n’est pas complice et ne protège pas quelqu’un d’autre.
— Qui ?
— Son fiancé ?
— Je te rappelle qu’elle programme de se séparer.
Je me cogne le front contre la table en réalisant ma stupidité.
— Je ne veux plus de ce dossier de merde. Ce que je souhaite, c’est des
vacances ; prendre le prochain vol pour m’évader loin d’ici. Rien ne va
dans cette affaire. Tout le monde est en congé. Les résultats d’analyse
entrent au compte-gouttes. Le service informatique tarde à déverrouiller le
cellulaire du jeune pour je ne sais quelle foutue raison. Si la tendance se
maintient, ça me coûtera ma carrière. Je devrais demander d’être dessaisi
du dossier.
— Pourquoi ? objecte Dave.
— Ça réglerait bien des problèmes. À commencer par le plan d’Evie, si
me séduire fait partie de sa stratégie.
— Tu ne veux pas que cette femme soit reconnue coupable et tu es sa
meilleure chance de prouver son innocence, alors fais ton boulot, le reste
s’organisera par la suite.
— Tu vois ? Tu confirmes mon hypothèse que je suis sa porte de
sortie.
— Je ne voulais pas t’influencer, mais ce que je crois, Ryan, c’est qu’il
n’y a pas que le cul de cette fille qui te fait saliver. Je ne t’ai jamais vu
aussi émotif. La solution optimale dans cette affaire est que les accusations
tombent, qu’Evie quitte Burke comme elle en a l’intention, et que tu aies le
champ libre pour la connaître davantage.
Si seulement tout était si élémentaire. Je ne veux pas l’avouer, mais
Dave a raison. Cette fille touche une corde sensible chez moi. Même si
j’espère me le faire croire, je doute que ce soit juste le sexe qui m’attire
autant. Si je ne pense qu’à sa personnalité franche, insouciante et
rafraîchissante, je me dis que c’est d’une femme comme Evie dont j’ai
besoin. Simple et sans artifice, elle dégage une innocence touchante. Elle
me donne envie de voir la vie avec une lentille différente, plus douce et
légère. Ce qui brouille mon jugement quant à mes intentions à son égard,
c’est son allure et son attitude si foutrement sensuelles que je peine à
contrôler mes pulsions primaires lorsque je la regarde. Si je veux être
honnête, la regarder n’est plus nécessaire, à présent Evie me suit jusque
dans mes rêves, chaque nuit…
— Mais, pour aider à prouver son innocence, poursuit Dave me sortant
de mes pensées, elle ne doit pas laisser Burke tout de suite. Olivia s’occupe
déjà de la dissuader, mais il semble qu’Evie soit très têtue. Alors mon
conseil, c’est que tu retournes chez elle ce matin et tu fais ce que tu aurais
dû faire hier… et je ne parle pas de la baiser, conclut-il en refermant un œil
malicieux.
Je déteste cette proposition, d’autant plus que je sais que mon ami
marque un point. Toutefois, ça ne se passera pas chez elle, mais au bureau
dans un cadre contraignant et loin d’être favorable aux rapprochements
intimes.

Pour m’assurer de ne pas me laisser influencer par la voix ou les


propos d’Evie, j’ai demandé à une collègue de l’appeler pour fixer la
rencontre qui aura lieu dans moins d’une heure. En l’attendant, je suis
assis à mon bureau et je revois les relevés téléphoniques. Dans l’analyse de
ceux d’Evie, j’ai été déçu de découvrir deux appels entre Ethan Lewis et
elle. Un de la part du jeune homme et un autre de l’enseignante. J’aurais
dû m’en douter parce qu’elle s’est rendue chez lui, ils ont dû fixer le
rendez-vous. Mais je demeure contrarié, car j’espérais que les nouveaux
faits la disculperaient. Pour le moment, tout joue contre elle. En plus, j’ai
été surpris de découvrir la quantité phénoménale d’appels en provenance
du cellulaire de son conjoint vers le sien, et très peu à l’inverse. Alexandre
Burke téléphone à sa fiancée au moins dix fois par jour, mais elle, à peu
près jamais, sauf exception. Il y a quelques trous dans ces incessantes
séries. Je vérifierai s’ils correspondent à ses voyages d’affaires, qui
paraissent se produire surtout les week-ends. Durant ces périodes, Evie a
droit à un seul coup de fil, en général avant le dîner. Le jour du meurtre, il
n’y en a eu aucun. C’est étonnant. Pourquoi ne l’a-t-il pas appelée ce jour-
là ? Ce sera à valider.
Un autre détail me hantait depuis hier. Selon ses dires, Evie aurait
souhaité alerter son amie de son retard le soir du meurtre. Or, cette
communication n’a jamais eu lieu. Aurait-elle menti ? J’entends lui poser
la question. Pour le reste, elle ne semble pas utiliser son cellulaire si
souvent, car à l’exception de quelques appels ici et là le relevé est d’une
simplicité déconcertante. Elle est plus du genre à se déplacer. À moins
qu’elle passe ses appels d’ailleurs. D’un appareil fixe, par exemple. Ce qui
serait judicieux pour camoufler un amant… ou plusieurs. Qui sait ?
Le plus étonnant dans mes trouvailles, ce sont les nombreux appels
e
entre M Hamilton et Alexander Burke depuis plusieurs mois. Il y en a
davantage après le meurtre. A priori, c’est logique, mais ce qui surprend
est qu’en temps normal, c’est surtout le criminaliste qui communique avec
le galeriste, et souvent à l’heure du lunch ou du dîner. Toutefois, les rôles
s’inversent à partir du drame. Bien entendu, comme l’avocat représente sa
compagne, ça tient la route. L’autre constante relevée est qu’il n’y a jamais
d’appels entre eux durant les périodes qui paraissent correspondre aux
voyages d’affaires de Burke. Ce qui est aussi logique, étant donné que
lorsque le galeriste est en ville les deux hommes se rencontrent sûrement
pour des pauses-repas. Toutefois, en observant davantage les relevés, j’ai
remarqué des échanges de textos très fréquents pendant ces mêmes
périodes et aucun quand Burke est à Miami. Je sortirai celui de ces
messages pour justifier cette différence de moyens de communication.
Je m’apprête à analyser les détails des textos d’Evie quand on
m’annonce qu’elle vient d’arriver. Je ne l’ai pas encore vue et mon cœur
galope dans ma poitrine. Dieu merci, un bureau nous séparera durant
l’entretien. J’essuie mes paumes moites sur mon tee-shirt et je me lève
pour l’accueillir. Alors que je passe le seuil de la porte, je change d’idée et
rappelle à la réception pour demander qu’on la conduise jusqu’à moi.
Ensuite, je m’installe derrière mon pupitre et me prépare à lui offrir un
visage sévère. Je m’efforce de ne pas regarder vers la vitre donnant vue sur
le couloir qu’elle empruntera. Non, à bien y penser, il est souhaitable de la
voir avant qu’elle ne se pointe devant moi. Je ferme les yeux une seconde
pour respirer profondément, puis juste comme j’ouvre les paupières pour
jeter un œil à la dérobée, je la vois marcher en compagnie de l’agent qui
l’escorte.
Mais qu’est-ce que c’est que cette robe de merde !
Je veux bien croire qu’il fait chaud ces jours-ci, mais il y a l’air
conditionné dans cet immeuble, elle aurait dû y réfléchir. Sa robe, dont le
bout de tissu indigne de ce nom n’est retenu qu’à la taille, est sans
manches et libre de s’ouvrir. D’ailleurs, les pans de la partie inférieure qui
se termine aux chevilles s’écartent pour me donner une vue privilégiée sur
ses jambes juchées sur des sandales lacées aux mollets. L’étoffe de couleur
blé est trop transparente. Ses cheveux sont remontés en un chignon lâche
qui paraît avoir été défait par une nuit de baise endiablée. Je la déteste
autant que je la désire pour son allure.
13
Evie

Après une nuit de nouveau entrecoupée de cauchemars, j’ai reçu la


visite de mon amie Olivia qui avait envie d’avoir de mes nouvelles et de
me donner des siennes. De belles choses en ce qui la concerne. L’avocat
avec qui elle avait rendez-vous est encore plus intéressant qu’elle
l’anticipait. Elle compte le revoir dès la semaine prochaine, avant si leurs
horaires le leur permettent. Ma copine n’était pas chez moi que pour
papoter, elle voulait aussi m’apporter un petit-déjeuner et s’assurer que
j’allais bien. Je me suis bien efforcée de cacher que je me sens plus mal
que jamais, mais je n’ai jamais été très douée pour le mensonge. J’ai
raconté à Olivia que non seulement je compte laisser Alexander, mais
qu’en plus je suis démesurément attirée par la pire personne qui soit : le
policier qui a troublé mon sommeil toute la nuit durant et qui ne quitte
plus mon esprit depuis. Olivia n’a pas réagi à cette annonce. Ce qui aurait
dû la déranger encore plus que d’apprendre que je me séparais. Or, il se
trouve qu’elle n’a jamais aimé Alexander et qu’elle a un sérieux faible pour
le meilleur ami de son nouvel amant.
C’est justement un appel du poste de police du comté Miami-Dade qui
a écourté notre discussion. Ryan désire faire cet interrogatoire que j’ai
annulé hier dans la journée et que nous avons amorcé en soirée. Olivia m’a
recommandé d’être moi-même avec lui. Pour le reste, elle m’a seulement
demandé de ne pas annoncer à Alexander que je souhaite mettre fin à
notre relation. De toute façon, pour les deux prochaines heures, j’ai plus
important à l’agenda. Je suis escortée par un agent vers Ryan à l’instant
même.
Dès que je l’aperçois, concentré sur son document, je sens mon
estomac se nouer. Il avait raison de prétendre que le bureau est beaucoup
plus approprié pour des rencontres professionnelles. Je n’aime pas ce lieu
austère que je voudrais repeindre avec des couleurs plus joyeuses. Ryan
est le seul élément de la pièce qui donne de la chaleur au décor, même si
aujourd’hui il paraît trop sérieux.
Je remercie l’agent qui m’accompagne et me tourne vers Ryan ; il lève
enfin son regard vers moi. Il ne sourit pas et ne prononce pas un mot.
— Bonjour, Ryan.
Il se contente de hocher la tête. C’est aussi par un geste qu’il m’invite à
prendre place devant lui. Je m’assieds, dépose mon sac et croise les
jambes. Il ne me porte que très peu d’attention, à l’exception d’un bref
coup d’œil vers mes cuisses quand il boit une gorgée de sa boisson
chaude.
— Tu voudrais un café ou un verre d’eau ?
Sa voix est dure et tranchante. Je déteste ce Ryan froid et distant. Je me
sens soudain intimidée et inquiète. J’ai déjà envie de pleurer. Je pince les
lèvres pour réprimer les sanglots en faisant non de la tête, puis je respire
profondément pour chasser les larmes qui menacent de se pointer. À ce
moment, le visage de Ryan s’adoucit, comme s’il venait de retirer son
masque. Bien que j’aie décliné son offre, il appuie sur un bouton de son
téléphone et demande à quelqu’un d’apporter un verre d’eau. Il prend
ensuite quelques secondes supplémentaires pour fixer ses papiers qu’il ne
paraît pas lire. Je pense qu’il se prépare plutôt à poser la première
question. L’agent qui m’a conduite ici revient avec de l’eau. Le temps de le
remercier, Ryan se lance sans plus tarder.
— J’ai remarqué certains détails, notamment en ce qui concerne ce
message que tu as demandé à Ethan d’acheminer à Olivia. Je n’en vois
aucune trace. Soit tu ne l’as pas réclamé, soit Ethan n’a pas donné suite à ta
requête, soit il a communiqué avec Olivia avec son propre cellulaire.
Je reste muette. Ce n’était pas une question, mais de toute façon je ne
connais pas la réponse.
— Alors ? s’enquiert Ryan.
— Je ne peux pas t’en dire plus à ce sujet aujourd’hui. Il faudrait
demander à Olivia ou encore vérifier ses relevés téléphoniques et ceux
d’Ethan, je suppose.
Ryan paraît frustré, mais je ne peux faire plus.
— J’ai remarqué que ton fiancé…
— Je ne suis pas vraiment fiancée, dis-je, sans savoir pourquoi je me
donne la peine de le préciser.
— … qu’Alexander, rectifie-t-il, t’appelle quotidiennement, mais que
certains jours, souvent consécutifs, il ne te téléphone qu’une fois.
Je me penche pour fouiller dans mon sac, sous le regard intrigué de
Ryan.
— Je suis nerveuse. Je peux dessiner pour me calmer pendant notre
entretien ?
Malgré la surprise visible sur son visage, il acquiesce d’un bref
mouvement. Je sors donc mon carnet à croquis ainsi qu’un crayon et
j’entreprends d’approfondir son commentaire.
— Alexander vérifie où je suis et ce que je fais plusieurs fois par jour.
Par contre, lorsqu’il s’absente pour le travail, il a moins de temps. Du
moins, c’est ce que je pense, parce que dans ces cas, il ne m’appelle que
pour que je lui raconte ce que j’ai fait et ce que je planifie pour la soirée.
— La journée du meurtre, il n’y a aucune communication, soulève
Ryan.
— C’est vrai ? Pourtant, il était en ville. Je n’avais pas remarqué qu’on
ne s’était pas parlé. Mais bon, pas mal de choses m’échappent
dernièrement. Cette nuit, je me suis toutefois souvenu qu’Ethan m’avait
demandé si je pouvais passer par le campus pour jeter un œil à une vidéo
qu’il s’apprêtait à remettre pour un travail important. Si ma mémoire ne
flanche pas, il m’a appelée dans la journée. Tu devrais pouvoir découvrir
des traces de ça quelque part. Sinon, je perds complètement la tête.
— C’est commun de se rendre dans la chambre des étudiants ?
s’étonne Ryan.
— À présent, quand j’y pense, je trouve que ça manque d’éthique,
mais je suppose que je ne percevais pas les choses de cette façon alors. En
vérité, il est venu me voir la veille, je crois, dis-je, concentrée sur mes
coups de crayon. Quoi qu’il en soit, j’ai proposé de passer en vitesse
puisque c’était sur mon chemin. Je suis persuadée que je me suis rendue
chez Ethan de mon plein gré sans y avoir été forcée, parce que je suis assez
certaine que son appel servait à confirmer l’heure à laquelle j’irais. Je ne
pourrais toutefois le jurer sous serment.
Je lève les yeux vers Ryan et décèle un brin de désapprobation dans
son regard.
— J’imagine que ça te facilite la tâche pour m’inculper de meurtre
prémédité et que par la même occasion mon avocat m’étranglerait. Ma
priorité, c’est de démêler cet imbroglio et non de plaire à Miles Hamilton.
e
— Est-ce que M Hamilton est un ami d’Alexander ou un partenaire
d’affaires important ?
— Il s’est présenté comme un ami, mais je ne l’avais jamais vu avant la
rencontre à l’hôpital. En ce qui me concerne, ç’aurait très bien pu rester
ainsi, dis-je en levant les yeux vers le plafond.
— Tu ne l’aimes pas ? s’enquiert Ryan tandis que je me penche de
nouveau sur mon esquisse.
— C’est un faux-cul constipé. Je déteste ce type d’hommes, qu’ils
soient des copains d’Alexander ou pas. La plupart de ses fréquentations
sont sensiblement du même genre.
— Qui signifie ? cherche à comprendre Ryan.
— Des gens vivant que pour les apparences, qui espèrent épater la
galerie coûte que coûte et qui s’emmerdent dans des normes de société
ennuyeuses. La majorité n’ont qu’un seul but : devenir riches.
— L’appât du gain n’est-il pas le lot de tous ?
— De beaucoup de personnes, mais pas toutes, non.
— Tu en fais partie ?
— Jamais de la vie ! dis-je en cessant tout mouvement sur mon carnet.
— Tu t’es pourtant entichée d’un homme fortuné qui a acheté tes
toiles et qui les vend à très gros prix dans sa galerie, lâche Ryan comme un
reproche.
— Je ne vois pas le rapport. Il adore l’art et il se trouve que je suis une
artiste.
— Alors tu soutiens que votre liaison n’est basée que sur l’amour et
des champs d’intérêt communs ?
Je m’adosse à mon siège, en songeant que ça m’insulte au plus haut
point que quelqu’un me prête des intentions si superficielles. D’un autre
côté, je suis incapable d’affirmer que c’est bel et bien l’amour qui nous a
réunis. En revanche, les goûts partagés sont réels.
— Pour être honnête, je ne suis plus certaine de savoir sur quoi repose
ma relation avec lui, mais j’ai découvert très récemment que ce n’était pas
le sexe parce que je ne me suis jamais sentie aussi frustrée qu’en ce
moment.
Ryan déglutit. De mon côté, je prends une gorgée de mon verre d’eau
pour calmer ma nervosité en me demandant en silence à quoi rime cette
réponse. C’est à croire que je cherche à faire réagir l’homme derrière le
policier dur et intransigeant. Je pense avoir réussi, mais je ne suis pas plus
avancée. Je décide de me concentrer sur mon dessin qui prend forme
plutôt que de jouer à la plus maligne. Je perdrais, j’en suis persuadée.
— Réfléchissons ensemble, Evie. Si tu es sexuellement frustrée par ta
relation avec Alexander, n’est-il pas plausible que tu avais une aventure
extraconjugale avec Ethan ?
— Non. J’aurais quitté Alexander, comme j’envisage de le faire dès son
retour de New York, ou avant.
— Ce serait une mauvaise idée de mettre fin à ta relation. Le jury
croirait que votre couple n’a pas survécu à ce que tu as prétendument fait
à Ethan Lewis.
— On croirait entendre Olivia. Je n’en ai rien à foutre de ce que les
gens pensent.
Je bois une autre gorgée d’eau pour me calmer. Ça ne fonctionne pas
vraiment. Je rage sur mon carnet pour contrôler mes émotions.
— Je ne vois pas le but de tes questions, Ryan, dis-je après un
moment. C’est déjà un fait établi que j’ai couché avec Ethan. Passons à un
autre sujet.
— C’est important, Evie. S’il t’a violée, ça change tout.
— Non. Je m’en fiche. S’il m’a agressée, je serai triste que ses parents
et sa copine découvrent cet aspect de sa personne. Sinon, c’est que j’étais
consentante, ça confirme seulement que je suis une garce, pas une
meurtrière. Ce qui est important, c’est de savoir qui l’a tué. Et je suis de
plus en plus convaincue que ce n’est pas moi. Il faut donc trouver qui
essaie de me faire porter le chapeau, et surtout pourquoi.
— Tu as une hypothèse ?
— Aucune. Vous n’avez découvert aucune autre empreinte que les
miennes dans cette pièce ?
— Je ne suis pas autorisé à te parler du déroulement de l’enquête, Evie.
— Tu ne me semblais pas si à cheval sur les procédures jusqu’à
maintenant, lui fais-je remarquer.
Pour seule réponse, j’ai droit à un regard courroucé. Pourtant une lueur
de gentillesse brille au fond de son œil.
— Désolée. Je comprends. Je n’ai pas réfléchi… ou plutôt j’ai réfléchi
tout haut.
Pour la première fois depuis mon arrivée, Ryan me sourit. Je peux
enfin retrouver la douceur de ses traits. Hélas, des toc-toc à la porte du
bureau rompent cet instant de trêve entre nous.
— Les résultats d’analyse que tu attendais sont arrivés, l’informe un
agent en uniforme. C’est positif.
Le visage de Ryan se métamorphose lorsqu’il entend ces mots. Je suis
curieuse de savoir ce qui le trouble à ce point. Après un merci à son
collègue, il fixe les documents qu’il vient de recevoir avec une attention
soutenue, paraissant même oublier ma présence. Quand il lève enfin ses
yeux sur moi, j’y vois un mélange d’émotions : de la colère, de la tristesse
et encore plus de douceur que dans les minutes précédentes.
— J’ai une question à te poser, Evie.
Le sérieux que je note dans son ton m’indique que celle-ci sera
importante. Je délaisse donc mon croquis pour me concentrer sur lui.
— As-tu déjà consommé de l’ecstasy ?
— Jamais au grand jamais ! Qu’est-ce que c’est que cette question ? Je
bois beaucoup, vraiment beaucoup, trop, mais jamais je n’ai pris quoi que
ce soit de cette nature. Je t’ai raconté que ma mère est morte d’une
surdose. Je l’ai vue creuser sa tombe jour après jour, il ne me traverserait
pas l’esprit de répéter son erreur. Bon, d’accord, j’avoue que devenir
alcoolique n’est peut-être pas génial non plus.
Ryan lance le document sur son bureau en serrant les mâchoires,
furieux. Je dis pourtant la vérité.
— Le soir du meurtre, tu avais consommé de la bière, tu le savais ?
Je ferme les yeux pour tenter de me souvenir comment les choses se
sont déroulées chez Ethan. L’école était déserte, ça je m’en souviens. Oui,
d’ailleurs, il y avait une grosse fête ce soir-là. Je revois les premiers
instants…

— Où est tout le monde ?


— À une fête au LIV, m’apprend Ethan.
— Et tu n’y vas pas ?
— Oui, plus tard. J’avais un peu de travail à terminer avant. Merci d’être
venue, Evie, c’est vraiment très aimable de ta part.
— Bah ! Je passais par ici de toute façon.
Ethan me tend une bière que je n’ose pas refuser. Je prends donc une
gorgée pour la forme et j’observe un peu autour de moi.
— Je travaille toujours dans une demi-obscurité pour éviter les reflets
de lumière sur l’écran. Je peux rallumer, si tu préfères.
— Pas du tout. J’adore l’effet cosy que ça crée…

— Oui, dis-je avec certitude. J’ignore si je l’ai bue en entier, mais Ethan
m’a bien servi une bière.
— Tu as accepté de consommer de l’alcool avec lui dans sa chambre ?
demande Ryan sur un ton désapprobateur.
— Quel sens de l’éthique épouvantable, n’est-ce pas ? dis-je dans un
soupir.
— Ce n’est pas ce que je voulais insinuer.
— C’est exactement ce que tu voulais insinuer. J’admets que ça
manquait sérieusement de jugement. Il y a un article de loi dans ton Code
criminel de merde qui punit les gens pour ça ?
Ryan s’incline vers l’avant, comme s’il allait se lever, mais n’en fait
rien. Il croise ses doigts. On dirait qu’il est fâché et se retient de frapper. À
moins qu’il soit déçu, déçu de moi. Je le suis aussi. Je prépare sans
conteste la corde qui me pendra. Ignorant ces pensées pessimistes, je
reprends mon dessin et poursuis plus doucement.
— J’ai accepté la bière parce qu’Ethan l’avait déjà décapsulée avant de
me l’offrir. Je ne voulais pas la gaspiller, alors que le budget des étudiants
est souvent serré. Je n’ai pas réfléchi.
Alors que je croyais que ma réponse le satisferait, Ryan contracte
davantage les mâchoires. Cette fois, il est enragé, il n’y a pas de doute. Il se
lève pourtant lentement et marche vers moi. Je l’observe avec attention
pendant qu’il pose une fesse sur son bureau. Il ferme les paupières, l’air de
vouloir se contrôler. J’en profite pour retourner mon calepin afin de cacher
mon dessin.
— Evie, je te demande une dernière fois de me confirmer que jamais
tu n’as consommé d’ecstasy.
— J’ai déjà avoué m’être rendue volontairement chez Ethan, avoir
accepté de boire une bière en sa présence, avoir pris plaisir à coucher avec
lui. Pourquoi te mentirais-je à ce sujet ? À ce moment-ci, ce serait un
miracle si je ne pourris pas en prison, alors à quoi bon réfuter un détail
aussi banal que celui-là ? Je ne consomme pas d’ecstasy, ni aucune autre
cochonnerie du même genre. Traite-moi de traînée sans jugement, mais
pas de droguée.
Après un soupir rempli de frustration, Ryan largue :
— Il se trouve que tu avais l’équivalent d’une dose, voire presque
deux, dans le sang.
— C’est impossible !
— Ton analyse sanguine le confirme, Evie. Je suis maintenant
convaincu, à moins que tu mentes, réitère-t-il en rivant ses iris aux miens,
qu’Ethan en a versé dans ta consommation.
Je m’écroulerais si je n’étais pas déjà assise. Ethan, cet étudiant si
gentil, m’aurait droguée pour abuser de moi. Je n’arrive pas à le concevoir.
Des larmes s’échappent de mes yeux lorsque je bats des paupières.

Sous le choc de cette révélation, je peine à me remettre de mes


émotions. J’ai toujours été naïve dans mes relations avec les hommes.
Contrairement à Olivia, je ne m’arrête pas à l’effet que je produis sur eux.
À en croire ma copine, je fais tourner la tête de plusieurs, mais je ne m’en
suis jamais préoccupée. Du moins, ce n’était pas le cas avant de rencontrer
Ryan Knight. Avant ma relation avec Alexander, j’avais souvent des
amants, mais aucun type n’a suscité assez d’engouement pour que je
pense m’engager. Avec Alexander, c’était différent, et ce, même si je
cherche encore à éclaircir ce qui m’a conduite chez lui et incitée à y rester
si longtemps.
Néanmoins, si je réfléchis à cet étudiant, jamais je n’aurais cru qu’un
individu, un si jeune homme, puisse vouloir me posséder au point de
commettre un crime pour y arriver.
Depuis plusieurs minutes, je tente désespérément de revoir ce qui s’est
produit ce soir-là parce que je commence à douter de mes actions. Tout
compte fait, si Ethan a abusé de moi, peut-être l’ai-je frappé pour me
défendre. À moins qu’au contraire, j’aie souhaité cette relation sexuelle.
Car même si je n’arrive pas à m’en convaincre, notre étreinte paraissait
réellement me plaire. Peut-être que la drogue y était pour beaucoup, mais
qui sait, si je n’ai pas eu envie de ce qui s’est produit ou même si je ne l’ai
pas encouragé ? Après tout, je me suis rendue chez lui… D’ailleurs, cette
histoire de consommation de bière a fait ressurgir quelques souvenirs,
que je n’ai pas eu le courage d’avouer à Ryan. Je revois cette scène très
nettement à présent.

Tout en se délestant de sa bière, Ethan masse doucement mon muscle


trapèze qui en a bien besoin. Les délicieuses pressions m’occasionnent des
frissons que je tente d’ignorer. Sans avis, la bouche d’Ethan se retrouve sur
ma joue, puis à la commissure de mes lèvres.
— J’ai si envie de toi, Evie, murmure-t-il avant de lécher subtilement ma
lèvre inférieure.
Je bataille avec ma conscience, mais mon corps, lui, l’entend autrement.
J’ouvre les lèvres pour accueillir sa langue qui plonge avec fougue vers la
mienne.
J’émets un soupir de satisfaction contre sa bouche.
— Je savais que tu en avais envie, grogne-t-il à mon oreille en détachant
sa ceinture.
Alors que je croyais que le brouillard se dissipait graduellement, j’ai
plutôt l’impression qu’il s’épaissit à la lumière de ces résultats d’analyses
toxicologiques.
— Cette nouvelle information, poursuit Ryan, me fait pencher vers
l’hypothèse soulevée initialement par Alexander. Soit qu’Ethan a pris de
force ce qu’il convoitait depuis longtemps.
— Je n’ai observé aucun signe en ce sens, même si Alexander prétend
qu’Ethan venait à la galerie pour me voir, dis-je en finalisant mon esquisse
sur laquelle j’ai mis beaucoup d’énergie pendant mes réflexions.
— Je n’ai pas encore visionné les vidéos, continue-t-il pendant que je
referme mon carnet à dessin. Une équipe se charge de trouver des preuves
de son intérêt, et donc de sa préméditation. Mais peut-être n’y en avait-il
pas réellement ? soulève Ryan. En revanche, j’ai rencontré des étudiants
vivant sur le campus qui m’ont affirmé qu’Ethan parlait souvent de toi.
Je me lève d’un bond pour faire les cent pas dans le bureau.
— Comment se fait-il que je sois la seule idiote à n’avoir rien vu ?
Ma question demeure sans réponse.
— J’aimerais qu’on revienne sur un point abordé plus tôt, Evie. Tu
souhaiterais faire une pause avant ?
— Non. Je veux en finir au plus vite, dis-je, dos à Ryan, les yeux
suivant les agents qui circulent avec des prévenus.
La plupart d’entre eux sont menottés. J’ai au moins la chance qu’on me
laisse ma liberté de mouvement.
— Tu as affirmé que tu ne connaissais pas ton avocat avant de le voir
à l’hôpital, c’est exact ? reprend Ryan.
— Oui. Pourquoi ? Je devrais ? dis-je en lui faisant face de nouveau.
— Peut-être. C’est seulement que Miles Hamilton parle chaque jour
avec Alexander. Si l’avocat est une personne avec qui il passe beaucoup de
temps, c’est étonnant que tu ne l’aies jamais rencontré. Surtout que je sais
que tu assistes souvent à des galas pour amasser des fonds pour des
œuvres de charité.
— Je n’ai pas l’impression que je peux t’aider à ce sujet. Je ne pense
pas l’avoir déjà croisé, mais je vois tellement de gens lors de ces sorties. En
tout cas, même s’il m’en manque des bouts, si je l’ai rencontré, je n’ai pas
traîné avec lui, ça, c’est une certitude. J’ai l’habitude de m’attarder aux
individus que je préfère et il n’en fait pas partie, dis-je en m’approchant de
Ryan.
Il se redresse pour retourner derrière son bureau, alors que je me
rassieds. De nouveau, ses yeux glissent sur mes jambes. Il détourne
toutefois vite son regard. Je ressens un terrible malaise d’oser espérer qu’il
m’observe autrement que comme une suspecte.
— Accepterais-tu de vérifier auprès d’Alexander depuis quand tu
connais Miles Hamilton ?
Je fronce les sourcils devant le ton intrigant de sa voix.
— Est-ce que je devrais savoir quelque chose d’important à son sujet ?
— J’ai juste quelques questionnements, et comme je n’ai pas encore
officiellement interrogé Alexander, je souhaite prendre de l’avance.
— Je la trouve bizarre, cette requête.
— J’imagine que hors contexte, en effet, ça peut paraître impertinent.
Laisse-moi plutôt te demander ceci : selon toi, Alexander est-il fidèle ?
Je me demande si j’ai l’air aussi surprise que je le suis par cette
question.
— Jusqu’ici, je croyais que c’était moi qui faisais l’objet d’une enquête.
Mais bon, puisque je désire t’aider, je te répondrai que je n’en ai pas la
moindre idée et que je n’y ai jamais pensé à ce jour.
— Puisque je te pose la question, tu pourrais y réfléchir ? insiste Ryan.
Je bois une nouvelle gorgée d’eau en fouillant dans ma mémoire. Non,
je ne me souviens pas de l’avoir vu flirter.
— J’imagine que je ne suis pas de nature très jalouse parce que je ne
l’ai jamais soupçonné de quoi que ce soit. Maintenant que j’y pense,
Alexander pourrait très bien avoir une maîtresse à New York et une autre
à San Francisco, car il y passe beaucoup de temps. Ça justifierait aussi
pourquoi il a utilisé un condom lors de notre dernière relation.
Je vois les épaules de Ryan s’affaisser après cette annonce.
— Oui, c’est le monde à l’envers ! L’étudiant avec qui je n’ai jamais
couché ne prend pas de préservatif, mais l’homme qui partage mon lit
depuis deux ans, oui. Enfin ! dis-je dans un soupir avant de m’esclaffer.
— Ça te fait rire, remarque Ryan.
Non, pas vraiment !
— Au point où j’en suis, il est préférable d’en rire que d’en pleurer, dis-
je dans un nouveau souffle. J’ai toujours perçu ma naïveté comme une
qualité parce que la plupart du temps je ne remarque que le bon chez les
gens. Ça me permet de flotter dans une vie où les personnes sont gentilles
et bien intentionnées. Quand j’y réfléchis davantage, je songe plutôt que je
suis la plus imbécile des femmes de Miami. Un étudiant m’a droguée pour
abuser de moi, sans que je doute de lui. Quant à Alexander, il pourrait très
bien être polygame sans que je l’aie suspecté. À présent que tu soulèves
cette possibilité, je pense que ça pourrait expliquer qu’il soit si froid.
— Froid ?
— Oui, froid. Je ne me souviens pas de toute notre histoire,
sexuellement parlant, mais la dernière nuit que nous avons passée
ensemble a été affreuse. Ethan m’a peut-être prise sans mon
consentement, mais dans mes souvenirs ses attouchements m’ont fait
vibrer de la tête aux pieds. Peut-être était-ce en raison de cette drogue ? Ou
encore était-ce parce que je crevais d’envie qu’un homme me fasse enfin
l’amour avec avidité. C’était loin d’être le cas avec Alexander. Ses caresses,
si on peut qualifier son toucher ainsi, étaient dénuées de toute tendresse.
Je n’ai perçu aucune délicatesse, ni même de réel désir. Si ça m’a ébranlée
sur le coup, la vérité est qu’en ce moment je m’en contrefiche, dis-je en me
levant brusquement, fatiguée et agacée de cette discussion qui me donne
envie de hurler. J’espère que c’est tout pour aujourd’hui parce que je suis
exténuée.
Sans le laisser répondre, je fais volte-face pour sortir.
— Evie ? m’interpelle Ryan en me retrouvant en deux enjambées.
Il passe devant moi et ferme le rideau donnant sur le corridor. Sans
prononcer un mot, il s’approche de moi et saisit ma main entre les siennes.
Il en caresse lentement le dessus en fixant son geste. Encore une fois, je
suis aussi troublée qu’heureuse de son changement soudain d’attitude.
Ryan lève les yeux et me dévisage de ce regard ardent qui embrase mon
corps en entier. Il ouvre les lèvres, s’apprêtant à parler, mais les referme
aussitôt. J’examine sa bouche, en attente de ce qu’il dira, mais il demeure
silencieux. J’avais cru percevoir une lueur de désir dans ses yeux lorsqu’il
a reluqué mes cuisses, mais j’ai voulu faire taire cette idée en me
convainquant qu’elle naissait de mon envie qu’il me regarde ainsi.
Pourtant, maintenant, je remarque cette même flamme dans ses iris
sombres. Quant à moi, je sens mes jambes fléchir et mon cœur battre la
chamade.
Trois solides coups sont portés à la porte du bureau. Sans tarder, Ryan
me délaisse, sans toutefois cesser de me fixer pendant qu’il tourne la
poignée. Il paraît s’excuser de l’interruption.
À moins que ce soit une autre chimère…
Un agent aurait une information importante à lui transmettre, l’avise
une femme vêtue d’un uniforme.
— Aucun problème. Mme McDaniel était sur son départ. Tu voudrais
lui montrer le chemin vers la sortie, s’il te plaît ?
Après m’avoir saluée de manière courtoise, mais strictement
professionnelle, Ryan me laisse aux soins de la policière qui m’escorte,
alors que je peine à tenir sur mes jambes.
14
Ryan

J’aurais préféré avoir une longue pause après ma rencontre avec Evie.
L’interroger comme une criminelle alors que je suis convaincu, plus que
jamais, qu’elle n’est qu’une victime dans cette histoire était déjà éprouvant,
mais me retenir de la serrer dans mes bras quand j’ai appris qu’elle avait
été une proie pour Ethan Lewis a représenté le plus grand défi. Puis, lire
toute la tristesse dans ses yeux lorsqu’elle s’est avouée désillusionnée par
sa relation avec Burke a achevé de me broyer le cœur. Je ne voulais pas
être si dur avec elle en lui soumettant l’hypothèse que son fiancé la
trompait. Je souhaitais d’une part vérifier ses impressions, car un détail
me titille depuis un moment, et j’espérais, d’autre part, qu’elle cesse de se
sentir coupable pour ses soi-disant agissements. Evie se traite de traînée
sans jugement, pourtant je vois plutôt une femme qui commence à peine à
réagir à cette carence affective dont elle a souffert à l’adolescence, et fort
probablement au cours des deux dernières années. J’ai une théorie quant à
la froideur que dépeint Evie au sujet de son partenaire. Or, s’il s’avère que
mon intuition ne me fait pas défaut, concernant Alexander Burke, la
nouvelle pourrait anéantir Evie.
En attendant, le visionnement des vidéos de la galerie que m’a
acheminées l’homme d’affaires confirme mes soupçons. Je devrais fouiller
davantage, mais le plus important pour le moment est que les films
appuient les dires du galeriste, selon lesquels Ethan Lewis était souvent
dans les parages. D’après lui, il semblait dévorer Evie des yeux sans que
l’enseignante semble pour autant le réaliser. De fait, elle est souriante,
enjouée et concentrée à faire le guide partageant sa passion pour l’art. C’est
un bon point pour la défense d’Evie. Comme elle l’a souligné, le
responsable est ailleurs et espère tourner les soupçons vers elle. Il reste
donc à connaître le mobile du meurtre pour aligner mon enquête vers un
autre suspect. À ce sujet, j’aurai bientôt des comptes à rendre, le dossier est
loin d’avancer comme je le voudrais. J’aurai vite besoin d’un nouvel accusé
à mettre sous la dent de mon supérieur. Alors, à partir d’ici, le suspect est
Alexander Burke, l’homme jaloux, possessif, bien que peut-être pas aussi
amoureux de sa fiancée qu’il veuille le faire croire.

Il approche dix-sept heures quand je décrète que j’en ai assez pour


aujourd’hui. J’ai fait beaucoup, mais je ne suis parvenu à presque rien.
Mes tentatives pour en connaître davantage sur Alexander Burke se
résument toutes ainsi : il s’agit d’un homme d’affaires prospère au dossier
irréprochable. Mais je ne suis pas près d’abandonner parce que, après tout,
c’était aussi les premiers échos au sujet d’Ethan Lewis. Et pourtant !
Je m’étire le dos en inclinant ma chaise vers l’arrière, puis me lève
enfin. J’hésite une seconde à partir en songeant que je pourrais passer un
dernier appel. Olivia Fallon a déjà soulevé, sans preuve à l’appui,
l’éventualité que Burke ne soit pas si exclusif à Evie. Peut-être pourrais-je
creuser un peu plus cet aspect. Je pivote pour chercher son numéro dans
ma liste et le compose tout en me penchant pour récupérer un cahier au
sol. C’est le carnet à dessin d’Evie. Elle a dû le laisser tomber dans son
empressement à partir. Je le lance sur mon bureau en demandant au
réceptionniste d’Olivia si cette dernière est encore au travail. C’est le cas.
— Détective Knight ! Que me vaut ton appel ? s’exclame-t-elle.
— Bonjour, Olivia. J’aimerais te poser quelques questions. Est-il
possible de m’accorder du temps, en matinée demain ?
— Ce sera difficile. En revanche, en après-midi, je pourrais me libérer.
— Impossible pour moi.
Je n’ai que très peu de disponibilité à court terme, mais ce ne sera pas
très long.
— Pourquoi pas maintenant ? suggère-t-elle avant que je songe à une
nouvelle proposition.
— C’est que j’aurais préféré une rencontre en personne.
— Hum… Je suis coincée ici, mais peux-tu me retrouver au bureau ?
— Tu es dans Design District, je présume ?
— Vous présumez bien, détective. C’est un peu la folie à cette heure
du jour. Il est possible que nous soyons interrompus par moments. Ça
pose un problème ?
— Pas vraiment.
Le temps de noter l’adresse et de prendre le carnet d’Evie, je me mets
en route, en espérant tirer quelques éléments intéressants de cette
rencontre.

Je me sens comme un chien dans un jeu de quilles dans cet immeuble


moderne, hyper tendance et au design flyé. En analysant l’entrée, je me dis
que mon jeans et mon tee-shirt noir passeront inaperçus, mais en
découvrant le réceptionniste à qui je m’annonce, je me ravise. C’est avec
un large sourire que le type vêtu d’un complet blanc, découpé d’une
chemise fuchsia, comme la mèche qui lui barre le front, me conduit
jusqu’à sa patronne. Il me jette plusieurs coups d’œil de haut en bas et de
bas en haut, lesquels me rendent mal à l’aise. Mais pas autant que lorsqu’il
lance :
— Olivia, chérie, il y a le délicieux détective Ryan Knight qui veut te
rencontrer. Il paraît que vous avez rendez-vous, veinarde.
L’homme s’humecte les lèvres, puis me sert un clin d’œil enjôleur
avant de me laisser aux bons soins d’Olivia. Les mèches violacées de la
designer m’apparaissent beaucoup plus sobres après avoir vu son
assistant. Je ne peux d’ailleurs conserver mon sérieux devant un flirt si
explicite.
— Du succès, même auprès des hommes, plaisante-t-elle.
Après ce début léger, j’en viens vite au vif du sujet : Alexander Burke.
Comme elle me l’a mentionné lors de notre première rencontre, elle n’a
jamais rien constaté de tangible dans cette impression qu’elle a au sujet du
fiancé d’Evie, mais elle pourrait parier qu’il cumule les aventures.
— Est-ce que tu l’as vu en compagnie d’autres femmes ?
— Non. C’est justement pour cette raison que je n’en ai jamais parlé
avec Evie. Elle sait que je ne l’aime pas, alors au risque de la blesser,
j’aurais aimé surprendre Alexander en flagrant délit et la mettre devant
une preuve irréfutable. Je le croise souvent dans différents restaurants,
mais la plupart du temps il est avec des hommes ou des artistes de sa
galerie. Il y a bien quelques exceptions, des membres féminins de conseils
d’administration auxquels Alexander siège. Par contre, rien dans sa façon
de discuter avec ces femmes ne m’a laissée croire à une aventure avec
elles. Ça pourrait se passer durant ses nombreux voyages d’affaires. Sinon,
c’est que mon sixième sens dérape, conclut-elle.
— Evie m’a raconté qu’ils se sont rencontrés à un vernissage.
— Oui. Il lui a remis trois cent mille dollars pour trois œuvres, mais il
lui en avait proposé un million. Elle a répondu que ses toiles ne valaient
pas autant et qu’elle n’avait pas besoin de son argent.
— C’était bien sûr un mensonge ?
— Oui et non. Je crois qu’elle n’aimait pas l’idée d’avoir une dette
envers lui. Evie se contente de peu dans la vie. Elle vendait déjà plusieurs
œuvres et elle enseignait depuis quelques années. Ça lui suffisait.
— Donc l’art les a réunis, mais pas l’argent ?
— Tu pensais qu’Evie était avec Alexander pour son fric ?
— Je sais qu’elle a eu une adolescence difficile. Espérer une sécurité
n’est pas un crime.
— Bien sûr que oui ! Ça ferait d’elle une pute, et nous en sommes loin.
Evie ne fréquenterait jamais un homme pour les mauvaises raisons. C’est
vrai que c’est étrange, ces affinités qu’elle lui a trouvées, mais ce n’est
certainement pas l’argent. Même qu’Alexander pourrait se servir d’elle. Pas
l’inverse.
Intrigué, je m’apprête à la questionner, mais quelqu’un frappe à la
porte.
— Le drapé de gauche pour les rideaux, le dosseret rouge, et jetez-moi
les autres horreurs aux ordures.
Après ces consignes expéditives, elle gratifie la fille sur le seuil de son
bureau d’un splendide sourire, surmonté d’un clin d’œil complice, et
poursuit sur sa lancée sans tarder. La designer m’explique notamment que
Burke vient d’une famille très riche, mais surtout très hautaine et aux
exigences suffocantes. Il a étudié la finance dans les meilleures écoles et
s’en est tiré avec des mentions et des honneurs, mais sa passion pour les
arts a été étouffée par ses parents. Il admet lui-même ne pas être doué,
mais il aurait tant désiré devenir un artiste de grande renommée. Quand il
a voulu ouvrir sa galerie, son père le lui a déconseillé au point de lui dire
qu’il serait une honte pour la famille de s’abaisser à vendre des
cochonneries bon marché. Alexander était têtu, alors il s’est lancé en secret.
Olivia m’a avoué l’admirer pour cet aspect de sa personnalité. Cela dit, ce
n’est que lorsqu’il a connu un réel succès, principalement avec les toiles
d’Evie, qu’il a mis ses parents devant le fait accompli. En plus, il pouvait
enfin se présenter devant eux, avec non seulement une artiste de talent qui
cumule les honneurs, mais aussi une enseignante respectée qui allait
devenir sa femme, puis la mère de ses enfants. Evie n’a jamais voulu se
marier, mais il l’a harcelée, jusqu’à ce qu’elle se résigne à porter une bague
de fiançailles, mime-t-elle avec les doigts, même si de vraies fiançailles
n’ont jamais eu lieu. Selon Olivia, il n’y jamais eu de mariage en vue, du
moins pas pour Evie. N’empêche qu’en acceptant, elle a contribué à rendre
ce fils digne de la famille Burke. Apparemment, ses parents font pression
sur lui pour que ce mariage ait lieu et pour qu’il leur fasse des petits-
enfants. D’ailleurs, si Evie est une femme naturellement splendide, chaque
fois qu’elle a rencontré les parents d’Alexander, à deux occasions
seulement en deux ans, il y a eu tout un cérémonial pour lui trouver la
tenue appropriée, la bonne coiffure et le maquillage adéquat. Alexander
lui a même donné des cours sur l’étiquette à table.
J’ai dû laisser paraître ma surprise au fil des propos d’Olivia, car elle
réagit.
— Oui, tu as raison, rien qui ne ressemble à Evie. Ne t’en fais pas, elle
le lui a fait savoir sans détour. Evie n’est pas de la haute société et
n’envisage pas d’y faire son entrée de sitôt. Elle déteste les protocoles, les
grands verbes et tout ce qui l’éloigne de ce qui est simple et vrai. Et
justement, selon moi, elle est comme un trophée à présenter à ses parents
aux yeux d’Alexander. Je pense qu’il l’admire, mais j’ignore jusqu’à quel
point il l’aime réellement. Elle est si différente de lui.
— Sa galerie connaît maintenant du succès, il pourrait très bien vendre
les toiles d’Evie même s’ils ne vivaient pas ensemble, non ?
— Je me suis posé la question et, chaque fois, je reviens à cette
réponse : les apparences. C’est ce qui guide Alexander. Un homme
d’affaires comme lui, qui passe son temps dans des soirées mondaines,
préfère avoir une jolie femme à son bras. Qui de mieux que cette artiste de
grande notoriété ?
— Alors comment expliques-tu qu’il soit si possessif et jaloux, comme
j’ai cru le comprendre ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça ne justifie pas non plus pourquoi
il réagit autant quand un mec approche Evie, ni la raison pour laquelle il
surveille ses faits et gestes.
— J’ai remarqué qu’Alexander lui téléphone plusieurs fois par jour,
sauf lors de ses voyages d’affaires.
— Moi aussi, admet-elle. Selon moi, c’est là que se situe la réponse à
nos questions. J’aimerais être une mouche pour le suivre dans ses
nombreux déplacements.
Finalement, je ne suis pas plus avancé, mais mes doutes se confirment.
C’est déjà un début.
— Je ne t’ai pas aidé, n’est-ce pas ? demande Olivia pendant que je
referme mon calepin de notes pour le ranger.
— Pas tellement, dis-je en lui souriant. Mais tu le pourras avec la
prochaine question. Le soir du meurtre, est-ce que tu as reçu un message
d’Evie ou d’Ethan Lewis pour t’avertir du retard de ton amie ?
— Non, confirme-t-elle aussitôt.
— C’est ce que je pensais, dis-je en me levant.
— J’aurais dû ? Je n’ai même pas eu le temps de remarquer qu’elle
était en retard qu’Alexander m’avait déjà téléphoné.
Je m’immobilise.
— Il t’a appelée ce soir-là ?
— Oui, et c’était bien la première fois. Il téléphone sans arrêt à Evie. Si
après plusieurs tentatives, il ne la joint toujours pas, il se pointe. Un jour,
on a fait le test. Il savait que j’étais avec elle chez moi. Evie n’avait pas
envie de lui parler, j’ai oublié pourquoi. Elle a laissé sa boîte vocale
s’enclencher. Il a réessayé une quinzaine de minutes plus tard. On s’est
amusées à vérifier combien de fois il téléphonerait avant de m’appeler. Il
ne l’a jamais fait, il s’est présenté à ma porte !
Non seulement Alexander Burke n’a pas communiqué avec Evie le soir
du meurtre, alors qu’il l’appelle dix fois par jour, mais en plus, il a tenté
d’appeler sa copine. Plutôt étonnant, voire suspicieux.
— Vois-tu une explication ?
— Au début, je croyais qu’il était en voyage à l’extérieur parce qu’on
sort plus souvent lorsque Alexander n’est pas en ville, mais j’ai réalisé
après qu’elle m’avait mentionné qu’il avait une réunion qui se terminerait
tard.
— Te souviens-tu de ce qu’il t’a dit quand il t’a parlé ?
— Je ne jurerais pas sur la bible les mots exacts, mais en gros qu’il
tentait de la joindre, en vain. Je lui ai répondu de ne pas s’inquiéter,
qu’Evie accrochait régulièrement le bouton du volume par accident.
— C’est la vérité ?
— Absolument pas. J’ai voulu lui fournir un alibi, rigole-t-elle.
— Merci, Olivia. Cette fois, tu m’aides beaucoup.
— Ah bon ? Alors tant mieux, se réjouit-elle en m’emboîtant le pas.
C’est le carnet de croquis d’Evie que tu as là ?
— Oh oui ! J’allais oublier. Elle est passée au bureau aujourd’hui pour
la suite de sa déposition et elle l’a laissé tomber avant de partir. Tu
voudrais le lui remettre ?
— Tu devrais aller le lui porter toi-même. Elle était un peu troublée en
quittant le poste de police. Je pense qu’elle serait heureuse de te voir dans
un contexte plus agréable, ose-t-elle affirmer.
— Je préfère que tu lui donnes. Je doute d’avoir à la rencontrer de
nouveau à court terme.
— Alors tu pourrais faire un détour par chez elle, suggère-t-elle encore.
— Non, je suis attendu ce soir, dis-je même si c’est un mensonge.
— Garde-le, insiste Olivia, ça risque de l’embarrasser au club. Elle a
l’habitude de transporter de minuscules sacs à main, et parfois elle n’en
apporte pas.
Décidément ! Elle ne lâche pas le morceau !
À court d’arguments, je conserve le calepin.
— À tout hasard, nous serons au Story Night, ce serait intéressant
d’avoir de la compagnie, annonce Olivia en me reconduisant à la sortie.
— Je transmettrai l’information à Dave.
— Dans ce cas, demande-lui d’emmener un copain, je ne voudrais pas
laisser Evie seule. Elle a besoin de s’amuser.
Je ne peux m’empêcher de sourire intérieurement devant aussi peu de
subtilité. C’est évident qu’Olivia sait que je ne suis pas insensible à son
amie. Si malgré tous mes efforts pour le cacher cette parfaite inconnue lit
si bien en moi, je ferais mieux de conclure cette affaire au plus vite avant
d’avoir la déonto sur le dos.

Je referme la porte de mon véhicule sous le regard indiscret du


réceptionniste excentrique. J’ai même droit à une salutation de la main et
à un sourire coquin. Je me détourne, craignant de recevoir un baiser
soufflé. Je m’apprête à démarrer la voiture quand mon téléphone retentit.
C’est Evie. Je fixe longtemps l’écran avant de décider de ne pas prendre
l’appel. Je caresse plutôt la couverture de son carnet que j’ai déposé sur le
siège à mes côtés.
Avant de tourner la clé de contact, je repense à ce qu’Olivia m’a appris.
Le détail le plus surprenant, c’est cet appel d’Alexander Burke. Je me
promets de revenir sur ces faits lorsque je le rencontrerai.
C’est en imaginant le ton que je souhaite donner à cet entretien que
mes yeux se posent à nouveau sur le carnet de croquis d’Evie. Je le saisis et
l’ouvre pour en observer le contenu. La découverte de plusieurs visages
m’indique qu’elle aime dessiner les gens. Je me laisse prendre au jeu et
cherche si elle aurait dessiné Ethan Lewis. Ça ne semble pas être le cas.
Mais bien sûr, elle aurait pu déchirer l’esquisse après le meurtre pour
cacher son idylle, le cas échéant. Je souris en reconnaissant la petite fille
avec qui elle s’amusait à construire un château de sable à la plage. Cette
esquisse est particulièrement bien réussie. Barbouillée à souhait, la
gamine a les cheveux en broussaille, le nez retroussé et un œil fermé en
raison du soleil. Même si le dessin est en noir et blanc, on perçoit que les
rayons étaient ardents. C’est magnifique. Je retourne au début du carnet
pour voir si des pages ont été retirées. J’en viens à la conclusion que ça ne
semble pas être le cas. Quand j’atteins le dernier dessin, mon cœur connaît
une légère secousse. Sur ce croquis, c’est moi. La représentation de moi
dans mon bureau cet après-midi est parfaite. Mon visage est dur et
impénétrable. À l’évidence, c’est de cette façon qu’elle me voit. Comme un
homme fermé envers elle. Je sens la tristesse me gagner en songeant que
c’est ce qu’elle croit. La vérité est pourtant à l’opposé.
Je réévalue la possibilité de me rendre chez elle pour lui rapporter son
carnet. Peut-être pourrais-je m’excuser d’avoir été si froid, comme j’avais
l’intention de le faire avant d’être interrompu dans mon bureau. Je repense
à ce que je ressentais debout devant elle avec sa main délicate dans la
mienne et à quel point c’était difficile de résister à la tentation de la
prendre dans mes bras. C’est lorsque je songe à la soirée chez elle, la veille,
que je chasse officiellement cette idée ; j’ai trop peur de succomber.
Je démarre la voiture et me mets en route vers la maison pour
visionner un match à la télé, en solitaire.
15
Evie

En sortant du poste de police, j’ai eu envie de devancer mon rendez-


r
vous avec mon médecin traitant. Le D Stevenson était en consultation ou
en salle d’opération, mais il a accepté de m’accorder un moment entre
deux patients vu l’urgence de ma requête. Si j’étais bouleversée en
apprenant les derniers détails de l’enquête et si je me suis empressée
d’appeler l’hôpital, je me sens désormais mal à l’aise d’avoir dérangé son
horaire si chargé. Je poserai mes questions de manière succincte pour
éviter de le retarder.
J’attends depuis une trentaine de minutes lorsque, enfin, le neurologue
me retrouve dans son bureau. Un café et un sandwich emballé dans une
pellicule plastique à la main, il est souriant.
— Bonjour, Evie. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ? demande-t-il en
déposant son repas peu alléchant devant lui.
— Bien sûr que non ! Je suis désolée de vous priver de votre pause.
Il balaie mes excuses du revers de la main en prenant une première
bouchée.
— C’est très gentil de me recevoir sans préavis. C’est seulement que
j’ai appris que j’ai été droguée à mon insu le soir où… bien, vous savez, où
j’aurais tué ce jeune homme. On m’a annoncé que j’avais ingéré de
l’ecstasy. Je ne connais strictement rien…
Je m’interromps.
— Je ne crois pas être en droit de vous raconter tout ça. Vous êtes tenu
par le secret professionnel, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, ne vous inquiétez pas, m’assure-t-il en me souriant
gentiment.
— Le détective responsable de l’enquête a pu m’expliquer les effets
que certaines drogues peuvent avoir sur la mémoire parce que, comme je
le disais, je n’y connais pas grand-chose ; c’est ce que je fuis plus que tout
au monde. Le policier ne voulait pas trop s’avancer sur le sujet puisqu’il
n’est pas un spécialiste en neurologie. Je me demande donc s’il est
possible que mes black-outs soient dus à la drogue plutôt qu’à la
commotion ?
— L’ecstasy a un effet certain sur la mémoire, mais surtout lorsqu’elle
est consommée à répétition, ce qui n’est pas votre cas, si j’ai bien suivi.
Je hoche machinalement la tête.
— Mais bien sûr, selon la composition précise de ladite drogue, elle
peut entraîner divers effets, de l’euphorie à la somnolence. Inévitablement,
les souvenirs peuvent être flous. Ceci étant établi, il ne faut pas non plus
négliger les répercussions d’une commotion. Elles sont beaucoup plus
importantes qu’on le pense, répond-il après avoir pris une gorgée de café.
— C’est ce qui m’agace. Je me questionne de plus en plus sur ces
fameuses séquelles. Je ne suis ni flic ni avocate, mais je doute moi-même
de ces trous noirs. Je me souviens de beaucoup de choses, sauf de ce que
tout le monde veut savoir. Si je n’étais pas dans mon propre corps pour
attester que c’est la vérité, je me traiterais de menteuse.
r
Le D Stevenson s’esclaffe et, du coup, manque s’étouffer avec sa
bouchée. Pendant qu’il termine de mâcher, je poursuis :
— Je suis sérieuse. Ça ne tient pas la route. C’est à croire que ma
mémoire est sélective. Je me rappelle plusieurs segments de ma vie,
comme si le film se déroulait sous mes yeux. Pourtant, je ne me souviens
de rien par rapport à mon fiancé… ou presque rien. Disons plutôt que mes
souvenirs sont flous.
— Vous voudriez me donner des exemples ?
— Je me souviens de lui, de sa famille, de certains instants de notre
rencontre, les débuts surtout, mais pas grand-chose sur les derniers temps.
C’est comme si mes émotions s’étaient éteintes à un certain moment. C’est
insensé. Je ne m’explique pas comment on peut vivre sous le même toit
qu’un individu et ne se souvenir que de quelques moments en lien avec
lui, alors que ma mémoire est aussi vive que nécessaire pour des gens pas
si près de moi. C’est comme si je ne voulais pas savoir. De plus, je me
rappelle certains détails de mon enfance, alors que ce qui s’est produit ce
soir-là est comme recouvert d’une pellicule plastique. Vous savez, quand il
pleut, on doit utiliser les essuie-glaces pour parvenir à bien distinguer ?
— Oui, je comprends tout à fait.
— Eh bien, c’est exactement de cette façon que me reviennent certains
éléments. Comme avec un essuie-glace, je sais que je peux y avoir accès en
actionnant la commande. Malgré tout, une partie de moi n’en a pas envie.
Vous saisissez ?
— Hum… Intéressant, murmure-t-il en me fixant, la mine pensive.
— Ma question est la suivante : est-ce que je pourrais créer moi-même
ce blocage par crainte de ce que je découvrirai ?
— C’est ce que vous croyez ?
Je hausse les épaules. Oui, c’est un peu ce que je pense, mais une part
de moi souhaiterait pourtant revoir le film de cette soirée, et même des
derniers mois de ma vie.
— J’imagine que si j’ai tué ce jeune homme, je ne voudrais pas le
savoir, dis-je du bout des lèvres. Je ne pourrais jamais me pardonner un
geste semblable. Jamais.
Mon médecin délaisse son repas et se lève pour me retrouver de l’autre
côté du bureau, un air compatissant sur son visage jovial.
— Pour le soir du drame, je dirais que c’est commun. C’est un drame
très traumatisant que vous avez vécu, Evie. Le cerveau a des mécanismes
de protection très puissants. Pour se rappeler un événement, il faut
d’abord se remémorer les émotions y étant liées. En considérant ce fait,
c’est logique de ne pas vouloir de ces souvenirs, n’est-ce pas ?
En effet !
— Quant aux mois précédant cette soirée fatidique, c’est… intéressant,
dit-il de nouveau. Vous n’avez pas de façon de l’expliquer ? s’enquiert-il en
relevant mes cheveux pour évaluer mes points de suture.
— Je buvais pas mal dernièrement, dis-je du bout des lèvres en priant
pour qu’il ne demande pas de préciser la quantité.
Après une pause durant laquelle il délaisse ma blessure presque
guérie, le docteur Stevenson revient devant moi et esquisse un sourire
triste. Ce qui m’indique qu’il sait ce que signifie « pas mal » et du coup
qu’il est trop gentil pour me disputer à ce sujet. Je lui en suis
reconnaissante.
— Oui, ça pourrait expliquer les trous de mémoire que vous avez,
répond-il simplement. Cela dit, je ne suis ni avocat ni flic non plus, mais
mes cheveux gris témoignent de mon expérience dans la vie en général.
Au fil des années, j’ai vu beaucoup de gens en consultation. J’ai tendance à
déceler assez facilement la vraie nature des individus que je rencontre.
Oui, il se peut que vous fassiez tout ce qui est en votre pouvoir pour nier
ce crime, si vous l’avez commis. La raison étant que ce geste me paraît très
loin de la femme sensible que vous êtes.
— C’est pour cette raison que j’aimerais me rappeler cette soirée. Trop
de détails me semblent impossibles. Je ne suis pas un ange, docteur
Stevenson, j’ai fait mon lot de folies, mais un meurtre, ça, jamais. Même
menacer quelqu’un à la pointe d’un couteau ou d’une arme à feu, je crois
que je fermerais les yeux pour attendre la fin.
La compassion voile les traits du médecin dont le regard est rivé au
mien.
— Pouvez-vous m’aider, docteur Stevenson ?
— Si j’avais un moyen de rallumer la mémoire des gens, je serais le
plus heureux des hommes, Evie, rétorque-t-il en m’invitant d’un geste de
la tête à me rendre vers la table d’examen.
Tout en s’emparant d’une minilampe de poche, il tamise l’éclairage et
poursuit.
— La femme d’un collègue pratique l’hypnose, m’informe-t-il pendant
qu’il braque le faisceau lumineux dans mes yeux. Il semblerait que cette
psychologue arrive à résoudre bien des blocages chez ses patients. Si vos
black-outs sont attribuables aux émotions négatives vécues ce soir-là, son
aide pourrait vous être utile.
Et si la vérité que je découvre m’anéantit ?
C’est mieux que de ne pas savoir ! me hurle la raison.
Ainsi, le temps de conclure un court examen tout en discutant des
r
séquelles de la commotion, le D Stevenson note les coordonnées de la
thérapeute et me les remet en me demandant d’y réfléchir.
Avant que je sorte, le médecin m’interpelle :
— Evie !
Il me regarde un moment avant de poursuivre :
— Je suis persuadé que vous n’avez pas tué cet étudiant, affirme-t-il
d’une voix calme.
Je voudrais continuer à débattre de la question avec lui parce que cet
homme me fait beaucoup de bien, mais il a plus important à faire qu’à
jouer au psy avec moi. Ainsi, je réponds simplement :
— Merci, docteur Stevenson. Merci pour tout.
C’est à la fois enthousiaste et incertaine devant la nouvelle solution qui
s’offre à moi que je prends la route vers la maison.
La conversation que j’ai eue avec Ryan Knight n’a pas cessé de
m’accaparer au point de me rendre folle. Qu’Alexander puisse être infidèle
ne m’a jamais traversé l’esprit, du moins je ne pense pas. Pourtant,
maintenant que j’y songe, ça expliquerait le détachement émotionnel que
je ressens. Il paraît gentil et dévoué, mais pas amoureux. Qu’il me trompe
ne devrait rien changer dans ma vie puisque j’ai la ferme volonté de le
quitter, mais peut-être me sentirais-je moins moche en sachant qu’on ne
partage pas les mêmes valeurs. Je n’ai pas l’intention de continuer à vivre
avec un homme pour qui je n’éprouve plus rien. Néanmoins, je crois
qu’Alexander sera bouleversé de l’apprendre. Ainsi, je me suis donné pour
mission d’amasser des preuves de son infidélité. Puisque prendre un vol
pour New York afin de vérifier où et avec qui Alexander passe son temps
me paraît extrême, je choisis d’analyser ses relevés de cartes de crédit. À
genoux sur le plancher du salon, j’observe six documents avec curiosité. Si,
au départ, rien ne me semble suspicieux, maintenant les réservations à
plusieurs reprises dans différents hôtels de Miami m’intriguent. Je ne me
souviens pas d’avoir dormi ailleurs que chez moi quand Alexander était
en ville, mais bien sûr j’aurais pu supprimer ce fait de ma mémoire. Cela
dit, sans en avoir la certitude, j’ai le sentiment que les dates correspondent
à des moments où il aurait dû être en voyage d’affaires. Il y a trois hôtels
qui reviennent fréquemment : le JW, le Fontainebleau ainsi que le
Conrad. De surcroît, les dépenses pour ses nuitées me paraissent
démesurées. Je ne vois toutefois pas comment le questionner sur ces
soirées sans soulever mes doutes. Olivia pourrait m’aider, au moins pour
les dates, parce que, contrairement à moi, elle note tout dans son carnet
électronique. Peut-être pourrait-elle vérifier si Alexander était en voyage
d’affaires, ou a prétendu l’être, car la plupart du temps nous sortons
ensemble pendant ces absences.
Je pourrais aussi téléphoner à ces trois hôtels pour savoir s’ils ont une
réservation au nom d’Alexander.
C’est sans plus de réflexion que je récupère mon cellulaire dans mon
sac et compose le numéro du premier hôtel, le JW.
— Oui, bonjour, je suis l’assistante de M. Alexander Burke, je désire
confirmer si j’ai bien effectué la réservation d’une chambre pour cette nuit.
— Un moment, je vous prie.
La musique commence à peine que la réceptionniste revient.
— Non, je ne vois rien dans mon système. Voulez-vous que nous
regardions s’il me reste une chambre ?
— Non, merci. Je suis désolée de vous avoir importunée. Je viens de
poser les yeux sur ma réservation, je l’ai plutôt faite dans un autre
établissement. Merci et à bientôt.
Je raccroche en songeant que je deviens cinglée. C’est absurde.
Pourquoi en faire autant pour tenter de découvrir l’infidélité d’Alexander ?
Pour me sentir moins coupable de vouloir le quitter ? C’est insensé.
En y réfléchissant davantage, je crois qu’une partie de moi souhaiterait
le prendre en défaut parce que ça m’aiderait à accepter que j’aie encouragé
cette étreinte avec Ethan, si ça s’est bien produit comme dans mon esprit.
Je laisse mes réflexions de côté et compose le numéro du Conrad. Je
patiente un peu plus longtemps cette fois.
— Madame ? J’ai bien une réservation. En revanche, M. Burke nous a
quittés il y a environ une heure, m’apprend-on.
Salaud !
J’en reste bouche bée. Comment peut-il me mentir ainsi ? Je pourrais
le croiser en ville, n’est-il pas inquiet ?
— Madame ?
— Merci infiniment. Voilà qui me rassure, dis-je enfin d’une voix
blanche.
La bouche sèche, les mains tremblantes, je fixe les relevés en me
demandant ce que je dois désormais faire. Je suis en partie démolie
d’apprendre que je vis avec un homme infidèle et qui, à l’évidence, me
ment régulièrement, mais je me sens aussi étrangement libre. À présent
que je sais qu’Alexander n’est pas cet homme aussi parfait que les
apparences le supposent, je n’entends plus patienter plus longtemps afin
de lui annoncer mon intention de le quitter. Je reprends mon téléphone
pour l’appeler, mais je me retiens à la dernière minute. Je jette un nouveau
coup d’œil vers le fouillis étalé devant moi, en songeant que je devrais
peut-être m’armer de munitions avant de l’affronter.
Ainsi, je noue mes cheveux en une queue-de-cheval et récupère les
documents dans lesquels je trouverai peut-être des preuves plus tangibles
de ses activités clandestines.

Si Alexander me ment sur ses séjours à New York et San Francisco, j’ai
tout de même découvert des frais liés à ses déplacements là-bas. Il s’y rend
réellement, mais pour des périodes plus courtes que celles annoncées. De
plus, parmi les dépenses récurrentes de restaurants, de bars et d’autres
endroits semblables, il y a, chaque fois qu’il va à San Francisco, un
montant fixe pour la location d’un smoking. C’est l’élément le plus
intrigant de toutes mes découvertes. Alexander porte toujours un smoking
lors des galas ici, à Miami, alors ce n’est pas étonnant que s’il fréquente un
lieu où la tenue élégante est requise il endosse aussi ce genre de
vêtements. Or, je croyais qu’il se rendait dans ces villes surtout pour
rencontrer des clients et parfois de nouveaux artistes. Les dépenses
faramineuses dans les restaurants, les bars et les hôtels sont donc
justifiées, mais la location du costume de cérémonie s’explique mal.
D’autant plus que la fréquence est étrangement fixe. Je ne sais plus quoi
penser de tout ça, mais pour l’heure je dois me préparer pour ma soirée
avec Olivia.
Debout devant le miroir de la salle de bain, j’évalue les sous-vêtements
que j’ai choisi de porter. J’ai toujours aimé la lingerie fine, mais je me
souviens maintenant qu’Alexander s’y attarde rarement. Je trouve ce
constat désolant quand je songe au gros budget que j’y consacre chaque
saison. Comme la plupart des femmes, j’aime les vêtements, mais c’est
avec des dessous affriolants que je me sens belle, que je me sens femme.
En m’examinant, je découvre une fille amaigrie.
Peut-être qu’Alexander est de mon avis et que mon corps ne lui plaît
plus.
Le carillon de l’entrée interrompt l’évaluation attentive de mes courbes.
Je cours répondre à Olivia sans enfiler ma robe.
— Tu feras fureur dans cette tenue ! s’exclame ma copine en
m’apercevant.
Je rigole en retournant à la salle de bain pour terminer de me préparer,
suivie d’Olivia.
— Justement, je me trouve un peu maigre, dis-je en saisissant de
l’huile coiffante pour lisser quelques mèches.
— C’est vrai que tu as perdu du poids, acquiesce Olivia, mais tu es
encore superbe. Si tu savais à quel point j’envie ton cul.
— Et moi ta poitrine. Je n’ai plus de seins, dis-je en les empoignant.
— Alors tes mains sont trop petites, plaisante-t-elle, parce que ça
déborde de tous les côtés. En tout cas, je connais bien des hommes qui
s’en satisferaient largement.
Une image d’Alexander s’immisce dans mon esprit.
À l’évidence, pas lui.
— À ce propos, j’ai eu la visite de ton séduisant détective, renchérit
Olivia.
— C’est vrai ? dis-je nonchalamment en continuant ma coiffure,
malgré ma soudaine envie de connaître le contenu de leur échange.
— Oui, répond simplement ma copine en sortant son fard de son sac
pour retoucher son maquillage.
Je l’observe du coin de l’œil en espérant qu’elle poursuive, mais ce
n’est pas le cas. Du moins pas avant que nos regards se croisent et
qu’Olivia parte d’un grand éclat de rire.
— Curieuse ? s’enquiert-elle.
— J’imagine que vous avez parlé du meurtre, sinon il était là pour
plaider la cause de son ami criminaliste.
— Il est venu pour me questionner au sujet de l’affaire. J’en ai profité
pour tenter de le soudoyer afin qu’il informe Dave du bar où nous sortons.
Je crois qu’ils viendront.
— Je préférerais ne pas le croiser. Notre rencontre a été pénible, dis-je
en me dirigeant vers ma penderie.
Si j’étais honnête, j’avouerais que je repense plutôt à la fin de cet
entretien, moment pendant lequel j’ai senti une nouvelle ouverture de sa
part à mon endroit. Je m’accroche à ce bref espoir que Ryan me voie
autrement que comme cette présumée meurtrière sur qui il enquête.
— C’est normal que ce soit désagréable, Evie. Pour l’instant, tu es
soupçonnée d’un crime qu’il doit résoudre. Dès que tout ça sera terminé,
votre relation changera, explique Olivia quand je reviens vers elle en
détachant la fermeture éclair de la robe que j’enfile aussitôt.
— Je ne crois pas. Il était très froid pendant l’interrogatoire. Il a établi
une distance évidente ; il est dans ma vie pour élucider cette affaire, point
final.
Je laisse aller un soupir, tout en me tournant pour demander l’aide de
mon amie pour attacher ma robe.
— Tu réalises que je vis dans la maison d’un gars et que je te parle
d’un autre ? Quelle garce, je suis !
— Je t’ai déjà parlé de deux types en même temps, me rappelle Olivia.
— Il ne s’agit pas de deux hommes ordinaires. Je partage ma vie
depuis deux ans avec l’un d’eux, quant à l’autre…
Je baisse les yeux sur mes doigts où il y a la fausse bague de fiançailles
d’Alexander.
Même ça, c’est un mensonge. Je la retire et la lance avec fracas dans un
vide-poche. Olivia observe d’un œil intrigué mon geste brusque.
— L’autre ? s’impatiente-t-elle.
— Ryan est… En fait, quand je m’arrête à penser à lui, je me dis que la
fidélité est un concept qui mérite d’être défini.
— Voilà Platon qui revient, me taquine Olivia en me claquant une
fesse pour m’aviser qu’elle en a fini avec mon attache.
— Je n’ai peut-être pas trompé Alexander avec Ryan, mais toutes les
cellules de mon corps ont envie de lui. C’est bien pire que de passer à
l’acte.
— C’est pour cette raison que tu souhaites rompre avec Alexander ?
Parce que tu te sens coupable de fantasmer sur un autre ?
— Non. En ce moment, c’est terminé entre Alexander et moi. Non
seulement je m’autorise à rêver d’un homme, mais je suis à deux cheveux
de m’en permettre plus.
— Alors tu es une nouvelle célibataire ? relève Olivia, le sourire
coquin. Si Ryan est là ce soir et qu’il décide de t’embrasser, tu le laisseras…
— Ça n’arrivera pas. Je pense que son travail est trop important. Et
puis, ce n’est pas parce qu’il me plaît que le sentiment est partagé.
Olivia s’esclaffe, mais s’arrête quand elle remarque que je ne vois pas
ce qu’il y a de drôle.
— D’accord. Oublions le flic sexy pour un instant. Si un homme
séduisant t’approche ce soir, tu te présentes comme une fille célibataire ou
une femme fiancée à un galeriste constamment en voyage d’affaires… qui
s’ennuie… beaucoup ?
Je souris devant l’astuce un peu tordue de sa demande.
— Si j’étais Alexander, je ne souhaiterais pas que toute la ville sache
avant moi que ma fiancée a l’intention de rompre. D’ailleurs, je réalise que
je te l’ai dit et que je l’ai aussi confié à Ryan.
— Et tu crois qu’on va passer une publicité à la télé ?
— Non. Mais aussi longtemps que je ne lui ai pas parlé, je suis fiancée
à cet homme.
Même si lui s’en fiche…
— Ahhh ! geint Olivia comme une enfant de quatre ans à qui on
refuserait une sortie dans un parc d’attractions. Que c’est ennuyeux !
J’aurais préféré que tu te sentes prête à autre chose dès ce soir. De toute
façon, avec cette tenue, les mecs seront nombreux à poser leur candidature.
Tu auras tout le loisir de revoir tes intentions.
— Ma robe n’est pas convenable ?
— Elle est parfaite, m’assure Olivia. Elle te va très bien.
Un sourire taquin fait briller ses yeux bleus d’un éclat lumineux.
Incertaine, je me jette un coup d’œil dans la glace. J’aime bien cette robe
rouge au tissu confortable et sans artifice. Comme le dos est ouvert et
qu’un cordon au cou sert de bretelle, elle me permet de danser sans être
restreinte dans mes mouvements et, surtout, sans avoir trop chaud. Je l’ai
choisie pour cette raison.
— J’adore cette robe, dis-je enfin avant d’appliquer mon rouge à lèvres.
Je me fiche de ce que les autres peuvent penser.
Ce soir, ce que je veux, c’est sortir et oublier tout.

Durant le trajet nous menant au club, je profite du vent chaud. Je


devrais être oppressée par tout ce qui se passe, mais je suis étonnamment
bien. J’espère savourer ma soirée comme si c’était la dernière avant de
perdre ma liberté. Peut-être est-ce le cas.
— Tu sembles beaucoup plus sereine depuis que tu as pris la décision
de quitter Alexander, remarque Olivia.
— Je doute de l’être réellement avant que toute cette histoire soit
terminée et que je sois déménagée, mais c’est vrai que je me sens mieux
en songeant à l’avenir. Je pense que j’irai m’installer à Key Biscayne.
Enfin ! Si je ne suis pas accusée et trouvée coupable, bien entendu.
— Tu as imaginé la réaction d’Alexander ? Je veux dire… tu crois qu’il
s’y attend après votre dernière soirée ensemble ?
— Je ne crois pas. C’est justement ce qui est bizarre ; si moi, ça m’a
déplu – le mot est faible – pour lui ce genre de sexe moche semblait
normal… habituel.
— Hum…
Pendant que mon amie paraît réfléchir, je demande :
— Ça fait de moi une mauvaise personne si j’ai eu envie de cet
étudiant ?
— Bien sûr que non ! m’assure Olivia sans la moindre hésitation.
Notre conversation est interrompue par la sonnerie de mon téléphone.
— Parlant du loup, dis-je en tournant mon écran vers ma copine qui
conduit.
— Bonsoir, chérie, comment vas-tu ?
— Très bien. Olivia et moi sommes en route pour aller danser. Et toi,
où es-tu ?
— Au restaurant pour le moment.
— Lequel ?
— Je n’ai pas trop regardé. Ils servent d’excellentes huîtres.
Quel menteur !
— Écoute, je ne peux pas te parler longtemps, poursuit Alexander. Je
voulais juste m’assurer que tout allait bien.
— Oui, tout va parfaitement. Je rentrerai tard. Je pense entre autres
passer par le Fontainebleau, il paraît que la discothèque est géniale. Étant
donné que je serai dans un club, je fermerai mon téléphone. C’est inutile
de me rappeler, je ne l’entendrai pas de toute façon. Bonne soirée !
Sans même attendre sa réponse, je coupe la communication et mets
mon appareil hors tension sous le regard surpris d’Olivia.
— Ça va ?
— Vraiment bien ! dis-je en me calant sur l’appuie-tête pour respirer
un grand coup.
— Tu as l’intention de sortir au Fontainebleau ? s’intrigue Olivia.
Je souris, tourne la tête vers elle et m’explique succinctement.
— Pas du tout.
Bien que, ça pourrait être drôle de me confronter à lui…
— C’est que j’ai la certitude qu’Alexander me ment. Il pourrait être au
Fontainebleau au lieu d’un hôtel à New York, j’avais envie de le stresser,
dis-je en lançant mon téléphone sur la banquette arrière. Il prétend ne pas
avoir remarqué le nom du restaurant où il est. Pourtant, choisir l’endroit
où il mange lui prend au moins trente minutes chaque fois. Ça, je le sais
parce que cette indécision m’exaspère. C’est clair qu’il refusait de me dire
où il se trouve. Pour revenir à ta question, si un homme intéressant
m’approche, je suis une fille célibataire ou une femme fiancée à un
galeriste menteur, constamment en voyage d’affaires. Et je m’ennuie
beaucoup… au point de vouloir m’envoyer en l’air avec un bel étranger… ce
soir !
Olivia me gratifie d’un splendide clin d’œil.
— Alors allons faire la fête ! déclare-t-elle en montant le volume de la
musique.
Je respire la liberté à pleins poumons en offrant mon visage souriant à
la brise de Miami qui fait virevolter mes cheveux dans le vent.
16
Ryan

Aucun match intéressant n’étant diffusé ce soir, je suis attablé dans un


restaurant servant principalement des salades asiatiques, et je me promets
de ne plus y remettre les pieds. J’espérais me donner meilleure conscience
en mangeant léger après mes abus des derniers jours, mais la laitue est si
défraîchie que je regrette d’être venu. Surtout qu’il n’y a plus de place sur
la terrasse et que l’air conditionné aurait besoin d’une sérieuse mise au
point. C’est donc sans tarder que je me lève pour payer mon addition
lorsque le serveur vient me la porter.
Sur le trottoir de Collins Avenue, je repense à ma conversation avec
Dave insistant pour que je l’accompagne au Story, où il prévoit rejoindre
Olivia et Evie. Maintenant que je regarde les gens circuler autour de moi et
que je croie apercevoir Evie chaque seconde, je me fais la réflexion que je
devrais au moins l’appeler pour m’excuser, sans quoi je n’arriverai pas à
me la sortir de la tête. Depuis que j’ai vu le croquis qu’elle a dessiné de
moi, je me sens encore plus désolé de l’atmosphère qui pesait durant notre
rencontre.
Tout en commençant à marcher, je saisis mon cellulaire dans la poche
arrière de mon pantalon. J’hésite une seconde en songeant qu’à cette heure
elle est déjà avec Olivia et Dave. Si ces deux-là apprennent que je lui ai
téléphoné, ils feront tout pour essayer de me convaincre de les retrouver.
Peut-être est-ce exactement ce que j’espère, au fond ?
En y réfléchissant davantage, je me dis que, puisqu’elle a tenté de
m’appeler plus tôt, ce serait facile de justifier un suivi. Ainsi, sans plus
tarder, je cherche son numéro dans les derniers appels entrants et j’appuie
sur le bouton de recomposition.
Après trois sonneries, sa messagerie vocale s’enclenche. Déception.
C’est là la preuve que je désirais plus que lui demander pardon. Je voulais
lui parler et m’assurer qu’elle va mieux.
Entre autres choses…
Je recommence à marcher sans aller nulle part, me laissant guider par
le bruit des boîtes de nuit de ce quartier où les gens affluent à cette heure
de la soirée.
— Ryan ! crie une voix féminine comme si elle en était à plusieurs
tentatives pour attirer mon attention.
C’est Mady que j’aperçois en me retournant. Elle est avec des amies.
— Hum… ton cul est génial dans ce pantalon, murmure-t-elle en
m’embrassant à la commissure des lèvres, tandis que ses copines me
dévisagent en souriant. Où vas-tu ?
— Peut-être à la plage, je n’ai pas décidé.
— Voici Ana et Grace. Les filles, c’est mon voisin, Ryan, dit-elle en
souriant.
— Ah oui, dis-je en leur serrant la main tour à tour. J’ai souvent
entendu parler de vous.
À en juger par leur sourire malicieux, elles savent aussi qui je suis.
— On sort. Tu nous accompagnes ? s’enquiert Mady.
Ce qui signifie en d’autres termes que je finirai chez elle à baiser après
une soirée trop arrosée. Je n’ai envie de ni l’un ni l’autre. Bien sûr, je ne
refuserais pas de me retrouver sous les couvertures avec une jolie femme,
mais pas avec Mady. Pas ce soir.
— Nah ! Je ne suis pas certain d’avoir…
— Juste un verre, insiste ma voisine en me tirant par le bras.
C’est vrai que m’occuper l’esprit le temps d’une consommation n’est
pas une si mauvaise idée. Tant que ça s’arrête là.
— Allez, Ryan, renchérit Ana. Depuis le temps que Mady nous parle de
toi, on a envie de savoir qui est cette perle rare.
— C’est elle, la perle rare, dis-je en embrassant la joue de Mady avant
de leur emboîter le pas. Juste un, je dois me coucher tôt.
Piteux mensonge.

J’ai dû négocier pour ne pas aller au Story, la discothèque où les filles


espéraient sortir. J’ai fini par chuchoter à l’oreille de Mady qu’Evie était là-
bas. Ma voisine a alors eu la gentillesse de suggérer une boîte de nuit à
une quinzaine de minutes d’où nous étions en proposant de finir la soirée
au Story si la fête n’était pas au rendez-vous. À ce moment, je me suis dit
que j’adorais Mady et que c’était dommage que je ne la voie pas
autrement. Tout est si simple avec elle.
Je me doutais que je ne pourrais m’en tenir à un seul verre. Deux
heures plus tard, le serveur se pointe avec notre cinquième tournée
d’uppercut, qui s’ajoutent aux deux bières que j’ai déjà bues. J’ai largement
mon quota. Mais le plus important, c’est que j’ai cessé de penser à Evie.
Enfin, la plupart du temps.
Je suis sur la piste de danse avec les filles. Elles semblent être dans la
mire d’un groupe d’hommes à proximité. Ne voulant pas nuire à leurs
possibilités de rencontre, je me tiens à distance et je profite de la musique
pour me défouler. Je ne suis pas un danseur-né, mais, une fois de temps
en temps, j’aime bien m’abandonner au rythme et à l’atmosphère un peu
provocante qu’on retrouve dans les boîtes de nuit de Miami. Ici, au
Mango’s, les bands latino en live sont tout désignés pour se laisser
transporter.
Alors que j’espérais que Mady s’approche des types, elle vient plutôt
vers moi. Elle faufile sa main dans mon dos et glisse un genou entre les
miens.
— Le beau blond t’a dans sa ligne de mire, dis-je à son oreille.
Elle saisit les cheveux de ma nuque et s’empare de ma bouche pour un
fougueux baiser au goût sucré du dernier shooter.
— Je préfère les bruns, murmure-t-elle lorsqu’elle me libère.
Elle prend ma main et la place elle-même sur ses fesses. Alors que je
me braque légèrement, elle commence à me caresser en me décochant un
regard séducteur que je connais bien. Elle meut son corps sensuellement
contre le mien, réveillant aussitôt mes bas instincts. Je ferme les yeux en
cherchant à ignorer mon sexe qui réagit subtilement. Pour m’aider, je
souris poliment à Mady, j’annonce que vais commander à boire et je
m’éloigne vers le bar. J’espère que le blond en profitera pour attaquer à ce
moment.
Arrivé à destination, je me tourne pour observer. J’ai bien vu. Le gars
se penche pour parler à l’oreille de Mady qui sourit sans retenue. C’est bon
signe.
Je demande une bière, des shooters ainsi qu’une bouteille d’eau et
m’installe le dos contre le comptoir pour étudier la piste de danse. Et c’est
là que j’aperçois Evie.
Mais qu’est-ce qu’elle fiche ici ?
Pendant une seconde, je crois rêver tant la vision que j’ai sous les yeux
me semble irréelle. Vêtue d’une robe rouge ouverte dans le dos, le visage
couvert de sueur, elle se déhanche lascivement, les yeux fermés, comme
seule au monde. J’analyse les hommes autour. Bien sûr, ils sont nombreux.
L’un d’eux s’approche par-derrière. Sans paraître importunée, Evie le laisse
se coller à elle.
Je détourne le regard pour éviter d’assister à ce qui suivra. Mais c’est
plus fort que moi, je suis incapable de m’empêcher de jeter un œil à la
dérobée. Le type s’est éloigné, alors je devine qu’elle l’a congédié. Je
ressens un soulagement incomparable. Ça ne dure pas, car quand elle
remonte ses mains au sommet de sa tête, entraînant dans son mouvement
ses longues mèches de couleur flamme, un autre mec la retrouve. Comme
l’a fait l’autre gars avec Mady, il se penche pour lui parler à l’oreille. Et
comme Mady, Evie lui sourit. Par chance, elle prononce quelques paroles,
puis fait volte-face pour venir au bar. Soudain stressé qu’elle m’aperçoive,
j’attrape mes consommations et je m’enfuis dans la direction opposée. Je
retrouve Mady, désormais seule. Cette fois, c’est à mon tour de me coller à
ma voisine, plus que je le devrais. Je lui présente le shooter qu’on avale
d’un coup sec.
— Où est le gars ?
— Il est gai, annonce-t-elle après nous avoir délestés des deux verres. Il
voulait savoir si mon copain, en l’occurrence toi, était ouvert à un treesome
avec lui.
— Zut ! dis-je en la saisissant par la taille.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquiert-elle en plaçant ses bras autour de
mon cou pour bouger avec moi. Tu m’as fuie toute la soirée et maintenant
on croirait que tu t’apprêtes à me baiser sur ce plancher de danse.
— Je suis désolé. Je viens de voir Evie. J’ignore ce qu’elle fiche ici.
— Tu veux la faire réagir ? demande-t-elle.
— Je cherche surtout à m’occuper l’esprit… et les mains, dis-je en riant,
tout en caressant doucement son dos.
— En somme, tu m’utilises encore ? analyse-t-elle en souriant.
En effet !
Je ne me donne pas la peine de répondre, hormis un sourire en coin. Je
m’éloigne toutefois subtilement. Mady entend les choses autrement.
— La meilleure façon d’oublier ce qu’il y a autour, c’est de te
concentrer sur moi, détective.
Sur ces mots, elle détache un bouton de sa robe, déjà très décolletée,
pour exposer la dentelle de son bustier et ose descendre sa main vers mon
entrejambe.
— Mady, je sais que tes intentions sont louables… enfin, pas si
louables, dis-je en riant, mais je ne suis pas certain que ce soit une bonne
idée.
— La dernière fois que tu as prononcé ces paroles, tu t’es retrouvé
entre mes lèvres à grogner de plaisir, me fait-elle remarquer en pressant
mon sexe qui grossit dans sa paume.
— Nous sommes sur un plancher de danse dans un endroit public et je
suis flic, alors ça n’a pas de chance de se produire.
— Hum… dommage, murmure-t-elle avant de lécher ma lèvre
supérieure, notre nouvel ami homosexuel s’en réjouirait.
J’embrasse le bout de son nez en la repoussant gentiment.
— J’ai compris le message, Ryan, mais je te déteste d’être si
respectueux parfois. Je me fiche que tu me baises en pensant à elle, c’est
moi qui aurai l’orgasme.
Je m’esclaffe devant sa logique.
— N’empêche que je t’aime aussi pour ça. Accepterais-tu au moins de
m’embrasser une dernière fois ? Ce n’est pas interdit d’embrasser une
femme dans un club quand on est flic, non ? Si la fille n’est pas l’une de
tes suspectes, bien entendu, ajoute-t-elle avec un charmant clin d’œil.
J’adore cette fille, alors je n’ai aucun inconvénient à l’embrasser. Tandis
que Mady se frotte sur moi, je saisis sa nuque pour l’obliger à incliner la
tête. Je me penche pour frôler sa lèvre inférieure, je lui souris un moment,
puis tout aussi délicatement j’offre le même traitement à sa lèvre
supérieure. En sentant le souffle de ma maîtresse en demander plus, je
plonge vers sa bouche, tendrement, en songeant que c’est peut-être le
dernier baiser que nous échangerons. Se laissant porter par notre
langoureuse étreinte, Mady recommence à bouger les hanches contre les
miennes.
— Merde, grogne-t-elle entre mes lèvres, tu me manqueras, Ryan.
À ces mots, je l’enlace de mes deux bras et la soulève du sol pour la
faire tourner doucement.
— Tu es la plus géniale des filles, Mady, dis-je en la remettant sur ses
pieds.
Souriante, elle visse ses yeux aux miens. Elle replace une de mes
mèches de cheveux, puis se dresse sur la pointe des orteils pour murmurer
à mon oreille :
— Je sais que tu es sincère, Ryan, et je t’aime beaucoup aussi, plus que
tu ne le penses, mais je suis consciente que ce n’est pas moi, la femme de
tes rêves. C’est plutôt la déesse rousse dans la splendide robe rouge
appuyée contre le bar qui te déshabille des yeux alors que nous parlons.
Je lève aussitôt la tête vers l’endroit désigné et rencontre le regard
d’Evie braqué sur nous.

Mady a deviné à sa façon de nous observer que ce devait être la


femme dont je lui avais parlé.
— Va la retrouver, beau brun. Elle n’attend que ça.
— Je ne peux pas.
— Arrête tes conneries. Va lui parler et sors d’ici avec elle. Tu voulais
aller à la plage, c’est le meilleur endroit pour être discret. Fiche le camp,
sinon je dis au blond que tu n’es pas ouvert à une partouse à trois parce
que tu préfères être seul avec lui.
En réprimant un rire, je m’éloigne vers Evie sans trop savoir ce que je
lui raconterai. Tandis que j’avance dans sa direction, Evie ne décroche pas
ses yeux de moi. Mon cœur galope quand je remarque que sa robe fendue
sur le devant dévoile une longue jambe fuselée. Même en arrivant devant
elle, je demeure muet. Je ne l’ai encore jamais vue maquillée, mais ce soir
Evie a les lèvres enduites d’un rouge Ferrari, assorti à sa robe. J’aime bien
lorsqu’elle est au naturel, mais je dois admettre que cette bouche
appétissante que j’imagine se poser sur moi me rend fou. Pendant que je
fantasme sur elle, Evie m’observe curieusement, inconsciente du film qui
se joue dans mon esprit. Silencieux, je déglutis en cherchant mes mots,
comme un abruti.
— C’est la pire pick up line de la soirée, me taquine-t-elle en détournant
son regard du mien.
Ça me fait rire.
— J’ai vu que tu m’avais téléphoné, alors je t’ai rappelée avant d’arriver
ici, dis-je enfin.
— C’est elle, ta maîtresse, ou c’est une autre à qui tu penses briser le
cœur ? s’enquiert-elle, toujours sans me regarder.
J’aimerais lui expliquer que Mady et moi n’avons plus l’intention de
nous revoir, même si ce n’est pas ses affaires. Comme elle l’a fait juste
avant moi, j’élude sa question.
— Je te croyais avec Olivia et Dave au Story.
— C’est donc pour cette raison que tu es ici, plutôt que là-bas, dit-elle
en saisissant le dry martini que vient de lui préparer le barman.
Ce faisant, elle m’offre son dos nu et cette délicieuse chute de reins où
je m’imagine systématiquement poser les lèvres. Je ferais mieux de
présenter mes excuses au plus vite avant qu’il soit trop tard. Je pioche
dans ma poche pour sortir un billet que je tends au barman. Elle se tourne
alors vers moi et se retrouve plus près. Trop près.
— Tu m’as déjà payé à boire à la plage et maintenant dans un night-
club, largue-t-elle sèchement en récupérant son verre. Si la tendance se
maintient, tu finiras par m’embrasser comme tu l’as fait avec cette jolie
fille plus tôt et ta carrière sera sérieusement en péril.
Evie trempe ses lèvres dans son martini en rivant ses pupilles aux
miennes tandis que je tente de chasser les images affriolantes qu’elle
impose dans mon esprit.
— Je voulais juste m’excuser pour l’atmosphère lourde qui régnait
durant l’interrogatoire. C’était déjà difficile pour toi et j’ai été blessant.
— Ce n’était pas nécessaire de me payer à boire pour ça, j’ai compris
avant que je parte de ton bureau que c’est ce que tu essayais de me dire,
explique-t-elle en mordant l’olive de son cocktail.
Je jalouse ce fruit qu’elle a coincé entre ses dents. Elle l’aspire
doucement, puis le mâche et l’avale après avoir déposé le bâton métallique
sur le comptoir. Ensuite, elle cale le contenu de son verre d’un trait et
s’approche un peu plus de moi.
— J’accepte tes excuses, Ryan. J’aimerais retourner danser. Tu viens ?
Le regard d’Evie passe de mes yeux à mes lèvres à deux reprises. Mon
cœur s’affole encore plus, enfin si c’est possible. Chaque fois que je la vois,
le désir grandit en moi. Elle a raison, elle finira par me faire perdre la
tête… et mon job.
— Non, j’étais sur mon départ. J’allais marcher sur la plage.
— On dirait une invitation.
Quel con !
De fait, c’en était une. Mais pourquoi je n’arrive plus à me contrôler en
sa présence ? Devant mon silence, Evie reprend :
— J’ai tendance à oublier que, pour toi, je suis comme l’eau bénite
pour les vampires, tu dois me fuir à tout prix. C’est que votre regard ne
concorde pas toujours avec votre discours ou vos actions, détective Knight,
largue-t-elle en pivotant.
— Je ne suis pas le seul, dis-je alors qu’Evie s’apprête à partir.
Elle fait encore un pas vers moi, ce qui la positionne si près qu’on se
touche. Elle m’observe un moment. Sans tourner sa tête vers le barman,
elle lève la main.
— Tu voudrais t’expliquer ? demande-t-elle tandis que deux martinis
se matérialisent devant nous.
Je suis conscient que je ne devrais pas entamer cette discussion, mais
je ressens l’irrépressible désir de mettre cartes sur table pour faire
descendre cette tension sexuelle qui enfle entre nous. Ainsi, je prends le
verre qu’Evie m’offre et, après avoir bu une gorgée de ma énième
consommation de la soirée, j’ouvre la bouche, mais je suis déconcentré
quand Evie relève le bas de sa robe et récupère quarante dollars accrochés
à son slip rouge. Elle lance l’argent au barman et le remercie d’un
mouvement de tête. Abasourdi, je mets quelques minutes à retrouver le fil
de mes pensées. Elle ne paraît pas consciente de ce qu’elle dégage et du
désir qu’elle suscite chez les hommes, moi en particulier. C’est ce qui me
rend fou.
D’ailleurs, elle me fixe de ce grand regard vert, brillant, en attente de
ma réponse. Pour ma part, je suis incapable de formuler une phrase
cohérente.
— Je ne sais pas exactement ce que je tente de te dire, Evie. Tu cries
être fidèle et pourtant tu parais vouloir me séduire…
De nouveau, les mots m’échappent. Je m’apprête à poursuivre, mais
elle reprend avant moi :
— Je m’adapte aux changements dans ma vie. Je t’ai dit être une
femme fidèle et je l’étais, mais maintenant que j’ai la preuve qu’Alexander
me ment et je suis quasi certaine qu’il me trompe – c’était ça, la raison de
mon appel parce que ce détail semblait important pour toi, alors je désirais
t’en informer –, ce faisant, il m’autorise à ne pas être exclusive non plus.
De toute façon, je compte lui annoncer que je le quitte dès son retour. C’est
pourquoi ce soir, je considère que je suis célibataire. Si je dois me
retrouver en prison, ce ne sera pas avant qu’un homme m’ait fait l’amour.
Eh merde !
Les yeux vrillés aux miens, elle attend ma réaction. Je suis aussi excité
qu’éberlué de cette déclaration. Devant mon inaction, après avoir semé
cette image fichtrement provocante dans mon esprit, Evie tourne les
talons. Sans réfléchir, je la saisis par le poignet. Plutôt que de se dégager,
elle se rapproche de moi et, comme l’a fait Mady plus tôt, elle faufile son
genou entre mes jambes pour s’avancer davantage. Son parfum emplit
agréablement mes narines, mais lorsqu’elle enroule un bras autour de ma
taille pour se coller contre moi, je ne respire plus normalement. Elle
ajoute :
— Je comprends que tu crains les représailles, après tout, c’est
légitime, soupire-t-elle l’air désabusé. Tu refuses que ce soit toi, parfait,
mais arrête de me faire perdre mon temps, Ryan. Va baiser ta maîtresse
pendant que je vais trouver un homme qui peut m’offrir ce dont j’ai
besoin en ce moment.
Evie pivote aussi vite qu’elle est revenue et se rend sur la piste de
danse. En la regardant se faufiler dans la foule, j’avale mon dry martini à
petites gorgées. Pourquoi veut-elle tout foutre en l’air ? Et pourquoi
cherche-t-elle à me provoquer ?
Comme si plus rien au monde n’existait, elle se déhanche
sensuellement au son de la musique en fermant les yeux. En remontant
ses cheveux que la sueur fait coller dans son dos, elle s’offre littéralement
en spectacle. Comment ne pas imaginer que c’est de cette façon qu’elle
bougerait sur moi, si seulement j’étais autorisé à être celui qui lui procure
ce qu’elle réclame sans inhibition ? Lorsque je vois un type surgir et
l’entourer d’un bras, je me redresse, prêt à intervenir. Pour faire quoi ? Je
n’en ai pas la moindre idée. Or, avant que je réagisse, Evie le repousse et
prend le chemin de la sortie, seule. Je m’élance derrière elle, oubliant
même de saluer Mady et ses amies.

Depuis une dizaine de minutes, je marche sur Collins Avenue, derrière


Evie quand elle hèle enfin un taxi. Je l’imite et demande à mon chauffeur
de la suivre. Manifestement, elle est saoule et je veux m’assurer qu’elle
rentre chez elle en sécurité.
— Vous voudriez ralentir un peu ? dis-je lorsque les voitures de
service arrivent dans le luxueux quartier, évaluant que les véhicules sont
moins nombreux et qu’on risque d’être aperçus.
— J’ai vu que c’est une femme dans ce taxi devant. Je ne suis pas à
l’aise de vous permettre de la suivre jusque chez elle, m’informe l’homme
qui me conduit.
Je présente mon badge de policier au dévoué monsieur.
— Je ne voulais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, c’est
seulement qu’on ne sait jamais de nos jours.
— On aurait davantage besoin de gens comme vous. Je veux juste
m’assurer qu’elle rentre en sécurité.
— C’est gentil de votre part, détective.
À ce moment, le taxi d’Evie s’arrête un peu avant chez elle et la fait
descendre.
— Merde, qu’est-ce qu’elle fait ?
— Vous feriez peut-être mieux de vérifier ? suggère le chauffeur. Vous
voulez que j’attende ?
— Ça ira. Merci, dis-je en lui remettant quelques billets pour couvrir la
course en plus d’un généreux pourboire.
Quand je vois Evie retirer ses chaussures pour marcher vers un sentier
peu éclairé, je comprends qu’elle passera par la plage pour rentrer. J’hésite,
en songeant qu’elle n’en aura que pour cinq minutes et que ce secteur,
bien qu’un peu sombre, est tout de même sécuritaire.
Malgré tout, je décide de la suivre.
17
Evie

Si j’étais heureuse de sortir, je me sens démolie depuis que j’ai


rencontré Ryan. J’ignore pourquoi j’ai voulu croire qu’il me suivrait. Tout
joue en ma défaveur. Non seulement il est tenu par ses fonctions de
policier à demeurer loin de moi, mais en plus, il a déjà une femme dans sa
vie. Il a prétendu qu’il avait une maîtresse, mais si c’est la fille que je l’ai
vu embrasser, elle représente visiblement bien plus qu’un plan cul pour
lui. Peut-être est-ce elle qui ne veut pas s’engager ?
Même si elle semblait très intéressée.
Je devrais m’éloigner de ce type, mais c’est au-dessus de mes forces.
Malgré ses multiples rejets et sa carapace impénétrable, je décèle un
homme sensible dans ses yeux. J’aime croire que si les circonstances
l’ayant mis sur ma route étaient différentes, Ryan le serait également.
Je foule le sable devenu froid par la nuit qui se rafraîchit en songeant à
Alexander. Avec qui ose-t-il me tromper ? Cette femme doit être plus
distinguée que moi, ça, c’est une évidence. Peut-être est-elle aussi plus
jolie ? Je devrais être triste, pourtant je suis soulagée de savoir que
l’annonce de ma décision de me séparer de lui sera accueillie beaucoup
plus facilement. Je n’ai pas l’intention d’aborder son infidélité, d’autant
plus que je n’ai pas de preuve tangible, malgré des éléments très
questionnables. Non, je laisserai mon cœur parler. Je lui avouerai que je ne
ressens plus aucun sentiment amoureux pour lui et que j’ai envie que nos
routes s’écartent, du moins d’un point de vue personnel. Je pense qu’il a
besoin de moi pour les bonnes affaires de sa galerie, mais je ne m’en
offenserai pas s’il souhaite couper les ponts totalement. Pour ma part, je
peux exposer partout. D’ailleurs, Stephan serait ravi de recevoir plus
d’œuvres, c’est certain. De toute façon, ce dernier point est loin d’être dans
mes priorités pour le moment.
Je laisse tomber mes chaussures avant d’avancer vers la mer qui me
lèche gentiment les pieds. C’est ici, plus que nulle part au monde, que je
me sens le mieux, avec le sable fin, la mélodie des vagues et surtout cette
immensité qui s’étend devant moi. Ce soir, la plage est déserte, hormis un
groupe et les éclats de rire que j’entends plus loin.
J’avance dans la mer jusqu’à ce que je doive remonter ma robe. À ce
moment, je lève la tête vers le ciel parsemé de petits points scintillants. S’il
n’y avait pas la pollution lumineuse, les étoiles seraient encore plus
visibles, mais les édifices qui découpent la nuit offrent aussi un splendide
spectacle. Pendant que j’admire la voûte céleste, une voix masculine
prononce mon prénom.
— Les vagues sont fortes ce soir, ce n’est pas une bonne idée d’aller
plus loin, m’avise Ryan lorsque je me tourne vers lui.
Alors il m’a suivie !
Une tempête d’émotions m’envahit ; mon cœur s’emballe et mon corps
s’embrase. Posté derrière moi, il a retiré ses chaussures ainsi que ses
chaussettes et roulé le bas de son pantalon. C’est la première fois que je le
vois aussi bien vêtu. Sa tenue ne change pas grand-chose à son pouvoir
d’attraction sur moi, mais cette chemise noire sur ce pantalon de la même
teinte qui moule son délicieux postérieur sont à faire saliver.
— Je n’en avais pas l’intention, car j’ai la frousse des requins.
— C’est parfait de les craindre parce qu’ils adorent les savoureux petits
orteils de femmes.
Ça me soulage qu’il utilise ce ton badin. J’ai détesté nos derniers
échanges à un poil de la dispute. Il me retrouve sans se soucier de son
pantalon qui se fait détremper. J’aime bien qu’il se fiche d’être mouillé.
Alexander n’est pas comme lui. Si, par malheur, je l’éclabousse ne serait-ce
qu’un peu pendant que je nage dans la piscine, il s’empresse de se
recoiffer et parfois même de se changer.
Une main glissée dans une poche, Ryan fixe le ciel. Je l’examine
discrètement. Ce qu’il est beau ! La virilité incarnée. Avec ses cheveux et
ses iris sombres comme ses vêtements, je le qualifie silencieusement de
prince de la nuit.
— Pourquoi m’as-tu suivie, Ryan ? Tu ne voulais pas finir ta soirée
avec cette fille avec laquelle je t’ai vu ?
Ryan fait non de la tête.
— Je souhaitais m’assurer que tu rentres chez toi en sécurité, répond-il
en se tournant vers moi, ses yeux glissant doucement sur ma silhouette.
Chaque fois, je jurerais qu’il me désire, pourtant chaque fois il me
repousse avec encore plus de vigueur.
— C’est terminé entre Mady et moi, reprend-il en réponse à ma
deuxième interrogation. Nous avons convenu de cesser de nous
fréquenter.
— Pourquoi ? Les choses me semblaient plutôt sur la bonne voie, dis-
je en lâchant un petit rire sans joie. En tout cas, je l’ai enviée pour ce
baiser.
Ryan me dévisage sans parler durant une éternité. Il avance d’un pas,
mais s’arrête aussitôt. Il enfonce sa seconde main dans sa poche en
soupirant légèrement. Il fixe ses pieds sous l’eau, paraissant chercher ses
mots.
— Je suis trop préoccupé pour donner à Mady l’attention qu’elle
mérite. Nous sommes de bons amis et nous le serons toujours, mais notre
relation n’est pas celle que tu croies. C’était une question de temps avant
que nous cessions de coucher ensemble, il a seulement fallu qu’un
événement vienne accélérer les choses.
Je me satisfais de sa réponse évasive, car je l’évalue honnête. Je me
penche pour récupérer un petit coquillage. En m’accroupissant, je trempe
le derrière de ma robe qui s’agglutine maintenant à mes fesses.
— J’étais fâchée contre toi quand je suis sortie du club, mais lorsque je
te vois je ne demeure jamais furieuse longtemps.
— Je me suis mal exprimé, Evie. Je te laisse croire que tes
comportements sont inappropriés, alors que je suis le seul responsable de
l’ambivalence que tu ressens.
De nouveau, les yeux de Ryan me détaillent. Au début, il observe
surtout mon visage, mais bientôt mes épaules et même mes cuisses ont
droit à une caresse visuelle quand je tiens le bas de ma robe pour éviter au
tissu de me coller à la peau. Comme toujours ce regard se répercute dans
mon bas-ventre. J’ai soudain envie de sortir de l’eau. Je récupère mes
escarpins dans le sable avant de me retourner vers Ryan.
— Tu voulais jouer au gentil flic, alors tu peux dormir tranquille. Ma
maison est juste là, dis-je en désignant la terrasse illuminée. Merci,
détective Knight.
Pour mon plus grand bonheur, Ryan m’emboîte le pas. Je ne le lui
aurais jamais demandé par crainte de subir un nouveau rejet, mais c’est ce
que j’espérais.

Pendant notre courte promenade, la tension entre nous redescend.


Nous discutons des vertus de la mer sur l’esprit. Selon Ryan, c’est le
remède à bien des maux, autant physiques que psychologiques. Je partage
en tout point son avis. Pendant qu’il m’explique combien il adore s’y
retrouver pour réfléchir, je ne peux m’empêcher de lancer :
— Tu as un sourire magnifique. Voir ton visage détendu me fait du
bien.
— Evie, je n’ai pas terminé ma pensée plus tôt, reprend-il en devenant
soudain sérieux. Tu n’es pas responsable de mon attitude souvent froide à
ton égard. La vérité, c’est que tu es mon suspect numéro un dans cette
affaire de meurtre. Pourtant, chaque fois que je me retrouve en ta
présence… je dois me rappeler la raison de notre relation.
Je crois rêver. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Est-ce que je
l’ai encore imaginé ou m’a-t-il enfin avoué ressentir cette même attirance ?
— Je suis désolé si ma fermeture t’a blessée. Je voulais dresser une
distance professionnelle entre nous.
Je réalise que je me suis rapprochée et que je touche son bras
seulement lorsque Ryan me le fait remarquer.
— Je ne peux pas, murmure-t-il en mettant sa main sur la mienne
comme pour la retirer, mais il n’en fait rien.
Je réduis encore davantage l’espace qui nous sépare. Dans ses yeux
sombres comme la nuit, je vois mon reflet ainsi que quelques étoiles qui
s’installent.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? chuchoté-je, le visage à un
centimètre de celui de Ryan, les iris accrochés aux siens.
Le regard de cet homme si séduisant passe de mes yeux à ma bouche,
occasionnant un ressac dans mon bas-ventre.
— Je t’assure que si les choses étaient différentes… D’ailleurs, je ne sais
pas ce que je fais ici. Je ne devrais pas…
Il s’interrompt lorsque mes lèvres frôlent les siennes. Je profite de cette
ouverture pour poser la main sur son torse. Malgré sa respiration qui
s’accélère, il ne fait rien. Il ne m’offre pas le baiser que j’espère tant, mais il
ne me rejette pas non plus.
Il ferme les yeux et prend ma taille quand je caresse son visage du
bout des doigts et que j’effleure sa mâchoire pour en étudier les angles.
— Je t’en prie, Ryan, j’ai envie de sentir que tu me désires au moins
un peu, dis-je avant de presser mes lèvres doucement contre les siennes.
Non seulement Ryan recule pour m’empêcher de le toucher, mais en
plus, il met fin à mes gestes entreprenants.
— Ne m’en veux pas, Evie. Je te supplie d’essayer de comprendre.
Je n’arrive pas à le croire. Comment peut-il me suivre jusqu’ici pour
me rejeter de cette façon ? C’est insensé ! J’ai l’impression d’être de
nouveau prise dans un de mes fichus cauchemars.
— Non, Ryan, je ne comprends pas ! dis-je en m’éloignant à toute
vitesse.
Je cours presque quand j’arrive à l’escalier de ma résidence. Mes
larmes ont commencé à couler sur mes joues, je refuse qu’il voie l’effet
qu’il a sur moi. Mais Ryan me rattrape vite et m’agrippe farouchement par
le coude. Son visage se défait en constatant qu’il est responsable de mes
sanglots.
Contre toute attente, c’est à cet instant qu’il laisse tomber la garde.
Ryan m’attire contre lui en me saisissant par les reins et capture l’arrière
de ma tête de l’autre main. Ainsi immobilisée dans ses bras puissants, je
ne peux plus bouger. Je dois calmer les battements erratiques de mon
cœur quand il caresse ma lèvre inférieure de son pouce, paraissant en
évaluer la texture. Il met fin à l’attente insupportable en remplaçant son
doigt par ses lèvres, soyeuses comme du satin. J’ai essayé d’imaginer la
sensation en le regardant embrasser cette fille, mais c’est encore mieux
que ce que je croyais. Au début, il ne fait que me frôler, mais il en vient
vite à me goûter sensuellement en touchant mon visage pour effacer mes
larmes. Dès que Ryan entrouvre la bouche, je l’imite. Nos langues se
découvrent lentement, s’emmêlent tendrement et se savourent de plus en
plus avidement. La sienne est soyeuse, chaude, si experte. Je peine à
retrouver mon souffle entre chaque bouchée gourmande qu’il prend de
moi. Mon corps s’enflamme quand il touche ma gorge avec délicatesse et
descend à la naissance de ma poitrine.
Ryan cesse de m’embrasser pour sonder mon regard. Son attention
baisse graduellement sur mon bustier de dentelle rouge. Le désir que je lis
dans ses yeux occasionne une décharge dans mon corps en entier. Encore
sous le choc de ce revirement, je suis figée, en attente de ce qu’il fera.
Haletante, toujours coincée dans sa poigne ferme, je me sens défaillir
quand il s’empare de nouveau de ma bouche comme un affamé. Mon
cœur se dérègle officiellement lorsque je perçois une caresse délicate sur la
pointe durcie de mon sein par-dessus ma dentelle. Je ne parviens pas à
réprimer une lamentation de plaisir à ce contact pourtant si subtil. Je rêve
qu’il me touche et qu’il me goûte partout avec autant de douceur. Or, c’est
à cet instant qu’il s’arrête. Sans un mot, il me délaisse, me fixe comme s’il
venait de se réveiller, puis m’abandonne pantelante et déstabilisée.
Blessée par cet abandon subit, mais revigorée par ce qui s’est produit,
je l’observe s’éloigner. Soit ce type est fou, soit je rêve éveillée. Dans un cas
comme dans l’autre, je voudrais revivre à répétition ce moment délicieux.

Pendant que je monte l’escalier, je ne me retourne pas, mais je sens le


regard de Ryan comme du feu sur mon corps. Même si je meurs d’envie
qu’il me suive, j’en doute. J’entre dans la maison, puis dans ma chambre et
me désole de trouver la plage déserte en y jetant un œil. J’espèrais encore
que Ryan ait changé d’idée, mais il est parti. Si je suis déçue, je me réjouis
au moins qu’il ait cédé à la tentation du désir qu’il éprouve pour moi. La
sensation de braise de ses mains sur mon corps demeurera longtemps.
Pendant les interminables minutes que dure ma douche, comme une
adolescente, je me rejoue le film de ce qui s’est passé. Sa façon de me tenir
si solidement, tout en me dévorant avec tant de délicatesse, continue à me
chavirer.
Encore maintenant, allongée sur mon lit, je peine à croire qu’il m’a
caressé aussi subtilement et que mon corps a réagi autant. Je touche ma
poitrine pour tenter de reproduire les frissons qui m’ont parcourue
lorsque Ryan a frôlé la pointe de mon sein. Ça ne ressemble en rien à la
douce sensation qui m’a fait fléchir les jambes à ce moment. Je faufile ma
main vers mon entrecuisse et ferme les yeux pour revoir le regard sombre
et intense de Ryan, mais à cet instant ce sont les images d’Ethan qui
défilent en rafale.

Ses doigts s’introduisent à l’intérieur de moi, la sensation est délicieuse.


Je laisse aller un soupir de plaisir.
— Je t’en prie…
Ethan lèche mon flanc, alors que sa main se fait insistante dans mon
entrecuisse. Un doigt bouge lentement en moi, faisant osciller mon bassin.
Il rit. Je laisse échapper un nouveau soupir quand ses lèvres se referment
sur mon bourgeon sensible.
— Je t’en prie… Qu’est-ce…
— Tu es délicieuse. Dis-moi que ça te plaît, demande Ethan en
grimpant sur moi.
—…
— Dis-moi que tu en as envie…

BLACK-OUT

Les mots se perdent lorsqu’il me pénètre. Ethan soupire. Respire. Expire


bruyamment. Ses dix doigts sont emmêlés dans mes cheveux, tandis qu’il
m’embrasse à pleine bouche, son bassin heurtant doucement mes hanches.
— Ethan, je t’en supplie, arrête…
— Tu es si étroite, si chaude, murmure-t-il. Tu es si parfaite.
Il a raison, c’est délicieux. Je me régale de cette bouche gourmande qui
ne semble pas se lasser de la mienne, de cette virilité étonnante qui va et
qui vient en moi, de ces attouchements tendres et englobants. J’écoute ses
grognements de plaisir qui se transforment en un cri étouffé…

J’ouvre les yeux pour fuir la scène terrifiante qui arrive où je vois du
sang gicler. Seule, dans ma chambre, je me replie contre mon oreiller et
tente d’identifier les émotions qui m’habitent. Je déteste d’avoir fait
ressurgir ces images. J’espérais retrouver la tendresse de Ryan et non les
abus d’Ethan. J’ai si honte d’avoir encouragé ce jeune à se servir de moi. Il
m’a droguée certes, mais j’ai été faible. Même qu’il y a fort à parier que je
me suis rendue chez lui parce que j’étais désillusionnée de ma relation
avec Alexander. Après tout, si Ryan ne m’avait pas rejetée, il me ferait
l’amour dans mon lit en ce moment. Tout compte fait, peut-être ai-je aussi
été infidèle à Alexander avec Ethan ?
Quelle garce, je suis !
Je cesse de me flageller mentalement et revois le visage de mon
délicieux policier, souriant, sur la plage. Je touche mes lèvres où il a posé
les siennes. Je me souviens de leur texture. Je repense à ces quelques
minutes où j’ai eu accès à l’homme derrière le flic. À cet instant, Ryan avait
l’allure d’un homme sensuel et passionné. Je meurs d’envie de le revoir.
Cette bouche satinée, je la veux sur moi, je le veux tout entier.
C’est en repensant à ces moments exquis avec Ryan que je ferme les
yeux et trouve le sommeil.
18
Ryan

Si j’ai vécu des moments précieux avec Evie hier soir, je me suis
toutefois repenti durant toute la nuit d’avoir été aussi imprudent et
également de l’avoir plantée sur la plage sans explication. Maintenant que
j’ai goûté à une parcelle de ce qu’elle a à m’offrir et que c’est cent fois
mieux que je ne l’imaginais, je ne vois pas comment je parviendrai à être
dans la même pièce qu’elle sans recommencer. Pourtant, je suis loin de
pouvoir me laisser aller à un tel risque. Et si quelqu’un nous avait
aperçus ? Je me répète comme un mantra que je m’invente des scénarios-
catastrophes à tort, mais rien n’y fait. J’ai demandé à Dave qu’on se
rencontre pour le petit-déjeuner afin de m’aider à me calmer, mais bien
sûr, ayant passé la nuit avec Olivia, il a du sommeil à rattraper. J’étais aussi
heureux que frustré d’apprendre la nouvelle. Cette femme lui a tapé dans
l’œil et c’est tant mieux, mais je suis jaloux de mon ami de pouvoir vivre
librement cette idylle. Je rêve à un avenir pas trop lointain où toutes les
accusations contre Evie seront écartées et où je pourrai l’emmener dans un
restaurant sans craindre qu’on nous voie ensemble. J’ai envie de me
perdre dans ses yeux magnifiques et de lui avouer à quel point elle me
rend dingue. Beaucoup plus que ce qu’elle peut imaginer. À défaut du
petit-déjeuner, Dave a proposé un ou deux matchs de volley-ball sur la
plage, en après-midi. C’est encore mieux finalement.
En attendant de pouvoir me prélasser sous les couvertures avec une
jolie rousse, je me pointe au bureau à l’aube. Je n’ai pas l’intention de lui
téléphoner ce matin, même si je meurs d’envie d’entendre sa voix.
Déterminé à mettre cette affaire derrière moi au plus vite, j’épluche tous
les documents susceptibles de me fournir de nouvelles informations.
Je dépouille les relevés bancaires d’Alexander Burke depuis une
dizaine de minutes en songeant que jamais je ne pourrai offrir à Evie ce
que cet homme lui donne. Ce type est foutrement riche. J’aime croire son
amie Olivia quand elle prétend qu’Evie n’est pas avec lui pour son argent.
C’est aussi l’impression que j’ai d’elle.
N’empêche que c’est facile de se satisfaire de peu quand on peut tout se
payer !
J’ignore ce que je cherche précisément. Peut-être une irrégularité dans
les transactions effectuées les jours autour du meurtre. Rien d’éclatant
n’apparaît. J’en découvrirai peut-être davantage avec les relevés de cartes
de crédit. Justement, au moment où je mets les comptes bancaires de côté,
mes yeux restent scotchés sur un montant. C’est la deuxième fois que je
vois un retrait de vingt mille dollars. Bien que Burke soit un homme
fortuné, ça représente une somme importante. Je vérifie une trentaine de
jours plus tôt. De fait, je découvre que le galeriste a de nouveau eu besoin
de liquidités. Inévitablement, j’analyse les mois précédents.
Que fait Alexander Burke avec vingt mille dollars comptant tous les
mois ?

En fouillant davantage, je constate que les retraits récurrents de Burke


remontent à près d’un an et que ces sommes sont tirées depuis une
banque de San Francisco. Toujours la même institution financière,
toujours la même somme et toujours à la même date, à quelques jours
près. De plus, ses relevés de cartes de crédit me permettent d’identifier des
restaurants et des bars qui reviennent souvent. Je devrai vérifier où ils se
situent afin de valider mon hypothèse.
Pour le moment, je suis assis devant Scott Andrew, mon lieutenant,
qui m’a demandé de le retrouver dans son bureau pour faire le suivi du
dossier Lewis-McDaniel. Je lui expose mes dernières trouvailles sur les
résultats d’analyses sanguines. Ça ne se passe pas aussi bien que je
l’espérais.
— Ça ne prouve pas le viol et, pour l’heure, ça ne joue pas en sa
faveur ! insiste-t-il. La présence d’ecstasy dans son sang confirme
seulement qu’il y a eu consommation. Quelle femme respectable se drogue
et couche avec un étudiant sur le campus de l’université où elle enseigne ?
— Je suis convaincu qu’elle ne se drogue pas, car sa mère est décédée
d’une surdose lorsqu’elle était enfant.
Un grand éclat de rire faux résonne dans la pièce et Scott Andrew se
lève, décrétant qu’il en a assez entendu.
— Elle vient d’une famille de toxicomanes ? Décidément ! Ça va de
mieux en mieux ! grommèle-t-il en balançant la tête.
— Scott, je sais que ce ne sont pas des faits irréfutables, mais j’ai la
certitude que cette femme a été victime de Lewis.
— Le problème n’est pas juste que ce ne sont pas des faits, mais que
ces présomptions jouent contre elle plutôt qu’en sa faveur. Mais qu’est-ce
qui t’arrive, Ryan ? Ça ne te ressemble pas. C’est le cul de cette fille qui te
fait perdre la raison ? J’admets qu’il n’y a pas une heure qui passe sans
que j’entende son nom depuis qu’elle est venue ici. N’empêche que tu
devras recommencer à réfléchir avec ton cerveau bientôt, celui du haut,
précise-t-il sans la moindre trace d’humour, car on finira par être la risée
de tout le district. Où espères-tu te rendre avec ces conneries ?
— Je n’ai rien pour appuyer mes dires, mais je crois que quelqu’un
essaie de lui faire porter le chapeau pour un meurtre qu’elle n’a pas
commis.
— Qui ? demande mon supérieur en se réinstallant sur sa chaise.
— Je n’en sais rien. Son conjoint jaloux ?
— Continue…
— Je pense qu’en la voyant avec un autre, il a pété les plombs. Il
pourrait rejeter la faute sur elle en sachant qu’elle s’en sortira en soulevant
la légitime défense, alors qu’il pourrirait en prison jusqu’à sa mort.
— Le motif serait la jalousie ?
— J’imagine, dis-je en haussant les épaules.
— Quoi ? Tu n’en es même pas certain ! C’est la base, Ryan. Le mobile
te guidera vers le meurtrier… si ce n’est pas cette toxico, la coupable.
Je serre les poings en entendant mon lieutenant insulter Evie. Je
respire pour me calmer.
— Traite-moi de con autant que tu veux…
— Ce n’est pas ce que je prétends, reprend Scott plus doucement.
— C’est un dossier de merde et je fais avec ce que j’ai.
— Ryan… Comme ton père et même ton grand-père, tu es un flic hors
du commun. Pourtant, rien de ce que tu me racontes ne tient la route. C’est
à croire que c’est toi qui as consommé des substances illicites, rigole-t-il,
sur un ton dans lequel je perçois une tentative d’excuses.
— Je ne sais pas comment diriger mon enquête parce que je n’ai rien.
Je l’avoue, tout est basé sur mes impressions et mes intuitions appuyées
sur quelques témoignages recueillis. Pourtant, je sens dans mes tripes que
Burke n’est pas net dans cette affaire. Je trouverai des preuves, mais je suis
presque certain qu’il trompe sa fiancée et que ses activités hors de la ville
ne sont pas propres.
— En quoi est-ce pertinent ?
Pour seule réponse, j’éclate de rire.
— En rien du tout pour le moment, dis-je comme s’il y avait matière à
se bidonner, alors que j’ai plutôt envie de pleurer.
Après un regard éloquent, mon supérieur se lève, ouvre la porte et
m’invite à sortir de son bureau. Découragé, je sors sans même le saluer. Je
ne suis pas seulement furieux contre Scott Andrew, mais contre moi-
même. De fait, je ne réfléchis plus convenablement. Je suis convaincu de
ne pas me tromper au sujet d’Evie, mais j’admets que d’un point de vue
factuel, elle a pris de l’ecstasy et s’est rendue chez ce jeune pour coucher
avec lui. C’est très mauvais pour sa défense. Je m’enferme dans mon
bureau en claquant la porte, offre un solide coup de pied à ma corbeille de
papier qui vole dans la pièce et me laisse tomber dans mon fauteuil.

Les pieds sur mon classeur, je fixe le ciel bleu par la fenêtre en me
demandant comment j’ai pu en arriver là. Je ne suis pas objectif dans cette
affaire. Dès que j’ai reçu le dossier, j’ai décrété que ce serait compliqué. En
apercevant Evie, dès la première seconde, je me suis tout de suite braqué
en songeant que je devrais être très vigilant. En la découvrant un peu plus,
je suis carrément tombé sous son charme. Maintenant que je l’ai tenue
contre moi et que nous avons partagé un court moment, ô combien
exaltant, je ne vois plus clair. Tout ce que je voudrais, c’est m’enfuir avec
elle sur une île déserte et oublier ce dossier qui risque de tout faire éclater.
Fait chier !
Songeur, je prends le sac des pièces à conviction contenant le cellulaire
enfin déverrouillé de Lewis, dans le but de décortiquer tout ce qui s’y
trouve. Les premières minutes sont d’une banalité déconcertante ; des
échanges de textos en tout genre avec des copains, des invitations à des
fêtes et quelques messages mielleux à sa petite amie. Après un certain
temps, je note quelques incohérences me prouvant qu’il lui mentait. Il
promet de la voir, mais prétend plus tard qu’il doit étudier, alors qu’un
texto atteste qu’il retrouvera plutôt une autre fille chez elle. Ce n’est pas
une découverte exceptionnelle, mais c’est la confirmation qu’il était
infidèle à Dakota ou, du moins, qu’il n’était pas honnête avec elle. Je
pourrai donc soulever cet élément et, surtout, j’ai le nom d’une étudiante
universitaire à rencontrer. Qui sait où ça pourrait mener ? Pour le moment,
ça prouve qu’il était un petit menteur, mais ça ne justifie pas son meurtre.
Et me dit encore moins qui en est l’auteur. Soudain, une nouvelle
hypothèse s’impose. Et si Dakota les avait surpris ? C’est elle qui les a
découverts et qui a appelé les secours. Comment se fait-il que je n’aie
même jamais vérifié son alibi ? Je veux me convaincre que c’est Burke le
coupable.
Parce que j’ai envie de l’enlever de l’équation pour me permettre d’être
avec Evie, me nargue une petite voix.
Ce constat me dirige vers une autre idée encore plus troublante. Les
sentiments que je conçois pour cette femme finiront par lui nuire, alors
que ce que je désire, c’est la blanchir de ces terribles accusations qui
pèsent sur elle. Je devrais demander à être déchargé de cette enquête.
Avant de prendre une décision, je consulterai à nouveau la déposition de
Dakota Garner, mais d’abord, je dois terminer d’examiner le téléphone
d’Ethan Lewis.
Après les textos, je me penche sur les réseaux sociaux, peu garnis pour
un gars de son âge. Il les utilise surtout pour diffuser son travail : ses
vidéos et courts métrages. Puis, sans avoir de grandes attentes, je vais
regarder ses photos. Pourtant, le premier cliché sur lequel je tombe me
trouble au plus haut point. J’y vois Evie, allongée sur un lit, les yeux
fermés, partiellement nue.
Petit salaud !
Il a pris le risque de la photographier. Probablement pour montrer à
ses potes qu’il a relevé le défi ; la preuve de ses exploits. Mon cœur se
serre. Je passe aux suivantes, mais elles n’ont pas de lien avec Evie. Je suis
soulagé, mais ça ne dure pas lorsque je bascule vers les vidéos. Ethan
Lewis n’a pris qu’une photo, préférant plutôt immortaliser leurs ébats sur
vidéo.
Durant les premières secondes du film, on y voit l’étudiant en train
d’installer sa caméra avant de retourner vers le lit où Evie est allongée,
presque nue. Les doigts tremblants, j’arrête la vidéo.
Le cœur battant à un rythme anormalement élevé, je fixe l’écran en
songeant que je risque de trouver la réponse à bien des questions. Je
ferme les yeux en réfléchissant au fait que quoi que je découvre sur ce
film, je n’aurai d’autre choix que d’en parler à mon lieutenant, même s’il
s’agit d’une preuve incriminante pour Evie.
Ça me tuerait.
Déterminé à en finir au plus vite, j’appuie de nouveau sur le bouton.
Evie est donc allongée sur le dos, sa robe est détachée et elle n’a plus de
sous-vêtements. Elle paraît inconsciente jusqu’à ce que sa tête s’incline
vers l’arrière alors que Lewis empoigne un de ses seins en même temps
qu’il met sa main entre ses cuisses. Ses paupières s’ouvrent
momentanément lorsqu’il descend sur elle pour remplacer ses doigts par
sa bouche.
Je ferme les yeux quelques secondes alors que le bassin d’Evie semble
osciller de plaisir. Elle marmonne des paroles inaudibles. J’arrête le film
pour retourner en arrière, m’obligeant à subir de nouveau ces horribles
images. Hélas, ses propos ne sont pas plus clairs la deuxième fois. Par
contre, ceux de l’étudiant le sont :
— Tu es délicieuse. Dis-moi que ça te plaît, demande Ethan.
Evie toujours inconsciente ne réagit pas, alors il renchérit.
— Dis-moi que tu me veux. Je t’aime, assure-t-il en montant sur Evie
pour s’introduire en elle.
Encore là, elle ouvre un instant les yeux et tente d’articuler quelque
chose, mais l’expression de son visage donne l’impression que ça ne lui
plaît pas. L’instant suivant cependant, elle ouvre les lèvres pour soupirer
son plaisir. Alors que je voudrais crier de rage, j’entends enfin les
premières paroles d’Evie :
— Ethan, je t’en supplie arrête…
Yes !
— Tu es si étroite, si chaude, murmure Ethan. Tu es si parfaite.
Malgré la demande très claire d’Evie, le jeune homme continue à la
pénétrer avec de plus en plus d’ardeur. Il s’écoule encore plusieurs
secondes avant que je voie l’étudiant se crisper, me faisant deviner qu’il a
atteint son plaisir. Ne paraissant pas consciente qu’il est trop tard, Evie
répète, pas aussi nettement que la fois précédente, mais tout de même
distinctement :
— Ethan, arrête…
Ses mots s’envolent quand il se retire d’elle et l’abandonne sur le lit.
Lewis marche vers la caméra en souriant et a même le front de refermer
un œil de satisfaction pour conclure son film. Puis, juste avant qu’il
atteigne son téléphone, on voit Ethan propulsé contre un mur. L’écran
devient noir et seuls des bruits chaotiques demeurent. Le son de coups,
puis un cri étouffé et enfin le silence le plus complet. Plusieurs secondes
s’écoulent avant qu’il y ait du mouvement de nouveau. Comme si des
meubles étaient déplacés. Le calme revient plusieurs minutes plus tard, et
ce n’est qu’à ce moment-là que la vidéo se coupe.
Je suis aussi essoufflé que si j’avais moi-même vécu l’assaut ayant pris
la vie d’Ethan Lewis. Tant à cause des bruits attestant d’une bagarre que
par les images d’Evie. S’il n’était pas déjà mort, je rendrais une visite à cet
enfoiré. Bien que je sois troublé, c’est ma meilleure découverte jusqu’ici. Je
copie le film sur une clé USB et cours vers le bureau de mon supérieur
pour lui présenter cette nouvelle preuve.

Scott Andrew visionne la vidéo pour la troisième fois en silence. Moi,


je n’en ai plus la force. Je fixe le désordre sur le bureau de mon lieutenant,
attendant qu’il daigne se prononcer.
— Ton hypothèse ? demande-t-il enfin lorsqu’il retire la clé USB pour
me la remettre.
— La même que plus tôt. Quelqu’un l’a surpris et l’a tué après lui avoir
donné une bonne leçon. Reste à savoir s’il y avait intention de tuer ou non.
Et qui a bien pu faire ça sous le coup de la colère.
Mon supérieur prend une gorgée de café, l’air pensif.
— Dans ce cas, tu ne trouves pas étonnant que cette personne ait
patienté, le temps que Lewis en finisse avec elle ?
Il a raison. J’aurais voulu l’égorger sur-le-champ, alors que la vidéo
suggère que l’assassin attendait la fin de l’agression.
— Peut-être est-il entré dans la pièce à ce moment seulement, dis-je,
plutôt comme une réflexion qu’une question.
— À moins qu’Evie McDaniel ait attendu cet instant pour attaquer.
— C’est une blague ! L’angle suppose que le coup provient de la
gauche, alors qu’Evie était derrière. C’est carrément impossible. Et puis,
regarde les images, elle est presque inconsciente ! Comment aurait-elle
pu ?
— En simulant son état.
J’en reste interloqué. Je fixe mon lieutenant, la bouche ouverte
d’hébétude.
— Calme-toi, Ryan. Je réfléchis tout haut. Je ne prétends pas que ce
salaud ne méritait pas une raclée. Seulement, il n’y a aucun bruit nous
laissant croire qu’une personne entre dans la pièce. C’est pour cette raison
que j’ai l’impression que l’individu patientait pour attaquer. Si c’est Burke,
je ne vois pas comment il a pu rester là sans rien faire. Il me semble que si
je trouvais ma femme dans cette posture, je serais plus réactif.
En effet, c’est étrange. Alors pourquoi ?
— Je t’autorise à fouiller un peu plus du côté du fiancé et peut-être
aussi de la copine de l’étudiant, ou même sur une de ses conquêtes qui
pourraient avoir agi par jalousie. Sait-on jamais ? Pour le reste, sans
annoncer la nouvelle avec flûte et trompette, je pense que tu peux rayer
Evie McDaniel de ta liste des suspects. Moi non plus, je ne crois pas qu’elle
était en état de s’en prendre à lui, acquiesce-t-il enfin.
Rien n’est encore gagné, mais un énorme poids se retire de mes
épaules. Maintenant, je serai sur les traces d’Alexander Burke… et sur celles
de Dakota Garner. Comme le dit Scott Andrew, sait-on jamais ?

Je m’éponge le front avec une serviette et récupère ma gourde pour


avaler trois grandes goulées d’eau. Je me réinstalle ensuite pour la
réception du service de l’équipe adverse qui mène par trois points. Le but
de mes virées à la plage est de me libérer l’esprit, mais j’en suis incapable
aujourd’hui. Les images de la vidéo ne veulent plus me quitter. En plus, je
souhaite retourner sur les lieux du crime afin de tenter de comprendre où
le meurtrier a pu se cacher pour éviter d’être aperçu, afin de déterminer s’il
a pu être témoin du viol. Je sais déjà que les chambres sur le campus sont
petites et que, de ce fait, les espaces pour se camoufler sont très limités. Je
veux réévaluer les possibilités qu’avait l’assassin.
— Ah ! rugissent mes coéquipiers d’une seule voix quand je manque
une réception que j’aurais normalement réussie et qui fait cadeau d’un
autre point à l’adversaire.
Je décrète que c’est assez pour moi.
— Désolé, les gars, je dois partir. Vous ferez mieux sans moi.
Après une salutation d’un bras levé, j’avance vers mes effets
personnels près desquels Dave me retrouve.
— Ça ne va pas ?
— J’ai eu de meilleurs jours.
— Tu veux prendre une bouchée ?
— Non, je dois absolument vérifier un truc.
— C’est encore au sujet de la jolie peintre ? Pourtant, j’ai entendu de
bonnes nouvelles, lâche-t-il avec un sourire malicieux.
Je lui jette un œil intrigué, car comme je suis arrivé alors que le
premier match était déjà amorcé, nous n’avons pas eu le temps de discuter.
— Je n’ai pas les détails, mais Evie est passée en vitesse chez Olivia ce
matin, car elle avait laissé son cellulaire dans sa voiture. Quand j’ai
demandé à Olivia ce qui la rendait si heureuse, la voyant plus souriante
que jamais, elle a refusé de me le dire. Elle a quand même souligné que
ç’avait un lien avec un séduisant détective. J’ai présumé que c’était toi…
bien que je ne sois pas vraiment d’accord pour le qualificatif utilisé pour
te décrire, plaisante Dave.
— Ouais, ben, je suis content qu’elle se réjouisse de notre soirée. Pour
être honnête, j’ai fait la pire connerie de ma vie.
— Tu as couché avec elle ? s’exclame Dave.
— Non… mais il s’en est fallu de peu.
Mon ami me fixe, les yeux exorbités.
— Ne me sermonne surtout pas ! Depuis le début de cette enquête, tu
fais tout pour me lancer dans ses bras. Encore heureux que je l’aie juste
embrassée.
— Elle était fichtrement belle dans cette robe hier, non ?
Tu parles !
Un soupir me sert de réponse affirmative.
— Tu n’as pas fait ça au milieu d’un bar, j’espère, s’intéresse Dave en
récupérant son sac pour m’emboîter le pas.
— Pas mieux. La plage derrière chez elle.
— D’accord, tu as vraiment besoin d’une claque derrière la tête, riposte
mon ami en joignant le geste à la parole.
— Pas la peine de me torturer, je m’en charge moi-même depuis que je
l’ai quittée.
Plutôt abandonnée comme une vieille chaussette !
— Mais, tu sais, dis-je après quelques secondes de flottement, cette
fille ne représente pas seulement une potentielle bonne baise.
— Alors j’avais raison, elle te plaît vraiment ?
Je hausse les épaules en sentant un vague à l’âme m’envahir.
— C’est beaucoup trop tôt pour le moment, mais Evie amène un vent
d’air frais qui me fait le plus grand bien. Au-delà de son physique qui me
rend fou, sa personnalité me déstabilise totalement. Sa façon d’agir est à la
fois imprévisible, déconcertante et foutrement attirante. Sauf que je dois
l’innocenter d’abord. Et puis, il y a ce qu’elle a vécu. Je ne voudrais pas
abuser d’elle… moi aussi.
Dave m’observe pendant que mon regard se perd vers le large,
revoyant les images d’Evie.
— Mais si je reste ici, je ne parviendrai pas à la tirer d’affaire, alors je
dois y aller.
— Tu as prétendu que tu devais vérifier quelque chose ? se souvient
Dave.
— Il y a une vidéo du viol, dis-je tout simplement.
— Fuck ! Donc, c’est bien un viol ?
— Tu dois absolument conserver cette information pour toi.
— Je ne suis pas con, s’offense mon ami.
Ainsi, je passe les quinze minutes suivantes à expliquer les derniers
développements de l’affaire, n’omettant rien. Les détails du film, les
transactions bancaires inusitées du galeriste, les nouveaux soupçons d’Evie
par rapport à l’honnêteté de Burke et, surtout, les miens pouvant justifier
son attitude face à la femme qui partage sa vie depuis deux ans.
Bien que Dave paraisse interloqué par cette hypothèse, il n’a pas le
temps de me questionner davantage, car Olivia nous retrouve sur la plage,
un sourire radieux épinglé sur les lèvres. Je suis aussi déçu que soulagé de
ne pas apercevoir Evie avec elle. Ça évite de me mettre à nouveau dans
l’embarras, ça m’incite à ne pas tarder pour me rendre au campus
universitaire comme j’en avais l’intention, et surtout ça me permet de ne
pas avoir à rejeter Evie encore une fois. J’ignore comment j’y parviendrai,
mais à partir de maintenant je compte me tenir loin d’elle, coûte que coûte.
Si je veux avoir le loisir de m’en approcher un jour, je n’ai plus le choix.
Le temps de saluer la nouvelle petite amie de Dave, je laisse le couple
s’embrasser comme je rêve de le refaire avec Evie très bientôt.
19
Evie

Hier, j’étais impatiente qu’Alexander revienne pour lui annoncer la


décision que j’ai prise à notre sujet ; maintenant je préférerais qu’il retarde
son arrivée. La raison en étant, principalement, que j’espérais revoir Ryan
aujourd’hui. Je me doute qu’il aurait refusé, mais j’aurais tenté ma chance
de le convaincre. Pourtant, je sais que j’aurais avantage à me contenir
pendant un certain temps. Je me suis sentie si bien dans ses bras, je ne
voudrais pas compromettre cette possibilité qui s’offre à moi. D’ailleurs,
j’entends respecter à la lettre ses recommandations, comme celles d’Olivia,
qui tendent dans la même direction et se résument à être patiente. Voilà
une qualité que je ne possède pas ! Mon désir de rompre est plus criant
que jamais, d’autant plus qu’Alexander m’a annoncé qu’il devançait son
arrivée de deux jours pour revenir ce soir. Je ne peux concevoir que je
devrai dormir dans le même lit que lui. J’ai eu une idée pour m’aider à
patienter. Je souhaite commencer la rénovation de ma maison à Key
Biscayne, prétextant vouloir m’y réfugier pour peindre à l’occasion. C’est
une justification plausible, et si Alexander se partage entre deux femmes,
il ne verra assurément pas d’inconvénient à bénéficier d’encore plus de
liberté. J’ai déjà parlé de mon projet à Olivia, qui m’accompagnera là-bas
pour m’aider à réfléchir au design et aux couleurs à utiliser pour donner le
cachet barn chic que j’espère pour mon nouveau chez-moi. Même si les
images d’Ethan continuent de me hanter et que je demeure incertaine de
mon implication dans son meurtre, je me sens revivre en songeant à ce
projet et à cette vie qui se présente.
Le carillon qui annonce l’arrivée d’Olivia me fait bondir jusqu’à
l’entrée en chantonnant. J’ai l’horrible déception de trouver Miles
Hamilton derrière la porte. Le visage fermé, pas même un mince sourire, il
a un regard sévère.
— Tu me sembles de bien bonne humeur.
Je l’étais.
— J’attends ma copine, nous allons… faire une promenade.
— Une promenade ? Avec ta copine ? Vraiment ? répète-t-il, l’air
suspicieux.
— Oui, une sortie pour profiter du beau temps, dis-je sèchement, me
demandant pourquoi j’ai droit à cet interrogatoire bizarre. Alexander n’est
pas revenu.
— Je le sais. Je suis ici pour toi, annonce-t-il en passant le seuil sans y
être invité.
— Tant que ce n’est pas trop long, Olivia arrivera d’une minute à
l’autre.
— Alors je partirai quand elle se pointera, rétorque Hamilton, une
lueur de défi dans les yeux.
Manifestement, il ne me croit pas. Je me demande qu’elle mouche l’a
piqué.
— Il serait peut-être préférable d’attendre Alexander.
— C’est lui qui m’a demandé de venir parce qu’il ne réussissait pas à
te contacter. Il semble que tu aies égaré ton téléphone, lance-t-il en guettant
ma réaction.
— Pas du tout. Je l’ai volontairement laissé dans la voiture d’Olivia
pour ne pas m’embarrasser pendant ma sortie.
— Ah bon ! Tu t’es bien amusée ? s’enquiert-il en me lorgnant de la
tête aux pieds.
e
— Si vous le voulez bien, M Hamilton, je préférerais qu’on s’en tienne
à l’essentiel. Pour quelle raison précisément êtes-vous ici ?
— Toujours la même ; préparer ta défense concernant la soirée qui a
dégénéré parce que tu as décidé de t’envoyer en l’air avec Ethan Lewis.
— Pardon ?
— Allons, Evie, nous sommes seuls. Inutile de faire semblant. Nous
savons tous les deux pourquoi tu étais là-bas, riposte-t-il en zyeutant dans
mon décolleté.
— Comment osez-vous dire une chose semblable, alors que vous êtes
censé me défendre en cour ? Vous ne me connaissez même pas !
— Bien sûr que je te connais ! rigole-t-il en se léchant les lèvres de
manière évocatrice.
Il me dévisage un moment, perdant graduellement son sourire.
— Ou tu es une excellente actrice, ou tu ne te rappelles vraiment pas…
Je demeure silencieuse en espérant qu’il s’explique. Devant l’évidence
que je ne joue pas, il renchérit :
— Il y a longtemps que je répète à Alexander qu’il ferait mieux de se
débarrasser de toi.
Perplexe, je reste plantée devant lui en cherchant à comprendre ce qui
se passe.
— Je te choque ? Eh bien, je l’ai été aussi en te voyant entrer au poste
de police de Miami-Dade, alors qu’Alexander et moi t’avions expressément
ordonné de ne pas parler à ce flic. Maintenant, j’ai besoin de savoir ce que
tu lui as dit.
— Rien qui vous regarde. À partir d’aujourd’hui, vous ne me
représentez plus. Fichez le camp de chez moi, dis-je en ouvrant la porte
d’un geste brusque.
— Tu fais une grave erreur. Alexander sera furieux d’apprendre que tu
as parlé à Ryan Knight. J’espère que tu n’as rien raconté pour nuire à ta
défense.
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire que je pourrisse en prison ?
— Honnêtement, rien, admet-il, mais ça détruirait Alexander, alors je
ferai tout pour réparer ton gâchis.
Sur ces paroles, il me décoche un regard rempli de dédain et s’éloigne.
Jamais je ne me suis sentie aussi désemparée. Mais qui est cet homme ? Je
m’appuie sur le mur de l’entrée et ferme les yeux pour reprendre mon
calme. La rage bout dans mes veines. Ce type, je ne l’ai pas aimé sans
savoir pourquoi, maintenant j’ai une bonne raison de le haïr.

En attendant Olivia, qui a une dizaine de minutes de retard, je fais les


cent pas en pensant à appeler Alexander, puis me retient en songeant qu’il
serait sûrement préférable de lui parler en personne. Je n’ai pas assez
confiance en Miles Hamilton pour lui remettre mon avenir entre les
mains, mais comme Alexander et lui sont de bons amis, je devrai choisir
mes mots. Et puis l’urgence sera davantage de trouver un nouvel avocat
que d’annoncer à Alexander que j’ai congédié celui qu’il a déjà engagé.
Je récupère mon téléphone dans mon sac et compose le numéro de
Ryan à toute vitesse. Je crains qu’il ne prenne pas l’appel. Heureusement, il
finit par répondre à la quatrième sonnerie.
— Bonjour, Evie, annonce-t-il de cette voix calme que j’aime tant.
— Je viens de recevoir la visite de Miles Hamilton, cet avocat de
merde.
— Ça ne s’est pas bien passé ? s’enquiert Ryan d’un ton professionnel,
dépourvu de toute chaleur.
— Je l’ai congédié, dis-je pour résumé.
— Oh ! fait-il sans trop d’émotion.
Sa façon de me répondre suggère sans le moindre doute que le gars
d’hier a disparu et que le flic est de retour. Je n’ai peut-être pas imaginé le
baiser, mais c’est du rejet dont je devrai me souvenir.
— J’en trouverai un autre, mais pour le moment je t’appelle surtout
parce qu’il est au courant que je suis allée te rencontrer au bureau.
Alexander m’avait avertie de ne pas te parler en dehors de la présence de
Hamilton. Il craignait que je dise des conneries pouvant nuire à ma
défense… ce qui est sensiblement ce que j’ai fait, dis-je en rigolant.
J’ai l’impression que Ryan rit aussi en entendant un petit souffle
étouffé. Il ne fait toutefois aucun commentaire pour le confirmer.
— Je n’ai pas l’intention de lui avouer tout ce que je t’ai raconté et ce
qu’on s’est dit, juste le minimum. Par exemple que la thèse du viol est
plausible et que tu fouilleras en ce sens. Je sais qu’il sera content. Je ne
suis pas douée pour le mensonge, ça aiderait si nos versions se
ressemblaient.
— Aucun problème, répond Ryan.
Un silence s’installe pendant lequel je cherche autre chose à ajouter
pour continuer d’entendre sa voix, en espérant y déceler une once de
chaleur.
— Je pourrais savoir pourquoi tu l’as congédié ? demande-t-il.
— Parce qu’il a affirmé que je m’étais rendue chez Ethan Lewis dans le
but de coucher avec lui. Il a ajouté que ça faisait longtemps qu’il répétait à
Alexander de se débarrasser de moi. Pour finir, il a largué qu’il se fichait
de mon sort et qu’il ne me défendait que pour épargner des soucis à
Alexander.
— Pardon ? crache Ryan, paraissant aussi interloqué que je l’étais
quelques minutes plus tôt.
— Je déteste ce faux-cul.
Ryan demeure silencieux pendant plusieurs secondes.
— Ryan ? dis-je, craignant qu’il ait raccroché.
— Oui, je suis là. Je suis navré. Je suis désolé que tu aies subi les
propos aberrants de ce type. Je sais que tu n’es pas allée au campus dans
ce but, que votre relation sexuelle n’était pas consensuelle et que tu n’as
rien à voir dans la mort d’Ethan Lewis, assure-t-il d’une voix convaincue.
— Ah, Seigneur ! Si tu savais à quel point tes paroles m’apaisent.
— Je suis persuadé que Dave se ferait un plaisir de te représenter,
répond Ryan après un moment. Il est excellent.
— Merci, Ryan. Alexander revient ce soir finalement, dis-je après une
courte hésitation.
— Bonne nouvelle.
— Tu crois ? J’espérais trouver un moyen de te convaincre de venir me
voir, dis-je dans une tentative de le faire réagir.
— C’est moi qui le lui ai demandé. Je t’appellerai si j’ai besoin de
clarifications additionnelles. Là, je dois te laisser. J’ai du travail qui
m’attend, lance-t-il sèchement.
Ses propos froids, distants, agissent comme un poignard dans mon
cœur.
— Je suis désolée de t’avoir dérangé, Ryan.
Plutôt que de hurler comme je le voudrais, je raccroche sans rien
ajouter. Je réalise que je pleure quand je croise mon reflet dans la glace de
l’entrée. Dans ce même miroir, j’aperçois Olivia qui arrive enfin sur le
palier de ma demeure. Je sèche mes larmes et j’ouvre la porte à mon amie
qui tient un énorme sac de provisions, avec deux bouteilles de vin. C’est
parfait, me saouler, c’est tout ce qui me reste pour fuir ma vie.

En route, j’ai raconté à Olivia la visite impromptue de Miles Hamilton.


Comme Ryan, elle a suggéré que je recoure aux services de Dave, offre que
je considérerai assurément, car je ne connais pas tant d’avocats de toute
façon. J’ai bien deux clients qui pratiquent le droit criminel, mais je
préfère conserver une relation professionnelle avec eux. L’idée d’étaler ma
vie personnelle à plus de gens ne m’enchante guère. J’espère que le résultat
de l’enquête de Ryan me dispensera de cette humiliation.
Ma mauvaise humeur s’est évaporée en ouvrant la porte de ma
maison. « Cet endroit est si parfait », ai-je pensé en arrivant sur la grande
terrasse de bois qui donne sur la mer. En plus de la magnifique vue, je
retrouve dans ce petit havre de paix toute la chaleur que j’aime tant dans
une maison. Aux yeux d’un homme comme Alexander, il s’agit d’une
cabane délabrée, mais pour moi, c’est tout le contraire. Ici, des gens ont
vécu, des joies, des peines parfois, mais ils vivaient vraiment. Le plancher
de bois est usé à certains endroits comme si des objets étaient tombés,
certaines égratignures sur les murs témoignent que des enfants se sont
amusés. Tout est rustique certes, mais justement, ce sont ces matériaux
qui font la différence. Une fois qu’Olivia en aura terminé avec cette
maison et que j’y aurai mis ma touche personnelle, ce sera un refuge
parfait.
Tout en faisant le tour du propriétaire, nous discutons de Dave.
— Je ne comprends pas d’où vient cet homme, s’emballe Olivia. Je
croyais que les avocats étaient des bourreaux de travail constipés qui
n’avaient aucune vie sexuelle. Je t’assure que ce type est un Dieu encore
inconnu de la civilisation moderne. J’ignore comment j’y parviendrai, mais
maintenant que j’ai mis le grappin dessus, il est hors de question que je le
laisse se sauver.
— Bien heureuse d’apprendre que ses attributs masculins valent le
détour.
— Si ce n’était que ça, répond mon amie. Dave est ultra brillant, drôle,
sensible et, à l’évidence, il a beaucoup de goût, conclut-elle en se désignant
d’un mouvement de la main.
Olivia s’étrangle de rire quand je m’esclaffe.
— Et toi, tu comptes me faire patienter encore longtemps pour me
raconter ce qui te rendait si heureuse au sujet du flic sexy ?
Je me rembrunis.
— Je ne comprends pas, Evie. Quand tu m’as dit que vous vous étiez
embrassés, tu semblais emballée.
— J’ai imaginé des choses, c’est tout. Je n’ai plus envie d’en parler, dis-
je en détournant mon attention vers la mer.
— D’accord, se désole mon amie.
Après un long silence, Olivia change de sujet.
— As-tu réfléchi à qui aurait pu tuer cet étudiant ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Je connais peu de choses sur lui.
Il était un jeune très talentueux et ambitieux. Je suis convaincue qu’il
aurait percé dans son domaine. Pour le reste, il avait une copine depuis un
moment, il avait beaucoup d’amis et ils sortaient comme tous les étudiants
universitaires de son âge. Il venait d’une famille correcte, je crois, ni riche
ni pauvre. Je n’ai jamais rien perçu pour me faire soupçonner qu’il avait
des ennuis ou des ennemis, mais là encore, il n’était qu’un modèle dans
mon cours. Je n’aurais pas pu en connaître davantage sur sa vie.
— Sa copine est-elle une fille jalouse ?
— Je n’en ai pas la moindre idée ! Quelle est ton hypothèse ? Tu crois
qu’elle aurait pu arriver dans sa chambre, nous surprendre et péter les
plombs ?
— Pourquoi pas ? Je sais que ça semble intense, mais ce n’est pas plus
farfelu que de penser que c’est toi la meurtrière, me fait remarquer Olivia.
Et puis, il y a bien quelqu’un qui l’a tué. Ça peut être n’importe qui. Sinon,
as-tu une autre idée ?
Je hausse les épaules. Non, je n’en ai aucune. C’est bien là le problème.
— S’il consommait de la drogue, relance Olivia, ne pouvait-il pas avoir
des dettes ? Tu te serais retrouvée chez Ethan au mauvais moment.
Un soupir me sert de réponse.
— Tout est possible… Il cherchait du financement pour tourner un
premier court métrage, dis-je après un moment. Il espérait peut-être que je
fasse un don.
— Tu lui as offert de l’argent ?
— Pas du tout. Je n’y ai même pas pensé, et bien franchement, je ne
crois pas que c’était son but en m’en parlant. C’est très commun de
discuter de finances avec mes étudiants. Ils sont tous des artistes qui
cherchent comment démarrer dans la vie pour vivre de leur passion. Pour
moi, c’était une conversation parmi tant d’autres. Je l’ai mentionné parce
que j’essaie de comprendre qui était Ethan. Manifestement, je ne le
connaissais pas du tout. Alors va savoir quel autre trait de personnalité ou
secret il cachait. Grr ! fais-je en apercevant le nom d’Alexander sur mon
écran de cellulaire.
— Je viens d’atterrir, annonce-t-il dès que je prends l’appel. Où es-tu ?
— À Key Biscayne. Je pense utiliser la maison pour peindre à l’avenir.
Olivia m’aide à la remettre en ordre et à réfléchir aux changements
possibles.
— Ah ! répond-il simplement. Tu comptes y rester pour la journée ?
— Pour la nuit aussi. Je suis désolée, j’ignorais que tu revenais si vite.
— Aucun problème, je comprends. D’ailleurs, c’était une des raisons de
mon appel. J’ai parlé avec Miles, il a demandé à me voir ce soir. Aussi, il
semble que tu sois allée rencontrer Ryan Knight, dit-il sur un ton qui
dénote son mécontentement.
— C’est seulement qu’il voulait m’informer qu’il croit de plus en plus à
la thèse du viol parce que j’aurais été droguée.
— Oh, mon Dieu ! C’est horrible… mais également une bonne
nouvelle, tu en es consciente, non ?
— Je suppose. Même si tout n’est pas gagné, il espérait me rassurer.
— Tu n’as rien raconté d’autre ?
— Je n’ai pas retrouvé la mémoire par magie, alors non, dis-je
bêtement.
— D’accord, répond-il sans soulever mon ton odieux. J’ai justement un
message de ce détective qui demande à ce que je passe bientôt pour faire
ma déposition. Je verrai de quoi il retourne. Je dois raccrocher, chérie, mon
taxi est arrivé. Bonne fin de journée. Salue Olivia de ma part.
Je conclus l’appel et lance mon cellulaire dans mon sac en songeant
que, tout compte fait, ça s’est bien déroulé. Il ne paraissait pas si fâché.
Tant mieux. Maintenant, il reste à voir comment il réagira quand je lui
annoncerai que Miles Hamilton n’est plus mon avocat.

Nous nous sommes installées sur la terrasse et nous avons profité de la


vue sur la mer pour réfléchir aux nouvelles dispositions possibles pour ma
demeure. Même si l’objectif premier n’est pas d’y organiser mon atelier
comme je l’ai prétendu à Alexander, j’ai ciblé une pièce sur la mezzanine
qui servira éventuellement ce but. C’était d’ailleurs cet espace en
particulier qui m’avait séduite lors de l’achat. Je m’imaginais déjà vivre ici
et peindre en regardant l’océan chaque jour, du lever du soleil jusqu’à la
tombée de la nuit. Ce projet est à portée de main, et j’entends tout mettre
en œuvre pour l’atteindre rapidement. Hélas, je ne pourrai pas y passer la
nuit comme je l’espérais parce qu’un important récurage s’impose. Il y a si
longtemps que je suis venue que j’avais oublié tout ce qu’il y avait à faire.
Ainsi, pour le moment, j’arrive chez moi où je devrai affronter
Alexander. Je me répète que rien n’a vraiment changé, même si bien sûr je
me doute maintenant de la raison derrière ses nombreuses escapades à
l’extérieur de la ville. Ma réelle appréhension prend naissance dans mon
intention de l’informer que je ne veux plus être représentée par Miles, et
ce, quoi qu’il en pense. Olivia a suggéré de retarder cette annonce, en
soulevant de manière optimiste la possibilité que ce ne soit bientôt plus
nécessaire. D’ailleurs, ça pourrait être une bonne amorce à la discussion.
— Merde ! dis-je en remarquant la voiture de l’avocat garée dans
l’allée.
— Tu veux venir dormir à la maison ? s’enquiert mon amie.
— Je devrai bien les affronter un jour. Aussi bien régler ça tout de
suite.
— Tu aimerais que j’entre quelques minutes ? Peut-être que ça
aiderait à calmer les affaires si je suis avec toi, propose Olivia.
— Ça ne t’ennuierait pas ? dis-je, les yeux suppliants.
— Au contraire ! Si l’occasion se présente, je l’enverrai paître, cet
avocat.
Nous échangeons un sourire complice avant de sortir de la voiture.
Comme si nous marchions pour aller offrir nos condoléances à une veuve
éplorée, nous avançons en silence, perdues dans nos réflexions.
J’appréhende cette rencontre plus que je veux l’admettre, mais la présence
d’Olivia m’aide grandement. Ma copine n’a jamais eu la langue dans sa
poche.
Je suis surprise de ne pas voir de lumière dans la cuisine ni dans le
salon. Ils sont assurément à l’extérieur. Or, des voix à peine perceptibles
me proviennent plutôt du bureau. C’est donc qu’ils discutent d’affaires
importantes. Peut-être préparent-ils ma défense. Je place mon index sur
mes lèvres pour demander à mon amie de demeurer discrète. Pendant
qu’Olivia dépose son sac, j’avance à pas feutrés et je tends l’oreille.
— Ne t’en fais pas, Alex. Tu n’as qu’à dire ce que nous avons répété et
tout ira bien, assure Hamilton. Je serai avec toi.
— J’ai hâte que tout soit terminé. Je n’en peux plus, soupire Alexander.
Alors que je m’apprête à entrer dans le bureau, l’avocat reprend.
— Justement, as-tu réfléchi à ma proposition ? Notre vie serait
beaucoup plus simple.
— Parle pour toi ! rétorque Alexander d’une voix basse. J’aimerais
venir d’une famille comme la tienne, mais rien n’est facile chez moi.
Le silence jumelé aux propos des deux hommes pique ma curiosité et
m’incite à demeurer cachée un peu plus longtemps.
— Tu m’as manqué, lance soudain Alexander d’une voix veloutée.
Mon imagination s’emballe en entendant le ton onctueux de mon
fiancé et surtout ses paroles à l’endroit de son ami. Incapable de résister,
j’incline la tête dans l’entrebâillement de la porte. Mon cœur rate un
battement. Alexander est assis sur son bureau et Hamilton est debout
devant lui. Très près devant lui. Vraiment trop près pour deux hommes en
discussion d’affaires.
Qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
Olivia me retrouve en marchant sur la pointe des pieds. Comme moi
plus tôt, elle les épie par la mince fente entre la porte et le cadrage. Ses
yeux s’agrandissent aussitôt. Étant donné le silence qui règne dans la
pièce, le visage d’Olivia et la posture pour le moins étonnante que j’ai
observée de mon fiancé et de l’avocat, je ne résiste pas à la tentation de
jeter un œil de nouveau.
Je plaque ma main contre mes lèvres pour éviter de crier en apercevant
Miles Hamilton détacher la ceinture d’Alexander. Ce dernier lui sourit
tandis que l’avocat attaque le bouton et la fermeture éclair de son pantalon
tout en s’approchant pour poser ses lèvres sur les siennes. Olivia a la
bouche grande ouverte d’ahurissement. Je cligne des yeux plusieurs fois
pour m’assurer de ne pas rêver. La seconde suivante, je m’appuie contre le
mur du hall et ferme les paupières pour calmer ma respiration.
Je peine à croire ce que j’ai vu. Si ce n’était de la réaction d’Olivia, je
penserais que mon cerveau me joue un mauvais tour. Une part de moi
veut quitter cette maison et ne jamais y remettre les pieds, mais des
milliers de questions m’assaillent, dont la principale : comment ai-je pu ne
me douter de rien ? Toujours incertaine de ne pas être dans un cauchemar,
je les épie encore une fois.
Alexander a le visage détendu pendant que Hamilton, agenouillé
devant lui, goûte à son sexe bien tendu. Mon fiancé caresse les cheveux de
l’avocat et l’encourage de murmures comme il l’a fait avec moi, quelques
jours plus tôt. Cette pensée me donne envie de vomir. Hamilton se
redresse et se débarrasse de son pantalon tout en embrassant encore une
fois Alexander. À pleine bouche. Un baiser comme je ne me souviens pas
d’en avoir partagé avec cet homme, cet étranger, ce menteur avec qui je vis
depuis deux années. Je décide que j’en ai assez vu lorsque Miles Hamilton
s’appuie les mains sur le bureau et se penche vers l’avant pour inviter son
amant à le pénétrer. Je tourne les talons quand Alexander s’installe derrière
l’avocat et s’enfonce en lui d’un seul coup. Tandis que je marche vers la
sortie suivie d’Olivia, j’entends déjà les gémissements de plaisir de la part
des amants.
20
Ryan

J’ai travaillé toute la journée, la soirée et une bonne partie de la nuit. Je


voulais être prêt pour ma rencontre avec Alexander Burke. Il a d’abord
voulu s’assurer que Hamilton pouvait l’accompagner, mais je l’ai rassuré :
nous n’en aurions que pour quelques minutes, et il ne s’agissait pas d’une
déposition officielle. C’était un demi-mensonge. J’espère m’entretenir seul
avec lui.
Après avoir quitté la plage de South Beach, je me suis rendu comme
prévu au campus, dans la chambre d’Ethan Lewis, afin de mieux me
figurer la position du téléphone pendant le viol. Ce faisant, j’espérais
découvrir d’où avait surgi l’agresseur. L’espace de vie de l’étudiant étant
plus que limité, la déduction en fut simple : par la porte. Il ne fait pas de
doute que l’assassin se trouvait hors de la chambre à coucher, dans l’espace
servant à la fois de cuisine et de salon. C’est donc par la porte d’entrée
qu’est arrivé le meurtrier, en supposant bien entendu que l’accès était
déverrouillé. Il reste à déterminer si le tueur a assisté au viol ou non.
Beaucoup d’empreintes ont été relevées dans l’appartement, mais étant
donné qu’Ethan Lewis recevait souvent des visiteurs, tant pour ses études
que pour ses plaisirs nocturnes, les preuves seront difficiles à isoler. Le
laboratoire de science judiciaire y travaille.
En plus de ne pas être plus avancé sur ce plan, je n’ai pas encore toutes
les informations que j’espérais au sujet d’Alexander Burke, mais j’en ai
recueilli plusieurs, et elles vont dans le sens de l’hypothèse que je souhaite
vérifier aujourd’hui. Pendant mes recherches, j’ai fait une découverte qui
m’intrigue presque plus que les précédentes. Il y a eu, trois semaines avant
le meurtre d’Ethan Lewis, un appel de ce dernier à Miles Hamilton. Je ne
m’explique pas comment l’avocat et l’étudiant en production de films se
connaissaient. Je doute de l’apprendre en interrogeant Burke, mais je
n’hésiterai pas à poser la question à Hamilton très bientôt. Je n’aimais déjà
pas l’attitude de cet homme, mais maintenant qu’Evie m’a rapporté au
téléphone les propos ignobles qu’il a tenus à son endroit, je n’ai pas
l’intention de l’épargner. J’ai parlé de lui à Dave, en espérant que celui-ci
pourrait m’éclairer sur l’avocat. De fait, après quelques appels, mon ami a
pu m’apprendre que Hamilton s’est nouvellement installé à Miami, et qu’il
vivait auparavant à San Francisco. Je sais aussi qu’il est bisexuel et ne s’en
est jamais caché, même s’il est beaucoup plus discret ici que dans sa ville
natale. Là-bas, il est un membre du Sanctuary, un club sélect auquel n’ont
accès que les richissimes hommes d’affaires. Une clientèle prête à
débourser vingt mille dollars pour participer aux activités clandestines qui
s’y déroulent une fois par mois. Voilà ce que Burke fait de cet argent, ai-je
vite compris. Durant ces soirées, uniquement fréquentées par des
hommes, ils ont droit à des bals costumés excentriques, à de la haute
gastronomie, à des performances artistiques particulières pendant
lesquelles des acteurs se mêlent aux membres pour répondre à leurs
fantasmes les plus inusités. Ces orgies homosexuelles ont lieu dans une
luxueuse résidence privée de San Francisco.
Je me prépare un café en attendant Burke quand un collègue arrive
dans la salle des employés.
— Laisse-moi deviner, lance Craig, tu rencontres la jolie suspecte ce
matin ? me taquine-t-il en voyant que j’ai délaissé mon jeans et mon tee-
shirt habituels pour des fringues plus soignées.
J’espérais ne pas sembler en faire trop en optant pour du ton sur ton. À
mes yeux, ce pantalon, ce chandail à col en V sous ce veston noir paraîtrait
plus habillé sans être guindé.
— Non, son fiancé. Il est très séduisant. Tu l’as déjà vu ? dis-je pendant
que j’active la cafetière.
Quand je me tourne vers Craig, il a un sourcil intrigué bien haut et
même une légère grimace, espérant manifestement avoir une explication
plus exhaustive.
— Je te raconterai quand l’affaire sera terminée.
Sur ces paroles peu satisfaisantes pour mon collègue, je saisis ma tasse
et marche vers mon bureau. Je m’assieds tout juste quand l’agent à la
réception m’informe qu’Alexander Burke est arrivé. Contrairement à ce
que j’ai fait avec Evie, je vais l’accueillir dans le hall. C’est en souriant que
je m’avance vers le galeriste.
— Je suis reconnaissant que vous vous soyez libéré malgré le court
préavis, dis-je en étirant le bras.
Comme lors de notre première rencontre, la poignée de main de Burke
est insistante.
— C’est la moindre des choses, détective.
Après avoir offert une boisson à Burke, je marche vers mon bureau en
amorçant une discussion légère pour briser la glace.
— J’ai su que vous étiez à New York, vous avez fait un bon voyage ?
— Plus court que prévu, mais oui, merci. J’ai réglé les affaires
importantes et je suis revenu le plus vite possible pour vous rencontrer,
entre autres choses. Je devrai ensuite repartir pour San Francisco,
m’informe-t-il pendant que je referme la porte derrière lui.
— Je vous envie de vous rendre souvent dans cette ville, dis-je en
retirant mon veston.
Ignorant son regard sur moi, je poursuis sans me laisser déconcentrer,
mais je prends soin de lui sourire en m’asseyant.
— Je n’ai jamais eu l’occasion d’y aller, dis-je tout en indiquant à Burke
son siège d’un geste de la main. Peut-être pourriez-vous me donner
quelques bonnes adresses, le temps venu… Ou mieux, nous pourrions
nous y voir dans un meilleur contexte.
J’appuie mes paroles d’un mince sourire.
— Avec plaisir, accepte ce dernier, sans trop d’éclat, mais en plissant
tout de même un peu les lèvres.
— Je vous promets de vous libérer vite. Je commence tout de suite en
vous rassurant, la thèse du viol se confirme. J’ignore si votre fiancée a eu le
temps de vous dire que j’ai demandé à lui parler afin de l’en informer.
— Je ne l’ai pas encore vue depuis mon retour, car elle n’était pas à la
maison à mon arrivée, mais elle me l’a vaguement glissé au téléphone. Je
le savais que ça ne pouvait pas être autre chose, s’enhardit-il. De son côté,
Evie me semblait à la fois rassurée et déçue d’apprendre que ce jeune
homme avait fait une chose semblable. Evie ne remarque que le bon chez
les gens, m’informe-t-il en déposant son verre d’eau sur mon bureau.
Hélas !
— Et elle me semble être une femme très appréciée également. Parlez-
moi d’elle et de la façon dont vous vous êtes rencontrés.
L’homme d’affaires explique ce que j’ai déjà appris de la part d’Evie et
d’Olivia, en reprenant presque mot à mot leurs propos. Ce qui m’étonne le
plus, c’est qu’il ne décrit pas Evie de la manière que je le ferais, soit qu’elle
est une femme irrésistible, délicieuse. Il parle plutôt d’une artiste de grand
talent et d’une enseignante passionnée.

Malgré dix minutes d’entretien avec le fiancé d’Evie, je n’apprends rien


d’utile. L’idée était de le mettre à l’aise pour l’amener à se confier plus
facilement par la suite. Pour ce faire, j’ai même dévié le sujet de
conversation à quelques reprises. D’ailleurs, la rencontre d’aujourd’hui ne
sera pas si difficile pour Burke, du moins pas autant que je le voudrais. Au
contraire, elle servira de levier à des entretiens futurs beaucoup plus
pertinents.
— Pouvez-vous me parler de ce que vous avez perçu d’Ethan Lewis
par rapport à Evie.
Le galeriste se lève.
— Vous permettez ? s’enquiert Burke en saisissant les pans de son
veston.
J’acquiesce d’un bref mouvement de tête. J’observe la silhouette de
Burke comme celui-ci l’a fait plus tôt avec moi, mais détourne aussitôt le
regard quand l’homme capte mon coup d’œil indiscret. Je pince les lèvres
et déplace des objets sur mon bureau pour simuler l’embarras d’avoir été
pris en flagrant délit de voyeurisme. Son mince sourire me confirme sans
l’ombre d’un doute que j’ai bien deviné. J’avais capté son attention
soutenue sur moi dès les premiers instants de notre rencontre à l’hôpital,
mais j’avais balayé du revers de la main l’impression que Burke aimait les
hommes en apercevant sa fiancée. Pourtant, cette intuition a persisté
pendant la rencontre et encore aujourd’hui. Maintenant que je sais que son
ami Miles Hamilton est bisexuel, je crois la même chose de lui. Si c’est le
cas, les deux hommes sont plus que des copains.
— La première fois que j’ai rencontré Ethan Lewis à la galerie, il m’est
apparu évident qu’il n’était pas là pour acheter une toile, mais bien pour
voir ma femme. Je comprends que pour un jeune de son âge, Evie peut
être très attirante. D’autant plus qu’il est lui-même un artiste et, selon ce
que j’en ai déduit, il admirait le travail d’Evie. J’ai déjà fait remarquer à
Evie la façon qu’il avait de la regarder, alors je ne m’explique toujours pas
pourquoi elle s’est rendue chez lui. La seule raison logique, à mon avis, est
qu’elle voulait l’aider.
— J’ai visionné les vidéos que vous nous avez fournies et j’y ai
observé l’intérêt de l’étudiant pour Evie. En revanche, je n’ai senti aucun
désir de la part de votre fiancée de donner suite à ses sourires insistants. À
mes yeux, elle était heureuse de faire découvrir son art, sans plus. Si son
intention était de vous être infidèle, elle cachait bien son jeu.
— Non, Evie ne m’a pas trompé avec lui, répond-il, catégorique.
— Vous en êtes persuadé parce que… Je suis désolé de vous poser ce
genre de question. Vous comprendrez que la poursuite voudra invalider
votre relation avec votre épouse pour prouver qu’Evie était de mœurs
légères. J’espère que vous pourrez vous y préparer.
— Oui, j’en suis conscient, acquiesce-t-il. Je comprends que vous faites
votre travail. Cela dit, Evie est une femme respectable. Même si certains
voient son attitude comme une technique de séduction, il n’en est rien.
Elle est sexy bien malgré elle.
— Je suppose.
— Vous supposez ? rigole Burke.
— Enfin… oui, Evie est très jolie, alors j’imagine que beaucoup
d’hommes doivent la trouver attirante.
— Mais pas vous ? cherche à savoir Burke.
Les yeux du galeriste restent rivés aux miens pendant un long
moment. À l’évidence, il mord à l’hameçon… ou il va à la pêche aux
informations. Je ne dois pas trop en faire. Je fixe ma montre que je
replace, espérant par ce geste démontrer mon malaise devant la question.
Je déglutis plus que nécessaire et lève enfin le regard vers Burke.
— Oui, votre fiancée est séduisante, dis-je sans conviction.
Cette fois, je crois que le sous-entendu du ton est capté par l’homme
devant moi. Il installe sa cheville sur son genou opposé et se cale le dos
contre son siège. Le coude soutenu sur l’appuie-bras, il me dévisage, un
léger sourire s’immisçant graduellement sur ses lèvres. Je lui rends la
politesse, puis détourne mon attention vers le clavier de mon téléphone
fixe qui s’illumine sous les appels entrants. Je suis convaincu de connaître
la provenance de l’un d’eux.
— Comme vous vous en doutez, M. Burke, j’ai eu à éplucher les relevés
téléphoniques de la victime, de votre fiancée et inévitablement les vôtres.
Pour la première fois depuis le début de la rencontre, je sens la
nervosité gagner mon interlocuteur, mais je l’épargnerai pour le moment.
Il consulte l’heure sur sa montre.
— Les fréquentes communications avec Evie attestent de vos liens
tissés serrés, dis-je sur un ton aimable pour éviter d’éveiller les soupçons
e
quant à mes intentions. J’ai aussi cru remarquer que M Hamilton est un
partenaire d’affaires important ?
— C’est un client de la galerie et il est devenu un ami au fil du temps.
— Un ami de votre fiancée et vous ?
— Evie l’a rencontré lors d’un gala, mais elle avait beaucoup bu. Je
pense qu’elle ne s’en souvient pas. C’est à l’hôpital, après la soirée tragique,
qu’ils ont officiellement fait connaissance, même si, bien sûr, j’ai souvent
parlé d’elle à Miles.
— Et vice versa, bien entendu.
— En vérité, je parle rarement d’affaires avec à ma femme, sauf s’il
s’agit d’autres artistes ou si les clients se sont procuré ses toiles. Je pense
d’ailleurs lui avoir dit que Miles a acheté quelques-unes de ses peintures,
mais je n’en suis plus certain. Retenez surtout qu’Evie et moi ne passons
que très peu de temps ensemble, alors nous évitons de discuter de travail
dans l’intimité, conclut-il en observant de nouveau sa montre, à l’évidence
de plus en plus impatient que cette rencontre se termine.
e
— Justement, vous êtes souvent en voyage et je pense savoir que M
Hamilton vous accompagne parfois. C’est donc à titre d’ami ?
Burke déglutit. Sait-il où je veux en venir ? Il sonde mon regard
l’instant d’une seconde avant de répondre :
— Nous collaborons aussi dans une fondation pour les jeunes
itinérants. Une suggestion de ma femme.
Connaissant les raisons d’Evie derrière cette proposition d’aider les
sans-abri, j’élude le sujet.
— Je passerais des heures à discuter, pour le plaisir d’en apprendre
davantage sur ces activités qui vous amènent à voyager, mais j’ai aussi
envie de savoir. Ç’a dû être tout un choc d’apprendre qu’Evie avait été
blessée. Pouvez-vous m’expliquer comment vous l’avez su ?
— Tout un choc, comme vous dites. J’étais en réunion avec Miles,
justement pour la fondation. Je venais de téléphoner à son amie Olivia
pour savoir si Evie était avec elle. Je voulais l’aviser que je rentrerais un
peu plus tard…
— Et vous avez contacté sa copine plutôt que votre fiancée ?
— Oui, Evie a la fâcheuse habitude de fermer la sonnerie de son
cellulaire, alors parfois j’appelle son amie pour éviter de perdre du temps.
Olivia, elle, dort avec son téléphone, rigole-t-il. Je venais donc de raccrocher
quand j’ai reçu le terrible appel d’un de vos collègues du comté Miami-
Dade qui m’a informé que ma fiancée était inconsciente et gravement
blessée…
— Pardonnez-moi de vous interrompre à nouveau, mais lorsque vous
avez parlé avec Olivia, ne vous a-t-elle pas dit qu’Evie n’était pas présente
sur les lieux de leur rencontre ?
— Oui.
— Vous ne vous êtes pas inquiété du fait qu’elle aurait dû s’y trouver ?
— … Non. J’ai pensé qu’elle n’était pas arrivée, car il était à peine passé
dix-neuf heures et elles avaient rendez-vous à vingt heures, je crois.
— Alors pourquoi avoir appelé Olivia ?
Alexander Burke étire les lèvres en ce qui s’apparente à une légère
grimace. Son froncement de sourcils m’avise d’être plus subtil. Il répond
néanmoins :
— Parce que mon message avait plus de chance de se rendre en
passant par sa copine qu’en téléphonant à Evie.
— Je comprends, dis-je en souriant tout en songeant que c’est le
premier mensonge évident.
— Bref, reprend l’homme d’affaires, Miles et moi avons délaissé notre
repas que nous venions de commander au Fontainebleau et nous sommes
précipités vers le campus, conclut-il en se tortillant sur son siège.
— C’est donc lors de ce simple coup de fil que vous avez appris à la
fois la grave blessure de votre fiancée, la mort d’Ethan Lewis et, bien sûr,
les circonstances troublantes les ayant occasionnées ?
— Je savais seulement qu’elle était blessée. C’est en arrivant sur les
lieux que j’ai appris la nature du drame. Le viol m’est apparu évident
après avoir vu cet étudiant tourner si souvent autour d’Evie.
— Je peux imaginer votre trouble à cet instant. Par chance, vous étiez
avec un bon ami.
Je penche la tête sur mes documents pour paraître concentré sur
l’interrogatoire, mais je reviens à ma vraie question.
— J’y pense, dis-je presque aussitôt. Miles Hamilton connaissait la
victime, il a dû être doublement affecté par le drame.
Un voile de surprise évident masque les traits d’Alexander Burke.
— Vous me semblez surpris ?
— Je ne crois pas que Miles connaissait Ethan Lewis.
Je choisis de demeurer silencieux.
— J’imagine que c’est possible, après tout, se rétracte-t-il aussitôt. Ils se
sont peut-être déjà rencontrés à la galerie. Et puis, en raison de ses
fonctions, Miles rencontre beaucoup de gens. Il a peut-être déjà représenté
un membre de la famille Lewis.
— Puisqu’ils se sont parlé par téléphone trois semaines avant le
e
meurtre, j’ai supposé que M Hamilton était plus que l’avocat de ses
parents.
La plus complète stupéfaction s’affiche dans les yeux de Burke. Je le
laisse cogiter en silence. La satisfaction est plus grande que je l’avais
imaginé. L’appel que j’attendais de la réception arrive enfin et à un
moment parfait.
— Vous permettez ?
L’interrogé confirme d’un mouvement de tête, avec cet air ébranlé
encore bien inscrit sur son visage.
— Il est là, lance ma collègue dès que je décroche le combiné.
— Merci.
Sans plus de cérémonie, je coupe la communication et reprends la
conversation comme si je n’avais jamais été interrompu.
— De toute façon, c’est sans réelle importance pour le moment. C’est à
votre ami que je devrais poser la question. J’ai seulement été étonné
d’apprendre un lien entre eux, alors la curiosité m’a mené à vous le
demander. Nous en discuterons davantage lors de la déposition officielle.
Je me suis laissé emporter par notre conversation.
Après une courte hésitation pendant laquelle ses mâchoires se crispent,
Burke répond sèchement :
— Il est possible qu’il m’en ait glissé un mot et que je ne m’en
souvienne pas parce que j’étais focalisé sur ma propre peine. Non
seulement ma fiancée venait d’être violée et était dans un sale état, mais
on la suspectait aussi de meurtre. Sans vouloir paraître insensible, je me
souciais peu des autres autour de moi. Ma priorité était de savoir qu’Evie
allait s’en tirer.
— Oui, je peux très bien le comprendre. Quelle horrible soirée pour
vous ! dis-je d’une voix calme. La bonne nouvelle, c’est que les choses se
placent lentement, maintenant qu’Evie n’est plus soupçonnée du meurtre
d’Ethan Lewis.
— Les doutes sont levés ?
— Je croyais qu’Evie vous l’avait appris, dis-je dans un faux
étonnement.
— Comme vous, elle m’a annoncé que ce petit vaurien l’avait droguée
et très probablement violée. Elle ne m’a toutefois pas avisé des effets de
ces informations sur la poursuite.
e
— Mais encore, M Hamilton ne vous en a pas informé, dis-je enfin.
Alexander Burke lutte pour éviter de réagir. Le but de cette rencontre
était justement de susciter des réflexes pouvant me guider sur la direction
à prendre dans cette enquête. Il ne saute pas de joie de savoir que les
accusations sont tombées, ce qui est étonnant.
Ou pas…
Bien que Burke affiche une nervosité évidente, il contrôle toutefois
assez bien ses émotions pour l’instant.
D’ailleurs, il devrait simuler être soulagée, s’il ne l’est pas réellement.
— Miles est au courant ? s’enquiert l’homme.
— Bien sûr ! Un agent l’a appelé. Je croyais qu’il en vous aurait déjà
averti. Laissez-moi vérifier, dis-je en récupérant mon téléphone.
Ma collègue répond à la première sonnerie.
— L’avocat d’Evie McDaniel a bien été informé des nouveaux
développements, n’est-ce pas ?
— Oui, il vient justement d’arriver, prétend-elle, un rire dans la voix.
— C’est parfait. Tu voudrais lui offrir à boire et le conduire dans mon
bureau, je te prie ?
Quand je pose le combiné, Alexander Burke consulte l’écran de son
téléphone. Je ne peux voir ce qui est inscrit, mais je me doute qu’il vérifie
si Hamilton l’a contacté. J’en suis persuadé, car j’ai demandé à ce qu’on
informe l’avocat juste au moment où Burke entrait dans mon bureau.
J’espérais ainsi prévenir moi-même le fiancé d’Evie de cette nouvelle et,
par la même occasion, éviter que son avocat soit présent pour le début de
la rencontre. Mais comme je m’en doutais, il est ici maintenant.
e
— M Hamilton vient d’arriver, semble-t-il. Il a peut-être essayé de
vous joindre en recevant le message, dis-je en me levant pour accueillir le
principal intéressé, accompagné d’un agent en uniforme.
Je capte un échange lourd de sous-entendus entre les deux hommes
lorsque le criminaliste entre dans la pièce.
— Je suis venu dès que j’ai su, paraît s’excuser Hamilton en laissant
son porte-documents au sol et son verre d’eau sur mon bureau.
Sans répondre à son ami, le galeriste reporte son attention vers moi.
— Quelles raisons avez-vous de croire qu’il y a une troisième personne
impliquée dans le meurtre d’Ethan Lewis ? demande-t-il, résumant ainsi le
topo de la conversation à l’avocat.
— Sous l’effet d’autant de drogue, ça rend improbable qu’Evie ait pu
se défendre avec une telle violence. Si elle n’est plus sur la liste des
suspects, il y a forcément une tierce partie.
— Est-ce que vous avez un nouveau suspect ? veut savoir Burke.
— Je suis désolé, c’est interdit de divulguer les éléments de preuve.
Vous pouvez toutefois vous réjouir que votre fiancée soit tirée d’affaire.
Même si, bien entendu, nous aurons encore besoin d’elle pour le reste de
l’enquête. Vous comprendrez qu’on espère qu’Evie recouvrera la mémoire
et pourra nous aider à découvrir ce qui a pu se produire ce soir-là.
Cette fois, l’émotion sur le visage de Burke ne laisse aucun doute, il
panique. Sa peau rougie témoigne de sa pression élevée. Et c’était
précisément mon but. C’est toutefois Miles Hamilton qui réagit.
— C’est important de savoir si Mme McDaniel était aussi ciblée,
s’énerve-t-il.
— Je vous rassure tout de suite, j’en serais étonné. Selon moi, le
meurtre d’Ethan Lewis était non planifié, il a plutôt été commis sous le
coup de la colère. Il faudra trouver qui lui en voulait. D’ailleurs, pendant
que nous y sommes, je discutais avec M. Burke du fait que vous
connaissiez la victime. J’ai été surpris de l’apprendre.
C’était prévisible, Hamilton a une réponse déjà préparée.
— Je lui ai parlé seulement deux fois. J’ai su qu’il désirait percer dans
le cinéma et Evie a déjà dit à Alexander que le jeune Lewis était doué. À
peu près dans le même temps, j’ai appris qu’un de mes clients cherchait de
nouveaux talents. J’ai donc tenté de créer le pont entre les deux, mais bien
sûr cette rencontre n’a jamais eu lieu.
Burke détourne son attention vers Hamilton. Tout de son corps
m’indique qu’il l’ignorait ou du moins qu’il n’est pas heureux de
l’information qu’il vient d’entendre.
À moins que ce soit carrément un mensonge et qu’il le sache.
— Dommage, dis-je en scrutant les deux hommes tour à tour.
— C’est vrai que c’est dommage pour lui, mais comme on dit, le
malheur des uns fait le bonheur des autres, rétorque Hamilton. J’ai appelé
un autre étudiant après son décès et cette fois mon client a pu
l’embaucher. Je peux vous donner leurs coordonnées pour que vous
confirmiez ces informations.
— Pourquoi devrais-je le faire ?
L’avocat demeure silencieux, puis, après une courte hésitation,
répond :
— En tant que criminaliste, je me doute que tous ceux qui ont eu un
contact avec Ethan Lewis, de près ou de loin, feront l’objet d’une enquête.
Je n’ai pas réalisé sur le moment que ça pouvait être important parce que
j’étais persuadé du scénario selon lequel Mme McDaniel s’était défendue.
Maintenant que je comprends que cette enquête sera plus compliquée que
je l’avais anticipé, je veux collaborer pour faire la lumière au plus vite sur
ce drame afin qu’Alexander retrouve sa vie calme et sans histoire.
— Tout comme la victime restante dans cette affaire.
— Bien entendu, consent-il. Il va sans dire qu’Evie est au cœur de nos
priorités.
— Cela dit, étant libéré de votre lien professionnel avec elle, vous
pouvez retourner vaquer à vos occupations. M. Burke, je ne vous retiendrai
pas davantage non plus. Je voulais simplement vous assurer avant de vous
laisser partir que je mettrai un agent en surveillance permanente pour
veiller sur Evie. Je peux moi-même m’en charger.
— Je suis certain que vous avez plus important à faire que de talonner
ma fiancée.
— Non, à moins que vous me proposiez de vous accompagner à San
Francisco, dis-je en riant.
Je jurerais que Hamilton s’est crispé, mais mon intention serait trop
évidente si je validais mon impression en le regardant.
— Sans blague, vous pouvez partir l’esprit tranquille. Vous n’avez qu’à
me tenir informé de vos déplacements hors de la ville et je veillerai à la
sécurité d’Evie en votre absence.
— Si vous ne pensez pas qu’elle ait été ciblée par le tueur, pourquoi en
faire autant ? s’enquiert Burke.
— Elle ne l’était pas au moment du meurtre, mais peut-être qu’en
réalisant qu’elle n’est plus suspectée et qu’elle deviendra un témoin clé en
retrouvant la mémoire l’assassin pourrait souhaiter l’éliminer. Soyez
assuré que je me chargerai personnellement de quiconque voudra s’en
prendre à elle, de quelque façon que ce soit, dis-je en regardant Miles
Hamilton, souhaitant que le message soit bien capté.
Satisfait de mon entretien, je me lève pour indiquer aux deux hommes
qu’ils sont libres de partir. Après une poignée de main beaucoup moins
insistante de la part du fiancé d’Evie, le galeriste et l’avocat quittent mon
bureau en silence. Quant à moi, je récupère un gant de latex dans un tiroir
et saisit les deux verres dont se sont servis mes invités pour les porter au
labo.
21
Evie

Allongée dans la chambre d’amis d’Olivia, je me suis endormie


d’épuisement après m’être vidée de mes larmes. Je me sens blessée
comme je ne l’aurais jamais cru possible. Pour la première fois de ma vie,
je comprends l’anéantissement que ma mère a vécu devant l’infidélité de
mon père. La situation est bien différente, car ma mère était amoureuse,
alors que j’avais prévu quitter Alexander. N’empêche qu’en réfléchissant à
ses nombreux mensonges, je ressens une véritable désillusion. Pas
uniquement face à cet étranger avec qui j’ai partagé les deux dernières
années, mais envers tous les hommes. En existe-t-il un seul digne de
confiance dans ce monde ?
— Toc, toc, toc ! fait Olivia de la voix en ouvrant la porte.
— Il n’y a personne, dis-je, le nez enfoui dans les draps pour camoufler
mes larmes qui n’en finissent plus de meurtrir mes joues.
Mon amie se dirige néanmoins vers le lit et dépose un plateau à
déjeuner sur la table de chevet. Elle s’installe ensuite sur le matelas et tire
sur la couverture pour m’obliger à me retourner. Bien que je sois nue et
frissonnante, je reste immobile.
— Allez, il faut manger un peu, ordonne-t-elle en caressant mon dos.
Se heurtant à un silence, elle tente une nouvelle technique :
— Ça suffit, le pleurnichage. Il ne mérite pas que tu verses toutes ces
larmes pour lui.
En effet !
— On doit en parler.
Je n’émets qu’un grognement pour indiquer à mon amie que, pour
l’instant, je refuse de revenir sur ce dont nous avons été témoins la veille.
Ça me dégoûte. En quittant les lieux hier soir, je me suis recroquevillée sur
moi-même et je n’ai pas prononcé un seul mot. Silence qu’Olivia a respecté
jusqu’à maintenant.
— Préfères-tu en discuter avec Ryan ? offre mon amie. Ça change
peut-être la direction de l’enquête.
— Je ne veux rien savoir de lui ! dis-je en me tournant vers Olivia pour
darder sur elle un regard dur.
— Pourquoi ?
— Je ne veux entendre parler d’aucun homme, et ce, pour le restant de
ma vie. C’est décidé, je serai lesbienne à partir d’aujourd’hui. Les femmes
sont beaucoup plus gentilles.
— Je peux te présenter quelques garces pour te convaincre du
contraire, rétorque-t-elle en prenant une tasse de café sur le plateau pour
me la donner.
Je souhaiterais refuser la boisson chaude qu’elle me tend pour
continuer à bouder, mais j’en ai trop besoin après cette nuit d’insomnie. Je
me redresse, place les oreillers et récupère le café.
— Je sais que c’est atroce d’apprendre qu’il t’a menti pendant tout ce
temps, mais tu planifiais le quitter de toute façon. Alors qu’est-ce que ça
change ?
— Tu veux rire ! La seule évocation de la scène me donne des haut-le-
cœur.
Elle laisse aller un soupir d’assentiment.
— Dis-moi, as-tu vu s’ils avaient un condom ?
Olivia plisse le nez en une grimace.
— J’avoue ne pas avoir remarqué. Il y avait trop d’informations à
assimiler en même temps, répond-elle d’un ton las.
C’est le moins qu’on puisse dire !
Je dois perdre la tête parce que ça me fait pouffer de rire. Peut-être à
cause de mon radical changement d’attitude, Olivia m’observe, un brin
inquiète.
— C’est à peine croyable ! Est-ce que ma vie pourrait être plus
merdique ? dis-je dans une lamentation de découragement. Tu penses
qu’ils sont amoureux ?
— C’est sans importance, Evie. Tu te feras du mal inutilement à
chercher à savoir.
— Au contraire. Tu as raison, ça pourrait avoir un lien avec le meurtre
d’Ethan Lewis.
— Tu as une idée ?
— Depuis que je l’ai rencontré, Miles Hamilton me regarde toujours
avec dédain. Je comprends mieux maintenant. J’aurais le même air si je le
croisais à présent en songeant à ce que j’ai vu, dis-je en m’inclinant pour
prendre une viennoiserie sur le plateau.
— Je suis complètement perdue, admet Olivia.
— Et s’il était le meurtrier ? Peut-être que ce type était jaloux de ma
relation avec Alexander et que j’étais la cible de cette sculpture qui a
fracassé le crâne d’Ethan.
Olivia fronce les sourcils en s’emparant d’un beignet à son tour.
— Continue, exige-t-elle en mâchant sa première bouchée.
— Lorsqu’il est venu me voir hier, Hamilton m’a lancé en plein visage
qu’il y avait un moment qu’il demandait à Alexander de se débarrasser de
moi. J’imagine qu’il parlait de rompre, mais quand j’y pense, peut-être a-t-
il voulu s’en charger lui-même, à sa façon.
— Et il aurait frappé Ethan Lewis par accident ! comprend enfin
Olivia. Sauf que tuer une personne, ce n’est pas rien, Evie.
— J’en conviens, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a bien eu un
meurtre. Entre cet avocat et moi, je trouve que, des deux, c’est lui qui a le
plus l’étoffe d’un assassin. En plus, il aurait un mobile… Enfin, d’une
certaine manière.
Sans répondre, Olivia sort de la chambre d’un pas décidé et revient
deux secondes plus tard, son cellulaire en main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— J’appelle Ryan.
— Non ! dis-je en lui subtilisant son téléphone. Je ne veux pas le voir
pour le moment. Assez de déceptions.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, Evie ? Ce type est fou de toi !
— Oui, il m’a embrassée, fougueusement même, mais quand je lui ai
parlé la dernière fois, il a mis les choses au clair, et il n’a plus aucune
raison de me revoir sauf pour l’enquête.
— Ce que tu peux être idiote, parfois, grogne Olivia en tirant sur la
couverture pour récupérer son appareil.
— Oui, j’en ai eu la confirmation hier. Alexander baise avec un
homme et je suis trop conne pour l’avoir vu.
Olivia soupire à s’époumoner en roulant les yeux.
— Ça n’a rien à voir, Evie ! Alexander Burke est un trou de cul
professionnel. Moi non plus, je n’avais pas deviné qu’il préférait les
hommes. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, je ne t’aurais pas crue. Ryan,
c’est différent. Il ne fait pas semblant de t’aimer pour sauver les
apparences, il prétend ne pas être attiré par toi pour te protéger jusqu’à ce
que cette affaire soit terminée. Et justement, ça s’achève avec cette
nouvelle hypothèse que tu viens de soulever. C’est lui le policier dans ce
dossier, il doit savoir.
— Qu’est-ce que tu as dit au sujet d’Alexander et des apparences ?
Olivia me jette un coup d’œil à la dérobée en pianotant sur son écran.
Elle délaisse son appareil le temps de se réinstaller sur le lit, face à moi,
avant de m’expliquer :
— Selon ce que tu m’as raconté de la famille d’Alexander, je doute que
son homosexualité soit bien reçue. Je crois qu’il insistait autant pour se
marier avec toi pour…
— Les apparences ! dis-je en sentant les maudites larmes emplir mes
yeux encore une fois.
C’est tout ce que je fais ces jours-ci, pleurer. Olivia caresse mes cheveux
pour me réconforter.
— Maintenant que j’y pense un peu plus, je crois que je le savais. Je
me souviens de m’être fait la réflexion qu’Alexander paraissait plus
intéressé par l’image que nous projetions que par moi. Je n’ai jamais
envisagé qu’il puisse être homosexuel, mais j’ai bien songé qu’il ne
m’aimait pas tant que ça, car il cherchait à me rendre conforme à un
modèle précis. Il n’était pas au bout de ses peines s’il espérait que je
corresponde à Miles Hamilton ! dis-je en riant entre mes reniflements.
Olivia étire les lèvres en me serrant dans ses bras.
— C’est triste, quand on y pense. Ce type représente en tout point ce
qu’Alexander aurait voulu que je sois ; très articulé, tiré à quatre épingles,
et même s’il me fait chier plus que jamais, cet avocat horripilant sait bien
se tenir en société, contrairement à moi.
— Ne pas savoir te tenir en société fait partie de ton charme, Evie.
Ryan, lui, te prendra telle que tu es, réitère Olivia en me frottant le dos.
— Non, c’est terminé pour les hommes. Je vais dorénavant vers les
femmes. Je t’aime, Olivia. Tu veux bien laisser Dave pour moi ? dis-je, à la
blague.
— Moi aussi, je t’aime, ma chérie, rigole mon amie.
Je me dégage en soupirant.
— Tu peux appeler Ryan pour lui raconter ce que tu veux, mais je suis
sérieuse, je n’ai pas envie de le voir pour le moment. Je me fiche des
conséquences qu’aura ma rupture avec Alexander sur la poursuite, j’irai
chercher l’essentiel de mes affaires à la maison quand il sera absent et
j’emménage officiellement à Key Biscayne.
— Cette fois, je ne t’en empêcherai pas. Je ne pourrais jamais faire
semblant non plus après ce que nous avons vu. Par contre, tu sais autant
que moi que ta maison n’est pas prête à recevoir tes meubles.
— C’est sans importance. Je veux être dans un endroit où je me sens
bien sans quoi je ne garantis pas l’état de ma santé mentale.
— Déjà qu’on est dans les limites de l’acceptable, me taquine Olivia.
Ce qui me fait rire joyeusement.
Mais qu’est-ce que je ferais sans elle ?

Comme prévu, j’ai récupéré une valise de vêtements et mon matériel


de peinture. Ensuite, je suis passée au centre commercial afin d’y acheter
le nécessaire pour nettoyer la maison. J’ai fait un détour par la pharmacie
pour m’approprier l’essentiel de mes produits d’hygiène, ainsi qu’au
supermarché. Pendant ce temps, Olivia s’est chargée de me commander un
matelas que je prévois installer à même le sol ainsi qu’un réfrigérateur. J’ai
été surprise lorsque mon amie m’a annoncée que le tout serait livré en
après-midi. Olivia s’est contentée de me répondre qu’au nombre de clients
qu’elle recommande, le magasin a tout avantage à respecter les délais
serrés quand elle l’exige.
Je me suis réjouie de ne pas trouver Alexander à la maison. Je lui ai
laissé une note sur le plan de travail, l’avisant que je prenais quelques
jours à l’extérieur de la ville pour organiser mon nouvel atelier. J’espère
ainsi avoir la paix, le temps que la poussière retombe. En revanche, j’ai
demandé à Olivia de ne pas dévoiler à Ryan où je suis et de jouer à la
messagère, au besoin. J’ignore si elle a respecté ma requête, car je suis
partie avant qu’elle le contacte. Cela dit, elle a quand même marqué son
inquiétude de me savoir seule dans cet endroit éloigné de la ville.
— Je ne me trancherai pas les veines et je ne plongerai pas dans la mer
la nuit en espérant servir de repas aux requins, ai-je promis en riant.
— C’est une très bonne nouvelle, a-t-elle rétorqué. Je sais que tu aimes
trop la vie pour y mettre fin. Je pense toutefois que tu devrais surveiller
tes arrières si tu crois que tu étais dans la mire d’un meurtrier.
J’ai haussé les épaules en signe de nonchalance parce que je doute à
présent de cette hypothèse selon laquelle Hamilton me ciblait. Je ne vois
pas de logique derrière cette réflexion, car pour me sortir de la vie
d’Alexander, il y avait des moyens bien moins radicaux.
Par exemple, m’annoncer qu’il était gai aurait été très efficace !
Dès que je tourne sur le chemin menant à ma maison, j’aperçois
l’Aston Martin d’Alexander. Il m’attend assis sur le capot. Les images
d’hier me reviennent en rafale, faisant ressurgir une nausée.
— Te voilà enfin, m’accueille-t-il dès que je sors de mon véhicule. Je
finirai par croire que tu me fuis. Je me demande parfois pourquoi tu as un
cellulaire.
Je ne parviens ni à répondre ni à sourire. Au moins, je ne riposte pas la
première chose qui me vient à l’esprit, soit qu’il est la principale raison qui
justifie que je ferme toujours mon téléphone.
— Ça va, chérie ? demande-t-il en marchant vers moi pour me libérer
de mes sacs.
Il se penche en même temps pour embrasser mon front. Je serre les
dents pour m’abstenir de m’éloigner trop brusquement, souhaitant
repousser la pénible discussion qui m’attend. Par chance, la lourdeur des
paquets qu’il tient l’oblige à se redresser vite pour éviter de perdre
l’équilibre.
— Ce n’est pas faux que je te fuis. Si je viens m’installer ici, c’est pour
avoir du calme.
— Je comprends que toute cette affaire est horrible pour toi, répond-il
sans sembler remarquer mon ton tranchant, mais c’est presque terminé.
Pourquoi ne m’as-tu pas informé que les soupçons contre toi étaient
levés ?
— Pardon ?
— On dirait que tu es surprise.
En effet ! Je sais que le viol se confirme, mais pas que les preuves
m’innocentaient officiellement.
— Pourtant, Ryan Knight m’a affirmé qu’il te l’avait annoncé, insiste
Alexander.
— Oui, bien sûr que je le sais. Je croyais te l’avoir dit. Je suis trop
fatiguée. C’est la preuve que j’ai besoin de quelques jours de tranquillité.
— Ça va, ma chérie ? s’enquiert Alexander en s’approchant pour me
prendre dans ses bras.
Cette fois, j’ai un mouvement de recul évident. D’ailleurs, il ne cache
pas sa surprise.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ?
— Dire que ça m’a déplu serait un sacré euphémisme ! dis-je en
tournant les talons.
— C’est parce que je suis trop souvent hors de la ville ?
Outrée par cette hypocrisie et ces mensonges que je n’avais jamais
décelés avant aujourd’hui, je ne trouve qu’à rire. Ce qui laisse Alexander
pantois.
— En vérité, je préfère que tu partes très loin, sur un autre continent
même, et pour très longtemps, parce que je ne supporterais pas de te voir
baiser de nouveau avec Miles Hamilton !
Alexander s’immobilise, les yeux rivés sur moi, l’air interloqué. En
attente d’une réaction, je soutiens son regard. Après une éternité de ce
lourd silence, je pivote pour rentrer dans la maison.
— Laisse-moi t’expliquer, chérie.
— Chérie ! Vraiment ?
— Laisse-moi t’expliquer, Evie, se reprend-il.
— Expliquer quoi, Alexander ? Comment ta langue s’est
malencontreusement retrouvée dans sa bouche, alors que tu évites de
m’embrasser ? Ou comment ta queue s’est introduite dans son cul par
accident ?
— Je suis tellement désolé, murmure-t-il dans un soupir.
— Pourquoi es-tu désolé ? Pour les mensonges ? Pour la trahison ?
Pour toutes ces fois où je croyais que je n’étais pas assez belle ? Que je
n’étais pas digne d’un homme comme toi ? Pour toutes ces nuits où j’ai
pleuré de frustration parce que tu me tournais le dos au lieu de me
caresser ?
— Alors, tu te rappelles ?
— Certaines choses me sont revenues ces dernières heures. Hier, en
vous entendant jouir, je me suis souvenue d’une occasion où j’avais perçu
un bruit semblable lors d’une réception. Tu te rappelles chez Kirk Brenton,
cette fois où je suis allée aux toilettes à l’étage supérieur, celle adjacente à
son bureau dont tu es sorti en même temps que je terminais de me laver
les mains ?
Alexander détourne les yeux.
Oui, il s’en souvient.
Les gémissements masculins m’étaient alors apparus tels qu’ils étaient,
comme l’expression d’un plaisir sexuel entre partenaires. Pourtant, je n’ai
jamais soupçonné qu’Alexander se trouvait dans cette pièce, car en sortant
des toilettes j’avais découvert mon amoureux au haut de l’escalier, prêt à
descendre, paraissant heureux de me voir.
— Dieu merci, il y en a enfin une de libre ! Comment une maison peut-
elle posséder cinq salles de bain qui soient toutes occupées en même
temps ? avait-il lâché avant de se précipiter dans la pièce, prétextant une
envie pressante.
Non seulement j’avais rejeté l’idée que ce soit Alexander qui avait émis
ses geignements de jouissance, mais jamais n’avais-je suspecté qu’il venait
de s’envoyer en l’air avec un homme.
— Je n’ai jamais voulu te faire du mal, Evie…
— Alors pourquoi, Alexander ? Pourquoi m’avoir empêchée de vivre
ma vie avec un homme qui m’aime ?
— Mais je t’aime ! se défend-il en s’approchant.
Je recule d’un pas.
— Tu te sers de moi depuis deux ans ! Comment oses-tu prétendre
que tu m’aimes ?
— Evie, j’éprouve une réelle affection pour toi.
— Je ne veux pas juste de l’affection de l’homme de ma vie, Alexander.
Je désire partager les joies, les peines, les projets, les gestes amoureux… Tu
dois pouvoir comprendre qu’une femme de vingt-huit ans a besoin de se
savoir désirée, sexuellement désirée. Et je ne parle pas de servir de
réceptacle à ta souillure pour que tu puisses éprouver le sentiment d’avoir
accompli ton devoir d’époux aimant !
Alexander détourne une autre fois le regard. Je soupire de
découragement, de lassitude, de capitulation.
— Si tu m’avais demandé de servir de couverture pour tes parents, je
l’aurais fait volontiers. Après tout, c’est ce que j’ai fait lors de ces deux
occasions, prétendre être une personne que je ne suis pas.
— Evie, je te jure sur ma vie que je t’ai aimée… que je t’aime encore,
mais pas de la façon dont tu le mérites, c’est vrai. Je t’assure que j’y ai cru,
mais les choses ont changé quand j’ai rencontré Miles.
— Si tu m’en avais parlé, je t’aurais peut-être suggéré d’affronter ta
famille d’abord, mais…
— Tu sais bien que c’est impossible ! me coupe-t-il avec émotion. Tu
connais mes parents.
— C’est pour cette raison que je t’aurais aidé, pour que tu puisses vivre
ta vie comme tu l’entends. Maintenant que tu as gâché deux ans de la
mienne, je ne ressens que de l’amertume. J’ignore si je pourrais à nouveau
avoir confiance en un homme. Après la trahison de mon père, la tienne est
sincèrement difficile à digérer.
Alexander cligne des paupières, laissant échapper une larme.
En voyant Alexander si penaud, je ne peux poursuivre cette discussion.
Je suis blessée, désillusionnée et terriblement frustrée, mais m’acharner
sur lui se révèle inutile. Si ça se trouve, sa vie n’est qu’un tissu de
mensonges, alors que la mienne a l’avantage d’être authentique. Je suis
naïve certes, mais je peux dormir sur mes deux oreilles, car j’ai toujours
été franche, honnête et transparente. Cette tranquillité d’esprit est
inestimable. Alexander, lui, est riche au point de ne pas savoir quoi faire
de son argent, mais ment chaque minute de son existence. C’est lui qui est
à plaindre au fond, pas moi.
— Evie, tu dois me jurer de ne le répéter à personne, supplie
Alexander, appuyé sur la balustrade de la galerie, le regard égaré vers la
mer, le visage décomposé par l’angoisse.
— Je ne m’amuserai pas à le crier sur les toits, Alexander, mais je suis
une très mauvaise menteuse. J’ignore si je serai crédible, si on me pose la
question ouvertement.
— Non ! s’emporte-t-il en s’avançant vers moi. Tu ne dois pas en
parler. Tu ruinerais ma vie !
Déstabilisée par sa réaction émotive, voire agressive, je choisis
d’acheter la paix, au moins pendant les quelques jours qu’il sera hors de la
ville.
— Je serai cloîtrée ici, seule, alors je ne vois pas avec qui j’en
discuterais de toute façon, dis-je sur un ton que j’espère léger. Par contre,
c’est certain qu’avec la mort d’Ethan Lewis, le sujet viendra sur le tapis.
Nos vies seront fouillées de fond en comble pour savoir si je me suis
rendue chez lui pour te tromper ou s’il m’y a attirée. De toute façon, nous
trouverons une solution pour continuer à faire semblant.
— Il n’y a pas de solution, Evie, insiste-t-il. Je t’en supplie, tu dois
m’aider.
— Il ne s’agit pas que de moi, Alexander. Quelqu’un a tué un étudiant
et je me demande si je n’étais pas visée aussi.
— Je t’assure que non.
— Comment peux-tu en être aussi certain ?
— Le détective responsable du dossier pense que tu ne l’étais pas,
alors je le crois.
— Cet avocat, ton amant, dis-je du bout des lèvres, me déteste. Ne
pourrait-il pas…
— Ne dis pas de sottises ! Cette personne qui a assassiné ce jeune est
forcément détraquée. Miles est criminaliste, Evie, il n’est pas un cinglé. En
plus, il sait que tu es importante pour moi, il ne s’en serait jamais pris à
toi.
— Je suis assez bien placée pour témoigner qu’on ne connaît pas
toujours les gens.
Alexander rit en balançant la tête. Son rire est faux et son regard
hagard. On croirait qu’il est sur le point de perdre la tête. Tout à coup, il
m’apparaît épuisé.
— Je t’assure que Miles n’y est pour rien. Nous en reparlerons,
annonce-t-il sur ce ton autoritaire qui m’a toujours déplu. Pour le moment,
promets-moi de n’en parler à personne, exige-t-il en réduisant l’écart qui
nous sépare.
— Je n’ai aucun intérêt à diffuser les détails de ta vie sexuelle,
Alexander, dis-je quand il arrive juste devant moi.
— Promets-le ! crache-t-il.
À présent, je perçois sa présence comme un étau qui se referme autour
de moi. Son regard fou m’inquiète. Je dirais même qu’il me fait peur. Pour
l’heure, ce que je désire plus que tout, c’est qu’il parte. Maintenant.
22
Ryan

Si la rencontre s’est déroulée comme je l’espérais, je ne suis toutefois


pas plus avancé pour l’enquête. La réaction des deux hommes paraissait
suspecte, mais il ne s’agit encore que d’impressions et de suppositions non
fondées. En revanche, l’appel à Olivia le soir du meurtre et les explications
l’entourant restent suspicieux. Je devrai vérifier avec attention l’heure de la
communication. Par ailleurs, l’écoute de l’entretien du policier avec le
galeriste lors de l’annonce de la tragédie pourrait être intéressante. Burke
est un homme émotif, il sera facile de déceler si sa réaction devant une
nouvelle aussi horrible est feinte ou réelle. Il est certain qu’à ce moment
les deux amis se trouvaient bien au Fontainebleau comme Burke l’a
soulevé, et son discours était ficelé au quart de tour. Il pourrait tout de
même être intéressant de visualiser les caméras de l’hôtel pour vérifier
dans quelles dispositions ils étaient. Si Burke venait de commettre un
meurtre, il affichait très assurément une agitation décelable.
J’aurais aimé confirmer la fréquentation du Sanctuary à San Francisco
de Burke, mais je n’ai pas nommé le club clandestin par crainte d’être trop
peu subtil. Déjà que je ne suis pas convaincu que ma mise en scène visant
à flirter avec le fiancé d’Evie ait été crédible, même qu’à mes yeux ma
prestation était plutôt absurde. De toute façon, ce n’est qu’une question de
temps avant qu’on ait la preuve tangible que Burke se rend à San
Francisco pour participer aux activités secrètes organisées par le
Sanctuary, puisque Hamilton en est membre et que j’ai eu la confirmation
du tarif de vingt mille dollars par soirée. La concordance des frais d’entrée
et des retraits mensuels est beaucoup trop étonnante pour que ce soit un
hasard. Compte tenu de ce que je sais, je jurerais sur ma vie que le
galeriste s’acquitte des coûts et que Hamilton réserve les places en son
nom pour ainsi conserver l’anonymat de son amant.
Malgré la presque attestation de l’homosexualité… ou de la bisexualité
de Burke et de son infidélité à Evie, le mystère quant au mobile du
meurtre d’Ethan Lewis, lui, demeure entier.

La tête penchée sur un document, les tempes prises en étau entre mes
doigts, tentant de comprendre le relevé bancaire que j’ai sous les yeux,
j’attends l’appel de Dakota Garner. J’espère que l’ex-copine d’Ethan Lewis
pourra m’expliquer d’où proviennent les cinq mille dollars déposés dans
son compte une semaine avant sa mort. C’est une recrue de mon équipe
qui a soulevé cette surprenante transaction. Un coup de fil à l’institution
financière a permis de confirmer que le dépôt a été effectué en argent, un
détail pour le moins étonnant. D’autant plus que, selon toute
vraisemblance, l’étudiant n’était pas si fortuné. Sans être dans une
situation précaire, il bénéficiait de finances modestes. J’ai analysé que,
chaque mois, le père d’Ethan faisait un virement de huit cents dollars, qui
paraissait servir pour les dépenses mensuelles de nourriture et autres
besoins de ce dernier. Les frais universitaires et de logement, eux, étaient
payés par chèque au début de chaque trimestre par les parents. Nul doute
pour moi, cette somme de cinq mille dollars est très inhabituelle. J’ai bien
tenté de communiquer avec le père pour connaître la provenance d’un
montant aussi important, et à défaut de le joindre par téléphone, je me
suis rendu sur place. J’ai appris par les voisins que les Lewis s’étaient
exilés aux îles Caïmans pour les trois prochaines semaines parce que la
mère, en dépression, avait besoin de changer de décor. C’est légitime. Au
besoin, j’insisterai, mais en attendant je croise les doigts pour que
l’étudiante ait été mis au courant de ce dépôt.
Même s’il est à peine quatorze heures, je referme la chemise cartonnée
que j’ai sous les yeux, me lève pour éteindre la lumière de mon bureau et
prends congé de mes collègues pour le restant de la journée. Je cueille mon
cellulaire qui sonne dans ma poche en fermant ma porte.
— Knight, dis-je en marchant dans le corridor menant à l’extérieur.
— Salut, Ryan. Nous avons un match, annonce Shawn, le technicien
que j’ai chargé de relever les empreintes sur les verres de Burke et de
Hamilton.
— Sérieusement ? Sur les deux ?
— Seulement l’avocat. J’ignore encore où elles ont été prélevées, mais
les mêmes empreintes sont bel et bien dans l’appartement de la victime.
Tu veux que je pousse les analyses ?
— S’il te plaît. Focalise ton attention sur l’arme du crime. Si nous
obtenions une concordance, ce serait inespéré.
J’en doute parce que Hamilton est avocat, il a certainement été prudent.
D’un autre côté, si le meurtre a été commis sous le coup de la colère
comme je le pense, il pourrait avoir agi vite. Sait-on jamais !
Je coupe la communication et cherche à trouver un nouveau mobile
pour le meurtre d’Ethan Lewis en considérant ces nouvelles données.
Miles Hamilton s’est bien retrouvé dans l’appartement de la victime, mais
quelles raisons avait-il de l’abattre ? Pour le moment, je n’en ai pas la
moindre idée. Est-ce que cette somme d’argent déposée dans le compte du
jeune homme pourrait être un motif valable ? Pour un étudiant, ça
représente beaucoup de fric, mais pour Miles Hamilton, ce n’est rien. Du
moins pas assez pour justifier de le tuer. À moins, bien sûr, que ce soit
une dispute qui a dégénéré en bagarre pour se conclure tragiquement. Ce
qui ne ressemble en rien à ce que dévoile la vidéo.
Hamilton aurait-il pu se disputer avec Lewis et revenir plus tard pour se
venger ?
Ce serait étonnant. Dans ce cas, l’assassin aurait été mieux préparé. Et
la même question demeure : comment est-il entré ? Peut-être a-t-il été
invité s’ils se connaissaient ?
Je souhaiterais lancer un mandat d’arrestation, mais c’est beaucoup
trop tôt. Un manque de preuves – ou encore l’absence de preuves – ferait
tout rater. Même si je suis impatient de mettre cette affaire derrière moi, je
ne dois pas me précipiter. Je doute que cet avocat soit assez con pour s’en
prendre à Evie après notre rencontre de ce matin.
Bien que nous ne soyons jamais assez prudents…
Je pianote le numéro d’Evie tout en déposant ma tasse de café vide au
lave-vaisselle dans la salle des employés. Sa boîte vocale s’enclenche à la
cinquième sonnerie. Je décide de ne pas laisser de message et d’aviser
plutôt Olivia que je souhaite parler à son amie. Finalement, une part de
moi comprend Burke d’avoir eu ce réflexe.
— Knight ! Dans mon bureau ! rugit mon supérieur lorsque je passe
devant sa porte.
Son intonation me surprend. Si Scott Andrew n’a pas atteint le grade
de lieutenant en utilisant de belles formules de politesse, il a l’habitude
d’être au minimum courtois. J’en déduis qu’il est insatisfait du peu de
progrès dans le dossier Lewis. C’est vrai que je n’ai pas grand-chose à lui
servir, mais je dois faire avec ce que j’ai obtenu durant ces dernières
heures.
Je fais volte-face pour le retrouver à pas de tortue. J’ai à peine passé le
seuil de la porte qu’Andrew hurle de nouveau.
— Comment as-tu pu être aussi con ?
Je referme la porte et tente de comprendre ce qui le met si en rogne. Je
n’ai pas le temps d’élaborer une hypothèse que mon supérieur se lève
pour marcher dans son bureau, le visage rouge de colère.
— Je peux savoir…
Avant que j’aie verbalisé ma question, il me lance une clé USB et
largue :
— Tu peux m’expliquer ce qui s’est passé dans ta petite cervelle ?
Je crains d’avoir été vu avec Evie. Sinon je ne sais pas ce qui le met
dans cet état. Si c’est le cas, c’est la fin de ma carrière. Incertain que c’est
bien ce dont il est question, je joue la carte de l’innocence. Scott Andrew se
rassoit, croise ses dix doigts et m’ordonne d’un coup d’œil de m’installer.
— Ryan, reprend-il plus calmement. Tu es un des meilleurs, sinon le
meilleur élément de mon équipe. Je n’ai rien à redire sur ton boulot.
Jamais je n’ai eu à redouter que tes dossiers soient bâclés. J’ai toujours
signé tes rapports en fermant les yeux parce que tu viens d’une famille de
flics et que ton travail en témoigne. Sauf que, lorsque j’ai trouvé ça dans la
boîte aux lettres au retour du lunch, je me suis dit que tu n’avais jamais
fait de conneries pour les réunir en une seule. Comment diable t’es-tu
laissé berner par cette femme ?
Mes épaules s’affaissent en entendant la confirmation que je
souhaitais ne jamais voir arriver.
— Permets-moi de t’expliquer…
— Expliquer quoi ? Dans quelle position tu l’as baisée une fois que le
film s’arrête ? Non, merci, j’ai assez d’imagination.
Si l’heure n’était pas si grave, je rirais presque de sa tête à la fois
découragée et furax. Mais il y a trop de questions qui défilent dans mon
esprit. Qui nous a vus ? Et surtout qui a intérêt à ce que cette vidéo d’Evie
et moi se retrouve au poste de police de Miami-Dade ? L’assassin, bien sûr,
mais dans ce cas pourquoi dévoiler cette information maintenant plutôt
que durant le procès ? Ce qui aurait été bien plus dommageable pour ma
crédibilité.
— Tu as l’intention d’ouvrir la bouche un de ces jours ou tu es trop
épuisé de ta nuit blanche avec la rouquine ?
— J’ai été faible, il n’y a aucune façon pour moi de le nier.
— Je reconnais que peu lui auraient résisté, rétorque Andrew en se
penchant le nez dans sa tasse de café. Et puis, j’ai déjà été jeune et
imbécile, moi aussi.
Je décèle une once d’espoir. Si j’obtiens au moins l’appui de mon
lieutenant, ce serait énorme, même si tout n’est pas gagné d’avance.
— Le fiancé d’Evie McDaniel, Alexander Burke, est homosexuel, j’en
suis certain à quatre-vingt-quinze pour cent.
— En quoi est-ce pertinent, sinon pour justifier que tu baises sa
femme ?
— Son amant, Miles Hamilton qui, par hasard, est aussi l’avocat d’Evie
McDaniel, connaissait Lewis. Ses empreintes ont été relevées dans
l’appartement. Shawn essaie de préciser les tests préliminaires.
Scott Andrew s’installe contre son haut dossier en conservant son
regard pensif sur moi.
— Ton hypothèse ? demande-t-il.
— Elles sont nombreuses, la principale étant que Burke n’avait pas
avantage à ce que sa fiancée le quitte et que son homosexualité soit
exposée au grand jour. Aucune théorie ne se confirme pour le moment. On
vient de trouver un dépôt de cinq mille dollars en espèces dans le compte
du jeune Lewis. Ça pourrait également être une piste. J’attends un appel de
son ex-copine, j’espère qu’elle pourra m’en dire plus. Les parents de la
victime sont à l’étranger. De toute façon, je doute qu’ils soient au courant.
Par contre, le père avait soulevé le fait que son fils n’était pas aussi naïf
que sa femme semblait le croire. Ça, on l’a confirmé, mais y a-t-il plus ?
Faudra voir.
Cette fois, Andrew paraît plus attentif. Je poursuis sur ma lancée :
— Écoute, Scott, je pense qu’Evie McDaniel est en danger. L’assassin
pourrait vouloir l’éliminer. Elle était sur les lieux, alors si elle recouvre la
mémoire, elle pourrait nous en apprendre beaucoup sur cette soirée-là. Tu
as vu comme moi qu’elle était plus ou moins consciente, mais qui sait ?
J’ai avisé Burke et l’avocat que je resterais auprès d’elle pour la protéger.
Mon patron s’esclaffe.
— Finalement, tu es beaucoup plus intelligent que je l’ai supposé plus
tôt, me nargue-t-il.
— Je pense vraiment que l’un de ces deux hommes peut être une
menace pour elle, voire les deux, dis-je, balayant la moquerie de mon
supérieur du revers de la main.
— Tu sais que si une copie de ce film circule, ta crédibilité prendra
une solide dérape.
— Elle n’est plus une suspecte, mais une victime.
— Et c’était le cas, à ce moment ?
— Elle ne l’est plus maintenant. Si l’intention était de sortir la vidéo
dans les médias, ce serait fait. C’est une menace, sans plus, et selon moi,
elle provient de l’un des deux hommes que j’ai reçus dans mon bureau ce
matin. Ce qui prouverait leur responsabilité dans l’affaire. Bien sûr, la clé
USB est exempte d’empreintes ?
Andrew confirme l’évidence en bougeant la tête.
— Où est Evie McDaniel ? s’enquiert mon lieutenant.
— Je l’ignore, j’essaie de la joindre, sans succès. Burke prend l’avion ce
soir et, si mon hypothèse est bonne, lui et son amant se rendent à San
Francisco au Sanctuary, un club homosexuel sélect où seuls les hommes
sont admis. Ils y vont chaque mois à peu près à ces dates.
— Donc, tu peux rester loin d’elle ?
L’annonce de l’arrivée d’un nouveau courriel sur mon téléphone
interrompt notre discussion. Il provient de la directrice du campus de
l’université de Miami.
— J’attends une réponse importante au sujet des cartes d’accès émises
le campus.
Scott Andrew m’indique d’un mouvement de menton d’effectuer la
vérification escomptée. Le temps de lire le message en diagonale et de
télécharger la pièce jointe, je zoome pour repérer les noms que je cherche.
Comme je le pensais, ceux d’Alexander Burke et de Miles Hamilton n’y
figurent pas. Déçu, je me prépare à refermer le fichier quand une autre
section attire mon attention… dans laquelle est inscrit le nom du galeriste.
— Alexander Burke a une carte d’accès.
— Comment ça se fait ? s’étonne Andrew.
— Il siège au conseil d’administration et, selon la catégorie « accès
honorable » classée en retrait, il en serait un membre particulier. Je vais
confirmer le tout, mais pour l’instant on sait qu’il pouvait être sur les lieux
du meurtre sans que sa présence soit sue. L’étau se resserre.
— Tu n’as pas dit que c’étaient les empreintes de l’avocat qui avaient
été trouvées ?
— En effet, l’accès était permis à l’un des hommes, mais c’est l’autre
qui s’est retrouvé sur le campus. Complicité ?
— Écoute, Ryan, soupire Andrew, j’ai confiance en ton jugement… la
plupart du temps, ajoute-t-il en plissant le coin de la bouche. Seulement, je
n’ai pas besoin de mauvaise presse pour cette affaire. Tu peux très bien
organiser la surveillance d’Evie McDaniel par un agent. Je comprends
toutefois que tu as un intérêt particulier à le faire. Tu dois me promettre
de demeurer en protection éloignée.
— Je ferai ce que je crois opportun pour sa sécurité.
— Tu sais que tu peux la sécuriser sans être dans son lit, me fait-il
remarquer en souriant.
Je me lève sans répondre.
— Je m’occupe de faire filer les hommes à San Francisco. Pour le reste,
je n’ai jamais eu cette clé USB et nous n’avons jamais eu cette discussion,
lance Scott Andrew pendant que j’ouvre la porte pour sortir de son bureau.
Voilà une bonne affaire de réglée !

Espérant trouver Evie chez elle, je fais un détour dans son quartier. Or,
aucune voiture n’est dans l’allée et je n’obtiens pas de réponse en sonnant
à la porte d’entrée. Je récupère mon cellulaire pour téléphoner d’abord à
Dave avant de communiquer avec Olivia. J’ai la surprise de remarquer un
appel manqué de sa part. Son court message demande à ce que je la
rappelle le plus vite possible. Je ne tarde pas.
En un discours ininterrompu, Olivia me raconte ce dont Evie et elle ont
été témoins hier soir, en revenant de Key Biscayne. Bien sûr, ce n’est pas
une primeur pour moi, mais je suis satisfait de confirmer ma théorie.
Cependant, en entendant l’état dans lequel s’est retrouvée Evie après cette
découverte, je sens mon cœur se serrer. Apprendre l’homosexualité de son
partenaire est déjà difficile, l’avoir sous les yeux l’est autrement.
La designer m’explique ensuite le projet d’Evie pour les prochaines
journées et son désir d’être seule, et me fait part de ses inquiétudes de la
laisser à l’écart de la ville, considérant que le meurtrier court toujours. Je
rassure Olivia à ce sujet. Même si une partie de moi demeure aussi un peu
inquiète, je n’ai pas l’impression que les deux hommes prendront mes
menaces à la légère, et, en plus, je sais qu’ils partent pour San Francisco.
D’un autre côté, cette intrusion de Hamilton chez Evie pendant laquelle il a
paru péter les plombs m’indique qu’il n’est peut-être pas si sain d’esprit.
Sinon, pourquoi n’a-t-il pas su la boucler jusqu’à ce que l’affaire soit
terminée ? Il y a fort à parier qu’il devient nerveux, et ça, c’est le meilleur
indicateur qu’il n’est pas blanc comme neige.
Ainsi, j’arrête chez moi le temps d’attraper un sac d’effets personnels,
et je me mets en route vers Key Biscayne sans tarder. En chemin, l’appel
tant attendu de Dakota Garner rentre. Je lui demande si elle était au
courant de l’état des finances de son petit ami, incluant une dette ou un
gain récent notable. Ce n’est pas le cas. La seule chose que j’apprends, sans
que ce soit une surprise, est que l’étudiant cherchait du financement pour
la production d’un court métrage. À l’évidence, la collecte de fonds était
amorcée !
— Attendez ! lance Dakota quand je me prépare à la remercier pour sa
collaboration. Ethan m’a parlé d’une offre qu’il a déclinée. Aussi bien le
mentionner juste au cas où ça pourrait être utile. Un homme l’a contacté
quelques semaines avant son décès. Il travaillait pour un réalisateur.
— Pour un stage ?
— Oui. Le type l’a convié à un rendez-vous à San Francisco.
Pardon ?
— Et il a refusé ? dis-je le plus calmement possible.
— Ethan doutait de l’honnêteté du gars. Ça lui paraissait trop beau
pour être vrai. C’est d’ailleurs pour me demander mon avis qu’il m’en a
parlé.
— Il a nommé cet homme ou cette compagnie qui souhaitait le
rencontrer ?
— L’entreprise, oui, mais je ne m’en souviens plus. Ce n’était pas si
connu, mais Ethan avait fouillé le site Internet. Ça semblait bien.
Je me gare en bordure de la route pour me concentrer et noter
quelques détails.
— Pourquoi ne pas avoir soulevé cette information lors de notre
entretien ?
— Honnêtement, je ne croyais pas que c’était important. Ethan avait
déjà des offres depuis un moment. Il était très talentueux, vous savez ?
Cette fois, c’était quand même plus intéressant parce que l’homme avec
qui il a parlé semblait avoir de l’argent. L’avion, l’hôtel et les dépenses
d’Ethan allaient être payés s’il acceptait de s’y rendre.
— Alors pourquoi avoir refusé ?
— Justement pour ces raisons. Il jugeait bizarre que le type en fasse
autant pour lui, un simple étudiant.
— Si je te demandais de fouiller, tu crois que tu retrouverais le nom de
l’entreprise de San Francisco ?
— Je ne peux pas regarder dans mon historique parce qu’on a analysé
le site à partir du portable d’Ethan. C’est probable qu’Ethan ne l’ait pas
supprimé de ses favoris. Mais je vais quand même essayer de me creuser
la tête. Je sais déjà que c’était à San Francisco, c’est un début. Sinon,
l’homme lui a donné une carte de visite.
— Si l’individu lui a remis sa carte, c’est qu’ils se sont rencontrés ?
— Le gars l’attendait à la sortie d’un cours. J’ai du temps, je vais fureter
sur Internet pour trouver le nom de l’entreprise. Vous croyez que ç’a un
lien avec la mort d’Ethan ?
— Nous analysons toutes les pistes, dis-je simplement.
— Vous ne pensez plus que c’est Evie qui l’a tué ?
— Non.
Après un court silence, Dakota relance :
— Votre assistante m’a appelée pour obtenir la liste des gens pouvant
attester que j’étais avec eux le soir du meurtre. Ç’a un lien avec vos
nouveaux soupçons ?
J’hésite à confirmer l’évidence.
— Ce n’est qu’une formalité.
— Je comprends et je ne vous en veux pas, répond la jeune femme.
Vous savez, les rumeurs vont bon train. Je commence à réaliser qu’Ethan
n’était pas exactement celui qu’il prétendait être. Ça me rend malade, mais
jamais je n’aurais pu commettre un geste semblable, même si je l’avais
appris de son vivant. De toute façon, sachez que j’ai déjà envoyé la liste
des gens avec qui j’étais au moment du meurtre.
Après avoir remercié la jeune fille pour sa collaboration, je coupe la
communication. Du coup, j’écarte Dakota Garner de la liste des suspects.
Elle paraît trop vouloir faire la lumière sur cette affaire pour être l’auteure
du meurtre de son petit ami.

Même si la route est courte pour me rendre à Key Biscayne, j’ai


l’impression que le trajet s’éternise tant je suis impatient d’arriver et de
savoir Evie en sécurité. Je suis soulagée quand enfin, sa maison se profile
devant moi.
Alexander Burke est sur place. Par chance, ils sont à l’extérieur, car je
serais inquiet de voir sa voiture garée dans l’allée sans le voir lui, alors
qu’il devrait être à l’aéroport. Je roule quand même plus vite que je le
devrais quand je remarque qu’il est très près d’elle. Dès que je sors de mon
véhicule, Burke m’accueille en souriant.
— Vous n’avez pas perdu de temps !
Olivia l’a donc appelé pour l’aviser de mon arrivée. C’est ce qu’elle a
proposé : téléphoner à Burke en soulignant qu’elle essayait de contacter
Evie, en vain. Le but étant de l’informer que je la cherchais, le rassurer
quant à mon désir de protection et l’avertir que les flics se pointeraient
bientôt, si ses intentions étaient mauvaises.
— Tu savais qu’il viendrait ? s’étonne Evie tandis que j’amorce les
quelques mètres qui nous séparent.
— C’est lui qui a proposé de veiller sur toi.
Je remarque la surprise ou le mécontentement sur les traits d’Evie. De
toute évidence, Burke ne l’a pas renseignée sur mon arrivée imminente.
Ou il vient de se pointer et ils n’ont pas eu le temps d’en discuter, ou il
croyait qu’elle ne serait pas d’accord. À en juger par le visage fermé d’Evie,
j’opterais pour cette deuxième supposition.
— Evie, Alexander, dis-je en ajoutant un léger hochement de tête à ma
salutation.
— Vous arrivez juste à temps, j’étais sur mon départ, annonce
l’homme d’affaires. J’étais venu dire au revoir à ma fiancée avant de
prendre l’avion.
Après une poignée de main et un sourire, Alexander se tourne vers
Evie en se dirigeant vers sa voiture. Même s’il l’a conduite à l’écart, je suis
heureux de bien percevoir la conversation.
— Je pense que c’est une bonne idée que tu aies de la compagnie
pendant mon absence. Du moins, tant que nous ne saurons pas qui a tué
cet étudiant.
Un filet d’incompréhension passe sur les traits d’Evie, mais elle ne
relève pas.
— Je suis désolé de devoir te quitter de nouveau.
— Je te répète que j’ai envie d’être seule, l’interrompt-elle. Pars la tête
tranquille, la mienne le sera quand j’aurai pu me détendre.
— D’accord, acquiesce-t-il en s’approchant pour l’étreindre.
Evie se détourne subtilement. Burke se permet tout de même
d’embrasser le sommet de son crâne. Elle ferme les yeux pendant ce court
instant qui m’apparaît comme un supplice. À moins que ce soit moi qui
suppose cette émotion en raison de ce que j’ai appris trente minutes plus
tôt. C’est sans plus de cérémonie que le galeriste monte dans son véhicule
et s’éloigne en agitant la main pour nous saluer tous les deux.
À peine Alexander Burke est-il parti qu’Evie fait volte-face pour rentrer
dans la maison. Sans même me jeter un regard, elle passe devant moi,
escalade les trois marches menant à l’intérieur et se dirige vers le plan de
travail de la cuisine. Elle est arrivée il n’y a pas longtemps, à en juger par
les sacs encore remplis de provisions. Je lui emboîte le pas en silence après
avoir verrouillé l’entrée. Je l’observe du coin de l’œil en examinant la
maison tandis qu’elle ouvre les immenses portes-fenêtres donnant sur la
plage. Evie a raison, cet endroit est superbe, tout à fait à son image.
Elle remplit un seau d’eau chaude lorsque je la rejoins et je me poste à
ses côtés. Je la fixe en attendant qu’elle se tourne vers moi. Ce qu’elle fait
en enfilant des gants de caoutchouc jaunes, trop grands pour ses mains
menues. Le choc quand ses yeux rencontrent les miens est brutal. J’y croise
un mélange d’émotions troublantes.
— J’ignore ce que tu fiches ici, mais je t’avertis, je suis d’humeur
massacrante. Tu as tout le loisir de foutre le camp maintenant avant que
l’irrépressible envie de me rejeter te prenne.
Elle est encore furieuse contre moi ; pour l’avoir laissée en plan sur la
plage ou avoir été brusque au téléphone la veille. À moins que ce soit pour
ces deux raisons combinées. Je compte obtenir son pardon très vite.
— Tu es ici comme garde du corps, si j’ai bien suivi ?
L’utilisation de ce terme me donne envie de sourire.
Oui, je garderai ton corps volontiers.
D’ailleurs, elle est particulièrement séduisante, affublée d’une salopette
de jeans, sur un bandeau de tissu vert lui servant de soutien-gorge. Cette
tenue dévoile délicieusement son ventre sur lequel je rêve de glisser les
mains. Je m’approche d’elle et prends son menton entre mon pouce et
mon index pour l’obliger à me regarder. Evie se fige momentanément.
J’anéantis l’espace qui nous sépare et j’écrase doucement mes lèvres contre
les siennes. Bien que paraissant surprise durant la première seconde, elle
ne tarde pas à ouvrir la bouche pour accueillir ma langue que je lui
propose discrètement. Je sens toutes les tensions abandonner son corps à
ce contact. Je ferme les yeux et me laisse porter par ce baiser
époustouflant. Evie a cette façon d’embrasser qui ne se compare à rien au
monde. Elle est à la fois tendre, gourmande et sensuelle. Quand elle ouvre
les paupières, ce sont des étoiles filantes que je rencontre au centre de ses
pupilles.
— C’est officiel, je perds la tête parce que je suis incapable de te suivre.
Tu pourrais m’expliquer les informations qui me manquent, surtout celles
justifiant que non seulement tu es ici à m’embrasser, mais qu’Alexander
est au courant.
— Je t’expliquerai tout en détail, mais je vais d’abord aller chercher
mon sac dans ma voiture. Si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais que tu me
prépares quelques linges et un seau d’eau pour que je puisse t’aider à
refaire une beauté à cette sublime maison pendant que je te dresse un
compte rendu.
Je sors de chez elle et me rends d’un pas décidé vers mon véhicule
pour en tirer un sac que j’enfile en bandoulière. La sonnerie de mon
portable retentit à cet instant. Je n’avais pas prévu me laisser distraire
pendant les prochaines heures, mais en lisant le numéro du laboratoire sur
l’afficheur je ne peux résister à la tentation d’obtenir les derniers
développements.
— Les empreintes d’Alexander Burke ont aussi été trouvées dans
l’appartement d’Ethan Lewis, largue Shawn.
— Sur l’arme du crime ?
— Non, sur la poignée de porte de la chambre à coucher.
— Merci infiniment.
Miles Hamilton aurait pu justifier la présence de ses empreintes en
racontant qu’il a rencontré Lewis pour le stage, mais je vois mal comment
Burke pourrait expliquer s’être retrouvé chez l’étudiant.
Bien que mes fonctions exigent la confidentialité, je serai transparent
avec Evie, jugeant qu’elle mérite la vérité après que sa confiance a été si
durement ébranlée. Il faudra toutefois faire preuve de prudence, car cette
vérité risque de la secouer davantage.
23
Evie

Pendant que Ryan chemine vers la maison, je me questionne. Vient-il


vraiment passer la journée ici ou espère-t-il seulement me piétiner le cœur
un peu plus ? Il porte un jeans noir, comme c’est souvent le cas, avec un
tee-shirt rose, moulant à souhait. Et que dire de ce baiser ? J’avais
l’intention d’être froide et distante avec lui, mais il m’a surprise en posant
cette bouche délicieuse sur la mienne. Il n’en faut pas davantage pour que
j’abandonne mon projet de changer d’orientation sexuelle.
Je coupe du citron vert et décapsule deux Corona tandis que Ryan
dépose son bagage. Il se déleste aussi de son flingue en retirant son
holster, ce machin fichtrement viril qui ceint ses solides épaules. Pendant
qu’il le met sur le sol près de son sac, je me dirige vers lui en lui
présentant une bière. Il n’hésite qu’une seconde. Je présume qu’il n’est pas
autorisé à consommer de l’alcool lorsqu’il est en service.
— Pourquoi ne pas m’avoir avoué que je n’étais plus sur la liste des
suspects ? dis-je sans tarder en cognant ma bouteille contre la sienne.
— Parce que je voulais surprendre Alexander, se reprend-il. J’espérais
le déstabiliser pour observer sa réaction.
— Tu crois qu’il sait quelque chose au sujet du meurtre ? dis-je en
m’éloignant pour aller chercher le seau d’eau que j’ai rempli.
— Il est l’un des principaux suspects, car il est un des seuls qui aurait
un motif, largue-t-il sans détour.
— Lequel ? Il se fiche de moi, alors ce n’est pas par jalousie.
— Peu importe ce qu’il fait à ton insu, tu comptes pour lui, répond
Ryan pendant que j’amorce le nettoyage des armoires de la cuisine.
— Juste pour sauver les apparences ! dis-je tandis que mon
compagnon s’empare d’un linge pour m’aider aux tâches de récurage.
— C’est possible que ça pèse dans la balance, avoue Ryan, mais je crois
qu’il s’inquiète réellement pour toi. Sinon, je ne serais pas ici.
— Ça, c’est le plus grand mystère. Il a toujours été possessif.
Maintenant plus que jamais, il devrait craindre que je le laisse, et pourtant,
de toutes les personnes de la ville, il accepte que le plus beau flic de Miami
soit chez moi. Finalement, il est aussi idiot que moi s’il juge que c’est une
bonne idée de me laisser seule avec toi à l’abri de tous les regards.
Ryan me sourit doucement.
— Peut-être est-ce parce qu’il me pense gai ? J’ai essayé de lui faire
croire que je suis homosexuel, m’informe Ryan.
Je le fixe, les yeux écarquillés, omettant même de ciller. Après un
moment, j’éclate de rire.
— Décidément, il n’y a que moi qui suis idiote ! Tu le savais ? dis-je
en retournant à ma tâche.
— Je n’en avais pas la certitude, mais j’ai eu quelques indices,
m’annonce-t-il en s’avançant pour frotter là où je tente d’accéder.
— Alors quoi, tu crois qu’il a tué Ethan ? dis-je pendant qu’il s’occupe
aisément de la tablette que je ne réussissais pas à laver en raison de mes
quelques centimètres manquants.
— Je n’en sais rien. Si j’avais la confirmation de quoi que ce soit, une
garde rapprochée ne serait pas nécessaire, admet-il. Je pense qu’Alexander
aurait pu agir sous le coup de la colère en vous voyant ensemble.
— C’est possible, s’il voulait baiser Ethan et que je l’ai fait avant lui,
dis-je en souriant.
Ryan paraît trouver mon sarcasme comique.
— Je suis sérieuse. En discutant avec Olivia, je me suis aussi dit
qu’Ethan était sûrement décédé parce que l’amant de mon fiancé
souhaitait m’éliminer et qu’il avait mal visé avec la statue. Maintenant, je
pense qu’Alexander pourrait très bien l’avoir tué parce qu’Ethan a rejeté
ses avances pour se lancer sur moi à la place.
Ryan conserve un sourire en coin au fil de mes propos.
— C’est vrai, si Alexander a flirté avec Ethan, le jeune a compris que
mon menteur de fiancé était homosexuel et en a déduit que j’étais en
manque de sexe… Ce qui est d’ailleurs la seule certitude dans cette
histoire.
Mon commentaire arrache un éclat de rire à Ryan. Je voudrais
embrasser cette bouche souriante, mais mon attention est attirée derrière
lui, car un camion de livraison se pointe à l’horizon.
— Voilà mon matelas et mon réfrigérateur.
Ce qui aura aussi pour effet de laisser mon esprit assimiler toutes les
nouvelles informations apprises. Même si je déconne pour évacuer le
stress, il n’en demeure pas moins que les révélations des dernières heures
commencent à peser lourd.

Par chance, les tâches de récurage aident à rendre la conversation plus


décontractée, car je n’ai pas cessé de bombarder Ryan de questions depuis
son arrivée, il y a maintenant quelques heures. Il m’a raconté le résultat de
son enquête, incluant la rencontre avec Alexander et son amant : les deux
principaux suspects dans le meurtre d’Ethan.
— C’est justement pour avoir mon opinion sur une vidéo qu’il espérait
présenter à de possibles collaborateurs qu’Ethan voulait me rencontrer. Il
n’a peut-être pas refusé l’offre de Miles Hamilton, lui fais-je remarquer.
— En supposant que c’est bien Hamilton qui lui a fait cette
proposition, soulève Ryan. Pour l’instant, nous ne pouvons que le
soupçonner. Qui que soit l’homme qu’il a rencontré, ça expliquerait les
cinq mille dollars déposés dans son compte. À juger par le mode de vie de
Hamilton, je ne serais pas étonné qu’il ait effectué une avance pour le
convaincre de sa bonne foi, conclut-il quand je me lève pour me
débarrasser de l’eau sale, annonçant du coup que nos tâches sont
terminées.
Ryan me rejoint et attrape mon seau beaucoup trop lourd. Je m’appuie
les reins sur le plan de travail et l’observe rincer l’évier.
r
— J’ai parlé au D Stevenson, le neurologue qui s’occupe de moi, dis-je
tout en retirant mes gants. Quand j’ai appris que j’avais été droguée, j’ai
voulu savoir si c’était l’ecstasy plutôt que la commotion qui avait pu
affecter ma mémoire. Je lui ai aussi demandé si je pouvais volontairement
réprimer certains événements. Il a confirmé que ça pouvait être le cas et a
soulevé la possibilité de m’envoyer consulter en hypnose.
Je lui explique alors ma théorie quant à mon désir de ne pas connaître
r
la vérité. Comme je l’ai raconté au D Stevenson, j’exprime ma crainte de
me souvenir, même si je souhaite en avoir le cœur net et aider l’enquête à
se conclure plus vite. Ryan délaisse ses tâches pour pivoter vers moi.
— Ce n’est pas nécessaire de te torturer davantage, Evie, m’assure-t-il
en s’approchant un peu plus. Ce ne sont pas encore des preuves
irréfutables, mais l’enquête avance.
— Justement, est-ce qu’Alexander et Hamilton ne devraient pas déjà
être en état d’arrestation ?
— Non, c’est trop tôt. Nous avions beaucoup plus de soupçons contre
toi et pourtant, tu vois, il n’y a plus rien qui tienne.
— Et si la mort d’Ethan n’était pas un accident et qu’ils blessaient
quelqu’un d’autre ?
— J’en doute, mais ils sont surveillés par des collègues de San
Francisco. Nous savons où ils se trouvent à tout moment. L’important, c’est
que tu sois en sécurité.
— C’est donc pour cette raison qu’Alexander savait que tu viendrais
ici. Tu as suggéré que le tueur pourrait me retrouver ?
Ryan fouille dans sa poche de jeans pour en sortir son cellulaire sur
lequel il agite un pouce hyperactif, visiblement à la recherche de quelque
chose à me montrer.
— Oui, mais si je veux être honnête, je ne suis pas si inquiet. Disons
plutôt que j’ai trouvé un moyen de justifier ma présence à tes côtés aux
yeux du poste de police de Miami-Dade, répond Ryan quand je lui avance
un linge pour lui permettre de tenir son téléphone sans le souiller.
Ça me plaît d’apprendre que Ryan est surtout là par choix. Même que
je réprime un sourire en me rendant vers le seau à glace pour récupérer
une autre Corona. Je découpe un citron vert en silence, puis donne une
deuxième bière à Ryan. Cette fois, il décline mon offre.
— Je me suis battu pour motiver ma présence ici avec toi, mais je ne
veux pas abuser des autorisations qui m’ont été données, dit-il pour
justifier qu’il refuse la consommation.
Puis, il tourne l’écran de son cellulaire vers moi. Sur la vidéo, c’est
nous, le soir où nous nous sommes embrassés sur la plage derrière chez
moi. Quand je me vois prise en étau dans ses bras, sa bouche sur la
mienne, les sensations ressenties à ce moment me reviennent. Je voudrais
recommencer dès maintenant, mais je balaie tout du revers de la main en
réalisant que ces images compromettent la carrière de Ryan.
— Je suis désolée.
— Ça n’a plus d’importance parce que tu n’es plus une suspecte, ça ne
change rien pour toi. En plus, tu as surpris Alexander dans une position
bien pire que celle-là. Je suppose qu’il n’osera pas te reprocher de lui avoir
été infidèle.
— Mais pour toi, qu’est-ce que ça représente ?
— Inutile de préciser que mon lieutenant n’était pas heureux. En bref,
il m’a traité de con, admet-il en souriant, mais il me connaît assez pour
comprendre.
— Pourtant, on voit très nettement sur cette vidéo que tu travailles très
fort en ce qui concerne la protection de mon corps. Même si, bien sûr, tu
aurais pu me conduire à l’intérieur de la maison… dans ma chambre
idéalement, dis-je en riant.
Ryan s’esclaffe sans retenue. Je suis soulagée qu’il trouve le moyen de
rire malgré la menace qui pèse sur lui.
— N’empêche, comment ce film s’est-il rendu jusqu’à ton supérieur ?
— Ça reste à découvrir. Selon moi, l’avertissement provient de
quelqu’un qui sent l’étau se resserrer. Quelqu’un qui savait qu’on pouvait
trouver ses empreintes chez Ethan Lewis, comme les deux hommes qui
meublent notre discussion depuis mon arrivée. À moins que ce soit
Alexander qui souhaite m’informer qu’il n’est pas assez stupide pour
croire que je suis gai. Dans ce cas, c’est une façon de m’aviser de me tenir
tranquille.
— Pff ! J’espère bien que tu ne prendras pas cet avertissement au
sérieux, sinon je serai furieuse. Et je ne suis pas certaine de pouvoir te le
pardonner cette fois.
Ryan me sourit à pleines dents pendant que je vide le fond de ma
bière devenue chaude dans l’évier.
— À bien y penser, je n’aime pas le boulot de détective. Ça me donne
des maux de tête. Je préfère de loin la peinture. Je vais me doucher, fais
comme chez toi.
Pendant que je pivote pour aller vers l’escalier menant à l’étage
supérieur, je sens le regard de Ryan sur moi. Je résiste à l’irrépressible
envie de l’inviter à me suivre sous les jets en priant toutefois pour qu’il
soit encore là lorsque je redescendrai.
— Evie ? m’interpelle Ryan.
Je l’observe tandis qu’il avance pour me retrouver. Je demeure sur la
première marche, ce qui me positionne à peu près à sa hauteur. Ryan
glisse les doigts dans mes cheveux pour saisir ma nuque et attirer ma
bouche contre la sienne. Le baiser est tendre, délicieux, mais beaucoup
trop court.
— Reviens vite.
Sur cet ordre gentil, il retourne dans la cuisine sans rien ajouter. Non,
je n’ai pas l’intention de tarder, mais pour l’instant, un détail me chicote.
Alexander aurait affirmé à Ryan que j’ai déjà rencontré Miles avant de le
voir à l’hôpital. Comme il n’a plus de raison de me mentir à ce sujet, j’ai
envie de lui poser la question. Qui sait si ça ne m’éclairerait pas sur autre
chose ?
Je compose donc le numéro d’Alexander. Il répond à la deuxième
sonnerie, l’air pressé.
— L’avion s’apprête à décoller, m’informe-t-il dès qu’il prend l’appel.
Tout se passe bien ?
— Il y a un policier qui veille sur moi. Rien ne peut m’arriver.
J’aimerais seulement savoir quelque chose. Pourrais-tu me dire quand j’ai
fait la connaissance de Miles pour la première fois ?
— Pourquoi cette question ?
— J’essaie de retrouver la mémoire, Alexander. Est-ce que je le connais
depuis longtemps ?
— Evie, je t’en prie. Je ne veux pas te faire de mal.
— Il est un peu tard pour ça ! Je n’en ai rien à foutre que vous
couchiez ensemble et que ça dure depuis deux ans. J’espère me souvenir
de ma vie. C’est légitime, et puis tu me dois au moins ça.
Après un soupir, Alexander répond :
— Je ne suis pas étonné que tu ne t’en souviennes pas, parce que tu
avais trop bu, commence-t-il sur un ton de reproche qui me coule dessus
comme l’eau sur le dos d’un canard. Vous vous êtes rencontrés lors d’un
gala. Avant que je vous présente officiellement, tu as renversé ton verre
sur lui…
À cet instant précis, une scène refait surface comme par magie.
— Nous en reparlerons si tu veux. Je dois raccrocher, le pilote vient
d’annoncer le décollage imminent.
Mais je n’écoute déjà plus, je focalise sur cette vitrine de ma mémoire
qui se dessine maintenant très clairement dans mon esprit.

Assise sur un tabouret au bar, j’observe Alexander qui prononce un


discours dont je ne capte que partiellement les propos, car je suis
déconcentrée par un homme grand, roux, guindé qui se tient à mes côtés,
dos aux festivités, face à moi. Je lui souris par politesse, mais me détourne
pour signifier mon désintérêt. Ce n’est pas dramatique que je n’entende pas
chacun des mots d’Alexander ; il remercie simplement les invités d’avoir
été si généreux. D’ailleurs, je connais ce texte qu’il a appris par cœur
comme un bon élève pour réciter une comptine devant sa classe. Seulement,
cet homme a un regard insistant qui me met mal à l’aise et sa proximité
devient dérangeante. Je préfère donc me concentrer sur le discours surfait
de mon conjoint.
— Je parie que tu es du genre à crier quand tu jouis, chuchote le type
quand il s’approche du bar pour s’y appuyer.
Sa façon de s’incliner pour commander une consommation au barman
me fait douter qu’il se soit bien adressé à moi. Je me détourne pour attraper
mon martini et m’apprête à me lever pour partir quand il pose la main au
creux de mon coude.
— Allons, Evie ! Ne joue pas les farouches avec moi, chuchote-t-il à mon
oreille. Avoue que tu aimes quand Alex te prend par-derrière.
J’essaie de me dégager et de profiter des applaudissements pour
m’écarter, mais l’homme s’approche davantage. Il me coince contre le bar.
Je me tourne pour le regarder en face. Il plante ses yeux marron, vicieux,
dans les miens et m’empêche de m’éloigner en plaçant une main sur mon
abdomen. Je le repousse sauvagement, mais je me fige quand il parle de
nouveau :
— Une chose est certaine, tu crierais avec moi.
Sur ces paroles rebutantes, il baisse sa main vers mon entrejambe et me
coince contre le bar, son érection plaquée contre ma hanche. Je lui lance le
contenu de mon verre dans les yeux et m’enfuis en courant vers les toilettes
des dames, priant pour que ce salaud ne m’ait pas suivie.
Appuyée au comptoir, je fixe mon reflet dans la glace. Ma robe noire
classique et mon chignon bien lissé me renvoient l’image d’une femme de
la haute société. Pourtant, je me sens comme une pute après les propos de
ce type qui a posé ses mains sur moi.
Alexander a terminé son allocution, il s’attend à ce que je le rejoigne
pour la photo officielle. Je m’empresse de retoucher mon gloss et de sortir.
Alexander est justement là, planté debout près de la scène, étirant le bras
pour que je le retrouve.
— Evie, chérie. Je te cherchais partout. Je voulais te présenter à un très
bon ami.
Il se déplace un peu et attire un homme par le coude.
— Miles Hamilton est un avocat avec qui je travaille pour monter la
fondation, celle qui viendra en aide aux jeunes sans-abri.
Quand le gars se tourne, je reste interdite, incertaine de savoir comment
agir devant tous ces gens, les caméras rivées sur nous, alors que je voudrais
foutre mon poing en pleine gueule à l’ordure qui a osé mettre ses sales
pattes sur moi.
— Vous vous connaissez ? s’enquiert Alexander.
— Oui, un peu. Disons plutôt qu’on s’est bousculés par accident au bar,
rigole l’homme.
Sur ces paroles hypocrites, il montre le col de sa chemise mouillée du
dry martini dont je l’ai éclaboussé.
— Oh, c’est la photo, annonce Alexander en m’attrapant par la taille
pour que je me colle à lui.
Miles Hamilton s’éloigne pour nous observer, un air salace imprégné sur
les lèvres, pendant qu’Alexander prend la pose. Au diable, les médias ! Je ne
souris pas et décide à cet instant précis que je ne ferai pas semblant une
journée de plus.

Pendant ma douche, beaucoup plus longue que je l’ai planifiée, je


repense à la soirée du drame pour tenter de remettre les pièces du casse-
tête en place. En me souvenant de ma première rencontre avec Miles
Hamilton, je me creuse l’esprit pour chercher si nous nous étions vus en
d’autres occasions. Je crois que non, mais comment en avoir la certitude
avec cette mémoire fragmentée ?
Même si Ethan a abusé de moi, je veux que sa mort soit expliquée et
que justice soit rendue. Mais pour l’heure, je suis trop fatiguée pour y
réfléchir davantage. Et puis, pour être honnête, j’ai envie d’être égoïste. Je
désire profiter de la soirée que me consacre Ryan. Il y a longtemps que je
ne me suis pas sentie aussi bien avec un homme. En vérité, je ne pense
pas que ça me soit déjà arrivé.
Tout en me séchant, je jette un œil par la fenêtre. Ryan dispose une
grande couverture sur la plage où nous pique-niquerons. Ensuite, il creuse
le sable pour y insérer des torches que nous allumerons lorsque le soleil
nous aura quittés. De toute cette histoire, cet homme est ce qui m’aide à
tenir le coup. J’entre dans la chambre à coucher pour sélectionner des
vêtements confortables et je descends au pas de course sans me donner la
peine de me sécher les cheveux.
Lorsque j’arrive au rez-de-chaussée, Ryan a lavé des fruits et des
légumes, coupé du pain et sorti les fromages. Il se tourne vers moi et
balaie ma silhouette de la tête aux pieds. Cette façon indiscrète de me
toiser me remue le bas-ventre.
— Tu cuisines !
— Non. Je lave, coupe et rassemble des aliments dans un plateau,
détaille-t-il candidement.
— C’est exactement la définition de cuisiner, dis-je en saisissant le
verre de vin qu’il me remet.
En tout cas, Alexander n’en a jamais fait autant.
Après un sourire, Ryan retire son tee-shirt en se dirigeant vers l’escalier
à son tour. Il récupère son sac au passage et court se doucher. Je l’entends
parler au téléphone deux fois, mais je m’efforce de ne pas écouter et porte
plutôt mon attention sur les petits plats que je veux préparer.
Il s’est écoulé presque vingt minutes quand Ryan revient, vêtu d’un
pantalon de molleton gris et d’un tee-shirt blanc. Le coup d’œil est tout
simplement exquis. Nous apportons les plateaux à l’extérieur. Pendant que
je retire mes chaussures, Ryan s’occupe de remplir deux coupes qu’il avait
pris soin de mettre dans le seau à glace contenant la bouteille de vin blanc.
— Deux coupes ?
— Bah ! Tu l’as dit toi-même, je ne suis pas si à cheval sur la
procédure, rigole-t-il doucement.
— Si ça peut te rassurer, on est un peu coupés du monde ici. C’est ce
qui me plaît autant de cet endroit.
Désirant lui faire comprendre que je n’ai pas l’intention de l’obliger à
travailler toute la soirée, j’aborde des sujets de conversation légers.
J’apprends qu’il aimerait avoir l’occasion de voyager plus et que les pays
d’Asie et d’Europe suscitent chez lui un intérêt particulier. Ryan a toujours
vécu à Miami, et même s’il ne voit pas d’inconvénient à déménager, il
souhaite que la mer soit à proximité. Comme moi, il est enfant unique
parce que sa mère a connu un problème utérin qui l’a empêchée
d’agrandir sa famille. Il me dit qu’il aimerait aussi avoir des enfants un
jour.
Je me lève pour marcher un peu. Un simple coup d’œil vers Ryan pour
l’inviter à me suivre suffit pour qu’il obtempère.
— Comment organiseras-tu les choses maintenant ? s’enquiert-il en
m’emboîtant le pas.
— Je prendrai les prochaines journées pour réparer ce qui doit l’être et
je commanderai des meubles au fur et à mesure que les pièces seront
prêtes à les recevoir. Je peindrai dans mes temps libres et me reposerai. Je
me sens épuisée comme jamais. Si j’ai le privilège de retourner enseigner
au prochain trimestre, j’en serai ravie. J’admets ne pas avoir réfléchi à la
possibilité contraire.
— Je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas réintégrer ton poste à
l’université considérant que tu n’as été qu’une victime dans cette affaire.
— Ça me fait un bien fou d’entendre ces paroles.
Après une courte pause pendant laquelle je me sens devenir émotive,
je me tourne pour observer ma maison, l’ancrage de ma nouvelle vie qui
s’amorce.
— Merci de m’avoir aidée, Ryan. Je doute que ça fasse partie de tes
fonctions de flic de nettoyer la résidence des gens sur qui tu veilles.
Il m’offre un doux battement de cils.
— Ta maison est superbe, répond-il en examinant la construction
rustique d’un œil admiratif.
— Elle le sera davantage quand j’aurai terminé.
— Je ne la changerais pas trop, si j’étais toi ; ses imperfections révèlent
son vécu. C’est ce qui la rend si belle, décrète-t-il.
Je me tourne vers lui, ne parvenant pas à parler. Ryan remarque
l’émotion qui s’empare de moi.
— Je suis désolé. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demande-t-
il en s’approchant de moi pour me prendre la main.
C’est tout le contraire. Alexander considère que cette maison est une
ruine. Il a proposé de la détruire pour en construire une plus moderne. Il
ne voyait pas les choses comme Ryan. Ce simple fait me bouleverse de
manière inimaginable. Je touche sa joue, étire les lèvres et murmure :
— Je suis désolée d’être si émotive, Ryan.
— Tu n’as pas à t’excuser, Evie. Tu vis des moments difficiles. Et puis,
ça me plaît que tu sois si en contact avec tes sentiments. Cette authenticité
est rare de nos jours, explique-t-il en observant ma bouche à une proximité
de plus en plus excitante.
Ses propos ont raison des larmes que je retenais.
— J’ai encore dit quelque chose, se désole-t-il en passant son bras dans
mon dos pour me serrer contre lui.
— Non, Ryan. Tu dis exactement ce que j’avais besoin d’entendre, dis-
je dans un chuchotis.
Si seulement il savait à quel point j’ai prié pour une présence comme
la sienne dans ma vie. Voilà autre chose qui me manquait avec Alexander,
la douceur, la reconnaissance de mes émotions et le sentiment d’être
comprise.
24
Ryan

Comme je l’espérais, j’ai été honnête avec Evie, mais j’ai quand même
omis certains détails, notamment la participation d’Alexander à des orgies
à San Francisco, ainsi que l’existence de la vidéo réalisée par Lewis,
évaluant que la trahison avait été suffisante pour la journée.
Ensuite, décrétant que nous méritions une soirée de congé, j’ai
abandonné mon portable dans la salle de bain de l’étage et j’ai laissé mon
esprit tourmenté au même endroit pour profiter du temps avec elle. Pour
la première fois depuis très longtemps, j’ai repoussé le travail pour me
concentrer sur l’instant présent.
Cette soirée est parfaite en tout point. Le menu composé de crevettes,
de salade et de légumes marinés, qu’Evie a préparé pendant que j’étais
sous la douche, était exquis. Mais surtout, le calme de l’endroit, la vue et la
compagnie sont incomparables. Je dois me faire violence pour ne pas
l’embrasser ou la toucher.
Au moment où cette pensée traverse mon esprit pour la dixième fois
en autant de minutes, Evie, assise sur la couverture illuminée par les
torches, se laisse tomber sur le dos pour admirer les étoiles, le sourire aux
lèvres, l’air décontracté. Une image que je voudrais contempler pour le
restant de ma vie.
Déjà, lorsqu’elle est descendue après sa douche, je me suis demandé si
je parviendrais un jour à m’habituer à son allure. Sourire aux lèvres, elle
s’est avancée vers moi vêtue d’un boxer féminin et d’un caraco turquoise
sous une veste de lainage négligemment posée sur ses épaules. Ses
cheveux mouillés qui dégoulinaient sur sa poitrine, offrant une délicieuse
transparence au voile la recouvrant, me déconcentraient. Comme
d’habitude, Evie ne semblait pas consciente de son effet sur moi.
Quand je me tourne sur le côté, elle m’imite, exposant son flanc et
faisant émerger un string assorti à son bustier. Même si elle est sublime
habillée de cette façon, je souhaiterais lui retirer chaque bout de tissu pour
embrasser la peau en dessous.
— Je n’en veux pas autant à Alexander que tu pourrais le penser, lance-
t-elle soudain. Avec le temps, je crois que notre union est devenue un
mariage de raison, dit-elle en mimant des guillemets sur le mot mariage.
D’une certaine façon, je crois m’être aussi servie de lui, même si de mon
côté c’était plus inconscient.
— De quelle façon l’as-tu utilisé ? dis-je, étonné par cette déclaration.
— Dans notre société, la réussite se mesure davantage à ce que vous
possédez qu’à ce que vous êtes. C’est un constat désolant, mais assez réel.
Cela dit, je pense qu’une part inconsciente de moi avait l’impression d’être
parvenue à s’en sortir, à cadrer dans ce que la société espère, en étant avec
lui. Ça ne me ressemble pas d’être aussi hypocrite. Pourtant, je ne vois
aucune autre raison d’avoir continué de partager mon quotidien avec
Alexander parce que, lorsque j’y réfléchis de manière rationnelle, plus rien
ne m’attire chez cet homme. Du moins, pas amoureusement parlant. Je
suppose que ç’a été le cas au début, mais la réalité nous a rattrapés.
Forcément. Tu vois, ma mère était aussi une artiste et, à son époque, c’était
moins bien perçu. Aujourd’hui, nous sommes admirés. Dans son temps,
les peintres étaient des ratés qui avaient trop d’imagination. Mon père le
lui a souvent fait sentir, car elle n’avait pas poursuivi de longues études.
Elle travaillait comme serveuse dans un restaurant parce que ça payait
bien, mais elle détestait son boulot. Avec ses économies, elle s’achetait du
matériel pour peindre. Mon père n’a jamais rien compris à son art, et
quand il a su que je peignais aussi, il a jeté le même regard méprisant sur
moi. Comme si je n’étais que le pâle reflet de ma mère, alors que lui
gagnait bien sa vie à titre de comptable d’une grande société immobilière
où il baisait la moitié des employées.
Je la sens émotive de nouveau, alors je ne peux résister à la tentation
de me rapprocher pour poser ma main sur sa taille. Je caresse
machinalement son abdomen du pouce. Contrairement à mes intentions
préalables, mon geste sert plutôt à lui démontrer mon soutien.
— Je crois que d’une certaine façon j’ai reproduit le pattern de mes
parents. Sauf que j’avais pour objectif bien défini de ne dépendre de
personne financièrement. Au risque de faire de la psychologie bon
marché, Alexander représentait peut-être le modèle masculin froid et
distant que j’ai connu, mais aussi le symbole d’une certaine réussite, car
même s’il ne m’a jamais réellement aimée, il admirait mon travail. Je suis
convaincue que c’est ce qui m’a attirée au début. N’empêche que je
comprends mieux la raison qu’il avait de m’utiliser que l’inverse.
Evie me fait taire d’un index posé sur mes lèvres quand je tente de
m’opposer. Je retiens donc mes paroles, mais récupère sa main dans la
mienne pour embrasser ses doigts.
— Tu imagines ce que serait ta vie à devoir cacher celui que tu es
vraiment ? Alexander doit souffrir énormément. Je ne veux pas parler du
meurtre et de toute cette histoire, nous avons assez abordé le sujet pour
aujourd’hui, mais si je ne considère que son infidélité et les mensonges à
mon égard, je comprends pourquoi il s’est servi de moi. J’étais parfaite,
quand on y songe. Sauf bien sûr que je manque de savoir vivre, rigole-t-
elle.
Je lui souris en retour. En ce qui me concerne, cette façon d’agir de
manière irréfléchie comme le font les enfants me charme littéralement.
— Ta présence est inestimable, Ryan.
— J’allais te remercier de m’avoir invité, mais je réalise que je me suis
pointé sans invitation.
— Et c’est parfait… presque parfait, rectifie-t-elle, sondant mon regard.
Evie avance doucement. Elle se retrouve si près que je n’ai d’autre
choix que de l’enlacer, occasionnant un léger dérèglement de mes
battements de cœur.
— Ce qui rendrait cette soirée réellement parfaite, chuchote-t-elle à
mon oreille, c’est que tu fasses ce que je désire depuis le premier jour.
Ses paroles suggestives sont d’autant plus troublantes quand elle rive
ses iris sur ma lèvre inférieure qu’elle caresse d’un pouce délicat. Je sens
mon cœur galoper lorsque sa main descend vers ma nuque pour m’obliger
à m’avancer. Nos bouches se touchent presque, mais aucun des deux ne
franchit les quelques millimètres qui serviront de prélude à ce
rapprochement tant souhaité. Nos souffles se mêlent au point de rendre la
tension insupportable.
— Je serai furieuse si tu m’abandonnes encore, Ryan, murmure-t-elle
contre mes lèvres.
— Je te jure que je ne vais nulle part, dis-je en prenant enfin sa bouche
avec la mienne.
Je la repousse de mon bras afin de l’allonger sous moi pendant qu’elle
me goûte avec cette délicatesse que j’aime tant chez elle. Elle encadre mes
mâchoires de ses deux mains comme si elle ne voulait pas me voir
m’éloigner. Je n’ai pas l’intention de m’enfuir, mais la saveur salée d’une
larme me déconcentre momentanément. Je romps ce délicieux contact
pour l’observer.
— Si tu savais à quel point j’aime ta façon de m’embrasser, Ryan.
Rassuré par ses paroles, je ne tarde pas à recommencer. En maintenant
d’une main le dos d’Evie, j’utilise l’autre pour saisir sa mâchoire avant de
dévorer ses lèvres comme un affamé. Je descends sur sa gorge, puis sur ce
bustier qui m’obsède depuis deux heures. Du bout des doigts, je suis les
détails de la jolie lingerie. La bouche entrouverte, Evie s’offre à moi tout
entière. Ça me rend fou.
Elle s’allonge sur la couverture, pantelante et complètement soumise à
mes caresses. Je cesse de l’embrasser le temps de me délecter de sa vue.
Craignant peut-être que je parte, elle saisit le bas de mon tee-shirt. Je la
rassure en m’inclinant de nouveau au-dessus d’elle. Je lui enlève son boxer
pour découvrir le string qui me fait fantasmer depuis quelques minutes.
Elle se tortille doucement quand je descends le tissu entre ses jambes,
jusqu’à la retrouver vêtue de ses dessous indécents, encadrés par cette
veste inutile qui ne l’a pas cachée à mon regard de la soirée.
— Il y a une certaine inégalité, plaisante-t-elle en tirant sur les côtés de
mon tee-shirt pour me l’ôter.
Comme si elle n’avait jamais touché un homme de sa vie, elle se
redresse pour découvrir mon torse, mon abdomen, mes épaules et mes
bras de ses deux mains. Quand elle remplace ses doigts par sa bouche et
qu’elle s’aventure vers mon bas-ventre, mon attribut masculin resserre
mon caleçon qui devient vite inconfortable. Ce moment délicieux est
interrompu lorsqu’une rafale nous asperge de sable et qu’une des deux
torches tombe au sol. D’un simple coup d’œil, nous nous consultons et
décidons de courir nous réfugier dans la maison.

En un temps record, je place le matelas dans le futur atelier d’Evie, vide


pour le moment. Pendant que je le recouvre d’un drap de satin blanc, elle
allume quelques chandelles.
Avec la porte-fenêtre ouverte qui laisse entrer une légère brise,
l’éclairage feutré, et surtout Evie dans cette délicate lingerie turquoise sur
le matelas, je voudrais figer l’instant. Or, je n’y parviendrai plus longtemps,
car elle me retire mon pantalon et mon désir pour elle ne peut plus passer
inaperçu dans ce caleçon devenu trop serré. Je me sens déjà sur le point
d’exploser pendant qu’elle parcourt mon torse de cette bouche si sensuelle.
Je la repousse et prends sa nuque entre mes doigts pour l’obliger à lever la
tête. Le miroitement des flammes sur son corps et dans ses cheveux
accentue sa beauté.
— Tu es si belle.
Elle emprisonne mes mots entre ses lèvres tandis que je baisse la
bretelle de son caraco. Elle tire sur ma main pour m’inviter à la retrouver.
Ne parvenant plus à lutter contre mes bas instincts, dès que je m’installe
au-dessus d’elle, j’empoigne son sein et pourlèche avec insistance l’aréole
raffermie. Elle cambre les reins en émettant sa satisfaction de la plus
sensuelle façon.
Docile, elle me permet d’abord de la toucher sans bouger, mais quand
ma main glisse de son genou jusqu’à l’intérieur de sa cuisse, elle oscille
doucement le bassin. Je me penche pour semer un chapelet de baisers sur
ses flancs, son abdomen et entre ses seins, avant de goûter sa bouche.
Enroulant ma langue autour de la sienne, je laisse ma main courir partout
sur elle, captant ses soupirs de plaisir à l’occasion. Ce son si érotique,
résonnant comme une mélodieuse musique, cesse brusquement
lorsqu’elle me renverse pour monter sur moi.
À califourchon sur mes hanches, elle appuie ses deux mains sur mes
pectoraux. Je me redresse, prends ses jambes et l’encourage à les nouer
dans mon dos. Ainsi enlacés, Evie sur moi, nos pubis joints, nos corps
soudés, je me perds dans son regard grisé. Lorsqu’elle glisse ses dix doigts
dans mes cheveux, je ferme les paupières et profite de la caresse durant
quelques secondes. Après quoi j’ouvre les yeux et étudie son visage du
bout des doigts.
— Tu es la plus délicieuse de toutes les femmes, Evie. Je me sens si
privilégié d’être ici avec toi que je souhaiterais arrêter le temps.
— Vous voulez que je tombe éperdument amoureuse de vous,
détective Knight, murmure-t-elle contre mes lèvres.
— En ce qui me concerne, je suis fichu depuis longtemps.
La poussée sauvage que m’offre Evie me surprend autant qu’elle me
réjouit. Je riposte en l’entraînant dans ma chute et la fais rouler sous moi.
Très vite, nos bouches se soudent à nouveau pendant que nos corps se
meuvent l’un contre l’autre.

Désirant laisser Evie adopter le rythme qui la rend bien, j’attends


qu’elle me retire mon caleçon. La gourmandise avec laquelle elle
s’empresse de me prendre entre ses magnifiques lèvres me fait perdre la
tête. Je voudrais mourir dans cette position. Je ne peux résister à l’envie de
la toucher tandis que mon regard alterne entre cette bouche exquise et ses
jolies fesses. C’est là que je découvre les gouttes de rosée qui perlent de
son intimité et m’invitent à la goûter à mon tour. Pendant qu’elle émet ses
incessantes plaintes sensuelles en caressant mes cheveux, je me délecte de
son visage épanoui et de son corps qui frémit sous chaque léchée. Je me
ravise alors ; c’est plutôt dans ces conditions que je voudrais rester pour
toujours.
Maintenant que je me suis introduit en elle et que je sens ma
respiration s’ajuster à la sienne, je peine à croire que cette femme sublime
s’offre à moi aussi généreusement. Mes doigts enlacés dans les siens, je
conduis nos mains jointes au-dessus de nos têtes pour l’obliger à arquer le
dos et ainsi me nourrir de ses pointes durcies que je savoure au gré de
mes envies, guidé par ses ronronnements.
— Je perds la raison, Ryan, se plaint-elle dans un soupir tandis que je
plane entre ciel et terre.
Chaque fois que je m’enfonce en elle et que ses délicieuses parois se
resserrent autour de moi, mon esprit s’embrouille au point de me faire
perdre contact avec mon propre corps. Craignant de mettre fin trop vite à
notre étreinte, je m’apprête à me retirer pour un moment de répit quand
les jambes d’Evie se crispent. Je suis à la fois soulagé et déçu de me laisser
moi aussi aller à mon plaisir. Je souhaitais que ce contact intime, et
infiniment meilleur que tout ce que j’ai connu dans ma vie, se poursuive
pour longtemps, voire éternellement.
Je reprends mes esprits en délaissant la main d’Evie, constatant par la
même occasion que je la serrais trop fort.
— Oh ! dis-je en approchant ses doigts pour les embrasser. Je t’ai fait
mal.
Evie s’esclaffe. Décontenancé, je l’observe en m’installant à ses côtés.
— Tu peux me faire souffrir autant que tu en as envie si c’est ta
définition du mal, rétorque-t-elle en grimpant sur moi.
Le corps suintant de cette chaleur de Miami et de l’effort de nos ébats,
les cheveux dans un plus complet désordre, le visage encore rougi de
plaisir, elle me sourit à travers son regard embrumé de l’ivresse de nos
caresses. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.
— Je suis jalouse, confie-t-elle tout à coup.
Je fronce les sourcils en suivant le trajet de mon doigt qui frôle le tour
de son nombril en alternance avec ses flancs.
— Quand je pense que Mady avait droit à ça pendant plus d’une
année, alors que je me donnais moi-même du plaisir en rêvant que mon
partenaire me fasse l’amour de cette façon, je ressens une envie incroyable.
Si elle me le permet, je recommencerai chaque jour de mon existence.
J’agrippe solidement ses hanches et la lève pour la faire basculer sur le
matelas sous moi. J’écarte ses jambes de mon genou pour m’appuyer
contre elle. Une fois installé, j’encadre son visage de mes deux mains.
— Avant de te rencontrer, j’avais un peu cessé d’espérer qu’une femme
comme toi existe.
Evie devient soudain sérieuse. Je me fiche de l’effrayer, je ne peux plus
garder ces pensées pour moi.
— J’étais jaloux non seulement d’Alexander, mais aussi de tous les
hommes que tu avais connus avant lui. Je rageais en pensant que la seule
fois dans ma vie où je rencontre la fille qui me faisait perdre tous mes
moyens, je ne pouvais pas la toucher. Evie, sache que je n’ai jamais voulu
te rejeter et que te repousser représentait une réelle torture. J’ai vite
compris que tu n’avais pas tué Ethan parce que, dans tes yeux, je pouvais
lire toute ta sensibilité. Pour te protéger, je me ramenais à l’ordre en me
répétant que je me laissais influencer par mon attirance pour toi. Je n’avais
pas le choix de prendre mes distances pour trouver la vérité. Je devais
évaluer toutes les possibilités. J’espère que tu peux me pardonner.
— Non. Je suis très rancunière, plaisante-t-elle. Tu devras me faire
l’amour encore plusieurs fois avant même que je songe à t’excuser.
Je me laisse tomber sur elle sans ménagement.
— Je comprends que les preuves jouaient contre moi, m’assure-t-elle.
Quand as-tu su que je n’étais pas coupable ?
Dès le premier jour, dès la première seconde en fait, je savais qu’elle
était trop fragile pour la violence du geste commis. Pourtant, je n’ai
officiellement abandonné l’idée que lorsque j’ai vu la vidéo du viol.
Je ne voulais pas aborder ce sujet, sauf s’il était nécessaire. Je n’avais
certainement pas planifié en discuter maintenant.
— Ryan ?
Je lève le regard vers le sien. J’y découvre de l’inquiétude et peut-être
de la déception. Nul doute, elle croit que je lui ai menti ou que je
m’apprête à le faire.
— Je voulais éviter de t’en parler parce que tu seras de nouveau
blessée, mais je refuse de te mentir pour quelque sujet que ce soit,
maintenant et dans l’avenir.
Je vois toute la déception s’évaporer. En revanche, l’inquiétude est
toujours inscrite dans ses traits. Je me redresse sans trop savoir comment
m’installer. Je replie mes genoux vers moi. Evie m’imite.
— J’ai su quand j’ai eu des preuves irréfutables… lorsque j’ai observé
que tu n’étais pas consentante, même si tu prétendais le contraire.
— Observé ? demande-t-elle, une fine ligne se dessinant entre ses
sourcils.
Je ne parviens pas à soutenir son regard égaré. Je veux m’approcher,
mais elle lève la main pour me signifier de rester là où je suis, loin. Trop
loin pour pouvoir la serrer dans mes bras quand elle saura.
— Ryan, je t’en prie, explique-moi.
— Je te dirai tout… mais pas maintenant. Je…
— Je me fiche que tu aies le droit de m’en parler ou pas. Je veux
savoir.
— Ethan a filmé la scène, finis-je par avouer à regret.
Sa réaction n’est pas aussi explosive que je l’anticipais.
— Pourquoi ? demande-t-elle, le visage voilé de dégoût.
— Peut-être pour se rappeler… ou pour se vanter d’être parvenu à
t’attirer dans son lit.
— Mais il n’est parvenu à rien ! Il m’a droguée ! lâche-t-elle avec
émotion.
Je me redresse pour la prendre dans mes bras et, à mon grand
soulagement, elle me laisse faire. Même qu’elle se dresse sur ses genoux,
faufile ses mains dans mon dos et appuie sa tête sur mon épaule. Dans
cette position, elle demande d’une petite voix :
— Je peux voir le film ?
J’aurais préféré ne pas parler de la vidéo, mais j’espérais surtout qu’elle
n’ait jamais à la visionner. Je refuse qu’elle y ait accès sans que ce soit
absolument indispensable.
Bien sûr, elle insiste, prétextant que ça pourrait raviver des souvenirs.
Elle en est même persuadée parce que, jusqu’à présent, selon elle, c’est
lorsqu’on lui a suggéré une image que les autres s’y sont ajoutées. Je doute
que ce soit une bonne idée de revivre cette scène dérangeante. Si ça
devenait nécessaire pour le procès, s’il y a lieu, je voudrais que ce soit son
médecin, un psychologue on n’importe quel autre professionnel de la
santé qui en décide ainsi, pas moi.
Je prépare un énième argument pour la dissuader quand mon
cellulaire retentit.
— Si c’est Mady, dis-lui qu’il est une heure du matin et qu’elle a eu son
tour.
Son ton déterminé et sa moue renfrognée me font rigoler. Non, ce n’est
pas Mady, elle n’appelle jamais, elle m’envoie un message texte ou elle
cogne à ma porte, tout simplement. Sauf un collègue, je ne vois pas qui
peut me contacter à cette heure. Si bien que la curiosité m’incite à
récupérer mon téléphone. La curiosité grandit quand je lis le nom
d’Alexander Burke sur l’écran.

D’une voix inquiète, le galeriste a demandé à me rencontrer demain à


la première heure. Il ne m’en a pas dit davantage et semblait d’ailleurs
passer l’appel en catimini. C’est ma déduction en raison de sa voix basse
dans laquelle je décelais une évidente note d’angoisse. Pendant les
quelques secondes qu’a duré la conversation, Evie est demeurée
silencieuse, le regard rivé sur moi.
— Alexander reprend l’avion cette nuit pour me parler le plus vite
possible, dis-je en terminant la communication.
— Connaît-il l’existence de la vidéo ? s’enquiert-elle.
— Je n’en ai discuté qu’avec mon supérieur, et maintenant toi, pour
éviter que la partie adverse se prépare. Peu importe qui est le coupable,
cette personne ignorait la présence de la caméra, car la vidéo cesse une
quinzaine de minutes après le meurtre.
— Le meurtre est filmé aussi ! s’exclame-t-elle. Alors comment peux-tu
ne pas connaître l’identité de l’assassin ?
À regret, j’explique les grandes lignes de ce segment, en limitant les
détails. J’espérais dissuader Evie de regarder la vidéo, mais c’est tout le
contraire.
— Je suis convaincue qu’Alexander souhaite passer aux aveux. Selon
moi, il sait ce qui s’est produit ce soir-là. J’ai ce pressentiment depuis le
début. Tu as soulevé que cette vidéo donne l’impression que le meurtre
s’est produit sous le coup de la colère. Dans ce cas, c’est plausible que ce
soit Alexander qui ait paniqué en craignant que je le laisse. De son côté,
Hamilton le protège. Quand il est venu chez moi, il a parlé du gâchis que
j’avais créé et aussi du fait qu’il ne me défendait que pour épargner
Alexander. Maintenant que je me rappelle les circonstances de ma
rencontre avec ce trou de cul de Hamilton, je suis persuadée que lui aussi
sait quelque chose.
— Tu t’en souviens ?
— Oui, soupire-t-elle en se levant pour se rendre dans la salle de bain.
Intrigué, je la suis.
— Cet après-midi, après notre discussion sur l’enquête, avant que je
me glisse dans la douche, précise-t-elle en activant le robinet de la
baignoire, ça me titillait d’apprendre que je connaissais ce type. Je l’ai
détesté dès que je l’ai vu à l’hôpital, et ce sentiment s’est intensifié quand
il est venu me faire chier chez moi. Avec tout ce que tu m’as raconté sur
lui, dont la découverte de ses empreintes dans la chambre, je devais savoir
qui il était. Bref, j’ai appelé Alexander et, lorsqu’il m’a ramené à l’esprit les
circonstances de ma rencontre avec Hamilton, je m’en suis souvenue. Cet
homme est un salaud, j’en ai la certitude à présent. Je veux voir cette
vidéo, Ryan, je suis persuadée que des éléments me reviendront et ça te
servira pour ton entretien avec Alexander, demain matin.
C’est horrible, je ne veux pas la soumettre à ça, mais elle a raison. Ça
pourrait être utile. Je crains toutefois qu’elle craque. Elle a été forte jusqu’à
maintenant, mais se découvrir dans cette position de vulnérabilité pourrait
tout faire chavirer.
25
Evie

Ryan a un pouvoir dissuasif incroyable. Il me permettra de visionner


la vidéo une fois qu’il aura la confirmation qu’elle ne me causera pas de
problèmes. Quand je lui ai répondu que ma santé mentale était déjà
douteuse, il a seulement ri. Puis il s’est placé derrière moi pendant que
j’étais allongée dans la baignoire. Agenouillé sur le carrelage, il me massait
la nuque. C’était une méthode très efficace pour me changer les idées,
mais quand il a commencé à m’embrasser sous le lobe d’oreille, a
poursuivi les bulles de savon sur mon abdomen, j’ai décrété en silence que
je me fichais de cette vidéo. Je me doutais qu’il souhaitait créer une
diversion, mais je n’ai rien dit. Ryan a donc continué sa descente vers mes
hanches. Mes genoux se sont alors écartés machinalement, car je mourais
d’envie qu’il me prenne de nouveau, mais il s’est contenté de caresser mes
cuisses. J’oscillais le bassin pour l’inviter vers mon intimité. À ce moment,
il a pris ma mâchoire dans sa main et a attiré ma tête vers l’arrière. J’ai
présenté mes lèvres, dans l’attente qu’il m’embrasse, et c’est ce qu’il a fait.
En me maintenant dans cette position, sa bouche chaude qui mordillait
sensuellement la mienne, Ryan m’a caressée comme jamais un homme
l’avait fait, me faisant oublier la vidéo… et même mon nom.
Repue de nos étreintes langoureuses, je suis maintenant allongée à plat
ventre sur mon matelas. Ryan cajole mes fesses depuis que nous sommes
dans la pièce, ne paraissant désirer rien d’autre que de sillonner ma peau
de son index. En quelques heures, cet homme m’aura rendu toutes les
caresses dont Alexander m’aura privée ces deux dernières années.
Ne voulant pas abuser de ses bonnes grâces, je me retourne sur le dos.
Ryan, appuyé sur son coude, la tête installée dans la main, me sourit
doucement. Il est beau dans tous les sens du mot. Il a un visage
magnifique et un corps fabuleux. À l’intérieur de cette robustesse, il y a
une dose infinie de tendresse. Il est si doux et fort à la fois ; il m’a changée
de position en n’utilisant qu’un bras et m’a transportée de la salle de bain
jusque dans mon lit en me soulevant comme si j’étais une enfant. Je suis
folle de lui. Dès que j’ai croisé son regard à l’hôpital, je me suis sentie
chavirée par ce que je lisais dans ses iris sombres. J’étais toutefois loin de
me douter à quel point il transformerait ma vie.

Ryan s’est endormi en me dorlotant. Moi aussi, j’ai fermé les yeux
pendant quelques heures, mais lorsque j’ai ouvert les paupières et que j’ai
observé l’homme dans mon lit, j’ai eu l’urgente envie de le peindre.
Allongé sur le dos, le drap posé négligemment sur son bassin, il offre son
délicieux torse et ses jambes musclées en spectacle. Comment résister ?
Quand un sujet me fascine autant, la toile prend forme en très peu de
temps. Je n’ai que grossièrement dessiné sa silhouette avant d’attraper mes
pinceaux pour lui donner vie. Je suis concentrée sur le contour de sa
mâchoire lorsque je remarque du mouvement sous ses paupières. Ryan
allonge le bras gauche et tâte le matelas en formant un arc complet. À
défaut de me trouver, il étire le bras droit, sans plus de succès. Ça me plaît
de constater qu’il me cherche avant d’ouvrir les yeux.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demande-t-il d’une voix âpre dès que
son regard ensommeillé croise le mien.
— Ça me semble évident, dis-je en levant mon pinceau bien haut. Je te
peins.
Gêné, il plaque sa main sur son visage souriant.
— Je voudrais te préparer du café, mais j’ai réalisé que je n’ai pas de
cafetière.
Sur ces mots, Ryan se redresse dans le lit.
— Quelle heure est-il ? s’inquiète-t-il en bondissant sur ses pieds.
— Autour de six heures et demie.
— Tu peins depuis quand ?
Je hausse les épaules, car je n’en ai pas la moindre idée. Quand Ryan
vient vers moi, je tourne le chevalet pour cacher mon œuvre.
— Je suis nu là-dessus ? s’enquiert-il en m’enlaçant.
— Non, dans ce cas, j’aurais attendu d’avoir ton autorisation. Si la toile
ne te plaît pas, je la détruirai, mais si tu veux mon avis, je pourrais en
avoir un bon prix. Avec un modèle semblable, c’est voué à devenir un
chef-d’œuvre, dis-je en me rendant près de la fenêtre pour récupérer mon
téléphone.
Je glisse mon doigt sur l’écran et le tourne ensuite vers Ryan.
— Je savais que je perdrais mon modèle à ton réveil, alors je me suis
permis de prendre une photo. Je peux la conserver ou préfères-tu que
j’abandonne un si beau projet ?
Pour seule réponse, Ryan pose ses lèvres sur les miennes, puis file
sous la douche tandis que je me délecte de son joli postérieur. Cet homme,
je l’ai déjà dans la peau. Il l’ignore encore, mais il est condamné à
demeurer dans ma vie.

En sortant de la salle de bain, Ryan s’est habillé et a demandé que je


fasse de même. Il devait se rendre au poste de police et ne voulait pas que
je reste seule à Key Biscayne. En temps normal, je me serais opposée, mais
je comprends que tant qu’il n’aura aucune certitude sur ce qui est arrivé à
Ethan Lewis ma sécurité sera compromise. Et puis, j’ai pu profiter d’un
peu plus de temps avec Ryan. Je l’ai donc suivi et, en chemin, nous nous
sommes arrêtés pour attraper du café et un sandwich-déjeuner que nous
avons grignoté dans une aire de stationnement en bordure de mer. Le
sandwich était douteux et le café pas assez chaud, pourtant c’était le
meilleur petit-déjeuner depuis des lunes. Après m’avoir embrassée
longuement, il est parti pour le bureau dans le but de rencontrer Alexander
et moi, je me suis rendue chez Olivia.
Ma copine se languit des détails croustillants sur ma nuit enivrante
avec mon nouvel amant.
— Voilà que j’ai retrouvé mon amie, sourit Olivia. Si le sexe est aussi
bon que tu le prétends, tu le reverras, je suppose ?
— Ce type est fichu. Il devra m’épouser, dis-je très sérieusement.
Ce qui soutire un éclat de rire à Olivia.
— Je crois être déjà amoureuse de Ryan. C’est possible, ça ? Ou suis-je
seulement encore accrochée aux portes du septième ciel ?
— Evie McDaniel songe au mariage, rigole Olivia.
— Je sais bien que c’est trop tôt pour voir si loin, mais Ryan me plaît
et pas juste parce qu’il embrasse incroyablement bien et baise comme un
Dieu. Il a un calme apaisant. Il est très attentif et respectueux. Il se fiche
que je pleure souvent – voire tout le temps, ces derniers jours –, même
qu’il prétend que c’est une bonne chose d’être près de ses émotions. Je
peux manger avec mes doigts sans qu’il me regarde de travers et il sourit
quand je dis des conneries ; avec lui, je sens que je peux être celle que je
suis sans craindre ses réactions. Tu comprends ?
Olivia s’approche de moi et ouvre les bras pour me serrer contre elle.
— Je comprends tellement, Evie, m’assure-t-elle en caressant mes
cheveux. J’ai tout de suite su qu’il te plaisait et j’ai vite remarqué l’effet
que tu avais sur lui. Dave m’a confirmé qu’il n’avait jamais vu son ami
aussi déstabilisé par une femme, dans le bon sens du terme.
Après avoir laissé mon cœur soupirer de bonheur quelques secondes,
je change de sujet.
— J’ai avoué à Alexander que je l’avais surpris avec Miles Hamilton.
Devant les yeux inquisiteurs d’Olivia, je raconte en détail ma
conversation avec Alexander et le constat auquel je suis venue quant à
mon engagement avec lui ces deux dernières années. Nous demeurons
ainsi sur la terrasse à siroter un café tout en discutant de ce que l’avenir
nous réserve ; elle avec Dave et moi avec Ryan.

Après une séance de papotage avec ma copine, Olivia devant


rencontrer un client, j’ai fait la tournée des boutiques d’antiquaires pour
acheter des meubles pour ma maison de Key Biscayne. J’ai rapidement
abandonné mon projet de trouver des antiquités à restaurer. En revanche,
mon arrêt chez Pottery Barn m’a emballée. En plus d’avoir découvert une
table de salle à manger, un lit, une commode et un canapé, j’ai rempli mon
coffre d’articles de cuisine, dont une machine à café qui, selon le vendeur,
fait les meilleurs cappuccinos du monde. Après avoir payé mon dû, j’ai fait
quelques clichés pour Olivia qui se chargera de la décoration, puis j’ai pris
la route vers la résidence d’Alexander, pour y récupérer quelques effets
personnels supplémentaires. J’y suis depuis une dizaine de minutes.
Selon mes prévisions, Alexander doit être arrivé au bureau de Ryan à
ce moment. Je croise les doigts pour que la rencontre soit à la hauteur de
mes attentes. Ryan n’était pas aussi optimiste, mais je connais assez
Alexander pour savoir que s’il a écourté son séjour une fois de plus, c’est
que c’est important. Comme la demande venait de lui, je crois qu’il
souhaite passer aux aveux. De quelle nature ? Ça, je n’en ai pas la moindre
idée.
Je continue de penser que l’attitude d’Alexander et de son amant était
suspicieuse. Surtout depuis que je me suis souvenue de ma première
rencontre avec Miles Hamilton. Au moment de mon altercation, j’avais cru
comprendre qu’il me désirait, mais j’ignorais que Hamilton était
homosexuel. Pendant ma longue douche hier, j’ai réfléchi au fait qu’il avait
peut-être essayé de m’intimider parce qu’il était jaloux de ma relation avec
Alexander. Quand j’ai confié la teneur de ce souvenir à Ryan et qu’il m’a
déclaré que l’avocat était en réalité bisexuel, je ne savais plus quoi penser.
Ryan, lui, pense que de fait, Hamilton me voulait et était frustré de n’avoir
aucune chance avec moi.
Le carillon qui a teinté me tire de cette réflexion. Je sors de la salle de
bain où je préparais une valise pour me diriger vers le vestibule. Quand
j’ouvre la porte de la maison, je trouve Miles Hamilton debout, une main
plantée dans une poche de son pantalon, l’air beaucoup trop décontracté
pour la fureur que je lis dans ses yeux. Il n’est pas tiré à quatre épingles
comme d’habitude. Il n’a pas de cravate, il a déboutonné sa chemise et ses
cheveux sont dans un complet désordre.
— Ne sois pas impolie, Evie, invite-moi à entrer.
— Alexander n’est pas ici, dis-je en refermant la porte.
Hamilton la retient de son pied.
— N’as-tu pas mieux à faire que de venir m’embêter ? dis-je en
mettant la main dans ma poche, souhaitant y cueillir mon cellulaire.
Mon cœur a un raté quand je remarque qu’il n’y est pas. Je n’aime pas
être seule ici avec lui. Je tente de me raisonner en songeant qu’il n’osera
jamais rien contre moi après la mise en garde de Ryan.
— Non. Comme tu le sais, mon amant est probablement occupé avec le
tien. J’ai quelques propositions intéressantes pour nous amuser en les
attendant, dit-il d’un ton suggestif en entrant dans la maison.
— Non merci, j’ai l’habitude d’être exclusive, dis-je en m’éloignant de
lui pour poursuivre mes tâches, espérant ainsi ne pas lui montrer que je
crains sa présence, et surtout, pour récupérer mon téléphone.
Je regrette d’être venue dans cette maison. J’aurais pu me passer de
mes quelques affaires qui me paraissent à présent inutiles. J’aurais dû
attendre Ryan, comme il me l’a proposé.
— Evie, reprend Hamilton d’une voix étonnamment douce. Je n’ai
jamais été très doué pour les premiers contacts, mais je suis comme le bon
vin, je m’améliore avec le temps. J’aimerais qu’on reparte sur de meilleures
bases.
— C’est inutile. Si tu voulais Alexander, il suffisait de me le dire. Je
refais ma vie, il continue la sienne. Je vous souhaite beaucoup de bonheur,
dis-je avec sarcasme.
Quand j’accède au bagage que j’étais en train de remplir dans la salle
de bain, croyant mettre la main sur mon téléphone, je réalise que l’avocat
m’a suivie et que mon cellulaire est plutôt dans la chambre, sur la
commode. Miles Hamilton est près de moi. Trop près. Avant que j’aie le
temps de réagir, il s’est avancé au point où je ne peux plus m’éloigner. Je
suis prise en souricière entre le mur et la douche ; il a installé ses bras de
chaque côté de moi. Il empeste le whisky à plein nez.
— Qu’est-ce que tu me veux ?
— Il est trop tard pour ce que j’aurais voulu, Alexander prétendait que
tu refuserais un ménage à trois, affirmant que tu étais la femme d’un seul
homme.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Il est cinglé ou quoi ? Hamilton s’approche
encore et glisse sa main dans mes cheveux. Son souffle se mêle au mien.
Je voudrais hurler, le frapper, m’enfuir, mais je crains que la situation
tourne mal. Vaut mieux être conciliante pour gagner du temps.
— Alexander me répétait sans arrêt que tu étais frustrée, que tu
espérais plus de lui, sexuellement parlant. Je sais que désormais tu as saisi
que c’était au-dessus de ses forces. Il aime les hommes, que les hommes.
Tu es la seule femme avec qui il a pu faire l’effort. J’admets que c’est facile
à comprendre avec ce précieux petit cul, dit-il en me pétrissant une fesse,
m’embrassant la tempe en même temps.
Ma respiration s’accélère. Mon pouls se met à tambouriner contre mes
tympans. J’ai beau tenté de m’éloigner, j’ai n’ai nulle part où aller.
— N’empêche que chaque fois qu’il te pénétrait, il devait penser à un
homme pour parvenir à maintenir son érection. Je lui répétais que ça ne
pourrait durer éternellement, que tu finirais par le laisser ou le tromper ; il
ne voulait rien entendre. J’ai proposé de m’occuper de toi, mais il refusait
de te partager.
Je peine à croire ce que j’entends. Je serre la mâchoire pour éviter de
crier.
— Je t’ai suivie plus d’une fois pour tenter de lui démontrer que j’avais
raison. Tu es douée parce que je n’ai pas réussi à lui rapporter les preuves
souhaitées. Sauf une fois, bien sûr, mais rien n’est plus pareil depuis. Et
maintenant, c’est moi qui commence à être frustré, m’informe Hamilton
en passant sa main sous ma robe.
Il caresse l’intérieur de mes cuisses. Je referme les jambes en cherchant
désespérément une stratégie. Je déglutis, regarde autour pour trouver une
issue, tente de reprendre mon calme en respirant plus calmement, en vain.
— Tu n’aurais pas dû, Evie, pas avec Ethan, murmure-t-il près de mon
oreille en appuyant son bassin contre le mien.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai jamais voulu coucher avec
Ethan Lewis, il m’a violée, dis-je en le repoussant rageusement.
Il m’attrape par le poignet pour m’attirer à lui.
— Tu peux laisser tomber cette histoire idiote, même les policiers n’y
croient pas, dit-il en essayant de poser sa bouche sur la mienne.
Quand je détourne la tête, Hamilton agrippe ma mâchoire et
m’immobilise. Je pince les lèvres pendant qu’il passe sa langue écœurante
sur ma bouche scellée.
— Allons, Evie, ne fais pas semblant ; je sais qu’on pourrait bien
s’entendre. Tu n’aurais plus à aller assouvir tes besoins sexuels avec un
jeune qui n’y connaît rien, lance-t-il en pétrissant ma poitrine à travers ma
robe.
Son ton est devenu agressif et ses yeux ont pris un reflet inquiétant. Je
ferais mieux de changer de stratégie. Quand l’avocat essaie de nouveau de
m’embrasser, je pose la main sur son visage et réponds le plus gentiment
possible :
— Tu as raison, Miles, j’aurais accepté un ménage à trois à ce moment,
dis-je en me dégageant doucement, mais la situation a changé. J’ai
rencontré un homme avec qui j’ai l’intention d’être exclusive.
Hamilton part d’un grand éclat de rire. Je profite de l’occasion pour
marcher vers la chambre. J’ai envie de hurler quand je remarque que mon
téléphone n’est pas sur la commode, comme je le croyais. Ma respiration
déjà erratique se désorganise. Je dois sortir d’ici, c’est urgent.
— Je doute que tu y parviennes. Il est vrai que ce séduisant détective
est alléchant. Alex en fait tout un cas, rigole-t-il en roulant les yeux, mais tu
sais aussi bien que moi que les hommes ont besoin de variété. Et
malheureusement, ce bel enquêteur n’est pas ouvert au sexe fort,
contrairement à ce que croit Alexander. Il y tenait mordicus, mais il a
déchanté quand je lui ai montré la vidéo vous mettant en vedette tous les
deux.
C’était donc lui !
— Ryan Knight ira vers d’autres femmes, alors que feras-tu ? Tu te
tourneras de nouveau vers un étudiant ? Comme celui qui n’aura pas eu le
temps de saisir l’occasion en or que je lui suggérais, ajoute-t-il, plus pour
lui-même.
— Qu’as-tu proposé à Ethan ? dis-je tout en cherchant désespérément à
me souvenir où j’ai laissé mon téléphone.
— Je lui ai offert sur un plateau d’argent la chance de rencontrer des
hommes influents du milieu de la scénarisation et de la réalisation. Il
hésitait la dernière fois que je lui ai parlé.
— Je ne comprends pas, pourquoi aurait-il refusé une possibilité
semblable ? De ce que je sais d’Ethan, il était très ambitieux, dis-je
pendant qu’Hamilton fouille dans mon tiroir contenant mes dessous pour
en sortir une culotte de dentelle rose.
Il la respire, me sourit, puis l’enfonce dans sa poche de veston.
— En effet, il a posé plusieurs questions sur le déroulement de la
rencontre et il semblait intéressé. Par contre, quand j’ai soulevé la
possibilité de participer à une soirée dans un club très sélect auquel il
n’aurait jamais accès sans moi, il est devenu nerveux. Je me doute que
c’était peut-être impressionnant pour un jeune de son âge. Mais il n’a pas
tardé à prendre mon argent, je suppose qu’il aurait fini par accepter. Hélas,
je ne le saurai jamais.
— Tu lui as proposé quoi précisément ? De travailler ou de coucher
avec lui ?
— J’avais vraiment l’intention de lui présenter des gens influents du
milieu. La participation à la soirée n’était qu’un bonus. Pour le reste,
ç’aurait été à lui de choisir. En général, les hommes ne résistent pas à
autant d’images érotisantes. Je sais qu’il se serait laissé prendre au jeu.
C’est peut-être un peu sournois de ma part, je l’admets, mais je suis
convaincu qu’il était trop porté sur le sexe pour ne pas finir par élargir ses
horizons. Je l’ai déjà observé avec d’autres. Quand un individu est
ambitieux et comprend que pour obtenir son premier contrat tout ce qu’il
doit faire c’est descendre sa braguette et se faire sucer par un mec, la
décision est facile à prendre. Une pipe par la bouche d’une femme ou celle
d’un homme, ça fait peu de différence, tu sais ? Comme plusieurs, il y
aurait pris goût. Mais à court terme, il préférait se taper sa jolie
enseignante. Je le comprends, et maintenant, c’est à mon tour. Si mon
évaluation est exacte, il nous reste au moins une heure de tranquillité,
conclut Miles Hamilton en marchant vers moi.
26
Ryan

Dès les premiers instants, j’ai senti la fébrilité d’Alexander Burke. Le


regard fatigué, les yeux fuyants, il a annoncé qu’il avait des choses très
importantes à me confier et qu’il ne pourrait pas vivre en conservant un
secret aussi lourd.
Je viens de nous préparer un café et nous marchons vers mon bureau.
Sans y être invité, Burke retire son veston qu’il dépose sur le siège d’à côté
et détache le nœud de sa cravate ainsi que le premier bouton de sa
chemise. J’aurai bel et bien une confidence sérieuse à en juger par son état
tendu. Je demande donc l’autorisation d’enregistrer la rencontre. J’attends
que le galeriste lève les yeux vers moi pour lui intimer d’un hochement de
tête de commencer.
— Je n’ai pas été honnête au sujet de mon emploi du temps lors de la
soirée du meurtre d’Ethan Lewis. Je n’ai aucune responsabilité dans ce qui
s’est passé, mais j’ai caché des informations par crainte que les
circonstances se retournent contre moi, largue-t-il sans plus de cérémonie.
Il cesse de parler pour observer ma réaction. Je n’en ai aucune, car je
m’y suis préparé. C’est la suite qui m’intéresse, mais avant je dois
demander :
— Souhaitez-vous la présence d’un avocat ?
Il secoue la tête pour refuser.
— Quelles circonstances ? dis-je pour reprendre la déposition.
— J’ignore par où commencer pour vous permettre de comprendre.
— Pourquoi ne pas reprendre tout depuis le début, soit votre relation
avec Evie et celle avec votre amant ? dis-je en le regardant droit dans les
yeux.
— Evie vous a parlé ? demande-t-il en fuyant mon regard.
— Non, je savais déjà.
— Ça simplifie les choses au fond, soupire Burke, l’air épuisé.
Le galeriste me raconte alors qu’il a toujours refoulé ses désirs pour les
hommes par crainte d’être rejeté par sa famille. Malgré ses nombreuses
tentatives d’être en couple avec des femmes, il n’a jamais éprouvé
d’attirance pour elles. Il a donc vécu son homosexualité en ayant des
rendez-vous clandestins avec des types discrets, la plupart du temps hors
de Miami. Pour la première fois de sa vie, en rencontrant Evie, il a ressenti
quelque chose de différent. Il a d’abord été subjugué par son talent.
Ensuite, quand il a rencontré la femme derrière les toiles, il l’a trouvée
belle, solaire. En l’examinant pendant la soirée, il était intrigué par elle.
Non seulement Evie était jolie, mais elle dégageait un tel sex-appeal, une
telle sensualité qu’il s’est senti excité en sa présence. Il a tout de suite su
qu’elle était la solution à son calvaire. Cette impression s’est confirmée
lorsqu’ils se sont parlé. En remarquant sa passion et son intelligence
artistique, il a réellement craqué pour elle. Il aimait sa compagnie et
pouvait envisager d’avoir une relation sexuelle avec cette femme ; la seule
n’ayant jamais réussi à susciter quelques remous dans son pantalon. Si ça
fonctionnait, il allait partager sa vie avec elle, la présenter à ses parents et
peut-être avoir une existence normale. Ç’a marché au début parce qu’il a
fait les choses lentement en alternant les voyages d’affaires et le temps
passé avec Evie. Pourtant, après un an environ, la jeune femme s’est
montrée frustrée de la qualité de leurs étreintes. Ils ont eu quelques
discussions sur le sujet, mais Alexander rejetait la faute sur la lourdeur de
ses fonctions et la fatigue qu’elles entraînaient. Quand il a rencontré Miles,
de qui il est tombé éperdument amoureux, les choses se sont davantage
compliquées avec Evie. Il a augmenté la fréquence de ses voyages à San
Francisco où il vivait pleinement son homosexualité, avec lui, mais aussi
avec beaucoup d’autres hommes. Inévitablement, la relation avec Evie s’est
détériorée et par conséquent, celle avec Hamilton en a aussi souffert.
— Miles m’encourageait à la laisser tomber pour avoir davantage de
liberté. Il vient d’une famille beaucoup plus ouverte que la mienne, alors il
ne pouvait pas comprendre. Je savais déjà qu’il était bisexuel, nous en
avions discuté, surtout en raison de mes confidences par rapport à ma
propre expérience. Mais j’ai tout de même été surpris quand, après avoir
rencontré Evie lors d’un gala, il m’a proposé de l’inclure dans notre relation
en lui suggérant de faire un ménage à trois, juste pour le plaisir
d’émoustiller notre vie sexuelle. Dans un sens, je me disais que ça pourrait
marcher. Evie pourrait être plus satisfaite et, de mon côté, ça réduisait les
mensonges, au moins avec elle. J’ai cependant vite remarqué qu’elle
n’aimait pas Miles. Elle a été catégorique dès le premier contact. Elle
affirmait avec hargne que c’était un faux-cul irrespectueux. J’ignore sur
quoi elle basait son opinion, mais elle n’en démordait pas. J’ai donc
abandonné l’idée. Mais pas Miles. Il prétendait qu’elle me trompait
sûrement déjà, qu’elle flirtait avec tous les hommes et que c’était évident
que je finirais par la perdre, ou perdre ma couverture, si je peux
m’exprimer ainsi. Je suis devenu paranoïaque, je devais savoir en tout
temps où elle était et avec qui. Puis un soir, alors que je mangeais avec
Miles, il m’a annoncé tout bonnement qu’il avait vu Evie sur le campus de
l’université avec Ethan Lewis, près des résidences. Même si j’ai rejeté l’idée
d’emblée, j’ai fini par suggérer de l’appeler. Il m’a plutôt proposé de
vérifier la géolocalisation de son téléphone. J’avais déjà activé cette
fonction sur le cellulaire d’Evie, mais ne l’avais jamais utilisée parce que je
trouvais cette solution extrême. Mais, Miles a insisté en soulignant que,
chaque fois, elle prétendait être avec sa copine et que je gobais sa réponse
sans argumenter. J’ai donc effectué la manipulation sur mon cellulaire et
j’ai pu confirmer qu’elle était bien à l’université. Connaissant les valeurs
d’Evie, j’ai quand même rejeté le fait qu’elle était avec Lewis pour autre
chose que ses fonctions d’enseignante. Miles m’a traité de naïf. Nous nous
sommes disputés et je suis parti.
— Voulez-vous de l’eau ? dis-je quand Burke soupire.
Le galeriste hoche la tête à l’affirmative. Pour éviter d’interrompre ses
confidences surprenantes, j’appuie sur le bouton de mon téléphone et
demande à un collègue d’en apporter.
— Donc vous êtes retourné chez vous ? dis-je, même si je me doute
que ce n’est pas ce qui s’est produit.
— Je n’ai pu m’empêcher d’aller sur le campus pour en avoir le cœur
net. Je me suis rendu à la chambre du jeune Lewis.
— Vous saviez où elle se trouvait ?
Burke détourne le regard.
— Si Ethan était très attiré par ma femme, moi, je l’étais par lui. Il
venait souvent à la galerie, alors on se connaissait bien. Du moins, assez
pour qu’un jour où j’arrivais d’une réunion de comité et que je l’ai croisé,
je discute avec lui. Tout en parlant de ses projets, d’Evie et d’autres
banalités, je l’ai raccompagné jusqu’au dortoir. Je ne suis pas entré, et
même si j’en mourais d’envie, ça ne se serait jamais produit à cet endroit
beaucoup trop risqué pour moi. De toute façon, il était hétérosexuel…
enfin, je crois.
J’acquiesce d’un mouvement de tête au moment même où un agent se
pointe avec le verre d’eau. Le temps de le remercier, je poursuis :
— Vous vous êtes donc rendu chez Ethan. Qu’avez-vous vu en
arrivant ?
— La porte était entrebâillée. J’ai tourné la poignée et je me suis risqué
à jeter un œil. L’entrée offre un visuel sur la chambre, alors je ne suis pas
allé loin, car j’ai aperçu Ethan nu, allongé près du lit, le visage couvert de
sang. Evie était au sol, à ses côtés, dévêtue. Je l’ai crue morte aussi. J’ai
paniqué. J’ai fui en courant et j’ai téléphoné à Miles. Il m’a demandé si
quelqu’un m’avait vu. Je l’ignorais, mais j’ai supposé que non. C’était
particulièrement tranquille, et comme je cherchais à surprendre Evie en
flagrant délit, je m’étais fait discret, explique-t-il. Miles m’a dit que je
devais quitter les lieux sans être aperçu, sinon j’allais être accusé. Il semble
que le conjoint soit toujours le premier suspect dans des cas semblables.
— Alors qu’avez-vous fait ?
— Tout ce que m’a dicté Miles. Je l’ai rejoint au Fontainebleau pour
qu’on soit vus ensemble afin de me fournir un alibi, si ça devenait
nécessaire. Ensuite, j’ai appelé Olivia dans le but qu’elle témoigne que je
cherchais Evie. J’ai feint la surprise lorsque la police du comté de Miami-
Dade m’a contacté. En vérité, je l’étais partiellement en apprenant qu’Evie
était en vie, car je la croyais morte, alors que l’agent m’a dit qu’elle était
blessée.
— Ce qui nous amène à votre raison d’être ici, dis-je en attendant que
Burke reprenne.
— Je sais que c’était une erreur de cacher que j’avais trouvé Evie avec
cet étudiant, mais j’ai maintenant des doutes sur l’implication de Miles
dans ce drame.
Soit il sent l’étau se resserrer autour de lui et il veut faire porter le
blâme à son amant, soit il est honnête.
— Et pourquoi ça ?
— D’abord parce que je sais qu’il m’a dissimulé des choses par rapport
à Ethan Lewis. C’est dans votre bureau que j’ai appris qu’ils s’étaient déjà
parlé.
— Ils se connaissaient mieux que ce qu’il m’a dit ?
— Il m’a avoué l’avoir invité à se joindre à nous à San Francisco.
— Se joindre à vous ?
— Il lui a fait miroiter la possibilité de rencontrer des hommes
influents pour son futur emploi. C’était en partie vrai, mais il a admis qu’il
espérait qu’on passe la soirée avec lui.
Je sens enfin que je tiens quelque chose. Je conserve mon regard sur
Burke en souhaitant qu’il explique sa pensée. C’est le cas.
— J’ai dit à Miles qu’Ethan me plaisait, mais que je ne me faisais pas
d’idée à son sujet. À ce moment, Miles m’a demandé de ne pas être si
défaitiste. Nous n’en avons pas reparlé, jusqu’à hier où je l’ai questionné
après avoir appris qu’il le connaissait. Il m’a avoué l’avoir invité à une
soirée privée très prisée.
— Au Sanctuary ?
Le corps de Burke se crispe.
— Oui, au Sanctuary, confirme-t-il avant de poursuivre. À force de le
harceler, j’ai compris qu’il l’avait rencontré sur le campus. Miles s’y est
rendu pour donner une série d’allocutions pour recruter des nouveaux
talents. Miles collabore avec des scénaristes et des réalisateurs à San
Francisco et à New York, m’explique Burke. Il a donc attendu Ethan à la
sortie d’un cours pour lui remettre sa carte. Il a prétendu que c’était surtout
pour moi qu’il l’avait fait, mais a admis que Lewis lui plaisait également.
Bref, paraissant emballé, Ethan l’aurait appelé pour lui poser quelques
questions afin d’en savoir davantage. Miles lui aurait alors proposé de le
rencontrer dans un bar à proximité de l’université.
— Ce rendez-vous a-t-il eu lieu ?
— Oui. Le jeune hésitait encore, mais Miles pense qu’il aurait accepté
parce qu’il lui a remis cinq mille dollars pour le convaincre.
Touché !
— La rencontre a eu lieu dans un bar, comme il l’a mentionné ?
— Je ne suis pas certain à cent pour cent. Lorsque j’ai posé la question
à Miles, il a prétendu que oui. Il a nommé le Rathskeller, une proposition
de l’étudiant, apparemment. Je l’ai cru. Hier, je suis toutefois revenu sur le
sujet parce que je me suis souvenu que Miles m’avait dit avoir croisé Evie
sur le campus avec Ethan Lewis, le soir du meurtre. Sur le moment, je n’y
avais pas porté attention, car j’étais concentré sur notre discussion, par
rapport à Evie, qui prenait des proportions démesurées. Mais en
réfléchissant à la situation, j’ai pensé que Miles l’avait peut-être rencontré
sur le campus… dans sa chambre. Ça expliquerait comment il a pu croiser
Evie là-bas. Miles a juré que non. J’ai encore insisté pour savoir ce qu’il
fichait à l’université dans ce cas. Il a affirmé qu’il y était pour une
allocution ce jour-là.
— D’accord, il y aurait eu une rencontre entre Ethan et Miles, et ce
dernier vous l’a cachée. Cependant, j’ai cru comprendre que vous aviez une
relation assez ouverte. Alors pourquoi est-ce un problème ? D’autant plus
que c’était pour vous faire un cadeau, en quelque sorte.
— Pour deux raisons. D’abord, j’ai vérifié et Miles n’avait pas
d’allocution ce jour-là.
Oh !
— Ensuite, parce que Miles est très déterminé, au point où ça frôle
parfois l’obsession. Je savais déjà que c’était dans sa nature, mais hier, j’ai
eu la confirmation qu’il a perdu la tête quand il m’a montré une vidéo
qu’il a faite d’Evie… et de vous sur la plage, ajoute Burke après un
moment.
Je me doutais que le film referait surface, alors j’ai peu de réaction.
— Me dévoiler l’existence de cette vidéo servait un tout autre but,
admet le galeriste en fuyant mon regard, mais ce que j’ai retenu, c’est qu’il
était totalement obsédé par Evie. Je savais déjà qu’il fantasmait sur elle,
mais maintenant que je repense à nos discussions, et surtout, à la colère
dans ses yeux lorsqu’il me faisait visionner la vidéo, je perçois la situation
autrement. Il faut savoir que Miles ne tolère pas les refus. En tant
qu’avocat, il est d’avis que tout se négocie. Il voulait coucher avec Ethan
Lewis et faisait une réelle fixation sur Evie. Selon moi, ni l’un ni l’autre
n’auraient accepté ses avances, même à long terme. Enfin ! Ce que je
pense, c’est soit que Miles a rencontré Ethan Lewis chez lui et est tombé
sur Evie. Dans ce cas, c’est qu’il ment pour m’épargner, pour m’éviter
d’imaginer ce qui aurait pu se produire entre eux, précise-t-il. C’est une
possibilité. Or, ce que je crois vraiment, c’est qu’il a suivi Evie comme il l’a
fait pour filmer cette vidéo de vous. Et si Miles les a trouvés ensemble, je
suis persuadé qu’il a très mal réagi. Je n’ai aucune preuve, mais je pense
que Miles aurait pu avoir une réaction explosive qui a tourné au drame. Si
c’est le cas, il s’est servi de moi pour camoufler son crime.
Voilà que les morceaux du casse-tête s’emboîtent. Rien n’est certain,
mais enfin cette hypothèse tient la route. Par contre, un point me titille
dans son histoire. Je doute d’avoir la réponse, mais ça ne coûte rien de
demander.
— Admettons que Miles se soit bel et bien rendu sur le campus parce
qu’il a suivi Evie ; comment aurait-il pu rentrer ?
— À ce moment, Miles détenait une carte d’accès temporaire en raison
de son statut de conférencier.
Voilà la confirmation que j’espérais !

Après avoir examiné quelques points techniques pour m’assurer d’être


sur la bonne voie, j’informe Alexander Burke des conséquences le
concernant. Même s’il était prouvé qu’il n’est pas l’auteur du meurtre
d’Ethan Lewis, il n’en demeure pas moins que ses mensonges ayant un
lourd impact dans cette enquête criminelle sont graves et auront des
sanctions pénales. Conscient, le galeriste a déclaré que, de toute façon, il
était déjà prisonnier de son esprit tourmenté. D’où l’initiative de ses
confidences de ce matin.
— Est-ce que Miles Hamilton sait que vous êtes venu me rencontrer ?
— Je l’ignore. Nous nous sommes encore disputés au sujet des
nombreuses questions que j’avais pour lui au sujet de toute cette histoire.
Pour éviter de faire une scène devant tout le monde, je suis parti de la
soirée où nous étions, je suis rentré à l’hôtel pour récupérer ma valise et
j’ai filé à l’aéroport. J’ai laissé une note l’avisant que je revenais à Miami
pour essayer de m’assurer du silence d’Evie. Il ne m’a pas appelé. Je ne
saurais dire ce qu’il en a pensé, mais il avait déjà bien entamé une
bouteille de whisky quand je suis parti. Je suppose qu’il dort encore à
l’heure qu’il est.
— D’accord. De toute façon, pour l’instant il n’y a aucune raison de lui
parler de notre entretien. Nous avons découvert ses empreintes dans la
chambre d’Ethan. J’ai donc une très bonne raison de vouloir le rencontrer.
L’homme d’affaires paraît pétrifié devant cette annonce.
— Et comme nous avons aussi trouvé les vôtres, je devrai vous
demander de passer le processus habituel lors de la mise en accusation.
Nous allons rédiger un rapport relativement à ce dont nous venons de
discuter et, bien sûr, nous prendrons vos empreintes.
Burke laisse retomber son dos sur son siège en secouant la tête. Il
savait ce qu’impliquaient ses erreurs, mais à l’évidence, c’est seulement
maintenant qu’il réalise ce que la vie lui réserve à présent. Il part soudain
d’un rire amer.
— Evie répétait souvent en parlant de ses toiles : « À vouloir trop bien
faire, on finit par mal faire. » Pour une raison ou une autre, ces paroles
trouvaient écho en moi. J’ai toujours essayé de projeter une image
impeccable pour m’épargner la rogne de mes parents. Toute ma vie
durant, je me disais que, s’ils apprenaient qui je suis vraiment, ils me
banniraient à jamais. Ce jour est arrivé. Je regrette chaque mensonge, mais
je mérite ce qui m’attend. Je ne suis pas ici pour me repentir, je suis
devant vous parce que la pression est devenue trop forte. Une fois de plus,
je ne prouve que mon égoïsme.
Hier soir, Evie me racontait qu’elle n’en voulait pas tant que ça à
Alexander, car elle comprenait les raisons l’ayant poussé à l’utiliser pour
sauver les apparences, et qu’elle était en vérité plus triste pour lui que
fâchée pour elle. Je saisis mieux. Malgré ce qu’attestent ses nombreux
mensonges et ses gestes répréhensibles, Alexander Burke n’est pas un
homme mauvais, mais bien un individu profondément malheureux.
Je commence sérieusement à m’impatienter. J’ai téléphoné à Evie, sans
succès. J’ai tenté d’appeler Miles Hamilton et j’ai obtenu sa boîte vocale
aussi. Les agents responsables de le filer à San Francisco m’ont annoncé
que l’avocat était parti ce matin et qu’il était sur un vol de Delta Airlines
pour Miami, lequel s’est posé il y a plus d’une heure. Je me répète que je
m’énerve pour rien chaque fois que j’imagine que Hamilton est de retour
pour Evie. Je ne le pensais pas assez fou pour s’en prendre à elle, mais,
depuis ma discussion avec Burke, je crains que son obsession soit
réellement à la base de toute cette affaire. Si c’est le cas, ce ne serait pas
étonnant qu’il la retrouve pour prendre à son tour ce qu’il veut depuis le
début. Ça me rend malade d’imaginer qu’il pourrait la toucher. Je ne serais
pas aussi angoissé si je n’avais pas eu une conversation dans le blanc des
yeux avec Evie pour qu’elle réponde à mes appels, peu importent les
circonstances. Au risque de paraître intense, je lui ai fait comprendre que
c’était essentiel jusqu’à ce que l’enquête soit terminée et que je la sache en
sécurité. Evie me l’a promis, et j’ai la certitude que c’était dans son
intention de respecter mon exigence. À ce moment, je n’étais pas si inquiet
parce que je savais que Burke serait dans mon bureau et je croyais que
Hamilton était toujours en Californie. En plus, Evie m’a détaillé son
emploi du temps. Elle serait avec Olivia, elle visiterait quelques boutiques
très achalandées et elle passerait chez Alexander pour récupérer des
affaires avant de me retrouver au poste.
Mais comme je ne suis pas parvenu à l’avoir au bout du fil, je cours
jusqu’à ma voiture.
J’active le bouton de rappel automatique pour lui téléphoner de
nouveau, mais la sonnerie retentit en même temps ; c’est elle.
— Merde, Evie ! Tu m’as fichu une de ces frousses, dis-je dans un
soupir.
—…
— Evie ?
— Miles, je ne vois pas ce que tu espères de moi, dit Evie d’une voix
angoissée.
Fuck !
J’appuie sur l’accélérateur dès que je comprends ce qui se passe. Je
monte le volume de mon appareil en doublant une série de voitures. Si
tout va bien, je serai là dans moins de dix minutes.
Je serai chez Alexander Burke, mais y est-elle ?
Bien que je ne voie pas où elle peut se trouver d’autre.
Si elle était encore chez Olivia, elle ne serait pas seule…
Je roule à une vitesse exagérée dans un quartier familial. Je suis
incapable de ralentir. J’aurais dû prendre un véhicule de police plutôt que
le mien, les gyrophares m’auraient permis de me déplacer plus
rapidement. Je n’ai aucun moyen de savoir si je me dirige vers le bon
endroit sans vérifier la géolocalisation du cellulaire d’Evie ; et dans ma
voiture, je n’ai pas le matériel nécessaire.
— Alex n’a jamais voulu me laisser t’approcher, mais tu m’affirmes
que ça t’aurait plu, alors pourquoi ne pas reprendre le temps perdu,
maintenant qu’il n’a plus le pouvoir de s’interposer ?
— Et ta relation avec lui, tu en fais quoi ? riposte Evie.
— Alexander a tout gâché. Je parierais gros qu’il est allé voir ce flic sur
qui il bande depuis le début pour lui raconter ce qui s’est passé ce soir-là.
Il a probablement fait les liens à l’heure qu’il est, lâche-t-il avec
amusement.
— Donc, c’était toi ? demande Evie, malgré l’évidence.
Sa voix n’est qu’un murmure dans laquelle je perçois des sanglots.
— Pourquoi ? s’enquiert-elle d’une tonalité toujours aussi basse.
Je tente d’imaginer leurs positions respectives. À en juger par la voix
d’Evie, elle est près de lui. Que fait Hamilton ? La touche-t-il ? Ça me rend
malade de ne pas savoir.
— Dans un sens, je ne peux pas te blâmer, répond l’avocat, cet étudiant
avait un corps incroyable. Ça ne m’a pas empêché d’être frustré
d’apprendre que vous aviez une aventure.
— Tu dis n’importe quoi ! Si tu étais là, tu sais aussi bien que moi
qu’Ethan m’a pris de for…
Sa voix est soudain assourdie, comme si Hamilton l’avait bâillonnée.
— Mets-toi à ma place, poursuit-il, les deux personnes de qui j’ai envie
décident de s’envoyer en l’air sous mes yeux ; comment aurais-tu réagi ?
—…
J’entends un sanglot étouffé. Je serre les mâchoires et j’accélère malgré
le risque élevé de collision. Je dois réclamer du renfort, mais je ne peux
pas me convaincre de rompre la communication.
Je n’ai pas le temps de me décider. Je frôle un véhicule à une
intersection. Le cœur battant à tout rompre, je décélère légèrement.
J’évalue encore mes possibilités.
— Allez, Evie, si je dois croupir dans une cellule, je veux au moins
pouvoir me rappeler à quel point tu étais délicieuse.
— Tu as prétendu qu’un homme ou une femme, ça ne change pas
grand-chose, tu auras amplement le choix de partenaires là-bas.
Je perçois ce qui s’apparente au bruit d’une gifle et un cri de la part
d’Evie.
— Tu as raison, à bien y penser, c’est d’une pipe dont j’ai envie.
Alexander prétend que tu sais y faire.
Un nouveau geignement de la part d’Evie me parvient comme un coup
de poignard dans le cœur. Je n’ai dorénavant plus de mal à imaginer leurs
positions. Je voudrais crier à ce salaud de ne plus la toucher, mais je
risquerais au contraire d’envenimer les choses. Hamilton est conscient
qu’il est fichu de toute façon, alors il n’a plus rien à perdre.
Je donne un coup de volant pour bifurquer sur une avenue moins
passante et j’accélère encore. Je me convaincs enfin de couper la
communication et je compose le numéro du poste de police. Dès qu’un
agent décroche, je hurle :
— Vérifiez la localisation du téléphone d’Evie McDaniel. Je crois
qu’elle est chez elle. Envoyez un véhicule à cette adresse et…
J’écrase les freins quand une femme et un enfant traversent la rue au
feu de circulation. Les pneus crissent sur le pavé jusqu’à ce que ma voiture
se retrouve immobilisée de travers en bordure du trottoir où des passants
me décochent des regards outrés. Je reprends mon souffle et tente de
calmer ma respiration.
— Ryan ? beugle l’agent dans mon oreillette. Ryan ! Ça va ?
— Non, ça ne va pas ! Envoyez une patrouille. Tout de suite !
Quand le feu passe au vert, je repars, d’abord lentement, mais
j’augmente la vitesse dès que je m’éloigne des artères plus achalandées.
— Ryan ? Evie McDaniel est chez elle. Une voiture est en route. Des
agents seront sur place dans cinq minutes.
— C’est trop long !
Je peux arriver plus vite, mais pour ça je dois mettre les gaz. J’observe
la circulation dans mes miroirs, dans mon rétroviseur, et j’enfonce
l’accélérateur au maximum.
27
Evie

J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que j’ai composé le


numéro de Ryan, mais il devrait déjà être ici, selon moi. S’il n’est pas déjà
arrivé, c’est qu’il n’a pas capté mon appel à l’aide. Pourtant, je sais qu’il me
cherche, car c’est grâce à la sonnerie qui ne cessait de retentir que je suis
parvenue à dénicher mon téléphone tombé au sol près du lit. Et c’est aussi
grâce à ses appels insistants que j’ai pu appuyer sur le bouton de
recomposition automatique en faisant croire à Hamilton que j’activais le
mode silencieux, prétextant que c’était Alexander qui essayait de me
joindre. Le mensonge servait à l’amener à penser qu’Alexander pourrait
revenir d’un instant à l’autre, mais Hamilton paraît s’en moquer. Quoi
qu’il en soit, après avoir appuyé sur la touche, j’ai lancé l’appareil à l’envers
sur le lit. Selon moi, ç’a fonctionné. J’espérais étirer le temps jusqu’à ce que
Ryan se pointe, mais le ton a changé au cours des dernières minutes.
Je suis appuyée contre le mur, Miles Hamilton me tient par les
cheveux pour m’empêcher de m’éloigner. À court de solutions, je suis
contrainte d’obéir si je ne veux pas mourir. Je n’ai aucune garantie qu’il ne
me tuera pas après s’être assouvi, mais je dois gagner du temps à tout prix.
Je risque une ultime tentative.
— N’aimes-tu pas Alexander ?
— Aimer est un grand mot, tu sais. Disons qu’on s’entend bien,
réplique Hamilton en desserrant un peu sa poigne.
— Pourquoi penses-tu qu’il est trop tard ? dis-je en touchant son bras
délicatement.
Il défait sa ceinture sans prendre la peine de me répondre. J’arrête son
geste et effleure doucement son abdomen au passage pour compenser.
— Attends ! Réponds-moi. Pourquoi penses-tu que c’est fichu ? dis-je
en cherchant ses yeux.
J’y vois des émotions contradictoires ; de la fureur, de la folie, mais
peut-être aussi de l’incertitude.
— Miles, tu es criminaliste, tu sais mieux que quiconque comment te
tirer de cette affaire.
Je ressens une lueur d’espoir quand il délaisse mes cheveux pour
mettre sa main sur ma nuque beaucoup plus doucement. Encouragée, j’en
rajoute.
— Je doute qu’Alexander soit allé te balancer aux policiers. Alexander
t’aime. Il savait que ça me blesserait, pourtant il ne s’est pas empêché de
me répéter qu’il est amoureux de toi. Nous avons eu cette discussion hier
avant son départ.
L’avocat paraît attentif, bien que non convaincu.
— Il a insisté sur le fait que tu es le plus compétent, dis-je en posant
ma main sur sa joue.
Les yeux fous de Hamilton s’adoucissent quand je bouge le pouce
délicatement.
— Même s’il avait songé à te dénoncer, il se serait vite ravisé. Tu sais
aussi bien que moi qu’il ne se risquerait jamais à témoigner contre toi par
crainte que la vérité soit révélée au grand jour. En plus de ruiner la vie de
l’homme qu’il aime, il foutrait la sienne en l’air. Il n’est pas assez stupide
pour tout gâcher. J’ai discuté avec lui, ce matin. Il rencontrera
probablement les autorités responsables de l’affaire, mais pas pour les
raisons que tu crois. Quand je lui ai parlé, il venait de s’entretenir avec
Ryan, qui lui a affirmé qu’ils n’ont trouvé aucune autre empreinte dans la
chambre d’Ethan, sauf celles de sa copine et les miennes. La défense se
présente plutôt bien à présent qu’on sait que j’ai été droguée et Alexander
le sait. Et toi, tu penses qu’il veut te dénoncer ? Je te répète que ça
l’obligerait à avouer son homosexualité au monde entier et, du coup, à
perdre l’homme dont il est amoureux. Si tu ne crois pas qu’il t’aime, tu
dois au moins savoir qu’il fera tout pour cacher son orientation à ses
parents.
Devant le silence de Hamilton, je deviens nerveuse. À l’évidence, il
réfléchit, mais je n’ai pas la moindre idée s’il gobe mes mensonges. La
réponse ne tarde pas.
— Quelle horrible menteuse tu fais ! largue-t-il avant de poser
sauvagement ses lèvres sur les miennes.
Je fais l’effort de lui rendre son baiser en espérant le convaincre.
Hamilton attaque vite le premier bouton de ma robe.
— Je savais que tu en avais envie, grogne-t-il en abandonnant ma
boutonnière pour remonter ma robe et prendre brutalement mes fesses.
— Doucement, Miles, dis-je dans un chuchotis étranglé par les sanglots
que je retiens.
Pour éviter qu’il voie la première larme ruisseler, je m’agenouille
devant lui pour descendre sa fermeture éclair. Je laisse tomber son
pantalon à ses pieds et, à ma grande surprise, il se calme. J’en profite pour
gagner encore un peu de temps en priant pour que l’appel à Ryan ait porté
ses fruits. Je détache le premier bouton de la chemise de l’avocat en
commençant par le bas. J’écarte les deux pans pour poser un baiser sur son
abdomen pendant que je m’occupe du deuxième bouton. Hamilton
m’encourage en silence en caressant mes cheveux. Je ne l’aurais jamais cru
capable d’autant de délicatesse. Alors que je poursuis mon ascension, il
murmure :
— Pourquoi es-tu allée chez Ethan, Evie ? J’aurais pu te donner ce dont
tu avais besoin.
Sa voix tremblante témoigne de ses émotions à fleur de peau.
— Il n’est pas trop tard, Miles, dis-je en continuant de le déshabiller et
en semant des baisers sur son ventre.
Sur ces mots, il saisit mon bras et m’oblige à me remettre sur pied. Il
enfouit le nez dans mes cheveux, ouvre ma robe et m’embrasse dans le
cou. Il pétrit ma poitrine, puis descend vite sa main vers ma culotte. Mon
corps tremble alors sous les sanglots que je ne contrôle plus. Hamilton
s’éloigne pour me regarder et remarque mes joues couvertes de larmes.
Ses traits se durcissent en prenant conscience que je mens. Le type
agressif revient aussi vite qu’il était parti. Il empoigne mes cheveux
sauvagement et de l’autre main me fait pivoter. Il maintient mon visage
contre le mur en appuyant sur ma tête si fortement que ma pommette
veut éclater.
Mon corps est pris de secousses incontrôlables. Je sanglote en silence
pendant qu’il baisse ma culotte et se prépare à me prendre férocement.
Mon esprit s’égare vers la nuit du drame. Ethan a peut-être abusé de moi,
mais il ne l’a pas fait de manière aussi sauvage, j’en ai la plus complète
certitude à présent.

— Je travaille toujours dans une semi-obscurité pour éviter les reflets de


lumière sur l’écran. Je peux rallumer, si tu préfères.
— Pas du tout. J’adore l’effet cosy que ça crée.
Je le pense, j’aime bien l’atmosphère feutrée, mais ce l’est peut-être un
peu trop pour une rencontre entre une enseignante et un étudiant. Avec cette
musique langoureuse, on se croirait en plein rencard. Je me demande s’il en
est conscient.
Sans tarder, Ethan tire une chaise sur laquelle il m’invite à m’installer et
s’assoit sur une autre qu’il approche à mes côtés. Il active le film et je peux
évaluer tout son talent. Le court métrage sert à mettre en lumière le
déchirement d’un amour perdu. Il m’explique le cheminement qu’il a suivi
pour en arriver à ce résultat. Durant les premières minutes, j’observe l’heure
au coin inférieur droit de l’ordinateur, mais avant longtemps je suis prise
par sa passion au point d’en oublier le temps. Je l’écoute discourir de ce
projet sur lequel je n’ai que des bons mots et sur les prochains qu’il a en
tête. Je me surprends à m’enthousiasmer avec lui tout en terminant ma
bière, à petites gorgées. Impressionnée par son travail, je pivote vers Ethan
pour lui sourire. Tout en me souriant en retour, ses yeux caressent mes
lèvres du regard. Les miens en font de même sur les siennes. Après un
moment à me dévisager, Ethan s’incline pour m’embrasser avec une
douceur inouïe. Figée par la surprise de ce baiser et par autant de
tendresse, je lui permets frôler ma bouche sans bouger. Encouragé par mon
inaction, Ethan glisse la main dans mes cheveux tout en entrouvrant les
lèvres pour me proposer sa langue. Même si ma tête me hurle que c’est
terriblement inapproprié, je me laisse porter par ce langoureux baiser. Ce
n’est que lorsque ses doigts s’invitent dans mon décolleté que je le repousse.
— Je suis désolée, dis-je en me dressant sur mes jambes.
Ethan m’imite.
— Je te demande pardon, soupire-t-il. J’ignore ce qui m’a pris.
Visiblement, mal à l’aise, Ethan prend ses cheveux avec ses dix doigts
comme s’il souhaitait se les arracher.
— Je te supplie de me pardonner, souffle-t-il, son regard fuyant le mien.
Je n’ai jamais voulu te mettre dans cette situation embarrassante. Je n’ai
pas réfléchi… Que je suis con !
Ethan commence à faire les cent pas. Il paraît si désemparé que j’ai le
réflexe de le suivre pour lui faire savoir que je ne lui en veux pas.
— Hé ! dis-je en m’approchant.
Ethan redresse la tête quand je pose la main sur son bras.
— Evie…
Il s’interrompt pour soupirer.
— Tu es si belle, que j’ai agi sans penser… J’ai voulu croire pendant un
moment que tu… en avais envie et… Ah ! grogne-t-il. Je suis tellement
stupide.
Voyant son profond malaise, j’avoue du bout des lèvres :
— Ethan, tu n’as pas tout faux. Tu es brillant, très talentueux et j’admire
réellement ton travail. En plus, tu es un jeune homme… séduisant, dis-je en
lui souriant gentiment. C’est peut-être un peu tout ça que tu as perçu dans
mon regard.
Il étire les lèvres subtilement.
— Allez, viens, dis-je d’une voix enjouée tout en le tirant par le bras,
espérant ainsi désamorcer cette atmosphère inconfortable. Je meurs d’envie
de voir la fin de cette splendide vidéo.
— OK, acquiesce Ethan, toujours embarrassé, mais à l’évidence soulagé
par ma réaction.
Il se tourne vers le frigo.
— J’ai besoin d’une autre bière ! lâche-t-il sur un ton découragé. Tu
m’accompagnes ?
— Non, je devrai y aller bientôt.
— Tu es fâchée, n’est-ce pas ? demande-t-il en m’observant du coin de
l’œil.
— Non, Ethan. Je t’ai rendu ton baiser, alors je suis aussi fautive.
Il détourne les yeux. Il ne semble pas convaincu. Pourtant, je le pense.
J’ai aimé ce baiser, beaucoup plus que je veux l’admettre.
— Je t’assure que c’est déjà oublié…
Ethan opine de la tête, mais c’est évident qu’il ne me croit pas.
— D’accord pour une autre bière, finis-je par accepter, mais je dois
passer aux toilettes d’abord.

— C’est vraiment gentil d’être ici, Evie, sourit Ethan en frôlant ma


jambe avec la sienne.
Ce contact pourtant discret se répercute en frissons jusque dans ma
nuque. Ethan n’en est sûrement pas conscient, car il laisse son genou à
proximité. La chaleur de son corps me donne soudain très chaud. Je saisis
un bloc-notes près de l’ordinateur pour l’utiliser comme éventail. Je
m’apprête à me lever quand Ethan me remet un verre d’eau.
— On a des problèmes avec l’air conditionné, tu devrais retirer ta veste,
suggère-t-il en m’aidant à m’acquitter de cette tâche.
De nouveau, son frôlement a un effet stupéfiant sur moi. Au point où je
me dis qu’il est vraiment temps de partir, car je ne m’explique pas toutes
ces sensations qui m’assaillent. J’avale une goulée, puis je me dresse d’un
bond avec l’intention de partir. Or, je retombe presque aussitôt assise.
— Houlà ! Tu as dû te lever trop vite, remarque Ethan.
— Oui, je n’ai peut-être pas assez mangé avant de boire de l’alcool, dis-
je tandis qu’il relève mes cheveux.
— C’est mieux ? s’enquiert-il pendant que je récupère de nouveau le
bloc-notes pour me faire un peu de vent.
J’ignore ce qui m’arrive, mais je suis étourdie et j’ai chaud au point
d’avoir envie de me foutre à poil.
— Viens, propose Ethan en saisissant ma main. Ce serait peut-être
préférable de t’allonger un moment avant de partir.
— Non, ça va. Je vais toutefois appeler mon amie pour lui demander de
venir me chercher. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de conduire.
— Tu as raison, acquiesce Ethan. Mais d’abord, prends encore un peu
d’eau. Avec cette canicule, tu es probablement juste déshydratée.
J’obéis. Je bois une gorgée et me laisse conduire jusqu’au lit où je
m’assieds. Ethan s’installe à mes côtés et passe un bras autour de mes
épaules. J’appuie ma tête sur lui, car je me sens soudain très fatiguée. Il
soulève mes cheveux, souffle dans mon cou pour me rafraîchir, puis
embrasse ma tempe.
— Tu sens si bon, chuchote-t-il à mon oreille.
Je ne réponds rien parce que je suis trop étourdie pour réagir et même
pour parler, mais je trouve son commentaire inapproprié, tout comme ma
présence ici, qui me paraît de plus en plus inopportune. Je dois me ressaisir.
Ethan pose la main sur ma cuisse. La chaleur de ses doigts se répand
dans tout mon être.
— Tu voudrais envoyer un texto à ma copine pour moi ?
Tout en se délestant de sa bière, Ethan masse doucement mon muscle
trapèze qui en a bien besoin. Les délicieuses pressions m’occasionnent des
frissons que je tente d’ignorer. Sans avis, la bouche d’Ethan se retrouve sur
ma joue, puis à la commissure de mes lèvres.
— J’ai si envie de toi, Evie, murmure-t-il avant de lécher subtilement ma
lèvre inférieure.
Je bataille avec ma conscience, mais mon corps lui, l’entends autrement.
J’ouvre les lèvres pour accueillir sa langue qui plonge avec fougue vers la
mienne.
J’émets un soupir de satisfaction contre sa bouche.
— Je savais que tu en avais envie, grogne-t-il à mon oreille en détachant
sa ceinture.
— Ce n’est pas approprié pour moi d’être ici, dis-je en le repoussant
mollement.
— Personne ne le saura, murmure-t-il contre mes lèvres.
Je ne parviens pas à résister lorsqu’il s’empare de ma bouche avec
autant de sensualité. Et encore moins quand sa main migre vers mon
décolleté. Ethan détache le premier bouton de ma robe et découvre ma
poitrine du bout des doigts. Alexander ne me touche jamais avec autant de
douceur. Je laisse aller un soupir de plaisir quand Ethan lèche mes pointes
durcies, les suce, les mord délicatement.
— Oh, Ethan…
Il capture ma plainte avec sa bouche tandis que sa main se dirige sous
ma robe, entre mes cuisses. Prise par un élan de culpabilité, je referme les
genoux brusquement et me lève. De nouveau, mes jambes ne supportent pas
mon poids. Je tombe dans les bras d’Ethan, qui m’allonge sur son lit. Il
s’installe au-dessus de moi. Il prend ma tête entre ses paumes. Ses lèvres
sont à une proximité dérangeante. Pourtant, j’ai la folle envie de
l’embrasser. Comme un rêve exaucé, il s’empare de ma bouche. L’instant
suivant, il glisse ses mains sous ma robe pour me retirer ma culotte.
— Ethan, je… non, arrête… je suis fiancée… et tu es…
Ethan m’embrasse lentement. Sa langue est douce, tendre et si agréable.
Il y a longtemps que je ne me suis délectée d’autant de délicatesse. Je me
laisse porter par ce baiser tellement déplacé.
— J’ai rendez-vous avec une amie, je dois partir, dis-je dans un souffle.
— Tu es magnifique.
Sur ces paroles, ses doigts s’introduisent à l’intérieur de moi, la
sensation est délicieuse. Je laisse aller un soupir de plaisir.
— Je t’en prie…
Ethan se lève soudain. Il a assurément enfin compris que je ne veux pas.
Mais comment me lever, alors que je suis incapable d’ouvrir les yeux ?
Alors que je le croyais parti, je sens sa présence de nouveau. Il lèche
mon flanc en pinçant la pointe raffermie de l’un de mes seins, pendant que
l’autre main se fait insistante dans mon entrecuisse. Mes jambes s’ouvrent
davantage, malgré la voix qui me hurle de partir. Un doigt bouge lentement
en moi, faisant osciller mon bassin. Il rit. Je laisse échapper un nouveau
soupir quand ses lèvres se referment sur mon sommet sensible.
— Je t’en prie… Qu’est-ce…
— Tu es délicieuse. Dis-moi que ça te plaît.
—…
— Dis-moi que tu me veux. Je t’aime.
— Je…
Les mots se perdent lorsqu’il me pénètre. Ethan soupire. Respire. Expire
bruyamment. Ses dix doigts sont emmêlés dans mes cheveux, tandis qu’il
m’embrasse à pleine bouche, son bassin heurtant doucement mes hanches.
— Ethan, je t’en supplie, arrête…
— Tu es si étroite, si chaude, si mouillée, murmure-t-il. Tu es si parfaite.
Il a raison, c’est délicieux. Je me régale de cette bouche gourmande qui
ne semble pas se lasser de la mienne, de cette virilité surprenante qui va et
qui vient en moi, de ces attouchements tendres et englobants. J’écoute ses
grognements de plaisir en me répétant que c’est mal. C’est si mal. Comment
puis-je m’être retrouvée ici avec lui ? Comment ai-je pu laisser une chose
pareille se produire ?
— Ethan, arrête.
Je suis trop fatiguée, j’abandonne et sombre dans le sommeil. Or,
j’entends un cri étouffé, des bruits assourdissants, le chaos…

Je suis tout à coup libérée de mes pensées et de la poigne de Miles


Hamilton en même temps qu’un vacarme surgit dans la pièce. Je
m’écroule au sol en observant Ryan tabasser l’avocat. La bagarre ne dure
pas.
— Miles Hamilton, vous êtes en droit de garder le silence…
Je me recroqueville contre le mur, couvre mon visage de mes mains et
laisse aller toutes mes larmes.

Après l’arrivée de Ryan, deux policiers en uniforme ont suivi. Ils ont
pris en charge Miles Hamilton, qui n’a pas prononcé un seul mot durant
son arrestation. J’étais encore effondrée au sol, alors Ryan s’est penché
pour me prendre dans ses bras et m’a bercée en caressant mes cheveux.
Après un long moment, alors que tous les intervenants avaient libéré la
maison, je me suis levée et je l’ai attiré avec moi sous les jets de la douche
où nous sommes restés pendant plusieurs minutes à ne rien faire d’autre
que nous enlacer. Ryan paraissait inquiet de me toucher, il se contentait de
demeurer là et de m’entourer de ses bras pendant que je me blottissais
contre lui.
Maintenant, je sens qu’il est temps de passer à autre chose. Cette
histoire est enfin terminée.
— J’ai faim.
— Attends, exige Ryan avant de sortir pour récupérer une serviette.
— J’ai envie d’un burger, des frites et d’une bière, dis-je tandis qu’il
m’entoure du tissu moelleux et m’attire de nouveau contre son torse.
— Tout ce que tu veux, me jure-t-il en posant sa main sur ma joue.
Je me dresse sur le bout des orteils pour presser mes lèvres contre les
siennes.
— Merci, Ryan. Sans toi, ce type écœurant…
— Je suis arrivé beaucoup trop tard, se désole-t-il.
— Au contraire. Tu es intervenu juste à temps. Il ne s’est rien passé
que je ne peux pas facilement effacer de mon esprit. Ç’aurait pu être
autrement.
Quand Ryan veut répliquer, je pose un index sur ses lèvres.
— Tu as raison. Tu dois te faire pardonner. Je veux un burger, des
frites et une bière, dis-je encore.
— Tout ce que tu désires, répond-il, une lueur d’amusement dans l’œil.
— Tout ?
— Tout, confirme-t-il avec un sourire salace.
— Alors, épouse-moi.
Après une fraction de seconde où je vois passer la surprise dans ses
yeux, il étire les lèvres et murmure :
— Dites-moi la date qui vous convient, madame Evie McDaniel-
Knight.
Je lui souris et entoure son cou de mes bras. La tête inclinée, j’attends
qu’il réponde à ma demande silencieuse de m’embrasser. Ce qu’il fait sans
tarder. Je me laisse porter par ce tendre baiser que m’offre Ryan Knight, ce
policier qui deviendra ma protection rapprochée pour toujours.
ÉPILOGUE
Evie

Plus d’une année s’est écoulée depuis l’arrestation de Miles Hamilton.


L’avocat accusé du meurtre d’Ethan Lewis et d’agression sexuelle sur moi
risque la prison à perpétuité. Alexander, quant à lui, fait face à des
accusations d’entraves à la justice engageant une possibilité de jugement
beaucoup plus léger, bien que ses actions répréhensibles au sens de la loi
menacent aussi de le conduire derrière les barreaux. Par ailleurs,
contrairement à Hamilton, Alexander peut profiter de sa liberté en
attendant son procès. À mes yeux, la pire sentence dont il pouvait écoper
est de devoir affronter sa vie.
En présence de Ryan, j’ai revu Alexander le temps de régler quelques
détails d’ordre matériel liés à la galerie. Rongé par la culpabilité, il m’a
offert de me dédommager financièrement pour les souffrances
occasionnées. J’étais désolée de découvrir qu’il croit que l’argent puisse
acheter ce genre de pardon. Je lui ai dit que je comprenais pourquoi il
s’était servi de moi et qu’il pouvait dormir sur ses deux oreilles de ce côté.
À ce jour, je ne pense pas qu’Alexander ait annoncé son
homosexualité à ses parents et j’ignore s’il compte le faire. J’en doute, à
moins d’y être forcé. Et justement, il y a fort à parier que le procès
changera ses plans. Pour le moment, il a prétendu que je l’avais laissé en
apprenant qu’il avait fui la scène du meurtre, paniqué d’être accusé, et
que, de mon côté, j’avais refait ma vie avec le policier-détective
responsable de l’enquête. Quand on me pose la question, je me concentre
sur cette deuxième partie, soit que je suis follement amoureuse du
policier qui a été mis sur ma route quelques jours après l’horrible drame
qui a coûté la vie à Ethan Lewis.
Les parents de cet étudiant et la jeune Dakota Garner quant à eux, ont
été dévasté de découvrir qu’Ethan m’avait bel et bien violée. Sa mère a
voulu intenter une poursuite en diffamation contre le comté de Miami-
Dade, jusqu’à ce que Ryan lui serve les preuves irréfutables dont il
disposait : la vidéo, le dernier film réalisé par leur fils, que j’ai finalement
décidé de ne jamais visionner.
Bien que l’université m’ait contactée pour que je réintègre mes
fonctions à la fin de l’été suivant les événements, j’ai décliné l’offre en me
disant mal à l’aise de faire face aux étudiants. Mme Tomson a compris,
mais a proposé d’afficher mon poste comme un remplacement d’un an et
m’a demandé d’y réfléchir. Je l’ai remercié de sa gentillesse, mais
maintenant que cette échéance arrive, je ne crois pas que je retournerai
enseigner à l’université, car ma nouvelle vie me comble en tout point.
Depuis environ deux mois, j’offre des cours dans des maisons de
retraite et dans des centres d’hébergement pour femmes ayant été
victimes de violence. Si cette occupation me rapporte deux fois rien, elle
me remplit néanmoins de joie. J’expose encore dans la galerie
d’Alexander, mais je confie de plus en plus mes toiles à Stefan, un
galeriste réputé de Miami, et un très bon ami. D’ailleurs, fait plutôt
étrange, la médiatisation de l’affaire a fait bondir la demande pour mes
œuvres. Je peux donc contribuer généreusement à la fondation pour les
jeunes sans-abri, organisme dont j’ai repris la responsabilité.
Comme je l’espérais, je suis installée à Key Biscayne dans cette
maison qui a toutes les allures d’un petit paradis à mes yeux. Et un
paradis ne serait pas digne de ce nom sans un Dieu à mes côtés. Ryan a
vite délaissé son appartement pour vivre avec moi. Ensemble, nous avons
rénové et embelli notre refuge de paix. Chaque jour passé avec Ryan est
plus beau que le précédent. Ce policier est non seulement l’homme tendre
et affectueux dont j’ai tant rêvé, mais il est aussi généreux, romantique et
attentionné. Il n’a peut-être pas les moyens de me payer le genre de
diamants que m’offrait Alexander, mais à mes yeux, c’est encore mieux.
J’ai droit à une note sur l’oreiller s’il doit partir avant que je sois réveillée.
Un petit-déjeuner au lit si nous nous sommes endormis tard. Une assiette
de fruits coupés déposée dans mon atelier quand j’oublie de manger
parce que je suis trop prise par un projet. Une serviette qu’il fait culbuter
dans le sèche-linge lorsque je viens de nager dans la mer et que le vent
souffle fort. Je suis folle de cet homme qui me paraît parfois irréel.
D’ailleurs, Olivia et moi passons beaucoup de temps à débattre pour
savoir lequel de nos hommes est le meilleur parti. Comme nous, Dave et
Olivia sont inséparables. En vérité, le seul moment où ils ne sont pas
ensemble à se regarder dans le blanc des yeux, c’est lorsqu’on fait des
activités de couple avec eux ou quand Olivia et moi décidons de sortir
entre filles. Dans ces moments, nos hommes en profitent pour se voir de
leur côté.
En ce moment, nous sommes chez Olivia pour un BBQ. Elle vit dans
une luxueuse villa en bordure de mer, à Coconut Grove. Même si ma
copine se sent bien dans une maison comme la mienne, elle adore la
modernité et l’éclat. Sa demeure est un peu plus petite que celle que
possède Alexander, mais aussi luxueuse. Par contre, la sienne est
chaleureusement aménagée et décorée.
Aujourd’hui, nous sommes tous à l’extérieur pour profiter de la plage,
à jouer au volley-ball pour quelques-uns, au football pour certains et à
nager pour d’autres.
Pour ma part, je suis affalée sous un parasol, avec ma casquette et mes
verres solaires bien enfoncés à apprécier le match que se disputent nos
hommes et des amis d’Olivia.
Ma copine me retrouve, une coupe de vin à la main, un bol de
croustilles dans l’autre et le sourire largement fendu.
— Qui mène la partie ? s’enquiert-elle en s’installant à mes côtés.
— Ryan et Dave paraissent heureux, alors je suppose que c’est leur
équipe.
— Tu ne suis pas le match ?
— Je n’en manque pas une seconde, dis-je en pigeant dans son bol de
nachos.
— Mais tu ignores les points ? rigole-t-elle.
— Exactement ! Mais je sais le plus important : le type en maillot
rouge n’a pas arrêté de me sourire, dis-je en agitant la main vers Ryan. Je
pense que j’ai des chances avec lui.
Olivia m’attrape par le cou pour m’embrasser la joue.
— Moi, je garderai celui avec le short bleu à dormir, renchérit-elle. Je
parie qu’il baise comme un Dieu.
— C’est ce que m’a raconté mon amie, dis-je en faisant un clin d’œil
complice vers Olivia.
Je prends une gorgée de vin et laisse aller un énorme soupir de
béatitude. Il y a un an à peine, je me croyais condamnée à la peine de
mort et je suis ici aujourd’hui, libre, heureuse comme je ne l’ai jamais été.
Ryan

Ma première journée de congé ne pourrait être mieux. En ce qui me


concerne, un BBQ sur la plage à jouer un match de volley-ball avec la plus
belle femme du monde en tant que spectatrice est la représentation de la
perfection, le reflet de mon existence depuis un an.
Comme je m’en doutais, mes parents adorent Evie. Je crois d’ailleurs
n’avoir jamais vu ma mère aussi souvent que depuis que je partage ma
vie avec elle. Elles échangent des recettes à mon plus grand bonheur. Evie
lui donne des cours de dessin, alors que ma mère lui enseigne tout ce
qu’elle sait sur l’herboristerie, une nouvelle occupation depuis la retraite.
Quand elles sont ensemble, je me sens exclu, alors j’en profite pour passer
du temps avec mon père à discuter de mes dossiers. Le métier de flic lui
manque parfois.
De mon côté, j’arrive beaucoup mieux à laisser le travail au bureau
depuis que je retrouve Evie chaque soir au retour du boulot. Même si
Mady m’aidait en partie à me libérer l’esprit, ce n’est rien de comparable
avec le genre de vie que m’offre ma femme. Mady et Evie se sont
d’ailleurs rencontrées à quelques reprises. La première fois c’était lors de
mon déménagement. Je trouvais d’abord la situation embarrassante, mais
très vite elles se sont liées d’une amitié étrange, laquelle se résumait à se
mettre à deux pour se moquer de moi. Je jouais les types frustrés, mais la
vérité, c’est que ça me plaisait de les voir si bien s’entendre. Parfois,
quand elles discutent ensemble, je me sens comme si j’avais deux sœurs
qui complotent dans mon dos pour m’amener à sortir de mes gonds. Je
prétends que ça m’agace, mais ça me réchauffe le cœur de voir Evie si
souriante.
Après l’arrestation de Hamilton, j’ai fait connaissance avec la nouvelle
Evie. Elle restera toujours une femme près de ses émotions, mais j’ai vite
compris qu’elle pleurait si souvent surtout en raison du tumulte de sa vie.
Or, dès que la vérité a été sue, Evie est devenue beaucoup plus calme et
sereine. Je lui ai épargné quelques détails au sujet de l’enquête pour
éviter de l’attrister et de la revoir sombrer dans un état semi-dépressif. Il y
a encore certaines précisions que je n’ai moi-même pas réussi à obtenir.
Bien que nous ayons beaucoup de preuves contre Hamilton, il n’est
jamais passé aux aveux. Après tout, il est avocat, alors il sait qu’il a intérêt
à en dire le moins possible. Je crains l’effet qu’auront les procédures sur
Evie, mais je n’y penserai pas durant les trois prochaines semaines, car
aujourd’hui, c’est le début de mes vacances estivales. Pour l’occasion, Evie
et moi avons planifié un voyage en Grèce. Nous partons dans deux jours.
J’ai hâte de me retrouver seul avec elle, sans aucune distraction. Mais pour
le moment, je ne changerais rien à la journée.
Je fais mon smash et réussis à marquer un point, nous approchant
furieusement de la victoire. Evie se lève à cet instant pour venir vers moi.
— Tu veux jouer ? dis-je en voyant la détermination avec laquelle elle
s’avance.
— Oui, répond-elle en me prenant la main pour m’attirer hors du jeu.
— Alors, tu ne veux pas jouer ? dis-je cette fois, un peu perdu.
— Oui, mais pas au volley-ball, m’informe-t-elle en continuant de me
tirer vers la mer.
— Il doit finir le match, se plaint, Jay, un ami d’Olivia.
— Vous ferez sans lui, rétorque-t-elle en me souriant malicieusement.
Je regarde autour. Il y a beaucoup de gens, alors je songe que le jeu
qu’elle propose ne peut pas être celui qui s’est immiscé dans mon esprit.
Sans explication, elle entre dans les vagues. Dès que nous avons de l’eau
jusqu’à la taille, elle s’invite sur moi, une jambe de chaque côté, son pubis
collé contre le mien, ses bras emprisonnant mon cou.
— Hum… je peux savoir quel jeu tu suggères ? dis-je en la laissant
s’emparer de ma bouche.
J’empoigne ses fesses pour la retenir tout près. Ses yeux s’illuminent
en découvrant l’effet qu’elle me fait.
— J’aimerais avoir un bébé, m’annonce-t-elle sans détour.
Je reste bouche bée le temps d’assimiler l’information.
— Maintenant, ajoute Evie en guettant ma réaction.
— Tu veux qu’on fasse un enfant ici, maintenant ? dis-je en riant.
— Ce n’est pas tout à fait ce que signifiais mon « maintenant », mais
à présent que tu en parles, plaisante-t-elle, en se mordant la lèvre et en
jetant un œil à nos amis sur la grève.
J’immobilise sa tête entre mes paumes pour la regarder dans les yeux.
— Attends. Tu es sérieuse, tu désires avoir un enfant ?
Elle confirme d’un doux battement de cils.
— Bien sûr, autant que tu en veux…
Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’Evie me fait taire avec
sa bouche. Cette femme ne cessera jamais de me surprendre. Malgré les
gens sur la plage, dont Olivia qui souriait quand Evie m’a tiré par la main,
m’indiquant qu’elle sait exactement ce qui se passe, j’attire ma partenaire
encore plus près de moi en attrapant ses hanches. Non pas pour lui faire
un enfant, ici et maintenant, mais pour lui exprimer à quel point j’ai
envie de fonder une famille avec elle.
Nos bouches et nos corps fusionnent, m’embrasant d’un seul coup.
Dans cette position, Evie reste d’abord immobile à me fixer, à cajoler mon
visage et à me sourire.
— Je t’aime, Ryan, murmure-t-elle de nouveau en caressant mes lèvres
des siennes.
— Il n’y a pas réellement de mot pour décrire comment je me sens
avec toi, dis-je en l’enlaçant plus solidement.
Je presse sur ses reins pour me fondre contre elle. Dans cette position,
ses attouchements deviennent excitants au point de me faire craindre de
ne plus parvenir à attendre avant d’accéder à sa demande. Evie me
dévisage de ses yeux grisés par le désir quand je la regarde de nouveau.
Lorsqu’elle sent mon sexe gonflé contre elle, ses paupières se ferment et
elle commence à bouger lentement, m’indiquant que ses pensées sont
aussi lubriques que les miennes. Oubliant tout ce qu’il y a autour de
nous, je me laisse porter par nos caresses qui augmentent en intensité au
fil des délicieuses plaintes sensuelles de la plus exquise de toutes les
femmes, qui deviendra bientôt la mère de mes enfants.
REMERCIEMENTS

Les sources d’inspiration pour un auteur sont aussi nombreuses que


variées. Black-out a commencé à prendre naissance quand j’ai vu La
Mendiante, toile d’une talentueuse artiste peintre de ma région, Elphie
Litalien. Elphie, c’est un peu grâce à toi que ce roman existe.
Même si l’écrivain est le premier artisan derrière le livre, il est bien
loin d’être seul. Pour la publication de Black-out, j’ai été soutenue par la
fabuleuse équipe d’Hugo & Cie. Merci à Pierre pour la confiance que vous
m’avez accordée en acceptant de publier ce récit, mais aussi pour l’accueil
chaleureux auquel j’ai eu droit. Érika, sans tes suggestions, cette histoire
ne serait pas la même. J’ai été heureuse de découvrir une femme fort
agréable à côtoyer derrière ton approche professionnelle irréprochable. Je
souhaite également souligner le travail des réviseurs et des correcteurs,
sans qui je ne pourrais jamais exercer ce métier. Mention spéciale à
Corinne ; j’ai vraiment apprécié ton apport à mon roman. Quant à cette
jolie couverture intrigante, elle est l’œuvre d’Ariane du studio Hugo. Et
enfin, si ce livre se retrouve entre vos mains, c’est que Maude en a assuré
la promotion avec talent. Merci infiniment à vous tous.
Aussi, je dois absolument remercier Julie et Kerbie qui m’ont
encouragée, chacune à leur manière, à prendre contact avec Hugo & Cie.
Au risque de me répéter, sans vous, mes fidèles lecteurs, Black-out,
mon vingt-et-unième roman, n’aurait jamais été écrit. C’est grâce à vos
messages enthousiastes et fort motivants que j’ai envie de poursuivre
cette belle aventure littéraire. Je me sens si privilégiée.
Pour terminer, François, Kelly, mais que ferais-je sans vous ? I love
you both very much !

Vous aimerez peut-être aussi