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Lise-‐Marie Lenormand
ISBN : 978-‐‑2-‐‑3223-‐‑7776-‐‑3
Dépôt légal : Juillet 2021
À toi qui m’as donné la force de débuter un nouveau chapitre de ma
vie au moment où j’en avais le plus besoin.
C H A P I T R E 1
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je sens un mélange de renfermé et d’urine dans la cage
d’escalier. Je monte les marches une à une en me tenant à la
rambarde. Le troisième étage est le bon. La porte est
entrouverte.
— Mais Paco tu étais où putain ?
Marie parle la première, comme toujours.
— Fiche-‐‑moi la paix tu veux ?
— Mec, ton visage… Tu avais dit que tu avais dépassé tout
ça.
Gabi s’inquiète toujours trop. Si ce n’était pas mon meilleur
ami depuis mes quatre ans, il est peu probable que je
l’écouterais encore jargonner.
— Oh ta femme et toi, vous me gonflez. Vous n’aviez qu’à
rentrer si vous me trouviez si long à revenir de ma pause
cigarette. Les autres l’ont fait, regardez, vous êtes les seuls cons
à rester plantés là, à m’attendre comme des petits chiens. C’est
bon, votre maître est revenu. Vous êtes disposés à partir.
— Tout le monde est parti parce qu’on les a mis dehors
quand on a compris que tu avais encore fait ta petite fugue du
samedi soir. Tu as raison, je ne sais même plus ni pourquoi on
reste tous les week-‐‑ends à t’attendre, ni pourquoi on vient tout
court. Par pitié peut-‐‑être, par amour sûrement.
Gabi est trop sentimental. Ses joues légèrement rosées sur
sa peau imberbe digne d’un adolescent de quinze ans
adoucissent ses traits. Il n’a pas beaucoup grandi non plus
depuis le collège. La bière, en revanche, a eu raison de sa
morphologie.
— Oh je t’en prie, tu vas encore me sortir « Mais on t’aime
Paco, tu n’as pas besoin d’alcool pour noyer ton chagrin, tu as
nos oreilles pour t’écouter ! », c’est bon, stop, vous n’avez pas
encore compris que vous m’enfonciez à me dévisager comme
un type sans allure ? Cela va durer combien de temps encore ?
Un long silence vient remplir une des rares pièces de mon
appartement avant qu’une sage d’esprit ne se décide à
intervenir. Du moins la personne la plus sobre.
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— Calme-‐‑toi. Viens plutôt avec moi pour désinfecter ces
vilains coups.
Marie sait tempérer la situation lorsqu’elle sent que celle-‐‑ci
va se dégrader. Elle s’inquiète toujours pour les autres, même
pour ceux qui ne méritent pas un huitième de son attention. Sa
longue chevelure brune toujours attachée en chignon et ses
yeux d’un marron à la frontière du noir lui donnent un air strict
et mystérieux, mais son sourire et sa joie de vivre en toutes
circonstances sont si communicatifs qu’elle pourrait rendre
heureux n’importe qui croisant son chemin.
N’importe qui sauf moi.
Je la suis sans un mot le long du minuscule couloir qui
prend fin au niveau de ma salle de bain. Je la regarde se servir
dans mon placard et prendre le nécessaire pour panser mes
blessures. Je m’assois sur le rebord de la baignoire. Le
désinfectant brûle ma peau pourtant bien endormie par
l’alcool, je pousse des petits gémissements de-‐‑ci de-‐‑là qui lui
provoquent un léger rictus.
— Tu es encore tombé sur plus fort que toi on dirait ?
— Je n’ai pas voulu répondre à ses coups. Je préfère les
prendre que les donner, tu sais bien.
— Paco…
— Ne dis rien, s’il te plaît. Ne me parle pas d’elle, pas ce
soir. Je suis épuisé, je veux juste qu’on me foute la paix.
— Je n’allais rien dire. Tout ce qu’on veut avec Gabi c’est
que tu avances, que tu arrêtes de te faire du mal sans cesse. Tu
n’as pas besoin de t’en faire, tu as suffisamment souffert, tu ne
crois pas ?
Mon absence de réponse met fin à cet échange que je n’ai
plus la force de poursuivre. Elle applique une crème
cicatrisante au niveau de mon arcade sourcilière et vérifie que
mon nez n’est pas fracturé. Il n’est pas sous son meilleur jour,
mais il s’en remettra.
Encore une fois.
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Elle se met à rire en me regardant, je ne sais pas si c’est
nerveux ou parce que j’ai vraiment l’air d’un clown embauché
pour faire la promotion d’un supermarché.
— Qu’est-‐‑ce que j’ai ?
— Regarde-‐‑toi dans le miroir, tu comprendras.
Je tourne la tête vers ma gauche et souris à la vue des petits
amas blanchâtres de crème qui parsèment mon visage. D’un
bond je me lève et attrape Marie en la portant par-‐‑dessus mon
épaule. Elle me supplie de la remettre à terre, mais je ne
l’écoute pas et la dépose dans la baignoire. En la retenant,
j’ouvre l’eau qui s’écoule par le pommeau de douche en sa
direction. Elle hurle, mais je ris encore plus fort. Je me résous
finalement à arrêter ma bêtise après quelques secondes
interminables pour elle.
— Tu vas me la payer je te jure. Je te déteste.
Elle sort de la baignoire entièrement trempée et je lui tends
une serviette propre, sous une forme d’excuse.
— Combien de fois tu m’as fait le coup durant ces dernières
années Paco ?
Elle rit et je suis soulagé de savoir que, quoi qu’il arrive,
même si je perds pied, notre amitié reste bien réelle.
Gabi et Marie sont ensemble depuis la terminale, grâce à
moi en quelque sorte, même si je n’ai finalement aucun mérite
à m’attribuer. Marie m’aimait depuis quelques années. Je la
considérais comme la bonne copine, celle à qui je pouvais tout
dire en passant par les blagues les plus vulgaires et puériles
d’un lycéen qui réfléchit autrement qu’avec son cerveau. Nous
avons passé trois années dans la même classe, Gabi dans une
autre. Toutes les bêtises nous les avons faites ensemble tous les
trois. On était inséparables, ce qui avait le don d’agacer
certains. Lors d’une soirée un peu arrosée, j’ai embrassé une
énième fille devant elle, la fois de trop sans doute. Elle s’est
réfugiée dans les bras de Gabi et, depuis, ils ne se sont plus
jamais quittés.
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Je trouve leur couple formidable et, parfois, j’en viens à
regretter d’avoir été abruti à l’époque. Si quelqu’un avait pu
me rendre heureux comme elle le fait si bien pour lui, je
n’aurais sans doute pas tout perdu. J’ai eu un peu de difficulté
à l’accepter au début, sûrement par fierté masculine, mais
aussi par peur que notre trio ne soit plus jamais le même.
J’avais tort, ce sont les seuls amis que j’ai gardés de l’école
avant l’université. Et je leur dois tellement.
— Marie ? Tout va bien ?
Gabi entre en trombe dans la salle de bain, prêt à me casser
la figure au moindre débordement. Il se met à glousser
lorsqu’il voit l’état de sa femme et nous le suivons dans un fou
rire qui me semble durer une éternité. Se remettant à peine de
ses émotions, Gabi finit par s’exprimer.
— Paco, on va rentrer… Il commence à se faire tard et nous
avons un déjeuner de famille demain. Est-‐‑ce que ça va aller ?
— Oh mec, tu sais, quelques jours de sommeil et ma gueule
de bois sera déjà loin.
— Quelques jours… Tu ne peux pas rester indéfiniment
sans travail… Je sais que ta maman t’aide beaucoup
financièrement, mais… Enfin tu sais…
— Oui je sais.
Je coupe court à la discussion, car je sens la dispute revenir
et je suis trop épuisé pour argumenter même si je sais
pertinemment qu’il a raison.
Je les embrasse, leur ouvre la porte et les regarde descendre
l’escalier. J’ai conscience de la chance que j’ai de les avoir à mes
côtés après toutes les paroles blessantes que j’ai pu prononcer.
Je déambule jusque dans ma chambre, ôte seulement mes
baskets et plonge dans mon drap en direction des bras de
Morphée. J’ai la tête qui tourne et le nez qui me fait légèrement
souffrir, mais ce n’est rien comparé au vide que je ressens
depuis des mois.
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À midi, quelqu’un frappe à la porte. Je me réveille
brusquement sans aucune envie d’ouvrir à qui que ce soit. Je
me tourne dans mon lit, bien résigné à dormir encore quelques
heures. Puis j’entends une voix douce crier mon nom. Lorsque
je me lève enfin, mon corps bien affaibli me rappelle la soirée
un peu mouvementée de la veille. Je me rapproche de la porte
et de cette voix qui prononce mon nom encore et encore avant
que je ne finisse par tourner la clé dans la serrure.
— Mon fils !
Ma mère me prend dans ses bras à l’instant où j’ouvre la
porte, rassurée que je finisse par le faire. Je la surprends à me
toiser du regard, les larmes montant à ses yeux.
— Ne t’en fais pas maman, ce n’est rien. Entre, je suis
content de te voir.
— Ton visage… Toujours tu… J’ai apporté à manger. Si tu
veux bien de moi évidemment.
Aussi curieuse qu’elle soit, je remarque son effort pour ne
pas chercher à en savoir davantage sur mon état physique. Je
pose mes yeux sur le plat qu’elle tient à bout de bras et qui me
met directement en appétit.
Il faut dire que ma mère est une excellente cuisinière.
Depuis toute jeune, les fourneaux sont sa réelle passion malgré
une carrière de secrétaire qu’elle a dû entreprendre pour la
fierté de ses parents. Quand nous avons quitté le cocon
familial, mon frère et moi, elle a décidé d’arrêter son travail
pour se consacrer uniquement à son rêve. Elle cuisine
aujourd’hui dans un petit restaurant qu’elle a monté avec une
de ses meilleures amies, non loin de chez moi.
— Évidemment. Ne fais pas attention au bazar, je n’ai pas
eu le temps de nettoyer les restes de la veille. Tu ne travailles
pas aujourd’hui ?
— Non, Élisabeth vient de perdre son mari, tu sais bien, je
te l’avais dit. Nous fermons le restaurant pour deux semaines,
cela me permettra de souffler un peu en même temps.
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L’histoire du mari d’Élisabeth fait simultanément écho aux
douloureux souvenirs de mon père. Il est décédé lorsque
j’avais dix ans, emporté par un cancer du pancréas. Personne
n’a rien pu faire pour le sauver. Je l’ai vu souffrir pendant des
mois et partir d’une manière atroce. Comme s’il n’avait jamais
existé, comme si nous n’étions que poussière en ce monde.
— Fichu cancer.
Quelques secondes nostalgiques nous unissent ma mère et
moi avant que l’odeur du plat ne vienne chatouiller mes
narines et m’ancrer de nouveau dans la réalité.
— Ton petit plat a l’air bon, comme toujours.
— Toujours pour mon petit garçon.
Ses mots m’adoucissent, je n’ai qu’à plonger mon regard
dans le sien pour être rassuré. Elle est exceptionnelle et si jolie,
même après toutes ces années difficiles. Ses cheveux grisés par
le temps sont coiffés en carré court et assortis à ses yeux. Elle
est tellement petite que l’on se demande comment je peux être
son fils. Ses talons et son rouge à lèvres lui sont indispensables.
Elle est apprêtée et sûre d’elle. Je ne sais pour quelle raison elle
n’a jamais pu retrouver quelqu’un après mon père, je n’ai
jamais voulu l’embarrasser avec cette question. J’ai toujours
souhaité en secret qu’un autre homme la rende heureuse parce
qu’elle le mérite et surtout parce qu’elle a tant d’amour à
donner. J’ai envie de la protéger à chaque instant, mais la vérité
c’est que c’est elle qui me préserve le plus.
— J’imagine que tu ne comptes pas chercher de travail dans
cet état-‐‑là…
— Maman, je n’ai aucune envie de me disputer avec toi. Je
le ferai, quand je serai prêt, je le ferai. Elle est là ma promesse.
Je n’ai jamais dit quand.
— C’est comme ça que tu comptes te battre pour elle ? En
restant chez toi, sans boulot, à te faire casser la gueule à chaque
angle de rue ?
Ses mots brûlants ciblent mon cœur en son centre. À cet
instant, je sens que la pitié qu’elle ressentait durant ces
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derniers mois est partie. Décevoir Gabi et Marie est une chose,
décevoir le monde entier également, mais décevoir ma mère
est inconcevable et, pourtant, je savais pertinemment que cela
finirait par arriver. Cette fois, j’y suis.
— Je vais accepter la proposition de cette agence.
Ma mère ne peut contenir sa joie et me serre
immédiatement dans ses bras. J’ai l’impression d’étouffer et
pas seulement par son étreinte.
Il y a deux mois, Étienne est venu me voir. C’est un ami de
l’université, nous avons réalisé ensemble notre master à l’école
supérieure de journalisme de Lille. C’est un chouette type avec
un humour décalé qui garantit une bonne soirée. Après
l’obtention de son diplôme, il a été recruté par un journal
connu pour son parti pris gaulliste et conservateur. Une belle
carrière en perspective. Quant à moi, j’ai tout de suite travaillé
dans une agence de presse de grande renommée en tant que
reporter, plus particulièrement au desk agriculture. La
pression de rédiger des articles au plus vite et d’être à l’affût
de toute information susceptible d’intéresser les journaux du
monde entier me plaisait plus que tout au monde. Plus que
tout, mais pas plus qu’elle.
Un ami d’Étienne démissionne d’une petite agence de
presse pour raison personnelle. Il s’est alors permis, sous les
encouragements d’Etienne mais surtout sans aucun accord ni
écrit ni oral de ma part, de recommander mon recrutement
pour ce poste. L’agence m’a contacté il y a deux semaines, me
laissant réfléchir à l’opportunité pendant le reste du mois. Bien
sûr, je suis fermement opposé à cette idée.
La promesse faite à ma mère, quelques minutes plus tôt,
résonne dans ma tête comme un sifflement interminable. Je
sais, à cet instant précis, en me tournant vers ses yeux embués,
qu’il sera impossible de me défiler une nouvelle fois.
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C H A P I T R E 2
Après avoir rangé et nettoyé mon appartement, j’ai fini par
dormir bien plus d’heures qu’un humain en a besoin. J’ai fait
les cent pas avant de me résigner complètement à appeler
l’agence. Ils n’ont même pas exigé d’entretien pour le poste,
l’expérience acquise lors de mon précédent travail dans cette
prestigieuse agence leur suffit amplement. Je pensais avoir une
chance de rater cette entrevue à tel point que plus personne
n’oserait appeler pour m’embaucher, mais je me retrouve à
accepter un travail, sans aucune issue pour me sortir de cette
situation.
Je commence ma période d’essai dans une semaine. Il s’agit
d’une agence de presse spécialisée dans le sport. Ce qui rend
la situation encore plus ironique. Bien que le football m’ait
séduit dès l’âge de six ans, je ne suis pas certain de pouvoir
affirmer que je sois sportif. Même si, depuis un an, la boxe m’a
sculpté davantage.
Cette journée m’a été des plus pénibles, je ressens le besoin
presque vital de décompresser en plongeant mes poings dans
un punchingball. Arrivé à la salle d’entraînement, mes
camarades plaisantent sur mon nez bien amoché. Je lance des
sourires amusés sans répliquer, tout ce que je veux ce soir c’est
plaquer ma douleur dans les coups. J’enfile mes gants bleus et
laisse ma haine parler en premier.
Au bout de seulement quinze minutes, ma transpiration est
à son apogée, mes muscles sont raidis, ma mâchoire crispée et
mon regard empreint de férocité.
Elle alimente ma rage d’une intensité de plus en plus forte.
Cette femme qui a emporté ce qui me restait d’humanité. À tel
point qu’au bout de trente minutes, après de nombreux
crochets et uppercuts, je perds la maîtrise de tout mon être.
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Mon état de transe prend le dessus, je craque littéralement.
Je pose un genou à terre et fixe le sol. L’entraînement est
terminé pour ce soir, les émotions m’envahissent trop pour
que je puisse être suffisamment précis dans les coups que je
fournis.
Je décide de rentrer et d’appeler Gabi sur le chemin du
retour.
— Hey mec, bien remis de samedi soir ?
Il parle d’un ton bien plus enthousiaste que mon silence qui
suit, puis se reprend.
— Paco, est-‐‑ce que tout va bien ?
— Oui je… J’ai accepté ce travail à l’agence de presse, tu
sais.
Gabi ne répond pas immédiatement par prudence. Je sais
qu’il cherche la réponse appropriée pour éviter au maximum
de me contrarier.
— Après réflexion ou quelque chose t’a poussé à le faire ?
— Ma mère a déjeuné avec moi hier. C’est la première fois
que j’ai le sentiment de la décevoir.
— Tu ne déçois personne, c’est parce que nous t’aimons
que nous te poussons à faire les bons choix.
— Les bons choix tu dis ? Toi-‐‑même qui m’as poussé dans
ses bras il y a huit ans ?
La rage a visiblement quitté la salle d’entraînement avec
moi. Je regrette ces paroles à l’instant où je les prononce. Je ne
lui avais encore jamais dit, pour la simple raison que, même
s’il m’a ouvert le chemin, c’est bien moi qui m’y suis conduit.
Mes excuses immédiates ne lui laissent pas le temps de
répliquer.
— C’est bon Paco, tu as le droit de le dire. Si tu savais
comme je regrette te l’avoir présentée. J’y pense tous les jours.
La nostalgie gagne ma gorge qui vient se nouer. Je hais
cette humidité au coin de mes yeux qui annonce une soirée à
vivre dans le passé.
— Viens à la maison ce soir, Marie a invité Stéphanie.
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Je ne peux pas dire qu’il s’agisse de la personne que j’ai le
plus envie de voir, mais, à cet instant, tout ce que je veux c’est
éviter d’être seul. Je rentre chez moi, trouve une bouteille de
vin rouge et conduis jusqu’à chez mes amis.
Ils habitent à quinze minutes, mais leur quartier n’a
absolument rien à voir avec le mien. Il est entretenu par de
nombreuses et magnifiques végétations dans les rues. Il y a
même un square pour les enfants. Les habitants ne se disputent
pas à chaque coin de rue. L’air est pur et paisible. Leur maison
est au bout d’une impasse, fermée par un portail coulissant et
sécurisée par un interphone. Une fois entré, on peut admirer
un couloir orné de pavés beiges qui sépare des chemins de
pierres, eux-‐‑mêmes délimités par l’herbe environnante et ses
arbustes. Le tout illuminé de-‐‑ci de-‐‑là par de petites lanternes
qui scintillent la nuit tombante.
Je frappe à la porte et mon ami m’ouvre instantanément.
Notre accolade est toujours aussi forte même après toutes ces
années. J’embrasse Marie puis Stéphanie, malgré son odeur de
patchouli fort désagréable, et m’installe sur le canapé.
La cheminée réchauffe la pièce déjà conviviale. La pierre
apparente sur le pan de mur face à la baie vitrée opposée rend
le salon encore plus magnifique. Mes amis ont bon goût et
aussi un peu d’épargne il faut l’avouer.
Gabi me sert un verre de crème de whisky sans me
demander, il me connaît si bien. Stéphanie parle la première
pour rompre le silence présent depuis mon arrivée.
— Comment vas-‐‑tu Pacôme ? Ça doit faire deux ans qu’on
ne s’est pas croisés tous les deux ?
Cela fait bien longtemps que l’on m’a appelé par mon réel
prénom, mes proches savent que je préfère le diminutif.
— C’est possible oui. Eh bien ça va. Tu bosses toujours pour
ce photographe ?
— Non, j’ai arrêté depuis longtemps. J’ai créé mon propre
magasin. J’ai une grande clientèle.
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Cette nouvelle ne m’étonne pas, elle a du talent pour la
photographie et n’est jamais en panne d’idées.
Stéphanie est une amie de longue date de Marie, elles se
côtoient depuis le collège. Je l’ai rencontrée au lycée.
Je n’ai jamais trop apprécié cette fille, elle est arrogante et
vicieuse. Marie a souvent pardonné ses écarts de conduite.
Elles sont très différentes toutes les deux et je ne vois toujours
pas en quels points elles sont complémentaires, mais Marie la
défend toujours quoi qu’il arrive. Même si elle paraît s’être
adoucie avec le temps, je me méfie encore de ses simagrées.
Marie s’inquiète de mon nez et prétexte devant Stéphanie
que je me suis pris un coup à la boxe. Cette dernière ne pose
pas davantage de questions.
Nous passons à table après avoir déjà bien grignoté, Marie
a préparé une délicieuse quiche. Gabi en profite pour me servir
du vin blanc. Les discussions pendant le repas tournent autour
du travail, d’un côté Marie évoque ses patients avec humour
et parfois avec détresse de ne pouvoir les aider davantage et
de l’autre Gabi tente de souscrire une assurance voiture à
Stéphanie, qui a d’ailleurs l’air bien intéressée. Cet homme a
un charisme si développé qu’il est devenu le meilleur atout de
la banque où il travaille. Il faut dire qu’il est aussi très investi
et convaincu par les services qu’il propose aux clients. Quant
à moi, j’écoute et me sers de nouveau à boire dès que mon verre
est vidé par le chagrin qui m’envahit. La marée n’est jamais
basse et la bouteille rapidement finie. Mon cerveau commence
par devenir un peu plus euphorique qu’en ce début de soirée.
— Et toi Pacôme, tu travailles toujours dans cette agence de
presse ?
— Non, j’ai démissionné il y a quelques années. Je viens
seulement de trouver une nouvelle opportunité.
Marie ne laisse pas le temps à Stéphanie de répondre. Elle
apporte immédiatement le dessert sur la table pendant que
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Gabi sert des coupes pour fêter ma nouvelle embauche. La
bouchée fond sur ma langue. C’est un réel plaisir gustatif.
Je commence à être bien enivré lorsque Stéphanie évoque
le sujet brûlant avec peu de délicatesse.
— Tu as des nouvelles de Chloé ?
Marie manque de s’étouffer avec une noix de pécan.
Stéphanie a l’air satisfaite de sa question. Elle attendait
sûrement de la poser depuis le début de cette soirée. Son
enjouement est comparable à celui d’une enfant qui part jouer
au parc. Cette vipère n’a pas changé.
— Je ne sais pas, tu en as d’Antoine ?
Je réponds du tac au tac et décide de me placer à la même
bassesse qu’elle en évoquant son ex-‐‑fiancé. Elle devait se
marier l’année dernière, mais son petit ami a tout annulé à la
dernière minute. L’aînée de Stéphanie s’était finalement avérée
plus intéressante. Je ne comptais pas me servir de cette histoire
tragique pour lui renvoyer son venin, mais elle ne m’a pas
laissé d’autres options. Sa question n’avait rien d’innocent, elle
connaît déjà toute l’histoire par Marie.
— Figure-‐‑toi qu’il a quitté ma sœur et qu’il veut me
récupérer.
— Il regrette quoi au juste ? Ton impertinence ? Ta
simplicité d’esprit ?
Je prends plaisir à admirer ses yeux se remplir de colère.
Elle qui croyait m’échauffer finit par s’exciter toute seule. Elle
commence par m’injurier sans aucune repartie, ses mains
tremblent et je me réjouis d’être parvenu à la toucher sans
m’être moi-‐‑même dévoilé, car au fond sa question m’a anéanti.
Marie tente de tempérer la situation comme à son habitude,
mais les mots que l’on s’envoie sont si violents qu’elle ne
parvient pas à faire entendre sa douce voix.
— C’est toi qui me dis ça, toi qui as raté ta vie ? Toi qui
trouves l’excuse de la boxe pour justifier ton visage amoché
alors que tout le monde sait que tu cherches à te battre à
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chaque fois que tu mets les pieds dans un bar. Tu n’es qu’un
minable. Tu l’as toujours été depuis le lycée.
Je ne sais pas si ses mots finissent par m’atteindre, mais
j’attrape mon manteau en laine, remercie mes amis et décide
de rentrer chez moi, à pied.
En fermant le portail derrière moi, je sens une force qui
s’oppose à mon geste. Stéphanie me supplie de me
raccompagner chez moi avec sa voiture. En vraie tête brûlée, je
refuse sa proposition.
— Je t’en prie. Je ne vais pas te laisser rentrer dans ce froid
avec autant d’alcool dans le sang. Ne fais pas l’idiot.
Après une courte réflexion, je la suis jusqu’à sa voiture. Je
ris en m’apercevant qu’elle a toujours la Ford Ka rouge du
lycée. Son visage s’adoucit soudainement.
— Pas de commentaire s’il te plaît. Tu sais à quel point
j’aime cette voiture.
Nous rions tous les deux et j’ai même l’impression que
cette voiture démarre une trêve entre nous. Je lui indique mon
domicile et nous restons silencieux tout le reste du chemin.
J’observe les lampadaires défiler le long de la route. La ville est
calme. Stéphanie se gare le long du trottoir en face de mon
immeuble.
— Tu habites dans un de ces appartements ?
— Ouais. Tu veux voir ?
Cette demande me surprend moi-‐‑même. Je n’ai sans doute
pas envie de monter seul dans ce vilain appartement. Elle
éteint le moteur et me suit jusqu’à ma porte d’entrée sans
réfléchir.
— Oh c’est… C’est sympa.
— Tu n’es pas obligée de mentir pour te rattraper de cette
soirée tu sais. Je suis bien conscient qu’il est insalubre. C’est
temporaire.
— Évidemment, c’est à moi de me rattraper, mais c’est toi
qui commences par me manquer de respect. Tu as toujours été
comme ça au lycée, un petit con.
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Au fur et à mesure de sa phrase, je sens qu’elle se
rapproche de moi. À moins que ce ne soit moi qui le fasse. Je
sens une tension s’installer entre nous qui n’a rien à voir avec
celle présente lors du dîner. Sa respiration devient de plus en
plus saccadée, sa lèvre inférieure tremble légèrement et je peux
lire dans ses yeux que sa provocation se veut bien plus
aguicheuse qu’agressive.
— Un petit con tu dis ?
Je sens mes fossettes se creuser et mes yeux se remplir de
malice. Elle fond à cette vue, je le sais. Elle me plaque contre le
mur si sauvagement que je n’ai pas le temps de me défendre.
Je riposte alors rapidement, mes mains trouvent ses fesses
pendant que ses lèvres viennent fondre sur les miennes. En
l’espace de quelques secondes, nos langues se rencontrent. Ses
mains parcourent ma chemise pendant que je m’égare dans sa
chevelure blonde. Je me retrouve rapidement déboutonné, le
torse à l’air libre. Entre deux baisers, je l’entraîne vers ma
chambre. Elle s’étend sur le lit, allongée sur le dos et je me
dresse par-‐‑dessus elle. Je retire ses collants sans grande
délicatesse pendant qu’elle enlève sa robe. Je l’observe un
instant, avec ses sous-‐‑vêtements en dentelle et ses formes
généreuses. Mon sexe durci depuis quelques minutes me
rappelle à l’ordre et je me saisis alors de ses seins en
l’embrassant de nouveau. Je sens ses mains retirer mon jean et
mon caleçon puis prendre mon pénis avec audace.
L’atmosphère grimpe d’un niveau à chaque va-‐‑et-‐‑vient qu’elle
entreprend. Je caresse son clitoris et insère l’index à l’intérieur
de ses lèvres. Les ronds que je réalise en elle la font gémir.
Rapidement, elle me souffle à l’oreille avoir envie que je la
pénètre. Je déroule un préservatif trouvé dans le tiroir de ma
table de chevet et m’exécute, sauvagement. En quelques
minutes, sans changement de position, je pousse un râle de
plaisir. Bien conscient qu’il n’était pas nécessairement partagé
ni sincèrement réel. Stéphanie semble pourtant sur son petit
nuage, satisfaite de ce que j’ai pu lui donner. Quant à moi, j’ai
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le sentiment d’avoir trouvé un abri facile pour mon sexe même
si cette pensée indigne m’écœure. Nous restons plusieurs
minutes en silence, allongés sur le lit, chacun de notre côté. Elle
se décide à briser la glace qui nous sépare.
— Waouh, c’était génial… Pour un petit con tu t’en sors
parfaitement.
Je m’efforce de lui laisser croire que j’ai autant adoré cette
union pour la rassurer. Elle pose sa tête sur mon torse
transpirant, et, sans savoir comment réagir, je me dégage
soudainement de ce moment d’intimité prétextant avoir envie
d’aller aux toilettes. En revenant, j’espère qu’elle aura quitté
mes draps pour remettre sa robe, mais il n’en est rien. Elle a
toujours la même position et un sourire béat lorsqu’elle
m’aperçoit entrer dans la chambre.
— Je peux dormir ici ?
Sa question me prend de court, je cherche une échappatoire
en vain puis me résigne à dire la vérité.
— Écoute Stéphanie, cette fin de soirée était vraiment
agréable et je dois admettre que je suis content de t’avoir revue,
seulement…
— Ne te fatigue pas. J’étais persuadée que tu dirais ça. Tu
couches avec moi et tu me jettes, c’est un classique. Il faut
avouer que c’est récidivant chez toi.
Son manque de subtilité m’indique rapidement à quoi elle
fait référence. Je me rappelle cette soirée en terminale, nous
avions tous forcé sur l’alcool. Il ne restait plus qu’elle et moi
dans le salon, elle s’était jetée sur moi un peu de la même
manière que ce soir. Dans mes souvenirs nous avions passé un
bon moment. J’étais parti à l’aube et avais démenti avoir
couché avec elle le lundi au lycée afin d’éviter les railleries des
copains. Il faut dire que Stéphanie était réputée comme la fille
frivole qui s’adonnait beaucoup au sexe. Je regrette l’avoir
trahie à l’époque, c’était une erreur qui lui a fait beaucoup de
peine.
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Elle a entièrement raison, je ne suis qu’un con. Le karma
m’aura finalement rappelé à l’ordre.
Elle remet sa robe en une minute et sort en trombe de mon
appartement sans que je n’aie le temps de l’arrêter pour
m’excuser. Je l’entends descendre l’escalier à vive allure tout
en m’injuriant de toutes ses forces. Je le mérite bien.
Je ferme la porte à clé et me dirige vers mon lit. L’odeur qui
émane de la pièce me pousse à ouvrir la fenêtre le temps que
la fraîcheur de la nuit s’empare de ces quelques mètres carrés.
Je m’appuie contre le rebord pendant que mes pensées
divaguent. La vue donne sur des dizaines d’immeubles qui
masquent la demi-‐‑lune illuminant la nuit. Je n’aime pas ce lieu,
mais le prix de la location m’est accessible. C’est tout ce que j’ai
pu trouver de mieux en trois pièces. La peinture qui couvre les
quarante-‐‑cinq mètres carrés de mon appartement est
défraîchie, mais bien plus sobre que tous les appartements que
j’avais visités. Le parquet est usé, la cuisine manque de netteté
et la salle de bain regorge de remontées de canalisations fort
désagréables, mais cet appartement ne reste pas moins
fonctionnel et c’est ce qui compte. Le plus dérangeant, c’est la
vie de l’immeuble et du quartier. Entre les trafics de
stupéfiants et les disputes jusqu’au bout de la nuit, je me sens
en insécurité permanente. Dès que je le pourrai, je quitterai cet
endroit.
Une cigarette au coin de la bouche, par habitude de fumer
certains soirs de solitude, je pense à la façon dont je me suis
comporté avec Stéphanie et regrette m’être servi d’elle.
Pendant l’acte, mes yeux ne voyaient que le fantôme de Chloé.
Celui qui me hante et me rend nauséeux. Je cherchais à me
convaincre que je pouvais admirer un autre corps, mais la
vérité c’est que je ne trouve plus aucun plaisir à coucher avec
une femme. Cette idée intensifie les battements de mon cœur
23
pendant que des frissons parcourent le reste de mon corps. À
cet instant, j’ai peur de ne plus jamais pouvoir être heureux.
Je ferme les volets et m’endors rapidement, épuisé par cette
soirée. Dans mon sommeil, je peux même entendre mes légers
ronflements retentir dans la chambre.
Il est à peine neuf heures lorsque mon portable se met à
vibrer sur ma table de chevet. Je décroche sans prêter attention
au nom du destinataire affiché sur l’écran. Une voix féminine
hurle au bout du fil. Je suis encore trop endormi pour bien
comprendre ce qui se dit. Je finis par percuter qu’il s’agit de
Marie. Elle se met à reprocher mon comportement de la veille
envers Stéphanie. Je ris nerveusement. Elle s’agace un peu
plus.
— Je suis sérieuse Paco, qu’est-‐‑ce qu’il t’a pris de coucher
avec elle ? Tu sais très bien qu’elle a toujours eu un petit faible
pour toi.
— Je suis suffisamment grand pour gérer mes affaires. Je
n’ai vraiment pas besoin de ton sermon ce matin. Tout est allé
très vite, on a profité c’est tout. T’as oublié ce que c’était ?
Maintenant, tu m’excuseras, mais j’ai d’autres plans pour
aujourd’hui.
Un silence s’installe entre nous lorsqu’elle comprend quel
jour on est.
— Embrasse ta mère pour moi.
Cela fait déjà dix-‐‑sept années que mon père nous a quittés.
La tradition veut que nous nous recueillions au cimetière avec
ma mère et que nous trinquions en son nom au déjeuner qui
suit. Mon père n’aurait jamais accepté que nous pleurions
toute la journée. Il était toujours enjoué et jamais le dernier
pour goûter un bon rhum arrangé.
Mon frère cadet nous honore parfois de sa présence. Si
l’envie lui vient d’écouter les histoires que notre mère répète
24
en boucle et dont il n’a malheureusement que peu de
souvenirs.
J’enfile mes vêtements aussi vite qu’un superhéros troque
les siens pour une combinaison ringarde. Je descends en bas
de l’immeuble, scrute la rue à la recherche de ma voiture et me
souviens l’avoir laissée chez mes amis.
— Fait chier.
Je me mets alors à errer dans les rues vides. Un dimanche
morose et classique de l’hiver.
Le froid me saisit tellement que j’émets le doute d’avoir
encore mes orteils à l’arrivée devant le pavillon de ma mère.
Elle habite dans une petite maison citadine avec son chat.
J’ai parfois l’impression qu’elle l’aime plus que moi. Il est
charmeur avec son joli minois, mais je me méfie encore de ses
coups de griffes imprévisibles.
Ma mère a déménagé quand nous avons quitté la maison
familiale avec mon frère. Elle avait besoin de changer d’air et
était prête à laisser les souvenirs derrière elle. L’extérieur est
simple, habité d’une petite terrasse et d’une pelouse bien
entretenue. Les couleurs sobres qui tapissent toutes les pièces
n’ont rien à voir avec la maison de mon enfance. Ma mère en a
fait un espace digne des expositions des grands magasins de
décoration, mais moins chaleureux que les couleurs
extravagantes et le bazar environnant de notre ancienne
habitation. Il y a beaucoup de goût dans celle-‐‑ci, mais moins
de vie.
Je pousse le portail d’entrée. Ma mère ouvre la porte sans
que je n’aie le temps de sonner. Elle me serre immédiatement
dans ses bras, avec la même émotion l’accompagnant chaque
année.
Un bouquet de fleurs déposé sur la banquette arrière et
nous roulons jusqu’au cimetière.
Une surprise d’un mètre quatre-‐‑vingt-‐‑dix et le visage paré
de la même barbe hirsute que moi nous attend à l’entrée. Ma
mère pousse un petit cri de joie. Nous nous serrons tous les
25
trois dans les bras et marchons jusqu’au columbarium de mon
père. Ma mère remplace les fleurs fanées par de nouvelles, tout
aussi sobres que les précédentes. Elle vient bien plus
régulièrement que moi. L’idée de ne penser à mon père que
lorsque je viens me recueillir est absurde. Rares sont les jours
où une pensée ne s’égare pas pour lui.
Nous échangeons quelques mots envers mon père comme
s’il ne nous avait jamais quittés puis partons vers la sortie. Je
suis conscient que cet exercice est bien plus difficile pour Noé.
Il avait à peine sept ans lorsqu’il est parti.
Nous décidons de manger dans un petit restaurant situé
non loin d’ici. Une fois installés, mon frère tente de discipliner
derrière l’oreille une boucle tombée sur son visage et prend la
parole.
— Alors maman m’a dit que tu avais une grande nouvelle
à m’annoncer ?
Je fixe ma mère qui tourne les yeux, gênée d’en avoir trop
dit.
— Oui, j’ai trouvé un nouveau travail dans une agence de
presse. Je commence ma période d’essai lundi prochain.
— C’est une super nouvelle, je suis content que tu
reprennes ta vie en main.
Mon frère est un peu maladroit dans ses paroles, mais je le
pardonne. Du haut de ses vingt-‐‑trois ans, il manque encore un
peu de maturité pour mesurer ce qu’il dit. Nous avons toujours
été très proches tous les deux. Il m’a longtemps perçu comme
une figure paternelle. J’en jouais beaucoup lorsqu’il fallait le
sermonner. La distance qui nous sépare ne nous permet
malheureusement plus de nous voir aussi souvent.
Au-‐‑delà de nos caractères bien opposés, notre
ressemblance physique est frappante. Entre nos carrures
identiques, les yeux verts de notre père et les cheveux bruns de
notre mère, le doute n’est pas permis quant à notre lien
biologique.
26
Il est le plus jeune, mais a bien plus d’assurance que moi.
Son épanouissement me rend un peu jaloux, mais pas autant
que la fenêtre de sa chambre qui a vue directement sur l’océan.
Voyant que je n’ai pas envie de poursuivre la conversation,
Noé évoque son travail et le chiot qu’il vient d’adopter. Encore
un animal dans la famille qui risque de me donner l’envie de
faire demi-‐‑tour.
Nous passons le reste du déjeuner à discuter de notre père
avec les anecdotes que notre mère alimente chaque année. Ce
même regret de n’avoir pu le connaître davantage ne cessant
de nous affliger.
Ma mère rallonge le temps avant que nous nous séparions
et nous invite à prendre un café chez elle.
Pendant que je donne quelques coups de cuillère à mon
sucre, je sens que mon frère me fixe. Je devine les questions
fâcheuses qui le tourmentent et l’inhibent.
— Bon Noé, tu vas me dire ce qu’il se passe ?
— C’est juste que… Je ne sais plus si je peux l’évoquer. Je
ne sais plus ni ce que tu penses, ni ce que tu veux... Je suis
perdu et ça me fout les boules de devoir contrôler mes paroles.
Avant, on pouvait tout se dire, mais ces dernières années je t’ai
perdu.
— Aujourd’hui tout a changé Noé, je ne serai plus jamais
le même qu’avant. Il faut que vous vous fassiez une raison, je
commence à en avoir marre de répéter le même discours à
tous.
— Mais pourquoi ? J’ai l’impression que tu as arrêté de te
battre ! Comment tu peux lui faire ça ?
Mon frère hausse le ton, fatigué par ma résignation. Je sais
qu’au fond il a raison. Seulement, je n’ai plus la force dans ce
combat.
Les larmes lui montent aux yeux tandis que ma mère a déjà
éclaté en sanglots depuis le début de cette discussion. Je m’en
veux tellement de les entraîner dans toute cette souffrance.
27
Nous finissons notre café en silence, ma mère hoquetant
entre deux gorgées.
Cette journée est bien plus difficile que les années
précédentes, car aujourd’hui il y a deux deuils à célébrer.
28
C H A P I T R E 3
29
Après toute cette réflexion, le réveil se met enfin à sonner.
Il est huit heures. Je réfléchis rapidement à la tenue adéquate.
Même si je ne veux pas être engagé, je ne me sens pas prêt à
porter n’importe quoi. Une chemise et un jean feront sans
doute plus soigneux malgré tout.
Mon nouveau travail est à vingt minutes de chez moi, ce
qui constitue le seul point positif, car plus vite je serai rentré le
soir, mieux ce sera.
L’agence est située dans un immeuble haut de trois étages.
Le verre transparent qui l’habille laisse entrevoir les bureaux.
Elle a du cachet et donnerait presque envie d’y travailler vue
de l’extérieur.
L’entrée est dotée de deux portes automatiques
coulissantes qui donnent sur un bureau d’accueil en rectangle
où est installée une femme âgée d’une quarantaine d’années.
La pièce est lumineuse et un des pans de mur est entièrement
recouvert par le slogan de l’agence. Le jeu de mots ridicule me
fait légèrement glousser. Ils ont peut-‐‑être vraiment besoin de
moi finalement.
Je chasse les blagues de mauvais goût qui circulent dans
ma tête et me présente auprès de la secrétaire. Elle me toise de
la tête aux pieds. À en croire son large sourire, elle m’imagine
déjà dans son lit. De nouveau, je tente d’enrayer ces idées
grossières et reprends mon sérieux après un raclement de
gorge.
La secrétaire téléphone immédiatement à la directrice pour
annoncer ma venue et me laisse patienter pendant une dizaine
de minutes.
La surprise se lit dans mes yeux lorsque je vois apparaître
un homme à la place de la directrice qui vient me tendre la
main.
— Monsieur Alcaras, ravi de vous rencontrer. Je me
présente, je suis Victor, le rédacteur en chef. Madame la
30
directrice n’étant pas disponible, c’est moi qui vais vous
accueillir.
Je lui serre la main en guise de réponse, sans grand sourire.
Victor n’a pas beaucoup de prestance. Il est habillé
simplement, sans aucun goût apparent. Il est de petite taille
avec un corps bien sculpté. Au premier abord, il me paraît
sympathique.
Je le suis le long d’un couloir qui mène à un ascenseur.
Nous l’empruntons en direction du deuxième étage. Victor
m’explique que le premier étage est consacré aux réunions de
l’agence et aux rendez-‐‑vous des personnes extérieures.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et je suis embarrassé de
voir mes nouveaux collègues debout, applaudissant ma venue.
En les scrutant rapidement, je peux en dénombrer quinze au
plus. Chacun se présente à tour de rôle en me saluant avec un
sourire béat, plus hypocrite qu’honnête à mon avis. À en croire
leur accueil, je suis le nouveau messie de cette entreprise. S’ils
comptent sur moi pour changer leur slogan, ils ne vont pas être
déçus.
La pièce est aérée et les bureaux de chaque salarié sont bien
plus espacés que dans l’agence de presse où je travaillais. Ils
sont délimités par de grands blocs sur lesquels de petites
plantes grasses sont posées. Les entreprises misent toujours
sur le bien-‐‑être de l’employé. Je reste dubitatif quant à l’utilité
de ces ridicules cactus dans cet open space. En revanche, les
fauteuils m’ont l’air suffisamment moelleux pour y faire
quelques sommes.
Je ne comprendrais jamais cet attrait pour les murs blancs,
mais leur hauteur rend la pièce immensément apaisante. Je
pourrais y travailler avec ferveur. Mais, c’est sans compter les
rires déjà insupportables de mes futurs collègues.
31
Victor me fait signe de continuer à le suivre. Au bout des
bureaux se trouve une pièce dans laquelle nous entrons. Je
reste stupéfait par cette pièce que je devine être la salle de
pause. Je dois reconnaître qu’elle est impressionnante. Tout un
tas de couleurs se mélangent en parfaite harmonie. Les
grandes baies vitrées qui offrent une vue incomparable de la
ville viennent ajouter une supériorité sans égale.
Toute la salle est entièrement équipée pour accueillir au
mieux les salariés de cette entreprise, allant de la machine à
café de grande marque au billard et aux nombreux divans qui
meublent le centre de la pièce.
Finalement, cette entreprise me semble correcte.
Victor rit en observant mon regard ébahi. Il poursuit.
— L’ambiance de l’entreprise est une priorité ici, la
directrice a à cœur que ses salariés puissent travailler dans les
meilleures conditions possibles. Un travail est efficace si le
journaliste est avant tout épanoui.
Sur ce point, je le rejoins amplement. Même avec toute la
motivation du monde, mon ancien travail n’avait rien de
jovial.
Nous retournons au niveau des bureaux où chacun a repris
son poste. Victor me présente le mien, près de la fenêtre qui
offre la même vue splendide que dans la salle de pause.
Il m’explique rapidement le fonctionnement de l’agence et
énumère les journaux de presse abonnés qui s’alimentent de
nos écrits. Il me laisse me familiariser à mes nouveaux
collègues et au travail que je devrai fournir sur une
quarantaine d’heures réparties du lundi au vendredi. Ce qui
me change de mon ancien travail où les dépêches étaient
produites en continu, vingt-‐‑quatre heures sur vingt-‐‑quatre et
sept jours sur sept. Mes horaires variaient donc d’une semaine
à l’autre. Ici, l’agence a moins d’ampleur. Ce qui explique les
32
coupures de la nuit et du week-‐‑end.
J’ouvre ma session grâce au code que le rédacteur m’a
fourni et entame une discussion avec mon voisin de bureau,
juste derrière moi. Il semble être à peine plus jeune que moi.
La moyenne d’âge de cette agence ne dépasse pas les trente-‐‑
cinq ans. Il s’agit d’un blondinet aux yeux bleus, sans trace de
poil sur le menton.
— Moi c’est Thomas. Ici tout le monde se tutoie si ça te
convient.
J’acquiesce en signe de réponse. Je sens une brève
hésitation avant qu’il ne poursuive.
— Excuse-‐‑moi je suis un peu troublé, mais on ne s’est pas
déjà vus quelque part ?
Mon cœur palpite. Cela ne va pas me poursuivre jusqu’ici
tout de même.
— Je ne crois pas en tout cas.
— Désolé. Si tu as un problème n’hésite pas, ce n’est pas
toujours évident lorsqu’on débute.
— Ce qui n’est pas mon cas.
Ma réponse sèche le déstabilise et son visage se ferme
rapidement.
— Ah excuse-‐‑moi je pensais… Tu bossais où ?
— Chez Agence France Presse à Paris, au desk agriculture.
Il écarquille les yeux, étonné par ma réponse inattendue. Je
sens les regards des autres se tourner vers moi également. Moi
qui déteste être au centre de l’attention, je suis servi
aujourd’hui.
— Waouh… Mais… Sans vouloir être indiscret bien sûr…
Pourquoi n’y travailles-‐‑tu plus ?
Même si je m’attendais à ce genre de question ma réponse
n’est pas encore très bien préparée. Je tente tout de même d’en
broder une du mieux que je peux.
— L’ambiance n’était pas très bonne et ma mère avait
33
besoin de moi ici alors j’ai déménagé pour me rapprocher
d’elle.
Le visage de Thomas s’adoucit à ces mots et je peux sentir
dans mon champ de vision que mes collègues féminines sont
conquises.
En dehors de l’équipe des journalistes du desk que je viens
de rencontrer, on me signale qu’une vingtaine de journalistes
sont envoyés sur le terrain. Ils nous communiquent les
informations et nous les retranscrivons au plus vite.
Avant que je n’entreprenne quoi que ce soit, on m’indique
que les sports sont divisés en catégories et que je devrai couvrir
les événements nationaux et régionaux liés aux football,
handball et basketball. Nous sommes trois à collaborer dessus.
Avec cette année de coupe du monde de football, je sais déjà
que j’aurai un flot d’informations important à produire. Cette
pensée me traverse rapidement, mais mon esprit me rappelle
que je ne serai dans cette agence que trois semaines avant qu’ils
ne me congédient.
Par fierté, mais surtout par principe, je décide de ne pas
gâcher cette opportunité dès le premier jour et me mets donc à
travailler efficacement.
En fin de matinée, Victor m’appelle. La directrice souhaite
me recevoir. Je n’ai eu le temps que de traiter un match de
football de la première ligue et quelques matchs régionaux de
handball.
Je prends l’ascenseur en direction du troisième étage que je
n’ai pas encore découvert. Je m’engouffre dans un large
couloir côté fenêtres avec à sa gauche deux bureaux, celui de
Victor dont la porte est fermée et celui que je soupçonne
appartenir à la directrice.
Je m’approche de la porte rouge et y dépose un léger
34
frappement. J’entends une voix sensuelle m’autoriser l’entrée.
Elle est assise derrière son bureau et légèrement cachée par
l’écran de son ordinateur. Encore une pièce peinte en blanc. Je
commence à croire que les créateurs étaient daltoniens et qu’ils
n’ont pas voulu prendre de risque.
Elle se lève pour me saluer.
— Monsieur Alcaras, bienvenue chez nous.
— Madame. Je vous remercie.
Elle me fait signe de m’asseoir sur une des chaises devant
son bureau.
— J’espère que vous avez reçu un accueil chaleureux ce
matin, même si je n’en doute pas, c’est avant tout l’esprit de
cette agence. Vous êtes ici chez vous désormais.
Je souris de manière hypocrite. Je connais trop bien ce
genre de discours, mensonger, vendeur de rêves, attrape-‐‑cons.
— Comme vous le savez, vous êtes à l’essai pendant trois
semaines, à la suite desquelles nous vous créerons un contrat
à durée indéterminée.
— Si tout se passe bien.
Ma remarque surprenante semble la déstabiliser. Elle
réfléchit un instant, levant les yeux au ciel.
— Eh bien cela m’étonnerait tout de même. La lettre de
recommandation de votre ancienne agence et l’appui du
collègue que vous remplacez m’ont convaincue de votre
implication et de votre sérieux.
Je n’étais même pas au courant que l’agence avait appuyé
ma candidature. Je suis surpris, mon départ n’avait pas été très
bien reçu.
Un silence s’installe entre nous. Je ne sais pas quoi
répondre.
— Nous sommes très heureux de pouvoir vous compter
parmi nous. N’hésitez pas à revenir vers moi si vous avez des
questions ou des suggestions bien évidemment. Nous aurons
35
sans doute l’occasion de nous rencontrer en salle de pause
également.
— Je l’espère.
Ses joues rougissent sans que je ne percute directement la
raison. Ma réponse spontanée n’avait pas beaucoup de sens et
je suppose que son interprétation à elle est bien différente du
message escompté.
Je la remercie, me lève et me dirige vers la porte sans me
retourner.
En entrant dans l’ascenseur, je repense à cet entretien
étrange, étouffé, presque en tension.
Même si les femmes ne m’intéressent plus, je sais tout de
même reconnaître une belle femme quand c’en est une.
Il faut dire que je m’attendais à une directrice plus âgée.
Elle est pleine d’assurance et radieuse. J’ai rarement vu de si
longues jambes que les siennes. Malgré quelques centimètres
trichés, je crois pouvoir affirmer qu’elle m’arrivait largement à
l’épaule. Sans aucun doute, cette femme et son chignon
décoiffé font la renommée de cette agence.
Quelques années auparavant, j’aurais sans doute été plus
ensorcelé par ses formes généreuses que par ses yeux noisette
et ses légères pommettes roses. Pourtant, je ne peux
m’empêcher de penser à son sourire espiègle.
Je me perds à croire que la couleur mâte de sa peau soit
expliquée par des origines espagnoles comme mon père.
Cette femme a tous les ingrédients pour être aussi
charismatique que séduisante.
Je me ressaisis rapidement. Cette femme est sûrement
comme les autres, manipulatrice et dangereuse.
De retour au bureau, les collègues scrutent ma réaction. Je
ne comprends pas bien à quoi ils s’attendent. Thomas me
questionne.
— Alors Sophia ?
36
Je le scrute avec interrogation, mes sourcils se relevant
simultanément.
— Comment tu la trouves ?
Mon temps de réaction se fait attendre lorsque je percute
enfin que Sophia est la directrice. Cette femme troublante à qui
je n’ai même pas demandé son nom.
— Elle a l’air sympathique.
— Pas qu’un peu. Elle dirige cette agence à la perfection
depuis trois ans déjà.
— Mais elle existe depuis plus longtemps cette boîte ?
— Oui, par exemple Éric y travaille depuis quinze ans.
Mais, elle était au bord de la faillite avant que Sophia n’arrive
et mette de l’ordre. Elle a apporté une vraie bouffée d’air à tout
le monde. Elle a modifié l’équipe, les locaux... Malgré son jeune
âge, sa prestance est indéniable.
Je perçois toute l’admiration que porte mon collègue
envers la directrice, si ce n’est plus. Je ris à cette idée et il
détourne le regard, gêné d’avoir été démasqué.
Je me renseigne sur une nouvelle dépêche avant la pause
du midi qui ravitaillera mon estomac bien en peine. Thomas
me conseille une boulangerie en haut de la rue où je pourrai
trouver mon bonheur.
Je reviens au bureau, mon repas dans la main. J’espérais
manger au calme, mais tout le monde est dans la salle de pause
à discuter, y compris la directrice.
— Ah le voilà ! Nous étions justement en train de parler de
toi.
Victor s’exclame avec un grand sourire. Ce qui me laisse
perplexe sur ce qui a bien pu être évoqué à mon propos. Je me
contente de hocher la tête et m’installe sur un des fauteuils,
légèrement à l’écart de tous. Je surprends Sophia à me fixer
avec étonnement. Je les écoute parler de leurs vies monotones
37
et me rappelle à quel point je détestais ces discussions inutiles
d’entreprise où chacun faisait semblant de s’intéresser à la vie
de l’autre.
— Alors tu vis ici désormais, Pacôme ?
Joséphine parvient à me désorienter avec sa question qui
présage une multitude d’autres. Tout le monde attend ma
réponse qui tarde à venir.
— Oui j’ai trouvé un petit appartement en urgence, un peu
miteux je dois l’avouer.
— J’espère que ce n’est pas trop grave pour ta mère.
Je réfléchis un instant avant de répondre, comprenant que
mes collègues ont mal interprété la raison de mon retour dans
cette ville. Sophia lève un sourcil, essayant de comprendre
cette discussion.
— Non, tout va mieux depuis que je suis revenu.
Je tente d’écourter cette conversation qui me met mal à
l’aise, mais Joséphine poursuit.
— J’espère que ta femme s’adapte à ce changement de ville.
Je ris nerveusement par ce manque de tact et songe à ce que
je vais bien pouvoir répondre.
— Je dois avouer qu’il y a plus subtil comme demande,
mais non je suis célibataire.
Je lui offre mon meilleur clin d’œil et espère que son
interrogatoire est terminé. Elle rougit instantanément,
satisfaite de ma réponse. Joséphine est une jolie femme, plutôt
élancée avec des courbes agréables à admirer. Ses lunettes de
vue rondes lui octroient un petit air de journaliste intello et
sexy. Si j’en avais l’envie, elle serait typiquement le genre de
filles avec qui je pourrais coucher.
Je retourne à mon poste au plus vite, mes collègues
m’emboîtant le pas. L’après-‐‑midi est studieux, chacun tape à
la vitesse de l’éclair sur son clavier, sans se préoccuper d’autre
chose que des actualités sportives. Pendant quelques instants,
38
j’ai la sensation de retrouver la passion des premiers écrits et
ce silence si agréable lorsque je me coupe du monde
environnant.
Mes collègues débauchent les uns après les autres. Je suis
le premier surpris d’être autant absorbé par ma tâche.
J’entends à peine les talons qui s’approchent de mon bureau.
— Monsieur Alcaras, vous voulez bien me suivre dans mon
bureau s’il vous plaît ?
Surpris, je me lève et me dirige vers l’ascenseur en
compagnie de Sophia. La montée se réalise dans une
atmosphère silencieuse, presque dérangeante. Elle me fait
signe d’entrer dans son bureau et de m’asseoir.
— Votre premier jour s’est bien passé ?
— Oui, j’ai l’impression.
— Les collègues ont l’air ravis de votre venue. Je pense que,
par votre expérience, vous êtes un réel atout pour cette agence.
J’ai vérifié vos écrits aujourd’hui, ils sont excellents.
Je suis à la fois flatté par ses compliments et déçu de mon
efficacité. Le but n’est pas d’être retenu pour ce poste au bout
de cette période d’essai. Je la remercie et lui demande si je peux
partir, prétextant avoir un rendez-‐‑vous. En passant la porte,
elle me retient.
— Pacôme, attendez !
Je me retourne, Sophia est debout devant son bureau, les
mains posées sur sa taille. Elle tente d’user de son air
autoritaire de directrice. Les traits de son front se plissent. Cela
pourrait être crédible si elle n’avait pas l’air aussi tendue.
— Que ce soit clair, je n’apprécie pas les relations
amoureuses au sein de l’agence.
— Étayez votre propos ?
— Ces jeux de regards avec Joséphine ce midi… Je les ai
peut-‐‑être mal interprétés… Ce serait d’ailleurs mieux que ce
39
soit le cas.
Je souris en l’écoutant. Je m’approche d’elle pour la
déstabiliser et lui serre la main.
— Madame.
Je maintiens le regard, bien conscient qu’elle soit perturbée,
et tourne les talons, ravi de pouvoir enfin rentrer à mon
domicile.
40
C H A P I T R E 4
41
pour me revitaliser un peu.
Je décide de remettre mes habits de la veille sans aucune
volonté à faire un effort vestimentaire.
Je salue brièvement mes collègues en arrivant à l’agence. Il
est hors de question d’entamer de quelconques relations
amicales avec eux. Thomas me demande si je n’étais pas trop
épuisé après cette première journée. J’acquiesce sans me
retourner vers lui.
Je feins commencer mon travail et m’amuse seulement à
lire des articles de presse. Au bout d’une heure et demie, je
m’attelle légèrement à écrire une dépêche à propos d’un derby
régional de handball.
Je sors de l’agence sans prévenir personne et pars manger
dans un bistrot du coin. Un endroit calme et charmant, où je
ne suis pas dérangé par des collègues intrusifs.
Je réfléchis à la façon dont je vais organiser l’après-‐‑midi
pour ne pas trop exagérer ma nonchalance au risque de
manquer de crédibilité. Je reprends le chemin vers l’agence
sans trop d’enthousiasme. Mes collègues ont l’air déçus que je
sois parti ce midi. Personne ne fait de commentaire, mais
lorsque j’entre dans la pièce tout le monde cesse sa discussion
et me fixe. J’entends encore mes oreilles siffler à l’autre bout de
la ville.
Thomas se lance tout de même.
— Tu as eu le temps de rentrer manger chez toi ? C’est cool,
j’aimerais habiter aussi près.
— Non. J’ai déjeuné dans le quartier, pas très loin.
Il me fixe, n’osant pas connaître la raison pour laquelle je
n’ai pas voulu rester avec eux, et ne m’adresse plus la parole
du reste de la journée. Ce qui m’arrange fortement.
Je rassemble mes affaires en avance pour abréger cette
42
interminable journée. Mes collègues sont surpris de mon élan
à partir. Je leur souhaite une bonne soirée et descends au rez-‐‑
de-‐‑chaussée.
Je n’ai pas le temps d’arriver au niveau des portes
coulissantes que Sophia m’arrête.
— Vous jouez à quoi ?
Elle hurle sa question, comme si je ne l’avais pas bien
entendue.
— Pardon ?
Je joue la carte de l’innocence afin d’être le plus plausible.
Je peine à masquer ma réjouissance.
— Vous partez vingt minutes en avance, vous manquez de
respect à vos collègues, vous n’écrivez rien de la journée. Je
croyais avoir embauché un journaliste qualifié et voilà que
vous me décevez dès la deuxième journée.
Je pince mes lèvres pour ne pas sourire, satisfait d’avoir
déjà atteint une partie de mon objectif. Ses yeux agrandis par
ses longs cils me détaillent de haut en bas par énervement.
— Je suis désolé… Je ne suis pas réputé pour ma sociabilité.
Ma remarque la fait rire, mais ne l’empêche pas de
poursuivre avec son air supérieur.
— Et votre travail ? Vous vous fichez de moi ? Hier vous
produisiez des écrits concis et aujourd’hui c’est superflu. Ne
me faites pas croire que vous avez perdu la main. Quand on
est formé à Paris, on est largement capable d’être productif
dans une agence avec vingt fois moins d’ampleur. Je suis bien
placée pour le savoir.
Je fais semblant de ne pas avoir entendu la première partie
de sa tirade pour ne m’intéresser qu’à sa dernière phrase.
— Vous travailliez où ?
— Chez Reuters.
— Pourquoi êtes-‐‑vous partie ?
— J’avais un très bon poste, c’est vrai, mais j’avais besoin
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de plus de responsabilités et de liberté. Alors, lorsqu’une de
mes amies m’a parlé de cette petite agence au bord de la
liquidation judiciaire, j’ai tout de suite vu une opportunité de
prendre les commandes comme je l’avais toujours rêvé.
Un silence se hisse entre nous. Je suis soudainement
satisfait de sa réponse honnête et surtout rassuré que la raison
pour laquelle elle est ici soit bien plus simple que la mienne.
— Et vous ? J’ai cru comprendre que vous étiez rentré pour
votre mère, mais j’ai comme l’impression que si vous faites en
sorte d’être viré c’est que le motif est plus profond. Je doute
que rendre fière votre mère rime avec ce que vous avez
démontré aujourd’hui.
Ses paroles pleines d’arrogance et d’impertinence me font
l’effet d’une douche froide. Je peux lire dans ses yeux qui se
plissent toute la jubilation qui s’empare de son corps
lorsqu’elle observe mon visage se décomposer. Cette femme
est détestable.
— Parce que vous m’avez rencontré hier vous prétendez
me connaître ?
Je me tourne vers les portes d’entrée et pars sans échanger
un seul regard, d’une marche assurée malgré un corps en
ébullition.
Mes poings atteignent cet homme avec une telle intensité
que l’adrénaline ne cesse d’augmenter. Je pense à la
provocation dans les mots de cette femme aussi bien que dans
sa mini-‐‑jupe en cuir, — je frappe ce type avec des coups de
genoux — j’entends encore sa voix sensuelle me confronter à
mes problèmes, à la raison pour laquelle j’ai réellement quitté
Paris, — je l’empoigne — je peux encore observer sa carrure
pleine de fourberies me reprocher de mentir pour mieux me
protéger, — je le cogne avec une ardeur si envahissante que les
gouttes de sueur perlent sur chaque parcelle de mon corps.
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Chaque coup porté est pour cette femme que je hais déjà.
Je suis tellement en colère que je ne me rends pas compte que
les gouttes sur mes joues ne proviennent pas de ma
transpiration.
La vérité c’est que la haine que je ressens est aussi grande
que ma confusion. La frontière entre cette femme qui m’a
confronté et la douleur que Chloé m’a infligée est si mince que
je perds l’esprit et surtout la main.
En quelques minutes, l’homme que je combats me
ridiculise sur le ring. Ses poings atteignent mon visage et mon
corps avec tellement de férocité que je m’écroule sur le tapis.
Je suis incapable de respirer et je reste paralysé de la tête aux
pieds en position fœtale. Mes yeux sont aveuglés par les néons
accrochés au plafond de la salle de sport. Le sang coule de mes
narines. J’ai l’impression d’être de la porcelaine à cet instant
précis, prête à se fissurer à tout moment. J’entends vaguement
mon coach m’appeler et me hurler dessus entre deux bruits
assourdissants.
— Mais qu’est-‐‑ce qu’il t’a pris Paco ? Les règles putain, les
règles !
Mon adversaire se penche vers moi en répétant que je n’ai
rien respecté et qu’il a été obligé de me contrer par une
brutalité qui ne lui ressemble pas. Je sens l’ampleur de son
regret lorsqu’il demande de l’aide pour me sortir du ring. Je
suis incapable de prononcer un mot. On me relève
tranquillement et me porte à bout de bras jusqu’à m’installer
sur une chaise et me jeter de l’eau fraîche à la figure.
— Paco, dis quelque chose, ressaisis-‐‑toi bordel !
Je sens mon coach à la fois furieux et anxieux de mon état.
— J’ai merdé, je suis désolé.
Sa femme arrive à toute allure avec la trousse de secours.
Malheureusement rien ne pourra cicatriser les blessures
enfouies à l’intérieur de moi. L’alcool qu’elle dispose sur mon
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nez me brûle. Ce nez qui ne cesse de s’amocher de semaine en
semaine. J’ai la tête qui tourne et envie de vomir.
Lorsque je décide de rentrer chez moi, mes camarades
s’assurent que je sois capable de conduire. Je me sens mieux.
La seule chose dont j’ai réellement envie c’est me reposer.
Au palier de ma porte, je reconnais Marie qui m’attend
patiemment. En entendant mes pas, elle se retourne et pousse
un léger cri en me voyant.
— Tu t’es encore battu ! Tu es ivre ?
— J’étais à la boxe, le combat ne s’est pas passé comme
prévu, mais je vais bien ne t’en fais pas.
En tournant la poignée je lui fais signe d’entrer.
— Tu vas l’expliquer comment au travail ?
Sa question me dérange. Elle agit toujours comme une
mère, comme si je n’en avais pas une qui me suffisait.
— Ne t’en fais pour ça, je me débrouille.
Elle fait la moue et lève les yeux au ciel en guise de réponse.
— Comment ça se passe dans cette agence ? Nous étions
inquiets que tu ne répondes pas à nos appels hier.
— J’étais épuisé de cette première journée, je suis désolé.
L’ambiance est agréable, je m’y plais.
Je n’entre pas dans les détails et feins apprécier ce travail
pour réjouir tout le monde.
Les vieux souvenirs de lycéens que nous évoquons toute la
soirée ne manquent pas de me rendre nostalgique. Si
seulement je pouvais retourner à cette époque où mes petites
rébellions, ma petite cigarette et mes petites soirées alcoolisées
suffisaient à me rendre heureux.
Seulement, si j’effaçais ces dernières années, elle
n’existerait pas.
46
C H A P I T R E 5
Mon nez est douloureux au réveil. Je me demande
comment c’est possible qu’il ne soit pas encore fracturé après
tous les coups reçus. Je remarque devant mon miroir que j’ai
un œil légèrement bleuté également. Je vais sûrement recevoir
quelques remarques au travail. Peut-‐‑être que cela pèsera
davantage pour mettre un terme à ma période d’essai.
Je n’ai pas le temps de marcher dix mètres après m’être
garé que Victor m’interpelle pour me saluer. Il me fixe avec de
gros yeux et je vois ses lèvres s’entrouvrir puis se raviser de
demander ce qu’il m’est arrivé. Nous parlons principalement
de lui jusqu’à l’ascenseur. J’apprends qu’il a trente-‐‑huit ans et
qu’il est rédacteur en chef depuis deux ans. Il m’explique avoir
d’abord évolué dans une émission de radio puis s’être consacré
à la presse avant de travailler ici. Il m’encourage à persévérer
dans ce milieu épanouissant.
Je l’écoute sans réellement entendre. Je trouve qu’il est
assez fascinant d’un certain point de vue. Je m’arrête au
deuxième étage. Il me salue et me propose de poursuivre cette
conversation à la pause déjeuner. Je n’ai pas le temps de
refuser que l’ascenseur monte déjà.
Je ne suis pas consterné lorsque mes collègues
m’interrogent tour à tour pour connaître la raison de mes
blessures. Ce à quoi je réponds, en quasiment toute honnêteté,
que j’ai reçu des coups à la boxe lors d’une rencontre qui a
légèrement dégénéré. Je perçois dans le regard de Joséphine
que mon œil au beurre noir me rend plus viril. J’en joue alors
un peu plus.
Je continue mon travail sans trop d’entrain et me force à
47
rester déjeuner pour Victor qui a eu l’amabilité de me convier
à reprendre la discussion de ce matin.
La directrice se joint à nous. Son regard se pose à peine sur
moi. Elle alimente la rancœur que j’éprouve envers elle.
L’après-‐‑midi est long et ennuyant. Je n’ai aucune
inspiration et ce n’est même pas volontaire pour une fois.
J’écris peu et ne cesse de fixer mon attention sur l’horloge
métallique accrochée au mur ainsi que sur les sifflements de
Thomas qui m’exaspèrent. Je lui demande d’arrêter une
première fois, mais il continue de plus belle, comme par
provocation. Le sang bouillonne à l’intérieur de moi.
— Tu as l’intention de m’énerver encore longtemps ?
— Oh ça va, détends-‐‑toi. Personne d’autre n’a l’air d’être
gêné à part toi. De toute façon, tu n’écris rien depuis tout à
l’heure. Évite de me rejeter la faute.
Son insolence m’agace et me fait monter directement au
créneau. Je me lève d’un bond et m’approche de son bureau.
— Je te jure, si tu n’arrêtes pas tout de suite...
Il me coupe la parole, si sûr de lui.
— Tu vas me faire quoi ? Le même œil que tu as ?
Je serre les dents, prêt à lui filer un crochet. Mes collègues
s’interposent finalement entre nous et me supplient de me
calmer. Je quitte les bureaux en trombe, emportant mon
manteau avec moi sans dire un mot. Au moment où je
m’apprête à entrer dans l’ascenseur, les portes s’ouvrent et
Sophia me scrute furieusement.
— Vous comptez aller où comme ça Monsieur Alcaras ?
— Dans votre bureau bien sûr.
Ma plaisanterie ne la fait pas rire, bien au contraire. Elle
lève un sourcil comme à son habitude et percute mon épaule
en passant devant moi. Elle marque un arrêt, croise le regard
en colère de ses salariés et se tourne vers moi.
— Je vois qu’il y a encore eu du grabuge ici. Je vous
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préviens, si vous montez dans cet ascenseur, vous ne revenez
pas.
Sa menace ne m’atteint pas. Je suis le premier heureux que
cette discussion prenne cette tournure. Si j’avais su que cela
irait aussi vite.
J’entre d’un pas décidé dans cet ascenseur. Elle continue de
me fixer, abasourdie par tant d’impertinence. Simultanément,
les portes se ferment tranquillement.
L’adrénaline s’empare de moi et, pourtant, je ne sais pour
quelle raison, je m’en veux de la façon dont tout cela se
termine. J’ai rarement été aussi méprisant et arrogant.
L’adolescent qui sommeille en moi jubile pendant que l’adulte
pense à sa victoire honteuse.
La rue est calme en cette fin d’après-‐‑midi d’hiver. L’eau de
pluie s’écoule le long des trottoirs et les vitres des voitures sont
brumeuses. La tombée de la nuit est cependant plus lointaine
que quelques semaines auparavant.
Je marche tranquillement vers ma voiture lorsque j’entends
une voix hystérique hurler mon nom. En regardant derrière
moi, j’aperçois Sophia qui tente de me rattraper malgré ses
talons de dix centimètres et la bruine qui lui tombe dans les
yeux. Le ralenti me semblerait bien drôle. Je m’arrête net en
attendant qu’elle arrive à ma hauteur.
— C’est quoi votre putain de problème ?
Je reste médusé par sa question, ne sachant que répondre.
Elle poursuit.
— Vous avez eu ce que vous vouliez hein ? Vous vouliez
que je mette un terme à votre période d’essai, mais vous n’allez
pas vous en tirer comme ça. Il est clair que vous avez un grand
potentiel et je ne sais pour quelle raison vous ne souhaitez pas
l’exploiter, mais je vous garantis que je ne vais pas vous laisser
vous échapper.
49
Cette femme est tenace. Il est plus difficile de la duper que
je ne le croyais.
— Alors quoi ? Vous allez m’attacher pour que je reste ?
Son visage est désormais plus proche du mien. Elle
maintient le regard avec assurance.
— Si c’est la seule solution.
Elle sourit, avec une attitude pleine de vice. Je peux lire
dans ses yeux, le double sens qu’elle apporte à sa réponse. Je
dois bien avouer que je suis troublé. Elle n’est plus qu’à
quelques centimètres de moi et la tension grimpe d’un niveau.
Je recule d’un pas, mais elle en embraye un autre.
— Très bien, à demain.
Me voyant mal à l’aise, elle semble avoir réussi à obtenir ce
qu’elle voulait. Je n’ai pas d’autre choix que capituler. Je
reprends ma marche lorsqu’elle porte le dernier coup.
— Au fait, je ne sais pas ce qu’il vous est arrivé hier soir,
mais, que ce soit clair, je ne veux aucune bagarre dans mes
locaux. Sachez que cela marquerait effectivement la fin de cette
période d’essai comme vous le vouliez, mais avec quelques
poursuites en plus, c’est donc vous qui voyez.
Sa dernière remarque me touche en plein vol, je me sens
coincé dans un engrenage dont je ne peux me défaire.
En rentrant chez moi, je prends soin d’appeler ma mère
pour la rassurer. Elle est si heureuse de me voir travailler et
changer d’air.
Ces derniers mois, j’étais devenu un homme sans avenir. Je
suis resté couché sur mon canapé pendant des semaines à
regarder des séries sur Netflix sans jamais m’arrêter pendant
que tout mon entourage tentait de me raisonner. Je ne voulais
voir personne, j’étais complètement déconnecté de la réalité. Je
n’écoutais aucune information. Je ne mangeais plus rien.
Lorsque tout le monde a pensé que j’étais en train de me
50
ressaisir, j’ai commencé à faire de la boxe et à boire toujours un
peu plus dans mes soirées pour finir en bagarre.
Je suppose que la réaction de ma mère aujourd’hui est
légitime. Je suis certainement le pire fils au monde à lui mentir.
Plus les jours passent et plus je m’en veux de ne pas réellement
avoir la volonté de changer les choses.
Elle mérite que je le fasse pour elle et pourtant je reste là à
sombrer. Je ne suis qu’un égoïste.
Le reste de la semaine passe relativement vite. Je me
concentre un peu plus sur les dépêches que je dois fournir et
j’en oublie les collègues qui me détestent. Thomas ne m’a pas
adressé la parole depuis notre altercation. Sophia et Victor
vérifient mon travail chaque jour avec autorité. J’ai décidé de
faire des efforts pour cette agence en attendant de savoir
réellement ce que je voulais. Les espoirs de ma mère m’en ont
convaincu.
J’ai presque terminé cette première semaine riche en
émotions lorsque je demande à Thomas si nous pouvons aller
boire un verre en quittant le travail. Je m’en veux d’avoir été
brutal avec lui alors qu’il est si gentil. Ce à quoi il accepte sans
grande conviction. Nous sortons ensemble de l’agence et nous
nous dirigeons vers un café à quelques rues d’ici. Sur le
chemin, nous ne nous adressons aucun mot.
Le bar est rustique, laissant apparaître des pierres au
niveau du mur. Il n’a pas beaucoup de clarté et donne
l’impression d’être dans une espèce de taverne. Nous nous
installons au comptoir sur des chaises hautes en métal et
commandons chacun une pinte de bière. Nous trinquons à
notre santé et j’entame enfin la conversation.
— Je tenais à m’excuser pour notre accrochage. Je m’en suis
pris à toi trop facilement sans raison, je n’aurais pas dû.
51
Les mots m’arrachent la bouche en les prononçant, mais je
décide tout de même de reconnaître mes torts. Il reste coi
quelques secondes avant de me répondre.
— C’est bon mec, je ne suis pas rancunier.
Je suis soulagé d’être aussi vite pardonné. Je vois qu’il a
tout de même des choses à me dire lorsque je l’observe triturer
l’anse de sa chope.
— Ne le prends pas mal surtout, mais… Avec les collègues
on trouve qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez
toi. On voit bien que tu t’exclus, tu parles peu, tu fais en sorte
de ne pas manger avec nous, tu n’écoutes aucune de nos
remarques… Enfin, ce que je veux dire c’est que l’ambiance a
changé depuis que tu es arrivé ici. Avant, tout le monde était
jovial. On communiquait entre nous sur les écrits que nous
produisions. Maintenant tout le monde se tait sous prétexte
que tu es là et qu’ils sont tous anxieux à l’idée de te déranger
et de te mettre en colère.
Je l’écoute jusqu’au bout, légèrement attristé par le
mauvais climat que j’instaure à l’agence.
— Tu as de la chance que Sophia t’apprécie malgré tout.
Je reste surpris de sa remarque, ne sachant pas s’il s’agit
d’un brin de jalousie ou de réalité.
— Qu’est-‐‑ce qui te fait dire ça ?
— Elle n’a pas encore osé te mettre à la porte alors que le
dernier qu’elle a recruté pour une période d’essai a été sorti au
bout d’une semaine pour bien moins que tout ce que tu fais
depuis le début.
Un rictus se déclenche à l’idée de savoir que, malgré mes
déboires, quelqu’un croit suffisamment en moi pour me
garder. Pour l’instant.
— Tu l’aimes bien toi hein ?
Je pose finalement la question qu’il redoute et que, je
suppose, personne n’a encore osé lui demander. Il rougit
52
rapidement et commence à bredouiller une bribe de riposte.
— Franchement non… Elle est sexy, personne ne va s’en
cacher, mais… Et puis de toute façon ce n’est certainement pas
un mec comme moi qui l’intéresse.
Je suis un peu triste qu’il se dévalorise autant. Après tout
on ne peut jamais savoir si on est réellement compatible avec
quelqu’un tant qu’on n’essaie pas et, au contraire, il arrive
parfois qu’on soit sûr de l’être et au bout de quelques années
on se rend compte de l’énorme bêtise qu’on a faite.
Au fur et à mesure des bières que nous enchaînons, je
commence à bien apprécier ce type. Il est à peine plus jeune
que moi et a ses racines dans la région. Je ne suis pas chauvin,
mais il me plaît bien.
Il imite quelques collègues avec dérision et je ne peux
m’empêcher de me tordre de rire. Malgré quelques tensions
lorsqu’il m'ʹannonce être un fervent supporter du PSG, je dois
admettre qu’en d’autres circonstances nous aurions pu
devenir de grands amis.
Je finis par ne plus compter les verres que nous avons
avalés.
Un peu plus tard dans la soirée, une force me tire par le
bras pendant que je ris des blagues de Thomas. Mon temps de
réaction se fait trop long pour avoir le temps de comprendre
ce qu’il m’arrive. Un homme me propulse à terre, prêt à me
défigurer. Il me semble qu’il s’agisse d’un des types avec
lequel je me suis battu dans un bar un soir où je sombrais.
Thomas se lève d’un bond, sans calculer quoi que ce soit,
pousse violemment le type et lui file un poing en plein nez. Ce
qui ne manque pas de l’abasourdir quelques secondes. Le
patron du bar intervient et nous vire finalement tous les deux
en faveur de celui qui a pourtant cherché le premier. Thomas
est encore sous le coup de l’adrénaline lorsqu’il se retrouve
53
dehors.
— Oh putain ! Je n’avais encore jamais fait ça mec ! Putain
que ça fait du bien !
Je ne sais pas si c’est l’alcool qui nous rend si joyeux, mais
je n’arrête pas de rire. Je viens d’entraîner Thomas dans mes
bêtises sans le vouloir. Il a pris ma défense alors qu’il y a encore
quelques heures il me détestait. Je confirme ce que je pense
depuis le quatrième verre : ce type est absolument génial.
— T’as assuré en tout cas, merci de m’avoir protégé.
Je suis très sérieux lorsque je m’adresse à lui et je peux lire
dans ses yeux qu’il en est conscient.
— Mais tu le connais ce type ? Je suppose qu’il ne t’a pas
agressé sans raison.
À cet instant, je pense que lui mentir ne servirait à rien. Je
suppose que l’alcool parle à ma place lorsque je m’exprime
sans retenue.
— Ouais, on s’est un peu bagarrés il y a quelques semaines
dans un bar. Je l’ai bien mérité ce soir. Je l’avais cherché sans
aucun autre motif que j’étais saoul et que j’avais besoin d’un
peu d’excitation dans ma vie.
Il reste muet, ne sachant pas s’il doit me demander quelle
pulsion m’a poussé à le faire. Il tente tout de même sa chance.
— Ça t’arrive souvent ?
— Assez ces derniers temps.
Je reste ferme sur ma réponse en espérant qu’il n’ira pas
chercher plus loin, mais son état d’ébriété le pousse à creuser
encore.
— C’est ton côté homme viril qui t’encourage à te battre ?
Je ris, soulagé qu’il le prenne sur le ton de l’humour et je
lui souris en guise de remerciement. Je sais qu’il a compris que
la raison était bien plus profonde.
Nous finissons finalement notre soirée dans son
54
appartement après avoir marché quelques kilomètres. Même
si mon point de vue est légèrement modifié par le taux
d’alcoolémie présent dans mon sang, j’apprécie l’endroit où il
vit. Il faut dire que les trente mètres carrés de plus que le mien
font la différence. Il me fait visiter rapidement en me
demandant de ne pas faire attention au bazar. Ce qui est loin
de m’étonner lorsqu’on voit dans quel état est le mien, entre
les chaussettes qui traînent, la vaisselle qui s’empile et mon lit
qui n’est jamais fait, je ne suis pas le mieux placé pour
critiquer.
Un verre de whisky à la main, je louche sur son immense
écran plat qui doit facilement être quatre fois plus grand que
ma télévision ridicule. J’admire aussi les deux grands tableaux
accrochés au mur. En m’observant les fixer, il m’explique que
sa sœur est artiste-‐‑peintre et qu’elle est l’auteure de ces
derniers. Je suis impressionné même si je n’y connais rien dans
l’art. Je le taquine en lui demandant une rencontre avec sa
sœur, ce qui le fait modérément râler.
— Tu as quelqu’un dans ta vie ?
Au moment où il pose sa question, je recrache ma gorgée
dans le verre. Sans le savoir, il touche du doigt la source de
mes problèmes, de mes envies bagarreuses, de mon absence de
motivation à trouver un travail stable, de mes accès de colère,
de ma nostalgie, de ma peur. Tout simplement de mon
figement dans le passé. À tel point que j’ai l’impression de
dessaouler en l’espace de quelques secondes. Je m’efforce de
répondre le plus naturellement possible.
— Non, personne. Chez moi les femmes ça va ça vient tu
sais. Je suis un électron libre comme on dit.
Il rit de ma réponse, sans être le moins du monde étonné.
Il faut dire qu’à première vue c’est toujours de cette manière
que les gens m’aperçoivent. Je parais toujours sûr de moi, voire
55
arrogant, à certains moments. Je parle des femmes avec
distance comme un vrai machiste qui pense uniquement avec
son pénis. Les hommes adorent qu’on les voie ainsi, du moins
entre hommes notre partie sensible n’est jamais celle qu’on
avoue.
Toutes ces choses que je décide de montrer ne sont qu’une
illusion, qu’une apparence qui permet de me préserver de la
réalité que seuls mes proches connaissent. L’authenticité est
tout autre et si ces personnes savaient, elles ne me verraient
plus jamais de la même façon.
Nous enchaînons encore des verres de moins en moins bien
dosés et discutons de sujets épineux de l’actualité en faisant
semblant d’être intéressés. Nous passons à la soirée à refaire le
monde grâce à une imagination décuplée sous deux grammes
d’alcool.
Nous finissons par nous endormir ridiculement, lui dans
son lit, moi sur son canapé.
Je glisse dans le sommeil, entièrement habillé jusqu’aux
chaussures, épuisé par cette semaine, sans m’être amoché
davantage le nez, après avoir appris à connaître un collègue
original et surtout en étant heureux pour la première fois
depuis longtemps.
56
C H A P I T R E 6
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nouvelle fois pour son hospitalité.
En entrant dans ma voiture, je reconnais une silhouette se
pavaner de l’autre côté de la rue. J’entends ses talons frapper
le sol avec toujours la même assurance. Elle est rivée sur son
téléphone et ne semble prêter aucune attention au monde
environnant. Je m’approche, espérant la surprendre.
— Madame Haros.
Ses pas s’arrêtent brusquement à mon interjection. Elle
relève la tête et sourit en m’apercevant.
— Tiens tiens, mon reporter le plus détestable.
Les cheveux de Sophia sont détachés pour une fois, laissant
tomber à mi-‐‑hauteur de sa nuque des cheveux ondulés
châtains et de légers reflets roux. Son manteau mi-‐‑long fermé
par des boutons recouvre son corps jusqu’au-‐‑dessus des
genoux, laissant fantasmer que rien ne se trouve en dessous de
lui. Elle surprend mon regard désireux et s’en sert
automatiquement pour prendre le dessus à ce jeu. Même si
d’après moi, elle joue seule.
— Seriez-‐‑vous de ces directeurs qui viennent au bureau
pour travailler le week-‐‑end ?
Elle sourit, prête à désamorcer mon affrontement.
— Tout dépend de quelle manière vous pensez que je
travaille le week-‐‑end.
Son clin d’œil provocateur est plus qu’explicite. Je dirais
même que c’est une invitation à tester un des canapés de la
salle de pause. Je dois bien avouer que son rentre-‐‑dedans me
met mal à l’aise. Elle éclate de rire soudainement.
— Sérieusement Monsieur Alcaras ? Vous pensiez à quoi ?
Vous devriez voir votre tête, c’est à mourir de rire.
Si je pouvais m’enfoncer dans la terre, à cet instant précis,
cela ferait une minute que j’aurais déjà touché le manteau
inférieur de la croûte terrestre.
— Même si cela vous intéresse certainement peu, car je me
58
demande ce qui peut bien vous captiver dans la vie, je suis
venue chercher ma carte bancaire que j’ai oubliée au bureau. Je
m’apprêtais à rejoindre mon petit ami garé au bout de la ruelle
qui m’a gentiment accompagnée.
Sa confidence m’étonne, j’étais convaincu que cette femme
n’avait personne dans sa vie. Finalement, j’en viens à me
demander si ce n’est pas moi qui joue cavalier seul depuis le
début.
Elle s’éloigne en continuant son chemin. Elle se retourne
brièvement pour m’attaquer une dernière fois.
— Au fait, évitez de sentir autant la vinasse lundi matin au
bureau, vous seriez mignon.
Instinctivement je porte ma main à la bouche en soufflant
dessus pour essayer de sentir mon haleine. Je dois bien
admettre qu’elle a raison. Il est temps que je rentre chez moi
frotter les excès de la veille.
Je l’observe tout de même avancer vers une belle berline et
s’installer du côté passager. Elle a dit la vérité. Une pointe de
déception s’empare de moi avant d’être vite repoussée par des
démons bien plus difficiles à écarter.
La douche est toujours si plaisante. Je m’en veux de ne pas
vouloir y entrer lorsque je ne peux finalement plus la quitter.
Surtout après avoir dormi toute la journée sans aucune volonté
d’être propre.
Je me suis finalement décidé après que Gabi m’a demandé
de dîner chez eux avec quelques-‐‑uns de leurs couples d’amis.
Je me suis surpris à accepter son invitation alors que je refuse
habituellement de façon catégorique ce genre de soirées
mielleuses où seul l’amour triomphe.
Je prépare mon foie mentalement pour cette soirée que je
souhaite alcoolisée à souhait.
Lorsque j’entre chez Gabi et Marie, je suis évidemment le
59
dernier arrivant, je salue tout le monde et rejoins mon amie
dans la cuisine. Elle accepte volontiers mon aide.
Je trinque avec les trois couples invités avec lesquels j’ai
déjà partagé quelques soirées il y a quelques années. Ce sont
des amies d’école de Marie et leurs compagnons. Elles sont
orthophonistes. Cette profession est quasi exclusivement
féminine, chose que je ne comprends toujours pas.
Parfois nous venions avec Chloé, du moins durant les
premières années de notre relation. Je chasse ces mauvais
souvenirs de ma tête avant qu’ils ne m’envahissent totalement.
Une des amies ose finalement me parler, faisant taire tous
les autres convives, curieux d’entendre ma réponse.
— Alors tu es finalement rentré dans ton fief natal ?
— Oui, je suis revenu près des miens.
Gabi est partagé. Il sourit car il est conscient que je parle de
lui et que s’il n’avait pas été là je ne serais sans doute pas ici. Il
semble aussi ému car la raison de mon retour est bien plus
profonde qu’un simple rapprochement géographique.
J’aperçois dans le regard de mon interlocutrice qu’une
dizaine de questions lui brûlent les lèvres, mais elle se ravise,
évitant d’être trop intrusive.
Je passe la soirée à enfiler des verres avec ses amis.
L’euphorie monte en moi très rapidement avec la fatigue de la
veille et je deviens plus ouvert à la discussion. Gabi en profite
pour en savoir davantage sur mon nouveau travail à l’agence.
— Eh, je ne vous ai pas dit que Paco avait trouvé un
nouveau travail ?
Tout le monde se réjouit pour moi et me félicite, ce qui ne
me gêne pas tant que ça après la bouteille de Bordeaux que je
viens de boire tout seul. Elle était excellente, même si elle ne
vaut pas un bon Pinot Noir.
Gabi me regarde d’un œil inquisiteur. Il attend des détails
60
piquants.
— Ce n’est pas mal. Au bout de deux jours j’ai failli me
battre avec un collègue, le même avec qui j’ai finalement pris
une belle cuite hier soir. Il a mis une droite à un type que
j’avais cogné dans un bar il y a quelques semaines. Sinon
l’équipe est inintéressante. Ils sont tous là à jouer les hypocrites
auprès du rédacteur pour avoir une promotion qu’ils n’auront
jamais tant qu’ils ne seront qu’écrivailleurs. Je suis tellement
imposant qu’ils baissent les yeux lorsqu’on se croise. Une
d’entre eux s’est d’ailleurs déjà éprise de moi, ce qui est logique
car qui ne l’est pas ? La directrice est déçue de ma production,
mais elle me recrutera quand même parce qu’elle me mettrait
bien dans son lit. Sinon les locaux sont plutôt sympathiques.
Après cette longue tirade, j’observe les regards médusés de
chacun, enfouis dans un malaise général. Je me tords de rire
comme un fou enragé. Je dois avouer que le mauvais vin, sans
mauvais jeu de mots, a une nouvelle fois raison de moi. Mais
je poursuis dans ma lancée tant que personne ne m’arrête.
— J’ai accepté ce travail uniquement dans le but de faire
plaisir à mes proches pour qu’on me fiche finalement la paix.
Je ne m’attendais pas à ce qu’ils me proposent un contrat après
tant d’ingratitude, mais je me retrouve finalement pris dans
mon propre piège, contraint d’accepter faute de mieux. C’est
l’histoire de ma vie de subir sans être réellement acteur de
toute façon, je devrais avoir l’habitude. Soit on me pousse à
faire des choix sous la contrainte soit on les fait pour moi. On
m’arrache ce à quoi je tiens le plus au monde sans que je le
veuille, on me retire le pilier qui fait de moi un homme plus
stable et on me reproche de partir en vrille c’est bien ça ?
Je pose mon regard sur Gabi puis sur Marie qui a déjà
fondu en larmes depuis quelques minutes. Le silence plane
dans la pièce. Il ne reste que la musique de jazz accompagnante
qui ne fait qu’ajouter de la mélancolie à la situation.
61
J’enfile mon manteau et claque la porte sans me retourner.
L’exaltation de ce moment laisse place à des larmes salées qui
ruissellent sur mes joues comme des cascades. Une douleur
m’empoigne, un sentiment de honte me parcourt, le regret
m’envahit et pourtant une si grande libération jaillit en moi.
Pour la première fois, je suis parvenu à mettre des mots sur ma
peine. J’aurais seulement préféré que cela se fasse à un autre
moment, avec moins d’alcool, plus de finesse et surtout plus
d’intimité.
Je sens mon portable vibrer dans la poche de mon pantalon.
Je décroche en furie.
— Marie laisse-‐‑moi tranquille !
— Je ne sais pas ce que t’a fait cette fille, mais…
Je reste muet quelques instants, le temps de reconnaître la
voix de Thomas.
— Excuse-‐‑moi mec je croyais que… Tu es où ? Je ne
t’entends pas très bien.
J’entends des brouhahas entremêlés à une musique pop
assez entraînante. Je suis étonné qu’il m’appelle à une heure si
tardive.
— Je suis dans un bar. Tu ne devineras jamais qui je viens
de croiser complètement ivre.
Je laisse un silence passer entre nous tout en ravalant mes
larmes, espérant qu’il me dise au plus vite de qui il s’agit. Je ne
suis pas d’humeur à jouer aux devinettes.
— Madame la directrice !
Il semble complètement hilare au téléphone, à tel point que
je me demande s’il est apte à reconnaître Sophia et si ce n’est
pas le fruit de son imagination tant il rêve de cette femme. Je
réponds brièvement, tandis qu’il poursuit dans son euphorie
en me priant de les rejoindre. Je parviens à entendre une voix
féminine à quelques mètres du combiné.
— Allons monsieur Alcaras, nous savons tous que vous
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aimez la fête et les bagarres, venez, vous ne serez pas déçu.
Son jugement hâtif me fait rire. Je leur demande l’adresse
du bar afin de les rejoindre, acceptant ainsi le caprice de
madame. Je remplace ma voiture par un bus de nuit, ivre, mais
encore suffisamment lucide pour conserver une once de
sérieux.
Lorsque j’arrive dans la rue du fameux bar, je rencontre des
types un peu louches que j’aurais volontiers provoqués si je
n’avais pas prévu autre chose. De nombreux cafés se suivent
sur une centaine de mètres, les fumeurs bravent le froid en
s’installant en terrasse.
Je connais bien le bar où mes collègues m’attendent. Il
règne un esprit un peu chic où les clients n’osent prendre que
des cocktails pour le paraître. Je ne suis pas très étonné que
Sophia côtoie ce genre d’endroits.
Je n’ai pas le temps de faire dix mètres après être entré que
Thomas me saute déjà au cou. Il est embaumé d’alcool. Il a les
yeux qui pétillent et le regard vide. Il m’attrape par le bras et
m’emmène au fond du bar, vers une table où plusieurs
personnes discutent bruyamment. La lumière tamisée couvre
les excès sur les visages. Je reconnais cependant celui de ma
directrice dont le profil est tourné vers l’homme à qui elle
s’adresse. Thomas me présente à ses amis avec lesquels il a
démarré cette soirée.
— Alors c’est lui ton nouveau collègue fier et sans intérêt ?
Je ris légèrement à cette remarque qui fait rougir Thomas
instantanément. Il faut dire que je le mérite.
— Si je puis me permettre, j’ajouterais égocentrique à sa
liste des qualités.
Le tacle de Sophia est encouragé de sifflements par ses
amis. Je feins ne pas avoir écouté son propos et m’assois au
bout de la banquette près d’un ami de Thomas.
63
Je commande un gin-‐‑tonic et m’insère dans leur
conversation. Je comprends que Thomas est ami avec ces
personnes depuis le lycée, ce qui me provoque un léger
pincement au cœur en pensant à Gabi et au dénouement du
repas.
J’observe Thomas se rapprocher, non subtilement, de
Sophia qui ne semble pas très réceptive. Elle est habillée
simplement d’une robe noire qui lui sied à merveille, laissant
apparaître un léger décolleté. Plus je dévisage la femme qui est
assise à sa droite, plus je lui trouve un air de ressemblance avec
Sophia aussi bien dans les traits du visage que dans les
mimiques et la voix. Je me demande si l’homme assis à leurs
côtés est le petit ami de l’une d’entre elles.
Au moment où mes pensées divaguent un peu plus, je vois
Sophia se lever brusquement et injurier Thomas.
— Ne t’avise pas de recommencer. Je crois qu’on s’est mal
compris tous les deux.
Thomas ne cesse de s’excuser pour son comportement que
je n’ai pas vu. Il est complètement saoul et court en direction
des toilettes prêt à vomir. Il est aussi pâle qu’un mort vivant.
Je décide de le suivre pour vérifier que tout va bien. Il s’est déjà
enfermé dans une des toilettes, régurgitant toute la bile de son
corps. Au bout de quelques instants, il sort avec quelques
gouttes de sueur et une haleine peu agréable. Il m’explique
avoir posé sa main sur la cuisse de Sophia sans réfléchir. Je ne
peux m’empêcher de rire de sa maladresse et lui propose de le
raccompagner chez lui.
Nous regagnons la table et saluons les autres. Ses amis
proposent de rentrer avec nous également, mais j’insiste pour
qu’ils restent profiter de la soirée.
— Mon beau-‐‑frère peut vous ramener. Il n’a pas bu et puis
on allait rentrer.
Je vois l’amie de Sophia ou sa sœur se décomposer, n’ayant
64
certainement pas l’envie de se coucher maintenant. Sophia lui
fait des gros yeux et elle se lève finalement. J’accepte par
politesse et surtout parce que les bus de nuit sont remplis de
personnes incertaines.
Nous prenons le chemin tous les cinq vers la voiture de
Xavier, chacun titubant dans son coin. La traversée est
silencieuse, seule la fumée qui sort de nos bouches dans ce
froid affirme que nous respirons tout de même. L’air se remplit
de vapeurs alcoolisées.
J’émets une interjection de surprise lorsque je m’aperçois
que Xavier a exactement la même voiture que le type qui a
accompagné Sophia à l’agence ce matin. Je souris. Elle a menti.
Nous nous installons à l’intérieur, aidant Thomas par la
même occasion qui n’est même plus capable de s’attacher.
— Alors vous êtes la sœur de Sophia, non ?
Elle confirme en souriant timidement.
Le reste du trajet est uniquement animé par les chansons
de la radio. Nous arrivons devant l’immeuble de Thomas et je
descends en même temps que lui pour l’aider à rentrer. Je
remercie le conducteur de nous avoir déposés, salue les sœurs
et claque la porte arrière.
Je suis surpris lorsque j’entends en écho une autre porte
s’ouvrir et se fermer alors que la voiture démarre
instantanément.
Sophia est debout, seule. Elle remarque mon interrogation.
— Je n’ai pas été correcte ce soir, je veux m’assurer que tu
rentres bien chez toi.
Thomas est soulagé que sa directrice ne lui en veuille pas
et qu’elle soit aussi généreuse. Je reste perplexe. J’ai
l’impression que la raison de sa présence est loin d’être cette
version.
Nous montons ensemble les escaliers tant bien que mal
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puisqu’il n’y a aucun ascenseur. Au bout de cinq minutes
d’effort intensif et une soixantaine de marches, nous
atteignons enfin son palier. Je tourne la clé dans la serrure à sa
place et nous entrons. Thomas se précipite pour aller vomir.
Nous gloussons, amusés. Nous nous installons sur son
canapé en l’attendant, sans un mot, dans une ambiance
gênante.
— Thomas a raconté votre sortie épique de la veille. Je suis
contente de savoir que les relations sont meilleures entre vous,
en espérant que cela contribue à une meilleure efficacité à
l’agence.
— Vous comptez vraiment parler travail ?
Elle rit, bien consciente que l’endroit n’est pas très
approprié. Au même moment, Thomas revient, nous
annonçant qu’il va se coucher. Il propose à Sophia de dormir
dans la chambre d’amis et à moi de prendre le canapé. Nous
acceptons volontiers et nous lui souhaitons une bonne nuit, en
espérant qu’il ne se rappellera pas trop ses déboires le
lendemain matin.
Nous restons assis sur le canapé, toujours silencieux, avant
que je prenne la parole.
— C’était votre beau-‐‑frère hier matin dans la voiture.
Elle semble mal à l’aise à l’idée d’avoir été démasquée et
soulagée de ne pas avoir à inventer une vie à cet homme
inexistant.
— Il paraît que Thomas vous a défendu hier soir. Vous avez
l’esprit bagarreur… Pourquoi tant de rage ?
— C’est la boxe. On nous inculque ça.
— Eh bien j’ai un ex qui en faisait régulièrement et qui
n’avait pas cette façon de vivre.
— Depuis quand les sportifs se ressemblent ?
Elle ne cesse de fixer mes lèvres, ce qui me donne envie
d’en jouer. Je passe ma langue dessus en me mordillant. Elle
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retire le gilet qu’elle porte, comme si la chaleur montait en elle.
Nous continuons à nous fixer en silence, cette fois sans
aucune trace de gêne, mais non sans un brin d’excitation.
Sans savoir si c’est l’alcool qui parle à sa place, elle me
pousse contre le canapé, s’allonge au-‐‑dessus de moi et
m’embrasse à pleine bouche. Je lui rends son baiser avec autant
d’ardeur. Elle se tord contre moi, faisant monter mon érection.
Je lui tire les cheveux délicatement, tout en l’embrassant
passionnément. Mes mains se glissent sous sa robe, caressant
ses fesses enveloppées par des collants opaques. Elle
commence à ouvrir ma chemise en déposant des baisers à
chaque ouverture créée. Je retire sa robe par les bras et admire
un instant le corps qui s’offre à moi. Elle est assise à
califourchon, vêtue d’un soutien-‐‑gorge sans armatures tout en
dentelle qui laisse deviner ses tétons durcis. Je le retire
rapidement pour dévoiler ses seins en forme de poires,
parfaitement dessinés. Les quelques plis de son ventre
m’excitent davantage. Son corps est parfait.
Elle masse mon torse avec force, laissant ses ongles
s’enfoncer dans ma chair. Elle enlève ses collants seule, laissant
seulement sa minuscule culotte visible. Je crois à cet instant
n’avoir jamais vu d’aussi belles fesses, rondes, fermes, mates.
Je les malaxe de mes deux mains en remontant vers son dos.
Sa poitrine s’écrase contre la mienne, me faisant frissonner.
J’ôte mon jean et mes chaussettes rapidement puis je m’assois
au bord du canapé. Elle reste au-‐‑dessus, enroulant ses jambes
autour de ma taille. Nous restons un moment à nous frotter
l’un contre l’autre à travers nos sous-‐‑vêtements.
Vient le moment où sa main descend au niveau de mon
pénis durci par toutes ces frictions. Elle la glisse à l’intérieur de
mon caleçon, me caressant doucement tandis que nous
continuons à nous embrasser de façon plus saccadée. Je change
de position en la plaquant contre le canapé, allant chercher sa
67
culotte de mes doigts pour la faire glisser le long de ses longues
jambes. Je reviens vers ses lèvres et me mets à triturer son
clitoris. Elle émet quelques gémissements discrets pour ne pas
réveiller Thomas qui ne dort qu’à quelques mètres de nos
ébats. Mes doigts sont humides et tièdes lorsque je les entre en
elle. Elle fait quelques mouvements en accompagnant les
miens et attrape de nouveau mon pénis à pleine main en
prenant soin d’aller et venir de plus en plus rapidement.
Je m’arrête un instant et la fixe. Je peux sentir toute l’ardeur
de son désir dans son regard. Sans réfléchir, j’enlève mon
caleçon, déroule un préservatif et glisse en elle. Elle se cambre
lorsque je m’y perds. J’attrape ses mains et les coince au-‐‑dessus
de sa tête tout en accélérant mes mouvements. Nos
respirations sont haletantes et l’humidité de nos corps se fait
ressentir. D’un geste elle parvient à retrouver ses mains et me
pousse en arrière, me faisant signe de m’allonger. Le contrôle
qu’elle prend sur moi m’excite davantage. Elle se place au-‐‑
dessus, une jambe de chaque côté de mon corps et entame ses
allées et venues. Elle sait exactement à quel moment elle doit
accélérer le rythme en se calant sur ma respiration, nos deux
corps ne font plus qu’un. Mon pouce s’empare de son clitoris
pour jouer avec de gauche à droite horizontalement. C’est à ce
moment que j’atteins son point de non-‐‑retour, son corps
frissonne davantage, sa respiration se bloque, son regard est
perdu dans un univers qui semble agréable. Une vague de
chaleur me submerge à mon tour, mon éjaculation se perdant
à l’embout du latex.
Nos corps jouissant parfaitement à l’unisson, nous nous
retrouvons désormais dans un monde parallèle. Un monde fait
de délice, de volupté et de désir.
Elle s’allonge nue contre moi, sans un mot, laissant nos
respirations reprendre leur allure. Je ne pense à rien d’autre
qu’à ce moment qui vient de se produire en souriant bêtement.
68
Je caresse ses cheveux doucement tandis qu’elle joue avec ses
ongles.
— Tu veux dormir dans la chambre avec moi ?
J’acquiesce avec plaisir, attrape nos vêtements et la suis nu
comme un ver en direction de la chambre d’amis.
Nous nous glissons dans les draps, côte à côte, sans oser
dire un mot sur ce qu’il vient de se produire.
Je me tourne vers elle avec le sourire et l’embrasse dans le
cou. Mes mains se baladent sur sa poitrine qui se durcit de
nouveau. Elle saisit mes fesses et embrasse mes lèvres avec
passion. Nos sexes s’éveillent une nouvelle fois et je sais, à cet
instant précis, que la nuit va être courte.
69
C H A P I T R E 7
Je marche dans la rue, perdu dans mes pensées et dépassé
par les événements. Je pense au début de soirée chez Gabi et
Marie et à la fin avec ma directrice blottie dans mes bras, les
yeux clos et la respiration régulière.
Après avoir fait l’amour une troisième fois
consécutivement, elle s’est endormie profondément, me
laissant face à ces vieux démons qui hantent mes nuits. En la
regardant, les mains posées sur mon torse, j’avais la sensation
qu’elle pouvait m’atteindre. Cette petite étincelle entre nous
pouvait faire bien plus de dégâts que de bien.
J’ai besoin d’être seul, je n’ai pas la place pour quelqu’un
dans ma vie. Il m’est impossible d’envisager un avenir heureux
avec une femme si je ne le suis plus moi-‐‑même et surtout si elle
n’en fait plus partie. Je me le suis répété pendant de longues
heures après qu’elle a plongé dans le sommeil.
J’ai fini par quitter le lit et j’ai pris mes affaires en
m’habillant discrètement dans le salon.
J’erre ainsi au petit matin, lorsque le soleil se lève
tranquillement et que la circulation est encore vide. Mes
narines respirent l’humidité de l’hiver tandis que mon corps
tremble de fatigue.
Je marche en direction de mon appartement tandis
qu’inconsciemment mes jambes m’emmènent devant la
maison de mes amis. Je sonne à l’interphone, sachant
pertinemment qu’ils vont me hurler dessus, mais pour une fois
je ne rentre pas amoché par les frasques de la nuit. Je reviens
chez eux parce que j’admets enfin avoir besoin de leur aide. Ils
sont mon foyer et, un jour, sans que l’on s’en rende compte, on
rentre à la maison non pas pour être rassuré, mais par
70
nécessité.
Après quelques minutes d’attente, Gabi parle à
l’interphone. Je lui réponds et il m’ouvre instantanément sans
émettre davantage de commentaires. Je marche dans l’allée, la
tête baissée lorsque la porte d’entrée s’ouvre et que j’aperçois
Gabi m’attendre de pied ferme.
Je lui tombe dans les bras, en pleurs, pour la première fois
depuis ces sept derniers mois. Il m’accompagne dans le salon.
Je ne cesse de m’excuser pendant que des larmes tièdes et
salées perlent sur mon visage. Mes gémissements de douleur
réveillent Marie qui se précipite à mes côtés. Gabi et elle
m’encerclent de leurs bras, aussi attristés que moi. Gabi retient
ses larmes tandis que Marie fond totalement. Encore.
Ils ont compris, à cet instant précis, que la souffrance
déniée depuis ces nombreux mois émane enfin. Je la garde à
l’intérieur, au chaud, depuis tout ce temps sans jamais réussir
à l’extérioriser autrement que par de la rancœur et de la colère.
Aujourd’hui c’est le chagrin qui prend le dessus, me tord de
douleur, me donne envie de vomir et fissure mon cœur en son
centre. Les mots ne sortent pas, seuls des reniflements et une
respiration bruyante se font entendre.
— On te pardonne mon amour, on te pardonne.
Marie essaie de panser ces vilaines plaies. Une part de moi
est soulagée que ce repas gâché soit loin derrière nous.
— J’étais avec cette femme et… Putain je ne sais même pas
si j’ai un avenir.
Mes mains tremblent, je pleure de plus belle. Mon corps
supplie mon cerveau d’éteindre ces embrasements qui
m’envahissent, mais il commande à la place du bois pour les
attiser. Les souvenirs défilent dans ma tête à une telle vitesse
qu’il m’est impossible de les contrôler.
— Je la déteste putain, je la déteste. Comment elle a pu me
faire ça ? Elle a trahi ma confiance et a tout emporté avec elle,
71
tout bordel !
Les mots me brûlent, j’ai envie de revenir en arrière, de
faire tout autrement, mais je ne peux pas. Je suis devenu passif
dans ma vie, je n’ai plus aucun contrôle.
Mes amis me soutiennent sans paroles, sachant
pertinemment que si je dois vider mon sac je le ferai sans qu’ils
ne me posent de question.
Sans m’en rendre compte, par l’épuisement de ce week-‐‑end
riche en émotions, je m’endors la tête sur les genoux de Marie,
qui continue à caresser mes cheveux.
Je me réveille allongé sur le canapé, un plaid d’une grande
douceur me recouvrant soigneusement.
Mes yeux sont bouffis, ma tête me brûle, la douleur est
toujours confortablement installée en mon être.
Je sens l’odeur délicieuse de brioche perdue, du bacon
grillé et des œufs brouillés dans la cuisine.
Marie s’installe sur le fauteuil en rotin tandis que Gabi me
rejoint. La bonne humeur règne en ce dimanche matin
ensoleillé avec d’un côté le feu de cheminée qui réchauffe la
pièce et le cœur et de l’autre une musique qui donne envie de
survivre encore et encore.
— Alors c’était qui cette femme ?
Je sais qu’il est prêt à me charrier comme à son habitude et
je crois qu’à ce moment précis j’ai également envie qu’il le
fasse.
— Cela n’aurait jamais dû se produire.
Gabi me regarde avec curiosité, m’invitant à poursuivre
mon récit.
— On avait bu, tout a été très vite...
— Tu as couché avec quelqu’un ? Mais c’est génial mon
pote. Dis-‐‑moi juste que ce n’était pas encore Stéphanie, elle est
sympathique, mais tu mérites bien mieux que ça.
72
Marie lui lance un regard foudroyant. Il n’y prête pas
attention et rit, fier de son jugement.
— Je crois que cela aurait été plus simple si cela avait été
elle...
Mes amis trépignent d’impatience, certains que cette
information aura l’effet d’une bombe.
— Ma directrice.
Ils ouvrent grand les yeux en se regardant et se pinçant les
lèvres pour se retenir de rire. Leurs mimiques sont en miroir
comme un vieux couple si connecté l’un à l’autre qu’ils ne font
plus qu’un. Ils s’exclament en même temps.
— Oh merde, qu’est-‐‑ce que tu as fait ?
Je me le demande moi aussi. Moi qui voulais en finir avec
ce travail depuis le début je crois avoir trouvé la meilleure
porte de sortie. Lorsqu’elle découvrira mon absence à son
réveil et mon manque de nouvelle, elle n’aura plus qu’à mettre
un terme à ma période d’essai.
Une pointe de déception apparaît à cette idée, comme si
finalement ce travail me plaisait bien plus que je ne voulais
réellement l’admettre. À moins que ce ne soit elle la raison de
ma déception.
Un peu plus tard dans la journée, je reçois un SMS de
Thomas. Il demande de mes nouvelles et me remercie de
l’avoir raccompagné chez lui.
Je me sens tellement coupable d’avoir couché avec celle
dont il rêve.
Je m’en veux de l’avoir fait pour mille autres raisons et, à
la fois, c’était la meilleure nuit depuis des mois voire des
années si je raisonne objectivement.
Cela faisait bien longtemps que je n’étais plus heureux avec
elle.
Je m’endors avec appréhension, ne sachant pas s’il est utile
73
que je vienne au travail le lendemain. J’ai peur et à la fois je sais
qu’il est nécessaire que je sois responsable de mon acte.
Je me présente au bureau les mains moites, peu fier de moi.
Thomas est tout souriant, c’en est presque agaçant. Il me
chuchote ses exploits du week-‐‑end comme un adolescent de
quatorze ans et surtout comme si je n’avais pas été présent.
— Mec, c’était un week-‐‑end de folie. J’ai frappé quelqu’un,
j’ai bu jusqu’à la mort, la directrice a dormi chez moi... Je ne
vais pas m’en remettre je te jure.
Je ris malgré moi, heureux que mes embuscades lui aient
plu.
— Elle est restée hier ?
J’espère dans mon fond que la réponse soit négative.
— On a mangé ensemble hier midi, mais elle est partie tôt.
Elle a prétexté aller voir sa mère, mais j’en doute.
— Elle était comment ?
Mon inquiétude soudaine le surprend. Je joue mal le jeu de
l’homme indifférent. Même si j’ai bien compris qu’il n’était au
courant de rien.
— Oh, je ne sais pas, elle avait l’air préoccupée, mais je
pense qu’elle était sûrement gênée d’être chez moi. J’avais un
peu honte de ce qui s’était passé la veille Il faut avouer que ce
n’est pas très professionnel, mais évidemment on n’en parlera
pas aux autres, d’accord ?
J’acquiesce, soulagé qu’il ne sache rien et débute mon
travail avec sérieux pour une fois.
Il est à peine onze heures lorsque Victor me convoque dans
son bureau. Je n’ai toujours pas rencontré Sophia et je
présuppose que ce n’est pas anodin si ce n’est pas elle qui me
convie. Je pensais que mon contrat s’arrêterait aujourd’hui et,
à cet instant, j’en suis désormais certain.
74
Je le suis à l’étage et m’assois sur la chaise face au bureau.
Mes jambes flageolent légèrement.
— Je souhaiterais faire un point avec toi. La directrice
n’étant pas disponible pour cela, c’est moi qui m’en charge.
Je secoue la tête comme un abruti.
— Après avoir délibéré avec Madame Haros, nous pensons
que vous pouvez être un élément fort au sein de cette agence.
Malgré un manque d’effort remarquable en cette première
semaine, nous sommes néanmoins étonnés par les écrits
fournis. Nous savons que vous êtes capable de bien mieux,
c’est pour cela que nous souhaitons vous embaucher. Le
contrat est prêt à être signé.
Mon visage doit se décomposer, car il se reprend
immédiatement.
— Il va de soi que nous vous laissons jusqu’à la fin de la
semaine pour y réfléchir.
Je suis incapable de répondre, abasourdi par cette
proposition si rapide. Il est impossible qu’ils en aient discuté
ce matin, cela devait être vendredi.
En travaillant le minimum, en étant aussi désagréable, en
possédant puis jetant la directrice, ils parviennent à m’offrir un
CDI.
Mon plan a échoué, mais il me semble que c’est le cas
depuis le début, depuis que j’ai rencontré ces collègues
ennuyeux et si attachants à la fois, depuis que j’apprécie de
nouveau rédiger des dépêches, que le travail en petit effectif
me donne confiance, que le rédacteur en chef ne hurle pas sur
ses salariés, que la décoration soit si épurée qu’on pourrait
facilement vivre à l’agence, que la directrice soit tellement
canon qu’à elle seule elle constitue la meilleure raison de ma
signature. Si je signe.
Je regrette tellement les propos que j’ai eus envers cette
agence samedi soir, même si personne d’autre que mes amis
75
ne les a entendus. L’alcool fait des ravages et, contrairement à
ce que l’on pense, toute parole prononcée alcoolisé n’est pas
véridique. Elles ne le sont seulement que lorsque cela nous
arrange.
Je me contente de le remercier poliment, sans lui donner de
réponse pour le moment. En sortant du bureau, je tourne la tête
à gauche, instinctivement, en espérant croiser le regard de
Sophia. Cependant je m’aperçois que sa porte est fermée.
Je descends alors retrouver mes collègues. Je leur annonce
qu’un contrat m’a été proposé. Ils semblent, pour la plupart,
tous favorables à cette idée, malgré la mauvaise humeur que
j’ai instaurée au sein de l’agence la semaine précédente. Je les
préviens que ma réponse n’a pas été fournie pour le moment.
À la pause du midi, je suis déçu que Sophia ne soit pas là.
Je sens qu’elle m’évite et je ne peux que lui donner raison.
Joséphine tente d’user de ses charmes pour me convaincre
d’accepter le poste. Il faut dire qu’elle a sorti son plus beau
décolleté, elle le porte si près de moi que le niveau de gêne
ressenti est à son apogée. Je ne sais pas comment lui faire
comprendre mon désintérêt. L’échancrure a plutôt l’air de
plaire à Thomas.
Le déjeuner est agréable, tout le monde rit en partageant
les anecdotes de ses anciens emplois, entre les dépêches sur la
fabrication du boudin noir et celles sur la journée mondiale du
cerf-‐‑volant, je ne sais pas qui l’emporte.
Je passe l’après-‐‑midi à songer à la façon dont je pourrais
m’excuser auprès de la directrice afin d’entretenir une relation
la plus cordiale possible, puisque aisée n’est plus d’actualité.
Dans un accès de courage, je me lance vers son bureau, prêt à
déblayer la situation.
La porte est entrouverte, j’appose un léger tapotement et
entre sans attendre son accord. Elle semble furieuse de me voir
76
apparaître dans l’angle de sa porte.
— Monsieur Alcaras. Je n’ai pas le temps de vous recevoir.
Ses mots sont aussi glaciaux que la température extérieure.
Les traits de son visage sont stricts, ses cheveux sont tirés vers
l’arrière en une queue-‐‑de-‐‑cheval séduisante et sa bouche est
maquillée d’une couleur rosée discrète pulpant parfaitement
ses lèvres déjà charnues.
Sans flancher, je m’approche davantage de son bureau,
m’asseyant sur la chaise devant. Mon effronterie fait lever ses
yeux vers le plafond.
— C’est vrai que vous n’aviez déjà pas eu besoin de mon
accord dimanche pour partir sans me prévenir.
J’ai bien mérité sa remarque. Même si je m’y attendais, je
ne trouve rien à répondre.
— Merci pour l’emploi proposé, je ne pensais pas que ce
serait aussi rapide…
— Victor a insisté. Il croit beaucoup en vous, ne le décevez
pas. Même si j’ai cru comprendre que vous aviez l’habitude de
le faire.
Elle me coupe la parole à grande vitesse et se permet
d’insinuer des faits qu’elle ne connaît pas, ce qui m’atteint
d’une certaine manière.
— Je donnerai ma réponse vendredi au plus tard, en tenant
compte de votre recommandation, bien évidemment.
Elle me détaille de la tête aux pieds avec un air méprisant.
Le même qui regrette s’être adonnée à moi.
Je me lève, me penche en avant en posant mes avant-‐‑bras
sur le bureau et lui présente mes excuses. Je n’invente aucun
autre motif que la vérité. Je suis parti, car je me suis aperçu de
mon erreur. Elle imite ma position, inclinant son buste vers le
mien.
Nos visages ne sont plus qu’à quelques centimètres.
— Il serait préférable que nous oubliions cette nuit si nous
77
souhaitons collaborer au mieux.
Elle acquiesce en ne quittant pas mes yeux du regard. Je
soutiens le même effort. Sans avoir le temps de réagir, mes
lèvres s’écrasent sur les siennes, nos langues s’entremêlent
ainsi dans une cohésion parfaite.
Une gifle m’arrête dans mon élan. Je baisse les yeux,
honteux de mon acte.
— Je suis sincèrement désolé. Je n’aurais pas dû. Il n’y a
rien de professionnel dans mon acte.
Elle s’esclaffe et s’éloigne quelques secondes en faisant
claquer ses hauts talons au sol jusqu’à la porte qu’elle ferme à
clé. Ses intentions sont claires et la vibration ressentie tout le
long de mon corps semble complètement d’accord avec celles-‐‑
ci.
Elle me rejoint, pousse ses affaires présentes au-‐‑dessus du
bureau et s’assoit sur le bord, les cuisses légèrement
entrouvertes. Je me place entre les deux et l’embrasse
vigoureusement dans le cou en malaxant ses seins. Elle tire sur
l’arrière de mes cheveux. D’un geste rapide elle retire ses
chaussures, ses collants et sa culotte. Elle est prête à
m’accueillir en elle. Je le vérifie en insérant quelques-‐‑uns de
mes doigts. Je forme des cercles à l’intérieur de son vagin,
d’abord lentement puis j’accélère la cadence lorsqu’elle me le
susurre à l’oreille. Je déboutonne mon jean, la rapproche
davantage du bord, sors un préservatif et m’insère en elle
d’une facilité déroutante.
Nous sommes prêts pour cette ascension de plaisir qui, je
crois, ne durera que quelques instants. Je la pénètre avec une
force presque agressive, ses mains sous ma chemise tripotent
ma dernière couche de peau avec désir. Elle descend ses mains
jusqu’à mes fesses pour les pétrir.
Mes à-‐‑coups sont délicieux.
Elle s’allonge à la recherche de plus de sensation. Je sens la
78
tension monter davantage. Au plus haut de ma forme, la
dernière pénétration signe la sortie immédiate de mon
éjaculation. Je pousse un raclement final et pose ma tête sur
son ventre par épuisement.
Elle doit sentir que je suis déçu qu’elle n’ait pas joui, car
elle m’embrasse langoureusement pour me signifier son
plaisir.
Nous restons un moment dans cette position étrangement
agréable avant qu’elle ne se relève et ne se rhabille. Je l’imite
en remontant mon pantalon.
— C’était la dernière fois, sors de mon bureau maintenant,
j’ai du travail.
Son ton autoritaire m’excite plus qu’il ne me rebute. Elle
me tutoie pour la première fois et je dois dire que cette
proximité m’est agréable. Je lui adresse un sourire de
satisfaction.
Sa fierté ne trompe pas.
Je m’approche d’elle et lui chuchote mon adresse à l’oreille.
— Ce soir, vingt-‐‑heures. Je prépare à manger.
Le rictus couplé au pétillement de ses yeux ne laisse aucun
doute sur le fait qu’elle soit déjà en train de succomber.
Je sors du bureau en faisant balancer légèrement mes fesses
dans ce jean moulant, certain qu’elle est en train de les admirer.
Il est déjà dix-‐‑neuf heures lorsque je me rends compte que
j’ai réellement invité cette femme chez moi, dans mon
appartement minable.
Sur le chemin j’essaie de réfléchir au dîner que je pourrais
préparer, bien loin de vouloir l’impressionner. Je prends soin
de ranger ma pièce à vivre un minimum pendant que mon plat
cuit.
Je me douche rapidement et enfile un jogging.
Je n’ai aucune envie de fournir d’effort à ce type de relation.
79
J’entends ses pas résonner dans la cage d’escalier et me
prépare à lui ouvrir. Elle me salue timidement et je l’invite à
entrer.
— C’est loin d’être le luxe, mais c’est tout ce que je peux
m’offrir pour le moment.
Elle se contente d’acquiescer sans chercher à savoir
comment j’ai pu en arriver là. Ce n’est pas pour me déplaire.
Le dîner est agréable. Ses yeux brillent lorsqu’elle évoque
le village exhaussé de Kastro où elle a grandi plusieurs années.
Elle me parle des ruelles sublimées par la blancheur des
habitations aux volets bleus, des chemins entièrement pavés et
de l’immensité bleue qui se dresse depuis le rocher de la
chapelle. Je m’imagine ces paisibles horizons qui me
semblaient jusqu’alors irréels. Je me perds dans la même
excitation qu’elle et me vois déjà parcourir l’île à ses côtés.
Je tente de me ressaisir en tapotant sur ma cuisse.
Les doux mots font place aux souvenirs douloureux. Ceux
d’une petite fille en colère envers ses parents. Les mêmes qui
se sont séparés et l’ont propulsée dans un pays peu familier. Je
lis dans ses yeux toutes les épreuves traversées et je ne peux
que partager sa peine.
Un être aussi bon ne devrait jamais avoir à endurer tant
d’abattements.
Un père absent, une mère dépassée et une adolescence
remplie de luxuriance et de débauches en tous genres, mais
une sœur précieuse et raisonnée.
Mon visage étonné me trahit. Jamais je n’aurais pu
imaginer un seul instant ces révélations.
Mon silence la laisse me questionner en retour.
Son indiscrétion me saisit et je préfère m’en échapper. Je
m’en vais chercher un peu de glace à la place.
Ses yeux font un bond en apercevant le pot. Je suppose que
nous avons les mêmes goûts. Au bout de quelques cuillerées,
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elle continue son interrogatoire.
— Pourquoi tu ne réponds à aucune de mes questions ?
Son ton m’agace et je n’ai aucune envie de partager ma vie
personnelle avec cette femme.
— Tu es venue pour quoi au juste ?
J’ose la tutoyer en retour. Cette relation purement
professionnelle n’est de toute façon plus aucunement
délimitée.
— À toi de me le dire ?
— On s’amuse non ?
Ma réponse ne lui convient pas. Je lis dans son regard une
pointe de déception.
— Pour être suffisamment claire, j’ai trente ans et coucher
avec des hommes ne me divertit plus.
— Je viens d’avoir vingt-‐‑sept ans et j’ai un passé bien assez
conséquent à mon actif.
Les mots s’échappent de ma bouche à la vitesse d’un éclair.
Sophia me rassure en changeant immédiatement de
conversation.
Merci de ne pas réveiller mes vieux démons.
Nous discutons pendant un moment de l’agence et des
folies qui l’ont conduite à la diriger. En l’écoutant, je ne peux
qu’être admiratif de cette femme à qui tout réussit. Son
dynamisme est convaincant, sa vision du monde et de l’avenir
est si optimiste qu’elle me donnerait envie d’y croire aussi. Elle
est brillante et sans racolage.
Dans une autre vie, je l’aurais certainement épousée, mais,
ce soir, je me contenterai de l’attirer dans mon lit.
Je la fais taire d’un baiser avant qu’elle ne termine son
propos. Elle me le rend avec une énergie qui ne laisse aucune
place au doute sur son envie réciproque.
Je la soulève de sa chaise et l’entraîne directement dans ma
81
chambre. Je n’ai aucun temps à perdre. Elle retire ses baskets
et m’allonge sur le lit. Ses lèvres parcourent mon corps de
baisers pendant que ses mains retirent mes vêtements un à un
jusqu’à ce que je sois complètement nu sous son anatomie. Elle
se frotte contre moi pendant que ses doigts glissent sur ma
peau nue en faisant frissonner chaque parcelle.
Son visage s’éloigne du mien pour descendre un peu plus
bas sous la ceinture. Son audace me fait frémir. Elle s’empare
de ma verge avec sa main en embrassant tout ce qui l’entoure.
Je me raidis lorsque sa langue vient s’enrouler autour de mon
pénis. Sa bouche entame des va-‐‑et-‐‑vient légers qui me font
gémir instantanément pendant que ses mains caressent mon
entrejambe avec vigueur. Sa langue caresse mon gland de
gauche à droite à une vitesse qui ne cesse d’augmenter mon
plaisir.
Cette femme est la perfection incarnée.
Je me cambre davantage, poussant mon pénis un peu plus
profondément dans sa gorge. Elle obtient mon dernier
geignement en aspirant ma verge.
Je l’arrête avant de ne plus pouvoir me contenir. Son visage
souriant se redresse vers le mien pendant qu’elle continue de
me masturber. Elle obtient de moi une éjaculation tiède qui
vient se déposer dans le creux de sa main.
Ma revanche ne se fait pas attendre longtemps avant que je
ne m’occupe d’elle à mon tour.
Nous passons le reste de la soirée à entremêler nos corps, à
les emboîter dans différentes positions et à dérouler le Sopalin
encore et encore.
Nous y trouvons un plaisir inégalable avant que la fatigue
ne nous gagne et ne nous emporte avec elle jusqu’au lever du
jour.
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C H A P I T R E 8
Je me réveille la main posée sur son sein droit. Elle respire
bruyamment dans un sommeil qui me paraît encore profond.
Le téléphone n’a pas encore sonné. Il ne reste que quelques
minutes avant que ce soit l’heure. Je me lève et fais couler l’eau
de la douche avant d’y entrer.
Comme elles sont agréables ces douches d’hiver, détendant
mes muscles prêts à démarrer une nouvelle journée. Je ferme
les yeux un instant et me laisse porter par le bruit de la
pression.
Je sens soudain un courant d’air frais et des mains qui se
glissent de chaque côté de mon torse. Sophia se presse contre
moi pour me saluer et je ne peux qu’apprécier sa présence.
Nous restons un instant enlacés avant de nous laver. Nous
ne pouvons nous empêcher de nous toucher dans cette douche
minuscule et je dois bien avouer que l’excitation du matin ne
m’aide pas à arrêter. Le brin de savon présent dans ma main
caresse ses seins avant de frotter son dos avec douceur. Je
purifie son corps des péchés de la veille en en créant de
nouveaux.
Le café est avalé dans un silence perturbant. Personne n’ose
parler de cette nuit délicieuse.
Nous nous quittons pour aller travailler, chacun part de
son côté pour mieux se retrouver quelques kilomètres plus
tard.
Tout au long de la matinée, je me sens mal à l’aise auprès
de mon nouvel ami. J’ai l’impression de trahir Thomas en
couchant avec celle qu’il désire et, surtout, en lui mentant
délibérément.
83
Sophia rejoint l’équipe à la pause et tente d’attirer mon
regard. Je feins douloureusement ne pas le remarquer.
Le regret commence à me saisir.
Sophia tente de m’appeler au moment où je rentre à
l’appartement. Je l’ignore et prends mes affaires de boxe. C’est
la première fois que j’y retourne depuis l’incident du dernier
entraînement.
Mon coach semble ravi de mon retour. Il prend de mes
nouvelles en m’aidant à enfiler les gants.
Je décompresse face à cette relation que je suis incapable
d’assumer et face aux risques encourus si j’accepte de signer ce
contrat.
Poing après poing, je pense aux mauvaises décisions de ma
vie. J’emprunte toujours le chemin à l’envers. Je me dirige vers
ce qui me conduit inéluctablement à la solitude et à la noirceur.
Même si je crois en une certaine forme de fatalité, je ne peux
m’empêcher de penser que mon discernement est toujours
ridicule.
Je frappe ce sac comme s’il était brûlant en essayant de
chasser ces idées qui ne cessent de m’envahir. Je m’évertue à
profiter de l’instant présent et à prendre plaisir dans mes
gestes.
Même si je ne crois pas mériter ce qui m’arrive, ma douleur
ne fait qu’accroître cette pensée jour après et jour et cela me
paralyse de l’intérieur. Je ne peux penser et passer à autre
chose, mais, d’une certaine manière, il n’y a que moi qui
attends cela de moi. C’est tellement plus facile d’essayer
d’oublier que de se battre réellement.
J’abrège l’entraînement, peu motivé et épuisé des ébats de
la veille.
Les habitués sont surpris de me voir partir si tôt, mais
surtout sans aucune blessure.
J’écoute le message vocal laissé par Sophia suite à son
84
appel. Elle espère me revoir ce soir pour discuter et user de ses
charmes. Sa proposition est alléchante, mais je refuse par
nécessité de me retrouver seul.
Au même moment, Marie me propose un dîner. Ma
solitude attendra.
Nous nous retrouvons au restaurant de ma mère. Il vient
tout juste de rouvrir ses portes.
La cuisine y est délicieuse et mon jugement n’est même pas
biaisé. Le restaurant sert une vingtaine de couverts et est
toujours rempli. Les murs en pierres apportent une ambiance
chaleureuse, renforcée par les nappes à carreaux Vichy qui
recouvrent les tables.
Quelques clients sont déjà confortablement installés, sous
une lumière tamisée. Ils dégustent les plats cuisinés avec
amour par ma mère et sa collègue.
Ce sont des familles, des amis et des couples qui viennent
partager un moment de convivialité où le temps s’arrête
autour d’un plat. Les discussions peuvent être monotones,
ambiguës, passionnées, voire hostiles, mais la seule chose qui
les réunit à cet instant est ce goût en bouche tellement agréable
que plus aucune dispute n’a d’importance.
Pour ma mère, la cuisine est bien plus qu’un outil pour
subvenir à un besoin primaire, c’est une culture dans laquelle
chacun se retrouve, une communion de personnes et une façon
d’apprécier la vie d’une certaine manière. Elle pourrait me
parler pendant des heures des raisons pour lesquelles ce
métier est devenu sa passion.
J’aimerais avoir la même flamme dans les yeux lorsque je
parle de mon métier, mais aujourd’hui plus rien n’a
d’importance.
Ma mère vient nous saluer. Elle prend Marie dans ses bras
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avant de m’embrasser tendrement. Elles s’apprécient
particulièrement toutes les deux. Je suppose que toutes les
épreuves endurées par ma faute les ont réunies plus d’une fois.
Élisabeth nous rejoint et je m’excuse sincèrement de ne pas
avoir pu assister à l’enterrement de feu son époux. Elle me
remercie en ravalant ses larmes et tourne les talons pour
rejoindre la cuisine.
J’aperçois une nouvelle serveuse plutôt ravissante qui nous
installe à notre table dans l’angle de la pièce. Elle semble
débutante dans le milieu. Ses tremblements me laissent penser
qu’elle angoisse à l’idée de servir le fils de la patronne. Je
détends l’atmosphère avec quelques blagues et l’ambiance se
décontracte aussitôt.
Nous trinquons à l’amitié, le sourire aux lèvres.
— Ils m’ont déjà proposé un contrat. Je dois leur apporter
une réponse avant la fin de la semaine.
Marie avale sa gorgée de travers et me fixe, surprise.
— C’est super ! Je suis si contente pour toi ! Tu vas pouvoir
prendre un nouveau départ dans ta vie.
— Je n’ai pas encore accepté.
Ses sourcils se froncent. Elle ne comprend pas mon
hésitation.
— À cause de ta directrice ?
— Pas vraiment.
Je marque une pause et ma voix chevrote un peu plus.
— Je ne suis pas prêt à avancer sans elle. J’ai l’impression
de la trahir. Comme si je l’abandonnais une nouvelle fois,
comme si je ne voulais pas qu’elle fasse partie de ce monde…
Marie me coupe avant que les mots ne dépassent ma
pensée. Elle semble déterminée.
— C’est tout le contraire. Quand elle reviendra dans nos
vies, tu devras être prêt à l’accueillir. Il faut que tu te battes et
ça commence par trouver un travail et avoir une vie stable. Tu
86
ne l’oublies pas Paco, personne ne l’oublie. Tu ne peux rien
faire tant que tu ne sais pas où elle est. Laisse les autorités faire
leur travail et accepte le tien.
— Comment tu peux être aussi sûre qu’elle reviendra ?
— Je ne sais pas Paco, mais je le sens. Elle a besoin de toi.
Ses mots me brisent en mille morceaux. J’aimerais la croire
de toutes mes forces, mais je n’y parviens pas.
Au même moment, je croise le regard larmoyant de ma
mère qui nous observe de l’autre côté du comptoir. Elle n’a pas
besoin d’entendre notre échange, elle comprend ma douleur
aux simples traits de mon visage. Elle partage cette souffrance
depuis tellement de mois. Elle connaît mes réactions sur le
bout des doigts.
J’aimerais protéger mes proches de cette peine immense,
mais la vérité c’est qu’il ne s’agit pas que de moi. Même si je
suis le plus touché, elle faisait aussi partie de leurs vies. C’est
si égoïste de ne pas l’avoir compris depuis tout ce temps.
Je fais signe à ma mère de ramener des coupes de
champagne pour nous tous au moment du dessert. La surprise
se lit sur son visage.
— Je vais signer mon contrat de travail.
Ma mère est folle de joie et pousse un petit cri d’allégresse
qui crée un silence au sein du restaurant. Elle se précipite dans
mes bras. Je lis dans ses pleurs toute la fierté que je ne méritais
plus.
Marie pousse également un grand soulagement. Pacôme
va prendre sa vie en main. J’imagine son dialogue intérieur.
La peur me glace le sang, mais je ne cesse d’espérer qu’il
s’agisse de la meilleure décision. Tous ont raison, je dois
continuer à me battre même si elle n’est plus là. Un jour elle se
présentera à moi et jamais je ne souhaiterais l’enlacer dans
cette déperdition.
87
Je le fais pour elle.
Ma décision sera rendue demain matin à la première heure.
Il suffirait de ne pas changer d’avis.
Ma mère et sa collègue retournent en cuisine préparer les
desserts des derniers clients pendant que nous dégustons le
nôtre avec Marie.
— Ta directrice sera heureuse de cette nouvelle ?
Je recrache mon morceau de pomme en riant.
— Elle a dormi chez moi hier soir.
Je marque un temps d’arrêt. Je sens mes joues
s’empourprer de honte.
— Je crois qu’elle veut une vraie relation, mais je ne peux
rien lui apporter, à part des nuits sans lendemains.
— Tant que tu sais ce que tu fais, profite. Tu as bien le droit.
Même si je sais qu’elle a raison, j’ai du mal à me laisser
complètement aller avec cette femme. Si je le fais, elle
s’agrippera et je serai fichu.
Les délices de cette soirée ont réussi à alimenter mon
espoir. Un espoir que je pensais éteint pour toujours.
Je m’endors ainsi paisiblement, le sourire toujours accroché
aux lèvres.
J’entends des cris puis des pleurs. Je me dirige vers eux en
espérant la rejoindre, mais tout m’empêche d’y accéder sur le
chemin. Les obstacles sont infranchissables et les sons me
paraissent de plus en plus éloignés au fur et à mesure que je
m’en dépêtre.
Il y a ces bruits assourdissants qui me percent les tympans
et tous ces rires autour.
Mes mains tremblent. Les larmes coulent à flots. Je suis
perdu. Seul. Sans aucun espoir de la retrouver.
Je me réveille finalement en sueur. Il est cinq heures du
88
matin et j’ai la terrible sensation que l’on vient de me l’arracher
de nouveau.
J’emprunte directement l’ascenseur en direction du
troisième étage. Malgré les agitations de la nuit, je suis
fermement décidé à signer ce contrat.
Je frappe à la porte en espérant que Sophia soit déjà arrivée
à son bureau. J’entends sa douce voix autoriser mon entrée.
Elle me salue, surprise que je sois ici à une heure aussi
précoce.
— Je dois signer où ?
— Bonjour. De quoi tu me parles ?
— Pour le contrat, je suis d’accord. Je souhaite accepter la
proposition de travail si elle tient toujours.
Elle sourit, satisfaite que je reste à ses côtés. Elle sort le
contrat où j’aperçois déjà sa signature.
Avant d’y apposer la mienne, je pense aux conditions que
je me suis imposées.
— Nous ne nous reverrons plus en dehors du travail
Sophia. Tu… Vous êtes ma directrice. Et je suis votre employé.
Mes propos la vexent au plus profond. Elle reprend le
contrat dans ses mains.
— Tu n’avais pourtant pas l’air dérangé lorsque tu léchais
mon entrejambe l’autre soir.
Rarement je ne me suis senti aussi stupide.
— Je ne veux pas que cela modifie nos relations au sein de
l’agence et ne me dis pas le contraire, elles ne sont déjà plus
pareilles depuis. Tu penses vraiment que tes salariés
apprécieraient nous voir nous chevaucher sur ton bureau ?
Elle me présente le contrat et un stylo en guise de réponse.
J’en lis brièvement les clauses et le lui rends sans un mot.
Je me dirige vers la porte avant qu’elle ne m’interrompe
pour apposer un baiser au coin de ma lèvre. Je la repousse
89
légèrement, surpris par son geste.
— Viens chez moi ce soir, s’il te plaît.
Je me dirige vers l’ascenseur sans lui répondre, ne sachant
pas ce dont j’ai réellement envie.
Elle reste debout, une main posée sur sa hanche et le cœur
lourd.
Je passe la matinée à échanger avec des correspondants
partis au communiqué de presse d’un grand joueur qui a
déclaré avoir signé pour une nouvelle équipe. Il vient ajouter
une déception à ma liste. Je supporte son ancienne équipe
depuis tout petit. Heureusement, son remplaçant semble bien
meilleur. Je suis à deux doigts de l’écrire, mais je doute de mon
professionnalisme.
Je suis heureux d’avoir signé pour ce travail. Jamais je
n’aurais imaginé un seul instant le penser il y a quelques
semaines. Je ne l’ai pas encore annoncé à mes collègues.
J’appréhende un peu leur réaction.
Cette journée bien remplie m’empêche de penser à la soirée
à venir et à la décision que je dois prendre.
Sophia entre dans les bureaux en fin de soirée et s’approche
du mien.
— Alors Monsieur Alcaras, avez-‐‑vous réfléchi à ma
proposition ?
J’entame un toussotement, gêné par sa question. Je me
retourne instinctivement vers Thomas qui nous scrute d’un air
interrogateur. Je lui adresse un sourire en coin avant de me
tourner vers Sophia.
— Au fait que vous pourriez être envoyé sur le terrain de
temps en temps ?
Je repense aux modalités du contrat et me souviens
soudainement avoir lu un paragraphe sur les conditions
exercées en agence, mais aussi en tant que correspondant. J’ai
90
vraiment signé sans analyser, comme toujours.
Cette proposition va au-‐‑delà de ce que je pouvais imaginer.
La nouvelle me réjouit.
— Évidemment, je suis très heureux de pouvoir
expérimenter les deux casquettes du reporter.
— Vous m’en voyez ravie.
Elle m’adresse un clin d’œil plus qu’explicite. Son propos
avait un double sens et je viens d’accepter son invitation sans
m’en rendre compte.
Thomas me félicite. Il est enchanté d’avoir officiellement
un nouveau collègue.
— Il se passe quelque chose entre vous ?
Il chuchote sa question pour ne pas interpeller les autres.
Les mots me manquent à cet instant. Je laisse quelques
secondes s’écouler avant de prendre mon courage à deux
mains.
— Je ne peux pas t’en dire plus. C’est notre directrice. Il ne
peut rien se passer, tu le sais aussi bien toi-‐‑même.
Je sème tout de même le doute dans son esprit. Il m’est
impossible de dévoiler nos incartades. Les conséquences sur
l’agence seraient trop grandes.
Il se contente de me sourire en signe de remerciement, mais
je peux lire dans son regard toute sa perplexité.
Je quitte le bureau en colère d’avoir été dupé. Il est hors de
question que je me rende chez elle.
Je préfère accepter le verre que Thomas me propose après
le travail. Je suis bien décidé à renouer avec mes vieux démons
ce soir.
Je commence par un bon verre de scotch pour réveiller mes
papilles. L’alcool m’enivre rapidement après le léger déjeuner
avalé ce midi. Thomas me suit dans l’enchaînement de mes
verres. On dirait que l’élève dépasse le maître.
91
Très vite dans la soirée, je le vois attristé. Sa sœur
déménage à l’autre bout du monde pour poursuivre sa
passion. Il est fier et pourtant nostalgique des souvenirs qu’ils
ont partagés ici enfants.
Je ne peux que partager sa peine en pensant à mon propre
frère. Mes plus beaux moments dans cette ville sont avec lui.
Je pense à la fois où nous avions cassé le pare-‐‑brise de la
voiture de notre grand-‐‑mère en jouant au football. Nous
avions rarement vu notre mère dans cet état. Notre grand-‐‑
mère n’avait, quant à elle, jamais autant ri. Ma mère avait
menacé de nous priver de jeux vidéo pendant un mois si l’un
de nous ne se dénonçait pas. Noé l’a fait à ma place. Les bêtises,
j’en faisais déjà trop. J’ai souvent protégé mon frère, mais il a
toujours été bien meilleur que moi pour cela.
Ces pensées me poussent à enchaîner les verres sans me
rendre compte du temps qui passe.
Le bar est rempli d’ivrognes qui geignent dans tous les
sens. L’album de Queen se répand dans mes oreilles avec force.
Je sens mon regard devenir soudainement vide et les
vaisseaux de mes yeux rougir un peu plus. Thomas
m’interroge. Je lui assure que je vais bien même si j’ai
l’impression que le bar fait une rotation de quatre-‐‑vingt-‐‑dix
degrés toutes les minutes.
Je me lève du tabouret de bar tant bien que mal et pars
fumer une cigarette, laissant mon ami seul au comptoir.
La nuit est déjà tombée depuis plusieurs heures. Je fixe au
loin les lampadaires qui éclairent la route sans savoir
pourquoi. L’alcool qui coule à flots dans mes veines a raison
de moi.
Un homme percute mon épaule en sortant du bar. Je
l’accoste et, par réflexe, commence à le provoquer. Il s’excuse
une première fois, mais je ne démords pas. Je suis prêt à sortir
mon plus beau crochet digne de mes plus beaux
92
entraînements. Nos corps se rapprochent. Chacun se demande
qui frappera le premier. J’éteins ma cigarette dans le cendrier
et, en l’espace d’un instant, mon poing se projette au milieu de
son nez. L’homme recule de quelques mètres. Je tourne la tête
une fraction de seconde avant qu’il me propulse à terre et
m’ouvre l’arcade sourcilière. Décidément, on en veut à celle-‐‑ci.
Des hommes interviennent pour nous séparer et s’assurer
que je vais bien. Je ne réponds pas de suite, abasourdi par le
choc et trop saoul pour réagir.
C’est là que Thomas choisit parfaitement son moment en
sortant en trombe du bar et en projetant mon portable sur le
torse.
— Tiens, il y a Sophia qui t’appelle. T’es un ivrogne et un
sale menteur !
Il s’en va en furie, sans même s’inquiéter de mon état.
Je n’aurais jamais dû laisser mon portable sur ce comptoir.
Je me retrouve ainsi seul, amoché et complètement ivre. Je
ne suis qu’un minable.
Dans mon absurdité je décide de rappeler Sophia. Elle me
répond aussitôt et accepte venir me chercher. Je l’attends
dehors dans le froid, le sang de mon visage coulant encore sur
ma chemise.
Sophia gare sa voiture à l’entrée du bar et m’aide à me
relever pour m’installer du côté passager. J’apprécie qu’elle ne
panique pas autant que mes amis chaque soirée où ils m’ont
récupéré dans cet état.
Sur le chemin, elle me dit avoir des sutures adhésives qui
devraient suffire à cicatriser ma blessure. Elle ne cherche pas à
savoir ce qui s’est passé. Elle est certaine que mon alcoolémie
ne me permettrait pas de répondre correctement.
— J’étais avec Thomas. Il a compris pour nous deux, je suis
désolé.
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Je fournis un effort considérable pour articuler cette
phrase. Elle reste silencieuse le reste du trajet.
Ma vision est double, mais j’aperçois un grand immeuble.
L’entrée est ultra sécurisée. Elle ne risque pas de tomber nez à
nez avec un dealer du quartier. Il faudrait déjà qu’il y en ait
dans celui-‐‑ci. Il me paraît étrangement calme.
L’ascenseur jusqu’au quatrième étage me paraît
interminable. Mon estomac se tord et j’ai à peine le temps
d’observer l’énorme baie vitrée de son salon que je rends une
belle visite à ses toilettes.
J’ai le temps de penser que même ses toilettes ont l’air
magnifiques. Ma vue reste trop brouillée pour comprendre ce
qui y est écrit.
— Pacôme ? Tout va bien ?
— Ouais ouais j’ai… Enfin tu vois…
Elle s’esclaffe. Je ne suis qu’un crétin.
Elle me fait signe de la suivre jusqu’à la salle de bain pour
désinfecter cette vilaine blessure.
La douche à l’italienne me donne envie d’y entrer nu avec
elle. L’alcool désinhibe absolument tous mes actes.
Sans réfléchir, je commence à me déshabiller. Ayant le dos
tourné elle observe mon acte en jetant un coup d’œil vers le
miroir. Je suis déjà en caleçon lorsqu’elle pose les yeux sur moi.
Son sourire rempli de malice en dit long, mais elle s’approche
de moi avec un coton imbibé d’alcool. Elle est plus sérieuse que
moi.
Je m’assois sur une chaise et retiens ma respiration. Je ne
connais que trop bien ce picotement sur mon arcade.
Elle est moins appliquée que Marie.
Étant à la hauteur de ses seins, j’en profite pour plonger ma
tête dans son décolleté. Elle rit et me repousse pour aller
chercher les bandes cicatrisantes. Je lui laisse sous-‐‑entendre un
tout autre projet en retirant la dernière pièce qui couvrait
94
encore mon corps.
— Oh puis merde !
Elle mord sa lèvre inférieure en signe d’approbation et
retire à son tour ses vêtements.
Mes yeux sont remplis de désir lorsque j’aperçois la
combinaison en dentelle qu’elle porte. Je pourrais rester des
heures à admirer ce corps qui me rend fou.
J’entre le premier dans la douche. L’eau qui s’écoule par
une large douche de tête vient libérer une partie d’alcool de
mes pores.
J’entends ses pas se rapprocher de moi avant de sentir ses
mains se poser sur mes fesses lorsqu’elle se place derrière moi.
Elle enroule ses bras autour de ma taille et je profite de ses
doigts qui parcourent mon corps avant de me retourner et
l’embrasser.
Ses lèvres ont un arrière-‐‑goût salé qui m’étonne.
Les pleurs m’assaillent sans prévenir.
Elle me serre dans ses bras en caressant ma nuque pour
m’apaiser. Les images défilent sans que je ne puisse contrôler
ce moment. La seule manière de m’échapper est de sortir au
plus vite de cette douche qui m’étouffe.
J’attrape la première serviette que je trouve pour me sécher,
la noue à ma taille et file sortir sur le balcon. J’ai besoin d’air.
Le vent frais se dépose sur mon corps encore humide. Mes
larmes coulent à n’en plus finir. Après un râle de colère, je finis
par m’adoucir. Ma respiration reprend sa régularité.
J’observe une vue imprenable de toute la ville. Quasiment
identique à celle que j’aperçois du bureau.
C’est à ce moment, après quelques minutes, que Sophia
décide de me rejoindre vêtue d’un pull et d’une simple culotte.
— Tu veux en parler ?
Sa demande est timide et hésitante.
Tout ce que je veux c’est la serrer dans mes bras à cet
95
instant.
Je lui tends la main pour lui faire signe. Son petit gabarit se
bloque contre mon torse. Je peux sentir la douce odeur de
vanille qui se dégage de ses cheveux.
Je me perds dans ce moment intime qui me réconforte.
— J’ai juste besoin que tu sois là.
Mes mots n’ont jamais été aussi sincères envers elle.
Je sais que c’est tout ce qu’elle voulait entendre et je suis
moi-‐‑même soulagé de les avoir enfin avoués.
96
C H A P I T R E 9
Le toucher de son drap est agréable au petit matin. Grâce à
la lumière du jour qui pénètre progressivement la chambre à
travers les longs rideaux, je peux découvrir cette pièce dans
laquelle je me suis endormi trop vite cette nuit.
Elle s’accorde parfaitement avec le reste de l’appartement,
ancien et chic. Je devine déjà le parquet grincer sous mes pieds.
Étonnamment, je m’y sens parfaitement bien.
Je me rappelle soudainement pourquoi en détournant le
regard vers Sophia qui est blottie contre moi et aussi nue que
dans la Naissance de Vénus.
Ses cheveux semblent avoir réalisé la guerre en Irak et
pourtant, je n’ai jamais vu une aussi belle femme endormie.
Mon cœur se pince lorsque je pense à Thomas et aux
tournures que cette soirée a prises, mais rien ne peut rivaliser
avec la présence de cette femme à mes côtés. Le simple fait de
penser à ses lèvres sur les miennes suffit à remplir ce même
cœur d’espoir.
Mes baisers dans son cou la réveillent progressivement.
Elle émet un petit gémissement de mécontentement avant de
se nicher contre moi pour se rendormir.
Je me hisse hors du lit, décidé à lui préparer le petit-‐‑
déjeuner qu’elle mérite. Il n’a rien de mieux pour débuter une
journée que des petites attentions.
Mes arrière-‐‑pensées souhaiteraient qu’elle oublie cette
soirée et mes pleurs. J’aimerais ne jamais avoir à les justifier un
jour.
Nous arrivons en retard à l’agence. Il se pourrait que le
petit-‐‑déjeuner ait quelque peu dérapé. Je me languis du
97
prochain rendez-‐‑vous.
J’embrasse le creux de sa joue avant que les portes de
l’ascenseur ne s’ouvrent devant mon étage.
Thomas m’ignore directement. Je ne tente même pas de le
saluer, trop honteux de mon comportement.
Mes collègues ne manquent pas de me charrier sur mon
retard.
— Alors Alcaras on est resté au lit avec qui ce matin ?
Ils ne croient pas si bien dire. Thomas émet une respiration
bruyante dans mon dos.
La matinée est pénible. Je sens les yeux de Thomas me
fusiller. Mes approches sont directement rejetées. Il ne veut pas
me parler et je n’ai aucune envie d’insister, au risque d’attirer
la curiosité des autres.
Mes yeux se posent directement sur Sophia dans la
cafeteria. J’aimerais que nous soyons seuls.
Je m’approche de la baie vitrée pour admirer la vue. Les
brouhahas environnants me semblent déjà loin. J’observe des
voitures s’arrêter pendant que des enfants traversent le
passage clouté à cloche-‐‑pied. Je reste bloqué sur la scène avant
que la silhouette de Sophia n’apparaisse dans le reflet de la
vitre.
— Est-‐‑ce que tout va bien ?
Je sais qu’elle me voit aussi dans ce reflet. Je me contente
de sourire même si mes yeux embués me trahissent. Elle
tourne des talons pour rejoindre l’équipe, me laissant me
perdre dans ma nostalgie.
Il est dix-‐‑sept heures et vingt-‐‑trois minutes lorsque je
décroche cet appel sur mon portable.
— Monsieur Alcaras. C’est le commissariat d’Évry.
Mes mains se mettent à trembler et j’ai l’impression que
98
mon cœur cesse de battre lorsque j’entends l’identité de mon
interlocuteur.
Mon visage doit être aussi pâle qu’un anémique et mes
dents aussi serrées que celles du chiot de mon frère, mais je
peux surtout sentir l’espoir jaillir du fond de mes entrailles
pour la première fois depuis tous ces mois.
— Nous avons retrouvé votre ex-‐‑épouse.
Le souffle qui se coupe m’empêche de répondre. Je suis
comme paralysé par le ton solennel pris par cet homme. J’ai si
peur de son annonce. Je ne suis pas prêt à être confronté à ce
genre de réalité.
Le déni m’allait bien finalement.
— Où est-‐‑elle ?
— Monsieur, nous ne pouvons rien vous communiquer par
téléphone. Pouvez-‐‑vous vous rendre dans nos services le plus
rapidement possible ?
La nouvelle m’anéantit totalement. La nausée brûle mon
ventre et la colère devient incontrôlable. La pâleur de mon
visage laisse place à une rougeur vive.
— Comment ça vous ne pouvez rien me dire ? C’est de la
folie putain, de la pure folie ! Dites-‐‑moi juste si elle va bien je
vous en supplie ! Mais mettez-‐‑vous à ma place putain je vous
en prie !
Mes mots explosent. Je hurle de douleur sans prêter
attention à mes collègues. Tout mon monde s’arrête de vivre.
Le bruit assourdissant de mes acouphènes ne fait qu’ajouter de
la distance avec tout le reste. Il n’y a plus rien que je puisse
entendre de plus.
— Elle ira bien. Je suis navré. Je ne suis pas autorisé à vous
en dire plus.
Il me raccroche au nez.
Mon corps reste quelques secondes en inertie avant de
vriller dangereusement.
99
Les affaires de mon bureau se retrouvent projetées à
quelques mètres pendant que ma main frappe violemment le
bureau qui n’a sans doute rien demandé. Un de mes collègues
cherche à me tempérer, mais je le repousse avec agressivité.
J’attrape ma veste en cuir et me dirige en trombe vers
l’ascenseur sans me retourner.
Les secondes qui s’écoulent avant de gagner le hall d’entrée
me paraissent interminables. Les pensées se bousculent dans
ma tête sans que je ne puisse y mettre un ordre. Je n’ai plus
aucune once de rationalité.
Tout ce que je veux c’est la retrouver.
Je compose le numéro de Gabi instinctivement. Il décroche
à la deuxième sonnerie. En entendant mes reniflements au
bout du fil, il ne lui faut pas longtemps avant de comprendre
ce qu’il se passe. Sa voix tremble lorsqu’il me demande de ses
nouvelles.
— Viens me chercher à mon travail s’il te plaît. J’ai besoin
de toi pour conduire jusqu’à Évry. J’en suis incapable.
Il me promet d’arriver le plus vite possible. Je l’attends sur
le bord de la route.
Je me sens si faible. Mes jambes flageolent. Je contracte mes
mains et ma mâchoire pour gérer la crise de panique
menaçante. Un mélange de sensations me parcourt.
L’appréhension, la douleur et l’espérance.
Je sens une présence derrière moi. Je me retourne et croise
le regard effrayé de Sophia. Aucun son ne sort de sa bouche.
Elle reste immobile, spectatrice de ma souffrance. Je sais que
l’on vient de lui décrire la scène. Il n’y a qu’à voir la peur qui
se dégage de tout son être.
Elle ose avancer d’un pas. Je recule de deux
simultanément.
— Paco, parle-‐‑moi s’il te plaît…
La panique la gagne rapidement. Je reste muet et me tiens
100
le plus à l’écart possible. Je ne peux rien lui dire.
Nous restons un moment, figés, avant qu’elle ne
s’approche et tente de m’enlacer. Je repousse son geste
brusquement. Elle pivote vers la gauche et manque de tomber
à même le sol.
Les traits de son visage se durcissent. Sa bouche s’ouvre
par réaction. Je suis incapable de formuler d’excuses. Je suis
choqué par mon manque de contrôle. Jamais je ne blesserais
une femme. La situation m’échappe.
Au même moment, la voiture de Gabi s’approche. Je reste
cloué quelques secondes avant de monter dedans. Nos regards
continuent de se croiser jusqu’à ce que la voiture démarre.
Je viens de commettre un acte irréparable.
Une partie de mon cœur se brise en l’abandonnant sur le
bas-‐‑côté pendant que l’autre est déjà loin.
J’aurais aimé la rassurer, mais la vérité c’est que ma vie ne
sera plus jamais la même quoi qu’il se passe dans ce
commissariat.
À un autre temps, dans une autre vie, cette histoire aurait
pu être ma plus belle, mais, dans la réalité, elle est déjà
terminée.
Gabi me fixe pendant que ma tête reste posée contre le
rebord de la fenêtre. Ma douleur est double, mais je reste
concentré sur ce qui est à venir.
Je dois patienter encore trois heures avant de connaître la
vérité.
Mon ami ne cherche pas à comprendre ce qu’il s’est passé
avec cette femme. Comme moi, ce qui l’importe, c’est elle.
— Ils t’ont dit quoi ?
— Chloé a été retrouvée, mais je n’ai pas pu avoir plus
d’informations.
Gabi me donne un petit coup sur le derrière de la tête en
signe d’encouragement. Il prend sur lui pour ne pas montrer
101
les inquiétudes qui l’envahissent aussi.
Gabi essaie de me détendre pendant le reste du trajet. Il me
parle de son travail et du client exécrable qu’il a eu plus tôt
dans la journée. Encore un qui a mérité le blocage de son
compte.
Les kilomètres défilent. Mon estomac se noue sur toute sa
cavité.
Après de longues heures, j’aperçois enfin le drapeau
français qui sépare les deux mots que je n’ose prononcer à voix
haute.
Le parking est vide à cette heure tardive.
Il me faut une grande inspiration avant de détacher ma
ceinture et sortir de la voiture. J’assemble tout mon courage et
la force que Gabi m’envoie pour me motiver à me déplacer.
Passé la porte d’entrée, un policier se charge de contrôler
nos identités. Un homme en uniforme, assez grand, avec un
sourire peu commode m’invite à le suivre dans son bureau. Les
poings serrés, je lui emboîte le pas. Je me tourne une dernière
fois vers mon ami qui ne peut s’empêcher d’avoir les larmes
aux yeux en me voyant partir.
L’homme me fait signe de m’installer avant de fermer la
porte derrière moi. Son ton ne présage rien de bon. Une
douleur irrépressible monte en moi. Il n’a pas le temps de
s’asseoir que je l’interroge directement.
— Monsieur, ce n’est pas facile à annoncer, mais...
Sa phrase en suspens me laisse imaginer les pires scénarios.
J’ai envie de partir loin d’ici avant qu’il ne termine son propos.
Vraiment, le déni me convenait mieux.
— Votre ex-‐‑compagne a été retrouvée ce matin, inerte, au
détour d’une rue. Nous allons procéder à une autopsie, mais il
semblerait qu’elle ait fait une overdose. Je suis navré.
Les souvenirs me reviennent comme un coup de poignard.
Je suis incapable de répondre. Le chagrin est immense, mais la
102
haine le surpasse.
Je reste impassible, peu certain que cette nouvelle
m’attriste réellement. Je lui ai souhaité le pire pendant des
mois et maintenant qu’elle n’est plus là, je ne sais pas si je me
sens libéré.
Je hurle les mots qui n’étaient plus sortis depuis trop
longtemps.
— Mais est-‐‑ce que quelqu’un va me dire où est ma fille ?
L’homme n’ose pas me regarder dans les yeux. Sa façon de
se dédouaner me fait perdre la tête.
— Elle a été transférée à l’hôpital Necker.
— Comment ça ? Mais où était-‐‑elle pendant tout ce temps?
Le calme que j’ai réussi à garder jusqu’à présent laisse place
à une rage immense. Je me lève d’un bond sans aucune
retenue, ne parvenant plus à contenir mes larmes.
— Monsieur Alcaras, je vous prie de vous rasseoir. Nous
n’avons pas plus de précisions quant à son état actuel. Tout ce
que je peux vous dire c’est qu’elle était avec sa mère. Ce sont
ses pleurs qui ont alerté des voisins. Elle a été transportée en
service de pédiatrie en urgence.
— Mais pourquoi me faites-‐‑vous venir ici alors que mon
enfant est totalement perdue et seule dans ce putain d’hôpital?
— Après l’alerte enlèvement lancée en juin dernier dans
nos services, c’est à nous que...
Je quitte le bureau sans me donner la peine d’écouter la fin
de sa phrase. J’ai assez perdu de temps.
Mes larmes sont aussitôt ravalées. Seule la colère ne me
quitte plus. Je pense à tous ces mois d’angoisse à la chercher
en vain. Je ne veux plus perdre une seule minute sans être à ses
côtés.
Ma petite fille, mon véritable amour.
Je m’en veux tellement d’avoir perdu tout espoir de la
retrouver au bout de quelques semaines de recherches
103
seulement. J’ai laissé la police faire son travail comme elle me
l’avait promis pendant que ma fille était avec cette femme.
Je pense à la scène atroce à laquelle elle a assisté
aujourd’hui. Sa mère qui n’expirait plus sous ses yeux
innocents de petite fille de quatre ans.
Je n’arrive pas à croire que je vais la serrer contre moi.
J’imagine déjà ses petites joues se contracter en m’apercevant
avec ses yeux d’un bleu azur consternant pendant que ses
bouclettes rousses chatouillent mon cou.
Ces pensées me remplissent de bonheur.
Gabi se lève spontanément en m’apercevant passer devant
lui à toute vitesse. Nous regagnons la voiture sans un mot et
aussi vite que possible. Je le supplie de m’emmener à l’hôpital.
Mes mots lui font l’effet d’un fouet en pleine figure. Je lui
explique tout pendant l’heure qui me sépare d’elle.
Les étoiles scintillent dans la pénombre du ciel. Une étoile
filante peut bien passer sous mes yeux, mon rêve est déjà en
train de se réaliser.
Les nombreux bâtiments de l’hôpital me font suffoquer.
J’angoisse de ne pas pouvoir retrouver ce petit corps dans
toute cette immensité.
Tout ce que je veux c’est lui souffler à l’oreille qu’elle n’aura
plus jamais à avoir peur de me perdre.
Une femme blonde nous indique sa chambre. Les
battements de mon cœur ralentissent quand j’entends qu’elle
se trouve dans le service de pédiatrie générale et non au sein
d’un service de réanimation.
Nous courons dans les couloirs sans vraiment savoir où
l’on va, comme si les minutes étaient comptées. Cet hôpital est
gigantesque.
Des infirmiers m’interdisent l’entrée lorsque je me dirige
vers sa chambre.
— Monsieur, cette enfant est placée sous protection
104
judiciaire. Nous ne pouvons pas vous autoriser à entrer dans
cette chambre.
— Je suis son père.
Je présente une nouvelle fois ma carte d’identité et on
m’isole dans une pièce pour attendre un médecin. Gabi ne peut
pas m’accompagner.
Je suis alors assis devant un bureau en patientant bien
sagement que monsieur le médecin arrive. Mon sang bout à
l’intérieur de mes veines. J’ai l’impression que l’on se fiche de
moi. Cette situation est insupportable.
Je suis prêt à partir lorsqu’un homme arrive en fronçant les
sourcils. Il me tend la main. Je l’empoigne avec force. Ses
cheveux poivre et sel présagent une carrière déjà longue
derrière lui et sa démarche assurée ne fait que confirmer mes
suppositions.
Je l’accable de questions quant à l’état de ma fille.
— Monsieur Alcaras… Son équilibre est fragilisé. Nous ne
savons pas de quelle façon elle a été traitée ces derniers mois,
mais… Je dois vous prévenir… Son corps est frêle, son visage
est creusé… Elle n’est sans doute plus la petite fille de vos
souvenirs. Nous lui avons posé une perfusion pour la nourrir
et avons dû lui administrer des calmants. Il était impossible de
l’approcher sans qu’elle hurle. Elle n’a prononcé aucun mot
depuis son arrivée et elle ne cesse de dormir… Monsieur, nous
sommes là pour vous accompagner tous les deux. Les
retrouvailles risquent de ne pas être à la hauteur de vos
espérances. Vous savez, après tant de mois séparés, les
réactions peuvent être surprenantes. Nous nous devons de
vous prévenir avant de vous autoriser à la voir. Lorsque vous
serez prêt, je serai à vos côtés pour la rencontrer.
Son discours est un énorme choc.
Mon cœur s’alourdit et je comprends très vite que l’homme
à qui je m’adresse est un psychiatre qui est aussi là pour moi.
105
Je ne reste pas moins déterminé pour la rencontrer. Je me
lève et me dirige vers la porte.
Le médecin me suit. Les infirmiers observent le spectacle
avec quasiment la même anxiété que dans le regard de Gabi.
Je reste figé un instant avant de descendre la poignée de la
porte. En entrant, j’aperçois une petite tête dépasser des draps.
Ses paupières sont fermées. Je pousse un petit cri de
soulagement avant de m’approcher du lit.
C’est elle, ma petite fille, allongée dans ce lit d’hôpital
comme paralysée par la peur. Je me penche vers son visage
marqué par la fatigue et la faim et embrasse sa petite joue. Mes
doigts se perdent dans ses cheveux pendant que mes mots
tardent à sortir de ma bouche.
— Alice, papa est là. Tout ira bien maintenant, papa est là
mon lapin.
Je répète cette phrase une bonne dizaine de fois avant que
ses yeux perdus ne me dévisagent.
Sans que je m’y attende, elle se met à hurler de toutes ses
forces. Elle est effrayée.
Je me sens impuissant à essayer de la calmer. J’essaie de la
prendre dans mes bras, mais rien n’y fait. Elle se débat de
toutes ses forces et je n’ai d’autre choix que sortir de la chambre
sur la demande des infirmiers.
Je m’assois dans le couloir en repliant mes jambes qui ne
me permettent plus de tenir debout. Je m’effondre.
Gabi me recouvre de ses bras. Ma douleur est si vive.
Jamais une seule fois je n’aurais imaginé qu’elle ne me
reconnaisse pas et pire, qu’elle ait peur de moi. Ses hurlements
résonnent dans le couloir et me font l’effet d’un coup de
poignard. Le psychiatre me propose d’en discuter, mais je reste
immobile.
Je suis incapable de prononcer autre chose que : c’est papa.
Après une dizaine de minutes, les infirmiers sortent de la
106
chambre. Je me lève d’un bond alors qu’ils se dirigent vers le
médecin. Je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais l’un d’entre
eux s’avance vers moi.
— Nous l’avons apaisée pour toute la nuit. Si vous le
souhaitez, nous pouvons installer un lit à côté du sien pour que
vous puissiez rester ici.
Je fais un signe de tête et me dirige vers la sortie pour
prendre l’air. L’odeur de l’hôpital m’étouffe. J’ai besoin de
respirer.
Les lumières du parking m’éblouissent. La situation
m’échappe autant que celle du soir où j’ai cru l’avoir perdue
pour toujours.
Je compose le numéro de ma mère en cherchant le seul
réconfort qui m’est possible.
— Mon chéri, comment tu vas ? J’ai essayé de te joindre
aujourd’hui.
— Ils ont retrouvé Alice.
Un long silence s’installe entre nous. J’entends seulement
les sanglots de ma mère au bout du fil.
— Comment va-‐‑t-‐‑elle ? Vous êtes où ? Est-‐‑ce que je peux la
voir ?
Ma mère enchaîne les questions sans me laisser le temps
d’y répondre. Elle est bouleversée. Cette période a été
éprouvante pour nous tous. Mes proches ont seulement appris
à taire leur souffrance devant moi.
J’ai passé des semaines à espérer que Chloé me ramène ma
fille. Elle avait coupé la ligne de son téléphone et quitté tous
les réseaux sociaux. Aucun de nos amis ne savait où elle était
partie. Elle avait seulement emporté notre petite fille avec elle,
toutes ses affaires et avait déposé une pauvre lettre sur la table
de notre salon.
Ce fameux bout de papier qui a anéanti mon cœur et tout
brisé autour.
107
Je réponds à ma mère qui ne cesse de pleurer. Je la rassure
du mieux que je peux, d’une certaine façon pour me
convaincre moi aussi que tout ira bien.
— Je veille sur elle maman. Je ne la laisserai plus jamais
s’éloigner de nous je te le promets. Bientôt elle sera dans tes
bras.
Sur ces mots, ma mère finit par faire preuve d’optimisme.
Avec Gabi, nous mangeons en silence les pizzas
commandées un peu plus tôt. Nous n’entendons plus que les
sirènes de pompiers au loin s’approcher de l’hôpital.
— Je reste avec toi demain, compte sur moi.
Je suis soulagé qu’il soit là. Gabi a été le premier, avec ma
mère, à venir en région parisienne dans mon appartement
pour me soutenir lorsque Alice avait disparu. Ils ont passé
deux semaines à mes côtés à la chercher en vain. Ils calmaient
mes nerfs du mieux qu’ils pouvaient. J’étais désagréable au
plus haut point alors qu’ils souffraient eux aussi, de me voir
comme ça et de l’avoir perdue.
Mes proches m’ont aidé à faire face durant tous ces longs
mois. Ils m’ont trouvé un nouvel appartement auprès d’eux et
sont venus me chercher à chaque soirée qui a dégénéré. Jamais
ils ne m’ont laissé tomber. Je leur dois tout.
J’attrape mon ami par l’épaule en signe de remerciement.
Nous regagnons la chambre d’Alice qui est profondément
endormie. Je pousse le fauteuil pour m’asseoir au plus près
d’elle pendant que Gabi utilise le lit de camp.
Je prends sa petite main dans la mienne et m’endors ainsi,
heureux d’être à nouveau réunis. Pour toujours.
108
C H A P I T R E 1 0
Je ne peux pas affirmer avoir passé la meilleure nuit de
toute ma vie dans ce fauteuil d’hôpital, mais à chaque fois que
je me suis réveillé et que mon regard s’est posé sur elle, une
vague de bonheur s’est propagée à tout mon corps.
Gabi me sort de mon sommeil par ses ronflements dignes
d’une moissonneuse-‐‑batteuse en plein mois de juillet. Alice est
bien plus silencieuse, sa respiration est paisible. Ses paupières
semblent peser tellement lourd.
Je sors de la chambre et dévale les escaliers de l’hôpital
pour prendre un bon bol d’air frais pendant la rosée du matin.
Lorsque les portes coulissantes s’ouvrent devant moi, je me
retrouve confronté à de nombreux journalistes qui crient mon
nom. J’avais complètement oublié ces médias, ceux-‐‑là mêmes
qui me harcelaient au début des recherches. C’est aussi une des
raisons pour lesquelles je me suis rapproché des miens très
rapidement. Je n’en pouvais plus d’être interpellé dans la rue
pour savoir si j’avais des nouvelles. Tout ce que je voulais
c’était qu’on me laisse tranquille. Les journalistes ont fini par
m’oublier après quelques semaines, passant à un nouveau
sujet d’actualité.
Je fixe les micros placés devant moi, un gobelet rempli de
café dans une main.
Je reste figé avant qu’un son ne sorte finalement de ma
bouche.
— Ma fille va bien. Je suis aujourd’hui le plus heureux des
pères. Maintenant j’aimerais que l’on respecte notre intimité.
— Sa mère a été retrouvée morte, comment surmontez-‐‑
vous cette épreuve ?
— Je ne peux rien ressentir d’autre qu’une extrême pitié
109
pour la mère de ma fille.
J’entends un brouhaha de questions. Sans y prêter
attention, je décide finalement de faire demi-‐‑tour pour
m’éloigner de toute cette attention médiatique qui ne
m’intéresse pas.
Avant de regagner la chambre de ma fille, je contacte
Sophia pour la prévenir de mon absence dans les prochains
jours. Elle décroche rapidement et me salue froidement.
— Sophia je… Je ne peux pas venir au travail aujourd’hui.
J’ai… Enfin je…
— Je suis au courant Pacôme, j’ai écouté la radio ce matin…
Tout le monde en parle.
J’aurais dû me douter que la nouvelle se propagerait
rapidement. C’était une chance que personne au travail n’ait
jamais fait le rapprochement. Les gens oublient vite les
informations qu’ils entendent à la télévision ou à la radio et
cela m’arrangeait bien.
Un long et douloureux silence nous sépare.
— Je… Je ne sais pas quoi dire… Profite bien d’elle.
Je me sens soudainement libéré d’un poids même si, pour
elle, la nouvelle a sans doute eu l’effet d’une bombe. Elle peut
désormais mieux comprendre mon comportement et je ne
peux qu’en être soulagé.
— J’étais incapable de t’en parler, je suis désolé. Je suis
désolé pour tout, pour hier, pour ce qu’il va se passer ensuite…
— Reviens-‐‑nous dès que tu pourras, on s’occupe de tout.
Elle raccroche sans dire un mot de plus, me laissant seul
face à mes angoisses. Je ne sais pas ce que j’attendais d’elle
après la scène d’hier et la découverte de ma fille. Elle mérite
bien mieux qu’attendre un homme cabossé.
Je viens à peine de retrouver Alice. Je m’interdis de penser
à mon avenir plutôt qu’au sien.
110
J’entre avec mon café refroidi et une gourmandise
appétissante. Les ronflements de Gabi ont disparu avec lui.
Alice est toujours endormie.
J’ai à peine le temps d’avaler ma bouchée qu’elle ouvre les
yeux. Je ne sais pas si c’est la douce odeur des madeleines qui
la sort de son sommeil, mais ses yeux se tournent
instantanément vers elles.
Je ne fais aucun mouvement par peur de la brusquer. Ses
yeux s’embrument légèrement. Je guette chaque signal en
faveur d’une nouvelle crise.
Sans réfléchir, j’entame un air qu’elle connaît bien, le même
que je lui chantonne depuis sa naissance, espérant qu’elle le
reconnaisse. De cette manière, je parviens à l’apaiser. Elle ne
cesse de me fixer et je suis sûr que ses souvenirs sont toujours
présents.
Je parviens à me rapprocher d’elle sans qu’elle hurle. Ses
yeux, de la couleur de l’océan qu’on aperçoit du balcon de Noé,
me regardent avec insistance pendant que je continue à
chanter. Elle enroule soudainement ses petits doigts autour
des miens, un geste qui fait battre mon cœur à cent à l’heure.
Je me rappelle la première fois qu’elle l’a fait, le jour de sa
naissance. Ses doigts minuscules m’avaient rendu fou de joie.
Pour être original, c’était le plus beau jour de ma vie.
Je tente de lui poser quelques questions, mais elle n’y
répond pas. Je lui propose une sucrerie. Elle continue à me
fixer.
Mon corps entier se paralyse lorsqu’elle se met enfin à
articuler quelque chose.
— Papa.
Je croyais ne plus jamais l’entendre de ma vie. Je suis
encore plus comblé que la première fois qu’elle l’a dit.
Je me tourne instantanément vers elle, les yeux tout
humides.
111
Je m’assois auprès d’elle pendant qu’elle dévore la
madeleine que je lui tends.
Je m’amuse avec ses cheveux et lui raconte mes derniers
mois, ma hâte de la retrouver.
Au même moment, le psychiatre rencontré hier entre dans
la chambre. Il sourit en voyant la scène et demande à me voir
avant d’entamer une séance avec elle.
À contrecœur, je dépose un baiser sur le front de ma fille
avant de le suivre jusqu’à son bureau.
Il prend un ton plus grave lorsqu’il m’explique que les
pompiers ont trouvé une lettre dans la poche du manteau
d’Alice. Il me la remet et sort de la pièce pour me laisser un
peu de calme.
Je ne suis pas certain d’avoir envie de la lire, mais je le fais
en espérant trouver des réponses à mes questions, à ce qui s’est
réellement passé pendant ces longs mois. D’une certaine façon,
j’espère comprendre l’état de ma fille pour l’aider au mieux.
La colère surgit en moi dès les premières lignes.
Chloé explique avoir voulu nous séparer par peur que je
finisse par la lui retirer. Elle dit ne jamais m’avoir vraiment
aimé et que, fatalement, j’étais tellement épris d’elle que je ne
l’aurais jamais laissée partir.
Je me demande comment j’ai pu tomber en amour pour
elle. Je repense à ces années de vie commune, à tous ces
mensonges, toutes ces tromperies, tous ces pardons… La
nausée monte au bout du premier paragraphe.
Je poursuis tout de même le reste de la lettre.
Elle s’est perdue dans la drogue, bien plus que lorsque
nous étions encore ensemble. Elle n’avait plus aucun
discernement et surtout plus aucune issue. Elle s’est mise à en
vendre pour vivre et m’avoue avec honte avoir parfois laissé
la petite seule ou avec des amis peu fréquentables.
Je suis dégoûté par ses aveux. Il n’y a aucune possibilité
112
d’atténuer la haine que je ressens pour elle.
Elle appuie sur le fait de ne pas avoir mangé pendant
plusieurs jours d’affilée pour qu’Alice soit nourrie à sa faim.
Même la pitié ne peut me faire changer d’avis sur cette
femme.
Encore et encore, elle s’excuse auprès d’Alice pour ne pas
avoir été capable de s’en occuper, de l’avoir privée de son père,
d’une vie sociale et d’une éducation. Elle l’a fait uniquement
par amour.
Je me demande quel genre d’amour peut conduire à des
actes aussi odieux.
Elle s’est occupée d’elle au mieux en s’assurant toujours
qu’elle ne manque de rien même avec tout l’endettement
possible.
Je ris nerveusement.
L’addiction pour la drogue a eu raison de son lien pourtant
fusionnel avec sa fille. Elle a choisi.
Je réduis la lettre en une énorme boulette et la projette dans
le mur en face.
Il me faut plusieurs minutes avant de la récupérer et de
rassembler tout mon courage pour en poursuivre la lecture.
Ses mots se perdent en mille pardons pour toute la
souffrance que j’ai dû subir et pour son incapacité à mener la
vie dont on avait rêvé tous les deux.
Le final est grandiose et digne de ses discours qui m’ont
tant berné dans le passé.
Elle espère que les souvenirs du passé suffiront à la
pardonner.
Son existence n’est qu’un mensonge auquel je ne crois plus.
Je suis soulagé qu’elle n’ait plus aucune emprise sur moi. Je ne
voyais que par elle, j’avais tout perdu.
Pour conclure sa prose ridicule, elle me supplie de mentir
à Alice pour la protéger, m’affirmant que moins elle en
113
découvrira et mieux elle vivra.
Il est trop tard Chloé. Je n’ai qu’à entendre ses hurlements
pour le comprendre.
Tu as ruiné notre existence pour mieux réduire à néant la
tienne.
Tu n’as toujours été qu’une égoïste.
Jamais plus, je ne t’aimerai.
Je lui réponds en silence, sincèrement meurtri et
profondément rongé par les remords.
J’ouvre la porte et me précipite aux toilettes. J’y laisse mon
déjeuner mêlé à une rancune insurmontable.
L’eau sur mon visage suffit à m’apaiser et à retrouver mes
esprits. Si j’étais resté plus longtemps dans cette pièce, j’aurais
déchiré cette lettre déjà bien chiffonnée.
Le médecin assène quelques coups sur la porte. Lorsque je
sors, je me sens étrangement bien. J’ai l’impression d’être libéré
d’un poids. Seule la rage en pensant à la maltraitance que ma
fille a subie m’anime.
Il m’explique la nécessité qu’Alice soit suivie
psychologiquement à la sortie de l’hôpital après tout ce qu’elle
a vécu. Il me suggère aussi de voir quelqu’un.
L’idée me réjouit peu.
Mon entourage était convaincu de cette solution lorsqu’elle
a disparu. Ils pensaient que je me sentirais plus apaisé, mais
j’ai catégoriquement refusé. L’isolement et les bagarres me
paraissaient être de bien meilleurs compromis.
Cette fois, si la solution pour aider ma fille est de discuter
avec un inconnu alors je le ferai sans aucune hésitation.
Gabi m’attend dans le couloir. Je lui explique les propos de
Chloé dans les grandes lignes et préfère garder sa lettre pour
moi.
Le pédiatre nous rejoint et m’explique qu’Alice a des
difficultés à s’exprimer. Rien d’étonnant après ce qu’elle vient
114
de vivre.
Elle est en bonne santé et, si son état psychologique le
permet, elle pourrait sortir dans les prochains jours.
Cette nouvelle me réjouit autant qu’elle m’effraie. Même si
mon appartement est prêt à l’accueillir avec autant de jouets et
de peluches qu’une classe de maternelle réunie, je me rends
compte que je n’ai aucune affaire pour elle.
J’ai si peur de ne plus savoir comment être père.
Mon ami doit sentir mon angoisse, car il me prend par
l’épaule pour me rassurer.
— Tu n’es pas tout seul Paco, ne l’oublie pas.
J’entre dans la chambre, Gabi sur mes talons. Il s’avance
près du lit avec prudence, espérant qu’elle le reconnaisse.
Son visage s’illumine en observant son parrain.
— Alors comment va ma petite canaille préférée ?
Gabi l’embrasse, très ému de pouvoir le faire. Elle ne
répond pas, comme si les mots étaient coincés au fond de sa
gorge. Le choc est tellement intense qu’elle est incapable de
s’exprimer.
Nous essayons de la faire rire du mieux que nous pouvons
tout au long de la journée avant de rejoindre la chambre
d’hôtel que nous avons réservée.
Sa voix s’est fait peu entendre, mais je sais qu’elle se sentait
bien.
Tout l’après-‐‑midi, je n’ai fait que fixer les ailes de son nez
qui se retroussaient pour m’en assurer.
Je me douche rapidement pendant que mes pensées se
bousculent. Ma vie a repris tout son sens et j’ai soudainement
envie de le crier sur tous les toits.
Ce crépitement de bonheur est partagé par tout mon
entourage qui n’a cessé de m’envoyer des messages toute la
journée.
Alice est de retour dans nos vies.
115
La mienne vient d’être bouleversée à jamais.
Très vite, je parcours les quelques centaines de mètres qui
me séparent de l’hôpital pour retrouver l’auteur de ce sourire
qui ne semble plus vouloir se décrocher de mon visage.
Le parfum hospitalier me saisit une nouvelle fois et me
rappelle les douloureux souvenirs de mon père branché à ces
nombreuses machines bruyantes.
J’entends les pleurs d’Alice au fur et à mesure que je
m’approche de sa chambre.
Je les reconnaîtrais parmi mille autres, c’est elle. Je cours la
rassurer.
Une infirmière tente de la calmer en vain. Je m’approche
alors en chantonnant le même air que ce matin.
L’infirmière s’éclipse pour nous laisser partager ce moment
unique.
Ses yeux rougis semblent s’apaiser entre le lièvre qui
s’enfuit et les oiseaux qui se blottissent.
Je m’allonge sur le lit et passe mon bras autour de sa tête.
Elle la pose immédiatement sur mon torse. Lorsque je lui lisais
des histoires, elle se blottissait toujours de cette façon, prête à
s’endormir sereinement.
Elle la relève brusquement vers moi et ouvre la bouche
pour essayer de parler. Je l’encourage en la rassurant du mieux
possible. Elle me questionne alors sur sa mère. Elle veut savoir
comment elle va. Les émotions la traversent. Les derniers
souvenirs de sa mère lui sont atroces.
Je n’ai pas d’autre choix que lui dire la vérité. Je suis terrifié
à l’idée de briser son cœur de nouveau.
— Maman, tu sais maman elle est partie… Elle est partie
tout là-‐‑haut parce qu’elle avait une maladie. Elle t’aimera
toujours.
Je peux lire l’incompréhension et le chagrin dans ses yeux.
Il lui est difficile de comprendre la situation.
116
Elle prononce quelques mots jargonneux, enchaînant
blocages et hésitations. Je peine à la décoder, ce qui ne manque
pas de créer en elle d’énormes frustrations. Je suis heureux de
l’entendre et ne panique pas face aux déformations de ses
mots. Elle est trop dévastée.
Après avoir passé sept mois uniquement en compagnie de
sa mère, Alice a besoin d’elle. Même si Chloé était incapable de
s’en occuper, j’ose espérer qu’elle n’a jamais cessé de lui
apporter amour et réconfort.
Alice est perdue et je ne peux que la comprendre. Entre le
corps de sa mère gisant sur le sol de cette rue et les sirènes des
pompiers qui l’ont conduite jusqu’ici, j’entends sa détresse
auprès de ce père qui, elle le pense, l’a abandonnée.
Elle s’endort finalement dans mes bras et je ne tarde pas à
plonger dans un sommeil aussi profond que le sien,
complètement exténué par les événements de ces deux
derniers jours.
Ses pleurs me réveillent brusquement. Mon rôle de père a
repris du service.
Elle agite ses bras dans tous les sens, manquant de me
mettre un coup. Je prononce son prénom doucement pour la
sortir de son probable cauchemar. Elle ouvre les yeux
progressivement avant d’enfoncer sa tête dans mon cou.
Ses cheveux me chatouillent et elle se met à rire à grands
éclats. C’est agréable d’entendre sa joie de nouveau.
Ses balbutiements m’empêchent de la comprendre. Elle
demande à rentrer chez nous.
J’ai peur qu’elle soit déçue de ce nouvel endroit.
— Papa n’habite plus dans la maison que tu as connue
Alice. Je suis tout près de grand-‐‑mère maintenant. Tu pourras
la voir très souvent. Tu lui manques beaucoup tu sais.
Elle émet un grand sourire de satisfaction. Je ne connais pas
117
une seule personne qui n’admire pas cette grande dame qu’est
ma mère.
Hormis Chloé.
Elle refusait souvent de la voir. Encore une privation à
rajouter dans la liste.
Bien que j’évite de ruminer ce passé, j’ai du mal à accepter
de ne pas m’être rendu compte plus tôt de mes erreurs. Je
l’aimais aveuglément.
Gabi m’explique devoir rentrer pour le travail. Son métier
ne lui permettant pas de s’absenter autant de jours qu’il le
souhaite, encore moins sans avoir prévenu un minimum en
avance.
Je me dis avoir beaucoup de chance que ma directrice soit
mon amante. Sans cela, je n’aurais certainement pas pu obtenir
ma semaine alors que je viens à peine de débuter ce travail.
J’ai un léger pincement en pensant à la façon dont je l’ai
quittée, dans l’agressivité et la précipitation. Je chasse cette
idée rapidement.
Mon ami nous laisse dans cette chambre le cœur lourd. Je
le rassure. Il n’est question que de quelques jours avant que
nous rentrions nous aussi.
La semaine avance au ralenti. Je passe mon temps entre
acheter des tonnes de bibelots et poupées en tous genres à
Alice et l’observer dormir des heures plutôt qu’elle s’amuse
avec ses nouveaux jouets.
Je suis nul comme père.
Je hais Chloé d’avoir autant perturbé ses cycles. Souvent,
les cauchemars l’agitent. Le reste du temps, l’atmosphère qui
règne entre nous est silencieuse.
Elle ne veut rien me dire sur ces derniers mois. Je sens que
les blocages vont au-‐‑delà des sons qui ne sortent pas. Elle est
118
en train d’enfouir ses souvenirs.
Le psychiatre pense que ce n’est pas bon signe.
— Un jour tout sortira. Vous devrez être attentif aux
moindres signes.
Ce jour, il est incapable de me le dire.
Il n’a pas voulu m’angoisser, mais l’émotion m’a coupé le
souffle.
Alice demande en boucle quand sa mère va rentrer. Cela
devient de moins en moins difficile d’insister sur le fait qu’elle
ne reviendra plus. Je ne peux pas dire qu’une part de moi ne
se réjouisse pas à chaque fois que je le répète.
— Non Alice, maman est partie, mais papa ne te quittera
plus.
Je me suis délivré de cette femme. Elle est partie, pour de
bon.
J’aimerais lui dire la vérité un jour, mais jamais je ne
ternirai la mémoire de sa mère. Même si cette femme que j’ai
épousée le mériterait.
C’est la promesse que je me fais pour son équilibre
relationnel.
Le pédiatre entre dans la chambre.
— Les bilans sont parfaits. Alice, tu vas pouvoir rentrer
avec ton papa.
Je pousse un soupir de soulagement. Ma fille serre ma main
dans la sienne.
Cette fois, rien ne pourra plus nous séparer.
On est une nouvelle famille.
L’espoir m’anime pendant que l’angoisse s’immisce dans
mon esprit. J’ai si peur de ne pas lui suffire. Je savais à peine
être père et je dois maintenant combler la place d’une mère.
119
C H A P I T R E 1 1
Alice est assise sur le fauteuil du train donnant sur la
fenêtre. Elle observe les paysages défiler à l’envers devant elle.
Aucune émotion ne peut se lire sur son visage. Elle est
imperturbable. Ce calme me terrifie.
Je ne cesse de la regarder, pourtant comblé de pouvoir
enfin la ramener à la maison. Je l’imagine terrifiée
intérieurement à l’idée de cette nouvelle vie uniquement avec
moi, sans sa mère. J’espère qu’elle sait que, désormais, elle
pourra avoir des amis, aller à l’école, manger à sa faim et
réaliser toutes ces choses qu’elle ne pouvait plus faire.
Je suis intimement persuadé que, malgré son âge, une part
d’elle est consciente que toutes ces semaines passées auprès de
sa mère étaient malsaines.
Nous jouons aux cartes sur les petites tables mises à
disposition devant nous. Des gens téléphonent, travaillent sur
leurs ordinateurs, regardent des films, répondent à leurs SMS,
somnolent, mangent, rient, admirent les villages qui
disparaissent à toute vitesse, observent leurs voisins,
réfléchissent au sens de la vie.
Pendant que d’autres savourent une des meilleures
journées de leur vie au sein de ce train qui les conduit à la
promesse du bonheur.
Aujourd’hui ces personnes, c’est moi.
En seulement deux heures, nous arrivons au sein de la
gare.
Alice se met à pleurer soudainement. Elle m’entoure le cou
de ses bras. Je suis soulagé de voir un sentiment la traverser,
même négatif.
120
J’aperçois ma mère au loin qui ne nous a pas encore vus.
Ces retrouvailles attendues depuis longtemps me
chamboulent.
En voyant ma mère s’accroupir et tendre les bras vers sa
petite-‐‑fille, je prends conscience de la réalité, comme si elle me
pinçait. Non, ce n’est pas un rêve.
Je chuchote à l’oreille de ma fille. Elle tourne la tête pour
poser ses yeux sur sa grand-‐‑mère. La magie s’opère
instantanément, un sourire illumine son visage pendant
qu’elle me supplie de la lâcher.
Nous avançons timidement vers ma mère qui a toujours les
bras dirigés vers nous, prêts à nous accueillir de toutes leurs
forces.
Je ne peux m’empêcher de suivre ma mère dans ses larmes
en admirant la scène. Je crains qu’elle n’étouffe Alice tant elle
se met à la serrer contre elle.
Alice a le visage enfoui dans la poitrine de sa grand-‐‑mère.
Je ne peux pas voir sa réaction, mais je devine à ses
tremblements un bonheur immense couplé à une peur
incommensurable.
Lorsqu’elle se tourne enfin vers moi, je suis surpris de ne
constater aucune émotion distincte ni dans ses yeux qui restent
immobiles ni sur ses lèvres stoïques.
Je commence à regretter ses larmes des premiers jours
d’hôpital. Son absence de sentiment me terrifie.
Ma mère partage mes pensées sans que je ne n’aie besoin
de les formuler. Elle tente une approche auprès d’Alice.
— Tu as fait bon voyage dans le train, ma puce ?
Alice hoche la tête poliment puis roule des yeux pour fuir
le regard de ma mère. Elle observe les gens pressés qui courent
avec leurs valises pendant que d’autres se perdent dans
l’immensité de la gare.
Un instant, j’ai la désagréable impression qu’elle y cherche
121
sa mère. Cela me brise le cœur, une nouvelle fois.
Ma mère lui prend la main timidement. Alice ne la
repousse pas.
— Allez on rentre. Mamie t’a préparé plein de surprises !
Un semblant de rictus s’échappe de son visage. L’espoir me
gagne.
Ma mère a toujours mieux su que moi comment s’adresser
aux enfants. Pas étonnant que nous l’admirions autant Noé et
moi. Nous avons eu la meilleure mère possible. Je regrette
qu’Alice ait eu la pire.
Mes yeux font des bonds en entrant au domicile de ma
mère.
— Maman tu es folle ! Tu attends une colonie d’enfants ?
Elle se met à rire nerveusement, se rendant compte de son
excessivité.
Je n’ai jamais vu ça, pour aucun de nos anniversaires avec
mon frère. Non pas que j’en sois réellement jaloux.
Des ballons de toutes les couleurs emplissent le grand
salon de ma mère et s’accordent parfaitement avec la guirlande
arc-‐‑en-‐‑ciel sur laquelle je lis aisément « Bienvenue Alice ! ». On
dirait une fête prénatale.
Je m’esclaffe à mon tour.
Des gâteaux et des bonbons à n’en plus finir parsèment
chaque centimètre de la table. J’aperçois à peine la magnifique
nappe brillante lilas qui la recouvre.
À vue d’œil, une bonne vingtaine de sachets cadeaux sont
entassés sur le carrelage.
J’ignorais que c’était encore Noël.
— Tu as raison, j’ai peut-‐‑être exagéré. Excuse-‐‑moi…
En règle générale, je n’aime pas gâter ma fille autant, mais
je ne peux blâmer personne de vouloir la rendre heureuse
après ce qu’elle a traversé.
122
Je prends ma mère par les épaules.
— Merci. Merci pour tout ce que tu fais.
Alice reste muette devant le spectacle qui s’offre à elle. Elle
s’immobilise devant nous.
— Vas-‐‑y Alice, tu peux ouvrir tes cadeaux ! Tout ça, c’est
pour toi mon lapin.
Je la pousse légèrement vers l’avant pour l’élancer. Elle
avance par petits pas, sans grande assurance.
Alice découvre ses cadeaux un à un. Elle semble heureuse,
mais je sens qu’elle s’inhibe encore.
Ma mère murmure discrètement, inquiète.
— Comment la petite réagit sans sa mère ?
— Elle la réclame souvent, j’espère que ça lui passera dans
le temps.
— Que lui as-‐‑tu dit ?
Je réfléchis un instant, persuadé que ma mère ira contre
mon avis.
— Je lui ai seulement expliqué que sa mère nous avait
séparés pour profiter d’elle avant de mourir puisqu’elle était
malade.
Son visage se décompose. Elle ouvre la bouche pour parler,
mais se ravise.
— Elle n’a que quatre ans, que voulais-‐‑tu que je lui dise ?
Elle souffre déjà bien assez du départ de sa mère.
— Un jour, tu devras lui dire.
Je sais pertinemment qu’elle a raison, mais je reste
persuadé que lui cacher une partie de la vérité la protégera
bien mieux.
— Je ne sais pas. Ce jour-‐‑là n’est pas près d’arriver.
Elle soupire, dubitative, mais ne relève pas mon propos. Ce
n’est pas le moment d’être en désaccord. Alice a besoin d’un
entourage uni pour l’aider à surmonter la perte de sa mère.
123
Nous passons l’après-‐‑midi à jouer avec Alice, à tenter de la
faire sourire et à combler chaque instant perdu avec elle.
Ma fille ne répond qu’aux questions fermées et balbutie
quelques mots avec difficulté. Jamais je ne l’ai vue si réservée.
Le psychologue a sûrement raison, elle a besoin d’aide. Ma
mère ne cesse de me le répéter en observant les petits yeux
arrondis d’Alice qui fuient toujours les nôtres.
Marie et Gabi se joignent à nous pour le dîner. Mes amis
entrent sans frapper. Chez ma mère, c’est comme chez moi.
L’excitation de Marie est contagieuse. Elle s’empresse de
soulever Alice pour la prendre dans ses bras. Le sourire qui
s’accroche aux lèvres de ma fille me chamboule totalement.
Il me faut peu de temps, en admirant ce moment de
complicité, pour comprendre la figure maternelle que ma fille
voit en elle.
Je ne peux empêcher le brin de jalousie qui me parcourt.
Elles restent blotties l’une contre l’autre avant que tous les
trois commencent à s’amuser avec les jeux qu’ils ont apportés.
Encore de nouveaux.
Pendant ce temps, je me dirige vers la cuisine pour
apporter mon aide à ma mère.
Je ne peux contenir mes larmes dans la cuisine. Je me
soulage alors du poids que je porte en moi depuis notre
arrivée.
— Oh Paco, mon chéri. Ne t’en fais pas pour Alice, il lui
faut s’adapter à cette nouvelle vie.
Je serre mes poings pour ne pas tout envoyer valser, à
commencer par la vaisselle qui est prête à être dressée sur la
table de la salle à manger.
— Je n’ai jamais prétendu être le meilleur père pour elle,
mais pendant toutes ces années, j’ai tout donné. Ça fait bien
longtemps qu’elle n’a plus de mère ! Et voilà qu’après quelques
124
mois passés avec Chloé, elle m’a oublié ?
Marie entre dans la pièce au même moment. Elle
s’approche pour me prendre la main.
— C’est faux. Elle t’aime comme elle peut. Cette petite est
terrifiée. Il n’y qu’à l’entendre buter sur tous les mots.
— Il ne manquait plus que la science de l’orthophoniste !
Mes nerfs ne veulent pas lui donner raison même si force
est de le reconnaître.
Je m’excuse immédiatement, blessé dans mon amour-‐‑
propre.
— Elle te cherche Paco. Tu es parti cinq minutes dans la
cuisine et elle a commencé à paniquer.
Je remercie mon amie d’un geste tendre.
Alice est derrière la porte, son doudou dans la bouche.
Marie a raison, elle m’attend.
— Oh, mais qui voilà ? J’ai l’impression d’entendre
quelqu’un…
Je feins ne pas l’avoir vue et lui passe devant.
— Attention je vais t’attraper !
Je me retourne brusquement vers elle, les bras en avant et
les doigts gesticulant dans tous les sens.
Dans un moment partagé, elle entre dans mon jeu en
hurlant et courant dans toute la pièce.
Le bonheur que je ressens est indescriptible.
Au bout de quelques minutes de défoulement, je l’attrape
et nous nous effondrons tous les deux sur le canapé.
Les rires aux éclats de ma fille me ramènent quelques mois
auparavant.
Comme ils m’avaient manqué.
Le dîner est bien plus détendu. Alice s’est encore murée
dans le silence, mais j’ai bon espoir que des moments comme
tout à l’heure reviennent progressivement.
125
Les bâillements de ma fille me poussent à rentrer chez moi.
Le moment que j’écarte depuis quelques heures est arrivé.
Je remercie ma mère pour cette merveilleuse journée et la
laisse embrasser ma fille. Je la lui enlève avec peine, ma mère
ne veut plus la quitter.
— On revient très vite ! Mamie va te garder pendant que
papa travaille, tu sais, je te l’ai dit.
Alice acquiesce.
Marie et Gabi me raccompagnent jusqu’à la voiture.
— Vous voulez boire un café à l’appartement ?
Mes amis acceptent avec plaisir. Mon soulagement se fait
bruyant.
Alice endormie dans mes bras, je pousse la porte de sa
nouvelle vie. De courte durée je l’espère. Maintenant qu’elle
est là, je vais faire au mieux pour lui trouver un endroit plus
chaleureux.
Ses yeux s’ouvrent lorsque je la dépose sur son lit. Je l’aide
à enfiler son pyjama fleuri. Elle semble plus somnolente que
réellement perdue dans cet espace.
Cette chambre est prête depuis l’acquisition de mon
appartement. J’y ai installé tout le mobilier nécessaire et décoré
les murs comme dans son ancienne chambre à Paris, à
quelques mètres carrés près.
C’est la seule pièce où des photos de Chloé sont présentes.
Si je peux rayer mon ex-‐‑femme dans ma vie, je ne peux pas en
faire de même pour ma fille.
Je glisse la couette dans une housse à petits pois. Alice s’y
faufile en un rien de temps. La fatigue l’emporte sur la
nervosité.
J’entonne une histoire, mais elle s’endort paisiblement en
quelques pages.
Je quitte la pièce sans un bruit et verrouille la porte.
126
Il ne me faut que quelques pas dans le couloir avant
d’entendre les hurlements stridents d’Alice.
— Maman ! Maman ! Maman !
Merde.
Je fais demi-‐‑tour. Marie me rattrape et ne me laisse pas le
temps d’entrer.
— Je m’en occupe.
J’accepte.
Tout mon corps tremble. Je me précipite sur le balcon sans
adresser un mot à Gabi. J’ôte une cigarette du paquet et
savoure la première bouffée de fumée qui sort de ma bouche.
Après quelques minutes, j’entends la baie vitrée s’ouvrir.
Marie pose sa main sur mon épaule pour me faire pivoter.
— Elle s’est endormie. Tout va bien.
— Merci.
Je suis incapable d’exprimer ma gratitude autrement.
— Je suis tellement minable avec elle. Je ne sais même pas
comment je vais m’en sortir.
— Tu y arriveras. Tu as toujours été un bon père pour elle.
Et une bien meilleure mère d’ailleurs.
Je souris naïvement. Ses mots réchauffent mon cœur glacé
par la tristesse et le froid.
— Tu es la personne la plus incroyable que je connaisse.
N’oublie jamais tous ces mois de souffrance que tu as endurés.
Toi aussi tu es abîmé, il n’y a pas qu’elle. Vous retrouverez vos
habitudes, laisse-‐‑vous seulement du temps.
Je lui suis tellement reconnaissant d’être mon amie depuis
tant d’années.
Elle me lâche le bras et retrouve Gabi qui nous écoutait
depuis l’ouverture de la baie vitrée.
J’allume une deuxième cigarette en fixant les lumières de
la ville qui scintillent au loin.
Je me questionne sur le futur de ma fille sans penser au
127
mien un seul instant. Tout ce qui m’importe aujourd’hui c’est
qu’elle soit épanouie à mes côtés et qu’elle ne pense plus ni au
corps de sa mère ni à ces terribles mois éloignée de tout.
Je les rejoins ensuite autour de la table pour prendre une
tisane bien chaude plutôt qu’un café qui ne ferait qu’exciter
mes nerfs davantage.
Marie m’observe, je souffle sur ma tasse pour refroidir
l’eau pendant que mon esprit se perd à l’autre bout de
l’univers.
— Pour ses mots qui butent, une de mes collègues la
prendra si tu veux. Un peu d’orthophonie et un bon
psychologue suffiront pour que ta fille te parle. Tu n’as pas à
t’inquiéter.
Pour la énième fois de cette soirée, je remercie
chaleureusement mon amie, mes amis. Je leur voue une entière
confiance.
Sans que je n’aie besoin d’ajouter quoi que ce soit d’autre,
Gabi me parle d’une école préélémentaire à quelques pas de
leur maison.
Une montée d’angoisse me saisit. J’ai peur qu’Alice ne soit
pas capable de s’intégrer au sein d’une classe ou qu’elle soit en
retard par rapport aux autres.
— Je vais me renseigner. Ma mère ne pourra pas la garder
indéfiniment et maintenant que j’ai ce travail, je ne peux plus
le quitter.
Mes amis sourient pendant que j’envisage sérieusement de
la préserver à la maison.
Gabi me serre l’avant-‐‑bras avec force.
— Tu n’as plus à craindre de la perdre.
Ils partent peu avant le lever du soleil, me laissant seul face
à mes peurs. Je me glisse dans mes draps et attends que la
fatigue m’emporte. Je suis inquiet à l’idée de ne pas entendre
128
Alice si elle pleure ou de ne pas savoir l’aider si elle crie.
Alice entre dans ma chambre à peine quelques heures
après que je me suis endormi. Je sens des petites mains
encercler mon corps et un visage s’enfouir dans mon cou. Elle
a besoin de son père.
Je la serre et lui demande si elle a passé une bonne nuit. Ce
à quoi elle répond par un simple hochement de tête.
Nous nous levons, je l’enroule dans un plaid tout doux et
la pose délicatement sur le canapé. J’allume la radio pour
apporter un peu de musique en ce dimanche matin et prépare
le petit déjeuner.
Je la surprends sucer son pouce alors qu’elle ne le faisait
plus avant qu’elle disparaisse. Je suppose que cela la rassure.
Je remplis deux grands bols de chocolat chaud et y insère
ses céréales au chocolat préférées. Je les dépose sur un plateau
et les lui apporte sur la table basse du salon. Alice ouvre grand
ses yeux et dévore son repas, toujours dans un silence profond,
mais moins déstabilisant.
— Ça te dirait d’aller au parc ce matin ?
Le premier sourire de la journée vient illuminer son visage
angélique. Pas le dernier, je pense secrètement.
Un bonnet à pompon sur sa tête et nous partons en
direction du parc, main dans la main.
Une semaine auparavant, je n’aurais même pas osé le rêver.
Nous descendons les marches à son rythme avant de
braver le froid glacial de la saison. Le parc est situé à quelques
centaines de mètres d’ici. Nous longeons le boulevard qui nous
y conduit.
Le square est calme. Certains adultes font leur footing
pendant que d’autres tentent de lire assis sur un banc, la fumée
de l’hiver leur sortant de la bouche. Des enfants jouent au
129
niveau de l’aire pendant que leurs parents les regardent
attentivement. Une seule balançoire, un toboggan et un tape-‐‑
fesses animent cette aire de jeux. Nous sommes loin des grands
parcs parisiens où je l’emmenais régulièrement, mais Alice se
précipite tout de même vers la balançoire libre avec
engouement.
Il suffit de peu pour les enfants. Le bonheur de se défouler
dans un parc semble universel.
Je me pose sur un des bancs en bois et allume une cigarette
pour me réchauffer. Je ne quitte pas Alice des yeux. Elle se
balance de plus en plus haut en tirant de toutes ses forces sur
ses bras.
Elle rit aux éclats, libre comme l’air.
J’aimerais photographier cet instant. Il me rappelle avec
nostalgie le temps où Chloé et moi admirions notre enfant côte
à côte, main dans la main. Je suis incapable de comprendre
comment nous en sommes arrivés là, après tant d’années
d’amour et le fruit de cet amour présent juste sous mes yeux
au moment où mes pensées s’emmêlent.
La chute a été bien plus brutale que je ne l’imaginais. Je
réalise qu’Alice a perdu sa mère, mais que j’ai moi aussi perdu
cet amour que je croyais éternel. Cela me rappelle
constamment que rien ne dure, que tout est éphémère, même
ce qu’on pense plus solide que le marbre. La seule chose qui ne
disparaît jamais c’est le vide laissé à chaque perte.
Je sens mon portable vibrer dans ma poche, je l’attrape
après avoir éteint ma cigarette et manque l’appel qui s’affiche
sur l’écran.
Sophia.
Je réfléchis quelques instants avant de tenter de la rappeler,
mais je reçois un message au même moment. Elle me demande
seulement si je serai au travail demain, ce que je lui confirme
130
sans ajouter quoi que ce soit.
J’entends les pas d’Alice s’approcher de moi. Je feins ne pas
l’entendre. Elle en profite pour me sauter dans les bras et je
joue le père surpris. Je la chatouille au niveau des côtes, ce qui
la fait gigoter dans tous les sens. Elle vient ensuite s’asseoir sur
mes genoux et commence à me poser des questions, le regard
rivé sur les arbres du parc.
— P-‐‑pourquoi t-‐‑tu n’étais plus là p-‐‑papa ?
Ses mots bafouillés me brisent. Ce sentiment d’abandon
qu’elle connaît ne devrait même pas exister. Jamais je ne
l’aurais laissée.
Je ne peux m’empêcher de penser que je ne me suis pas
assez battu pour elle. Mes proches pensent que je ne pouvais
rien faire de plus, mais parfois je me dis que si je n’avais pas lu
cette lettre d’adieu cela aurait pu changer bien des choses.
— Je ne te laisserai jamais Alice ! Maman avait seulement
besoin de se retrouver seule avec toi, je ne pouvais pas faire
autrement. Pardonne-‐‑moi.
Le mensonge est cruel, mais la vérité serait trop
bouleversante. Il est trop tôt pour qu’elle la comprenne et peut-‐‑
être n’aurais-‐‑je jamais le courage de la lui avouer.
— Mais maintenant j-‐‑je ne veux p-‐‑plus être avec maman.
Je pousse un cri d’étonnement. Je ne comprends pas ce
qu’elle essaie de me dire. Hier encore elle cherchait sa mère
partout.
Elle se met à verser de chaudes larmes avant de poursuivre.
— Maman... Maman n’est p-‐‑plus maman. Méchante
maman.
Ses paroles télégraphiées veulent dire tellement. Un
mélange de soulagement et de colère s’empare de moi.
Je suis rassuré qu’elle ne préfère pas être avec elle à cet
instant, mais anéanti par la détresse qui semble s’échapper de
toute son âme.
131
Je m’imagine les pires scénarios dans ma tête en pensant à
ce qu’elle a pu vivre. Un enfant ne devrait jamais avoir à
ressentir cela. J’ai l’impression que sa mère est devenue le
monstre de ses cauchemars.
Soudain, je commence à mettre en lien les questions
incessantes sur sa mère et ses hurlements ces derniers jours.
C’est comme si elle avait désormais peur de cette femme qui
l’a mise au monde.
Je tente de la faire parler davantage même si cela implique
de réveiller en elle d’horribles souvenirs. J’ai besoin de savoir
pour mieux l’aider.
— Qu’est-‐‑ce qu’elle t’a fait mon lapin ?
Je la vois chercher ses mots. Ses mots qu’elle n’arrive plus
à prononcer.
— Elle avait des… p-‐‑piqûres… Là, ici.
Elle me montre ses bras à travers son manteau.
Jusqu’ici, rien d’étonnant. Chloé était toxicomane.
— Elle c-‐‑c-‐‑c… c-‐‑criait.
Je prends son visage entre mes mains comme si je voulais
l’aider à sortir les mots qui se bloquent dans sa bouche.
— J’ai p-‐‑peur.
Elle se blottit contre moi pour y chercher du réconfort.
— C’est fini Alice, je suis là maintenant.
J’embrasse délicatement son front légèrement bombé.
— Est-‐‑ce que tu mangeais ?
— P-‐‑parfois. Maman n’avait p-‐‑pas assez d’argent, elle
disait.
Elle s’arrête pour reprendre le souffle qui lui manque.
— J’avais p-‐‑plein de sucettes !
J’ai envie de vomir.
Les larmes que je contiens me brûlent les yeux. Je n’ai plus
envie d’entendre ces atrocités. Elle l’achetait avec des
sucreries, un classique ! C’est ce qu’elle faisait toujours pour se
132
faire pardonner d’avoir oublié Alice à l’école ou de ne pas
l’avoir emmenée à son cours de danse.
Quand elle me trompait, j’avais le droit à un dîner. Autant
dire que je ne cuisinais plus beaucoup.
Elle me répugne. Bien dommage que je ne puisse pas lui
cracher ma haine maintenant qu’elle est partie. La voie de la
facilité, là je la reconnais bien.
Nous restons assis sur ce banc, comme figés dans le temps,
avant de reprendre notre chemin et retrouver son oncle qui
l’attend avec impatience.
Noé porte Alice en l’air sans aucune intimidation.
Décidément, elle n’a jamais autant souri en une journée
depuis son retour.
— Oh là là ! Tu as tellement grandi ! Tu me montres les jeux
que mamie t’a achetés ?
Mon frère s’adresse à elle comme si rien ne s’était passé,
avec aucune pincette. C’est la meilleure réaction à avoir, il a
raison. Comme toujours, ou presque.
Ils s’éclipsent tous les deux, ne laissant que ma mère et moi
dans le calme.
Un peu plus tard, Noé réapparaît seul dans le salon.
— Elle déborde d’énergie cette petite ! Mais…
Je termine son propos à sa place.
— Elle bégaie oui, je sais.
Il acquiesce, mal à l’aise.
— Tu tiens le coup frangin ? Je sais bien que tu détestes
Chloé au plus profond de toi, mais c’était l’amour de ta vie
alors...
Ma mère le coupe aussitôt, croyant pouvoir parler à ma
place.
— Il ne peut être que soulagé aujourd’hui.
— Maman arrête, il a raison. Je ne devrais pas, mais ça me
133
brise le cœur quand je repense à toutes les années qu’on a
partagées. Je la déteste pour ce qu’elle nous a fait, mais je
l’aimais et une part de moi ne cessera jamais d’aimer la mère
de ma fille.
— Tu parles de toutes ces années où elle t’a manipulé ? Je
t’en prie !
Ma mère ne l’a jamais appréciée. Son sixième sens féminin
a été bien plus fin que le mien.
Ne pouvant pas contredire son propos, je me tais et passe
à un autre sujet. Mon frère persiste tout de même dans ses
questions. Je reconnais l’air solennel de mon père lorsque Noé
parle.
— Tu retournes travailler demain ?
Je hoche la tête en signe d’assentiment.
— Ça ira ? Je sais que tu tiens à ce nouveau travail, mais tu
as le droit de vouloir être avec ta fille.
— Alice ira bientôt à l’école et il faut que je puisse assurer
financièrement. J’imagine que la vie doit reprendre son cours.
Il me lance un sourire, empreint de fierté. Mon discours a
tant changé pendant ces nombreux mois à ruminer. Cette
période de ma vie m’a forgé bien plus qu’elle ne m’a détruit.
La nuit est déjà tombée depuis une heure lorsque nous
arrivons à l’appartement.
Alice me demande la même histoire qu’hier. Nous
partageons alors les péripéties d’une petite souris avant que
ses yeux ne se ferment un peu plus loin dans l’histoire que la
veille.
Je la borde avant de m’éclipser silencieusement pour
rejoindre ma chambre. La fatigue accumulée ces dernières
nuits m’emporte dans un sommeil profond, sans agitation,
dans une sérénité que je croyais ne plus jamais retrouver.
134
C H A P I T R E 1 2
Le réveil me fait sursauter. Il me faut quelques secondes
avant de me repérer dans le temps et l’espace.
Je sors rapidement du lit pour rejoindre Alice et me
persuader que tout cela est bien réel. Sa petite tête qui dépasse
de la couette vient me le confirmer. Je m’approche doucement,
mais mes pas doivent manquer de discrétion, car ses yeux
s’ouvrent vers moi. Je sens la panique la gagner avant que ma
main ne vienne la rassurer en caressant sa joue. Je lui murmure
que je suis là et qu’elle n’a plus rien à craindre. Elle m’encercle
de ses bras et je la porte jusqu’à la cuisine pour prendre le petit
déjeuner.
Je suis déjà en retard pour le travail.
Je conduis Alice chez ma mère. La séparation est difficile,
car elle fond en larmes et s’accroche à mon bras de toutes ses
forces.
— Ne me laisse p-‐‑pas ! Non ! Non !
Je m’accroupis pour être à sa hauteur.
— Je serai là ce soir, c’est promis ! Tu vas bien t’amuser
avec mamie !
Je la porte dans mes bras pour l’enlacer puis la repousse à
contrecœur dans ceux de ma mère. J’ai la désagréable
sensation de l’arracher à la seule figure d’attachement qui lui
reste.
J’entends ses hurlements jusque dans la cour lorsque je
m’éloigne pour retrouver ma voiture. Je prends sur moi pour
ne pas me retourner.
Je démarre le moteur, les yeux brouillés par les larmes qui
menacent de couler et je me mets en route pour le travail, pas
135
plus serein des épreuves qui m’attendent au bureau.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur l’immense horloge
que je distingue au loin. J’ai seulement vingt minutes de retard,
cela aurait pu être pire.
Un calme étrange emplit les bureaux. Chacun arrête sa
tâche pour mieux me dévisager. J’ignore à quoi ils s’attendent.
J’avance dans l’allée en direction de mon ordinateur, gêné
par toute cette attention, et salue brièvement mes collègues qui
n’osent même pas me répondre.
Pendant que ma session s’ouvre, j’en profite pour envoyer
un message à ma mère et lui demander des nouvelles d’Alice.
Cela fait à peine dix minutes que je l’ai quittée et elle me
manque déjà terriblement.
Je suis rassuré lorsqu’elle me répond que tout va bien.
Thomas brise le silence le premier.
— Un petit café avant de démarrer ?
J’accepte sans me faire prier et lui emboîte le pas en
direction de la salle de pause. Quelques collègues curieux nous
suivent aussi.
Il me fixe avec la même pitié sur son visage que mes
proches. J’aimerais que tout le monde cesse cette compassion
ridicule.
Les minutes me paraissent bien longues avant que ses
lèvres ne daignent bouger.
— Comment tu vas mec ?
— Beaucoup mieux. Je… Je m’excuse auprès de tous pour
ma réaction violente la semaine dernière.
Mes collègues se pincent les lèvres en baissant les yeux vers
le sol. À leur synchronisme, je croirais presque qu’ils ont
effectué une répétition générale avant mon arrivée.
— On est tous au courant… Tu sais les médias… Enfin tu
vois… On travaille dans une agence de presse donc tout va
136
vite…
Je coupe mon ami rapidement pour qu’il n’ait pas à
poursuivre. Je leur dois la vérité et pas celle qui est crachée par
la presse sans aucun tact. Je suis bien placé pour le dire.
— Ma fille va bien. Je l’ai retrouvée et c’est tout ce qui
m’importe. Pour le reste, je n’ai pas envie de m’étaler sur ce
qu’il s’est passé. Mon ancienne compagne a fait une succession
de mauvais choix et a fini par en payer les conséquences, c’est
tout ce que j’ai à dire.
Ma réponse lance un froid glacial. Je change rapidement de
sujet et cherche à savoir comment le reste de la semaine s’est
passé.
— On doit bien avouer que tu nous as manqué et puis la
directrice...
Thomas s’arrête, hésitant à continuer son propos.
Joséphine prend le relais avec un malin plaisir.
— Madame Haros était d’une humeur terrible ! Nous ne
l’avons presque pas vue. Les seules fois où elle nous a honorés
de sa présence, c’était pour faire des reproches.
Mon cœur fait un bond. Je sais que tout est ma faute.
Je prends une moue dubitative, faisant semblant de ne pas
comprendre ce qui lui arrive et nous basculons ensuite vers les
actualités sportives.
J’en profite pour m’éclipser et rejoindre le bureau de
Sophia. Thomas m’observe partir et me lance un clin d’œil
d’encouragement. Je suis soulagé que cette histoire soit loin
derrière lui.
En me dirigeant vers l’ascenseur, je tombe nez à nez avec
Sophia. Nos corps restent inertes tandis que nos lèvres
semblent paralysées, comme incapables d’émettre un seul son
perceptible.
Je ne crois pourtant pas que le bégaiement d’Alice soit
137
contagieux.
Je parle le premier, le souffle coupé.
— J’allais justement te voir.
Il ne lui faut pas longtemps pour répondre. Son ton est bien
plus agacé que le mien.
— Je n’ai rien à te dire. Où est passé tout le monde ?
Je comprends sa rancune, mais j’insiste pour lui fournir des
explications.
— Je t’en prie, laisse-‐‑moi t’expliquer !
Elle continue son chemin sans calculer mon propos et
appelle mes collègues avec fureur. Thomas ouvre la porte le
premier, suivi des autres.
Je ne démords pas.
— Madame Haros s’il vous plaît, est-‐‑ce qu’on peut monter
dans votre bureau pour en discuter ?
Elle se retourne vers moi à une telle vitesse que je n’ai pas
le temps de capter son mouvement.
— Ah tu me vouvoies maintenant Paco ? On en est rendus
là tous les deux ?
Je croise les regards peu surpris de mes collègues. La scène
qui se déroule sous leurs yeux ne semble que confirmer leurs
soupçons.
— Sophia… Pas ici…
Ses yeux rougis par la colère se détournent soudain sur mes
collègues dont elle avait oublié l’existence l’espace d’un
instant. Elle semble gênée.
D’un air autoritaire, elle me fait signe de la suivre dans
l’ascenseur. Je souris intérieurement, satisfait d’avoir remporté
cette première manche.
Elle m’ignore totalement dans l’ascenseur. J’aimerais lui
prendre la main, mais je ne fais aucun geste qui pourrait la
contrarier davantage.
Ses talons frappent le sol avec ardeur jusqu’à son bureau.
138
Je redoute ce moment même si le je sais indispensable, pas
seulement pour notre relation qui me paraît déjà bien loin,
mais pour notre entente au sein de l’agence.
Elle me défie du regard dès mon entrée dans la pièce et
attend de pied ferme mes explications qui, à en juger son
expression, ne changeront rien à mon cas désespéré.
Je m’assois pour me donner du courage. Elle choisit de
rester debout. J’observe un instant son pantalon noir qui met
en valeur ses courbes.
Je prends une grande inspiration.
— Je suis désolé... Désolé pour la façon dont je me suis
comporté en partant l’autre jour.
Rarement je l’ai vue si ébranlée.
— Je me suis sentie tellement humiliée... Jamais on ne s’est
comporté comme ça avec moi et pourtant, j’ai rencontré
beaucoup d’hommes mauvais.
La comparaison qu’elle utilise me blesse profondément.
Jamais je n’ai cherché à la nuire. Je n’étais plus moi-‐‑même.
— Je sais que ça n’excuse pas tout, mais...
— Ta fille.
Je ne perçois aucun sentiment dans son regard lorsqu’elle
prononce ces mots. Je ne m’attends pas à ce qu’elle comprenne,
car personne ne le peut réellement, mais je suis déçu de la
distance qu’elle prend.
— Tu ne peux même pas imaginer tous les scénarios qui
ont défilé dans ma tête lorsque la police m’a appelé. Ils n’ont
rien voulu me dire au téléphone. J’étais fou ! J’étais
littéralement fou ! Incapable de contrôler cette rage qui
s’emparait de moi…
— Tout ce que je voulais c’était être présente pour toi ! Tu
n’as fait que m’écarter de ta vie comme si je n’avais jamais
existé. J’ai attendu tes nouvelles toute la semaine. Toute la
semaine !
139
Sa gorge se noue au fur et à mesure qu’elle parle. Elle
s’assoit sous les tremblements de ses jambes qui menacent de
la lâcher.
— Je n’ai même pas le droit de t’en vouloir, nous nous
connaissons à peine… Je n’aurais rien pu faire pour toi, pour
vous…
Elle s’arrête brusquement et se racle délicatement la gorge.
— C’est complètement égoïste… Mais ce que je ressens
lorsque je suis avec toi me pousse à sortir les parties les plus
sombres de ma personnalité.
Je suis troublé par ses soudaines révélations. Je n’aurais pas
espéré tout cela en arrivant ce matin.
Je me lève alors et m’adosse au bureau devant elle. Sa main
se pose sur ma cuisse. Un frisson me parcourt à ce contact.
Sans que je ne m’y attende, elle se retrouve à ma hauteur et
ses lèvres viennent s’écraser douloureusement sur les
miennes.
L’espace d’un instant, je me laisse porter par cette vague
agréable et en oublie tout le reste. Lorsque nous ne faisons plus
qu’un, c’est comme si plus rien d’autre n’a d’importance.
Je déboutonne ma chemise bien plus rapidement que je ne
l’ai fermée ce matin et ôte mon pantalon à une vitesse
imbattable. Je la vois défaire ses vêtements en un rien de
temps. En quelques secondes, nous nous retrouvons
entièrement nus, prêts à nous adonner à l’autre comme si
c’était la dernière fois.
J’admire ses courbes incroyablement délicieuses avant de
mordiller ses tétons qui pointent au premier coup de langue.
Elle caresse mon entrejambe avant de saisir mon pénis à pleine
main et faire glisser ses doigts autour. L’érection est
immédiate, je suis déjà prêt à me glisser en elle. Je m’assure
qu’elle le soit aussi en insérant l’index et le majeur à l’intérieur
de son sexe. Elle ne tarde pas à me demander de m’introduire
140
en elle avec vigueur.
Mes mains la font pivoter vers le bureau, son buste
épousant parfaitement l’angle du meuble et ses hanches se
cambrant pour m’accueillir en elle aussi profondément que
nos désirs le voudront.
Je démarre une série de va-‐‑et-‐‑vient qui lui valent de légers
cris étouffés alors que ma respiration s’accélère sur son
rythme. La légère fessée que je lui administre nous emporte
l’un comme l’autre vers un point de non-‐‑retour. Mes
mouvements se veulent plus agressifs et plus rapides. Elle me
sent parfaitement en elle.
En deux minutes à peine, mon éjaculation se cale sur ses
gémissements.
L’acte est bestial, passionné, langoureux, arrachant,
douloureux.
Je suis complètement épris de cette femme.
Nous restons un moment figés et nus, avant de nous
rhabiller.
— Ça signifie quoi tout ça ?
Je médite sur sa question pour trouver le courage d’y
répondre.
— Qu’on en a autant besoin l’un que l’autre.
Elle sourit brièvement avant de reprendre son air sérieux.
— Parle-‐‑moi d’elle.
Son changement de sujet de discussion est radical, mais
inévitable. Elle a tous les droits de connaître mon histoire et je
suis enfin prêt à la lui dévoiler.
Je commence alors mon récit, espérant qu’elle ait du temps
devant elle.
— Alice a quatre ans. Elle est le fruit d’une relation
passionnelle longue de huit ans.
Je ne sais pas si la jalousie parle à sa place, mais ses sourcils
141
semblent s’arquer, comme si elle se sentait concurrencée.
— J’ai rencontré Chloé lors d’une soirée organisée par mon
meilleur ami. Ils étaient en première année à la faculté de droit
ensemble et il a tout de suite pensé qu’elle me plairait, alors il
nous a présentés. Il avait raison, on a accroché très rapidement.
Au début, je pensais que ce serait une conquête de plus.
J’aimais bien papillonner à cette époque… Il s’est avéré que je
suis tombé fou amoureux de cette fille.
Je m’arrête un instant, les larmes me montent aux yeux en
pensant à cette période pleine de mensonges.
Elle m’incite à poursuivre, sa main se posant sur la mienne
avec une réelle compassion.
— Alors très vite je me suis retrouvé propulsé dans une
vague d’amour qui m’a emporté bien loin, pour mieux
m’échouer sans doute. On se voyait très régulièrement, ma
mère l’adorait au début. Elle faisait tout pour qu’on l’aime.
C’était la copine dont tout le monde rêvait. Elle était dévouée
et loyale envers ses amis, avait un humour incroyable et une
beauté sans pareille avec ses yeux bleus pétillants. Elle était si
forte face à l’adolescence atroce qu’elle avait eue, baladée de
foyer en foyer, mais si vulnérable à la fois. Étant orpheline
depuis ses neuf ans, j’étais devenu sa véritable famille.
En l’évoquant, je ne peux m’empêcher de contenir ma
peine pour cette femme que j’ai tant aimée. Je n’ai jamais
prétendu que sa vie avait été facile. Je pensais seulement
qu’elle avait dépassé tout cela.
Je m’étais bien trompé.
Je me reprends, ma main devient moite dans celle de
Sophia.
— Alors, à la fin de nos licences respectives, on a
emménagé ensemble à Lille pour mon master. Elle a plaqué ses
études pour moi et enchaînait les petits boulots pour payer le
loyer. Je crois que j’ai fini par me sentir redevable et ça, elle l’a
142
très vite compris.
Ma gorge s’assèche au moment où je m’apprête à évoquer
la période qui a tout changé.
La main de Sophia manque de couper ma circulation
sanguine. Mon suspense semble insoutenable.
Si seulement ce n’était qu’une histoire.
— J’étais exténué par les cours. La seule personne que je
voyais en dehors c’était elle. Elle a gagné une emprise sur moi
que je n’ai même pas sentie venir. Elle répétait que c’était
mieux qu’on reste le week-‐‑end à Lille parce que j’étais fatigué.
Peu à peu, je ne voyais presque plus ni ma mère, ni mon frère,
ni mes amis les plus proches. Je vivais à ses dépens, c’était elle
qui ramenait l’argent et elle travaillait dur pour ça, pour moi.
Je laisse échapper un rire sarcastique.
— Elle m’a fait croire pendant de longs mois qu’elle faisait
des heures supplémentaires le soir. J’ai fini par me rendre
compte qu’elle me trompait en l’apercevant entrer dans un
immeuble voisin au bras d’un homme. Et tu sais ce qu’elle m’a
dit ?
Sophia hausse les épaules avec méfiance.
— Que je ne prêtais plus assez attention à elle ! C’était la
meilleure celle-‐‑là ! Et tu sais ce que j’ai fait ?
Encore une fois, Sophia me signifie qu’elle l’ignore et
m’invite à répondre.
— Je l’ai demandée en mariage et je l’ai pardonnée, pensant
bêtement qu’elle avait raison. Je l’aimais tellement que j’ai
passé des années à fermer les yeux sur ses infidélités.
Sophia écarquille les yeux de stupeur. Prononcer la vérité
à haute voix ne fait que me rendre compte du dernier des idiots
que j’étais.
— T’aimait-‐‑elle vraiment ?
J’aurais, moi aussi, aimé en douter à l’époque. Tout aurait
été bien plus simple.
143
— J’en étais intimement persuadé. Nous avons déménagé
à Paris à la fin de mes études lorsque j’ai décroché ce travail à
l’Agence France Presse. Très vite elle m’a annoncé sa grossesse.
Pour moi, c’était impossible…
Elle porte sa main à la bouche, sous le choc.
— J’ai complètement paniqué. J’étais loin d’être prêt à
devenir père. Et puis… Tout allait mal entre nous, depuis que
nous nous étions installés à Paris. Je songeais à la quitter pour
la première fois depuis toutes ces années.
Sophia me coupe.
— Elle t’a fait un enfant dans le dos ?
Elle touche du doigt la vérité.
— En quelque sorte, oui. J’ai mis du temps avant
d’assimiler tout cela, mais elle est parvenue à me rassurer. Elle
me parlait d’un enfant de l’amour. Elle semblait si heureuse
d’attendre cet événement avec moi, l’homme de sa vie.
Quelle ironie !
— Mes proches étaient très inquiets par cette nouvelle. Je
crois qu’ils étaient bien plus conscients que moi de la
signification de cet enfant.
— Un bébé réparation.
J’ai mal de l’entendre utiliser cet adjectif. Elle doit le sentir,
car elle appuie son front contre le mien.
— Excuse-‐‑moi. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— C’était vrai jusqu’à ce que mes yeux se posent sur cette
minuscule chose.
Sophia sourit. Je devine dans son regard à quel point elle
souhaite la rencontrer.
— Lorsque ma fille est née, j’étais terriblement angoissé.
J’avais peur de ne pas savoir comment m’occuper d’elle. Très
vite, j’ai pris mon rôle très à cœur. Trop peut-‐‑être.
Je m’arrête. Les mots arrachent les fragments de mon cœur
un à un.
144
— Pourquoi dis-‐‑tu ça ?
— C’est comme si Chloé n’était pas présente pour elle. Je
bordais Alice tous les soirs, je l’emmenais à la crèche, je lui
préparais tous ses repas, je consolais ses pleurs, je passais des
heures à jouer avec elle... Je m’en suis longtemps voulu de
voler la place de ma femme auprès d’elle puis je me suis rendu
à l’évidence que cela ne lui importait pas le moins du monde.
J’ignore combien de jurons s’échappent de la bouche de
Sophia depuis le début de notre conversation, mais celui qui
suit est de loin le plus impoli.
— Mais quelle salope !
Je serre les dents, je n’aurais jamais mieux dit.
— Chloé découchait sans arrêt et commençait à traîner avec
des personnes louches. Je soupçonnais à l’époque qu’elle se
droguait, mais je voulais tellement protéger notre fille que j’ai
fait tout l’inverse. J’ai fermé les yeux encore et encore...
Mes sentiments s’inversent à nouveau, remplaçant la
colère par un chagrin immense.
— Tout ce qui m’importait c’était qu’on continue à former
une famille, parce que moi, j’avais fini par perdre tout mon
entourage. Et mon travail, faute de temps pour tout gérer. Je
n’avais littéralement plus rien, hormis les deux femmes de ma
vie pour qui je me battais comme un forcené. Un jour…
Je marque un arrêt, les larmes coulent en pensant à cette
fameuse journée où je croyais l’avoir perdue à jamais.
Sophia m’imite, présageant la suite.
— Cela faisait des semaines que la vie était devenue
impossible avec Chloé, même si en réalité ça durait depuis des
années. J’avais fini par le réaliser. Nous nous étions disputés la
veille, je l’avais quittée, plus que jamais certain de ma décision.
Elle était partie, comme à son habitude, avec je ne sais qui
encore !
La pitié que je ressentais a totalement disparu. Sophia a
145
raison, cette femme était un véritable poison.
— Ce jour-‐‑là, lorsque je suis venu récupérer Alice à la sortie
de l’école comme habituellement, sa maîtresse m’a dit que sa
mère était venue la chercher. J’ai compris tout de suite qu’il se
passait quelque chose d’anormal. Jamais Chloé n’était allée
chercher Alice en trois ans !
— C’est horrible…
— Alors j’ai couru jusqu’à l’appartement qui n’était situé
qu’à quelques centaines de mètres. Dans le salon, j’y ai trouvé
un pauvre mot sur un post-‐‑it ! Sur un putain de post-‐‑it comme
si je n’étais qu’un vulgaire pion depuis toutes ces années !
Je m’effondre littéralement. M’exprimer devient si pénible.
Sophia me prend dans ses bras, mais, sans le vouloir, je la
repousse une nouvelle fois.
Je m’excuse immédiatement et me dirige vers la porte sans
plonger mon regard dans le sien, bien conscient que si je le fais
je serai incapable de sortir de cette pièce.
J’étouffe à l’intérieur. J’ai seulement besoin de m’éloigner
d’elle et de toute cette histoire que je voudrais désormais
oublier.
Sophia m’arrête en hoquetant.
— Elle avait écrit quoi dans son mot Paco ?
Je m’arrête brusquement au pas de la porte.
— Quelque chose qui ne me quittera plus jamais et que
j’aurais mieux voulu ne jamais lire.
Je sors sans me retourner, bien décidé à ne plus jamais
revenir dans ce bureau autrement que dans un contexte
purement professionnel.
En évoquant tous ces souvenirs, je me suis montré si
vulnérable.
Lorsque je pense à Chloé, je me rends compte que je suis
incapable d’aimer à nouveau et encore moins de croire en
quelqu’un. Ça a été mon erreur et elle m’a coûté très cher, plus
146
jamais cela ne se reproduira. Plus jamais.
Je descends vers mon bureau, les yeux bouffis par les
larmes et l’épuisement.
Lorsque je m’assois, Thomas s’approche de moi pour me
serrer l’avant-‐‑bras en signe de compassion.
— Tout va bien ?
Je soupire de soulagement.
— Maintenant oui.
Les heures défilent à grande vitesse et me rapprochent
alors des retrouvailles avec ma fille. Il est difficile d’être séparé
d’elle, j’ai toujours cette peur de la perdre encore.
Je quitte le bureau un peu plus tôt, incapable de rester vingt
minutes de plus malgré mon retard ce matin. Je ne tiens plus
en place. Je salue alors mes collègues et me précipite vers ma
voiture.
Sur le chemin, j’ai l’horrible sensation de revivre la scène,
la fois où je suis rentré chez moi et qu’il n’y avait plus ni les
affaires de Chloé ni celles d’Alice.
J’ai cru devenir fou. J’ai retourné tout l’appartement de
colère et hurlé de toutes mes forces. J’avais la sensation qu’on
m’arrachait mes organes un à un et, rien que d’y repenser, cela
me produit toujours le même effet.
Je suis resté des heures à même le sol en pleurs avant de
prévenir la police. Je sais que j’ai trop tardé à le faire et qu’elles
étaient déjà loin à cette heure-‐‑là, mais j’étais complètement
paralysé.
J’ai pensé que ma vie n’aurait plus aucun sens sans elle.
Les policiers sont arrivés à mon appartement trente
minutes après mon appel et ont déployé toutes les équipes
possibles pour les retrouver. Mes proches ont appris la
nouvelle à la télévision tant j’étais incapable de les appeler.
J’ai attendu des jours que l’on me dise qu’Alice allait bien
147
et j’ai fini par comprendre que Chloé ne la ramènerait jamais.
Ma mère et Gabi ont débarqué à Paris une semaine après
l’enlèvement, complètement paniqués. Ils s’attendaient à tout
en entrant chez moi, mais tout ce qu’ils ont vu c’était un
fantôme. Je n’étais plus que l’ombre de moi-‐‑même. Ils ont fini
par me ramener à la vie en m’imposant de rentrer avec eux
après avoir cherché en vain ma petite fille.
Les suivre a été la meilleure décision de ma vie, sans eux je
ne sais pas si j’aurais eu la force de m’accrocher.
148
C H A P I T R E 1 3
J’ai à peine le temps de passer le portillon que ma fille saute
dans mes bras. Je renifle la douce odeur émanant de ses
cheveux et toutes les agitations des minutes précédentes
s’évaporent aussitôt.
Elle me tire le bras pour me conduire jusqu’à la maison où
ma mère m’attend. Alice commence à me raconter sa journée
de façon logorrhéique. Ses balbutiements m’empêchent de
tout comprendre, mais je retiens l’essentiel. Jamais je ne l’ai
entendue parler autant depuis son retour.
Elle a l’air heureuse. Le poids qui me pèse semble s’alléger
un peu plus.
— Tu en as fait des choses avec mamie !
Je lance un sourire amusé à ma mère.
— Et t-‐‑toi papa ?
— J’ai beaucoup travaillé et je n’ai pas arrêté de penser à…
Je m’arrête brusquement. Alice m’observe avec toute la
perplexité d’une enfant, les yeux grands ouverts.
— Aux chatouilles de ce soir !
Je commence à la titiller de tous les côtés. Ses rires sont
communicatifs, nous éclatons tous les deux.
Je la relâche de mes griffes et elle court vers sa grand-‐‑mère.
— Au secou’ mamie ! Au secou’ !
Épuisée, Alice regagne le salon pour continuer sa vie de
marchande.
Nous la suivons. Ma mère relève soudainement le menton
et prend un ton plus grave.
— Tu es sûr que tout va bien mon chéri ?
Je n’ai pas pour habitude de mentir à ma mère, mais, cette
fois, je n’ai pas envie d’entrer dans les détails.
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— Oui oui. La journée a été longue, voilà tout. Je suis
heureux de retrouver Alice !
Je marque une pause. Mon visage prend un air malicieux.
— Et toi bien sûr !
Elle tapote mon épaule, faussement flattée.
— Alice ! Dis au revoir à mamie, on rentre maintenant !
J’embrasse ma mère et la remercie chaleureusement pour
son temps et son énergie.
— Ne dis pas de bêtises, je suis entièrement comblée par sa
joie et son innocence. J’aimerais avoir son âge !
Alice attrape ma main et nous filons à la voiture.
Arrivé à l’appartement, je prépare le dîner pendant qu’elle
joue encore avec ses légumes dans le salon. Je ris de l’entendre
raconter ses histoires. Ses habitudes n’ont pas changé. J’espère
secrètement qu’elle pouvait jouer autant durant ces derniers
mois.
Je propose à Gabi de boire un verre à l’appartement quand
la petite sera couchée. Rares sont les fois où je ressens le besoin
de me confier.
Un peu plus tard, je borde ma fille. Savoir que je pourrai le
faire tous les soirs jusqu’à ce qu’elle ne veuille même plus que
je laisse la porte ouverte et qu’elle me réclame son intimité
d’adolescente me rend heureux. Je souris à cette pensée
lointaine qui viendra bien assez rapidement.
Gabi frappe à la porte.
Je lui propose une bière blonde artisanale. Nous nous
installons sur le canapé et trinquons à l’amitié.
Très vite, je lui parle de mes inquiétudes. Mon ami manque
de s’étouffer, peu habitué à ce que je me confesse. Il lève un
sourcil interrogateur et m’écoute alors d’une oreille bien
avisée.
— Tu crois vraiment qu’une nouvelle relation amoureuse
150
me sera possible un jour ?
— J’ignore le temps qu’il te faudra, mais oui. J’en suis sûr.
Je déglutis doucement. Ma gorge se noue simultanément.
Il y a cette charge qui ne semble pas vouloir se retirer de mon
être.
— C’est dur mec… Je déteste Chloé au plus profond, je ne
savais même pas que c’était possible de contenir autant de
haine envers quelqu’un.
Gabi ne peut qu’acquiescer. Il la hait autant que moi.
— Et puis il y a toutes ces années partagées ensemble, tous
ces souvenirs qui me hantent encore. J’ai beau chercher, je ne
parviens pas à comprendre à quel moment j’ai échoué dans
notre relation pour qu’on en arrive là tous les deux.
Il soupire, las de m’entendre culpabiliser à propos d’une
relation qui était perdue d’avance.
— Des années de mensonges Paco. Elle te manipulait si
bien… Tu avais l’impression d’être heureux, mais c’était irréel.
Je te le dis sans arrêt, mais il faut que tu en sois conscient un
jour... Cesse de t’en vouloir pour quelque chose qui ne
t’appartient même pas.
Ses mots sont toujours aussi douloureux. À force de les
répéter j’ai tout de même la sensation qu’ils s’ancrent en moi,
un peu plus chaque jour.
Peut-‐‑être qu’après tout, je suis enfin prêt à avancer.
Je reste silencieux quelque temps.
— J’ai rencontré cette femme. Ce n’est pas le bon moment
pour la laisser entrer dans ma vie, mais elle enfreint tous mes
contournements avec ténacité et impertinence.
Il sait exactement de qui je parle lorsqu’il me répond sous
un air audacieux que je lui reconnais bien.
— Laisse-‐‑la s’engouffrer.
Je reste perplexe, mes mains triturent ma chope de bière
avant que je la porte à ma bouche pour boire le reste en
151
intégralité.
Nous éclatons de rire. Il ne croyait pas si bien dire.
La soirée m’apaise et nous ne parlons plus que de lui et ses
clients. Il a des tonnes d’histoires piquantes à me raconter.
Je l’écoute et constate tristement, mais avec évidence que
les relations humaines sont compliquées là où il n’y a ni
communication, ni implication, ni remise en question.
Gabi rentre se coucher auprès de sa femme, me laissant
songer à mon amante et à nos ébats quelques semaines plus
tôt.
Ses doigts qui se faufilent sur ma peau nue me font
tressaillir d’envie. Elle s’approche de mes lèvres et recule d’un
pas pour me narguer. Je la saisis alors par les hanches sans
aucune résistance. Elle défait le nœud qui serre la ceinture de
son déshabillé avec lenteur et volupté. La scène qui suit fait
presque sortir mes yeux de leurs orbites.
Elle est complètement nue devant moi. Un spectacle dans
lequel je suis au premier rang.
Je baise chaque grain de beauté de son corps jusqu’à la faire
frissonner de tout son être. Je m’abaisse, les genoux à même le
sol et effleure le pli de son aine avec mon nez. Elle sursaute. Je
remonte mon visage vers son nombril et je sens ses mains
courir dans mes cheveux. Elle me prie de descendre.
Je la veux à mon supplice.
Mes mains se baladent entre ses fesses et le bas de son
ventre. Mon souffle chaud vient titiller son clitoris éveillé.
La raison l’abandonne.
Elle presse son corps contre mon visage. Je commence à
lécher son entrejambe avec ardeur.
Ses gémissements m’appellent.
De gauche à droite, l’organe musculaire le plus puissant de
mon corps manie son nénuphar à la perfection. Ses jambes
flageolent de désir pendant qu’elle se cambre.
152
Elle en oublie son nom.
J’assène les derniers coups avec passion. Son vagin humide
capitule. Elle se perd en une complainte assourdissante qui me
fait bander jusqu’à la moelle.
Elle me dépossède.
Je me lève brutalement, la plaque contre le mur et la rejoins
sur cette planète intime dont je suis le seul maître du vaisseau.
Les jours suivants, Alice s’habitue peu à peu à mon départ
matinal et n’a plus aucune crainte de ne pas me revoir le soir
même.
J’ai trouvé une école qui accepte son entrée en moyenne
section. Par facilité, elle ne se situe qu’à quelques mètres du
domicile de ma mère. Alice l’intégrera dès la semaine
prochaine.
Cette nouvelle m’a soulagé même si je redoute ses
difficultés, entre sa parole disfluente et les nombreux mois où
elle était déscolarisée.
Hier, Victor est venu personnellement me féliciter pour
mon excellent travail. J’étais ravi.
Cette fois, je ne quitterai ce poste pour personne.
J’ai évité Sophia et il m’a semblé qu’elle en faisait de même.
Elle était rayonnante lorsqu’elle est passée devant moi un peu
plus tôt dans la matinée.
Ses bas qui épousaient parfaitement ses jambes me font
encore frémir.
Si Joséphine n’était pas entrée au même moment dans la
salle de pause, j’aurais pu la posséder sur le divan.
J’aurais dû la suivre dans son bureau lorsqu’elle est
repartie la tête haute et le regard indifférent.
Finalement, je suis resté à déguster mon café pendant que
Joséphine me parlait de sa nouvelle coupe comme si cela
m’importait.
153
Ma semaine se termine dans une heure.
Le week-‐‑end que j’attends avec impatience s’approche à
grands pas. Nous nous rendons à la mer, chez Noé. Alice le
répète en boucle depuis que je le lui ai annoncé.
— P-‐‑papa c’est b-‐‑bientôt la mer ?
— C’est demain mon lapin ! Fais dodo maintenant.
J’étais incapable de calmer son excitation hier soir.
Cela fait des années que je n’y suis pas retourné. Chloé ne
voulait plus que l’on s’y rende. Elle trouvait toujours des
excuses pour ne pas voir mon frère qui, d’après elle, n’était
qu’un adolescent attardé qui ne pouvait pas garder Alice une
seule nuit.
Si j’avais réfléchi plus profondément à ses mots, je me
serais rendu compte que c’était elle qui en était incapable.
Je buvais tellement ses paroles que nous ne venions plus.
Après la disparition d’Alice, je n’ai jamais remis un seul
pied chez lui. J’avais honte. Honte de l’avoir mis de côté pour
cette manipulatrice.
Soudainement, les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Après
un long moment de confusion, je prends conscience des
silhouettes qui s’avancent vers moi.
Je reste stupéfait lorsque l’une d’elles s’écrie.
— P-‐‑papa ! P-‐‑papa !
Alice court vers mon bureau, tout sourire. Elle s’agrippe à
mes cuisses lorsque je me mets debout. Je caresse sa nuque,
heureux de la retrouver.
Ma mère la suit de très près, un peu gênée par la situation.
Elle pousse un soupir de mécontentement.
Alice a les yeux légèrement bouffis. Elle a dû supplier sa
grand-‐‑mère de l’amener jusqu’ici. Ses caprices fonctionnent
bien avec elle en ce moment.
— Je suis désolée Paco… Elle a tellement insisté… Arf c’est
154
bien la fille de son père.
Mes collègues gloussent à cette remarque. Je riposte par un
froncement de sourcils.
Je m’abaisse à la hauteur d’Alice.
— Alors tu voulais voir le travail de papa ?
Elle hoche la tête, la malice ne quittant plus ses yeux.
Je titille le bout de son nez de mon index et la porte dans
mes bras pour la faire virevolter.
— Petite rusée !
Je la présente à l’ensemble de mes collègues qu’elle salue
timidement.
Au même moment, Sophia sort de l’ascenseur.
Instinctivement, son corps réalise un mouvement de recul en
nous apercevant. Ses lèvres semblent s’ouvrir puis se refermer
directement.
Elle s’approche lentement. Ses talons font vibrer le sol.
Son regard fixe ma fille puis se perd dans le mien avant de
se poser de nouveau sur elle.
— Tu es Alice ! Ton papa nous a beaucoup parlé de toi !
Sophia dépose un baiser délicat sur sa joue avec une
émotion qui ne me laisse pas indifférent.
Elle s’écarte ensuite pour serrer la main de ma mère et se
présenter.
— Bonjour madame, Sophia Haros, directrice de l’agence.
— Enchantée. Je suis la mère de Pacôme.
Je sens une légère tension dans cette poignée de main.
Ma mère se tourne vers moi dubitative. Elle a compris.
Elle s’adresse à Sophia avec plus de méfiance qu’elle n’en
a eu pour Chloé.
— Navrée d’interrompre le travail de vos salariés, nous
allions partir.
Elle attrape la main d’Alice au vol.
— Alice, viens avec mamie ! On va attendre papa en bas le
155
temps qu’il termine.
— Oh ne vous en faites pas pour le dérangement. On aime
bien l’animation ici !
Elles sourient mutuellement.
J’observe les deux femmes de ma vie s’éloigner et suis déjà
empressé de les retrouver.
L’heure approchant, je range mes affaires rapidement.
J’aurais mieux fait de les suivre tout à l’heure plutôt que
combler les dernières minutes de ce vendredi en bavardant
avec mes voisins.
Sophia m’interrompt et me fait signe de la rejoindre dans
la salle de pause.
Elle prend soin de fermer la porte à clé derrière nous pour
ne pas être dérangée dans cet échange qui, selon la tension
ressentie dans l’atmosphère, promet d’être tumultueux.
Elle mordille sa lèvre inférieure comme une adolescente
qui n’ose pas faire le premier pas.
— Je suis désolé pour le désordre, cela ne se reproduira
plus. Alice est un peu perturbée en ce moment…
— Ne t’en fais pas. Comment tu te sens toi ?
Je suis touché par l’attention qu’elle me porte malgré son
imperturbabilité de la semaine.
— Ça va. Alice a encore des élans de colère irrépressibles
et des cauchemars si agités que ses cris me réveillent en pleine
nuit, mais elle va mieux donc je suppose que je vais mieux
aussi.
Elle s’approche de moi et entoure mon corps de ses bras. Je
ne lui refuse pas son câlin qui me réconforte. Elle pose sa tête
sur mon torse, entendant certainement les battements de mon
cœur qui se font plus irréguliers depuis que nous sommes tous
les deux dans cette pièce. Si je pouvais écouter les siens, je
pourrais affirmer que ses sentiments sont partagés même si je
156
refuse de le reconnaître.
Je soulève son menton pour chercher ses lèvres que
j’embrasse délicatement puis je viens frotter mon nez contre le
sien.
Nous restons dans cette position quelques instants,
partageant ce moment doux et calme comme nous en avons
peu connu jusqu’à présent.
Seuls nos silences parlent en nos noms.
Je dépose un baiser sur son front avant de m’éloigner
d’elle.
Un dernier regard en sa direction et j’ouvre la porte
lentement, sans un son.
Mes collègues me fixent en symphonie avant de se
reconcentrer sur leurs ordinateurs. J’attrape mes affaires, serre
la main de Thomas et pars sans me retourner.
Alice m’attend dans le hall d’entrée. Le week-‐‑end peut
commencer.
La route est longue. Alice s’est endormie aisément dès la
première demi-‐‑heure. Je l’envie d’être une enfant. Le sommeil
ne m’attrape plus aussi facilement.
Je discute avec ma mère le long du trajet. Nous ressassons
mes souvenirs d’enfance, incluant mon père dans l’équation.
Je sais à quel point ces histoires, bien que nostalgiques, la font
sourire. Il restera l’homme de sa vie à tout jamais.
Je suis écœuré que le temps sépare des amours que je
croyais invincibles. Cela me rappelle constamment qu’il y a
toujours une faille là où on ne l’aurait jamais cru possible.
Je connais ma mère. Elle utilise des détours depuis tout à
l’heure, mais elle meurt d’envie de me questionner à propos
de Sophia.
Il ne lui faut plus longtemps avant qu’elle ne passe à
l’action.
157
— Il se passe quelque chose avec ta directrice ?
Instinctivement, je me tourne vers Alice pour vérifier
qu’elle dort.
Ses paupières sont closes, sa bouche légèrement
entrouverte et ses doigts semblent serrer son doudou de toutes
ses forces. Cette espèce de tissu blanc dont la mousse a disparu
avec le temps, mais qu’elle garde précieusement.
Cela ne fait aucun doute, elle s’est profondément assoupie.
Je fixe ma mère qui conduit prudemment, le regard orienté
au loin sur la quatre-‐‑voies.
— J’aimerais pouvoir te répondre, mais je ne sais pas ce
qu’il se passe réellement entre nous.
Je peux entrevoir sa colère face à la situation.
— Paco, tu ne crois pas que tu devrais te concentrer sur
Alice ? Je n’ai aucune envie de te voir plonger dans une relation
qui pourrait encore te briser.
Une mère protectrice. La même qu’Alice aurait dû avoir.
— Je le sais ne t’en fais pas. Il n’y a que l’épanouissement
de ma fille qui compte.
Elle tourne la tête vers moi, rassurée.
J’aimerais lui dire que cette femme est entrée dans la vague
de douleur qui me submergeait depuis longtemps et qu’elle en
a extrait mes membres un à un.
J’aimerais lui dire que, grâce à elle, j’ai eu l’impression
d’être capable de me reconstruire sur cette terre.
Mais je n’en fais rien. Je n’ai aucune envie de contrarier ma
mère.
Ces mots ne font que résonner dans ma tête. J’ose enfin me
les avouer.
Sophia m’a montré qu’il était possible d’aimer à nouveau,
d’une autre manière. Je la remercie pour ça, mais ma mère a
raison, ce qui importe c’est le bonheur d’Alice avant tout.
Je crois qu’il est temps que je tourne une page.
158
Après plusieurs heures de route, nous arrivons finalement
à destination.
Je n’ai pas oublié ce fameux balcon qui offre une vue
implacable de l’océan dont les vagues déferlent lentement sur
le sable humide. J’aimais m’y rendre pour plonger dans mes
pensées les plus profondes.
Je réveille Alice et la sors de la voiture, son visage encore
enfoui dans mon cou.
Mon frère et son compagnon se précipitent pour ouvrir la
porte avant que nous ne manifestions notre présence par un
coup sur la sonnette. Ils prennent Alice dans leurs bras, tour à
tour.
Leur loft aux poutres apparentes est splendide. J’aimerais
pouvoir offrir le même environnement à ma fille.
La soirée est agréable. J’observe les regards complices entre
mon frère et son petit-‐‑ami et jalouse secrètement l’amour qu’ils
se portent l’un à l’autre. Je ne parviens pas à me remémorer les
sourires sincères de Chloé, peut-‐‑être n’en avait-‐‑elle jamais eu
à mon égard.
Personne n’évoque ni Chloé ni mon travail à l’agence et
j’avoue être soulagé. Je n’avais nullement la force de répondre
aux questions ce soir.
Nous finissons par nous coucher après une partie de jeux
de société où nous devons faire des choix dans nos carrières
professionnelles et nos vies personnelles. Mon sort est bien
plus agréable que dans la réalité, je regrette que la vie ne soit
pas aussi simple que dans ce jeu.
Secrètement, je pense que si c’était le cas, nous n’aurions
certainement aucune raison de donner le meilleur de nous-‐‑
mêmes après tout. J’imagine que les obstacles de la vie nous
rendent plus ambitieux.
Il ne me faut pas longtemps avant de m’endormir sur le
159
canapé-‐‑lit de la chambre d’amis, à côté d’Alice qui est couchée
depuis quelques heures déjà. Je suis complètement exténué par
mon travail à l’agence et celui de père.
Je suis réveillé par les fragrances de crêpes qui embaument
le couloir et pénètrent par les quelques millimètres qui
séparent le sol de la porte de la chambre.
Alice dort encore à poings fermés. Je m’extrais alors du lit
dans une délicatesse extrême, mais qui s’avère être un
véritable échec lorsque j’entends une douce voix m’appeler
après le franchissement de quelques mètres seulement.
Je porte ma fille dans mes bras, son doudou à la main et ses
yeux à peine prêts pour la journée.
Ma mère est déjà aux fourneaux pendant que mon frère et
son ami dévorent les crêpes une à une.
— Ah c’est sympa de nous attendre !
Tous gloussent discrètement.
— Mamie j’en veux !
Bien sûr, Alice n’est pas la dernière pour se goinfrer même
si ses crêpes ressemblent plus à de la pâte à tartiner ornée de
crêpe que l’inverse.
Ce moment convivial est des plus agréable. Je m’arrête un
instant, une tasse de thé noir à la main que je refroidis de mon
souffle léger et profite de la scène qui se déroule devant mes
yeux.
Les personnes que j’aime le plus dans ce monde rient si fort
que le silence de mes jours pendant ces sept derniers mois
paraît loin derrière moi. Pour la première fois depuis
longtemps, j’ai le sentiment que nous formons une vraie
famille que rien ne pourra jamais plus détruire.
En observant ma fille, un nœud se forme dans mon
estomac et me coupe l’appétit.
Si je plaquais le visage de Chloé sur le sien, pas grand-‐‑
160
chose ne changerait, hormis des rides en plus et des traits
moins affinés. Je n’ai pas voulu l’admettre quand je l’ai vue,
mais la ressemblance me frappe de plein fouet. Lorsqu’elle
sourit, des petites pattes se forment sur le côté de ses yeux
exactement comme ceux de sa mère et son petit nez en
trompette me rappelle celui que je caressais délicatement de
mon nez bosselé.
Elle est sa miniature, cela ne fait aucun doute et attise ma
tristesse. J’ose espérer que seuls les traits physiques les lient
toutes les deux.
Ma mère remarque mon chagrin et serre mon poignet, par
compassion.
J’approche mes lèvres de la tasse pour en boire le thé
exagérément refroidi et éloigne toute pensée me saisissant le
cœur pour le moment.
Un jour, je devrai la vérité à Alice.
— Et si on allait à l’aquarium cet après-‐‑midi ? Tu aimerais
Alice ?
Ma fille fait un bond sur sa chaise déjà tout excitée par la
proposition de Noé.
— Attention si tu n’es pas sage, les requins vont te dévorer
toute crue !
Alice crie dans toute la maison. L’innocence des enfants
doit être contagieuse puisqu’une bataille de coussins s’ensuit
quelques minutes plus tard entre mon frère et moi. Comme au
bon vieux temps.
Le regard d’Alice pétille à chaque poisson rencontré. Son
émerveillement me comble.
Elle s’arrête devant l’aquarium des tortues, ébahie.
— P-‐‑papa, on p-‐‑peut habiter à la mer ?
J’aimerais satisfaire son envie, mais quelque chose me
retient de quitter la région ou plutôt quelqu’un.
161
Noé doit entendre sa question et deviner ma contrariété
soudaine, car il répond à ma place.
— Tu peux venir chez tonton autant que tu veux Alice !
Réjouie, elle continue sa visite, me tirant par le bras pour la
conduire jusqu’aux requins. Elle n’a peur de rien !
Sur la route du restaurant dans lequel nous avons réservé,
Alice nous décrit les effroyables poissons qu’elle a vus comme
si nous ne faisions pas partie de la visite. Elle s’attarde ensuite
sur le poisson-‐‑clown dont elle s’est visiblement éprise et je suis
prêt à parier qu’à notre retour à l’appartement, elle m’en
quémandera un.
En l’écoutant bavarder, j’ai la sensation que son élocution
est mieux, à moins que je ne me sois habitué.
Le restaurant est situé dans une petite bourgade au charme
typique du littoral. Nous nous installons face à la mer d’où
nous apercevons les lumières des bateaux qui naviguent au
loin.
Alice a raison, la vie est paisible ici.
Pendant que je déguste mon poisson et que je vide la
bouteille de vin blanc sec à moi tout seul, Noé en profite pour
faire preuve de curiosité.
— Félicitations pour ton contrat frangin !
Je le remercie entre deux coups de fourchette.
— Maman m’a dit que tu avais eu une sacrée opportunité
en plus !
— Oui, je vais pouvoir aller un peu plus sur le terrain. C’est
génial !
Je ne sais pas qui je cherche le plus à convaincre de nous
deux.
— Soit t’es un sacré veinard soit ta directrice a des idées
derrière la tête !
Un sourire en coin, je porte mon verre à la bouche et le bois
162
d’une traite.
Ma mère me foudroie du regard et il ne faut pas longtemps
à Noé pour connecter ses neurones.
— Oh je… Je plaisantais bien sûr.
Je bafoue quelques mots et me mure dans le silence jusqu’à
la fin du repas, la main lourde sur mes rationnements en vin.
Je n’ai aucune envie de me justifier. Je suis un bon
journaliste.
Je ne fais que me le répéter en vain. Peut-‐‑être qu’il dit vrai.
Je sors du restaurant un peu éméché et chantonne des airs
espagnols que notre père aimait tant. Mes proches s’en
amusent.
Après quelques minutes de marche bien animées, je finis
par m’écrouler sur le canapé du salon pendant que ma mère
couche Alice. J’ai le sentiment que la pièce tourne autour de
moi.
J’ignore si c’est l’alcool qui me plonge rapidement dans le
sommeil ou mon inconscient qui préfère que je dorme plutôt
que je me mette à divaguer sur ma paternité, mais je suis
content d’avoir fermé les yeux si vite.
C’est mieux que de les garder ouverts pour pleurer.
163
C H A P I T R E 1 4
Je me réveille en sursaut au milieu de la nuit,
complètement habillé. Une couverture est délicatement posée
sur l’ensemble de mon corps.
Je me lève avec un léger étourdissement, trouve mon
manteau et marche en direction du balcon. Je prends soin
d’ouvrir la baie vitrée en silence et rejoins le rebord qui offre
derrière lui une immensité d’océan à perte de vue. La lune bien
dégagée se reflète dans les vagues.
Pour ne pas changer mes vieilles habitudes, je sors une
cigarette de ma poche, en ne décrochant plus mon regard de
cette envoûtante nature.
Je songe, dans un moment de folie, à tout quitter pour aller
vivre sur un voilier avec Alice. Tout me paraît possible lorsque
la quiétude de la mer m’engloutit.
Ma cigarette se consume aussi vite que ces idées
chimériques.
Je sors mon téléphone et lis les messages que Sophia m’a
envoyés un peu plus tôt dans la soirée. Ses messages
langoureux me laissent penser que je ne suis pas le seul à avoir
noyé mon chagrin dans l’éthanol.
Je compose son numéro sans réfléchir ni à ce que je vais lui
raconter, ni à l’heure qu’il est réellement. Sa voix sensuelle se
fait rapidement entendre à travers le combiné.
— Pacôme, est-‐‑ce que tout va bien ?
Je jette un œil sur ma montre et comprends rapidement son
inquiétude face à mon appel nocturne.
— Oui, excuse-‐‑moi, je me suis réveillé et j’ai lu tes
messages. T’étais saoule ?
Je l’entends rire nerveusement.
164
— Il se pourrait que la bière m’ait légèrement enivrée et…
— Désinhibée ?
Je n’ai pas besoin d’être avec elle pour deviner la teinte
rosée de ses joues.
— Tu as besoin de quelque chose peut-‐‑être ?
Je me moque sans aucune pudeur.
— Sale idiot !
Sa remarque ne fait qu’amplifier mon piquant.
— Allons, tu as le droit d’avoir envie de me sentir en toi !
— Quel altruiste tu fais !
Nous gloussons comme deux idiots. La passion éveille nos
sens même à des centaines de kilomètres.
Elle balbutie quelques mots que j’entends à peine.
— Ton week-‐‑end se passe bien ?
— Oui, on ne peut plus. Alice répète en boucle qu’elle veut
s’installer ici. Je vais finir par craquer !
Un ange passe.
— Oh, je…
Elle n’a pas perçu le second degré dans mon ton.
— Je plaisante ! Je ne vais tout de même pas céder à tous
les caprices de ma fille… Ce ne serait pas l’aimer de la bonne
manière.
Quelque chose semble lui couper le souffle tout à coup.
— Même dans ta voix, quelque chose change lorsque tu
parles de ta fille…
Je suis anéanti par les mots choisis. Ils me transpercent le
cœur comme des coups de poignard, me rappelant la seule
chose que j’essaie de chasser dans un coin de ma tête.
Comblant mon silence, elle continue.
— Toute cette souffrance mélangée à un amour
indescriptible… C’est…
Je la coupe avant qu’elle n’ajoute un mot qui me blesserait
plus encore.
165
Soudainement, mes pensées les plus profondes se
transforment en sons et, en l’espace de cinq secondes, mes
propres mots sortent sans se faire prier jusqu’aux oreilles de
Sophia.
— Alice n’est pas ma fille.
Sophia reste muette. Je n’entends qu’un raclement de gorge
à l’autre bout du fil.
Une part de moi se sent tout à coup plus légère. Cet aveu
me donne la sensation que je peux enfin l’accepter.
— Oh mon dieu ! Mais oui bien sûr ! Tu l’ignorais !
La perspicacité est de loin l’une de ses plus grandes
qualités. Simultanément, je me demande si cette femme a ne
serait-‐‑ce qu’un seul défaut à son panel.
J’enfonce mes ongles dans la chair de ma paume à m’en
provoquer une douleur vive.
— Ce jour-‐‑là, lorsque Chloé l’a emmenée, je n’ai pas
seulement perdu ma fille physiquement… Elle ne
m’appartenait plus. J’ai compris très vite que, n’étant pas lié à
elle par le sang, je ne la reverrais plus jamais.
— Sur le post-‐‑it…
Me confesser a rarement été aussi simple. Elle ôte mes mots
avant même que je ne les prononce.
— J’ai tout de suite su qu’elle disait vrai. Je crois qu’au
fond, je le savais depuis longtemps.
J’aurais préféré être la victime de l’histoire, mais quelque
part je me doutais que ce jour arriverait.
— Pourquoi dis-‐‑tu ça ?
— Au moment où elle m’a annoncé sa grossesse, notre
couple allait très mal. Elle savait qu’un jour ou l’autre je la
quitterais et puis…
Je m’arrête pour reprendre le peu de souffle que mes
poumons me permettent d’expirer.
— Nous ne couchions plus souvent ensemble… J’ai cru
166
que… J’ai cru que c’était possible que ce soit moi le père, mais
à y réfléchir, je ne voyais pas comment…
Ma dernière phrase est à peine audible dans ce moment
rempli de honte.
— Mais pourquoi as-‐‑tu reconnu cet enfant Paco si tu le
savais ?
Évidemment.
Cette même question torturante que mes proches ne
cessaient de me poser bien avant la naissance d’Alice. Ils
étaient tous certains de cette fausse paternité. Pendant que je
m’en convainquais.
La femme pour qui j’aurais tout donné portait en elle cet
enfant et même s’il n’était pas le mien, j’étais sûr d’une chose.
Cet enfant était bel et bien le fruit de notre amour, que ce
soit ma graine ou non, il était notre fruit.
La rapidité de ma réponse en reflète son évidence.
— Par amour.
Je crains un instant que son cœur ne se soit décroché.
— J’étais prêt à tout pour cette femme… Même à taire mes
pensées et assumer ce rôle de père qui ne m’était peut-‐‑être pas
destiné. J’étais persuadé que notre amour était suffisamment
fort pour que l’on fonde cette famille ensemble. Cela peut
paraître fou, mais au fil du temps j’ai fini par croire que cet
enfant était le mien. Il était impossible qu’elle m’ait menti à ce
sujet.
— Tu l’aimais tellement…C’est… Merde.
Elle ne parvient plus à cacher sa déception. Je n’ai pas
besoin d’être à ses côtés pour deviner les raisons de son
agacement.
Elle pense que jamais je ne ressentirai quelque chose
d’aussi fort pour elle.
Ce n’est pas infondé. Je préfère ne plus aimer qu’aimer
aveuglément, car ce n’était plus de l’amour, mais un aller sans
167
retour vers le mur d’en face.
Je poursuis, me sentant redevable d’explications auprès de
Sophia.
— Au-‐‑delà des souvenirs avec ma femme, je… J’ai su dès
le premier morceau de son visage sorti de l’utérus de sa mère,
que cet enfant m’emprisonnerait bien plus dans cette histoire.
J’ai aimé Alice dès ses premiers sourires. La vie m’avait fait un
véritable cadeau.
— Comment ne pas l’adorer…
Je souris bêtement. Il n’a suffi à Sophia que quelques
minutes avec ma fille pour qu’elle me comprenne.
— Pour une fois que nous tombons d’accord sur une chose!
J’entends déjà toute l’ironie dans le ton qu’elle entreprend.
— Et la dernière bien évidemment.
Plus détendu, je pousse au bout tout ce que mon cœur me
permet de lui confier.
— Quand j’ai lu cette phrase sur le post-‐‑it, j’ai cru que l’on
m’arrachait mes membres un à un. Cette révélation ne faisait
que confirmer mes doutes, mais une partie de moi y avait
tellement cru que je… J’étais totalement déchiré.
Étrangement, je n’éprouve aucune crainte à me désarmer
et lui avouer toutes mes faiblesses.
— Les semaines suivant ma déposition aux policiers, je
croyais ne plus être digne de la récupérer. Je me répétais en
boucle que si ce n’était pas ma fille alors je n’avais aucun droit
pour exiger sa présence auprès de moi…
Je marque un arrêt, conscient de la lâcheté qui m’a
accompagnée durant des mois.
— J’ai abandonné les recherches à partir de ce moment-‐‑là,
espérant désespérément qu’elle revienne sans pour autant
forcer le destin pour que ce soit le cas. J’ai été déplorable…
— Qui peut te blâmer ? N’importe qui serait déjà parti dès
l’annonce de cette grossesse. Tu aimes Alice depuis le début
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tout en sachant pertinemment que tu n’es pas son père. Je crois
même que, de ce fait, tu l’aimes encore plus.
Ses douces paroles me déchargent un peu de cette
culpabilité.
— Merci Sophia.
— Je ne sais que trop bien ce que tout cela signifie pour
nous Paco. On se voit lundi au bureau, le sommeil m’appelle.
Je ne prête pas attention à sa dernière réplique.
— Bonne nuit chère directrice.
Et je raccroche.
Je rentre me coucher sur le canapé pour ne pas réveiller
Alice avec ma maladresse. Mes paupières se ferment sans que
je m’en aperçoive.
Nous mangeons tous ensemble une dernière fois avant de
prendre la route au milieu de l’après-‐‑midi.
Je contemple cette famille unie et comblée. J’aimerais que
les week-‐‑ends passés avec eux durent toujours.
Je suis enfin capable d’affirmer que je suis heureux. Il n’y a
plus rien qui pourrait m’empêcher de l’être pleinement et je
compte bien le savourer.
Je serre mon frère dans mes bras en le remerciant pour ce
séjour qui m’a rappelé à quel point j’aimais cet endroit.
Je conduis pour le retour, laissant ma mère se reposer
pendant qu’Alice feuillette des livres que son oncle a pris soin
de lui acheter. Elle se raconte des histoires et je suis prêt à
parier qu’elles n’ont rien à voir avec ce qui est écrit sur les
pages.
— P-‐‑papa ! Musique !
Je m’exécute et insère un vieux CD de Supertramp dans
l’autoradio. Nous passons la route ainsi, en mélodie et en
parfaite accalmie.
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De retour à l’appartement, je m’endors devant le dessin
animé qui tourne pour le grand bonheur de ma fille. Les chants
des animaux m’ont envoûté… Et pas vraiment passionné.
Alice me sort de mon sommeil à la fin du film en me
secouant dans tous les sens. Je jurerais avoir connu meilleur
réveil, mais en croisant sa petite bouille innocente je ne peux
que pardonner ses gestes brusques.
Je pense secrètement qu’elle est bien la fille de son père,
importune et attachante.
C’est la première journée d’école d’Alice.
Non pas que ce soit réellement le cas, mais j’ai la sensation
désagréable de vivre cette seconde rentrée avec le même
déchirement.
Un père protecteur paraît-‐‑il.
J’ai préparé Alice tout le week-‐‑end, mais elle ne semble pas
très sereine. Il a été difficile de la réveiller. Son enthousiasme
devant le bol de céréales que je lui ai préparé est limité.
— Voyons Alice, mange un peu…
— Non, p-‐‑pas faim.
Je roule des yeux, autant irrité qu’elle.
La robe verte que je lui enfile est parfaitement assortie aux
motifs de ses collants en laine. Les tresses dans ses cheveux
sont, quant à elles, un peu ratées. C’était la seule chose que sa
mère faisait de bien pour elle.
Je l’embrasse tendrement.
— Tu es jolie mon lapin. Allez en route !
Ses yeux bleus se plissent amplement.
L’école rassemble les niveaux préélémentaires et
élémentaires. Des enfants crient en courant dans tous les sens
pendant que les professeurs tentent de calmer leur excitation
matinale.
Je m’approche d’une femme pour savoir dans quelle classe
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je dois déposer ma fille. Un homme entend notre conversation
et se dirige vers nous.
— Vous devez être monsieur Alcaras ?
J’acquiesce à la voix rauque qui s’adresse à moi.
— Enchanté. Je suis le directeur de cette école.
Il me serre la main de manière franche et salue poliment
Alice qui se cache derrière l’une de mes jambes.
— Viens avec moi Alice ! Je vais te présenter ta nouvelle
maîtresse.
Il me fait signe de les suivre.
Alice serre ma main de toutes ses forces en s’approchant de
la classe. Je tente de la rassurer en caressant son pouce de mes
doigts.
Une jeune femme radieuse accueille chaque enfant à
l’entrée.
— Tu dois être Alice ? Je suis Chloé ta maîtresse. Approche
je vais te présenter à tes petits camarades qui sont impatients
de te rencontrer !
Je manque de m’étouffer.
Je finis par esquisser un léger sourire, pensant que le destin
se moque certainement de moi.
Alice est intimidée. Il lui est impossible de quitter ma main.
Je m’accroupis alors pour lui parler discrètement.
— Alice, tu sais ce que je t’ai dit… Papa et mamie
travaillent la journée et toi tu es à l’école pendant ce temps. Tu
vas apprendre plein de choses et tu me raconteras tout le soir
quand on se retrouvera et puis… Tu joueras avec des enfants
qui aiment les mêmes choses que toi… Parce que tu sais bien
que papa est nul pour jouer aux poupées !
La maîtresse me lance un regard amusé pendant qu’Alice
me serre dans ses bras en pleurant. Je dépose un baiser sur sa
petite joue et elle finit par suivre une camarade curieuse venue
la chercher.
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— Ne vous en faites pas, nous nous occuperons bien d’elle.
— Oh bien sûr, je n’en doute pas. Sa grand-‐‑mère viendra la
chercher tous les soirs… C’est entendu ?
Elle scrute mon visage qui s’est tout à coup fermé et fait
très vite le rapprochement. Le directeur que j’avais eu au
téléphone quelques jours auparavant l’a sûrement mise au
courant des événements.
— C’est noté, seule sa grand-‐‑mère en sera autorisée. Bonne
journée monsieur Alcaras.
J’arrive en même temps que Thomas à l’agence. Nous
avons le temps de discuter de nos week-‐‑ends respectifs dans
l’ascenseur avant de nous diriger vers nos bureaux. Le sien
avait l’air mouvementé, mais il n’a visiblement pas l’intention
de m’avouer avec qui il l’a partagé. Je ris et lui tapote le dos
avant de m’approcher de mon fauteuil.
Cette nouvelle semaine s’annonce plus variée. J’ai hâte
d’aller sur le terrain dès demain, pour prendre l’air. Même si
je pense secrètement que cela me tiendra surtout éloigné de
Sophia au moins deux jours par semaine.
Je ne la croise pas de la journée alors, passé dix-‐‑huit heures,
je décide de la rejoindre dans son bureau, espérant qu’elle y
soit encore.
Je frappe délicatement à la porte et entre après autorisation.
Elle est concentrée sur sa tâche. Ses cheveux sont attachés
en une queue de cheval haute qui lui donne un air sensuel. Sa
bouche est couverte d’un rouge pétillant. Comme cette femme
me plaît !
Elle finit par tourner son regard vers le mien qui s’est déjà
un peu trop attardé sur elle, attendant que je lui donne la
raison de ma venue.
— Merci pour ton écoute samedi soir. Il fallait que je te le
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dise. J’avais l’impression de ne pas être suffisamment sincère
en te cachant cette immense partie de moi.
Elle fixe la porte derrière moi pour mieux me fuir.
— Ton histoire semble si difficile. C’est moi qui suis
désolée de ne pas pouvoir être à la hauteur.
Je déglutis difficilement, ne sachant pas comment lui dire
tout ce que je ressens. Je crois pourtant qu’il est temps que je
sois honnête envers elle, mais aussi envers moi-‐‑même.
— Sophia… On ne peut pas être ensemble…
Je m’arrête pour mieux avaler ma salive. Cette fois, c’est
moi qui préfère regarder le mur derrière elle.
— Je… Je n’imagine pas une nouvelle femme ni dans ma
vie ni dans celle d’Alice pour l’instant… Je… Je ne peux pas
c’est tout.
Je ferme les yeux un instant, me concentrant sur les
battements de mon cœur qui font les mêmes bonds qu’en
sautant des obstacles.
Cette fois c’est sûr, je n’arriverai plus jamais à respirer
normalement.
J’imagine les lèvres de Sophia s’ouvrir puis se fermer
directement. Je peux sentir les tremblements de ses mains sur
son bureau jusqu’au fond de mes entrailles.
Bordel que ça fait mal.
Je serre les dents et les poings. Je ne reviendrai pas en
arrière.
Les minutes sont interminables avant qu’elle ne se décide
à répondre.
— J’avais compris.
La froideur de sa réponse me laisse sans voix. Elle retrouve
cet air hautain des premiers jours, me rendant nostalgique de
ces moments de séduction.
Elle se protège.
— Je suis désolé, je… Il fallait que je sache et tu me l’as
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prouvé… Je peux avoir des sentiments pour quelqu’un d’autre
que Chloé.
Ma maladresse m’accompagne encore. Elle se lève et pose
ses mains sur les hanches. J’attaque sa fierté en son centre sans
le vouloir.
— Je suis ravie de n’avoir été qu’un vulgaire déclic !
— Non ! Non ! Bien sûr que non, excuse-‐‑moi. Tu es entrée
dans ma vie lorsque je ne croyais plus en rien et tu m’as aidé
bien plus que tu ne le penses. Sophia, je…
Je m’approche d’elle, et me permets de poser mes mains de
chaque côté de son visage. La douceur de ses joues vient
éveiller mes sens.
— Tu es cet espoir qui m’a permis de renaître dans ma
vie…
Elle s’arrache à ce moment délicat, me repoussant de son
bras. La fureur s’empare de son corps.
— J’ai compris, je l’ai su dès le début que cela ne mènerait
à rien…
Sa voix chevrote un peu plus à chaque son qui sort de sa
bouche. Ses sanglots étouffés m’engloutissent dans un chagrin
immense.
— J’ai décidé de plonger moi aussi, de m’engouffrer dans
cette vague même si j’étais consciente qu’il n’y aurait aucune
issue. Je ne regrette rien.
Elle lève le menton vers moi, me forçant à me perdre dans
ses yeux embués. Les vaisseaux sanguins de mes yeux
menacent de céder comme la digue d’une rivière.
— Je ne doute pas que tu aies été un compagnon
extraordinaire lorsque je vois le père que tu es pour Alice. Je
suis seulement désolée pour toi que Chloé n’ait pas vu
l’homme qu’elle avait sous les yeux pendant toutes ces années.
Elle serre ma main dans la sienne quelques instants,
laissant finalement s’échapper les larmes qui menaçaient de
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couler depuis le début de notre échange. Je ne peux
m’empêcher de la suivre devant cette injuste évidence.
Dans un moment de répit, elle se reprend en faisant
basculer ses cheveux d’avant en arrière. Son regard marron
s’assombrit un peu plus.
— Tu n’en restes pas moins un de nos meilleurs éléments
ici. Ne quitte pas cette opportunité pour un semblant
d’histoire, je t’en prie. Je suis capable de mettre de côté et
l’amour et la haine que je ressens à cet instant pour toi.
Ses durs mots éveillent mes responsabilités et écartent
toute trace de sentiment pour cette femme.
Le travail. Alice.
Je me concentre sur ces termes, lui fais un signe de tête
approbateur et tourne les talons, le cœur étonnamment plus
léger.
La respiration que je retiens depuis tout à l’heure s’échappe
lorsque je me retrouve dans la rue.
Ce souffle libérateur me fait signe. Je suis prêt à avancer.
Je prends ma voiture pour rejoindre l’unique amour de ma
vie.
Même si nous ne partageons pas les mêmes gènes, elle est
tout ce que j’ai et j’ai l’intime certitude qu’elle le restera pour
toujours.
En pensant à Sophia, je me dis que, parfois, on a seulement
besoin d’une rencontre qui nous bouleverse et nous consume
même si on sait dès le départ qu’elle ne restera qu’une courte
histoire. Une histoire qui arrive au bon moment dans notre vie
pour nous signifier que tout sera plus beau demain si on sourit.
Aujourd’hui, je fais le choix de sourire.
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