Vous êtes sur la page 1sur 264

Collection Dark Romance

Jolie Plume

Dirty Love 3

ISBN :978-2-37652-037-5
Titre de l'édition originale : Dirty Love 3

Copyright © Butterfly Editions 2016

Couverture © Mademoiselle-e + Butterfly Editions 2017

Tous droit rés ervés , y compris le droit de reproduction de ce livre ou de quelque citation que ce s oit s ous n'importe
quelle forme.

Cet ouvrage es t une fiction. Toute référence à des événements his toriques , des pers onnes réelles ou des lieux réels
cités n'ont d'autre exis tence que fictive. Tous les autres noms , pers onnages , lieux et événements s ont le produit de
l'imagination de l'auteur, et toute res s emblance avec des pers onnes , des événements ou des lieux exis tants ou ayant
exis té, ne peut être que fortuite.

ISBN : 978-2-37652-037-5

Dépôt Légal : Juin 2017

2017-06-06-1730

Internet : www.butterfly-editions.com

contact@butterfly-editions.com
À Arthur, À vous, chers lecteurs,
« Maintenant que je sais ce que veut dire être Anéantie, je ferai tout pour
savoir ce que veut dire se relever. » Inconnu
Prologue

Nina

Désormais, je peux crier haut et fort que je suis heureuse ! Si l’on m’avait
dit un jour que de tels mots sortiraient de ma bouche, je ne l’aurais pas cru.
L’année dernière encore, j’incarnais cette adolescente aux allures banales mais
qui, sous ces apparences, cachait de nombreux secrets. Une double identité, en
réalité… J’étais cette fille à peine majeure qui vendait son corps pour de
l’argent afin de s’assumer financièrement, et cette lycéenne rebelle qui se
pensait sans avenir. À l’heure actuelle, je ne cesse de me demander comment
tout cela se serait terminé si je n’avais pas rencontré cet inconnu à la
personnalité pour le moins trouble. Car finalement, seul lui a pu avoir cet
ascendant sur moi, et ainsi me forcer à remettre ma vie en question. Même si
aujourd’hui il ne m’est plus étranger, cet homme demeure et demeurera
toujours un mystère à mes yeux.
Théo… Quatre lettres qui ont chamboulé mon existence toute entière.
Notre relation a commencé sur des bases on ne peut plus nébuleuses étant
donné que je suis la prostituée qu’il a sortie des griffes de son proxénète, ainsi
que l’élève à laquelle son professeur a succombé… Aussi incroyable que cela
puisse paraître, ce n’est que très tard qu’il a réussi à établir le lien entre mes
deux avatars. Avant qu’il ne fasse la lumière sur mon horrible mensonge, nous
nous sommes d’abord écroulés chacun de notre côté en affrontant nos démons
respectifs. Puis, ensemble, nous avons appris à dominer notre dégoût de la vie
pour enfin parvenir à nous unir. Cependant, l’instant de répit au sein de nos
sombres existences n’aura été que de courte durée… Il a fini par découvrir la
véritable identité de Nina et Vanessa, ceci après que nous ayons fait l’amour…
Contrairement à mes habitudes, j’avais oublié de dissimuler les artifices de
mon avatar dans ma salle de bain… Malheureusement, sa prise de conscience
s’est soldée par une dispute d’une rare violence. Se sentant trahi, il m’a
repoussée, dégoûté par celle que j’étais réellement. Ce jour-là, j’ai pensé
l’avoir perdu à tout jamais…
J’ai alors essayé d’écouter ma raison en me répétant sans cesse que
l’éloignement était la meilleure chose qui puisse nous arriver. En effet, depuis
notre rencontre, nous nous approchions chaque jour un peu plus des abîmes de
la folie et l’apparition de ma voix intérieure me signifiait que mon état
psychique se détériorait encore plus qu’il ne l’était déjà. En résumé, cet homme
me détruisait… Mais c’était sans compter sur les interventions quasi-
quotidiennes du destin qui lui, ne désirait absolument pas nous voir séparés. Il
nous a permis de nous retrouver de la manière la plus insolite qui soit : sur un
plateau télévisé afin de débattre sur les contenus de nos romans respectifs. En
réalité, nous avons tous deux ressenti le besoin de mettre des mots sur notre
incroyable histoire.
« Dirty Love » puise ses origines dans toutes ses déchirures et sa
publication connaît un franc succès. Ce que j’assimilais à un pacte avec le
diable s’avère finalement être le terme de mon combat, celui me menant à ma
plus belle victoire. Aujourd’hui, je suis déterminée à profiter de chaque instant
de bonheur passé à ses côtés. Je ne veux plus remettre les œillères qui
bloquaient ma vue, celles qui nous ont conduits à tant de quiproquos. Et je
refuse que mon meilleur ami, mon ange gardien, subisse mes états d’âme
permanents. Lui-aussi a désormais une bataille à mener. Réconcilié avec Léa,
leur route reste toutefois très longue avant qu’ils ne soient totalement en
paix…
Mon ciel assombri s’est éclairci lors du bal de fin d’année donné à Paul
Eluard. Tête de Hibou et moi avons pu discuter calmement et presque plus
aucune ambiguïté ne subsiste entre nous. Puis, en réécoutant « Hero »
d’Enrique Iglésias, notre chanson, Théo et moi avons fini par réellement
comprendre… Il ne servait à rien de nier l’évidence… Contrairement à ce que
nous nous entêtions à croire, la boucle n’était pas bouclée… Le bonheur de
l’un dépendait de la présence de l’autre, il fallait que nous nous appartenions.
Contre toute attente, j’ai obtenu mon bac avec des notes nettement supérieures à
la moyenne et, avec l’aide de mon CPE, j’ai pris la décision de m’inscrire en
fac de Lettres à compter du mois de septembre. La plus grande difficulté sera
de nous cacher… Une fois de plus… Tout bien réfléchi, cela ne devrait pas
poser de soucis dans le sens où nous maîtrisons l’art de la dissimulation à la
perfection. Nous l’avons pratiqué durant dix longs mois, alors que la situation
s’approchait du chaos…
À cet instant où je le contemple, couché dans mon lit l’air plus serein que
jamais, je me dis que j’ai bien fait de me battre corps et âme pour lui. De
continuer à y croire, malgré tout… J’espère seulement que cette idylle
passionnelle que nous connaissons depuis un peu plus de deux mois va
perdurer, que nous avons réellement appris des erreurs commises par le
passé… Isolés dans notre bulle, nous avons su nous relever, réussirons-nous à
rester debout maintenant que la réalité nous rattrape ?
Que vont nous prévoir les scénaristes pour la suite ? Un « Nina et la loi de
l’emmerdement maximal, le retour », comme j’y avais déjà songé ? Ou
envisagent-ils plutôt de nous réserver une énième comédie romantique ? À
voir… L’avenir nous le dira mais pour le moment, l’essentiel est que nous
évoluions côte à côte sur le trottoir, que je ne longe plus les murs en resserrant
les pans de mon manteau contre ma poitrine. Peu importe la tournure que ces
travailleurs de l’ombre voudront donner à cette histoire, je marche la tête haute
car je suis fière du chemin que j’ai parcouru.
Mais surtout, je suis fière d’être avec LUI…

***

Théo

Désormais, je pense pouvoir crier haut et fort que je suis heureux ! Si


quelqu’un m’avait dit un jour que de tels mots sortiraient de ma bouche, je lui
aurais ri au nez. L’année dernière encore, j’incarnais ce pauvre type qui se
perdait à travers la vie, au milieu de ses démons. J’étais cet être trouble aux
multiples facettes qui tentait de sauver les apparences grâce à son métier de
professeur. Un homme qui baisait des prostituées pour se sentir exister et qui
ne croyait plus en rien, surtout pas en l’avenir. À l’heure actuelle, je ne cesse
de me demander ce que je serais devenu si je ne les avais pas rencontrées…
Elles… Ces deux jeunes femmes qui, au final, se sont révélées être qu’une
seule et même personne. Aurais-je su chuter, puis me relever de la même
manière ? Je n’en suis pas sûr…
Car finalement, seule ELLE a pu avoir cet ascendant sur moi et ainsi me
forcer à me remettre en question. Cette fille demeure et demeurera toujours un
mystère pour moi. Nina… Mon ovni…
Quatre lettres qui ont chamboulé ma vie toute entière.

Notre relation a commencé sur des bases on ne peut plus nébuleuses. Je


suis celui ayant sorti la prostituée qu’elle était des griffes de son proxénète,
ainsi que le professeur ayant succombé aux charmes de son élève. Avant que je
ne découvre l’étendue de son horrible mensonge, nous nous sommes d’abord
écroulés chacun de notre côté en affrontant nos démons respectifs. Puis,
ensemble, nous avons appris à dominer notre dégoût de la vie pour enfin
parvenir à nous unir… Cependant, le répit au sein de nos sombres existences
n’aura été que de courte durée… Aujourd’hui encore, je me demande comment
j’ai pu être assez stupide pour ne pas me rendre compte de la criante vérité qui
me sautait aux yeux depuis des mois. Une révélation qui, d’ailleurs, m’a donné
le pire coup de massue que j’ai pu recevoir. Beaucoup m’ont trahi, mais jamais
ma chute n’avait été aussi brutale. Lors de notre combat dans sa salle de bain,
je l’ai insultée à cause du dégoût qu’elle m’inspirait, je l’ai haïe de m’avoir
infligé autant de mal puis, je l’ai quittée en espérant l’oublier le plus
rapidement possible. Au fil des jours, j’ai pris conscience que j’étais incapable
de la chasser de mon existence ou même de mon esprit. Sans compter sur les
interventions quasi-quotidiennes du destin… Lui ne désirait absolument pas
nous voir séparés. Alors, il nous a réunis de la manière la plus insolite qui
soit… De par l’écriture de nos histoires, de notre histoire… Sauf qu’au
moment où j’ai mis mes œillères à la poubelle, Nina a revêtu les siennes. Il lui
a fallu du temps pour saisir la force de mon amour. Son meilleur ami, son
ange gardien, comme elle l’appelle, a dû lui ouvrir les yeux et l’obliger à voir
l’évidence.
Notre réconciliation a eu lieu pendant le bal de fin d’année. En réécoutant
celle qui est devenue notre chanson, nous avons tous les deux compris… Il ne
servait à rien de nous épuiser à le nier… Contrairement à ce que nous nous
entêtions à croire, la boucle n’était pas bouclée… Le bonheur de l’un dépendait
de la présence de l’autre, il fallait que nous nous appartenions. Et ce matin,
pendant que je somnole dans son lit en établissant des plans pour notre futur, je
me dis que j’ai bien fait de me battre corps et âme pour elle. Comme quoi, dans
la vie, jusqu’à preuve irrémédiable du contraire, tout reste toujours possible…
J’espère seulement que cette idylle passionnelle que nous connaissons
depuis un peu plus de deux mois va perdurer, que nous avons réellement appris
des erreurs commises par le passé. Isolés dans notre bulle, nous sommes
parvenus à nous relever, allons-nous réussir à rester debout en dépit du
nouveau quotidien qui se profile ? Prions pour la clémence des scénaristes…
En attendant, il faut que je la touche pour émerger de mes rêveries et m’ancrer
dans la réalité… Notre réalité… Cette nécessité me dépasse, met à genoux ma
meilleure volonté…
1. Rentrée des classes

Nina

— Debout ma marmotte…
Je fais mine de ne pas entendre les mots qu’il prononce depuis maintenant
cinq bonnes minutes. Bien que ses paroles et ses caresses soient beaucoup plus
agréables que la sonnerie stridente du réveil, je refuse d’ouvrir les yeux. Ça
voudrait réellement dire que les vacances sont terminées et qu’aujourd’hui,
c’est la rentrée des classes. J’avoue que celle-ci ne peut se comparer à la
précédente puisque cette année, je ne suis ni défigurée par mon mac, ni obligée
de me prostituer pour gagner ma vie. Mais, je viens de passer deux mois
tellement merveilleux que j’ai peur que tout ceci n’ait été qu’un rêve, une
parenthèse idyllique au sein de nos sombres existences… Surtout que Théo et
moi allons devoir nous cacher… Encore… Même si notre relation y serait
jugée moins dérangeante maintenant que je suis majeure, le règlement de la fac
interdit strictement toute liaison entre un professeur et son élève, sous peine de
renvoi immédiat.
À cet instant pourtant, la main qui remonte tendrement le long de ma
cuisse me prouve que je me trouve bien dans le monde réel et non dans une
chimère. Ces dents qui jouent avec mon shorty en dentelle me signifient que
mon homme aux quatre lettres n’a pas quitté mon lit depuis le soir du bal de fin
d’année. Nous n’habitons pas ensemble, chacun ayant décidé de garder son
refuge pour ne pas brûler les étapes. Pour être honnête, j’ai plus l’impression
qu’il s’agit là d’un garde-fou dû à notre peur, le sentiment rassurant de
conserver une issue de secours pour deux âmes torturées que le bonheur
terrifie. Car dans la réalité, mis à part pour me rendre au restaurant dans lequel
je travaille désormais ou passer du temps avec Hugo, nous ne nous sommes
pas décollés l’un de l’autre une seule seconde.
— Ne faites pas semblant d’être sourde, mademoiselle… Vous savez
parfaitement que les professeurs voient rouge lorsque leurs étudiantes sont en
retard…
— Hum…
— Et une écolière de votre trempe ne se contente pas de répondre par
monosyllabe, continue-t-il de me menacer.
J’aime le jeu que nous avons instauré. En vue de notre reprise, nous nous
entraînons au vouvoiement depuis plusieurs semaines afin de dissimuler au
mieux notre relation. Cet exercice, qui devrait marquer une distance et donc
s’avérer pénible, prend un aspect beaucoup plus sexy et coquin grâce à Théo…
Dans sa bouche, ce simple pronom personnel me retourne les neurones et ce
matin ne constitue d’ailleurs pas une exception à la règle… Déjà affolés, mes
sens me poussent à entrer dans la partie :
— Quelles sont les sentences infligées, monsieur ?
— Soit, ils punissent sévèrement en les fessant ; soit, ils torturent
tendrement jusqu’à ce que leur prénom soit oublié…
— Ne me fouettez pas, ce n’est pas ma faute… Ce matin, je me suis
retrouvée captive d’un animal vorace…
— Vous mentez très mal, jeune demoiselle… Mais, vous avez de la
chance. Comme il s’agit de votre premier jour, je vais me montrer clément et
me contenter de vous malmener gentiment en guise d’avertissement.
Pendant notre dialogue, mon dessous a déjà disparu, puis joignant le geste
à la parole, mon amant commence à malaxer tendrement mes fesses. Au
moment où sa langue joue délicatement avec ma vulve, mon clitoris gonfle
sous ses caresses et tout mon corps se tend. Refusant de lâcher prise et de
perdre aussi facilement ma bataille face à son autorité, mes mains se crispent
sur les bords de l’oreiller tandis que mes dents s’enfoncent dans la ouate pour
m’empêcher de crier. Les règles ont quelque peu évolué, mais me contenir
pour prolonger le plaisir est devenu une véritable drogue.
— Vous avez un goût délicieux au réveil, très chère…

Il glisse un doigt en moi pour entamer de langoureux va-et-vient tout en


caressant ma poitrine. J’entends sa respiration s’accélérer à mesure que je me
fais plus humide. Une sensation devenant délicieusement insupportable dès lors
que sa langue rejoint cet affolant ballet. À la fois trop et pas assez, je le supplie
d’arrêter, ou de continuer, je l’ignore, mes paroles devenant inintelligibles à
l’instant où le tourbillon de l’orgasme me saisit. Théo a gagné… Encore… Un
sourire satisfait plaqué sur les lèvres, il me retourne sur le ventre sans
ménagement, puis s’allonge sur mon dos en m’enveloppant complètement, son
membre entre mes fesses, sa bouche à quelques millimètres de mon oreille me
murmurant :
— Je pense que nous allons passer une très bonne année ensemble,
mademoiselle Sanchez…
En prononçant ces mots, il s’enfonce en moi.
— Ahhh !
Je me sens enfin entière. La fusion de nos deux corps est tout simplement
parfaite, le contact de nos peaux créant des milliards de fourmillements dans
chacune de mes cellules.
Tantôt forts et brusques, tantôt tendres, mon impitoyable amant mène la
barque d’une main de maître et dans ces brouillards de volupté, j’aime me
répéter que je lui appartiens pour toujours.
— Dès les premières heures, vous représentez un sacré défi, ronronne-t-il
entre deux coups de rein.
Je ne retiens plus le gémissement qui enfle dans ma gorge, un son qui
sonne le départ d’assauts plus intenses… Théo accélère le rythme, me pénètre
encore plus profondément avant de jouir :
— Oh ! Mademoiselle Sanchez…
Je reste pantelante, tremblante suite à l’intense décharge que je viens de
subir.
— Une punition rapide pour vos débuts… Toutefois, si cela devait se
reproduire, sachez que la torture infligée sera beaucoup plus longue et
douloureuse…
Alors qu’il embrasse mon dos et que je suis désormais parfaitement
réveillée, je refuse toujours de me mouvoir hors du lit et d’ouvrir les yeux. Je
ne veux pas que ça s’arrête, je désire rester dans ses bras, que nous demeurions
dans notre bulle pour l’éternité, que nous fassions l’amour jusqu’à en
mourir… Mais mon professeur sévère ne semble pas l’entendre de cette
oreille, puisqu’il se lève en emportant la couette avec lui, me laissant nue
comme un vers sur le drap noir.
— Nooon !
— Mademoiselle Sanchez, cessez vos enfantillages. Il faut vraiment
bouger votre magnifique petit cul !
Boudeuse, je me dirige vers la salle de bain, en l’ignorant sciemment. Je
sais qu’il déteste ça. La première fois où j’ai osé ne pas l’embrasser à mon
réveil, j’avais eu droit à une sacrée séance ! En fait, à l’époque, je ne savais
tout simplement pas de quelle manière agir avec lui maintenant que nous
formions un duo officiel et assumé. Sans compter que je ne m’étais pas encore
lavé les dents ! Alors aujourd’hui, même avec une haleine de poney et les
cheveux en bataille, j’espère bien subir un sort identique… Certes pour mon
plaisir, mais aussi pour que nous restions le plus longtemps possible dans
notre cocon. Loin de la vie réelle…
— Je ne tomberai pas dans votre piège… Ignorez-moi tant que vous le
voudrez, je finirai toujours par gagner, me menace-t-il en me rejoignant près
du lavabo, alors que je termine de me rincer la bouche.
Je crois que je n’arrive toujours à croire au reflet que le miroir nous
renvoie. En nous brossant les dents tous les deux côte-à-côte, nous avons l’air
d’un couple presque normal. Nos yeux sont toujours emplis de paillettes et nos
mines réjouies rendent nos traits plus sereins que jamais. Qui aurait cru que
nous serions capables d’effectuer des gestes aussi simples ? Je file la première
sous la douche et, quand vient son tour, je ne me prive pas de lorgner son
corps de rêve à travers la paroi vitrée.
Je termine de m’habiller au moment où l’on frappe à la porte. Plus aucune
panique n’est nécessaire face à cette visite impromptue. Maintenant, je suis au
clair avec moi-même, je n’ai plus rien à cacher. Surtout lorsque je me rappelle
qu’il s’agit certainement de Hugo. Nous avions en effet convenu qu’il passerait
me prendre pour que nous nous rendions ensemble à la fac.
— Salut, ma Puce ! Alors prête ?
— Hum, pas vraiment.
— Ne fais pas attention, elle bougonne depuis ce matin.
Ah oui, ça aussi j’ai du mal à m’y habituer. Hugo et Théo qui discutent
tous les deux comme s’ils se connaissaient depuis toujours. D’ailleurs, ils
s’entendent plutôt bien, encore plus quand il s’agit de me charrier !
— Oh, ne m’en parle pas, j’en connais une autre qui était dans le même
état ! J’ai mis plus de deux heures à tirer Léa du lit.
— Hugo, tu ne vas pas t’y mettre aussi ? À peine arrivé, tu veux déjà
accentuer ma mauvaise humeur avec tes propos machistes ?
— Effectivement, la tigresse montre ses griffes ! Femme, rentre tes crocs
et sers-moi mon café !
— Rhh ! Tiens, maugrée-je en lui collant la tasse fumante entre les mains.
Hilares, les deux compères me regardent tandis que ma colère intérieure
ne cesse de grandir. Je bous !
— Vous m’énervez tous les deux. Oui, je me suis levée du pied gauche, et
alors ? Inutile d’en rajouter !
À cette pensée, j’attends que ma conscience vienne se moquer de moi
comme elle en a coutume. Mais, rien… Je m’arrête au milieu du salon et tente
de me concentrer un maximum pour saisir ne serait-ce qu’un bref murmure…
Silence total dans mon esprit… La donne a également changé de ce côté-là.
Depuis le lendemain du bal, tout le monde conserve le plus parfait des silences.
En fait, c’est comme si ma voix intérieure n’avait été là que pour me guider
vers lui… Jamais, je n’aurais pensé être capable de tels propos ; seulement,
parfois, elle me manque… À ce moment précis, par exemple… Celui où les
deux hommes de ma vie se liguent contre moi !
Pendant qu’ils échangent, je reste à l’écart, spectatrice de leur
conversation puis, avant de partir, fidèle à mes anciennes habitudes, je jette un
bref coup d’œil au miroir « allure générale ». Contrairement au passé, je ne
prends pas autant de soin à observer le moindre détail. Je n’en ai plus besoin
maintenant. Tout se révèle différent. Je ne cherche plus à dissimuler mes
formes et mon cou ne se voit plus caché par mes épaules recroquevillées.
Quant à mon éternel jean slim, il a été échangé contre une jupe descendant
jusqu’au-dessus des genoux. Une grande première, aussi ! Avant, seule Vanessa
s’autorisait à porter ce genre de vêtement, mais grâce à Théo, Nina apprend
désormais à aimer davantage son corps, ne le considérant plus en tant que
simple outil de travail. Un rien possessif, mon mâle m’interdit cependant d’en
porter des trop courtes lorsqu’il ne se trouve pas dans les parages… Après
avoir pris mon sac de cours, je l’embrasse et notre séparation imminente me
donne envie de pleurer. Nous y sommes pour de bon. Les vacances sont
terminées… Si l’année dernière, à une semaine près, j’entamais ma vie
d’adolescente pour quitter celle de prostituée à temps partiel, aujourd’hui, je
délaisse celle d’amante à plein temps pour jongler entre ma vie d’étudiante et
mon job de serveuse. Un quotidien dans lequel je vais, une fois de plus, devoir
rendre des comptes au lieu de me laisser bercer par les pulsions que
provoquent mes hormones.
— Chez toi ou chez moi, après ?
— Hum, chez moi ?
— Ok beau brun, à tout à l’heure.
— Certainement, mademoiselle Sanchez, me répond-il d’un air malicieux
en me pinçant les fesses.
Ma petite culotte est déjà trempée au moment où je referme la porte…
Cette journée promet d’être aussi longue que frustrante…
Comme avant, Hugo et moi marchons sur le trottoir, bras-dessus, bras-
dessous pour nous diriger vers la fac. En dépit de l’air frais, le soleil brille,
semblant rendre l’humeur de mon ami encore plus joyeuse que d’ordinaire.
— Ça me fait tellement plaisir de te voir heureuse, ma puce !
— Papi, tu radotes ! Tu me répètes sans cesse la même chose ! me moqué-
je gentiment.
— Je sais. Mais j’en ai le droit après tout ce que nous avons traversé !
— J’avoue…, capitulé-je. Par contre…
— Oui ?
— Tout ce bonheur m’effraie…
— Pourquoi ?
— Ben, je n’ai pas l’habitude… Je ne cesse de me demander de quelle
manière les événements vont pouvoir se retourner contre moi…
— Tu es vraiment bizarre… Profite de l’instant présent ! Et sincèrement,
que peut-il arriver de plus ? Tu nous as déjà tout inventé !
— Si seulement tu pouvais dire vrai ! Mais la vie est tellement vache que
maintenant, je ne présume plus de rien.
— Autant de pessimisme réuni en une seule personne m’étonnera
toujours, conclut-il comme si j’étais un cas désespéré.
Notre conversation s’arrête au moment où nous nous retrouvons au pied
de l’immense escalier en béton gris qui mène à l’enceinte de la fac. Cette fois,
nous y sommes vraiment… Impatient, Hugo gravit rapidement les marches
tandis que je tente de récupérer mon souffle qui vient brusquement de se
bloquer…
Pourquoi ai-je un si mauvais pressentiment, tout à coup ?
2. Nouveau microcosme

Nina

Bien que toujours tendue, mon souffle encore saccadé, je finis par
rejoindre mon meilleur ami en haut des marches. Comme nous étions venus
récupérer nos emplois du temps respectifs quelques jours auparavant, la
surprise est moindre face la découverte du décor. Tout me paraît gigantesque et
l’ensemble des éléments donne vraiment l’impression d’avoir atterri dans une
arène. Les immenses bâtiments dessinés en escalier définissent un arc de cercle
à l’intérieur duquel la terre battue se voit remplacée par une cour herbagée
tandis que les gladiateurs de l’époque sont aujourd’hui incarnés par une
multitude d’étudiants aux looks très différents. Moi qui aime la diversité
humaine, je vais être servie avec ces spécimens aux cheveux rouges et violets,
ces percés et tatoués évoluant aux côtés de styles que l’on pourrait qualifier de
plus conventionnels.
La légèreté de mon programme scolaire va me donner l’occasion
d’étudier avec soin ce nouveau microcosme qui n’a rien à voir avec les
stéréotypes que je pouvais rencontrer au lycée. Si j’arrive à trouver un seul
personnage préfabriqué au sein de cette fourmilière, je veux bien me faire
nonne ! Mes vingt heures de cours hebdomadaires vont également me
permettre de continuer à travailler au restaurant pour payer mes charges.
Certes, cette activité s’avère être beaucoup moins lucrative que celle de vendre
son corps, mais le regard que je porte à présent sur moi-même est totalement
différent… Si l’argent ne possède pas d’odeur, le respect de soi, quant à lui,
vaut un prix d’or… Surtout que désormais, Vanessa peut revenir à sa guise
pour s’amuser à satisfaire les désirs de son sombre amant…
Toujours accompagnée de Hugo, je me dirige vers l’amphithéâtre où se
déroule notre premier CM, abréviation qu’utilisent communément les étudiants
pour désigner les cours magistraux. Une salle devant laquelle nous arrivons
les poumons vidés de tout oxygène, puisqu’il nous a fallu monter pas moins de
quatre étages pour y parvenir. Si l’essentiel de notre programme se déroule à
ce niveau, je n’aurais certainement plus besoin de suivre les séances de zumba
auxquelles je me suis inscrite ! Mes fesses seront bien assez fermes après cet
entraînement quotidien ! Ce qui m’épargnerait la pénible tâche qui m’attend en
terme de coordination de mouvements… Plus nulle, tu meures… Sur le
moment, cet exercice me paraissait être le meilleur moyen pour éviter à mon
corps de se flétrir et ainsi rester la plus belle aux yeux de mon torturé. Tout
bien réfléchi, je commence à croire que je n’ai pas eu la meilleure des idées…
Alors que nous nous asseyons dans l’immense pièce, je me dis que là
encore, rien ne ressemble à ce que je connaissais au lycée. Nous sommes bien
cent cinquante élèves à attendre que le professeur de littérature comparée
vienne satisfaire son auditoire et les conversations cessent immédiatement à
l’instant où celui-ci entre. À peine quelques secondes plus tard, une rumeur
féminine enfle lorsque cette beauté animale vient déposer ses notes sur le
pupitre. Mon coeur tambourine dans ma poitrine, je suis hypnotisée et j’ai
l’impression que la bave s’apprête à couler du coin de mes lèvres. Vêtu d’un
jean brut qui descend bas sur ses hanches, il incarne la plus sublime des
tentations. Le blanc de son polo manches longues fait ressortir son teint hâlé
par le soleil de cet été, tandis que sa barbe naissante renforce la virilité qui
émane de lui. J’aime quand il est trop pressé pour ne pas se raser, j’adore par-
dessus tout être la cause de ce manque de temps. Le poing serré autour du
micro, il bombe le torse, puis se racle la gorge avant de lever ses magnifiques
yeux verts pour fixer l’assemblée. Cet homme ressemble à un matador que je
meure d’envie de défier.
Je fonds littéralement devant ce mâle incroyablement beau et sans que je
n’aie vu de signes avant-coureurs, je tombe amoureuse de lui… Pour la
seconde fois… Mes fantasmes reviennent au triple galop et je m’imagine déjà
lécher la totalité de son corps dès qu’il sera tout à moi… Pile à ce moment,
Hugo me tape du coude, geste qui me ramène instantanément à la réalité. Il me
sourit d’un air vicieux dont je ne comprends pas l’origine, jusqu’à ce qu’il
m’en fournisse l’explication :
— Ma puce, je crois que tu n’es pas la seule à vouloir passer sur le
bureau…

Paniquée par la dernière pique de mon meilleur ami, je jette un coup d’œil
autour de moi. Théo attaque son discours de présentation en demandant à
l’assistance de l’appeler par son prénom, ce qui a le don d’encourager toutes
les filles à se trémousser sur leurs sièges, comme si elles étaient prises d’une
subite envie d’uriner. Je saisis alors l’ampleur du réel danger qui me guette, la
signification exacte du malaise qui m’oppresse depuis ce matin. Je n’entends
brusquement plus rien, mise à part la peur qui résonne dans tout mon être suite
à l’évidence que l’on m’impose : même si nous avons quitté le lycée qui a
empoisonné le début de notre relation, même si maintenant nous sommes
ensemble, il reste le prof sexy aux allures bestiales et mystérieuses, à peine
plus âgé que ses élèves…
En clair, la bombe que n’importe quelle minette voudrait se taper…
Et s’il succombait à cette vague d’hormones en folie pour me renvoyer au
placard ? Maintenant qu’il connaît ses véritables valeurs, il peut largement
prétendre à mieux ! Après tout, qui voudrait rester avec une fille qui a baisé
pour de l’argent ?
Mon coeur s’emballe. Notre mode d’emploi ne nous explique pas
comment agir en de telles circonstances…
— Ma puce, ne panique pas... Tu vas finir par friser à force de mal penser
!
— Hugo, arrête. Ça ne me fait pas rire !
Plus aucun bruit n’est perceptible dans l’immense salle lorsque, de sa voix
rauque, notre professeur entame son sujet. En dépit de ce silence, je ne
parviens pas à me concentrer sur la teneur de ses propos. Tous mes sens sont
en alerte maximale. J’ignore encore réellement pourquoi, mais j’ai le
sentiment que mes inquiétudes sont fondées quant au sort réservé par nos
impitoyables scénaristes…
Les deux heures se terminent enfin. Alors que la plupart des étudiants
quitte la salle, un groupe de filles se dirige vers lui. Incapable d’effectuer le
moindre geste, mon corps reste immobile entre deux marches pendant que la
nausée remonte dans ma gorge. Elles sont toutes canons, grandes, brunes ou
blondes et son regard, quand il les voit s’approcher, ne trompe pas. Un mince
sourire s’étirant sur ses lèvres accompagne la lueur de ses iris qui s’assombrit
immédiatement. Une expression que je reconnaîtrais entre mille… Celle qu’il
utilisait à l’intention de Vanessa avant de la quitter alors qu’elle était au bord de
l’agonie… Partagée entre colère et inquiétude, je nage en plein brouillard,
tandis que Hugo m’entraîne de force vers la porte, plus euphorique que jamais
:
— Je sens qu’on va s’éclater cette année ! Ce cours était vraiment
passionnant !
— Oui, oui.
— Ma puce, ne me dis pas que tu rumines encore ?
Il n’y a maintenant plus aucun secret entre nous ce qui me permet de lui
parler librement, sans avoir besoin de réfléchir à la tournure de chacune de
mes phrases.
— Pas exactement… Mais je n’aime pas la réaction qu’il a eue quand ces
pétasses sont allées le voir.
— Incroyable ! La voilà qui recommence ! proclame-t-il d’un air
désespéré, en levant les yeux au ciel. Je ne vois vraiment pas ce qui te pose
problème.
— Tu es sérieux ou tu te fous de moi ? À l’époque, avant que tout cela
n’arrive, ne m’avais-tu pas prédit que je passerais sur le bureau ?
— Ton état devient critique, ma chère ! Ne cherche pas des signes là où il
n’y en a pas !
Alors qu’il se moque de moi, j’essaie de le prendre à son propre piège :
—Tu n’as pas peur que Léa tombe amoureuse de quelqu’un d’autre ?
— Quel rapport ? Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Tout à l’heure, lorsque j’ai vu les chattes en chaleur baver sur Théo,
j’ai également pensé à vous. Et si elle s’amourachait d’un nouvel élève
maintenant que tu ne fais plus partie du décor ?
— Ma puce, arrête de toujours imaginer le pire ! Bien sûr que le risque
existe, mais il en va de même pour chaque couple. Si tout le monde réagissait
comme toi, il n’y aurait plus aucune relation et la planète serait dépeuplée. Il
faut vraiment que tu apprennes à avoir confiance en vous… En toi, surtout…
— Je sais, soupiré-je. Mais, c’est dur… Nous revenons de tellement loin,
tout reste encore si fragile…
— Justement, vous tirez votre force des épreuves que vous avez
traversées. Au moins, après une tempête, vous savez que vous pouvez résister
et vous relever. Contrairement à vous, ceux n’ayant jamais rencontré de soucis
seront beaucoup plus susceptibles de s’écrouler à la moindre difficulté.
— Tu as sans doute raison, passons à autre chose…
— Enfin de bonnes paroles ! Je m’excuse, je dois me sauver. Je ne veux
pas arriver en retard à mon UE d’informatique. Quant à toi, va faire transpirer
ton corps à la place de tes neurones !
— Très drôle !
— On se rejoint à la cafet’ pour manger ?
— Ok, à toute !

Je suis persuadée que Hugo a raison, mais je n’arrive pas à aller de


l’avant. Mes sombres pensées se mélangent encore dans ma tête au moment où
je pénètre dans l’immense gymnase aux parois de verre et ma journée pourrie
ne s’arrange pas puisqu’en entrant dans le vestiaire, je fonce dans une personne
qui n’est autre que :
— Barbara ?
— Salut, Nina !
Mais que fout-elle ici ?
— Après avoir lu ton histoire, je ne pensais vraiment pas te retrouver à la
fac, me provoque-t-elle d’un ton railleur.
Connasse…
— Vois-tu, de mon côté, jamais je n’aurais imaginé que tu saches lire !
— Figure-toi que si. D’ailleurs, certaines œuvres sont très instructives…
— Bon, écoute, je n’ai pas envie de parler de ça maintenant, surtout avec
toi.
— Mes insinuations te gênent ? Ne me dis pas que je suis la seule à réagir
de cette manière ?
Ne pas la gifler, ne pas la gifler…
— Nous nous sommes tout dit, alors restons-en là.
— Je te fais peur ? enchérit-elle dans un air de défi.
Putain, je vais la gifler… Il devient urgent que je parte pour ne pas céder à
la tentation.
— Fais-toi les films que tu veux, je m’en fous.
Je la contourne pour avancer en songeant que cette pauvre fille ne
changera décidément jamais lorsqu’elle me retient par le bras :
— Nina, je suis désolée, je ne souhaitais pas dire ça…
Attends, elle s’excuse ?
Décontenancée, je m’immobilise… Parce que Barbie semble vouloir se
rependre, mais aussi parce que la voix de ma conscience vient de ressurgir…
— Je… Oui, ok… Écoute… Je dois aller me changer.
Par pitié, ne me dites pas que tout ce bordel recommence ?!

Ma tenue de sport enfilée, je prends le temps de m’asseoir quelques


minutes pour faire le point sur les événements de ce début de matinée. J’ai
comme une impression de déjà-vu… Je me sens vidée alors que ma reprise a
eu lieu il y a quelques heures à peine… Je croyais évoluer dans un nouveau
microcosme… Tu parles, que des foutaises, oui ! À peu de choses près, tous
les personnages de ma vie passée sont présents et, lorsque vêtue de mon tee-
shirt trois fois trop grand, je me place aux côtés de mes camarades pour
entamer mon cours de zumba, je panique. Elles sont presque toutes blondes et
parfaitement gaulées dans leurs shorts et leurs brassières… À l’image de mon
ancien lycée, cette fac se retrouve finalement bourrée de stéréotypes…
Putain, tu vas finir nonne !
Je flippe carrément ! Plus de doute, la voix de ma conscience est belle et
bien de retour. Et mon malaise grandit quand la prof, une brune aux yeux verts,
entame de sa voix autoritaire :
— Mesdemoiselles, bonjour à vous.
Les étudiantes, qui visiblement la connaissent déjà, lui répondent d’une
voix unanime :
— Bonjour, Mel !
Ce chœur me donne le sentiment d’avoir intégré une armée, surtout quand
le général reprend :
— Que les choses soient bien claires entre nous. La zumba est un sport
très exigeant, il ne s’agit pas seulement d’un amusement à travers la danse.
Pendant cette heure, comptez sur moi pour que vous transpiriez. Si la
souffrance en effraie certaines, l’option danse de salon reste ouverte.
Putain, où ai-je mis les pieds ?
Oh, ne fais pas ta peureuse. On a vu pire !
Nous nous regardons toutes en chien de faïence, sans que personne n’ose
bouger.
— Vous restez ? Parfait ! Alors, commençons. Pour les nouvelles
arrivantes, nous allons rapidement revoir les pas de base puis, dès la semaine
prochaine, nous entrerons dans le vif du sujet.
La musique démarre, un air de merengue, je crois, et ma torture débute. Je
ne peux m’empêcher de me sentir ridicule quand je vois toutes les Barbies
bouger en rythme, tandis que mes gestes saccadés me font ressembler à une
mamie pleine de rhumatismes.
— Toi, là-bas, plus souples les mouvements ! m’ordonne-t-elle.
Il ne lui manquerait plus que le fouet et cette femme pourrait parfaitement
incarner le rôle d’une dominatrice…
En espérant que Théo ne croise pas son chemin, pas vrai ?
Cette conne de Conscience me fait perdre le tempo. Comme si, en l’espace
de quelques secondes, je venais d’être atteinte d’un défaut de latéralisation, je
m’emmêle les pinceaux, l’harmonie du groupe volant en miettes. Ce qui
n’échappe pas à ma tortionnaire :
— Miss tee-shirt, concentre-toi un peu !
J’essaie vraiment de me mouvoir du mieux possible, mais c’est de pire en
pire. Quand il faut aller à droite, je vais à gauche et je baisse les bras au
moment où les autres lèvent les leurs.
En même temps, avais-tu vraiment besoin de choisir cette activité alors
que tu ne sais pas danser ?
Contrairement à ce que je pensais ce matin, Conscience ne me manquait
pas tant que ça… Présentement, j’ai juste envie de me mettre des claques pour
l’expulser à nouveau de ma tête. Pourtant, quelque chose me dit qu’elle n’est
pas prête de s’en aller… Les ennuis reviennent, j’en suis certaine… Mais sous
quelle forme ?
Le coup de sifflet que cette psychopathe donne marque enfin le terme de
ma souffrance. Dieu soit loué, j’ai eu l’impression que ça n’arriverait jamais !
Je prends rapidement une douche et m’enfuis des vestiaires tout aussi vite afin
de ne pas rester trop longtemps aux côtés des superbes corps qui m’entourent.
Ils me font me sentir laide au possible, je déteste ça.
Le reste de cette journée très étrange, passe à une vitesse fulgurante. La fin
d’après-midi venue, je m’empresse de rejoindre mon nouveau coin de paradis-
l’antre de mon homme aux quatre lettres-, pour y retrouver ma sécurité.
Dès que je l’ai visitée, j’ai été subjuguée par ce qui s’en dégageait. Un
mélange inqualifiable entre la sauvagerie qui le caractérise et la douceur mise
en évidence par les nombreuses plantes vertes disposées un peu partout. À
chaque fois que j’y pénètre, la même sensation de plénitude m’étreint. J’ai beau
essayer de me l’enfoncer dans le crâne, je ne parviens toujours pas à croire
que mon écorché m’en donne le libre accès, qu’il fasse encore de moi une
exception en m’offrant ce petit bout de lui.
La décoration sobre et masculine, réalisée dans des tons chauds, contribue
à mon ressenti. Les murs, peints dans des déclinaisons d’orange, réchauffent
l’atmosphère, les éclairages diffusent une lumière tamisée et la plupart des
meubles sont en Teck. L’ensemble donne un aspect colonial, ce décor m’ayant
tout de suite amenée à penser à mon Lion évoluant dans sa savane… Autrefois
troussé par les chasseurs faisant leurs macabres safaris, il peut dorénavant y
vivre paisiblement, sans crainte d’y subir une attaque…
Comme d’habitude lorsque je rentre avant lui, je jette négligemment mes
affaires sur le canapé, puis déambule dans chaque pièce pour y découvrir de
nouveaux détails dont je m’empresse de m’imprégner. Je ne fouille pas, je me
contente de regarder ou d’effleurer. Dans la cuisine ouverte, mes doigts
caressent la couverture de « Dirty Love », notre bébé, posé sur le plan de
travail pendant que l’eau boue dans la théière. Quoi qu’il puisse advenir, notre
histoire se trouve désormais ancrée dans le papier. Ma tasse fumante entre les
mains, je monte les marches de l’escalier qui mènent à l’espace nuit, en
observant les tableaux accrochés aux murs. Tous sont des toiles un peu
sombres d’artistes plus ou moins connus et, à l’image du mien, aucune photo
de lui n’apparaît dans son appartement. La seule que nous ayons chacun accepté
d’exposer sur nos tables de chevet respectives est celle en noir et blanc, prise
pendant notre séjour à Punta Cana. Enfin, lors de mon passage dans la salle de
bain, je mesure encore une fois pleinement l’ampleur de notre évolution.
Depuis notre réconciliation, j’ai pu mettre un nom sur l’une des multiples
fragrances qui le caractérise. Alors, comme chaque jour, je vaporise Chrome
d’Azzaro au creux de mon poignet, en souriant à mon reflet dans le miroir. Je
quitte ensuite la pièce pour me rendre dans sa chambre et m’étaler sur le lit.
Rassurée quant au déroulement de cette horrible journée, croyant dur comme
fer que rien ne peut nous arriver, je pose mon mug à côté de notre portrait,
puis ferme les yeux en m’imaginant de quelle manière je vais bien pouvoir
l’accueillir à son retour…
3. Bulle

Théo

Lorsque Nina referme la porte de son appartement derrière elle, je pose


ma tasse de café sur la table basse, puis m’enfonce dans le canapé pour enfin
souffler. J’ai tout fait pour ne rien lui montrer mais, au fond de moi, je flippe
comme un malade. À compter d’aujourd’hui, notre bulle de bonheur n’existera
plus. Nous venons de passer près de huit semaines exceptionnelles, à la
construire et à vivre notre amour à deux. Dorénavant, il nous faudra composer
avec de tierces personnes. Je déteste cette idée.
Ce matin, le réveil a en effet sonné notre retour dans le monde réel.
Maintenant, plus l’heure de mon premier CM approche, plus mon angoisse
monte. Bien sûr, cette année, je ne viens pas d’arracher une prostituée des
griffes de son proxénète et nul stratagème ne s’avère nécessaire pour
dissimuler toute la noirceur qui m’habite. Je peux crier haut et fort que je me
suis réconcilié avec moi-même, ainsi qu’avec la vie. Il n’y a plus aucun
cadavre dans mon placard, mis à part celui de la peur que tout ceci n’ait été
qu’un rêve, une parenthèse idyllique au sein de nos sombres existences…
Voyant qu’au lever, l’humeur de Nina n’était pas meilleure que la mienne,
j’ai décidé de ne rien laisser paraître afin de ne pas l’affoler davantage. Alors,
fidèle à mes habitudes, l’esquive s’est invitée dans mon programme… En
jouant, cette fois… Beaucoup de changements se sont opérés au fil de ces
derniers mois… Désormais, je ne suis plus celui qui domine et qui provoque
pour faire du mal, je suis celui qui s’amuse à dominer et à provoquer. L’ajout
d’un simple verbe, une différence de taille… Des réjouissances nettement
meilleures en découlent ! J’aime me perdre en elle de la manière la plus douce
qui soit, mais j’adore aussi les instants où Nina fait ressurgir le personnage de
Vanessa. Uniquement pour moi… Alors, dans ces moments-là, à mon tour, je
peux endosser mon ancien rôle et permettre à mes pulsions les plus viles de
revenir… Un comportement qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire,
se révèle être beaucoup moins nocif pour nos santés mentales.
À cette réflexion, j’attends que l’une des voix vienne se moquer de moi en
me disant que je demeure toujours le même cinglé qu’autrefois… Mais, rien…
J’arrête de respirer et tente de me concentrer un maximum pour saisir ne
serait-ce qu’un bref murmure… Silence total dans mon esprit… De ce côté-là
aussi, il y a du nouveau. Depuis le lendemain du bal, ma tête semble vide, tout
le monde conserve le plus parfait des silences. J’en avais déjà émis
l’hypothèse, il s‘agit maintenant d’une certitude. Toutes ces pensées intérieures
n’étaient là que pour me guider sur le chemin qui me mènerait à elle. J’évite
cependant de trop m’attarder sur le sujet. Ces dialogues internes ne me
manquent absolument pas et je ne voudrais pas qu’ils interprètent cela comme
un appel au secours de ma part… Ils pourraient revenir…
Le cœur lourd, je referme l’appartement avec le jeu de clefs donné par
Nina à notre retour de vacances. En me rappelant la manière dont elle me l’a
confié, je ris tout seul, sous le regard médusé du voisin. Celui ayant failli
recevoir le poing que je rêvais de lui mettre dans la figure, ce fameux soir où
toute la vérité m’avait été dévoilée. Maintenant que je suis le Théo qui s’amuse
de tout, pour accentuer ma provocation, je m’esclaffe en repensant à l’air
gauche et faussement détaché de mon ovni lors de la remise du trousseau :
— Bon, ben voilà, nous y sommes. Comme je serai au restaurant quand tu
iras voir Paul, personne d’autre ne pourra verrouiller la porte. Donc… euh…,
voici les doubles de mon appartement.
— Merci…
— De rien. De toute façon, il fallait bien qu’on y passe un jour ou l’autre,
avait-elle conclu en me l’enfonçant durement dans la main pour ensuite
relâcher sa respiration qu’elle retenait.
Clairement, niveau romantisme, nous avons encore beaucoup à apprendre.
Certains se seraient offert ça dans une petite boîte avec dîner, larmes d’émotion
et tout le tralala, mais pas nous. Je crois d’ailleurs que ces mises en scène ne
sont simplement pas adaptées au couple que nous formons. Définitivement, de
telles mièvreries ne nous ressemblent pas. Durant mon trajet, je me remémore
toutes les étapes que nous avons déjà franchies, mes pensées s’arrêtant au
moment où je me situe au pied de l’immense escalier en béton qui mène à
l’enceinte de la fac. Étrangement, mon souffle vient de se couper et il me faut
quelques minutes de pause afin de le récupérer. Pourquoi, tout à coup, ai-je un
si mauvais pressentiment ?
Allez, Théo, ressaisis-toi. Tu es simplement angoissé à l’idée d’aborder
des sujets plus pointus qu’au lycée devant cette grande assemblée, me répété-je
pour chasser mon angoisse grandissante. En avançant vers le pupitre pour y
déposer mes notes, je me dis qu’il me faut vraiment axer sur le cardio à la salle
de sport. Si je dois monter ces quatre étages plusieurs fois par jour, mon cœur
va finir par lâcher en plein milieu de ces centaines de marches ! L’amphithéâtre
me rappelle mes propres années étudiantes et maintenant que je suis de l’autre
côté de la barrière, je me retrouve intimidé comme jamais. Seuls quelques
murmures féminins s’échappent du calme ambiant. Alors, pour réunir le
courage nécessaire à entamer mon cours, je bombe le torse tout en cherchant
des yeux ma jolie brune. Dès que je la localise, mes pupilles ne dévient plus et,
même si sa mine est décomposée, la regarder me donne la force de prononcer
mes premiers mots :
— Bonjour à tous et bienvenue. Je m’appelle Théo. Afin d’instaurer une
atmosphère plus détendue au sein de nos séances, vous êtes autorisés à
m’appeler par mon prénom. Ici, nous aborderons les différents contextes et
courants littéraires des œuvres que vous étudierez de manière plus approfondie
lors de vos TD. Travaux Dirigés, pour ceux qui ne manient pas encore le
langage étudiant, ajouté-je en leur souriant d’un air complice histoire de me
rassurer moi-même.
Les deux heures se poursuivent dans un silence religieux et je me sens
plus serein à mesure que le temps défile. Je conclus de manière à mettre mes
élèves le plus à l’aise possible :
— Voilà, nous en avons fini pour aujourd’hui. Pour celles et ceux qui en
ont la possibilité, je reste disponible pour toute question dans le quart d’heure
qui suit. Quant aux autres, nous pouvons communiquer via l’intranet de la fac.
Il ne faut pas hésiter à l’utiliser, si besoin.
L’amphithéâtre se vide et je vois un groupe de cinq filles se diriger vers
mon estrade. Elles sont toutes vêtues de manière quasi-identique et semblent
avoir élu une porte-parole qui s’adresse à moi en bafouillant :
— T… Théo… V… votre cours était fantastique !
Oh, ça sent la Barbara en puissance ! Fais gaffe…
— M… merci
Je bégaie à mon tour. Pas à cause de ces clones qui m’entourent comme
s’ils voulaient me dévorer, mais parce que l’une de mes voix vient de se
réveiller… Par pitié, ne me dites pas que tout ce merdier va recommencer ?
Impossible… Il s’agit seulement d’une erreur de parcours, tenté-je de me
raisonner. Pour éviter de me focaliser sur cet incident, je reporte mon attention
sur mes étudiantes :
— Quelles sont vos questions, mesdemoiselles ?
Immédiatement, elles rougissent et baissent leurs visages vers le sol puis,
telles des quilles vacillantes, se balancent de gauche à droite. À quoi sont-elles
donc en train de jouer ? La déléguée se charge de m’apporter un élément de
réponse d’une voix pincharde :
— Nous n’en avions pas forcément, nous tenions juste à vous féliciter…
Ok, je vois… Des petites allumeuses qui veulent jouer dans la cours des
grands sans en avoir la carrure… Quelle bande de connes ! Celle qui parle
triture ses cheveux en se dandinant. Il ne lui manquerait plus que les chaussettes
blanches montant jusqu’aux genoux, la mini-jupe à carreaux et la chemise
nouée sur le nombril pour avoir l’impression qu’on s’apprête à tourner un
porno ! Bon, autant mettre rapidement un terme à ce cinéma :
— Ceci est bien gentil, cependant, ni vous, ni moi, n’avons de temps à
perdre. Alors la prochaine fois, à moins d’une raison valable, inutile de venir
me parler pour me faire part de ce genre de remarques.
Sur ces mots, je me lève, ramasse mes affaires et sors de l’amphi sans
même me retourner.

Le reste de la journée se passe plutôt tranquillement. J’enchaîne mes


heures avec les deuxièmes et troisièmes années, tout en prenant plus
d’assurance à chaque nouvelle session. Vers le milieu de l’après-midi, je veux
envoyer un texto à Nina pour lui signifier que son absence me pèse atrocement
mais, comme un abruti, j’ai oublié de charger mon portable. La batterie à plat,
impossible de le remettre en marche. Elle ne quitte pas mes pensées et ça me
manque tellement de ne plus l’avoir à mes côtés en permanence... Pouvoir la
toucher, entendre son rire… Vivement que je la retrouve !
Ben, toi qui ne voulais plus tomber amoureux, inutile de te souligner que tu
es complètement accro !
Je crois que, définitivement, cette voix a pris ma réflexion de ce matin
pour un appel au secours ! J’ai juste envie de me mettre des claques pour
qu’elle sorte de ma tête. Un drôle de pressentiment m’amène toutefois à penser
que je ne pourrai pas l’éjecter aussi facilement… Avec l’apparition soudaine
de cet oiseau de mauvais augure, j’espère seulement que ma relation avec Nina
n’est pas en péril… Si elle avait flashé sur un autre professeur ? Maintenant
qu’elle connaît ses véritables valeurs, elle peut prétendre à beaucoup mieux !
Après tout, qui voudrait du roi des tarés dans sa vie ?
Au moment de descendre les marches pour rentrer à la maison, j’aperçois
une silhouette qui me paraît familière, sans toutefois parvenir à l’identifier. J’ai
beau me creuser la tête, je suis incapable de savoir où je l’ai déjà vue… De
toute façon, inutile de perdre du temps avec ça, il faut que je rejoigne au plus
vite ma femme aux quatre lettres afin de lui prouver à quel point je me languis
d’elle…
Lorsque j’arrive chez moi, l’appartement semble vide. Paniqué à l’idée
qu’elle ait retrouvé la raison en se disant qu’elle n’avait rien à fiche avec un
type tel que moi, je parcours toutes les pièces pour, finalement, la découvrir
endormie sur mon lit… Avant de la réveiller en lui caressant les cheveux, je
l’observe pendant quelques minutes. Tout simplement, magnifique. Rien à dire
de plus, l’ensemble est parfait.
Elle commence à cligner des yeux à la minute où j’accentue la pression de
mes doigts sur son crâne :
— Bonjour, mademoiselle Sanchez. Bien dormi ?
— Hum… Quelle heure est-il ?
— Celle de me raconter le déroulement de votre première journée
d’étudiante… Mais pour cela, il va falloir que nous changions de lieu.
Autrement, vu la tentation que représente cette chambre, j’ai bien peur que
vous ne puissiez m’en faire qu’un bref résumé.
— Non, restons ici, s’il te plaît… Prends-moi dans tes bras.
Son air suppliant ne me dit rien qui vaille… En temps normal, elle aurait
tout envoyé valser pour se jeter sur moi… Inquiet, j’accède à sa demande tout
en évitant de me focaliser sur ses tétons que je sens pointer contre mon torse…
— Que se passe-t-il ?
— C’était horrible ! Ma prof de Zumba ressemble à une tortionnaire sortie
de l’armée et j’ai l’impression de ne pas avoir quitté le lycée… Je vais détester
cette année, j’en suis sûre.
— Pourquoi penses-tu ça ?
— Je suis tombée sur Barbara et…
Attends ? L’autre truffe a réussi à avoir son bac ? J’espère que ses excuses
sont toujours d’actualité sinon, ça craint… Je refuse de m’appesantir sur le
sujet et relance Nina sur la suite des événements dont elle s’apprêtait à me
parler :
— Et ?
— Rien… Revoir Barbie ici suffit déjà à pourrir mon quotidien.
Je sens qu’un autre point la dérange, mais je choisis de ne pas le relever
pour le moment :
— Oh, ma pauvre petite, tu as bien des problèmes, me moqué-je.
Si moi, je t’annonçais que les voix sont revenues, tu ne crois pas que ça
t’aiderait à relativiser ?
Bien évidemment, tu ne peux pas lui balancer un truc pareil. La
connaissant, elle flipperait complètement…
— Ce n’est pas drôle, Théo ! Autant te dire que si elle ose t’approcher,
j’en ferai de la chair à pâté !
Compte sur lui pour agir de la même manière…
— Ne t’inquiète pas, elle ne m’aura pas deux fois. Serais-tu jalouse ?
— Pas du tout, me répond-elle à l’aide d’une moue faussement outrée.
Hum, j’aime cette réaction qui gonfle mon ego… Je vais en profiter pour
tâter le terrain :
— Et comment sont tes profs ?
— Je ne sais pas trop… Parmi ceux que j’ai déjà pu rencontrer, un seul me
paraît vraiment intéressant…
Intéressant ? Ça veut dire quoi, ça ? Intéressant littérairement parlant ou
intéressant du genre baisable ?
— Ah oui ?
— D’ailleurs, je n’ai jamais été aussi captivée par un cours.
Merde, merde, merde...
— De quelle matière s’agit-il ?
— Du CM de littérature comparée…, me lance-t-elle, les yeux brillants de
malice.
J’évite de hurler de joie pour ne pas lui montrer le soulagement que je
ressens. Seulement, j’oublie qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert, ce
qui l’encourage à poursuivre dans sa moquerie :
— Avoue, tu as eu peur, hein ? Œil pour œil, dents pour dents, très cher…
Tu n’es de loin pas le seul à être capable de jouer au plus malin …
Je m’approche pour l’embrasser, mais elle stoppe mon élan en plaquant
une main sur ma poitrine, l’autre se plaçant sur ses lèvres.
— Par contre, j’ai comme l’impression qu’il ne laisse pas ses étudiantes
indifférentes…
— Ah oui ? Raconte-moi…
— Théo, pourquoi cet air intéressé ? Ne me dis pas que ça te plaît de voir
la moitié de tes élèves baver sur toi ?
— Vraiment ? Je ne m’en suis pas rendu compte.
— Arrête de me prendre pour une cruche ! Jamais, tu ne pourras me faire
avaler une couleuvre pareille ! Que te voulait cette brochette de pétasses ?
Je revêts mon sourire le plus mystérieux pour lui répondre :
— Mmh, si tu savais…
— Ne joue pas à ça avec moi !
— Ok, j’avoue, je suis allé trop loin, excuse-moi. Effectivement, leur but
était de m’allumer…
Devant sa mine renfrognée, je lève les mains en signe de défense,
enchaînant ensuite rapidement :
— Sois rassurée, je les ai très vite rembarrées.
J’essaie à nouveau de l’embrasser, tout en ajoutant :
— J’avais quelqu’un d’autre en tête…
Mais, à l’image de ma première tentative pour posséder ses lèvres, la
seconde échoue tout aussi lamentablement. Je suis tellement frustré ! Depuis
que nous nous sommes séparés ce matin, je brûle d’envie de ressentir le
contact de son corps contre le mien, tandis qu’elle s’obstine à mettre les choses
au clair :
— Théo, si tu devais être attiré par une autre ou en tomber amoureux,
promets-moi de me quitter avant. J’aurais trop mal si je le découvrais par moi-
même.
— Je te jure que cela ne se produira jamais. Par contre, si cela t’arrivait,
j’aimerais que tu en fasses de même.
— Est-ce un pacte ?
— C’est un pacte, petite !
Je reprends volontairement ses mots afin qu’ils aient plus d’impact puis,
au comble du manque, j’ajoute :
— Maintenant, laisse-moi te montrer de quelle manière nous allons le
sceller…
4. Finalités du corps

Nina

Je me suis endormie sans m’en rendre compte et Théo tente maintenant de


me sortir du sommeil en me caressant les cheveux. Tout comme ce matin, je
fais semblant de ne pas le sentir immédiatement. Dans cet état de somnolence,
j’aime me représenter ses yeux rieurs ainsi que son magnifique sourire se
dessiner sur sa bouche pendant qu’il effectue ce geste. Au fil de ses
effleurements, je me retrouve immergée au sein d’un cocon de douceur qui
engendre l’accélération des battements de mon cœur. Maintenant pressée de le
voir, mes paupières se soulèvent et je dois lutter pour ne pas me jeter
directement sur lui lorsque je découvre la tendresse dépeinte sur chacun de ses
traits. Plus ses lèvres s’étirent, plus je me dis que j’aime cet homme à en
crever.
La conversation que nous avons ensuite me réconforte quelque peu mais
pas suffisamment. Je ne lui ai pas tout confié et je suis sûre que lui non plus. Je
devrais profiter que nous jouions cartes sur table pour lui annoncer le brusque
retour des voix. Mais, inutile d’en rajouter pour le faire encore flipper, lui-
aussi a peur… Je le sens… Tant que les événements ne sont pas certains, autant
lui taire la vérité.
— C’est un pacte, petite ! Maintenant, laisse-moi te montrer de quelle
manière nous allons le sceller…
Il sait… Il sait que toutes mes craintes ne sont pas apaisées. Sans que je
n’aie besoin de prononcer la moindre parole, il comprend ce que je désire. Il
n’y a qu’un seul moyen pour me rassurer… Qu’il me possède… Sans un mot
supplémentaire, il me saisit par les hanches pour coller mon dos contre le
matelas. Son regard, sans doute attristé par mon attitude, s’anime soudain
d’une lueur de désir qui s’intensifie au moment où il immobilise mes bras au-
dessus de ma tête.
— Je vais te prouver qu’il ne sert à rien de t’inquiéter, jeune fille…
Mettant un terme à la moindre pensée qui tenterait de persister, sa main
bloque mes deux poignets tandis que son corps, plaqué au-dessus du mien, me
paralyse totalement. Je me retrouve à son entière merci, complètement soumise
à lui. Ce, pour mon plus grand plaisir… Quand je doute, c’est devenu une
nécessité. Et aujourd’hui, pour la seconde fois, j’ai besoin de sentir que je lui
appartiens. Ses doigts libres relèvent brusquement ma jupe, puis plongent sur
mon intimité que sa paume chaude recouvre désormais intégralement. Ce
simple contact m’électrise, je suis déjà prête…
— Théo ?
— Chut, petite… Je viens d’avoir une idée… Pour que tu aies confiance en
moi, pour que tu croies enfin en nous, il faut avant tout que tu sois au clair avec
toi-même, murmure-t-il d’une voix éraillée par le désir.
Il se redresse, prend les deux oreillers qu’il appuie contre la tête de lit,
puis m’ordonne de m’adosser à eux. Dans l’incompréhension la plus absolue,
je m’exécute, attendant qu’il m’explique le but de son nouveau jeu.
— Je veux que tu te caresses, seule. Que tu te fasses du bien et que tu
observes l’effet que cela me procure, entame-t-il, en allant se poster à l’autre
bout du sommier.
Mes yeux s’agrandissent pendant qu’il se déshabille.
— Mais, je …
— Vanina, tu connais les règles ! Tais-toi !
Vanina… Je comprends mieux laquelle de ses amantes il réclame…
Effectivement, une troisième dimension a fait son apparition dans notre
relation. Il y a Nina, qu’il enlace tendrement pendant l’amour, Vanessa lorsque
je revêts mes accessoires et enfin Vanina, celle qu’il a lui-même façonnée,
celle qu’il frustre pour ne pas qu’elle dévie de sa ligne de conduite. Sauf qu’à
cet instant, suite à mon état de panique, mon esprit emprunte tous les chemins
de traverse.
Qu’il me donne du plaisir ? Oui.
Que je m’en procure à son insu ? Ok.
Mais pas quand il me regarde ! Évidemment, d’autres me l’ont déjà
demandé bien avant lui. Des requêtes que j’avais certes acceptées ; toutefois, les
circonstances étaient nettement différentes. À l’époque, mon métier exigeait
que je me plie aux ordres de mes clients. Leur argent compensait le malaise
que je pouvais ressentir et leurs réactions m’importaient peu. Aujourd’hui,
face à lui, mon Dieu, comme je me sens gênée !
Cesse de jouer à la vierge effarouchée… Imagine-toi que vous êtes dans
cette chambre d’hôtel !
J’ai beau essayer, telle une statue, je reste pétrifiée pendant qu’il me
dénude. Voyant que je ne suis pas encore prête à ce genre de pratique, il
s’interrompt pour se diriger vers le poste et y insérer un CD de musiques
sensuelles. Il espère sans doute me plonger dans l’ambiance… Ce qui,
malheureusement, ne suffit pas… J’ai honte…
— Vanina, détends-toi. Je vais te montrer, me propose-t-il, d’une voix
grave en se rapprochant de moi.
Vêtu uniquement de son boxer, il s’attèle à ôter mon soutien-gorge qui
atterrit rapidement sur le parquet. En bon professeur, il m’initie à la méthode
en saisissant ma main qu’il pose délicatement sur ma poitrine. La sienne me
sert de guide, elle me force à effleurer mes auréoles que je ne savais pas si
sensibles. Rien qu’à ce geste, ses pupilles s’assombrissent et, plongée dans
cette atmosphère de luxure, je m’enhardis, englobant ainsi la totalité de mon
mamelon. Grâce à lui et aux milliers de fourmillements qui traversent mon
corps, j’entre enfin dans la partie. Dans un profond soupir de bien-être, je
ferme mes paupières afin de profiter pleinement de ces douces sensations.
— Non, Vanina. Ouvre les yeux. Je veux que tu me voies, m’ordonne-t-il,
en délaissant ma peau pour enlever mon string.
Je suis à présent complètement nue, ma paume malaxant mon sein plus
durement que précédemment. Hypnotisé par le spectacle que je lui offre, il me
fixe, telle une panthère s’apprêtant à dévorer sa proie. Exaltée par cette
perspective, mes doigts pincent mon téton, m’arrachant un râle qui le fait
instantanément réagir :
— Tu as compris le principe, susurre mon félin, après s’être léché les
babines. Je te préviens, ne t’arrête pas, me menace-t-il, en s’éloignant.
Désormais appuyé contre la commode en face du lit, il se trouve déjà bien
trop loin de moi pour que je puisse respirer convenablement.
— Fais la même chose avec le deuxième.
Soumise à son bon vouloir, j’obéis. Bien que je sois seule à me donner du
plaisir, le voyeurisme de mon torturé exacerbe ma fièvre grandissante et face à
son regard de braise, les picotements deviennent brûlures. Une fois mes
pointes durcies au point de me faire mal, mes mains sillonnent le long de mon
abdomen qui palpite aussi rapidement que mon cœur. Malgré moi, mes pieds
s’ancrent davantage dans le matelas et j’écarte les cuisses afin que Théo puisse
entrevoir la preuve de mon désir. Il siffle entre ses dents au moment où lui-
même commence à caresser son torse, comme si ses paumes ne pouvaient
s’empêcher de mimer mes gestes. Nous représentons chacun le miroir de
l’autre. C’est nouveau, hypnotique et grisant… Pour m’indiquer qu’il en veut
plus, il se sépare de son dernier vêtement avant d’agripper son membre déjà
tendu, tout en continuant à parcourir ses pectoraux parfaitement dessinés. Le
souffle aussi haché que le sien, mon majeur effleure mon intimité.
— Goûte-toi, Vanina, murmure-t-il, la voix rauque et désespérée.
Sa supplique me rend folle. Je glisse un doigt en moi et mes muscles se
resserrent aussitôt autour de celui-ci. À mesure de mes va-et-vient, le feu prend
de l’ampleur dans mon bas-ventre. Il serait tellement simple de le laisser me
consumer… Mais je me l’interdis. Je dois avoir mal et non satisfaire les
besoins de mon esprit déjà perdu au sein des brouillards de volupté. Je dégage
alors mon index de ma moiteur pour l’insérer rapidement entre mes lèvres. Je
le suce avec autant de gourmandise que s’il s’agissait de sa queue, tandis que
les mouvements de mon amant s’accélèrent et s’étirent. Le même râle nous
échappe lorsque mon liquide sucré entre en contact avec mes papilles.
— Tu… Tu vois dans quel état tu me mets ? Jamais, je ne pourrai me
passer de toi… Libère ta bouche et continue, rugit-il.
Prise dans une dualité désormais coutumière, j’ai envie d’obéir à son
ordre en oubliant mon besoin de frustration, tout en voulant faire durer ce
délicieux supplice. Une main massant toujours ma poitrine, l’autre caressant à
nouveau l’intérieur de mes cuisses, je le regarde droit dans les yeux, puis,
provocatrice, je mordille ma lèvre inférieure.
— Tu es diabolique, souffle-t-il, entre deux mouvements.
C’en est trop ! Mon deuxième cœur réclame à cor et à cri que l’on
s’occupe de lui. Je me cambre davantage et ma respiration s’accélère lorsque
je titille frénétiquement mon clitoris. Je ne vais plus tenir longtemps… J’halète
au même rythme que Théo qui, soudainement, brise les règles. Il s’approche de
moi, m’ouvre encore plus les jambes pour venir me lécher brutalement. À
plusieurs reprises.
— Putain, tu me rends fou !
Tout mon être se contracte, je vais carboniser.
— Tu en veux plus ?
— Oui !
Je refuse que ça s’arrête !
— Et bien, non.
Salaud…
Sa bouche me quitte brusquement. Il se redresse, puis resserre rapidement
mes cuisses l’une contre l’autre, comme pour s’empêcher de succomber à la
tentation de revenir jouer avec moi.
— Maintenant, ça suffit. Tu as eu ce que tu désirais.
Pas exactement…
— Te voilà rassurée ? As-tu vu l’état dans lequel toi seule peut me mettre ?
Je ne sais pas quoi répondre, tout se mélange, alors, je me contente de
hocher la tête. Effectivement, la frustration me cause une douleur
indescriptible. Il suffirait qu’il m’effleure pour que l’orgasme explose.
Toutefois, un détail attire mon attention et me laisse perplexe. Dubitative, je
fixe son érection. Lui non plus ne s’est pas autorisé à jouir, ce qui ne fait
clairement pas partie des règles du jeu. Normalement, il en aurait rajouté en
s’enfonçant durement en moi, me poussant ainsi plus loin dans la lente agonie
du plaisir, avant de se libérer. Pourquoi ? Déstabilisée, je prends le temps de
me ressaisir et, les palpitations, de mes deux cœurs, revenues à la normale, je
file rapidement sous la douche, en silence. Mon service commence dans une
heure, or mon patron déteste les retardataires.

Avant d’entrer dans la cabine, je jette un œil à mon reflet dans le miroir,
accueillant avec joie les stigmates de notre partie coquine. La fille que je vois,
a meilleure mine et elle se place sous le jet, les joues cramoisies, couleur
propre à la luxure. Quand je me savonne, mes mains glissant sur ma peau
attisent à nouveau le feu. Si j’osais ? L’interdit rend l’idée bien plus tentante…
Un sourire naît sur mes lèvres au moment où je place le pommeau entre mes
jambes. Mes muscles se contractent aussitôt et je dois me retenir de ne pas crier
lorsque le filet d’eau entre en contact avec ma chair.
Oh, je constate que les choses ont bien changé… Notre Nina ne respecte
plus les ordres dictés par son sombre amant ?
Cette remarque me coupe toute envie. Fait chier ! Je vais être une vraie
pile électrique ! J’achève alors d’éliminer le reste de savon, sors de la douche,
puis termine de me préparer, tout en calmant ma respiration encore saccadée.
Lorsque je m’apprête à partir, Théo demeure toujours étendu sur le lit, nu, le
sexe dressé.
— J’espère que tu as été sage, petite, me demande-t-il, l’air plus coquin
que jamais.
— Bien sûr !
— Tu es une gentille fille… Si tu avais fauté, crois-moi, tu l’aurais payé…
Putain, j’ai chaud… Il faut rapidement que je mette un terme à ce jeu ou je
ne partirai jamais.
— Et toi ? Que comptes-tu faire pendant mon absence ?
— Réfléchir à cette première journée et penser à toi, me répond-il en me
désignant son membre qui n’a pas dégonflé.
Ça me perturbe, je dois éclaircir ce point avant de déserter :
— Théo, je ne comprends pas pourquoi tu… tu n’as pas terminé. Cette
méthode ne te ressemble pas.
— En réalité, je voulais éprouver ce que tu subis.
Immédiatement, les alertes s’allument dans ma tête. Je me remémore son
passé, lorsque pour lui-aussi, ressentir la douleur était libérateur…
Continue à creuser.
— Alors ? le défié-je, en redressant le menton.
— Tout simplement, horrible… Tu n’es pas partie que j’ai déjà hâte de te
retrouver…
Il me sourit d’un air entendu, ce qui estompe quelque peu mes doutes. Mes
lèvres embrassent une dernière fois les siennes, puis je ferme la porte pour me
rendre au travail, situé à quinze minutes à pieds. Je marche les mains bien
enfoncées dans mes poches, tant le froid est glacial. Si les suites du passage de
mon permis se poursuivent sur les bases actuelles, je risque de me geler
encore pendant pas mal de temps. J’ai obtenu mon code, seulement
l’apprentissage de la conduite s’avère… périlleux. Mon moniteur m’a bien fait
comprendre que des heures supplémentaires seraient nécessaires…
La survie des autres automobilistes en dépend… Avouons que tu n’es
vraiment pas douée…
Je souffle d’agacement face à la moquerie de Conscience puis, les orteils
congelés, j’arrive enfin à destination. Il s’agit d’un restaurant traditionnel, à la
devanture minimaliste, puisqu’accolée et étriquée entre deux immeubles. Vu de
l’extérieur, ça ne paie pas de mine mais, une fois que l’on y rentre, l’espace et
la décoration nous font immédiatement oublier nos premières impressions. Je
pousse la porte en bois puis me dirige vers les vestiaires. Mes chaussures
claquent sur le parquet brillant, tandis que mes yeux passent au crible le bar qui
sépare les deux salles toutes en longueur. Ok, chaque objet a été remis à sa
place en vue d’accueillir nos premiers convives. Dans le vestiaire, je revêts
mécaniquement ma tenue de travail. En enfilant mes bas ainsi que ma jupe
noire plutôt moulante, je me dis que cet uniforme pourrait étrangement
rappeler celui que je portais dans mon ancienne profession.
D’ailleurs, si désormais j’utilise mon corps autrement, la finalité en reste
la même. Je dois me forcer à me montrer agréable envers des clients qui ne le
sont absolument pas et continuer à sourire quand je n’en ai pas envie, afin
d’obtenir un pourboire plus conséquent. L’échelle est moindre mais, si l’on y
réfléchit bien, j’utilise encore mes courbes pour arrondir mes fins de mois…
Sauf que mon chemisier blanc, avec une tête de sanglier dessinée dessus, me
rend tout de suite beaucoup moins sexy !
Une fois changée, tout s’enchaîne très rapidement. J’allume la chaîne hifi
sur une station qui diffuse essentiellement des chansons des années 80’- la
préférée de mon patron-, prépare quelques coupelles apéritives, fais le réassort
des frigos qui ont été pillés lors du service de midi puis, lorsque je traverse la
cuisine, je m’octroie quelques minutes de pause pour prendre des nouvelles de
mes deux collègues :
— Salut, les gars ! Alors, comment ça va ce soir ?
— Crevés, on n’a pas arrêté ! Cent couverts midi et soir ! Il nous faudrait
bien une petite pipe pour nous détendre un peu !
Au début, j’ai vraiment flippé en pensant que, par je ne sais quel biais, ils
avaient eu vent du métier que j’exerçais auparavant. Puis, après avoir tâté le
terrain de la manière la plus subtile dont je sois capable, j’ai compris que ce
genre de blague revisité à toutes les sauces était leur manière de décompresser.
Si cet humour outre certaines de mes collègues, ça n’est nullement mon cas.
Désormais, il m’en faut bien plus pour me choquer… Au fil du temps, j’ai
donc appris à rentrer dans leur jeu :
— Désolée, messieurs, toutes les places sont prises pour aujourd’hui !
— Tu pourrais faire un effort !
— On verra demain ! Pour le moment, j’y retourne, Rosa ne va pas tarder
à arriver.
Je sors en riant lorsque justement, cette dernière entre. Il s’agit de la
nouvelle adjointe de mon patron qui, suite à l’explosion soudaine de la
fréquentation du restaurant, a dû embaucher un second pour se préserver un
semblant de vie de famille. Cette femme, que je connais depuis peu, m’étonne à
chaque fois que je la vois. D’une sagesse incroyable, son splendide sourire ne
la quitte jamais et elle sait toujours employer les mots justes en fonction de la
situation. Je l’ai rencontrée lors de la signature de mon contrat et elle m’a tout
de suite impressionnée, voire intriguée. Grande, de magnifiques cheveux noirs
et un regard d’un bleu très prononcé, elle reste fine, élancée et très énergique
en dépit de son apparente cinquantaine. Des yeux dans lesquels demeure
toutefois une tristesse dont je ne parviens pas à expliquer l’origine. Pourtant, je
suis certaine d’avoir déjà croisé cette lueur quelque part… Sitôt sa doudoune
accrochée au porte-manteau, nous échangeons rapidement sur les événements
de la semaine. Rien ne diffère des précédentes, le constat reste identique : il y a
chaque jour de plus en plus de travail.
L’équipe au complet, le service commence. Il passe à une vitesse
incroyable, je n’ai pas l’occasion de penser à quoi que ce soit d’autre, tant les
clients sont exigeants. Un bien puisque cela m’évite de focaliser sur les
frottements du tissu de ma jupe le long de mes jambes… Les derniers
consommateurs partis, comme le veut la coutume, nous nous réunissons autour
de l’« As », la table numéro une, pour prendre un verre, tous ensemble. Doug,
mon patron, est certes près de ses sous, mais il ne rechigne jamais à offrir ce
petit plaisir à ses employés. Nous parlons de tout et de rien, puis, après avoir
achevé mon jus de raisin, Jean-Marc, un des cuisiniers, me dépose devant chez
Théo.
— Merci, Jean. Essaie de te reposer un peu. On se dit à mercredi ?
— Pas de soucis !

Je rentre rapidement et dès que je referme la porte de l’appartement, la


même sensation d’apaisement me saisit. Je suis si bien ! À chaque fin de
service, je poursuis un protocole identique à celui du « retour de passe ». Je
défais mes cheveux attachés, me déshabille pour aller mettre ma tenue dans le
tambour de la machine à laver puis, ne supportant plus de me sentir sale, je file
sous la douche. Sauf que désormais, ce n’est plus l’odeur de sexe dont mon
corps doit être débarrassé, mais de celle de graillon, mêlée à de la
transpiration.
Alors que je termine de me savonner, une voix vient me sortir de ma
routine :
— Nous n’en avons pas terminé, tous les deux…
Je me retourne pour découvrir un Théo aux yeux encore embués de
sommeil, accompagnés de la marque de l’oreiller dessinée sur la joue. Ma bête
se tient devant moi dans le plus simple appareil, me laissant ainsi tout le loisir
d’admirer sa nudité. Mon exploration visuelle s’arrête au moment où je
rencontre son sexe, à nouveau dressé :
— Bonsoir, beau brun… Je ne vois pas de quoi vous voulez parler…
À son tour, il entre dans la cabine, détache le pommeau de douche, afin de
rincer ma peau recouverte de mousse. Il observe à la loupe le moindre détail
que l’eau lui permet de découvrir. Je suis raide dingue de cet homme qui, en
me dévorant des yeux comme il le fait à cet instant, me permet de me sentir
plus belle chaque jour.
— Je n’ai pas arrêté de penser à toi, me dit-il, en m’invitant à regarder son
érection.
Mon cœur se gonfle de fierté. Incapable de répondre quoi que ce soit, je
me contente de saisir son sexe que j’entreprends de masser langoureusement…
5. Insubordination

Théo

Je la laisse me toucher pour lui signifier que, dans cette cabine, j’exige
qu’elle soit Nina. Ses va-et-vient sur mon membre s’accélèrent et ma
respiration se cale sur le rythme qu’elle impose. La sensation est tout
simplement exquise, si bien que je penche la tête en arrière pour apprécier
davantage l’excitation qui grandit en moi. Ma queue ne cesse de gonfler entre
ses mains habiles et je prends vraiment le temps de profiter du plaisir que me
procure sa masturbation. Puis, désireux de la satisfaire tout autant, j’attrape
fébrilement le pommeau de douche que je positionne entre ses cuisses. Le
soupir de soulagement qu’elle pousse m’électrise, ses muscles tendus me
subjuguent, jamais je ne pourrai me lasser de l’image que sa béatitude me
renvoie.
— Prends-moi, Théo, m’intime-t-elle, la respiration erratique.
Cette fois, je ne la fais pas languir ; cette fois, je ne joue pas. Ma trique
n’ayant pas débandé de la soirée, je suis, moi-aussi, au comble de la
frustration. Les punitions que je lui inflige sont tout bonnement horribles…
Nos préliminaires cessent ainsi rapidement. Mon accessoire retrouve sa place
sur son crochet et Nina la sienne. À savoir, le dos plaqué contre le carrelage
mural, ses bras autour de mon cou, ses jambes encerclant mon bassin. Alors
que l’eau ruisselle sur nos corps, je m’enfonce tendrement en elle. La
connexion s’approche de la perfection et le cri que nous poussons
simultanément le prouve. Sans bouger, nos souffles rapides se mêlant, nous
restons quelques secondes dans cette position, front contre front, les yeux
fermés, comme pour profiter pleinement de cette impression inouïe de ne faire
qu’un. À cet instant, nous ne souhaitons être nulle part ailleurs. Ses chairs se
resserrent davantage autour de ma hampe, sonnant ainsi la reprise de mes
assauts. Je les veux tendres, mais lorsque ses mains tirent plus fort sur mes
cheveux, je comprends que cela ne lui suffit plus. Ses paumes descendent sur
mes épaules, ses ongles terminant par griffer mon dos dès que mes coups de
reins deviennent plus intenses. J’empoigne fermement ses fesses afin de la
pénétrer plus profondément encore. Les râles qu’elle tente d’étouffer dans le
creux de mon cou me mettent sens dessus-dessous, les prémices de l’extase se
faufilant toujours plus bas dans mon ventre… Je ne tiendrai plus très
longtemps… Ça aussi, je l’ai découvert. Quand des sentiments sincères s’y
mêlent, le sexe devient fascinant, transcendant.
— Rejoins-moi…, la supplié-je à mon tour.
Son corps entier répond à mon injonction. Il se raidit, ses dents mordent la
peau ultra-sensible de mon cou avant que son orgasme n’explose. Afin de
prolonger les vagues de son plaisir, je me retiens, ralentis mes mouvements et,
alors qu’elle tremble dans mes bras, je l’étreins plus fort contre mon torse.
Je ne veux pas rompre notre contact aussi rapidement, si je le pouvais, je
resterais en elle pour l’éternité. À elle seule, cette immersion me donne
l’impression d’exister… Pour de vrai… Ses lèvres glissent tendrement sur
poitrine et il n’en faut pas plus pour me perdre. Un baiser… un simple baiser
déposé sur l’ange m’entraîne vers une jouissance libératrice. Cette fille peut
obtenir de ma part ce que bon lui semble… Un jour, elle aura raison de moi,
j’en ai la certitude… Encore essoufflés, je la dépose au sol avec regret pour
l’inviter à sortir en lui prenant la main. Désormais, je dois vérifier que ma
stratégie a payé. À l’image de la nuit de notre réconciliation, je nous place
volontairement face au miroir :
— As-tu compris ?
— Euh…, je crois que oui, hésite-t-elle, les joues rouges.
— Tu crois ? Alors, je te le répète. Jamais, je ne te quitterai. Tu fais partie
de ma vie depuis le premier jour où nous nous sommes rencontrés et tu y
resteras jusqu’au dernier. Mets-toi bien dans la tête que je t’aime.
Elle tente de me répondre, mais ses paroles restent bloquées dans sa gorge
et, de gêne, elle détourne son regard en le baissant vers le sol. Je sais qu’elle
ressent des sentiments identiques aux miens, elle me le prouve au quotidien,
toutefois, il lui est impossible de les exprimer à haute voix. J’ignore d’où lui
vient cette peur de formuler ses émotions les plus profondes ; par contre, je
m’efforce de le respecter, cette attitude étant probablement liée à son passif. Je
m’accroche aux mots prononcés dans sa chambre le soir du bal de fin d’année.
Le moment magique où son « je t’aime » a filtré les barrières que lui imposent
son coeur. L’unique confession de son amour pour moi dont je parviens à me
contenter puisqu’elle a sonné comme le plus beau des poèmes.
— Je… Oui… Pareil, finit-elle par lâcher en redressant la tête.
Je lui souris à travers notre reflet tandis qu’elle peine à étouffer un
bâillement.
— Allez, viens petite. Je ne voudrais pas que tu te décroches la mâchoire,
me moqué-je, avant de l’entraîner dans ma chambre.
Nous nous glissons nus sous la couette dans notre position
d’endormissement ; elle, sur la tranche ; moi, l’étreignant aussi fort que je le
peux. Finalement, la routine qui s’est déjà installée a du bon. Elle s’avère
agréable, rassurante.

La semaine passe à une vitesse impressionnante et ce soir, comme chaque


jeudi depuis que nous avons quitté le lycée, nous sortons dîner en compagnie
de Hugo et Léa. Une fois encore, je ne peux m’empêcher de retracer
mentalement le chemin parcouru par notre quatuor, ainsi qu’à toutes les
circonstances qui nous ont menés à cette situation. Notre groupe des plus
détonants résulte tout bonnement de rapprochements n’ayant aucune raison
apparente de se produire. Je repense à mon ancienne collègue qui a dépassé ce
statut en me demandant de jouer son amant factice dans le but d’éloigner son
véritable amour ; une Léa me mettant face à l’impossible en m’avouant sa
volonté d’avortement secret, mais aussi une fine observatrice qui a su me
révéler la connexion qui existait entre mon ovni et moi… Une femme forcée
de rendre les armes face à la puissance de ses sentiments, une femme qui
travaille chaque jour à la reconstruction de son couple et qui, finalement, ne
s’avère pas si malsaine et manipulatrice que je me le figurais. Tout comme
moi à l’époque, elle était simplement perdue, désemparée face à la complexité
de la situation. Ce qui m’amène à me pencher sur mon rapport avec Hugo, cet
adolescent bien plus mature que la plupart d’entre nous. Le soir où il m’a
avoué savoir toute la vérité à mon sujet, je n’en menais vraiment pas large. Je
crois d’ailleurs, que notre amitié a débuté à ce moment-là. Sans son
intervention et ses conseils, je ne suis pas sûr que nous en serions à ce stade,
aujourd’hui. Non, en fait, il s’agit d’une évidence puisque je moisirais
probablement en prison pour avoir tué cette ordure de Jack. Hugo incarne
l’exemple même des hommes dits de renoncement, ceux nés pour le service
d’une cause. La sienne porte le prénom de Nina, auquel vient désormais
s’ajouter celui de Léa. Les premiers temps, j’ai eu du mal à m’habituer à l’idée
que quelqu’un d’extérieur puisse connaître mes travers et mes sombres
pratiques sexuelles. Mais, sans jamais me juger, il n’a eu de cesse de chercher à
me guider pour me donner le moyen de réparer mes erreurs de parcours.
Ce soir, dans ce restaurant, nous nous le répétons encore au moment de
trinquer : nos routes étaient destinées à se croiser. Si nous nous félicitons de
cette situation, notre moral se trouve cependant entaché par les événements qui
font l’actualité. Nous sommes las des horreurs qui s’abattent sur l’Europe. Une
nouvelle tuerie… Le monde devient de plus en plus fou… Suite à cela, Hugo
partage avec nous ses envies d’ailleurs :
— Si vous deviez vous réfugier quelque part, où iriez-vous ? nous
demande-t-il après que nous ayons commandé.
Pendant que les autres se creusent les méninges, ma réponse fuse :
— En République Dominicaine, sans aucun doute.
— Pourquoi là-bas ? Si ce pays n’est pas encore la cible d’attentats, tu
subis quand même les tempêtes, les tremblements de Terre et la pauvreté, tu
penses sincèrement y gagner ?
— Chaque territoire possède ses avantages et ses inconvénients. Si
Bisounours Land existait, on serait au courant et…
— Nous ne pourrions plus parler de Bisounours Land ! Les habitants
voudraient inévitablement le modifier, le plus malfaisant tenterait de le régir et,
au final, ce monde deviendrait aussi sale et pourri que celui dans lequel nous
vivons à l’heure actuelle, me coupe Nina dans mon argumentaire.
— Ma puce, une fois de plus, j’admire ton optimisme débordant ! ironise
Hugo, fidèle à ses habitudes.
— Ok, j’ai compris, je me tais, je vous laisse continuer !
Face à sa mine renfrognée, j’ai beaucoup de mal à contenir mon fou rire.
Pour tenter de la dérider, ma main se glisse dans la sienne avant de poursuivre
:
— En fait, je ne sais pas comment l’expliquer, mais je suis tombé
amoureux de cet endroit dès que Nina et moi avons posé les pieds sur le tarmac
de l’aéroport. Punta Cana s’apparente à un paradis terrestre. La mentalité des
dominicains est différente de la nôtre. Ils sont respectueux, travailleurs et les
paysages dignes d’une carte postale.
— Hum… Tu me donnes vraiment envie ! Tu serais un bon guide
touristique, pars là-bas et reconvertis-toi !
— Ne me tente pas…
Qu’as-tu dit, là, malheureux ?
Nina me broie instantanément les doigts. Comme elle a déjà pu me le
signifier à maintes reprises, l’idée que je puisse m’enfuir du jour au lendemain
la terrifie. Elle conserve une mauvaise image de moi, celle de l’homme sans
attache que j’étais avant de la connaître. Cette mule refuse de s’ancrer dans le
crâne que cela ne se produira pas. Je l’ai dans la peau et me tenir éloigné d’elle
plus d’une journée relève purement du supplice. Alors, une vie entière ?
Impossible.
— J’ai un plan ! Si nous y partions tous ensemble ? enchaîne Hugo, sans
se préoccuper de la colère de son amie. Tu en penses quoi, mon amour ?
rajoute-t-il d’une voix mielleuse à l’attention de Léa.
Je ne me ferai jamais à leurs petits mots doux échangés en public. Quand
ils s’y mettent, ils ont vraiment l’air de deux guimauves. Nina, connaissant et
partageant mon point de vue à ce sujet, en vient subitement à oublier sa
mauvaise humeur. Son sourire entendu assorti d’un regard pétillant réveillent
immédiatement mon entrejambe… Putain, il faut qu’on rentre, et vite !
— Je trouve ça génial ! Mon chéri, tu as toujours des bonnes idées,
rétorque mon ancienne collègue.
Pendant qu’ils continuent leur étalage de mièvreries, Nina et moi nous
attelons à une toute autre activité… Ma main devient plus pressante sur sa
cuisse, tandis que ses doigts remontent plus haut sur la mienne. Ses caresses
sur mon érection amenuisent clairement mes facultés de concentration… Une
fois à la maison, elle me le paiera… La voix surexcitée de Hugo nous ramène
toutefois dans la réalité :
— Vous vous rendez compte ? Plus besoin de se cacher ! Pouvoir vivre
aussi librement que nous le souhaitons pendant dix jours ! Le rêve !
— Pour l’avoir testé, c’est effectivement le pied, insinué-je, après avoir
déglutis.
Parallèlement, l’œillade lubrique que je destine à mon ovni fait virer son
teint au rouge écarlate. Elle-aussi se remémore probablement ce que cette
liberté nous a permis d’expérimenter…
— Alors, vendu ? Nous y allons pour nos prochaines vacances ?
Pressé d’en finir, j’acquiesce, puis Nina et moi mettons un terme à la
soirée plus rapidement que prévu… Avant, cet aspect fusionnel de notre
relation m’aurait effrayé mais, désormais, il me rassure, il devient une drogue,
une nécessité…
— Vous avez essayé de m’allumer, mademoiselle ? l’accusé-je, à peine la
porte de mon appartement refermée.
— Autant que vous, monsieur, me défie-t-elle.
— De l’insubordination, en prime ? Ces dernières semaines, vous vous
êtes quelque peu éloignée du droit chemin, jeune fille. J’ai été trop gentil avec
vos avatars, il est urgent de remédier à cela…
Je ne laisse pas le temps au sourire qui se dessine sur son visage de
s’étirer davantage.
— Table du salon, Vanessa. Vite.
— Mais, je ne suis pas en tenue !
— Tais-toi et obéis. Nul besoin de ces artifices, tu comprendras bien assez
vite de quoi il en retourne…
Putain, j’ai l’impression de revivre ! Ça faisait des lustres que Théo le
Sombre n’était pas réapparu… Ma queue durcit, rien qu’en pensant aux futures
réjouissances… Le visage tourné en direction du parquet, elle se dirige vers
l’endroit indiqué.
— Penche-toi et écarte les jambes.
En attendant qu’elle se mette en position, je réunis mes accessoires puis
reviens me placer derrière elle. Ses pieds bien ancrés dans le sol, son buste
repose sur le plateau en bois, son visage caché entre ses bras tendus. Ses
jambes paraissent interminables grâce à ses escarpins à hauts talons. Incapable
de résister plus longtemps à mon envie de la toucher, ma paume commence à
flatter son cul rebondit à travers le tissu de la mini-jupe que je l’avais autorisée
à porter.
— Il est temps de te rappeler quelques règles, petite. Cette fois, tu auras le
droit de jouir, par contre, il te faudra le mériter…
Comme l’exige son rôle, elle ne répond rien, mais pousse ses fesses
contre mon bassin afin de me provoquer. Gourmande… Sans plus attendre, je
retrousse sa jupe pour effleurer sa peau, avant de descendre son string tout en
déposant de petits baisers le long de ses cuisses. Il ne lui reste plus que ses bas
et ses chaussures… J’adore…
— Ne te fie pas à cette apparente douceur…, la préparé-je, en me
redressant.
Je prends le temps de détailler la vue exquise qu’elle m’offre, mon
érection prenant plus d’ampleur face à ce spectacle. À mon tour, je me penche
pour venir lui murmurer au creux de l’oreille :
— Que ta sentence débute…
J’attrape la règle que j’avais pris soin de préparer puis, tout en marchant
lentement autour de la table, je lui annonce la couleur… Sèchement, je fais
claquer le plastique contre ma paume, dans le but d’augmenter la pression
ambiante :
— Alors, Vanessa, il y a longtemps que l’on n’a pas baisé, tous les deux…
Que va-t-il advenir de toi ? la menacé-je.
Je la vois retenir son souffle. D’impatience ou de peur, je l’ignore
encore…
— Respire, petite, tu n’auras que ce que tu mérites…
6. Mel

Théo

Oui, Nina ne va avoir que ce qu’elle mérite… Impatient, je reviens à ma


position initiale et ma paume commence à fesser son parfait petit cul, tandis
que sa respiration se relâche. Le son mat produit par ce contact m’envoûte, il
résonne en moi en des milliards de vibrations qui animent chacune de mes
fibres. Rapidement, cela ne me suffit plus, il m’en faut davantage… Ma main,
rendue brûlante par les frappes, laisse donc rapidement place à mon
ustensile…
— Comme ça, tu jubiles de me narguer en roulant des hanches ?
Clac.
— Alors que nous sommes en public ?
Clac.
— Me filer une trique d’enfer devant nos amis t’excite ?
Clac.
Le gémissement qu’elle ne parvient pas à contenir me donne des ailes et
me pousse à la fouetter plus durement encore. Entre chaque coup, d’une voix
sèche, je lui rappelle toutes les fois où elle m’a tenu tête. Elles sont
nombreuses… De temps à autre, je marque de petites pauses au cours
desquelles je viens glisser mes doigts dans sa fente, de plus en plus humide.
Putain… Cette fille est un bijou… Quoi que je lui fasse, elle répond toujours
présente… Fasciné, j’abandonne mon accessoire pour m’agenouiller entre ses
cuisses et la goûter fiévreusement. Elle se contracte dès lors que ma langue
s’insinue plus profondément dans ses chairs.
— Cesse tout de suite. Je t’ai dit que ta jouissance devait être méritée !
Son souffle se saccade, devient plus fort, ce qui m’oblige à lutter pour ne
pas tout envoyer paître et la prendre sur-le-champ. Désireux de nous pousser
plus loin dans la spirale du désir, je continue à lécher, sucer et aspirer son
intimité jusqu’à ce qu’elle soit incapable de contrôler les émotions qui
l’assaillent. Ses râles deviennent cris, sa respiration chaotique. Moi-même au
bord du supplice, je me redresse, ôte hâtivement mon caleçon avant de
m’enfoncer prestement en elle. Aucune douceur dans mes percutions. Brutalité
et rapidité sont de rigueur. Son épiderme porte les traces de son excitation, elle
frissonne, des gouttes de sueurs perlant le long de sa colonne vertébrale. À
chaque coup de boutoir, la table s’ébranle, Nina s’y accrochant toujours un peu
plus. Je tente de réfréner l’agitation grandissante des papillons dans mon
ventre en me saisissant de sa queue de cheval, mais ce simple geste me perd…
La voir cambrée de la sorte, à mon entière merci, marque mon point de non-
retour. La mâchoire serrée, j’accélère mes mouvements en la pénétrant jusqu’à
la garde, tout en lui annonçant son droit de baisser les armes. Aussitôt son
corps se détend, ses mains se crispent davantage et ses muscles se resserrent
autour de moi…
— Vanessa…
C’est tout ce que je suis capable de prononcer au milieu des spasmes qui
me secouent. Suite à l’intensité de l’orgasme, la totalité de mes neurones vient
de griller… Après quelques secondes, je l’invite à se relever puis, son dos
toujours contre mon torse, lui embrasse les cheveux en l’interrogeant :
— Y vois-tu plus clair, à présent ?
— Oui…, me répond-elle dans un soupir d’aise. Seulement, je ne peux pas
vous promettre que cela ne se reproduira plus, monsieur, ajoute-t-elle en se
dégageant de mon étreinte pour m’adresser un clin d’œil.
— Le cas échéant, nous aviserons. En attendant, au lit ! Je vous rappelle,
chère marmotte, que les cours commencent d’ici quelques heures… Inutile de
vous souligner que tout retard sera lourdement sanctionné, mademoiselle…

Le lendemain, lorsque le réveil sonne, j’ai vraiment du mal à émerger. Le


temps d’avoir les yeux parfaitement en face des trous, j’observe ma petite
brunette allongée à mes côtés. Si le jour de la rentrée, nos emplois du temps
nous ont octroyé la possibilité de petit-déjeuner ensemble ; aujourd’hui, nos
horaires décalés ne nous permettent plus ce plaisir. Alors, je profite
quotidiennement de ces minuscules moments qui n’appartiennent qu’à moi.
Pendant qu’elle dort, Nina ne peut pas contrôler ses réactions, ce qui la rend
plus belle encore. En repensant aux événements de la veille, mon cœur se
gonfle de joie à l’idée de pouvoir posséder toutes ses facettes, de la plus
romantique à la plus sauvage. Ce que je trouve en réalité carrément insensé,
c’est que moi, le pire asocial de la Terre, je sois capable de me délecter
d’éléments aussi banals que ceux de la regarder dormir ou de dîner avec des
amis en sa compagnie. À ce propos, je me rappelle sa réaction quand Hugo a
évoqué l’éventualité que je puisse partir sur un coup de tête sans me soucier
d’elle. À cet instant, je la fixe comme si son sommeil pouvait m’apporter la
réponse à la question que je me pose depuis longtemps déjà : comment lui faire
définitivement comprendre qu’elle est la femme de ma vie ? Que la bulle que
nous construisons constitue mon seul point d’ancrage au sein de ce monde de
fous ? Ni les mots, ni le sexe ne suffisent… Alors… Si l’heure était maintenant
venue ? Afin de ne pas la réveiller, je m’abstiens d’ouvrir le tiroir de ma table
de nuit pour en sortir l’objet réunissant à la fois mes pires craintes et mes plus
beaux espoirs…
Euh… Il ne s’agit tout de même pas de ce que je crois ?!
Vois-tu, chère Conscience, beaucoup de choses se sont produites en ton
absence… Pour ne rien te cacher, l’idée ne m’a pas quittée depuis notre séjour
en République Dominicaine et il s’en est fallu de peu pour qu’elle se
concrétise… Progressivement, les souvenirs s’immiscent dans mon esprit,
m’arrachant un sourire lorsque je revis cet instant, comme si je m’y trouvais à
nouveau.
Nos vacances en République Dominicaine se déroulent admirablement
bien, chaque jour passant m’entraînant à l’aimer davantage. Outre le marathon
de baises auquel nous nous adonnons, je peux découvrir l’aspect insouciant de
sa personnalité, ainsi que sa volonté de goûter pleinement le plus infime plaisir
que la vie met sur notre chemin. Telle une petite fille, elle s’émerveille d’un
rien, saute dans les vagues ou s’amuse à bâtir des châteaux de sable pendant
que je travaille sur mon prochain roman. En résumé, depuis notre arrivée,
l’oisiveté dicte la majeure partie de nos journées. Nous restons immobiles
pendant des heures sur nos transat’, une position me permettant d’ailleurs de
suivre les multiples mariages qui se célèbrent quotidiennement au sein du
complexe. Nous sommes installés pile en face de l’autel, se révélant être une
simple table recouverte d’une nappe blanche.
— Ne me dis pas que toute cette supercherie t’attire ? m’interpelle-t-elle
en interrompant ma rêverie.
— Supercherie ?
— Regarde-les ! À peine les photos terminées, ils tirent déjà la gueule !
Prends l’exemple de ces deux-là, ils ont vraiment l’air couillon.
Je les observe et, effectivement, leur mine gauche, éteinte, fait peine à
voir.
— Oui, pas faux.
— Sans compter que les billets d’avion doivent coûter tellement chers
qu’ils ne peuvent même inviter leur famille !
— C’est important pour toi que tes proches soient là lorsque tu te marieras
?
Mes premiers vrais élans de romantisme apparaissent à cette minute
précise. Soudain, je ne prête plus attention aux enchaînements de cérémonies
qui rompent le charme de l’engagement, ni aux couples qui se retrouvent en
tête-à-tête au restaurant sans s’adresser le moindre mot. Non, je me transforme
en une vraie gonzesse. Je m’imagine la robe que Nina portera à l’Eglise, me
demande ce qui nous ressemble le plus, un buffet ou un service à table ? Si elle
accepterait que je prenne Léa pour témoin ou encore… Oh pis, merde ! On
verra plus tard pour les détails, il s’agit désormais d’une certitude, je dois
l’épouser ! Certes, elle étudie toujours et sa dernière remarque vient de me
prouver que l’idée du mariage ne la fait pas forcément fantasmer. Mais, elle se
ravisera ! Le lendemain matin, à la première heure, une des boutiques de
l’hôtel m’accueille afin que j’y choisisse une bague. Celle sur laquelle je jette
mon dévolu ne casse pas trois pattes à un canard, mais seul le symbole
m’importe. Cet anneau provient du lieu où nous apprenons à construire notre
amour, à nous révéler à nous-mêmes et marque surtout l’officialisation de
notre union, à savoir, nos fiançailles. Le soir même, en attendant l’heure du
dîner, nous assistons au coucher de soleil, assis sur le sable encore chaud.
Isolés dans un silence tranquille, je triture l’étui glissé à l’intérieur de ma
poche. Bizarrement, aucune nervosité ou autre sentiment néfaste ne m’envahit,
tous les éléments s’alliant parfaitement pour que la magie opère. Sauf…
— Je repense à ça. Tu te rends compte ? Des gens qui parcourent des
milliers de kilomètres pour venir se marier sous les tropiques ?
C’est elle tout craché. La Nina insouciante possède le don extraordinaire
de pondre des conversations hors contexte.
— Euh…Tu ne trouves pas ça romantique ?
— Ben, c’est un peu cul-cul la praline, non ? D’ailleurs, je suis sûre que
les mecs ont fait leur demande sur la plage, limite pendant un coucher de
soleil, histoire de rajouter encore plus de niaiserie au truc !
Ok… La bague rejoint aussitôt le fond de ma poche…
— On marche un peu avant le repas ?
Il faut que j’écourte cette conversation qui, indéniablement, vient de casser
mon coup…
Punaise, le soleil et l’amour t’ont vraiment fait du mal !
N’ayant pas eu d’autres occasions, à l’heure actuelle, ce bijou demeure
toujours à l’intérieur de sa boîte, dans l’attente que l’opportunité de le lui
glisser au doigt se présente. Prochainement, j’espère… Au moins, de cette
manière, elle sera certaine que je ne partirai pas…
Lorsque je redescends sur Terre, je m’aperçois que les minutes ont
rapidement défilé. Je sors du lit le plus discrètement possible pour aller
prendre ma douche et avaler mon café, le premier de la longue série que je
boirai pendant les intercours. Une fois prêt, cette satanée demande en mariage
toujours à l’esprit, je quitte l’appartement pour me rendre à l’université en
laissant une Nina encore endormie dernière moi.
À la fac aussi une certaine routine s’est installée, me permettant ainsi de
passer des journées paisibles. N’ayant pas cours cet après-midi, mon ovni a
profité du jour de repos de sa mère pour la rejoindre. Depuis sa sortie de
l’hôpital, elles apprennent à renouer les liens perdus et, vu ce qu’elles ont
traversé, elles le méritent. Une réflexion qui m’emmène à penser au repas
qu’ont organisé mes parents pour le lendemain soir. Pour ma part, je tente de
leur rendre régulièrement visite afin de maintenir les bases de notre entente
cordiale. Je suis arrivé à me faire une raison : jamais, nous ne pourrons
rattraper le temps gaspillé, ni tisser des liens familiaux aussi soudés que les
autres. Donc, je compose. Quand à Nina, suite au désastre de leur première
rencontre, elle a toujours refusé de les revoir. Après moults essais infructueux
pour l’en convaincre, elle a enfin accepté de leur accorder une seconde chance.
Mon Dieu, faites-en sorte que cette nouvelle tentative se passe bien…
Étant moi-aussi libre à partir de quinze heures, je ne me précipite pas pour
rentrer chez moi. Je flâne un peu à l’extérieur avant d’aller visiter la
bibliothèque universitaire où je n’avais pas encore mis les pieds. Au moment
d’en sortir, empli de la douce odeur des livres, j’aperçois à nouveau cette
silhouette qui me paraît familière. Tandis que je l’observe à distance, elle capte
mon regard, puis se dirige à ma rencontre en souriant. Contrairement à moi,
cette fille semble parfaitement m’identifier…
— Théo ?
— Euh… Oui ?
— Tu ne me reconnais pas ?
Ces yeux… Cette voix… Putain de bordel de merde !
Tu viens encore de te laisser berner par une couleur de cheveux, mon
grand !
— Mel… Mélissa ?
— En chair et en os ! Quelle surprise !
— Je…
Clairement sous le choc, je ne parviens pas à prononcer plus de deux mots
consécutifs.
— Jamais je n’aurais pensé te trouver ici, poursuit-elle, visiblement
nettement plus réjouie que moi.
— Pareil…
Incroyable… Quel tour le sort a-t-il encore voulu me jouer ? Désire-t-il
me mettre face à la tentation afin que je lui prouve mon amour pour Nina ? Si
ma supposition se révèle exacte, l’exercice sera facile ! Alors, qu’il fasse
immédiatement cesser cette déferlante d’ennuis qui s’abat quotidiennement sur
nous !
— Quoi de neuf depuis le temps ? s’enquiert-elle comme si nous étions
des amis de longue date.
— Tu… Tu t’es teinte en brune à ce que je vois, me contenté-je bêtement
de constater.
— Effectivement. Tu aimes ?
Tout en m’interrogeant, ses yeux papillonnent et elle réduit davantage
l’espace qui nous sépare. Putain, là, franchement, ça craint ! L’intégralité de
mes sens se met au garde-à-vous, en position d’alerte maximale. Mélissa, ma
Mélissa, celle qui ne sait qu’ordonner me demande, la bouche en cœur, si sa
nouvelle coiffure me plaît ? Que cherche-t-elle exactement ? Avant, jamais elle
ne se serait inquiétée de savoir si ce genre de modification me convenait.
— Cette couleur te va bien.
Ne sachant pas comment mes propos peuvent être interprétés, je reste
sciemment pragmatique.
Commence déjà par arrêter de la regarder avec tes yeux de merlan frit !
— Tu as repris tes études ? la questionné-je, pour saisir la raison de sa
présence en ces lieux.
— Non, j’enseigne la zumba depuis le début de la rentrée. Et toi ?
Je comprends mieux pourquoi Nina assimilait sa prof à une tortionnaire…
— De littérature comparée, pour ma part.
— Nous allons pouvoir nous revoir régulièrement, alors…
Le ton qu’elle emploie ne me dit rien qui vaille. La lueur qui
l’accompagne, non plus, d’ailleurs… Peut-être n’a-t-elle finalement pas
raccroché ?
— Oui… On verra…
Je ne sais plus comment me sortir de cette situation, j’ai l’air d’un parfait
débile.
— Je dois y aller, Mélissa, lui annoncé-je pour couper court à la
conversation.
— Essaies-tu de te dérober ?
— Absolument pas, mais j’ai tout un tas de choses à faire, aujourd’hui. On
en reparle plus tard, ok ?
Elle acquiesce à l’aide d’un sourire entendu. Perplexe, je détourne les
talons, en essayant de me rappeler le « tout un tas de choses que j’ai à faire
aujourd’hui… ». Mis à part me libérer de sa présence au plus vite, je ne vois
pas.
Pourquoi ai-je menti pour fuir cette rencontre anodine ?
Simplement parce qu’elle ne l’est peut-être pas tant que ça…
7. Lui, ici ?

« Si un incident ne doit absolument pas se produire, soyez sûr qu’il


arrivera toujours au pire moment » Loi de Murphy.

Nina. Vendredi matin.

Sur le ventre, ma tête enfoncée dans l’oreiller, je songe avec plaisir qu’il
ne me reste plus qu’une journée à affronter avant le week-end ! Enfin !
Tu sembles oublier ce qui t’attend demain soir…
Putain… Le dîner chez les parents de Théo… Suite à l’issue désastreuse de
mon unique entrevue avec Monsieur et Madame Parfait, je suis loin d’être
pressée de les revoir… Jusque-là, j’étais parvenue à échapper à leurs
différentes invitations sauf que cette fois, Théo a su trouver les armes pour me
faire céder…
Comme la chair est faible…
En toute honnêteté, j’ignorais qu’une défaite puisse prendre une tournure
aussi jouissive… Bizarrement, j’ai vraiment accepté sa victoire écrasante avec
le sourire…

Me coupant toute envie d’approfondir mes souvenirs érotiques, la seconde


sonnerie du réveil retentit. Pour profiter de la chaleur de ma couette quelques
instants encore, je me retourne sur le dos tout en plaquant mon oreiller sur
mon visage. J’ai du mal à respirer mais au moins, je n’entends plus le « bip-bip
» de ce maudit appareil. Seulement, dans cette position, les courbatures liées à
notre séance de la veille se rappellent à moi et mes fesses ultra-sensibles me
démangent furieusement… Je devrais détester Théo pour le mal qu’il m’a fait.
Mais rien que de repenser à sa main claquant contre ma peau, mon entrejambe
prend feu. Je crois que j’ai un grain, il n’y a pas d’autre alternative… Enfin,
me ravisé-je, je préfère aimer la baise dure, plutôt que de ressembler à deux
grosses guimauves dégoulinantes telles que Hugo et Léa !
S’ils s’en rendaient compte, ils feraient une syncope !
Carrément ! Ces deux-là sont aussi les premiers à se moquer des couples
qui se lancent des mots d’amour à tout va ! Les concernant, hier, nous avons
encore eu le droit à un florilège de mièvreries que, définitivement, je ne serai
jamais en mesure de prononcer. Je trouve cela tellement ridicule et inutile !
Plus j’y réfléchis, plus je me dis que nous formons une drôle de bande. Le
quatuor des relations interdites ! Si auparavant, sortir s’avérait stressant,
désormais, nous abordons les choses différemment, en imaginant que nous
sommes des clandestins œuvrant pour une bonne cause. Bon, ok, j’exagère…
Pourtant, si l’on extrapole un peu, c’est réellement le cas ! Comme Léa
travaille toujours au lycée et que le reste de notre équipe n’a quitté les lieux
que très récemment, nous devons rester vigilants afin de préserver la
réputation de notre amie. Que penseraient les gens s’ils comprenaient que deux
professeurs, enseignants au sein d’un même établissement scolaire, avaient
noué des relations d’ordre intime avec leurs élèves ? Par contre, Tête de
Hibou, lui, ne pose plus de problème… Maintenant, il sait… Mes contacts avec
mon CPE auraient pu s’achever au seuil des grilles de mon ancienne école
seulement, fidèle à ses habitudes, le destin y a ajouté son grain de sel.
Un soir où je ne n’étais pas de service, j’ai voulu emmener nos amis dîner
sur mon lieu de travail. Par ce biais, je désirais essentiellement rassurer Théo.
Sa jalousie, mignonne au départ, résonnant en moi comme LA preuve d’amour
par excellence, s’est peu à peu transformée en une angoisse excessive. Dès que
je rentrais, je subissais un véritable interrogatoire, sans compter qu’on a frôlé
le délire psychotique lorsqu’il a compris que je n’effectuais pas mes trajets de
retour à pieds… Ce soir-là, alors qu’il guettait mon arrivée par la fenêtre tel
un chien attendant son maître, je descendais de la voiture de Jean-Marc. À
peine la porte de son appartement refermée, j’ai rencontré Théo le Sombre,
fermement décidé à en découdre. Selon lui, il s’agissait d’un énorme
mensonge ; d’après moi, l’omission d’un… léger détail... afin de le préserver.
Quelle mauvaise foi…
Bref, à cette époque, je m’imaginais qu’en découvrant l’environnement
dans lequel je passais le plus clair de mes soirées, ses craintes s’apaiseraient.
D’autant que là-bas, personne ne connaissait nos antécédents. Du moins, mes
douces illusions me le laissaient croire… Car c’est précisément là-bas que
nous sommes tombés sur Pascal, alias Tête de Hibou. Ma collègue nous guidait
vers notre table et nous nous apprêtions à nous débarrasser de nos vestes au
moment où ma mâchoire a manqué de se décrocher. Putain… Tête de Hibou…
Ici…, à quelques mètres de nous… Mal à l’aise, nous l’avons salué à l’aide
d’un timide sourire, notre rictus forcé disparaissant dès notre installation.
Complètement flippés, notre conversation a directement tourné autour de sa
présence :
— Il va forcément en tirer des conclusions…, a paniqué Hugo.
— Que veux-tu qu’il nous fasse ? Plus rien ne nous lie à Paul Eluard
désormais. À sa manière de relativiser, Théo n’a pas eu tout de suite l’air de
saisir la gravité de ce qu’il se jouait.
— Vous non, mais moi si !
Le teint de Léa blêmissait à vue d’œil. Clairement, sa carrière se voyait
menacée, tout pouvait basculer en l’espace de cette seule soirée.
— Sauf qu’il n’a aucun intérêt à crier nos relations sur tous les toits…, a-
t-il continué pour tenter de nous rassurer.
Énervée qu’il ne considère pas cette situation avec plus de sérieux, je me
devais d’intervenir :
— C’est évident. Mais rends-toi compte que l’année dernière, je n’avais
que dix-sept ans ! En plus, il a peut-être lu « Dirty Love »… Qui peut nous
assurer qu’il n’ira pas déposer plainte contre toi ?
Suite à ma réplique, il a enfin paru comprendre :
— Pas faux… alors, que fait-on ?
La réponse de mon meilleur ami m’avait surprise. Sous la pression, lui-
aussi savait être manipulateur…
— On l’invite à notre table, on avoue nos liaisons en omettant de
souligner qu’elles ont pris naissance lors de notre année de terminale ?
Après mûre réflexion, nous avons fini par adhérer à cette stratégie. En
réalité, le voir attablé seul, dans le même costume verdâtre dont il était affublé
au lycée, nous causait de la peine. À croire que pour cet homme, psychorigide
à souhait, le port d’un jean relevait d’un dysfonctionnement notoire. Non sans
une certaine gêne, il avait accepté notre requête.
— Merci. Mais je ne veux pas vous déranger…
Personne n’avait répliqué. Suite au silence qui perdurait, l’ambiance de
notre table devenait lourde, jusqu’à ce que Pascal se charge de le briser :
— Pouvez-vous m’expliquer… ça ? nous a-t-il brusquement interrogés en
retrouvant son ton sévère de CPE tyrannique.
Les mots, d’abord hésitants, ont ensuite facilement découlé jusqu’à ce que
je conclue :
— De ce fait, nous sommes ensemble depuis peu.
Secrètement, je priais pour qu’il gobe ce piètre mensonge de rencontres
fortuites pendant les vacances scolaires alors qu’il manquait de s’étouffer avec
la feuille de salade qu’il venait de mettre dans sa bouche.
— Ensemble ? Tous les quatre ?
Euh, nos rapprochements étaient peut-être légèrement tendancieux sur les
bords, mais pas encore au point de donner dans la partouze…
— Non ! Chacun de notre côté !
— Ah…
Le repas s’est achevé dans cette ambiance de questions/ réponses. Nous
avons dévoré le contenu de nos assiettes sans que Tête de Hibou ne parvienne à
finir le sien…
Par contre, alors que mon oreiller est toujours collé à mon visage, je me
demande pourquoi il continue à venir aussi régulièrement au restaurant. Il se
situe à plus de trente kilomètres de son domicile et je n’ai pas l’impression
qu’il fasse le déplacement spécialement pour me voir.
S’il avait seulement besoin de compagnie ?
Va savoir… Ce mystère devra de toute façon être éclairci… Mes
réflexions à son propos s’arrêtent au moment où mon réveil sonne pour la
troisième fois, m’indiquant qu’il ne me reste que cinq minutes pour émerger
totalement. Durant ce dernier instant de somnolence, je me réjouis que nous
puissions partir tous les quatre en vacances ! Ne pas avoir besoin de rester sur
nos gardes en permanence apporte évidement un plus, mais je suis surtout
ravie à l’idée de pouvoir profiter pleinement de mon meilleur ami. Nous avons
certes de nombreux cours en commun seulement, je ne le vois plus autant
qu’avant. Chacun pratique ses activités de son côté et, bien que notre lien
demeure toujours aussi fort, nos échanges me manquent. Les brouillards du
sommeil commençant à se dissiper, je tâte la place à côté de moi pour me
forcer à constater que Théo ne s’y trouve plus. Je n’ai plus d’excuses, je dois
quitter cette couette. À contrecœur, je sors du lit, puis me prépare pour me
rendre à la fac.

Une certaine routine s’est également installée dans mes journées


d’étudiante. Cependant, lorsque Théo et moi nous croisons dans les couloirs, il
reste difficile de ne pas lui sauter dessus. Je suis tellement accro que même le
frôler me satisferait… Alors, l’un comme l’autre luttons contre notre attirance
et attendons patiemment la nuit tombée pour nous rejoindre, tantôt dans son
antre, tantôt dans mon cocon afin de mettre un terme - ou non…- à notre
frustration. Aujourd’hui, comme si je ne pouvais m’habituer au calme ambiant,
je décide de m’essayer à la zumba pour une seconde fois.
Y’a pas à dire, tu aimes vraiment te faire du mal…
Je veux être sûre de mon choix, voilà tout. Malheureusement, le
déroulement de cette séance me fixe rapidement. Maintenant que les
chorégraphies montent en technicité, mon cours se passe encore plus mal que
le premier. Le miroir face auquel nous dansons me renvoie l’image d’un
hippopotame au milieu des gazelles ! Accompagnée par le martèlement des
ordres de cette satanée dictatrice, je tente de coordonner mes mouvements du
mieux que je le peux. Échec total, une vraie catastrophe ! Et Barbie, fidèle au
poste parmi ses congénères, qui trouve, en plus de ses figures parfaitement
réalisées, le moyen de m’adresser des signes d’encouragement.
Pétasse…
Enfin, mon heure de souffrance se termine et, fraîchement douchée, je
quitte précipitamment les lieux pour aller rejoindre Hugo à la cafétéria. Sur le
chemin, je me promets de ne plus jamais remettre les pieds dans ce foutu
gymnase ! Comme si je n’en avais pas assez bavé, Barbara se matérialise
devant moi, essoufflée de m’avoir couru après :
— C’était sympa non ?
Pourquoi me parle-t-elle comme si elle s’adressait à l’une de ses copines ?
— Absolument pas.
— Tu vas y arriver, ne t’inquiète pas. Je pourrais te donner des conseils, si
tu veux ?
Attends, je ne comprends pas tout…
— Tu as choisi quelle filière ? poursuit-elle, sans me laisser le temps de
lui donner ma réponse.
De toute évidence, elle cherche des potes.
— Lettres modernes.
— Moi, psycho.
On s’en fout complètement !
— Même si on n’a pas de cours en commun, il nous restera la zumba pour
papoter !
Pour papoter ? Mais qu’est-ce qui lui prend ? Elle a participé au même
concours de métamorphose que Tête de Hibou ou quoi ?
Bon, la « zumb-armée » ne me convenait déjà pas. Inutile de dire que cette
fois, j’arrête définitivement !
— On mange ensemble ?
— Euh…Ben… Non, je dois déjeuner avec Hugo.
— Oh… Je peux venir avec vous ?
Ne sachant pas comment me débarrasser de cette sangsue blonde,
j’acquiesce puis nous prenons la direction de la cafétéria. Mon meilleur ami
laisse échapper un morceau de sandwich quand il nous regarde arriver toutes
les deux, et bafouille lorsque nous nous asseyons côte-à-côte :
— B… Bar… Barbara ? Que… que fais-tu là ?
— Finalement, j’ai réussi à convaincre mes parents. Au lieu de suivre des
études de commerce comme ils le désiraient, j’ai pu m’inscrire ici.
— Ah… Cool…
Je ris intérieurement car je vois bien qu’il n’en pense pas un mot.
Contrairement à moi qui, fut un temps, aie excellé en la matière, Hugo ne sait
pas mentir. Plus aucun de nous deux ne parle, l’intruse se chargeant d’animer
seule la conversation.
Le contraire aurait été étonnant…
— Vous avez passé de bonnes vacances ? Les miennes étaient parfaites !
Papa m’a payé un voyage pour l’obtention de mon bac et, à mon retour, le
cheval que je voulais m’attendait.
—…
Nous restons muets face à tant de connerie, ce qui ne semble pas la
déranger plus que ça, puisqu’elle poursuit :
— Nina, il faut vraiment que je te pose la question ! « Dirty Love »
provient-il de ta propre vie ? Tu peux me le dire maintenant !
Cette conne ne reconnaît même pas son propre rôle…
— Maintenant que quoi ?
— Que nous ne sommes plus au lycée !
— Écoute, Barbara. Un roman reste un roman. D’ailleurs, d’après notre
dernier échange, ton opinion à son sujet est déjà établie. Alors restons-en là.
Elle commence à me gaver sévère !
— Ok, comme tu veux… Tu as quelqu’un en ce moment ?
À quoi rime encore cette question ?
— Pourquoi désires-tu le savoir ?
— Ben… Le personnage de ton livre me rappelle étrangement un certain
professeur…
Putain, quelle vicieuse !
— Ne cherche pas de similitudes là où il n’y en pas, Barbara.
— Dois-je en conclure que tu ne sors pas avec Théo ?
Elle est débile ou elle le fait exprès ?
— Ça ne te regarde pas. Je n’ai plus faim et nous allons être en retard. À
plus, décrété-je en me levant, Hugo me suivant de près.
Visiblement, la gentillesse ne marche pas avec cette fille. Il vaut mieux que
je parte pour ne pas créer de nouvel esclandre. Même s’il n’y a pas de casiers à
proximité, l’envie de prendre sa tête et de la cogner contre la table me
démange furieusement… Sauf que cette fois, je ne suis pas sûre de pouvoir
m’arrêter avant que le sang ne se mette à couler…
— Ne me dis pas qu’on va se la coltiner toute l’année ? me demande mon
ami, inquiet.
— Hélas, j’en ai bien peur !
— S’il te plaît… Nous devons absolument réfléchir au moyen de nous en
débarrasser ! m’implore-t-il.
— Il faut tout simplement que nous soyons clairs avec elle puisque notre
subtilité n’a pas l’air de fonctionner.
— Je ne sais pas jouer au méchant. Pour être honnête, j’éprouve de la
peine pour elle.
— Moi, elle me saoule ! On profitera d’un jour où je suis mal lunée pour
lui signifier que nous tenons à notre tranquillité.
— Oh bah, ça sera facile alors !
— Très drôle ! répliqué-je, en lui donnant une tape dans l’épaule.

Il est quatorze heures et nous nous asseyons dans une salle beaucoup plus
petite que les amphis dans lesquels nous avons eu cours toute la semaine.
Celle-ci ne peut accueillir qu’une trentaine de personnes et cette fois, j’ai
vraiment l’impression de me retrouver au lycée. Les mêmes tables, les mêmes
chaises, une odeur de craie identique et …
Non !
Ce dos, ces fesses… Ces yeux…
Putain de bordel de merde !
8. Inquiétude

Nina

— Ma puce, ce n’est pas le gars qu’on a rencontré au salon de l’étudiant ?


—…
Tellement prise dans mon tourbillon de bonheur, j’en avais oublié que ce
Dieu vivant enseignait ici ! Quelle conne !
— En plus, je rêve ou il vient de t’adresser un clin d’œil ?
— Je ne sais pas, je n’ai rien vu…
Menteuse !
Bon, ok, j’avoue, cette œillade existe belle et bien… Après tout, pourquoi
n’aurais-je pas le droit de continuer à me voiler la face de temps en temps ?
Je te préviens ! Si tu repars dans tes mensonges, je vais vraiment péter un
plomb !
Soudain, tous les rouages de mon cerveau se mettent en place. Conscience
a ressurgi en prévision de la réapparition de Zack… Par pitié, aussi beau soit-
il, priez pour que les scénaristes n’aient pas prévu une rupture avec Théo à
cause de lui ! Ou pire, que je le trompe ! Certes, maintenant qu’il me sourit de
toutes ses dents en semblant oublier que nous ne sommes pas seuls, je rougis
comme une vierge effarouchée… Mais ça veut seulement dire que je n’aime
pas être au centre de l’attention… Rien d’autre…
Championne de mauvaise foi, toutes catégories !
— Ma puce, arrête de t’agiter, tu fais trembler toutes les tables !
Il est marrant ! J’adorerais le voir dans ma situation ! J’ai quand même
planté ce type une demi-heure après avoir accepté son invitation en lui
fournissant l’explication la plus stupide du monde ! Sans compter que son
corps d’Apollon représente un gigantesque appel à la luxure ! Happée par son
magnétisme, le sentiment de passer le reste du cours la bouche ouverte pour
essayer de retrouver de l’air ne me quitte pas. Je ne peux m’empêcher de fixer
sa bouche pulpeuse, d’observer les mouvements de ses jambes musclées
lorsqu’il évolue entre les rangs et de me dire que je toucherais bien ce petit cul
bombé pour m’assurer de son apparente fermeté… Bref, ça craint…
Indéniablement, les forces supérieures désirent tester mon amour pour Théo…
Espérons que je parvienne à résister…
— Bien, nous en avons terminé, conclut mon professeur canon.
Déjà ?
Moi non plus, je n’ai pas vu défiler ces deux heures… Le spectacle était
tellement réjouissant…
— Travaillez ce que nous venons d’étudier aujourd’hui, nous referons le
point la semaine prochaine.
Un brouhaha quasi-identique à celui se déroulant dans mon cerveau se
forme au moment où l’ensemble des élèves se lève.
— Mademoiselle Sanchez ? m’apostrophe-t-il.
Hugo ayant dû s’éclipser rapidement afin de se rendre à son entraînement
d’aviron, personne n’est en mesure de me conseiller sur l’attitude à adopter. Je
marque un bref temps d’arrêt, avant de me raviser pour finalement poursuivre
mon chemin. Il vaut mieux que je ne me retrouve pas seule face à lui pour
l’instant… Même si j’aime profondément mon torturé, je dois tout mettre en
œuvre pour me tenir éloignée d’une éventuelle tentation… Les scénaristes sont
malins, j’ai déjà pu éprouver leur sadisme… En plus, Théo entrerait dans une
colère folle s’il apprenait que j’ai accepté de lui parler…
Les cours s’enchaînent sans autre surprise. Ma journée terminée, je
m’apprête à partir lorsque cette voix que je reconnaîtrais entre mille résonne à
mes oreilles :
— Mademoiselle Sanchez ?
Je me retourne et aussitôt, la dose d’oxygène qu’il me manquait inonde
mes poumons. Théo… Je fonds… Indéniablement, quelles que soient les
circonstances, je ne craquerai pas face à la Zack.
— Chez toi ou chez moi ? chuchote-t-il afin d’être certain que personne ne
nous entende.
— Chez moi… Je dois regarder ce que je peux porter demain soir.
— D’accord. Je n’ai plus que deux cours, je te rejoins directement après.
— Oui, prends ton temps.
Ne lui dis pas ça, il va se douter qu’il se passe quelque chose de louche !
— Tout va comme tu veux ?
Eh merde !
— Bien sûr, ne t’inquiète pas. Je suis juste crevée. Une bonne sieste et tout
repart !
— Repose-toi, alors… À tout à l’heure.
La lueur d’inquiétude que j’ai pu percevoir dans son regard ne m’inspire
pas confiance… Serait-ce de la peur suite à mon propre comportement ou lui
est-il arrivé une tuile à lui-aussi ? Après tout, pourquoi la situation
n’empirerait-elle pas des deux côtés ? Si cette connasse de Barbara a tenté de
l’approcher, je ne réponds plus de rien ! Sur le chemin qui me mène à mon
appartement, une seule réflexion tourne en boucle dans ma tête : nous n’avons
connu que deux mois de sérénité. Incroyable ! Pour la plupart des gens, en
général, l’inverse se produit ! Ils vivent un quotidien paisible, voire monotone
et quelques jours d’ennuis seulement…
Nina, même si l’on sait qu’il s’agit de ta vie, aie foi en elle, je suis sûre
que tu t’inventes des films au sujet de Zack. Si ça se trouve, il avait seulement
une poussière dans l’œil…
Mouais…, songé-je en ouvrant la porte de chez moi. J’ai l’impression
qu’il y a des lustres que je ne suis pas revenue dans mon cocon et une éternité
que je n’ai pas été seule. Alors, j’adopte un comportement similaire à celui que
j’ai lorsque je pénètre dans l’antre de Théo : je m’amuse à redécouvrir mon
appartement. Rien n’a bougé, comme si la situation était restée identique à celle
du lycée, comme si demeurais toujours la Nina menant une double vie. Si après
l’interview, je me sentais étrangement apaisée, aujourd’hui, l’angoisse
m’habite à nouveau… À l’image de l’année dernière, je m’assieds sur mon
canapé, une verveine à la main pour réfléchir au tournant qu’a pris mon
quotidien depuis mon entrée à la fac. Perplexe, j’en arrive à la conclusion qu’il
vient s’ajouter un nouvel élément perturbateur presque tous les jours… J’ai
peur… Refusant toutefois de céder à la panique, je décide de me rattacher à
mon mode d’emploi en pensant à des choses positives, tel que l’après-midi
passé hier en compagnie de ma mère. Depuis son retour de l’hôpital, nous
prenons le temps de renouer, voire construire, les liens. Ne voulant pas
patienter jusqu’à la vente de sa maison, ni que le divorce d’avec mon père soit
prononcé, elle s’est finalement installée chez son nouvel ami et sincèrement, je
la comprends. Après tout, pourquoi ne pas profiter immédiatement du bonheur
? Ces instants peuvent être si fugaces !
Je crois que je me souviendrais toute ma vie de cette fameuse sortie et je
me retrouve brusquement plongée quelques mois en arrière.
Hugo et Claude m’attendent sur le parking pendant que j’effectue les
dernières démarches nécessaires à la fin de sa thérapie. Avant que nous ne
dépassions les portes du sas de sécurité, ma mère me force à marquer une
pause.
— Nina… Je ne te remercierai jamais assez…
— Pour être honnête, je m’en veux de ne pas avoir agi plus tôt. Au lieu
d’écouter les gens, j’aurais dû faire confiance à mon instinct…
— Même si la route à parcourir vers la guérison reste encore longue,
l’essentiel est que j’aille mieux, j’ai ouvert les yeux. Et puis, désormais, Claude
pourra aussi m’aider. Maintenant, je souhaite que tu t’occupes de toi, que tu
sois réellement heureuse.
— Je le suis !
— Permets-moi d’en douter. J’ai lu « Dirty Love » …
Eh merde ! Au ton de sa voix, je sens qu’autre chose la dérange. Mais quoi
? Les détails au sujet de mon ancienne carrière ? Ce que j’ai pu raconter à son
propos ?
— Maman, je te connais. Tes mots sonnent comme un reproche. Dis-moi
ce qui te contrarie…
— Le fait que tu aies omis de mentionner ton professeur lors de tes
aveux…
— Ah…euh… Oui… Tu sais, son statut ne change rien.
— As-tu la certitude que cet homme est bon pour toi ?
— Bien sûr ! Nos débuts ont certes été difficiles, pourtant, regarde,
l’histoire se termine bien !
— Je l’espère… Je n’ai peut-être pas encore le droit de te le demander,
mais j’aimerais le rencontrer.
Non, non, non… Très mauvaise idée… J’imagine déjà la situation…
Quelle horreur ! Le drame assuré !
— Euh… Oui… On organisera ça…
À la fin de cette conversation, nous quittons l’hôpital sans que je ne me
doute une seule seconde que cette entrevue arrivera bien plus tôt que prévu…

Après avoir chargé la voiture de Hugo, nous rentrons tous ensemble chez
Claude et buvons tranquillement un café lorsque Théo frappe à la porte. Un
Théo à la mine déconfite, tenant un bouquet de fleurs aux tiges cassées entre
les mains. Incapable d’entrevoir la beauté de son geste, je me fige
instantanément, atrocement embarrassée. Pour la première fois, notre couple
me fait honte… Afin de rompre le malaise, Hugo prend les devants en
introduisant le nouvel invité :
— Voici le… petit ami de Nina…
— Bon… bonjour, madame Sanchez. Je… Ravi de vous rencontrer.
Je me souviens qu’à cet instant, je me comparais à une ado, effrayée par
l’opinion de ses parents au sujet de son amoureux. Sauf qu’il ne s’agissait pas
d’une présentation traditionnelle où l’on essayait de juger le prétendant selon
ses projets d’avenir ou encore son milieu social. Mais sur les manières dont il
utilisait sa fille pour éloigner ses propres vices… Je crois que jamais je
n’avais connu de situation plus gênante que celle-ci… Avant que ma mère
n’enchaîne, bien évidemment !
— C’est donc vous ?
Les épaules de mon torturé, assis à mes côtés sur le canapé, se
recroquevillent aussitôt, son teint s’empourprant davantage.
— Enchanté, madame. J’aime beaucoup la décoration de votre maison.
Mon Dieu, mon asocial de base jouant au gendre idéal… Mémorable !
— Elle ne m’appartient pas.
— Je… Oui… Pardon, je n’y pensais plus. Comment vous sentez-vous ?
— Comme quelqu’un qui sort d’un hôpital psychiatrique après y avoir
passé pratiquement une année complète…
Sa main moite presse la mienne de plus en plus fort… Dans un état
identique au sien, je me dois toutefois de réagir avant qu’il ne fasse une
syncope :
— Maman, s’il te plaît…
J’admets qu’elle ait des doutes à son sujet, pourtant rien ne l’oblige à
autant de froideur ! Hugo, qui jusqu’alors, a assisté à cette joute en silence, ne
peut s’empêcher d’enchérir, avec un sourire moqueur à peine dissimulé :
— Madame Sanchez, notre Théo joue au dur comme ça, mais il faut
ménager son cœur si fragile…
Le rire nerveux s’échappant de ma bouche interrompt la suite de sa phrase.
Seulement, l’œil noir jeté dans la foulée par le dindon de la farce me le fait
instantanément ravaler… À cette minute précise, je sais déjà que cet affront me
coûtera très cher…
— Ok… Je suis allée trop loin. Pour être honnête avec vous, jeune
homme, j’ai appris à vous connaître à travers un livre et j’avoue que mes
impressions à votre sujet sont plutôt… comment dire ? Mitigées…
Je n’aurais pas exactement choisi ce terme-là…
— Cependant, étant bien placée pour comprendre que chacun mérite le
bénéfice du doute, je vous souhaite la bienvenue au sein de notre drôle de
famille. J’espère que vous saurez rendre ma fille heureuse.
— Je mettrai tout en œuvre pour la satisfaire…
Suite à cette réplique, tout le monde se tait. Si des centaines d’images me
traversent l’esprit quant à la manière dont il me satisfait chaque jour, je pense
qu’il en va de même dans celui des autres…
Notre beau mâle devrait faire attention à son vocabulaire…
Conscient de ma gêne grandissante, Hugo, se mordant le coin des lèvres
pour ne pas exploser, vole à mon secours en orientant la conversation vers des
sujets moins tendancieux… Ainsi, le reste de l’après-midi se déroule dans une
ambiance beaucoup plus légère.
Une fois sortis, Théo n’emprunte pas la route habituelle pour nous
conduire chez lui. Au fil des kilomètres, mon ventre se tord, le décor
m’apparaissant de plus en plus familier… L’hôtel… Celui de notre rencontre…
La chambre ayant abrité nos premiers ébats… Théo le Sombre revient sur le
devant de la scène afin de me punir pour mon insolence :
— Je vais t’apprendre qu’il ne faut pas se moquer de moi, petite…
Par cette simple phrase, il m’intime l’ordre d’incarner Vanessa…
— Ne m’en veux pas…
— Tais-toi !
Tandis que mon ténébreux matador me tourne autour, je tremble… Nous
rentrons à peine de vacances et durant notre exil, seule Nina ou encore Vanina
ont fait leur apparition. Notre retour en ces lieux me réjouit autant qu’il
m’effraie. L’angoisse monte, il est hors de question que nos démons ne nous
hantent à nouveau…
— Pour toi, j’ai mis ma fierté de côté…
Il se tient derrière moi, tirant sur ma queue de cheval pour me forcer à
pencher la tête en arrière. Son autre main me bloque la mâchoire pendant qu’il
continue à me menacer tout en me murmurant au creux de l’oreille :
— Tu préfères rire aux railleries de ton ami, plutôt que de me soutenir ?
Comprends que je ne peux pas admettre cela, Vanessa…
Son timbre grave ainsi que son souffle chaud descendant dans mon cou
ont raison de mes craintes… Sentir son érection prendre de l’ampleur contre
mes fesses m’exalte, je suis prête à ce qu’il me sanctionne… Négligeant
quelques instants les règles qu’exige mon rôle, la bosse située à son
entrejambe ne cessant de me narguer, mes doigts viennent la caresser.
— Ne me touche pas !
S’éloignant brièvement pour se repositionner face à moi, il me débarrasse
rapidement de mon débardeur afin de s’en servir pour lier mes poignets
derrière mon dos. Ses prunelles brillent d’une intensité sans pareille, une lueur
s’apparentant à celle des ténèbres… Lentement, il se charge ensuite d’ôter le
reste de mes vêtements avant d’en faire de même avec les siens.
— À genoux.
Je m’exécute pendant qu’il me détache les cheveux.
— Suce-moi, m’ordonne-t-il en approchant son membre de mon visage
tout en se campant fermement sur ses jambes.
Privée de l’usage de mes mains, seule ma bouche a la capacité de le
satisfaire. Joueuse, la pointe de ma langue commence par lécher
langoureusement son gland puis, gourmandes, mes lèvres englobent son
membre gorgé de sang. Plus je l’aspire, plus ses ongles s’ancrent dans mes
épaules. Ses râles m’excitent, mon sexe est déjà trempé, apte à le recevoir. Ses
coups de bassin m’incitent à le prendre avec plus de profondeur, à le sucer
frénétiquement jusqu’à ce qu’une goutte de son plaisir se dépose sur mes
papilles.
— Prometteuse… Mais le moment n’est pas encore venu…
Après s’être dégagé, il se poste derrière moi en me forçant à me pencher.
— Regarde comme tu es belle, petite insolente…
Je ne peux le voir, ce qui rend mon envie de le sentir bien plus pressante.
L’électricité qui émane de lui pénètre dans chacune de mes fibres et plus ses
paumes malaxent ma croupe, plus mon désir enfle. Putain, je le veux tellement
! Tout à coup, ses doigts dévient, s’insinuant dans ma fente pour y entamer de
délicieux va-et-vient… Je lutte pour ne pas gémir et, à force de me contenir,
des perles de sueur apparaissent le long de ma colonne vertébrale…
— À mon tour de te défier…
Son majeur glissant à l’orée de mes fesses illustre on ne peut mieux ses
propos… Douce promesse… Ses caresses s’accentuent afin de me préparer à
cette immersion dans mon intimité la plus secrète jusqu’à ce qu’il s’y enfonce
brusquement, m’arrachant un cri issu d’un mélange de douleur et d’extase. Je
suis tellement serrée que jamais je n’ai eu autant le sentiment de ne faire qu’un
avec lui…
— Aucune douceur pour toi ce soir, Vanessa…
Effectivement, son bassin claque frénétiquement contre ma peau pendant
qu’il me griffe violemment le dos. Mon corps entier me lance, décuplant ainsi
mon plaisir. Ses assauts deviennent secs, m’indiquant l’imminence de sa
jouissance et pour m’interdire de me perdre à mon tour, je me mords les
lèvres jusqu’à ce qu’elles en saignent…
— Ne te contracte pas comme ça… Je vais… Aahh !
Son orgasme explose avant qu’il ne puisse achever sa phrase, son abandon
entraînant le mien, sans que je ne parvienne à le contrôler…
— Tu n’as pas respecté les règles…
Trop épuisée pour répondre, je m’allonge à même le sol et contre toute
attente, il m’y rejoint afin de m’enlacer tendrement.
— Je te le ferai payer plus tard, petite… Tu n’es plus apte à supporter une
nouvelle punition…
Deux jours après, je portais toujours les stigmates de sa vengeance… Je
ne m’étais suis pas rendue compte qu’il y avait mis autant de force, cela
m’inquiétait… Je n’arrivais pas à m’ôter de la tête que Vanessa lui manquait,
que le jeu auquel nous jouions ne lui suffisait pas… Il aimait la baise dure, la
vraie… Pas celle que nous nous inventions…
Ce retour dans le passé a duré plus de temps que je ne le croyais.
Malheureusement, il me laisse dans le même état d’incertitude qu’à l’époque, si
bien que je n’entends pas Théo rentrer, jusqu’à ce qu’il m’interpelle :
— Nina ?
— Ah ! Salut !
— À quoi pensais-tu encore ? m’interroge-t-il sur un ton de reproche.
Dis-le-lui !
J’aimerais bien mais les traits de son visage, plus tendus qu’à
l’accoutumée, m’en empêchent…
— Rien d’important, je t’assure. J’appréhende seulement le dîner de
demain. Et toi ? Tu n’as pas l’air en forme, non plus…
— Oh, juste le contrecoup de la rentrée… Je dois m’habituer au
changement de rythme. Quant à toi, n’aie aucune crainte par rapport à mes
parents. Ils ont évolué, je t’assure. De toute façon, ça ne peut être pire que
l’accueil réservé par ta mère…
— Pas faux, rétorqué-je en me retenant de rire.
— Alors, cette tenue pour demain ?
— Je ne l’ai pas trouvée… Je verrai plus tard.
— Ok…
— Que veux-tu faire ce soir ? enchaîné-je pour rapidement détourner la
conversation.
— Rien… Mis à part profiter de toi…
Manquant tous les deux d’entrain, nous commandons des pizzas puis, une
fois notre repas terminé, nous nous lovons sur le canapé pour végéter devant
la télévision. Nous nous contentons de nous câliner sans que le sexe ne s’invite
dans la partie… En plus, en dépit de ces gestes d’affection, j’ai l’impression
que pour lui comme pour moi, le cœur n’y est pas… Étrange… Voire
inquiétant…
9. Traquenard

Nina. Samedi.

Hier soir, je n’ai pas osé avouer à Théo les raisons pour lesquelles je
n’avais pas choisi mes vêtements pour le dîner. En fait, l’inquiétude me
rongeait, mais le courage d’affronter ma garde-robe me manquait également.
Je me trouvais face à ma penderie lorsque la vue des affaires de Vanessa m’a
empêchée de continuer mes investigations.
J’ai ressenti un énorme pincement au cœur, comme si une main invisible
le comprimait entre ses doigts… Une sensation non éprouvée depuis
longtemps… Aujourd’hui, l’envie n’est pas plus revenue, sauf que cette fois, il
ne me reste plus d’autre option puisque je revois Monsieur et Madame Parfait
d’ici trois heures à peine. J’ouvre alors les battants de mon armoire et panique
à nouveau au moment où mes yeux se posent sur les tenues de mon avatar.
Pourquoi réagis-tu de cette manière ? Cette histoire appartient au passé.
Jamais plus tu ne retourneras sur le trottoir. Maintenant, ton entourage sait,
personne ne te laissera sombrer.
Une partie de moi refusant toujours de les porter en public, j’essaie en
priorité les fripes de Nina qui, comme je m’en doutais, ne conviennent
absolument pas, car trop simples pour des gens de leur rang. Après de longues
inspirations pour me ressaisir et me motiver, après avoir passé en revue la
quasi-totalité de mon dressing, mon choix se porte finalement sur une robe,
très peu mise, appartenant à Vanessa. Noire, elle épouse parfaitement les
courbes de mon corps. Les bretelles en sont fines, le tissu arrive à mi-cuisse,
une légère fente étant dessinée sur la jambe gauche. Bien que trop dévêtue à
mon goût, Théo me rassure sur le fait qu’elle soit adaptée pour l’occasion, tout
en restant sexy.
Tu vois, seul ton mauvais jugement te trompe.
Une fois habillée, lorsque j’enfile mes escarpins vernis à petits talons, je
ressemble à une boule de nerfs ambulante. S’en apercevant, mon homme aux
quatre lettres interrompt mon geste et m’oblige à m’asseoir sur le canapé :
— Théo, nous allons être en retard…
— Ne t’inquiète pas, je gère… J’ai seulement envie de te détendre un
peu…
Il me bande les yeux, me plaque contre le dossier, fait glisser mon triangle
de soie le long de mes cuisses, avant de remonter mes pieds au niveau de
l’assise pour m’écarter les genoux.
— Qu’est-ce que… ?
— Chut… Nous allons légèrement pimenter cette soirée…
Aussitôt, sa bouche plonge voracement sur mon intimité… Mon Dieu, à
chaque fois qu’il me possède de cette manière, je me perds… Mes muscles se
délient dans un profond soupir tandis que mon corps se cambre davantage afin
de lui offrir un meilleur accès. Contre toute attente, même si je suis loin de
l’orgasme, il stoppe les assauts de sa langue.
— Continue !
— Non…
Je l’entends farfouiller dans la poche de son pantalon de costume puis,
sans crier gare, il introduit quelque chose en moi… De surprise, je me
redresse d’un coup sec et pour seule explication, il me libère la vue.
Ah, non ! Hors de question !
— Tu ne vas pas me forcer à… à… avoir ça lors d’un tête-à-tête avec tes
parents ?
Je n’arrive absolument pas à qualifier ce truc !
— Appelons un chat un chat, petite. Ceci est un œuf vibrant… Histoire que
tu ne m’oublies pas ce soir…
— Non, tu ne peux pas me demander une chose pareille. De toute façon, tu
as promis de ne pas me quitter d’une semelle !
— Ce qui sera effectivement le cas, fais-moi confiance… Mais autant nous
amuser un petit peu…
Accompagné d’un sourire coquin, il agite la télécommande et se charge
de mettre l’accessoire en route. Putain… Wahou… L’effet des fourmillements
reste malheureusement inqualifiable… Rouge écarlate, je me relève, lisse ma
robe et remets de l’ordre dans mes cheveux ébouriffés. Mes escarpins enfin
chaussés, nous quittons l’appartement, main dans la main. En nous dirigeant
vers la voiture, je refuse de me focaliser sur l’objet de mes tourments qui
m’empêche de marcher correctement… Pour le moment, je vide mon esprit et
me concentre à fond sur la soirée qui m’attend…

Le trajet se déroule dans un silence religieux. Par malchance, l’autoradio


est tombé en panne, ce qui ne nous donne aucun moyen d’adoucir l’électricité
se propageant dans l’habitacle. Je ne parviens pas à dire quoi que ce soit pour
détendre l’atmosphère. Seul le bruit des doigts de mon compagnon de route,
tapant sur le volant, vient perturber ce calme apparent. J’ai beau m’ordonner le
contraire, je pense sans cesse à l’irruption de Zack dans ma vie et je n’arrive
pas à m’ôter de la tête que Théo, lui-aussi, me cache quelque chose. Depuis
hier soir, il semble absent, préoccupé… Sans compter que les détails de mon
unique entrevue avec ses parents repassent en boucle dans mon cerveau…
Si tu ne rejoues pas à l’hystérique, il n’y a aucune raison pour que ça se
déroule mal ! Il t’a dit qu’ils avaient changé, alors aie confiance !
Nous n’avons même pas le temps de sonner que Linda nous ouvre déjà la
porte. Si la dernière fois, elle s’était contentée d’un simple hochement de tête,
aujourd’hui, elle me serre dans ses bras.
Tu es montée en grade !
Ma nouvelle alliée nous invite ensuite à entrer, puis nous conduit dans le
salon. Arrivés à destination, mes jambes se mettent à trembler et mes doigts
agrippent la chemise de Théo que je laisse toute froissée lorsque je les retire.
Ce qui devait être un dîner intime s’est transformé en une gigantesque
réception…
— Tu étais au courant ? lui chuchoté-je à l’oreille, paniquée à souhait.
— Absolument pas. Suis-moi, nous allons éclaircir tout ça, me répond-il
d’un ton dur.
Pour rejoindre nos cibles, nous slalomons entre les invités qui nous
dévisagent comme si nous avions commis un horrible crime sous leurs yeux.
En plus, j’ai toujours cette sale impression de me dandiner, telle une dinde
marchant dans la basse-cour… Je me sens mal, jamais je n’aurais dû venir !
Théo nous plante devant ses parents que je salue brièvement en figeant un
sourire artificiel sur mon visage. Quant à lui, il attaque sans même prendre la
peine de leur dire bonjour :
— Pouvez-vous m’expliquer à quoi vous jouez ?
— Bonsoir Théo, rétorque sa mère, la tête haute et l’air fier.
— Nous devions passer la soirée tous les quatre ! Que font-ils ici ?
— Ne t’énerve pas ! Nous avons seulement convié quelques amis afin
qu’ils connaissent celle qui partage désormais ta vie.
Respire…
— Quelques amis ? la singe Théo en haussant le ton. Il y a là une bonne
vingtaine de personnes !
— S’il te plaît, fais l’effort de leur parler. Les gens se posent beaucoup de
questions au sujet de votre livre. Pendant ce temps, nous veillerons sur Nina et
discuterons convenablement avec elle… De nouvelles bases doivent être
instaurées, ajoute-t-elle, une lueur malsaine brillant à présent dans ses pupilles.
— Je veux bien vous pardonner ce traquenard. Mais ce sera le dernier, je
vous préviens. Si je découvre un nouveau coup tordu de votre part, nous
partirons d’ici sur le champ !
Pour être plus forts face à l’adversité, nous nous étions promis de rester
ensemble, coûte que coûte. Un engagement rompu sous l’ordre de ses parents
puisqu’il s’éloigne pour se mélanger à la foule, non sans me lancer un dernier
regard d’excuses. Je vais l’étrangler ! Comment ose-t-il ? Son père, qui n’avait
pas encore parlé jusque-là, me fixe en souriant, tandis que sa mère me toise,
une moue de défi ancrée sur le visage…
— Ravi de vous revoir, ma chère. Incontestablement, cette fois, les
circonstances sont meilleures…, entame le maître des lieux.
Tout dépend de quel point de vue l'on se place…
Il me tend une coupe de champagne que j’accepte avec grand plaisir.
— Merci, monsieur. Je le suis également.
— Vos études se déroulent-elles convenablement ?
Au moment où je m’apprête à répondre, une petite vibration se fait sentir à
travers mon corps.
Putain… Trop bon… Vivement qu’on rentre…
Recentre-toi, Nina…
— O… Oui… B… bien, je vous remercie.
Si tu essayais d’être un peu plus expansive ? Tu ne penses pas que ça
détendrait l’atmosphère ?
J’attrape un deuxième verre sur le plateau d’un serveur, histoire de me
donner un peu plus de contenance et de courage.
— Vous avez une maison magnifique, enchaîné-je en me tournant vers sa
mère, désirant la dérider en la complimentant.
— Merci, Nina. J’espère que vous ne m’en voulez pas pour cette petite
surprise…
J’ai juste envie de t’arracher les yeux, sinon, tout va bien ! Une espèce de
jeu s’instaure entre nous lorsque nous nous défions du regard. Nous venons de
monter sur le ring et cette fois, l’adversaire qui se tient face à moi s’avère
redoutable… Voire diabolique… La défaite appartiendra à celle qui craquera la
première. En mentant aussi effrontément qu’elle, j’accepte le challenge qu’elle
me lance silencieusement :
— Absolument pas, tenté-je d’articuler en dépit de ma mâchoire serrée.
— Parfait ! Vous pouvez le constater, nous sommes entourés de gens plus
que respectables. En partageant la vie de mon fils, il faut impérativement que
vous soyez en mesure de vous intégrer à ce monde.
Qu’essaie-t-elle de te dire, cette vipère ?
— Je ferai ce que Théo attendra de moi, affirmé-je en redressant mes
épaules qui, depuis mon entrée, s’étaient affaissées.
Sous-entendu, tu ne vas certainement pas régir notre vie, espèce de vieille
peau.
— En voilà de sages paroles ! Vous voyez cette jeune femme avec qui il
converse ?
Je commets l’erreur d’entrer dans son jeu et de pivoter pour assister à une
scène qui me retourne l’estomac. Tandis que les vibrations qui s’intensifient
dans mon corps me donnent des coups de chaud, je découvre l’abjecte
spectacle de mon homme, plaisantant avec une magnifique brune à la silhouette
parfaitement sculptée.
— Il s’agit de Chloé, son ancienne fiancée, la fille d’un riche industriel.
L’amitié entre nos deux familles dure depuis des générations. N’ai-je pas
raison, chéri ? enchérit-elle en cherchant l’appui de son mari.
— Oui, oui, répond distraitement celui-ci.
— En tout cas, ça fait plaisir de les voir s’entendre aussi bien, même après
toutes ces années. Qu’en pensez-vous, Nina ?
— Oui, ils perpétuent la tradition…
Je vais tuer cette mégère !
— Ne devais-tu pas régler certains détails avec les serveurs ? la coupe son
époux, devançant ainsi sa prochaine vacherie.
— Effectivement, j’en étais presque venue à l’oublier ! Je file. À tout à
l’heure, Nina. J’espère que nous trouverons l’occasion de poursuivre cette
conversation, me lance-t-elle avant de se diriger vers la cuisine, en donnant
plus l’impression de défiler sur un podium pour exposer la robe d’un grand
créateur, que d’aller remplir son rôle de maîtresse de maison.
Je ne suis toujours pas parvenue à détacher mon regard des deux gravures
de mode qui discutent ensemble, l’air plus complice que jamais.
— Un autre verre ? m’interroge monsieur Parfait qui doit me voir me
décomposer.
Je saisis immédiatement le breuvage qu’il me tend. La tête commence à
me tourner, mais je m’en moque. Présentement, je veux sentir la brûlure
descendre le long de ma gorge… J’ai besoin de sortir de ce cauchemar,
d’avoir mal…
Alors que le repas n’a pas encore débuté ? Nous voilà mal barrées !
Je pense qu’au fond, le père de Théo est un homme bon et que sa femme
en profite pour le mener par le bout du nez depuis des lustres. Pendant tout le
reste de notre échange, il fait le nécessaire pour me mettre le plus à l’aise
possible. Mes muscles se délient peu à peu jusqu’à ce que l’un des convives
requiert son attention.
— Je m’excuse, Nina, le devoir m’appelle. Mêlez-vous aux autres invités,
vous verrez, ils ne mordent pas, me conseille-t-il en accompagnant ses propos
d’une main posée sur mon épaule.
Je m’apprête à l’écouter au moment où un homme se plante devant moi.
Le sourire malsain qui s’étire sur ses lèvres me refroidit instantanément.
Putain, Nina, il ne s’agit pas de…
— Bonsoir, mademoiselle…
Je me sens horriblement gênée … Le client qui a failli me tabasser avant
que je ne cesse de travailler pour Jack…
Des gens respectables ? Mon œil, oui ! Tu pourras la remettre dans les
dents de Madame Parfaite, celle-là !
À cet instant, je me dis que j’ai eu raison de déguerpir de cette chambre
d’hôtel… À l’époque, je n’avais pas pris autant de soin à l’observer que ce
soir, mais il n’appelle vraiment pas à la confiance… Définitivement, il faut que
je m’éloigne de ce sale type qui, heureusement, n’a pas l’air de me reconnaître.
— Bonsoir, monsieur.
Ton sec n’invitant pas à la discussion. On va s’en débarrasser. Continue
comme ça.
— Vous allez certainement pouvoir m’éclairer… Pourquoi une aussi belle
femme que vous reste-t-elle seule au milieu de cette assemblée ?
Quel lover !
— J’attends que mon petit ami me rejoigne, affirmé-je, alors que je vois
le petit ami en question se rapprocher un peu plus de la brune pour lui glisser
quelques mots à l’oreille.
— Peut-être pourrions-nous faire plus ample connaissance en attendant
son retour ? À cette heure, le jardin est magnifique.
Discrètement, j’observe mon mâle prendre congé de sa compagne en lui
adressant un dernier sourire ravageur.
Mais à quoi joue-t-il ?
— Non merci. Écoutez, je dois y aller. Au revoir !
— Ne nous sommes pas déjà vus quelque part ? tente-t-il de me retenir.
Si connard, quand tu voulais lui refaire le portrait !
— Non, je ne pense pas.
Je n’attends même pas sa réponse et pars rapidement à la recherche de
Théo afin qu’il me fournisse des explications… Cette soirée vire au
cauchemar… Les vibrations ont cessé et je déambule parmi la foule qui
continue à me dévisager. Je n’ai pas le temps d’étudier les traits de chacun,
j’espère seulement que je n’en ai pas croisé d’autres au détour d’un trottoir…
Mes pas me mènent au seuil de la porte de la cuisine où je surprends une
conversation qui réouvre les anciennes blessures de mon cœur… Je les croyais
cicatrisées, celles-ci… Le souffle court, les mains moites, je m’adosse contre
le mur de peur de m’écrouler…
10. Le regard des autres

Théo

Suite à la manière déplorable dont je l’ai laissée en plan le soir de mes


dix-huit ans, je suis heureux d’avoir pu prendre le temps de discuter avec
Chloé et ainsi, lui fournir de réelles explications quant à mon départ précipité.
Ayant elle-même été soumise aux dictats de sa famille, à l’issue de notre
échange, elle affirme me pardonner.
Quelle bonne poire !
Maintenant réconciliés, je m’éloigne en lui souriant après lui avoir
chuchoté mes remerciements au creux de l’oreille. Avec d’autres aussi les
points doivent être mis sur les « i »… D’un pas décidé, je pars à la recherche
de mes parents qui demeurent absents du salon. Je poursuis donc ma quête en
direction de la cuisine et, alors que je me trouve près de la porte de service,
leurs éclats de voix me poussent à stopper mon élan pour me dissimuler dans
l’obscurité du couloir. La conversation que je surprends me sidère :
— On ne peut pas autoriser cela ! On ne le peut pas, tu m’entends ? répète
inlassablement ma mère, en arpentant la pièce de long en large. J’ai cru que
j’en serais capable… J’ai vraiment essayé… Seulement, je me rends compte
qu’aussi longtemps que je vivrai, cautionner cette relation me sera impossible !
— Calme-toi ! tente de l’apaiser mon père à l’aide de gestes rassurants.
— Me calmer ? Sérieusement ? Avec cette relation relevant purement de
l’hérésie ?!
— Ma chérie, je t’aime de tout mon cœur ; pourtant, cette fois, hors de
question que je te laisse continuer. Nina l’a transformé, regarde l’air serein
qu’affiche notre fils ! Je ne l’ai jamais vu ainsi.
— Détrompe-toi. Il essaie de se persuader de son bonheur ! Elle l’a
embobiné ! En dépit de ce qu’ils affirment, je suis certaine qu’il s’agit de la
vérité ! Elle se prostitue ! Et crois-moi, ces filles-là sont malignes !
J’en reste muet. Comment ose-t-elle proférer de telles horreurs ? Après ce
que nous avons vécu ? Après avoir lu « Dirty Love » ?
— Je conçois que cette situation puisse te poser problème, mais je
n’approuve pas ton comportement pour autant. Trop d’années ont été gâchées à
cause de tes mauvais plans. Maintenant, je veux enfin profiter de notre enfant.
— Tu… Tu ne me soutiens pas ?
— Pas dans cette voie-là.
— Depuis l’arrivée de cette Nina dans nos vies, plus rien ne va ! Nos amis
nous jugent en croyant tout et n’importe quoi ! Même toi, tu te mets à me
tourner le dos ! achève-t-elle dans un désespoir plus que théâtral.
— Laisse les autres penser ce qu’ils veulent. D’ailleurs, si tu ne les avais
pas invités, nous n’en serions pas là. Dire qu’en plus, tu as demandé à Chloé de
venir. Tu imagines jusqu’où ton ressentiment te mène ?
Incroyable ! Pour la première fois, mon père tient tête à ma mère.
— Ne prends pas mon pragmatisme pour de la colère ! Notre descendance
mérite une épouse à la réputation sérieuse ! Je supposais que son expérience
désormais acquise, il tomberait amoureux de celle qui nous lui avions choisie !
Elle correspond à tous les critères ! Magnifique, respectable… Sans compter
qu’elle appartient à notre milieu…
Putain… J’ai envie de gerber. Cette femme est pourrie jusqu’à la moelle…
— Il va falloir que tu cesses de continuellement régir la vie de ton
entourage. La manipulation n’entraîne jamais rien de bon. Nina mérite que
nous lui accordions une chance.
— Tu te ranges de son côté, maintenant ? Comme lui, elle t’a charmé !
vocifère-t-elle, pleine de dédain.
Je vois Monsieur Parfait serrer les poings. Pour ma part, j’ai déjà enduré
bien plus que je ne pouvais le supporter. Ivre de rage, je pénètre dans la cuisine
pour hurler sur la femme qui me sert de mère :
— Tu ne manques pas de culot !
— De quoi parles-tu ? me répond-elle d’un air innocent.
La maligne… Elle ne se doute pas que tu aies pu assister à leur
conversation…
Une attitude qui, je m’en rends compte à présent, m’a toujours trompé, la
faisant passer pour la victime de la tyrannie de mon père.
— Ton jeu ne marche plus. J’ai tout entendu… Depuis le temps, tu aurais
dû savoir que les secrets n’existent pas… Ils filtrent forcément…
— Je… je…
— Tu m’as tendu un piège que je ne pardonnerai pas… Je vous avais
pourtant prévenus qu’au moindre faux-pas, je m’en irai à nouveau. Mais cette
fois, avant de me barrer, je veux réellement que tu comprennes. Je n’arrive pas
à croire que tu aies pu organiser une telle mascarade. Au nom de tes foutues
apparences ! Encore ! Faire venir Chloé était un coup magistral. Je te l’accorde
celui-ci. Pourtant, ce que tu sembles avoir oublié dans ton plan, c’est que je ne
deviendrai jamais le pantin que tu as toujours voulu formater… Ancre-toi bien
dans le crâne que rien ni personne ne me séparera de Nina, et certainement pas
une odieuse manipulatrice telle que toi !
— Je…
— Papa, la coupé-je avant qu’elle n’invente un bobard supplémentaire
pour se justifier, ne le prends pas pour toi, mais je suis incapable de tolérer
cette attitude envers la femme que j’aime. Sur ce, bonne soirée.
— Mais tu ne peux pas partir comme ça !
— Attends, je te montre, la provoqué-je.
Furieux, je sors de la cuisine par l’entrée principale, heurtant quelqu’un
dans la précipitation. Je m’arrête pour m’excuser et surpris, je m’aperçois
qu’il s’agit de Nina. La mine horrifiée, elle se recule d’un pas pour s’adosser
contre le mur, la tête entre mains, les épaules tremblantes.
Théo, crois-moi, les spasmes ne sont pas dus à ton petit jeu. Elle-aussi a
écouté…
Ça me retourne les tripes de la voir en pleurs à cause de cette mégère.
— Viens avec moi. Dégageons d’ici.
— N…non… Je… Je vais rentrer seule. Elle a raison, je ne suis pas faite
pour toi.
Putain, elle est toujours aussi sourde, ma parole !
— Arrête de dire des conneries, tu me suis, point final !
Sans lui accorder le temps de répliquer, je la saisis par le bras pour
ensuite effacer les larmes qui commencent à couler le long de ses joues. Je la
secoue doucement afin de la forcer à se tenir droite, lui relève la tête en plaçant
mes doigts sous son menton, puis nous quittons la réception sous le regard
médusé des invités.
Hé oui, les gars ! Il vous plante une deuxième fois et, à mon avis, plus
jamais il ne reviendra.

Tout comme à l’aller, le trajet du retour se passe en silence, me laissant le


loisir d’analyser ce qui vient de se produire. Je tenterais bien d’appuyer sur le
bouton de la télécommande pour jauger exactement l’état dans lequel elle se
trouve, mais je m’en abstiens… Tout à l’heure, sur son canapé, nous jouions,
j’aurais même pu la prendre directement si mon plan ne servait pas également
mon propre dessein. Je désirais me frustrer afin de me focaliser sur mon
besoin viscéral de la baiser et ainsi éviter de penser à la réapparition de
Mélissa dans ma vie.
Ma foi, chacun son truc…
Mais maintenant, l’heure n’est plus à la plaisanterie… On a encore
merdé…
TU as déconné ! En rompant ton engagement !
Bien sûr ! Quel con ! « Fais-moi confiance… » Je viens de lui prouver
qu’elle ne le pouvait pas ! En écoutant l’ordre de ma mère pour aller discuter
avec des invités dont je me fous éperdument, j’ai brisé ma promesse !
— Théo ? Je… Je crois qu’ils ont raison…, entame-t-elle, mettant ainsi fin
à toutes mes réflexions.
— Nina, cesse immédiatement.
— Tu mérites mieux que moi. Je ne suis qu’une vulgaire prostituée… Je
n’ai pas le droit de te l’imposer, personne ne peut vivre de cette manière…
Incapable de la rassurer convenablement alors que je suis au volant, je me
gare sur le chemin qui borde la nationale. Le même que l’année dernière, celui
où j’avais craqué en embrassant mon élève avant de reculer… À l’instant où je
me tourne vers elle pour lui répondre, les traits tendus de son visage
m’indiquent parfaitement les paroles qu’elle s’apprête à prononcer. Refusant
toutefois de les entendre une énième fois, j’anticipe son discours que je
connais à la virgule près :
— Non, tu ne vas pas me quitter et non, je ne serai pas plus heureux sans
toi.
— Mais…
— Stop.
Je n’en peux plus de cette comédie qui ne repose sur aucun fondement ! Je
sors de l’habitacle pour ouvrir sa portière, la force à se lever, puis l’allonge
sur le capot. Mon torse contre sa poitrine, ma bouche stagnant à quelques
centimètres de ses lèvres, mes mains immobilisent les siennes au-dessus de sa
tête après avoir activé les vibrations de l’œuf. J’ai envie de mordre ses lèvres
pour qu’elle se taise, de la baiser durement afin de lui faire payer ses mots qui
me malmènent le cœur… Mais avant cela, tout malentendu doit être dissipé. Ça
me rappelle le ring sur lequel nous étions montés lorsque j’avais appris la
vérité à son sujet. À cet instant, nous nous toisons, l’un et l’autre aussi tristes
que furieux ; pourtant, l’électricité due à notre proximité ne cesse de grandir,
accélérant le rythme de nos respirations :
— Si tu désires que l’on avance, il va falloir que tu arrêtes de tout remettre
en question en permanence.
— Comment veux-tu que je ne doute pas quand tu promets de ne pas me
lâcher et que tu m’abandonnes au premier ordre de tes parents ?
— Ok, sur le coup-là, j’ai merdé.
— Donc, je dois aussi me la fermer pendant que tu lances des œillades à
ton ex en lui murmurant des mots doux au creux de l’oreille ?
Mais quelle chieuse !
— Tu es ridicule ! Tu souhaites réellement savoir ce que je lui disais ?
Que j’étais ravi qu’elle se soit trouvé quelqu’un, que j’espérais la voir aussi
heureuse que je le suis à tes côtés et que j’allais de ce pas mettre les points sur
les « i » avec mes parents, hurlé-je, comme si hausser le ton lui permettait de
mieux comprendre mes explications.
— Je…
— Hé oui, ma chère ! Alors, avant de te jouer tout un tas de films, avant de
vouloir baisser les bras et me quitter à tout bout de champ, donne-nous le
temps de parler, la coupé-je, tout en déposant de petits baisers le long de sa
mâchoire.
En guise de réponse, son corps se tend brusquement… Les vibrations
semblent provoquer leur effet… L’abcès maintenant crevé, j’augmente la
vitesse de mon accessoire tandis que ma main libre soulève sa robe.
— Ne bouge pas, Vanina, lui ordonné-je en déliant ses bras.
Elle m’écoute, puis reste immobile pendant que je la débarrasse de son
string. La lune pleine me permet de voir son sexe déjà luisant… Je ne compte
pas m’en arrêter là… Putain, elle va prendre… Elle se tortille sous l’effet des
décharges électriques, ses hanches se soulevant en vue d’accentuer la pression
de mon pouce sur son clitoris. Bordel… Comment ose-t-elle imaginer
m’abandonner ? Elle est trempée, personne ne pourra jamais la faire mouiller
autant que moi… Cette pensée accroît mon besoin de la posséder. À mon tour,
je me défais de mes propres entraves, mes doigts tirant ensuite sur la ficelle
afin d’extraire l’œuf. Sans ménagement, je la glisse au plus proche de moi et la
pénètre brutalement. Toujours ce sentiment inouï de ne faire qu’un ; mais, ce
soir, je ne m’appesantis pas sur cette sensation. Elle doit m’appartenir…. La
taule du capot gondole au rythme de mes coups de boutoir, nos halètements
troublent le silence de la nuit, plus encore lorsque la rebelle enroule ses
jambes autour de mon bassin.
— Plus fort !
Une nouvelle vague d’excitation irrigue ma queue. Mes mains
maintiennent fermement ses hanches, le tempo s’accélère et je la pilonne sans
relâche.
— Dis.Moi.Que.Jamais.Tu.Ne.Me.Quitteras, tenté-je d’articuler, au bord de
la jouissance.
— Je.Suis.A.Toi. Je.Ne.Te.Quitterai.Pas, souffle-t-elle, explosant quelques
secondes après.
Elle m’achève, m’entraînant aussitôt dans la spirale de son plaisir. Le
temps que nous récupérions nos esprits, toujours en elle, je retrouve ma
position initiale, mon torse contre sa poitrine, ma tête dans le creux de son cou.
Nos respirations ayant repris un rythme presque normal, en silence, je l’invite
à se redresser, puis l’aide à redescendre avant de me rhabiller. Au moment de
refermer sa portière, je lui lance une dernière pique :
— Tant que nous y sommes… Si vous écoutez une autre conversation en
douce, faites-en sorte de saisir la teneur exacte des propos, mademoiselle
Sanchez. Il serait dommage que vous soyez sévèrement punie à cause de
quiproquos…
C’est seulement une fois mon demi-tour terminé et le véhicule à nouveau
sur la chaussée qu’elle me répond :
— Oui, Monsieur, merci de m’avoir défendue en disant que vous
m’aimiez… Suite à cela, elle s’endort, le sourire aux lèvres. Un sourire qui
s’étend désormais jusqu’aux miennes…
Théo, si elle réagit comme ça pour une ex qui n’a pas compté, de quelle
manière le fera-t-elle quand elle saura pour le retour de Mélissa ?
Aussitôt, ma bouche se ramollit pour se transformer en grimace de
dégoût. Il ne faut pas qu’elle l’apprenne, jamais… Tout ceci appartient au
passé…
Est-ce la réalité ou tentes-tu seulement de t’en convaincre ?
11. Elle, ici ?

Nina

Lorsque je me réveille le dimanche matin, Théo est déjà sorti de notre lit.
Perturbée par son absence, je le rejoins immédiatement dans le salon. Il
prépare ses cours, la mine sombre. Encore déstabilisée par le déroulement de
cette « soirée-traquenard », je ne cherche pas sa présence et me concentre sur
les tâches ménagères que je n’avais pas pris le temps d’accomplir. Quant à lui,
contrairement à ses habitudes, mon homme aux quatre lettres ne se lève pas
pour venir traîner dans mes jambes en quête du moindre signe d’affection.
L’ambiance m’effraie, ma sale impression que nous nous évitons subsiste…
— Tu sais, je crois que je n’ai pas très envie d’assister à la compétition de
Hugo, m’interrompt-il, pendant que je termine d’étendre ma lessive.
Quelque chose cloche…
— Pour être honnête, moi non plus…
Nous nous sourions timidement avant que je ne me charge de l’annulation
en laissant un message sur le répondeur de mon meilleur ami. En réalité, je
ressens la nécessité de m’isoler dans notre bulle, j’aspire à ce que nous nous
retrouvions afin d’être plus forts face au quotidien qui nous submerge… Son
manque de motivation à sortir provient-il également de ce besoin ?
Nina, interroge-le. La situation s’envenime chaque jour un peu plus…
Certainement pas ! Si c’est pour m’entendre dire que je m’invente des
films, autant économiser ma salive ! De toute façon, il s’agit très certainement
d’un temps d’adaptation ! Alors, pas de quoi en faire toute une montagne !
Donc si je comprends bien, tu vas aussi te taire à propos de Zack ?
Évidemment ! Hors de question que j’évoque ce sujet ! Mis à part un bref
contact l’année dernière, un clin d’œil qui était probablement dû à un morceau
de poussière, rien ne vaut la peine d’être déclaré ! Ma décision prend tout son
sens lorsque je vois maintenant Théo s’approcher de moi, un sourire enjôleur
sur les lèvres. Il m’invite à m’installer sur le canapé, puis pose un plaid sur nos
deux corps enchevêtrés. Trop occupés à nous câliner devant diverses séries,
nous ne bougeons plus de l’après-midi et le soir venu, même si le sexe reste
inexistant, j’ai enfin le sentiment que nous sommes redevenus nous.
Le lendemain matin, fidèle à notre rituel du lundi, Hugo vient me chercher
à la maison.
— Prête pour cette nouvelle semaine ? m’interroge-t-il, alors que je lui
tends sa tasse de café.
— Dans l’absolu, oui…
Théo étant dans les parages, mon meilleur ami agit comme si ma réponse
était normale, mais je me doute pertinemment qu’elle ne le satisfait pas. Dès
que nous aurons refermé la porte de mon hall, il relancera le sujet, j’en suis
certaine ! En retard, je les laisse discuter pendant que je fonce dans la salle de
bain pour terminer de me maquiller. Lorsque je réapparais dans le salon, ils
sont en train de reparler de nos futures vacances en République Dominicaine.
— Ça va être l’éclate totale ! J’ai tellement hâte, s’extasie Hugo.
— On se rejoint chez toi après le resto ? lancé-je à Théo pour rapidement
abréger cette démonstration de joie.
— Ok. Il me tarde déjà, me répond-il en plongeant son visage dans mon
cou pour respirer mon odeur.
Je le sens aussi fébrile que moi… Nous sommes probablement tous les
deux effrayés à l’idée de briser ce qui a été réparé hier…
— Bon les amoureux, vous n’allez quand même pas vous sauter dessus en
ma présence ?
J’aime profondément mon ange gardien, mais parfois… Il m’use ! À
regret, je m’éloigne de Théo et comme je l’ai prédit, Hugo attaque d’emblée,
dès que nous atteignons le trottoir :
— Ma puce, je te connais par cœur, crache le morceau.
— Le dîner… Une véritable catastrophe…
— Qu’ont-ils encore inventé ?
— Pour te résumer, ce qui devait être un repas intime a muté en une
réception bon chic, bon genre. J’avais vraiment le sentiment d’être un animal
de foire ! Sans compter que sa mère ne peut pas me voir…
— Je suis certain que tu assombris le tableau.
— Bordel ! Arrêtez tous de me dire que je me fais des films ! Hugo, j’ai
surpris une conversation dans laquelle elle énonçait clairement que je ne
méritais pas son fils. Cette fois, les éléments sont concrets.
— Ah, oui, effectivement !
— Attends, la suite ! Cette garce a osé convier l’ex de Théo à sa petite
sauterie !
— La morte ?
— Pas elle, évidemment ! Je te parle de celle qu’ils voulaient lui imposer
!
— Ah, ok, ne m’engueule pas ! Parfois, tu es difficile à suivre ! Et Théo
dans tout ça ? De quelle manière a-t-il réagi ?
— Alors qu’il m’avait promis de ne pas m’abandonner, je me suis
retrouvée seule…
— Ma pauvre bichette…
— Ne te moque pas ! Après, ayant lui-aussi entendu les propos de sa mère,
il a pris ma défense.
— Donc, où se situe ton problème ? me demande-t-il en me regardant
comme la dernière des cruches.
— Hugo, tu te rends compte ? Ça m’arrache la bouche de prononcer ces
mots, mais la sorcière dit vrai ! Je ne suis qu’une vulgaire prostituée et par ma
faute, il ne leur parle plus !
— Quand comprendras-tu que personne ne peut obliger cet homme à agir
contre son gré ? Il les a affrontés pour toi, voilà tout ce qui importe. Le reste
ne te concerne pas. Aie foi en ton couple !
— Du coup, sa vie se déroulera ainsi ? Il passera son temps à s’isoler des
gens qui m’insulteront à cause de mon passé ? Je n’ai pas le droit de lui
imposer une existence aussi pathétique.
— Nina Sanchez, permets-moi de t’informer que tu m’uses !
Nous sommes deux…
— Tu as l’air d’oublier la loque détestable à laquelle il ressemblait avant
de te rencontrer ! Où en serait-il à l’heure actuelle si tu ne t’étais pas battue
pour lui ?
Pas bien loin, effectivement… Certainement ivre, dans une chambre
d’hôtel, à ordonner à une prostituée de se la fermer pendant qu’il la baise…
— Exact… Je n’avais pas envisagé la situation sous cet angle… Quelle
calamité… Pardonne-moi.
— Excuses acceptées. Mais tu dois ouvrir les yeux et cesser de
dramatiser… C’est dans ton comportement actuel que réside le réel danger, pas
sur vos passés…
À ces mots, je me rappelle effectivement l’absurdité de ma réaction… J’ai
honte… On aurait dit une gamine qui ne connaissait rien à la vie.
Qui ignore tout de l’amour sonnerait plus juste…
— Ok… Message reçu ! Et vous, votre week-end ? enchaîné-je pour
changer de sujet au plus vite, histoire qu’il ne se moque pas de moi, une fois de
plus.
— Génial ! Samedi, nous sommes allés faire les boutiques et dimanche, la
tournée des bars pour fêter ma première place à la compétition d’aviron. Mes
amis devaient venir m’encourager mais visiblement, ils étaient bien trop
occupés à ruminer des bêtises…
— Lorsque je croiserai tes copains, rappelle-moi de leur dire qu’ils sont
vraiment stupides ! ironisé-je, beaucoup plus détendue.
— Compte là-dessus, je n’y manquerai pas !

Tandis que nous attendons notre professeur, je ressasse les paroles de


Hugo. Effectivement, un changement de comportement s’impose. À force,
Théo se lassera d’attendre que je mûrisse et va réellement finir par s’enfuir…
L’objet de mes réflexions apparaît justement dans l’amphi. Pour bien me
prouver que je suis capable d’apprendre de mes erreurs et de lui accorder ma
confiance, je reste presque calme quand je vois toutes les étudiantes lui baver
dessus sans aucun scrupule. En même temps, leur attitude de midinette en
chaleur se justifie parfaitement aujourd’hui… Il est tout simplement beau à
tomber dans son Levis qui moule merveilleusement ses fesses… Mon esprit
dévie… Loin… Très loin… À l’image du précédent, il me résumera son CM
ce soir car je n’enregistre absolument pas ses propos. Je préfère chercher le
moyen de me racheter…
La mise au point de mon plan s’achève en même temps que mon cours.
Cette fois, aucune pétasse ne descend vers l’estrade, me permettant ainsi de me
rendre sereinement à mon TD de latin qui, lui, s’avère être d’un ennui mortel.
Hugo me quitte ensuite pour suivre son UE d’informatique et, étant
fermement décidée à fuir définitivement la Zumba, je me dirige le cœur léger
vers la cafétéria. Quand on aborde les faits positivement, y’a pas à dire, la vie
se révèle bien plus belle ! Sauf qu’à l’instant où de telles pensées traversent
mon esprit, le noir reprend rapidement ses droits. Théo, MON mâle, se trouve
au centre de l’arène, en train de discuter avec la fameuse prof de Zumba.
Sérieusement, cette dictatrice n’a pas des élèves à tyranniser au lieu de
l’allumer ?
Soucieuse de ne pas m’emporter directement, je me dissimule un peu plus
derrière le poteau pour observer la scène qui se déroule devant mes yeux.
Tu veux surtout t’assurer qu’il éconduise cette superbe brune comme il se
doit. Avoue !
Heureusement qu’un pilier en béton armé me soutient lorsque je vois la
main de cette garce se poser sur son avant-bras ! Et que Monsieur ne fait rien
pour s’en dégager alors qu’il ne supporte pas qu’on le touche ! Je ne distingue
aucun sursaut, aucun mouvement de recul de sa part au moment où la pétasse
s’approche davantage de lui, portant sa bouche à seulement quelques
centimètres de la sienne. Même si je me situe en retrait de la scène, je parviens
à deviner le « oui » qu’articulent ses lèvres. J’en avais esquissé un similaire
lors du bal de fin d’année. C’en est trop ! Je ne maîtrise plus la colère qui
gronde dans tout mon être. Pendant que l’autre pimbêche s’éloigne fièrement
en abandonnant un Théo interdit au milieu de la pelouse, je me précipite pour
maintenant me tenir face à lui, essoufflée par ma course :
— Tu m’expliques ?
Mon arrivée brutale ne semble pas suffire à le sortir de sa torpeur
puisqu’il met quelques minutes avant de me répondre :
— De… De quoi parles-tu ?
— Tu te fous de moi, j’espère ! Arrête de me prendre pour une abrutie. À
l’image de la moitié de la fac, j’ai assisté à ton petit tête-à-tête avec cette prof.
Prenant subitement conscience que mes camarades sont également les
témoins de notre spectacle, je veille à ne pas effectuer de grands gestes comme
j’en ai l’habitude, en cas d’énervement majeur…
— Ah ! Euh… Elle se présentait à moi.
Niveau excuse, je n’ai jamais vu plus mauvais…
— Théo, ne me mens pas. Tu connaissais déjà cette fille ! Samedi soir, tu
m’as demandé de te laisser le temps de me fournir des explications avant de me
mettre en colère…
Sauf que tu l’es déjà puissance mille, ma grande !
— Donc, vas-y ! Je suis toute ouïe !
Je le vois réfléchir, puis blanchir :
— Mélissa… Il s’agit de Mélissa, m’avoue-t-il d’un air résigné.
J’ai l’impression que le monde s’écroule autour de moi… Contre ses
parents, je peux éventuellement me battre… Mais je ne fais pas le poids face à
une femme de sa trempe… Elle l’a sauvé de ses démons lorsqu’il se trouvait au
plus mal…
Quand tu pensais que seul le fouet lui manquait, tu n’étais pas loin du
compte, finalement… Quand je te disais qu’ils ne devaient pas se rencontrer
non plus, d’ailleurs !
— Je… Je bois un verre avec elle, ce soir…
Non, JE m’écroule… Cependant, je joue encore à la fille forte en prenant
sur moi pour ne rien lui montrer.
— Parfait. Amuse-toi bien, abrégé-je en tournant les talons, pour ne pas
lui permettre de deviner les larmes qui s’apprêtent à couler.
— Nina, attends !
Non, je n’attendrai pas ! Une fois n’est pas coutume, je pars me réfugier
dans les toilettes, afin de lâcher toute l’angoisse qui m’oppresse. Je n’arrive
pas à y croire… Pas elle… Nous sommes foutus ! Les minutes défilent et les
spasmes s’atténuent. À présent soulagée, j’entreprends de faire dégonfler mon
visage à l’aide de grands coups d’eau fraîche et maintenant qu’une trousse de
secours se trouve dans mon sac, j’effectue les retouches nécessaires à mon
maquillage. Je ne l’ai pas prise pour ressembler à toutes ses filles
superficielles qui passent leurs intercours devant la glace, je voulais
simplement être belle pour Théo. Il dit m’aimer au naturel. Toutefois, je
constate qu’il ne reste pas indifférent lorsque je noircis mes paupières et que je
porte le gloss « lèvres de suceuses ».
Les apparences à peu près sauvées, je m’empresse de rejoindre Hugo pour
lui raconter ce nouveau désastre.
—Tu blagues ?
Ça me rassure, lui-aussi a l’air choqué…
— Je te jure que non.
— Ma puce, ne nous emballons pas. Il ne sert à rien de tirer des
conclusions hâtives. Attendons de voir…, tente-t-il de me rassurer avec sa
sagesse habituelle.
— Beaucoup d’événements se produisent en très peu de temps, tu ne
penses pas ? Les scénaristes s’amusent à nous perdre, que veux-tu que j’y fasse
?
— Au moins, lui laisser la possibilité de terminer ses explications ! Tu t’es
encore barrée en plein milieu ! Un beau jour, il en aura assez que tu joues à
Cendrillon !
Nous n’avons pas l’occasion de poursuivre notre conversation
puisqu’arrive mon second tourment. Je sens mon meilleur ami me dévisager
en tapant nerveusement du pied contre ma chaise. Sans avoir besoin de le
regarder, je sais qu’il ne se trouve pas dans un état d’esprit aussi serein qu’à
son habitude…
12. On ne change pas

Théo. Lundi.

Il est midi et je n’ai toujours pas l’envie d’être lundi. Avant d’aller
m’acheter un sandwich, je m’arrête quelques instants dans la cour afin de
profiter des rayons du soleil en ne désirant qu’une chose : remonter le temps.
Me retrouver deux mois plus tôt, sous la chaleur caniculaire du soleil
dominicain ou ne serait-ce qu’à hier après-midi, lorsque Nina et moi nous
câlinions, tout simplement. Notre dimanche matin a encore été quelque peu
mitigé. Clairement, nous nous évitions, probablement suite aux conséquences
de notre « soirée-traquenard »… Contrairement à son habitude, mon ovni ne
cherchait pas ma présence ; quant à moi, je tentais d’établir une stratégie en vue
de préserver notre cocon, tout en songeant à la manière la plus adéquate
d’empêcher Mélissa de revenir s’immiscer dans ma vie… Incontestablement,
la fréquenter, même en tant que simple amie, ne m’apporterait que des ennuis.
Et puis, inutile d’ajouter de nouveaux parasites au sein de notre relation… Il y
en a déjà tellement ! De ce fait, tout au long de cette matinée, je me suis
longuement remué les méninges et, une fois mes idées en place, il ne me restait
plus qu’à les mettre en application… Sans que Nina ne soit au courant… Cela
lui causerait trop de peine…
Après l’annulation de notre sortie en compagnie de Hugo et Léa, j’ai
réellement éprouvé la nécessité de m’isoler au sein de notre bulle. J’aspirais à
ce que nous nous retrouvions dans le but d’être plus forts face à ce putain de
quotidien qui nous submerge… Sans rien entreprendre de particulier, les
sombres nuages ont disparu de notre ciel en fin d’après-midi et, même si le
sexe a demeuré inexistant, j’ai enfin eu le sentiment que nous étions redevenus
nous… Pourtant, en la quittant ce matin, je ne me sentais plus aussi serein
qu’hier, effrayé à l’idée que ce que nous sommes parvenus à réparer ne se
brise à nouveau.

Stoppant mes réflexions, je m’apprête à reprendre mon chemin en


direction de la cafétéria lorsque Mélissa se matérialise devant moi. Le moment
tant attendu est arrivé… Je dois lui faire comprendre que je suis tombé
amoureux d’une autre…
— Salut, me lance-t-elle, la mine radieuse.
— Salut…
Les mots que je ne cessais de me répéter se bloquent soudainement dans
ma gorge, me laissant dans l’incapacité de poursuivre. J’ai l’impression que
son aura vient de capturer la mienne sans que je ne puisse m’extraire de ses
chaînes…
— On boit un verre ce soir histoire d’échanger sur nos parcours ?
Au même instant, ses yeux s’animent d’une étincelle que je reconnais
parfaitement. Une lueur dangereuse, ensorcelante…
Théo, bouge-toi, bordel ! Maintenant !
— Écoute, Mélissa…, entamé-je, la voix enrouée. Ça ne va pas être
possible, désolé…
— Demain, alors ? me propose-t-elle sans se démonter face à mon rejet.
— Non plus… Je… J’ai quelqu’un et ma compagne le prendrait très mal si
je passais du temps avec toi.
— Sérieux ? On a réussi à t’apprivoiser ?
— Oui, je… Les choses changent…
— Je n’en reviens pas ! Par contre, ne me dis pas qu’elle t’interdit de
sortir avec une ancienne amie ?
Euh… Une amie dont l’accessoire préféré est le fouet et avec qui il a
couché, si…
— Non, bien sûr que non !
Menteur !
— Je suis seulement débordé.
Tu recommences à te défiler. Ressaisis-toi !
— S’il te plaît… Fais un effort…, me susurre-t-elle en avançant vers moi
pour poser sa main sur mon avant-bras.
Je m’étonne de ne pas esquisser le mouvement de recul que j’ai
habituellement quand on me touche. Même pas un petit tressaillement lorsque
sa bouche ne se situe plus qu’à quelques centimètres de la mienne… Comme si
ce geste entre nous semblait naturel, comme si mon corps avait gardé en
mémoire l’empreinte de ses doigts sur ma peau et qu’il se réveillait après des
années de sevrage… Mais ma raison se hisse désormais bien au-dessus de cela,
je me dois d’être ferme !
— Non, Mélissa. Pour le moment, je ne le peux pas, on verra plus tard.
J’ai commis une erreur en pensant que ces mots suffiraient à la dissuader.
Je ne me souvenais plus à quel point elle était têtue ! Suite à mon nouveau
refus, elle s’approche d’encore plus près, enfonçant davantage ses ongles dans
ma chair. Son regard se durcit tout en revêtant des allures beaucoup plus
charmeuses… À cette minute, elle vient d’endosser son rôle de dominatrice en
me murmurant d’une voix rauque :
— Quand on veut, on peut…
Mais il ne veut pas, bordel !
— Oui, me contenté-je de répondre, hypnotisé par ses iris flamboyants…
— Parfait ! Alors vingt heures, ce soir !
Elle se dégage de moi, me communique le lieu de rendez-vous, puis s’en
va, me laissant interdit au milieu de la pelouse… J’essaie de comprendre de
quelle manière elle a réussi à me retourner… Soudain, le nom d’Ulysse
s’impose à moi… Comme lui, je m’imaginais assez fort pour résister à l’appel
de la sirène. Cependant, fort, je ne le suis pas… Et malheureusement, je n’ai
pas eu de fidèles compagnons à mes côtés pour m’interdire de céder à la
tentation de cette voix enchanteresse…
Non, tu n’incarnes certainement pas ce héros ! Tu restes un homme, tout
simplement… Mais crois-moi, ta lâcheté ne t’apportera que des ennuis…
Conscience doit également posséder des dons de voyance puisque les
problèmes en question se manifestent aussitôt en la personne de Nina
Sanchez…
J’ai toujours raison ! Vu sa tête, elle est furax…
Lorsqu’elle requiert mes explications, honnêtement, j’ignore quoi lui dire.
Une confusion totale règne dans mon esprit. J’hésite entre les deux choix qui
s’offrent à moi : mensonge ou vérité. Après réflexion, par foi en nous, j’opte
pour la seconde solution et envisage de lui énoncer les choses telles qu’elles le
sont vraiment.
— Mélissa… Il s’agit de Mélissa.
J’ai l’impression que le monde s’écroule autour d’elle, ce qui, bêtement,
ne m’empêche pas de continuer :
— Je… Je bois un verre avec elle, ce soir…
Non, en réalité, ELLE s’écroule ! Pourtant, elle décide de me le cacher en
jouant son rôle de fille que rien ne peut atteindre. Je la connais par cœur…
Enfin, je le croyais… Finalement, sa réaction inhabituelle me laisse sans voix.
Étrangement, je n’entends aucun hurlement… Elle se contente mollement de
me souhaiter une bonne soirée avant de détourner les talons. Devinant les
larmes qui se forment aux coins de ses yeux, je tente de la retenir. Mais, en
vain, puisqu’elle s’enfuit en courant. Si seulement les règles de cette putain de
fac ne me privaient pas de lui courir après !
De toute manière, tes élèves t’attendent…
Comme si j’avais envie de dispenser mes cours, bordel !
Tu veux que l'on te vire, en prime ?
Il ne manquerait plus que ça ! Résigné, je me rends dans mon amphi puis,
las et inquiet, j’enchaîne mes heures. Je n’arrive pas à me mettre pleinement
dans l’ambiance, en ne cessant de penser que notre parenthèse de bonheur
n’aura été que de courte durée… Deux petits mois d’insouciance avant que les
ennuis ne surviennent à nouveau… Cette putain de « loi de l’emmerdement
maximal » commence sérieusement à me courir sur le haricot ! Vivement
qu’elle trouve d’autres cibles à malmener ! Je suis pressé que cette satanée
journée se termine afin que nous achevions cette conversation qui n’en était
pas réellement une ! J’ignore où nous en sommes, ça me fout en rogne !
Jamais elle n’a eu cette réaction envers moi. En temps normal, soit nous nous
disputons haut et fort pour ensuite clarifier les choses ; soit, elle affirme
vouloir me quitter en se basant sur des principes erronés. Mais, en aucun cas,
elle ne garde le silence ! Forcément, comme un con, j’ai encore oublié de
recharger mon portable ! Ce foutu appareil m’aurait bien servi aujourd’hui !
Ne serait-ce qu’en lui envoyant un texto pour prendre la température !
Deux minuscules heures que cette « dispute » s’est produite. Je ne tiens
déjà plus. J’interromps mon cours une dizaine de minutes en avance afin d’être
certain de ne pas la rater à l’issue de son TD. Finalement, ça n’attendra pas ce
soir, je refuse de rester une seconde de plus en pleine incertitude ! Lorsque ses
camarades de classe sortent, je fais mine d’étudier les annonces affichées sur le
tableau en liège situé en face de la porte, tout en guettant sa silhouette du coin
de l’œil. Sauf qu’elle n’apparaît pas au moment où Hugo quitte la salle, sans
même m’apercevoir. Tous les étudiants partis, je m’approche à pas de loup et à
l’instant où je m’apprête à entrer, je suspends ma progression pour écouter une
conversation très troublante :
— Pourquoi as-tu fait semblant de ne pas m’entendre la dernière fois ? Tu
me fuis ?
Voix masculine… Je n’aime pas ça… Quelle dernière fois ? Aussitôt, un
sentiment devenu familier me tord le ventre… La jalousie…
— Pas du tout ! Je n’avais pas compris que tu t’adressais à moi…
À son intonation, je devine qu’elle ment.
— Tu te souviens lorsque je t’ai dit que nous deux, ça n’était que partie
remise ?
Bordel, qui est ce gars ? Un étudiant qui a déjà essayé de la brancher ? Ou
pire ! Un prof ? Quand elle se prostituait encore ?
— Vaguement…
Mes muscles commencent à trembler et je ne contrôle pas mes poings qui
se serrent.
Ne t’énerve pas tout de suite, attends de voir…
— Eh bien, apparemment, le temps m’a donné raison… En tout cas, je suis
ravi que tu aies fini par choisir cette filière. Les cours te plaisent-ils ?
— Oui, jusqu’à présent, ça va.
— Bon, assez tourné autour du pot, je me lance. Je pense que tu as
également pu ressentir notre étrange connexion…
Espèce de connard ! Cette alchimie existe uniquement avec moi !
— Alors, cette fois, acceptes-tu l’apéro que je te propose ? Vu les
circonstances, nous devrons seulement rester très prudents…
Je vais lui casser les dents !
— Ce soir ?
Refuse !
— Euh… Non… Je travaille.
Elle laisse de l’espoir à cet enfoiré ? Même pas en rêve ! Mon sang bout
dans mes veines et, même si je sais que je m’apprête à commettre une sacrée
connerie, je fonce dans la salle pour mettre un terme à ce cinéma. Quand
j’aperçois son interlocuteur, le lien se fait immédiatement dans mon esprit…
Le blaireau du salon de l’étudiant ! À l’époque, si j’avais vu rouge, aujourd'hui
ma colère devient noire…
— Elle ne viendra ni ce soir, ni à aucun autre moment, hurlé-je. Tout
simplement parce qu’elle est déjà maquée !
Le type me regarde sans avoir l’air de comprendre, puis tente de répliquer
avant que je ne l’interrompe en m’adressant à celle qui m’appartient :
— Toi, tu me suis !
Sans attendre son consentement, je l’entraîne dans une salle vide, referme
violemment la porte, la plaque contre celle-ci, apposant mes bras de chaque
côté de sa tête afin de la dissuader de s’enfuir :
— Tu m’expliques ce bordel ?
— Toi, tu vas m’éclairer sur ta réaction à deux balles ! réplique-t-elle
illico en me montrant du doigt.
— J’ai coupé court à ta place ! Visiblement, tu ignores la manière
d’évincer les gros lourds !
— Tu me dictes ma conduite, maintenant ? me lance-t-elle, outrée.
— Non. Mais il ne me semble pas si compliqué de refuser une invitation
en citant ton petit ami comme argument ! Si tu t’étais vue te tortiller ! On aurait
dit…
— Quoi ? On aurait dit quoi, hein ? Vas-y !
— Tu voulais te venger de moi en passant la soirée avec ce type ?
— Tu ne manques vraiment pas d’air ! Arrête de te chercher des excuses,
le problème ne se situe pas là. Toi, tu as le droit de sortir avec ton ancienne
maîtresse sans me demander mon avis et moi, je dois t’attendre sagement à la
maison ? Drôle de manière d’envisager notre relation !
Elle marque un point, là…
— Mais moi, je suis en mesure de gérer !
Euh… Sérieusement ?
— Moi non, peut-être ? Tu me prends pour qui ?
— Figure-toi que là, je ne sais plus !
Brusquement, la scène se fige. Jamais je n’aurais dû prononcer ces mots…
Nous comprenons parfaitement tous les deux ce qu’ils sous-entendent. Le
silence règne dans la salle et seul le bruit de nos respirations vient le briser,
jusqu’à ce que Nina remonte sur le ring. Son attitude ne trompe pas.
— Eh bien ! C’est la journée des révélations, on dirait ! Je suis ravie
d’apprendre que ton regard sur moi n’a pas changé. Au bout du compte, tu es
aussi con que tes parents. Alors, Théo, rends-nous service et ne te voile plus la
face. Cesse de jouer les héros en défendant celle que j’étais. D’ailleurs, nous
venons certainement de trouver la raison pour laquelle les gens n’adhèrent pas
à ton discours. Parce que toi-même tu ne crois pas que j’ai raccroché !
— Nina, ça suffit !
— Finalement, tu avais raison ! En aucun cas tu ne me pardonneras
d’avoir vendu mon corps !
— Arrête tes conneries !
— Non, cette fois, inutile de m’engueuler et de monter sur tes grands
chevaux en me faisant passer pour une illuminée. Va boire un verre avec ta
pétasse ; moi, je dois y aller.
— Tu ne t‘échapperas pas aussi facilement !
Subitement, toute tension disparaît de son corps. Son regard s’adoucit,
puis elle se transforme en un félin parfaitement docile. Nina approche
doucement ses lèvres des miennes et toutes les monstruosités que nous venons
d’échanger s’évaporent de mon esprit. Je ne vois plus que cette bouche
pulpeuse que je m’apprête à dévorer. Sauf que la maligne ne l’entend pas de
cette oreille… Elle profite de ma naïveté pour plaquer ses mains sur ma
poitrine afin de me repousser violemment. La surprise m’empêche de réagir
au moment où la chatte se métamorphose en panthère. Rapide, elle ne perd pas
une minute, ouvre la porte et se barre en courant, non sans me lâcher une
dernière vérité au passage :
— Théo, tu as dépassé les bornes en me traitant comme la dernière des
merdes…
Le battant se referme, me laissant seul au milieu de la pièce. Sonné, je tire
une chaise pour m’affaler dessus. Le connard que je suis vient-il réellement
d’insinuer qu’il la considérait toujours comme une prostituée ? Qu’elle le
resterait toute sa vie ?
Je crois bien que oui…
Venons-nous de rompre ?
Affirmatif !
Putain… Par jalousie, je me suis montré odieux avec elle. Les voir
ensemble m’a fait penser qu’elle manigançait un coup similaire à celui de
Cathy…
Nina n’a pas l’esprit aussi perfide, tu le sais…
Bien sûr ! Sauf que la peur est une nouvelle fois venue perturber la
connexion de mes neurones… Perdu, je me lève, quitte la fac, puis rentre chez
moi pour recharger mon téléphone au cas où elle essaierait de me contacter.
Pas de message… Une heure passe et je deviens déjà à moitié fou, là, assis sur
mon canapé, à observer le vide. La solitude, mêlée au silence, m’oppressent, il
faut que je bouge, que j’obtienne des réponses… Des vraies… Une seule
personne a réussi l’exploit de m’en apporter par le passé…
Ne me dis pas que…
Alors que j’avais décidé de ne plus m’y rendre, j’attrape ma veste,
verrouille mon appartement d’un simple tour de clé avant de me diriger vers
l’endroit où Melissa m’a donné rendez-vous…
Très mauvaise idée… Tu joues avec le feu…
13. Regrets

Nina

Quelle journée de merde ! Combien de temps va durer cette putain de


transition avant que nous ne parvenions à allier rêve et réalité ? Je suis dans
une colère noire lorsque je quitte l’enceinte de la fac. Comment a-t-il pu oser
sous-entendre que je n’avais pas changé ? Lui ? Celui qui partage désormais
mon quotidien, qui a contribué à ma renaissance ? Ce coup-bas m’a tellement
causé de peine que, pour me défendre, une fois de plus, mon seul moyen a été
de sortir les griffes. Mais ce qui me rend le plus folle de rage est sa manière de
se voiler la face ! Môssieur m’accuse du pire, alors qu’il accepte d’aller boire
un verre avec « la psy au fouet » ! Tout en m’affirmant depuis des mois avoir
tiré un trait sur son passé, bien entendu !
Visiblement, pas tant que ça…
L’intervention de Conscience m’amène à angoisser pour la suite de notre
histoire, réveillant ainsi les doutes qui me perturbent depuis quelques jours.
Nous serions-nous trompés en nous forçant à croire qu’à deux, nous pouvions
faire abstraction de nos côtés les plus malsains ? Une question que je n’ai pas
le temps d’approfondir car, à peine mes pieds posés sur le parquet du
restaurant, mes collègues sollicitent mon aide. Visiblement, le service de ce
midi a été apocalyptique et ils n’ont pas eu l’occasion de redresser la totalité
des tables. Vu le nombre de réservations que nous avons déjà, la soirée risque
de se dérouler de manière identique… Le timing se révèle parfait ; au moins, je
n’aurai pas le loisir de me torturer inutilement les méninges.
Comme je m’y attendais, les clients affluent les uns derrières les autres et
courir entre les rangées pour satisfaire leurs désirs me défoule grandement.
Les cuisiniers, en sueur derrière leurs fourneaux, m’arrachent un vrai sourire
lorsqu’ils me demandent quelle substance j’ai avalée pour être aussi speed…
Rien. Juste un savant mélange entre colère et déception…
En plus de gérer mon rang, je me consacre même la plonge. Un atelier
que j’évite habituellement avec soin puisque je déteste rester immobile à
patienter que le lave-vaisselle soit terminé. Mais ce soir, le besoin viscéral de
m’occuper l’esprit prédomine. Alors, après avoir fait tourner une bonne
dizaine de machines, la table métallique étant totalement désengorgée, je
retourne à mon poste. J’ouvre la porte battante de la cuisine d’un coup de pied,
un plateau de verres à vin à la main. Je marche avec précaution dans le couloir
un peu plus sombre qui sépare les deux salles, et je me trouve près du
congélateur à glace, lorsque je m’immobilise. Les ballons s’entrechoquent au
rythme de mes mains tremblantes. J’ai l’impression que tous les yeux des
clients sont rivés sur moi à cause du bruit que cela crée. Un homme,
accompagné d’une femme à l’allure étrange, vient d’entrer. La fille, vêtue
d’une jupe excessivement courte, retire son manteau pour le poser sur le
dossier de sa chaise, laissant ainsi apparaître un top transparent. Frôlant le
ridicule, elle se penche pratiquement à l’équerre, tant ses talons aiguilles sont
démesurément hauts. Mes yeux remontent ensuite jusqu’à son visage et,
considérant le maquillage très prononcé dont elle est affublée, il n’y a plus de
doute possible… Surtout quand on identifie la personne qui s’installe
maintenant face à elle… Un sourire vicieux vissé sur les lèvres, assorti d’un
regard noir et malsain, il porte encore sa veste en cuir au moment de s’asseoir.
Jack…
J’essaie de chasser mes craintes, de me convaincre que ce minable ne peut
plus rien contre moi lorsque, à son tour, Rosa apparaît dans le tableau. Elle se
dirige prestement vers eux, les traits tendus d’angoisse. Je ne l’ai jamais vue
comme ça…
— Monsieur, nous ne servons plus depuis vingt minutes. Veuillez-vous en
aller, s’il vous plaît.
Attends, elle refuse un client à vingt-et-une heure ? Depuis quand respecte-
t-elle cette règle ? Personne ne l’applique !
— D’habitude, le responsable m’autorise toujours ce petit retard.
— Ce soir, je suis la patronne. Aucune négociation ne sera possible.
Trouvez un autre endroit pour vous restaurer.
Jack ne réplique pas, mais la détaille minutieusement avant de s’exclamer
:
— Incroyable !
Les mots qui suivent me glacent le sang :
— Rosa ?
J’ai peur de comprendre…
— Je savais que ton visage m’était familier !
— Dégage de là, réplique-t-elle d’un ton sec.
Elle-aussi le connaît…
Il n’écoute absolument pas son ordre, puisqu’il continue à la provoquer :
— Surprenant de voir à quel point de simples vêtements ainsi qu’une
coupe de cheveux peuvent changer l’apparence des gens… Dire qu’il y a
encore quelques mois, tu travaillais pour moi…
Putain…
— Cesse immédiatement ton petit jeu, Jack.
Brusquement, les méandres s’éclairent et mes jambes tremblent à nouveau.
Cet abattement au fond de son regard que je ne parvenais pas à déchiffrer
devient désormais parfaitement identifiable…
Il s’agit de l’expression qu’arborent les anciennes prostituées…
Nous avions le même proxénète… Le mystère planant autour de Rosa se
dissipe… Elle est moi… Je suis elle… Tout s’explique… La force qu’elle
possède puise sa source dans le combat qu’elle a mené pour s’extraire de ce
milieu. Les paroles sages qu’elle prononce sont issues de son expérience de la
vie. Il demeurera éternellement cette tristesse au fond de nos prunelles car,
pour parvenir à nous en sortir, nous avons vu et vécu des choses horribles…
Malgré tout, nous restons totalement conscientes d’avoir eu de la chance…
— Et toi, reprend-elle en s’adressant à la jeune femme qui accompagne ce
sale type, je te conseille vivement de t’éloigner de lui au plus vite. Il va te
transformer en une loque humaine… Lorsque tu t’en apercevras, il sera trop
tard…
L’intéressée la regarde d’un œil bovin. Malheureusement, son air résigné
prouve qu’il l’a déjà dépossédée de son âme… Elle semble usée et détruite
alors qu’elle ne paraît pas avoir plus de trente ans…
— Rosa, laisse-nous manger un bout. Tu me dois bien ça, après tout ce
que j’ai fait pour toi…
— Pars ! rugit-elle. Il s’agit là de mon dernier avertissement. Je ne veux
plus jamais te revoir ici, autrement, j’appelle les flics.
Il se lève dans une attitude empreinte de défi, adresse un signe de tête à la
fille pour qu’elle le suive, puis commence à marcher vers la sortie, avant de se
retourner et adresser une ultime provocation à ma chef :
— Je constate que tu as très vite oublié les règles… Personne ne me parle
de la sorte.
Voilà ce que tu amènes les femmes sans défense à croire ! Théo t’a déjà
cassé la gueule, je te rappelle…
— Je te préviens, toi et moi n’en avons pas terminé…
Après qu’il ait refermé la porte, ma supérieure reste immobile quelques
secondes- ceci au même titre que les clients-, pour ensuite passer devant moi
comme une furie en direction des cuisines. Au bout d’un certain temps, je
l’entends hurler. J’en déduis qu’elle a trouvé refuge sur la terrasse, non-
opérationnelle à cette époque de l’année, afin de déverser sa colère. Quant à
moi, je n’ai pas bougé. Je suis toujours dans le petit sas, paralysée au milieu de
l’effervescence de mes collègues. Je n’arrive pas à m’en remettre… Soudain,
quelqu’un se charge de retirer le plateau qui tremble encore dans mes mains en
le plaçant sur le congélateur.
— Nina, que se passe-t-il ? me demande Rosa, sans que je ne l’aie vue
revenir.
Le choc de cette révélation semble m’avoir également rendue muette.
— Tu sais qui était cet homme, pas vrai ? reprend-elle, le regard rivé sur
la sortie.
— Oui…
Je mobilise toutes mes forces afin de réunir assez de courage pour lever
la tête vers elle. Une fois mes yeux posés sur sa silhouette, l’image renvoyée
me sidère. Sa main se crispe sur mon avant-bras et j’ai devant moi une femme
que je ne reconnais pas. Elle paraît lasse, son bronzage ayant laissé place à une
pâleur effrayante.
— C… Comment ? Mon Dieu, tu es si jeune !
— Un mauvais concours de circonstances…
— Par pitié, dis-moi que tu en as terminé avec ça, me supplie-t-elle en
accentuant la pression de ses doigts.
— Oui.
— Heureusement…
— Et… Et toi ?
Je formule ma question à tâtons… D’après ce que Jack a sous-entendu,
elle ne bosse plus pour lui, mais peut-être exerce-t-elle en freelance ?
J’avoue, avec sa patronne, le sujet s’avère délicat à aborder…
Pas pire qu’avec ma mère… Par contre, ce qui diffère ici, c’est que nous
l’avons, toutes deux, vécu et que je suis bien placée pour comprendre la
difficulté à parler de ces choses-là… Surtout lorsqu’on tente de les reléguer au
rang de souvenir…
— Je répondrai à tes interrogations. Après le service. Rien de telle que
l’action pour faire abstraction !
Elle se redresse, prend son carnet de commande, puis se dirige vers une
table pour noter les desserts que désire le couple y étant installé. De mon côté,
je termine ma tâche seulement, n’ayant plus la force de porter le plateau, je
ramène les verres au bar cinq par cinq, en glissant leurs pieds entre mes doigts.
Contrairement à mon état au début du service, mon corps se déplace
difficilement et je demeure absente pour le reste de la soirée. Je suis
hermétique à mon environnement, j’attends seulement les réponses aux
nombreuses questions qui se bousculent dans ma tête.
Les derniers clients partis, mes collègues nous quittent après notre
traditionnelle conversation. Rosa et moi sommes désormais seules,
uniquement éclairées par la veilleuse de l’As. Sentant que je vais en avoir
grandement besoin, je m’octroie un second gin tonic, tandis que ma patronne
enchaîne ses lampées de rosée pour ensuite entamer :
— Je pensais être amoureuse de lui…
Sans déconner ? De Jack ?
— Avant qu’il ne me mette sur le trottoir, nous étions ensemble. Enfin, à
notre manière… Lorsque je l’ai rencontré, j’étais déjà brisée. N’ayant plus
d’argent pour me loger à force de me défoncer au crack, je dormais dans la
rue. Il m’en a sortie et nous formions ce que l’on pourrait appeler un couple.
En me promettant monts et merveilles, il m’a attirée dans ses filets ; et moi,
cette fille faible, que je hais aujourd’hui, y a cru. J’avais des doutes quant à la
nature exacte de sa profession mais à l’époque, trop aveugle, trop perdue, je ne
pouvais réellement me rendre compte de la portée de ses actes. Jusqu’à ce qu’il
en ait assez de me voir avachie toute la journée sur le canapé et qu’il m’initie
au travail dans le but, comme il le disait, de m’aider à réagir, ajoute-t-elle
amèrement.
Quel connard… Finalement, Théo aurait dû l’achever…
— Je vois…
— À ce moment-là, tout s’est éclairé à son sujet. Mes premières passes ont
été horribles et lorsque je lui répétais que je refusais de continuer à baiser pour
de l’argent, il menaçait de me quitter. Alors, parce que je pensais l’aimer, parce
que sans lui, je me retrouvais à la rue, j’ai accepté le pire. À cette période, je
n’étais absolument pas entourée. Et puis la honte me condamnait au silence…
La reine des idiotes, crois-moi ! Au point de le laisser ramener d’autres filles à
la maison et de dormir dans la pièce voisine pendant qu’il se les envoyait…
Mon Dieu…
— Je… je suis désolée de t‘obliger à ressasser tout ça. Si tu préfères t’en
arrêter là, il n’y a pas de problème.
— Jamais, je ne cesserai de raconter mon combat. Parce que j’en suis
fière ! Certes, des actes peu glorieux ont été cautionné et l’on peut voir en moi
une personne médiocre, voire méprisable. Mais j’ai changé ! Tous les jours, je
me félicite d’avoir réussi à m’en sortir.
— Comment ?
— J’ai rencontré un homme bon, différent des autres clients auxquels
j’avais habituellement affaire. Il réussissait à me considérer en tant qu’être
humain et pas uniquement comme une vulgaire fille de joie.
Attends, il ne s’agit pas de Patrick ?
J’y ai moi-aussi pensé, cependant les dates ne coïncident pas…
— Au fil du temps, il m’a aidée à ouvrir les yeux, enchaîne-t-elle. Grâce à
lui, j’ai réuni assez de courage pour me relever et me mettre en contact avec
une association. Des personnes formidables qui m’ont aidée à regagner de
l’estime, une dignité perdue depuis bien trop longtemps. Désormais, je me
situe de l’autre côté de la barrière puisque j’y œuvre bénévolement. L’homme
dont je te parle connaît Doug. Voilà pourquoi je me retrouve à travailler ici, à
discuter avec une jeune fille d’apparence saine d’esprit, mais qui a vécu une
folie similaire à la mienne…
Cette femme est extraordinaire ! J’aimerais tellement posséder son
caractère déterminé ! Dire que je me sens incapable de savoir si je suis à
nouveau débout, même après avoir raccroché !
Merci, Théo !
— Et, toi ? De quelle manière tout cela a-t-il pu te tomber dessus ?
m’interroge-t-elle.
— Je… Pfff, je m’excuse, Rosa, je ne crois pas être prête à en parler…
Peut-être qu’un jour, je ressentirai une fierté identique à la tienne, seulement,
ces événements sont beaucoup trop frais pour que je les remue. Ne m’en veux
pas, s’il te plaît.
— Ne t’inquiète pas, je te comprends. Pourtant, sache que si tu désires en
discuter, je saurai t’écouter. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
— Merci, Rosa. Même si je ne me confie pas, puis-je te demander où tu en
es avec ton client ?
Tu as besoin de te persuader de tes choix ?
— Nous sommes encore en contact, notre lien se tisse doucement… En
fait, nous nous laissons du temps afin d’être sûrs du chemin que nous
empruntons. Lui-aussi a un passif relativement compliqué, aucun de nous deux
ne souhaite commettre d’erreur. Nous voulons vivre un amour vrai,
susceptible de toujours durer et refusons de nous apercevoir dans quelques
mois qu’il n’y avait pas de sentiments amoureux. On peut vite se tromper
lorsqu’un rapport sauveur/sauvé entre en ligne de compte, tu saisis ?
J’en ai bien peur…
— Oui… Je te suis reconnaissante d’avoir accepté de me raconter cette
triste période, achevé-je en étouffant un bâillement.
— Bon, jeune fille, il est tard. Tu as besoin de repos. Où puis-je te déposer
?
En réalité, je n’en ai aucune idée. Le déroulement de la soirée m’a
retourné le cerveau. Je ne sais plus quoi penser. Dois-je aller chez Théo et,
comme me l’a suggéré Hugo, exiger un complément d’informations sur la «
psy au fouet » ? Dois-je prendre le temps d’analyser les propos de Rosa ? Me
demander si, à l’instar de son histoire, nous ne sommes pas uniquement deux
écorchés qui ont cru se sauver ? Deux âmes torturées se voilant la face,
n’éprouvant finalement qu’une simple reconnaissance l’une envers l’autre ?
Tu crois qu’au lieu de vous aider, vous vous enfoncez mutuellement ?
Je l’ignore… J’en viens même à m’interroger sur la nature de mon
amour. En suis-je réellement éprise ou a-t-il simplement été aussi malin que
Jack en me rendant dépendante de sa folie ?
— Nina ?
Sortant de ma léthargie, perturbée et sans réellement saisir la portée de
mes propres paroles, je lui donne mon adresse.

À trois heures du matin, je ne dors toujours pas. Il y avait très longtemps


qu’une telle insomnie ne m’était pas arrivée. Certes, la présence de Théo me
manque et son odeur hante les draps ; seulement, maintenant éloignée de toute
l’agitation, l’évidence s’impose à moi. Bien sûr que je l’aime ! Mes deux
cœurs ne me trompent pas ! Et je suis certaine qu’il éprouve des sentiments
identiques aux miens. Notre mission réside en leur compréhension mutuelle et
en la nécessité de nous apprivoiser. Si l’amour possédait une méthode
universelle, tout le monde serait au courant ! Je me retourne dans tous les sens,
en repensant à l’écriture commune de « Dirty Love ». Nous nous étions promis
de ne plus laisser s’installer de quiproquos entre nous. Seulement, nous ne
cessons de le faire depuis le début de cette rentrée scolaire ! Hors de question
que nous souffrions encore inutilement. Ma décision est prise ! Je dois être
honnête avec Théo en lui avouant que les voix sont réapparues, que mes
réactions puériles ne sont que l’illustration de la peur qu’il ne m’échappe. Que
oui, nous nous aimons, mais que nous ne devons pas permettre à la jalousie de
nous dévorer car, sans nul doute, elle nous détruira. Cette fois, je ne traîne pas
au lit et m’empresse de me préparer pour aller le rejoindre le plus rapidement
possible.

À six heures trente tapantes, je gravis en courant les marches menant


jusqu’à son appartement. Je pourrais parfaitement ouvrir la porte avec le jeu de
clefs qu’il m’a donné, mais je préfère voir son visage au moment où il
l’ouvrira. J’aime lire l‘étonnement dans son regard… Je frappe deux coups
discrets pour épargner les voisins de ce tapage matinal, puis le battant
s’entrebâille au bout de seulement quelques minutes.
C’est quoi, ce bordel ?
14. Creuser la brèche

« Le mensonge et la tromperie ne durent jamais : tout se dévoile au


fils du temps. Et la confiance meurt alors… Pour toujours… » Anonyme

Mélissa

Je poireaute depuis maintenant trente minutes et, étant donnée l’hésitation


dont il a fait preuve avant d’accepter ma proposition, j’ai bien peur qu’il ait
finalement renoncé à venir… Merde ! J’avais tout prévu, m’énervé-je en
observant les glaçons fondre dans le seau à champagne. Dépitée, alors que je
m’apprête à jeter mon dévolu sur une autre cible, Théo apparaît, l’air plus
détruit que jamais. Un visage m’amenant à repenser à celui que j’ai rencontré
quelques années plus tôt. Lui, cet homme, assis le dos courbé, regardant dans le
vide, peinant à porter son verre de whisky jusqu’à ses lèvres. À l’époque, ses
traits, profondément marqués de désespoir m’avaient immédiatement attirée.
Ils étaient ceux d’un écorché, un vrai… Comme l’exigeait le règlement du
club, j‘aurais dû le jeter à la porte, mais son ivresse, le rendant irrésistiblement
magnétique, m’en avait dissuadée. L’excès d’alcool, qui d’ordinaire me
rebutait, me permettait ici d’entrevoir ses failles ainsi que la noirceur de son
monde. Dès cet instant, j’ai su qu’il incarnerait mon nouveau défi… Et
présentement, tandis qu’il s’avance vers moi, je me le dis encore…
Il s’installe, tendu, probablement parce qu’à son arrivée, il a pris
conscience de ce qu’engendrait la nature exacte des lieux… Je le sens gêné.
Une attitude qui aiguise mes sens, qui me pousse à vouloir faire sauter ses
barrières de défense et ce, de n’importe quelle manière… Je commence à le
provoquer au moment où nous échangeons à propos de mon mariage raté. Je
lui laisse clairement entendre l’attirance que j’éprouve pour lui, en dépit de
notre éloignement au cours de ces dernières années. Sauf que sa réaction n’est
vraiment pas celle que j’attendais… Il panique… Si je poursuis sur cette voie,
il ne tardera pas à prendre la poudre d’escampette. Clairement, si je veux
gagner, je dois modifier ma stratégie. Pendant qu’il s’agite de plus en plus sur
sa chaise, la première étant déjà terminée, je stoppe son élan en commandant
une seconde bouteille. Au son du bouchon qui saute, ses muscles semblent se
relâcher. Au moins sur ce point, rien n’a changé. Lorsqu’il se trouve dans cet
état de perdition, il ne sait pas résister à l’appel de l’alcool… Ce soir, cette
drogue sera sa pire ennemie… Et ma meilleure alliée… À travers des gestes
parfaitement détachés pour ne pas lui mettre la puce à l’oreille, je ne cesse de
remplir son verre. Celui-ci ne se vide jamais et une fois suffisamment grisé,
Théo entame enfin le sujet qui m’intéresse réellement. Sa soi-disant petite
amie… Je veux comprendre pourquoi une autre a pu lui mettre le grappin
dessus… Tout à l’heure, dans cette cour, je ne l’avais jamais vu aussi bien dans
sa peau, même après être passé entre mes mains expertes…
— Et cet après-midi, nous avons à nouveau rompu…
Oh putain ! Quelle aubaine ! Je me contrôle pour ne pas esquisser une
danse de la joie, feins d’être navrée pour lui, puis continue, le ton empreint
d’une fausse sollicitude :
— Mon pauvre… Pourquoi ?
Il me raconte leur dispute dans les moindres détails. Elle a eu lieu alors
que je venais à peine de le quitter pour me rendre au gymnase et dispenser mon
cours. Effectivement, après notre discussion, j’ai bien vu « miss tee-shirt »
marcher rapidement dans sa direction ; seulement, j’étais loin de me douter
qu’il s’agissait d’elle ! Comment cette niaise, ne sachant pas aligner
correctement deux pas de zumba a-t-elle procédé pour amadouer ma bête
sauvage ? À l’affût de la plus infime opportunité pouvant servir mon dessein,
je l’écoute religieusement. Au terme de ses explications, ce qu’il en ressort se
révèle plutôt clair, toutefois, seul un regard externe peut s’en rendre compte.
De toute évidence, Théo est raide dingue de cette minette. Dès qu’il en parle,
ses yeux transpirent d’amour. Ça me débecte… Quant à elle… Il lui reste
encore tout à apprendre. À écouter cet amoureux transi, depuis le début de leur
relation, jamais elle n’a réussi à baisser totalement la garde. On perçoit qu’elle
tente de lui faire confiance et malgré sa bonne volonté, ses a priori ainsi que
ses doutes refusent de céder… La pauvre cruche ignore qu’elle se crée ses
propres obstacles. Nina n’a tout simplement pas compris la connexion
exceptionnelle, l’indéfectible lien qui existe entre eux… Tant mieux pour
moi… Mon Dieu, je n’arrive pas à croire que j’ai pu me métamorphoser aussi
rapidement… Comme si la proximité de ce torturé engendrait le retour de mes
instincts les plus primaires… La dominatrice remonte en selle… Non pour
arrondir ses fins de mois depuis son divorce, mais par challenge… Par
plaisir… Il est grand temps que le passé se réinvite dans le présent… En
commandant la troisième bouteille de champagne, je remercie intérieurement
le destin de nous avoir réunis. Il ne peut s’agir que de son œuvre, car combien
de chances y avait-il pour que nous tombions l’un sur l’autre, dans une ville
dans laquelle nous n’avons aucun point d’attache ? Dans une faculté où rien ne
nous prédestinait à être ?
Ses yeux se troublent davantage, m’indiquant qu’il me faut maintenant
passer à la vitesse supérieure.
— Ça te plairait de visiter ? lui demandé-je en désignant l’escalier en
colimaçon menant aux chambres.
Il sourit en caressant nerveusement les bords de son verre, avant de
changer brusquement de rictus. Sa bouche se tord, la lassitude emplit son
regard. Il pense encore à elle, je n’en ai pas assez fait.
— Je… Non… J’aimerais rentrer… Tu veux bien me raccompagner ?
Ah ?! Peut-être pas finalement…
— Avec plaisir, beau brun…
Ce matin, après avoir pris une douche bien chaude pour délier mes
muscles endoloris, je m’assieds délicatement sur le rebord du lit, entièrement
nue. À l’époque, jamais je ne m’étais octroyée ce plaisir, mais en ce jour si
exceptionnel, alors que ma bête sauvage est endormie, je me délecte
d’observer le moindre détail qu’il me laisse entrevoir de lui. Si son état
d’esprit a évolué, son physique, lui, n’a pas changé. Cet homme reste d’une
beauté à couper le souffle et à cet instant, je me demande comment j’ai pu lui
en préférer un autre… Aussitôt, mes yeux dévient de ses épaules musclées,
venant se poser sur l’ange emprisonné dans sa cage. Je suis fière de cette
marque indélébile car, grâce à elle, il se rappellera éternellement de ce que
nous avons vécu… Un tatouage qui, à lui seul, dépeint la face cachée de sa
personnalité. Une icône représentant la manière dont je l’ai aidé à grandir,
nous liant l’un à l’autre pour toujours… Malheureusement, le temps passé loin
de lui a gâché mon œuvre, toutes les bases devant être reprises… En même
temps, à l’époque, si j’avais été plus attentive lors de notre dernier rendez-
vous, je l’aurais su… Alors que nous étions dans la chambre « Pardon » pour
jauger convenablement de sa progression, je lui avais énoncé le thème suivant
au creux de son oreille :
— Si aujourd’hui, tu devais rencontrer quelqu’un, montre-moi de quelle
manière tu la traiterais.
Après un temps de réflexion, au travers de gestes maladroits, il m’avait
prise dans ses bras en approchant ses lèvres des miennes. Tandis que des
frissons d’excitation me parcouraient l’échine, sa bouche s’était contentée de
me frôler avant qu’il ne s’éloigne brusquement.
— Jamais plus, je ne pourrai prétendre à ce genre de relation, tu le sais
aussi bien que moi. Je ne suis plus cet homme-là. Donc, maintenant, tu vas
sagement exécuter mes ordres… Sur le lit, à plat ventre. Vite !
Ayant déjà pu goûter aux conséquences de sa fureur, cette promesse
n’avait fait qu’amplifier mon envie de lui. Durant ce corps-à-corps, alors qu’il
ignorait ce que je m’apprêtais à lui annoncer, plus dominant qu’à
l’accoutumée, il s’était saisi d’un fouet pour la première fois… À mesure qu’il
prenait conscience du pouvoir que l’accessoire lui octroyait, ses frappes
s’intensifiaient. Ses fessées étaient si violentes et dures que le sang en avait
coulé… Tout simplement délicieux… Depuis toujours, j’aimais sentir mes
chairs brûler et ce soir-là, mes désirs se trouvaient largement satisfaits.…
Incroyable… Sans lui avoir appris la technique, il la maîtrisait déjà… L’élève
venait de dépasser le maître… Et ce, haut la main dans le sens où, après ces
préliminaires, il était parvenu à inverser les rôles sans que je ne puisse agir. Ce
dont je n’avais jamais éprouvé le besoin se produisait : je désirais goûter au
plaisir avec l’un de mes novices… Je mourrais d’envie qu’il me possède toute
entière, qu’il me caresse réellement et que nous jouissions ensemble afin que
notre aventure s’achève en beauté. J’ai failli exploser à plusieurs reprises, mais
je m’étais contenue pour savoir jusqu’où sa colère envers les femmes le
mènerait… Par contre, si je parvenais à contrôler mon corps, mon esprit, lui,
ne l’entendait pas de cette oreille puisqu’il m’avait poussée à enfreindre la
règle du silence :
— Th… Théo !
— Oui ?
— Arrête !
— Arrête quoi ?
— Ça !
— Pourquoi ?
— Parce que je veux jouir !
— Tu te souviens de ce que tu m’as fait subir ? Maintenant, c’est à ton
tour…, avait-il rugi en dégageant sa main de mes cuisses. On m’a appris à ne
jamais supplier qui que ce soit… L’orgasme se mérite… Si tu es sage, tu y
auras peut-être droit un autre jour. Présentement, toi comme moi resterons
dans cet état…
— Il n’y aura pas de prochaine fois…
La surprise ainsi que la brutalité de mes mots l’avaient à nouveau
métamorphosé en cet être perdu, prêt à être démoli par n’importe qui… Donc
par cette Nina, également…

À ces souvenirs, mon pouls s’emballe et mon entrejambe s’humidifie


davantage. Il devient nécessaire que ce beau mâle me soulage… Je m’apprête à
le réveiller lorsque deux coups frappés à l’entrée m’en empêchent. Encore
mouillée, j’enfile rapidement le premier vêtement qui me tombe sous la main :
une chemise bleue à carreaux, style bûcheron, beaucoup trop grande pour moi.
Finalement, je me moque de mon apparence car elle porte son odeur… Je me
précipite en bas, les pointes de mes cheveux dégoulinant le long de mon cou.
J’ai hâte d’évincer ce visiteur impromptu pour rapidement retourner auprès de
Théo et continuer à le regarder dormir en m’imaginant tout ce qu’il me fera,
une fois ses yeux posés sur moi…
Au moment où j’ouvre le battant, je découvre sur le seuil celle qui incarne
désormais ma pire ennemie. Aussitôt, je me demande ce qu’il lui trouve… Oui,
elle est jolie, mais pas d’une beauté exceptionnelle, non plus… D’ailleurs, aux
dernières infos, ils avaient rompu, alors que fout cette gamine ici, à une heure
aussi matinale ? Si la petite croit pouvoir revenir la bouche en cœur et ruiner
mon entrée dans la brèche, elle se fourre le doigt dans l’œil ! Elle représente
mon écharde dans le pied, l’élément perturbateur dans l’aboutissement de mon
plan… Cette fille doit être éliminée… Définitivement… Tandis que nous nous
dévisageons dans un silence de plomb, je prends mon air le plus détaché
possible en faisant mine de ne pas la reconnaître, comme s’il ne m’avait jamais
parlé d’elle :
— Bonjour ! En quoi puis-je vous aider ?
— Euh… Je viens voir Théo, tente-t-elle de s’affirmer.
Je me sens obligée de la mettre plus bas que terre afin qu’elle ne se relève
pas…
— Il dort encore. Nous nous sommes couchés très tard hier soir…, la
nargué-je à l’aide de mon sourire le plus coquin.
Elle se décompose, ma stratégie fonctionne…
— Qui êtes-vous ? Je peux éventuellement lui transmettre un message ?
rajouté-je volontairement.
Elle pâlit à l’extrême avant d’abdiquer :
— Non. Inutile. Merci. Personne, je ne suis personne…
Sans même un au revoir, elle détourne les talons et descend lourdement
les escaliers, la tête basse, ses bras pendant mollement le long de son corps. Ça
a été tellement facile que j’en suis presque déçue… Je ne m’attendais pas à un
combat dans la boue digne de ceux diffusés sur les chaînes américaines, mais
un peu de hargne de sa part aurait rendu ma victoire beaucoup plus savoureuse.
Heureuse malgré tout, je referme la porte, puis retourne rapidement dans la
chambre afin de mettre la seconde partie de mon plan à exécution…
Théo remue lorsque je pénètre dans la pièce. Ses paupières s’agitent de
plus en plus et cette fois, je compte bien l’aider à s’éveiller…
— Me… Melissa ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Que les réjouissances commencent… Continuons à creuser la brèche…
15. Boomerang

Théo

Lorsque j’arrive à l’adresse indiquée par Mélissa, j’ai l’impression d’être


retourné dans la même machine à remonter le temps que l’année dernière. Sauf
qu’à cet instant, je ne revis pas ma demande en mariage à Cathy, mais une
fameuse soirée où tout a basculé. Celle où j’ai rencontré mon initiatrice pour
la première fois… Ici aussi, l’ambiance est feutrée, la clientèle essentiellement
masculine et les serveuses portent des tenues pour le moins aguicheuses. Elles
déambulent parmi les hommes avec des déhanchés provocateurs au rythme
d’une musique sensuelle, diffusée en sourdine. Rapidement, je comprends
qu’en venant ici, je me suis planté… Vu son comportement dans la cour,
j’aurais dû me douter que nos intentions n’étaient pas les mêmes. Clai-rement,
en aucun cas, Mélissa ne m’éclairera sur l’attitude à adopter pour me réconci-
lier avec Nina… Par contre, à la différence du soir de notre rencontre, elle ne
vient pas m’aborder alors que je suis proche du coma éthylique. Vêtue d’une
robe rouge n’accordant que très peu de place à l’imagination, elle m’attend,
assise à une table excentrée, sur laquelle trône un sceau contenant une bouteille
de champagne.
Fous le camp, Théo ! Ça craint !
J’aimerais bien, seulement, j’ai le sentiment d’être prisonnier des lieux.
Mes pieds refusent de faire demi-tour et la curiosité finit par l’emporter. Je ne
cesse de m’interroger sur les raisons qui poussent le sort ou le destin à
remettre cette tentatrice sur mon chemin. Pourquoi m’a-t-elle convoqué dans
ce bar ? Pourquoi son mari ne l’accompagne-t-il pas ? Est-elle mère ou,
comme moi, l’a-t-on condamnée à vivre sans enfant ? Afin d’être plus serein
pour l’avenir, je dois absolument obtenir réponse à mes questions. Déterminé à
ne pas me laisser perturber par le cadre, je m’approche de mon ex-maîtresse
tandis qu’elle m’accueille à l’aide un sourire radieux :
— J’ai cru que tu ne viendrais plus… Autrefois, jamais tu ne manquais de
ponctualité…
Ses ongles peints en rouge tapent sèchement sur le métal de notre table, ce
seul mouvement suffisant à m’intimider.
— Excuse-moi, j’ai eu quelques soucis à régler.
— Tu ne trouves pas amusant que nous nous recroisions dans cette ville ?
enchaîne-t-elle rapidement sur un ton beaucoup moins réprobateur.
« Amusant… ». Insensé serait plus juste… Que nous préparent les
scénaristes ?
— Oui, je le pense aussi !
Mon souffle se relâche. Je suis soulagé qu’elle ne poursuive pas son jeu
de séduction.
— Vous êtes installés ici depuis combien de temps ? entamé-je mon
enquête à petits pas.
— Tu peux dire « tu ». Sam a demandé le divorce il y a six mois,
maintenant. D’ici quelques semaines, notre rupture sera officielle…
Ce que je craignais se vérifie… Séparée, elle représente un danger encore
plus grand…
— Je suis sincèrement désolé. Comment le vis-tu ?
— Je crois que ça va…
— Que vous est-il arrivé ? Vous ne vous entendiez plus ?
— J’imaginais que si… Mais de toute évidence, nous n’étions plus en
phase. Il a fini par m’avouer que notre quotidien l’ennuyait, que nos anciennes
activités lui manquaient…
— Vous… Vous ne vous amusiez pas tous les deux ?
— Si… Visiblement, pas assez à son goût…
— Et au tien ?
Tu tends vraiment le bâton pour te faire battre !
— Je me considérais comme une femme comblée, heureuse en ménage.
Mais, ce divorce ainsi que nos retrouvailles m’amènent à revoir ma copie…
me répond-elle en ponctuant la dernière partie de sa phrase à l’aide d’un clin
d’œil.
Théo, barre-toi de là…
Je m’apprête à écouter Conscience lorsque, d’un simple geste, Mélissa me
dissuade de me lever. D’un claquement de doigts, elle commande une
deuxième bouteille et tel le chien que j’étais autrefois, je reste bêtement scotché
à ma chaise, à enchaîner les verres qu’elle ne cesse de me resservir. Tout bien
réfléchi, je crois que m’en remettre à elle m’arrange car je ne désire pas me
retrouver seul à ruminer ma peine… La tête commence à me tourner, je ne suis
vraiment plus très clair, mais je m’en moque. L’alcool me permet d’oublier
momentanément l’état de tristesse absolue dans lequel je me situe. Tout à coup
reconnaissant, je me plonge donc un peu plus sérieusement dans notre
conversation :
— Pourquoi ce lieu de rendez-vous ?
— En plus de la fac, je travaille ici de temps en temps, histoire d’arrondir
mes fins de mois…
— Il s’agit du même principe que… là-bas ?
Quel crétin ! Tu ne veux pas lui demander de visiter les chambres, tant
qu’on y est !
— Officiellement, non… Mais…
— Quels sont tes plans concernant la suite ?
Je me presse volontairement de changer de sujet car indéniablement,
comme me le suggère assez vivement Conscience, le petit sentier emprunté se
transforme en pente ultra savonneuse…
— À vrai dire, je l’ignore. J’ai déménagé afin de m’éloigner de mes
souvenirs et j’ai eu la chance d’obtenir rapidement ce poste. Donc pour le
moment, je ne modifie plus rien. Au moins jusqu’à ce que le divorce soit
prononcé. Je t’avoue qu’à la base, mon installation à Nancy ne devait être que
transitoire… Cependant, avec un ami tel que toi, je pourrais finalement
m’éterniser…
Merde…
— Enfin, plus qu‘un ami, si tu vois ce que je veux dire…, se voit-elle
obligée de préciser.
Théo, elle t’allume ouvertement et tes perceptions sont biaisées à cause de
l’alcool… Fais gaffe !
— Écoute, j’ai essayé de te l’expliquer ce midi. Je suis avec quelqu’un,
nous sommes en train de bâtir notre relation donc je ne pense pas que ce soit
une bonne idée que l’on se voie trop régulièrement…
— Pourquoi ?
Merde, merde… MERDE !
— Elle… Elle est jalouse…
Tu te moques du monde ? Sérieux, tu crains, mec…
Je décèle un éclair de colère passer dans ses pupilles, ses lèvres se pincer,
pourtant son ton reste parfaitement détaché à l’instant où elle m’interroge à
nouveau :
— Je comprends… Vous êtes ensemble depuis combien de temps ?
Décontenancé par sa question, je ne sais pas quoi répondre. De quand date
réellement le début de notre histoire ? Un an ou les deux mois idylliques que
nous venons de vivre ?
— En réalité, notre relation s’avère être assez compliquée… Nous avons
déjà traversé tellement d’épreuves ! D’ailleurs, aujourd’hui, nous avons à
nouveau rompu…
— Oh ! Tu m’en vois navrée ! Mon pauvre… Pourquoi ?
Je ne la trouve pas très crédible, cette demoiselle…
— En même temps, je me doute qu’une liaison entre un professeur et son
élève ne doit pas être facile à gérer. Au moins, tu ne l’as pas rencontrée
complètement ivre dans un bar pour qu’ensuite elle te fouette…, insinue-t-elle
dans un rire forcé.
Non, il l’a ramassée alors qu’il était éméché, alors qu’il venait de sauter
une prostituée effrayée par les pratiques que tu lui avais enseigné… Elle ? Elle
se faisait tabasser par son mac… Donc, l’un dans l’autre…
— Euh oui… Mais tu vois, malgré toutes ces difficultés, je suis certain
qu’il s’agit de la bonne.
— Comme moi à propos de Sam ?
Ne tombe pas dans son piège…
— Je ne sais pas. Peut-être connaîtrons-nous une issue identique à celle de
votre mariage, cependant, je me dois d’encourir le risque. J’ai déjà bien assez
de regrets dans ma vie et je ne veux pas que celui-ci vienne s’y ajouter.
Elle ne répond rien à mon discours, puis détourne rapidement le regard
pour capter l’attention d’un des serveurs afin qu’il nous ravitaille. Alors que
tout devrait m’inciter à partir, je reste. À cette heure, je ne suis de toute façon
plus en mesure de résister à l’appel de cette douce liqueur… Ainsi, la soirée se
poursuit sur cette lancée ; elle essayant de parvenir à ses fins ; moi, incapable
de prendre les bonnes décisions…

Ce matin, dans les vapeurs du sommeil, j’entends deux coups frappés à la


porte. Je sais que je suis chez moi mais je n’ai pas la force d’aller ouvrir tant
mon mal de crâne est vif. Je me sens vaseux, comme si je me trouvais en
lendemain de cuite… Sauf que je ne me rappelle pas avoir bu… Étrange…
Persuadé de ne pas avoir assez dormi, je replonge aussitôt dans un profond
repos. J’ignore combien d’heures passent avant de sentir un regard insistant
peser sur mon corps. Les yeux encore fermés, d’un geste maladroit, je tâte la
place à côté de moi. J’espère y découvrir le corps nu de Nina, lui taper
gentiment les fesses en lui ordonnant d’arrêter de me fixer, pour ensuite la
prendre dans mes bras, nicher ma tête dans le creux de son cou et m’assoupir à
nouveau en respirant son odeur. Seulement, je ne rencontre que la chaleur du
drap… Mon ovni n’a pas dû partir il y a bien longtemps… Hum, si elle pouvait
me préparer un bon café…
— Beau brun, il va falloir que tu te décides à ouvrir les paupières à un
moment ou un autre…
Cette voix… Ne me dites pas que ?
Je t’avais pourtant mis en garde !
Putain, c’est quoi, ce délire ?
Tu as merdé… Encore… Et pas qu’un peu…

Anxieux, je fouille dans les moindres recoins de ma mémoire pour saisir


les raisons de sa présence dans ma chambre. Tel un boomerang qui revient
après un long parcours, tout ressurgit brusquement et je me prends le bois en
pleine tête… La dispute de la veille avec Nina, ma soirée passée en compagnie
de Mélissa… Bordel… Mon état de ce matin ne relève pas du hasard ou d’un
fantasme de mon esprit… J’ai effectivement picolé comme un trou… Fait chier
! Je m’étais juré que jamais plus je ne me mettrai dans un état pareil… Et
présentement, je comprends mieux pourquoi… Je ne me rappelle plus de ce
que j’ai réellement fait… Mes souvenirs les plus clairs s’arrêtent à l’instant où
la troisième bouteille de champagne ne contient plus que de quoi nous servir
un dernier verre chacun. Pour la suite, je nous revois vaguement nous lever
et… Oh putain ! Merde !
Oui, elle t’a invité à monter à l’étage…
J’oublie brusquement tous les maux consécutifs à ma beuverie, me
redresse d’un coup sec, paniqué à l’idée d’avoir commis une irrémédiable
connerie.
Ou deux, vu la tenue qu’elle porte actuellement…
En effet, lorsque je la vois assise sur le bord du matelas, les cheveux
encore mouillés, vêtue de ma chemise et ne portant visiblement pas de culotte,
le goût de gerbe envahit ma bouche. Deux fois ? Dans les chambres du bar puis
dans la mienne ? J’ai osé en emmener une autre dans le lit que je partage avec
Nina ? Putain, impossible que je la trahisse de cette manière !
— M… Mélissa ?
— Salut beau brun ! Bien dormi ?
— Que s’est-il passé ?
— Tu ne t’en souviens pas ?
— Euh, pas trop.
— Tu me déçois…
Son ton intimidateur… Je le connais par cœur, il fonctionne très bien sur
moi, seulement aujourd’hui, je ne me laisserai pas faire…
— Que.S’est.Il.passé ? réitéré-je, la mâchoire serrée.
— Ok, calme-toi. Pour être honnête, nos retrouvailles ont été beaucoup
plus conventionnelles que nos précédentes expériences, mais c’était très sympa
quand même !
— Donc… J’en déduis que nous ne sommes pas allés dans les pièces à
l’étage ?
— Non… Je pense que toi comme moi ne pouvions plus monter les
marches de l’escalier, me répond-elle en riant. Par contre…
— Quoi ? Dis-moi vite et sois claire, s’il te plaît, lui ordonné-je
sèchement.
— Théo, je n’arrive pas à croire que tu n’aies aucun souvenir du
merveilleux moment que nous avons partagé !
Putain… J’ai réellement osé… J’ai trompé Nina dans nos draps…
— Ne t’inquiète pas, ajoute-t-elle dans le but de pallier à mon manque de
réponse. Je vais t’aider à te rappeler…
Dans un mouvement lascif, elle s’approche de moi pour caresser mon
torse du bout des ongles. J’ai envie de vomir. Je suis sans conteste le roi des
connards ! Si elle apprend ça, jamais mon ovni ne me le pardonnera !
Et toi, pourras-tu vivre sereinement ou encore la regarder dans les yeux
après cette trahison ?
La main de Mélissa descend vers le sud de mon abdomen. Comme s’il
s’agissait du diable qui me touchait, je sors précipitamment du lit en
m’enroulant dans la couette.
— Mélissa, je… Je suis désolé… Nous deux… Cette nuit… Jamais cela ne
doit recommencer, tu comprends ?
Une brève lueur de tristesse traverse ses pupilles avant qu’elle ne se
ressaisisse et se lève à son tour pour me faire face, le sommier séparant nos
corps :
— Tu vas finir par me vexer, Théo… Tu ne me tenais vraiment pas un tel
discours, hier soir ! À toi-aussi, visiblement, ce que nous vivions ensemble te
manquait.
Je n’ai quand même pas pu dire une connerie pareille ?
— J’étais ivre, Mélissa. Je… Je dois prendre une douche. Habille-toi, il
vaut mieux que tu partes. Je ne veux plus te voir lorsque je descendrai. J’ai
besoin d’être seul.
Je me dirige vers la salle de bain avant de me retourner pour l’interroger
sur les coups que j’ai entendus un peu plus tôt :
— D’ailleurs, il n’y a pas quelqu’un qui a toqué tout à l’heure ?
— Si ! Seulement le voisin qui venait se présenter.
À six heures du matin ?
Pourquoi pas, après tout ? Les gens sont tellement bizarres de nos jours.
Et puis, j’ai bien trop de choses en tête pour m’étendre sur cette question sans
importance.
Je reste de longues minutes sous le jet, la tête appuyée contre le carrelage,
comme si le contact avec une surface plus dure que mon crâne pouvait
permettre la réapparition de mes souvenirs… Mais rien. Le trou noir… Quelle
attitude adopter ? Avouer ? Si oui, de quelle manière lui dire que j’ai couché
avec une autre, alors que je ne m’en souviens pas ?
Franchement, n’ose pas y penser, personne ne passerait l’éponge…
Dois-je donc lui mentir tout en sachant que nous nous étions jurés de ne
plus le faire ?
En même temps, Théo, vu tes agissements depuis le début de la rentrée
scolaire, tu n’es plus à une cachotterie près…
Mais quel bordel ! Au terme de ma réflexion, je choisis de me taire… Une
fois que j’aurai les idées en place, indéniablement, ma mémoire reviendra.
J’aviserai à ce moment-là. Ma décision prise, je sors de la cabine et l’infidèle,
que je suis, vérifie pendant de longues minutes que la nuit passée avec son
ancienne maîtresse ne lui a laissé aucune trace. Lorsque je pénètre dans ma
chambre pour m’habiller, je constate avec soulagement que Mélissa m’a écouté
en disparaissant de la pièce. Je déchante aussitôt quand j’arrive au bas des
escaliers et que je la vois dans ma cuisine en train de boire un café. En
m’entendant, elle se retourne, la mine mauvaise.
Méfie-toi de cette fille. Elle est le diable incarné…
J’y suis peut-être allé un peu fort en la congédiant comme une
malpropre… Une femme de sa trempe n’en a certainement pas l’habitude…
Cela peut effectivement se révéler dangereux. Même si je n’en ai pas la
moindre envie, je dois m’efforcer d’arrondir les angles`…
— Je suis ravi que tu sois finalement restée…
N’en fais pas trop, non plus…
— Vraiment ? me répond-elle, son visage s’illuminant aussitôt.
— Oui. Il faut vraiment que nous discutions.
— Je t’écoute.
— J’aimerais que tu n’en parles à personne.
Dès la fin de mon souhait, ses traits s’assombrissent à nouveau :
— Je ne m’attendais pas à ce genre de conversation, mais soit. Rassure-
toi, cette histoire restera entre nous…
Elle cède trop rapidement…
— Merci… Je… je préférerais aussi que nous évitions de nous fréquenter
pendant quelques temps. Tu comprends ?
— Non.
Putain, elle n’est pas décidée à me faciliter la tâche…
— J’ai besoin de faire le point, Mélissa. Et je ne peux me permettre d’être
perturbé…
— Donc, je te perturbe ? me reprend-elle, espiègle.
— Non, oui… Bref, laisse-moi du temps et de l’air !
Je peine à contenir ma colère car, clairement, elle feint de ne pas saisir le
sens de mes propos…
— Bon, tranché-je, de toute façon, je suis à la bourre. Je dois me rendre en
cours. Suis-moi.

Lorsque je referme la porte de mon appartement derrière nous, j’ai


comme l’impression de sentir le parfum de Nina dans le hall… Mon cœur
tambourine plus fort dans ma poitrine et la sensation que le mot « coupable »
clignote en rouge fluo sur mon front ne me quitte pas… Mon Dieu, comment
vais-je parvenir à me sortir de tout ça ? Seigneur, faites qu’elle ne l’apprenne
jamais…
16. Révélations

« Dans la vie, on a toujours le choix : aimer ou détester, assumer ou


s’enfuir, avouer ou mentir, être soi-même ou faire semblant. » Auteur
anonyme.

Nina

Lorsque le battant s’ouvre, l’image qui apparaît devant mes yeux me laisse
sans voix. Je voulais de la surprise ? Ma foi, celle-ci se révèle énorme… Ce
n’est pas mon écorché qui se présente à moi, mais la « psy au fouet », les
cheveux encore mouillés, probablement nue sous la chemise style bûcheron
que j’avais offerte à Théo pour son anniversaire.
Attends, ne te fie pas aux apparences, il y a forcément une explication…
— Qui êtes-vous ? Je peux éventuellement lui transmettre un message ?
Elle ne manque pas de culot, cette grognasse !
Elle agit en maîtresse de maison… ll n’y a pas de doute possible… Il m’a
trahie… Comme tous les autres… Me trouvant brusquement illégitime sur le
pas de cette porte, je me sens pâlir, abdiquant sans même essayer de
revendiquer ce que je croyais m’appartenir :
— Non. Ça ira. Merci. Personne, je ne suis personne…
Ce face-à-face restera à jamais gravé dans ma mémoire. Nouveau choc,
nouveau chaos, nouvelle dégringolade… Sauf que cette fois, il n’y a pas eu de
combat… J’ai directement baissé les armes. De toute façon, à quoi bon me
battre ? Mes réflexions de la nuit sur son soi-disant « amour » étaient
finalement les mauvaises. Définitivement, face à une femme de sa trempe, je ne
tiens pas la distance. Elle a tout et je n’ai rien. Je ne SUIS rien… Par le passé,
elle a eu le don d’exorciser ses démons, alors que j‘ai été incapable de le
protéger de ceux du présent…

Trop sonnée par cet affreux constat, je décide de sécher les cours. À la
place, je me rends à la pépinière, celle où nous avions mangé une glace avec
ma mère et Claude, puis m’assieds sur un banc dont le fer me lacère le
derrière. À l’image de ma vie, les saisons sont de plus en plus perturbées. Ce
matin, fraîcheur et brouillard épais me donnent plus l’impression d’être au
mois de novembre qu’en septembre. Je rentre davantage mes épaules afin de
récupérer un semblant de chaleur, mais en vain. En réalité, c’est à l’intérieur de
moi que tout gèle… Mon cœur se trouve pris dans un énorme pain de glace,
impossible à faire fondre… Notre pacte rompu, ma vie se brise… Encore…
Pourquoi m’avoir trompée en sachant que nous nous étions promis que jamais
cela ne se produirait ? Pourquoi a-t-il baissé les bras après une simple dispute
? Avec elle, en plus ?
Malheureusement, il ne se révèle pas aussi fort que nous l’avions cru…
Ou bien, j’avais raison depuis le début. Son unique dessein était celui de
posséder Vanessa, celle qu’il pouvait baiser sans avoir à rendre de comptes…
Je ne lui suffis pas. Nina étant incapable de le satisfaire entièrement, il est allé
chercher ailleurs ce qu’il n’a pas pu obtenir de moi… Des compensations
trouvées en retournant dans son passé…

L’esprit vide, je regarde les makis s’amuser sur le décor en pierre mis à
leur disposition. Au moins, eux n’ont pas ce genre de questions à se poser, ni
cette souffrance permanente à subir. Quand la mienne va-t-elle s’arrêter ?
Visiblement, pas maintenant… Regarde qui voilà…
Mes yeux quittent les singes pour détailler la silhouette d’une jeune
blonde, vêtue d’une jupe courte. Barbie Barbara ! Sans déconner ! Elle me suit
partout ! À croire qu’elle m’a greffé une puce GPS dans les fesses afin de
pouvoir me localiser à tout moment !
— Nina ?
— Bonjour, Barbara, la salué-je dans un sourire feint.
— Je peux m’asseoir ? me demande-t-elle par pure politesse, puisqu’elle
se pose sans même attendre ma réponse.
— Visiblement, tu n’as pas besoin de mon accord… Mais, vois-tu, je suis
venue ici dans l’objectif d’être seule, donc…
— Moi-aussi, ne t’inquiète pas…
Alors, dégage !
— J’aime bien m’installer dans ce parc pour faire le point, reprend-elle, la
tête tournée en direction du sol, sa lèvre inférieure tremblant légèrement.
Plus je la regarde, plus je me dis que le vent et la baisse des températures
ne sont pas les uniques causes de son attitude. Je ne reconnais décidément plus
cette fille. Qu’est devenue la pimbêche extravertie, ressentant sans cesse le
besoin de se mettre en avant afin d’être au centre de l’attention ? Qu’a-t-on
fabriqué du gourou qui, en vue de séduire son public de potiches, se moquerait
de ma sale tête à ce moment même ? D’habitude, aucun détail ne lui échappe,
elle ne laisse rien filtrer entre les mailles de son filet. Surtout quand cela lui
permet de servir ses propres intérêts… Indéniablement, son but a toujours été
de me rabaisser pour se sentir exister. Alors, que se trame-t-il ? Les minutes
passent sans qu’aucune de nous deux ne parle, avant qu’elle n’entame, comme
si elle ne pouvait supporter le calme ambiant :
— À quoi dois-tu réfléchir, toi ?
— Énormément de choses, Barbara.
Je lui réponds d’un air las pour lui signifier qu’il ne faut absolument pas
me saouler. Une fois de plus, voyant que je ne donne pas suite à son appel du
pied, elle entreprend de continuer, seule, la conversation :
— Moi, c’est aux récentes bêtises que j’ai commises…
Mon Dieu ? Cette fille sait donc ce que signifie le terme « remise en
question » ?
En quelques mots, elle a réussi à éveiller mon intérêt. Désirant cependant
ne pas le lui montrer, je reste murée dans mon silence. Cette garce serait
capable d’en jubiler et de se moquer de ma réaction. En plus, ma curiosité n’a
pas à attendre longtemps avant d’être satisfaite :
— Pour tout t’avouer, l’autre jour à la cafétéria, je vous ai menti à Hugo et
toi. Mes vacances étaient loin d’être parfaites.
Tu t’es cassée un ongle ?
— Mon cher paternel ne m’a payé ni voyage, ni cheval en récompense de
l’obtention de mon bac… À la place, je me suis vue offrir un séjour en hôpital
psychiatrique…
Quoi ?
— Après ma tentative de suicide, il a seulement eu l’air de s’apercevoir de
mon existence.
J’en reste sur le cul. Que s’est-il passé dans sa tête pour qu’elle souhaite en
arriver au pire ? Mon côté mère Theresa ne peut s’empêcher de prendre le pas
sur mon principe de précaution, si bien que je l’interroge :
— Pourquoi ?
— J’ai craqué, encore… Pendant notre semaine de suspension, j’avais
déjà essayé de mettre fin à mes jours, sans avoir le courage d’aller jusqu’au
bout…
D’où son absence… Finalement, elle cachait bien quelque chose…
— Et puis, à la seconde tentative, j’ai réellement voulu mourir. Mon père,
parti en voyage d’affaires, Huguette, notre gouvernante, en vacances chez sa
nièce, pour la première fois, je me suis retrouvée seule face à moi-même. Sans
le rôle que je me donnais au lycée, je me suis rendue compte que je ne valais
pas grand-chose. Que j’étais seule… Que ma vie n’avait aucun sens…
Tu as le don d’attirer les dépressifs !
— Je… je suis désolée, Barbara.
— Ne le sois pas. Surtout pas toi ! Depuis que l’on se connaît, je ne t’ai pas
épargnée et je m’en excuse. J’aimerais que tu me croies lorsque je t’affirme,
ne pas avoir pensé le quart des insultes que j’ai prononcées à ton égard. Nous
en avons longuement discuté avec mon psychiatre et il m’a aidée à saisir que,
depuis de nombreuses années, sans que je ne m’en aperçoive, je n’étais plus
réellement moi… Que le personnage machiavélique, façonné par mon esprit,
ne me servait que de faire-valoir pour que l’on me donne de l’importance.
— Je te comprends… Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas.
Nina, arrête ! Tu cèdes beaucoup trop facilement ! Si elle te mentait dans
le but de te jouer un sale tour ? Tu es vraiment une bonne poire !
Non. Je n’envisage pas qu’une personne puisse aussi bien imiter la
tristesse et le dégoût de soi. Je suis certaine qu’elle dit vrai.
— À l’instar de Théo, je voudrais que, toi-aussi, tu me pardonnes…
Tiens, il a passé l’éponge ? Encore un détail dont il a omis de me parler…
— Pas de problème.
Bon, Barbara, à la limite, je valide. Mais je te préviens, si tu capitules
aussi rapidement avec l’autre cinglé, cette fois, je me barre définitivement !
La désertion de Conscience me tente énormément… Seulement, jamais je
ne pourrai oublier la peine que lui m’a causée…
— J’ai un service à te demander, poursuit-elle.
À moi ?
— Je t’écoute.
— Je ne possède pas encore le recul nécessaire pour m’auto-analyser.
Alors, à l’avenir, lorsque tu me sentiras déraper, pourras-tu m’en alerter ?
— Voilà une mission que j’accepte avec plaisir ! Ai-je aussi le droit de te
torturer comme tu l’as fait avec moi ? la taquiné-je.
— Ça serait amplement mérité…
— Allez, plus sérieusement, je ne peux pas te promettre que nous
deviendrons les meilleures amies au monde, mais nous pouvons déjà tenter
d’éloigner le passé ? Qu’en penses-tu ?
— D’accord… Merci, Nina…, conclue-t-elle dans un soupir s’apparentant
à du soulagement.
En silence, nous regardons toutes les deux dans le vague avant qu’elle ne
reprenne :
— Et…, et toi, tu désires en discuter ?
Eh merde…
— Écoute Barbara, ne le prends pas pour toi, mais c’est tellement
compliqué que, même si je voulais me confier, je ne saurais pas par où
commencer.
— Tu ne trouves pas que Théo a l’air de plutôt bien s’entendre avec la
prof de Zumba ?
Pourquoi aborde-t-elle ce sujet, tout à coup ? Si elle m’enfonçait un
poignard dans le cœur, ça serait pareil…
Esquive…
— Je ne sais pas…
— Comme je te l’ai suggéré la dernière fois, vu les événements de l’année
dernière ainsi que les œillades que vous ne cessez de vous lancer à la fac,
j’aurais juré que tu étais en couple avec lui…
Toi qui croyais dur comme fer en votre discrétion absolue…
Ouais… Sur ce point également nous n’avons pas été bons… Bref,
maintenant, je vois enfin où elle souhaite en venir… Jamais, elle ne lâche le
morceau, cette sangsue !
— Et que ton état résultait d’une énième dispute entre vous, à l’image de
ce que tu décrits dans « Dirty Love »…, enchérit-elle.
— Ah…, me contenté-je de répondre mollement, dépourvue du moindre
argument valable.
— Mais lorsque je constate la complicité entre nos deux professeurs, je
me dis que je me suis fait des films. Vous ne pouvez pas être ensemble…
Brusquement, une pointe de jalousie me serre le cœur, engendrant une
réaction profondément irraisonnée :
— Théo m’a trompée avec la prof de Zumba, lâché-je, en retenant mon
souffle.
Ça y est, tes neurones ont définitivement grillé.
—…
Pourtant, tu as réussi à lui couper la chique ! Bravo ! Une grande première
!
Effectivement, elle me dévisage avec des yeux ronds de surprise, sa
bouche s’ouvrant et se refermant sans qu’elle n’émette plus aucun son.
— Je viens seulement de l’apprendre, continué-je dans l’espoir de l’aider
à sortir de sa stupeur.
— Putain, j’y crois pas ! Toi ! Lui ! Vous ! Ton livre ! Je savais que ce type
n’était pas net ! De… depuis combien de temps ça durait ?
— Entre eux ? Je ne veux surtout pas le savoir…
— Non, vous deux !
— Ma foi, il s’agit d’une excellente question. Trop longtemps pour qu’il
éprouve de la lassitude ou pas assez pour que notre couple soit suffisamment
solide et résister…
— Nina, je suis sincèrement désolée. Comment puis-je t’aider ?
— Ne te fatigue pas, Barbara. Nous avons déjà tout essayé.
— Tu n’as pas le droit de dire une chose pareille ! Avec le foutu caractère
que tu as, tu vas quand même lui faire payer sa trahison, rassure-moi ?!
Finalement, elle te connaît plutôt bien…
— Pour l’instant, je l’ignore…
Je ne la regarde pas directement, mais fixe son poignet. Ayant
exceptionnellement accepté de remplacer ma collègue pendant le service de
midi, sa montre indique l’urgence de mon départ au restaurant.
— Un conseil, Nina. Ne te laisse pas marcher dessus.
— Je verrai ça plus tard. Pour le moment, mon objectif est celui d’aller
bosser et de serrer les dents pour ne pas m’effondrer devant les clients…
— Comme tu veux. Permets-moi de t’inciter à sérieusement y réfléchir…
— Oui… Prends soin de toi en attendant…
Avant de partir, après quelques secondes d’hésitation, je sors un morceau
de papier de mon sac afin d’y griffonner mon numéro de portable.
— Ne reste pas seule si ton moral retombe. Appelle si besoin, ok ?
— Merci, Nina…
— Je me sauve. À plus, Barbara.

Les mains profondément enfoncées dans les poches de mon manteau, je


m’éloigne d’un pas vif en me disant qu’il me faut rapidement organiser une
réunion potins avec Hugo. Tant d’événements se sont encore produits depuis
hier soir ! Et quand il va apprendre pour Barbie ! Sur le reste du chemin, au
lieu de ressasser mes propres histoires de cœur, je songe à celle de Barbara.
Finalement, cette fille est aussi imprévisible qu’astucieuse. Elle a vraiment
réussi à embobiner son monde !
Ça ne te rappelle pas quelqu’un ?
Pas faux… Sauf qu’elle voulait être au centre de l’attention alors que je
désirais absolument m’en éloigner. Moi, j’avais mon air rebelle tandis qu’elle
dissimulait son vrai visage grâce à sa méchanceté. De cette manière, elle
comme moi étions sûres que rien ni personne ne puisse nous atteindre… Une
fois de plus, le dicton affirmant qu’il ne faut pas se fier aux apparences se
révèle être exact…
Mes réflexions à son sujet s’arrêtent au moment où je franchis la porte du
restaurant. Mon service se passe plutôt correctement et la clientèle du midi
s’avère très différente de celle du soir. Il s’agit essentiellement d’employés de
bureau et de gars de chantier, tous pressés d’avaler leur repas au plus vite. Les
pourboires sont certes moins importants mais, à quatorze heures, les derniers
consommateurs ont déjà mis les voiles. Ça me fait un bien fou de ne pas avoir
à trépigner derrière le bar en attendant que les noctambules daignent quitter les
lieux. En sortant, je tente de joindre Hugo, mais tombe directement sur son
répondeur. Tout à coup, je me sens seule et perdue, dans l’incapacité de lui
laisser un message… Normalement, je me serais empressée de filer chez Théo
pour attendre patiemment son retour afin qu’il me réconforte, sauf
qu’aujourd’hui, tout ceci n’existe plus, mes repères sont biaisés. N’ayant pas la
force d’entreprendre une quelconque activité en vue de me changer les idées,
je rentre chez moi, le cœur lourd. La nuit n’est même pas encore tombée
lorsque je vais me coucher… Seule. Dans des draps portant toujours son
odeur, envoûtante…, mais tellement destructrice…
17. Pour de vrai

Théo

— Prends soin de toi, Mélissa.


Arrivés au bas de mon immeuble, je me sépare d’elle en lui faisant une
bise sur la joue. La dernière de ma vie… Tant mieux car, étrangement, la seule
sensation que me procure se contact s’apparente véritablement à celle du
dégoût… D’elle ou de moi ? Je ne le sais plus…
Sur le chemin de la fac, je me concentre au maximum afin de de voir
ressurgir quelques bribes des événements de la veille… En vain, ma tête paraît
vide… J’en ai marre ! Elle m’a drogué ou quoi ? Et Nina qui s’obstine au
silence radio ! L’angoisse monte. Clairement, ça craint… Par conséquent, dès
que je pénètre dans l’enceinte de l’établissement, je m’attèle à la chercher dans
les moindres recoins… Sans succès… Idem entre chaque interclasse. Elle
demeure introuvable. Mais qu’est-ce qu’elle fout, bordel ? Elle ne peut pas être
au restaurant, elle ne bosse jamais le midi ! J’espère seulement qu’elle ne se
prélasse pas encore dans le lit de l’autre connard après l’avoir rejoint hier soir
! Même Hugo a disparu ! Je vais devenir cinglé !
J’assure mes heures de la journée aussi professionnellement que possible
puis, sans perdre une minute supplémentaire, je fonce à son domicile. Putain, le
sort s’acharne vraiment ! Pour une fois, on a fermé cette satanée porte d’entrée
! J’appuie frénétiquement sur le bouton de sa sonnette, sans obtenir un
quelconque signe de vie… La maligne… Elle me filtre à travers l’interphone !
Je ne me laisserai pas abattre, je l’aurai à l’usure… Alors, tel un Roméo
éploré, je me place sous sa fenêtre en hurlant son nom à pleins poumons. Les
passants me regardent d’un œil outré, mais je m’en fiche ! Je veux la voir ! Lui
faire imprimer que notre dispute résulte simplement d’une erreur de
communication. Que je la considère bien plus qu’une prostituée, que Mélissa
ne lui arrive même pas à la cheville, qu’elle a plus d’importance que n’importe
qui au monde ! En résumé, qu’elle est ma vie…
Toutefois, au bout d’une demi-heure, mes espoirs s’effondrent puisqu’elle
semble réellement absente. Inquiet quant à notre devenir, furieux - contre qui,
je l’ignore exactement-, je rentre chez moi et passe la soirée seul, à ressasser.
Prêt à tout essayer pour comprendre de quelle manière j’ai pu merder, je
décide de me replonger dans des conditions similaires à celles de la veille.
Sauf qu’aujourd’hui, je prends les précautions nécessaires… Je m’enferme à
double tour, en ôtant les clefs de la serrure afin de m’empêcher de sortir si la
tentation se présentait à nouveau… J’attrape ensuite une bouteille de whisky,
puis, en compagnie de mon verre qui ne se vide jamais, j’attends les souvenirs
revenir…

Après m’être endormi sur le canapé sans m’en apercevoir, je me réveille


le lendemain, tout habillé. Le chemin qui mène à la salle de bain s’apparente à
un véritable parcours du combattant. Encore ivre, je chancelle, ma mémoire
demeurant toujours aussi vide… Rien n’a ressurgi… Bordel ! Deux putains de
jours sans elle et je suis déjà un bord du pétage de câble.
Dès que j’arrive à la fac, accompagné de ma fidèle gueule de bois, je
réitère mon protocole de recherche. Ce matin, la chance me sourit puisque je la
retrouve à la bibliothèque, assise face à Hugo. D’ailleurs, ce dernier ne se
prive pas de me dévisager, l’œil assassin. Présentement, je peux énoncer avec
certitude qu’il n’est plus mon allié…
Théo, il sait… Sinon, il ne réagirait pas comme ça pour une simple
engueulade avec Nina…
Impossible… Mélissa m’a donné sa parole…
Tu penses vraiment que cette fille tient ses engagements ? Alors qu’elle a
couché avec toi en sachant pertinemment que tu en aimais une autre ?
Nous n’étions pas dans notre état normal… Les choses ont été mises au
clair. Si elle a promis, nous pouvons la croire… Bien décidé à réparer les pots
cassés, je me dirige d’un pas précipité vers leur table de travail en me
rappelant juste à temps le silence qu’impose le lieu.
— Salut, leur chuchoté-je.
Mon ovni fait mine de ne pas m’entendre tandis que son compagnon me
fixe pendant quelques micro-secondes avant de replonger dans son ouvrage.
— Nina, je t’ai cherchée partout hier. Où étais-tu ?
— Ça ne te regarde pas, me répond-elle en relevant la tête.
Enfin, elle me donne l’accès à son visage. Mon Dieu… Je déteste la voir
dans cet état. Son teint se révèle d’une pâleur affolante, ses cernes profondes et
ses yeux, éteints.
— Nous devons parler.
Une rumeur enflant dans la salle me pousse à en observer l’origine. Je
surprends les étudiants aux alentours totalement absorbés par le spectacle que
nous offrons.
— Mais, pas ici. Suis-moi, s’il te plaît.
— Non, j’ai du boulot. De toute façon, nous n’avons plus rien à nous dire.
Pourquoi réagit-elle aussi violemment pour une simple dispute ? Et si
Conscience avait raison ? Si elle était au courant du déroulement de ma soirée
? Enfin… Surtout de son issue… Mes mains se font plus moites, les battements
de mon cœur s’accélèrent… Bordel, elle va venir avec moi, qu’elle le veuille
ou non !
— Arrête de faire ta tête de mule.
L’insolente se rebelle en imitant son ami. Elle retourne à sa lecture, ne me
prêtant plus aucune attention. Mon pied tape frénétiquement sur le plancher
dans le but de compenser l’envie irrésistible de la fesser jusqu’au sang. Elle
sait que je ne supporte pas l’indifférence ! Furieux, me moquant éperdument du
qu’en dira-t-on, je la saisis par le bras pour l’obliger à se lever.
— Maintenant, tu cesses de jouer ta gamine et tu m’accompagnes sans
rechigner !
Sous le regard interrogateur de la foule, je l’entraîne de force hors de la
bibliothèque, nous conduisant derrière le bâtiment, de façon à ce que nous
soyons isolés du mieux possible. En effet, le recteur paraît loin d’être aussi
crédule que Tête de Hibou… Elle tente de se dégager de ma prise en
gesticulant, mais je ne cède pas une miette de terrain.
— Tu as ce que tu voulais. Je suis là. Alors, lâche-moi ! vocifère-t-elle.
Ses yeux lancent des éclairs de haine si bien que je finis par lui obéir avant
d’entamer la discussion :
— Tu la craches, ta valda ?
— Tu ne vas pas me faire croire que tu ignores les causes de ma colère ?
— Figure-toi que si !
Elle semble tomber des nues pour ensuite se reprendre :
— Réfléchis un peu !
— Ok, j’ai été jaloux de l’autre connard ! Mais ça prouve que je tiens à
toi, non ? Tu réagis vraiment de manière disproportionnée !
— Pff… J’avais raison, en réalité, tu ne me connais absolument pas…
— J’aimerais beaucoup te « connaître » ! Seulement, tu ne m’en donnes
pas l’occasion ! Pour pouvoir te décrypter, faudrait-il déjà que tu m’autorises à
t’approcher ! Je te rappelle que tu m’as été livrée avec un semblant de mode
d’emploi ! Alors, explique-moi ! De quoi s’agit-il, cette fois ?
— Tu m’as trahie !
Ses traits jusqu’alors empreints de colère se teintent immédiatement de
désespoir… Putain, j’ignore exactement ce à quoi elle fait référence, mais je
me hais, de toute façon…
— Quoi ? Écoute, je suis navré d’avoir sous-entendu que tu n’avais pas
changé. Je n’en pensais pas un mot… Tu l’aurais su depuis longtemps si tu ne
t’étais pas encore barrée…

— Oh, ben tu vois, ce détail-là n’a presque plus d’importance…


Je ne comprends rien… Si elle pouvait éviter de parler en langage codé,
ça m’arrangerait… Qu’elle quitte aussi son air fier deux minutes afin que je
perçoive réellement ce qu’elle ressent !
Théo ? Ouvre les yeux ! Le problème se prénomme Mélissa !
— Nina, tenté-je d’une voix radoucie pour l’amadouer… Il faut que tu
m’expliques parce que j’avoue être franchement perdu…
— Et moi, donc…, me répond-elle, le ton dur. Tu crois que je ne le suis
pas ? Quand je me rends compte que ce que tu annonçais comme des
élucubrations de ma part sont en réalité fondées ? Quand je me rends
effectivement compte que je ne te suffis pas ?
Merde… Il s’agit bien de cela… Que sait-elle exactement ?
— Inutile de te mettre dans des états pareils à cause d’un verre !
Putain, Théo, vu son air, n’insiste pas trop…
— Un verre ? En plus, tu me prends pour la dernière des connes ! Tu es le
pire des manipulateurs qui puisse exister ! Où vas-tu t’arrêter ? Cesse de me
faire passer pour l’hystérique de service ! Désormais, ça ne marche plus
puisque j’ai des preuves de ce que j’avance !
Quoi ? Ayant fortement l’impression de me retrouver dans une des pièces
de Molière où les quiproquos règnent en maîtres, je reste muet dans l’attente de
ses explications… Je pourrais bêtement me vendre alors qu’en définitive, elle
ignore tout…
— Ce matin, vous terminiez votre apéro d’hier soir, peut-être ?
Oh, la vache… Elle SAIT tout… Comment l’a-t-elle découvert ?
— Ne cherche pas à nier une fois de plus. Les faits parlent d’eux-mêmes.
Je suis venue toquer chez toi, Théo !
Il ne s’agissait pas du voisin…
Alors, on peut toujours avoir confiance en l’autre tordue ?
— P… pourquoi ?
— Pour te dire que nous étions deux cons… Mais deux cons qui s’aiment
sans savoir comment faire… Je voulais que nous nous réconciliions…
— Je…
— Ne te fatigue pas, cela n’a plus lieu d’être, me coupe-t-elle, amère.
Les mots restent bloqués dans ma gorge tandis que mon univers s’écroule.
Pourquoi Mélissa m’a-t-elle menti ? D’autant que la tenue qu’elle portait ne
laissait qu’une maigre place au doute… Personnellement, si un type
m‘accueillait à la porte de chez Nina en caleçon, je le tuerais de mes propres
mains ! Nul ne peut ne serait-ce que penser à effleurer ce qui m’appartient…
— Cette réponse te convient-elle où veux-tu que je sois plus explicite ?
reprend-elle, les joues rouges de colère.
Une longue pause s’ensuit, comme si nous avions, tous les deux, besoin de
retrouver notre souffle après cette joute verbale.
Ressaisis-toi ! Tu as merdé ; maintenant, tu assumes !
— Écoute, Nina. Je… je m’excuse.
— Et tu crois que ça va effacer ta médiocrité ? éructe-t-elle, le regard
dédaigneux.
— Non, bien sûr que non, mais…
— Si je n’avais rien vu, tu ne me l’aurais pas dit, je me trompe ?
Le rythme de notre dialogue se ralentit et ce sont maintenant des phrases
pleines d’amertumes qui sont prononcées :
— Je… Je… Non…
Seule Conscience reste branchée sur du mille volts :
Tu es stupide où tu le fais exprès ? Le mensonge se voit précisément
recommandé dans ce genre de cas ! J’en ai marre, tu me désespère, je me tais !
— Tu sais, Théo, le temps que l’on grandisse, j’aurais pu pardonner le
mauvais jugement que tu portes encore sur moi… J’aurais même pu te
pardonner ta nuit avec elle, cependant jamais je ne passerai l’éponge sur ton
hypocrisie…
— Je te le jure, je me suis tu parce que je ne me souviens de rien…
— Par pitié, plus de promesse… Je n’y crois plus… Tu as brisé notre
pacte…
J’ai peur de comprendre…
— Que veux-tu dire ?
— À ton avis ?
— Tu désires rompre ?
— Oui. Cette fois, nous ne nous relèverons pas. Donc, avant de nous
détruire plus que nous ne l’avons déjà fait, il vaut mieux que nous en restions
là…
— Noon…
— Je te souhaite une bonne continuation. J’espère seulement que ton choix
de vie te rendra heureux…
Elle pivote brusquement en me laissant sur ces paroles qui achèvent de me
détruire. L’état dans lequel je me sens demeure inqualifiable… Aujourd’hui,
son discours a été différent de celui qu’elle me sert habituellement quand elle
doute de notre couple. Aujourd’hui, c’est pour de vrai, elle vient définitivement
de me quitter…

Plus par besoin d’occupation que par devoir envers mes élèves, j’assume
le reste de mes cours, la mort dans l’âme. Ma journée terminée, je file à la
salle de sport, étant donné qu’à part boire ou baiser, il s’agit du seul moyen de
me défouler. Alors que je trottine sur le tapis de course, tel un flash, une brève
image apparaît dans mon cerveau. Je nous vois, Mélissa et moi, remonter les
escaliers de mon hall d’entrée en tanguant. Ensuite… Trou noir… Putain !
C’est ce qu’il se produit après qui m’intéresse ! Furieux, j’augmente la
difficulté de ma course en poussant le bouton à son maximum. Comment
réagir ? Retourner demander des explications à mon ancienne maîtresse ? Non,
mauvaise idée. Mon état pourrait me faire perdre les pédales. À cause de cette
sorcière, je viens de tout perdre. À bout de souffle, plus épuisé nerveusement
que physiquement, je stoppe mon exercice puis, sors de l’enceinte du gymnase
sans même prendre de douche. Ne désirant plus être confronté au lieu de ma
faute, j’erre dans les rues, le visage baissé vers mes pieds. Je ne me rends pas
compte du temps qui passe et lorsque je regarde ma montre, l’heure indique la
fin imminente du service de Nina. Refusant de m’avouer vaincu, je décide de
l’attendre au restaurant afin de poursuivre cette conversation. Qu’elle le veuille
ou non, nous n’allons pas nous séparer pour une partie de jambes en l’air qui
ne signifie absolument rien ! Oui, je lui ai menti. Mais elle va bien finir par
comprendre que c’était par peur de la perdre, bordel !
Es-tu seulement certain que cela excuse tout ?
18. Tout s'explique

Nina. Vendredi soir.

— Je te souhaite une bonne continuation. J’espère seulement que ton choix


de vie te rendra heureux…
Je le quitte sur ces paroles, blessée par son mensonge, brisée et épuisée
par le dernier combat que nous venons de mener. Comment peut-il à ce point
me manquer de respect ? Même mis face à sa faute, il a encore osé nier ! Sans
compter son excuse bidon de ne pas se souvenir d’avoir couché avec elle ! Il
me prend vraiment pour la dernière des connes !
Il paraît tout simplement perdu…
Peut-être… Seulement, je pensais que notre couple n’en était plus au stade
du mensonge, cette pratique ayant largement été exploitée à nos débuts…. Et
visiblement, aucune leçon n’en a été tirée… Dommage… Alors que nous
croyions avancer, en réalité, notre histoire faisait du sur-place.
Les mauvaises habitudes ont la vie dure…
Certes… Avec tristesse, je m’aperçois que tous nos efforts, dont l’écriture
de « Dirty Love », n’ont été que des trompe-l’oeil, comme du maquillage
utilisé afin de camoufler les traits fatigués de son visage… Voilà pourquoi la
loi de « l’emmerdement maximal » revient au triple galop : dans le but de nous
signifier que nos morceaux de sparadrap ne suffisent pas à réparer nos failles,
en vue de nous faire comprendre que l’amour reste fort, mais pas assez pour
s’élever au-dessus de nos démons… Donc, à un moment où un autre, il devient
nécessaire de se rendre à l’évidence, de trancher. Incontestablement, nous
n’avons pas les mêmes attentes au sujet de notre relation. Si je rêve de
m’épanouir et d’exister au-delà des charmes de mon corps, lui n’aspire qu’à
me formater, à me malmener pour se sentir vivant… Malheureusement, aucune
fleur ne peut éclore sous un ciel aussi sombre… Finalement, je me suis
trompée, jamais il n’a jeté ses œillères… Il continue à contester son besoin
viscéral de domination nous infligeant ainsi mutuellement une extrême
souffrance. Mais, à force d’avoir mal, je n’ai plus l’énergie de croire en lui…
De croire en nous… Cette ultime blessure m’aide à comprendre que bien avant
sa tromperie, sa décision était prise… En acceptant de boire un verre avec elle,
il avait déjà renoncé à notre couple.
Que comptes-tu faire à présent ?
Je l’ignore… Comme je le lui ai dit, souhaiter qu’il soit heureux aux côtés
de la « psy au fouet » et apprendre à ne plus l’aimer… Ma dépendance à lui est
bien trop douloureuse… En tout état de cause, je me plais à croire que je
ressors grandie de cette idylle destructrice. Il m’a montré le chemin vers une
vie meilleure que celle dans laquelle je me trouvais engluée… Alors, si cette
fois j’ai frôlé le bonheur, je vais serrer les dents encore plus fort pour espérer
le toucher un jour, même sans lui…
Fière de ma résolution, je m’efforce à reprendre pied dans ma routine en
passant un coup de fil à ma mère, comme chaque vendredi. Ces appels
hebdomadaires ont le don de me remonter le moral car constater son bonheur
représente la plus belle des récompenses. Par contre, aujourd’hui, après
plusieurs tentatives, mes appels restent sans réponse. Étrange… En rangeant
mon téléphone dans ma poche, ma main se met brusquement à trembler tandis
qu’une nouvelle boule d’angoisse vient se former dans mon bas-ventre. Depuis
sa sortie de l’hôpital, elle semble scotchée à son portable et décroche
toujours… Mon Dieu, que va-t-il me tomber dessus, maintenant ?
Nina, arrête de paniquer. Ils sont probablement sortis !
En tout cas, je l’espère… Je ne me sens pas capable de supporter une
énième tuile… J’ai eu mon lot de merdes à gérer depuis cette maudite rentrée !
Mon arrivée devant la porte du restaurant me distrait aussitôt. Afin de me
mettre en conditions pour ne rien laisser transparaître, j’inspire profondément,
fige un sourire factice sur mon visage avant de m’engouffrer dans le sas
d’entrée. Toute l’équipe est déjà sur le pied de guerre et les premiers clients
commencent à s’installer lorsque je quitte le vestiaire. En dépit de ma bonne
volonté, mon apparente gaieté s’estompe à mesure que les tables se
remplissent. D’ordinaire, le vendredi soir, nous avons plutôt affaire à des
groupes d’amis venant célébrer la semaine qui s’achève, ainsi que le début
d’un week-end s’annonçant festif pour la plupart. Mais à cette heure, fidèle à
lui-même, le sort me nargue en me renvoyant à mon propre état de désolation.
J’ai l’impression que tous les couples les plus amoureux de la Terre se sont
donnés rendez-vous ici ! L’étouffement me guette au milieu de ces volutes de
bonheur qui flottent dans l’air. Au bord de la surchauffe, j’énonce les
commandes en cuisine pleine de hargne, puis les dépose en apnée face aux
tourtereaux pour éviter de rugir. D’ailleurs, mes collègues saturent rapidement
de mon comportement :
— Baisse d’un ton ! T’as bouffé du lion ou quoi ?
— Pardon, les gars, me contenté-je de répondre mollement, dépourvue
d’arguments valables.
Si je suis malheureuse, ils ne sont pas responsables… Je leur dois bien
l’effort de prendre sur moi et me montrer plus agréable. Histoire de
correctement me recentrer, je marque une pause dans le petit couloir en me
répétant mon mantra : inspirer, expirer, se calmer, avancer…
Ça faisait longtemps…
Oui, et malheureusement, cette méthode ne suffit pas. La boule située dans
mon ventre remonte pour se placer dans ma gorge, gênant davantage ma
respiration. J’ignore depuis combien de temps Rosa m’observait avant qu’elle
ne survienne devant moi, la mine sévère :
— Toi, moi, après le service. L’heure est venue que nous ayons une
véritable conversation, toutes les deux.
Sans un mot supplémentaire, elle retourne au bar comme si de rien n’était,
me laissant totalement hébétée. Il me faut une bonne dizaine de minutes pour
me ressaisir et ainsi reprendre mes tâches. Mi-figue, mi-raisin, je me fais
l’effet d’être une grande héroïne lorsqu’à la fin du service, je constate que j’ai
pu réunir la dose d’énergie nécessaire afin de ne pas m’écrouler face à cette
masse de gens heureux.

Tandis que mes collègues et moi sommes assis à l’As, ma chef ressort des
vestiaires, métamorphosée. Surprise, je la détaille avec soin en arrêtant aussitôt
d’arracher les cuticules de mes pouces. Elle a troqué son éternel jean contre
une robe en mousseline bleu nuit, accessoirisée d’un magnifique sautoir.
Féminine à souhait, ma patronne affiche un sourire resplendissant, rehaussé
d’un rouge à lèvres couleur sang mettant sa bouche pulpeuse en valeur.
Indifférente aux diverses remarques plus que suggestives des cuisiniers, elle
s’installe parmi nous. Pendant qu’ils conversent, je conserve le silence, à la
fois ravie de son apparent bien-être et anxieuse de la discussion qui s’annonce.
Enfin, leur dialogue s’essouffle si bien que chacun entreprend de rentrer chez
soi. Comme l’autre jour, ma supérieure et moi nous retrouvons seules l’une en
face de l’autre, nos verres respectifs posés devant nous.
— Nina, je sens que tu t’enfonces… Ce soir, je suis fermement décidée à
en apprendre les raisons exactes. Je peux te paraître insistante, mais j’agis pour
ton bien. J’aurais aimé que l’on se comporte de cette manière avec moi lorsque
j’étais au plus bas.
Je m’abstiens évidement de lui avouer que j’ai déjà été beaucoup plus
mal…
— Je t’écoute.
Que dire ? Vu son courage, je ne peux décemment pas lui avouer que mon
état résulte de la folie d’un homme ou que ma mère n’a pas décroché son
téléphone… Elle ne comprendrait pas et me considèrerait comme une pauvre
petite fille fragile… Je m’y refuse !
— Rien d’important, je t’assure. Inutile de t’inquiéter pour moi. J’ai
seulement passé une journée difficile.
Punaise, elle recommence ses cachotteries !
— Nina… Dois-je te rappeler celle que, moi-aussi, j’ai été ? J’ai pratiqué
l’art du mensonge bien avant toi donc, crois-moi, il y en a un paquet qui se
sont racontés… Si tu savais le « nombre de journées difficiles » qu’il m’a fallu
inventer ! Alors, celle-ci, on ne me la fait pas…
— Ok…, cédé-je face à son pragmatisme. En ce moment, ma vie déraille
complètement. En l’espace de quelques jours seulement, la quasi-totalité de
mes certitudes s’est envolée.
— Ce qui se produit fréquemment lorsqu’on se trouve en phase de
reconstruction. En ces circonstances, notre esprit reste confus en permanence,
il nous dicte tout et son contraire. Mais avec le temps, tu verras, tu récupèreras
tes repères.
— Donc, si je comprends bien, je ne dois pas prendre de décision hâtive ?
— Lesquelles, par exemple ?
— Celle de rompre avec mon petit ami…, avoué-je à demi-mots.
— Ça dépend des circonstances… T’a-t-il encore fait du mal ?
En dépit de mon cerveau fatigué, je tilte immédiatement. Pourquoi «
encore » ? Elle ne l’a vu qu’une fois sans que je ne les présente l’un à l’autre !
Cesse de voir le mal partout !
— Oui…, soupiré-je, décidant de ne pas prêter attention à ce qui est
certainement une erreur de langage de sa part. Je crois sincèrement que nous
nous aimons, seulement, j’ai le sentiment que nous passons notre temps à nous
déchirer. Sauf que, comme tu le dis, peut-être s’agit-il simplement de mon
cerveau qui me leurre ?
— Je ne le pense pas. J’ai cru comprendre que…
Elle interrompt sa phrase, et rougit avant de se reprendre :
— Enfin, ce que tu ressens a bien une cause, alors ne banalise pas ta peine.
Utilise-la pour réfléchir. Peut-être n’était-ce pas le bon ?
De toute évidence, non… Mais ceci devient soudainement accessoire… Je
ne me suis pas trompée quant à mes soupçons… Son attitude m’intrigue, ses
sous-entendus me perturbent au plus haut point. Elle sait quelque chose, j’en ai
la certitude… Ne désirant pas une confrontation directe, je laisse s’installer un
silence pendant lequel je réfléchis au meilleur moyen d’obtenir réponses à mes
questions.
— Bonsoir…
Cette voix familière s’arrête au moment où je me retourne dans sa
direction. Mes yeux ont à peine le temps de croiser les siens qu’il baisse la
tête…
Mais qu’est-ce qu’il fout là ?
Rosa, encore plus gênée que précédemment, se décide à prendre la parole
pour me sortir de mon état quasi-hypnotique :
— Inutile de te présenter Pascal ?
Effectivement !
Et là, je comprends… Son comportement envers moi, le fait qu’elle ait pu
conclure aussi vite que je connaissais Jack et ce qu’elle vient de me dire à
propos de Théo… Quel meilleur informateur que Tête de Hibou ?
Ainsi que « Dirty Love… ». Elle l’a forcément lu…
Je le crains… La concernant, je suis sûre qu’elle n’a eu aucun mal
trancher sur la véracité de ce roman… En quelque sorte, cette histoire raconte
également la sienne…
— Oui, nous nous connaissons plutôt bien, rétorqué-je, horriblement mal
à l’aise.
— Nous avions prévu de sortir danser ce soir. Je m’excuse de ne pas
t’avoir parlé de notre relation avant, mais il n’était pas planifié que vous vous
rencontriez aussi tôt…, énonce-t-elle sur un ton de reproche.
— J’ai vu le reste de l’équipe partir et je m’inquiétais que tu n’arrives pas,
se justifie mon ex tortionnaire, probablement aussi embarrassé que moi.
— Nous prenions simplement le temps de discuter entre filles.
Je panique… Hors de question que Tête de Hibou prenne part à cette
conversation ! Je supplie Rosa du regard afin qu’elle n’aille pas plus loin dans
son discours, au moins le temps où nous sommes ensemble. Ce qu’il se passe
après ne me regarde plus. Comme si elle avait déjà anticipé ma supplique, elle
enchaîne rapidement à l’intention de son amant :
— Sers-toi un verre, il ne me reste plus que quelques tables à dresser.
L’air pénètre à nouveau dans mes poumons. Cette femme est fantastique !
N’ayant aucune envie de me retrouver en tête-à-tête avec mon ancien CPE,
même quelques minutes, je parviens à articuler, encore sous le choc :
— Laisse, Rosa. Je m’en charge. Profitez de votre soirée…
— Ça ne te dérange pas ?
— Pas du tout, répliqué-je en me levant précipitamment pour me mettre au
travail.
— Ok. Mais après, tu rentres chez toi et tu te vides la tête.
Sauf que je ne possède plus aucun moyen de me distraire… Seul lui
pouvait y parvenir… Après m’avoir saluée, ils sortent du restaurant, main dans
la main. Si le silence règne à présent dans la salle, un orchestre a pris place
dans mon crâne. Quel bordel, une vraie cacophonie ! Tête de Hibou, Rosa ! Si
j’avais pu m’en douter !
Tu connais désormais la raison de ses dîners en solitaire…
Lors de mes premiers pas en tant que prostituée, je me souviens l’avoir
croisé aux bras d’une de mes collègues, mais de là à penser que cet esprit si
étriqué ait pu s’éprendre de l’une d’entre elles ! Jamais de la vie ! D’après ce
que Rosa m’a laissé entendre l’autre soir, c’est donc lui qui l’a aidée à s’en
sortir… Surprenant !
Pas tant que ça ! Rappelle-toi de ce qu’il a fait avec toi…
Pas faux…Lui-aussi cachait finalement parfaitement son jeu…
La salle remise en ordre, je quitte les lieux à mon tour. Au moment où je
ferme la porte du sas, je sens ma nuque picoter et mon ventre se tordre…
Théo… Non, pas ici, pas maintenant ! S’il continue à me poursuivre de cette
manière, je vais finir par craquer ! Telle une girouette, je tourne vivement ma
tête de gauche à droite afin de rechercher LA raison de mon trouble, sans
toutefois l’apercevoir. Étrange… Je suis vraiment crevée, je dois effectivement
me reposer. Perturbée, effrayée à l’idée de replonger dans la folie du manque,
je m’éloigne de la devanture pour rentrer à la maison. Je n’aspire qu’à une
chose, m’isoler en broyant du noir, allongée sur mon canapé. Seulement
quelques mètres ont été parcourus lorsque, pour la deuxième fois de la soirée,
mes yeux rencontrent une silhouette qui n’a vraiment aucune raison de se
trouver ici…
19. Trouble des sens

« Il ne faut jamais sous-estimer l’influence du hasard sur l’existence de


tout être. Se trouver à un certain endroit, à une certaine date, à une
certaine heure peut bouleverser la trajectoire d’un individu ». Anonyme

Nina

Zack… Foutu sort !


Ce Dieu vivant avance dans ma direction, son sourire s’agrandissant à
mesure qu’il se rapproche. Je reste tétanisée, ne sachant pas comment occuper
mes mains qui pendent mollement le long de mon corps. Bordel, ce n’est pas
sa présence qui doit me causer ces maudits effets secondaires !
Si même les scénaristes s’amusent à brouiller les pistes, nous ne sommes
pas rendues…
— Bonsoir, charmante demoiselle…
Des éclats de rire interrompent la réponse que je m’apprête à donner,
m’amenant à me retourner afin d’en identifier la provenance. Il s’agit de Tête
de Hibou et Rosa qui s’embrassent maintenant goulûment à la lumière d’un
lampadaire. Tout simplement incroyable, il me faudra du temps pour m’en
remettre…
— Nina ? Ça va ?
Ah oui… Zack ! Je l’en aurais presque oublié…
— Que…, que fabriques-tu ici ?
— Cache ta joie !
— Excuse-moi. J’ai toujours besoin d’un temps d’adaptation après mes
services.
Ouais… Un peu pourrie, ton excuse…
— Pour répondre à ta question, je sors de chez un ami. Il habite à quelques
pas d’ici. Le hasard fait bien les choses, tu ne trouves pas ?
Non ! Ce putain de « hasard » commence à me courir sur le haricot ! Au
même titre que le sort et le destin, figure-toi !
— Euh, on peut le voir de cette manière, en effet…
— Je suis garé un peu plus loin. Je te raccompagne ?
Une proposition plutôt tentante dans le sens où mes forces, tant physiques
que psychologiques, s’amoindrissent. Au moment où je suis à deux doigts de
l’accepter, je ressens une vive douleur au creux de l’estomac, comme si l’on
venait de violemment me frapper. Les symptômes de tout à l’heure
s’aggravent… Que se passe-t-il ?
— Elle n’ira nulle part avec toi !
Au son de cette voix grave, j’effectue un demi-tour sur moi-même pour
apercevoir Théo, la mine plus sombre que jamais. Il était réellement là. Ouf !
Je ne suis pas hypocondriaque ! À la vue de ce matador au torse bombé assorti
de ses poings serrés le long de son corps, mon cœur manque plusieurs
battements. Sa poitrine se soulève frénétiquement, ses prunelles virent au noir
et sa mâchoire anguleuse apparaît contractée à son maximum. Dieu que j’aime
le voir ainsi… La jalousie lui donne des allures encore plus animales…
— Toi, j’ignore qui tu es, d’ailleurs, je m’en fiche complément. Mais cette
jeune fille ne t’appartient pas ! Elle me paraît apte à formuler ses propres
envies, me défend Zack.
Bien dit ! Incontestablement, mon vote va vers lui ! Je n’en peux plus de
l’autre tordu !
Tu ne m’aides vraiment pas… Sauf qu’après tout, il a raison, pour qui se
prend-il ? L’effet de surprise passé, je me charge d’intervenir à mon tour :
— Théo, cette conversation ne te regarde en rien. J’agis comme bon me
semble et tu n’as pas le droit de m’imposer quoi que ce soit !
Ses yeux se plissent davantage. Putain, il est beau à en crever… Je dois me
ressaisir afin de ne pas craquer. Il faut que cette colère continue à traverser mes
veines, sinon je replonge…
La voilà repartie ! Tout et son contraire…
Oui… Je le hais autant que je l’aime…
D’une main posée sur mon épaule, Théo me ramène instantanément à la
réalité. Ce contact me fait l’effet d’un électrochoc, stoppant aussitôt mes
fantasmes à son sujet. D’une légère poussée, il me sort du cercle que nous
formions jusqu’à présent pour se rapprocher de l’Apollon.
— Nous règlerons ça plus tard, Nina. Éloigne-toi. Pour le moment, des
préoccupations beaucoup plus importantes sont à gérer, m’ordonne-t-il sans
même me regarder, les yeux rivés sur mon autre prétendant.
Je n’ai pas le temps de répliquer puisqu’il enchaîne directement, cette fois,
en s’adressant à Zack :
— Quant à toi, Don Juan en manque, mets-toi bien dans la tête que nul n’a
le droit de me dicter ma conduite. Quoi que tu puisses en dire, cette femme
m’appartient…
Pardon ?
Je manque d’avaler ma salive de travers. Non, mais il parle sérieusement,
là ? Dans quelle époque croit-il que nous vivons ? Ma marmite est sur le point
d’exploser. Il devient urgent que nous débarrassions rapidement le plancher où
cette situation - déjà absurde à la base- va réellement dégénérer. Mais pas sans
avoir donné une bonne leçon à ce piètre chevalier du Moyen-Âge !
— Si ta proposition tient toujours, j’accepte avec plaisir que tu me
raccompagnes, décrété-je la tête haute alors que l’Apollon était sur le point
d’entrer dans le jeu malsain de Théo.
Bravo, Nina !
Non, en aucun cas, il faut me féliciter. Je regrette mes mots. Un sourire
radieux se dessine sur la bouche de Zack tandis que les épaules de mon torturé
s’affaissent subitement. Il recule d’un pas et ses yeux exorbités m’observent
glisser mon bras sous celui de mon nouveau rencard qui, à l’heure actuelle,
représente incontestablement son pire ennemi. Sa mine décomposée ne me
procure aucune satisfaction. J’éprouve même de la peine pour lui… Seulement,
je me persuade que ce mal s’avère nécessaire en vue de clore définitivement
cette histoire… L’un comme l’autre devons le comprendre. Désormais, il nous
sera impossible de continuer. Alors, non sans regret, je me retourne vers lui
afin d’enfoncer le clou encore plus profondément :
— Ne t’avise surtout pas de répliquer ou de nous suivre. Que tu l’acceptes
ou non, je ne te dois rien. Tu as choisi, maintenant tu assumes en me laissant
poursuivre ma vie en paix.
Son abattement disparaît quasi-instantanément. Ses prunelles s’animent à
nouveau d’une lueur de haine, la fureur transpirant par chacun de ses pores.
Mais contre toute attente, il écoute ma consigne et ne bouge pas lorsque nous
nous éloignons rapidement.
Une fois dans la voiture, la tête posée contre la vitre, je fais mine de
m’endormir dans le but d’éviter la moindre question de la part de mon
compagnon de route. Un vœu de silence qu’il respecte tandis que l’air dépité de
mon ancien amant revient s’imposer à moi. Au même moment, l’autoradio
diffuse « meilleurs ennemis » de Zazie et Obispo. Des paroles parfaitement
applicables au couple que nous formons.
Que vous formiez…
Théo et moi sommes effectivement « le mariage du ciel et de l’ombre » …
Malheureusement, si cet antagonisme peut fonctionner dans une chanson, il
demeure invivable, voire insupportable dans la vie réelle…
— Tu m’invites à boire un dernier verre ?
Perdue dans mes pensées, je ne sens pas le moteur se couper. Merde… Je
n’avais pas songé au deuxième effet kiss cool… J’aurais dû me douter qu’il
attendrait plus qu’un simple trajet en voiture avec moi…
— Nina ? Au pire, un café fera l’affaire.
Au moins, on ne pourra pas lui ôter sa témérité… Pourquoi n’essaierais-tu
pas ?
J’hésite… Suis-je prête à laisser un autre pénétrer dans mon cocon ? Déjà
lors du salon de l’étudiant, je pensais qu’il représenterait le moyen idéal pour
me détacher de Théo… Et j’ai fini par me rétracter… Aujourd’hui, est-il
encore capable d’endosser ce rôle ? De tout évidence, oui. Mais moi, suis-je en
mesure de tourner la page aussi rapidement ?
Si tu ne tentes pas, jamais tu ne le sauras.
— Montons, abdiqué-je au terme de ce débat intérieur. Je dois forcément
avoir quelque chose en réserve.
Dans le silence le plus complet, nous gravissons les marches de l’escalier
qui mènent à mon appartement. Mal à l’aise, j’ouvre la porte d’une main
tremblante. Sans même lui jeter un regard, je dépose mes vêtements sur le
porte-manteau puis, afin de masquer ma gêne, commence à ajuster la place de
chaque objet. Mon manège dure depuis dix minutes quand mon invité, assis sur
le canapé, les jambes croisées, se décide à prendre la parole :
— Alors, que me proposes-tu ?
Comme si je découvrais mon propre intérieur pour la première fois,
j’ouvre vigoureusement les portes de chaque placard les unes derrière les
autres avant de tomber sur la bouteille que Hugo avait oubliée d’emporter
l’autre jour.
— Café ou gin ?
— De l’alcool… Je sens que ça va m’être utile… Nina, explique-moi ce
qu’il se passe…
Le verre que j’étais en train de servir manque de m’échapper des mains.
Ma pauvre fille, tu t’attendais à quoi ? Dans la vie, il faut rendre des
comptes… Toujours…
Résignée, je lui apporte sa boisson, me poste face à lui tout en prenant
grand soin à ce que la table basse nous sépare.
Tu es ridicule !
— Je ne mords pas, tu sais ? Viens t’installer à côté de moi, m’enjoint-il
en tapotant le second coussin du canapé.
Je me plie à sa requête, les battements de mon cœur s’accélérant à l’idée
de cette proximité. J’ai vraiment peur de faire une nouvelle connerie…
— Je dois comprendre. Qui est ce gars qui ne cesse de te tourner autour ?
attaque-t-il à peine mes fesses posées.
Le centre de mon univers…
— Oh, personne d’important…
— Vu ta réaction, j’en doute fortement. Tu peux avoir confiance et me
parler, rassure-toi.
— Pour être franche, nous sommes ensemble.
— Pardon ? s’outrage-t-il en me fixant comme si j’incarnais la pire des
catins.
Seigneur, je ne supporte plus ces regards… Quelle serait sa réaction s’il
me connaissait vraiment…
— Non ! Enfin, étions ensemble, je me suis mal exprimée, rectifié-je.
— Je vois… Es-tu encore attachée à lui ?
Aussi fort qu’une moule à son rocher…
— Pas plus que ça…, me forcé-je à répondre d’un air détaché.
De toute façon, il faudra bien que je parvienne à m’en convaincre un
jour…
— Permets-moi de te dire qu’il ne te méritait pas.
Et toi, oui, peut-être ?
— Visiblement…
— Pourquoi l’autorises-tu à te traiter de cette manière ?
Parce que je l’aime…
— Je…
— Bref, peu importe, me coupe-t-il brusquement, mettant un terme à ce
ping-pong verbal. Puisque votre histoire est terminée, cela ne me concerne pas.
Cessons de ruminer le passé et tournons-nous vers l’avenir…
Comme s’il prenait mon silence pour un feu vert, il s’avance vers moi,
m’ôte mon verre des mains, le dépose sur la table basse avant d’en faire de
même avec le sien.
— Tout simplement parfaite…, chuchote-t-il en me redressant le menton
de la pointe de ses doigts.
Je déglutis péniblement… Pas ce geste… Il nous appartient… Il ne semble
pas remarquer ma réticence et sa main libre glisse le long de ma joue, arrêtant
sa course au centre de mes lèvres. La sensation est douce, mais pas aussi
exquise que lorsque Théo effectuait cet acte. Malgré moi, tout mon corps se
contracte. J’ai l’horrible impression de le tromper…
— Détends-toi, je ne veux que ton bien…
Son visage se rapproche dangereusement. Au moment où sa bouche se
pose sur la mienne, je ferme les yeux, espérant ainsi profiter de l’instant,
souhaitant me forcer à aller de l’avant. Au contraire, l’évidence se rappelle à
moi quand l’image du corps de mon torturé prend forme dans mon esprit.
Zack pourrait être excellent dans le rôle de petit ami, mais cela ne me suffit
pas. Il manque quelque chose. Certainement une faille… Ma petite culotte ne
s’apprête pas à se désintégrer, et mon sexe ainsi que mes cœurs ne se mettent
pas à palpiter brusquement… Il n’est pas LUI, personne ne le remplacera
jamais. Je suis foutue… Sans ce cinglé, ma vie est foutue… Une sale évidence
qui amène instantanément mes paupières à s’ouvrir. Fait chier ! Tandis que la
langue de l’Apollon tente de s’inviter dans une danse avec la mienne, j’appose
ma main doucement, mais fermement, sur son torse afin de le repousser :
— Zack… Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Excuse-moi.
Il s’éloigne en me fixant, dans l’attente d’explications qui ont du mal à
sortir de ma bouche :
— Je ne peux pas…
— Pourquoi ?
— Toi et moi, ça serait trop compliqué…
— À cause de l’autre taré ? Je me trompe ?
— Non…, avoué-je, honteuse.
— Alors pourquoi m’avoir affirmé que c’était du passé ? Pourquoi m’as-
tu fais monter ?
— Je…, je ne sais pas…
Il se recule vivement, comme s’il venait de se prendre une gifle. Une veine
enfle sur le côté de son front pendant que sa main se crispe sur sa cuisse avant
qu’il n’explose :
— Arrêtons-nous-en-là. Lorsque tu seras honnête, on en reparlera.
— Mais, je…
— Stop, Nina. Je ne tolère pas ton comportement. Tu t’es foutue de ma
gueule. Je déteste que l’on me prenne pour un con.
— Ne pense pas cela, s’il te plaît. J’ai vraiment cru que j’y arriverais !
— À t’écouter, on dirait que tu t’apprêtais à subir une véritable torture !
Mets-toi un peu à ma place ! Comment réagirais-tu si j’agissais de la même
façon avec toi ?
— Pardon…
— De toute manière, avec vous les nanas, c’est toujours pareil. Les gars
bien ne vous intéressent pas, il faut continuellement que vous soyez attirées par
les pires connards qui puissent exister !
Il n’a pas tort sur le coup, là …
Évidemment qu’il a raison ! Ne sachant plus quoi répliquer, je conserve le
silence. Il se lève et je l’observe bêtement attraper sa veste puis sursaute
lorsque la porte claque bruyamment derrière lui.
— Mais quelle conne ! crié-je aussitôt, désespérée.
Mue par une force inconnue, je creuse des tranchées dans mon salon,
cherchant à tout prix le moyen de me calmer. En vain… Je sais pertinemment
qu’ici l’apaisement sera impossible à trouver… Sa présence se cache dans les
moindres recoins… Sa main a touché chaque objet de cet appartement et ma
peau ainsi que mon âme sont à jamais marquées de son empreinte...
Epuisée, je me déshabille rapidement puis, nue, je m’enveloppe dans ma
couette en m’obligeant à fermer les yeux dans l’espoir que le sommeil vienne
me capturer. En attendant que Morphée me prenne dans ses bras, les dernières
paroles de Zack tournent en boucle dans ma tête. Oui, force est de constater que
je suis éperdument amoureuse d’un connard doublé d’un torturé… Quelle
merde ! Comment se détacher d’une telle emprise ? Pourrai-je un jour
rencontrer une personne normale qui me fera vibrer autant que lui ?
20. Ombre et lumière

« Chaque instant de lumière et d’obscurité est un miracle ». Walt


Whitman

Nina

Il est difficile de m’endormir avec ces nombreuses questions qui


tambourinent dans mon esprit. Après une bonne centaine de volte-face pour
m’installer dans une position confortable, le sommeil me gagne enfin. Par
contre, en m’infligeant un songe des plus surprenants, ma nuit ne se révèle pas
de tout repos…
Vêtue d’une nuisette en satin noir, je marche pieds-nus dans un passage
sombre, faiblement éclairé par des lanternes, disposées à-même le sol. Après
un long parcours de ce qui m’apparaît être des kilomètres au sein d’un
enchevêtrements de couloirs, j’arrive devant une sorte de patte d’oie,
m’imposant le choix entre trois destinations. Comment puis-je avoir la
certitude de ne pas me tromper ? À sa manière, chaque voie possède un attrait.
L’une baigne dans une lumière rassurante, contrastant avec la semi-obscurité
dans laquelle j’évoluais jusqu’à présent. Tout à coup, cette direction me semble
beaucoup trop aisée… De toute évidence, il s’agit d’un piège. La simplicité ne
correspond absolument pas à mon mode de vie…
Dois-je donc emprunter le chemin parqueté se situant à son opposé ?
Indéniablement, il soulagera mes pieds endoloris d’avoir foulé la terre battue.
Seulement, est-ce de cela dont j’ai réellement besoin ?
Sans en comprendre les raisons, la troisième option m’attire davantage.
Elle se trouve dénuée de tout artifice, restant ainsi dans la continuité de mon
précédant parcours. Le cœur battant à l’idée de ne jamais pouvoir sortir de ce
qui s’apparente désormais à une embuscade, je décide de poursuivre en
m‘engouffrant dans cette dernière. Au bout de quelques minutes de ligne
droite, une porte en bois stoppe ma progression. L’ouvrir représente
maintenant mon seul moyen d’avancer. Avant de baisser la poignée, je respire
profondément afin de calmer mon souffle et peu à peu, mon angoisse
s’atténue, rapidement remplacée par ce qui ressemble à de la curiosité. Que se
cache-t-il derrière ce panneau ? Réunissant mon courage, je le pousse pour
atterrir dans une magnifique pièce aux allures de cave voûtée. Mes pieds
prennent le temps de s’adapter au plancher en teck tandis que mes yeux
s’habituent à la lumière, toujours diffusée par des bougies, beaucoup plus
nombreuses que précédemment. Certaines ont été posées par terre, d’autres sur
des supports en fer forgé, accrochés à des murs aux pierres apparentes.
L’ambiance feutrée m’apaise aussitôt, me permettant de détailler les lieux plus
sereinement. L’immense lit king size trônant au milieu de cette chambre
improvisée capte mon attention. Deux silhouettes y sont allongées et telles les
sirènes qui ont tenté Ulysse, elles m’appellent à elles. Happée par le son de
leurs voix sensuelles, je ne peux que céder à leur chant… À mesure que je
m’approche, je parviens à les identifier. Zack aux côtés de Théo… Uniquement
vêtus de leurs boxers, l’ombre des flammes dansant sur leurs torses nus,
parfaitement musclés… Hypnotisée, je stoppe mes pas, puis demeure immobile
face à tant de beauté.
Ne me dis pas qu’il s’agit encore d’un de ces foutus rêves où tu dois
choisir ?
Je l’ignore… La suite nous livrera forcément une réponse… Nous nous
jaugeons tous les trois pendant quelques secondes avant que Théo ne m’éclaire
sur les raisons de ma présence :
— Tu aimes t’amuser à torturer nos pauvres cœurs, hein petite ? Cette
fois, à nous de jouer avec toi…
Suite à ces paroles pleines de promesses, une vague de chaleur me
submerge. En m’abordant le premier, Zack, marque le début des hostilités.
D’un simple effleurement, il descend les bretelles de ma nuisette le long de
mes épaules, le satin glissant sur mes jambes électrisant la totalité de mon
épiderme. Alors qu’il m’a à peine touchée…
— Tu es magnifique, me complimente-t-il. Viens te mettre entre nous, ma
douce.
Ma douce ? Je capitule rapidement face à cette tendresse à laquelle je ne
suis plus habituée. Le thème m’apparaît très clairement : ils désirent me
baiser… Tous les deux… À l’époque où je vendais mon corps, beaucoup en
avaient émis le souhait, mais je m’y étais toujours refusée, pleinement
consciente du danger que cela représentait. Ce soir, encadrée par ces deux
mâles dont les comportements sont aux antipodes l’un de l’autre, je trouve
l’idée très… excitante… Outres les réjouissances issues du plaisir charnel, je
serai le point d’impact de la rencontre entre l’ombre et la lumière… Seigneur,
dans quel état vais-je en ressortir ? L’impatience me tord les entrailles,
engendrant, en dépit de la fraîcheur de la pièce, un léger voile de sueur sur
mon corps. Leurs mains habiles prennent déjà possession du moindre
centimètre carré de ma peau. Si, au début, elles tâtonnent pour chercher mes
zones les plus sensibles, elles finissent par cibler exactement les points qui me
permettent de vibrer. Tandis que les pointes de mes seins se voient agacées, le
sud de mon anatomie n’est pas en reste puisqu’on s’amuse à titiller mon
clitoris d’une lenteur presque intolérable. Dans un soupir d’extase, je ferme les
yeux, penche ma tête en arrière, afin de savourer ces extraordinaires
sensations. Troublée, je suis incapable de dire auquel appartient telle ou telle
paume. À l’image d’une drogue injectée à forte dose dans mes veines, le désir
enfle en moi si bien que je manque de me perdre dès qu’une bouche suce
violemment mon téton tandis qu’un doigt s’immisce dans ma fente humide.
— Calme-toi, petite, commande Ombre. Tout ceci ne fait que débuter…
J’ai compris les règles. Finalement, elles demeurent les mêmes que dans
la réalité… Ne pas parler, ressentir, obéir tout en essayant de maîtriser mon
envie de jouir. Ils continuent à me torturer et je dois véritablement me contenir
pour ne pas hurler de plaisir puis d’indignation, au moment où leurs caresses
cessent brusquement. Il n’y a plus aucun contact entre nous. Ils ont déserté mon
corps comme on abandonne un navire.
— Maintenant, tu vas nous sucer, ma douce, m’annonce Lumière d’une
voix rauque.
Trop préoccupée à tenter d’éteindre le feu qui brûle en moi, je mets du
temps à assimiler la teneur de ses paroles. Les foyers d’embrasement se
multiplient, et si je ne le contrôle pas, l’incendie risque de me consumer
beaucoup plus tôt que prévu…
— À genoux. Côte-à-côte, leur ordonné-je d’une voix sèche afin de
reprendre le dessus.
Les rôles s’inversent, ainsi soit-il. Sans broncher, ils adoptent la position
demandée et aussitôt, je me saisis de leurs membres respectifs que je
commence à masser langoureusement, sans les quitter des yeux. Les pupilles
de Zack se dilatent de plaisir, quant à celles de Théo, elles m’hypnotisent de par
leur noirceur. De toute évidence, ce dernier souffre de me voir m’occuper d’un
autre…
— Prends-moi dans ta bouche, petite, me supplie-t-il.
Quand mes lèvres viennent entourer le membre d’Ombre, ma paume est
toujours en train de flatter la virilité de Lumière. Au soupir d’aise qui
s’échappe de sa gorge, je sais qu’il aime sentir l’extrémité de ma langue
malmener son gland. Enhardie par ce pouvoir qu’ils m’octroient, je suce, je
branle en resserrant davantage mon emprise sur leurs sexes. D’une main
ferme, Zack me tire par les cheveux, me forçant ainsi à délaisser son complice.
Sans aucun doute, lui-aussi veut sa part… Alors, telle une abeille, je les butine
tour-à-tour jusqu’à ce que la première perle de leur nectar jaillisse. Ombre
parvient à se contrôler en enfonçant ses mains dans mes épaules tandis que
Zack se dégage de mon emprise afin de venir se placer derrière moi. Des
milliers de frissons me traversent de part en part lorsque ses doigts parcourent
tendrement mon dos pour s’arrêter sur mes fesses. Son majeur glisse
lentement le long de mon anus, observe une brève pause au niveau de ma fente,
s’y insinue et termine son exploration en jouant avec mon clitoris alors que
j’aspire la queue de Théo au rythme de ses assauts.
— Un vrai petit bijou…, constate-t-il à l’attention de mon homme aux
quatre lettres.
— Elle est toujours très réceptive, rétorque-t-il en me caressant la joue.
Les gestes de Lumière reprennent vigoureusement tandis qu’Ombre passe
sa main derrière mon cou afin de m’inviter à l’engloutir encore plus loin, plus
profond. J’aime qu’ils me considèrent comme leur pantin, j’adore être la cause
de leur excitation. J’entends le bruit d’une pochette en aluminium que l’on
déchire avant que le sexe de Zack ne remplace ses doigts entre mes chairs
humides. Soudainement, la magie se rompt, je marque un temps d’arrêt.
Quelque chose me dérange, les connexions ne se font pas dans mon esprit. Ce
dernier semble ne pas comprendre pourquoi il ne s’agit pas de Théo qui
m’emplit de cette manière. Mes neurones hurlent tromperie, mes yeux se lèvent
pour venir capter les siens et l’appeler à l’aide. Je pense que quelque part, je
cherche son approbation, j’émets une sorte de demande d’autorisation :
« Ai-je le droit de faire cela ? Puis-je appartenir à un autre que toi ? »
Il paraît saisir la teneur de ma supplique puisqu’il prend la parole d’un ton
rude à l’attention de son compagnon de jeu :
— Dégage de là… Cet endroit t’ait interdit… Elle n’est pas prête et, de
toute évidence, moi non plus…
J’ai ma réponse… Visiblement, lui seul a la permission de réellement me
posséder…
Théo s’éloigne de moi, le torse bombé, le sexe tendu à l’extrême. Les
deux hommes inversent leurs places et, à peine ma bouche a-t-elle le temps de
s’habituer à ce nouveau gabarit qu’elle le délaisse. Mon matador vient de
s’enfoncer brusquement en moi, m’arrachant un nouveau râle de satisfaction.
— Nina, Nina… N’oublie jamais que tu resteras éternellement ma
propriété…
Cette incantation qu’il répète encore et encore au rythme de ses coups de
reins me bouleverse, provoquant ainsi mon premier orgasme.
— Regarde à quel point elle s’illumine quand elle jouit…
Durant mes spasmes, Lumière se décale, se contentant désormais de se
masturber face au spectacle que nous lui dévoilons. Les mains posées sur mes
hanches, Ombre me permet de récupérer des forces avant de recommencer de
lents va-et-vient qui animent à nouveau l’étincelle de mon plaisir. Désireuse de
plaire, tant à l’acteur qu’au spectateur, je me cambre davantage pour offrir à
chacun la meilleure vue possible. Théo s’ancre plus profondément en moi, me
pilonne ardemment, exacerbant ainsi la boule de désir qui ne cesse de grandir
dans tout mon être. Zack ne nous quitte pas des yeux. J’aime l’idée qu’il soit le
témoin de l’union indéfectible qu’il existe entre Théo et moi… À cette pensée,
mon cœur se serre. Tandis que je ne parviens plus à identifier la provenance
des gémissements qui enflent dans la pièce, mes muscles se contractent au
point de me faire mal, puis mes jambes se mettent à trembler. S’ensuit une série
de hurlements aux consonances bestiales lorsque nous jouissons tous les trois
simultanément, cris qui s’essoufflent à l’instant où nous écroulons sur le lit,
épuisés par ce que nous venons de vivre. Nos membres enchevêtrés les uns
dans les autres, leurs mains continuent à me caresser. En dépit de la pénombre
causée par la fonte des bougies, maintenant je devine parfaitement à qui
appartient tel ou tel effleurement. Là où les doigts d’Ombre passent,
l’électricité crépite et ma peau reste brûlante, même après qu’il l’ait quittée. Là
où Lumière me touche, je me sens vide…

Je suis dans la merde… Et excitée… Voilà ce à quoi je pense quand je me


réveille en ce samedi matin. Ce songe illustre à merveille mes pires craintes.
J’aurai beau tenter de remplacer Théo, jamais je ne pourrai l’oublier, nul ne
sera en mesure de me combler autant que lui. Ce torturé a su m’enchaîner à sa
folie… Putain… Il n’est pas foutu de me laisser en paix, même dans mes
rêves… Tels des flashs, les images de la nuit s’imposent dans mon cerveau.
Les ombres des bougies dansant sur leurs torses, leurs paumes parcourant
chacune de mes courbes… En transe, mon cœur palpite à une vitesse
effrénée… Si je ne mets pas un terme à cette envolée, ça finira très
probablement en crise cardiaque… Mes bras se faufilent alors sous la couette
afin de frôler ma peau, déjà marquée par la chair de poule. Doucement, mes
doigts effleurent ma poitrine gonflée tandis que ma main droite caresse
lentement mon sexe… Comme dans mon songe… La sensation s’avère
étrange. J’ai l’impression que mon esprit s’élève au-dessus de mon corps et
que se sont eux qui me touchent encore à cet instant. Lui, plus
particulièrement… Je m’imagine Théo, agenouillé entre mes jambes, torse-nu,
pendant qu’il me procure ce plaisir insensé. Dès lors, mes gestes se font plus
percutants, mon bassin accompagnant méthodiquement les mouvements de mes
doigts… J’englobe plus fermement mes seins au moment où j’insinue mon
majeur dans ma moiteur et que mes muscles se contractent. Ivre de désir, la
jouissance serait aisée, cependant je m’y refuse dans l’immédiat. Cette fois,
non pas par besoin de frustration, mais parce qu’il s’agit désormais du seul
moyen qu’il me reste pour l’avoir un peu plus longtemps auprès de moi… À
mesure que je me cambre afin d’amplifier mes sensations, je me plais à me
représenter ses prunelles s’assombrir, sa mâchoire se serrer ainsi que sa queue
palpiter. À l’instant où je me figure que celle-ci vient remplacer mes doigts, je
me perds… L’urgence se fait ressentir. J’halète plus fort, le brouillard se
forme dans ma tête lorsque ma main quitte ma poitrine en vue de faire
frénétiquement tournoyer mon bouton rose. Derniers va-et-vient saccadés,
ultime râle avant que l’orgasme n’explose… Dévastateur… Comme lui… À
l’image de la situation au sein de laquelle il m’a abandonnée… Alors,
maintenant séparés, ma vie ressemblera-t-elle à cela ? À une succession de
baises sans passion pour ensuite m’auto-satisfaire en pensant à lui ? À une
impression de le tromper à chaque fois qu’un autre me touchera ?
Pathétique…

Je passe le week-end à retourner ces questions sans parvenir à trouver un


semblant de solution. Ma seule autre activité consiste à appeler ma mère qui ne
daigne toujours pas décrocher son putain de téléphone. Même le portable de
Claude est sur répondeur ! Hugo étant parti en virée avec Léa, je ne peux lui
demander de me conduire chez eux. J’avoue être tellement épuisée par les
derniers événements que j’ai la flemme de prendre le bus afin de m’y rendre.
Alors, histoire de ne pas céder à la panique, je me persuade, qu’eux-aussi, se
sont octroyés une petite escapade en amoureux.
Le dimanche soir, je m’endors, impatiente de savoir ce que les scénaristes
m’ont réservé pour le lendemain… Le lundi, mon premier cours se passe avec
lui… Comment allons-nous réagir lorsque nous nous reverrons ?
21. Test

Théo. Vendredi soir.

— Ne t’avise surtout pas de répliquer et de nous suivre. Que tu l’acceptes


ou non, je ne te dois rien. Tu as choisi, maintenant tu assumes en me laissant
poursuivre ma vie en paix.
Sur ces mots, elle glisse son bras sous celui du Don Juan de mes deux,
puis ils partent en direction de son véhicule. Il aurait mieux valu que je me
casse une jambe plutôt que de rappliquer ici et assister à cet horrible spectacle !
Ne pas les rattraper. Ne pas broyer la gueule de ce connard… Même si mes
poings réclament le contraire, je m’efforce d’écouter ma raison afin de ne pas
tout faire foirer. Si je défigure cet abruti, jamais elle ne me le pardonnera.
Entre nous, tu n’es plus à ce détail près…
En vue de maîtriser mes pulsions néfastes, je me rappelle les
apprentissages de Mélissa, ainsi que les conseils de mon coach à la salle de
sport. Vaine tentative… Je sais pertinemment que nous en sommes arrivés là
par ma faute, ça me rend furax. En résumé, j’ai perdu la femme de ma vie
parce que je n’ai pas su garder ma queue dans mon pantalon… Le pire, c’est
qu’en une soirée, alors que je les croyais disparus, la quasi-totalité de mes
démons a ressurgi. En quelques heures seulement, le sexe - au même titre que
l’alcool- m’ont amené à trahir celui que je voulais devenir. Je NOUS ai trahis.
Le roi des connards a tout foutu en l’air ! Brisé par la culpabilité, hanté par le
visage enragé de ma femme aux quatre lettres me délaissant pour un autre, je
rebrousse chemin. Durant le trajet qui me mène à la maison, je m’interroge sur
les causes et conséquences de notre séparation. Sans elle, quel sera mon avenir
? L’aime-t-elle ? L’a-t-il déjà baisée ? Tendrement, ou durement dans le but de
lui prouver que dorénavant, elle lui appartient ? Imaginer les mains de ce Zack
sur sa peau me rend malade, j’ai envie de gerber à l’idée que ce salaud ait pris
ma place. Quand je pense que jamais plus, je ne reverrai l’extase se peindre sur
les traits de son visage lorsqu’elle jouira ! Alors que lui, si…
À cet instant, je ressens le besoin de tout défoncer, tellement je suis
furieux… Un sentiment qui s’évapore dès que je referme la porte de mon
appartement puisque la colère se voit remplacée par le désœuvrement,
l’impuissance… Mon cœur se serre. Chaque objet présent me la rappelle. Mais
putain, comment ai-je pu me montrer aussi con ?! Machinalement, je caresse la
couverture de « Dirty Love » avant de marquer un temps d’arrêt. Si je me
plantais ? En me poussant à recoucher avec Mélissa, le destin a probablement
voulu me démontrer que Nina ne me convenait pas ? Qu’en définitive, mon
aspiration a une vie plus rangée n’est qu’une chimère que je tente de
m’inventer pour m’élever au rang de monsieur et madame tout le monde ?
Bordel… Il n’y a pas à chier, je dois m’en assurer. Cette fois, je ne vais pas me
laisser sombrer plus que je ne l’ai déjà fait. Je ne suis désormais plus le seul à
pâtir de mes états d’âme. Si, contrairement à ce que je croyais, cet ovni qui a
chamboulé mon existence n’incarne pas mon élue, elle mérite de vivre
librement sa vie. Pour le bien de tous, j’ai l’obligation d’agir et le cas échéant,
lui offrir le respect de la dégager de mon courroux.
Sans réfléchir davantage, revenant à nouveau sur la totalité des décisions
que j’avais prises, je me précipite jusqu’au bar où travaille mon ancienne - ou
actuelle, je ne sais plus- maîtresse. À cet instant, mes idées sont claires- du
moins, les vapeurs d’alcool n’inondent pas mon cerveau-, je vais enfin
pouvoir comprendre pourquoi la vie me teste encore de cette manière. Je
cherche ma cible du regard, sans toutefois l’apercevoir. Après avoir vérifié
qu’elle soit bien de service, je m’installe au comptoir en attendant qu’elle en ait
terminé avec son client. Comme si j’ouvrais brusquement les yeux après des
siècles de sommeil, ce soir, je me sens totalement étranger à l’ambiance. Je la
trouve pesante, malsaine si bien que lorsque le barman m’interpelle, je me
contente de commander un coca.
Putain, tu dérailles complètement…

— Je savais que tu reviendrais… Suis-moi, m’ordonne l’objet de ma


venue en me saisissant par la main.
Fidèle à ses habitudes, elle m’a ensorcelé en l’espace d’une demi-seconde,
sans que je ne sois en mesure de le contrôler. Je la laisse donc m’entraîner,
sans piper mot, happé par ses courbes voluptueuses. La montée d’escalier
m’octroie tout le loisir d’étudier son déhanché incarnant à lui seul un véritable
appel à la luxure et, à la vue de son cul rebondi, ma queue se dresse
instantanément dans mon pantalon. Putain… Ce que je croyais improbable le
devient… Une autre que Nina peut me faire de l’effet… Le bruit de la porte que
Mélissa referme derrière nous me force à sortir de mes réflexions. Je prends
le temps d’observer le décor de la pièce en me rendant compte, avec stupeur,
qu’à quelques détails près, il ressemble à celui des chambres que nous avons
déjà fréquentées par le passé.
— Je suis fière de toi, entame-t-elle en me tournant autour, l’œil pétillant.
Enfin, tu as cessé de te mentir. Il est évident que nous sommes voués à être bien
plus que des amis…
Elle s’immobilise ensuite devant moi, me scrute avidement, puis
déboutonne lentement ma chemise. À mesure que ma peau se découvre, je
frissonne davantage… Probablement d’excitation… Sauf qu’au moment où sa
main commence à caresser mon torse, je déglutis péniblement. Le contact de
ses doigts sur ma poitrine me brûle mais, à l’heure actuelle, je reste incapable
de savoir si j’y prends du plaisir ou non.
— Théo, depuis notre séparation, tu as dévié du droit chemin.
Crois-moi, j’en ai pleinement conscience… Est-ce un bien ? Un mal ? Toi
seule peut m’en donner la réponse…
— Compte sur moi pour te remettre sur les rails…
Je l’espère sincèrement…
— Ôte ton pantalon et allonge-toi pendant que je me change.
Décidément, rien n’a évolué… Étendu sur le lit, mon cœur bat
frénétiquement dans ma poitrine en attendant qu’elle me rejoigne. J’ai hâte…
Hâte de connaître le sort qu’elle me réserve mais surtout, impatient de savoir
comment j’y réagirai. À présent, vêtue d’un ensemble rouge, de porte-
jarretelles noirs et de talons aiguilles de la même couleur, Mélissa vient
s’agenouiller à mes côtés.
— Tu vas payer ton insolence de ces derniers jours, m’annonce-t-elle en
faisant claquer les lanières de son fouet contre sa paume.
La dominatrice dans toute sa splendeur…
Oui… Un vrai stéréotype qui m’empêche de m’abandonner complètement
au jeu qu’elle me propose… Elle se place à califourchon sur moi puis laisse le
cuir danser partout sur mon corps, en alternant caresses et coups plus
prononcés. Je me hais d’apprécier cette sensation… J’ai l’impression que cela
fait trop longtemps que je ne l’ai pas éprouvée… D’ailleurs, quand elle
suspend ses gestes, tous mes membres se tendent en signe de protestation.
— Tu dois comprendre que je suis la seule à pouvoir te satisfaire…
Regarde ce qu’il se passe dans ton boxer, mon ange…
Mon ange ? Elle utilise des sobriquets, maintenant ?
Je redresse la tête pour effectivement apercevoir la bosse qui s’était
formée tout à l’heure à l’intérieur de mon entrejambe. Incontestablement, le
sang a continué d’y affluer… Seulement, les connections de plaisir, censées
aller de pair avec ce genre de trique, ne semblent pas arriver jusqu’à mon
cerveau. Je ne ressens rien, comme s’il s’agissait-là d’une simple ascension
mécanique… Étrange… Sûre d’elle, ma maîtresse poursuit ces préliminaires
en me débarrassant du dernier morceau de tissu que je porte. Un soupir de
soulagement m’échappe lorsque mon érection se libère… Elle s’en saisit, la
léchant sur toute sa longueur avec une gourmandise que je ne lui connaissais
pas. D’ordinaire, cette image, on ne peut plus sublime, suffit à me faire perdre
la tête. D’ordinaire…
— Je te sucerai jusqu’à ce que tu avoues…
Elle glisse la totalité de mon sexe dans sa bouche avant de l’aspirer
goulûment.
— Bordel…, chuchoté-je, la mâchoire serrée.
Définitivement, je me suis planté… Une alarme s’allume aussitôt dans
mon esprit, réveillant soudainement la haine latente qui sommeillait en moi.
— Arrête immédiatement, Mélissa.
L’intéressée relève la tête, tandis que ses lèvres luisantes s’étirent dans un
sourire victorieux.
— Je te trouves plus rapide que la première fois, beau brun… Finalement,
tout n’est pas perdu…
Justement, si…
Mu par l’irrésistible envie de lire la souffrance dans son regard, comme
monté sur ressorts, je me redresse avant de lui enserrer étroitement la gorge.
— Tu vas expérimenter ce que tu as réussi à faire de moi…, la menacé-je
en approchant mon visage du sien.
Je la force à se mettre à quatre pattes sur le matelas et à tendre son cul vers
l’arrière. Dans cette position, elle ressemble enfin à la chienne qu’elle a
toujours été. Croyant que je suis redevenu l’être malsain qu’elle avait autrefois
formaté, son rictus s’agrandit davantage, ses prunelles brillant d’excitation. Je
me saisis du fouet afin de lui marteler violemment les fesses. J’utilise une
méthode identique à celle enseignée par ses soins, celle qui m’a permis
d’identifier clairement les origines de ma souffrance. Si à l’époque, sa source
se trouvait en Cathy, en son mensonge, aujourd’hui, elle réside en Mélissa qui
a anéanti tous mes projets. Mon ex-fiancée était déjà morte au moment de cette
révélation, mais elle… Elle est en vie… Aujourd’hui, j’ai la possibilité de me
venger de tout le mal qu’elle m’a infligé… On m’offre l’occasion de la battre
jusqu’à ce qu’elle en crève…
— Tu veux que je redevienne le monstre que tu as créé ? Te voilà
exaucée…
En signe de consentement, cette connasse gémit et réitère ses miaulements
de chatte en chaleur à chaque fois que le cuir vient percuter sa peau virant au
rouge vif. Je devrais cesser, je le sais, seulement, je suis comme possédé,
assoiffé de douleur, incapable de m’arrêter…
— Non. Clac.
Mélissa. Clac.
Jamais. Clac.

Je frappe encore et encore, jusqu’à ce qu’elle soit sur le point de jouir.


Cette femme est folle, elle ne comprend pas… Je dépose alors mon accessoire
puis l’oblige à se relever en la maintenant fermement par les épaules :
— Je ne suis plus l’homme-pantin que tu as rencontré il y a quelques
années. Tu ne comptes plus. Désormais, tu représentes celle qui a foutu ma vie
en l’air. J’ignore comment j’ai pu être assez stupide pour tomber dans ton
piège de l’autre soir, mais sache que personne, mise à part Nina, ne pourra
plus jamais me satisfaire. Est-ce clair ?
Aussitôt ces paroles prononcées, ses soupirs cessent. Enfin un peu de
silence parmi ce beau bordel… Je profite de ce calme quelques secondes
supplémentaires, avant de la forcer à me répondre :
— Je t’ai posé une question. Est-ce clair ?
— O… Oui…, balbutie-t-elle, effrayée.
Parfait…
— Si je te revois t’approcher d’elle, je t’achève…
Sonnée par mes propos, elle hoche la tête en guise d’approbation.
Heureux, ayant l’impression d’être libéré, je relâche ma prise, son corps
tombant lourdement sur le matelas, comme si elle ne parvenait plus à le
contrôler. La voir ainsi démunie, en position de faiblesse, m’apporte une
étrange satisfaction… Un sentiment de victoire… Soulagé, je ne lui prête plus
aucune attention pendant que je me rhabille à la va-vite, et ne me retourne pas
lorsque je claque la porte derrière moi. Un bruit sec engendrant mon
désenchantement… Je percute seulement la réelle signification de mon
comportement. À peu de choses près, en l’espace d’une demi-heure à peine, je
viens de réitérer toutes les activités malsaines auxquelles je m’adonnais par le
passé : j’ai dominé, effrayé, avant de me barrer en laissant la fille en plan…
Bordel, je n’arrive pas à croire qu’elle soit parvenue à me transformer en un
mec aussi taré !
Te rends-tu compte que Nina a su te pardonner tout ça ?
Suite à cette réflexion de Conscience, mes jambes ne me portent plus.
Cette maudite voix a raison… Me sentant proche de l’écroulement, je tire l’un
des tabourets du bar pour m’y affaler. Après avoir commandé un verre de
whisky, puis deux, puis trois, une larme solitaire coule le long de ma joue. J’ai
obtenu ma réponse quant à la vie que je désirais mener mais, par ma faute, je
n’ai plus aucun moyen d’y accéder. Ma femme aux quatre lettres s’apparente
certes à un ovni, seulement, elle a déjà passé l’éponge sur beaucoup trop
d’erreurs… Elle ne parviendra à excuser, ni ma tromperie, ni mon mensonge.
J’ai testé ses limites et malheureusement, je les ai franchies… Cette fois,
définitivement, j’ai tout perdu… Las, démuni, j’achète une bouteille, décidé à
poursuivre ma déchéance…

Le samedi matin, lorsque je me réveille, il me faut du temps pour


identifier l’endroit où j’ai atterri. Aussi surprenant que cela puisse paraître, j’ai
réussi à rentrer chez moi au lieu de me laisser crever au milieu de ce bar
glauque.
— Y’a quelqu’un ? crié-je à tue-tête, afin de m’assurer que je n’ai pas
initié de nouveaux dommages irréparables.
Pas de réponse…
— M… Mélissa ?
Attentif au moindre bruit, je reste quelques secondes sans bouger. Le
silence persiste, me permettant ainsi de comprendre que je me trouve
effectivement seul. Rassuré, j’ouvre donc mes paupières qui ont du mal à
s’habituer à la lumière du jour. Visiblement trop détruit, je n’ai même pas pris
la peine de fermer les volets. Je me souviens avoir préféré boire jusqu’à plus
soif, m’être astiqué en pensant à celle que je n’aurai plus, d’où mon état vaseux
de ce matin. Cet après-midi serait plus juste puisque le cadran du radio réveil
marque déjà les quatorze heures.
Je me rappelle aussi avoir rêvé… Un songe des plus étrange, puisque le
connard qui passe son temps à tourner autour de Nina y figurait également.
Nous étions dans une pièce aux apparences de cave voutée et au début, je me
suis bizarrement plu à voir un autre toucher celle qui m’appartient. Au début…
Car, dès l’instant où il a désiré aller plus loin en la pénétrant, je me suis
transformé… Le reléguant au second plan, j’ai pris les rênes de notre partie
fine, désirant être le seul à la satisfaire de cette manière. C’était tellement bon !
J’avais l’impression qu’il s’agissait de la réalité et non d’une chimère. Que ce
Zack, spectateur de notre exhibition, représentait en quelque sorte le témoin de
l’union indéfectible qui existe entre mon ovni et moi…
Je suis dans la merde… Et excité… Voici la conclusion de ma nuit…
J’aurai beau tenter de faire en sorte qu’elle me dégoûte, jamais je ne pourrai
l’oublier, nul ne sera en mesure de me combler autant qu’elle. Cette jeune fille,
à la double vie, a su m’enchaîner à sa folie… Putain… Elle n’est pas foutue de
me laisser en paix, même dans mes rêves… Tels des flashs, les différentes
scènes s’imposent dans mon cerveau. Les ombres des bougies dansant sur son
corps parfait, sa bouche aspirant goulûment ma queue… En transe, mon cœur
palpite à une vitesse effrénée… Si je ne mets pas un terme à cette envolée, ça
finira très probablement en crise cardiaque… Mes bras se faufilent alors sous
la couette afin de frôler ma peau, déjà brûlante. Doucement, mon pouce
effleure mes pectoraux tandis que ma main droite caresse lentement mon
sexe… Comme dans mon songe… La sensation s’avère étrange. J’ai
l’impression que mon esprit s’élève au-dessus de mon corps, qu’il s’agit de ses
doigts qui me touchent encore à cet instant. Je me dessine Nina, agenouillée
nue entre mes jambes, pendant qu’elle me procure ce plaisir insensé. Dès lors,
mes gestes se font plus percutants, mon bassin accompagnant méthodiquement
les mouvements de ma paume qui englobe plus fermement ma hampe… Ivre
de désir, la jouissance serait aisée, cependant je m’y refuse dans l’immédiat.
Cette fois, non pas par besoin de frustration, mais parce qu’il s’agit désormais
du seul moyen que je possède pour l’avoir un peu plus longtemps auprès de
moi… À mesure que je me cambre afin d’amplifier mes sensations, je me plais
à me représenter ses prunelles se voiler, à l’imaginer mordre violemment sa
lèvre inférieure. Le goût du sang vient même s’inviter dans ma bouche.
L’urgence se propage dans chacune de mes fibres. J’halète plus fort, le
brouillard se forme dans ma tête, entraînant des va-et-vient de plus en plus
saccadés. Enfin, un ultime râle m’échappe avant que l’orgasme n’explose…
Dévastateur… Comme elle… À l’image de la situation au sein de laquelle elle
m’a plongée…
Donc, ma vie ressemblera à cela ? Ne plus pouvoir baiser, bander
mécaniquement et me branler comme un ado en me raccrochant à son souvenir
qui me fait mal à crever ?
Pathétique…
Désemparé face à cette horrible pensée, je passe le reste de mon samedi à
cuver jusqu’à ce qu’une montée d’angoisse me saisisse à la nuit tombée. Ne
sachant pas comment m’occuper autrement, j’agrippe Jack Daniel’s, mon
fidèle compagnon qui, lui, j’en suis sûr, ne me quittera jamais. J’enchaîne les
verres jusqu’à ce que le prénom, ainsi que le visage de Nina, ne viennent plus
perturber mon esprit. Anesthésié. Voilà ce que je serai désormais. Du whisky
pour ne plus ressentir la douleur, un cerveau qui fonctionnera au ralenti, un
corps demeurant inerte pendant que le destin ou le sort y feront leurs satanées
expériences…
Mon dimanche se déroule selon le même schéma. Dessaouler, puis boire à
nouveau, histoire d’arrêter de fantasmer sur son potentiel retour dans mon
quotidien. Dire que demain, je serai confronté à elle dès la première heure…
Trop con, j’imagine encore qu’elle va courir à ma rencontre pour m’annoncer
qu’elle me pardonne… Alors, afin de ne plus espérer, j’augmente la dose
d’anesthésiant… Quelques verres sont nécessaires pour que l’envie d’y croire
disparaisse… Définitivement…
22. STOP !

Nina. Lundi.

Aujourd’hui, je n’ai pas besoin d’attendre la sonnerie du réveil pour


ouvrir les yeux. Ils le sont depuis déjà deux heures et refusent de se refermer.
Une sensation tout bonnement insupportable ! On a dû m’installer des
écarteurs, ce n’est pas possible autrement ! Nerveuse, je ne cesse d’effectuer
des demi-tours sur moi-même, à tel point que je suis maintenant enroulée dans
ma couette, tel un rouleau de printemps prêt à être dégusté. Branchée sur du
mille volts, alors que mes pieds n’ont pas encore touchés le sol… Ça promet…
Frôlant l’électrocution, le moment de me préparer s’approchant, je m’extirpe
de cette prison de coton. Je tente une douche froide histoire de geler mes
neurones mais, en dépit des grelottements qui saisissent mon corps, ceux-ci
continuent à turbiner, me laissant redevenir cette fille complètement paumée,
souhaitant tout et son contraire… Je brûle de voir les yeux de Théo détailler
chacune de mes courbes comme s’il désirait s’en imprégner pour l’éternité.
Seulement, j’ai aussi l’irrépressible envie de me présenter face à lui, de le
frapper aussi fort que je le peux afin de lui faire payer sa trahison…
On dirait que Miss Indécise revient au pas de course !
Énervée par ma faiblesse, je me maquille à la va-vite, puis entame un brin
de ménage en vue de canaliser ce trop plein d’énergie. Une fois mon
rangement terminé, toujours aussi électrique, je jette machinalement un œil à la
pendule. Forcément, je suis en retard… Je récupère donc rapidement mes
affaires avant de fermer la porte de mon appartement, le cœur serré à l’idée de
devoir l’affronter. Étant donnée la manière dont elle débute, je sens que ma
journée sera parfaite !
Tu parles… Parfaitement horrible, oui…
Je marche tellement vite que je rattrape le temps perdu et sans surprise,
Hugo m’attend au bas de l’immense escalier en béton.
— Bonjour, ma puce. La vache, tu as vraiment une sale tête !
— Voilà ce que je rêvais d’entendre ! ironisé-je. Tes mots d’amour dès le
matin me remontent résolument le moral !
— Excuse-moi, mais franchement, tes cernes sont effrayants ! Encore de
nouvelles frasques durant le week-end ? Tu l’as revu ?
— Plus ou moins…
— Comment ça ?
— Je ne sais même pas par où commencer tant il y a à raconter. Figure-toi
que…
J’interromps ma phrase lorsque j’aperçois Barbara qui, au lieu de nous
rejoindre, stoppe son parcours pour discuter avec un groupe de filles. Mince, il
n’est pas au courant de notre « réconciliation », non plus…
— D’ailleurs, de ce côté-là également, il y a du neuf…, énoncé-je en la
désignant discrètement du doigt.
— Oh ! Des potins ? Je suis tout ouïe…
Pendant que nous montons l’escalier, je lui résume le contenu de notre
conversation dans le parc. Ponctué par les diverses onomatopées de mon
meilleur ami, mon récit s’achève alors que nous arrivons dans la cour.
— Je n’en reviens pas ! s’exclame-t-il. Jamais, je n’aurais pu me douter
que cette pimbêche était malheureuse comme la pierre !
— Ça se confirme, il y a toujours un revers à la médaille. Mais attends, ça
ne s’arrête pas là ! Tu me crois si je t’annonce qu’elle m’a demandé de lui
servir de mentor ?
— Toi ? Celle qui met trois plombes avant de prendre une décision ?
Même la plus banale ?
— Hugo !
— Tiens, ta voix de maîtresse en colère me manquait…, réplique-t-il,
espiègle.
— Ah ! ah ! Très drôle…
— Pardon, ma puce. Mais franchement, avoue que j’ai raison !
— Tu n’as pas tort…
— Enfin un peu de clairvoyance ! Zut, la voilà. Je dis quoi ?
— Rien pour le moment. Je ne sais pas si j’étais censée t’en parler.
— Salut ! Comment allez-vous ce matin ? nous interroge Barbara, le
sourire jusqu’aux oreilles.
— Impeccable, se contente de répondre Hugo, visiblement trop choqué
pour prononcer une phrase complète.
— Super ! Moi, je suis sortie ce week-end, le pied ! Et toi, Nina ?
Ne lui accordant pas encore mon entière confiance, j’hésite à raconter
devant elle les derniers événements en date. Est-ce prudent d’évoquer ne serait-
ce que le prénom de Zack ?
Voilà un bon moyen de la tester…
Pas faux… De toute façon, nous ne sommes plus à un ennui près…
— Vendredi soir, lorsque j’ai quitté le restaurant, Théo m’attendait,
énoncé-je d’une traite en guise de préambule.
— Et ? me questionnent-ils en cœur.
Je pense que tu as su capter l’attention de ton auditoire… Regarde-les, ils
sont suspendus à tes lèvres.
— Je me faisais draguer par Zack.
— Qui est-ce ? m’interroge Barbara
— Une connaissance, balaie Hugo d’un revers de la main. Ensuite ?
— C’était chaud, ils ont failli en venir aux poings…
— Oh ! Deux hommes qui se battent pour toi ? Le rêve !
J’en reste coite. Elle n’a quand même pas pu dire une connerie pareille ?
— Non, Barbara, ma situation n’a rien d’enviable, crois-moi.
— Et l’issue ? Bain de sang ou réconciliation à Bisounours Land ? me
recentre Hugo, voyant que j’ai du mal à me contenir.
— Aucun des deux. Je…
Mes mots se suspendent à l’orée de mes lèvres quand ma nuque picote et
mon ventre se tord. Il ne doit pas être loin… Le moment tant désiré - ou
redouté, je ne sais plus-, ne va pas tarder à arriver… À peine la tête tournée,
mes yeux captent sa silhouette. Avides, ils la détaillent minutieusement, à la
recherche d’une réponse quant au dilemme de ce matin. Finalement, la
conclusion découlant de mon observation ne me surprend pas. Je le veux, rien
ne pourra me détourner de cet objectif… Pas même sa folie…
— Je… Je reviens, bégayé-je à l’attention de mes amis.
J’ai beau lutter de toutes mes forces afin de ne pas courir le rejoindre, la
main maléfique - dont j’avais déjà pu constater l’immense pouvoir au lycée-,
me pousse à sa rencontre en rétrécissant le fil invisible tissé entre nous. Je ne
vois plus que lui, mon cerveau ne songe plus à la souffrance que mon torturé
m’occasionne en permanence, il se met en mode pause. Nous marchons l’un
vers l’autre et le temps semble s’arrêter dès l’instant où nous nous isolons dans
notre bulle. Tout devient clair. L’attraction est bien trop forte, le manque de lui
bien trop destructeur pour que je puisse résister à la tentation d’essayer encore
une fois… Il reste la came qui me permet de me sentir vivante…
— Tu me manques, Nina, m’annonce-t-il de but en blanc.
Putain… Je crève de me jeter sur lui, qu’il me prenne dans ses bras, qu’il
me serre jusqu’à ce que j’en étouffe. Cependant, il convient d’éclaircir un
problème de taille :
— Que fais-tu de Mélissa ?
À l’évocation de ce prénom, ses traits se durcissent aussitôt.
— C’était une erreur. Elle ne compte pas, je te le promets.
J’ai tellement envie de le croire…
Ne cède pas…
— Toi-aussi, tu me manques, Théo, abdiqué-je, impuissante.
Je n’en reviens pas, elle lui a pardonné !
Il reste tétanisé l’espace de quelques secondes puis, après que son souffle
se soit relâché, un sourire illumine à nouveau son visage.
— Nina, il faut que nous parlions.
Comme me l’indique la main posée sur mon épaule, il ne s’agit pas de
mon homme aux quatre lettres qui prononce ces mots. À regret, mes yeux se
déconnectent alors des siens pour se tourner en direction de notre briseur de
quiétude.
— Zack ? l’identifié-je, partagée entre stupeur et énervement.
Je pense que téméraire n’est pas le bon qualificatif… Entêté ? Suicidaire ?
— J’ai beaucoup réfléchi, nous devons discuter.
— Mais quel casse-couilles ! Tu ne vois pas que nous sommes déjà
occupés ? s’indigne Théo, tout en me libérant de l’emprise de son rival.
Dégage de là !
À l’image de l’autre soir, il se positionne ensuite face à lui, m’excluant
ainsi du cercle que nous formions. Instantanément, des bribes de mon rêve
ressurgissent… Ils sont là, ensemble, dans le même périmètre… Ombre et
Lumière… Hypnotisée, je ne peux que les regarder se déchirer.
— Je n’irai nulle part sans elle. Je dois l’éloigner de toi, tu es néfaste.
— Pas autant que tu le crois puisqu’elle revient à moi… Tu as perdu…
— Du moment qu’elle restera sous ton joug, cette fille ne sera pas apte à
réfléchir correctement, rétorque-t-il en contractant sa mâchoire.
Euh… Tu trouves normal qu’ils parlent de toi comme si tu ne les entendais
pas ?
L’intervention de Conscience me sort brusquement de ma contemplation.
À quoi jouent ces goujats ? Se rappellent-ils seulement que j’existe ? Gagner ?
Perdre ? Les mecs, une fois encore, le Moyen-Âge est terminé ! Exit le pseudo
sentiment de plénitude que j’avais pu éprouver quelques minutes auparavant.
Une spirale de sentiments contradictoires m’envahit : l’association surprenante
entre l’amour et la haine, l’envie mélangée au dégoût… Des états d’âme
desquels ils se moquent éperdument puisque les coqs continuent leur combat :
— Tu te prends pour qui ?
— Pour quelqu’un voulant son bien…
— Putain, va-t’en où ça va partir ! Je suis à deux doigts de t’aider à ravaler
ton sourire de connard.
— Vas-y ! Tu veux rajouter la violence à tes nombreuses qualités ?
réplique Zack, plus ironique que jamais.
La réaction de Théo ne se fait pas attendre. D’un pas, il efface le peu de
distance qui les séparait pour l’attraper par le col de sa veste et le menacer, son
visage à cinq centimètres du sien :
— Ferme-la ! Cette fille m’appartient, tu comprends ?
Putain, incroyable…
— Ce n’est pas ce qu’elle me laisse entendre lorsque nous nous voyons…
Et l’autre qui en remet une couche ! Non mais, sérieusement, ils ont un
gros problème !
— Fais gaffe à toi… Tu ignores d’où elle vient réellement… Elle te
détruira sans que tu ne t’en rendes compte…
Salaud… Je ne m’étais donc pas trompée, il continue à me considérer
comme une vulgaire prostituée…
— Tu as vraiment une drôle de façon d’aimer…, constate mon pseudo-
allié, amer.
Il n’a pas le temps de poursuivre sa phrase. Le poing de Théo percute
violemment sa joue tandis que son corps, gainé par la colère, ne vacille pas
d’un millimètre.
— Alors Don Juan en manque ? T’en a eu assez ou tu veux encore jouer
aux durs ?
— Mets en un deuxième, on verra, le provoque-t-il à son tour.
Mon torturé entre dans son jeu, perdant ainsi la bataille contre ses
pulsions. Un second, puis un troisième uppercut, partent avant que son
adversaire ne se décide à répliquer. Abasourdie, je suis incapable d’esquisser
le moindre geste. Je n’arrive pas à croire que tout ceci se passe par ma faute.
Non, en réalité, je n’arrive pas à croire que j’ai pu m’imaginer un quelconque
retour en arrière possible avec Théo, ou envisager que Zack puisse être
différent. Je réagis seulement quand ils tombent au sol, sans pour autant cesser
de se battre. Les noms d’oiseaux fusent et j’ai beau leur crier d’arrêter, ils ne
m’entendent pas. Leur fureur les rend sourds. Désespérée, je ferme les yeux
tout en plaquant mes mains sur mes oreilles.
— Sttooooppp !!!! hurlé-je en guise d’ultime essai en vue de les séparer.
Aussitôt, le décor redevient silencieux. Heureuse d’avoir pu obtenir gain
de cause, j’ouvre les paupières afin de mesurer l’ampleur des dégâts. Putain…
Ils sont gigantesques… Je ne songe même pas à regarder autour de nous tant
ce que l’on m’impose me débecte. Soit, il s’agit d’une blague ; soit on m’a
plongée dans un nouveau cauchemar… Durant ma tentative, une tierce
personne s’est greffée au sein de cette bataille en trouvant le moyen d’y mettre
un terme. ELLE possède la force de persuasion nécessaire… Moi, non…
Contrairement à ce que je croyais, la nature ne m’a pas dotée de ce super
pouvoir. Ecœurée, j’étudie la scène et les images que me retransmettent mes
rétines me donnent la nausée. Pendant que Zack récupère son souffle en
arrière-plan, la « psy au fouet » se tient face à Théo, seuls ses yeux
profondément ancrés dans les siens suffisant à l’immobiliser. Eux-aussi ont
une bulle… Bien plus solide que celle que j’ai pu bâtir avec lui…
— Théo, calme-toi, lui ordonne-t-elle durement.
Sans répondre, il s’efforce de caler sa respiration sur la sienne. Ce
spectacle me désole, les vannes s’ouvrent… Je ne parviens pas à étouffer le
premier sanglot s’échappant de ma gorge. Un son qui semble instantanément
sortir Théo de sa transe puisque, de retour à la réalité, il tourne son visage
blême dans ma direction.
— Noon !!! Nina… Nina… É… coute-moi ! Je … Ne te fie pas aux
apparences, s’il te plaît. Laisse-moi le temps de t’expliquer ! me supplie-t-il,
ses traits se teintant d’effarement.
Cette phrase sonne le début de ma métamorphose. De statue pétrifiée, je
passe à furie rouge de colère, gesticulant dans tous les sens :
— Ne pas me fier aux apparences ? J’espère que tu plaisantes ?! Je te
signale que j’ai assisté à votre démonstration de virilité ! répliqué-je, en
pointant également Zack du doigt. Sérieusement, vous vous êtes entendus ?
Sachez que je n’appartiens à personne !
Probablement honteux, mes cibles baissent simultanément la tête.
— Quant à toi, continué-je sur ma lancée en m’adressant uniquement à
Théo, il va enfin falloir que tu comprennes que tu ne peux pas courir plusieurs
lièvres à la fois. Elle ne compte pas ? Tu te fous de moi ? Je ne sais pas à qui tu
cherches exactement à mentir mais putain, rends-toi à évidence ! ELLE a de
l’importance, ELLE vient encore de réussir là où j’ai échoué ! Tu ne veux pas
de Nina ou de Vanina ! Tu désires posséder Vanessa ! Mais ancre-toi
définitivement dans le crâne que, contrairement à ce que tu persistes à croire,
elle n’existe plus ! Voilà pourquoi tu as ressenti le besoin d’aller retrouver
cette pétasse ! Donc, que l’on soit bien clair !
Je.ne.veux.plus.jamais.entendre.parler.de.toi., achevé-je en articulant
exagérément chaque mot, le visage souillé par les larmes qui ne cessent de
couler.
Je tremble, je ne peux plus m’arrêter et ma colère continue à se déverser
sur ma rivale :
— Toi, espèce de psychopathe. Ravale immédiatement ton sourire satisfait
ou je te fais bouffer tes dents une par une ! Tu as gagné, c’est bon !

À ces mots, l’air me manque brusquement. Je viens d’énoncer à voix haute


la criante vérité que je niais depuis si longtemps. En l’espace de quelques
minutes, je suis passée par toutes les couleurs : l’espoir, l’incrédulité, la haine,
la tristesse pour en arriver à la résignation. Maintenant, me voilà à deux doigts
de craquer… Je m’éloigne donc rapidement, refusant qu’ils assistent à ma
chute imminente. Dans la précipitation, je fonce dans Hugo et Barbara qui
n’ont pas bougé de leur place. N’ayant plus la force de lutter contre ma peine,
je niche ma tête au creux du cou de mon frère de cœur avant de permettre à
mon torrent de larmes de s’évacuer. Rien à voir avec celles versées
précédemment, ces perles salées se voient maintenant accompagnées de sons
gutturaux inqualifiables. Je suis en pleine crise de nerfs…
— Ma puce, je vais aller lui parler, tente de m’apaiser mon ami.
— Non, ne fais rien, je t’en supplie.
— Mais tu ne peux pas rester comme ça, intervient Barbara, en me
caressant les cheveux en guise de consolation.
— Inutile. De toute façon, j’aurais dû comprendre que cette histoire ne
rimait à rien, répliqué-je entre deux sanglots.
— Laisse-moi au moins l’inciter à ne plus s’afficher sous tes yeux avec sa
greluche, insiste-t-elle.
— Quand je dis non, c’est non ! Tu ne réalises pas ? J’en ai marre de ce
cinglé ! Ce mec passe son temps à me torturer ! Alors stoooop ! hurlé-je à
nouveau, au bord du pétage de câble.
Vous n’avez pas attendu le premier cours pour commencer à vous
déchirer…
De pire en pire, effectivement… J’aspire à ce qu’on me laisse enfin en
paix… Je veux être seule…
— Ne m’en voulez pas, je m’en vais. Je ne supporte plus de l’avoir en face
de moi.
N’attendant pas leur réponse, je rentre à la maison, émotionnellement
brisée… Cette fois, plus aucun retour en arrière ne sera possible… J’ai envie
de mourir tellement j’ai mal… Aujourd’hui, le sort frappe vraiment fort… Je
sais que je me relèverai, j’y parviens toujours, mais combien de temps cela va-
t-il encore me prendre ? Combien de mois seront-ils gâchés dans l’attente de
ma réparation ? Quel sera mon déclencheur ? Mon esprit se trouve si embué
qu’il ne m’offre même plus la possibilité de me poser des questions
cohérentes… Alors que mon horloge marque à peine midi, nerveusement
épuisée, je m’endors sur mon canapé…

Des coups frappés à la porte me tirent du sommeil. Je me sens vaseuse


lorsque je m’assieds. Même s’il n’est que six heures du soir, même si j’ai passé
le plus clair de ma journée à dormir, je vacille comme si j’avais bu à outrance
et passé une nuit blanche. On tambourine plus fort contre le battant, le bruit mat
résonnant dans mon crâne, amplifiant ma migraine naissante. Putain ! Ne peut-
on pas me laisser tranquille cinq minutes dans cette foutue vie ? Prenant le parti
de jouer la morte, je cache la tête sous mon oreiller en attendant que ce visiteur
se lasse. Sauf que je suis la première à céder, poussée par un sentiment inconnu
qui me force à me lever… Aussitôt le panneau de bois ouvert, toutes les
alarmes présentent dans ma tête se mettent à rugir en simultané…
23. Stratégie

« Tout le monde arrive à un moment de sa vie où il est confronté à la


prise de décision impliquant un risque. Ayez le courage de prendre des
risques. » Anonyme

Théo. Lundi.

— Donc, que l’on soit bien clair ! Je. Ne. Veux. Plus. Jamais. Entendre.
Parler. De. Toi, achève-t-elle en articulant exagérément chaque mot, le visage
souillé par les larmes qui ne cessent de couler.
Bordel, qu’ai-je encore fait ? Je suis sonné. Pendant que Nina déverse sa
colère sur Mélissa, je poursuis mon retour dans la réalité en retraçant ce qu’il
vient de se produire. Avec stupeur, je me rends compte qu’il m’a été
impossible de contrôler mes actes. Mon esprit me dictait de ne pas laisser
libre-court à mes pulsions mais, possédé, mon corps a refusé de l’écouter…
Carrément flippant.
Situation surréaliste, ça commence à devenir une habitude.
J’en ai ma claque des coups en vache de ces putains de forces supérieures
! À peine notre réconciliation amorcée qu’elle se trouve déjà périmée ! Les
scénaristes doivent vraiment se fendre la gueule à nous malmener de cette
manière ! Incapable de formuler des paroles cohérentes afin de la retenir, je ne
peux que la regarder s’enfuir pour ce qui sera, sans nul doute, la dernière
fois… Désirant m’assurer que tout ceci soit bien réel, je cligne des yeux à
plusieurs reprises. Les détails du décor deviennent moins flous et
malheureusement, oui… Cette journée qui devait rimer avec ma reconquête
signera celle où je l’ai définitivement perdue…
— Théo, tu trembles, calme-toi, ne cesse de me répéter la voix autoritaire
de Mélissa.
Aussitôt, ma colère redouble, elle s’immisce dans chaque litre de sang qui
circule dans mes veines… Cette putain de charmeuse de serpent a encore réussi
à m’envoûter… Je la hais, je ME hais ! Qu’est ce qui cloche chez moi, à la fin
?! Pourquoi suis-je aussi sensible au magnétisme de cette cinglée alors que je
la déteste au plus haut point ? D’une seule main posée sur ma poitrine, elle m’a
éloigné de l’autre connard ; d’un simple regard, ma respiration saccadée a
retrouvé son calme en se calant à la sienne, évinçant ainsi la hargne qui me
possédait.
Elle a capturé ton âme…

Quoi qu’il en soit, je dois rapidement trouver l’antidote au sortilège que


cette sorcière m’a jeté…
— Mélissa, que fabriques-tu ici ? l’agressé-je.
— Tu as perdu tes moyens. Hors de question que tu te donnes en spectacle
de cette manière.
— Ce sont des choses qui me regardent. N’as-tu pas compris ce que je t’ai
dit hier ?
— De toute évidence, tu as eu tort… Nous venons d’avoir une preuve
supplémentaire de notre connexion hors normes…
En plus d’être sourde, cette fille est folle…
Je… Je vais la buter…
— Je te le répète. Il n’y a plus rien entre nous, ce depuis bien longtemps
et…
— La nuit que nous avons passé ensemble m’indique pourtant le
contraire…
Je vois les traits de Zack se décomposer. Putain, cette connasse ne peut-
elle pas fermer sa bouche ? Sur l’instant, je me demande lequel des deux je
dois achever en premier… L’espèce de Don Juan en manque avec sa tronche
enfarinée ou cet être démoniaque qui ne semble pas décidé à me lâcher ?
Moi, j’en prendrais un pour taper sur l’autre…
Je m’apprête à suivre le conseil avisé de Conscience lorsqu’on interrompt
mon geste :
— Quelqu’un va-t-il m’expliquer à quoi rime tout ce tapage ?
Comme si la situation n’était pas encore assez rocambolesque, un
intervenant de taille vient y ajouter son grain de sel… Décidément, ma journée
s’avère parfaite !
Tu parles ! Parfaitement horrible, oui…
— Je vous entends hurler depuis mon bureau, reprend le recteur. Qui est le
responsable de cette comédie ?
—…
— Vous aviez plus de voix tout à l’heure, ironise-t-il, le ton empli de
colère face à notre manque de réponse… Théo, veuillez immédiatement me
suivre dans mon bureau. Quant à vous deux, je vous y attends pour quatorze et
quinze heures. Peu m’importe l’ordre de passage. D’ici là, je vous préviens, je
ne veux aucune vague… Hors de ma vue ! éructe-t-il en guise de conclusion.

Heureusement que Nina nous a quittés… Ça aurait été le pompon ! Par


contre, de mon côté, comment vais-je me sortir de là ? Indéniablement, mon
supérieur sera beaucoup moins facile à berner que Tête de Hibou… L’esprit en
feu à force de retourner le problème dans ma tête, je suis mon patron dans le
dédale de couloirs. Ses épaules sont raides et je n’ai aucun mal à deviner qu’il
peine à retenir la colère réprimée un peu plus tôt. Je n’ai « visité » son bureau
qu’une seule fois, ceci afin de finaliser mon embauche. À l’époque, j’étais
nerveux à l’idée de tout foutre en l’air. Aujourd’hui, alors que je viens de tout
foutre en l’air, je suis nerveux à l’idée de mettre à exécution le plan qui prend
forme dans les méandres de mon cerveau… En me demandant ce que mon
ovni échafaude pour le sien, incontestablement, le mien compromet
grandement mon avenir…
— Vous êtes vraiment la personne la plus irresponsable qu’il m’ait été
donné de rencontrer !
Et encore, l’amélioration peut déjà être qualifiée de fulgurante…
À ces mots, je m’aperçois seulement que la porte de la pièce s’est
refermée derrière moi, me laissant face à un homme rouge de fureur qui me
fixe sans discontinuer.
— Je veux que vous m’expliquiez clairement les raisons de ce bordel !
Vulgarité… De la part d’un mec de son envergure, ça craint… Ok…
Allons-y… La salive n’arrive plus à irriguer suffisamment ma gorge, aussi
sèche que le désert, entraînant ainsi la pénible sortie de mes mots :
— J’ai… J’ai eu… une liaison, Monsieur. Avec une étudiante…
Les dés sont jetés…
— Pardon ?
Ses yeux transpirent d’horreur, comme si je lui avouais un sordide
meurtre que je venais de commettre.
— J’ai eu une liaison avec une étudiante, réitéré-je, en articulant
davantage.
— Seigneur… Dites-moi qu’elle était consentante…
— Oui, Monsieur.
— J’ose l’espérer… Beaucoup de rumeurs vont circuler à votre sujet à
cause de votre petit spectacle. Inutile d’en rajouter…
—…
— Que vos collègues ont-ils à voir dans cette histoire ?
Euh… Tu as trois jours devant toi et une bonne santé cardiaque ?
— Je vous laisse le soin d’éclaircir ce point avec eux.
Hors de question que ces deux crapules s’en tirent avec les honneurs ! Ils
n’ont qu’à se débrouiller tout seuls face à la mouise dans laquelle ils se sont
fourrés.
— Sauf que je vous le demande à vous.
Si je lui raconte chacune des étapes traversées, il va mettre les hôpitaux
psychiatriques de la région au parfum avant de faire une attaque… Pris au
piège, je choisis de botter en touche en reportant son attention sur mon propre
cas :
— Quelle sanction désirez-vous m’attribuer ?
— Il me semble qu’à ce sujet, le règlement intérieur est plutôt clair. Vous
me décevez beaucoup, Théo. J’avais bâti de nombreux projets pour votre
avenir.
Oh, ça, j’en ai l’habitude… Je chagrine toujours les gens… J’aurais dû lui
dire que personne ne pouvait m’accorder sa confiance…
— Vous êtes renvoyé.
Même si je souhaitais une telle issue, ses mots me provoquent l’effet d’une
épée que l’on me plante dans le cœur. Ça fait incroyablement mal de voir la
totalité de ses efforts réduite à néant en l’espace d’une seule matinée.
— Bien, Monsieur. Je comprends.
— J’espère seulement que cette folie en valait la peine…
Nina mérite tous les sacrifices du monde…
— Comment s’appelle cette élève ?
Ça aurait été trop facile, évidemment…
— Excusez-moi, mais je ne répondrai pas à cette question, Monsieur.
Notre histoire a pris fin, je suis licencié, vous ne rencontrerez plus d’incidents
à ce sujet.
— Vous aviez donc des sentiments ? m’interroge-t-il, incrédule.
— Effectivement…
Le temps qu’il se ressaisisse, sa bouche demeure ouverte quelques
secondes puis, en chassant ma dernière réplique d’un geste de la main, il
reprend :
— Bon, bref, peu importe. Les règles sont ce qu’elles sont. Il va sans dire
que la prise d’effet est immédiate. Vous n’effectuerez pas votre préavis.
Rentrez chez vous dès maintenant. Nous vous ferons parvenir vos effets
personnels par voie postale, au même titre que votre solde de tout compte.
Je sors de son bureau dans un état second, sans saisir complètement les
conséquences de mon acte d’autodestruction. Je quitte ensuite l’établissement
sans me retourner, histoire de me forcer à comprendre que cette cour aux
allures d’arène appartient désormais au passé…
J’ignore de quelle manière, mais je parviens à rester campé sur mes
jambes pour arriver jusqu’à chez moi. Debout dans le salon, je suis dans
l’incapacité de m’asseoir tant mes muscles sont raidis par la nervosité.
J’effectue alors le tour de mon appartement, comme si rien ne s’était passé,
comme si Nina pouvait encore se trouver dans une des pièces à m’attendre.
C’est horrible, chaque objet me la rappelle. Lorsque je redescends de la
chambre vers la cuisine, j’empoigne furieusement l’exemplaire de « Dirty
Love », puis le jette violemment contre le mur.
— Tu n’es qu’une fumisterie ! Jamais, il n’y a eu de mode d’emploi !
Il tombe au sol, mon corps le rejoignant dans la foulée. Sans bouger, je
demeure étendu pendant des heures, dos au carrelage froid, la tête vide de la
moindre pensée, le cœur battant à tout rompre. J’ai l’impression que je vais
crever…

Deux putains de jours…


Contre toute attente, je suis parvenu à me relever et ça fait maintenant deux
jours que je suis allongé sur mon canapé à regarder les fissures du plafond,
scotché à mon portable en espérant qu’elle m’appelle. Je ne suis pas gourmand
au point d’aspirer à entendre le son de sa voix, voir sa photo s’afficher à
l’écran me suffirait amplement. Deux jours. Deux jours que je rumine en
compagnie de ma fidèle bouteille de whisky, l’alcool me permettant de
traverser un large panel d’états d’âme. L’espoir en premier lieu, lorsque je
m’imagine plongé dans un de ces satanés cauchemars à visée didactique. Ce
songe, pour le moins pervers, débuterait au moment où je cède à la tentation
qu’incarne Mélissa et aurait vocation à me montrer la déchéance qui en
découle. Il servirait à me faire comprendre la chance inouïe que j’ai d’avoir
Nina à mes côtés. Alors, comme dans les films, je me réveillerais avant de
fauter, courrais rejoindre la femme de ma vie, puis l’embrasserais avant de lui
demander de m’épouser…
Et la marmotte…
Vient ensuite le spleen quand, après m’être pincé à plusieurs reprises, je
dois me rendre à l’évidence. Les emmerdes qui s’enchaînent depuis la rentrée
ne sont pas les constituants d’un horrible rêve, mais l’atrocité de ma réalité…
Ce vendredi noir en a d’ailleurs marqué l’apogée. En l’espace de quelques
heures à peine, j’ai perdu mon travail ainsi que la moindre chance de voir un
jour Nina revenir dans ma vie. Une fois encore, le plus affreux reste de
constater à quel point je suis vide. Sans elle, je me sens perdu, sans couleur et
sans saveur…
Toi qui pensais avoir évolué…
Finalement, la prise de conscience s’opère seulement… Il nous aura fallu
du temps pour le comprendre… Désormais, je suis libre… Libre de partir…
Loin… loin d’elle… Je n’ai plus d’attache… M’éloigner afin d’oublier, l’idée
se tient, elle me tente… Mais pour quoi faire ? Reproduire un schéma identique
avec une autre ?
Pas forcément…
Après tout, en y réfléchissant bien, que ce soit avec Mélissa ou Nina, j’ai
répété les mêmes erreurs… Alors, mon existence se résume-t-elle à cela ? À
sombrer, à me relever à l’aide de femmes qui acceptent ma sexualité débridée ?
M’attacher à elles pour mieux m’écrouler ensuite par leur faute ? Triste
destinée…
— Tu sais quoi ? Non, vous savez quoi ? hurlé-je brusquement, sans
réellement savoir à qui je m’adresse. Vous avez gagné ! Je renonce ! J’en ai
marre, je prends le risque et je me casse !
Encouragé par les nouvelles possibilités qui s’offrent à moi, je me lève en
vacillant, puis tangue jusqu’à la table du salon où se trouve mon PC. Mes
doigts tremblent légèrement, non à cause du manque d’alcool puisque mes
neurones baignent continuellement dedans depuis quelques jours, mais parce
que je suis en train de réserver le billet d’avion qui m’éloignera d’elle à tout
jamais… Un aller simple vers Punta Cana. Même si ce lieu me ramènera
incessamment à son souvenir - d’ailleurs, je ne veux en aucun cas l’oublier- je
suis certain que là-bas, j’aurai une infime chance de me reconstruire…
Anxieux et excité à la fois, je rabats le capot de mon ordinateur. Départ
prévu dans soixante-douze heures… Soixante-douze heures pendant lesquelles
je vais devoir me préparer à tirer un trait définitif sur ce que nous avons été…
24. Partir

« Le temps m’a appris à garder l’espoir mais à ne jamais lui accorder


une confiance excessive. L’espoir est cruel, est vaniteux, sans conscience… »
Carlos Ruiz Zafòn

Nina

Les sirènes allumées dans ma tête hurlent de plus belle alors que mon
visiteur se trouve toujours sur le pas de la porte.
— Claude ?
— Je… je peux entrer ? me demande-t-il, hésitant.
Intriguée par sa mine grave, je m’efface afin de le laisser pénétrer dans ce
qui ne s’apparente plus vraiment à un cocon. On y étouffe, l’hostilité de
l’ambiance enfle au fil des minutes qui s’égrènent… Perplexe, je jette un œil
dans le couloir, espérant y voir ma mère mais, définitivement, il est seul…
— Que fais-tu là ? entamé-je directement en sautant volontairement l’étape
des salutations, dignes d’une bonne hôtesse.
Il ne relève pas mon manque de politesse et s’assied lourdement sur le
canapé, l’air accablé. Mes muscles, bien trop tendus, m’empêchent de l’imiter.
Alors, je reste debout, impatiente d’entendre ses explications.
— Je suis venu te prévenir que ta maman a souhaité que nous nous
séparions.
Putain… Il va falloir m’éclairer parce qu’aux dernières nouvelles, tout
allait pour le mieux dans le meilleur des mondes…
— Oh… Que… Pourquoi ?
— Je ne le sais pas exactement…
J’ai peur de comprendre…
Ne tire pas de conclusions trop hâtives…
— Depuis quand n’êtes-vous plus ensemble ?
— Vendredi, lâche-t-il dans un soupir.
Le jour où elle a cessé de décrocher son téléphone…
— Je suis désolée, Claude.
— Merci…
— Elle… elle habite encore avec toi ?
— Non, ta mère est aussitôt repartie chez elle, me répond-il en levant ses
yeux vers moi.
Son regard se teint d’une détresse que j’ai bien trop souvent éprouvée…
Putain, putain, putain… Je la sens mal…
— C… Comment se porte-t-elle ? lui demandé-je, anxieuse à l’idée de ce
qu’il peut m’apprendre.
— Ta maman…, entame-t-il en déglutissant péniblement.
Accouche, bordel !
— Ta maman a rechuté…
— NOOONN !
Je pensais avoir prononcé ces paroles intérieurement, mais l’écho que
cela crée dans mon appartement me prouve que ce hurlement bestial provient
de ma gorge. Il symbolise mon désespoir, l’illustration parfaite de la continuité
de ma déchéance… Tout mon corps se met brusquement à trembler et,
incapable de me rendre jusqu’au canapé, je m’affale sur la table basse, les
larmes silencieuses brouillant ma vue :
— Je suis sincèrement navré, Nina, tente-t-il de me consoler.
— C’est… C’est peut-être seulement une erreur de parcours ?
Je me voile la face, je le sais, sauf que je ferais n’importe quoi pour ne
pas me trouver confrontée à cette nouvelle vérité.
— J’ai moi-aussi essayé de m’en convaincre quand cela a démarré.
Je percute aussitôt le sens de ses propos. Cependant, afin de ne laisser
aucune place au doute, je souhaite les entendre de sa propre bouche :
— Que cherches-tu exactement à me dire ?
— En fait, depuis sa sortie de l’hôpital, elle n’a jamais vraiment cessé de
boire… Au début, il s’agissait de coupes de champagne lorsque nous allions
dîner…
Comment a-t-il pu cautionner une connerie pareille ? Redonner à un
alcoolique l’opportunité de picoler, pourquoi n’ai-je rien vu ?
— Après, chaque occasion devenait un prétexte à l’ouverture d’une
bouteille… Lorsque je m’en suis rendu compte, il était déjà trop tard… Elle
niait l’évidence, ne voyait plus que l’alcool dictait à nouveau sa conduite…
Elle a définitivement rompu le dialogue avant de mettre un terme à notre
relation, arguant que je ne la soutenais pas de la manière dont elle le voulait et
que je l’empêchais d’en profiter.
Ça recommence… Je n’arrive pas à y croire…
— À ce jour, je représente la cause de tous ses malheurs, achève-t-il,
désespéré.
Mon ventre se serre… Ce discours demeure identique à celui qu’elle me
tenait… Il faudra toujours que ce soit la faute de quelqu’un… En définitive,
elle n’a pas compris… Ce qui reste difficile à admettre est qu’une personne
extérieure à la famille - ayant déjà elle-même sombré - ait à subir cela.
D’ailleurs, n’importe qui aurait déjà pris ses jambes à son cou…
— Pourquoi n’es-tu pas parti ?
— Parce que je l’aime, me répond-il, la gorge nouée par l’émotion.
Je maintiens, cet homme vient d’une autre planète…
Je ne suis pas d’accord… Regarde de quelle manière tu réagis avec Théo
alors qu’il te fait continuellement souffrir. Tout comme toi, l’espoir de voir un
jour les choses s’arranger lui permet d’oublier les mauvais moments…
— Elle dit ne plus être amoureuse et malheureusement, je ne peux pas la
forcer à éprouver des sentiments. Pourtant, je n’ai pas envie de baisser les
bras…
— Je comprends…
Non, en réalité, je ne comprends pas ! Bordel ! Après ce qu‘elle a enduré,
ce que NOUS avons enduré, elle gâche tout sur un coup de tête ?
Nina… Rappelle-toi les propos des médecins… Il s’agit d’une maladie…
Les rechutes semblent inévitables avant une guérison complète…
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenue plus tôt ? À deux, nous y serions
probablement arrivés ?
— Je pensais pouvoir la raisonner, lui démontrer que pour être heureuse,
elle n’avait pas besoin de ce monde artificiel dans lequel l’alcool la plongeait.
Il me fait tellement de peine… Le peu de colère que j’ai pu éprouver
auparavant s’évapore. Je crois ne même plus avoir la force de m’énerver, ni
celle de prononcer le moindre mot. Je suis sonnée et la suite de ses
explications me met K.O :
— Je voulais également te délester de ce poids que la vie t’a remis entre
les mains sans t’en laisser le choix. Je désirais que tu vives enfin une
adolescence normale, Nina. Comme tout à chacun, tu en as le droit.
Mes larmes redoublent d’intensité. Parce que je ne peux plus me leurrer,
incontestablement, « la loi de l’emmerdement maximal » marque
officiellement son grand retour, mais surtout parce que le geste de cet homme
- que j’aurais aimé avoir pour père- me touche énormément. Même si ma chute
s’avère atrocement douloureuse, je lui serai éternellement reconnaissante de la
chance qu’il a voulu m’offrir.
— M… Merci…
Vivre une existence paisible… J’ai touché ce rêve du bout des doigts et en
aussi peu de temps qu’il n’en faut pour le dire, on a déplacé ma cible à des
kilomètres… D’ailleurs, contrairement à ce que je croyais la dernière fois, je
ne frôlerai probablement plus jamais le bonheur… Même en serrant les dents
extrêmement fort…
— Je peux t’assurer que j’ai tout mis en œuvre pour la sauver…
Pas vraiment. Seulement, je ne peux pas lui balancer une vérité pareille…
—…
— Je suis désolé. J’ai échoué, Nina.
Mon Dieu, si l’on continue sur cette lignée, je vais m’écrouler… Qu’il
souffre autant me retourne les tripes.
— Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ?
— Juste avant de venir ici, je lui ai rapporté ses dernières affaires. Elle
allait se mettre au lit…
À six heures du soir ? Malheureusement, je saisis parfaitement ce que cela
signifie…
— Ok…
Pas besoin d’en dire plus, le regard que nous échangeons parle de lui-
même.
— J’ai compris qu’il était grand temps de t’informer de la situation…
Il ne l’exprime pas entièrement, mais j’ai pleinement conscience de ce
qu’il se passe dans sa tête. Il hésite entre partir pour se préserver ou
s’accrocher par amour, par sens du devoir. Il ne mérite pas cette triste
existence… Alors, bien que je n’en aie pas les moyens, je revêts mon costume
de fille forte que rien ne peut jamais atteindre, avant de poursuivre :
— Je te remercie d’être venu m’avertir. Je vais m’en occuper, désormais.
Tu n’as plus de soucis à te faire…
L’évincer de la sorte me cause énormément de peine. J’aurais aimé le
garder dans ma sphère, lui, ce père de substitution, pour continuer à me donner
l’illusion d’un semblant d’équilibre. Seulement, un tel acte relèverait de
l’égoïsme pur… Je suis incapable de l’emprisonner au sein de la spirale
infernale qui nous attend : l’angoisse, la tristesse, la peur permanente de
découvrir le pire… Ce n’est pas son rôle.
Ok… Mais qui se préoccupera de toi ?
Présentement, je préfère ne pas songer à cela, les choses sont déjà assez
difficiles à gérer.
Après avoir tous les deux conservés un silence presque religieux, ses mots
annoncent l’imminence de son départ :
— Tu… Tu me donneras des nouvelles de temps en temps ?
— Bien sûr…, affirmé-je, en réfrénant les sanglots qui jouent des coudes
dans ma gorge.
— Prends soin de toi, surtout… Ne permets pas à cette nouvelle épreuve
de te démonter…
—…
— Je tiens à ce que tu saches que je te considérais comme ma fille…
Et moi, le père que je n’ai jamais eu… Incapable de prononcer ses mots,
je me contente de me jeter dans ses bras. Pendant ces quelques instants, je
m’autorise à baisser les armes pour profiter de ce réconfort, sachant
pertinemment que je n’en aurai plus durant le lourd combat que je m’apprête
encore à mener…
— Au revoir, Claude, me forcé-je à dire au bout d’une dizaine de minutes.
Silencieux, ses yeux emplis de larmes parlent bien plus que des mots… Il
détourne les talons, encore plus meurtri qu’à son arrivée.
Aussitôt la porte refermée, mon masque d’invincibilité retombe. Je le
savais… Forte, je ne le suis pas… Avant de pouvoir atteindre le canapé, je
m’écroule littéralement sur le sol et, recroquevillée sur moi-même, je laisse
couler le peu de larmes qui traînent encore, quelque part dans mon corps…
J’ai perdu Théo, l’homme de ma vie… Ma mère vient, elle-aussi, de me
trahir… Je n’ai plus rien… Le désir de ressentir la douleur s’immisce à
nouveau dans mes entrailles… Le besoin a franchi un palier supplémentaire, il
se transforme en nécessité… Mes tripes réclament un mal plus fort que celui
auparavant éprouvé, comme une envie irrépressible de me détruire…
Ne déconne pas, je te préviens…
Bien sûr que non… Mais pour aller de l’avant, un mystère reste à
élucider… Je dois tout mettre en œuvre afin de trouver les réponses aux
nombreuses questions que je me pose depuis des années. La tâche n’est pas
aisée puisqu’il s’agit de comprendre ma mère… Courbaturée, je me relève, ce
changement de position me permettant de sortir quelque peu de mes sombres
pensées. Tel un automate, je me dirige vers la cuisine, agrippe fermement ma
bouteille de gin, puis la pose sur la table basse du salon après m’en être servi
un verre. Je connais parfaitement les premiers effets de l’alcool puisqu’à une
époque, sa brûlure dans ma gorge suffisait à atténuer la tristesse que je
ressentais. Alors aujourd’hui, dans le but d’en explorer plus profondément
chaque facette, je bois encore et encore…

Au bout d’un certain temps, l’ivresse me donne l’énergie nécessaire pour


composer le numéro de ma mère. J’ai maintenant le courage de mesurer moi-
même l’ampleur des dégâts… Mes gorgées sont avalées au rythme des
sonneries d’attente et je me verse une nouvelle rasade lorsqu’elle décroche.
— Allo ?
Cette intonation traînante…
— Maman ?
— Gnignia ! articule-t-elle avec difficulté.
Pas de doute, elle a replongé… Je hais quand elle déforme mon prénom
de cette manière. J’ai chaud, je me sens rougir à force de contenir mes larmes.
Cette fois, je ne peux plus me leurrer, moi-aussi, j’ai échoué…
— Tu es ivre, constaté-je sèchement, en serrant mon téléphone encore plus
fort.
— Absolument pas, nie-t-elle d’un air hautain et vexé.
— Inutile de me mentir, je te connais.
— Je suis épuisée, voilà tout. J’ai beaucoup travaillé aujourd’hui.
Ne me prends pas pour un jambon, je t’en supplie. Ça non plus, je ne le
supporte pas.
— Dis-moi la vérité !
— Bon, tu me fatigues ! M’accuser en permanence revient à la mode ? Tu
es aussi triste que l’autre, conclut-elle, dédaigneuse.
Putain… La situation apparaît plus grave que je ne le pensais… Combien
de fois ai-je écouté ces paroles ? Je n’ose plus les compter… Par contre, elles
me retournent toujours autant l’estomac…
— Maman… Je ne t’accuse pas, je souhaite juste t’épauler.
— Je n’ai pas besoin d’aide, je vais trèeees bien, alors arrête de faire une
fixette.
Ça aussi, je l’ai déjà entendu…
— À propos, reprend-elle. Je me sépare de Claude et me réinstalle chez
moi.
— Tu ne voulais pas vendre la maison ? Tu es sûre de ton choix ?
répliqué-je innocemment.
— Pour qui me prends-tu à la fin ? J’en suis certaine ! Au moins, je serai
libre…
Oui… Libre de boire… Libre de te détruire…
Pourquoi uses-tu ta salive, Nina ? Tu sais pertinemment qu’on ne peut rien
lui dire lorsqu’elle se trouve dans cet état…
Pas faux… J’ignore pourquoi je continue à espérer…
— Ok… Je te laisse profiter de ta soirée… Je passe te voir demain ?
— Pas la peine. Épargne-moi tes leçons de morale.
— Bien…
— Bien.
Elle raccroche… Paralysée, je reste immobile pendant de longues
minutes, seul mon coude parvenant à lever mon verre afin qu’il rejoigne ma
bouche. Elle se croit invincible… Elle ne mettra pas fin à ses jours durant cette
période, cependant, l’avenir m’angoisse et je suis parfaitement consciente que
la peur m’incitera à me rendre chez elle… Ma mère incarne la pire de mes
faiblesses… Comment cela va-t-il se passer quand elle se rendra compte de sa
solitude ? Quand le creux de la vague reprendra le dessus ?
Tu le gèreras, Nina, comme toujours…
En suis-je capable ? J’ai l’impression qu’on vient encore de m’arracher le
cœur, j’en ai assez… Je suis tellement nouée que la nausée remonte dans ma
gorge. J’expérimente un deuxième effet de l’alcool. Celui du corps rejetant le
trop plein de sulfites, celui qui me rend vaseuse lorsque je me lève pour aller
me rafraîchir dans la salle de bain. Mes paumes appuyées sur le rebord du
lavabo m’aident à moins tanguer alors que, mon doux breuvage posé à mes
côtés, je regarde bêtement l’eau couler du robinet. Par contre, je commets
l’erreur de me fixer dans le miroir. La jeune femme qui se révèle à mes yeux
troubles me fait de la peine… Elle ressemble à un fantôme, on l’a détruite de
l’intérieur, ses traits le prouvent. Alors qu’une dernière larme s’échappe du
coin de son œil, elle se trouve incapable d’esquisser le moindre geste en vue
de l’essuyer. Cette fille est à bout, cette fille ne pourra jamais s’en sortir… Ne
supportant plus cette vision de désolation, elle se détourne de la glace afin de
ne plus être y confrontée…
Le troisième effet qui, jusqu’à présent, m’était inconnu, s’exprime
pleinement. Il s’agit de l’expression du mal-être à l’état pur. J’ai horriblement
mal au ventre, à la tête et la réalité commence à se déformer dans mon esprit…
En me tenant aux murs, je me rends dans la cuisine pour trouver le moyen
d’apaiser ma migraine qui semble gagner du terrain. J’ouvre le tiroir me
servant de boîte à pharmacie, peine à extraire les cachets de leur plaquette
avant de les glisser dans ma bouche d’une main tremblante. Sur les deux que
j’ingère, un seul se décide à descendre au fond de ma gorge, l’autre retombant
au sol. Même ce geste m’apparaît trop difficile… Tout à coup, cette putain de
vie me paraît insurmontable… Je m’écroule, je m’éteins à petit feu, je le
sens… Tous les efforts mis en place lors de ma dernière année de lycée,
viennent de partir en fumée. Mon ultime lueur d’espoir m’a été arrachée… Je
n’en peux plus… En dépit des comprimés, la douleur refuse de disparaître…
Comment le pourrait-elle, d’ailleurs ? Je suis une écorchée, comme on dit.
Rien ni personne n’a la capacité de réparer ces gens-là… Sauf si… Une idée
malsaine s’insinue dans mon esprit… Une obsession impossible à chasser…
Nina, n’y songe même pas…
Le délire s’accentue… J’entends maintenant des voix…
Nina, arrête tout de suite de divaguer !
Qui que tu sois, tu interviens trop tard… Ma décision est prise, je ne
reviendrai pas en arrière… Au moins, je connaîtrai pleinement ce qu’elle
ressent… Les différentes boîtes de médicaments que l’on a déjà pu me
prescrire dans les mains, je me rends à nouveau au salon, m’assieds sur mon
canapé, puis me charge d’avaler soigneusement chaque comprimé. Tout y
passe. Les anti-inflammatoires suite à ma fausse couche, les anti-dépresseurs
préconisés depuis des années déjà… Anti, anti… En espérant que ces cachets
suffisent à constituer un remède anti-vie…
Une fois les réserves épuisées et la bouteille vidée, de longues minutes
défilent sans que rien ne se produise. Quelle arnaque… Sauf que subitement,
j’ai besoin de mon lit, j’aspire à rejoindre les draps portant encore l’odeur de
mon torturé… N’étant plus capable de me lever, je rampe jusque dans ma
chambre et étreins ma couette comme s’il s’agissait de son corps que jamais
plus je ne reverrai. Je pleure… J’ai mal… Mais, patiente, j’attends la fin… Le
terme d’une vie pourrie contre laquelle j’ai toujours voulu me battre, refusant
de croire que tout était écrit… Ce qui s’avère finalement être le cas… Me
concernant, le livre contient des mots de merde… Parallèlement, d’autres me
viennent en tête… Putain, voilà que je m’improvise poète !

À trop aimer,
J’en ai oublié mes mots et mes idoles.
J’en ai marre de jouer la comédie,
De me voir mener cette vie.

Mais où va-t-on ?
Mais où vas-tu ?
Tu me disais que la vie n’était qu’une vaste planque,
Et que les seuls manèges étaient ceux de l’amour.

Moi, en toi,
Je n’ai vu que tes ardeurs et ton amour désinvolte
Qui m’enivrait de cette passion,
De cet amour délicieux…

En me prenant la main,
Tu me parlais des lendemains,
Et moi…
Je te disais que je ne t’oublierai pas…
Tu me disais que tu détenais le secret,
Celui de la passion
Et quand je te regardais,
Je me noyais au fond.

Nous savions tous les deux,


Que les lendemains viennent toujours un peu trop vite,
Et que la vie à deux,
C’était pas du sérieux.

Et toi,
Le ciel au fond de tes yeux,
Tu me contais des mots…

Quand les larmes coulaient,


On se consolait,
En croyant que rien ne nous séparerait.

Les autres,
Ils parleraient de nous comme une légende.
Celle de deux êtres un peu fous,
Qui pensaient qu’aimer,
C’était un peu comme rêver…

À chaque pensée,
Mon cœur s’emballe,
Pour cette histoire peu banale.

Mais je sais,
Et tu sais,
Que le temps passe vite et que tout est éphémère…
Même nos plus beaux rêves…

Cette ritournelle repasse en boucle jusqu’à ce que mes yeux se ferment…


Je me sens partir… C’est comme si mon esprit se détachait peu à peu de mon
corps. Enfin… Je vais cesser d’avoir mal…
Nina… Accroche-toi une dernière fois, je t’en supplie…
Plus rien n’en vaut la peine…
Bats-toi ! Pense aux gens qui t’aiment !
Ah, oui ? Lesquels ? Théo qui me trompe avec une pétasse ? Mon père qui
ne sait même pas que j’existe ? Ma mère qui préfère sa bouteille à moi ? Pff…
Tais-toi la voix et laisse-moi mourir pour enfin espérer trouver la paix…
25. H.E.L.P

Hugo

Après une nuit passée à faire l’amour à Léa, je m’éveille, baignant encore
dans une douce béatitude post-coïtale. Comme à mon habitude, je tends mon
bras vers mon téléphone portable qui - depuis que j’ai connaissance des délires
de Nina- ne quitte jamais ma table de chevet. Les yeux embués de sommeil, je
parviens toutefois à discerner l’icône m’indiquant l’arrivée d’un texto. Quand
le prénom de ma meilleure amie apparaît sur l’écran, une boule d’angoisse se
forme aussitôt dans mon ventre, me poussant ainsi à l’ouvrir précipitamment.
J’y lis seulement quatre lettres :

[H.E.L.P]

Quatre lettres qui me donnent des sueurs froides et qui font accélérer mon
rythme cardiaque. Putain… Ni une, ni deux, je quitte les draps pour m’habiller
sans même passer par la salle de bain. D’une main tremblante, j’attrape les
clefs de mon véhicule afin de foncer directement chez ma sœur de cœur.
Concernant les limitations de vitesse, on repassera plus tard, quelque chose de
grave se trame. La porte du hall entrouverte, je monte les marches d’escalier
trois à trois puis, arrivé sur son palier, je frappe violemment contre sa porte.
Pas de réponse… La panique enfle, cette fois, je hurle :
— Bordel, Nina, ouvre-moi ! Mon poing me lance à force de taper contre
le bois. J’hésite à la défoncer à coups d’épaule quand un éclair de lucidité me
rappelle que je possède les doubles de son appartement. Je cours les chercher
dans la boîte à gants de ma voiture et remonte pour enfin pénétrer dans son
salon. Silencieux… Mes yeux le passent au crible avant de s’arrêter net sur la
table basse. L’inventaire se fait rapidement : une bouteille de gin entièrement
vide, au même titre qu’une bonne dizaine de tablettes de cachets, déformées
d’avoir été utilisées. Putain de bordel de merde ! Ce que je redoutais depuis des
années a fini par se produire… Je me rue dans sa chambre et sans encore
l’apercevoir, je sais déjà qu’elle s’y trouve. Elle ronfle, ouf… Par contre, une
odeur nauséabonde attire mon attention : du vomi mélangé à de l’alcool
fermenté… Je dois retenir ma respiration lorsque je m’approche près de son
lit. Elle n’a pas fermé les volets et un haut-le-cœur me saisit au moment où la
lumière du jour me permet d’entrevoir son corps empli d’un liquide visqueux.
Faisant abstraction de mon dégoût, je la secoue, ma main se trouvant
directement tartinée des stigmates de ses régurgitations nocturnes :

— Nina ? Nina ? Réveille-toi ma puce, je t’en supplie !


Elle se détourne de moi tout en remontant sa couette au-dessus de son
visage. Elle est dans le gaz, j’hésite à appeler les pompiers. Mais y’a-t-il une
utilité immédiate maintenant que l’excès non assimilé par son organisme a été
recraché ? Mon souffle se raréfie à cause de l’angoisse. Contrairement à mes
habitudes, je ne sais plus comment agir. Après réflexion, mon esprit perturbé
m’incite en priorité à la sortir de cette position de faiblesse. Même si cela lui
servirait de leçon, elle m’en voudrait si je laissais quelqu’un la voir ainsi.
— On va aller se laver, ma puce. Tu en as besoin…
— Noon. Je veux dormir ! maugrée-t-elle, les paupières closes.
Sourd à sa protestation, je la soulève pendant que mon portable ne cesse
de vibrer dans la poche arrière de mon jean. Arrivés dans la salle de bain, je la
dépose doucement sur le carrelage afin de la déshabiller avant de me dévêtir à
mon tour. L’eau à bonne température, je la prends dans mes bras pour la
glisser sous le jet brûlant. Pour la première fois, j’ose observer les détails de
sa silhouette. Incontestablement elle possède les formes d’une vraie femme,
mais lorsqu’on la connaît, que l’on sait voir au-delà de ses courbes pulpeuses,
on comprend que tout ceci n’est qu’apparence et tromperie. Au fond, Nina
Sanchez se révèle être aussi fragile que du verre, aussi sensible qu’une enfant
venant de naître… Et personne n’a su ni la protéger, ni préserver son
innocence. Dans un gémissement plaintif, les yeux encore fermés, elle penche
sa tête en arrière pour bénéficier du filet d’eau qui inonde désormais son
visage. Elle approche de l’épuisement, tant physique que moral… Aujourd’hui,
un sentiment inédit m’habite : je me sens découragé…. Sur ce coup, elle a fait
fort, comment la sortir de là ?

Après l’avoir essuyée, je l’allonge délicatement sur son canapé, la


recouvre de son plaid fétiche, puis vérifie que son pouls soit stable avant de me
rendre dans sa chambre. Au bord de l’asphyxie, j’aère et change les draps. Ces
seules activités ont raison de moi… Impuissant, je m’assieds à-même le sol, la
tête entre mes mains. Quel discours vais-je pouvoir lui tenir à son réveil ? Les
vibrations incessantes de mon téléphone me distraient du plan que je suis en
train d’élaborer. Léa ! Merde, je n’ai pas pensé à lui laisser un mot. Je décroche
illico.
— Putain, Hugo, où es-tu ?
— Pardon, ma chérie. Il y avait urgence…
— Comment ça ? me demande-t-elle encore plus paniquée.
— Nina a tenté de se suicider…
Enfin, j’ai osé prononcer ces mots qui refusaient de franchir le seuil de
mes lèvres. En suis-je soulagé ? Pas vraiment… Au contraire, ils renforcent
ma peur, car formuler son acte, rend le désœuvrement de mon amie bien plus
réel… Léa en est visiblement tout aussi choquée que moi puisqu’elle met du
temps avant de répondre :
— Tu veux que je te rejoigne ?
— Ne le prends pas mal, mais je ne pense pas que cela soit utile. Mieux
vaut que nous en discutions ce soir.
— Je comprends… Si tu as besoin, n’hésite pas, ok ?
— Ok… Léa ?
— Oui ?
— N’oublie jamais que je t’aime…
— Moi aussi, je t’aime… À ce soir, mon amour…
— À ce soir.
À peine ai-je raccroché que l’appel de Nina résonne dans l’appartement :
— Y’a quelqu’un ?
Je me précipite dans le salon pour la trouver assise sur le canapé, l’air
hagard.
— Hugo ? Que fiches-tu ici ? m’interroge-t-elle d’une voix éraillée et
pâteuse.
J’ai envie de la tuer ! Cette fille vient de me faire la frayeur de ma vie et
me demande sérieusement les raisons de ma présence ?
— Tu m’as appelé à l’aide, lui énoncé-je en me forçant à conserver mon
calme.
Ses épaules s’affaissent puis, elle ferme les yeux, comme pour essayer de
se remémorer ses frasques de la veille.
— Hugo… Putain, je crois que j’ai vraiment merdé…, se désespère-t-elle
en prenant son visage entre ses mains.
— Je n’aurais pas dit mieux… Tu m’expliques ?
— Franchement, je… Je ne sais pas…
— J’appelle immédiatement un médecin.
— Non !
— Nina, tu ne te trouves pas en position de négociation. Hors de question
que tu restes dans cet état !
— Je vais bien, je t’assure !
Bien sûr… De toute façon, la manière forte nous le prouvera…
— Arrête de nier ! Tu sais à qui tu me fais penser, là ?
Ses traits se figent avant que l’horreur ne s’y dépeigne.
— Tais-toi, s’il te plaît, m’ordonne-t-elle.
— Ça fait mal, hein ? Il s’agit pourtant de la réalité…
— Je ne suis pas comme elle… Maintenant, je te le jure, j’ai compris…
— Ah oui ? Quoi ? Raconte-moi ! hurlé-je. Tu as enfin capté que ce mec
ne méritait pas que tu te foutes en l’air pour lui ?
Ma colère disparaît dès lors que ses yeux tristes se posent sur moi :
— La faute n’en revient pas qu’à lui…
— À qui d’autre, alors ?
— Ma mère… Elle a rechuté…, murmure-t-elle du bout des lèvres.
Eh merde… Nina vient de perdre sa dernière lueur d’espoir…
— Peut-être n’est-ce qu’une petite erreur de parcours ?
— Non, Hugo. Certains signes ne trompent pas… Elle a même quitté
Claude.
— Continue, ma puce, l’incité-je à poursuivre en la prenant dans mes bras.
— Au début, je souhaitais seulement saisir ce qui l’attirait…
— En buvant et en te défonçant aux cachets ?
— Oui… Puis, tout a brusquement basculé, je n’arrivais plus à penser
correctement.
— Alors tu as voulu en finir…
— J… j’ai voulu en finir, bégaie-t-elle en reprenant mes mots, honteuse.
Il fallait s’y attendre, personne ne peut rester aussi longtemps sur le fil du
rasoir…
— Ensuite ?
— Je me suis sentie partir…
Mon Dieu, quelle horreur…
— Tandis que le rythme de mon cœur ralentissait, j’ai vu ton visage et ma
conscience - enfin, je crois que c’était elle- a prononcé ton nom…
Le délire…
— Ce qui m’a permis de réagir. Tu m’as toujours protégée donc, cette
fois, j’ai compris que je devais te rendre la pareille. Je me suis battue… Pour
toi… TU m’as donné la force de renoncer à la mort…
Putain, elle va vraiment réussir à m’arracher les larmes qui menacent de
sortir depuis un moment déjà. Reste fort, Hugo… Reste fort !
— Je… C’est la plus belle preuve d’amour que tu puisses me donner, ma
puce… Par contre, hors de question que tu assumes seule cette épreuve…
— Je sais… Non, en réalité, je ne sais plus…
— Tu as besoin d’aide, Nina, je pense qu’il y a urgence…
— Comment ? Je n’ai plus de solution, tu comprends ?
— Je suis là, moi.
— Non, Hugo, n’y songe même pas. Maintenant, tu as Léa. Tu dois te
concentrer sur votre relation.
— Je vais commencer par te conduire chez ton médecin afin de vérifier
qu’il n’y ait rien d’anormal. Ensuite, nous aviserons…
À voir son visage, une lutte atroce semble se dérouler dans son cerveau.
Elle hésite probablement entre me suivre et admettre la nécessité d’un coup de
main en oubliant sa fierté, ou nier l’évidence en prenant le risque de me perdre.
De se perdre…
— Bien, allons-y, conclut-elle, visiblement à contrecœur.
Pour qu’elle abdique aussi facilement, je pense qu’elle a réellement eu
peur… À peine debout, elle vacille. Alors, tout comme la fois où je l’avais
ramenée de l’hôpital suite à sa fausse-couche, je lui serre de béquille pour
descendre les escaliers.

Nous faisons le point avec son praticien, paraissant également impuissant


face à l’ampleur des dégâts.
— Mademoiselle Sanchez, désormais, vous n’avez plus d’autre solution
que celle d’accepter le traitement que je vous propose depuis des années.
— Je le refuse. On a toujours le choix. Suite à ma bêtise, j’ai compris
énormément de choses et j’aimerais essayer de m’en sortir sans médicament.
— Je trouve cela inconscient… Malheureusement, je ne suis pas en
capacité de vous obliger à quoi que ce soit… Le reste des examens étant
normal, vous êtes donc autorisée à rentrer chez vous, achève-t-il dans un
soupir résigné.
Super, le mec… Il ne peut pas juste faire semblant d’insister un peu,
histoire de justifier ses honoraires ?
— Je me dois cependant de vous poser une question, reprend-il. Jusqu’où
irez-vous la prochaine fois ?
Tendu comme un arc, j’attends sa réponse avec impatience. Il n’a pas
tort… À l’heure actuelle, Nina n’est pas prête à subir une nouvelle contrariété.
Si celle-ci se présentait, comment y réagirait-elle ?
— Je l’ignore… J’espère avoir l’intelligence d’appeler à l’aide avant de
commettre l’irréparable…
— Mademoiselle Sanchez, la bonne réponse aurait été : il n’y aura pas de
prochaine fois…
Sans répliquer, elle lui tend sa carte bancaire, la mine boudeuse. Nous
quittons le cabinet et, durant le trajet qui nous ramène chez elle, nous ne
parlons pas. Surprenant… Inquiétant… Cela ne nous arrive jamais… Ce
silence persiste même pendant que nous mangeons l’en-cas que je nous ai
préparé. Je n’ai pas l’habitude d’un tel mutisme entre nous…
Enfin, alors que je débarrasse, Nina m’interpelle mollement en se
rallongeant :
— Hugo, tu peux partir, tu sais ? Tu as passé le plus clair de la journée à
jouer les garde-malades, va rejoindre Léa.
— Je ne te laisserai pas.
— Tu veux perdre ton temps à me regarder dormir ? Je te promets que je
ne commettrai pas de nouvelle bêtise.
— Comment puis-je en être certain, Nina ?
— Fais-moi confiance.
— Te faire confiance ? la singé-je. Alors que tu viens encore de trahir ta
parole ?
— Je te demande de me croire une dernière fois. S’il te plaît…
— Ok, me résigné-je, en ayant de toute façon, moi-aussi, besoin de
prendre du recul.
Je la quitte en l’embrassant sur la joue, puis déambule pendant plus d’une
heure dans les rues avant de me rendre chez Léa. Celle-ci est déjà en train de
m’attendre lorsque je pousse la porte de son appartement. Dès qu’elle
m’aperçoit, elle bondit du canapé comme si ses fesses la brûlaient.
— Alors ?
— Pff… Difficile…
— Viens t’asseoir.
Je lui relate le cours de ma journée, n’arrivant pas à croire les mots que
j’entends sortir de ma propre bouche. Lorsque j’achève mon récit, elle semble
aussi chamboulée que moi mais se trouve tout de même en mesure de réfléchir
:
— Penses-tu qu’il faille prévenir Théo ?
— Ma foi, voici une excellente question. Je crains qu’en allant la voir,
parce qu’indéniablement, il le fera, il fragilise encore plus Nina.
— Ou bien, ils réagiront. Ça serait peut-être le bon moyen pour que ces
deux-là aient une conversation digne de ce nom ?
— Euh… Ok… Par contre, laisse-moi un peu de temps. Je ne suis pas prêt.
J’ai trop peur de lui casser la gueule dès que je le verrai…
— Moi, j’irai. Demain.
Seigneur, que j’aime cette femme !
— Je comprendrai mieux pourquoi il ne me répond pas au téléphone.
J’espère que lui non plus n’a pas fait de connerie !
— Il ne manquerait plus que ça !
Léa ne réplique pas, se contentant de me prendre dans ses bras. Je m’y
love avec plaisir, sentir sa chaleur me réconfortant instantanément. Nous
restons longtemps à nous câliner, puis continuons à le faire après nous être
couchés et ce, jusqu’à ce que nous fermions les yeux.
26. Signe

Théo

Les yeux encore fermés, je tends machinalement ma main vers l’oreiller


dont je ne me suis pas servi cette nuit. Sans surprise, Nina ne s’y trouve pas. À
sa place, ma paume rencontre un morceau de papier qu’elle froisse
légèrement, jusqu’à ce que je comprenne de quoi il en retourne. La preuve
d’achat de mon billet d’avion… Je me souviens avoir désiré la conserver
auprès de moi, comme pour me raccrocher à ma décision, comme pour
m’obliger à ne pas revenir en arrière… Dans un profond soupir, je serre cette
vulgaire feuille contre ma poitrine en réfléchissant au déroulement de ma nuit.
Étrangement, elle a été sereine. Pas de cauchemars, pas de réveil en sursaut,
trempé de sueur à l’idée que Nina ait pu me quitter.
Forcément, puisqu’il s’agit de la réalité…
Certes, sauf que ce matin, je le vis bien. Je suis fixé et ce sentiment de
savoir enfin où je mets les pieds semble m’apaiser. Pourtant, quelque part, cette
quiétude m’effraie car, en aucun cas, je n’aurais pensé que notre séparation
puisse être aussi facile…

Après avoir émergé, je commence à réunir les affaires utiles à mon


voyage. Bizarrement, à l’instant où je fourre mes vêtements dans ma valise,
aucune fébrilité ne se ressent dans mes gestes. Ayant choisi de ne pas emporter
mes meubles - dans ma situation, le matériel importe peu-, je me contente de
deux-trois fripes, de mon nécessaire de toilette ainsi que de quelques livres qui
me serviront à tuer les nombreuses heures de vol. Arrivé à destination,
j’envisage de m’installer dans un hôtel le temps de me retourner. Dès que
j’aurai trouvé un emploi, je m’attèlerai à louer un logement digne de ce nom.
Afin d’anticiper le dérangement dû aux ronfleurs présents dans l’avion, je
prends soin de chercher ma boîte de boules Quies. Au moment de les attraper
dans le tiroir de ma table de nuit, les battements de mon cœur accélèrent
brusquement. Mes doigts viennent de frôler l’étui de la bague…
Bordel…
Assis sur mon lit, je la triture pendant de longues minutes en
m’interrogeant sur le devenir de cet objet qui, jusqu’alors, m’était si
précieux… Qu’en faire ? Le conserver et de cette manière me rappeler à vie du
bonheur à côté duquel je suis passé ? Ou le jeter afin d’éloigner ce souvenir à
tout jamais ?
Des coups frappés à l’entrée précipitent ma prise de décision. Ne peut-on
pas me foutre la paix cinq minutes dans cette putain d’existence ? Qui que ce
soit, je vais lui annoncer qu’il ne faut vraiment pas me faire chier ! Furieux,
j’effectue d’abord un détour dans la salle de bain en vue de balancer
furieusement l’anneau dans la poubelle, pour ensuite me ruer en bas et ouvrir
la porte d’un geste brusque. Mes désirs de mise au point s’évanouissent dès que
j’aperçois l’expression de mon interlocutrice. Sa mine grave, assortie de
sévères poches sous ses yeux, me signifient qu’elle n’a pas beaucoup dormi.
— Léa ?
Elle vient pleurer chez moi suite à une dispute avec Hugo, j’en suis sûr !
— En chair et en os !
— Que fiches-tu ici ?
— M’assurer que tu vis toujours !
Vivant se révèle être un bien grand mot… Les apparences sont souvent
trompeuses… Je suis mort à l’intérieur…
— Il t’arrive de décrocher ton téléphone ? poursuit-elle, agressive.
— Du calme ! Inutile de paniquer, je vais à merveille…
— Alors, pourquoi tu ne me réponds pas ?
Elle me gave déjà… Il faut qu’elle dégage !
— Parce que ça me saoule, Léa ! Je n’ai envie de voir personne, tu saisis ?
m’emporté-je brusquement.
— Non, je ne comprends pas, Théo. Je ne m’en irai pas. Du moins, pas
avant que tu ne m’aies clairement expliqué à quoi rime tout ton bordel !
— Te fatigue pas, ce n’est pas la peine…
En parfait connard, je tente de refermer la porte pour rapidement la
congédier ; seulement, la maligne a anticipé mon coup. Elle glisse son pied
dans l’espace libre, pousse violemment sur le panneau, entrant ainsi de force
dans mon appartement.
Y’a pas à dire, tu faiblis…
— Laisse-moi en juger par mes propres moyens. Lorsque j’ai eu besoin
de toi, à ta façon, tu as su te montrer présent. À l’époque, même si je ne t’ai pas
écouté et que j’ai fini par commettre la plus grosse connerie de ma vie en
avortant, tu m’as permis d’ouvrir les yeux. Donc, je vais certes prononcer des
paroles que tu refuses d’entendre ; cependant, je reste.
— Si tu aimes perdre ton temps…, me résigné-je, en lui tournant le dos.
— Figure-toi que j’adore ! me provoque-t-elle. Bon, mis à part picoler, à
quoi occupes-tu tes journées ? J’espère au moins que tu vas bosser !
— Pas besoin.
— Quoi ? Comment ça ?
— Ton copain ne t’a pas parlé du drame que j’ai encore provoqué ?
Digne d’une réplique de maternelle… Bravo…
J’ai honte de moi… Mais je n’arrive pas à empêcher la colère de dicter
mes mots.
— Théo, arrête tes enfantillages.
— Bien. En clair, nous nous sommes engueulés en plein milieu de la cour
de la fac, Nina et moi avons définitivement rompu, le recteur a assisté à cette
mise au point et, quand il a compris que j’entretenais une relation avec une
étudiante, il m’a viré. Du coup, je me barre de ce putain de pays dès demain !
déblatéré-je mon laïus, blasé.
— Pardon ?
— Tu as bien compris. Un aller simple en direction de Punta Cana. Mon
avion décollera de Paris à dix-huit heures.
— Tu comptais t’éclipser sans ne rien dire à personne ?! s’outrage-t-elle.
— Je déteste les adieux, me contenté-je de rétorquer d’un ton détaché.
— Tu me déçois…, m’informe-t-elle, la mine dégoûtée.
Encore une…
— Je croyais sincèrement que tu avais changé…
— Un connard restera toujours un connard, Léa. Alors, n’uses pas ton
énergie pour moi. Ça n’en vaut pas la peine.
— Heureusement qu’il existe des gens qui ont confiance en toi ! Quand
vas-tu comprendre que tu es le seul maître de ton destin, que tu n’as pas à le
subir comme tu sembles te conditionner à le penser ?
— Quelles belles paroles !
— Bon, de toute façon, inutile de gâcher ma salive. Après ce que je
m’apprête à te raconter, tu seras certainement plus en mesure de te poser les
bonnes questions.
— Léa, tout ce suspens me tue, ironisé-je. Viens-en rapidement au coeur
du problème, je commence à perdre patience et j’ai des affaires à préparer.
— Avant de te parler de quoi que ce soit, tu vas déjà t’asseoir pendant que
je nous prépare un café. À partir d’aujourd’hui, crois-moi, l’alcool, c’en est
fini pour toi.
— Je ne suis pas ivre, Léa.
Enfin, pas pour le moment…
— À neuf heures du matin, heureusement ! Mais ta tronche d’ivrogne
m’indique que tu ne t’en prives pas le reste de la journée…
Effectivement, je n’ai absolument pas envie d’écouter ses conneries…
L’air de rien, elle se rend à la cuisine tandis que je m’installe mollement sur le
canapé.
— Bois, ça te réveillera, m’ordonne-t-elle en me collant la tasse entre les
mains.
La première gorgée me brûle la langue, je n’ai plus l’habitude…
— Bon, je t’écoute. Dépêche-toi, la pressé-je, impatient qu’elle mette les
voiles.
— Nina ne va pas bien…
Mes neurones se remobilisent immédiatement. Putain, qu’a-t-elle inventé ?
— Hier, Hugo était à son chevet toute la journée…
Une nouvelle fausse-couche ? Non…
— Pourquoi ?
— Elle a tenté de se suicider…
— Bordel de merde !
Mes mains tremblantes se resserrent autour de mon mug, si bien que du
café se renverse sur mon jean. Une colère sourde gronde en moi, me
paralysant complètement. Je me trouve incapable de qualifier exactement l’état
dans lequel je me situe. On oscille entre un mélange de peur, d’impression de
trahison, mêlés à une énorme culpabilité. Je suis la mère louve, celle qui veut
bouffer le moindre individu qui s’approchera de ses petits… Mon pouls
résonne frénétiquement dans tout mon corps, je veux connaître et buter le
responsable de son état !
Mon gars, TU es le responsable…
Putain… Carrément…
— Mon Dieu, tout ça par ma faute…, me désespéré-je, amorphe.
— Pas que… Visiblement, sa mère a replongé.
Non… Pas ça… Pas à elle… Je ne suis pas le seul à avoir vu mon château
de cartes s’écrouler…
— Pourtant, ne compte pas sur moi pour t’épargner. Tu as besoin d’un
bon coup de pied aux fesses. Effectivement, l’essentiel des torts te revient, car
ta présence à ses côtés lui aurait certainement permis de mieux gérer les autres
difficultés.
— Je suis le pire connard qui puisse exister… Je brise tout ce que je
touche…
— Arrête de t’apitoyer sur ton sort, tu m’énerves.
Prendre des gants n’a plus l’air d’être son truc… Où a-t-on caché la Léa
douce et mielleuse à laquelle j’étais habitué ?
— Tu as raison, je dois agir. Je fonce la voir !
— Pas tant que tu seras aussi paumé, me stoppe-t-elle dans mon élan.
— Mais je ne peux pas rester ici les bras croisés en sachant qu’elle
n’aspire qu’à crever !
— Théo, il y a cinq minutes, tu voulais te barrer à des milliers de
kilomètres ! Donc, quand tu sauras exactement ce que tu désires faire, la
question se posera. Ne t’inquiète pas, on s’occupe d’elle. En attendant,
explique-moi… Je te le jure, je ne te reconnais plus…
— Moi non plus, Léa.
— Pourquoi l’as-tu trompée ?
— Si seulement je le savais…
— Ouais, enfin, on ne baise pas quelqu’un par accident…
— Ah ! ah ! ricané-je faussement. Ce que je cherche à dire, c’est que cette
putain de nuit n’avait aucune importance. La preuve, je ne m’en souviens même
plus ! T’y comprends quelque chose, toi ?
— Pas vraiment, en effet… Comment la situation a-t-elle pu déraper à ce
point ?
— Je l’ignore… Ce soir-là, suite à une énième engueulade avec Nina, j’ai
bu jusqu’à plus soif… En compagnie de Mélissa… Dans un bar… Je croyais
sincèrement qu’elle pourrait m’aider à obtenir les réponses à toutes mes
questions.
— Soit tu es naïf, soit tu es très con !
— Un peu des deux, je pense. Mes souvenirs s’arrêtent au moment où nous
vidons la dernière bouteille et reprennent le lendemain matin, lorsque je l’ai
trouvée dans mon lit… Sans que je ne le voie venir, le mal était fait puisque
Nina l’a découvert.
— De quelle manière ?
— Elle m’a rendu visite pour que l’on se réconcilie… Sauf que Mélissa
lui a ouvert la porte à ma place…
— Décidément… Les mauvais choix ont toujours des conséquences…
— Ouais… J’ai désespérément essayé de me racheter, cependant, elle a
refusé d’entendre mes excuses. Elle s’entête à considérer notre histoire comme
une putain d’illusion… À force, elle a également réussi à m’en convaincre…
— Alors, tu renonces ?
— Je le voulais… Mais tes informations changent clairement la donne….
— Je me suis trompée en imaginant que vous en aviez terminé avec tout
ça. Beaucoup de choses restent à régler…
— Certainement trop…
Tous les deux pris dans nos réflexions, nous ne parlons plus, jusqu’à ce
qu’une idée fixe tambourine dans ma tête et que je bondisse du canapé.
— Putain, Léa, je m’en fous, je vais la voir ! Je l’aime !
— Tu en es sûr ?
— Certain !
— Tu as mon feu vert. Je te dépose ou tu peux conduire ?
— Non, je suis capable de rouler.
— Ok, sauf qu’avant, tu dois passer sous la douche.
— Pas le temps, on verra plus tard.
— Théo, tu pues la mort ! Va te laver pendant que je débarrasse cet
incroyable bazar !
Elle m’arrache un premier vrai rire. J’ai l’impression qu’il y a des lustres
qu’un tel son n’avait pas franchi le seuil de mes lèvres.

L’eau semble réveiller la totalité des cellules de mon corps, comme si l’on
me réanimait suite à un long coma. Je me sens enfin vivant… L’espace de
quelques instants du moins car, à ma sortie de la cabine, la serviette enroulée
autour de ma taille, j’observe mon reflet, dégoûté. Même si je me suis retrouvé
dans un état similaire à maintes reprises, je ne reconnais pas l’homme qui se
présente à moi. D’une pâleur affolante, ses joues sont tellement creusées
qu’elles laissent apparaître les os cachés sous ses pommettes. Le fond de son
œil est jaunâtre, parsemé des vaisseaux sanguins qui ne cessent d’éclater sous
les effets de l’alcool…
Pitoyable…
J’en conviens… Mais il s’agit surtout d’un être humain effrayé par le
silence de la pièce. Un silence qui le renvoie à ses propres incertitudes, à son
angoisse de revoir la personne inconditionnellement aimée. Une peur de
s’entendre dire à quel point il l’a détruite plus qu’elle ne l’était déjà… Et que
par sa faute, elle a voulu en finir…
La vérité te fout la trouille, tout simplement…
Las de voir ma sale gueule de lâche, je me détourne de la glace, puis me
penche pour récupérer la bague que j’avais jetée, un peu plus tôt. Après l’avoir
roulée entre mes doigts pendant de longues minutes, ma décision semble enfin
prise…
— Théo, tout va bien ? me demande Léa depuis la cuisine.
— Oui, j’arrive !
Je m’habille rapidement avant de la rejoindre dans le salon que je
parcours du regard, ébahi. Les cadavres de bouteille éparpillés, un peu partout,
ont laissé place à une propreté jamais vue jusque-là.
— Léa ? l’interpellé-je
— Oui ?
— Allons-y.
Elle me sourit, rassemble ses affaires en silence puis, lorsque nous
débouchons sur le trottoir, je nous oblige à marquer un temps d’arrêt :
— Merci. Du fond du cœur, merci.
— À ton service ! Mais, je te préviens, ne déconne pas…
Sans un mot supplémentaire, elle s’éloigne et j’attends qu’elle ait dépassé
le coin de la rue pour monter dans ma voiture. Si je croyais à ce genre de
connerie, je pourrais dire que mon amie a été le signe qu’il me manquait afin
de comprendre que ma fuite représentait la pire des conneries, qu’elle était un
leurre monté de toutes pièces par ces machiavéliques scénaristes… Notre
histoire n’est pas finie, elle ne le sera d’ailleurs jamais… Nous sommes des
âmes-sœurs… Torturées, mais des âmes-sœurs, quand même…
Aujourd’hui, la chance me sourit puisque je trouve directement une place
en face de l’immeuble de Nina. Les muscles tendus à outrance, j’inspire
profondément avant de pénétrer dans le hall.
Ne pas merder, Théo… Ne pas merder…
27. Perversion de l'esprit

Nina

Sans m’en rendre compte, je me suis endormie sur le canapé et


actuellement, alors que l’horloge marque déjà dix heures du matin, j’y
demeure encore, toujours recouverte de mon plaid fétiche. J’ai l’impression
d’avoir remonté le temps, de revenir un an en arrière, lorsque je me remettais
péniblement de ma fausse-couche. À cet horrible souvenir, la chair de poule
envahit la totalité de mon épiderme, m’indiquant qu’indéniablement, ma vie
sera à jamais marquée par la perte de cet enfant… Mes muscles, endoloris à
cause de mes dernières frasques, m’empêchent de bouger, sauf que ce mal
reste minime par rapport à celui que je ressens à l’intérieur… En réalité, ce
sont mes tripes qui se nécrosent à force d’être rongées par le malheur… Je
n’arrive pas à croire que j’ai pu me montrer assez faible pour passer à l’acte…
Je souffre certes, mais quand même pas au point de souhaiter en finir ! Enfin
si… En désirant comprendre ma mère, en voulant explorer ma tolérance à la
douleur, j’ai découvert que j’avais mal à en crever… Littéralement parlant…
Tu l’as échappé belle…
J’avoue te devoir une fière chandelle, chère voix intérieure… Sans toi, je
n’aurais probablement plus été là pour témoigner de ma gigantesque
connerie… Maintenant que le brouillard dû aux drogues ingurgitées
s’estompe, je pousse un soupir de soulagement en bénissant une nouvelle fois
cet instant où j’ai eu la force de saisir mon portable.

[H.E.L.P]

Je me souviens avoir entendu Conscience prononcer le prénom de mon


ami. En premier lieu, j’ai songé que Hugo mènerait une vie bien plus sereine
sans moi jusqu’à ce qu’une envie irrépressible prenne le pas sur mon
désespoir. Celle de me battre pour lui, la volonté de ne pas le décevoir, une fois
de plus… Au final, mon amour pour mon ange gardien a su combattre la
mort… Même si les cachets mélangés à l’alcool n’ont pas eu l’effet escompté,
je suis certaine que l’envoi de ce message m’a sauvée puisque j’ai vomi juste
après. Autrement, je me serais probablement étouffée avec mes régurgitations.
Ou pire ! Sans ce regain d’énergie, les battements de mon coeur auraient
lentement ralenti dans l’attente que l’enfer m’accueille en son sein… Après que
l’on ait fini par se demander pourquoi je ne me rendais plus ni en cours ni au
travail, on m’aurait retrouvée moisie sur mon canapé.
Pathétique, dégueulasse… Mais tellement vrai…
Réflexion faite, voici la faille majeure du comportement que j’adopte
depuis des années. Mon entourage est tellement habitué à ce que je m’isole
régulièrement, qu’un jour, ils ne s’inquièteront plus de mon manque de
nouvelles…
Un conseil, remédie rapidement à cette sale manie…
Je le sais. Toutefois, le premier défi à relever réside en une prise de recul
avec ma mère. Cela peut paraître dur, égoïste seulement, je viens d’avoir la
preuve qu’il s’agit essentiellement d’une notion de survie. Si elle désire gâcher
le reste de sa vie, libre à elle. Sauf qu’elle n’a plus le droit de pourrir la
mienne. D’autant que le soir de son internement, j’avais promis à Hugo que
cette tentative de sauvetage serait la dernière… Donc, pour respecter mon
serment, en vue de ma paix intérieure, j’ai l’obligation de trouver le courage
de l’abandonner… Bordel, je n’ai même pas formulé ce mot à haute voix qu’il
me serre déjà le coeur… En parlant de cet appendice qui régente l’essentiel de
notre existence, un autre que Théo saura-t-il le recoller alors qu’il se brise en
mille morceaux ? Puis-je encore tomber éperdument amoureuse ? D’un
homme sain, en prime ! Si cette espèce existe, évidemment… J’en viens
sérieusement à me poser la question puisque Zack, qui paraissait bien sous tous
rapports, n’a pas été meilleur que ses prédécesseurs…Décidément, on en
revient toujours au point de départ. Seul Hugo ne m’a jamais déçue…
Tu cours sur place depuis trop longtemps…
J’en ai assez ! Ma tête va finir par exploser ! Afin d’apaiser mon esprit
proche de la surchauffe, je me lève pour mettre la théière en route et rien que
ces quelques pas me donnent le tournis. Dire que je bosse, ce soir… Peut-être
aurais-je dû accepter l’arrêt de travail que me proposait ce foutu médecin…
Trop tard, de toute façon…
Oui, tant pis, je serrerai les dents, plus fort…
Ma tasse à la main, je me rassieds sur le divan en me forçant à regarder
les séries débiles diffusées sur la plupart des chaînes de télévision. Je dois
certes me reposer physiquement, mais surtout moralement. Du coup, ce genre
de programme contribue parfaitement à l’anesthésie de mes neurones. Mon
cerveau arrive presque à se mettre en mode pause, lorsqu’on toque à la porte,
ces coups le réveillant instantanément. Mes voisins ne peuvent-ils pas penser à
verrouiller cette putain d’entrée ? Ce n’est quand même pas compliqué ! Au
moins, grâce à l’interphone, je pourrais filtrer mes visiteurs ! L’intensité des
frappes redouble. Hugo et sa patience légendaire… Bien que je n’aie pas envie
de me lever, je m’y force afin de ne pas l’inquiéter plus que de raison. Quand
je quitte l’assise du canapé, comme pour me signifier que je m’enfonce chaque
jour un peu plus, le coussin conserve l’empreinte de mon corps. À mesure que
ma main s’approche de la poignée, les symptômes, que je connais maintenant
par cœur, réapparaissent. Affolant… J’ai tellement l’autre cinglé dans la peau
que je m’imagine à nouveau des fichus signes qui n’ont pas lieu d’exister !
Vivement qu’ils disparaissent, ceux-là. Ça aussi, j’en ai ma claque. Il m’a
menti, trompée, traitée comme une moins que rien ! Que va-t-il me falloir pour
que je percute définitivement ? Brusquement en colère à cause de mes propres
réactions, j’ouvre violemment le battant.
Putain…
Si je ne me tenais pas au chambranle, je m’écroulerais…
Je crois que, lui non plus, n’a pas capté que vous aviez rompu…
Seigneur, il est là… L’air plus détruit que jamais, beau à en crever, la
tentation incarnée. Ma tentation… Je devrais lui claquer le bois en pleine tête,
seulement, ma faiblesse l’emporte en m’incitant à m’effacer pour le laisser
entrer. Également silencieux, il se positionne près de la table basse tandis que
je veille à conserver une distance raisonnable en restant près du mur de la
cuisine. Je n’ai aucune confiance en mes pulsions… Soudain, une impression
de déjà-vu me saisit. Nous occupions des places identiques avant notre
réconciliation… À ce souvenir, sans que je ne puisse la maîtriser, ma
respiration devient plus rapide alors que je remarque son souffle se caler sur
le mien… Un voile de volupté flotte autour de nous dès que nos regards se
captent. Nos bouches s’entrouvrent pendant que nos poings se serrent le long
de nos bustes respectifs. Ce ne sont plus des paillettes qui illuminent nos
pupilles, mais des flammes d’une intensité sans pareille. Inspire, expire,
Nina… Je répète intérieurement mon fidèle mantra qui, en ces circonstances,
revêt une importance capitale… Il ne faut pas que je craque, je vais encore
souffrir… Cette relation ne nous mène à rien…
— Bordel, Nina…
Seulement, résister à cet animal sauvage relève de l’exploit… Un combat
sans merci devait aussi se livrer dans sa tête et, de toute évidence, la passion a
vaincu la raison…. Il se précipite sur moi, enlace l’ovale de mon visage entre
ses mains calleuses, puis m’embrasse fougueusement. Deux putains de mots…
Deux putains de mots qui font fondre toute ma résistance. Deux putains de
lèvres qui me poussent à oublier jusqu’à mon prénom. Je deviens amnésique,
seul le moment présent ainsi que sa chaleur comptent. Je m’abandonne aux
frissons que ses caresses me procurent, à la détresse que je perçois à travers
chacun de ses soupirs ; je m’abandonne à lui, tout simplement. Ses lippes
dévorant les miennes, il me plaque plus fort contre le mur. Par habitude, par
besoin viscéral de lui appartenir, mes jambes s’enroulent automatiquement
autour de ses hanches. Nos corps sont parfaitement moulés, comme s’ils
avaient été conçus sur mesure. Entre ses bras, je suis à ma place, j’ai une raison
d’exister… Mes doigts agrippent violemment ses cheveux lorsqu’il mordille le
lobe de mon oreille m’arrachant ainsi mon premier râle de soulagement, une
impression de liberté non ressentie depuis ce qui m’a paru être une éternité.
Même si nos mots nous déchirent, nous serons toujours unis par le sexe. Fidèle
à lui-même, il a fini par gagner… J’ai beau savoir que notre séparation nous
rendrait plus heureux, jamais je ne parviendrai à le quitter… Il m’embarque
dans sa démence. Ensemble, nous sombrerons dans la folie qu’est la luxure…
Qu’à cela ne tienne, au moins, je serai en vie… Nos bouches se redécouvrent,
nos bassins glissant frénétiquement l’un contre l’autre se réclament, et notre
fougue marque la réalité du manque… Nous devons, tous les deux, rassasier
nos pulsions fiévreuses… Dans un mouvement souple, Théo nous allonge sur
le sol avant de me déshabiller sans perdre un instant. L’espace de quelques
secondes, tel un assoiffé dans le désert, il parcourt mes courbes d’un œil
envieux, puis plonge en direction de mon ventre, ondoyant sous l’intensité de
ses baisers. À mesure de sa progression vers le sud, mes jambes se tendent, je
me cambre de plus belle pour mieux sentir la pression de ses lèvres sur ma
peau.
— Prends-moi, le supplié-je d’une voix éraillée en plantant mes ongles
dans ses épaules.
Définitivement, je ne contrôle plus rien… Aussitôt, il nous fait rouler de
manière à ce que je me retrouve à califourchon sur lui, en équilibre sur mes
genoux. Il soulève mes hanches, descend son visage à hauteur de mon sexe afin
de souffler dessus. Je frémis de part en part, je ne suis plus que désir entre ses
mains expertes. Comme s’il dégustait un met jusqu’alors inconnu de ses
papilles, il commence à suçoter mon clitoris pour ensuite l’agacer de la pointe
de sa langue. Le spectacle de son visage dansant avec passion entre mes cuisses
m’hypnotise, m’incite à m’arque-bouter davantage. Bien que tendu à l’extrême,
mon corps n’a plus aucune retenue lorsque ses paumes flattent vigoureusement
ma poitrine. Afin de faciliter son exploration, je me penche en arrière, mes
mains profondément ancrées dans le sol en vue de ne pas défaillir sous ses
assauts de plus en plus insistants. Il me lape vigoureusement, écarte mes chairs
pour mieux les goûter, en alternant intenses pénétrations et simples
effleurements…
— Laisse-toi aller, petite…
Ses mouvements deviennent rapides, désordonnés et la boule d’angoisse
qui pesait dans mon ventre se transforme en une bombe de plaisir… Je peux
parfaitement suivre le chemin de sa déflagration ; elle enfle dans le creux de
mes reins pour ensuite sinuer toujours plus bas, avant de venir exploser
violemment à l’orée de mon deuxième coeur…
Putain, comme c’est bon !
— Tu es la seule à être aussi réceptive…
Il compare ?
Refusant d’écouter les railleries douteuses de Conscience, je préfère
recentrer mes idées sur le moment présent, sur son sexe battant la mesure
contre mon abdomen. Les spasmes de plaisir s’étant atténués, telle une chatte,
je reviens lentement dans ma position initiale en laissant mes lèvres zigzaguer
le long de son torse. Mon visage parvenu au-dessus du sien, sans préambule, je
m’empale rapidement sur sa hampe. Bordel de merde… Mon palpitant manque
un battement lorsque nous poussons le même cri bestial. Le sentir en moi
ravive la passion et si je ne luttais pas pour faire durer cette délicieuse
sensation, je pourrais jouir à nouveau. Sans le quitter du regard, je monte et
descends lascivement sur son membre, pendant qu’il mord le bas de sa bouche
tout en pressant fermement mes fesses. Sa pomme d’Adam qui s’active dans sa
gorge me nargue… Telle une enfant devant une vitrine de bonbons, je la lui
embrasse avec gourmandise, mes seins frottant douloureusement contre sa
poitrine. Mes tétons durcissent davantage tandis qu’à travers ses soubresauts, sa
queue me signifie que le jeu doit se terminer. Je l’enserre plus étroitement dans
mon fourreau tout en intensifiant mes va-et-vient. Ses paupières se ferment, sa
respiration devient erratique et ses dents libèrent ce qu’elles emprisonnaient,
avant que nous jouissions à l’unisson :
— Tu… tu vas causer ma perte…, murmure-t-il alors.
Une extase qui me comble autant qu’elle me déchire… Le plaisir se
transforme à nouveau en angoisse, la parenthèse se referme, la réalité me
frappe de plein fouet. Ce sont les mêmes mots dont il m’a accusée auprès de
Zack… Mon esprit prend place sur la première marche du podium des pervers,
il représente le pire vicieux qu’il n’ait jamais existé… Pourquoi me rappelle-t-
il à ces malheureux souvenirs dans un moment pareil ?
— Nina… Ne pleure pas, s’il te plaît… Pas après ce que nous venons de
vivre.
Ces maudites perles salées coulent parce que finalement, c’est ce qu’il se
produira toujours entre nous… On chutera suite aux déchirures que nous nous
infligerons, on colmatera les failles en baisant, on se fera croire que nous
allons bien, sauf qu’en aucun cas, nous ne serons épanouis et sereins… Triste
schéma, triste vie, je n’en ai pas envie… À regret, je me dégage de l’étreinte de
ses bras en posant une main tremblante sur sa poitrine. Ce simple geste me
serre le coeur et j’ai l’impression d’être vide lorsque ses doigts perdent tout
contact avec mon corps. Pour résister face à son air démuni, je file dans la
salle de bain, histoire de me ressaisir. Le temps que mes larmes cessent, j’évite
soigneusement le miroir qui, à cet instant j’en suis certaine, me renverrait une
image insupportable. Celle de mon état déplorable, essentiellement dû à ma
putain de faiblesse… Alors, je me contente d’enfiler mon peignoir trois fois
trop grand pour moi, puis rejoins Théo dans le salon qui, lui, n’a pas bougé.
Toujours nu au milieu de la pièce, le visage baissé en direction du sol, il passe
frénétiquement la main dans ses cheveux. Mon torturé dans toute sa
splendeur… Celui que j’aime tant, celui qui me détruit de l’intérieur…
— Nina… Je suis désolé…
Il s’excuse maintenant ?
— De quoi exactement, Théo ?
— De tout, Nina. De tout…, me répond-il, dans un long soupir avant de se
détourner pour se rhabiller et s’installer sur le canapé.
— Viens par-là, m’invite-t-il d’une voix douce. Nous devons réellement
discuter.
Le moment arrive. Celui de réunir le peu de combativité qu’il me reste
afin de lui annoncer calmement le terme de cette mascarade. Notre relation
n’en a jamais été une, nous avons, tous les deux, besoin d’attentions que nous
sommes incapables de nous offrir… Cette fois, c’est la bonne…
28. Mise au point

Théo

Putain… J’y crois pas. Elle se met à pleurer… Quel drame ai-je encore
initié ? Alors qu’elle se barre dans sa salle de bain, je ne cesse de me poser la
question car, de toute évidence, ses larmes ne résultent pas de l’orgasme… À
cet instant, elle affiche le même air que Vanessa lorsque nous étions dans cette
chambre d’hôtel. Un regard perdu dans lequel on décèle la peur mêlée à
l’envie. Je me hais… Sans le vouloir, je l’ai blessée… Selon mon habitude, j’ai
baisé au lieu de parler… Pourquoi ma queue déménage-t-elle dans mon
cerveau à chaque fois que cette fille se trouve dans mon périmètre ? Pourquoi
n’ai-je pas été capable, comme tout individu normal, de simplement lui dire : «
Je suis tellement heureux de te voir en vie ! » ? Non, il a fallu que je satisfasse
ce putain de manque, que je me laisse envahir par la volupté qui régnait dans la
pièce, que je m’embrase à cause des flammes qui dansaient dans ses pupilles.
Quel blaireau ! Voilà ce à quoi je songe tandis qu’elle vient me rejoindre sur
son canapé. Bon, je dois écouter Léa et arrêter de m’apitoyer. Il devient urgent
de mettre un terme à tous ces non-dits, de repartir sur de bonnes bases. Notre
relation vaut la peine d’être vécue, je suis déterminé à le lui faire comprendre.
— On m’a informé de ce qu’il s’était produit, entamé-je d’un ton
protecteur.
— Ah, je vois…
Quelle réponse ! De toute évidence, ma tâche ne sera pas aisée…
Étant donné ton comportement, que tu rames m’apparaît plus que
légitime…
Vu sous cet angle…
— Explique-moi… Pourquoi ? l’encouragé-je à poursuivre.
— Pour les mauvaises raisons sans doute, me répond-elle d’un air blasé.
Trop de tuiles d’un coup, j’imagine…
— Ah, cette fameuse « loi de l’emmerdement maximal », dévié-je afin de
la sortir de sa morosité apparente.
—…
Visiblement, cette tactique ne fonctionne pas. Changes-en.
— As-tu des nouvelles de ta mère ?
— Non.
Fermée comme une huître… Tu vas galérer…
— Je me sens horriblement coupable… J’aurais dû être présent pour te
soutenir dans cette épreuve difficile.
— Tu ne peux pas jouer sur tous les tableaux…, sous-entend-elle, amère.
— Nina, je ne plaisante pas ! m’énervé-je. Tu ne vas pas bien, je ne vais
pas bien, NOUS n’allons pas bien !
Enfin, la bombe se désamorce puisqu’elle réplique sur un ton identique au
mien :
— Tu percutes seulement maintenant ?
— Non, évidemment… Par contre, j’étais persuadé que tout s’arrangerait.
— Ah, oui ? De quelle manière ? En priant pour que je devienne aveugle
ou la pire des connes ? En souhaitant que je puisse un jour me résigner à
t’attendre pendant que tu en sautes une autre ?
— Mais, bordel, Nina ! Ne sois pas ridicule ! En quelle langue dois-je
m’excuser ?
— Tu ne comprends pas que je me fous de tes repentirs ? Tu espères
vraiment que ça suffit ? Permets-moi de te souligner qu’une fois encore, tu es à
côté de la plaque ! Tu veux savoir pourquoi j’ai pleuré ? Parce que je suis
malade à l’idée d’imaginer les mains de cette tarée posées sur ta peau, de
savoir que tu penses à elle quand tu me baises ! Parce que j’ai envie de gerber
en songeant qu’ELLE voit ton visage lorsque tu es en train de jouir !
— Ne te parasite pas avec des faits qui n’existent pas.
— Bien. Alors, dis-moi. Comment réagirais-tu à ma place ? me défie-t-
elle.
—…
— Ah, tu vois, en inversant les rôles, tu te rends compte que ce n’est pas
aussi facile que tu le croies !
— Je tenterais au moins de t’excuser, lâché-je, ne sachant pas s’il s’agit là
d’un mensonge éhonté ou de la vérité.
J’opte pour la mauvaise foi…
Toute tension semble subitement s’évaporer de son corps. Ses épaules
s’affaissent, elle baisse la tête, serre ses paumes l’une contre l’autre pour
gratter les cuticules de son pouce gauche.
Mauvais signe…
— J’ai essayé… Mais je ne peux pas, Théo.
Co… Comment ? Sa voix prend un rythme traînant… Je déteste ce ton, j’ai
l’impression qu’elle s’apprête à rendre les armes.
— De… Que ? Tu ne peux pas quoi ?
— Te pardonner, murmure-t-elle.
Putain…
— Je te jure que cette satanée nuit ne signifiait rien !
— J‘accepte de l’envisager.
Oui ! On gagne du terrain !
— Sauf que psychologiquement, je suis incapable de passer l’éponge. Ça
bloque là-dedans, m’explique-t-elle, en déliant ses mains pour se taper la tête
du bout du doigt.
Hé merde…
— Je ne recommencerai pas, je te le promets !
— Il paraît que tous les infidèles se défendent de cette façon… Tu le
referas, Théo. Et peut-être que cette fois-là comptera… Comment veux-tu que
je sois sereine concernant l’avenir ?
— Ne songe pas à de telles choses, s’il te plaît. Il s’agit d’un faux
problème.
— Arrête de me dire ce que je suis en droit de penser ou non !
— Mais, je…
— Cependant, tu as raison, me coupe-t-elle.
Ah ?
— Le hic se situe également dans la manière dont tu te comportes avec
moi.
— Attends, je ne comprends rien. Tu m’as affirmé que tu aimais le jeu que
nous avions instauré !
— Je ne parle pas de ça.
Franchement, il me faut un décodeur, je suis complètement paumé.
— Putain Théo, ne me regarde pas avec cet air ahuri ! À croire que tu
tombes des nues !
Ben…
— Depuis que nous avons mis les pieds dans cette satanée fac, tu ne cesses
de me traiter comme la dernière des catins ! Je ne suis pas ton objet, figure-toi
!
— Je… Je ne me doutais pas que tu pouvais l’interpréter de cette façon…
Il faut effectivement que je travaille sur ma jalousie…
S’il n’y avait que cet aspect…
— Je… Au-delà de notre couple, j’ai aussi besoin d’exister par moi-
même. On m’a déjà beaucoup trop humiliée, je me suis déjà trop battue pour
accéder à ma liberté. Je ne peux cautionner un comportement pareil… Tu saisis
?
— Oui… On a encore du boulot, hein ? achevé-je en souriant timidement,
dans l’espoir qu’elle me rende la pareille.
— Effectivement… Mais à quel prix ?
— Celui de notre bonheur.
— Mmm…
Je commence à flipper grave. Rien n’a l’air de pouvoir la dérider.
— Nina… Nous sommes heureux ensemble, non ?
— Oui…
Enfin, elle l’avoue…
— Nous l’avons été. Deux mois, Théo. Deux mois. Crois-tu que cela soit
suffisant ? En contrepartie, dis-moi combien de temps nous passons à nous
détruire ?
Elle marque un point…
—…
— Trop longtemps, justement, répond-elle à ma place. Au fond, nous le
savons tous les deux. Maintenant, nous devons nous l’avouer.
Et remporte la manche…
Jamais ! Je compte bien le lui prouver… J’attrape mon manteau posé sur
l’accoudoir du canapé, puis ouvre la fermeture éclair de la poche. Alors que je
suis sur le point d’en sortir la bague pour lui faire ma demande, ses paroles
stoppent mon geste, net :
— Te souviens-tu de la décision que tu te sentais obligé de prendre
lorsque nous étions dans cette chambre d’hôpital ?
À l’évocation de cet épisode douloureux, je ferme les yeux tout en me
massant les tempes dans de petits cercles concentriques. — Oui…, soufflé-je
péniblement.
— Aujourd’hui, je l’accepte…, énonce-t-elle d’une voix tremblante.
— Hors de question. Notre histoire ne peut pas s’achever ! Nous sommes
des âmes-sœurs !
— Théo, ouvre les yeux ! Quelque chose a été cassé, aucun retour en
arrière ne sera possible… Tu as brisé notre pacte… C’est fini…
L’ampleur du choc me rend muet, engendrant un pesant silence qui
s’éternise. Les mots cheminent difficilement dans mes synapses jusqu’à ce
qu’ils fassent sens… Peu à peu, je me résigne… Mais, pour retarder la
douloureuse échéance de notre séparation, je lui saisis les mains et la fixe
intensément. Mes yeux lui font un adieu impossible à retranscrire avec des
mots. Ils sonneraient bien trop creux par rapport à la puissance de ce que je
ressens. Alors que nous nous dévisageons, des perles incontrôlables dévalent
le long de nos joues respectives. Je pense que nous avons été trop fous de
croire que cela pouvait marcher. La voir pleurer me retourne, encore plus
lorsque je prends conscience que la plupart des larmes qu’elle a versées, ont
coulé par ma faute… Elle a raison… Je dois lui rendre sa liberté… Meurtri,
après avoir posé une dernière fois mes lèvres sur son front, je me résous à
partir et, le corps aussi lourd que mon coeur, je claque sa porte sans même me
retourner…
Cette fois, il s’agit réellement de la fin de votre histoire…
Donc, qu’attends-tu pour te barrer ? Tu me tapes sur le système !
Abattu, je reste longtemps assis dans ma voiture, les mains agrippées au
volant, le regard dans le vague… Nous avons enfin eu la conversation que
nous méritions. Cette issue désastreuse n’est pas celle que j’escomptais
cependant, elle était nécessaire à la compréhension de l’aspect destructeur de
notre amour… Ça m’arrache les tripes… Toutefois, pour elle, pour son
bonheur, je me force à l’accepter. Mon projet de départ, que je croyais
définitivement avorté, s’avère, au bout du compte, toujours d’actualité. Sauf
que maintenant, je ne l’effectue plus par lâcheté, mais en connaissance de
cause… Demain, j’en aurai terminé avec tout ça… Je finis par démarrer, le
bruit du moteur étouffant les bruits que font les palpitations effrénées de mon
coeur.

Rentré chez moi, l’essentiel de mes affaires étant déjà prêt, je m’emploie à
gérer les différentes modalités administratives relatives à ma désertion. Installé
à la table du salon, j’entame la rédaction d’une lettre, destinée aux deux seules
personnes que je ne regrette absolument pas de quitter. Eux se verront offrir un
dernier affront en guise d’adieu… Cette fois, ils assumeront réellement les
agissements de leur fils.

Monsieur et Madame Parfait,


Lorsque vous prendrez connaissance de ce courrier, je serai trop loin pour
écouter vos remontrances. En effet, comme par le passé, j’ai décidé de fuir, ceci
afin de me laisser la chance de tout recommencer à zéro. Je vous préviens,
n’essayez pas de me retrouver, vous n’y parviendrez pas, d’autant qu’une telle
démarche occasionnerait une perte d’énergie considérable. Rendons-nous à
l’évidence, nous ne sommes plus une vraie famille depuis longtemps. Je crois
d’ailleurs que nous n’en avons jamais été une… Le voyage que j’entreprends
est un aller, sans aucun retour possible et vous contribuez à cette volonté…
Personne n’a jamais osé vous affronter, nul n’a su vous énoncer vos quatre
vérités, mais il devient nécessaire que vous compreniez la dangerosité de vos
comportements. Ils sont néfastes pour votre entourage. Surtout le tien, « maman
», en considérant que l’on puisse t’attribuer un tel qualificatif… Réflexion
faite, je pense que tu as, toi-aussi, des choses à régler avec ton passé. Sinon,
comment expliquer ta froideur, ton refus d’attachement, ce, même avec ton
propre enfant, la chair de ta chair ? Tu as tenté de formater mon esprit dans le
but que je devienne aussi vil et manipulateur que toi. Seulement, tu as semblé
oublier que, même si de ton sang coule dans mes veines, je ne te ressemble pas.
Avant d’incarner ton héritier, je suis d’abord un être humain. Un homme
capable de se forger sa propre opinion, un adulte en mesure de discerner le
bien du mal. De par ton manque d’affection, tu as déformé l’image que je
pouvais avoir de moi. Par ta faute, nulle part, je ne me suis senti à ma place…
À cause de tes pièges, en dépit de mes efforts quotidiens, je demeure incapable
de gérer les coups en vache que m’impose la vie… Au lieu de l’aimer, je la
hais…
Quant à toi, Papa, j’ai récemment pu découvrir ton vrai visage. Il
s’apparente à celui d’un homme bon, mais pas assez fort pour affronter la
vipère que représente ta femme. Je ne t’en veux pas, tout le monde a ses
faiblesses… Malheureusement, l’amour en est une de taille…
Sachez que je vous pardonne. Ne vous méprenez pas sur la nature de mon
acte. Il s’agit là d’une grâce purement égoïste. Je vous absous uniquement pour
moi, pour aller mieux et ainsi me permettre de me détacher de votre emprise
toxique.
Considérez-moi comme mort… Pourtant, avant d’entamer votre travail de
deuil, j’aimerais que pour une fois, vous effectuiez votre devoir de parents, en
exécutant mes dernières volontés. Dans cette enveloppe se trouve la clef de mon
appartement. Faites don du mobilier à des nécessiteux puis, contactez mon
propriétaire dont le numéro se trouve inscrit ci-dessous, afin de rompre le bail.
En vous remerciant d’avance,
Théo
P.S : Je vous interdis d’entrer en contact avec Nina. Quoi que vous puissiez
présupposer, elle demeure une jeune femme exceptionnelle m’ayant appris bien
plus que vous ne l’avez fait. Laissez-la poursuivre sa vie sans que vos esprits
manipulateurs ne viennent y interférer. Elle n’en a pas besoin, elle-aussi a sa
croix à porter.

Simple, clair, précis. Du factuel, peu de sentimentalisme, ce qui nous a


finalement toujours caractérisé…
La fin de ma journée, partagée entre espoir et nostalgie, passe rapidement.
Avant d’aller me coucher, incapable de la jeter une nouvelle fois, je me charge
de glisser la bague dans une chaîne que j’accroche autour de mon cou. De cette
manière, je suis certain que Nina restera à tout jamais auprès de moi… Puisque
je n’ai pas bu, le sommeil peine à venir ; alors, pour ne pas succomber à la
tentation de me mettre la tête à l’envers, je déverse sur le papier tous les mots
qui me bouffent de l’intérieur…
29.Déjà vu

« Il faut savoir tourner des pages pour écrire de nouvelles histoires.


Ressasser le passé ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est avancer. » Anonyme

Nina

Les spasmes de désespoir débutent dès que Théo claque la porte de mon
appartement. Étant donnée l’issue désastreuse de cette conversation, il fallait
s’y attendre… Je désirais cette mise au point, seulement, je n’imaginais pas que
cela me ferait aussi mal de lui dire adieu… J’ai l’impression que l’on vient de
me planter un poignard en plein coeur et qu’on tente maintenant de le retirer
sans y parvenir. On tire avec force sur cette dague, on la pousse d’avant en
arrière, de gauche à droite en vue de l’extraire… Mais elle se refuse à sortir.
Ces manipulations ouvrent davantage la plaie déjà béante ; pourtant, je ne
cherche pas à mettre un terme à ces mouvements. J’en ai besoin, au même titre
que les larmes qui coulent. Ils sont des remèdes servant à libérer toute
l’amertume accumulée, à nettoyer mes viscères de la souffrance y étant
incrustée… En parallèle, mon cerveau s’obstine à me repasser tout ce que
Théo et moi avons partagé depuis que nous nous connaissons. À l’image d’un
film à l’eau de rose, je revis nos bons comme nos mauvais moments sur un
fond de musique tragique… Oui… Car malheureusement, grâce à ces flash-
backs, je me rends compte qu’il y a eu bien plus de peines que je ne le croyais.
Les gens, ainsi que les forces supérieures, n’étaient vraiment pas décidés à
nous laisser en paix… Pour avancer, j’essaie donc de me persuader qu’aucun
regret ne doit subsister… De toute façon, quoi qu’il advienne, cet homme
restera à jamais gravé dans ma mémoire… Il sera éternellement, mon
torturé…
Lorsque je lève les yeux en direction de l’horloge murale, je m’aperçois
qu’il est cinq heures passées. Fait chier ! Je n’ai pas envie de bouger ! Pourquoi
avoir refusé ce foutu arrêt de travail ? Comme si j’avais la tête à aller bosser !
Ça t’aidera à te changer les idées. Maintenant, tu tournes la page pour
être en mesure d’écrire une nouvelle histoire.
Donc, j’en conclus que cette satanée voix n’a pas décampé en même temps
que lui… Que va-t-il falloir que je fasse pour qu’elle me fiche la paix ? Tout
en me levant péniblement du canapé, je songe au moyen de l’expulser de mon
crâne. Mise à part me taper la tête contre les murs, je ne vois aucune autre
solution… D’ailleurs, en parlant de tête, maintenant face à la glace de la salle
de bain, cette dernière me fiche la trouille… Je ne peux décemment pas me
présenter au restaurant avec une tronche pareille ! Alors, tout comme cela
m’arrivait fréquemment dans mon ancienne profession, je m’applique à
camoufler soigneusement les stigmates de mes dernières peines. Grands coups
d’eau dans l’espoir de voir dégonfler mon visage, anticernes, fond de teint,
poudre, tout y passe. Si ma mine s’en trouve à peu près meilleure, mon état
d’esprit quant à lui, demeure identique.
— Allez Nina, motive-toi !
Au bout de la quinzième répétition devant le miroir « allure générale », je
ne suis toujours pas capable d’exécuter mes propres ordres… Je reste encore
bien dix minutes à tenter de m’auto-convaincre puis, en désespoir de cause, je
me résous à partir. Après avoir lissé les plis imaginaires de ma tenue- un pull
col roulé noir assorti d’un jean-, j’enfile ma doudoune pour quitter
l’appartement, non sans détailler avec mélancolie chaque élément de mon
salon qui, définitivement, ne sera jamais plus pareil… Pendant mon trajet,
d’autres souvenirs tentent de revenir paralyser mon cerveau mais, à cet instant,
je refuse de les laisser prendre possession du peu de neurones qui subsiste.
Pourquoi mon esprit s’escrime-t-il à m’occasionner une telle torture ?
La vraie valeur des choses n’apparaît que lorsqu’on les a perdues…
Je l’ai compris depuis longtemps déjà, tu peux garder tes clichés pour toi
! Les ruminations de cet après-midi n’ont-elles pas été suffisantes ? J’ai passé
des heures à me torturer ! Je connais parfaitement l’importance de Théo dans
ma vie, inutile de continuellement me le rappeler ! J’aimerais juste que l’on me
dise quand cessera cette auto-flagellation !
— Vous, qui vous acharnez sans relâche, n’avez-vous pas envie d’une
nouvelle cible ? Je suis usée jusqu’à la corde, vous ne pourrez plus rien faire
moi…, marmonné-je, sans réellement savoir à qui je m’adresse.
Au même instant, je croise un passant marchant en sens inverse, ce dernier
me dévisageant comme si j’étais folle. Pff… Oui, je parle toute seule ! Et alors
? Si ça les dérange, les gens n’ont qu’à s’occuper de ce qui les regarde ! Tout à
coup, ça devient trop… Pour ne pas me laisser une nouvelle fois submerger
par mes émotions, je refuse l’accès de ces réminiscences qui continuent à
vouloir forcer les portes de mon esprit, en me focalisant sur mon devenir.
Indéniablement, je dois me raccrocher aux bases. L’oublier, les cours, le
boulot, Hugo. Point final !

Lorsque je pénètre dans la salle principale du restaurant, tous mes


collègues sont déjà présents et le temps semble se suspendre tandis qu’ils me
fixent bizarrement. J’ai l’impression que je viens de leur annoncer la
survenance d’un tragique accident, alors que je n’ai pas encore ouvert la
bouche. Étrange… Prions pour qu’une nouvelle catastrophe ne soit pas sur le
point de se produire… Faisant fi de leur attitude, je les salue brièvement, puis
me dirige vers les vestiaires afin de me changer. Au moment de rattacher ma
queue-de-cheval, mes pupilles croisent mon reflet dans le minuscule miroir
accroché au mur. Putain… Je comprends mieux… Le vent, mêlé au froid, ont
amplifié le désastre… Mon visage ressemble à un chantier en démolition ! Je
suis rouge écarlate en dépit de mes tartines de maquillage, les yeux gonflés,
injectés de sang, le tout rehaussé par des cernes s’approchant de la couleur
noire. Il y a urgence, mon service débute dans dix minutes ! Je fonce donc aux
toilettes dans le but d’appliquer des retouches avec le peu de make-up qui
traîne dans mon sac à main. Je m’apprête à peindre ma lèvre inférieure avec
mon gloss fétiche lorsque Rosa, sans me demander mon avis, me saisit par le
bras pour m’entraîner sur la terrasse. Punaise, ça caille ! Dépitée, j’ai le
sentiment de sentir les couches de fond de teint, fraîchement étalées, craqueler
dès que le vent entre en contact avec ma joue. Comme d’habitude, tous mes
efforts se voient anéantis en l’espace de quelques secondes… Foutu sort !
— Nina, tu auras beau te transformer en statue de glace, tu ne rentreras pas
au chaud tant que je ne saurais pas ce qu’il se trame exactement.
Pff… Elle commence à me saouler, mère Theresa ! J’en ai ras-le-bol de
ressasser toujours les mêmes histoires…
— La séparation vient d’être définitivement prononcée, énoncé-je
froidement pour satisfaire sa curiosité.
— Je vois… Dans ce cas, dis-toi que cette issue était écrite, décrète-t-elle.
Je l’ai compris…
— De meilleures choses t’attendent. Maintenant, tu dois digérer en vue
d’avancer.
— Probablement…
— Mais je ne suis pas dupe, Nina, enchaîne-t-elle plus durement. Toi et
moi savons parfaitement que des filles telles que nous ne se retrouvent pas
dans des états pareils à cause d’une simple rupture …
Elle me gonfle ! Oui, nous avons des parcours similaires ! Seulement, je
suis aussi une personne à part entière !
— Si, Rosa ! Je me mets « dans un état pareil à cause d’une simple rupture
» ! explosé-je subitement en formant des guillemets avec mes doigts afin de lui
prouver le ridicule de ses propos. Même si notre histoire se révèle impossible,
j’aime cet homme à en crever ! Personne ne peut imaginer ce qu’il représente
pour moi ! Donc maintenant, si tu as terminé ton interrogatoire, je m’en vais
travailler !
Furieuse, je n’attends pas son autorisation et retourne en cuisine.
Pendant la soirée, l’ambiance reste électrique, personne ne se parle et je ne
me montre pas plus agréable envers les clients. J’agis, tel un automate. Sans
sourire, je note les commandes, les transmets en cuisine, retourne en salle,
équipe les tables en pain et boissons, dépose les assiettes devant les convives,
ainsi de suite jusqu’à ce que les derniers consommateurs partent. Le service
terminé, sans même me donner la peine de me changer, alors que mes
collègues y sont attablés, je passe devant l’As comme une flèche en leur
lançant un au revoir à la volée.
— Nina, tu ne veux pas que je te raccompagne ?
— Non, Jean-Marc. Tu es mignon, mais marcher me fera le plus grand
bien !
Je sais pertinemment que je m’en prends aux mauvaises personnes… Le
stress accumulé me rend mauvaise, je dois trouver le moyen de l’évacuer…
J’ai une mission parfaite pour toi… Regarde là-bas…
Effectivement… Seulement une centaine de mètres a été parcouru depuis
que j’ai quitté le restaurant lorsque je m’arrête net. C’est quoi ce bordel ? Deux
personnes se situent sous le même lampadaire que Rosa et Tête de Hibou la
dernière fois. Des silhouettes que je reconnaîtrais entre mille… Barbara et
cette ordure de Jack qui semblent tranquillement discuter. Le choc
m’immobilise. Je rêve ! Par pitié, dites-moi qu’il s’agit d’une blague… Mon
ancien mac passe sa main derrière la nuque de ma nouvelle amie qui le
repousse vivement, si bien que le ton commence à monter. Oubliant la peur et
le dégoût que ce type m’inspire, je me précipite vers eux sans perdre une
seconde.
— Dégage de là ! lui ordonné-je, en écartant Barbara d’un geste brusque.
— Tiens, tiens… Ma poule aux œufs d’or…
Ce surnom me donne envie de vomir… Il me renvoie là où tout a
débuté…
— Vous… Vous êtes Jack ?
Nous tournons tous deux le regard vers Barbara, encore plus blanche que
précédemment. Sa stupeur m’indique que les morceaux du puzzle sont en train
de s’imbriquer dans son esprit… Elle a compris pour « Dirty Love » …
Pas trop tôt !
— Hé, oui, ma jolie. Le seul et l’unique ! lui répond-il en bombant le
torse. Alors, ma proposition te tente ? Avec le corps que tu as, on va faire un
malheur…
— Fous lui la paix, espèce de taré !
— Tu es jalouse, Vanessa ? Tu veux reprendre du service ? m’interroge-t-
il, en replaçant une mèche de cheveux derrière mon oreille.
Je détourne vivement la tête pour me soustraire à ses doigts sur ma peau,
ce geste me permettant de croiser la mine de Barbie qui se décompose
davantage.
No stress, elle est longue à la détente, ça termine de se mettre en place…
— Plus jamais, tu ne me touches…
— Sinon, quoi ?
Mon poing part sans que je ne puisse le contrôler. Putain, la boxe m’a
manquée ! J’aurais dû continuer cette activité au lieu de me lancer dans la
zumba…
— Mmh… Tu as chopé du caractère, petite pute…, constate-t-il en me
giflant à son tour.
Instantanément, ma joue me brûle, au même titre que la haine enflant au
plus profond de mes entrailles.
— Arrêtez ! hurle Barbara en se jetant sur lui.
D’un simple mouvement de bras, tel un minuscule insecte, il l’envoie au
sol. Elle se relève péniblement, nous dévisage avec horreur avant de prendre
rapidement ses jambes à son cou…
La connasse…
Non. Je ne lui en veux pas de réagir de la sorte. Elle, au moins, sait
abandonner quand il le faut…
— Nous voilà à nouveau seuls… Comme au bon vieux temps… Je vais te
crever, petite pute…, me menace Jack tout en m’envoyant un coup dans le
ventre.
Aussitôt, je me plie de douleur, le souffle coupé. Bordel, mon corps n’a
pas retrouvé la force nécessaire pour subir cette bataille… J’essaie d’appeler à
l’aide, seulement aucun mot ne sort de ma gorge et, lorsqu’il me pousse dans
un geste violent, je tombe à terre dans un bruit sourd. L’histoire sans fin…
Nouveau retour à ma vie passée… Sans discontinuer, ses pieds percutent
violemment mon abdomen tandis que je peine à respirer. Je me recroqueville
sur moi-même afin de me protéger, mais rien n’y fait. Le goût du sang dans ma
bouche - que j’identifie désormais parfaitement- me donne envie de vomir,
sans compter que ma tête commence sérieusement à tourner… Encore plus
quand je saisis que, ce soir, Théo ne sera pas là pour me sauver… On boucle la
boucle… L’aventure a été entamée de cette manière, elle s’achèvera donc
ainsi… C’était écrit depuis le début…Je vais finalement mourir… Résignée,
préparée à la mort depuis longtemps déjà, je ferme les yeux en attendant que la
fin arrive…
— Que se passe-t-il ici ?
Cette voix…
Mon mac suspend son geste face à ce visiteur impromptu, m’offrant un
répit que je ne désire plus forcément puisqu’il retarde l’échéance…
— Foutez-moi la paix !
— Hors de question…
Maintenant, plus rien n’a d’importance. Il est là… Je me laisse alors
bercer par ce timbre calme, profond et, contrairement à l’année dernière, je
m’évanouis sans entendre les bruits mats causés par leur bagarre. J’ignore
combien de temps je gis dans cet état avant que l’on me soulève. La seule
certitude reste qu’à cette minute précise, je n’ai qu’une envie : être capable de
réunir assez de force pour ouvrir les yeux afin de voir sa mâchoire anguleuse
ainsi que ses magnifiques iris verts…
30. Faux espoirs

Nina

— Mademoiselle ?
Bien que l’on me secoue gentiment, mes paupières refusent de se relever.
L’énergie me manque, j’ai l’impression que l’on compresse ma cage
thoracique dans un étau tandis que ma peau me brûle atrocement… Qu’ai-je
encore fait ? Où suis-je ?
— Mademoiselle, vous m’entendez ?
Peu à peu, le brouillard qui flottait autour de moi se dissipe, aidant ainsi
les éléments à me revenir en mémoire. Barbara, Jack, la bagarre en vue
d’acquérir une liberté que j’avais pourtant déjà retrouvée. Théo… Revenu dans
le but de me sauver… Sauf qu’à cet instant, le timbre de sa voix sonne faux à
mes oreilles…
— Théo ? l’appelé-je faiblement.
— Non, mademoiselle, il ne s’agit pas de Théo.
Impossible…
— Je suis policier, les pompiers ne vont pas tarder à arriver.
Pompier ? Policier ? Je ne comprends plus rien…
— Ramenez-moi Théo ! Je l’ai entendu.
— Y’a-t-il un certain Théo dans les parages ? se met à crier mon
mystérieux interlocuteur.
Personne ne répond à sa question. Cette fois, je n’ai plus d’autre choix que
d’ouvrir les yeux. Je dois savoir.
— Bonsoir. Content que vous soyez réveillée. Vous allez bien ?
Pas vraiment… Même si mon mal de crâne empêche à mes rétines de faire
correctement le focus, de toute évidence, les iris de cet homme ne sont pas
verts, sa mâchoire arrondie, et non anguleuse, son torse musclé certes, mais
pas aussi dur qu’un roc…
Ta souffrance t’a encore leurrée…
— Comment vous appelez-vous ?
— Nina Sanchez, articulé-je difficilement.
— Êtes-vous capable de me détailler les événements ?
— Je… je…
— Ce type l’a attaquée sans aucune raison apparente, intervient
brusquement Rosa en m’ordonnant le silence d’un seul regard.
— Vous le connaissiez ? reprend le flic à mon intention.
— Elle non, elle travaille dans mon restaurant. Mais moi, oui…
Je comprends… Elle leur donne du grain à moudre afin qu’il ne se
préoccupe pas trop de mon cas…
— Dans quel cadre, madame ? Vous a-t-il déjà importunée ?
— Je bossais pour lui, affirme-t-elle en ancrant profondément ses pupilles
assombries dans les siennes.
Tout à coup gêné, le policier baisse la tête, puis enchaîne après s’être raclé
la gorge :
— Bien… Je vois… Nos services le traquaient depuis un moment et nous
sommes heureux d’avoir pu lui mettre la main dessus. J’aurai prochainement
besoin de vos témoignages. Mademoiselle Sanchez, vous concernant, il suffira
de nous décrire les circonstances de cette agression. Quant à vous… Pour…
heu…
— La prostitution, achève-t-elle à sa place en redressant son buste.
— Exactement. Voici les pompiers. Il ne nous reste plus que quelques
formalités à accomplir avant que je ne vous laisse entre leurs mains.
Ce policier, à peine sorti d’études, note nos coordonnées, puis s’en
retourne vers Jack, qui me regarde haineusement pendant que l’on m’examine.
— Il y a eu plus de peur que de mal, mademoiselle Sanchez, m’informe
l’urgentiste. Vous avez de la « chance », il n’y a pas de casse.
Je rêve ou il vient de former des guillemets avec ses doigts ?
Tu ne fantasmes pas, il l’a fait… On doit leur apprendre cette mimique à
l’école de médecine, je ne vois pas d’autre explication.
— Alors, pourquoi ai-je autant de mal à trouver de l’air ? l’interrogé-je
en ayant le sentiment que l’étau se resserre davantage.
— Vos difficultés respiratoires sont essentiellement dues aux coups que
vous venez de recevoir. Une bonne nuit de sommeil et la gêne devrait se
résorber. De toute façon, nous allons vous conduire à l’hôpital.
Hors de question ! À cette heure, je ne suis pas certaine de pouvoir
supporter le comportement des « guillemets-men » …
— Inutile, je vais bien, affirmé-je.
— En cas de perte de connaissance, le protocole l’exige. Surtout lorsque
des délires l’accompagne…
— Pardon ?
— Au sujet d’un certain Théo… Vous ne vous en souvenez pas ?
Je ne fabule pas ! Paniquée, incapable de répondre quoi que ce soit, je jette
un regard suppliant à Rosa afin qu’elle m’aide.
— Cet homme existe, monsieur, intervient-elle.
— Bien. Où est-il alors ? demande-t-il en vue de la piéger.
— Absent, ils viennent de rompre. La peur l’a sans doute poussée à
l’oublier.
Ses mots noircissent encore plus ma triste réalité, mais semblent faire
mouche auprès du pompier.
— Bien…, acquiesce-t-il, toutefois sceptique. Je vous demande donc de
me signer cette décharge en me promettant de la surveiller pendant les
prochaines quarante-huit heures.
— Comptez sur moi.
En ce moment, les gens ont vraiment le don de parler de moi comme si
j’étais absente. En même temps, je suis soulagée car je n’aurais pas pu tenir le
quart de cette conversation. Je me serais forcément embrouillée dans mon
mensonge. Les papiers remplis, à nouveau sur pied une fois le brancard replié,
j’interroge ma patronne :
— Rosa ? Vu la manière dont je t’ai agressée, pourquoi m’as-tu défendue
?
— Parce que j’estime, peut-être à tort, que tu as besoin d’aide… Et puis, en
aucun cas les forces de l’ordre ne doivent connaître la nature exacte de tes
liens avec Jack… Tu es certes très mature pour ton âge ; seulement, ce sont les
chiffres inscrits sur ta carte d’identité qui comptent avant tout. S’ils
comprenaient que tu étais à peine majeure…
Oh putain, je n’y avais pas réfléchi, non plus…
— Merci, Rosa, pour tout…, la coupé-je.
— Je t’en prie, ma belle… Mais c’est surtout ton amie que tu dois
remercier. Sans elle, nous serions probablement intervenus trop tard…

Lorsque Barbara s’approche, j’ai l’impression de jouer une pièce de


théâtre dans laquelle tous les protagonistes défilent les uns derrière les autres
afin de dénouer l’intrigue.
Il manque l’acteur principal…
—Tu n’es pas partie ?
— Pour qui me prends-tu, Nina Sanchez ? Je ne suis plus la « Barbie » que
tu décris dans ton roman !
— Je savais que tu avais compris…
— Effectivement.
— Je suis désolée de t’avoir dépeinte ainsi.
— Pourquoi ? Même si j’ai du mal à l’avouer, tu n’as fait qu’exposer la
vérité ! Tu vois, désormais, j’ai moi-aussi un mode d’emploi…, achève-t-elle
en souriant.
— Merci, Barbara… À propos, que fabriquais-tu ici à cette heure ?
— Je souhaiter te parler. Je t’attendais quand ce dingue m’a accostée.
— Rassure-moi, tu n’allais pas accepter sa proposition ?
— Bien sûr que non ! De toute façon, je n’aurais pas pu…
Je vois pertinemment qu’elle désire se confier et que la présence de Rosa
l’en empêche. Cette dernière s’en rend d’ailleurs rapidement compte :
— Je vous laisse quelques instants, j’ai encore quelques affaires à
récupérer au restaurant. Je reviens.
Une fois seules, Barbara se dandine d’un pied sur l’autre en triturant ses
mains.
— Que se passe-t-il ? Tu m’inquiètes.
— Rien de grave, bien au contraire ! J’ai trouvé quelqu’un…
— Et tu as parcouru tout ce chemin pour venir me le dire ? Ça ne pouvait
pas attendre demain ?
— Non… Il fallait que tu sois la première au courant avant que l’affaire
s’ébruite.
Putain, qui est-ce ? Hugo ? Non impossible. Pas Théo, quand même ? Si…
Il ne peut s’agir que de lui pour qu’elle hésite autant… Mélissa, seule, ne lui
suffisait pas… Un second joujou lui manquait… Putain, je vais la démolir… Je
vais LES démolir !
— Bon alors, Barbara. Accouche, on n’a pas toute la nuit devant nous et
après m’être faite tabasser pour sauver tes fesses, j’aimerais vraiment aller
m’allonger, la pressé-je, mauvaise.
Ses yeux s’agrandissent de stupeur face à mon brusque changement de
comportement :
— Ok… Ne le prends pas mal, surtout hein ?
Noon… J’ai juste envie de t’arracher les yeux…
— En toute honnêteté, je ne m’y attendais pas… Ce quelqu’un s’appelle…
Putain, magne-toi !
— Emilie…, finit-elle par lâcher en retenant son souffle.
Je bloque puis éclate de rire, soulagée de ne pas avoir entendu le pire.
— Je savais que tu réagirais mal. Nina, je te le promets, je n’ai jamais été
attirée par toi !
Je me force à recouvrer mon calme en voyant que ma réaction la met
franchement mal à l’aise :
— Ne te méprends pas, Barbara ! Je m’en fiche complètement ! Enfin, non
!
Tu t’emmêles les pinceaux !
— Bref, je suis très heureuse pour toi.
— Vraiment ?
— Raconte-moi mais, après, je t’en conjure, laisse-moi rentrer !
— À la fac, j’ai rencontré un groupe de filles. Un soir, elles m’ont invitée
à sortir avec elles, puis une chose en entraînant une autre, j’ai embrassé Emilie.
Je te jure, la sensation demeure inqualifiable, mais ce baiser a été une
révélation. Pour la première fois, je me suis sentie vivante, enfin à ma place, tu
comprends ?
Mieux que quiconque…
— Ensuite, nous nous sommes revues à plusieurs reprises et… Je peux
maintenant affirmer que j’aime les femmes.
Jamais je ne me serais doutée d’un truc pareil. Cette soirée se révèle
décidément pleine de surprises !
— Mais alors, euh, comment dire ? Les hommes ? Théo, par exemple ?
— Je crois que je les allumais pour me donner de l’importance. Au fond,
quelque chose me bloquait, je savais pertinemment que je ne passerai pas à
l’acte avec eux. J’en ignorais seulement la raison exacte.
Quand je pense à tout ce que nous aurions pu éviter, les bras m’en
tombent…
— S’il te plaît, dans la suite de « Dirty Love », pourras-tu notifier que ma
réputation de fille ouvrant facilement les cuisses est fausse ? Le reste, je
l’assume complètement, mais pas ça…
— Je… Je n’écrirai pas d’autre tome, Barbara, désolée. Vu la tournure que
prennent les événements, les gens n’auront pas forcément envie de lire que
nous avons à nouveau chuté et que cette fois, nous ne nous relèverons pas… Je
veux que les lecteurs continuent à garder espoir…
— Donc, vous êtes définitivement séparés ?
— Oui…
— Ok…
Elle suspend nette sa phrase, semblant profondément réfléchir.
— Attends ! Putain ! Nina… Je dois te laisser…, m’annonce-t-elle ensuite,
au bord de l’hystérie.
— Tu es flippante ! Qu’y a-t-il encore ?
— Rien ! Tout ! Écoute, j’ai des choses à vérifier !
Elle m’embrasse rapidement sur la joue avant de se sauver en courant
comme si le diable la troussait.
— Prends soin de toi, me hurle-t-elle alors qu’elle se trouve déjà au coin
de la rue.
J’ai à peine le temps de récupérer mon souffle et de me remettre de cette
nouvelle déconcertante que Rosa réapparaît. Qu’est-ce que je disais ? Une vraie
pièce de théâtre !
— On y va ?
— Rosa, tu es adorable, mais hors de question que tu me veilles toute la
nuit. Je n’ai même pas de lit à te proposer !
— Si tu as un canapé, ça fera très bien l’affaire. De toute façon, ne cherche
pas, aucune négociation ne sera possible.
Au moment de m’asseoir dans sa voiture, je prends réellement conscience
de l’ampleur de ma douleur… Elle se situe partout… La blessure
psychologique se révèle moindre par rapport à l’année dernière puisqu’ils ont
arrêté cette ordure, mais j’ai le sentiment que mes articulations sont brisées…
Incapable de gravir les marches de l’escalier, ce soir, il s’agit de ma patronne,
mon double, qui me sert de béquille.
Parvenues à la maison, je me précipite aussi vite que possible dans la salle
de bain afin de constater les dégâts.
— Je reviens tout de suite. Fais comme chez toi !
Mon corps entier crie de douleur lorsque je me déshabille et, pour la
seconde fois de ma vie, j’ai l’impression qu’un camion m’a roulé dessus.
Comme je m’y attendais, les hématomes recouvrent la majeure partie de ma
peau… L’heure a maintenant sonné. Je dois me confronter à mon reflet.
Malheureusement, le tableau renvoyé par le miroir ne diffère pas de celui de la
bagarre précédente… À cet instant aussi, mon visage semble avoir doublé de
volume. J’ai deux yeux au beurre noir, le nez violet, les pommettes gonflées et
écorchées. Depuis les soins de l’urgentiste, du sang a encore coulé de ma
bouche. Quand j’essaie de l’essuyer, ma gorge sèche me prive du gémissement
qui ne demande qu’à sortir… On dirait qu’aujourd’hui, l’animal se trouve déjà
achevé… Dépitée, en quête d’un pseudo-sentiment de réconfort, j’enfile mon
pyjama « tue-l’amour », pour ensuite sortir de la salle de bain et décemment
m’occuper de mon invitée. Le coeur n’est vraiment pas à l’ouvrage. Mes
épaules sont basses, je suis épuisée, triste, lasse…
— Tu as tout ce qu’il faut ? lui demandé-je.
— Oui, ne t’inquiète pas. Avale ces médicaments.
Je m’exécute en fermant les yeux, honteuse de ce à quoi ce geste me
renvoie…
— File te coucher. Tu as besoin de repos, m’ordonne-t-elle d’un ton
maternel.
— Merci…
J’ingère les comprimés, puis referme la porte de ma chambre avant de me
faufiler sous ma couette. J’ai le sentiment qu’une famille de pic-vert a pris
place dans mon crâne tant il tambourine. Me sentant dévier dans le sommeil, je
me force tout de même à envoyer un texto à Hugo :

[J’espère, ne pas te réveiller, mais je voulais te prévenir. J’ai croisé Jack…


Je suis salement amochée, mais je vais bien, ne t’en fais pas. Cette crapule
croupit désormais en prison. Ne te précipite pas chez moi, cher ange gardien, te
raconter ces péripéties attendra demain, à la fin de tes cours :) Toutefois, si tu
ne peux t’empêcher de satisfaire ta curiosité, va te renseigner auprès de
Barbara, tu apprendras énormément de choses… Je t’aime.]
31. Avoue !

Hugo

Léa ayant dû accompagner sa classe au salon du livre- celui où nous nous


étions rendus l’année dernière-, je me réveille, non pas dans son lit, mais dans
celui de la chambre que je n’occupe plus que rarement chez mes parents. Dieu
qu’elle me manque ! Une seule nuit sans elle et j’ai déjà le sentiment que mon
monde devient plus sombre ! En plus, à cause de nos emplois du temps, nous
n’avons pas eu l’occasion d’échanger, ne serait-ce que téléphoniquement, au
sujet de sa visite chez Théo. J’espère que tout va bien… Fidèle à mon habitude,
je me lève en saisissant d’emblée mon portable. Mes tripes font de nouveaux
saltos lorsque le prénom de ma sœur de coeur s’affiche sur l’écran. Punaise,
qu’a-t-elle encore inventé ? Je lis son message qui ne me rassure pas vraiment,
mais je ne peux, de toute façon, pas rater mon premier cours. J’obéis donc à
son ordre en me rendant à la fac, fermement décidé à « satisfaire ma curiosité
»… À peine arrivé, le moyen de réponse à mes questions se matérialise devant
moi, en la personne de Barbara.
— Hugo, tu ne me croiras jamais ! hurle-t-elle, aussi excitée qu’une puce.
— Je sais, Nina a eu des problèmes, la calmé-je instantanément, d’un air
blasé.
— Non, il ne s’agit pas de ça !
— Me concernant, si ! Alors raconte, dépêche-toi.
— Ok, on fait vite. Ce que j’ai à t’expliquer ensuite a beaucoup plus
d’importance. Hier soir, je l’attendais devant le resto quand Jack m’est tombé
dessus pour tenter de me rallier à ses troupes. Elle a pris ma défense, ils se sont
battus, les flics ont rappliqué. Maintenant, elle a le visage complètement
déformé tandis que l’autre taré croupit sous les verrous.
— Incroyable ! Tu te doutes que j’ai besoin de détails.
— On verra plus tard. Pour le moment, quelque chose de bien plus
croustillant nous attend ! Suis-moi, m’enjoint-elle.
Putain, je déteste ne rien piger ! Barbie va descendre de son perchoir et
m’expliquer exactement de quoi il en retourne !
— Je n’irai nulle part tant que tout ne sera pas clair !
— Fais-moi confiance…
Hors de question…
— Je pense avoir trouvé le moyen d’élucider le mystère, ajoute-t-elle d’un
air espiègle pour forcer mon attention.
— De quoi parles-tu à la fin ? m’impatienté-je.
— Je ne sais pas comment le formuler de façon précise, mais je suis
certaine que quelque chose coince dans toute cette histoire…
— Quelle histoire ?
— Théo et Nina, voyons ! Suis un peu !
Je ne relève pas son insolence puisque par cette seule phrase, elle parvient
à éveiller mon intérêt.
— Qu’entends-tu par-là ?
— Nous devons interroger la prof de Zumba, il y a baleine sous cailloux.
— Arrête avec tes expressions à la noix ! Je ne comprends rien !
— Écoute, j’ai également cherché à mettre le grappin sur Théo. Et crois-
moi, céder aussi facilement ne lui ressemble pas… Je reste persuadée qu’il
n’aurait pas pu tromper Nina.
— Sauf que, contrairement à toi, un certain passif existe entre eux…
— J’ai pu le deviner… Mais il l’a dans la peau depuis la première seconde
où il l’a rencontrée !
Vu sous cet angle, effectivement, les éléments ne collent pas. Ragaillardi
par la perspective d’une embellie, j’accélère le pas en entraînant Barbara par le
bras :
— Tu as raison. Allons la voir !
— Dépêchons-nous, son cours débute dans dix minutes, on la chopera
pendant qu’elle s’échauffe !
Tels les acteurs principaux d’un film d’espionnage, nous pénétrons
furtivement dans le hall du gymnase. La porte de la salle de danse étant
entrouverte, nous nous apprêtons à y pénétrer lorsque les bribes d’une
conversation nous parviennent :
— Qu’as-tu raconté au recteur pour t’en sortir ? demande Mélissa dont la
voix se révèle parfaitement identifiable.
Attends, il se passe quoi, là ?
— Qu’après avoir découvert ce qu’il se tramait, j’ai tenté de le résonner.
Que suite à cela, sa colère avait pris le pas, qu’il refusait d’entendre que cette
relation devait immédiatement cesser.
Je suis sûr de connaître le type à qui appartient ce timbre grave, seulement,
impossible de mettre le doigt dessus.
— Hum… Malin…
— Et toi, comment t’es-tu défendue ?
— J’ai tenu des propos quasi-identiques, se contente-t-elle de répondre.
Donc, tu n’as pas eu de sanction, non plus ? enchaîne-t-elle rapidement.
— Non.
— Compte tenu des circonstances, j‘estime que nous nous en tirons plutôt
bien…
— J’en ai conscience, mais ça ne m’empêche pas de me sentir mal. Je
déteste le mensonge.
— Tu aurais aimé qu’il te vire, toi-aussi ?
Barbara et moi échangeons un regard affolé. Non ! Théo ? Licencié ? Fait
chier ! Si j’avais eu le temps de discuter avec Léa, je l’aurais su ! Mon Dieu, je
n’ose même pas imaginer son état à l’heure actuelle. Son travail ainsi que Nina
étaient les seuls éléments qui lui offraient un semblant d’équilibre…
— Bien sûr que non ! Je tiens à ma place ! Seulement, mon comportement
ne s’avère pas plus louable que le sien…
Zack…
— Je ne pensais pas que nous en viendrions aux mains !
— Avec Théo, tout prend toujours des proportions démesurées, sache-le.
Mais réjouis-toi, le voilà définitivement éliminé du décor…
Quelle pétasse…
— Ne te mêle pas de cette histoire, s’il te plaît, lui ordonne-t-il sèchement.
— Comme tu veux. Cependant, permets-moi de te donner un conseil. Reste
sur tes gardes avec cette fille… Elle va se jouer de toi jusqu’à ce que tu
plonges, jusqu’à ce que ta vie soit ruinée…
Connasse… Je commence à bouillir… Barbara remarque mon agitation
grandissante si bien qu’elle intervient immédiatement pour tenter de m’apaiser
:
— Calme toi, Hugo, me chuchote-t-elle. Faisons-nous discrets en attendant
qu’ils terminent. Crois-moi, certaines conversations peuvent s’avérer très…
intéressantes… Je suis une spécialiste en la matière…
Je la regarde, incrédule, puis repense à la fois où elle avait surpris Théo et
Nina dans cette fameuse salle de classe… Je me rappelle surtout la manière
diabolique dont elle s’était servie de sa découverte. Cette fille me fait froid
dans le dos. Finalement, je suis heureux de la compter parmi mes alliées…
— Ok, je patiente, abdiqué-je avant que nous nous fixions à nouveau sur la
discussion en cours.
— Je ne comprends pas ce que tu cherches à dire, Mélissa. Tu connais
Nina Sanchez ?
— Assez pour en déduire qu’elle ne te correspond pas… Zack, tu ne te
doutes pas de quoi elle est capable, d’ailleurs, personne ne le sait réellement. Si
tu persévères, elle va te réduire en miettes…
Dixit l’hôpital qui se fout de la charité… Putain !
— Tu ignores également qui je suis, réplique-t-il froidement. Comment
peux-tu tirer ce genre de conclusion alors que nous nous sommes à peine
croisés ?
— Je suis plutôt… clairvoyante… Mes élèves vont arriver, nous n’avons
plus beaucoup de temps. Que penses-tu de continuer notre échange autour d’un
verre ?
— Euh…
Il ne va quand même pas accepter ?
— Oui, pourquoi pas…
J’hallucine ! Cette vipère a réussi à le retourner ! Lorsque je l’entends lui
donner le lieu de rendez-vous, j’ai du mal à contenir mon indignation. D’après
les rumeurs, il s’agit d’un club abritant des entraîneuses assez spéciales,
réservé à une clientèle très sélecte… Sans réellement oser y croire tant cette
manipulatrice m’effraie, je suis quasi-certain que cette Cruella utilise une
technique identique à celle employée autrefois pour attirer Théo dans ses
filets…
Leur conversation s’achève sur ces mots. Afin de ne pas être repérés, nous
nous précipitons au bas des escaliers qui mènent au vestiaire et, dès la
disparition du moindre signe d’agitation, Barbara lance le top départ :
— Maintenant, Hugo ! Laisse-moi parler !

À l’instant où nous nous positionnons face à Mélissa, à contrecœur, je me


contrains au silence. J’ai tellement envie de la torturer jusqu’à ce qu’elle
crache le morceau ! Pour la première fois de mon existence, je pourrais
devenir méchant… Moi qui ai coutume de chercher des circonstances
atténuantes à tout le monde, avec elle, je n’y arrive pas. Cette folle a contribué
à foutre la vie de ma meilleure amie en l’air, elle vient encore de l’assimiler à
une moins que rien… D’une manière ou d’une autre, je dois déceler la faille
afin de le lui faire payer…
— Mélissa ? entame ma complice de sa voix de crécelle superficielle.
Je retrouve la Barbie que je côtoyais au lycée. Cet aspect de sa
personnalité ne me manquait absolument pas, mais force est de constater
qu’elle jouait son rôle de composition à merveille.
— Barbara, je ne me trompe pas ?
— Exactement.
— Que puis-je pour toi ? s’enquiert-elle, tout en continuant ses étirements.
S’il s’agit d’une demande d’inscription concernant ce charmant jeune homme,
tu as mon entière bénédiction. Personne n’a le droit d’être privé d’un aussi
délicieux spectacle…
Cette tarée bouffe vraiment à tous les râteliers !
— Nous sommes ici dans le but de parler de Théo, affirme ma comparse
sans rebondir sur les propos douteux de Mélissa.
Instantanément, cette dernière stoppe ses mouvements, se relève, tout en se
campant fermement sur ses jambes, un air de défi ancré sur le visage.
— Je n’ai rien à vous dire. Ordre du recteur, rétorque-t-elle.
Je dois me mordre le coin des lèvres, sinon j’explose. Une fois de plus,
Barbara anticipe ma réaction en enchaînant :
— Vous mentez…
Elle se montre super forte. Je viens de saisir les composantes de sa
stratégie. Prêcher le faux pour connaître le vrai… Une technique qui
fonctionne puisque l’autre blêmît :
— Écoutez, tous les deux. Je ne sais pas quel genre de film vous vous
jouez dans vos têtes, mais je n’ai pas de temps à accorder à des ados en pleines
affabulations.
— Croyez-moi, vous allez en trouver, la contredit-elle, d’un ton sans
appel.
Même-moi, elle arrive à me faire flipper.
— Tu te prends pour qui, petite merdeuse ?
Son véritable visage se révèle, Mélissa panique… Parfait !
— Si j’étais vous, je surveillerais mon langage. Inutile d’ajouter des
éléments supplémentaires à ce que je pourrais raconter à votre supérieur…
— Que… Que veux-tu à la fin ?
— Que tu nous expliques dans les moindres détails la nuit que tu as passée
avec Théo…
— Bon… Ok…, se résigne-t-elle, après un bref temps de réflexion.
Mon coeur se serre. Enfin, nous allons être fixés…
— Vous êtes grands, donc vous pouvez imaginer ce qu’il se produit quand
deux adultes sont dans la même chambre…. Nous avons couché ensemble, tout
simplement.
Merde…
— Insuffisant. Je désire plus qu’un résumé, réclame Barbara, encore plus
agressive.
— C’est ce qui t’excite ? De savoir comment baisent les autres ?
— Moi non, réplique-t-elle, le ton plein de sous-entendus. Par contre, une
ex- dominatrice, probablement… Notre cher recteur connaît-il ce… léger petit
détail à ton sujet ?
Wahou ! Celle-là, je ne l’ai pas vue venir… Forte, très forte…
— Tu n’as rien contre moi…
Voyant Barbara perdre pied, j’interviens en m’appuyant sur le lieu de
rendez-vous qu’elle a fourni à Zack :
— Penses-tu que je pourrais lui suggérer de boire un verre dans le bar où
tu travailles ? bluffé-je.
Elle pâlit, tremble, tandis que des gouttes de sueurs naissent sur son front.
— Bien, vous avez gagné, capitule-t-elle. Si j’avoue, je veux que vous me
promettiez que jamais vous ne divulguerez les informations que vous détenez à
mon sujet.
— Nous n’avons qu’une parole. Donc, maintenant, la vérité.
— Rien…
— Comment ça, rien ?
— J’ai menti afin de le récupérer… Ce fameux soir, en dépit de son
ivresse, il n’a cédé à aucune de mes avances. Il était focalisé sur elle, il l’aime
tellement que je n’avais pas la moindre chance…
— Putain, je le savais ! m’exclamé-je, victorieux.
— Que foutais-tu chez lui ? enchaîne Barbara, ne désirant visiblement pas
lâcher le morceau.
— Je me suis contentée de le raccompagner en espérant avoir de
meilleures chances le lendemain. Une fois encore, je me suis vue rejetée.
Alors, j’ai bétonné pour l’éloigner de cette fille.
Putain… Je prends peu à peu conscience de chacune des conséquences de
son mensonge. Animé par une haine impossible à contenir, je m’approche à
quelques centimètres de son visage :
— Tu te rends compte de tous les malheurs que tu as causé, espèce de
pétasse ? Par ta faute, j’ai failli perdre ma meilleure amie !
— Hugo, stop, ressaisis-toi !
— Non, Barbara ! Cette folle doit comprendre ! hurlé-je sans me
retourner vers elle, préférant garder l’objet de ma fureur dans ma ligne de
mire. Tu te rends compte que Théo redevient à moitié fou par ta faute ? Tu te
rends compte que tu les as brisés ? Réponds !
— O…Oui…
— Je te préviens. Si j’entends que tu t’es à nouveau approchée d’eux, tu
subiras un sort identique au leur… Je ne te lâcherai pas jusqu’à ce que tu
craques, que tu t’effondres au point que tu n’envisageras plus d’autre solution
que celle d’en finir avec ta putain de vie !
Ne maîtrisant plus ma fureur, je la saisis brusquement par la gorge et
m’apprête à lui assener une gifle magistrale lorsque Barbara intercepte mon
geste :
— Arrête. Cela ne te ressemble pas, tu risques de t’en mordre les doigts.
Viens, nous avons ce que nous voulions.
Elle a raison… À regret, je relâche mon emprise avant que nous quittions
prestement le gymnase.
— Putain, Hugo, tu m’as vraiment fait flipper ! explose Barbara dès que
nous sommes à l’air libre.
La tension accumulée se libère. À mon tour, j’éclate de rire tout en lui
répondant :
— Et toi, donc !
Nous nous bidonnons jusqu’à en pleurer quand soudain, la gravité de la
situation se rappelle à moi.
— À propos, comment es-tu au courant de ses pratiques ?
— Ben, j’ai lu « Dirty Love », pardi !
Elle a enfin compris que cette histoire était vraie…
— Bien joué. Je m’incline…
— Bon, ok, on forme une équipe de choc, par contre, assez de fleurs pour
le moment. Nina doit être informée au plus vite !
Mon euphorie, due à la victoire, se voit aussitôt remplacée par une vive
douleur dans le creux de ma poitrine. Barbie l’ignore encore ; cependant, moi,
je sais que ma meilleure amie a failli mourir à cause d’un putain de
mensonge…
— Oui… Écoute, ne m’en veux pas, mais je préfère y aller seul…
— Non, je viens avec toi !
— N’insiste pas, Barbara… Elle ne désire parler à personne…
— Sauf que je ne suis pas personne ! Je ne le suis plus !
— Nina a voulu en finir et…
— Noooonnn ! Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit hier soir ?
— Avec le temps, tu apprendras qu’elle réagit toujours de cette manière.
Même avec moi… Elle a beaucoup de difficultés à intégrer les gens dans sa
vie, d’autant plus quand elle déconne.
— Je comprends… Je… moi-aussi je suis passée par là, alors si tu as
besoin de te confier, je suis prête à t’épauler.
— J’en suis désolé…, répliqué-je, comme si je n’étais pas au courant. Tu
te sens mieux, maintenant ?
Elle fuit mon regard quelques instants afin de le poser sur une étudiante
qui lui adresse un signe de la main.
— J’y travaille, me répond-elle en souriant.
— Parfait. En tout cas, merci pour ton aide.
— Je t’en prie ! Reprendre le rôle que je jouais au lycée m’a beaucoup
amusé… Allez, file !
Mu par un enthousiasme encore plus intense qu’à l’accoutumée, je lui
claque une bise bruyante sur la joue en la remerciant une nouvelle fois, puis
sors en courant de l’enceinte de la fac. Ce que je m’apprête à révéler à ma sœur
de coeur va indéniablement changer sa vision sur la vie…
32. Adieu...

« Il est difficile de dire adieu lorsqu’on veut rester, compliqué de rire


lorsqu’on veut pleurer, mais le plus terrible est de devoir oublier lorsqu’on
veut aimer. » Anonyme.

Théo

Tic Tac. Tic Tac. Assis sur l’une des chaises de mon salon, je fixe ma
montre depuis des heures. À cette minute précise, les aiguilles m’indiquent le
moment de partir… Le coeur serré, j’effectue un dernier tour de mon
appartement, encore entièrement meublé en dépit de mon abandon imminent.
Dans un ultime regard, je salue tous les souvenirs qui lui sont rattachés, puis
attrape mon sac de voyage avant de claquer la porte derrière moi. Pendant que
je descends les escaliers, en me forçant à ne rien ressentir, je glisse les clefs
dans l’enveloppe destinée à mes parents. Maintenant que je suis à l’air libre, je
ne parviens pas à retrouver une respiration normale pour autant si bien que,
pour m’apaiser, je détaille la façade de mon immeuble en expirant à grandes
bouffées. Je ne reverrai plus ces volets rouges… Mon angoisse refuse de
disparaître, elle s’accroît même davantage à l’instant où je joue nerveusement
avec la bague, désormais accrochée à la chaîne autour de mon cou. Putain,
pourquoi ai-je le sentiment de foncer droit dans le mur ?
La peur, Théo… Pour tout le monde, l’inconnu s’avère anxiogène. Rassure-
toi, il s’agit de la meilleure décision que tu aies prise…
L’état de doute dans lequel je me situe me pousse à m’en remettre
totalement à ma voix intérieure. Je pensais d’ailleurs que cette dernière
s’évaporerait dès la fin de mon histoire avec Nina… Mais non… Son rôle est
probablement celui de me guider jusqu’à ce que les portes de l’avion ne se
referment.
Sur le chemin qui me mène à la poste, je prends soin de m’imprégner de
tous les éléments qui ont composé mon décor au cours de ces dernières années.
Étrangement, tout m’apparaît beaucoup plus beau que d’ordinaire. En sachant
que je n’aurai plus l’occasion de les observer, même les arbres les plus banals
se magnifient. Contrairement à d’habitude, je ne m’énerve pas contre la
guichetière qui me regarde avec gourmandise quand elle lèche le timbre
fraîchement acheté afin de le coller sur l’enveloppe. Aujourd’hui, je l’y
autorise… Elle n’en a pas connaissance, mais jamais plus elle ne pourra
m’allumer de la sorte.
Mes courriers postés, brusquement pris d’une sensibilité débordante,
j’effectue de nombreux détours avant de me rendre à la gare, passant ainsi une
bonne heure à saluer une dernière fois les lieux qui me sont le plus chers.

À force de lutter pour conserver le courage- ou la lâcheté, tout dépend de


quel point de vue l’on se place- je m’installe, épuisé, dans le siège qui m’a été
attribué dans le wagon numéro vingt. Exactement le même que celui où j’étais
assis à mon retour de l’interview. Refusant de croire qu’il s’agit là d’un nouvel
acharnement du sort, je ferme les yeux, le visage appuyé contre la vitre froide.
Je comprends mieux pourquoi je buvais jusqu’à plus soif… Pour arrêter de
réfléchir. Maintenant que mes neurones ne trempent plus dans le whisky, à
peine mes paupières baissées, des images de Nina ressurgissent dans mon
esprit. À cet instant, mon cerveau pervers ressasse en boucle les détails de
notre première journée à Punta Cana. Alors que je végète dans un train gris,
bruyant, peu à peu, de délicieuses odeurs d’ambre mêlées de vanille
chatouillent mes narines… J’ai l’impression de revenir en République
Dominicaine, de revivre chacune des sensations éprouvée…

Le taxi vient de nous déposer devant notre hôtel et je tombe instantanément


amoureux du cadre idyllique qui se présente à nous. Outre l’océan l’entourant,
notre complexe trône au centre d’un écrin de verdure, parsemé de points d’eau
dans lesquels évoluent en toute liberté des flamands roses. Je croyais avoir
coupé avec mon quotidien depuis notre descente de l’avion ; cependant,
j’avoue que nos vacances débutent officiellement dès que nous posons le
premier pied dans notre chambre. Ébahis par le luxe dans lequel nous nous
trouvons immergés, nous mettons du temps à comprendre que ces lieux vont
constituer notre refuge pendant plus de huit jours. En dépit de la fortune de mes
parents, jamais je n’ai eu l’occasion de goûter à tant d’abondance. Plus grand
que mon appartement, notre nid se compose d’un petit coin salon donnant sur
un large balcon, d’un lit king size placé à gauche de la pièce ainsi que d’une
gigantesque salle de bain tout en marbre, abritant une baignoire deux places.
La réaction de Nina lorsqu’elle découvre cette opulence vaut elle aussi le
détour. On dirait une petite fille qui se voit offrir la permission de se servir
autant qu’elle le désire dans un magasin de bonbons.
— Tout va bien ? lui demandé-je en vue de la sortir de son hébétement.
— Oui, sauf que je n’ai pas l’habitude de… tout ça, me répond-elle, en
désignant l’ensemble, soudainement gênée.
— Honnêtement, moi non plus. Justement, profitons-en !
— Oui…
— Vanina, dis-moi ce qui ne va pas, lui ordonné-je, devinant qu’autre
chose la dérange.
— Rien… Je… Je me rends compte que Vanessa a déjà connu cela, mais
pas Nina…, avoue-t-elle dans un timide murmure.
Elle a vraiment du mal à comprendre que cette fille relève du passé…
— Allez, viens par-là, petite. Pendant dix jours, tout ceci t’appartient, à toi,
NINA, insisté-je sur son prénom.
Elle écoute ma directive en se blottissant contre moi. Tandis que je
l’étreins, une seule idée occupe mon esprit : jamais plus je ne pourrais vivre
sans la sensation de son corps près du mien, sans son odeur délicieusement
envoûtante…

Cette pensée me ramène instantanément à l’instant présent. Bordel… Si


j’avais pu me douter que notre histoire se terminerait… Si j’avais pu me
douter que justement, je serais dans l’obligation de me priver de la sensation
de son corps près du mien, de son odeur délicieusement envoûtante… Je
l’aurais séquestrée, nous ne serions pas rentrés ! Espérant mettre un terme à la
douleur qui me pince le coeur, je m’appuie à nouveau contre la vitre froide du
wagon, puis ferme les yeux pour continuer mon retour parmi les merveilleux
moments que nous vécus. Les images n’ont aucun mal à se redessiner dans
mon cerveau, m’arrachant même un sourire lorsque je revis la suite de notre
journée.

À peine dans mes bras, mon ovni se dégage presque immédiatement, la


mine dégoûtée :
— Que se passe-t-il ? m’alarmé-je.
— Après nos douze heures de vol, je ne supporte plus ce jean qui colle à
mes jambes ! Je sens plus que mauvais, alors tu ne me toucheras pas avant que
je n’aie pris une douche !
Face au ridicule de ses propos, je me marre.
— Sincèrement, tu penses que je me trouve dans de meilleures conditions
?
— Peu importe. Je dois me laver.
— Ok… Mais allons à la plage, on se rincera dans l’eau.
— Hors de question ! C’est dégoûtant ! s’outrage-t-elle.
— Nina, la mer sera toujours dégueulasse. Les poissons baisent dedans !
À l’évocation de cette chanson de Renaud, elle pouffe comme une dinde.
— Et crois-moi, il n’y a pas que les poissons qui vont baiser…
Aussitôt, mes propos l’amènent à ravaler ses gloussements. Oubliant
visible-ment sa soi-disant mauvaise odeur, elle revient dans mes bras en vue de
déposer une multitude de petits bisous dans le creux de mon cou. Je devrais
tout envoyer valser, la prendre sur le champ ; seulement, pour la première fois,
mon empressement à découvrir les lieux l’emporte sur la tentation de la
posséder.
— Stop, Jolie Plume ! Sinon, nos pieds ne goûteront jamais la sensation
du sable fin. File, va te mettre en tenue !
Au moment où elle sort de la salle de bain, j’admire le magnifique
paysage depuis l’immense baie vitrée, dos au reste de la chambre. Sans qu’elle
n’ait besoin de me signifier sa présence, je le sais. Je le sens à son regard qui
détaille chacune de mes courbes, me laissant l’impression que mes muscles se
délient par le seul pouvoir de ses yeux.
Incroyable le nombre de conneries que l’on peut inventer quand on aime…
Je me retourne et manque à nouveau d’exploser face à son expression.
Elle est aussi rouge que sa robe de plage, la bave étant à la limite de lui couler
du coin des lèvres. D’ailleurs…
— Tu as froid ? me moqué-je gentiment.
— Un peu…
— Ne te fous pas de moi, il fait trente-cinq degrés ! La vérité, Nina.
— Tu vas me trouver idiote, mais je suis gênée que tu me voies en maillot
de bain.
Le rire que je retenais précédemment résonne immédiatement contre les
murs :
— Idiote, dis-tu ? Non, parfaitement ridicule ! Ne crois-tu pas que j’ai déjà
pu inspecter le moindre millimètre carré de ton corps ? Alors ce ne sont pas
tes deux malheureux bouts de tissus qui vont y changer quoi que ce soit !
Vexée, elle se contente de rassembler nos affaires dans un sac, puis nous
partons enfin profiter des réjouissances qui s’offrent à nous. Les gens
paraissent heureux et, même si je continue à aspirer toutes les ondes positives
que l’on me présente, désormais j’ai largement de quoi me rassasier avec les
nôtres…
Après dix minutes de marche dans un décor de rêve, nous arrivons à la
plage. Notre choix se porte sur deux transats situés à proximité du bar, élément
indispensable sous cette chaleur de plomb.
— Que veux-tu boire ?
— Je ne sais pas trop… Décide pour moi !
All inclusive oblige, je reviens avec un Mojito et un gin Tonic. Quand je
lui tends son verre, elle me gratifie d’un regard des plus tendres, comme si
j’avais accompli un acte héroïque.
— Tu n’as pas oublié qu’il s’agissait de ma boisson préférée…
Plus mielleux, tu meurs… Heureusement que je m’étais absentée lors de
ces foutues vacances !
La fatigue, combinée à la chaleur, contribue à nous rendre pompettes dès
les premières gorgées ; une ivresse amenant Nina à enfin ôter sa robe de plage.
À peine sa peau dévoilée, ma queue commence à s’agiter dans mon caleçon de
bain… Sur l’instant, je me maudis d’avoir tenu à sortir. J’aurais dû m’écouter
et nous barricader dans cette chambre durant le reste de notre séjour…
Clairement, dissimuler ma trique quasi-permanente va être très compliqué…
Ni une, ni deux, je la saisis par la main afin de l’entraîner dans l’océan. À
l’image de deux gamins, nous nous éclaboussons en criant, puis elle plonge
dans les vagues, ressortant de ses immersions, la mine réjouie :
— Tu as vu ma nage de la sirène ?
Mouais… On s’approche plus du cachalot, mais bon…
— Superbe ! la félicité-je.
Je ne moque pas, son insouciance fait tellement plaisir !
— Suis-moi, m’ordonne-t-elle.
Elle se barre ensuite dans un crawl tout aussi disgracieux, me donnant plus
l’impression qu’elle va couler qu’autre chose… Bon, concernant les cours de
natation, on verra plus tard… Évidemment, je lui obéis et une fois que nous
sommes suffisamment éloignés du bord, elle s’arrête net avant de me regarder
d’un œil espiègle. Heureusement que nous avons encore pied car je pourrais
également me noyer à l’instant où elle brandit la culotte de son maillot de bain.
— Nina, remets ça immédiatement ! Je ne veux pas que tout le monde mate
ton cul ! Il m’appartient !
— Donc, tu ne t’es jamais baigné nu ?
— Ben, non…, répliqué-je bêtement, décontenancé par sa question.
— Essaie, tu verras. La sensation est si bonne qu’il te passera l’envie de
m’engueuler. D’ailleurs, au passage, mis à part les poissons, personne ne peut
me voir à cette distance…
— De toute façon, je ne le ferai pas ! Imagine si un requin bouffe ma
queue en guise de casse-croûte !
Hilare, elle plonge sous la surface afin de retirer mon short par ses
propres moyens. Incontestablement, l’eau devient ma pire ennemie puisqu’elle
me rend aussi léger qu’une plume, permettant ainsi à Nina de me renverser à
son bon vouloir. Fière de sa bêtise, elle agite l’objet de son contentement
devant moi, le sourire jusqu’aux oreilles. Mon Dieu, elle resplendit ! Jamais, je
ne l’avais vue si radieuse. Tellement pleine de vie ! J’aimerais que le temps se
fige, que nous demeurions éternellement ici… Mon sentimentalisme débordant
s’évapore dès que ses doigts s’enroulent autour de mon sexe. L’air mutin, elle
le stimule tendrement tout en léchant les gouttelettes salées qui déferlent le
long de mon torse. Putain… Une immense décharge électrique anime mon
membre et, le soleil réchauffant mes épaules, le clapotis de l’eau faisant écho à
mes gémissements, je me retrouve prisonnier d’une bulle sexuelle sans
pareille. Elle m’a déjà branlé un nombre incalculable de fois, mais celle-ci
représente, sans conteste, la meilleure… Sa langue s’active sur mes tétons, sa
main libre court partout sur ma peau dans des gestes qui s’accélèrent. Proche
du point de non-retour, la nécessité de la posséder joue des coudes dans mon
bas-ventre. Elle, cette fille qui se révèle à moi sous une facette exquise et
différente, elle qui, chaque jour, répare un peu plus mon coeur meurtri.
— Mets tes jambes autour de ma taille, lui intimé-je d’une voix saccadée,
tout en me dégageant de son emprise.
Elle se hisse selon mes directives, puis ma paume apposée sur sa poitrine,
je l’incite à se détacher de mes épaules afin que son dos soit en contact avec
l’eau. Elle écarte les bras, ferme les yeux, son corps entièrement détendu se
laissant bercer par l’ondoiement de la mer. Seuls ses seins et son ventre
dépassent de la surface. Une image qui restera à jamais gravée dans ma
mémoire, celle de son abandon total. Sans plus attendre, je m’enfonce en elle,
ses chairs se resserrant aussitôt autour de ma hampe. Les minivagues,
provoquées par les mouvements de mes coups de rein, donnent une dimension
toute particulière à cette étreinte. Elles sont une caresse supplémentaire, tels des
milliers d’effleurements sur ma peau. Nous sommes comme en ape-santeur.
Des frissons, plus intenses que ceux connus jusque-là, me parcourent de part en
part tandis que je titille ses pointes, ses superbes pommes bougeant au rythme
de mes assauts. Soudain, ses traits se tendent, je comprends que l’orgasme
approche et je désire par-dessus tout lui accorder cette jouissance. Elle la
mérite amplement. Ici, elle incarne Nina, l’écorchée s’étant battue pour me
sauver la vie. Je la redresse dans un geste souple, elle s’accroche à mon cou,
cette position m’octroyant la possibilité de la percuter plus profondément
encore. Tendue à l’extrême, elle mordille mes lèvres et ma mâchoire. Je ne
parviens plus à émettre un quelconque grognement tant ce que je ressens est
fort. Mon pouls tambourine violemment dans ma poitrine, mes mains malaxent
vigoureusement ses fesses si parfaites tandis qu’elle suce frénétiquement ma
langue… Dernières percutions intenses, ultimes râles, le tourbillon de
l’orgasme nous emporte… Essoufflés mais comblés, nous mettons de
nombreuses minutes à recou-vrer nos esprits.
— Effectivement, il n’y a pas que les poissons qui baisent dans la mer…,
conclut-elle, aussi molle que du chewing-gum dans mes bras.
— Je t’avais prévenue… Allez, petite. Retour aux transats, tu es crevée…
J’ai envie de hurler tant ces souvenirs me crèvent le coeur… Je me force à
ouvrir les yeux et constate avec surprise que le train s’apprête à entrer en gare
de Paris, mon terminus. N’aimant toujours pas les files d’attente, je me lève
rapidement, effrayé par la suite de mon programme… Peu à peu, je
m’approche du lieu qui m’éloignera d’elle à tout jamais… La voix suave,
diffusée par les hauts-parleurs, indique midi. Mon avion ne décollant qu’à dix-
huit heures, je dispose d’une grande flexibilité pour me rendre jusqu’à ma
prochaine étape. Cependant, je ne m’accorde pas le loisir de visiter la capitale,
j’ai trop peur de revenir en arrière. Je ne serai en sécurité qu’une fois calfeutré
dans ma salle d’embarquement, lorsque plus aucune issue ne se présentera à
moi. Je hèle alors un taxi afin qu’il me conduise directement à l’aéroport.
Contrairement à d’habitude où ils m’exaspèrent, aujourd’hui, je bénis les
embouteillages. Ils m’aident à grignoter sur les minutes interminables qu’il me
reste à tuer, et les coups de klaxon donnés à outrance, résonnent dans mon
cerveau, le paralysant entièrement. Je suis incapable de réfléchir à quoi que ce
soit… Parfait !
Je paie ma course exorbitante, puis pénètre dans le hall tout en verre de
l’aérogare. Nouveau challenge : trouver le moyen de combler le silence qui se
réinvite dans mon esprit. J’enchaîne donc les formalités d’enregistrement pour
ensuite passer trois plombes à détailler le moindre objet de chaque boutique du
duty free. Même si je me fous éperdument de ce que je fais mine d’observer, ça
occupe, voilà tout ce qui importe. Forcément, ces putains de forces supérieures
ne souhaitent pas m’offrir plus que ces maigres instants de répit. Des dizaines
d’exemplaires de « Dirty Love » sont placés en tête de gondole devant un point
presse… On ne voit qu’eux… Bordel, je ne serai jamais en paix… Ce bouquin
me hantera toute ma vie… Je suis à deux doigts de péter un câble, je dois
absolument me calmer…
Ne panique pas… Tu vas y arriver… Tu tiendras…
Blasé, ne sachant plus de quelle manière m’occuper, je m’assieds sur les
sièges en fer rouge près de ma porte d’embarquement. Une fois de plus,
l’immobilisme me perd. Non à cause du passé, mais de l’avenir qui se profile.
Face à moi, se tient un jeune couple à l’air épanoui, regardant leur jeune
progéniture, un sourire fier flanqué sur leurs lèvres. Mon accablement devient
plus fort, un mélange de jalousie et d’amertume me serre la poitrine. Si je
n’avais pas été si con, si je n’avais pas tout foiré, mon futur ressemblerait à ce
tableau ridicule. D’ici quelques années, Nina et moi aurions été à cette place à
couler sur notre enfant des yeux débordants d’amour… Au lieu de ça, me voilà
contraint à l’exil ! Dépité, je détourne le visage, mes pupilles accrochant
directement la silhouette d’un homme, âgé d’une soixantaine d’années. Lui-
aussi observe cette famille d’un œil envieux, lui-aussi paraît sonné par cette
confrontation à la joie. J’ai l’impression que ce type, aux cheveux grisonnants,
illustre parfaitement celui que je serai lors de mes vieux jours. Un pauvre gars
solitaire aux traits durs, le coeur empli de regrets et de rancunes. Un connard
qui a frôlé le bonheur, sans avoir su s’en saisir…

« Mesdames et messieurs, votre attention, s’il vous plaît. Dernier appel


pour le vol A 350 à destination de Punta Cana. Les passagers sont priés de se
présenter porte E ».
Dernier appel ? Je n’ai même pas entendu les précédents… Tremblant,
j’écoute l’annonce dans toutes les langues avant de me lever. Cette fois, je ne
peux plus reculer… Au revoir, la France. Adieu, Nina…
33. Tout ce que je n'ai pas su te dire

Nina

— Réveillée ?
Je rabats la couette sur mon visage pour ne pas entendre cette voix qui me
tire de ma somnolence. Comme me l’indique le grincement familier de la
porte, Rosa entre dans ma chambre et vient s’asseoir sur le rebord de mon lit.
— Nina ?
— Mmh…
— Je ne vais pas tarder à partir. Tu as bien dormi ?
— Aussi surprenant que cela puisse paraître, oui, constaté-je en me
tournant vers elle.
Ce simple mouvement m’arrache une grimace de douleur. Clairement,
mes courbatures ne disparaîtront pas de sitôt…
— Te sens-tu capable de rester seule jusqu’à la fin de mon service ? me
demande-t-elle, en me caressant les cheveux.
— Ne t’inquiète pas, ça ira. Il me faut juste un peu de temps pour émerger.
— Ok… Je t’ai déposé des cachets sur le plan de travail de la cuisine.
Prends-les dès que tu te lèveras. Je serai de retour au plus tard à seize heures.
— Oui, maman, me moqué-je gentiment.
Instantanément, une vague d’amertume me submerge. J’aimerais tellement
que ce soit la mienne qui soit en train de prononcer ces paroles bienveillantes
!
Nina, n’y songe pas…
Je sais… Décider de ne plus la voir est une chose, apprendre à vivre avec
en représente une autre…
Rosa partie, je me réveille convenablement, étire mes articulations
douloureuses, avant d’effectuer une tentative afin de m’extraire de ma couette
si chaude. Lorsque je me redresse, à l’image du lendemain de la première
bagarre, ma tête tourne affreusement et, à peine mes pieds posés au sol, je
manque de défaillir. Fébrile, en me tenant aux murs, j’avale les comprimés
préparés par ma patronne, puis me dirige à petits pas dans la salle de bain.
J’imaginais que l’eau chaude me ferait du bien, qu’elle délierait mes muscles
froissés, finalement, cet exercice s’apparente à un véritable calvaire ! Dès que
mes mains entrent en contact avec ma peau, des coups d’électricité se
propagent dans tout mon corps. Je sors donc plus rapidement que prévu, enfile
mon fidèle peignoir, et à la seconde où je m‘assieds sur le canapé, la porte de
mon appartement s’ouvre en grand.
— Hugo ? Tu ne frappes plus, maintenant ?
Mes remontrances s’arrêtent sur le champ. Quelque chose ne va pas… Il
apparaît rouge écarlate, des gouttes de sueur perlant le long de son front,
essoufflé comme s’il venait de courir un marathon.
— Il ne servait à rien que tu paniques, je t’avais assuré que tout allait bien.
— Ce… Ce… pas…, bégaie-t-il, totalement incapable de formuler une
réponse cohérente.
— Bon, pose-toi cinq minutes.
Il se place à mes côtés tandis que je le dévisage, incrédule, en attendant
qu’il reprenne une respiration normale.
— Ok, ça va mieux ! Tu pourrais au moins relever ton courrier, me
dispute-t-il en posant une énorme pile de prospectus sur ma table basse.
J’ai franchement d’autres choses auxquelles penser !
— Lire les pubs ne fait pas partie de mes plus grandes priorités, vois-tu.
Bref, pourquoi es-tu dans un état pareil ?
Il relève sa tête cramoisie vers moi, ses yeux s’agrandissant lorsqu’ils
atterrissent sur mon visage tuméfié :
— Putain, ma puce ! On dirait Shrek peint en violet ! Ce salaud ne t’a
vraiment pas ratée ! s’exclame-t-il, horrifié.
Je sais, merci… Toujours le mot pour plaire…
— S’il s’agit du prix à payer pour que nous ne le revoyons plus dans le
décor, cette tronche d’ogre en vaut la peine… J’en conclus que tu n’as pas pu
t’empêcher d’aller glaner des informations auprès de Barbara…
— Je l’envisageais, en effet. Seulement, figure-toi qu’elle m’a trouvé
avant.
— Ah, elle t’a raconté ? Incroyable, non ?
— Euh… Oui… Elle t’a appelée entre temps ?
— Ben non, elle me l’a appris hier soir !
— Impossible, nous ne le savions pas encore, réplique Hugo,
décontenancé.
— Excuse-moi, j’étais peut-être sonnée ; pourtant, je l’ai parfaitement
entendue m’avouer qu’elle préférait les femmes !
— Quoi ?
— Tu ne voulais pas me parler de ça ?
— Barbie, lesbienne ! Celle-ci, non plus, je ne m’en serais absolument pas
douté ! Bref, on s’égare. Je suis venu t’annoncer un truc de dingue !
— Léa attend à nouveau un bébé !
— Non. C’est à propos de Théo…
— Hugo, je t’arrête tout de suite. Inutile d’essayer de me faire changer
d’avis, je ne reviendrai pas en arrière.
— Écoute-moi, m’ordonne-t-il d’un ton sans appel qui m’empêche de
continuer ma phrase. Barbara a enfin compris que « Dirty Love » était une
histoire vraie…
— Je suis également au courant. D’ailleurs, elle a mis les voiles peu après
que nous en ayons discuté.
— Parce qu’elle a décelé LA faille !
— Tu me stresses ! Je ne capte rien !
— Théo ne t’a pas trompée avec Mélissa…
J’ai l’impression que lui-aussi m’envoie un puissant uppercut dans
l’estomac. Ma respiration, déjà erratique, se coupe carrément lorsqu’il
m’explique les éléments découlant de leur interrogatoire.
— Donc, rien d’étonnant à ce qu’il ne possède plus aucun souvenir…,
conclut-il dans un sourire magistral.
Putain… Je vais saigner cette connasse…
— Je… Merde…
— Je croyais que cette information te ferait hurler de joie, que tu serais
déjà sur le point de te ruer chez lui !
— Oui… Bien sûr, je suis contente… Mais… Tu vois, au final, sa
tromperie a révélé qu’il existait beaucoup trop de brèches au sein de notre
relation. Elle n’était pas saine, ne menait nulle part, tu comprends ?
— Pas complètement… Au lycée, sans aucun doute. Mais plus maintenant,
si ?
— Si…
— Tu… Tu… Tu ne vas rien faire, alors ?
J’inspire profondément puis déglutis avant de lui répondre :
— Je ne vais rien faire. Nous sommes séparés et le resterons.
— Ok… Donc, il n’a aucun regret à avoir quant à son départ, ajoute-t-il
paraissant déçu par ma réaction.
Quoi ?
— Son départ ? Où ? Quand ?
— Punta Cana… Hier, Léa lui a rendu visite. Il le lui a annoncé.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?
— Parce que je viens seulement d’avoir la possibilité d’échanger avec
elle. Ils sont au salon du livre. D’après ses infos, à cet instant, Théo se trouve
probablement dans un train en direction de Paris.
Mon coeur bat à mille à l’heure. Même si j’ai affirmé le contraire, au fond
de moi, une infime lueur d’espoir subsistait en songeant que, fidèle à mes
habitudes, je changerais d’avis dès que je l’aurais en face de moi…
Ce qui ne sera désormais plus possible…
— Alors, comme me l’a souvent répété Rosa, il devait en être ainsi…, me
résigné-je.
Je prends ma tête entre mes paumes, les coudes posés sur mes genoux en
me forçant à respirer afin de ne pas pleurer. Pour me faciliter cette pénible
tâche, je me concentre sur le tas de prospectus jusqu’à ce que mes idées
s’éclaircissent et qu’un bout d’enveloppe blanche attire mon intention. Je m’en
empare prestement, repensant aussitôt à ma mère. Je l’inspecte sous tous les
angles, seulement, elle apparaît vierge de toute écriture, sans cachet me
permettant d’en identifier la provenance. Les tripes au bord des lèvres, je
l’ouvre. À peine la lettre sortie, telles des feuilles secouées par le vent, mes
mains tremblent follement. Mes yeux rencontrent l’écriture belle, masculine et
arrondie qui a noirci la page… Son écriture…

Tout ce que je n’ai pas su te dire,


Je n’ai pas su te dire tout ce que je ressentais pour toi avant de quitter
définitivement ton appartement.
Je n’ai su ni te prouver, ni te dire que je t’aime à en crever.
Je n’ai pas su te dire à quel point tu me rendais heureux. J’aurais dû te
faire comprendre que, depuis la fois où je t’ai amenée dans cette chambre
d’hôtel pour te soigner, depuis la fois où tu es arrivée dans cette salle de
classe, tu as réanimé mon coeur qui ne battait plus.
Je n’ai pas su te dire que tu as été mon guide, mon phare au milieu de
l’obscurité et que chaque jour me poussait à devenir meilleur. Pour toi… Pour
te rendre ton merveilleux sourire, pour te sauver de ta propre existence, comme
tu as su briser les chaînes qui entravaient la mienne.
Là-aussi, j’ai échoué… Nous sommes nous rencontrés trop tôt ?
Probablement… Ou trop tard, puisque la vie nous avait déjà trop abîmés ?
Malheureusement, nous ne le saurons jamais…
Je n’ai pas su te dire à quel point j’ai honte de ma trahison, la femme
exceptionnelle que tu es ne mérite pas un tel affront. À chaque seconde qui
passe, je me mords les doigts de ne pas être parvenu à maîtriser ma jalousie,
d’avoir prononcé des mots qui te laissaient croire que tu ne valais rien. Bien au
contraire ! Sois fière de ce que tu as été, n’accorde plus à personne l’occasion
de te traiter autrement que comme une reine. Assume, ne renie pas ton passé. Il
demeure un trésor inestimable qui t’appartient. Il a fait de toi une jeune femme
incroyable, authentique, le beau des cadeaux qu’un homme puisse se voir
offrir.
Je n’ai pas su te dire à quel point je bénissais notre relation passionnelle,
intense et, finalement, hors du temps… Car il s’agit effectivement de cela… Un
lien aussi fort que le nôtre s’apparente à une douce chimère, il ne peut exister
dans la vie réelle.
Aujourd’hui, je sais te dire qu’on a beau s’aimer de toute notre âme,
l’amour ne suffit pas toujours.
Aujourd’hui, le coeur abîmé, brisé et détruit, je sais te dire que c’est trop
dur de t’aimer. Tu te sens mal lorsque nous sommes ensemble ; je suis mal
quand nous ne le sommes pas… Équation impossible à résoudre, le destin a
tranché…
Aujourd’hui, je n’en suis pas encore capable ; par contre, j’espère un jour
me dire qu’il sera envisageable de vivre sans toi. Et j’exige que tu en fasses de
même.
Parce que je t’aime, je sais te dire que tu mérites de trouver un amant qui
saura prendre soin de toi. Soit pour lui ce que tu as été pour moi. Une âme
sœur, une amie, un grain de folie dans cette morne existence.
Parce que je t’aime, je sais te dire que je refuse que tu ressasses, je le ferai
bien assez pour deux… Avance ! Prends ta revanche sur cette putain de vie !
Sois heureuse !
À cet instant, je sais te dire que parce que je t’aime, je pars.
À cet instant, je sais te dire que mon âme restera à toi, éternellement…

Bordel…
Je tente de la relire une seconde fois ; seulement, les larmes brouillant ma
vue m’en empêchent.
— Ma puce ?
— Hugo ?
— Oh là là, je déteste cette voix…
— Moi-aussi… Il s’agit de celle que prend Nina quand elle saisit qu’elle a
merdé sur toute la ligne…
Et pas qu’un peu…
Il m’aime… Assez pour tirer un trait sur ses acquis… Assez pour me
laisser aller dans les bras d’un autre… Putain, je ne veux pas d’un autre ! Je le
veux lui, mon torturé !
— Regarde-ça, ordonné-je à mon ange gardien en lui collant la lettre dans
les mains.
Il s’en empare, parcourt silencieusement ces mots merveilleux tandis que
je les prononce du bout des lèvres. Comme s’ils s’étaient gravés dans mon
coeur au rythme de ma lecture, je les connais déjà à la virgule près.
— Wahou !
— Wahou, quoi ? demandé-je confirmation, effrayée à l’idée de me
planter d’interprétation.
— Ben… Tu as clairement merdé !
Putain, putain, putain. Ne pensant plus à la douleur présente dans tout mon
corps, je me lève brusquement en attrapant un prospectus afin de me ventiler.
— Bon, maintenant, on fait quoi ?
— Bordel, je n’en sais rien, Hugo ! hurlé-je en cédant totalement à la
panique. Il a mis les voiles !
— Ma puce, son avion ne décolle que dans quatre heures…
— Quatre heures ? Impossible de le retrouver dans un laps de temps aussi
court !
— Je… euh…
Pour la première fois, je vois mon meilleur ami s’affoler.
Mauvais signe…
— On s’en fout, on tente ! décide-t-il. Fonce ! Enfin, attends, je t’emmène
à la gare ! se ravise-t-il. Tu prendras le train de seize heures. Si tout se goupille
bien, tu auras même trente minutes d’avance.
— Ok ! Go, go, go !
Remontée à bloc, je crie à tue-tête en ébouriffant mes cheveux alors qu’il
n’est qu’à quelques centimètres de moi. Je vais dans ma chambre, me change,
reviens en trombe dans le salon, attrape mon sac à main, prête à partir, le laisse
retomber à terre, puis retourne vers mon dressing quand je m’aperçois que j’ai
oublié d’enfiler un soutien-gorge.
— Putain, Nina, magne-toi ! m’engueule-t-il, également au bord de la
rupture nerveuse.
Nous descendons les escaliers quatre à quatre et nous engouffrons dans la
voiture, tendus. Le trajet se déroule dans un silence électrique, mes pouces
ressortant dans un état déplorable à notre arrivée à la gare. Nous courons
comme des dératés dans le hall, si bien que je monte dans mon wagon deux
minutes avant que le train ne se mette en branle. Les portes sur le point de se
refermer, je crie à Hugo, resté à quai :
— Je t’aime ! Merci !
— Merde, ma puce !
Les gens doivent nous prendre pour des cinglés, mais je m’en moque. Ils
ne savent pas que mon bonheur dépend, en partie, de mon voyage dans cette
rame bien précise. Au moment où cette dernière s’arrête au terminus, mes
doigts sont carrément en sang… Telle une catcheuse en manque de contact
physique, en bousculant bon nombre de passagers, je me rue en direction des
portes de sortie et fonce vers la borne où je saute dans le taxi qui me mènera à
l’aéroport. Suite à un problème technique sur la voie, j’ai perdu mes trente
minutes d’avance… En espérant que son vol ait également pris du retard…
Autrement, nous sommes foutus… Mon Dieu, faites en sorte que, cette fois,
notre timing soit le bon, je vous en supplie…
34. Question de timing

Nina

À l’instant où je pénètre dans le hall de l’aéroport, essoufflée comme


jamais, mon excitation se voit instantanément remplacée par le désœuvrement
quand je prends conscience des obstacles qu’il me reste encore à franchir…
Impossible de passer sans avoir de billet… L’acheter ne constitue pas un
problème en soit, mais la longue file d’attente pour parvenir jusqu’au guichet,
si ! J’identifie le numéro du vol en jetant un rapide coup d’œil au tableau
d’affichage, indiquant que l’embarquement est en cours… J’ai mes chances,
tout ne sera qu’une question de timing… Réfléchissant à toute allure, parmi les
nombreux choix qui se présentent à moi, j’opte pour mon bonheur, évinçant
ainsi politesse et bienséance. Je suis certaine que ces gens me pardonneront
mon manque certain de civilité.
Ou pas…
Je les double un à un, manquant de m’étaler à plusieurs reprises à cause
des valises qui traînent un peu partout. Sans tenir compte des remarques
désagréables qui fusent, je me plante face au steward, dont les traits se peignent
d’horreur lorsqu’il voit mon visage tuméfié.
Je sais, on dirait Shrek peint en violet…
— J’ai absolument besoin d’un billet pour Punta Cana, attaqué-je
d’emblée.
— Euh, oui… À quel moment désirez-vous partir ?
— Maintenant.
À sa moue perplexe, je suis sûre qu’il s’imagine avoir affaire à une folle
échappée de l’asile.
— Je regrette, nous n’avons plus de vol prévu avant demain matin…,
m’informe-t-il en conservant toutefois la courtoisie qu’exige son poste.
Donc ça ne peut être que celui-ci, pensé-je en observant la piste.
Avec le logo « Dominica Airlines », difficile de se tromper !
— Ça sera trop tard…, me lamenté-je en m’efforçant d’ignorer
Conscience qui augmente la pression de par ses moqueries. Je veux une place
dans cet avion, affirmé-je en lui désignant l’appareil en question à travers la
baie vitrée.
— Mais voyons, mademoiselle, impossible ! L’enregistrement des
passagers vient de se terminer.
Putain, mon unique amour ne se trouve qu’à quelques mètres de moi et je
ne peux pas lui signifier ma présence ! Foutu sort !
Peu à peu, mon doigt que je continuais à pointer vers l’extérieur s’abaisse
lentement tandis que les paroles du steward font sens dans mon cerveau. Je lève
la tête vers l’écran afin de vérifier ses dires et effectivement, « embarquement
terminé » clignote désormais…
— Il… Vous devez le retenir ! l’imploré-je, en tapant du pied.
— Bon, je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de bêtises.
— Des bêtises ? le singé-je d’un air outré. Écoutez-moi bien…
Je jette un œil à son badge.
— Kevin…, le nommé-je d’une voix suave, en reprenant les mimiques
aguicheuses de mon avatar.
Tiens, le retour de Vanessa parmi nous…
— J’ai désespérément besoin de votre aide… Croyez-moi, je possède
largement de quoi vous récompenser…, achevé-je en passant ma langue sur
mes lèvres tout en bombant ma poitrine.
Putain, même ces gestes me provoquent un mal de chien ! La grimace
dégoûtée de mon interlocuteur fait d’ailleurs écho à la mienne…
Rien d’étonnant vu ton allure… Présentement, tu n’as rien de sexy…
Personne ne peut être aussi mort de faim…
Merde !
— Bon, Kevin ! enchaîné-je d’un ton beaucoup plus dur en oubliant ma
tentative de séduction. L’homme de ma vie siège dans ce coucou. J’en appelle à
votre bon sens. Si le décollage a lieu, je le perds à jamais ! Vous vous rendez
compte ?
Dans un geste las, il décroche son téléphone. Emplie d’espoir, je souris.
Les scénaristes ont pris en considération mes prières les plus secrètes. Comme
dans un film, ce type saisit parfaitement la situation de désespoir total dans
laquelle je suis et entre en contact avec la tour de contrôle pour empêcher
l’appareil de décoller.
— Sécurité ? J’ai besoin de vous, immédiatement.
Connard…
Il repose le combiné, un rictus provocateur s’étirant sur ses lèvres.
Comprenant ce qu’il risque de m’arriver si je m’attarde, je m’éclipse
rapidement sous l’œil mauvais des autres passagers. Je m’en fous…
Aphasique, isolée dans mon sombre monde, je fixe l’extérieur, tout en
marchant, tel un zombie. Paradoxalement, mes neurones carburent à mille à
l’heure, en quête d’une solution de secours. Alors que cette dernière peine à se
dessiner dans mon esprit, je suis prise de vertiges. Ils sont si forts qu’ils me
donnent l’impression que l’aéroport recule… Hypnotisée, fébrile, je
m’approche de la vitre donnant pleine vue sur le tarmac, puis y appose mon
front, mes bras encadrant ce dernier. Ce peu de fraîcheur me soulage
instantanément, me permettant ainsi de m’apercevoir que ce sentiment de
mouvement ne provient pas de mon mal-être, mais bel et bien l’avion
s’engageant sur la piste de décollage ! Le timbre ténébreux du glas résonne au
plus profond de mes entrailles… Tout est perdu… Le destin a tranché… Putain
de timing ! Mes jambes tremblent, des sanglots incontrôlables secouent mes
épaules tandis que mes paumes moites glissent lamentablement le long de
l’immense paroi en verre. Je m’effondre. Mes genoux percutent violemment le
sol, mon dos se courbe, mes mains venant cacher mon visage. Non pas pour
me soustraire au regard des gens, mais parce que j’ai honte. Honte d’avoir
laissé partir le seul homme que je n’ai jamais aimé, celui qui aurait pu me
sauver de moi-même.
— Nina ?
Les symptômes ne suffisent plus… Maintenant au bord de l’agonie, je
crois entendre la voix ensorcelante de Théo. Cette fois, je suis certaine que je
ne pourrai pas me relever, je me suis bien trop enfoncée… Aussi astucieux
soit-il, même Hugo ne parviendra pas à m’entraîner dans sa spirale de
bonheur.
— Nina ?
Je veux que l’on cesse de prononcer mon prénom de cette manière. Ça ne
fait que me rappeler tout ce que je n’aurai plus… Je devine que l’on
s’agenouille face à moi, avant que des doigts n’enserrent puissamment chacune
de mes épaules. Un tel geste me répugne, personne d’autre que lui n’a le droit
de me toucher…
— Lâchez-moi ! Il est parti, vous ne comprenez pas ? crié-je, à la limite de
l’hystérie.
On me redresse et, bien que mes pieds soient à présents posés au sol, ils ne
me soutiennent pas. Je vacille, tombe en avant… On me rattrape de justesse, je
me retrouve plaquée contre un torse dur comme du roc… Mes yeux, brouillés
par les larmes, ne me permettent pas d’en identifier le propriétaire ; cependant,
une douce odeur m’attire… Machinalement je viens nicher ma tête au creux du
cou de cet inconnu qui me caresse tendrement les cheveux. Impossible… Je
refuse d’y croire… Ça ne peut pas être lui… Pas ici… Mes sens me
trompent… Des milliers d’hommes portent Chrome d’Azzaro…
— Chut, calme-toi… Je suis là…
— Laissez-moi, je vous en prie ! Je suis à bout ! Nul ne me sauvera !
— En es-tu certaine, petite ?
À ce surnom qui n’appartient qu’à nous, je me fige, les spasmes s’arrêtant
aussi sec. Perturbée à souhait, je me dois de vérifier, autant de similitudes
relève de l’improbable. Je me recule alors afin d’observer les traits du visage
de mon inconnu. Non… Sans déconner !
— Qu… Que fiches-tu ici ? formulé-je avec difficulté sans trop oser y
croire.
— Punaise, Nina, tu as vu ta tête ?
Que de romantisme…
Pas de doute, il s’agit bien de nous… Je nage en plein délire, ce cinglé va
définitivement avoir ma peau. Hébétée, ne sachant plus quels mots prononcer,
les sanglots reprennent, désordonnés, puisque je pleure et ris simultanément.
— Tu… Tu n’es pas parti ?
— Non…
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai pas su te dire de vive voix que je t’aimais à en
crever…
— Th…
— Laisse-moi continuer. Parce que je t’ai écrit tout un tas de conneries. Je
refuse que tu rencontres un autre homme que moi. Je refuse que tu sois son
âme sœur, tu es la mienne. Je pourrais voyager à travers le monde entier,
jamais je ne trouverais mon point d’ancrage, puisqu’il se tient ici, dans mes
bras.
J’ai l’impression que mon coeur s’apprête à exploser… Il se dégage
tendrement de moi, porte la main à son cou, puis s’agenouille :
— Je n’ai pas su te dire non plus que je voulais que tu sois ma femme, la
mère de mes enfants… Nina Sanchez, veux-tu m’épouser ?
Punaise, il met le paquet…
— Th… Théo… Non…
Non ?
— Non ?
— Tu as bien entendu. Je ne peux pas accepter…
— Tu as besoin de temps pour me redonner ta confiance ? Alors, ok, je
patienterai. Je t’aime, Nina. Si tu acceptes de m’offrir une seconde chance, je te
promets que j’emploierai chaque minute de chaque heure à me racheter, à te
prouver que nous sommes voués à passer nos vieux jours ensemble.
— Je le sais.
— Pardon ? me demande-t-il, incrédule.
— Tout est de ma faute. J’aurais dû avoir confiance en toi.
— Je… Je ne comprends pas.
— Tu ne m’as pas trompée…
— Quoi ? Écoute, je ne capte rien ! Ne joue pas avec mes nerfs ! Sois plus
claire ! s’énerve-t-il.
— En réalité, Mélissa a menti. Elle voulait te récupérer. Elle croyait qu’en
m’évinçant, tu reviendrais vers elle.
— Attends… Tu insinues que…
— Elle a avoué que lors de cette fameuse soirée, tu n’avais cessé de parler
de moi en cherchant le moyen de me reconquérir. Comme tu étais trop saoul,
elle t’a raccompagné chez toi. Sauf que tu t’es aussitôt endormi…
— Comment l’as-tu appris ?
— Hugo et Barbara…
Sa bouche s’ouvre et se referme sans qu’aucun mot n’en sorte. À lui
maintenant de ressembler à un poisson hors de l’eau !
Juste retour des choses…
— Je vais la tuer ! se ressaisit-il en bombant son torse, serrant ses poings
le long de son buste.
— Non, Théo, tu ne feras rien, lui ordonné-je en posant ma main sur sa
poitrine. Nous devons tourner la page. Comme dans n’importe quel roman,
l’histoire doit s’achever. J’estime ce moment venu. Nous avons chuté et,
chaque jour, nous avons appris de nos erreurs ainsi que de celles de notre
entourage. À partir d’aujourd’hui, nous devons tout mettre en œuvre pour
parvenir à nous relever. Pas en faisant semblant… Pas en plâtrant les fissures…
Réellement…
— Ok… Mais… Pourquoi refuses-tu de m’épouser ?
— Le mariage représente un engagement auquel je ne crois tout
simplement pas… Me concernant, te qualifier auprès des gens en tant que père
de mes enfants revêt une signification beaucoup plus importante.
Ses épaules s’affaissent parallèlement à son souffle qui se relâche.
L’immense sourire se dessinant sur son visage me prouve qu’il a compris le
sens de mes propos.
— Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
Cette fois, les mots ne restent pas bloqués dans ma gorge, plus aucun
obstacle ne se dresse pour les empêcher de sortir.
— On a l’air de deux guimauves dégoulinantes…
— Exactement ! Seulement, je te rappelle que notre relation se situe hors
du temps… Elle ne relève pas de la chimère, mais de la réalité… Notre
réalité…
— Oui…
— Donc, on se fout éperdument du regard des gens !

Dans les bras l’un de l’autre, nous nous embrassons à pleine bouche,
l’excitation grandissant à mesure que notre baiser s’intensifie… Si nous étions
dans un film ou dans un conte, il ne manquerait plus qu’une salve
d’applaudissements de la part du public de curieux qui nous entoure pour que
la scène soit parfaite… Mais, sur ce coup-là, les scénaristes ont merdé… Ils ne
sont pas aussi forts que nous pouvions le croire…
Epilogue

« Tout le monde dit que l’amour fait mal, mais c’est faux. La solitude
fait mal, se faire rejeter fait mal, perdre quelqu’un fait mal. Tout le monde
confond ces petites choses avec l’amour, mais en réalité, l’amour est la seule
chose dans ce monde capable de faire fuir tout ce mal et te faire te sentir
bien à nouveau ». Liam Neeson

Théo. Le jour même.

Je n’ai pas pu me résoudre à monter dans cet avion. Je me suis rendu dans
la file d’attente et, à mesure que mon tour approchait, le sentiment de foncer
droit dans le mur m’a à nouveau submergé. Conscience a eu beau m’engueuler,
m’insulter à cause de ma lâcheté, je me suis éloigné de cette rangée peuplée
d’automates. Perdu, en proie à une indécision des plus absolue, j’ai pris la
direction des toilettes afin de recentrer mes idées en vue d’établir un plan
concernant la suite des événements. Après m’être rafraîchi le visage, mes yeux
ont rencontré leur reflet dans le miroir dégueulasse fixé au-dessus du lavabo.
L’homme que je regardais me donnait envie de gerber. Je me revois me
fustiger, me traiter de sans-couilles, de pourri, de pervers. D’affamé qui n’a
pas su résister à la tentation de tromper la seule femme qu’il n’ait jamais
aimée. Je ne ressentais plus que de la haine… Sans trop savoir quoi faire de ma
peau, attendant sans doute que l’on vienne encore trancher à ma place, j’ai
quitté les toilettes publiques en traînant des pieds, dégoûté par les odeurs de
pisse qui me piquaient les narines. De toute façon, inutile que je reste dans cette
foutue salle d’embarquement, même d’ici quelques heures - voire quelques
jours-, je serai toujours aussi incapable de monter dans ce putain de coucou,
ai-je conclu, abattu. Je commençais à étouffer, mon coeur tapait fort dans ma
poitrine à cause de l’angoisse. Il fallait que je prenne l’air, que j’aille
m’enquiller deux, trois verres. Ou plus, si affinités. Saletés de mauvaises
habitudes ! Aussi tenaces que des putains de morbacs ! J’ai donc rebroussé
chemin dans l’objectif de regagner la sortie de l’aéroport. Alors que je
m’apprêtais à quitter l’escalator menant à l’entrée de l’immense hall en verre,
j’ai failli m’écrouler. Nina… Impossible… À croire que mon état de
dépendance avait gravi un échelon supplémentaire. Pourtant… Je me suis
dissimulé parmi les voyageurs afin de m’assurer que ma vision ne résultait pas
d’un nouveau tour imaginé par ces maudites forces supérieures. Elles m’ont
déjà baisé avec une perruque, autant se méfier de leurs manigances… Mon
entêtement a payé car, effectivement, il s’agissait bien d’elle… De ses paumes
glissant le long de la baie vitrée, de ses genoux posés au sol, de ses mains
recouvrant son visage pendant que mon avion décollait. Aux alentours, les
gens la dévisageaient comme si le diable la possédait, personne ne daignant
s’en approcher. Dans ces situations, l’humain me déçoit toujours… La tristesse
ne se refile pas telle une maladie, chacun se trouve libre de l’accepter ou de
l’éloigner de soi. Sans réfléchir davantage, je me suis précipité vers elle en vue
de la protéger de ces paires d’yeux vicieux. Au début, elle a refusé de croire
que je puisse être là, il a fallu que je la convainque en utilisant son surnom… «
Petite » … Finalement, il n’appartient qu’à nous, il nous renvoie là où notre
romance a débuté.
Maintenant que la lumière a été faite sur ma soi-disant trahison,
maintenant que la volonté de tout mettre en œuvre pour la rendre heureuse a
remplacé la fureur, je songe à nouveau aux scénaristes. Cette fois, ils ont
vraiment assuré. Certes, on nage en plein cliché ; seulement, la scène se révèle
tout simplement idyllique. Nous sommes deux silhouettes enlacées dans un
aéroport, se jurant de rester ensemble pour l’éternité, s’embrassant à pleine
bouche afin de sceller cette promesse. Le moment idéal pour formuler ma
demande en mariage… Lorsque je m’agenouille, il ne manque plus que les
applaudissements de la foule pour parfaire le tableau et ainsi inscrire notre
histoire au registre de la comédie romantique ultra mielleuse…
— Non, Théo, je ne peux pas t’épouser.
Ou non… Définitivement, ce style ne nous convient pas, le romantisme a
l‘état pur ne sera jamais notre crédo…

Des paillettes crépitant dans nos pupilles, nous quittons le site, main dans
la main. Dans l’immédiat, je n’ai aucune envie de rentrer sur Nancy. Non parce
que je ne nous crois pas assez fort pour affronter le quotidien, mais
simplement pour ne l’avoir rien qu’à moi pendant quelques instants encore.
D’ailleurs, je connais l’endroit parfait. Un lieu où je n’ai pas remis les pieds
depuis mon adolescence, un hôtel somptueux dans lequel mes parents et moi
avions séjourné lors d’une longue escale. Quand nous parvenons devant
l’immense bâtisse de style haussmannien, Nina ne réagit pas de la manière
escomptée… Évidemment…
— Théo, tu es fou ! Une seule nuit ici représente deux mois de mon salaire
au restaurant !
— Ne t’en préoccupe pas.
— Tu sais, celui où nous allions me suffit amplement…
— Hors de question. Tu vaux bien mieux que ces sinistres endroits.
Désormais, je te traiterai comme une reine.
— Mon luxe le plus précieux est celui de pouvoir passer chaque jour à tes
côtés.
Touché au plus profond de mon coeur, les mots me manquent, je ne peux
formuler de réponse cohérente. Têtu, je l’entraîne tout de même jusqu’à la
réception, réserve notre suite et, aussitôt dans notre chambre, ses protestations
s’évanouissent. Mon objectif en tête, je reste sourd à ses paroles en me
dirigeant vers la salle de bain pour lui faire couler un bain. Étant donné son
état, vu ce que nous venons encore de vivre, elle ressent probablement le
besoin de se délasser.
— Nina, l’appelé-je, une fois la baignoire deux places suffisamment
remplie.
Elle arrive au pas de course, puis se blottit dans mes bras lorsqu’elle
découvre mon attention.
— Merci…, se contente-t-elle de me murmurer.
En silence, je me charge de la déshabiller, constatant avec dégoût les
hématomes qui recouvrent sa peau. Pendant notre trajet, elle m’a raconté ce
qu’il s’était produit et une chose peut s’avérer certaine, je m’assurerai que ce
salaud pourrisse en taule jusqu’à la fin de ses jours. À l’instant où son corps
entre en contact avec l’eau, un soupir de bien-être lui échappe, mon entrejambe
s’animant dès qu’elle penche sa tête en arrière.
— Tu ne viens pas ? m’interroge-t-elle, les yeux fermés, le visage levé en
direction du plafond.
— Euh… Non… Profite de ton moment, tu as mal et je ne suis pas sûr de
pouvoir rester sage…
— Qui t’a dit que je voulais d’un Théo sage ? réplique-t-elle, un sourire se
dessinant sur ses lèvres.
Ces quelques mots ont raison de ma bonne volonté. Je me dévêts
rapidement pour la rejoindre. Dos à mon torse, elle se positionne entre mes
jambes tandis que je m’empare du loofa mis à notre disposition. Cet accessoire
me rappelle le gant de crin que nous avions utilisé à l’époque… Sauf
qu’aujourd’hui, la matière se révèle d’une exquise douceur, comme pour nous
signifier que le temps est venu d’éloigner la douleur, de panser les blessures,
d’en refermer les cicatrices. Je parcours chacune de ses courbes en remerciant
le destin de l’avoir remise sur ma route. Tel un animal en rut, en me léchant les
babines, je fixe ses tétons qui pointent à travers la mousse étalée un peu plus
tôt. La situation devient difficilement contrôlable quand elle ondule au rythme
de ma queue tressaillant contre sa colonne vertébrale. Putain… Je la désire
tellement… Ses paupières toujours closes, sa paume se faufile entre nos
bassins et commence à caresser mon bas-ventre, en ne touchant jamais mon
membre… J’exige qu’elle s’en saisisse… J’aspire à ce qu’elle continue son
manège sans même le frôler… Je ne sais plus… Cette fille peut obtenir de moi
ce que bon lui semble… Elle a réussi à inverser les rôles… Avant, elle était le
pantin dont je me servais à ma guise ; désormais, elle a pris la place du
marionnettiste… Le souffle court, mes pouces dégagent les nuages de savon
qui m’obstruaient la vue sur ses deux magnifiques pommes, pendant que mes
doigts libres sinuent plus bas sur son abdomen. Dès que mon index se pose sur
son bouton rose, elle se cambre davantage tout en resserrant son emprise sur
ma queue. Putain… Nos gestes se font échos. Quand je ralentis mes
mouvements, elle aussi ; quand je tourne plus fort et plus vite, elle malmène
mon gland en passant sa langue sur ses lèvres… Je rêve de la voir jouir dans
cette position. J’étends encore mon bras afin de m’immiscer entre ses chairs.
Ses jambes s’écartent, ses muscles se contractent, ses soupirs devenant de
minces gémissements. Habitée par le désir, elle délaisse mon sexe, remonte ses
mains à hauteur de mon cou, sa tête sur mon torse se faisant plus lourde. Elle
s’abandonne à moi. Totalement… J’adore… Sa bouche pulpeuse s’arrondit, se
refermant presque aussitôt pour étouffer un cri lorsque j’englobe plus
fermement sa poitrine gorgée de sang. J’accélère le tempo, elle lâche
définitivement prise… Au moment où je claque sèchement son clitoris, à
l’instant où je pince étroitement son téton, sa respiration cesse l’espace de
quelques secondes, ses cuisses se resserrent l’une contre l’autre puis, elle se
perd, en murmurant mon prénom entre deux spasmes. Bordel… Le plus
sublime des tableaux… Les clapotis de l’eau se calment au même rythme que
sa respiration. Quand elle ouvre enfin les yeux, ses pupilles sont voilées de
plaisir jusqu’à ce qu’une lueur de défi vienne le remplacer. Elle se tourne face
à moi, l’air radieux… et coquin…
— À ton tour…
Putain… Vanessa…
— Assieds-toi, m’ordonne-t-elle en me désignant le siège moulé dans la
baignoire.
Le coeur battant d’excitation, la queue en feu, je ne peux qu’obéir. À
genoux, elle s’approche de moi, les bras derrière son dos. Elle dépose de
légers baisers le long de mes jambes, ces derniers s’intensifiant à mesure
qu’elle remonte vers le haut de mon corps. Elle s’attarde sur le sud de mon
ventre, le lèche, le mordille, encore une fois, sans jamais effleurer le symbole
de mon désir pour elle… Mon sang pulse, cette fille me rend fou… Tout à
coup, elle rompt tout contact, se redresse, puis m’examine attentivement avant
de se repositionner au-dessus de mon bassin. Ses prunelles flamboyantes
s’ancrent dans les miennes tandis qu’elle glisse lentement ma hampe en elle,
centimètre par centimètre… Mon membre gonfle à mesure de mon immersion
dans sa moiteur. Je veux qu’elle me caresse, mais là n’est visiblement pas son
but. Elle s’oblige à conserver ses mains à distance de ma peau. Je vois
parfaitement où elle souhaite en venir. Elle nous propulse dans cette chambre
d’hôtel, celle où tout a commencé… Elle nous renvoie au soir où, alors que je
me trouvais assis dans le fauteuil en cuir, après m’avoir merveilleusement
sucé, Vanessa était venue s’empaler sur moi, sans autorisation. Excité par le jeu
qu’elle me propose, je m’y prête avec impatience. Tandis qu’elle halète, je
saisis ses deux seins aussi doux que du velours, tout en parcourant l’intérieur
de ses cuisses, ne songeant même pas à titiller son point le plus sensible. Ses
mouvements, d’abord lents, sont amples et fluides, puis tout s’accélère. Ses
coups de reins deviennent saccadés, incohérents, sa poitrine rebondissant pour
le plus grand plaisir de mes yeux, qui n’arrivent plus à se passer de ce
spectacle enivrant. Je la sens se resserrer de plus en plus autour de moi, ce qui
m’amène au bord de la jouissance. Mais il me manque quelque chose, ce que
seul cet ovni a le droit de me faire.
— Tou… Touche-moi, Nina…, la supplié-je.
Ses mains se délient afin de se poser sur mon torse, sa bouche dévore la
mienne, aspire ma langue, entraînant ainsi une explosion intense, libératrice
qui me laisse étourdi pendant quelques instants…
— Promets-moi que l’on ne se déchirera plus jamais, petite, lui demandé-
je une fois mes esprits plus clairs.
— Je ne le peux pas… Par contre, je te jure que nous allons travailler à
grandir… Ensemble…

Nina. Trois jours plus tard.

Alors que nous sommes dans le train pour rentrer sur Nancy, je repense
aux trois jours merveilleux que nous venons de vivre. Trois jours partagés
entre la visite des monuments phares de la capitale et la redécouverte de notre
couple, son apprivoisement… Nous avons posé les choses à plat, une mise au
point me permettant de retrouver le Théo insouciant que j’avais découvert lors
de notre séjour en République Dominicaine. Dorénavant, je refuse que cet
aspect de sa personnalité soit enfoui sous les non-dits… Peu avant notre départ,
j’ai envoyé un message à Hugo pour rapidement lui résumer l’issue de ma
course. À l’aide de centaines de smileys, il m’affirme être heureux pour nous
et j’imagine parfaitement son air coquin au moment où il me marque :

[Tu apprendras que j’ai toujours raison !]

Comme l’exige notre rituel, il viendra me chercher lundi afin que l’on se
rende ensemble en cours. Je serai toutefois présente à la fac demain matin
puisque, désireux de réparer la totalité des dommages, nous avons pris rendez-
vous avec le recteur afin de lui expliquer clairement les tenants et les
aboutissants de notre relation. Alors que le train arrive en gare, je prie
secrètement pour que Théo puisse récupérer son poste… Même si je suis
certaine que le comportement des étudiantes lui bavant dessus continuera à me
taper sur les nerfs, je parviendrai à me contrôler car, maintenant, je n’ai plus
peur… J’ai foi en nous…

Théo. Quatre jours plus tard.

Ma nuit a été mauvaise. J’aurais aimé rester à Paris encore quelques jours,
mais on ne peut s’isoler éternellement, il faut bien se confronter à la réalité à
un moment ou un autre. D’autant que le quotidien ne m’effraie plus… Je sais
que nous pourrons y résister sans qu’il ne nous submerge. J’ai foi en nous,
plus rien ne pourra désormais nous détruire… Non, j’ai mal dormi à cause de
l’entretien qui se profile avec mon supérieur.
Nina et moi nous rendons à la fac et, pendant que nous montons
l’immense escalier en béton, je me dis que ma place dépend du bon-vouloir du
doyen… Flippant. Maintenant, face à lui, nous n’en menons pas large…
— Je vous écoute, énonce-t-il d’un ton froid, assis derrière son bureau, les
mains croisées devant sa poitrine alors qu’il ne nous a toujours pas invités à
nous installer.
Comme nous en avions convenu, Nina demeure silencieuse pendant que je
me charge de répondre.
— Nous désirions vous rencontrer afin de vous expliquer plus clairement
la nature de notre liaison. En réalité, nous étions déjà en couple avant
d’intégrer votre établissement. Nos sentiments l’un envers l’autre sont sincères.
J’aimerais récupérer mon emploi et, si vous acceptez de me le rendre, nous
pouvons vous assurer que vous ne rencontrerez plus aucun souci à notre sujet.
Nous veillerons à la plus entière discrétion.
— J’entends ce que vous me dites et je suis persuadé de vos bonnes
intentions ; seulement, je ne peux donner une suite favorable à votre requête.
Merde ! Pourquoi ?
— Comprenez bien, enchaîne-t-il comme s’il avait entendu ma réflexion
intérieure, je perdrais toute crédibilité si je vous réintégrais. De plus, si
d’autres entamaient ce genre de… relation, il me serait difficile de sévir… Je
suis sincèrement navré…
Je crois que je m’y attendais… Pourtant, j’éprouve quand même des
difficultés à réellement appréhender ce qu’il m’arrive.
Déçus, nous quittons les lieux après l’avoir remercié et salué. Désormais,
la question va se poser : De quoi mon avenir sera-t-il composé ?

Nina. Six mois plus tard.

Suite à notre entretien avec le doyen, Théo a entamé une grande période
de remise en cause. Au début, j’étais vraiment effrayée à l’idée que l’inactivité
ne le fasse replonger dans ses sombres travers, un sentiment inutile, puisque de
toute évidence, il n’était plus cet homme-là. Chaque jour, il a travaillé à
avancer et lorsque je rentrais de mes cours, nous prenions le temps d’échanger
sur ses réflexions de la journée et ce, sans que nos voix intérieures ne viennent
s’immiscer dans la conversation… Incroyable ! Elles ne sont pas revenues
depuis leur départ lors de notre première nuit parisienne. À l’heure actuelle,
mon torturé n’a toujours pas retrouvé d’emploi. La démarche s’avère d’autant
plus compliquée qu’il a décidé de quitter le milieu de l’enseignement. Reste à
savoir dans quel domaine il désire maintenant s’orienter. Il souhaite prendre
son temps afin de ne pas se tromper dans son choix et surtout, être entièrement
présent à mes côtés pour l’épreuve qui m’attend… Demain débute le procès
contre Jack… Comme l’avait exigé le policier le soir de la bagarre, Rosa et
moi nous sommes rendues au commissariat au retour de ma fugue romantique.
Fidèle à notre stratégie, j’ai tu ce qu’il s’était réellement produit. De ce fait, sa
mise en examen a été plus compliquée que prévu. Isolé, le témoignage de Rosa
ne constituait pas une preuve suffisante, il s’agissait de sa parole contre la
sienne. Il nous a donc fallu réunir des récits d’autres filles ayant bossé pour lui,
des femmes difficiles à convaincre car apeurées par les conséquences d’une
simple déposition. Nous y sommes finalement parvenues et d’ici quelques
minutes, nous serons fixées… Voilà le juge… La mine grave, probablement
suite à sa longue délibération, il se réinstalle dernière son pupitre. Mes pouces
en sang, j’attaque les cuticules de mon index tant je suis stressée… Je n’entends
pas les prémices de sa phrase, seuls les derniers mots captent mon attention :
— Cinq ans de prison avec sursis.
Ne me dites pas qu’il est sérieux ? Rosa et moi échangeons un regard
désespéré. Putain, hors de question que ce salaud s’en tire aussi facilement ! Je
suis certaine qu’à peine les portes du tribunal franchies, il cherchera à recruter
de nouvelles « poules aux œufs d’or ! ». Mes jambes s’agitent, je fulmine, je
me transforme encore en ce taureau dont la fumée lui sort par les narines.
Incapable de lui octroyer une telle impunité, comme dans un film, je me
lève en hurlant à travers la salle d’audience :
— Messieurs, les juges ! Si j’avouais vous avoir menti ?
Tous les yeux sont rivés sur moi, plus personne ne bouge. Seule Rosa me
chuchote l’ordre de me rasseoir et de me taire. Mais je ne l’écoute pas… Pour
m’en sortir, j’ai besoin qu’il paie !
— Si je vous disais que je connaissais cet homme bien avant qu’il ne me
tabasse ce fameux soir ? insisté-je face au silence du magistrat. Qu’il était mon
proxénète alors que je n’étais qu’une gamine de dix-sept ans ?
Le temps paraît se figer, puis mon principal interlocuteur se décide à
trancher, désappointé et tendu :
— Nous nous devons d’éclaircir ce point. Mademoiselle Sanchez,
veuillez-vous rendre à la barre.
Mon avocat au bord de la crise cardiaque, je me dirige vers l’endroit
indiqué. Angoissée comme jamais, j’entame de raconter ma propre histoire.
Les débuts sont difficiles, les mots ont du mal à sortir, ils me font atrocement
souffrir… Un sentiment renforcé par l’attitude des jurés, empreinte de peine et
de compassion… Sauf que je ne supporte pas un tel comportement à mon
égard. Je n’ai jamais été et ne serai jamais une petite chose fragile… Je me
nourris donc de cette douleur pour rebondir, affermir mon discours et, au fil
de mes paroles, l’accablement se transforme en un extraordinaire sentiment de
liberté… Peu à peu, je prends conscience du chemin parcouru… Je suis en
train de me pardonner… À la fin de mon récit, la fierté que je lis dans les yeux
de Théo et Rosa m’arrache les larmes que je retenais… Des larmes de joie…
Elles sont silencieuses mais lavent toute l’amertume et la honte accumulée au
cours de ces dernières années…
— Bien, nous vous remercions pour votre témoignage, mademoiselle
Sanchez. Remettez immédiatement cet homme en cellule. L’audience est
suspendue.
Bien que nous ne connaissions pas encore la peine encourue, nous
ressortons soulagés du tribunal, Rosa et moi nous tombant dans les bras l’une
de l’autre :
— Je suis fière de toi, ma belle.
Une fois de plus, je pleure et ris en même temps… Parfois, le soulagement
crée des réactions étranges…
— Merci, Rosa. Sans toi, je n’y serais jamais arrivée…
— Maintenant, tout ceci se trouve derrière toi. Tu vas pouvoir avancer et
enfin vivre ta vie.
— Oui… Une page se tourne pour toi aussi ; que comptes-tu faire à
présent ?
— Continuer à me battre pour l’honneur des femmes et…
Elle stoppe sa phrase et tend sa main en direction de Tête de Hibou qui se
rapproche pour s’en saisir :
— Nous avons décidé de franchir le cap… Nous allons nous installer
ensemble…
— Je suis super contente ! Vous le méritez ! Rosa ?
— Oui ?
— Y’a-t-il de la place pour moi dans ton association ?
Elle me regarde, sans avoir l’air de comprendre le sens de mes propos :
— Je… De l’autre côté de la barrière, je veux dire…
— Évidemment, me répond-elle en souriant à travers ses larmes tout en
resserrant son étreinte.
La tête haute, nous descendons les marches du parvis, pressés de connaître
la décision du juge. Celle-ci tombe quelques semaines plus tard. Je la considère
comme faible par rapport à la souffrance que cette ordure a infligée à de
nombreuses femmes, puisqu’il écope seulement d’une peine de quinze ans
d’emprisonnement. Somme toute, c’est déjà mieux que rien…
Désormais fixée, je n’ai plus le droit de me retourner sur mon passé.
Comme ne cesse de me le répéter Théo, je dois en être fière et m’en servir
pour me construire un bel avenir…

Théo. Trois ans plus tard.

— Il est temps de bouger votre magnifique petit cul, mademoiselle


Sanchez…
Contrairement à d’habitude où elle peine à sortir du lit après que nous
ayons fait l’amour, en cette fin de journée, elle ne se le laisse pas répéter deux
fois. Depuis qu’elle a pris connaissance des résultats de ses examens, elle ne
tient pas en place !
— J’ai obtenu ma licence de Lettres modernes ! Hugo, aussi ! Je suis la
plus heureuse de la Terre !
J’étais au boulot quand elle m’a appelé et mes collaborateurs se sont bien
moqués de moi en l’entendant hurler à travers le téléphone. J’ai finalement
trouvé ma voie puisque j’exerce dorénavant dans le privé. Une société a
accepté de me donner ma chance et mon travail se voit récompensé car mes
patrons m’ont récemment attribué le poste de manager, une place en
corrélation avec mes aptitudes de base. Je vais pouvoir enseigner, à des
adultes, sans être soumis aux dictats imposés par l’éducation nationale.
D’ici peu, nos amis seront à la maison pour que nous fêtions toutes ces
bonnes nouvelles. Lorsque Nina descend les escaliers de mon appartement, qui
s’avère être aussi le sien maintenant que nous avons enfin décidé de vivre
ensemble, ma mâchoire manque de se décrocher… Elle a revêtu LA robe dos
nu… Celle qui a fait chavirer mon coeur alors qu’elle était encore mon élève,
celle qui laisse apparaître son magnifique grain de peau… La sonnette retentit
pile au moment où je m’apprête à la lui enlever… Je réajuste le tissu sur son
corps toujours aussi parfait, en songeant avec le sourire que ce n’est que partie
remise, désormais, le temps n’incarne plus notre pire ennemi… À peine ai-je
ouvert la porte que Hugo se précipite vers elle pour la pendre dans ses bras. Ils
exécutent une danse plutôt étrange au milieu du salon, Léa et moi riant devant
ce spectacle tordant !
— Je n’arrive pas à imaginer que dans deux mois, nous intégrerons
l’IUFM ! s’extasie-t-il, essoufflé.
— Je ne viendrai pas avec toi…, lui annonce brusquement Nina, en
retenant sa respiration.
— P… Pourquoi ?
— Je crois que l’enseignement ne me correspond pas. Non à cause des
enfants, mais je ne pourrai pas supporter le comportement de leurs parents…
Je suis désolée.
— Ne t’excuse pas. Si tu es sûre de ton choix, il n’y a pas de problème ! Tu
as quand même un plan pour la suite ?
— Au resto, des clients ont cru déceler en moi des talents de commerciale.
Ils veulent me recruter, alors j’envisage de me laisser tenter…
— Champagne ? leur demandé-je pour rapidement passer à un autre sujet.
— De l’eau pour moi, s’il te plaît.
Nous nous retournons tous vers Léa, qui nous sourit, la mine radieuse.
— Tu… Tu…, bégaie Hugo, les yeux exorbités.
— Oui !
Il fond sur elle en criant de joie, puis l’enlace, avant de l’embrasser
langoureusement. Nina et moi nous regardons. Même si nous sommes très
heureux pour eux, je sais qu’elle ressent un pincement au coeur identique au
mien… Nous repensons tous deux à l’enfant que nous avons perdu…

Nina. Dix ans plus tard.

« Désormais, je n’ai plus honte de Vanessa, j’accepte cette part sombre de


mon existence. Mon avatar ne me quittera jamais, il fera toujours partie de
moi. Je songe souvent à cette jeune fille a la double personnalité que j’ai été.
Elle me permet de me recentrer lorsque je m’égare… Elle constitue mon mode
d’emploi… »

— Nina ! Dépêche-toi ! Ils ne vont pas tarder à débarquer !


— J’arrive ! Je relis une dernière fois l’épilogue et je suis à toi, promis !
Le pauvre, je n’arrête pas de lui dire ça depuis des mois ! Sauf qu’il
s’agissait également de son idée, alors il ne peut s’en prendre qu’à lui ! Je
pense seulement que, même après toutes ces années, en m’incitant à raconter
notre histoire, il n’avait pas encore totalement saisis l’ampleur de mon
caractère ultra-perfectionniste… D’ailleurs, je ne me doutais pas non plus que
je l’étais à ce point-là…
Comme prédit, la sonnette résonne quelques instants plus tard. Je referme
le capot de mon ordinateur et me lève aussi rapidement que possible afin
d’aller ouvrir.
— Wahou ! Vous avez super bien avancé ! s’exclame Léa en pénétrant dans
le hall d’entrée.
— Après trois ans de travaux, je proclame l’intérieur officiellement
terminé ! s’extasie mon homme aux quatre lettres, visiblement soulagé.
— Tu as abattu un travail de titan, enchérissent en coeur Barbara et
Emilie.
— Il faut bien que je trouve un moyen d’évacuer ma frustration…, sous-
entend-il en me coulant un regard empli de paillettes.
— Hé, oui ! Ceinture mon gars ! pouffe Hugo en lui tapotant l’épaule. Je
compatis…
Je souffle en feignant un air blasé puis, Léa et moi nous dirigeons vers la
terrasse, pendant qu’il montre les derniers travaux effectués au reste de nos
convives.
— Tu te rends compte de tout ce que nous avons vécu ! lance-t-elle une
fois assise en face de moi.
Machinalement, j’effleure la coque de mon mac, en souriant. Oui… J’en ai
conscience… Je m’apprête à répondre, lorsque toute l’équipe nous rejoint.
— La vache, ma puce, je n’y avais pas prêté attention tout à l’heure, mais
tu as sacrément gonflé ! se moque Hugo fidèle à ses habitudes.
— Attention à ce que tu dis ! le prévient sa femme en caressant son ventre
au bord de l’explosion. Sinon, je te laisse t’occuper tout seul de tes deux autres
enfants pendant un week-end complet !
Après m’avoir tendrement embrassée sur le front, exagérant une mine
horrifiée, il s’installe à côté d’elle. Ces deux-là me font vraiment rire ! Ils
n’ont jamais quitté leur piscine de guimauve dégoulinante et je suis prête à
parier qu’ils vont s’y immerger davantage à la naissance de leur troisième petit
bout. D’ici à peine deux mois, leur famille sera sur le point de s’agrandir.
— Ma chérie, calme-toi ! Elle sait bien que je la charrie ! Et puis, étant
donné son état, elle ne peut rien contre moi ! Alors j’en profite ! Hein, big
mamma !
— Ah ah ah ! Je me vengerai…
Je ris jaune. Contrairement à Léa à qui la grossesse sied à ravir, la mienne
s’apparente à une véritable galère…
— Oui, quand il se décidera à sortir ! enchaîne mon meilleur ami en
s’esclaffant.
Ok… Je ne cherche plus à répliquer… De toute façon, même mes
médecins se trouvent désemparés face à ma situation. Des douleurs
inexpliquées m’empêchent de marcher, déjà un nombre incalculable d’allers-
retours aux urgences se sont produits en manquant de perdre notre bébé à
plusieurs reprises, deux risques d’accouchement prématurés pour qu’au final,
le digne fils de son père ne daigne plus sortir ! J’en ai marre ! Les
professionnels me surnomment « l’ovni… », que puis-je y faire ? Finalement,
tout cela importe peu… Le destin a voulu que je devienne mère… D’ici
quelques jours à peine, notre mini-Théo sera parmi nous… Les tests passés ont
donné raison à « guillemet-man », l’urgentiste. Nos chances de concevoir
naturellement se sont révélées minuscules si bien que nous nous sommes
directement orientés vers une fécondation In Vitro. Contre toute attente, les
traitements ont fonctionné plutôt rapidement. Le savant mélange entre nature et
magie a fini par opérer… Nous avons une veine inestimable… Le sort a cessé
de s’acharner, on dirait…
Malheureusement, notre enfant ne côtoiera pas ou très peu ses grands-
parents. Durant toutes ces années, nous avons essayé de recoller les morceaux
avec nos familles respectives. Sans véritable succès. La plaie était bien trop
béante pour le maigre bout de sparadrap que nous voulions y coller. Théo a
cependant conservé des liens avec son père. Ils pêchent régulièrement
ensemble, sans que madame Parfaite ne soit au courant. Il refuse que son fils
ait le moindre contact avec sa propre mère, de peur qu’elle ne tente de le
formater à son image, après avoir échoué dans la corruption de sa
descendance directe. Pour ma part, à de multiples reprises, je suis revenue sur
ma décision de ne plus voir la mienne. Des rechutes se sont produites, toutes
plus déchirantes les unes que les autres. Lors de ses phases de « guérison »,
j’avais beau me forcer à ne pas espérer, je ne pouvais m’empêcher de songer
que cette fois-là serait la bonne. Seulement, elle ne l’était jamais… J’en ai
terriblement souffert. Au fil des crises, nos liens fragiles se sont davantage
étiolés et sa méchanceté rythmait la plupart de nos échanges. Selon elle, tout
était de ma faute. Lasse d’encaisser en silence, de me rendre malade pour du
vent, j’ai récemment fini par trancher. Je crois avoir tout simplement compris
que je ne peux pas sauver quelqu’un qui ne désire pas l’être… Même si chaque
jour je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, même si je
m’attends au pire dès que mon téléphone sonne à des heures inhabituelles, je
me dois de préserver mon enfant de ce schéma autodestructeur.
Paradoxalement, je n’en veux pas à ma mère. J’en veux à la maladie…
Cependant, notre mini-Théo sera parfaitement entouré, ceci grâce à la
famille que nous nous sommes construite. D’ailleurs…
— Nous vous avons demandé à tous les quatre de venir dans un but bien
précis, entame Théo lorsque nous trinquons.
— Vous allez enfin vous marier ?! rétorque Léa, illico.
Toujours la même rengaine ! Ils ne peuvent s’empêcher d’aborder le sujet.
Ils m’usent !
— Absolument pas, la calmé-je instantanément.
L’anneau que Théo conservait religieusement autour de son cou a
toutefois trouvé sa place à mon doigt puisqu’en guise de compromis, j’ai
accepté que nous nous pacsions.
— En parlant de ça, vous ne devinerez jamais qui j’ai croisé l’autre jour !
intervient Hugo.
Chacun se creuse la tête, mais personne ne voit à qui il fait référence.
— Zack !
— Et alors ? demande sèchement Théo.
— C’était pendant une réunion inter-lycées. Figurez-vous qu’il a
succombé aux charmes de Mélissa et que, eux, vont passer devant le maire !
Incroyable ! Jamais je n’aurais pensé que ces deux-là puissent finir
ensemble… Leur couple doit être haut en couleur…
— Qu’ils aillent au diable !
Oui… Concernant Théo, la pilule a vraiment du mal à passer…
— Bref, qu’avez-vous encore inventé ?! s’inquiète théâtralement Hugo,
histoire de rapidement changer de sujet.
— Pff, rien du tout, arrête de toujours imaginer le pire !
J’imite volontairement la réplique qu’il m’a répétée maintes et maintes
fois en lui adressant un clin d’œil complice, me retournant ensuite en direction
de Barbara et Emilie.
— Les filles, je sais que vous êtes en pleine procédure d’adoption et que
vous vivez des moments difficiles. C’est pourquoi nous comprendrions votre
refus. Seulement, nous serions ravis que Barbara devienne la marraine de
notre fils.
— Nina, oui ! Évidemment, quelle question ! Ça me touche énormément !
Je suis très émue. Avec le temps, ma pire ennemie a pris le rôle de
meilleure amie et je n’imaginais pas qu’elle ne fasse pas partie du quotidien de
notre bébé miracle.
— Et toi, Hugo, veux-tu être le parrain ? se charge de demander Théo,
conscient de mon trop plein d’émotions.
— Je serais très heureux d’endosser à nouveau le statut d’ange gardien…
Je flotte sur un nuage de guimauve… Mini-Théo aura également de
nombreuses « Tatas de coeur », des personnes merveilleuses que j’ai eu la
chance de rencontrer tout au long de mon parcours, notamment celui de «
Dirty Love » …
Contrairement à ce que nous avions pu décréter, un troisième tome
paraîtra prochainement. Écrite pendant ma grossesse, cette suite -et fin- nous a
été réclamée à de nombreuses reprises, sans compter qu’il nous paraissait
primordial de prouver que, quoi qu’il puisse advenir, quels que soient les
obstacles imposés par la vie, aussi douloureux cela peut-il paraître, l’accès au
bonheur reste possible… On parvient toujours à se relever, du moment que
l’on garde espoir…

FIN
Remerciements
« MERCI. C’est un petit mot simple, mais qui pèse lourd. Si mes lèvres
l’expriment avec douceur, c’est qu’il prend naissance au fond de mon coeur.
Un grand merci, un petit merci, peu importe sa taille, il n’a pas de
dimension…C’est un signe de reconnaissance qui ne connaît pas
l’indifférence ». Auteur inconnu

Je pensais qu’écrire le mot « fin » me mettrait dans tous mes états. Oui, les
battements de mon cœur se sont accélérés, mais ce n’est rien comparé à ce que
je peux ressentir à l’écriture de ces remerciements. Ce qui n’était
qu’amusement au départ s’est transformé en une formidable aventure qui
s’achève sur ces mots. Je suis fière que nous l’ayons vécue ensemble et espère
qu’elle continuera au-delà de ce roman. En tout cas, je ne pensais pas en
ressortir aussi enrichie. Riche de vous dans un premier temps. Pendant un peu
plus d’un an, nous avons appris à nous connaître en partageant des bouts de
nos vies respectives et je tiens à conserver précieusement tous ces instants. Si
l’on m’avait dit un jour que mon histoire susciterait de telles réactions, je n’y
aurais pas cru… Vos messages, commentaires, témoignages m’ont
profondément touchée, alors merci… Ensuite, riche de tous les apprentissages
que j’ai pu en tirer… Sur moi-même… Vous partager cette histoire m’a
retourné les tripes, m’a fait grandir sans que je ne m’y attende réellement…
Alors, sincèrement, merci à vous de me l’avoir permis.
Je ne peux malheureusement pas citer tout le monde mais, une nouvelle
fois merci à celles et ceux de la première heure, à celles et ceux qui ont pris le
bateau en route puis, à celles et ceux qui viennent d’y embarquer.
Encore et toujours merci à Théo, mon homme de l’ombre, qui a su me
donner les conseils ainsi que le temps nécessaire pour continuer à avancer.
Merci aux personnes de mon entourage qui ont désiré découvrir cette
facette, parfois inconnue, de ma personnalité…
Merci également aux blogueuses, chroniqueuses et organisatrices de
groupes Facebook pour les superbes retours que vous avez pu établir au sujet
de ce roman. Je tiens à souligner le travail exceptionnel réalisé bénévolement
afin d’aider les auteurs à se faire connaître.
Un immense merci à ma maison d’Éditions, Butterfly. Je pense que
l’année que nous venons de passer ensemble a été l’une des plus marquante de
ma vie. Vous avez su m’accorder votre confiance, gérer mes incertitudes et ça,
je ne l’oublierai jamais.
Un merci tout spécial à toi, Stéphanie, mon éditrice. Pour ta patience et ta
compréhension. Tu as accepté et composé avec mon côté légèrement… on peut
se l’avouer… psychopathe… Promis, je vais essayer de m’arranger…
Les filles, je le répète, petit papillon deviendra grand…
Alors merci à vous qui venez de tourner cette dernière page…
Encore et toujours suspendue à vos mots, Jolie Plume.
Les autres ouvrages disponibles chez Butterfly Editions :

Butterfly Edition Collection Dark Romance

Jolie Plume : Dirty Love - Chuter

Jolie Plume : Dirty Love - Apprendre

Butterfly Edition Collection Red Romance

Juliette Mey : Up and Down

Juliette Mey : Love Box

Diane Hart : Babysitting Love

Kessilya : Gabriel

Suivez les Editions Butterfly sur les réseaux Sociaux

Facebook Twitter Google +


Introduction
Copyright
Page 1
Dédicace
Prologue
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
Epilogue
Remerciements
A venir

Vous aimerez peut-être aussi