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Je m’éveille tout d’un coup. Qu’est-ce que c’est ? Il est tard – il fait jour
dans la chambre.
— Alessia !
C’est sa mère. Elle l’appelle. Merde ! Nous avons dormi trop longtemps !
— Alessia ! Réveille-toi.
Je l’embrasse sur le front et elle ronchonne quand je m’extirpe de ses
bras.
— Alessia ! Allez ! Si ton père nous trouve, il va nous tuer tous les deux.
Le souvenir de son père avec son fusil de chasse, hier soir, ressurgit dans
mon esprit.
Vous allez épouser ma fille.
Sa mère l’appelle à nouveau et Alessia ouvre les yeux, clignant des
paupières pour chasser le sommeil. Elle me regarde, tout échevelée et
excitante, et m’adresse un sourire éblouissant. Un instant, j’oublie la
menace de son père et son doigt sur la détente.
— Bonjour, ma belle.
Je caresse sa joue en évitant son égratignure. Fermant les yeux, elle
penche la tête vers ma main.
— Ta mère veut te voir.
Ses yeux s’ouvrent brusquement et son sourire s’efface, remplacé par une
expression inquiète. Perplexe, elle se redresse, uniquement vêtue de sa
petite croix en or.
— Zot ! Zot !
— Ouais. Zot !
— Ma chemise de nuit !
On frappe doucement mais urgemment à la porte.
— Alessia ! s’impatiente Mme Demachi.
— Merde ! Cache-toi ! J’ouvre.
Le cœur battant, je me lève d’un bond pour enfiler mon jean. À vrai dire,
j’ai envie de rire – j’ai l’impression de me retrouver dans un vaudeville.
C’est fou. Nous sommes deux adultes consentants, sur le point de nous
marier. Je jette un coup d’œil à Alessia, qui se débat pour passer sa chemise
de nuit, et me dirige pieds nus vers la porte, que j’entrebâille. Je fais comme
si j’étais encore à moitié endormi. Sa mère est de l’autre côté.
— Madame Demachi, bonjour.
— Bonjour, comte Maxim. Alessia ? demande-t-elle.
Je feins l’inquiétude.
— Elle a encore disparu ?
— Elle n’est pas dans son lit.
J’entends les pieds nus d’Alessia sur le sol froid. Elle glisse un bras
autour de ma taille en passant la tête derrière moi.
— Mama, je suis là, murmure-t-elle en anglais, pour que je comprenne,
je pense.
Oh, putain. Nous sommes pris sur le fait, et maintenant je vais passer
pour un menteur auprès de ma future belle-mère. Je hausse les épaules pour
m’excuser, et Shpresa fronce les sourcils, sans la moindre trace d’humour.
Merde.
— Alessia, chuchote-t-elle, nerveuse, en regardant par-dessus son épaule.
Po të gjeti yt atë këtu !
— E di. E di, répond Alessia.
Face à mon air sombre, elle m’adresse un adorable regard contrit,
approche ses lèvres des miennes et m’offre un chaste baiser. Elle se faufile
hors de la chambre, engoncée dans sa chemise de nuit victorienne, et me
scrute par-dessus son épaule d’un œil de braise alors qu’elle suit sa mère
dans l’escalier. Je lui pardonne, et les écoute chuchoter vivement en
albanais. Je n’entends pas son père. On l’a échappé belle.
Il est vrai qu’il m’a dit qu’elle était mon problème désormais. Je secoue
la tête en refermant la porte, irrité par cette pensée. Alessia n’est pas mon
problème ! C’est une femme qui sait ce qu’elle veut. Comment peut-il
penser une chose pareille ? Ça me hérisse. Culturellement, son père et moi
sommes diamétralement opposés, et malgré tout le respect que je lui dois, il
faudra lui faire comprendre qu’on est au XXIe siècle. À l’évidence, Alessia le
redoute. Elle avait fait allusion à son tempérament colérique durant notre
séjour en Cornouailles. Elle avait ajouté que seule sa mère lui manquait. Pas
son père.
Merde. Plus tôt nous partirons d’ici, mieux ce sera. Combien de temps
faut-il pour se marier ? Nous devrions peut-être nous tirer, nous planquer à
l’hôtel Plaza de Tirana en attendant son nouveau passeport et découvrir
ensemble les charmes de la capitale. D’ailleurs, quel délai pour obtenir un
passeport ? Assez longtemps pour que son père nous retrouve avec son fusil
de chasse ? Je ne sais pas, et j’ai l’impression qu’Alessia n’apprécierait pas
cette idée. Mais ces étreintes furtives, comme si nous étions des gamins –
c’est dingue. J’ai l’impression d’être revenu plusieurs siècles en arrière, et
je ne suis pas certain de pouvoir le supporter des semaines.
Je regarde l’heure. Il est encore tôt. Je retire mon jean et me rallonge.
Tout en fixant le plafond et en réfléchissant aux événements de ces derniers
jours, mon rêve me revient à l’esprit.
Mais c’était quoi, ce bordel ? Kit ? Il accepte le fait que j’hérite du titre
de comte ? C’est ça ? Et consentirait-il à ma demande en mariage précipitée
et à cette cérémonie improvisée ? Non, je ne crois pas. Peut-être est-ce le
sens de ce rêve. Maintenant que j’y pense, je ne suis pas sûr que qui que ce
soit l’approuve, dans ma famille. Je ferme les yeux en imaginant la réaction
de ma mère lorsque je lui annoncerai la nouvelle. Elle sera peut-être
heureuse de me voir enfin marié… Non. Elle sera furieuse. Je le sais.
Mon rêve signifie sans doute que Kit me soutient. Possible… Oui. Voilà
le sens de ce rêve.
Sa mère est en colère, et Alessia ne sait pas quoi dire pour l’apaiser.
— Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? gronde Shpresa.
Alessia lève un sourcil.
— Alessia, aboie sa mère, qui a très bien saisi l’allusion. Ce n’est pas
parce que cet homme t’a pris ta virginité qu’il ne faut pas attendre que vous
soyez mariés.
Mama !
— Si ton père vous avait surpris ! (Elle soupire.) Je pense qu’il est sorti,
il doit te chercher. Il aurait sans doute eu une crise cardiaque s’il apprenait
ce que tu as fait.
Elle claque la langue, exaspérée, mais son expression s’adoucit
lorsqu’elles entrent dans le salon.
— Comme tu es déjà enceinte, au fond…
Elle hausse les épaules, résignée. La rougeur gagne lentement le visage
d’Alessia. Devrait-elle avouer à sa mère qu’elle a menti ?
— Alors, ton beau comte, il est en pleine forme, lance Shpresa en
regardant sa fille avec un sourire taquin.
— Mama ! s’exclame Alessia.
— Il a un tatouage.
— Oui. C’est le blason de sa famille.
— Je vois, dit sa mère en pinçant les lèvres d’un air désapprobateur.
Alessia aime bien son tatouage. Sa mère sourit.
— Il est gentil avec toi… au lit ?
— Mama !
Sous le choc, la voix d’Alessia est montée de plusieurs octaves.
— C’est important. Je veux que tu sois heureuse, et tu dois le rendre
heureux. Bientôt l’enfant arrivera, et alors…
Sa mère soupire. Sa déception déferle comme une houle sur Alessia, qui
reste de marbre. Que dire ? Qu’elle a menti à ses parents ? Et ça s’est passé
comme ça pour sa mère, après la naissance d’Alessia ? Elle préfère ne pas y
penser. En plus, il est beaucoup trop tôt pour avoir cette conversation.
— Je crois qu’il est heureux, finit-elle par répondre.
— Bien. On pourra en reparler.
— Je ne veux pas, rétorque Alessia, mortifiée.
— Tu n’as pas de questions ?
Cette idée fait blêmir Alessia.
— Non !
— Je suppose que c’est trop tard, maintenant. Enfin si tu as des
interrogations, ton père et moi…
— Mama ! Arrête ! (Alessia presse les mains contre ses oreilles.) Je ne
veux pas savoir.
Sa mère éclate d’un rire bon enfant.
— C’est bon de t’avoir à la maison, mon cœur. Tu m’as tellement
manqué.
Son fou rire s’évanouit. Elle plisse les yeux, soudain sérieuse.
— Hier soir, je me suis tournée et retournée dans mon lit. Je pensais à
quelque chose qu’a dit Lord Maxim. Je n’en ai pas dormi tellement j’étais
inquiète.
— Qu’est-ce que c’est, Mama ?
Sa mère inspire profondément, comme si ce qu’elle s’apprêtait à dire lui
était particulièrement répugnant.
— Il a parlé de trafic sexuel.
Alessia en a le souffle coupé.
— Oh, Mama, j’ai tellement de choses à te raconter, mais d’abord je vais
prendre une douche.
Sa mère la serre dans ses bras.
— Douce enfant de mon cœur, lui murmure-t-elle à l’oreille, je suis si
heureuse que tu sois ici. Et en sécurité.
— Moi aussi, Mama. Et d’être débarrassée d’Anatoli.
Shpresa acquiesce.
— Et ton fiancé, il a un tempérament violent ?
— Non. Non. Pas du tout. Bien au contraire.
Sa mère lui adresse un sourire radieux.
— Tu t’illumines comme un jour d’été dès que tu parles de lui.
Elle prend la main d’Alessia et, haussant un sourcil, admire sa
magnifique bague de fiançailles.
— Il a de l’argent et du goût, ajoute-t-elle.
Alessia hoche la tête et fixe le diamant qui étincèle à son doigt. Cette
superbe bague est maintenant à elle. Elle a du mal à y croire.
— Va prendre ta douche. Je vais faire le pain et le café.
Le petit déjeuner est un festin tout juste sorti du four. J’en suis à mon
quatrième petit pain avec du beurre et de la confiture et à mon deuxième
café lorsque nous entendons la porte d’entrée claquer. Quelques instants
plus tard, M. Demachi paraît, vêtu d’un costume sombre et d’une
expression assortie. Shpresa se lève d’un bond et va remplir d’eau la
casserole pour le café.
Il lui en faudrait peut-être une plus grande.
Alessia se lève aussi, va prendre une assiette et la pose en bout de table
avec un couteau. Demachi s’assoit. Il est évident que ce petit ballet est
normal pour lui – on l’a servi au doigt et à l’œil toute sa vie. Euh… Moi
aussi. Mais jamais par ma mère – ni par ma sœur, d’ailleurs.
— Mirëmëngjes, grogne-t-il en me regardant droit dans les yeux, toujours
aussi impavide.
— Mon père te dit bonjour, traduit Alessia, l’air amusé.
Qu’est-ce qu’elle trouve drôle ?
— Bonjour, réponds-je en adressant un signe de tête à mon futur beau-
père.
Il se met à parler. Alessia et sa mère l’écoutent, captivées par sa voix
profonde et mélodieuse. J’aimerais bien savoir ce qu’il leur raconte.
Alessia finit par se tourner vers moi, les yeux écarquillés comme si elle
n’arrivait pas à croire ce qu’elle est sur le point de me dire.
— Mon père a déjà organisé le mariage.
Déjà ? C’est à mon tour de prendre un air incrédule.
— Et alors ?
— Tu n’as besoin que de ton passeport.
Nous nous regardons tous les deux et je crois que la même pensée nous
traverse l’esprit. Ça me paraît trop facile. Mon regard croise celui de
Demachi, et il relève le menton avec une expression dure, comme s’il me
mettait au défi de le contredire.
— Il est allé voir l’employé du, euh… du bureau de l’état civil. Je ne
connais pas la traduction exacte. Ils ont pris le café ensemble ce matin. Et
ils se sont mis d’accord sur tout.
Un dimanche ? C’est aussi simple que ça ?
— D’accord. Quand ?
Je parle d’une voix posée, car je ne veux pas énerver le vieux bouc. Il est
soupe au lait – presque autant que mon ami Tom.
— Samedi.
Un frisson de doute me parcourt le dos.
— OK, dis-je, d’une voix qui trahit certainement mon hésitation.
Mme Demachi, anxieuse, nous observe tour à tour, son mari et moi, puis
sa fille. Alessia dit quelque chose à son père. Il lui répond en criant, ce qui
nous fait tous sursauter. Elle pâlit et baisse la tête, mais me lance un regard
à la dérobée alors que je repousse ma chaise. Il ne devrait pas s’adresser à
elle sur ce ton.
— Le fonctionnaire et lui sont de bons amis, s’empresse d’expliquer
Alessia. De vieux amis. Je dois d’ailleurs le connaître. Je l’ai déjà
rencontré. Mon père assure que tout est arrangé.
Elle est manifestement habituée à ses accès de colère. Elle semble
pourtant perplexe. Tout comme je le suis. Cet arrangement me paraît bien
trop opportun.
Dubitatif, je me rassois pour ne pas le provoquer davantage.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Nous devons rencontrer le fonctionnaire demain au baskhia – je veux
dire, à la mairie – pour répondre à des questions et remplir des papiers.
Elle hausse les épaules, l’air aussi troublée que moi.
Très bien. Allons voir l’officier d’état civil.
Il fait nuit dehors lorsque je titube vers mon lit. Je tente d’arracher mon
pull. Il me résiste et finit par avoir le dessus.
— Merde !
Je m’effondre sur le matelas et fixe le plafond d’un œil vaseux. Oh mon
Dieu. Pourquoi ai-je bu autant ? Après un après-midi de préparatifs de
mariage que j’ai passé à me contenir, le raki a été une erreur. La chambre
tangue, et je ferme les yeux en priant pour m’endormir.
Alessia n’arrive pas à croire qu’il ait eu l’audace de revenir chez son
père, avec son beau manteau italien et ses chaussures hors de prix. Pour
l’instant Anatoli ne fait pas mine d’entrer. Il se contente de la fixer de ses
yeux d’un bleu glacial. Puis il déglutit, comme s’il était sur le point de
parler, ou parce qu’il est nerveux ; Alessia ne sait pas. D’instinct, elle
recule d’un pas. Son cœur s’emballe et un frisson parcourt son dos, soit à
cause de sa présence, soit du froid de février.
Que lui veut-il ?
— Ne pars pas. S’il te plaît.
Il pose le pied sur le seuil pour qu’elle ne referme pas la porte et
l’implore du regard. Furieuse, Alessia retrouve son courage.
— Que veux-tu ? aboie-t-elle.
Comment ose-t-il se présenter ici ? Elle n’a aucune envie de discuter
avec lui. Elle jette un coup d’œil derrière elle pour voir si quelqu’un est
venu s’informer de ce qui se passe. Personne. Elle est seule.
— Je veux te parler.
— On s’est tout dit samedi.
— Alessia. S’il te plaît. Je suis venu… m’excuser. Pour tout.
— Quoi ?
C’est comme si tout l’air avait été aspiré de ses poumons. Elle est
stupéfaite.
— On peut discuter ? Tu me dois bien ça. Je t’ai ramenée ici.
Une bouffée de colère monte dans la poitrine d’Alessia.
— Non, Anatoli ! Tu m’as kidnappée, rugit-elle. J’étais heureuse à
Londres, et tu m’as arrachée à tout ça. Tu m’as mise dans une situation
difficile. Tu dois partir. Je n’ai rien à te dire.
— J’ai tout fait de travers. Je me suis planté. Je le comprends,
maintenant. J’ai eu le temps de réfléchir. Laisse-moi plaider ma cause. Je
t’en prie. Je ne te toucherai pas.
— Non ! Va-t’en !
— Alessia. On est fiancés ! Tu es la femme la plus belle, la plus affolante
et la plus talentueuse que j’ai jamais connue. Je t’aime.
— Non. Non. Non !
Alessia ferme les yeux pour tenter de contenir sa rage.
— Tu ne sais pas ce que c’est que l’amour. Pars, l’implore-t-elle.
Elle tente de refermer, mais le pied d’Anatoli l’en empêche. Il pose la
main sur la porte pour la retenir.
— Comment peux-tu épouser quelqu’un qui va t’emmener loin de ta terre
natale ? De notre terre natale ? Tu es albanaise jusqu’au fond de l’âme. Ta
mère te manquera. Tu ne seras jamais chez toi en Angleterre. Les Anglais
sont des snobs. Ils te mépriseront. Ils te dédaigneront. Tu ne seras jamais
acceptée là-bas.
Ses paroles déchirent le cœur d’Alessia car elles réveillent ses craintes les
plus profondes. A-t-il raison ? La famille et les amis de Maxim vont-ils la
prendre de haut ? Le regard d’Anatoli se fait plus intense. Il sent qu’elle
vacille.
— Je parle ta langue, carissima. Je te comprends. J’ai été stupide. J’ai
mal agi. Je peux changer. Tu as vécu en Occident. Tu t’attends à davantage,
et tu le mérites. Je le comprends, et je peux te donner plus. Tellement plus.
J’accepterai ton enfant. Je le traiterai comme s’il était le mien. Alessia, s’il
te plaît. Je t’aime.
Il avance d’un pas et a l’audace de prendre sa main entre les siennes en
l’implorant.
— Tu feras de moi un homme meilleur. J’ai besoin de toi, souffle-t-il.
Son désespoir se perçoit dans chacun de ses mots. Alessia arrache sa
main et soutient son regard.
— Ne t’accroche pas, Anatoli.
Elle inspire profondément, le cœur serré. Trouvant un courage dont elle
ne se savait pas capable, elle tend la main pour lui caresser la joue. Il
penche la tête contre sa paume en la couvant d’un regard ardent.
— Si tu m’aimes, ne t’accroche pas. Je ne te rendrai pas heureux. Je ne
suis pas la femme qu’il te faut.
Il ouvre la bouche – pour la contredire, sans doute – mais elle pose un
doigt sur ses lèvres.
— Non, je ne suis pas cette femme-là.
— Tu te trompes, murmure-t-il.
Alessia sent son souffle chaud et laisse retomber sa main.
— Tu dois trouver quelqu’un qui s’illumine quand tu entres dans la
pièce.
— Je l’ai trouvée, chuchote-t-il.
— Non ! Ce n’est pas moi.
— C’était le cas, auparavant.
— Il y a des siècles. Mais tu… tu m’as fait mal. Tellement mal, que j’ai
dû fuir. Je ne peux pas revenir en arrière.
Il blêmit.
— Tu n’es pas cette personne-là pour moi, reprend Alessia. Je
n’éprouverai jamais le bonheur à tes côtés.
— Je pourrais m’efforcer de devenir cette personne.
— Je l’ai déjà rencontrée, Anatoli. Je l’aime. Nous allons nous marier
cette semaine.
— Quoi ?
Il en reste bouche bée.
— S’il te plaît. Va-t’en. Il n’y a rien pour toi ici, murmure Alessia.
Il recule, incrédule, l’air effondré.
— J’espère que tu trouveras quelqu’un.
— Carissima…
— Adieu, Anatoli.
Alessia, le cœur toujours serré, referme la porte. Sa mère l’appelle.
— Alessia ? Qu’est-ce que tu fais ?
Shpresa apparaît dans le couloir.
— Rien, j’arrive.
— C’était qui ?
— Mama, donne-moi une minute.
Les sourcils froncés, Shpresa scrute sa fille, puis acquiesce et retourne
avec les autres. Alessia lâche un soupir pour expulser la peur et l’émotion
qui l’étranglent. Elle jette un coup d’œil au judas et regarde Anatoli
marcher à grands pas vers sa voiture. Il a redressé les épaules, comme un
homme déterminé plutôt que vaincu. Ce spectacle lui glace le sang. Non !
Alessia s’affale contre la porte. Elle s’attendait à tout, sauf à ça. Mais ses
paroles – ils te mépriseront – ont fait mouche. Elle met la main à sa gorge
qui se serre, comme pour repousser cette vérité, et soudain elle est prise
d’une envie irrésistible de pleurer.
Et s’il avait raison ?
J’ai déballé les quelques affaires que j’avais jetées dans mon duffle bag,
paniqué, lorsque j’avais cru ne plus jamais revoir Alessia. Je les ai rangées,
re-rangées, en sachant parfaitement que je fais tout ça pour éviter mon
prochain coup de fil.
Trouillard. Appelle-la.
Je fixe les eaux calmes du lac, le ciel gris qui se reflète dans ses
profondeurs. Ce paysage est à l’image de mon humeur. En haut, les femmes
sont encore en pleine discussion, et à en juger par leurs éclats de voix et de
rire, je sais qu’elles s’amusent. J’inspire profondément, je m’arme de
courage, j’appuie sur « Appeler » et j’attends que Caroline réponde.
Vais-je lui avouer ? Ou pas ?
— Maxim ! s’exclame-t-elle, à la fois ravie et inquiète. Comment vas-
tu ? Où es-tu ?
— Caro. Salut. Je suis à Kukës, chez les parents d’Alessia.
— Tu es toujours là-bas ? Je ne comprends pas. Si tu l’as retrouvée,
pourquoi est-ce que vous n’êtes pas encore rentrés, ou en route ?
— Ce n’est pas aussi simple.
— Son fiancé ?
Le Salopard.
— Euh… non.
Elle se tait en attendant que je m’explique, puis elle soupire.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Je suis pris d’une subite inspiration – et en plus, c’est la vérité.
— On attend le passeport d’Alessia.
— Ah, je vois. (Elle semble perplexe, mais reprend.) Tu ne peux pas
rentrer et retourner la chercher ?
— Surtout pas. Je ne vais pas la quitter des yeux.
— Qu’est-ce que tu es protecteur ! ricane-t-elle. Tu nous la joues
chevalier blanc ?
Je rigole, soulagé qu’elle soit redevenue caustique, comme d’habitude.
— Oui. Ça m’a pris ces derniers temps, et j’en suis le premier étonné.
— Elle doit pourtant être en sécurité, chez ses parents.
— C’est sa mère qui l’a remise aux trafiquants, même si elle ne le savait
pas.
Elle pousse un petit cri étranglé.
— Je l’ignorais. C’est affreux.
— Ouais. D’où mon besoin d’être protecteur. Enfin, assez parlé de ça. Et
toi, quoi de neuf ?
— Oh, souffle-t-elle, et je l’entends pratiquement s’effondrer.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai finalement trouvé le courage de trier les affaires de Kit.
Ma douleur ressurgit, inattendue, brutale et cruelle. J’en ai le souffle
coupé. Kit. Mon frère chéri.
— Je vois.
— J’ai mis de côté certaines choses qui pourraient te plaire, poursuit-elle
d’une voix douce, pleine de regrets. Le reste… Je ne sais pas trop quoi en
faire.
— On peut s’en occuper quand je rentrerai, lui proposé-je.
— OK. On fait comme ça. Demain, je vais m’attaquer à certains de ses
papiers.
— Bonne chance.
— Il me manque.
La douleur perce dans sa voix.
— Je sais. À moi aussi.
— Tu rentres quand ?
— La semaine prochaine, j’espère.
— Très bien. D’accord. Merci d’avoir appelé. Je suis heureuse que tu
l’aies retrouvée.
Je raccroche avec un sentiment lancinant de culpabilité.
Coupable par omission.
J’aurais dû lui dire.
Eh merde !
Je suis tenté de la rappeler et de lui confesser que je me marie, mais elle
sauterait dans le premier avion pour débarquer ici et, à vrai dire, j’ai déjà
assez d’ennuis.
Je décide de ne rien dire à ma mère, précisément pour la même raison. Le
Vaisseau-mère péterait un câble, et je ne suis pas certain que Kukës ou les
Demachi soient prêts à affronter la comtesse douairière dans toute sa
splendeur. Pas moi, en tout cas.
Mieux vaut demander pardon que la permission. Cette phrase que me
répétait souvent mon père me revient à l’esprit. Il le disait avec les yeux
pétillants lorsqu’il me surprenait sur le point de faire quelque chose qui
n’était pas autorisé. Je chasse cette pensée.
On frappe. Avant que j’aie pu répondre, Alessia entre en trombe, referme
derrière elle, et s’adosse contre la porte en levant un regard anxieux vers
moi. Elle est blême.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle inspire profondément, s’avance, et me surprend en m’enlaçant par la
taille. Je l’étreins, alarmé, et embrasse ses cheveux.
— Alessia, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle me serre encore plus fort.
— Anatoli. Il est venu ici, dit-elle d’une voix à peine audible.
— Quoi ?
Mon monde bascule, je me crispe. La colère me tord les tripes. Elle me
regarde, terrifiée.
— Il est venu ici.
Horrifié, je prends sa tête entre mes mains et la scrute.
— Ce putain d’animal. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Il t’a touchée ?
Tu vas bien ?
— Ça va.
Elle pose ses paumes sur ma poitrine.
— Et, non, il ne m’a pas touchée. Il veut que je change d’avis.
J’arrête de respirer.
— Et ?
Voilà pourquoi elle ne m’a pas appelé.
Elle fronce les sourcils sans comprendre.
— Tu vas changer d’avis ?
— Non ! s’exclame-t-elle.
Dieu merci.
— Comment peux-tu t’imaginer ça ?
Elle recule, l’air profondément offensé, et je ne peux que la relâcher.
— Tu dis ça parce que tu veux changer d’avis, toi ? demande-t-elle en
relevant le menton avec cet air hautain qu’elle prend parfois.
C’est tellement aberrant que j’éclate de rire. Quelle absurdité de penser
que nous deux… Comment peut-elle s’imaginer une chose pareille ?
— Non, bien sûr que non. Même si j’aurais préféré faire les choses à
notre façon. Mais ça, tu le sais déjà. Pourquoi doutes-tu de moi ? Je suis
entièrement, indubitablement… énorment amoureux de toi.
Je lui ouvre les bras et, après un instant d’hésitation, elle s’y blottit avec
un petit sourire timide et indulgent.
— Ça fait beaucoup d’adverbes, dit-elle. Énorment ?
— Mon mot préféré. (Je souris.) Je veux t’épouser. Dans les formes.
Un peu plus calme, j’embrasse à nouveau ses cheveux.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je lui ai dit non. Et qu’on allait se marier. Il est parti.
— J’espère qu’on ne le reverra plus.
Doucement, j’attrape ses cheveux pour lui renverser la tête et poser un
doux baiser sur ses lèvres.
— Je suis désolé que tu aies eu affaire à ce salopard. Et heureux que tu
lui aies tenu tête, ma belle chérie courageuse.
Alessia contemple ses yeux vert scintillant et voit son amour se refléter
dans leur profondeur. Ses mains effleurent ses bras musclés, ses épaules,
son visage, et plongent dans ses cheveux châtains. Elle respire son parfum
familier – le parfum de Maxim et du santal – et guide la bouche de Maxim
vers la sienne, poussée par un besoin désespéré. Elle attire ses lèvres et
ouvre sa bouche pour lui offrir sa langue. Maxim gémit. Elle voudrait entrer
dans sa peau pour anéantir tout souvenir de sa rencontre avec Anatoli. Il
l’étreint plus fort et lui agrippe les fesses d’une main. L’autre empoigne ses
cheveux tandis qu’il prend ce qu’elle lui donne si librement. Il avance, la
faisant reculer alors qu’ils se dévorent, jusqu’à ce qu’Alessia soit dos au
mur. Le désir court dans ses veines et exacerbe son besoin de lui.
Maxim interrompt leur baiser, haletant.
— Alessia, c’est bon. Je suis là. (Il colle son front contre le sien.) On ne
peut pas faire ça, pas maintenant.
— S’il te plaît, chuchote-t-elle.
Elle a envie de lui.
— Avec toute ta famille à l’étage ? N’importe qui pourrait descendre te
chercher.
Alessia laisse courir son doigt de la gorge de Maxim au col de son pull.
Ses intentions sont claires.
— Ma belle, ce n’est pas une bonne idée.
Il pose la main sur la sienne. Son regard est émeraude et, si elle ne
s’abuse, tiraillé… et pourtant, il refuse. Alessia ne comprend pas. Son
premier réflexe est de se renfermer.
Elle n’a pas le droit de remettre ses décisions en cause. Mais il est son
futur époux et ses paroles, prononcées lors d’un après-midi d’hiver dans la
grande maison en Cornouailles, lui reviennent :
Parle-moi. Pose-moi des questions. Sur tout ce que tu veux. Je suis ici. Je
t’écouterai. Engueule-moi. Crie-moi dessus. Je ferai pareil. J’aurai tort, tu
auras tort. Peu importe. Mais pour régler nos différends, nous devons
communiquer.
À la lueur de son petit dragon lumineux, Alessia, dans son lit, fixe le
plafond tout en tripotant sa croix en or. Elle est épuisée, mais son esprit
ressasse les événements de la journée et la liste de tout ce qu’il lui reste à
faire.
Ce matin, Tom a accompagné Alessia et sa mère à Prizren au Kosovo
pour acheter une robe de mariée. Sa mère n’a pas voulu que son fiancé les
accompagne, ça « porterait malheur » et ça « gâcherait la surprise ». Maxim
a tenu à ce que Tom les conduise. Son père s’est contenté de hausser les
épaules. « Comme je l’ai déjà dit, tu es désormais son problème. Si c’est ce
que veut Maxim, soit. De toute façon, lui et moi, on a du travail, ici. »
Alessia se renfrogne et se tourne vers sa lampe de chevet. Elle n’est le
problème de personne ! Elle repense à leur voyage. Elles ont eu de la
chance : elles ont trouvé une robe magnifique, et Alessia a découvert que
l’ami bourru de Maxim était un tendre. Il a été courtois, gentil et vigilant
pendant qu’il était avec elles. Assis discrètement à l’entrée du magasin, il a
aussi approuvé le choix de la robe, un peu gêné.
— Oui. Oui. Celle-là. Très jolie. Tu es… euh… ravissante, a-t-il bafouillé
en rougissant.
Pour donner le change, il s’est tourné vers la vitrine pour scruter les
passants. Alessia le soupçonnait de chercher Anatoli du regard.
Sur la route du Kosovo, ravi d’avoir un public aussi attentif et captivé,
Tom leur a parlé de la société de sécurité dont il est propriétaire et où il peut
faire bon usage des savoir-faire acquis dans l’armée britannique. Alessia,
fascinée, lui a posé une foule de questions. Elle lui était reconnaissante de
les accompagner, car Maxim est hypervigilant depuis la réapparition
inopinée d’Anatoli.
Elle frémit, encore secouée par cette rencontre. Comment a-il pu
s’imaginer que… ? Dans les rues de Prizren, elle s’est souvent surprise à
regarder par-dessus son épaule avec un nœud dans l’estomac. L’observait-
on ? Non, ce n’était que son imagination.
Elle chasse cette idée et son esprit vagabonde vers des pensées plus
joyeuses. Elle revoit son fiancé durant l’après-midi, manches retroussées.
Pendant qu’elle était au Kosovo, et à son grand étonnement, Maxim et
Thanas ont aidé son père à vider le garage où les Demachi vont recevoir
leurs invités pour le mariage. Son père, avec l’aide de Maxim, a conduit les
trois Mercedes qu’il y garde habituellement sous clé jusqu’à son atelier de
réparation en ville. À leur retour, avec Thanas, ils ont continué à vider et à
ranger le garage. Une tente doit être dressée devant l’entrée, créant ainsi un
grand espace de réception.
Quand Alessia et son escorte sont rentrées du Kosovo, Tom s’est joint
aux hommes. Alors qu’ils dégageaient l’extérieur, Alessia et sa mère se sont
attelées à une tâche herculéenne : du ménage, du ménage, et encore du
ménage.
En fin d’après-midi, Alessia a tout de même réussi à s’éclipser pour se
rendre à la clinique locale. Après une brève conversation, elle a persuadé le
médecin de lui prescrire la pilule. Elle est arrivée à la pharmacie de justesse,
quelques instants avant sa fermeture, soulagée de n’y croiser aucune de ses
connaissances. Elle est revenue en vitesse pour continuer à nettoyer.
Personne ne lui a demandé où elle était passée. Plus tard, lorsque ses règles
ont commencé, elle a pu filer à l’étage pour prendre sa première pilule.
En début de soirée, Maxim est apparu dans la cuisine. Peu vêtu malgré le
froid, sale, les joues rouges et les cheveux mouillés de sueur, il était… sexy.
Le travail manuel lui va bien.
Il lui a donné un rapide baiser avant de se diriger vers la douche. Maxim
sous la douche. Alessia ferme les yeux, se tourne sur le côté, et fantasme
qu’elle est avec lui. Ils sont en Cornouailles, au Hideout, et Maxim la
savonne tandis qu’ils laissent l’eau ruisseler sur leurs corps. Les mains
d’Alessia glissent sur son ventre. Dans son esprit, elles deviennent celles de
Maxim. Elle entend sa voix.
Tu veux que je te lave partout ?
Son souffle s’accélère, et elle tire sur l’ourlet de sa chemise de nuit pour
la remonter sur ses cuisses. Sa main glisse entre ses jambes et se met à
remuer. Elle se retourne sur le dos.
Elle se rappelle les doigts habiles de Maxim, luisants de savon, d’abord
sur ses seins, puis sur son ventre, avant de s’insinuer en haut de ses cuisses.
Son désir déferle comme une vague qui raidit ses tétons contre la douceur
du coton. Elle les imagine durcir entre ses lèvres, contre sa barbe, puis
taquinés par ses dents.
Elle gémit.
Dans son fantasme, il lui embrasse le cou avec un murmure approbateur.
Mmm. Ses mots lui reviennent à l’esprit. Tu es si belle. Elle halète. Sa main
remue de plus en plus vite. Plus vite. Plus vite. Ça te plaît ? Elle est au bord
d’exploser. Elle y est presque. Je voudrais essayer autre chose. Tourne-toi,
lui ronronne-t-il à l’oreille.
Alessia jouit. Vite. Violemment. Elle inspire une grande goulée d’air.
Lorsqu’elle retrouve ses esprits, elle pense que maintenant, peut-être, elle
arrivera à s’endormir. Elle se blottit dans son lit. Pourtant la sensation de
plaisir et de bien-être s’évanouit aussitôt et ses pensées la hantent de
nouveau.
Demain, on aura fini d’installer le garage, mais il faudra encore faire le
ménage et la cuisine. Énormément de cuisine. Et puis les sachets de
dragées. Heureusement, les femmes de sa famille sont ravies de l’aider – la
veille, elles ont établi le menu et réparti les tâches. Un cuisinier sera sur
place le jour même pour leur prêter main-forte.
Maxim sera-t-il satisfait de leurs préparatifs ? Zot ! Elle l’espère. Elle
sait que ce n’est pas le genre de mariage qu’il aurait souhaité. Mais il est
toujours là, et il a accepté de se prêter à la cérémonie pour elle – et pour sa
mère. Alessia ouvre les yeux et fixe à nouveau le plafond. Elle fait jouer sa
croix en or entre ses doigts. L’angoisse monte en elle comme une flamme.
Sa mère, qui veut rester avec son père. Est-ce que tout ira bien ? Elle les
observe depuis quelques jours et, en effet, ils semblent avoir trouvé une
sorte d’harmonie. C’est un étrange spectacle. Sa mère a peut-être raison – il
paraît… plus gentil. Peut-être fallait-il qu’Alessia parte pour qu’ils se
retrouvent ? Peut-être était-elle responsable des tensions entre eux ? Après
tout, elle n’est pas un garçon. Cette pensée lui serre la gorge. Et si, pendant
tout ce temps, c’était elle, l’obstacle au bonheur de sa mère ? Ma fille est
désormais ton problème…
Une larme roule sur sa joue et s’insinue dans son oreille. Cette pensée est
trop lourde à porter seule. Elle repousse ses draps et sort du lit. Attrapant en
vitesse le petit dragon, elle se dirige vers la porte. Il doit être 2 heures du
matin environ. Elle sort de la chambre sur la pointe des pieds, referme en
silence, et reste un instant dans le couloir. Tout est tranquille. Ses parents
sont couchés depuis des heures. Elle descend l’escalier sans bruit. Alessia
se fiche de le réveiller lorsqu’elle se faufile dans la pièce car tout ce qu’elle
veut, tout ce dont elle a besoin, c’est Maxim.
Alessia ferme les yeux auprès de l’homme qu’elle aime. Sa place est
ici. Dans ses bras, elle est chez elle. Elle se fiche d’être surprise par son
père ou sa mère ; Maxim et elle ne font que dormir. Elle soupire. Son esprit
s’apaise, et elle sombre dans un sommeil sans rêves.
Je jette un coup d’œil à Joe, qui hausse les épaules comme pour
s’excuser tandis que Maryanne franchit le seuil pour se jeter à mon cou.
— Maxie, chuchote-t-elle. Alors tu l’as retrouvée.
— Oui.
— Et tu as quelque chose à nous dire ? ajoute-t-elle d’une voix
dégoulinante de sarcasme en penchant la tête sur son épaule.
Je sais qu’elle est folle de rage mais elle se maîtrise. Caroline la rejoint et
me tend la joue, sans me serrer dans ses bras.
— On a été obligés de voyager en classe éco, lâche-t-elle d’une voix
sèche.
Merde. Je suis encore plus dans le pétrin que je ne l’imaginais. Tom et
Thanas entrent derrière elle.
— Venez que je vous présente la famille, dis-je en ignorant sa froideur. Et
retirez vos chaussures.
Shpresa et Alessia sont devant la cuisinière quand je fais entrer Joe et nos
invitées surprise. Elles nous regardent, ébahies, nous entasser dans la pièce.
Alessia abandonne sa casserole, s’essuie les doigts sur son tablier et éteint
la musique. Je leur présente d’abord Joe, comme c’est lui que nous
attendions, et qu’il est en tête de file. Toujours gentleman, il bondit, main
tendue.
— Madame Demachi, enchanté, dit-il avec un sourire éblouissant. Je suis
ravi de faire votre connaissance.
La classe, mon pote. La classe.
Shpresa, bien qu’elle soit encore en état de choc, lui serre la main.
— Bonjour. Soyez le bienvenu.
Il sourit et se tourne vers Alessia, blafarde, aussi terrifiée que si on la
visait avec une arme.
— Alessia, quel plaisir de vous revoir.
— Bonjour. Et cette fois, vous êtes habillé, plaisante-t-elle.
Il éclate de rire et les joues d’Alessia reprennent un peu de couleur. Elle
lui lance un sourire. Il la serre dans ses bras et lui fait la bise.
La mère d’Alessia fronce les sourcils sans rien dire.
— Madame Demachi, je vous présente ma sœur et ma belle-sœur,
Maryanne et Caroline. Et voici ma fiancée, Alessia. Caroline, vous vous
êtes déjà rencontrées.
Caroline lui adresse un petit sourire que je crois sincère.
— Bonjour.
Alessia lui tend la main.
— Bonjour… Caroline.
Sa voix tremble tant elle est nerveuse, mais avant que j’aie pu intervenir,
Maryanne lui tend la sienne.
— Enchantée, dit-elle.
Alessia regarde Maryanne, puis moi. Oui. Nous nous ressemblons.
— Enchantée, répond-elle, et les yeux de Maryanne s’écarquillent
légèrement.
Elle sourit.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu nous en as fait tout un plat,
lâche-t-elle, toujours aussi directe.
Alessia hausse les sourcils. Elle n’a sans doute pas compris que c’était un
compliment.
— Oui. Enfin…
Je bafouille. Ça devient gênant.
— Bon, les présentations sont faites…, réussis-je à articuler.
Shpresa vient à ma rescousse et désigne la table.
— Je vous en prie, asseyez-vous. Nous sommes en pleins préparatifs
pour le mariage.
— En fait, avant de nous asseoir, intervient Maryanne en prenant sa voix
de médecin la plus cassante, pourrais-je dire un mot à mon frère ? En tête à
tête.
Maryanne me foudroie de ses yeux verts. Je suis vraiment, mais alors
vraiment dans la merde.
— Vous pouvez vous installer dans le salon, propose Alessia en me jetant
un regard anxieux.
— Je te suis, dit Maryanne.
Parce que je sais ce qu’elle va me dire, et parce que je ne veux pas que ce
soit devant Alessia et sa mère, je la prends par la main et je l’entraîne de
force hors de la pièce.
Nous parcourons le couloir dans un silence de plomb.
Alessia regarde Maxim partir avec sa sœur. Elle croit qu’il est en
colère, mais ne comprend pas pourquoi. N’est-il pas heureux que sa famille
soit là ? A-t-il honte d’eux ? Ou d’elle et de sa famille ? Alessia ne s’attarde
pas sur cette pensée, car elle craint d’avoir vu juste. Elle reporte son
attention sur Tom et Thanas, qui viennent d’entrer dans la pièce. Elle
regarde Tom faire un check à Joe.
— Trop content que tu sois là, vieux.
Joe lui décoche un grand sourire et lui tape dans le dos. Manifestement,
ils sont bons amis. Tom sourit poliment à Caroline. Il est plus réservé avec
elle. D’après ce qu’Alessia a pu observer, Tom est plus à l’aise avec les
hommes qu’avec les femmes. Comme un Albanais.
Tom présente Thanas à Joe et à Caroline.
— Nous n’attendions pas ces femmes, lui dit sa mère dans sa langue.
— Je sais. Je crois que Maxim est fâché.
— Elles vont devoir dormir dans la chambre que nous avions réservée
pour l’ami de Maxim.
— Oui. On devrait leur offrir du thé, ou quelque chose de plus fort.
À ce moment-là, son père les rejoint, et il faut recommencer les
présentations. Il semble ravi de faire la connaissance d’une belle femme
parfumée, et Alessia le comprend. Elle n’arrive pas à détacher ses yeux de
Caroline. C’est la femme la plus élégante qu’Alessia ait jamais vue. Vêtue
d’un pantalon camel et d’un pull crème, un simple foulard à motifs assorti
noué autour du cou, Caroline irradie l’aisance et le raffinement. Elle porte
des perles aux oreilles et ses cheveux brillants sont coiffés en un carré lisse.
Auprès d’elle, Alessia se sent débraillée et mal fringuée avec son jean et
son tablier taché. Exactement comme si elle était toujours femme de
ménage.
La dernière fois qu’elle a vu Caroline, elle était dans les bras de Maxim.
Dès que je referme la porte, Maryanne se retourne vers moi si vite que
ses mèches volent.
— Tu veux bien me dire à quoi tu joues ? Tu épouses ta bonne ?
Vraiment ? Putain, mais qu’est-ce qui te prend ?
Je la fixe, bouche bée, tétanisé par son attaque. Sa férocité m’empêche de
trouver mes mots.
— Alors ? s’impatiente-t-elle.
— Je ne te croyais pas aussi snob, Maryanne, réponds-je, subitement
furieux.
— Je ne suis pas snob. Je suis pratique. Qu’est-ce qu’une gamine… d’ici
(Elle désigne la pièce avec de grands gestes.) peut t’offrir ?
— De l’amour, pour commencer.
— Bon sang, Maxim, tu as perdu la tête ? Et vous avez quoi en commun,
explique-moi ?
— La musique, entre autres.
Elle m’ignore ; elle est lancée.
— En plus, faire ça quelques semaines à peine après la mort de Kit ?
C’est ta douleur qui te conduit à agir comme ça – tu le sais, ça, non ? On
n’a pas eu le temps de faire notre deuil. Tu n’as donc pas le moindre
respect ?
— Je reconnais que le moment est mal choisi, mais…
— Mal choisi ! Pourquoi tant de précipitation ? (Elle ouvre grand les
yeux.) Ah non. (Elle baisse la voix.) Ne me dis pas qu’elle est en cloque.
Je serre les dents et me retiens d’exploser.
— Non, elle n’est pas enceinte. C’est…
Je soupire et passe la main dans mes cheveux en m’efforçant de trouver
une explication qui la satisfasse.
— C’est quoi ?
— C’est compliqué.
Elle me foudroie du regard, et je jure que si j’étais du petit bois, à ce
moment précis, je serais réduit en tas de cendres. Elle est livide, puis
soudain son visage se décompose.
— Quand je pense que tu allais te prêter à cette comédie sans même nous
inviter. (Sa voix s’éraille et les larmes lui montent aux yeux.) C’est ça qui
me blesse le plus, souffle-t-elle.
Ses paroles me font l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Je
n’imaginais pas qu’elle réagirait comme ça.
— C’est quoi, le problème ? demandé-je d’une voix plus douce. Le fait
que j’épouse Alessia ? Ou que je ne t’invite pas ?
— Le problème, c’est que tu aies pensé qu’on ne voudrait pas être là.
Même dans ce trou perdu ! Ou que tu ne veuilles pas de notre présence.
Dans les deux cas, c’est blessant. Mais ça va pas la tête, Maxie ? J’ai déjà
perdu un frère cette année. Tu es tout ce qui me reste. Tu es ma famille.
(Ses larmes coulent à flots, maintenant.) Et dire que tu pensais te marier
sans nous.
Elle renifle et tire un mouchoir de sa manche pour s’essuyer le nez.
Eh merde.
— Je suis désolé.
Je lui ouvre mes bras et elle s’y engouffre sans hésiter.
— Et il a fallu que je l’apprenne par Caro, balbutie-t-elle.
— M.A., je n’ai pas réfléchi, chuchoté-je dans ses cheveux. Tout s’est
passé très vite. On refera une cérémonie à Londres ou en Cornouailles. Et
au fait, ce n’est pas une comédie. Je me marie parce que j’ai rencontré une
femme dont je suis passionnément amoureux, et avec laquelle je veux
passer ma vie. Alessia est tout pour moi, et je me sens vivant depuis que je
la connais. Elle me soutient, elle est attentionnée et compatissante. Elle est
formidable. Jamais je n’ai rencontré de femme comme elle, et jamais je n’ai
éprouvé de tels sentiments. J’ai besoin d’elle, et qui plus est, elle a besoin
de moi.
Tu parles d’un discours, bonhomme.
Elle lâche un long soupir tremblotant et me scrute de ses yeux rougis.
— Tu es vraiment amoureux, on dirait.
J’acquiesce.
— Tu sais que ça va être difficile pour Alessia, de tenir le rôle qu’on
attend d’elle.
— Je sais. Mais on sera là pour l’aider, pas vrai ?
Elle me dévisage à nouveau et soupire.
— Si elle te rend heureux, parce que c’est tout ce que je veux pour toi,
Maxim, alors oui, on la soutiendra.
Je souris.
— Merci. Elle me rend plus qu’heureux. Et j’espère qu’elle l’est aussi
avec moi.
— Elle est belle.
— Oui. Et drôle, adorable, aimante.
Le regard de Maryanne s’adoucit.
— Et elle est extrêmement talentueuse.
— En quoi ? demande Maryanne en haussant un sourcil.
J’éclate de rire.
— Alessia est pianiste.
— Ah.
Étonnée, elle jette un coup d’œil au vieux piano droit qui trône dans le
salon.
— J’ai hâte de l’entendre.
— Euh… tu as appris la nouvelle au Vaisseau-mère ?
Maryanne plisse les yeux.
— Non. Je ne voulais pas la blesser.
— Parce qu’elle a des émotions ?
— Maxim !
— Il vaudrait mieux qu’on rejoigne les autres.
Tout le monde, sauf Shpresa, est attablé. Alessia me jette un coup d’œil
lorsque nous entrons avec Maryanne. Elle fronce les sourcils et baisse les
yeux, même si j’essaie de la rassurer du regard. Caroline plisse les
paupières lorsque je tire une chaise pour Maryanne. Je sais que, d’ici peu,
j’aurai la même conversation avec elle.
Shpresa apporte une théière, des tasses et une bouteille de raki avec
plusieurs verres.
Du raki, déjà ? Pitié.
Alessia tortille son tablier entre ses doigts. La sœur de Maxim est aussi
chic que Caroline. Elle est grande et belle, avec des cheveux roux
flamboyants, et elle est vêtue aussi élégamment. Comment Alessia pourra-t-
elle s’intégrer ? Les Anglais sont des snobs. Ils te mépriseront. Ils te
dédaigneront. Les paroles d’Anatoli reviennent la hanter et elle reste sur ses
gardes.
Shpresa offre du thé aux femmes et du raki aux hommes.
— Nous devons héberger ces femmes chez nous, déclare son père.
— Oui, acquiesce sa mère. Alessia, dis-leur.
— Je peux vous aider, intervient Thanas en fixant son verre de raki d’un
œil méfiant.
— C’est bon, souffle Alessia en anglais. Caroline, Maryanne, nous
serions heureux que vous vous installiez chez nous. Vous devrez partager
une chambre.
— C’est très aimable à vous, Alessia. Nous pensions descendre à l’hôtel,
répond Caroline.
— Vous êtes les bienvenues, renchérit Shpresa.
— Nous serions ravies, si ça ne vous dérange pas trop, répond Maryanne.
— Très bien. C’est réglé, lance Tom en se tournant vers Maxim. Et
maintenant, en tant que témoin, c’est à moi d’organiser ton enterrement de
vie de garçon. C’est la tradition.
— Quoi ? dit Maxim en s’asseyant à côté d’Alessia.
Il lui prend la main et la presse pour la rassurer.
— Trevethick, je te rappelle que tu te maries demain.
— Comment pourrais-je l’oublier ?
Maryanne et Caroline se regardent.
— Alors ce soir, reprend Tom, on va faire une virée à Kukës.
— Je suis partant, frère, approuve Joe.
— Thanas ? demande Tom.
— Je ne raterais ça pour rien au monde !
— Qu’est-ce qui se passe ? fait Jak en se tournant vers sa fille.
— Les hommes vont sortir ce soir à Kukës. Je crois que c’est une
tradition occidentale, l’informe Alessia.
— Sortir où ?
— Dans les bars.
— Alors je les accompagne. Je connais les meilleurs endroits, tranche
son père en souriant largement à Maxim.
— Je vais lui dire.
Alessia adresse un regard incertain à Thanas, puis à Maxim.
— Ton père veut nous accompagner, devine Maxim.
— Oui.
— Hou là, sourit Maxim en secouant la tête. D’accord.
— Je vais prévenir mes frères. Mes cousins et mes oncles, reprend Jak.
— Et nous ? Maryanne et moi ? demande Caroline, en fixant Maxim de
ses immenses yeux bleus.
Elle semble incapable de le quitter du regard.
— Réservé aux hommes ! insiste Tom.
— On pourrait sortir avec Alessia, propose Maryanne.
— J’ai trop à faire, répond aussitôt celle-ci.
— Eh bien dans ce cas, on va vous aider. Pas vrai, Caro ?
— Ah non. Vous êtes nos invitées, proteste Alessia.
— Ce sera avec plaisir, répond Caroline.
Elle adresse à Maxim un long regard où se lit l’angoisse. Ou est-ce de
l’amour ? Puis Alessia se rappelle qu’elle vient tout juste de perdre son
mari – et Maryanne son frère. Ils sont unis par la douleur.
Après avoir mis au four deux grands plats de tavë kosi, Alessia s’assoit
près de sa mère pour préparer les rouleaux de byrek. Shpresa roule la pâte
tandis qu’Alessia, Maryanne et Caroline la farcissent d’épinards, d’oseille,
et d’un mélange de féta et d’œufs, d’oignons et d’ail. Entre deux rouleaux,
elles sirotent leur vin.
La conversation fluctue, mais les échanges de Caroline et de Maryanne
sont amusants.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies craqué pour un Américain, taquine
Caroline.
— Craqué ?
— Ma chérie, depuis qu’il t’a appelée à l’aéroport, tu as un air énamouré
qui ne te ressemble pas du tout.
— Absolument pas !
— Tu protestes trop ! Alors, on le rencontre quand ?
— Je ne sais pas. Ethan viendra peut-être en Grande-Bretagne pour
Pâques. On verra. Avec lui, difficile de savoir.
Maryanne adresse à Caroline un regard éloquent pour la faire taire, et
celle-ci pince les lèvres, faussement dépitée.
— Vous vous connaissez depuis combien de temps ? demande Alessia.
Elle se sent un peu pompette, d’autant qu’elles en sont à leur deuxième
bouteille.
— Maxim et moi étions amis à l’école, explique Caroline. Enfin, plus
qu’amis. Mais ça, c’est du passé.
Elle fronce les sourcils en tapotant le mélange d’épinards dans la pâte,
puis entortille le tout efficacement pour en faire un roulé.
Plus qu’amis !
— Et toi et moi, je pense qu’on s’est rencontrées lors de l’une des
réceptions d’été de Rowena. Le match de cricket annuel des Trevethick au
Hall, dit Caroline à Maryanne.
— Oui. C’était le bon vieux temps. Tu étais venue de Londres avec
Maxim. Je dois avouer que j’adore ces matchs. Et un homme en cricket
whites.
— Oui, approuve Caroline, nostalgique. Kit était superbe tout en blanc, et
en plus, c’était un excellent batteur.
Elle fixe son verre.
— C’est vrai, renchérit Maryanne.
Soudain, l’ambiance tourne à la tristesse.
— Toutes mes condoléances, murmure Alessia.
— Oui. Bon. Merci.
Caroline déglutit et secoue ses cheveux brillants comme pour chasser une
pensée pénible.
— Ce sera à vous de recevoir l’été prochain lors du match de cricket
annuel du village, Alessia. Entre autres.
Alessia la dévisage. Elle ne connaît rien au cricket.
— Vous n’avez vraiment aucune idée de ce qu’on attendra de vous, pas
vrai ? énonce Caroline.
— Pas maintenant, intervient Maryanne.
— Non, souffle Alessia.
Caroline soupire et adresse à Maryanne un regard rassurant.
— Eh bien… On sera là pour vous aider.
— Et si on finissait ces byrek ? lance Maryanne, et Alessia devine qu’elle
tente d’alléger l’atmosphère.
Alessia porte un foulard bleu qui lui cache les cheveux, et un peignoir
bleu. Ça me rappelle le temps où elle venait faire le ménage chez moi.
Quelle époque… Alors que je ne désirais qu’elle, elle m’ignorait.
Elle est tout aussi ravissante aujourd’hui. Plus encore. Et je la désire
toujours. Elle m’observe, l’air meurtri.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle pâlit un peu. Merde. C’est grave.
— Dis-le-moi, s’il te plaît.
— Ce ne sont… que des mots.
— Répète-les-moi, insisté-je.
— Ta belle-sœur…, commence-t-elle d’une voix presque inaudible.
— Caroline ?
Elle hoche la tête.
— Ah. (J’en étais sûr.) Qu’a-t-elle dit ?
Elle semble s’interroger. Va-t-elle me l’avouer ? Son débat intérieur se lit
sur ses traits. Finalement, elle déglutit.
— Elle dit que tu es un meilleur… coup (elle a baissé la voix) que son
mari.
J’inspire brusquement. Ma colère monte. Je n’ai jamais entendu Alessia
parler crûment auparavant, et j’en suis plus choqué que je ne le devrais. Les
paroles de Caroline sont sidérantes et totalement indécentes. Pas étonnant
qu’elle ait pris une mine aussi piteuse au petit déjeuner. Elle devrait avoir
honte.
Caro est venue ici pour foutre le bordel. Et elle y est arrivée. Je ravale ma
colère, sachant que je m’expliquerai avec elle plus tard.
— Je suis sûr qu’elle était ivre, marmonné-je, indulgent.
— Je n’ai pas arrêté d’y penser hier soir, en essayant de dormir.
Eh merde. On va avoir cette discussion maintenant, le jour de notre
mariage ?
— Tu l’aimes ? veut savoir Alessia.
Je la fixe, muet de stupeur. Quoi ? Comment peut-elle penser une chose
pareille ?
— Tu ne réponds pas à ma question. En Cornouailles, tu m’as dit « Parle-
moi », « pose-moi des questions ». Alors je te pose la question maintenant.
— Non, je ne l’aime pas de cette façon-là, affirmé-je. Oui, je l’ai aimée,
il y a longtemps. Mais j’avais quinze ans. Maintenant, elle fait partie de la
famille. C’est l’épouse de mon frère.
— Et physiquement ?
Je fronce les sourcils, sans tout à fait comprendre.
— Tu as eu des rapports sexuels avec la femme de ton frère ?
Nom de Dieu.
— Euh… non. Mais j’ai couché avec sa veuve.
Alessia grimace et ferme les yeux. Son expression me déchire. Jamais je
n’ai eu aussi honte de ma vie.
— La dernière fois que je l’ai vue, poursuit Alessia en ouvrant ses yeux
sombres et douloureux, elle était dans tes bras, sur le trottoir devant ton
immeuble.
— Dans mes bras ?
Je tente désespérément de me remémorer la scène. Alessia me prend de
court.
— J’étais dans la Mercedes d’Anatoli.
Mon cœur se glace tandis que je revois cette nuit épouvantable.
— Ah oui. Elle s’excusait, et elle a couru vers moi. Elle serait tombée si
je ne l’avais pas rattrapée. (Je déglutis.) Nous nous étions disputés. Une
énorme dispute.
— C’est normal. Toi et elle, vous êtes pareils. Vous appartenez au même
monde, fait remarquer Alessia d’une voix de plus en plus morne.
— Non ! Je ne veux pas de Caroline. C’est toi que je veux ! Quand je
suis allé la voir, c’était pour lui expliquer que j’étais amoureux de toi. Elle
m’a mis à la porte, puis elle est revenue en courant pour s’excuser. C’était
juste au moment où Anatoli montait dans sa voiture. Je n’écoutais rien de ce
que Caroline me disait. Je savais que quelque chose clochait. J’avais
reconnu ses plaques albanaises, et ça m’a bouleversé de voir filer la voiture
sans rien pouvoir faire.
Je ferme les yeux en me rappelant la sensation d’impuissance et de
désespoir absolus que j’avais éprouvée en voyant disparaître la Mercedes.
— Ça a été l’un des pires jours de ma vie.
Ses doigts trouvent les miens. J’ouvre les yeux. Elle presse ma main. Je
presse la sienne en retour.
— Qu’est-ce qui se passe, Alessia ?
— Tu es sûr que tu veux m’épouser ? Elle aussi, elle t’aime.
Je la prends dans mes bras.
— C’est toi que j’aime, Alessia, pas elle. C’est toi que je veux épouser.
Pas elle. Je t’en supplie, ne la laisse pas gâcher notre journée.
Je n’arrive pas à croire que nous ayons cette discussion. Elle pousse un
soupir et me fixe de ses yeux noirs.
— Ma chérie, marions-nous, dis-je en lui caressant la lèvre avec le pouce.
Je veux vieillir avec toi. Et je ne veux pas que ma famille doute de mes
sentiments pour toi, Alessia Demachi – tu es l’amour de ma vie.
— Et toi, tu es l’amour de ma vie, murmure-t-elle.
Elle appuie ses lèvres contre la pulpe de mon pouce. Je suis soulagé.
— Dieu merci. Je ne t’embrasse pas. Je garde ça pour ce soir.
Au moment où ces mots quittent mes lèvres, un frisson de désir me
parcourt, hérissant tous les poils de mon corps.
Waouh.
Alessia inspire brusquement.
— D’accord.
Elle a le souffle court.
— D’accord, répété-je en souriant.
Lorsqu’elle me répond par un sourire timide, je sais que je l’ai
reconquise.
— C’était magnifique, ce morceau que tu as joué. Tu as épaté mes amis
et ma famille.
— J’étais en colère.
— J’avais compris. Je suis désolé.
Elle ferme les yeux et secoue rapidement la tête comme pour chasser une
horrible idée.
— Tu as fait ta valise ?
Elle rouvre les yeux et acquiesce. Après le mariage, on se casse d’ici.
— Très bien. S’il te plaît, va te préparer.
Je me penche pour déposer un baiser sur son front.
Je ne veux pas te reperdre.
Mon chéri, je suis arrivée, lance une voix à l’accent traînant, mi-
britannique mi-américain, portée par la brise.
Nous faisons volte-face. J’ai un coup au cœur. Ma mère fend la foule,
vêtue d’un grand manteau noir – sans doute issu de la prochaine collection
automne-hiver de Chanel. Elle porte d’énormes lunettes de soleil Chanel,
un chapeau en fausse fourrure et des boots Louboutin.
Un jeune homme d’environ mon âge, engoncé dans une doudoune
Moncler noire, l’accompagne. Il a une gueule de mannequin, une dentition
d’Américain, et je le soupçonne d’être son amant du moment. Elle le tient
par le bras.
— Mère, quelle bonne surprise, dis-je d’un ton détaché que je réserve
exclusivement à la femme qui m’a donné naissance. Tu aurais dû me
prévenir que tu venais.
— Maxim.
Elle me tend sa joue, et j’y dépose une légère bise, en respirant les
effluves hors de prix de son parfum Creed.
— Joe et Tom, tu connais déjà. Et Judas Iscariote, ma belle-sœur.
Je prends un certain plaisir à voir Caroline blêmir en embrassant sa belle-
mère.
— Merci de m’avoir prévenue, Caroline. Un peu à la dernière minute,
certes. Mais apparemment, on est arrivés à temps. Voici mon ami, Heath.
Rowena nous présente le blond pendu à son bras.
— Enchanté, dis-je en affichant un sourire de circonstance.
Avant qu’il puisse répondre, ma mère le lâche.
— Je peux te dire un mot, mon chéri ?
— Malheureusement, le moment est mal choisi. Je suis sur le point de me
marier. S’il te plaît, va dans la salle de réception. (Je lui désigne la tente.)
Judas te trouvera une place.
Caro s’empourpre et baisse les yeux sur ses Manolo.
— Je ne suis pas venue pour t’empêcher de te marier, Maxim. Ce serait
plutôt vulgaire, tu ne trouves pas ? On en reparlera plus tard. Tu
m’expliqueras pourquoi tu épouses ta bonne et pourquoi tu n’as pas invité
ta mère en deuil à cet… événement. Tu as honte de ta fiancée et de sa
famille ? Parce qu’à vrai dire ça y ressemble.
Je ne peux pas voir ses yeux. Elle pince ses lèvres écarlates et je sais que,
malgré le froid dédain qu’elle affiche, elle bout de rage. Eh bien, elle n’est
pas la seule. Moi, je frôle l’apoplexie. Mais je le cache.
— Je ne t’ai pas invitée, ma très chère Rowena, lui chuchoté-je à
l’oreille, parce que tu te comportes exactement comme je le prévoyais. Tu
projettes ta prétention de privilégiée de merde sur ma situation. Maintenant,
si tu veux bien m’excuser, je suis sur le point d’épouser la femme que
j’aime.
Elle se raidit.
— Je sais que tu épouses cette fille pour te venger de moi. Laisse-moi
seulement t’avertir…
— Ça n’a rien à voir avec toi, bordel ! Tu n’es pas le nombril du monde,
Rowena. Je suis tombé amoureux. Fais avec.
Tom toussote, le cou écarlate – nous a-t-il entendus ? Derrière lui, Jak et
Shpresa ont surgi sur le seuil. Je me retourne pour les saluer. Shpresa est
presque méconnaissable. Elle porte une robe droite rose pâle et un châle en
mousseline assorti. Ses cheveux, aussi lisses et sombres que ceux d’Alessia,
sont relevés en chignon. Avec une touche de maquillage, elle est superbe. Je
vois maintenant de qui Alessia tient sa beauté.
— Mama Demachi, tu es ravissante, murmuré-je, et elle sourit.
Courage, mec. C’est parti. Je me retourne pour faire les présentations.
— Jak, Shpresa, ma mère a décidé de nous faire l’honneur de sa
présence. Voici Rowena, comtesse douairière de Trevethick.
J’ai insisté sur le mot douairière, et Rowena pince les lèvres – d’abord
parce que c’est grossier et, qui plus est, parce que c’est inexact – mais, sans
se laisser démonter, elle tend la main avec courtoisie.
— Monsieur et madame Demachi, je suis ravie de faire votre
connaissance, et dans des circonstances aussi heureuses.
Elle paraît sincère, pourtant ses paroles sont teintées de sarcasme et de
condescendance – à mon intention, j’en suis sûr. C’est exaspérant, mais je
fais comme si de rien n’était et passe les bras sur les épaules de mes beaux-
parents tandis qu’ils serrent la main de ma mère.
— Jak et Shpresa ont fait un boulot incroyable en organisant cet
événement à la dernière minute.
Je donne une bise à ma future belle-mère, qui rosit et s’empresse de tout
traduire à son mari.
— Konteshë ? demande Jak.
— Oui.
— Enchantée, dit Shpresa. S’il vous plaît, venez.
Shpresa m’adresse un regard curieux et prie Jak d’accompagner ma mère
et son amant dans la maison.
— Dur, dur, dit Tom, qui a parfois le don d’enfoncer les portes ouvertes.
Ça va, vieux ?
— Oui, lâché-je.
Bien sûr, je mens. Après une longue inspiration, j’enfouis ma colère et les
suis.
Pour l’occasion, les Demachi ont levé leur interdiction de porter des
chaussures à l’intérieur. Nous nous entassons dans le vestibule, assez bondé
maintenant que ma mère et Heath se sont joints à nous.
Jak redresse les épaules et, avec un geste théâtral, ouvre la porte du salon,
au milieu duquel se tient Alessia Demachi.
Éclairée à contre-jour par la fenêtre, elle est sublime, toute vêtue de
dentelle et de satin, nimbée d’un tissu diaphane. En contemplant la femme
qui deviendra bientôt mon épouse, je perds complètement le fil de mes
pensées. Ses yeux noirs et expressifs cernés de khôl lui donnent une allure
plus sophistiquée, plus… mûre, à la fois pudique et sexy. J’en oublie de
respirer.
Sa robe est l’incarnation même de l’élégance : un corset en satin blanc
incrusté de dentelle, avec la même dentelle qui lui recouvre les épaules et
les bras. Sa jupe s’évase doucement à la taille. Il y a de petits boutons en
perles sur le devant. Ses cheveux sont relevés en chignon délicat sous un fin
voile en tulle.
Cloué sur place, je la fixe, bouche bée. Je grave ce moment dans mon
esprit afin de pouvoir m’en souvenir pour l’éternité. L’exaltation,
l’émerveillement et l’espoir me serrent la gorge.
On dirait une déesse… Non. Une comtesse. Ma comtesse.
Mec, tu ne vas pas te mettre à chialer, quand même.
Tout d’un coup, je me fiche de savoir si ce que nous faisons est
entièrement légal ou pas. Je suis trop heureux, trop reconnaissant de
pouvoir l’épouser aujourd’hui. Ici. Maintenant.
— Re-bonjour, ma beauté. Je pourrais te regarder comme ça toute la
journée.
— Moi, pareil, chuchote-t-elle.
Ses yeux noirs, ourlés des cils les plus longs et sombres que j’ai jamais
vus, sont vifs et profonds, et je pourrais me noyer dans son regard. Je
m’avance vers elle et dépose un baiser sur sa joue.
— Tu es magnifique.
Je me rends compte que c’est la première fois que je la vois maquillée.
Elle est ravissante. Elle caresse le revers de ma veste et me sourit.
— Toi aussi.
— Ma mère est là.
Ses yeux s’agrandissent.
— Accroche-toi, l’avertis-je tout bas, avant de lancer : Mère…
Rowena fait son entrée. Elle a retiré ses lunettes noires et cille légèrement
devant la vision exquise qui s’offre à elle.
— Permets-moi de te présenter Alessia Demachi.
— Ma chère enfant, déclare Rowena en embrassant ma fiancée, avant de
reculer d’un pas pour l’examiner.
— Lady Trevethick, enchantée, répond Alessia.
— Vous parlez anglais ? s’étonne Rowena.
— Couramment, répond Alessia.
Putain, mon Alessia a du répondant ! Rowena hoche la tête et sourit. Je
crois qu’elle est impressionnée.
— Je suis ravie de faire votre connaissance à l’occasion d’un événement
aussi heureux.
— Et moi de même.
Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’aperçois que d’autres personnes
sont entrées dans la pièce. Des cousines d’Alessia, sans doute. Et peut-être
deux ou trois tantes.
— Après ce mariage à la hâte, nous aurons tout le temps d’apprendre à
nous connaître. Je m’en réjouis d’avance, reprend Rowena d’un ton neutre
mais assez amical. Maintenant, nous allons nous asseoir.
Elle tourne les talons et quitte le salon. Alessia laisse échapper un petit
soupir de soulagement. Je lui prends la main et lui susurre :
— Tu as été formidable ! Bien joué !
— Je ne savais pas qu’elle venait.
— Moi non plus. À vrai dire, ça m’a fait un choc. On en reparlera plus
tard. On va se marier ?
Elle sourit.
— Oui.
— Ah, j’oubliais. La tradition. Je suis censé te donner ceci.
De la poche de ma veste, je retire un mouchoir qui contient une dragée.
Je la porte à la bouche d’Alessia.
Maxim est fascinant, surtout dans son costume bleu marine à la coupe
impeccable. Elle ne l’a jamais vu aussi élégant. Comme s’il était né pour ça.
Ce qui est tout naturel. C’est un aristocrate.
Ses yeux verts étincèlent tandis que son regard passe des yeux d’Alessia
à sa bouche. Allesia lèche la dragée avant de refermer ses lèvres dessus.
— Mmm, murmure-t-elle.
Il ferme les yeux une seconde puis glisse la dragée dans sa propre
bouche.
Le ventre d’Alessia se contracte, et elle inspire brusquement. Maxim lui
adresse un sourire coquin, plein de promesses sensuelles. Ça lui donne une
idée… pour plus tard, quand ils seront enfin seuls.
D’ici là, il sera à elle. Tout à elle. Elle n’arrive pas à le croire. Son
homme à elle. Elle aimerait se pavaner à son bras dans toute la maison,
pour que tout le monde la voie, en criant : il est à moi.
Alessia rit. Quelle idiote ! Elle a la tête qui tourne.
Il l’aime – il le lui a dit sans ambiguïté ce matin – et sa déclaration la
rend plus forte. Depuis la révélation scandaleuse de Caroline, Alessia a
compris que la famille de son futur époux la mettait à l’épreuve. Elle
redresse les épaules. Ce défi, elle le relèvera. Maxim vaut la peine qu’on se
batte pour lui. Elle vient de tenir tête à sa mère, pourtant elle doit rester
vigilante. Maxim s’est toujours montré réservé avec Rowena, et Alessia
sera prudente, elle aussi. Elle sait qu’elle doit se rapprocher de Caroline.
Après tout, c’est la belle-sœur de Maxim. Mais elle se méfie tout de même.
Caroline a des arrière-pensées, et Alessia la soupçonne d’être amoureuse de
Maxim.
— Tiens, Alessia ! lance Agnesa en remettant à Alessia son bouquet de
roses blanches.
— Merci.
Maxim lui prend la main, Alessia sourit et chasse ces pensées. Lorsqu’ils
sortent de la maison, elle lâche la main de Maxim pour porter à ses yeux le
mouchoir que sa mère lui a brodé expressément pour l’occasion. Comme
l’exige la tradition, elle fait mine d’être triste de quitter la maison de ses
parents et d’essuyer ses larmes, alors que dans son for intérieur, elle danse.
— Ça va ? s’inquiète Maxim en la prenant par le coude.
Elle lui adresse un bref sourire et lui fait un clin d’œil. Il fronce les
sourcils, perplexe mais amusé.
— C’est la tradition.
— Ah ?
— Une mariée n’est pas jolie sans larmes, chuchote-t-elle.
Maxim secoue la tête sans comprendre. Bientôt ils sont distraits par les
cris et les applaudissements des invités tandis qu’ils se dirigent, flanqués de
Tom et Joe, vers la grande tente. Jak, Shpresa et Rowena les suivent, prêts
pour la cérémonie.
Nous sommes assis à une petite table devant Ferid Tabaku, l’officier
d’état civil. Les Demachi, leur famille et leurs amis, et les quelques
membres de ma famille sont assis à des tables derrière nous. Tabaku se lève
pour nous informer solennellement de nos obligations, et nous lit des
articles du Code expliquant ce qui est attendu de nous durant notre union.
Thanas m’en fait la traduction à voix basse.
— Les époux ont les mêmes droits et obligations l’un envers l’autre.
Il nous fixe tous les deux de ses yeux sombres et sincères.
— Ils doivent s’aimer et se respecter, être fidèles l’un à l’autre,
s’entraider dans l’accomplissement de toutes les obligations familiales et
sociales…
Je lance un coup d’œil à Alessia. Elle presse ma main tandis que des
larmes affleurent à ses yeux. Je me détourne rapidement car j’ai la gorge
serrée. Respire, mec.
Tabaku n’en finit pas de lire… et ça s’éternise parce que ce pauvre
Thanas doit tout me traduire. Derrière nous, la foule, bien qu’assise,
commence à s’impatienter. On toussote, on ricane, et un bébé se met à
pleurer. Un enfant dit quelque chose qui fait rire l’assemblée. Je ne sais pas
ce que c’est, mais sa mère le fait sortir de la pièce et je suppose qu’il a
besoin d’aller aux toilettes.
Enfin, Tabaku nous demande si nous acceptons toutes ces obligations et
consentons au mariage.
— J’accepte ces obligations et je consens, dis-je.
L’officier d’état civil se tourne vers Alessia qui lui répond en albanais.
J’espère qu’elle accepte et consent, elle aussi. Elle m’adresse un petit
sourire.
— J’ai votre consentement. Au nom de la loi, je vous déclare maintenant
mari et femme.
Tabaku sourit à son tour, et les Albanais se mettent à applaudir.
— Félicitations, conclut-il. Vous pouvez maintenant échanger vos
alliances.
Je me demandais justement quand allait venir le moment des alliances. Je
les extirpe de ma poche intérieure, près de mon cœur.
— Lady Trevethick, dis-je à Alessia.
Elle me donne sa main et je glisse l’alliance en platine à son annulaire.
Ça me fait un peu bizarre de n’avoir rien à dire à ce moment-là. Elle lui va
parfaitement, Dieu merci. Je porte sa main à mes lèvres en la regardant dans
les yeux et embrasse l’alliance.
Le sourire d’Alessia est d’une beauté qui réveille mon entrejambe. Je lui
remets mon alliance, et elle me la glisse au doigt.
— Lord Trevethick, chuchote-t-elle, avant de prendre ma main entre les
siennes pour poser ses lèvres sur l’alliance et m’embrasser.
Les Albanais crient et applaudissent. Tom se penche vers moi.
— Félicitations, Trevethick.
Je serre Tom dans mes bras, puis Joe me félicite à son tour.
— Messieurs, vous devez être témoins du contrat de mariage. Maxim,
Alessia, vous devez signer aussi, nous prévient Thanas.
Nous remontons l’allée à toute vitesse, loin des coups de feu. Putain,
des armes à un mariage, ils sont d ingues !
La Mercedes Classe C nous attend, et notre chauffeur, l’un des cousins
d’Alessia, nous ouvre la portière passager. Alessia se retourne et salue une
dernière fois la foule avant de monter. Je me précipite de l’autre côté de la
voiture et m’empresse de la rejoindre.
— Vous n’aimez pas les fusils, fait remarquer le cousin.
— Non, en effet.
— Bienvenue en Albanie !
Il éclate de rire, puis appuie sur l’accélérateur et nous emmène loin de la
fête, de la fusillade, et du meilleur mariage qu’un homme puisse espérer,
étant donné les circonstances et l’organisation express.
Je prends la main d’Alessia.
— Merci d’être devenue mon épouse, Alessia Demachi-Trevelyan.
Allez, au lit. (Il se penche vers elle.) Même si j’adore, je vais jouir très
vite dans ta bouche si…
Alessia repousse sa main pour le faire taire. Elle a envie de lui. De lui,
tout entier. Dans sa bouche.
— Alessia. (Il lui prend la tête entre ses mains.) Je vais jouir !
Elle le regarde à travers ses cils tandis qu’il renverse la tête et se laisse
aller, répandant sa semence chaude et salée dans sa gorge. Elle avale, un
peu choquée mais fière d’avoir fait ça. Elle le libère et s’essuie la bouche du
revers de la main.
Toujours haletant, Maxim la dévisage d’un œil brûlant, se baisse, l’aide à
se relever et la prend dans ses bras. Il l’embrasse, durement, rapidement,
explorant sa bouche de sa langue, prenant tout ce qu’elle a à donner, et
goûtant sa semence.
— Je t’aime tellement, murmure-t-il.
— Je t’aime, répond-elle.
Elle est aux anges. Elle l’a fait ! Ça ! Enfin ! Il sourit.
— C’était comment ? demande-t-il, un peu hésitant.
— Bon. (Elle se mordille la lèvre inférieure.) Pour toi aussi ?
— Ah, ma belle. C’était hallucinant. On recommence quand tu veux.
Maintenant, tu peux aller dans la salle de bains et fais… ce que tu as besoin
de faire. Rapporte une serviette.
Elle rit.
Je m’accoude et la regarde. La dernière fois que nous avons fait ça, elle
était couverte de bleus et d’égratignures. Mais maintenant, elle est allongée
sous moi, sa crinière sombre étalée sur l’oreiller, les yeux brillants d’amour
et de désir, et son corps n’a plus une seule marque. Elle passe la main dans
mes cheveux et tire dessus, me forçant à m’allonger à moitié sur la douceur
de son corps. Ma queue est nichée entre nous, contre son ventre. Et comme
moi, elle n’a qu’une envie : être en elle.
J’embrasse le dessous de son sein et fais courir un chapelet de baisers
jusqu’à la pointe. Elle tire sur mes cheveux. Je resserre les lèvres autour de
son téton et je suce. Fort. Il se raffermit et s’allonge sous mes lèvres et ma
langue. Je tire doucement dessus. Alessia gémit et se tord sous moi. Elle
soulève ses hanches et les colle à moi. Je répète l’action encore et encore,
avant de passer à son jumeau.
— S’il te plaît ! me supplie Alessia.
Je tends la main vers la table de chevet pour prendre un préservatif.
— Non, dit-elle, j’ai commencé la pilule.
Quoi ?
— C’est bon, m’assure-t-elle, le regard brûlant.
Et je ne peux plus attendre. Je l’embrasse à nouveau, j’attrape ma bite, je
la guide là où elle veut être…
— Ah ! soupiré-je en me glissant en elle.
Peau contre peau. Une délectable première. Elle est serrée, glissante,
mouillée de désir, et elle m’entoure de ses bras, plaque ses mains sur mon
cul, enroule ses jambes autour de mes mollets, et je commence à bouger et à
me perdre dans le plaisir d’être en elle.
Dans sa passion. Dans son amour. Dans ma femme. Encore et encore.
Ses ongles inscrivent son désir à même ma peau tandis qu’elle gémit
dans mon oreille. Son plaisir monte, monte, comme le mien, et soudain elle
se fige en criant, et son orgasme me fait basculer.
Je crie en jouissant. Le monde qui nous entoure disparaît. Il n’y a plus
que ma femme et moi. Mon amour.
C’est notre dernière soirée ici, et la flamme des chandelles vacille dans la
douce brise. Assis dans le kiosque, nous savourons un autre repas
incroyable du chef de la villa. Alessia sirote son rosé et contemple la bande
de ciel pâle qui souligne l’horizon. Le soleil est couché depuis longtemps,
mais il reste un souffle de jour aux confins de la Terre. Elle porte une robe
en soie verte, également achetée chez Pink House ; ses cheveux sont
attachés, mais quelques mèches s’en échappent. Les clous en perle que je
lui ai achetés à Paris luisent à ses oreilles. Elle est l’image même d’une
comtesse.
Ma comtesse.
Je tends la main au-dessus de la table pour saisir la sienne.
— C’est comment ?
Elle tourne vers moi des yeux sombres où se reflètent les flammes des
chandelles.
— Magnifique, répond-elle d’une voix tendue.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il faut vraiment qu’on rentre ?
J’éclate de rire.
— Hélas, oui. Je ne crois pas que l’hospitalité de mon oncle aille au-delà
de cette semaine.
Mon oncle Cameron, le frère de mon père, est le mouton noir de la
famille pour sa génération. Après une querelle monstrueuse avec ma mère
et mon père, avant la naissance de Kit, il est parti à L.A, où il est devenu
artiste. À la fin des années 1980, il a cartonné dans le monde de l’art
américain, et aujourd’hui, lorsqu’on cite son nom, c’est pour le situer au
même rang que David Salle ou Jean-Michel Basquiat. Il vit maintenant à
Hollywood Hills et possède deux propriétés à Moustique.
Nous sommes dans l’une d’elles, Turquoise Waters, une élégante villa
avec deux chambres en bord de mer, œuvre du designer Oliver Messel. La
demeure est sublime, et Cameron a été ravi qu’Alessia et moi choisissions
d’y passer notre lune de miel.
Félicitations, Maxim, mon très cher garçon. Je suis ravi pour toi. Bien
sûr, tu peux loger dans la villa. Ce sera mon cadeau de mariage.
Je n’y suis pas allé depuis mes quinze ans, quand ma mère a accepté à
contrecœur de nous laisser séjourner chez l’oncle Cameron, Maryanne et
moi, après la mort de notre père. Il y a une telle animosité entre eux que
Cameron n’a fait qu’une brève apparition aux funérailles de mon père, et un
passage tout aussi éclair à celles de Kit. Il n’est pas descendu chez nous, et
lui et moi n’avons échangé que quelques mots par la suite. Je n’arrive pas à
savoir s’il ne nous aime pas, ou si Rowena ne l’aime pas parce qu’il lui
ressemble trop – ils ont la même passion pour les jeunes hommes – ou alors
parce qu’il ne supporte pas sa prétention.
Quoi qu’il en soit, ils ne s’adressent jamais la parole. Jamais.
Ça a été une vraie galère pour nous rendre à Moustique. Je ne pouvais
pas passer par l’aéroport de Miami avec Alessia parce qu’elle aurait eu
besoin d’un visa américain, et que nous n’avions pas le temps d’en
demander un. Je ne voulais pas passer par Londres non plus, donc nous
avons fait escale à Paris et en Martinique, pris un ferry jusqu’à Castries,
puis l’avion jusqu’à Moustique. Et Alessia qui n’avait jamais pris l’avion…
Ce sera plus simple pour rentrer.
— C’est un miracle que ton oncle ait un quart de queue dans sa maison.
Cet endroit est magique, murmure Alessia.
J’embrasse sa main.
— Il l’est d’autant plus que tu es ici.
Bastian, notre maître d’hôtel, apparaît.
— Puis-je desservir, milord ?
— Merci.
— Un digestif ? propose-t-il.
— Alessia ?
— Je reste au vin. Merci, Bastian.
— Milord ?
— Un cognac, s’il vous plaît.
Il acquiesce et débarrasse nos assiettes à dessert.
— Dis-moi, Alessia. Quelque chose te trouble, insisté-je.
— Je ne sais pas ce qu’on attendra de moi, quand on rentrera.
Je presse sa main et soupire.
— À vrai dire, moi non plus.
Je n’ai aucune idée de ce que Caroline ni ma mère, d’ailleurs, peuvent
bien faire de leurs journées. Je regrette de ne pas m’y être davantage
intéressé.
— Mais ne t’en fais pas, on trouvera bien.
Elle retire sa main et la pose sur ses cuisses.
— J’ai… peur de me servir du mauvais couteau, ou de dire ce qu’il ne
faut pas à un de tes amis, et de te faire honte. En plus, il y aura du
personnel, comme ici.
— Tu t’y feras.
— Toi, tu es habitué parce que tu as eu des domestiques toute ta vie.
— C’est vrai.
— Pas moi.
— Hé, arrête. Tu vas très bien t’en sortir. Tu t’en es très bien sortie ici,
avec Bastian, le chef et la gouvernante. Fais pareil, c’est tout.
Alessia fronce les sourcils.
— Je ne serai pas dans la hauteur.
— Pas à la hauteur. Et ce n’est pas mon avis. Tu seras formidable. J’ai vu
la façon dont tes parents et toi avez organisé un mariage en moins d’une
semaine. Toutes les compétences dont tu auras besoin, tu les as déjà.
Il tend la main et prend celle d’Alessia, qui vient s’asseoir sur ses
genoux. Il l’enlace et enfouit son nez dans ses cheveux.
— Et puis, putain, qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce que pensent les
autres ?
Alessia glousse.
— Tu dis souvent ce mot.
— C’est vrai, et ton anglais s’améliore. Je l’ai vraiment remarqué durant
ces vacances.
— C’est parce que je passe mon temps avec quelqu’un qui le parle bien.
À part les gros mots, bien sûr.
Maxim éclate de rire.
— Tu sais que j’adore quand tu dis des gros mots.
Il porte une chemise en coton blanc ample et un pantalon en lin. Ses
cheveux ont blondi au soleil, et ses yeux verts scintillent à la lueur des
chandelles. Il est délicieux.
— Votre cognac, milord, les interrompt Bastian.
— Merci.
— J’ai pris la liberté de disposer deux chaises longues sur la plage et
d’allumer le brasero.
— Merci, Bastian. Nous allons en profiter pour aller pagayer une
dernière fois au clair de lune.
Alessia se lève. Maxim prend sa main – et son cognac – pour la conduire
à la plage où Bastian leur a installé un petit boudoir. Des torches brûlent aux
quatre coins et les flammes du brasero dansent dans la brise nocturne.
Il y a des couvertures et des coussins sur les chaises longues. Alessia
s’allonge sur l’une, et Maxim s’installe sur l’autre. Reprenant sa main, il la
porte à ses lèvres.
— Merci pour cette merveilleuse lune de miel, Alessia.
Elle rit.
— Non, Maxim. Merci à toi. Pour tout.
Il embrasse sa paume et ses bagues. Puis tous les deux contemplent les
eaux sombres qui brillent à la lueur de la lune décroissante en écoutant la
sérénade des rainettes, le crépitement du feu dans le brasero en fer, et le
clapotis des vagues des Caraïbes qui lèchent la plage. Alessia inspire
profondément pour humer le parfum des tropiques – l’odeur humide de la
forêt tropicale et l’air iodé – et elle tente de graver la scène dans sa
mémoire. Au-dessus d’eux, le ciel nocturne est spectaculaire.
— Waouh, il y a tellement d’étoiles, murmure Alessia.
— Mmm…, répond Maxim en levant les yeux.
— Elles sont différentes, ici.
— Mmm…, ronronne-t-il à nouveau.
Elle admire le ciel nocturne. C’est comme si la providence leur offrait ce
spectacle impressionnant pour se faire pardonner tout ce qu’ils ont enduré,
Maxim et elle, avant leur mariage.
Le cœur d’Alessia déborde d’émotion. Voilà sa vie, maintenant. Elle a
envie de se pincer. Il lui a fait faire la tournée de Tirana, s’est envolé pour
Paris avec elle, puis l’a emmenée dans cet endroit magique. Qu’a-t-elle fait
pour mériter cette bonne fortune ?
Elle est tombée amoureuse de lui. De son Monsieur… Non, de son lord.
— Tu danses avec moi ? propose Maxim en interrompant sa rêverie.
Il pose son téléphone sur le bras de la chaise longue et lui tend un
AirPod. Il en glisse un dans son oreille, et elle l’imite. Il appuie sur Play, et
les accords familiers de RY X emplissent son oreille.
Maxim la regarde en lui ouvrant les bras. Elle s’avance vers son étreinte.
Ensemble, ils ondulent lentement sur le sable.
— Notre première danse, chuchote Maxim.
Alessia est émue qu’il s’en souvienne.
— La première d’une longue série, répond-elle, tandis qu’il approche ses
mains pour caresser son visage et guider ses lèvres vers les siennes.
Lorsque l’aube pointe sur leur petit coin de paradis, Alessia, blottie
dans l’un des fauteuils, regarde Maxim dormir. Il est sur le ventre, tout nu,
les jambes entortillées dans les draps comme la première fois qu’elle l’a
vu… il n’y a pas si longtemps.
À l’époque, elle avait été non seulement choquée mais également
fascinée et troublée par son corps athlétique. Maintenant elle peut en
apprécier chaque ligne, chaque muscle. Il est tellement bien sculpté ! Dans
son sommeil, il paraît si jeune, si détendu… La marque de bronzage entre
son dos et ses fesses musclées est beaucoup plus nette, et elle aimerait
enfoncer les dents dans ce cul-là. Ébranlée par ses pensées coquines, elle
sirote son café noir sans sucre et savoure son goût amer et corsé ainsi que le
spectacle attrayant de son époux.
Devrait-elle le réveiller ? Un réveil en fanfare ? Ça lui plairait. Rien qu’à
y penser, son ventre se contracte de plaisir.
Alessia ! Elle entend la voix de sa mère.
C’est mon mari, maman.
Aujourd’hui, ils rentrent en Angleterre. Son nouveau foyer. Il lui faudra
affronter la famille, les amis, les collègues de son mari, et elle espère
sincèrement qu’ils la jugeront à la hauteur.
Elle devra se trouver quelque chose à faire. Elle ne sait même pas ce
qu’on attend d’elle. Voilà pourquoi elle n’arrive pas à dormir. C’est la
nervosité et l’anxiété.
Maxim s’agite et tend la main vers l’autre côté du lit. Il lève la tête pour
la chercher. Ses yeux verts brillent dans la douce lumière rose de l’aurore.
Alessia pose sa tasse, écarte la moustiquaire et retourne auprès de lui.
— Te voilà, murmure-t-il en l’attirant contre lui.
Ils sont de retour dans la belle voiture noire, conduite par un homme en
costume élégant. Dans les embouteillages sur l’autoroute, Alessia jette un
coup d’œil à l’extérieur et avise les tours de Brentford. Magda ! Michal !
Elle se demande comment s’en sortent ses amis au Canada. Elle n’a pas le
numéro de téléphone de Magda, mais elle pourrait contacter Michal via
Facebook. Cette partie de sa vie lui semble si lointaine – et pourtant, c’était
il y a quelques semaines. Et maintenant, elle est dans cette belle voiture
avec son époux bien-aimé, et file vers Londres après des vacances de rêve à
Moustique.
Qu’a-t-elle fait pour mériter tout ça ?
Maxim entrelace ses doigts avec les siens.
— J’ai l’impression qu’on est partis depuis un siècle, murmure-t-il d’un
ton nostalgique.
— Oui.
Elle lui serre la main en retour, sans savoir quoi ajouter. Elle se sent
dépassée, un peu déboussolée, comme si elle rêvait et qu’elle allait se
réveiller d’un instant à l’autre pour affronter une pénible réalité.
Il porte sa main à ses lèvres pour y déposer un doux baiser.
— On sera bientôt à la maison. J’ai besoin de faire une sieste.
— Tu as dormi ?
Ils ont voyagé en première classe, où leurs sièges ont été convertis en lits
confortables.
— Pas beaucoup. Le vol était bruyant, mais surtout, j’étais impatient de
te ramener à la maison.
Alessia sourit, et d’un coup ses inquiétudes s’évanouissent.
Il est tôt ce dimanche matin : l’air est frais et vivifiant, les arbres sont
toujours assoupis et dénudés. Je cours dans Battersea Park. À cette heure-ci,
il n’y a que des joggers et des gens qui promènent leurs chiens. Le ciel est
gris et la pluie menace, mais la brise froide est chargée d’énergie – le parc
s’éveille d’un long hiver, le printemps pointe à l’horizon. À mesure que je
trouve mon rythme, un pied devant l’autre, mon esprit se dégage. C’est
génial d’être dehors, avec de la lofi house entraînante qui me bat dans les
tympans, à inspirer de grandes goulées d’air londonien. Ça m’a manqué.
J’ai laissé Alessia endormie. Nous avons toute la journée pour nous –
nous avons juste à défaire nos valises et à nous prélasser dans
l’appartement.
Tout en courant, je me rends compte qu’au cours des dernières semaines,
la seule chose que j’avais en tête c’était de retrouver Alessia. Puis le
mariage. Puis la lune de miel. Maintenant, il faut que je clarifie ce à quoi
ressemblera notre vie de couple.
Je n’en ai aucune idée. Alessia non plus, je pense. Resterons-nous à
Londres ? Je crois qu’il faut y garder un pied-à-terre. Mais nous pourrions
nous installer en Cornouailles ou dans l’Oxfordshire – même si je ne sais
pas comment Alessia s’en sortirait à Angwin, car le domaine a davantage de
personnel que Tresyllian Hall puisqu’il est ouvert au public.
Nous devrions peut-être faire des bébés. Un héritier et un joker. Un petit
garçon comme Alessia ? Une petite fille comme Alessia ? Et merde. C’est
trop tôt. Nous sommes encore jeunes. Demain, nous irons voir l’avocate qui
nous aidera à débrouiller nos problèmes de visa. Ensuite, nous pourrons
prendre des décisions. Ouais. Remettons les décisions à demain. Profitons
simplement de la journée.
Parti courir.
Je rentre bientôt.
Je t’aime. Mx
Alessia suit Maxim à travers les doubles portes qui donnent sur un
impressionnant hall d’entrée. Des statues sont nichées dans des petites
alcôves et des moulures ornent les murs et le plafond. La poitrine d’Alessia
se serre devant tant de majesté. D’autant que ce n’est que l’entrée de
l’immense demeure.
Deux femmes se tiennent derrière le bureau d’accueil. La plus jeune lève
les yeux.
— Bonjour, aimeriez-vous faire la visite ? propose-t-elle.
Maxim rit, et sa collègue redresse la tête.
— Oh, mon Dieu ! Maxim ! Je veux dire, milord.
— Bonjour, Francine. Comment allez-vous ?
— Très bien, milord.
— S’il vous plaît, appelez-moi Maxim. Je vous l’ai déjà dit lors de ma
précédente visite.
— Je sais, milord, mais je suis de la vieille école.
Son affection pour Maxim est évidente.
— Francine, j’aimerais vous présenter mon épouse, dit Maxim en
enlaçant Alessia.
— Votre épouse ! Eh bien, Lady Trevethick, c’est un plaisir de faire votre
connaissance.
Alessia lui tend la main, et Francine la serre énergiquement.
— Lady Caroline m’a prévenue que vous vous étiez marié, reprend-elle.
Félicitations à tous les deux, milord.
Caroline ? Elle était ici ?
— Merci.
— Mais j’aurais aimé que vous nous préveniez de votre arrivée…
Maxim lève une main pour s’expliquer.
— Nous reviendrons plus tard pour faire les présentations officielles. Je
voulais juste montrer le domaine à ma femme. Pour lui donner une idée de
ce qui l’attend.
Francine a un petit rires, et regarde Alessia d’un air complice.
— Je connais monsieur le comte depuis qu’il est petit, vous savez.
Maxim l’interrompt.
— Vous êtes nouvelle ? lance-t-il à la jeune femme derrière le bureau.
— Voici monsieur le comte, le propriétaire des lieux, explique Francine à
sa collègue. Et voici Jessica, ajoute- t-elle à l’attention de Maxim. Elle est
avec nous depuis trois semaines.
La jeune employée se lève, rougissante.
— Je suis désolée, monsieur. Maxim. Euh… milord.
— Bienvenue à Angwin, Jessica, déclare Maxim en lui tendant la main.
Alessia serre à son tour la main moite de la pauvre jeune fille et lui
adresse un sourire rassurant.
Jessica incline la tête pour la saluer, ce qui fait rougir Alessia.
— Bon, on va faire un tour, annonce Maxim.
— Très bien, milord, répond Francine. Je vais prévenir Mme Jenkins de
votre venue.
Maxim et Alessia sortent par une porte latérale et suivent un long
corridor aux murs couverts de tableaux. Ils ont à peine quitté la pièce qu’ils
entendent Jessica lancer à Francine :
— Tu ne m’avais pas dit qu’il était aussi séduisant !
Alessia hausse un sourcil à l’attention de Maxim, qui éclate de rire.
C’est mon premier jour au bureau après les événements tumultueux des
semaines passées. Alors que le taxi se gare devant la porte d’entrée, je me
demande ce que me réserve cette journée. Je suis encore troublé par les cris
d’Alessia au milieu de la nuit, son appel au secours quand elle était aux
prises avec son cauchemar. Ce matin, elle semblait en forme et ne se
souvenait de rien, mais je crains que les drames ne continuent de la hanter.
Elle paraît toujours très courageuse, mais peut-être que maintenant qu’elle
est en sécurité, les épreuves qu’elle a traversées ressurgissent.
Mec. Ce n’est qu’un cauchemar.
Prenant une grande inspiration, je refoule mes idées noires, règle la
course au chauffeur et pénètre à grands pas dans l’immeuble.
La réceptionniste m’accueille avec un large sourire.
— Bonjour, Lord Trevethick.
— Bonjour, Lisa.
— Et félicitations, milord. Pour votre mariage.
— Merci.
Je me dirige vers le bureau du fond, frappe à la porte d’Oliver et entre.
Étant donné son air radieux, j’ai l’impression qu’il est content de me voir.
— Maxim ! Ravi de vous savoir parmi nous. Et félicitations !
Il se lève pour me saluer.
— Merci, Oliver. (Je lui suis extrêmement reconnaissant d’avoir gardé le
fort en mon absence.) Et merci d’avoir remis les photographies en place
dans mon appartement.
— Vous avez remarqué ? Avec plaisir. Vous avez l’œil. J’espère que vous
avez passé une agréable lune de miel.
— Très agréable. Je vous remercie.
— Un programme chargé nous attend, alors on devrait peut-être se mettre
au travail…
— Oui, vous avez raison. Donnez-moi juste une minute. J’ai décidé de
m’installer dans le bureau de Kit.
— Très bien, monsieur.
Oliver désigne la porte du sanctuaire qui a longtemps été le domaine de
mon père et de mon frère.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ajoute-t-il, je suis là.
— Merci.
Je traverse le couloir et saisis la poignée en laiton. En pénétrant dans la
pièce, je suis submergé par une vague de nostalgie. L’odeur, l’ambiance, le
décor… Tout me rappelle Kit.
Un déluge de souvenirs s’abat sur moi.
Sur les étagères, des livres et des bibelots : une balle de polo, un modèle
réduit de Bugatti Veyron, les armoiries de la famille, des trophées de rallye.
Accrochés au mur derrière son bureau, des tableaux, des diplômes, des
photographies, ainsi qu’un grand daguerréotype de Tresyllian House en
Cornouailles. À côté, un de mes clichés en noir et blanc, pris avec mon
Leica. En redressant le cadre, je me souviens que Kit a toujours encouragé
ma passion pour la photographie.
La table est ornée de gravures et couverte de cuir noir gaufré. Dessus,
d’autres portraits de nous, Caroline, et Jensen et Healey, les setters irlandais
de Kit. Je passe un doigt sur le bois frais et poli, puis essaie d’ouvrir les
tiroirs. Ils sont tous fermés à clé.
On frappe à la porte. Oliver entre et m’annonce :
— Vous allez avoir besoin de ceci.
Il pose un trousseau de clés sur le bureau.
— Merci.
Il parcourt la pièce du regard.
— Ça fait un bail que je n’ai pas mis les pieds ici.
Il jette un coup d’œil à la photo où Kit serre la main d’un dignitaire que
je ne reconnais pas, puis reporte son regard sur moi.
— Il vous manque à vous aussi. (Ses paroles me fendent le cœur.) Ces
clés devraient ouvrir le bureau et les classeurs de rangement.
— On poursuit notre réunion ? On peut la faire ici, sur la magnifique
table Queen Anne.
Oliver rit.
— Je vais chercher mon agenda.
Je retire mon manteau et soupire en songeant combien la mort de Kit
nous a tous affectés, y compris Oliver. À son retour, je lui lance :
— Quel est le premier sujet à l’ordre du jour ?
— Je crois que nous devrions publier un communiqué de presse à propos
de votre mariage. Les tabloïds harcèlent notre directeur de la
communication.
— Vraiment ?
Oliver hoche la tête.
Je ne veux pas que la presse se mêle de ma vie privée.
— Je vais y réfléchir. Pouvez-vous m’installer un ordinateur ici ?
— Bien sûr. Je m’en occupe dès aujourd’hui.
— Bien. Ensuite ?
Ça peut attendre ?
Non.
Dans le taxi qui nous ramène à Chelsea, Alessia est pensive. Elle n’a
pas dit un mot depuis notre départ du cabinet. La circulation est difficile à
Westminster – il est 17 h 30, c’est l’heure de pointe. J’ai manqué des appels
et des SMS, dont un de Caro, que j’ignore. Joe m’a forwardé un bref article
d’un tabloïd londonien. Des spéculations sur notre mariage, avec une
photographie de moi entrant dans mon immeuble plus tôt dans la journée.
Depuis quand suis-je devenu aussi passionnant ? Ça me fiche en rogne.
Toujours aucune nouvelle de ma mère.
Et Alessia ne m’adresse plus la parole.
Cette journée pourrait-elle tourner plus mal ?
— Tu veux aller manger un morceau ? lui proposé-je, dans l’espoir de la
faire parler.
Alessia contemple Big Ben tandis que nous contournons la place.
— Je n’ai pas faim.
— Alessia, regarde-moi.
Elle tourne vers moi un regard sombre et blessé qui me transperce l’âme.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne sais pas ce que tu penses. Ça me rend
dingue.
— Tu as eu une liaison avec cette avocate ?
— Non. Une aventure sans lendemain. Pour le sexe. Juste une fois.
Enfin, plusieurs fois, pour être précis.
Alessia jette un coup d’œil au chauffeur de taxi.
— Il ne peut pas nous entendre.
— Maxim, j’essaie de… euh… mon anglais.
Frustrée, elle ferme les yeux.
— Dis-moi.
Elle me fusille à nouveau de son regard noir.
— Tu as un passé… coloré. Avec beaucoup de maîtresses. Et je ne sais
pas pourquoi ça me fait si mal. Je crois que… euh… j’ai peur de ne pas être
assez pour toi. Et que tu finisses par te lasser de moi.
Alessia glousse pendant que Maxim glisse la main dans sa poche pour
pêcher ses clés.
— Y a plus beaucoup de place dans mon jean, marmonne-t-il.
Il déverrouille la porte tout en la maintenant contre lui. L’alarme retentit,
il la débranche et dépose Alessia dans le couloir.
— Même si j’ai très envie d’aller au lit, on va se renseigner sur les écoles
de musique.
— Non. Allons au lit.
Décontenancé, il recule d’un pas.
— Mais…
— Oui, au lit, insiste-t-elle.
Maxim fronce les sourcils et rive ses yeux aux siens. Il semble soudain
confus, puis il ferme les yeux.
— Tu sais que je ne te mérite pas ? soupire-t-il.
Il la fait reculer vers la chambre. Alors que leurs langues se cherchent, il
pousse Alessia jusqu’au lit et la renverse doucement sur le matelas, fasciné
par les mèches qui lui caressent les joues.
Debout devant elle, il enlève sa veste et la jette par terre. Le regard
brûlant, il sort sa chemise de son jean et commence à la déboutonner. Avec
une lenteur délibérée. Ses lèvres sont entrouvertes, douces et sensuelles, sa
respiration est de plus en plus saccadée.
Sa chemise laisse apparaître son torse bronzé et musclé. Il défait le
bouton d’une manche… puis de l’autre.
Il lui fait un strip-tease !
À une vitesse atrocement lente.
Alessia le contemple, captivée. Elle s’imprègne du spectacle, de ses
abdominaux dessinés, du sillon de poils pubiens qui part de son nombril
pour disparaître sous son jean.
Il la couve d’un regard affamé. Il ne la touche même pas, mais déjà elle
est sous son emprise, et son désir se diffuse entre ses jambes, lui arrachant
un gémissement. Il enlève sa chemise par la tête, ébouriffant ses cheveux au
passage, exactement comme elle les aime. Puis il lâche le vêtement comme
s’il ne s’en souciait pas le moins du monde.
Ensuite il défait le bouton de son jean.
Et suspend son geste.
Non !
Il lui attrape la cheville et lui ôte sa bottine et sa chaussette. Il répète
l’opération avec l’autre bottine, et fait courir son pouce sur son cou-de-pied
dénudé. Elle se tortille sous la chatouille.
D’un geste habile, il saisit le bas de son jean et le lui retire avant qu’elle
ait le temps de reprendre son souffle. Le pantalon rejoint ses propres
fringues par terre.
— À ton tour, souffle-t-elle. Ton jean.
Maxim sourit et descend lentement sa braguette, sans pour autant enlever
son jean. D’abord ses chaussures, puis ses chaussettes. Enfin, il baisse son
pantalon et son caleçon, et se dresse devant elle dans toute sa splendeur.
Alessia hoquète et Maxim se penche sur le lit pour lui planter un baiser
mouillé à la jonction des cuisses, à travers le coton doux de sa culotte. Ce
contact lui envoie une décharge électrique dans tout le corps, et ses doigts
s’enfouissent dans ses cheveux. Il fait courir son nez le long de la précieuse
fente, sa barbe lui picotant la peau.
— Ta culotte est mouillée, ma tendre Alessia. Ça me plaît. Beaucoup.
Il lui mordille l’intérieur de la cuisse, et Alessia se cramponne à ses
cheveux. Il s’agenouille entre ses jambes, la relève en position assise et la
débarrasse rapidement de sa veste et de son tee-shirt à manches longues.
Alessia se retrouve en sous-vêtements.
Elle caresse sa barbe de trois jours.
— Tu veux que je me rase ? demande-t-il.
— Non. Ça me plaît. Énorment.
Elle passe ses ongles sur son menton et ferme les yeux.
— J’ai une idée, souffle-t-il, en l’embrassant de nouveau.
Sa langue est insistante, implacable, alors qu’il s’allonge sur elle. D’un
doigt, il tire sur le bonnet de son soutien-gorge, libère un sein, et délaisse sa
bouche pour déposer un chapelet de baisers humides le long de sa gorge,
jusqu’à la pointe dressée de son mamelon.
Le désir palpite dans ses veines, elle plonge ses yeux d’encre dans le vert
ardent de ceux de Maxim, qui effleure son bout de sein de son menton.
Ah !
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je me rase, la taquine-t-il, sans la
quitter des yeux.
— Non ! s’écrie-t-elle alors que son téton se tend à son contact.
— C’est bon ?
— Oui.
Son pouls s’accélère, pompant le sang dans ses seins, faisant enfler ses
tétons qui réclament la caresse de ses mains, et creusant un puits brûlant au
creux de ses cuisses.
— S’il te plaît, Maxim !
Elle arque le dos sous ses paumes.
Tirant sur le soutien-gorge, il dévoile l’autre mamelon et entame une
lente et délicieuse torture en faisant courir sa barbe sur la peau
hypersensible.
Alessia agrippe la couette tandis qu’il l’embrasse sur le ventre et vient se
nicher entre ses cuisses. Puis il l’embrasse là.
Il baisse lentement sa culotte et continue à l’embrasser là.
Encore et encore.
Cette fois, il décrit des cercles avec sa langue autour de son bourgeon
gonflé.
Zot !
Alessia se cambre, les yeux clos, pendant que la bouche de Maxim
poursuit son assaut sensuel.
Ah !
Il s’arrête et passe son menton sur son intimité sensible, provoquant un
délice de sensations au plus profond de son être.
— Të lutem !
— En anglais, grogne-t-il.
Et il recommence.
— Je t’en prie, Maxim !
Il s’assoit, la débarrasse de sa culotte et la retourne pour lui enlever son
soutien-gorge.
— Tu veux que je te prenne comme ça ?
— Oui !
— Tu sembles impatiente.
— Je le suis.
Elle sent son sourire lorsqu’il lui mordille doucement le lobe d’oreille.
— Mon Dieu, je t’aime, Alessia. Ma femme. À moi.
Il glisse un genou entre ses jambes pour les écarter et soulève son cul
vers lui. Il passe un doigt entre les deux fesses, dont les muscles se
contractent.
— Un jour, Alessia, murmure-t-il.
Puis il insère un pouce en elle, jusqu’au point névralgique, au plus
profond d’elle. Ses doigts titillent son clitoris. Le tourmentent sans relâche.
Elle pousse un cri étranglé tandis que son corps convulse sous la vague
de plaisir. Son orgasme la surprend et explose dans tous ses membres.
Maxim enlève son pouce et la retourne. Son regard planté dans le sien, il
la pénètre lentement, absorbant les derniers soubresauts de la jouissance.
Il gémit et se met en mouvement. Vite. Fort. Il l’emporte plus haut. Pour
ne pas la laisser redescendre. Alors qu’il l’entraîne vers les sommets, elle
s’embrase à nouveau. Au-dessus d’elle, la sueur perle au front de Maxim. Il
est infatigable. Toujours plus fort, plus loin. Ses jambes se raidissent, et elle
crie son extase pour la seconde fois. Un déferlement intense, puissant.
Alessia est au paradis.
— Dieu merci, marmonne Maxim entre ses dents, avant de jouir à son
tour et de retomber dans ses bras.
Maxim se retire, laissant une traînée de semence sur sa cuisse. Elle s’en
fiche. Elle s’en délecte.
Il embrasse son sourcil et écarte une mèche humide de son front.
— Tout va bien ?
— Plus que bien, souffle-t-elle.
Il lui caresse la joue du revers de la main.
— Ne pense jamais que tu n’es pas assez. S’il te plaît. Ça me brise le
cœur de t’entendre dire ça. Je t’aime. Ne l’oublie pas. Ce sentiment est
nouveau pour moi. C’est la première fois que je l’éprouve. Avec toi.
— Je sais.
Elle hoche la tête pour le rassurer.
Rien n’a changé, Alessia.
Il t’aime.
Le sourire de Maxim est prudent.
— Tu sais, je ne me lasserai jamais de jouer avec toi, dit-il en taquinant
les pointes de ses seins.
Elle glousse, ravie de son espièglerie.
— Je pourrais rester au lit avec toi toute la journée, mais il faut que j’aille
pisser.
Il lui donne un léger baiser et file aux toilettes.
Alessia le regarde se mouvoir avec sa grâce athlétique habituelle, la
blancheur de ses fesses contrastant avec son dos hâlé.
Elle soupire tout en redescendant lentement sur la planète Terre.
Il est un amant exceptionnel.
Non qu’elle ait beaucoup d’expérience ni de points de comparaison
mais… les paroles de Caroline la hantent. Il avait une sexualité débridée,
c’est le moins qu’on puisse dire. Il est la preuve vivante de l’adage : la
pratique mène à la perfection.
Alessia s’enroule dans la couette.
Maxim est son amant. Son mari. À elle seule.
Il le lui a dit…
Ça devrait lui suffire.
Pourtant la petite voix dans sa tête persiste : Pour combien de temps ?
14
J’ignore le compliment.
Impossible de dormir.
J’arrête pas de penser à Kit.
Moi aussi.
Inutile de t’excuser.
Où est l’Albanaise ?
WTF !
Calme-toi. Elle est albanaise !
Bonne nuit.
Maxim, ne fais pas ta mauvaise tête.
Malgré le contexte, c’était bon de te voir aujourd’hui.
Tu me manques.
Cx
Mon humeur est en berne tandis que le taxi roule vers le bureau. Je suis
furieux contre Renton. Il est peut-être temps de trouver un autre médecin –
quelqu’un de plus jeune.
Et de moins à cheval sur l’éthique ?
Bordel.
Mon téléphone vibre. Enfin un texto de ma mère !
Alessia a défait ses valises, s’est douchée. Elle a rangé les ustensiles de
cuisine que Maxim et elle ont commandés en ligne chez John Lewis, puis a
nettoyé l’appartement de fond en comble et préparé le dîner. Ensuite, elle a
travaillé plusieurs morceaux au piano. À présent, assise au bureau de
Maxim, elle passe en revue sur Internet les différents cursus de musique en
prenant des notes. Tandis qu’elle compare les mérites respectifs de la Royal
Academy et du Royal College, elle aperçoit la carte de visite de Ticia
Cavanagh posée sur le bureau. La veille, l’avocate avait été choquée par son
récit.
D’autres filles ? Elles se sont échappées aussi ?
Elle revoit le visage innocent de Bleriana, qui riait à ses plaisanteries
lorsqu’elles étaient enfermées dans le camion nauséabond. Ticia peut-elle
l’aider à la retrouver ? Elle est avocate. Elle doit savoir quoi faire, non ?
Ignorant son conflit intérieur – cette femme connaît intimement son mari
–, elle compose son numéro.
— Bureau de Ticia Cavanagh, annonce une voix d’homme.
— Bonjour. Euh… C’est Alessia Trevelyan. Je voudrais parler à Ticia
Cavanagh.
— Je vais voir si elle est disponible.
La ligne reste muette un moment, puis Ticia répond :
— Lady Trevethick, que puis-je pour vous ?
— S’il vous plaît, appelez-moi Alessia. Euh… je… euh…
— C’est à propos de votre mari ? demande l’avocate.
— Non. Non. Pas du tout. Je crois que… euh… vous l’avez connu avant
moi.
Alessia n’en revient pas de parler de Maxim ainsi. Un silence gênant
s’installe, et Alessia entend Ticia inspirer brusquement avant de déclarer :
— Je le crois, en effet.
Va droit au but, Alessia.
— Je vous appelle au sujet des filles qui ont été enlevées avec moi. Je
voudrais les retrouver. Enfin, au moins l’une d’entre elles. Si je peux aussi
retrouver les autres, ce serait formidable.
— Je vois. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous aider, mais pouvez-vous
m’en dire plus ?
Alessia s’enfonce dans le fauteuil de Maxim pour relire ses notes. Ticia
lui a donné le numéro d’un détective privé employé par son cabinet. Il est
cher, mais discret. Elle a envie de l’appeler. Après tout, maintenant elle a les
moyens. Mais ne devrait-elle pas prévenir Maxim d’abord ? C’est son
argent ! Approuverait-il son plan ? Elle n’en sait rien. Peut-être, comme
Ticia, pense-t-il que c’est une cause perdue, car les filles peuvent être
n’importe où dans le pays.
Pourtant Alessia se sent obligée d’essayer.
Et puis ça lui donne quelque chose à faire.
Elle a beau adorer l’appartement, elle commence à se sentir un peu
claustrophobe. Elle a besoin de sortir.
Doit-elle avertir son mari ?
Son portable sonne, comme si elle avait invoqué Maxim rien qu’en
pensant à lui.
— Salut, dit-il.
La chaleur de sa voix lui réchauffe immédiatement le cœur.
— Salut. Comment ça va au bureau ?
Ce matin, avant de partir, il semblait préoccupé. Sûrement à cause de son
travail.
— Ça va. J’ai une surprise pour toi. Je vais t’envoyer une adresse par
texto. Tu peux y aller à pied, ce n’est pas loin de l’appartement. Je te rejoins
sur place dans une demi-heure.
Elle sent son sourire à l’autre bout du fil. Il est content de sa surprise.
— D’accord, répond-elle avec enthousiasme.
— Rendez-vous dans trente minutes !
Maxim raccroche et un SMS apparaît sur son écran. Une adresse sur
Cheyne Walk, à quinze minutes de marche à peine. Elle a donc le temps de
passer un appel au détective privé.
Je fais les cent pas sur Cheyne Walk pour me réchauffer en guettant
l’arrivée d’Alessia. Notre future maison se niche derrière les jardins
verdoyants de Chelsea Embankment, de sorte que – si Alessia aime cet
endroit – je ne verrai plus les reflets de la Tamise sur le plafond de ma
chambre à coucher. J’espère qu’elle va l’aimer. Cette propriété est parfaite
pour nous.
On aperçoit la Tamise à travers les feuillages. Je respire l’odeur familière
du fleuve.
Je suis chez moi.
Soudain, j’aperçois Alessia qui se dirige vers moi. Dès qu’elle me voit,
son visage s’illumine. Je la rejoins en petites foulées.
— Salut, dis-je en lui prenant la main. Viens. J’ai quelque chose à te
montrer.
Je l’entraîne vers une grille en fer forgé. Elle me lance un regard
interrogateur, sa curiosité est piquée au vif. Je tape le code sur le boîtier
électronique. Les grilles s’ouvrent avec un grincement de protestation, et
nous remontons l’allée pavée jusqu’à une entrée coiffée d’une splendide
marquise.
Maxim sort un trousseau de clés de sa poche et déverrouille la porte.
— Cette maison est à nous si elle te plaît, lance-t-il en s’effaçant pour
laisser entrer Alessia.
La maison tout entière ?
Elle a au moins quatre étages !
Ils pénètrent dans un hall qui mène à une élégante salle à manger et, au-
delà, à une cuisine vaste et moderne, semblable à celle de l’appartement de
Maxim. Les baies vitrées donnent sur un jardin parfaitement entretenu avec,
au fond d’une cour, ce qui ressemble à un autre bâtiment.
— Oui. Deux bâtisses, confirme Maxim. Celle-ci pourrait convenir au
personnel.
Le personnel !
— Oh.
À l’étage, une immense salle de réception, décorée avec goût, dans les
tons crème et taupe, occupe toute la largeur de la demeure.
— On peut refaire la décoration, commente Maxim, les sourcils froncés
en percevant l’hésitation d’Alessia.
— C’est magnifique, commente-t-elle sans réfléchir.
Elle est intimidée par la taille de la propriété. Cinq chambres, toutes
dotées d’une salle de bains privative. La suite principale comprend une
vaste chambre, une salle de bains avec un meuble à double vasque en
marbre, une baignoire, une douche assez grande pour deux, et deux
dressings beaucoup trop vastes pour leurs besoins.
— Qu’en penses-tu ? s’enquiert Maxim avec appréhension.
— Tu veux emménager ici ?
— Oui. Nous avons besoin d’espace.
— Cinq chambres ?
— Tu préfères une maison plus petite ?
Il semble inquiet.
— Je n’imaginais pas une maison aussi imposante… Je suppose qu’un
jour nous aurons des enfants.
Elle rougit à cette idée, sans trop savoir pourquoi.
— Oui, un jour, murmure-t-il en fermant les yeux, comme si cette idée
lui était pénible.
— Un jour, répète Alessia, étonnée par sa réaction. Tu veux des enfants,
n’est-ce pas ?
Il hoche la tête, mais son regard dit le contraire. Comme s’il avait peur.
Pourquoi ?
— On peut mettre un piano ici ? demande Alessia pour changer de sujet.
Il rit.
— Bien sûr. On ne se sépare pas du piano. Viens, je vais te montrer le
sous-sol.
Quoi ? Pourquoi ?
Aucune !
Bordel de merde.
Elle vient juste de quitter New York !
— Je te prie de m’excuser, Alessia…
Je quitte la table et appelle ma mère. Comme je le craignais, je tombe sur
sa messagerie.
« Maman, s’il te plaît. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu sais ?
C’est grave ? Je viens de me marier. Je… je… nous voulons des enfants.
Appelle-moi, s’il te plaît. »
Je suis tenté de foncer à l’aéroport pour la rejoindre à Manhattan, mais je
sais que j’ai manqué le dernier vol. Mon message suppliant fera peut-être
naître une once de sentiment maternel chez Rowena. S’il lui en reste.
Bon sang.
Ma mère n’est pas connue pour ses sentiments maternels.
Alessia et moi pourrions aller la voir ensemble, non ?
Merde. Alessia n’a pas de visa.
Lorsque je reviens à la table, Alessia lève les yeux sur moi.
— Ça va ?
— Ouais. J’ai appelé Rowena et je lui ai laissé un message. Elle est
rentrée à New York, alors elle ne risque pas de me recontacter avant un
moment. Profitons de la soirée.
Je bois une gorgée de saké. Et Alessia lève sa petite tasse de porcelaine.
— Gëzuar, Maxim.
— À ta santé, ma chère femme.
— Au Japon, il y a du saké. En Albanie, du raki. Et en Angleterre ?
— Du gin, j’imagine. De nouvelles distilleries voient régulièrement le
jour pour étancher la soif des Anglais.
Elle sourit.
— J’aimerais goûter au gin.
Je n’ai pas de réunions dans la matinée.
— D’accord.
Il est minuit, et ma femme a trop bu. Je l’ai déjà vue ivre quand nous
étions en Cornouailles, au bord de la mer, mais elle n’a jamais été dans cet
état.
Et c’est ma faute.
Alessia n’a pas l’habitude de boire, je devrais faire plus attention à elle.
Je parie qu’elle aura la gueule de bois demain.
— Allez, princesse. Je te tiens.
Je la prends par la taille, nous sortons de chez Loulou et titubons sous un
déluge de flashs, avant de grimper dans le taxi. Sur la banquette arrière, je
demande au chauffeur de nous reconduire à la maison. Je serre Alessia
contre moi, et elle m’adresse un sourire en coin.
— Maxshim…
— Je pense que tu as bu trop de saké et de gin, ma chérie.
— Ouaish. J’aime le gin. Mais c’est rigolo. C’était rigolo, se corrige-t-
elle. Trop bien de rencontrer tes amis.
— Je crois que tu les as éblouis.
— Tu as beaucoup d’amis. Des copines aussi. Avec combien d’entre elles
tu as eu… des relations sexuelles ?
Bon sang !
— Quoi ?
— Combien ? répète-t-elle en dardant sur moi son regard noir et trouble.
Elle se rapproche et plisse les yeux, s’efforçant de prendre un air sérieux.
Deux. Je crois.
— On en parlera à la maison.
Au début de la soirée, je ne savais pas que nous finirions à Hertford
Street. Mais après ces derniers jours merdiques, nous avons tous les deux eu
besoin de décompresser.
À ce point-là ?
J’enlace Alessia et l’embrasse sur le front. Elle fait une adorable moue.
Comment lui résister ?
Je plante un petit baiser sur ses lèvres.
— Pourquoi tant de maîtresses, Maxshim ? Je ne comprends pas.
— On peut en reparler quand tu seras sobre ?
Elle réfléchit à ma réponse.
— Ouaish. Je n’oublierai pas.
Oh, j’espère bien que si.
Ses questions m’inquiètent. Je pensais que nous avions réglé le problème
l’autre jour. Alessia semble obnubilée par ma vie sexuelle passée, et je ne
sais pas pourquoi. Je ne me suis pas mal comporté avec les femmes que
nous avons vues ce soir. N’est-ce pas ? J’étais affable, mais rien de plus.
Même avec Natasha et Sophie, deux coups d’un soir. Je soupire et hume
l’odeur des cheveux d’Alessia en me demandant comment la rassurer.
— Mon café est froid, dis-je en chatouillant le cou d’Alessia avec mon
nez.
Elle glousse.
— Je peux en refaire. Et préparer le petit déjeuner.
— Non. Ne bouge pas. Je vais m’en charger.
Je l’embrasse sur la joue.
— Non ! (Ses doigts agrippent mes cheveux.) Reste là.
Elle presse ses seins fabuleux contre ma poitrine et encercle ma taille de
ses jambes.
Oh, mon Dieu… encore !
WTF !!!!
Nom de Dieu.
Ignore-les.
Bien.
Ça me manque de sortir.
Combien de temps vais-je devoir rester à l’écart du monde ?
Ça dépend de toi.
Les doigts d’Alessia s’attardent sur les touches. Les dernières notes de
la fugue de Bach résonnent à travers la pièce et les bleus audacieux se
dissipent avec elles. Si – et c’est un grand si – elle obtient une audition dans
l’une des écoles de musique de Londres, elle va devoir présenter un
morceau. Ces deux derniers jours, elle a passé en revue son répertoire et
réfléchi à celui qui lui semble le plus approprié. Maxim pense qu’elle doit
jouer la Sonate au clair de lune de Beethoven – le troisième mouvement les
éblouirait. Elle sourit en repensant au regard admiratif et sincère de son
mari lorsqu’il a prononcé ces mots.
Alessia veut les éblouir.
Totalement.
Elle n’a jamais imaginé étudier à Londres. Cette idée la transporte de
joie, et ses parents sont enchantés, malgré sa peur d’échouer. Elle désire que
Maxim soit fier d’elle. La semaine prochaine, elle va suivre la formation
que Caroline leur a recommandée. Alessia n’en revient pas que Caroline, si
distinguée, si sûre d’elle, ait eu besoin de ce genre de cours. Elle aussi veut
apprendre les bonnes manières, pour se sentir à l’aise dans les cercles que
Maxim fréquente.
Son sourire s’évanouit.
Elle aimerait aider son mari. Maxim semble si peiné, si agacé par sa
mère, qui ne le rappelle pas. Il lui a assuré qu’elle n’avait pas à s’inquiéter,
mais elle ne peut s’en empêcher. Elle trouve leur relation incompréhensible.
Est-ce que Maxim apprécie sa mère ? Il semblerait que non. Et son instinct
lui souffle que Rowena nourrit pour lui la même antipathie.
Pourquoi ?
Peut-être que sa mère lui parlera aujourd’hui et apaisera enfin ses
craintes.
Alessia vérifie son téléphone. Aucun SMS de Maxim – pas de message
de son mari, mais un mail de Paul Maddox l’attend. Aussitôt, elle a
l’estomac noué.
Il a trouvé des informations sur la famille de sa grand-mère.
Déjà ?
Les doigts tremblants, elle compose son numéro.
Maxim ! Max !
— Désolé. Quoi ?
Je lève les yeux de mon bureau et vois Oliver sur le seuil.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr.
Mec, concentre-toi.
— J’ai des brochures sur les différents systèmes de distillerie, comme
vous me l’aviez demandé. Avec un favori ! Vous me direz ce que vous en
pensez. Il y a énormément de règles à respecter, mais rien d’insurmontable.
Ma deuxième question concerne la propriété de Cheyne Walk : voulez-vous
la redécorer avant d’emménager ?
— Elle a été rénovée récemment, non ?
— En effet. Pour les prochains locataires.
— La maison plaît à Alessia telle qu’elle est. Même si elle aurait préféré
une ambiance moins… beige.
Oliver rit.
— Je comprends. Quand voulez-vous vous y installer ?
— Pas tout de suite. Enfin bientôt, je pense.
— Quand vous voudrez, Maxim.
— Je vais en toucher un mot à Alessia. Je pense la faire venir ici pour la
présenter aux employés.
— Eh bien, nous serions ravis de rencontrer la nouvelle Lady Trevethick,
dit Oliver avec un sourire. À ce propos, les journalistes nous harcèlent.
— Ils vont se lasser.
— Ils appellent tous les jours.
Je hausse les épaules.
— Je veux protéger Alessia. J’ai peur que toute cette attention l’effraie.
— Hum, peut-être. Ou alors présentez-la au monde entier, et la presse
vous laissera tranquille.
— Peut-être.
Il est du même avis que Caroline !
— Tout va bien, Maxim ? demande-t-il en posant les brochures sur mon
bureau.
— Oui, ça va. Merci, Oliver.
Il hoche la tête et sort du bureau les sourcils froncés, manifestement
inquiet.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Toujours aucune nouvelle de ma
mère. Comment peut-elle se montrer aussi insensible ?
Je lui envoie un nouveau texto. Cette fois en mode désespéré.
Je ne verrai pas la généticienne qui suivait Kit avant une semaine, et j’ai
besoin d’en savoir plus. Suis-je une bombe à retardement ?
D’accord !
On vient à la soirée.
Super !
Je passerai demain matin.
Préviens Alessia.
~
Alessia enroule ses membres autour de moi tandis que nous redescendons
tous les deux de notre petit nuage. Je frotte mon nez contre son oreille.
— Tu es tout pour moi, chuchoté-je en l’enlaçant.
On est samedi matin et je veux passer toute la matinée à me perdre dans
ma femme.
L’interphone de l’immeuble bourdonne.
C’est quoi, ce bordel ?
Les journalistes ?
— On peut faire comme si on n’avait rien entendu ? murmure Alessia
dans mon cou, son souffle chatouillant les poils de ma nuque.
Ça sonne de nouveau.
— Bon sang ! dis-je en me redressant dans le lit.
Qui ça peut bien être ?
— Tu penses que c’est ce journaliste ? s’inquiète Alessia.
— Je ne crois pas.
À la troisième sonnerie, je vais répondre – nu – à l’interphone.
— Allô, grogné-je dans l’appareil.
— Bonjour. C’est moi.
— Caro. Qu’est-ce que… ?
Merde ! J’ai oublié de parler à Alessia du plan de Caro. C’est ce foutu
journaliste qui m’a distrait.
— Je viens chercher Alessia pour notre virée shopping. Je t’avais
prévenu. Laisse-moi entrer.
Bordel. Je n’ai pas abordé le sujet avec Alessia. Je presse sur le bouton
d’ouverture de la porte et retourne en trombe dans la chambre, où Alessia
est assise sur le lit, enveloppée dans la couette.
— Caroline est en train de monter, marmonné-je en attrapant mon jean.
Elle veut t’emmener faire les magasins. Ça te dit ?
— Pour acheter quoi ?
— Des vêtements.
— J’en ai déjà.
— Pour la fête de ce soir ?
— La fête ?
Merde, j’ai oublié ça aussi !
— Nous allons à une soirée. Donnée par une connaissance. Enfin, si tu
veux.
— D’accord, répond-elle, sans grande conviction.
— On va bien s’amuser. Va te doucher. Je m’occupe de Caroline.
Je remonte la fermeture Éclair de mon jean juste au moment où on sonne
à la porte. Alessia m’adresse un regard indéchiffrable avant de disparaître
dans la salle de bains. Je me dirige vers l’entrée, mon tee-shirt à la main.
— Bonjour, Maxim ! lance Caro d’un air enjoué.
Elle me tend la joue, et je lui fais une bise rapide. Puis j’enfile mon tee-
shirt pour qu’elle cesse de reluquer mon torse.
— Tu t’habilles ? Je vous ai interrompus en pleine baise ?
— Arrête ça, Caro.
— Je veux bien un café. Je vais le préparer.
Elle se rend dans la cuisine, me laissant pieds nus dans l’entrée.
— Où est Alessia ? demande-t-elle quand je la rejoins.
— Sous la douche. Et noir. Sans sucre pour moi, s’il te plaît.
— Je sais comment tu prends ton café, minaude-t-elle.
Alessia est avec Caroline. Cette idée ne me plaît guère. J’ai peur que
Caro ne la bouleverse à nouveau. Même si elle avait des remords sincères la
dernière fois, elle a tout de l’éléphant dans le magasin de porcelaine
lorsqu’il s’agit des sentiments d’autrui. Je ne l’avais pas compris avant…
avant Alessia.
Bon sang.
Alessia est une grande fille. Elle va se débrouiller.
N’est-ce pas ?
Une appréhension maintenant familière se répand dans ma poitrine et,
dans le silence du couloir désert, j’ai un peu le vertige. C’est la première
fois que je me retrouve seul dans l’appartement depuis qu’Alessia a disparu.
Merde. Un peu de nerf.
Je prends mon téléphone et envoie un SMS à Joe.
Combat ?
Alessia ferme les yeux tandis que Jimmy, l’un des jeunes hommes du
salon de beauté, masse ses cheveux avec un après-shampoing. À sa grande
surprise, la majorité des employés sont masculins, et c’est la première fois
qu’elle se fait laver les cheveux par un homme. Elle sourit bêtement.
Techniquement, Maxim a été le premier. Mais ils étaient tous les deux nus
sous la douche. Cette expérience est totalement différente. La sensation est
agréable, et après sa matinée mouvementée avec sa belle-sœur, elle apprécie
ce moment de répit.
Caroline a été charmante, même si elle n’a pas cessé de parler et de
donner son opinion sur tout. Elle a encouragé Alessia à acheter deux
tenues – deux robes de soirée – à un prix exorbitant.
Chérie, tu vas devoir t’habituer à dépenser de l’argent. Il s’agit de
qualité, pas de quantité. Ces robes sont classiques, tu pourras les garder
plusieurs années. Et tu es fabuleuse dans les deux.
Alessia les aime beaucoup, et elle espère que Maxim sera content.
Chérie, il va les adorer !
Elle a aussi trouvé des escarpins à talons aiguilles assortis et un petit sac
Chanel noir. Les accessoires parfaits pour compléter l’ensemble.
Après leurs emplettes, elles ont déjeuné dans un bar à champagne, et
Caroline en a profité pour lui poser une foule de questions sur sa vie en
Albanie.
Sa belle-sœur semblait fascinée par son histoire, et elle a continué à
l’interroger pendant qu’on posait un rouge carmin sur leurs ongles des
mains et des pieds.
À dire vrai, Alessia se sent détendue. Ce n’est pas la vie à laquelle elle
aspirait – dépenser des sommes folles pour se faire belle –, mais son
appartement est impeccable, ses vêtements propres et repassés… Et selon
Caroline, de temps à autre, une femme a le droit de se faire cajoler.
— Mmm.
Elle sourit, reconnaissante de ce moment de paix, alors que Jimmy
continue son massage.
Mec, tu ne m’as pas donné beaucoup de mal, lance Joe en ôtant son
masque, après avoir marqué le point de la victoire. T’avais la tête ailleurs,
on dirait. Ça va ?
Je l’observe à travers la grille de protection. Ma mère est aux abonnés
absents. Mon frère s’est peut-être tué parce que porteur d’une maladie
génétique que je peux très bien avoir aussi, et un foutu journaliste fouine
dans ma vie privée.
— Juste un tas d’emmerdes à régler, bougonné-je en ôtant mon masque.
— L’entraînement, c’est le secret. Maintenant que tu es marié, et Tom en
pleine idylle avec Henry, je me retrouve tout seul.
— Mon cœur saigne, vieux.
Il éclate de rire et me donne une claque dans le dos.
— Tu vas à la fête de Dimitri, ce soir ?
— Ouais.
— Bon, on boit un verre, et après je te libère.
— D’accord. Mais rapide alors. Je dois aller chercher des bijoux au
coffre.
— Pour ta comtesse ?
— Oui, absolument.
Joe sourit jusqu’aux oreilles.
— Tu veux un coup de main pour choisir ?
— Ben voyons !
— Bah, je demandais juste.
Tu verras !
Mx
— C’est Maxim ?
Alessia acquiesce. Caroline esquisse un sourire.
— Il va être enchanté de tes efforts d’aujourd’hui.
— J’espère bien.
— C’était très sympa.
— C’est vrai, reconnaît Alessia, non sans surprise.
— Cela dit, c’est ma dernière journée de détente avant un moment,
annonce Caroline.
— Pourquoi ?
— Eh bien, je commence à bosser sur un projet pour Maxim la semaine
prochaine.
— Ah oui ?
Alessia jette un coup d’œil à Caroline, qui n’a pas remarqué son
expression inquiète.
— Dans mon ancienne vie, reprend-elle, j’étais décoratrice d’intérieur, et
la propriété de Mayfair a besoin d’un coup de neuf. Il veut que j’y ajoute
ma touche personnelle.
Sa touche personnelle. Qu’entend-elle par là ?
Caroline travaille pour Maxim. C’est nouveau.
Vont-ils collaborer de près ?
Son cœur se serre quand elle se remémore leur étreinte de ce matin.
— Et ça te plaît ? De bosser ? demande-t-elle à voix basse.
— Oui et non. Ça dépend du client. Avec Maxim, c’est facile, mais
certains sont juste impossibles. (Caroline fait la grimace, et Alessia rit de
cette réaction inattendue.) Autrefois, j’ai eu des clients terribles, exigeants,
et certains carrément fous. Mais ça me manque d’être au cœur de l’action.
Et maintenant, eh bien, je dois retourner dans la société puisque… puisque
Kit…
Caroline dégage une assurance qu’Alessia envie, mais à la simple
évocation de son mari décédé son visage se décompose, ses épaules
s’affaissent, son regard se voile… Instinctivement, Alessia lui saisit la
main. Caroline tourne ses yeux bleus emplis de larmes vers elle et lui presse
la main en retour.
— Merci, dit-elle.
La compassion d’Alessia affleure dans son sourire, et elles gardent le
silence un moment. Alessia regarde par la fenêtre en se demandant quel
effet cela lui ferait d’avoir un vrai métier.
— J’aimerais travailler, mais je ne peux pas parce que je n’ai pas de visa,
murmure-t-elle, presque pour elle-même.
— Ah oui ?
— C’est frustrant. J’aimerais… euh… contribuer…
— Je comprends. (Caroline a l’air songeur.) Je suis sûre que tu contribues
d’une autre manière.
Elle esquisse un petit sourire, et Alessia se demande si elle pense au sexe,
comme elle le fait si souvent. Mais son expression ne reflète aucune malice.
— Je deviens un peu folle dans l’appartement.
— Oh, tu auras largement de quoi t’occuper quand tu seras installée. En
tant que comtesse, tu as deux domaines à superviser. D’ailleurs, Maxim m’a
demandé des conseils sur les cours de savoir-vivre. Je lui ai recommandé
celui que j’ai pris. C’était juste ce dont j’avais besoin. Ça va t’aider, toi
aussi.
— J’ai été surprise de l’apprendre.
Caroline s’esclaffe.
— Kit ne m’a pas laissé le choix. Chérie, je n’appartiens pas à
l’aristocratie. Kit était très exigeant sur la manière de faire les choses.
— Oh.
— Pour être honnête, il était un peu snob. Tout devait être parfait. Mais
Maxim n’est pas comme ça.
— Non.
Alessia s’attend à ce qu’elle lui lance « il t’a épousée » comme preuve
qu’il n’est pas snob.
Pourtant elle ne le dit pas.
— Après cette formation, tu auras suffisamment d’assurance pour
assumer ton rôle et tu pourras être officiellement présentée à tout le
personnel du domaine comme la comtesse de Trevethick.
— Oui, c’est pour ça que je veux la suivre. Pour avoir de l’assurance.
— Tout va bien se passer.
Stupéfiée par la sincérité et la gentillesse de Caroline, Alessia lui sourit.
Sa belle-sœur penche la tête pour l’étudier.
— C’est très joli cette coiffure, Alessia, avec ces vagues. (Elle soupire.)
J’envie tes cheveux épais. Ils sont si soyeux. Tu devrais aller au salon deux
fois par semaine et demander à Luis la même chose. À l’académie, on
t’apprend aussi à te faire belle. Les ongles. La coupe. Tout. Tu vas les
épater, ma chérie. Tu vas rencontrer tout le monde, et ils seront tous à tes
pieds. Après cette soirée, la presse arrêtera de te harceler.
Alessia n’en revient pas d’être enviée par sa belle-sœur, alors que c’est
tout le contraire – elle aimerait avoir la distinction, le maintien et la
confiance de Caroline. Elle est son modèle, et grâce à ce cours, elle a bon
espoir de lui ressembler.
— Je ne sais rien de la fête de ce soir.
— Maxim ne t’a pas parlé de Dimitri ?
Alessia secoue la tête.
— Qui est Dimitri ?
— C’est le fils d’un oligarque russe. Une personnalité fantasque. Il aime
donner des réceptions grandioses. Et faire des folies. Tu verras. Kit le
connaissait bien. Maxim moins. Dimitri aime s’entourer de gens glamours
et influents.
Waouh. Évidemment, Maxim est invité à ce genre de soirée. Caroline
aussi.
Alessia espère qu’elle saura se montrer à la hauteur.
— Il s’est fait une place dans la société. D’après les rumeurs, son père
serait un ex-agent du KGB. Tu imagines ! Et il sait recevoir. On va bien
rigoler.
Elle sourit à Alessia, sans se douter que ses paroles l’ont paniquée. Cet
événement mondain l’intimide.
— Tu es vraiment très belle. (Caroline marque une pause.) Il est différent
avec toi. Protecteur. Tu vois. (Son ton s’adoucit. L’affection de Caroline
pour Maxim est évidente.) Il est fou de toi. Ça doit être agréable.
— Ça l’est, affirme posément Alessia.
Elle tient à lui rappeler que Maxim est son mari.
— C’est admirable ce que tu as fait. Il a fui l’intimité toute sa vie… Tu as
réussi l’impossible.
Alessia se tortille sur son siège, embarrassée par le tour que prend la
conversation.
— Merci, marmonne-t-elle, ne sachant pas quoi ajouter.
Pourtant, au fond d’elle, elle a envie de crier sur les toits : Il est à moi !
Bas les pattes !
— Tu as une autre course à faire ? s’enquiert Caroline.
— Non, je voudrais rentrer. Mais j’ai adoré cette journée, merci.
Alessia est étonnée de penser ce qu’elle vient de dire, en dépit des
questions intrusives de sa belle-sœur.
Peut-être qu’elle n’est pas sa rivale après tout.
Peut-être.
— Je dois préparer le dîner, ajoute Alessia.
— Quoi ? Tu cuisines ? Pour lui ?
— Oui.
— Waouh ! s’exclame Caroline, éberluée. Ce n’est guère surprenant. Je
t’ai vue œuvrer avec ta mère en Albanie. Un beau moment d’intimité. Tu
t’entends bien avec elle ?
— Oui. Et toi ?
Caroline renifle.
— Ma mère vit dans le sud de la France. Je ne la vois pas très souvent.
(Elle cale une mèche derrière son oreille comme si elle voulait repousser
une pensée déplaisante, et poursuit :) Et le repas à ton mariage était
délicieux. Je ne fais jamais la cuisine. Mais heureusement, j’ai Mme Blake.
Elle baisse la voix, comme si la tristesse s’emparait à nouveau d’elle, et
Alessia se rappelle ce que sa belle-sœur a dit à Maxim.
Caroline se sent seule elle aussi.
— Tu peux te joindre à nous si tu veux. Je vais préparer un repas léger.
Caroline rit.
— J’aurais bien aimé, mais je dois me pomponner. Toi aussi d’ailleurs.
Mais dis-moi, est-ce que je peux venir avec vous à la fête ? Je n’ai pas envie
de m’y rendre seule.
— Bien sûr, répond Alessia, convaincue que Maxim n’y verra pas
d’inconvénient.
— Merci. J’ai hâte. Je ne suis pas sortie depuis votre mariage. Et j’ai
besoin de m’amuser. D’ailleurs vous pourriez passer à la maison avant pour
boire un cocktail ?
— D’accord, si tu veux.
Alessia sourit malgré son appréhension. Ça lui plaît d’aller à cette soirée,
mais en même temps elle est terrifiée. Et si elle faisait un faux pas ? Ou…
ou disait une bêtise ? Elle déglutit, sentant la panique l’envahir. Elle croise
les mains.
Alessia, calme-toi. Ça va être amusant.
Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
18
Alessia est sans voix. Sur la table, nichés dans le velours, les plus
beaux bijoux qu’elle ait jamais vus.
Des diamants.
Des diamants qui scintillent dans la lumière tamisée.
— Essayons un peu, dit Maxim en prenant les boucles d’oreilles en
forme d’étoiles.
Il repousse une mèche derrière l’oreille d’Alessia et fixe délicatement la
première, puis la deuxième.
— Tu es sublime. Tu n’as pas besoin d’artifices, mais ces boucles sont
faites pour une déesse. Et dans cette robe, c’est ce que tu es. Tu les aimes ?
Dans le miroir accroché au mur, Alessia contemple la femme
méconnaissable qui la regarde. Elle semble… différente. Confiante.
Puissante.
— Je les adore, murmure-t-elle en observant son mari dans la glace,
fascinée par sa beauté.
Ses yeux émeraude brillent et ses lèvres s’entrouvrent quand il inspire. Il
porte un costume noir ajusté et une chemise blanche.
Il est tellement viril. Élégant. Séduisant.
Il lui adresse un sourire éclatant.
— Bien. Je vais les remettre dans le coffre.
— Tu as un coffre ?
— Nous avons un coffre. Il est dans mon dressing.
Alessia est éblouie par le spectacle qui s’offre à elle. La cour est coiffée
d’un dais de soie noire festonnée de minuscules lumières scintillantes. Au
centre, sur un socle noir, une sculpture de glace imite un bouquet de
flammes, éclairée par des lumières clignotantes rouge et orange. Le feu
semble réel. Trois barmans postés devant servent des shots de la vodka qui
s’écoule à travers les flammes glacées.
— Une fontaine de vodka, marmonne Maxim. Allons plutôt boire du
champagne.
— Je vais prendre un autre shot, dit Caroline.
Elle approche du bar et salue une jeune femme très grande. Maxim fait
brusquement demi-tour, comme s’il voulait éviter la confrontation, saisit
deux flûtes de champagne et en donne une à Alessia.
— Viens, on va se mêler aux invités.
Les hommes et les femmes sont vêtus de leurs plus beaux atours. Alessia
reconnaît des acteurs de cinéma, des célébrités, et des hommes politiques
dont elle a vu la photo dans les journaux gratuits qu’elle lisait pendant ses
trajets en train pour aller et venir de Brentford. En marge de la foule, des
hommes costauds en costume sombre, munis d’oreillettes, surveillent les
festivités.
Des agents de sécurité ? Pour quoi faire ? Alessia n’en a aucune idée.
Plusieurs personnes abordent Maxim pour lui présenter leurs
condoléances et faire la connaissance d’Alessia. Elle serre les mains les
unes après les autres, consciente des regards envieux de plusieurs superbes
femmes. Elle se demande si Maxim en connaît certaines intimement.
Alessia, arrête ça tout de suite.
Elle s’accroche au bras de son mari. Lorsqu’un photographe leur
demande de poser, Maxim l’attire près de lui.
— Souris, chuchote-t-il. Cette photo sera dans la rubrique mondaine des
journaux de demain. Et je veux que tout le monde sache que tu
m’appartiens.
Alessia lui adresse un sourire radieux, tous ses doutes envolés, tandis que
le photographe prend plusieurs clichés, les remercie et s’éloigne.
— Trevelyan !
Tom, en tenue de gala, fend la foule dans leur direction, Henrietta sur ses
talons.
— Chère Alessia, tu es magnifique. Maxim, bien joué, vieux ! Tout le
monde voulait rencontrer ta femme.
Le visage d’Henrietta s’éclaire quand elle découvre Alessia.
— Tu es fantastique, lance-t-elle.
Alessia lui rend son sourire.
— Merci. Toi aussi.
Maxim et Tom se lancent dans une discussion animée. Alessia entend les
mots « insupportables journalistes, sécurité et kompromat » – le dernier
terme restant un mystère pour elle.
— C’est la première fois que je viens ici. On va explorer les lieux ?
propose Henry, les yeux pétillant de curiosité et d’espièglerie.
— D’accord, dit Alessia, gagnée par l’enthousiasme d’Henry.
Elle aussi est curieuse. Elle n’a jamais visité la demeure d’un oligarque
russe.
— Où allez-vous ? s’enquiert Maxim.
— Visiter la maison, répond Henry.
Le regard de Maxim se voile aussitôt d’inquiétude.
— Sois prudente, murmure-t-il.
Il n’aime pas qu’elle s’éloigne de lui, pourtant il ne cherche pas à la
retenir.
— Bien sûr, le rassure-t-elle avec un sourire.
Il hoche la tête, et Henrietta s’empare de deux flûtes de champagne sur
un plateau avant d’entraîner Alessia dans la foule.
L’intérieur de la demeure est impressionnant, décoré dans les tons brun et
crème, avec des touches d’or un peu partout, et des tissus de soie et de satin.
Les murs sont ornés d’œuvres d’art abstraites et figuratives. Le décor est
élégant, mais un peu froid au goût d’Alessia. Les invités bavardent, rient et
boivent dans toutes les pièces. Dans un petit salon, deux comédiens
réalisent des tours de magie. L’un d’eux fait apparaître une pièce d’or
derrière l’oreille d’Henry. Et, à la grande joie de la jeune femme, le
magicien la lui laisse.
Dans la salle à manger est dressé un fastueux banquet. Alessia reconnaît
le caviar, les œufs de saumon, mais il y a aussi des boulettes et des petits
pâtés à la viande. Des Pirojkis, l’informe Henry. La table, qui peut accueillir
vingt personnes, est chargée de victuailles. Des serveurs aux cheveux
gominés, en livrée noire, se tiennent prêts à servir les convives. Henry et
Alessia prennent du caviar avec des blinis, des boulettes et des pâtés.
— Ça va nous requinquer, assure Henry.
Elles emportent leur assiette dans la pièce suivante, à la déco tout aussi
fade, où évoluent des gens tous plus beaux les uns que les autres. Henrietta
présente Alessia aux personnes qui les abordent. Une jeune femme vêtue de
noir s’approche. Sa silhouette gracile flotte dans sa robe, un peu trop grande
pour elle.
— Alors c’est vous qui avez ferré Maxim Trevelyan ? lance-t-elle en
examinant Alessia des pieds à la tête.
— Maxim est mon mari, répond Alessia d’un ton sec, consciente qu’elle
est un objet de curiosité pour beaucoup des invités.
Pourtant aucun d’eux ne lui a parlé aussi abruptement que cette femme.
— Une jolie petite poupée, hein ? ajoute-t-elle, visiblement éméchée.
— Et vous êtes ?
— Arabella Watts. Maxim et moi, on s’est connus. Il y a des lustres. Je
dois vous féliciter d’avoir mis le grappin sur l’un des plus beaux partis de
Grande…
— Merci, Arabella, l’interrompt Henry. Nous allons retrouver Maxim.
(Elle agrippe la main d’Alessia et l’entraîne dans la salle suivante.) L’ex de
Maxim, soupire-t-elle. Une vraie droguée et une sacrée peste. Même si les
deux ne sont pas liés.
— Oh. Une ex ?
— Oui. Il ne t’en a pas parlé ?
— Brièvement. Mais pas… euh… pas dans les détails.
— C’est sûrement mieux comme ça. Après tout, on n’a pas envie de tout
savoir sur les ex de nos mecs, n’est-ce pas ?
Alessia secoue la tête et ne veut pas réfléchir aux anciennes liaisons de
Maxim.
Il y en a trop.
Henry se poste près d’une fenêtre pour qu’elles terminent tranquillement
de manger. Quand elles ne sont pas interrompues par certains qui veulent
saluer la nouvelle comtesse, Henry lui parle de sa journée. Elle est
infirmière et a rencontré Tom quand elle travaillait à l’hôpital des vétérans
de Londres. Alessia l’écoute attentivement et se détend peu à peu grâce à sa
présence rassurante. Elle se demande vaguement où Maxim peut bien être.
Leur assiette terminée, une autre flûte de champagne à la main, elles
retournent au cœur de la fête. L’ambiance est électrique à présent. Les
conversations sont plus animées et les voix plus fortes. Elles empruntent un
couloir et passent devant un magnifique escalier en bois qui mène au sous-
sol, d’où jaillissent des lumières colorées et une musique endiablée.
Henry fait la grimace.
— Mieux vaut ne pas descendre.
Elles gagnent la salle de réception principale. Une vaste pièce
luxueusement aménagée, avec une cheminée à gaz design dont les flammes
apportent une touche de couleur. L’excitation de la foule est palpable,
accompagnée du tintement des flûtes de champagne et des verres à vodka.
— Regarde, lance-t-elle en repérant le piano à queue sur la mezzanine
au-dessus de leurs têtes. Viens, on monte !
Henry vide sa flûte, en prend deux autres sur un plateau et grimpe
l’escalier en colimaçon. Alessia sent les regards curieux des gens sur elle.
Elle suit Henry dans l’escalier. Sur la mezzanine, elle découvre une
impressionnante bibliothèque et un piano noir brillant. Alessia retient son
souffle. C’est un Bechstein.
— Eh bien, bonjour. Vous en jouez ? s’enquiert un jeune homme aux
cheveux noirs, ébouriffés comme ceux de Maxim.
Il a le même accent que Dimitri.
— Pas moi, répond Henry. Mais Alessia oui. Très bien.
Le regard bleu azur de l’homme scrute le visage d’Alessia, puis descend
le long de son corps, tandis qu’elle hausse le menton pour relever le défi.
Il ricane de sa tentative d’intimidation.
— Grisha Egonov. Et vous êtes ?
Tandis qu’Alessia lui serre la main, une alarme se déclenche aussitôt dans
sa tête. La poigne de cet homme est trop douce, son sourire trop charmeur.
Elle retire ses doigts et résiste à la tentation de les essuyer sur sa robe.
— Egonov. Le frère de…
— Dimitri, oui. Enfin, son demi-frère. Même père.
— Alessia Trevethick.
— Ah ! La nouvelle comtesse. (Il s’incline et lui fait un baisemain.)
Milady…
Elle frissonne de la tête aux pieds.
— Voici mon amie, Henrietta Gordon.
Henry observe Grisha avec le même air inquiet qu’Alessia. Il lui adresse
un signe de tête et reporte son attention sur Alessia.
— Votre accent. Comme moi, vous n’êtes pas d’ici.
— Je suis Albanaise.
— Ah. Intéressant. Je vous en prie, ajoute-t-il en désignant le piano.
— Je ne voudrais pas… euh… perturber la soirée.
Il la regarde avec une intensité grandissante.
— Peut-être que c’est exactement ce dont cette soirée a besoin, au
contraire. Ou bien votre amie ici présente a-t-elle un peu… exagéré ?
Henry éclate de rire.
— Montre-lui, articule-t-elle.
Grisha les observe avec un mélange d’amusement et de dédain.
— S’il vous plaît…
Il l’invite à nouveau à prendre place au piano, et comme Alessia n’a
jamais eu l’opportunité de jouer sur un Bechstein, elle accepte avec un
gracieux signe de tête. Elle s’installe sur le tabouret, pose ses doigts sur ses
genoux et contemple la merveille sous ses yeux. Les lettres dorées
C. BECHSTEIN sont une véritable tentation. Alessia appuie sur le do, et la note
résonne d’un son profond, riche, doré.
Parfait.
Elle lève les yeux sur Grisha, qui tient son portable à la main et la
regarde avec une impatience évidente.
Elle va lui montrer, à ce connard arrogant.
Alessia fait un clin d’œil à Henry. Posant les mains sur le clavier, elle
entame le Prélude no 2 de Bach en do mineur… son morceau en colère.
La musique éclate à travers la pièce, dans un feu d’artifice rouge et
orange, plus époustoufflant que la fontaine de vodka. Alessia est aux anges.
Et comme elle a un peu bu, elle joue plus librement, plus vite, laissant la
musique l’emporter, et clouer le bec à l’imbécile à côté d’elle.
Je laisse Tom et Joe à leur discussion sur les mérites respectifs du rugby
et du foot, et je pars à la recherche d’Alessia. Ignorant la panique qui
s’insinue en moi, je passe d’une pièce à l’autre, tandis que les invités me
présentent leurs condoléances ou me félicitent pour mon mariage avec la
merveilleuse épouse qu’ils viennent juste de saluer !
Où est-elle passée ?
Puis je l’entends. Le prélude de Bach au-dessus du bourdonnement des
conversations.
Alessia.
Elle est dans le grand salon. Je suis la musique et, au milieu de la foule,
je lève les yeux et repère Henry sur la mezzanine, à côté de ce petit
prétentieux de Grisha, le frère cadet de Dimitri.
Maintenant que j’ai ma femme dans mon champ de vision, je peux me
détendre et l’écouter. C’est le morceau d’Alessia quand elle est en colère –
je me demande bien ce que Grisha a fait pour l’énerver.
— Maxim !
Je me retourne et vois Charlotte tituber vers moi.
Mes ex. Quelle poisse !
Elles sont là toutes les deux. Même si j’ai réussi à éviter Arabella.
Caroline parlait avec Charlotte tout à l’heure, je me demande bien de quoi.
— Bonjour, Charlotte.
Je pose un doigt sur mes lèvres pour l’intimer au silence, car je veux
écouter l’interprétation sublime de ma femme. Charlotte jette un coup d’œil
à Alessia.
— Tu m’as manqué, lâche-t-elle en me prenant les doigts. Tu viens avec
moi en bas ?
L’invitation de Charlotte est claire, mais son regard est trouble. Elle est
ivre. Ou défoncée. Ou les deux. Et je suis un peu surpris par son attitude.
Elle ne sait pas que je suis marié ?
Alessia termine le prélude, et alors que les dernières notes s’évanouissent
dans la salle, les applaudissements explosent. Je récupère ma main pour
applaudir, mais Charlotte agrippe les revers de ma veste et, avant que je
puisse réagir, me plante un baiser sur la bouche, pressant sa langue humide
entre mes lèvres. J’ai vaguement conscience d’un flash.
Bordel de merde.
Je m’écarte et lui attrape les mains pour échapper à ses griffes.
— Charlotte ! Qu’est-ce qui te prend ?
Alessia détourne les yeux. Cette vision est insupportable et de la bile lui
remonte dans sa gorge. Elle ravale le liquide amer, prise de vertige. La
pièce lui paraît soudain trop petite, étouffante. L’idée qu’elle découvre la
vraie vie de son mari se cristallise dans son esprit.
Peut-être qu’il se comporte tout le temps comme ça.
Alessia ne peut pas le savoir, c’est la première fois qu’elle se rend à une
soirée avec lui.
C’est Maxim. C’est dans sa nature. Caroline l’avait prévenue.
Elle se lève, vacillant sous le choc, et refuse de regarder de nouveau dans
sa direction. Elle se tourne vers Grisha.
— Je dois sortir d’ici.
— Ça va ? s’inquiète Henry.
Alessia secoue la tête. Le front de Grisha se plisse, son inquiétude est
presque palpable.
— Vous vous sentez mal ? demande-t-il.
Alessia hoche la tête. Elle veut juste s’en aller. Tout de suite.
— J’ai besoin d’air.
Sourcils froncés, Henry observe la foule sous ses yeux.
— Je vais chercher de l’aide.
— Venez !
Grisha agrippe Alessia par la main et l’entraîne vers la bibliothèque, où il
appuie sur un bouton caché. L’une des étagères s’ouvre, révélant un passage
secret.
— Suivez-moi.
Alessia titube derrière lui et entend le cliquetis de la bibliothèque qui se
referme dans leur dos.
Je ne trouve pas Alessia. J’ai fouillé le sous-sol, où la fête bat son plein.
Plusieurs personnes se baignent nues dans la piscine, des corps se
contorsionnent par terre. Une femme se jette à mon cou, la lèvre supérieure
maculée de poudre blanche. Je la repousse doucement et grommelle :
— Je cherche ma femme.
Un rapide coup d’œil aux bacchanales m’indique qu’Alessia n’y participe
pas.
Cela ne me surprend pas – ce n’est pas le genre de ma douce et innocente
épouse.
Mais tous ces gens… On dirait qu’ils sont redevenus ados.
Et ils sont probablement filmés.
Merde. Où est-elle ?
Je remonte à l’étage, m’empare de mon téléphone et rappelle Alessia.
« Où es-tu ? » grondé-je lorsque je tombe une fois de plus sur sa
messagerie.
Je ne comprends pas ce qui l’a poussée à s’enfuir. Une personne de son
récent passé ? Peut-être les trafiquants.
Et s’ils l’avaient retrouvée ?
Cette idée me terrorise. Bon Dieu.
J’aperçois Tom et Joe.
— Joe, peux-tu t’assurer que Caroline rentre chez elle en un seul
morceau ? Je dois retrouver Alessia.
— Henry m’a expliqué. Elle la cherche dans les autres pièces. (Il
m’agrippe le bras et le serre brièvement.) On va mettre la main dessus, ne
panique pas, Trevethick.
C’est pourtant le cas !
Je hoche la tête avec gratitude, incapable de parler à l’idée de la perdre.
La dernière fois qu’elle a disparu – elle a été kidnappée, bordel !
Mon téléphone sonne, l’espoir enfle dans ma poitrine.
Merde, c’est Oliver. J’ignore son appel.
Alessia vacille dans le couloir tandis que Rowena l’observe des pieds à
la tête.
Que fait-elle là ? Comment est-elle entrée ?
Sa belle-mère a les lèvres pincées.
— Alessia. Seule. Et parée des diamants de Trevethick, à ce que je vois.
Vous n’avez pas perdu votre temps pour mettre la main sur nos bijoux. Ces
boucles d’oreilles étaient mes préférées à une époque. Elles sont un peu too
much maintenant, vous ne croyez pas ?
Alessia retrouve l’usage de la parole.
— Bonjour, Rowena. En quoi je peux vous être utile ? Si vous cherchez
Maxim, il est sorti.
La mère de Maxim croise les bras, l’air passablement revêche.
Hostile. Zot.
— Vous êtes… ravissante, ma chère. Mais vous ne serez jamais une
comtesse. Nous avons un adage dans ce pays : « Il faut séparer le bon grain
de l’ivraie. » Alors combien voulez-vous pour sortir de la vie de mon fils ?
Alessia a l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans le ventre.
— Pardon ?
— Vous m’avez parfaitement entendue. (Rowena s’avance lentement
vers Alessia.) Mon ami Heath a mené sa petite enquête. Il s’avère que vous
n’avez pas respecté la procédure dans cette parodie de mariage. Il peut
facilement être annulé.
Pour la seconde fois de la soirée, Alessia est saisie de vertige.
Heath ? L’amant de ma belle-mère ?
Rowena sourit. Un sourire si froid qu’un frisson remonte le long de son
dos.
— Je vais vous faire un chèque, et vous pourrez partir. Mener la vie à
laquelle vous êtes destinée. Pas celle-ci – elle n’est pas pour vous. Et elle
n’est pas non plus pour Maxim. Il a besoin d’une partenaire distinguée et
raffinée – ce que vous ne serez jamais. Une personne dont la naissance et
l’éducation ne feront pas honte à la lignée des Trevethick. Il a besoin d’une
épouse digne de lui, capable de lui donner ce qu’il y a de mieux. Et ce n’est
pas vous, ma chère. Qu’avez-vous à lui offrir ?
« Il ne vous a épousée que pour me contrarier. C’est le genre d’homme
qui aime passer du bon temps. Je suis sûre que vous comprenez ce que je
veux dire. Il ne lui faudra pas longtemps pour retomber dans ses petits
travers. Il ne veut pas des responsabilités qui incombent à un comte, et en
vous épousant, il s’est mis en situation d’échec. Vous le voyez bien, tout de
même ? Alors, combien ?
— Je ne veux rien de vous, articule Alessia, le cœur battant. Peut-être
que si vous aviez été une meilleure mère, votre fils aurait eu plus de respect
pour les femmes. Et il aurait trouvé une épouse ayant toutes les qualités que
vous souhaitiez chez votre belle-fille. Mais comme vous êtes sa mère, il ne
l’a pas fait. Il m’a choisie, moi. Et je suis heureuse de vous confirmer que
nous n’avons absolument rien en commun.
Rowena semble sous le choc. Alessia se dirige vers la porte.
— Vous devriez partir maintenant.
Elle entend le bruit d’une clé qui tourne dans la serrure, et Maxim
apparaît sur le seuil.
Quand j’ouvre la porte, je tombe sur ma mère et ma femme dans le
couloir. L’atmosphère est si glaciale que j’en ai la chair de poule. Mon
soulagement de trouver Alessia à la maison est immédiatement remplacé
par une vive angoisse.
Mais qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ?
20
Alessia se sent dans la peau d’une gamine qu’on vient de gronder. Elle
n’aurait pas dû regarder ailleurs quand elle était sur la mezzanine, juste pour
vérifier l’histoire de Maxim. C’est probablement vrai. Elle veut le croire.
Puis elle découvre qu’il se débat avec tout un tas de problèmes, qu’il n’a
pas voulu lui confier.
La croit-il incapable de supporter la pression ?
Est-ce qu’il la prend pour une gamine ?
Elle est jeune et inexpérimentée. Mais elle n’est pas une gamine.
— Quoi ? demande-t-il en dardant sur elle son regard vert.
— Tu aurais dû me parler de ton frère.
— Je ne voulais pas t’inquiéter tant que je ne savais pas exactement de
quoi il retournait. S’il te plaît. Je suis épuisé. Ces dernières heures ont été
éprouvantes. Filons au lit.
Ils sont tous les deux à fleur de peau. Soudain, elle a l’impression qu’un
fossé s’est creusé entre eux.
Ce fossé a-t-il toujours été là ? Ou vient-il soudainement d’apparaître ?
Maxim ferme les yeux un moment. Et quand il les rouvre, il semble
abattu.
— Tu es magnifique. Tu as tout d’une comtesse, peu importe ce que t’a
dit ma mère. Je sais qu’elle t’a blessée, et j’en suis désolé. Je suis là. Je
t’aime, mais si ce n’est pas assez, je ne sais pas quoi faire d’autre. Je suis
vraiment exténué… je vais me coucher.
Il se dirige vers la chambre, ses pas résonnent dans le couloir. Alessia se
retrouve seule avec ses pensées.
21
Les doigts d’Alessia jouent avec mes cheveux alors que nous sommes
étendus sur le lit. Vidés. Rassasiés. Ensemble. La tête sur son estomac,
j’embrasse la peau douce de son ventre et je me prends à rêver qu’il
renferme notre enfant.
Alessia n’a pas le même sentiment d’urgence que moi. Elle ne se rend
pas compte que j’essaie de la lier à moi par tous les moyens possibles. Mais
nous en avons discuté. Elle est jeune et veut voir un peu le monde avant
d’avoir des enfants. Elle a raison.
Qu’est-ce que tu croyais ?
Je me demande ce que Rowena penserait de devenir grand-mère.
Je soupire. Aucune idée. Il faudrait que je me réconcilie avec elle.
En ai-je vraiment envie ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Alessia.
— Je pensais à ma mère.
Elle se raidit à côté de moi.
Merde.
— Elle t’a dit des horreurs, hein ?
Alessia se tait, et ses doigts cessent d’ébouriffer mes cheveux.
— Elle voulait savoir combien d’argent je voulais pour te quitter.
Quoi ?!
Je me redresse brusquement.
— Je suis tellement désolé.
— Ça m’a profondément blessée, et énervée, mais j’ai bien compris
qu’elle avait fait ça parce qu’elle pensait que c’était dans ton… euh…
— Dans mon intérêt ?
— Oui. Voilà.
— Ce n’est pas du tout dans mon intérêt. Même si on le lui fourrait sous
les yeux, cette femme ne verrait pas mon intérêt. Elle n’a aucun droit de te
parler comme ça et elle n’est qu’une… (Je m’interromps pour ne pas dire
fouteuse de merde.) Pour qui elle se prend à la fin ?
Je secoue la tête, incrédule.
— Elle est venue ici et a eu le courage de vous dire, à ta sœur et à toi, la
vérité sur votre frère, fait remarquer Alessia.
— Eh bien, c’est une manière très positive de voir les choses. Mais je
suppose que tu as raison. (Je lui souris.) Et ça s’est passé en face à face !
— Voilà une nouvelle expression, cher professeur, me taquine Alessia.
— Tant que tu auras besoin de moi.
— J’aurai toujours besoin de toi.
La sincérité et l’amour d’Alessia éclatent dans tous les mots de cette
déclaration, apaisant mon âme. J’enveloppe ses doigts et les porte à ma
bouche. Et dire que nous étions à couteaux tirés hier soir – je me demande
ce qui se serait passé si ma mère n’avait pas débarqué à l’improviste.
— C’est étrange qu’elle soit venue de Manhattan pour nous l’annoncer
avec tant d’hostilité.
— Peut-être qu’elle se punissait elle-même ? suggère Alessia.
— Eh bien, c’est possible. C’est vraiment ce que tu penses ?
Elle hausse les épaules. C’est juste une supposition, mais ça reste
plausible. Ma mère est peut-être rongée de remords.
Qui sait ? Est-elle seulement capable de remords ?
— Tu veux sortir déjeuner ? (Alessia sourit à ma proposition.) On va
devoir de nouveau fausser compagnie à la presse après cet horrible article.
— « Pas de commentaires », c’est tout ce qu’ils auront.
— Exactement.
Tout le dimanche, après la soirée chez Dimitri, des SMS et des photos
d’Alessia et de cette satanée Charlotte n’ont cessé d’arriver sur mon
téléphone. Je les ai ignorés, préférant consacrer mon temps à mon épouse.
Quelle merveilleuse journée nous avons passée. J’ai l’impression que nous
avons franchi un cap. Nous avons survécu à notre première dispute, aux
révélations de ma mère et au harcèlement de la presse.
Alessia, enfin, s’affirme.
Si tu embrasses encore une autre fille, je te coupe ce bel organe.
Je secoue la tête, et souris en songeant à ma tendre épouse si jalouse et
possessive.
Pourtant quand je m’installe à mon bureau pour étudier la législation sur
la distillation d’alcool, je ne parviens pas à me concentrer. Ce que m’a
annoncé ma mère continue de me hanter. J’ai envoyé des messages à
Maryanne pour qu’on puisse en parler, mais elle n’a pas répondu.
Serait-elle fâchée ?
C’est moi qui ai provoqué cette crise et je n’ai pas révélé tout de suite à
Maryanne que Kit avait demandé un test génétique.
Merde.
Je ne sais trop que penser de l’aveu de Rowena.
Je suis sous le choc. Chamboulé. En colère.
Sans doute les trois à la fois.
Allez, reprends-toi, mec !
Mon second rendez-vous de la journée est à Mayfair, pour la rénovation
de l’hôtel particulier, avec Oliver et Caroline. Nous devons plancher sur
l’agencement et la décoration des couloirs, des parties communes et de
l’appartement témoin. Caroline et Oliver sont déjà dans le hall. À les
entendre parler, je sens qu’il y a une tension entre eux. Curieusement,
Oliver paraît troublé alors que Caroline le regarde avec froideur.
— Maxim ! chantonne-t-elle en m’apercevant.
Elle s’empresse de me faire une petite bise.
— Alors ? Inspirée ?
— Le volume est magnifique, lumineux, aéré, on peut y faire quelque
chose de sublime. Bien sûr, c’est à toi de décider. Quelle histoire tu veux
raconter ? Quel genre d’aménagement tu souhaites pour cet espace ?
Je ne sais pas trop si elle se moque de moi. Nous n’avons jamais travaillé
ensemble.
— Je pense à quelque chose de classique, qui ne fera pas vieillot et qu’on
n’aura pas besoin de changer tous les ans !
— Oui. Soyons pragmatiques, confirme Oliver.
— Maxim, j’ai l’impression d’entendre Kit ! réplique Caroline.
Une boule monte dans ma gorge. Kit, mon demi-frère… Caro ne le sait
pas.
— Je vais prendre ça pour un compliment, marmonné-je.
— C’était mon intention.
— Allons voir les parties communes, propose Oliver, pour que vous
puissiez vous faire une idée de l’ampleur des travaux.
Oliver la regarde ostensiblement. Caroline lui adresse un sourire poli.
— Je ferai quelques croquis et photos pendant la visite.
Ça va ?
Non.
Pas remise du scud de maman.
Je suis ici OKLM.
Comment tu as eu des vacances ?
Au talent !
Profite bien.
Bien sûr.
Quoi ?
L’héritier.
Le lord, c’était toi.
Je sais ♥
Mais ça a toujours été toi.
Ne l’oublie pas.
Pauvre Kit. Découvrir ça d’un coup.
Il a dû péter un câble.
Comment ça ?
Oui. On l’aimait.
C’est super.
J’ai terminé de mon côté.
Je peux me joindre à vous ?
Bien sûr ☺
Nous sommes au Gore.
xxxx
Alessia est fascinée par Tabitha. Pendant qu’elles sirotent leur gin tonic,
la jeune femme lui raconte qu’elle vit dans un château en Écosse (quoique
Alessia ne discerne aucun accent), et qu’après sa licence d’histoire de l’art à
Bristol elle a pris une année sabbatique pour visiter le Kenya et la Tanzanie
avec une amie. Cela paraît tellement excitant. Alessia n’a jamais voyagé en
groupe. Hormis son périple traumatisant en Angleterre – et elle ne risque
pas d’en parler.
— Regarde ! C’est Maxim Trevelyan… ou plutôt Lord Trevethick,
maintenant !
— Oh…, lâche Alessia en découvrant Maxim à l’entrée, scrutant la salle.
— Je ne l’ai jamais rencontré. Mais mes grandes sœurs le connaissent.
Bibliquement, si tu vois ce que je veux dire.
La bonne humeur d’Alessia s’envole d’un coup.
— Elles sont jumelles.
C’est le pompon !
— Il paraît qu’il s’est marié. Je ne sais pas qui est la petite veinarde qui a
décroché le gros lot.
Maxim repère Alessia. Son visage s’éclaire, visiblement rassuré.
— Oh mon Dieu, il vient vers nous ! bredouille Tabitha.
Alessia se tourne vers la jeune femme.
— Maxim Trevethick est mon mari.
— Non…
Elle s’étrangle avec son gin tonic.
— C’est moi la… petite veinarde.
— Oh pardon. Mille excuses. Je n’aurais pas dû dire ça.
Alessia lui retourne un sourire.
— Je connais sa… réputation.
— Évidemment ! répond vite Tabitha en rougissant.
Alessia se lève alors que Maxim approche. Il lui donne un petit baiser,
parfaitement chaste.
— Coucou, chérie. Ça va ? Comment s’est passé ton premier jour ?
À l’entendre chuchoter, on croirait qu’il parle de choses grivoises.
— Bien. Merci, répond Alessia un peu tendue. Je te présente Lady
Tabitha.
— Bonjour, ravi de faire votre connaissance.
— Lord Trevethick. (Ils se serrent la main.) Je vous présente mes
condoléances pour votre frère.
— Merci. Il nous manque beaucoup. Je peux me joindre à vous ?
— Bien sûr.
Tabitha appelle la serveuse et Maxim commande un old fashioned.
— Alors, qu’est-ce que tu as appris aujourd’hui ? demande Maxim en
dévorant Alessia des yeux.
— Comment m’asseoir. Comment marcher. Comment dire bonjour !
— Haha, le b.a.-ba !
Une lueur avide parcourt son regard.
— Je ferais mieux de vous laisser, déclare Tabitha.
— Ne partez pas à cause de moi, je vous en prie, réplique-t-il.
— On m’attend chez moi.
Maxim se lève en même temps qu’elle. Lui, il n’a pas besoin de leçons !
Ses manières sont innées !
— L’addition est pour moi, annonce-t-il.
— Merci. Alessia, on se voit demain !
Gênée, elle lui fait un petit salut de la main.
— Avec plaisir.
Maxim se rassoit.
— Des jumelles ? lâche Alessia.
Maxim fronce les sourcils, puis regarde la jeune femme qui s’éloigne.
— Oh… leur petite sœur Tabitha… Tu veux vraiment savoir ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Non. Je ne préfère pas !
— Saine réaction ! Bravo.
Alessia sourit, oublie ses récriminations, et se penche vers lui pour
l’embrasser encore.
Elle apprend vite. Le passé est le passé, songe-t-il.
— On va dîner quelque part ? propose-t-il. Si tu préfères, on peut dîner
ici.
Assise à côté de moi à l’arrière du taxi, Alessia m’observe.
— Comment ça va, toi ?
Je lâche un soupir.
— Tu veux vraiment savoir ? Encore un peu secoué. Ce dîner avec toi
m’a changé les idées. Au fait, Maryanne a enfin répondu à mes textos. Elle
est à Seattle. On en discutera ensemble à son retour.
— Rowena ? Des nouvelles ?
— Non. Et je n’y tiens pas.
Alessia me prend la main.
— C’est ta mère…
— Je sais. (J’ai une boule dans la gorge.) Il va me falloir du temps.
Elle acquiesce en silence.
— Tu veux en parler ?
— Je t’ai déjà tout raconté. Ma mère s’est révélée aussi perfide et
menteuse que je le craignais. Doublée d’une indécrottable snob.
— C’est juste un être humain.
Je ris.
— C’est bien la première fois que j’entends quelqu’un dire ça de ma
mère !
— Tu as des projets pour ce soir ?
— Me documenter sur les alambics.
— Tu veux faire des photos de vers de terre, maintenant ?
Je m’esclaffe.
— Non. Pas des « lombrics », des « alambics » ! C’est un machin pour
distiller de l’alcool.
Le visage d’Alessia s’éclaire.
— Oui, reprends-je. Je vais me lancer dans le gin. Parce que mon épouse
adorée aime ça.
Le taxi s’arrête devant notre immeuble qui est assiégé par les paparazzis.
— Merde ! Ça va aller ? Tu es prête ?
Alessia hoche la tête.
— Ne leur réponds surtout pas ! Je sors et t’ouvre la portière.
— D’accord.
Je fais le tour de la voiture et protège Alessia de mon bras.
Trevethick ! Trevethick !
Où en est votre relation avec Charlotte Hampshire ?
Qu’en dit votre femme ?
Nous les ignorons, mais Alessia soudain s’arrête devant la porte d’entrée.
— Qu’est-ce que tu…, bredouillé-je.
Elle m’attrape par le col, referme ses bras autour de mon cou et m’attire à
elle. Les flashs crépitent. Elle se plaque contre moi et m’embrasse à pleine
bouche, sa langue vibrante et possessive.
Quel baiser ! J’en suis tout retourné !
Quand nous nous séparons, nous sommes sur un petit nuage, étourdis. En
reine des lieux, elle ouvre la porte et, sans un regard vers la foule amusée et
conquise, me pousse dans le hall.
Waouh !
Dans l’ascenseur, je suis affamé et nous nous embrassons jusqu’au
sixième étage.
— Call of Duty, ce soir ? lui murmuré-je contre ses lèvres.
Elle éclate de rire.
Couchée sur le lit, juste après avoir fait l’amour, Alessia joue avec les
cheveux de Maxim. Elle est si détendue qu’elle a l’impression de n’avoir
plus d’os dans son corps, mais son cœur bat, fort et comblé. La tête de son
mari repose sur son ventre, sa position favorite après leurs ébats, et avec son
doigt il trace de petits cercles autour de son nombril. Quelque chose le
préoccupe.
— Mon père a toujours été mon héros. Je comprends pourquoi.
Alessia attrape sa main. Il se redresse et fixe ses yeux verts sur elle.
— Je me demande si ma mère n’a pas surcompensé avec Kit à cause de
mon père… à cause de son indifférence. Non, indifférence, c’est trop fort.
Disons de la distance. Je n’ai rien remarqué à l’époque. J’étais trop dans ma
bulle. Mais avec le recul, je m’aperçois que j’étais son préféré.
— Personne n’a eu de doutes ?
— Non, je ne crois pas… (Il s’interrompt.) Ah si, peut-être… Ma mère et
mon père se sont brouillés avec Cameron, mon oncle. Peut-être que lui
savait.
— Il n’a jamais rien dit ?
— Non. Jamais. (Maxim repose sa tête sur son ventre.) Cameron est parti
à L.A. à la fin des années 1980. Maintenant que j’y pense, Kit n’était pas
très à l’aise avec lui. D’ailleurs, on ne lui a pas rendu visite quand on était
aux Caraïbes pour Noël. Je comprends mieux pourquoi.
Ils restent un moment pensifs. La seule personne qui pourrait les éclairer,
c’est Rowena.
— Tu comptes en parler à ta mère ? demande Alessia.
— Notre relation est dans une impasse. Je ne vois pas comment on
pourrait en sortir.
Alessia ne répond rien et recommence à lui caresser les cheveux. Malgré
son ressentiment envers Rowena, elle pense qu’il devrait écouter la version
de sa mère. Elle seule connaît tous les détails. Mais Maxim n’est pas encore
prêt à l’entendre.
Un jour. Bientôt.
Après tout, Rowena reste sa mère.
24
Tabitha fonce vers Alessia dès qu’elle entre dans la salle de classe.
— Bonjour. Encore toutes mes excuses pour hier, lance la jeune femme.
— Ce n’est pas grave.
— Tu sais que tu es devenue virale ?
— Quoi ? Comment ? Où ça ?
— Ici. Partout. Je t’ai googlisée hier soir, après ma grosse gaffe. Et
regarde ce qui sort.
Elle lui montre une vidéo sur son téléphone. On y voit Alessia jouant du
piano chez Dimitri. Cela provient du compte Instagram de Grisha Egonov.
— Tu es douée, ajoute Tabitha.
— Merci, répond-elle par automatisme.
Elle est sous le choc. Elle n’avait pas vu que Grisha la filmait, trop
emportée par la musique. Le post compte déjà quatre-vingt mille « J’aime »
et plus de mille commentaires. La légende indique : Lady Alessia, comtesse
de Trevethick, magnifique et talentueuse.
Elle regarde Tabitha avec des yeux ronds.
— Grisha n’a pas tort !
Jennifer Knight intervient pour avoir l’attention de ses élèves.
— Bonjour tout le monde. Aujourd’hui, nous allons étudier la
communication écrite et les bonnes formules de politesse, que ce soit par e-
mail ou lettre manuscrite.
Abigail Chenoweth, la gérante de Rosperran Farm, et Michael Harris,
l’administrateur de Tresyllian Hall, sont ravis de se lancer dans la
production de gin. À la fin de notre conversation téléphonique, je suis
rassuré. Si j’arrive à mener à bien ce projet, nous pourrons tirer quelques
profits et proposer des emplois aux gens du coin. C’est un travail de longue
haleine : obtenir les autorisations, organiser la production, la distribution, et
j’en passe. Mais je dois reconnaître que je suis fier de moi. Ma première
modernisation de nos domaines – et c’est à ma femme que je le dois.
Mon téléphone vibre.
— Caro ?
— Salut. Tu as vu la vidéo d’Alessia ?
Voilà autre chose !
— Une vidéo ?
— Elle est sur l’Insta de Grisha.
— Je vais regarder ça. Qu’est-ce qu’elle fait ?
— À ton avis ? Elle joue sur son piano à queue – sans allusion salace !
Caro glousse à sa misérable petite blague.
— Et ?
Je sais qu’elle a joué. J’étais là !
— La belle-doche l’a vue. Elle voulait savoir si elle a posé sa candidature
au Royal College.
Waouh !
— Oui, elle l’a fait.
— Sous quel nom ?
— Alessia Trevelyan.
— Bien. Je le lui dirai.
— Vous êtes en bons termes toutes les deux ?
— Elle a appelé. Je craignais qu’il y ait un problème avec papa, alors j’ai
décroché. Mais non. Elle voulait juste en savoir plus sur Alessia. Et aussi si
tu étais toujours DJ, à tes heures perdues.
— Pourquoi ?
— La Petite emmerdeuse fête ses dix-huit ans cette année. Et elle veut
organiser une rave party dans le jardin.
— Ta sœur a dix-huit ans ! Déjà !
— Demi-sœur, s’il te plaît ! Et oui, Cordelia va devenir une Grande
emmerdeuse maintenant ! Je plains le reste du monde.
— Caro, j’ai arrêté d’être DJ, mais si ta belle-mère pistonne Alessia, je
pourrai peut-être faire une exception. C’est le seul moyen pour elle d’avoir
un visa sans rentrer en Albanie.
— Je vois. Plus besoin de faire tourner les platines ?
— Je n’ai plus le temps. Et les salopards qui ont fait venir Alessia ici ont
pris ses papiers. Je n’ai pas eu une minute pour les faire refaire.
— Oh. (Caro marque un long silence, puis reprend :) Je vais lui passer le
mot. Mais l’emmerdeuse sera très déçue. Tu sais qu’elle craque
complètement pour toi.
— Encore ?
Qu’est-ce que je suis censé répondre à ça ?
Caroline lâche un long soupir. Je ne sais pas trop pourquoi.
— Bref. Je pourrai te montrer des projets pour Mayfair en milieu de
semaine, je pense.
— Parfait. Merci, Caro.
Je raccroche, soulagé qu’elle ait changé de sujet. J’ouvre Instagram.
Alessia est au courant pour cette vidéo ?
Je cherche le compte de Grisha. Il y a plusieurs photos de la fête – on le
voit partout, évidemment, posant avec des actrices, des vedettes de la télé,
des mannequins. Mais sur son reels, c’est Alessia qui est à l’image, jouant
Bach avec grâce, comme si cette musique était dans son ADN.
Waouh ! Cent mille vues.
Grisha a raison, même si cela me fait mal de le lire sous sa plume :
Alessia est magnifique et talentueuse.
Et c’est ma femme.
Je regarde à nouveau la vidéo. Une fois. Deux fois… Au quatrième
visionnage, un mouvement à l’arrière-plan attire mon regard.
Je souris. Il faut que je montre ça à mon épouse !
Les cours ont fini tôt aujourd’hui et Tabitha invite Alessia à prendre un
thé. Mais elle décline poliment. Elle a d’autres projets. 15 h 30. Elle a
encore le temps. Elle a regardé l’itinéraire sur Google. Arrivée au coin de la
rue, elle dit au revoir à Tabitha et hèle un taxi, comme le fait si souvent
Maxim.
— On va où, ma belle ? demande le chauffeur.
— À Kew Green, s’il vous plaît.
Alessia s’installe sur la banquette et sort son téléphone.
Coucou milord,
On a terminé en avance.
Je sors.
Axx
Bonjour milady,
J’aime te lire.
Tu vas où ? Juste par curiosité.
Je peux t’accompagner si tu veux.
Mx
Oh non !
Je vais à Kew Green.
Je n’en ai pas pour longtemps.
Je reviens vite.
XXXX
Alessia pousse un soupir. Son mari panique. C’est évident à son ton
sec. Elle pensait le rassurer en le prévenant, mais cela n’a fait qu’aggraver
les choses.
D’accord.
Fais attention à toi.
Envoie-moi un SMS quand tu seras rentrée.
MX
P.S. : Comme si j’aimais les surprises !
La femme au chignon doit avoir dans les cinquante ans. Elle regarde
derrière Alessia pour s’assurer qu’elle est venue seule, la scrute de la tête
aux pieds, puis s’écarte pour la laisser entrer. Inspection réussie !
— J’ignorais que le professeur Strickland avait une nièce. Et encore
moins une petite-nièce.
Elle invite Alessia à pénétrer dans le hall.
L’endroit ressemble à Trevelyan House, où vit Caroline. Les deux
demeures ont dû être édifiées à la même époque.
— Par ici, s’il vous plaît.
La femme conduit Alessia dans une grande pièce où trône une
magnifique cheminée, avec des portes-fenêtres donnant sur un jardin. Assis
derrière un bureau, pianotant sur un ordinateur portable, elle repère un
homme avec une tignasse blonde qui vire au gris, affublé d’une moustache
retroussée et d’une barbe soignée. Il relève la tête. Ses yeux sont du même
bleu que ceux de sa chère Nana. Sa bouche a les mêmes rides d’expression
dues à son sourire. Il est la copie conforme de sa grand-mère, en version
masculine. Alessia est saisie. Sous le choc, elle n’arrive pas à prononcer un
mot.
— Eh bien, ma chère, que puis-je pour vous ? demande-t-il.
Devant son silence, ses sourcils se froncent. Il se tourne vers la femme,
qui doit être une sorte de servante. Non, pas « servante ». On dit :
« Employée de maison » !
— Cette jeune dame serait votre petite-nièce, professeur.
Il pâlit et ouvre de grands yeux.
— Alessia ? bredouille-t-il.
Il la connaît ?
Émue, elle hoche la tête, toujours incapable de parler.
— Oh… mon enfant… (Il se lève de sa chaise, contourne le bureau et
vient lui prendre les mains.) Jamais je n’aurais…
Sa voix se brise. Ils se regardent avec intensité. Son sourire lui plisse les
yeux, sa moustache ridicule rebique comme deux virgules pointant en l’air.
— Et Virginia ? murmure-t-il.
Il ne sait pas !
Alessia secoue la tête.
— Oh non…
Les yeux brillants de larmes, il lui serre plus fort les mains. C’est trop
d’émotions pour lui en si peu de temps. Alessia se met à pleurer aussi, au
souvenir de Nana, sa chère Nana. Tobias sort un mouchoir de sa poche.
— Alessia, ma chère enfant, c’est si soudain. Ma tendre sœur… Je
n’avais plus de nouvelles d’elle… j’espérais que… (Il prend une grande
inspiration.) Madame Smith. Du thé, s’il vous plaît. Tu prendras bien un
thé ?
Alessia hoche la tête et sort un Kleenex de son sac à main. Mme Smith,
tout attendrie, s’empresse de sortir de la pièce.
— Cette croix dorée. Elle m’est familière. C’est la sienne ?
— Oui ! (Par réflexe, elle touche son pendentif.) Il m’est très précieux.
J’aimais tellement Nana.
Il sourit. Un sourire chargé de tristesse.
— Je m’en souviens. Nos parents étaient très croyants. Ginny aussi. C’est
pour cela qu’elle est partie en Albanie, pour répandre la bonne parole
malgré le joug communiste. (Il secoue la tête, comme pour chasser de
vilaines images.) Allons dans le salon, nous y serons mieux.
Où es-tu ?
L’appart est si morne sans toi.
Mx
Quand elle monte dans le Uber, Alessia est sur un petit nuage. De la
main, Toby lui dit au revoir sur le pas de la porte et elle lui retourne de
grands signes jusqu’à ce qu’il disparaisse. Elle savoure sa joie tandis que la
voiture s’engage dans les bouchons qui encombrent le Kew Bridge. Toby
est doux, gentil, mélomane, très intelligent et, surtout, il s’intéresse à elle et
à sa vie. Jamais aucun homme de sa famille n’a eu de tels égards. Elle est si
impatiente de le présenter à son mari. Elle sort son téléphone de son sac à
main pour appeler Maxim et s’excuser de son silence. Mais la batterie est
vide.
Zot !
Pourtant elle ne peut rien y faire. Elle lui expliquera tout en arrivant. Elle
se laisse aller au fond de la banquette et songe à ce moment si particulier
qu’elle vient de vivre. Son grand-oncle. Synesthète lui aussi.
Alors comme ça, il habitait juste en face, sur l’autre rive ? répété-je
tandis qu’Alessia remue la sauce tomate. Si près et en même temps si loin.
— Oui. Dans une grande maison. Il est musicien aussi, et il est
professeur. À Oxford. Professeur de musique. Il est synesthète, comme moi,
mais il appelle ça de la chromo… de la chromesthésie.
— Ah oui ? (Quel hasard !) C’est génétique, donc ?
— Faut croire !
Rayonnante, elle ajoute des câpres. Je ne sais pas ce qu’elle prépare, ça a
l’air délicieux. Ça mérite une bonne bouteille.
— Du vin ?
— Avec plaisir, répond Alessia. Il a hâte de te rencontrer. Toi et ma
mère !
— Il ne l’a jamais vue ? demandé-je en attrapant une bouteille sur les
rayons.
— Non. Il n’est jamais allé en Albanie. Et ma mère ignore son existence.
Ma grand-mère a été rejetée par sa famille parce qu’elle a épousé un
Albanais et…
Sa voix chancelle. En silence, elle remue la sauce.
Oh non !
Ma famille n’a pas répudié Alessia. Hormis ma mère…
— C’est horrible, dis-je en chassant Rowena de mes pensées.
— Mais il savait que j’existais. Nana lui écrivait de temps en temps.
— Il aurait dû venir la voir. Ta famille gagne à être connue, même si ton
père peut faire peur parfois. Et Shpresa ? Tu lui as raconté ?
Je débouche le vin et remplis immédiatement deux verres, sans lui laisser
le temps de s’aérer.
— Non. Je compte lui dire après dîner. (Elle égoutte les spaghettis et
verse la sauce dessus.) C’est prêt.
Encore bercée par les notes de Maxim, Alessia récupère son téléphone et
passe un appel FaceTime à sa mère. Elle découvre les nombreux messages
de Maxim qui, sur l’échelle de la panique, montent crescendo. Elle ne
voulait pas l’inquiéter autant.
Il y a des mails des quatre écoles de musique où elle a déposé sa
candidature. Le premier qu’elle lit provient du Royal College of Music.
Elle a une audition !
Ils sont impatients de l’écouter.
Waouh ! Elle revient en courant dans le salon.
— J’ai décroché une audition au Royal College !
Il l’applaudit et se lève lentement.
— Mon épouse si talentueuse. Si douée. C’est fantastique !
Alessia ouvre les autres mails.
— Tous veulent m’entendre jouer ! s’étonne-t-elle.
— Évidemment ! Ils ne sont pas idiots ! (Il lui prend le visage dans les
mains.) Tu es belle. Une merveilleuse pianiste. Je suis si heureux que tu sois
ma femme. (Il effleure sa bouche de ses lèvres.) Vas-y, appelle ta mère.
Alessia rayonne de bonheur et retourne à la cuisine annoncer les bonnes
nouvelles à Shpresa.
Peut-être suis-je trop protecteur ? Alessia s’en tire bien. Elle est
revenue en un seul morceau. C’est une adulte responsable.
Elle a déjà été kidnappée ! Deux fois.
Qu’est-ce qui m’a pris. J’ai cru qu’elle était partie ? Qu’elle avait été
kidnappée – encore !
Arrête ! Lâche l’affaire ! Tout va bien. Elle est ici.
J’avale une gorgée de cet excellent bordeaux qui, désormais, a eu le
temps de s’aérer. Je devrais faire une descente à la cave de Trevelyan House
avant que Caroline siphonne toutes les bouteilles.
La sonnette retentit. C’est celle de la porte d’entrée, pas de l’immeuble
en bas.
Qui est-ce ? Rowena ?
Une silhouette se dessine dans le couloir. Pas une femme. Un homme.
J’ouvre.
Putain, c’est lui !
Les cheveux bruns gominés, son manteau en poil de chameau, ses
chaussures sur mesure.
Anatoli ! Le Salopard !
— Salut, l’Anglais, lance-t-il.
Je suis à deux doigts de lui sauter dessus !
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je suis venu te voir.
Moi ?
— Pourquoi ?
— Tu m’invites pas à entrer ?
— Non. Tire-toi.
— Je croyais que les Anglais étaient des gens polis ? Tout se perd !
Il avance, et curieusement je m’écarte pour le laisser passer.
Une fois dans le hall, il se tourne vers moi.
— Où est ton épouse ? Celle qui devait être mienne ? Elle en a eu assez
de ton petit monde de snobs ?
— Tu parles de la femme que tu as kidnappée, frappée et enfermée dans
un coffre de voiture ?
Alessia apparaît dans le couloir et pâlit quand elle voit l’autre ordure.
— Je l’ai ramenée au pays en un seul morceau. Et elle est revenue ici
légalement. Je vous ai finalement rendu service à tous les deux.
Ses yeux étincèlent de méchanceté.
Alessia est assise au bar du Gore avec Tabitha et deux autres amies, une
coupe de champagne à la main. L’ambiance est festive.
— Mon père va voir que mes manières se sont bien améliorées. Il sera
content. Enfin j’espère, susurre Tabitha. Il veut me marier, comme mes
grandes sœurs. On se croirait au Moyen Âge. Et toi, c’est ton mari qui t’a
envoyée dans cette école ?
— Non, répond Alessia. C’est mon choix. Et je ne le regrette pas. J’ai
beaucoup appris. Et au premier banquet que je donne, vous serez toutes
invitées !
— Un banquet ? Avec des ménestrels ! Je ne vais pas rater ça !
Alessia éclate de rire.
— Pour les ménestrels, je ne suis pas sûre, mais Maxim a des guitares.
Bon, c’est vrai que je ne l’ai jamais vu en jouer. On déménage bientôt.
J’espère qu’on se plaira là-bas.
— Oh, une pendaison de crémaillère ! Super idée ! s’écrie Tabitha. Vous
partez quand ? Où ça ? Dis-moi tout.
Alessia est lovée au creux de moi, je sens ses fesses contre mon ventre.
Mon bras est autour de sa taille, et mes narines sont emplies de son doux
parfum.
Ma queue, délaissée hier pour de nobles raisons, s’éveille à nouveau.
Yeux fermés, j’embrasse ses cheveux.
— Bonjour mon amour, murmuré-je.
J’entends un hoquet de surprise qui ne provient pas de mon épouse.
C’est quoi ce bordel ?
J’ouvre les paupières, redresse la tête et tombe nez à nez avec Bleriana,
qui me regarde fixement, les joues écarlates. Elle est couchée dans notre lit
king size, à côté de mon épouse.
Je suis stupéfait.
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que je passe la nuit avec deux
femmes, mais jamais dans ce cas de figure.
— Bonjour, lâché-je stupidement.
Moi aussi je deviens rouge comme une pivoine. Adieu mon érection
matinale.
Alessia remue et se frotte contre mon sexe. Elle tend le bras et caresse la
joue de Bleriana.
Hé ! Et moi ?
Tu as bien dormi ? demande-t-elle d’une voix douce et ensommeillée.
Bleriana bat deux fois des paupières.
— Oui. Très bien, répond-elle en albanais. Ton mari est réveillé. Il est
fâché ?
Alessia esquisse un sourire.
— Bien sûr que non. Ce n’est pas la première fois qu’il a deux filles dans
son lit !
Bleriana lâche une exclamation étouffée, choquée mais amusée aussi par
la franchise de son amie. Puis les deux femmes se mettent à glousser
comme des ados.
— Je n’aurais pas dû te dire ça. Heureusement qu’il ne comprend rien à
ce qu’on raconte !
Alessia lance un regard affectueux à son mari.
C'est lui qui veut que tu te lèves pour lui faire le café tous les matins ?
s’enquiert Bleriana une fois arrivée dans la cuisine.
Visiblement, elle n’apprécie pas.
— Bien sûr que non. D’ordinaire, c’est lui, et parfois même il prépare
tout le petit déjeuner. Mais ça me plaît de faire ça pour lui. C’est un homme
bien. Je l’aime énormément.
— Je vois ça ! Tu as de la chance.
— Oui, beaucoup !
Nous nous arrêtons devant une maison de ville modeste dans une petite
rue derrière la gare de Reading. Je descends de voiture et rejoins Alessia et
Bleriana sur le trottoir. La porte s’ouvre et une femme d’une cinquantaine
d’années apparaît sur le perron. Elle a un visage sympathique, un sourire
avenant, et la blancheur de ses dents contraste avec son teint mat.
— Bonjour Bleriana !
Un petit homme au crâne dégarni se tient derrière elle, portant un maillot
du FC Reading et un jean. Son sourire est aussi chaleureux que celui de son
épouse. Enfin, je suppose qu’ils sont mariés. C’est la famille d’accueil.
Alessia fait les présentations. C’est bien, elle passe sous silence son titre de
noblesse.
Elle a tout compris.
M. et Mme Evans sont très aimables, mais quand ils nous proposent du
thé, je décline poliment. J’ai hâte de reprendre la route.
Bleriana serre Alessia dans ses bras et lui dit au revoir en albanais, puis
me salue d’un mouvement de tête, à bonne distance.
— Viens, dis-je en entraînant ma femme vers la voiture.
Sur le siège passager, Alessia les salue de la main, les yeux brillants. Elle
retient ses larmes. Je démarre et cherche sa main.
— Ça va aller pour elle. Elle est avec des gens bien.
— C’est vrai. Bleriana n’en revient pas de leur gentillesse.
— Tu la reverras bientôt, promis.
Alessia détourne la tête.
— Je peux mettre de la musique ? proposé-je.
— Bien sûr.
— Une préférence ?
Elle me regarde avec ses yeux tristes, secoue la tête.
— Oh, ma belle. Tu veux que je fasse demi-tour et que j’aille la
chercher ?
— Non. On ne peut pas. Elle a des rendez-vous importants.
Je pousse un soupir, soulagé.
— C’est bien qu’il y ait des gens pour l’aider. Elle va s’en sortir. Elle est
forte. Comme toi. Elle t’a retrouvée en me suivant. C’était courageux de sa
part.
Alessia a un petit sourire. Je suis tenté de lui rappeler qu’elle était aussi
en larmes la dernière fois que nous sommes partis en Cornouailles. Ce serait
plutôt malvenu. Je me connecte sur Radio 6 de la BBC. Roy Harper avec
« North Country » de 1974 emplit l’habitacle.
J’aimerais bien jouer ce morceau à la guitare.
Alessia reste collée à moi, sa main dans la mienne, tandis que nous
entrons dans la station-service de Sedgemoor. Nous achetons des sandwichs
jambon fromage et du café au Costa Coffee, mais je préfère manger en
roulant.
— Un jour, tu n’auras plus peur de ces endroits, lui dis-je en lui ouvrant
la portière.
— J’espère, répond-elle.
Mais son regard ne me lâche pas alors que je contourne le Discovery. Elle
est encore traumatisée. Cela me fait de la peine. Je sais que c’est inévitable.
C’est si récent…
Il faudra du temps. Beaucoup de temps.
De retour dans l’habitacle, je coince mon café dans le porte-gobelet et
attaque mon sandwich. Je démarre et quitte l’aire de repos.
— Tu ne m’as pas parlé de ton dernier jour de cours ? Comment ça s’est
passé ? demandé-je la bouche pleine et du beurre tout autour des lèvres.
En s’esclaffant, elle me tend une serviette. C’est si bon de l’entendre
rire !
— C’était très… instructif. Je me suis aussi fait des amies. Tabitha en
particulier.
— Formidable !
Du coin de l’œil, je la regarde croquer le pain du bout des dents.
Visiblement, une pensée la tracasse. Elle a étalé sa serviette sur ses genoux,
dans une posture irréprochable. Cela me fait sourire. Une vraie lady !
— À mon avis, cela va me servir.
— Quoi ? Les cours ?
— Oui.
— Absolument.
Je veux montrer à ta mère et aux autres personnes de ton monde que je
suis digne de toi et de ta lignée.
Ces paroles me transpercent de part en part.
Rowena a dû dire quelque chose de réellement horrible à Alessia. Ma
pauvre épouse a eu droit au fiel de ma mère. Je me souviens de sa tirade
quand nous étions tous les deux dans le salon, c’était déjà bien assez
affreux.
Tu as besoin d’une femme de ta classe, une Anglaise qui comprenne les
responsabilités et les devoirs qui incombent à ton titre et à ton rang. Une
épouse qui t’aidera à assumer le rôle qui t’est dévolu depuis ta naissance,
et qui perpétuera notre lignée.
Ma colère contre Rowena, celle que j’éprouve depuis qu’elle nous a
abandonnés, monte dans ma poitrine. Mes mains se crispent sur le volant.
Cette rancœur fait partie de ma vie, elle couve au fond de mon être, toujours
prête à refaire surface.
— Tu es digne de moi, et bien plus encore… (J’essaie de retrouver mon
calme.) Tu vaux tous les trésors du monde. Je t’interdis d’en douter. (Je lui
lance un sourire en guise d’excuses.) Tu as eu droit à toute l’acrimonie de
Rowena. Ses propos étaient infâmes.
Alessia lâche un soupir.
— Elle était toute chamboulée, Maxim. Elle pense que tu as épousé
quelqu’un en dessous de ton rang… une étrangère, une femme qui n’est
rien, et elle voulait te confier ses…
— Ses péchés ? raillé-je.
— Elle voulait soulager sa conscience… se décharger d’un poids. Tu
devrais écouter sa version des faits pour Kit. Parfois, les femmes se
retrouvent malgré elles dans des situations… compliquées.
Mon cœur tressaute. Ma tendre Alessia sait de quoi elle parle. C’est
justement l’une de ces situations horribles qui l’a menée à moi.
Ma chérie si attentionnée. Qui trouve encore le moyen de défendre ma
mère.
Je m’éclaircis la gorge.
— Comment est ton sandwich ?
Je change volontairement de sujet. Pas question d’éprouver la moindre
compassion pour ma mère !
Elle nous a abandonnés. Et elle a été cruelle avec Alessia.
— Délicieux, me répond-elle avec un regard en coin.
Elle voit parfaitement clair dans mon jeu.
La fuite. Toujours la fuite. Pour ne pas parler de ce qui est trop
douloureux.
— Tu es trop gentille avec ma mère. Mais j’y réfléchirai, grommelé-je.
Pour ne plus discuter du Vaisseau-mère, j’allume la radio.
Vers 17 heures, alors que le soleil descend sur l’horizon, je m’engage par
la porte nord flanquée de son ancien corps de garde, franchis le passage
canadien qui empêche les bêtes de sortir du domaine et remonte l’allée.
Alessia se penche pour admirer les prés sur notre droite. Nous ne sommes
jamais arrivés par ce côté.
— Tu as des vaches ?
— Oui. Et élevées au bio avec ça.
— Elles sont trop belles !
— Ce sont des Devon.
Elle me regarde avec de grands yeux interrogatifs.
— La race. L’espèce. La Devon.
— Oh.
— On ira les voir plus tard.
— Toujours pas de chèvres ? me taquine Alessia.
— Non, toujours pas.
Elle ouvre la bouche d’émerveillement en découvrant Tresyllian Hall. La
beauté du manoir est à couper le souffle. C’est toujours un grand moment,
même pour moi. Mon ventre se noue. Ce sera aussi la maison de ma femme,
de nos enfants, et avec un peu de chance des enfants de nos enfants.
Du calme, mec !
Une grande vision. Une grande émotion.
Stop !
Je chasse cette pensée de ma tête. Cet endroit a été mon havre. J’espère
qu’Alessia y sera heureuse.
Je passe la seconde grille canadienne qui fait vibrer toute la voiture,
contourne les anciennes écuries pour m’arrêter devant la porte de la cuisine.
Je coupe le moteur et me tourne vers Alessia.
— Bienvenue chez toi, mon épouse.
— Bienvenue à toi aussi, milord.
Danny apparaît sur le seuil et, toute joyeuse, tape dans ses mains. Jensen
et Healey, les deux setters irlandais de Kit, foncent vers nous, curieux de
voir qui vient d’arriver.
Je descends de voiture et les chiens me font fête.
— Oui, oui, bonjour les garçons !
Je les caresse entre les oreilles, puis ils foncent sur Alessia qui
s’approche de moi. Elle les caresse avec un peu plus de méfiance.
— Bienvenue à la maison, milord, milady ! s’exclame Danny.
C’est rare de la voir si joviale.
Elle serre la main d’Alessia.
— Je suis si heureuse de vous revoir, milady.
— Merci, Danny. Je vous en prie, appelez-moi Alessia.
— Alessia, c’est très bien, confirmé-je en lui faisant une petite bise. Je
suis content de vous revoir.
— Moi aussi, milord !
Elle me tapote la joue. Et j’ai bien l’impression qu’elle est en larmes.
— Maxim, pour l’amour du ciel. Maxim ! Mais d’abord, un protocole
absolument obligatoire m’attend.
Je soulève Alessia dans mes bras qui pousse un petit cri de surprise. Les
chiens, tout excités, sautent autour de nous en jappant. Et plutôt que
franchir le seuil de la cuisine, je pars côté façade.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-elle en s’accrochant à mon cou.
— Je t’emmène vers la grande porte, celle dont on ne se sert quasiment
jamais. On est censés passer par le vestibule pour ôter nos bottes, mais tout
le monde entre directement dans la cuisine, c’est bien plus chaleureux. Mais
la nouvelle comtesse a droit à l’entrée officielle !
Les chiens nous suivent. Danny, elle, a déjà disparu. Elle fait le tour pour
nous accueillir. Nous dépassons l’angle du bâtiment et suivons l’allée
bordée d’ifs, pour rejoindre le perron monumental. Danny est là et ouvre
l’antique porte de chêne. Jessie, notre cuisinière, se tient à côté d’elle, et
Brody aussi, l’un des régisseurs du domaine. C’est la haie d’honneur en
grande pompe !
Je dépose Alessia dans le hall devant les armoiries de la famille et nos
gens de maison.
— Bienvenue, madame la comtesse.
Je prends le visage d’Alessia dans mes mains et lui donne un tendre
baiser.
Ma femme. Ici ! Enfin !
Le personnel, touché, étouffe un petit gloussement. C’est vrai que je ne
suis pas seul !
— Bienvenue chez vous. Bienvenue à tous les deux, lance Jessie. Et
toutes mes félicitations !
— Merci. Danny, Jessie, Brody, je vous présente Alessia, la comtesse de
Trevethick.
Michael et moi examinons les bolides dans les anciennes écuries. Ces
voitures de collection faisaient la fierté de Kit, et son bonheur. Je le revois
dans sa salopette tachée, les mains noires de cambouis, empestant l’huile et
le savon d’atelier. Il avait sur le crâne sa casquette crasseuse et un chiffon
plein de graisse dépassait de sa poche. Il semblait aux anges !
Alors Joker, un tour dans cette sublime Ferrari ?
Il adorait être ici. Il aimait tant ses bagnoles.
Je n’étais pas aussi fan. Même si je ne disais pas non pour une petite
virée.
Et maintenant je dois décider de la pérennité de ses trésors.
— Vous avez raison, Michael. Ce bâtiment serait l’endroit idéal pour la
distillerie. C’est à l’abri, juste à côté de la maison et il y a de la place pour
voir grand. Ces écuries sont en bien meilleur état que celles de la pâture
nord.
— Reste à savoir ce qu’on fait des voitures ?
— Je vais les vendre. Il y en a bien trop.
Michael me retourne un sourire gêné. Je sais, cela aurait fendu le cœur de
Kit. Mais il n’est plus de ce monde.
— Je pense garder la Morgan. Tout le reste doit partir. Je vais prévenir
Caroline au cas où elle voudrait en récupérer. Enfin cela m’étonnerait. Les
bagnoles, c’était la passion de Kit, pas la sienne.
— Très bien, milord.
Je reviens dans le manoir par le vestibule pendant que Michael retourne à
son bureau. La matinée a été constructive. Et j’ai faim. Michael me pousse
à passer à l’agriculture régénératrice. Apparemment, c’est la suite logique
après le bio. Je lui ai promis de me pencher sur la question.
Je trouve Alessia dans le petit salon, assise à une table où va être servi le
déjeuner. Elle relève le nez de son livre. Daphné Du Maurier. Je lis de
l’inquiétude dans son regard.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’enquiers-je en m’asseyant en face d’elle.
— Tu veux que je dorme ailleurs ?
— Pardon ? Bien sûr que non. C’est quoi cette histoire ?
— Danny m’a parlé de déménager.
— Ah oui… Je ne suis pas sûr de vouloir changer de chambre.
— Et moi, je veux rester avec toi.
— Bonne nouvelle ! lâché-je en riant. Nous pouvons dormir où nous
voulons. La chambre au-dessus était celle de mon père et de mon frère. (Je
hausse les épaules. Je n’ai aucune envie de m’installer là-haut.) Quant à
l’appartement de la comtesse, c’est à toi de choisir. Ce n’est pas très loin de
ma chambre, et il y a un dressing qui pourrait t’être utile. Tu n’es pas
obligée d’y dormir. Perso, je préfère passer la nuit avec toi. Sauf si je ronfle.
Elle pousse un soupir de soulagement.
— Parfait. C’est bien ce que je pensais. Et non, tu ne ronfles pas.
— Je sais ce qu’on pourrait faire cet après-midi, dis-je pour changer de
sujet.
— Ah oui ? répond-elle d’un air coquin.
Elle me fait rire.
— Pas du tout. Je pensais t’apprendre à conduire.
— Conduire ? Moi ?
— Exactement. Tu n’as pas besoin de permis pour rouler dans le
domaine. C’est une propriété privée. On peut prendre le Defender, ou un
autre véhicule plus petit. Et je te donne tes premiers cours.
Danny arrive avec deux assiettes.
— Le déjeuner, milord.
Je lève les yeux au ciel.
— Maxim, je vous l’ai répété cent fois.
— Oui, monsieur Maxim, dit-elle en déposant les plats. Salade niçoise à
la mode de Cornouailles.
— À la mode de Cornouailles ?
— On a remplacé les anchois par de la sardine.
— Évidemment !
Je ris aux éclats.
Alessia est sur un petit nuage. Elle n’en revient pas de piloter ce tank.
Surtout elle ne veut pas décevoir Maxim. Il semble être certain qu’elle en
est capable.
Et justement, elle relève le défi ! Sa foi en elle lui donne des ailes.
Au détour du dernier virage, elle aperçoit l’ancien poste de garde et
l’autre passage canadien. Et la route devant elle se sépare en trois. Elle a
soudain une bouffée de panique.
C’est laquelle la gauche ! Zot !
Plutôt que tourner, elle pile, les projetant à nouveau contre leur ceinture.
Et cale évidemment.
— Pardon !
— C’est pas grave. Inutile de t’excuser. Tu t’es souvenue où sont les
freins, c’est déjà ça ! Tu ne sais plus où est la gauche ?
Alessia éclate de rire, davantage pour relâcher la pression que par
amusement.
— Non. J’étais perdue.
— Tu peux prendre des deux côtés, on est toujours dans la propriété.
Coupe le contact. Point mort. Frein à main.
Alessia suit à la lettre les instructions de Maxim.
— Tu veux arrêter ?
Elle secoue la tête. Non, elle veut y arriver.
— Alors, allons-y, dit-il en lui indiquant la direction de la main.
Elle tourne la clé de contact, le moteur se réveille. Elle débraye avec
vigueur, pour montrer que c’est elle la boss, et passe la première. Les
pignons craquent et grognent. Un bruit horrible. Alessia lance un regard en
coin à Maxim qui lui retourne un clin d’œil. Reportant son attention sur la
route, elle accélère, relâche doucement la pédale d’embrayage, baisse le
frein à main. Et le monstre de métal repart.
Et elle n’a pas calé !
Elle tourne le gros volant, le Defender oblique à gauche et reprend la
route.
— La seconde ? propose Maxim.
Elle acquiesce et change de vitesse. Ils longent un champ où Jenkins sur
un tracteur tire une remorque. Maxim le salue, mais Alessia, concentrée,
garde ses mains sur le volant. Pendant qu’ils roulent, Maxim ne cesse de la
féliciter.
Lui aussi est ravi.
Alessia aperçoit un autre corps de garde et ralentit. Une mobylette passe
sous le porche. Le conducteur a un pantalon noir et des bottes. Une petite
carriole est attachée derrière, transportant quelque chose de poilu. Alessia
freine alors que l’engin leur passe sous le nez.
Et tout ça sans caler !
— Merde, lâche Maxim. C’est le père Trewin. Qui roule bien trop vite,
comme d’habitude. Je ne sais pas comment il est encore en un seul
morceau. Mieux vaut le suivre.
Alessia obéit et accélère dans l’espoir de le rattraper.
— Tout doux, ma belle. (Elle ralentit.) On le retrouvera là-haut. Il vient
sans doute nous féliciter. Ou me faire la leçon parce que je ne suis pas allé à
l’église hier. Sans doute les deux.
Alessia s’arrête à côté du prêtre qui s’emploie à libérer Boris, son
Norfolk Terrier. La queue battant à tout rompre, Jensen et Healey accourent,
impatients de jouer avec leur nouveau compagnon.
2 janvier 2019
Putain de merde !
C’est pas vrai, bordel !
Je suis maudit!
Salope de Rowena !
D’abord ma femme, et maintenant ma mère !!!
29
À mon bureau, je relis mes notes pour la réunion de ce soir. J’ai hâte
d’y être. Michael, notre administrateur, m’a convaincu. Mon père était en
avance sur son temps quand il est passé à l’agriculture biologique. Philip, le
père de Michael, qui gérait à l’époque le domaine, l’avait alors aidé à
convaincre nos fermiers d’emprunter cette voie. Aujourd’hui, avec le
soutien de son fils Michael, j’espère faire de même pour l’agriculture
régénératrice, leur montrer que c’est le prochain pas dans notre mutation
écologique. L’exploitation durable des ressources est l’avenir, pour le bien
de nos terres, des producteurs, des habitants et de la planète. Régénérer les
sols, capter le carbone, préserver la biodiversité. Au fil de mes recherches,
j’ai été conquis. Pour achever de nous convaincre, Jem Gladwell du
Worcestershire sera présent à la soirée. Sa grande exploitation suit les
principes de cette nouvelle agriculture. Je ne doute pas qu’il saura
convaincre ses collègues éleveurs et cultivateurs, parce qu’il est de leur
monde.
Je suis impatient de le rencontrer. Il passera la nuit ici.
Notre premier invité !
Et si cette réunion est un succès, j’espère qu’il pourra prêcher la bonne
parole à Angwin et Typok, nos autres domaines.
Après avoir révisé mes notes, je consulte mes mails et songe à Caroline, à
ce que Kit a écrit dans son journal. Je l’ai remis au coffre et j’ai gardé la clé
sur moi. Je n’en ai pas lu davantage. Mais je suis en plein dilemme. Je ne
sais pas si je veux connaître les secrets de mon frère. Il n’est plus de ce
monde. Et ces choses lui appartiennent.
Laissons-le en paix.
Toutefois, ça me démange. Caroline l’aurait trompé ?
Ce serait pour cette raison que nous avons baisé ensemble après sa mort ?
Je pensais que c’était dû au chagrin, le fait de l’avoir perdu. Peut-être, mais
à bien y réfléchir, il n’y avait eu aucune retenue entre nous.
Merde !
L’a-t-elle trompé durant tout leur mariage ? Elle prétendait l’aimer. Elle
était bouleversée quand il est mort.
Bouleversée ? Au point de coucher avec moi ?
Putain !
Je déteste ces pensées qui me traversent. L’un comme l’autre, nous avons
nos torts.
Caro m’a envoyé ses esquisses pour la décoration de l’hôtel particulier. Il
y a trois projets, et ils sont tous bons. Mais je ne l’ai pas appelée pour en
discuter avec elle. Évidemment Oliver préfère l’option la moins chère.
Comme nous allons rester à Londres quelques jours, je vais me débrouiller
pour la voir.
On frappe à la porte. Melanie, une fille du village, l’une des protégées de
Danny, passe la tête par l’entrebâillement.
— Bonsoir, milord. Le sergent Nancarrow est ici et il aimerait vous
parler.
Quoi ?
D’un coup, j’ai une montée d’adrénaline. Qu’est-ce qu’il veut ?
Interroger Alessia ? Un samedi ?
— Proposez-lui un rafraîchissement et conduisez-le dans le grand salon.
J’arrive tout de suite.
— Bien, milord.
Je pousse un long soupir.
Quand j’entre dans la pièce, Nancarrow boit une tasse de thé et examine
les photos de famille disposées sur les dessertes et les consoles. Des notes
montent du salon de musique où Alessia répète.
Allez, mec. Garde ton sang-froid !
— Bonjour, Sergent.
Il se redresse et me tend la main.
— Milord. Je suis ravi de vous revoir.
Je lui indique un siège, et nous nous asseyons devant le plateau qu’a
apporté Melanie.
— Toutes mes félicitations pour votre récent mariage.
Pour l’instant, tout va bien.
— Je vous remercie. Que puis-je pour vous ?
Il lâche un petit soupir et pose sa tasse, prenant une mine grave.
— J’ai des nouvelles, milord. De mauvaises nouvelles… En début de
semaine, les deux hommes que nous avons arrêtés chez vous ont été tués en
prison.
Mon cuir chevelu fourmille. Je suis sûr que j’ai le visage blanc comme
un linge.
— Comment est-ce possible ?
— Je n’ai pas encore tous les détails, répond-il en m’observant.
Je revois Anatoli me montrant la coupure de journal, avec les photos des
deux brutes.
— Je me suis dit que vous voudriez être au courant. L’affaire les
concernant sera classée, et ni vous ni Lady Trevethick n’aurez à venir
témoigner.
— D’accord, dis-je tandis que mes pensées se bousculent dans ma tête.
Le Salopard les a butés ? Comment s’y est-il pris ?
Un de ses sbires s’en est chargé ?
Putain de merde ! Dois-je parler de mon entrevue avec Anatoli ?
— Je voulais aussi vous restituer ceci, déclare-t-il d’un ton radouci.
Il me tend un grand sac du supermarché Tesco. À l’intérieur, il y a mon
ordinateur portable et mes tables de mixage.
— Comment avez-vous retrouvé tout ça ?
— C’était à l’arrière de leur voiture. La BMW. On avait gardé le véhicule
pour l’enquête. Mais à présent, elle est aux oubliettes, ajoute-t-il en
haussant les épaules. Les numéros de série correspondent à vos appareils.
— Je vous remercie.
Son regard s’assombrit.
— Il y a ça aussi. (Il sort de sa poche une enveloppe kraft.) On attendait
que Scotland Yard nous la réclame, mais on n’a pas eu de nouvelles. Et
maintenant, ça ne nous sert plus à rien.
Intrigué, j’ouvre l’enveloppe. À l’intérieur, il y a un passeport. Celui
d’Alessia.
Merde !
Je ne sais que répondre. J’attends la suite.
— Je me suis dit que Lady Trevethick voudrait le récupérer, milord.
Je reste sans voix.
— Et c’est la fin de l’histoire, conclut-il dans un sourire.
Je ne sais pas trop ce que ça sous-entend.
— Je vous remercie, bredouillé-je.
— Il paraît qu’elle a fait forte impression ici, milord.
— Appelez-moi Maxim, s’il vous plaît.
— Très bien, Maxim.
— C’est vrai. Tout le monde l’apprécie. La musique qu’on entend, c’est
elle.
— Le piano ?
— Oui.
— J’adore Beethoven.
— Venez donc la saluer. Elle aime bien quand il y a du public.
— Je ne voudrais pas déranger.
— Aucun risque. Venez.
— Au revoir, sergent Nancarrow, dit Alessia en lui serrant la main.
— Milady, c’était un ravissement, répond-il en rougissant.
Encore un autre acquis à la cause d’Alessia !
— Au revoir, milord… Maxim, se corrige-t-il tout en se dirigeant vers sa
voiture de patrouille.
Je pousse un soupir. Il n’a pas mentionné la mort de Dante et Ylli devant
mon épouse. Je décide, moi aussi, de passer cette information sous silence.
Cela pourrait lui causer un choc.
— Il a l’air très gentil ce policier, n’est-ce pas ? reprend Alessia.
Pourquoi est-il venu ?
— Il voulait me rendre des affaires que ces ordures ont prises dans mon
appartement, et aussi me donner ça.
Je sors le passeport de ma poche.
— Zot ! Il sait ! s’exclame-t-elle, les yeux écarquillés d’angoisse.
— Oui, il sait, mais il a choisi de nous laisser le bénéfice du doute. Il ne
va pas enquêter.
— Mais au procès de Dante et Ylli… (Sa voix se brise et je regarde la
voiture du sergent disparaître au bout de l’allée.) Maxim ! Qu’est-ce qui se
passe ?
Merde !
— Dis-moi !
Je lui fais face. Elle paraît déterminée.
— Ils sont morts. En prison.
— Quoi ? Les deux ? murmure-t-elle d’une voix à peine audible.
Je hoche la tête.
— C’est pour ça que Nancarrow est passé me voir… nous voir.
— Morts. Les deux…, souffle-t-elle.
— Oui.
— Assassinés ?
— Sans doute.
Elle scrute mon visage. Je vois passer des dizaines d’émotions dans ses
prunelles, puis son regard devient soudain de glace. Implacable – ça ne lui
ressemble pas.
— Parfait ! déclare-t-elle. Qu’ils pourrissent en enfer.
Je suis saisi. Mais oui, ma belle. Tu as raison.
— Ça signifie qu’il n’y aura pas de procès, lui dis-je. Tout ça est
désormais derrière nous.
Des larmes voilent ses yeux.
Oh non…
— Ne pleure pas. Ne pleure pas pour eux.
Je l’attire contre moi, embrasse ses cheveux.
— Non. Ce n’est pas pour eux que je pleure. Mais pour leurs victimes.
En même temps, c’est un poids en moins. On est libres désormais.
— Exactement.
Elle soupire et m’offre son doux sourire.
— Reste maintenant à parler à ta mère.
— Quoi ? (Je secoue la tête.) Ça n’a rien à voir ! Et c’est à ma mère de
me répondre. Je lui ai envoyé un SMS.
— C’est vrai ? Très bien. Je suis sûre qu’elle va le faire. Elle t’aime. Elle
n’était pas prête à raconter toute l’histoire. Juste les grandes lignes. Le plus
choquant. Et tu n’étais pas prêt à l’écouter.
— Je ne le serai sans doute jamais, réponds-je en me raidissant. Et rien
ne dit qu’elle m’aime. C’est Kit qu’elle aimait.
— Bien sûr qu’elle t’aime. (Alessia caresse mes joues et m’embrasse.)
Bien sûr que oui. Tu es son fils… et moi aussi je t’aime.
Quelqu’un tousse dans le couloir pour annoncer sa présence. Nous nous
écartons l’un de l’autre.
— Danny ?
— Milord. Jem Gladwell est arrivé.
— Parfait ! Je le retrouve dans le grand salon.
~
Nous sommes étendus sur le lit, heureux et assouvis, alors que nous
devrions dormir.
— On reviendra ? demande Alessia, tout en touchant le tatouage de mon
bras.
Même si ça chatouille un peu, j’aime la tendresse de son geste.
— Bien sûr que l’on reviendra. C’est chez nous.
— Bientôt ? insiste-t-elle en posant la main sur ma joue.
— Quand tu auras passé tes auditions. Promis.
— Alors c’est bien. J’aime être ici.
— Moi aussi. J’ai plein de projets pour cet endroit, et nos autres
domaines. De grands espoirs. Gladwell a été parfait.
— Oui. Et il est drôle aussi. Il est de « bonne compagnie ». C’est comme
ça qu’on dit ?
— Oui. C’est ça : de bonne compagnie. J’ai hâte de le voir à Angwin. (Je
la prends dans mes bras.) J’ai l’impression qu’il t’aime bien aussi.
J’effleure sa peau juste sous son oreille, là où je sens battre son pouls.
— Ça me donne des frissons ! glousse-t-elle.
J’arrête de la torturer et contemple son beau visage.
— On devrait dormir. Je dois prendre la parole demain à l’église et puis
conduire jusqu’à Londres.
— Ça t’inquiète, cette lecture ?
Je me rallonge sur le dos et réfléchis à cette question. Alessia se love
contre moi.
— Non. Ça ne m’inquiète pas. C’est juste que je me sens hypocrite. Je ne
suis pas croyant. Je ne l’ai jamais été. Mais le curé a raison. Il est ici pour la
communauté, et je dois montrer l’exemple, que cela me plaise ou non.
« Ce soir, en regardant nos fermiers, nos ouvriers agricoles, je me suis
aperçu que nous faisions partie d’un tout, que nous étions tous liés. Tous,
chacun à leur niveau, œuvrent pour le bien de la communauté. Et toi et moi,
on en fait partie intégrante. Je ne m’en étais jamais rendu compte quand
Kit… était là.
« Et maintenant, je veux mener cette mission à bien. Je veux protéger nos
terres, notre union, notre prospérité, pour nous et tous ceux qui vivent et
travaillent à Trevethick. Nous sommes le cœur battant de cette
communauté.
Les yeux noirs d’Alessia se mettent à briller. J’y lis de l’espoir et… oui,
j’ose le dire… de l’admiration.
— Je veux en être, moi aussi, souffle-t-elle.
— Oh, mon amour, c’est déjà le cas. Bien plus que tu ne l’imagines.
— J’ai tellement aimé ces derniers jours. Je n’arrive pas à croire que je
vais vivre ici. C’est comme un rêve. Merci.
Je passe mes doigts sur sa joue.
— Non, ma chérie. C’est moi qui te remercie. Tu as redonné vie à cet
endroit.
Alessia secoue la tête, comme si elle n’en croyait pas un mot, et
m’embrasse. Sa main descend le long de mon torse, mon ventre… et
réveille tout en moi.
Encore ? Quelle affamée !
30
Après la bombe que Rowena nous a lâchée l’autre soir, mon épouse
œuvre pour établir un cessez-le-feu entre le Vaisseau-mère et moi. Et elle a
saisi l’occasion, même si ma mère lui a dit sans doute des horreurs.
Tu devrais écouter sa version des faits pour Kit. Parfois, les femmes se
retrouvent malgré elles dans des situations… compliquées.
Qu’elle se porte volontaire pour passer du temps avec Rowena, c’est soit
de la bravoure, soit carrément de l’inconscience !
Arrête de dire n’importe quoi ! Alessia est courageuse. Et a du cœur.
Elle sort du dressing de la chambre d’amis et me rejoint dans l’entrée.
— Comment je suis ? demande-t-elle, le menton relevé, tandis que ses
prunelles sombres me fixent.
Elle porte des Jimmy Choo, un élégant pantalon noir et un chemisier
crème. Elle a coiffé ses cheveux en arrière en une jolie natte, et les perles
que je lui ai offertes à Paris éclairent ses lobes d’oreilles. Son maquillage
est discret, avec juste ce qu’il faut de parfum, une touche délicate, sans
doute du Chanel, et son alliance étincèle sous le lustre.
Noble jusqu’au bout des ongles.
Elle est si loin de la jeune femme aux yeux sombres, cramponnée à son
balai dans le couloir, qui n’osait pas me dire son nom.
Avec son fichu. Sa blouse de nylon bleue. Ses vieilles baskets…
Une boule d’émotion monte dans ma gorge.
Ma femme est devenue une vraie comtesse !
Je tousse pour chasser mon émotion.
— Tu es parfaite.
D’un revers de main, elle balaye le compliment, mais je vois bien qu’elle
est touchée.
— Non, c’est toi qui es parfait. Énorment.
— Quoi ? Ça ? C’est une vieille fringue, répliqué-je en tirant sur les pans
de mon blazer Dior. Allons-y et finissons-en. Tu peux marcher avec ces
escarpins ?
— Absolument.
Je l’aide à enfiler sa veste, branche l’alarme, et nous quittons
l’appartement.
Notre séjour en Cornouailles a eu l’effet voulu. Pas un seul paparazzi en
vue en bas de l’immeuble. L’air est encore chaud après cette belle journée
qui annonçait le printemps.
— On devrait déménager, suggère Alessia alors que nous approchons de
Cheyne Walk.
— Tu as raison.
— Je peux m’en charger.
— D’accord. Organise. On peut partir quand tu le souhaites.
— Le plus important, c’est le piano.
— Il va falloir sans doute une grue pour le sortir de l’appart.
Nous nous arrêtons devant notre future maison.
— Une grue ?
— Il y a des spécialistes pour ça. Je crois que c’est comme cela qu’ils
l’ont fait passer à Chelsea.
— Zot !
— Exactement. Zot ! Je pourrais en acheter un autre, mais je suis attaché
à ce piano.
— Moi aussi. Il a une sonorité si riche. Tu sais, quand je faisais le
ménage chez toi, c’était mon échappatoire. Je jouais quand j’avais fini mon
travail. C’était mon moment de bonheur.
Je prends sa main, la pose sur mes lèvres et embrasse ses doigts.
— Je suis heureux que tu aies eu une issue de secours.
Elle prend mon visage dans ses mains.
— Tu m’en as offert tellement, murmure-t-elle en caressant ma barbe
naissante.
Aussitôt, elle réveille mon désir. Stop !
— Allons-y avant que je ne décide de te ramener à la maison pour ruiner
ton maquillage.
— C’est un bon projet, Monsieur. Mais d’abord, ta mère.
Nous marchons main dans la main. Je tiens le coffret sous le bras. J’ai
refusé le sac que Mme Blake m’a proposé. Un sac de supermarché !
— Finalement, on a survécu, marmonné-je.
— C’était… surprenant.
— Exactement ! réponds-je en éclatant de rire.
— Ta mère a été très gentille avec moi.
— Elle a mesuré son erreur. Elle a complètement changé au dîner. Une
tout autre personne. Maintenant qu’elle a lavé son linge sale en famille.
Alessia lâche un petit grognement de désapprobation.
— « Le linge sale de ma mère » ? Ça choque tes prudes oreilles ?
Elle s’esclaffe.
— De quoi vous avez parlé avec Caroline ?
— De Kit.
Elle acquiesce, songeuse.
— Je pense que Caroline est encore amoureuse de toi, reprend-elle.
— Pas sûr. Caroline et moi, on ne s’est jamais vraiment bien accordés.
Nous étions de bons amis. Nous le sommes à nouveau. Rien de plus. Elle
sait que je n’ai d’yeux que pour toi. Jamais je n’ai aimé quelqu’un comme
je t’aime.
— Moi non plus, renchérit-elle avec un grand sourire.
— Pas même le Salopard ?
Elle glousse, horrifiée.
— Surtout pas lui !
— Je me pose des questions sur ces types qui ont été assassinés en
prison.
— Moi aussi.
— Tu penses qu’Anatoli aurait le bras aussi long ?
— Aucune idée.
— Mieux vaut ne pas savoir.
— Oui. Comme tu le dis, je dois me tenir le plus loin possible de ce
monde.
— Très juste. Mais nous devrions faire quelque chose. Tenter d’aider les
victimes de ces trafics humains. Comme la pauvre Bleriana. Je vais en
parler à Maryanne. En fait, je voudrais que tu sièges au C.A. de notre
fondation. Nous pourrions créer une association pour soutenir ces
malheureuses comme ton amie.
— J’en serais ravie, murmure-t-elle en étreignant ma main.
Dans un calme complice, nous remontons Chelsea Embankment. Alessia
n’est pas du genre à avoir peur des silences. Encore une de ses qualités.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre ? finit-elle par demander.
— Des trucs appartenant à mon frère. J’y jetterai un coup d’œil demain.
Pour l’instant, je dois réviser mon jugement à son égard.
— Ah bon ? Parce qu’il n’est que ton demi-frère ?
— Non. Il reste mon frère, pour toujours. C’est à cause de la façon dont il
a traité Caro. Et moi, en fait… Il n’était pas aussi bon que je l’imaginais. Il
avait une face sombre, bien cachée. Mais pas pour Caroline.
— Oh.
— Oui. On a parlé aussi de ça. Mais c’est son histoire à elle. Ce n’est pas
à moi de la raconter.
Nous atteignons notre immeuble. Alessia ouvre la porte.
— Cet endroit va me manquer, dis-je en attendant l’ascenseur.
— Moi aussi. J’ai trouvé le bonheur ici, répond Alessia en me donnant un
petit baiser.
Juste un baiser ? J’entoure sa taille de mon bras libre et l’attire à moi. Les
portes s’ouvrent et nous entrons dans la cabine.
— Le bonheur, oui. Parce que c’est là que je t’ai rencontrée.
Je la plaque contre la paroi et nous nous embrassons jusqu’au sixième, à
pleine bouche, à pleine langue. Tout est là, dans notre baiser – notre désir,
notre amour. Nous sommes hors d’haleine quand nous arrivons à l’étage.
— Emmenez-moi au lit, Monsieur.
— Vous lisez dans mes pensées, Madame.
Une fois l’alarme éteinte, je pose le coffret sur la desserte. Mon épouse
prend ma main et m’entraîne dans la chambre. Ses yeux noirs ne me
quittent pas tandis que j’ôte ma veste et la pose sur le fauteuil.
Elle retire sa veste à son tour et la jette sur la mienne, sans me lâcher du
regard. Ses doigts courent sur son chemisier et commencent à l’ouvrir.
Oh… tu veux jouer ?
Je dégrafe mes boutons de manchette, lentement, et les dépose sur la
table de nuit.
Alessia se suçote les lèvres, comme si c’était ma queue.
La vache !
Elle enlève son chemisier, l’envoie valser sur le fauteuil. Elle se tient
devant moi, dans son soutien-gorge crème, ses tétons plus sombres pointant
sous la dentelle. Elle avance vers moi, perchée sur ses talons aiguilles, et
repousse mes mains figées sur ma chemise.
— Laisse. Je vais le faire, susurre-t-elle en plissant ses yeux ourlés de
grands cils.
— Comment résister à ça…
Alessia est une sirène !
Doucement, elle sort la chemise de mon pantalon et continue de me
déboutonner.
Lentement. Si lentement. Un bouton. Un à un.
Elle commence par le haut bien sûr, et cela me rend fou de désir. Ma
queue grandit et durcit à chaque centimètre de tissu libéré. Quand elle
atteint le bouton du bas, avec un sourire de carnassière, elle ouvre ma
chemise, se penche vers moi et plante un baiser sur mon torse.
Oh là là !
Je prends son visage entre mes paumes.
Oh ! ma chérie.
Ses lèvres sont sucrées, avides, impatientes de me donner du plaisir. Nos
langues s’enroulent, dans une spirale de désir. Je l’entraîne vers le lit. Elle
renverse la tête en arrière, le souffle court, ses mains agrippent mes épaules,
retirent ma chemise. Ses doigts courent aussitôt sur mon ventre, descendent,
affamés, vers mon pantalon.
Elle est si pressée ! Comme j’aime ça !
Elle ouvre le bouton de ma braguette. Je gémis, ma bite est vibrante,
lourde. Tendue vers elle.
Quand Alessia se réveille, elle est seule. C’est samedi matin. Et elle a eu
une semaine chargée. Étendue dans le lit, elle savoure la paix, tout en se
demandant où est passé Maxim. Elle l’appelle, mais n’obtient aucune
réponse. Est-il parti courir ? Ou peut-être se faire une séance d’escrime avec
Joe.
Elle esquisse un sourire au souvenir de leur soirée. Ils sont sortis avec
Tom, Henrietta, Caroline et Joe pour fêter son intégration au Royal College.
La soirée a commencé dans un nouveau restaurant de Mayfair (où Maxim et
Caroline connaissent le chef – cuisine méditerranéenne succulente !) et ils
ont fini la nuit au club de Maxim. La soirée a été agréable et joyeuse.
Exactement ce qu’il leur fallait pour décompresser après les confessions de
Rowena en début de semaine et le stress des auditions.
Aujourd’hui, ils doivent emballer leurs affaires. Ils espèrent déménager la
semaine prochaine. Alessia va faire des courses parce que son grand-oncle
et Bleriana viennent déjeuner demain midi et elle veut leur préparer son plat
albanais préféré. Elle consulte l’heure. 10 heures passées. Ce n’est pas son
genre de traîner aussi longtemps au lit. Elle se lève et se dirige vers la salle
de bains.
Quinze minutes plus tard, elle est en jean et tee-shirt. En passant dans le
couloir, elle remarque la lumière rouge.
Oh…
Maxim est dans la chambre noire. Elle ignorait qu’il l’utilisait. C’est là
qu’il l’a embrassée pour la première fois. Elle s’approche de la porte, colle
son oreille au battant et l’entend fredonner. Elle toque avec précaution.
— N’entre pas ! s’écrie-t-il.
Elle sourit. Elle le sait très bien.
— Du café ? propose-t-elle.
— Oui. Avec plaisir. J’aurai fini dans cinq minutes.
— Tu as déjeuné ?
— Non.
Elle se dirige vers la cuisine, avec l’intention de faire des toasts à
l’avocat. Maxim en raffole. Elle y ajoutera peut-être du saumon fumé.
Caro, c’est…
Je ne sais pas quoi répondre. D’un côté, ce serait magnifique de ne plus
avoir à s’inquiéter du statut légal d’Alessia. Mais, d’un autre, c’est de la…
magouille.
— Chéri, la noblesse a ses privilèges. (Caroline a vu clair dans mes
pensées.) La richesse aussi, bien sûr.
— Certes…
Je me tourne vers Alessia qui étale sa préparation sur son toast.
— Ce serait génial. Merci, Caroline ! lance-t-elle, adhérant sans réserve
au projet.
— J’en parlerai à notre avocate, réponds-je.
Et aussi à ma femme – en privé !
Je ne suis pas sûr de vouloir tricher pour qu’Alessia obtienne la
citoyenneté britannique. J’ai déjà cette impression avec mon mariage. Nous
n’avons pas suivi les règles, et la presse a posé des questions dérangeantes.
Je ne tiens pas à faire la une parce que nous avons usé de nos relations pour
obtenir illégalement un visa. Je ne veux pas de passe-droit. Cependant, le
père de Caro peut être une roue de secours.
— C’est vraiment divin, Alessia ! s’exclame Caroline. Je comprends
pourquoi Maxim ne met plus le nez dehors.
Alessia vient nous rejoindre à table.
— Le citron vert et la ricotta. C’est ma touche secrète !
Merci
Pour tout.
Pour toujours.
Row.
Alessia, du bout du pied, ferme la porte derrière elle. Elle a des sacs
plein les bras. Elle les pose rapidement pour accueillir Maxim qui accourt.
— Hello ! lance-t-elle. (Il l’enlace aussitôt.) Qu’est-ce qu’il y a ?
demande-t-elle en refermant ses bras autour de lui.
— Rien. Tu m’as manqué. C’est tout.
Il la garde serrée contre lui, le visage enfoui dans ses cheveux, respirant
son odeur.
— Je suis là. En un seul morceau.
— Je sais. Tu es là. Je suis tellement heureux de te retrouver.
Les Trevelyan ont une grande loge au premier étage de l’Albert Hall,
réservée dès sa construction – c’est du moins ce qu’on m’a raconté. J’y fais
entrer nos invités. Tom et Henry sont déjà là, tout juste mariés et rayonnants
de bonheur, installés à côté de Caroline, Joe, et Tabitha, la nouvelle amie
d’Alessia. Je présente les parents d’Alessia et suis bien content que Bleriana
soit là pour assurer la traduction pour Jak.
L’anglais de la jeune fille s’améliore de jour en jour.
J’offre du champagne à tout le monde.
— Hé, Trevethick, je suis sûr que tu n’avais jamais imaginé ça quand tu
as rencontré Alessia ! s’exclame Tom en regardant l’orchestre s’installer.
— C’est vrai, réponds-je en riant. C’était… inimaginable.
— On est tous ravis pour elle, ajoute Henry.
— Elle porte la tenue Alaïa ? demande Caroline.
— Oui. Elle est sublime.
Caroline esquisse un sourire espiègle.
— C’était exactement ce qu’il fallait. Elle va tout déchirer à ce concert.
— Putain, mon pote ! lâche Joe, impressionné.
— Oui. Qui l’eût cru ?
Je déglutis pour chasser mon angoisse. Ma femme joue au Royal Albert
Hall ! Je contemple la grande salle, noire de monde. Je n’en reviens
toujours pas. Cela me rappelle la première fois que je l’ai entendue jouer.
C’était du Bach.
Je m’étais approché discrètement et l’avais écoutée.
Certes, je n’avais pas imaginé une chose pareille, mais je savais qu’elle
avait le talent pour se produire sur scène. Et depuis qu’elle est au Royal
College, elle a fait des progrès phénoménaux.
Une rock star du classique !
Et elle attire la presse. Son parcours de « bonne à comtesse » fascine les
tabloïds et quand ils n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent, les meutes
de paparazzis nous pourchassent encore. Voilà pourquoi la salle est pleine à
craquer.
Je secoue la tête, impressionné, émerveillé. Quelqu’un frappe à la porte
de la loge. Joe va ouvrir. C’est ma mère, accompagnée de Maryanne et
Tobias.
— Bonjour, mon chéri, dit-elle en me tendant sa joue.
— Bonjour, mère.
Je leur fais à toutes les deux une petite bise et serre la main de Tobias,
ravi de le revoir. Il a la paume moite ; il doit être inquiet pour Alessia.
Comme moi.
Alessia est au programme du concert spécial du Royal College of Music.
Trois autres solistes monteront sur scène, mais Alessia passe en dernier –
elle sera le clou du spectacle.
J’ai tellement hâte !
Mais ce n’est pas pour cette seule raison que je suis tendu. Je ne veux pas
qu’elle soit stressée, le moins possible… même si elle l’est forcément en cet
instant. Ce matin, elle m’a annoncé la nouvelle : elle est enceinte. Je suis
sur un petit nuage ! Mais nous devons attendre encore quelques semaines
avant d’en parler.
Je vais être père.
Moi. Papa !
Putain, qu’est-ce que je suis heureux !
J’avale une lampée de champagne et pousse un long soupir d’aise. Au
loin, la sonnerie carillonne.
Le concert va commencer.
IL SOUHAITE LES VÊTEMENTS CÉLESTES
Eussé-je des cieux les vêtements brodés,
Tissus de lumière d’or et de lumière d’argent,
Les bleus, les troubles, les noirs vêtements,
De la nuit et du jour et du demi-jour,
Je jetterais sous tes pieds tous ces vêtements ;
Mais je suis pauvre, et je n’ai que mes rêves ;
J’ai voulu que mes rêves soient jetés sous tes pieds ;
Fais-toi légère car tu foules mes rêves.
Chapitre 4
« Delicious » – Dafina Rexhepi
Chapitre 6
Sonate no 14 en do dièse mineur, opus 27 no 2 (« Sonate au clair de
lune »), troisième mouvement, de Ludwig van Beethoven.
Chapitre 7
« Vallja E Kukësit » – StrinGirls, Jeris
« Vallja E Rugoves Shota » – Valle
« Vallja E Kuksit » – Ilir Xhambazi
Chapitre 8
« Magnolia » – J.J. Cale
Chapitre 9
« Only » – RY X
Chapitre 10
Partita pour violon seul en mi majeur, BWV 1006, 1. Prélude, de J.-S.
Bach (transcription pour piano de Sergeï Rachmaninov)
Chapitre 11
« Lo-Fi House Is Dead » – Broosnica
« Only Love » – Ben Howard
Chapitre 12
« Clair de lune » de Claude Debussy
Chapitre 17
Fugue no 15 en sol majeur, BWV 884, de J.-S. Bach
Chapitre 18
« Runaway (avec Candace Sosa) » – Armin van Buuren
Prélude no 2 en do mineur, BWV 847, de J.-S. Bach
Chapitre 25
« Cornfield Chase » (Interstellar) de Hans Zimmer
Chapitre 27
« North Country » (John Peel Session 1974) – Roy Harper
Chapitre 30
« Valle e Vogël » – Feim Ibrahimi
Années de pèlerinage, 3e année, S. 163 IV, « Les jeux d’eaux à la Villa
d’Este » de Franz Liszt
Sonate no 14 en do dièse mineur, opus 27 no 2 (« Sonate au clair de
lune »), troisième mouvement, de Ludwig van Beethoven.
Chapitre 31
« Clair de lune » de Claude Debussy
Remerciements
Écrire Madame aurait été une entreprise bien plus longue et hasardeuse
sans l’aide, les conseils et le soutien de personnes adorables que je ne
remercierai jamais assez.
Mon éditeur albanais, Manushaqe Bako des éditions Dritan, pour son
éclairage précieux quant aux us et coutumes en Albanie, et bien sûr pour ses
traductions en albanais.
Kathleen Blandino pour ses talents sur le web, ma pré- lectrice la plus
fidèle.
Ben Leonard, Chelsea Miller, Fergal Leonard et Lee Woodford, pour
m’avoir expliqué les arcanes des procédures d’obtention d’un visa pour
ceux qui veulent vivre avec leur famille au Royaume-Uni.
James Leonard pour ses cours de langue concernant les gens de la haute
société.
Vicky Edwards pour sa connaissance de la législation en cas de mariage à
l’étranger.
Chris Brewin pour son expérience (acquise à la dure) du fonctionnement
de la police en Grande-Bretagne.
Mon « Majeur » chéri, pour son savoir en matière de musique et de
matériel de DJ.
Mon agente, Valerie Hoskins, pour son soutien sans faille, ses mauvaises
blagues et ses avis précieux sur l’avenir de l’agriculture dans le pays.
Kristie Taylor Beighley des distilleries Silk City, maîtresse dans l’art de
produire de bons alcools.
Mon ami Ros Goode, qui m’a enseigné toutes les astuces pour conduire
un Land Rover Defender !
Un grand merci à mon éditrice Christa Désir, pour avoir corrigé mes
fautes de grammaire avec délicatesse et humour.
À toute la merveilleuse équipe de Bloom Books et Sourcebooks, recevez
ma reconnaissance pour votre travail, votre professionnalisme et votre
soutien de chaque instant.
À mes confrères et consœurs auteur.e.s., merci pour votre fiabilité, pour
l’inspiration et les bons moments. Vous vous reconnaîtrez, je le sais ! Mais
vous êtes trop nombreux pour tous vous citer. Si j’en oubliais un seul, je ne
m’en remettrais pas !
Merci au groupe du Bunker pour votre soutien, pour les rires, et les
mèmes hilarants.
Merci à tous les auteurs de l’Author Conference sur Clubhouse. J’ai
appris tant de choses grâce à vous.
Un gigantesque merci aux filles de I Do Crew, vos conseils m’ont été si
précieux.
Merci aux magiciennes des réseaux sociaux pour leur amitié, leur
soutien, telles que Vanessa, Zoya, Emma, Philippa, Gitte, Nic…
Merci à mon attachée de presse, Julie McQueen, pour s’être occupée de
moi et des Ladies in the Bunker.
Et comme toujours, toute ma reconnaissance et mon amour à mon mari,
Niall Leonard, pour les premières corrections, les tasses de thé, et pour
m’avoir écoutée (parfois !).
À mes fils, Majeur et Mineur – merci d’être là. Ne changez rien. Vous
êtes ma lumière, ma joie. Je vous aime, inconditionnellement, pour
toujours.
Couverture :
Design by E L James et Brittany Vibbert/Sourcebooks
Photo © E L James
Adaptation : Le Petit Atelier
ISBN : 978-2-7096-7290-0
www.editions-jclattes.fr
Ce document numérique a été réalisé par PCA
Table
Couverture
Page de titre
Du même auteur :
Dédicace
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Épilogue
Il souhaite les vêtements célestes
La musique de Madame
Remerciements
Page de copyright
1. Traduction de André Pieyre de Mandiargues. (N.d.T.)