Vous êtes sur la page 1sur 481

Du même auteur :

Cinquante nuances de Grey, Lattès, 2012.


Cinquante nuances plus sombres, Lattès, 2013.
Cinquante nuances plus claires, Lattès, 2013.
Grey, Lattès, 2015.
Darker, Lattès, 2017.
More Grey, Lattès, 2021.

Monsieur, Lattès, 2019.


Pour D, avec amour.
À PROPOS DE E L JAMES
E L James est une romantique incurable et reconnaît être une midinette
dans l’âme. Après avoir travaillé pendant vingt-cinq ans pour la télévision,
E L James décide de poursuivre son rêve d’enfant en écrivant des histoires
qui toucheraient les lecteurs au plus profond de leur cœur. Il en a résulté le
très sensuel Cinquante nuances de Grey et les deux tomes suivants,
Cinquante nuances plus sombres et Cinquante nuances plus claires. En
2015, elle publie le best-seller Grey, le récit de Cinquante nuances de Grey
vu par Christian Grey, et en 2017, avec autant de succès, Darker, la seconde
partie de Cinquante nuances vu par Christian. Elle enchaîne avec Monsieur,
best-seller no1 du New York Times en 2019. En 2021, elle conclut la seconde
trilogie de Cinquante nuances de Grey vu par Christian, avec More Grey,
best-seller no 1 du New York Times, d’USA Today, du Wall Street Journal.
Ses livres ont été traduits dans cinquante pays et se sont vendus à plus de
cent soixante-cinq millions d’exemplaires.
E L James a été nommée par le magazine Time dans sa sélection des
« Most influential People in the World » et par le Publishers Weekly dans
ses « Person of the Year ». Cinquante nuances de Grey est resté dans la liste
des best-sellers du New York Times pendant cent trente-trois semaines
d’affilée. Cinquante nuances plus claires a remporté le Choice Award (en
2012), et Cinquante nuances de Grey a été choisi par les lecteurs pour
figurer dans le top 100 des meilleurs livres de The Great American Read de
PBS (en 2018). Darker a été nominé en 2019 pour l’International Dublin
Literary Award.
Elle a coproduit les trois films Cinquante nuances, qui ont rapporté plus
d’un milliard de dollars. Le troisième volet, Cinquante nuances plus claires,
a remporté le People’s Choice Award for Drama en 2018.
E L James a deux merveilleux fils et vit avec son mari, le romancier et
scénariste Niall Leonard, et ses deux West Highland terriers dans la jolie
banlieue ouest de Londres.
1

L’écho de mes pas précipités résonne sur le sol dur et brillant, et la


lumière implacable des néons m’oblige à plisser les yeux.
— Par ici.
Le médecin des urgences s’arrête, et me fait entrer dans une pièce
fraîche et austère, la morgue de l’hôpital.
Sur une table, sous un drap, gît le corps brisé et sans vie de mon frère.
Un choc sismique m’écrase la poitrine, vidant mes poumons de leur
air. Rien n’aurait pu me préparer à cela.
Kit, mon grand frère.
Mon roc.
Kit, le douzième comte de Trevethick.
Mort.
— Oui, c’est lui.
Les mots sont comme du coton dans ma bouche.
— Merci, Lord Trevethick, chuchote le médecin.
Merde. C’est moi, maintenant !
Je regarde Kit. Mais ce n’est plus lui. C’est moi, sur la table, gisant
contusionné et brisé… froid… mort.
Moi ? Comment ?
Depuis ma position allongée, je vois Kit se pencher vers moi pour
m’embrasser sur le front.
— Adieu, espèce d’enfoiré, murmure-t-il, la voix enrouée par ses
larmes retenues. Tu vas assurer. Tu es né pour ça.
Il m’adresse ce petit sourire de travers, sincère, qu’il réserve aux rares
moments où il a merdé.
Kit ! Non ! Tu te trompes. Attends !
— Tu vas assurer, Joker, dit-il. Le numéro treize te portera bonheur.
Son sourire s’efface et il disparaît. Je baisse à nouveau les yeux,
penché au-dessus de lui. Il dort. Pourtant son corps brisé dément cette
illusion – non, il ne dort pas – il est… mort.
Non ! Kit ! Non ! Les mots restent coincés dans ma gorge, trop serrée
par la tristesse.
Non ! Non !

Je me réveille, le cœur battant.


Où suis-je ?
Je mets une seconde à me repérer pendant que mes yeux s’adaptent à la
pénombre. Alessia est enroulée autour de moi, la tête sur ma poitrine, la
main posée sur mon ventre. J’inspire à fond pour me calmer et ma panique
reflue comme les vagues étales d’une mer sans marées.
Je suis à Kukës dans le nord de l’Albanie, chez ses parents, et de l’autre
côté du lac l’aube est un murmure dans le ciel.
Alessia est ici. Avec moi. Elle est en sécurité, et elle dort profondément.
Je resserre doucement mon bras autour de ses épaules et j’embrasse ses
cheveux en respirant son délicat parfum de lavande et de rose. Ma douce, si
douce chérie apaise et excite mes sens tout à la fois.
Mon corps s’éveille ; mon désir, chaud et lourd, afflue. J’ai envie d’elle.
Encore. C’est nouveau, ce besoin, mais il s’est inscrit en moi, il fait
désormais partie de mon être, et il s’exacerbe lorsque je suis avec elle. Elle
est si attirante et ravissante que j’ai une folle envie d’elle : je suis accro. Je
m’interdis toutefois de la réveiller – elle vient de traverser les neuf cercles
de l’enfer.
Encore une fois !
Je reprends le contrôle de mon corps et ferme les yeux. Ma colère et mes
regrets ressurgissent. Je l’ai laissée glisser entre mes doigts. Cette ordure,
son « promis », me l’a volée. Ce qu’elle a enduré, je ne veux pas le savoir,
mais ses égratignures et ses bleus en disent long. Cela ne doit plus jamais
lui arriver. Dieu merci, elle est en sécurité.
Laisse-la dormir.
Délicatement, je joue avec une mèche de ses cheveux en m’émerveillant
comme toujours de leur douceur. Je l’effleure de mes lèvres pour y poser un
tendre baiser. Mon amour. Ma belle chérie, si courageuse.
Elle a surmonté tant de choses en si peu de temps : elle a été victime de
trafiquants, s’est retrouvée sans abri, a décroché un emploi… et elle est
tombée amoureuse de moi.
Mon adorable petite bonne. Bientôt mon épouse.
Je referme les yeux et, blotti contre elle pour chercher sa chaleur, je
m’assoupis.

Je m’éveille tout d’un coup. Qu’est-ce que c’est ? Il est tard – il fait jour
dans la chambre.
— Alessia !
C’est sa mère. Elle l’appelle. Merde ! Nous avons dormi trop longtemps !
— Alessia ! Réveille-toi.
Je l’embrasse sur le front et elle ronchonne quand je m’extirpe de ses
bras.
— Alessia ! Allez ! Si ton père nous trouve, il va nous tuer tous les deux.
Le souvenir de son père avec son fusil de chasse, hier soir, ressurgit dans
mon esprit.
Vous allez épouser ma fille.
Sa mère l’appelle à nouveau et Alessia ouvre les yeux, clignant des
paupières pour chasser le sommeil. Elle me regarde, tout échevelée et
excitante, et m’adresse un sourire éblouissant. Un instant, j’oublie la
menace de son père et son doigt sur la détente.
— Bonjour, ma belle.
Je caresse sa joue en évitant son égratignure. Fermant les yeux, elle
penche la tête vers ma main.
— Ta mère veut te voir.
Ses yeux s’ouvrent brusquement et son sourire s’efface, remplacé par une
expression inquiète. Perplexe, elle se redresse, uniquement vêtue de sa
petite croix en or.
— Zot ! Zot !
— Ouais. Zot !
— Ma chemise de nuit !
On frappe doucement mais urgemment à la porte.
— Alessia ! s’impatiente Mme Demachi.
— Merde ! Cache-toi ! J’ouvre.
Le cœur battant, je me lève d’un bond pour enfiler mon jean. À vrai dire,
j’ai envie de rire – j’ai l’impression de me retrouver dans un vaudeville.
C’est fou. Nous sommes deux adultes consentants, sur le point de nous
marier. Je jette un coup d’œil à Alessia, qui se débat pour passer sa chemise
de nuit, et me dirige pieds nus vers la porte, que j’entrebâille. Je fais comme
si j’étais encore à moitié endormi. Sa mère est de l’autre côté.
— Madame Demachi, bonjour.
— Bonjour, comte Maxim. Alessia ? demande-t-elle.
Je feins l’inquiétude.
— Elle a encore disparu ?
— Elle n’est pas dans son lit.
J’entends les pieds nus d’Alessia sur le sol froid. Elle glisse un bras
autour de ma taille en passant la tête derrière moi.
— Mama, je suis là, murmure-t-elle en anglais, pour que je comprenne,
je pense.
Oh, putain. Nous sommes pris sur le fait, et maintenant je vais passer
pour un menteur auprès de ma future belle-mère. Je hausse les épaules pour
m’excuser, et Shpresa fronce les sourcils, sans la moindre trace d’humour.
Merde.
— Alessia, chuchote-t-elle, nerveuse, en regardant par-dessus son épaule.
Po të gjeti yt atë këtu !
— E di. E di, répond Alessia.
Face à mon air sombre, elle m’adresse un adorable regard contrit,
approche ses lèvres des miennes et m’offre un chaste baiser. Elle se faufile
hors de la chambre, engoncée dans sa chemise de nuit victorienne, et me
scrute par-dessus son épaule d’un œil de braise alors qu’elle suit sa mère
dans l’escalier. Je lui pardonne, et les écoute chuchoter vivement en
albanais. Je n’entends pas son père. On l’a échappé belle.
Il est vrai qu’il m’a dit qu’elle était mon problème désormais. Je secoue
la tête en refermant la porte, irrité par cette pensée. Alessia n’est pas mon
problème ! C’est une femme qui sait ce qu’elle veut. Comment peut-il
penser une chose pareille ? Ça me hérisse. Culturellement, son père et moi
sommes diamétralement opposés, et malgré tout le respect que je lui dois, il
faudra lui faire comprendre qu’on est au XXIe siècle. À l’évidence, Alessia le
redoute. Elle avait fait allusion à son tempérament colérique durant notre
séjour en Cornouailles. Elle avait ajouté que seule sa mère lui manquait. Pas
son père.
Merde. Plus tôt nous partirons d’ici, mieux ce sera. Combien de temps
faut-il pour se marier ? Nous devrions peut-être nous tirer, nous planquer à
l’hôtel Plaza de Tirana en attendant son nouveau passeport et découvrir
ensemble les charmes de la capitale. D’ailleurs, quel délai pour obtenir un
passeport ? Assez longtemps pour que son père nous retrouve avec son fusil
de chasse ? Je ne sais pas, et j’ai l’impression qu’Alessia n’apprécierait pas
cette idée. Mais ces étreintes furtives, comme si nous étions des gamins –
c’est dingue. J’ai l’impression d’être revenu plusieurs siècles en arrière, et
je ne suis pas certain de pouvoir le supporter des semaines.
Je regarde l’heure. Il est encore tôt. Je retire mon jean et me rallonge.
Tout en fixant le plafond et en réfléchissant aux événements de ces derniers
jours, mon rêve me revient à l’esprit.
Mais c’était quoi, ce bordel ? Kit ? Il accepte le fait que j’hérite du titre
de comte ? C’est ça ? Et consentirait-il à ma demande en mariage précipitée
et à cette cérémonie improvisée ? Non, je ne crois pas. Peut-être est-ce le
sens de ce rêve. Maintenant que j’y pense, je ne suis pas sûr que qui que ce
soit l’approuve, dans ma famille. Je ferme les yeux en imaginant la réaction
de ma mère lorsque je lui annoncerai la nouvelle. Elle sera peut-être
heureuse de me voir enfin marié… Non. Elle sera furieuse. Je le sais.
Mon rêve signifie sans doute que Kit me soutient. Possible… Oui. Voilà
le sens de ce rêve.

Sa mère est en colère, et Alessia ne sait pas quoi dire pour l’apaiser.
— Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? gronde Shpresa.
Alessia lève un sourcil.
— Alessia, aboie sa mère, qui a très bien saisi l’allusion. Ce n’est pas
parce que cet homme t’a pris ta virginité qu’il ne faut pas attendre que vous
soyez mariés.
Mama !
— Si ton père vous avait surpris ! (Elle soupire.) Je pense qu’il est sorti,
il doit te chercher. Il aurait sans doute eu une crise cardiaque s’il apprenait
ce que tu as fait.
Elle claque la langue, exaspérée, mais son expression s’adoucit
lorsqu’elles entrent dans le salon.
— Comme tu es déjà enceinte, au fond…
Elle hausse les épaules, résignée. La rougeur gagne lentement le visage
d’Alessia. Devrait-elle avouer à sa mère qu’elle a menti ?
— Alors, ton beau comte, il est en pleine forme, lance Shpresa en
regardant sa fille avec un sourire taquin.
— Mama ! s’exclame Alessia.
— Il a un tatouage.
— Oui. C’est le blason de sa famille.
— Je vois, dit sa mère en pinçant les lèvres d’un air désapprobateur.
Alessia aime bien son tatouage. Sa mère sourit.
— Il est gentil avec toi… au lit ?
— Mama !
Sous le choc, la voix d’Alessia est montée de plusieurs octaves.
— C’est important. Je veux que tu sois heureuse, et tu dois le rendre
heureux. Bientôt l’enfant arrivera, et alors…
Sa mère soupire. Sa déception déferle comme une houle sur Alessia, qui
reste de marbre. Que dire ? Qu’elle a menti à ses parents ? Et ça s’est passé
comme ça pour sa mère, après la naissance d’Alessia ? Elle préfère ne pas y
penser. En plus, il est beaucoup trop tôt pour avoir cette conversation.
— Je crois qu’il est heureux, finit-elle par répondre.
— Bien. On pourra en reparler.
— Je ne veux pas, rétorque Alessia, mortifiée.
— Tu n’as pas de questions ?
Cette idée fait blêmir Alessia.
— Non !
— Je suppose que c’est trop tard, maintenant. Enfin si tu as des
interrogations, ton père et moi…
— Mama ! Arrête ! (Alessia presse les mains contre ses oreilles.) Je ne
veux pas savoir.
Sa mère éclate d’un rire bon enfant.
— C’est bon de t’avoir à la maison, mon cœur. Tu m’as tellement
manqué.
Son fou rire s’évanouit. Elle plisse les yeux, soudain sérieuse.
— Hier soir, je me suis tournée et retournée dans mon lit. Je pensais à
quelque chose qu’a dit Lord Maxim. Je n’en ai pas dormi tellement j’étais
inquiète.
— Qu’est-ce que c’est, Mama ?
Sa mère inspire profondément, comme si ce qu’elle s’apprêtait à dire lui
était particulièrement répugnant.
— Il a parlé de trafic sexuel.
Alessia en a le souffle coupé.
— Oh, Mama, j’ai tellement de choses à te raconter, mais d’abord je vais
prendre une douche.
Sa mère la serre dans ses bras.
— Douce enfant de mon cœur, lui murmure-t-elle à l’oreille, je suis si
heureuse que tu sois ici. Et en sécurité.
— Moi aussi, Mama. Et d’être débarrassée d’Anatoli.
Shpresa acquiesce.
— Et ton fiancé, il a un tempérament violent ?
— Non. Non. Pas du tout. Bien au contraire.
Sa mère lui adresse un sourire radieux.
— Tu t’illumines comme un jour d’été dès que tu parles de lui.
Elle prend la main d’Alessia et, haussant un sourcil, admire sa
magnifique bague de fiançailles.
— Il a de l’argent et du goût, ajoute-t-elle.
Alessia hoche la tête et fixe le diamant qui étincèle à son doigt. Cette
superbe bague est maintenant à elle. Elle a du mal à y croire.
— Va prendre ta douche. Je vais faire le pain et le café.

Sous la douche dans la salle de bains familiale, Alessia savoure la chaleur


de l’eau. La pression n’est pas aussi bonne qu’en Cornouailles, mais ça lui
fait du bien. C’est la première fois qu’elle se permet de réfléchir à tout ce
qui lui est arrivé ces derniers jours.
Anatoli. Son enlèvement. La longue route pour parvenir jusqu’ici. Sa
brutalité. Elle frémit. Il est sorti de sa vie maintenant, et de cela elle est
reconnaissante. Et elle a été bien accueillie ; même son père a admis qu’elle
lui avait manqué.
Alessia ferme les yeux en frictionnant vigoureusement le shampooing sur
sa tête, comme si elle pouvait se laver de sa culpabilité. Elle a menti à ses
parents, et sa malhonnêteté lui irrite la conscience. Elle n’est pas enceinte.
Devrait-elle leur avouer la vérité ? Que dirait son père s’il savait ? Que
ferait-il ?
Elle lève son visage vers le jet.
Et puis il y a Maxim.
Elle sourit sous l’eau qui coule sur sa figure. Il a traversé un continent
pour la retrouver, avec une bague, pour la demander en mariage. C’est bien
plus qu’elle n’aurait osé rêver ou espérer. Mais maintenant, il faut qu’elle
sache comment Maxim vit ce mariage forcé en Albanie.
Il n’a pas protesté, hier soir. Pourtant elle aurait préféré que son père
n’insiste pas autant. Alessia serait plus heureuse à Londres et s’inquiète
pour Maxim, qui éprouve sans doute la même chose. Il va finir par
s’ennuyer à Kukës. Il est habitué à un tout autre train de vie, et il n’y a pas
grand-chose ici pour le distraire. Peut-être devraient-ils fuir Kukës ? Ils
pourraient se marier en Angleterre.
Maxim envisagerait-il cette idée ? Alessia arrête un instant de se rincer
les cheveux.
Non. Mama ! Alessia ne peut pas laisser sa mère à la merci de son père.
Elle doit l’emmener. Serait-ce possible ? Maxim aurait-il des objections ?
Après tout, Shpresa parle un peu anglais. Sa mère à elle, la grand-mère
bien-aimée d’Alessia, Virginia, était anglaise. Elle doit avoir de la famille
là-bas. Alessia ne sait pas. Nana n’en parlait jamais parce que sa famille
réprouvait son mariage avec un Albanais.
La famille de Maxim réagira-t-elle ainsi ? Désapprouveront-ils ce
mariage ? La rejetteront-ils, elle ?
Un frisson lui parcourt le dos. Maxim épouse sa bonne. Une étrangère
sans le sou. Ils n’y consentiront pas, c’est évident. Alessia se rembrunit.
Que faire ? Peut-être devraient-ils attendre qu’elle rencontre sa famille
avant de se marier. Elle saurait alors s’ils l’acceptent. Car au fond de son
cœur… elle veut leur bénédiction.
Elle doit d’abord gérer son père et ses attentes. C’est un homme entêté,
fier, colérique. Il veut qu’ils se marient d’ici la fin de la semaine. Est-ce
même possible ? Elle se frotte le visage. Il y a beaucoup à réfléchir et
beaucoup à faire.

Lorsqu’Alessia passe dans la cuisine, sa mère lève les yeux de la pâte


qu’elle pétrit et l’examine.
— Tu sembles différente.
— Ce sont peut-être mes vêtements ?
Alessia tourne sur elle-même. Elle porte une jupe, un top et un cardigan
que Maxim lui a achetés à Padstow.
— Oui, peut-être. Mais tu parais plus mûre.
Sa mère se lave les mains.
— Je le suis, répond Alessia d’une voix posée.
Elle a été victime d’un trafic d’êtres humains, elle s’est retrouvée sans
abri, elle a survécu dans l’une des villes les plus animées du monde et elle
est tombée amoureuse… puis tout cela lui a été arraché lorsqu’elle a été
kidnappée et qu’elle a failli se faire violer par son promis. Alessia frémit.
Ne pense pas à lui.
— Café ? lui demande sa mère.
— Sans sucre pour moi, précise-t-elle en s’attablant.
Shpresa la dévisage, surprise.
— C’est bon ?
— On s’y fait.
Shpresa pose une tasse devant Alessia et s’assoit près d’elle avec sa
propre tasse.
— Raconte-moi. Qu’est-ce qui s’est passé après que je t’ai mise dans ce
minibus sur la route de Shkodër ?
— Oh, Mama.
Les lèvres d’Alessia tremblent. L’énormité de ce qu’elle a subi depuis
qu’elle a quitté l’Albanie déferle dans sa poitrine comme un raz-de-marée.
Entre deux sanglots, elle raconte toute l’histoire à sa mère.

Je me réveille, reposé. Le soleil est plus haut dans le ciel, et lorsque je


consulte ma montre, je constate qu’il est 9 h 30. Il est tard. J’enfile
précipitamment mon jean, mon tee-shirt et mon pull. À un moment, je vais
devoir passer à l’hôtel pour prendre mes affaires. Mais la priorité, c’est de
savoir ce qu’il en est de notre mariage improvisé.
Dans la cuisine, je retrouve Alessia et sa mère, attablées, qui sanglotent
doucement.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elles sursautent. Mon angoisse monte en flèche. Alessia sèche ses larmes
et se redresse d’un bond.
— Hé, qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. Je suis heureuse que tu sois là, dit-elle en me serrant dans ses
bras.
Je l’embrasse sur le sommet du crâne.
— Moi aussi.
Shpresa se lève à son tour et s’essuie les yeux.
— Bonjour, Lord Maxim.
— Bonjour. Euh… Appelez-moi Maxim, tout court. C’est mon nom.
Elle m’adresse un petit sourire crispé.
— Café ?
— S’il vous plaît.
— Sans sucre, Mama, intervient Alessia.
Je relève son menton pour plonger mon regard dans ces yeux sombres et
tristes qui ont vu trop d’horreurs. Mon cœur se serre. Mon amour.
— Pourquoi pleuriez-vous ?
— J’ai raconté à Mama tout ce qui m’était arrivé après avoir quitté
Kukës.
Je l’étreins encore plus fort tandis qu’une bouffée d’énergie protectrice
me serre la poitrine.
— Je vois.
J’embrasse ses cheveux et la berce contre moi, reconnaissant, une fois de
plus, qu’elle ait survécu à ces épreuves atroces.
— Je suis là maintenant, et je ne vais pas te quitter des yeux.
Plus jamais. Je fronce les sourcils, étonné par la vigueur de mes
sentiments. Je ne veux vraiment plus la lâcher. Elle a trop souffert.
— Je parle sérieusement, ajouté-je.
Elle passe le bout de ses doigts sur ma barbe naissante et ce contact
résonne… partout.
— Il faut que je me rase, dis-je d’une voix rauque.
Elle sourit.
— J’aimerais bien te regarder.
— Maintenant ?
Les yeux d’Alessia ne sont plus tristes. Ils pétillent d’amusement et d’une
émotion qui parle directement à mon entrejambe.
Mme Demachi, qui s’affaire à préparer le café, cogne bruyamment la
petite casserole, ce qui rompt le charme. J’embrasse Alessia sur le bout du
nez et, en souriant comme un idiot, je me tourne vers sa mère. Alessia se
frotte le nez contre ma poitrine tandis que j’observe le processus
compliqué : à l’aide d’une longue cuillère, sa mère mélange le café dans
une casserole en cuivre au-dessus de la cuisinière.
Mme Demachi m’adresse un petit sourire.
— Asseyez-vous, dit-elle.
Je libère ma fiancée et je m’attable, tout en jetant un coup d’œil furtif au
fusil de chasse accroché au mur. Alessia prend une tasse et une soucoupe
dans le buffet. Elle porte la jupe en jean achetée à Padstow, qui moule son
cul parfait de façon aguicheuse.
Elle est magnifique.
Je remue sur ma chaise. Alessia me sert.
— Voilà ton café.
Ses yeux noirs pétillent. Elle sait que je la reluque, et ça lui plaît. Je
souris et, sans la quitter des yeux, je tends les lèvres pour souffler sur ma
tasse. Les siennes s’entrouvrent et elle inspire brusquement. Mon sourire
s’élargit.
On peut être deux à jouer ce jeu-là, ma jolie.
Sa mère toussote, et nous revenons sur terre. Alessia éclate de rire et
s’adresse à elle en albanais – elle hoche la tête d’un air de désapprobation
tranquille.
Je goûte mon café. Il est brûlant, aromatique, amer mais réconfortant. La
mère d’Alessia allume le four et se met à rouler la pâte. Rapide et efficace,
elle la découpe en bandes, puis en carrés. Pas étonnant qu’Alessia soit aussi
bonne cuisinière. Alessia se joint à elle et je les observe, fasciné, former de
petites boules entre leurs mains. Leur aisance me rappelle celle de Jessie et
Danny à Tresyllian Hall, en Cornouailles. Sa mère les dispose sur une
plaque de cuisson, et Alessia les peint avec un petit pinceau en plastique
trempé dans du lait. Leur habileté et leur connivence sont réconfortantes à
regarder.
Merde. J’ai oublié mes bonnes manières, ou quoi ?

Je peux vous aider ? demande Maxim.


Alessia secoue la tête et sa mère la hoche.
— Non, Mama. Hocher la tête, pour les Anglais, ça veut dire oui.
Shpresa éclate de rire.
— Nous ne sommes pas habituées à nous faire aider par les hommes en
cuisine.
Son regard pétille d’humour tandis qu’elle enfourne la plaque de cuisson.
Alessia met la table.
— Je te l’ai déjà dit. Il n’y a que les femmes qui préparent les repas, ici.

Le petit déjeuner est un festin tout juste sorti du four. J’en suis à mon
quatrième petit pain avec du beurre et de la confiture et à mon deuxième
café lorsque nous entendons la porte d’entrée claquer. Quelques instants
plus tard, M. Demachi paraît, vêtu d’un costume sombre et d’une
expression assortie. Shpresa se lève d’un bond et va remplir d’eau la
casserole pour le café.
Il lui en faudrait peut-être une plus grande.
Alessia se lève aussi, va prendre une assiette et la pose en bout de table
avec un couteau. Demachi s’assoit. Il est évident que ce petit ballet est
normal pour lui – on l’a servi au doigt et à l’œil toute sa vie. Euh… Moi
aussi. Mais jamais par ma mère – ni par ma sœur, d’ailleurs.
— Mirëmëngjes, grogne-t-il en me regardant droit dans les yeux, toujours
aussi impavide.
— Mon père te dit bonjour, traduit Alessia, l’air amusé.
Qu’est-ce qu’elle trouve drôle ?
— Bonjour, réponds-je en adressant un signe de tête à mon futur beau-
père.
Il se met à parler. Alessia et sa mère l’écoutent, captivées par sa voix
profonde et mélodieuse. J’aimerais bien savoir ce qu’il leur raconte.
Alessia finit par se tourner vers moi, les yeux écarquillés comme si elle
n’arrivait pas à croire ce qu’elle est sur le point de me dire.
— Mon père a déjà organisé le mariage.
Déjà ? C’est à mon tour de prendre un air incrédule.
— Et alors ?
— Tu n’as besoin que de ton passeport.
Nous nous regardons tous les deux et je crois que la même pensée nous
traverse l’esprit. Ça me paraît trop facile. Mon regard croise celui de
Demachi, et il relève le menton avec une expression dure, comme s’il me
mettait au défi de le contredire.
— Il est allé voir l’employé du, euh… du bureau de l’état civil. Je ne
connais pas la traduction exacte. Ils ont pris le café ensemble ce matin. Et
ils se sont mis d’accord sur tout.
Un dimanche ? C’est aussi simple que ça ?
— D’accord. Quand ?
Je parle d’une voix posée, car je ne veux pas énerver le vieux bouc. Il est
soupe au lait – presque autant que mon ami Tom.
— Samedi.
Un frisson de doute me parcourt le dos.
— OK, dis-je, d’une voix qui trahit certainement mon hésitation.
Mme Demachi, anxieuse, nous observe tour à tour, son mari et moi, puis
sa fille. Alessia dit quelque chose à son père. Il lui répond en criant, ce qui
nous fait tous sursauter. Elle pâlit et baisse la tête, mais me lance un regard
à la dérobée alors que je repousse ma chaise. Il ne devrait pas s’adresser à
elle sur ce ton.
— Le fonctionnaire et lui sont de bons amis, s’empresse d’expliquer
Alessia. De vieux amis. Je dois d’ailleurs le connaître. Je l’ai déjà
rencontré. Mon père assure que tout est arrangé.
Elle est manifestement habituée à ses accès de colère. Elle semble
pourtant perplexe. Tout comme je le suis. Cet arrangement me paraît bien
trop opportun.
Dubitatif, je me rassois pour ne pas le provoquer davantage.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Nous devons rencontrer le fonctionnaire demain au baskhia – je veux
dire, à la mairie – pour répondre à des questions et remplir des papiers.
Elle hausse les épaules, l’air aussi troublée que moi.
Très bien. Allons voir l’officier d’état civil.

Debout sous la douche rudimentaire, je me lave les cheveux, en pleine


crise de conscience. Une rapide recherche sur mon téléphone m’a confirmé
qu’il était bien plus compliqué pour un étranger de se marier en Albanie que
ne semble le croire le père d’Alessia. Il y a des formulaires à compléter, à
faire traduire et certifier par un notaire – et ça, c’est juste ce que j’ai pu
apprendre en un coup d’œil.
Que trame le père d’Alessia ? Comment est-il parvenu à contourner les
règles ? S’il l’a fait, est-ce légal ? Et si ça ne l’est pas, comment puis-je
accepter un tel mariage, rien que pour apaiser la fierté d’un vieil homme
impatient ? Je sais bien qu’il est mon futur beau-père, seulement là, il en
demande trop. Tous ses propos sur l’honneur, hier, ne comptent pas s’il
traite sa fille ainsi.
Cependant je suis coincé. Je ne peux pas partir sans Alessia, et je sais que
cette vieille canaille ne la laissera pas venir avec moi. En plus, il lui faudra
un passeport et un visa pour rentrer en Grande-Bretagne, et je n’ai aucune
idée de la façon de les obtenir. Sans doute faut-il aller à Tirana. Je ne sais
pas.
Il est vrai qu’il a dit qu’elle était mon problème. Je devrais peut-être le
prendre au mot.
J’rrête l’eau, indigné et perplexe. À cause de ma situation. Et parce que
j’ai fait une immense flaque dans la salle de bains. Visiblement, la
plomberie albanaise laisse quelque peu à désirer. J’attrape une serviette et je
me sèche rapidement, puis j’enfile mes vêtements et ouvre la porte.
Alessia est de l’autre côté, brandissant ce qui ressemble à un appareil
high-tech pour nettoyer la douche. J’éclate de rire, surpris et heureux de la
voir, et je revis l’époque où elle venait dans mon appartement, vêtue de son
affreuse blouse en nylon, où je l’observais à la dérobée… et tombais
amoureux d’elle.
Elle sourit et pose un doigt sur ses lèvres.
— Il sait que tu es là ? murmuré-je.
Elle secoue la tête, pose la main sur ma poitrine et me pousse dans la
salle de bains. Elle lâche la serpillière et verrouille la porte en vitesse.
— Alessia, l’avertis-je.
Elle prend mon visage entre ses mains et attire mes lèvres vers les
siennes. Son baiser est doux et tendre mais exigeant – étonnamment
impérieux. Alors que sa langue trouve la mienne, elle presse son corps
contre moi. Je ferme les yeux et je l’enlace, savourant cet instant. Ses doigts
glissent dans mes cheveux mouillés, et sa bouche devient plus insistante.
Lorsqu’elle tire mes cheveux, son geste réveille aussitôt ma queue
impatiente.
Oh merde. On va baiser. Dans une salle de bains albanaise avec une
plomberie défaillante.
Je m’arrache à elle pour que nous reprenions notre souffle. Les yeux
d’Alessia sont sombres, à la fois pleins de promesses et d’incertitude.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je.
Elle secoue la tête.
— Non. (Je caresse ses joues et la regarde dans les yeux.) Bon sang,
même si j’ai très envie de toi, on ne va pas baiser ici. Tes parents sont juste
à côté et je n’ai pas de préservatif. Maintenant dis-moi, qu’est-ce qui ne va
pas ? C’est le mariage ?
— Oui.
Après un soupir de soulagement, je laisse retomber mes mains.
— Ouais. Ce que ton père a organisé – je ne sais pas si c’est… légal.
— J’ai compris. Mes parents veulent discuter des, euh… préparatifs avec
nous cet après-midi. Je ne sais pas quoi faire. C’est certainement parce que
mon père pense que j’attends un enfant. Il a réussi à tirer les ficelles.
L’image de son père en méchant marionnettiste, avec Alessia et moi
comme pantins, me vient à l’esprit et me fait rigoler.
— On dit plutôt : « Il a fait jouer ses relations. »
Elle répète l’expression avec un petit rire timide.
— Ça ne te gêne toujours pas que je corrige ton anglais ?
— Jamais.
OK. On passe au Plan A. C’est parti.
— Partons. Tu n’es pas obligée de rester ici. Tu es une adulte. Tu ne dois
rien à ton père – quoi qu’il en pense. On peut aller à Tirana, te demander un
passeport et t’obtenir un visa. Puis on prendra l’avion pour la Grande-
Bretagne. On se mariera là-bas. Et tes parents pourront nous rejoindre pour
la cérémonie.
Les yeux d’Alessia s’ouvrent en grand. Plusieurs émotions traversent son
visage. L’espoir semble l’emporter, et je devine qu’elle a elle-même
envisagé cette possibilité. Puis ses traits se décomposent. Je la prends dans
mes bras.
— On trouvera bien une solution, dis-je en embrassant ses cheveux.
Elle lève les yeux vers moi, et j’ai l’impression qu’elle est tiraillée par
l’envie de me demander quelque chose, sans en trouver le courage.
— Quoi ?
— Non, rien.
— Quoi ?
Elle déglutit.
— Ma mère.
— Quoi, ta mère ?
— Je ne peux pas la laisser ici avec lui.
— Tu veux l’emmener ?
— Oui.
Merde.
— D’accord. Si c’est ce que tu souhaites.
Alessia paraît stupéfaite.
— Tu es d’accord ?
— Oui.
Elle s’illumine comme un sapin de Noël, comme si tous ses chagrins
s’étaient envolés, et se jette à mon cou.
— Merci. Merci. Merci, halète-t-elle entre ses baisers, en riant et en
pleurant à la fois.
Oh, ma belle.
— Ne pleure pas. Je ferais n’importe quoi pour toi. Tu devrais le savoir.
Je t’aime. (J’essuie ses larmes en caressant son visage.) Et on trouvera bien
une solution. On mettra au point un plan.
Ses yeux pleins d’adoration me contemplent comme si j’avais toutes les
réponses aux éternelles questions de l’univers, et une chaleur se répand
dans ma poitrine. Sa confiance et sa foi en moi me déroutent mais bon sang,
qu’est-ce que c’est bon.
Et je sais que, pour elle, je ferais n’importe quoi.
2

Il fait nuit dehors lorsque je titube vers mon lit. Je tente d’arracher mon
pull. Il me résiste et finit par avoir le dessus.
— Merde !
Je m’effondre sur le matelas et fixe le plafond d’un œil vaseux. Oh mon
Dieu. Pourquoi ai-je bu autant ? Après un après-midi de préparatifs de
mariage que j’ai passé à me contenir, le raki a été une erreur. La chambre
tangue, et je ferme les yeux en priant pour m’endormir.

J’émerge d’un sommeil sans rêves. Tout est silencieux. Et lumineux.


Non. Aveuglant. Je serre très fort les paupières, puis les rouvre prudemment.
La douleur me transperce le cerveau avec la précision d’un rayon laser. Je
les referme aussitôt.
Eh merde. J’ai la tête dans le cul.
Je remonte la couverture sur mes yeux pour bloquer la lumière et je tente
de me rappeler où je suis, qui je suis, et ce qui s’est passé hier soir.
Il y a eu du raki. Beaucoup de raki. Le père d’Alessia a été
excessivement généreux en me servant le poison local. Je gémis en pliant
mes doigts et mes orteils, ravi de constater qu’ils fonctionnent toujours. Je
tends le bras à côté de moi. Le lit est vide.
Pas d’Alessia.
J’ouvre lentement les yeux. Ignorant le coup de poignard qui me
transperce le lobe frontal, j’inspecte la chambre. Je suis seul, mais mon
regard exténué se pose sur la petite lampe en forme de dragon sur la table
de chevet. Alessia a dû la rapporter de Londres. Cette pensée me touche.
Alors, elle est venue ici ? La nuit dernière ?
Je me rappelle vaguement qu’elle m’a rejoint, et peut-être déshabillé. Je
soulève les couvertures. Je ne porte qu’un slip. Donc, en effet, elle a dû me
dévêtir.
Merde. Je suis tombé dans les vapes et je n’ai aucun souvenir de son
passage.
Pourquoi ai-je laissé son père me faire boire autant ? A-t-il voulu se
venger parce que j’ai couché avec sa fille ? Et que s’est-il passé ? Des
bribes de la journée d’hier me reviennent malgré mon mal de crâne. Alessia
et moi avons discuté du mariage avec ses parents. Je ferme les yeux et
j’essaie de me souvenir des détails.
D’après ce que j’ai pu comprendre, nous nous écartons des traditions
albanaises en célébrant le mariage en une seule journée, plutôt qu’en
plusieurs. D’abord parce que je suis britannique et que je n’ai ni famille ni
maison ici, ensuite parce que tout doit être organisé à la dernière minute
puisqu’Alessia « attend un enfant ». Demachi m’a adressé un regard furieux
en bafouillant ces mots, et Alessia, rougissant furieusement, a dû me les
traduire.
Je soupire. Peut-être devrions-nous avouer notre mensonge. Peut-être
qu’il ferait marche arrière. Qu’il me laisserait la ramener en Grande-
Bretagne pour l’épouser là-bas.
La cérémonie et la fête doivent avoir lieu samedi et débuteront à l’heure
du déjeuner. Encore une rupture avec la tradition, mais comme je suis
hébergé par la famille de la mariée, ça tombe sous le sens, d’après ce qu’ils
m’ont dit. En plus, l’officier d’état civil a un autre mariage à célébrer dans
la soirée.
Les Demachi recevront les invités chez eux, et M. Demachi m’a demandé
si mes proches assisteront au mariage. Je l’ai vite fait déchanter. Ma mère
est sans doute à New York et elle n’arriverait pas à temps, et ma sœur, qui
est médecin, ne pourra pas poser de journées de congé au dernier moment.
Je les ai rassurés : nous organiserons une cérémonie à Londres une fois de
retour en Grande-Bretagne. Mes excuses ont semblé apaiser le vieux bouc.
Je ne crois pas que ma famille approuve ce mariage précipité, et je ne veux
pas leur donner l’occasion de poser des objections, ou d’en remettre en
cause la légitimité. J’espère toutefois que mon sparring-partner d’escrime,
Joe Diallo, se joindra à nous pour que je l’aie auprès de moi avec Tom
Alexander. Ce sont mes plus vieux amis. Ça compte tout de même.
J’ai proposé de tout payer mais mon beau-père a refusé d’un air outré.
Qu’est-ce qu’il est fier !
Il n’en était pas question. Je le soupçonne d’aimer les drames. J’ai
suggéré un compromis et nous sommes tombés d’accord : je fournirai
l’alcool. Cependant ça m’ennuie qu’il fasse des frais si Alessia et moi
décidons de ne pas nous marier ici.
Et puis merde. C’est son problème.
Il y avait aussi une histoire d’alliances…
Des alliances ! Il faut que j’achète des alliances ! Devrais-je les acheter
ici ?
Quand je m’assois, j’ai le vertige. Une fois que ma tête s’arrête de
tourner, je titube et j’enfile mon jean pour aller retrouver ma future épouse.
Ce dont je me souviens, c’est qu’aujourd’hui nous mettons notre plan à
exécution. Alessia et moi nous rendons au commissariat pour demander un
nouveau passeport, puis à la mairie pour notre rendez-vous avec l’officier
d’état civil qui doit célébrer notre mariage, pour savoir si ce que Demachi a
organisé est bel et bien légal.
Ouais. Voilà le plan.
Je prends mon téléphone. Caroline m’a laissé deux textos la nuit dernière.

Où es-tu ? Tu l’as trouvée ?


Appelle-moi. Je m’inquiète pour toi.

Étonné de constater que mes pouces coopèrent, je lui écris en vitesse,


sachant qu’elle enverra sans doute une équipe de recherche si je ne réponds
pas.

Tout va bien. Je l’ai trouvée. Je t’appelle plus tard.


Elle va péter un plomb lorsqu’elle apprendra que je me marie, je le sens.
Il vaudrait peut-être mieux ne rien lui dire avant de la voir.
Trouillard.
Je me frotte les tempes pour tenter de calmer la tempête qui fait rage sous
mon crâne. Si je l’annonce à Caroline, je vais devoir en parler à Maryanne
et à ma mère, et il s’agit là d’une conversation que je préfère éviter, surtout
avec la gueule de bois. Je ne suis pas encore prêt. Je dois savoir où Alessia
et moi en sommes d’un point de vue juridique, puis peut-être que j’en
toucherai un mot au Vaisseau-mère. Ou j’attendrai la veille du jour
fatidique.
Je passe un tee-shirt et mets mon téléphone dans ma poche. Tout ça peut
attendre ; il me faut une aspirine et du café, de préférence dans cet ordre.

Alessia et sa mère boivent leurs cafés, assises à table.


— Mama, tu as ma carte d’identité ?
— Bien sûr, mon cœur. Je l’ai gardée précieusement après ton départ.
Alessia est prise de court. Sa gorge se serre douloureusement. Elle tend la
main pour presser celle de Shpresa.
— J’ai souvent pensé à toi pendant que j’étais là-bas, commence-t-elle, la
voix rauque d’émotion. Je n’avais aucune photo et pas de téléphone. Ces
hommes… Ils m’ont tout pris. Même mon passeport. Heureusement que je
t’ai laissé ma carte d’identité, parce qu’il me faut un nouveau passeport.
— Je te la donne tout à l’heure. Je suis heureuse que l’égratignure sur ton
visage soit presque guérie. Et que tes bleus s’estompent.
Ses lèvres se pincent tandis qu’elle examine sa fille.
— J’aimerais flanquer une bonne raclée à Anatoli Thaçi !
Alessia sourit.
— Et moi te voir faire.
Elle lâche la main de sa mère et la dévisage, anxieuse. C’est le moment.
Elle tente d’aborder le sujet depuis qu’ils en ont discuté hier avec Maxim.
— J’ai quelque chose à te demander.
— Oui, ma fille ?
Alessia déglutit, et le discours soigneusement préparé qu’elle a répété
tant de fois dans sa tête s’assèche sur sa langue.
— Alessia, qu’est-ce qu’il y a ?
— Viens avec nous, lâche Alessia, soudain incapable de dire ce qu’elle
avait prévu.
— Quoi ?
— Viens avec Maxim et moi en Angleterre. S’il te plaît. Rien ne t’oblige
à rester avec lui.
Shpresa inspire brusquement en écarquillant les yeux.
— Quitter Jak ? s’exclame-t-elle, consternée.
— Oui.
Sa mère se cale sur sa chaise et dévisage Alessia, bouche bée.
— C’est mon mari, ma fille. Je ne vais pas le quitter.
Ce n’est pas ce qu’Alessia espérait entendre.
— Mais il n’est pas gentil avec toi, proteste-t-elle. Il est violent. Comme
Anatoli. Tu ne peux pas rester.
— Alessia, il n’est pas comme Anatoli. J’aime ton père.
— Quoi ?
Le monde d’Alessia bascule sur son axe.
— Ma place est avec lui, tranche Shpresa.
— Pourtant tu m’avais dit que l’amour, c’était pour les idiots.
Le regard de sa mère s’adoucit et un petit sourire nostalgique se dessine
sur ses lèvres.
— Alors je suis une idiote, mon cœur. Nous avons des hauts et des bas, je
sais. Comme tous les couples…
— J’ai vu tes bleus, Mama ! S’il te plaît. Viens avec nous.
— Ma place est auprès de lui. Je suis chez moi, ici. J’y ai ma vie. Il n’y a
rien pour moi dans un pays que je ne connais pas. En plus, depuis que tu es
partie, il est plus attentionné. Il s’en veut, je crois. Il pense qu’il t’a poussée
à t’enfuir. Il était tellement soulagé quand nous avons eu de tes nouvelles.
Alessia est sous le choc. Ce n’est pas du tout ainsi qu’elle imaginait son
père, ni d’ailleurs la relation de ses parents.
— Tu vois, mon cœur, dit sa mère en tendant la main pour prendre celle
d’Alessia, c’est la vie que je connais. Ton père m’aime. Baba t’aime aussi.
Il ne le montre peut-être pas comme dans les séries américaines – et je vois
qu’avec ton promis, c’est différent. Mais voilà comment ça se passe dans
notre maison. Ici, je suis chez moi, et il est mon mari.
Elle hausse les épaules, puis serre plus fort la main d’Alessia pour
exprimer la vérité de ses paroles à travers la pression de ses doigts. Alessia
a la tête qui tourne. Elle s’était toujours figuré que sa mère était
malheureuse avec son père.
S’est-elle trompée ? A-t-elle mal jugé leur relation ?

Debout, j’observe la mère d’Alessia lui parler d’une voix basse et


pressante. Elles sont assises à table – le lieu de l’agression au raki de M.
Demachi –, en grande conversation. Mais les coups de marteau dans mon
cerveau ont besoin de médicaments. Lorsque j’entre en titubant, je les fais
sursauter toutes les deux, avant de m’écrouler sur une chaise.

Shpresa lâche la main d’Alessia.


— On en reparlera plus tard. Mais ma décision est prise, ma douce. Je ne
quitte pas mon mari. Je l’aime. À ma façon. Et il m’aime et a besoin de
moi.
Elle adresse un sourire bienveillant à Alessia, puis se tourne vers Maxim.
— Ton comte, il a trop bu hier soir. Va lui chercher une aspirine. Je lui
prépare du café.
Alessia regarde sa mère, anxieuse, surprise et déroutée.
— Oui, Mama. On en discutera à un autre moment.
Toujours estomaquée par la réponse de sa mère, elle se tourne vers
Maxim, la tête entre les mains, et se radoucit.
— Je crois que mon fiancé n’est pas habitué au raki.
— J’ai compris le mot raki, grogne Maxim, la voix rauque, en la
regardant d’un œil vaseux.
Alessia lui sourit.
— Je vais te chercher des cachets.

Je me penche vers elle.


— Merci de m’avoir mis au lit hier soir.
Je chuchote tandis que sa mère s’affaire à préparer le café.
— C’était intéressant. (Elle s’arrête pour vérifier que Shpresa ne puisse
pas l’entendre.) Très amusant de te déshabiller.
J’inspire brusquement alors qu’elle se redresse pour tirer une trousse de
secours du garde-manger. Lorsqu’elle se retourne, ses yeux sombres et
provocants trouvent les miens. Un sourire discret et timide illumine son
visage. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Ma chérie m’a retiré mes
vêtements, et j’étais ivre mort. Merde. Quelle occasion perdue. Pourtant elle
ne me juge pas, et maintenant elle prend soin de moi. C’est une nouvelle
expérience, très instructive, et je l’en aime d’autant plus. Personne n’a
jamais fait ça pour moi depuis que je suis adulte – sauf Alessia, lorsqu’elle
m’a mis au lit après cette longue route vers les Cornouailles. Elle est
gentille, attentionnée et… sexy, surtout en jean moulant.
Je suis un mec chanceux.
Je tente un large sourire mais j’ai la tête qui cogne, ce qui me rappelle
que c’est son père qui m’a infligé cette cuite – je n’ai bu cette boisson
infecte que par politesse. Alessia place deux comprimés et un verre d’eau
devant moi.
— C’est mon père qui t’a fait ça, je sais. Et notre raki local. Fabriqué ici,
à Kukës.
— Je vois. (Ainsi, c’était bien sa vengeance !) Merci.
— Tout le plaisir est pour moi.
Elle m’adresse un sourire coquin, je me demande si elle parle des cachets
ou du fait de m’avoir déshabillé. J’avale les aspirines en me demandant si
Tom et Thanas sont dans le même état que moi.
Après nos longues discussions d’hier, et une fois les préparatifs du
mariage supposément réglés, Mme Demachi et Alessia ont préparé un
copieux repas et gentiment invité mon ami Tom, notre interprète Thanas et
Drita, sa petite amie. Pendant qu’elles cuisinaient, Alessia m’a appris
quelques mots en albanais – s’il vous plaît et merci.
Elle a beaucoup rigolé de ma prononciation. C’est toujours un plaisir de
l’entendre rire.
La mère d’Alessia était dans son élément, heureuse que sa maison soit
pleine d’invités, même si elle n’a pas dit grand-chose. Elle a laissé la parole
à son mari, qui nous a régalés de récits des turbulentes années 1990, quand
l’Albanie est passée du communisme à la démocratie. C’était fascinant – sa
famille a été victime d’une terrible escroquerie qui leur a fait perdre tout
leur argent. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés à Kukës durant cette période
sombre. Tout en parlant, il versait sa gnôle d’une main généreuse mais
lourde. Tom et Thanas ont bu autant que moi, j’en suis sûr. Ils doivent nous
rejoindre à la mairie, à condition d’avoir survécu à l’Épreuve du raki. Je
consulte ma montre. J’ai une heure pour me remettre d’aplomb.

La mairie est un immeuble moderne et banal à quelques pas de l’hôtel


Amerika où logent Tom et Thanas. Main dans la main, Alessia et moi les
attendons à l’accueil et, malgré la sourde migraine qui persiste, je ne peux
m’empêcher de sourire. Alessia est si joyeuse depuis notre passage au
commissariat tout à l’heure qu’elle illumine ce hall sinistre. Son nouveau
passeport sera prêt vendredi – j’ai payé pour un service express – et elle
jubile tellement qu’on croirait que j’ai attrapé la lune au lasso pour elle. Et
il est vrai que le fait qu’Alessia ait un passeport nous offre davantage
d’alternatives.
— Rien qu’à te voir aussi gaie, ça soulage mon crâne.
Je tente de garder mon sérieux, en vain. Elle fait vraiment plaisir à voir.
— Je pense que ce sont plutôt les cachets que je t’ai donnés.
— Non. C’est toi.
Elle rit en m’adressant une œillade. Je lui prends la main pour effleurer
ses doigts de mes lèvres. Mon Dieu, qu’est-ce que j’aimerais l’arracher à
cette petite ville terne.
Bientôt, mec. Bientôt.
Tom et Thanas font leur apparition. Thanas a la même tête que moi –
débraillé, avec la gueule de bois. Mais Tom est tout pimpant, le salaud.
Manifestement, le raki lui convient.
— Dis donc, Trevethick, tu as vraiment une sale tronche. Qu’est-ce qu’on
fout ici ? demande-t-il.
— On est en retard, je suis désolé, marmonne Thanas. J’ai dû emmener
Drita prendre le car pour Tirana. Il faut qu’elle retourne à la fac.
— On doit parler au fonctionnaire qui va nous marier.
— L’officier d’état civil. Je vais demander dans quel bureau on doit aller,
dit Thanas en se dirigeant vers l’accueil pour faire la queue.
Alessia le rejoint.
— Alors, souffle Tom d’un air de conspirateur, je ne t’ai pas encore
félicité, pour le bébé.
Le bébé ?
Dans mon état lamentable, je mets un moment à comprendre. J’éclate de
rire et m’arrête aussitôt, j’ai l’impression que ma tête va exploser.
— Alessia n’est pas enceinte. Elle a raconté ça à son père pour ne pas
être forcée d’épouser ce branleur d’Antonelli, Anatoli, je ne sais plus
comment il s’appelle.
— Ah, soupire Tom, l’air soulagé. J’aime mieux ça. Trop tôt dans votre
histoire pour avoir des gosses.
Il se penche vers moi tout en guettant Thanas et Alessia et me souffle :
— Du coup, tu n’es pas obligé de l’épouser, vieux.
Pour l’amour du ciel.
— Tom, dis-je d’un ton comminatoire, on a déjà eu cette conversation.
Pour la dernière fois, j’aime Alessia et je veux qu’elle soit mon épouse. Tu
comprends ?
— À vrai dire, non. C’est une très belle fille, d’accord, mais je n’arrive
pas à imaginer que vous ayez grand-chose en commun. Enfin bon, le cœur a
ses raisons…
Je ne suis pas d’humeur à discuter. Lorsqu’il me voit froncer les sourcils,
il lève la main, conciliant. Je pousse un soupir.
— Est-ce que je dois contenter le vieux bouc et l’épouser à Kukës ? Ou
attendre d’être rentré en Grande-Bretagne ? Je suis coincé ici jusqu’à ce
qu’elle ait son passeport et son visa, et je ne la laisserai pas seule.
Je jette un coup d’œil à Alessia. Elle attend patiemment à côté de Thanas,
qui parle à la réceptionniste.
— Eh bien, dit Tom, si c’est ce que tu veux, je pense que tu devrais jouer
le jeu. C’est une cérémonie civile à la mairie. Tu feras plaisir au vieux, puis
tu pourras filer avec sa fille pour faire les choses en règle à Londres, en
Cornouailles ou dans l’Oxfordshire, comme il te plaira. (Il fronce les
sourcils.) Si c’est possible.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas si tu peux épouser la même femme plus d’une fois,
vieux. Je suis sûr qu’il y a des règles. Tu dois faire quoi, ici ?
— Montrer mon passeport, apparemment c’est tout, même si ce n’est pas
ce qu’indique le site officiel du gouvernement.
Le front de Tom se plisse à nouveau.
— Tu crois qu’il y a quelque chose qui cloche ?
Je hoche la tête.
— Mais on y verra plus clair avec Thanas. Tu peux rester dans les
parages jusque-là ? Histoire de… nous donner un coup de main ?
— Évidemment, Trevethick. Je ne raterais ce mélodrame pour rien au
monde.
— Mélodrame ?
Mon cuir chevelu picote. A-t-il deviné que nous risquons de nous enfuir ?
— Tu es venu jusque dans ce trou perdu pour sauver ta belle. Si ce n’est
pas la définition même du mélo, je ne sais pas ce que c’est.
J’éclate de rire. Il n’a pas tort.
— Et, euh… tu veux bien être mon témoin ?
Tom en reste momentanément sans voix, et lorsqu’il la retrouve, elle est
rauque.
— Ce sera un honneur pour moi, Maxim.
Il me tape dans le dos. Thanas et Alessia nous rejoignent.
— Par ici, dit Thanas, et nous le suivons jusqu’à l’étage.
D’après la plaque en laiton sur son bureau, l’officier d’état civil qui doit
nous marier s’appelle F. TABAKU. Il a le même âge que Demachi, porte le
même costume noir et affiche la même expression impénétrable. Il se lève
lorsque nous entrons dans son bureau, accueille Alessia cordialement,
m’adresse un bref signe de tête, et nous fait signe de prendre place autour
d’une petite table.
Thanas traduit : Tabaku doit voir une copie du certificat de naissance
d’Alessia, sa carte d’identité et mon passeport. Je l’extirpe de mon manteau
et l’ouvre à la bonne page, tout en comprenant que moi aussi, il va me
falloir un nouveau passeport. Pour l’instant, le mien est au nom de
l’Honorable Maximillian John Frederick Xavier Trevelyan.
Nous lui remettons nos documents. Il ne jette qu’un rapide coup d’œil à
ceux d’Alessia. Mon passeport est examiné plus minutieusement. Tabaku
fronce les sourcils et dit quelque chose à Thanas. Alessia s’interpose.
— Vëllai I Maksimit ishte Konti. Ai vdiq në fillim të janarit. Maksim
trashëgoi titullin, po nuk ka pasur ende mundësi të ndryshojë pasaportën.
Tabaku semble se satisfaire des explications d’Alessia et se dirige vers
une petite photocopieuse. Pendant qu’il fait des copies, je demande à
Alessia :
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Que tu avais… hérité de ton titre depuis peu de temps.
Il se tourne et s’adresse à nous deux. Thanas traduit :
— Les époux, lorsqu’ils se marient, ont le droit de garder l’un de leurs
noms de famille comme nom de famille commun, ou de garder chacun le
leur. Vous devez décider.
Je me tourne vers Alessia.
— Que veux-tu faire ?
— J’aimerais prendre ton nom.
Je souris, satisfait.
— Très bien. Alessia s’appellera donc Alessia Trevelyan. Son titre
officiel sera Alessia, très honorable comtesse de Trevethick.
— S’il vous plaît, notez-le, traduit Thanas.
Je m’exécute sur le bloc-notes qu’on me fournit. Tabaku répond, et
Thanas m’explique :
— Je vais inscrire Alessia Demachi-Trevelyan. Il n’y a rien sur votre
passeport qui indique le nom de Trevethick.
— C’est parfait, dis-je en me tournant vers Thanas. Posez-lui la question
au sujet du certificat de non-empêchement que je suis censé fournir.
Thanas parle, et Alessia me regarde d’un air anxieux. L’officier d’état
civil ouvre de grands yeux et crache une réponse à Thanas, qui se tourne
vers moi.
— Il dit que comme l’affaire est urgente (il jette un coup d’œil à Alessia),
il accélère la procédure. Il a le pouvoir de le faire dans des circonstances
spéciales. Le père d’Alessia est un bon ami, un ami de confiance, et c’est
pour ça qu’il lui rend ce service.
L’officier d’état civil poursuit de sa voix grave, sans me quitter des yeux,
et je me rends compte qu’il fait une énorme faveur à Demachi, et donc à
nous.
— Et le mariage sera légal. Vous n’avez pas besoin de faire d’autres
démarches, traduit Thanas. Vous aurez un certificat de mariage.
— Et si nous voulons nous marier dans les règles, avec toutes les
formalités ? demandé-je.
Tabaku se rassoit, nous rend nos documents et répond à la question de
Thanas :
— Cela prendra entre deux et trois mois.
— D’accord. Je vois. Merci.
Même s’il nous fait une faveur, je ne suis pas à l’aise. J’ai l’impression
que tout ça, c’est une embrouille, et cette pensée me perturbe.
L’officier d’état civil dit quelque chose à Alessia et à Thanas. Alessia
hoche la tête et se met à lui parler en albanais. J’interroge Thanas du regard.
— Il veut connaître votre profession, votre lieu de résidence, et où vous
vivrez une fois mariés.
Ma profession ! Je donne à Thanas mon adresse à Chelsea et lui dis que
c’est là que nous habiterons. Alessia me jette un coup d’œil et sourit
timidement.
— Et votre profession ? demande Thanas.
Les mots de mon père, lorsqu’on lui posait la question, me reviennent
opportunément en tête.
— Fermier et photographe.
Certes, ce n’est pas toute la vérité. Maintenant, je suis propriétaire terrien
et PDG de Trevethick Estate.
— Et DJ, ajoute Tom de façon assez déplacée.
Quand je lui lance un regard noir, il s’explique.
— Vous savez, il fait tourner les platines. (Il mime l’action.) Et pair du
royaume, évidemment. Lourde est la tête qui porte la couronne, et tout, et
tout.
— Merci, Tom.
J’ignore Alessia qui retient un rire, tandis que Tabaku prend des notes. Il
pose son stylo-bille sur son bloc et, se calant sur sa chaise, s’adresse à
Alessia et moi.
— Il a tout ce qu’il lui faut pour rédiger le contrat, indique Alessia.
Je lui prends la main.
— C’est tout ?
— Oui.
— Très bien. On rentre à l’hôtel pour décider de ce qu’on va faire.
Elle acquiesce. Je me lève et adresse un bref signe de tête à Tabaku.
— Merci.
Thanas traduit sa réponse.
— Je vous verrai samedi après-midi. Et vous devez choisir deux témoins.
Des témoins ? Disons plutôt des complices.

Alessia ne sait comment jauger l’humeur de Maxim – ou deviner ce


qu’il fera. Il est resté sombre et silencieux sur le chemin de l’hôtel Amerika.
Est-il en colère ? Veut-il encore s’enfuir ? Ils sont assis au bar, une première
pour elle dans son pays natal, et elle se demande ce qu’il pense. Tom et
Thanas sont remontés dans leurs chambres. Elle est donc seule avec lui. Il
lui prend la main, l’air pensif.
— Je suis assez mécontent de devoir me plier en quatre juste pour apaiser
l’ego de ton père.
— Je sais. Je suis désolée.
Elle contemple la table sans savoir que répondre. Elle ne peut s’empêcher
de penser qu’elle est responsable. Si seulement elle n’avait pas menti au
sujet de sa grossesse. Mais son père l’aurait peut-être obligée à épouser
Anatoli.
— Hé, pour l’amour du ciel, ce n’est pas ta faute, dit Maxim en lui
pressant la main pour la rassurer.
Elle le regarde dans les yeux et elle est soulagée de n’y lire que sa
préoccupation.
— Je ne veux pas me bagarrer avec ton père, même si j’aurais préféré
qu’il ne nous mette pas dans cette position. Je sais qu’il pense bien faire.
Alessia acquiesce, étonnée de constater à quel point il prend leur
situation au sérieux. Il veut que leur mariage soit authentique. Sa mâchoire
est crispée, son expression grave, ses yeux d’un vert brillant. Elle déteste le
voir aussi perturbé.
— À ton avis, qu’est-ce qu’on doit faire ? demande-t-elle.
Maxim secoue la tête puis sourit ; il est éblouissant, à couper le souffle.
C’est vraiment le plus bel homme que j’aie jamais vu.
— Eh bien, tant que tu n’as pas reçu ton passeport et ton visa, nous
sommes coincés ici, et je ne pars pas sans toi. Donc, si tu n’as pas
d’objections, je pense qu’il faut jouer le jeu.
Alessia réfléchit. Il s’est résigné au mariage. Est-ce vraiment ce qu’elle
veut ?
— Tu te sens pris au piège ? murmure-t-elle.
— Non. Oui. Enfin pas comme tu le penses. Je suis venu ici pour te
demander de m’épouser. Tu as accepté, et au fond, ton père fait de ce désir
une réalité.
Alessia hoche la tête.
— Tu as raison. Je pense aussi que ça aidera ma mère que nous restions
ici pour la cérémonie.
— Ah ?
— Elle ne veut pas venir en Angleterre avec nous. Elle préfère rester ici
avec lui. Je ne comprends pas pourquoi. Mais je pense qu’il serait fâché si
nous partions, et il pourrait…
Elle ne termine pas sa phrase. Elle a trop honte de ce que son père
pourrait faire à sa mère.
Maxim la dévisage, l’air résolu.
— C’est un argument de poids pour aller jusqu’au bout. Pour elle autant
que pour nous.
Alessia pousse un soupir de soulagement.
— Je trouve aussi.
Il sourit.
— Du coup, je me sens mieux.
— Oui. Moi aussi. Je crois que c’est la bonne décision pour elle.
— Et la bonne décision pour toi ? lui demande-t-il.
— Oui, répond-elle avec conviction. Ça signifie que ma famille ne perdra
pas… euh… la face auprès de la communauté.
Maxim semble satisfait.
— Bon. Très bien. Alors la décision est prise.
Alessia se sent plus légère – le poids des attentes de son père s’est
dissipé. Comme il a été facile pour eux de se mettre d’accord. Leur vie de
couple ressemblera-t-elle à cela ? Elle l’espère.
— Et maintenant, j’ai beaucoup à faire, dit Alessia.
— Ouais. Je vais prendre le reste de mes affaires dans la chambre de Tom
et on rentre. J’ai quelque chose pour toi.
— Oh ?
— Oui, répond-il en souriant.
Plusieurs voitures sont garées dans l’allée lorsque nous arrivons à la
maison.
— Zot ! dit Alessia en se tournant vers moi. Ma famille. Les femmes.
Elles sont là.
— Ah.
C’est tout ce que je trouve à répondre.
— Oui. Elles vont vouloir te rencontrer. (Elle fait la moue.) Et moi qui
pensais, euh… configurer ce téléphone.
Elle brandit la boîte de l’iPhone que je lui ai remise à l’hôtel. Je lui
adresse une moue compatissante. Elle soupire, déçue.
— Je m’en occuperai plus tard. Les femmes se rassemblent. C’est
toujours comme ça chez nous quand il y a un mariage. Et elles vont vouloir
t’examiner.
— M’examiner ? (Je ricane.) Eh bien, j’espère que je ne les décevrai pas.
Malgré notre ton badin, je sens la panique monter, sans trop savoir
pourquoi.
— Ne t’en fais pas.
Un sourire timide se dessine sur les lèvres d’Alessia.
— Ah ouais ?
— Ouais. Et je te protégerai d’elles. Je suis là.
Je ris à nouveau, et nous descendons de la Dacia. Alessia me prend par la
main et nous entrons ensemble. Je me déchausse, tout comme Alessia, et
nos chaussures rejoignent les autres éparpillées dans l’entrée.
— Prêt ? me demande Alessia.
J’acquiesce et inspire profondément. Nous nous dirigeons vers le
bourdonnement qui s’élève de la salle de séjour.
Lorsqu’elle nous aperçoit, Shpresa annonce – je suppose – notre arrivée
d’une voix retentissante. Plusieurs paires d’yeux se tournent vers nous et le
niveau sonore augmente de façon exponentielle. Il doit y avoir au moins
une douzaine de femmes, de quinze à cinquante ans, rassemblées dans la
pièce. Elles se précipitent sur nous. Les plus âgées ressemblent un peu à
Mme Demachi, mais sont vêtues de façon plus traditionnelle, avec des
fichus sur la tête et des jupes larges. Les jeunes portent des vêtements
décontractés. Alessia serre ma main et se met à me présenter, tandis que ses
parentes l’étreignent et l’embrassent. Elle réussit à ne pas me lâcher quand
elles m’embrassent à mon tour. Apparemment, elles sont ravies de faire ma
connaissance. Seules les deux plus jeunes parlent anglais couramment.
Au bout de quinze minutes à sourire en permanence, au point d’avoir des
crampes aux joues, je réussis à m’extirper sous prétexte d’avoir des coups
de fil à passer, et je me réfugie dans la chambre d’amis.

Alessia est débordée par l’empressement de ses tantes et de ses


cousines. Il est si beau. Où étais-tu passée ? Nous pensions que tu allais
épouser Anatoli Thaçi. C’est un comte ? Montre-nous ta bague. Tellement
européenne. Il est riche ? Les questions fusent, et Alessia s’en sort avec
l’aide de sa mère.
— Je ne voulais pas épouser Anatoli, dit-elle aux femmes, qui
s’accrochent à ses moindres paroles.
Des exclamations consternées retentissent. La sœur de son père claque la
langue, en signe de désapprobation.
— Mais la besa de ton père ?
— Il n’était pas pour moi, répond Alessia en relevant le menton d’un air
de défi.
— Alessia a pris le cœur d’un homme très bien. Elle est amoureuse. Elle
sera heureuse, déclare sa mère. En plus, il est venu d’Angleterre pour
demander sa main.

Je pose ma valise sur le lit et tire mon téléphone de ma veste, soulagé


de ne plus être scruté par toutes ces femmes que j’entends encore papoter et
rire au-dessus de ma tête à travers le plafond.
Tout d’abord, j’appelle Oliver, le directeur général de Trevethick Estate.
— Milord – Maxim, je veux dire. Comment allez-vous ? Où êtes-vous ?
Je le mets vite au courant.
— … et on aura besoin très rapidement d’un visa pour Alessia. Faites-le
savoir à Rajah. Alessia et moi, on va se marier.
— Oh ! Euh… félicitations. C’est pour quand ?
— Merci. Ce samedi.
J’entends Oliver s’étrangler. Son silence est éloquent. Je le romps.
— Oui. C’est assez soudain, je sais.
— Souhaitez-vous publier un faire-part dans le Times ?
— Ça se fait encore ? demandé-je, incrédule.
— Oui, milord. Surtout pour un pair du royaume.
Il paraît désapprobateur.
— Étant donné les circonstances, mieux vaut passer l’affaire sous silence.
Pas de faire-part. Pouvez-vous donner les clés de mon appartement à Joe
Diallo ? Il viendra les chercher.
Du moins, je l’espère.
— Bien entendu, souffle Oliver, encore sous le choc. J’appelle Rajah
pour le visa.
— Merci.
— J’ai également eu des nouvelles de Scotland Yard. Les assaillants
d’Alessia ont été inculpés pour trafic d’êtres humains.
Tant mieux.
— Ils n’ont pas été libérés sous caution. Ils présentent un risque de fuite,
et je crois que d’autres individus ont également été inculpés.
— J’en suis ravi. Et soulagé.
J’espère qu’Alessia ne sera pas appelée pour témoigner. Ça pourrait être
délicat. Même si d’ici là elle sera mon épouse.
On verra ça, mec. Chaque chose en son temps.
— Et les affaires du domaine, quoi de neuf ? dis-je, pour changer de
sujet.
Oliver m’informe de ce qui se passe chez nous. Heureu­sement, pas
grand-chose.
— Je vous ai envoyé deux ou trois mails auxquels vous devriez jeter un
coup d’œil, mais rien de sérieux.
— Merci, Oliver.
— Milord… euh… tout va bien ?
Je passe la main dans mes cheveux et j’éprouve la même sensation de
panique qu’au moment d’entrer dans la maison. Je ne veux pas lui dire que
mon mariage sera peut-être illégal. Je gérerai ça plus tard, une fois de retour
en Grande-Bretagne.
— Oui, tout va bien.
— D’accord. Je vous tiens au courant des avancées de Rajah pour le visa.
Ensuite, j’appelle mon ami et sparring-partner Joe Diallo.
— Frère, tu es où ?
— En Albanie. Je me marie. Samedi.
— Tu te fous de ma gueule ? Ce samedi ?
— Ouais. Tu peux venir ?
— T’es sérieux, mon pote ?
— Oui.
— Ta bonne ? couine-t-il, plusieurs octaves au-dessus de sa voix
normale, ce qui me pousse à lever les yeux au ciel.
— Oui, fais-je, exaspéré.
— Tu es sûr que c’est la femme de ta vie ?
Je soupire.
— Oui, Joe.
— OK, dit-il, d’une voix pleine d’incertitude. Je vais regarder les vols.
— Tu peux arriver vendredi ? Et m’apporter un de mes costumes ?
Il soupire.
— Il n’y a que pour toi que je ferais ça, mon pote.
— Tu vas devoir aller aussi chez Boodles pour moi.

On frappe à la porte. Alessia s’extirpe de la foule pour voir qui arrive.


Elle est ravie de retrouver ses proches mais reconnaissante de cette petite
diversion, qui lui permet de souffler un peu. Elle avait oublié ce que c’était
que d’être entourée de sa famille curieuse et bruyante.
Lorsqu’elle ouvre, elle se fige, sous le choc.
— Bonjour, Alessia.
Son sang se retire de son visage lorsqu’elle dévisage l’homme qui se tient
devant elle.
— Anatoli, articule-t-elle, la gorge serrée par l’angoisse.
3

Alessia n’arrive pas à croire qu’il ait eu l’audace de revenir chez son
père, avec son beau manteau italien et ses chaussures hors de prix. Pour
l’instant Anatoli ne fait pas mine d’entrer. Il se contente de la fixer de ses
yeux d’un bleu glacial. Puis il déglutit, comme s’il était sur le point de
parler, ou parce qu’il est nerveux ; Alessia ne sait pas. D’instinct, elle
recule d’un pas. Son cœur s’emballe et un frisson parcourt son dos, soit à
cause de sa présence, soit du froid de février.
Que lui veut-il ?
— Ne pars pas. S’il te plaît.
Il pose le pied sur le seuil pour qu’elle ne referme pas la porte et
l’implore du regard. Furieuse, Alessia retrouve son courage.
— Que veux-tu ? aboie-t-elle.
Comment ose-t-il se présenter ici ? Elle n’a aucune envie de discuter
avec lui. Elle jette un coup d’œil derrière elle pour voir si quelqu’un est
venu s’informer de ce qui se passe. Personne. Elle est seule.
— Je veux te parler.
— On s’est tout dit samedi.
— Alessia. S’il te plaît. Je suis venu… m’excuser. Pour tout.
— Quoi ?
C’est comme si tout l’air avait été aspiré de ses poumons. Elle est
stupéfaite.
— On peut discuter ? Tu me dois bien ça. Je t’ai ramenée ici.
Une bouffée de colère monte dans la poitrine d’Alessia.
— Non, Anatoli ! Tu m’as kidnappée, rugit-elle. J’étais heureuse à
Londres, et tu m’as arrachée à tout ça. Tu m’as mise dans une situation
difficile. Tu dois partir. Je n’ai rien à te dire.
— J’ai tout fait de travers. Je me suis planté. Je le comprends,
maintenant. J’ai eu le temps de réfléchir. Laisse-moi plaider ma cause. Je
t’en prie. Je ne te toucherai pas.
— Non ! Va-t’en !
— Alessia. On est fiancés ! Tu es la femme la plus belle, la plus affolante
et la plus talentueuse que j’ai jamais connue. Je t’aime.
— Non. Non. Non !
Alessia ferme les yeux pour tenter de contenir sa rage.
— Tu ne sais pas ce que c’est que l’amour. Pars, l’implore-t-elle.
Elle tente de refermer, mais le pied d’Anatoli l’en empêche. Il pose la
main sur la porte pour la retenir.
— Comment peux-tu épouser quelqu’un qui va t’emmener loin de ta terre
natale ? De notre terre natale ? Tu es albanaise jusqu’au fond de l’âme. Ta
mère te manquera. Tu ne seras jamais chez toi en Angleterre. Les Anglais
sont des snobs. Ils te mépriseront. Ils te dédaigneront. Tu ne seras jamais
acceptée là-bas.
Ses paroles déchirent le cœur d’Alessia car elles réveillent ses craintes les
plus profondes. A-t-il raison ? La famille et les amis de Maxim vont-ils la
prendre de haut ? Le regard d’Anatoli se fait plus intense. Il sent qu’elle
vacille.
— Je parle ta langue, carissima. Je te comprends. J’ai été stupide. J’ai
mal agi. Je peux changer. Tu as vécu en Occident. Tu t’attends à davantage,
et tu le mérites. Je le comprends, et je peux te donner plus. Tellement plus.
J’accepterai ton enfant. Je le traiterai comme s’il était le mien. Alessia, s’il
te plaît. Je t’aime.
Il avance d’un pas et a l’audace de prendre sa main entre les siennes en
l’implorant.
— Tu feras de moi un homme meilleur. J’ai besoin de toi, souffle-t-il.
Son désespoir se perçoit dans chacun de ses mots. Alessia arrache sa
main et soutient son regard.
— Ne t’accroche pas, Anatoli.
Elle inspire profondément, le cœur serré. Trouvant un courage dont elle
ne se savait pas capable, elle tend la main pour lui caresser la joue. Il
penche la tête contre sa paume en la couvant d’un regard ardent.
— Si tu m’aimes, ne t’accroche pas. Je ne te rendrai pas heureux. Je ne
suis pas la femme qu’il te faut.
Il ouvre la bouche – pour la contredire, sans doute – mais elle pose un
doigt sur ses lèvres.
— Non, je ne suis pas cette femme-là.
— Tu te trompes, murmure-t-il.
Alessia sent son souffle chaud et laisse retomber sa main.
— Tu dois trouver quelqu’un qui s’illumine quand tu entres dans la
pièce.
— Je l’ai trouvée, chuchote-t-il.
— Non ! Ce n’est pas moi.
— C’était le cas, auparavant.
— Il y a des siècles. Mais tu… tu m’as fait mal. Tellement mal, que j’ai
dû fuir. Je ne peux pas revenir en arrière.
Il blêmit.
— Tu n’es pas cette personne-là pour moi, reprend Alessia. Je
n’éprouverai jamais le bonheur à tes côtés.
— Je pourrais m’efforcer de devenir cette personne.
— Je l’ai déjà rencontrée, Anatoli. Je l’aime. Nous allons nous marier
cette semaine.
— Quoi ?
Il en reste bouche bée.
— S’il te plaît. Va-t’en. Il n’y a rien pour toi ici, murmure Alessia.
Il recule, incrédule, l’air effondré.
— J’espère que tu trouveras quelqu’un.
— Carissima…
— Adieu, Anatoli.
Alessia, le cœur toujours serré, referme la porte. Sa mère l’appelle.
— Alessia ? Qu’est-ce que tu fais ?
Shpresa apparaît dans le couloir.
— Rien, j’arrive.
— C’était qui ?
— Mama, donne-moi une minute.
Les sourcils froncés, Shpresa scrute sa fille, puis acquiesce et retourne
avec les autres. Alessia lâche un soupir pour expulser la peur et l’émotion
qui l’étranglent. Elle jette un coup d’œil au judas et regarde Anatoli
marcher à grands pas vers sa voiture. Il a redressé les épaules, comme un
homme déterminé plutôt que vaincu. Ce spectacle lui glace le sang. Non !
Alessia s’affale contre la porte. Elle s’attendait à tout, sauf à ça. Mais ses
paroles – ils te mépriseront – ont fait mouche. Elle met la main à sa gorge
qui se serre, comme pour repousser cette vérité, et soudain elle est prise
d’une envie irrésistible de pleurer.
Et s’il avait raison ?

J’ai déballé les quelques affaires que j’avais jetées dans mon duffle bag,
paniqué, lorsque j’avais cru ne plus jamais revoir Alessia. Je les ai rangées,
re-rangées, en sachant parfaitement que je fais tout ça pour éviter mon
prochain coup de fil.
Trouillard. Appelle-la.
Je fixe les eaux calmes du lac, le ciel gris qui se reflète dans ses
profondeurs. Ce paysage est à l’image de mon humeur. En haut, les femmes
sont encore en pleine discussion, et à en juger par leurs éclats de voix et de
rire, je sais qu’elles s’amusent. J’inspire profondément, je m’arme de
courage, j’appuie sur « Appeler » et j’attends que Caroline réponde.
Vais-je lui avouer ? Ou pas ?
— Maxim ! s’exclame-t-elle, à la fois ravie et inquiète. Comment vas-
tu ? Où es-tu ?
— Caro. Salut. Je suis à Kukës, chez les parents ­d’Alessia.
— Tu es toujours là-bas ? Je ne comprends pas. Si tu l’as retrouvée,
pourquoi est-ce que vous n’êtes pas encore rentrés, ou en route ?
— Ce n’est pas aussi simple.
— Son fiancé ?
Le Salopard.
— Euh… non.
Elle se tait en attendant que je m’explique, puis elle soupire.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Je suis pris d’une subite inspiration – et en plus, c’est la vérité.
— On attend le passeport d’Alessia.
— Ah, je vois. (Elle semble perplexe, mais reprend.) Tu ne peux pas
rentrer et retourner la chercher ?
— Surtout pas. Je ne vais pas la quitter des yeux.
— Qu’est-ce que tu es protecteur ! ricane-t-elle. Tu nous la joues
chevalier blanc ?
Je rigole, soulagé qu’elle soit redevenue caustique, comme d’habitude.
— Oui. Ça m’a pris ces derniers temps, et j’en suis le premier étonné.
— Elle doit pourtant être en sécurité, chez ses parents.
— C’est sa mère qui l’a remise aux trafiquants, même si elle ne le savait
pas.
Elle pousse un petit cri étranglé.
— Je l’ignorais. C’est affreux.
— Ouais. D’où mon besoin d’être protecteur. Enfin, assez parlé de ça. Et
toi, quoi de neuf ?
— Oh, souffle-t-elle, et je l’entends pratiquement s’effondrer.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai finalement trouvé le courage de trier les affaires de Kit.
Ma douleur ressurgit, inattendue, brutale et cruelle. J’en ai le souffle
coupé. Kit. Mon frère chéri.
— Je vois.
— J’ai mis de côté certaines choses qui pourraient te plaire, poursuit-elle
d’une voix douce, pleine de regrets. Le reste… Je ne sais pas trop quoi en
faire.
— On peut s’en occuper quand je rentrerai, lui proposé-je.
— OK. On fait comme ça. Demain, je vais m’attaquer à certains de ses
papiers.
— Bonne chance.
— Il me manque.
La douleur perce dans sa voix.
— Je sais. À moi aussi.
— Tu rentres quand ?
— La semaine prochaine, j’espère.
— Très bien. D’accord. Merci d’avoir appelé. Je suis heureuse que tu
l’aies retrouvée.
Je raccroche avec un sentiment lancinant de culpabilité.
Coupable par omission.
J’aurais dû lui dire.
Eh merde !
Je suis tenté de la rappeler et de lui confesser que je me marie, mais elle
sauterait dans le premier avion pour débarquer ici et, à vrai dire, j’ai déjà
assez d’ennuis.
Je décide de ne rien dire à ma mère, précisément pour la même raison. Le
Vaisseau-mère péterait un câble, et je ne suis pas certain que Kukës ou les
Demachi soient prêts à affronter la comtesse douairière dans toute sa
splendeur. Pas moi, en tout cas.
Mieux vaut demander pardon que la permission. Cette phrase que me
répétait souvent mon père me revient à l’esprit. Il le disait avec les yeux
pétillants lorsqu’il me surprenait sur le point de faire quelque chose qui
n’était pas autorisé. Je chasse cette pensée.
On frappe. Avant que j’aie pu répondre, Alessia entre en trombe, referme
derrière elle, et s’adosse contre la porte en levant un regard anxieux vers
moi. Elle est blême.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle inspire profondément, s’avance, et me surprend en m’enlaçant par la
taille. Je l’étreins, alarmé, et embrasse ses cheveux.
— Alessia, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle me serre encore plus fort.
— Anatoli. Il est venu ici, dit-elle d’une voix à peine audible.
— Quoi ?
Mon monde bascule, je me crispe. La colère me tord les tripes. Elle me
regarde, terrifiée.
— Il est venu ici.
Horrifié, je prends sa tête entre mes mains et la scrute.
— Ce putain d’animal. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Il t’a touchée ?
Tu vas bien ?
— Ça va.
Elle pose ses paumes sur ma poitrine.
— Et, non, il ne m’a pas touchée. Il veut que je change d’avis.
J’arrête de respirer.
— Et ?
Voilà pourquoi elle ne m’a pas appelé.
Elle fronce les sourcils sans comprendre.
— Tu vas changer d’avis ?
— Non ! s’exclame-t-elle.
Dieu merci.
— Comment peux-tu t’imaginer ça ?
Elle recule, l’air profondément offensé, et je ne peux que la relâcher.
— Tu dis ça parce que tu veux changer d’avis, toi ? demande-t-elle en
relevant le menton avec cet air hautain qu’elle prend parfois.
C’est tellement aberrant que j’éclate de rire. Quelle absurdité de penser
que nous deux… Comment peut-elle s’imaginer une chose pareille ?
— Non, bien sûr que non. Même si j’aurais préféré faire les choses à
notre façon. Mais ça, tu le sais déjà. Pourquoi doutes-tu de moi ? Je suis
entièrement, indubitablement… énorment amoureux de toi.
Je lui ouvre les bras et, après un instant d’hésitation, elle s’y blottit avec
un petit sourire timide et indulgent.
— Ça fait beaucoup d’adverbes, dit-elle. Énorment ?
— Mon mot préféré. (Je souris.) Je veux t’épouser. Dans les formes.
Un peu plus calme, j’embrasse à nouveau ses cheveux.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je lui ai dit non. Et qu’on allait se marier. Il est parti.
— J’espère qu’on ne le reverra plus.
Doucement, j’attrape ses cheveux pour lui renverser la tête et poser un
doux baiser sur ses lèvres.
— Je suis désolé que tu aies eu affaire à ce salopard. Et heureux que tu
lui aies tenu tête, ma belle chérie courageuse.

Alessia contemple ses yeux vert scintillant et voit son amour se refléter
dans leur profondeur. Ses mains effleurent ses bras musclés, ses épaules,
son visage, et plongent dans ses cheveux châtains. Elle respire son parfum
familier – le parfum de Maxim et du santal – et guide la bouche de Maxim
vers la sienne, poussée par un besoin désespéré. Elle attire ses lèvres et
ouvre sa bouche pour lui offrir sa langue. Maxim gémit. Elle voudrait entrer
dans sa peau pour anéantir tout souvenir de sa rencontre avec Anatoli. Il
l’étreint plus fort et lui agrippe les fesses d’une main. L’autre empoigne ses
cheveux tandis qu’il prend ce qu’elle lui donne si librement. Il avance, la
faisant reculer alors qu’ils se dévorent, jusqu’à ce qu’Alessia soit dos au
mur. Le désir court dans ses veines et exacerbe son besoin de lui.
Maxim interrompt leur baiser, haletant.
— Alessia, c’est bon. Je suis là. (Il colle son front contre le sien.) On ne
peut pas faire ça, pas maintenant.
— S’il te plaît, chuchote-t-elle.
Elle a envie de lui.
— Avec toute ta famille à l’étage ? N’importe qui pourrait descendre te
chercher.
Alessia laisse courir son doigt de la gorge de Maxim au col de son pull.
Ses intentions sont claires.
— Ma belle, ce n’est pas une bonne idée.
Il pose la main sur la sienne. Son regard est émeraude et, si elle ne
s’abuse, tiraillé… et pourtant, il refuse. Alessia ne comprend pas. Son
premier réflexe est de se renfermer.
Elle n’a pas le droit de remettre ses décisions en cause. Mais il est son
futur époux et ses paroles, prononcées lors d’un après-midi d’hiver dans la
grande maison en Cornouailles, lui reviennent :
Parle-moi. Pose-moi des questions. Sur tout ce que tu veux. Je suis ici. Je
t’écouterai. Engueule-moi. Crie-moi dessus. Je ferai pareil. J’aurai tort, tu
auras tort. Peu importe. Mais pour régler nos différends, nous devons
communiquer.

Q u’est-ce qui t’arrive, mon gars ?


On dirait que j’ai encore une crise de conscience. Je ne veux pas me faire
piquer en flagrant délit par un membre du clan Demachi. Franchement,
c’est trop bizarre, quand j’entends la bande de bonnes femmes rigoler et
plaisanter au-dessus de nos têtes avec sa mère, et sachant que son cinglé de
père rôde dans les parages avec son fusil.
Je ne suis pas dans le bon siècle, et ça m’embrouille la tête.
Alessia ouvre de grands yeux.
— Tu n’as pas envie ?
— Ah, ma chérie, c’est tout le contraire. Tu vois.
Je lui prends la main et je l’appuie contre mon sexe durci.
— Oh, dit-elle en rosissant.
Ses doigts se mettent à m’explorer. Putain.
— Alessia, grogné-je, sans savoir s’il s’agit d’un avertissement ou d’une
prière.
Elle me regarde par en dessous. Ses yeux sombres, si sombres, débordent
de désir. Je craque. Je la hisse dans mes bras et me mets à l’embrasser.
Avidement, fiévreusement, comme un homme qui meurt de faim. Mes
doigts s’entrelacent dans ses cheveux pour la plaquer contre moi tandis que
nos langues s’explorent. Un désir brûlant incendie mon sang, j’ai
l’impression que je vais exploser. Sa passion est égale à la mienne. Elle me
pousse vers le lit, tirant le bas de ma chemise de mon jean et retroussant
mon pull. D’une main, je tiens sa tête, ma bouche contre la sienne,
savourant son goût. L’autre est plaquée sur son beau petit cul.
— Alessia !
On frappe à la porte.
Bordel de merde.
Nous nous arrachons l’un à l’autre, haletants, l’œil noir, la bouche béante.
Je passe les mains dans mes cheveux.
— Merde, murmuré-je, et Alessia a un petit rire.
J’exhale un long souffle, la prends dans mes bras et l’embrasse sur le
sommet du crâne.
— Entrez, dis-je d’une voix rauque, en ajoutant : On n’est jamais très
longtemps seuls tous les deux, pas vrai ?
— Sauf la nuit.
Son regard brille de désir. C’est comme si elle s’adressait directement à
ma queue, déjà très intéressée.

Shpresa entre dans la chambre et fronce les sourcils en découvrant


Alessia dans les bras de Maxim.
— Tu es là, mon cœur, lui dit-elle en albanais. Nous avons des invitées.
— Je sais, Mama, rétorque Alessia, toujours haletante.
— Lâche ce monsieur, et reviens, nous devons encore discuter des
préparatifs. Elles partent bientôt.
Alessia sourit à Maxim.
— Tu retournes les voir ? lui demande-t-il.
— Oui, il le faut. On parlait du repas et des décorations du mariage,
répond Alessia avec un soupir. Ne t’inquiète pas : elles ne resteront pas
longtemps. Après il faudra faire le ménage.
Alessia pousse un soupir.
— Et moi, j’ai des mails à consulter.
— Mama, j’en ai pour une minute.
Shpresa fronce les sourcils et lève l’index.
— Une minute, pas plus.
Elle se retourne et laisse Alessia et Maxim tenter de reprendre leurs
esprits.

Je regarde sa mère s’éclipser, heureux que nous ayons été encore


habillés lorsqu’elle nous a interrompus. J’embrasse à nouveau Alessia sur la
tête.
— Ma belle, j’aurai toujours envie de toi. Mais attendons d’être loin
d’ici.
— Ce ne sera pas avant plusieurs jours !
La protestation d’Alessia me fait sourire.
— Et je n’ai pas de préservatifs, marmonné-je dans ses cheveux.
— Tu devrais en acheter.
— Oui. Mais tu ne crois pas que ce serait bizarre que j’en achète, si les
gens pensent que tu es enceinte ?
— Oh.
— Je vais demander à Tom.
Alessia a un petit hoquet, vire au rouge, et enfouit son visage dans mon
pull irlandais.
Je la serre plus fort dans mes bras.
— Je lui ai dit que tu n’étais pas enceinte.
— Je… pourrais aller à la clinique. Et me faire prescrire la pilule, dit-elle
d’une voix étouffée par la laine.
— C’est une idée géniale.
Elle risque un coup d’œil. Je souris.
Le sexe sans préservatif, ce sera une première !
— Très bien. Et je devrais dire à mes parents que je ne suis pas enceinte.
— Oui. On devrait leur dire.
— J’ai un plan.
Hésitante, elle lève la tête vers moi.
— Ah bon ?
— Demain. (Elle enfouit à nouveau son visage dans mon pull.) C’est la
date. Je saigne.
Ah.
— D’accord. Alors tu vas dire à ta mère que tu n’es pas enceinte ?
— Oui. Je trouverai bien l’occasion.
Elle n’ose pas me regarder, par pudeur, je crois. Prenant sa tête entre mes
mains, je plonge les yeux dans ses magnifiques prunelles noires.
— Il faut qu’on puisse parler de ça – de toi, de ton corps. C’est très bien.
Je crois que ton plan est le bon. (Je l’embrasse sur le front.) Attends peut-
être samedi pour le lui dire.
Rassurée, je crois, elle hoche la tête.
— Il faut que j’y aille.
À contrecœur, je libère mon étreinte et la suis d’un long regard assoiffé,
alors qu’elle quitte la chambre, en me laissant avec une érection, dans le
même état de frustration que lorsque j’ai fait sa connaissance.
Ce souvenir m’arrache un sourire. J’inspire profondément pour
m’éclaircir les idées. Comme prévu, sa mère a fait une apparition inopinée.
Et ça, c’est vraiment un problème. La proximité et la surveillance constante
de ses parents me rendent fou. Habiter chez eux m’a permis de mieux
comprendre la façon dont Alessia a été élevée et j’admire d’autant plus son
courage d’avoir voulu s’échapper pour venir à Londres. Elle a grandi et
vécu dans cette ambiance étouffante, contrôlée par son père et sa mère. Je
viens de passer deux nuits ici, et ma liberté me manque. J’ai l’impression
d’être redevenu un ado en pension.
Je suis un adulte, bordel de merde. Enfin, la plupart du temps.
Mais pas question que je parte, surtout si l’autre ordure s’imagine qu’il
peut se pointer et tenter sa chance avec elle. L’ironie de la situation me fait
ricaner. Mon gars, tu ne la quittes pas des yeux, sérieux.
Je me frotte les tempes pour dissiper les dernières brumes de ma gueule
de bois. Il faut que je me rappelle où son père range son fusil… au cas où
Anatoli le Salopard décide de rappliquer. Je serais ravi de lui mettre une
balle dans le corps.
Nom de Dieu.
Plus tôt nous partirons d’ici, mieux ce sera ; j’en suis à envisager le
meurtre.
4

À la lueur de son petit dragon lumineux, Alessia, dans son lit, fixe le
plafond tout en tripotant sa croix en or. Elle est épuisée, mais son esprit
ressasse les événements de la journée et la liste de tout ce qu’il lui reste à
faire.
Ce matin, Tom a accompagné Alessia et sa mère à Prizren au Kosovo
pour acheter une robe de mariée. Sa mère n’a pas voulu que son fiancé les
accompagne, ça « porterait malheur » et ça « gâcherait la surprise ». Maxim
a tenu à ce que Tom les conduise. Son père s’est contenté de hausser les
épaules. « Comme je l’ai déjà dit, tu es désormais son problème. Si c’est ce
que veut Maxim, soit. De toute façon, lui et moi, on a du travail, ici. »
Alessia se renfrogne et se tourne vers sa lampe de chevet. Elle n’est le
problème de personne ! Elle repense à leur voyage. Elles ont eu de la
chance : elles ont trouvé une robe magnifique, et Alessia a découvert que
l’ami bourru de Maxim était un tendre. Il a été courtois, gentil et vigilant
pendant qu’il était avec elles. Assis discrètement à l’entrée du magasin, il a
aussi approuvé le choix de la robe, un peu gêné.
— Oui. Oui. Celle-là. Très jolie. Tu es… euh… ravissante, a-t-il bafouillé
en rougissant.
Pour donner le change, il s’est tourné vers la vitrine pour scruter les
passants. Alessia le soupçonnait de chercher Anatoli du regard.
Sur la route du Kosovo, ravi d’avoir un public aussi attentif et captivé,
Tom leur a parlé de la société de sécurité dont il est propriétaire et où il peut
faire bon usage des savoir-faire acquis dans l’armée britannique. Alessia,
fascinée, lui a posé une foule de questions. Elle lui était reconnaissante de
les accompagner, car Maxim est hypervigilant depuis la réapparition
inopinée d’Anatoli.
Elle frémit, encore secouée par cette rencontre. Comment a-il pu
s’imaginer que… ? Dans les rues de Prizren, elle s’est souvent surprise à
regarder par-dessus son épaule avec un nœud dans l’estomac. L’observait-
on ? Non, ce n’était que son imagination.
Elle chasse cette idée et son esprit vagabonde vers des pensées plus
joyeuses. Elle revoit son fiancé durant l’après-midi, manches retroussées.
Pendant qu’elle était au Kosovo, et à son grand étonnement, Maxim et
Thanas ont aidé son père à vider le garage où les Demachi vont recevoir
leurs invités pour le mariage. Son père, avec l’aide de Maxim, a conduit les
trois Mercedes qu’il y garde habituellement sous clé jusqu’à son atelier de
réparation en ville. À leur retour, avec Thanas, ils ont continué à vider et à
ranger le garage. Une tente doit être dressée devant l’entrée, créant ainsi un
grand espace de réception.
Quand Alessia et son escorte sont rentrées du Kosovo, Tom s’est joint
aux hommes. Alors qu’ils dégageaient l’extérieur, Alessia et sa mère se sont
attelées à une tâche herculéenne : du ménage, du ménage, et encore du
ménage.
En fin d’après-midi, Alessia a tout de même réussi à s’éclipser pour se
rendre à la clinique locale. Après une brève conversation, elle a persuadé le
médecin de lui prescrire la pilule. Elle est arrivée à la pharmacie de justesse,
quelques instants avant sa fermeture, soulagée de n’y croiser aucune de ses
connaissances. Elle est revenue en vitesse pour continuer à nettoyer.
Personne ne lui a demandé où elle était passée. Plus tard, lorsque ses règles
ont commencé, elle a pu filer à l’étage pour prendre sa première pilule.
En début de soirée, Maxim est apparu dans la cuisine. Peu vêtu malgré le
froid, sale, les joues rouges et les cheveux mouillés de sueur, il était… sexy.
Le travail manuel lui va bien.
Il lui a donné un rapide baiser avant de se diriger vers la douche. Maxim
sous la douche. Alessia ferme les yeux, se tourne sur le côté, et fantasme
qu’elle est avec lui. Ils sont en Cornouailles, au Hideout, et Maxim la
savonne tandis qu’ils laissent l’eau ruisseler sur leurs corps. Les mains
d’Alessia glissent sur son ventre. Dans son esprit, elles deviennent celles de
Maxim. Elle entend sa voix.
Tu veux que je te lave partout ?
Son souffle s’accélère, et elle tire sur l’ourlet de sa chemise de nuit pour
la remonter sur ses cuisses. Sa main glisse entre ses jambes et se met à
remuer. Elle se retourne sur le dos.
Elle se rappelle les doigts habiles de Maxim, luisants de savon, d’abord
sur ses seins, puis sur son ventre, avant de s’insinuer en haut de ses cuisses.
Son désir déferle comme une vague qui raidit ses tétons contre la douceur
du coton. Elle les imagine durcir entre ses lèvres, contre sa barbe, puis
taquinés par ses dents.
Elle gémit.
Dans son fantasme, il lui embrasse le cou avec un murmure approbateur.
Mmm. Ses mots lui reviennent à l’esprit. Tu es si belle. Elle halète. Sa main
remue de plus en plus vite. Plus vite. Plus vite. Ça te plaît ? Elle est au bord
d’exploser. Elle y est presque. Je voudrais essayer autre chose. Tourne-toi,
lui ronronne-t-il à l’oreille.
Alessia jouit. Vite. Violemment. Elle inspire une grande goulée d’air.
Lorsqu’elle retrouve ses esprits, elle pense que maintenant, peut-être, elle
arrivera à s’endormir. Elle se blottit dans son lit. Pourtant la sensation de
plaisir et de bien-être s’évanouit aussitôt et ses pensées la hantent de
nouveau.
Demain, on aura fini d’installer le garage, mais il faudra encore faire le
ménage et la cuisine. Énormément de cuisine. Et puis les sachets de
dragées. Heureusement, les femmes de sa famille sont ravies de l’aider – la
veille, elles ont établi le menu et réparti les tâches. Un cuisinier sera sur
place le jour même pour leur prêter main-forte.
Maxim sera-t-il satisfait de leurs préparatifs ? Zot ! Elle l’espère. Elle
sait que ce n’est pas le genre de mariage qu’il aurait souhaité. Mais il est
toujours là, et il a accepté de se prêter à la cérémonie pour elle – et pour sa
mère. Alessia ouvre les yeux et fixe à nouveau le plafond. Elle fait jouer sa
croix en or entre ses doigts. L’angoisse monte en elle comme une flamme.
Sa mère, qui veut rester avec son père. Est-ce que tout ira bien ? Elle les
observe depuis quelques jours et, en effet, ils semblent avoir trouvé une
sorte d’harmonie. C’est un étrange spectacle. Sa mère a peut-être raison – il
paraît… plus gentil. Peut-être fallait-il qu’Alessia parte pour qu’ils se
retrouvent ? Peut-être était-elle responsable des tensions entre eux ? Après
tout, elle n’est pas un garçon. Cette pensée lui serre la gorge. Et si, pendant
tout ce temps, c’était elle, l’obstacle au bonheur de sa mère ? Ma fille est
désormais ton problème…
Une larme roule sur sa joue et s’insinue dans son oreille. Cette pensée est
trop lourde à porter seule. Elle repousse ses draps et sort du lit. Attrapant en
vitesse le petit dragon, elle se dirige vers la porte. Il doit être 2 heures du
matin environ. Elle sort de la chambre sur la pointe des pieds, referme en
silence, et reste un instant dans le couloir. Tout est tranquille. Ses parents
sont couchés depuis des heures. Elle descend l’escalier sans bruit. Alessia
se fiche de le réveiller lorsqu’elle se faufile dans la pièce car tout ce qu’elle
veut, tout ce dont elle a besoin, c’est Maxim.

Je n’arrive pas à dormir, et pourtant je crois que je n’ai jamais autant


travaillé qu’aujourd’hui. Du moins, pas depuis que mon père nous a fait
participer aux récoltes sur le domaine de Trevethick. J’étais ado à l’époque
et j’avais une énergie sans limites. Aujourd’hui, ça n’est plus tout à fait le
cas.
Je n’ai même pas refusé le coup de raki que j’ai bu dans la soirée pour
soulager mes muscles endoloris. Demain matin, avant toute chose, j’irai
courir. Heureusement, j’ai pris mes affaires de jogging.
Curieusement, ça m’a fait plaisir d’aider mon futur beau-père. Il est
bourru et renfrogné, et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il pense, mais il
est décidé, travailleur et organisé. Il sait ce qu’il fait. Heureusement, parce
que moi, pas du tout. À la fin de cette longue journée, il m’a tapé dans le
dos et m’a remis les clés de l’une de ses voitures – une vieille Mercedes
Classe C. Thanas a traduit.
— Pour toi. Pendant que tu es ici. Ta voiture. Tu peux donner la Dacia à
ton ami. Tu la prendras plus tard. Pour l’instant, tu peux la garer au bout du
chemin.
— Faleminderit, ai-je répondu.
« Merci » en albanais. Il a souri. C’était la première fois que je le voyais
sourire vraiment. Sa générosité et le fait qu’il m’accepte m’ont remonté le
moral. Il n’est peut-être pas si mauvais bougre, après tout. Tout ce qu’il
fait, c’est pour sa fille.
Et maintenant j’ai du mal à dormir. Avais-je un jour imaginé que je me
marierais dans un garage ? En Albanie ? Et avant l’âge de trente ans ? Dieu
merci, ma mère ignore tout. Cette idée m’arrache un petit sourire
ironique… si elle savait, elle flipperait.
Alessia et sa mère sont allées faire leurs courses avec Tom. On m’a
formellement interdit d’assister à l’achat de La Robe. Je me suis contenté de
tendre ma carte de crédit à Alessia avec un clin d’œil. Et elle l’a acceptée en
me remerciant en vitesse par une bise.
Ils sont rentrés rayonnants, et depuis Tom est tout énamouré de ma future
épouse.
— C’est un bijou, Trevethick. Je te comprends, m’a-t-il dit lorsqu’il m’a
rejoint pour nous aider à dégager le garage.
Alessia et sa mère ont passé presque tout l’après-midi à faire le ménage.
En fin de journée, la maison était impeccable. Elle doit être épuisée, et
j’espère qu’elle dort profondément en rêvant de moi. Quand tout ça sera
fini, et après tout ce boulot, il nous faudra des vacances.
Une lune de miel.
Je devrais emmener Alessia dans un endroit magnifique. Les Caraïbes,
peut-être. Nous pourrions nous prélasser sur une plage tranquille sous les
palmiers, boire des cocktails, bouquiner et faire l’amour sous les étoiles.
Mon corps s’anime, rien que d’y penser.
Putain. J’étais à Cuba puis à Bequia à Noël avec mon frère et Caroline,
son épouse. C’est comme si c’était hier. Huit petites semaines. Nom de
Dieu. Tant de choses se sont passées depuis…
Plus tôt dans la soirée, j’ai parlé à Oliver. En plus de me tenir au courant
des affaires du domaine, il m’a appris que nous pourrions passer prendre le
visa d’Alessia à l’ambassade britannique à Tirana. L’ambassadeur en
personne s’en est chargé – il a connu mon père. Alessia pourra entrer en
Grande-Bretagne avec un visa visiteur avant d’en recevoir un permanent ou
un visa de conjoint. L’ambassade nous fournira également un notaire pour
apostiller notre certificat de mariage, ce qui le rendra officiel.
Dès notre retour à Londres, j’ai rendez-vous avec une avocate
recommandée par Rajah. Il m’a prévenu qu’il y aurait beaucoup de
formalités à accomplir avant qu’Alessia soit autorisée à demeurer en
Grande-Bretagne.
Le grincement de la porte me fait sursauter. Alessia se faufile dans ma
chambre, vêtue de sa chemise de nuit ridicule et portant sa petite lampe de
chevet. Mon cœur s­ ’emballe.
Elle est là. Mon Alessia.
Je souris dans l’obscurité tandis qu’elle se dirige vers mon lit.
— Salut, chuchoté-je dans le noir, joyeux.
Je rabats les couvertures pour qu’elle me rejoigne.
— Salut, répond-elle d’une voix un peu enrouée.
— Ça va ?
À la lueur du petit dragon, elle hoche la tête une fois, le pose sur la table
de chevet, et se glisse entre les draps. Je l’embrasse sur la joue et la serre
contre moi. Elle se blottit contre ma poitrine.
— Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Et je suis tellement fatiguée,
marmonne-t-elle.
— Moi aussi. Tu peux dormir, maintenant.
J’embrasse ses cheveux, respire son parfum et ferme les yeux. Voilà sa
place… avec moi. Pour toujours. Je m ­ ’assoupis.

Alessia ferme les yeux auprès de l’homme qu’elle aime. Sa place est
ici. Dans ses bras, elle est chez elle. Elle se fiche d’être surprise par son
père ou sa mère ; Maxim et elle ne font que dormir. Elle soupire. Son esprit
s’apaise, et elle sombre dans un sommeil sans rêves.

Nous sommes en début d’après-midi, vendredi, et je n’arrête pas de


consulter ma montre. Joe devrait arriver vers 15 h 20. Tom, qui a fait plus
que sa part d’heures au volant au cours des derniers jours, est allé le
chercher à l’aéroport de Tirana. Joe m’a informé par texto qu’ils étaient en
route et qu’il avait une surprise pour moi.
Je ne suis pas certain d’aimer les surprises.
Le jardin des Demachi est impeccable, digne d’un mariage. L’endroit est
métamorphosé. Une tente se dresse devant le garage, avec des tables et des
chaises à l’intérieur. Hier, nous nous y sommes tous mis pour accrocher au
plafond le tulle blanc offert par l’une des tantes d’Alessia, constellé de
guirlandes lumineuses. L’effet est charmant. Romantique, même. Il y a
d’autres guirlandes lumineuses sur les murs et des bouquets de lampions sur
chacune des tables en plastique, toutes recouvertes de nappes. Les Demachi
s’en sont bien tirés, étant donné les délais. Ils ont loué quelques chauffages
extérieurs pour la tente, et il y a un poêle à bois de bonne taille au fond du
garage, qui, m’assure-t-on, sera allumé, de sorte que nos invités ne
mourront pas de froid.
Le DJ, Kreshnik, l’un des cousins d’Alessia, s’est installé dans un coin.
Son matos est daté : un ordinateur portable et de modestes DJ decks
Numark Mixtrack pro. Je n’en ai pas vu depuis des années. Il les a branchés
sur les deux enceintes. Le son est étonnamment chaud et net.
— Super, le son.
Je lève le pouce en lui adressant un grand sourire. Il me sourit en retour
et je sais qu’il n’a pas compris un mot.
— Maxim ! me crie Alessia.
Elle veut sans doute que je goûte quelque chose de délicieux. Une odeur
alléchante émane de la cuisine depuis ce matin. Demachi, qui empile des
bûches pour le poêle, me fait un petit sourire.
— Ajo do të të shëndoshë ! me lance-t-il en riant.
Thanas me rejoint en rigolant.
— Il a dit : Elle va t’engraisser.
Amusé, je me mets à courir à reculons en répondant :
— Dis-lui que je l’espère bien.
Je me dépêche d’entrer dans la maison, me déchausse et me dirige vers la
cuisine. Adossé contre la porte, j’admire tranquillement ma future épouse.
Debout devant les fourneaux, elle touille une grosse casserole en ondulant
des hanches au rythme de la musique qui sort de son nouveau téléphone.
Elle porte une queue-de-cheval, un jean moulant, l’un des tops que nous lui
avons achetés à Padstow et un joli tablier fleuri. Elle est jeune, belle, et dans
son élément – une vraie déesse du foyer. Toutes les traces de ce qu’elle a
vécu ont disparu. Ni bleus ni égratignures. Je suis heureux qu’elle ait aussi
bonne mine.
Shpresa sautille elle aussi en rythme en pétrissant une montagne de pâte.
Bon sang, quelle énergie. C’est de la pop albanaise. Une chanteuse avec une
voix superbe.
Alessia sourit en me voyant.
— Tiens.
Elle me tend une cuillère en bois dégoulinante d’une sorte de ragoût très
aromatique. Lorsque je m’approche, elle m’adresse une œillade torride et
glisse un morceau entre mes lèvres en m’observant attentivement – ses yeux
s’assombrissent alors que la viande fond dans ma bouche. C’est succulent,
avec un soupçon d’ail et quelque chose de piquant.
— Mmm, dis-je en avalant.
— Tu aimes ?
— Tu sais que j’aime. Beaucoup. Et je t’aime, toi aussi.
Elle sourit et je dépose un petit baiser sur ses lèvres.
— Tavë kosi ?
— Tu t’es rappelé ! Ma recette spéciale.
Ravie, elle se trémousse en rythme, ses yeux d’ébène débordant de
promesses tandis qu’elle remue son plat. Ah, ma belle. Bientôt. Maintenant,
elle a un tout nouveau passeport, et nous pouvons partir quand nous
voulons, Dieu merci.
— Hé ! lance une voix depuis la porte d’entrée.
— Joe ! m’exclamé-je en m’élançant en chaussettes dans le couloir.
Joe est sur le seuil, élégant comme toujours dans son costume bleu
sombre bien coupé et son pardessus marine. Dès qu’il me voit, il m’ouvre
les bras.
— Trevelyan ! Mon pote.
Je le serre contre moi. Qu’est-ce que c’est bon de le voir !
— Eh vieux.
J’ai la voix enrouée. Une bouffée d’émotion me serre la gorge. Il
m’étreint puis recule pour me scruter.
— Ça va ? me demande-t-il.
Je suis trop ému pour répondre autrement que par un signe de tête. Nom
de Dieu. Je veux pas chialer maintenant. Il m’en parlera encore dans vingt
ans.
— Tu as l’air en forme, Maxim, dit-il avec un large sourire. Les bagages
sont dans la voiture. J’ai tes costumes, les alliances, et…
Il se tourne et là, à côté de la voiture, je découvre ma sœur. Maryanne.
Merde. Derrière elle, arborant une expression qui pourrait me transformer
en statue, se tient la veuve de mon frère. Caroline. Merde, merde, merde.
5

Je jette un coup d’œil à Joe, qui hausse les épaules comme pour
s’excuser tandis que Maryanne franchit le seuil pour se jeter à mon cou.
— Maxie, chuchote-t-elle. Alors tu l’as retrouvée.
— Oui.
— Et tu as quelque chose à nous dire ? ajoute-t-elle d’une voix
dégoulinante de sarcasme en penchant la tête sur son épaule.
Je sais qu’elle est folle de rage mais elle se maîtrise. Caroline la rejoint et
me tend la joue, sans me serrer dans ses bras.
— On a été obligés de voyager en classe éco, lâche-t-elle d’une voix
sèche.
Merde. Je suis encore plus dans le pétrin que je ne l’imaginais. Tom et
Thanas entrent derrière elle.
— Venez que je vous présente la famille, dis-je en ignorant sa froideur. Et
retirez vos chaussures.
Shpresa et Alessia sont devant la cuisinière quand je fais entrer Joe et nos
invitées surprise. Elles nous regardent, ébahies, nous entasser dans la pièce.
Alessia abandonne sa casserole, s’essuie les doigts sur son tablier et éteint
la musique. Je leur présente d’abord Joe, comme c’est lui que nous
attendions, et qu’il est en tête de file. Toujours gentleman, il bondit, main
tendue.
— Madame Demachi, enchanté, dit-il avec un sourire éblouissant. Je suis
ravi de faire votre connaissance.
La classe, mon pote. La classe.
Shpresa, bien qu’elle soit encore en état de choc, lui serre la main.
— Bonjour. Soyez le bienvenu.
Il sourit et se tourne vers Alessia, blafarde, aussi terrifiée que si on la
visait avec une arme.
— Alessia, quel plaisir de vous revoir.
— Bonjour. Et cette fois, vous êtes habillé, plaisante-t-elle.
Il éclate de rire et les joues d’Alessia reprennent un peu de couleur. Elle
lui lance un sourire. Il la serre dans ses bras et lui fait la bise.
La mère d’Alessia fronce les sourcils sans rien dire.
— Madame Demachi, je vous présente ma sœur et ma belle-sœur,
Maryanne et Caroline. Et voici ma fiancée, Alessia. Caroline, vous vous
êtes déjà rencontrées.
Caroline lui adresse un petit sourire que je crois sincère.
— Bonjour.
Alessia lui tend la main.
— Bonjour… Caroline.
Sa voix tremble tant elle est nerveuse, mais avant que j’aie pu intervenir,
Maryanne lui tend la sienne.
— Enchantée, dit-elle.
Alessia regarde Maryanne, puis moi. Oui. Nous nous ressemblons.
— Enchantée, répond-elle, et les yeux de Maryanne s’écarquillent
légèrement.
Elle sourit.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu nous en as fait tout un plat,
lâche-t-elle, toujours aussi directe.
Alessia hausse les sourcils. Elle n’a sans doute pas compris que c’était un
compliment.
— Oui. Enfin…
Je bafouille. Ça devient gênant.
— Bon, les présentations sont faites…, réussis-je à articuler.
Shpresa vient à ma rescousse et désigne la table.
— Je vous en prie, asseyez-vous. Nous sommes en pleins préparatifs
pour le mariage.
— En fait, avant de nous asseoir, intervient Maryanne en prenant sa voix
de médecin la plus cassante, pourrais-je dire un mot à mon frère ? En tête à
tête.
Maryanne me foudroie de ses yeux verts. Je suis vraiment, mais alors
vraiment dans la merde.
— Vous pouvez vous installer dans le salon, propose Alessia en me jetant
un regard anxieux.
— Je te suis, dit Maryanne.
Parce que je sais ce qu’elle va me dire, et parce que je ne veux pas que ce
soit devant Alessia et sa mère, je la prends par la main et je l’entraîne de
force hors de la pièce.
Nous parcourons le couloir dans un silence de plomb.

Alessia regarde Maxim partir avec sa sœur. Elle croit qu’il est en
colère, mais ne comprend pas pourquoi. N’est-il pas heureux que sa famille
soit là ? A-t-il honte d’eux ? Ou d’elle et de sa famille ? Alessia ne s’attarde
pas sur cette pensée, car elle craint d’avoir vu juste. Elle reporte son
attention sur Tom et Thanas, qui viennent d’entrer dans la pièce. Elle
regarde Tom faire un check à Joe.
— Trop content que tu sois là, vieux.
Joe lui décoche un grand sourire et lui tape dans le dos. Manifestement,
ils sont bons amis. Tom sourit poliment à Caroline. Il est plus réservé avec
elle. D’après ce qu’Alessia a pu observer, Tom est plus à l’aise avec les
hommes qu’avec les femmes. Comme un Albanais.
Tom présente Thanas à Joe et à Caroline.
— Nous n’attendions pas ces femmes, lui dit sa mère dans sa langue.
— Je sais. Je crois que Maxim est fâché.
— Elles vont devoir dormir dans la chambre que nous avions réservée
pour l’ami de Maxim.
— Oui. On devrait leur offrir du thé, ou quelque chose de plus fort.
À ce moment-là, son père les rejoint, et il faut recommencer les
présentations. Il semble ravi de faire la connaissance d’une belle femme
parfumée, et Alessia le comprend. Elle n’arrive pas à détacher ses yeux de
Caroline. C’est la femme la plus élégante qu’Alessia ait jamais vue. Vêtue
d’un pantalon camel et d’un pull crème, un simple foulard à motifs assorti
noué autour du cou, Caroline irradie l’aisance et le raffinement. Elle porte
des perles aux oreilles et ses cheveux brillants sont coiffés en un carré lisse.
Auprès d’elle, Alessia se sent débraillée et mal fringuée avec son jean et
son tablier taché. Exactement comme si elle était toujours femme de
ménage.
La dernière fois qu’elle a vu Caroline, elle était dans les bras de Maxim.

Dès que je referme la porte, Maryanne se retourne vers moi si vite que
ses mèches volent.
— Tu veux bien me dire à quoi tu joues ? Tu épouses ta bonne ?
Vraiment ? Putain, mais qu’est-ce qui te prend ?
Je la fixe, bouche bée, tétanisé par son attaque. Sa férocité m’empêche de
trouver mes mots.
— Alors ? s’impatiente-t-elle.
— Je ne te croyais pas aussi snob, Maryanne, réponds-je, subitement
furieux.
— Je ne suis pas snob. Je suis pratique. Qu’est-ce qu’une gamine… d’ici
(Elle désigne la pièce avec de grands gestes.) peut t’offrir ?
— De l’amour, pour commencer.
— Bon sang, Maxim, tu as perdu la tête ? Et vous avez quoi en commun,
explique-moi ?
— La musique, entre autres.
Elle m’ignore ; elle est lancée.
— En plus, faire ça quelques semaines à peine après la mort de Kit ?
C’est ta douleur qui te conduit à agir comme ça – tu le sais, ça, non ? On
n’a pas eu le temps de faire notre deuil. Tu n’as donc pas le moindre
respect ?
— Je reconnais que le moment est mal choisi, mais…
— Mal choisi ! Pourquoi tant de précipitation ? (Elle ouvre grand les
yeux.) Ah non. (Elle baisse la voix.) Ne me dis pas qu’elle est en cloque.
Je serre les dents et me retiens d’exploser.
— Non, elle n’est pas enceinte. C’est…
Je soupire et passe la main dans mes cheveux en m’efforçant de trouver
une explication qui la satisfasse.
— C’est quoi ?
— C’est compliqué.
Elle me foudroie du regard, et je jure que si j’étais du petit bois, à ce
moment précis, je serais réduit en tas de cendres. Elle est livide, puis
soudain son visage se décompose.
— Quand je pense que tu allais te prêter à cette comédie sans même nous
inviter. (Sa voix s’éraille et les larmes lui montent aux yeux.) C’est ça qui
me blesse le plus, souffle-t-elle.
Ses paroles me font l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Je
n’imaginais pas qu’elle réagirait comme ça.
— C’est quoi, le problème ? demandé-je d’une voix plus douce. Le fait
que j’épouse Alessia ? Ou que je ne t’invite pas ?
— Le problème, c’est que tu aies pensé qu’on ne voudrait pas être là.
Même dans ce trou perdu ! Ou que tu ne veuilles pas de notre présence.
Dans les deux cas, c’est blessant. Mais ça va pas la tête, Maxie ? J’ai déjà
perdu un frère cette année. Tu es tout ce qui me reste. Tu es ma famille.
(Ses larmes coulent à flots, maintenant.) Et dire que tu pensais te marier
sans nous.
Elle renifle et tire un mouchoir de sa manche pour s’essuyer le nez.
Eh merde.
— Je suis désolé.
Je lui ouvre mes bras et elle s’y engouffre sans hésiter.
— Et il a fallu que je l’apprenne par Caro, balbutie-t-elle.
— M.A., je n’ai pas réfléchi, chuchoté-je dans ses cheveux. Tout s’est
passé très vite. On refera une cérémonie à Londres ou en Cornouailles. Et
au fait, ce n’est pas une comédie. Je me marie parce que j’ai rencontré une
femme dont je suis passionnément amoureux, et avec laquelle je veux
passer ma vie. Alessia est tout pour moi, et je me sens vivant depuis que je
la connais. Elle me soutient, elle est attentionnée et compatissante. Elle est
formidable. Jamais je n’ai rencontré de femme comme elle, et jamais je n’ai
éprouvé de tels sentiments. J’ai besoin d’elle, et qui plus est, elle a besoin
de moi.
Tu parles d’un discours, bonhomme.
Elle lâche un long soupir tremblotant et me scrute de ses yeux rougis.
— Tu es vraiment amoureux, on dirait.
J’acquiesce.
— Tu sais que ça va être difficile pour Alessia, de tenir le rôle qu’on
attend d’elle.
— Je sais. Mais on sera là pour l’aider, pas vrai ?
Elle me dévisage à nouveau et soupire.
— Si elle te rend heureux, parce que c’est tout ce que je veux pour toi,
Maxim, alors oui, on la soutiendra.
Je souris.
— Merci. Elle me rend plus qu’heureux. Et j’espère qu’elle l’est aussi
avec moi.
— Elle est belle.
— Oui. Et drôle, adorable, aimante.
Le regard de Maryanne s’adoucit.
— Et elle est extrêmement talentueuse.
— En quoi ? demande Maryanne en haussant un sourcil.
J’éclate de rire.
— Alessia est pianiste.
— Ah.
Étonnée, elle jette un coup d’œil au vieux piano droit qui trône dans le
salon.
— J’ai hâte de l’entendre.
— Euh… tu as appris la nouvelle au Vaisseau-mère ?
Maryanne plisse les yeux.
— Non. Je ne voulais pas la blesser.
— Parce qu’elle a des émotions ?
— Maxim !
— Il vaudrait mieux qu’on rejoigne les autres.
Tout le monde, sauf Shpresa, est attablé. Alessia me jette un coup d’œil
lorsque nous entrons avec Maryanne. Elle fronce les sourcils et baisse les
yeux, même si j’essaie de la rassurer du regard. Caroline plisse les
paupières lorsque je tire une chaise pour Maryanne. Je sais que, d’ici peu,
j’aurai la même conversation avec elle.
Shpresa apporte une théière, des tasses et une bouteille de raki avec
plusieurs verres.
Du raki, déjà ? Pitié.

Alessia tortille son tablier entre ses doigts. La sœur de Maxim est aussi
chic que Caroline. Elle est grande et belle, avec des cheveux roux
flamboyants, et elle est vêtue aussi élégamment. Comment Alessia pourra-t-
elle s’intégrer ? Les Anglais sont des snobs. Ils te mépriseront. Ils te
dédaigneront. Les paroles d’Anatoli reviennent la hanter et elle reste sur ses
gardes.
Shpresa offre du thé aux femmes et du raki aux hommes.
— Nous devons héberger ces femmes chez nous, déclare son père.
— Oui, acquiesce sa mère. Alessia, dis-leur.
— Je peux vous aider, intervient Thanas en fixant son verre de raki d’un
œil méfiant.
— C’est bon, souffle Alessia en anglais. Caroline, Maryanne, nous
serions heureux que vous vous installiez chez nous. Vous devrez partager
une chambre.
— C’est très aimable à vous, Alessia. Nous pensions descendre à l’hôtel,
répond Caroline.
— Vous êtes les bienvenues, renchérit Shpresa.
— Nous serions ravies, si ça ne vous dérange pas trop, répond Maryanne.
— Très bien. C’est réglé, lance Tom en se tournant vers Maxim. Et
maintenant, en tant que témoin, c’est à moi d’organiser ton enterrement de
vie de garçon. C’est la tradition.
— Quoi ? dit Maxim en s’asseyant à côté d’Alessia.
Il lui prend la main et la presse pour la rassurer.
— Trevethick, je te rappelle que tu te maries demain.
— Comment pourrais-je l’oublier ?
Maryanne et Caroline se regardent.
— Alors ce soir, reprend Tom, on va faire une virée à Kukës.
— Je suis partant, frère, approuve Joe.
— Thanas ? demande Tom.
— Je ne raterais ça pour rien au monde !
— Qu’est-ce qui se passe ? fait Jak en se tournant vers sa fille.
— Les hommes vont sortir ce soir à Kukës. Je crois que c’est une
tradition occidentale, l’informe Alessia.
— Sortir où ?
— Dans les bars.
— Alors je les accompagne. Je connais les meilleurs endroits, tranche
son père en souriant largement à Maxim.
— Je vais lui dire.
Alessia adresse un regard incertain à Thanas, puis à Maxim.
— Ton père veut nous accompagner, devine Maxim.
— Oui.
— Hou là, sourit Maxim en secouant la tête. D’accord.
— Je vais prévenir mes frères. Mes cousins et mes oncles, reprend Jak.
— Et nous ? Maryanne et moi ? demande Caroline, en fixant Maxim de
ses immenses yeux bleus.
Elle semble incapable de le quitter du regard.
— Réservé aux hommes ! insiste Tom.
— On pourrait sortir avec Alessia, propose Maryanne.
— J’ai trop à faire, répond aussitôt celle-ci.
— Eh bien dans ce cas, on va vous aider. Pas vrai, Caro ?
— Ah non. Vous êtes nos invitées, proteste Alessia.
— Ce sera avec plaisir, répond Caroline.
Elle adresse à Maxim un long regard où se lit l’angoisse. Ou est-ce de
l’amour ? Puis Alessia se rappelle qu’elle vient tout juste de perdre son
mari – et Maryanne son frère. Ils sont unis par la douleur.

Joe et moi devons partager la chambre d’amis. Ce n’est pas la première


fois. Nous étions déjà compagnons de chambrée à l’école, lors d’excursions
scolaires, et plus récemment, en rentrant totalement bourrés d’une soirée.
Tandis qu’il défait sa valise, je suspends les deux costumes qu’il m’a
apportés.
— Mon pote, alors, comment tu vas, vraiment ?
— Ça va. À vrai dire, j’étouffe un peu, ici.
— Maxim, il faut que je te pose la question. Ce mariage, c’est ton idée ?
C’est ce que tu veux ?
— Qu’entends-tu par là ?
— Tu es un don Juan. Tu es prêt à te contenter d’une seule femme ?
Je le dévisage, bouche bée.
— Si ça n’était pas le cas, je ne me taperais pas tout ce cirque.
— Je te pose la question, mon pote, c’est tout.
Je pousse un grand soupir pour me calmer.
— C’est ce que je veux. C’est ce qu’elle veut. Pourquoi est-ce aussi
difficile à croire ?
Il lève les mains.
— OK, OK.
— Bon assez parlé de ça. Qu’est-ce que c’est que ce ­bordel ?
— J’ai pensé qu’il valait mieux t’apporter deux costumes. Pour te donner
le choix.
— Non, je veux dire pour ma famille, que tu as traînée jusqu’ici ?
— Ouais. Désolé. Je suis tombé sur Caro en sortant de ton immeuble.
— Ah.
— J’étais coincé. Elle a voulu savoir ce que je foutais avec tes costumes.
— Je vois.
— Elle est furieuse, frère.
— Je sais. Je ne leur ai rien dit. Je ne voulais pas faire de vagues. Mais
j’ai réussi à calmer Maryanne. Pour Caro, ça peut attendre.
— Alessia est au courant, pour vous deux ?
— C’est-à-dire ?
— Avant Kit ?
— Euh… non.
En plus de la baise après la mort de Kit. Nom de Dieu.
— Tu crois que je devrais lui expliquer ?
Il hausse les épaules.
— Aucune idée.
— On n’a jamais parlé de… tout ça.
— Réserve cette conversation pour la lune de miel.
Je ris un peu nerveusement.
— Bonne idée.
— Tu prévois de partir ?
— Oui. J’ai déjà tout organisé. C’est une surprise pour Alessia.
— Cool. Voici les alliances.
Il me remet un petit sac qui contient deux boîtes roses dans des
emballages cadeaux.
— Génial. Merci.
Je m’assois sur le lit et je commence à dénouer les rubans. Joe se pose à
côté de moi.
— Alors, explique-moi, ça se passe comment, un mariage, ici ?
Plus tard, Maxim et Joe passent à la cuisine. Alessia lève les yeux du
plan de travail où elle fouette des œufs et inspire brusquement en voyant
son fiancé. Ses yeux verts étincèlent et la lumière du plafonnier allume des
reflets dorés dans ses cheveux. Elle est toujours aussi stupéfaite à l’idée
qu’un homme aussi séduisant puisse devenir son mari. Avec sa veste, sa
chemise blanche et son jean, il est à croquer. Le regard de Maxim trouve le
sien, il sourit et s’avance vers elle.
— Comment vas-tu ? lui demande-t-il assez bas pour qu’elle seule
l’entende.
— Ça va. Et toi ?
— Ça va.
Il l’embrasse sur le front. Il sent le savon, la mousse à raser, et son odeur
préférée : Maxim. Il lui cale une mèche derrière l’oreille.
— Tu es délicieuse.
Elle rit, savourant son compliment.
— J’ai l’air d’une femme de ménage.
Il lui prend le menton entre le pouce et l’index pour lui relever
doucement la tête, et pose un long baiser sur ses lèvres.
— Non. Tu as l’air d’une comtesse.
L’expression intense de Maxim lui coupe le souffle. Mais sa mère
toussote et rompt le charme. Il se retourne et sourit à Shpresa, puis aux deux
femmes attablées.
— Je vois qu’on vous a mises au boulot, dit-il à Caroline et Maryanne,
qui hachent des épinards et de l’oseille.
— On donne un coup de main, répond Maryanne avec un grand sourire.
— C’est étonnamment thérapeutique, lâche Caroline.
Lorsqu’elle lève vers Maxim ses yeux plus bleus que bleus, il l’ignore.
— Il y a du vin quelque part, indique-t-il. On en a acheté plusieurs
caisses pour samedi. Je pense qu’elles sont derrière la maison.
— J’en boirais bien un verre, s’exclame Caroline d’une voix qui exprime
à la fois le désespoir et le soulagement.
— Je vais chercher une bouteille, dit Shpresa en disparaissant dans la
réserve.
— Et alors, la vie nocturne, c’est comment ici, Alessia ? demande Joe.
Un peu gênée, elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Je ne suis jamais tellement sortie le soir.
Elle s’empourpre lorsque tous les Anglais se tournent vers elle pour la
dévisager.
— Mes parents sont protecteurs, s’empresse-t-elle d’expliquer, tout en
remarquant que Caroline jette un coup d’œil à Maryanne en fronçant les
sourcils.
Sa mère revient, une bouteille de vin blanc à la main.
— Je l’ouvre, propose Joe.
Shpresa lui tend la bouteille et un tire-bouchon, et pose deux verres sur la
table.
— Que deux ? fait Joe, consterné.
Alessia et sa mère échangent un regard. Puis celui de sa mère passe aux
Anglais, qui fixent les Albanaises, avant de revenir à Alessia. Ses yeux
pétillent de malice. Jamais Alessia ne lui a vu cette expression. Elle sourit et
sort deux autres verres.
Mama !
Joe est en train de les servir quand Baba entre dans la pièce. Rasé de
frais, avec sa cravate et sa chemise blanche, il a fière allure.
— Tout le monde est prêt ? demande-t-il à Alessia dans leur langue,
d’une voix pleine d’entrain.
— Je crois que oui, Babë.
— Tu bois ? remarque-t-il, choqué en voyant sa femme.
— Oui. Nous avons mangé. Ça devrait aller.
Elle lève son verre vers lui. Maryanne, Caroline et Alessia l’imitent.
— Gëzuar, Babë, dit Alessia.
Il regarde sa femme et sa fille, bouche bée, puis jette un coup d’œil à
Maxim et hoche la tête.
— Je te l’ai déjà dit, désormais, elle est ton problème.
Mais Maxim ne comprend pas.
— Gëzuar, Zonja, lance-t-il aux femmes, avant de se tourner vers Joe et
Maxim : On y va.
Alessia fixe sa mère, aussi abasourdie qu’elle, car c’est la première fois
qu’elles l’entendent parler anglais. Elle avale une gorgée de vin et regarde
les hommes sortir l’un derrière l’autre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Maryanne à Alessia.
— Mon père. Il ne parle jamais anglais.
Maryanne rit.
— Il y a toujours une première fois. Et ce vin n’est pas mauvais.
— Il est albanais, déclare Alessia sans cacher sa fierté.
— Santé, Alessia, madame Demachi, et tous nos vœux de bonheur.
Maryanne lève son verre. Caroline l’imite. Le vin est délicieux, même
s’il n’est pas aussi savoureux que celui qu’elle a bu dans la bibliothèque des
Cornouailles. Enfin, Caroline et Maryanne semblent l’apprécier, et en
Albanaise fière de son pays, cela ravit Alessia.
— On a fini les épinards. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demande
Caroline.

Après avoir mis au four deux grands plats de tavë kosi, Alessia s’assoit
près de sa mère pour préparer les rouleaux de byrek. Shpresa roule la pâte
tandis qu’Alessia, Maryanne et Caroline la farcissent d’épinards, d’oseille,
et d’un mélange de féta et d’œufs, d’oignons et d’ail. Entre deux rouleaux,
elles sirotent leur vin.
La conversation fluctue, mais les échanges de Caroline et de Maryanne
sont amusants.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies craqué pour un Américain, taquine
Caroline.
— Craqué ?
— Ma chérie, depuis qu’il t’a appelée à l’aéroport, tu as un air énamouré
qui ne te ressemble pas du tout.
— Absolument pas !
— Tu protestes trop ! Alors, on le rencontre quand ?
— Je ne sais pas. Ethan viendra peut-être en Grande-Bretagne pour
Pâques. On verra. Avec lui, difficile de savoir.
Maryanne adresse à Caroline un regard éloquent pour la faire taire, et
celle-ci pince les lèvres, faussement dépitée.
— Vous vous connaissez depuis combien de temps ? demande Alessia.
Elle se sent un peu pompette, d’autant qu’elles en sont à leur deuxième
bouteille.
— Maxim et moi étions amis à l’école, explique Caroline. Enfin, plus
qu’amis. Mais ça, c’est du passé.
Elle fronce les sourcils en tapotant le mélange d’épinards dans la pâte,
puis entortille le tout efficacement pour en faire un roulé.
Plus qu’amis !
— Et toi et moi, je pense qu’on s’est rencontrées lors de l’une des
réceptions d’été de Rowena. Le match de cricket annuel des Trevethick au
Hall, dit Caroline à Maryanne.
— Oui. C’était le bon vieux temps. Tu étais venue de Londres avec
Maxim. Je dois avouer que j’adore ces matchs. Et un homme en cricket
whites.
— Oui, approuve Caroline, nostalgique. Kit était superbe tout en blanc, et
en plus, c’était un excellent batteur.
Elle fixe son verre.
— C’est vrai, renchérit Maryanne.
Soudain, l’ambiance tourne à la tristesse.
— Toutes mes condoléances, murmure Alessia.
— Oui. Bon. Merci.
Caroline déglutit et secoue ses cheveux brillants comme pour chasser une
pensée pénible.
— Ce sera à vous de recevoir l’été prochain lors du match de cricket
annuel du village, Alessia. Entre autres.
Alessia la dévisage. Elle ne connaît rien au cricket.
— Vous n’avez vraiment aucune idée de ce qu’on attendra de vous, pas
vrai ? énonce Caroline.
— Pas maintenant, intervient Maryanne.
— Non, souffle Alessia.
Caroline soupire et adresse à Maryanne un regard rassurant.
— Eh bien… On sera là pour vous aider.
— Et si on finissait ces byrek ? lance Maryanne, et Alessia devine qu’elle
tente d’alléger l’atmosphère.

Dans ce bar bondé et bruyant, l’ambiance est conviviale et festive


malgré l’environnement spartiate. C’est le troisième où nous passons, et il
est aussi fonctionnel que les deux premiers, mais pas aussi austère car les
murs sont décorés d’écharpes et de maillots de foot du FK Kukësi. Le foot,
c’est un truc énorme à Kukës. Ce soir, les hommes, apparemment tous plus
ou moins parents de Jak Demachi, noient leur chagrin après la défaite de
leur équipe contre Teuta, l’équipe de Durrës.
Notre amour du foot nous unit. Joe et moi, qui sommes respectivement
supporters d’Arsenal et de Chelsea, partageons leur douleur. Tom, en
revanche, s’en fiche – c’est un amateur de rugby, tout comme nous
d’ailleurs.
J’en suis à ma quatrième bière. Je n’ai retenu le nom de personne et je
commence à me sentir un peu ivre. Tom et Joe, eux, sont en verve.
Joe, bel homme, attire tous les regards. Je n’ai pas vu de Noirs en
Albanie, même si je suis sûr qu’il y en a, donc, forcément, il éveille la
curiosité. Il ne paraît pas mal à l’aise – bien au contraire : tous ces égards le
comblent. Les Albanais sont ravis de notre présence et nous sommes traités
comme des invités de marque. C’en est même touchant. Il n’y a que deux
ombres au tableau. D’abord, Caroline, dont je vais devoir affronter tôt ou
tard la colère. Malgré son calme apparent, je ne me fais pas d’illusions : elle
est sans doute blessée, elle aussi, et je dois me faire pardonner. Ensuite, j’ai
le sentiment d’être observé. Je sais que nous sommes le centre de l’attention
dans cette petite ville, mais de temps à autre, un frisson me parcourt le dos,
comme si quelqu’un m’avait dans son viseur. Est-ce lui ? Son « promis » ?
M’observe-t-il ? Je n’en sais rien. C’est peut-être simplement mon
imagination.
— Urdhëro ! s’exclame Jak en me tendant une autre bière. Më pas raki !
Il entrechoque sa bouteille avec la mienne. Nom de Dieu, tout sauf du
raki. Quel breuvage diabolique !

Il est tard. Les plats refroidissent et sont prêts à être rangés au


réfrigérateur dans la réserve. Alessia est attablée avec Caroline et
Maryanne. Elles en sont à leur troisième bouteille de vin. Alessia, qui a un
peu la tête qui tourne, a cessé de boire. Sa mère, plus raisonnable, est partie
se coucher. Après tout, elles ont une grosse journée, demain.
Elle bâille. Les hommes ne se sont pas manifestés, et elle suppose que
Maxim sera aussi ivre qu’il l’était le soir du raki. Elle aimerait aller dormir,
elle aussi, mais Caroline et Maryanne parlent des hommes et c’est fascinant.
— Ils sont déconcertants, déclare Maryanne.
— Dis plutôt qu’ils sont incapables d’aimer, répond Caroline. Tout ce
qu’ils veulent, au fond, c’est quelqu’un pour leur sucer la bite.
Elle rit, d’un rire forcé qui sonne creux.
— Caro, ça suffit, la gronde Maryanne en jetant un coup d’œil à Alessia,
qui tente de digérer cette information étonnante.
Le tour qu’a pris la conversation la choque. Elle s’efforce toutefois
d’afficher une expression neutre tout en se demandant comment réagir. Est-
ce ainsi que les Anglaises se parlent entre elles ?
Caroline se tourne vers Alessia en plissant les paupières comme si elle la
voyait d’un autre œil depuis qu’elles sont pompettes.
— Vous êtes vraiment très jolie, dit-elle d’une voix un peu pâteuse.
Alessia la soupçonne d’être carrément soûle.
— Ça ne m’étonne pas qu’il ait craqué pour vous… mais… je n’avais
jamais vu ça. Lui. Amoureux. Vous savez, c’est mon meilleur ami.
Son meilleur ami, maintenant. Alessia saisit la balle au bond. La phrase
plus qu’amis lui trotte dans la tête et la tourmente depuis que Caroline l’a
prononcée.
— Lui et vous, vous étiez… amants ? demande-t-elle.
— C’est le moins qu’on puisse dire. On s’est dépucelés l’un l’autre.
(Caroline sourit comme si c’était un bon souvenir.) C’est un meilleur coup
que mon mari.
— Oh.
Alessia en reste sans voix. Une image lui revient à l’esprit : Caroline, nue
dans la chemise de Maxim, en train de se faire un café.
— Caroline ! s’exclame Maryanne, choquée.
— Eh oui ! Je sais que c’est ton frère. Tous les deux sont tes frères,
marmonne-t-elle. Enfin tu sais que Maxim est un vrai don Juan. (Elle fixe
son regard embrumé sur Alessia.) Chérie, il a couché avec la moitié des
femmes de Londres. (Son visage se décompose.) Et après Kit… Enfin, on –
aïe !
— Assez ! la gronde Maryanne d’une voix ferme.
Alessia la soupçonne d’avoir décoché un coup de pied à Caroline sous la
table. Celle-ci hausse les épaules.
— C’est la vérité. Il avait une sexualité débridée, c’est le moins qu’on
puisse dire. Il est la preuve vivante de l’adage : la pratique mène à la
perfection.
— Il est temps de te mettre au lit, Caro, insiste Maryanne en se levant.
Pardonne-lui, elle est en deuil et elle a trop bu, dit Maryanne à Alessia. Ne
fais pas attention à tout ça.
Caroline fronce les sourcils en se levant à son tour, comme si elle
mesurait soudain la portée de ses paroles.
— Oui. Bien entendu. Je suis désolée. Je raconte n’importe quoi.
Pardonnez-moi.
— Bonne nuit, Alessia, dit Maryanne en entraînant une Caroline
titubante hors de la pièce.
Alessia est sous le choc. C’est un meilleur coup que mon mari. Au
présent.
6

Mme Demachi nous a préparé un petit déjeuner monumental. À en


juger par son immense sourire et la petite chanson qu’elle fredonne en
faisant le café et en s’activant dans la cuisine, je devine qu’elle est dans son
élément et qu’elle adore ça. Je suis soulagé de constater que notre présence
n’est pas un fardeau pour elle.
— Bonjour, Maxim, me lance-t-elle, rayonnante.
Je lui fais la bise.
— Bonjour, Shpresa. Merci de nourrir mes amis et ma famille.
— Mon cher garçon, dit-elle en posant la main sur ma joue, ça me fait
plaisir. Je sais que tu rends mon Alessia très heureuse.
— Et elle aussi me rend très heureux.
Elle sourit.
— Assieds-toi. Mange. Aujourd’hui, c’est le grand jour. Et
heureusement, il fait beau.
D’un signe, elle m’invite à regarder dehors. Le ciel est radieux, d’un bleu
de février resplendissant. J’espère qu’il ne fait pas trop froid.
Maryanne et Joe sont déjà attablés. De belle humeur, ils s’attaquent aux
omelettes et aux délicieux petits pains de Mama Demachi. Il y a du
fromage, des olives, du miel local, et des feuilles de vigne farcies. Jak, en
tête de table, tartine un petit pain de beurre et de confiture de fruits rouges.
Il est tout pimpant et, depuis hier soir, d’une humeur de rêve. Il y a une
trace de suie sur sa main, et je présume qu’il est allé allumer le poêle dans
le garage pour réchauffer notre salle de réception.
Les Demachi sont d’excellents hôtes. À part la chasteté imposée,
évidemment. Seule Caroline ne partage pas notre joie : assise devant son
café, elle reste silencieuse, pâle et morose. Je la soupçonne d’avoir la
gueule de bois. Maryanne la regarde de temps en temps d’un air inquiet
puis se tourne vers moi.
Quoi ? Il s’est passé quelque chose ? Maryanne secoue discrètement la
tête comme pour me dire « Laisse tomber ».
La grande absente est ma belle mariée. On prépare Alessia pour la
cérémonie et je ne l’ai pas vue depuis mon enterrement de vie de garçon. Et
quelle soirée – Kukës sait faire la fête. Ou du moins, les hommes de Kukës.
Et tout s’est bien terminé – autrement dit, je n’ai pas été menotté sans
pantalon au mobilier municipal, comme Tom a menacé de le faire à un
moment donné.
Tu n’as pas de menottes.
J’improviserai !
Je me sens en pleine forme ce matin, sans doute parce que je n’ai pas bu
de raki. Maintenant, j’ai hâte que la fête commence. Je serai soulagé quand
tout sera fini.
— Je peux te parler ? me demande Caroline quand je m’assois.
Je la sens tendue, et Maryanne est fuyante. Que s’est-il passé, au juste ?
J’ai l’estomac noué.
— Bien sûr, réponds-je d’une voix brusque.
Ça y est. L’heure de vérité que j’ai tant redoutée.
— En privé ?
— Après le petit déjeuner. Tu devrais manger quelque chose.
Elle grimace, ce qui me confirme qu’elle a une gueule de bois carabinée.

Alessia fixe sans le voir son reflet dans le miroir de sa chambre à


coucher. Elle est assise à sa coiffeuse. Sa cousine Agnesa, qui est coiffeuse
et maquilleuse, boucle ses cheveux avec un fer à friser. Agnesa babille,
ravie de participer aux préparatifs et de revoir Maxim, le beau fiancé.
Alessia ne l’écoute pas. Elle est hébétée. Est-ce à cause du trac ? Ou
parce qu’elle est toujours sous le choc des révélations avinées de Caroline ?
Chérie, il a couché avec la moitié des femmes de Londres.
Cela n’a rien de nouveau pour Alessia. Elle vidait les préservatifs de sa
poubelle chaque fois qu’elle faisait le ménage chez lui. À ce souvenir, elle
fronce le nez, dégoûtée – parfois, il y avait plusieurs préservatifs usagés.
Puis, tout d’un coup, plus rien. Elle se frotte le front en tentant de se
rappeler quand c’est arrivé. Il s’est passé tant de choses depuis, et
l’enchaînement des événements reste confus dans sa mémoire. Hier soir,
tout en tentant de dormir, elle a essayé de les démêler mais elle n’y est pas
arrivée, car les propos irréfléchis de Caroline ne cessaient de résonner dans
son esprit, comme pour la narguer.
C’est un meilleur coup que mon mari.
Donc, ils étaient bien ensemble, mais à quel moment ? Quand a eu lieu ce
fameux « coup » ? L’événement semble récent. Soudain, elle revoit
Caroline dans les bras de Maxim, devant son immeuble. Non. Son
imagination s’emballe et la fait douter d’elle-même. Et de lui – de son
homme. De son Monsieur. Le jour de ses noces. Elle suffoque sous le poids
de ces pensées ignobles.
— Donne-moi une minute, dit-elle.
— D’accord, répond Agnesa, un peu surprise.
Comme elle n’a que la moitié des cheveux bouclés, Alessia trouve un
foulard et le noue autour de sa tête. Elle attrape un peignoir, le passe en
vitesse par-dessus sa combinaison et quitte la chambre. Une seule chose
peut la réconforter.
Lorsqu’elle parvient au bas de l’escalier, elle entend les bruits du petit
déjeuner. Sans y prêter garde, elle se dépêche de rejoindre le salon et
s’assoit au piano.
Elle inspire profondément et pose les doigts sur le clavier. Dès qu’elle
sent la fraîcheur de l’ivoire, elle est tout de suite plus apaisée. Elle ferme les
yeux et se lance dans la Sonate au clair de lune de Beethoven – le troisième
mouvement, le plus difficile, en do dièse mineur. C’est le morceau le plus
adapté, celui qui traduit le mieux sa colère. La musique s’élève, elle remplit
la pièce et explose entre les murs. Sa colère et son ressentiment se déversent
sur le clavier. L’orange et le rouge flamboyants exacerbent les accents
intenses de la sonate jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle, et les couleurs de
la musique.

Les arpèges rapides et frénétiques du troisième mouvement de la sonate


de Beethoven déferlent dans le couloir jusque dans la salle de séjour avec
une telle férocité et une telle passion que toute la tablée en reste un instant
silencieuse et tétanisée.
Je regarde Shpresa, qui observe Jak d’un œil anxieux. Il hausse les
épaules.
— Alessia ? souffle Maryanne, émerveillée.
J’acquiesce et me tourne vers ses parents.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas, répond Shpresa, stupéfaite.
— Elle est en colère. D’accord. Mais je ne comprends pas pourquoi.
Je me creuse furieusement la cervelle pour essayer de savoir ce qui a pu
la froisser. Nom de Dieu. Est-ce qu’elle aurait des doutes au sujet du
mariage ?
— C’est Alessia ? s’enquiert Joe, qui en a oublié de poser sa fourchette.
— Oui.
— Mec !
— Je sais.
— Elle est extraordinaire, murmure Joe.
— Ouais. Mais quelque chose ou quelqu’un l’a rendue folle de rage.
Je me tourne vers Maryanne et Caroline, qui ont passé la soirée avec elle.
Maryanne pince les lèvres et Caroline évite mon regard. J’ai trouvé la
coupable.
— Qu’as-tu fait ? demandé-je posément tandis que mon cuir chevelu se
met à picoter.
Putain de bordel de merde. Tu lui as dit quelque chose ?
— Caroline ?
Elle blêmit et secoue la tête en continuant d’éviter mon regard. Merde.
— Excusez-moi, dit Shpresa en s’essuyant les mains dans un torchon
avant de s’éclipser.
— Comment sais-tu qu’elle est en colère ? s’étonne Maryanne.
— Ce morceau est en do dièse mineur.
Elle fronce les sourcils.
— Do dièse mineur. Une musique de colère. En rouge et en orange. C’est
ce qu’elle m’a dit. Triste et furieuse. Mi bémol.
— Waouh.
— Ouais. La musique. Comme je te le disais hier.
— Elle est incroyable !
— Oui. Elle est douée de synesthésie. Et elle joue ce morceau de
mémoire.
Je n’arrive pas à dissimuler mon émerveillement et ma fierté.
— Elle est extraordinaire, répète Joe, stupéfait.
J’acquiesce.
— Elle l’est. À bien des titres.
Alessia finit le morceau et je tends l’oreille – est-ce la fin ou va-t-elle
jouer autre chose ?

Alessia termine, haletante. Ses pensées se précisent à mesure que les


couleurs s’évanouissent. Elle inspire profondément et se retourne. Sa mère
est dans le salon. Perdue dans la musique, elle ne l’a pas entendue entrer.
— C’était magnifique, mon cœur. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Alessia secoue la tête. Elle ne veut pas avouer ses frayeurs car si elle les
dit à haute voix, elle les rendra plus tangibles – plus réelles. Elle est à la
croisée des chemins. Croit-elle l’homme qu’elle aime… ou pas ?
— Il sait, reprend Shpresa.
— Il sait quoi ?
— Que tu es en colère.
— Il m’a déjà entendue jouer.
— Souvent, apparemment.
Alessia acquiesce.
— Il est fier de toi. Ça se voit.
— Je dois aller me préparer.
Alessia se lève et fait face à sa mère.
— Il t’aime.
— Je sais.
Mais sa voix tremblante la trahit. Pourquoi doute-t-elle soudain de tout ?
— Ah, mon cœur. Va te préparer. Tu as pris la bonne décision. Ces
derniers jours, je ne t’ai jamais vue aussi heureuse. Et il est rayonnant.
— C’est vrai ? murmure Alessia d’une voix où perce l’espoir.
— Mais bien entendu. (Shpresa caresse le visage de sa fille.) Ton père et
moi, nous sommes si fiers de toi, Alessia. Va conquérir le monde, comme tu
en as toujours rêvé. Avec cet homme à tes côtés, tu y arriveras.
L’humeur sombre d’Alessia se dissipe. Jamais elle n’a entendu sa mère
affirmer quoi que ce soit avec une telle conviction.
— Merci, Mama, dit Alessia en serrant sa mère dans ses bras.
— Je sais, pour le bébé, chuchote Mama.
Alessia tressaille.
— Je sais que tu n’es pas enceinte.
— Comment ?
— La quantité d’analgésiques que tu as pris ces derniers jours. Et puis
j’ai trouvé tes pilules contraceptives en époussetant ta table de chevet.
Alessia rougit.
— Je suis désolée de t’avoir… induite en erreur.
— Je comprends. Et je trouverai le moyen d’annoncer la nouvelle à ton
père. Maxim est au courant ?
— Merci. Et, oui, Maxim le sait depuis le début.
— Et il a quand même accepté de faire tout ça ?
— Oui. Pour moi… et pour toi.
— Pour moi ?
Alessia hoche la tête.
— Je ne comprends pas.
Puis elle embrasse sa mère sur le front.
— Un jour, je te raconterai.

Oh, et puis merde ! Je me torture l’esprit à force de me demander ce qui


ne va pas avec Alessia, et je suis incapable de le supporter un instant de
plus. Je quitte la table et, sans prêter attention à toutes les paires d’yeux
braquées sur moi, je me précipite dans le couloir à grands pas jusqu’au
salon.
— Alessia, dis-je à travers la porte.
Je retiens mon souffle.
— Oui, finit-elle par répondre.
Je soupire brusquement.
— Ça va ?
— Oui.
Elle ne paraît pas très convaincue.
— Tu veux me parler de quelque chose ?
— Non.
Ça ne me suffit pas. Je ne la crois pas.
— Je me fiche des superstitions, mais pour toi et ta mère, ça compte.
C’est pour ça que je reste de ce côté-ci de la porte. Je ne sais pas ce qui t’a
mise en colère, mais sache que je t’aime. Je veux t’épouser. Aujourd’hui. Si
tu as besoin de me parler… Je suis là.

Shpresa dévisage sa fille.


— Mama, il faut que je lui parle, dit Alessia.
— Je vous laisse seuls. C’est à toi de décider si tu l’invites dans cette
pièce ou pas. Rien, dans ce mariage, n’est conventionnel… alors…
Résignée, sa mère agite une main, l’embrasse sur le front et s’éclipse.
— Je peux entrer ? s’enquiert Maxim sans bouger.
— Oui.
Maxim passe la tête par la porte entrouverte et sourit en la voyant.
Alessia ne peut pas s’empêcher de répondre à son sourire ; son cœur
s’emballe lorsqu’elle le voit. Il lui a manqué. Il entre et la rejoint. Ses yeux
verts flamboient. Il est en tee-shirt et en jean – le noir avec le genou
déchiré… Il est inquiet et sexy. Surtout sexy.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demande-t-il.

Alessia porte un foulard bleu qui lui cache les cheveux, et un peignoir
bleu. Ça me rappelle le temps où elle venait faire le ménage chez moi.
Quelle époque… Alors que je ne désirais qu’elle, elle m’ignorait.
Elle est tout aussi ravissante aujourd’hui. Plus encore. Et je la désire
toujours. Elle m’observe, l’air meurtri.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle pâlit un peu. Merde. C’est grave.
— Dis-le-moi, s’il te plaît.
— Ce ne sont… que des mots.
— Répète-les-moi, insisté-je.
— Ta belle-sœur…, commence-t-elle d’une voix presque inaudible.
— Caroline ?
Elle hoche la tête.
— Ah. (J’en étais sûr.) Qu’a-t-elle dit ?
Elle semble s’interroger. Va-t-elle me l’avouer ? Son débat intérieur se lit
sur ses traits. Finalement, elle déglutit.
— Elle dit que tu es un meilleur… coup (elle a baissé la voix) que son
mari.
J’inspire brusquement. Ma colère monte. Je n’ai jamais entendu Alessia
parler crûment auparavant, et j’en suis plus choqué que je ne le devrais. Les
paroles de Caroline sont sidérantes et totalement indécentes. Pas étonnant
qu’elle ait pris une mine aussi piteuse au petit déjeuner. Elle devrait avoir
honte.
Caro est venue ici pour foutre le bordel. Et elle y est arrivée. Je ravale ma
colère, sachant que je m’expliquerai avec elle plus tard.
— Je suis sûr qu’elle était ivre, marmonné-je, indulgent.
— Je n’ai pas arrêté d’y penser hier soir, en essayant de dormir.
Eh merde. On va avoir cette discussion maintenant, le jour de notre
mariage ?
— Tu l’aimes ? veut savoir Alessia.
Je la fixe, muet de stupeur. Quoi ? Comment peut-elle penser une chose
pareille ?
— Tu ne réponds pas à ma question. En Cornouailles, tu m’as dit « Parle-
moi », « pose-moi des questions ». Alors je te pose la question maintenant.
— Non, je ne l’aime pas de cette façon-là, affirmé-je. Oui, je l’ai aimée,
il y a longtemps. Mais j’avais quinze ans. Maintenant, elle fait partie de la
famille. C’est l’épouse de mon frère.
— Et physiquement ?
Je fronce les sourcils, sans tout à fait comprendre.
— Tu as eu des rapports sexuels avec la femme de ton frère ?
Nom de Dieu.
— Euh… non. Mais j’ai couché avec sa veuve.
Alessia grimace et ferme les yeux. Son expression me déchire. Jamais je
n’ai eu aussi honte de ma vie.
— La dernière fois que je l’ai vue, poursuit Alessia en ouvrant ses yeux
sombres et douloureux, elle était dans tes bras, sur le trottoir devant ton
immeuble.
— Dans mes bras ?
Je tente désespérément de me remémorer la scène. Alessia me prend de
court.
— J’étais dans la Mercedes d’Anatoli.
Mon cœur se glace tandis que je revois cette nuit épouvantable.
— Ah oui. Elle s’excusait, et elle a couru vers moi. Elle serait tombée si
je ne l’avais pas rattrapée. (Je déglutis.) Nous nous étions disputés. Une
énorme dispute.
— C’est normal. Toi et elle, vous êtes pareils. Vous appartenez au même
monde, fait remarquer Alessia d’une voix de plus en plus morne.
— Non ! Je ne veux pas de Caroline. C’est toi que je veux ! Quand je
suis allé la voir, c’était pour lui expliquer que j’étais amoureux de toi. Elle
m’a mis à la porte, puis elle est revenue en courant pour s’excuser. C’était
juste au moment où Anatoli montait dans sa voiture. Je n’écoutais rien de ce
que Caroline me disait. Je savais que quelque chose clochait. J’avais
reconnu ses plaques albanaises, et ça m’a bouleversé de voir filer la voiture
sans rien pouvoir faire.
Je ferme les yeux en me rappelant la sensation d’impuissance et de
désespoir absolus que j’avais éprouvée en voyant disparaître la Mercedes.
— Ça a été l’un des pires jours de ma vie.
Ses doigts trouvent les miens. J’ouvre les yeux. Elle presse ma main. Je
presse la sienne en retour.
— Qu’est-ce qui se passe, Alessia ?
— Tu es sûr que tu veux m’épouser ? Elle aussi, elle t’aime.
Je la prends dans mes bras.
— C’est toi que j’aime, Alessia, pas elle. C’est toi que je veux épouser.
Pas elle. Je t’en supplie, ne la laisse pas gâcher notre journée.
Je n’arrive pas à croire que nous ayons cette discussion. Elle pousse un
soupir et me fixe de ses yeux noirs.
— Ma chérie, marions-nous, dis-je en lui caressant la lèvre avec le pouce.
Je veux vieillir avec toi. Et je ne veux pas que ma famille doute de mes
sentiments pour toi, Alessia Demachi – tu es l’amour de ma vie.
— Et toi, tu es l’amour de ma vie, murmure-t-elle.
Elle appuie ses lèvres contre la pulpe de mon pouce. Je suis soulagé.
— Dieu merci. Je ne t’embrasse pas. Je garde ça pour ce soir.
Au moment où ces mots quittent mes lèvres, un frisson de désir me
parcourt, hérissant tous les poils de mon corps.
Waouh.
Alessia inspire brusquement.
— D’accord.
Elle a le souffle court.
— D’accord, répété-je en souriant.
Lorsqu’elle me répond par un sourire timide, je sais que je l’ai
reconquise.
— C’était magnifique, ce morceau que tu as joué. Tu as épaté mes amis
et ma famille.
— J’étais en colère.
— J’avais compris. Je suis désolé.
Elle ferme les yeux et secoue rapidement la tête comme pour chasser une
horrible idée.
— Tu as fait ta valise ?
Elle rouvre les yeux et acquiesce. Après le mariage, on se casse d’ici.
— Très bien. S’il te plaît, va te préparer.
Je me penche pour déposer un baiser sur son front.
Je ne veux pas te reperdre.

Je retourne à table, où la conversation est moins animée. Tous les yeux se


braquent sur moi. Je n’arrive même pas à regarder Caro. Elle a vraiment
dépassé les bornes, et je suis furieux contre elle.
Non. Je suis fou de rage. Comment a-t-elle osé ? Pour l’instant, je ne me
fais pas confiance, et en plus, c’est le jour de mon mariage !
On frappe à la porte. Jak bondit pour aller répondre, comme s’il attendait
un visiteur.
— Ça va, mon pote ? s’inquiète Joe.
— Ouais.
Je jette un coup d’œil à ma montre. J’ai le temps.
— Je vais courir.
Quand je redescends dans ma tenue de jogging, la maison est un véritable
essaim. Des tas de gens sont arrivés, sans doute pour aider à préparer le
repas et à dresser les tables. Je parviens à les éviter ; je suis content de sortir
courir. J’ai laissé Joe dans la chambre. Il va prendre sa douche. Je n’ai
aucune idée de l’endroit où se trouvent Maryanne et Caro et, franchement,
je ne veux pas le savoir. Je m’en fous. J’ai besoin d’être seul pour me
calmer.
Dehors, il fait beau mais frisquet. La lumière du soleil se reflète dans les
eaux vertes du lac. Mais tout au bout de l’allée, j’aperçois Demachi en
pleine conversation avec lui !
Demachi et le Salopard se retournent vers moi tandis que, cloué sur
place, je les fusille du regard. Mais qu’est-ce qu’il fout ici, celui-là ? Je
serre les poings, prêt à en découdre. Rien ne me ferait plus plaisir que de
rouer ce type de coups – surtout dans mon état d’esprit actuel.
— Ce n’est pas ce que tu penses, l’Anglais, ricane Anatoli.
Demachi lève les mains.
— Po flasim për punë, asgjë më shumë.
Évidemment, je ne saisis rien à ce qu’il raconte.
— Ha ! lâche Anatoli, exprimant tout son mépris dans cette seule syllabe.
Si tu comprenais notre langue, tu saurais ce qu’il a dit. On parle affaires.
Rien de plus. Rien à voir avec toi.
L’anglais du Salopard est impeccable, ce qui m’irrite au plus haut point.
— On ne parle pas d’Alessia, reprend-il.
Sa voix s’est un peu éraillée lorsqu’il a prononcé son prénom.
Quoi ? Il a des sentiments pour elle ?
— Mos e zër në gojë Alesian, intervient Demachi sèchement.
— Je serai là, à l’attendre, dans son pays natal, avec sa famille. Quand tu
merderas, l’Anglais, ricane Anatoli.
— Tu risques d’attendre longtemps, mon pote, marmonné-je. (Et j’ajoute,
plus pour moi que pour lui :) J’espère.
Oh, et puis merde.
— Adieu, Salopard ! lancé-je en sachant parfaitement que mon beau-père
ne comprendra pas.
Je me retourne et les plante là. Je suis ravi de constater que la bouche
d’Anatoli ne forme plus qu’une ligne dure : ma raillerie a fait mouche.
Une fois sur la route, je contourne sa Mercedes, j’effectue quelques
mouvements de stretching et me mets à courir. Je cours comme je n’ai
jamais couru.

— Tu es superbe, mon pote, déclare Joe en redressant ma cravate.


— Je suis heureux que tu aies apporté le Dior. C’est mon préféré.
— Le bleu, c’est ta couleur. Comme ton sang.
— Très drôle, Joe.
— Ça m’énerve que tu ne m’aies pas donné le temps de te faire un
costume sur mesure.
— Tu en auras l’occasion.
— Pour un mariage ? dit Joe en fronçant les sourcils.
— On refera une cérémonie à Londres, ou en Cornouailles. Ou dans
l’Oxfordshire, le rassuré-je.
— Toi et Alessia ?
J’éclate de rire.
— Évidemment. Ne prends pas cet air affolé. C’est compliqué. Mais je
serai probablement en tenue de cérémonie.
Le regard de Joe s’éclaire.
— Gris tourterelle ? Noire ? Rayée ?
— Mon pote, on va d’abord commencer par ce mariage-ci. Tu ne crois
pas ?
— Ta boutonnière, dit-il en épinglant une rose blanche à mon revers.
Il pose les mains sur mon bras.
— Voilà. Maintenant tu ressembles à un marié.
— Merci, frère.
Je suis soudain bouleversé par tout ce qui m’est arrivé, et par ce que je
suis sur le point de faire. Je le serre dans mes bras de toutes mes forces.
— Je suis vraiment heureux que tu sois là, mon pote.
Joe me tape dans le dos.
— Moi aussi, Max. Moi aussi.
Je m’éclaircis la gorge.
— Bon. Tu sais ce qu’on doit faire.
— Ouaip.
Selon la tradition albanaise, le marié doit aller chercher la mariée et
l’emmener chez lui pour un festin. C’est impossible dans le cas présent,
puisque je n’ai pas de domicile ici. Du coup, je dois escorter Alessia depuis
la porte d’entrée jusqu’à la salle de réception. Ce sera notre façon de
respecter la tradition.
Joe, Tom et moi attendons donc la mariée devant la maison. Élégant
comme toujours, Joe porte aussi un costume bleu. Tom a revêtu un smoking
noir avec un nœud papillon.
C’est tout ce que j’avais sous la main, Trevethick.
Je suis heureux qu’ils soient ici, avec moi. Leur amitié et leur soutien au
cours des dernières années m’ont été précieux. Et ils ont fière allure dans
leurs tenues de cérémonie.
Les invités se sont rassemblés dans l’allée. D’autres sortent de
l’habitation, sans doute de proches parents venus saluer Alessia, comme le
veut la tradition. Certains se dirigent vers la tente, où il fait plus chaud. Je
sais que l’officier d’état civil y a déjà pris place. L’ambiance est festive et
conviviale : toute la communauté s’est rassemblée dans ce cadre
magnifique pour célébrer nos noces. C’est émouvant. Je déglutis pour me
ressaisir.
Je suis vraiment loin, très loin de l’Angleterre.
Les lanternes colorées accrochées dans les sapins par Jak ajoutent à
l’ambiance, tout comme les quelques enfants qui courent et qui rient dans le
jardin en agitant des drapeaux albanais.
Les gens me saluent, me serrent la main ou me font la bise. La plupart
des hommes que j’ai rencontrés lors de mon enterrement de vie de garçon
improvisé m’appellent « Chelsea », comme mon équipe de foot. Ce surnom
me plaît assez – de mon côté, je serais bien incapable de retenir leurs noms.
Une photographe immortalise la journée avec un Canon EOS. Je crois
que c’est une cousine d’Alessia, mais je n’en suis pas sûr. Ce monde est
vraiment très différent du mien.
Maryanne et Caroline sortent de la maison pour se diriger vers la tente.
Elles portent toutes deux des tenues de mariage d’hiver, Maryanne un
tailleur-pantalon marine, et Caro une robe en velours de la même couleur –
je pense que Joe leur a soufflé ce que j’allais porter.
Maryanne me serre dans ses bras.
— Maxie, tu es splendide ! Ta mariée aussi.
Elle renifle et s’éloigne avant que j’aie pu lui répondre. Quant à Caro,
elle n’arrive toujours pas à me regarder dans les yeux.
— Tu m’évites, marmonne-t-elle.
— Ça t’étonne ? Ce n’est pas le moment, Caro. Je suis furieux contre toi.
— Je suis désolée.
— Ce n’est pas à moi que tu dois des excuses.
— Il faut que je te dise quelque chose. (Elle me dévisage avec de grands
yeux bleus un peu larmoyants.) Et ça aussi, ça va te fâcher, mais je l’ai fait
pour toi, et pour elle, ajoute-t-elle.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai prévenu ta mère. Elle devrait arriver d’ici peu.
— Quoi ? m’étranglé-je.
J’arrive à peine à respirer. Putain.
7

Mon chéri, je suis arrivée, lance une voix à l’accent traînant, mi-
britannique mi-américain, portée par la brise.
Nous faisons volte-face. J’ai un coup au cœur. Ma mère fend la foule,
vêtue d’un grand manteau noir – sans doute issu de la prochaine collection
automne-hiver de Chanel. Elle porte d’énormes lunettes de soleil Chanel,
un chapeau en fausse fourrure et des boots Louboutin.
Un jeune homme d’environ mon âge, engoncé dans une doudoune
Moncler noire, l’accompagne. Il a une gueule de mannequin, une dentition
d’Américain, et je le soupçonne d’être son amant du moment. Elle le tient
par le bras.
— Mère, quelle bonne surprise, dis-je d’un ton détaché que je réserve
exclusivement à la femme qui m’a donné naissance. Tu aurais dû me
prévenir que tu venais.
— Maxim.
Elle me tend sa joue, et j’y dépose une légère bise, en respirant les
effluves hors de prix de son parfum Creed.
— Joe et Tom, tu connais déjà. Et Judas Iscariote, ma belle-sœur.
Je prends un certain plaisir à voir Caroline blêmir en embrassant sa belle-
mère.
— Merci de m’avoir prévenue, Caroline. Un peu à la dernière minute,
certes. Mais apparemment, on est arrivés à temps. Voici mon ami, Heath.
Rowena nous présente le blond pendu à son bras.
— Enchanté, dis-je en affichant un sourire de circonstance.
Avant qu’il puisse répondre, ma mère le lâche.
— Je peux te dire un mot, mon chéri ?
— Malheureusement, le moment est mal choisi. Je suis sur le point de me
marier. S’il te plaît, va dans la salle de réception. (Je lui désigne la tente.)
Judas te trouvera une place.
Caro s’empourpre et baisse les yeux sur ses Manolo.
— Je ne suis pas venue pour t’empêcher de te marier, Maxim. Ce serait
plutôt vulgaire, tu ne trouves pas ? On en reparlera plus tard. Tu
m’expliqueras pourquoi tu épouses ta bonne et pourquoi tu n’as pas invité
ta mère en deuil à cet… événement. Tu as honte de ta fiancée et de sa
famille ? Parce qu’à vrai dire ça y ressemble.
Je ne peux pas voir ses yeux. Elle pince ses lèvres écarlates et je sais que,
malgré le froid dédain qu’elle affiche, elle bout de rage. Eh bien, elle n’est
pas la seule. Moi, je frôle l’apoplexie. Mais je le cache.
— Je ne t’ai pas invitée, ma très chère Rowena, lui chuchoté-je à
l’oreille, parce que tu te comportes exactement comme je le prévoyais. Tu
projettes ta prétention de privilégiée de merde sur ma situation. Maintenant,
si tu veux bien m’excuser, je suis sur le point d’épouser la femme que
j’aime.
Elle se raidit.
— Je sais que tu épouses cette fille pour te venger de moi. Laisse-moi
seulement t’avertir…
— Ça n’a rien à voir avec toi, bordel ! Tu n’es pas le nombril du monde,
Rowena. Je suis tombé amoureux. Fais avec.
Tom toussote, le cou écarlate – nous a-t-il entendus ? Derrière lui, Jak et
Shpresa ont surgi sur le seuil. Je me retourne pour les saluer. Shpresa est
presque méconnaissable. Elle porte une robe droite rose pâle et un châle en
mousseline assorti. Ses cheveux, aussi lisses et sombres que ceux d’Alessia,
sont relevés en chignon. Avec une touche de maquillage, elle est superbe. Je
vois maintenant de qui Alessia tient sa beauté.
— Mama Demachi, tu es ravissante, murmuré-je, et elle sourit.
Courage, mec. C’est parti. Je me retourne pour faire les présentations.
— Jak, Shpresa, ma mère a décidé de nous faire l’honneur de sa
présence. Voici Rowena, comtesse douairière de Trevethick.
J’ai insisté sur le mot douairière, et Rowena pince les lèvres – d’abord
parce que c’est grossier et, qui plus est, parce que c’est inexact – mais, sans
se laisser démonter, elle tend la main avec courtoisie.
— Monsieur et madame Demachi, je suis ravie de faire votre
connaissance, et dans des circonstances aussi heureuses.
Elle paraît sincère, pourtant ses paroles sont teintées de sarcasme et de
condescendance – à mon intention, j’en suis sûr. C’est exaspérant, mais je
fais comme si de rien n’était et passe les bras sur les épaules de mes beaux-
parents tandis qu’ils serrent la main de ma mère.
— Jak et Shpresa ont fait un boulot incroyable en organisant cet
événement à la dernière minute.
Je donne une bise à ma future belle-mère, qui rosit et s’empresse de tout
traduire à son mari.
— Konteshë ? demande Jak.
— Oui.
— Enchantée, dit Shpresa. S’il vous plaît, venez.
Shpresa m’adresse un regard curieux et prie Jak d’accompagner ma mère
et son amant dans la maison.
— Dur, dur, dit Tom, qui a parfois le don d’enfoncer les portes ouvertes.
Ça va, vieux ?
— Oui, lâché-je.
Bien sûr, je mens. Après une longue inspiration, j’enfouis ma colère et les
suis.
Pour l’occasion, les Demachi ont levé leur interdiction de porter des
chaussures à l’intérieur. Nous nous entassons dans le vestibule, assez bondé
maintenant que ma mère et Heath se sont joints à nous.
Jak redresse les épaules et, avec un geste théâtral, ouvre la porte du salon,
au milieu duquel se tient Alessia Demachi.
Éclairée à contre-jour par la fenêtre, elle est sublime, toute vêtue de
dentelle et de satin, nimbée d’un tissu diaphane. En contemplant la femme
qui deviendra bientôt mon épouse, je perds complètement le fil de mes
pensées. Ses yeux noirs et expressifs cernés de khôl lui donnent une allure
plus sophistiquée, plus… mûre, à la fois pudique et sexy. J’en oublie de
respirer.
Sa robe est l’incarnation même de l’élégance : un corset en satin blanc
incrusté de dentelle, avec la même dentelle qui lui recouvre les épaules et
les bras. Sa jupe s’évase doucement à la taille. Il y a de petits boutons en
perles sur le devant. Ses cheveux sont relevés en chignon délicat sous un fin
voile en tulle.
Cloué sur place, je la fixe, bouche bée. Je grave ce moment dans mon
esprit afin de pouvoir m’en souvenir pour l’éternité. L’exaltation,
l’émerveillement et l’espoir me serrent la gorge.
On dirait une déesse… Non. Une comtesse. Ma comtesse.
Mec, tu ne vas pas te mettre à chialer, quand même.
Tout d’un coup, je me fiche de savoir si ce que nous faisons est
entièrement légal ou pas. Je suis trop heureux, trop reconnaissant de
pouvoir l’épouser aujourd’hui. Ici. Maintenant.
— Re-bonjour, ma beauté. Je pourrais te regarder comme ça toute la
journée.
— Moi, pareil, chuchote-t-elle.
Ses yeux noirs, ourlés des cils les plus longs et sombres que j’ai jamais
vus, sont vifs et profonds, et je pourrais me noyer dans son regard. Je
m’avance vers elle et dépose un baiser sur sa joue.
— Tu es magnifique.
Je me rends compte que c’est la première fois que je la vois maquillée.
Elle est ravissante. Elle caresse le revers de ma veste et me sourit.
— Toi aussi.
— Ma mère est là.
Ses yeux s’agrandissent.
— Accroche-toi, l’avertis-je tout bas, avant de lancer : Mère…
Rowena fait son entrée. Elle a retiré ses lunettes noires et cille légèrement
devant la vision exquise qui s’offre à elle.
— Permets-moi de te présenter Alessia Demachi.
— Ma chère enfant, déclare Rowena en embrassant ma fiancée, avant de
reculer d’un pas pour l’examiner.
— Lady Trevethick, enchantée, répond Alessia.
— Vous parlez anglais ? s’étonne Rowena.
— Couramment, répond Alessia.
Putain, mon Alessia a du répondant ! Rowena hoche la tête et sourit. Je
crois qu’elle est impressionnée.
— Je suis ravie de faire votre connaissance à l’occasion d’un événement
aussi heureux.
— Et moi de même.
Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’aperçois que d’autres personnes
sont entrées dans la pièce. Des cousines d’Alessia, sans doute. Et peut-être
deux ou trois tantes.
— Après ce mariage à la hâte, nous aurons tout le temps d’apprendre à
nous connaître. Je m’en réjouis d’avance, reprend Rowena d’un ton neutre
mais assez amical. Maintenant, nous allons nous asseoir.
Elle tourne les talons et quitte le salon. Alessia laisse échapper un petit
soupir de soulagement. Je lui prends la main et lui susurre :
— Tu as été formidable ! Bien joué !
— Je ne savais pas qu’elle venait.
— Moi non plus. À vrai dire, ça m’a fait un choc. On en reparlera plus
tard. On va se marier ?
Elle sourit.
— Oui.
— Ah, j’oubliais. La tradition. Je suis censé te donner ceci.
De la poche de ma veste, je retire un mouchoir qui contient une dragée.
Je la porte à la bouche d’Alessia.

Maxim est fascinant, surtout dans son costume bleu marine à la coupe
impeccable. Elle ne l’a jamais vu aussi élégant. Comme s’il était né pour ça.
Ce qui est tout naturel. C’est un aristocrate.
Ses yeux verts étincèlent tandis que son regard passe des yeux d’Alessia
à sa bouche. Allesia lèche la dragée avant de refermer ses lèvres dessus.
— Mmm, murmure-t-elle.
Il ferme les yeux une seconde puis glisse la dragée dans sa propre
bouche.
Le ventre d’Alessia se contracte, et elle inspire brusquement. Maxim lui
adresse un sourire coquin, plein de promesses sensuelles. Ça lui donne une
idée… pour plus tard, quand ils seront enfin seuls.
D’ici là, il sera à elle. Tout à elle. Elle n’arrive pas à le croire. Son
homme à elle. Elle aimerait se pavaner à son bras dans toute la maison,
pour que tout le monde la voie, en criant : il est à moi.
Alessia rit. Quelle idiote ! Elle a la tête qui tourne.
Il l’aime – il le lui a dit sans ambiguïté ce matin – et sa déclaration la
rend plus forte. Depuis la révélation scandaleuse de Caroline, Alessia a
compris que la famille de son futur époux la mettait à l’épreuve. Elle
redresse les épaules. Ce défi, elle le relèvera. Maxim vaut la peine qu’on se
batte pour lui. Elle vient de tenir tête à sa mère, pourtant elle doit rester
vigilante. Maxim s’est toujours montré réservé avec Rowena, et Alessia
sera prudente, elle aussi. Elle sait qu’elle doit se rapprocher de Caroline.
Après tout, c’est la belle-sœur de Maxim. Mais elle se méfie tout de même.
Caroline a des arrière-pensées, et Alessia la soupçonne d’être amoureuse de
Maxim.
— Tiens, Alessia ! lance Agnesa en remettant à Alessia son bouquet de
roses blanches.
— Merci.
Maxim lui prend la main, Alessia sourit et chasse ces pensées. Lorsqu’ils
sortent de la maison, elle lâche la main de Maxim pour porter à ses yeux le
mouchoir que sa mère lui a brodé expressément pour l’occasion. Comme
l’exige la tradition, elle fait mine d’être triste de quitter la maison de ses
parents et d’essuyer ses larmes, alors que dans son for intérieur, elle danse.
— Ça va ? s’inquiète Maxim en la prenant par le coude.
Elle lui adresse un bref sourire et lui fait un clin d’œil. Il fronce les
sourcils, perplexe mais amusé.
— C’est la tradition.
— Ah ?
— Une mariée n’est pas jolie sans larmes, chuchote-­t-elle.
Maxim secoue la tête sans comprendre. Bientôt ils sont distraits par les
cris et les applaudissements des invités tandis qu’ils se dirigent, flanqués de
Tom et Joe, vers la grande tente. Jak, Shpresa et Rowena les suivent, prêts
pour la cérémonie.

Nous sommes assis à une petite table devant Ferid Tabaku, l’officier
d’état civil. Les Demachi, leur famille et leurs amis, et les quelques
membres de ma famille sont assis à des tables derrière nous. Tabaku se lève
pour nous informer solennellement de nos obligations, et nous lit des
articles du Code expliquant ce qui est attendu de nous durant notre union.
Thanas m’en fait la traduction à voix basse.
— Les époux ont les mêmes droits et obligations l’un envers l’autre.
Il nous fixe tous les deux de ses yeux sombres et sincères.
— Ils doivent s’aimer et se respecter, être fidèles l’un à l’autre,
s’entraider dans l’accomplissement de toutes les obligations familiales et
sociales…
Je lance un coup d’œil à Alessia. Elle presse ma main tandis que des
larmes affleurent à ses yeux. Je me détourne rapidement car j’ai la gorge
serrée. Respire, mec.
Tabaku n’en finit pas de lire… et ça s’éternise parce que ce pauvre
Thanas doit tout me traduire. Derrière nous, la foule, bien qu’assise,
commence à s’impatienter. On toussote, on ricane, et un bébé se met à
pleurer. Un enfant dit quelque chose qui fait rire l’assemblée. Je ne sais pas
ce que c’est, mais sa mère le fait sortir de la pièce et je suppose qu’il a
besoin d’aller aux toilettes.
Enfin, Tabaku nous demande si nous acceptons toutes ces obligations et
consentons au mariage.
— J’accepte ces obligations et je consens, dis-je.
L’officier d’état civil se tourne vers Alessia qui lui répond en albanais.
J’espère qu’elle accepte et consent, elle aussi. Elle m’adresse un petit
sourire.
— J’ai votre consentement. Au nom de la loi, je vous déclare maintenant
mari et femme.
Tabaku sourit à son tour, et les Albanais se mettent à applaudir.
— Félicitations, conclut-il. Vous pouvez maintenant échanger vos
alliances.
Je me demandais justement quand allait venir le moment des alliances. Je
les extirpe de ma poche intérieure, près de mon cœur.
— Lady Trevethick, dis-je à Alessia.
Elle me donne sa main et je glisse l’alliance en platine à son annulaire.
Ça me fait un peu bizarre de n’avoir rien à dire à ce moment-là. Elle lui va
parfaitement, Dieu merci. Je porte sa main à mes lèvres en la regardant dans
les yeux et embrasse l’alliance.
Le sourire d’Alessia est d’une beauté qui réveille mon entrejambe. Je lui
remets mon alliance, et elle me la glisse au doigt.
— Lord Trevethick, chuchote-t-elle, avant de prendre ma main entre les
siennes pour poser ses lèvres sur l’alliance et m’embrasser.
Les Albanais crient et applaudissent. Tom se penche vers moi.
— Félicitations, Trevethick.
Je serre Tom dans mes bras, puis Joe me félicite à son tour.
— Messieurs, vous devez être témoins du contrat de mariage. Maxim,
Alessia, vous devez signer aussi, nous prévient Thanas.

La famille de Maxim les rejoint.


— Félicitations, lance sa mère à Maxim d’une voix cassante.
Elle pose la main sur son bras et lui tend sa joue.
— Merci, mère, réplique Maxim sur le même ton, en l’effleurant à peine.
Elle tourne son regard dur comme l’acier vers Alessia.
— Vous faites une très belle mariée, Alessia. Bienvenue dans notre
famille.
Elle tend la joue et, imitant Maxim, Alessia lui fait une légère bise en
prenant garde de ne pas la toucher, parce qu’elle a du rouge à lèvres.
Maryanne se jette au cou de Maxim. Il la serre dans ses bras.
— Maxie, s’exclame-t-elle, tout en tendant la main à Alessia.
Félicitations, vous deux ! J’espère que vous serez très heureux.
Elle lâche Maxim pour étreindre Alessia.
— Les libertins repentis font les meilleurs maris, lui murmure-t-elle.
Mais avant qu’Alessia ait pu répondre, elle est distraite par Caroline, qui
touche le revers de la veste de Maxim en l’implorant de ses grands yeux
bleus.
— Félicitations.
Caroline lui donne une bise rapide.
— Merci, répond-il, de marbre.
Elle rougit un peu. Alessia comprend que Maxim est toujours en colère
contre elle, et que Caroline ne sait pas comment l’amadouer. Elle se tourne
vers Alessia, plus froide, et le cœur d’Alessia s’emballe.
— Félicitations, Alessia. Et je suis vraiment désolée de ce que j’ai dit
hier soir. C’était inélégant et totalement injustifié.
Avant qu’elle puisse ajouter quoi que ce soit, Alessia la serre dans ses
bras.
— Merci, répond-elle en la relâchant.
Gênée, Caroline hoche la tête et s’éloigne, laissant Alessia seule avec
Maxim.
— Alors, ça s’est passé comment ? lui demande-t-il.
— Pas mal, murmure-t-elle tandis qu’il porte sa main à ses lèvres.
— Tu t’en es admirablement bien sortie avec ma famille. Félicitations,
Lady Trevethick.
Elle est ravie de ce compliment.
— On doit s’asseoir là-bas, indique-t-elle.
Alessia désigne deux chaises en velours gris sous un petit bouquet
d’arbres, devant une table couverte d’une nappe blanche, ornée de roses
blanches et de guirlandes lumineuses. Une fois qu’ils ont pris place, deux
enfants – de jeunes cousins d’Alessia – leur présentent un assortiment de
mets de l’impressionnant buffet.
La fête bat son plein. Légèrement ivre, Alessia a la tête qui tourne.
Maxim, ébouriffé à force de se faire passer la main dans les cheveux par
toutes les parentes d’Alessia, a retiré sa veste et sa cravate. Il est tellement
beau. Les hommes ont commencé à danser, et ses oncles tentent de
convaincre Maxim de se joindre à eux.
— Vallja e Kukësit. Allez Chelsea ! le provoque son cousin Murkash. Tu
es albanais maintenant !
Maxim lève les yeux au ciel et se tourne vers Alessia.
— Tu ne m’as jamais dit qu’il faudrait que je danse avec une bande de
mecs.
— C’est la danse traditionnelle de Kukës, explique Alessia, amusée.
Il grimace et se lève pour se joindre aux hommes.

B on sang. Et puis quoi, encore ?


— D’accord ! D’accord, j’arrive ! Joe, Tom, avec moi, dis-je en me
tournant vers la table où ils sont assis avec ma famille.
Murkash m’attrape par l’épaule, puis prend ma main, et plusieurs de
ses… non, de nos parents masculins nous rejoignent, entraînant Tom et Joe.
— Allez ! s’exclame Murkash en brandissant un mouchoir rouge,
signalant à Kreshnik, notre DJ, de démarrer la musique.
Une ballade traditionnelle ponctuée d’un rythme techno, et une mêlée
légèrement discordante d’instruments à cordes accompagnés de voix
archaïques retentissent dans la salle. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.
D’autres hommes se lèvent pour se joindre à nous. Apparemment, c’est un
tube.
Murkash m’enseigne patiemment la danse, et je le suis pas à pas – ce
n’est pas aussi difficile que ça en a l’air. Bientôt, nous faisons le tour de la
piste, et deux ou trois jeunes garçons nous rejoignent. Joe s’amuse. Tom se
concentre sur ses pieds. Nous faisons un tour, deux tours – les hommes
crient et sourient, savourant leur camaraderie collective et la danse
énergique.
Quand le son s’arrête, je suis à bout de souffle.
Ma jeune épouse me rejoint, aussi radieuse que lorsque je l’ai découverte,
éclairée à contre-jour dans le salon.
— Maintenant, on danse.
Lorsque la musique est relancée, elle prend son mouchoir, lève les bras et
se met à onduler, sans me quitter des yeux. Nos invités se lèvent de table
pour former un cercle autour de nous. Prenant l’initiative, je l’attrape par les
mains et nous dansons ensemble, mais très vite je m’efface et me contente
de la regarder. Elle est absolument fascinante.
Mon épouse fait lentement pivoter ses poignets, mouchoir à la main, et
tourne sur elle-même sur une mélodie ancienne au rythme des percussions.
On est totalement ensorcelés, le public et moi. Elle me fait signe de la
rejoindre à nouveau, ce que je fais volontiers pour quelques tours avec elle,
jusqu’à ce que la musique s’achève.
Puis M. Demachi entre en piste avec son mouchoir, et les hommes les
plus âgés de la communauté se joignent à lui. Le DJ passe un morceau
différent, plus traditionnel, et Jak entraîne les hommes dans la danse.
Tom, Joe et moi les regardons. C’est… émouvant, cette expression de
fraternité masculine. En Grande-Bretagne, nous n’encourageons pas ce
genre de manifestation, je me demande vaguement pourquoi. Demachi nous
fait signe de nous joindre à eux, et nous obéissons, ainsi que quelques
femmes.

Après deux heures de danses et de réjouissances épuisantes, nous


découpons enfin l’énorme gâteau savamment décoré et le dégustons, arrosé
d’une coupe de champagne. Nos invités vont continuer la fête jusque tard
dans la nuit, mais j’en ai assez. Je veux rentrer. Je veux être seul avec ma
femme.
— Notre voiture devrait arriver bientôt, dis-je à Alessia.
— Je vais aller me changer.
— Ne tarde pas trop.
Je lui adresse un sourire concupiscent, et elle a l’élégance de rosir. Elle
quitte la salle, suivie de sa mère. Je retrouve Joe et Tom près du bar
improvisé.
— Trevethick, comme mariage, celui-là a été réussi. Différent, commente
Tom.
— Ouais. C’est cool, frère, ajoute Joe en me tapant dans le dos. Tu as
l’air heureux. Ne laisse pas ta mère te pourrir l’ambiance.
— Promis. Merci d’être venus. On recommencera peut-être cet été. Je
vous tiens au courant.
— Épouser la même femme deux fois la même année ? Ça doit être une
espèce de record, ironise Joe.
J’acquiesce et contemple ma famille. Rowena est en pleine conversation
avec Heath. Il la regarde intensément, l’air grave, hoche la tête, puis me
dévisage avec une expression calculatrice. Gêné d’avoir été surpris, il rougit
et se retourne aussitôt vers ma mère. Il rit de l’un de ses propos en lui
caressant la joue.
Il y a certains spectacles auxquels un homme ne devrait pas être contraint
d’assister. Par exemple, celui de sa mère fricotant avec un type qui a la
moitié de son âge.
Dégoûté, je reporte mon attention sur Maryanne, en pleine conversation
avec l’une des cousines d’Alessia, celle qui l’a coiffée et maquillée –
Agnesa, je crois. Quant à Caroline… elle me fixe et se lève. Merde. Pourvu
qu’elle ne fasse pas de drame. Elle se faufile jusqu’à moi en tanguant, et je
constate qu’elle a trop bu.
— Caro, ça va ?
— Arrête de faire le con, aboie-t-elle.
— Quoi ?
— Tu sais très bien de quoi je parle !
Je la regarde fixement pour lui faire comprendre à quel point elle a merdé
en révélant nos galipettes. Alessia n’avait pas à l’apprendre d’elle. C’est
moi qui aurais dû le lui dire. Mais j’en ai marre d’être furieux contre Caro.
— Je pars bientôt. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu pars ?
— Oui. En lune de miel. C’est la tradition.
— Vous allez où ?
Je fais une grimace. Tu crois que je vais te le dire ? Elle soupire mais
n’insiste pas.
— Je voulais simplement te demander pardon. Encore une fois. Tu as
décidé de m’ignorer pour toujours ?
Je soupire.
— Je verrai. Tu as merdé, Caro. Il faut que tu te calmes.
— Je sais, répond-elle d’une voix douce.
Elle me pousse de l’épaule, manifestation d’affection si peu typique de
Caroline que je ne peux m’empêcher de rigoler. Je la prends par les épaules
et l’embrasse sur les cheveux.
— Merci d’être venue à mon mariage.
— Merci de m’avoir invitée. (Elle fait la moue… parce que ce n’est pas
le cas.) Je suis pardonnée ?
— Tout juste.
— Maxim, je peux te dire un mot ?
C’est ma mère. Nom de Dieu. Elle regarde Caro d’un air insistant. Celle-
ci hoche la tête et s’éloigne pour nous laisser en tête à tête.
— Rowena.
— Je serai brève. Je vous souhaite beaucoup de bonheur. (Le sourire de
ma mère n’atteint pas ses yeux.) L’avantage, c’est que cette jeune fille va
injecter un peu d’ADN frais dans notre patrimoine génétique, mais elle n’a
aucune idée de ce à quoi elle s’est engagée. Tu devrais l’inscrire à des
leçons de savoir-vivre pour qu’elle ne se ridiculise pas totalement, ou ne te
ridiculise pas, toi, lorsque vous êtes en public. Ou bien tu pourrais peut-être
l’envoyer dans une école d’étiquette. Comme ça, au moins, elle aurait une
chance de s’en sortir.
— Je te remercie de t’en soucier, mère, mais je suis certain qu’Alessia
s’en sortira très bien.
— Je serais ravie de régler la note. Ce sera mon cadeau de mariage.
Miraculeusement, je parviens à me retenir d’exploser.
— C’est une offre tentante, merci, mère. Mais tout va bien.
— Je maintiens ma proposition et je vous reverrai à Londres au retour de
votre lune de miel. J’aurai mon mot à dire sur cette… débâcle à ce moment-
là.
— J’ai hâte de l’entendre.
Je souris, d’un sourire si faux que j’ai l’impression que mon visage va se
fendre en deux. Elle me tend la joue, que j’effleure du plus bref des baisers,
et elle se tourne vers Heath.
— On y va, mon chéri.

Shpresa aide Alessia à retirer sa robe et son voile.


— Ma fille chérie, tu étais si belle aujourd’hui.
— Merci, Mama. Et merci pour tout ce que tu as fait pour nous.
Elle serre fort sa mère contre elle, pour lui exprimer sa gratitude.
— Tu viendras nous rendre visite, n’est-ce pas ? demande Shpresa, avec
une pointe de désespoir.
— Évidemment, Mama, répond Alessia en retenant ses larmes. Et tu sais,
si tu veux venir avec nous…
Sa mère lève la main.
— Mon cœur, Jak et moi serons ravis de venir vous rendre visite en
Angleterre lorsque vous serez installés.
Elle demeure inflexible. Alessia soupire et étreint de nouveau sa mère.
— L’invitation tient toujours. Quand tu veux.
— Merci. Maintenant, laisse-moi t’aider à mettre ta nouvelle robe.

Alessia reparaît dans notre salle de réception improvisée, l’air radieux.


Elle a passé un fourreau émeraude qui moule… tout son corps. Putain. Le
mien se crispe. Elle est tout simplement à tomber. Elle porte toujours son
élégant chignon, dont s’échappent à présent quelques mèches qui encadrent
son beau visage. Elle agrippe son bouquet lorsque je la rejoins et saisis sa
main libre. Ce faisant, toute la colère que j’éprouve contre le seul parent qui
me reste s’évanouit.
— Tu es ravissante, lui chuchoté-je. J’ai hâte de te retirer cette robe.
C’est alors que je remarque qu’elle est fendue sur le côté ; j’entrevois un
bout de sa cuisse. Elle porte des bas et des talons aiguilles. Hou là.
— On y va. Maintenant.

Après une demi-heure d’adieux éplorés, Alessia et Maxim sont prêts à


partir. Il pose son manteau sur ses épaules et ils sortent de la tente.
Dehors, il fait froid – le sol étincèle d’une gelée nocturne. La lune
croissante a allumé un sentier scintillant sur le lac.
Alessia se retourne et lance son bouquet. C’est Agnesa qui l’attrape. Elle
saute de joie en agitant son butin au-dessus de sa tête.
La pétarade commence ; les cousins et les oncles d’Alessia tirent en l’air
tandis que les femmes lancent du riz sur les mariés.
— Merde ! hurle Maxim en agrippant Alessia.
Affolé, il se retourne pour regarder la foule.
— C’est la tradition ! crie Alessia pour se faire entendre malgré le
vacarme.
— Nom de Dieu ! Tom ! s’exclame Maxim.
Mais Tom, debout à côté de Joe, contemple tranquillement cette famille
surarmée en secouant la tête.

Nous remontons l’allée à toute vitesse, loin des coups de feu. Putain,
des armes à un mariage, ils sont d­ ingues !
La Mercedes Classe C nous attend, et notre chauffeur, l’un des cousins
d’Alessia, nous ouvre la portière passager. Alessia se retourne et salue une
dernière fois la foule avant de monter. Je me précipite de l’autre côté de la
voiture et m’empresse de la rejoindre.
— Vous n’aimez pas les fusils, fait remarquer le cousin.
— Non, en effet.
— Bienvenue en Albanie !
Il éclate de rire, puis appuie sur l’accélérateur et nous emmène loin de la
fête, de la fusillade, et du meilleur mariage qu’un homme puisse espérer,
étant donné les circonstances et l’organisation express.
Je prends la main d’Alessia.
— Merci d’être devenue mon épouse, Alessia Demachi-Trevelyan.

Les yeux d’Alessia luisent de larmes retenues. Son cœur, sa poitrine…


son âme débordent tout d’un coup.
— Maxim, murmure-t-elle, d’une voix brisée par l’émotion.
Elle fixe par la fenêtre les eaux sombres du Drin tandis qu’ils traversent
le pont qui les emmène loin de Kukës, vers une nouvelle vie. Une vie avec
l’homme qu’elle aime. Après tout ce qu’il lui a donné, et ce qu’il a fait pour
elle, elle espère seulement qu’elle saura lui suffire.
— Hé, chuchote-t-il.
Elle se tourne vers lui. Ses yeux brillent dans l’obscurité.
— Je suis là. Tu es là. Nous sommes là l’un pour l’autre. Ça va être
génial, conclut-il.
Et les larmes de joie d’Alessia roulent sur ses joues, libérant un peu de
son émotion.
8

Le directeur nous escorte jusqu’à la suite présidentielle de l’hôtel Plaza


de Tirana, que j’ai réservée pour deux nuits. Alessia admire l’énorme
bouquet de roses blanches qui nous accueille dans la petite entrée.
— Oh ! s’étonne-t-elle.
Je presse sa main. Le porteur va déposer nos bagages dans ce que je
suppose être notre chambre. Lorsqu’il revient, je lui tends quelques leks en
guise de pourboire, et il s’éclipse.
— Puis-je vous montrer les équipements ? nous propose le directeur dans
son anglais teinté d’accent albanais.
— Je suis sûr qu’on va se débrouiller.
Avec un sourire exercé, je lui remets plusieurs billets en espérant qu’il
disparaisse au plus vite. Il incline la tête pour me remercier et sort, me
laissant seul avec Alessia pour la première fois depuis une éternité.
— Viens. J’ai quelque chose à te montrer.
J’ai séjourné ici avec Tom lorsque nous sommes arrivés en Albanie –
dans une autre vie, semble-t-il – et je sais ce que je veux montrer en
premier à Alessia. Je la prends par la main et l’accompagne dans le salon,
qui comprend deux séjours, une salle à manger, et des fenêtres
panoramiques. Sur l’une des tables basses, je remarque une bouteille de
champagne dans un élégant seau à glace, avec des fraises au chocolat
soigneusement disposées sur une assiette. Mais ce n’est pas cela que je veux
qu’elle voie. Je m’approche de la fenêtre et repousse les voilages pour
révéler la ville illuminée dans toute sa splendeur.
— Waouh ! s’exclame-t-elle.
— Ta capitale. C’est un très beau spectacle, vu du vingt-deuxième étage.

Alessia dévore le panorama des yeux. C’est un patchwork d’ombres et


de lumières, de petits et de grands immeubles. Tels des fils lumineux, les
rues courent vers les montagnes, à l’horizon. Elle se rappelle avoir dit à
Maxim qu’elle n’avait jamais visité Tirana – et voilà, il réalise ses rêves.
Tous ses rêves.
— Là, tu vois cette zone d’ombre ?
Maxim, qui l’a rejointe, désigne l’endroit d’un signe de tête.
— C’est la place Skanderbeg, explique-t-il. Le Musée national historique
est juste à côté. On ira demain si tu veux.
Il se tourne vers elle avec un sourire, puis va chercher le champagne.
— Tu en veux ?
— Oui, s’il te plaît.
Alessia remarque que la coiffe est cuivrée – c’est du Laurent-Perrier rosé,
le premier champagne qu’elle ait bu, il n’y a pas si longtemps, dans la salle
de bains du Hideout. Le sourire de Maxim s’élargit, comme s’il lisait dans
ses pensées, et ses doigts retirent habilement la coiffe et font sauter le
bouchon avec un « pop » joyeux. Il remplit leurs flûtes et lui en tend une.
— À nous. Gëzuar, mon amour.
Dans la lumière tamisée, ses yeux verts s’embrasent d’une lueur qui lui
enflamme le sang.
— À nous. Gëzuar, Maxim, répond-elle, et ils entrechoquent leurs verres.
Elle sirote une gorgée, savourant le goût d’été et de fruits mûrs qui coule
dans sa gorge. Maintenant qu’ils sont seuls, elle se sent un peu pudique.
Pudique, avec mon mari ? Mon mari. Elle laisse ces mots résonner dans
sa tête. Leur son lui plaît tellement. Maxim contemple à nouveau le
panorama.
— Eussé-je des cieux les vêtement brodés, murmure-t-il, comme pour
lui-même.
— Tissus de lumière d’or et de lumière d’argent, lui répond Alessia.
Maxim tourne la tête vers elle, étonné.
— Les bleus, les troubles, les noirs vêtements.
— De la nuit et du jour et du demi-jour.
— Je jetterais sous les pieds tous ces vêtements.
Son regard est brûlant, son expression intense.
— Mais je suis pauvre, et je n’ai que mes rêves, murmure Alessia, la
gorge nouée par les larmes, hantée par la vérité de ces paroles.
Maxim sourit et effleure sa joue du dos de son index.
— J’ai voulu que mes rêves soients jetés sous tes pieds, continue-t-il.
— Fais-toi légère car tu foules mes rêves.
Alessia cligne des yeux pour retenir une larme. Maxim se penche pour
déposer un doux baiser sur ses lèvres.
— Tu ne cesseras jamais de m’émerveiller.
Alessia déglutit, tente de se ressaisir. À chaque instant, elle se rappelle
tout ce qu’il a fait pour elle, et tout ce qui les sépare. Mais elle chasse ces
pensées. Elles sont trop complexes et trop accablantes pour y réfléchir
maintenant.
— Ma grand-mère anglaise adorait la poésie. Yeats et Wordsworth
surtout. Nous avions des recueils de leurs poèmes. En Albanie, il y a
quelques décennies, c’était scandaleux.
Nana. Qu’aurait-elle pensé de sa petite-fille, mariée à un lord anglais,
sirotant du champagne dans la suite présidentielle d’un palace de Tirana ?
— Je regrette de ne pas l’avoir connue, dit Maxim.
Elle esquisse un sourire.
— Tu l’aurais bien aimée. Elle t’aurait adoré.
— Et moi, pareil. Je sais que tu as enduré beaucoup d’épreuves au cours
des derniers quinze jours. Nous n’avons que deux choses à faire à
l’ambassade demain quand nous irons chercher ton visa. Mais maintenant,
nous sommes en lune de miel. Rien que nous deux. Détends-toi. Profites-en.
Il glisse le bras autour de sa taille, l’attire vers lui et frotte son nez dans
ses cheveux. Elle pose la tête sur son épaule. Ensemble, ils se taisent et
admirent Tirana en sirotant leur champagne.
— Encore ? propose Maxim en désignant sa flûte.
— S’il te plaît.
Il les ressert et replace la bouteille dans le seau à glace. Elle le regarde
retirer sa veste et la poser sur l’un des canapés. Sur la console, il branche
son téléphone à une enceinte et choisit la musique. Un instant plus tard, des
accords de guitare résonnent dans la pièce et un homme avec un accent
américain se met à chanter.
— C’est quoi ? s’enquiert Alessia.
— Un vieux succès, murmure-t-il en l’enlaçant par-­derrière.
Il pose le menton sur sa tête et commence à chalouper au rythme de la
musique.
— J.J. Cale. « Magnolia ». Hum… Tu sens bon.
Il l’embrasse sur le sommet du crâne. Alessia se détend contre lui,
ondulant avec lui, posant une main sur la sienne et sirotant son champagne.
La chanson est douce et d’autant plus sensuelle que Maxim sussure les
paroles à son oreille.
— Makes me think of my babe…
Elle sourit. En plus, il sait chanter ! Et très bien.
— Allons au lit.
Sa voix est rauque et enjôleuse. Il tire doucement sur le lobe de son
oreille du bout des dents. Alessia en perd le souffle, et un délicieux
tiraillement contracte le creux de son ventre. Puis elle se rappelle.
— Euh…
Maxim lui prend le verre des mains et le pose sur la table.
— Mmm ? fait-il en lui relevant le menton, le regard torride. (Il
l’embrasse à la commissure des lèvres.) Qu’est-ce que tu as dit ?
— Je… je…
Il l’embrasse à nouveau sous l’oreille tandis que les doigts d’Alessia
volent spontanément jusqu’aux boutons de sa chemise.
Encore un petit moment.
Elle commence à les déboutonner. Il saisit son visage entre ses mains et
le renverse.
— Mon épouse, murmure-t-il, en taquinant doucement ses lèvres, le bout
de sa langue cherchant la sienne.
Elle soupire. La langue de Maxim trouve la sienne et la caresse tandis
que ses mains glissent sur le corps d’Alessia. L’une la presse contre lui,
l’autre lui effleure les fesses. Alessia abandonne ses boutons et tire sur sa
chemise pour la libérer de son pantalon. Ses doigts parcourent ses biceps et
ses épaules fermes, puis se referment sur ses cheveux ébouriffés tandis
qu’ils se dévorent.
Il gémit et recule, haletant.
— Tu m’as manqué. Tellement manqué.
— J’étais là…
Sa voix n’est plus qu’un murmure.
— Pas comme ça.
Soudain, il la soulève. Elle sourit, le cœur débordant d’amour, et entoure
son cou de ses bras tandis qu’il la porte jusque dans la chambre, laissant
derrière eux les inflexions de velours de J.J. Cale.
Minimaliste et moderne, la pièce est dans les tons crème, mais Alessia le
remarque à peine. Maxim la fait glisser le long de son corps pour la reposer
sur le sol. Portant les mains à son chignon, il en retire soigneusement les
épingles pour libérer sa chevelure, boucle après boucle. Elle ferme les yeux
pour mieux savourer ces gestes d’une tendresse qui l’étonne.
Une pensée pourtant la taraude.
Dis-lui.
Non. Pas tout de suite. C’est trop bon.
— Voilà, je crois que c’est la dernière, murmure-t-il.
Les yeux assombris par le désir, il attrape une mèche et l’enroule autour
de ses doigts.
— C’est si doux.
Il tire doucement dessus pour la rapprocher de lui, et embrasse la mèche
avant de la lâcher.
— Et maintenant, cette robe sensationnelle.
Une main sur sa nuque, il l’embrasse à nouveau en baissant le zip de
l’autre. Alessia tressaille et croise les mains sur sa poitrine pour que sa robe
ne tombe pas à ses pieds.
Dis-lui.
— Maxim, je… je…
Il s’arrête en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle s’empourpre en retenant sa robe contre ses seins, et fixe le diamant
étincelant niché contre son alliance à son annulaire.
— Je saigne.
— Ah.
Tendrement, il lui relève le menton. Elle s’attend à ce qu’il soit déçu, ou
pire, dégoûté, mais elle ne lit dans ses yeux que le soulagement et un peu
d’inquiétude.
— Tu te sens bien ?
— Oui. Ça va.
— On peut attendre, si tu veux…
Il l’embrasse au coin des lèvres en murmurant :
— Mais je veux que tu saches que ça ne me gêne pas.
— Quoi ?
— J’ai quand même envie de toi.
Il fait courir sur sa mâchoire des baisers légers comme des plumes.
— Oh, souffle Alessia, stupéfaite.
Ils peuvent ? Même si… ? Maxim sourit et caresse sa joue du bout du
doigt.
— Je t’ai choquée, ma belle Alessia, je suis déso…
Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, Alessia ouvre les mains et lâche sa
robe qui lui glisse jusqu’aux hanches. Elle prend le visage de Maxim entre
ses paumes et guide ses lèvres vers les siennes.

J’entraperçois un joli soutien-gorge en dentelle. Mais les lèvres


d’Alessia sont sur les miennes, sa langue insiste, et elle presse son corps
contre le mien. Je ferme les yeux et m’abandonne à son ardeur, mes doigts
dans ses cheveux pour la retenir contre moi. Toutes ses hésitations ne sont
plus que de lointains souvenirs.
Quand elle s’écarte, nous sommes une fois de plus à bout de souffle, et
ma queue tend ma braguette.
— On fait quoi ?
Sa voix est rauque. Je mets un peu de temps à comprendre de quoi elle
parle car je suis émerveillé par le spectacle de mon épouse en lingerie fine.
— Retire ta robe.
Elle inspire profondément et me dévisage. Ses yeux passent des miens à
ma bouche puis descendent jusqu’à la bosse de mon entrejambe. Avec un
sourire à la fois pudique et victorieux, elle ondule pour faire glisser sa robe
sur ses hanches, révélant un minuscule string en dentelle blanche et des bas.
Ma bouche devient brusquement sèche, et je suis sûr qu’elle bée
d’admiration. Mon pantalon me comprime de plus en plus.
— À toi, maintenant, murmure-t-elle en drapant sa robe sur la
méridienne.
Aussitôt, je retire mes chaussures et mes chaussettes, puis je termine
l’entreprise d’Alessia : je me débarrasse prestement de mes boutons de
manchette et fais glisser ma chemise, qui va rejoindre le reste de nos
vêtements sur le canapé.
— Ton pantalon ! m’ordonne-t-elle, en me regardant sous la taille de ses
yeux sombres et étincelants.
Ma femme est exigeante. J’adore. Avec une lenteur délibérée, j’enlève
ma ceinture. Elle rit et s’avance pour m’aider. Oui ! Elle défait le bouton,
descend ma braguette et baisse mon pantalon, agenouillée à mes pieds.
Putain ! Tout d’un coup, j’imagine ma queue dans sa bouche. Elle est à
genoux. Nous nous regardons fixement. Écarquillant ses immenses yeux
noirs, elle tend la main pour baisser mon boxer… et je la regarde. Captivé.
Dur. Presque insupportablement dur. Elle tire sur mon caleçon pour libérer
ma queue enthousiaste. Ses yeux passent des miens à ma bite.
— Alessia, murmuré-je, comme une supplique.
Alessia s’agenouille, s’empare de l’érection de Maxim et resserre les
doigts. Elle est douce comme le velours et rigide dans sa main, tandis qu’il
halète, les yeux fermés. Alessia sait que c’est ce qu’il veut… C’est ce
qu’elle veut aussi. Elle a été trop pudique pour le faire jusqu’à présent, mais
elle aime lui donner du plaisir, de toutes les façons possibles. Les lèvres de
Maxim s’entrouvrent, mais il semble avoir cessé de respirer. Tendu par
l’anticipation, son corps se dresse au-dessus d’elle. Elle imprime un lent
mouvement de va-et-vient à sa main, comme il le lui a enseigné.
Doucement, il pose une main sur sa tête. Lorsqu’il ouvre les yeux, ce sont
des flammes vertes.
Sa réaction attise le désir d’Alessia. Au creux de son ventre, ses muscles
se crispent. Elle adore l’exciter. Il a utilisé sa langue et ses lèvres sur ses
parties intimes bien assez souvent, et il y a longtemps qu’elle veut lui
donner ça. Le faire pour lui. Elle se penche, sans le quitter des yeux, et fait
courir sa langue sur sa lèvre supérieure en l’observant attentivement. Il est
fasciné, le regard embrasé, totalement à sa merci.
Le pouvoir qu’elle ressent… est enivrant. Elle se penche en avant,
embrasse le bout, et sa langue suit, pour courir le long de son membre. Il a
un goût salé. Un goût de mâle. De Maxim.
Mmm…
Maxim gémit. Et elle le prend dans sa bouche, en poussant de plus en
plus profondément.
— Putain ! s’exclame-t-il.

Je me donne une seconde pour savourer la sensation de ses lèvres


autour de moi – c’est le paradis, et plus que tout au monde, j’ai envie de
pousser pour pénétrer sa bouche plus profondément. Mais elle prend
l’initiative, c’est elle qui le fait.
Oh mon Dieu.
D’instinct, je bascule les fesses pour m’enfoncer doucement dans sa
bouche, qu’elle resserre un peu plus fort sur moi. Nom de Dieu. Oui. Elle va
et vient comme si elle avait déjà fait ça. Et ma résolution de ne pas
prolonger n’est plus qu’un lointain souvenir. Je la laisse me prendre, encore
et encore, dans sa bouche brûlante, mouillée, serrée. Son adorable bouche.
Mes jambes se mettent à trembler. Je m’efforce de retenir mon orgasme.
Nom de Dieu. Elle va me faire jouir, là, tout de suite.

Allez, au lit. (Il se penche vers elle.) Même si j’adore, je vais jouir très
vite dans ta bouche si…
Alessia repousse sa main pour le faire taire. Elle a envie de lui. De lui,
tout entier. Dans sa bouche.
— Alessia. (Il lui prend la tête entre ses mains.) Je vais jouir !
Elle le regarde à travers ses cils tandis qu’il renverse la tête et se laisse
aller, répandant sa semence chaude et salée dans sa gorge. Elle avale, un
peu choquée mais fière d’avoir fait ça. Elle le libère et s’essuie la bouche du
revers de la main.
Toujours haletant, Maxim la dévisage d’un œil brûlant, se baisse, l’aide à
se relever et la prend dans ses bras. Il l’embrasse, durement, rapidement,
explorant sa bouche de sa langue, prenant tout ce qu’elle a à donner, et
goûtant sa semence.
— Je t’aime tellement, murmure-t-il.
— Je t’aime, répond-elle.
Elle est aux anges. Elle l’a fait ! Ça ! Enfin ! Il sourit.
— C’était comment ? demande-t-il, un peu hésitant.
— Bon. (Elle se mordille la lèvre inférieure.) Pour toi aussi ?
— Ah, ma belle. C’était hallucinant. On recommence quand tu veux.
Maintenant, tu peux aller dans la salle de bains et fais… ce que tu as besoin
de faire. Rapporte une serviette.
Elle rit.

Je la regarde se déhancher jusqu’à la salle de bains. À nouveau partante,


ma queue tressaute, admirative. Son cul, c’est un putain de poème en string.
Peut-être du Yeats ou du Wordsworth. Mon épouse ne cesse de me
surprendre. Qui eût cru qu’elle serait capable de citer Yeats ? Qui eût cru
qu’elle aurait envie de me sucer à genoux ? Ma douce Alessia.
Souriant et frémissant de plaisir, je rabats la couette et décide de
retourner dans le salon pour prendre nos flûtes et les poser sur le plateau
avec le seau à glace, le champagne et les fraises. De retour dans la chambre,
je dépose le tout sur notre table de chevet au moment où Alessia ouvre la
porte de la salle de bains et s’appuie contre le cadre. Elle est nue sous une
serviette.
— Encore du champagne ?
Elle secoue la tête et je sens son regard qui parcourt mon corps. Ma
queue répond en la saluant, prête à remettre le couvert. Waouh ! Tu parles
d’une récupération éclair !
— Tout ce que je veux, c’est toi, murmure-t-elle.
— Je suis tout à toi.
Je lui tends les bras et elle s’avance vers moi en ouvrant la serviette. Je
l’enlace et elle nous enveloppe tous les deux dans la douce étoffe.
— Grosse serviette, murmuré-je.
Elle glousse.
— Grosse…
— Tête ? Bite ? Quoi donc ?
— Bite, souffle-t-elle.
J’éclate de rire.
— J’adore ça, quand tu dis des mots cochons.
Elle glousse à nouveau, et ma queue s’impatiente. Prenant sa tête entre
mes mains, je presse mes lèvres contre les siennes et elle ouvre la bouche
pour chercher ma langue. Je la lui offre et, tout en la faisant marcher à
reculons vers le lit, nous nous embrassons, lèvres, langues mêlées, jusqu’à
ce que je sois à nouveau au bord de l’explosion. J’émerge pour reprendre
ma respiration. Alessia est à bout de souffle, elle aussi.
— Au lit, chuchoté-je, et nous nous effondrons ensemble sur le matelas.
Alessia tombe à la renverse sur le lit, la serviette sous elle. Maxim est
au-dessus d’elle, appuyé sur ses mains.
— Maintenant, te voilà à ma merci, lance-t-il en fourrant son visage entre
ses seins. Tu as mal ?
— Non.
— Tu en es sûre ?
— Oui ! répond-elle avec conviction.

Je m’accoude et la regarde. La dernière fois que nous avons fait ça, elle
était couverte de bleus et d’égratignures. Mais maintenant, elle est allongée
sous moi, sa crinière sombre étalée sur l’oreiller, les yeux brillants d’amour
et de désir, et son corps n’a plus une seule marque. Elle passe la main dans
mes cheveux et tire dessus, me forçant à m’allonger à moitié sur la douceur
de son corps. Ma queue est nichée entre nous, contre son ventre. Et comme
moi, elle n’a qu’une envie : être en elle.
J’embrasse le dessous de son sein et fais courir un chapelet de baisers
jusqu’à la pointe. Elle tire sur mes cheveux. Je resserre les lèvres autour de
son téton et je suce. Fort. Il se raffermit et s’allonge sous mes lèvres et ma
langue. Je tire doucement dessus. Alessia gémit et se tord sous moi. Elle
soulève ses hanches et les colle à moi. Je répète l’action encore et encore,
avant de passer à son jumeau.
— S’il te plaît ! me supplie Alessia.
Je tends la main vers la table de chevet pour prendre un préservatif.
— Non, dit-elle, j’ai commencé la pilule.
Quoi ?
— C’est bon, m’assure-t-elle, le regard brûlant.
Et je ne peux plus attendre. Je l’embrasse à nouveau, j’attrape ma bite, je
la guide là où elle veut être…
— Ah ! soupiré-je en me glissant en elle.
Peau contre peau. Une délectable première. Elle est serrée, glissante,
mouillée de désir, et elle m’entoure de ses bras, plaque ses mains sur mon
cul, enroule ses jambes autour de mes mollets, et je commence à bouger et à
me perdre dans le plaisir d’être en elle.
Dans sa passion. Dans son amour. Dans ma femme. Encore et encore.
Ses ongles inscrivent son désir à même ma peau tandis qu’elle gémit
dans mon oreille. Son plaisir monte, monte, comme le mien, et soudain elle
se fige en criant, et son orgasme me fait basculer.
Je crie en jouissant. Le monde qui nous entoure disparaît. Il n’y a plus
que ma femme et moi. Mon amour.

Accoudé au-dessus d’elle, je repousse doucement ses cheveux de son


visage. Elle me fixe intensément. Nous sommes toujours intimement
connectés, et je ne veux pas bouger.
— C’était comment, Lady Trevethick ?
Lorsqu’elle sourit, la chambre et mon cœur s’illuminent.
— C’était merveilleux, Lord Trevethick. Tu as aimé ?
Je me déplace alors pour l’allonger sur moi, et j’embrasse ses cheveux.
— Énorment.
Elle glousse, et j’embrasse à nouveau ses cheveux.
— En fait, j’aimerais recommencer d’ici très peu de temps. Mais que
dirais-tu d’un peu de champagne et de fraises, auparavant ?

Alessia, allongée près de moi, dort profondément. Sa lampe-dragon nous


a accompagnés, attendrissante sentinelle qui veille sur elle et la protège de
l’obscurité. Je me blottis contre elle, respirant son parfum apaisant, en
m’émerveillant du plaisir que je prends à simplement être allongé près
d’elle… rien qu’à être là. Est-ce parce qu’elle n’exige rien de moi ? Est-ce
parce qu’elle me donne le sentiment d’avoir besoin de moi ? D’être aimé ?
Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais été aussi comblé qu’en cet
instant. Comblé, mais impatient. Demain, nous allons explorer la capitale
de son pays et passer notre temps ensemble.
Fermant les yeux, je l’embrasse sur la tête. À demain, et au restant de nos
vies, mon amour.
9

Le soleil allume des étincelles dans le bleu scintillant de la mer des


Caraïbes. Ma femme fait du paddle dans les eaux turquoise d’Endeavor
Bay. Elle tire la langue, concentrée, pour ne pas tomber. C’est adorable. Je
l’ai beaucoup vue, cette langue, récemment – en lui enseignant à faire du
paddle, à jouer au poker ou au billard, à utiliser des baguettes, à faire des
pipes…
Putain. L’idée de mon épouse me faisant une fellation a sur mon corps un
effet immédiat et visible. Je me décale sur la planche pour tenter de me
contrôler mais je perds l’équilibre et je tombe avec un gros plouf totalement
dénué de dignité.
Lorsque je refais surface, Alessia est en train de rire. De moi. De moi !
Elle porte un petit bikini vert vif que nous avons acheté dans une boutique
locale, Pink House, et son corps est magnifiquement bronzé de la tête aux
pieds. Elle est sublime, mais elle se moque de moi.
Très bien ! Tu veux la guerre ? Tu l’auras.
J’attrape ma pagaie, me hisse sur la planche et me lance à sa poursuite
avec un sourire de maniaque. Elle pousse un cri perçant et dirige son paddle
vers la plage en pagayant frénétiquement.
La course est lancée. Mais elle n’est pas au niveau. Je la rattrape juste
avant les hauts-fonds, bondis, l’empoigne et nous jette tous les deux à la
mer.
Elle crie, mais l’eau la fait taire. Elle refait surface en toussant, en
crachant et en riant. Je lui tends la main car j’ai pied, et l’attire dans mes
bras pour l’embrasser. Avec passion. Elle a un goût de bonheur, de soleil,
d’eaux cristallines. Elle a le goût de ma femme bien-aimée.
— Voilà qui est mieux, susurré-je contre ses lèvres.
— Je trap fare !
Elle repousse mes épaules mais je refuse de la lâcher.
— J’imagine que ce n’est pas un compliment.
Je frotte mon nez contre le sien, et elle éclate de rire.
— J’ai dit que tu étais un con.
— Encore des gros mots ?
— Je les apprends de toi.
— Hum… et je suis un bon prof ?
J’attrape sa lèvre inférieure entre mes dents et tire doucement dessus. Ses
yeux sombres s’éclairent, et elle rosit sous son hâle.
— C’est à toi de me le dire, chuchote-t-elle.
Je souris.
— Je n’ai pas à me plaindre.
— Ma grand-mère disait que le meilleur dictionnaire de langue étrangère,
c’était un amoureux.
Évidemment, sa grand-mère anglaise avait épousé un Albanais.
— Un amoureux, hein ? Et un mari, ça compte ?
Elle m’enlace de ses jambes, prend mon visage entre ses mains et
m’embrasse amoureusement, plongeant ses doigts dans mes cheveux
mouillés. Je la retiens contre moi. Nous sommes peau contre peau, et mon
corps réagit, à nouveau affamé d’elle. Serai-je un jour rassasié de ma
femme ? Totalement sous sa coupe, je m’abandonne à son baiser, à sa
langue… à son amour.
Lorsque nous émergeons pour reprendre notre souffle, je bande.
— Tu veux qu’on baise dans la mer ? proposé-je, haletant, ne plaisantant
qu’à moitié. Il n’y a personne, ici.
— Maxim !
Alessia a beau être scandalisée, elle scrute la rive où se trouvent deux ou
trois villas. Personne, ni sur la plage ni dans la mer. Elle me lance un
sourire faussement pudique, m’embrasse à nouveau et se frotte contre moi.
Puis, passant la main dans mon maillot de bain, elle attrape ma queue au
garde-à-vous.
Putain… elle est partante !
Nos planches flottent à côté de nous, toujours attachées à nos chevilles,
nous cachant partiellement. Doucement, je repousse son bikini et me glisse
en elle. Elle s’enfonce sur moi en mordillant ma lèvre inférieure. Les
légères vaguelettes nous aident à nous maintenir tandis que j’entame un
mouvement de va-et-vient. Elle bascule des hanches, oscillant contre moi.
Bientôt, nous sommes perdus dans notre rythme. Ensemble. Souffles mêlés,
yeux fermés, yeux ouverts, nos bouches affamées se dévorent.
Bon sang, qu’est-ce qu’elle est sexy.
Elle renverse la tête en arrière et grogne en jouissant, m’entraînant avec
elle, et je jouis dans les eaux bleues et limpides de la mer des Caraïbes.

C’est notre dernière soirée ici, et la flamme des chandelles vacille dans la
douce brise. Assis dans le kiosque, nous savourons un autre repas
incroyable du chef de la villa. Alessia sirote son rosé et contemple la bande
de ciel pâle qui souligne l’horizon. Le soleil est couché depuis longtemps,
mais il reste un souffle de jour aux confins de la Terre. Elle porte une robe
en soie verte, également achetée chez Pink House ; ses cheveux sont
attachés, mais quelques mèches s’en échappent. Les clous en perle que je
lui ai achetés à Paris luisent à ses oreilles. Elle est l’image même d’une
comtesse.
Ma comtesse.
Je tends la main au-dessus de la table pour saisir la sienne.
— C’est comment ?
Elle tourne vers moi des yeux sombres où se reflètent les flammes des
chandelles.
— Magnifique, répond-elle d’une voix tendue.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il faut vraiment qu’on rentre ?
J’éclate de rire.
— Hélas, oui. Je ne crois pas que l’hospitalité de mon oncle aille au-delà
de cette semaine.
Mon oncle Cameron, le frère de mon père, est le mouton noir de la
famille pour sa génération. Après une querelle monstrueuse avec ma mère
et mon père, avant la naissance de Kit, il est parti à L.A, où il est devenu
artiste. À la fin des années 1980, il a cartonné dans le monde de l’art
américain, et aujourd’hui, lorsqu’on cite son nom, c’est pour le situer au
même rang que David Salle ou Jean-Michel Basquiat. Il vit maintenant à
Hollywood Hills et possède deux propriétés à Moustique.
Nous sommes dans l’une d’elles, Turquoise Waters, une élégante villa
avec deux chambres en bord de mer, œuvre du designer Oliver Messel. La
demeure est sublime, et Cameron a été ravi qu’Alessia et moi choisissions
d’y passer notre lune de miel.
Félicitations, Maxim, mon très cher garçon. Je suis ravi pour toi. Bien
sûr, tu peux loger dans la villa. Ce sera mon cadeau de mariage.
Je n’y suis pas allé depuis mes quinze ans, quand ma mère a accepté à
contrecœur de nous laisser séjourner chez l’oncle Cameron, Maryanne et
moi, après la mort de notre père. Il y a une telle animosité entre eux que
Cameron n’a fait qu’une brève apparition aux funérailles de mon père, et un
passage tout aussi éclair à celles de Kit. Il n’est pas descendu chez nous, et
lui et moi n’avons échangé que quelques mots par la suite. Je n’arrive pas à
savoir s’il ne nous aime pas, ou si Rowena ne l’aime pas parce qu’il lui
ressemble trop – ils ont la même passion pour les jeunes hommes – ou alors
parce qu’il ne supporte pas sa prétention.
Quoi qu’il en soit, ils ne s’adressent jamais la parole. Jamais.
Ça a été une vraie galère pour nous rendre à Moustique. Je ne pouvais
pas passer par l’aéroport de Miami avec Alessia parce qu’elle aurait eu
besoin d’un visa américain, et que nous n’avions pas le temps d’en
demander un. Je ne voulais pas passer par Londres non plus, donc nous
avons fait escale à Paris et en Martinique, pris un ferry jusqu’à Castries,
puis l’avion jusqu’à Moustique. Et Alessia qui n’avait jamais pris l’avion…
Ce sera plus simple pour rentrer.
— C’est un miracle que ton oncle ait un quart de queue dans sa maison.
Cet endroit est magique, murmure Alessia.
J’embrasse sa main.
— Il l’est d’autant plus que tu es ici.
Bastian, notre maître d’hôtel, apparaît.
— Puis-je desservir, milord ?
— Merci.
— Un digestif ? propose-t-il.
— Alessia ?
— Je reste au vin. Merci, Bastian.
— Milord ?
— Un cognac, s’il vous plaît.
Il acquiesce et débarrasse nos assiettes à dessert.
— Dis-moi, Alessia. Quelque chose te trouble, insisté-je.
— Je ne sais pas ce qu’on attendra de moi, quand on rentrera.
Je presse sa main et soupire.
— À vrai dire, moi non plus.
Je n’ai aucune idée de ce que Caroline ni ma mère, d’ailleurs, peuvent
bien faire de leurs journées. Je regrette de ne pas m’y être davantage
intéressé.
— Mais ne t’en fais pas, on trouvera bien.
Elle retire sa main et la pose sur ses cuisses.
— J’ai… peur de me servir du mauvais couteau, ou de dire ce qu’il ne
faut pas à un de tes amis, et de te faire honte. En plus, il y aura du
personnel, comme ici.
— Tu t’y feras.
— Toi, tu es habitué parce que tu as eu des domestiques toute ta vie.
— C’est vrai.
— Pas moi.
— Hé, arrête. Tu vas très bien t’en sortir. Tu t’en es très bien sortie ici,
avec Bastian, le chef et la gouvernante. Fais pareil, c’est tout.
Alessia fronce les sourcils.
— Je ne serai pas dans la hauteur.
— Pas à la hauteur. Et ce n’est pas mon avis. Tu seras formidable. J’ai vu
la façon dont tes parents et toi avez organisé un mariage en moins d’une
semaine. Toutes les compétences dont tu auras besoin, tu les as déjà.

Il tend la main et prend celle d’Alessia, qui vient s’asseoir sur ses
genoux. Il l’enlace et enfouit son nez dans ses cheveux.
— Et puis, putain, qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce que pensent les
autres ?
Alessia glousse.
— Tu dis souvent ce mot.
— C’est vrai, et ton anglais s’améliore. Je l’ai vraiment remarqué durant
ces vacances.
— C’est parce que je passe mon temps avec quelqu’un qui le parle bien.
À part les gros mots, bien sûr.
Maxim éclate de rire.
— Tu sais que j’adore quand tu dis des gros mots.
Il porte une chemise en coton blanc ample et un pantalon en lin. Ses
cheveux ont blondi au soleil, et ses yeux verts scintillent à la lueur des
chandelles. Il est délicieux.
— Votre cognac, milord, les interrompt Bastian.
— Merci.
— J’ai pris la liberté de disposer deux chaises longues sur la plage et
d’allumer le brasero.
— Merci, Bastian. Nous allons en profiter pour aller pagayer une
dernière fois au clair de lune.
Alessia se lève. Maxim prend sa main – et son cognac – pour la conduire
à la plage où Bastian leur a installé un petit boudoir. Des torches brûlent aux
quatre coins et les flammes du brasero dansent dans la brise nocturne.
Il y a des couvertures et des coussins sur les chaises longues. Alessia
s’allonge sur l’une, et Maxim s’installe sur l’autre. Reprenant sa main, il la
porte à ses lèvres.
— Merci pour cette merveilleuse lune de miel, Alessia.
Elle rit.
— Non, Maxim. Merci à toi. Pour tout.
Il embrasse sa paume et ses bagues. Puis tous les deux contemplent les
eaux sombres qui brillent à la lueur de la lune décroissante en écoutant la
sérénade des rainettes, le crépitement du feu dans le brasero en fer, et le
clapotis des vagues des Caraïbes qui lèchent la plage. Alessia inspire
profondément pour humer le parfum des tropiques – l’odeur humide de la
forêt tropicale et l’air iodé – et elle tente de graver la scène dans sa
mémoire. Au-dessus d’eux, le ciel nocturne est spectaculaire.
— Waouh, il y a tellement d’étoiles, murmure Alessia.
— Mmm…, répond Maxim en levant les yeux.
— Elles sont différentes, ici.
— Mmm…, ronronne-t-il à nouveau.
Elle admire le ciel nocturne. C’est comme si la providence leur offrait ce
spectacle impressionnant pour se faire pardonner tout ce qu’ils ont enduré,
Maxim et elle, avant leur mariage.
Le cœur d’Alessia déborde d’émotion. Voilà sa vie, maintenant. Elle a
envie de se pincer. Il lui a fait faire la tournée de Tirana, s’est envolé pour
Paris avec elle, puis l’a emmenée dans cet endroit magique. Qu’a-t-elle fait
pour mériter cette bonne fortune ?
Elle est tombée amoureuse de lui. De son Monsieur… Non, de son lord.
— Tu danses avec moi ? propose Maxim en interrompant sa rêverie.
Il pose son téléphone sur le bras de la chaise longue et lui tend un
AirPod. Il en glisse un dans son oreille, et elle l’imite. Il appuie sur Play, et
les accords familiers de RY X emplissent son oreille.
Maxim la regarde en lui ouvrant les bras. Elle s’avance vers son étreinte.
Ensemble, ils ondulent lentement sur le sable.
— Notre première danse, chuchote Maxim.
Alessia est émue qu’il s’en souvienne.
— La première d’une longue série, répond-elle, tandis qu’il approche ses
mains pour caresser son visage et guider ses lèvres vers les siennes.

Ils bougent à l’unisson. Ils se donnent et se prennent. Deux en un. Alessia


agrippe les draps, le corps luisant de sueur… sa sueur à elle… sa sueur à
lui. Maxim lâche un cri et se fige en jouissant, ce qui déclenche son
orgasme ; alors elle crie aussi et surfe sur des vagues d’extase, lui entourant
le cou de ses bras lorsqu’il s’effondre sur elle.
— Nom de Dieu, Alessia, murmure-t-il en l’embrassant sur le front
lorsqu’elle retrouve ses esprits.
Elle ouvre les paupières, lui caresse le visage pendant qu’ils se
contemplent, et suit du bout du doigt le contour de ses lèvres. Des lèvres qui
l’ont parcourue. Partout.
— C’est toujours comme ça ? demande Alessia.
— Non, répond Maxim en l’embrassant à nouveau sur le front.
Il se retire d’elle, et elle grimace.
— Tu as mal ? s’inquiète-t-il.
— Non, je suis bien, le rassure-t-elle. Mieux que bien.
— Moi aussi, je suis mieux que bien.
Leur chambre à coucher est toute en bois blanchi à la chaux, meublée de
meubles patinés et ornée d’œuvres d’art discrètes. Un lit à baldaquin tendu
d’une moustiquaire domine la chambre. Alessia adore le romantisme de
cette moustiquaire – lorsqu’ils sont au lit, ils sont comme dans leur cocon,
leur refuge.
Alors que son rythme cardiaque ralentit, une pensée qui la taraude depuis
leur mariage lui traverse l’esprit.
— Quoi ? s’enquiert Maxim.
Nu et beau, les yeux clairs et le visage bronzé, il serre contre lui son
oreiller. Elle fixe son tatouage et en trace le contour du bout du doigt tout en
se demandant comment lui poser cette question qui la tourmente.
— Quoi ? insiste-t-il en lui calant une mèche folle derrière l’oreille.
— Euh… c’est au sujet de quelque chose que m’a dit ta sœur le jour du
mariage.
E h merde. Et puis quoi encore ?
Je me crispe, en me demandant ce que Maryanne a bien pu raconter à ma
chère et tendre Alessia.
— Elle m’a dit : « Les libertins repentis font les meilleurs maris. »
Les yeux sombres d’Alessia luisent dans la lumière tamisée. Elle
m’interroge du regard. Je lâche un soupir en tâchant de trouver quoi
répondre.
— Je connais le sens du mot libertin…, ajoute-t-elle.
— Et ?
— Ta sœur a-t-elle voulu dire que tu étais un libertin ?
— Alessia, on est au XXIe siècle, pas au XVIIIe.
Elle me regarde fixement pendant quelques secondes et se mordille la
lèvre supérieure tout en me jaugeant. Nom de Dieu. Est-ce qu’elle me juge ?
Je ne suis pas à la hauteur ? Je n’en ai aucune idée. Je retiens mon souffle.
— Combien de femmes ? finit-elle par demander.
Ah. Mon estomac se noue. Voilà ce qui la tourmente.
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Je suis curieuse.
Je lui caresse le visage.
— À vrai dire, je n’en sais rien. Je n’ai jamais compté.
— Beaucoup ?
— Beaucoup.
— Des dizaines ? Des centaines ? Des milliers ?
Je grimace. Des milliers ? Non, je ne crois pas.
— Disons, des dizaines… Je ne sais pas.
C’est un petit mensonge cousu de fil blanc. Dis plutôt des centaines, mec.
Elle soutient mon regard et j’espère de tout cœur qu’elle n’a pas percé mon
bobard ou qu’elle ne me voit pas sous un jour sordide. Tout ça, ce n’était
que du sexe.
— Hé, dis-je en me rapprochant d’elle. Personne depuis que je t’ai
rencontrée.
— Pas même la veuve ? souffle-t-elle.
Et dans ces quatre mots, j’entends la profondeur de sa détresse et de sa
méfiance. Je ferme les yeux. Ma colère contre ma belle-sœur trop bavarde
se réveille au creux de mes tripes. Putain, Caro, tu n’aurais pas pu te
taire ?
— Non. Personne depuis que je t’ai vue agrippée à ton balai dans mon
appartement.
Lorsque je rouvre les yeux, je vois qu’elle me scrute encore. À quoi
pense-t-elle ? Je n’en ai aucune idée. Mais Alessia hoche la tête,
apparemment satisfaite. Je souffle. Dieu merci.
— Viens là, dis-je en l’attirant à moi. Il y a eu un avant Alessia, et puis il
y a le restant de ma vie avec toi. C’est tout ce qui compte.
Et je l’embrasse à nouveau.

Lorsque l’aube pointe sur leur petit coin de paradis, Alessia, blottie
dans l’un des fauteuils, regarde Maxim dormir. Il est sur le ventre, tout nu,
les jambes entortillées dans les draps comme la première fois qu’elle l’a
vu… il n’y a pas si longtemps.
À l’époque, elle avait été non seulement choquée mais également
fascinée et troublée par son corps athlétique. Maintenant elle peut en
apprécier chaque ligne, chaque muscle. Il est tellement bien sculpté ! Dans
son sommeil, il paraît si jeune, si détendu… La marque de bronzage entre
son dos et ses fesses musclées est beaucoup plus nette, et elle aimerait
enfoncer les dents dans ce cul-là. Ébranlée par ses pensées coquines, elle
sirote son café noir sans sucre et savoure son goût amer et corsé ainsi que le
spectacle attrayant de son époux.
Devrait-elle le réveiller ? Un réveil en fanfare ? Ça lui plairait. Rien qu’à
y penser, son ventre se contracte de plaisir.
Alessia ! Elle entend la voix de sa mère.
C’est mon mari, maman.
Aujourd’hui, ils rentrent en Angleterre. Son nouveau foyer. Il lui faudra
affronter la famille, les amis, les collègues de son mari, et elle espère
sincèrement qu’ils la jugeront à la hauteur.
Elle devra se trouver quelque chose à faire. Elle ne sait même pas ce
qu’on attend d’elle. Voilà pourquoi elle n’arrive pas à dormir. C’est la
nervosité et l’anxiété.
Maxim s’agite et tend la main vers l’autre côté du lit. Il lève la tête pour
la chercher. Ses yeux verts brillent dans la douce lumière rose de l’aurore.
Alessia pose sa tasse, écarte la moustiquaire et retourne auprès de lui.
— Te voilà, murmure-t-il en l’attirant contre lui.

Nous atterrissons à Heathrow juste après 8 heures du matin. Une


hôtesse du service VIP nous accueille à la sortie de l’avion. Elle nous
escorte jusqu’au niveau du sol via un ascenseur et nous sortons du terminal
à côté du Boeing 777 de la British Airways qui nous a ramenés de Sainte-
Lucie. Là, une BMW noire série 7 rutilante nous attend. Notre hôtesse
range nos bagages dans le coffre. Puis elle nous ouvre la portière passager
et nous entrons pour nous caler dans les sièges en cuir.
— Je ne m’attendais pas à ça, m’avoue Alessia en écarquillant les yeux.
Je hausse les épaules.
— Pas question de nous taper la foire d’empoigne du contrôle des
passeports.
Notre guide monte à bord de la voiture et nous conduit jusqu’au point
d’accueil des VIP.
— Sors ton passeport, dis-je à Alessia alors que nous descendons de
voiture.
L’agent de la police des frontières ne jette qu’un coup d’œil au mien mais
inspecte plus minutieusement celui d’Alessia. Je retiens mon souffle. Il
relève la tête et scrute son visage pour le comparer à sa photo, puis
tamponne son passeport.
— Bienvenue au Royaume-Uni, madame.
Je lâche un soupir. Elle est ici ! Légalement ! Hourrah !
Alessia lui offre un sourire éblouissant, et nous suivons notre hôtesse
dans l’une des suites élégantes où nous attendrons nos bagages.
— Votre maître d’hôtel arrive tout de suite pour prendre vos commandes
pour le petit déjeuner. Nous devrions avoir des nouvelles de vos bagages
d’ici une dizaine de minutes. Il y a une salle de bains derrière vous. Si vous
avez besoin d’autre chose, appuyez sur ce bouton.
Elle indique un interrupteur rouge sur la table basse.
— Merci.
Elle prend congé avec un large sourire professionnel et je montre le menu
à Alessia.
— Tu as faim ?
Elle secoue la tête.
— Moi non plus. Tu as dormi ?
Alessia acquiesce tout en examinant le décor.
— Je ne savais même pas que ce genre d’endroit existait. Tu fais toujours
comme ça à Heathrow ?
— Oui. (J’embrasse ses cheveux.) Tu t’y habitueras.
Elle sourit.
— Je crois que ça prendra un bon moment.
Je hausse les épaules. On frappe à la porte. C’est le maître d’hôtel.
— Bonjour, Lord Trevethick. Puis-je vous servir un petit déjeuner ou
quelque chose à boire ?

Ils sont de retour dans la belle voiture noire, conduite par un homme en
costume élégant. Dans les embouteillages sur l’autoroute, Alessia jette un
coup d’œil à l’extérieur et avise les tours de Brentford. Magda ! Michal !
Elle se demande comment s’en sortent ses amis au Canada. Elle n’a pas le
numéro de téléphone de Magda, mais elle pourrait contacter Michal via
Facebook. Cette partie de sa vie lui semble si lointaine – et pourtant, c’était
il y a quelques semaines. Et maintenant, elle est dans cette belle voiture
avec son époux bien-aimé, et file vers Londres après des vacances de rêve à
Moustique.
Qu’a-t-elle fait pour mériter tout ça ?
Maxim entrelace ses doigts avec les siens.
— J’ai l’impression qu’on est partis depuis un siècle, murmure-t-il d’un
ton nostalgique.
— Oui.
Elle lui serre la main en retour, sans savoir quoi ajouter. Elle se sent
dépassée, un peu déboussolée, comme si elle rêvait et qu’elle allait se
réveiller d’un instant à l’autre pour affronter une pénible réalité.
Il porte sa main à ses lèvres pour y déposer un doux baiser.
— On sera bientôt à la maison. J’ai besoin de faire une sieste.
— Tu as dormi ?
Ils ont voyagé en première classe, où leurs sièges ont été convertis en lits
confortables.
— Pas beaucoup. Le vol était bruyant, mais surtout, j’étais impatient de
te ramener à la maison.
Alessia sourit, et d’un coup ses inquiétudes s’évanouissent.

La voiture se range devant l’immeuble de Maxim sur Chelsea


Embankment et le chauffeur ouvre la portière d’Alessia. Il sort les bagages
du coffre et les range dans le hall d’entrée. Maxim lui donne un pourboire,
prend leurs valises et se dirige vers l’ascenseur. Il fait entrer Alessia et les
portes se referment, les laissant en tête à tête. Il appuie sur le bouton du
dernier étage et son œil émeraude se pose sur elle. Alessia en a le souffle
coupé : son regard est torride. Il s’approche d’elle et saisit tendrement son
visage entre ses paumes.
— Tu es en sécurité, Alessia. On est à la maison.
Il se penche pour l’embrasser, d’un long baiser doux et reconnaissant.
Alors que sa langue titille la sienne, le désir surgit aussitôt au creux du
ventre d’Alessia. Son corps est désormais si sensible à celui de Maxim
qu’elle a envie de lui. Ici. Maintenant. Quand il la plaque contre la paroi,
elle sent son érection contre son ventre, ce qui attise son désir. Elle gémit en
collant son corps au sien et en lui rendant son baiser avec une ferveur qui
lui consume l’âme.
L’ascenseur s’arrête, la porte s’ouvre et Maxim les guide sur le palier
sans qu’ils aient cessé leur étreinte. Se rassasiera-t-elle jamais de lui ?
— Maxim, quel plaisir de vous voir. Vous étiez à l’étranger ?

La voix plutôt sèche de Mme Beckstrom interrompt notre séance de


pelotage qui, je l’espère, est le prélude à une sieste crapuleuse. Frustré, je
colle mon front un instant à celui d’Alessia puis lui jette un coup d’œil : elle
paraît aussi hébétée que moi. Respirant profondément, je plaque le dos
d’Alessia contre mon ventre pour dissimuler mon excitation évidente.
— Madame Beckstrom. Et Heracles.
Je me penche pour caresser la tête de son exaspérant petit chien.
Dégoûté, il me montre les dents.
— Quel plaisir de vous voir. Comment allez-vous ? Permettez-moi de
vous présenter mon épouse, Alessia.
— Ah, enchantée.
Mme Beckstrom tend la main à Alessia, toujours pantelante.
— Enchantée, dit Alessia en serrant la main tendue.
— Vous êtes très jolie, mon petit. Votre épouse, dites-vous, Maxim ?
— Oui, tout à fait.
— Alors vous vous êtes enfin marié. Eh bien, tous mes vœux de bonheur.
C’est assez soudain. Vous attendez un enfant, mon petit ?
— Non, madame Beckstrom, répond aussitôt Alessia en rosissant sous
son hâle.
— Mais on y travaille !
J’adresse un clin d’œil à Mme B, et Alessia s’empourpre davantage.
— Alors amusez-vous bien, jeunes gens. Heracles et moi, nous partons
faire notre promenade matinale.
Elle entre dans l’ascenseur et appuie sur le bouton « rez-de-chaussée ».
Une fois les portes refermées, je me tourne vers Alessia. Elle éclate de
rire et je me joins à elle. Je la prends dans mes bras.
— Désolé.
— Elle est, comment disais-tu, déjà… ? Ah, oui, excentrique.
— Oui, c’est le moins qu’on puisse dire. Et maintenant, il me reste un
devoir à accomplir.
Quand je la soulève dans mes bras, elle glapit, surprise. La pressant
contre moi, je glisse la clé dans la serrure, ouvre la porte et franchis le seuil
avec ma mariée dans les bras.
Je la pose par terre et l’embrasse, espérant poursuivre ce que nous avons
commencé dans l’ascenseur. Brusquement, je me rends compte que l’alarme
n’est pas activée. Nous relevons les yeux en même temps. Une banderole
« Bienvenue à la maison » est drapée au-dessus des doubles portes au bout
du couloir.
Soudain, Caroline, Tom, Joe, Maryanne et Henrietta font irruption.
— Surprise ! hurlent-ils.
Manquait plus que ça !
10

Alessia et moi restons plantés dans l’entrée, abasourdis, épuisés par


notre voyage. Mme Blake, la gouvernante de Caroline, apparaît à la porte
de la cuisine portant un plateau de boissons. Je suis stupéfait. Putain, mais
c’est quoi, ce bordel ?
— Bienvenue à la maison, Maxim, Alessia.
Un grand sourire plaqué sur le visage, Caroline s’avance prudemment en
nous tendant les bras. Elle a bu ? Déjà ? Ça ne lui ressemble pas.
— Salut, réponds-je, déconcerté, tandis qu’elle nous étreint tour à tour.
— Bienvenue, Alessia, dit-elle, un peu trop joviale.
— Bonjour, murmure Alessia, et je perçois dans sa voix tremblante
qu’elle est ébranlée, elle aussi.
Mes amis nous rejoignent pour nous accueillir tandis que Mme Blake sert
tout le monde. Buck’s Fizz, champagne, ou jus d’orange fraîchement
pressé.
— Pour une surprise, c’est une surprise. Non, en fait, c’est un choc. Mais
merci, marmonné-je à Caro.
— J’ai pensé qu’un brunch de célébration serait le bienvenu pour vous
accueillir à la maison, et pour me faire pardonner.
Elle hausse les épaules, malicieuse, et attrape au vol une coupe de
champagne. À mon avis, ce n’est pas la première.
Mme Blake tend les rafraîchissements à Alessia, agrémenté de ce qui me
paraît être un sourire hostile.
— Milady, lâche-t-elle, laconique.
Alessia la remercie et prend une coupe de champagne.
Fronçant les sourcils – j’espère que j’ai mal interprété l’expression
glaciale de Mme Blake –, j’opte pour un verre de jus d’orange. Elle rougit.
— Heureuse de vous voir de retour, milord.
— Merci, madame Blake. J’espère que vous allez bien, et M. Blake aussi,
dis-je en la regardant de façon insistante.
Elle me sourit gentiment. Je me suis peut-être imaginé sa froideur à
l’égard d’Alessia – cela dit, elle ne nous a pas félicités.
Maryanne nous attrape tous les deux par le bras et nous entraîne vers le
salon, où la table a été dressée.
Bon, on n’y coupera pas. Et moi qui n’avais qu’une envie, me mettre au
lit avec ma femme, baiser et dormir.
Heureusement la copine de Tom est là, et je suis ravi de la voir. À
l’inverse de mon ami qui peut se montrer taciturne, Henrietta est lumineuse.
— Maxim, je suis tellement heureuse pour toi. Félicitations.
Elle me serre dans ses bras.
— Henry, je suis ravi de te voir. Je te présente Alessia, mon épouse.

Après son voyage, Alessia se sent sale et poisseuse, et la voilà dans


l’appartement de Maxim avec… des invités. Ses amis. Elle n’a qu’une
envie, prendre une douche et se changer. Sous son blazer noir, elle porte le
tee-shirt « It’s better at Basil’s » que lui a acheté Maxim dans un bar à
Moustique, et un jean. Elle aurait préféré une tenue un peu plus chic pour
les accueillir, mais il serait grossier de s’éclipser maintenant.
Et ces femmes… Toutes impeccables. Surtout Caroline.
— Bonjour, Alessia. Ravie de vous rencontrer, dit Henry.
Sa voix est mélodieuse, mesurée et douce, et elle a un visage d’ange,
encadré de boucles brunes. Ses yeux couleur cognac sont chaleureux et
sincères.
— Enchantée, répond Alessia, qui se sent immédiatement à l’aise avec
elle.
— La voilà ! s’exclame Tom en serrant Alessia dans ses grands bras.
J’espère qu’il te traite bien. Sinon, je vais le cravacher.
Alessia éclate de rire.
— Ça me fait plaisir de te revoir, Tom.
— C’est quand, la dernière fois que tu es monté à cheval ? ricane
Caroline. Il y a bien longtemps que tu ne joues plus au polo.
Henrietta regarde Caroline en fronçant les sourcils, et tout le monde se
tait. Alessia remarque que Maxim et Joe plissent également les yeux.
— Alessia, tu as vraiment bonne mine, reprend Joe au bout d’un moment,
en la serrant dans ses bras. Alors, vous avez fait bon voyage ? Vous êtes
allés où ? Maxim n’a rien dit.
Il lui décoche un sourire aussi éblouissant que contagieux. Il est très
élégant dans son costume – Alessia se figure qu’il doit toujours s’habiller
ainsi, même le samedi.
Maxim la prend par la taille et lui embrasse les cheveux.
— On a fait un très bon voyage. À Tirana et à Moustique, si tu veux
savoir.
— Oui, c’est vrai, renchérit timidement Alessia. Et à Paris.
— Ça semble divin ! s’exclame Caroline. J’espère que vous êtes tous
affamés. Cette chère Mme Blake nous a préparé un festin.

Maintenant que je me suis fait à l’idée, je trouve adorable que Caroline


nous ait organisé ce brunch. C’est bon de retrouver mes amis et de présenter
Alessia à tout le monde dans un cadre aussi décontracté. Et c’est un plaisir
de voir Henry. Alessia a l’air détendue, elle aussi. Ou alors elle est tout
simplement fatiguée. Mais elle dévore son saumon fumé, ses œufs et son
toast à l’avocat en bavardant joyeusement avec Henrietta, qui a le don de
mettre tout le monde à l’aise. Même Tom.
Maryanne me raconte qu’ils sont rentrés d’Albanie avec Rowena à bord
d’un jet privé.
— Privé ?
— Oui.
— Hum… Je me demande qui a réglé la note.
— Toi, probablement, répond Caro en chipotant dans son assiette.
Donc, ma mère fait toujours passer ses frais sur le compte du domaine.
Plus pour longtemps.
— Tes parents se sont débrouillés comme des chefs pour le mariage,
Alessia. Je dois reconnaître que ça a été l’événement de l’année pour moi.
— On n’est qu’en mars, Tom, lui fait remarquer Caro.
Il l’ignore.
— Et ça m’a inspiré.
Il se lève, fier et solennel, comme toujours.
— J’ai l’honneur de vous annoncer que, sans doute parce qu’elle est
folle, Henry a consenti à être mon épouse. On est officiellement fiancés.
Il sourit largement à Henrietta, qui lui rend son sourire et rosit joliment
lorsque nos regards convergent vers elle.
— Félicitations, frère, s’exclame Joe en levant son verre. À Tom et
Henry !
Un concert de compliments retentit dans la pièce, et, chacun notre tour,
nous les embrassons.
— Évidemment, vous allez devoir organiser votre mariage avec
Trevethick, pour que ce soit en même temps que son deuxième mariage,
commente Joe en sirotant son champagne.
— Quoi ? crient Caroline et Maryanne d’une même voix.
Eh merde.
— Euh… oui.
— Tu as le droit de faire ça ? s’enquiert Henry, étonnée.
— Je l’espère. Il faut que je me renseigne. On aimerait se marier ici
aussi. Pas vrai, Alessia ?
Je tends la main pour prendre la sienne. Elle fronce les sourcils en
remarquant mon expression paniquée. Maryanne et Caroline ne doivent rien
savoir des circonstances douteuses de notre mariage, ni du fait que nous
n’avons pas respecté les protocoles habituels.
— Oui, bien sûr. De cette façon, tous les amis de Maxim peuvent se
joindre à nous, explique-t-elle d’une voix douce. Nous avons accueil…
accueilli…
Elle me jette un coup d’œil, et je crois qu’elle vérifie son anglais. Je
hoche la tête et elle reprend :
— … mes amis et ma famille, et maintenant c’est au tour de Maxim. On
veut aussi honorer sa famille et ses amis.
Alessia, tu es une putain de déesse.
Caroline plisse les yeux et avale une grande gorgée de champagne.
— Un autre mariage ? Comme c’est charmant. À Londres, en
Cornouailles ou dans l’Oxfordshire ?
— On vient de rentrer du premier, Caro. Laisse-nous souffler un peu.
Elle pince les lèvres sans répondre. Au lieu de cela, elle se tourne vers
Alessia.
— Évidemment, le personnel de tous les domaines meurt d’envie de vous
rencontrer. Vous montez à cheval ?
Alessia me lance un bref regard et soudain je la vois, nue, me
chevauchant, ses seins tressautant, la tête renversée en arrière, sa chevelure
cascadant sur ses épaules, la bouche ouverte.
Putain. Ma douce et innocente épouse a fait exprès de me regarder
comme ça. C’est excitant.
— Non, répond Alessia alors que je retiens un ricanement.
Caroline nous observe tour à tour, et je m’attends presque à ce qu’Alessia
réponde « Je ne monte que mon mari », pourtant elle n’en fait rien. Grandis
un peu, mec.
— Il va falloir remédier à ça, marmonne Caroline.
— Caroline est passionnée d’équitation, comme moi d’ailleurs, précise
Maryanne. Maxim, pas tellement. Mais bien entendu, lui et Kit jouaient au
polo.
— Tu as des chevaux ? me demande Alessia.
— On en a. Dans l’Oxfordshire. On fera la tournée, ne t’inquiète pas.
L a tournée. Que veut-il dire par là ?
— Des domaines, répond Maxim à sa question muette. Tu es déjà allée
en Cornouailles. On en a un autre dans l’Oxfordshire. Et un dans le
Northumberland, mais celui-là est loué à un Américain, un millionnaire de
la high-tech. Pourquoi il n’achète pas son propre domaine ? Ça, je l’ignore.
Alessia digère ces nouvelles informations. Pendant toute la durée de leur
lune de miel, Maxim n’y a jamais fait allusion. Encore des terres. Encore
des propriétés ! Son époux est donc si richissime ?
— On devrait vous laisser vous reposer, annonce Tom. Avant ça, j’ai
juste une demande.
Tous les yeux se tournent vers Tom.
— J’ai raté ton concert épique avant le mariage, Alessia, puisque j’étais à
l’hôtel avec Thanas. S’il te plaît, tu pourrais nous jouer un morceau ? On
m’a beaucoup vanté tes talents.
— Oh oui, s’il te plaît ! applaudit Henrietta. J’adorerais t’entendre. Joe a
été dithyrambique.
Ah.
— Tu as envie ? Tu n’es pas obligée, la rassure aussitôt Maxim.
— Non, ça va. Tu sais que j’adore jouer du piano.
Alessia sourit, ravie de faire plaisir à Tom, qui les a tant aidés en Albanie.
Elle se lève de table et se dirige vers le piano. Elle sent tous les regards
braqués sur elle. Pourquoi est-elle aussi nerveuse ?
Elle inspire profondément en ouvrant le couvercle et s’assoit sur le
tabouret. Elle décide ce qu’elle veut entendre, les couleurs qu’elle souhaite
voir, puis pose les mains sur le clavier et ferme les yeux. Elle se lance dans
l’arrangement de la Partita No 3 de Bach par Rachmaninov. Ses doigts
trouvent les notes qui s’épanouissent dans son esprit en roses tendres et en
lilas. Le prélude résonne délicatement dans la pièce, la réconforte et la
consume, jusqu’à ce qu’elle s’abandonne complètement à la musique et aux
couleurs.
Je ne l’ai jamais entendue jouer ce morceau. Et comme toujours, ma
chérie… mon épouse, perdue dans la musique, nous en livre une
interprétation extra­ordinaire. Naturellement, nos invités sont subjugués.
Mais ce que j’adore, dans son rapport à la musique, c’est qu’elle absorbe
entièrement Alessia – non, elle la possède. D’ailleurs, je suis certain que
nous disparaissons tous et qu’il ne reste plus qu’elle, le piano et ce
magnifique morceau.
Lorsque la dernière note résonne, elle reste suspendue dans l’air.
Captivés, nous retenons notre souffle jusqu’à ce qu’elle lève les doigts du
clavier.
Tout le monde applaudit avec ardeur.
— Alessia, c’était incroyable !
— Ça alors !
— Bravo ! Bravo !
Alessia leur sourit timidement tandis que je la rejoins et pose mes mains
sur ses épaules.
— Mesdames et messieurs, voici mon épouse.
Je me penche pour l’embrasser rapidement avant de déclarer :
— Et sur ce, il est temps que vous rentriez chez vous. Après ce voyage,
on est crevés.
— Oui, on y va, dit Tom.
— Merci encore, ajoute Joe en sortant du salon.
Mme Blake arrive pour débarrasser, et je la remercie. Puis Alessia et moi
raccompagnons nos invités, et je remarque, ravi, que mes photos de paysage
ont été réencadrées et raccrochées aux murs.
Caro me prend dans ses bras pour me dire au revoir.
— Pour l’amour du ciel, emmène Alessia faire du shopping, me souffle-t-
elle à l’oreille. Ou laisse-moi m’en occuper.
Je la relâche.
— D’accord, si tu penses que c’est nécessaire.
— Oui. C’est à présent une comtesse, pas une étudiante. Accompagne-la
chez Harvey Nicks.
Alessia fronce les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Laissez-le compléter votre garde-robe, chérie.
Elle serre Alessia dans ses bras, lui sourit gentiment et sort avec les
autres convives. Alessia se tourne vers moi, mais avant qu’elle ait pu dire
quoi que ce soit, je suis sauvé par Mme Blake.
— La vaisselle est rangée, la cuisine est propre et j’ai fait les courses. Il
faudra vider le lave-vaisselle. (Elle regarde Alessia à la dérobée.) Je sais –
enfin… J’espère que ce ne sera pas un problème pour vous… milady.
Mme Blake pince les lèvres. C’est censé être un sourire. On dirait plutôt
un rictus méprisant.
— Ça suffit, madame Blake, réponds-je sur le ton de la réprimande en lui
tenant la porte. Il est temps que vous partiez.
Alessia pose la main sur mon bras – sans doute pour m’empêcher d’en
dire davantage ? Elle se redresse et lève le menton.
— Oui, bien sûr. Merci pour votre aide, madame Blake.
— Milord, milady, répond cette dernière, penaude d’avoir été désavouée,
avant de s’éclipser.
Je vous en ficherais, des milady !

Le visage de Maxim est de marbre lorsqu’il salue la gouvernante, mais


Alessia est ravie qu’il ait remarqué le ton condescendant de Mme Blake.
— Je crois qu’il va falloir parler à Mme Blake, commente-t-il.
Alessia enlace Maxim. Il l’a remarqué, et il a agi. Mais à l’avenir,
Alessia préférerait mener ses propres combats. Elle est certaine qu’il y en
aura d’autres. Après tout, Alessia était la femme de ménage de Maxim, et
elle comprend le ressentiment de Mme Blake.
— C’est la servante de Caroline, fait-elle remarquer.
— On dit plutôt employée de maison. Servante, ça fait un peu… féodal.
— J’étais bien ta servante, moi, murmure-t-elle.
Maxim se penche et frotte son nez contre le sien.
— Et maintenant, je suis ton serviteur.
Ses lèvres sont sur les siennes, et il la plaque contre le mur pour
l’embrasser.
— Allez, au lit, murmure-t-il d’une voix vibrante qui s’adresse
directement à son intimité.
— Oui.

Maxim somnole auprès d’Alessia. Ses lèvres doucement entrouvertes, ses


cils comme des plumes sur ses joues, son visage hâlé et détendu dans son
sommeil… Il est vraiment beau. Alessia l’observe. Qu’est-ce qu’il fait
jeune ! Elle résiste à l’envie de le toucher et se tourne pour contempler la
chambre. Elle n’a aucune idée de l’heure qu’il est, pourtant dehors, il fait
encore jour. La dernière fois qu’elle était dans cette chambre, ils avaient fait
l’amour, puis elle avait quitté l’appartement… Et Anatoli l’attendait.
Ne pense pas à lui !
Elle se distrait en étudiant la chambre sous un nouveau jour – en tant
qu’épouse de Maxim. C’est un espace masculin gris et argent, avec des
meubles minimalistes aux lignes épurées. Le seul véritable ornement est
l’énorme miroir encadré de moulures dorées au-dessus de la tête de lit. Et
sur le mur d’en face, deux nus féminins, dos à l’objectif donc assez peu
explicites, mais érotiques et sensuels. Il lui avait dit que toutes les photos de
l’appartement étaient de lui. C’est certainement lui qui a pris celles-ci.
Chérie, il a couché avec la moitié des femmes de Londres.
Alessia soupire. Elle le sait – elle en voyait la preuve toutes les semaines
dans sa corbeille. Et puis il y avait eu cette jeune femme dans le pub, en
Cornouailles. Alessia a oublié son nom.
Mais combien de femmes dans ce lit ? Elle frémit. N’y pense pas ! Est-
elle à la hauteur, par rapport à toutes celles qui l’ont précédée ? Elle ne veut
pas s’attarder à cette pensée désagréable, ni passer la journée au lit. Elle
n’est pas fatiguée, donc elle se glisse discrètement hors des couvertures
pour aller prendre sa douche et rincer les dernières traces de son voyage, et
de sa fabuleuse lune de miel.
Le bruit de la douche me réveille. Alessia. Nue. Toute mouillée.
Aussitôt, cette pensée m’excite, et je me lève d’un bond pour la rejoindre
dans la salle de bains.
Debout sous la cascade d’eau chaude, elle se lave les cheveux. Elle me
tourne le dos. Sa crinière s’arrête juste au-dessus de son cul divin. Tandis
qu’elle fait mousser le shampooing sur sa tête, j’entre derrière elle et pose
doucement les mains sur son crâne pour masser son cuir chevelu.
— Hum… c’est bon, gémit-elle.
Je m’arrête.
— Oh !
Alessia recule, pressant son corps contre le mien mais, surtout, contre
mon érection, qui se niche entre ses fesses. Je souris. Elle tourne la tête,
m’adresse un sourire lumineux et enjoué, et tortille du cul pour me titiller.
Oh la vache !
— Tu veux que je continue ?
— Oui, s’il te plaît.
Je reprends ma tâche avec sérieux, étalant le shampooing sur sa longue
chevelure et démêlant lentement ses mèches. Elle lève son visage sous le jet
pour se rincer. Je prends le gel douche, j’en verse un peu dans mes mains et
les frotte pour le faire mousser. Avec douceur, j’étale le savon juste au-
dessus de la peau satinée de son ventre, puis sous ses seins, en effleurant les
pointes du bout des pouces. Alessia lâche un petit cri de plaisir et se cambre
pour se presser contre mes paumes.
Putain. Qu’est-ce qu’elle a de beaux seins.
Tout en la savonnant, ma main parcourt ses courbes souples. Mon autre
main continue à taquiner ses mamelons qui durcissent – en l’étirant au
maximum, je peux les titiller ensemble du pouce et de l’auriculaire. Plus ils
s’allongent sous mes doigts, plus ma queue durcit.
— Tu as des seins magnifiques, Alessia, murmuré-je en mordillant son
lobe d’oreille.
Ma main passe à son sexe. J’effleure son clitoris du bout des doigts. Elle
grogne, se cambre et enroule ses bras derrière mon cou, son dos contre ma
poitrine. Elle tourne la tête et appuie ses lèvres contre les miennes. Notre
baiser est brûlant. Insistant. Tout en langue et en désir. Ma queue est
toujours nichée au creux de ses fesses.
Alessia agrippe mes cheveux d’une main, tandis que l’autre glisse vers
mon érection. Elle enroule ses doigts autour de moi et entame un lent
mouvement de va-et-vient. Lent, très lent. Elle me torture. Je gémis. Je
plaque son ventre contre le carrelage en ardoise.
— Maintenant que tu es propre, on va te salir un peu.
Elle me libère, la bouche ouverte, le regard sombre, et pose les mains sur
le mur.
— On le fait ici ? Comme ça ? demandé-je.
— Hum…
— C’est oui ?
Elle remue son cul contre moi. Je souris.
— On va dire que c’est oui.
Doucement, j’insinue un doigt en elle. Elle est mouillée. De tout à
l’heure ? De maintenant ? Peu m’importe. Elle est prête. Je tire ses hanches
vers moi.
— Accroche-toi.
Et lentement, très lentement pour qu’elle ne perde pas l’équilibre, je
pénètre en elle tandis qu’elle pousse son cul contre moi. Oui ! Agrippé à ses
hanches, je me retire doucement puis je me glisse en elle de nouveau,
savourant chaque centimètre de ma femme. Elle lâche une longue plainte,
se colle à moi, comme pour me demander d’y aller plus fort, plus vite.
Encore et encore. Je jouis de la sensation de son sexe enserrant le mien,
tandis que nous montons plus haut, toujours plus haut.
Soudain, je la sens se contracter et je m’arc-boute, une main sur la
sienne.
— Ah ! crie-t-elle en basculant dans l’orgasme, m’emportant avec elle.
Je crie son nom et m’accroche à elle en jouissant… Puis nous nous
effondrons au sol ensemble sous une cascade d’eau.

C’était comment ? demande Maxim.


Il écarte des mèches mouillées de son visage puis l’embrasse sur la
tempe.
— Bon. Très bon, murmure Alessia.
— Pour moi aussi. Je pense que te faire l’amour est mon nouveau passe-
temps préféré.
— Et c’est un… euh… un passe-temps… louable ? C’est le bon mot ?
Un passe-temps louable ?
Il rit.
— Ça marche. Très louable.
Il la prend dans ses bras et l’attire contre lui.
— Je suis heureux que tu sois ici, en sécurité, avec moi.
— Je suis heureuse, moi aussi.
— Quand je pense à ce qui aurait pu t’arriver…
Maxim est interrompu par un baiser d’Alessia.
— Je suis ici. Je suis en sécurité. Je suis avec toi.
Il l’embrasse sur le front.
— Tant mieux.
Sans crier gare, une image de Bleriana, l’une des filles venues d’Albanie
avec Alessia, lui revient à l’esprit. Elles s’étaient liées d’amitié dans le
camion qui les avait emmenées en Grande-Bretagne. Elles pensaient
qu’elles venaient y travailler.
Zot. Bleriana n’avait que dix-sept ans. Dante et Ylli l’ont-ils rattrapée ?
Cette idée est terrifiante.
— Hé, qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle secoue la tête pour tenter de chasser cette pensée. Elle y reviendra
plus tard lorsqu’elle sera seule, pour ne pas inquiéter Maxim. Il en a assez
fait. Elle lui sourit.
— Je crois que je suis à nouveau propre, plaisante-t-elle.
Il éclate de rire.
— Tu as faim ?
Elle hoche la tête.
— Très bien. On sort manger.
11

Il est tôt ce dimanche matin : l’air est frais et vivifiant, les arbres sont
toujours assoupis et dénudés. Je cours dans Battersea Park. À cette heure-ci,
il n’y a que des joggers et des gens qui promènent leurs chiens. Le ciel est
gris et la pluie menace, mais la brise froide est chargée d’énergie – le parc
s’éveille d’un long hiver, le printemps pointe à l’horizon. À mesure que je
trouve mon rythme, un pied devant l’autre, mon esprit se dégage. C’est
génial d’être dehors, avec de la lofi house entraînante qui me bat dans les
tympans, à inspirer de grandes goulées d’air londonien. Ça m’a manqué.
J’ai laissé Alessia endormie. Nous avons toute la journée pour nous –
nous avons juste à défaire nos valises et à nous prélasser dans
l’appartement.
Tout en courant, je me rends compte qu’au cours des dernières semaines,
la seule chose que j’avais en tête c’était de retrouver Alessia. Puis le
mariage. Puis la lune de miel. Maintenant, il faut que je clarifie ce à quoi
ressemblera notre vie de couple.
Je n’en ai aucune idée. Alessia non plus, je pense. Resterons-nous à
Londres ? Je crois qu’il faut y garder un pied-à-terre. Mais nous pourrions
nous installer en Cornouailles ou dans l’Oxfordshire – même si je ne sais
pas comment Alessia s’en sortirait à Angwin, car le domaine a davantage de
personnel que Tresyllian Hall puisqu’il est ouvert au public.
Nous devrions peut-être faire des bébés. Un héritier et un joker. Un petit
garçon comme Alessia ? Une petite fille comme Alessia ? Et merde. C’est
trop tôt. Nous sommes encore jeunes. Demain, nous irons voir l’avocate qui
nous aidera à débrouiller nos problèmes de visa. Ensuite, nous pourrons
prendre des décisions. Ouais. Remettons les décisions à demain. Profitons
simplement de la journée.

Lorsqu’elle s’éveille, Alessia est seule. Il y a un mot sur l’oreiller de


Maxim.

Parti courir.
Je rentre bientôt.
Je t’aime. Mx

Alessia sourit en se rappelant l’époque où elle ramassait ses vêtements de


sport pleins de sueur sur le parquet. Et puis il y avait les mots qu’elle
trouvait chiffonnés par terre. En général, des numéros de téléphone. Laissés
par des femmes ?
Zot. Elle fronce les sourcils et tente de chasser cette idée. Ne t’y attarde
pas, Alessia.
Elle s’étire, reposée, puis se lève. Il est temps de défaire les valises et de
ranger l’appartement.
Comme au bon vieux temps.
Elle est à nouveau de bonne humeur. Et elle peut préparer un petit
déjeuner à Maxim, peut-être des petits pains, à condition que Mme Blake
ait bien rapporté tous les ingrédients qu’ils lui ont demandé d’acheter alors
qu’ils étaient encore dans les Caraïbes. Heureuse, elle va dans la salle de
bains pour prendre sa douche.

Au retour de Maxim, elle est en train de défaire sa valise dans la chambre


d’amis. Ravie qu’il soit enfin rentré, elle s’arrête pour l’écouter alors qu’il
se dirige vers la chambre, puis elle l’entend courir jusqu’à la cuisine et
foncer vers le salon.
— Alessia ! appelle-t-il d’une voix paniquée.
Zot ! Non !
— Maxim. Je suis là !
Elle sort de la chambre d’amis et l’aperçoit, debout dans le couloir. Ses
épaules se détendent et il passe la main dans ses cheveux mouillés.
— Ne me refais pas ce coup-là. J’ai cru… j’ai cru que tu étais partie.
Sa voix s’éraille tandis qu’il s’approche d’elle, l’air toujours inquiet.
— Je…
Alessia ne sait pas quoi dire. Elle n’avait pas l’intention de l’alarmer, et
son cœur fond à l’idée qu’il s’inquiète autant pour elle. Mais pourquoi a-t-il
pensé qu’elle pouvait être partie ? Elle ne comprend pas. Il n’attend pas ses
explications et la serre contre lui. Il lui embrasse les cheveux.
— Ne me fais plus jamais ce coup-là, répète-t-il en détachant chaque
mot. La dernière fois que tu as disparu, c’était parce que cette ordure t’avait
kidnappée.
Oh !
Il soupire, comme pour relâcher la tension, mais ses lèvres restent
crispées. Elle devine qu’il est un peu agacé.
— Je vais prendre ma douche, annonce-t-il d’une voix boudeuse en se
dirigeant à grands pas vers la chambre, laissant Alessia seule dans le couloir
avec sa culpabilité.
Zot. Zot. Zot.
Elle a envie de tout, sauf de l’inquiéter, mais elle n’a pas réfléchi.
— Putain, lâche-t-elle à mi-voix en abandonnant sa valise pour se diriger
vers la cuisine.
À l’aide d’une bouteille de vin parce qu’il n’y a pas de rouleau à
pâtisserie, elle étale la pâte qu’elle a préparée plus tôt, puis la coupe et
forme de petites boules, qu’elle dispose sur la seule plaque de cuisson
qu’elle ait trouvée. Ils vont devoir acheter d’autres accessoires de cuisine.
Elle fronce les sourcils. Maxim sera-t-il disposé à faire de tels achats ? Ils
n’ont jamais parlé d’argent – il lui reste celui qu’elle a gagné en faisant le
ménage, mais c’est tout, et ses réserves diminuent. Elle a conscience qu’elle
devra tôt ou tard aborder le sujet avec lui, seulement elle ne sait pas
comment s’y prendre.
Perdue dans ses pensées, elle glisse la plaque dans le four, lave et essuie
le bol, puis met le couvert sur la petite table ronde. Lorsqu’elle retourne
vérifier la cuisson des petits pains, elle sursaute en découvrant que Maxim
l’observe. Il est appuyé contre le chambranle de la porte, vêtu d’un tee-shirt
blanc à manches longues et de son jean noir déchiré au genou – le préféré
d’Alessia. Ses cheveux mouillés sont ébouriffés, et son teint hâlé fait
ressortir le vert de ses yeux. Elle inspire brusquement en le dévorant du
regard.
Il est magnifique. Et il est à elle. Mais Maxim reste silencieux et son
expression demeure indéchiffrable. Figée, Alessia déglutit.
— Tu es fâché contre moi ?
— Non, je suis fâché contre moi.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai eu une réaction exagérée.
Elle s’avance vers lui, jusqu’à ce qu’elle sente la chaleur de sa peau.
— J’aurais dû te dire : « Je suis dans la chambre d’amis. Je suis là. Je suis
en sécurité. »
Il lui relève le menton pour la regarder dans les yeux.
— J’étais… angoissé. (Il dépose un baiser sur ses lèvres.) Ce n’est pas
une sensation que j’apprécie.
— Je suis désolée. Je n’ai pas réfléchi.
Doucement, elle l’enlace et colle sa joue contre sa poitrine. Il cale son
menton sur sa tête, la prend dans ses bras et respire son parfum.
— Tu sens merveilleusement bon, souffle-t-il.
— Toi aussi. Tu sens le propre.
Lorsqu’il lui embrasse les cheveux, elle comprend qu’il se détend. Il
approche ses lèvres des siennes.
— J’ai besoin de savoir que tu es en sécurité.
— Je suis en sécurité. Avec toi.
Il l’embrasse – son baiser est doux, mouillé, chaud – et elle s’abandonne
à sa langue habile. Il pose son front contre le sien et lâche un petit soupir.
— C’est du pain frais que je sens ?
— Oui. Des petits pains.
Son visage s’éclaire d’un sourire.
— Ton père m’avait prévenu.
— Mon père ?
— Oui. Il m’a dit que tu allais m’engraisser.
— J’en ferai seulement le dimanche.
Retrouvant sa bonne humeur, Maxim éclate de rire.
— Bien vu.
Alessia inspire profondément.
— Mais parfois je devrai sortir. Pour faire les courses.
— Je sais. Je sais. Évidemment. Je suis ridicule.
De sa poche arrière, il tire la clé qu’il lui avait remise il n’y a pas si
longtemps.
— Simplement, tu me diras où tu vas. S’il te plaît.
Alessia prend la clé.
— Merci.
Elle examine le porte-clés.
— C’est quoi cet endroit… Angwin House ?
— C’est notre domaine dans l’Oxfordshire. On ira plus tard dans la
semaine. Ou même aujourd’hui. On peut faire un tour rapide là-bas, si tu
veux.
Il s’assoit à table. Alessia attrape un torchon pour retirer les pains du
four, tout en digérant cette information.
— Que fabriquais-tu dans la chambre d’amis, au fait ?
— Je défaisais ma valise. Il n’y a pas de place pour mes vêtements dans
ton placard.
— Ah. Je vois. (Il pince les lèvres.) On devrait se trouver un appartement
plus grand.
Alessia le dévisage, bouche bée.
— On a beaucoup de propriétés, explique-t-il, en réponse à la question
muette. Je vais demander à Oliver ce qui va se libérer.
Un autre appartement ? Comme ça ? Alessia fronce les sourcils,
abasourdie.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Combien de terres… euh… de propriétés possèdes-tu ?
— Personnellement, pas grand-chose. Toutes les propriétés de Trevethick
Estate – ce qui comprend les trois grands domaines, et tous ses actifs – sont
détenues par un trust. Juridiquement, le trust est le propriétaire des biens, et
Kit, Maryanne et moi en étions les administrateurs. Maintenant que Kit est
parti, il n’y a plus que Maryanne et moi – mais en tant que comte, j’en suis
l’usufruitier. Tu comprends ?

Alessia me regarde, perplexe.


— C’est compliqué, concédé-je. En gros, le trust détient beaucoup de
propriétés, et tire ses revenus des loyers et des baux des immeubles
résidentiels et commerciaux dont il est propriétaire.
— Oh…, dit Alessia. Et ton boulot, c’est de… euh… gérer ça ?
— Oliver, que tu as rencontré, est le directeur général de Trevethick
Estate. C’est lui qui assure au quotidien. Je suis… son patron. C’était le job
de mon frère, et Kit avait le sens des affaires. Moi, j’ai tout à apprendre.
Mon humeur s’assombrit. Voilà le cœur du problème, depuis que j’ai
hérité de mon titre. Je n’ai pas été formé à en assumer les responsabilités,
alors que Kit était fait pour ça. Il a même réussi à augmenter nos
patrimoines individuels.
Eh merde. Aucune envie de penser à ça maintenant.
— Écoute, c’est notre dernier jour de vacances. Profitons-en. On pourrait
faire une excursion à Angwin. C’est à environ deux heures de route. Pour
que je te montre un peu. Puis, demain, on se mettra à bosser.
Je prends un des petits pains qu’Alessia a posés sur la table.
— Il faut se trouver un nouvel appart. S’occuper de ton visa. Retourner
au travail.
Nouvel appart. Visa. Travail. Voilà trois mots que je n’aurais jamais
pensé prononcer.
Secouant la tête, faussement dégoûté, je tartine mon petit pain de beurre
et ajoute de la confiture de cassis, puis je croque dedans.
Oh mon Dieu. Ce truc est délicieux.
Alessia place une tasse de café devant moi et s’assoit.
— D’accord, je veux bien voir Angwin.
Je souris.
— Je risque de m’habituer à ça, tu sais ! déclaré-je en montrant le petit
pain.
— Tu n’as pas le choix, glousse Alessia.
— Toi, oui. Tu sais que tu n’es pas obligée de cuisiner. On peut manger
dehors, ou engager du personnel.
— J’en ai envie. Pour toi. C’est mon boulot.
Et voilà. C’est ainsi qu’elle a été éduquée. Notre différence culturelle. Je
ne connais aucune autre femme comme elle. Toute son existence, elle a
servi les hommes de sa vie et, pendant des années, son horizon s’est limité à
ça. Je n’aurais jamais cru épouser une femme aussi… domestiquée.
Surmontera-t-elle un jour ce conditionnement ?
Cela dit, j’aime bien qu’elle ait envie de s’occuper de moi. Ouais, c’est
ça, mec… OK, j’adore qu’elle ait envie de s’occuper de moi. Mais je veux
qu’Alessia ait des alternatives. Plus vite nous nous trouverons un plus grand
appart, mieux ce sera. Nous pourrons engager du personnel, et elle ne sera
pas obligée de faire tout ça. En plus, il y aura des maisons à gérer, des
domaines à superviser et des employés à diriger. C’est beaucoup.
— Je ne sais pas ce que je ferais si je ne faisais pas la cuisine et le
ménage pour toi, ajoute-t-elle en mordant dans un petit pain beurré.
— Je suis sûr que tu seras très occupée lorsque tu auras assumé ton rang
de comtesse.
Alessia écarquille les yeux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Tu auras du personnel à diriger, des maisons à gérer, des événements
auxquels tu devras assister ou que tu devras organiser.
Elle s’étrangle. La panique gagne ses yeux noirs. Je hausse les épaules.
— Désolé. Ça fait partie du métier. Ne fais pas cette tête. Tu t’en sortiras
très bien.
— Je crois qu’il me faut des leçons ! s’exclame-t-elle.
— Des leçons ?
La proposition méprisante de ma mère – payer à Alessia une « école
d’étiquette » – me revient à l’esprit.
— Oui. Il doit bien y avoir quelque chose que je peux lire, ou une…
école où je peux…
Elle ne termine pas sa phrase.
— Tu parles sérieusement ?
— Oui, répond-elle avec conviction.
— Eh bien, je suis sûr qu’on peut te trouver cela. Si tu veux. Si ça te
donne davantage confiance en toi.
— Oui. C’est exactement ce dont j’ai besoin.
— Tu en es certaine ?
— Oui. Je ne suis pas née pour… cette vie. Et j’ai peur de te décevoir.
J’éclate de rire.
— C’est moi qui devrais te dire ça. Tu es parfaite comme tu es, mais on
peut te chercher des leçons, si c’est ça que tu veux.
Les yeux d’Alessia brillent de satisfaction.
Des leçons de savoir-vivre. Comment ma mère avait-elle deviné ?
— Je vais défaire ma valise, dis-je pour changer de sujet, agacé que ma
mère ait eu raison. Ensuite, on pourra aller à Angwin, ou faire du shopping,
ou déjeuner. Comme tu préfères.
— Oui, ça me ferait plaisir. Et j’ai déjà vidé ta valise.
— Ah, merci.
— J’aimerais aller au magasin. On a besoin de euh… d’équipement pour
la cuisine.
— Je n’y avais pas songé. Oui, tu as sûrement raison. Je ne cuisine pas
beaucoup.
— Tu fais de bons petits déjeuners.
Je souris en me rappelant notre séjour au Hideout.
— C’est vrai. D’accord. Alors le meilleur endroit pour ça, c’est sans
doute Peter Jones. Je n’ai jamais acheté ce genre de choses. On pourrait
regarder sur leur site. On pourrait aussi t’acheter de nouveaux vêtements.
Au fait, ça me r­ appelle…

Maxim se lève et quitte la pièce pour revenir quelques instants plus


tard avec quatre enveloppes adressées à Alessia Trevelyan. Alessia les
examine et les retourne entre ses mains.
Qu’est-ce que c’est ?
— Je les ai commandées pendant notre absence. Des cartes bancaires. Et
leurs codes confidentiels. Tu en auras besoin. Tu as une carte de débit et une
carte de crédit.
— De l’argent ? Pour moi ?
Elle n’en revient pas.
— Oui. Pour toi. Des cartes magiques, comme tu les as appelées un jour.
Elles ne sont pas magiques, crois-moi. Alors ne fais pas de folies, ajoute-t-il
avec un sourire espiègle.
Et en un claquement de doigts, le problème de l’argent est résolu.
— Merci, dit-elle.
— Tu n’as pas à me remercier, réplique Maxim, les sourcils froncés. Tu
es ma femme.
Une fois de plus, Alessia essaye de réprimer sa panique devant sa chance.
Quand elle songe à ce qui aurait pu lui arriver… L’image de Bleriana
ressurgit dans son esprit, et ses pensées prennent une tournure sombre.
Où est-elle ?
Est-ce qu’elle va bien ?
Alessia peut-elle la retrouver ?
— Je vais nettoyer tout ça, déclare Maxim, l’arrachant à ses réflexions.
— Non, laisse. Je vais le faire.
Maxim éclate de rire.
— Pas question de discuter. Je peux débarrasser la table. Et remplir le
lave-vaisselle. Et quand j’aurai fini, on fera une petite visite surprise à
Angwin.
Il se lève et emporte son assiette et sa tasse à café.

Le domaine d’Angwin se niche dans les collines des Cotswolds, près de


Chipping Norton. Au volant de la Jaguar, je quitte la route et franchis
l’entrée principale pour emprunter la majestueuse allée bordée de hêtres.
— Waouh !
La maison apparaît dans toute sa splendeur palladienne, avec ses quatre
colonnes corinthiennes et son imposant fronton.
— Voilà Angwin, dis-je.
Alessia est émerveillée.
Je me gare sur le parking des visiteurs et constate avec plaisir qu’il est
bondé. D’habitude, je me range plutôt près des écuries, mais je tiens à ce
qu’on reste discrets. Personne n’a été prévenu de notre arrivée, je ne veux
pas accabler ma nouvelle comtesse.
— Prête ? lui demandé-je en coupant le moteur.
Le sourire d’Alessia est éloquent.
Nous descendons main dans la main l’allée qui mène au bâtiment
principal.
— Tu vois là-bas ?
Je désigne la jardinerie établie à la place des potagers d’origine et lui
explique qu’au-delà se trouvent une aire de jeux et un petit zoo, tous deux
très prisés des habitants de la région et de leurs enfants. C’est aussi une
destination appréciée par les touristes pendant les vacances scolaires. L’un
de nos métayers a donné au petit zoo des moutons, des vaches et des
cochons, qui ont rejoint nos trois alpagas et nos quatre ânes – ils sont tous
des rescapés, pour le grand plaisir de Maryanne.
— Pas de chèvres ? plaisante Alessia.
Je ris.
— Je ne crois pas. Il faudra qu’on vérifie. Peut-être qu’on pourrait en
faire venir quelques-unes pour toi.
Nous passons au guichet, tenu par un employé que je ne connais pas.
— Bonjour, déclare le jeune homme.
— Deux tickets pour la visite de la demeure, s’il vous plaît.
Je scanne ma carte sur le lecteur.
— Tu dois payer ? s’étonne Alessia.
J’arbore un sourire.
— Normalement, non. Mais je ne connais pas ce jeune homme.
Nous empruntons l’allée en direction de la grande maison. À travers les
arbres, on aperçoit les berges de l’un des deux lacs du domaine et, parmi les
hautes herbes, deux foulques et des canards barbotent près de la rive.
— Des cygnes ! s’exclame Alessia avec ravissement.
Elle regarde les deux oiseaux qui glissent majestueusement sur les eaux
immobiles, leurs plumages neigeux ressemblent à des voiles.
— Oui, ces deux-là sont avec nous depuis au moins dix ans. Je crois que
Kit les appelait Triumph et Herald, mais je suis incapable de les distinguer.
— Ils sont magnifiques ! J’adore leurs noms.
— Ouais. Kit était fou de bagnoles, surtout les vieux modèles. D’où les
noms.
Je rigole, car Alessia ne connaît sûrement rien aux voitures de collection
britanniques.
— Ils s’accouplent pour la vie, tu sais, ajouté-je en me tournant vers elle.
Elle m’observe d’un air amusé.
— Je connais les cygnes.
Bien sûr.
— Notre couple élève deux petits chaque année.
Et un jour, peut-être que nous aussi nous élèverons nos enfants ici.
Cette idée inattendue me plaît.
Un jour.
Elle presse ma main. Je me demande si elle pense à la même chose.
Devant la maison s’étale une immense pelouse d’environ un hectare.
Soigneusement entretenue, elle est entourée de vieux chênes, de hêtres, de
bouleaux, et descend en pente douce jusqu’au lac. C’est un paysage
époustouflant, je m’en rends compte à présent.
— Alors n’importe qui peut venir ici ? s’enquiert Alessia en admirant le
panorama depuis le perron.
— Oui, s’il paie l’entrée. Ce n’est pas très cher si on veut juste visiter le
domaine. Les gens adorent pique-niquer sur les pelouses. Il y a des écuries
derrière la maison. On accueille les chevaux des habitants de la région, et
une amie de Caroline dirige l’école d’équitation d’Angwin. Maryanne et
Caroline laissent également leurs chevaux ici. Viens, je vais te montrer
l’intérieur.

Alessia suit Maxim à travers les doubles portes qui donnent sur un
impressionnant hall d’entrée. Des statues sont nichées dans des petites
alcôves et des moulures ornent les murs et le plafond. La poitrine d’Alessia
se serre devant tant de majesté. D’autant que ce n’est que l’entrée de
l’immense demeure.
Deux femmes se tiennent derrière le bureau d’accueil. La plus jeune lève
les yeux.
— Bonjour, aimeriez-vous faire la visite ? propose-t-elle.
Maxim rit, et sa collègue redresse la tête.
— Oh, mon Dieu ! Maxim ! Je veux dire, milord.
— Bonjour, Francine. Comment allez-vous ?
— Très bien, milord.
— S’il vous plaît, appelez-moi Maxim. Je vous l’ai déjà dit lors de ma
précédente visite.
— Je sais, milord, mais je suis de la vieille école.
Son affection pour Maxim est évidente.
— Francine, j’aimerais vous présenter mon épouse, dit Maxim en
enlaçant Alessia.
— Votre épouse ! Eh bien, Lady Trevethick, c’est un plaisir de faire votre
connaissance.
Alessia lui tend la main, et Francine la serre énergiquement.
— Lady Caroline m’a prévenue que vous vous étiez marié, reprend-elle.
Félicitations à tous les deux, milord.
Caroline ? Elle était ici ?
— Merci.
— Mais j’aurais aimé que vous nous préveniez de votre arrivée…
Maxim lève une main pour s’expliquer.
— Nous reviendrons plus tard pour faire les présentations officielles. Je
voulais juste montrer le domaine à ma femme. Pour lui donner une idée de
ce qui l’attend.
Francine a un petit rires, et regarde Alessia d’un air complice.
— Je connais monsieur le comte depuis qu’il est petit, vous savez.
Maxim l’interrompt.
— Vous êtes nouvelle ? lance-t-il à la jeune femme derrière le bureau.
— Voici monsieur le comte, le propriétaire des lieux, explique Francine à
sa collègue. Et voici Jessica, ajoute-­ t-elle à l’attention de Maxim. Elle est
avec nous depuis trois semaines.
La jeune employée se lève, rougissante.
— Je suis désolée, monsieur. Maxim. Euh… milord.
— Bienvenue à Angwin, Jessica, déclare Maxim en lui tendant la main.
Alessia serre à son tour la main moite de la pauvre jeune fille et lui
adresse un sourire rassurant.
Jessica incline la tête pour la saluer, ce qui fait rougir Alessia.
— Bon, on va faire un tour, annonce Maxim.
— Très bien, milord, répond Francine. Je vais prévenir Mme Jenkins de
votre venue.
Maxim et Alessia sortent par une porte latérale et suivent un long
corridor aux murs couverts de tableaux. Ils ont à peine quitté la pièce qu’ils
entendent Jessica lancer à Francine :
— Tu ne m’avais pas dit qu’il était aussi séduisant !
Alessia hausse un sourcil à l’attention de Maxim, qui éclate de rire.

Tandis que je conduis la Jaguar pour regagner Londres, Alessia garde


le silence. Je lui prends la main.
— Ça fait beaucoup, je sais.
Alessia hoche la tête.
— Je n’avais pas compris que ce serait aussi… gigantesque. Bien plus
que… euh… le Hall, en Cornouailles.
— Oui, c’est notre plus grande propriété. Les terres sont cultivées –
uniquement de l’agriculture biologique bien entendu. Mon père a toujours
été en avance sur son temps. Un éco-combattant dès la fin des années 1970.
Mon cœur se gonfle d’amertume et une boule se forme dans ma gorge.
Mon père me manque. Père.
Et Kit.
Je déglutis.
— Angwin est autosuffisant, car le personnel qui l’administre est très
compétent.
— Mais tu ne vis pas ici.
— Non. Ça m’arrive d’y séjourner. Nous avons des appartements dans le
bâtiment principal. Mais c’est tout. Je considère plutôt Angwin comme un
monument historique et une curiosité pour la communauté locale. Il est
ouvert au public… les gens peuvent visiter la maison et avoir une idée du
mode de vie de la noblesse terrienne. Ils peuvent aussi admirer notre
collection d’œuvres d’art.
Alessia hoche la tête.
— Tant de pièces…
— Oui, je sais. L’entretien de cette propriété coûte une fortune. Mais
nous avons réussi à la maintenir en vie.
Elle m’adresse un faible sourire, et ma gorge se noue. À quoi pense-t-
elle ?
Est-ce qu’elle nous juge ? Ma famille et moi ?
Notre richesse ?
Merde.
— Ça va ?
— Oui, oui. Bien sûr. Je suis un peu… euh… troublée. Mais merci de
m’avoir montré… ton autre maison. Il est évident que tes employés
t’admirent.
Quoi ? Je ne m’attendais pas à ça.
— Tu crois vraiment ?
Son sourire s’élargit.
— Oui. Tous. Ils sont… loyaux. C’est le bon mot ?
— Oui. Mais je ne suis pas sûr d’être d’accord avec toi. Le jury n’a pas
encore rendu son verdict.
— Je pense qu’ils veulent que tu réussisses.
Une chaleur familière se diffuse dans ma poitrine – des éloges de mon
personnel, c’est nouveau. Avant, les compliments étaient réservés à Kit.
— Moi, je suis le réprouvé de la famille… Kit était le frère responsable,
mature, travailleur, mais il n’avait pas le choix.
— Le réprouvé ?
— Ouais.
Je lui souris, espérant alléger l’atmosphère, et à mon grand soulagement,
cela a l’effet escompté. Elle rit.
— Mets de la musique, proposé-je en indiquant la chaîne stéréo.
Alessia fait défiler les playlists.

À la lueur du petit dragon, Alessia regarde Maxim dormir. Il paraît plus


jeune quand il dort. Elle repousse une mèche de son front et y dépose un
tendre baiser. Puis elle s’allonge sur le dos et observe les reflets de l’eau qui
dansent sur le plafond. Elle ne peut s’empêcher de se demander comment
une seule famille peut posséder autant de biens.
Une famille dont elle fait partie.
Elle a tant alors que d’autres… n’ont rien du tout.
Alessia ferme les yeux pour ne plus voir les ondulations au plafond et
surtout refouler son sentiment de culpabilité.
12

Bleriana ! La jeune et douce Bleriana se tient devant les portes


closes du manoir d’Angwin. Désespérée d’entrer, elle gratte à la porte.
Elle tambourine contre la vitre.
De plus en plus fort.
Et la vitre se brise.
Elle crie. Mais Alessia ne l’entend pas.
Alessia essaie de toutes ses forces mais n’arrive pas à ouvrir les
portes.
Et derrière Bleriana… Dante et Ylli sortent de l’obscurité.
Des sacs en plastique noir dans les mains.
Alessia est plongée dans la nuit suffocante.
Bleriana pousse un hurlement.

— Alessia ! Alessia ! Réveille-toi !


La voix paniquée de Maxim l’arrache à son cauchemar, pénètre les
ténèbres d’Alessia pour la ramener dans la lumière. Le cœur battant, elle
ouvre les yeux – la peur a planté ses griffes dans sa gorge et l’étouffe.
Maxim. Son sauveur.
Une nouvelle fois.
Les yeux verts étincelants de son mari plongent dans les siens, son visage
est déformé par l’angoisse.
— Ça va ?
— C’était un rêve, un mauvais rêve, bredouille Alessia pendant que
Maxim l’enveloppe de ses bras.
— Je suis là, chuchote-t-il en resserrant son étreinte pour la protéger de
son corps.
Il l’embrasse sur le front.
Alessia s’accroche à son mari bien-aimé et s’imprègne de son odeur
rassurante – mélange de gel douche, de sommeil et de Maxim.
— Mmm…
— Chut, murmure-t-il dans la pénombre, avant de s’allonger avec
Alessia dans ses bras. Rendors-toi, mon amour.
Elle ferme les yeux et, alors que sa peur reflue, glisse de nouveau dans le
sommeil.

C’est mon premier jour au bureau après les événements tumultueux des
semaines passées. Alors que le taxi se gare devant la porte d’entrée, je me
demande ce que me réserve cette journée. Je suis encore troublé par les cris
d’Alessia au milieu de la nuit, son appel au secours quand elle était aux
prises avec son cauchemar. Ce matin, elle semblait en forme et ne se
souvenait de rien, mais je crains que les drames ne continuent de la hanter.
Elle paraît toujours très courageuse, mais peut-être que maintenant qu’elle
est en sécurité, les épreuves qu’elle a traversées ressurgissent.
Mec. Ce n’est qu’un cauchemar.
Prenant une grande inspiration, je refoule mes idées noires, règle la
course au chauffeur et pénètre à grands pas dans l’immeuble.
La réceptionniste m’accueille avec un large sourire.
— Bonjour, Lord Trevethick.
— Bonjour, Lisa.
— Et félicitations, milord. Pour votre mariage.
— Merci.
Je me dirige vers le bureau du fond, frappe à la porte d’Oliver et entre.
Étant donné son air radieux, j’ai l’impression qu’il est content de me voir.
— Maxim ! Ravi de vous savoir parmi nous. Et félicitations !
Il se lève pour me saluer.
— Merci, Oliver. (Je lui suis extrêmement reconnaissant d’avoir gardé le
fort en mon absence.) Et merci d’avoir remis les photographies en place
dans mon appartement.
— Vous avez remarqué ? Avec plaisir. Vous avez l’œil. J’espère que vous
avez passé une agréable lune de miel.
— Très agréable. Je vous remercie.
— Un programme chargé nous attend, alors on devrait peut-être se mettre
au travail…
— Oui, vous avez raison. Donnez-moi juste une minute. J’ai décidé de
m’installer dans le bureau de Kit.
— Très bien, monsieur.
Oliver désigne la porte du sanctuaire qui a longtemps été le domaine de
mon père et de mon frère.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ajoute-t-il, je suis là.
— Merci.
Je traverse le couloir et saisis la poignée en laiton. En pénétrant dans la
pièce, je suis submergé par une vague de nostalgie. L’odeur, l’ambiance, le
décor… Tout me rappelle Kit.
Un déluge de souvenirs s’abat sur moi.
Sur les étagères, des livres et des bibelots : une balle de polo, un modèle
réduit de Bugatti Veyron, les armoiries de la famille, des trophées de rallye.
Accrochés au mur derrière son bureau, des tableaux, des diplômes, des
photographies, ainsi qu’un grand daguerréotype de Tresyllian House en
Cornouailles. À côté, un de mes clichés en noir et blanc, pris avec mon
Leica. En redressant le cadre, je me souviens que Kit a toujours encouragé
ma passion pour la photographie.
La table est ornée de gravures et couverte de cuir noir gaufré. Dessus,
d’autres portraits de nous, Caroline, et Jensen et Healey, les setters irlandais
de Kit. Je passe un doigt sur le bois frais et poli, puis essaie d’ouvrir les
tiroirs. Ils sont tous fermés à clé.
On frappe à la porte. Oliver entre et m’annonce :
— Vous allez avoir besoin de ceci.
Il pose un trousseau de clés sur le bureau.
— Merci.
Il parcourt la pièce du regard.
— Ça fait un bail que je n’ai pas mis les pieds ici.
Il jette un coup d’œil à la photo où Kit serre la main d’un dignitaire que
je ne reconnais pas, puis reporte son regard sur moi.
— Il vous manque à vous aussi. (Ses paroles me fendent le cœur.) Ces
clés devraient ouvrir le bureau et les classeurs de rangement.
— On poursuit notre réunion ? On peut la faire ici, sur la magnifique
table Queen Anne.
Oliver rit.
— Je vais chercher mon agenda.
Je retire mon manteau et soupire en songeant combien la mort de Kit
nous a tous affectés, y compris Oliver. À son retour, je lui lance :
— Quel est le premier sujet à l’ordre du jour ?
— Je crois que nous devrions publier un communiqué de presse à propos
de votre mariage. Les tabloïds harcèlent notre directeur de la
communication.
— Vraiment ?
Oliver hoche la tête.
Je ne veux pas que la presse se mêle de ma vie privée.
— Je vais y réfléchir. Pouvez-vous m’installer un ordinateur ici ?
— Bien sûr. Je m’en occupe dès aujourd’hui.
— Bien. Ensuite ?

Assise au bureau de Maxim, devant le Mac de son mari, Alessia


cherche à savoir s’il est possible de retrouver sur Internet une personne
victime de trafic humain. Une tâche presque impossible, surtout avec
l’interphone qui ne cesse de bourdonner. Des journalistes sont campés
devant l’immeuble, espérant parler à Maxim. Elle les ignore. Dans ses
écouteurs résonnent des préludes et fugues de Bach du Clavier bien
tempéré, interprétés par Angela Hewitt. Alessia a été surprise de voir si peu
de pianistes féminines dans les albums de musique classique sur Apple
Music. Les couleurs qui éclatent dans sa tête lui permettent de garder les
pieds sur terre pendant qu’elle lit les récits de victimes ayant trouvé refuge
en Angleterre grâce à diverses organisations.
Une lecture déprimante.
Tout au fond d’elle, elle ne peut s’empêcher de se répéter : Ça aurait pu
être moi.
Elle frissonne. Si elle n’avait pas échappé aux griffes de Dante et Ylli,
elle aurait raconté sa propre histoire, et entrerait elle aussi dans une énième
affligeante statistique.
Une écharde de son cauchemar lui transperce le cœur.
Bleriana tambourinant aux portes d’Angwin.
Son visage baigné de larmes. La terreur et le désespoir dans son regard.
Zot. Zot. Pauvre Bleriana.
Quand Alessia lève les yeux pour consulter l’heure, elle éclate en
sanglots. En séchant ses yeux, elle est plus décidée que jamais à retrouver
son amie.

Oliver et moi continuons notre réunion. La rénovation de Mayfair est


pratiquement terminée, il est temps d’engager un décorateur d’intérieur. Je
vais proposer à Caro de s’en charger.
J’ai demandé à Oliver un compte rendu détaillé des dépenses de ma mère
sur le compte du domaine au cours de l’année écoulée. Je serai ainsi au
courant des détails du règlement du divorce de mes parents. Et il va dresser
une liste de toutes les maisons qui sont – ou seront bientôt – disponibles à la
location.
C’est au programme de demain.
Pendant notre réunion, je n’ai pas regardé mon téléphone. Lorsque je
jette un coup d’œil à l’écran, je suis surpris de découvrir un nombre
incalculable de SMS et d’appels manqués.

Quand nous présentes-tu ta FEMME ?


J’ai entendu dire que t’étais marié ? Sans rire ?

Alors tu n’es plus sur le marché ?


J’ai le cœur brisé !

Maxim ! On t’a passé la corde au cou !

WTF mec ? T’es marié ?

Qui est l’heureuse élue ?

Puis-je avoir une interview de vous et votre épouse ?


Merde ! Le dernier message vient d’une journaliste de la presse à
scandale. Que j’ai baisée à une époque.
Comment tous ces gens sont-ils au courant ?
— Vous aviez raison à propos de mon mariage, dis-je à Oliver, qui
rassemble ses documents.
— Il n’est pas trop tard pour un communiqué de presse, Maxim.
J’ouvre grand les yeux, refusant toute interaction avec les journalistes,
pendant que je passe en revue les SMS que Caroline m’a envoyés deux
heures plus tôt.

On peut se voir aujourd’hui ?


Je dois te montrer un truc.
C’est peut-être important.

C’est quoi ce bordel ?

Ça peut attendre ?

Non.

Au moment où Oliver se lève, on frappe à la porte du bureau.


— Entrez…
— Désolée de vous interrompre, milord, déclare Lisa en entrant. Lady
Trevethick est là.
Alessia ! Mon cœur manque un battement, et je me lève, prêt à accueillir
ma femme.
— Faites-la entrer.
Lisa s’efface, et Caroline pénètre dans le bureau en rempochant son
téléphone.
— Oh.
— Tu attendais quelqu’un d’autre ? raille Caroline. Tu verrais ta tête !
— Bonjour, Caro. (Ignorant la pique, je lui fais une bise.) Quelle
charmante surprise.
— Oliver, lâche-t-elle en guise de salut.
Il lui fait un petit signe et quitte le bureau. Impassible, Caroline le
regarde s’en aller, puis se tourne pour contempler la pièce.
— Je n’étais pas venue ici depuis une éternité, déclare- t-elle, les yeux
emplis de nostalgie.
— C’est drôle, Oliver a eu la même réflexion, dis-je dans un murmure.
Ses joues ont rosi. Elle secoue la tête.
— J’étais dans le coin et je me demandais si tu voulais déjeuner.
— Je viens juste de rentrer et j’ai beaucoup de travail.
Elle a un rire triste et désabusé.
— Tu ne m’aurais jamais répondu ça avant.
— C’est vrai. En quoi puis-je t’aider ?
— Je peux m’asseoir ? J’ai quelque chose à te montrer.
— Bien sûr.
Je désigne la table Queen Anne et lui propose la chaise que je viens de
libérer. Pendant que je m’installe à côté d’elle, elle fouille son sac à main,
tout en évitant mon regard.
— Tu sais que j’ai passé en revue les affaires de Kit, ses papiers…
— Oui.
C’est quoi le problème ?
— Et j’ai trouvé tout un tas de trucs. Tu n’imagines pas !
Elle semble nerveuse.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Eh bien… (Elle déglutit.) Ça vous concerne, Maryanne et toi.
Elle extrait deux lettres de son sac et les pose devant moi. Je l’observe
sans comprendre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je crois que tu devrais les lire.
Son expression affolée me glace le sang. Je saisis les lettres et les
parcours rapidement. Tout mon corps est tendu d’appréhension.
— Génétique… quoi ? bredouillé-je, la bouche sèche. Pourquoi Kit aurait
fait des analyses génétiques ?
— Je me demande, murmure-t-elle.
— Tu ne le sais pas ?
— Non. Je suis aussi surprise que toi.
— Qu’est-ce que ça signifie, bon sang ?
Je relis attentivement les deux courriers et vérifie les dates. Le médecin
de Kit l’a orienté vers une clinique spécialisée en octobre de l’année
dernière, et le service de génétique lui a donné un rendez-vous en
novembre.
— Tu as trouvé d’autres lettres ? Des résultats ?
Caroline secoue la tête.
— Des indications dans son agenda ?
— Non.
Elle semble aussi perplexe que moi.
— Si son médecin l’a envoyé consulter un généticien, il y a forcément
une raison.
Eh merde.
Je blêmis.
Si Kit a une maladie génétique, alors… moi aussi, très certainement. Et
Maryanne.
Bon Dieu ! Est-ce qu’il y a un truc qui déconne chez moi ?
Je me torture les méninges pour trouver d’éventuelles maladies
héréditaires parmi mes ancêtres. En vain.
— Je devrais peut-être me faire tester moi aussi.
— Tester pour quoi ? interroge Caroline. On n’a pas le moindre indice.
— C’est vrai.
— C’était peut-être une simple recherche préventive, suggère Caro. Tu
sais comment est le Dr Renton. Toujours trop prudent. Et ça fait grimper ses
honoraires.
— Est-ce que Kit était malade ?
— Pas à ma connaissance. Il avait des migraines, comme tu le sais.
— Il en a toujours eu.
Bordel. De quoi s’agit-il ? Je n’en ai aucune idée.
— Tu as appelé le cabinet de Renton ?
— Oui. Ils n’ont rien voulu me dire, réplique Caro, visiblement frustrée.
Bordel de merde.
— Tu en as parlé à Rowena ?
— Non. Elle a repris un vol pour New York dès notre retour de Tirana.
Je n’en reviens pas.
— Tu étais déjà au courant au moment de notre mariage ?
Caroline écarquille les yeux, ce qui m’apporte la réponse. Je la fusille du
regard.
Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
Je suis sous le choc. J’ai peut-être une maladie héréditaire, et je viens de
me marier !
Putain. Qu’est-ce que j’ai fait à Alessia ?
Nous sommes interrompus par un coup léger à la porte. Lisa entre avec
un plateau. Cela me laisse le temps de me calmer.
— J’ai pensé que vous aimeriez un café, annonce l’employée avec un
sourire ravi.
— Merci, Lisa, répond Caro.
La jeune femme se tient maladroitement devant nous.
— Ce sera tout. Merci encore.
Je me force à sourire et suis soulagé quand Lisa quitte le bureau.
— Tu as appelé le service de génétique ? lui demandé-je.
— Oui. Ils n’ont rien voulu me dire non plus, même si j’étais sa femme.
Putain de merde !
— Je ne pense pas qu’ils te renseigneront, ajoute Caroline.
— Eh bien, je peux peut-être tirer les vers du nez de Renton. Après tout,
il est aussi mon médecin. Et puis je veux qu’il suive Alessia. Bon sang, je
vais sûrement devoir appeler Rowena.
— Maxim, je suis sûre que ce n’est rien.
Je me lève d’un bond.
— Et comment tu le sais, bordel ?
À ma grande honte, je vois Caro tressaillir.
Merde. Merde. Merde.
J’ai envie de hurler. Je suis furieux contre elle. Autant que je l’étais en
Albanie quand j’ai découvert qu’elle avait parlé de nous à Alessia. Je me
passe la main dans les cheveux et fais les cent pas sur le foutu tapis persan.
Mec. Ressaisis-toi !
— Je vais faire des recherches avant d’en parler à Maryanne, conclus-je.
— Elle peut sûrement t’éclairer. Après tout, elle est médecin.
— Je vais d’abord essayer de tirer ça au clair.
Maryanne est ma sœur, et c’est à moi de la protéger !
Caro laisse échapper un soupir.
— D’accord. On a un autre sujet à traiter : la messe commémorative de
Kit.
— Pas maintenant.
— J’ai parlé au doyen de Westminster.
— Et ?
— Il propose une date en avril.
— Ce n’est pas un peu tôt ?
— Tu trouves ?
— Oh, Caro, je ne sais pas. Je vais y réfléchir. Tout ça… c’est vraiment
lourd.
— C’est vrai. Tu es sûr de ne pas vouloir déjeuner ?
— Je dois partir bientôt. Alessia et moi avons rendez-vous avec une
avocate. À propos de son statut d’immigrée.
— Oh ?
— Ouais.
Caroline retrousse les lèvres, puis son expression s’adoucit.
— Je suis désolée, souffle-t-elle. De ne pas t’en avoir parlé. Au mariage.
Je me laisse tomber sur le siège de ce qui est maintenant mon bureau.
— Peut-être que je trouverai dans les tiroirs des éclaircis­sements à cette
histoire ?
M’emparant des clés, je les essaie une à une. La quatrième est la bonne –
elle ouvre le premier tiroir, qui contient une série de chemises cartonnées.
Caroline s’assoit en face de moi et se penche pour en étudier le contenu.
Je parcours rapidement les dossiers qui, hélas, ne renferment rien
d’intéressant – des coupures de presse automobile, un dossier de la London
School of Economics, plusieurs CV et un gros agenda en cuir de l’année
précédente. Je le pose sur le bureau et le feuillette rapidement pour vérifier
les dates des consultations. Aucun indice.
Merde.
— Alors ? s’enquiert Caroline.
Je secoue la tête.
Les autres tiroirs ne nous apprennent rien de plus. Juste du papier à
lettres et des souvenirs des voyages de Kit autour du monde. Mes
recherches demeurent infructueuses, mais une idée me vient.
— Où est l’ordinateur de Kit ? Et son téléphone ? Son journal intime ?
— Aucune idée.
— Que veux-tu dire ? Ils n’étaient pas avec ses affaires ? Peut-être qu’ils
sont ici. Ou dans les coffres de Trevelyan House ou du Hall ?
— Je ne sais pas, répond Caroline en haussant les épaules.
— Tu peux vérifier ?
Elle prend un air détaché qui ne lui ressemble guère.
— Tu crois ? Bon, d’accord, je vais m’en occuper.
— Moi, je vais prendre rendez-vous avec le Dr Renton et contacter la
clinique.
— J’espère que tu auras plus de chance que moi. (Elle se lève.) Je dois y
aller. Je suis sûre qu’il n’y a rien de grave, Maxim.
Je me lève à mon tour, et nous nous dévisageons en silence. Une fois
encore, je me demande pourquoi Kit fonçait à moto sur les routes
verglacées de Trevethick. Caro pense-t-elle la même chose ? S’est-il suicidé
parce qu’il a appris une nouvelle insupportable ?
Putain.
Le silence s’éternise. Caroline retient son souffle, ses prunelles
s’assombrissent. Je n’aime pas ce que cela sous- entend, mais avant que je
puisse en être sûr elle détourne les yeux et se dirige vers la porte.
— Je suis désolée, souffle-t-elle.

Après son départ, je me retrouve seul, furieux… et effrayé.


Je décide de rentrer à pied pour me vider la tête. J’attrape mon manteau
et sors du bureau. Oliver fronce les sourcils.
— Ça va, Maxim ?
— Oui. Je dois partir.
— Vous avez parlé de la rénovation à Lady Trevethick ?
Bon sang !
— Non. Mais je vais le faire. À moins que vous ne vous en chargiez ?
Oliver paraît soudain mal à l’aise.
— Je préférerais que cela vienne de vous, Maxim.
— D’accord. Je m’en occupe. À demain, Oliver.
Abattu, je marche dans les rues de Chelsea. Jusqu’ici, la journée a été très
pénible. J’ai l’impression de buter sur un obstacle à chaque coin de rue. J’ai
appelé le Dr Renton, qui m’a proposé un rendez-vous pour demain. Avec un
peu de chance, il me donnera des réponses. La clinique spécialisée en
génétique ne s’est pas montrée coopérative du tout, et la généticienne que
Kit a consultée est en vacances. J’ai quand même obtenu un rendez-vous
avec elle dans quinze jours. Pour finir, j’ai appelé ma mère et lui ai laissé un
message pour qu’elle me rappelle… Sans succès.
Tout ça est tellement déconcertant.
Ce n’est peut-être rien du tout.
D’un autre côté, je pourrais développer une maladie grave.
Bordel.
Ne pas savoir est terriblement frustrant.
Lorsque j’arrive à l’angle de Tite Street pour emprunter Chelsea
Embankment, je repère plusieurs personnes – principalement des hommes –
devant l’entrée de mon immeuble.
Ouh là ! Je sais qui sont ces types !
Une bande de rapaces armés d’appareils photo.
Des paparazzi !
Durant une seconde, je me demande ce qu’ils attendent, quand un homme
avec une écharpe du club de foot de l’Arsenal m’aperçoit.
— Il est là ! crie-t-il.
Merde ! Ils en ont après moi !
— Lord Trevethick ! Lord Trevethick ! Maxim!
— Félicitations !
— Un commentaire sur votre mariage ? Votre épouse ? Quand allez-vous
nous la présenter ?
Mon humeur vire à l’aigre alors qu’ils me tournent autour comme des
charognards. Je baisse la tête et me fraie un chemin au milieu d’eux sans un
mot.
Je n’avais vraiment pas besoin de ça !
Je me réfugie dans l’immeuble et laisse les journalistes et leurs questions
sur le pas de la porte. Je grimpe les marches en maudissant la personne qui
a informé la presse de notre mariage. Alessia ne va pas apprécier. Ça, j’en
suis sûr.
Je n’ai pas eu affaire aux paparazzis depuis ma relation avec Charlotte,
une ex. Elle adorait être au centre de l’attention – en sa qualité d’actrice…
pardon, d’artiste, comme elle aimait se décrire – et faisait les yeux doux
aux journalistes. À ce souvenir, je lève les yeux au ciel. Elle était
ambitieuse et tellement prétentieuse. Dieu merci, elle est passée à autre
chose. En dehors de cette relation, j’ai toujours réussi à éviter les tabloïds,
et je fais parfois l’objet d’un encart dans la rubrique potins de journaux plus
sérieux.
Je déverrouille la porte d’entrée, entre dans l’appartement et m’arrête net.
Alessia est au piano. Je reconnais immédiatement la mélodie – le Clair
de lune, une pièce que je sais jouer, hélas pas avec cette grâce. Tandis que je
l’écoute, émerveillé, les affreuses dernières heures se dissipent, et je suis
transporté dans un monde paisible, rempli d’espoir. Je gagne le salon et
observe discrètement ma femme.
Les yeux clos, la tête baissée, elle est totalement abandonnée à la
musique, qui se déverse naturellement de tout son être. Elle sent ma
présence, se tourne vers moi et me sourit, le regard brillant.
— Ne t’arrête pas, lui murmuré-je en m’approchant.
Sans avoir manqué une note, Alessia se repositionne face au piano, et je
m’assois à côté d’elle, mon bras autour de sa taille, tandis que la musique
nous enveloppe.
C’est sublime.
Soudain, j’ai une idée – je lève ma main droite au-dessus de la sienne, et
elle comprend immédiatement ce que je veux faire. Elle ôte la sienne, et je
prends le relais. Nous trébuchons sur les premières notes, mais j’observe sa
main gauche, je suis son mouvement, et nous jouons la fin du morceau.
Ensemble.
Je suis ému d’être capable de la suivre sans la partition. Elle me facilite la
tâche grâce à son sens inné de la musique et la fluidité de son interprétation.
La suivre fait de moi un meilleur pianiste.
Cela force l’humilité. Un sentiment grisant.
Tandis que la note finale se dissout dans l’air, nous nous sourions comme
deux idiots.
— C’était incroyable, dis-je.
Alessia glousse et se pend à mon cou. Nos bouches se rejoignent dans un
baiser ardent. Ses lèvres chaudes, tendres, accueillantes, déclenchent
aussitôt une vague de désir en moi. Je l’attire sur mes genoux, et nos
langues se mêlent avec tant de fougue que nous sommes hors d’haleine à la
fin de notre baiser.
Elle garde son front appuyé contre le mien, les yeux clos.
— Tu m’as manqué, murmure-t-elle.
— Oh, ma belle, tu m’as manqué aussi. Et je meurs d’envie d’aller au lit
avec toi, mais nous avons rendez-vous avec l’avocate spécialisée dans les
questions d’immigration.
Elle grimace en se levant, visiblement peu désireuse de quitter mes
genoux.
— Je suis prête.
Elle me tend nos passeports, notre certificat de mariage, et l’apostille du
notaire de Tirana qui atteste de la validité de notre union. Je glisse les
documents dans la poche de ma veste. Puis je fronce les sourcils.
— Il y a un léger problème. Les paparazzis sont en bas.
— Je sais.
— Ah bon ?
— Ils ont sonné à l’interphone plein de fois. Pour te parler. Et me poser
des questions.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai dit que j’étais ta femme de ménage et que tu n’étais pas là. Puis
j’ai arrêté de répondre.
Elle se mordille la lèvre inférieure d’un air mutin. J’éclate de rire.
— C’est génial. Apparemment, notre mariage suscite le plus grand
intérêt.
— Ils sont toujours devant la porte ?
— J’en ai bien peur.
— On peut s’enfuir par la sortie de secours.
— Bien sûr ! Allons-y !

Maxim déverrouille la porte donnant accès à l’escalier de secours et


lance un grand sourire à Alessia.
— Ça fait un bail que je n’ai pas utilisé cette sortie.
Elle a un rire forcé. La dernière fois qu’elle a emprunté cet escalier,
c’était pour échapper à Dante et Ylli, qui s’étaient introduits par effraction
dans l’appartement de Maxim. Et elle l’avait souvent utilisé pour vider les
ordures.
— Je te suis, dit Maxim.
Ils descendent prudemment les étages et se retrouvent dans l’allée
latérale.
En passant devant les poubelles, Alessia se rappelle avoir vomi à cet
endroit. Maxim lui saisit la main.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle secoue la tête, préférant ne pas lui raconter ce souvenir. Le visage
doux de Bleriana s’impose à son esprit. La pauvre petite. A-t-elle réussi à
échapper à ses ravisseurs ? Et qu’est-il arrivé aux autres filles ?
Maxim la laisse à ses pensées et la guide vers le portail. Il jette un coup
d’œil à la rue avant de l’ouvrir. La voie est libre.
— C’est par là que tu t’es échappée quand ces ordures sont venues, n’est-
ce pas ?
— Oui.
— Tu as dû être terrorisée. Viens. Il n’y a personne. On va prendre un
taxi.

Les bureaux de Lockhart, Waddell, Mulville et Cavanagh se situent sur


Lincoln’s Inn Fields. Un employé nous fait entrer dans la salle de
conférences.
— Désirez-vous du café ? propose-t-il en clignant rapidement des
paupières.
— Non, merci.
— Très bien, Lady et Lord Trevethick. Ticia Cavanagh sera à vous dans
un instant.
Après son départ, je désigne un siège à Alessia, qui prend place à la table.
Mlle Cavanagh est l’une des associées du cabinet, qui m’a été chaudement
recommandée par Rajah – elle est une experte dans son domaine.
Avant que je puisse m’installer à mon tour, la porte s’ouvre et Ticia
Cavanagh entre dans la salle. Elle porte un tailleur noir chic et un chemisier
en soie blanche. Elle tient à la main un carnet, ses ongles carmin tranchent
avec le jaune canari de la couverture.
Eh merde.
Nous nous reconnaissons immédiatement. La dernière fois que j’ai vu
cette femme, je venais de la ligoter à la tête de mon lit.
Cette journée va-t-elle me réserver d’autres surprises de ce genre ?
Je déglutis.
— Leticia, quel plaisir de vous revoir.
13

Lord Trevethick, déclare Leticia avec un léger accent irlandais, insistant


sur mon titre. Comment allez-vous ? Et votre épouse… (Elle appuie sur le
mot épouse.) Lady Trevethick.
Elle me tend la main avec un léger dédain, et serre la mienne un peu trop
fort. J’éprouve le besoin de me justifier.
— Ma nouvelle… épouse. Nous venons de nous marier.
Alessia fronce les sourcils et nous observe d’un œil soupçonneux.
— Enchantée, murmure Alessia comme si elle avait la gorge sèche, avant
de serrer la main de Ticia.
Puis elle me jette un regard entendu.
Merde. Elle sait.
Je ferme brièvement les yeux, affolé à l’idée de devoir m’expliquer sur
cette histoire.
Si j’avais su… Bon sang.
J’ai été induit en erreur par le surnom de Leticia.
— Ticia ?
— Oui, répond l’avocate d’un ton abrupt.
Elle n’a pas l’intention de me donner des éclaircissements. C’est son
droit, bien sûr. Va-t-elle nous demander de partir et confier notre dossier à
un confrère ?
— Eh bien, que puis-je pour vous et votre… nouvelle épouse ?
Un sourire très professionnel aux lèvres, elle s’installe au bout de la table
et m’observe froidement. Je m’assois à côté d’Alessia.
— Alessia et moi venons de nous marier en Albanie, et elle a besoin
d’une carte de résident permanent.
Les ongles carmin de Leticia pianotent sur la table. Des ongles dont elle
se servait avec hargne.
Mec ! Chasse cette image. Illico.
J’adresse à Alessia un sourire que j’espère rassurant, mais ma femme
reste impassible. Elle regarde ses mains, croisées sur ses genoux. Avec un
soupir, je me tourne vers Leticia.
— Alessia était à mon service…

Pendant que Maxim résume les événements des mois écoulés à la


séduisante avocate, Alessia s’efforce de ne pas perdre pied. Elle a
l’impression d’être un bloc de ciment en train de couler sous le poids des
liaisons passées de Maxim. Elle a du mal à respirer.
Chérie, il a couché avec la moitié des femmes de Londres.
Apparemment, Caroline n’avait pas exagéré.
Ticia, Leticia – peu importe son prénom – est une femme mûre, élégante,
aux yeux noisette pétillants d’intelligence. Alessia n’a pas reconnu son
accent. À l’évidence, c’est une femme de caractère, une force de la nature
qui lui rappelle sa Nana – avec une détermination qui force le respect.
Est-ce ce qui a attiré Maxim ?
Alessia refoule cette pensée. Elle refuse de voir cette femme en
adversaire ; elle préfère s’en faire une alliée – qui a couché avec son mari,
ses ongles vermillon lui griffant le dos.
Zot. Ne pense pas à ça.
Maxim raconte tout à l’avocate.
Le trafic sexuel.
L’arrestation de Dante et Ylli.
Anatoli. L’enlèvement.
Son voyage en Albanie.
Leur mariage précipité et la question de sa légitimité.
Leticia lève la main pour interrompre Maxim.
— Avez-vous été forcée d’épouser cet homme ? demande-t-elle à
Alessia.
Lorsque Maxim ouvre la bouche pour répondre, elle le fait taire d’un
regard.
— Laissez votre épouse s’exprimer, Lord Trevethick.
— Non ! s’écrie Alessia. Pas du tout. En fait, ce serait… euh… plutôt le
contraire.
— On vous a forcé la main ? demande Leticia à Maxim avec un petit
sourire ironique.
— Non, répond-il vivement. Son père est plutôt intimidant avec un fusil,
mais je suis allé en Albanie pour épouser Alessia. Par amour.

Alessia relève la tête et, à mon grand soulagement, m’adresse un vague


sourire. Leticia le remarque et s’adosse à son siège, plus détendue.
— Donc, vous vous êtes mariés en une semaine.
— Oui.
Elle hausse un sourcil.
— Je vois. Vous avez le certificat de mariage ?
Je sors les documents de ma poche intérieure.
— Oui. Et une apostille.
Leticia jette un coup d’œil aux papiers.
— Bien. Je vais avoir besoin d’une copie pour les faire traduire. Ainsi
que des photocopies de vos passeports.
Je les lui tends. Leticia parcourt ses notes.
— Pour résumer, reprend-elle en regardant Alessia, vous avez été
introduite illégalement dans ce pays par des trafiquants d’êtres humains ?
— Oui. Avec d’autres filles.
— D’autres filles ? Elles se sont échappées aussi ?
— Je ne sais pas, répond Alessia d’une petite voix coupable.
— Lady Trevethick, ce n’est pas votre faute, déclare fermement Leticia.
Bon, avez-vous des preuves du trafic sexuel ?
— Les hommes ont été arrêtés, explique Alessia.
— L’enquête est en cours, ajouté-je.
— Ah. On en a parlé récemment dans la presse ? Ils font partie d’un
réseau ?
— Oui.
— J’ai lu des articles sur cette affaire.
— Ils m’ont tout pris. Mon passeport…
La voix d’Alessia se brise. Leticia l’observe avec compassion.
— Eh bien, si votre ancien passeport refait surface, cela posera un
problème supplémentaire, mais nous aviserons en temps voulu.
Comme j’ai besoin de me préparer à tout, j’interviens :
— Quel est le pire scénario ?
— Eh bien, j’imagine qu’il y a un risque que Lady Trevethick soit
expulsée.
— Quoi !?
Je me tourne vers Alessia qui a pâli.
— Lord Trevethick, le risque est faible. Je crois que nous avons un
dossier solide pour régulariser la situation de votre épouse. Ne vous
inquiétez pas, nous n’en sommes pas encore là… (Son regard passe
d’Alessia à moi. Elle semble mieux disposée à notre égard.) Mais la validité
de votre mariage pourrait être remise en cause si des personnes
malintentionnées découvraient des vices de procédure.
— C’est pour cette raison que nous aimerions nous remarier. Ici, en
Angleterre. Pour qu’il n’y ait aucun doute.
— C’est impossible. D’après la loi britannique, une seule cérémonie de
mariage valide donne droit au statut marital, et vous avez là un certificat de
mariage qui me semble en règle, certifié par cette apostille. Si vous vous
remariez, votre second mariage ne sera pas reconnu légalement.
— Oh, je ne le savais pas.
— Vous devrez faire annuler le premier mariage pour vous unir de
nouveau. Si c’est si important pour vous, vous pourriez organiser une
bénédiction ici. Mais… (Elle examine à nouveau nos documents.) Je pense
que nous devons faire confiance aux autorités albanaises et au certificat qui
vous a été remis. Cela paraît tout à fait en ordre.
— Si vous le dites. (Mon scepticisme est tangible – ce n’est pas du tout
ce que j’espérais.) Mon problème, c’est la presse. J’ai peur que des
journalistes un peu trop zélés fouinent partout et découvrent que nous nous
sommes mariés précipitamment.
— C’est possible ?
— Il y a une meute de paparazzis devant notre immeuble en ce moment
même.
— Ah. Je vois. Eh bien, nous traiterons aussi ce problème en temps et en
heure.
Elle se tourne vers Alessia.
— Lady Trevethick, nous devons vous débarrasser de votre visa de
visiteur pour obtenir un visa familial. À moins que vous n’envisagiez de
retourner en Albanie et de demander un visa de conjoint de là-bas ?

Pas question ! répond vivement Maxim.


Ticia plisse les lèvres.
— Lord Trevethick, je m’adressais à votre femme.
Maxim se renfrogne, mais se tait.
— Si je retourne en Albanie, je devrai rester combien de temps sur
place ? interroge Alessia.
— Eh bien, si on lance une procédure accélérée, on obtient généralement
un visa en une trentaine de jours. Vous devrez aussi passer un examen
d’anglais, et Lord Trevethick devra donner la preuve d’un revenu minimum.
(Ticia dévisage Maxim.) J’imagine que vous disposez d’un logement décent
en Grande-Bretagne, Lord Trevethick ?
— En effet, réplique Maxim d’un ton sec.
— Alors, Lady Trevethick, voulez-vous retourner en Albanie ?
— Non. Je préfère rester avec Maxim.
— D’accord. Alors l’alternative est d’étudier dans ce pays. Y avez-vous
songé ?

Dans le taxi qui nous ramène à Chelsea, Alessia est pensive. Elle n’a
pas dit un mot depuis notre départ du cabinet. La circulation est difficile à
Westminster – il est 17 h 30, c’est l’heure de pointe. J’ai manqué des appels
et des SMS, dont un de Caro, que j’ignore. Joe m’a forwardé un bref article
d’un tabloïd londonien. Des spéculations sur notre mariage, avec une
photographie de moi entrant dans mon immeuble plus tôt dans la journée.
Depuis quand suis-je devenu aussi passionnant ? Ça me fiche en rogne.
Toujours aucune nouvelle de ma mère.
Et Alessia ne m’adresse plus la parole.
Cette journée pourrait-elle tourner plus mal ?
— Tu veux aller manger un morceau ? lui proposé-je, dans l’espoir de la
faire parler.
Alessia contemple Big Ben tandis que nous contournons la place.
— Je n’ai pas faim.
— Alessia, regarde-moi.
Elle tourne vers moi un regard sombre et blessé qui me transperce l’âme.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne sais pas ce que tu penses. Ça me rend
dingue.
— Tu as eu une liaison avec cette avocate ?
— Non. Une aventure sans lendemain. Pour le sexe. Juste une fois.
Enfin, plusieurs fois, pour être précis.
Alessia jette un coup d’œil au chauffeur de taxi.
— Il ne peut pas nous entendre.
— Maxim, j’essaie de… euh… mon anglais.
Frustrée, elle ferme les yeux.
— Dis-moi.
Elle me fusille à nouveau de son regard noir.
— Tu as un passé… coloré. Avec beaucoup de maîtresses. Et je ne sais
pas pourquoi ça me fait si mal. Je crois que… euh… j’ai peur de ne pas être
assez pour toi. Et que tu finisses par te lasser de moi.

Voilà. Elle l’a dit. Sa plus grande peur entre eux.


Maxim se rapproche sur la banquette arrière du taxi et lui saisit le
menton. Il plante son regard vert dans le sien.
— Jamais, affirme-t-il avec une telle conviction qu’Alessia en frissonne.
Je t’appartiens. Corps et âme. Pour l’amour du ciel, Alessia !
Il la libère et enfouit sa tête dans ses mains. La véhémence de Maxim la
surprend.
— Tu es en colère contre moi.
— Non, je suis en colère contre moi, même si je ne pense pas le mériter.
— Non, souffle-t-elle. Tu ne le mérites pas. Je suis désolée.
Il lève les yeux et lui sourit d’un air penaud.
— Tu n’as pas à t’excuser. Je te l’ai dit, j’ai un passé. Bon, rentrons à la
maison. C’est une putain de mauvaise journée.
Alessia pose une main sur son bras.
— Pas si mauvaise.
— Ah non ?
— Ce matin, j’ai parlé à ma mère. Elle… euh… rayonne… C’est le bon
mot ? Elle rayonne de bonheur… depuis le mariage. Tout Kukës ne parle
que de ça. Elle est heureuse. Mon père aussi.
— C’est le bon mot. Je suis content pour tes parents. Et apparemment, on
n’a pas besoin de se remarier, même si ça ne me déplairait pas. Je
t’épouserais encore et encore, jusqu’à la fin des temps si je le pouvais.
À ces mots, Alessia pousse un soupir de soulagement et le récompense
d’un sourire hésitant.
— Moi aussi, je t’épouserais encore. Mais je suis contente de ne pas
avoir à organiser un nouveau mariage si rapidement. Nous venons de le
faire.
Maxim lui prend la main.
— Oui. Et c’était une magnifique cérémonie. C’est officiel. Nous
sommes mariés. Notre avocate l’a confirmé.
— Et cet après-midi, nous avons joué en duo.
Le visage de Maxim s’illumine.
— C’était fabuleux. Tu es tellement talentueuse, et tellement facile à
suivre. (Il marque une pause.) Tu as pris des cours de musique, n’est-ce
pas ?
— Jamais. J’ai appris à la maison. Tu le sais bien.
— Eh bien, tu n’en as pas besoin, mais as-tu songé à une formation
musicale ? Ici, à Londres ? Pour théoriser tout ce que tu sais.
Alessia l’observe avec perplexité tout en réfléchissant à cette idée.
— Tu pourrais obtenir un visa étudiant.
— Étudier… la musique… à Londres !, s’exclame-t-elle exaltée. C’est
sûrement très cher.
Maxim rigole.
— Ma chérie, je pense qu’on en a les moyens.

Tu vois, ce n’est pas une si mauvaise journée, déclare-t-elle avec un


grand sourire.
Sa joie est contagieuse.
— Eh bien, on va faire des recherches dès qu’on sera rentrés. Savoir-
vivre et musique. On va trouver ton bonheur.
Mon moral remonte en flèche. La tension entre nous s’est dissipée.
Il n’y a plus que deux hommes munis d’un appareil photo qui poireautent
devant notre immeuble. Je demande au taxi de nous déposer dans la rue
adjacente, car j’ai en tête un petit stratagème.
Une fois le taxi parti, Alessia se rend seule dans notre rue et pénètre dans
l’immeuble. Bien sûr, les photographes n’ont aucune idée de son identité et
la regardent à peine, même si, de mon poste d’observation, je vois l’un
d’eux reluquer son cul moulé dans son jean.
Connard.
Lorsqu’elle est à l’intérieur, j’entre à mon tour, tête baissée, ignorant
leurs questions, et la rejoins dans l’ascenseur.
— Tu n’imagines pas comme cette petite mise en scène m’amuse. Ils
n’ont pas compris que ma mystérieuse femme venait de leur passer sous le
nez.
Les portes se referment, et Alessia et moi nous retrouvons dans la petite
cabine. Elle m’observe sous ses longs cils, avec un sourire mutin qui fait
frémir ma queue.
— Tu te sens mieux ?
Elle hoche la tête et saisit les revers de ma veste pour m’attirer vers elle.
Ses mains s’agrippent à mon cou et ses lèvres trouvent les miennes. Un
long baiser. Impérieux. Je la pousse contre le mur, pressant ma queue
impatiente contre son ventre tandis que nos langues se mêlent.
— Maxim, souffle-t-elle en glissant sa main sur ma braguette, soulignant
mon érection à travers le jean.
— Ah !
Je la soulève dans mes bras au moment où les portes s’ouvrent.
— Passe tes jambes autour de moi, ma belle.
Elle s’exécute, les doigts agrippés à mes cheveux, et je la porte jusqu’à
l’entrée.

Alessia glousse pendant que Maxim glisse la main dans sa poche pour
pêcher ses clés.
— Y a plus beaucoup de place dans mon jean, marmonne-t-il.
Il déverrouille la porte tout en la maintenant contre lui. L’alarme retentit,
il la débranche et dépose Alessia dans le couloir.
— Même si j’ai très envie d’aller au lit, on va se renseigner sur les écoles
de musique.
— Non. Allons au lit.
Décontenancé, il recule d’un pas.
— Mais…
— Oui, au lit, insiste-t-elle.
Maxim fronce les sourcils et rive ses yeux aux siens. Il semble soudain
confus, puis il ferme les yeux.
— Tu sais que je ne te mérite pas ? soupire-t-il.
Il la fait reculer vers la chambre. Alors que leurs langues se cherchent, il
pousse Alessia jusqu’au lit et la renverse doucement sur le matelas, fasciné
par les mèches qui lui caressent les joues.
Debout devant elle, il enlève sa veste et la jette par terre. Le regard
brûlant, il sort sa chemise de son jean et commence à la déboutonner. Avec
une lenteur délibérée. Ses lèvres sont entrouvertes, douces et sensuelles, sa
respiration est de plus en plus saccadée.
Sa chemise laisse apparaître son torse bronzé et musclé. Il défait le
bouton d’une manche… puis de l’autre.
Il lui fait un strip-tease !
À une vitesse atrocement lente.
Alessia le contemple, captivée. Elle s’imprègne du spectacle, de ses
abdominaux dessinés, du sillon de poils pubiens qui part de son nombril
pour disparaître sous son jean.
Il la couve d’un regard affamé. Il ne la touche même pas, mais déjà elle
est sous son emprise, et son désir se diffuse entre ses jambes, lui arrachant
un gémissement. Il enlève sa chemise par la tête, ébouriffant ses cheveux au
passage, exactement comme elle les aime. Puis il lâche le vêtement comme
s’il ne s’en souciait pas le moins du monde.
Ensuite il défait le bouton de son jean.
Et suspend son geste.
Non !
Il lui attrape la cheville et lui ôte sa bottine et sa chaussette. Il répète
l’opération avec l’autre bottine, et fait courir son pouce sur son cou-de-pied
dénudé. Elle se tortille sous la chatouille.
D’un geste habile, il saisit le bas de son jean et le lui retire avant qu’elle
ait le temps de reprendre son souffle. Le pantalon rejoint ses propres
fringues par terre.
— À ton tour, souffle-t-elle. Ton jean.
Maxim sourit et descend lentement sa braguette, sans pour autant enlever
son jean. D’abord ses chaussures, puis ses chaussettes. Enfin, il baisse son
pantalon et son caleçon, et se dresse devant elle dans toute sa splendeur.
Alessia hoquète et Maxim se penche sur le lit pour lui planter un baiser
mouillé à la jonction des cuisses, à travers le coton doux de sa culotte. Ce
contact lui envoie une décharge électrique dans tout le corps, et ses doigts
s’enfouissent dans ses cheveux. Il fait courir son nez le long de la précieuse
fente, sa barbe lui picotant la peau.
— Ta culotte est mouillée, ma tendre Alessia. Ça me plaît. Beaucoup.
Il lui mordille l’intérieur de la cuisse, et Alessia se cramponne à ses
cheveux. Il s’agenouille entre ses jambes, la relève en position assise et la
débarrasse rapidement de sa veste et de son tee-shirt à manches longues.
Alessia se retrouve en sous-vêtements.
Elle caresse sa barbe de trois jours.
— Tu veux que je me rase ? demande-t-il.
— Non. Ça me plaît. Énorment.
Elle passe ses ongles sur son menton et ferme les yeux.
— J’ai une idée, souffle-t-il, en l’embrassant de nouveau.
Sa langue est insistante, implacable, alors qu’il s’allonge sur elle. D’un
doigt, il tire sur le bonnet de son soutien-gorge, libère un sein, et délaisse sa
bouche pour déposer un chapelet de baisers humides le long de sa gorge,
jusqu’à la pointe dressée de son mamelon.
Le désir palpite dans ses veines, elle plonge ses yeux d’encre dans le vert
ardent de ceux de Maxim, qui effleure son bout de sein de son menton.
Ah !
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je me rase, la taquine-t-il, sans la
quitter des yeux.
— Non ! s’écrie-t-elle alors que son téton se tend à son contact.
— C’est bon ?
— Oui.
Son pouls s’accélère, pompant le sang dans ses seins, faisant enfler ses
tétons qui réclament la caresse de ses mains, et creusant un puits brûlant au
creux de ses cuisses.
— S’il te plaît, Maxim !
Elle arque le dos sous ses paumes.
Tirant sur le soutien-gorge, il dévoile l’autre mamelon et entame une
lente et délicieuse torture en faisant courir sa barbe sur la peau
hypersensible.
Alessia agrippe la couette tandis qu’il l’embrasse sur le ventre et vient se
nicher entre ses cuisses. Puis il l’embrasse là.
Il baisse lentement sa culotte et continue à l’embrasser là.
Encore et encore.
Cette fois, il décrit des cercles avec sa langue autour de son bourgeon
gonflé.
Zot !
Alessia se cambre, les yeux clos, pendant que la bouche de Maxim
poursuit son assaut sensuel.
Ah !
Il s’arrête et passe son menton sur son intimité sensible, provoquant un
délice de sensations au plus profond de son être.
— Të lutem !
— En anglais, grogne-t-il.
Et il recommence.
— Je t’en prie, Maxim !
Il s’assoit, la débarrasse de sa culotte et la retourne pour lui enlever son
soutien-gorge.
— Tu veux que je te prenne comme ça ?
— Oui !
— Tu sembles impatiente.
— Je le suis.
Elle sent son sourire lorsqu’il lui mordille doucement le lobe d’oreille.
— Mon Dieu, je t’aime, Alessia. Ma femme. À moi.
Il glisse un genou entre ses jambes pour les écarter et soulève son cul
vers lui. Il passe un doigt entre les deux fesses, dont les muscles se
contractent.
— Un jour, Alessia, murmure-t-il.
Puis il insère un pouce en elle, jusqu’au point névralgique, au plus
profond d’elle. Ses doigts titillent son clitoris. Le tourmentent sans relâche.
Elle pousse un cri étranglé tandis que son corps convulse sous la vague
de plaisir. Son orgasme la surprend et explose dans tous ses membres.
Maxim enlève son pouce et la retourne. Son regard planté dans le sien, il
la pénètre lentement, absorbant les derniers soubresauts de la jouissance.
Il gémit et se met en mouvement. Vite. Fort. Il l’emporte plus haut. Pour
ne pas la laisser redescendre. Alors qu’il l’entraîne vers les sommets, elle
s’embrase à nouveau. Au-dessus d’elle, la sueur perle au front de Maxim. Il
est infatigable. Toujours plus fort, plus loin. Ses jambes se raidissent, et elle
crie son extase pour la seconde fois. Un déferlement intense, puissant.
Alessia est au paradis.
— Dieu merci, marmonne Maxim entre ses dents, avant de jouir à son
tour et de retomber dans ses bras.

Maxim se retire, laissant une traînée de semence sur sa cuisse. Elle s’en
fiche. Elle s’en délecte.
Il embrasse son sourcil et écarte une mèche humide de son front.
— Tout va bien ?
— Plus que bien, souffle-t-elle.
Il lui caresse la joue du revers de la main.
— Ne pense jamais que tu n’es pas assez. S’il te plaît. Ça me brise le
cœur de t’entendre dire ça. Je t’aime. Ne l’oublie pas. Ce sentiment est
nouveau pour moi. C’est la première fois que je l’éprouve. Avec toi.
— Je sais.
Elle hoche la tête pour le rassurer.
Rien n’a changé, Alessia.
Il t’aime.
Le sourire de Maxim est prudent.
— Tu sais, je ne me lasserai jamais de jouer avec toi, dit-il en taquinant
les pointes de ses seins.
Elle glousse, ravie de son espièglerie.
— Je pourrais rester au lit avec toi toute la journée, mais il faut que j’aille
pisser.
Il lui donne un léger baiser et file aux toilettes.
Alessia le regarde se mouvoir avec sa grâce athlétique habituelle, la
blancheur de ses fesses contrastant avec son dos hâlé.
Elle soupire tout en redescendant lentement sur la planète Terre.
Il est un amant exceptionnel.
Non qu’elle ait beaucoup d’expérience ni de points de comparaison
mais… les paroles de Caroline la hantent. Il avait une sexualité débridée,
c’est le moins qu’on puisse dire. Il est la preuve vivante de l’adage : la
pratique mène à la perfection.
Alessia s’enroule dans la couette.
Maxim est son amant. Son mari. À elle seule.
Il le lui a dit…
Ça devrait lui suffire.
Pourtant la petite voix dans sa tête persiste : Pour combien de temps ?
14

Les reflets de la Tamise miroitent au plafond, me narguant une fois de


plus. Je ne parviens pas à trouver le sommeil. Alessia a sombré à côté de
moi, j’envie sa capacité à dormir. Nous avons fait l’amour deux fois ce soir,
et elle est épuisée. Je veux qu’elle soit heureuse, en sécurité, et je veux
qu’elle sache que je chéris le sol qu’elle foule de ses pas.
Bon sang, si elle savait pour Kit, est-ce qu’elle me quitterait ?
J’ai beau essayer de me calmer, mon cerveau continue de penser à la
bombe que Caroline a lâchée aujourd’hui. Avec précaution, pour ne pas
réveiller Alessia, je sors du lit. J’attrape mon téléphone et enfile mon
survêtement avant de gagner le salon. Où je reste à la fenêtre, le regard
perdu dans la nuit.
J’ai appelé ma mère. Encore. Mais elle ne répond pas.
Elle est la seule à pouvoir m’éclairer. Est-ce que Kit s’est confié à elle ?
Pour Rowena, Kit était ses points cardinaux – ils étaient si proches.
Alors que moi je n’arrivais jamais à satisfaire ses attentes.
Mec. Passe à autre chose.
Je suis tenté d’appeler Maryanne, mais je ne veux pas l’inquiéter.
D’ailleurs elle est de garde cette semaine – elle doit être sous l’eau en ce
moment. Ma sœur travaille beaucoup trop, alors qu’elle n’en a pas besoin.
Le front contre la vitre, je fixe l’obscurité en réfléchissant à la journée
écoulée – qui a débuté par les cris d’Alessia dans son sommeil. Comment
puis-je l’accabler alors qu’elle fait encore des cauchemars ? Elle n’a pas
besoin d’être au courant… pas pour le moment en tout cas. D’autant qu’elle
a encore des doutes sur moi. Et sur mon passé – comment l’a-t-elle
qualifié ? Coloré.
Les femmes.
J’espère de tout cœur l’avoir rassurée. Je ne sais pas quoi faire d’autre.
En dépit du silence dans lequel elle s’est murée tout à l’heure, Alessia
m’a offert un moment de grâce – quand nous avons joué le Clair de lune
ensemble. Et puis nous avons fait l’amour. Mais je n’oublie pas ses talents
culinaires. Ce soir, elle a préparé un délicieux ragoût d’agneau aux
aubergines. Elle est une magicienne aux fourneaux, et je crois que son père
a raison : elle va m’engraisser ! Même si j’ai plutôt brûlé des calories cette
nuit…
La vision d’Alessia me chevauchant, la tête renversée, criant son extase
s’impose à moi. Ma libido se réveille. J’ai chaud et j’ai envie d’elle. Je
songe à retourner au lit, à la réveiller et à me perdre en elle.
Laisse-la dormir, mec.
Malheureusement, mon sentiment de bien-être se dissipe rapidement.
Alors que je contemple les eaux sombres qui traversent Battersea Park, je
sens mon esprit s’engourdir à force de penser à Kit.
Sur le plan physique, tout va bien – en fait, je n’ai jamais été aussi en
forme.
Et si une terrible maladie m’affectait plus tard ? À moins que ce
problème génétique ne touche que Kit ?
Je n’arrête pas de retourner dans tous les sens cette thèse déprimante. Est-
ce pour cette raison qu’il faisait de la moto sur les routes glissantes ? L’idée
était-elle si insupportable qu’il s’est dit Et puis merde ! et a enfourché sa
Ducati, le bolide qui faisait sa joie et sa fierté ?
Je n’en ai aucune idée.
Et si la nouvelle était si grave, est-ce que cela signifie que je vais
atrocement souffrir ? Maryanne aussi ?
Putain.
Heureusement que la contraception existe.
Tant que nous ne saurons pas ce qu’il en est, je ne peux pas envisager
d’avoir des enfants. N’est-ce pas ?
Merde. Cette incertitude. Cette ignorance. Cette impuissance. C’est de la
torture.
Rien n’a changé.
Mon moi rationnel cherche à me rassurer.
Pourtant c’est faux. La voie que je pensais avoir tracée se trouve
totalement bouleversée.
Mec, tu n’en sais rien !
J’ouvre mes messages et lis celui que Caroline m’a envoyé un peu plus
tôt.

Tu avais l’air en forme, Maxim.


Comme toujours.
Je suis sûre que tu n’as pas à t’inquiéter.

J’ignore le compliment.

Impossible de dormir.
J’arrête pas de penser à Kit.

Moi aussi.

Désolé pour aujourd’hui.

Inutile de t’excuser.
Où est l’Albanaise ?

Va te faire foutre Caro.


Tu es insultante.
Alessia, mon épouse bien-aimée, dort.

WTF !
Calme-toi. Elle est albanaise !

Bonne nuit.
Maxim, ne fais pas ta mauvaise tête.
Malgré le contexte, c’était bon de te voir aujourd’hui.
Tu me manques.
Cx

Qu’est-ce que ça veut dire ? Agacé, je balance le téléphone sur le canapé.


Je refuse de réfléchir aux délires de Caroline et je m’en veux de lui avoir
envoyé un texto. Je retourne auprès d’Alessia et me glisse sous les draps.
À ce mouvement, elle s’étire.
— Maxim, murmure-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Chut. Rendors-toi, mon amour.
Elle se retourne, et je l’enlace d’un bras, tandis qu’elle pose sa tête sur
ma poitrine.
— Tu es là, chuchote-t-elle en luttant contre le sommeil.
Une vague d’émotion me submerge lorsque je la sens s’éloigner et
retourner à ses rêves. Je n’ai jamais été aussi reconnaissant envers ma
femme qu’aujourd’hui.
Mon amour. Je lui embrasse les cheveux et ferme les yeux, alors qu’une
boule de peur et de regrets se forme dans ma gorge. Vais-je surmonter cette
épreuve ?
Je respire son parfum, un baume sur mes plaies.
Je suis là.
Ces paroles flottent dans mon esprit, m’apaisent, et je m’abandonne
enfin.

Le lendemain, par une froide matinée, je me rends à pied chez mon


médecin, dont le cabinet se situe à quelques pâtés de maisons de mon
immeuble. J’espère bien obtenir des réponses. Zélée, la réceptionniste
m’introduit dans la salle de consultation dès mon arrivée.
Le Dr Renton porte son costume et son nœud papillon rouge habituels.
La soixantaine, le cheveu clairsemé, il se lève quand j’entre dans son
cabinet et me désigne le siège en face de lui.
— Que puis-je pour vous, Lord Trevethick ?
Il m’adresse un sourire familier avant de se rasseoir.
— Mon frère. Les analyses génétiques. Que savez-vous ?
— Ah.
Ses sourcils gris broussailleux se haussent, il est visiblement pris de
court. Il se penche, les coudes sur son bureau, le menton sur ses mains
croisées.
— Je ne peux pas vous aider, milord.
— Quoi ?
— Pour une raison que j’ignore, votre frère a décidé de ne pas vous
révéler cette information. Et en tant que médecin, je suis tenu au secret
médical. Il est de mon devoir de respecter sa volonté.
Incrédule, je le regarde replacer tranquillement ses mains sur ses genoux.
— Votre réponse est inacceptable. Mon frère nous a quittés.
— Désolé, Maxim. Je ne peux rien faire. Dans le cadre de sa recherche
génétique, votre frère a réfléchi aux implications et à la possibilité d’en
parler ou non à ses proches.
— Mais il a sûrement…
— J’ai les mains liées, Maxim.
— Je viens de me marier !
— Félicitations.
— Bordel, Renton !
Ses yeux bleus s’étrécissent et sa voix se durcit.
— Ce langage est inacceptable, milord.
Je grogne de frustration, je suis soudain de retour dans le bureau de mon
House Master à Eton, qui me sermonne pour ma mauvaise conduite.
Renton soupire.
— Avez-vous des soucis de santé ? s’enquiert-il, changeant de tactique.
Hein ?
— Non.
— Alors vous avez votre réponse. Je vous suggère d’oublier cette histoire
et de respecter la décision de votre frère.
— Est-ce que Kit s’est tué à cause du diagnostic ?
Renton pâlit.
— Maxim, le défunt Lord Trevethick a péri dans un terrible accident de
la route.
— Justement. Il s’en fiche maintenant ! Et votre devoir envers moi ? Je
suis aussi votre patient !
Je le fusille du regard dans l’espoir de l’intimider et de le faire changer
d’avis, mais il se radosse à son siège avec un sourire bienveillant. Il n’a pas
l’intention de céder.
Quel enfer !
Pourtant, une partie de moi l’admire de ne pas vouloir trahir la confiance
de mon frère. Alors je décide de changer de sujet.
— J’aimerais que vous suiviez mon épouse, dis-je d’un ton sec.
— Je suis impatient de la rencontrer, répond doucement Renton. Y a-t-il
autre chose, milord ?
Je me lève pour prendre congé.
— Je pensais que vous pourriez m’aider.
— Je suis désolé de vous décevoir, Maxim.

Mon humeur est en berne tandis que le taxi roule vers le bureau. Je suis
furieux contre Renton. Il est peut-être temps de trouver un autre médecin –
quelqu’un de plus jeune.
Et de moins à cheval sur l’éthique ?
Bordel.
Mon téléphone vibre. Enfin un texto de ma mère !

Viens d’atterrir à Heathrow.


Ai besoin de dormir.
T’appelle plus tard.

C’est pas vrai ! Non ! Je rappelle aussitôt et tombe directement sur sa


foutue messagerie. « Rowena. Appelle-moi. Ce n’est pas une requête, bon
sang ! » Je raccroche et me tourne vers la fenêtre du taxi. Le beau soleil
matinal semble me narguer.
Ma mère me rend dingue.
Pourquoi ne veut-elle pas me parler ?
Le taxi se gare devant le bureau. Je prends une grande inspiration pour
me calmer. Puis je règle la course et pénètre dans l’immeuble.

Oliver nous a transmis les détails de trois propriétés disponibles ou sur le


point de l’être, pour Alessia et moi. Ravi de cette distraction, je les étudie à
mon bureau, tout en sirotant un café noir. L’une d’elles est plus petite que
mon appartement – je l’écarte aussitôt.
Les deux autres font penser à des demeures familiales.
Bon sang.
Je veux des enfants. Un jour. Mon rôle est de préserver le patrimoine
familial. Mais comment envisager d’avoir une famille si je suis atteint
d’une maladie héréditaire ?
Renton m’a demandé si je me sentais bien.
Était-ce une manière de me faire comprendre que j’avais un problème ?
Ne panique pas.
Je chasse mes peurs et décide de rester optimiste.
Il est grand temps de déménager. Nous avons besoin d’espace. Ma vie de
célibataire est terminée.
Qui aurait cru que je serais heureux de rester à la maison, de déguster les
petits plats de ma femme et de lui faire l’amour ?
Ce sera bien pour Alessia aussi.
Une nouvelle maison, sans souvenirs de mon passé dissolu et coloré.
Cette idée est troublante, principalement parce qu’elle s’accompagne d’une
pointe de culpabilité.
Pourquoi ?
Je n’ai rien fait de mal.
N’est-ce pas ?
Je rejette cette pensée.
En examinant le détail des propriétés, celle de Cheyne Walk offre un
avantage évident. Au fond du jardin, il y a une dépendance avec un garage
pouvant abriter deux voitures. On pourrait y loger le personnel. Je n’ai pas
encore parlé à Alessia des employés de maison, mais il est certain que, pour
elle, cette vie-là est révolue.
Je n’oublierai jamais sa culotte rose et sa blouse bleue, mais elle sera
occupée à autre chose – à des études de musique, si tout va bien. L’autre
avantage de la propriété de Cheyne Walk est qu’elle se situe entre mon
appartement et Trevelyan House, où habite Caroline.
Et si je proposais à Caroline d’échanger ? Elle prendrait mon
appartement, ou une autre maison plus petite. Trevelyan House
m’appartient après tout.
Non. Il est trop tôt pour aborder ce sujet avec elle.
Saisissant le téléphone, j’appelle Caroline.
— Bonjour, Maxim.
Elle semble distante. Sans doute parce que je l’ai engueulée par texto la
veille. Je fais comme si de rien n’était.
— Bonjour, ça ne va pas ?
— Les journalistes en ont après toi. Ils n’ont pas arrêté d’appeler ici.
Pour poser des questions sur toi. Et sur Alessia.
— Merde. Désolé. Ignore-les.
— C’est ce que je fais. Mais tu devrais réagir. Pourquoi ne pas organiser
une réception pour ta femme ? Tu la présentes à tout le monde, et après tu
es tranquille.
Je crains que la presse s’intéresse de trop près à notre mariage précipité.
Mais je ne peux pas le dire à Caro.
— Ce n’est pas une mauvaise idée.
— Je peux l’organiser pour vous ! propose-t-elle avec enthousiasme.
Hum… pas sûr qu’Alessia apprécie.
— Je vais y réfléchir. Je t’appelle parce que l’hôtel particulier de Mayfair
a besoin d’un coup de neuf. Tu veux te charger de la décoration
d’intérieur ?
Caroline soupire bruyamment.
— Oui, je veux bien. Ça va m’occuper l’esprit et ça m’aidera à revenir
parmi les vivants. J’en ai besoin.
— Bien. J’en suis ravi.
— De plus, je risque d’avoir besoin d’argent, ajoute- t-elle, retrouvant un
peu de sa répartie habituelle.
— Caro, tu as un important fonds fiduciaire et une pension.
Aucun de nous ne mentionne le testament de Kit, qui ne lui a rien laissé.
Ne lui parle pas de ça.
— Je vais appeler Oliver pour régler les détails.
— Oliver ! s’exclame-t-elle comme si elle était prise de court.
— Oui. Il te mettra en relation avec l’entrepreneur. Il y a un problème
avec Oliver ?
— Non, non. Tu as raison. Tu as parlé des lettres à Alessia ?
— Pas encore. Tu as eu Rowena ?
— Non, pourquoi ?
— Elle m’évite. Je lui ai laissé une tonne de messages, mais elle ne me
rappelle pas.
— Bah c’est… Rowena.
— Tu as raison. Tu as trouvé quelque chose dans l’ordinateur de Kit ? Je
n’ai pas avancé d’un pouce.
— Même avec le Dr Renton ?
— Il n’a rien voulu me dire.
— Quel connard !
— Ouais.
— Rien dans l’ordi. En fait, Kit ne m’avait pas donné la combinaison des
coffres. Ni de celui d’ici, ni de celui du Hall. Pourquoi, d’après toi ?
Sa voix se brise. Elle est visiblement bouleversée.
— Je ne sais pas. C’était… Kit. Un peu comme sa mère.
— Oui, tu as raison…
La voix de Caroline n’est plus qu’un murmure, et j’ai envie de me gifler.
— Je vais réfléchir à ton idée de réception.
— Oh oui ! s’exclame-t-elle, retrouvant son entrain. Tu sais, j’aimerais
emmener Alessia faire les magasins.
Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Maxim, j’insiste : elle s’habille comme une étudiante.
— C’est drôle que tu dises ça. On veut l’inscrire à la fac. Ça l’aidera à
obtenir un visa. Au fait, j’y pense… ta belle-mère…
— Ma belle-doche, corrige-t-elle.
— Elle est l’une des mécènes du Royal College, non ?
— Oui. Ah, la musique. Pour Alessia.
— Tu en penses quoi ?
— C’est une bonne idée. À l’évidence, Alessia est très talentueuse.
— Eh bien, je pourrais avoir besoin de ta belle-doche.
Caroline renifle.
— Bon courage ! Elle n’est pas du genre à rendre service. Et je ne
comprends vraiment pas ce que mon père lui trouve.
Caro se plaint toujours de la femme de son père. Je change de sujet.
— As-tu déjà pris des cours de savoir-vivre ?
— Bien sûr. Kit avait insisté. En fait, il était intraitable sur ce sujet.
Quoi ? Kit ? Intraitable sur les règles de bienséance ?
— Oui, juste après notre mariage.
Kit a forcé sa femme à prendre des leçons de savoir-vivre !
Quel snob ! Je ne me doutais pas.
— Alessia veut en prendre.
— C’est une bonne idée. Ça lui donnera de l’assurance. Moi, ça m’a
aidée. La formation que j’ai suivie était super. À Kensington. Je t’enverrai
les infos.
— Merci. Et qu’on soit bien clairs, c’est l’idée d’Alessia, pas la mienne.
— Tu es tellement évolué, Maxim ! raille Caro. Mon offre tient toujours.
Je serais heureuse de l’emmener chez Harvey Nicks. Avec ta carte de crédit,
bien sûr.
Je souris malgré moi.
— Je vais lui en parler.
— Tant mieux. J’ai besoin de me faire pardonner.
— Oui, en effet.
Oliver frappe à la porte et entre.
— Bon, je dois te laisser, dis-je avant de raccrocher. (Puis je regarde
Oliver.) J’ai parlé à Caroline. Elle est partante pour la déco.
— Tant mieux. Content que ce point soit réglé. Et voici le détail des
dépenses de votre mère…
Il me tend un document avec, en bas de la page, l’étendue de la
prodigalité de Rowena.
Bordel de merde !
Je le regarde d’un air ahuri.
— Oui, confirme-t-il, désapprobateur.
— Cela fait partie de l’accord de divorce ?
— Tenez, reprend-il en me donnant un autre document. J’ai surligné les
chiffres dont vous avez besoin.
Je les parcours rapidement.
Un sentiment de malaise s’insinue dans mon estomac alors que je
m’immisce dans les affaires privées de mes parents. Le divorce a tué mon
père. Il est mort le cœur brisé, ce que je n’ai jamais pardonné à ma mère.
— C’est plus du double de sa pension !
— Oui, milord.
— D’accord. Je vais m’en occuper.
— Bonne chance, milord.
Il m’adresse un sourire compatissant et s’en va.
Je rappelle ma mère et tombe à nouveau sur sa messagerie.
« Rowena, je m’apprête à te couper les vivres. Appelle-moi. »
Je raccroche, puis j’appelle la banque et j’ai une brève conversation avec
le gestionnaire de nos comptes au sujet de ma mère.
Ensuite, j’envoie un texto à Maryanne.
S’il te plaît, demande à ta mère de m’appeler.
Je lui ai laissé une tonne de messages.
Sans résultat.

J’ai besoin de réponses. Et je suis sidéré que ma mère ne me rappelle pas.


La vie que je connaissais est en jeu – tous mes espoirs et mes rêves sont en
suspens.
Bon sang.
Si cette stratégie n’a pas d’effet, je ne vois pas ce qui pourrait
fonctionner.

Alessia a défait ses valises, s’est douchée. Elle a rangé les ustensiles de
cuisine que Maxim et elle ont commandés en ligne chez John Lewis, puis a
nettoyé l’appartement de fond en comble et préparé le dîner. Ensuite, elle a
travaillé plusieurs morceaux au piano. À présent, assise au bureau de
Maxim, elle passe en revue sur Internet les différents cursus de musique en
prenant des notes. Tandis qu’elle compare les mérites respectifs de la Royal
Academy et du Royal College, elle aperçoit la carte de visite de Ticia
Cavanagh posée sur le bureau. La veille, l’avocate avait été choquée par son
récit.
D’autres filles ? Elles se sont échappées aussi ?
Elle revoit le visage innocent de Bleriana, qui riait à ses plaisanteries
lorsqu’elles étaient enfermées dans le camion nauséabond. Ticia peut-elle
l’aider à la retrouver ? Elle est avocate. Elle doit savoir quoi faire, non ?
Ignorant son conflit intérieur – cette femme connaît intimement son mari
–, elle compose son numéro.
— Bureau de Ticia Cavanagh, annonce une voix d’homme.
— Bonjour. Euh… C’est Alessia Trevelyan. Je voudrais parler à Ticia
Cavanagh.
— Je vais voir si elle est disponible.
La ligne reste muette un moment, puis Ticia répond :
— Lady Trevethick, que puis-je pour vous ?
— S’il vous plaît, appelez-moi Alessia. Euh… je… euh…
— C’est à propos de votre mari ? demande l’avocate.
— Non. Non. Pas du tout. Je crois que… euh… vous l’avez connu avant
moi.
Alessia n’en revient pas de parler de Maxim ainsi. Un silence gênant
s’installe, et Alessia entend Ticia inspirer brusquement avant de déclarer :
— Je le crois, en effet.
Va droit au but, Alessia.
— Je vous appelle au sujet des filles qui ont été enlevées avec moi. Je
voudrais les retrouver. Enfin, au moins l’une d’entre elles. Si je peux aussi
retrouver les autres, ce serait formidable.
— Je vois. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous aider, mais pouvez-vous
m’en dire plus ?

Alessia s’enfonce dans le fauteuil de Maxim pour relire ses notes. Ticia
lui a donné le numéro d’un détective privé employé par son cabinet. Il est
cher, mais discret. Elle a envie de l’appeler. Après tout, maintenant elle a les
moyens. Mais ne devrait-elle pas prévenir Maxim d’abord ? C’est son
argent ! Approuverait-il son plan ? Elle n’en sait rien. Peut-être, comme
Ticia, pense-t-il que c’est une cause perdue, car les filles peuvent être
n’importe où dans le pays.
Pourtant Alessia se sent obligée d’essayer.
Et puis ça lui donne quelque chose à faire.
Elle a beau adorer l’appartement, elle commence à se sentir un peu
claustrophobe. Elle a besoin de sortir.
Doit-elle avertir son mari ?
Son portable sonne, comme si elle avait invoqué Maxim rien qu’en
pensant à lui.
— Salut, dit-il.
La chaleur de sa voix lui réchauffe immédiatement le cœur.
— Salut. Comment ça va au bureau ?
Ce matin, avant de partir, il semblait préoccupé. Sûrement à cause de son
travail.
— Ça va. J’ai une surprise pour toi. Je vais t’envoyer une adresse par
texto. Tu peux y aller à pied, ce n’est pas loin de l’appartement. Je te rejoins
sur place dans une demi-heure.
Elle sent son sourire à l’autre bout du fil. Il est content de sa surprise.
— D’accord, répond-elle avec enthousiasme.
— Rendez-vous dans trente minutes !
Maxim raccroche et un SMS apparaît sur son écran. Une adresse sur
Cheyne Walk, à quinze minutes de marche à peine. Elle a donc le temps de
passer un appel au détective privé.

Je fais les cent pas sur Cheyne Walk pour me réchauffer en guettant
l’arrivée d’Alessia. Notre future maison se niche derrière les jardins
verdoyants de Chelsea Embankment, de sorte que – si Alessia aime cet
endroit – je ne verrai plus les reflets de la Tamise sur le plafond de ma
chambre à coucher. J’espère qu’elle va l’aimer. Cette propriété est parfaite
pour nous.
On aperçoit la Tamise à travers les feuillages. Je respire l’odeur familière
du fleuve.
Je suis chez moi.
Soudain, j’aperçois Alessia qui se dirige vers moi. Dès qu’elle me voit,
son visage s’illumine. Je la rejoins en petites foulées.
— Salut, dis-je en lui prenant la main. Viens. J’ai quelque chose à te
montrer.
Je l’entraîne vers une grille en fer forgé. Elle me lance un regard
interrogateur, sa curiosité est piquée au vif. Je tape le code sur le boîtier
électronique. Les grilles s’ouvrent avec un grincement de protestation, et
nous remontons l’allée pavée jusqu’à une entrée coiffée d’une splendide
marquise.
Maxim sort un trousseau de clés de sa poche et déverrouille la porte.
— Cette maison est à nous si elle te plaît, lance-t-il en s’effaçant pour
laisser entrer Alessia.
La maison tout entière ?
Elle a au moins quatre étages !
Ils pénètrent dans un hall qui mène à une élégante salle à manger et, au-
delà, à une cuisine vaste et moderne, semblable à celle de l’appartement de
Maxim. Les baies vitrées donnent sur un jardin parfaitement entretenu avec,
au fond d’une cour, ce qui ressemble à un autre bâtiment.
— Oui. Deux bâtisses, confirme Maxim. Celle-ci pourrait convenir au
personnel.
Le personnel !
— Oh.
À l’étage, une immense salle de réception, décorée avec goût, dans les
tons crème et taupe, occupe toute la largeur de la demeure.
— On peut refaire la décoration, commente Maxim, les sourcils froncés
en percevant l’hésitation d’Alessia.
— C’est magnifique, commente-t-elle sans réfléchir.
Elle est intimidée par la taille de la propriété. Cinq chambres, toutes
dotées d’une salle de bains privative. La suite principale comprend une
vaste chambre, une salle de bains avec un meuble à double vasque en
marbre, une baignoire, une douche assez grande pour deux, et deux
dressings beaucoup trop vastes pour leurs besoins.
— Qu’en penses-tu ? s’enquiert Maxim avec appréhension.
— Tu veux emménager ici ?
— Oui. Nous avons besoin d’espace.
— Cinq chambres ?
— Tu préfères une maison plus petite ?
Il semble inquiet.
— Je n’imaginais pas une maison aussi imposante… Je suppose qu’un
jour nous aurons des enfants.
Elle rougit à cette idée, sans trop savoir pourquoi.
— Oui, un jour, murmure-t-il en fermant les yeux, comme si cette idée
lui était pénible.
— Un jour, répète Alessia, étonnée par sa réaction. Tu veux des enfants,
n’est-ce pas ?
Il hoche la tête, mais son regard dit le contraire. Comme s’il avait peur.
Pourquoi ?
— On peut mettre un piano ici ? demande Alessia pour changer de sujet.
Il rit.
— Bien sûr. On ne se sépare pas du piano. Viens, je vais te montrer le
sous-sol.

Main dans la main, nous retournons à l’appartement.


— Tu as déjà vécu ici ?
— Non. C’est la première fois que j’entre dans cette maison.
— Elle te plaît ?
— Oui, réponds-je en lui pressant la main. Et toi ? On pourrait se faire
nos propres souvenirs ici.
Alessia me regarde. Est-ce de l’admiration ? du soulagement ? Je n’en
sais rien, mais elle me gratifie d’un magnifique sourire.
— Oui. Rien que nous deux.
Nous tournons au coin de la rue et je suis soulagé de ne pas voir de
paparazzis dans notre rue. Notre mariage est déjà de l’histoire ancienne.
Alors que nous pénétrons dans l’immeuble, mon téléphone sonne.
C’est ma mère. Enfin !
15

C’est Rowena. Il faut que je lui réponde.


Je laisse Alessia fermer la porte d’entrée et me redirige vers notre
chambre pour pouvoir discuter tranquillement.
— Rowena. Merci infiniment de me rappeler.
Mon sarcasme suinte dans chacune de mes paroles.
— Maxim. Tes messages sont affreusement grossiers. Pourquoi voudrais-
je te parler ? Eh merde, qu’est-ce que tu entends par « Je m’apprête à te
couper les vivres » ?
Elle jure maintenant ! Ma mère est de mauvais poil.
— Tu as très bien compris. Je t’ai appelée plusieurs fois et tu n’as pas
daigné me répondre. Ça, c’est affreusement grossier.
— Si on t’avait appris à laisser des messages plus agréables, tu aurais eu
une réponse plus rapide. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre,
Maxim. Un homme avec un appétit comme le tien le sait sûrement.
Quoi !?
— J’espère que tu ne vas pas traiter les employés du domaine de cette
manière ! continue-t-elle.
— Dans cette analogie, cela fait de toi la mouche. Et tu es la seule à
m’éviter, Rowena. De plus, tu es mal placée pour me faire la morale sur
mon appétit !
— Tu veux me couper les vivres pour me mettre au pas ?
— Non. Je vais le faire parce que tu dépenses bien plus que la pension à
laquelle tu as droit selon le règlement du divorce. (Elle ne dit rien, mais je
sais qu’elle ronge son frein.) Tu pensais que je ne le remarquerais pas ?
Peut-être que Kit s’en fichait ?
Là encore, pas de réponse, ce qui ne m’avance guère. J’inspire
profondément, dans l’espoir de calmer mes nerfs.
— Mais ce n’est pas pour ça que je t’appelle. Tu savais que Kit avait
consulté un généticien ?
Elle a un hoquet de surprise.
— Quoi ?
À sa voix blanche, je comprends qu’elle est sous le choc.
— Oui. Je pensais que tu pourrais m’expliquer pourquoi.
— Non ! s’étrangle-t-elle.
Sa réaction est si véhémente que je sens ma nuque me picoter, ce qui me
fait vriller.
— Comment ça non ? Qu’est-ce que tu sais ?
Je suis en panique.
— Ça n’a rien à voir avec toi, Maxim. Rien du tout. Laisse tomber.
Elle semble affolée.
— Que veux-tu dire ?
— Oublie ça !
Et la communication se coupe.
Elle m’a raccroché au nez !
Elle ne l’a jamais fait auparavant, et elle a crié, ce qui n’est pas du tout
dans son caractère, d’ordinaire froid et détaché. Je la rappelle aussitôt, mais
je tombe sur sa messagerie. Je recommence. Même résultat.
Ce n’est pas normal. Pas normal du tout. Je fixe mon téléphone.
C’est quoi ce délire ?
J’appelle Maryanne et laisse un message : « M.A., appelle-moi. Le
Vaisseau-mère est plus irrationnel que d’habitude. »
Au moment où je glisse mon portable dans ma poche, il se met à sonner.
Voyant l’écran, je réponds tout de suite.
— M.A. !
— Maxie, qu’est-ce que tu as dit à ta mère ? Elle vient de partir en
claquant la porte.
Bon sang. Je dois tout raconter à ma sœur.
— Ma mère ? C’est la tienne aussi. Et je ne voulais pas t’embêter avec
ça, Maryanne.
Je lui explique rapidement la situation : les courriers découverts par Caro
au sujet de la recherche génétique, le refus du Dr Renton de me donner des
éclaircissements, et la réaction de notre mère.
— Et tu n’as pas pensé à consulter la seule personne de la famille qui
appartient au corps médical ? proteste Maryanne.
— Je ne voulais pas t’inquiéter. Tu es débordée.
— Maxim ! Tu es tellement con parfois. Qu’a dit Rowena exactement ?
— En gros, que ce n’était pas mes oignons.
— C’est bizarre.
— Ouais.
— Oh !
Maryanne soupire comme si elle venait d’avoir une idée désagréable.
— Quoi ?
— Je te rappelle.
— Maryanne…
Elle a raccroché.
Bordel !
Les femmes de ma famille me rendent dingue.

Alessia s’exhorte au calme, mais l’angoisse lui étreint la poitrine et


accélère les battements de son cœur. Que s’est-il passé ? Pourquoi Maxim
est-il allé parler à sa mère en privé ? D’habitude, il n’est pas si secret.
Pourquoi ne veut-il pas qu’elle entende sa conversation ? Que cache-t-il ?
Elle va dans la cuisine pour ne pas être tentée d’écouter à la porte. Pour
s’occuper, elle finit de préparer le dîner. Mais il est évident que Maxim est
très bizarre depuis deux jours.
Sauf au lit.
À cette idée, elle fronce les sourcils. Elle pensait que Maxim était
préoccupé à cause de leur confrontation inattendue avec Ticia Cavanagh.
Mais ce n’est peut-être pas la vraie raison. Pendant qu’ils se renseignaient
sur les écoles de musique la veille au soir, il semblait distrait, à tel point
qu’elle lui avait proposé de remettre à plus tard. Il l’avait rassurée. Pourtant
quelque chose le perturbe. Elle le sent.
Quand elle lève les yeux de son plat de lasagnes, Maxim l’observe,
adossé à la porte. Il semble inquiet. Dérouté même.
Oh non.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquiert Alessia.
Maxim s’approche en se passant la main dans les cheveux, à présent tout
ébouriffés, comme elle les aime. Son regard exprime une grande confusion,
comme s’il se débattait dans un tourment intérieur.
— Qu’a dit ta mère ? insiste-t-elle.
— Elle m’a raccroché au nez. Et j’ai besoin de réponses… (Sa voix
s’éraille, mais il s’avance vers elle et lui caresse la joue, ce qui éveille
aussitôt ses sens.) Tu n’as pas à t­’inquiéter.
— Pourtant tu es inquiet, murmure-t-elle.
La posture de Maxim change, sa mâchoire se crispe, et il se passe à
nouveau la main dans les cheveux, en proie à une évidente frustration.
— Tu veux aller la voir ?
— C’est tentant. Rowena habite chez Maryanne quand elle est à Londres.
Elles partagent une maison de ville à Mayfair. Elle y est en ce moment. (Il
jette un coup d’œil à sa montre.) Je pourrais lui rendre une petite visite
surprise.
— Tu as besoin de quelles réponses ? demande Alessia.
Il laisse échapper un soupir.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Il s’agit d’un truc que Caroline m’a montré
lundi…
Caroline ?
Alessia est en alerte maximale.
Maxim ouvre grand les yeux – il ressemble à un cerf pris dans les phares
d’une voiture.
— Oui, elle est venue au bureau pour me montrer des courriers qui
concernent Kit.
— Oh.
Caroline.
Pourquoi va-t-elle voir Maxim à son bureau alors qu’elle-même n’y a
jamais mis les pieds ? Ce n’est pas de la jalousie, mais Alessia ne veut pas
que son mari se retrouve seul avec sa belle-sœur.
Son ex-maîtresse.
Car elle n’a aucune confiance en Caroline.
Peut-elle faire confiance à son mari ? Il n’empêche qu’elle vient
seulement d’apprendre la visite de sa belle-sœur hier à son bureau !
Alessia ignore la petite voix persistante dans sa tête, car Maxim pousse
un soupir agacé.
— Alessia, tu n’as vraiment pas à t’en faire. Sortons d’ici. J’ai besoin
d’air. On va manger dehors.
— D’accord.
Elle capitule immédiatement. Ils garderont les lasagnes pour demain. Ou
elle congèlera le plat. Les yeux de Maxim s’étrécissent.
— On peut rester à la maison si tu préfères. Tu dois me dire ce que tu
veux. C’est un partenariat, conclut-il d’un ton abrupt.
Il est en colère contre elle ?
Alessia a soudain l’impression qu’ils sont au bord d’un précipice, et elle
ne sait plus quoi faire ni quoi dire.
Pourquoi est-il aussi agité ? Il ne lui a pas parlé de la visite de Caroline.
Ni des lettres de Kit.
Comment est-elle censée réagir ?
Alessia sent bien qu’il est préoccupé, mais cela n’a pas forcément de
rapport avec Caroline, et elle ne veut pas être un sujet d’inquiétude
supplémentaire.
— On pourrait discuter de la maison, ajoute-t-il plus doucement.
Elle hoche la tête et lui saisit instinctivement la main.
— Quoi qu’il arrive, Maxim, tu vas trouver la solution. Comme toujours.
Elle se blottit dans ses bras et le serre contre elle.

Je suis touché par la confiance d’Alessia, même si elle n’est pas


méritée. Sa tendresse et ses paroles m’apaisent, sa chaleur se répand dans
ma poitrine, et je me détends un peu. Je l’étreins et embrasse ses cheveux,
heureux qu’elle soit si près de moi.
— Ma mère et ma sœur se comportent toutes les deux très bizarrement.
— Ça doit être… agaçant, commente Alessia. Je vais me changer pour
sortir.
— Tu es très bien en jean.
Je lui prends la main et la fais virevolter devant moi. Quand mon regard
descend le long de son corps, ma gorge se noue.
Caro a raison.
Alessia devrait s’habiller comme une comtesse. Pas comme une
étudiante.
— Viens, on va faire du shopping. Te trouver des fringues. Des
vêtements appropriés.
Alessia m’observe avec des yeux ronds. Je regarde l’heure.
— Ouais, faisons ça. Harvey Nicks ne ferme pas avant deux heures.
— Mais… mais, je ne saurai pas par où commencer.
— Ils ont un service de Personal Shopper. On va commencer par là.
Et ce sera une distraction idéale à ces emmerdes génétiques !

Alessia a la tête qui tourne. En moins de quatre-vingt-dix minutes, elle


est devenue la fière propriétaire d’une « garde-robe » avec des « pièces
maîtresses » qui lui permettront de traverser les prochains mois. Le coût est
faramineux, mais Maxim semble ravi. Et, au fond d’elle, Alessia l’est tout
autant. Elle n’aura plus l’impression d’être habillée en femme de ménage
quand elle se tient à côté de Caroline.
Maxim donne l’adresse de livraison à la conseillère.
— Vous les recevrez demain matin, monsieur Trevelyan.
La jeune femme bat des cils devant Maxim, qui l’ignore royalement et ne
la corrige pas sur son titre.
— On va dîner ? propose Maxim en prenant la main d’Alessia.
— Oui. Et merci pour tout ça, dit Alessia en désignant les sacs remplis
d’habits et de chaussures.
— Tu n’as pas à me remercier. (Son expression devient sérieuse tout à
coup.) Je veux subvenir à tes besoins. (Il lui donne un petit baiser.) Viens,
on va aller de l’autre côté de la rue, au Mandarin Oriental.
Alessia s’empare de son nouveau sac à main Yves Saint Laurent, et ils
sortent du magasin main dans la main. Les paroles de Maxim résonnent
dans sa tête.
Je veux subvenir à tes besoins.
Alessia n’est pas sûre de ce qu’elle ressent. Elle désire être plus qu’un
simple objet transmis par son père à son mari. Lorsqu’elle est arrivée en
Grande-Bretagne, sa brève expérience de la liberté a consisté à travailler
pour elle-même. Hélas, ce fut un échec. Mais elle a trouvé Maxim. Et
maintenant, elle est un peu perdue.
Il veut un partenariat.
Quel est son rôle à elle là-dedans ?
L’arrachant à ses pensées, Maxim lui serre la main et l’entraîne vers le
magnifique bâtiment du Mandarin Oriental Hyde Park.
— Par ici, dit-il en la conduisant vers le restaurant de l’hôtel, The
Aubrey.

Alessia se mord la lèvre, déterminée à manier habilement les baguettes.


La première fois, c’était à Moustique. Le chef avait préparé un fabuleux
assortiment de sushis et de sashimis, et j’avais montré à Alessia, installée
sur mes genoux, comment s’en servir. Comme d’habitude, elle avait
rapidement pris le coup.
— Tu te souviens comment on les tient ?
Elle me fait un grand sourire et tente d’attraper un hamachi.
— Alors tu aimes la maison ?
— Comment ne pas l’aimer, Maxim ? Elle est ­magnifique !
— Bien, alors je vais faire le nécessaire pour le déménagement. Mais si
tu veux la redécorer, il faudrait s’en occuper avant.
— Je l’aime bien telle qu’elle est. On pourrait peut-être l’habiter un peu
avant de décider de la décoration.
— Ça paraît raisonnable.
Mon portable vibre. C’est un SMS de Maryanne.

Maman est à l’aéroport.


Elle reprend un vol pour New York.

J’adresse à Alessia un sourire d’excuse et réponds à Maryanne.

Quoi ? Pourquoi ?

Elle n’a pas dit pourquoi.


Elle m’a écrit depuis la porte d’embarquement.

Comme ça. Sans explication ?

Aucune !

Bordel de merde.
Elle vient juste de quitter New York !
— Je te prie de m’excuser, Alessia…
Je quitte la table et appelle ma mère. Comme je le craignais, je tombe sur
sa messagerie.
« Maman, s’il te plaît. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu sais ?
C’est grave ? Je viens de me marier. Je… je… nous voulons des enfants.
Appelle-moi, s’il te plaît. »
Je suis tenté de foncer à l’aéroport pour la rejoindre à Manhattan, mais je
sais que j’ai manqué le dernier vol. Mon message suppliant fera peut-être
naître une once de sentiment maternel chez Rowena. S’il lui en reste.
Bon sang.
Ma mère n’est pas connue pour ses sentiments maternels.
Alessia et moi pourrions aller la voir ensemble, non ?
Merde. Alessia n’a pas de visa.
Lorsque je reviens à la table, Alessia lève les yeux sur moi.
— Ça va ?
— Ouais. J’ai appelé Rowena et je lui ai laissé un message. Elle est
rentrée à New York, alors elle ne risque pas de me recontacter avant un
moment. Profitons de la soirée.
Je bois une gorgée de saké. Et Alessia lève sa petite tasse de porcelaine.
— Gëzuar, Maxim.
— À ta santé, ma chère femme.
— Au Japon, il y a du saké. En Albanie, du raki. Et en Angleterre ?
— Du gin, j’imagine. De nouvelles distilleries voient régulièrement le
jour pour étancher la soif des Anglais.
Elle sourit.
— J’aimerais goûter au gin.
Je n’ai pas de réunions dans la matinée.
— D’accord.

Il est minuit, et ma femme a trop bu. Je l’ai déjà vue ivre quand nous
étions en Cornouailles, au bord de la mer, mais elle n’a jamais été dans cet
état.
Et c’est ma faute.
Alessia n’a pas l’habitude de boire, je devrais faire plus attention à elle.
Je parie qu’elle aura la gueule de bois demain.
— Allez, princesse. Je te tiens.
Je la prends par la taille, nous sortons de chez Loulou et titubons sous un
déluge de flashs, avant de grimper dans le taxi. Sur la banquette arrière, je
demande au chauffeur de nous reconduire à la maison. Je serre Alessia
contre moi, et elle m’adresse un sourire en coin.
— Maxshim…
— Je pense que tu as bu trop de saké et de gin, ma ­chérie.
— Ouaish. J’aime le gin. Mais c’est rigolo. C’était rigolo, se corrige-t-
elle. Trop bien de rencontrer tes amis.
— Je crois que tu les as éblouis.
— Tu as beaucoup d’amis. Des copines aussi. Avec combien d’entre elles
tu as eu… des relations sexuelles ?
Bon sang !
— Quoi ?
— Combien ? répète-t-elle en dardant sur moi son regard noir et trouble.
Elle se rapproche et plisse les yeux, s’efforçant de prendre un air sérieux.
Deux. Je crois.
— On en parlera à la maison.
Au début de la soirée, je ne savais pas que nous finirions à Hertford
Street. Mais après ces derniers jours merdiques, nous avons tous les deux eu
besoin de décompresser.
À ce point-là ?
J’enlace Alessia et l’embrasse sur le front. Elle fait une adorable moue.
Comment lui résister ?
Je plante un petit baiser sur ses lèvres.
— Pourquoi tant de maîtresses, Maxshim ? Je ne comprends pas.
— On peut en reparler quand tu seras sobre ?
Elle réfléchit à ma réponse.
— Ouaish. Je n’oublierai pas.
Oh, j’espère bien que si.
Ses questions m’inquiètent. Je pensais que nous avions réglé le problème
l’autre jour. Alessia semble obnubilée par ma vie sexuelle passée, et je ne
sais pas pourquoi. Je ne me suis pas mal comporté avec les femmes que
nous avons vues ce soir. N’est-ce pas ? J’étais affable, mais rien de plus.
Même avec Natasha et Sophie, deux coups d’un soir. Je soupire et hume
l’odeur des cheveux d’Alessia en me demandant comment la rassurer.

Maxim assoit Alessia sur le lit.


— Allez, on se déshabille.
Il s’agenouille et lui retire ses bottes. Alessia passe ses doigts dans les
cheveux de Maxim.
— C’est si doux, chuchote-t-elle.
Maxim lui ôte ses chaussettes, puis se lève pour la débarrasser de sa
veste.
— Ces photographies, là…, reprend Alessia en se tournant vers les nus.
Tu les connais, ces femmes ?
— Oui.
Il jette la veste sur le canapé.
— Et au… euh… au sens biblique du terme ?
Putain. Maxim lui saisit le menton pour la forcer à le regarder. Elle plisse
les yeux pour ne pas le voir flou.
— Alessia, arrête avec ça. Pour ton bien et le mien. Je vais enlever ces
photos. C’était nul de ma part de les laisser au mur. Je le ferai demain.
Il se penche pour l’embrasser, un baiser chaud et humide, et Alessia
enroule ses bras autour de son cou et l’attire dans le lit. Il tombe à côté
d’elle, toujours dans ses bras.
Elle le contemple à la lueur de la lampe de chevet.
Son mari.
Son amoureux.
Son don Juan.
Ses yeux brillent d’un vert émeraude et ses pupilles sont dilatées. Elle fait
courir sa main sur sa barbe de trois jours et sur ses lèvres douces.
— Je t’aime, murmure-t-elle. Mais je ne veux pas être un objet.
— Un objet ?
Le regard de Maxim se voile.
— Tu veux un partenariat. Qu’est-ce que je t’apporte, moi ?
Il semble abasourdi.
— Tout, murmure-t-il.
Le mot ressemble à une prière. Alessia sent sa gorge devenir sèche.
— Hé ! Qu’est-ce que tu as ? s’alarme-t-il. (Son beau visage inquiet se
brouille à travers ses larmes.) Alessia, qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle secoue la tête tandis que la question tournoie dans son esprit
embrumé par l’alcool. Tant de femmes.
— Dis-moi… (Comme elle ne répond pas, il insiste :) Oh, mon amour, ça
va aller. Aie confiance en moi. Je t’aime.
Il la prend dans ses bras et l’étreint.
Peu à peu, le nœud dans sa gorge se défait, et son angoisse cède au
sommeil.

La respiration d’Alessia s’apaise. Elle dort, mais je ne bouge pas. Je


crains de la réveiller. Au lieu de ça, je contemple le plafond, perplexe.
Qu’est-ce qui a causé ce désespoir chez Alessia ? Est-ce l’alcool ? Je
pensais qu’elle était heureuse. Mais je me suis peut-être fait des illusions. Je
suis tellement obnubilé par mes problèmes que je n’ai pas envisagé qu’elle
pouvait avoir du mal à se faire à sa nouvelle vie à Londres.
Elle s’est montrée compréhensive, bienveillante et, sans le savoir, m’a
rassuré quand je m’inquiétais du silence de ma mère et de la mystérieuse
maladie génétique de Kit. Pourtant elle n’est au courant de rien. Et j’ai peur
de lui en parler, inutile d’augmenter ses craintes.
Elle a peut-être des regrets à propos de nous.
Mec, arrête de penser.
Le fait d’être enfermée dans cet appartement n’est sûrement pas facile.
Elle l’a nettoyé de fond en comble, je l’ai remarqué. Mais elle a besoin de
plus. Elle a besoin d’amis. Ici, elle est isolée. Elle n’a que moi.
Bon sang.
Demain, nous commencerons à remplir les dossiers pour les écoles de
musique de Londres et nous chercherons un cours de savoir-vivre. Elle sera
moins seule et aura de quoi s’occuper. Si c’est ce qui la chagrine, cela
devrait l’aider.
C’est toi. Tu lui fais de la peine.
Ta satanée vie sexuelle.
Je soupire. Les révélations de Caroline n’ont rien arrangé. Je comprends
pourquoi Alessia n’est pas à l’aise avec elle. En lui parlant de notre liaison,
Caro a semé le doute dans son esprit au sujet de ma fidélité. Puis nous
avons rencontré Leticia, ce qui a renforcé ses peurs. Je me frotte le visage,
tentant d’oublier ce moment gênant. Depuis notre rencontre, Alessia a été
plusieurs fois confrontée à mes frasques sexuelles.
Je pousse un soupir, car une autre idée me tracasse. Ce sont peut-être nos
différences culturelles qui la dérangent. À Kukës, j’ai bien vu qu’il y avait
une ségrégation naturelle entre les hommes et les femmes.
Oui, c’est peut-être l’explication. Elle ne comprend pas que tant de
personnes ici puissent baiser et être amis.
Pourquoi tant de maîtresses ?
C’est une bonne question. Et je crois connaître la réponse. Ici, le sexe est
une activité récréative pour beaucoup de gens, moi y compris. Cela l’est
toujours, mais c’est mille fois plus satisfaisant avec ma femme.
Pourquoi ?
L’amour ?
Oui, l’amour.
Éviter toute intimité était un style de vie pour moi, et cela n’avait jamais
été un problème, jusqu’à ce que je rencontre Alessia et que je tombe
amoureux.
Voilà. C’est tout. Et elle ne comprend pas. Je souris. Soulagé. Je crois
avoir trouvé la raison de son malaise.
Avec précaution, je m’arrache à l’étreinte de ma femme, je me lève, et je
m’habille. Avant de me rendre dans la salle de bains, j’enlève les deux
photographies de nus de mon mur et les range dans mon dressing.
Dommage. J’aime bien ces photos.
Elles sont parmi mes plus belles créations.
Oui, j’ai connu ces deux femmes bibliquement. Ou devrais-je dire de
manière récréative ?
En sortant de la salle de bains, je me sens plus calme. Délicatement,
j’enlève son jean à Alessia. Je remonte la couette sur elle, me glisse dans le
lit et me love contre son corps endormi.
— À quoi tu penses, mon amour ?
Je lui embrasse les cheveux, et elle murmure mon prénom dans son
sommeil.
À moi ? Cette pensée me ravit bien plus qu’elle ne le devrait.
Peut-être que sa nouvelle vie ici la bouleverse. Une nouvelle vie avec un
ancien séducteur – un libertin. Voilà ce qui la préoccupe.
Elle doit comprendre que tout ça c’est du passé.
Ouais. C’est ça.
Je ferme les yeux, et alors que l’odeur d’Alessia m’envahit les sens, je
me laisse aller à rêver de mon amour.
16

L’odeur de café frais me tire de mon délicieux rêve.


Alessia.
Sa blouse en nylon bleue.
Son pyjama Bob l’Éponge.
Sa culotte rose.
J’ouvre les yeux et je la découvre debout à côté du lit. Elle porte un
chemisier de soie crème, elle est toujours aussi belle, mais son sourire est
hésitant.
— Bonjour, dit-elle en posant une tasse sur la table de chevet.
— Bonjour, ma belle. Merci pour le café.
— Il est plus de 9 h 30.
— Oh ! J’ai beaucoup dormi.
Je me frotte le visage et me redresse. Elle s’assoit à côté de moi.
— Comment tu te sens, Alessia ?
— Ça va. J’avais mal à la tête.
— Et c’est passé ?
Elle acquiesce.
— Je suis désolée. Je ne pensais pas être ivre. J’espère que je ne t’ai pas
embarrassé.
— Ma chérie, tu n’as pas à t’excuser. (Qu’elle se sente obligée de se
justifier m’horrifie.) Mes amis t’ont adorée. Comment aurait-il pu en être
autrement ?
— C’était chouette de les rencontrer.
— J’espère que tu les as appréciés. Je dois t’avouer que je passais
souvent mes soirées à ça – à m’enivrer dans une boîte de nuit quelconque.
Te rencontrer a probablement sauvé mon foie.
Son regard s’adoucit.
— J’aime bien tes amis. Ils sont drôles. Et j’aime le gin. Trop énorment,
je crois.
Elle baisse les yeux sur ses mains, posées sur ses genoux.
— Ah oui ? Tant mieux. La prochaine fois, on ira un peu plus mollo sur
les amis et le gin, hein ? (Je lui saisis le menton et tourne son visage vers
moi.) Tu m’as dit pas mal de choses hier soir. J’étais tellement absorbé par
mes problèmes que je ne t’ai pas demandé si tu allais bien et si je pouvais
rendre ta nouvelle vie plus agréable.
— On n’est rentrés de notre lune de miel que depuis quelques jours.
— Je sais. Mais quand même.
Elle déglutit et se raidit, comme si elle cherchait à se donner du
courage… Que veut-elle me dire ? L’appréhension me gagne et m’oppresse
la poitrine.
— Maxim, j’aimerais rechercher une des filles qui ont été enlevées avec
moi.
Mon soulagement est immédiat.
— Oh. D’accord. Mais comment retrouver quelqu’un qui peut se trouver
n’importe où ?
— J’ai parlé à Ticia Cavanagh.
Merde. Mon angoisse revient en force.
— Et ?
Elle sourit. Je crois qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert.
— On n’a pas parlé de toi. Même si on aurait pu… euh… comparer nos
notes ?
Elle se moque de moi !
— Alessia ! m’écrié-je, partagé entre la réprobation et l’envie de la
féliciter de son bon mot.
— Elle m’a donné le numéro d’un détective privé, s’empresse d’ajouter
Alessia. Il pourrait m’aider. Je dois la retrouver.
Je la regarde fixement, de nouveau inquiet.
Ça paraît mission impossible.
— Bleriana n’a que dix-sept ans, insiste-t-elle d’une voix brisée.
— Oh, mon Dieu. C’est horrible. (Je ferme les yeux pour chasser les
images abominables qui me viennent.) Elle s’est enfuie en même temps que
toi ?
— Je crois, oui. J’ai couru pour sauver ma vie. Je n’ai pas eu le temps de
vérifier…
Les mots lui manquent.
Non !
Je l’assois sur mes genoux pour l’envelopper de mes bras.
— Je ne voulais pas sous-entendre… Mon Dieu, Alessia, je suis
tellement content que tu te sois échappée. Dieu sait ce qui se serait… (Ma
voix s’étrangle en songeant aux scénarios qui se déroulent dans ma tête.)
Écoute, je préfère que tu ne t’impliques pas dans cette affaire épouvantable.
Même de loin. S’il t’arrivait quelque chose, je ne me le pardonnerais
jamais. (Je la sens se crisper.) Je ne veux pas te perdre une nouvelle fois.
S’il te plaît.
— Mais…
— Non, Alessia, dis-je tout en respirant le parfum de ses cheveux, la
réponse est non. C’est trop risqué. Je vais parler à Tom. Sa société a aussi
un service de détectives privés. Je ne suis pas sûr qu’il puisse localiser des
personnes disparues, mais il pourra peut-être t’aider.
Elle se recule, son regard noir étincèle. Va-t-elle s’opposer à moi sur ce
sujet ?
— Merci, répond-elle en enroulant ses bras autour de ma nuque. Si Tom
peut la retrouver… (Son souffle est chaud dans mon cou, mais sa voix se
brise.) Je… j’ai eu de la chance. Et je me sens coupable. J’ai réussi à
m’échapper.
Mon sang pulse dans mes veines.
— Oh, mon Dieu, non ! Tu ne dois pas te sentir coupable, Alessia.
Si ces salauds l’avaient attrapée… Je ne veux pas imaginer tous les
cercles de l’enfer – et Alessia piégée au beau milieu.
— Ne pense jamais ça, ma chérie. Jamais. Ce n’est pas une demande. Tu
dois me croire. Ces hommes sont des monstres.
Je prends ses mains dans les miennes. Elle tourne son beau regard vers
moi.
— D’accord, murmure-t-elle, et, après une brève hésitation, elle glisse
ses doigts dans mes cheveux et m’attire vers elle.

— Mon café est froid, dis-je en chatouillant le cou d’Alessia avec mon
nez.
Elle glousse.
— Je peux en refaire. Et préparer le petit déjeuner.
— Non. Ne bouge pas. Je vais m’en charger.
Je l’embrasse sur la joue.
— Non ! (Ses doigts agrippent mes cheveux.) Reste là.
Elle presse ses seins fabuleux contre ma poitrine et encercle ma taille de
ses jambes.
Oh, mon Dieu… encore !

Sous le jet de la douche, débarrassé de ma gueule de bois, je me sens


apaisé.
C’est le sexe.
Deux fois ce matin – je pourrais m’y habituer.
Alessia est insatiable. Qui l’aurait cru ? Je souris en me délectant de
l’eau qui cascade sur mon corps.
Elle semble plus heureuse aujourd’hui, et je repense à son état d’esprit
d’hier au soir. Elle souffre de son isolement, du manque d’amis et de la
culpabilité du survivant. Peut-être aussi des affres de mon ancienne vie.
Alessia et moi apprenons encore à nous connaître. Mais elle est
d’ordinaire si mesurée, si stoïque, que son désespoir m’a surpris.
Je suis content qu’on ait discuté, et je vais contacter Tom dès aujourd’hui
pour lancer des recherches sans doute vaines. Cependant, pour le bien
d’Alessia et de son amie, nous devons tenter le coup.
Je sors de la douche, vacille un peu et examine mon menton, prêt à me
raser.
Non. Pas aujourd’hui. Je garde donc ma barbe naissante que ma femme
apprécie. De retour dans la chambre, une serviette autour des hanches, je
constate que le lit est déjà fait.
Je souris. Quel bonheur qu’elle soit ici. Avec moi.
Cela dit, je ne sais pas quoi penser de la mission qu’elle s’est donnée.
Est-ce bien raisonnable ? Et puis ça semble tellement impossible. Comment
retrouver une fille victime de la traite d’êtres humains, qui plus est une
immigrée clandestine ? Nous allons entreprendre des recherches à distance,
car il est hors de question qu’elle retourne dans cet enfer.
J’ai besoin de la savoir en sécurité.

Oliver passe en revue les comptes mensuels de chacun de nos domaines.


Les résultats sont étonnamment bons, et je me félicite d’avoir laissé le
personnel administrer le patrimoine sans chercher à m’en mêler tant que je
n’en comprenais pas le fonctionnement.
— On ne fait pas de gros bénéfices sur un bien en particulier, précise
Oliver, mais c’est suffisant.
— J’ai réfléchi à un moyen de réinjecter ces profits dans le capital.
Oliver hausse un sourcil, surpris par cette démonstration d’esprit
d’entreprise. J’ai envie de rire.
— Je pensais au gin, Oliver. Le gin de Trevethick.
— Ah, voilà une idée intéressante !
— Je vais parler à Abigail Chenoweth, à Rosperran, de sa récolte de
pommes de terre. Et à Michael au Hall, à propos de la grange du pâturage
nord.
Oliver hoche la tête.
— C’est un bon emplacement pour une distillerie.

Alessia appuie sur l’interphone de la porte d’une ruelle de Covent


Garden qui porte la discrète mention « MPDP ». Maddox Peacock
Détectives Privés.
— Bonjour, répond une voix bourrue et désincarnée.
— Bonjour. Je suis Alessia Dem… Trevelyan. J’ai rendez-vous.
Elle n’a pas eu le courage de préciser à Maxim qu’elle avait déjà pris
rendez-vous avec le détective privé.
Elle ne fait rien de mal, n’est-ce pas ?
Deux sociétés sur les traces de Bleriana peuvent donner de meilleurs
résultats.
Elle se sent coupable d’aller à l’encontre de la volonté de son mari, mais
comme Maxim le lui a dit une fois – il vaut mieux demander pardon que la
permission.
Elle lui a demandé sa permission.
Et il a dit non.
Un non catégorique.
Zot. La porte bourdonne. Alessia entre dans un hall d’entrée miteux et
gravit l’escalier. À l’étage se trouve une salle d’attente pourvue de fauteuils
rembourrés et d’une table basse. La porte d’un des bureaux s’ouvre sur un
homme de forte carrure, aux cheveux blonds.
— Alessia Trevelyan ? Je suis Paul Maddox.
Ses yeux bleus l’examinent de la tête aux pieds tandis qu’ils échangent
une solide poignée de main.
Alessia déglutit, s’efforçant de ne pas se sentir intimidée.
— Par ici, s’il vous plaît.
Il l’invite à entrer dans un petit bureau qui paraît trop étroit pour ses
larges épaules, et lui désigne un siège devant une table en bois chargée de
documents.
Alessia prend place et attend qu’il s’assoie à son tour.
— Que puis-je faire pour vous, madame Trevelyan ? demande-t-il en
avisant son alliance.
Sentant qu’il la jauge, elle se félicite de porter son nouveau pantalon de
tailleur, son chemisier en soie crème, sa veste noire et ses mocassins Gucci.
— Je voudrais retrouver une personne disparue et un membre de ma
famille.
— Les deux ont un lien de parenté ?
— Non. Je cherche une fille qui a été kidnappée en Albanie pour être
vendue comme esclave sexuelle en Angleterre. Et je cherche la famille
d’une femme anglaise. Son nom est Virginia Strickland.
De son sac à main, Alessia sort un petit portrait en noir et blanc de sa
grand-mère jeune – elle porte un rang de perles, un pull noir à manches
courtes ; elle a la tête penchée sur le côté, un sourire lumineux aux lèvres.
Elle la donne à Maddox.
— Je vois, madame Trevelyan. Deux affaires. Je vais prendre des notes.

Après ma réunion avec Oliver, j’appelle Tom pour savoir si la mission


d’Alessia, qui consiste à retrouver son amie, est une cause perdue.
— Eh bien, c’est un sacré défi, répond Tom après que je lui ai exposé la
situation. (J’entends presque les rouages de son cerveau s’activer.) De
combien de filles on parle ?
— Je crois qu’elles étaient six, en comptant Alessia.
— Sale histoire.
— Oui. Alessia a essayé d’entraîner les autres dans sa fuite.
— Ça s’est passé quand ?
— Je sais seulement qu’elle leur a faussé compagnie dans une station-
service sur l’autoroute.
— On peut toujours faire des recherches. Mais il me faut plus
d’informations. Je peux me renseigner auprès de la police. J’ai un contact.
Tu le connais d’ailleurs. Tu te souviens de Spaffer, l’éjaculateur ? On était à
l’école ensemble.
— Comment l’oublier ?
Charlie Spafford était une petite brute. Pas étonnant qu’il ait rejoint les
forces de police.
— Il a un poste important à Scotland Yard. Je vais l’appeler. Je crois qu’il
opère dans le crime organisé. Il sait sûrement quelque chose sur les
trafiquants que tu as chopés en Cornouailles. Il a peut-être des pistes pour
nous aider à retrouver les autres filles.
— Ça me paraît être une bonne idée. Mais je ne veux pas qu’Alessia soit
impliquée.
Inutile que le sergent Nancarrow s’intéresse de trop près à nous.
— Bien sûr, vieux. Je ne savais pas que la pauvre Alessia avait vécu une
épreuve aussi traumatisante.
— Elle ne doit pas être mêlée à tout ça. Elle est entrée clandestinement
sur le territoire britannique.
— Compris. Cela dit, je dois lui parler. Si elle a des souvenirs de
l’endroit où ça s’est passé, on pourrait retrouver la station-service. Il se peut
que certaines filles soient encore dans les parages.
— Je vais en parler à Alessia.
— Reçu cinq sur cinq.
Décidément, Tom a l’armée dans la peau.
— Merci, Tom.
Je termine l’appel et vérifie pour la millième fois si j’ai un message.
Toujours aucune nouvelle de Rowena.
C’est quoi son problème ?
Au plus profond de moi, je sais qu’elle me méprise. Depuis toujours. Ça
a toujours été Kit. Kit. Kit et elle.
Je me suis toujours efforcé de m’en foutre, mais aujourd’hui ça me fait
mal. Et je me demande pourquoi je lui inspire une telle animosité.
Arrête ! Qu’elle aille se faire voir !
En revanche, j’ai un texto de Caroline.

Tu es allé chez Loulou sans moi !


Comment tu le sais ?

Tu es dans le Daily Fail.

WTF !!!!

Oui. En train de tituber sur le trottoir.


Le comte ivre et sa mystérieuse épouse.

Nom de Dieu.

Ignore-les.

Ils n’arrêtent pas d’appeler ici.


Blake fait barrage.

Bien.

Ça me manque de sortir.
Combien de temps vais-je devoir rester à l’écart du monde ?

Ça dépend de toi.

J’ai reçu une invitation pour


la soirée de Dimitri Egonov.
Samedi prochain.
Tu y vas ?

Je l’ai toujours trouvé un peu bizarre.


Son père l’était en tout cas.
Prête à affronter à nouveau le monde alors ?

Mon téléphone sonne. C’est Caro.


— Quoi ?
— Oui, je pense que je suis prête. C’est gentil de t’en inquiéter.
Merde. Une inquiétude amicale, Caro ! Je ne veux pas qu’elle se fasse
des idées.
— Je ne supporterai pas de passer une soirée de plus seule à la maison,
continue-t-elle. Et Dimitri sait recevoir. Tout le monde sera là.
— Je vais y réfléchir.
— En fait, ce serait l’occasion idéale pour lancer Alessia !
— Ce n’est pas un bateau !
Caroline éclate de rire.
— Écoute, Maxim. Toute la clique sera là. C’est parfait. Et elle a besoin
d’une tenue de soirée. Une robe ultra-­ glamour. S’il te plaît, laisse-moi
l’emmener faire les magasins !
— Caro, je ne vais pas livrer Alessia en pâture à la haute société.
— Elle va s’en sortir. Sombrer ou nager, pour reprendre ton analogie
avec le bateau.
— Les bateaux ne nagent pas. Ils flottent.
— Elle va flotter ! Elle va voler même ! Elle est charmante, je te
l’accorde.
Ça, c’est certain. Après tout, ce n’est pas une si mauvaise idée. Alessia a
besoin de se faire des amis – et c’est une bonne opportunité.
— Je vais lui en toucher un mot.
— Tu ne peux pas la cacher pour toujours. Tu n’as pas honte d’elle, au
moins ?
— Va te faire foutre, Caro. Bien sûr que non.
— Allez, on va se marrer ! Et j’ai besoin de distractions. Alors parle-lui
du shopping !
— Oui, je crois qu’elle se sent seule. Je vais y réfléchir. Bon, je te laisse.

Ça va ? demande Alessia à Maxim, nonchalamment appuyé au


chambranle de la porte de la cuisine.
Alessia adore sa posture – elle peut l’admirer tout son soûl : ses cheveux
ébouriffés, sa barbe de trois jours… une vision réjouissante !
Il vient juste de rentrer du bureau, et son expression est tendue.
— Ça va. Juste une journée de boulot.
Il sourit. Alessia glisse son bras autour de sa taille et lève le menton pour
réclamer un baiser. Maxim l’embrasse d’une bouche exigeante.
— C’est mieux, murmure-t-il.
Elle lui rend son sourire.
— Le dîner est dans le four.
— Comment s’est passée ta journée ?
— Elle a plutôt bien débuté. Oui, vraiment très bien.
— Lady Trevethick, que voulez-vous dire par là ?
Alessia rougit et bat des cils.
— Je crois que tu le sais.
— Je crois que oui.
Maxim l’embrasse à nouveau, cette fois plus longuement. Ils finissent
tous les deux le souffle court. Il frotte son nez contre le sien.
— Sérieusement, comment s’est passée ta journée ?
Dis-lui.
Alessia hésite à lui parler de Paul Maddox, mais comme il rumine
quelque chose, et qu’elle craint sa réaction, elle préfère faire diversion.
— Ça a été. Tu as des nouvelles de ta mère ?
Le visage de Maxim se ferme aussitôt, et Alessia comprend que c’est ce
qui le mine.
— Non, soupire-t-il. Mais j’ai eu Tom. Il veut te parler. À propos de ton
amie.
— Bleriana ?
— Oui. Appelle-le après dîner.
— Je vais l’appeler tout de suite.
— Je t’envoie son numéro.
Il est un peu plus de 21 heures. Alessia et moi sommes assis à mon
bureau, devant l’ordinateur. J’ai l’impression d’avoir repassé l’examen
d’entrée à la fac, mais c’est une distraction bienvenue. Nous avons inscrit
Alessia à un cours intensif de savoir-vivre, qui se déroulera sur tout un
week-end, à l’académie recommandée par Caro.
Caroline a suivi cette formation elle aussi ?
Alessia avait semblé incrédule.
Oui, Kit avait insisté.
J’avais haussé les épaules, surpris que Kit soit si à cheval sur ce genre de
choses.
Ensuite nous avons rempli quatre demandes d’admission dans des écoles
de musique de Londres. Sa préférence va au Royal College, où elle peut se
rendre à pied.
— Je ne sais pas si mon anglais est suffisamment bon, dit Alessia.
— Tout va bien se passer. Espérons que tu pourras commencer après les
vacances de Pâques. Ta mère va t’envoyer tes diplômes, n’est-ce pas ?
— Oui. Mon Matura Shtetërore. J’aurais dû l’emporter. Je ne pensais pas
en avoir besoin.
— Tu as eu d’excellentes notes en anglais, ça va peser dans la balance.
(Je soupire avec une sensation de soulagement dans la poitrine.) Bon,
maintenant qu’on a terminé, qu’est-ce que tu aimerais faire ?
— Il est tard.
— Pas si tard. Moi, je sais de quoi j’ai envie.

Il prend un air espiègle et l’entraîne vers la table basse devant le canapé.


Il n’a pas été aussi enjoué depuis leur lune de miel.
— Assieds-toi.
Alessia s’installe à côté de lui.
— On va regarder la télé ?
Elle est étonnée. Ils n’ont jamais fait ça ensemble, pas même à Kukës.
L’immense écran plat revient à la vie, mais au lieu d’un programme télévisé
apparaît un étrange logo blanc sur fond noir.
— Tiens, dit Maxim en lui tendant une manette de console de jeux. (Elle
fronce les sourcils.) Call of Duty ? précise-t-il. L’appel du devoir.
Elle ricane.
— Je pensais qu’on avait déjà répondu à cet appel.
Maxim éclate de rire.
— Le devoir conjugal ? s’esclaffe-t-il avant de se jeter sur elle et de la
plaquer sur les coussins. Prête à faire votre devoir, Lady Trevethick ?
Elle rit.
— Eh bien, oui, le devoir et le plaisir.
Il l’embrasse et se rassoit.
— Ton anglais s’est tellement amélioré ! Non. J’ai envie de jouer à un jeu
auquel je peux gagner. Mon ego en a besoin.
Alessia glousse et se redresse.
— Comment tu sais que tu vas me battre ?
— Je n’ai pas vu de PS4 à Kukës. Et tu tiens la manette à l’envers.
Regarde, je vais te montrer.
Il joue à des jeux vidéo ! Voilà une facette de Maxim qu’elle ne
connaissait pas.
— Ça te dit ? demande-t-il, le regard pétillant, malgré le doute qui perce
dans sa voix.
— Oui ! s’enthousiasme Alessia, car elle n’a jamais joué à ça.
— Super ! C’est parti !
Maxim ne plaisante pas avec les jeux vidéo.

Alors comment se passe votre devoir jusqu’ici ? chuchoté-je contre la


peau tendre de l’intérieur de sa cuisse.
— Oh, Maxim, s’il te plaît !
Elle agrippe mes cheveux pour me repousser. Je saisis ses mains et les
maintiens fermement contre elle.
— Ah, non.
Je souffle doucement sur son clitoris et le taquine avec ma langue, faisant
gonfler le petit bourgeon gourmand entre ses cuisses. Elle articule mon
prénom dans un gémissement étranglé, un son gratifiant qui raidit ma
queue. C’est terriblement excitant d’affoler ma petite femme passionnée. Je
m’arrête, je sens qu’elle est proche et je dépose des baisers humides sur ses
lèvres lisses et chaudes.
— S’il te plaît, Maxim.
C’est presque un cri de désespoir.
Je mordille l’os de sa hanche, j’embrasse le puits délicat de son nombril,
puis je fais courir mes lèvres sur son ventre, jusqu’à ses seins aux pointes
dures, avides de mes caresses.
— Oh, Alessia, murmuré-je, émerveillé.
Je suce et tire ses tétons tour à tour, jusqu’à ce qu’elle se tortille sous
moi, son bassin pressé contre mon érection. Je remonte jusqu’à son visage
et croise son regard chargé de désir et d’amour. Je libère ses mains et
enfonce lentement deux doigts en elle.
Ah ! Elle est prête et humide pour moi.
— Ma chérie, susurré-je avec gourmandise alors qu’elle tend son pelvis
pour aller à la rencontre de ma main.
Elle est si près. J’enlève brusquement mes doigts et la retourne sur le
ventre. Lui agrippant les hanches, je la tire vers ma queue d’un mouvement
leste.
— Ah ! crie-t-elle en absorbant la décharge de plaisir.
Oh, ma petite femme affamée.
Qui accomplit son devoir conjugal.
Je me perds encore et encore dans ma belle. Le temps est suspendu. Il n’y
a plus que nous deux. Dans ce moment d’amour. Elle laisse échapper un
autre cri et se contracte alors qu’elle atteint l’apothéose. Son corps frissonne
contre le mien tandis que l’orgasme la traverse. Je ne m’arrête pas. Je la
veux tout entière. Je continue mon va-et-vient. Toujours plus fort. Toujours
plus loin. Jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir.
Je jouis. Bruyamment. En criant son nom. Et je m’écroule sur elle.
Je l’enlace et la serre dans mes bras, alors que nous redescendons
lentement sur terre.
Devoir accompli.
Je suis trempé de la sueur mêlée de nos corps. Oui. Je suis vidé aussi.
Bon sang, c’était bon.
Je l’embrasse sur la joue tandis qu’elle reprend son souffle.
— Waouh, chuchoté-je à son oreille.
Ses lèvres s’étirent en un sourire.
— Oui, waouh.
— Devoir accompli, mon amour.
Je me retire d’elle, tout en admirant la vue. Son dos. Son cul. Son sexe.
Waouh.
Alessia pousse un soupir et me sourit timidement.
— Toi aussi, tu as accompli ton devoir.
J’enfouis mon nez dans son cou.
— Je suis heureux de l’entendre. Et je dois te battre à Call of Duty. C’est
vraiment une bonne journée.
— Demain, je vais m’entraîner. Et puis on verra.
— Dieu, que je t’aime ! dis-je en riant.
Et dans la lueur du petit dragon, elle ferme les yeux, un sourire satisfait
aux lèvres, et je songe qu’après tout je vaux quand même quelque chose.
17

Les doigts d’Alessia s’attardent sur les touches. Les dernières notes de
la fugue de Bach résonnent à travers la pièce et les bleus audacieux se
dissipent avec elles. Si – et c’est un grand si – elle obtient une audition dans
l’une des écoles de musique de Londres, elle va devoir présenter un
morceau. Ces deux derniers jours, elle a passé en revue son répertoire et
réfléchi à celui qui lui semble le plus approprié. Maxim pense qu’elle doit
jouer la Sonate au clair de lune de Beethoven – le troisième mouvement les
éblouirait. Elle sourit en repensant au regard admiratif et sincère de son
mari lorsqu’il a prononcé ces mots.
Alessia veut les éblouir.
Totalement.
Elle n’a jamais imaginé étudier à Londres. Cette idée la transporte de
joie, et ses parents sont enchantés, malgré sa peur d’échouer. Elle désire que
Maxim soit fier d’elle. La semaine prochaine, elle va suivre la formation
que Caroline leur a recommandée. Alessia n’en revient pas que Caroline, si
distinguée, si sûre d’elle, ait eu besoin de ce genre de cours. Elle aussi veut
apprendre les bonnes manières, pour se sentir à l’aise dans les cercles que
Maxim fréquente.
Son sourire s’évanouit.
Elle aimerait aider son mari. Maxim semble si peiné, si agacé par sa
mère, qui ne le rappelle pas. Il lui a assuré qu’elle n’avait pas à s’inquiéter,
mais elle ne peut s’en empêcher. Elle trouve leur relation incompréhensible.
Est-ce que Maxim apprécie sa mère ? Il semblerait que non. Et son instinct
lui souffle que Rowena nourrit pour lui la même antipathie.
Pourquoi ?
Peut-être que sa mère lui parlera aujourd’hui et apaisera enfin ses
craintes.
Alessia vérifie son téléphone. Aucun SMS de Maxim – pas de message
de son mari, mais un mail de Paul Maddox l’attend. Aussitôt, elle a
l’estomac noué.
Il a trouvé des informations sur la famille de sa grand-mère.
Déjà ?
Les doigts tremblants, elle compose son numéro.

Maxim ! Max !
— Désolé. Quoi ?
Je lève les yeux de mon bureau et vois Oliver sur le seuil.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr.
Mec, concentre-toi.
— J’ai des brochures sur les différents systèmes de distillerie, comme
vous me l’aviez demandé. Avec un favori ! Vous me direz ce que vous en
pensez. Il y a énormément de règles à respecter, mais rien d’insurmontable.
Ma deuxième question concerne la propriété de Cheyne Walk : voulez-vous
la redécorer avant d’emménager ?
— Elle a été rénovée récemment, non ?
— En effet. Pour les prochains locataires.
— La maison plaît à Alessia telle qu’elle est. Même si elle aurait préféré
une ambiance moins… beige.
Oliver rit.
— Je comprends. Quand voulez-vous vous y installer ?
— Pas tout de suite. Enfin bientôt, je pense.
— Quand vous voudrez, Maxim.
— Je vais en toucher un mot à Alessia. Je pense la faire venir ici pour la
présenter aux employés.
— Eh bien, nous serions ravis de rencontrer la nouvelle Lady Trevethick,
dit Oliver avec un sourire. À ce propos, les journalistes nous harcèlent.
— Ils vont se lasser.
— Ils appellent tous les jours.
Je hausse les épaules.
— Je veux protéger Alessia. J’ai peur que toute cette attention l’effraie.
— Hum, peut-être. Ou alors présentez-la au monde entier, et la presse
vous laissera tranquille.
— Peut-être.
Il est du même avis que Caroline !
— Tout va bien, Maxim ? demande-t-il en posant les brochures sur mon
bureau.
— Oui, ça va. Merci, Oliver.
Il hoche la tête et sort du bureau les sourcils froncés, manifestement
inquiet.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Toujours aucune nouvelle de ma
mère. Comment peut-elle se montrer aussi insensible ?
Je lui envoie un nouveau texto. Cette fois en mode désespéré.

Maman, s’il te plaît.


Appelle-moi.
Je t’en supplie.

Je ne verrai pas la généticienne qui suivait Kit avant une semaine, et j’ai
besoin d’en savoir plus. Suis-je une bombe à retardement ?

La famille de Virginia Strickland n’a pas été difficile à retrouver,


explique Paul Maddox. Cette dame a un frère qui est toujours en vie. Je vais
vous envoyer les éléments que j’ai.
— Merci, répond Alessia, un peu étourdie par la nouvelle. (Elle ne
pensait pas que cela irait aussi vite.) Vous avez trouvé quelque chose sur
Bleriana ?
— Non, madame Trevelyan. Pas encore. Ça va être beaucoup plus
difficile. Mais comme les trafiquants sont en prison et qu’une enquête est en
cours, j’espère obtenir des informations grâce à mes contacts dans la police.
Tom aussi a mentionné une relation à Scotland Yard. Elle frissonne.
Dante et Ylli.
Toujours derrière les barreaux.
Dieu merci.
Elle pousse un soupir.
— D’accord.
— Je vous rappelle dès que j’ai du nouveau.
Il raccroche et Alessia consulte ses mails. En effet, elle a un message de
Maddox, avec un PDF en pièce jointe. Elle ouvre le document, qui contient
des informations sur sa Nana – enfin surtout sur le frère aîné de sa grand-
mère.

TOBIAS ANDREW STRICKLAND

Date de naissance : 4 septembre 1952


Âge : 66 ans
Adresse : Furze House, Kew Green
Kew, Surrey, TW9 3ZJ
Statut marital : Célibataire
Profession : Professeur de musique émérite
Worcester College. Oxford.

Alessia a un grand-oncle qui était professeur de musique ! Le don semble


venir de sa famille. Virginia a appris le piano à Shpresa, et toutes deux lui
ont enseigné la musique. Alessia fait une recherche rapide sur Google Maps
et découvre que Kew ne se trouve qu’à quelques kilomètres de Chelsea.
Alors qu’elle étudie la carte, un frisson la parcourt – elle reconnaît
l’endroit ! Kew se situe tout près de Brentford, sur l’autre rive.
Brentford, où elle a vécu deux mois.
Il vivait tout près de chez elle ! C’est incroyable.
Tout ce temps où elle ne savait pas où loger, son grand-oncle habitait de
l’autre côté du fleuve.
Elle devrait lui rendre visite. Se présenter. Lui parler de sa nièce en
Albanie. Sa mère sera enchantée. Sûrement. Elle serre son téléphone.
Doit-elle prévenir Maxim ?
Peut-être devrait-elle d’abord rencontrer Tobias.
Alessia s’assoit au piano et débute son prélude favori pour fêter la
nouvelle.

Caroline m’envoie un SMS quand je suis dans le taxi, en route pour la


maison.

J’emmène Alessia faire les boutiques demain.


Pas de mais.
Préviens-la.

Elle ne sera peut-être pas d’accord !

Maxim, c’est une femme.


Elle aime le shopping.
Et je ne lui laisserai pas le choix.
Vous venez à la soirée de Dimitri.

Nom de Dieu. Cela dit, Alessia a besoin de sortir et de rencontrer des


gens. Et franchement, après la semaine qui vient de s’écouler, moi aussi.
Voir du monde nous fera du bien à tous les deux. Tom et Joe seront là.
Oliver m’a suggéré de la présenter à tous. C’est l’occasion idéale.

D’accord !
On vient à la soirée.

Super !
Je passerai demain matin.
Préviens Alessia.

Caro est tellement autoritaire ! Je ne sais pas si Alessia sera partante. Vu


le comportement de Caroline à notre mariage, cela pourrait mal tourner.
Mais Caro est une force de la nature, elle ne va pas lui laisser le choix. Je
dois prévenir ma femme.
Mon téléphone sonne à nouveau – numéro inconnu.
— Trevethick, dis-je.
— Lord Trevethick. Mon nom est Donovan Green. Je suis journaliste
pour le Weekend News.
— Comment avez-vous eu ce numéro ?
— Lord Trevethick, est-il vrai que vous avez épousé votre femme de
ménage, Alessia Demachi ?
Sa question me fait l’effet d’un coup de poing dans le plexus solaire. Je
lui raccroche au nez. Comment diable ce serpent visqueux a-t-il eu mon
contact ? Et où a-t-il déniché le nom de famille d’Alessia ?
Mon téléphone sonne à nouveau. Je bloque le numéro.
Que faire maintenant ? Je devrais avertir les parents d’Alessia qu’un
rapace risque de les contacter, en quête de scoop. Je sais que Shpresa ne
dira rien, mais mon beau-père, qui n’est pas contre un peu de publicité,
risque de se montrer plus loquace.
Et si je donnais un os à ronger à ces vautours ?
Demain soir, Alessia et moi allons nous rendre à la fête annuelle de
Dimitri Egonov, à laquelle assistera tout le gotha. Le monde entier saura
que nous sommes mariés, et le journaleux du Weekend News pourra aller se
faire foutre.
Le taxi se gare devant mon immeuble. Heureusement, il n’y a plus de
paparazzis campés devant la porte. Je règle la course et entre en vitesse,
impatient de voir ma femme.

~
Alessia enroule ses membres autour de moi tandis que nous redescendons
tous les deux de notre petit nuage. Je frotte mon nez contre son oreille.
— Tu es tout pour moi, chuchoté-je en l’enlaçant.
On est samedi matin et je veux passer toute la matinée à me perdre dans
ma femme.
L’interphone de l’immeuble bourdonne.
C’est quoi, ce bordel ?
Les journalistes ?
— On peut faire comme si on n’avait rien entendu ? murmure Alessia
dans mon cou, son souffle chatouillant les poils de ma nuque.
Ça sonne de nouveau.
— Bon sang ! dis-je en me redressant dans le lit.
Qui ça peut bien être ?
— Tu penses que c’est ce journaliste ? s’inquiète Alessia.
— Je ne crois pas.
À la troisième sonnerie, je vais répondre – nu – à l’interphone.
— Allô, grogné-je dans l’appareil.
— Bonjour. C’est moi.
— Caro. Qu’est-ce que… ?
Merde ! J’ai oublié de parler à Alessia du plan de Caro. C’est ce foutu
journaliste qui m’a distrait.
— Je viens chercher Alessia pour notre virée shopping. Je t’avais
prévenu. Laisse-moi entrer.
Bordel. Je n’ai pas abordé le sujet avec Alessia. Je presse sur le bouton
d’ouverture de la porte et retourne en trombe dans la chambre, où Alessia
est assise sur le lit, enveloppée dans la couette.
— Caroline est en train de monter, marmonné-je en attrapant mon jean.
Elle veut t’emmener faire les magasins. Ça te dit ?
— Pour acheter quoi ?
— Des vêtements.
— J’en ai déjà.
— Pour la fête de ce soir ?
— La fête ?
Merde, j’ai oublié ça aussi !
— Nous allons à une soirée. Donnée par une connaissance. Enfin, si tu
veux.
— D’accord, répond-elle, sans grande conviction.
— On va bien s’amuser. Va te doucher. Je m’occupe de Caroline.
Je remonte la fermeture Éclair de mon jean juste au moment où on sonne
à la porte. Alessia m’adresse un regard indéchiffrable avant de disparaître
dans la salle de bains. Je me dirige vers l’entrée, mon tee-shirt à la main.
— Bonjour, Maxim ! lance Caro d’un air enjoué.
Elle me tend la joue, et je lui fais une bise rapide. Puis j’enfile mon tee-
shirt pour qu’elle cesse de reluquer mon torse.
— Tu t’habilles ? Je vous ai interrompus en pleine baise ?
— Arrête ça, Caro.
— Je veux bien un café. Je vais le préparer.
Elle se rend dans la cuisine, me laissant pieds nus dans l’entrée.
— Où est Alessia ? demande-t-elle quand je la rejoins.
— Sous la douche. Et noir. Sans sucre pour moi, s’il te plaît.
— Je sais comment tu prends ton café, minaude-t-elle.

Alessia se lave en un temps record. Elle n’a aucune confiance en


Caroline. Et elle ne veut pas laisser sa belle-sœur seule avec Maxim – son
ex-amant. Caroline est toujours amoureuse de lui, du moins c’est ce que
pense Alessia.
Drapée dans une serviette, Alessia file dans la chambre d’amis où elle a
toute sa garde-robe.
Maxim et Caroline sont dans la cuisine. Elle entend son mari rire aux
paroles de Caroline et se dépêche de se préparer. Trois minutes plus tard,
elle est habillée d’un pantalon noir et d’un tee-shirt blanc à manches
longues, ses mocassins Gucci aux pieds.
— Bonjour, Alessia, lance gaiement Caroline quand elle entre dans la
cuisine. Tu es très jolie.
Comme elles vont faire les boutiques ensemble, il semble logique
qu’elles se tutoient à présent.
— Merci, répond Alessia, surprise du compliment. Toi aussi.
Caroline est en jean noir, bottes et veste de tweed. Elle étreint brièvement
Alessia et l’embrasse sur la joue.
— Désolée d’interrompre votre baise matinale, ajoute Caroline avec un
clin d’œil.
Alessia rougit et se tourne vers Maxim.
— Ne fais pas attention à elle, dit-il en lui tendant un café.
Elle prend la tasse avec un sourire.
Pourquoi cette femme est-elle aussi sans gêne ? Est-ce que toutes les
Anglaises sont comme elle ?
Ou est-ce parce que Caroline connaît intimement Maxim, et qu’ils ont
« baisé » ensemble ?
— Prête pour le shopping ? propose Caroline, se moquant éperdument de
ce qu’elle vient de dire. On va te trouver une robe sublime pour ce soir. Et à
moi aussi !
— Avec plaisir, lance Alessia.
— Super !
Elle l’impressionne. Dans tous les domaines. Mais cette Caroline affable,
heureuse, est un peu déroutante.
Alessia avale son café d’un trait.
— Je vais chercher mes affaires.
Elle retourne dans la chambre d’amis pour prendre sa veste et son sac à
main.

La chambre d’amis ? Ne me dis pas que vous faites déjà chambre à


part ! s’esclaffe Caro. Tu m’as ouvert la porte à moitié nu, ce n’est pas très
crédible.
Je pousse un soupir exaspéré, agacé par ses railleries.
— Non, juste des dressings séparés.
— Ah. Bon, je comprends. Elle est appétissante, hein ? (Elle prend un air
nostalgique, et je penche la tête en signe d’avertissement.) Oh, détends-toi,
Maxim. Vous êtes jeunes mariés. Je parie que vous copulez comme des
lapins.
Je me passe la main dans les cheveux.
— Ce ne sont pas tes oignons, bordel ! Où tu l’emmènes ?
— Knightsbridge ou Bond Street. Je ne sais pas encore. D’ailleurs j’ai
réfléchi à ce que tu m’as dit.
— Ah oui ?
— Comme quoi elle se sent seule. (Caroline baisse les yeux, évitant mon
regard.) Je connais ça. J’ai des amis, qui étaient aussi ceux de Kit, et c’est
fou comme le chagrin nous a éloignés.
Soudain, son visage se décompose. Elle semble anéantie.
— Oh, Caro, je suis désolé.
Sans réfléchir, je la prends dans mes bras. Elle a un sourire triste.
— Peut-être que je peux devenir l’amie de ta femme.
— J’espère. Ce serait bien.

Alessia observe leur échange depuis le couloir. Maxim aime la femme


de son frère. Ses paroles sont douces et tendres.
Mais pas comme il aime Alessia.
Tu es tout pour moi.
Et il veut qu’elles soient amies. Elle soupire. Pour Maxim elle va faire un
effort.
Son sac sur l’épaule, elle s’avance dans la cuisine. Maxim et Caroline
rompent leur étreinte. Pas parce qu’ils se sentent coupables – ils n’ont
aucune raison de l’être – pourtant… Alessia préférerait que Caroline ne
s’approche pas de son mari.
— On y va ?
— Oui ! répond Caroline avec un enthousiasme exagéré.
— Ne faites pas de folies, avertit Maxim en se penchant pour donner un
petit baiser à Alessia.
— Bien sûr qu’on va faire des folies ! C’est la soirée de Dimitri !
Caroline lance un clin d’œil à Alessia et l’entraîne vers la sortie.

Alessia est avec Caroline. Cette idée ne me plaît guère. J’ai peur que
Caro ne la bouleverse à nouveau. Même si elle avait des remords sincères la
dernière fois, elle a tout de l’éléphant dans le magasin de porcelaine
lorsqu’il s’agit des sentiments d’autrui. Je ne l’avais pas compris avant…
avant Alessia.
Bon sang.
Alessia est une grande fille. Elle va se débrouiller.
N’est-ce pas ?
Une appréhension maintenant familière se répand dans ma poitrine et,
dans le silence du couloir désert, j’ai un peu le vertige. C’est la première
fois que je me retrouve seul dans l’appartement depuis qu’Alessia a disparu.
Merde. Un peu de nerf.
Je prends mon téléphone et envoie un SMS à Joe.

Combat ?

Madame te laisse sortir ?

Madame fait du shopping avec Caro.

Ça va te coûter une fortune !


Je prends mon épée.
RV au club.

Alessia ferme les yeux tandis que Jimmy, l’un des jeunes hommes du
salon de beauté, masse ses cheveux avec un après-shampoing. À sa grande
surprise, la majorité des employés sont masculins, et c’est la première fois
qu’elle se fait laver les cheveux par un homme. Elle sourit bêtement.
Techniquement, Maxim a été le premier. Mais ils étaient tous les deux nus
sous la douche. Cette expérience est totalement différente. La sensation est
agréable, et après sa matinée mouvementée avec sa belle-sœur, elle apprécie
ce moment de répit.
Caroline a été charmante, même si elle n’a pas cessé de parler et de
donner son opinion sur tout. Elle a encouragé Alessia à acheter deux
tenues – deux robes de soirée – à un prix exorbitant.
Chérie, tu vas devoir t’habituer à dépenser de l’argent. Il s’agit de
qualité, pas de quantité. Ces robes sont classiques, tu pourras les garder
plusieurs années. Et tu es fabuleuse dans les deux.
Alessia les aime beaucoup, et elle espère que Maxim sera content.
Chérie, il va les adorer !
Elle a aussi trouvé des escarpins à talons aiguilles assortis et un petit sac
Chanel noir. Les accessoires parfaits pour compléter l’ensemble.
Après leurs emplettes, elles ont déjeuné dans un bar à champagne, et
Caroline en a profité pour lui poser une foule de questions sur sa vie en
Albanie.
Sa belle-sœur semblait fascinée par son histoire, et elle a continué à
l’interroger pendant qu’on posait un rouge carmin sur leurs ongles des
mains et des pieds.
À dire vrai, Alessia se sent détendue. Ce n’est pas la vie à laquelle elle
aspirait – dépenser des sommes folles pour se faire belle –, mais son
appartement est impeccable, ses vêtements propres et repassés… Et selon
Caroline, de temps à autre, une femme a le droit de se faire cajoler.
— Mmm.
Elle sourit, reconnaissante de ce moment de paix, alors que Jimmy
continue son massage.

Mec, tu ne m’as pas donné beaucoup de mal, lance Joe en ôtant son
masque, après avoir marqué le point de la victoire. T’avais la tête ailleurs,
on dirait. Ça va ?
Je l’observe à travers la grille de protection. Ma mère est aux abonnés
absents. Mon frère s’est peut-être tué parce que porteur d’une maladie
génétique que je peux très bien avoir aussi, et un foutu journaliste fouine
dans ma vie privée.
— Juste un tas d’emmerdes à régler, bougonné-je en ôtant mon masque.
— L’entraînement, c’est le secret. Maintenant que tu es marié, et Tom en
pleine idylle avec Henry, je me retrouve tout seul.
— Mon cœur saigne, vieux.
Il éclate de rire et me donne une claque dans le dos.
— Tu vas à la fête de Dimitri, ce soir ?
— Ouais.
— Bon, on boit un verre, et après je te libère.
— D’accord. Mais rapide alors. Je dois aller chercher des bijoux au
coffre.
— Pour ta comtesse ?
— Oui, absolument.
Joe sourit jusqu’aux oreilles.
— Tu veux un coup de main pour choisir ?
— Ben voyons !
— Bah, je demandais juste.

Alessia et Caroline sont dans un taxi qui les ramène à Chelsea. Le


téléphone d’Alessia vibre. Elle reçoit un texto de Maxim.

De quelle couleur est ta robe ?


Mx

L’une est noire


L’autre rouge.
Pourquoi ?

Tu verras !
Mx

— C’est Maxim ?
Alessia acquiesce. Caroline esquisse un sourire.
— Il va être enchanté de tes efforts d’aujourd’hui.
— J’espère bien.
— C’était très sympa.
— C’est vrai, reconnaît Alessia, non sans surprise.
— Cela dit, c’est ma dernière journée de détente avant un moment,
annonce Caroline.
— Pourquoi ?
— Eh bien, je commence à bosser sur un projet pour Maxim la semaine
prochaine.
— Ah oui ?
Alessia jette un coup d’œil à Caroline, qui n’a pas remarqué son
expression inquiète.
— Dans mon ancienne vie, reprend-elle, j’étais décoratrice d’intérieur, et
la propriété de Mayfair a besoin d’un coup de neuf. Il veut que j’y ajoute
ma touche personnelle.
Sa touche personnelle. Qu’entend-elle par là ?
Caroline travaille pour Maxim. C’est nouveau.
Vont-ils collaborer de près ?
Son cœur se serre quand elle se remémore leur étreinte de ce matin.
— Et ça te plaît ? De bosser ? demande-t-elle à voix basse.
— Oui et non. Ça dépend du client. Avec Maxim, c’est facile, mais
certains sont juste impossibles. (Caroline fait la grimace, et Alessia rit de
cette réaction inattendue.) Autrefois, j’ai eu des clients terribles, exigeants,
et certains carrément fous. Mais ça me manque d’être au cœur de l’action.
Et maintenant, eh bien, je dois retourner dans la société puisque… puisque
Kit…
Caroline dégage une assurance qu’Alessia envie, mais à la simple
évocation de son mari décédé son visage se décompose, ses épaules
s’affaissent, son regard se voile… Instinctivement, Alessia lui saisit la
main. Caroline tourne ses yeux bleus emplis de larmes vers elle et lui presse
la main en retour.
— Merci, dit-elle.
La compassion d’Alessia affleure dans son sourire, et elles gardent le
silence un moment. Alessia regarde par la fenêtre en se demandant quel
effet cela lui ferait d’avoir un vrai métier.
— J’aimerais travailler, mais je ne peux pas parce que je n’ai pas de visa,
murmure-t-elle, presque pour elle-même.
— Ah oui ?
— C’est frustrant. J’aimerais… euh… contribuer…
— Je comprends. (Caroline a l’air songeur.) Je suis sûre que tu contribues
d’une autre manière.
Elle esquisse un petit sourire, et Alessia se demande si elle pense au sexe,
comme elle le fait si souvent. Mais son expression ne reflète aucune malice.
— Je deviens un peu folle dans l’appartement.
— Oh, tu auras largement de quoi t’occuper quand tu seras installée. En
tant que comtesse, tu as deux domaines à superviser. D’ailleurs, Maxim m’a
demandé des conseils sur les cours de savoir-vivre. Je lui ai recommandé
celui que j’ai pris. C’était juste ce dont j’avais besoin. Ça va t’aider, toi
aussi.
— J’ai été surprise de l’apprendre.
Caroline s’esclaffe.
— Kit ne m’a pas laissé le choix. Chérie, je n’appartiens pas à
l’aristocratie. Kit était très exigeant sur la manière de faire les choses.
— Oh.
— Pour être honnête, il était un peu snob. Tout devait être parfait. Mais
Maxim n’est pas comme ça.
— Non.
Alessia s’attend à ce qu’elle lui lance « il t’a épousée » comme preuve
qu’il n’est pas snob.
Pourtant elle ne le dit pas.
— Après cette formation, tu auras suffisamment d’assurance pour
assumer ton rôle et tu pourras être officiellement présentée à tout le
personnel du domaine comme la comtesse de Trevethick.
— Oui, c’est pour ça que je veux la suivre. Pour avoir de l’assurance.
— Tout va bien se passer.
Stupéfiée par la sincérité et la gentillesse de Caroline, Alessia lui sourit.
Sa belle-sœur penche la tête pour l’étudier.
— C’est très joli cette coiffure, Alessia, avec ces vagues. (Elle soupire.)
J’envie tes cheveux épais. Ils sont si soyeux. Tu devrais aller au salon deux
fois par semaine et demander à Luis la même chose. À l’académie, on
t’apprend aussi à te faire belle. Les ongles. La coupe. Tout. Tu vas les
épater, ma chérie. Tu vas rencontrer tout le monde, et ils seront tous à tes
pieds. Après cette soirée, la presse arrêtera de te harceler.
Alessia n’en revient pas d’être enviée par sa belle-sœur, alors que c’est
tout le contraire – elle aimerait avoir la distinction, le maintien et la
confiance de Caroline. Elle est son modèle, et grâce à ce cours, elle a bon
espoir de lui ressembler.
— Je ne sais rien de la fête de ce soir.
— Maxim ne t’a pas parlé de Dimitri ?
Alessia secoue la tête.
— Qui est Dimitri ?
— C’est le fils d’un oligarque russe. Une personnalité fantasque. Il aime
donner des réceptions grandioses. Et faire des folies. Tu verras. Kit le
connaissait bien. Maxim moins. Dimitri aime s’entourer de gens glamours
et influents.
Waouh. Évidemment, Maxim est invité à ce genre de soirée. Caroline
aussi.
Alessia espère qu’elle saura se montrer à la hauteur.
— Il s’est fait une place dans la société. D’après les rumeurs, son père
serait un ex-agent du KGB. Tu imagines ! Et il sait recevoir. On va bien
rigoler.
Elle sourit à Alessia, sans se douter que ses paroles l’ont paniquée. Cet
événement mondain l’intimide.
— Tu es vraiment très belle. (Caroline marque une pause.) Il est différent
avec toi. Protecteur. Tu vois. (Son ton s’adoucit. L’affection de Caroline
pour Maxim est évidente.) Il est fou de toi. Ça doit être agréable.
— Ça l’est, affirme posément Alessia.
Elle tient à lui rappeler que Maxim est son mari.
— C’est admirable ce que tu as fait. Il a fui l’intimité toute sa vie… Tu as
réussi l’impossible.
Alessia se tortille sur son siège, embarrassée par le tour que prend la
conversation.
— Merci, marmonne-t-elle, ne sachant pas quoi ajouter.
Pourtant, au fond d’elle, elle a envie de crier sur les toits : Il est à moi !
Bas les pattes !
— Tu as une autre course à faire ? s’enquiert Caroline.
— Non, je voudrais rentrer. Mais j’ai adoré cette journée, merci.
Alessia est étonnée de penser ce qu’elle vient de dire, en dépit des
questions intrusives de sa belle-sœur.
Peut-être qu’elle n’est pas sa rivale après tout.
Peut-être.
— Je dois préparer le dîner, ajoute Alessia.
— Quoi ? Tu cuisines ? Pour lui ?
— Oui.
— Waouh ! s’exclame Caroline, éberluée. Ce n’est guère surprenant. Je
t’ai vue œuvrer avec ta mère en Albanie. Un beau moment d’intimité. Tu
t’entends bien avec elle ?
— Oui. Et toi ?
Caroline renifle.
— Ma mère vit dans le sud de la France. Je ne la vois pas très souvent.
(Elle cale une mèche derrière son oreille comme si elle voulait repousser
une pensée déplaisante, et poursuit :) Et le repas à ton mariage était
délicieux. Je ne fais jamais la cuisine. Mais heureusement, j’ai Mme Blake.
Elle baisse la voix, comme si la tristesse s’emparait à nouveau d’elle, et
Alessia se rappelle ce que sa belle-sœur a dit à Maxim.
Caroline se sent seule elle aussi.
— Tu peux te joindre à nous si tu veux. Je vais préparer un repas léger.
Caroline rit.
— J’aurais bien aimé, mais je dois me pomponner. Toi aussi d’ailleurs.
Mais dis-moi, est-ce que je peux venir avec vous à la fête ? Je n’ai pas envie
de m’y rendre seule.
— Bien sûr, répond Alessia, convaincue que Maxim n’y verra pas
d’inconvénient.
— Merci. J’ai hâte. Je ne suis pas sortie depuis votre mariage. Et j’ai
besoin de m’amuser. D’ailleurs vous pourriez passer à la maison avant pour
boire un cocktail ?
— D’accord, si tu veux.
Alessia sourit malgré son appréhension. Ça lui plaît d’aller à cette soirée,
mais en même temps elle est terrifiée. Et si elle faisait un faux pas ? Ou…
ou disait une bêtise ? Elle déglutit, sentant la panique l’envahir. Elle croise
les mains.
Alessia, calme-toi. Ça va être amusant.
Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
18

J’ai la bouche sèche. Dans la lumière de l’entrée, Alessia est


époustouflante. Elle porte une robe longue en soie, cintrée à la taille, qui
remonte jusqu’au cou, tout en dévoilant ses épaules. Le bas sculpte ses
hanches, se resserre aux genoux, puis tombe en corolle jusqu’à ses pieds.
Ses yeux sombres sont soulignés de khôl, ses lèvres du même vermillon que
sa robe, et ses cheveux encadrent son visage en ondulations douces. Une
vraie déesse. Aphrodite. Et elle m’appartient.
Je m’éclaircis la gorge.
— Tu es éblouissante.
Son sourire timide réveille immédiatement ma queue.
— Tu n’es pas mal non plus.
Je ris.
— Ce vieux truc ? C’est mon costume porte-bonheur.
— Tu pourrais remporter le gros lot ce soir, susurre Alessia.
Je m’avance et saisis une mèche de cheveux entre mes doigts.
— Je l’espère bien, si c’est toi le gros lot. Ta coiffure est charmante.
— On est allées dans un salon de beauté où un homme m’a lavé les
cheveux. Puis un autre m’a fait un brushing.
Un pincement de jalousie me tiraille.
— Vraiment ? (Je la prends dans mes bras.) Je ne suis pas sûr
d’apprécier.
Alessia glousse.
— C’était une première pour moi.
D’un geste tendre, je prends son visage entre mes paumes et presse
doucement mes lèvres sur les siennes.
— Eh bien, je n’approuve pas.
— Ma coiffure ?
— Non. Tous ces hommes. Enfin, ils ont fait du bon boulot, je le
reconnais. Viens. Je veux te montrer quelque chose.
Sur la table sont posés trois écrins en velours. Je les ouvre, révélant leurs
secrets étincelants. Alessia retient son souffle, émerveillée.
— Oui. Le trésor des Trevethick. Une partie d’une importante collection.

Alessia est sans voix. Sur la table, nichés dans le velours, les plus
beaux bijoux qu’elle ait jamais vus.
Des diamants.
Des diamants qui scintillent dans la lumière tamisée.
— Essayons un peu, dit Maxim en prenant les boucles d’oreilles en
forme d’étoiles.
Il repousse une mèche derrière l’oreille d’Alessia et fixe délicatement la
première, puis la deuxième.
— Tu es sublime. Tu n’as pas besoin d’artifices, mais ces boucles sont
faites pour une déesse. Et dans cette robe, c’est ce que tu es. Tu les aimes ?
Dans le miroir accroché au mur, Alessia contemple la femme
méconnaissable qui la regarde. Elle semble… différente. Confiante.
Puissante.
— Je les adore, murmure-t-elle en observant son mari dans la glace,
fascinée par sa beauté.
Ses yeux émeraude brillent et ses lèvres s’entrouvrent quand il inspire. Il
porte un costume noir ajusté et une chemise blanche.
Il est tellement viril. Élégant. Séduisant.
Il lui adresse un sourire éclatant.
— Bien. Je vais les remettre dans le coffre.
— Tu as un coffre ?
— Nous avons un coffre. Il est dans mon dressing.

Main dans la main, Alessia et Maxim se rendent à pied à Trevelyan


House. Alessia a les nerfs en pelote au souvenir de l’accueil peu
enthousiaste de Mme Blake le week-end dernier.
Comment Mme Blake va-t-elle la recevoir aujourd’hui ?
— Cette maison appartient à notre famille depuis plusieurs générations…
Maxim ouvre le portail en fer forgé et l’entraîne sur l’allée dallée qui
traverse le jardin. Ils s’arrêtent devant une imposante demeure dont la porte
d’entrée, vernie de noir, ressemble étrangement à celle de la maison de
Cheyne Walk.
— J’ai grandi ici.
Alessia sourit.
— Il y a des photos de toi enfant ?
Cela fait rire Maxim.
— Oui. Beaucoup.
Il appuie sur la sonnette, qui carillonne à l’intérieur de la maison.
— Tu as déjà rencontré Mme Blake. (Le visage de Maxim se fait
sérieux.) Elle travaille pour nous depuis des lustres, depuis que mon père
est comte. M. Blake, son mari, est le majordome de la famille.
— D’accord.
Alessia se prépare mentalement à la confrontation.
Un homme corpulent et dégarni, vêtu d’un costume noir impeccable,
ouvre la porte. Il pose ses yeux bruns perspicaces sur Alessia, puis sur
Maxim.
— Lord Trevethick, dit-il en inclinant la tête.
— Blake. (Maxim prend la main d’Alessia pour franchir l’entrée.) Voici
mon épouse, Lady Trevethick.
— Mes félicitations à tous les deux, répond aimablement le majordome.
Lady Trevethick, bienvenue à Trevelyan House. Puis-je prendre vos
manteaux ?
— Caroline nous attend, l’informe Maxim en lui tendant son pardessus.
Alessia enlève sa veste.
— Lady Trevethick, murmure le majordome en la prenant, l’air
admiratif. Milord, Lady Trevethick est dans le salon. Préparez-vous, je crois
que des cosmopolitans sont au menu.
Maxim rigole.
— Merci.
Blake leur adresse un signe de tête, tourne les talons, et les précède dans
le grand hall carrelé de noir et blanc. Alessia étudie les lieux. Les murs sont
ornés de photographies et de tableaux. Au plafond, deux immenses lustres,
comme dans l’appartement de Maxim, mais encore plus impressionnants.
Un miroir trône au-dessus d’une commode ancienne où deux lampes
ouvragées aux abat-jour miel éclairent les lieux d’une lumière dorée.
— Le salon est à l’étage, précise Maxim avec un sourire.
Leurs pas résonnent sur les marches du large escalier en bois. Aux murs,
d’autres tableaux et photos. Alessia en repère une avec Maxim. Il semble
plus jeune et pose avec un homme aux cheveux blonds et bouclés qui paraît
un peu plus âgé. Tous deux portent un uniforme : pantalons blancs, bottes
de cuir et tee-shirts sombres avec LAURENT PERRIER inscrit sur le devant. Un
long maillet est nonchalamment posé sur l’épaule de Maxim, tandis que son
compagnon, plus sûr de lui, s’appuie sur un maillet similaire.
— C’est Kit et moi en tenue de polo. Il y a cinq ans.
— Vous êtes très beaux tous les deux.
Maxim sourit, avec une expression enfantine et ravie.
— Merci.
Il l’entraîne vers un vaste salon où Caroline les attend. Elle est vêtue
d’une superbe robe longue noire, au décolleté plongeant.
Elle fait un pas vers eux et saisit leurs mains.
— Bienvenue ! Alessia, tu es fantastique. Maxim… (Elle embrasse
Alessia sur la joue et offre la sienne à Maxim, qui y dépose une bise.) Je
parie que vous avez tous les deux besoin d’un cosmo. (Elle presse leurs
mains, puis se tourne pour appuyer sur un bouton au mur.) Asseyez-vous, je
vous en prie.
Alessia parcourt la pièce du regard, impressionnée par son luxe et sa
patine ancienne. À la fois confortable et élégant. Une cheminée en marbre
flanquée de colonnes domine la pièce, où sont disséminés plusieurs canapés
rouges moelleux. Sur les murs, des tableaux de paysages, des natures
mortes, des photos de Caroline et de son mari, et plusieurs d’un vieil
homme qu’Alessia reconnaît grâce aux portraits en Cornouailles – c’est le
père de Maxim. Et quelques-unes de Kit, Maryanne et Maxim enfants.
— Je peux regarder les photos ?
— Bien sûr, Alessia, répond Caroline. Fais comme chez toi.
On frappe un coup bref à la porte. Blake entre et se dirige vers le chariot
à alcool où trônent bouteilles, verres en cristal et shaker.
— La robe te va à ravir, comment Caroline. Elle te plaît, Maxim ?
— Oui. Beaucoup.
Maxim la couve d’un regard intense.
— Merci, murmure Alessia en rougissant.
Elle se retourne pour observer l’un des clichés. Maxim a neuf ou dix ans,
et il est déjà très beau, la main de son père est posée sur son épaule.
Maryanne se tient entre Maxim et son frère – plus grand, avec un casque de
cheveux bouclés – tandis que Rowena pose derrière Kit, le bras autour du
cou de son fils aîné. Elle darde sur le photographe ses prunelles d’acier,
comme si elle le mettait au défi de révéler la vérité.
Quelle vérité ?
— J’ai mis là-dedans des trucs appartenant à Kit, déclare Caroline à
Maxim en désignant un coffret en bois précieux sur la table basse.
— Oh. (Maxim l’observe, le regard empli de doute.) Euh…
— Bah, pas maintenant. Ce n’est pas le moment.
Un lourd silence tombe sur la pièce, heureusement brisé par le bruit du
shaker. Tous les regards se tournent vers Blake, qui secoue le mélangeur
argenté avec un plaisir évident. Maxim sourit, et Caroline éclate de rire
avant de rejoindre le majordome.
— Je vais vous aider, Blake.
D’un mouvement adroit, Blake verse le cocktail dans les verres, puis
Caroline ajoute un zeste d’orange.
— Voilà, lance-t-elle en tendant leur coupe à Alessia et à Maxim. Un
cosmopolitan. Enfin un cosmo, comme on dit.
— Un cosmo, répète Alessia.
— Santé ! lance Caroline avec un grand sourire à Maxim.
— Gëzuar ! s’exclament Alessia et Maxim à l’unisson.
Alessia en boit une gorgée. Le goût est sucré, fort – un délice.
— Mmm… qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Vodka, un trait de Cointreau, jus de citron, cranberry, répond Maxim
d’une voix vibrante en croisant le regard d’Alessia.
— Oh, mon Dieu, prenez une chambre, tous les deux ! raille Caroline.
Maxim fait un clin d’œil à Alessia, et Caroline poursuit :
— J’ai pensé qu’un cocktail à base de vodka serait parfait pour lancer les
hostilités avant la soirée de Dimitri.
Maxim hoche la tête.
— Oui, la vodka va couler à flots ce soir. On en boit un, et après on y va.

Dimitri vit dans le quartier de Mayfair. La maison en briques rouges a


été rénovée par un architecte d’intérieur en vogue. J’y suis allé deux ou
trois fois. Le décor, le mobilier, les œuvres d’art, tout est parfait bien que
sans âme. Je ne me suis jamais senti à l’aise en compagnie de Dimitri –
même si je ne l’ai guère fréquenté –, mais sa fête est une occasion idéale
pour présenter Alessia à toute la bonne société. Dès demain, nous ferons la
une des tabloïds.
— Tu es prête ?
Le taxi s’est garé devant la maison. Alessia hoche la tête, ses yeux noirs
brillent sous la lueur des réverbères.
— Caro ?
— Oui. Il est temps de se remettre en selle, soupire Caroline.
— Bien. On y va. Alessia, ne te sens pas obligée de répondre aux
questions.
Quand nous sortons de la voiture, un flot d’invités sur leur trente et un se
presse devant la propriété. Les paparazzis s’approchent en braquant leurs
appareils photo sur nous.
— Lord Trevethick !
— Maxim !
— Par ici !
J’enlace Alessia, je saisis la main de Caroline, et nous entrons sous une
avalanche de flashs et de cris. Cela me semble durer une éternité, pourtant
quelques secondes plus tard, nous nous retrouvons dans l’espace
relativement protégé de la cour.
Alors qu’il est encore tôt, l’endroit est déjà bondé. Une jeune femme
séduisante aux cheveux gominés, entièrement vêtue de noir, prend nos
manteaux, et une serveuse nous tend un verre de vodka.
— Merci, répond Alessia en observant le liquide clair d’un air
soupçonneux.
— Bienvenue chez Dimitri, lui chuchoté-je avant de boire le shot cul sec.
À son crédit, il sert toujours de la bonne vodka. Imitant Caroline, Alessia
vide son verre d’un trait.
— Ah ! C’est fort !
— Ouais… mais moins que le raki ? Allons chercher Joe et Tom. Ils
devraient être là.
— Trevethick ! lance la voix tonitruante de Dimitri Egonov. Quel plaisir
de te voir parmi nous ! Et qui est cette sublime créature ?
Il parle avec un léger accent russe. Son ton est bien trop obséquieux à
mon goût. Et il porte une veste de smoking blanche, comme Gatsby ou
Humphrey Bogart.
— Voici mon épouse, Alessia Trevethick. Alessia, notre hôte, Dimitri
Egonov.
Il lui saisit la main et la porte à ses lèvres, tout en la couvant de son
regard sombre.
— Les rumeurs sont donc vraies, susurre-t-il. Chère Lady Trevethick,
vous êtes exquise.
— Monsieur Egonov, répond Alessia avec un sourire poli.
— Fais attention à celle-ci, me prévient Egonov. C’est un diamant brut.
— C’est certain, dis-je, agacé qu’il continue de lui tenir la main.
Lâche ma femme !
Jamais je ne me suis senti aussi possessif.
— Soyez les bienvenus. Vous avez de quoi faire la fête ici. Maxim, tu
pourrais être mon DJ la prochaine fois.
Jamais.
— Je crois que ma période DJ est derrière moi, Dimitri.
Je lui souris poliment, même si j’attends qu’il lâche ma femme.
Enfin, il la libère, et se tourne vers Caroline.
— Lady Trevethick, vous êtes ravissante ce soir.
— Dimitri, chéri.
Elle lui donne un baiser aérien sur chaque joue, mais il la serre dans ses
bras.
— Toutes mes condoléances, lui murmure-t-il en la retenant contre lui.
Caro se tourne vers moi, l’air affolé. Alessia vient à sa rescousse.
— Caroline, tu veux bien me faire visiter ? demande-t-elle doucement.
— Merci, Dimitri, bredouille Caroline.
Dimitri relâche enfin Caro, lui lance un regard complice et s’éloigne du
trio.
— Ça va ? demandé-je à Caro.
— Ça va. Il est juste un peu… particulier.
— Ouais. Bon, allons boire un verre.

Alessia est éblouie par le spectacle qui s’offre à elle. La cour est coiffée
d’un dais de soie noire festonnée de minuscules lumières scintillantes. Au
centre, sur un socle noir, une sculpture de glace imite un bouquet de
flammes, éclairée par des lumières clignotantes rouge et orange. Le feu
semble réel. Trois barmans postés devant servent des shots de la vodka qui
s’écoule à travers les flammes glacées.
— Une fontaine de vodka, marmonne Maxim. Allons plutôt boire du
champagne.
— Je vais prendre un autre shot, dit Caroline.
Elle approche du bar et salue une jeune femme très grande. Maxim fait
brusquement demi-tour, comme s’il voulait éviter la confrontation, saisit
deux flûtes de champagne et en donne une à Alessia.
— Viens, on va se mêler aux invités.
Les hommes et les femmes sont vêtus de leurs plus beaux atours. Alessia
reconnaît des acteurs de cinéma, des célébrités, et des hommes politiques
dont elle a vu la photo dans les journaux gratuits qu’elle lisait pendant ses
trajets en train pour aller et venir de Brentford. En marge de la foule, des
hommes costauds en costume sombre, munis d’oreillettes, surveillent les
festivités.
Des agents de sécurité ? Pour quoi faire ? Alessia n’en a aucune idée.
Plusieurs personnes abordent Maxim pour lui présenter leurs
condoléances et faire la connaissance d’Alessia. Elle serre les mains les
unes après les autres, consciente des regards envieux de plusieurs superbes
femmes. Elle se demande si Maxim en connaît certaines intimement.
Alessia, arrête ça tout de suite.
Elle s’accroche au bras de son mari. Lorsqu’un photographe leur
demande de poser, Maxim l’attire près de lui.
— Souris, chuchote-t-il. Cette photo sera dans la rubrique mondaine des
journaux de demain. Et je veux que tout le monde sache que tu
m’appartiens.
Alessia lui adresse un sourire radieux, tous ses doutes envolés, tandis que
le photographe prend plusieurs clichés, les remercie et s’éloigne.
— Trevelyan !
Tom, en tenue de gala, fend la foule dans leur direction, Henrietta sur ses
talons.
— Chère Alessia, tu es magnifique. Maxim, bien joué, vieux ! Tout le
monde voulait rencontrer ta femme.
Le visage d’Henrietta s’éclaire quand elle découvre Alessia.
— Tu es fantastique, lance-t-elle.
Alessia lui rend son sourire.
— Merci. Toi aussi.
Maxim et Tom se lancent dans une discussion animée. Alessia entend les
mots « insupportables journalistes, sécurité et kompromat » – le dernier
terme restant un mystère pour elle.
— C’est la première fois que je viens ici. On va explorer les lieux ?
propose Henry, les yeux pétillant de curiosité et d’espièglerie.
— D’accord, dit Alessia, gagnée par l’enthousiasme d’Henry.
Elle aussi est curieuse. Elle n’a jamais visité la demeure d’un oligarque
russe.
— Où allez-vous ? s’enquiert Maxim.
— Visiter la maison, répond Henry.
Le regard de Maxim se voile aussitôt d’inquiétude.
— Sois prudente, murmure-t-il.
Il n’aime pas qu’elle s’éloigne de lui, pourtant il ne cherche pas à la
retenir.
— Bien sûr, le rassure-t-elle avec un sourire.
Il hoche la tête, et Henrietta s’empare de deux flûtes de champagne sur
un plateau avant d’entraîner Alessia dans la foule.
L’intérieur de la demeure est impressionnant, décoré dans les tons brun et
crème, avec des touches d’or un peu partout, et des tissus de soie et de satin.
Les murs sont ornés d’œuvres d’art abstraites et figuratives. Le décor est
élégant, mais un peu froid au goût d’Alessia. Les invités bavardent, rient et
boivent dans toutes les pièces. Dans un petit salon, deux comédiens
réalisent des tours de magie. L’un d’eux fait apparaître une pièce d’or
derrière l’oreille d’Henry. Et, à la grande joie de la jeune femme, le
magicien la lui laisse.
Dans la salle à manger est dressé un fastueux banquet. Alessia reconnaît
le caviar, les œufs de saumon, mais il y a aussi des boulettes et des petits
pâtés à la viande. Des Pirojkis, l’informe Henry. La table, qui peut accueillir
vingt personnes, est chargée de victuailles. Des serveurs aux cheveux
gominés, en livrée noire, se tiennent prêts à servir les convives. Henry et
Alessia prennent du caviar avec des blinis, des boulettes et des pâtés.
— Ça va nous requinquer, assure Henry.
Elles emportent leur assiette dans la pièce suivante, à la déco tout aussi
fade, où évoluent des gens tous plus beaux les uns que les autres. Henrietta
présente Alessia aux personnes qui les abordent. Une jeune femme vêtue de
noir s’approche. Sa silhouette gracile flotte dans sa robe, un peu trop grande
pour elle.
— Alors c’est vous qui avez ferré Maxim Trevelyan ? lance-t-elle en
examinant Alessia des pieds à la tête.
— Maxim est mon mari, répond Alessia d’un ton sec, consciente qu’elle
est un objet de curiosité pour beaucoup des invités.
Pourtant aucun d’eux ne lui a parlé aussi abruptement que cette femme.
— Une jolie petite poupée, hein ? ajoute-t-elle, visiblement éméchée.
— Et vous êtes ?
— Arabella Watts. Maxim et moi, on s’est connus. Il y a des lustres. Je
dois vous féliciter d’avoir mis le grappin sur l’un des plus beaux partis de
Grande…
— Merci, Arabella, l’interrompt Henry. Nous allons retrouver Maxim.
(Elle agrippe la main d’Alessia et l’entraîne dans la salle suivante.) L’ex de
Maxim, soupire-t-elle. Une vraie droguée et une sacrée peste. Même si les
deux ne sont pas liés.
— Oh. Une ex ?
— Oui. Il ne t’en a pas parlé ?
— Brièvement. Mais pas… euh… pas dans les détails.
— C’est sûrement mieux comme ça. Après tout, on n’a pas envie de tout
savoir sur les ex de nos mecs, n’est-ce pas ?
Alessia secoue la tête et ne veut pas réfléchir aux anciennes liaisons de
Maxim.
Il y en a trop.
Henry se poste près d’une fenêtre pour qu’elles terminent tranquillement
de manger. Quand elles ne sont pas interrompues par certains qui veulent
saluer la nouvelle comtesse, Henry lui parle de sa journée. Elle est
infirmière et a rencontré Tom quand elle travaillait à l’hôpital des vétérans
de Londres. Alessia l’écoute attentivement et se détend peu à peu grâce à sa
présence rassurante. Elle se demande vaguement où Maxim peut bien être.
Leur assiette terminée, une autre flûte de champagne à la main, elles
retournent au cœur de la fête. L’ambiance est électrique à présent. Les
conversations sont plus animées et les voix plus fortes. Elles empruntent un
couloir et passent devant un magnifique escalier en bois qui mène au sous-
sol, d’où jaillissent des lumières colorées et une musique endiablée.
Henry fait la grimace.
— Mieux vaut ne pas descendre.
Elles gagnent la salle de réception principale. Une vaste pièce
luxueusement aménagée, avec une cheminée à gaz design dont les flammes
apportent une touche de couleur. L’excitation de la foule est palpable,
accompagnée du tintement des flûtes de champagne et des verres à vodka.
— Regarde, lance-t-elle en repérant le piano à queue sur la mezzanine
au-dessus de leurs têtes. Viens, on monte !
Henry vide sa flûte, en prend deux autres sur un plateau et grimpe
l’escalier en colimaçon. Alessia sent les regards curieux des gens sur elle.
Elle suit Henry dans l’escalier. Sur la mezzanine, elle découvre une
impressionnante bibliothèque et un piano noir brillant. Alessia retient son
souffle. C’est un Bechstein.
— Eh bien, bonjour. Vous en jouez ? s’enquiert un jeune homme aux
cheveux noirs, ébouriffés comme ceux de Maxim.
Il a le même accent que Dimitri.
— Pas moi, répond Henry. Mais Alessia oui. Très bien.
Le regard bleu azur de l’homme scrute le visage d’Alessia, puis descend
le long de son corps, tandis qu’elle hausse le menton pour relever le défi.
Il ricane de sa tentative d’intimidation.
— Grisha Egonov. Et vous êtes ?
Tandis qu’Alessia lui serre la main, une alarme se déclenche aussitôt dans
sa tête. La poigne de cet homme est trop douce, son sourire trop charmeur.
Elle retire ses doigts et résiste à la tentation de les essuyer sur sa robe.
— Egonov. Le frère de…
— Dimitri, oui. Enfin, son demi-frère. Même père.
— Alessia Trevethick.
— Ah ! La nouvelle comtesse. (Il s’incline et lui fait un baisemain.)
Milady…
Elle frissonne de la tête aux pieds.
— Voici mon amie, Henrietta Gordon.
Henry observe Grisha avec le même air inquiet qu’Alessia. Il lui adresse
un signe de tête et reporte son attention sur Alessia.
— Votre accent. Comme moi, vous n’êtes pas d’ici.
— Je suis Albanaise.
— Ah. Intéressant. Je vous en prie, ajoute-t-il en désignant le piano.
— Je ne voudrais pas… euh… perturber la soirée.
Il la regarde avec une intensité grandissante.
— Peut-être que c’est exactement ce dont cette soirée a besoin, au
contraire. Ou bien votre amie ici présente a-t-elle un peu… exagéré ?
Henry éclate de rire.
— Montre-lui, articule-t-elle.
Grisha les observe avec un mélange d’amusement et de dédain.
— S’il vous plaît…
Il l’invite à nouveau à prendre place au piano, et comme Alessia n’a
jamais eu l’opportunité de jouer sur un Bechstein, elle accepte avec un
gracieux signe de tête. Elle s’installe sur le tabouret, pose ses doigts sur ses
genoux et contemple la merveille sous ses yeux. Les lettres dorées
C. BECHSTEIN sont une véritable tentation. Alessia appuie sur le do, et la note
résonne d’un son profond, riche, doré.
Parfait.
Elle lève les yeux sur Grisha, qui tient son portable à la main et la
regarde avec une impatience évidente.
Elle va lui montrer, à ce connard arrogant.
Alessia fait un clin d’œil à Henry. Posant les mains sur le clavier, elle
entame le Prélude no 2 de Bach en do mineur… son morceau en colère.
La musique éclate à travers la pièce, dans un feu d’artifice rouge et
orange, plus époustoufflant que la fontaine de vodka. Alessia est aux anges.
Et comme elle a un peu bu, elle joue plus librement, plus vite, laissant la
musique l’emporter, et clouer le bec à l’imbécile à côté d’elle.

Je laisse Tom et Joe à leur discussion sur les mérites respectifs du rugby
et du foot, et je pars à la recherche d’Alessia. Ignorant la panique qui
s’insinue en moi, je passe d’une pièce à l’autre, tandis que les invités me
présentent leurs condoléances ou me félicitent pour mon mariage avec la
merveilleuse épouse qu’ils viennent juste de saluer !
Où est-elle passée ?
Puis je l’entends. Le prélude de Bach au-dessus du bourdonnement des
conversations.
Alessia.
Elle est dans le grand salon. Je suis la musique et, au milieu de la foule,
je lève les yeux et repère Henry sur la mezzanine, à côté de ce petit
prétentieux de Grisha, le frère cadet de Dimitri.
Maintenant que j’ai ma femme dans mon champ de vision, je peux me
détendre et l’écouter. C’est le morceau d’Alessia quand elle est en colère –
je me demande bien ce que Grisha a fait pour l’énerver.
— Maxim !
Je me retourne et vois Charlotte tituber vers moi.
Mes ex. Quelle poisse !
Elles sont là toutes les deux. Même si j’ai réussi à éviter Arabella.
Caroline parlait avec Charlotte tout à l’heure, je me demande bien de quoi.
— Bonjour, Charlotte.
Je pose un doigt sur mes lèvres pour l’intimer au silence, car je veux
écouter l’interprétation sublime de ma femme. Charlotte jette un coup d’œil
à Alessia.
— Tu m’as manqué, lâche-t-elle en me prenant les doigts. Tu viens avec
moi en bas ?
L’invitation de Charlotte est claire, mais son regard est trouble. Elle est
ivre. Ou défoncée. Ou les deux. Et je suis un peu surpris par son attitude.
Elle ne sait pas que je suis marié ?
Alessia termine le prélude, et alors que les dernières notes s’évanouissent
dans la salle, les applaudissements explosent. Je récupère ma main pour
applaudir, mais Charlotte agrippe les revers de ma veste et, avant que je
puisse réagir, me plante un baiser sur la bouche, pressant sa langue humide
entre mes lèvres. J’ai vaguement conscience d’un flash.
Bordel de merde.
Je m’écarte et lui attrape les mains pour échapper à ses griffes.
— Charlotte ! Qu’est-ce qui te prend ?

Alessia entend la salle applaudir.


— Bravo, Lady Trevethick ! lance Grisha. J’avais beau avoir des doutes,
c’était impressionnant.
— Merci.
Alessia sourit à une Henry ravie, mais quand elle baisse les yeux sur la
foule, elle se fige.
Son mari.
En train d’embrasser une autre femme.
Et le monde d’Alessia s’effondre.
Quoi ?
19

Alessia détourne les yeux. Cette vision est insupportable et de la bile lui
remonte dans sa gorge. Elle ravale le liquide amer, prise de vertige. La
pièce lui paraît soudain trop petite, étouffante. L’idée qu’elle découvre la
vraie vie de son mari se cristallise dans son esprit.
Peut-être qu’il se comporte tout le temps comme ça.
Alessia ne peut pas le savoir, c’est la première fois qu’elle se rend à une
soirée avec lui.
C’est Maxim. C’est dans sa nature. Caroline l’avait prévenue.
Elle se lève, vacillant sous le choc, et refuse de regarder de nouveau dans
sa direction. Elle se tourne vers Grisha.
— Je dois sortir d’ici.
— Ça va ? s’inquiète Henry.
Alessia secoue la tête. Le front de Grisha se plisse, son inquiétude est
presque palpable.
— Vous vous sentez mal ? demande-t-il.
Alessia hoche la tête. Elle veut juste s’en aller. Tout de suite.
— J’ai besoin d’air.
Sourcils froncés, Henry observe la foule sous ses yeux.
— Je vais chercher de l’aide.
— Venez !
Grisha agrippe Alessia par la main et l’entraîne vers la bibliothèque, où il
appuie sur un bouton caché. L’une des étagères s’ouvre, révélant un passage
secret.
— Suivez-moi.
Alessia titube derrière lui et entend le cliquetis de la bibliothèque qui se
referme dans leur dos.

Assieds-toi, Charlotte. Tu es soûle ! Et apparemment tu n’es pas au


courant, mais je suis marié !
Choqué par le comportement de Charlotte, je la fais asseoir sur un
fauteuil pour l’empêcher de s’écrouler par terre. Elle me regarde d’un air
méprisant.
— J’ai entendu dire que tu avais épousé ta bonne.
— J’ai épousé la femme que j’aime.
Elle renifle.
— Elle est en cloque ? Comme c’est chevaleresque de ta part, Maxim.
— Ta gueule, Charlotte, grogné-je avant de tourner les talons.
Elle m’attrape par la main.
— Je n’arrive pas à croire que tu sois marié, s’étrangle- t-elle.
— Eh bien, si.
Je lève mon doigt pour lui montrer mon alliance. Elle ne s’est jamais
conduite ainsi. Je me demande si elle est venue seule ou avec son petit ami.
Je regarde autour de moi, personne ne fait attention à elle.
— Tu es venue seule ?
— Avec un ami.
— Où est-il ?
Elle fait un geste vague en direction de la cour.
— Caroline a dit…
— Quoi ? Qu’a dit Caroline ?
Charlotte secoue la tête.
— Que tu baiserais avec n’importe qui…
C’est pas vrai ! Caro !
— Même avec moi. Il m’a larguée…, gémit-elle.
— Charlotte, un peu de dignité ! Tu as l’embarras du choix… Bon,
maintenant, si tu veux bien m’excuser, je vais retrouver ma femme.
Je la laisse, ébranlé par notre altercation. Levant les yeux vers la
mezzanine, je vois Henry en train d’examiner l’une des bibliothèques. Une
sonnette d’alarme se déclenche dans ma tête.
Où est Alessia ? Et où est Grisha ?
Je me faufile dans la cohue, j’ignore les regards curieux et l’étrange
mélange de condoléances et de félicitations dont on me gratifie, puis je
grimpe l’escalier en colimaçon à toute vitesse.
— Henry ! Où est Alessia ?
— Maxim ! Elle a disparu derrière la bibliothèque avec Grisha.
Quoi ? Pourquoi ?
Je me mets à palper les murs et déniche un bouton caché. Je le presse, et
l’étagère pivote, révélant une ouverture.
— C’est ce que je cherchais ! s’exclame Henry.
— Allons-y !
Au bout d’un long passage éclairé par des leds encastrées, une porte
ouvre sur une grande terrasse. Dans un coin sombre, entre des plantes en
pot luxuriantes, un couple fait l’amour contre le mur. J’entrevois des
cheveux blonds et je suis soulagé. Un éclat de lumière attire mon attention.
Un rideau vient de se refermer dans une pièce en face de la terrasse.
Grisha a-t-il emmené ma femme là-dedans ?
Soudain furieux, je traverse la terrasse au pas de course et déboule dans
la chambre. Trois hommes à des degrés divers de nudité et d’excitation me
font face dans toute leur gloire. Un quatrième sniffe un rail de coke.
Merde.
— Vraiment désolé, marmonné-je.
Je recule aussitôt et heurte Henry, qui me suivait de près.
— Ne va pas là. C’est l’antre de la perdition.
Un gémissement s’échappe de la chambre.
Ils auraient pu fermer à clé cette putain de porte !
— Les soirées de Dimitri ne nous déçoivent jamais, déclare Henry, un
peu essoufflée.
— Je crois qu’il y avait un ministre. Viens. Alessia a dû descendre.

Grisha entraîne Alessia dans la cuisine, où il aboie après une employée


dans une langue étrangère – sûrement du russe. La jeune femme déguerpit
aussitôt et revient rapidement avec un verre d’eau.
— Tenez…
Il tend à Alessia le verre en cristal, et elle boit une grande gorgée d’eau
avec reconnaissance.
Grisha n’est peut-être pas si méchant, après tout.
— Voulez-vous aller au sous-sol pour vous détendre un peu ? demande-t-
il avec une lueur dans le regard.
— Non. J’aimerais rentrer à la maison, répond Alessia, encore sous le
choc.
— J’appelle mon chauffeur. (Il saisit son portable.) Où allez-vous ?
Alessia lui indique l’adresse de Chelsea Embankment, puis Grisha donne
des instructions en russe, avant de raccrocher.
— La voiture sera là dans une minute. Vous pouvez sortir par-derrière,
comme je le fais souvent, pour éviter les paparazzis. (Il prend une carte de
visite dans sa poche.) Appelez-moi. Quand vous serez rentrée.
— Pourquoi êtes-vous si gentil ? s’étonne Alessia.
Grisha arbore un grand sourire.
— Ce serait très inélégant de ma part de ne pas porter secours à une
femme aussi belle et aussi talentueuse.
— Merci, murmure-t-elle.
Elle n’en revient pas de sa chance, et soudain un frisson la traverse de la
tête aux pieds.
Peut-être a-t-elle eu une réaction exagérée ?
Maxim sera furieux.
Elle relève le menton. Eh bien, elle aussi est furieuse ! Comment ose-t-il
l’emmener à une soirée mondaine, la présenter à tout le monde et embrasser
une autre femme ?
— La voiture est là. Je vous accompagne, déclare Grisha en lui offrant
son bras.

Je ne trouve pas Alessia. J’ai fouillé le sous-sol, où la fête bat son plein.
Plusieurs personnes se baignent nues dans la piscine, des corps se
contorsionnent par terre. Une femme se jette à mon cou, la lèvre supérieure
maculée de poudre blanche. Je la repousse doucement et grommelle :
— Je cherche ma femme.
Un rapide coup d’œil aux bacchanales m’indique qu’Alessia n’y participe
pas.
Cela ne me surprend pas – ce n’est pas le genre de ma douce et innocente
épouse.
Mais tous ces gens… On dirait qu’ils sont redevenus ados.
Et ils sont probablement filmés.
Merde. Où est-elle ?
Je remonte à l’étage, m’empare de mon téléphone et rappelle Alessia.
« Où es-tu ? » grondé-je lorsque je tombe une fois de plus sur sa
messagerie.
Je ne comprends pas ce qui l’a poussée à s’enfuir. Une personne de son
récent passé ? Peut-être les trafiquants.
Et s’ils l’avaient retrouvée ?
Cette idée me terrorise. Bon Dieu.
J’aperçois Tom et Joe.
— Joe, peux-tu t’assurer que Caroline rentre chez elle en un seul
morceau ? Je dois retrouver Alessia.
— Henry m’a expliqué. Elle la cherche dans les autres pièces. (Il
m’agrippe le bras et le serre brièvement.) On va mettre la main dessus, ne
panique pas, Trevethick.
C’est pourtant le cas !
Je hoche la tête avec gratitude, incapable de parler à l’idée de la perdre.
La dernière fois qu’elle a disparu – elle a été kidnappée, bordel !
Mon téléphone sonne, l’espoir enfle dans ma poitrine.
Merde, c’est Oliver. J’ignore son appel.

Alessia s’enfonce dans le cuir moelleux de la Bentley. La portière


arrière est étonnamment lourde – elle est sûrement blindée. Le chauffeur lui
jette un coup d’œil dans le rétroviseur et, sans un mot, démarre dans la nuit.
Alors seulement, dans le confort du véhicule, Alessia se repasse les
événements de la soirée.
Maxim a embrassé une autre femme.
Il l’a embrassée !
Les larmes lui montent aux yeux. Caroline l’avait prévenue.
Chérie, il a couché avec la moitié des femmes de Londres.
Maryanne a voulu la rassurer.
Les libertins repentis font les meilleurs maris.
Vraiment ? Peut-être qu’ils resteront toujours des libertins. Mais cela
signifie-t-il qu’il l’aime moins ?
Je veux que tout le monde sache que tu m’appartiens.
Est-ce vrai dans les deux sens ?
Les époux ont les mêmes droits et obligations l’un envers l’autre. Ils
doivent s’aimer et se respecter, être fidèles l’un à l’autre.
Leurs vœux lui reviennent en tête. Ne signifient-ils rien pour lui ?
Zot. Était-ce inévitable ? Son mari est un coureur, voilà tout. Trop
séduisant. Trop charmeur.
Une boule se loge dans sa gorge. Son Monsieur. Son homme. Elle savait,
tout au fond d’elle, que cela se produirait. Elle ne peut pas lui suffire.
Alessia, tu te faisais des illusions.
Et maintenant ? Doit-elle accepter la situation ? Fuir ?
Elle contemple les lumières de la nuit londonienne à travers la vitre.
Allait-elle forcément en arriver là ? Doit-elle partir ou rester ? L’espace
d’un instant, elle songe à sa mère, qui a décidé de rester, elle. Or son père
était bien pire que Maxim. Peut-être est-ce le destin des femmes depuis la
nuit des temps. Le dicton albanais, tiré du Kanun de Lekë Dukagjini lui
revient : « Gruaja është një thes, e bërë për të duruar. »
Une femme est un sac, qui doit tout supporter.

Je vois Grisha sortir d’un salon et me rue sur lui.


— Ma femme ! Où est ma femme ?
— Elle est rentrée, Trevethick. Vous devriez faire attention à elle.
Pour qui il se prend ? J’ai envie de lui demander pourquoi elle est partie,
mais ce ne sont pas ses putains d’oignons, même s’il semble très impliqué.
— Rentrée où ?
— Eh bien, chez elle. J’ai appelé mon chauffeur. (Son arrogance me
donne envie de lui coller mon poing dans la gueule.) Elle ne se sentait pas
bien. Vous devriez vraiment…
Je file avant de lui tomber dessus et rejoins Tom.
— Elle est à la maison. Dis à Joe de garder un œil sur Caro. La dernière
fois que je l’ai vue, elle était déjà bien éméchée.
— Compte sur nous, vieux. Content que tu aies retrouvé la trace
d’Alessia. Je vais me renseigner sur ce journaliste dont tu m’as parlé.
— Merci.
Au vestiaire, je récupère mon manteau et celui de ma femme. Elle est
partie sans son manteau ! Et sans me prévenir !
Bordel ! Qu’est-ce que j’ai fait ?
Elle a peut-être des doutes. Je l’ai emmenée dans ce lieu de débauche, et
cela l’a dégoûtée. Soyons lucide, Alessia ne sait pas comment les gens
ultra-privilégiés se comportent dans ce genre de soirée.
Je n’avais pas pensé à ça.
Je sors en trombe, sous les flashs des paparazzis, et je hèle un taxi.
Au grand soulagement d’Alessia, la Bentley se gare devant l’immeuble
de Maxim. Le chauffeur lui ouvre la portière et lui tend la main.
— Merci, dit Alessia en la saisissant.
Il hoche la tête et l’accompagne jusqu’à l’entrée. Elle pioche ses clés
dans son sac à main et déverrouille la porte. Une fois qu’elle est à
l’intérieur, l’homme regagne sa voiture.
Elle remarque alors qu’il n’y a pas de journalistes devant l’immeuble. Ils
sont probablement tous chez Dimitri et Grisha.
Dieu merci.
Dans l’ascenseur, elle envoie un texto à Grisha pour le prévenir qu’elle
est bien rentrée et le remercier. Elle a plusieurs appels manqués de Maxim.
Elle écoute son message.
« Où es-tu ? » Il a l’air furieux. Blessé. Perdu.
Il ne se rend même pas compte qu’il a mal agi ! Peut-être qu’il ne voit
pas où est le problème !
Au sixième étage, Alessia déboule sur le palier comme une furie, ouvre
la porte de l’appartement et la claque derrière elle.
L’odeur familière d’un parfum capiteux flotte dans l’air et les poils de sa
nuque se hérissent. Elle s’arrête net en entendant le claquement de talons
hauts au bout du couloir et voit apparaître… la mère de Maxim.
Rowena.

À l’arrière du taxi, ma colère grimpe d’un cran. À quoi pensait-elle ?


Me planter en plein milieu d’une fête ? Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Est-ce que Grisha lui a dit quelque chose ? Ou Caroline ?
Je consulte mon téléphone. J’ai un appel manqué d’Oliver. Rien
d’Alessia.
Est-elle tombée sur Arabella ou Charlotte ?
Mon cuir chevelu me picote.
Satanée Charlotte. Le baiser.
Alessia a dû nous voir. C’est la seule explication possible à son départ
précipité. Mon soulagement est immense.
C’est ça. Je me laisse aller dans le taxi avec l’impression d’avoir enfin
compris le fin mot de l’histoire. Je ne ressens aucun désir pour mes ex. Ni
pour aucune autre femme. Alessia devrait le savoir… Pourquoi douterait-
elle de moi ? Cette idée me fout en rogne. Elle me punit alors que je n’ai
rien fait – et cela réveille ma plus grande angoisse.
Je suis fou de rage, vraiment.
Comment peut-elle croire que je m’intéresse à une autre ?
Et de nulle part, une sirène se déclenche dans ma tête.
À cause de ton passé. Ta réputation.
C’est pas vrai.
Mon moral chute en flèche. Je vais encore devoir convaincre ma femme
que le passé est le passé.

Alessia vacille dans le couloir tandis que Rowena l’observe des pieds à
la tête.
Que fait-elle là ? Comment est-elle entrée ?
Sa belle-mère a les lèvres pincées.
— Alessia. Seule. Et parée des diamants de Trevethick, à ce que je vois.
Vous n’avez pas perdu votre temps pour mettre la main sur nos bijoux. Ces
boucles d’oreilles étaient mes préférées à une époque. Elles sont un peu too
much maintenant, vous ne croyez pas ?
Alessia retrouve l’usage de la parole.
— Bonjour, Rowena. En quoi je peux vous être utile ? Si vous cherchez
Maxim, il est sorti.
La mère de Maxim croise les bras, l’air passablement revêche.
Hostile. Zot.
— Vous êtes… ravissante, ma chère. Mais vous ne serez jamais une
comtesse. Nous avons un adage dans ce pays : « Il faut séparer le bon grain
de l’ivraie. » Alors combien voulez-vous pour sortir de la vie de mon fils ?
Alessia a l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans le ventre.
— Pardon ?
— Vous m’avez parfaitement entendue. (Rowena s’avance lentement
vers Alessia.) Mon ami Heath a mené sa petite enquête. Il s’avère que vous
n’avez pas respecté la procédure dans cette parodie de mariage. Il peut
facilement être annulé.
Pour la seconde fois de la soirée, Alessia est saisie de vertige.
Heath ? L’amant de ma belle-mère ?
Rowena sourit. Un sourire si froid qu’un frisson remonte le long de son
dos.
— Je vais vous faire un chèque, et vous pourrez partir. Mener la vie à
laquelle vous êtes destinée. Pas celle-ci – elle n’est pas pour vous. Et elle
n’est pas non plus pour Maxim. Il a besoin d’une partenaire distinguée et
raffinée – ce que vous ne serez jamais. Une personne dont la naissance et
l’éducation ne feront pas honte à la lignée des Trevethick. Il a besoin d’une
épouse digne de lui, capable de lui donner ce qu’il y a de mieux. Et ce n’est
pas vous, ma chère. Qu’avez-vous à lui offrir ?
« Il ne vous a épousée que pour me contrarier. C’est le genre d’homme
qui aime passer du bon temps. Je suis sûre que vous comprenez ce que je
veux dire. Il ne lui faudra pas longtemps pour retomber dans ses petits
travers. Il ne veut pas des responsabilités qui incombent à un comte, et en
vous épousant, il s’est mis en situation d’échec. Vous le voyez bien, tout de
même ? Alors, combien ?
— Je ne veux rien de vous, articule Alessia, le cœur battant. Peut-être
que si vous aviez été une meilleure mère, votre fils aurait eu plus de respect
pour les femmes. Et il aurait trouvé une épouse ayant toutes les qualités que
vous souhaitiez chez votre belle-fille. Mais comme vous êtes sa mère, il ne
l’a pas fait. Il m’a choisie, moi. Et je suis heureuse de vous confirmer que
nous n’avons absolument rien en commun.
Rowena semble sous le choc. Alessia se dirige vers la porte.
— Vous devriez partir maintenant.
Elle entend le bruit d’une clé qui tourne dans la serrure, et Maxim
apparaît sur le seuil.
Quand j’ouvre la porte, je tombe sur ma mère et ma femme dans le
couloir. L’atmosphère est si glaciale que j’en ai la chair de poule. Mon
soulagement de trouver Alessia à la maison est immédiatement remplacé
par une vive angoisse.
Mais qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ?
20

Rowena et Alessia me regardent fixement – ma mère sévère dans sa


robe noire Chanel, ma femme sublime en Alaïa vermillon. Il est évident
qu’elles ont eu un échange houleux. Le regard d’Alessia brille de larmes
contenues, et je soupçonne ma mère d’avoir été odieuse avec elle.
Pourtant, sublime ou pas, je suis vraiment furieux contre Alessia. Plus
furieux que jamais.
— On réglera ça tout à l’heure, lui dis-je en levant un doigt en signe
d’avertissement. Mais je suis content que tu sois rentrée. Saine et sauve.
Et ce dont j’ai vraiment envie, c’est de l’étreindre, de l’embrasser et de la
baiser jusqu’à ce qu’elle oublie tout. Sauf moi. Ce n’est pas vraiment le
moment.
Je me tourne vers Rowena.
— Mère, que me vaut le plaisir de cette visite ?
Elle presse ses lèvres carmin et m’observe de son regard myope, qui
reflète la tension et l’agacement. La sonnette retentit, nous faisant sursauter
tous les trois. Comme je suis le plus près, j’ouvre la porte en me demandant
qui peut bien nous rendre visite à cette heure.
Maryanne se tient sur le seuil, l’air épuisé dans sa blouse de médecin.
Elle me regarde comme pour dire « Je crois deviner ce qui se passe mais je
n’en suis pas sûre » et se joint à nous. J’ironise :
— Une réunion de famille ! À minuit passé. Comme c’est charmant !
Mon ton sarcastique masque le fait que je suis complètement pris au
dépourvu. J’étais sur le point d’avoir une grosse dispute avec ma femme et
je pensais que ma mère était partie à New York pour m’éviter.
Maryanne suit le sillage du parfum entêtant de notre mère, qui gagne le
salon.
— Entrez, je vous en prie, faites comme chez vous, dis-je, médusé
qu’elles soient toutes les deux dans mon appartement.
Le Vaisseau-mère est venu de Manhattan. Je voulais qu’elle me rappelle,
pas qu’elle débarque chez moi. Alessia me regarde bizarrement. Sans un
mot. Je lui saisis la main, mais elle la retire aussitôt.
D’accord. Elle est fâchée.
— On en parlera plus tard… Quand j’en aurai terminé avec le Vaisseau-
mère.
Alessia se rebiffe, l’air irrité.
— Elle était déjà là quand je suis arrivée.
— Dans l’appartement ?
— Oui.
Comment est-elle entrée, bon sang ?
— Allons voir ce qu’elle veut. Après toi…
Je fais signe à ma femme de se diriger vers le salon.
Et je suis soulagé de la voir obtempérer. J’ai hâte d’entendre ce que ma
mère a à dire, pour qu’elle ressente le besoin de venir en personne. Cela ne
lui ressemble pas du tout.
Rowena se tient au milieu de la pièce et, d’après son expression
dédaigneuse, elle me juge – et comme toujours, ne me trouve pas à la
hauteur.
— Bonjour, Maxim.
Son ton est tranchant – et un rien méfiant, si je ne m’abuse.
Pas de politesses.
Pas de joue tendue pour m’inviter à l’embrasser.
Pas même ses sarcasmes habituels.
— Tu as passé une bonne soirée avec… ou sans… ta femme ?
Le mot femme résonne presque comme une insulte.
Ah. La voilà. La Rowena que je connais. Qu’a-t-elle bien pu dire à
Alessia ?
Tendue à côté de moi, Alessia regarde ma mère avec une hostilité à peine
dissimulée.
— Ce que je fais avec ma femme ce n’est pas tes affaires. Et comment
es-tu entrée ?
— J’ai harcelé Oliver pour qu’il me donne la clé et le code de ton alarme.
Il devait t’envoyer un mail.
Ah oui. L’appel manqué d’Oliver. Je lui parlerai lundi. J’imagine qu’il n’a
pas pu résister à ma mère. Maryanne, les traits tirés, hausse les épaules et se
laisse tomber sur le canapé.
— Toi et ton mariage douteux vous étalez dans toute la presse, déclare
Rowena avec une mine dégoûtée.
— Mère, c’est toi, cette foutue presse !
Est-ce pour ça qu’elle est venue ? À cause de mon mariage ? Ou de Kit ?
Elle prend son insupportable posture hautaine.
— Je suis la rédactrice en chef et propriétaire de l’un des magazines
féminins les plus prestigieux de Grande-Bretagne. Pas d’un torchon !
Alessia, qui a retrouvé son aplomb, lance :
— Je peux prendre votre veste ? Vous voulez un café ?
— Oui, un café pour moi, répond Maryanne en soupirant. (Elle est
manifestement épuisée.) Pouvons-nous en finir avec cette mascarade, que je
puisse aller me coucher ?
— Maryanne, je t’en prie, la réprimande Rowena d’un air pincé. Je vais
garder ma veste. Et oui, j’aimerais du café. Fort.
Son ton est celui d’une femme qui maîtrise la situation. Je remarque
pourtant qu’elle serre un mouchoir dans son poing, comme si sa vie en
dépendait.
— Nous n’avons que du café fort, réplique sèchement Alessia.
Elle adresse à sa belle-mère un sourire de façade, fait volte-face sur ses
escarpins Jimmy Choo et sort de la pièce dans sa robe incroyable.
— Alors, que nous vaut l’honneur de ta présence ici, Rowena ?
Ma mère me dévisage de son regard bleu perçant où je lis… une douleur
sourde… teintée d’incertitude. C’est troublant. Toute l’animosité que
j’éprouve habituellement en sa présence se dissipe, me laissant sans
défense.
Un drapeau blanc déchiré au cœur de la tourmente.
Mec, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Assieds-toi s’il te plaît, dis-je dans un souffle.
Elle prend une grande inspiration.
— Non. Plutôt toi, lance-t-elle en désignant le canapé d’un geste fébrile.
Tel un automate, j’obéis, attendant la nouvelle dévastatrice qu’elle
s’apprête à nous annoncer, à Maryanne et à moi.
Car il y a un truc qui cloche.
C’est certain.
Elle se ressaisit, comme elle en a l’habitude – en tant que rédactrice en
chef, ancienne comtesse et femme du monde – et attaque :
— J’ai pensé que ton dernier SMS au sujet de Kit et sa situation
nécessitait une réponse en personne.
Elle se met à faire les cent pas, son mouchoir monogrammé à la main –
Maryanne et moi l’observons avec de grands yeux ronds, sans oser
échanger un regard, tant le comportement de notre mère est étrange.
— Pour répondre à ta question, Maxim, vous n’avez rien à craindre. Ni
l’un ni l’autre. Rien du tout.
Maryanne hoche la tête comme si elle confirmait un diagnostic.
Que sait-elle que j’ignore ?
— Maman, s’il te plaît. Je viens de me marier. On veut des enfants.
Sa bouche se plisse en une ligne sévère.
— Eh bien, je te le répète. Cela n’a rien à voir avec Maryanne et toi.
Je fronce les sourcils, incapable de comprendre comment la maladie
génétique de Kit peut ne pas avoir de répercussions sur ma sœur et moi.
— Oh, Maxie, pour l’amour du ciel ! explose Maryanne.
Quoi ?
— Papa n’était pas le père de Kit.
À ces mots, je sens le sol se dérober sous mes pieds.

À certains moments de l’existence, le monde se désaxe et se met à suivre


une trajectoire complètement différente. Alors la vie telle qu’on la
connaissait s’arrête, et une autre commence.
Comme quand ma mère a quitté mon père.
Comme quand mon père est mort.
Comme quand Kit est mort.
Et, dans la version heureuse, quand j’ai rencontré Alessia.
Maintenant, toutes les certitudes de mon enfance s’envolent.
— Alors, tu vois, tu n’as pas à t’inquiéter, reprend Rowena, du ton
douloureux de la mère qui a perdu son fils préféré.
Ce n’était pas un enfant légitime. Son propre fils. Son fils aux yeux bleus.
Alessia apparaît sur le seuil avec un plateau chargé de tasses en
porcelaine, d’un sucrier et d’une élégante cafetière que je ne reconnais pas.
Elle pose le tout sur la table basse et me regarde d’un air inquiet avant de
prendre place à côté de moi.
Plus personne n’ose respirer.
— Est-ce que papa était au courant ?
La question de Maryanne résonne d’indignation dans l’atmosphère
oppressante du salon.
— Oui, répond ma mère, les poings serrés.
— Et il a emporté ta honte dans sa tombe, continue Maryanne sur le
même ton abrupt.
— Oui, souffle Rowena en fermant les yeux.
Ma mère se tourne vers moi, une larme roule sur sa joue.
Putain. Je ne l’ai jamais vue pleurer. Ma propre émotion m’obstrue la
gorge. Me submerge et m’étouffe.
— Dis quelque chose, murmure Rowena.
Je suis sans voix. Sa traîtrise et sa perfidie m’ont rendu muet – et me
voilà un simple observateur de la tragédie familiale.
Mon pauvre père. Mon héros.
Tout fait sens à présent.
— Alors, pour résumer, déclare Maryanne en se levant, c’était le père
biologique de Kit qui avait une maladie génétique.
— Oui. Il en est mort l’année dernière.
Nom de Dieu !
Je devrais me sentir… soulagé. Mais je ne ressens rien. Si ce n’est une
rage sourde pour ce qu’a vécu mon père. Et pour Kit.
— Et Kit ? Il était au courant ?
J’ai enfin retrouvé l’usage de la parole.
Rowena émet un son étrange.
— Il l’a découvert au moment du Nouvel An ?
Le ton de Maryanne est accusateur, et ses larmes se mettent à couler.
Mon infidèle de mère ferme les yeux une fois de plus. Elle saisit son
mouchoir et pousse un gémissement douloureux, à vous faire froid dans le
dos, comme si on venait de l’éventrer.
Il le savait !
C’est pour ça qu’il a pris sa moto et a foncé sur les routes verglacées en
pleine nuit !
Maryanne laisse échapper un sanglot, accablée par cette horrible tragédie.
Elle se lève et quitte précipitamment la pièce, puis l’appartement en
claquant la porte derrière elle.
— Est-ce que Caroline est au courant ? (Ma mère secoue la tête.) Bien.
Mieux vaut ne rien lui dire. Merci d’avoir clarifié ce point. Je crois que tu
devrais partir maintenant.
Je suis de nouveau moi – la personnalité distante et détachée que je
cultive depuis des années pour supporter ma mère.
Elle hoche la tête, incapable de parler.
— Je peux vous apporter quelque chose ? propose Alessia.
Rowena semble se ressaisir et regarde ma merveilleuse épouse d’un air
dédaigneux.
— Non. Je ne veux rien des gens comme vous.
Mon détachement fait place à une rage bouillonnante.
— Rowena, je t’interdis de parler comme ça à ma femme !
— Maxim. Maintenant, tu sais. Tu es le fils de ton père. Un chevalier
dans sa belle armure, toujours prêt à sauver une demoiselle en détresse. Eh
bien, cette demoiselle (elle pointe un ongle écarlate vers elle-même) était à
la hauteur de l’héritage des Trevethick. Je doute que ta… bonne le soit. Tu
as besoin d’une femme de ta classe, d’une Anglaise qui comprenne les
responsabilités et les devoirs qui incombent à ton titre et à ton rang. Une
épouse qui t’aidera à assumer le rôle qui t’est dévolu depuis ta naissance, et
qui perpétuera notre lignée. De plus, ce n’est pas comme si votre mariage
était légal. Heath a fait des recherches.
Mais qu’est-ce qu’elle raconte ! Heath ? Heath !

Va-t’en ! Tout de suite !


Maxim a bondi, et Alessia s’est levée elle aussi.
Ils font bloc. Ensemble.
Sa mère les regarde avec son petit air supérieur et méprisant, mais
derrière le masque froid, Alessia voit Rowena encaisser le coup. Elle est
blessée, rejetée par ses deux enfants, et se déchaîne contre Alessia, une
cible facile.
Alessia a déjà subi les foudres de sa belle-mère ce soir.
— Dire que tu m’as enfin appelée maman, murmure Rowena en
observant son fils. Mais c’était trop te demander que de me témoigner un
peu de compassion.
Elle tourne les talons et sort de la pièce en faisant claquer ses talons sur le
parquet. Leur écho résonne longtemps après qu’elle a quitté les lieux.

D e la compassion ? Pour elle ?


Et elle est au courant ! Pour notre mariage. À cause de Heath. Son petit
ami ! Merde !
Alessia tourne vers moi son visage d’ange, aux yeux immenses, et je me
remets enfin à respirer.
— Ça va ?
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, comme si j’allais me battre.
Et je suis prêt à me battre.
Mais Rowena est partie. Est-ce qu’Alessia veut faire bloc avec moi ?
Elle hoche la tête.
— Et toi ?
— Je ne sais pas ce que je suis censé ressentir après cette… déferlante. Je
suis vraiment désolé que tu aies été témoin de tout ça et que tu en aies fait
les frais.
Je me passe la main dans les cheveux, m’efforçant d’assimiler ce qui
vient de se passer.
Kit était mon demi-frère. Dingue !
— J’ai tout entendu. Tu étais au courant ?
— Non. Je suis sous le choc. Ma mère, un pilier de la haute société.
Je prends la main d’Alessia et l’attire dans mes bras.
Nous restons enlacés un long moment – je ne sais pas combien de temps
au juste – pendant que j’essaie de reconsidérer ma vie à travers ce nouveau
prisme. Une foule de questions me trottent dans la tête, mais j’étais trop
sonné pour les poser à ma mère tout à l’heure.
Mon père était-il au courant quand ils se sont mariés ?
Qui est le père de Kit ?
Bon Dieu.
Alessia s’écarte, et je me rappelle qu’elle et moi avons un différend à
régler.

C’est pour ça que tu étais si distrait ? interroge Alessia en essayant de


retrouver son aplomb.
— Oui. Caroline est venue au bureau pour me montrer des lettres de
notre médecin et de la clinique spécialisée en génétique que Kit a consultés.
Alessia se raidit instinctivement. Elle ne fait pas confiance à Caroline.
Même après l’agréable moment qu’elles ont passé aujourd’hui. Elle sait que
Caroline est amoureuse de Maxim. Peut-être l’est-elle depuis toujours, mais
elle a épousé son frère pour le titre, la richesse et le statut social.
Maxim l’observe avec inquiétude.
— Elle avait besoin de me montrer ces lettres. Je te l’ai dit.
— Elle va travailler avec toi. Ça, tu ne me l’as pas dit.
Maxim fronce les sourcils.
— Non, pas avec moi. Pour moi, j’imagine. Enfin, pour le domaine.
Franchement, Alessia… (Il pousse un soupir de frustration.) Caroline ne
compte pas. Elle est le cadet de mes soucis. En revanche, je croyais avoir
une maladie grave. J’ai envoyé des SMS à ma mère pour la questionner à
propos de Kit, mais elle refusait de me parler. Jusqu’à aujourd’hui.
— Et ça non plus, tu ne me l’as pas dit.
Maxim ferme les yeux et se frotte le front.
— Non, j’avais peur que tu me quittes.
C’est la troisième fois ce soir qu’Alessia a la tête qui tourne.
Oh !. Comment peut-il imaginer une chose pareille ?
— Je ne te quitterai jamais…

Mais tu m’as quitté ! (Je crie presque.) À la soirée. Sans me prévenir.


Pourquoi ?
Le regard d’Alessia s’assombrit et son cœur flanche.
— Mais tu… tu…, murmure-t-elle, incapable de prononcer ces mots à
voix haute.
Ma poitrine se contracte.
— Le baiser ?
Tout au fond de moi, je sais que c’est ce qu’elle essaie de me dire.
Alessia m’adresse le même regard hautain que ma mère un peu plus tôt.
Elle se cache derrière, se protège. Je le comprends maintenant, et ça me
blesse profondément.
— Charlotte était ivre. C’est une ex et, pour une raison que j’ignore, elle
s’est jetée sur moi. J’ai été pris de court. C’est elle qui m’a embrassé – et
pas le contraire. Je l’ai repoussée, je l’ai fait asseoir, et je suis allé te
chercher. Mais tu avais disparu avec ce satané Grisha ! Grisha !
La colère se diffuse dans mes veines à vitesse grand V. Je recule d’un pas
et passe la main dans mes cheveux pour me calmer.
Ce putain de Grisha Egonov. Connard patenté. Et peut-être même
criminel.
— Je t’ai vu l’embrasser, poursuit Alessia. Je ne pouvais pas rester.
Grisha m’a aidée à rentrer à la maison. Il a fait venir une voiture. Il a été
gentil.
— Il n’est pas gentil ! Tu ne dois pas lui faire confiance ! m’exclamé-je
en la prenant dans mes bras. (J’ai envie de la secouer, pourtant je ne le fais
pas.) Tu t’es mise dans une situation potentiellement dangereuse.
Pourquoi ? Pourquoi t’es-tu enfuie ? Il faut que tu apprennes à m’affronter.
Je n’avais rien fait de mal. Et on aurait pu régler ça tout de suite.
— J’ai pensé… j’ai pensé que tu te comportais peut-être toujours comme
ça, bredouille-t-elle.
Quoi ? Non.
— Il y en a tellement, ajoute Alessia dans un murmure.
Et dans ces cinq mots explose un monde de douleur que je ne comprends
pas vraiment, et contre lequel je me sens impuissant.
— Alessia. On est mariés. J’ai un passé, tu le sais. Mais je ne veux que
toi. Personne d’autre. Je me fous de ce que pense ma mère. Je me fous de ce
que pense le reste du monde. Les journalistes… rien à battre ! Il n’y a que
toi. Et tu m’as abandonné alors que tu sais que j’ai peur pour ta sécurité.
Quelle soirée de merde !
— Écoute, il est très tard. On a eu assez de drames pour ce soir. Allons
nous coucher.
Je l’embrasse sur le front.

Alessia se sent dans la peau d’une gamine qu’on vient de gronder. Elle
n’aurait pas dû regarder ailleurs quand elle était sur la mezzanine, juste pour
vérifier l’histoire de Maxim. C’est probablement vrai. Elle veut le croire.
Puis elle découvre qu’il se débat avec tout un tas de problèmes, qu’il n’a
pas voulu lui confier.
La croit-il incapable de supporter la pression ?
Est-ce qu’il la prend pour une gamine ?
Elle est jeune et inexpérimentée. Mais elle n’est pas une gamine.
— Quoi ? demande-t-il en dardant sur elle son regard vert.
— Tu aurais dû me parler de ton frère.
— Je ne voulais pas t’inquiéter tant que je ne savais pas exactement de
quoi il retournait. S’il te plaît. Je suis épuisé. Ces dernières heures ont été
éprouvantes. Filons au lit.
Ils sont tous les deux à fleur de peau. Soudain, elle a l’impression qu’un
fossé s’est creusé entre eux.
Ce fossé a-t-il toujours été là ? Ou vient-il soudainement d’apparaître ?
Maxim ferme les yeux un moment. Et quand il les rouvre, il semble
abattu.
— Tu es magnifique. Tu as tout d’une comtesse, peu importe ce que t’a
dit ma mère. Je sais qu’elle t’a blessée, et j’en suis désolé. Je suis là. Je
t’aime, mais si ce n’est pas assez, je ne sais pas quoi faire d’autre. Je suis
vraiment exténué… je vais me coucher.
Il se dirige vers la chambre, ses pas résonnent dans le couloir. Alessia se
retrouve seule avec ses pensées.
21

Dans notre chambre, je retire ma veste et la balance sur le canapé. Dire


que j’avais mon costume porte-bonheur. Je crois que je vais le brûler.
Comme un idiot, je prie pour qu’Alessia me rejoigne.
Si elle ne le fait pas, je ne sais pas où cela va nous mener. Si elle le fait,
elle pourra m’enlever mes boutons de manchette, me déshabiller, on se
couchera, on baisera, puis on s’endormira dans les bras l’un de l’autre.
Le petit dragon attire mon attention, triste et sans vie. Il reflète ma propre
humeur. Alessia en a besoin pour dormir, elle viendra peut-être le chercher.
Je l’espère.
Je ne sais pas combien de temps je reste là à ruminer, totalement perdu.
Ma femme nous a abandonnés, mon ami le dragon et moi.
J’enlève mes boutons de manchette en soupirant, submergé de fatigue. Je
me laisse tomber sur le lit, m’assois la tête entre mes mains et m’efforce de
comprendre les derniers événements.
La soirée a été… intense.
J’ai dû affronter une ex bourrée, la fuite de ma femme, les révélations de
ma mère infidèle et l’intrusion de son amant. Je me demande si Heath est
celui qui a vendu la mèche à la presse à propos de notre mariage. Il a des
contacts.
Connard.
Et puis il y a Kit. Mon demi-frère.
Était-il au courant ? Rowena n’a pas répondu à ma question. La soirée du
Nouvel An au Hall me revient en mémoire.
Pas maintenant, Maxim ! m’a-t-il lancé avant de partir dans la nuit
glaciale.
Puis j’ai vu ma mère sortir du bureau de Kit d’un pas raides, en faisant
claquer ses talons comme un staccato.
Venaient-ils d’avoir une discussion enflammée ? S’étaient-ils disputés ?
Je ne me souviens pas d’éclats de voix.
Mais j’étais peut-être ailleurs, comme souvent en présence de Rowena.
Si elle lui a dit la vérité ce soir-là, Kit a compris qu’il était un imposteur
et qu’il risquait de tout perdre. Il était sûrement confus, furieux, et il a très
bien pu enfourcher sa Ducati dans cet état d’esprit.
Fou de rage. Contre Rowena.
Et aujourd’hui, elle porte le poids de cette culpabilité.
Kit avait tout perdu. Enfin, pas vraiment – seuls Rowena et lui étaient au
courant.
Bordel de merde.
Voilà. Rowena se sent responsable de sa mort. Son fils préféré. Le
gémissement qu’elle a laissé échapper tout à l’heure en est la preuve – entre
le sanglot et le cri. Je ne l’ai pas vue verser une larme pour lui avant ce soir,
lorsque la vérité a enfin éclaté au grand jour.
Peut-être qu’avant, elle faisait son deuil de son côté.
Je ne le saurai jamais.
À moins que ma mère et moi ayons une vraie conversation.
Ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt.
Comment va-t-on surmonter ça ?

Alessia se laisse tomber sur le canapé, les joues baignées de larmes.


Qu’a-t-elle fait ?
À un moment de leur dispute, elle s’est retrouvée dans la peau de la
méchante.
Comment ? Elle a vu son mari embrasser une autre femme et elle est
partie pour ne pas assister à sa trahison. Est-ce si étonnant ? Puis, une fois à
l’appartement, elle s’est fait rabrouer par sa belle-mère.
Et insulter aussi !
Comme si elle n’était intéressée que par l’argent !
Il lui a fallu un gros effort de volonté pour ne pas arracher ses boucles de
ses oreilles et les jeter à la figure de Rowena.
Tout ce que veut Alessia, c’est l’amour de Maxim.
Tu l’as ! La petite voix de sa conscience la rappelle à l’ordre. Son mari le
lui répète assez souvent. Et encore à l’instant. Pourquoi a-t-elle si peur qu’il
ne l’aime pas ?
Il lui a expliqué le baiser. Il ne peut empêcher les femmes de s’intéresser
à lui. Il provoque sans doute ce genre de réaction depuis son adolescence.
Et comment un jeune homme sanguin résisterait-il à tant d’attention ?
Mais depuis sa rencontre avec Alessia, il a changé.
Elle en a eu la preuve – ou l’absence de preuve – dans la corbeille de la
chambre de Maxim.
Personne depuis que je t’ai vue agrippée à ton balai dans mon
appartement.
Je n’ai ressenti ça qu’avec toi.
Sa colère se dissipe, laissant un trou brûlant dans sa poitrine.
Il n’était pas obligé de l’épouser. Il aurait pu partir. Il s’est opposé à sa
mère pour elle, ce qu’aucun homme albanais n’aurait fait. Maxim lui a
offert le monde.
N’est-ce pas suffisant ?
Pourquoi se sent-elle aussi peu sûre d’elle ?
Les autres femmes.
Toutes. Surtout celles qu’elle a rencontrées. Caroline. Ticia. Arabella.
Alessia. Alessia. Alessia.
Ça suffit !
Elle ne doit pas se comparer à ses ex. Et elle doit apprendre à lui faire
confiance. Maintenant qu’il lui a expliqué le baiser, elle n’a aucune raison
de douter de lui. Et si elle a des doutes, elle n’a qu’à le questionner.
Affronte-moi. Parle-moi.
Ce n’est pas la première fois qu’il le lui demande… Tu dois me dire ce
que tu veux. C’est un partenariat.
Le trou dans sa poitrine s’élargit et noircit. Il n’a pas osé lui parler de la
maladie héréditaire de Kit. De peur qu’elle ne le quitte.
La croit-il dépourvue de loyauté et de compassion ?
Elle n’est pas la partenaire qu’il mérite.
La culpabilité lui transperce le cœur. Elle était tellement absorbée par ses
propres angoisses qu’elle n’a pas compris le mal-être de Maxim.
Il assume un nouveau rôle exigeant, auquel il n’était pas préparé. Et il est
tombé amoureux. Puis il a appris qu’il était peut-être atteint d’une maladie
génétique, qui risquait de bouleverser sa vie.
Il a voulu la protéger de tout cela.
Alors qu’Alessia était obnubilée par le nombre de femmes qui sont
passées dans son lit. Le remords donne un deuxième coup de faux dans son
cœur, comblant le vide, et menaçant de l’étouffer.
Zot. Imbécile ! Va le retrouver !

Je dois aussi gérer le sentiment d’insécurité de ma femme. Ma belle,


stoïque et talentueuse épouse, qui a peur de ne pas être à la hauteur de mes
ex. Rowena peut être une vraie peau de vache par moments. A-t-elle
balancé quelque chose à Alessia qui lui a fait douter de notre relation ?
J’espère que non.
Mais je n’abandonne pas. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour
rassembler mes esprits.
Ma douce épouse. Si triste.
L’émotion me serre la gorge. Arrivera-t-elle à faire table rase de mon
passé ? Cela la perturbe à un tel point. J’avoue que je ne comprends pas.
Peut-être s’agit-il de nos différences culturelles ? Pour ma défense, je peux
jurer que je n’ai regardé aucune autre femme depuis que je l’ai rencontrée.
Elle me fascine comme au premier jour.
Cependant je ne m’attendais pas à me sentir aussi… vulnérable.
Et misérable.
Et si elle me quittait ?
Non ! Jamais de la vie !
Je serais anéanti.
Quand elle m’a été enlevée, j’étais complètement désespéré. Je me frotte
le visage, tentant de me débarrasser de ce sentiment, quand je capte une
bouffée de son odeur et entends le froissement de la soie. Mon regard tombe
sur les pieds nus aux ongles carmin d’Alessia. Je relève la tête et la vois
devant moi. Ses yeux remplis de larmes me déchirent le cœur.
— Oh, mon amour, murmuré-je en me précipitant vers elle.
— Je suis désolée.
Sa voix est à peine audible.
— Oh, ma belle, moi aussi.
Je la prends dans mes bras et m’enivre de son parfum.
Alors qu’elle se blottit contre mon torse, ses pleurs mouillent mon cou.
— Ma chérie, ne pleure pas, s’il te plaît.
Elle m’enlace et donne libre cours à son chagrin.
Nom de Dieu. C’est ma faute. Je me souviens de ses sanglots dans la
chambre voisine de la mienne au Hideout. Elle était bouleversée, et peut-
être l’est-elle encore aujourd’hui.
Moi, je le suis. Je resserre mon étreinte et la laisse pleurer. Elle en a
sûrement besoin. Je m’assois avec Alessia sur mes genoux et la berce. Cela
m’apaise. C’est peut-être ce dont nous avons tous les deux besoin – nous
débarrasser de toute la frustration de ces dernières heures.
L’effet est cathartique.
La tenir dans mes bras me soulage instantanément. Ma belle femme
stoïque a besoin de moi. Moi.
Ma mère a raison. J’aime sauver les demoiselles en détresse – ou bien
est-ce seulement Alessia ?
Elle finit par se calmer, et je vais lui chercher un mouchoir dans le tiroir
de la table de chevet.
— Tiens. Ça va mieux ?
Elle acquiesce et s’essuie les yeux, qui dégoulinent de khôl et de
mascara. Même dans cet état… elle est magnifique.
Encore plus belle.
— Bien. Moi aussi. (Je l’embrasse sur le front.) Je vais t’aider à enlever
cette robe et on va se coucher.
Je la soulève et me mets derrière elle pour dénouer le bouton de son col.
Je me penche pour poser un baiser sur sa nuque, respire son parfum, et me
déshabille à mon tour.
Elle se rend dans la salle de bains pendant que je me glisse sous les
draps. Lorsqu’elle en émerge quelques minutes plus tard, elle a le visage
frais et porte un de mes tee-shirts. Elle allume la petite veilleuse dragon et
se love contre moi, sa tête sur mon torse, son bras en travers de mon ventre.
— Je t’aime, murmure-t-elle.
Et ses mots se déploient dans mon cœur, comblant le vide laissé par la
perfidie de ma mère.
— Je sais. Je t’aime aussi.
Je dépose un baiser sur son front, ferme les yeux, et sombre dans un
profond sommeil.

L’écho de mes pas précipités résonne sur le sol dur et brillant, et la


lumière implacable des néons m’oblige à plisser les yeux.
Je suis déjà venu ici.
— Par ici, s’il vous plaît.
Le médecin des urgences ouvre la porte d’une pièce froide et austère –
la morgue de l’hôpital.
Je ne veux pas entrer. Je ne veux pas voir ça.
Elle me fixe en pinçant ses lèvres écarlates.
Rowena ?
— Entre, dit-elle d’un ton sans appel.
À l’intérieur, sur une table, recouvert d’un drap… le corps de mon
frère.
Kit.
Non ! Ce n’est pas lui.
C’est moi – étendu, meurtri, brisé… glacé… mort.
Quoi ?
De ma position allongée sur la table, je vois Kit se pencher vers moi
pour m’embrasser sur le front.
— Adieu, espèce d’enfoiré, marmonne-t-il, ravalant ses larmes. Tu vas
assurer. Tu es né pour ça.
Son visage s’éclaire, du sourire sincère qu’il réserve aux rares
moments où il a merdé.
Kit ! Non ! Tu te trompes. Attends !
— Tu vas assurer, Joker, ajoute-t-il, avant de disparaître.
Je baisse à nouveau les yeux, penché au-dessus de lui. Il dort.
Pourtant son corps brisé dément cette illusion – non, il ne dort pas, il
est… mort.
Non ! Kit ! Non ! Les mots restent coincés dans ma gorge. Je ne peux
pas parler. Tout ça n’est pas normal.
Puis je me retrouve à l’extérieur de la pièce, et je vois ma mère
s’éloigner d’un pas raide, ses talons claquant le sol carrelé tandis qu’elle
disparaît au loin.
Rowena ! Mère ! Maman !

Je me réveille trempé de sueur, le cœur cognant dans ma poitrine, le sang


battant dans mes veines. Je prends une grande inspiration et mon rythme
cardiaque ralentit progressivement.
Il fait sombre. Tout est calme. Même les reflets au plafond ont disparu.
Alessia marmonne des mots inintelligibles et se rendort.
Dieu merci elle est là.
Je me tourne pour lui faire face, ma tête sur son bras, et j’observe ses
traits délicats, paisibles, dans la douce lueur du petit dragon.
Ce n’était qu’un rêve.
Non, un cauchemar. Un cauchemar prophétique.
Je me frotte le visage et m’allonge sur le dos, tentant de chasser les
images de Kit et moi à la morgue.
La révélation de ma mère a-t-elle vraiment été un choc pour moi ? Est-ce
que je ne le savais pas déjà, tout au fond de moi ? Avec Maryanne nous
avons le même teint, les mêmes yeux – un simple mélange de nos parents.
Ce n’était pas le cas de Kit. Blond aux yeux bleus, il était déterminé,
intransigeant. Plus dur, plus arrogant et peut-être plus méchant que
Maryanne et moi. Le fait qu’il ait obligé Caro à suivre des cours de savoir-
vivre m’a stupéfié. Il a toujours été un peu snob, et je me demande si,
quelque part, il ne l’avait pas deviné.
Cela ne change rien. Personne n’a besoin de le savoir. Jamais.
Je vais appeler Maryanne pour lui demander comment elle va.
Nous pouvons garder ce secret dans la famille – si tant est que ma mère
n’ait pas tout raconté à Heath.
Quand je me tourne vers Alessia, elle m’observe, ses grands yeux noirs
brillant dans la lumière de la veilleuse.
— Je t’ai réveillée ?
— Non, murmure-t-elle en posant sa main sur ma joue, apaisant
immédiatement mes tourments.
Je ferme les yeux, reconnaissant.
— Ça va ? demande-t-elle. Je peux faire quelque chose ?
J’aimerais exprimer ce que je ressens, mais je suis perdu dans mon
propre désarroi. Alessia hoche la tête comme si elle me comprenait et
m’effleure les lèvres d’un baiser.
— Tu vas trouver la solution. Et je suis là. Je suis désolée de ne pas avoir
été là pour toi… euh… plus tôt.
Elle se blottit contre moi, sa tête sur ma poitrine, et je passe un bras
autour de sa taille, pour la garder tout près.
— Ça va aller, ma chérie. J’aurais dû t’en parler.
Quand elle n’est pas en colère contre moi, elle est la lumière qui me
guide, et son odeur emplit mes sens et m’apaise.
Alors qu’Alessia s’abandonne au sommeil, sa respiration douce et
régulière, je ne tarde pas à sombrer à mon tour.
22

Je me réveille en sursaut. C’est une belle matinée de printemps, mais


quand je jette un coup d’œil à côté de moi, le lit est vide.
Bon sang ! Où est-elle ?
Je me lève d’un bond, enfile mon jean et sors de la chambre. Alessia est
dans la cuisine, en train de faire du pain, l’air passablement concentré.
Penchée sur le comptoir, elle pétrit la pâte comme si elle avait des comptes
à régler, ou comme si sa vie en dépendait – je ne sais pas trop. J’observe
avec tendresse la mèche échappée de sa queue-de-cheval qui s’enroule le
long de sa joue. Elle la repousse, lève les yeux et se fige en me voyant.
— Bonjour, dis-je dans un murmure.
— Bonjour, Maxim.
Elle porte un jean moulant et un tee-shirt ajusté qui réveillent aussitôt ma
libido, mais son regard semble inquiet.
Est-ce à cause de la gueule de bois de la veille ? Ou de la débâcle
familiale ?
— Ça va ?
Elle pince les lèvres, se rince rapidement les mains, et attrape son
téléphone sur le plan de travail.
— Ma mère m’a envoyé ça. Elle a reçu une alerte Google.
Mon cœur flanche quand elle me tend son portable, où apparaît un article
d’un tabloïd intitulé : « Le comte, l’ex et l’épouse. » Il est illustré d’une
série de photos de la réception de la veille : Alessia, Caroline et moi à notre
arrivée à la soirée ; puis avec Charlotte qui m’embrasse. Sur ce cliché, on
voit bien que je suis décontenancé et que ce n’est pas de mon plein gré.
C’est une preuve de mon innocence, même s’il est évident que ce n’était
pas l’intention du rédacteur en chef qui a choisi cette photo. J’observe
Alessia à la dérobée.
— J’adore celle où on est tous les deux, dis-je en lui rendant son
téléphone. Ta mère t’a envoyé ça ?
Alessia hoche la tête.
— Elle s’inquiète.
— Tu l’as rassurée ?
— Oui.
— Et toi, tu es rassurée ?
Elle se mordille la lèvre, ses yeux noyés de larmes contenues. Je caresse
sa bouche tremblante de mon pouce.
— Tu n’as pas signé pour tout ça, hein ?
Elle inspire brusquement, et je redoute sa réponse. Mais elle passe sa
langue sur mon pouce, puis le prend entre ses lèvres et en mordille le bout.
Cela déclenche en moi une décharge d’adrénaline qui remonte jusqu’à ma
queue. Sous le coup de la surprise, je réprime un grognement.
Le regard d’Alessia se fait sombre, ardent. Ce n’est ni de la colère ni de
la peur. C’est du désir. Sa respiration s’accélère et son souffle sur mon doigt
fait pulser le sang dans mes veines.
Jusqu’à ma bite.
Son regard descend sur mon entrejambe, attisant mon envie d’elle.
— Alessia, murmuré-je, sans trop savoir s’il s’agit d’une prière ou d’un
avertissement.
Ses yeux noirs se plantent dans les miens. Ses larmes ont disparu. Il ne
reste que son regard fiévreux et sa promesse sensuelle. Je m’approche et
m’imprègne de son odeur et de la chaleur de son corps. J’ai envie de
l’attraper, de lui arracher son jean et de la baiser sur le comptoir de la
cuisine. Sauf que je veux qu’elle fasse le premier pas.
— Qu’est-ce que tu veux, mon amour ?
D’une main hésitante, elle dessine ma lèvre inférieure de son pouce.
— Non, je n’ai pas signé pour ça. Mais j’ai signé pour toi.
Ses paroles sont à peine un murmure. Où il y a de l’espoir. Pour nous.
Mes sens se réveillent. L’air entre nous se raréfie, chargé d’électricité.
De désir. D’attente.
C’est à la fois vertigineux et irrésistible. Je n’ai jamais ressenti ça pour
personne. Ma douce sirène. Elle n’a aucune idée de la puissance du
sortilège qu’elle exerce sur moi.
Ou peut-être que si.
— Que veux-tu, Alessia ?
— Toi, chuchote-t-elle.
Et d’une main, elle fait courir le bout de ses doigts sur mon torse,
envoyant des vagues de plaisir dans tout mon corps. Puis sa main me
caresse, de sorte que mes mamelons durcissent, et descend le long de mon
ventre, jusqu’au bouton de mon jean. Ses yeux rivés aux miens, elle le
défait d’un mouvement habile. Et ses doigts poursuivent leur course plus
bas, soulignant mon érection à travers le tissu.
— Je suis à toi.
Je bascule le bassin contre sa paume et je ferme les yeux, serrant les
poings pour m’empêcher de la prendre dans mes bras.

Alessia regarde son mari sous ses paupières lourdes.


Tu vas devoir te battre pour lui.
Les paroles de sa mère lors de leur conversation téléphonique de ce matin
résonnent dans sa tête. Se battre, elle va le faire. Avec toutes les armes en sa
possession.
Elle l’aime.
Elle le sait.
Elle le veut.
Et elle aime qu’il la désire. Elle caresse à nouveau son sexe. La preuve
rigide au bout de ses doigts signifie qu’elle a réussi.
C’est un sentiment enivrant. Séduire son mari. Ou peut-être est-ce lui qui
l’a séduite…
Peu importe. Elle n’a pas signé pour toutes les autres femmes.
Mais elles sont sorties de sa vie. Il le lui a affirmé, et elle a choisi de le
croire. Malgré les clichés douteux publiés dans les journaux. On voit bien
sur la photo qu’il est réticent.
Et maintenant, il est à elle. Pourtant il ne l’a pas touchée depuis que son
pouce a frôlé sa lèvre.
C’est frustrant.
Affronte-moi. Parle-moi.
Ce sont ses mots.
— Prends-moi, dit-elle.
C’est ce qu’elle veut. Ici. Tout de suite.
Maxim gémit et, son corps contre le sien, il touche son visage, et
l’embrasse avec fièvre, mêlant sa langue à la sienne. Il glisse ses mains dans
ses cheveux et elle se délecte de son baiser – elle en redemande. Lorsqu’ils
sont tous deux à bout de souffle, il s’écarte brusquement et se met à genoux.
D’un geste rapide, il lui retire son jean, puis sa culotte, saisit ses cuisses, et
enfouit son nez dans son intimité humide.
— Ah !
Elle pousse un grognement et s’agrippe au plan de travail pour garder
l’équilibre. La langue de Maxim est en elle.
La taquine.
La tourmente.
L’emporte vers l’extase.
Elle mouille de plus en plus.
Alessia renverse la tête en arrière, une main dans les cheveux de Maxim,
l’autre agrippée au comptoir, et elle gémit, s’abandonnant aux caresses
expertes de son mari.

Je crois que je vais exploser. Prêt à me perdre dans ma femme, j’attrape


son cul sublime et la soulève sur le comptoir.
— Je ne l’ai jamais fait ici, soufflé-je en dézippant mon jean, libérant ma
queue dressée.
Alessia enroule ses jambes autour de ma taille, me presse contre elle et
enfonce ses talons dans mes fesses. Elle pose ses bras sur mes épaules, et
nous nous dévisageons un moment, mélangeant nos souffles, nos regards
rivés l’un à l’autre. Elle m’embrasse. Et se recule.
— Ça sent moi.
— Le meilleur goût du monde.
Le visage illuminé par cette magnifique journée de printemps, elle prend
mon visage en coupe, nos lèvres scellées dans un mélange étourdissant de
son désir et de ma salive.
C’est chaud et humide.
Merveilleux.
Et tout doucement, je m’enfonce dans ma femme.
— Ah ! crie-t-elle en renversant la tête et en se cognant contre le plan de
travail. Aïe !
Elle rit et je caresse sa tête, avant de m’enfoncer plus profondément en
elle. Elle s’accroche à moi tandis que j’entame un va-et-vient qui me fait
tout oublier. Elle me mordille l’oreille, la respiration haletante, et je me
laisse aller.
Et je la sens. Grimper. De plus en plus haut.
Je continue mon mouvement implacable, bannissant toutes pensées de la
nuit dernière, de sorte qu’il n’y a plus qu’elle et moi.
Alessia.
Elle monte, monte, m’emportant avec elle.
— Maxim ! crie-t-elle en jouissant, et la puissance de son orgasme me
pousse au bord du précipice.
J’explose à mon tour, vite et fort, plongé dans ma magnifique femme.

J’ai de la farine sur les fesses, marmonne Alessia.


Maxim arbore un sourire malicieux.
— Voilà une phrase que je n’aurais jamais imaginé entendre.
Il fait courir son nez sur son ventre et l’embrasse tendrement. Ils sont
encore emboîtés, et aucun d’eux ne veut bouger.
— Je t’aime, Lady Trevethick.
— Je t’aime, Lord Trevethick.
Elle resserre son étreinte, le garde ancré en elle.
— Si tu embrasses encore une autre fille, je te coupe ce bel organe, dit-
elle en plantant ses talons dans ses fesses nues.
Maxim éclate de rire et se dégage d’elle.
— Compris, milady.
— Je vais me battre pour toi, dit-elle alors qu’il enfile son jean.
Son visage entre ses mains, il dessine le contour de ses lèvres avec son
pouce.
— Oh, mon amour, tu n’as pas à te battre pour moi. Je t’appartiens. Pour
toujours. Je suis à toi, tant que tu voudras bien de moi.
Alessia est touchée par cette déclaration douce et passionnée.
Il l’observe attentivement.
— Qu’est-ce qui pourrait bien te convaincre ? demande-t-il d’un air
soudain sérieux.
Elle fronce les sourcils. Où veut-il en venir ?
— Je sais ! s’exclame-t-il, comme pris d’une soudaine inspiration.
Faisons un bébé !
23

Alessia observe, totalement abasourdie, les yeux brillants de son mari.


— Un bébé ? s’étrangle-t-elle.
Il plante un petit baiser au coin de sa bouche.
— Oui, un garçon. (Il l’embrasse à nouveau.) Et ensuite une fille. (Un
baiser.) Puis un autre garçon. (Encore un baiser.) Et une autre fille.
Alessia glousse.
— Quatre enfants ! Je ne crois pas que ça marche comme ça.
— Je sais comment ça marche, ironise-t-il.
— L’appel du devoir ?
Maxim éclate de rire.
— Oh, mon amour. Si drôle. Si talentueuse. Ne change jamais.
Il frotte son nez dans son cou.
— Mes fesses sont couvertes de farine, et tu veux des bébés. (Il hoche la
tête.) Je peux prendre une douche d’abord ?
Il sourit et regarde la pâte à pain abandonnée sur le comptoir, qui
commence à lever.
— Moi qui espérais manger.
Il l’embrasse encore, elle le repousse.
— Aide-moi à descendre, je vais préparer le petit déjeuner.
— Seulement si tu me promets de ne pas remettre ton jean et ta culotte.
Il la soulève du comptoir et la fait glisser le long de son corps jusqu’à ce
que ses pieds touchent le sol. Puis il prend sa tête entre ses paumes.
— Je veux des bébés, j’en veux plein ! J’ai cru… (Il déglutit.) J’ai cru
que peut-être avec Kit… et sa… maladie… eh bien…
— Oh, Maxim, murmure Alessia, comprenant soudain son désarroi.
Elle se penche, approche ses lèvres des siennes et lui donne un doux
baiser plein de remords.
Elle n’avait pas mesuré l’ampleur de ses tourments.
— On va en parler en déjeunant.
— On pourrait sortir, propose Maxim.
— J’aimerais te préparer à manger. Je veux prendre soin de toi, Maxim,
comme tu subviens à mes besoins. C’est un partenariat.

Les doigts d’Alessia jouent avec mes cheveux alors que nous sommes
étendus sur le lit. Vidés. Rassasiés. Ensemble. La tête sur son estomac,
j’embrasse la peau douce de son ventre et je me prends à rêver qu’il
renferme notre enfant.
Alessia n’a pas le même sentiment d’urgence que moi. Elle ne se rend
pas compte que j’essaie de la lier à moi par tous les moyens possibles. Mais
nous en avons discuté. Elle est jeune et veut voir un peu le monde avant
d’avoir des enfants. Elle a raison.
Qu’est-ce que tu croyais ?
Je me demande ce que Rowena penserait de devenir grand-mère.
Je soupire. Aucune idée. Il faudrait que je me réconcilie avec elle.
En ai-je vraiment envie ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Alessia.
— Je pensais à ma mère.
Elle se raidit à côté de moi.
Merde.
— Elle t’a dit des horreurs, hein ?
Alessia se tait, et ses doigts cessent d’ébouriffer mes cheveux.
— Elle voulait savoir combien d’argent je voulais pour te quitter.
Quoi ?!
Je me redresse brusquement.
— Je suis tellement désolé.
— Ça m’a profondément blessée, et énervée, mais j’ai bien compris
qu’elle avait fait ça parce qu’elle pensait que c’était dans ton… euh…
— Dans mon intérêt ?
— Oui. Voilà.
— Ce n’est pas du tout dans mon intérêt. Même si on le lui fourrait sous
les yeux, cette femme ne verrait pas mon intérêt. Elle n’a aucun droit de te
parler comme ça et elle n’est qu’une… (Je m’interromps pour ne pas dire
fouteuse de merde.) Pour qui elle se prend à la fin ?
Je secoue la tête, incrédule.
— Elle est venue ici et a eu le courage de vous dire, à ta sœur et à toi, la
vérité sur votre frère, fait remarquer Alessia.
— Eh bien, c’est une manière très positive de voir les choses. Mais je
suppose que tu as raison. (Je lui souris.) Et ça s’est passé en face à face !
— Voilà une nouvelle expression, cher professeur, me taquine Alessia.
— Tant que tu auras besoin de moi.
— J’aurai toujours besoin de toi.
La sincérité et l’amour d’Alessia éclatent dans tous les mots de cette
déclaration, apaisant mon âme. J’enveloppe ses doigts et les porte à ma
bouche. Et dire que nous étions à couteaux tirés hier soir – je me demande
ce qui se serait passé si ma mère n’avait pas débarqué à l’improviste.
— C’est étrange qu’elle soit venue de Manhattan pour nous l’annoncer
avec tant d’hostilité.
— Peut-être qu’elle se punissait elle-même ? suggère Alessia.
— Eh bien, c’est possible. C’est vraiment ce que tu penses ?
Elle hausse les épaules. C’est juste une supposition, mais ça reste
plausible. Ma mère est peut-être rongée de remords.
Qui sait ? Est-elle seulement capable de remords ?
— Tu veux sortir déjeuner ? (Alessia sourit à ma proposition.) On va
devoir de nouveau fausser compagnie à la presse après cet horrible article.
— « Pas de commentaires », c’est tout ce qu’ils auront.
— Exactement.

Le lundi matin, Alessia et Maxim sortent par l’escalier de secours pour


éviter le groupe de journalistes devant le bâtiment. Maxim hèle un taxi, et
tous deux se glissent rapidement sur la banquette arrière, pour se diriger
vers la London Academy of Social Etiquette and Graces.
— C’est quoi, cet endroit ? s’enquiert Alessia en montrant un imposant
bâtiment de style gothique.
— C’est le musée d’Histoire naturelle. On devrait aller le visiter. À côté,
il y a le musée des Sciences. J’ai passé de nombreux samedis après-midi là-
bas. Notre nounou était passionnée par les sciences. C’est un espace de jeux
et d’exploration génial pour les enfants.
Alessia hoche la tête.
— Un jour, on emmènera nos propres enfants.
Maxim l’observe à la dérobée.
— Ou bien la nounou, dit-il en lui caressant le genou.
— La nounou ?
Alessia n’avait pas pensé qu’ils pourraient avoir de l’aide pour s’occuper
de leurs enfants.
— C’est juste une idée. J’en ai eu une. Plusieurs, en fait. Et regarde ce
que je suis devenu.
Alessia éclate de rire, et Maxim se renfrogne, faisant même semblant
d’être vexé.
— Qu’est-ce que tu insinues ? Ne suis-je pas l’exemple même de
l’homme bien élevé ?
— Bien sûr que si. Tu as d’excellentes manières. Et après cette semaine,
moi aussi.
Elle lui tapote le genou, se retenant de rire.
Le taxi s’arrête devant un grand bâtiment blanc à Queen’s Gate, dans le
quartier de South Kensington.
— On est arrivés.
Maxim ouvre la portière du taxi dont le moteur continue de tourner.
Alessia le suit, les yeux rivés sur l’impressionnante architecture.
— Tu veux que je vienne avec toi ? propose Maxim.
Alessia réprime un sourire. Il s’était inquiété pour elle toute la matinée,
une facette de lui qu’elle ne connaissait pas.
— Ça va aller.
— Envoie-moi un SMS si tu as besoin de quoi que ce soit.
Il lui donne un petit baiser et remonte dans le taxi pendant qu’Alessia
gravit les marches de pierre jusqu’à la porte noire vernie.
Tant de portes noires vernies à Londres.
Elle appuie sur la sonnette, ignorant la sensation de malaise qui lui noue
l’estomac, et la porte s’ouvre dans un bourdonnement. Dans le hall tout
blanc, une réceptionniste lève les yeux vers elle.
— La London Academy…, précise Alessia.
— Au premier étage. Pour les inscriptions, c’est la première porte à
gauche.
— Merci, répond Alessia.
Elle monte le large escalier qui grince sous ses pas et pousse la porte, sur
sa gauche, où l’on peut lire : LASEG. À l’intérieur de la pièce blanche et
haute de plafond, elle est accueillie par une femme d’âge mûr, munie d’un
bloc-notes. Avec ses perles aux oreilles et autour du cou, elle est très
distinguée.
— Bonjour, déclare la femme avec un grand sourire.
— Bonjour.
— Mon nom est Belinda Donalson, je suis l’administratrice de
l’Academy. Je vais prendre votre nom. Ici, nous utilisons uniquement nos
prénoms, par souci de discrétion.
— Je m’appelle Alessia.
— Parfait. Bienvenue, Alessia. Vous êtes la première. La ponctualité est
la politesse des rois… et des reines. Servez-vous un thé ou un café. Et
prenez un siège.
Alessia se verse du café dans l’une des tasses en porcelaine et s’assoit.
Elle observe les femmes qui arrivent et sont accueillies de la même manière
par Mme Donalson. Elles sont toutes élégantes, certaines en robe, d’autres
en pantalon comme elle. La plupart sont jeunes, mais il y a aussi une dame
d’une cinquantaine d’années. Alessia est heureuse de porter son nouveau
pantalon noir, son chemisier blanc et sa veste de tailleur. Le fait de se savoir
bien habillée renforce sa confiance en elle. Pour la première fois, elle se
sent à sa place.
Une jeune femme aux cheveux roux flamboyants déboule dans la pièce
tout essoufflée.
— Bonjour, articule-t-elle en reprenant sa respiration. Je pensais être en
retard.
Mme Donaldson l’observe calmement.
— Bonjour. Prenez une minute. Vous avez le temps.
— Super. Merci. Je m’appelle Tabitha, Lady…
— Je vous arrête tout de suite, Tabitha. Nous nous en tiendrons aux
prénoms. S’il vous plaît, asseyez-vous et servez-vous une boisson chaude.
Nous allons bientôt commencer.
La veille, après un délicieux déjeuner au pub, Alessia et Maxim étaient
allés voir une exposition sur les pré­raphaélites à la Tate Britain, un musée
proche de leur appartement. Avec ses longs cheveux roux et sa robe en
mousseline de soie, Tabitha rappelle à Alessia l’un des tableaux.
Le petit groupe se remet à discuter tandis que Tabitha s’assoit à côté
d’Alessia.
— Bonjour, je suis Tabitha. J’étais persuadée d’être en retard ! ajoute-t-
elle en faisant la grimace.
Alessia se sent un peu plus détendue en compagnie de cette jeune femme
au sourire franc.
— Moi, j’étais en avance, avoue-t-elle. Je suis un peu nerveuse.
Tabitha lui sourit comme si elle venait de retrouver une amie perdue de
vue depuis longtemps.
— Ça va aller, la rassure-t-elle.
Réconfortée par la gentillesse de sa nouvelle amie, Alessia se sent plus
légère.

Tout le dimanche, après la soirée chez Dimitri, des SMS et des photos
d’Alessia et de cette satanée Charlotte n’ont cessé d’arriver sur mon
téléphone. Je les ai ignorés, préférant consacrer mon temps à mon épouse.
Quelle merveilleuse journée nous avons passée. J’ai l’impression que nous
avons franchi un cap. Nous avons survécu à notre première dispute, aux
révélations de ma mère et au harcèlement de la presse.
Alessia, enfin, s’affirme.
Si tu embrasses encore une autre fille, je te coupe ce bel organe.
Je secoue la tête, et souris en songeant à ma tendre épouse si jalouse et
possessive.
Pourtant quand je m’installe à mon bureau pour étudier la législation sur
la distillation d’alcool, je ne parviens pas à me concentrer. Ce que m’a
annoncé ma mère continue de me hanter. J’ai envoyé des messages à
Maryanne pour qu’on puisse en parler, mais elle n’a pas répondu.
Serait-elle fâchée ?
C’est moi qui ai provoqué cette crise et je n’ai pas révélé tout de suite à
Maryanne que Kit avait demandé un test génétique.
Merde.
Je ne sais trop que penser de l’aveu de Rowena.
Je suis sous le choc. Chamboulé. En colère.
Sans doute les trois à la fois.
Allez, reprends-toi, mec !
Mon second rendez-vous de la journée est à Mayfair, pour la rénovation
de l’hôtel particulier, avec Oliver et Caroline. Nous devons plancher sur
l’agencement et la décoration des couloirs, des parties communes et de
l’appartement témoin. Caroline et Oliver sont déjà dans le hall. À les
entendre parler, je sens qu’il y a une tension entre eux. Curieusement,
Oliver paraît troublé alors que Caroline le regarde avec froideur.
— Maxim ! chantonne-t-elle en m’apercevant.
Elle s’empresse de me faire une petite bise.
— Alors ? Inspirée ?
— Le volume est magnifique, lumineux, aéré, on peut y faire quelque
chose de sublime. Bien sûr, c’est à toi de décider. Quelle histoire tu veux
raconter ? Quel genre d’aménagement tu souhaites pour cet espace ?
Je ne sais pas trop si elle se moque de moi. Nous n’avons jamais travaillé
ensemble.
— Je pense à quelque chose de classique, qui ne fera pas vieillot et qu’on
n’aura pas besoin de changer tous les ans !
— Oui. Soyons pragmatiques, confirme Oliver.
— Maxim, j’ai l’impression d’entendre Kit ! réplique Caroline.
Une boule monte dans ma gorge. Kit, mon demi-frère… Caro ne le sait
pas.
— Je vais prendre ça pour un compliment, marmonné-je.
— C’était mon intention.
— Allons voir les parties communes, propose Oliver, pour que vous
puissiez vous faire une idée de l’ampleur des travaux.
Oliver la regarde ostensiblement. Caroline lui adresse un sourire poli.
— Je ferai quelques croquis et photos pendant la visite.

Alessia écoute avec attention Jennifer Knight, leur professeur de


bonnes manières et directrice de l’école.
— Notre mission est de vous permettre de paraître sous votre meilleur
jour, et ce, en toutes circonstances. Vous vous sentirez alors sûres de vous et
pourrez aller partout en sachant comment vous comporter. Que ce soit dans
un conseil d’administration ou une réception, vous saurez tout des us et
coutumes, du monde professionnel comme de la haute société. Nous allons
commencer par les fondamentaux : les présentations, formelles ou
informelles, les formules de politesse, en particulier l’étiquette britannique.
Mais nous n’oublierons pas d’aborder les codes des autres cultures pour que
vos invités étrangers se sentent parfaitement à l’aise et respectés en votre
présence. (Mme Knight lance un grand sourire à sa classe.) Si vous voulez
bien ouvrir votre manuel à la première page, nous allons commencer.
Alessia, en bonne élève, s’exécute aussitôt. À l’évidence, Tabitha
s’ennuie déjà à mourir.

Je pense avoir tout ce qu’il me faut, annonce Caroline.


— Parfait, répond Oliver, visiblement soulagé.
— Tu as un budget en tête ? me demande Caro.
— Fais-nous plusieurs propositions.
Je regarde Oliver en coin. Il semble approuver ma réponse. Cela me met
du baume au cœur.
— D’accord. Aucun problème. Si on en a terminé, Maxim, on peut aller
boire un café ?
— Oui, il y a un bar en face. (Je me tourne vers Oliver.) On se retrouve
au bureau, vous voulez bien ?
— Avec plaisir. (Il pivote vers notre décoratrice.) J’attends donc les
projets, Caroline, déclare-t-il avec raideur.
C’est quoi le problème entre ces deux-là ?

— Quelque chose te chiffonne ? m’enquiers-je alors que Caroline se


glisse sur la banquette.
— Oui. Rowena. Tu lui as mis la main dessus ? Tu lui as demandé ?
Je m’installe en face d’elle, mal à l’aise.
— Demandé quoi ?
— Pour Kit ! Pour les analyses génétique !
Je m’éclaircis la gorge.
— Oui. Bien sûr. Elle dit qu’il n’y a pas à s’inquiéter.
Caro plisse les yeux et me lance ce regard dont elle a le secret. Je me
liquéfie sur place ! Je ne m’attendais pas à cette conversation. Je n’ai pas
encore digéré les révélations de ma mère.
— Qu’est-ce que tu me caches ?
— Rien.
— Maxim, tu mens. Je te connais. Quand ton visage se fige comme ça,
c’est que tu te creuses les méninges pour trouver un truc à dire.
— Ce n’est pas vrai ! Et je te le répète : elle pense qu’il n’y a pas de
soucis à se faire.
— C’était donc une fausse alerte ?
Je tente un grognement en guise de réponse. J’espère que cela passera
pour un acquiescement. Je n’ai pas envie de lui mentir ouvertement.
— J’organise la messe pour Kit, me rappelle-t-elle, et tu ne m’as toujours
pas donné de date. Quant à Rowena, elle ne me répond pas.
— Oh…
J’avais complètement oublié !
— Ça ne lui ressemble pas, poursuit Caro. Je l’ai peut-être offensée ? En
tout cas, il y a quelque chose. Tu peux lui en parler ?
— Elle ne me répond pas non plus.
— Ah bon ? Pourquoi ? Tu crois qu’elle a un problème ?
— Je ne sais pas.
— Tu lui as parlé quand, la dernière fois ?
— Ce week-end.
— Maryanne a disparu aussi des radars. Peut-être qu’elles sont parties
bronzer quelque part ?
— Possible. Tu as la liste des invités pour la cérémonie ?
— Oui. Je vais te l’envoyer. Tu pourras la compléter. J’attends aussi les
ajouts de ta mère.
— Je lui ai dit que j’écrirai l’éloge funèbre.
— On pourra parler aussi des psaumes ?
— Bien sûr. Quand tu veux. On ne bouge pas de Londres. Alessia est à
son école cette semaine.
— C’est bien. Elle se sentira plus en confiance après. Et elle va se faire
des amies.
— Sans doute.
— Tu es inquiet ? Bon sang, Maxim, elle est adulte !
— Je sais, je sais… seulement il y a eu le kidnapping et…
Je hausse les épaules. Que dire ? La sécurité d’Alessia est ma priorité,
c’est tout.
— Je comprends. Mais elle est ici, maintenant. Avec toi. Tout va bien.
— Au fait, qu’est-ce que tu as raconté à Charlotte à la fête de Dimitri ?
— Rien du tout !
Elle soutient mon regard, pourtant je ne suis pas convaincu.
— Caro ? insisté-je en fronçant les sourcils.
— Quoi ? C’est à cause de cette photo ? Celle qu’on voit partout ?
— Qu’est-ce que tu cherchais ? À créer des problèmes entre Alessia et
moi ?
D’un coup, l’ambiance entre nous devient glaciale.
— Bien sûr que non ! répond-elle en ouvrant de grands yeux. Pourquoi
ferais-je une chose pareille ? Quelle drôle d’idée !
— Caro, je ne sais que penser. Mais sache que tout va bien avec Alessia.
Alors arrête de foutre ta merde.
Elle se raidit et n’ajoute pas un mot. J’avais raison. Elle a dit quelque
chose à Charlotte.
— Et entre Oliver et toi, il y a un souci ? demandé-je pour changer de
sujet.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas, mais il y a une sorte de tension entre vous.
— Décidément, tu vois des problèmes partout ! Bon, je ferais mieux de
rentrer et de me mettre au travail. (Elle se lève.) Tiens-moi au courant si tu
as des nouvelles de Rowena.
Ce sera tout pour aujourd’hui, mesdames, annonce Jennifer Knight
avec un grand sourire. Demain, nous nous intéresserons aux modes de
communication. Nous passerons tout en revue, des lettres manuscrites aux
textos. Je vous remercie de votre attention.
Après un après-midi à se tenir droite, à travailler sans relâche posture et
gestuelle, Alessia manque de s’affaler sur une chaise. Elle se retient in
extremis.
— Il me faut un verre ! lui souffle Tabitha à l’oreille. Tu viens avec moi ?
Allez, dis oui !
— Euh…
C’est une première pour Alessia. Quelqu’un – une quasi- inconnue – lui
propose de se rendre dans un bar. Mais elle aime bien Tabitha et elle a son
âge. Maxim n’y verra pas d’inconvénient.
Du moins, l’espère-t-elle.
— Ne me raconte pas que tu dois rentrer à cause de ton mari !
— Comment tu sais que…
— Ton alliance. D’ailleurs tu sembles bien jeune pour être mariée.
Alessia esquisse un sourire.
— Dans mon pays, on se marie tôt.
— Allons prendre un verre, tu vas me raconter tout ça !

Mon téléphone vibre. Un SMS de Maryanne. Enfin !


Je suis à Seattle.
Je t’envoie un texto quand je rentre.

Ça va ?
Non.
Pas remise du scud de maman.
Je suis ici OKLM.
Comment tu as eu des vacances ?

Au talent !

Sa réponse me fait rire. Cela ne ressemble tellement pas à Maryanne !


Mais je suis content de voir qu’elle me parle encore, et qu’elle se repose.
Serait-elle allée voir ce gars qu’elle a rencontré au ski ? Je n’ose pas lui
poser la question.

Profite bien.

C’est ce que je fais, TKT !


Et toi ? Ça va ?

Bien sûr.

Maxie, c’était toi, depuis le début !

Quoi ?

L’héritier.
Le lord, c’était toi.

J’en ai la chair de poule.


Oui, c’était moi.
Le vicomte, puis le comte.
Moi. Pas Kit.

J’ai du mal à m’y habituer.

Je sais ♥
Mais ça a toujours été toi.
Ne l’oublie pas.
Pauvre Kit. Découvrir ça d’un coup.
Il a dû péter un câble.

Oui. Je n’arrête pas d’y penser.


Je me demande ce qu’il avait.

Comment ça ?

Son problème génétique.

Ce devait être grave.


Je préfère pas savoir.
Le pauvre.

Oui. Tu as sans doute raison.


Notre Kit. On l’aimait tous.

Oui. On l’aimait.

Je rentre dans la semaine.


On pourra se parler.
Il faut que je me lève !
On part naviguer sur un super catamaran.

Fais attention à toi.


Mx

Je pousse un soupir de soulagement. Maryanne n’est pas fâchée,


contrairement à ma mère. Et je découvre qu’elle s’intéresse à ce qui ne
m’avait jamais effleuré l’esprit : la pérennité de la lignée. C’est l’obsession
de ma famille, depuis la création du comté au XVIIe siècle. Bien sûr, ma mère
ne fait pas exception à la règle. L’héritage, le sang… on nous a imprégné de
ces notions dès la naissance. Tous autant que nous sommes.
En particulier chez Kit.
Quelle ironie !
Et avec sa mort, le secret de ma mère était enterré.
Rien ne la forçait à nous le révéler.
Elle aurait pu prétendre que les problèmes génétiques de Kit étaient sans
fondement. Finalement Alessia a peut-être raison. Elle a voulu expier ses
péchés.
Ses mensonges.
Il faut que je lui parle ! Mais après ce qu’elle a dit à ma tendre épouse, je
suis plutôt enclin à couper les ponts.
Mon téléphone vibre à nouveau. Ce doit être encore Maryanne. Non,
c’est Alessia.

Je vais boire un verre avec une copine.


Je l’ai rencontrée à l’école.
Je vais essayer de ne pas traîner.

Une boule d’angoisse me serre le ventre. Je n’aime pas l’idée de savoir


Alessia seule dans Londres avec une inconnue. Les paroles de Caroline me
reviennent.
Bon sang, Maxim, elle est adulte !
D’accord. Mais elle a eu une vie recluse, surprotégée. Pour ne pas dire
étouffante. Je l’ai expérimentée pendant une semaine.

C’est super.
J’ai terminé de mon côté.
Je peux me joindre à vous ?

Bien sûr ☺
Nous sommes au Gore.
xxxx

Alessia est fascinée par Tabitha. Pendant qu’elles sirotent leur gin tonic,
la jeune femme lui raconte qu’elle vit dans un château en Écosse (quoique
Alessia ne discerne aucun accent), et qu’après sa licence d’histoire de l’art à
Bristol elle a pris une année sabbatique pour visiter le Kenya et la Tanzanie
avec une amie. Cela paraît tellement excitant. Alessia n’a jamais voyagé en
groupe. Hormis son périple traumatisant en Angleterre – et elle ne risque
pas d’en parler.
— Regarde ! C’est Maxim Trevelyan… ou plutôt Lord Trevethick,
maintenant !
— Oh…, lâche Alessia en découvrant Maxim à l’entrée, scrutant la salle.
— Je ne l’ai jamais rencontré. Mais mes grandes sœurs le connaissent.
Bibliquement, si tu vois ce que je veux dire.
La bonne humeur d’Alessia s’envole d’un coup.
— Elles sont jumelles.
C’est le pompon !
— Il paraît qu’il s’est marié. Je ne sais pas qui est la petite veinarde qui a
décroché le gros lot.
Maxim repère Alessia. Son visage s’éclaire, visiblement rassuré.
— Oh mon Dieu, il vient vers nous ! bredouille Tabitha.
Alessia se tourne vers la jeune femme.
— Maxim Trevethick est mon mari.
— Non…
Elle s’étrangle avec son gin tonic.
— C’est moi la… petite veinarde.
— Oh pardon. Mille excuses. Je n’aurais pas dû dire ça.
Alessia lui retourne un sourire.
— Je connais sa… réputation.
— Évidemment ! répond vite Tabitha en rougissant.
Alessia se lève alors que Maxim approche. Il lui donne un petit baiser,
parfaitement chaste.
— Coucou, chérie. Ça va ? Comment s’est passé ton premier jour ?
À l’entendre chuchoter, on croirait qu’il parle de choses grivoises.
— Bien. Merci, répond Alessia un peu tendue. Je te présente Lady
Tabitha.
— Bonjour, ravi de faire votre connaissance.
— Lord Trevethick. (Ils se serrent la main.) Je vous présente mes
condoléances pour votre frère.
— Merci. Il nous manque beaucoup. Je peux me joindre à vous ?
— Bien sûr.
Tabitha appelle la serveuse et Maxim commande un old fashioned.
— Alors, qu’est-ce que tu as appris aujourd’hui ? demande Maxim en
dévorant Alessia des yeux.
— Comment m’asseoir. Comment marcher. Comment dire bonjour !
— Haha, le b.a.-ba !
Une lueur avide parcourt son regard.
— Je ferais mieux de vous laisser, déclare Tabitha.
— Ne partez pas à cause de moi, je vous en prie, réplique-t-il.
— On m’attend chez moi.
Maxim se lève en même temps qu’elle. Lui, il n’a pas besoin de leçons !
Ses manières sont innées !
— L’addition est pour moi, annonce-t-il.
— Merci. Alessia, on se voit demain !
Gênée, elle lui fait un petit salut de la main.
— Avec plaisir.
Maxim se rassoit.
— Des jumelles ? lâche Alessia.
Maxim fronce les sourcils, puis regarde la jeune femme qui s’éloigne.
— Oh… leur petite sœur Tabitha… Tu veux vraiment savoir ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Non. Je ne préfère pas !
— Saine réaction ! Bravo.
Alessia sourit, oublie ses récriminations, et se penche vers lui pour
l’embrasser encore.
Elle apprend vite. Le passé est le passé, songe-t-il.
— On va dîner quelque part ? propose-t-il. Si tu préfères, on peut dîner
ici.
Assise à côté de moi à l’arrière du taxi, Alessia m’observe.
— Comment ça va, toi ?
Je lâche un soupir.
— Tu veux vraiment savoir ? Encore un peu secoué. Ce dîner avec toi
m’a changé les idées. Au fait, Maryanne a enfin répondu à mes textos. Elle
est à Seattle. On en discutera ensemble à son retour.
— Rowena ? Des nouvelles ?
— Non. Et je n’y tiens pas.
Alessia me prend la main.
— C’est ta mère…
— Je sais. (J’ai une boule dans la gorge.) Il va me falloir du temps.
Elle acquiesce en silence.
— Tu veux en parler ?
— Je t’ai déjà tout raconté. Ma mère s’est révélée aussi perfide et
menteuse que je le craignais. Doublée d’une indécrottable snob.
— C’est juste un être humain.
Je ris.
— C’est bien la première fois que j’entends quelqu’un dire ça de ma
mère !
— Tu as des projets pour ce soir ?
— Me documenter sur les alambics.
— Tu veux faire des photos de vers de terre, maintenant ?
Je m’esclaffe.
— Non. Pas des « lombrics », des « alambics » ! C’est un machin pour
distiller de l’alcool.
Le visage d’Alessia s’éclaire.
— Oui, reprends-je. Je vais me lancer dans le gin. Parce que mon épouse
adorée aime ça.
Le taxi s’arrête devant notre immeuble qui est assiégé par les paparazzis.
— Merde ! Ça va aller ? Tu es prête ?
Alessia hoche la tête.
— Ne leur réponds surtout pas ! Je sors et t’ouvre la portière.
— D’accord.
Je fais le tour de la voiture et protège Alessia de mon bras.
Trevethick ! Trevethick !
Où en est votre relation avec Charlotte Hampshire ?
Qu’en dit votre femme ?
Nous les ignorons, mais Alessia soudain s’arrête devant la porte d’entrée.
— Qu’est-ce que tu…, bredouillé-je.
Elle m’attrape par le col, referme ses bras autour de mon cou et m’attire à
elle. Les flashs crépitent. Elle se plaque contre moi et m’embrasse à pleine
bouche, sa langue vibrante et possessive.
Quel baiser ! J’en suis tout retourné !
Quand nous nous séparons, nous sommes sur un petit nuage, étourdis. En
reine des lieux, elle ouvre la porte et, sans un regard vers la foule amusée et
conquise, me pousse dans le hall.
Waouh !
Dans l’ascenseur, je suis affamé et nous nous embrassons jusqu’au
sixième étage.
— Call of Duty, ce soir ? lui murmuré-je contre ses lèvres.
Elle éclate de rire.

Couchée sur le lit, juste après avoir fait l’amour, Alessia joue avec les
cheveux de Maxim. Elle est si détendue qu’elle a l’impression de n’avoir
plus d’os dans son corps, mais son cœur bat, fort et comblé. La tête de son
mari repose sur son ventre, sa position favorite après leurs ébats, et avec son
doigt il trace de petits cercles autour de son nombril. Quelque chose le
préoccupe.
— Mon père a toujours été mon héros. Je comprends pourquoi.
Alessia attrape sa main. Il se redresse et fixe ses yeux verts sur elle.
— Je me demande si ma mère n’a pas surcompensé avec Kit à cause de
mon père… à cause de son indifférence. Non, indifférence, c’est trop fort.
Disons de la distance. Je n’ai rien remarqué à l’époque. J’étais trop dans ma
bulle. Mais avec le recul, je m’aperçois que j’étais son préféré.
— Personne n’a eu de doutes ?
— Non, je ne crois pas… (Il s’interrompt.) Ah si, peut-être… Ma mère et
mon père se sont brouillés avec Cameron, mon oncle. Peut-être que lui
savait.
— Il n’a jamais rien dit ?
— Non. Jamais. (Maxim repose sa tête sur son ventre.) Cameron est parti
à L.A. à la fin des années 1980. Maintenant que j’y pense, Kit n’était pas
très à l’aise avec lui. D’ailleurs, on ne lui a pas rendu visite quand on était
aux Caraïbes pour Noël. Je comprends mieux pourquoi.
Ils restent un moment pensifs. La seule personne qui pourrait les éclairer,
c’est Rowena.
— Tu comptes en parler à ta mère ? demande Alessia.
— Notre relation est dans une impasse. Je ne vois pas comment on
pourrait en sortir.
Alessia ne répond rien et recommence à lui caresser les cheveux. Malgré
son ressentiment envers Rowena, elle pense qu’il devrait écouter la version
de sa mère. Elle seule connaît tous les détails. Mais Maxim n’est pas encore
prêt à l’entendre.
Un jour. Bientôt.
Après tout, Rowena reste sa mère.
24

Tabitha fonce vers Alessia dès qu’elle entre dans la salle de classe.
— Bonjour. Encore toutes mes excuses pour hier, lance la jeune femme.
— Ce n’est pas grave.
— Tu sais que tu es devenue virale ?
— Quoi ? Comment ? Où ça ?
— Ici. Partout. Je t’ai googlisée hier soir, après ma grosse gaffe. Et
regarde ce qui sort.
Elle lui montre une vidéo sur son téléphone. On y voit Alessia jouant du
piano chez Dimitri. Cela provient du compte Instagram de Grisha Egonov.
— Tu es douée, ajoute Tabitha.
— Merci, répond-elle par automatisme.
Elle est sous le choc. Elle n’avait pas vu que Grisha la filmait, trop
emportée par la musique. Le post compte déjà quatre-vingt mille « J’aime »
et plus de mille commentaires. La légende indique : Lady Alessia, comtesse
de Trevethick, magnifique et talentueuse.
Elle regarde Tabitha avec des yeux ronds.
— Grisha n’a pas tort !
Jennifer Knight intervient pour avoir l’attention de ses élèves.
— Bonjour tout le monde. Aujourd’hui, nous allons étudier la
communication écrite et les bonnes formules de politesse, que ce soit par e-
mail ou lettre manuscrite.
Abigail Chenoweth, la gérante de Rosperran Farm, et Michael Harris,
l’administrateur de Tresyllian Hall, sont ravis de se lancer dans la
production de gin. À la fin de notre conversation téléphonique, je suis
rassuré. Si j’arrive à mener à bien ce projet, nous pourrons tirer quelques
profits et proposer des emplois aux gens du coin. C’est un travail de longue
haleine : obtenir les autorisations, organiser la production, la distribution, et
j’en passe. Mais je dois reconnaître que je suis fier de moi. Ma première
modernisation de nos domaines – et c’est à ma femme que je le dois.
Mon téléphone vibre.
— Caro ?
— Salut. Tu as vu la vidéo d’Alessia ?
Voilà autre chose !
— Une vidéo ?
— Elle est sur l’Insta de Grisha.
— Je vais regarder ça. Qu’est-ce qu’elle fait ?
— À ton avis ? Elle joue sur son piano à queue – sans allusion salace !
Caro glousse à sa misérable petite blague.
— Et ?
Je sais qu’elle a joué. J’étais là !
— La belle-doche l’a vue. Elle voulait savoir si elle a posé sa candidature
au Royal College.
Waouh !
— Oui, elle l’a fait.
— Sous quel nom ?
— Alessia Trevelyan.
— Bien. Je le lui dirai.
— Vous êtes en bons termes toutes les deux ?
— Elle a appelé. Je craignais qu’il y ait un problème avec papa, alors j’ai
décroché. Mais non. Elle voulait juste en savoir plus sur Alessia. Et aussi si
tu étais toujours DJ, à tes heures perdues.
— Pourquoi ?
— La Petite emmerdeuse fête ses dix-huit ans cette année. Et elle veut
organiser une rave party dans le jardin.
— Ta sœur a dix-huit ans ! Déjà !
— Demi-sœur, s’il te plaît ! Et oui, Cordelia va devenir une Grande
emmerdeuse maintenant ! Je plains le reste du monde.
— Caro, j’ai arrêté d’être DJ, mais si ta belle-mère pistonne Alessia, je
pourrai peut-être faire une exception. C’est le seul moyen pour elle d’avoir
un visa sans rentrer en Albanie.
— Je vois. Plus besoin de faire tourner les platines ?
— Je n’ai plus le temps. Et les salopards qui ont fait venir Alessia ici ont
pris ses papiers. Je n’ai pas eu une minute pour les faire refaire.
— Oh. (Caro marque un long silence, puis reprend :) Je vais lui passer le
mot. Mais l’emmerdeuse sera très déçue. Tu sais qu’elle craque
complètement pour toi.
— Encore ?
Qu’est-ce que je suis censé répondre à ça ?
Caroline lâche un long soupir. Je ne sais pas trop pourquoi.
— Bref. Je pourrai te montrer des projets pour Mayfair en milieu de
semaine, je pense.
— Parfait. Merci, Caro.
Je raccroche, soulagé qu’elle ait changé de sujet. J’ouvre Instagram.
Alessia est au courant pour cette vidéo ?
Je cherche le compte de Grisha. Il y a plusieurs photos de la fête – on le
voit partout, évidemment, posant avec des actrices, des vedettes de la télé,
des mannequins. Mais sur son reels, c’est Alessia qui est à l’image, jouant
Bach avec grâce, comme si cette musique était dans son ADN.
Waouh ! Cent mille vues.
Grisha a raison, même si cela me fait mal de le lire sous sa plume :
Alessia est magnifique et talentueuse.
Et c’est ma femme.
Je regarde à nouveau la vidéo. Une fois. Deux fois… Au quatrième
visionnage, un mouvement à l’arrière-plan attire mon regard.
Je souris. Il faut que je montre ça à mon épouse !

Les cours ont fini tôt aujourd’hui et Tabitha invite Alessia à prendre un
thé. Mais elle décline poliment. Elle a d’autres projets. 15 h 30. Elle a
encore le temps. Elle a regardé l’itinéraire sur Google. Arrivée au coin de la
rue, elle dit au revoir à Tabitha et hèle un taxi, comme le fait si souvent
Maxim.
— On va où, ma belle ? demande le chauffeur.
— À Kew Green, s’il vous plaît.
Alessia s’installe sur la banquette et sort son téléphone.

Coucou milord,
On a terminé en avance.
Je sors.
Axx

Alessia veut voir où son grand-oncle Tobias habite. Et peut-être le


rencontrer ? Pendant ses cours aujourd’hui, elle lui a écrit une lettre, et elle
compte la glisser sous sa porte. Lorsqu’elle aura pris contact avec lui, elle
racontera tout à son mari. Mais plus tard. Elle sait que Maxim était contre
cette idée de détective privé.
Et elle l’a quand même contacté.
Son téléphone vibre.
Un SMS de son mari.

Bonjour milady,
J’aime te lire.
Tu vas où ? Juste par curiosité.
Je peux t’accompagner si tu veux.
Mx

Oh non !
Je vais à Kew Green.
Je n’en ai pas pour longtemps.
Je reviens vite.
XXXX

Qu’est-ce qu’elle va foutre à Kew ? Ce quartier me rappelle de


mauvais souvenirs. La dernière fois que je suis allé à Brentford, des
salopards ont fait irruption chez moi et Alessia a disparu. Tu es le fils de ton
père. Un chevalier dans sa belle armure, toujours prêt à sauver une
demoiselle en détresse.
Les paroles de ma mère me reviennent en mémoire et d’un coup
l’angoisse monte.

Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?

Alessia pousse un soupir. Son mari panique. C’est évident à son ton
sec. Elle pensait le rassurer en le prévenant, mais cela n’a fait qu’aggraver
les choses.

C’est une surprise.


Ne t’inquiète pas !!! :D
XXXX

Ne t’inquiète pas, c’est vite dit !


Bon sang, Maxim, elle est adulte !

D’accord.
Fais attention à toi.
Envoie-moi un SMS quand tu seras rentrée.
MX
P.S. : Comme si j’aimais les surprises !

Alessia est soulagée. Mieux. Il a retrouvé son sens de l’humour. Elle


regarde par la fenêtre, aperçoit une mère poussant un landau. Comment
serait Maxim si elle avait un enfant ? Encore plus inquiet !
Un enfant de Maxim !
Elle aime cette idée.
Mais pas tout de suite. Cela lui a fait un choc quand il a évoqué cette
possibilité ce week-end. Bien sûr qu’elle désire avoir des enfants.
Cependant, étudier dans l’une des meilleures écoles de musique du pays est
plus tentant encore.
La maternité attendra.
Et s’il insiste, elle cédera.
Oui, elle se voit bien mère aussi.
Cela ferait le bonheur de ses parents, et celui de Maxim.
Il semble pourtant d’accord pour patienter. Il veut lui montrer le monde
avant.

Mon téléphone sonne. Je ne reconnais pas le numéro.


— Trevethick, j’écoute.
— Lord Trevethick, c’est Ticia Cavanagh.
— Bonjour Ticia. Appelez-moi Maxim, je vous en prie. (Quand je pense
qu’on s’est envoyés en l’air !) Du nouveau ?
— Je voulais vous annoncer que vos documents de mariage sont
parfaitement valides. On a fait nos recherches. Vous êtes légalement mari et
femme.
Je lâche un soupir. C’est un tel soulagement.
— Magnifique !
Finalement, le stratagème de Demachi et Tabaku a fonctionné.
— Je voulais savoir si vous aviez trouvé une école pour Lady
Trevethick…
— Vous pouvez l’appeler Alessia.
— Une école pour étudier. La presse s’intéresse un peu trop à vous.
— Oh, vous avez vu…
— Absolument. Et ça pose un problème. Les services de l’immigration
vont découvrir qu’Alessia est entrée sur le territoire illégalement, et ils
risquent de lui refuser son visa pour regroupement familial. Vous pourriez
aussi avoir des problèmes, puisque vous avez enfreint la loi en faisant
travailler une immigrée clandestine.
— Oh merde.
— Je ne vous le fais pas dire. Je vais demander à un confrère de se
renseigner sur l’enquête concernant ses passeurs, si la police a quelque
chose qui incrimine votre épouse. Ce sera fait discrètement, mais je devrai
vous le facturer et j’ai besoin de…
— Allez-y. Peu importe le prix. Et si l’acompte ne suffit pas, dites-le-
moi.
— Parfait. On fait comme ça.
— J’espère qu’Alessia pourra intégrer l’une de nos écoles de musique à
Londres.
— J’ai vu la vidéo. Elle est très douée.
Je souris malgré moi. Ma femme est une vedette sur Internet !
— Oui, elle a beaucoup de talent. Et elle veut entrer au Royal College.
— Croisons les doigts. En attendant, ce serait bien d’être un peu plus
discrets.
— C’est compris. On peut aller en Cornouailles. Histoire de se faire
oublier. Merci du conseil.
— À votre service… Maxim.
Elle raccroche. Les pensées se bousculent dans ma tête. Aller chez
Dimitri était peut-être une grosse erreur.
Alessia touche la croix de sa grand-mère autour de son cou. Plus elle
approche de sa destination, plus son ventre se noue. Le taxi s’arrête à un feu
rouge. Elle aperçoit le Kew Bridge devant elle et la route qui mène à
Brentford sur la droite. Comme elle était bien quand elle habitait chez
Magda et son fils ! Quelques semaines de bonheur. Michal lui a appris par
Facebook qu’avec sa mère ils sont bien installés au Canada. Michal a un tas
d’amis et apprend le patin à glace. Il rêve de jouer au hockey comme son
nouveau beau-père, Logan. À en juger par ses posts, il semble heureux, et
Magda aussi.
Alessia songe à la grincheuse Mme Kingsbury et à Mme Goode. Ses
anciennes patronnes. Ont-elles trouvé une autre femme de ménage ?
Alessia secoue la tête. Elle en a fait du chemin depuis cette époque !
Le feu passe au vert et le taxi s’engage sur le pont, puis tourne dans une
petite rue. Il s’arrête devant une grande et vénérable maison qui ne
détonnerait pas sur Cheyne Walk. Dans tout le quartier, de jolies demeures
se dressent au milieu de pelouses verdoyantes flanquées de grands
sycomores. Alessia paie la course avec sa carte de crédit – une petite
fortune ! – et descend de voiture.
Le taxi redémarre, la laissant seule devant la demeure de son grand-
oncle. La façade est impeccable. Un arbre parfaitement taillé s’élève devant
l’entrée, et à travers la baie vitrée elle distingue un piano – un quart de
queue !
Il joue aussi ?
Son cœur s’emballe. Un mélange d’impatience et d’appréhension. De
peur aussi. Pourtant, elle décide de tenter sa chance.
Il peut l’accueillir comme la rejeter.
Elle étreint la petite croix qui appartenait à Nana, la sœur de Tobias.
Rassemblant son courage, elle monte la petite allée vers la porte d’un noir
luisant et appuie sur le bouton de la sonnette. Elle entend un petit tintement.
Quelques secondes plus tard, une vieille dame au chignon austère ouvre la
porte.
— Bonjour. Que puis-je pour vous ? demande-t-elle.
— Je voudrais voir M. Tobias Strickland.
— Vous avez rendez-vous ? réplique-t-elle avec raideur.
— Non. J’espérais qu’il me recevrait. Je suis la petite-fille de sa sœur…
sa petite-nièce.

Après ce que m’a raconté Leticia Cavanagh, j’appelle Tom.


— Trevethick ! Comment va ? Apparemment, tu as retrouvé ta femme.
— Oui. Grisha l’a fait raccompagner à la maison par son chauffeur.
— Ah bon ? Pourquoi donc ?
— Tu ne lis pas la presse ?
— Tu sais bien que non ! Je ne m’intéresse pas à tous ces ragots, sauf si
j’ai un client qui fait les gros titres. Et tu devrais faire pareil. Une meute de
chiens, c’est tout ce qu’ils sont.
— Tu as raison. Mais si tu tombes sur un article sur Charlotte, mon ex…
— L’actrice ? La mauvaise ? Celle qui ne sait jouer que son propre rôle ?
Je ricane malgré moi.
— Oui. Exactement. Elle m’a sauté dessus. (Devant son silence,
j’enchaîne :) Alessia l’a vu et l’a mal interprété. Bref, ce qui est fait est fait.
Est-ce que tu as du nouveau sur l’enquête de police ? Des infos sur la jeune
amie d’Alessia ?
— Sur la fille, rien. Mais ta femme ne nous a pas donné grand-chose. Ça
m’étonnerait qu’on puisse la retrouver. J’ai parlé à Spaffer, il est sur le
coup. Les flics cherchent encore des preuves. Il dit qu’un détective est venu
à la pêche aux infos pour la même affaire.
Un frisson me traverse de part en part.
— Il y a des journalistes derrière ?
— Spaffer ne sait pas. Mais il y a eu une descente dans le sud de
Londres. Ils ont trouvé quatre filles là-bas.
— Ah oui ?
— Absolument. L’armée du Salut s’occupe d’elles en ce moment.
— Pas d’Albanaise ? Aucune Bleriana ?
— Je ne crois pas. Enfin pour en être sûr, il faudrait leur parler
directement.
— Ces filles, que va-t-il leur arriver ?
— Pour tout te dire, je n’en sais rien.
— C’est sordide.
— Effectivement. On reste sur le coup, t’inquiète. Je vais voir si je peux
me renseigner sur ces filles.
— Très bien.
— Au fait, pendant que j’y pense, ne panique pas pour ce journaliste qui
t’a appelé.
— Ah bon ?
— Non. Il n’a rien, déclare Tom avec assurance.
Tant mieux.
— Merci pour les infos.

La femme au chignon doit avoir dans les cinquante ans. Elle regarde
derrière Alessia pour s’assurer qu’elle est venue seule, la scrute de la tête
aux pieds, puis s’écarte pour la laisser entrer. Inspection réussie !
— J’ignorais que le professeur Strickland avait une nièce. Et encore
moins une petite-nièce.
Elle invite Alessia à pénétrer dans le hall.
L’endroit ressemble à Trevelyan House, où vit Caroline. Les deux
demeures ont dû être édifiées à la même époque.
— Par ici, s’il vous plaît.
La femme conduit Alessia dans une grande pièce où trône une
magnifique cheminée, avec des portes-fenêtres donnant sur un jardin. Assis
derrière un bureau, pianotant sur un ordinateur portable, elle repère un
homme avec une tignasse blonde qui vire au gris, affublé d’une moustache
retroussée et d’une barbe soignée. Il relève la tête. Ses yeux sont du même
bleu que ceux de sa chère Nana. Sa bouche a les mêmes rides d’expression
dues à son sourire. Il est la copie conforme de sa grand-mère, en version
masculine. Alessia est saisie. Sous le choc, elle n’arrive pas à prononcer un
mot.
— Eh bien, ma chère, que puis-je pour vous ? demande-t-il.
Devant son silence, ses sourcils se froncent. Il se tourne vers la femme,
qui doit être une sorte de servante. Non, pas « servante ». On dit :
« Employée de maison » !
— Cette jeune dame serait votre petite-nièce, professeur.
Il pâlit et ouvre de grands yeux.
— Alessia ? bredouille-t-il.
Il la connaît ?
Émue, elle hoche la tête, toujours incapable de parler.
— Oh… mon enfant… (Il se lève de sa chaise, contourne le bureau et
vient lui prendre les mains.) Jamais je n’aurais…
Sa voix se brise. Ils se regardent avec intensité. Son sourire lui plisse les
yeux, sa moustache ridicule rebique comme deux virgules pointant en l’air.
— Et Virginia ? murmure-t-il.
Il ne sait pas !
Alessia secoue la tête.
— Oh non…
Les yeux brillants de larmes, il lui serre plus fort les mains. C’est trop
d’émotions pour lui en si peu de temps. Alessia se met à pleurer aussi, au
souvenir de Nana, sa chère Nana. Tobias sort un mouchoir de sa poche.
— Alessia, ma chère enfant, c’est si soudain. Ma tendre sœur… Je
n’avais plus de nouvelles d’elle… j’espérais que… (Il prend une grande
inspiration.) Madame Smith. Du thé, s’il vous plaît. Tu prendras bien un
thé ?
Alessia hoche la tête et sort un Kleenex de son sac à main. Mme Smith,
tout attendrie, s’empresse de sortir de la pièce.
— Cette croix dorée. Elle m’est familière. C’est la sienne ?
— Oui ! (Par réflexe, elle touche son pendentif.) Il m’est très précieux.
J’aimais tellement Nana.
Il sourit. Un sourire chargé de tristesse.
— Je m’en souviens. Nos parents étaient très croyants. Ginny aussi. C’est
pour cela qu’elle est partie en Albanie, pour répandre la bonne parole
malgré le joug communiste. (Il secoue la tête, comme pour chasser de
vilaines images.) Allons dans le salon, nous y serons mieux.

— Je n’ai jamais eu l’adresse de Ginny, mais elle m’écrivait de temps en


temps. C’est comme ça que j’ai appris ton existence. Je crois qu’elle avait
peur que ses parents ne viennent la « sauver » des griffes de l’ogre
communiste ! Ils n’appréciaient pas son mariage avec un Albanais, soupire
Toby. C’était horrible. Ils avaient perdu leur fille.
— Elle était heureuse avec son époux. Et très amoureuse. C’était un
homme bien. Leur fille, ma mère, a eu moins de chance de ce côté-là, mais
cela semble s’améliorer.
— Ta mère, Shpresa ?
— Oui.
— Parle-moi de toi, Alessia. Comment t’es-tu retrouvée en Angleterre.
Raconte-moi tout.

Chérie, je suis à la maison ! lancé-je en refermant la porte.


Tout est silencieux. L’angoisse qui m’a étreint quand Alessia m’a
annoncé qu’elle sortait pointe à nouveau son nez.
— Alessia ! appelé-je au cas où elle se trouve dans un dressing ou l’une
des salles de bains.
L’appartement est une caverne vide sans Alessia. Je ne m’en étais pas
rendu compte avant qu’elle habite chez moi.
Merde ! On a oublié de mettre l’alarme.
Elle a pourtant dit qu’elle m’enverrait un texto ! Agacé, je sors mon
téléphone et appelle. Mais je tombe sur la boîte vocale. « Où es-tu ? » Et je
raccroche.
Alessia peut se débrouiller toute seule. Elle a bien géré Rowena. Et
Grisha.
L’appréhension, toutefois, ne me quitte plus depuis qu’Alessia a été
kidnappée. Je lui envoie un SMS. Pas trop alarmiste.

Où es-tu ?
L’appart est si morne sans toi.
Mx

Et j’ai faim ! Ce qui n’aide pas. Misérable, j’erre dans la cuisine. Le


réfrigérateur est plein.
Non. Je file dans la chambre et enfile une tenue de jogging. Je vais aller
courir, histoire de me vider la tête. À mon retour, elle sera là et tout sera
réglé.

Je n’en reviens pas d’apprendre que tu habitais juste de l’autre côté du


fleuve.
— Oui. J’étais très heureuse là-bas.
— « La banlieue ouest, c’est toujours chouette », ce n’est pas ce qu’on
dit ?
Alessia jette un coup d’œil à sa montre. 18 heures passées !
— Je dois m’en aller. Mon mari va s’inquiéter.
— Bien sûr. Je comprends. Maxim, c’est ça ?
— Oui, c’est son prénom. (Elle ne lui a pas parlé de son titre de noblesse.
Elle garde ça pour sa prochaine visite.) J’ai hâte que vous fassiez sa
connaissance. C’est un homme bien.
Elle se lève et regarde le piano.
— Tu joues ? s’enquiert Toby.
— Oui. Nana a appris à ma mère. Et toutes les deux m’ont donné des
cours. Et vous ?
Il lâche un petit rire.
— La musique coule dans les veines de notre famille. Malheureusement,
je ne joue plus. (Il montre ses doigts.) Ils ne sont plus ce qu’ils étaient.
Cependant j’ai étudié la musique toute ma vie. À mes yeux, c’est davantage
une science qu’un art. Et un jaillissement de couleurs.
— De la synesthésie ?
— Absolument, c’est tout à fait ça. (Il est surpris qu’elle connaisse ce
terme.) Mais j’appelle plutôt ça de la chromesthésie.
Alessia esquisse un sourire.
— Chromesthésie. J’ignorais ce mot.
— C’est une forme de synesthésie. Le son fait apparaître des couleurs.
— Comme moi !
— Vraiment ? Je n’ai jamais rencontré d’autres synesthètes. Au fond,
cela n’a rien d’étonnant. Nous sommes de la même famille ! Comment cela
se manifeste chez toi ?
— C’est comme un tableau, un code couleur.
— Pour moi, c’est moins précis. Nous reparlerons de tout ça une autre
fois. Tu devrais partir. J’appelle un Uber. En attendant la voiture, tu veux
bien me jouer un morceau ?

Quand elle monte dans le Uber, Alessia est sur un petit nuage. De la
main, Toby lui dit au revoir sur le pas de la porte et elle lui retourne de
grands signes jusqu’à ce qu’il disparaisse. Elle savoure sa joie tandis que la
voiture s’engage dans les bouchons qui encombrent le Kew Bridge. Toby
est doux, gentil, mélomane, très intelligent et, surtout, il s’intéresse à elle et
à sa vie. Jamais aucun homme de sa famille n’a eu de tels égards. Elle est si
impatiente de le présenter à son mari. Elle sort son téléphone de son sac à
main pour appeler Maxim et s’excuser de son silence. Mais la batterie est
vide.
Zot !
Pourtant elle ne peut rien y faire. Elle lui expliquera tout en arrivant. Elle
se laisse aller au fond de la banquette et songe à ce moment si particulier
qu’elle vient de vivre. Son grand-oncle. Synesthète lui aussi.

Chérie, je suis rentré ! appelé-je en arrivant de mon jogging.


Aucune réponse. Les endorphines euphorisantes se dissipent déjà, alors
que je file sous la douche.
Où est-elle, bon sang !
19 heures ! Je ne tiens plus en place. Je laisse d’autres messages, mais
toujours aucune réponse. Je ne peux joindre personne, ni faire quoi que ce
soit. Je suis impuissant.
Je fais les cent pas dans le salon et, chaque fois que je passe devant la
double porte, je regarde l’entrée, espérant voir Alessia apparaître.
Je vais devenir fou !
Je n’en peux plus. J’observe le hall désert. J’entends à nouveau les pas de
ma mère dans ses escarpins Louboutin qui claquent sur le parquet. J’ai déjà
perdu un membre de ma famille cette semaine, ça suffit !
Quand la reverrai-je ?
Rowena a beau m’horripiler, elle reste ma mère.
Merde ! Comment va-t-on surmonter ça ?
En secouant la tête de dépit, je lui envoie un texto :

Il faut qu’on parle de la messe pour Kit.


Quand tu seras moins énervée,
passe-moi un coup de fil.

Je me retiens d’ajouter « sale garce infidèle ». Quand même, c’est ma


mère. Puis j’écris à mon épouse.

Je me fais un sang d’encre !


Appelle-moi.
S’il te plaît.
M

Soudain, la serrure cliquète et la porte s’ouvre. Alessia ! Elle semble aller


bien. Son sourire éclaire tout le hall et mon cœur aussi. La colère et la joie
se livrent bataille en moi.
Enfin, elle est là !
Mais dès qu’elle approche, l’exaspération l’emporte. Ma voix résonne
dans la pièce.
— Où t’étais passée, putain ?
25

Alessia se fige alors que je m’avance vers elle, prêt à décharger ma


fureur et mon angoisse. Mais elle lève les yeux vers moi, ses beaux yeux
noirs, avec son innocence et son irrésistible candeur.
— Je te demande pardon. Je n’avais plus de batterie.
— Oh…
Je ne m’attendais pas à ça. J’étais parti pour une bonne dispute, pour
vider mon sac, extérioriser mon agacement, ma peur. Pourtant ses excuses
toutes simples me coupent l’herbe sous le pied. Dans l’instant, mon
énervement se dissipe.
— J’étais si inquiet, grommelé-je.
Avec précaution, comme si elle approchait la main d’un lion, elle me
caresse la joue.
— Je sais. Je suis désolée.
En poussant un soupir, je pose mon front contre le sien et ferme les yeux,
le temps de laisser redescendre la pression. Lentement, je referme les bras
autour d’elle et l’attire à moi. Le contact de son corps, sa chaleur, me fait
tant de bien.
— Je suis désolée, répète-t-elle. Je n’ai pas vu le temps filer.
— Où étais-tu ?
Elle m’adresse un grand sourire.
— Si tu me promets de ne pas piquer une colère, je te raconte tout.
— Je ne promets absolument rien ! Je suis déjà en colère. Tu as la
fâcheuse manie de te mettre dans des situations périlleuses. Alors vas-y. Je
t’écoute.
— Je suis allée voir le frère de ma grand-mère. Mon grand-oncle.

Maxim recule d’un pas.


— Ton grand-oncle ? Tu as de la famille ici ?
Elle hoche la tête, encore toute joyeuse de sa rencontre.
— Pourquoi cela me mettrait en colère ? Il habite Kew ? Comment tu l’as
retrouvé ?
Alessia prend la main de Maxim et l’entraîne dans la cuisine.
— Assieds-toi.
Il fronce les sourcils mais s’exécute. Il la regarde de ses yeux verts, les
cheveux en bataille, toute trace d’agacement évanouie. Il attend.
— Je voulais que tu m’aides à retrouver Bleriana, tu t’en souviens ?
Maxim reste immobile. Comment va-t-il réagir ?
— Je suis allée voir ce détective.
— D’accord. Et ?
— Et je lui ai demandé de retrouver la famille de ma grand-mère.
— Oh.
— Et Bleriana aussi, murmure-t-elle comme si elle confessait une faute
grave.
— Alors que je t’ai dit de ne pas le faire ?
Maxim encaisse le coup. Il est très contrarié, évidemment. Alessia
acquiesce, tentant de se montrer contrite. En vérité, elle ne regrette rien.
Elle assume son choix. Il secoue la tête et la fait asseoir sur ses genoux.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? demande-t-il. Je ne veux pas que tu
t’approches de ce monde, pas même de loin. Tom est sur le coup. Même s’il
n’a pas beaucoup avancé, je te le concède. Appelle ce détective et demande-
lui d’arrêter ses recherches. Laissons Tom s’en occuper. J’ai confiance en
lui. S’il te plaît.
— Entendu, s’empresse-t-elle de répondre. Pardon. Je veux tant la
retrouver. C’est si important.
Maxim pousse un soupir.
— Je comprends. Mais pourquoi m’avoir caché que tu es allée voir ton
grand-oncle ? Je serais venu avec toi.
— Je ne comptais pas le rencontrer. Juste lui laisser une lettre. En cours
aujourd’hui, on nous a appris les secrets de l’art épistolaire. Puis quand j’ai
vu le piano derrière la fenêtre du salon… Je me suis dit que le destin me
faisait un signe.
Elle hausse les épaules. Comme si elle n’avait eu d’autre choix que de
toquer à sa porte.
Maxim soupire encore.
— Je vois. Si tu as d’autres parents cachés, je serais ravi de t’emmener
chez eux. Promets-moi de ne pas recommencer.
— D’accord.
— OK, parle-moi de ce grand-oncle.
Alessia lui fait un rapide baiser.
— Merci de ne pas être trop fou furieux contre moi.
— Je le suis encore un peu. Et on dit « furieux ». Juste furieux. Et oui, je
n’étais pas loin de devenir fou tout à l’heure. J’étais tellement inquiet.
— Je sais. Je suis désolée. Tu as faim ? Tu veux que je cuisine quelque
chose ?
Maxim se laisse aller contre le dossier, esquisse un sourire.
— Oui. Je suis affamé.
Elle lui caresse le visage.
— Je fais à manger pour mon mari qui a une faim de fou et te raconte
tout.

Alors comme ça, il habitait juste en face, sur l’autre rive ? répété-je
tandis qu’Alessia remue la sauce tomate. Si près et en même temps si loin.
— Oui. Dans une grande maison. Il est musicien aussi, et il est
professeur. À Oxford. Professeur de musique. Il est synesthète, comme moi,
mais il appelle ça de la chromo… de la chromesthésie.
— Ah oui ? (Quel hasard !) C’est génétique, donc ?
— Faut croire !
Rayonnante, elle ajoute des câpres. Je ne sais pas ce qu’elle prépare, ça a
l’air délicieux. Ça mérite une bonne bouteille.
— Du vin ?
— Avec plaisir, répond Alessia. Il a hâte de te rencontrer. Toi et ma
mère !
— Il ne l’a jamais vue ? demandé-je en attrapant une bouteille sur les
rayons.
— Non. Il n’est jamais allé en Albanie. Et ma mère ignore son existence.
Ma grand-mère a été rejetée par sa famille parce qu’elle a épousé un
Albanais et…
Sa voix chancelle. En silence, elle remue la sauce.
Oh non !
Ma famille n’a pas répudié Alessia. Hormis ma mère…
— C’est horrible, dis-je en chassant Rowena de mes pensées.
— Mais il savait que j’existais. Nana lui écrivait de temps en temps.
— Il aurait dû venir la voir. Ta famille gagne à être connue, même si ton
père peut faire peur parfois. Et Shpresa ? Tu lui as raconté ?
Je débouche le vin et remplis immédiatement deux verres, sans lui laisser
le temps de s’aérer.
— Non. Je compte lui dire après dîner. (Elle égoutte les spaghettis et
verse la sauce dessus.) C’est prêt.

Alessia range les derniers plats dans le lave-vaisselle, essuie le


comptoir et sort son téléphone de son sac. Elle le met aussitôt en charge.
Maxim est dans le salon, au piano. Il n’a pas joué depuis qu’ils ont fait leur
duo. Elle s’appuie contre le chambranle de la porte, sans se montrer. Il
improvise une mélodie en la mineur. Les notes s’élèvent dans la pièce. Ce
sont des gouttelettes bleues, vibrantes, pleines de chaleur et de joie, ce qui
est rare en mode mineur.
Il paraît heureux.
Alessia sourit. Le thème est à l’opposé du morceau mélancolique qu’il
avait composé et qu’elle avait joué pour lui, il n’y a pas si longtemps au
Hideout, en Cornouailles. Il se retourne et l’aperçoit. Elle se fait une petite
place sur le tabouret, à côté de lui.
— C’est plus joyeux.
— Ah oui ? On se demande pourquoi ! raille Maxim. C’est la musique
d’Interstellar.
Elle fronce les sourcils.
— Le film. Ça ne te dit rien ?
— Non. Je ne connais pas.
— Oh, il faut qu’on le regarde ! C’est incroyable. Et la bande-son de
Hans Zimmer est dingue. (Il s’interrompt et l’enlace.) Au fait, j’ai parlé à
Leticia aujourd’hui.
Alessia se raidit. Même si elle apprécie Ticia, elle n’aime pas que Maxim
parle à ses ex.
Alessia ! Stop !
Maxim poursuit. Peut-être n’a-t-il rien vu ? Ou alors il s’en fiche.
— Elle nous conseille de faire profil bas et d’éviter les paparazzis. Quand
tu auras terminé tes cours, on devrait filer en Cornouailles. Du travail
m’attend au Hall, de toute façon. Je sais que ce week-end on devait préparer
nos affaires pour le déménagement. Mais quelqu’un pourrait s’en charger ?
Ou ça attendra.
— Les Cornouailles, j’adore ! s’exclame Alessia. Surtout la mer !
— Moi aussi. (Il lui embrasse les cheveux.) Alors c’est décidé. On part
vendredi soir. En attendant, on reste ici, à regarder des films. Netflix et
cocooning ?
— Cela veut dire « câlins sur canapé » ?
— L’un n’empêche pas l’autre !
— Joue encore Interstellar.
— Je suis intimidé quand tu es là.
— Pourquoi ? J’adore tes musiques.
— Ce n’est pas de moi. En revanche, si tu écoutes bien, tu pourras
l’interpréter bien mieux que moi.
— Maxim. Stop. Joue.
— À vos ordres, milady.

Encore bercée par les notes de Maxim, Alessia récupère son téléphone et
passe un appel FaceTime à sa mère. Elle découvre les nombreux messages
de Maxim qui, sur l’échelle de la panique, montent crescendo. Elle ne
voulait pas l’inquiéter autant.
Il y a des mails des quatre écoles de musique où elle a déposé sa
candidature. Le premier qu’elle lit provient du Royal College of Music.
Elle a une audition !
Ils sont impatients de l’écouter.
Waouh ! Elle revient en courant dans le salon.
— J’ai décroché une audition au Royal College !
Il l’applaudit et se lève lentement.
— Mon épouse si talentueuse. Si douée. C’est fantastique !
Alessia ouvre les autres mails.
— Tous veulent m’entendre jouer ! s’étonne-t-elle.
— Évidemment ! Ils ne sont pas idiots ! (Il lui prend le visage dans les
mains.) Tu es belle. Une merveilleuse pianiste. Je suis si heureux que tu sois
ma femme. (Il effleure sa bouche de ses lèvres.) Vas-y, appelle ta mère.
Alessia rayonne de bonheur et retourne à la cuisine annoncer les bonnes
nouvelles à Shpresa.

Peut-être suis-je trop protecteur ? Alessia s’en tire bien. Elle est
revenue en un seul morceau. C’est une adulte responsable.
Elle a déjà été kidnappée ! Deux fois.
Qu’est-ce qui m’a pris. J’ai cru qu’elle était partie ? Qu’elle avait été
kidnappée – encore !
Arrête ! Lâche l’affaire ! Tout va bien. Elle est ici.
J’avale une gorgée de cet excellent bordeaux qui, désormais, a eu le
temps de s’aérer. Je devrais faire une descente à la cave de Trevelyan House
avant que Caroline siphonne toutes les bouteilles.
La sonnette retentit. C’est celle de la porte d’entrée, pas de l’immeuble
en bas.
Qui est-ce ? Rowena ?
Une silhouette se dessine dans le couloir. Pas une femme. Un homme.
J’ouvre.
Putain, c’est lui !
Les cheveux bruns gominés, son manteau en poil de chameau, ses
chaussures sur mesure.
Anatoli ! Le Salopard !
— Salut, l’Anglais, lance-t-il.
Je suis à deux doigts de lui sauter dessus !
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je suis venu te voir.
Moi ?
— Pourquoi ?
— Tu m’invites pas à entrer ?
— Non. Tire-toi.
— Je croyais que les Anglais étaient des gens polis ? Tout se perd !
Il avance, et curieusement je m’écarte pour le laisser passer.
Une fois dans le hall, il se tourne vers moi.
— Où est ton épouse ? Celle qui devait être mienne ? Elle en a eu assez
de ton petit monde de snobs ?
— Tu parles de la femme que tu as kidnappée, frappée et enfermée dans
un coffre de voiture ?
Alessia apparaît dans le couloir et pâlit quand elle voit l’autre ordure.
— Je l’ai ramenée au pays en un seul morceau. Et elle est revenue ici
légalement. Je vous ai finalement rendu service à tous les deux.
Ses yeux étincèlent de méchanceté.

Anatoli, souffle Alessia. Qu’est-ce que tu fais ici ?


Son expression change, son regard se fait plus doux.
— Je suis venu pour affaires, répond-il en albanais. Je suis content de te
voir, carissima, tu as l’air en forme. Ton père dit qu’un journaliste l’a
appelé. Il l’a envoyé paître. La presse n’apprécie pas que tu sois ici, comme
je te l’ai dit. Les Anglais sont tellement snobs. Et ils racontent que ton
mariage n’est pas légal.
— Tu sais que c’est faux ! s’exclame Alessia.
Anatoli lui lance un clin d’œil.
— Jak m’a dit aussi que tu n’étais pas enceinte. Tu mens bien.
Alessia rougit.
— Ton homme s’occupe bien de toi ? murmure-t-il.
— Ça suffit ! s’emporte Maxim. Parlez en anglais. Ou je le fous dehors.
Il lance un regard à Alessia, comme si c’était sa faute. Alessia fronce les
sourcils et s’approche de Maxim. Il passe son bras autour de sa taille et
l’attire contre lui.
— Calmos, l’Anglais. C’est toi que je suis venu voir.
— Moi ? Qui te dit que j’en ai envie ? Qu’est-ce que tu viens
m’emmerder chez moi ?
— Quel langage ! Et de la part d’un aristo !
Maxim se tend. Alessia craint qu’il ne se jette sur Anatoli comme il l’a
déjà fait. Elle lui agrippe le bras.
— Pourquoi tu es ici ? demande-t-elle en anglais.
— C’est ton père qui m’envoie.
— Baba ? Pourquoi ?
— Je te l’ai dit. J’ai un message pour ton Anglais.
— Si mon cher beau-père a quelque chose à me dire, il peut en toucher
deux mots à sa fille.
— Jak n’est pas à l’aise en anglais. Il n’est pas comme moi. (Son sourire
narquois est insupportable.) Et c’est un message privé. Pour toi. Pas pour sa
chère fille.
— Tu débarques ici. Chez moi. Tu discutes avec ma femme. Qu’est-ce
que tu veux, à la fin ?
— Te parler. Entre hommes, lâche-t-il en regardant Alessia du coin de
l’œil.
— Je ne vais nulle part, rétorque-t-elle. Si tu as quelque chose à dire à
mon mari, tu peux le faire devant moi. Nous ne sommes plus à Kukës.
— Non, carissima. Le message est uniquement pour ton mari.

Alessia se tourne vers moi. Apparemment, elle ignore pourquoi ce


salopard a fait irruption chez nous.
— Arrête avec tes « carissima ». Appelle-moi Alessia. Ou Lady
Trevethick. Maintenant, sors ce que tu as à dire, et va-t’en.
— Il y a un endroit tranquille où nous pouvons aller ? me demande-t-il en
plissant les yeux.
Il ne va pas me lâcher !
— Pas vraiment. Ou alors dehors. Ici, c’est aussi chez Alessia.
— Maxim, mettez-vous dans le salon et je vous apporte un verre de vin.
— Ah voilà ! rétorque Anatoli, son visage s’adoucissant. Tu vois que tu
restes une bonne Albanaise !
Il est encore sous le charme de ma femme ! C’est insupportable.
— Non, tu n’entres pas dans cette maison. L’autre fois, tu l’as emmenée
contre sa volonté. Tu l’as kidnappée, tu as tenté de l’étrangler. Et tu
imagines qu’on va t’inviter chez nous ? Pas même en rêve, espèce
d’ordure !
— Je suis en affaire avec le père de Lady Trevethick. Et j’ai un message
à te transmettre, connard.
Alessia est à deux doigts de s’interposer. Les deux hommes, face à face,
se fusillent du regard.
— Allons finir ça dehors, lâche finalement Maxim.
Alessia regarde Maxim, les yeux écarquillés de terreur. Il lui retourne un
sourire avant de reporter son attention sur Anatoli.

Ce salopard ne m’intimide pas.


— Tu es encore venu armé ? demande soudain Alessia, la voix vibrant
d’angoisse.
Quoi ?
Anatoli secoue la tête.
— Non, répond-il avec un petit sourire. Je débarque de l’avion. C’est
bon, l’Anglais, je te suis.
Je ne veux pas penser aux implications des paroles d’Alessia. Voilà
pourquoi elle l’a suivi l’autre fois. Il était armé ! Je m’efforce de garder
mon calme. Il est entré chez moi avec un flingue et il a menacé de la tuer.
Ou de me tuer moi.
C’est pour cela qu’elle a cédé.
— Alors, l’Anglais, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Bouillant intérieurement, j’attrape ma veste et sors de l’appartement sans
l’attendre. Je fonce vers l’escalier. Pas question de prendre l’ascenseur avec
lui. J’arrive vite au rez-de-chaussée.
On règle ça et il s’en va. Pour de bon, cette fois.
Il m’a suivi dans l’escalier. Il ne s’attendait pas à ce que je descende les
marches aussi vite. Il est tout essoufflé quand il me rejoint.
Ça lui apprendra !
Ce salaud a apporté une arme chez moi !
— Ici, c’est bien, lance-t-il avant que je ne sorte de l’immeuble. Il y a de
la lumière.
Je m’arrête. Il extirpe une coupure de presse de la poche de son manteau.
Un journal albanais. Je ne comprends pas le titre. Il y a les photos de deux
salauds, les ravisseurs d’Alessia, les trafiquants d’êtres humains !
Les cheveux se hérissent sur ma tête.
Les deux ordures ! Crâne d’œuf et Face de rat !
— C’est bien eux, n’est-ce pas ? me demande-t-il.
J’acquiesce.
— Pourquoi cette question ?
Il ne répond pas et sort une autre coupure de presse. Cette fois, c’est la
photo de Charlotte en train de m’embrasser.
Oh merde…
— C’est arrivé jusqu’en Albanie ?
— Tout juste ! Dans tous les journaux. Jak aimerait que tu sois plus
discret avec tes maîtresses.
— Non, non, dis-je en levant ma main. Ce n’est pas du tout ça !
— Ah non ?
— Je n’ai pas de maîtresses. Et ça ne regarde ni toi ni Jak.
— Alessia a vu ça ?
— Bien sûr. Elle était présente.
— Oh.
Il est pris de court. Pour un peu, il me ferait pitié. Il a encore l’espoir de
récupérer ma femme. Il l’aime. À sa façon.
C’est pathétique !
— Si tu merdes avec elle, grogne-t-il, je serai là pour récupérer les
morceaux. J’attends juste mon heure. Ta presse people n’apprécie pas ce
mariage. Dès qu’ils parlent d’Alessia, c’est du fiel, du mépris, du snobisme
infâme. Moi, je retourne au pays, son pays, là où elle est aimée. Par tous et
par moi.
— Tu risques d’attendre longtemps ! Et ne t’approche plus d’elle. Si tu
ne l’avais pas maltraitée, peut-être qu’elle serait avec toi aujourd’hui. Mais
tu as raté le coche. C’est toi qui as merdé. Désormais, c’est mon épouse.
Elle est avec moi. Entièrement. Je me contrefiche de ce que peut raconter la
presse. Laisse Alessia tranquille. Maintenant, barre-toi.
Je tourne les talons et remonte l’escalier quatre à quatre. Ce petit exercice
me calme un peu. Lorsque j’arrive dans l’appartement, Alessia est encore
dans l’entrée.
— Où est-il ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Rien d’important.
— Maxim, je veux savoir la vérité, dit-elle en se carrant devant moi.
Je me retiens de rire. Elle vient de voir son grand-oncle en cachette, et
voilà qu’elle exige des réponses !
— Tu y tiens vraiment ?
— Oui. Et pourquoi tu souris ?
— C’est toi qui me fais sourire.
— Raconte-moi !
— Ton père veut que je sois plus discret avec mes maîtresses.
Alessia pâlit, me regarde bouche bée, comme si je venais de la gifler.
Hé ! je plaisante !
— C’est n’importe quoi ! Anatoli m’a sorti un journal albanais où on me
voit avec Charlotte. (D’un coup, ça me revient… je lui prends la main.)
Viens, je vais te montrer quelque chose.
Je l’entraîne dans le salon, m’installe au bureau et fais asseoir Alessia sur
mes genoux. J’attrape la souris du Mac. L’ordinateur se réveille. Sur
Instagram, je trouve la vidéo de Grisha Egonov.
— Regarde, dis-je en montant le son. (Alessia est au piano et joue Bach à
la perfection. Je ne m’en lasse pas. Elle remue, mal à l’aise.) Du calme.
Tout va bien.

Alessia regarde son interprétation, observe le mouvement de ses doigts,


analyse le son du piano. À la fin du morceau, tout le monde applaudit à tout
va. Maxim appuie sur « pause ».
— Tu as vu ? là…
Avec le curseur, il entoure deux silhouettes floues à l’arrière-plan, et
relance la lecture. Un frisson traverse Alessia. Elle voit Maxim qui s’écarte
au moment où Charlotte l’embrasse. Il détourne la tête, la repousse
doucement.
Il l’arrête !
Alessia lève la tête vers Maxim.
— C’est elle qui t’a embrassé.
— Je te l’ai dit ! Oui, c’est elle.
— Et je t’ai cru.
— C’est vrai, ce mensonge ?
Il lui lance un regard taquin.
Alessia part d’un grand rire et se jette à son cou.
— Oui. Mille fois, oui ! Bien sûr que je t’ai cru !
— Tu as bien fait ! Alors, Netflix et cocooning ?
Il l’embrasse avec ardeur, empoignant ses cheveux à pleines mains. Le
cœur d’Alessia s’emballe aussitôt.
26

C’était une bonne réunion. Vous commencez à prendre le coup, Maxim,


déclare Oliver en ramassant ses dossiers.
Je ne crois pas qu’il soit sarcastique. Il doit être sincère. Je me sens à la
fois honoré et infantilisé. Nous venons de nous entretenir avec les gérants et
directeurs financiers de nos domaines. Tout va bien. J’en suis ravi.
Toutefois, ils surveillent de près notre secteur de vente au détail. Le
commerce en ligne est une menace. Et il y a un gros turnover des boutiques.
— Oui, j’ai l’impression que ça s’est bien passé. Tout roule. À tel point
que je pourrais rentrer chez moi dès maintenant.
— Bonne idée. Vous partez en Cornouailles, n’est-ce pas ?
— Pour me faire oublier de la presse.
— Un doux rêve.
— Je vous souhaite un bon week-end, Oliver. Et merci. Merci pour tout.
— Je ne fais que mon travail, milord. Vous aussi, bon week-end.
Il quitte mon bureau. Il n’y a pas longtemps encore, je pensais qu’il
menait un double jeu. Mais je me trompais. Oliver est un soutien pour moi,
et un atout pour nos domaines.
Je descends les marches. L’air est frais par ce bel après-midi de mars. J’ai
décidé de rentrer à la maison à pied. J’ai du temps devant moi et envie de
me dégourdir les jambes. Je n’ai couru que deux fois cette semaine. Je
compte me rattraper sur la côte.
Alessia termine ses cours aujourd’hui et elle a un pot d’adieu avec ses
camarades de classe. J’ai envie de la rejoindre, seulement je n’ai pas été
invité. Et je dois conduire ce soir.
Fiche-lui la paix !
Alors que je traverse Berkeley Square, un frisson remonte dans ma
colonne. Par réflexe, je me retourne.
On me suit ? Des journalistes ? Des paparazzis ?
Je ne vois personne. Pourtant, malgré moi, je presse le pas.
Calme-toi, mec !
Je suis tenté de rentrer en taxi, mais j’ai besoin de faire de l’exercice.
Cette sensation bizarre d’être observé ne me quitte pas jusqu’à Chelsea
Embankment. Pas de journalistes devant mon immeuble. Je passe la porte et
prends l’escalier, soulagé d’être à la maison.

Alessia est assise au bar du Gore avec Tabitha et deux autres amies, une
coupe de champagne à la main. L’ambiance est festive.
— Mon père va voir que mes manières se sont bien améliorées. Il sera
content. Enfin j’espère, susurre Tabitha. Il veut me marier, comme mes
grandes sœurs. On se croirait au Moyen Âge. Et toi, c’est ton mari qui t’a
envoyée dans cette école ?
— Non, répond Alessia. C’est mon choix. Et je ne le regrette pas. J’ai
beaucoup appris. Et au premier banquet que je donne, vous serez toutes
invitées !
— Un banquet ? Avec des ménestrels ! Je ne vais pas rater ça !
Alessia éclate de rire.
— Pour les ménestrels, je ne suis pas sûre, mais Maxim a des guitares.
Bon, c’est vrai que je ne l’ai jamais vu en jouer. On déménage bientôt.
J’espère qu’on se plaira là-bas.
— Oh, une pendaison de crémaillère ! Super idée ! s’écrie Tabitha. Vous
partez quand ? Où ça ? Dis-moi tout.

Je m’apprête à entrer dans la douche quand la sonnette résonne.


C’est quoi encore ?
Si c’est un journaliste, il va m’entendre !
Je décroche l’interphone.
— Oui ?
— Bonjour. Alessia, s’il vous plaît.
La voix féminine est hésitante.
— Qui la demande ?
— Une amie. Amie d’Alessia, s’il vous plaît.
Je perçois le désespoir dans sa réponse. Une souffrance à faire dresser les
cheveux sur la tête. Visiblement, l’anglais n’est pas sa langue maternelle.
— Sixième étage. Prenez l’ascenseur.
Qui cela peut-il être ?

Tabitha serre Alessia dans ses bras.


— Cela a été un tel plaisir de te connaître. On reste en contact, promis ?
— Promis. Et je suis ravie aussi. J’ai l’impression d’avoir une amie
maintenant.
— Et nous savons désormais toutes les deux nous tenir assises
correctement. Le maintien, mesdemoiselles ! Tout est dans le maintien !
L’imitation de Tabitha est parfaite. Alessia en rit aux larmes.
— Et je connais la différence entre la fourchette à salade et celle pour le
plat ! Je peux mourir tranquille !
Tabitha lui sourit.
— Il faut que je file. Maxim m’attend.
— Ne reste pas une éternité en Cornouailles ! On ne s’oublie pas, hein ?
— Ça ne risque pas. Salut !
Alessia embrasse ses autres camarades et s’en va. Sitôt dehors, elle hèle
un taxi et donne son adresse au chauffeur.
J’ouvre la porte et attends que l’ascenseur arrive. Une jeune femme
fluette émerge de la cabine. Elle a de longs cheveux bruns, des yeux
sombres. Elle me regarde d’un air farouche. Ces yeux-là en ont déjà trop
vu.
— Bonjour, dis-je avec précaution. Je peux vous aider ?
— Alessia ?
Elle a le souffle court. A-t-elle peur ? Peur de quoi ? Elle est jolie, une
beauté naturelle et simple. Elle reste plantée dans le couloir, mal à l’aise,
avec ses habits dépareillés. Je reconnais la même méfiance qu’Alessia avait
au début avec moi… avec tous les hommes.
Qu’est-ce que je raconte !
— Elle n’est pas ici, mais elle sera bientôt là.
Elle fronce les sourcils. Je m’écarte et lui fais signe d’entrer.
— Vous pouvez l’attendre. Vous vous appelez comment ?
— Moi ?
— Oui. C’est quoi votre nom ? Moi c’est Maxim, dis-je en posant ma
main sur mon torse.
— Bleriana.
— Bleriana ! Alessia vous cherche partout ! Venez donc !
Elle serre les poings comme pour se donner des forces. Un animal
tremblant qui a enduré trop d’épreuves.
Je lui offre mon sourire le plus rassurant. Que faire d’autre, hormis lui
laisser le temps ? Elle se mordille nerveusement la lèvre. La curiosité – ou
le désespoir ? – l’emporte, et elle franchit le seuil. Je recule encore. Surtout
ne pas l’effrayer. Et referme doucement la porte. Je sors mon téléphone et
appelle Alessia. Je tombe sur son répondeur.
Merde !
Sous le regard de Bleriana, je lui envoie un texto.

Il y a une surprise pour toi à la maison.


Rentre vite.
Mx
P.S. : une bonne surprise.

— Je pense qu’Alessia est en chemin. Elle ne va pas tarder.


Bleriana me fixe des yeux, méfiante – comme ma femme autrefois.
Dieu sait quelles horreurs a vécues cette fille.
— Vous parlez anglais ?
Elle acquiesce, puis secoue la tête.
— D’accord. Vous voulez boire quelque chose ?
Je fais signe de porter un verre à mes lèvres.
— Non. Merci.
Sa voix est hésitante. Douce aussi. Elle garde les bras croisés sur sa
poitrine, comme si elle voulait se rendre plus menue encore – presque
invisible.
Pourtant je te vois, ma petite.
— Venez. Vous pouvez l’attendre dans le salon. (Je m’engage dans le
couloir, en espérant qu’elle va me suivre.) Installez-vous, je vous en prie.
Bleriana s’assoit au bord du canapé, raide et apeurée. Sa tension est
palpable. Ses mains serrées sont enfouies entre ses jambes. Je suis sûr
qu’elle cherche déjà s’il y a une issue pour se sauver au besoin.
Je me tiens dans l’encadrement de la porte, ne sachant que faire.
— Vous avez faim ?
Je mime encore ma question.
Elle fronce les sourcils, acquiesce, puis secoue la tête.
Évidemment, elle est albanaise.
— Oui ? Non ?
— Non.
Je consulte ma montre.
— Alessia. Bientôt ici.
Le taxi s’arrête devant l’immeuble. Alessia descend de voiture et paie
le chauffeur. Dans le hall, elle doit attendre l’ascenseur. Il est tout en haut.
Mme Beckstrom a dû sortir Heracles et le ramener chez Maxim. Alors
qu’elle patiente, elle sort son téléphone de son sac. Il y a un appel manqué
et un SMS de Maxim.
Une surprise ?
Alessia sourit, intriguée, au moment de monter dans la cabine. Elle est
ravie d’aller à Tresyllian Hall. Peut-être que la surprise a un rapport avec
leur séjour en Cornouailles ?
Elle ouvre la porte. Maxim se tient dans l’entrée, en pantalon de costume
et chemise blanche. Ses cheveux sont en bataille, ses yeux d’un vert
lumineux, et il a un grand sourire.
— Te voilà ! Une amie t’attend !
— Alessia !
L’appel, presque un cri, résonne dans tout l’appartement. La jeune femme
apparaît sur le seuil. Elles se regardent bouche bée, n’en croyant pas leurs
yeux.
Bleriana !
Zot ! Zot ! Zot !
Une bouffée d’émotion submerge Alessia. Elle se précipite pour prendre
Bleriana dans ses bras.
— Tu es ici ! Ça va ? Tu as réussi à te sauver ?
Bleriana se met à pleurer. Alessia craque aussi. L’espoir, la joie se mêlent
et déchirent l’angoisse qui lui nouait la gorge.

Deux femmes, enlacées, en larmes. Qui parlent en albanais.


Leur émotion me vrille l’estomac.
— Comment elle est arrivée ici ? demande Alessia en relevant la tête vers
moi.
— Je ne sais pas. Elle a dû trouver l’adresse du bureau. Et me suivre
quand je suis sorti de l’immeuble. Pose-lui la question.
Alessia interroge la jeune fille. Elle me regarde avec une nouvelle lueur
dans les yeux, mêlée d’espoir, et répond en albanais.
— Oui, c’est ce qu’elle a fait, me traduit Alessia.
— J’avais effectivement l’impression que quelqu’un me filait. Bon, je
vais prendre ma douche. J’en ai pour quelques minutes. Ça vous laissera le
temps de vous remettre de vos émotions.
Alessia tend le bras et me saisit la main.
— Merci, souffle-t-elle.
— Je n’y suis pour rien, répliqué-je. Tout le mérite lui revient.

Alessia se tourne vers Bleriana.


— Raconte-moi. Comment nous as-tu retrouvés ? On t’a cherchée
partout. Tu as pu t’échapper aussi ? (Elle prend la main de la jeune fille et
s’assoit avec elle sur le canapé.)
— Ils m’ont rattrapée, souffle-t-elle comme si elle confessait un terrible
péché.
Une boule de bile monte dans la gorge d’Alessia. Elle enlace Bleriana et
la serre dans ses bras, comme si elle n’allait plus jamais la lâcher.
— Tu es ici maintenant. À l’abri.
Bleriana sanglote – il y a tant de chagrin en elle –, s’accroche à Alessia
comme à un radeau sur une mer déchaînée, grouillant d’abominations et de
monstres. Alessia la berce doucement, comme l’avait fait Maxim pour elle,
et les deux femmes pleurent et pleurent encore.
— Tout va bien. Je suis là, répète Alessia, autant pour Bleriana que pour
elle-même.
Cela aurait pu être elle.
Finalement, Bleriana se calme. Alessia lui tend un Kleenex pour qu’elle
puisse se moucher et s’essuyer les yeux.
— Si tu veux me dire ce qui s’est passé, tout me dire, je suis là. Je
t’écoute.
Les lèvres tremblantes, la jeune fille lui raconte lentement son calvaire. À
chaque mot, Alessia a l’impression de mourir un peu plus.
Je me tiens sur le seuil de la porte et les regarde parler, des murmures
vibrant d’intensité. Je ne comprends pas ce qu’elles se disent, mais je suis
ému par la compassion d’Alessia face aux souffrances de la jeune fille. Elle
lui tient les mains, caresse son dos, le regard brillant de bonté et
d’empathie. Elle n’a d’yeux que pour Bleriana, tout son être l’écoute.
C’est déchirant.
Ce que lui narre Bleriana est un cauchemar, pour les deux femmes. Je me
détourne, c’est trop douloureux. Mon imagination morbide s’emballe,
j’envisage les pires atrocités.
Merde !
— Comment tu as fait ? On a embauché des gens pour retrouver ta trace.
— Nous avons été… libérées. Par la police. Je suis aujourd’hui dans une
famille d’accueil, en sécurité. Ils font partie d’une association caritative. Ils
sont très gentils. Je dois attendre pour savoir si je peux rester en Grande-
Bretagne. Bref. Je t’ai vue dans les journaux. Je t’ai reconnue.
— Ah !
L’espace d’un instant, Alessia bénit les paparazzis.
— Monifa, la fille de la famille qui m’héberge, est très gentille. Elle a
regardé sur Internet et découvert où ton mari travaille. Alors aujourd’hui, je
suis venue à Londres pour te retrouver.
— Et tu as réussi ! réplique Alessia, rayonnante de joie.
Bleriana esquisse un sourire malgré ses joues maculées de larmes.
— À toi de me raconter, Alessia – Lady Trevethick. Comment tu en es
arrivée là ?
Visiblement, malgré tout ce qu’elle a enduré, elle se réjouit pour Alessia.
— C’est une longue histoire.

Quand je m’approche à nouveau de la porte, je les entends rire. Grâce à


l’affection et l’attention d’Alessia, Bleriana n’est plus cette petite créature
terrifiée qui se tenait devant moi plus tôt. Les traits de son visage se sont
adoucis. J’aperçois la jolie jeune fille qu’elle devait être avant de subir
toutes ces horreurs.
Je crains juste que son récit n’ait réveillé le traumatisme d’Alessia, ces
cauchemars qui la hantaient. Je ne veux pas la voir revivre ça.
Merde ! Je me tiens dans l’ombre, en simple spectateur, totalement
inutile. Que puis-je faire ? Rien. C’est comme ça que je me sentais avant de
connaître Alessia.
Inutile et vain.
Je secoue la tête pour chasser cette pensée déprimante.
C’est râpé pour les Cornouailles, ce soir. Je retourne dans la cuisine et
appelle Danny pour la prévenir.
— Oh milord. Quel dommage. Nous nous faisions une joie de rencontrer
notre nouvelle comtesse.
— Ce sera pour demain. Nous sommes retenus ici. Je vous tiens au
courant.
— Entendu, monsieur.
Je téléphone ensuite à Tom pour lui dire d’interrompre les recherches
concernant Bleriana.
— Elle a débarqué chez moi.
— C’est dingue !
— Je sais.
Je raccroche et reviens au salon.
— Mesdames ? Vous avez faim ?
Alessia se lève d’un bond.
— Maxim ! Oh pardon ! Je n’ai pas vu le temps passer.
— Ce n’est pas grave. Parle tranquillement avec ton amie. Je vais nous
commander quelque chose.
— Non. Je vais cuisiner. Nous ne partons pas ce soir ?
— Non. Demain.
Alessia se tourne vers Bleriana.
— Tu peux rester ? Tu veux manger ?
Bleriana acquiesce dans un sourire.

Alessia enduit rapidement des côtelettes d’agneau avec un mélange


d’ail, d’huile d’olive et de romarin, avant de les faire griller. Puis elle
prépare une salade avec de la féta, des oignons, des tomates et des feuilles
de laitue en sachet. Bleriana aide Alessia à la découpe. Maxim ouvre une
bouteille de vin et remplit les verres.
— Alessia, demande à Bleriana où elle habite.
— À Reading, répond Bleriana après qu’Alessia lui a posé la question en
albanais.
— Elle peut rester ici cette nuit ? s’enquiert son épouse.
— Ma chérie, tu n’as pas à me demander la permission. Tu es chez toi. Et
c’est ton amie.
— Je voulais être sûre que cela ne te dérangeait pas.
— Pourquoi donc ? (Il fronce les sourcils.) C’est possible pour Bleriana ?
Elle ne doit pas rentrer ce soir ? Prévenir quelqu’un ?
— Tu as raison, lance Alessia.
Il pense à tout. Et pose toujours les bonnes questions.
Alessia interroge Bleriana qui lui répond qu’elle peut passer la nuit ici
mais qu’elle doit appeler sa famille d’accueil.
— J’ai un téléphone. Ils vont s’inquiéter si je ne les contacte pas. Je le
fais tout de suite.
Dans le couloir, elle passe son coup de fil, et laisse Alessia et Maxim
seuls pour la première fois. Par-derrière, il enlace son épouse qui s’active
aux fourneaux et enfouit son visage dans ses cheveux.
— Tu n’imagines pas à quel point je t’aime, lui murmure-t-il.
Les mots doux contre sa peau la font frissonner de plaisir.
— J’ai beaucoup de chance de t’avoir, souffle-t-il en lui mordillant le
lobe de l’oreille.
Elle pousse un petit cri de surprise et se retourne vers lui.
— Moi aussi j’ai beaucoup de chance. Merci d’être aussi compréhensif
pour Bleriana.
Elle se dresse sur la pointe des pieds et l’embrasse.
— C’est normal, non ? Elle a assez souffert comme ça. On la déposera à
Reading demain matin avant de filer en Cornouailles.
— Parfait.
Alessia voudrait lui demander d’emmener Bleriana, mais ce n’est pas le
bon moment.

Bleriana est bien installée dans la chambre d’amis ? m’enquiers-je


quand Alessia me rejoint enfin au lit.
— Oui, maintenant que je lui ai mis le petit dragon. (Alessia se love
contre moi, caresse mon torse, mon ventre, et arrête sa main juste sous la
ceinture de mon pyjama.) Tu es habillé ? murmure-t-elle en jouant avec mes
poils pubiens.
— Exact. Nous avons une invitée. Je ne tiens pas à l’effrayer avec nos
ébats bruyants.
Elle retire sa main, à mon grand regret, et la pose sur ma joue.
— Merci, chuchote-t-elle en me faisant un petit baiser.
— Oh non… je veux plus que ça.
Je la saisis et la fais rouler sous moi, ses cheveux d’ébène s’étalent en
corolle sur l’oreiller, ses yeux me dévorent, son corps m’enveloppe.
Je savoure son contact. Mais quelque chose cloche.
— Merci, répète-t-elle.
Cette fois, il y a un sanglot dans sa voix.
Elle me tient le visage tout près du sien, et des larmes roulent sur ses
joues.
J’en ai le souffle coupé. Oh mon Dieu.
Dans l’instant, tout mon désir s’évanouit. Je la serre dans mes bras,
l’attire contre moi. L’étreins.
Cela aurait pu lui arriver ! Elle aurait pu vivre la même chose que
Bleriana.
Ma femme, mon amour, ma tendre et douce épouse.
Elle ne peut contenir ses larmes et verse tout son chagrin. Je la tiens alors
qu’elle pleure pour sa jeune amie, pour elle, pour la fin de tout ce qu’elles
ont enduré.
J’embrasse ses cheveux.
— Tu es là. Avec moi. C’est fini.
Ma gorge se noue. Un nœud brûlant. Je refoule moi aussi mes larmes.
27

Alessia est lovée au creux de moi, je sens ses fesses contre mon ventre.
Mon bras est autour de sa taille, et mes narines sont emplies de son doux
parfum.
Ma queue, délaissée hier pour de nobles raisons, s’éveille à nouveau.
Yeux fermés, j’embrasse ses cheveux.
— Bonjour mon amour, murmuré-je.
J’entends un hoquet de surprise qui ne provient pas de mon épouse.
C’est quoi ce bordel ?
J’ouvre les paupières, redresse la tête et tombe nez à nez avec Bleriana,
qui me regarde fixement, les joues écarlates. Elle est couchée dans notre lit
king size, à côté de mon épouse.
Je suis stupéfait.
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que je passe la nuit avec deux
femmes, mais jamais dans ce cas de figure.
— Bonjour, lâché-je stupidement.
Moi aussi je deviens rouge comme une pivoine. Adieu mon érection
matinale.
Alessia remue et se frotte contre mon sexe. Elle tend le bras et caresse la
joue de Bleriana.
Hé ! Et moi ?
Tu as bien dormi ? demande-t-elle d’une voix douce et ensommeillée.
Bleriana bat deux fois des paupières.
— Oui. Très bien, répond-elle en albanais. Ton mari est réveillé. Il est
fâché ?
Alessia esquisse un sourire.
— Bien sûr que non. Ce n’est pas la première fois qu’il a deux filles dans
son lit !
Bleriana lâche une exclamation étouffée, choquée mais amusée aussi par
la franchise de son amie. Puis les deux femmes se mettent à glousser
comme des ados.
— Je n’aurais pas dû te dire ça. Heureusement qu’il ne comprend rien à
ce qu’on raconte !
Alessia lance un regard affectueux à son mari.

Mon épouse est tout ébouriffée, hilare et irrésistible.


— Bonjour, Lady Trevethick. Tu m’expliques ? Apparemment, une petite
souris s’est glissée dans notre lit cette nuit.
Elle a un air taquin et espiègle. À mon grand soulagement, son mal-être
de la veille est de l’histoire ancienne. Elle me regarde avec ses grands yeux
noirs et ce que j’y vois, c’est de l’adoration. J’en suis tout émoustillé,
malgré cette présence gênante.
Je ne peux pourtant pas la prendre sauvagement, même si ce n’est pas
l’envie qui m’en manque…
— J’espère que cela ne te dérange pas, reprend mon épouse. Bleriana
avait peur cette nuit. Elle est venue me chercher. On n’a pas voulu te
réveiller. Il y a plus de place dans ce lit que dans celui de la chambre
d’amis. Et surtout, tu étais là – prêt à chasser nos cauchemars.
— Ce n’est pas le rôle du petit dragon ?
— Si. Mais toi aussi, c’est ton pouvoir. Ça marche à tous les coups.
Elle me caresse la joue, ses doigts explorent ma barbe naissante. Ce
contact et ses mots doux réveillent aussitôt mon érection.
— Oh Alessia.
Je lui fais un petit baiser, mais je me refrène.
Tout ça à cause de cette « casse-queue ».
Pour lui montrer mes envies, je me cambre contre elle, pour qu’elle sente
ma vigueur.
— Je sortirais bien du lit, mais je ne peux pas dans cet état !
— Maxim !
Je souris à pleines dents. Et plante un baiser sur son front.
— J’en ai pour un moment avant que ça passe !
— On va préparer le petit déj, annonce-t-elle avant de sortir du lit avec
Bleriana.

C'est lui qui veut que tu te lèves pour lui faire le café tous les matins ?
s’enquiert Bleriana une fois arrivée dans la cuisine.
Visiblement, elle n’apprécie pas.
— Bien sûr que non. D’ordinaire, c’est lui, et parfois même il prépare
tout le petit déjeuner. Mais ça me plaît de faire ça pour lui. C’est un homme
bien. Je l’aime énormément.
— Je vois ça ! Tu as de la chance.
— Oui, beaucoup !

En sortant de la salle de bains, Alessia enfile un jean et un pull, pendant


que Bleriana prend sa douche dans la chambre d’amis.
Maxim est déjà rasé et habillé. Il est assis devant son ordinateur dans le
salon.
— Milord, j’ai une demande à vous faire.
Il relève le nez de l’écran.
— Pourquoi tu te tiens si loin ?
Il lui tend les bras pour la faire asseoir sur ses genoux.
— Qu’y a-t-il, milady ? (Il hume ses cheveux.) Si c’est pour me
demander d’emmener Bleriana en Cornouailles, je n’y tiens pas.
— Oh…
Alessia se laisse aller contre lui, déçue.
— Mon amour, non, ce n’est pas ce que tu crois, s’empresse-t-il
d’ajouter. Quand Leticia m’a téléphoné, elle m’a dit que les services
d’immigration risquent de refuser de te délivrer un visa s’ils découvrent que
tu es entrée dans le pays illégalement. Tu as été emmenée clandestinement
avec Bleriana, et elle est désormais connue par la police. (Un sillon se
creuse au milieu de son front.) J’ai peur que quelqu’un fasse le
rapprochement entre vous et si la presse l’apprend…
— Oh…
Alessia pâlit.
— Tu as tout compris ! Nous allons demander à Leticia d’accélérer le
processus de demande d’asile pour ton amie. C’est son domaine. Bleriana
pourrait bien avoir son visa avant toi !
— D’accord, concède Alessia, sur la réserve.
Alessia ! Ticia est notre avocate !
— Donc, tu vas l’appeler ? ajoute-t-elle.
— Je vais lui envoyer un mail, pas plus tard que maintenant ! Quand tout
sera réglé, Bleriana pourra venir autant qu’elle veut au Hall. À condition
qu’elle dorme ailleurs que dans notre lit !
— Elle est tellement trauma… traumatisée, c’est comme ça qu’on dit ?
— Oui. Je sais. (Il lui caresse les cheveux, remonte une mèche rebelle
derrière son oreille.) Mais ce n’est pas bien. Chacun son lit.
Maxim lui lance un sourire taquin. Alessia hoche la tête. Il a raison : si le
personnel le découvre, ça va jaser !
— Elle est très jeune, poursuit-il. Elle ne veut pas rentrer en Albanie ?
— Non. Elle sera rejetée. Elle a été une…, s’interrompt-elle la voix
brisée.
— Oh. C’est horrible. Même ses parents ?
Alessia secoue la tête ne parvenant pas à finir sa phrase.
— Je comprends. Ramenons-la à Reading. Je vais la mettre en contact
avec Leticia.

Bleriana est silencieuse, assise à l’arrière avec Alessia dans le Discovery


de Maxim. Elles se tiennent les mains et échangent quelques mots en
albanais. Alessia sent l’angoisse de la jeune fille grandir à chaque seconde.
Suivant les consignes du GPS, Maxim quitte l’autoroute et bifurque vers le
centre-ville de Reading.
— J’aurais bien aimé aller avec vous, murmure la jeune fille.
— Je sais.
Alessia étreint la main de Bleriana et échange un regard avec Maxim
dans le rétroviseur. Devrait-elle insister, tenter de le faire changer d’avis ?
— Mais je dois rester ici à cause des entretiens, reprend Bleriana.
— Ah oui ? (Cette nouvelle console un peu Alessia.) Quels entretiens ?
— Avec un conseiller juridique. Et une assistante sociale.
— Tu as du soutien. C’est bien.
Bleriana ne pouvait pas venir en Cornouailles, de toute façon !
— On se reverra ? demande-t-elle à Alessia.
— Bien sûr. Très vite. Tu as mon numéro de portable. Appelle-moi.
Quand tu veux.

Nous nous arrêtons devant une maison de ville modeste dans une petite
rue derrière la gare de Reading. Je descends de voiture et rejoins Alessia et
Bleriana sur le trottoir. La porte s’ouvre et une femme d’une cinquantaine
d’années apparaît sur le perron. Elle a un visage sympathique, un sourire
avenant, et la blancheur de ses dents contraste avec son teint mat.
— Bonjour Bleriana !
Un petit homme au crâne dégarni se tient derrière elle, portant un maillot
du FC Reading et un jean. Son sourire est aussi chaleureux que celui de son
épouse. Enfin, je suppose qu’ils sont mariés. C’est la famille d’accueil.
Alessia fait les présentations. C’est bien, elle passe sous silence son titre de
noblesse.
Elle a tout compris.
M. et Mme Evans sont très aimables, mais quand ils nous proposent du
thé, je décline poliment. J’ai hâte de reprendre la route.
Bleriana serre Alessia dans ses bras et lui dit au revoir en albanais, puis
me salue d’un mouvement de tête, à bonne distance.
— Viens, dis-je en entraînant ma femme vers la voiture.
Sur le siège passager, Alessia les salue de la main, les yeux brillants. Elle
retient ses larmes. Je démarre et cherche sa main.
— Ça va aller pour elle. Elle est avec des gens bien.
— C’est vrai. Bleriana n’en revient pas de leur gentillesse.
— Tu la reverras bientôt, promis.
Alessia détourne la tête.
— Je peux mettre de la musique ? proposé-je.
— Bien sûr.
— Une préférence ?
Elle me regarde avec ses yeux tristes, secoue la tête.
— Oh, ma belle. Tu veux que je fasse demi-tour et que j’aille la
chercher ?
— Non. On ne peut pas. Elle a des rendez-vous importants.
Je pousse un soupir, soulagé.
— C’est bien qu’il y ait des gens pour l’aider. Elle va s’en sortir. Elle est
forte. Comme toi. Elle t’a retrouvée en me suivant. C’était courageux de sa
part.
Alessia a un petit sourire. Je suis tenté de lui rappeler qu’elle était aussi
en larmes la dernière fois que nous sommes partis en Cornouailles. Ce serait
plutôt malvenu. Je me connecte sur Radio 6 de la BBC. Roy Harper avec
« North Country » de 1974 emplit l’habitacle.
J’aimerais bien jouer ce morceau à la guitare.

Tu veux qu’on s’arrête pour déjeuner ? demande Maxim.


— Je n’ai pas faim.
— Pas même un panini ?
Elle esquisse un sourire.
— De vieux souvenirs…
Maxim rit.
— C’est vrai. Ça paraît tellement vieux. En tout cas, moi j’ai faim. On
peut s’arrêter vite fait ?
— Bien sûr, répond-elle, je ne voudrais pas que mon mari soit affamé.

Alessia reste collée à moi, sa main dans la mienne, tandis que nous
entrons dans la station-service de Sedgemoor. Nous achetons des sandwichs
jambon fromage et du café au Costa Coffee, mais je préfère manger en
roulant.
— Un jour, tu n’auras plus peur de ces endroits, lui dis-je en lui ouvrant
la portière.
— J’espère, répond-elle.
Mais son regard ne me lâche pas alors que je contourne le Discovery. Elle
est encore traumatisée. Cela me fait de la peine. Je sais que c’est inévitable.
C’est si récent…
Il faudra du temps. Beaucoup de temps.
De retour dans l’habitacle, je coince mon café dans le porte-gobelet et
attaque mon sandwich. Je démarre et quitte l’aire de repos.
— Tu ne m’as pas parlé de ton dernier jour de cours ? Comment ça s’est
passé ? demandé-je la bouche pleine et du beurre tout autour des lèvres.
En s’esclaffant, elle me tend une serviette. C’est si bon de l’entendre
rire !
— C’était très… instructif. Je me suis aussi fait des amies. Tabitha en
particulier.
— Formidable !
Du coin de l’œil, je la regarde croquer le pain du bout des dents.
Visiblement, une pensée la tracasse. Elle a étalé sa serviette sur ses genoux,
dans une posture irréprochable. Cela me fait sourire. Une vraie lady !
— À mon avis, cela va me servir.
— Quoi ? Les cours ?
— Oui.
— Absolument.
Je veux montrer à ta mère et aux autres personnes de ton monde que je
suis digne de toi et de ta lignée.
Ces paroles me transpercent de part en part.
Rowena a dû dire quelque chose de réellement horrible à Alessia. Ma
pauvre épouse a eu droit au fiel de ma mère. Je me souviens de sa tirade
quand nous étions tous les deux dans le salon, c’était déjà bien assez
affreux.
Tu as besoin d’une femme de ta classe, une Anglaise qui comprenne les
responsabilités et les devoirs qui incombent à ton titre et à ton rang. Une
épouse qui t’aidera à assumer le rôle qui t’est dévolu depuis ta naissance,
et qui perpétuera notre lignée.
Ma colère contre Rowena, celle que j’éprouve depuis qu’elle nous a
abandonnés, monte dans ma poitrine. Mes mains se crispent sur le volant.
Cette rancœur fait partie de ma vie, elle couve au fond de mon être, toujours
prête à refaire surface.
— Tu es digne de moi, et bien plus encore… (J’essaie de retrouver mon
calme.) Tu vaux tous les trésors du monde. Je t’interdis d’en douter. (Je lui
lance un sourire en guise d’excuses.) Tu as eu droit à toute l’acrimonie de
Rowena. Ses propos étaient infâmes.
Alessia lâche un soupir.
— Elle était toute chamboulée, Maxim. Elle pense que tu as épousé
quelqu’un en dessous de ton rang… une étrangère, une femme qui n’est
rien, et elle voulait te confier ses…
— Ses péchés ? raillé-je.
— Elle voulait soulager sa conscience… se décharger d’un poids. Tu
devrais écouter sa version des faits pour Kit. Parfois, les femmes se
retrouvent malgré elles dans des situations… compliquées.
Mon cœur tressaute. Ma tendre Alessia sait de quoi elle parle. C’est
justement l’une de ces situations horribles qui l’a menée à moi.
Ma chérie si attentionnée. Qui trouve encore le moyen de défendre ma
mère.
Je m’éclaircis la gorge.
— Comment est ton sandwich ?
Je change volontairement de sujet. Pas question d’éprouver la moindre
compassion pour ma mère !
Elle nous a abandonnés. Et elle a été cruelle avec Alessia.
— Délicieux, me répond-elle avec un regard en coin.
Elle voit parfaitement clair dans mon jeu.
La fuite. Toujours la fuite. Pour ne pas parler de ce qui est trop
douloureux.
— Tu es trop gentille avec ma mère. Mais j’y réfléchirai, grommelé-je.
Pour ne plus discuter du Vaisseau-mère, j’allume la radio.

Vers 17 heures, alors que le soleil descend sur l’horizon, je m’engage par
la porte nord flanquée de son ancien corps de garde, franchis le passage
canadien qui empêche les bêtes de sortir du domaine et remonte l’allée.
Alessia se penche pour admirer les prés sur notre droite. Nous ne sommes
jamais arrivés par ce côté.
— Tu as des vaches ?
— Oui. Et élevées au bio avec ça.
— Elles sont trop belles !
— Ce sont des Devon.
Elle me regarde avec de grands yeux interrogatifs.
— La race. L’espèce. La Devon.
— Oh.
— On ira les voir plus tard.
— Toujours pas de chèvres ? me taquine Alessia.
— Non, toujours pas.
Elle ouvre la bouche d’émerveillement en découvrant Tresyllian Hall. La
beauté du manoir est à couper le souffle. C’est toujours un grand moment,
même pour moi. Mon ventre se noue. Ce sera aussi la maison de ma femme,
de nos enfants, et avec un peu de chance des enfants de nos enfants.
Du calme, mec !
Une grande vision. Une grande émotion.
Stop !
Je chasse cette pensée de ma tête. Cet endroit a été mon havre. J’espère
qu’Alessia y sera heureuse.
Je passe la seconde grille canadienne qui fait vibrer toute la voiture,
contourne les anciennes écuries pour m’arrêter devant la porte de la cuisine.
Je coupe le moteur et me tourne vers Alessia.
— Bienvenue chez toi, mon épouse.
— Bienvenue à toi aussi, milord.
Danny apparaît sur le seuil et, toute joyeuse, tape dans ses mains. Jensen
et Healey, les deux setters irlandais de Kit, foncent vers nous, curieux de
voir qui vient d’arriver.
Je descends de voiture et les chiens me font fête.
— Oui, oui, bonjour les garçons !
Je les caresse entre les oreilles, puis ils foncent sur Alessia qui
s’approche de moi. Elle les caresse avec un peu plus de méfiance.
— Bienvenue à la maison, milord, milady ! s’exclame Danny.
C’est rare de la voir si joviale.
Elle serre la main d’Alessia.
— Je suis si heureuse de vous revoir, milady.
— Merci, Danny. Je vous en prie, appelez-moi Alessia.
— Alessia, c’est très bien, confirmé-je en lui faisant une petite bise. Je
suis content de vous revoir.
— Moi aussi, milord !
Elle me tapote la joue. Et j’ai bien l’impression qu’elle est en larmes.
— Maxim, pour l’amour du ciel. Maxim ! Mais d’abord, un protocole
absolument obligatoire m’attend.
Je soulève Alessia dans mes bras qui pousse un petit cri de surprise. Les
chiens, tout excités, sautent autour de nous en jappant. Et plutôt que
franchir le seuil de la cuisine, je pars côté façade.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-elle en s’accrochant à mon cou.
— Je t’emmène vers la grande porte, celle dont on ne se sert quasiment
jamais. On est censés passer par le vestibule pour ôter nos bottes, mais tout
le monde entre directement dans la cuisine, c’est bien plus chaleureux. Mais
la nouvelle comtesse a droit à l’entrée officielle !
Les chiens nous suivent. Danny, elle, a déjà disparu. Elle fait le tour pour
nous accueillir. Nous dépassons l’angle du bâtiment et suivons l’allée
bordée d’ifs, pour rejoindre le perron monumental. Danny est là et ouvre
l’antique porte de chêne. Jessie, notre cuisinière, se tient à côté d’elle, et
Brody aussi, l’un des régisseurs du domaine. C’est la haie d’honneur en
grande pompe !
Je dépose Alessia dans le hall devant les armoiries de la famille et nos
gens de maison.
— Bienvenue, madame la comtesse.
Je prends le visage d’Alessia dans mes mains et lui donne un tendre
baiser.
Ma femme. Ici ! Enfin !
Le personnel, touché, étouffe un petit gloussement. C’est vrai que je ne
suis pas seul !
— Bienvenue chez vous. Bienvenue à tous les deux, lance Jessie. Et
toutes mes félicitations !
— Merci. Danny, Jessie, Brody, je vous présente Alessia, la comtesse de
Trevethick.

Alessia est touchée par la chaleur de l’accueil. Tous les employés, et


aussi Jensen et Healey, sont ravis de sa présence. Danny et Jessie partent
préparer un « bon petit thé » et Brody va changer des ampoules. Les chiens,
sentant qu’ils pourraient grappiller quelques friandises, suivent les deux
femmes.
Maxim et Alessia se retrouvent seuls dans le hall, se dévorant des yeux.
Une grande pendule cliquète quelque part, tel un cœur invisible.
— Alors ? cette arrivée ? Tu as aimé ? demande Maxim en glissant une
mèche derrière l’oreille d’Alessia.
Ce contact lui donne le frisson, réveille aussitôt son désir.
— Grandiose ! souffle-t-elle, incapable de s’arracher à ces yeux verts.
— Cela fait si longtemps.
— Pas tant que ça. Mais c’était dans une autre vie.
— Oui, murmure-t-il en effleurant sa bouche de son pouce.
Aussitôt, une décharge électrique la traverse, faisant trembler ses nerfs,
ses os et toute sa chair. C’est excitant.
— Je connais ce regard, dit-il dans un souffle à peine audible.
— Même chose pour le tien.
C’est ce désir, cette avidité, cette faim l’un de l’autre. Leur alchimie
intime.
— Allons au lit, chuchote-t-il avec un sourire carnassier.
Comment résister à ça ? Pourquoi d’ailleurs ?
— Je ne demande que ça.
Il lui prend la main et l’entraîne vers le grand escalier flanqué de ses
aigles à deux têtes.
— On fait la course ?
Et sans l’attendre, il s’élance, gravissant les marches quatre à quatre.
Alessia le suit, amusée par son côté enfantin.
Il l’attend sur le palier, les cheveux en bataille, un sourire lubrique.
— Je vois que monsieur est pressé, lâche-t-elle, un peu haletante.
Il éclate de rire, la soulève et la juche sur son épaule. Elle se met à
gigoter et pousser de petits cris, de surprise et de plaisir.
— Tu vas voir !
Il lui donne une claque sur les fesses et l’emporte dans le couloir, mettant
le cap vers la chambre à coucher.
Heureusement, la porte est tout près. Une fois dans la pièce, il la repose
au sol et plante son regard avide dans le sien.
— Je t’aime, souffle-t-il.
Il se penche, plaque ses lèvres sur sa bouche, l’enserre lentement dans ses
bras, l’attire à lui. Ils s’embrassent. Encore et encore. Affamés. Se laissent
emporter dans le tourbillon de leurs langues, de leurs lèvres voraces. Elle
attrape ses cheveux à pleine main, tire sur sa tête pour l’embrasser plus
profond encore, son corps ondulant contre le sien, se frottant contre son
sexe en érection.
— J’ai envie de te manger, murmure-t-elle quand elle reprend son
souffle.
— Moi aussi, chérie. J’ai tellement envie de toi. Mais attends un peu.
Laisse-moi te sentir contre moi. Là. Maintenant.
Il la serre plus fort, plaque son front contre le sien. Elle sourit
intérieurement, retient son souffle, pour savourer ce moment d’union, en
paix, dans l’œil du cyclone de leur passion.
Ensemble. Enlacés. Ne faisant qu’un.
— Oh Maxim. Je t’aime. Tu ne sauras jamais à quel point.
— Si je le sais.
Mais son amour, sa gratitude, son désir ne peuvent plus attendre.
— Je te veux, lance-t-elle en ôtant le pull de Maxim.
Puis elle sort la chemise de son jean et commence à le déboutonner.

Je me retiens de me jeter sur elle.


Je la laisse me déshabiller. Elle est aussi excitée que moi. Je veux aussi la
mettre nue. Mes doigts me démangent ! Et c’est si agréable de la regarder
faire.
Elle glisse sa main sous ma ceinture et ouvre les boutons de ma
braguette.
— À moi, dis-je en l’arrêtant, hors d’haleine.
Je lui enlève son pull, puis m’agenouille à ses pieds, retire ses chaussures
une à une, puis ses socquettes. Je me relève et, sous son regard avide,
envoie valser mes chaussures, mes chaussettes.
Voilà ! Je suis prêt.
— Maintenant, retire ton jean. Maintenant !
Alessia a un petit rire taquin et, sans me lâcher du regard, elle recule d’un
pas et descend sa fermeture Éclair, lentement, très lentement.
C’est ça, fais-moi un strip-tease !
Elle se trémousse, se dandine, exhibant son beau cul, petit à petit, puis
ses jambes, une à une.
Ma femme magnifique se tient devant moi, dans ses dessous de dentelle.
Je prends le temps, profite du spectacle.
Elle est si bandante.
Elle passe les bras dans son dos, dégrafe son soutien-gorge et me le
lance. Je l’attrape au vol. Ça la fait sourire. Puis elle se débarrasse de sa
culotte.
— Tu es si belle, Alessia.
— À ton tour, lance-t-elle avec des yeux de braise.
— À vos ordres, milady.
Je me déshabille rapidement pour libérer ma queue dressée, tendue vers
elle.
Avec un gloussement de plaisir, Alessia s’approche et la prend dans sa
main.
— Ah ! hoqueté-je.
Ses doigts sont glacés !
Ça la fait rire.
— Ça suffit ! (Je la prends par la taille, la soulève du sol.) Referme tes
jambes autour de moi.
Elle s’exécute et je la transporte jusqu’au lit. Je m’allonge sur elle,
toujours pris dans l’étau de ses cuisses.
— C’est la première fois. En tant que mari et femme. Ici, murmuré-je
saisi par l’importance du moment.
Le poids de l’histoire, de notre lignée, quelque chose qui nous dépasse,
elle et moi. Elle me regarde avec intensité, relève les cheveux de mon
visage.
— Mon mari, chuchote-t-elle.
Et ce mot me fait vibrer tout entier, un long tressaillement qui descend
jusqu’à ma queue.
Oh…
Je veux être en elle. J’effleure son corps, pince son téton qui se dresse au
garde-à-vous, mes doigts explorent ses courbes, chaque centimètre de sa
peau, son ventre, son sexe. Je glisse mon majeur en elle. Elle est déjà
mouillée, accueillante, elle cambre ses hanches, attrape ma main, la pousse
plus profond. Elle n’en peut plus.
— Oh, mon amour.
Je retire mon doigt et la pénètre lentement, plaque ma bouche sur la
sienne, ma langue s’insinuant en elle dans le même mouvement que ma
queue. Son corps soubresaute, se soulève. Elle me serre plus fort, referme
ses jambes autour de moi. M’enveloppe. M’enserre. C’est irrésistible.
Impossible de me retenir.
Et je commence à bouger. Vite. Fort. Je la veux, elle, ma femme. Mon
épouse.
Ses ongles se plantent dans mon dos. Je m’égare, perds pied, en espérant
que je garderai la marque de son étreinte.
Je suis à elle. Elle est à moi. Pour la fin des temps.
— Maxim ! crie-t-elle au moment de jouir.
Et je m’abandonne aussi, me livre au tréfonds de la seule femme que j’ai
jamais aimée.
Mon épouse.
28

Alessia arrête de travailler ses morceaux pour les auditions et regarde


Maxim par la fenêtre à meneaux. Il descend l’allée avec Michael,
l’administrateur du domaine. Il a enfilé une parka, des bottes de
caoutchouc, et tient à la main un bâton de marche. Les deux hommes sont
en pleine discussion. Maxim parle sûrement de la distillerie, le nouveau
projet qui lui tient à cœur. Il est tellement impatient de lancer la production
de gin.
Derrière lui, les deux setters batifolent et marquent leur territoire comme
tous les chiens du monde. Même d’aussi loin, il est évident que Healey et
Jensen apprécient son mari. Ils l’aiment.
Comme elle l’aime aussi.
Michael dit quelque chose et les deux hommes rient de bon cœur. Cela
fait plaisir de voir Maxim si heureux. Il est bien le comte de Trevethick,
jusqu’au bout des ongles, et sa place est ici, pas à Londres. Il paraît si
détendu. C’est normal, la vie est paisible en Cornouailles, et ce calme
champêtre rappelle son pays à la jeune femme.
Dans le pâturage tout proche, les daims se rassemblent autour des
abreuvoirs. Maxim s’arrête pour les admirer.
Des bruits de pas tirent Alessia de ses rêveries.
— Quel plaisir, madame, de vous entendre jouer, lance Danny. Je vous ai
apporté du café, dit-elle en déposant un plateau sur la console à côté d’elle.
— Merci.
— Le comte Maxim a toujours beaucoup aimé nos daims, murmure-t-elle
en désignant la fenêtre.
— Quand je suis venue ici la dernière fois, on en a vu un sur la route. Il
s’est arrêté juste devant nous.
— C’est vrai ? Cela ne m’est jamais arrivé, lance Danny.
— Pourquoi cela vous surprend autant ?
— Maxim ne vous a pas raconté la légende ?
Alessia secoue la tête.
— Ah, monsieur Maxim, où a-t-il la tête ! raille Danny. La légende dit
que la première comtesse de Trevethick, Isabel, a rencontré un daim dans la
forêt, un grand mâle, peu après son mariage avec le premier comte.
L’animal lui a parlé et lui a dit que si sa famille s’occupait bien de la harde,
alors il aurait une longue vie et beaucoup d’enfants. Et c’est ce qui s’est
passé. Les terres des Trevethick sont depuis ce jour un refuge pour les
daims. Ils sont considérés comme un porte-bonheur. C’est pour cette raison
qu’il y en a deux sur les armoiries. Ils protègent le comté et sa famille.
— J’ignorais cette histoire. Personne ne les… chasse ?
Danny secoue vigoureusement la tête.
— Non. Pas depuis des siècles. Tous les deux ans, on doit en prélever
quelques-uns – en les faisant souffrir le moins possible – pour éviter qu’ils
ne soient trop nombreux pour le domaine. Et leur chair est très appréciée.
« Gardez la harde forte et vigoureuse, et il en sera de même pour les
Trevelyan et les comtes de Trevethick ! »
Alessia ne sait que répondre. Un frisson d’espoir l’envahit – l’espoir d’un
avenir radieux pour elle et son mari.
— C’est un signe de bon augure, milady. Les Trevelyan sont
responsables du domaine, des forêts, des champs, des pâturages, comme du
bien-être des gens du village. Les terres s’étendent sur plusieurs milliers
d’hectares. Et ils ont gardé le comté uni et prospère depuis les années 1600.
Puissent leurs descendants poursuivre leur œuvre. (Danny esquisse un
sourire.) Bien ! Quand vous aurez pris votre café, vous serez peut-être
curieuse de visiter les appartements privés et le grenier, même si ce niveau
sert plutôt à loger le personnel, et aussi de réserve.
— Avec grand plaisir. Je vous remercie, Danny.
Alessia a adoré la première visite avec la gouvernante. Elle lui a narré
l’histoire de chaque pièce, du moins celles que l’on pouvait visiter – car
d’autres étaient fermées à clé. Elle a présenté Alessia à tout le personnel –
ou presque. Tout le monde, pour l’instant, semble gentil et désireux de
l’aider. Alessia est admirative. Danny dirige cette grande maison à
merveille. Elle se sent en sécurité ici, avec la gouvernante. Et Danny s’était
occupée d’elle après que Dante et Ylli avaient tenté de la kidnapper.
Il est évident que Danny adore Maxim et que l’affection est réciproque.
Elle est quasiment une seconde mère pour lui, en tout cas, elle est bien plus
maternelle que Rowena.
Alessia, arrête !
Elle ne doit pas avoir de rancœur contre Rowena. Cependant, parfois,
c’est difficile. Peut-être pourrait-elle tenter de recoller les morceaux entre la
mère et le fils ?
Mais comment ?
— Car il y a cette tradition importante. Monsieur doit s’installer dans la
chambre du comte, et vous dans celle de la comtesse.
Cette remarque interrompt le fil de ses pensées.
— Quoi ?
— Oui. Vous devez chacun avoir vos appartements.
Des chambres séparées ? Des appartements séparés ?
— De temps en temps, c’est bien d’avoir son jardin secret, milady,
explique Danny, comme si elle lisait dans ses pensées.
Alessia ne comprend pas ce que ça signifie. Et elle n’aime pas le mot –
un jardin secret ? – ni l’idée.
C’est ce que veut Maxim. Ne plus dormir avec elle ?
Comme chez les anciens Guègues ? Tout à coup, cette pensée l’atterre.
— Allons, milady. Ce n’est pas ce que vous pensez, ajoute Danny. Vous
allez comprendre. Buvez votre café tranquillement, et je vous montre.

Michael et moi examinons les bolides dans les anciennes écuries. Ces
voitures de collection faisaient la fierté de Kit, et son bonheur. Je le revois
dans sa salopette tachée, les mains noires de cambouis, empestant l’huile et
le savon d’atelier. Il avait sur le crâne sa casquette crasseuse et un chiffon
plein de graisse dépassait de sa poche. Il semblait aux anges !
Alors Joker, un tour dans cette sublime Ferrari ?
Il adorait être ici. Il aimait tant ses bagnoles.
Je n’étais pas aussi fan. Même si je ne disais pas non pour une petite
virée.
Et maintenant je dois décider de la pérennité de ses trésors.
— Vous avez raison, Michael. Ce bâtiment serait l’endroit idéal pour la
distillerie. C’est à l’abri, juste à côté de la maison et il y a de la place pour
voir grand. Ces écuries sont en bien meilleur état que celles de la pâture
nord.
— Reste à savoir ce qu’on fait des voitures ?
— Je vais les vendre. Il y en a bien trop.
Michael me retourne un sourire gêné. Je sais, cela aurait fendu le cœur de
Kit. Mais il n’est plus de ce monde.
— Je pense garder la Morgan. Tout le reste doit partir. Je vais prévenir
Caroline au cas où elle voudrait en récupérer. Enfin cela m’étonnerait. Les
bagnoles, c’était la passion de Kit, pas la sienne.
— Très bien, milord.
Je reviens dans le manoir par le vestibule pendant que Michael retourne à
son bureau. La matinée a été constructive. Et j’ai faim. Michael me pousse
à passer à l’agriculture régénératrice. Apparemment, c’est la suite logique
après le bio. Je lui ai promis de me pencher sur la question.
Je trouve Alessia dans le petit salon, assise à une table où va être servi le
déjeuner. Elle relève le nez de son livre. Daphné Du Maurier. Je lis de
l’inquiétude dans son regard.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’enquiers-je en m’asseyant en face d’elle.
— Tu veux que je dorme ailleurs ?
— Pardon ? Bien sûr que non. C’est quoi cette histoire ?
— Danny m’a parlé de déménager.
— Ah oui… Je ne suis pas sûr de vouloir changer de chambre.
— Et moi, je veux rester avec toi.
— Bonne nouvelle ! lâché-je en riant. Nous pouvons dormir où nous
voulons. La chambre au-dessus était celle de mon père et de mon frère. (Je
hausse les épaules. Je n’ai aucune envie de m’installer là-haut.) Quant à
l’appartement de la comtesse, c’est à toi de choisir. Ce n’est pas très loin de
ma chambre, et il y a un dressing qui pourrait t’être utile. Tu n’es pas
obligée d’y dormir. Perso, je préfère passer la nuit avec toi. Sauf si je ronfle.
Elle pousse un soupir de soulagement.
— Parfait. C’est bien ce que je pensais. Et non, tu ne ronfles pas.
— Je sais ce qu’on pourrait faire cet après-midi, dis-je pour changer de
sujet.
— Ah oui ? répond-elle d’un air coquin.
Elle me fait rire.
— Pas du tout. Je pensais t’apprendre à conduire.
— Conduire ? Moi ?
— Exactement. Tu n’as pas besoin de permis pour rouler dans le
domaine. C’est une propriété privée. On peut prendre le Defender, ou un
autre véhicule plus petit. Et je te donne tes premiers cours.
Danny arrive avec deux assiettes.
— Le déjeuner, milord.
Je lève les yeux au ciel.
— Maxim, je vous l’ai répété cent fois.
— Oui, monsieur Maxim, dit-elle en déposant les plats. Salade niçoise à
la mode de Cornouailles.
— À la mode de Cornouailles ?
— On a remplacé les anchois par de la sardine.
— Évidemment !
Je ris aux éclats.

— Doucement. Accélère un peu et, ensuite, relâche lentement la pédale


d’embrayage.
Nous sommes dans le Land Rover Defender qu’utilise d’ordinaire Danny
pour se déplacer dans la propriété. Il est vieux et cabossé, mais très
pratique. Alessia s’agrippe au volant comme à une bouée de sauvetage,
concentrée, appliquée, sa langue pointant entre ses dents. La voiture fait un
bond en avant et cale. Alessia enfonce brusquement le frein.
Je suis projeté devant et la ceinture de sécurité me cisaille la poitrine.
— Tout doux !
Alessia lâche une série de jurons en albanais. Elle n’est pas contente.
— Tout va bien, dis-je pour la rassurer. Le truc c’est de trouver le point
où l’embrayage accroche. Et accélère un peu plus. Ne t’affole pas. On a tout
le temps. Il suffit de prendre le coup.
Elle me lance un regard, l’air revêche, et redémarre.
Elle ne veut rien lâcher !
— Vas-y doucement. Engage la première.
Elle se bat un moment avec le levier de vitesse. Je me demande si on a
choisi le bon véhicule.
En même temps, si elle domestique cet engin, elle saura tout conduire !
— C’est bon. Respire. Tu peux le faire.
Les pignons grincent quand elle trouve la première, puis elle lance le
moteur.
— Pas trop de gaz. Doucement.
Elle me regarde agacée. Je me tais sinon elle va m’arracher les yeux. Je
n’ai jamais enseigné la conduite. J’ai appris ici, dans le domaine, quand
j’avais quinze ans. C’est l’une des dernières choses que mon père m’a
transmises avant sa mort. Il était calme, rassurant. Je garde de ce jour-là un
souvenir attendri. Il était professeur dans l’âme.
Je veux faire pareil pour Alessia.
À une vitesse d’escargot, le 4 × 4 avance.
Super ! Mais je garde ma joie pour moi pour ne pas la distraire.
Centimètre après centimètre, nous roulons dans l’allée derrière les écuries.
— C’est bien. Maintenant change de vitesse. Débraye. Passe la seconde,
et relâche doucement la pédale.
Sa langue pointe à nouveau entre ses lèvres. Elle enclenche la deuxième
avec précaution, et laisse le Defender avancer plus vite.
— Parfait ! Maintiens cette allure. Droit devant. Vers la clôture. Voilà.
Magnifique.
Alessia se dirige avec appréhension vers le passage canadien.
— On va rejoindre la route. Continue comme ça.
Elle passe entre les poteaux sans encombre. Elle a un grand sourire. Et sa
joie est communicative.
— Tu te débrouilles très bien. Ne quitte pas la route des yeux.
Elle roule lentement, mais avec une certaine assurance. Sous la
concentration, elle sort sa langue de temps en temps.
C’est hypersexy ! Ce n’est pourtant pas le moment de lui confier mes
pensées lubriques.
— Tu t’en sors merveilleusement. Reste quand même sur tes gardes, un
daim peut jaillir de n’importe où. Normalement, en entendant le barouf de
notre tacot, ils s’enfuient. Il ne faudrait pas en heurter un. C’est arrivé une
fois à Kit.
Et ça a mal fini pour lui.
Je m’éclaircis la gorge pour chasser mon chagrin. Bien sûr, je me
souviens de la légende familiale. Le lien entre les daims et notre lignée. Il
faudra que je raconte cette histoire à Alessia.
— À la porte nord, prends à gauche. Comme ça, on pourra faire le tour
du domaine.

Alessia est sur un petit nuage. Elle n’en revient pas de piloter ce tank.
Surtout elle ne veut pas décevoir Maxim. Il semble être certain qu’elle en
est capable.
Et justement, elle relève le défi ! Sa foi en elle lui donne des ailes.
Au détour du dernier virage, elle aperçoit l’ancien poste de garde et
l’autre passage canadien. Et la route devant elle se sépare en trois. Elle a
soudain une bouffée de panique.
C’est laquelle la gauche ! Zot !
Plutôt que tourner, elle pile, les projetant à nouveau contre leur ceinture.
Et cale évidemment.
— Pardon !
— C’est pas grave. Inutile de t’excuser. Tu t’es souvenue où sont les
freins, c’est déjà ça ! Tu ne sais plus où est la gauche ?
Alessia éclate de rire, davantage pour relâcher la pression que par
amusement.
— Non. J’étais perdue.
— Tu peux prendre des deux côtés, on est toujours dans la propriété.
Coupe le contact. Point mort. Frein à main.
Alessia suit à la lettre les instructions de Maxim.
— Tu veux arrêter ?
Elle secoue la tête. Non, elle veut y arriver.
— Alors, allons-y, dit-il en lui indiquant la direction de la main.
Elle tourne la clé de contact, le moteur se réveille. Elle débraye avec
vigueur, pour montrer que c’est elle la boss, et passe la première. Les
pignons craquent et grognent. Un bruit horrible. Alessia lance un regard en
coin à Maxim qui lui retourne un clin d’œil. Reportant son attention sur la
route, elle accélère, relâche doucement la pédale d’embrayage, baisse le
frein à main. Et le monstre de métal repart.
Et elle n’a pas calé !
Elle tourne le gros volant, le Defender oblique à gauche et reprend la
route.
— La seconde ? propose Maxim.
Elle acquiesce et change de vitesse. Ils longent un champ où Jenkins sur
un tracteur tire une remorque. Maxim le salue, mais Alessia, concentrée,
garde ses mains sur le volant. Pendant qu’ils roulent, Maxim ne cesse de la
féliciter.
Lui aussi est ravi.
Alessia aperçoit un autre corps de garde et ralentit. Une mobylette passe
sous le porche. Le conducteur a un pantalon noir et des bottes. Une petite
carriole est attachée derrière, transportant quelque chose de poilu. Alessia
freine alors que l’engin leur passe sous le nez.
Et tout ça sans caler !
— Merde, lâche Maxim. C’est le père Trewin. Qui roule bien trop vite,
comme d’habitude. Je ne sais pas comment il est encore en un seul
morceau. Mieux vaut le suivre.
Alessia obéit et accélère dans l’espoir de le rattraper.
— Tout doux, ma belle. (Elle ralentit.) On le retrouvera là-haut. Il vient
sans doute nous féliciter. Ou me faire la leçon parce que je ne suis pas allé à
l’église hier. Sans doute les deux.
Alessia s’arrête à côté du prêtre qui s’emploie à libérer Boris, son
Norfolk Terrier. La queue battant à tout rompre, Jensen et Healey accourent,
impatients de jouer avec leur nouveau compagnon.

Je descends du Defender, fais le tour pour ouvrir la portière d’Alessia


puis me tourne vers Trewin.
— Lord Maxim ! Félicitations pour votre mariage. Comment allez-vous ?
Il lui serre la main d’une poigne ferme.
— Très bien. Merci, mon père. Je vous présente mon épouse, Alessia, la
comtesse de Trevethick.
— Lady Trevethick, quel plaisir de faire votre connaissance.
— Bonjour, révérend, comment allez-vous ? (Elle lui serre la main.)
Voulez-vous vous joindre à nous pour le thé ?
— J’en serais ravi.
Il nous retourne un sourire bienveillant, celui qu’il adresse à ses ouailles
durant l’office. Nous passons par le vestibule et prenons le couloir ouest.
— Bonjour tout le monde, nous accueille Danny. Alors, cette leçon de
conduite, milady ?
— Cet engin est un char d’assaut ! lance Alessia. Mais on en est sortis
vivants !
— Je suis ravie de l’apprendre.
— Pouvez-vous nous servir du thé ? demande Alessia.
— Bien sûr, milady, répond Danny. Dans le salon ouest ?
Alessia me lance un regard à la dérobée. J’acquiesce.
— Oui, s’il vous plaît, confirme-t-elle. Merci, Danny.

— Nous ne vous avons pas vu ce dimanche à la messe, commence


Trewin, sitôt assis.
Eh merde ! Je le savais ! Il va me faire la morale.
— Oui. J’ai été retenu, réponds-je en espérant vite changer de sujet. (Je
caresse Boris entre les oreilles et me demande où sont passés Jensen et
Healey.) J’ai fait visiter le domaine à mon épouse.
— Milord, comme je vous l’ai dit, vous devez montrer l’exemple.
Dimanche prochain, vous pourriez monter au pupitre.
Quoi ?
Je déglutis.
— Bien sûr, avec plaisir.
— Votre frère était un grand soutien pour notre église.
Ben voyons ! Kit le comte parfait. Bien sous tous rapports. Ce qui n’est
pas mon cas.
— Vous choisirez l’extrait pour moi, dis-je.
— Cela va de soi. Et nous espérons voir Lady Trevethick.
Alessia sourit, tandis que ses yeux se tournent vers moi, implorant mon
aide.
— Alessia est albanaise. Chez elle, la religion est interdite depuis des
années. Mais sa famille est catholique. En bons anglicans, je pense que cela
ne posera pas de problème.
— Aucun, milord. Notre maison est ouverte à toutes les fois.
— Alors je viendrai, comptez sur moi, répond Alessia.
Danny entre dans la pièce, dépose le plateau du thé devant la maîtresse
de maison, puis s’esquive.
— Du thé, révérend ?
— Merci, avec plaisir, comtesse.
Alessia ne se laisse plus impressionner par ce titre. Elle saisit la théière et
remplit une tasse, en prenant soin d’utiliser le passe-thé que Danny a
apporté. Puis la dépose sur une soucoupe, avec une petite cuillère, et la tend
à Trewin. Elle lui propose du lait, du sucre, puis me prépare ma tasse.
Je dissimule mon plaisir. Un service impeccable !
— Merci, mon amour.
Elle me retourne un sourire complice avant de se servir à son tour. Oui,
elle a bien retenu ses leçons.
Pas la moindre faute de goût. Je n’en attendais pas moins !
Elle est étonnante. Adorable. D’autant qu’elle a suivi ces cours pour moi.
Peut-être pour elle aussi.
Je reporte mon attention sur notre invité, qui n’a pas loupé notre échange
de regards malicieux. Il en rougit, le pauvre.
Oui, nous sommes amoureux. Faudra vous y habituer !
— D’ailleurs, mon père, dis-je, je voulais épouser à nouveau Alessia en
Grande-Bretagne dès notre retour au pays, mais j’ai appris que ce n’est pas
possible. Je me demande s’il serait envisageable d’organiser une
bénédiction pour nous à l’église. Cela nous donnerait l’occasion de fêter
l’événement. Cet été, par exemple ?
— C’est une magnifique idée. Bien sûr que l’on peut l’envisager. Avec
grand plaisir.

Alessia raccompagne le prêtre jusqu’à sa mobylette. Il est totalement


sous son charme. Elle s’est fait un nouvel allié. Je m’installe dans le bureau
de Kit pour étudier ce projet de distillerie, et aussi trouver des acheteurs
pour la collection de voitures. Je dois aussi me renseigner sur le nouveau
dada de Michael : l’agriculture régénératrice.
Le soir tombe quand je relève la tête de mon ordinateur. J’ai appris plein
de choses sur le développement durable. Je me laisse aller au fond de mon
siège, épuisé, et regarde la pièce pour me reposer les yeux.
Je ne suis quasiment jamais venu ici depuis la mort de Kit. Lorsque j’ai
parlé à Oliver par FaceTime après le cambriolage dans mon appartement de
Chelsea, et avant ça, quand je suis passé au Hall pour la première fois en
qualité de comte. Mais j’avais surtout échangé avec le personnel.
Une douce mélodie résonne dans la maison, en provenance du salon de
musique. Alessia répète pour ses auditions. Tout en cherchant à reconnaître
les morceaux, je contemple cette pièce qui a été l’antre de mon père, puis
celui de mon frère. Partout se trouvent des souvenirs d’eux. Le coffre à thé
ancien où mon père rangeait des coupures de journaux et autres babioles,
les deux Bugatti Matchbox, datant des années 1960. Ces petites voitures
appartenaient à mon père mais il laissait Kit jouer avec. Père et fils avaient
la même passion pour les automobiles.
Ils étaient si proches…
Et voilà que je vends sa précieuse collection.
Pardon Kit, je suis désolé.
J’ouvre la boîte à thé, plus par nostalgie que par curiosité – dans l’espoir
de retrouver un peu l’âme de mon père.
Il y a un trousseau de petites clés à l’intérieur, posé sur une autre clé, très
grosse. C’est celle du coffre-fort.
Le coffre !
Kit y a peut-être laissé son ordinateur, son téléphone, et pourquoi pas son
journal intime ?
Je me dirige vers l’ancienne armoire encastrée qui abrite aujourd’hui le
Cartwright & Sons. C’est la bonne clé et la porte s’ouvre sans problème. À
l’intérieur, je trouve l’ordinateur portable de Kit.
Pas de trace de téléphone, ni de journal.
Il y a d’autres papiers, mais je n’ai pas le courage de les examiner pour
l’instant. Je pose le portable sur le bureau.
Peut-être son journal est-il dans l’un des tiroirs ? J’en essaie un :
verrouillé.
L’une des petites clés l’ouvre. Tout est là ! son journal, avec sa
couverture de cuir élimé, et son iPhone.
Je laisse le téléphone et l’ordinateur, car ils sont forcément protégés par
un mot de passe. Il me faudra un spécialiste pour les consulter.
Alors que le journal s’offre à moi. J’en ai la chair de poule.
Avec précaution, comme s’il s’agissait d’une relique, je dépose le livre
sur l’ordinateur et le regarde quelques minutes avant de me résoudre à
violer l’intimité de mon frère. Lentement, d’une main tremblante, je détache
la lanière de cuir usée par le temps et soulève la couverture. Le journal
s’ouvre tout seul à la dernière annotation.

2 janvier 2019
Putain de merde !
C’est pas vrai, bordel !
Je suis maudit!
Salope de Rowena !
D’abord ma femme, et maintenant ma mère !!!
29

Mes cheveux se hérissent. Je relis ce qu’il a écrit. Encore et encore.


D’abord ma femme, et maintenant ma mère.
Les mots tambourinent dans ma tête, comme un grondement de tonnerre.
Ma femme ? Caroline ?
L’angoisse enfle en moi, un tsunami.
Mais c’est… c’est impossible… Kit était mort quand Caro et moi on a…
je ne l’ai jamais touchée quand ils étaient ensemble.
Pas une fois.
Avant oui. D’accord. Mais c’était avant qu’ils soient en couple.
D’abord ma femme !
Caroline avait-elle eu une liaison ? Et Kit l’aurait découvert ?
C’est pour cela qu’il ne lui a rien laissé dans son testament ?
Peut-être. Ça m’a vraiment surpris de sa part. Caroline était outrée,
certes, mais elle s’est vite fait une raison.
Elle savait donc qu’il savait ?
Il a exigé des explications ?
Ce devait être ça. Car il a changé ses dispositions testamentaires en
septembre l’année dernière.
Mais une liaison avec qui ? Une seule personne ? Deux ? Plus encore ?
Merde, pauvre Kit.
Je songe à notre Noël aux Caraïbes. Je n’ai rien remarqué de bizarre entre
eux deux. En même temps, c’est vrai que j’étais plutôt occupé à draguer les
touristes américaines.
Bordel.
Toutes les réponses se trouvent dans ce journal.
Que faire ? Je regarde ou pas ?
Quelqu’un frappe à la porte et ça me fait sursauter. Je referme le carnet,
me penche par réflexe pour le cacher. Danny entre. Je dois avoir l’air d’un
voleur pris sur le vif car elle me demande :
— Tout va bien, milord ?
— Oui, oui. Qu’est-ce qu’il y a, Danny ?
— La comtesse est partie à la bergerie avec Jenkins. Elle ne voulait pas
vous déranger. Mais elle tenait à nous aider. Nous avons vingt-sept
agnelages en ce moment.
— Tant que ça ?
— Oui, milord.
— Mais c’est juste le début de la saison ! Moi aussi, je ferais bien d’aller
donner un coup de main.
Je me lève et emporte le journal. Je ne veux pas que quiconque y jette un
coup d’œil. Par réflexe, je prends mon Leica M6 que j’ai acheté à Londres
et vérifie qu’il y a une pellicule dedans.
— Je garderai le dîner au chaud, milord.
— Parfait. Merci, Danny. Je ne sais pas à quelle heure on va rentrer.

Alessia est avec Jenkins dans le Defender. Le véhicule roule à vive


allure dans l’allée. Sur les côtés, les ronces et les buissons forment une
muraille noire. Alessia est soulagée de n’avoir pas pris le volant. Jenkins lui
lance un coup d’œil, l’air inquiet.
— Milady…, crie-t-il pour se faire entendre par-dessus le vacarme du
moteur.
— Alessia, s’il vous plaît.
— D’accord. Il faut que je vous demande…
Il se tait. Apparemment il n’ose pas aller plus loin.
— Qu’y a-t-il ?
Jenkins s’éclaircit la gorge.
— Est-ce que vous allez… agrandir la famille ?
Alessia fronce les sourcils. Agrandir la famille ? Qu’est-ce que ça
signifie ?
Jenkins se tripote l’oreille nerveusement.
— Je veux dire, est-ce que vous êtes… enceinte ?
Alessia pique un fard. Elle espère que ça ne se voit pas dans l’obscurité.
— Non ! Bien sûr que non. Pourquoi vous me posez cette question ?
Jenkins paraît soudain soulagé.
— Alors tout va bien, milady. Il ne faut pas de femme enceinte autour
des bêtes pendant la mise bas.
— Oh oui. Bien sûr. Je comprends. Pardon.
— Inutile de vous excuser, madame. C’est moi qui ai oublié d’en parler
tout à l’heure.
Alessia sourit.
— Les femmes enceintes ne doivent pas s’approcher des brebis à ce
moment-là. C’est comme pour les chèvres.
— Les chèvres ?
— Absolument, répond Alessia en riant. Là d’où je viens, on a beaucoup
de chèvres.
Le Defender contourne un gros bâtiment et se gare devant une porte
d’acier. Trois véhicules sont déjà là.
— On est arrivés ! annonce Jenkins. C’est bien que vous vous soyez
couverte.
La bergerie est immense et glaciale. Il y a plus d’une centaine de brebis à
l’intérieur. Beaucoup bêlent, elles sont déjà en plein travail. On les a placées
dans des enclos séparés, à l’écart du troupeau. Dans certains box, des mères
lèchent et nettoient leurs agneaux nouveau-nés, tandis qu’ils cherchent avec
avidité les mamelles gonflées de lait. Deux employés du domaine aident
d’autres bêtes à mettre bas.
Jenkins et Alessia arrivent pile au moment où un ouvrier agricole –
qu’elle n’a jamais vu – sort un agneau. Avec ses mains pourvues de gants
chirurgicaux, il essuie le museau de l’animal pour l’aider à respirer puis le
place devant sa mère. Il attrape un flacon et enduit de pommade son
nombril. Alessia sait qu’il s’agit d’un désinfectant à base d’iode.
— Bonsoir, lance-t-il à Alessia. Oh, en voilà un autre ! (Le jeune homme
se rassoit alors que la brebis continue d’agneler.) C’est bien, fifille. C’est
bien, dit-il en nettoyant déjà le deuxième petit.
— Où sont les gants ? demande Alessia à Jenkins.
— Là-bas, répond-il en désignant un établi du menton, sans quitter des
yeux les brebis en plein travail. On essaie de les laisser se débrouiller au
maximum. On a choisi de la semence de béliers Suffolk de Nouvelle-
Zélande pour inséminer le troupeau. Les agneaux devraient avoir des
épaules plus étroites et une tête plus fine, ce qui facilite la mise bas. Mais
certaines femelles ont quand même besoin d’aide, milady. C’est pour cela
qu’il faut rester vigilant. C’est très rare qu’elles accouchent toutes en même
temps.
Alessia sourit en regardant le jeune ouvrier agricole qui tente de faire
téter les deux agneaux.
— Le colostrum. C’est bon pour les nouveau-nés, précise-t-il.
Alessia se dirige vers le poste de travail, passe du désinfectant sur ses
mains, en prenant soin d’en enduire copieusement la jointure de ses doigts,
puis elle enfile une paire de gants. Jenkins la rejoint.
— Il s’agit d’avoir l’œil partout. De vérifier que les accouchements se
passent bien.
Alessia hoche la tête.
— Je l’ai déjà fait. Mais avec des chèvres. Et il n’y en avait pas autant.
Jenkins lui adresse un large sourire.
— Vous allez très bien vous en sortir, milady.
Je me gare devant la bergerie, attrape mon appareil photo et sors de la
voiture. J’ai glissé le journal de Kit dans la boîte à gants. Il sera en sécurité.
Une fois entré dans le bâtiment, je cherche ma femme du regard, mais ne la
vois pas. Il y a une trentaine de brebis dans les enclos de mise bas. Je repère
Jenkins occupé à aider une mère. Je m’approche et m’accroupis à côté de
lui.
— Bonsoir, milord.
— Toutes ensemble ? Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ?
— C’est peut-être à cause de la pleine lune, répond-il alors qu’il met au
monde un nouvel agneau.
La brebis s’occupant aussitôt de son petit, Jenkins se redresse.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous soulager ? dis-je. Où est ma
femme ?
— Occupée. Quelque part au fond. Elle aussi voulait aider.
Elle sait ce qu’il faut faire ? Mais je garde cette pensée pour moi.
— Je vais m’équiper.
Je me rends à l’établi, me désinfecte les mains et enfile une paire de
gants. J’aperçois alors ma femme, les cheveux rassemblés en une longue
tresse dans son dos. Elle essuie les naseaux d’un agneau et le place devant
sa mère. Alors que je m’approche, je l’entends parler à la brebis : « Hej,
mama. Hej, mami, ja ku është qengji yt. Hej, mami, ja qengji yt. » Elle
caresse le museau de la brebis et répète ce qu’elle vient de dire d’une voix
douce, puis se rassoit pour vérifier qu’il n’y a pas un autre petit à venir.
Une bouffée d’émotion me submerge. J’en reste pantois. Mon cœur est
prêt à exploser. Mon épouse en communion avec ce mouton. Un mouton de
Trevethick !
Elle est des nôtres.
Jamais je n’ai vu Caro, ou ma mère, nous aider ainsi sur le domaine. Et
en cet instant, je sais qu’Alessia est la plus belle chose qui me soit arrivée.
Pour nous.
Pour nous tous. Ici. Maintenant !
Je chasse la boule dans ma gorge et m’agenouille derrière la grille de
l’enclos.
— Hello, murmuré-je d’une voix tremblante.
— Hello ! me répond-elle, ravie de me voir.
Elle est toute tachée de sang, de mucus, et Dieu sait quoi encore. Elle en
a partout, sur ses gants, son jean, son pull, mais elle rayonne de joie.
— Ça va ?
Elle acquiesce.
— Et ce petit bout’chou aussi ! (Elle frotte la tête de l’agneau.) La mère
s’est bien débrouillée. Mais il en vient peut-être un autre.
— Tu n’es pas une néophyte, n’est-ce pas ?
Elle fronce les sourcils, ne comprenant pas.
— Ce n’est pas ta première fois, précisé-je.
— Oh. Non. Nos voisins, ceux qui sont venus au mariage, ils ont des
chèvres. Je les ai aidés quand j’étais petite. Souvent.
— Alessia, tu me surprendras toujours. J’ai tellement de chance de
t’avoir.
Elle chasse le compliment d’un geste de la main.
— Tu sais faire ça, toi aussi ? demande-t-elle.
Je ris.
— Qu’est-ce que tu crois ! Je suis venu donner un coup de main, mais
d’abord… (Je lève mon Leica, cadre ma magnifique épouse toute crasseuse
et radieuse, et déclenche l’obturateur.) J’espère pouvoir en faire d’autres. Je
ne me lasse pas de te prendre en photo. Et là, tu es tellement merveilleuse.
Elle m’offre son plus beau sourire, rien que pour moi. Je ne veux pas la
quitter, mais je dois aider l’équipe.

Il est 3 heures du matin quand j’entraîne Alessia dans la douche pour


nous remettre des efforts de la nuit. Nous sommes épuisés et sales après
cette séance à la bergerie. Nous avons soixante-douze nouveaux agneaux. Je
crois que je n’ai jamais travaillé aussi dur de ma vie, mais je suis ravi. Un
mort-né, un seul, et toutes les brebis ont accepté leur petit, et toutes se
portent bien. C’est un magnifique départ pour le troupeau. Et nous avons
fait notre part du boulot.
Maintenant, je vais nettoyer ma tendre épouse et la mettre au lit.
Alessia s’appuie contre moi sous le jet, les yeux clos.
Mon amour.
Elle est étonnante. Sidérante.
Elle a noué sa tresse en une spirale défiant les lois de la pesanteur et
s’efforce de ne pas mouiller ses cheveux. J’attrape un gant de toilette et le
savon et lui lave doucement les mains, les bras, son doux visage. Puis je la
soutiens, pendant que je me décrasse à mon tour.

Maxim enveloppe Alessia dans une serviette. Elle ne parvient pas à


garder les yeux ouverts. Elle est exténuée mais heureuse aussi. Enfin, elle a
été utile ! C’était sa manière de remercier le personnel et Maxim de leur
accueil.
— On peut aller se coucher ? marmonne-t-elle.
Maxim lui relève le menton pour qu’elle ouvre les paupières.
— Vos désirs sont des ordres, madame. Merci pour ce soir. Tu as été
impressionnante. Tu n’as pas faim ?
— Non, juste envie de dormir.
Il retire la serviette et l’emporte jusqu’au lit.

Alessia s’est endormie avant même que je revienne dans la chambre. Je


la couvre de la couette, écarte une mèche de cheveux qui lui barre le visage.
Elle n’a aucune réaction.
— Ma belle courageuse. Merci. Merci pour tout, murmuré-je en déposant
un baiser sur son front.
J’enfile mon pyjama, me glisse dans le lit et me love contre elle,
savourant son odeur.
Des tintements de vaisselle me réveillent. Danny entre dans notre
chambre. L’odeur est irrésistible.
— Bonjour, milord. Cela a été une sacrée nuit, à ce qu’on m’a dit.
— Bonjour, marmonné-je, n’ayant aucune envie de me lever.
J’ouvre un œil. Alessia soulève les paupières et les referme aussitôt.
Danny dépose le plateau au pied du lit.
— Il est 11 heures passées. Je me suis dit que vous auriez peut-être faim,
annonce-t-elle.
C’est la première fois qu’elle m’apporte le petit déjeuner au lit. Elle doit
être dans ses bons jours.
Ou alors c’est « l’effet Alessia ».
Oui, ça doit être plutôt ça.
— Merci, Danny.
Je me redresse. Alessia ne bouge pas.
Danny contemple ma belle endormie. Son visage s’adoucit. Je ne lui ai
jamais vu cet air attendri.
— Oh, milord, vous avez bien choisi, souffle-t-elle, avant de se reprendre
aussitôt.
Elle retrouve sa raideur, ramasse nos affaires sales au sol et quitte la
pièce.
Du bacon, des œufs, des champignons, des toasts…
Je tire le plateau vers moi et Alessia se réveille.
— Ça sent bon, articule-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Tu as faim ?
— Pire que ça !

Alessia trouve le rythme de la maison. Le matin, après s’être douchés et


habillés, et avoir parfois fait l’amour, elle et Maxim déjeunent avec l’équipe
dans la grande cuisine – généralement pour le second service. Ensuite
Danny et Alessia parlent du menu du jour, des réservations des gîtes, de la
préparation des maisons de vacances, y compris le Hideout, et autres
obligations journalières. Une fois tout passé en revue, Alessia se rend à la
bergerie, pour s’occuper des agneaux et déplacer les mères et leur
progéniture dans les enclos.
Et elle y va toute seule, en conduisant le Defender.
Sans Maxim !
Au début, il était inquiet. Mais elle a relevé le défi.
Elle veut s’inscrire à une auto-école. Passer son code !
Tout doux, Alessia. Chaque chose en son temps.
Durant la semaine, ils ont eu cent quatre-vingt-dix-sept agneaux, et
d’autres naissances s’annoncent.
Alessia a fait deux gardes de nuit. Et elle a adoré ça.
Elle aime se sentir… utile.
Désormais, elle connaît tous les ouvriers agricoles, ceux qui vivent ici,
ceux qui habitent le village, Trevethick, et ceux qui viennent de plus loin
encore. Tous sont visiblement ravis qu’elle soit ici pour les aider.
Et elle est Lady Trevethick. Pour tout le monde.
Tous les soirs, Maxim et elle font une promenade avec Jensen et Healey.
Ils adorent son mari – presque autant qu’elle… pourtant ce sont les chiens
de Kit. Tous les quatre, ils ont ainsi sillonné le domaine de long en large,
tandis que Maxim lui raconte des anecdotes de son enfance, en particulier
ses nombreuses « bêtises ». Alessia rêve de cette vie idyllique que lui et les
siens ont vécue à Tresyllian Hall.
Pas étonnant que Maxim aime tant ce lieu.
Ils ont fait deux virées à la plage, pour prendre un bon bol d’air. La
mer… les souvenirs lui reviennent : Monsieur Maxim m’a donné la mer !
Mais demain ce sera bien différent. Dimanche, après l’église, ils rentrent
à Londres pour l’audition d’Alessia qui aura lieu lundi. Elle a travaillé pour
ça tous les après-midi, s’oubliant dans les couleurs de la musique.
Maxim aussi a été occupé. En plus de la nouvelle distillerie, il a réfléchi à
la mutation des cultures et de l’élevage vers l’agriculture régénératrice. Ce
soir, il organise au Hall une réunion avec tous les exploitants du domaine,
pour entendre le retour d’expérience d’un fermier d’une région appelée le
Worcestershire – un nom quasiment imprononçable pour elle ! Il y aura de
quoi manger et des rafraîchissements. Danny, Jessie et Melanie, une
employée à mi-temps, serviront en salle, mais Alessia leur prêtera main-
forte. C’est la première fois qu’ils reçoivent des gens au Hall, et elle est
impatiente d’en apprendre plus sur ces nouvelles pratiques agricoles.
Cependant, elle s’inquiète pour Maxim. Parfois, il semble ailleurs. Est-ce
à cause de sa brouille avec sa mère ? Ou y a-t-il autre chose ? Elle a voulu
lui en toucher deux mots, mais il a répondu que tout allait bien, qu’il n’avait
jamais été aussi heureux.
Oui, tout va bien. Nous sommes ensemble. Je suis avec l’amour de ma
vie. Grâce à toi, mon aimée.
Alessia ressent la même plénitude, mais elle voudrait qu’il se réconcilie
avec Rowena, parce qu’elle sait qu’au fond de lui c’est une blessure qui
saigne.

À mon bureau, je relis mes notes pour la réunion de ce soir. J’ai hâte
d’y être. Michael, notre administrateur, m’a convaincu. Mon père était en
avance sur son temps quand il est passé à l’agriculture biologique. Philip, le
père de Michael, qui gérait à l’époque le domaine, l’avait alors aidé à
convaincre nos fermiers d’emprunter cette voie. Aujourd’hui, avec le
soutien de son fils Michael, j’espère faire de même pour l’agriculture
régénératrice, leur montrer que c’est le prochain pas dans notre mutation
écologique. L’exploitation durable des ressources est l’avenir, pour le bien
de nos terres, des producteurs, des habitants et de la planète. Régénérer les
sols, capter le carbone, préserver la biodiversité. Au fil de mes recherches,
j’ai été conquis. Pour achever de nous convaincre, Jem Gladwell du
Worcestershire sera présent à la soirée. Sa grande exploitation suit les
principes de cette nouvelle agriculture. Je ne doute pas qu’il saura
convaincre ses collègues éleveurs et cultivateurs, parce qu’il est de leur
monde.
Je suis impatient de le rencontrer. Il passera la nuit ici.
Notre premier invité !
Et si cette réunion est un succès, j’espère qu’il pourra prêcher la bonne
parole à Angwin et Typok, nos autres domaines.
Après avoir révisé mes notes, je consulte mes mails et songe à Caroline, à
ce que Kit a écrit dans son journal. Je l’ai remis au coffre et j’ai gardé la clé
sur moi. Je n’en ai pas lu davantage. Mais je suis en plein dilemme. Je ne
sais pas si je veux connaître les secrets de mon frère. Il n’est plus de ce
monde. Et ces choses lui appartiennent.
Laissons-le en paix.
Toutefois, ça me démange. Caroline l’aurait trompé ?
Ce serait pour cette raison que nous avons baisé ensemble après sa mort ?
Je pensais que c’était dû au chagrin, le fait de l’avoir perdu. Peut-être, mais
à bien y réfléchir, il n’y avait eu aucune retenue entre nous.
Merde !
L’a-t-elle trompé durant tout leur mariage ? Elle prétendait l’aimer. Elle
était bouleversée quand il est mort.
Bouleversée ? Au point de coucher avec moi ?
Putain !
Je déteste ces pensées qui me traversent. L’un comme l’autre, nous avons
nos torts.
Caro m’a envoyé ses esquisses pour la décoration de l’hôtel particulier. Il
y a trois projets, et ils sont tous bons. Mais je ne l’ai pas appelée pour en
discuter avec elle. Évidemment Oliver préfère l’option la moins chère.
Comme nous allons rester à Londres quelques jours, je vais me débrouiller
pour la voir.
On frappe à la porte. Melanie, une fille du village, l’une des protégées de
Danny, passe la tête par l’entrebâillement.
— Bonsoir, milord. Le sergent Nancarrow est ici et il aimerait vous
parler.
Quoi ?
D’un coup, j’ai une montée d’adrénaline. Qu’est-ce qu’il veut ?
Interroger Alessia ? Un samedi ?
— Proposez-lui un rafraîchissement et conduisez-le dans le grand salon.
J’arrive tout de suite.
— Bien, milord.
Je pousse un long soupir.
Quand j’entre dans la pièce, Nancarrow boit une tasse de thé et examine
les photos de famille disposées sur les dessertes et les consoles. Des notes
montent du salon de musique où Alessia répète.
Allez, mec. Garde ton sang-froid !
— Bonjour, Sergent.
Il se redresse et me tend la main.
— Milord. Je suis ravi de vous revoir.
Je lui indique un siège, et nous nous asseyons devant le plateau qu’a
apporté Melanie.
— Toutes mes félicitations pour votre récent mariage.
Pour l’instant, tout va bien.
— Je vous remercie. Que puis-je pour vous ?
Il lâche un petit soupir et pose sa tasse, prenant une mine grave.
— J’ai des nouvelles, milord. De mauvaises nouvelles… En début de
semaine, les deux hommes que nous avons arrêtés chez vous ont été tués en
prison.
Mon cuir chevelu fourmille. Je suis sûr que j’ai le visage blanc comme
un linge.
— Comment est-ce possible ?
— Je n’ai pas encore tous les détails, répond-il en m’observant.
Je revois Anatoli me montrant la coupure de journal, avec les photos des
deux brutes.
— Je me suis dit que vous voudriez être au courant. L’affaire les
concernant sera classée, et ni vous ni Lady Trevethick n’aurez à venir
témoigner.
— D’accord, dis-je tandis que mes pensées se bousculent dans ma tête.
Le Salopard les a butés ? Comment s’y est-il pris ?
Un de ses sbires s’en est chargé ?
Putain de merde ! Dois-je parler de mon entrevue avec Anatoli ?
— Je voulais aussi vous restituer ceci, déclare-t-il d’un ton radouci.
Il me tend un grand sac du supermarché Tesco. À l’intérieur, il y a mon
ordinateur portable et mes tables de mixage.
— Comment avez-vous retrouvé tout ça ?
— C’était à l’arrière de leur voiture. La BMW. On avait gardé le véhicule
pour l’enquête. Mais à présent, elle est aux oubliettes, ajoute-t-il en
haussant les épaules. Les numéros de série correspondent à vos appareils.
— Je vous remercie.
Son regard s’assombrit.
— Il y a ça aussi. (Il sort de sa poche une enveloppe kraft.) On attendait
que Scotland Yard nous la réclame, mais on n’a pas eu de nouvelles. Et
maintenant, ça ne nous sert plus à rien.
Intrigué, j’ouvre l’enveloppe. À l’intérieur, il y a un passeport. Celui
d’Alessia.
Merde !
Je ne sais que répondre. J’attends la suite.
— Je me suis dit que Lady Trevethick voudrait le récupérer, milord.
Je reste sans voix.
— Et c’est la fin de l’histoire, conclut-il dans un sourire.
Je ne sais pas trop ce que ça sous-entend.
— Je vous remercie, bredouillé-je.
— Il paraît qu’elle a fait forte impression ici, milord.
— Appelez-moi Maxim, s’il vous plaît.
— Très bien, Maxim.
— C’est vrai. Tout le monde l’apprécie. La musique qu’on entend, c’est
elle.
— Le piano ?
— Oui.
— J’adore Beethoven.
— Venez donc la saluer. Elle aime bien quand il y a du public.
— Je ne voudrais pas déranger.
— Aucun risque. Venez.
— Au revoir, sergent Nancarrow, dit Alessia en lui serrant la main.
— Milady, c’était un ravissement, répond-il en rougissant.
Encore un autre acquis à la cause d’Alessia !
— Au revoir, milord… Maxim, se corrige-t-il tout en se dirigeant vers sa
voiture de patrouille.
Je pousse un soupir. Il n’a pas mentionné la mort de Dante et Ylli devant
mon épouse. Je décide, moi aussi, de passer cette information sous silence.
Cela pourrait lui causer un choc.
— Il a l’air très gentil ce policier, n’est-ce pas ? reprend Alessia.
Pourquoi est-il venu ?
— Il voulait me rendre des affaires que ces ordures ont prises dans mon
appartement, et aussi me donner ça.
Je sors le passeport de ma poche.
— Zot ! Il sait ! s’exclame-t-elle, les yeux écarquillés d’angoisse.
— Oui, il sait, mais il a choisi de nous laisser le bénéfice du doute. Il ne
va pas enquêter.
— Mais au procès de Dante et Ylli… (Sa voix se brise et je regarde la
voiture du sergent disparaître au bout de l’allée.) Maxim ! Qu’est-ce qui se
passe ?
Merde !
— Dis-moi !
Je lui fais face. Elle paraît déterminée.
— Ils sont morts. En prison.
— Quoi ? Les deux ? murmure-t-elle d’une voix à peine audible.
Je hoche la tête.
— C’est pour ça que Nancarrow est passé me voir… nous voir.
— Morts. Les deux…, souffle-t-elle.
— Oui.
— Assassinés ?
— Sans doute.
Elle scrute mon visage. Je vois passer des dizaines d’émotions dans ses
prunelles, puis son regard devient soudain de glace. Implacable – ça ne lui
ressemble pas.
— Parfait ! déclare-t-elle. Qu’ils pourrissent en enfer.
Je suis saisi. Mais oui, ma belle. Tu as raison.
— Ça signifie qu’il n’y aura pas de procès, lui dis-je. Tout ça est
désormais derrière nous.
Des larmes voilent ses yeux.
Oh non…
— Ne pleure pas. Ne pleure pas pour eux.
Je l’attire contre moi, embrasse ses cheveux.
— Non. Ce n’est pas pour eux que je pleure. Mais pour leurs victimes.
En même temps, c’est un poids en moins. On est libres désormais.
— Exactement.
Elle soupire et m’offre son doux sourire.
— Reste maintenant à parler à ta mère.
— Quoi ? (Je secoue la tête.) Ça n’a rien à voir ! Et c’est à ma mère de
me répondre. Je lui ai envoyé un SMS.
— C’est vrai ? Très bien. Je suis sûre qu’elle va le faire. Elle t’aime. Elle
n’était pas prête à raconter toute l’histoire. Juste les grandes lignes. Le plus
choquant. Et tu n’étais pas prêt à l’écouter.
— Je ne le serai sans doute jamais, réponds-je en me raidissant. Et rien
ne dit qu’elle m’aime. C’est Kit qu’elle aimait.
— Bien sûr qu’elle t’aime. (Alessia caresse mes joues et m’embrasse.)
Bien sûr que oui. Tu es son fils… et moi aussi je t’aime.
Quelqu’un tousse dans le couloir pour annoncer sa présence. Nous nous
écartons l’un de l’autre.
— Danny ?
— Milord. Jem Gladwell est arrivé.
— Parfait ! Je le retrouve dans le grand salon.

~
Nous sommes étendus sur le lit, heureux et assouvis, alors que nous
devrions dormir.
— On reviendra ? demande Alessia, tout en touchant le tatouage de mon
bras.
Même si ça chatouille un peu, j’aime la tendresse de son geste.
— Bien sûr que l’on reviendra. C’est chez nous.
— Bientôt ? insiste-t-elle en posant la main sur ma joue.
— Quand tu auras passé tes auditions. Promis.
— Alors c’est bien. J’aime être ici.
— Moi aussi. J’ai plein de projets pour cet endroit, et nos autres
domaines. De grands espoirs. Gladwell a été parfait.
— Oui. Et il est drôle aussi. Il est de « bonne compagnie ». C’est comme
ça qu’on dit ?
— Oui. C’est ça : de bonne compagnie. J’ai hâte de le voir à Angwin. (Je
la prends dans mes bras.) J’ai l’impression qu’il t’aime bien aussi.
J’effleure sa peau juste sous son oreille, là où je sens battre son pouls.
— Ça me donne des frissons ! glousse-t-elle.
J’arrête de la torturer et contemple son beau visage.
— On devrait dormir. Je dois prendre la parole demain à l’église et puis
conduire jusqu’à Londres.
— Ça t’inquiète, cette lecture ?
Je me rallonge sur le dos et réfléchis à cette question. Alessia se love
contre moi.
— Non. Ça ne m’inquiète pas. C’est juste que je me sens hypocrite. Je ne
suis pas croyant. Je ne l’ai jamais été. Mais le curé a raison. Il est ici pour la
communauté, et je dois montrer l’exemple, que cela me plaise ou non.
« Ce soir, en regardant nos fermiers, nos ouvriers agricoles, je me suis
aperçu que nous faisions partie d’un tout, que nous étions tous liés. Tous,
chacun à leur niveau, œuvrent pour le bien de la communauté. Et toi et moi,
on en fait partie intégrante. Je ne m’en étais jamais rendu compte quand
Kit… était là.
« Et maintenant, je veux mener cette mission à bien. Je veux protéger nos
terres, notre union, notre prospérité, pour nous et tous ceux qui vivent et
travaillent à Trevethick. Nous sommes le cœur battant de cette
communauté.
Les yeux noirs d’Alessia se mettent à briller. J’y lis de l’espoir et… oui,
j’ose le dire… de l’admiration.
— Je veux en être, moi aussi, souffle-t-elle.
— Oh, mon amour, c’est déjà le cas. Bien plus que tu ne l’imagines.
— J’ai tellement aimé ces derniers jours. Je n’arrive pas à croire que je
vais vivre ici. C’est comme un rêve. Merci.
Je passe mes doigts sur sa joue.
— Non, ma chérie. C’est moi qui te remercie. Tu as redonné vie à cet
endroit.
Alessia secoue la tête, comme si elle n’en croyait pas un mot, et
m’embrasse. Sa main descend le long de mon torse, mon ventre… et
réveille tout en moi.
Encore ? Quelle affamée !
30

Tu veux que je t’attende ? s’enquiert Maxim.


Ils sont dans le grand hall du Royal College of Music, avec son
magnifique sol de mosaïque.
L’audition d’Alessia est dans quarante minutes.
— Je ne sais pas combien de temps ça va prendre. Ne t’inquiète pas, ça
va aller, dit-elle, cachant son angoisse. Tu as du travail. Je te rejoins au
bureau dès que c’est fini.
Il plisse le front, guère convaincu. Elle pose sa main sur le torse de
Maxim – la chaleur de sa peau est perceptible sous la chemise.
Rassurée par ce contact, les battements de son cœur s’apaisent et
reprennent un rythme presque normal.
— Ça va aller, répète-t-elle en se hissant sur la pointe des pieds pour
l’embrasser.
— Entendu. On se retrouve là-bas. (Il effleure ses lèvres.) Et je te dis un
grand merde.
Alessia fronce les sourcils et plisse les yeux.
Merde ?
Maxim lui soulève le menton et la force à le regarder.
— C’est juste une expression ! précise-t-il, amusé. Ça signifie « bonne
chance ».
— Ah…
— Allez. Va t’échauffer. Tu vas réussir.
Alessia prend son sac et, après un dernier regard pour son mari, elle suit
le jeune étudiant qui l’attendait patiemment.
Ils montent deux volées de marches et empruntent un couloir. Le jeune
homme se présente. Il s’appelle Paolo et lui souhaite la bienvenue. Il est en
jean et pull-over. Elle espère n’être pas trop guindée avec son tailleur-
pantalon noir. Il s’arrête devant une porte.
— Vous pouvez vous entraîner ici. Je reviens vous chercher dans vingt
minutes.
— Je vous remercie.
C’est une petite salle de répétition, avec un piano droit Steinway et un
tabouret. Aucun autre mobilier. Une fois que Paolo a refermé la porte,
Alessia pose son sac et s’assoit devant l’instrument.
Ça y est. C’est maintenant ! Elle a répété encore et encore. Elle connaît
les morceaux sur le bout des doigts. Elle a regardé sur YouTube toutes les
vidéos sur les auditions dans ces établissements prestigieux. Elle est prête.
Elle respire un grand coup, pose ses mains sur le clavier et commence ses
gammes. Elle aime le son du piano, il est rond et chaud dans cette petite
pièce insonorisée.

Dans le taxi qui me conduit au bureau, mon téléphone vibre. Ce doit


être Alessia. Mais non, c’est un SMS de Caroline. Encore un. Elle m’en a
envoyé quelques-uns la semaine dernière pour me demander ce que je
pensais de ses projets.
On a rendez-vous en fin de matinée ! Elle est si accro au boulot ? Elle
tente une nouvelle approche :

C’était comment le retour ?


L’A303 ou la M5/M4 ?

Je m’esclaffe malgré moi.

Tu sais bien que je déteste l’A303.


C’est pour les vieux !
À toute.

Je regarde mon porte-documents sur la banquette à côté de moi. Dedans,


j’ai les notes prises après notre rencontre avec Jem Gladwell, pour en
discuter avec Oliver, et le journal de Kit.
Que faire ? Le lire ou pas ?
Merde !
Je devrais peut-être le brûler.

Alessia se calme avant d’entrer dans la salle d’audition où l’attendent


ses juges, deux hommes et une femme, assis derrière une longue table. La
pièce est vaste et lumineuse. Au centre trône un Steinway à queue. Par les
fenêtres, elle distingue le Royal Albert Hall.
Le plus vieux des deux hommes se lève pour lui serrer la main.
— Alessia Trevelyan. Soyez la bienvenue. Je suis le professeur
Laithwaite, et voici les professeurs Carusi et Stells.
— Bonjour, professeur. Bonjour à vous aussi, ajoute-­ t-elle à l’intention
des deux autres membres du jury.
— Vous avez apporté vos morceaux ?
— Oui.
Elle sort les partitions de son sac et les dépose sur la table.
— Je vous en prie, asseyez-vous au piano.
— Merci.
— Tiens donc ? Qu’est-ce que c’est ? s’enquiert la professeure Carusi en
regardant le titre. « Valle e Vogël » ?
— C’est l’œuvre d’un compositeur albanais. Feim Ibrahimi.
— La pièce est courte. Jouez-la, s’il vous plaît. Et puis vous passerez à
Liszt.
Alessia hoche la tête, ravie qu’ils acceptent de découvrir la musique d’un
grand compositeur de son pays. Elle prend une inspiration, place ses doigts
sur les touches – le contact doux et familier de l’ivoire l’apaise aussitôt – et
commence à jouer. La musique est légère, expressive, un hommage à une
chanson folklorique qui emplit la pièce d’un camaïeu de pourpres et de
bleus, allant crescendo vers un azur lumineux.
Après les dernières notes, Alessia pose ses mains sur ses cuisses, prend
une autre inspiration, et se lance dans Liszt… aussitôt, elle est de retour
dans l’appartement de Chelsea, où elle avait interprété ce morceau pour
Maxim, la première fois qu’elle jouait pour lui, alors que la neige
tourbillonnait derrière les fenêtres.
— Cela suffira, merci, l’interrompt le professeur Laithwaite, avant
qu’elle n’attaque l’avant-dernier mouvement.
— Oh…
— Passez au Beethoven. À la mesure trente-sept, annonce Stells.
— Très bien, répond Alessia, un peu déstabilisée. Ils n’ont pas aimé ?
C’était si mauvais que ça ?
Elle expire lentement pendant que son esprit fait défiler les teintes de la
partition jusqu’à l’endroit demandé. Elle pose à nouveau les doigts sur le
clavier, puis s’abandonne corps et âme au reste du morceau qui l’enveloppe
de rouge et d’orange flamboyants.

Oliver me serre la main avec un grand sourire. Il a l’air content de me


voir.
— Alors ? Comment avez-vous trouvé Gladwell ?
— Fantastique. Et il a conquis nos équipes à Tresyllian Hall.
Ravi, Oliver frappe dans ses mains. Un tel enthousiasme est rare chez lui.
— Michael essaie de nous faire passer à cette agriculture responsable
depuis plus d’un an.
— Ah bon ? Il ne me l’a pas dit.
— Kit n’était pas intéressé.
Oliver secoue la tête et détourne les yeux, comme s’il ne voulait pas en
dire trop. Bien sûr, il ne veut pas critiquer son ancien ami.
— Je pense que Kit a raté quelque chose. Moi, je trouve que c’est une
idée de génie. Reste à convaincre nos gens à Angwin et Typok. Mais je suis
sûr que Gladwell va y arriver. Il va falloir s’équiper, trouver des fonds.
Parce que cela ne va pas être donné.
— On va budgétiser tout ça. J’organiserai une réunion avec les
administrateurs des domaines.
— Parfait. Autre chose ?
— Non. Juste le projet d’aménagement intérieur pour l’hôtel particulier.
— Caro ?
— Oui, Caroline.
Je n’ai jamais entendu un ton aussi abattu dans sa voix.
— Il y a un problème ?
— Non. Aucun, répond-il en s’éclaircissant la gorge.
Bizarre, me dis-je en rejoignant mon bureau.
D’abord je veux appeler Leticia pour lui raconter ce que m’a appris le
sergent Nancarrow.

Et pourquoi voulez-vous entrer au Royal College ? s’enquiert la


professeure Carusi en regardant Alessia de la tête aux pieds.
— J’ai besoin d’un cadre. Mon éducation musicale a été un peu trop…
recluse. Disons plutôt, familiale. Je pense pouvoir faire des progrès avec de
bons professeurs.
— Dans quels domaines exactement ?
— Dans ma technique. Je veux enrichir mon jeu, mon expressivité. Et
aussi mon vocabulaire musical.
— À quelles fins ? demande le professeur Stells.
— J’aimerais me produire en public. Dans le monde entier.
Comment ose-t-elle prononcer ces paroles ? Alessia n’en revient pas.
Le jury acquiesce comme si c’était une possibilité. Un frisson parcourt
Alessia à cette pensée. Elle ne risque pas de leur avouer qu’il y a une autre
raison : elle a besoin d’un visa étudiant.
— Ce sera tout. Nous vous remercions. Vous passez des auditions dans
d’autres écoles de musique ?
— Oui.
Le professeur Laithwaite hoche la tête.
— Très bien, nous vous tiendrons informée.

Alessia ne sait que penser de sa prestation, mais c’est fait et déjà un


grand soulagement. Elle a bien joué… mais est-ce que ce sera assez ? Dans
le taxi, sur un coup de tête, elle appelle son grand-oncle par FaceTime.
— Alessia, chère enfant ! Comment vas-tu ?
Elle lui raconte sa semaine en Cornouailles, puis son audition.
— Qui était là ?
— Comment ça ?
— Qui était dans le jury ?
Alessia lui donne les noms.
— Ce sont tous des gens très bien. Tu vas t’en sortir haut la main. Je le
sais. Tu as prévenu ta mère ? Elle va être excitée comme une puce. On s’est
beaucoup parlé récemment, même si son anglais n’est pas aussi bon que le
tien.
Alessia sourit, ravie que Shpresa et lui soient de nouveau en contact.
— Non. Je vais le faire tout de suite.
— Tous mes vœux t’accompagnent. Tiens-moi au courant et dis-moi
quand nous pourrons nous revoir.
Aussitôt, elle appelle sa mère pour lui donner des nouvelles.

À la table de réunion, Caroline nous explique, à Oliver et moi, ses plans


et dessins. Il est clair qu’elle a beaucoup travaillé. La première option est
luxueuse, mais élégante ; la seconde, chic sans ostentation, chaleureuse tout
en laissant de l’espace ; la troisième est audacieuse et minimaliste. Ce sont
là trois projets très différents, et tous très bien pensés. Caro a bon goût.
— Je crois que je préfère la deuxième option, dis-je.
Ce n’est pas la plus chère, ni la plus économique non plus. Je lance un
coup d’œil vers Oliver pour voir si nous sommes sur la même longueur
d’onde.
— Je valide, annonce-t-il.
— Parfait, exulte Caroline. Je me mets tout de suite sur le coup.
— Très bien, c’est réglé, répond Oliver. Si vous voulez m’excuser, dit-il
en se levant.
Caroline le regarde s’éloigner, les sourcils froncés, puis se tourne vers
moi.
— Alors, les Cornouailles ? Alessia s’est adaptée ?
— Merveilleusement bien. Et c’était bon d’y revenir. Alessia est
étonnante. Elle a aidé pour l’agnelage.
— Ben voyons…, lâche-t-elle.
J’ignore sa pique et poursuis :
— Oui. Elle savait exactement quoi faire. Et elle a hâte de retourner au
Hall. Le plus vite possible. Elle s’y sent bien.
— Cela ne m’étonne pas. Tout le monde est aux petits soins pour elle, et
c’est très rural là-bas.
— En fait, non, ça n’a rien à voir, rétorqué-je. Qu’est-ce que tu insinues ?
— Oh, ça va, Maxim. Ne monte pas sur tes grands chevaux ! Tout ce que
je dis, c’est qu’elle est un peu effarouchée par la vie à Londres. Et je la
comprends. Elle attire bien trop l’attention ici, réplique Caroline en
rassemblant ses papiers.
Plutôt que me lancer dans une dispute, je change de sujet :
— Je vais vendre la collection de Kit. Il y a des voitures qui t’intéressent,
que tu veux garder ?
Elle s’immobilise, comme si l’idée la tentait.
— Non, répond-elle finalement. Elles sont à Kit. Pas à moi.
— Tu es sûre ?
Elle hoche la tête.
— Il va falloir que je vide les appartements de la comtesse.
— Rien ne presse. Nous occupons toujours ma chambre.
— Ah bon ? s’étonne-t-elle.
Tu vois, Caro, Alessia n’est pas une opportuniste qui cherche le
clinquant !
— Bref, quel est votre programme pour les jours à venir ?
— Je ne sais pas combien de temps on va rester à Londres. Alessia a
décroché des auditions au Royal College, à la Royal Academy, à la
Guildhall School et je ne sais plus où encore.
— Tout ça ?
— Oui. Elle a beaucoup de talent. Et il lui faut une place dans une école
de musique pour avoir son visa. Sinon, elle devra retourner en Albanie pour
un mois ou deux. On n’en a aucune envie, l’un et l’autre.
Caroline lève les yeux au ciel.
— C’est absurde ! Elle ne risque pas de pomper l’argent de l’État ! Je ne
comprends pas pourquoi c’est si compliqué.
— Moi non plus. Mais c’est la politique actuelle, pour rassurer la
population. C’est très agaçant.
— Je suis bien d’accord.
Elle attrape son carton à dessins et fait le tour de la table. Soudain, elle
s’arrête. Elle a repéré le journal de Kit sur mon bureau.
Merde, j’aurais dû le ranger !
Elle pâlit.
— Tu l’as trouvé ? dit-elle d’une petite voix.
— Oui. Dans un tiroir de son bureau, fermé à clé.
Elle se tourne vers moi, les yeux agrandis d’angoisse. La pièce semble
soudain vidée de son air, comme si ce carnet relié de cuir était un trou noir
qui absorbait tout.
— Dis quelque chose, murmure Caro.
— Que veux-tu que je te dise ? Ce ne sont pas mes affaires.
— Tu l’as lu ?
J’ouvre la bouche pour répondre puis la referme aussitôt.
— Maxim ! Réponds-moi !
Elle ne va pas me lâcher !
— Je sais que tu l’as ouvert. Tu ne peux rien me cacher.
Putain…
— Oui. J’ai lu la dernière annotation. Juste ça.
— Qu’est-ce qu’il a écrit ? bredouille-t-elle d’une voix à peine audible.
Soudain quelqu’un frappe à la porte. C’est Oliver, tout sourire, tout
radieux. Il fait entrer Alessia. Une bouffée de joie m’envahit. Ma femme,
ma cavalerie venue me sauver d’une conversation délicate !
— Je ne vous dérange pas, j’espère ? lance-t-elle, avec une certaine
raideur.
— Non. Bien sûr que non. (Ravi, je m’approche d’elle pour l’embrasser.
Dans l’instant, il n’y a plus que nous deux au monde.) Comment ça s’est
passé ?
Elle hausse les épaules et esquisse un sourire.
— Je ne sais pas trop. On verra. J’aime bien ton bureau, fait-elle
remarquer en regardant autour d’elle. Oh, bonjour Caroline, ajoute-t-elle
gentiment.
— Alessia, ma chérie ? Comment ça va ?
Caroline s’est reprise et vient lui faire la bise comme si de rien n’était.
Oliver est déjà parti.
— Caroline nous montrait ses projets pour la déco de l’hôtel particulier.
Je t’en ai parlé. Tu te souviens ?
Alessia m’observe de ses yeux noirs et acquiesce. Mais je vois bien
qu’elle n’est pas dupe.
Merde !
Je ne lui ai pas parlé des derniers mots qu’a écrits Kit. Certes, je craignais
qu’elle me reproche de violer l’intimité de Kit. C’est sa vie privée à lui et
cela ne me regarde pas – et encore moins elle. Mais surtout, je ne voulais
pas jeter de l’huile sur le feu : Alessia se méfie déjà bien assez de Caroline.
— Je vais vous laisser, annonce Caroline. Au fait, je voulais te dire…,
reprend-elle en rejetant d’un geste maniéré ses cheveux en arrière. (La
grande Caroline est de retour !) Ta mère m’a rappelée. Enfin.
— Ah bon ?
— Elle veut repousser la cérémonie pour Kit. Attendre l’automne.
— Tu en penses quoi ?
— C’est un peu tard. Il s’agit de faire nos adieux à Kit. Lui dire au revoir.
Elle détourne les yeux, comme pour cacher son émotion – ou sa honte ?
— Oui, tu as raison. Je me demande ce qu’en pense Maryanne.
Caroline hoche la tête. Les lèvres serrées, elle fait mine de contenir son
chagrin.
Quelle actrice ! La veuve éplorée alors qu’elle le trompait sans
vergogne !
— Rowena est à Londres ? s’enquiert Alessia.
— Oui.
Alessia se tourne vers moi.
— Tu devrais lui parler. Et lui dire que plus c’est tôt plus c’est mieux…
Non : « que plus c’est tôt, mieux c’est. »
— Elle passe chez moi ce soir. Vous voulez venir dîner avec nous ?
— C’est une très bonne idée, rétorque Alessia sans la moindre hésitation.
Elle me serre la main pour me faire taire.
Quoi ?
31

Après la bombe que Rowena nous a lâchée l’autre soir, mon épouse
œuvre pour établir un cessez-le-feu entre le Vaisseau-mère et moi. Et elle a
saisi l’occasion, même si ma mère lui a dit sans doute des horreurs.
Tu devrais écouter sa version des faits pour Kit. Parfois, les femmes se
retrouvent malgré elles dans des situations… compliquées.
Qu’elle se porte volontaire pour passer du temps avec Rowena, c’est soit
de la bravoure, soit carrément de l’inconscience !
Arrête de dire n’importe quoi ! Alessia est courageuse. Et a du cœur.
Elle sort du dressing de la chambre d’amis et me rejoint dans l’entrée.
— Comment je suis ? demande-t-elle, le menton relevé, tandis que ses
prunelles sombres me fixent.
Elle porte des Jimmy Choo, un élégant pantalon noir et un chemisier
crème. Elle a coiffé ses cheveux en arrière en une jolie natte, et les perles
que je lui ai offertes à Paris éclairent ses lobes d’oreilles. Son maquillage
est discret, avec juste ce qu’il faut de parfum, une touche délicate, sans
doute du Chanel, et son alliance étincèle sous le lustre.
Noble jusqu’au bout des ongles.
Elle est si loin de la jeune femme aux yeux sombres, cramponnée à son
balai dans le couloir, qui n’osait pas me dire son nom.
Avec son fichu. Sa blouse de nylon bleue. Ses vieilles baskets…
Une boule d’émotion monte dans ma gorge.
Ma femme est devenue une vraie comtesse !
Je tousse pour chasser mon émotion.
— Tu es parfaite.
D’un revers de main, elle balaye le compliment, mais je vois bien qu’elle
est touchée.
— Non, c’est toi qui es parfait. Énorment.
— Quoi ? Ça ? C’est une vieille fringue, répliqué-je en tirant sur les pans
de mon blazer Dior. Allons-y et finissons-en. Tu peux marcher avec ces
escarpins ?
— Absolument.
Je l’aide à enfiler sa veste, branche l’alarme, et nous quittons
l’appartement.
Notre séjour en Cornouailles a eu l’effet voulu. Pas un seul paparazzi en
vue en bas de l’immeuble. L’air est encore chaud après cette belle journée
qui annonçait le printemps.
— On devrait déménager, suggère Alessia alors que nous approchons de
Cheyne Walk.
— Tu as raison.
— Je peux m’en charger.
— D’accord. Organise. On peut partir quand tu le souhaites.
— Le plus important, c’est le piano.
— Il va falloir sans doute une grue pour le sortir de l’appart.
Nous nous arrêtons devant notre future maison.
— Une grue ?
— Il y a des spécialistes pour ça. Je crois que c’est comme cela qu’ils
l’ont fait passer à Chelsea.
— Zot !
— Exactement. Zot ! Je pourrais en acheter un autre, mais je suis attaché
à ce piano.
— Moi aussi. Il a une sonorité si riche. Tu sais, quand je faisais le
ménage chez toi, c’était mon échappatoire. Je jouais quand j’avais fini mon
travail. C’était mon moment de bonheur.
Je prends sa main, la pose sur mes lèvres et embrasse ses doigts.
— Je suis heureux que tu aies eu une issue de secours.
Elle prend mon visage dans ses mains.
— Tu m’en as offert tellement, murmure-t-elle en caressant ma barbe
naissante.
Aussitôt, elle réveille mon désir. Stop !
— Allons-y avant que je ne décide de te ramener à la maison pour ruiner
ton maquillage.
— C’est un bon projet, Monsieur. Mais d’abord, ta mère.

Je sonne à Trevelyan House et Blake ouvre aussitôt.


— Bonsoir, Lord Trevethick.
— Bonjour, Blake.
— Bonsoir, Lady Trevethick, ajoute-t-il avec un sourire bienveillant.
— Ma mère est là ?
— Pas encore, milord.
— Très bien. Caroline est au salon ?
— En effet, avec Lady Maryanne.
Main dans la main, nous traversons le hall et montons à l’étage. Avant
d’ouvrir la porte du salon, je prends une grande inspiration. Je sais que
Caroline va vouloir terminer notre conversation.

Alessia rassemble son courage au moment d’entrer dans la pièce.


Caroline est en pleine discussion avec Maryanne, autour du chariot à
alcools, un verre à la main.
Trois grosses bougies brûlent sur la table basse, un feu crépite dans la
cheminée, donnant au salon une atmosphère chaleureuse et cosy.
— Coucou, M.A. ! lance Maxim. (Et dans ce diminutif, Alessia perçoit
toute l’affection qu’il a pour sa petite sœur. Il lui fait une bise.) Comment
c’était, Seattle ?
— Fabuleux, Maxie !
Elle le serre dans ses bras. Ils ne se sont pas revus depuis la grande scène
de leur mère.
Maryanne se tourne vers Alessia.
— Chère Alessia, comment vas-tu ? Il paraît que tu as fait des merveilles
avec les brebis.
Elle la prend dans ses bras et la serre fort, à la surprise de la jeune
femme.
— Bonjour, Maryanne. Qui t’a raconté ça ?
— Gin tonic pour vous deux ? lance Caroline. Re-bonjour Maxim.
Elle lui tend la joue avec une certaine froideur. Maryanne recule d’un
pas, contemplant Alessia avec un grand sourire.
— Tu es magnifique !
— Toi aussi. Et oui, Caroline, je veux bien un gin tonic, merci.
Les deux femmes sont très élégantes comme toujours : Maryanne dans un
tailleur-pantalon bleu marine, Caroline dans une robe de soie anthracite.
Mais, cette fois, Alessia sait qu’elle ne détonne pas.
Caroline prépare les cocktails, Maxim propose de l’aider.
— Tu parais heureuse, Alessia, la taquine Maryanne.
— Toi aussi. Tu as vu ton ami, là-bas ?
Maryanne s’esclaffe.
— C’est plus qu’un ami ! Et oui, je l’ai vu. On s’est bien amusés.
J’espère que tu rencontreras Ethan à Pâques.
— J’ai hâte de le connaître.
— Parle-moi des Cornouailles. J’aime tant cet endroit, poursuit
Maryanne en l’entraînant vers l’un des canapés.
Alessia se perche au bord d’un coussin, Maryanne s’installe à côté d’elle,
heureuse de la revoir et d’entendre ses exploits à Tresyllian Hall. Alessia se
détend un peu.

Caroline me tend mon gin tonic.


— On a été interrompus ce matin. Tu n’as pas répondu à ma question.
— Caro. Ce n’est pas le moment.
— S’il te plaît, murmure-t-elle d’une voix angoissée qui me touche.
(Voyant ma faiblesse, elle insiste :) Il faut que je sache.
— Qu’est-ce que j’apprends, Maxim ! s’exclame Maryanne. Tu as mis
Alessia au volant du Defender ? Tu es un vrai sadique !
Je me tourne vers ma sœur et mon épouse. Je surprends le regard
d’Alessia.
Elle sait qu’il se passe quelque chose !
— C’est vrai. Et comme toujours, elle s’en est merveilleusement bien
sortie.
Pour rassurer Alessia, je lui adresse mon sourire le plus doux.
— Ce vieux machin ? raille Caroline. C’est effectivement du pur
sadisme.
— Si Alessia sait conduire un Defender, elle peut tout conduire, réponds-
je en haussant les épaules, ravi d’avoir échappé aux questions de Caroline.
La porte s’ouvre et Rowena entre dans le salon. Superbe dans son élégant
ensemble – Chanel sûrement. Elle se fige sur le seuil dès qu’elle
m’aperçoit.
— Bonjour, mère, dis-je en m’approchant pour l’embrasser.
Elle reste pétrifiée, battant des paupières comme si elle voulait se
téléporter ailleurs. Ignorant sa réaction, je lui fais la bise et perçois, à cet
instant, toute sa terreur.
Ma mère ? Terrifiée ?
J’ai déjà vu ce regard. Chez mon épouse. C’est ça qui me cause le plus
grand choc.
Quelque chose se tord en moi et lâche d’un coup.
Sans réfléchir, je serre le corps fluet de Rowena dans mes bras, et mon
cœur se met à cogner dans ma poitrine.
— Tout va bien, lui murmuré-je alors qu’elle demeure immobile. Tout va
bien. Je suis là.
Respirant son parfum de luxe, je la garde contre moi. Je crois bien que
c’est la première fois que j’enlace ma mère. Même enfant, cela ne m’était
pas arrivé. Et je ne parviens pas à la lâcher.
Nous nous tenons au milieu de la pièce, enfin les battements de mon
cœur s’apaisent et je m’aperçois que les conversations se sont arrêtées. Tous
les regards sont braqués sur nous.
Rowena ne bouge toujours pas. Elle est sous le choc sans doute. J’ai
l’impression qu’elle a cessé de respirer. Mais finalement elle se met à
trembler et, avec un petit soupir, ou un sanglot étouffé, elle relève la tête
vers moi et me donne un baiser sur la joue.
— Mon garçon.
Elle prend mon visage dans ses mains, des larmes perlent à ses yeux.
— Oh, maman…
— Je suis désolée, lâche-t-elle dans un souffle.
— Je sais. Moi aussi, je suis désolé.

En voyant la mère et le fils s’étreindre, les yeux d’Alessia brillent


d’émotion. Elle n’entend pas ce qu’ils se disent, mais leur échange semble
dépasser toutes ses espérances.
Elle regarde en coin ses deux belles-sœurs. Maryanne est touchée aussi.
Caroline observe la scène, perplexe.
— Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ? s’écrie-t-elle.

Tu ne lui as pas dit ? me demande Rowena.


— Non.
Elle hoche la tête lentement, les lèvres tremblantes. J’y verrais presque de
l’admiration.
— Tu es comme ton père. Tu as ce qu’il y avait de meilleur en lui.
— C’est la chose la plus gentille que tu m’aies jamais dite.
Elle esquisse un pâle sourire, puis ouvre de grands yeux.
— Tout ce… pathos. C’est terriblement vulgaire.
Je lâche un petit rire.
— Je sais.
Elle se dégage de mon étreinte et recule d’un pas. Toute ma rancœur s’est
évanouie.
— Est-ce que quelqu’un va enfin m’expliquer ce qui se passe ?
s’impatiente Caroline.
— Caroline, je te dois des explications, c’est vrai, répond Rowena, mais
d’abord, j’ai quelque chose à dire à Alessia.

Le pouls d’Alessia s’accélère d’un coup quand la mère de Maxim se


tourne vers elle, le menton levé.
Je vais me prendre quoi, cette fois ?
— Je vous dois des excuses.
Un frisson la parcourt. Elle ne s’attendait pas à ça.
— Ce que je vous ai dit la dernière fois est indigne. Heath y est pour
quelque chose, comme vous le savez. Mais j’ai refréné ses ardeurs. Je ne
veux pas qu’il en parle à la presse. Bref, j’espère que vous pourrez me
pardonner un jour. Malgré tout ce que j’ai fait.
Alessia se lève et s’approche de Rowena.
— Bien sûr, dit-elle.
Rowena lui tend la main, et Alessia la prend, surprise par ses doigts
glacés.
— Vous avez une belle âme, ma chère. Préservez-la.
— Mon mari a perdu son frère, et vous un enfant… Vous avez assez
souffert comme ça.
Rowena bat des paupières, saisie.
— Oui. Vous avez raison. (Elle serre plus fort la main d’Alessia.) Je dois
dire que vous avez métamorphosé mon fils.
— Et lui aussi. Il m’a… métamorphosée.
Maxim enlace Alessia et dépose un baiser sur sa tempe.
— On m’a dit que vous avez été exceptionnelle au Hall, ajoute Rowena.
— Qu’est-ce qui se passe ici, putain ! s’agace Caroline. Vous allez me le
dire oui ou non ?
— Je te prépare un verre, mère, annonce Maxim.
— Du vin, s’il te plaît, mon chéri.
Elle s’installe dans un fauteuil devant la cheminée. Alessia se rassoit sur
le canapé.
— Êtes-vous prêts à entendre toute l’histoire, les enfants ? s’enquiert
Rowena.
— Oui, répondent en chœur Maxim et Maryanne.
— Entendre quoi ? s’étonne Caroline.
Maryanne se tourne vers elle.
— Papa n’est pas le père de Kit.
— Quoi ?
Caroline pâlit, observe tour à tour Maryanne puis Maxim, occupé à
déboucher la bouteille de chablis.
— C’est la vérité, répond Rowena en fusillant sa fille du regard.
Elle ne voulait pas que Caroline apprenne la nouvelle de cette manière.
— Je n’ai fait que résumer la situation, se défend Maryanne.
Caroline reste bouche bée – moins de surprise que sous le choc de
l’évidence.
— Je voulais te le dire en privé, ma chérie. Je ne m’attendais pas à ce que
toute la famille soit là. Je te présente mes excuses.
Caroline acquiesce. Comme si elle comprenait ou acceptait l’inéluctable.

Je pose le verre de vin devant ma mère sur la table basse et m’installe à


côté d’Alessia.
— Tu veux vraiment savoir ? s’enquiert Rowena.
— Oui, répond Caro.
— Très bien. Alors, je vais faire court, annonce-t-elle avec sa pointe
d’accent new-yorkais.
Elle enfouit ses mains entre ses jambes et regarde le feu mourant dans la
cheminée.
— Quand je suis arrivée à Londres, j’étais naïve et stupide. Je me fichais
d’entrer à l’université, je voulais m’amuser. Mes parents étaient très stricts à
l’époque, mais, curieusement, une fois que j’ai déménagé, ils m’ont lâché la
bride. Par chance, j’habitais à Kensington avec des amies et l’une d’entre
elles était mannequin. Elle m’a fait venir à son agence. On m’a fait signer et
vous connaissez la suite… je suis devenue une « it girl », précise-t-elle en
prononçant les deux derniers mots avec mépris.
« C’étaient les années 1980. Vouloir gagner de l’argent était bien vu. Une
vraie prédatrice ! J’étais de toutes les fêtes, de toutes les sauteries,
épaulettes démesurées, crinière de lionne et tout le tralala ! Et un jour, j’ai
rencontré un homme. Un musicien qui paraissait avoir la tête bien faite.
« Il était inaccessible pour moi. Et bien sûr, j’ai jeté mon dévolu sur lui.
Une vraie obsession. Et une nuit de beuverie, il y a eu rapprochement. Je
n’entre pas dans les détails sordides. Toujours est-il qu’après il ne voulait
plus entendre parler de moi.
« À peu près à la même époque, je travaillais beaucoup pour John, votre
père. Comme vous le savez, c’était un photographe renommé, au sommet
de sa carrière. Tous les magazines chic et glamour se l’arrachaient. On
faisait beaucoup de shootings ensemble. Et, de fil en aiguille, nos relations
sont devenues plus que… professionnelles. Je savais qu’il avait le béguin
pour moi.
Rowena marque une pause, boit une gorgée de chablis.
— J’avais découvert que j’étais enceinte, et mon musicien avait disparu
de ma vie. Quand je l’ai retrouvé, il m’a dit que l’enfant était mon
problème, pas le sien. Et ce fut la fin de l’histoire.
« Il était trop tard pour… (Elle fronce les sourcils.) Vous voyez ce que je
veux dire. Alors votre père a eu pitié de moi. C’était un homme comme ça.
Gentil et généreux. Nous nous sommes mariés. Et il a adopté Kit. C’est
devenu notre secret.
« Cameron, bien sûr, a eu des doutes. (Elle précise pour Alessia :) C’est
le frère de John, l’oncle de Maxim. Il était furieux. (Puis elle se tourne vers
Maryanne.) Mais ton père m’aimait…
Sa voix se brise. Ses yeux se mettent à briller tandis qu’elle regarde
fixement le feu. Le tic-tac de la vieille horloge résonne dans le silence.
Puis elle secoue la tête, comme pour refouler ses souvenirs.
— Bref, le père de Kit est parti aux États-Unis, a fait fortune et son
coming-out. Cela explique peut-être pourquoi il m’a rejetée, moi et son
enfant. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. J’avais tiré un trait.
Jusqu’à sa mort, l’année dernière. C’est passé à la télé et c’est là que j’ai
appris son problème génétique. (Elle s’interrompt à nouveau, prend une
autre lampée de vin blanc.) C’était une triste journée.
« C’est à ce moment-là que Kit m’a parlé de ses maux de tête récurrents.
Je l’ai encouragé à aller voir des médecins, sans lui parler de la maladie
génétique de son père biologique, ni même de son existence. Juste après le
nouvel an, Kit m’a dit qu’il avait un problème de santé et qu’il voulait
qu’on en parle tous les deux. (Elle nous regarde tour à tour Maryanne et
moi.) C’est alors que je lui ai tout avoué. (Ses lèvres se mettent à trembler.
Elle déglutit en grimaçant, puis poursuit :) Il était furieux, bien sûr. Et puis
il a pris sa moto…
Sa voix se brise à nouveau. Elle sort de sa manche un mouchoir.
— La suite, on la connaît, murmuré-je gentiment.
— On s’est quittés sur une dispute. Notre dernier échange. Le dernier
qu’il ait eu avec qui que ce soit. Il était si en colère contre moi…, murmure-
t-elle avec une voix d’enfant pleine de remords.
Le silence retombe dans la pièce. D’un coup, l’horloge sonne la demi-
heure. Alessia sursaute. Caroline se lève, va s’asseoir en face de Rowena et
lui prend la main.
— Il n’était pas en colère uniquement contre toi. Nous lui avons menti,
toutes les deux, souffle-t-elle.
Elle lui parle si doucement que je dois être le seul à entendre ses paroles.
Rowena lève les yeux vers Caroline.
— Je sais, répond-elle.
— Il te l’a dit ?
Rowena acquiesce.
— Je suis mal placée pour te juger, ma chérie. Je sais que Kit pouvait être
parfois… difficile.
Kit ? Difficile ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Caroline me lance un regard avant de détourner les yeux.
Il y a donc d’autres secrets ?
— Il est temps de lui faire nos adieux, maman, annonce Maryanne. Cela
nous soulagera tous.
Caro et moi sommes d’accord.
— C’est vrai.
— Vous avez raison, concède Rowena en se tamponnant le coin des yeux
avec son petit mouchoir.
— Parfait, annonce Caroline. Alors faisons cette cérémonie comme
prévu. Sans repousser la date.
Quelqu’un frappe à la porte. C’est Blake.
— Le dîner est servi, annonce-t-il avec son flegme habituel.
Son intervention est la bienvenue. J’ai mon compte de révélations pour
ce soir. Tout ça m’a ouvert l’appétit !
Je regarde Alessia.
— Ça va ? lui dis-je.
— Oui. Et toi ?
— Ça va. Bien mieux, en fait. Tu avais raison, ajouté-je en lui prenant la
main pour suivre Caro. Je devais connaître sa version.
— Tu lui avais déjà pardonné… Bien avant.
— Une jeune femme très avisée m’a rappelé que Rowena était ma seule
mère, mon dernier parent.
Ses joues s’empourprent d’un rose délicieux. Nous descendons à la salle
à manger au rez-de-chaussée.

La grande table d’acajou est dressée. Un ravissement pour les yeux :


porcelaine blanche et or, argenterie, candélabres. Alessia se fige. Elle repère
aussitôt le piano Yamaha au fond de la pièce.
Caroline insiste pour que Maxim s’installe en bout de table, avec elle et
sa mère de part et d’autre. Maryanne est assise à côté de Caroline et Alessia
à côté de Rowena. Alessia, à sa grande satisfaction, n’est pas impressionnée
par le nombre de couverts. Merci, madame Knight !
Le dîner est convivial, comme si tout le monde avait décidé de souffler
un peu. Maxim est charmant et ouvert. Il expose à sa mère ses projets pour
le domaine des Cornouailles. L’agriculture régénératrice. Maryanne et
Rowena l’assaillent de questions. Maxim leur répond, maîtrisant
parfaitement son sujet.
Sa mère semble être une autre personne, comme si elle avait brisé les
barreaux de sa cellule et savourait enfin le soleil. Alessia n’en revient pas.
Maryanne parle de Seattle, d’Ethan et de ses aventures là-bas. Alessia
raconte son passage au Royal College et les autres auditions qui l’attendent.
La seule personne qui ne semble pas à l’aise, c’est Caroline. Elle ne cesse
de jeter des coups d’œil à Maxim, comme pour lui passer un message
subliminal.
Finalement, au dessert, elle n’y tient plus et se lève. Maxim l’imite.
— Il faut que je te parle et que je te donne les affaires de Kit. S’il te plaît.
On peut le faire maintenant ?
Maxim lance un regard à Alessia, et elle perçoit dans ses yeux de
l’inquiétude, presque de la panique.
Pourquoi ?
Alessia décide que c’est une affaire entre lui et son ex-maîtresse. Ça ne la
concerne pas. Elle lui retourne un sourire tranquille et hausse les épaules.
— D’accord, répond-il à Caroline avant de la suivre, laissant Alessia
avec sa belle-famille.
— Chère Alessia, intervient Rowena, on m’a beaucoup parlé de vos
talents de pianiste. J’aimerais bien vous entendre. Me ferez-vous cet
honneur ?
— Bien sûr. Avec plaisir.
Alessia se lève et se dirige vers le piano. Elle soulève le couvercle et
essaie le do moyen. Le son est puissant, riche, qui monte dans la pièce d’un
jaune pur.
— Il est accordé, commente-t-elle davantage pour elle-même avant de
s’asseoir devant l’instrument.
Le cœur serré, j’entre dans l’antre sombre qui a été le bureau de Kit. Je
n’y suis pas retourné depuis sa mort. La pièce est un peu étouffante avec ses
murs bleu roi, ses grands tableaux et ses étagères croulant sous les photos,
les prix et divers objets de collection. J’ai l’impression de sentir son eau de
toilette. Mon rêve me revient – mon cauchemar plutôt. Kit est penché au-
dessus de moi. Tu vas assurer. Tu es né pour ça. Il me sourit, ce sourire
particulier qu’il affichait les rares fois – peut-être pas si rares, au fond ? –
où il savait qu’il avait merdé.
Peut-être que Caro en sait davantage là-dessus ?
J’ai toujours admiré mon frère, je l’ai toujours envié.
Il avait la fille. Il avait le titre. Et il était une pointure à la City.
Des notes de piano parviennent de la salle à manger. Le piano où j’ai
appris à jouer.
C’est le Clair de lune de Debussy. Je me souviens de la dernière fois où
Alessia l’a interprété. On l’avait joué ensemble. Quel souvenir ! Une ode à
la vie. La savoir tout près m’apaise, allège mes tourments. Je n’ai aucune
envie de trahir la confiance de Kit. Et lire son journal revient exactement à
ça. Il renferme sa vie intime. Je ne veux pas la connaître. Et ce devrait être
pareil pour Caro.
— J’ai entendu ce que tu as dit à Rowena, déclaré-je.
Elle s’appuie contre le vieux bureau de Kit et croise les bras.
— Tu es au courant alors.
Je lâche un soupir.
— Juste que Kit savait que tu le trompais, ou que tu l’avais trompé.
Le regard de Caroline ne vacille pas.
— Qu’est-ce qu’il a écrit dans son journal ?
— Il était furieux contre toi et Rowena. C’est tout ce qu’il y avait dans sa
dernière annotation. Je ne pense pas qu’il se soit tué volontairement. Il était
simplement en colère. Il se rendait compte que depuis le début il avait des
cartes pourries en main.
— Je suppose que je suis l’une de ces cartes pourries ?
Eh merde…
Je me laisse choir dans l’un des fauteuils devant le bureau.
— Je ne sais pas, Caro. Ce n’est pas moi qui ai écrit. Je ne suis pas en
position de te juger. Pas plus que Rowena, comme elle l’a dit. Il y a eu une
personne ? Plusieurs ? Cette affaire est entre toi et Kit, et ta conscience.
Elle baisse les yeux, regarde ses ongles, puis vient s’asseoir dans le
fauteuil à côté du mien.
— Je l’aimais vraiment.
— Je le sais.
Difficile ? Qu’est-ce que Rowena voulait dire par là ?
Caroline se redresse et scrute ses doigts à nouveau.
— Kit était froid, exigeant. Tyrannique. Et parfois violent.
Violent ?
— Avec toi ?
Je me redresse aussi. Ces paroles m’ébranlent au plus profond des
cellules de mon corps.
Elle hoche la tête.
— Parfois. Pas souvent.
— C’est horrible. Pourquoi tu n’en as pas parlé ?
— Je ne pouvais pas. J’avais trop honte. Et par dépit, par fierté, j’ai
cherché de la compagnie ailleurs. Je pensais qu’il s’en ficherait. Mais non.
— Oh, Caro, je suis réellement désolé.
— Maryanne a vu des traces. Elle en a parlé à ta mère. Je crois que
Rowena a eu une explication avec lui, une…
Elle s’interrompt. Nous écoutons la mélodie qu’Alessia joue avec tant de
délicatesse, mais je suis ailleurs. Ma famille était totalement merdique, et je
n’ai rien vu !
— Je sais que j’ai fait le mauvais choix, murmure-t-elle.
— Caro… ne revenons pas là-dessus. Ce qui est fait est fait.
— C’était si douloureux pour moi de te voir t’enfiler tout ce qui bouge.
Je fais une grimace.
— Telle mère, tel fils.
Elle s’esclaffe. Au moins, je l’ai fait rire…
— Mais c’est fini, ajouté-je.
— J’ai vu ça, répond-elle en levant les yeux au ciel. Tu t’éclaires comme
un sapin de Noël dès qu’elle arrive. C’est à gerber !
— Non, Caro, c’est juste de l’amour.
— Je ne t’ai jamais fait cet effet-là.
— C’est vrai.
— Elle a de la chance.
— Non, c’est moi qui ai de la chance.
— Tu vas me donner ce journal ?
— Tu veux vraiment savoir ce qu’il y a dedans ?
— Non. J’espère juste qu’il ne me haïssait pas.
— Je n’ai jamais eu cette impression. Vous paraissiez heureux à La
Havane et à Bequia, Noël dernier.
— On a fait des efforts. Mais oui, il y a eu de bons moments.
— Alors souviens-toi des jolies choses.
Elle hoche tristement la tête.
— J’essaie.
— Nous devrions aller les retrouver.
— Tu as raison. (Elle se lève et je l’imite. Elle récupère le coffret sur le
bureau.) Il y a peut-être des trucs là-dedans que tu voudras garder.
— Je regarderai ça à la maison.
— D’accord.
Le coffret dans une main, je l’enlace de l’autre.
— Je suis désolé, Caro. Vraiment.
— Je sais.
— Et merci de t’être abstenue de pleurer.
Elle lâche un petit rire.
— Allez, retournons voir la famille.
La famille, oui. Ma famille merdique.
Dieu merci, il y a Alessia.
32

Nous marchons main dans la main. Je tiens le coffret sous le bras. J’ai
refusé le sac que Mme Blake m’a proposé. Un sac de supermarché !
— Finalement, on a survécu, marmonné-je.
— C’était… surprenant.
— Exactement ! réponds-je en éclatant de rire.
— Ta mère a été très gentille avec moi.
— Elle a mesuré son erreur. Elle a complètement changé au dîner. Une
tout autre personne. Maintenant qu’elle a lavé son linge sale en famille.
Alessia lâche un petit grognement de désapprobation.
— « Le linge sale de ma mère » ? Ça choque tes prudes oreilles ?
Elle s’esclaffe.
— De quoi vous avez parlé avec Caroline ?
— De Kit.
Elle acquiesce, songeuse.
— Je pense que Caroline est encore amoureuse de toi, reprend-elle.
— Pas sûr. Caroline et moi, on ne s’est jamais vraiment bien accordés.
Nous étions de bons amis. Nous le sommes à nouveau. Rien de plus. Elle
sait que je n’ai d’yeux que pour toi. Jamais je n’ai aimé quelqu’un comme
je t’aime.
— Moi non plus, renchérit-elle avec un grand sourire.
— Pas même le Salopard ?
Elle glousse, horrifiée.
— Surtout pas lui !
— Je me pose des questions sur ces types qui ont été assassinés en
prison.
— Moi aussi.
— Tu penses qu’Anatoli aurait le bras aussi long ?
— Aucune idée.
— Mieux vaut ne pas savoir.
— Oui. Comme tu le dis, je dois me tenir le plus loin possible de ce
monde.
— Très juste. Mais nous devrions faire quelque chose. Tenter d’aider les
victimes de ces trafics humains. Comme la pauvre Bleriana. Je vais en
parler à Maryanne. En fait, je voudrais que tu sièges au C.A. de notre
fondation. Nous pourrions créer une association pour soutenir ces
malheureuses comme ton amie.
— J’en serais ravie, murmure-t-elle en étreignant ma main.
Dans un calme complice, nous remontons Chelsea Embankment. Alessia
n’est pas du genre à avoir peur des silences. Encore une de ses qualités.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre ? finit-elle par demander.
— Des trucs appartenant à mon frère. J’y jetterai un coup d’œil demain.
Pour l’instant, je dois réviser mon jugement à son égard.
— Ah bon ? Parce qu’il n’est que ton demi-frère ?
— Non. Il reste mon frère, pour toujours. C’est à cause de la façon dont il
a traité Caro. Et moi, en fait… Il n’était pas aussi bon que je l’imaginais. Il
avait une face sombre, bien cachée. Mais pas pour Caroline.
— Oh.
— Oui. On a parlé aussi de ça. Mais c’est son histoire à elle. Ce n’est pas
à moi de la raconter.
Nous atteignons notre immeuble. Alessia ouvre la porte.
— Cet endroit va me manquer, dis-je en attendant l’ascenseur.
— Moi aussi. J’ai trouvé le bonheur ici, répond Alessia en me donnant un
petit baiser.
Juste un baiser ? J’entoure sa taille de mon bras libre et l’attire à moi. Les
portes s’ouvrent et nous entrons dans la cabine.
— Le bonheur, oui. Parce que c’est là que je t’ai rencontrée.
Je la plaque contre la paroi et nous nous embrassons jusqu’au sixième, à
pleine bouche, à pleine langue. Tout est là, dans notre baiser – notre désir,
notre amour. Nous sommes hors d’haleine quand nous arrivons à l’étage.
— Emmenez-moi au lit, Monsieur.
— Vous lisez dans mes pensées, Madame.

Une fois l’alarme éteinte, je pose le coffret sur la desserte. Mon épouse
prend ma main et m’entraîne dans la chambre. Ses yeux noirs ne me
quittent pas tandis que j’ôte ma veste et la pose sur le fauteuil.
Elle retire sa veste à son tour et la jette sur la mienne, sans me lâcher du
regard. Ses doigts courent sur son chemisier et commencent à l’ouvrir.
Oh… tu veux jouer ?
Je dégrafe mes boutons de manchette, lentement, et les dépose sur la
table de nuit.
Alessia se suçote les lèvres, comme si c’était ma queue.
La vache !
Elle enlève son chemisier, l’envoie valser sur le fauteuil. Elle se tient
devant moi, dans son soutien-gorge crème, ses tétons plus sombres pointant
sous la dentelle. Elle avance vers moi, perchée sur ses talons aiguilles, et
repousse mes mains figées sur ma chemise.
— Laisse. Je vais le faire, susurre-t-elle en plissant ses yeux ourlés de
grands cils.
— Comment résister à ça…
Alessia est une sirène !
Doucement, elle sort la chemise de mon pantalon et continue de me
déboutonner.
Lentement. Si lentement. Un bouton. Un à un.
Elle commence par le haut bien sûr, et cela me rend fou de désir. Ma
queue grandit et durcit à chaque centimètre de tissu libéré. Quand elle
atteint le bouton du bas, avec un sourire de carnassière, elle ouvre ma
chemise, se penche vers moi et plante un baiser sur mon torse.
Oh là là !
Je prends son visage entre mes paumes.
Oh ! ma chérie.
Ses lèvres sont sucrées, avides, impatientes de me donner du plaisir. Nos
langues s’enroulent, dans une spirale de désir. Je l’entraîne vers le lit. Elle
renverse la tête en arrière, le souffle court, ses mains agrippent mes épaules,
retirent ma chemise. Ses doigts courent aussitôt sur mon ventre, descendent,
affamés, vers mon pantalon.
Elle est si pressée ! Comme j’aime ça !
Elle ouvre le bouton de ma braguette. Je gémis, ma bite est vibrante,
lourde. Tendue vers elle.

Alessia le veut. Le veut tout entier.


Elle descend la fermeture Éclair, glisse sa main dessous. Il pousse un
grognement de satisfaction quand ses doigts palpent son érection.
Elle recule d’un pas.
— Déshabille-toi.
Il sourit, ravi, et lui obéit.
— À vos ordres, comtesse.
Il retire ses chaussures, ses chaussettes, puis son pantalon et son slip d’un
seul mouvement. Le voilà nu, dans toute sa splendeur. Et prêt.
Prêt pour elle.
— Et toi, tu as encore bien trop de vêtements, souffle-t-il en
s’agenouillant.
Il retire ses escarpins, fait glisser son pantalon le long de ses cuisses et la
laisse en soutien-gorge et petite culotte.
Lentement, tel un fauve aux yeux verts, il se redresse, l’embrasse une fois
encore, de sa langue avide, impérieuse. Elle s’esquive, pivote pour le placer
devant le lit.
— Tu as toujours trop de vêtements, murmure-t-il.
— Je vais m’occuper de ça.
Elle plaque ses mains sur son torse et le pousse sur le matelas. Il
s’esclaffe de surprise et se hisse sur les coudes pour profiter du spectacle.
Elle le contemple, appréciant elle aussi la vue de son mari étendu sur le lit :
ses épaules larges, la toison sombre sur son torse, son ventre plat, musclé, la
ligne de poils qui descend en pointe sur son abdomen, une flèche d’amour
qu’elle a envie de lécher. Il est délicieux, bronzé à souhait. Et il est tout à
elle.
Son érection grandit encore, juste parce qu’elle le regarde.
Avec lenteur, elle fait glisser sa culotte le long de ses cuisses, jusqu’à la
pointe des pieds. Et sans quitter ses yeux verts, elle dégrafe son soutien-
gorge, ôte une bretelle, puis l’autre.
— Comme tu m’excites, souffle-t-il les yeux obscurcis de désir.
Alessia savoure son pouvoir.
Elle lâche le soutien-gorge au sol et caresse ses seins, sans le quitter du
regard. Maxim ouvre la bouche, il a le souffle court. Elle ne peut
s’empêcher de sourire, un sourire d’Amazone. Il est quasiment en transe
quand elle vient s’étendre sur lui, l’enveloppe. Elle lui saisit les poignets,
les plaque sur le lit, de part et d’autre de sa tête, et rive son regard au sien.
Son visage est si près que leurs nez se touchent presque.
— Tu es à moi et je te veux, chuchote-t-elle.
— Je suis à toi, ma chérie.
Elle se penche pour l’embrasser et relâche ses bras.
Les mains de Maxim empoignent aussitôt son dos, ses hanches, ses
fesses. Il veut son corps, sa chair.
— Lady Trevethick, tu as le plus beau cul du monde.
Elle sourit, mordille son menton avant de faire glisser sa bouche humide
sur son poitrail, son ventre, son nombril… Il halète, déglutit et se cambre
d’attente et d’excitation quand sa main se referme sur sa queue dressée.
Sans le quitter des yeux, elle passe sa langue sur son gland et le prend
dans sa bouche.
Il renverse la tête en arrière, la respiration sifflante, emporté par les ondes
de plaisir. Doucement, il pose sa main sur sa tête pour l’entraîner dans son
désir. En haut, en bas. Encore et encore. Il s’enfonce dans sa bouche, de
plus en plus profond, pris dans l’étau délicieux de ses lèvres.
Elle le prend, l’aspire, de plus en plus fort. Pour l’emmener plus haut,
plus loin.
— Attends, attends, gémit-il d’une voix rauque. Je veux être en toi.
Alessia se juche sur lui et le guide en elle.
— Ah ! crie-t-il, savourant cette pénétration miraculeuse.
Elle se met à bouger, sauvage, vorace, imposant son rythme, dans un
parfait contrepoint avec les mouvements de son mari. Elle se penche sur lui,
les mains plaquées sur son torse. Elle dévore ses yeux verts et brûlants de
ses prunelles, deux puits ivres et noirs. Des puits d’amour. De désir. De bête
affamée.
— Je t’aime, souffle Alessia sur ses lèvres tremblantes.
Il se cambre, suppliant.
— Je te veux !
Et soudain, il la bascule, la fait rouler et, sans séparer leur union, il se
retrouve sur elle, l’écrase de tout son poids, s’enfonce plus profond.
Elle referme ses bras autour de lui, l’accueille tout entier, prend sa
passion, son tourbillon dévorant qui l’emporte…
L’orgasme lui arrache un cri et Maxim enfouit sa tête dans le cou de son
épouse, souffle son nom dans son oreille et jouit à son tour.
Alessia revient peu à peu sur terre, encore saisie par l’intensité et la
fulgurance de son plaisir. Elle le tient serré contre elle. Cette connexion
après l’amour est si intime, si précieuse. Son cœur bat à tout rompre, elle
respire ses cheveux.
L’homme qu’elle aime.
Son merveilleux mari.
Son libertin repenti.
Ce sera toujours ainsi ? Aussi intense ? Aussi passionné ?
Elle y veillera… jusqu’à la fin. Assouvie, apaisée, elle prend la main de
Maxim et mêle ses doigts aux siens.
— C’est la chose la plus sexe… non, la plus sexy, se corrige-t-elle.
— Quoi ? Ma main ? raille-t-il avec un sourire attendri.
— Non, ça… (Elle embrasse l’alliance qui brille à son annulaire.) Cela
veut dire que tu es à moi.
— Pour la vie, murmure-t-il. (Il se love contre elle, la serre dans ses bras,
corps contre corps, peau contre peau.) Je veux te tenir comme ça. Jusqu’à la
fin des temps.
— Ce sera trop court, chuchote-t-elle en déposant un baiser sur sa
poitrine.
— Oui, bien trop court.

Quand Alessia se réveille, elle est seule. C’est samedi matin. Et elle a eu
une semaine chargée. Étendue dans le lit, elle savoure la paix, tout en se
demandant où est passé Maxim. Elle l’appelle, mais n’obtient aucune
réponse. Est-il parti courir ? Ou peut-être se faire une séance d’escrime avec
Joe.
Elle esquisse un sourire au souvenir de leur soirée. Ils sont sortis avec
Tom, Henrietta, Caroline et Joe pour fêter son intégration au Royal College.
La soirée a commencé dans un nouveau restaurant de Mayfair (où Maxim et
Caroline connaissent le chef – cuisine méditerranéenne succulente !) et ils
ont fini la nuit au club de Maxim. La soirée a été agréable et joyeuse.
Exactement ce qu’il leur fallait pour décompresser après les confessions de
Rowena en début de semaine et le stress des auditions.
Aujourd’hui, ils doivent emballer leurs affaires. Ils espèrent déménager la
semaine prochaine. Alessia va faire des courses parce que son grand-oncle
et Bleriana viennent déjeuner demain midi et elle veut leur préparer son plat
albanais préféré. Elle consulte l’heure. 10 heures passées. Ce n’est pas son
genre de traîner aussi longtemps au lit. Elle se lève et se dirige vers la salle
de bains.
Quinze minutes plus tard, elle est en jean et tee-shirt. En passant dans le
couloir, elle remarque la lumière rouge.
Oh…
Maxim est dans la chambre noire. Elle ignorait qu’il l’utilisait. C’est là
qu’il l’a embrassée pour la première fois. Elle s’approche de la porte, colle
son oreille au battant et l’entend fredonner. Elle toque avec précaution.
— N’entre pas ! s’écrie-t-il.
Elle sourit. Elle le sait très bien.
— Du café ? propose-t-elle.
— Oui. Avec plaisir. J’aurai fini dans cinq minutes.
— Tu as déjeuné ?
— Non.
Elle se dirige vers la cuisine, avec l’intention de faire des toasts à
l’avocat. Maxim en raffole. Elle y ajoutera peut-être du saumon fumé.

J’ai attendu toute la semaine pour développer mes photos de


Cornouailles. J’ai hâte de voir le résultat. J’accroche les derniers tirages et
admire mon travail.
Ma femme, souriante, magnifique, avec Tresyllian Hall en arrière-plan,
toujours aussi impressionnant. Jensen et Healey qui gambadent dans l’allée,
Alessia derrière, éclairée par les rayons du couchant – l’heure magique.
D’ailleurs la photo l’est aussi… magique. Puis Alessia à la plage,
contemplant la mer…
Comme elle est belle !
J’ai aussi surpris un daim à l’orée d’un champ. La photo est plutôt
réussie, on pourrait en faire un grand tirage et le vendre avec mes autres
clichés à la galerie de Trevethick.
Mais ma photographie préférée reste celle d’Alessia dans la bergerie. Elle
est toute décoiffée. Les mèches qui s’échappent de sa natte forment une
corolle autour de son doux visage, ses yeux pétillent de joie – mais c’est
surtout son sourire qui me touche, un sourire rien que pour moi, qui pourrait
illuminer le monde entier. Je souris à mon tour comme un benêt, ravi de
mon travail. Je vais la faire encadrer et la poser sur tous mes bureaux.
Mon estomac grogne. J’éteins la lumière inactinique et sors dans le
couloir.
Adossé au chambranle de la porte dans la cuisine, je regarde Alessia
s’activer.
Toasts à l’avocat. Très bonne idée.
Finalement, elle relève la tête et m’adresse ce même sourire que sur la
photo à la bergerie.
— Bonjour, mon mari.
— Bonjour, mon épouse.
Alessia repose le mélange qu’elle étalait sur le pain grillé, vient
m’enlacer et m’embrasser.
— J’ai été très sage et vertueux, lui dis-je. J’ai fait un jogging. Puis je me
suis douché. Et j’ai développé la pellicule que j’avais dans le Leica. J’ai
hâte de te montrer les photos. Je mérite bien un bon petit déjeuner.
Je baise de nouveau le coin de sa bouche.
— Un petit déjeuner et plus encore ! roucoule-t-elle en me regardant avec
ses grands yeux noirs.
Ah oui ? Comme ça ?
Mon corps réagit aussitôt. Je la serre plus fort tout en continuant de
l’embrasser. Je lui mordille les lèvres. Elle glisse ses mains dans mes
cheveux, elle m’attire à elle, sa langue s’insinue en moi. Elle me défie.
Fermant les yeux, je gémis de plaisir et m’abandonne à son baiser, sa
bouche si douce, nos langues qui s’unissent. Ma main se referme sur sa
nuque, l’autre sur son cul moulé dans le jean. Ses doigts fouillent mes
cheveux, quémandent. Je la plaque contre le mur, pousse sur mes hanches
pour sentir mon érection qui grandit.
Au diable le petit déjeuner !
— Mon Dieu, quel effet vous me faites, milady !
— Je vous retourne le compliment, milord.
— Est-ce qu’on saute le…
Soudain deux coups de sonnette retentissent.
— Merde, lâché-je en posant mon front sur le sien.
— On le sautera plus tard, glousse Alessia.
Elle s’échappe de mes bras pour aller répondre à l’interphone dans la
cuisine.
— Oui ?
— Alessia ! Bonjour ! Il faut que je vous parle à tous les deux !
— C’est Caroline, m’annonce-t-elle
Encore une autre « casse-queue » !
— Bien sûr. Monte, lui propose Alessia, tout en m’adressant un sourire
plein de regrets.
— Temps mort, lui réponds-je en plantant un baiser sur son nez.
Amusée, elle s’en va accueillir Caroline, me laissant me débrouiller avec
mon érection.

Bonjour Alessia, lance Caroline en lui faisant la bise. J’espère que je ne


dérange pas.
— Non. Entre. Nous allions déjeuner. Tu veux te joindre à nous ?
Caroline porte un jean, des bottes en cuir marron, une veste de tweed sur
un pull en cachemire beige. Elle est très élégante comme toujours, mais
cette fois Alessia ne se sent pas ridicule, même si elle est pieds nus dans un
vieux Levis usé jusqu’à la trame.
— Avec joie, répond Caroline en souriant.
Depuis le dîner de lundi, elle est beaucoup plus détendue. Est-ce parce
que Maxim et elle se sont parlé ce soir-là ? se demande Alessia.
— J’ai fait des toasts avocat-saumon.
— Miam ! Bonjour, Maxim, dit-elle en entrant dans la cuisine.
— Bonjour, Caro. Du café ?
— Oui, merci.
— Assieds-toi, propose Alessia, indiquant la table dressée pour deux.
— Vous êtes un vrai petit couple modèle ! Vous allez quand même
prendre du personnel ?
Maxim jette un coup d’œil à son épouse.
— Oui, déclare-t-il avant qu’elle ait eu le temps de répondre. Quand nous
aurons emménagé.
Alessia fronce les sourcils. Elle n’est pas sûre d’avoir besoin d’aide à
Londres, mais elle ne veut pas contredire son mari. Elle pose un set de table
supplémentaire, apporte une tasse et une soucoupe.
— Vous partez quand ? s’enquiert Caroline.
— À la fin de la semaine prochaine.
— On fait les cartons aujourd’hui, précise Alessia, pour rappeler à
Maxim qu’il doit faire le tri.
Elle glisse des tranches de pain dans le toaster et continue d’étaler son
mélange sur les toasts déjà grillés.
— C’est le boulot des déménageurs, non ? s’étonne Caroline.
— Oui, répond Alessia. Mais pas pour nos affaires personnelles. Ça va
nous donner l’occasion de… comment on dit ?… de débarrasser ?
Maxim lance un regard inquiet à son épouse.
— Bonne chance avec lui ! s’esclaffe Caroline tandis que Maxim revient
à la table avec un pot de café. Ça sent bon !
Alessia apporte le plat et attend debout que le nouveau toast sorte de
l’appareil.
— Ça a l’air délicieux, Alessia. Merci. Et j’ai de bonnes nouvelles pour
vous.
— Ah bon ? demande Maxim.
— J’ai parlé à mon père pour le visa d’Alessia.
Alessia en frissonne.
— Maintenant qu’elle a été acceptée au Royal College, réplique Maxim,
elle va avoir un visa étudiant… et après, ça s’enchaînera tout seul.
— Mais papa peut lui octroyer un titre de séjour définitif. Il suffit que
vous remplissiez quelques papiers.
— C’est vrai ? murmure Alessia.
— Il a un haut poste au ministère de l’Intérieur. C’est dans ses
attributions. J’ai dîné avec lui et la belle-doche jeudi – pardon, « la belle-
mère » –, et je lui ai dit que vous aviez besoin de passer outre à toutes ces
tracasseries administratives. C’est vrai quoi ! Tu es mariée à un pair du
royaume, Alessia ! Il est d’accord avec moi. Et c’est plutôt rare ! Bref, il
m’a rappelée ce matin. Il a un plan.

Caro, c’est…
Je ne sais pas quoi répondre. D’un côté, ce serait magnifique de ne plus
avoir à s’inquiéter du statut légal d’Alessia. Mais, d’un autre, c’est de la…
magouille.
— Chéri, la noblesse a ses privilèges. (Caroline a vu clair dans mes
pensées.) La richesse aussi, bien sûr.
— Certes…
Je me tourne vers Alessia qui étale sa préparation sur son toast.
— Ce serait génial. Merci, Caroline ! lance-t-elle, adhérant sans réserve
au projet.
— J’en parlerai à notre avocate, réponds-je.
Et aussi à ma femme – en privé !
Je ne suis pas sûr de vouloir tricher pour qu’Alessia obtienne la
citoyenneté britannique. J’ai déjà cette impression avec mon mariage. Nous
n’avons pas suivi les règles, et la presse a posé des questions dérangeantes.
Je ne tiens pas à faire la une parce que nous avons usé de nos relations pour
obtenir illégalement un visa. Je ne veux pas de passe-droit. Cependant, le
père de Caro peut être une roue de secours.
— C’est vraiment divin, Alessia ! s’exclame Caroline. Je comprends
pourquoi Maxim ne met plus le nez dehors.
Alessia vient nous rejoindre à table.
— Le citron vert et la ricotta. C’est ma touche secrète !

La prestation de mon épouse à la fête de Dimitri nous vaut à présent


d’être conviés partout. D’ordinaire, je recevais beaucoup d’invitations, mais
là, c’est un raz-de-marée. Tout le monde veut rencontrer la comtesse de
Trevethick.
Je repose le courrier. Nous ferons le tri ensemble quand elle sera revenue
des courses. Tobias Strickland, la jeune Bleriana et maintenant Caroline
viennent déjeuner dimanche. Et Alessia est partie chercher ses ingrédients
exotiques. Dire qu’elle est excitée comme une puce est un euphémisme.
J’ai proposé qu’on sorte au restaurant, mais elle veut à tout prix cuisiner.
J’ai retenu la leçon : ne jamais se mettre entre une Albanaise et ses
fourneaux !
Je me rassois à mon bureau et contemple le coffret que Caroline m’a
donné. Je ne sais pas pourquoi j’hésite à l’ouvrir.
Allez, mec !
Je le pose devant moi et soulève le couvercle. Sur un carré de velours
bleu, je trouve la vieille ceinture Iron Maiden de Kit. J’éclate de rire. Caro
sait que je détestais les goûts musicaux de mon frère.
Motard et métalleux !
Je soulève la ceinture. Le cuir a vieilli. La boucle, en revanche, fait
toujours son petit effet. Faite d’étain, elle représente une sorte de monstre,
avec un œil en pierre rouge incrusté dans une tête de mort grimaçante. De
part et d’autre, sur de petites plaques, il est inscrit 1980 et 1990. Entre les
dates figure EDDIE, le nom de la mascotte du groupe, gravé sur un
cartouche en forme de rouleau de parchemin. Kit avait quatorze ans
lorsqu’il l’avait achetée. Cette ceinture était sa fierté. Quand j’avais dix ans,
mon grand frère était mon modèle… j’ai passé le plus clair de mon enfance
en adoration devant lui.
Je laisse la ceinture de côté et récupère dans le coffret une petite boîte en
cuir vert. Elle m’est vaguement familière… La couronne dessus aurait dû
me mettre la puce à l’oreille. En ouvrant le couvercle, je découvre la Rolex
de mon père.
J’en ai le souffle coupé.
Papa.
Je la sors de son boîtier. Elle est massive. Une montre d’homme, en acier
inoxydable.
ROLEX OYSTER COSMOGRAPH est écrit au-dessus des trois petits
cadrans.
Le modèle DAYTONA apparaît en lettres rouges, surmontant le cadran
du bas.
Merde ! Les larmes me montent aux yeux. Cela me rappelle tant de
souvenirs. Quand il portait sa montre, je tripotais le bouton du centre avec
sa couronne dentelée et les deux poussoirs sur les côtés. J’étais fasciné et
j’adorais quand il me laissait jouer avec. Ça semblait l’amuser. Le temps est
précieux, mon garçon, disait-il. Et il avait raison.
Je la retourne. Je découvre une inscription dessous :

Merci
Pour tout.
Pour toujours.
Row.

Oh… J’ignorais que c’était un cadeau de ma mère. Il la portait tout le


temps, même après leur séparation. Une façon de lui rendre hommage, je
suppose. Je secoue la tête.
Elle a eu de la chance. Il l’aimait à la folie.
Il lui a offert un titre et une respectabilité, et fait de son fils un comte. Et
à travers ces quelques mots, c’est sa gratitude qu’elle exprime. Pas son
amour. Il y avait un autre homme dans son cœur. Un homme qui l’a rejetée,
elle et son enfant.
Voilà pourquoi je ne voulais pas ouvrir ce coffre. Je savais que cela allait
me… remuer. Je dois accepter que ma mère s’est mariée par intérêt, par
nécessité. Et que mon père n’a jamais reçu l’amour de sa femme en retour.
À l’inverse de moi…
Mais il avait le respect de Rowena. C’est déjà ça. Cela lui suffisait peut-
être. C’est la seule chose à laquelle me raccrocher.
Je range la Rolex dans son boîtier et sors un autre écrin.
À l’intérieur, je trouve une paire de boutons de manchette, avec les
armoiries des Trevethick. Ce sont ceux de Kit. Je ne sais plus s’il les a fait
faire ou si on les lui a offerts. Si c’était un cadeau, il était de Caroline. Je
suis touché qu’elle me les rende, et oui, c’est la meilleure option.
Et enfin, tout au fond, je tombe sur une photographie dans un cadre
argenté. C’est Kit, Maryanne et moi, enfants. Kit se tient le torse bombé
entre nous. Il nous dépasse d’une tête parce qu’il a douze ans et Maryanne
et moi, respectivement sept et huit. Mon père a pris la photographie au
milieu des dunes sur la plage de Trevethick, en Cornouailles. Kit a passé un
bras sur nos épaules, fier comme un pape. C’était toujours lui, le roi du
château. Ses cheveux blonds brillent au soleil, et avec nos cheveux châtains,
nous formons une tache sombre. Je me souviens que mon père nous
demandait de sourire, et il avait dû nous dire une blague, parce que
Maryanne et moi nous sommes hilares, même si nous venions sans doute
d’être tourmentés par Kit qui nous menait à la baguette selon ses caprices
fantasques.
La lumière est belle. Ne bougez plus, la progéniture !
La progéniture… Notre père nous appelait comme ça ! Et cette image
exprime tout son amour pour nous.
Je ne me rappelle pas avoir vu cette photo chez Kit, mais il devait y tenir
beaucoup puisqu’il l’a fait encadrer. Cela me rend mélancolique.
Kit… Cher Kit… Je suis si triste.
Je pose mon doigt sur son visage…
Espèce de crétin… tu as laissé ta colère prendre le dessus !
J’ai une boule dans la gorge.
Même si tu pouvais être un vrai connard parfois, je t’aime, abruti, tu me
manques tellement.
Les clés tintent dans la serrure. Je me lève pour aller aider mon épouse
qui arrive avec ses emplettes.

Alessia, du bout du pied, ferme la porte derrière elle. Elle a des sacs
plein les bras. Elle les pose rapidement pour accueillir Maxim qui accourt.
— Hello ! lance-t-elle. (Il l’enlace aussitôt.) Qu’est-ce qu’il y a ?
demande-t-elle en refermant ses bras autour de lui.
— Rien. Tu m’as manqué. C’est tout.
Il la garde serrée contre lui, le visage enfoui dans ses cheveux, respirant
son odeur.
— Je suis là. En un seul morceau.
— Je sais. Tu es là. Je suis tellement heureux de te retrouver.

Je la relâche. Soudain, une urgence m’étreint.


— Il faut que je te montre quelque chose.
— Ça peut attendre que je range les courses ?
— Bien sûr ! Je vais t’aider.
— C’est le coffre-fort. Tu le connais. Mais voici la combinaison. (Je lui
tends un papier.) Mémorise-la et après mange la feuille, dis-je en lui faisant
les gros yeux.
— J’en salive d’avance ! répond-elle, hilare.
Nous sommes dans mon dressing. Depuis que j’ai découvert que Kit
n’avait pas donné à Caroline les numéros de ses coffres, cette pensée
m’obsède. Je ne veux pas que mon épouse se retrouve dans cette position.
Je tourne la molette sur les chiffres 11-14-2-63. Puis j’actionne la poignée et
ouvre le coffre.
Alessia regarde à l’intérieur, fascinée.
— Tu vois ?
— Oui. C’est quoi ?
Le journal de Kit !
— Des documents importants. Mon certificat de naissance. Mon
passeport. Tu devras y ranger le tien. Les bijoux que tu portais à la soirée de
Dimitri, mais je vais les remettre à la banque.
— À la banque ?
— Oui. Les objets de grande valeur sont au coffre à la banque. Dans une
chambre forte. Je t’y emmènerai. Il y a là-bas des choses qui pourraient te
plaire.
— Pourquoi tu me montres tout ça ?
— Au cas où il m’arriverait quelque chose.
Alessia ouvre de grands yeux.
— Qu’est-ce qu’il va t’arriver ?
— Rien, j’espère ! réponds-je en lâchant un petit rire. C’est juste
important que tu puisses y avoir accès. Il y a aussi un coffre à Angwin et au
Hall. Quand nous serons là-bas, je te montrerai. Il faut que tu saches où se
trouve chaque chose.
— D’accord.
— Parfait, conclus-je, soulagé.
— En parlant de choses… tu as choisi les vêtements que tu vas donner ?
— Quoi ? Mais j’aime mes fringues !
— Maxim. Personne n’a besoin d’autant de vêtements. Je vais chercher
un sac-poubelle.
Je lâche un soupir en contemplant mon dressing plein à craquer. Alessia a
peut-être raison ; mais je n’ai aucune envie d’y passer l’après-midi.

— Ça y est. J’ai rempli un sac, dis-je fièrement en sortant de mon


dressing.
Alessia relève la tête. Elle est assise par terre, devant les tiroirs des tables
de nuit, avec un autre sac-poubelle. Elle soulève une paire de menottes
roses et les agite au bout de ses doigts.
— C’est à toi, ça ?
— C’est-à-dire que…
— Que quoi… ? ironise-t-elle avec un sourire espiègle qui me fait rougir.
Je ne vois pas pourquoi je serais gêné !
Je ris. Que faire d’autre ? Je m’approche d’elle.
— Je pensais que tu avais déjà vu ce qu’il y avait dans ces tiroirs quand
tu faisais le ménage.
— Non, je n’ai pas fouillé. Mais oui, j’ai déjà vu ce machin. Une fois. Et
ce cordon de soie. Accroché à la tête de lit.
Merde ! Leticia. Quand je l’avais attachée !
— Maintenant, tu connais tous mes secrets !
Alessia se relève.
— Ah oui ?
— Bon, peut-être pas tous…, dis-je en lui caressant la joue. Mais on
pourrait avoir les nôtres ? Nos propres secrets…
— Des secrets très indécents, alors ?
Ses yeux s’éclairent, ses doigts courent sur ma poitrine, descendent le
long de mon ventre.
Au fait, on a été interrompus, non ?
Ses yeux me fixent entre ses longs cils, l’air très intéressé.
Oh oui. Très indécents.
Épilogue
Février. Un an plus tard.
Cheyne Walk

— Comment je suis ? demande Alessia en sortant du dressing, les mains


posées sur sa jupe crayon de satin noir.
Elle me regarde fixement et attend mon approbation.
Elle n’en a nullement besoin.
Elle est une déesse.
— Waouh !
— Tu aimes ?
Elle porte un bustier moulant en cuir qui se noue par des lacets. Je
distingue sa peau au-dessus de la jupe. Du doigt, je lui fais signe de se
tourner. Elle obéit en riant. Son dos est nu, les trois lanières courent encore
libres sur sa peau.
— Tu veux que je t’attache ?
— Oui, s’il te plaît, glousse-t-elle, un peu nerveuse.
— Tu es magnifique ! (Je dépose un baiser sur son épaule exquise et
parfumée.) Ton père t’a vue dans cette tenue ?
— Non. Tu trouves que c’est trop ?
— Non. C’est parfait. Tu es prête à conquérir le monde.
— C’est l’effet Alaïa !
— Ça te va à merveille.
— Caroline en était persuadée. C’est la reine du shopping !
Je sangle habilement ma beauté. Quand elle se retourne, face à moi, je
remarque qu’elle porte sa précieuse croix au cou, et les boucles d’oreilles en
diamant.
— J’ai beaucoup de chance, Lady Trevethick. Main­tenant, allons étonner
tes parents !
Alessia est ravie que son père et sa mère aient fait le déplacement. Ils
séjournent à Cheyne Walk et ils adorent l’endroit. En particulier Shpresa qui
se plaît beaucoup à Chelsea. Son anglais s’améliore à la vitesse grand V, et
elle est heureuse de revoir Toby, le frère de sa mère.
Nous avons emménagé dans notre nouvelle maison. Après d’âpres
négociations, Alessia a accepté que nous ayons une cuisinière-femme de
ménage, qui exige de se faire appeler Cheffe. Son mari vit chez nous et
travaille à mi-temps comme chauffeur et homme à tout faire.
Et Bleriana est chez nous pour deux mois encore. Alessia est ravie.
Moi, un peu moins.
Mais pendant qu’elle apprend l’anglais, elle aide Cheffe pour mériter sa
place.
Comme le faisait Alessia.
Je ne l’ai pas dit à Oliver, sinon il aurait voulu la déclarer. Or Bleriana
préfère le liquide.
Elle est toujours mal à l’aise en ma présence, et sa gêne est contagieuse.
Mais elle progresse au fil de sa thérapie. Espérons qu’un jour elle sera plus
sereine. Grâce à Alessia, elle a renoué des liens avec ses parents et compte
rentrer en Albanie pour enseigner. Toutefois, en attendant, elle travaille
dans notre fondation pour aider les femmes victimes des trafics humains, et
je pense qu’elle sera parfaite quand elle maîtrisera notre langue.
Jak et Shpresa s’en vont demain, puis Alessia et moi partirons pour les
Cornouailles. Notre anniversaire de mariage est dimanche prochain et j’ai
réservé le Hideout ce week-end pour fêter l’événement – juste tous les
deux.
C’est une surprise. Je brûle d’impatience.
J’ai prévu un tas de choses !
Je la suis dans l’escalier pour rejoindre le salon.

Ma chérie, comme tu es belle ! s’exclame Shpresa quand Alessia fait


son entrée. (Elle prend sa fille dans ses bras.) Je suis si heureuse pour toi,
chuchote-t-elle dans son oreille, en albanais.
— Merci, Mama. Tu es ravissante aussi, lui répond-elle en embrassant sa
mère.
Son père fronce les sourcils et regarde Maxim.
— Tu trouves que c’est une tenue correcte pour une femme mariée ? lui
demande-t-il en désignant Alessia.
Apparemment, il n’approuve pas.
— Elle est parfaite ! répond Maxim, même s’il n’a rien compris de ce
qu’a dit Jak.
Ses yeux sont pleins d’étoiles quand il regarde son épouse, amusé par
l’agacement paternel ou par ses propres pensées lubriques.
Alessia lui retourne un sourire radieux.
— Comme je le dis tout le temps, marmonne Jak en anglais, ma fille est
désormais ton problème !
Alessia prend la main de son père. En bougonnant, il lui fait un sourire, et
Alessia voit la fierté briller dans ses yeux.
— Ton mari ne paraît pas dérangé de te voir à moitié nue ! grogne-t-il
encore en lui donnant un baiser.
— Baba, ce n’est pas mon mari qui choisit mes habits. C’est moi.
Maxim intervient :
— Tu es prête ? C’est l’heure. Les voitures nous attendent.

Les Trevelyan ont une grande loge au premier étage de l’Albert Hall,
réservée dès sa construction – c’est du moins ce qu’on m’a raconté. J’y fais
entrer nos invités. Tom et Henry sont déjà là, tout juste mariés et rayonnants
de bonheur, installés à côté de Caroline, Joe, et Tabitha, la nouvelle amie
d’Alessia. Je présente les parents d’Alessia et suis bien content que Bleriana
soit là pour assurer la traduction pour Jak.
L’anglais de la jeune fille s’améliore de jour en jour.
J’offre du champagne à tout le monde.
— Hé, Trevethick, je suis sûr que tu n’avais jamais imaginé ça quand tu
as rencontré Alessia ! s’exclame Tom en regardant l’orchestre s’installer.
— C’est vrai, réponds-je en riant. C’était… inimaginable.
— On est tous ravis pour elle, ajoute Henry.
— Elle porte la tenue Alaïa ? demande Caroline.
— Oui. Elle est sublime.
Caroline esquisse un sourire espiègle.
— C’était exactement ce qu’il fallait. Elle va tout déchirer à ce concert.
— Putain, mon pote ! lâche Joe, impressionné.
— Oui. Qui l’eût cru ?
Je déglutis pour chasser mon angoisse. Ma femme joue au Royal Albert
Hall ! Je contemple la grande salle, noire de monde. Je n’en reviens
toujours pas. Cela me rappelle la première fois que je l’ai entendue jouer.
C’était du Bach.
Je m’étais approché discrètement et l’avais écoutée.
Certes, je n’avais pas imaginé une chose pareille, mais je savais qu’elle
avait le talent pour se produire sur scène. Et depuis qu’elle est au Royal
College, elle a fait des progrès phénoménaux.
Une rock star du classique !
Et elle attire la presse. Son parcours de « bonne à comtesse » fascine les
tabloïds et quand ils n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent, les meutes
de paparazzis nous pourchassent encore. Voilà pourquoi la salle est pleine à
craquer.
Je secoue la tête, impressionné, émerveillé. Quelqu’un frappe à la porte
de la loge. Joe va ouvrir. C’est ma mère, accompagnée de Maryanne et
Tobias.
— Bonjour, mon chéri, dit-elle en me tendant sa joue.
— Bonjour, mère.
Je leur fais à toutes les deux une petite bise et serre la main de Tobias,
ravi de le revoir. Il a la paume moite ; il doit être inquiet pour Alessia.
Comme moi.
Alessia est au programme du concert spécial du Royal College of Music.
Trois autres solistes monteront sur scène, mais Alessia passe en dernier –
elle sera le clou du spectacle.
J’ai tellement hâte !
Mais ce n’est pas pour cette seule raison que je suis tendu. Je ne veux pas
qu’elle soit stressée, le moins possible… même si elle l’est forcément en cet
instant. Ce matin, elle m’a annoncé la nouvelle : elle est enceinte. Je suis
sur un petit nuage ! Mais nous devons attendre encore quelques semaines
avant d’en parler.
Je vais être père.
Moi. Papa !
Putain, qu’est-ce que je suis heureux !
J’avale une lampée de champagne et pousse un long soupir d’aise. Au
loin, la sonnerie carillonne.
Le concert va commencer.
IL SOUHAITE LES VÊTEMENTS CÉLESTES
Eussé-je des cieux les vêtements brodés,
Tissus de lumière d’or et de lumière d’argent,
Les bleus, les troubles, les noirs vêtements,
De la nuit et du jour et du demi-jour,
Je jetterais sous tes pieds tous ces vêtements ;
Mais je suis pauvre, et je n’ai que mes rêves ;
J’ai voulu que mes rêves soient jetés sous tes pieds ;
Fais-toi légère car tu foules mes rêves.

WILLIAM BUTLER YEATS,


Le vent parmi les roseaux1,
1865-1939.
La musique de Madame

Chapitre 4
« Delicious » – Dafina Rexhepi

Chapitre 6
Sonate no 14 en do dièse mineur, opus 27 no 2 (« Sonate au clair de
lune »), troisième mouvement, de Ludwig van Beethoven.

Chapitre 7
« Vallja E Kukësit » – StrinGirls, Jeris
« Vallja E Rugoves Shota » – Valle
« Vallja E Kuksit » – Ilir Xhambazi

Chapitre 8
« Magnolia » – J.J. Cale

Chapitre 9
« Only » – RY X

Chapitre 10
Partita pour violon seul en mi majeur, BWV 1006, 1. Prélude, de J.-S.
Bach (transcription pour piano de Sergeï Rachmaninov)

Chapitre 11
« Lo-Fi House Is Dead » – Broosnica
« Only Love » – Ben Howard
Chapitre 12
« Clair de lune » de Claude Debussy

Chapitre 17
Fugue no 15 en sol majeur, BWV 884, de J.-S. Bach

Chapitre 18
« Runaway (avec Candace Sosa) » – Armin van Buuren
Prélude no 2 en do mineur, BWV 847, de J.-S. Bach

Chapitre 25
« Cornfield Chase » (Interstellar) de Hans Zimmer

Chapitre 27
« North Country » (John Peel Session 1974) – Roy Harper

Chapitre 30
« Valle e Vogël » – Feim Ibrahimi
Années de pèlerinage, 3e année, S. 163 IV, « Les jeux d’eaux à la Villa
d’Este » de Franz Liszt
Sonate no 14 en do dièse mineur, opus 27 no 2 (« Sonate au clair de
lune »), troisième mouvement, de Ludwig van Beethoven.

Chapitre 31
« Clair de lune » de Claude Debussy
Remerciements
Écrire Madame aurait été une entreprise bien plus longue et hasardeuse
sans l’aide, les conseils et le soutien de personnes adorables que je ne
remercierai jamais assez.
Mon éditeur albanais, Manushaqe Bako des éditions Dritan, pour son
éclairage précieux quant aux us et coutumes en Albanie, et bien sûr pour ses
traductions en albanais.
Kathleen Blandino pour ses talents sur le web, ma pré-­ lectrice la plus
fidèle.
Ben Leonard, Chelsea Miller, Fergal Leonard et Lee Woodford, pour
m’avoir expliqué les arcanes des procédures d’obtention d’un visa pour
ceux qui veulent vivre avec leur famille au Royaume-Uni.
James Leonard pour ses cours de langue concernant les gens de la haute
société.
Vicky Edwards pour sa connaissance de la législation en cas de mariage à
l’étranger.
Chris Brewin pour son expérience (acquise à la dure) du fonctionnement
de la police en Grande-Bretagne.
Mon « Majeur » chéri, pour son savoir en matière de musique et de
matériel de DJ.
Mon agente, Valerie Hoskins, pour son soutien sans faille, ses mauvaises
blagues et ses avis précieux sur l’avenir de l’agriculture dans le pays.
Kristie Taylor Beighley des distilleries Silk City, maîtresse dans l’art de
produire de bons alcools.
Mon ami Ros Goode, qui m’a enseigné toutes les astuces pour conduire
un Land Rover Defender !
Un grand merci à mon éditrice Christa Désir, pour avoir corrigé mes
fautes de grammaire avec délicatesse et humour.
À toute la merveilleuse équipe de Bloom Books et Sourcebooks, recevez
ma reconnaissance pour votre travail, votre professionnalisme et votre
soutien de chaque instant.
À mes confrères et consœurs auteur.e.s., merci pour votre fiabilité, pour
l’inspiration et les bons moments. Vous vous reconnaîtrez, je le sais ! Mais
vous êtes trop nombreux pour tous vous citer. Si j’en oubliais un seul, je ne
m’en remettrais pas !
Merci au groupe du Bunker pour votre soutien, pour les rires, et les
mèmes hilarants.
Merci à tous les auteurs de l’Author Conference sur Clubhouse. J’ai
appris tant de choses grâce à vous.
Un gigantesque merci aux filles de I Do Crew, vos conseils m’ont été si
précieux.
Merci aux magiciennes des réseaux sociaux pour leur amitié, leur
soutien, telles que Vanessa, Zoya, Emma, Philippa, Gitte, Nic…
Merci à mon attachée de presse, Julie McQueen, pour s’être occupée de
moi et des Ladies in the Bunker.
Et comme toujours, toute ma reconnaissance et mon amour à mon mari,
Niall Leonard, pour les premières corrections, les tasses de thé, et pour
m’avoir écoutée (parfois !).
À mes fils, Majeur et Mineur – merci d’être là. Ne changez rien. Vous
êtes ma lumière, ma joie. Je vous aime, inconditionnellement, pour
toujours.

Et enfin, à tous mes chers lecteurs.


Vous dire merci est bien trop peu…
Merci de lire mes histoires.
Merci pour tout.
Titre de l’édition originale
The Missus
publiée par Bloom Books, une division de Sourcebooks, Naperville,
USA

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et


événements sont imaginaires, ou utilisés de manière fictive. Toute
ressemblance avec des personnes, vivantes ou mortes, ou des lieux
réels est purement fortuite.
Tous les noms de marques et de produits cités dans cet ouvrage sont
des marques déposées, marques déposées ou noms commerciaux de
leurs détenteurs respectifs.

Couverture :
Design by E L James et Brittany Vibbert/Sourcebooks
Photo © E L James
Adaptation : Le Petit Atelier

Copyright © 2023 by Erika James Ltd


Tous droits réservés.
© 2023, éditions Jean-Claude Lattès pour la traduction française.

ISBN : 978-2-7096-7290-0

www.editions-jclattes.fr
Ce document numérique a été réalisé par PCA
Table
Couverture

Page de titre

Du même auteur :

Dédicace

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13
Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Épilogue
Il souhaite les vêtements célestes

La musique de Madame

Remerciements

Page de copyright
1. Traduction de André Pieyre de Mandiargues. (N.d.T.)

Vous aimerez peut-être aussi