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Couverture : © Hachette Romans Studio

Visuel : © Shutterstock

Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Axelle Demoulin et Nicolas Ancion

L’édition originale de cet ouvrage a paru chez Penguin Random House Grupo Editorial, S.A.U.,
sous le titre :
A través de ti

© Ariana Godoy, 2021, pour le texte.


© Hachette Livre, 2022, pour la traduction française.
Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-716964-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À mes petites sorcières, mes dieux grecs,
mes icebergs et mes volcans.
À mes bolitxs internationaux, merci,
maintenant et toujours.
Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Prologue

1. Pourquoi tu ne veux jamais parler de lui ?

2. Les filles ne veulent jamais juste du sexe

3. Surprise !

4. Tu es l'exception

5. Je t'ai dit d'oublier ce prénom

6. Qu'est-ce que tu fiches, Apollo ?

7. Ça te fait marrer, hein ?

8. C'est tellement facile de te faire plaisir

9. Je crée un espace

10. Qu'est-ce que tu veux, Artemis ?

11. Si je me trompe ?

12. Bonjour, iceberg

13. Salut, sexy


14. Ils sont grands, maintenant, ils vont s'en sortir

15. Oh, je suis vraiment désolée !

16. Et le bro code, tu l'envoies péter ?

17. Claudia, je t'attendais

18. C'est à cause de lui, c'est ça ?

19. C'est celui qui le dit qui l'est

20. C'était une mauvaise idée

21. Tu l'as dans la peau, cette fille

22. Ce n'est pas à toi que je parle

23. Vous jouez dur, n'est-ce pas ?

24. Il n'est jamais trop tard pour changer de vie

25. Artemis, j'ai peur du noir

26. Tu me fais souffrir

27. Mon silence est éloquent

28. Je croyais que tu m'avais déjà fait fondre

29. Agis avec naturel, Claudia. Fais semblant d'avoir perdu la mémoire

30. Amoureuse, moi ? De cet iceberg ?

31. Tu flirtes avec moi, Artemis ?

32. Vous êtes très sexy, Artemis Hidalgo

33. J'ai fait une connerie


34. Nous nous sommes déjà rencontrés, n'est-ce pas, Claudia ?

35. Tu m'as fichu une de ces frousses !

36. Ne plaisante pas avec un sujet aussi important, Claudia

37. Je me ronge les sangs

Chapitre final

Épilogue

Chapitre bonus
Prologue

4 juillet

Le feu d’artifice retentit sur la place, les fusées illuminent le ciel et y


déploient des cercles colorés qui s’agrandissent avant de disparaître. Les
gens font la fête, crient et applaudissent, tandis que je frotte mes mains
moites sur mon pantalon pour tenter de les sécher.
Pourquoi est-ce que je suis aussi nerveux ?
À cause d’elle…
Je jette un coup d’œil en biais et je l’observe, repensant à tout, calculant,
passant en revue dans ma tête les mots que je dois choisir, ceux que je dois
prononcer, si j’y parviens. Nous sommes assis dans l’herbe, elle sourit,
absorbée par le spectacle. Les explosions multicolores se reflètent sur son
visage, qui prend des nuances de rouge, de bleu et tant d’autres encore.
Elle a toujours été à mes côtés, depuis que nous sommes tout petits et, en
grandissant, j’ai réalisé que ce que je ressentais pour elle n’était pas
simplement de l’affection ou de l’amitié. Je désire beaucoup plus que ça et,
après des semaines passées à rassembler mon courage, j’ai décidé de le lui
faire comprendre ce soir.
Allez, tu peux le faire.
Je lève à nouveau les yeux vers le ciel coloré et je déplace lentement ma
main sur l’herbe pour la placer sur la sienne. Mon cœur s’emballe et je me
sens bête de ne pas être capable de le maîtriser. Je déteste me sentir
vulnérable, je n’ai jamais imaginé éprouver un jour des sentiments pour
quelqu’un, ça ne m’intéressait pas. Elle ne dit rien, mais elle ne retire pas sa
main.
Je sens son regard sur moi, mais je n’ose pas tourner les yeux. Je ne suis
pas doué avec les mots, je ne l’ai jamais été. Quand je me décide enfin à
agir, je le fais si vite que je me surprends moi-même. De ma main libre, je
l’attrape par la nuque, puis je colle mes lèvres contre les siennes. Hélas, le
contact de nos bouches est aussi éphémère que les feux d’artifice qui
disparaissent dans le ciel. Elle me repousse avec force, m’écarte après
quelques secondes à peine.
Sa réaction me coupe le souffle et me laisse sans voix.
Une impression de rejet me noue le ventre et me serre le cœur. Elle
s’apprête à dire quelque chose, mais se ravise. Elle ne sait pas comment s’y
prendre pour ne pas me faire de peine, je le vois dans ses yeux, mais c’est
trop tard. Je serre les dents, je me lève et je lui tourne le dos. Je ne veux pas
de sa pitié.
— Artemis…
Je l’entends murmurer, mais je m’éloigne déjà, la laissant seule.
Ce soir-là, je décide de faire une croix sur cette fille et de mettre à
nouveau mes émotions en sourdine. Personne ne me fera plus jamais
souffrir comme ça : je ne serai plus vulnérable, ça n’en vaut pas la peine.
1. Pourquoi tu ne veux jamais parler de lui ?

4 juillet
Cinq ans plus tard

CLAUDIA

— Qu’est-ce que ça fait, de vivre avec trois beaux mecs ?


— Tu as de la chance.
— Je suis trop jalouse !
— Habiter avec ces dieux, quel privilège.
— Comment tu peux vivre avec eux ?
— Tu as couché avec l’un d’entre eux ?
— Tu peux me donner leur numéro de téléphone ?
Voilà le genre de commentaires auxquels j’ai droit depuis que les frères
Hidalgo ont grandi et sont devenus l’objet de tous les fantasmes aussi bien
des filles que des garçons de cette ville.
Artemis, Ares et Apollo Hidalgo, avec qui j’ai grandi, même si nous ne
sommes pas de la même famille, font soupirer plus d’une femme en rue.
Comment me suis-je retrouvée à vivre avec eux ? Eh bien, depuis que je
suis petite, ma mère travaille comme femme de ménage pour les Hidalgo.
Le père de la famille, Juan, nous a ouvert les portes de sa maison et nous a
permis de vivre ici, ce dont je lui serai éternellement reconnaissante. Il a
toujours été très bon avec nous ; quand ma mère est tombée malade l’année
dernière et n’a plus pu travailler, il m’a permis de reprendre son poste.
Beaucoup de gens me jalousent, s’imaginent que ma vie est parfaite
parce que je vis avec des mecs bien foutus, mais les envieux ne connaissent
pas la réalité. La vie ne se résume pas aux relations, au sexe, aux garçons et
à ce genre de choses. Notre histoire est beaucoup plus compliquée. Les
relations n’entraînent que des problèmes, des disputes et, oui, j’avoue
qu’elles apportent une forme de bonheur passager, mais est-ce que ça vaut
la peine de prendre de tels risques pour un peu de joie éphémère ? Je ne le
pense pas. Je préfère mille fois la stabilité et la tranquillité d’esprit à ce
qu’une relation peut m’offrir : c’est pour cette raison que j’évite de
m’engager. J’ai trop de choses à gérer pour le moment.
Et je ne parle pas seulement d’amour : lier des amitiés est tout aussi
difficile, parce que je n’ai pas le temps. Je travaille chez les Hidalgo toute la
journée, je prends soin de ma mère, je la nourris dès que j’ai des pauses et,
le soir, je suis des cours à l’université. Ma journée commence à quatre
heures du matin et se termine presque à minuit. J’ai à peine le temps de
dormir. À vingt ans, je devrais être entourée d’amis, mais je n’ai qu’une
copine et encore, c’est parce que nous suivons les mêmes cours à la fac.
Bien sûr, je considère les garçons Hidalgo comme mes amis, surtout Ares et
Apollo. Avec Artemis, c’est une autre histoire.
En fait, Artemis et moi étions très proches quand nous étions plus jeunes.
Mais tout a changé il y a cinq ans, lors d’une soirée de 4 juillet, quand je
l’ai repoussé alors qu’il venait de m’embrasser.
À partir de cet instant-là, nous n’avons plus jamais été à l’aise et
détendus ensemble comme nous l’étions avant. Une distance s’est installée
entre nous. Il ne m’a plus adressé la parole que lorsque c’était
indispensable. Ares et Apollo l’ont remarqué, évidemment, mais ils n’ont
jamais posé de questions. Ça m’a soulagée, parce que j’aurais été mal à
l’aise si j’avais dû leur expliquer ce qui s’était passé.
Artemis n’a pas eu de mal à m’éviter non plus, car, à la fin de cet été-là,
il a commencé l’université. Il a quitté la maison familiale pour aller vivre
sur le campus pendant cinq ans. Mais il a obtenu son diplôme il y a un mois
de cela et il va rentrer à la maison.
Aujourd’hui.
La vie peut jouer des tours, parfois. Il fallait qu’il revienne aujourd’hui,
cinq ans jour pour jour après la soirée fatidique. Sa famille a organisé une
fête surprise en son honneur. Je suis nerveuse, je ne peux pas le nier. La
dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a six mois et encore, ça n’a duré
qu’une seconde, le temps qu’il emporte quelques affaires. Il ne m’a même
pas saluée. Honnêtement, j’espère que cette fois-ci nous aurons droit à une
relation plus civilisée. Cinq ans se sont écoulés, si ça se trouve, il ne se
souvient même pas de l’incident. Je ne dis pas que nous pourrons redevenir
aussi proches qu’avant, mais j’espère que nous pourrons discuter
spontanément, sans qu’il y ait de gêne entre nous.
— La nourriture est prête ? me demande Martha, ma mère, pour la
troisième fois tandis qu’elle remonte la fermeture Éclair dans le dos de ma
robe noire.
C’est Sofia, la maîtresse de maison, qui m’a ordonné de porter cette
tenue. Elle veut que tout le personnel qu’elle a engagé pour l’événement
soit élégant, et je ne peux pas faire exception.
— Claudia, tu m’écoutes ?
Je me tourne vers ma mère avec un sourire.
— Tout est en ordre, maman, ne t’inquiète pas, va dormir, OK ?
Je l’aide à s’allonger, je la borde et je dépose un baiser sur son front.
— Je reviens bientôt.
— Pas de bêtises, hein ? Tu le sais : il vaut mieux se taire que…
— Que d’être honnête, je finis à sa place. Je sais.
Elle me caresse le visage.
— Non, tu n’en sais rien. Les gens qui viennent aujourd’hui seront peut-
être très grossiers.
— Je ne vais pas faire de problèmes, maman, je suis une grande fille.
Je lui donne un deuxième baiser sur le front et je m’éloigne. Je jette un
coup d’œil dans le miroir pour vérifier que mon chignon est impeccable et
qu’aucune mèche rousse ne s’en échappe. Je ne peux pas lâcher mes
cheveux pour manipuler la nourriture. J’éteins la lumière et je me dépêche
de quitter la chambre. Mes talons noirs claquent à chaque pas et, même si je
n’en porte pas très souvent, je suis à l’aise pour me déplacer.
Quand j’arrive à la cuisine, j’y trouve quatre personnes : deux hommes
en uniforme de serveur et deux filles qui portent la même robe que moi. Je
les connais, ils font partie de la société d’événementiel à laquelle la
maîtresse de maison a l’habitude de faire appel.
Elle tient beaucoup à ce que ce soit toujours les mêmes personnes qui
soient présentes, parce qu’elle apprécie la qualité de leur service et qu’elles
ont l’habitude du genre de fêtes qui se tiennent ici. Et, par ailleurs, l’une des
filles est ma copine de la fac. C’est moi qui l’ai aidée à obtenir le job.
— Comment ça se passe ?
Gin, mon amie, soupire :
— Tout va bien.
Elle désigne la fille aux cheveux noirs.
— Anellie a préparé quelques cocktails et mis le champagne et le vin
dans le bar.
— Qui sera au bar pour préparer les verres ? Jon ?
J’arrange un plateau d’amuse-gueules.
Jon acquiesce :
— Oui, comme d’habitude, le meilleur barman du monde.
Il m’adresse un clin d’œil.
Gin lève les yeux au ciel.
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moi qui fais les meilleures
margaritas sur cette planète.
Miguel sort enfin de son silence :
— Je confirme.
Jon leur fait un doigt d’honneur et je regarde l’heure.
— Il est temps d’y aller, les invités vont bientôt arriver.
Je les regarde s’éloigner, et Gin fait exprès de rester en retrait pour
marcher à mes côtés.
— Comment tu te sens ?
Je hausse les épaules.
— Normale, comment je devrais me sentir ?
Elle pousse un grognement.
— T’es pas obligée de faire semblant, avec moi. Tu ne l’as pas vu depuis
des mois, tu dois être stressée.
— Je gère, t’inquiète.
— Je t’ai dit que je l’avais vu dans une revue économique, il y a quelques
jours ? Tu sais que c’est un des plus jeunes entrepreneurs de l’État ?
Oui, je suis au courant, évidemment. Gin continue à parler :
— Il n’avait pas encore terminé ses études universitaires quand il a été
nommé directeur de la société Hidalgo ; il y avait un résumé de son
parcours dans l’article. C’est un putain de génie : il a été diplômé avec les
honneurs.
— Gin.
Je me tourne vers elle et je la prends par les épaules.
— Je t’adore, mais tu veux bien te taire ?
Gin s’offusque :
— Pourquoi est-ce que tu ne veux jamais parler de lui ?
— Parce qu’il n’y a aucune raison de le faire.
— Personne ne m’enlèvera de la tête qu’il s’est passé quelque chose
entre vous deux, c’est le seul des trois frères dont tu ne veux jamais parler.
— Il ne s’est rien passé.
Nous entrons dans le salon soigneusement décoré, où les meubles ont
cédé la place aux ornements et aux mange-debout sur lesquels sont disposés
des boissons et des snacks. Sofia et Juan sont à la porte, prêts à accueillir
leurs invités, et j’aperçois Apollo, le plus jeune fils, dans un très beau
costume. Je fronce les sourcils. Où est Ares ?
Je me précipite à l’étage, car je connais bien ces garçons. Ares est sorti
hier soir et il est rentré juste avant l’aube. Même s’il est presque dix-huit
heures, il doit encore être en train de dormir.
J’entre dans sa chambre sans frapper et, comme je m’y attendais, la pièce
est plongée dans le noir. Je plisse le nez : l’air empeste l’alcool et le tabac
froid. J’écarte les tentures et la lumière du soleil couchant illumine le
garçon de dix-huit ans que je connais si bien, allongé torse nu, le visage
enfoui dans son oreiller, les draps le couvrant jusqu’à la taille. Je ne suis pas
étonnée non plus par la fille blonde qui dort à côté de lui, bien que je ne la
connaisse pas. Ça doit être une de ses conquêtes d’un soir.
— Ares !
Je lui tapote l’épaule, mais il se contente de lâcher un gémissement
agacé.
— Ares !
Cette fois, je lui serre l’épaule et je réussis à ce qu’il ouvre ses yeux
bleus, si semblables à ceux de sa mère.
— Oh, la lumière ! râle-t-il en mettant la main sur ses yeux.
— C’est pas ça qui devrait te tracasser, je souligne, les mains sur les
hanches.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il se redresse et se masse le visage.
Je prononce un seul mot. Je sais que ça suffira pour qu’il comprenne :
— Artemis.
Je vois le déclic se faire dans son cerveau. Il se lève. Il est juste vêtu d’un
boxer et, si je ne l’avais pas vu comme ça tant de fois, je serais éblouie.
— Merde, c’est aujourd’hui !
— File prendre une douche, je lui ordonne. Ton costume est accroché à la
porte de la salle de bains.
Ares s’apprête à m’obéir, quand il remarque la fille qui dort dans son lit.
— Oh merde…
Je hausse un sourcil.
— Je croyais que tu avais décidé d’arrêter les aventures d’un soir.
— Oui… Ah, quelle merde, l’alcool.
Il se gratte l’arrière de la tête.
— Ça va être toute une histoire de la faire partir. Je n’ai pas le temps de
gérer ça.
Il s’approche de moi.
— Tu m’aimes, hein, Clau ?
— Non, je ne vais pas la faire partir, tu dois assumer tes actes.
— Mais je n’ai pas le temps, je t’en supplie. Je ne pourrai pas descendre
à temps pour accueillir mon frère si je dois gérer ça.
— D’accord, mais c’est la dernière fois, vraiment.
Je le pousse dans la salle de bains.
— Dépêche-toi.
Je soupire et je me charge de réveiller la fille. Elle s’habille
tranquillement et je lui laisse autant d’intimité que possible. La situation est
gênante, et c’est assez horrible d’avouer que j’y suis habituée, mais c’est la
vérité. Être confrontée à l’apogée sexuel d’un garçon de dix-huit ans m’a
obligée à m’y faire. Apollo est encore très innocent, heureusement. Je dois
admettre que cette blonde est très jolie et j’ai de la peine pour elle.
— Viens, je vais t’appeler un taxi et t’accompagner jusqu’à la porte de
derrière.
Elle a l’air vexée.
— La porte de derrière ? Tu me prends pour qui ? Et tu ne m’as pas
encore dit qui tu étais…
Je comprends qu’elle se pose des questions : dans cette robe élégante,
rien n’indique que je fais simplement partie du personnel de maison.
— Ça n’a pas d’importance. Il y a une fête en bas et, à moins que tu
n’aies envie qu’une dizaine d’invités te voient sortir dans cet état, je te
suggère de passer par une issue plus discrète.
Elle me décoche un regard assassin.
— Peu importe.
Quelle ingratitude !
Je sais que je fais le sale boulot et je ne soutiens en aucun cas le
comportement d’Ares, mais je le connais bien, je sais qu’il est d’une
honnêteté désarmante et qu’il fait toujours comprendre ses intentions aux
filles. Si elles acceptent de coucher avec lui et attendent plus de sa part,
alors c’est leur faute.
Après avoir raccompagné la blonde et l’avoir fait monter dans le taxi, je
regagne la réception. Plusieurs invités sont déjà arrivés dans leurs robes
élégantes et leurs costumes de marque. J’affiche mon plus beau sourire et je
me mets à servir avec amabilité, en riant à des blagues que je ne trouve pas
drôles et en adressant des compliments à tout le monde, même s’ils sont
rarement sincères.
Plus le temps passe, plus la salle se remplit, plus je deviens nerveuse.
C’est une surprise.
Artemis ne sait pas qu’en rentrant chez lui ce soir après tout ce temps il
sera accueilli par cette assemblée, et l’heure de son arrivée approche à
grands pas. Je ne sais même pas pourquoi je suis stressée. Mme Hidalgo
réclame l’attention de tous et impose le silence. Jon éteint les lumières et
tout le monde attend dans un silence absolu tandis que la porte s’ouvre.
Artemis est là.
2. Les filles ne veulent jamais juste du sexe

CLAUDIA

Il y a des moments qu’on traverse comme s’ils se déroulaient au ralenti,


même s’ils se déroulent en temps réel, parce qu’ils sont chargés d’émotion.
La porte s’ouvre, les lumières s’allument et les applaudissements résonnent
dans la grande salle de réception.
Mon cœur s’emballe quand je le vois : Artemis. Je ne peux m’empêcher
de remarquer à quel point il a changé, il n’est plus le jeune garçon de dix-
sept ans aux yeux brillants qui m’a pris la main le soir de la fête nationale.
C’est un homme désormais, il porte un costume qui le fait paraître plus
vieux qu’il ne l’est. Ses parents le saluent et beaucoup de gens
s’approchent. Il a changé en profondeur, son sourire est moins sincère, son
regard me semble terne et froid.
Je ne peux nier malgré tout qu’il est plus beau que jamais : il a mûri, et
une barbe légère souligne les traits de son visage magnifique. Mes yeux
daignent enfin arrêter de le dévisager, et c’est à ce moment-là que j’aperçois
la rousse à ses côtés. C’est une femme splendide, aux courbes prononcées et
au décolleté impressionnant. Elle replace une mèche derrière son oreille en
souriant à la mère d’Artemis. Vu la façon dont elle reste collée au nouveau
venu, ils doivent être très proches.
Qu’est-ce que ça peut te faire, Claudia ?
Je secoue la tête et je suis sur le point de me détourner quand nos regards
se croisent. Les yeux couleur café que j’ai toujours trouvés magnifiques
plongent dans les miens, et ma respiration se fige. L’air s’épaissit autour de
moi, la tension entre nous est palpable, comme si un fil de sensations nous
reliait à travers la foule. Comme je ne suis pas assez courageuse pour
soutenir son regard, je me retourne… et je manque de me cogner à Gin.
— Il est encore plus beau en vrai.
Je la contourne sans répondre. Jon m’accueille au bar avec un large
sourire.
— Pourquoi tu es toujours aussi sérieuse ? C’est pas un crime de sourire.
Je lui passe le plateau avec les coupes vides pour qu’il le recharge.
— Je n’ai aucune raison de sourire.
Jon me tend les verres pleins.
— Pas toujours besoin d’avoir une raison.
Il se penche sur le bar.
— Tu es si jolie, quand tu souris.
Je hausse un sourcil.
— Je t’ai déjà dit que tes tentatives de drague n’avaient pas d’effet sur
moi.
Gin apparaît à mes côtés.
— Normal, Clau préfère les barbus.
Jon grimace.
— Pas question de me laisser pousser la barbe.
Je suis sur le point de riposter quand deux bras puissants m’enveloppent
par-derrière. L’odeur d’une eau de toilette qui m’est familière monte jusqu’à
mes narines tandis qu’Ares me serre contre lui.
— Tu m’as sauvé, merci.
Je me libère et me tourne vers lui.
— C’est la dernière fois.
Il me décoche un sourire amusé.
— Promis !
— C’est ce que tu as dit la dernière fois.
— Promis juré, alors ?
Il me fixe avec ces yeux de chien battu qui lui ont sûrement permis de
séduire beaucoup de filles. Je ne lui réponds même pas, préférant taper son
front du doigt. Il rit et, par-dessus son épaule, je vois Artemis et la rousse
s’approcher de nous, probablement dans l’intention de saluer Ares.
C’est mon signal pour fuir.
— Je vais chercher plus de sandwichs, je marmonne.
J’abandonne Gin alors qu’elle s’apprêtait à protester parce que nous
savons toutes les deux qu’il y en a encore assez.
La cuisine est mon refuge, c’est là que j’ai grandi, en gribouillant assise à
la table pendant que ma mère cuisinait et nettoyait. C’est l’endroit de la
maison le moins fréquenté par les Hidalgo, c’est aussi mon territoire. Et ce
n’est pas parce que j’ai voulu qu’il en soit ainsi, j’ai simplement grandi
dans ce petit espace.
Je n’avais pas prévu que cet endroit deviendrait celui où je me sens en
sécurité, mais c’est le cas. Je réarrange les plateaux déjà impeccables, pour
avoir l’air occupée au cas où quelqu’un entrerait. Je ne fais que gagner du
temps et, si Mme Hidalgo le remarque, elle pourrait me le reprocher ; je ne
sais même pas pourquoi j’évite Artemis.
Ce n’est pas comme ça que j’avais imaginé la soirée, je n’aurais jamais
cru que je me cacherais dans la cuisine comme une lâche. C’est quoi mon
problème ?
Tu es juste impressionnée parce qu’il a beaucoup mûri, c’est tout. Tu ne
t’es jamais laissé intimider par personne, ne le laisse pas être le premier.
— Tout va bien ?
La voix d’Apollo, le cadet des Hidalgo, me fait sursauter.
Je me tourne vers lui.
— Oui, tout va bien.
Apollo est la version innocente de ses deux frères. Avec ses grands yeux
bruns et son sourire enfantin, il est très mignon, et je suis convaincue qu’il
deviendra encore plus beau que les deux aînés. Et sa personnalité sera bien
meilleure, ça ne fait aucun doute.
— Alors pourquoi tu te caches ?
Il s’appuie sur la table de la cuisine, les bras croisés.
— Je ne me cache pas.
Il hausse un sourcil.
— Alors, qu’est-ce que tu fabriques ?
J’ouvre la bouche, mais je la referme aussitôt en réfléchissant à ce que je
pourrais dire, jusqu’à ce que je trouve enfin une réponse :
— Je suis…
— Tu perds ton temps, m’interrompt Sofia Hidalgo en entrant dans la
cuisine. On peut savoir où tu étais passée pendant les vingt dernières
minutes ?
— Je m’assurais juste…
Elle me fait taire.
— Ça suffit. Je ne veux pas de tes excuses, reviens t’occuper des invités.
Je me mords la langue, parce que j’ai promis à ma mère de bien me
comporter et d’être polie.
À contrecœur, je passe devant Apollo et je retourne à cette farce qu’ils
appellent une fête. Je sers les convives, je verse les boissons et je souris
comme une idiote. Je garde les yeux et l’esprit à l’écart des projecteurs.
Malheureusement, je me concentre tellement pour éviter Artemis que je me
cogne contre le torse de la personne que je m’attendais le moins à voir ici :
Daniel. Ses yeux étincellent quand il me reconnaît.
— Mon joli génie.
Merde.
— Bonsoir.
Je lui adresse un signe de la main et je m’apprête à passer devant lui,
quand il m’en empêche en m’attrapant par le bras.
— Hé hé, attends.
Il me tourne vers lui.
— Si tu crois que je vais te laisser t’échapper cette fois, tu te trompes
lourdement.
Je me dégage.
— Je suis occupée.
— Pourquoi tu n’as pas répondu à mes appels ?
Voilà exactement la conversation que je ne voulais pas avoir.
— Je comprends que tu joues la fille difficile à atteindre, mais m’ignorer
pendant deux mois, c’est pas un peu beaucoup ?
Oh, Daniel.
Pour résumer, Daniel est la conséquence concrète d’une nuit trop arrosée
où j’avais envie de coucher avec un mec. Il joue dans la même équipe de
foot qu’Ares et il est vachement beau. Même s’il est plus jeune que moi,
c’est un très bon coup. D’accord, le sexe était très agréable, mais c’était
juste ça : du sexe et rien de plus.
Oui, j’avoue, je suis très cash au sujet de ma sexualité et de ce que je
veux. J’emmerde cette société. Nous, les femmes, nous avons aussi le droit
de baiser quand on en a envie, comme on en a envie et avec qui on en a
envie. Tant que je me protège et que je fais attention, cela ne regarde que
moi. Peut-être que beaucoup de gens me jugent, mais je m’en moque
éperdument.
Je n’ai pas envie d’une relation stable, mais j’apprécie la compagnie d’un
bel homme qui sait s’y prendre au lit. Il n’y a rien de mal à ça. C’est à moi
de décider ce que je fais de ma vie. J’ai beaucoup de respect pour les gens
qui sont en couple ou qui considèrent que le sexe c’est sacré. Je respecte
leurs opinions, comme je leur demande de respecter la mienne. Chacun
creuse son propre tunnel pour traverser l’obscurité et, finalement, émerger
dans la lumière. Donc, la tête haute, je décrète :
— Daniel, tu es très séduisant.
Il sourit.
— Merci.
— Mais c’était juste un coup d’un soir. S’il te plaît, laisse tomber, oublie-
moi.
Non seulement son sourire s’efface, mais la confusion se lit sur son
visage.
— Quoi ?
Je me passe la main sur le visage en signe de frustration. Il y a trop de
gens autour de moi, je n’ai pas envie de me faire choper à nouveau par la
maîtresse de maison alors que je ne travaille pas. Mon côté direct et froid
prend le dessus :
— Daniel, c’était juste une nuit de sexe, c’est tout. Je ne joue pas les
filles difficiles à atteindre. Je voulais juste baiser avec toi, je l’ai fait et c’est
tout.
— Je ne te crois pas.
— Pourquoi ?
— Les filles ne veulent jamais juste du sexe.
— Quelle généralisation ridicule ! Je suis désolée de casser tes
statistiques, mais je suis sûre à cent pour cent de ne rien vouloir d’autre
avec toi.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, Claudia, mais arrête. C’est bon, tu as
capté mon attention, tu n’as pas besoin d’en faire des tonnes.
— Mais enfin, je te dis que je ne cherche pas…
— Il y a un problème ? lance Ares en nous rejoignant.
Je lui souris.
— Non, d’ailleurs je m’en allais.
Je disparais aussi vite que je peux, laissant Daniel en plan. La fête
continue à battre son plein et, quand elle se termine, Gin et les autres
m’aident à nettoyer avant de pouvoir enfin mettre un terme à cette longue
journée.
Je m’assure que ma mère dort bien et je retourne à la cuisine pour vérifier
que tout est en ordre. Je soupire.
— Fatiguée ?
Sa voix me coupe la respiration. Elle a changé aussi, elle est beaucoup
plus virile, grave et autoritaire que dans mon souvenir. Je me tourne vers lui
pour la première fois depuis longtemps.
Artemis.
3. Surprise !

ARTEMIS

— Allez, souris un peu ! m’encourage Cristina en me décochant un regard


plein de reproches dont elle a le secret.
Je ne réponds pas : je conduis et je garde les yeux fixés sur la route, que
je connais par cœur. Rentrer chez moi ne m’emballe pas du tout. Trop de
souvenirs amers sont associés à ce lieu et je préférerais les oublier. Cristina,
elle, déborde de joie. Elle adore ce genre d’événements.
— Pourquoi est-ce que tu es si sérieux ?
Sa question reste en suspens, je n’ai pas envie de lui expliquer quoi que
ce soit et elle semble le remarquer.
— Je déteste quand tu passes en mode silence extrême, c’est très irritant.
Ensuite, elle me laisse tranquille et vérifie son maquillage, même si ce
n’est pas nécessaire. Elle est magnifique dans sa robe rouge qui épouse
parfaitement ses courbes ; ses cheveux roux sont lâchés et ondulent aux
extrémités. Je suis sûr que ma mère va l’adorer, elle a de la classe et elle
vient d’une famille prestigieuse. Elle est le genre de partenaire que ma mère
a toujours voulu pour moi. Mon téléphone vibre dans ma poche et je glisse
les écouteurs Bluetooth dans mes oreilles avant de répondre.
— Allô ?
— Bonjour, monsieur.
La voix de David, mon bras droit, résonne à l’autre bout de la ligne :
— Je suis désolé de vous déranger aujourd’hui, je sais que…
— Venez-en au fait, David.
— Oui, monsieur.
Il marque une pause.
— Nous avons un problème. Le département qui gère les machines nous
a signalé un incident avec un des bulldozers.
La société Hidalgo est l’une des plus grandes entreprises de construction
du pays, elle possède des bureaux dans différents États. Je dirige le siège et
nous avons d’innombrables projets en cours. Les bulldozers font partie des
engins de chantier les plus coûteux. Je soupire avant de murmurer :
— Ça promet. Qu’est-ce qu’il s’est passé, exactement ?
— Pendant les travaux sur le chantier du nouveau canal, une pente s’est
formée et un bulldozer est tombé dans l’eau. Les grues l’ont déjà sorti, mais
il ne fonctionne plus.
— Merde.
Cristina me dévisage, l’air inquiet.
— Le conducteur de l’engin n’a rien ?
— Non, monsieur.
Je suis soulagé.
— Où voulez-vous qu’on envoie la machine ? Au fabricant ou dans nos
propres ateliers ?
— À notre garage, je fais confiance à nos mécaniciens. Tenez-moi
informé.
Quand je raccroche, je sens que Cristina m’observe.
— Tout va bien ?
— Oui, un problème d’engin de chantier.
Je gare la voiture et je détache ma ceinture de sécurité.
— Je ne te cache pas que je suis un peu angoissée, admet-elle en laissant
échapper un rire nerveux.
Je descends du véhicule et je fais le tour pour lui ouvrir la portière. Elle
sort, me prend la main et nous nous dirigeons vers la porte d’entrée.
Ma maison…
Même si je n’ai pas vécu ici ces cinq dernières années et que je ne suis
qu’en visite, un sentiment de familiarité me gagne et une paire d’yeux noirs
me vient à l’esprit. Des yeux noirs qui me dérangent chaque fois que je
pense à eux.
— Je n’entends rien, tu avais dit qu’il y aurait une fête, murmure
Cristina.
Elle approche son oreille du battant.
— Ma mère croit que ça va être une surprise.
Je saisis la poignée.
— Fais semblant d’être étonnée.
Tout le monde crie à l’unisson quand j’ouvre la porte :
— Surprise !
Je fais de mon mieux pour sourire poliment, je n’ai croisé ces gens
qu’une ou deux fois, lors de réunions ou de soirées organisées par ma mère.
J’aperçois enfin mes parents. Les rides sur le visage de mon père sont plus
accentuées, les cernes sous ses yeux plus marqués que dans mon souvenir.
Le stress et le passage du temps ont fait des ravages. Ma mère me sourit,
mon père me serre la main et Apollo, mon petit frère, m’étreint brièvement.
Je glisse les mains dans les poches de mon pantalon et je présente les
membres de ma famille à Cristina.
— Voici ma petite amie, Cristina.
— Ravie de vous rencontrer.
Elle affiche son plus beau sourire en serrant la main de mes parents et
d’Apollo.
— Vous avez une maison magnifique.
— Merci beaucoup.
Ma mère l’examine et semble satisfaite de ce qu’elle a sous les yeux. Elle
se met à bombarder Cristina de questions, et j’en profite pour balayer la
pièce du regard jusqu’à tomber sur les yeux noirs que je redoute : ceux de
Claudia. Mes mains se crispent dans les poches de mon pantalon. Je suis
surpris par sa beauté et j’en ai le souffle coupé pendant quelques secondes.
Les années lui ont fait du bien, il n’y a aucun doute là-dessus. Je me sens
victorieux quand je constate qu’elle tourne la tête en premier. Tu ne peux
pas soutenir mon regard, hein ?
Le reste de la soirée se déroule dans une sorte de flou, je parle aux amis
de ma mère, je hoche la tête en écoutant leurs anecdotes ennuyeuses et
j’interviens de temps en temps. Mes yeux ne peuvent s’empêcher de
chercher une autre rousse que celle qui est à côté de moi. Claudia fait le
service et s’occupe des invités, mais, chaque fois que je m’approche d’un
groupe où elle se trouve, elle s’enfuit comme si j’avais une maladie
contagieuse et que je risquais de la contaminer. Tu ne peux pas supporter de
me faire face non plus ?

Après avoir raccompagné tous les convives, mes parents, Cristina et moi
nous asseyons dans le salon.
— Tu es une jeune femme très intéressante, Cristina, j’en suis ravie…
Ma mère continue à enchaîner les compliments, tandis que je savoure une
gorgée de whisky. Les yeux de ma mère pétillent tandis qu’elle discute avec
ma fiancée. Il est évident que Cristina correspond aux attentes de mes
parents. Mon père signale qu’il est fatigué et s’en va.
— Il est l’heure de se coucher.
Ma mère se tourne vers Cristina.
— Je vais demander à Claudia de te préparer une chambre d’amis.
Elle se lève, mais je la retiens doucement par le poignet.
— C’est pas nécessaire, Cristina va dormir avec moi.
Ma petite amie rougit et baisse les yeux. Un sourire narquois étire mes
lèvres quand je pense à toutes les choses qu’elle m’a laissé lui faire. Elle n’a
rien d’une innocente.
L’expression de ma mère est chargée de reproches.
— Artemis…
— Nous sommes des adultes maintenant, maman, tu n’es la gardienne de
la chasteté de personne.
Je lâche son poignet et je me lève pour aller demander à Claudia de nous
apporter des serviettes supplémentaires et quelques snacks dans ma
chambre.
Ma mère veut protester, mais je sais qu’elle n’osera pas intervenir en
présence de Cristina.
Je pose mon verre de whisky sur la table à côté du canapé, je glisse les
mains dans mes poches et je me dirige vers la cuisine. Quand j’arrive sur le
seuil, je la vois et je me fige. Claudia termine de tout remettre en ordre et de
nettoyer. Elle me tourne le dos, et je me permets de l’examiner en détail
pour la première fois de la soirée. Son corps semble beaucoup plus mature,
ses courbes sont plus prononcées qu’avant. La robe qu’elle porte moule sa
silhouette comme une seconde peau et ses cheveux roux flamboyants sont
attachés en une queue-de-cheval haute. Elle n’est plus la jeune fille de
quinze ans à qui j’ai innocemment déclaré ma flamme ; c’est une femme
qui serait superbe nue dans mon lit, une femme que j’aimerais baiser avec
force. Je secoue la tête, chassant ces stupides pensées lubriques, et je me
décide à parler :
— Fatiguée ?
Elle se raidit avant de se tourner vers moi. Un instant durant, elle me fixe
de ses yeux emplis de feu, mais j’y lis autre chose… De la peur ? Du désir ?
Je ne sais pas, l’atmosphère change, et une tension que je n’avais jamais
ressentie auparavant s’installe entre nous.
Sa voix est douce mais coupante :
— Non.
J’ai envie de lui demander comment va sa mère, comment ça se passe à
l’université, mais en réalité je m’en fiche. Ce n’est plus mon amie
d’enfance, c’est juste une employée de maison, et je veux qu’il n’y ait pas
le moindre doute à ses yeux.
— Non ? Je pense que vous devriez dire Non, monsieur. Ou as-tu oublié
comment t’adresser aux hommes de cette maison ?
Son regard se durcit, et je sens qu’elle a envie de répliquer, mais elle se
retient.
— Non, monsieur.
Elle appuie sur le dernier mot avec colère. Claudia a toujours été aussi
sauvage et intense que le feu de ses cheveux. Ce n’est jamais facile pour
elle de courber l’échine, et c’est pour cette raison que j’ai envie de l’y
forcer.
Je lui ordonne froidement :
— Apporte des serviettes et des snacks dans ma chambre.
Elle acquiesce d’un signe de tête et je m’en vais.
4. Tu es l’exception

CLAUDIA

Il veut que je l’appelle monsieur ?


Visiblement, je ne suis pas dans les petits papiers d’Artemis. Je n’en
reviens pas qu’il m’en veuille encore pour une réaction d’il y a cinq ans.
Il faut qu’il s’en remette, qu’il tourne la page. À moins qu’il ne s’en
souvienne même plus et veuille juste me traiter comme ce que je suis : la
bonne. À contrecœur, je frappe à la porte de sa chambre. J’ai les serviettes
dans une main et quelques snacks dans l’autre. Je déglutis, parce que je suis
nerveuse à l’idée d’être en sa présence.
Artemis ouvre le battant et, quand je le vois, mes doigts se crispent
machinalement sur les serviettes. Sa chemise est déboutonnée presque
jusqu’au nombril, révélant un torse parfaitement sculpté. Je détourne le
regard et lui tends ce que j’ai apporté.
— Vos serviettes et vos snacks, monsieur.
Je déteste l’appeler par ce mot. Comme je n’entends pas de réponse, je le
regarde à nouveau et je vois qu’il est retourné vers l’intérieur de la
chambre.
— Pose les serviettes sur le lit et les snacks sur la table de chevet.
Je ne veux pas y aller, mais j’obéis. La première chose que j’entends en
entrant, c’est la douche. Une voix de femme crie depuis la salle de bains :
— Artemis, je t’attends.
Je comprends que la jeune femme est ici, avec lui, dans sa chambre.
Un souvenir me revient à l’esprit : lui et moi, il y a des années, assis sur
le sol en face de son lit, jouant au Monopoly.
— Tu devrais arranger ta chambre, on dit que ça peut faire fuir les filles,
avais-je dit en jetant un œil autour de nous.
— Aucune fille ne viendra jamais dans ma chambre, avait répondu
Artemis avec détermination.
J’avais haussé un sourcil.
— Et moi, je suis quoi ?
— Tu es l’exception.
Je ne le suis plus, de toute évidence.
Un sentiment désagréable me noue l’estomac, mais je refuse de
l’admettre. Ça n’a aucune importance, ou, du moins, ça ne devrait pas en
avoir. Artemis est à présent debout de l’autre côté du lit, les bras croisés.
Ses yeux cherchent les miens, mais je dépose rapidement les affaires là où il
m’a demandé de les mettre pour repartir au plus vite. Je suis tellement
concentrée pour bien plier les serviettes sur le lit que, lorsque je me tourne,
je me fige en voyant qu’il s’est déplacé pour me bloquer l’accès à la porte.
Qu’est-ce qu’il fabrique ?
Je me dirige d’un pas décidé vers la sortie, mais il ne bouge pas.
— Excusez-moi, monsieur.
Il ne répond pas.
Seul le bruit de la douche trouble le silence de la chambre. Il se met à
déboutonner sa chemise. Ses muscles se contractent alors qu’il la fait glisser
pour l’enlever complètement. Je fixe le mur en maudissant le rouge qui me
monte aux joues. Qu’est-ce qu’il fabrique, bordel ? J’entends ses pas qui
s’approchent et j’ose à nouveau le regarder.
— Monsieur…
Il se penche sur moi et toutes mes alarmes se déclenchent, je suis sur le
point de le repousser quand il me susurre à l’oreille :
— Lave-la, c’est une de mes préférées.
Il me fourre la chemise dans les mains et s’éloigne en direction de la salle
de bains.
— Ferme la porte en sortant, ajoute-t-il.
Un instant plus tard, je sors en toute hâte. Je marche si vite dans le
couloir que je ne vois pas Apollo et le heurte de plein fouet.
— Hé, pourquoi tu es si pressée ?
Il est en pyjama, avec les cheveux en pétard. Il est trop mignon et je lui
souris.
— Rien, je suis juste fatiguée.
Ses yeux se braquent sur la porte d’Artemis avant de se reposer sur moi.
— Tout va bien ?
— Oui, tout va bien.
Il me prend la main.
— Tu veux… venir dans ma chambre ?
Ses joues rouges le trahissent. Apollo et moi sommes devenus très
proches ces derniers mois, mais, même si je le considère comme un petit
frère, j’ai remarqué ses gestes, ses regards, ses mots. Je pense qu’il
interprète mal notre relation et souhaite plus. À moins que je ne me fasse
des idées.
— Une autre fois.
Il nous arrive de regarder des films à minuit, quand je me détends. Je
m’endors généralement à la moitié parce que je suis trop épuisée.
Il serre ma main.
— Tu es sûre ?
J’acquiesce et il me laisse filer.
— Bonne nuit, Apollo.
— Bonne nuit, Claudia.
Je m’endors hantée par l’image du torse nu d’Artemis.

Quelques jours ont passé et je n’ai pas croisé l’aîné des frères Hidalgo. Il
est peut-être pris par son travail ou par je ne sais quoi, mais je suis contente
d’avoir la paix. Même s’il ne m’intimide pas, je suis mal à l’aise en sa
présence. Nous ne nous sommes pas vus depuis des années, il faudra du
temps pour que je m’habitue à nouveau à lui. Malheureusement, cette petite
pause de plénitude prend fin un samedi matin.
Je me suis levée comme d’habitude et j’ai aidé ma mère à aller aux
toilettes et à s’habiller. Après m’être tressé les cheveux, parce que c’est plus
facile de travailler sans avoir à me soucier d’eux, je la laisse dans la
chambre pour aller préparer le petit déjeuner. Je bâille et j’étire les bras en
entrant dans la cuisine, puis je sursaute quand je remarque une silhouette
assise.
— Oh mon Dieu !
Artemis est installé à la table, bras croisés, dans un costume noir
impeccable. Il porte une cravate bleu foncé. Les rayons de soleil qui passent
par la fenêtre se reflètent dans ses cheveux, mettant en valeur les mèches
blondes presque imperceptibles. Son visage sans expression et ses yeux
froids me mettent mal à l’aise.
C’est la première fois que je le vois dans la cuisine depuis la soirée.
— Bonjour, monsieur.
Il ne me salue pas en retour.
— J’attends le petit déjeuner depuis vingt minutes.
— Il est sept heures du matin. Je ne sers pas le petit déjeuner avant sept
heures trente, les jours où Ares et Apollo partent à l’école ou s’ils se lèvent
tôt le week-end.
— Eh bien, je te suggère d’adapter ton emploi du temps à mes besoins.
Sa réponse m’énerve.
— Tu n’as pas à me parler comme ça.
— Je te parle comme je veux.
La lueur dans ses yeux me met au défi de le contredire, de ne pas me
taire.
Pas de bêtises, hein. La voix de ma mère résonne dans ma tête, et j’essaie
de me contrôler, de ravaler le millier de mots qui ont envie de sortir. Je me
mords littéralement la langue.
— D’ailleurs, tant qu’on est à mettre les points sur les i, ajoute-t-il en
indiquant des vêtements que je n’avais pas remarqués sur la table, à partir
de maintenant tu porteras un uniforme.
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
— Pardon ?
— Tu m’as parfaitement entendu.
Il me tend l’uniforme.
— C’est important que tu te rappelles ta place dans cette maison, mes
frères t’ont accordé beaucoup de libertés.
Je laisse échapper un rire sarcastique.
— Tu es un fameux connard.
Il hausse un sourcil, mais ne semble pas surpris par mon insulte.
— Comment m’as-tu appelé ?
— Tu. Es. Un. Fameux. Connard. Artemis.
Je prononce chaque mot en marquant une pause.
Je le regarde serrer la mâchoire, se lever et s’appuyer des deux mains sur
la table.
— Excuse-toi tout de suite.
Je secoue la tête.
— Non.
Je parais plus forte que je ne le suis en réalité.
Lâchement, je recule et me dépêche de sortir de la cuisine, mais il est
plus rapide et me rattrape par le bras. Il me serre, me tire et me coince entre
le mur et lui.
— Tu ne bouges pas d’ici.
Nous n’avons jamais été aussi proches, je sens l’odeur puissante et
masculine de son eau de toilette et de son shampoing.
— Lâche-moi.
Je garde les yeux rivés sur sa cravate.
Il soulève mon menton pour me forcer à le regarder.
— Tu as oublié quelle est ta place…
Il me fixe droit dans les yeux.
— Tu n’es qu’une employée de maison. Me manquer de respect comme
ça pourrait te coûter ton travail. Je ne suis pas comme mes frères, et encore
moins comme mon père. Continue à te comporter comme ça et je
n’hésiterai pas une seconde à te jeter dehors.
— Tu n’es pas mon patron.
J’essaie de dégager mon visage de sa poigne de fer.
— Mon patron, c’est Juan Hidalgo.
— Crois-moi quand je te dis que, si je veux te mettre à la porte, je le
ferai, Claudia.
C’est la première fois qu’il m’appelle par mon prénom, mais ça ne me
fait pas plaisir de l’entendre dans des circonstances pareilles.
— Je suis ton patron, maintenant.
Ses yeux se posent sur mes lèvres pendant une brève seconde.
— Le toit au-dessus de ta tête, ton avenir, ta stabilité, tout est entre mes
mains… Alors tu as intérêt à ravaler tes grossièretés et à m’obéir.
Il me relâche, se rassied à la table, prend le journal et se met à le lire. Je
serre les poings et j’attrape mon uniforme à contrecœur.
Je le déteste.
Je n’aurais jamais cru qu’il deviendrait si froid, si con. L’Artemis avec
qui j’ai grandi a toujours été calme, peu expressif mais chaleureux. Il ne
m’aurait jamais traitée de cette façon.
Ma silhouette dans le miroir de la salle de bains me dérange au plus haut
point : cet uniforme ressemble à un déguisement d’Halloween. On ne porte
plus ce genre de truc de nos jours. Je me demande au passage comment ce
connard connaissait ma taille.
Quand je reviens à la cuisine, Artemis n’est plus seul, Apollo est avec lui
et j’ai horriblement honte.
— Monsieur ?
Je marque une pause.
— J’ai enfilé mon uniforme. Je peux retourner travailler ?
Artemis continue de lire sans me regarder.
— Du moment que tu connais ta place, tu peux retourner au travail.
Je pince les lèvres, me forçant à énoncer :
— Je suis une simple employée de maison, monsieur.
— Bien.
Il met le journal de côté, prend sa tasse de thé et la vide sur la table.
— Nettoie, alors.
— Artemis.
La voix douce d’Apollo m’apaise, mais Artemis le foudroie du regard.
Je sais qu’il me teste, qu’il veut que j’échoue afin de disposer d’une
excuse pour me renvoyer. Je n’aurais jamais imaginé qu’il me détestait à ce
point. J’ai sous-estimé son aversion pour moi. J’ai les larmes aux yeux,
mais je me retiens de pleurer. Je ne lui donnerai pas la satisfaction de me
voir m’effondrer. Je cherche un torchon en silence. La colère dans la voix
d’Apollo me surprend :
— Artemis !
Personne ne m’a jamais traitée de la sorte, pas même la maîtresse de
maison, qui ne m’aime pas.
— À vos ordres, monsieur.
Apollo veut intervenir, mais Artemis réplique d’un ton irrité :
— Si tu t’en mêles, je raconte à notre père que tu t’es bourré la gueule.
C’est juste une servante, elle n’en vaut pas la peine, Apollo.
Ses paroles me font énormément de peine, mais je continue à essuyer.
Une main attrape mon bras pour m’arrêter, les yeux chaleureux d’Apollo se
posent sur moi.
— Ça suffit.
Je me dégage parce que je ne veux pas qu’il ait des problèmes avec son
frère.
— Monsieur m’a ordonné de nettoyer, je dois le faire.
Apollo secoue la tête et prend à nouveau mon bras.
— Monsieur en a assez.
Surgi de nulle part, Artemis apparaît brusquement à nos côtés et saisit le
poignet d’Apollo.
— Ne la touche pas.
Apollo et moi fronçons les sourcils, surpris par cette intervention.
— Va dans ta chambre, Apollo, lui ordonne son grand frère.
— Seulement si tu la laisses tranquille.
Artemis soupire avec lassitude.
— Peu importe. Disparaissez de ma vue, tous les deux.
Je ne réfléchis pas à deux fois et je m’en vais. Je préparerai le petit
déjeuner plus tard. J’ai bien compris qu’Artemis Hidalgo est de retour et
qu’il ne ressemble plus au garçon chaleureux aux côtés duquel j’ai grandi. Il
ne reste qu’une coquille indifférente, qui me méprise au plus haut point.
5. Je t’ai dit d’oublier ce prénom

ARTEMIS

Après avoir tiré un coup rapide avec Cristina au bureau, je m’écarte et elle
rabaisse sa jupe, la respiration courte. Je remets mon caleçon en place et je
remonte mon pantalon, pendant qu’elle se passe la main sur le visage.
— Waouh, tu es vraiment fougueux, aujourd’hui.
Je ne dis rien et je vais dans la petite salle de bains privée qui jouxte mon
bureau. Je me lave, j’arrange ma cravate, puis je retourne m’installer à ma
table de travail.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? je lui demande, parce qu’elle sait que je
n’aime pas qu’elle vienne me rendre visite au travail.
Elle sourit en haussant un sourcil.
— C’est maintenant que tu me poses la question ?
Je me suis jeté sur elle alors qu’elle avait à peine franchi le seuil, sans la
laisser parler, sans la saluer, sans prononcer un mot. J’avais besoin de sexe,
j’avais besoin de me détendre.
Elle s’assied de l’autre côté du bureau.
— Je voulais juste te voir, on ne s’est pas croisés depuis des jours.
— J’ai eu beaucoup de boulot.
Elle le sait et, une des raisons pour lesquelles notre couple fonctionne,
c’est que Cristina comprend tout : elle n’exige rien, ne se plaint jamais…
Elle sait comment je suis et elle s’y est adaptée.
— Je sais, tu me manques, c’est tout, soupire-t-elle.
Je l’observe et elle baisse les yeux pour tenter de masquer sa tristesse.
— Tu veux qu’on aille dîner au restaurant ce soir ?
Elle se redresse en souriant jusqu’aux oreilles.
— Oh oui, avec plaisir.
Je lui souris en retour.
— D’accord, je vais réserver quelque part.
Elle se lève, fait le tour de la table, se penche vers moi et m’embrasse
rapidement sur la bouche.
— À ce soir, alors.
Je la regarde se diriger vers la porte et saluer Hannah, la responsable des
achats de l’entreprise, qui entre dans mon bureau au moment où elle en sort.
Hannah m’adresse un sourire amical et pose un dossier sur mon bureau.
— Bonjour, monsieur.
— Bonjour, j’espère que ce sont de bonnes nouvelles.
— Oui, le bulldozer fonctionne parfaitement. Vous trouverez les rapports
sur les réparations, les pièces, le coût de la main-d’œuvre… Si vous avez
des questions, n’hésitez pas à me les poser.
Je laisse échapper un long soupir de soulagement, le bulldozer est l’un
des engins les plus coûteux de notre flotte.
— Eh bien, merci beaucoup.
Elle me sourit à nouveau gentiment et s’éloigne. M’investir
personnellement dans le moindre problème de l’entreprise va à l’encontre
des recommandations formulées par mon médecin pour combattre le stress.
D’après lui, je devrais faire davantage confiance à mes employés et leur
déléguer plus de responsabilités. J’ai essayé, mais je n’y arrive pas. Je me
sens trop responsable de cette entreprise, mon père m’a fait confiance et je
ne peux pas le décevoir.
Je me passe la main sur le visage, m’enfonçant dans mon fauteuil. Je
ferme les yeux et je me masse les tempes. Je suis épuisé, mes nuits blanches
font des ravages.
— Quel spectacle démotivant.
La voix d’Alex me fait sursauter et, quand j’ouvre les paupières, il est
assis en face de moi, bras croisés.
— Ne le prends pas mal, mais tu as vraiment une sale gueule.
Alex est mon meilleur ami, on s’est rencontrés à l’université. On était
dans la même faculté, mais il s’est spécialisé dans la finance. Quand j’ai
repris la boîte, je l’ai engagé, c’est l’une des rares personnes en qui j’ai
pleinement confiance. Mes épaules se détendent.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il affiche un sourire radieux qui illumine son visage. Alex est quelqu’un
de très joyeux.
— Toujours aussi charmant. Je ne peux pas rendre visite à mon meilleur
pote ?
— Je bosse.
— Ah bon ? Parce que tu as plutôt l’air d’être à deux doigts de crever
d’épuisement.
— Non, ça va.
— Je n’irai pas à ton enterrement, si tu meurs comme ça.
Je lui lance un regard fatigué.
— Ça va, je te dis.
— Mais oui, c’est ça.
Alex croise les mains sur sa nuque et s’installe confortablement dans le
fauteuil.
— J’ai croisé Cristina dans le couloir, je croyais que tu ne mélangeais pas
travail et plaisir.
Je l’observe avec méfiance.
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— On voyait bien qu’elle venait de se faire baiser.
— Ne parle pas d’elle comme ça.
Il retire ses mains de derrière de sa tête et les lève en signe d’apaisement.
— Désolé, monsieur le gentleman. T’es de mauvais poil, aujourd’hui.
Il marque une pause, comme s’il réfléchissait, et ajoute :
— En fait, tu l’es tout le temps.
Je ne dis rien et il se contente de me regarder attentivement ; s’il y a
quelqu’un qui me connaît bien, c’est Alex.
— T’es plus fermé que d’habitude. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien.
— Si on s’épargnait la conversation où je te demande ce qui ne va pas et
où tu nies pour… finir par cracher le morceau.
— Je pense avoir été trop dur avec quelqu’un.
— Non.
Il lève un doigt.
— Tu ne le crois pas, corrige-t-il. Si la culpabilité te ronge, c’est parce
que tu as été trop dur avec quelqu’un. Avec qui ?
Je me détourne et m’enfonce davantage dans mon fauteuil. Alex hausse
un sourcil.
— Ne me dis pas que…
— Alex.
— Je connais ce regard ; c’était Claudia, c’est ça ?
Je ne sais pas comment il se souvient encore d’elle.
— Je t’ai dit d’oublier ce prénom.
Il lève les yeux au ciel.
— Difficile d’oublier le prénom que mon meilleur ami prononçait chaque
fois qu’il était saoul pendant sa première année de fac.
— J’ai tourné la page.
Il acquiesce.
— Bien sûr, bien sûr. Et alors ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Mon esprit se remémore la scène, je la revois essuyer le thé devant moi,
cette vision me hante. Je ne comprends pas pourquoi je ressens une telle
colère quand je suis avec elle.
— Tu vas me frapper, si je te le dis.
Alex ouvre la bouche, stupéfait.
— Waouh, à ce point-là ?
L’expression de Claudia me hante à nouveau, mais je ne dis rien. Alex
m’observe avec le plus grand sérieux : toute trace d’espièglerie a quitté son
visage.
— Artemis, tu dois tirer un trait sur cette histoire. Ça fait des années, tu
ne peux pas garder de la rancune pour quelque chose qui s’est passé il y a si
longtemps.
— Je n’ai pas de rancœur, je ne ressens plus rien pour elle.
— Tu peux mentir à qui tu veux, à toi-même si ça te chante, mais je sais
que ce n’est pas vrai. Cette colère, cette absence de contrôle, ça vient
forcément de quelque part.
— Ça suffit, tais-toi.
— Excuse-toi auprès d’elle, passe à autre chose et essaie d’avoir une
relation civilisée.
Je ne lui réponds pas et je quitte la pièce pour aller effectuer une visite de
routine de l’entreprise.

Après le dîner avec Cristina, je la dépose chez elle et je rentre chez moi.
Je desserre ma cravate en passant la porte. Je me passe la main sur la nuque
pour essayer d’apaiser ma tension. Des bruits proviennent de la cuisine,
vers laquelle je me dirige pour boire un coup d’eau. Je n’y ai pas mis les
pieds depuis le matin où j’ai remis Claudia à sa place. Depuis notre
altercation, je suis rongé par le remords. Et cet uniforme… Je n’imaginais
pas qu’il lui irait si bien.
Le son de sa voix parvient à mes oreilles. Elle chante ? Sans faire de
bruit, je m’arrête dans l’encadrement de la porte pour l’observer. Elle
prépare quelque chose et chante en se servant d’une cuillère comme micro.
Un sourire involontaire se dessine sur mes lèvres. Sa voix sonne juste et
me rappelle des souvenirs d’enfance.
— Tu as un rêve ? lui avais-je demandé par curiosité.
Elle avait secoué la tête.
— Non, les gens comme moi ne peuvent pas se permettre d’avoir des
rêves.
J’avais froncé les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on perd notre temps à espérer quelque chose qu’on ne
pourra jamais obtenir.
J’avais pris une gorgée de mon soda.
— Tu es très pessimiste, tu le sais, non ?
— Et toi, tu es très taiseux, tu le sais, non ?
Ça m’avait fait sourire.
— Pas avec toi.
— Je sais, mais avec les autres, si. Tu dois te faire d’autres amis.
— Ça te pose problème d’être ma seule amie ?
Elle avait souri en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Non, ça ne me dérange pas.
Nous étions restés sans rien dire, assis sur le bord de la piscine, les pieds
dans l’eau. Claudia s’était mise à fredonner une chanson et je m’étais
souvenu qu’elle adorait chanter.
— Je sais ce que c’est ton rêve.
Elle avait remué ses pieds dans l’eau.
— Vas-y.
— Tu aimes chanter, tu ne voudrais pas devenir une star de la chanson ?
Elle avait baissé les yeux, perdue dans l’eau cristalline.
— Ce serait…
— De quoi tu as peur ? L’admettre ne te fera pas de mal.
Elle s’était mordu les lèvres, mais avait fini par se tourner vers moi avec
une lueur dans le regard.
— Oui, ça pourrait être mon rêve, mais si tu le répètes à quelqu’un, je
dirai que tu mens.
Elle avait soupiré avant de sourire.
— J’aimerais bien être chanteuse.
Je me demande si elle a toujours ce rêve. Mais qu’est-ce que ça peut te
foutre, Artemis ?
Je me racle la gorge pour la prévenir ma présence. Elle se fige, me jette
un coup d’œil rapide et baisse la cuillère pour la fourrer dans le lave-
vaisselle. Quand elle se tourne vers moi, je suis surpris par son expression
agacée.
Je pensais qu’elle serait gênée, mais on dirait que ce n’est pas ce qui la
préoccupe en ce moment. Je l’irrite, et c’est bien normal.
— Je peux vous offrir quelque chose, monsieur ?
Son ton glacial me désarçonne.
Elle n’est pas contrariée, elle est furieuse.
Tout son langage corporel indique qu’il suffirait d’un mot de travers de
ma part pour qu’elle craque et m’insulte. C’est ça le problème avec
Claudia : je ne l’intimide pas le moins du monde. Elle m’obéit et se mord la
langue parce qu’elle y est obligée pour préserver sa place, pas parce qu’elle
a peur de moi. C’est un concept nouveau pour moi. Même mes frères me
craignent. Tout le monde, mais pas elle.
— Je veux du thé, je réponds en m’asseyant à la table.
Elle m’adresse un regard si froid qu’il me fait presque baisser la tête.
— S’il te plaît, j’ajoute un peu mal à l’aise.
Elle soupire et le prépare en silence. Je l’observe. Sa tresse rousse en
forme d’épi révèle parfaitement les traits de son visage, bien que je
n’aperçoive que son profil. Elle se masse l’épaule en faisant une petite
grimace de fatigue. On dirait que la journée a été longue. On est deux dans
ce cas.
Le souvenir qui m’est revenu quelques instants plus tôt ravive ma
culpabilité au sujet de la scène du thé renversé. Le sentiment est
désagréable, il ne m’est pas familier. Je ne suis pas du genre à regretter mes
actes.
Je passe distraitement un doigt sur le bord de la table. Une tasse de thé
apparaît dans mon champ de vision et je lève les yeux. Claudia est en face
de moi. Son regard polaire me met mal à l’aise.
— Votre thé, monsieur.
Il n’y a ni respect ni admiration dans sa voix, juste du dégoût.
— Merci.
Elle se retourne pour continuer à travailler.
Je prends une gorgée et je garde la tasse à la main, sans cesser de
l’observer.
Les minutes passent et je me concentre sur la boisson chaude, sans
pouvoir oublier que j’ai mal agi. Comme si elle sentait mon regard, elle se
tourne vers moi avec une expression déterminée, une main sur la hanche.
— Si tu dois t’excuser, fais-le.
— Quoi ?
C’est la première fois qu’elle me parle avec autant de désinvolture et je
suis surpris de constater que ça ne me dérange pas. Elle doit lire la
confusion sur mon visage, comme si j’avais dit tout haut ce que je pensais
tout bas.
— Laisse tomber.
Elle se dirige vers la porte et, avant qu’elle ne la franchisse, les mots
quittent mes lèvres :
— Je suis désolé.
Elle se raidit mais ne se retourne pas, et je lui en suis reconnaissant. Ça
me permet de continuer plus facilement :
— Je suis désolé pour l’autre matin. Je suis allé trop loin, je me suis
comporté comme un salaud, ça ne se reproduira plus.
Je n’attends pas de réponse, je connais Claudia, des excuses n’apaiseront
pas aussi facilement sa colère. Tu la connais ? Tu veux dire que tu la
connaissais, tu ne sais rien d’elle. Et je ne veux rien savoir, d’ailleurs.
— Tu es désolé ?
Elle se tourne vers moi. Ses yeux lancent des éclairs.
— Tu me traites comme de la merde, tu m’humilies devant ton frère, puis
tu t’excuses ?
Je me lève.
— Claudia…
Elle s’approche de la table d’un pas rapide, prend le thé et le vide sur la
surface. Puis elle se retourne, attrape un torchon et me le lance ; je parviens
tout juste à l’attraper.
— Essuyez, monsieur.
Ses yeux noirs brillent de fureur, j’avoue qu’ils me font un peu peur.
— Et si tu me traites encore comme ça, je balancerai un coup de pied
dans la partie la plus tendre de ton anatomie. Excuses acceptées.
L’avoir en face de moi me permet d’observer son visage en détail. Elle a
de légers cernes sous les yeux, mais elle est toujours aussi jolie. J’essuie la
table en silence et elle me regarde, les bras croisés.
— Je me suis excusé et j’ai nettoyé. On est quittes, je commente d’un ton
indifférent.
Elle pince les lèvres.
— OK. Essayons d’avoir une relation courtoise. Je suis l’employée de
cette maison, tu es le fils du patron, point final.
Je suis juste le fils du patron ? C’est tout ce que j’ai jamais été pour toi ?
Bon, alors, tu n’es qu’une bonne et rien de plus.
— Je suis d’accord.
Elle me jette un dernier coup d’œil prudent et s’en va.
Elle me laisse seul avec le souvenir de la distance qu’elle a toujours mise
entre nous, si immense que, même quand Claudia se trouve devant moi, je
ne parviens pas à sentir sa présence.
6. Qu’est-ce que tu fiches,
Apollo ?

CLAUDIA

Les excuses d’Artemis, même si elles sont insuffisantes, semblent sincères.


Je me dis qu’il me méprise probablement moins que je ne l’imaginais, et ça
me donne l’espoir que cette situation finira par devenir plus supportable
pour nous deux. Comme s’ils agissaient sans me demander mon avis, mes
pieds gravissent les escaliers et je me retrouve sans m’en rendre compte
devant la porte de la chambre d’Apollo. J’ai sous-estimé mon besoin de
parler à quelqu’un, d’échanger avec un autre être humain.
J’aime beaucoup discuter avec Ares aussi, mais il est rarement à la
maison. Il a une vie sociale très active. Apollo, lui, reste le plus souvent
dans sa chambre, à lire ou à faire je ne sais pas quoi.
Je frappe à la porte et j’entends un Entrez qui me donne le feu vert. Bien
qu’il fasse nuit, il est sur son petit canapé près de la fenêtre, un livre à la
main. Quand il lève son regard tendre, il sourit en m’apercevant.
Il referme le volume et le pose sur ses genoux.
— Que me vaut cette bonne surprise ?
Je soupire et m’assieds sur son lit, en face de lui.
— J’ai eu une longue journée.
Ses yeux scrutent mon visage avec inquiétude.
— Artemis t’a encore embêtée ?
— Non.
— Martha va bien ?
— Oui.
L’état de santé de ma mère est stable ces derniers temps, et cela m’a
enlevé un grand poids des épaules.
— Je suis juste fatiguée, je crois.
Il se lève et se poste devant moi, me forçant à plier la nuque pour le
regarder.
— Tu veux un massage ?
Les massages d’Apollo sont les meilleurs. J’acquiesce en souriant. Il
grimpe sur le matelas et s’agenouille derrière moi. Ses mains se posent sur
mes épaules et se déplacent un peu pour atteindre la position idéale, en haut
de mon dos, près de ma nuque. Il appuie à cet endroit, et je ferme les
paupières pour savourer l’instant.
— Tu es tendue, remarque-t-il en pétrissant ma peau.
C’est tellement bon que j’étouffe un gémissement de plaisir. J’admets en
soupirant :
— Ces derniers jours ont été stressants.
Apollo se baisse pour enfoncer ses pouces dans mon dos en suivant la
ligne de ma colonne vertébrale ; ses doigts exercent une pression sur des
points clés, et la sensation m’arrache un doux gémissement. Il s’interrompt
et j’ouvre les yeux.
— Je suis désolée, c’est tellement relaxant.
Il se penche sur moi et je sens son souffle dans mon oreille.
— Détends-toi, c’est normal de faire ces bruits quand le massage est bon.
Je déglutis avec un peu de difficulté parce que son souffle me chatouille.
Une atmosphère étrange s’installe entre nous sans que je puisse l’expliquer.
Ce n’est pas la première fois qu’il me masse. Ses paumes remontent du bas
de mon dos et s’arrêtent au milieu. Ma respiration se coupe lorsqu’il passe
ses mains sous mes bras et les pose sur mon abdomen. Son torse effleure
mon dos.
— Respire profondément, c’est une technique antistress.
J’obéis, malgré notre proximité.
— Ferme les yeux, concentre-toi sur ta respiration.
J’inspire et j’expire. Il est si près de moi que la chaleur de son torse se
communique à mon dos. Mon pouls s’emballe et, honnêtement, je me sens
tout sauf détendue en ce moment. Ses lèvres frôlent délicatement mon
oreille. J’essaie de me convaincre qu’il ne l’a pas fait exprès. Ça doit être
un accident. Il le faut.
Qu’est-ce que tu fiches, Apollo ?
Son nez touche mon lobe et son souffle fait doucement vibrer ma peau.
Mon cœur palpite désespérément, est-ce qu’il le sent aussi ? C’est hyper
gênant.
C’est juste un massage, Claudia.
— Claudia…
Apollo susurre mon prénom à mon oreille et un frisson me parcourt tout
le corps. La douce odeur de son eau de toilette m’enveloppe.
Le bruit de la porte qui s’ouvre me fait me lever rapidement et
m’éloigner d’Apollo par réflexe. Un Artemis confus m’observe, avant de
poser les yeux sur son frère qui, toujours à genoux sur le lit, baisse
immédiatement ses mains, qui étaient tendues vers moi.
Le grand frère croise les bras.
— Qu’est-ce que vous fichez ?
Apollo me jette un coup d’œil avant de répondre.
— Juste…
Il ne finit pas sa phrase et Artemis lève un sourcil.
— Qu’est-ce que tu veux ? finit par demander Apollo.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
Apollo a l’air énervé.
— Je n’ai pas à le faire.
Artemis fronce les sourcils, il ne s’attendait pas à cette réaction. De mon
côté, je ne veux pas gâcher notre réconciliation récente. Nous avons décidé
d’avoir des relations courtoises et je ne veux pas de problèmes.
— J’allais partir.
J’adresse un sourire à Apollo avant de me diriger vers la porte et de
quitter la chambre sans me retourner. Je ne devrais plus aller voir Apollo,
maintenant qu’Artemis habite à nouveau ici. Je dois être plus prudente, pas
parce que je me soucie de ce qu’il pense, mais parce que je ne veux pas
qu’Apollo ait des ennuis à cause de moi.
Je descends les escaliers quand Ares me dépasse ; il dévale les marches
en courant, torse et pieds nus.
— Ares ?
Il serre son téléphone d’une main et a l’air complètement paniqué.
— Je t’expliquerai plus tard ! me crie-t-il avant de claquer la porte
d’entrée derrière lui.
Où file-t-il comme ça ?
Je suis inquiète et je n’accepte d’aller au lit qu’une fois qu’il m’a envoyé
un SMS pour m’avertir qu’il passe la nuit ailleurs. Sans chaussures et sans
chemise ?
J’ai l’impression que cette sortie a un rapport avec la fille de notre
voisine. Je crois qu’elle s’appelle Raquel. Je n’ai jamais vu Ares aussi
intéressé par une fille. Aïe, aïe, aïe, Ares, cette fille va réchauffer ce cœur
que tu t’efforces de garder froid.
Je rentre dans la chambre et je m’assieds à côté de ma mère. Elle est
adossée à la tête de lit. Ses cheveux roux courts parsemés de mèches
blanches encadrent son visage. Ses rides s’accentuent lorsqu’elle me sourit
et me prend la main.
— Tu es là.
Je lui réponds par un sourire et je me penche pour l’embrasser sur le
front, puis je m’écarte et je lui caresse la joue.
— Tu devrais être endormie.
— Hum.
— Comment tu te sens ? je lui demande en évaluant chacun de ses gestes.
Son bien-être est ce qui compte le plus pour moi.
— Ça va.
Elle passe deux doigts le long de mes cernes.
— Tu as vraiment l’air fatiguée, on ferait mieux de dormir.
— D’accord, je vais me changer.
Elle examine mon uniforme et fronce les sourcils.
— C’est une nouvelle politique vestimentaire, maman, ne t’inquiète pas,
d’accord ? Je contrôle la situation.
Elle m’attend pendant que j’enlève la tenue ridicule qu’Artemis m’a
imposée et que j’enfile mon pyjama. Je m’allonge à côté d’elle.
— Bonne nuit, maman.
— Bonne nuit, ma fille.
Je n’arrive pas à dormir, mon esprit vagabonde, il s’attarde sur les
excuses d’Artemis, puis passe à la séance de massage d’Apollo. Qu’est-ce
que c’était ? J’aimerais croire que je me fais des idées, mais je devrais peut-
être prendre en compte le fait que ce n’est plus un petit garçon : c’est un
adolescent en pleine montée hormonale. Je n’ai pas prêté suffisamment
attention à la situation, je vais devoir me montrer plus prudente, sans ça les
choses pourraient déraper facilement.
Claudia…
Sa voix tendre résonne dans mes oreilles. Il faut que j’arrête d’y penser
pour retrouver un peu de tranquillité et m’endormir enfin.
Froid…
Il fait si froid que je ne peux m’empêcher de frissonner. Les températures
sont si basses que mes lèvres sont craquelées, j’ai la peau sèche et
déshydratée. Je serre très fort Fred, mon ours en peluche, désormais
tellement sale que son odeur est désagréable. Mais pas question de le
lâcher. La petite caravane dans laquelle nous vivons est plongée dans
l’obscurité : ça fait longtemps que nous n’avons plus l’électricité. Je trouve
ma mère sur le canapé, inconsciente, la main suspendue en l’air. Des
seringues vides jonchent le sol. Elle porte juste une jupe qui la couvre à
peine et un haut qui expose son ventre. Ses cheveux roux sont emmêlés et
crasseux. Je pose mes petits doigts sur sa poitrine.
— Maman.
Elle ne répond pas, ne bouge pas.
— Maman, j’ai très froid.
En la voyant si peu couverte, je me dis qu’elle a peut-être plus froid que
moi. Je prends mon drap et je la borde soigneusement, en m’assurant de la
couvrir le plus possible. Je sursaute en entendant qu’on frappe à la porte.
— Martha ! Martha ! Ouvre cette foutue porte !
Mon cœur s’emballe, la peur me pétrifie, je secoue ma mère.
— Maman ! Maman, réveille-toi !
Mais elle ne bouge toujours pas. Je hurle quand quelqu’un enfonce la
porte.
— T’es où, sale pute ?
Un homme habillé tout en noir, avec plusieurs boucles d’oreilles et un tas
de tatouages, entre dans notre minuscule domicile. Ses yeux se posent sur
ma mère.
— Ah, te voilà.
Je lui barre la route.
— Non ! Lâchez-la !
Il m’attrape par les cheveux et me jette sur le côté. Mon ventre heurte
une petite table de nuit à côté du canapé. Le souffle coupé, je me tiens
l’estomac. L’homme attrape les seringues et les lance au loin, puis gifle ma
mère, qui cligne à peine des yeux.
— Eh ben, je vois que tu t’es offert un trip avec ma came.
Je me relève péniblement, les larmes aux yeux.
— Laissez-la tranquille ! Non ! S’il vous plaît !
L’homme grimpe sur ma mère et déboutonne son pantalon, je le frappe
encore et encore, si bien qu’il finit par se tourner vers moi et m’agrippe à
nouveau par les cheveux pour me traîner jusqu’à la porte. Il me pousse
dehors et j’atterris avec fracas dans la neige devant notre caravane.
— Si tu rentres, je te tue, petite morveuse.
En pleurant, je me mets à courir. Il me faut de l’aide. Je n’arriverai pas à
gérer cet homme seule. Maman m’a toujours dit que, si quelqu’un s’en
prenait à elle, je ne devais pas me battre, je devais aller chercher de l’aide.
Je trébuche à plusieurs reprises. Quelques centimètres de neige sont tombés
et je ne sens plus mes pieds.
Une paire de bras musclés me saisissent dans le froid. Une voix douce
emplit mes oreilles :
— Hé, hé, Claudia.
J’ouvre les yeux, la vue brouillée par les larmes. Je tremble de façon
incontrôlable.
— Tout va bien, c’était juste un vilain rêve.
La voix d’Artemis ne me surprend pas autant que le fait que nous soyons
au milieu du jardin des Hidalgo.
Est-ce que j’ai encore été somnambule ?
La peur, le froid, la douleur du cauchemar sont encore présents dans mon
esprit. Je lève la tête pour voir ces yeux qui m’apaisaient, avant, quand je
faisais ces cauchemars. Je serre les lèvres pour essayer d’arrêter de pleurer,
mais je n’y arrive pas. Artemis tient mon visage, et en cet instant il n’a plus
rien de l’homme froid et dur que tout le monde connaît, il ressemble au
garçon qui a grandi à mes côtés, qui a veillé sur moi et m’a réconfortée
chaque fois que je faisais des rêves horribles. Au garçon qu’il était avec moi
seule.
— Tout va bien, murmure-t-il en essuyant mes larmes avec ses pouces.
Je suis incapable de parler.
— Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit, tout va bien.
Il me serre dans ses bras et je pleure en silence contre son torse. Son
odeur m’apaise. Sa main caresse mes cheveux. Je n’ai pas la force d’élever
mes barrières défensives et de le repousser.
— Tout va bien, Claudia, je suis là.
Je place les bras autour de sa taille et je le serre très fort.
Je suis trop secouée pour penser rationnellement, j’ai juste besoin de me
sentir en sécurité dans ses bras pendant quelques secondes, jusqu’à ce que
ces terreurs qui remontent de mon enfance et provoquent ces cauchemars
s’apaisent. Parce que ce ne sont pas de simples cauchemars ; ce sont des
souvenirs.
Et Artemis le sait, il le sait aussi bien que moi.
7. Ça te fait marrer, hein ?

ARTEMIS

Un coup.
Et un autre.
Et un autre.
Mes poings serrés, recouverts de bandes de tissu, entrent en contact avec
le sac de sable, que je frappe encore et encore, de plus en plus fort. La sueur
ruisselle le long de mon cou, descend jusqu’à ma poitrine, mes
abdominaux. Mes biceps se tendent chaque fois que j’attaque le sac. Mais
mon esprit est ailleurs.
— Je…
Claudia s’est éloignée de moi après m’avoir enlacé, mal à l’aise. Ses
yeux gonflés de larmes m’évitaient.
— Je suis désolée, je…
— Tu n’as pas à t’excuser, lui ai-je assuré en souriant chaleureusement.
Elle s’est raclé la gorge, sans me regarder.
— Je dois y aller.
Je frappe le sac de boxe à plusieurs reprises, me rappelant combien ses
épaules se sont crispées et sa posture s’est tendue dès qu’elle s’est ressaisie.
Je me rappelle surtout comme c’était bon de la tenir dans mes bras. Son
odeur m’est encore familière et ça m’exaspère. Elle ne devrait pas
m’intéresser de cette façon, elle appartient au passé.
En plus, j’ai une petite amie.
— Claudia !
Je l’ai rappelée avant qu’elle ne parte, mais elle m’a adressé un sourire
aimable.
— Merci pour…
Elle s’est tue.
— Merci.
Et elle est rentrée dans la maison, mettant fin à notre interaction, la nuit
dernière.
Pourquoi est-elle si mal à l’aise avec moi ? Elle se comporte comme si
nous étions des inconnus. Même si nous ne sommes plus aussi proches
qu’avant, notre histoire nous unit. Mes poings se serrent plus fort pour
asséner des coups plus violents encore. Le sac tangue sous chaque impact.
Je repense au moment où je suis entré dans la chambre d’Apollo, elle avait
l’air si détendue, tellement à l’aise avec lui… Depuis quand sont-ils si
proches tous les deux ? Pourquoi est-elle si paisible avec lui et si tendue
avec moi ?
Je dois cesser de penser à elle.
Je m’accorde une pause. J’attrape le sac de frappe et j’y appuie le front.
Ma respiration est haletante à cause de l’exercice prolongé, tout mon corps
est couvert de sueur. Je ne porte qu’un short. Je prends une serviette, je me
sèche un peu et je la passe autour de mon cou pour sortir de la petite salle
de sport de la maison. Je m’apprête à monter à l’étage, mais je m’arrête :
j’ai changé d’avis. J’ai envie de taquiner un peu Claudia. Elle l’a bien
mérité, elle qui a occupé toutes mes pensées ce matin.
En entrant dans la cuisine, je me dirige droit vers le frigo, je sors une
bouteille d’eau et je me prépare à la boire. Claudia finit de laver une
casserole et, quand elle se tourne pour l’essuyer, elle m’aperçoit.
— Oh.
Elle laisse tomber la casserole, surprise.
— Je ne vous avais pas vu, monsieur.
Elle se remet à me vouvoyer et à m’appeler monsieur ? Mais pour quelle
raison ?
Elle ramasse la casserole sur le sol et, quand elle se relève, ses yeux
s’attardent sur mon torse et mes abdos. Ses joues s’enflamment. Un sourire
arrogant se dessine sur mes lèvres, mais je ne dis rien. Elle passe devant
moi en observant mes muscles à la dérobée. Je sais que je suis séduisant. Je
ne me vante pas, c’est un fait et je me donne beaucoup de mal pour
entretenir ma silhouette. J’aime faire du sport et manger le plus sainement
possible… quand j’ai le temps, bien sûr. Mes frères et moi sommes très
semblables, de ce point de vue-là. Ares a toujours été très porté sur le sport
et Apollo utilise notre salle de temps en temps. Claudia passe à nouveau
devant moi après avoir rangé la casserole essuyée dans l’armoire.
— Vous avez faim, monsieur ?
Je profite qu’elle a le dos tourné pour l’observer.
— Oui.
Ses cheveux sont à nouveau relevés en tresses, ce qui me permet
d’admirer sa nuque. Quelques mèches rousses rebelles se sont échappées de
sa coiffure et forment un contraste parfait avec sa peau.
Claudia se tourne pour me regarder, et je me concentre immédiatement
sur la fenêtre de la cuisine.
— Qu’est-ce que vous voulez manger ?
— Une salade de fruits, ce sera parfait.
Elle acquiesce.
— D’accord.
Je m’assieds à la table de la cuisine et elle s’installe en face de moi. Je la
regarde tout préparer, j’admire l’agilité avec laquelle elle découpe les fruits,
la délicatesse avec laquelle ses doigts les caressent, la façon dont elle se
mord la lèvre lorsque le couteau tranche la chair tendre… Les petites taches
de rousseur sur ses pommettes passent presque toujours inaperçues, mais
dans la lumière du jour elles sont soudain très visibles.
Pourquoi est-elle si belle ? Qu’a-t-elle de plus que les autres femmes
avec qui je suis sorti ? Honnêtement, j’aimerais connaître la réponse. Nos
regards se croisent et ses yeux noirs me font oublier la relation
professionnelle que nous avons désormais. Avant que je puisse réfléchir à
ce que je vais dire, les mots m’échappent :
— Comment tu vas ?
— Bien.
Elle me tend l’assiette de fruits et je constate qu’elle n’a pas mis de
fraises dans la salade. Je souris presque en constatant qu’elle se souvient
encore de mes allergies.
— Tu as un talent fou pour couper les fruits.
Je ne sais même pas pourquoi je dis ça, pourquoi je continue à essayer
d’entamer la conversation avec elle. Comme elle ne répond pas, j’enfourne
un morceau de melon et je le mâche lentement sans la quitter des yeux une
seconde. Elle s’affaire dans la cuisine. Pourquoi ne rebondit-elle pas quand
je lui propose de discuter ? C’est frustrant, d’habitude je ne dois pas
consentir autant d’efforts. Ce sont plutôt les autres qui se donnent un mal de
chien pour initier une interaction avec moi, qui essaient de surmonter mes
défenses. Avec elle, c’est le contraire. Ça me déconcerte. Je me demande si
elle se comporte différemment avec Apollo. Après la scène à laquelle j’ai
assisté, je me dis que c’est le cas.
Il faut que j’arrête de penser à ça.
Je suis sur le point de me lever et de partir quand quelque chose sur le sol
attire l’attention de Claudia. Son expression froide disparaît, remplacée par
de l’adoration pure, et elle sourit jusqu’aux oreilles. Cette attitude me laisse
sans voix, mon cœur s’emballe comme un imbécile.
Je veux qu’elle me regarde comme ça. Je cherche ce qui l’intéresse tant :
un chiot blanc tout poilu vient à sa rencontre, entré dans la maison par la
porte de la cuisine.
Claudia s’agenouille devant lui. Le chiot pose ses pattes sur elle et lui
lèche les mains pendant qu’elle le caresse.
— Bonjour, mon mignon.
Elle lui sourit, de l’amour plein les yeux. D’où sort ce chiot ?
Claudia semble se souvenir de ma présence et se relève d’un coup en
reprenant son expression impénétrable. Elle se dirige vers l’évier pour se
laver les mains. Le petit chien la suit, collé à ses basques.
— Je ne savais pas qu’on avait un chien.
C’est reparti, j’essaie de la faire parler. Je ne sais pas ce qui m’arrive ce
matin. Claudia jette à peine un coup d’œil dans ma direction.
— Il appartient à Apollo. Il recueille des petits chiens abandonnés. Il
travaille comme bénévole à la fourrière.
Apollo…
La voix de Claudia s’adoucit quand elle mentionne mon frère et, sans que
je sache pourquoi, ça m’agace. Je me remets à manger les fruits qu’elle a
préparés.
— Waouh, il a un cœur d’or.
— En effet.
— Je croyais que tu n’aimais plus les chiens.
Je me souviens que, lorsque nous étions encore enfants, mon père avait
décidé d’avoir un chiot, qu’on avait appelé Fluffy. Malheureusement,
quelques mois plus tard, il avait eu une infection que le vétérinaire n’avait
pas pu soigner et il était mort. Claudia et moi étions dévastés, nous avions
même organisé ses funérailles. Par la suite, les chiens étaient devenus un
sujet sensible pour nous deux. Claudia me regarde avec empathie et je
devine qu’elle pense à la même chose que moi.
— Je n’oublierai jamais Fluffy, dit-elle.
Un sourire triste apparaît sur son visage avant qu’elle ajoute :
— Mais je ne sais pas, c’est impossible de ne pas s’attacher aux chiots
qu’Apollo ramène. Ils sont tellement adorables. Ils ont tellement besoin
d’amour.
Le petit chien quitte Claudia, fait le tour de la table et apparaît à mes
côtés. Il colle son corps poilu contre mes pieds et me chatouille.
Je ne sais pas comment réagir : je n’ai pas eu le moindre contact avec un
chien depuis Fluffy. Mais je fronce les sourcils lorsque je vois le chiot lever
la patte gauche pour essayer d’uriner sur mon pied gauche.
— Ah !
Je me lève d’un bond et je m’éloigne juste à temps pour qu’il ne m’urine
pas dessus. C’est quoi ce bordel ?
Le rire de Claudia résonne dans la cuisine. Elle rit tellement fort qu’elle
doit se tenir le ventre et a du mal à reprendre sa respiration. Je fusille du
regard la petite boule de poils qui s’approche de moi.
— Non ! Recule ! Méchant chien !
Je n’arrive pas à croire que je bats en retraite devant un petit animal qui
n’arrive même pas à la hauteur de mes genoux. Claudia est toute rouge à
force de s’esclaffer et, pendant une seconde, j’oublie le chien et je la
regarde rire. Mon Dieu, que ce son m’a manqué. Quand elle croise mon
regard, elle s’arrête. Elle essaie de se contrôler en pinçant les lèvres.
— Doggy !
Elle appelle le chiot pour qu’il s’éloigne de moi.
— Viens, Doggy !
Il la suit et elle le conduit hors de la cuisine ; elle ferme la porte de
derrière une fois qu’il est dehors. Elle se tourne vers moi en continuant à
pincer les lèvres pour contenir son rire. Son air amusé fait plaisir à voir.
— Ça te fait marrer, hein ?
— Non, monsieur.
Un petit rire lui échappe. C’est la première fois qu’elle m’appelle
monsieur sans prononcer le mot avec mépris. Son ton est juste un peu
moqueur.
Sans réfléchir à ce que je fais, je contourne la table pour me rapprocher
d’elle.
— Si, ça te fait marrer. Tu l’as entraîné à faire ça ?
Elle rit un peu et essaie de retrouver son calme, en reculant.
— Bien sûr que non.
Je ne m’arrête que lorsqu’elle ne peut plus reculer. Elle se retrouve dos
au mur. Son rire s’éteint et son expression devient nerveuse. Elle est
coincée. Je pose les mains de chaque côté de son visage pour l’enfermer,
comme si elle était en cage. Elle lève les mains pour me repousser, mais
change d’avis quand elle se rend compte que je suis torse nu et qu’elle
serait en contact direct avec ma peau.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
Je hausse un sourcil.
— Qu’est-ce qui est arrivé à monsieur et vous ?
Elle s’humecte les lèvres.
— Je n’aime pas m’adresser à toi comme ça.
— Pourquoi ?
Elle plante ses yeux dans les miens. Elle ne semble ni hésitante ni
intimidée.
— Tu es trop jeune pour être un monsieur.
— M’appeler monsieur n’a rien à voir avec mon âge.
— Je sais. Pour toi, c’est un terme respectueux pour désigner le patron.
Elle lève les yeux au ciel.
— Et, comme je te l’ai déjà dit, tu n’es pas mon patron.
— Ah non ?
Elle lève le menton d’un air de défi.
— Non.
Je me penche encore plus, nos visages sont si proches que je distingue
tous les détails de sa peau.
— Si je ne suis pas ton patron, qu’est-ce que je suis, alors ?
Elle hésite. Ses lèvres sont à ma portée, il suffirait que je me baisse un
peu pour les goûter, pour les sentir entrer en contact avec les miennes.
Pendant une brève seconde, elle me laisse entrevoir sa vulnérabilité. Elle
semble moins confiante ou maîtresse de la situation que d’habitude. Elle
paraît indécise et, je ne sais pas pourquoi, ça me plaît. J’ai envie qu’elle
perde le contrôle comme je le fais quand je suis avec elle. Quand je suis en
sa présence, il m’arrive de ne plus savoir ce que je dis ou fais. Nos
respirations s’emballent et la chaleur de nos corps se devient palpable.
Claudia me regarde dans le blanc des yeux pour répondre :
— Je te l’ai déjà dit, tu es simplement le fils de mon patron.
Je sens cependant que la conviction a disparu dans sa voix, elle ne
semble plus aussi sûre que la première fois qu’elle me l’a dit. Elle repousse
un de mes bras et s’échappe. Avant qu’elle ne puisse s’éloigner davantage,
je la suis et j’attrape son poignet, la tirant pour la coincer entre mon corps et
la table de la cuisine.
— Rien de plus, hein ?
Je saisis son menton.
— Je suis juste le fils du patron, Claudia ? Je ne te crois pas.
— Je me fous de ce que tu crois.
Elle écarte son visage.
— Alors pourquoi tu me fuis tout le temps ? De quoi as-tu si peur ?
Je ne sais pas d’où sortent ces questions, mais je les pose en plaquant son
bassin contre la table. Nos regards sont plongés l’un dans l’autre, je veux
sonder le sien, découvrir ce qui s’y cache…
Avant, je connaissais son côté vulnérable, mais, depuis qu’elle m’exclut
et ne me montre que son côté froid, je sens que je souhaite autre chose.
— Je n’ai peur de rien et je ne te fuis pas.
— Menteuse.
Elle pince les lèvres. Son regard s’abaisse et se concentre sur mon torse.
— Tu n’es rien pour moi, Artemis.
— Regarde-moi dans les yeux et répète ça.
Elle me dévisage et hésite ; nous sommes si proches que, chaque fois
qu’elle inspire, ses seins effleurent mon torse nu.
— Tu…
Elle ne parvient pas à finir sa phrase.
Comme s’il était mû d’une volonté propre, mon pouce effleure ses lèvres.
Elle les entrouvre et sa respiration s’accélère.
Bon sang, je meurs d’envie de l’embrasser.
La seule chose qui m’arrête, c’est Cristina. Elle compte pour moi, et je ne
veux pas lui être infidèle. Ce ne serait pas juste. Ce que je fais est déjà assez
grave. Je ne veux pas être comme ma mère.
Claudia m’observe en silence, dans l’expectative, comme si elle ne savait
pas ce qui allait se passer ou ce qu’elle voudrait qu’il se passe. Moi, je sais
ce que je veux, c’est ce qui m’exaspère et me déstabilise. Je déteste sentir
que la situation m’échappe.
Je ne sais pas comment j’arrive à me détacher d’elle et à sortir de la
cuisine avant de me laisser aller et de regretter mes actes. Je vais devoir
prendre plus de précautions : j’ai été stupide de croire qu’elle ne m’attirait
plus.
J’ai peut-être besoin de passer à l’acte pour arriver à l’oublier. Le fait que
cette relation me soit interdite déclenche sans doute en moi l’envie de
relever le défi ou un truc du genre. Une chose est certaine : je ne pourrai pas
tourner la page sans avoir couché avec elle, sans avoir savouré ses
gémissements, ses râles, ses soupirs d’excitation.
J’obtiens toujours ce que je veux et, ce fameux 4 juillet, Claudia a fait
figure d’exception. Mais ça ne peut plus durer. Claudia est comme les
autres, elle ne peut pas me résister.
8. C’est tellement facile de te faire plaisir

CLAUDIA

Je dois éviter Artemis.


C’est une évidence depuis nos dernières rencontres : la distance que j’ai
mise entre nous n’est pas suffisante. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi
est-ce que mon cœur s’emballe comme ça ? Je crois que je ne suis pas
encore habituée au fait qu’il a grandi et qu’il a changé, c’est tout.
Je n’arrive pas à chasser son visage de mon esprit, je le vois encore si
proche du mien que je distingue les grains de sa peau et que je peux me
noyer dans ses yeux. Je repense à sa barbe soignée et à son corps musclé.
Non, je ne veux pas y repenser. Quand je l’ai vu entrer dans la cuisine, j’ai
dû lutter de toutes mes forces pour ne pas lui montrer l’effet que son torse
nu provoquait en moi. Il est magnifique et il en joue. Je ne peux pas lui
avouer que sa beauté m’éblouit, il serait bien trop fier.
Alors pourquoi est-ce que tu me fuis tout le temps ? De quoi as-tu si
peur ?
La profondeur de sa voix et son souffle contre mes lèvres me hantent
encore. Je secoue la tête, peut-être que je suis juste attirée par lui
physiquement. Il a un charme fou, c’est normal. C’est le problème,
d’ailleurs : c’est pour ça que mon cœur s’emballe. J’ai du mal à admettre
qu’il m’attire, mais au moins ça peut expliquer ce qui m’arrive et pourquoi
mon corps réagit systématiquement en sa présence. Je dois oublier l’épisode
de son torse nu dans la cuisine. Plusieurs jours ont passé à présent, je ne sais
pas pourquoi j’y pense sans cesse. Artemis a gardé ses distances depuis : je
ne l’ai pas vu, je crois qu’il m’évite. Tant mieux, c’est préférable, pour moi
comme pour lui. Je suis occupée à enlever la poussière des rideaux du salon
quand j’entends des bruits venant de la salle de jeux. Je fronce les sourcils.
Oh, Raquel, la voisine, a fini par céder…
Tout à l’heure, quand elle a sonné à la porte, elle m’a timidement
demandé si Ares était là et je l’ai laissée entrer. Si je comprends bien la
situation, Ares et elle sont en train de… J’étais étonnée qu’elle soit
parvenue à résister à ses charmes aussi longtemps. Je ne peux pas en dire
autant des autres filles qui ont défilé dans le lit d’Ares ; il suffit qu’il pose
les yeux sur elles et qu’il lâche quelques mots pour qu’elles tombent dans
ses bras. Je sors dans le couloir pour mettre de la musique qui couvrira le
vacarme. Même si je sais que les maîtres de maison sont absents et
qu’Artemis n’est pas encore rentré, je suis un peu gênée. Mais mes
tentatives d’ignorer la scène sont vaines, car je tombe nez à nez avec Apollo
figé devant la porte.
— Je ne savais pas que Samy était là.
Je lui souris.
— Ce n’est pas Samy.
Apollo plisse le front.
— Alors, qui est-ce ?
Je laisse échapper un long soupir.
— Je pense que c’est la fille de la maison à côté.
Apollo ne parvient pas à cacher sa surprise.
— Raquel ?
— Oui, voilà.
— Eh ben merde… Je ne m’attendais pas à ça, je croyais qu’ils se
détestaient.
Je hausse les épaules.
— Parfois, l’attirance se fait passer pour de la haine.
Je me dirige vers la cuisine, Apollo m’emboîte le pas. Je suis contente
parce que, d’ici, on n’entend plus les ébats.
— Tu veux un sandwich dinde-jambon ?
Il tend son poing pour me faire un check.
— Tu sais ce que j’aime.
Je ne peux m’empêcher de rire.
— C’est tellement facile de te faire plaisir.
— Je te crois sur parole.
Artemis apparaît sur le seuil de la cuisine. Il porte son costume habituel,
il est probablement de retour du travail. Sa simple présence casse la bonne
ambiance entre Apollo et moi.
— On te paie pour papoter, Claudia, ou pour travailler ?
Je constate qu’il n’a pas encore quitté son mode « humour de connard
frustré ».
Apollo s’interpose :
— Laisse-la tranquille, Artemis, ne commence pas.
Il reste là à nous toiser, je prépare le sandwich et je le pose sur la table
pour quitter la cuisine rapidement.
Je n’ai pas fini de traverser la pièce que j’entends Artemis et Apollo
s’apostropher en élevant la voix. Ils se disputent ?
Artemis sort de la cuisine, suivi d’Apollo, qui ouvre la bouche pour
rétorquer, mais à ce moment précis Raquel débouche du couloir de la salle
de jeux et me fonce dedans. Ses cheveux sont en désordre et elle a les yeux
pleins de larmes. Elle est si préoccupée qu’elle ne semble même pas nous
voir. Elle sort de la maison en trombe, puis claque la porte derrière elle.
Artemis, Apollo et moi échangeons des regards stupéfaits.
— Ce n’est pas Raquel ? demande Artemis.
Sa question nous surprend, Apollo et moi, car nous savons qu’il ne se
souvient jamais que des choses qui lui semblent avoir de l’importance.
Apollo serre les poings et se dirige vers la salle de jeux, probablement
pour sermonner son autre frère. Je me dis que c’est une très bonne idée,
jusqu’à ce que je réalise qu’Artemis et moi nous retrouvons seuls. C’est la
première fois que je le vois depuis le matin fatidique. Alors qu’il vient de
rentrer du travail et que ses traits sont tirés par la fatigue, son costume et ses
cheveux sont impeccables, comme si pour lui l’élégance était une aptitude
naturelle.
Sans un mot, je me dirige vers la cuisine et, à ma grande surprise,
Artemis me suit en silence.
Qu’est-ce qu’il veut encore ? Il ne voit pas qu’il y a encore un malaise
entre nous ? Il se tient dans l’embrasure de la porte tandis que j’organise des
papiers sur la table. Je les ai apportés plus tôt, dans l’espoir d’avoir le temps
de travailler un peu sur un devoir pour la fac.
— Claudia.
Sa voix a retrouvé la froideur, l’insensibilité du jour où il m’a humiliée.
Je soupire, pose mes cours et me tourne vers lui.
— Oui, monsieur ?
On peut jouer à deux au jeu du congélateur, Artemis Hidalgo.
Son visage est impassible, je n’y trouve aucune trace de l’amusement du
matin où il était torse nu ni de la chaleur de la nuit où il m’a réconfortée
après mon cauchemar.
— Je tiens à m’excuser pour mon comportement de l’autre matin, c’était
inapproprié de ma part, ça n’arrivera plus.
Il n’y a pas la moindre hésitation dans sa voix, son ton est assuré et
glacial.
— J’aimerais que notre relation soit strictement professionnelle.
Je croise les bras.
— Je suis d’accord. Je n’ai jamais souhaité autre chose, monsieur. Je
pense que c’est vous qui avez tout mélangé.
Et je peux te botter le cul à ce jeu, Artemis.
Son expression tout en froideur se fendille légèrement, il a l’air…
blessé ? Mais il se remet aussitôt.
— Voilà, c’est tout, conclut-il.
Il me jette un dernier regard avant de repartir et je laisse échapper tout
l’air que je retenais sans m’en rendre compte. C’est bien qu’il se soit excusé
et qu’il ait précisé que notre relation devait rester strictement
professionnelle. C’est exactement ce que je souhaite.
Alors pourquoi je me sens mal ?
J’ai l’impression qu’il vient de rompre avec moi, alors qu’on n’est même
pas en couple. Je m’installe à la table devant mon travail pour la fac. Il ne
faut pas que je perde de vue mes priorités : ma mère, mes études et mon
emploi dans cette maison. Une relation amoureuse avec Artemis pourrait
mettre en péril ces trois choses. Son regard froid me revient à l’esprit, je le
revois planté là dans son costume, sans la moindre expression.
Quel iceberg !
*

— On est vendredi, bitches ! s’exclame Gin en lançant les bras en l’air.


Il est presque dix heures du soir et nous venons de sortir de l’université.
Notre présentation s’est bien passée et je suis super soulagée. Un sourire se
dessine sur mes lèvres. Gin le remarque et se couvre la bouche en feignant
la surprise.
— C’est un sourire ? Oh mon Dieu ! Elle est capable de sourire…
Je lui donne une tape sur le bras.
— Ne commence pas.
Gin sourit de toutes ses dents.
— Tu es tellement mignonne quand tu souris, je ne sais pas pourquoi tu
ne le fais pas plus souvent.
Je passe mon bras sous le sien pour marcher jusqu’à l’arrêt de bus.
La petite université est loin de chez nous, mais heureusement les bus
circulent en soirée.
— Je ne m’attendais pas à ce qu’on s’en sorte aussi bien.
— Évidemment que ça s’est bien passé. Le professeur a même été
impressionné par notre travail.
Alors que nous atteignons l’arrêt de bus, Gin pose sa tête sur mon épaule.
— Il faut fêter ça.
— C’est reparti, tes idées délirantes ?
Elle s’écarte.
— Tu as besoin d’un break. En plus, tu m’as dit que ta mère dormait
quand tu as quitté la maison, alors… pourquoi ne pas aller boire un verre ?
C’est moi qui régale.
— Tu sais bien que je n’aime pas l’alcool.
— Parce qu’il te fait perdre le contrôle et que ça te pousse à te comporter
comme la jeune fille que tu es.
— Non, en fait…
Elle me bâillonne.
— Je ne veux pas entendre tes excuses, j’ai deux tickets gratuits pour
aller dans une boîte avec boissons à volonté. Tu viens avec moi, Clau.
Vaincue, je retire sa main de ma bouche.
— D’accord, mais juste un verre.
Le sourire qui se répand sur son visage est contagieux.
— Allons-y !
Nous montons dans un bus en direction du centre-ville, où se trouvent la
plupart des boîtes de nuit. Une rue entière en est pleine. Une fois que nous
sommes assises, Gin me raconte comment elle s’est procuré les entrées. Elle
s’est cognée à un très bel homme dans un bar, il a renversé du café sur elle
et, pour s’excuser, il lui a offert les tickets.
— Il était séduisant, soupire-t-elle. Il était poli et sûr de lui, et son
sourire…
Ça me fait un peu rire.
— La semaine dernière, c’était le livreur de pizza et maintenant c’est ce
gars. Comment tu peux craquer aussi vite ?
— C’est un talent inné.
Elle me décoche un clin d’œil.
— Non, sérieux, le type du bar est d’un autre niveau, du style Artemis.
Mon sourire disparaît lorsque j’entends ce prénom. Gin, à qui rien
n’échappe, le remarque tout de suite.
— Il y a quelque chose que je ne sais pas ?
Je secoue la tête.
— Non.
Elle lève les yeux au ciel.
— Que de mystères avec ce mec ! À ce rythme-là, je vais finir par écrire
un livre à la Harry Potter. Il s’appellera : Claudia et le mystère des
Hidalgo.
— Tu es folle ! Pourquoi les Hidalgo ? Je pensais que tu voulais
seulement que je te parle d’Artemis.
Elle lève le doigt en m’expliquant :
— Non, parce que j’ai remarqué que maintenant, quand je mentionne
Apollo, je vois à ta réaction que tu te dis « Il se passe un truc, mais si je ne
le dis pas à voix haute, ce n’est pas concret ».
— Tu sais qu’Apollo a seize ans ?
— Et alors ? Il a tout de même un pénis.
Je lui balance une claque à l’arrière de la tête.
— Gin !
Elle éclate de rire.
— En plus, dans cet État, seize ans, c’est l’âge du consentement.
Elle m’adresse un clin d’œil et je la frappe à nouveau.
— Je plaisante, j’adore te taquiner. Maintenant, laisse-moi te maquiller
un peu, on dirait une étudiante qui vient de sortir de cours.
— Ah bon ?
Je la laisse faire, et je ne proteste même pas quand elle choisit un rouge à
lèvres rouge flamboyant sous prétexte qu’il est assorti à la couleur de mes
cheveux.
Nous descendons enfin du bus.
— Je ne pense pas qu’on ait la tenue pour sortir en boîte.
Nous portons un jean, des bottes et un pull à manches longues ; l’air frais
de l’automne nous oblige à nous habiller chaudement pour aller à
l’université.
Gin arrange mes cheveux.
— On est très belles.
Elle m’attrape la main et me tire vers la rue où se trouvent les boîtes. La
rue des Roses, comme elle s’appelle. C’est la foule. Des gens sont
regroupés pour fumer devant l’entrée des clubs, d’autres marchent
simplement. La plupart sont très bien habillés : les filles en robe courte ou
en jean, mais avec de jolis tops et de belles chaussures. Les garçons ne sont
pas en reste.
— Je ne pense vraiment pas qu’on ait la tenue appropriée.
— Arrête, m’ordonne Gin en me conduisant au bout de la rue, là où se
dresse une boîte qui paraît plus grande encore que les autres et, pour autant
que je puisse en juger, plus prestigieuse. Il n’y a pas de queue pour entrer,
juste un écriteau qui prévient RÉSERVÉ AUX PERSONNES MUNIES
D’UN TICKET.
Quand je lève les yeux et que je vois le nom du club, j’en reste bouche
bée.
— Tu déconnes…
Insomnia…
La voix d’Apollo résonne dans ma tête. Je suis allé au club d’Artemis,
l’Insomnia, et je me suis saoulé sans le vouloir.
Gin a des tickets pour la boîte d’Artemis, évidemment ! Qu’est-ce qui
pourrait mal tourner ?
9. Je crée un espace

CLAUDIA

L’Insomnia est un club très classe, les décorations sont somptueuses, les
fauteuils modernes, et un immense bar s’étend sur toute la longueur. Aussi
sophistiqué que son idiot de propriétaire.
Bien qu’il y ait beaucoup de monde, il y a assez de place pour se déplacer
sans cogner personne, ce que je trouve très agréable ; c’est un truc que je
déteste dans les boîtes, me sentir écrasée par la foule.
Gin me hurle à l’oreille :
— C’est génial, c’est le club le plus branché de la ville ! J’arrive pas à y
croire.
Sa joie est contagieuse, je lui souris alors que nous nous dirigeons vers le
bar. Mon amie montre nos tickets au barman et nous commande deux
verres.
— C’est bon, Claudia. Il n’est pas là.
Artemis a reçu cette boîte en cadeau pour ses vingt et un ans. Il en a
confié la gestion à une personne de confiance en attendant de terminer ses
études, mais, comme il a fini par rejoindre l’entreprise de son père, il n’a
jamais eu le temps de s’en occuper personnellement. C’est ce qu’Apollo
m’a expliqué. Je ne pense même pas qu’Artemis fréquente ce club. Quand
nous recevons nos boissons, Gin me fait trinquer avec elle avant de goûter.
C’est un cocktail fruité, le goût de l’alcool est fort mais supportable.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un Orgasme.
— Tu te fous de moi !
— Non, répond Gin, les yeux fixés sur quelque chose derrière moi. Oh
mon Dieu !
Oh non, faites qu’elle ne dise pas que c’est Artemis.
— C’est lui !
Je me retourne pour voir de qui il s’agit et je découvre un grand blond au
visage enfantin, avec de magnifiques yeux verts. Il est beau, bien qu’il ne
soit pas du tout mon genre. Il avance un peu et je remarque qu’un autre mec
le suit. Oh, il est encore plus grand, il a les cheveux noirs et des yeux noirs
intimidants. Il a des traits bien dessinés et virils : ses cheveux en pagaille
sont particulièrement craquants. Lui, en revanche, c’est mon type de mec.
Il faut que je mette les choses au point avec mon amie.
— Gin, lequel des deux te plaît ?
Faites que ce soit le blond, faites que ce soit le blond. Gin se mordille la
lèvre.
— Le blond, c’est lui qui m’a offert les tickets.
Quel soulagement ! Le blond semble reconnaître Gin et s’approche de
nous en nous adressant un signe de la main. Elle me le présente.
— Claudia, Victor ; Victor, Claudia.
Je lui serre la main.
— Enchantée.
Gin et Victor se lancent dans une conversation, pendant que je suis du
coin de l’œil le type aux cheveux noirs qui passe à côté de nous. Il ne me
remarque même pas. Je ne sais pas ce que je m’imaginais : on dirait un
mannequin. Je ne vois même pas comment il s’intéresserait à moi, avec un
physique pareil. Au cours de la discussion avec Victor, il nous apprend que
c’est lui qui gère le club. Il a été engagé par Artemis. Il nous emmène dans
la zone VIP, un espace plus intime, à l’étage. Même si on y entend toujours
la musique, on n’a plus besoin de crier pour communiquer et les boissons
sont servies à table. Victor essaie d’impressionner Gin et, d’après les joues
rouges de mon amie, il fait mouche. Je prends l’excuse d’aller aux toilettes
et je me lève pour les laisser seuls. Je serpente entre les tables VIP et je me
retrouve devant un passage dont l’ouverture est seulement fermée par des
rideaux.
Qu’est-ce que c’est ?
Curieuse, je franchis la tenture et je découvre une série de box drapés
d’étoffe rouge, où les gens viennent pour faire je ne sais quoi à la lumière
des bougies. J’ai bien l’impression d’entendre des gémissements et je me
retourne pour rebrousser chemin, mais je me retrouve face à Yeux noirs.
— Tu es perdue ?
Il est encore plus séduisant de près.
— Non.
Il me déshabille du regard sans la moindre honte, avant de s’arrêter sur
mon visage.
— Tu as un don.
Je fronce les sourcils.
— Pardon ?
— Comment fais-tu pour être aussi éblouissante dans une tenue aussi
simple ?
C’est quoi ce bordel ? C’est un compliment ou pas ?
— Merci.
— Excuse-moi, je ne voulais pas insulter tes vêtements, je voulais
juste… dire que tu es très jolie.
Et toi, tu es plus que beau, t’es incroyable.
C’est pour ça que je n’aime pas boire, l’alcool fait ressortir mon côté
hormonal-sexuel-désinhibé, même si je n’ai avalé que trois gorgées du
cocktail. Yeux noirs m’adresse un sourire en coin qui a dû faire craquer une
montagne de filles.
— Je peux t’offrir un verre ?
Ça me rend dingue que le visage d’Artemis m’apparaisse pile à ce
moment-là. Il n’a aucune importance pour moi, et je suis sûre que c’est
réciproque. En plus, il a une petite amie. Il doit être en train de passer du
bon temps avec elle. Alors pourquoi est-ce que je le laisse affecter ma vie
privée ? Notre relation est strictement professionnelle, il l’a bien précisé.
— Avec plaisir.
Je suis l’éphèbe aux yeux noirs hors de ce salon, où les couples s’en
donnent à cœur joie.
Quand nous arrivons à la table, Gin est trop occupée pour remarquer
notre présence parce qu’elle a la langue de Victor au fond de la bouche.
Yeux noirs me lance un regard amusé et je hausse les épaules.
Il me tend la main.
— Viens, on sera mieux à une autre table.
Les boissons s’enchaînent et, même si Yeux Noirs me recommande d’y
aller mollo et de boire plus lentement, je ne suis pas son conseil parce que,
après tout ce temps, l’alcool fait du bien à mon organisme. Plus je bois, plus
je pense à l’idiot qui possède ce club.
À quoi est-ce qu’il joue ?
Un jour, il m’embrasse presque et, le lendemain, il me dit qu’il veut une
relation strictement professionnelle ?
Pour qui est-ce qu’il se prend ? Qui a prétendu que je cherchais autre
chose qu’une relation professionnelle ? Comment il se la pète !
Arrête, Claudia. Tu as un gars qui ressemble à un mannequin en face de
toi, arrête de penser à l’autre iceberg. Mais il est juste… tellement…
tellement… Argh !
Je m’apprête à prendre une nouvelle gorgée de tequila, quand Yeux noirs
arrête ma main en plein vol.
— Hé, attends, du calme.
Je bois un coup quand même.
— Je vais très bien.
— Je ne crois pas, tu as l’air nerveuse. Je n’ai rien contre le fait de se
saouler par dépit, mais je pense que tu devrais ralentir.
— Par dépit ?
— Ben oui, tu sais, se saouler parce qu’on enrage contre un truc. Un de
mes amis le fait tout le temps.
— J’aimerais bien le rencontrer, on doit avoir beaucoup de points
communs.
— Je ne te souhaite pas de le rencontrer, il n’a pas bon caractère.
Il prend ma main doucement et se rapproche de moi sur le canapé en L
où nous sommes installés.
— Si tu veux te changer les idées, j’ai d’autres propositions.
Il réussit à capter toute mon attention, je me mords la lèvre et je souris.
— Comme quoi ?
Il me caresse la joue de sa main libre. Son visage est si proche du mien
que je sens son souffle sur mes lèvres. Waouh, il est tellement beau !
— Je pense que tu connais la réponse.
Au moment où nous allons nous embrasser, Gin nous interrompt :
— Claudia !
Nous tournons tous les deux la tête. Mon amie est à côté de nous, les
mains sur les hanches.
— Je peux te parler une seconde ?
Yeux noirs me force à le regarder à nouveau.
— Tu t’appelles Claudia ?
Gin lâche un petit rire moqueur.
— Ils ne se sont même pas présentés ! Claudia, Alex ; Alex, Claudia.
Alex me dévisage avec horreur et me lâche comme si j’étais une chose
répugnante.
— Merde…
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il se prend la tête dans les mains.
— Ne me dis pas que tu bosses chez les Hidalgo. Tu es cette Claudia-là ?
— On s’est déjà rencontrés ?
— Merde !
Il se lève.
— Je dois aller aux toilettes, je reviens tout de suite.
Il part sans rien m’expliquer. Gin en profite pour s’asseoir à côté de moi.
— Je ne voulais pas vous interrompre, mais Victor veut m’emmener chez
lui. Je ne veux pas te laisser en plan, on peut te déposer chez toi ou te laisser
de l’argent pour un taxi.
— Non, ça va, tu peux y aller, je lui assure. Je savais que ça risquait
d’arriver, en venant ici.
Gin fourre des billets dans ma paume et la referme.
— Arrête de boire et envoie-moi un message quand tu arrives à bon port.
Elle m’embrasse sur la tempe et s’en va. Je reste seule sur le canapé,
devant la petite table sur laquelle reposent un assortiment de verres et une
bouteille de tequila à moitié pleine. Je me retrouve seule… comme
d’habitude.
N’est-ce pas ce que j’ai toujours voulu ?
J’ai fait tellement d’efforts pour préserver cette solitude ! Je me sens plus
en sécurité quand je m’isole. Je ne supporte pas d’être vulnérable, peut-être
à cause de tout ce que j’ai subi dans mon enfance ou peut-être simplement
parce que c’est mon choix. Je refuse d’être le genre de personne qui fait
peser sur ses parents les défauts de sa personnalité. Oui, l’enfance joue
beaucoup dans notre construction, mais, au final, nous sommes des êtres
humains capables de décider de nos propres actions. Je suis peut-être
simplement comme ça sans raison.
J’admire les gens qui n’ont aucun problème pour affronter leurs
émotions, qui sont prêts à prendre des risques, qui exposent leur
vulnérabilité sans la moindre hésitation. Je pense à Raquel, notre voisine, la
fille qui a un crush pour Ares. On peut lire toutes ses émotions sur son
visage et dans ses actes. Je repense au moment où Ares m’a demandé de la
faire sortir de sa chambre après avoir passé la nuit avec elle. C’était il y a
quelques jours déjà, mais le souvenir me hante encore. Lorsque j’ai gravi
les escaliers, je l’ai trouvée là, les joues baignées de larmes. Je n’ai même
pas eu à lui expliquer quoi que ce soit, elle a juste hoché la tête, comme si
elle avait entendu tout ce qu’Ares avait dit. La peine qui se lisait dans ses
yeux m’a retourné l’estomac.
Comment fait-elle pour être blessée et se relever chaque fois ? À mes
yeux, elle est bien plus courageuse que moi. Elle ne se cache pas derrière
des murs de protection, elle vit pleinement chaque émotion qu’elle ressent.
Mais elle est blessée…
Les blessures font probablement partie de la vie. Je suis peut-être en
sécurité dans la vie que j’ai choisie, mais je sens qu’il me manque quelque
chose. Est-ce que j’ai envie qu’on me fasse de la peine ou est-ce que je
souhaite juste que quelque chose de différent m’arrive ? Peut-être que la
monotonie de ma vie quotidienne me fatigue, que je suis lassée de mes
aventures amoureuses, qui ne sont jamais que des coucheries sans
lendemain.
Je me verse un autre shot de tequila, je l’avale d’un trait et je repose le
petit verre sur la table. Où est passé Alex ? J’ai besoin d’une dose
d’aventure sans sentiments, sans attaches, sans promesses pour l’avenir et
sans mensonges… Juste une alchimie vibrante entre deux personnes qui
s’apprécient physiquement. Waouh, parfois mes pensées me stupéfient moi-
même, je suis tellement superficielle. Je m’apprête à vider mon troisième
shot de tequila quand je commence à me demander si Alex va revenir.
J’avais l’impression que ça se passait bien entre nous. Qu’est-ce qui s’est
passé ? Comment est-ce qu’il a su que je travaillais pour les Hidalgo ?
Je penche la tête en arrière pour vider mon verre, et l’alcool me brûle la
gorge puis l’estomac. Quand je baisse la tête, je distingue à peine l’ombre
de quelqu’un sur le canapé qui est en face du mien. Je pose mon verre sur la
table, prête à affronter Alex. Mais, quand je lève les yeux, ce n’est pas Alex
que je découvre, c’est Artemis Hidalgo. Je manque de m’étouffer avec ma
salive.
Il est assis confortablement, les deux bras tendus sur le dossier, ce qui fait
que son costume noir s’ouvre, révélant la chemise bleu foncé qu’il porte en
dessous avec une cravate noire.
Ses cheveux semblent noirs dans cet éclairage, alors qu’ils sont bruns,
comme ses yeux. Comme d’habitude, ce visage dessiné par les dieux est
parfaitement impassible. Sa barbe légère lui donne l’air si sexy que c’en est
presque insupportable.
Qu’est-ce que tu fais ici ?
J’ai envie de lui demander, mais je ne veux pas passer pour une débile :
ce club lui appartient, il peut venir ici quand ça lui chante. Un serveur
s’approche.
— Monsieur, nous avons fait sortir tout le monde, que voulez-vous
boire ?
La voix d’Artemis est rauque et fait battre mon cœur plus vite :
— Comme d’habitude et une autre de ceci.
Il montre la bouteille de tequila, qui est vide à présent.
— Tout de suite, monsieur.
Faire sortir tout le monde ? Je regarde enfin autour de moi. Il n’y a plus
personne sur la piste, la musique retentit toujours, le DJ est à sa place mais
le club est vide. Quand est-ce que… ? J’étais trop occupée à boire par dépit,
comme dirait Alex. Artemis m’examine sans le moindre scrupule. Ses yeux
sont magnifiques, je les ai toujours trouvés doux malgré la froideur de son
visage.
Le serveur revient, tend à Artemis un whisky et la bouteille de tequila.
— Personne ne doit monter ici à moins que je n’appelle, ordonne le
propriétaire du club.
Je déglutis, mal à l’aise.
— Bien, monsieur.
Le serveur disparaît aussi vite qu’il peut.
Artemis se penche pour poser la bouteille devant moi.
— Voilà, continue à boire.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Artemis prend une gorgée de whisky avant de poser à nouveau les mains
sur le dossier du canapé.
— Je crée un espace.
Sa réponse me coupe le souffle et me replonge dans des souvenirs.

— Laisse-moi tranquille ! je crie, en écartant la main d’Artemis, alors


qu’il me suit dans les couloirs du lycée.
Il me tire dans une salle de classe vide et ferme la porte derrière lui. Je
me retourne, furieuse.
— Je t’ai dit de…
Artemis me serre dans ses bras et étouffe mes récriminations contre son
torse.
— Tout va bien, murmure-t-il en caressant ma nuque. Ne fais pas
attention à ces imbéciles, ils ne méritent pas ta colère.
Il s’éloigne de moi et installe deux chaises l’une en face de l’autre. Après
s’être assis sur l’une d’elles, il m’offre l’autre.
— Viens, assieds-toi.
— Nous ne sommes plus des enfants, Artemis.
C’est toujours ma colère qui parle.
— C’est…
Il me sourit et a l’air si gentil que je ne peux que m’asseoir en face de
lui.
— Je crée un espace, déclare-t-il.
Je le savais déjà. Ce n’était pas la première fois qu’il le faisait. Quand je
traversais une mauvaise passe, il faisait ça, il s’asseyait et m’écoutait
déblatérer, me plaindre, pester à propos de ce que je voulais.
— Je suis tout ouïe, c’est ton espace.

Je regarde l’homme assis en face de moi et, bien que ce doux sourire ait
disparu, je sens dans ses yeux qu’il est disposé à m’écouter.
— Je croyais que tu voulais une relation strictement professionnelle, je
lui rappelle en me servant un verre.
— On ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut.
Ses yeux ne quittent pas les miens.
Je ne dis rien, et je vide mon verre d’un trait.
— Je n’ai pas besoin d’espace, on n’est plus des ados.
Mes paroles lui arrachent un léger sourire.
— Tu sais aussi bien que moi que ça ne peut faire que du bien, un espace
pour se défouler.
— Et pourquoi tu serais dans mon espace ? Toi qui changes d’avis
comme de chemise d’un jour à l’autre.
— C’est parfaitement vrai, admet-il, mais je sais que tu en as besoin. Le
club est vide, tu as tout l’alcool que tu veux à ta disposition. Qu’est-ce que
tu voudrais de plus ? Dis-toi que je suis juste un inconnu que tu viens de
rencontrer et qui ne se souviendra pas demain de ce que tu dis ce soir.
Comme si je pouvais faire ça.
Artemis semble interpréter mon silence et hausse un sourcil.
— Sauf si c’est moi que tu as sur le cœur ; dans ce cas, je comprendrais
que tu ne veuilles pas m’en parler.
Bingo.
— Arrête.
Artemis baisse les bras du dossier, place les mains jointes entre ses
jambes et pose les coudes sur ses genoux.
— Arrêter quoi ?
— Ça…
Je fais un geste entre lui et moi.
— Arrête d’être gentil avec moi.
— Pourquoi ?
L’intensité de son regard est irrésistible.
— Tu as peur que je détruise les murailles que tu as édifiées autour de
toi ? Je les ai déjà fait tomber, Claudia, et si j’en ai envie, je peux
recommencer.
— On sait comment tout ça a fini la dernière fois, je lui rappelle en
repensant à ce 4 juillet.
Artemis ne semble pas prendre ombrage de ma remarque.
— Je ne suis plus un ado qui manque de confiance et abandonne face aux
premières difficultés. Je suis un homme qui sait ce qu’il veut et qui est prêt
à tout pour l’obtenir.
Que veut-il dire par là ? Je serre mes mains sur mes genoux.
— Tu as aussi une petite amie, je souligne en sentant mon cœur battre à
tout rompre.
L’atmosphère est pesante, alourdie sans que je sache par quoi. De la
tension sexuelle, parce qu’il est plus que baisable dans ce costume ouvert,
juste en face de moi ? Je secoue la tête. Non, je ne peux pas penser comme
ça, c’est l’alcool qui parle. Je me lève, déterminée à quitter les lieux. Dans
un état pareil, je ne peux me permettre d’être seule avec lui, encore moins
depuis qu’il a évoqué l’espace qu’il avait créé pour moi quand on était ados
pour me saper le moral. Je tourne les talons et il m’interpelle :
— Le fait que j’aie une petite amie est le seul obstacle qui t’empêche
d’être à moi ?
Mon cœur menace d’exploser dans ma poitrine. Je n’ose pas le regarder.
Je sens la chaleur sur mon visage, je suis probablement rouge… Qu’est-ce
que c’est que cette question ? Je me tourne vers lui. Il est toujours assis,
aussi calme, malgré la question qu’il vient de poser.
— Je ne suis pas un objet qui peut appartenir à qui que ce soit. Ni à toi ni
à un autre.
Il se lève et contourne la table pour me faire face.
— Je ne voulais pas te vexer. Laisse-moi le formuler autrement.
Il marque une pause, et je recule.
— La raison pour laquelle tu ne veux pas me laisser t’approcher, pour
laquelle tu ne me laisses pas…
Il tend la main pour me caresser le visage, mais je me retire.
— … te toucher ou te montrer comme je peux te baiser, c’est parce que
j’ai une copine ?
La crudité de ses propos me sidère.
— Peut-être que tu ne m’intéresses pas de cette façon.
— Tu mens.
Je ne dis rien et il m’attrape par la taille, me serrant contre son corps, ses
yeux plongés dans les miens.
— Je n’ai plus de petite amie, Claudia.
10. Qu’est-ce que tu veux,
Artemis ?

CLAUDIA

— C’est dangereux.
Je sens la chaleur du corps d’Artemis contre le mien, son bras autour de
ma taille fait vibrer ma peau, réveille des sensations que je ne devrais pas
ressentir avec lui. Il est si près que je peux admirer ses traits masculins et
les poils impeccablement coupés de sa barbe légère. Je ne peux
m’empêcher d’imaginer l’effet qu’aurait sa barbe si elle frôlait ma peau
nue.
Ce ne sont pourtant pas mes pensées lubriques qui rendent la situation
dangereuse, mais la détermination dans les yeux d’Artemis.
Il domine la situation pour la première fois, et je lis l’assurance dans son
expression. Si je ne réagis pas adroitement, ça pourrait dégénérer de mille
façons différentes. J’essaie en vain de le repousser, mais il ne fait que me
serrer plus fort, me collant contre lui.
— Pourquoi est-ce que tu me fuis en permanence ?
Je déglutis, sentant l’intensité de son regard.
— Je ne te fuis pas.
Les extrémités de ses lèvres se soulèvent légèrement, formant un sourire
narquois que je ne lui avais jamais vu auparavant. Il a l’air
merveilleusement sensuel et très sûr de lui.
Éloigne-toi de lui, Claudia.
Ma conscience me met en garde, mais c’est si bon d’être serrée dans ses
bras. Je me sens en sécurité contre son corps musclé et puissant. Je dois
reprendre le dessus. Quand je perds le contrôle, je me sens vulnérable et
c’est un sentiment que je déteste.
Artemis manipule facilement son entourage, mais pas moi, jamais. Je me
détends dans ses bras et il semble le remarquer, incapable de cacher la
surprise dans ses yeux. Je passe les bras autour de son cou.
— Tu crois que tu seras capable de gérer ?
Artemis me regarde avec surprise.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Je lui adresse un sourire confiant.
— Si tu parviens à m’avoir, tu penses que tu seras capable de gérer ?
Artemis lève un sourcil.
— Oh, sans problème, crois-moi.
Je me mords la lèvre inférieure en approchant mon visage du sien.
— Tu es certain ?
Il déglutit mais ne s’éloigne pas, son nez frôle le mien.
— Laisse-moi te le prouver.
L’espace entre nos lèvres est infime, un léger mouvement de sa part ou de
la mienne suffirait pour qu’elles se touchent. Comme il est juste un peu plus
grand que moi, je me hisse sur la pointe des pieds pour m’approcher de sa
bouche. Nos respirations se mêlent. Nos regards se croisent, chargés de
toute l’électricité qui grésille entre nous.
J’ai envie de l’embrasser.
Cette pensée me surprend, car j’essayais seulement de reprendre la
situation en main. Je ne voulais pas prendre d’initiative, mais le sentir si
près, son odeur, son souffle, sa chaleur, le désir dans ses yeux… ça affecte
ma capacité de raisonnement.
— Tu vas m’allumer toute la nuit ? murmure-t-il contre ma bouche.
— Peut-être.
Il s’humecte les lèvres.
— Claudia.
Pendant une seconde, je me noie dans son regard.
— Artemis.
Avant de pouvoir céder à mes désirs, je profite de sa distraction pour le
prendre au dépourvu et le repousser, m’écartant aussitôt.
— Je dois y aller.
Il ne semble pas surpris par le tour que je lui ai joué et passe la main dans
sa barbe.
— Tu peux t’enfuir autant que tu veux, certaines choses sont inévitables,
Claudia.
Je croise les bras.
— Comme quoi ?
— Toi et moi.
Je fais comme si je n’avais pas entendu.
— Il est tard, vraiment, il faut que je rentre.
— Je te ramène.
Je ne sais pas pourquoi ça me fait sourire, son insistance est incroyable.
— Non merci.
— Je n’accepterai pas de refus. On va au même endroit tous les deux.
Il ne me laisse pas le loisir de m’opposer à sa proposition, il me prend la
main et me tire pour que je le suive. Nous descendons les escaliers de la
zone VIP et passons le long du bar, où les barmans et le personnel de
nettoyage sont rassemblés, en train de discuter.
Quand ils nous voient, ils se dispersent rapidement. Je devine qu’ils
parlaient de nous, ça se devine à leurs visages. Artemis s’adresse à celui qui
semble être le chef :
— Je pars, vous pouvez rouvrir ou fermer. Voyez avec Victor, c’est lui
qui décidera.
— Bien, monsieur. Passez une bonne soirée.
Je lui souris simplement en suivant Artemis, qui n’a pas lâché ma main.
En sortant, nous nous dirigeons vers sa voiture bleu foncé. Il n’est pas du
genre à aimer les modèles de sport ou extravagants, il les préfère classiques
et élégants. Il me lâche pour m’ouvrir la portière passager.
Le trajet jusqu’à la maison est chargé de tension. Au début, nous
n’échangeons pas un mot. Je jette plusieurs coups d’œil furtifs vers
l’homme qui conduit à côté, une main sur le volant et l’autre sur le
changement de vitesse. Je ne sais pas pourquoi je trouve ce spectacle si
sensuel.
— Comment ça se passe, la fac ?
Je ne m’attendais pas à cette question, mais je suis soulagée qu’il rompe
le silence.
— Il ne me reste plus qu’un an.
— Tu as toujours les mêmes problèmes pour lire ?
Je pince les lèvres, gênée.
— Je fais de mon mieux.
Il sourit, et je remarque que ma respiration s’accélère.
— Tu continues à t’endormir après avoir lu quelques lignes à peine ?
Oui.
— Bien sûr que non.
Il ne dit rien, et j’arrête de le fixer comme une idiote pour me concentrer
sur ce que je vois par la vitre. Les maisons, les immeubles et les arbres
défilent à vive allure. Avec tout l’alcool que j’ai absorbé, ce travelling me
donne le tournis ; je préfère me concentrer à nouveau sur Artemis. La
montre qu’il porte au poignet de sa main posée sur le volant brille sous la
lumière de chaque réverbère. Tout en lui est organisé avec soin, propre et
bien entretenu. Au premier contact, il est intimidant. Il paraît inaccessible et
froid. Ceux qui le connaissent mal n’ont jamais aperçu son côté débordant
de bonté, celui qui faisait surface quand il devait défendre ses frères contre
les moqueries à l’école, surtout après l’épisode avec sa mère, ou lorsqu’il
s’interposait entre son père et Ares pour empêcher son frère d’être battu.
Artemis a fait bien des choses dont je suis la seule à avoir été témoin.
Pourquoi est-ce si facile pour moi de le comprendre ?
Est-ce pour ça qu’il continue à attendre autre chose de moi ? Je ne suis
pas idiote, je vois clairement que, même s’il n’est plus l’adolescent qui m’a
demandée de devenir sa petite amie sous le feu d’artifice, il a toujours cette
chaleur dans ses yeux quand il me regarde.
Qu’est-ce que tu veux, Artemis ? Une partie de jambes en l’air ou
quelque chose de plus ? C’est parce que tu n’as jamais réussi à m’avoir que
tu es incapable de tourner la page ?
Une petite voix en moi me murmure qu’une fois qu’il m’aura eue dans
son lit, il partira ; que c’est juste l’adrénaline à l’idée d’obtenir ce qu’il ne
peut pas avoir qui le pousse. C’est une des raisons pour lesquelles je garde
mes distances, mais pas la principale.
Artemis me jette un coup d’œil rapide.
— Qu’est-ce qui te préoccupe ?
Je me concentre sur la route devant nous.
— Je pensais être peu bavard, mais tu m’as toujours battu à ce jeu-là.
Quand nous arrivons à la maison, je descends aussi vite que je peux et je
cours dans ma chambre pour voir comment va ma mère. Elle dort
paisiblement. Je laisse échapper un soupir de soulagement et je me dirige
vers la cuisine. À ma grande surprise, Artemis est là, debout, les mains
appuyées contre la table derrière lui. Il ne porte plus sa veste de costume,
juste sa chemise et sa cravate dénouée.
— Comment va ta mère ?
Je passe devant lui pour prendre une bouteille d’eau dans le frigo.
— Bien.
Je ne sais pas pourquoi je me sens si nerveuse ni pourquoi mon cœur bat
à nouveau comme un fou.
Ce sont les hormones, Claudia, c’est tout. C’est un homme très attirant et
tu le désires, c’est normal.
La tension entre nous est à son comble, comme si elle avait augmenté
tranquillement de minute en minute pendant toute la nuit. Le voir là, avec
ces vêtements élégants sur son corps musclé, ce regard chargé de mille
promesses indécentes…
— De quoi as-tu si peur, Claudia ?
De ressentir quelque chose d’autre… D’être vulnérable… De ne pas être
à la hauteur d’un type comme toi… D’être utilisée puis jetée, comme ma
mère… De perdre l’indépendance émotionnelle que j’ai eu tant de mal à
construire. D’être détournée des objectifs que je veux atteindre dans ma vie.
J’ai peur de beaucoup de choses, Artemis Hidalgo.
J’aimerais qu’il soit un bête mec avec qui je peux avoir une relation
physique sans complications comme tous les autres, mais notre histoire
remonte à trop longtemps, nous partageons trop de souvenirs. Après avoir
avalé une gorgée d’eau, je le regarde droit dans les yeux. Il faut d’urgence
que j’apaise la tension. Je prends une voix détendue :
— Journée chargée au travail ?
Il croise les bras.
— Tous les jours sont chargés à mon boulot.
— Ça doit être difficile de diriger une entreprise.
Il soupire.
— J’ai l’habitude.
Je ne sais pas pourquoi je prends le temps de lui parler, je pense que c’est
l’alcool, je devrais déjà être au lit.
— Tu dessines toujours ?
Un sourire triste apparaît sur ses lèvres.
— Oui.
— Tu as dépassé le stade des Pokémon ? je le taquine, en me rappelant
l’époque où, enfant, il était obsédé par ces dessins.
Il me lance un regard irrité.
— C’était il y a longtemps.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Ça m’amuse de l’agacer.
— Mais oui, bien sûr.
— Je peux te montrer mes croquis quand tu veux, j’ai beaucoup
progressé, affirme-t-il avec assurance.
— J’en suis sûre, tu as toujours appris vite.
Il lève un sourcil.
— C’est un compliment ?
— Pourquoi es-tu si étonné ? J’ai toujours beaucoup aimé tes dessins, en
fait, tu…
Je me tais parce que je ne sais pas si je dois dire ça.
— Je quoi ?
— Je pense que tu aurais pu être un grand artiste.
L’amusement disparaît de son visage, remplacé par une ombre de
tristesse qui fait peine à voir.
— On ne peut pas toujours être ce qu’on veut.
— Je suis désolée, je…
— Tu n’as pas à t’excuser.
Il m’adresse un sourire sûr de lui, mais la tristesse n’a pas quitté ses
yeux.
— Je suis satisfait de ce que je suis et de ce que je fais aujourd’hui.
Même s’il l’affirme avec détermination, je sais que ce n’est pas la vérité.
Être à la tête de la société Hidalgo n’était pas son rêve d’enfant. Je le vois
tout à coup sous un jour différent, il a l’air si seul, si… malheureux. Je
n’avais jamais pensé que le pouvoir ne l’intéressait pas, en réalité, que
c’était une simple obligation pour lui. Je me souviens de ses sourires et de
l’enthousiasme avec lequel il me parlait de ses croquis quand il était plus
jeune. En cet instant, il paraît vulnérable : on dirait qu’il a un immense
besoin d’affection. Avant de pouvoir le regretter, je pose la bouteille sur la
table et je m’approche de lui. Il me regarde avec surprise et décroise les
bras. Je le serre contre moi et je pose une joue contre sa poitrine.
— Tu as fait du bon travail.
Il lui faut quelques secondes pour réagir, mais finalement il m’entoure de
ses bras. Le parfum discret de son eau de toilette est apaisant. J’entends et
je sens les battements de son cœur contre mon oreille.
J’ai l’impression d’avoir fait le bon choix, même si ce n’est peut-être pas
le cas. Cette étreinte est merveilleuse, je profite de chaque seconde sans
savoir combien de temps s’écoule. Quand nous nous écartons, j’ai toujours
les mains sur ses hanches et nous sommes très proches. Les émotions
dansent dans nos yeux. Artemis se penche, ses lèvres frôlent les miennes et
je retire mon visage aussi vite que possible. Je fais un pas en arrière et je me
prépare à partir, mais d’un geste rapide il attrape mon poignet et me tire
vers lui.
De sa main libre, il saisit mon visage et colle ses lèvres contre les
miennes. Un feu d’artifice de sensations troublantes explose aussitôt en
moi. Je réponds à son baiser avec une rapidité qui me surprend. Ce n’est pas
un doux échange, c’est un baiser agressif nourri d’années de désir
inassouvi. Nos lèvres se dévorent avec passion et avidité, j’entremêle les
doigts dans ses cheveux pour le tirer plus près de moi tandis qu’il s’agrippe
à ma taille. Nos respirations se font haletantes et nos mouvements
maladroits, car nous sommes perdus dans l’instant présent. Je n’ai jamais
été embrassée comme ça, je n’ai jamais rien senti d’aussi fort. Sa barbe me
pique de temps en temps agréablement le visage.
Artemis me presse contre lui, mes seins le frôlent, et, même si nous
sommes habillés, je sens son corps avec une intensité qui me donne le
tournis. Ses lèvres douces et humides me dévorent. Il a le goût du whisky,
sa langue effleure mes lèvres pour me titiller avant de m’embrasser à
nouveau avec force.
Je suis incapable d’arrêter.
Quand ses mains glissent de ma taille à mes fesses et qu’il les serre d’un
geste plein de désir, je gémis. Je sens son sexe dur contre mon estomac. J’ai
tellement envie de lui que cette sensation me donne le vertige. Il me porte
jusqu’à la table de la cuisine, sans détacher ses lèvres des miennes, et se
positionne entre mes jambes. Je suis complètement enivrée par les
sensations, chacune de mes terminaisons nerveuses est électrifiée. Artemis
glisse les mains sous mon pull, me caresse le dos et les hanches. Ses doigts
déclenchent une chaleur délicieuse à chaque endroit qu’ils touchent.
Nous nous écartons un peu pour reprendre notre souffle, puis nous nous
embrassons à nouveau avec le même besoin et le même désir. Ses mains
remontent jusqu’à mes seins, qu’elles pressent doucement ; ses pouces
s’introduisent dans mon soutien-gorge pour effleurer mes tétons, ce qui me
fait à nouveau gémir. Je me rapproche instinctivement de lui et je frotte
mon entrejambe contre son érection. Je sais que je joue avec le feu, mais
comment pourrais-je m’arrêter maintenant ? Artemis déboutonne mon
pantalon et y glisse une main avant que je puisse réagir. Au moment où ses
doigts effleurent mon intimité, j’étouffe un gémissement de plaisir.
— T’es vachement mouillée, grogne-t-il contre mes lèvres. Merde,
qu’est-ce que tu es sexy !
Je suis si excitée que je sens que ses mouvements habiles ne tarderont pas
à me faire jouir. Sa langue envahit ma bouche pendant que son doigt me
pénètre. Le plaisir me rend folle. Je m’agrippe à ses épaules, et il interrompt
notre baiser tout en accélérant les mouvements entre mes jambes.
— Ouvre les yeux, Claudia.
Je n’avais même pas réalisé que je les avais fermés. J’obéis, et nos
regards se croisent.
— Je veux que tu me regardes quand tu jouis, je veux sentir tes
gémissements contre mes lèvres, je veux que tu frémisses dans mes bras, je
veux tout de toi.
Ses mots m’excitent et déclenchent mon orgasme.
J’essaie de faire taire mes gémissements en me mordant les lèvres, mais
je n’y arrive pas. Ses yeux bruns me dévisagent avec une intensité telle
qu’ils amplifient délicieusement les sensations. Je marmonne un tas
d’obscénités alors que plusieurs vagues de plaisir me soulèvent, me laissant
en extase. Après avoir joui, je n’hésite pas une seconde. Je défais sa cravate
et je déboutonne rapidement sa chemise, mettant à nu ce torse que je n’ai
pas admiré depuis trop longtemps, et auquel je n’ai pas cessé de penser
depuis le matin où je l’ai croisé après la gym.
Le grincement de la porte d’entrée et un bruit de pas nous coupent net
dans notre élan. Je repousse Artemis, mais je n’ai pas le temps de me
rhabiller complètement. Artemis, lui, a tourné le dos à l’entrée pour essayer
d’ajuster sa chemise. Ma respiration est haletante. Qui est-ce qui peut bien
venir ici à cette heure ? Il est minuit passé.
Ares entre dans la cuisine. Il se passe une main dans les cheveux, titube
un peu. Il est bourré ? Quand il nous aperçoit, il a l’air de se demander ce
qu’on fabrique ici.
— Salut, qu’est-ce que vous faites encore debout ?
Je déglutis. Ma poitrine se soulève et s’abaisse trop vite.
— On… discutait, c’est tout.
Artemis se tourne vers nous. Sa chemise est boutonnée, mais sa cravate
pend n’importe comment.
— Tu as encore bu, remarque-t-il en s’adressant à Ares.
Sa voix a retrouvé sa froideur habituelle. Ares nous adresse un sourire
penaud.
— Un peu.
Ses yeux se posent sur moi.
— Tu es toute rouge, tu as trop chaud ?
J’échange un regard complice avec Artemis, qui dissimule un sourire.
— Oui, le chauffage est trop fort.
Ares s’assied maladroitement à la table.
— Je dois être complètement bourré, parce que je n’ai ni chaud ni froid.
Je descends de la table et j’en profite pour boutonner mon pantalon.
— Je pense qu’il est temps d’aller au lit, dis-je.
Ares se couvre le visage avec une main et laisse échapper un long soupir.
Je jette un coup d’œil à Artemis, ce qui est une grosse erreur, car il tire la
langue pour goûter ses doigts et me chuchote :
— J’aime ton goût.
Paniquée, je me tourne vers Ares, mais il a toujours la figure cachée par
ses doigts.
— Ares, viens, je t’emmène au lit.
Quand il découvre son visage, il affiche une moue boudeuse.
— Je ne suis pas un bébé.
Ignorant ses récriminations, je l’entraîne hors de la cuisine pour le
conduire dans sa chambre. Avant de franchir le seuil de la pièce, je tourne la
tête vers Artemis, qui m’adresse un petit signe de la main avec un air
satisfait et arrogant.
— Bonne nuit, sexy.
Je m’en vais avec un sourire amusé.
11. Si je me trompe ?

CLAUDIA

Ares n’est pas très bavard quand il est sobre, mais quand il boit, alors là,
impossible de le faire taire. Il bafouille en pointant un doigt dans ma
direction :
— Tu m’écoutes, Clauuu ?
— Oui, ça fait trois fois que tu me répètes la même chose.
Il soupire comme s’il était en train de se dégonfler.
— Je ne sais pas ce qui m’arrive, je deviens fou.
Aïe, Ares.
— Ares, il est déjà quatre heures du matin, tu peux aller te coucher ?
Il secoue la tête.
— Je dois la voir.
— Il est quatre heures du matin. Elle doit être en train de dormir, alors au
lit, maintenant.
Je ne peux pas partir et le laisser, parce qu’il n’a qu’une idée en tête :
aller chez Raquel. S’il débarque chez elle à cette heure-ci, qui sait quelle
catastrophe il peut déclencher.
— Je veux juste la voir une seconde, Clau, s’il te plaît.
— Attends demain matin et je te promets que je t’accompagnerai moi-
même. Mais maintenant, s’il te plaît, couche-toi.
Ares s’écroule sur son lit et se couvre les yeux avec son avant-bras.
— Je ne sais pas comment gérer mes sentiments, Clau.
— Tu es amoureux, idiot.
Quelques minutes passent en silence, et Ares, déjà à moitié endormi,
retire le bras de son visage pour s’installer dans son lit. Je lui enlève ses
chaussures et déboutonne sa chemise. Après avoir remonté le drap, je le
regarde dormir un moment. Il a l’air si vulnérable et innocent, avec ses
cheveux noirs en bataille. Je suis contente qu’il ait enfin trouvé quelqu’un
qui lui fasse battre le cœur à cent à l’heure et le sorte de ce cercle vicieux de
coucheries sans sentiments. Sur la pointe des pieds, je sors de sa chambre.
Je ne veux pas repenser à la séance torride avec Artemis dans la cuisine,
mon esprit n’a pas encore assimilé ce qui s’est passé. Je m’endors
accompagnée par le souvenir de nos baisers, de ses mains sur mes seins et
de ses doigts dans… Je me mordille la lèvre en me remémorant ce délicieux
orgasme.

Je suis nerveuse.
Je refuse de l’admettre et je fais tout pour prétendre le contraire, mais je
suis stressée à l’idée de revoir Artemis après ce qui s’est passé hier soir. Je
ne regrette ni nos baisers ni ses caresses qui m’ont conduite au septième
ciel. Je ne sais pas comment réagir quand je me retrouverai face à lui. Je
choisis finalement de me laisser porter : quoi qu’il se passe entre nous, je
laisserai couler. J’en ai assez de lutter en permanence contre l’inéluctable.
Nous avions peut-être juste besoin d’une nuit torride pour être capables de
passer à autre chose et laisser s’éteindre l’attirance que nous ressentions
l’un pour l’autre.
Mais qu’est-ce qui se passera si mes sentiments sont encore plus forts
quand je vais le revoir ? Je mettrai le pied sur un territoire inexploré et
dangereux. Avec n’importe qui d’autre, j’hésiterais avant de m’y aventurer,
mais c’est d’Artemis qu’il est question. Avec lui, je me suis toujours sentie
en sécurité, il ne me ferait jamais de mal. Mais qu’est-ce qu’il se passera si
je me trompe ?
Peu importe, je suis prête à prendre le risque. Je ne peux pas passer toute
ma vie dans ma zone de confort. Raah, je ne sais même plus quoi penser ;
ce qui s’est passé me perturbe. J’attache mes cheveux en un chignon
désordonné tandis que je me dirige vers la cuisine pour préparer le petit
déjeuner. Je manque de mourir d’une crise cardiaque quand je trouve Ares
assis à la table. On dirait qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit, il porte les
mêmes vêtements qu’hier soir et il a d’énormes cernes.
— Bonjour ?
Je le salue d’un ton interrogateur parce qu’on dirait vraiment qu’il dort
les paupières ouvertes.
Il me jette un coup d’œil rapide et se remet à fixer le vide.
— Il faut que je mange quelque chose pour arriver à dormir.
— Tu as passé toute la nuit éveillé ? Quand je t’ai laissé à quatre heures,
je croyais que tu dormais !
— Je me suis réveillé à l’aube, confesse-t-il. Quand le soleil s’est levé, je
suis allé la voir.
Oh…
Je devine à son expression que ça ne s’est pas très bien passé.
— Et… ? Ça a été ?
Il soupire.
— Je ne la comprends vraiment pas, Clau. Elle… Je ne la comprends pas.
— Tu lui as dit ce que tu ressentais ?
Il acquiesce.
— Oui.
— Et ?
Je me sens maladroite de le bombarder de questions comme ça, mais je
veux savoir ce qui s’est passé. La curiosité me ronge. Il me sourit.
— Elle a ri.
Aïe.
J’interromps la séance de questions, parce que je devine qu’il n’a pas
envie d’en parler. Je le connais et je sais que, quand il est disposé à se
confier, il le fait sans hésiter.
Je lui sers le petit déjeuner. Il mange d’un air absent, l’esprit ailleurs.
Avant d’aller au lit, il me serre dans ses bras et dépose un baiser sur ma
tempe.
— Merci, Clau, de t’occuper de moi.
— De rien.
Je lui souris en le regardant partir.
— Repose-toi, Ares.
Après avoir apporté le petit déjeuner à ma mère, je reprends mon travail
dans la cuisine. Comme nous sommes dimanche, il n’y a pas grand-chose à
faire, si ce n’est préparer quelques assiettes pour le petit déjeuner au cas où
l’un des hommes de la maison voudrait manger ici. Mes yeux cherchent de
temps en temps la porte, j’espère voir Artemis la franchir : il est l’un des
premiers à descendre le week-end. Je voudrais le voir pour arrêter de
stresser. Je mets la machine à expresso en marche et, quand je m’y attends
le moins, Artemis Hidalgo entre dans la cuisine. Il est torse nu, en short,
légèrement en sueur. J’en déduis qu’il vient d’achever sa séance de gym. Je
me fige devant la machine en l’observant du coin de l’œil.
Il s’assied à la table et me fixe.
— Bonjour, sexy.
Un sourire menace de m’échapper, mais je me retiens et me tourne vers
lui.
— Bonjour, monsieur.
Je dis monsieur juste pour l’embêter, et Artemis m’adresse un sourire
charmant qui fait battre mon cœur plus fort. Ses yeux ont un éclat taquin
que je n’avais jamais vu. Je lui demande poliment :
— Que voulez-vous pour le petit déjeuner ?
Il hausse un sourcil.
— Tu figures sur le menu ?
Sa plaisanterie accélère ma respiration et la tension sexuelle entre nous
s’intensifie.
— Je ne pense pas.
Il soupire.
— Dommage.
Artemis se lève et fait le tour de la table. Il se déplace comme un
prédateur prêt à fondre sur sa proie. Il se poste devant moi et je peux
admirer les muscles bien dessinés de ses biceps, de ses pectoraux et de ses
abdos.
Waouh, qu’il est séduisant !
— Tu m’as vraiment perturbé hier soir, Claudia.
Je prends un air faussement contrit.
— Ah bon ?
Il se passe la langue sur les lèvres.
— Tu as occupé mes pensées toute la nuit.
Il fait un pas de plus vers moi, me coince contre le plan de travail,
entoure ma taille de ses bras et pose les mains sur le meuble derrière moi
pour me prendre au piège. Malgré ma résolution de me laisser porter par la
situation, j’ai un peu peur de me retrouver si près de lui et je dois maîtriser
l’envie de m’enfuir.
— Je te pardonne de m’avoir laissé dans un état pareil à une condition,
propose-t-il en effleurant ma lèvre du doigt. Embrasse-moi.
J’hésite une seconde, mais il me fixe avec une intensité telle que tous
mes doutes se dissipent. Je lui attrape la nuque et je le tire vers moi pour
m’exécuter. Nos lèvres se rencontrent et la délicieuse explosion de
sensations redémarre. Le baiser est d’abord lent, nos bouches se frôlent à
peine, puis nos mouvements deviennent passionnés, nos lèvres s’explorent
avec force et bougent à l’unisson. Je pourrais me noyer dans ses baisers
sans problème, il sait ce qu’il fait, il est très doué. Je ne suis jamais sortie
avec un gars qui embrassait aussi bien. Artemis sait comment bouger ses
lèvres, sa langue, et même à quel moment mordre délicatement mes lèvres
pour me rendre folle. Je lâche sa nuque pour caresser son torse, son ventre
plat. Je sens chacun de ses muscles sous mes doigts. Nos respirations sont
saccadées.
Il faut que je m’écarte avant de perdre complètement le contrôle. C’est
une chose de faire ça en pleine nuit, mais là, nous sommes en début de
journée. Si ses parents ou un des garçons entrent, ça va déclencher un
drame. Je me glisse hors de ses bras.
— J’ai besoin d’air.
Il me sourit avec arrogance en attrapant mon poignet.
— Tu veux venir dans ma chambre ?
La proposition est claire. Je ne le prends pas mal : nous sommes tous les
deux des adultes avec une indéniable attirance sexuelle l’un pour l’autre.
Je me dégage.
— Tu es bien impatient…
Il rit et lève les mains en l’air. On dirait un mannequin sorti tout droit
d’une publicité.
— L’offre est valable jusqu’à ce que tu en aies envie.
— Hum, Artemis Hidalgo qui s’offre sans condition… Ce n’est pas bon
pour ta réputation d’iceberg inaccessible.
Il hausse un sourcil.
— Iceberg ?
— Oui, tu es aussi froid qu’un iceberg.
— C’est vrai, hier soir, tu m’as rendu aussi dur qu’un iceberg.
La chaleur me monte aux joues et je lui tourne le dos pour faire semblant
de chercher quelque chose dans le frigo.
— Qu’est-ce que tu veux pour le petit déjeuner ?
— Puisque tu n’es pas au menu, commence-t-il, comme d’habitude : des
fruits.
Je les sors et me mets à les peler et les découper sur la table. Artemis se
tient derrière moi, son souffle m’effleure la nuque. Il passe les mains le long
de ma taille avant de les placer sur les miennes.
— Comment peux-tu être aussi sexy en faisant des gestes aussi simples ?
Je sens son corps contre mon dos, son short n’est pas une barrière
suffisante, je sens… tout.
Ses lèvres trouvent le lobe de mon oreille.
— Viens dans ma chambre, sexy.
Ses mains remontent vers mes seins et les caressent lentement par-dessus
mon uniforme. Ma poitrine monte et descend trop vite parce qu’il sait où
me toucher, où me lécher pour me faire fondre.
— Tu sais que tu ne le regretteras pas. La nuit dernière n’était qu’un
avant-goût de ce que je peux te faire ressentir.
Je m’éclaircis la gorge :
— Quelqu’un pourrait arriver, arrête.
Ma voix est plus rauque que d’habitude.
Il se baisse pour passer sa langue dans mon cou, et mes jambes tremblent.
Il s’approche de mon oreille pour chuchoter :
— Je parie que tu es déjà mouillée.
Il va me tuer avec ses caresses, sa langue et ses paroles.
Je ne veux pas perdre le contrôle, pourtant je suis à deux doigts de courir
avec lui dans sa chambre et de le laisser faire ce qu’il veut de moi. J’écarte
ses mains de ma poitrine, je me tourne vers lui et je le repousse.
— Ça suffit, dis-je, à bout de souffle.
Artemis me décoche un sourire narquois en levant les mains pour se
rendre.
— D’accord.
Il s’assied de l’autre côté de la table.
Je finis de préparer les fruits, pendant que ma respiration revient peu à
peu à la normale. Je lui donne l’assiette.
— Avant, tu détestais les fruits.
Il prend un morceau de banane.
— C’est sain et, à la fac, je n’avais pas vraiment le temps de préparer des
repas complets.
— Tu ne cuisinerais pas, même si tu avais le temps.
Il fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que tu ne pourrais pas cuisiner si ta vie en dépendait.
Il rit.
— Tu crois ?
Je croise les bras.
— Je le sais.
— Pour ton information, j’ai pris un cours de cuisine parmi les cours à
option de l’université et j’ai eu la meilleure note. Il n’y a rien que mon
cerveau ne puisse accomplir.
Son arrogance ne me dérange pas, c’est un trait de la personnalité des
Hidalgo auquel je me suis habituée.
— Ah oui ? N’empêche, tu ne pourras jamais me battre aux jeux vidéo.
Le sourire arrogant disparaît de son visage.
— Les jeux vidéo, c’est futile, ça n’a aucun intérêt.
— Mais oui, c’est ça, je continue, amusée. Tu ne pourrais pas me battre à
des jeux de société non plus.
Artemis plisse les yeux.
— Ben oui, je viens de te le dire, les jeux, c’est puéril.
— J’ai dû t’aider pour tes cours de biologie au lycée, parce que tu
détestais les lois de Mendel.
Il ouvre la bouche pour protester, mais je ne lui en laisse pas le temps.
— Les principes de l’hérédité sont futiles aussi, c’est ça ?
Artemis mâche un morceau de fruit sans rien dire. Mon sourire
triomphant s’efface dès que Mme Hidalgo entre dans la cuisine.
— Bonjour, mon fils.
Elle passe devant Artemis, qui continue à manger en silence.
Je m’empresse de lui servir le petit déjeuner comme elle l’aime et lui
tends le journal.
— Merci, fait-elle avant d’examiner Artemis. Je t’ai dit que c’était
inapproprié de se promener dans la maison torse nu.
— Je ne le fais que les week-ends après la musculation.
— Je sais que tes frères et toi considérez Claudia comme une sœur, mais
c’est une fille, tout de même. Tu ne peux pas te balader devant une fille
dans cette tenue, tu pourrais la mettre mal à l’aise.
Je serre les lèvres pour ne pas rire. Oh, madame, si vous saviez.
— D’accord, je ferai plus attention, mère, acquiesce Artemis en
terminant son repas. Je vais prendre une douche.
Avant de quitter la pièce, il m’adresse un dernier regard espiègle.
12. Bonjour, iceberg

CLAUDIA

Je ne revois plus Artemis pendant plusieurs jours, ce qui ne me surprend


pas, il lui arrive de travailler tellement qu’il rentre très tard et part avant que
les autres se lèvent. J’ai entendu son père dire que l’entreprise avait une
semaine chargée, même sa mère s’inquiète pour son alimentation. Le
vendredi matin, Sofia entre dans la cuisine.
— Je voudrais que tu prépares un déjeuner équilibré et que tu l’apportes à
Artemis. André peut te conduire.
André est le chauffeur de Mme Hidalgo. Artemis est donc tellement
surmené que même sa mère, qui ne se soucie jamais de personne, a décidé
de l’aider. Une petite voix en moi est excitée à l’idée de le revoir. Il m’a
manqué et, depuis qu’il habite à nouveau à la maison, je me suis habituée à
sa présence. Elle a réveillé en moi une nostalgie dont je n’avais même pas
conscience.
Artemis était mon meilleur ami avant son départ pour la fac, celui sur qui
je comptais pour tout. Cette amitié inconditionnelle m’a manqué, sans que
je m’en rende compte. Je prépare avec enthousiasme son repas préféré et
une salade de fruits pour le dessert. André me conduit en silence jusqu’au
siège de la société Hidalgo. Je suis contente d’avoir décidé de me changer :
je n’aurais pas aimé débarquer dans les bureaux avec cet uniforme qui
ressemble à un déguisement. Je devrais probablement arrêter de le porter à
la maison aussi. Après tout, c’est Artemis qui m’y avait obligée. Je franchis
les portes transparentes et je suis impressionnée par l’élégance du bâtiment :
les sols brillent et tous les gens que je croise sont impeccables. À la
réception, je suis accueillie par une jeune femme brune sur son trente-et-un
qui s’adresse à moi avec un sourire :
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis venue apporter son déjeuner à…
Je me retiens de l’appeler par son prénom :
— … M. Hidalgo.
Elle m’observe bizarrement.
— Le directeur ?
— Oui.
— Et vous êtes… ?
— Je m’appelle Claudia, je fais partie du personnel de maison des
Hidalgo.
Elle m’examine de la tête aux pieds : le jean que j’ai acheté dans un vide-
grenier la semaine dernière n’est pas à la hauteur, même si, quand je l’ai
acheté, je l’ai trouvé magnifique. J’imagine que ce qui me paraît bien est
nul aux yeux des autres.
— Il sait que vous venez, Claudia ?
La réceptionniste examine mon chemisier bleu, que je trouvais aussi
super joli quand je l’ai acheté en solde.
— Je ne crois pas, c’est sa mère qui m’envoie.
Elle hésite et continue à me toiser d’une manière qui me met mal à l’aise.
Bon, si la manière douce ne suffit pas…
— Écoutez…
Je déchiffre le prénom sur le badge sur sa veste.
— … Amanda, appelez qui vous voulez si vous avez des doutes sur mon
identité. Le déjeuner de M. Hidalgo refroidit pendant que vous perdez votre
temps à juger mon apparence au lieu de faire efficacement votre travail.
Elle ouvre la bouche, mais je continue :
— Votre travail consisterait à l’appeler, à confirmer mon identité et à me
laisser entrer. C’est facile et tout le monde gagnera du temps.
Amanda fait ce que je lui dis. Elle téléphone à l’assistant d’Artemis, puis
me tend un laissez-passer de visiteur à épingler sur mon chemisier et me
laisse monter. Le bureau d’Artemis est au dernier étage. Je ne suis pas
surprise : il a toujours aimé prendre de la hauteur. Je suis sûre que son
bureau est équipé de larges baies vitrées pour contempler le vide quand bon
lui semble. Au moment où je sors de l’ascenseur, son assistante, une femme
grande, ronde et souriante, m’accueille. Elle est bien plus sympathique
qu’Amanda.
— Claudia ?
J’acquiesce.
— Oui, bonjour.
— Venez, je vous en prie.
Elle m’indique une paire de doubles portes à sa gauche.
Je frappe sur l’un des battants et la voix d’Artemis s’élève :
— Entrez.
Je m’exécute, un peu nerveuse, et la lumière du soleil de l’autre côté des
grandes fenêtres m’aveugle quelques instants. J’avais deviné juste. Je le
connais si bien.
Artemis est assis à son bureau, enfoui dans une pile de paperasse, sans
cravate, la chemise froissée, les cheveux en bataille. Il a de larges cernes.
Quand son regard rencontre le mien, une expression de soulagement
apparaît sur son visage.
— Salut, sexy.
— Bonjour, iceberg.
Il sourit et se lève.
— Juste à temps, je suis affamé.
Je sors le repas du sac et je le dispose sur une petite table face à un
imposant canapé. Artemis s’assied et commence à manger avant même que
j’aie terminé.
Le pauvre.
Tu m’as manqué. J’ai envie de lui dire, mais je n’ose pas, alors je choisis
de lui poser une question :
— La semaine est difficile ?
— Tu n’as pas idée.
Quand il a fini de dévorer mon repas, il s’allonge sur le canapé et ferme
les paupières. Il a l’air épuisé. Je pose la main sur la sienne, il ouvre les
yeux et me regarde.
— Tu…
Ma voix s’éteint, je n’arrive pas à le dire.
Artemis m’adresse un doux sourire, et tourne sa paume pour glisser ses
doigts entre les miens.
— Tu m’as manqué aussi, sexy.
Le bruit de la porte qui s’ouvre me fait lâcher sa main aussi vite que je
peux. Je me tourne : c’est la rousse que j’ai vue à la soirée surprise chez les
Hidalgo, sa petite amie ou en réalité son ex, d’après ce qu’il m’a dit quand
nous étions dans son club. Elle porte une jupe noire très élégante, un
chemisier blanc et des escarpins à talons rouges assortis à son sac à main.
Ses cheveux sont attachés en une queue-de-cheval impeccable et son
maquillage est incroyable. Elle porte un sac en papier avec le logo d’un
restaurant.
— Oh, j’arrive trop tard, on dirait. Tu as déjà mangé ?
Mon cœur se met à battre à tout rompre, une sensation désagréable naît
dans mon ventre. Elle me sourit en passant devant moi et se penche pour
donner à Artemis un baiser rapide sur la bouche.
Aïe.
J’entends mon cœur se fissurer dans ma poitrine, je sens mon estomac se
nouer. Artemis ne me regarde pas, il n’a d’yeux que pour elle. La rousse se
tourne vers moi.
— Tu dois être Claudia. Enchantée. Je suis Cristina, la fiancée d’Artemis.
Fiancée…
Pas petite amie ou ex.
Mais alors… ce qui s’est passé entre nous ?
Il a affirmé qu’il n’avait plus de petite amie… Je… J’étais l’autre ?
J’essaie de maîtriser ma respiration, mais je n’arrive pas à inspirer
profondément.
— Ça va ? me demande gentiment Cristina.
J’ai envie de vomir. Je me lève, car je sais que je suis à deux doigts
d’avoir les larmes aux yeux.
— Je… je dois y aller.
Mes yeux cherchent ceux d’Artemis une dernière fois, mais il continue à
me fuir.
— Passez un bon après-midi.
Je sors en courant du bureau. Je me sens tellement bête, tellement naïve
d’avoir cru que quelque chose de bien pouvait m’arriver, d’avoir laissé
Artemis entrer dans ma vie, dans mon cœur, alors que je sais que nous ne
souhaitons pas la même chose. Il veut probablement juste m’attirer dans son
lit, pendant qu’il réserve son amour et ses engagements à sa fiancée. Pour
un homme comme lui, je ne peux être que l’autre. Merde, ça fait
horriblement mal ! Je n’ai jamais ressenti une douleur pareille. C’est la
première fois que je m’autorise à être vulnérable. Ce salaud a prétendu que
c’était fini avec sa petite amie parce qu’il savait que je n’accepterais jamais
de sortir avec lui s’il était en couple.
Comment a-t-il pu me mentir comme ça ?
Comment a-t-il pu garder un visage calme et serein quand sa fiancée est
entrée ? Il se fichait complètement de ce que j’allais ressentir ?
Je tente de rester calme, je retiens mes larmes jusqu’à ce que la voiture
arrive à la maison, et je cours dans la salle de bains. J’observe mon reflet
dans le miroir. Mes yeux rougissent soudain, et deux larmes épaisses
roulent sur mes joues.
Tu es une idiote, Claudia.
Est-ce que je pensais vraiment qu’il allait quitter une femme pareille pour
moi ? Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’ils soient fiancés. Est-ce qu’il va
l’épouser ? Comment a-t-il pu m’embrasser et me toucher alors qu’il a
l’intention d’en épouser une autre ?
Comment a-t-il pu être infidèle et me rendre complice de ses
mensonges ? Le souvenir de son sourire et de ses paroles dans la cuisine me
revient à l’esprit. Comment pouvait-il être si détendu alors qu’il était
promis à cette rousse ?
Je me prends le visage dans les mains et je sanglote. Je ne sais pas ce qui
me fait le plus de peine dans cette situation horrible. Mais je comprends que
l’énorme douleur qui me tiraille signifie que ce que je commençais à
ressentir pour Artemis était bien plus qu’une simple attirance.
Bien, bien plus.
13. Salut, sexy

ARTEMIS

Cinq heures plus tôt

Dans la salle de réunion, chacun me présente des données, des chiffres, des
graphiques et des propositions pour réagir à tout cela. Les directeurs de tous
les départements de la société sont présents, assis autour de la grande table
en U que je préside. Je joue avec mon stylo en les écoutant d’une oreille,
mais mon esprit est ailleurs.
Les yeux noirs, les cheveux roux.
Claudia.
Je n’arrive toujours pas à croire que je l’ai embrassée, après tant d’années
d’attente et de désir. Je n’ai pas été déçu. Ses lèvres douces se sont si
facilement moulées aux miennes ! J’ai le vertige en pensant à tout ce qu’elle
m’a fait ressentir avec un seul baiser. Je suis incapable de penser à autre
chose qu’à son joli visage empourpré, les yeux troublés par le désir, à ses
petits gémissements, à la frénésie avec laquelle elle a déboutonné ma
chemise.
Elle est si belle.
Je serre les lèvres en me rappelant comme elle était mouillée. Elle me
désirait autant que je la désirais, et ça m’a rendu fou. Si Ares n’avait pas
débarqué pile au mauvais moment, je l’aurais pénétrée là dans la cuisine. Je
repousse ces pensées : ce serait une mauvaise idée d’avoir une érection en
pleine réunion.
— Qu’en pensez-vous, monsieur ? me demande Ryan, un chef de projet.
Je lève les yeux et je le remarque pour la première fois depuis le début de
sa présentation, qui a duré dix minutes. Heureusement, il suffit que
j’entende une information une fois pour la retenir, même si je n’ai pas
observé l’orateur. C’est peut-être grâce à cette faculté que l’université a été
un jeu d’enfant pour moi.
— C’est une proposition intelligente, mais pourquoi voulez-vous faire
appel à des entrepreneurs d’un autre État ?
— Ils sont moins chers, monsieur, m’explique Ryan.
— Alex.
Je me tourne vers mon meilleur ami, qui, en cet instant, n’est que le
directeur financier de la boîte que je dirige.
— Combien économiserait-on en faisant appel à des entrepreneurs d’un
autre État ?
Il jette un coup d’œil à ses notes, il sait toujours ce que j’attends sans que
j’aie besoin de le préciser.
— Pas grand-chose. Les employés des entrepreneurs devront faire un
long déplacement, trouver un logement pendant la durée du chantier. Sans
parler de leur motivation, étant donné qu’ils ne se nourriront probablement
pas correctement et que leur foyer leur manquera.
— Exactement.
Je pose mon stylo.
— Nous avons des entrepreneurs très efficaces ici. Si nous pouvons créer
de l’emploi local, je pense que les conditions de travail seront optimales.
Les ouvriers auront un sentiment d’appartenance, car ils travailleront dans
leur propre ville, à construire des bâtiments et des maisons sur le territoire
où ils ont choisi de vivre.
Ryan baisse la tête.
— Je comprends, monsieur, je cherchais juste à nous faire économiser de
l’argent.
— Je sais, mais comme l’a dit Alex, le gain serait marginal, et je pense
que nous aurons de meilleurs résultats en créant des emplois locaux.
Sasha, le responsable des ressources humaines, intervient :
— Je peux vous assurer que nous avons déjà fait appel à des
entrepreneurs locaux et qu’ils ont d’excellents ouvriers.
La porte de la salle s’ouvre et, lorsque mon père entre, tout le monde se
lève sauf moi. Nos employés ont énormément de respect pour Juan Hidalgo.
Beaucoup le voient comme un exemple à suivre. Il a fondé cette entreprise
colossale à partir de rien et a bâti un empire qui compte désormais six
succursales à travers le pays, avec des projets dans plusieurs États. Je
l’admire aussi, mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Je sais tout ce
qu’il a dû sacrifier pour en arriver là, je sais à quel point ses débuts ont été
difficiles, la sueur, les larmes, tout ce qu’il a dû traverser.
— Bonjour, asseyez-vous, je vous en prie, déclare mon père avec un
sourire. Je vous ai déjà dit que vous ne deviez pas vous lever.
Il donne une petite tape sur l’épaule d’un des chefs de service et
poursuit :
— Je suis désolé de vous avoir interrompus.
— Nous avions terminé, le rassure poliment Alex.
— Oh.
Les yeux de mon père se posent enfin sur moi.
— Dans ce cas, puis-je emprunter votre directeur quelques minutes ?
Tout le monde quitte rapidement la salle de réunion. Mon père s’assied
en face de moi, à l’autre bout de la longue table.
— Je pensais que tu allais t’absenter quelques semaines, dis-je en me
mettant à l’aise.
— Je pars cet après-midi, répond-il en tambourinant des doigts sur la
table avec impatience.
Je sais pourquoi il est là.
— Je vais aller droit au but, car notre temps à tous les deux est précieux.
Je lui fais signe de continuer.
— J’ai reçu un coup de fil de Jaysen ce matin. Il m’a dit qu’il envisageait
de ne pas renouveler notre contrat.
— Je suis au courant.
— Je n’aime pas les surprises, Artemis, surtout quand elles concernent
notre entreprise. Nous avions un accord : je t’ai laissé choisir la fille, et
maintenant j’apprends que tu as rompu avec elle.
Je laisse échapper un soupir bruyant.
— Cela ne me semble pas être une bonne idée de mélanger ma vie privée
avec les affaires de la société Hidalgo.
— Ce n’est pas ce que tu m’as dit quand nous en avons discuté il y a plus
d’un an. Tu étais d’accord, tu es sorti avec elle pendant tout ce temps, et
maintenant tu changes d’avis comme ça ? L’impulsivité, ce n’est jamais bon
pour les affaires.
La veine de son front palpite, il est en colère. Je choisis mes mots avec
soin :
— Nous pouvons fusionner avec une autre entreprise de mobilier, pour
nos projets, mais…
— Ça suffit ! m’interrompt-il en élevant la voix. Changer de fournisseur
alors que les chantiers sont lancés n’a aucun sens. Tu sais combien d’argent
ça va coûter ? On ne parle pas de centaines de dollars, mais de millions.
Jaysen & Associates est le meilleur fabricant de meubles du pays, le rapport
qualité-prix est imbattable et des tas d’entreprises n’attendent que notre
désistement pour s’associer avec eux. Tu n’as pas encore compris que c’est
nous qui avons besoin d’eux, et pas l’inverse ?
Je me passe les mains sur le visage.
— Père…
— Non, ce n’est pas en tant que père que je m’adresse à toi, mais en tant
que P-DG de la société Hidalgo. Tu as conclu un marché, tu dois tenir
parole et ne rien faire qui mette à mal notre entreprise. C’est toi le directeur,
ça doit être ta priorité.
Un sourire sarcastique se forme sur mes lèvres.
— Tu ne m’as même pas demandé pourquoi.
Mon père fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu ne m’as même pas demandé pourquoi j’avais changé d’avis. Ça n’a
aucune importance, c’est ça ?
La froideur dans sa voix est incroyable.
— En effet, c’est l’entreprise qui compte.
Évidemment.
Une partie de moi a envie de se rebeller, de tenir tête à mon père, de
m’opposer à ses ordres, mais il a raison : j’ai donné ma parole. À l’époque,
Cristina me plaisait et cela ne m’avait paru ni une mauvaise affaire ni un
engagement difficile à tenir. Ça me semblait aller de soi.
Mon père se lève.
— Cristina passera tout à l’heure, règle cette histoire.
J’acquiesce et il quitte la salle de réunion. Dès qu’il est parti, je frappe du
poing sur la table pour évacuer ma frustration et je dénoue un peu ma
cravate.
Qu’est-ce que tu fabriques, Artemis ?
Je me frotte le visage. Je suis incapable de répondre. Claudia ne cesse de
hanter mes pensées. Elle m’a enfin laissé l’embrasser, la caresser, et
maintenant je devrais la repousser à nouveau ? Peut-être sommes-nous
destinés à surmonter des milliers d’obstacles. Elle me plaît énormément,
c’est vrai, mais ma priorité, c’est l’entreprise, la maintenir à flot à tout prix.
Rien ne peut se mettre en travers de mon chemin vers le succès, pas même
Claudia.
Alors pourquoi est-ce que je me sens aussi mal ? Je ne veux pas qu’elle
imagine que j’ai joué avec elle, mais comment lui expliquer la situation
sans passer pour un salaud ? Je t’ai embrassée, mais maintenant je retourne
auprès de ma petite amie. Je ne peux pas lui demander de m’attendre ou
d’être ma maîtresse, elle ne mérite pas ça.
Quand je retourne à mon bureau, je ne suis pas surpris d’y trouver
Cristina. Elle porte une jupe noire moulante et un joli chemisier blanc, avec
des chaussures à talons rouges et un sac à main assorti. Ses longs cheveux
roux sont tirés en une queue-de-cheval haute.
Elle me sourit.
— Je suis désolée.
Je sais qu’elle est sincère, elle est prise au piège de la situation,
exactement comme moi.
— Ce n’est rien, c’est la règle du jeu.
— Je veux que tu saches que j’ai tenté de raisonner mon père par tous les
moyens, je…
Je la coupe en souriant.
— Arrête. Tu n’as pas à te justifier. Je te connais, je sais que tu as tout
essayé. Nos parents ne sont pas très ouverts au changement.
— À qui le dis-tu ! Ils sont tellement archaïques. Ils se croient à l’époque
victorienne, quand les parents choisissaient les partenaires de leurs enfants ?
Je corrige :
— Nous ne sommes pas leurs enfants.
Je peux être tout à fait franc avec elle, nous nous comprenons. Je
m’adosse au bureau, les bras croisés.
— Nous sommes juste des biens qu’ils utilisent comme ça les arrange.
Pour l’instant, nous représentons simplement un accord financier et une
belle campagne de pub pour leurs entreprises.
Cristina s’approche de moi et passe les mains autour de mon cou.
L’odeur de son parfum à la rose prend mes narines d’assaut.
— Je suis contente que ce soit toi, déclare-t-elle en plongeant ses yeux
dans les miens. Je ne pense pas que je pourrais le supporter si c’était
quelqu’un d’autre.
Je lui caresse la joue.
— Moi non plus.
Je passe un doigt sur ses lèvres.
— Tu m’as manqué, je chuchote en posant un bras autour de sa taille.
Elle affiche un sourire moqueur.
— Waouh, Artemis Hidalgo qui fait preuve de tendresse ! On devrait
rompre plus souvent.
— De un à dix, ça t’a manqué à quel point que je te baise ? je lui
demande d’un air malicieux.
Elle se mord la lèvre.
— Onze.
Je m’abandonne à elle et je l’embrasse. Je pense que j’ai sous-estimé ce
que Cristina représente pour moi. Nous avons passé plus d’un an ensemble
et nous nous comprenons très bien, car nous venons de familles semblables.
Je mentirais si je prétendais ne sortir avec elle que parce que mon père le
souhaite. C’est aussi parce que je l’apprécie, que je me sens bien avec elle
et que le sexe est génial entre nous. Elle était vierge quand je l’ai
rencontrée, l’initier m’a permis de la modeler facilement à mon goût et de
découvrir ce qu’elle aime.
Lorsqu’elle s’écarte, je me sens à nouveau coupable en pensant à
Claudia, mais je me rappelle sévèrement à l’ordre : c’est mon monde, c’est
ainsi que ça fonctionne, il n’y a pas de place pour des variables aussi
changeantes que les sentiments. Ma relation avec ma fiancée me suffit. Elle
convient à tout le monde. Puis Cristina m’attire physiquement, c’est
exactement ce qu’il me faut : une situation où j’ai un contrôle absolu, sans
surprises ni risques.
— Tu as faim ? me demande-t-elle en reculant d’un pas. Ça fait combien
de temps que tu n’as pas dormi ?
— Ça va.
Je contourne mon bureau pour retourner à mon fauteuil.
— Tu n’es pas obligé de tout faire tout seul, insiste-t-elle. Tu sais que tu
peux me demander de l’aide, non ?
— Je t’ai déjà assez embêtée avec les plans que tu passes en revue
chaque semaine. Merci pour tes rapports d’ailleurs, ils sont très pertinents.
Elle est sur le point de protester, mais je continue :
— Tu ne travailles pas pour moi, tu es ma fiancée.
Je me connecte à l’intranet pour vérifier deux ou trois choses.
— J’aimerais beaucoup travailler pour toi, répond-elle avec un soupir en
s’asseyant sur le bureau à côté de moi et en croisant les jambes.
Je fais pivoter vers elle ma chaise de bureau.
— C’est difficile de te donner un poste chez nous alors que tu es
directrice d’une entreprise aussi importante que la mienne.
Elle lève les yeux au ciel.
— Exactement, tu es bien placé pour savoir le poids des responsabilités
que ça implique. Si je commets la moindre erreur, des dizaines de personnes
pourraient perdre leur emploi. Des gens qui ont des familles, des enfants à
charge.
Son regard s’attarde sur le paysage derrière la vitre.
— J’aimerais être une employée et que mon seul souci soit de bien
accomplir mon travail et de gagner de quoi vivre. N’être responsable que de
moi-même, pas de centaines d’individus.
— Je suis sûr que, si un salarié t’entendait dire ça, il te traiterait
d’ingrate.
— Heureusement, tu n’es pas un salarié.
Elle me prend la main.
— Tu me comprends.
Je hoche la tête parce qu’elle a raison. Cristina et moi nous comprenons
si bien que je me sens parfaitement à l’aise à ses côtés. Bien-être et
compréhension, c’est tout ce dont j’ai besoin.
— Je vais chercher à manger, m’annonce-t-elle.
— Comment est-ce que tu parviens à avoir autant de temps libre ?
Elle m’adresse un clin d’œil et quitte le bureau. Je me noie sous les
rapports, mes paupières sont lourdes ; ce projet est crucial, je le passe en
revue dans les moindres détails, encore et encore. Si tout se passe bien, les
bénéfices pour la société Hidalgo seront énormes.
Mon assistante m’appelle et je mets le haut-parleur.
— Oui ?
— Monsieur, une jeune femme à la réception veut monter vous voir. Elle
s’appelle Claudia, elle dit qu’elle vient vous apporter à manger, sur ordre de
votre mère.
Je suis pris par surprise et mon cœur se met à battre un peu plus vite que
d’habitude. Je n’ai pas vu Claudia depuis plusieurs jours ; j’ai fait exprès de
l’éviter.
— Faites-la monter ici.
— Entendu.
Je ne parviens plus à me concentrer, mes yeux voyagent sans cesse vers
la porte. J’attends son arrivée avec impatience. Je fais tourner nerveusement
mon stylo entre mes doigts. Quand j’entends un coup léger frappé à la
porte, mon geste se fige.
— Entrez.
Claudia pénètre dans mon bureau. Elle porte un jean qui lui moule
parfaitement les hanches et un chemisier bleu qui met son teint en valeur.
Elle est belle dans toutes les tenues. Ses yeux noirs se posent sur les miens,
et je ne peux m’empêcher d’éprouver un sentiment de soulagement.
— Salut, sexy.
— Bonjour, iceberg.
Notre échange me fait sourire, et je me lève.
— Juste à temps, je suis affamé.
Elle commence à sortir le contenu du sac et à disposer la nourriture sur la
table basse devant le grand canapé. Avant qu’elle n’ait l’occasion de finir de
servir, je m’assieds à côté d’elle et je commence à tout dévorer.
Elle m’étudie.
— La semaine est difficile ?
— Tu n’as pas idée.
Je m’allonge sur le canapé après avoir fini le repas. J’adore sentir les
plats faits maison remplir mon estomac. Je ferme les paupières et je profite
de ce moment parce que je sais que c’est peut-être le dernier que je passe
avec elle. Claudia pose sa main sur la mienne, la chaleur de sa peau est
tellement agréable que j’ouvre les paupières pour la regarder.
— Je…
Elle ne termine pas sa phrase, mais je devine à son expression ce qu’elle
voulait dire. C’est la première fois que je parviens à lire ce qu’elle ressent
sur son visage, et ça m’émeut. Je lui souris et tourne ma main pour
entrelacer nos doigts.
— Tu m’as manqué aussi, sexy.
En entendant la porte s’ouvrir, elle lâche ma main comme si elle allait se
brûler. Mon cœur tressaille : ce moment magique est arrivé à son terme.
Claudia se retourne pour voir qui vient d’entrer. Cristina apparaît sur le
seuil, aussi élégante que d’habitude, un sac de nourriture dans une main.
Je n’avais pas oublié que Cristina allait revenir d’une minute à l’autre et
je n’ai pas envie d’expliquer quoi que ce soit à Claudia, je préfère qu’elle
comprenne la situation par elle-même.
Déteste-moi, Claudia.
Repousse-moi.
Recommence à te fermer. C’est mieux.
Je suis un lâche, je le sais, mais je ne suis pas doué avec les mots et, en
plus, je ne crois pas que je pourrais lui avouer en face que je suis à nouveau
en couple avec Cristina. Ma fiancée adresse à Claudia un sourire amical.
— Oh, j’arrive trop tard, on dirait. Tu as déjà mangé ?
L’expression de Claudia se met à changer, la tristesse déforme ses traits.
Je me détourne pour ne pas devoir faire face à sa réaction. Cristina se
penche pour me donner un baiser rapide et, quand elle se retire, je maintiens
les yeux rivés sur elle de peur de croiser le regard de celle qui est assise à
côté de moi. Cristina reprend la parole :
— Tu dois être Claudia. Enchantée. Je suis Cristina, la fiancée d’Artemis.
Cristina sait pertinemment qui est Claudia, ma mère lui en a parlé
plusieurs fois quand elles ont discuté du personnel de la maison.
— Ça va ? lui demande gentiment Cristina.
En entendant cette question, je me force à jeter un coup d’œil à Claudia.
Je le regrette instantanément. Son chagrin me fait l’effet d’un coup de poing
dans le ventre. Je vois qu’elle s’efforce de rester calme.
Je suis une merde.
Je réalise que j’ai géré cette situation de la pire des façons qui soit.
Claudia se remet debout d’un bond.
— Je… je dois y aller.
Je sens ses yeux posés sur moi, mais je suis incapable de la regarder.
Je ne peux pas te voir comme ça, Claudia, ça me fait trop de peine.
— Passez un bon après-midi, nous lance-t-elle avant de sortir de mon
bureau, laissant un silence assourdissant derrière elle.
Je me répète en boucle : C’est mieux comme ça, Artemis, en essayant de
chasser de ma tête le visage dévasté de Claudia. Il faut qu’elle me déteste et
qu’elle s’éloigne de moi, parce que je suis incapable de le faire.
Cristina m’examine.
— C’était quoi, ça ?
Je me lève pour aller à mon bureau.
— Rien.
Elle croise les bras.
— Ça n’avait pas l’air d’être rien.
Il n’y a aucun reproche dans sa voix, juste de la curiosité.
— Quand on s’engage avec quelqu’un, l’honnêteté, c’est un minimum,
non ?
— Il n’y a rien entre elle et moi, je t’assure. Du moins, plus maintenant.
Elle comprend tout de suite ce que ces mots signifient.
— C’est à cause d’elle tu avais rompu avec moi ?
Sa question ne me surprend pas, Cristina est très perspicace et sait
comment lire les gens, je n’ai pas besoin de mentir.
— Oui.
Cristina lâche un petit rire.
— Tu as un faible pour les rousses, on dirait, hein ?
Je ne réponds pas. Elle s’allonge sur le canapé.
— Elle est très jolie.
Claudia est plus que jolie.
J’examine Cristina de près.
— Pas de scène de jalousie ?
— La jalousie n’a pas sa place dans le genre de relation que nous avons,
toi et moi.
— De quel genre de relation est-ce que tu parles ?
Cristina hausse les épaules.
— D’une relation où le sexe et les intérêts font alliance.
— Depuis quand es-tu devenue si froide et calculatrice ?
— Depuis que tu l’es aussi.
Elle s’assied et ajoute :
— C’est la seule façon de survivre dans notre monde, Artemis.
— Et moi qui pensais que tu étais follement amoureuse de moi !
Elle pouffe de rire.
— Dans tes rêves.
Nous gardons le silence pendant quelques minutes, et je lutte toujours
contre l’envie pressante de courir après Claudia et de lui expliquer que je ne
l’ai pas utilisée, que j’avais rompu avec Cristina quand je l’ai embrassée, de
lui faire comprendre que je ne suis pas un salaud qui l’a menée en bateau à
coups de mensonges pour arriver à ses fins. Malheureusement, je ne peux
pas, j’ai un rôle à jouer dans ma famille et dans cette entreprise. Et elle ne
fait pas partie de ce monde.
14. Ils sont grands,
maintenant,
ils vont s’en sortir

CLAUDIA

J’ai retrouvé ma routine.


La routine à laquelle j’étais plus qu’habituée, qui ne me dérangeait pas du
tout jusqu’à ce que… jusqu’à… jusqu’à ce qu’Artemis revienne dans la
maison et mette ma vie sens dessus dessous, pour repartir de la pire des
façons. Désormais, mon train-train quotidien ne me suffit plus. Je suis
frustrée et je lui en veux d’avoir tout gâché. Je ne peux pas penser à lui sans
ressentir de la colère, sans que ma poitrine se noue. Il m’a fait de la peine,
je l’admets depuis quelques jours. Je lui ai ouvert mon cœur, je me suis
rendue vulnérable et il m’a fait du mal. Peut-être que, dans son esprit tordu,
nous sommes quittes maintenant puisque je l’avais rejeté ce fameux
4 juillet. Pourtant, ça ne me semble pas juste : je n’ai jamais joué avec ses
sentiments. Je m’étais montrée directe dès le début, j’avais repoussé ses
avances. Je ne l’avais pas laissé m’approcher pour lui fourrer quelqu’un
d’autre sous le nez au dernier moment. On dirait qu’Artemis m’évite aussi,
et ça m’arrange. Même si, comme nous vivons sous le même toit, il est
presque inévitable qu’on se croise.
C’est d’ailleurs le cas en ce moment même.
Je sors du couloir de la buanderie quand Artemis franchit la porte
d’entrée. Son costume impeccable met en valeur le corps musclé qui se
cache en dessous. Le souvenir de mes doigts courant sur ses pectoraux et
ses abdos refait surface, et je maudis ma mémoire d’avoir gardé des images
aussi précises. Nos regards se croisent et j’aimerais prétendre lire de la
tristesse dans ses yeux, mais je m’en fiche, je suis très en colère contre lui.
J’ai envie de lui faire une scène, mais je ne veux pas m’abaisser. Je ne veux
pas non plus lui offrir l’opportunité de me balancer qu’il n’a jamais
prétendu vouloir une relation sérieuse et d’autres conneries du genre, que
j’ai entendu Ares débiter si souvent.
Je vais dans le salon ramasser des plateaux d’amuse-gueules et de
boissons que Mme Hidalgo y a laissés, tandis qu’Artemis se dirige vers les
escaliers. Il s’arrête juste en bas des marches, comme s’il hésitait à monter.
Les mains pleines, je me dirige vers la cuisine pour déposer ce que je suis
parvenue à emporter lors du premier trajet. Quand je retourne au salon, je
m’en veux d’être déçue parce qu’il monte les escaliers. Il est déjà presque
au premier étage.
Pas même des excuses ?
Rien, Artemis ?
Tu t’attendais à quoi, Claudia ?
Cette nuit-là, j’ai rêvé que je frappais Artemis sur la partie la plus tendre
de son anatomie et ça me faisait un bien fou !

Je laisse échapper un gros soupir et je descends du bus. La maison de


retraite se trouve juste devant l’arrêt. Comme nous sommes dimanche, je
vais rendre visite à une personne qui occupe une place spéciale dans ma vie.
L’infirmière de service m’accueille avec un sourire et me guide vers les
jardins que j’ai appris à connaître ces deux dernières années.
Ce n’est pas une maison de retraite ordinaire, elle est élégante et
luxueuse. Les installations sont d’une propreté irréprochable, le personnel
est très attentionné. Les chambres sont spacieuses et ressemblent à celles
d’un hôtel de luxe. Cette maison de retraite idéale est réservée aux
personnes âgées qui ont beaucoup plus d’argent qu’elles ne pourront en
dépenser pendant le restant de leurs jours. Je marche parmi les beaux
parterres fleuris qui vont bientôt se dégarnir car l’hiver approche. J’aperçois
au loin celui que je suis venue voir. Il est assis sur un banc à côté d’un
grand arbre touffu, face au lac. Je ne peux m’empêcher de sourire en
m’approchant.
— Bonjour, monsieur !
Je lui adresse une petite révérence humoristique et son visage s’illumine,
creusant ses rides.
C’est le grand-père Hidalgo.
Anthony Hidalgo est un homme robuste, de haute stature, avec des yeux
bruns qui ressemblent beaucoup à ceux d’Artemis et d’Apollo. Bien qu’il
soit proche des soixante-dix ans, il est bien conservé malgré les rides que le
stress permanent lui a causées. Il a travaillé dur au début de sa vie pour bâtir
son empire. Il est venu habiter dans cette maison de repos parce que ses
enfants en ont décidé ainsi au cours d’une réunion.
Il me sourit en retour.
— Je pensais que tu ne viendrais pas.
— Et que je raterais notre merveilleux rendez-vous du dimanche ? Pfff.
Jamais.
Avec lui, j’ai toujours pu me montrer spontanée et joyeuse. Le grand-père
Hidalgo est une personne que j’admire énormément. Il a est généreux et très
différent de son fils Juan. Apollo lui ressemble beaucoup.
Je suis contente que le grand-père ait réussi à avoir une bonne influence
sur le cadet des Hidalgo. C’est pratiquement lui qui l’a élevé. M. Hidalgo
prend une des limonades posées sur une petite table à côté de lui et me la
tend.
— Bien sucrée, comme tu l’aimes.
Une vague de tendresse me submerge. Je suis touchée qu’il soit si
heureux de me voir tous les dimanches. Ça me permet de réaliser à quel
point il doit se sentir seul dans cet établissement, si luxueux soit-il. L’argent
n’est pas tout.
Je goûte la limonade et m’assieds à côté de lui sur le banc.
— Mmm, délicieuse.
— Tu veux un sandwich ? Je peux commander tes préférés.
Je lui donne une petite tape sur l’épaule.
— Non merci. Comment allez-vous ?
— J’ai un mal de crâne qui va et vient, mais c’est gérable.
Cela m’inquiète.
— Vous en avez parlé à votre médecin ?
Il secoue la tête.
— Non, ça ira. Comment vont les enfants ? Apollo ne me raconte pas
grand-chose sur ses frères.
Apollo lui rend visite le samedi, ce qui lui fait de la compagnie deux
jours par semaine.
— Ils vont bien.
Je sais que ma réponse ne lui suffira pas.
— Apollo m’a expliqué qu’Artemis était rentré et qu’il t’embêtait.
Apollo est incapable de se taire.
— Non, ça va.
Je précise :
— Je peux gérer cette situation mieux que n’importe qui.
Le grand-père Hidalgo soupire en fixant la surface bleu foncé du lac qui
scintille dans le soleil du matin.
— Et Ares ?
Bien que beaucoup le nient, les grands-parents ou les parents ont souvent
un chouchou et, même si Apollo est pratiquement un fils pour son grand-
père, je sais que ce dernier a toujours eu un faible pour Ares. Ils ont tous
deux le même caractère bien trempé, ce qui rend leurs relations
compliquées.
— Il va bien, je pense qu’il va finir par se ranger, dis-je en pensant à
Raquel.
M. Hidalgo soupire à nouveau et me demande d’une voix empreinte de
tristesse :
— Il a demandé des nouvelles de moi ?
J’aimerais mentir, j’aimerais prétendre que c’est le cas.
— Vous savez comment il est.
Ares n’a rendu visite à son grand-père qu’une seule fois depuis qu’il a été
transféré à la maison de repos et il en est reparti au bord des larmes. Il ne
supporte pas de le voir entre ces murs, cela le ronge de n’avoir rien pu faire
pour empêcher qu’on l’emmène dans cet établissement. Je pense qu’il
préfère éviter de venir, faire comme si cette situation n’existait pas, pour ne
pas avoir à y faire face. Le garçon aux yeux bleus est incapable de gérer ses
émotions. Il est grand et imposant, mais à l’intérieur c’est le plus instable.
— J’aimerais beaucoup le voir, me confie son grand-père. Il doit avoir
grandi, il n’a pas arrêté de pousser depuis ses douze ans.
Je sors mon téléphone et j’ouvre la galerie de photos.
— Regardez par vous-même.
Je lui montre des photos un peu sottes que j’ai prises avec lui : Ares la
bouche pleine qui adresse un doigt d’honneur à l’objectif alors que le flash
se reflète dans ses yeux bleus, Ares endormi sur le canapé après avoir
regardé un film, Ares avec un air effrayé entouré des chiots qu’Apollo
ramène à la maison, Ares qui porte le maillot de son équipe de foot avec
son ami et coéquipier, Daniel.
Ah, Daniel ! Cette photo date de la nuit où j’ai commis l’erreur de
coucher avec lui.
Je pose mon portable en m’éclaircissant la gorge. Le grand-père Hidalgo
me prend la main.
— Ares et Artemis peuvent sembler froids, mais c’est leur armure ; en
dessous, ils ont un bon cœur.
Pas Artemis. J’ai failli laisser parler ma colère, mais elle se trompe. Il
était très gentil avec moi quand nous étions plus jeunes. Je ne pourrai sans
doute jamais oublier tout ce qu’il a fait pour moi, malgré l’immense peine
qu’il vient de me causer. Désormais, je dois garder mes distances quoi qu’il
arrive.
Le grand-père Hidalgo me serre la main.
— Veille bien sur eux, je suis plus tranquille en sachant que tu es là. Ils
ont manqué d’une figure féminine positive dans leur vie.
Je sais qu’il fait allusion à la mère des garçons, cette femme qui a
souvent été infidèle à son mari et qui ne se soucie pas d’eux.
— Ils sont grands, maintenant, ils vont s’en sortir, je déclare en fixant
l’eau du lac, qui semble scintiller plus fort de minute en minute.
— Ils ont beau être adultes, ils sont encore en manque d’amour, Claudia.
Leurs parents ne les ont pas aimés quand ils étaient petits, ils ne leur ont
rien apporté. Le temps que je m’en rende compte, il était trop tard. J’ai juste
pu donner toute mon affection à Apollo.
Je me retourne vers lui.
— Pourquoi me dites-vous ça ?
Son regard plonge dans le mien et il se radoucit.
— Parce que j’aimerais que tu t’en souviennes quand tu voudras jeter
l’éponge et prendre tes distances. Apollo m’a dit qu’Artemis t’embêtait,
rappelle-toi combien ils t’aiment et ne les laisse pas tomber, d’accord ?
Je lui pince doucement les joues et je plaisante :
— Vous êtes adorable de vous en faire pour ces ingrats qui ne vous
rendent pas visite.
— Ils viendront un jour.
L’assurance dans sa voix me fait lever les yeux de façon théâtrale. Il me
donne une tape sur le front.
— C’est irrespectueux de se moquer d’un vieux monsieur comme ça.
— Un vieux monsieur ?
Je me lève, en regardant tout autour de moi.
— Où ça ?
Il rit et je le dévisage avec amour.
Je suis heureuse d’avoir cet homme dans ma vie, il est merveilleux. Nous
passons le reste de la journée à discuter, il me demande comme toujours des
nouvelles de l’université, il veut savoir si j’ai besoin de quoi que ce soit…
Et ma réponse est la même que chaque fois : non. Je lui dois assez : c’est lui
qui a payé mes frais pour la fac. Je ne veux pas qu’il pense que je profite de
son affection pour lui soutirer de l’argent.
Avec un grand sourire, je lui dis au revoir et je rentre à la maison.

Il est quatre heures du matin quand la sonnerie du téléphone de la maison


me réveille. J’emporte toujours l’appareil sans fil dans ma chambre pour ne
pas devoir courir dans la cuisine chaque fois que quelqu’un appelle les
Hidalgo. Je tends le bras hors du lit pour répondre en espérant que ce ne soit
pas une blague.
— Allô ?
Ma voix est un filet rauque.
— Bonsoir.
Le ton formel de la dame au bout du fil m’inquiète.
— Je vous appelle de l’hôpital général.
Je me redresse brusquement. Ma respiration devient saccadée tandis que
j’imagine un million de scénarios.
— C’est pour vous informer que M. Anthony Hidalgo a été admis aux
urgences il y a quelques minutes.
J’arrête de respirer.
— C’est votre numéro qui est mentionné comme personne de contact.
Je suis sous le choc.
— Que… Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je ne sais même pas quelles questions poser.
— Il a fait un AVC, les médecins sont en train de le stabiliser en ce
moment même. Quand vous viendrez, nous pourrons répondre plus en
détail.
— Nous partons tout de suite.
Elle me donne encore quelques informations avant que nous
raccrochions.
Je m’habille si vite que je ne sais même pas quels vêtements j’attrape.
Mon cœur bat à toute allure.
Il va s’en sortir, il le faut.
J’ai un mal de crâne qui va et vient, mais c’est gérable.
Vieux têtu ! S’il se sentait mal, pourquoi ne l’a-t-il pas signalé au
personnel ? Pourquoi ? J’ai si peur que je sors en courant de ma chambre.
Ma mère n’a pas bronché, un ouragan ne suffirait pas à la réveiller. Quand
j’arrive dans le salon, je suis surprise de trouver Juan en pyjama, son
portable à l’oreille. La maison de retraite l’a contacté pendant que l’hôpital
appelait sur la ligne fixe. Il reconnaît la panique et le désespoir dans mes
yeux.
— On y va ensemble ?
Je me tourne vers les escaliers et il doit lire dans mes pensées, parce qu’il
objecte :
— Je ne veux pas réveiller les garçons. Quand il fera jour, je…
Je passe devant lui pour monter les marches.
— Claudia !
Je l’entends crier derrière moi :
— Claudia !
Il n’est pas question que je le laisse faire et qu’il laisse une fois de plus
ses enfants à l’écart. Je frappe à la porte d’Ares et à celle d’Artemis et je
m’arrête devant celle d’Apollo. Ares passe le nez dehors, les cheveux en
pétard. Il a un œil fermé et semble avoir beaucoup de mal à garder l’autre
ouvert.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Artemis sort à son tour, torse nu.
— Qu’est-ce qui se passe, putain ?
J’essaie de ralentir ma respiration, de paraître calme et de choisir les bons
mots :
— C’est votre grand-père.
Apollo ouvre la porte en face de moi.
— Claudia, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Votre grand-père vient d’être hospitalisé.
Dès que les mots sortent de ma bouche, la peur apparaît sur les visages
des trois garçons Hidalgo.
Ils me bombardent de questions tandis qu’ils enfilent les premiers
vêtements qui leur tombent sous la main, puis ils descendent avec moi. Juan
attend en bas avec un air désapprobateur, mais je m’en fiche.
Le trajet jusqu’à l’hôpital se fait dans un silence chargé d’inquiétude.
L’ambiance est oppressante. Je suis assise à l’arrière, entre Ares et Apollo.
Juan Hidalgo conduit et Artemis est monté du côté passager. De larmes
silencieuses coulent sur les joues d’Apollo et il a le nez rouge. Mon cœur se
serre : je ne veux même pas penser qu’il y a une chance que son grand-père
ne s’en sorte pas.
Je me répète en boucle : Il est fort, il va s’en remettre.
Je serre la main d’Apollo pour le réconforter, et il pose la tête sur mon
épaule. Ses larmes inondent bientôt mon chemisier. Ares a le coude appuyé
sur la vitre, le poing contre sa bouche. Il le serre si fort que ses jointures
sont blanches, ses épaules sont raides. Il est fâché. Non, il est furieux. Je
sais qu’il se déteste en ce moment de ne pas avoir rendu visite à son grand-
père. Il paraissait si fort que nous avons cru qu’il était éternel. Je prends sa
main et j’entremêle mes doigts aux siens. Quand Ares me regarde, la
tristesse dans ses yeux fait peine à voir.
— Il va s’en sortir, je lui promets.
Ares regarde à nouveau par la fenêtre, mais il ne lâche pas ma main et la
serre fermement.
Artemis pivote légèrement sur son siège pour me regarder. Il essaie de
masquer son inquiétude, mais elle se lit sur son visage. Je lui souris et je
murmure :
— Votre grand-père va s’en sortir.
Il acquiesce et se redresse.
Ils ont beau être adultes, ils sont encore en manque d’amour, Claudia.
Leurs parents ne les ont pas aimés quand ils étaient petits, ils ne leur ont
rien apporté.
Les paroles du grand-père Hidalgo résonnent dans ma tête quand j’entre
dans l’hôpital avec les autres. Je n’ai qu’une pensée :
Il faut que vous vous rétablissiez, vieil entêté, ne vous avisez pas de
mourir, parce que, si vous le faites, je vous ramènerai à la vie pour pouvoir
vous tuer moi-même. Je revois ses rides plus marquées quand il sourit. Il est
ce qui se rapproche le plus pour moi d’une figure paternelle. Je vous aime
tellement, vieux têtu, je vous en prie, vous devez vous rétablir.
15. Oh, je suis vraiment désolée !

CLAUDIA

L’état de santé du grand-père Hidalgo est stable.


Et, d’après les résultats de l’IRM, les séquelles sont minimes, ce qui est
un énorme soulagement. Le médecin nous a expliqué que M. Hidalgo était
sous sédatif, qu’il se reposait pour donner à son cerveau le temps de
combattre l’inflammation. Nous avons été renvoyés à la maison après avoir
passé plusieurs jours à l’hôpital. On nous a promis de nous prévenir dès
qu’il se réveillerait. Je peux enfin respirer, même si je sais que je ne serai
pas apaisée tant que je ne lui aurai pas parlé. Mais au moins je suis sûre
qu’il va s’en sortir. Les choses sont presque revenues à la normale à la
maison. Après m’être occupée des invités d’Ares, parmi lesquels Raquel, un
garçon au sourire contagieux et une fille qui ressemble beaucoup à Daniel,
j’apporte le dîner à ma mère.
Mais, quand je retourne dans la salle de jeux pour leur apporter les
boissons qu’Ares a demandées, je trouve la pièce vide. Ils sont partis ?
Je monte et je frappe à la porte de la chambre d’Ares.
— Entrez.
J’obtempère. Il n’est pas seul, Apollo est avec lui, et je devine à leurs
expressions qu’il se passe quelque chose et que ce n’est rien de bon. Je vois
aussi qu’ils n’ont pas envie de m’en parler.
— J’ai apporté à boire comme tu me l’as demandé, mais tes invités sont
partis.
Ares ne parvient pas à masquer sa déception.
— Ils sont tous partis ?
Je sais qu’en réalité il veut savoir si Raquel est restée.
— Oui, tout le monde.
Je hoche la tête avec un soupir.
Un éclair de tristesse traverse les yeux d’Ares et, bien qu’il s’empresse de
le cacher, Apollo et moi le remarquons. Je leur adresse un sourire et je sors.
Je descends les escaliers en massant mes épaules tendues. Il me reste une
chose à faire avant d’aller me reposer. Je dois aller chercher les serviettes
dans la salle de sport et les laver. Maintenant qu’Artemis est à la maison, je
dois le faire plus souvent car il s’entraîne tous les jours.
Je pousse la porte coulissante et je passe devant les appareils pour
atteindre la douche. Je bâille en ramassant les serviettes sales dans le panier
qui se trouve devant, puis je décide d’y entrer pour m’assurer qu’il n’y en a
pas une qui traîne.
La pièce est assez longue, et la douche est tout au fond. J’imagine
Artemis nu sous le jet, et soudain j’ai trop chaud. Non, je ne veux pas
penser à ce salaud. Je sors de là pour rejoindre la buanderie. Je fourre la
moitié des serviettes dans le lave-linge et je pose le reste sur le sol. Je suis
épuisée. Je me laisse glisser jusqu’à me retrouver assise sur la pile de
vêtements et de serviettes et, sans m’en rendre compte, je m’endors. Je me
réveille après avoir fait un rêve très érotique. Je n’ai pas vu le visage de
l’homme, mais il me baisait comme jamais je ne l’avais été.
Ma frustration augmente lorsque je réalise à quel point je suis mouillée.
Ah, les fantasmes !
Maintenant que j’y pense, quand était-ce, la dernière fois que j’ai couché
avec quelqu’un ? Je ne m’en souviens même pas. Pas étonnant que mes
hormones soient déchaînées. Je ne sais même plus quand je me suis
caressée pour relâcher un peu de tension sexuelle. Ma main se glisse dans
mes collants et j’écarte les jambes. Je ne devrais pas faire ça ici, mais je ne
peux pas le faire dans la chambre que je partage avec ma mère.
Je suis tellement humide que mes doigts pénètrent facilement à l’intérieur
de mon sexe. Un gémissement s’échappe de mes lèvres, j’avais oublié à
quel point ça me fait du bien. J’écarte mon collant pour accéder plus
facilement à mon entrejambe. Mes doigts savent ce que j’aime et se
déplacent à la perfection entre mes lèvres. Je ferme les paupières et je me
laisse emporter par les sensations.
Je laisse échapper des gémissements qui deviennent plus forts à mesure
que la vitesse de mes doigts augmente. J’ouvre les yeux et, au lieu de
trouver la porte fermée, je découvre qu’Apollo se tient dans l’embrasure.
Je me relève d’un bond et je rabaisse la jupe sur mes jambes flageolantes.
— Oh, je suis vraiment désolée !
Je fixe le sol, honteuse. J’attends qu’il parte, mais je l’entends entrer dans
la pièce minuscule et fermer la porte derrière lui. Je lève les yeux pour le
regarder, mais je suis incapable de parler, ma respiration est haletante. Je
n’ai jamais vu cette expression sur le visage d’Apollo. Elle n’a rien
d’innocent ni d’enfantin. C’est du désir à l’état pur. Je découvre dans ses
yeux la détermination d’un homme. Il s’approche de moi lentement, comme
s’il savait que le moindre mouvement brusque pourrait m’effrayer. Une fois
devant moi, il pose la main sur mon visage et passe son pouce sur mes
lèvres.
J’ouvre la bouche en tremblant.
— Qu’est-ce que tu fais ? je chuchote d’une voix à peine audible.
Apollo ne me répond pas, il ne me quitte pas des yeux. Il baisse sa main
et la fourre sous ma jupe. J’attrape son poignet, interrompant son geste.
— Non.
— Je veux juste t’aider à jouir, fait-il d’une voix rauque.
Il est excité, et sa respiration est aussi irrégulière que la mienne. Mon
esprit est embrouillé par la tension qui fait vibrer l’air autour de nous.
Il s’humecte les lèvres avant de m’embrasser lentement. La sensation est
délicieuse. Il accélère le rythme et je lâche son poignet. Sa main remonte
entre mes jambes pour me caresser par-dessus mes sous-vêtements. J’écarte
ma bouche pour laisser échapper un gémissement.
Je ne peux m’empêcher de m’accrocher à lui, mes mains s’agrippent
fermement à sa chemise tandis que mes jambes chancellent. Quand il écarte
mes sous-vêtements sur le côté pour me toucher directement, le plaisir me
force à fermer les yeux. Je ne ressens aucune honte à ce que ses doigts
fouillent mon sexe. Je suis très mouillée.
J’enfouis mon visage dans son torse.
— Plus vite, s’il te plaît.
Apollo acquiesce d’un grognement, ses doigts accélèrent en décrivant des
cercles. Je descends une main pour le caresser par-dessus son pantalon. Je
ne suis pas étonnée de sentir son érection. Lorsqu’il introduit un doigt en
moi, je rejette la tête en arrière en laissant échapper un feulement désespéré.
Le plaisir commence à m’emporter, ses mouvements deviennent plus
rapides et ma main sur son pantalon adopte la même cadence. Nous
atteignons l’orgasme en même temps.
Nos respirations accélérées résonnent dans la buanderie. À mesure que je
retrouve mon calme, la brume qui enveloppait mon cerveau se dissipe et je
réalise ce que je viens de faire. Je recule d’un pas, puis je passe derrière
Apollo et je m’enfuis. Malheureusement, je me retrouve nez à nez avec
Artemis.
Merde.
Je devine à son costume qu’il vient de rentrer du travail. Il m’observe
attentivement sans rien dire. Je suis probablement aussi rouge qu’une
tomate.
— Pardon.
Je m’éloigne avant qu’il ne puisse lire sur mon visage ce qui vient de se
passer. Je ne me sens pas coupable. Il n’y a rien entre Artemis et moi, et,
après la façon dont il m’a manipulée pour arriver à ses fins, je n’ai plus
aucun respect pour lui. Encore moins depuis que je sais que Cristina n’est
pas une simple petite amie, mais sa fiancée. En revanche, je suis préoccupée
par Apollo : je ne voudrais surtout pas que nos bons rapports soient gâchés
ou qu’un malaise s’installe entre nous. Je n’ai même jamais pensé à la
nature de notre relation. À quel moment sommes-nous passés de l’amour
fraternel à l’attirance sexuelle ? Je l’ai toujours considéré comme un petit
frère, jusqu’à… aujourd’hui. Je repense à ses yeux chargés de désir, à ses
grognements, à ses biceps. Je secoue la tête.
Tu ne peux pas le désirer, Claudia, tu ne peux pas compliquer les choses.
Il faut que tu le voies à nouveau tel qu’il est : un petit frère, pas un homme.
Je réalise seulement que je me suis arrêtée devant la chambre d’Ares
quand la porte s’ouvre et qu’il me trouve sur le seuil.
— Claudia ?
Je ne sais pas ce que je fiche ici, je fuis, mais je ne sais pas qui.
D’habitude, quand j’ai un problème, je me réfugie auprès d’Apollo, mais je
ne peux pas le faire maintenant, après ce qui vient de se passer. Il doit être
tout aussi perdu que moi.
— Je peux entrer ?
Ares s’écarte et me laisse passer. Sa chambre est plongée dans la
pénombre, la seule lumière provient des lampes de chevet des deux côtés du
lit. Un éclair zèbre le ciel derrière sa fenêtre, suivi d’un gros coup de
tonnerre. Il se met à pleuvoir.
— Il est arrivé quelque chose à grand-père ?
Il ne prend pas la peine de cacher l’inquiétude dans sa voix.
Je secoue la tête.
— Non.
Ares porte une chemise blanche et un jean, je suis étonnée qu’il ne soit
pas en pyjama, il se fait tard. Il va quelque part ? Il s’assied dans le fauteuil
inclinable dans le coin de la pièce.
— Qu’est-ce qui se passe ?
J’hésite, je ne peux pas lui raconter la vérité, je suis trop gênée. Comment
lui en parler ? Euh, tiens, Ares, il y a quelques semaines, je suis sortie avec
Artemis, mais j’ai découvert que c’était un salaud idiot et qu’il était fiancé
à une autre, alors Apollo et moi, on vient de se caresser. Qu’est-ce que tu en
penses ?
— J’ai juste besoin de me changer les idées, je peux rester un peu ici ?
Il acquiesce, soupire et se passe la main sur le visage. Il n’a pas l’air dans
son assiette. Me concentrer sur les problèmes des autres m’aide toujours à
oublier les miens.
— Ça va ?
— Oui.
Je grimace.
— Ça n’en a pas l’air.
Je remarque qu’il a toujours ses chaussures.
— Tu sors ?
Il secoue la tête, mais je vois bien qu’il me cache quelque chose.
— Tu vas sortir ?
Il ne répond pas. Je me souviens que Raquel et ses amis sont partis
précipitamment tout à l’heure, et qu’Ares avait l’air contrarié. Je sais qu’il a
le moral en berne à cause de son grand-père, je sais qu’il a besoin de se
confier, de s’appuyer sur quelqu’un. Je pourrais jouer ce rôle, même si je ne
suis pas la confidente idéale : il a déjà quelqu’un qui l’aime, je ferais mieux
de le pousser à se tourner vers elle.
— Tu devrais aller la voir.
Ares lève les yeux, il sait que je parle de Raquel.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Elle est en colère contre moi.
Je soupire.
— Tu lui as parlé de ce qui était arrivé à ton grand-père ?
Encore une fois, il fait non de la tête.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas qu’elle me voie comme ça.
— Comme quoi ? Comme un être humain qui est triste pour son grand-
père ?
— Je ne veux pas être faible.
Sa réponse m’énerve au plus haut point.
— Bon sang, pourquoi est-ce que tu crois qu’aimer une fille, se confier à
elle, c’est une faiblesse ?
— Parce que c’en est une.
— Pas du tout, Ares. Comment est-ce que ça pourrait être une faiblesse
d’ouvrir ton cœur à celle que tu aimes ? C’est un acte courageux.
— Ne te mets pas à me faire des sermons, comme Apollo.
— J’essaie juste de te faire comprendre qu’être amoureux n’est pas une
faiblesse, imbécile.
Ares élève la voix :
— Oui, toi et moi le savons mieux que n’importe qui.
Je comprends qu’il fait allusion à sa mère.
— Tu ne peux pas te cacher éternellement derrière ce qui s’est passé.
— Je ne veux pas être comme mon père !
— Tu n’es pas comme lui ! je m’exclame en me levant. Tu n’es pas
comme ton père et je suis sûre que Raquel n’est pas comme ta mère.
— Pfff, qu’est-ce que tu en sais ?
— Je te connais, tu n’aurais jamais posé les yeux sur une fille qui aurait
le moindre point commun avec ta mère. D’ailleurs, j’ai vu Raquel. Ses
sentiments sont sincères, et je parie que c’est la première chose qui t’a attiré
chez elle.
Ares se met en colère, comme il le fait généralement quand il est à court
d’arguments.
— Tu défends la vulnérabilité ?
Il cherche à me blesser, c’est sa tactique quand il est acculé.
— Alors que ta mère t’a fait vivre un enfer quand tu étais petite, tu
prétends que l’amour n’est pas une faiblesse ?!
— Ce que ma mère a fait, ses erreurs et ses mauvaises décisions, tout ce
qu’elle m’a fait subir est sa faute, c’est son fardeau.
Je marque une pause.
— Si je me laisse définir par ça ou si je laisse mon enfance affecter ma
personnalité, c’est ma faute. C’est que j’endosse le fardeau à sa place.
Ares ne sait plus quoi dire.
— Va voir Raquel, Ares. Tu as besoin d’elle et ça ne fait pas de toi un
faible, au contraire. Admettre que tu as besoin de quelqu’un est une
magnifique preuve de courage. Alors, va la voir.
Je le regarde hésiter, jusqu’à ce qu’il se lève enfin et sorte de la chambre.
Bravo, Ares.
16. Et le bro code,
tu l’envoies péter ?

ARTEMIS

Je n’arrive pas à me sortir de la tête l’image de Claudia rouge comme une


pivoine. Et sa respiration était haletante. Ce spectacle me rappelle l’état
dans lequel elle se trouvait le jour où je l’ai embrassée et caressée. Je la
regarde monter les escaliers quatre à quatre comme si elle fuyait quelqu’un,
et je ne pense pas que ce soit moi. Je suis encore plus intrigué quand je vois
Apollo surgir du même couloir dans le même état qu’elle.
Qu’est-ce qui se passe ?
Il passe devant moi en détournant les yeux. Sa chemise est froissée au
niveau du torse, comme si quelqu’un l’avait empoignée fermement à cet
endroit.
Qu’est-ce qu’ils fabriquent, ces deux-là ?
Qu’est-ce que ça peut te faire, Artemis ? C’est toi qui as décidé de la
repousser.
Mais ça ne veut pas dire que je suis prêt à ce qu’elle s’offre à un autre, et
encore moins à mon frère. Pourtant, si je l’ai vraiment laissée partir,
pourquoi est-ce que je me sens toujours aussi possessif envers elle ?
Pourquoi ai-je encore l’impression qu’elle m’appartient ?
Parce que tu es un sale égoïste.
La journée au travail a encore été difficile. Après avoir passé plusieurs
jours à l’hôpital, quand je suis retourné au bureau ce matin, j’avais des
montagnes de dossiers en retard et j’ai eu beaucoup de mal à me forcer à
rentrer à la maison pour dormir. Je monte dans ma chambre pour prendre
une longue douche. L’eau chaude se déverse sur mon corps, la vapeur flotte
dans la salle de bains. Mes cheveux mouillés collent à mon visage. Je presse
mon poing contre le mur. L’expression affligée de Claudia dans mon bureau
ce jour-là me hante chaque fois que je ferme les yeux.
Elle ne méritait pas ça, elle qui a été si gentille avec Ares et Apollo. Dans
la voiture, sur le chemin de l’hôpital, elle les a soutenus tous les deux. C’est
quelqu’un de bien et je l’ai fait souffrir inutilement en refusant de lui
expliquer le déroulement des choses, mais qu’est-ce que j’y aurais gagné ?
Elle aurait été encore plus perplexe… Je ne sais même pas comment lui
expliquer ce qui s’est joué. Et puis, ça ne changerait rien au fait que nous ne
pouvons pas être ensemble. Du moins pas dans l’immédiat. Je me passe les
mains sur la figure et je ferme le robinet. Après avoir enfilé des vêtements
confortables, je passe une serviette autour de ma nuque et je fixe la porte.
N’y va pas, Artemis.
Je serre la mâchoire et jette la serviette avant de quitter ma chambre. Je
trouve Claudia dans la cuisine, occupée à frotter la table, la laissant
étincelante de propreté. Quand elle lève les yeux et m’aperçoit, son
expression se durcit, elle jette la lavette qu’elle utilisait dans l’évier et
tourne les talons.
— Claudia.
Elle ne s’arrête pas. Je la rattrape par le bras au moment où elle passe
devant moi et je la force à pivoter.
— Je te parle.
Elle dégage son bras.
— Et moi, je t’ignore.
Sa colère m’agace.
— C’est ce que tu comptes faire ? M’ignorer jusqu’à la fin des temps ?
Elle n’hésite pas une seconde.
— Exactement.
— Quelle maturité.
Ses yeux brillent de rage.
— Je pensais que nous pourrions avoir une relation plus civilisée que ça.
Elle recule pour croiser les bras.
— Et tu pensais à ça avant de me mentir pour obtenir ce que tu voulais
ou après ?
— Je ne t’ai pas menti.
Claudia laisse échapper un ricanement cynique.
— T’as vraiment du culot.
— Claudia.
Je ne sais pas ce qui me pousse à lever la main vers son visage pour le
caresser, mais elle fait un pas en arrière.
— Ne me touche pas.
Je baisse ma main.
— Claudia, je…
— Tout va bien ici ?
La voix d’Apollo derrière elle me surprend, car je ne l’ai pas entendu
approcher. Claudia se retourne pour partir.
— Oui, je vais me coucher.
Mais, quand elle dépasse Apollo, il lui prend le poignet.
— Il faut qu’on parle, viens dans ma chambre.
Je sens ma colère monter. J’ai envie de lui hurler : Ne la touche pas, mais
je me retiens. Claudia n’a pas l’air à l’aise.
— Ce n’est pas le bon moment.
— Si, allez, viens.
Apollo tente de l’entraîner hors de la cuisine.
— Apollo, non, demain…
J’interviens sans réfléchir. J’attrape l’autre bras de Claudia et je la tire
vers moi, l’écartant de mon frère.
— Tu l’as entendue, elle t’a dit non.
Apollo se retourne et me lance un regard de défi que je ne lui connais
pas. Il m’a toujours craint. On dirait que c’est fini. Son ton est impérieux :
— Ce dont je dois lui parler ne te concerne pas.
Cette réponse ne me plaît pas du tout.
Je sens la colère monter en moi, ma mâchoire se crispe et mes épaules se
raidissent. Claudia se dégage, mais je ne fais plus attention qu’à Apollo.
— Tout ce qui a un rapport avec elle me concerne.
Apollo répond du tac au tac :
— Pourquoi ?
Comme je sens le besoin de marquer mon territoire, je déclare :
— Parce qu’elle a un faible pour moi.
Claudia me fixe d’un air horrifié, l’expression de défi d’Apollo fait place
à de la perplexité.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Tais-toi, Artemis, n’en dis pas plus. Mais je ne prête pas attention à la
petite voix dans ma tête. Au lieu de ça, j’affiche un sourire victorieux.
— Elle est à moi, Apollo.
Mon frère se tourne vers Claudia.
— Claudia ?
Elle secoue immédiatement la tête.
— Non, je ne suis pas à lui, il est…
Je la coupe :
— Ce n’est pas ce que tu as dit quand tu gémissais sous mes caresses.
Elle me lance un regard assassin. Si elle me détestait avant, je suis sûr
qu’elle me déteste deux fois plus maintenant.
— Tu… avec lui ?
Apollo est sans voix. Claudia fait un pas dans sa direction, mais je lui
prends le bras et l’arrête.
Elle se dégage et me crie :
— Arrête de m’agripper et de me traiter comme si j’étais un bête objet !
Je ne t’appartiens pas !
Elle prend la main d’Apollo.
— Viens, je vais tout t’expliquer.
Et là, je vois rouge.
J’ai l’impression qu’elle le choisit plutôt que moi. Je m’interpose et je les
sépare en serrant les poings.
— Pourquoi est-ce que tu dois t’expliquer avec lui, hein ?
Apollo s’interpose entre elle et moi.
— Arrête !
Je la regarde par-dessus l’épaule d’Apollo.
— Claudia… fais-je, les dents serrées.
Elle me fixe et m’annonce sans ciller :
— Apollo et moi, nous nous sommes embrassés aujourd’hui.
Quoi ?
Le monde s’écroule sous mes pieds à ce moment précis, ma rage est
décuplée. Ma respiration s’accélère, je n’ai jamais ressenti une colère
pareille. Je saisis le col de la chemise d’Apollo.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Apollo s’accroche à mes poignets pour se dégager.
— Elle a été claire, elle ne t’appartient pas.
— Et le bro code, tu l’envoies péter ?
Je lui rappelle le pacte que nous avons fait il y a des années entre frères :
ne jamais approcher une fille qui plairait déjà à l’un d’entre nous…
Apollo a soudain l’air coupable.
— Je ne savais pas qu’elle et toi… Je ne…
— Putain de merde !
Mes doigts se crispent sur le col de sa chemise. Je vais l’étrangler.
Claudia apparaît à mes côtés.
— Artemis, lâche-le.
Je regarde mon frère droit dans les yeux.
— Ares et toi avez toujours su qu’elle me plaisait.
Claudia attrape mon bras.
— Lâche-le !
Je suis incapable de me contrôler, imaginer Claudia embrasser mon frère
me met dans une colère noire. Apollo me parle avec une froideur qui me
sidère :
— Elle t’a déjà dit qu’elle n’était pas avec toi. C’est pas ma faute si tu es
obsédé et que vos sentiments ne sont pas réciproques.
Ses paroles me brûlent et attisent ma colère. Je le frappe si fort que
j’entends les articulations de mon poing craquer au moment où elles entrent
en contact avec sa pommette.
Claudia pousse un cri et Apollo titube.
Elle s’interpose entre mon frère et moi.
— Ça suffit !
Elle pose une paume sur mon torse.
— Arrête ! Va-t’en.
Je lui prends la main.
— Seulement si tu viens avec moi. Je ne pars pas d’ici sans toi.
Je la vois hésiter, je sais qu’elle veut protester, mais elle n’en fait rien
parce qu’elle ne veut pas aggraver la situation entre Apollo et moi. Mon
petit frère tombe assis sur le sol en se tenant la joue et en grimaçant de
douleur, mais je ne regrette pas mon geste. Il n’a pas respecté le bro code, il
a mérité ce coup de poing et c’est pour ça aussi qu’il n’a pas essayé de me
le rendre.
J’entraîne Claudia vers les escaliers.
— Je reviens, murmure-t-elle à l’attention d’Apollo.
Quand nous entrons dans ma chambre, elle croise les bras, furieuse.
— Tu es devenu fou ? Frapper ton frère ? Qu’est-ce…
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous ?
Elle ne s’attendait pas à ma question.
— Dis-moi tout, je veux tout savoir, combien de fois il t’a embrassée, s’il
t’a touchée… Tout.
Elle pousse un soupir outré.
— Tu n’as pas le droit de me demander ça.
— Si, j’ai le droit ! J’ai le droit parce que tu m’as laissé te caresser il y a
quelques semaines. Et maintenant tu fais la même chose avec mon propre
frère ?
— Est-ce que tu t’entends ?
Elle élève la voix :
— Tu m’as menti, Artemis, tu as une fiancée, je t’ai fait confiance et tu
m’as fait du mal. Comment oses-tu me faire une scène ? Tu as perdu la
tête ?
Je passe la main sur ma barbe, puis dans mes cheveux.
— Ne t’approche pas d’Apollo.
Elle laisse échapper un rire sarcastique.
— Tu es incroyable.
— Tu n’as aucune idée de ce dont je suis capable, Claudia.
— Je n’ai pas peur de toi, Artemis.
Elle se rapproche, juste pour que je voie le mépris dans ses yeux.
— Écoute-moi, imbécile : toi et moi, nous ne sommes rien, je ne
t’appartiens pas. Ni à toi ni à aucun homme, car je suis un être humain, pas
une chose. Ce que je fais de ma vie à partir de maintenant ne te regarde pas.
Alors, accorde-nous une faveur à tous les deux, concentre-toi sur ta vie, ta
fiancée, et fous-moi la paix.
Elle se tourne vers la porte et, avant qu’elle l’ouvre, je lance :
— Pas lui, Claudia.
Elle se fige, dos tourné.
— Pas avec mon frère. Pas avec mon frère, putain…
Elle me jette un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Je veux que tu saches que je n’ai pas fait ça pour te faire du mal.
— C’est toujours ce qu’on dit.
Ses épaules s’affaissent comme si elle se résignait.
— Ne t’en prends pas à Apollo, c’est ton frère et il t’aime.
Elle marque une pause, comme si elle choisissait avec soin les mots
qu’elle va prononcer :
— Toi et moi, ça s’est toujours terminé avant même de commencer, c’est
comme ça. Arrête de vouloir l’impossible, Artemis.
Je me passe la main sur la figure, je m’approche et m’arrête juste derrière
elle.
— Je n’en suis pas capable, pas avec toi.
Elle ne répond rien.
Je pose les paumes sur ses épaules et j’appuie mon front contre ses
cheveux.
— Je ne peux pas m’en empêcher, Claudia.
Je la sens trembler un peu. Elle pose ses mains sur les miennes pour les
retirer, mais je pousse un cri de douleur quand elle touche mes jointures.
Elles saignent, je ne l’avais pas remarqué jusqu’ici. Claudia se retourne et
prend délicatement mes doigts blessés entre les siens.
— C’est malin, regarde ce que tu as fichu.
La froideur dans ses yeux a rapidement fait place à l’inquiétude.
— Assieds-toi, je vais chercher de quoi te soigner.
J’obéis et je m’assieds sur le lit. Elle revient et s’installe à côté de moi en
laissant la porte ouverte. Je l’observe en silence tandis qu’elle essuie mes
articulations avec délicatesse. Ce n’est pas la première fois qu’elle s’occupe
de moi comme ça. Je me battais souvent quand j’étais adolescent et elle
était toujours là pour panser mes blessures et me gronder. Elle pince les
lèvres, c’est une habitude qu’elle a quand elle est concentrée.
Cela me rappelle ce fameux jour…

— Artemis ! Artemis !
La voix pressante d’Ares m’inquiète.
Je mets mon jeu vidéo sur pause au moment où il fait irruption dans ma
chambre, les yeux rouges et les joues trempées de larmes.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Mon cerveau s’emballe et imagine les scénarios les plus catastrophiques.
Ares sanglote de façon tellement inconsolable qu’il a du mal à parler. Je
prends son visage dans mes mains.
— Qu’est-ce qu’il y a, Ares ? Raconte-moi.
— J’ai… eu… une bonne note.
Il s’essuie le visage avec le dos de la main.
— Et je suis allé la montrer à maman…
Son visage se raidit de douleur.
— Elle… Il y a un homme là-bas… Elle et lui, ils… Ce n’est pas papa.
Je fronce les sourcils. Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
— Maman… elle fait des choses dans son lit avec un homme qui n’est
pas… papa.
Mon sang se glace quand je réalise ce qui se passe.
Et, comme si la vie voulait me l’expliquer encore plus clairement, notre
mère ouvre la porte en serrant un drap blanc contre son corps nu.
— Ares, viens ici tout de suite !
Son ton est sévère, mais j’y décèle de la peur. Ses yeux scrutent mon
visage pour tenter de deviner si Ares m’a déjà mis au courant.
La colère me brouille les idées.
Je me lève brusquement et je repousse mon frère pour me diriger vers
elle.
Ma mère est surprise par mon emportement et fait un pas en arrière. Ce
n’est pas elle, ma cible. Je passe devant elle, dans le couloir.
— Où est-il ?
Ma mère secoue la tête.
— Artemis…
Elle essaie de me retenir par le poignet, mais je me débats pour me
libérer. Je me précipite dans sa chambre et j’ouvre la porte d’un coup de
pied. J’ai envie de détruire tout ce qui se trouve sur mon chemin. Mes yeux
se posent sur l’inconnu, qui a fini de reboutonner sa chemise.
Il ne me faut pas longtemps pour me jeter sur lui et le frapper au visage,
encore et encore. La rage contracte mes muscles. Même si je ne suis qu’un
adolescent, je suis plus grand que lui et la colère me donne l’impression
d’être tout-puissant, sans limites. Ma mère nous rejoint et me hurle
d’arrêter. Des mains essaient de m’agripper, mais je ne peux pas me retenir.
— Artemis, ça suffit !
La voix de ma mère semble aussi lointaine que les souvenirs d’elle
souriant à mon père, affirmant que nous serions toujours ensemble, que
nous resterions à tout jamais une famille unie.
Menteuse.
Hypocrite.
Les mots qui me viennent à l’esprit sont des insultes que je n’oserais
jamais prononcer devant ma mère, mais que je laisse ricocher dans ma tête.
Des gémissements d’impuissance s’échappent de mes lèvres tandis que je
frappe l’homme en dessous de moi. Le sang éclabousse son visage, mes
articulations me font mal et me brûlent, mais je suis incapable d’arrêter.
Je ne veux pas le faire.
Une main chaude se pose sur ma joue et j’ai l’intention de l’ignorer
quand j’entends sa voix.
— Artemis.
Je me fige, le poing en l’air, et je lève les yeux. Claudia est à genoux
devant moi, ses cheveux roux indisciplinés encadrent son visage. Sa main
descend de ma joue et attrape mon poignet. Je respire si fort que mes
épaules se soulèvent et s’abaissent de façon incontrôlable.
— Ça suffit.
Non, ça ne suffit pas.
Elle passe ses doigts dans les miens.
— C’est fini, c’est fini, viens.
Je secoue la tête, et elle m’adresse un sourire dévasté.
— S’il te plaît.
Je me lève à contrecœur. J’ai failli frapper à nouveau l’inconnu lorsque
ma mère s’est précipitée à son secours, s’agenouillant à côté de son amant
qui gémissait de douleur. Je sors de la pièce avant d’avoir un mort sur la
conscience. Claudia me suit en silence. Dans le couloir, je tourne la tête
vers ma chambre, où j’ai laissé Ares. Claudia semble deviner l’objet de
mon inquiétude.
— Ma mère s’occupe de lui, elle lui a préparé une tisane apaisante et le
distrait. Tu ferais mieux de te calmer avant d’aller le voir et… tu ferais
mieux de nettoyer tes blessures.
Comme je ne comprends pas de quelles blessures elle parle, je suis son
regard et je remarque que mes articulations saignent. Elles ne me faisaient
pas mal avant que je les voie.
L’effet de l’adrénaline ? Ou de la colère ?
Sans rien dire, je m’éloigne de la scène et je descends les escaliers, suivi
par Claudia.
Même si je ne l’ai jamais dit à personne, je lui suis reconnaissant de
m’avoir suivi ce jour-là.
Vachement reconnaissant.
Je la regarde en train de me bander la main avec mille précautions.
Comment pourrais-je arrêter de t’aimer, Claudia ? Comment pourrais-je
alors que tu as été là pour moi chaque fois que j’ai eu besoin de toi ? Alors
que nous avons tant de souvenirs ensemble ?
Je sens qu’on m’observe. Quand je lève la tête, Apollo se tient dans
l’embrasure de la porte. Il serre une poche de glace contre sa joue.
Maintenant que ma colère est retombée, je m’en veux de l’avoir frappé. Je
n’avais jamais levé la main sur mon petit frère avant. J’ouvre la bouche
pour m’excuser, mais je réalise qu’il ne me regarde pas. Il fixe Claudia et il
a l’air… blessé ? J’assemble mentalement les pièces du puzzle. Peut-être
que ça le dérange qu’elle soit là à s’occuper de moi et pas de lui. Apollo
baisse la tête et s’en va. Je me retourne vers Claudia, déjà occupée à ranger
le matériel qu’elle vient d’utiliser pour me désinfecter et soigner ma main.
— Essaie de ne pas trop bouger les doigts et change le bandage demain,
m’ordonne-t-elle en se levant.
— Merci.
Elle acquiesce et me sourit avant de partir.
— Bonne nuit, Artemis.
— Bonne nuit, Claudia.
Je la regarde s’éloigner et, même si je l’ai laissée sortir de ma chambre ce
soir, je sais que je ne serai jamais capable de la laisser sortir de ma vie.
Comment pourrais-je ? Pas elle.
17. Claudia, je t’attendais

CLAUDIA

Le grand-père Hidalgo s’est réveillé.


Et je suis la dernière à être arrivée à l’hôpital, parce que j’étais à la fac
quand on m’a appelée et que le trajet en bus a pris une éternité. Je suis
soulagée qu’il ait repris connaissance, mais je ne serai totalement rassurée
que lorsque je l’aurai constaté de mes propres yeux. En approchant de la
chambre, je suis surprise de voir Raquel assise à l’extérieur. Ça doit être
sérieux entre eux pour qu’Ares l’ait amenée ici. Ça me fait plaisir, mais je
me demande où sont les autres.
Je m’arrête devant elle et je lui souris.
— Bonjour.
— Bonjour.
Je ne prends pas la peine de masquer mon inquiétude.
— Comment va-t-il ?
— Apparemment, il va bien.
Je laisse échapper un long soupir de soulagement.
— Quelle bonne nouvelle. Je suis venue dès que j’ai appris qu’il s’était
réveillé.
La curiosité de Raquel est évidente.
— Tu connais bien le grand-père d’Ares ?
— Oui, j’ai vécu dans cette maison toute ma vie. Ma mère s’est occupée
de lui plusieurs fois avant qu’il ne soit… placé en maison de retraite. C’est
quelqu’un de très important pour moi.
— J’imagine. C’est comment de vivre avec les Hidalgo depuis toujours ?
Sa question me fait rire.
Si tu savais, Raquel.
— C’est… intéressant.
— Je n’arrive pas à me faire une idée. Mais je parie que ton premier
crush était un des frères.
Je sens la chaleur me monter aux joues et je baisse la tête.
— J’ai tapé juste ? Lequel ? Tant que ce n’est pas Ares, tout va bien.
Je m’apprête à répondre, quand nous entendons le bruit de talons qui
martèlent le sol. Je me tourne pour voir qui c’est : Mme Hidalgo.
Ah bon, elle a daigné venir.
Elle s’approche d’un pas assuré sur ses talons aiguilles rouges, vêtue
d’une jupe blanche qui lui arrive à peine aux genoux et d’un chemisier au
décolleté vertigineux. Elle est très maquillée et ses cheveux sont attachés en
une queue-de-cheval haute et serrée. Ses yeux se posent sur Raquel.
— Qui es-tu ? demande-t-elle avec une expression pleine de mépris.
C’est tout ce qu’elle sait faire : prendre les gens de haut. Raquel ne
répond pas.
— Je t’ai posé une question.
Raquel s’éclaircit la gorge.
— Je m’appelle Ra… Raquel.
Et elle lui tend poliment la main.
Oh, Raquel, tu n’as pas idée du genre de femme à qui tu as affaire.
Sofia Hidalgo toise sa main, puis revient sur elle.
— Eh bien, Ra… Raquel, répète-t-elle pour se moquer de son
bégaiement, qu’est-ce que tu fais ici ?
Je me place à côté de Raquel pour la défendre et je réponds à sa place :
— Elle est venue avec Ares.
En entendant le prénom de son fils, Mme Hidalgo ne cache pas son
étonnement.
— C’est une plaisanterie ? Pourquoi Ares aurait-il amené une fille
comme elle ici ?
Je lève les yeux au ciel.
— Pourquoi ne pas le lui demander vous-même ? Oh, c’est vrai, la
communication avec vos enfants n’est pas votre fort.
Sofia Hidalgo pince les lèvres.
— Ne commence pas avec ce ton insolent, Claudia. Tu n’as pas intérêt à
me provoquer.
— Alors arrêtez de la prendre de haut, vous ne la connaissez même pas.
Mme Hidalgo affiche une moue de lassitude.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Où est mon mari ?
Impatiente de la voir disparaître, je lui indique la porte et elle entre dans
la chambre, emportant l’atmosphère pesante qui l’accompagne partout.
Raquel est toute pâle.
— Qu’elle est désagréable !
Je lui souris.
— Tu n’as pas idée.
— On dirait qu’elle ne t’intimide pas.
— J’ai grandi dans cette maison, j’ai développé la capacité de gérer les
personnes qui cherchent à en imposer.
— Comme c’est ta patronne, j’aurais cru que tu…
— Que je la laisserais m’intimider et me manquer de respect ? Je ne suis
plus une ado terrifiée. Mais assez parlé de moi, parle-moi de toi.
Nous nous asseyons.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, à part que je suis tombée sous le
charme des Hidalgo, comme s’ils m’avaient jeté un sort.
— Je vois ça, mais tu as déjà réussi à faire admettre ses sentiments à cet
idiot.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que tu es là. Le grand-père Hidalgo est l’une des personnes qui
comptent le plus pour eux, le fait que tu sois ici en dit long.
— J’ai tellement entendu parler de lui que j’aimerais le rencontrer.
— J’espère que tu feras bientôt sa connaissance, c’est un homme
merveilleux.
Nous discutons un moment, et je comprends pourquoi Ares est tombé
amoureux de cette fille. Elle est gentille et ses intentions sont vraiment
transparentes, on devine facilement ce qu’elle pense en voyant ses gestes et
son attitude. Je la trouve très sympa. Nous papotons et, au bout d’un
moment, Ares sort de la chambre, suivi de ses frères. Quand je croise le
regard d’Artemis, je sens une gêne s’installer. Sa mâchoire se crispe, puis il
tourne les talons et s’éloigne. Je cherche les yeux d’Apollo, mais il m’évite
et se contente de sourire à Raquel pour la saluer.
— Allons prendre un café. Grand-père t’a demandée, Claudia, m’informe
Apollo en continuant de fuir mon regard. Tu devrais aller le voir quand mes
parents seront sortis.
Vous me battez froid, tous les deux ?
Très bien, les Hidalgo, moi aussi je peux jouer à ce petit jeu.
Ares m’ignore à son tour. Il prend la main de Raquel.
— Allons-y, sorcière.
Je ne sais pas pourquoi je ressens le besoin de m’excuser.
— Je suis désolée.
Ares m’accorde enfin un peu d’attention.
— Ce n’était pas ta faute. Son impulsivité ne sera jamais ta faute,
Claudia.
Je sais qu’il parle d’Artemis, il a toujours été le plus soupe au lait et le
plus impulsif des trois. Ares et Raquel s’éloignent et Juan Hidalgo sort de la
chambre avec sa femme, qui ne se donne même pas la peine d’afficher une
expression douloureuse. Son indifférence ne me surprend pas. Juan désigne
la porte.
— Il n’arrête pas de te réclamer depuis qu’il s’est réveillé.
Je sens de la jalousie dans sa voix. Sérieux ? De quel droit peut-il être
jaloux de l’affection que son père me porte, alors que c’est lui qui a
personnellement permis qu’il soit placé dans une maison de retraite. Juan
m’adresse un sourire poli et s’en va avec sa femme.
J’entre et, quand je vois le grand-père Hidalgo dans son lit, mon cœur
tressaute. Je cours pour l’embrasser.
— Vieux têtu !
Les larmes coulent sans retenue sur mes joues. Il me tapote délicatement
le dos.
— Je vais bien.
Je m’écarte, les lèvres tremblantes parce que j’essaie de contenir mes
larmes.
Je prends son visage entre mes mains et je l’embrasse sur le front.
— Je vous aime tellement, vieux têtu.
Il place ses mains dans les miennes. Et, quand je m’éloigne de lui et que
nous nous regardons droit dans les yeux, je suis surprise de constater que
les siens sont humides ; pourtant, il n’a jamais été du genre à avoir la larme
facile.
— Je t’aime beaucoup aussi, ma fille.
Ma fille…
Il semble lire la surprise dans mon expression.
— Quoi ? Tu es bien plus importante pour moi que tous ces vautours qui
prétendent être mes enfants. Sans Apollo et toi, je n’aurais pas survécu à la
solitude de cette maison de retraite.
Il me caresse le visage.
— Merci, mon enfant.
— Vieux…
Ma voix se brise.
— Et si tu m’appelais « grand-père » ? Parce que « papa », ce serait
bizarre, non ? Ou est-ce que ce serait trop ? Je comprends que ça te mette
mal à l’aise, tu es adulte et…
Je pose la main sur mon cœur.
— C’est un grand honneur de vous appeler grand-père.
Il me sourit et ses rides s’accentuent. Je continue à parler avec lui jusqu’à
ce qu’il soit presque l’heure du dernier bus. Grand-père va passer sa
convalescence à la maison, cette perspective me remplit de joie. Je vais
pouvoir m’occuper de lui et ne pas m’inquiéter de le savoir seul dans sa
maison de retraite. Je le serre fort dans mes bras pour lui dire au revoir et je
quitte la chambre. Sofia Hidalgo est dans le couloir, toute seule. Son mari
n’est pas revenu ? Pendant un moment, elle m’examine de la tête aux pieds.
— Tu as bien grandi, Claudia, commente-t-elle, mais la méchanceté dans
sa voix ne m’échappe pas. Tu devrais te servir de tes atouts pour obtenir ce
que tu veux et progresser dans la vie. Tu veux vraiment rester une employée
de maison toute ta vie ?
Je placarde un faux sourire sur mon visage.
— Merci du conseil, mais je ne m’abaisserai jamais aussi bas que vous.
Elle rit.
— Ah bon ? Facile à dire quand on se tape le vieux, qu’on a pêché le gros
poisson.
Je serre les poings.
— Vous vous projetez sur moi, il me semble. Toutes les femmes ne sont
pas comme vous.
— Comme moi ? Ou comme ta mère ?
Elle fait un pas dans ma direction.
— Tu sembles oublier qu’elle a vendu son corps pour des médicaments
bon marché. Je me suis toujours demandé si elle t’avait vendue aussi, tu
sais.
La gifle que je lui balance résonne dans le couloir silencieux.
— Vous pouvez dire ce que vous voulez sur moi, mais ne parlez plus
jamais de ma mère, je la préviens, les dents serrées.
— Pour qui te prends-tu pour oser porter la main sur moi ?
Elle lève le bras pour me frapper, mais je saisis son poignet au vol. Je le
relâche après lui avoir donné une petite tape de réprimande.
— Je m’en vais, madame.
Ses yeux remplis de haine me décochent un dernier regard avant que je
me retourne pour m’éloigner. J’attrape de justesse le dernier bus. Pendant
tout le trajet du retour, je regarde la ville défiler derrière la vitre. Je suis
contente d’être dans une position où je ne crains pas Sofia Hidalgo, je ne
suis plus la même qu’il y a cinq ans.
Quand j’arrive à la maison des Hidalgo après la fin de mon cours de
rattrapage en lecture, la cheminée est allumée, ce qui n’est pas habituel en
plein été. Je m’apprête à passer devant pour rejoindre ma chambre quand
j’aperçois Mme Hidalgo assise devant l’âtre.
— Oh, bonsoir, je ne vous avais pas vue, madame.
J’essaie d’avoir le moins de contacts possible avec elle.
— Claudia, je t’attendais, me répond-elle avec un sourire artificiel.
Assieds-toi.
Elle m’indique le canapé en face d’elle.
Je lui obéis et je m’installe. Je suis sur le point de lui demander ce
qu’elle veut quand je remarque un carnet sur ses genoux : c’est mon
journal.
— Je ne m’attendais pas à trouver ça dans ta chambre, je suis passée par
curiosité et il était posé sur la table de chevet, à la vue de tous.
Elle secoue la tête.
— Pour une jeune fille de quinze ans, tu n’es pas très futée.
Je déglutis.
— Vous ne devriez pas toucher à des effets personnels qui ne vous
appartiennent pas.
— C’est ma maison, je peux prendre ce que je veux.
Je m’apprête à protester, mais elle poursuit :
— Ce que tu sembles oublier, Claudia, dirait-on. C’est ma maison et mon
toit. Nous vous avons accueillies, toi et ta mère, malgré tout… – elle a une
grimace de dégoût – … tout ce que ta mère a fait dans la rue.
— Et nous vous en sommes très reconnaissantes, madame.
— Ah oui ? Tu en es vraiment reconnaissante, Claudia ?
Sa question me donne la chair de poule.
— Énormément.
— Bien, dans ce cas, tu seras prête à faire ce que je vais te demander
sans trop protester, déclare-t-elle en ouvrant une page de mon journal pour
lire : « Artemis m’a encore tenu la main aujourd’hui, et j’ai eu l’impression
que mon cœur allait exploser. Il l’a tenue un bon moment et j’avais la
trouille qu’il remarque que mes paumes étaient moites. » Oh, comme c’est
mignon.
Je baisse la tête, gênée. Mais elle n’a pas fini, elle tourne la page et
poursuit : « Artemis m’a invitée à aller voir le feu d’artifice ce week-end. Il
m’a dit qu’il avait quelque chose d’important à m’annoncer, j’espère qu’il
va me demander d’être sa petite amie. Même s’il est plus âgé que moi et
que ma mère ne sera pas ravie, je m’en fiche. Les sentiments que j’ai pour
lui sont sincères. Je sais que nous sommes encore jeunes, mais nous nous
aimons vraiment, comme dans les films. »
— Madame, s’il vous plaît.
— Tu as raison, je pense que ça suffit. Nous t’avons accueillie dans cette
maison et tu as le culot de t’intéresser à notre fils ?
La froideur de sa voix est effrayante.
— Écoute-moi bien, Claudia, tu vas repousser Artemis. Il va entrer à
l’université à la fin de l’été et il ira jusqu’au bout de ce que son père et moi
avons prévu pour lui. Tu ne t’y opposeras pas, c’est compris ?
— Madame, mes sentiments pour lui sont sincères, je…
— Tais-toi. Si tu l’aimes vraiment, tu souhaites ce qu’il y a de meilleur
pour lui, non ?
Je hoche la tête.
— Donc, nous sommes d’accord, parce que tu n’es pas ce qu’il y a de
meilleur pour lui, Claudia, et tu le sais. La fille d’une ex-prostituée
toxicomane ne sera jamais à la hauteur d’un garçon comme Artemis.
— Je pense que c’est à lui d’en décider, pas à vous.
Son expression se durcit.
— Surveille ta façon de me parler, j’espérais te convaincre par une
simple discussion civilisée.
Elle pousse un soupir théâtral.
— Mais si tu préfères la manière forte… J’en ai déjà parlé avec mon
mari et, si tu n’es pas disposée à coopérer, malheureusement ta mère et toi
devrez quitter cette maison ce soir.
La peur me glace le sang. Non, pas la rue, pas ces hommes
interchangeables qui désirent ma mère. Elle est clean depuis des années, je
ne peux pas la laisser replonger dans cet univers. Et nous ne possédons
rien, sans doute même pas de quoi passer une nuit à l’hôtel. Mme Hidalgo
croise les jambes.
— Oh, je t’ai mise dans une situation difficile ? Tu as le choix : ta mère
ou ce béguin de gamine que tu décris en détail dans ton journal.
Je ne pouvais que choisir ma mère, évidemment, et Mme Hidalgo le
savait.
— D’accord, madame, je le repousserai comme vous me le demandez.
Je me lève parce que les larmes me brouillent la vue.
— Je vais me coucher.
Cette nuit-là, j’ai sangloté en silence jusqu’à ne plus avoir de larmes,
jusqu’à ce que ma poitrine soit douloureuse à chaque inspiration.
Quand le 4 juillet est arrivé, le soir du feu d’artifice, j’ai passé la
meilleure soirée de ma vie avec Artemis. Il m’a offert de la barbe à papa,
une glace et même un cochon en peluche qu’il a dû payer de sa poche parce
que nous n’arrivions pas à le gagner aux stands de la fête foraine. Quand
l’heure du feu d’artifice est venue, nous nous sommes assis dans l’herbe
pour admirer le spectacle en silence. Son beau visage était mis en valeur
par les lumières multicolores, mais ce n’est pas pour son physique que je
l’aimais tant, c’était pour la façon dont il se comportait avec moi. Il était si
gentil, si compréhensif, présent à chacun de mes cauchemars, dans tous
mes moments de faiblesse. Il s’est battu contre les élèves qui se moquaient
de moi à l’école parce que j’étais pauvre ou parce qu’ils avaient entendu
parler du passé trouble de ma mère. Il a toujours été là pour moi, avec son
regard chaleureux et son beau sourire qui m’apaise. J’avais envie de rester
comme ça le plus longtemps possible, car je savais qu’après cette soirée
tout serait fini. Je me suis remise à contempler le ciel, absorbée par le
tableau féerique, quand j’ai senti sa main sur la mienne. Mon cœur s’est
mis à battre la chamade, mais je ne me suis pas dégagée.
Ne dis rien, Artemis, s’il te plaît, restons un peu comme ça.
Je me suis tournée vers lui, mais ses mouvements ont été si rapides que
j’ai à peine eu le temps de comprendre ce qui se passait. Il a attrapé mon
visage et m’a embrassée. Ses lèvres douces se sont collées contre les
miennes et je me suis sentie fondre.
Mon premier baiser…
Et j’étais si heureuse que ce soit avec lui.
Tu as le choix : ta mère ou ce béguin de gamine que tu décris en détail
dans ton journal.
N’écoutant pas mes sentiments, le cœur serré, je l’ai repoussé. J’ai feint
l’indifférence et j’ai voulu dire quelque chose, mais je n’ai pas réussi.
J’aurais fondu en larmes si j’avais ouvert la bouche. Son expression blessée
m’a dévastée. Je l’ai regardé se lever et me tourner le dos.
— Artemis…, j’ai appelé d’une voix brisée, mais il était déjà parti.
Je suis désolée, Artemis.

Quand je rentre à la maison après l’hôpital, je monte dans ma chambre.


Ma mère est endormie et je m’assieds à côté d’elle pour la regarder. Elle a
commis beaucoup d’erreurs, mais c’est ma mère et je la choisirai toujours.
Mes yeux tombent sur ma table de chevet et je vois le cochon en peluche
qu’Artemis m’a offert ce fameux 4 juillet. Je l’attrape, submergée par la
nostalgie et le chagrin.
— Je voulais être ta petite amie, Artemis, dis-je au cochon. Je voulais
être avec toi.
18. C’est à cause de lui,
c’est ça ?

CLAUDIA

Les jours passent et j’ai hâte que grand-père rentre à la maison. Je suis
tellement contente qu’il vienne vivre ici. Non seulement j’aurai l’occasion
de m’occuper de lui, mais il aura des contacts avec ses petits-enfants, je sais
qu’il en a besoin, même s’il ne le dit pas. Le soleil de fin de journée brille à
travers la fenêtre de la cuisine, donnant une teinte orange aux ustensiles et
aux surfaces. Je me penche pour jeter un coup d’œil au jardin, où les chiots
d’Apollo sont en train de jouer. Ils sont tellement adorables ! Je n’ai pas
revu Artemis, je pense qu’il rentre toujours aussi tard du travail et part aussi
tôt. Il parvient à m’éviter et cela me convient à merveille. Après ce qui s’est
passé avec Apollo, nous avons besoin tous les trois de garder nos distances.
Je passe la main sur la table. Je repense parfois à cette nuit avec Artemis
ici même : je revois ses yeux plongés dans les miens, je sens son souffle sur
mes lèvres, je repense à quel point c’était délicieux de l’embrasser, sa barbe
légère qui me picotait la peau, ses mains expertes qui parcouraient mon
corps…
Pourquoi a-t-il fallu que tu fiches tout en l’air, Artemis ?
Ce qui me fait le plus mal, c’est qu’il ait trompé sa petite amie, ça ne lui
ressemble pas. Surtout après ce qui s’est passé avec sa mère, je n’aurais
jamais cru qu’il serait un jour capable d’être infidèle. Je suis très déçue.
La raison pour laquelle tu ne veux pas être à moi, c’est parce que j’ai
une copine ?
Je n’ai plus de petite amie, Claudia.
Menteur.
Quelqu’un se racle la gorge, interrompant le flot de mes pensées.
Apollo apparaît dans l’encadrement de la porte et reste là, l’épaule
appuyée contre le chambranle. Il porte un jean et une veste rouge assortie à
ses baskets. Ses cheveux bruns sont en désordre, comme si quelqu’un avait
passé les mains dedans pour les décoiffer.
— Bonjour, murmure-t-il, les yeux rivés sur moi.
— Bonjour.
Je le salue en m’adossant contre la table.
Il détache son épaule de l’encadrement de la porte et enfonce ses mains
dans les poches de son jean.
— Tôt ou tard, nous devrons parler de ce qui s’est passé, Claudia.
— Apollo…
Il avance d’un pas dans la cuisine.
— Claudia, je…
Je lève la main.
— Non, arrête.
Il fronce les sourcils.
— Tu ne veux pas me laisser parler ?
— Non.
Je secoue la tête.
— Je sais ce que tu vas dire, et je ne veux pas que tu le dises parce que,
une fois que ce sera fait, il n’y aura pas de retour en arrière possible, et je ne
veux pas que ça se passe.
Ses épaules s’affaissent, comme s’il abandonnait la partie.
— Qu’est-ce que tu veux, alors ?
— Je veux Apollo, le gentil garçon qui est comme un frère pour moi.
Son visage s’assombrit. Je poursuis :
— Tu es l’une des personnes les plus importantes de ma vie, ne prenons
pas ce risque, s’il te plaît.
— C’est à cause de lui, c’est ça ?
Je sais qu’il parle d’Artemis. Je m’humecte les lèvres, mal à l’aise.
— Non.
— Ne me mens pas, Claudia.
Je me passe les doigts dans les cheveux, ne sachant pas quoi dire. Il
s’approche de moi à grands pas, attrape ma taille avec un bras et utilise sa
main libre pour tenir mon visage.
— Je ne suis pas ton frère, Claudia.
Il est si près que je vois en détail ses yeux bruns et ses lèvres finement
ourlées. Il me rappelle Artemis quand il avait son âge.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je sais, mais…
Il me serre contre lui, m’enveloppant de cette odeur qui m’est si
familière.
— Mais je respecterai ta décision.
Il dépose un baiser sur ma tempe.
— Je ne veux pas m’imposer ni te mettre la pression, je ne suis pas ce
genre de garçon.
Je le sais. Quand il s’écarte, il me regarde droit dans les yeux.
— Je serai toujours là pour toi.
Il m’embrasse sur le front et fait un pas en arrière.
Je lui adresse un sourire sincère.
— Et moi pour toi.
Il recule. Ses yeux ne quittent pas les miens jusqu’à ce qu’il tourne les
talons. Même s’il a l’air abattu, je sais qu’il va s’en remettre. Je le connais,
je sais ce qu’il croit ressentir pour moi, mais il confond l’affection qu’il a
développée au cours des années avec de l’attirance. Sa mère ne s’est jamais
occupée de lui. Je suis la première figure féminine positive qu’il a croisée
dans sa vie, et il pense que le sentiment de sécurité et de bien-être qu’il
ressent quand il est avec moi est de l’amour, mais ce n’est pas ça. Je
n’aurais pas dû accepter ce qui s’est passé dans la buanderie, mais ce qui est
fait est fait. La meilleure décision à prendre, à présent, c’est de le laisser
partir et d’espérer qu’il rencontre quelqu’un qui lui montrera ce qu’est
vraiment l’amour.
Bonne chance, Apollo.
Je pousse un gros soupir et vais dans ma chambre. Ma mère est assise
près de la fenêtre et serre une tasse de thé à deux mains. Ses cheveux roux
sont striés de mèches blanches. Je lui ai proposé de les teindre, mais elle
refuse, disant qu’elle assumera ses cheveux blancs avec fierté.
— Tu ne vas pas à l’université, aujourd’hui ? me demande-t-elle alors
que je m’allonge sur le lit en me couvrant les yeux avec l’avant-bras.
Comme je ne réponds pas, elle insiste :
— Tu es fatiguée ?
Oui.
Je feins un sourire et je me redresse pour lui faire croire que je suis pleine
d’énergie.
— Bien sûr que non, je voulais juste dramatiser un peu, maman.
Elle me sourit.
— Comment s’est passée ta présentation hier ?
Je lève le pouce.
— Génial, ta fille est très intelligente.
Cette nouvelle semble lui faire plaisir, et la voir sourire me remplit de
joie. Oui, elle a commis beaucoup d’erreurs et, avec ses errements, j’ai eu
une enfance très difficile, mais je ne lui tournerai jamais le dos. C’est si
facile de se focaliser uniquement sur les erreurs que les gens ont commises.
Mais, quand je la regarde, je vois une femme qui a mal choisi l’homme
avec qui elle a eu une fille, un type qui la battait et l’a laissée à la rue avec
un bébé dans les bras. Je vois la femme qui s’est privée de manger tant de
fois pour me nourrir, qui a vendu son corps pour mettre un toit au-dessus de
nos têtes, qui est tombée dans la drogue pour éviter de devoir affronter la
réalité de vendre son corps toutes les nuits. Je vois la femme qui a redressé
le cap au moment où on lui a présenté cette opportunité de travail. Je vois la
femme qui a tremblé, pleuré et souffert de symptômes de manque pendant
son sevrage, mais qui n’a jamais replongé. Dès que la chance s’est
présentée, elle a tout donné pour prendre un nouveau départ, et ne serait-ce
que pour ça, elle a droit à mon respect éternel.
Dans la vie, il faut bien plus de force et de volonté pour revenir dans le
droit chemin que pour le suivre quand on ne l’a jamais quitté. Cela ne me
pose donc aucun problème d’être forte à sa place aujourd’hui. Je me penche
et je pose un baiser sur son front.
— Je vais me préparer pour la fac.
— Prends soin de toi, ma fille. Que Dieu te bénisse.
— Amen, maman.

— Je déteste ma vie.
Gin a la tête posée sur la table pendant que je bois une gorgée d’eau. Elle
se redresse sur sa chaise et me lance un regard triste.
— Je ne retomberai plus jamais amoureuse.
Cela n’a pas marché avec le bel homme qui nous a invitées au club
d’Artemis l’autre soir. Si j’ai bien compris, après avoir passé plusieurs nuits
avec elle, il s’est montré de plus en plus froid, et, il y a deux jours, il lui a
expliqué qu’il ne voulait pas d’une relation sérieuse pour le moment. Mon
amie grimace.
— Dis-moi la vérité, tu trouves que j’ai été trop facile ? Que j’ai écarté
les jambes trop tôt ?
— Gin.
— Je le savais, j’aurais dû me faire désirer.
— Gin, je reprends d’un ton grave. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu
cherches toujours à endosser la responsabilité ? Ce mec est un connard. Tu
es parfaite, il ne sait pas ce qu’il perd, fin de l’histoire.
— Je pensais avoir rencontré l’homme de ma vie.
— C’est ce que tu disais déjà du précédent.
— Je sais, je sais. Mais, Clau…
Elle baisse la voix et murmure :
— C’est un dieu au lit.
Je lève les yeux au ciel.
— Le meilleur sexe de ma triste vie.
— Et ça suffit pour faire de lui ton grand amour ?
— Évidemment !
— L’amour, c’est bien plus que le sexe, imbécile.
— Bien sûr. Claudia, l’experte en amour, a tranché. De toute façon, tu es
son pendant féminin : tu te tapes les mecs, puis tu les jettes.
— Je suis claire avec eux. D’ailleurs, aucun d’eux ne s’est jamais plaint.
Elle hausse un sourcil.
— Et Daniel ?
— C’est l’exception.
Je n’en reviens pas qu’il continue à m’appeler.
— Je voudrais pouvoir faire comme toi. Mais je suis incapable de faire
l’amour sans m’impliquer émotionnellement. Je tombe amoureuse, Clau, je
tombe amoureuse.
Je hausse les épaules.
— Nan, tu n’es pas tombée amoureuse, Gin. Tu n’as pas passé assez de
temps avec ces types pour savoir si c’était de l’amour ou une simple
attirance physique.
— Tu ne crois pas au coup de foudre, à l’amour au premier regard.
— Dans ton cas, c’est plutôt le coup de foudre au premier rapport sexuel.
— Très drôle.
Elle soupire.
— Bref, je crois que je vais accepter de faire l’amour avec lui de temps
en temps.
— Sérieux, Gin ?
— Clau, c’est le meilleur amant que j’ai jamais eu, je t’assure. Il fait un
mouvement avec ses hanches… et waouh, ça touche mon point G !
Je grimace.
— Trop d’informations, merci.
Gin pose les yeux sur quelqu’un derrière moi et a l’air surprise.
— Quand on parle du loup…
Je me tourne pour voir de qui il s’agit. Daniel se dirige vers nous.
— Oh non.
— Je suis curieuse, Clau. Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’il soit
obsédé à ce point ?
Des images de Daniel, de nos corps en sueur, dans diverses positions
dans une chambre d’hôtel, me reviennent en tête.
La question, Gin, c’est plutôt : qu’est-ce que nous n’avons pas fait ?
— Je dois y aller.
— Clau, non.
Je me lève et je cours comme si ma vie en dépendait, laissant mon amie
seule dans la cafétéria de l’université. J’entends Daniel m’appeler, mais je
m’enfuis en empruntant des couloirs que je connais par cœur. Qu’est-ce
qu’il fait ici ? Il est au lycée, pas à la fac. Pfff, il ne me lâche pas.
Je bâille, et je pose la main sur ma bouche en montant dans le bus qui me
ramènera à la maison. La journée a été longue. Les magasins et les arbres
défilent derrière la vitre. Mon esprit agité repense à l’imbécile en costume
chic que je n’ai pas vu depuis plusieurs jours. Il a tellement grandi, il a mûri
physiquement. Il ne reste plus rien du garçon au visage enfantin avec lequel
j’ai grandi. Je ferme les yeux et je vois le visage d’Artemis près du mien. Je
dois arrêter de penser à lui, ça n’en vaut pas la peine. Je m’endors en
pensant à lui. Des baisers passionnés et des mots doux peuplent mes rêves,
mais ce ne sont que des rêves.
Parce que, entre Artemis et moi, tout a fini avant d’avoir commencé.
19. C’est celui qui le dit qui l’est

CLAUDIA

J’avais sous-estimé ma fatigue. C’est la faute de Mme Hidalgo si je me suis


endormie dans le bus : elle m’a fait nettoyer une deuxième fois certains
endroits de la maison qui étaient déjà plus que propres.
C’est sans doute sa façon de se venger de la façon dont je l’ai traitée à
l’hôpital. Le chauffeur me réveille lorsqu’il arrive au terminus, c’est-à-dire
au dépôt.
Merde.
C’est le dernier bus et le dernier arrêt, et je suis loin de la maison. Le
chauffeur me souhaite une bonne nuit et me laisse seule. J’hésite à lui
avouer que je n’ai aucun moyen de rentrer, mais, comme il s’en va à pied,
j’imagine qu’il habite près d’ici. Je détache mon sac à dos de mes épaules
pour sortir mon porte-monnaie. Je n’ai pas beaucoup d’argent, le salaire que
je touche chez les Hidalgo sert à payer les médicaments de ma mère, mes
livres pour l’université et les frais de transport. Bien que je gère très bien
mon budget, ces dépenses m’empêchent d’économiser.
Je me mordille la lèvre en comptant les billets : si j’appelle un taxi, je
n’aurai plus de quoi payer le bus le reste de la semaine. Par conséquent, je
range mon porte-monnaie dans mon sac à dos à côté de mes livres. Je vais
devoir m’aventurer dans les rues, ça me fait peur, mais j’ai mon spray au
poivre et les quelques notions que j’ai apprises au cours d’autodéfense à la
fac. Je mets un pied hors du dépôt en regardant à gauche puis à droite. La
rue est déserte. Je prends une profonde inspiration et je me mets en route.
Les lumières orange des lampadaires qui ponctuent l’obscurité et la rue
vide me rappellent une nuit, il y a bien longtemps de cela.
— T’as vu ses cheveux, c’est dégueu !
Des ados se moquent de moi, dans le parc qui me servait de maison à ce
moment-là. Coincée contre la barrière, je serre mon ours en peluche.
— Elle a quand même un joli visage, commente l’un d’eux. Je veux dire,
derrière la couche de crasse.
Un autre, qui a des tresses, pose ses mains sur ses genoux pour se
pencher vers moi.
— Où est ta maman, sale gosse ?
Dès mon plus jeune âge, j’ai grandi dans un environnement qui m’a
forcée à me défendre.
— Si vous ne me laissez pas tranquille, je vais crier.
Celui qui a des tresses éclate de rire.
— Tu vas crier ? Mais vas-y, fais-le, sale gosse.
Il étend les bras pour désigner le parc désert en dehors d’eux à cette
heure avancée.
— Personne ne t’entendra.
Mes petits doigts tremblent sur mon ours en peluche.
— Maintenant, dis-nous, où est ta mère ? Elle nous doit de la came et, si
elle n’a pas le fric pour payer… il y a d’autres moyens et elle le sait.
Même si je ne comprenais pas ce que les hommes faisaient à ma mère à
l’époque, je savais que ce n’était rien de bon : elle pleurait toujours après.
Comme je ne réponds pas, un autre me saisit le visage si fort que ses doigts
s’enfoncent dans ma peau. Je grimace.
— J’ai pas toute la nuit.
Je serre le poing de toutes mes forces et je le frappe entre les jambes
comme maman me l’a appris. Grâce à ma petite taille et à l’effet de
surprise, ce n’est pas très difficile. Il laisse échapper un cri et tombe au sol.
J’en profite pour détaler. Je cours aussi vite que je peux, en passant entre
les balançoires et les toboggans, et je me glisse entre les arbustes qui
entourent le parc. Je débouche dans la rue sans m’en rendre compte et,
quand je regarde derrière moi, personne ne me suit. Je ralentis le rythme
pour marcher, encore essoufflée par la course. Une chaude odeur de
nourriture me monte aux narines et je ferme les yeux pour mieux la humer.
Oh non ! J’ai abouti dans la rue des restaurants. Ma mère me dit
toujours de ne pas venir ici : voir les plats alléchants est une torture. Je
viens parfois quand même, en espérant que le fumet me remplira l’estomac.
Je me poste devant les restaurants aux noms étranges et je contemple le
spectacle à travers les vitrines. J’ai presque l’impression de goûter les plats
qui sont servis : les soupes, les viandes, le pain, les jus de fruits.
Je me pourlèche les babines, j’ai l’eau à la bouche. Un homme très
élégant en costume est assis au bout d’une table, il sourit aux personnes qui
sont assises avec lui. C’est une famille : une dame est à ses côtés avec un
bébé sur les genoux, un garçon qui semble avoir mon âge est assis en face
d’elle, à côté d’un troisième enfant qui semble plus âgé.
La famille semble heureuse. Je me demande ce que ça fait d’avoir un
père.
Sans réfléchir, je pose ma main contre la vitre. Le garçon qui a l’air
d’avoir mon âge – mais, quand il se lève, je me rends compte qu’il est plus
petit que moi – s’approche sans que sa mère le remarque et vient poser sa
main contre la mienne de l’autre côté de la paroi de verre. Il a les cheveux
noirs et de beaux yeux bleus.
Je lui souris et il me sourit en retour.
J’ai envie de lui demander s’il accepterait de partager un peu de sa
nourriture avec moi, juste un peu, mais je sais qu’à travers cette vitre il ne
m’entendrait pas, alors je fais des gestes pour imiter quelqu’un qui mange,
puis je me frotte le ventre.
Il semble comprendre, mais, avant qu’il ne puisse répondre quoi que ce
soit, une main saisit la sienne et l’éloigne : c’est la dame. Elle me jette un
regard glacial et l’emmène. Mes espoirs d’un repas chaud disparaissent
avec lui. La tête basse, je soupire et me retourne afin de poursuivre mon
chemin.
— Hé !
Quelqu’un m’appelle, et je regarde les alentours. J’ai peur que les
méchants qui m’ont embêtée tout à l’heure soient de retour. Mais c’est le
monsieur élégant. Sa famille est derrière lui et, lorsqu’une voiture noire
s’arrête, la dame y monte avec les enfants. Le gamin aux yeux bleus
m’adresse un signe de la main. Le garçon plus âgé reste planté à me
dévisager, il attend probablement son père.
— Hé, bonjour !
Le monsieur me salue gentiment, son sourire est chaleureux. Il
s’agenouille devant moi.
— Tu as faim ?
Je l’examine avec méfiance. Personne ne fait jamais rien de gentil sans
demander quelque chose en échange ; c’est ce que ma mère dit toujours.
Mais j’ai tellement faim.
Je hoche légèrement la tête.
— Tu es toute seule ?
J’opine d’un mouvement de tête.
— Où est ta maman ?
Étendue inconsciente derrière la balançoire, sur un coin de la pelouse
entouré de buissons qui nous sert de maison.
— Je ne vais pas te faire de mal.
Il me tend la main.
— Je m’appelle Juan. Et toi ?
Je regarde sa main, mais je ne la prends pas.
— Claudia.
Son sourire s’élargit.
— Quel joli prénom. Bon, Claudia, je veux juste t’aider, d’accord ? Tu
peux me conduire près de ta maman ?
Mon signal d’alarme se met à clignoter. Est-ce que c’est encore un de ces
hommes qui réclament ma mère et la laissent ensuite en larmes quand ils
s’en vont ? Je ne crois pas, il ne leur ressemble pas. J’hésite et mes yeux se
posent sur le garçon plus âgé qui attend son père. Ils avaient l’air si
heureux quand ils dînaient en famille. Si le monsieur était méchant, son fils
ne l’attendrait pas. Moi en tout cas, je ne le ferais pas.
Je prends la main de l’homme pour le conduire à ma mère.
Quand nous passons devant le garçon le plus âgé, le père lui dit :
— Artemis, monte dans la voiture et dis à ta mère que vous pouvez
rentrer à la maison. Albert peut rester avec moi, je prendrai un taxi plus
tard.
— Papa…
Nous le laissons rapidement derrière nous et, avant que la voiture parte,
je remarque qu’un grand homme habillé en noir en sort et nous suit en
restant quelques pas derrière nous.
Je me raidis et le monsieur me serre la main.
— N’aie pas peur, il est juste là pour veiller sur nous, tu comprends ?
J’acquiesce à nouveau. Le temps que nous arrivions dans le parc, ma
mère s’est réveillée. Elle nous regarde avec méfiance. Il me lâche ma main
et se tourne vers moi.
— Je vais parler à ta mère un instant. Tu peux aller tenir compagnie à
Albert ?
Je consulte ma mère du regard et, comme elle hoche la tête, j’obéis. Je ne
sais pas de quoi ils parlent ni ce qui se passe, mais nous sortons du parc
pour monter dans un taxi alors qu’Albert et le père de famille montent dans
un autre.
— Maman, où est-ce qu’on va ?
Ses yeux sont rouges, elle n’a pas arrêté de pleurer depuis qu’elle a parlé
à cet homme.
— On va… Les choses vont changer, ma chérie.
Elle attrape mon visage à deux mains.
— Pour toi, je vais changer. Cet homme va me donner un travail
convenable.
— On va avoir à manger ?
Elle acquiesce, en souriant à travers ses larmes.
— Tant que tu voudras.
— Et un lit ?
— Oui, et on va prendre une longue douche.
Je n’arrive pas à y croire. Quand le taxi s’arrête devant la maison, je la
contemple bouche bée. Elle est magnifique, elle me rappelle celles qu’on
voit dans les magazines que maman et moi utilisons parfois comme draps.
Le monsieur, qui s’appelle Juan, nous présente sa famille : Sofia, Artemis,
Ares et Apollo. Ma mère baisse la tête en signe de gratitude. Après nous
avoir montré notre chambre et nous avoir souhaité bonne nuit, M. Juan s’en
va et maman et moi courons à la salle de bains. Nous ne voulons pas salir
notre lit : ça fait si longtemps que nous n’en avons pas eu un !
M. Juan nous a apporté des vêtements : ceux de la dame pour ma mère et
ceux du grand garçon – je sais maintenant qu’il s’appelle Artemis – pour
moi. Le short et le T-shirt sont trop grands, mais ça ne me dérange pas, ils
sentent bon le propre. Maman est épuisée et s’endort sans s’en rendre
compte. Je ne lui en veux pas, être sur un lit est paradisiaque, mais j’ai très
faim. M. Juan a dit qu’on pouvait manger tout ce qu’on voulait. Je vais
dans la cuisine, j’ouvre le frigo. Je n’en reviens pas de tout ce qu’il
contient. Sans réfléchir, j’attrape un peu de tout : du pain, du fromage, du
jambon, de la confiture.
— Tu vas avoir mal au ventre.
Je m’immobilise, un petit pain à la main, en entendant la voix. Je me
retourne et je vois Artemis.
— Ne mange pas si vite.
J’avale le bout de pain que j’ai dans la bouche.
— Je suis désolée, je…
Il m’adresse un sourire bienveillant.
— Je ne te gronde pas, idiote, mais tu devrais manger lentement. Si tu
manges trop d’un coup, tu vas avoir mal au ventre.
— Ne me traite pas d’idiote.
Il semble surpris par mes protestations, mais je continue :
— C’est celui qui le dit qui l’est.
Je regrette immédiatement mes paroles.
Je dois être irréprochable, sinon on nous mettra à la porte, ma mère m’a
prévenue.
— Excuse-moi.
— C’est rien.
Il n’a pas l’air contrarié.
— Laisse-moi te cuisiner quelque chose.
Ce soir-là, Artemis m’a préparé mon premier vrai dîner depuis
longtemps, et je me suis endormie dans un lit qui n’était pas composé
d’herbe et de papier journal, le ventre pour une fois bien rempli. Ce fut la
meilleure nuit de toute mon enfance.

Quand j’arrive à la maison, je suis épuisée, le trajet a été plus long que je
ne l’imaginais et je suis encore submergée par la nostalgie à cause du
souvenir de ma première nuit chez les Hidalgo. J’ouvre la porte d’entrée et,
après l’avoir refermée derrière moi, je m’adosse au battant. Le couloir est
plongé dans l’obscurité. La seule lumière provient de la cheminée du salon.
Le crépitement du bois résonne dans le silence.
J’entre et, avant de le voir, je devine sa présence. Nos yeux se croisent, la
lueur du feu se reflète dans ses pupilles. Il porte un costume, comme
d’habitude, mais il a posé sa veste sur le canapé, dénoué sa cravate, et sa
chemise blanche entrouverte laisse entrevoir une partie de son torse. Il vient
de rentrer du travail ? Comment est-ce possible, il est presque minuit.
Il ne dit pas un mot, il se contente de m’observer. Je ne sais pas pourquoi,
je ne perçois jamais la froideur dont se plaignent tant Ares et Apollo.
Suis-je la seule à le considérer comme ça ?
Suis-je la seule que tu autorises à voir à travers toi, Artemis ?
J’ai l’impression de bien le connaître. Je suis convaincue qu’il est
incapable d’être infidèle comme sa mère, qu’il y a autre chose derrière cette
histoire de fiancée. Est-ce que je me fais des illusions ? Est-ce que je refuse
de voir la réalité en face ? Ça fait cinq ans que je ne le fréquente plus aussi
régulièrement, peut-être qu’il a changé et qu’il n’est plus le gentil garçon
dont je suis tombée amoureuse à l’époque. Alors, pourquoi ai-je
l’impression qu’il n’a pas changé quand il est avec moi ? Il baisse la tête et
se lève, puis il ramasse sa veste et me tourne le dos pour se diriger vers les
escaliers.
— Artemis.
Ma propre voix me surprend. Qu’est-ce que je fabrique ? Il se tourne vers
moi, mais ne bouge pas. Il reste figé. Je m’approche de lui. Comme il
surveille chacun de mes pas avec méfiance, je m’arrête en laissant une
bonne distance entre nous.
— Dis-moi la vérité, Artemis.
Il fronce les sourcils.
— Je te donne une chance d’être honnête avec moi.
— Qu’est-ce que tu racontes ? lâche-t-il d’un ton indifférent.
— Tu le sais très bien.
Il ne répond pas et je jette les bras en l’air, exaspérée.
— Laisse tomber, je ne sais pas ce qui m’a pris.
Je m’éloigne, convaincue d’être une imbécile qui voit des signaux là où il
n’y en a pas. Je suis sur le point d’arriver dans le couloir qui mène à ma
chambre quand deux bras m’enveloppent par-derrière. Artemis me serre
contre lui, sa poitrine est collée contre mon dos. Il pose son front sur mon
épaule et murmure :
— Je ne t’ai pas menti, je n’ai pas joué avec toi, je ne me le permettrais
jamais, Claudia.
Je me tais parce que je suis certaine qu’il va s’expliquer sans que je doive
lui poser de questions. Je sais aussi qu’il est incapable d’être en face de moi
pour le faire.
— C’est la stricte vérité, j’avais rompu avec ma petite amie quand je suis
venu te voir à cette soirée, dans ma boîte. Quand je t’ai embrassée, j’étais
libre, tu n’étais pas « l’autre femme », je ne t’aurais jamais mise dans une
situation pareille.
— Mais tu t’es remis avec elle.
Il ne répond pas.
— Pourquoi tu m’as embrassée, si tu voulais te remettre avec elle ?
— Parce que je ne voulais pas le faire. Je voulais…
Je me tourne vers lui et je prends son visage à deux mains pour le forcer
à me regarder. C’est une mauvaise idée, l’avoir devant moi si près est une
tentation terrible.
— Qu’est-ce que tu voulais ?
La sincérité de son regard est bouleversante.
— Je voulais être avec toi.
— Je ne te comprends pas, Artemis.
Il appuie son front contre le mien, son souffle effleure mes lèvres.
— Je veux juste que tu saches que je n’ai pas joué avec toi. Ce n’était pas
mon intention.
Je le fixe droit dans les yeux.
— Qu’est-ce que tu veux, maintenant ?
Il ferme les paupières et se mordille la lèvre, comme s’il hésitait. Je le
lâche et je recule.
— Tu veux rester avec elle.
Il ne dit rien. Son silence est éloquent. Je me force à sourire.
— C’est bon, j’ai compris, merci d’avoir clarifié la situation pour que
nous puissions avoir des rapports cordiaux et pour que je n’ai pas envie de
t’étriper chaque fois que je te croise.
Je lui adresse un signe de la main.
— Bonne nuit, Artemis.
Je le laisse en plan, les épaules affaissées comme s’il avait été terrassé
par un poids qui le dépasse avant même que la bataille n’ait commencé.
20. C’était une mauvaise idée

ARTEMIS

Je ne peux m’empêcher de la regarder.


J’ai essayé de me changer les idées, de parler affaires avec mon père ou
relations publiques avec ma mère, j’ai même tenté d’entamer une
conversation avec Ares, mais, dès que Claudia entre dans la pièce, je ne
parviens pas à détacher les yeux d’elle malgré tous mes efforts. Et je n’aime
pas ça, je ne supporte pas cette impression de perdre le contrôle.
Nous passons les vacances de Noël en Grèce, la destination traditionnelle
et préférée de ma famille. Claudia et sa mère nous accompagnent comme
toujours, mais à présent Claudia est chargée de s’occuper de mon grand-
père. Elle a l’air tellement à l’aise avec lui : ils paraissent si proches. Je n’ai
jamais été capable d’avoir ce genre de complicité avec lui. Je le respecte
beaucoup et c’est un modèle pour moi, mais nos rapports sont superficiels.
Nous sommes sur la terrasse de l’hôtel, assis à une longue table. Le soleil
de la fin de journée teinte les lieux d’une nuance orangée. Ma mère sirote
son vin préféré, mon père est occupé à tracer des graphiques sur sa tablette,
Ares et Apollo sont scotchés à leur téléphone et commentent une photo que
nous avons prise plus tôt et qui est apparemment devenue virale.
Grand-père est allé se reposer et Claudia est en face de moi. Elle porte un
maillot de bain rouge assorti à sa chevelure flamboyante et une robe de
plage presque transparente qui la couvre très peu. Son décolleté m’affole et
sa peau me paraît si lisse que je ne peux m’empêcher d’imaginer ma langue
descendant le long de son cou jusqu’à la vallée entre ses seins. Je secoue la
tête en regardant ailleurs. Arrête de jouer les pervers, Artemis. Cette femme
va me tuer. Je suis encore plus obsédé depuis les baisers dans la cuisine,
depuis que je l’ai goûtée, sentie…, depuis que j’ai entendu ses
gémissements. Je la désire plus que jamais.
Mais c’est hors de question, alors arrête de fantasmer là-dessus.
Claudia prend une tranche de pastèque et la glisse entre ses lèvres avant
de mordre dedans. Sa bouche est légèrement rougie par le fruit. J’ai envie
me lever, de l’attraper par la nuque et de l’embrasser, de sucer ses lèvres
sucrées au goût de pastèque. Je ne mentais pas : j’ai de terribles problèmes
de concentration dès qu’elle est là. Claudia semble remarquer mon regard
et, quand ses yeux croisent les miens, elle fronce les sourcils et me
chuchote :
— Quoi ?
Je fantasme juste sur les milliers de façons dont je veux te baiser.
— Rien.
Son léger bronzage fait ressortir les taches de rousseur sur ses pommettes
et son nez. Elle m’examine d’un air perplexe avant de se remettre à manger.
Je me lève, il faut que je pense à autre chose pour éviter que mon
imagination ne provoque une érection dont toute ma famille serait témoin.
J’emprunte l’ascenseur pour rejoindre notre suite, les mains fichées dans les
poches de mon short. Plusieurs femmes en tenue de ville entrent dans la
cabine et je les entends murmurer et pouffer après quelques coups d’œil
dans ma direction. J’ai l’habitude d’attirer l’attention de la gent féminine,
mais je ne suis pas un de ces hommes à l’ego démesuré. Avoir un physique
attrayant ne fait pas de moi quelqu’un d’exceptionnel. Et, bien que ça rende
plus faciles les relations avec les femmes, cet atout ne me sert à rien
puisque je ne peux pas me battre pour gagner l’attention de celle que
j’aime.
Quand j’entre dans l’immense suite, grand-père est sur le canapé, un bol
de pop-corn entre les jambes, en train de regarder un film. Je le salue d’un
sourire avant d’aller dans ma chambre.
— Artemis.
Je m’arrête en entendant l’appel de mon grand-père et je me tourne vers
lui.
— Oui ? Tu as besoin de quelque chose ?
Sans cesser de fixer l’écran, il déclare :
— La lâcheté est un défaut indigne des Hidalgo.
Je ne comprends pas où il veut en venir.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Il soupire.
— Les occasions finissent par passer. J’espère qu’il ne sera pas trop tard
quand tu décideras de le faire.
— Faire quoi ?
Il se tourne vers moi et sourit.
— Lutter pour obtenir ce dont tu rêves.
Il marque une pause.
— Ou plutôt celle dont tu rêves.
Lorsque je m’apprête à répondre, il me fait taire d’un geste de la main.
— Chut, c’est la meilleure partie du film. À plus tard.
Je gagne ma chambre et je me laisse tomber sur mon lit en fermant les
yeux. Des images de Claudia dans ce magnifique maillot de bain
apparaissent derrière mes paupières fermées : son corps, ses courbes, son
sourire aux blagues d’Ares, sa colère feinte contre grand-père quand il ne
l’écoute pas, la façon dont elle pince les lèvres quand elle s’apprête à dire
quelque chose qu’elle ne devrait pas dire, son habitude de passer la main
sur sa bouche avant de mentir ou quand elle est nerveuse.
Comment est-ce que je pourrais te chasser de mon esprit alors que tu es
partout, Claudia ? Je veux vraiment te laisser tranquille, je ne veux pas
compliquer ta vie et je ne veux surtout pas te causer de la peine à nouveau,
mais comment faire alors que tout mon être est attiré par toi avec une force
que je ne parviens pas à contrôler ?
En réalité, la pression que je ressens pour ne pas décevoir mon père a des
racines très profondes. Mon père n’a pas toujours été aussi calculateur et
froid qu’aujourd’hui. C’était le meilleur père du monde, jusqu’à ce que ma
mère le trompe. Il a forgé son empire en travaillant dur et, même si je ne le
voyais pas souvent quand j’étais petit, il s’efforçait toujours d’être aussi
présent que possible pour la famille. Je me souviens encore du soir où il a
découvert l’infidélité de ma mère. L’immense chagrin qui s’est abattu sur
lui se voyait à ses yeux rouges et aux nombreux verres de whisky cassés sur
le sol de son bureau.
Je marche prudemment pour ne pas me couper sur le verre brisé qui
jonche le plancher.
— Papa ?
Mon père est assis à son bureau.
— Sors d’ici, Artemis.
J’étais un adolescent plein de rage et de douleur. À ce moment-là, j’avais
besoin de mon père.
— Je ne veux pas te laisser tout seul.
Il se met debout en levant les mains en l’air.
— Ton père est un raté, j’ai échoué comme mari.
— Ce n’est pas vrai.
Il rit comme s’il ne pouvait faire que ça ou pleurer.
— Je suis parvenu à édifier un empire qui vaut des millions de dollars,
mais je suis apparemment incapable de réussir mon mariage.
— Ce n’est pas ta faute, papa, c’est la sienne, c’est une…
— Attention, c’est ta mère dont tu parles, Artemis. Quoi qu’il se passe
entre elle et moi, ne l’oublie jamais.
— Tu n’es pas obligé de rester avec elle, papa, on comprendra si tu veux
que vous vous sépariez.
Les mâchoires de mon père se crispent et ses yeux rougissent.
— Je l’aime, mon fils.
Deux larmes roulent sur ses joues et il s’empresse de les essuyer.
— Je ne veux pas être seul.
— Tu nous as, nous.
— Vous allez grandir, faire votre vie et me laisser là. Je vais finir seul
dans une maison de retraite.
Je fais un pas dans sa direction.
— Pas question. Je ne te laisserai jamais seul, papa. Je te le promets.
— Tu n’es encore qu’un adolescent, tu ne sais pas ce que tu dis.
— Je sais ce que je dis, je serai toujours là pour toi, pour tout ce dont tu
as besoin, dans cette maison, dans l’entreprise, je le promets, d’accord ?
Il sourit tristement.
— D’accord.
Je m’endors hanté par le souvenir de cette promesse.
Quand je me réveille, il est plus de dix heures du soir, je prends une
douche et je téléphone à Alex, qui n’a pas arrêté de m’appeler de toute la
soirée. Il veut me raconter un truc qui est arrivé à la famille de son père.
Mon ami parle sans arrêt et je lui apporte des réponses brèves. Comme je
comprends qu’il a besoin de se décharger, je le laisse faire. Je descends au
premier étage et je franchis les portes coulissantes qui s’ouvrent sur
l’espace piscine. À première vue, il semble vide, jusqu’à ce que j’aperçoive
une silhouette assise au bord, les pieds dans l’eau : Claudia. Alex continue à
se défouler, tandis que j’observe la rousse qui occupe mes pensées depuis
mon plus jeune âge. Depuis l’époque où elle n’était encore qu’une gamine à
la langue bien pendue.
Claudia porte une simple robe de plage à fleurs, dont la couleur rouge va
à ravir avec ses cheveux, remontés en un chignon haut. De petites mèches
indisciplinées s’échappent et retombent sur ses tempes. Le tissu de la robe
forme aussi un joli contraste avec sa peau, bronzée par les journées à la
plage. Elle semble avoir l’esprit ailleurs, ses pieds s’agitent distraitement
dans le bassin. Qu’est-ce qui se passe dans ta tête, idiote ? Je me rappelle à
quel point ça l’agace que je la traite d’idiote, depuis qu’elle est toute petite.
Lorsque je prends congé d’Alex, je laisse mon portable sur l’une des
chaises en plastique et je m’approche d’elle. Je m’immobilise et elle tourne
la tête en levant les yeux vers moi. Comme je remarque qu’elle se raidit un
peu, je lui souris gentiment.
— Salut.
Elle se concentre à nouveau sur l’eau à ses pieds.
— Salut.
— Ça te dérange que je me joigne à toi ?
— Non.
Je m’assieds à côté d’elle en laissant un espace de sécurité entre nous.
Notre relation est toujours tendue, surtout depuis que je lui ai dit que je ne
lui avais pas menti au sujet de ma petite amie. Ce que je craignais en lui
avouant la vérité s’est produit : je l’ai perturbée davantage, parce que je ne
pouvais pas lui révéler la réalité de notre situation, à Cristina et moi. L’eau
éclairée par les lumières de la piscine se reflète dans ses yeux et les fait
scintiller. Ce spectacle me rappelle la soirée du 4 juillet, les feux d’artifice
dansaient d’une manière similaire. Une partie de moi meurt d’envie de lui
demander pourquoi elle m’a rejeté ce soir-là. Nous nous entendions si bien
jusqu’à cette date, je pensais qu’elle tenait à moi autant que je tenais à elle.
Mais j’avais tout compris de travers, à l’évidence. Même si j’ai envie de lui
poser la question, je sais que je ne le ferai pas, parce que je ne veux pas
l’entendre me dire qu’elle ne partageait pas mes sentiments. Je ressens
malgré tout le besoin de briser le silence.
— Tu arrives encore à retenir ta respiration sous l’eau super longtemps ?
Elle fait une grimace que je n’arrive pas à déchiffrer. De la gêne ?
— Je suis toujours meilleure que toi.
Je hausse un sourcil.
— Je me suis beaucoup amélioré.
— Tes poumons sont faibles.
— Waouh, tu ne m’épargnes pas, dis donc.
— C’est la vérité.
Je hoche la tête.
— Tu as raison, mais je me suis vraiment amélioré.
Elle laisse échapper un petit rire moqueur. J’insiste :
— Quoi, tu ne me crois pas ?
Elle me fixe et croise les bras.
— Prouve-le.
— Comment ?
Elle indique la piscine d’un mouvement du menton.
— Quoi, maintenant ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur de perdre une fois de plus ?
— C’est bon.
Je retire mon T-shirt en le faisant passer par-dessus ma tête. Claudia
rougit et se détourne. Un sourire triomphant se dessine sur mes lèvres.
Même si elle refuse de l’admettre, je sais qu’elle me trouve attirant. Je
descends dans l’eau, qui m’arrive à la taille, nous ne sommes pas dans la
grande profondeur. Claudia m’observe avec un air malicieux.
— Tu dois faire deux longueurs sous l’eau, sans remonter pour respirer.
— Quoi ?
— Tu n’en es pas capable ? Je l’ai fait plusieurs fois depuis que nous
sommes ici.
La piscine n’est pas petite, mais je pense que je peux y arriver.
— Et qu’est-ce que je gagne si j’y parviens ?
— Peut-être que je te considérerai à nouveau comme un être humain.
— Carrément.
Elle me sourit, ses mains sont posées sur la margelle de la piscine et elle
se penche vers moi.
— Bonne chance, iceberg.
— Merci, idiote.
Claudia me lance un regard assassin.
— C’est celui qui le dit qui l’est.
Sa réplique enfantine me fait sourire et je me dirige vers le bord de la
piscine pour relever le défi. Après lui avoir adressé un dernier regard, je
plonge pour nager aussi vite que possible sous la surface et effectuer une
première longueur. Je peux y arriver. Quand j’entame la deuxième, mes
poumons brûlent, me supplient de rependre de l’air, mais je n’abandonne
pas. Encore une longueur. Lorsque j’atteins le bord, j’émerge de l’eau en
haletant. Je regarde autour de moi et je vois Claudia se diriger vers l’hôtel.
— Hé ! Claudia !
Elle se retourne et me lance un doigt d’honneur.
Ça ne se passera pas comme ça.
Je sors de la piscine aussi vite que je peux et je cours derrière elle. Elle a
déjà franchi les portes coulissantes et vient de passer devant la réception
pour rejoindre l’ascenseur.
— Monsieur, vous êtes trempé, vous devriez…
Un employé de l’hôtel tente de m’arrêter, mais je ne l’écoute pas.
J’attrape Claudia par le bras.
Elle semble surprise de me voir et j’en profite pour me pencher, la
soulever et la porter sur mon épaule. Tout le monde nous regarde en
murmurant, mais je sors avec elle pour retourner à la piscine.
— Artemis Hidalgo, repose-moi tout de suite !
Je la pose quand nous arrivons au bord de l’eau.
— Tu me lances un défi, tu me plantes là quand je gagne et tu me fais un
doigt d’honneur ?
Elle croise les bras.
— Je ne pensais pas que tu y arriverais.
— J’ai réussi, alors admets que mes poumons ne sont plus faibles.
— Non.
Rhoo, qu’est-ce qu’elle est têtue ! Elle fait si facilement rejaillir mon côté
gamin.
J’agrippe sa robe au niveau de sa poitrine, et je fais tourner Claudia
jusqu’à ce qu’elle se retrouve au-dessus de la piscine.
— Reconnais-le.
— Non.
Lorsque je fais mine de la lâcher, elle attrape mon poignet en poussant un
cri.
— Dernière chance, Claudia.
Elle me tire la langue.
— Je n’ai pas peur de l’eau, je ne suis pas en sucre.
Je la lâche avec une poussée et elle tombe en arrière dans la piscine.
Lorsqu’elle remonte à la surface, elle dégage de son visage ses cheveux, qui
se sont détachés de son chignon.
— Tu es un imbécile.
— Et toi, une mauvaise perdante.
Elle me fixe sans intention de sortir de l’eau ou d’admettre que j’ai
gagné.
Ne va pas dans la piscine, Artemis. Si tu te retrouves seul avec elle alors
qu’elle est trempée, la tentation sera trop forte. Je refuse d’écouter la partie
rationnelle de mon cerveau et je plonge, l’éclaboussant et la forçant à
reculer. Comme je suis plus grand qu’elle, l’eau s’arrête un peu au-dessus
de mon nombril alors qu’elle arrive presque à hauteur de la poitrine de
Claudia. J’admire son cou orné de gouttelettes, puis mes yeux descendent le
long de son corps. Sa robe flotte autour d’elle et elle essaie vainement de
couvrir ses jambes. C’était une mauvaise idée de la rejoindre.
— Arrête de me mater, sale pervers, me gronde-t-elle en tenant sa robe.
Par galanterie, j’obéis et je me concentre sur son visage. Elle se mordille
la lèvre, et mon esprit part à nouveau en vrille. Il faut que je pense à autre
chose.
— Pourquoi tu es si mauvaise perdante ?
— Parce que je déteste te donner la satisfaction de gagner.
— Mais j’ai déjà gagné.
— Tant que je ne l’ai pas admis, ça ne vaut pas.
Je lève les yeux au ciel.
— Tu es toujours aussi têtue.
— Et toi, tu as toujours autant besoin de gagner.
Comme je sais que je n’obtiendrai rien même si j’insiste, je change de
sujet :
— Ils ont rénové l’hôtel, mais la piscine est toujours la même. Je t’ai
appris à nager ici.
Elle hausse un sourcil.
— Tu m’as appris ? J’ai appris toute seule.
— Ah oui ? Tu veux que je te rappelle comment tu t’es accrochée à moi
la première fois qu’on est allés dans la partie profonde ? La trace de tes
ongles était incrustée dans mon cou.
Elle hausse les épaules.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Je lui adresse un sourire triomphant.
— Oh si.
— Je me souviens juste que tu t’es enfui en courant et en hurlant parce
que tu étais poursuivi par une abeille.
Claudia rit de bon le cœur.
— Je suis allergique, j’avais le droit d’avoir peur.
— À l’aide !
Elle imite mes cris de ce jour-là.
— Je vais mourir !
Elle rit de plus belle.
— L’abeille était partie et tu continuais à courir.
Je ne peux m’empêcher de rire un peu. Oui, maintenant que j’y repense,
la scène était drôle. Quand nous cessons de rire, nous restons là à nous
regarder droit dans les yeux. Le courant qui passe entre nous devient plus
fort encore.
Est-ce que tu ressens la même chose que moi, Claudia ?
Lorsque je fais un pas vers elle, elle recule et s’éclaircit la gorge.
— Je dois y aller.
Mais je ne m’arrête pas. Je serre les poings le long de mon corps pour
contenir l’envie de la toucher, et je continue d’avancer. Elle continue de
battre en retraite, jusqu’à ce que son dos cogne la paroi de la piscine.
— Artemis.
Je n’écoute pas ses protestations, je la coince encore. Elle lâche sa robe
pour poser les mains sur mon torse et m’empêcher d’approcher.
— Artemis.
Mes yeux se baissent sur sa silhouette, sa robe flotte, mettant à nu ses
jambes et une partie de sa culotte. Je me mords la lèvre. La respiration de
Claudia est aussi agitée que la mienne, sa poitrine monte et descend trop
vite. Je lève la main et je passe mon pouce pour caresser sa bouche
entrouverte. Elle déglutit avec peine, mais repousse ma main.
— Je dois y aller, répète-t-elle.
Elle s’échappe, mais je lui attrape le poignet avant qu’elle puisse
s’éloigner et je la force à me faire face.
— Je sais que tu ressens la même chose que moi.
Elle se dégage.
— Je n’ai pas dit le contraire.
Elle m’adresse un sourire triste.
— Ce n’est pas toi qui dois prendre une décision, Artemis. Je sais ce que
je ressens, mais je sais aussi ce que je vaux. Je refuse de m’abaisser à être ta
maîtresse et rien de plus, pendant que tu prends le temps de décider ce que
tu veux vraiment.
Sur ce, elle part. Je ne fais rien pour l’en empêcher cette fois, car je sais
qu’elle a parfaitement raison. C’est moi le lâche ici. C’est moi qui n’ose pas
me battre pour obtenir ce que je souhaite. Les paroles de mon grand-père
résonnent dans ma tête : La lâcheté est un défaut indigne des Hidalgo.
Grand-père, je crois que je ne suis pas un Hidalgo, après tout.
21. Tu l’as dans la peau,
cette fille

ARTEMIS

Trois mois plus tard

— De rien ! me lance Alex avec arrogance en lâchant une pile de dossiers


sur mon bureau.
Il affiche l’expression victorieuse de celui qui pense mériter le titre de
meilleur ami de l’année.
Comme je me demande ce qu’il mijote, j’ouvre le premier dossier et je
tombe sur le CV d’une étudiante.
— Qu’est-ce que c’est ? Tu veux que je prenne part aux recrutements,
maintenant ? Sérieux ?
Il pointe son index vers mon torse.
— Oh, crois-moi, mon pote, tu vas vouloir participer à ça.
J’examine le CV et je constate que la candidate est en dernière année de
fac. Je fronce les sourcils.
— Tu veux que je m’implique dans l’embauche des stagiaires ?
Alex s’installe dans un fauteuil de l’autre côté de mon bureau.
— Oui.
Je referme le dossier et je repousse la pile dans sa direction.
— Je n’ai pas le temps pour ce genre de bêtises, c’est le département des
ressources humaines qui gère ça, Alex.
Il soupire d’un air déçu.
— Tu ne devrais pas t’arrêter aux premiers indices.
Il semble frustré.
— Regarde dans la chemise suivante.
J’obéis de mauvaise grâce, parce que je devine qu’il a une idée derrière la
tête. Mon doigt se fige sur le CV de la candidate sur laquelle je m’attends le
moins à tomber : Claudia. Je reste comme un imbécile à fixer la photo
d’identité dans le coin supérieur de son CV, à lire ses qualifications et les
différentes informations rassemblées sur la page. Elle postule chez nous
pour un stage ? Je suis flatté, mais je ne comprends pas pourquoi elle ne
m’en a pas parlé.
— J’attends tes remerciements. Sans moi, tu ne l’aurais jamais su. Elle
aurait sûrement été stagiaire ici et tu n’aurais même pas été au courant : tu
ne mets jamais les pieds dans ce département.
— Sa candidature a été acceptée ?
Alex sourit.
— Bien sûr. T’as vu ses qualifications et ses performances, sans parler
des notes qu’elle a obtenues à la fac ? C’est la première qu’ils ont choisie.
Je comprends tout à coup : elle ne m’a rien dit parce qu’elle voulait être
prise grâce à son seul mérite. Peut-être qu’elle espérait travailler ici sans
que je le sache, ce qui se serait passé si Alex ne m’en avait pas informé.
— Je ne sais pas comment tu fais pour fourrer ton nez dans tous les
services de l’entreprise.
Alex me décoche un clin d’œil.
— C’est un talent, je sais.
— Elle va bosser dans quel département ?
Alex hausse un sourcil.
— Pour que tu puisses aller la mater comme un imbécile ?
Je lui décoche un regard froid.
— Non.
— D’abord, je n’ai pas encore entendu de Merci, Alex, tu es le meilleur
ami du monde, je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Oh, attends,
j’oubliais : tu es un putain de glaçon que même le soleil d’été ne ferait pas
fondre.
Glaçon… Iceberg…
Un sourire stupide se dessine sur mes lèvres. Alex lâche un cri de
surprise théâtral.
— Oh ! Il a souri, mesdames et messieurs.
— Alex.
— Je ne te dirai pas où elle va bosser.
— Comme si je ne pouvais pas trouver l’information par moi-même.
Alex sourit malicieusement.
— Hé hé, c’est là que tu te trompes. Je te connais. Pourquoi le directeur
de cette boîte prendrait-il la peine de s’intéresser aux stagiaires de cette
année alors qu’il ne l’a jamais fait ? Tu sais très bien que les employés
trouveraient cet intérêt soudain très étrange et auraient un œil sur la pauvre
fille qui en est victime, avant même son premier jour de travail.
— Tu es d’humeur à jouer aujourd’hui, hein ?
— Toujours. D’ailleurs, je suis convaincu que c’est pour ça qu’elle ne t’a
rien dit : elle ne veut surtout pas avoir droit à un traitement de faveur… et
elle sait que tu lui en accorderais un si tu l’apprenais.
— Je ne…
— Vas-y, Artemis, dis-moi que tu n’as pas pensé aux milliers de façons
dont tu peux lui faciliter la vie et rendre son travail plus agréable depuis que
je t’ai appris qu’elle allait effectuer un stage ici ?
Il a raison. C’est plus fort que moi : j’aimerais lui offrir son premier
bureau, l’aménager et le décorer comme elle le souhaite, avec de
l’équipement high-tech pour qu’elle puisse faire son travail avec les
meilleurs outils. J’ai envie de voir son sourire et l’excitation dans ses yeux
quand elle prendra place dans le fauteuil derrière son bureau. Mais je sais
que les stagiaires ne disposent jamais d’une pièce qui leur est réservée, ils
partagent une table avec d’autres stagiaires. Je me passe la main sur le
visage.
— Je ne peux pas nier que j’ai envisagé des traitements de faveur, mais je
la respecte, Alex. Elle veut démarrer tout en bas de l’échelle et mériter un
poste grâce à son travail. Intervenir d’une quelconque manière pour l’aider
serait un manque de respect pour son intelligence et ses compétences.
Alex reste bouche bée.
— Merde, tu l’as dans la peau, cette fille.
— Et toi, tu as visiblement beaucoup de temps à perdre.
— Oh, allez, on est vendredi.
Il remue ses sourcils d’un air suggestif.
— T’as pas envie d’un whisky ? On devrait aller dans ton bar, je
commence à apprécier ton salon aux bougies.
— C’est pas l’idée du siècle de me rappeler que tu as failli embrasser
Claudia ce soir-là, Alex.
— Bah, oublie cette anecdote, comment j’étais censé savoir que c’était
elle ? Tu devrais être content que j’aie réalisé ce que j’allais faire avant que
les choses n’aillent trop loin. D’ailleurs, grâce à mon tuyau, tu as pu venir
au bar la séduire et tu ne m’en as jamais remercié… Je ne me sens pas
apprécié à ma juste valeur, dans cette amitié.
— Ah bon ? Qu’est-ce que je dois dire, alors ? Merci, Alex, de ne pas
avoir enfoncé ta langue dans la bouche de ma meuf.
Dès que je prononce ces mots, je serre les lèvres parce que je sais que je
viens de commettre une erreur. Ma meuf. Ce n’est pas ma meuf. Alex sourit
de toutes ses dents.
— Ta meuf, hein ?
— Tu n’as rien entendu.
Mais, évidemment, Alex est incapable de laisser tomber.
— Tout le monde te craint dans cette boîte, tu te promènes en
permanence avec cet air froid et sérieux. S’ils savaient que tu es tout doux à
l’intérieur, comme un…
— Ne le dis pas.
— … un agneau.
— Sors d’ici, Alex, va bosser. Justifie ton salaire.
— On est vendredi, et il est…
Il consulte sa montre.
— Il est dix-sept heures. La journée de boulot se termine à seize heures,
il serait temps que tu desserres ta cravate et que tu m’accompagnes à
l’Insomnia.
— Ça va peut-être te surprendre, mais me noyer dans le whisky n’est pas
ma priorité en ce moment.
Je me pince l’arête du nez entre deux doigts.
— Je suis sur un nouveau projet, j’ai beaucoup de documents à signer et
de décisions à prendre.
Alex jette un coup d’œil à son téléphone.
— D’après Instagram, ta fiancée s’est super bien amusée à… Barcelone ?
Je croyais qu’elle était à Rome.
— Elle a parcouru toute l’Europe, ce mois-ci.
— Tu l’as vue quand, la dernière fois ?
Je hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Il y a deux mois ?
— Tu es son fiancé, et tu as l’air de t’en foutre.
— J’ai été très occupé, c’est tout.
Alex m’examine en se tenant le menton d’un air pensif.
— Comment est-ce que tu survis aussi longtemps sans sexe ?
— Comment est-ce que tu survis en posant ce genre de questions ?
Alex m’adresse un nouveau clin d’œil.
— Plains-toi tant que tu veux, mais tu es le premier à savoir que tu ne
peux pas te passer de moi.
Je placarde un faux sourire sur mon visage.
— J’adorerais avoir l’occasion de te prouver le contraire.
Alex m’adresse un doigt d’honneur.
Ce geste me rappelle cet après-midi de décembre, il y a trois mois de
cela, quand Claudia m’a montré son majeur dressé après m’avoir lancé un
défi à la piscine. Depuis lors, j’ai gardé mes distances. Elle a tout à fait
raison, je n’ai pas le droit d’essayer de la séduire ou de me rapprocher d’elle
alors que je n’ai pas la moindre idée de ce que je ferai par la suite. Même si
mon couple avec Cristina n’est qu’une façade, nous sommes officiellement
ensemble et, tant que je me tiens à l’écart de Claudia, j’évite de la mettre
dans une situation difficile.
— Tu ne trouves pas que Cristina pose beaucoup avec ce mec ?
Alex me montre une photo sur Insta où Cristina est à côté d’un grand
barbu avec des lunettes de soleil. Elle pose avec lui sur de nombreux selfies,
dans différents coins d’Europe.
— Je suis content qu’elle s’amuse, elle avait besoin de faire un break
dans son boulot.
Alex fronce les sourcils.
— Artemis.
— Oui ?
— Tu peux m’expliquer ce que j’ai raté ? Ta fiancée est visiblement en
train de passer du bon temps avec un mec dans les plus belles villes
d’Europe et tu ne bronches pas.
Je soupire.
— Tu sais bien que je ne suis pas jaloux.
— N’importe quoi ! Si tu n’es pas jaloux, pourquoi est-ce que tu as
démoli le portrait de ton petit frère et que tu as failli me frapper quand tu as
découvert que j’étais à deux doigts de sortir avec Claudia. Ça ne colle pas,
mon vieux.
— Claudia… c’est… c’est compliqué.
— OK, je vais mettre de l’ordre dans ce bordel.
Alex est en mode emmerdeur de compète aujourd’hui.
— Tu te fiches pas mal de savoir que ta fiancée est sans doute en train de
te tromper en ce moment même, mais tu te transformes en bête sauvage si
quelqu’un respire trop près de Claudia. La conclusion est simple : tu es
amoureux de Claudia et tu ressens que dalle pour ta fiancée.
Je lâche un ricanement méprisant.
— Amoureux ?! N’importe quoi, Alex !
— Ce que je ne comprends pas, c’est ce que tu fiches avec Cristina, alors
que c’est évident que tu as envie d’être avec Claudia. Putain, on se croirait
dans une telenovela.
— Il faut que tu te trouves une petite amie, Alex, comme ça tu arrêteras
de fourrer autant ton nez dans ma vie.
— Non.
Son sourire s’efface.
— Je ne veux rien de sérieux avant un bon moment.
— Alex.
— Arrête de me regarder avec cet air condescendant.
— Ça fait des mois, tu as besoin d’un nouveau départ.
— Pas encore, elle…
Il s’humidifie les lèvres, puis avoue d’une voix qui est à peine un
murmure :
— Elle a détruit une bonne partie de moi : je ne sais pas si je serai
capable de la reconstruire un jour.
— Elle t’a quitté, elle n’a pas pu détruire quoi que ce soit en toi. Il suffit
de ne pas lui en laisser l’occasion.
Alex se lève.
— En tout cas, si tu voulais me faire fuir, tu as réussi.
— Alex, attends, je ne voulais pas…
Il sourit.
— Si tu me cherches, je serai dans ton bar, je ferai la fête en me saoulant
et je tripoterai une fille dans le salon aux bougies. C’est un excellent plan
pour la soirée, d’ailleurs.
Je ferme les paupières.
— Ce n’était pas mon idée.
— Oh, c’est vrai, c’était la mienne, oups !
Il tourne les talons et se dirige vers la porte.
— Ne déclenche pas d’incident à l’Insomnia.
Il agite la main pour me dire au revoir.
— T’inquiète, je serai sage, vieux croulant.
Après son départ, je consulte le dossier de Claudia dans son intégralité, et
ma poitrine se gonfle de fierté pour elle. Malgré toutes les tâches qui lui
incombent au quotidien, ses notes sont impressionnantes. Et le travail
qu’elle a fourni pour démontrer ses capacités est impeccable.
Tu réussis tout ce que tu veux, hein, idiote ?
Je l’admire, elle qui n’a jamais rien reçu, elle qui n’a jamais renoncé,
même si sa vie n’a pas été une promenade de santé. D’une certaine manière,
elle mérite beaucoup plus de respect et de reconnaissance que moi, qui n’ai
jamais dû lutter pour obtenir quoi que ce soit car tout m’a été offert sur un
plateau d’argent.
Je n’ai même pas eu besoin de beaucoup bosser à la fac pour décrocher
un diplôme avec mention, je retenais si facilement ce que j’apprenais… À
peine mes études achevées, mon père m’a nommé à la tête de l’entreprise. Il
m’a confié la responsabilité de tous les employés, je n’ai pas dû commencer
au bas de l’échelle et conquérir le poste de directeur général, j’ai débarqué
et on me l’a donné, c’est tout. Dans un sens, cela me fait stagner
professionnellement, car j’occupe depuis toujours la position la plus élevée
de la hiérarchie. Je n’ai pas d’échelon à gravir, plus rien à gagner. Alors
que, si j’avais commencé tout en bas, chaque promotion aurait été une
victoire, un tremplin pour atteindre ce poste un jour si tout se passait bien.
Peut-être que ça paraît ingrat, mais parfois j’imagine comment cela aurait
pu être. De me frotter à tous les services, d’évoluer avec eux, d’interagir
avec les salariés pour finir par devenir leur chef. Je passe mon doigt sur la
petite photo de Claudia.
— Tu as tout mon respect, Claudia.
Même si elle n’a pas perdu sa passion pour le chant, elle savait déjà à
douze ans qu’elle voulait étudier la publicité et le marketing. Et ses
compétences en la matière remontent encore bien plus loin. Je me souviens
d’un après-midi d’été, alors que nous étions encore enfants et que l’école
organisait une vente de limonade en vue de récolter des fonds pour une
bonne cause. Notre boisson ne se vendait pas.
— Voyons voir.
Claudia prend notre panneau, barre le prix de 1 $ par verre et inscrit
« seulement 99 cents et recevez un autocollant ». Je la regarde faire,
stupéfait.
— Pourquoi tu fais ça ?
Elle me sourit.
— J’ai gagné plusieurs feuilles d’autocollants, je vais les utiliser pour
améliorer notre offre. Tout le monde aime les autocollants.
Je lève les yeux au ciel.
— On ne va rien vendre !
Nous avons écoulé toute notre limonade.
Je crois que certaines personnes sont nées pour une carrière bien précise.
Cette pensée me rappelle un autre souvenir : la fois où Ares a supplié
mon père de le laisser étudier la médecine. Je me sentais mal pour mon
frère, mais je suis incapable de tenir tête à notre père, de m’opposer à lui.
Parfois, j’ai l’impression que je vais être à la hauteur, mais dès que je me
retrouve en face de lui, je ne veux pas le contrarier, le décevoir ou le faire
souffrir. Je ne comprends pas pourquoi je suis si loyal envers lui. Je ne sais
pas si ça a à voir avec la promesse que je lui ai faite ou si je ne veux plus
jamais le voir aussi effondré que le soir où je suis allé dans son bureau. Sa
tristesse, son air abattu, les larmes dans ses yeux rougis… Cette image est
gravée à jamais dans ma mémoire. Mais je ne veux pas non plus être
responsable de la déception de mon frère. J’ai parfois l’impression que la
vie s’amuse à me mettre à la croisée des chemins, qu’elle m’oblige à choisir
entre les personnes qui comptent le plus pour moi.
22. Ce n’est pas à toi que je parle

ARTEMIS

Je sors du siège de la société et je traverse le parking jusqu’à ma voiture en


me massant la nuque.
— Monsieur Hidalgo !
Je me retourne. Un homme d’un certain âge, aux cheveux gris et aux
vêtements légèrement froissés, m’aborde.
— Oui ?
— Je suis désolé de vous déranger, je sais que vous êtes fatigué et que
vous voulez rentrer chez vous.
— Excusez-moi, mais qui êtes-vous ?
Il me montre sa carte d’identité.
— Je m’appelle Richard Perez, je travaille au service de nettoyage.
Enfin, je travaillais.
— En quoi puis-je vous aider, monsieur Perez ?
— Je sais que vous êtes un homme occupé qui ne gère pas ces petites
choses, mais j’ai été licencié aujourd’hui.
Je remarque seulement que ses yeux sont bouffis et rouges.
— Vous voyez, j’ai quatre filles à nourrir, j’ai travaillé toute ma vie dans
cette entreprise, et c’est peut-être osé de ma part, mais pourriez-vous
m’aider ?
— Pour quelle raison avez-vous été licencié ?
Il baisse la tête.
— Je vieillis, je ne suis plus aussi performant qu’avant, mais je laisse
toujours tout très propre, monsieur Hidalgo, je vous le promets, même si
cela me prend plus de temps qu’à un employé plus jeune.
Je m’approche de lui.
— Depuis combien de temps travailliez-vous avec nous ?
— Quinze ans, monsieur.
— Je peux vous appeler Richard ?
Il acquiesce.
— Quels postes avez-vous occupés au fil des années, Richard ?
— Je n’ai jamais été qu’agent de nettoyage, monsieur, je n’ai pas terminé
l’école.
— Venez avec moi, Richard.
Il me suit dans le bâtiment et je le fais monter dans mon bureau.
Il s’assied, la tête baissée, les mains jointes sur les genoux. Sasha, la
DRH, arrive quelques minutes plus tard. Par chance, elle était encore là
malgré l’heure tardive. Elle entre dans la pièce avec un grand sourire qui
s’efface quand elle aperçoit Richard.
— Bonsoir.
L’ancien agent de nettoyage se lève.
— Bonsoir, madame.
— Sasha, Richard m’a expliqué que son licenciement ne semblait pas
justifié. Pourtant il a été licencié sans indemnité de départ, sans rien.
Sasha place ses mains derrière son dos, elle a l’air nerveuse.
— M. Perez a rencontré des problèmes pour assumer ses fonctions.
— Il n’a pas fait ce qu’on lui demandait ?
— Si, mais pas dans le temps imparti.
— Je crois savoir que M. Perez travaille dans cette entreprise depuis
quinze ans et qu’il a quatre filles à charge, vous le saviez ?
— Oui, monsieur, j’en étais consciente.
— C’est comme ça que vous récompensez sa loyauté ?
— Monsieur, je pense que nous devrions avoir cette conversation en
privé.
Elle jette un coup d’œil à Richard.
— Non, Richard a le droit d’y assister. Il est dans cette entreprise depuis
plus longtemps que vous et, parce qu’il a vieilli, nous devrions nous en
débarrasser comme s’il était un objet qu’on peut jeter à la poubelle ?
— Monsieur, ce n’était pas mon intention, j’essayais juste de…
d’améliorer la qualité du travail de l’équipe de nettoyage.
Richard intervient :
— Monsieur, je ne veux pas causer de problèmes.
— Ne vous en faites pas, Richard. Je devrais plutôt vous remercier
d’avoir porté à mon attention une chose que j’ignorais.
Je me tourne à nouveau vers Sasha, qui transpire à grosses gouttes.
— Sasha, qui est responsable de l’équipe de nettoyage ?
— M. Andrade.
— Et depuis combien de temps est-il chez nous ?
— Un an.
— Vous êtes en train de me dire que vous n’avez pas envisagé de
promouvoir à ce poste Richard, qui travaille pour nous depuis quinze ans ?
Alors que ce serait moins dur physiquement et que je suis convaincu qu’il
s’en sortirait très bien ? Il a de l’expérience et je ne pense pas que
quelqu’un connaisse mieux l’entreprise que lui. Au lieu de cela, il se
retrouve licencié sans motif sérieux.
— Monsieur, Richard n’a même pas terminé l’école.
— Et alors ? Il a quinze ans d’expérience, personne ne connaît cette
équipe mieux que lui.
— Cette décision a été prise en tenant compte de nombreux facteurs,
monsieur.
— Je ne vois pas de quels facteurs vous parlez, je vois juste un employé
loyal qui n’a pas été promu quand il le méritait mais vient d’être remercié.
Je soulève les deux dossiers que je lui ai demandé d’apporter.
— Le dossier de M. Andrade contient de multiples plaintes à son sujet et
des rapports concernant les fautes qu’il a commises depuis son arrivée ici,
alors que celui de Richard est irréprochable. Pas une seule plainte en quinze
ans, Sasha. Expliquez-moi pourquoi vous avez nommé quelqu’un qui ne le
méritait pas ?
— M. Andrade est jeune.
J’affiche un sourire sarcastique.
— Faites attention à ce que vous dites, car vos paroles me semblent
dangereusement discriminatoires.
Sasha a l’air paniquée.
— Non, monsieur, je ne me permettrais jamais…
— Je vais vous expliquer comment nous allons gérer la question, parce
que c’est vendredi et que nous voulons tous rentrer chez nous.
Je fais le tour de mon bureau et je me mets en face de Richard.
— Je vous présente mes excuses au nom de mon entreprise. Richard, je
veux que vous sachiez que j’apprécie chaque année de vos efforts et de
votre travail.
Les yeux de M. Perez se remplissent de larmes.
— Vous n’êtes pas obligé de…
Je pose les mains sur ses épaules.
— Votre loyauté et votre dévouement ne seront pas ignorés. Je veux que
vous deveniez responsable de l’équipe. Vous pensez en être capable ?
Il essuie rapidement ses larmes, gêné.
— Oui, monsieur.
— Bien. Sasha ?
Je me tourne vers elle. Elle comprend ce que j’attends sans que je doive
le formuler. Elle baisse la tête.
— Toutes mes excuses, monsieur Perez, je ne voulais pas vous manquer
de respect.
— Ce n’est rien, répond Richard. Vous essayiez juste de faire votre
travail.
Je congédie Richard et je reste seul avec la responsable des ressources
humaines. Je m’adresse à elle avec froideur :
— C’est la dernière fois, Sasha. Votre position élevée ne doit pas vous
faire perdre de vue que les employés qui sont au-dessous de vous travaillent
dur.
— Bien, monsieur.
*

Pour la première fois depuis longtemps, je rentre à la maison avant que le


soleil soit couché. Je suis surpris de trouver le salon non pas vide et sombre
comme les autres jours, mais plein de vie. Claudia et Apollo sont installés
dans le grand canapé devant la télévision. Quand je vois Claudia rire aux
éclats à quelque chose qu’Apollo vient de lui dire et s’amuser à lui lancer
du pop-corn, mes doigts se crispent sur la poignée de la porte. Elle a l’air
tellement à l’aise avec lui. J’ai envie de dresser un mur entre eux pour les
séparer. Les paroles absurdes d’Alex me reviennent en tête : Tu te fiches pas
mal de savoir que ta fiancée est sans doute en train de te tromper en ce
moment même, mais tu te transformes en bête sauvage si quelqu’un respire
trop près de Claudia.
Je claque volontairement la porte pour attirer leur attention.
Le sourire de Claudia s’efface. Elle se racle la gorge et se concentre sur le
film. Apollo fait pareil, mais il lui chuchote quelque chose à l’oreille et le
visage de Claudia s’illumine à nouveau. Ils font des messes basses,
maintenant, comme des gamins !
— Claudia, tu peux me préparer quelque chose à manger, s’il te plaît ?
Apollo se tourne vers moi.
— On regarde un film, ne joue pas les rabat-joie.
Claudia me toise avec une froideur glaçante.
— Votre nourriture est sur la table, vous pouvez la réchauffer au micro-
ondes, monsieur. À moins que vous ne sachiez pas vous en servir ?
Apollo se mord les joues pour ne pas rire. Je me rapproche un peu plus
du canapé.
— Je veux une salade de fruits frais qui viennent d’être coupés.
Apollo pousse un soupir bruyant.
— Ne sois pas pénible, Artemis, fiche-lui la paix…
— Ce n’est pas à toi que je parle.
Claudia se lève.
— Ce n’est pas grave, Apollo, mets sur pause, je reviens tout de suite.
Apollo me lance un regard mauvais, mais je l’ignore et je suis Claudia
dans la cuisine. Je suis bien conscient de me comporter comme un salaud,
mais les voir ensemble me fait mal au ventre, j’ai envie de les séparer. Est-
ce qu’il s’est encore passé des choses entre eux ces trois derniers mois ? Ma
poitrine se comprime en l’imaginant dans les bras d’Apollo, en train de
l’embrasser ou, pire, de faire l’amour avec lui. Non, non, Artemis, ne
t’aventure pas sur ce terrain.
Claudia découpe les fruits avec adresse et je ne peux m’empêcher de me
souvenir du matin qui a suivi la nuit où nous nous sommes embrassés et où
elle m’a laissé la caresser. Je m’étais amusé à l’allumer pendant qu’elle
coupait les fruits. Je m’étais placé derrière elle, mon souffle effleurait sa
nuque. J’avais passé les mains le long de sa taille avant de les placer sur les
siennes sur la table.
Comment peux-tu être aussi sexy en faisant des gestes aussi simples ?
Elle porte une robe confortable qui lui arrive à peine aux genoux et qui
ressemble à une chemise de nuit. Ses cheveux roux sont lâchés et pendent
en désordre sur les côtés de son visage. Ils sont longs, ils atteignent presque
sa taille. Tu me manques. J’ai envie de le lui avouer, mais les mots restent
coincés dans ma gorge. Claudia termine la préparation et me sert l’assiette
de fruits. Puis elle se lave les mains et quitte la cuisine sans même me
regarder. Elle recommence à me battre froid, dirait-on. Je retourne dans le
salon avec l’assiette de fruits, mais Apollo et Claudia ne sont plus seuls.
Ares et Raquel sont là aussi. Quand la voisine m’aperçoit, elle m’adresse un
grand sourire.
— Oh, salut, Artemis.
— Salut.
Elle s’approche de moi, Ares ne bouge pas.
— Je voulais te voir.
Elle me tend une invitation.
— C’est pour mon anniversaire, ça ne t’intéressera peut-être pas, mais
j’aimerais bien que tu viennes.
La joie et l’énergie positive de cette fille sont contagieuses.
Bien qu’elle soit plus petite qu’Ares, elle est beaucoup plus rayonnante
que lui.
— Je vais essayer de venir, merci pour l’invitation.
— Super ! commente-t-elle, le pouce levé.
Ares m’observe avec méfiance, mais, quand elle revient vers lui, son
expression se transforme en pure adoration. Qui aurait cru qu’une fille aussi
petite pourrait dompter mon séducteur de frère ? Ares nous salue d’un geste
de la main.
— On va dans la salle de jeux, on va faire une partie de Mario Kart.
Claudia hausse un sourcil, elle et Apollo échangent un regard entendu.
— Une partie de jeu vidéo, bien sûr.
Raquel rougit.
— Bon, j’espère vous voir pour mon anniversaire, nous lance-t-elle
encore, avant de disparaître avec Ares dans le couloir qui mène à la salle de
jeux.
Claudia et Apollo se regardent d’un air amusé, comme s’ils partageaient
un secret. Ça m’énerve qu’ils puissent communiquer en silence. Il faut que
ma jalousie cesse, elle me ronge de l’intérieur. Je vais dans ma chambre
avant de faire ou de dire quelque chose que je pourrais regretter. Je sais que
je ne fais que des erreurs dès qu’il s’agit de Claudia.

Après une douche, je descends chercher un verre d’eau. Pour être


honnête, c’est un prétexte : j’ai envie de voir si Apollo et Claudia sont
toujours aussi complices dans le canapé. J’ai imaginé un millier de
scénarios possibles, mais il n’y a plus personne dans le salon. Mon
soulagement est de courte durée : ils sortent tous les deux de la cuisine. Ils
sont bien habillés et ont les cheveux humides, je suppose qu’ils viennent de
se doucher. Ils sortent ? Mon estomac tressaille à nouveau, Mon Dieu, quel
sentiment horrible !
Tu es jaloux. La voix d’Alex résonne dans ma tête. Je ne sais pas
comment il parvient à m’agacer sans être là. Claudia porte une jupe courte
avec un chemisier décolleté et son manteau est plié sur son bras. Ils me
sourient tous les deux et passent devant moi. Je serre les poings sur les côtés
et je m’efforce de ne rien dire, mais je n’y arrive pas. C’est plus fort que
moi.
— Où allez-vous ?
Ils ne se retournent même pas.
— Quelque part, répond Apollo.
Est-ce qu’ils sont ensemble ? Est-ce qu’ils couchent ensemble depuis que
je me suis noyé dans le travail pour ne pas croiser Claudia ?
— Quelque part ?
Je fais semblant de rire.
— Ça ne veut rien dire.
Apollo se tourne vers moi.
— C’est pas tes oignons, Artemis.
— Depuis quand est-ce que tu crois que tu peux parler à ton grand frère
comme ça ?
— Depuis que ce frère ne soutient pas ses proches quand ils en ont
besoin.
Je sais qu’il fait allusion au rêve d’Ares de devenir médecin et au fait que
je me suis rangé du côté de mon père.
Je fais un pas dans sa direction et Claudia s’interpose.
— Apollo, vas-y, j’arrive, je dois parler à ton frère une seconde.
Il veut protester, mais elle lui adresse un regard suppliant et il quitte la
maison. Me retrouver face à elle fait baisser ma colère et ravive tous les
sentiments que je m’efforce de combattre.
— Si je mets les points sur les i, c’est uniquement parce que je ne veux
pas qu’il y ait de problèmes entre ton frère et toi. Il n’y a rien entre Apollo
et moi, juste une belle amitié, c’est clair ? Si tu veux tout savoir, nous allons
dîner avec la fille avec qui il sort. Alors, arrête de râler et d’inventer des
excuses pour me séparer de lui.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Je suis ravi qu’elle se justifie, j’ai
l’impression qu’elle pense me devoir quelque chose, qu’il y a encore de
l’espoir pour nous. Hélas, je suis complètement à côté de la plaque.
— Arrête de sourire.
Elle secoue la tête.
— Je ne te dois aucune explication, je veux juste que tu saches que je ne
sortirai pas avec ton frère. Je ne suis pas insensible au point de faire ça,
mais, Artemis…
Elle s’approche de moi.
— … ce n’est pas parce que je ne sors pas avec Apollo que je ne sortirai
avec personne d’autre, et, le jour où ça arrivera, tu n’as pas intérêt à t’en
mêler, parce que tu n’as absolument pas le droit de le faire.
— Tu sors avec quelqu’un ?
Elle hausse les épaules.
— Peut-être, de toute façon, ce n’est pas ton problème.
— Bien sûr que si.
— Ah oui ?
Elle croise les bras.
— En quoi est-ce que ça te regarde ? Ou peut-être qu’on devrait
demander à ta fiancée ce qu’elle en pense ?
— Claudia, c’est compliqué.
— C’est simple pour moi, Artemis : tu es fiancé. Cesse de te mêler de ma
vie et de mes affaires, un point c’est tout.
Je ne peux pas, je ne veux pas. Le simple fait de t’imaginer dans les bras
d’un autre, d’envisager que tu tombes amoureuse d’un autre, me fait mal à
un point insupportable.
Je fais un pas vers elle et elle recule pour garder la même distance entre
nous.
— Ciao, Artemis.
Elle sort et je reste là, à la regarder s’éloigner. C’est à ça que se résume
notre relation pour moi : j’ai l’impression de la voir sans cesse s’éloigner de
moi.
Je sais qu’un jour elle ne partira pas seule mais au bras d’un autre, et je
n’aurai pas la force de le supporter. Je dois prendre une décision si je ne
veux pas la perdre pour toujours. Quand c’est pour l’entreprise, je tranche
toujours avec facilité et efficacité. Mais, quand il s’agit de ma vie privée, je
suis tellement lâche que j’ai honte de moi.
23. Vous jouez dur,
n’est-ce pas ?

CLAUDIA

J’y vais ou pas ?


J’examine ma silhouette et ma tenue dans le miroir.
Je porte une robe violette qui moule mes courbes. Je ne suis pas maigre,
j’ai de belles formes et j’aime la volupté de mes jambes et de mes hanches.
Je ne me suis jamais sentie mal à l’aise à cause de mon corps. Mes cheveux
roux détachés encadrent mon visage. Je me suis maquillée le plus
naturellement possible et j’ai appliqué mon rouge à lèvres rouge préféré. Si
j’hésite à aller à la fête d’anniversaire de Raquel, c’est uniquement parce
que je sais qu’elle a invité Artemis et que nous ne pouvons pas nous
retrouver ensemble au même endroit sans que ça déclenche une
conversation gênante. Même si j’ai bon espoir qu’il ne vienne pas… Les
fêtes, ce n’est pas son truc. Peut-être que, s’il interagit avec trop de gens, il
risque de fondre ? Je souris toute seule. Quel iceberg !
Je décide de ne pas laisser cette histoire affecter ma vie sociale et je
quitte la maison pour me rendre chez Raquel. Je ne vais pas laisser Artemis
me priver de l’occasion de faire la fête avec elle. Je l’aime beaucoup et
c’était très gentil de sa part de m’inviter. Quand j’arrive devant sa maison,
je vois une porte latérale ouverte, j’entre et je tombe sur Raquel, des hors-
d’œuvre à la main. Elle m’adresse un grand sourire.
— Hé, salut, tu es venue !
Son sourire est contagieux.
— Bien sûr, joyeux anniversaire !
Je lui tends son cadeau, mais elle a les mains pleines.
— Tu peux le poser sur la table là-bas, les garçons sont au fond.
Je ne peux m’empêcher de demander :
— Tous les trois ?
Elle hoche la tête.
— Oui, je passe entre les gens avec ce plateau puis je te rejoins là-bas,
OK ?
Je pose le cadeau de Raquel sur la table avec tous les autres et je me
dirige vers le jardin. Je vois Raquel et la fille dont Apollo m’a parlé – je
crois qu’elle s’appelle Daniela – ensemble, occupées à épier quelque chose.
Je fronce les sourcils et, quand je m’arrête à côté d’elles, je vois que c’est
Apollo et Artemis qui sont l’objet de leur attention. Les deux frères Hidalgo
sont entourés de filles.
— Qui sont ces filles ?
Raquel est surprise, elle ne m’avait pas vue arriver.
— Ce sont mes cousines, explique-t-elle en laissant échapper un gros
soupir.
Je fais une moue de dégoût.
— J’ai besoin d’un verre.
— Moi aussi, renchérit Daniela. Allez, viens, je sais où se trouve la
vodka.
— Allez-y et amusez-vous bien.
Raquel nous adresse un pouce levé, mais Daniela et moi échangeons un
regard et la prenons par le bras pour l’entraîner avec nous.
Les shots de vodka défilent et je m’amuse. Je me sens super bien en
compagnie de Raquel et de Daniela. Gin est ma seule amie, ça me fait
plaisir de passer du temps avec d’autres filles. Pas que Gin ne me suffise
pas, mais c’est sympa de discuter avec d’autres personnes. Nous sommes
assises dans un coin du jardin. Raquel va et vient, salue les invités et papote
avec eux pendant un moment. C’est normal, et nous ne voulons pas
monopoliser la star de la soirée. Mais ensuite elle revient toujours vers
nous.
— Santé !
Dani lève son verre.
— Aux stupides frères Hidalgo !
Je trinque avec elle, l’ambiance est géniale.
— Santé !
Dani grogne après avoir vidé sa vodka.
— Regardez-la, avec son air faussement innocent pour l’attraper dans ses
filets.
Je suis son regard : Apollo est seul et discute avec une des filles.
J’examine la concurrente de Dani : elle a un visage enfantin et semble
beaucoup plus jeune que lui.
— Non, ça m’étonnerait qu’elle lui plaise, il a toujours été attiré par les
filles plus âgées.
Et je ne dis pas ça parce qu’il a cru avoir des sentiments pour moi, mais
parce que je le connais. Même s’il est jeune, il est très mature et c’est pour
cela qu’il s’intéresse aux filles plus âgées, au moins aussi matures que lui,
voire plus.
Dani a l’air ravie.
— T’es sûre ?
— Oui. C’est facile de savoir ce qu’Apollo pense, contrairement à ses
frères.
Raquel me fixe avec curiosité.
— Tu veux parler d’Artemis ?
Je souris au lieu de répondre, mais elle insiste :
— Tu t’entends bien avec lui ?
Je jette un coup d’œil à l’iceberg et je l’observe pendant que j’explique :
— C’est… quelqu’un de très difficile à gérer.
— Oh merde, murmure Dani. Tu as un crush pour Artemis ?
Je ris, pendant que Raquel se ronge les ongles. Sa curiosité est adorable.
Dani et elle sont impatientes d’entendre ce que j’ai à dire.
— C’est compliqué…
— C’est compliqué ! répète Dani en secouant la tête. On ne t’a pas
demandé ton statut amoureux sur Facebook.
— Laisse tomber, Dani.
Raquel me sauve de l’interrogatoire.
Je cesse de parler quand je vois les trois frères Hidalgo se diriger vers
nous d’un pas tranquille. Ares dit quelque chose à Apollo, qui rit en
secouant la tête. Artemis leur jette un coup d’œil fatigué. Je m’autorise à
examiner de plus près Artemis : il porte un costume noir sans cravate, les
premiers boutons de sa chemise sont défaits, ses cheveux sont parfaitement
plaqués en arrière et une courte barbe couvre son visage. Ares est le premier
à prendre la parole quand ils s’arrêtent devant nous :
— Ça vous dérange qu’on se joigne à vous ?
Ares s’assied à côté de Raquel et Apollo à côté de moi. Quand Artemis le
remarque, il se met de l’autre côté. Très mature, iceberg. Ares prend la main
de Raquel et l’embrasse rapidement, puis brise le silence :
— Qu’est-ce que vous buvez ?
Dani répond :
— Juste un peu de vodka.
Apollo tend la main vers elle.
— Je peux en avoir ?
Artemis hausse un sourcil désapprobateur et Apollo retire sa main. Je
lève les yeux au ciel et lui passe mon verre.
— Tiens, prends-le.
Artemis fait la moue.
— Claudia…
Je lui souris.
— Détends-toi un peu, iceberg.
— Iceberg ? demande Raquel.
Ares rit.
— Oui, c’est comme ça qu’elle l’appelle.
Je désigne Artemis d’un geste de la main.
— Tu ne vois pas comme il est grand et froid ?
L’iceberg pince les lèvres.
— Je suis là, je vous signale.
Raquel éclate de rire.
— C’est un surnom super original, commente-t-elle en levant un pouce
approbateur.
J’exécute une révérence moqueuse.
— Merci, merci.
— Si on jouait à « Je n’ai jamais… », propose Raquel.
Aïe, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, mais comment dire non à
celle qui fête son anniversaire ? Nous nous regardons et elle lève son verre.
— Je commence.
Nous attendons longtemps que Raquel démarre, mais elle semble perdue
dans ses pensées. Elle est sans doute en train d’imaginer quelque chose qui
concerne Ares, parce qu’elle le fixe avec intensité. Elle est folle de lui, c’est
flagrant. Je suis contente que le premier amour d’Ares soit si pur et sincère.
Il le mérite, il était temps qu’il rencontre quelqu’un qui lui montre qu’il y a
des femmes bien dans le monde, à qui il peut faire confiance les yeux
fermés, qui valent la peine qu’on prenne des risques.
— Raquel ?
La voix d’Ares la ramène à l’instant présent.
— On t’attend.
J’espère qu’ils vont rappeler les règles, car même si je connais ce jeu je
n’y ai jamais joué.
— Pour ceux qui ne savent pas comment ça marche, je vais dire par
exemple « Je n’ai jamais mangé de pizza », et celui qui en a déjà mangé
doit boire. Vous n’avez pas besoin de vous justifier, il suffit de boire si vous
l’avez déjà fait et de ne pas boire si vous ne l’avez jamais fait. Tout le
monde a droit à son tour, c’est clair ?
Bon, ça n’a pas l’air mal, finalement. Raquel commence.
— Je n’ai jamais vu de porno.
Oh, ce n’est pas un jeu aussi innocent que je le pensais.
Nous nous dévisageons, un peu gênés, et nous buvons. Ares sourit, boit
et lève un sourcil, attendant que Raquel boive, et quand elle s’exécute elle
rougit. Cela me fait sourire. C’est au tour de Dani et elle semble se creuser
la tête, avant que ses yeux ne tombent sur moi. Non. J’ai un mauvais
pressentiment.
— Je n’ai jamais embrassé personne dans ce cercle.
Dani prend son verre. Ares, Apollo et Raquel font de même. J’hésite, je
tripote le mien, je jette un regard à Artemis, mais il ne fait pas attention à
moi, il est en train de boire, alors je fais pareil. Le souvenir de nos étreintes
est une torture, parce que jamais des baisers ne m’ont fait autant d’effet.
J’avais l’impression que c’était une décision limpide, nos bouches
semblaient faites l’une pour l’autre. Je dois arrêter de repenser à cette nuit,
c’était juste une parenthèse, un moment qu’il a savouré avant de retourner
dans les bras de celle avec qui il veut vraiment être. C’est au tour d’Apollo.
— Je n’ai jamais menti en prétendant que quelqu’un ne m’intéressait pas
alors que j’en étais dingue.
Ares sourit, en secouant la tête.
— Intense, bro.
Apollo, Artemis et Raquel s’abstiennent, mais Dani avale une gorgée.
Tout le monde me fixe pendant que je joue à nouveau avec mon verre.
— Claudia ?
Je sens le regard d’Artemis sur moi, je leur adresse un sourire triste avant
de boire.
Puis c’est mon tour. Je jette un coup d’œil malicieux à Ares, et je
remarque qu’il a l’air préoccupé.
— Quoi ?
Je m’éclaircis la gorge :
— Je n’ai jamais stalké quelqu’un dont je savais qu’il me stalkait, en
souriant comme un imbécile chaque fois que je le croisais.
Tout le monde tourne la tête pour observer Ares, qui pince les lèvres. Un
léger sourire lui échappe.
— Tu joues l’attaque, hein ?
Il boit et la surprise dans l’expression des autres m’amuse.
C’est au tour d’Artemis, et j’arrête de respirer pendant une seconde,
parce que je le connais. Il a bu avant de venir ici et je devine à ses yeux mi-
clos et légèrement rouges qu’il est presque saoul. C’est un signal de danger.
Le côté lunatique d’Artemis ressort beaucoup plus dans ces moments-là.
Sa voix est froide :
— Je n’ai jamais embrassé deux mecs parmi ceux qui sont ici
maintenant, provoquant une dispute entre frères.
Silence.
Je m’attendais à un coup en traître. Et pourtant ma poitrine se serre. Il me
met délibérément dans la situation la plus gênante de ma vie. Tout le monde
se regarde, essayant de deviner qui va boire. Artemis lève son verre vers
moi.
— Tu ne bois pas ?
Je sens la colère m’envahir et je lui jette ma vodka à la figure.
— T’es vraiment un connard.
Je me lève et je passe au milieu du cercle pour partir, je ne veux pas faire
une scène le jour de l’anniversaire de Raquel, ce serait trop la honte.
J’entends la voix d’Apollo derrière moi, mais je ne m’arrête pas.
— Claudia, attends.
Je sors. La brise nocturne effleure ma peau, mes cheveux se soulèvent
dans le vent. Mes yeux sont brûlants, mais je ne veux pas offrir à Artemis la
satisfaction de me faire de la peine. Je ne verserai pas une larme pour sa
connerie, il ne le mérite pas. Honnêtement, ce qui me blesse, c’est que ça se
passait bien avec Raquel et Daniela, ce n’est pas facile pour moi de me faire
des amis, et il a tout gâché. Daniela va sans doute me détester maintenant
et, aux yeux de Raquel, je serai la fille qui s’est tapé deux frères. J’ai
tellement envie de le frapper, de lui faire de la peine de toutes les façons
possibles… mais je sais que ça ne résoudrait rien. Même si je sais que ça
me soulagerait de lui donner un coup de pied dans les couilles, pour lui
apprendre à ne pas se comporter comme un salaud. Je m’enferme dans ma
chambre, ma mère se redresse dans son lit.
— Tu rentres bien tôt.
Je me force à sourire.
— Oui, je me suis bien amusée quand même, dis-je en enlevant mes
boucles d’oreilles et mon collier.
Après avoir enfilé mon short de pyjama et le T-shirt assorti, je m’allonge
à côté de ma mère.
Je n’arrive pas à fermer l’œil.
Je fixe le plafond dans le noir, la colère brûle dans mes veines,
m’enflamme le cœur, m’embrouille le cerveau. Il faut que j’oublie cette
histoire, mais ma tête refuse de coopérer.
Il n’a aucune considération ? Aucun respect ?
Je me redresse en sursaut en entendant un léger bruit de verre brisé. Je
jette un coup d’œil à ma mère : elle dort profondément.
Je me précipite hors de la chambre et, alors que je me dirige vers le salon,
j’entends la voix inquiète d’Ares et je m’arrête, me cachant dans le couloir.
— Apollo, tu dois te calmer.
— Je dis la vérité, regarde Claudia, répond Apollo furieux.
Je serre ma poitrine et colle le dos au mur pour écouter.
— Ce n’est pas un secret, elle m’a toujours plu, mais, même si elle refuse
de l’admettre, elle n’a d’yeux que pour mon imbécile de frère, qui la traite
comme de la merde.
Il lâche un rire sarcastique.
— Et maintenant, Daniela. J’ai fait tout ce que je pouvais pour gagner
son cœur. Et qu’est-ce qu’il s’est passé ? Elle m’a rejeté. Admets-le, je
devrais me comporter comme vous deux. Je ne sais pas pourquoi je me suis
imaginé que ce serait une bonne idée d’être différent.
— Tais-toi, ne dis pas des conneries pareilles.
Ares a l’air déterminé.
— Tu n’as pas idée de la chance que tu as de ne pas être comme nous. Tu
ne te rends pas compte : j’aimerais tellement être comme toi, je voudrais
tellement avoir la fille que j’aime sans la faire souffrir autant, sans devoir
affronter tant de peurs, sans avoir à lutter de tout mon être pour lui montrer
un peu de ce que je ressens.
— Mais j’en sors blessé chaque fois, proteste Apollo.
— C’est un risque que nous prenons tous en amour.
— Laisse-moi partir, je ne veux pas pleurer devant toi, je sais ce que tu
penses des mecs qui pleurent à cause des filles.
— Je ne suis plus le même, Apollo. Si tu veux pleurer parce que tu as le
cœur brisé, vas-y. Les hommes pleurent aussi.
La voix d’Apollo semble si anéantie que j’ai mal pour lui.
— Je lui ai ouvert mon cœur, je sais que je n’ai pas beaucoup
d’expérience, mais j’ai tout donné et ce n’était pas encore assez.
J’entends Apollo sangloter sans retenue et mon cœur se brise en mille
morceaux. Je suis très étonnée que Daniela l’ait repoussé, elle semblait folle
de lui, je ne comprends pas. J’entends des bruits de pas et je devine qu’Ares
a emmené son frère au lit.
Je retourne dans ma chambre. Je sais que je n’arriverai pas à fermer l’œil
si je ne fais pas quelque chose pour chasser Artemis de ma tête. Quand
était-ce, la dernière fois que j’ai eu une relation sexuelle ?
Maintenant que j’y pense, ça fait des mois. Depuis qu’Artemis est revenu
habiter à la maison, ma vie sexuelle est un désert. Pourquoi ? Ce n’est pas
comme s’il méritait ma fidélité. Ce qui s’est passé avec Apollo et avec lui,
c’étaient des baisers et des caresses, rien de plus. Pas le genre de rapport
sexuel qui me laisse épuisée et bienheureuse après un orgasme
extraordinaire. J’attrape mon téléphone avec des gestes nerveux et je
cherche les innombrables messages de Daniel. C’est peut-être une erreur de
le recontacter, mais je dois admettre que c’est le meilleur coup que j’aie
jamais eu et, comme il est footballeur, son endurance est impressionnante.
Je lui envoie un texto avec un simple Salut. Sa réponse est presque
immédiate.
Daniel : Salut.
Claudia : Qu’est-ce que tu fais ?
Daniel : Je viens de laisser ma sœur saoule à la maison et je vais dans un bar avec des
amis, pourquoi ?
Claudia : J’ai envie de te voir.
Daniel : Ah bon ? Ça me surprend.
Claudia : J’aime te surprendre.
Daniel : Ah oui ? Tu veux que je vienne te chercher ?
Claudia : Si tu en as envie.
Daniel : Avec toi, j’ai toujours envie.
Claudia : Parfait, alors.
Daniel : Je serai là dans 20 minutes, mon chou.
Claudia : Super.

Je prends une douche rapide, et j’enfile à nouveau ma robe violette avec


des sous-vêtements sexy en dessous. Chaque fois qu’Artemis surgit dans
mes pensées, je le repousse et je l’imagine en train de baiser sa fiancée,
comme ça il ne m’empêchera pas de profiter d’une bonne nuit de sexe. Je
quitte ma chambre sur mon trente-et-un pour aller chercher de l’eau avant
de sortir. Je manque de mourir de peur en apercevant Artemis assis à la
table de la cuisine dans le noir. Putain, j’ai cru que c’était un fantôme.
— Merde, je m’exclame en me tenant la poitrine.
Comme je n’ai aucune envie d’avoir affaire à lui, je tourne les talons et je
m’en vais. Ses pas résonnent derrière moi.
Fous-moi la paix, Artemis, si tu ne veux pas que je te fiche un coup de
pied au cul.
— Claudia, attends.
Il attrape mon bras et je tape sa main pour l’obliger à me lâcher.
— Je ne veux pas te parler.
— Je suis vraiment désolé, je suis un salaud, je ne sais pas ce qui m’a
pris, je…
— Tais-toi.
Je lève la main.
— Je ne veux pas te parler, Artemis. Tu peux garder tes excuses.
— S’il te plaît, je suis désolé, j’ai pété un câble, je ne sais pas ce qui ne
tourne pas rond chez moi.
— Qu’est-ce que je dois faire pour que tu me fiches la paix ?
Je ne masque pas la colère dans ma voix :
— Laisse-moi tranquille.
— Je suis désolé, murmure-t-il en baissant la tête.
Si je n’étais pas dans une colère noire, j’accepterais ses excuses.
— Peu importe, va dormir.
Je me retourne.
— Où vas-tu à cette heure-ci ?
Je me dirige vers la porte sans répondre et il se met en travers de mon
chemin, me forçant à reculer.
— Laisse-moi passer, Artemis.
— Où vas-tu ?
Mon téléphone sonne dans ma main et il me fixe pendant que je
décroche.
— Salut.
— Je suis dehors.
— J’arrive tout de suite, donne-moi une minute.
Je raccroche et Artemis incline la tête.
— C’était qui ?
Je ne sais pas comment lui faire comprendre que ce n’est pas ses oignons,
qu’il doit me ficher la paix, qu’il me complique la vie avec ses indécisions.
La tête haute, je déclare :
— Mon petit ami.
Je ne m’attendais pas à la douleur qui déforme ses traits.
— Tu mens.
Je hausse les épaules.
— Ça m’est complètement égal que tu me croies ou pas.
Il prend mes bras avec douceur.
— Regarde-moi dans les yeux, Claudia, tu ne m’as jamais menti. Ne
commence pas maintenant, s’il te plaît.
— Je ne mens pas, dis-je froidement.
Comment ose-t-il exiger de l’honnêteté de ma part, après ce qu’il m’a fait
subir ?
Ses mains lâchent mes bras et il a l’air vaincu.
— Tu as eu ta chance et tu ne l’as pas saisie, Artemis, je lui rappelle.
Même là, tu n’as pas la force de te battre pour ce que tu affirmes ressentir
pour moi. Je ne vais pas t’attendre jusqu’à la fin de mes jours. Bonne nuit.
Je sors de la maison pour monter dans la voiture de Daniel.
Je suis triste, mais je dois aller de l’avant. Inutile de mettre ma vie en
pause pour quelqu’un qui ne se bat même pas pour que je fasse partie de la
sienne.
24. Il n’est jamais trop tard pour changer
de vie

ARTEMIS

— Grand-père vous attend dans le bureau.


Mon père et moi nous regardons un instant, tandis que Claudia me fixe
avec froideur avant de s’éloigner. Nous venons de rentrer du travail. Mon
père desserre sa cravate.
— Tu sais ce qu’il veut ?
— Non.
Nous entrons dans la pièce et, quand je vois Ares assis dans le fauteuil en
face de grand-père, je commence à subodorer pourquoi nous sommes ici.
Mon frère a demandé à mon père de financer ses études de médecine et ce
dernier a refusé. Quand Ares a demandé de l’aide à notre grand-père, il a dit
non aussi. C’est sans doute le sujet de cette réunion.
— Qu’y a-t-il, papa ? Nous sommes très occupés, explique mon père.
Nous avons une vidéoconférence dans dix minutes.
— Annule-la, lui ordonne grand-père en souriant.
— Papa, c’est important, proteste mon père. Nous…
— Annule-la !
Mon grand-père élève la voix, nous surprenant tous les trois.
Je consulte mon père du regard et il acquiesce. Je me charge de prévenir
les participants, puis nous nous asseyons tous les deux. Mon père soupire.
— Bon, tu peux m’expliquer ce qui se passe ?
Grand-père retrouve son sang-froid.
— Tu sais pourquoi Ares est ici ?
Mon père toise mon frère.
— Pour te demander de l’aide une fois de plus, je suppose.
Grand-père acquiesce.
— Exact.
J’essaie de deviner ce qui se passe et j’interviens :
— Et j’imagine que ça t’a agacé, parce que tu lui as déjà dit non.
Ares se lève.
— C’est inutile, grand-père, j’ai compris.
— Assieds-toi.
Ares obéit.
Grand-père se tourne légèrement vers mon père et moi.
— Cette conversation est bien plus importante que n’importe quelle
affaire stupide que vous êtes en train de conclure. La famille est plus
importante que n’importe quelle entreprise, et vous semblez l’avoir oublié.
Comme personne ne répond rien, il continue :
— Mais ne vous en faites pas, je suis là pour vous le rappeler. Ares a
toujours eu tout ce qu’il voulait, il n’a jamais eu à se battre pour quoi que ce
soit, il n’a jamais eu à travailler de sa vie, il est venu me demander de l’aide
et j’ai refusé pour voir s’il allait s’avouer vaincu au premier obstacle, mais
il a dépassé de loin mes attentes. Il s’est donné beaucoup de mal, il s’est fait
engager dans un McDonald’s, il a posé sa candidature dans des universités,
a essayé pendant des mois de décrocher une bourse. Il s’est battu pour
réaliser son rêve.
Je ne m’attendais pas à ça.
Ares bosse ? Il n’a pas renoncé à son rêve ?
Grand-père poursuit :
— Ares n’a pas seulement mérité mon soutien, il a gagné mon respect.
Il le considère avec fierté.
— Je suis fier que tu portes mon nom et que mon sang coule dans tes
veines.
Grand-père ne m’a jamais regardé comme ça ou félicité de cette manière.
Son sourire et son regard se déplacent vers mon père.
— Toi, en revanche, tu me déçois beaucoup, Juan. Héritage familial ?
Que la mort m’emporte si j’ai jamais pensé que l’héritage familial pouvait
être une chose matérielle. L’héritage familial, c’est la loyauté, le soutien,
l’affection, la transmission de toutes les caractéristiques positives de notre
clan aux générations à venir. Ce n’est pas une bête entreprise.
Le silence est pesant, mais mon grand-père n’a aucun mal à le combler :
— Que tu sois devenu un bourreau du travail pour éviter de faire face aux
infidélités de ta femme ne te donne pas le droit de rendre tes enfants aussi
malheureux que toi.
Mon père serre les poings.
— Papa.
Mon grand-père secoue la tête.
— Quelle honte, Juan, que ton fils t’ait supplié de le soutenir et que tu lui
aies tourné le dos. Je n’aurais jamais cru être un jour déçu à ce point par ton
attitude.
Grand-père me désigne.
— Tu l’as obligé à étudier une matière qu’il détestait, tu as tout fait pour
qu’il te ressemble et regarde-le. Tu crois qu’il est heureux ?
J’ouvre la bouche pour protester, mais grand-père lève la main.
— Tais-toi. Même si tu n’es que le produit de la mauvaise éducation de
ton père, je suis furieux contre toi aussi, parce que tu as tourné le dos à ton
frère, parce que tu ne t’es pas dressé contre ton père et que tu n’as pas
soutenu celui qui en avait besoin. Vous me faites honte tous les deux et vous
représentez exactement ce que je souhaite qu’on n’associe jamais à notre
nom de famille.
Incapable de garder la tête haute, je la baisse, honteux.
— J’espère que vous en tirerez une leçon et que vous changerez
d’attitude à l’avenir. Pour ça, je vous fais confiance.
Puis grand-père s’adresse à Ares :
— J’ai lancé le processus de candidature pour l’école de médecine à
l’université dont tu as parlé à Apollo.
Il lui tend une enveloppe blanche.
— C’est un compte bancaire à ton nom, avec des fonds suffisants pour
payer ton inscription et tes frais universitaires. Il y a aussi une clé de
l’appartement que je t’ai acheté non loin du campus. Tu bénéficies de mon
soutien total, et je suis désolé que tu aies dû vivre le rejet de ton propre
père. Ce qui est positif dans tout ça, c’est que tu as pu voir ce que c’est de
ne pas tout recevoir tout cuit et de travailler pour obtenir ce que tu veux
obtenir. Tu seras un grand médecin, Ares.
Grand-père agite les mains et se lève lentement.
— Voilà, c’est tout. Je vais me reposer.
La tête basse, mon père sort derrière lui. Ares et moi nous retrouvons
seuls. Je devine qu’il est encore en train de digérer ce qui vient de se passer.
Les paroles de grand-père m’ont fait de la peine, mais elles étaient sincères,
et ne pas avoir soutenu Ares va peser sur ma conscience. Je ne sais pas
pourquoi je me suis comporté comme ça, peut-être parce que je ne voulais
pas contredire mon père ou peut-être parce que j’étais jaloux qu’Ares puisse
étudier la matière de son choix. Peu importe la raison, rien ne justifie que je
ne l’aie pas soutenu. Je me suis mal comporté, j’ai été un mauvais frère. Je
me lève.
— Excuse-moi.
Je me passe une main sur le visage.
— Je suis vraiment désolé, mais je suis content qu’au moins tu puisses
obtenir ce que tu voulais.
Je m’efforce de sourire.
— Tu le mérites, Ares. Tu as une force dont je n’ai pas su faire preuve
quand on m’a imposé mes études. Grand-père a bien raison de t’admirer.
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, Ares ne jubile pas que mon
père et moi nous soyons fait remonter les bretelles par grand-père. Mon
frère semble accepter mes excuses et comprendre mon inaction, il se montre
plus sage que moi.
— Il n’est jamais trop tard pour changer de vie, Artemis.
— Pour moi, si. Bonne chance, mon frère.
Dans le couloir, en sortant du bureau, je tombe sur Claudia. Nous fixons
tous les deux le sol et nous nous croisons comme s’il ne s’était rien passé la
veille. Je monte les escaliers et je vais sur la terrasse. D’ici je peux
apercevoir l’entrée, le jardin, la fontaine et les voitures stationnées. Je
m’assieds sur l’une des chaises métalliques et je ferme les paupières. Je me
masse les tempes tandis que les mots de mon grand-père tournent en boucle
dans ma tête. Quand je rouvre les yeux, mon père est debout devant moi.
Accoudé à la balustrade, il me tourne le dos et contemple le ciel. Il me jette
un coup d’œil par-dessus son épaule et, pour la première fois depuis
longtemps, son visage n’est pas impassible, il semble… très triste.
— Pourquoi ?
Je fronce les sourcils.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi as-tu rompu tes fiançailles avec Cristina il y a quelques
mois ?
Je me souviens de la conversation que nous avons eue quand il a
découvert que je l’avais quittée.
Un sourire sarcastique se forme sur mes lèvres.
— Tu ne m’as même pas demandé pourquoi.
Mon père fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu ne m’as même pas demandé pourquoi j’avais changé d’avis. Ça
n’a aucune importance, c’est ça ?
La froideur dans sa voix est incroyable.
— En effet, c’est l’entreprise qui compte.
C’est comme ça que tu changes, papa ?
— Parce que j’étais intéressé par quelqu’un d’autre.
Il ne dit rien pendant un certain temps, et moi non plus. Après un long
soupir, il reprend la parole :
— Tu n’as plus à t’inquiéter pour tes fiançailles avec Cristina.
J’arrête de respirer à cet instant précis. J’ai bien entendu ? Je ne sais pas
quoi dire. Les épaules de mon père sont raides et, même s’il me tourne
encore le dos, je devine qu’un tas d’émotions doivent passer sur son visage
en cet instant.
— Je ne crois pas aux excuses, Artemis, je crois aux changements de
comportement qui permettent de corriger les erreurs.
— Papa…
— Je ne sais pas à quel moment je suis devenu un mauvais père,
j’imagine que les blessures m’ont endurci le cœur, et je ne peux pas
promettre d’être capable de changer du jour au lendemain, mais je veux me
mettre à agir différemment. Je te demande juste d’être patient avec moi.
Mon cœur se serre parce que cet homme devant moi n’est pas la personne
froide qui a vécu à mes côtés toutes ces années ; cet homme est le père que
j’ai tant aimé quand j’étais enfant, avant que l’infidélité de ma mère ne le
change. Celui avec qui on jouait au pistolet à eau ou qui faisait la course à
vélo avec moi ; celui qui m’emmenait au cinéma ou qui m’a acheté mon
premier ballon de foot, même si je n’y jouais pas ; celui qui avait affiché
mes dessins de Pokémon dans son bureau sans se soucier de savoir ce qu’en
penseraient ses clients ou ses associés. Mon père.
Il se tourne et s’apprête à rentrer, mais, en passant devant moi, il s’arrête
et pose sa main sur mon épaule.
— Malgré tout ce que je t’ai fait subir, tu n’as jamais cessé d’être à mes
côtés. Pendant des années, tu as tenu une promesse que tu n’aurais pas dû
avoir à tenir. C’est fini, mon fils, tu as fait du bon travail.
Alors qu’il rentre dans la maison, ses mots flottent dans l’air et me
réchauffent. J’ai l’impression qu’un grand poids vient de m’être enlevé des
épaules, j’ai l’impression de respirer plus facilement. Je me sens libéré,
même si je n’avais pas conscience d’être piégé toutes ces années. Et la
première chose qui me vient à l’esprit, c’est elle : Claudia. Je prends mon
téléphone et j’appelle Cristina, je sais qu’elle doit être de retour de son
voyage. Elle me répond d’une voix endormie.
— Artemis ? Si c’est pour me proposer un plan cul, c’est non…
— C’est fini.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Est-ce de l’excitation dans sa voix ? Je suppose que je n’étais pas le seul
que cet arrangement rendait malheureux.
— Nous sommes libres, Cristina.
Elle laisse échapper un long soupir de soulagement.
— Sérieux ? Mon Dieu, tu n’imagines pas à quel point je suis contente
d’entendre ça… sans vouloir te vexer.
— T’inquiète.
— Nous resterons amis, hein ?
— Bien sûr. Bonne chance, Cristina.
— Bonne chance, Artemis.
Je rentre à mon tour dans la maison et je me précipite en bas, à la
recherche de Claudia, mais elle n’est ni dans le salon ni dans la cuisine, elle
doit être dans sa chambre. Je frappe à la porte avec impatience. J’ai
l’impression d’être redevenu ado. Martha m’ouvre et me sourit.
— Artemis.
— Bonjour, je suis désolé de vous déranger, mais je dois parler à Claudia.
Je fouille la pièce des yeux, mais elle n’est pas là. En revanche, mon
regard tombe sur l’animal en peluche posé sur la table de chevet. C’est le
cochon que je lui ai offert au cours de la soirée du 4 juillet. Elle l’a
toujours ? Ma poitrine se remplit d’espoir, mais ce sentiment fait vite place
à de la confusion. Elle m’a rejeté ce soir-là : alors pourquoi a-t-elle
conservé mon cadeau tout ce temps ?
— Elle est sortie, elle m’a dit qu’elle rentrerait dans quelques heures.
— Vous savez où elle est allée ?
La mère de Claudia secoue la tête.
— Non.
— D’accord. Merci, Martha.
Je m’assieds dans le salon pour l’attendre, j’enlève ma veste de costume
et je reste en chemise. Lorsque l’horloge indique minuit, je sors de la
maison et je m’assieds sur les marches du perron comme si mon attitude
pouvait la faire arriver plus vite. Une voiture finit par s’arrêter et se gare
devant chez nous. Je vois Claudia à l’intérieur. Elle dit au revoir à Daniel.
Est-ce qu’elle sort avec le coéquipier d’Ares ? Je me maîtrise, parce que je
sais que ma jalousie pourrait gâcher ce que je veux lui annoncer. Claudia
referme la portière et fait un signe à Daniel.
Lorsqu’elle se retourne et me voit, elle se fige. Elle porte une robe à
fleurs toute simple et très courte, qui lui va à ravir. Comme d’habitude, une
fois qu’elle est en face de moi, je perds mes moyens. Elle me fixe d’un air
irrité et je devine qu’elle se demande ce que je fais là.
— Tu as passé une bonne soirée ?
Je ne parviens pas à dissimuler ma désapprobation.
— Ça ne te regarde pas.
— Je t’attendais.
Elle se poste devant moi en croisant les bras.
— Pourquoi ?
Je passe une main dans ma nuque et je choisis mes mots très
soigneusement :
— Cristina et moi, c’est fini.
Si ça l’affecte, elle le cache très bien. J’insiste :
— Je suis célibataire maintenant.
— Et qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ?
— Beaucoup de choses.
Je me lève et je fais un pas vers elle.
— Je veux… être avec toi, Claudia.
Pourquoi la froideur dans ses yeux ne disparaît-elle pas ?
— Tu veux être avec moi cette nuit, et demain tu pourras retourner
auprès de ta fiancée comme si de rien n’était. Je suis épuisée par tes petits
jeux, Artemis.
— Ce n’est pas un jeu, je ne me remettrai pas avec elle.
— Pourquoi est-ce que je devrais te croire ?
Je me rapproche jusqu’à ce qu’elle soit obligée de lever la tête pour me
regarder droit dans les yeux.
— Parce que c’est avec toi que je veux être, parce que tu es la seule
personne capable de lire dans mon jeu, la seule capable de discerner la
vérité… à travers moi.
Sa bouche s’entrouvre et je lutte de toutes mes forces pour ne pas
l’embrasser, je ne veux pas l’effrayer. En plus, elle vient de me dire qu’elle
avait un petit ami, et même si je ne veux pas le croire, je ne voudrais pas la
mettre dans une situation embarrassante. Je l’ai assez fait. Voyant qu’elle ne
sait pas quoi dire, je poursuis :
— Je ne te demande pas de m’ouvrir les bras maintenant. J’ai l’intention
de gagner ta confiance.
Je prends son visage à deux mains, sa peau est incroyablement douce
contre mes paumes.
— Je ne veux plus agir comme un lâche. Claudia, plus rien ne
m’empêche de me battre pour te conquérir.
Elle s’humecte les lèvres.
— Je t’ai dit que j’avais quelqu’un.
— Nous savons tous les deux que personne ne te fait ressentir la même
chose que moi.
Elle esquisse un sourire.
— Comme tu es prétentieux.
— Et toi, tu es une idiote de sortir avec un autre.
Elle pose ses mains sur les miennes, qui n’ont pas quitté son visage.
— C’est celui qui le dit qui l’est.
Le silence s’installe entre nous et je me perds dans ses beaux yeux noirs.
Comment peuvent-ils être si profonds ? Si envoûtants ?
Je passe mon pouce sur ses lèvres, imaginant la sensation qu’elles me
procureraient si elles venaient se coller contre les miennes. Elle recule,
rompant le contact.
— D’accord, si tu veux te battre, vas-y, mais je ne promets rien.
Elle passe devant moi pour se diriger vers la porte. Quand elle est sur le
point de la franchir, elle se retourne et m’avoue :
— Au fait, je n’ai pas de petit ami. Je t’ai menti pour t’embêter.
Je m’apprête à protester, mais elle n’est déjà plus là. Je vais tout faire
pour la convaincre et je ne m’arrêterai que quand elle sera dans mes bras. Je
peux imaginer mille façons de la séduire, de la faire tomber amoureuse de
moi.
Tu vas tomber dans mes bras, Claudia, et ça va être fun.
25. Artemis,
j’ai peur du noir

CLAUDIA

Je ne suis pas douée pour les adieux.


C’est normal, j’imagine, vu que je n’ai pas eu à en affronter beaucoup
dans ma vie. Le jour où Artemis est parti pour la fac, nous ne nous sommes
même pas dit au revoir. J’étais incapable de le regarder en face après avoir
repoussé ses avances. Je ne suis pas habituée aux séparations : je ne sais pas
comment les gérer ni comment réagir. Mais je n’ai pas le choix,
aujourd’hui. Ares part étudier dans un autre État, il décolle dans quelques
heures d’après ce que m’a dit Raquel, que j’ai laissée dans la cuisine. Elle
mangeait avec M. et Mme Hidalgo, Artemis et Apollo. Je vois la porte
d’Ares entrouverte et je jette un coup d’œil à l’intérieur. La chambre est
propre et bien rangée, mais elle paraît déjà horriblement vide.
Ares est torse nu, en jean, il a les cheveux mouillés et tente de faire entrer
dans sa valise quelque chose qui a l’air trop volumineux.
Je savais que ce jour viendrait, je suis pourtant surprise de constater à
quel point je suis dévastée de le voir faire ses bagages, de savoir que je ne le
croiserai plus dans le couloir, qu’il ne me fera plus de grimaces ou qu’il ne
jouera plus sur la console de la salle de jeux. Je dois aussi faire une croix
sur les conversations que nous avions à propos de tout et de rien, n’importe
où dans la maison. J’ai sous-estimé à quel point je suis habituée à sa
présence et à quel point il va me manquer. Quand il me voit, il me sourit
tristement et ses yeux bleus s’illuminent légèrement.
— Tout est prêt ?
Il acquiesce en soupirant.
— Je pense que oui.
Je ne sais pas quoi répondre, j’ai toujours été si forte devant lui que je ne
sais pas comment il réagirait s’il me voyait fondre en larmes. Le souvenir
d’Ares petit garçon dans le restaurant, posant sa main sur la mienne de
l’autre côté de la vitre, me revient en mémoire. Son sourire était si
chaleureux et innocent. Il a toujours eu bon cœur, et ces trois garçons sont
vraiment ma famille.
— À quoi penses-tu ?
— Rien, juste des souvenirs.
J’ai une boule dans la gorge.
— Je ne viens pas à l’aéroport.
Il ne demande pas pourquoi et n’a pas l’air déçu, il hoche la tête comme
s’il comprenait que tout le monde ne soit pas fan des adieux à la porte
d’embarquement.
— Je suppose que tu es venue me dire au revoir, alors.
Il s’avance vers moi, et plus il se rapproche, plus j’essaie de réprimer les
larmes qui me montent aux yeux.
— Hé, je…
Ma voix se brise et je m’éclaircis la gorge :
— Je te souhaite tout le bonheur du monde. Je sais que tu vas réussir, tu
es super intelligent.
Je m’interromps quelques instants, la vue brouillée.
— Et tu seras un merveilleux médecin, je suis super fière de toi, Ares.
Il a l’air triste et ses yeux deviennent rouges. Il me prend dans ses bras et
me serre fort.
— Merci, Claudia, murmure-t-il contre mon épaule. Merci pour tout,
merci d’être une personne extraordinaire et de m’avoir appris tout ce que
ma mère ne voulait pas m’apprendre.
Il m’embrasse sur la tempe.
— Je t’aime très fort.
En entendant cette déclaration, je ne peux plus contenir mes sanglots, des
larmes se mettent à couler sur mes joues.
— Je t’aime aussi, espèce d’idiot.
Quand nous nous séparons, Ares les essuie avec ses pouces.
— Idiot ?
Nous rions tous les deux avec des larmes dans les yeux.
— Ne t’inquiète pas, je rentrerai un week-end sur deux, et pour
Thanksgiving, à Noël… Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement.
— T’as intérêt. Bon, je te laisse finir tes bagages, dis-je en reniflant.
— D’accord.
Ares m’embrasse à nouveau, sur le front cette fois.
— Et n’oublie pas que ce qui arrive avec l’iceberg n’a pas d’importance.
Je lui rappelle :
— Tu seras toujours mon chouchou.
Il me lance un clin d’œil.
— T’as bon goût.
Je le laisse terminer ses préparatifs et je descends. La famille au complet
l’attend dans le salon. Artemis et moi échangeons un rapide regard, puis je
me dirige vers ma chambre. Je ne veux même pas être là quand Ares
quittera la maison avec ses bagages. J’ai découvert que les adieux, ce n’est
pas mon fort. Je croise ma mère dans le couloir.
— Il part déjà ? me demande-t-elle avec un sourire triste.
— Oui, il va bientôt descendre.
— Je vais lui dire au revoir.
J’acquiesce et je m’écarte pour la laisser passer. Ma mère aime beaucoup
les trois garçons Hidalgo, elle a passé plus de temps avec eux que leur
propre mère. Je soupire en entrant dans ma chambre. L’aube ne s’est pas
encore levée, car le vol d’Ares part très tôt. J’ai encore droit à quelques
heures de sommeil avant que le soleil pointe ses premiers rayons, dans trois
heures.

Je veux… être avec toi, Claudia.


Je me retourne dans mon lit et je repose la joue sur mes mains. Les
paroles d’Artemis tournent en boucle dans ma tête. Même si plusieurs jours
ont passé et que je ne l’ai pratiquement pas vu, je n’arrête pas de penser à
lui.
Parce que c’est avec toi que je veux être, parce que tu es la seule
personne capable de lire dans mon jeu, la seule capable de discerner la
vérité… à travers moi.
Comment peut-il me dire des choses pareilles puis se tenir à l’écart
comme ça ?
Je me retourne à nouveau sur le matelas. Cette fois je me mets sur le dos,
les mains le long du corps.
Espèce d’iceberg stupide.
Je ferme les yeux en prenant une profonde inspiration, j’ai vraiment
besoin de ces trois heures de sommeil. Je ne serai pas en forme aujourd’hui
si je ne dors pas du tout.
Le clair de lune pénètre dans la pénombre par la fenêtre et les arbres
dessinent des entrelacs sur le plafond.
Un sourire mélancolique se forme sur mes lèvres.
J’ai huit ans et je regarde avec angoisse Artemis poser les draps sur le
sol de sa chambre et éteindre la lumière.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Après les années passées à la rue, je continue à avoir peur du noir. C’est
plus facile pour moi de fermer les yeux. Artemis me prend par la main et me
conduit jusqu’aux draps. Nous nous allongeons sur le dos. Je garde les
paupières closes, je ne veux pas voir les monstres qui rôdent dans
l’obscurité.
— Artemis, j’ai peur du noir.
— Je sais, chuchote-t-il. Ouvre les yeux, tu vas voir.
Je m’exécute lentement. Le plafond est rempli d’autocollants qui
scintillent dans le noir : des étoiles, des planètes, des constellations… de
différentes couleurs. C’est magnifique.
— Waouh.
— Tu ne dois pas avoir peur, Claudia, il y a aussi de la beauté dans le
noir.
Il m’a exposée tant de fois à l’obscurité pour me montrer de belles choses
par la suite que j’ai fini par associer le noir à du positif et à surmonter ma
peur. Personne n’imagine qu’Artemis puisse être aussi gentil, je crois qu’il
n’a dévoilé cette facette de sa personnalité à personne d’autre que moi.
Pourquoi veux-tu paraître inaccessible et froid alors que tu as le cœur si
tendre, Artemis ?
Tandis que cette question sans réponse tourne dans ma tête, je m’endors,
terrassée par la fatigue.

— Voici la liste de vos tâches quotidiennes, m’annonce Mme Marks. Et


je le répète, Claudia, nous sommes très heureux que vous ayez postulé pour
le stage, votre CV et les exemples de travaux que vous nous avez fournis
sont impressionnants.
— Merci beaucoup, madame Marks. Venant de vous, c’est un immense
compliment.
— Oh, je vous en prie, appelez-moi Paula. Je me sens vieille quand on
m’appelle madame.
— Comme vous voulez, Paula.
Paula est la directrice du marketing de la société Hidalgo, elle me
présente au reste de l’équipe et à l’autre stagiaire, Kelly. Je m’assieds à la
grande table que Kelly et moi occupons ensemble. Même si c’est un espace
partagé, j’ai encore du mal à y croire.
C’est mon premier jour comme stagiaire, et c’est la première fois que je
vais pouvoir mettre en pratique ce que j’ai étudié depuis des années, la
matière que j’aime tant. Je suis évidemment très reconnaissante à Juan
Hidalgo de m’avoir laissée reprendre le poste de ma mère lorsqu’elle est
tombée malade, mais travailler comme employée de maison n’a jamais été
mon rêve.
J’ai des ambitions et de nombreux objectifs, et être bonne à demeure n’en
fait partie. Je n’ai pas choisi cette entreprise à cause de ma relation avec la
famille Hidalgo, j’ai effectué mon choix sur la base de critères objectifs.
C’est une des boîtes les plus prospères de l’État, son équipe marketing a
une excellente réputation. Ils ont lancé la campagne de pub la plus créative
et la mieux conçue que j’aie jamais vue. Chaque fois que je tombais sur un
article qui parlait du marketing de la société Hidalgo, je rêvais d’en faire
partie un jour.
Artemis ne sera même pas au courant, le bâtiment est immense et je ne
suis qu’une des nombreuses stagiaires. Je ne serai sur place que trois après-
midi par semaine. Je ne peux pas abandonner complètement mon travail au
service de la maison Hidalgo. Je suis ravie que le stage ne soit pas à temps
plein.
— Tu es contente d’être là ? me demande Kelly.
— Oui, et toi ?
— Trop. J’ai entendu dire qu’ils avaient reçu plus de cent candidatures.
Plus de cent, tu te rends compte ?! Nous avons beaucoup de chance toutes
les deux.
Je lui souris.
— Oui, tu as raison.
Je passe le début de l’après-midi à réorganiser ma partie du bureau et à
personnaliser l’ordinateur pour pouvoir travailler à mon aise. Pendant la
pause, Kelly et moi traversons la rue afin d’aller chercher du café pour toute
l’équipe. Paula nous a donné la carte de crédit de la société, le
ravitaillement en boissons fait partie de nos tâches et ça ne me dérange pas.
La caféine est le carburant habituel des employés de bureau, et nous
sommes nouvelles : c’est normal que ça tombe sur nous. Quand nous
revenons et que nous franchissons la porte à tambour transparente au rez-
de-chaussée du bâtiment, je m’arrête si brusquement que le plateau de
gobelets manque de me tomber mes mains.
Artemis.
Il sort des ascenseurs, vêtu d’un superbe costume bleu foncé et d’une
cravate bleu ciel.
Son beau visage affiche l’expression froide qu’il montre à tout le monde.
Il consulte des papiers, le téléphone collé à l’oreille. Il est suivi de deux
hommes également en costume. Avant qu’il n’ait le temps de me voir, je
sors de son champ de vision pour me dissimuler derrière une plante un peu
plus haute que moi. Je ne sais pas comment j’ai réussi à ne pas renverser
une goutte de café, j’aurais dû mettre cette compétence sur mon CV. Quand
je passe la tête derrière le feuillage, Kelly m’observe, l’air de se demander
ce que je fabrique. Mais, au moment où Artemis passe devant elle sans lui
jeter le moindre regard et disparaît par la porte tournante, elle ne peut
s’empêcher de le suivre des yeux.
Je laisse échapper un long soupir. C’était tout juste. Kelly s’approche de
moi, attendant une explication.
— Claudia ?
— C’est… compliqué.
— Pourquoi tu te caches du directeur ?
— Comment tu sais que c’est le directeur ?
— Il est l’image de la société, il figure sur presque tout le matériel
publicitaire, et puis c’est normal que je sache qui c’est, il est tellement
mignon.
Et il embrasse comme un dieu.
— C’est juste que… je me suis sentie intimidée, c’est le grand patron et
c’est mon premier jour…
— Ouais, je comprends. En plus, il fout les jetons. Je trouve qu’il a une
aura flippante.
— Exactement.
Nous retournons à notre poste de travail après avoir distribué les gobelets
aux différents membres de l’équipe, qui nous en sont très reconnaissants.
C’est dingue d’avoir été à deux doigts de me faire remarquer par Artemis.
Je ne sais pas exactement pour quelle raison je tiens tant à ce qu’il ignore
que je bosse ici. Je suppose que je ne veux pas de traitement de faveur ni
surtout créer un malaise chez mes collègues s’ils apprenaient que je le
connais. Je veux que mon travail soit apprécié pour ce que je suis, pas pour
mes relations. Je suis convaincue que mes collègues me traiteraient
différemment s’ils apprenaient que je suis très proche du directeur.

En rentrant à la maison, je suis sur les genoux. Je suis allée à la fac après
le travail, et j’avais sous-estimé mon stage. C’est incroyable comme
quelques heures de boulot ont pu me lessiver. Je ne suis pas surprise de
trouver le salon vide quand j’y entre. Je me dirige vers la cuisine parce que
je meurs de faim. Je franchis le seuil en bâillant, couvrant ma bouche d’une
main, et je manque de m’étouffer.
Artemis est là.
C’est la première fois que nous nous sommes seuls depuis qu’il m’a fait
cette déclaration qui ne cesse de me hanter. Ce n’est pas tant sa présence qui
me surprend, mais le tablier qu’il porte par-dessus sa chemise blanche. Sa
veste de costume et sa cravate sont posées sur une chaise et il mitonne
quelque chose qui sent délicieusement bon. Il me tourne le dos et ne s’est
pas encore aperçu de ma présence. Je prends appui contre le chambranle
pour admirer la scène.
— Tu vas rester combien de temps comme ça à me mater ?
Sa voix me prend au dépourvu. Comment a-t-il su que j’étais là ? Comme
s’il devinait la question que je m’apprête à lui poser, une cuillère à la main,
il désigne mon ombre sur le mur à côté de lui. Merde.
— C’est une scène inhabituelle.
Il se tourne vers moi et mon cœur se réchauffe. Ce visage… cette barbe
légère, tout en lui est si viril, si sexy. Même avec un tablier, il est
incroyablement sexy, putain. Mais c’est son expression chaleureuse qui
achève de me faire fondre. C’est un tel contraste avec celle que j’ai aperçue
cet après-midi au bureau, il est tellement différent avec moi.
— J’ai presque fini, installe-toi.
Il me montre la table.
Je hausse un sourcil.
— Tu cuisines pour moi ?
— Ça t’étonne ? Qui t’a fait tes premiers sandwichs quand tu es venue
vivre avec nous ? Qui t’a appris à faire des crêpes ? Qui…
— C’est bon, j’ai compris.
Il sourit et ça me donne envie de prendre son visage dans mes mains et
d’embrasser ses lèvres si appétissantes.
Calme-toi, Claudia.
Je m’assieds, je le regarde terminer sa préparation et servir deux assiettes.
— Tu as l’air épuisée, commente-t-il.
— En effet, j’ai eu une longue journée.
J’ai envie de lui parler de mon stage, je n’ai pas l’habitude de lui cacher
quoi que ce soit en dehors de ce que sa sorcière de mère m’a fait subir. Il
pose les assiettes sur la table et tout a l’air délicieux.
— Waouh. Niveau esthétique, c’est digne d’un chef.
— Et attends de goûter.
Il s’assied à côté de moi et m’embrasse la main. La sensation de ses
lèvres sur ma peau me donne des frissons dans tout le corps. Il me regarde
droit dans les yeux sans me lâcher.
— Je suis désolé d’avoir été absent ces derniers jours, je suis très occupé
par un nouveau projet, j’ai même dormi quelques fois au bureau.
— T’inquiète, tu n’as pas à te justifier.
— Si ! Je ne peux pas t’annoncer que je vais te conquérir, disparaître et
revenir comme si de rien n’était, tu mérites mieux que ça.
L’avoir si près de moi n’est pas la meilleure façon de contrôler mon envie
de l’embrasser. Mon désir, mes fantasmes se sont accumulés depuis des
semaines. Je m’éclaircis la gorge et je dégage ma main.
— Il est temps de goûter à ce que tu m’as mitonné, voyons voir.
Il m’observe avec une impatience non dissimulée, pendant que je prends
ma première bouchée. Pour le taquiner, je grimace de dégoût.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, alarmé.
Je mâche en souriant et, après avoir avalé, je lui avoue :
— C’est délicieux, c’était juste pour t’embêter.
Il plisse les yeux et, d’un geste rapide, colle un baiser sur ma joue.
— Hé !
L’idiot me sourit.
— C’était juste pour t’embêter.
La chaleur me monte aux joues et je détourne les yeux pour continuer à
manger. Après avoir terminé mon repas, qui était divin, j’entreprends de
faire la vaisselle. Artemis reste à table, face à moi, et nous discutons de son
travail. Je m’abstiens évidemment de mentionner que j’ai commencé mon
stage dans son entreprise aujourd’hui.
— Ça doit être difficile de gérer une si grosse boîte, je lance en
remplissant un verre d’eau savonneuse.
— Tu es l’une des rares personnes à dire ça, répond-il en se passant la
main sur le visage. La plupart des gens pensent que c’est cool d’être
directeur, que je suis juste assis dans un grand bureau à regarder par la
fenêtre.
— Tu dois être sexy dans ton bureau.
Il se mordille la lèvre.
— Tu flirtes avec moi, Claudia ?
Je hausse les épaules.
— Peut-être.
— Tu connais l’expression jouer avec le feu, non ?
Je termine la vaisselle et je me sèche les mains à l’aide d’un torchon.
— Qu’est-ce que j’ai à craindre, alors que c’est moi le volcan ? je
rétorque en montrant mes cheveux.
Artemis rit, il se lève et fait le tour de la table sans cesser un instant de
me fixer.
— Tu es le feu… murmure-t-il.
J’avale ma salive avec difficulté.
Quand il se tient devant moi, je dois lever la tête pour le regarder. Mon
cœur s’affole complètement et je tente de contrôler ma respiration. Waouh,
quelle est cette tension soudaine dans l’air ? Je n’ai jamais rien ressenti de
pareil. Artemis se passe la langue sur les lèvres en me dévisageant. Il pose
une main sur ma joue et la caresse.
— Tu m’as manqué.
J’ai envie de lui répondre qu’il m’a manqué aussi, mais, comme les mots
s’étranglent dans ma gorge, je place ma paume contre sa barbe légère et je
lui souris. Ses yeux bruns semblent noirs dans l’éclairage artificiel de la
cuisine. C’est incroyable comme ses traits ont mûri, il a l’air d’un homme
maintenant. Une partie de moi se méfie encore : je ne veux pas être
vulnérable à nouveau. Je n’ai pas oublié le mal qu’il m’a fait il y a quelques
mois, quand j’ai appris qu’il était fiancé, mais je sais qu’il est sincère à
présent. Il baisse les yeux vers mes lèvres, je sais qu’il veut m’embrasser,
mais, après tout ce que nous avons traversé, il ne sait pas si j’en ai envie.
— Tu es si belle, murmure-t-il en faisant glisser son pouce le long de mes
pommettes.
— Je sais.
Il lève un sourcil.
— Très bien.
Il baisse la main et recule, rompant tout contact entre nous.
— Demain, après tes cours, je viendrai te chercher à l’université pour
t’emmener dîner.
— Hum, je vais y réfléchir.
— Tu vas y réfléchir ?
— D’accord, j’accepte, mais seulement parce que ton repas était
délicieux.
— Bien. Je ne sais pas si je dois être clair sur ce point, mais c’est un
rendez-vous amoureux, d’accord ?
— D’accord.
Il m’adresse un signe de la main.
— Bonne nuit, Claudia.
— Bonne nuit, Artemis.
Il tourne les talons après m’avoir souri une dernière fois, mais je le
rattrape, le saisis par le poignet, le retourne et l’agrippe par le col de la
chemise pour l’embrasser. Il répond immédiatement, aussi avide de mes
baisers que moi des siens. Nos lèvres humides se frôlent. Ce simple baiser
me chauffe de la tête aux pieds et je sais qu’il ressent la même explosion,
car il gémit contre ma bouche. J’incline la tête sur le côté pour l’embrasser
plus goulûment, savourant chaque seconde.
Ça suffit, Claudia, si tu ne veux pas finir par baiser sur la table.
Je m’écarte, mais il attrape ma taille pour me serrer contre lui et
m’embrasser à nouveau. Je pose le pouce sur ses lèvres pour l’arrêter et je
secoue la tête.
— Ce n’est pas toi qui contrôles la situation, dis-je en me libérant de ses
bras. C’est moi.
Et j’abandonne Artemis dans la cuisine, la respiration lourde, ivre de
désir. Après tout ce qu’il m’a fait subir, quoi qu’il arrive entre nous à partir
de maintenant, ça se passera parce que je l’aurai décidé.
Après tout, je suis le feu.
26. Tu me fais souffrir

CLAUDIA

Je suis stressée.
Je joue avec mes mains en attendant Artemis devant la fac.
C’est la première fois que je suis dans un état pareil avant un rendez-
vous, mais Artemis n’est pas n’importe quel homme. Ma réaction ne devrait
pas m’étonner : c’était mon premier amour, mon seul amour, et c’est notre
premier rendez-vous officiel.
Mal à l’aise, j’arrange l’ourlet de ma robe à fleurs, qui m’arrive à peine
aux genoux, et mon décolleté. Mes cheveux sont lâchés et encadrent mon
visage. Je suis contente que l’été soit déjà de retour : maintenant, je peux
porter de jolis vêtements sans avoir à ajouter une veste, un bonnet ou
d’autres accessoires qui couvrent ma tenue. Je m’humecte les lèvres en me
rappelant le baiser d’hier soir, la respiration rapide d’Artemis, la tension
accumulée dans son corps. Pour être honnête, je ne pense pas qu’on puisse
se retrouver seuls quelque part sans se dévorer. Si nous n’allons pas dans un
lieu public, la soirée va prendre une tournure très… sensuelle. Voire plus.
Ce n’est pas facile de se contrôler, après tant d’années d’affection et de
désir accumulés. Ça n’aide pas non plus qu’Artemis soit si sexy, qu’il ait ce
corps si musclé, ce visage si séduisant. Je suis troublée rien que de penser à
lui. Je prends une profonde inspiration et je guide mon esprit vers des
pensées pures et calmes. Du moins j’essaie de le faire, mais c’est peine
perdue. Mon cœur palpite quand je vois son élégante voiture noire se ranger
à ma hauteur.
Je m’apprête à m’approcher de la portière, mais il sort avant que j’en aie
le temps. Il porte un costume et une cravate noirs. Sa tenue est assortie à
son véhicule, aussi élégants et sombres l’un que l’autre. Ses yeux se posent
sur moi et je feins d’être détendue, comme si ça ne me faisait aucun effet de
le trouver aussi hot.
Il m’ouvre la portière en souriant.
— Bonsoir.
— Bonsoir, je réponds en souriant aussi, et je monte dans la voiture.
L’intérieur est noir, avec quelques touches bleu foncé qui forment un
contraste raffiné. La climatisation me refroidit le visage et m’envoie l’odeur
de son eau de toilette, mélangée à celle de son corps. Je boucle ma ceinture
de sécurité pendant qu’Artemis s’installe au volant.
— Jolie voiture, je commente.
— C’est maintenant que tu le dis ? Ce n’est pas la première fois que tu
montes dedans, pourtant, commente-t-il en démarrant.
Je sais qu’il fait allusion à la soirée que nous avons passée dans son bar,
quand il m’a ramenée à la maison, et où nous aurions souillé la table de la
cuisine si Ares ne nous avait pas interrompus… ou plutôt ne m’avait pas
sauvée d’une nouvelle humiliation, étant donné qu’Artemis s’était remis
avec sa petite amie juste après.
N’y pense pas, Claudia. Ne gâche pas ta soirée avant qu’elle commence.
Profite de l’instant présent. Il faut que je change de sujet.
— Comment s’est passée ta journée au bureau ?
Je sais qu’il est plongé dans un nouveau projet. L’équipe de marketing
n’arrêtait pas d’en parler hier, de l’importance que cela revêtait pour
l’entreprise de conclure cette affaire. Les collègues évoquaient un contrat
d’un million de dollars : si l’entreprise le décrochait, nous allions devoir
travailler très dur pour le promouvoir et préparer des stratégies marketing.
Artemis se passe la main dans la nuque.
— C’était… intense, mais gérable.
— Je n’aurais jamais imaginé que tu t’intéresserais à la gestion
d’entreprise, tu n’en as jamais parlé quand nous étions plus jeunes.
— Parce que ça ne m’intéressait pas.
Sa réponse m’attriste. Même si je me doutais qu’il n’avait pas étudié
l’administration des affaires par choix, je pensais qu’avec le temps il avait
appris à apprécier son poste. Je l’observe, une main sur le volant, l’autre qui
se masse la nuque. Sa fatigue se devine à sa posture. Artemis est tout jeune
et il a déjà de si lourdes responsabilités sur les épaules, dans un domaine qui
ne l’a jamais intéressé, en plus.
Comment supportes-tu depuis des années de faire quelque chose que tu
n’aimes pas, Artemis ? Tu as dû beaucoup souffrir. Est-ce que tu te sens
frustré ?
S’il a eu des moments difficiles, il a bien réussi à les cacher, il ne s’est
jamais plaint, il n’a jamais dit de mal de son père, ni même de sa mère après
son infidélité. J’admire sa capacité à tout supporter seul, à tout encaisser
sans blesser les gens qui lui ont donné la vie.
Combien de choses as-tu endurées seul, Artemis ? J’ai de la peine pour
toi.
Sentant sans doute que je l’observe, il jette un rapide coup d’œil vers
moi.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien.
Il faudra que nous en discutions un jour, mais je ne veux pas aborder un
sujet aussi triste ce soir.
— Où est-ce qu’on va ?
— D’abord dîner, ensuite où tu veux.
Dans ton lit ? Claudia, bon sang, retiens-toi !
— Où est-ce qu’on va manger ? je demande en regardant avec curiosité
les rues, les maisons et les arbres qui défilent derrière la vitre.
Nous nous éloignons de la zone universitaire, mais nous ne roulons pas
vers le centre-ville.
— Tu verras.
Quand il ralentit, ma poitrine se serre alors que je reconnais chaque
bâtiment, chaque restaurant, comme si la rue avait été figée dans le temps.
Artemis se range le long du trottoir et je n’attends pas qu’il m’ouvre la
portière, je m’empresse de sortir et je vais me poster devant la vitrine.
Celle du restaurant grec où j’ai vu les Hidalgo pour la première fois.
Je suis envahie de sensations en tous genres, parmi lesquelles je
reconnais la nostalgie. Je me rappelle avec une précision incroyable la faim
qui me tenaillait ce jour-là, l’odeur de nourriture, la peur que m’inspiraient
les hommes qui cherchaient ma mère. L’image des Hidalgo attablés est
gravée dans ma mémoire : comme un tableau classique de la famille
heureuse.
Artemis apparaît à côté de moi et nous restons quelques minutes comme
ça sans rien dire, perdus dans nos souvenirs. C’est lui qui rompt le silence
au bout d’un moment :
— Je me suis dit que nous devrions reprendre là où tout a commencé.
Je me tourne vers lui. Il m’examine comme si ma réaction était la chose
la plus importante au monde. Comme je ne dis rien, il poursuit :
— Si ça ne te paraît pas être une bonne idée, on peut aller ailleurs, c’est
juste que je pensais qu’aucun restaurant, si luxueux soit-il, ne pourrait avoir
autant de signification que celui-ci, où je t’ai vue pour la première fois. Et
ce n’est peut-être pas le meilleur souvenir, mais c’est le jour où ta vie a
changé en bien et où tu es entrée dans la mienne…
Je ne sais pas quoi répondre. Il a parfaitement raison, cet endroit a
énormément de signification pour moi et je ne l’associe pas à des
sentiments négatifs, c’est le point de départ de ma nouvelle vie.
— J’adore, dis-je en prenant sa main, ce qui semble le surprendre.
Il s’éclaircit la gorge et rougit. J’ai bien vu ? Artemis Hidalgo vient de
piquer un fard ?
— Bon, allons-y.
Le restaurant est bien conservé, j’ai l’impression que l’ambiance
chaleureuse est la même que ce fameux soir. Les clients sont principalement
des hommes en costume et des femmes très élégantes. Même si nous ne
sommes pas dans le plus beau quartier de la ville, cet établissement semble
avoir su maintenir une atmosphère qui plaît à une clientèle distinguée.
Nous suivons la serveuse, qui nous conduit devant la grande baie vitrée à
la table que les Hidalgo occupaient il y a tant d’années. Je pose les yeux sur
la vitre et j’ai presque l’impression de me voir de l’autre côté, enfant, en
train de loucher sur la nourriture.
— À quoi penses-tu ? me demande Artemis.
Il est assis en face de moi, l’éclairage tamisé se reflète sur son visage.
— À rien, je suis juste plongée dans mes souvenirs.
Je m’efforce de sourire.
— Ton père s’est montré très généreux ce jour-là, il nous a sauvé la vie, à
ma mère et à moi.
— Oui, c’est l’image de mon père que je continue à garder.
C’est à cause de lui que tu as repris la société, pas vrai ?
— Ce n’est pas une simple image de lui, je pense que c’est sa vraie
nature, tout au fond. Sois patient. Ton grand-père a encore foi en lui.
— Tu es très proche de grand-père, commente-t-il sans cacher sa
curiosité.
— Comment ne pas l’être ? C’est un amour.
— C’est ton Hidalgo préféré ?
— En réalité, oui, mais ne le dis pas à Ares. Je lui ai promis qu’il serait
toujours mon chouchou, mais… après grand-père.
Artemis me sourit.
— Ça ne me fait pas super plaisir d’être ton troisième Hidalgo préféré.
— Qui a dit que tu étais troisième ? Après Ares, il y a Apollo.
Le sourire d’Artemis s’efface et il serre les poings sur la table. Apollo est
toujours un sujet sensible pour lui, hein ? Il devrait tourner la page. Ses
yeux brillent d’une lueur indéchiffrable. Je prends une gorgée de mon verre
d’eau.
— On verra qui sera ton Hidalgo préféré quand je t’aurai baisée et que je
t’aurai offert le meilleur orgasme de ta vie.
Je m’étrangle avec mon eau et je tousse en me tapotant la poitrine.
Comment peut-il dire ça aussi tranquillement ici ? Artemis m’adresse un
sourire narquois, limite diabolique, et je le fusille du regard.
— Tu es bien présomptueux.
— Je suis juste un homme qui sait ce qu’il fait.
Il soulève son verre à moitié plein et le fait tourner doucement en humant
le vin.
— Je peux te faire mouiller sans te toucher.
La température dans le restaurant grimpe d’un coup.
— Ah bon ?
Je retire mon pied de ma sandale et je tends la jambe pour le remonter le
long de sa cuisse, m’arrêtant tout près de son entrejambe. Artemis se crispe.
Je ne m’y attendais pas. Je lui adresse un sourire innocent.
— Et moi je peux te donner une érection gênante ici, ne l’oublie pas.
— Tu n’aimes pas céder le contrôle, hein ?
— Tu devras le mériter.
— C’est un défi ?
Nous nous fixons avec une intensité qui augmente encore la tension
électrique dans l’air. La serveuse apparaît avec un sourire aimable et nous
demande si nous sommes prêts à commander, mettant fin à ce moment. Je
repose mon pied à terre et je redeviens sage.
La soirée s’annonce longue.
27. Mon silence est éloquent

CLAUDIA

La tension sexuelle est à son comble.


Le trajet du retour en voiture est silencieux et chargé par notre attraction
mutuelle. Sincèrement, j’ai toujours réussi à contrôler mes pulsions, mais je
n’ai jamais désiré quelqu’un comme je désire Artemis. Ça s’explique sans
doute par les années d’attirance qui se sont accumulées et le fait de savoir
que rien ne m’empêche plus d’arracher ce costume et…
Je ferais mieux de calmer mon imagination.
Artemis pose une main sur ma cuisse nue et je sursaute presque au
contact de sa paume chaude. Je tourne la tête, mais il continue à conduire
comme si de rien n’était. Je peux sentir mes seins se presser contre le tissu
de ma robe à chaque inspiration. J’ai l’impression que tous mes sens sont en
alerte.
— Tu es bien calme…
Sa voix grave résonne dans l’espace confiné du véhicule.
— J’étais en train de me dire que tu avais bien grandi.
— Et encore, tu n’as pas tout vu.
— Artemis !
Il rit un peu, et avec sa barbe de quelques jours, ça lui donne des allures
d’adorable bad boy. Je me dis égoïstement qu’en fin de compte, ce n’est pas
plus mal qu’il ne montre pas ce sourire à tout le monde. Artemis gare la
voiture et nous rejoignons la porte d’entrée. Une fois à l’intérieur, il y a un
moment de gêne, non pas que nous soyons mal à l’aise, mais parce que,
comme nous vivons dans la même maison, nous ne savons pas où nous dire
au revoir ni si nous devons le faire.
Nous nous immobilisons au pied de l’escalier.
— J’ai adoré cette soirée avec toi, déclare-t-il.
Je souris.
— Moi, juste un petit peu.
Il lève un sourcil.
— Je plaisante. Merci, c’était super.
Nous nous regardons droit dans les yeux. Le silence est chargé de
tension. Je m’humecte les lèvres et il détourne le visage.
— Bonne nuit, dis-je finalement.
— Bonne nuit.
Il m’adresse un signe d’adieu.
Je lui tourne le dos et je commence à m’éloigner avec une moue de
frustration, maintenant qu’il ne peut plus me voir, quand tout à coup je sens
sa main sur la mienne. Je fais immédiatement volte-face. Avant que je
puisse comprendre ce qui m’arrive, il me soulève dans ses bras et me porte
vers les escaliers. Mon cœur tressaute. Je lève les yeux vers lui, son cou est
tendu, des veines ressortent et sa respiration est haletante.
— Tu en as envie autant que moi ? me demande-t-il d’une voix chargée
de désir.
Il se met à gravir les marches. Je trouve la facilité avec laquelle il me
porte très sexy. Mon silence est éloquent. Quand il atteint sa chambre, il
referme le battant derrière nous et me pose sur le plancher. Mes pieds ont à
peine touché le sol qu’il me plaque contre la porte et m’embrasse avec une
avidité qui me fait fondre.
Sans hésiter, je l’embrasse en retour de toutes mes forces parce que…
Mon Dieu ! J’en ai autant envie que lui, si ce n’est plus.
Nos bouches avides se déplacent en parfaite harmonie et nos lèvres
deviennent humides.
J’attrape sa cravate et j’incline la tête sur le côté pour approfondir encore
le baiser. Artemis place ses deux mains de part et d’autre de mon visage,
comme s’il tentait de se contrôler.
Que le self-control aille se faire foutre !
Son baiser devient encore plus passionné, plus exigeant, cherchant à me
rendre folle. Nos respirations et le bruit de nos bouches qui se dévorent
résonnent dans la pièce. Mon corps brûle à son contact et, quand je sens
qu’il appuie ses poings contre la porte, je m’écarte légèrement.
— Pas besoin de te retenir, je chuchote en mordillant ses lèvres.
— J’essaie d’être délicat, répond-il d’une voix rauque, sensuelle.
— J’emmerde la délicatesse.
Je lui mordille la lèvre avec force.
— Perds le contrôle, baise-moi comme tu en rêves depuis tout ce temps.
Je le sens se relâcher, ses mains atteignent mes seins pour les presser
doucement, m’arrachant un gémissement.
— Je vais te baiser comme j’en rêve, grogne-t-il contre ma bouche.
Ses lèvres prennent toujours les miennes d’assaut, tandis qu’il masse
habilement mes seins avant de s’attaquer aux bretelles de ma robe et de les
faire glisser le long de mes épaules pour révéler mon soutien-gorge. Ma
peau brûle de désir. Sa bouche quitte la mienne pour attaquer la peau tendre
de mon cou, tandis que ses mains dégrafent mon soutien-gorge, libérant
mes seins. Je gémis quand je sens sa bouche s’attarder sur mes aréoles et,
quand il suce mes tétons, je jette la tête en arrière, savourant chacune des
sensations qui m’enivrent. Ses gestes sont experts, délicats puis plus
violents, et mes jambes se dérobent sous moi.
Mon Dieu, je crois que je pourrais avoir un orgasme rien qu’avec ça.
Impatiente, j’attrape son visage dans mes mains pour le forcer à remonter
et je l’embrasse. Je dénoue sa cravate aussi vite que je peux et je la balance
sur le côté. Sans quitter sa bouche, dans un baiser passionné et sensuel, je
déboutonne sa chemise et je la fais glisser le long de son torse en même
temps que sa veste de costume. Je fais courir mes mains le long de ses
pectoraux, sentant chacun de ses muscles, pour descendre jusqu’à ses abdos
bien définis. Il cesse de m’embrasser pour me regarder droit dans les yeux
et guide ma main plus bas encore.
— Touche-la.
J’obéis et palpe son sexe par-dessus son pantalon.
— Je veux que tu sentes comme elle est dure à cause de toi.
Et c’est vrai que son pénis est d’une rigidité impressionnante. Je masse sa
queue à travers le tissu pendant qu’il passe la main sous ma robe et
m’arrache ma culotte d’un coup sec.
— Eh !
— C’est comme je veux, me rappelle-t-il.
Ses doigts fouillent mon entrejambe et j’oublie instantanément ma
lingerie déchirée. Je suis tellement mouillée que ses doigts glissent, et ce
contact semble l’exciter encore plus, sa respiration devient plus irrégulière,
ses épaules montent et descendent de plus en plus vite. Je n’en peux plus.
Je déboutonne son pantalon et l’enlève en même temps que son caleçon.
J’ai encore plus envie de lui quand je le vois devant moi. Putain, qu’il est
sexy ! Tous ses muscles sont parfaits, des pectoraux aux abdos, sans parler
de ses biceps. Et il a aussi un…
Ma robe tombe à mes pieds et je me retrouve complètement nue. Je le tire
vers moi, et je l’embrasse en le collant contre mon corps. Le contact de nos
peaux me fait haleter et réaliser que je ne peux pas attendre une seconde de
plus. Je me retourne pour être dos à lui et je m’offre tout entière en posant
mes paumes sur la porte. Mais Artemis attrape mon bras et me jette sur le
lit. J’atterris sur le dos et je me redresse sur les coudes en levant les yeux
dans sa direction. Il me tire par les chevilles jusqu’au bord du matelas.
— Je veux que tu me regardes dans les yeux pendant que je te baise.
D’accord, je te laisse le contrôle, mais cette fois-ci seulement, iceberg.
Artemis se glisse entre mes jambes et nous nous embrassons à nouveau,
la sensation de nos corps nus se frottant l’un contre l’autre me fait haleter
d’impatience. Il arrête de m’embrasser pour plonger ses yeux dans les
miens, tandis que sa queue effleure mes lèvres humides. Avant que je ne
puisse le supplier de me pénétrer, il s’enfonce en moi d’un seul coup et je
cambre le dos.
Le plaisir est immédiat et nous gémissons tous les deux, mais il ne me
laisse pas le temps de récupérer. Il ressort pour mieux rentrer et répète le
mouvement encore et encore, sans me quitter des yeux. Ses traits sont
déformés par le désir, ses grognements et ses gémissements rendent chaque
sensation plus intense. Je replie les jambes autour de ses cuisses pour le
sentir encore plus profondément en moi.
— Oh oui, je murmure, le souffle court, en m’accrochant à son dos.
Il me baise comme un sauvage, exactement comme je le désirais. Le son
de nos corps qui s’entrechoquent se joint à nos cris de plaisir. Je n’aurais
jamais cru que ça pourrait être aussi bon. Ce n’est pas ma première
expérience, mais c’est la première fois sans préservatif, la sensation de nos
sexes brûlants l’un contre l’autre me submerge.
Je me perds dans les yeux bruns d’Artemis, je le sens en moi, chaque
mouvement de ses hanches me rapproche un peu plus de l’orgasme. Il sait
ce qu’il fait, sa bouche quitte la mienne pour chuchoter à mon oreille :
— Ton sexe est super humide et chaud.
Il laisse échapper un gémissement qui m’excite encore plus et ajoute :
— Tu me rends fou.
Il se penche en arrière et me soulève légèrement par les hanches pour
m’amener au même niveau que lui et me baiser plus profondément.
Mes seins frémissent à chaque pénétration, et il est tellement sexy que je
me mords la lèvre inférieure en admirant ses tablettes de chocolat et ses
bras dont les muscles se contractent à chaque mouvement.
— Artemis !
Je gémis, au bord de l’orgasme.
— Oui, c’est ça, crie mon prénom, murmure-t-il, les yeux débordant de
désir.
Il caresse mon sexe avec son pouce tout en continuant à me posséder. Il
n’en faut pas plus pour que j’explose.
— Allez, vas-y, sexy, jouis pendant que je suis bien profondément en toi.
Oh mon Dieu.
Je serre les draps entre mes poings tandis que l’orgasme déferle dans mon
corps, faisant vibrer chacune de mes terminaisons nerveuses. Je jouis
bruyamment, son nom s’échappe de mes lèvres au milieu de vulgarités.
Artemis ne s’arrête pas, il accélère ses mouvements, mes jambes tremblent.
Il me demande entre deux halètements :
— Je peux… jouir en toi ?
L’idée de le sentir arriver en moi me semble excitante et, comme je
prends la pilule, j’acquiesce.
— Oui !
Le rythme de ses hanches devient plus rapide. Ses yeux ne quittent pas
les miens et son visage se contorsionne de plaisir quand il jouit en
gémissant.
Je sens son sexe dur palpiter en moi. Artemis se laisse retomber sur moi,
le cœur battant à toute vitesse près du mien. Nos halètements sont saccadés
et je n’arrive pas à effacer de mes lèvres un sourire post-orgasmique idiot.
Artemis se laisse rouler pour s’allonger sur le dos à côté de moi.
— Waouh, s’exclame-t-il en tournant son visage pour me regarder.
— Pas mal, iceberg.
Il m’adresse un sourire malicieux :
— Je te retourne le compliment, volcan.
— Volcan ?
Il tend la main vers moi, son doigt caresse mon cou puis descend entre
mes seins.
— Tu as dit toi-même que tu étais un volcan : je confirme.
Il marque une pause.
— Mais, avec toi, ça vaut la peine de se brûler.
Sa caresse descend le long de mon ventre, et je retiens mon souffle pour
mieux savourer les sensations qu’il provoque. Il glisse le long de mon flanc,
traçant les contours des vergetures, souvenir des fois où j’ai perdu du poids
avant de le reprendre. Il le fait avec une telle délicatesse et une telle
affection que je souris. Je n’ai jamais eu honte de mon corps, pourquoi
devrais-je en rougir ? Ces marques font partie de mon histoire, de ce que
j’ai vécu, je suis en bonne santé et c’est le plus important. Le reste, c’est du
détail. Il baisse la main vers l’extérieur de ma cuisse, effleurant une vieille
cicatrice, et chuchote :
— CM1, chute de vélo. Mon Dieu, il y avait tellement de sang et tu n’as
même pas pleuré.
Sa remarque me fait rire parce que je m’en souviens aussi bien que lui.
— Tu étais tellement pâle que j’ai vraiment cru que tu allais tomber dans
les pommes.
— Ça a failli m’arriver, mais si tu le racontes à qui que ce soit, je le
nierai.
Il se redresse et pose le doigt sur une autre cicatrice, sur mon genou.
— La première année de collège, tu patinais et je t’ai dit de ne pas
prendre cette rue parce qu’elle était trop raide.
— Comme si je faisais toujours ce que tu me dis…
Il s’allonge sur le côté, et tourne la tête vers moi, un coude posé sur le lit.
Sa main remonte vers mon bas-ventre, où une cicatrice presque invisible
barre le flanc de mon abdomen.
— Appendicite, reprend-il. C’était la première fois que je te voyais
pleurer, ça m’a dévasté.
Je tends ma main vers son visage et sa barbe légère me pique la paume.
— Tu es super gentil, Artemis, tu l’as toujours été.
— Gentil ? répète-t-il en haussant un sourcil. Non. Sexy ?
Irrésistiblement attirant ?
— Évidemment, tu es très séduisant, mais ce n’est pas ce qui m’a fait…
Tomber amoureuse de toi.
Comme il attend que je finisse ma phrase, je termine :
— … te remarquer.
— Tu es en train de me dire que c’est ma gentillesse qui t’a séduite ?
— Oui.
— Tu sais très bien que tout le monde dit que je suis un mec froid, que je
n’ai pas d’émotions, que je dégage une aura glacée.
— Je ne suis pas tout le monde.
Il frotte légèrement son visage contre ma paume.
— Tu veux être tout mon monde ?
— Je crois que tu es encore intoxiqué par l’euphorie post-coïtale.
Il se laisse tomber sur le dos et me fait signe de m’allonger sur son torse.
Je me love contre lui et je pose le bras sur son ventre. Il m’embrasse sur le
front.
— Quelles sont les probabilités que… ?
— On ne va pas le refaire.
— Il fallait que je tente ma chance.
Après un moment de silence, je me redresse et je grimpe sur lui pour
l’embrasser passionnément. Lorsque nous nous séparons, il me fixe d’un air
amusé.
— Je croyais que tu ne…
— J’ai menti.
Et je l’embrasse à nouveau, laissant libre cours à toutes les émotions qui
me submergent à l’idée d’être avec lui pour la première fois depuis tant
d’années. L’intensité de mes sentiments me terrifie. Le sexe n’a jamais
signifié grand-chose pour moi, et maintenant je sais pour quelle raison.
Même si des années ont passé, mon cœur se réservait inconsciemment pour
lui, et rien que pour lui. Le sexe n’avait pas d’importance tant que ce n’était
pas avec lui. Mon iceberg chéri, Artemis Hidalgo.
28. Je croyais que tu m’avais déjà fait fondre

ARTEMIS

Je ne voulais pas te réveiller, tu dormais trop profondément. Je suis désolée


de m’être sauvée comme ça, mais je dois aider ma mère à démarrer la
journée.
À plus tard, iceberg.
Clau.

Je souris en parcourant le message posé sur ma table de nuit et je me lève


en m’étirant. Je suis complètement nu. Mes yeux s’attardent sur mon lit en
désordre. Je revois Claudia se cramponner aux draps pendant que je la
baisais sauvagement, et cette image me chauffe de partout. Comme j’aime
cette femme ! Elle me rend fou, et la nuit que nous avons passée ensemble a
dépassé toutes mes attentes. Je n’ai jamais ressenti autant de choses en
faisant l’amour ; les regards, les sensations, cette chaleur dans ma poitrine
quand je l’ai embrassée… Tout ça a formé une combinaison parfaite, c’est
l’expérience sexuelle la plus extraordinaire de ma vie.
Après une douche, j’enfile un costume pour aller travailler et, tandis que
je noue ma cravate, je remarque une marque rouge sur le côté de mon cou.
Je m’approche du miroir et je tire sur le col de ma chemise pour examiner la
trace. Quand je touche, ça fait un peu mal. J’essaie de me souvenir du
moment où Claudia m’a fait ce suçon.
Claudia est sur moi, elle me chevauche en gémissant puis se penche pour
m’embrasser. Elle quitte ma bouche pour aller vers mon cou et le sucer
tandis qu’elle accélère le rythme. Je laisse échapper un petit cri de douleur
parce qu’elle suce trop fort et elle s’écarte de mon cou pour me regarder.
— Je suis désolée, je me suis laissé emporter.
— Ne t’excuse jamais de bouger comme ça, jamais.
Ça en valait largement la peine. Je descends, prêt à aller bosser. Ma
bonne humeur me fait sourire tout seul sans raison. Quand était-ce, la
dernière fois que je me suis réveillé de si bonne humeur ? Je ne me souviens
pas. J’entre dans la cuisine en dissimulant mon sourire, puis je vois Claudia
préparer mon café du matin. Je m’approche d’elle, je la serre dans mes bras
par-derrière et elle sursaute sous l’effet de la surprise.
— Salut, me dit-elle en se tournant entre mes bras.
— Bonjour, volcan, je réponds avant de lui donner un baiser.
Ses lèvres douces rencontrent brièvement les miennes. Maintenant que je
peux enfin l’embrasser et la serrer dans mes bras, je n’ai plus envie de faire
quoi que ce soit d’autre.
— Bonjour, iceberg.
— Je croyais que tu m’avais déjà fait fondre.
Mon commentaire la fait sourire.
— Je croyais que c’était le contraire, que je te rendais dur.
Je hausse un sourcil.
— Je pense que nous devons vérifier.
Elle feint l’innocence.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
Je lui caresse délicatement le visage.
— À propos, tu accepterais de mettre ton uniforme pour moi en privé ?
— Je vais y réfléchir.
— C’est vrai ?
— Tu crois que je ne sais pas combien de fois tu as rêvé de me baiser
dans cette tenue ?
Je frotte mon nez contre le sien.
— Ça se voyait tant que ça ?
Elle acquiesce et je la rapproche de moi pour l’embrasser, ses lèvres se
posent sur les miennes dans un geste délicat mais chargé d’amour. Le baiser
devient plus fougueux et elle passe les mains autour de mon cou tandis que
nos langues s’explorent. Mon cœur s’emballe. C’est fou ce que je ressens
avec un simple baiser. Claudia est la première fille que j’ai aimée, la
première qui m’a rendu nerveux et maladroit, la première à qui j’ai déclaré
ma flamme, la première avec laquelle je n’ai pas hésité à me montrer
vulnérable et chaleureux. Pour toutes ces raisons, la puissance de nos
émotions ne me surprend pas. Pour moi, ça a toujours été Claudia.
Elle met fin à notre étreinte, se dégage et me pousse pour prendre les
tasses.
— Tes parents ou Apollo peuvent débarquer à tout moment, me rappelle-
t-elle. Et il y a aussi grand-père et son infirmière qui vivent ici, on doit faire
attention.
Je soupire et m’écarte pour la regarder servir deux cafés et m’en tendre
un.
— Tu ne dois pas aller travailler, aujourd’hui ? je lui demande.
En voyant son air interloqué, je voudrais me frapper : elle vient de
réaliser que je suis au courant pour son stage. Merde ! Je m’empresse de
corriger :
— Je veux dire, tu as quelque chose de prévu ?
Je me cache derrière ma tasse pour avaler une gorgée.
— Plus tard dans la journée.
Je consulte l’horloge sur le mur : j’ai une réunion dans une demi-heure.
J’ai dormi plus que d’habitude.
— Il faut que je file.
Je lui donne encore un baiser rapide et je pose la tasse sur la table. Elle
me tend un Tupperware.
— Salade de fruits. Le petit déjeuner, c’est important.
Ça me fait sourire comme un idiot.
— Tu t’inquiètes pour moi ?
— Pourquoi est-ce que ça t’étonne ?
— Ça ne m’étonne pas.
— Alors quoi ?
Je la regarde droit dans les yeux.
— J’adore ça.
Elle rougit et se détourne. Je dois faire un effort surhumain pour ne pas
l’embrasser à nouveau. À la place, je lui demande :
— On fait quelque chose ce soir ?
— J’ai un truc prévu, on se retrouve à la maison quand tu rentreras.
— Un truc prévu ?
— Oui.
— Quel genre de truc ?
Elle lève un sourcil.
— Simple curiosité.
— Pas avec un homme, détends-toi.
— Je suis détendu.
J’affiche un large sourire.
— Ça ne se voit pas ?
— Allez, monsieur Détendu, file, tu vas être en retard.
Elle me retourne et me pousse vers la porte de la cuisine.
— C’est une sortie entre filles ? Dans un bar ? Tu peux aller dans mon
club, je te promets de ne pas vous déranger si…
— Au revoir, Artemis.
Je quitte la maison à contrecœur.

Après une interminable réunion de deux heures, je meurs de faim et je


remercie mentalement Claudia pour la salade de fruits qui m’attend dans
mon bureau. Lorsque j’entre, je constate avec agacement que mon espace
est envahi par la même personne que d’habitude.
— Tu n’as pas ton propre bureau ? je demande à Alex en passant devant
lui.
Il est allongé sur mon canapé avec deux poches de glace sur la tête, les
paupières fermées, les traits déformés par une grimace de souffrance.
— Je suis sur mon lit de mort, aie pitié de moi, répond-il à voix basse.
Peut-être que, si je l’ignore, il partira de son plein gré.
Je m’appuie contre la table, j’ouvre le Tupperware et je prends ma
fourchette pour me mettre à manger. Je me passerais bien d’avoir pour
témoin mon meilleur ami avachi, mais au moins, s’il se sent mal, il ne va
pas se mettre à papoter comme il le fait toujours.
Alex tourne la tête vers moi et ses yeux s’écarquillent. Il me fixe pendant
quelques secondes avant de parler :
— Je ne sens pas ton aura habituelle.
— Alex.
Il plisse les yeux et m’évalue.
— Où est la tension dans ta posture ? Et sur ton visage ? Je n’ai plus
l’impression d’être réfrigéré alors que je suis dans la même pièce que toi.
Il s’assied et dépose les poches de glace à côté de lui.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Comment es-tu redevenu humain ?
— Très drôle, Alex.
Il me sourit puis grimace.
— Ouille, ce mal de crâne va me tuer.
— Je dois m’inquiéter de ta consommation d’alcool ?
— Non, c’est une fois par semaine, pas plus, donc ça va, mais n’hésite
pas à t’inquiéter pour moi.
Il me fait les yeux doux.
Je pousse un soupir fatigué.
— Alex, est-ce que tu n’as pas ton propre bureau, où on a installé un
canapé identique parce que tu étais jaloux du mien ?
— Mais je suis tout seul dans cette pièce-là, tu n’y es pas.
Je ne daigne pas répondre, préférant reprendre mon repas. Alex se lève et
m’examine comme si j’avais trois têtes.
— Quoi ?
— J’ai plaisanté et tu n’as pas grogné une seule fois. Qu’est-ce que… ?
Il s’interrompt net, ses yeux se posent sur mon cou et je redresse le col de
ma chemise.
— Artemis ! C’est un suçon ?
Je m’éclaircis la gorge.
— Pas du tout, c’est une piqûre de moustique.
— Un moustique super sexy, à mon avis.
Il vient se poster devant moi.
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? Si tu as rompu avec Cristina…
Il se met à marcher en se tenant le menton, comme s’il réfléchissait.
— … alors : Claudia ?
Je détourne le regard en prenant un air indifférent.
— Bingo ! s’exclame-t-il. Waouh, si j’avais su que Claudia dissiperait
ton éternelle mauvaise humeur, j’aurais joué les Cupidon depuis longtemps.
— Tu n’avais pas mal au crâne ?
— Si, mais ce n’est pas tous les jours que mon meilleur ami décroche
enfin l’élue de son cœur. Tu n’as jamais pu oublier ton premier amour,
hein ? T’es tellement romantique.
— Alex, je vais te frapper.
Il me tapote l’épaule, abandonne son ton moqueur et m’adresse un
sourire sincère.
— Je suis content pour toi, Artemis.
— Merci. Maintenant, au boulot.
— À vos ordres, monsieur le directeur général. Au fait, essaie de ne pas
trop quitter ton bureau aujourd’hui. Ta piqûre de moustique risque d’attirer
l’attention.
Il m’adresse un clin d’œil, reprend ses poches de glace et s’en va.
En cet instant, j’aimerais que mon visage n’apparaisse pas dans autant de
publicités de la société Hidalgo. Je ne peux pas passer inaperçu parmi mes
employés, ils savent tous que je suis le P-DG et, dès qu’ils m’aperçoivent,
ils détalent terrorisés ou s’efforcent d’avoir l’air parfaits et de se donner à
cent pour cent. Il y en a même qui semblent arrêter de respirer quand je
passe. C’est la fin de la journée et, avant de rentrer, je voulais passer par le
service marketing où Claudia effectue son stage pour l’observer un moment
à distance. Malheureusement, je me rends compte que c’est impossible, je
n’ai pas encore atteint son département que j’ai déjà laissé derrière moi un
sillon d’employés pétrifiés et silencieux.
Est-ce que je suis si effrayant que ça ? Je suis plus jeune que la plupart
des salariés, pourquoi auraient-ils peur de moi ? Je sais que je suis la plus
haute autorité de l’entreprise, mais j’ai réduit le taux de licenciement de
presque quatre-vingts pour cent depuis que mon père m’a transmis les
rênes. La stabilité de l’emploi n’a jamais été aussi bonne : alors, de quoi
ont-ils peur ? Est-ce qu’ils me perçoivent comme un iceberg ? Je réfléchis
au surnom que me donne Claudia : ça n’a aucun sens, c’est une des rares
personnes qui sait que je suis quelqu’un de chaleureux. Je laisse tomber et,
comme je suis au service financier, je décide de passer voir Alex. Peut-être
qu’il aura une idée.
Cependant, je m’arrête en voyant son assistante, une jeune femme au
visage enfantin, aux cheveux ondulés et à la silhouette pulpeuse, appliquer
du rouge à lèvres et se recoiffer avant d’entrer dans le bureau d’Alex. Je
pense qu’elle a un crush pour mon meilleur ami. Quel cliché tu es, Alex. Je
décide de regagner mon bureau et je sème à nouveau la panique tout le long
du trajet retour.

Je suis réveillé par la sonnerie de mon portable, j’appuie sur mes yeux
avec le pouce et l’index avant de les ouvrir. L’obscurité a déjà envahi la
pièce. Combien de temps est-ce que j’ai dormi ? Je tends la main et j’attrape
mon téléphone, qui sonne avec insistance. Je finis de me réveiller quand je
vois le nom de Claudia sur l’écran.
C’est la première fois qu’elle m’appelle.
— Allô ?
— Iceberrrrrrrg !
Elle crie dans mon oreille et je suis obligé d’écarter le portable.
— Claudia ?
J’entends des rires féminins, des chuchotements et de la musique bizarre
en arrière-plan.
— Iceberg, je crois…
Elle chuchote comme si c’était un secret d’État.
— … que je suis bourrée.
Elle éclate de rire.
— Claudia, où es-tu ?
— Détends-toi un peu, lâche-toi, Artemis. T’en as pas marre d’être
touuuut le temps tendu ?
— Claudia, je répète avec sévérité. Où es-tu ?
— Dans…
Elle met beaucoup de temps à compléter la phrase.
— … la rue.
— Quelle rue ?
— La rue du centre où y a tous les bars.
Une autre fille fait un commentaire derrière elle et Claudia rit.
— J’ai essayé d’entrer dans ton club, mais on m’a dit que c’était juste
pour les VIP. Je te déteste, pourquoi t’as une boîte de nuit si tu ne laisses
pas les gens entrer ? Méchant Artemis.
Je me lève et j’attrape ma veste de costume.
— J’arrive, ne bouge pas.
Elle lâche un long Pfffff.
— Même si je reste immobile, tout bouge.
Je ne l’ai jamais vue saoule. D’habitude, elle se contrôle.
— Reste là. Claudia, je…
Elle me raccroche au nez. Je n’ai jamais quitté le bâtiment aussi vite de
toute ma vie.
J’appelle immédiatement le chef de la sécurité du bar.
— Monsieur ?
— Passez-moi le videur.
— Tout de suite.
— Ici Peter, monsieur, me dit-il quelques secondes plus tard.
— Peter, une fille aux cheveux roux a essayé d’entrer dans le club il y a
quelques minutes. Vous l’avez vue ?
Je monte dans la voiture.
— Oui, monsieur, mais ils n’avaient pas de ticket, donc…
— Je sais. Vous la voyez maintenant ? Elle est toujours dans la rue du
bar. Est-ce que vous pouvez la trouver et l’emmener dans mon club, s’il
vous plaît ? Je suis en route.
— Je vais essayer, monsieur, mais il y a beaucoup de monde dehors.
— Faites de votre mieux, merci.
Je conduis aussi vite que je peux, en respectant les limites de vitesse. La
rue de mon bar n’est pas très loin, mais la circulation est incroyablement
dense à cette heure. Je sais que je surréagis peut-être, que Claudia est
capable de veiller sur elle-même, mais je ne peux m’empêcher d’être
inquiet. Je tiens tellement à elle !
Je me gare devant le bar et je repère immédiatement Peter, qui devine la
question que je vais lui poser et me répond instantanément :
— Ils sont à l’intérieur, monsieur, dans le salon VIP.
Je laisse échapper un soupir de soulagement. Je rentre dans mon club, qui
est plein comme d’habitude, et je monte les escaliers pour accéder à la zone
VIP. Quand je vois Claudia, mes épaules se détendent instantanément. Ouf,
elle va bien, elle est en sécurité. Elle est entre deux types qui me paraissent
familiers et il y a une fille avec eux. Où est-ce que je les ai déjà vus ?
— Iceberg ! crie Claudia quand elle remarque ma présence.
Je m’approche du groupe, qui essaie de se donner un air sérieux.
— Tu es venu !
Toujours, idiote.
Les yeux de Claudia pétillent, et elle me lance un sourire tellement
adorable que j’ai envie de la séquestrer, de l’isoler du monde et de l’obliger
à sourire comme ça rien que pour moi. La fille qui est avec eux se lève et
titube jusqu’à moi.
— Je crois que Claudia a trop bu.
— Ah oui, tu crois ?
Les deux mecs se lèvent à leur tour.
— Bon, il est arrivé, le prince des neiges dont tu nous as parlé toute la
soirée. Nous, on y va. Viens, Gin, elle est entre de bonnes mains.
— Tu veilleras sur elle ? me demande Gin.
Je hoche la tête. Elle me tapote le dos.
— Gentil garçon.
Ils s’en vont et je reporte mon attention sur la rousse fin saoule assise non
loin de là. Claudia se couvre la bouche en riant.
— Tu vas me gronder ?
Je m’assieds à côté d’elle.
— Tu n’as pas idée de ce qui t’attend.
— Je mérite une fessée ? demande-t-elle en rougissant.
— Tu veux une fessée ?
— De toi, je veux tout.
En entendant sa réponse, je sens la chaleur monter dans mon cou puis
descendre le long de ma poitrine jusqu’à mon ventre. Je secoue la tête, elle
est bourrée.
— Rentrons à la maison.
Elle prend mes joues dans ses mains.
— Tu es tellement beau.
Je ne peux retenir un sourire.
— Merci.
Elle fait courir son index sur les contours de mon visage, puis sur mes
lèvres et mon nez.
— Juste t’avoir à côté de moi comme ça suffit à m’exciter.
Elle se penche pour m’embrasser et je me lève, l’entraînant avec moi.
— Viens, lui dis-je avant qu’elle ne me fasse bander au beau milieu du
bar.
Je l’attrape par la taille et je descends les escaliers avec elle. Elle
trébuche plusieurs fois, mais je la soutiens et ne la lâche pas un instant.
Dans la voiture, j’attache sa ceinture avant de m’installer au volant et de
démarrer. Claudia soupire.
— Je suis heureuse.
Je jette un rapide coup d’œil dans sa direction. Ça me remplit de joie
d’entendre ça ! Elle se lance dans une grande conversation en agitant les
mains.
— Je contrôle toujours tout, je ne bois jamais plus d’un verre ou deux qui
me rendent un peu pompette, mais je n’avais jamais été saoule.
Aujourd’hui… J’ai décidé de tout envoyer péter. Ce matin, je me suis
réveillée à côté de l’homme que j’aime depuis toujours, j’ai eu une journée
épanouissante au boulot, ma cheffe m’a félicitée devant tout le monde, alors
pourquoi ne pas me bourrer la gueule ? J’ai aussi le droit de perdre le
contrôle.
Je le sais.
— C’est épuisant, admet-elle dans un murmure. Tout maîtriser est
tellement… fatigant. J’ai vingt ans, pas quarante, et j’ai toujours vécu avec
prudence, mais je…
Sa voix se brise.
— … j’en ai marre.
Elle laisse échapper un rire triste.
— Alors je me suis bourré la gueule aujourd’hui et, si je me suis
ridiculisée, je m’en fous. J’ai bien le droit. Une fois dans ma vie, c’est rien,
non ?
— Ce n’est rien, je confirme en tendant la main pour prendre la sienne.
Tu peux faire ce que tu veux, je veillerai sur toi, tu n’es plus seule
maintenant, Claudia, tu peux laisser un peu de ce poids reposer sur mes
épaules.
— T’es trop chou.
Elle me pince la joue avant de se redresser sur son siège.
Quand nous arriverons à la maison, je doute qu’elle puisse marcher sans
faire trop de bruit. Elle risque de réveiller toute la maisonnée, surtout sa
mère, et ce n’est pas une bonne idée.
Lorsque nous sortons de la voiture, je la porte dans mes bras et elle
continue à glousser.
— Un vrai gentleman.
Elle enfouit son visage dans mon cou.
— Tu sens super bon.
J’emprunte le couloir qui mène à la chambre d’amis, parce que je ne
pense pas qu’elle veuille passer la nuit avec sa mère dans un état pareil.
— Non.
Elle attrape ma chemise.
— Je veux dormir avec toi, s’il te plaît, j’adore me réveiller à côté de toi.
Merde, cette femme va faire fondre mon cœur.
— Je te promets de ne pas te séduire, murmure-t-elle.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Je l’emmène dans ma chambre et
l’allonge sur mon lit, en la couvrant avec les draps.
Elle se rassied, elle est agitée, et je sais qu’elle va avoir du mal à
s’endormir. J’enlève ma veste, ma chemise et mon pantalon, puis je fais le
tour du lit pour me glisser à côté d’elle sous les draps. Claudia fixe mes
abdos sans broncher.
— Mes yeux sont ici, Claudia.
Elle se mord la lèvre.
— Je peux te dire un secret ?
— Bien sûr.
— J’adore ta bite.
Je m’étouffe avec ma propre salive, je tousse et je me frappe la poitrine.
Je ne sais pas quoi dire et Claudia se couvre le visage avec l’oreiller. Je
retire l’oreiller.
— Dis-m’en plus.
Elle secoue la tête. La situation est plus drôle que ce à quoi je
m’attendais, c’est comme si l’alcool supprimait tous les filtres et le contrôle
qu’elle s’impose habituellement. Elle s’approche de moi, passe les bras
autour de mon torse et enfouit le visage dans mon cou.
— Tu as toujours été l’homme de ma vie, Artemis, toujours, chuchote-t-
elle.
Sa voix contre ma peau me chatouille.
— Si elle n’avait pas été là, nous serions ensemble depuis longtemps.
Je fronce les sourcils. Elle ? Qui ? Cristina ?
— Ce fameux 4 juillet, j’étais si heureuse à tes côtés, je voulais que ce
soit la première d’une longue série de fêtes nationales qu’on passerait
ensemble.
Claudia m’a rejeté ce soir-là. Qu’est-ce qu’elle raconte ? Ça me rappelle
une chose qui m’intrigue depuis quelque temps.
— Tu as toujours le petit cochon que je t’ai offert à la foire ce jour-là, je
commence en me rappelant l’avoir vu sur sa table de chevet. Pourquoi ?
— Parce que je voulais être avec toi, idiot, j’ai toujours voulu être avec
toi.
— Mais ce jour-là, tu m’as… repoussé.
C’est douloureux de le dire.
Elle bâille alors que j’attends une explication.
— Claudia ?
— Je ne t’ai pas rejeté parce que je le voulais, mais parce que j’y étais
obligée.
Je me penche vers elle et je saisis son visage entre mes mains pour la
forcer à me regarder.
— De quoi tu parles ?
Elle a les yeux mi-clos.
— Ta mère, susurre-t-elle. Elle m’a menacée, elle m’a dit que, si je ne te
repoussais pas et que je ne m’éloignais pas de toi, elle nous jetterait à la rue,
ma mère et moi.
Mon sang bouillonne dans mes veines et je serre la mâchoire.
— Je ne voulais pas que ça arrive, Artemis, ma mère et moi, nous ne
pouvions pas nous retrouver à nouveau à la rue. Tu comprends, hein ?
Je l’attire vers moi et je la serre dans mes bras. Bien sûr que je
comprends, sa mère est tout pour elle, je ne lui en voudrai jamais de l’avoir
choisie à ma place. Je suis furieux, mais pas contre elle, contre le fait
qu’elle ait dû choisir. L’idée que ma mère l’ait placée dans cette situation
me révulse. Et tout prend un sens : j’ai toujours senti que Claudia m’aimait
autant que je l’aimais. C’est pour cette raison que son rejet ce soir-là
m’avait tellement choqué, je ne comprenais pas comment j’avais pu me
tromper à ce point. Ça me semblait si évident que je lui plaisais. Et elle me
plaisait vraiment aussi. C’est l’intervention de ma mère qui est à l’origine
de tout ce gâchis.
Combien de choses vas-tu encore saboter, mère ? Est-ce que tes enfants
comptent pour toi ? Demain, tu vas m’entendre.
Claudia soupire et s’endort dans mes bras. Je l’embrasse doucement sur
la tempe. Nous devons être destinés à être ensemble parce que, malgré les
innombrables obstacles, elle se trouve ici dans mes bras, comme elle le
devrait.
29. Agis avec naturel,
Claudia. Fais semblant d’avoir perdu
la mémoire

CLAUDIA

De légers coups frappés sur le bois me réveillent. J’ouvre les yeux,


m’attendant à reconnaître le plafond de ma chambre. Je fronce les sourcils
quand je réalise que ce n’est pas là que je suis. Malgré un horrible mal de
crâne, je me redresse et j’examine la pièce. Je suis dans la chambre
d’Artemis… Une seconde… Comment… ?
— Artemis, tu es là ? J’entre.
La voix d’Apollo me fait jurer dans ma barbe et j’ai à peine le temps de
plonger hors du lit et de me glisser derrière. Depuis ma cachette, j’aperçois
les pieds d’Apollo dans l’embrasure de la porte ouverte.
— Bizarre, je croyais qu’il était là.
Apollo part en refermant le battant derrière lui. Je respire enfin et je me
lève. Malheureusement, le cadet des Hidalgo s’est visiblement souvenu de
quelque chose et, quand il ouvre à nouveau la porte, il tombe sur moi,
paralysée. Les yeux bruns d’Apollo s’écarquillent, tandis que sa bouche
reste béante. Je m’éclaircis la gorge. Mes cheveux sont probablement en
pétard et ça doit être évident que j’ai dormi ici tout habillée. Je lui adresse
un signe maladroit.
— Bonjour.
Il se remet de sa surprise et passe la main dans ses cheveux mouillés. Il
vient de se doucher, il porte une chemise blanche et un jean, une serviette
est enroulée autour de son cou.
— Bonjour… Je… je devais demander un truc à Artemis, balbutie-t-il.
— Ah, il doit être en bas, à moins qu’il ne soit déjà parti au bureau.
Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, mais, si Apollo n’est pas encore
au lycée, il doit encore être tôt.
— Alors… je vais… aller… en bas.
— D’accord.
— D’accord.
Nous gardons le silence un moment et Apollo me sourit avant de repartir.
J’attrape ma tête dans un geste théâtral et je m’écroule en arrière sur le
matelas. Comment ai-je atterri ici ? Réfléchis, Claudia, réfléchis. Hier, je
suis sortie avec Gin, Jon et Miguel. Nous avons fêté ma bonne journée en
enchaînant les shots de vodka. Puis de tequila. Et c’est là que mes souvenirs
commencent à être flous. J’essaie de me rappeler certains détails, mais,
chaque fois qu’une scène me revient, elle est encore plus gênante que la
précédente : Artemis qui me cherche dans son club et me ramène à la
maison. Mon Dieu, les bêtises que je lui ai dites.
— Je mérite une fessée ?
— Tu veux une fessée ?
— De toi, je veux tout.
Le sang me monte aux joues d’un coup.
— Juste t’avoir à côté de moi comme ça suffit à m’exciter.
Je me couvre le visage avec un grognement de frustration. Je suis
devenue folle ou quoi ?
— Je peux te dire un secret ?
— Bien sûr.
— J’adore ta bite.
Pour l’amour du Ciel, Claudia ! Comment suis-je censée regarder
Artemis droit dans les yeux après lui avoir dit des insanités pareilles ?
Même si j’étais sincère, ce sont des vérités que je gardais au fond de moi.
Apparemment, mes secrets ne sont enfouis qu’à quelques verres de vodka et
de tequila sous la surface. Je sors de la chambre d’Artemis, en me recoiffant
avec les doigts pour avoir l’air présentable. Je tombe sur l’infirmière de
grand-père, qui lui apporte son petit déjeuner sur un plateau. Elle hausse un
sourcil en dissimulant un sourire.
— Bonjour.
— Bonjour.
Je lui souris, tête baissée.
Qu’est-ce qui est prévu, exactement ? Je vais croiser tout le monde, c’est
ça ?
Je dévale les escaliers quatre à quatre, en priant pour ne plus rencontrer
personne, et je soupire de soulagement en arrivant dans ma chambre. Mais,
quand j’ouvre la porte, je me fige. Artemis est assis devant le lit de ma mère
et est en train de rire avec elle. Il porte un de ses costumes habituels. Ses
cheveux plaqués en arrière dégagent son beau visage. Un plateau de
nourriture est posé devant ma mère.
Il lui a apporté le petit déjeuner ?
Ce geste me touche énormément. Il a sans doute pensé que j’allais me
lever tard et, avant de partir travailler, il a voulu s’assurer que ma mère
avait à manger. Comment pourrais-je ne pas aimer cet homme ?
— Clau !
Ma mère me regarde avec étonnement.
— Tu as l’air…
Artemis se tourne pour me jeter un œil par-dessus son épaule. Un léger
sourire se dessine sur ses lèvres.
— Bonjour.
— Artemis m’a raconté que tu avais trop bu hier soir et que tu as passé la
nuit dans la chambre d’amis. Ça va ?
Artemis dissimule un sourire narquois. Rhoo, je ne peux pas le regarder
en face. Je me concentre sur ma mère et j’annonce :
— Je vais prendre une douche.
Je sors en fermant la porte et je prends une profonde inspiration avant
d’entrer dans la salle de bains. Après m’être lavée et avoir enfilé des
vêtements propres, je me dirige vers la cuisine, où Artemis vient de déposer
le plateau du petit déjeuner de ma mère.
Agis avec naturel, Claudia. Fais semblant d’avoir perdu la mémoire.
Je passe devant lui et je me sers un verre d’eau glacée, en espérant que
mon mal de ventre va se dissiper. Pourquoi ai-je bu autant ? Pourquoi ?
— Tu es bien silencieuse.
Le ton amusé d’Artemis ne m’échappe pas.
Je bois mon eau et repose le verre en évitant de tourner la tête vers lui.
— Bon, fait-il en se rapprochant de moi. Je dois aller travailler, tu ne me
dis pas au revoir ?
L’odeur de son eau de toilette me chatouille les narines. Je lui souris
nerveusement et il lève un sourcil.
— Toi, mal à l’aise avec moi ?!
Il se penche sur moi et j’ai un mouvement de recul. Il poursuit :
— Si je comprends bien, tu te souviens de tout ce que tu m’as dit hier
soir et tu es gênée.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
Artemis pince les lèvres, mais ne parvient pas à retenir son hilarité.
— Ah non ?
Il se rapproche à nouveau, et je recule d’un pas jusqu’à ce que le bas de
mon dos entre en contact avec la table derrière moi. Merde. Je n’ai plus
d’échappatoire.
— Je dois te rafraîchir la mémoire ? insiste-t-il.
— Non merci.
Il rit un peu et attrape mon menton avec douceur. Les rayons du soleil
matinal qui tombe par la fenêtre se reflètent dans ses yeux, qui semblent
plus clairs que d’habitude.
— Je dois filer.
Il réduit l’espace entre nous. Au moment où ses lèvres effleurent les
miennes, je fonds. Il m’embrasse doucement, sa bouche caresse la mienne.
Mes battements de cœur s’accélèrent en même temps que ma respiration. Je
saisis la veste de son costume et je l’embrasse à mon tour.
Artemis passe les mains dans mon dos et me plaque contre lui. Nos
lèvres accélèrent leur mouvement, le baiser devient humide et passionné. Le
souvenir de la sensation délicieuse de son sexe dans le mien me donne
chaud dans tout le ventre. J’ai envie de le sentir à nouveau. Tout entier. Nos
respirations haletantes résonnent dans la cuisine, tandis que nous nous
embrassons comme si le monde n’existait plus. Artemis me colle encore
plus contre lui et je sens qu’il devient très dur contre mon abdomen.
— Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang ?
Je ne me suis jamais éloignée aussi vite. Je repousse Artemis si fort qu’il
fait deux pas en arrière en chancelant.
Sofia Hidalgo se tient à l’entrée de la cuisine dans une de ses robes noires
moulantes. Son visage est rouge de fureur, ses poings sont serrés, ses yeux
me lancent des éclairs. Je dois avouer que je redoute ce qui va suivre.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Artemis ?
Sa question reste suspendue dans l’air tandis qu’elle s’avance vers moi
comme une furie.
— Espèce de profiteuse !
Tout se passe si vite que je réagis à peine lorsque la gifle part. Ma joue
brûle. Sofia Hidalgo m’attrape par les cheveux, mais, avant que je puisse
me dégager, Artemis lui attrape le poignet et la tire en arrière, puis
s’interpose entre nous de toute sa hauteur.
— Non ! C’est la dernière fois que tu lèves la main sur elle et que tu
l’insultes !
Ça fait longtemps que je n’ai pas entendu une telle froideur dans la voix
d’Artemis. Sa mère lâche un grognement indigné.
— Évidemment, tu prends sa défense ! Elle doit t’avoir sous son emprise,
avec son jeune cul de salope.
C’est à mon tour d’écarter Artemis et de la gifler de toutes mes forces.
— Comment oses-tu ? s’offusque-t-elle en montrant sa joue. Ta mère et
toi, vous feriez mieux de remballer vos affaires. Foutez le camp de chez
moi !
— Ça suffit.
La voix d’Artemis n’est qu’un murmure, mais j’entends qu’il est furieux.
Il est toujours d’un calme glacial avant d’exploser. Sofia Hidalgo l’ignore.
— Qu’est-ce que tu attends ? Fiche le camp ! On t’a offert un toit et tu
oses poser tes pattes sur mon fils ? Quand on vit à la rue, on reste
répugnante toute sa vie.
— Arrête.
— Avec la mère que tu…
Le hurlement d’Artemis est assourdissant :
— Ta gueule, putain ! Ni Claudia ni sa mère ne s’en iront d’ici. Tu es
devenue folle ? De quel droit oses-tu me donner des leçons de morale ? De
quel droit oses-tu faire un scandale pareil ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
Juan Hidalgo débarque, paniqué. Il a sans doute entendu Artemis crier.
Apollo arrive derrière et nous regarde, l’air inquiet.
— Juan, elle m’a frappée !
Sofia me montre du doigt.
— Elle a révélé son vrai visage, elle veut mettre le grappin sur notre fils,
sa mère et elle doivent partir d’ici.
Son mari garde le silence tandis qu’il essaie de comprendre ce qui se
passe.
— Elles doivent s’en aller ? répète Artemis, les dents serrées. Comme il y
a cinq ans, mère ? Quand tu as menacé Claudia pour qu’elle me repousse ?
Je ne respire plus : je lui ai avoué ça quand j’étais bourrée ?
Sofia a l’air acculée.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Artemis se tourne vers son père.
— Tu étais au courant ?
Juan Hidalgo secoue la tête.
— Artemis, je ne sais pas quels mensonges elle t’a racontés, mais je…
— La ferme !
Les épaules d’Artemis s’abaissent et se soulèvent à toute vitesse sous
l’effet de la colère.
— Je ne te permets pas de me parler comme ça ! Je suis ta mère ! Tu me
dois le respect !
— J’emmerde le respect ! Tu n’as jamais respecté cette famille, ni mon
père, ni mes frères. Tout ce que tu as fait, c’est foutre en l’air notre famille.
Pourquoi ?!
Artemis s’approche d’elle à pas furieux.
— Pourquoi, hein ?
Juan s’avance.
— Artemis, il faut que tout le monde se calme.
— Non, grogne-t-il, les yeux rougis. Je ne peux plus me taire, je ne peux
plus laisser passer ça. Tu…
Sa voix se brise légèrement.
— Tu m’as pris tellement de choses ! À cause de toi, j’ai dû endosser un
rôle dont je ne voulais pas parce que je ne pouvais surtout pas laisser
tomber mon père, pas après tout ce qu’il avait subi par ta faute. Et
maintenant je découvre que tu m’as même pris la fille que j’ai toujours
aimée. Qu’est-ce qu’on a fait pour que tu veuilles nous rendre aussi
malheureux ?
Sofia serre les lèvres, des larmes roulent sur ses joues. Artemis poursuit
l’énoncé de son acte d’accusation :
— Je dis juste à haute voix ce que personne dans cette maison n’a osé
dire jusqu’à présent.
Sa respiration est lourde.
— Je ne fais qu’exprimer la vérité. Pourquoi est-ce qu’on n’a jamais été
assez bons pour toi ? Pourquoi ?! Pourquoi est-ce qu’il a fallu que tu
cherches à en avoir plus auprès d’autres hommes ? Si c’est ce que tu
souhaitais, pourquoi est-ce que tu n’as pas quitté notre père pour
lui permettre de refaire sa vie ? Pourquoi est-ce que tu nous as condamnés à
le regarder se noyer dans le chagrin pendant des années jusqu’à devenir
quelqu’un de si froid que je ne le reconnaissais plus ?
Les yeux d’Apollo se remplissent de larmes et il tourne la tête. Mon cœur
se serre. La tristesse et la frustration dans la voix d’Artemis sont palpables.
— Pourquoi, maman ?
Et là, devant presque toute sa famille, deux larmes épaisses se forment
dans les yeux d’Artemis et glissent sur ses joues. Je ne l’ai jamais vu aussi
vulnérable. C’est comme si, pour la première fois, il exposait sa peine et ses
blessures. Juan Hidalgo a les yeux rouges aussi, sans doute parce qu’il
réalise que ses enfants ont souffert en silence.
— Artemis… commence-t-il, mais son fils lève la main et l’arrête, les
yeux rivés sur sa mère.
— Réponds-moi ! lui ordonne-t-il en essuyant ses larmes. Pourquoi ?
Est-ce qu’on a jamais compté pour toi ?
Sofia Hidalgo baisse la tête en sanglotant.
— Réponds-moi !
Je fais un pas vers lui et je lui prends le bras.
— Artemis.
Il me regarde par-dessus son épaule, la colère dans ses yeux faiblit
légèrement. Cette vision me rappelle la fois où il a trouvé sa mère avec un
autre homme qu’il a presque battu à mort.
J’attrape son poignet.
— Ça suffit.
Je passe mes doigts dans les siens.
— C’est fini, c’est fini, viens.
Il secoue la tête, et je lui adresse un sourire triste.
— S’il te plaît.
Je m’en souviens aussi clairement que si c’était hier, c’est la même rage
qui émane de lui en ce moment. Je baisse la main et j’entrelace nos doigts
avec un sourire triste.
— Ça suffit.
Je l’emmène à l’écart, le silence est assourdissant. Sofia Hidalgo ne
proteste même pas et ne m’insulte pas, alors que je tiens son fils par la
main. Cette conversation a été une prise de conscience pour toute la famille.
Artemis ne s’imaginait pas que ses paroles allaient changer les choses à ce
point. Parfois, il suffit que quelqu’un exprime la vérité à voix haute pour
provoquer le changement. Je regarde Artemis derrière moi. Il a un air
affligé et sa main serre la mienne comme s’il avait peur de se perdre si je la
lâchais.
Mon pauvre iceberg, tu as traversé bien des moments difficiles, mais ne
t’en fais pas, ta vie va changer. Je serai à tes côtés pour te rendre si
heureux que tu pourras vivre tout un tas de moments de bonheur qui
effaceront tes souvenirs douloureux.
30. Amoureuse, moi ?
De cet iceberg ?

CLAUDIA

— Je voudrais être seul.


Je ne suis pas du tout étonnée qu’Artemis me réclame ça, en général c’est
de cette façon qu’il réagit lorsqu’il traverse une épreuve difficile sur le plan
émotionnel. Il a fait la même chose le jour où il a découvert que sa mère
avait un amant : dès que j’ai eu fini de panser ses blessures, il m’a priée de
partir.
Laisse-moi seul.
Je suppose que certaines choses ne changent jamais. Une partie de moi a
envie de rester, de le serrer contre moi et de lui murmurer des paroles
positives à l’oreille, mais je le connais. Il a besoin d’être seul pour accepter
ce qui vient de se passer, les paroles qu’il vient de proférer à l’encontre de
sa mère devant son père et ses frères.
Je sais qu’une fois qu’il aura digéré tout ça il viendra me voir, c’était déjà
le cas il y a longtemps et ce ne sera pas différent aujourd’hui. Mais je dois
tout de même essayer de l’aider, juste au cas où il aurait changé au fil des
ans. Nous sommes dans le bureau de son père, je m’assieds à côté de lui sur
le canapé.
— Artemis.
— Non.
Il secoue la tête, sans me regarder.
J’ai ma réponse. Il a besoin de rester seul et ça ne me dérange pas, j’ai eu
des moments dans ma vie où j’avais besoin de silence et de solitude pour
assimiler ce qui m’était arrivé.
— D’accord, dis-je en me levant. Je serai dans ma chambre.
Il sait qu’il peut venir me voir quand il sera prêt.
— Je pars au bureau dans quelques minutes, m’informe-t-il, on se voit ce
soir.
La froideur de son ton n’est pas surprenante, mais ne me plaît pas pour
autant. Lorsqu’il se sent vulnérable, il se retire dans sa forteresse de glace.
Il ne s’en rend sans doute pas compte, c’est un processus inconscient. Je me
dirige vers la porte sans un mot et je lui jette un dernier regard : il est
toujours assis, dans son costume impeccable, légèrement penché en avant,
les coudes sur les genoux. Son visage affiche un mélange de froideur et de
tristesse. J’hésite pendant une seconde à faire demi-tour et à le serrer dans
mes bras, mais je décide de respecter sa volonté.
Après avoir quitté le bureau, je trouve Apollo sur un canapé dans le
salon, prostré dans la même position que son frère. Ils sont plus semblables
qu’ils n’en ont l’air à première vue. Ça me brise le cœur de voir ses yeux
rouges et la peine qui contracte son visage tendre. Quand il m’entend, il ne
dit rien. Je me laisse tomber à côté de lui en soupirant, et sa réaction
immédiate est de se tourner vers moi pour m’étreindre.
— Je n’étais pas au courant, murmure-t-il contre mon cou. Je ne savais
pas… Je te jure que…
Lorsque nous nous écartons, il m’implore de ses yeux rendus brun foncé
par les larmes.
— De quoi tu parles ?
Il presse ses lèvres l’une contre l’autre comme s’il essayait de se retenir
de pleurer.
— Je ne savais pas qu’il avait tant souffert.
Je devine qu’il parle d’Artemis.
— Apollo…
— Non, j’ai toujours… pensé que c’était un imbécile sans cœur, qui
rêvait de prendre le pouvoir dans l’entreprise de mon père. J’ai simplement
supposé…
Il regarde ailleurs.
— Je ne savais pas que mon propre frère souffrait, Claudia.
Lorsque je m’apprête à répondre, il continue :
— Quel genre de frère est-ce que je suis ? Il a vécu avec toute cette
frustration en lui. Il a soutenu mon père à cent pour cent, l’a aidé à
reprendre pied, et moi qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai jugé et méprisé.
— Apollo.
Je prends son visage dans mes mains.
— Tu n’as rien fait de mal. Tu ne dois pas t’en vouloir. La situation était
merdique et a causé beaucoup de peine à Artemis, mais tu n’y es pour rien.
J’ajoute, en pensant à sa mère :
— Les mauvaises décisions des autres ne sont pas ta faute.
— Tu crois qu’il m’en veut ?
— Au contraire, je pense qu’il vous aime tellement, Ares et toi, que c’est
sa principale motivation pour supporter le poids de la promesse faite à son
père : il le faisait pour qu’aucun de vous deux n’ait à le faire à sa place.
— Qui a dit à cet idiot qu’il devait se sacrifier pour nous ?
Je lâche le visage d’Apollo et il sèche ses larmes.
— Je ne sais pas.
Je décide de plaisanter pour détendre l’atmosphère lugubre :
— Il nous a tous menés en bateau derrière sa façade d’iceberg, alors
qu’en réalité il est tellement attentionné que ça frôle l’absurde.
La mention de l’iceberg fait sourire Apollo, ce qui illumine ses beaux
traits rougis par le chagrin.
— Il ne nous a pas tous menés en bateau, souligne-t-il sans cesser de
sourire. Toi, tu as toujours vu clair dans son jeu. C’est pour ça que tu es
tombée amoureuse de lui ?
— Amoureuse, moi ? De cet iceberg ?
— Je crois que je comprends, maintenant.
Il se passe la main dans les cheveux.
— Avant, je trouvais que tu étais folle de l’aimer. Mais tu étais la seule
capable de deviner ce qu’il y avait derrière la façade. De voir à travers lui.
Je ne dis rien. Les mots d’Apollo tournent dans ma tête. Je sais qu’il a
raison. En grandissant aux côtés d’Artemis, j’ai remarqué qu’il ne se
comportait pas du tout avec moi comme avec les autres. Même avant de
découvrir que sa mère avait un amant, il était très fermé, il ne parlait
pratiquement à personne, alors qu’avec moi il se montrait beaucoup plus
ouvert. Peut-être que le fait que j’aie vécu à la rue a réveillé son instinct
protecteur et une forme de tendresse quand je suis arrivée dans cette
maison. Je me souviens encore de la nuit où il a découvert que je faisais des
cauchemars et que j’étais somnambule.
Je vivais chez les Hidalgo depuis deux semaines à peine quand j’ai fait
mon premier cauchemar. Je m’étais mise à marcher dans mon sommeil. Je
me suis retrouvée tremblante, pieds nus au milieu de la cuisine, des larmes
coulaient sur mes joues. J’avais tenté de sortir de la maison, mais Artemis,
qui était descendu chercher un verre de lait, m’avait arrêtée et réveillée.
Il se tenait devant moi, les cheveux en pétard et les yeux bouffis parce
qu’il s’était levé au beau milieu de la nuit. Il portait un pyjama d’une seule
pièce bleu avec une fermeture Éclair sur le devant. Il me fixait, aussi
préoccupé que moi par ce qui venait de se passer. Nous étions des enfants,
nous ne connaissions pas grand-chose au somnambulisme ou aux
cauchemars qui prennent racine dans des traumatismes réels. Il semblait
deviner instinctivement ce dont j’avais besoin et m’a adressé un grand
sourire.
— Ne pleure pas.
Il a fait un pas vers moi.
— Tu es en sécurité, maintenant.
Il ne savait pas à quel point ces mots comptaient pour moi. Même petite,
j’avais un mal fou à me sentir en sécurité où que ce soit, à l’abri du danger,
loin des méchants hommes qui s’en prenaient à ma mère, me menaçaient ou
me frappaient quand ils ne la trouvaient pas.
J’ai rapidement séché mes larmes.
Artemis a attrapé la capuche de son pyjama et l’a tirée sur sa tête. Elle
était ornée de deux petites oreilles de chat.
— Je te protégerai, m’a-t-il promis, je suis Superchat.
Ça m’a fait sourire parce que je ne m’attendais pas du tout à une
réaction pareille de sa part. Depuis mon arrivée, j’avais vu qu’il se tenait à
l’écart et n’interagissait que peu avec les autres. Cet Artemis souriant et
joyeux était une surprise. Il avait peut-être senti que c’était de ça que
j’avais besoin.
— Superchat ?
Il a hoché la tête.
— Oui, et je te protégerai, alors ne pleure plus, d’accord ?
— Je ne veux plus fermer les yeux, j’ai peur.
— Tu veux que je te lise une histoire ?
J’ai fait timidement oui de la tête. Tout valait mieux que me rendormir et
faire des rêves affreux. Nous sommes allés dans le salon et nous nous
sommes installés dans le canapé. Artemis a allumé une lampe et a sorti des
draps et des oreillers d’une armoire dans le couloir. Il s’est assis à côté de
moi et, une fois que nous avons été bien emmitouflés, il s’est mis à lire. Il
accomplissait sa tâche avec tellement d’enthousiasme, en jouant toutes les
voix, que j’ai vite oublié mes cauchemars. Et je me suis endormie, là, la tête
sur son épaule. Dès que j’avais besoin d’aide pour affronter mes
cauchemars, il était là, mon super-héros rien qu’à moi : Superchat.
Je suis submergée par la nostalgie et la gratitude. Le soutien qu’Artemis
m’a apporté depuis l’enfance a joué un rôle capital dans ma vie. Et je sens
qu’il est temps de lui rendre la pareille. Je serre encore Apollo contre moi et
je l’embrasse sur la joue.
— Tu es une personne extraordinaire, compris ?
Il acquiesce. Je me lève et je retourne dans le bureau. Artemis ne redresse
pas la tête lorsque j’entre et referme la porte derrière moi. Je tire une chaise
pour la placer devant le canapé et je m’assieds en face de lui. Il a les mains
devant le visage et je pose les miennes dessus pour les abaisser. Il a toujours
l’air aussi dévasté, mais je suis surprise de constater comme il est beau
malgré tout.
— Claudia, je t’ai dit que…
Je l’interromps :
— Chut.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je repense à toutes les fois où il a fait la même chose pour moi.
— Je crée un espace.
Ses yeux s’écarquillent légèrement.
— C’est ton espace, Artemis.
Comme il ne dit rien, je continue :
— Si tu veux que je me taise et que je te tienne la main, je le ferai. Si tu
veux me confier ce que tu as sur le cœur, tu peux le faire aussi. Mais je suis
là pour toi, comme tu l’as été pour moi tant de fois. Arrête de croire que tu
dois tout affronter seul, que le poids du monde repose sur tes épaules. Je
suis là, je conclus en serrant ses mains.
Il laisse échapper un long soupir, comme s’il portait un fardeau
considérable.
— Je… Je n’ai jamais eu l’impression que j’avais le droit de faire ça…
Il fixe nos doigts entremêlés.
— … que j’avais le droit d’être triste, d’exprimer ce que je ressentais. Ne
me demande pas pourquoi, je ne sais pas. Peut-être que se taire, c’est la
solution la plus facile quand on ne veut pas faire souffrir les gens qu’on
aime.
— Ce n’est pas le meilleur moyen, quand les personnes en question te
font du mal.
— Si, et tu le sais, insiste-t-il avec un sourire triste. C’est ma mère,
Claudia. J’aimerais pouvoir prétendre que je la déteste parce que je sais
qu’elle est odieuse, mais je ne peux pas. Même après lui avoir sorti ses
quatre vérités dans la cuisine, même si je sais que tout ce que j’ai dit est
vrai, je m’en veux de l’avoir blessée avec mes paroles, parce que je l’aime.
— Et c’est naturel, Artemis. Tu as un très bon fond et il n’y a rien de mal
à ça, mais tu ne peux pas tout garder à l’intérieur tout le temps, ce n’est pas
sain. N’oublie pas que c’est ton espace, tu peux me dire ce que tu veux et je
n’en parlerai plus après, on fera comme si rien n’avait jamais été dit.
Qu’est-ce que tu ressens, Artemis ?
C’est comme si cette question brisait ses défenses et ouvrait les portes de
ce lieu secret où il garde tout. Ses yeux rougissent et il prend une profonde
inspiration.
— Je n’en peux plus, Claudia.
Ses lèvres tremblent.
— Ça a été super dur d’étudier pendant cinq ans une matière qui ne
m’intéressait pas, de me lever pour aller en cours, d’avoir de bonnes notes,
puis d’endosser de telles responsabilités dans l’entreprise.
Il marque une pause et serre mes mains.
— Tu n’imagines pas à quel point ça m’est pénible de me lever tous les
jours et de me dédier corps et âme à un travail que je n’ai jamais voulu. Je
me sens tellement frustré ! Et puis je m’en veux de ressentir ça, parce que
mon père avait besoin de mon aide, et je ne veux pas regretter les décisions
que j’ai prises pour lui : c’est mon père et je l’aime aussi.
— Je comprends que tu aimes tes parents, mais toi, dans tout ça ? Ton
amour pour eux ne peut pas passer avant toi.
— Je le fais inconsciemment, parce que les gens que j’aime sont ma
priorité.
— Si tu ne peux pas être ta priorité, alors tu seras la mienne. Ton bien-
être est la chose la plus importante à mes yeux. Ça suffit, Artemis. Ton père
t’a déjà libéré d’une grande partie de tes obligations envers l’entreprise, il
suffit de former la personne qui dirigera la société Hidalgo après ton départ
et tu seras libre. Tu pourras faire ce que tu veux et je serai là pour m’en
assurer, je lui promets en souriant. D’accord ?
Artemis me caresse la joue et plonge ses yeux dans les miens. Il se
rapproche et m’embrasse doucement. C’est un baiser lent, mais il est chargé
de tant d’émotion que mon cœur éclate. Sa barbe légère effleure ma peau
tandis que ses lèvres frôlent les miennes. Lorsque nous nous séparons, il
pose son front contre le mien et j’ouvre lentement les yeux pour me noyer
dans l’intensité de son regard. Sa voix est un chuchotis :
— Pour moi, ça a toujours été toi.
Ses mots me réchauffent le cœur.
— Je t’aime, Claudia.
Et là, dans l’espace créé rien que pour Artemis Hidalgo, c’est moi qui ai
le souffle coupé.
31. Tu flirtes avec moi,
Artemis ?

ARTEMIS

Claudia n’a pas réagi. Elle ne m’a pas répondu qu’elle m’aimait en retour
quand je lui ai fait ma déclaration, et son silence m’a fait réaliser à quel
point c’était important pour moi qu’elle le dise. Je revois avec une précision
incroyable la surprise sur son visage, ses lèvres qui se sont entrouvertes…
mais rien n’est sorti de sa bouche, et, à ce moment précis, Apollo a frappé à
la porte pour la prévenir que sa mère la réclamait. Elle est partie comme ça,
pouf, juste après ma déclaration d’amour.
Je fais tournoyer le stylo entre mes doigts, je suis dans mon bureau mais
je rejoue la scène en boucle dans ma tête. D’un côté, je suis content de
penser à ça et pas à la dispute avec ma mère.
Je me passe la main sur la figure en caressant ma barbe naissante, et je
soupire en jetant un coup d’œil aux papiers empilés. J’ai tant de choses à
régler avant de quitter l’entreprise ! Ce serait si simple s’il suffisait que
j’arrête de venir du jour au lendemain et que tout prenne fin, mais, en tant
que directeur, j’ai énormément de responsabilités et, si je ne veux pas que la
société Hidalgo pâtisse de mon départ, je dois prendre le temps de le
préparer correctement.
Même si je n’ai jamais rêvé d’occuper ce poste, je ne veux pas causer de
tort à mon père et, depuis le temps que je travaille ici, j’ai développé un
attachement et j’ai beaucoup de respect pour cette boîte. C’est une des
premières que mon père a créées à la sueur de son front. Ça lui a coûté
beaucoup de sacrifices et de dévouement. Grâce à cette entreprise, mes
frères et moi n’avons jamais manqué de rien et avons pu mener une vie
confortable. Je respecte la société Hidalgo et je la respecterai toujours. Je
décroche mon téléphone et j’appuie sur le bouton pour joindre mon
assistant. John répond rapidement.
— Monsieur ?
— Appelez le directeur financier et faites-le venir dans mon bureau.
— Bien, monsieur, tout de suite.
Ça ne me fait pas spécialement plaisir de convoquer Alex, il est agaçant
et j’aurai un mal fou à le faire partir, mais il faut qu’on parle tous les deux
et que je le mette au courant de l’avancée de plusieurs dossiers. Une dizaine
de minutes plus tard, je suis en train de saisir une nouvelle feuille sur la pile
de paperasse devant moi quand Alex entre, en ajustant sa cravate rouge
comme si elle était trop serrée.
— Monsieur Hidalgo, commence-t-il d’un ton moqueur.
— Ne m’appelle pas comme ça.
— Pourquoi ? Parce que ça te vieillit ?
Il s’assied de l’autre côté du bureau et finit par dénouer sa cravate.
— Pourquoi tu m’as fait venir ?
— Comment vont les préparatifs pour reprendre mon poste ?
Alex soupire.
— Artemis.
Je pose les papiers et j’appuie les coudes sur le bureau pour le fixer.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Alex pince les lèvres.
— Écoute, j’apprécie que tu aies suggéré mon nom à ton père pour
reprendre le place de directeur, mais en vérité je ne crois pas que je vais
pouvoir accepter.
— Pourquoi ? Le poste ne t’intéresse pas ?
— Bien sûr que si. Tu es bien placé pour savoir qu’il n’y a pas de
meilleur rôle à jouer dans cette entreprise et ce serait un honneur, mais je…
je ne sais pas si je suis à la hauteur.
Je remarque son hésitation, son manque d’assurance. Alex est issu d’une
famille modeste. Nous nous sommes rencontrés à la fac, et ses études
étaient financées par une bourse qui l’obligeait à avoir des notes parfaites.
Par la suite, il a fait plusieurs stages où son travail était remarquable : les
lettres de recommandation pleuvaient. Il a effectué quelques stages chez
nous avant d’être engagé en CDI et de gravir les échelons jusqu’au poste de
directeur financier. Il gagne bien sa vie, aujourd’hui. Je me souviens encore
de ses larmes de joie lorsqu’il a pu acheter une voiture pour sa mère, qui a
travaillé dur toute sa vie mais n’a jamais pu s’en offrir une. Je l’ai toujours
admiré, mais je ne le lui ai jamais fait savoir. Je pense que personne ne lui a
jamais dit que c’était un modèle pour les autres et, à mon avis, c’est pour ça
qu’il doute de sa légitimité.
— Alex, dis-je d’un ton grave, tu crois que je t’ai recommandé à mon
père parce que tu es mon ami ? Tu crois que je ne suis pas capable de faire
la différence entre mes relations professionnelles et personnelles ? Tu
imagines que je serais prêt à mettre l’entreprise de mon père en danger par
amitié ?
Alex ne répond pas.
— Si je t’ai recommandé, c’est parce que tu réponds plus que largement
aux exigences du poste, parce que je n’ai jamais rencontré personne de plus
bosseur et de plus dévoué que toi. Parce que tu as gravi les échelons de
cette entreprise grâce à ton excellent travail. Parce que tu le mérites, Alex.
Ce n’est pas une promotion obtenue par relations, c’est une promotion
largement méritée.
Ses yeux rougissent légèrement mais il me sourit pour le cacher, en
plaisantant comme d’habitude :
— Tu flirtes avec moi, Artemis ?
Je réponds par un sourire.
— Ne doute jamais de toi, d’accord ? Tu vas être le directeur de cette
boîte, putain. Tu dois fêter ça !
— Bien, monsieur.
— Maintenant, au boulot.
Nous commençons à passer en revue la paperasse sur mon bureau : les
acquisitions, les projets potentiels, les contrats, le recours à des entreprises
extérieures, et ainsi de suite. La journée passe et nous finissons par nous
installer sur le canapé, en étalant les documents sur la table basse. Nous
avons déjà enlevé nos cravates et nos vestes, nous sommes juste en chemise
blanche et pantalon noir. Un coup à la porte nous interrompt en pleine
discussion. Je crie à la personne d’entrer. C’est la secrétaire d’Alex. En
l’examinant de plus près, je me rends compte qu’elle a l’air très jeune,
malgré sa tenue stricte : un tailleur rose dont la jupe descend jusqu’aux
genoux, un chemisier blanc immaculé. Ses cheveux tombent en ondulant
autour de son visage. Elle tient un sac à la main.
Elle s’éclaircit la gorge.
— E… excusez-moi, commence-t-elle nerveusement.
Elle me salue respectueusement.
— Monsieur.
Je lui souris pour tenter de la rassurer ; j’avais oublié à quel point tout le
monde a peur de moi, ici.
Alex continue à consulter ses papiers sans la regarder.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
La jeune femme serre le sac devant elle.
— Je… je suis sortie pour déjeuner, et… j’ai pensé, eh bien, je vous ai
apporté de quoi vous nourrir. Quand j’ai appelé l’assistant de M. Hidalgo, il
m’a informé que vous n’aviez pas mangé, alors je me suis dit… J’espère ne
pas vous déranger.
Je me redresse sur le canapé.
— Comment vous appelez-vous ?
— Chimmy, je veux dire Chantal, c’est juste que mes amis m’appellent…
C’est Chantal, monsieur.
Elle est adorable, elle me rappelle la petite amie d’Ares.
— Ravi de vous rencontrer, Chantal.
Alex lui répond sans poser les yeux sur elle :
— Chantal, posez tout ça sur la table et vous pouvez y aller.
La déception se lit sur le visage de la jeune femme.
— Bien, monsieur.
Je lance un regard froid à mon meilleur ami, mais je souris à Chantal
quand je la vois poser notre repas sur la table.
— Merci beaucoup, Chantal, merci d’avoir pensé à nous, c’est très gentil
de votre part.
Je suis sincère. Sa déception disparaît et son visage s’illumine.
— Je vous en prie, monsieur, bon appétit.
— Mais qu’est-ce qu’il y a, réagit Alex quand je le foudroie du regard.
— Je pensais que, de nous deux, c’était moi qui étais froid.
— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
— Pourquoi tu la traites comme ça ?
Quelle ironie, je me retrouve à demander à Alex pour quelle raison il est
froid avec une fille. J’ai l’impression qu’il joue mon rôle. C’est comme ça
que je me comportais avec Claudia à mon retour à la maison. Je le regrette
encore.
— Comment ça ?
Alex n’a pas l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit.
— Elle nous a apporté le déjeuner alors qu’elle n’était pas censée le faire,
et tu ne l’as même pas regardée ni même remerciée.
— Elle sort avec quelqu’un.
— Ah ?
Alex soupire et pose les papiers sur la table.
— Chimmy est en couple.
— Chimmy ? Je croyais qu’il n’y avait que ses amis qui l’appelaient
comme ça.
— On était amis.
— Était ? Alex, je ne comprends rien.
— Ou on est amis, je ne sais même plus. Mais je ne sais pas, depuis
qu’elle a commencé à sortir avec ce connard, chaque fois que je la vois, ça
m’énerve.
Oh.
— Elle te plaît.
— Non, pas du tout.
— Oh si, tu es dingue d’elle.
— Non, Artemis, c’est juste que…
Il ouvre le sac qui contient nos déjeuners et sort le sien.
— Elle a toujours été amoureuse de moi, depuis qu’elle a été engagée
comme assistante. Je l’ai surprise plusieurs fois à discuter de ça avec
d’autres employées. Je n’y ai jamais vraiment prêté attention, tu sais que je
ne suis pas comme ça.
Je fronce les sourcils, tout ouïe.
— Elle était toujours là pour moi, même quand…
Il n’a pas besoin de préciser, je sais qu’il fait allusion à l’infidélité de sa
fiancée. Il poursuit :
— Je suppose que je me suis habitué à être tout pour elle.
— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Elle m’a déclaré sa flamme, je l’ai repoussée, on est restés amis, et
tout allait bien jusqu’à…
— Jusqu’à ce qu’elle sorte avec quelqu’un d’autre et que tu cesses d’être
tout pour elle.
— Exactement. Je crois que je ne suis pas amoureux, je suis juste égoïste.
— Alex.
— Quoi ?
— Pour la première fois, c’est à mon tour de te donner des conseils en
amour. Qui aurait cru ça ?
Je n’en reviens pas moi-même. Je déclare :
— Tu peux te mentir à toi-même, mais je pense que Chimmy te plaît. En
fait, je pense que c’est plus que ça, mais tu paniques parce que tu sais que tu
pourrais tomber amoureux et être à nouveau vulnérable.
— Tu délires.
— Peu importe, ce n’est pas correct de ta part de la traiter comme ça. Ne
fais pas comme moi, tu finiras par le regretter. Un jour, tu te souviendras de
lui avoir fait ça et, même si tu t’excuses, il sera trop tard pour revenir en
arrière.
Alex m’examine avec sérieux.
— À t’entendre, on dirait que ça t’est arrivé.
Je soupire en sortant le deuxième déjeuner du sac et en le déballant.
— Tout va bien ? s’inquiète-t-il.
Je ne sais pas si c’est à cause de la conversation qu’on vient d’avoir, mais
j’ose lui parler de ce qui m’est arrivé avec Claudia.
— Ça doit faire mal, commente Alex en prenant une bouchée, mais vois
le bon côté des choses, au moins elle est honnête, Artemis. Ce serait si
facile de mentir et de dire Je t’aime sans le penser, juste pour ne pas mettre
l’autre mal à l’aise. Elle ne l’a pas fait.
— Je croyais qu’on était sur la même longueur d’onde, elle et moi.
— Oh, après tout ce que vous avez traversé tous les deux, tu ne devrais
pas douter d’elle juste parce qu’elle ne t’a pas dit Je t’aime. Nous sommes
tous différents, nos sentiments se développent à leur propre rythme. Quand
le moment sera venu, elle aura besoin de te le dire aussi.
— Je l’espère.
Je marque une pause avant d’ajouter :
— Bon, mangeons vite et remettons-nous au travail.

La maison est vide et silencieuse quand je rentre et ça me soulage. Je n’ai


pas envie d’affronter mes parents ou Apollo et, honnêtement, croiser
Claudia après la déclaration d’amour à laquelle elle n’a pas voulu répondre
ne me semble pas une bonne idée. Je suis tout de même surpris de constater
que les lumières sont éteintes dans la cuisine et le couloir. Est-elle à la fac ?
Tout en desserrant ma cravate, je monte les escaliers jusqu’à ma
chambre. Quand j’ouvre la porte, je ne suis pas accueilli par l’obscurité,
mais par la faible lueur des bougies réparties sur tous les meubles. Je fronce
les sourcils et mon cœur bondit dans ma poitrine lorsque je découvre
Claudia assise sur mon lit.
Mon corps s’enflamme aussitôt : elle porte son uniforme de femme de
chambre et deux tresses pendent sur les côtés de son beau visage. Son
corsage est légèrement ouvert, ce qui me permet d’entrevoir la courbe qui
sépare ses seins, et elle a légèrement relevé sa jupe pour exhiber ses cuisses
pâles, qui étaient nouées autour de moi l’autre nuit. Ce simple souvenir
aggrave la chaleur qui descend depuis mon estomac vers mon sexe durci. Je
ne l’ai pas encore touchée et j’ai déjà l’impression d’être à deux doigts de
jouir dans mon pantalon comme un ado puceau. Je déglutis et je tire le
verrou. Quand je me tourne vers elle, elle me sourit malicieusement.
— Bienvenue, monsieur.
32. Vous êtes très sexy,
Artemis Hidalgo

ARTEMIS

Maîtrise-toi, Artemis.
Je me donne cet ordre en la voyant sur mon lit dans cet uniforme sur
lequel j’ai fantasmé si souvent. Elle se lève et me sourit, elle est tellement
sexy. Je serre les poings pour m’empêcher de me jeter sur elle comme un
sauvage. Claudia s’avance vers moi et s’arrête à un pas à peine, ses mains
se dirigent vers ma cravate et elle se mord la lèvre avant de reprendre la
parole :
— Vous êtes fatigué, monsieur ?
Je hoche la tête et son sourire s’élargit.
— Que puis-je faire pour vous détendre ?
Elle attrape ma cravate et me guide vers le lit, me poussant légèrement en
arrière pour que je bascule en position assise sur le bord du matelas. Elle est
face à moi. Mes yeux se promènent sur ses jambes nues et s’attardent sur
ses cuisses. Je tends la main pour les toucher, mais elle la repousse d’un
coup sec.
— Non, c’est moi qui décide, maintenant, monsieur.
— D’accord.
Elle enlève ma cravate, puis ma veste de costume, et se penche pour
déboutonner ma chemise. J’en profite pour admirer ses seins magnifiques.
Je ne sais pas ce que j’ai fait dans la vie pour mériter une femme pareille,
mais je ne me plains pas, je suis déjà en pleine érection alors qu’elle m’a à
peine enlevé quelques vêtements. La lenteur, la sensualité de chacun de ses
gestes me rendent fou. Je me délecte des moindres détails de son uniforme,
de sa peau, de sa silhouette.
Après m’avoir débarrassé de mes chaussures et de mon pantalon, elle me
laisse en caleçon, ramasse mes habits et les dépose sur une chaise à côté du
lit en se penchant exprès pour me laisser voir la petite culotte noire qu’elle
porte sous cette jupe courte. Je vais exploser, je le sens.
— Claudia…
Je ne sais pas si elle devine le désespoir dans ma voix, mais j’essaie tout
de même. Elle se redresse et s’arrête à nouveau devant moi.
— Qu’est-ce que vous désirez ?
— Toi.
— Oh, monsieur veut me toucher ?
Elle prend ma main et la guide vers ses seins. Elle m’autorise à les
caresser pendant une seconde merveilleuse, avant de l’écarter. Je pousse un
gémissement de protestation, et elle abaisse ma main entre ses jambes. À
travers ses collants, je sens comme elle est mouillée.
Un soupir s’échappe de mes lèvres.
— Monsieur veut-il me baiser ?
Avant que j’aie le temps de répondre, elle écarte ma main et repousse
mon torse pour m’allonger de force sur le dos. Elle s’assied à califourchon
sur moi. Je meurs d’envie de la caresser, de la dévorer de la tête aux pieds,
mais, comme c’est elle qui commande, je me retiens… même si je ne sais
pas combien de temps je vais pouvoir tenir. Elle se penche sur moi et
plonge ses yeux dans les miens avant de descendre jusqu’à ma bouche et de
m’embrasser. Je gémis en répondant à son baiser avec désespoir et désir.
J’ai faim d’elle, j’ai envie de son corps. Nos respirations s’accélèrent et
résonnent dans la pièce tandis que nous continuons à nous embrasser avec
passion, avec fougue. C’est le genre de baiser qui ne peut se produire que
dans l’intimité de la chambre : en public, le spectacle serait indécent.
Claudia commence à se frotter contre moi. J’étouffe un gémissement en
sentant son entrejambe aller et venir contre moi. Lorsque je fais mine de la
toucher, elle abaisse mes mains et met fin à notre étreinte pour me dire d’un
ton sévère :
— Non, monsieur.
— Je vais craquer.
Elle se redresse, s’assied sur moi et passe les mains sur mes pectoraux
avant de descendre le long de mes abdos.
— Vous êtes très sexy, Artemis Hidalgo.
— Merci, toi tu es bien plus sexy que moi et je suis à deux doigts de
perdre le contrôle et de te baiser comme un fou.
— Quel dommage que ce soit moi qui commande, n’est-ce pas,
monsieur ?
Lorsqu’elle défait les boutons de son corsage, j’arrête de respirer.
— Il fait si chaud ici, commente-t-elle.
Avec chaque bouton qu’elle défait, elle dévoile en peu plus la courbe de
ses seins.
Après le corsage, elle ouvre le chemisier de son uniforme, révélant ses
seins magnifiques dans un soutien-gorge noir qui met sa peau en valeur.
Elle est splendide et elle en joue, la confiance avec laquelle elle exhibe son
corps m’excite terriblement. Dans ses gestes et ses expressions, il n’y a ni
doute ni hésitation, juste de la puissance et de la confiance à l’état pur.
Elle prend mes mains et les pose sur ses seins, me laissant les presser
légèrement pour faire encore monter mon désir. Je sais que cette torture
lente, même si elle est difficile à supporter, rendra encore plus explosif le
moment où je pourrai enfin la posséder. Elle ne cesse pas de bouger sur
moi, pendant que je masse ses seins. Elle se mordille la lèvre en gémissant
doucement. Je sens la chaleur de son sexe, et j’imagine sans peine à quel
point elle est mouillée et comme ce sera bon de la pénétrer.
— Vous êtes tellement dur, monsieur.
Sa voix chargée de désir expédie de la chaleur dans tout mon corps.
Mon membre durcit encore plus lorsqu’elle baisse les bretelles de son
soutien-gorge et expose entièrement sa généreuse poitrine. Au moment où
mes paumes sont enfin en contact direct avec ses seins, je ne peux retenir un
gémissement. Mes pouces attaquent ses tétons, qui durcissent dès que je les
frôle. Claudia rejette la tête en arrière et gémit un peu plus bruyamment,
tandis que ses mouvements sur moi s’accélèrent au point de devenir
incontrôlables.
— Claudia, je ne pense pas pouvoir tenir, je…
Elle pose son doigt sur mes lèvres.
— Silence !
Elle retire mes mains de ses seins et se lève. Elle enlève ses sous-
vêtements mais garde sa jupe, et attrape l’élastique de mon caleçon pour me
déshabiller. Elle s’assied à nouveau sur moi. Le contact de nos peaux
chaudes m’oblige à m’accrocher à ses hanches pour maîtriser mes pulsions.
— Ah, Claudia.
Elle se remet à se frotter contre moi, d’avant en arrière, et je serre ses
hanches plus fort. Je meurs d’envie de la pénétrer, ça me rend fou de ne pas
avoir le contrôle.
— Je veux que vous veniez en moi, monsieur, me susurre-t-elle en se
soulevant légèrement.
J’arrête de respirer, en la regardant guider mon sexe vers l’entrée du sien.
— Ah, soupire-t-elle.
Je ferme les yeux, la sentant enfin complètement. Son entrejambe est
chaud, doux et trempé. La sensation me laisse sans voix.
J’ai l’impression d’être au paradis.
Claudia ondule lentement, me tentant, augmentant mon désir, provoquant
mille sensations. Ses gémissements suivent le rythme de ses mouvements
sur mon pénis. La torture qu’elle m’a fait subir a laissé des traces et j’ai
l’impression que je vais déjà jouir, mais je me retiens de toutes mes forces.
— Rhoo, c’est incroyable, je murmure entre deux gémissements.
Claudia se penche davantage sur moi. Ses seins sont dangereusement
proches de mon visage et je n’hésite pas à les lécher, les embrasser, les
sucer. À en juger par ses frissons, elle adore ça.
— Oh oui, Artemis.
Elle a perdu le contrôle, elle accélère son mouvement, le bruit de nos
sexes qui se frottent l’un à l’autre résonne dans la chambre, mêlé à celui de
nos halètements sauvages.
— Je vais… Oh, lâche-t-elle.
Je sens qu’elle est proche de l’orgasme et je l’embrasse. Je descends mes
mains jusqu’à ses fesses et je les serre en remontant mes hanches,
m’enfouissant plus profondément en elle. Claudia gémit dans ma bouche,
frémissant, frissonnant. L’orgasme la transporte, son sexe palpite contre
mon membre, je sens qu’elle est de plus en plus mouillée et je sais que je ne
pourrai pas tenir plus longtemps. Elle bouge avec encore plus de férocité, le
son de nos corps qui se cognent devient plus terrible encore.
— Oh, Claudia, je vais jouir si tu continues à bouger comme ça.
Je suis sincère, je doute de ma capacité à me retenir plus longtemps.
— Vas-y, je veux te sentir arriver.
Ses mots et son ton sexy me rendent dingue.
— Je veux te sentir jouir en moi, Artemis.
Il ne m’en faut pas plus. Je serre ses fesses en gémissant, et je laisse enfin
jaillir l’orgasme. Claudia se laisse tomber sur moi. Nos respirations sont
saccadées et je sens les battements affolés de son cœur se mélanger à ceux
du mien. Elle s’éloigne de moi et s’écroule sur le matelas. Nous fixons le
plafond. C’était tellement intense que nous sommes incapables de parler.
Ma main prend la sienne et je la serre doucement. Je n’arrive pas à trouver
un compliment qui soit à la hauteur du moment incroyable qu’on vient de
vivre.
C’est Claudia qui rompt le silence :
— Je pense que je vais prendre le contrôle plus souvent.
Je tourne la tête vers elle.
— Quand tu veux.
Elle lève les yeux vers moi en souriant, la douce lueur jaune des bougies
danse sur sa peau nue et je ressens le besoin de lui dire à nouveau.
Je t’aime…
Mais je me retiens, je ne veux pas la mettre pour la deuxième fois dans
une position inconfortable, je ne voudrais surtout pas qu’elle soit mal à
l’aise. La voir là, nue à côté de moi, tandis qu’un sourire sincère illumine
tout son visage, me fait réaliser combien je l’aime. J’aime tout d’elle. Ce
qui est né sous la forme d’une affection protectrice quand on était petits
s’est transformé en attraction à l’adolescence, a continué à grandir pour
devenir la passion que je ressens maintenant. Un sentiment si écrasant, si
puissant, qu’il me terrifie.
— À quoi penses-tu ? me demande-t-elle en me caressant la joue.
Que tu comptes énormément pour moi, que je t’aime, que j’ai envie de le
crier de mille façons, que l’intensité de mes sentiments pour toi me fait
peur.
— À ton avis ?
Je me cache derrière un sourire suggestif.
Elle rit et je l’admire comme un amoureux fou.
— Monsieur a apprécié la surprise, alors, conclut-elle avec un clin d’œil.
— Appelle-moi encore monsieur et je te baise une deuxième fois.
— Hou, j’ai peur ! plaisante-t-elle.
Et je grimpe sur elle.
Nos corps nus et chauds s’accueillent tout naturellement et s’emboîtent
sans difficulté.
— Tu devrais avoir peur de moi, dis-je avant de l’embrasser doucement,
de savourer ses lèvres, de les titiller lentement.
Claudia prend ma lèvre inférieure entre ses dents, puis sourit.
— Je suis terrifiée.
Je continue à l’embrasser, nos bouches se dévorent avec fougue. Sa
respiration s’accélère. Je me maintiens d’une main sur le matelas, tandis
que de l’autre je caresse ses seins.
— Artemis.
Elle gémit contre ma bouche et je sais que je la tiens.
— Écarte tes jambes pour ton maître, je lui ordonne pour la taquiner.
Elle obéit et s’offre à nouveau à moi avec ferveur. Et même si elle ne m’a
pas dit qu’elle m’aimait, je sens son amour dans chaque baiser, dans chaque
caresse, dans chaque regard, et c’est plus que suffisant.
33. J’ai fait une connerie

CLAUDIA

Je n’ai jamais eu le sommeil profond. Probablement à cause des


nombreuses nuits agitées de mon enfance : j’étais en permanence sur le qui-
vive parce que j’avais peur qu’il arrive quelque chose. Aujourd’hui, le
moindre son peut me réveiller, même une simple notification sur mon
téléphone. J’ignore la première, car je suis lovée dans les bras d’Artemis,
qui dort profondément derrière moi. Je ne veux pas bouger, mais quand un
deuxième ding retentit, puis un troisième et même un quatrième, j’ouvre les
paupières pour jeter un coup d’œil à mon portable, posé sur la table de
chevet. Le réveil à côté indique 3 h 45.
Qui m’envoie des SMS à cette heure-ci ?
Je tends précautionneusement la main et j’attrape l’appareil. L’écran est
allumé, et je constate que les messages dans la barre de notification sont de
Daniel. Je fronce les sourcils en les lisant.
Daniel :
3:40
Claudia, tu me manques.
3:41
Je suis bourré et j’arrête pas de penser à toi.
J’ai fait une connerie.
3:42
Il faut que je te voie, s’il te plaît.
Juste une fois.

Quand je découvre le dernier message, ma respiration s’étrangle dans ma


gorge.
3:44
Je suis devant chez toi.
Je ne partirai pas tant que je ne t’aurai pas vue.
Merde !
Artemis se retourne derrière moi et je baisse le téléphone avant de le
glisser sous l’oreiller pour que la lumière ne le réveille pas.
Bon, Claudia, il faut que tu gères ça le mieux possible, parce que ça
pourrait mal tourner.
Mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas de bonne méthode. Ma première
idée est de ne pas sortir et d’éteindre le téléphone. Daniel doit en avoir
marre d’être dehors. Mmm, non, réflexion faite, je le connais, quand il a
trop bu, il est capable de s’endormir n’importe où. Et je ne suis pas
inhumaine au point de le laisser poireauter dehors, livré à son sort alors que
je ne sais même pas comment il est venu ici. Et s’il a conduit lui-même ? Je
peux encore moins le laisser repartir en voiture dans un état pareil. Argh !
J’étais bien consciente que c’était une erreur de ressortir avec lui, je savais
qu’il avait des sentiments pour moi : je n’aurais pas dû profiter de lui
comme ça.
Je soulève délicatement le bras d’Artemis qui repose sur ma taille et je
sors du lit. Je m’accorde une seconde pour l’admirer, nu, les muscles de son
dos baignés par un rayon de lune, sa main tendue vers mon côté du matelas
comme s’il me cherchait dans son sommeil.
Artemis Hidalgo.
Mon iceberg.
Rien ne peut venir gâcher ça. Je ne veux pas qu’un malentendu mette
notre relation à mal. Or, je sais que si je le réveille pour qu’il m’aide à gérer
le problème, il ne comprendra pas, il sera jaloux et capable du pire. Je le
connais, il peut se montrer très impulsif, il a frappé son propre frère quand
il a découvert ce qui s’était passé et je ne sais pas ce qu’il ferait à Daniel,
même si notre histoire est du passé. Je marmonne un juron quand je réalise
que les seuls vêtements que je peux enfiler sont mon uniforme de soubrette.
D’un geste machinal, j’attache mes cheveux en queue-de-cheval et je me
glisse dans l’uniforme pour quitter la chambre sur la pointe des pieds.
Je descends les escaliers à pas de loup et je me précipite vers la porte
d’entrée dans l’obscurité. Je désactive l’alarme avant d’ouvrir le battant et
de sortir. L’air frais de la nuit me fait frissonner, mais j’avance quand même
et je trouve Daniel assis sur les marches du perron, la tête appuyée contre
un pilier. Sa voiture est garée de travers juste devant la maison, la portière
ouverte. C’est un miracle qu’il soit arrivé en un seul morceau.
— Daniel, dis-je d’un ton ferme.
Il lève la tête et se tourne pour me regarder. Ses yeux, son nez et ses
joues sont rouges. Il est très saoul et il a pleuré. Je me sens mal, je n’ai
aucune envie de lui faire de la peine.
— Salut, bébé, me lance-t-il avec un sourire triste.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Il est presque quatre heures du matin,
Daniel.
Je descends les marches pour lui faire face, il ne bouge pas. Je crois qu’il
n’est plus en état de tenir debout.
— J’avais besoin de te voir. Tu me manques. Pourquoi je n’arrive pas à te
sortir de ma tête ?
— Daniel…
— J’ai jamais ressenti ça pour personne, Claudia. S’il te plaît, laisse-moi
une chance.
— Daniel, j’ai été claire avec toi depuis le début, je…
— Oui, oui, oui, c’était du sexe sans rien de plus, je sais. Mais les filles
qui m’ont dit ça avant toi ont toujours voulu que ça aille plus loin, je
croyais… je pensais… que toi aussi tu voudrais qu’on se mette ensemble.
Je secoue la tête.
— C’était juste du sexe, Daniel, ça a toujours été comme ça de mon point
de vue.
Ses yeux sont remplis de larmes. Vraiment pas de chance de tomber
amoureux de la seule fille qui respecte le contrat zéro sentiment.
Il laisse échapper un gloussement sarcastique.
— Tu ne peux pas débarquer chez moi comme ça, Daniel, tu dois partir.
Il se lève et titube dans ma direction.
— Je t’aime, Claudia, déclare-t-il, à deux doigts d’éclater en sanglots.
Sa déclaration me met sur ma défensive. Ces trois mots passent mal.
— Non, Daniel. Tu es juste obsédé par moi parce que tu ne peux pas
m’avoir, parce que je ne suis pas tombée amoureuse comme les autres avec
qui tu es sorti avant. Tu ne sais pas ce que c’est l’amour.
— Et toi, si ?
Je ne réponds pas.
— T’es avec quelqu’un ? C’est qui ? Il est meilleur au lit que moi ?
— Daniel…
— Réponds-moi !
Il me crie au visage et je recule d’un pas.
— Moins fort, Daniel.
— Non, dis-moi qui c’est !
— Ça ne te regarde pas.
— Ça veut dire que t’as quelqu’un.
Je n’ai pas envie de lui causer plus de peine encore, mais ma patience est
à bout. Il tend la main vers mon visage, mais je m’écarte à nouveau.
— Tu es si belle.
— Daniel, je vais appeler un taxi, tu ne peux pas conduire dans cet état.
— Tu t’inquiètes pour moi ?
Je fouille les poches de mon uniforme pour trouver mon téléphone, mais
il n’y est pas. Catastrophe, je l’ai laissé dans la chambre.
— Daniel, dis-moi que tu ne m’as pas envoyé d’autres messages après
celui où tu m’annonçais que tu étais devant ma porte.
Il fronce les sourcils comme s’il réfléchissait.
— Je t’en ai envoyé un autre et je t’ai appelée, mais t’as pas répondu.
Pourvu que la sonnerie n’ait pas réveillé Artemis.
— Daniel, tu dois t’en aller, donne-moi ton portable, je te commande un
taxi.
À contrecœur, il me tend son téléphone et j’appelle, une voiture devrait
arriver très bientôt. Je rends son portable à Daniel et je jette un coup d’œil à
la porte d’entrée. Elle est toujours fermée. Ouf, Artemis n’est pas réveillé.
S’il avait lu les messages de Daniel, il aurait déjà déboulé ici en mode fou
furieux. Daniel profite de ma distraction pour m’attraper les bras ; il a de la
force, malgré les quantités d’alcool qu’il a ingurgitées.
Il se penche pour m’embrasser, je me détourne et je le repousse. Je
m’emporte contre lui :
— Tu ne m’écoutes pas ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi,
Daniel. Rien. S’il te plaît, vis ta vie et fiche-moi la paix.
— Juste un baiser d’adieu, me supplie-t-il.
Je ris.
— Tu as perdu la tête.
Le taxi arrive et je l’aide à monter dedans.
— Je garde tes clés de voiture, tu pourras venir les chercher demain.
C’est la dernière fois que tu fais un truc pareil, Daniel. La prochaine fois,
j’appelle la police.
Il acquiesce avant que je ferme la portière. Je regarde le taxi disparaître
dans l’allée. Je retrouve le silence et l’obscurité de la maison et je monte les
escaliers. Au final, cet incident ne s’est pas passé aussi mal que je le
craignais. J’ai réussi à gérer. Quand j’ouvre la porte de la chambre
d’Artemis, je remarque une petite lumière dans un coin de la pièce. Mon
cœur commence à s’emballer quand je constate que le lit est vide. Je
m’adosse au battant et je croise le regard d’Artemis. Il est assis dans un
fauteuil près de la fenêtre, les cheveux en pagaille, torse nu, vêtu seulement
de son ample pantalon de pyjama. Son expression est si froide qu’elle me
donne la chair de poule. Il a sa tablette en main et il tourne l’écran vers moi.
Il me montre des images en noir et blanc de la caméra de sécurité à
l’avant de la maison. Non seulement Artemis a tout vu, mais je sais que les
caméras n’enregistrent pas le son. Il m’a juste vu parler à Daniel à quatre
heures du matin, après plusieurs messages compromettants. C’est juste un
malentendu, Claudia, mais choisis bien tes mots. Ma gorge se noue en
voyant son regard sévère. Il attend une explication. Ses épaules et ses bras
sont tellement tendus que ses muscles sont plus saillants que d’habitude.
— Alors, tu vas m’expliquer ? me demande-t-il en laissant tomber la
tablette sur la petite table en face du fauteuil où il est installé.
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Je déteste cette phrase cliché, les menteurs l’utilisent aussi facilement que
les personnes sincères.
— Il était saoul et je ne voulais pas qu’il prenne le volant pour rentrer
chez lui dans cet état.
— Tu te l’es tapé ?
— Qu’est-ce que ça a à voir avec… ?
— T’as baisé avec lui ?
Artemis se lève.
— Je pense que la réponse est oui. Je vais te lire le dernier message qu’il
t’a envoyé : Je repense à ce que ça me fait d’être en toi.
Il a l’air de plus en plus furieux.
— Ma vie sexuelle passée ne te regarde pas.
— Ça ne me regarde pas que ma copine sorte en scred en pleine nuit pour
retrouver un type avec qui elle a baisé !? Tu es encore avec lui ?
— Non, pas du tout. Ça s’est passé avant qu’il y ait quoi que ce soit entre
toi et moi.
— Je ne veux pas que tu le revoies et je veux que tu le bloques sur ton
téléphone.
Je hausse un sourcil désapprobateur.
— Qui es-tu pour me dire ce que je dois faire ?
— Tu veux continuer à le voir, c’est ça ?
— Non, mais la seule personne qui a le droit de gérer les gens qui sont
dans ma vie ou non, c’est moi.
Ça le rend encore plus furieux. Il sait qu’il ne peut pas me contrôler. J’ai
toujours été indépendante et je le serai toujours.
— Écoute, je suis désolée, je n’ai pas géré la situation de la meilleure
façon qui soit, mais je savais que tu serais en colère si tu descendais avec
moi. J’ai voulu éviter que tu t’énerves. Je voulais juste le renvoyer chez lui
sain et sauf.
Artemis me tourne le dos et se passe la main dans les cheveux. Je ne sais
pas ce qui cloche chez moi, mais le voir en colère et jaloux m’excite. La
façon dont ses muscles se raidissent, son air énervé, la tension dans sa
mâchoire et son cou… J’ai envie qu’il canalise cette rage pour me baiser
avec force. Je secoue la tête pour me reprendre. Je suis encore affectée par
la séance torride de tout à l’heure. Je m’approche tout de même, je passe les
bras autour de sa taille et j’appuie la joue contre son dos. J’entends son
cœur tambouriner dans sa poitrine et il laisse échapper un long soupir de
frustration.
— Tu sais, j’ai failli sortir pour le massacrer, m’avoue-t-il.
Je m’en doutais.
— Je me suis retenu parce que je sais que tu détestes la violence. Tu vois,
même en te voyant parler à un autre homme devant la maison, j’ai pensé à
toi. T’imagines comme je suis dingue de toi ?
J’embrasse son dos, puis mes mains glissent le long de ses tablettes de
chocolat pour glisser dans son pantalon de pyjama. Artemis se raidit de
surprise.
— J’ai été vilaine, je chuchote. Pourquoi tu ne passes pas ta colère sur
moi en me baisant ?
Ma main monte et descend, et il soupire :
— Si tu imagines que le sexe va résoudre le problème…
Il se tourne vers moi et retire mes mains de son pantalon, mais le désir
qui le consume se lit dans ses yeux.
— … tu as parfaitement raison, conclut-il.
Et il m’embrasse avec fougue en serrant mon corps contre le sien. Il me
force à reculer jusqu’à ce que mon dos heurte son bureau jonché de papiers,
il me soulève par les cuisses et me hisse sur la table.
Il descend entre mes jambes, une main agrippe ma taille tandis que
l’autre arrache ma culotte. Ses lèvres bougent agressivement, presque avec
colère, contre les miennes et j’adore ça.
J’aime tout de cet homme. On s’embrasse sans la moindre retenue, je fais
glisser mes doigts le long du bord de son pantalon de pyjama, puis je le
baisse d’un coup sec. Je sens son sexe contre mon entrejambe et je réprime
un gémissement alors qu’il n’a encore rien fait. Il cesse brusquement de
m’embrasser, les lèvres rouges et gonflées, et ses yeux sondent les miens.
— Je t’aime, dit-il.
Il m’embrasse à nouveau avant que je puisse répondre quoi que ce soit, et
me pénètre d’un coup. Et là, sur ce bureau, nous nous réconcilions grâce au
sexe, sa rage libère nos penchants les plus sauvages et les plus pervers. Et,
même si je n’ai pas répondu à sa déclaration, je sais que c’est le vrai amour
de ma vie ; je suis bien placée pour le savoir, il a grandi à mes côtés.
34. Nous nous sommes déjà rencontrés,
n’est-ce pas, Claudia ?

CLAUDIA

Je t’aime.
Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à prononcer ces mots simples ?
Pourquoi ils s’étranglent dans ma gorge chaque fois que je tente de les
laisser sortir ? Qu’est-ce qui me retient ? Je sonde mon esprit, mon cœur, à
la recherche d’une raison, d’une explication logique, je voudrais tant
comprendre. Je ne l’aime pas ? Non, ce n’est pas ça, Artemis est l’amour de
ma vie, il a toujours eu une place à part dans mon cœur, même pendant les
années où j’ai refusé de l’admettre. Alors pourquoi ?
Je t’aime, s’il te plaît, pardonne-moi, Martha. J’étais saoul, je ne le ferai
plus, je te le promets au nom de notre amour, je t’aime.
Les paroles de mon père, quand il avait frappé ma mère, étaient toujours
ponctuées de Je t’aime. Comme j’étais très jeune et que les coups
revenaient souvent, j’ai compris que ces Je t’aime n’étaient que des
mensonges. On ne fait pas de mal à ceux qu’on aime. Lorsque nous avons
fui mon père et que nous nous sommes retrouvées à la rue, dormant dans
des caravanes abandonnées et autres lieux délabrés, ma mère rencontrait
régulièrement des types louches qui lui promettaient un monde meilleur ou
bien plus encore, à condition qu’elle accepte de faire le trottoir et de leur
verser un pourcentage. À nouveau, j’ai entendu la ritournelle Je t’aime,
Martha. Des mensonges éhontés, une fois de plus. J’ai fini par conclure que
cette formule toute faite était un outil dont les gens se servaient pour
justifier leurs actes abominables, pour manipuler les autres et les maintenir
sous leur emprise, prêts à encaisser le coup suivant.
Peut-être que, dans mon subconscient, cette phrase a encore un goût
amer. Même si ce ne sont que des mots, lorsque je tente de les prononcer, ils
déclenchent en moi une sensation désagréable. C’est contradictoire parce
que, quand Artemis me fixe avec ses yeux bruns remplis d’amour et qu’il
dit ces trois mots, je suis envahie d’une chaleur qui me submerge.
Est-ce que je suis fichue pour de bon et que je ne pourrai jamais lui
répondre par un Je t’aime aussi sincère que le sien ? Un Je t’aime qui ne
soit pas associé aux scènes les plus sombres de mon passé, un Je t’aime
pur ? Je ne veux pas prononcer cette formule juste parce qu’il le faut. J’ai
sans doute besoin de temps, c’est tout.
— Claudia ?
Kelly, ma collègue stagiaire, m’interpelle.
— Tu m’écoutes ?
— Oui, bien sûr.
Elle fronce les sourcils, mais laisse passer mon mensonge.
— Je te disais qu’André a adoré ta proposition marketing pour le
prochain projet.
— C’est vrai ? je m’exclame, la main sur la poitrine.
André est le bras droit de Mme Marks, ma supérieure. J’ai passé
plusieurs soirées à évaluer le marché sous différents angles et à mettre au
point la stratégie parfaite pour promouvoir un nouveau complexe
d’appartements que la société Hidalgo va construire dans les prochains
mois.
— Oui, je suis jalouse, ajoute-t-elle. Je suis sûr qu’ils vont le choisir à la
réunion de cet après-midi. Ils nous permettent d’y assister pour qu’on
écoute et qu’on apprenne.
— Il faut que je me prépare, je déclare en me levant pour aller aux
toilettes me rafraîchir un peu.
S’ils choisissent ma proposition, ils voudront me poser des questions, je
dois être le plus présentable possible et j’ai des cernes terribles. Mais je ne
regrette pas d’avoir travaillé tard si leur choix se porte sur mon projet : ce
sera le premier dossier dont je serai responsable.
Je me regarde dans le miroir et je m’encourage :
— Tu peux le faire !
Le travail acharné porte ses fruits.
Quand je sors des toilettes, je me fige en voyant Alex. Putain, c’est pas
vrai ! C’est le mec que j’ai failli embrasser dans le bar d’Artemis et qui a
disparu avant que quoi que ce soit ne se passe. Il est vêtu d’un costume bleu
clair et, contrairement à tous les employés, il ne porte pas le badge
d’identification de l’entreprise, ce qui ne peut signifier qu’une chose : il est
à la tête d’un département. La coïncidence est trop forte. Je tourne les talons
pour me réfugier dans les toilettes, quand la voix d’André m’oblige à
renoncer à ma stratégie :
— Claudia !
Je pince les lèvres et je me tourne à contrecœur vers lui, vers Alex, qui
n’a pas du tout l’air surpris de me voir là et m’adresse un petit signe. Je lui
souris en m’approchant.
— Le directeur financier a décidé de nous rendre visite aujourd’hui.
Monsieur, je vous présente…
— Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas, Claudia ?
Son ton enjoué ne m’échappe pas. André nous regarde bizarrement et ne
peut s’empêcher de demander :
— Comment vous connaissez-vous ?
Je soupire, mal à l’aise.
Eh bien, vous voyez, André, on a failli s’embrasser en boîte, mais il a
disparu avant qu’il ne se passe quoi que ce soit.
— Nous nous sommes déjà croisés, répond Alex.
— André !
Mme Marks appelle son bras droit depuis son bureau et celui-ci s’excuse
puis s’éloigne en courant, nous laissant seuls. Alors que je m’apprête à
remettre Alex à sa place, il me devance.
— Détends-toi, Artemis est mon meilleur ami.
Je ne m’attendais pas à ça.
— Quoi ?
Il me sourit.
— Ce soir-là à l’Insomnia, quand j’ai réalisé que tu étais la bonne que
mon meilleur pote a fréquentée toute sa vie, je me suis éclipsé et je l’ai
appelé pour qu’il vienne te chercher.
Je garde le silence, le temps de digérer ces informations. Je comprends
mieux maintenant comment Artemis a pu surgir de nulle part au bon
moment.
— Je suis content que ton amie nous ait interrompus et ait prononcé ton
nom. Artemis ne m’aurait probablement pas pardonné s’il s’était passé quoi
que ce soit entre nous.
Eh bien ! Le monde est petit et il adore me fourrer dans des situations
étranges. Quoique, après tout, c’est le bar d’Artemis, il n’y a rien
d’étonnant à ce que son meilleur ami le fréquente.
— Je propose qu’on recommence à zéro. Ravi de te rencontrer, Claudia,
moi c’est Alex.
— Enchantée.
Je lui souris, mais mon sourire s’efface aussitôt car je viens de réaliser
une chose terrible : si Alex sait que je travaille ici et qu’il est le meilleur
ami d’Artemis… ça veut dire qu’il est au courant aussi ? J’espère
sincèrement que non.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es toute pâle.
— Artemis sait que je travaille ici ?
Alex semble surpris par la question pendant une seconde, puis son air
coupable me donne la réponse.
— Il n’interviendra pas, m’assure-t-il avec un sourire. Il l’a promis.
Ce petit menteur, il était au courant depuis le début et il a fait semblant de
rien… Oh, Artemis Hidalgo.
— Bon, je te laisse travailler. Ravi d’avoir pu te rencontrer, Claudia.
Il me dit au revoir et je pousse un long soupir.

— Excellente proposition, André ! s’exclame Mme Marks une fois qu’il


a fini d’exposer mon idée.
Je me passe nerveusement la langue sur les lèvres, m’attendant à ce qu’il
prononce mon nom. Tout le monde applaudit et je le fixe avec impatience.
Mais, au lieu de m’appeler à le rejoindre, André se lève.
— Merci, merci, c’est une idée qui m’est venue comme ça.
Ma bouche s’ouvre et mon estomac se tord. Il parle comme si c’était son
projet, comme si je n’avais pas passé des nuits blanches à plancher sur ce
dossier, comme si je n’avais pas fait tout le travail.
— Vous m’avez vraiment impressionnée, cette fois, André, ajoute
Mme Marks.
Je suis tellement estomaquée que j’en oublie de respirer. Je n’en crois pas
mes oreilles. Kelly se raidit à côté de moi. La réunion s’achève et les gens
commencent à se lever pour rejoindre la sortie. Je ne m’attendais pas du
tout à ça. Je reste paralysée quelques secondes, mais je réagis avant que tout
le monde ne soit parti.
— Excusez-moi, j’ai quelque chose à dire.
Tout le monde s’immobilise, surpris que la nouvelle stagiaire ait une
voix. À vrai dire, nous n’étions autorisées à entrer que pour observer la
réunion.
— Cette idée…
— Claudia, me coupe André, vous n’êtes là que comme observatrice,
veuillez vous abstenir d’émettre des opinions.
— Ce n’est pas une opinion, je…
Kelly prend ma main, la serre fort et me chuchote :
— Ne fais pas ça, si tu l’accuses devant tout le monde, il pourrait te virer.
Je me mords la langue parce que je sais qu’elle a raison. André est le bras
droit de Mme Marks et je ne suis qu’une vulgaire stagiaire.
Comme je ne dis rien, tout le monde s’en va. André passe devant moi
avec un sourire triomphant avant de sortir à son tour.
— Mais quel connard ! Quel profiteur !
Je me tape le front contre la table.
— Comment il a pu faire ça ? Comment il a pu s’approprier mon idée
comme si de rien n’était ? Il n’a même pas hésité.
— Je sais, admet Kelly. J’imagine que c’est comme ça que ça marche,
ici. Les personnes haut placées profitent des nouveaux pour gravir les
échelons et se faire bien voir de tous.
— Ça ne devrait pas se passer comme ça.
— À qui le dis-tu ! André a piqué mon idée pour la campagne du centre
commercial qu’ils vont construire l’année prochaine. Il l’a présentée la
semaine dernière comme si elle venait de lui.
Kelly boit une gorgée de café.
— Je ne m’en suis rendu compte que quand on m’a demandé de faire des
copies du dossier et que j’ai vu mon idée défiler dans la photocopieuse. Ça
m’a fait hyper mal. Je comprends très bien ce que tu ressens.
— On ne peut rien faire ?
— Se plaindre ? À la cheffe ? André est son chouchou.
— Elle doit bien avoir un supérieur, non ?
— Elle est cheffe de service, son patron direct, c’est le directeur. Pfff !
Comme si on pouvait parler au P-DG de la société Hidalgo.
Artemis. Je me mords la lèvre en réfléchissant à toute vitesse, mais je
secoue la tête. Je vais d’abord essayer de résoudre ce problème moi-même.
Je me lève et je me dirige vers le bureau d’André. Je frappe à la porte et
j’entre quand il m’invite à le faire. Il est assis derrière son bureau et, quand
il me voit, il affiche un air agacé.
— Oui ?
— Pourquoi avez-vous repris mon idée à votre compte ? C’est injuste
et…
— Vous êtes stagiaire, Claudia, vos fonctions n’incluent pas le
développement de campagnes pour l’entreprise. J’ai décidé d’utiliser votre
idée et de la développer, vous devriez le prendre comme un compliment.
— C’est mon idée.
— Personne ne dit le contraire.
— Alors, pourquoi ne pas l’avoir signalé en réunion ?
Il soupire, se lève et glisse les mains dans les poches de son pantalon.
— Qu’est-ce que vous vouliez ? Renforcer votre ego ? Si je n’avais pas
présenté votre idée, elle serait restée sur votre bureau à prendre la poussière
car, comme je l’ai dit, ce n’est pas dans vos prérogatives de présenter des
projets. Personne n’en aurait jamais entendu parler.
La colère gronde dans mes veines parce que, peu importe la façon dont il
enrobe les faits, il m’a piqué l’idée.
— Je veux que vous disiez la vérité à Mme Marks et que vous me laissiez
développer le projet.
Il éclate de rire.
— Et si je refuse ?
— Je lui dirai moi-même.
— Parfait, allez-y, alors.
Il hausse les épaules.
— La parole d’une nouvelle stagiaire contre la mienne, alors que je
travaille dans cette entreprise depuis des années. Allez, courez lui raconter,
mais je m’assurerai que vous ne soyez pas embauchée à la fin de votre
stage.
— Vous êtes un salaud, je lui lance avant de quitter son bureau et de me
diriger directement vers celui de Mme Marks.
Elle m’accueille le téléphone à l’oreille et me fait attendre quelques
minutes avant de s’occuper de moi. Lorsque je lui explique la situation, elle
me sourit.
— Oh, Claudia, je ne savais pas, reconnaît-elle d’un ton triste. Mais,
même si c’était votre idée, André a raison. Vous êtes stagiaire, je ne peux
pas vous confier la responsabilité d’un projet de cette ampleur, il a
l’expérience indispensable pour développer le projet. En revanche, je vais
m’arranger pour que vous obteniez la reconnaissance que vous méritez à la
prochaine réunion, d’accord ?
— Je…
— J’ai beaucoup de travail, retournez à votre poste.
L’entretien ne se termine pas comme je l’avais prévu, mais au moins je
ne me suis pas tue.

Quand arrive l’heure du déjeuner, Kelly ouvre son sac et l’odeur du


bacon et de la viande me frappe les narines. Je ne peux m’empêcher de
grimacer. C’est étonnant, ce genre d’odeurs ne m’a jamais dérangée. Je me
couvre discrètement la bouche, je me lève et je contourne mon bureau pour
me précipiter aux toilettes. J’ai envie de vomir. Je l’entends m’appeler dans
mon dos :
— Clau ?
— WC, je marmonne avant de disparaître dans le couloir.
Je cours dans un des box et je me penche pour rendre le petit déjeuner
rapide que j’ai avalé ce matin. C’est dégueu. Je m’adosse à la porte en
respirant lourdement.
Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est la deuxième ou la troisième fois que je
vomis cette semaine, ça commence à me faire peur. Même s’il m’arrive
d’avoir l’estomac un peu dérangé et de me sentir mal avant mes règles, je
n’ai jamais senti ça.
Et je ne peux pas être enceinte, je prends la pilule depuis six mois pour
contrôler mes hormones. Je n’aurais pas laissé Artemis jouir en moi si je ne
prenais pas de contraception : je ne suis pas débile.
Alors, qu’est-ce que j’ai ?
Est-ce le stress de mon stage ? Peut-être que mon corps encaisse le coup
de toutes les années de travail combinées aux heures de cours et d’étude ?
Je sors des toilettes un peu étourdie et, malheureusement, je me retrouve
nez à nez avec André. C’est la dernière personne que j’ai envie de voir en
cet instant.
— Oh, Claudia, vous êtes toute pâle, tout va bien ?
— Oui, ne vous en faites pas.
Je passe à côté de lui pour regagner le bureau que je partage avec Kelly,
mais, en la voyant dévorer sa nourriture, je sens la nausée remonter et je
fais demi-tour.
— Je vais prendre l’air.
Kelly me dévisage d’un air perplexe.
Je traverse les couloirs et je passe devant la réception pour sortir du
bâtiment. L’air frais me fouette et je me sens tout de suite mieux. C’est
peut-être l’atmosphère lourde du bureau. Je trouve un banc et je m’assieds.
Je m’appuie contre le dossier, les bras étendus, et je lève la tête pour essayer
d’apercevoir le dernier étage de l’immense immeuble qui abrite la société
Hidalgo.
Tu dois être là-haut, Artemis, plongé dans ton travail. Ton costume
impeccable et l’attitude glaciale que tu affiches font croire à tout le monde
que tu es un monstre de froideur, alors que tu as un cœur immense.
Lorsque je sens une ombre me cacher la lumière du soleil, je baisse les
yeux : un homme se tient devant moi, les deux mains fichées dans les
poches de son pantalon.
C’est Artemis. Le directeur de cette entreprise géante en personne. Mon
cœur bat la chamade et un sourire se dessine instantanément sur mes lèvres.
Même si j’ai encore l’estomac retourné, je me sens en sécurité quand il est
là. Son visage est sérieux et l’inquiétude trouble ses yeux bruns.
— Ça va ?
Sa voix m’apaise.
— Oui, j’avais juste besoin de prendre l’air.
— Tu es vraiment très pâle.
Il tend la main et me caresse doucement la joue. J’oublie pendant une
seconde où nous nous trouvons.
— Tu es gelée, tu veux que je te ramène chez toi ?
Je prends sa main dans la mienne et l’éloigne de mon visage.
— Non, ça va aller.
— Claudia.
— Artemis, je réponds sur le même ton pour l’amuser, mais il est
toujours préoccupé. Ça va, je t’assure, et de toute façon je finis dans
quelques heures.
— Tes horaires n’ont aucune importance, tu ne dois pas travailler dans
cet état, je…
— Artemis, je te dis que ça va.
Il pince les lèvres et s’assied à côté de moi. Nous entrelaçons nos doigts,
puis je me rappelle que nous sommes devant le bureau et je le lâche. Il
hausse un sourcil.
— Ça te dérange qu’on te voie avec moi ?
— Non.
Je secoue la tête.
— Mais j’effectue mon stage ici et je pense que, si on nous voit
ensemble, ça va poser problème. Tu as déjà entendu parler de harcèlement
sexuel au travail ?
Il se désigne du doigt.
— Tu m’accuses de quelque chose ?
— Je plaisante, mais ce n’est peut-être pas une bonne idée de montrer
qu’on est ensemble, dis-je avec sincérité. Quand on ne bosse pas, c’est une
autre histoire.
— Arrête d’essayer de me séduire, Claudia. Je t’ai abordée innocemment
pour m’assurer que tu allais bien, et voilà ce que tu me sors.
— Toi ? Innocemment ?
Il plisse les yeux.
— Bien sûr que oui.
Il recule un peu.
— J’étais un iceberg solitaire jusqu’à ce qu’une femme volcan débarque
et me fasse fondre un peu, tirant un trait sur mon innocence.
Je ris et je lui donne une petite tape sur l’épaule.
— Tes mises en scène dramatiques m’avaient manqué.
Je repense avec nostalgie à toutes les fois où Artemis a inventé des
répliques théâtrales quand nous étions petits pour se faire passer pour la
victime. Je le fixe comme une idiote. Là, en plein jour, je vois les moindres
détails de son visage, sa barbe légère, le petit pli qui se forme entre ses
sourcils quand il me surprend à l’observer.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien.
Je me rends compte que le moment où je pourrai enfin lui déclarer à
haute voix ce que je ressens viendra tout seul et que ça n’affecte pas notre
relation que je ne lui aie pas dit Je t’aime plus tôt. Artemis et moi, nous
sommes plus forts que trois mots. Ce qui nous lie est plus résistant et plus
puissant que tout ce qu’on pourrait imaginer.
Malgré l’incident avec André et Mme Marks, et même si je ne me sens
pas en grande forme, je suis super heureuse en cet instant précis, en
compagnie de l’homme que je surnommais Superchat quand j’étais gamine
parce qu’il avait promis de me protéger… J’aimerais rester ici toute la
journée. Malheureusement, la vie a l’art de tout foutre en l’air. Parce que
l’instant d’après, au moment où je me lève, je suis prise de vertiges, je
m’évanouis et je finis à l’hôpital.
35. Tu m’as fichu une de ces frousses !

CLAUDIA

La lumière est aveuglante…


C’est la première chose que je remarque quand je me réveille. Je cligne
des paupières pour m’habituer à l’intensité de l’éclairage, encastré dans un
plafond que je ne reconnais pas.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où suis-je ? Ma tête tourne dès que je tente
de remettre de l’ordre dans mes pensées. Les souvenirs remontent en vrac :
le bureau, la réunion, André qui me pique mon idée, Alex, mon estomac
dans la cuvette, la sortie pour prendre l’air et l’arrivée d’Artemis. Puis je me
suis levée et… Et ? Noir. Je me suis évanouie ? Je tousse un peu et je jette
un coup d’œil sur le côté. Je suis allongée sur un lit d’hôpital, une perfusion
a été placée dans mon bras gauche.
— Claudia ?
La voix de Gin me parvient de l’autre côté. Je tourne la tête vers elle.
— Ouf, tu es réveillée.
Elle se lève d’un fauteuil, les traits déformés par l’inquiétude.
— Tu m’as fichu une de ces frousses !
Elle s’approche de moi et me prend la main.
— Comment tu te sens ?
J’humecte mes lèvres desséchées pour pouvoir parler :
— Ça va.
— Oh non, je t’en prie, arrête tes conneries ! Ne prétends pas que tout va
bien, c’est en jouant à ça que tu as fini à l’hôpital !
— Gin…
— Non, Gin rien du tout ! Je dois prévenir le médecin que tu as repris
connaissance et tu as intérêt à suivre toutes ses recommandations pour aller
mieux.
Gin semble lire la question dans mes yeux : Et Artemis ?
— Artemis est allé te chercher à manger, le médecin a recommandé que
tu avales quelque chose de sain à ton réveil.
— Comment il va ?
Je le connais : Artemis n’a jamais été à l’aise dans les hôpitaux et il n’est
pas vraiment à la hauteur quand je suis malade. Il s’inquiète trop.
Gin hausse un sourcil.
— Tu te fais vraiment du souci pour lui ? C’est toi qui es sur un lit
d’hôpital, je te rappelle.
— Je sais juste qu’il s’en fait trop.
— Et à juste titre : tu t’es évanouie dans ses bras, tu t’attends à quoi ?
Je grimace en bougeant mon bras gauche, l’intraveineuse me brûle un
peu.
— Dis-moi qu’ils n’ont pas appelé ma mère, je ne veux pas l’affoler.
— Pfff ! Arrête un peu de te tracasser pour les autres !
Elle soupire.
— Non, on n’a pas prévenu ta mère, on sait que le choc pourrait être
dangereux pour sa santé.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Il a dit quoi, le médecin ?
— Pas grand-chose, ils t’ont envoyée faire une série d’analyses
sanguines, mais il pense que c’est de l’anémie, une carence nutritionnelle
ou autre. Tu ne manges pas ?
— Bien sûr que je si, j’ai eu plusieurs semaines stressantes, c’est tout.
— Claudia, tu peux me mentir autant que tu veux, mais tu dois raconter
la vérité au docteur. Si tu manges à pas d’heure, que tu sautes des repas ou
que tu avales n’importe quoi pour gagner du temps, tu dois lui dire.
Je ne réponds pas et elle sort prévenir le médecin. Le docteur Brooks est
un homme plutôt âgé, aux cheveux blancs et aux sourcils épais de la même
couleur. Il m’adresse un sourire professionnel qui se veut rassurant.
— Bonjour, Claudia, je suis le docteur Brooks, comment vous sentez-
vous ?
— Un peu faible et groggy, j’avoue.
— J’ai reçu les résultats de vos tests.
Il consulte les papiers accrochés au porte-bloc qu’il a en main.
— Je suis désolé, pour des raisons légales de confidentialité, je dois vous
demander si vous voulez que je vous informe des résultats et du diagnostic
en présence de votre amie ?
— Oui.
Gin se tient à côté de moi et me prend la main. Je lui en suis
reconnaissante, car la peur a commencé à s’emparer de moi. Et si c’était
grave, et si j’étais vraiment malade ?
— D’accord.
Le docteur examine à nouveau ses documents.
— Eh bien, Claudia, comme je le pensais, votre fer est très bas et indique
une anémie. Ce n’est pas grave, ça se soigne facilement une fois qu’on a
identifié la cause.
Un soupir de soulagement s’échappe de mes lèvres.
— Et nous l’avons trouvée, ajoute-t-il.
— Qu’est-ce qui a causé cette carence ?
Je passe en revue toutes les fois où j’ai avalé de quoi manger en vitesse et
où j’ai sauté un repas. J’aurais vraiment dû faire plus attention à mon corps.
Le médecin me sourit.
— Vous êtes enceinte.
À cet instant, la Terre s’arrête de tourner. Je fixe le docteur, incapable de
dire quoi que ce soit, d’émettre la moindre parole.
Il reprend, comme pour me faire sortir de ma transe :
— Félicitations.
— Je ne… C’est…
Je marmonne des bribes incohérentes avant de parvenir à articuler :
— C’est impossible, je prends la pilule.
Gin est pétrifiée à côté de moi, le docteur soupire.
— J’aimerais vous dire que c’est une méthode de contraception
infaillible, mais malheureusement il y a un risque de tomber enceinte si
vous sautez un jour ou si vous ne la prenez pas à heure régulière.
J’essaie de me souvenir s’il m’est arrivé d’oublier ma pilule. Ces
dernières semaines ont été chaotiques.
— Je…
Juste à ce moment-là, Artemis ouvre la porte et ma respiration se fige. Il
reste là, une main sur la poignée, un sac de nourriture dans l’autre. Il a
enlevé sa cravate et sa veste de costume, il porte une simple chemise
blanche et un pantalon. Ses yeux bruns sondent les miens et il fronce les
sourcils en voyant mon expression… qui doit être atterrée.
— Tout va bien ?
Il finit d’entrer et pose le sac sur la petite table à côté du fauteuil. Le
docteur lui sourit et me regarde à nouveau, comme pour me demander s’il
doit poursuivre. Je secoue négativement la tête.
— Je vous laisse vous reposer, conclut-il, j’ai demandé que vous restiez
la nuit en observation et pour qu’on vous administre des nutriments par
intraveineuse. Si vous vous sentez mieux demain, vous pourrez rentrer chez
vous.
— Merci beaucoup, docteur.
Artemis s’approche, se penche sur moi et m’embrasse sur le front.
— Tu n’imagines pas comme j’ai eu peur, murmure-t-il avant de
s’écarter.
Je suis toujours sans voix. Je ne peux pas être enceinte. J’ai été prudente,
je me suis toujours montrée responsable, j’ai toujours su clairement ce que
je voulais dans la vie et à quel moment. Je n’aurais jamais imaginé que je
pourrais faire face à une grossesse imprévue. Je ne sais pas ce que je
ressens, ce que je pense, ce que je dois faire. Je suis tétanisée. Je ne sais pas
pourquoi j’ai envie de pleurer, mes émotions sont dans un grand huit en ce
moment.
— Claudia ?
Je lève les yeux en entendant la voix inquiète d’Artemis à côté de moi. Il
est si beau, avec sa barbe légère, son menton bien dessiné et ses yeux
magnifiques qui me réchauffent quand il me scrute.
Gin vient à ma rescousse :
— Elle est un peu groggy depuis qu’elle s’est réveillée, prétend-elle,
parce qu’elle devine que je n’ai pas encore digéré la nouvelle.
— Oh.
Artemis marche jusqu’à la table pour sortir la nourriture et organiser les
boîtes.
Gin et moi nous regardons en silence et elle articule une question sans un
bruit. Je lis sur ses lèvres : Comment c’est possible, Clau ? Je lui réponds de
la même manière : J’ai fait attention.
Artemis revient vers nous. Je lui souris et je retrouve l’usage de la
parole :
— Merci.
Il pose devant moi une boîte de riz blanc avec du poulet qui paraît juteux.
Tout va bien jusqu’à ce que j’aperçoive les morceaux de bacon à côté.
Oh non, non, pas du bacon ! Je serre les dents avant de mettre une main
sur ma bouche en secouant la tête. Gin semble comprendre et éloigne la
nourriture aussi vite qu’elle le peut. Artemis me regarde sans comprendre.
— Je suis très sensible aux odeurs, je lui explique une fois la nausée
passée.
— C’est l’anémie, explique Gin à ma place. Le médecin nous a dit que
Claudia était anémique.
Gin explique les conclusions du docteur, sans évoquer la grossesse.
Évidemment, je suis bien consciente que je vais devoir l’annoncer à
Artemis, mais je dois me faire à l’idée d’abord. J’ai besoin de temps pour
pouvoir lui expliquer, je n’arrive toujours pas à y croire moi-même.
Quand le soir tombe, Gin me dit au revoir après m’avoir serrée dans ses
bras et m’avoir assuré que tout irait bien. Je suis couchée sur le côté dans
mon lit et Artemis est assis dans le fauteuil un peu plus loin.
— Repose-toi. Je veillerai sur toi toute la nuit.
Sa voix est douce dans le silence de la chambre.
— Je vais bien, je t’assure.
— Bien sûr, murmure-t-il, tu vas si bien que tu te retrouves à l’hôpital.
Je ne réponds pas et me contente de l’observer. Il est penché en avant, les
coudes sur les genoux, les mains jointes devant lui, aussi beau que
d’habitude. Et puis tout à coup… je l’imagine avec un bébé, un garçon ou
une fille, dans les bras. Et mon cœur frémit, parce que c’est une vision
merveilleuse.
Tu vas être papa, Artemis.
Comment puis-je lui expliquer ça alors que je ne sais pas comment il va
réagir ? Notre relation vient à peine de débuter, nous ne sommes plus des
adolescents mais nous sommes encore jeunes, il a ses responsabilités, j’ai
les miennes. Et si sa réaction n’est pas celle que j’espère ? Je suis terrifiée à
l’idée qu’il réagisse mal ou qu’il m’en veuille. Même s’il faut évidemment
être deux pour faire l’amour, c’est moi qui l’ai laissé jouir en moi, certaine
que tout était sous contrôle. Il m’a fait confiance. Argh, je ne sais même
plus ce que je pense, mes idées sont complètement embrouillées.
— À quoi penses-tu ? me demande-t-il avec une curiosité évidente.
— À plein de choses.
Je soupire.
— Merci d’être là.
— Tu n’as pas à me remercier. Superchat sera toujours là pour s’occuper
de toi.
Il m’adresse un clin d’œil qui me fait sourire.
— Tu es vraiment très tendre ces derniers temps, il n’y a plus aucune
trace de l’iceberg.
— C’est ce qui arrive quand il s’approche trop près du volcan, répond-il
sur le même ton amusé que le mien.
— Artemis…
— Oui ?
Je serre les lèvres en choisissant mes mots avec soin. Je ne sais pas si le
moment est bien choisi ou pas, mais je réalise que le moment parfait ne
viendra jamais : je dois le lui avouer sans attendre.
— J’ai quelque chose à te dire.
Il se raidit en entendant mon ton sérieux. Il écarte les mains.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je… euh…
Je me passe la langue sur les lèvres.
— Je suis enceinte.
36. Ne plaisante pas avec un sujet aussi
important,
Claudia

ARTEMIS

Quoi ?
Cette question tourne en boucle dans ma tête alors que je souris, car ma
première réaction est de croire que Claudia me fait une blague.
— Très drôle, je lui réponds en secouant la tête. Si tu crois que je vais
marcher… Tu croyais que j’allais gober ton mensonge comme la fois où tu
as été opérée de l’appendicite et où tu m’as affirmé qu’on t’avait prescrit de
manger des quantités monstreuses de crème glacée ? Je me souviens de t’en
avoir apporté tous les jours pendant une semaine avant de réaliser que tu
m’avais menti.
Ce souvenir la fait sourire légèrement, mais son expression reste
préoccupée. Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille et
baisse les yeux vers ses mains, serrées sur ses genoux.
— Allez, arrête, lui dis-je en riant. Tu joues super bien la comédie.
— Artemis…
Sa voix est à peine un murmure.
— Ne plaisante pas avec un sujet aussi important, Claudia.
Elle relève la tête pour me fixer dans le blanc des yeux. Son sérieux
balaie mes derniers doutes : ce n’est pas une blague. Mon sourire s’efface
lentement, ma poitrine se comprime.
— Je ne plaisante pas.
Son ton est sec, elle est sur la défensive.
J’ouvre la bouche mais je la referme aussitôt, ne sachant pas quoi dire.
Mon Quoi ? de tout à l’heure résonne à nouveau dans mon esprit,
reflétant mon incrédulité, ma surprise : je n’ai rien vu venir. Je voudrais lui
parler, apaiser l’angoisse qui se lit sur son visage, mais je ne sais pas quoi
dire.
Elle est enceinte…
Je sais que la possibilité existe, puisque nous avons eu des rapports
sexuels non protégés, je ne suis pas un imbécile, mais je croyais qu’elle
prenait la pilule. Claudia a toujours été si méticuleuse et attentive à tout
qu’une grossesse non planifiée ne lui ressemble pas. La nouvelle me prend
complètement au dépourvu.
Dis quelque chose, Artemis.
Claudia se mordille nerveusement la lèvre. Tout dans son langage
corporel exprime la tension.
— Je suis désolée, se justifie-t-elle avec un sourire triste, j’ai dû oublier
de prendre ma pilule un jour. C’est ma faute, tu m’as fait confiance, tu n’as
pas…
— Arrête.
Elle me dévisage d’un air perplexe.
— Arrête de parler, parce que je sais que je ne vais pas aimer ce que tu
vas dire. Je te connais et je sais ce que tu penses.
Elle se tait et m’observe avec méfiance. Je me lève et je passe lentement
la main sur ma nuque.
— Nous sommes tous les deux des adultes qui savent ce qu’ils font.
Même si tu prends la pilule, nous savions qu’il y avait un risque que tu
tombes enceinte si nous avions des rapports sexuels sans préservatif.
Elle ne dit toujours rien et détourne les yeux. C’est la première fois que je
la vois si abattue, si vulnérable.
Elle a peur. Cette situation est probablement aussi inattendue pour elle
que pour moi. Mes yeux tombent sur son ventre, et soudain mon cœur sourit
et j’oublie ma surprise.
Claudia est enceinte, mon fils ou ma fille grandit en elle, je vais être
papa. Moi ? Être père ? Ce n’est pas possible, je suis trop à côté de mes
pompes. Je viens à peine de renouer les liens avec mon propre père après
des années. Avoir un bébé n’était pas dans mes plans à court terme, mais si
c’est avec elle, elle que j’ai toujours aimée, ça ne peut être qu’une bonne
chose. J’ai toujours considéré que Claudia était la femme de ma vie.
— Claudia.
Elle me regarde et je lui adresse un sourire sincère.
— Tout ira bien, je lui promets en la serrant contre moi.
La chaleur dans ma poitrine rayonne dans tout mon corps, mes émotions
se bousculent tandis que j’essaie d’assimiler la nouvelle.
— Même si cette grossesse n’était pas prévue, je suis ravi à l’idée de
devenir papa.
Je prends son visage entre mes mains.
— Pour moi, ça a toujours été et ce sera toujours toi, Claudia.
Ses yeux se remplissent de larmes, mais elle les retient parce qu’elle
n’aime pas pleurer, je le sais. Elle tente toujours de conserver cette force qui
la caractérise. Mais elle doit comprendre que c’est normal d’être vulnérable,
que c’est normal d’avoir peur.
— Je…
Sa voix se brise :
— J’avais tellement de projets, je voulais progresser dans ma carrière. Je
voulais prendre le temps d’être quelqu’un avant d’avoir un bébé, me confie-
t-elle, parce que… je ne veux jamais qu’un enfant subisse ce que j’ai dû
subir.
Sa confession me brise le cœur.
— Et ça n’arrivera pas, Claudia, tu n’es pas seule.
Elle ferme les paupières et deux larmes épaisses roulent sur ses joues.
— Hé, regarde-moi.
Elle ouvre ses yeux embués.
— Tu n’es pas seule, je suis là, à tes côtés, comme toujours.
— J’ai tellement peur, Artemis, avoue-t-elle, les lèvres tremblantes. Je ne
m’attendais pas à ça. C’est un bébé, c’est une vie, quelqu’un que je pourrais
détruire si je m’y prends mal… L’accouchement m’a toujours terrifiée et…
Je tente de la calmer.
— Hé hé, une étape à la fois, OK ? Une chose à la fois.
J’essuie ses larmes avec mes doigts.
— Je suis là et tout va bien se passer. Je vais prendre soin de toi et de
notre bébé, Claudia, tu me fais confiance ?
Elle acquiesce.
— Alors, crois-moi quand je te dis que tout va bien se passer et que je
serai là à chaque étape, parce que je t’aime comme je n’aurais jamais cru
possible d’aimer quelqu’un et que je suis sûr que j’aimerai ce bébé encore
plus.
— Et si on s’y prend mal ? Et si on n’est pas de bons parents ?
Elle exprime toutes ses craintes et ça me fait plaisir de savoir qu’elle peut
s’ouvrir à moi comme ça.
— Et si quelque chose se passe mal ? poursuit-elle. Moi qui ai connu tant
de traumatismes, qui ai tant de peurs, comment est-ce que je pourrais être
responsable d’un autre être humain ? Moi qui ne suis même pas capable de
dire Je t’aime sans que mon estomac se retourne en repensant à tous ces
hommes qui ont craché ces mots à ma mère sans les penser.
Je me penche vers elle et l’embrasse délicatement. Ses lèvres ont un goût
salé à cause des larmes. Je m’écarte et je lui souris.
— Je peux le dire pour nous deux : je t’aime, Claudia.
Je la regarde dans les yeux et j’ajoute :
— Et je sais que tu m’aimes aussi, idiote.
Un léger sourire courbe ses lèvres à travers ses larmes.
— C’est celui qui le dit qui l’est.
Je lui souris en retour et je l’embrasse sur le front avant de l’enlacer. Elle
enfouit son visage dans ma poitrine.
— Tout va bien se passer, Claudia, je lui promets à nouveau, car je sais
qu’elle a besoin de l’entendre.
— Je n’arrive toujours pas à y croire, murmure-t-elle contre mon torse.
— Moi non plus, j’admets.
— Promets-moi qu’on ne va pas tout faire foirer, que, quoi qu’il arrive à
notre relation, ce bébé sera toujours notre priorité. Promets-moi que son
bien-être passera avant tout le reste.
Je comprends son inquiétude, nous avons tous les deux eu de mauvaises
expériences avec nos parents : elle avec son père violent, qui les a laissées à
la rue, et moi avec ma mère qui n’arrêtait pas de tromper mon père, et avec
mon père qui n’a jamais eu le courage de la quitter. Je repose mon menton
sur la tête de Claudia.
— Tu es toi et je suis moi, Claudia. Nous ne sommes pas nos parents.
Elle soupire, et moi aussi.
— Considérons les erreurs de nos parents comme un exemple à ne pas
suivre. Je ne dis pas que nous serons parfaits, mais grâce à ce bébé nous
serons la meilleure version de nous-mêmes.
— Je t’ai tellement fait fondre qu’on a accidentellement créé un… mini-
iceberg.
Sa plaisanterie me fait sourire. Et me montre que, si elle blague, c’est
qu’elle s’est détendue.
— Ou un mini-volcan.
Nous nous séparons et elle essuie ses larmes en laissant échapper une
grosse bouffée d’air.
— Je te déteste.
Je hausse un sourcil.
— Pourquoi ?
Elle me donne un léger coup de poing dans le bras.
— Il a fallu que tu me mettes enceinte.
— Pardon ? Je ne t’ai pas entendue te plaindre quand c’est arrivé. En tout
cas, tes gémissements n’étaient pas négatifs.
Elle s’affale sur le lit, le regard fixé sur le plafond, et je m’assieds à côté
d’elle.
— Repose-toi, demain est un autre jour.
— Demain, je serai toujours enceinte.
— Je sais.
Elle tourne son visage vers moi et me tend le bras.
— Je ne suis pas seule.
— Tu n’es pas seule, je confirme en embrassant le dos de sa main.
Repose-toi.
Elle ferme les yeux et je veille sur elle jusqu’à ce que sa poitrine se
soulève et s’abaisse à un rythme régulier qui m’indique qu’elle dort pour de
bon.
J’embrasse à nouveau sa main et je quitte la chambre en me massant la
nuque. À ma grande surprise, j’aperçois Apollo au bout du couloir de la
clinique en train de vérifier les numéros sur les portes, sans doute à la
recherche de la chambre de Claudia. Comment a-t-il appris qu’elle était
ici ?
Quand il me voit, il se précipite vers moi, l’air inquiet. Quant à moi, je
suis encore un peu désorienté. Il m’appelle :
— Artemis ! Comment va Claudia ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Tu vas être tonton.
Les mots sortent de ma bouche sans aucun filtre ni contrôle. Merde,
qu’est-ce qui m’a pris ? Claudia va me tuer. Apollo se fige et reste un
instant bouche bée.
— Quoi ?
Je me racle la gorge, mais je ne peux rien dire de plus. Le visage
d’Apollo s’illumine.
— Je vais devenir oncle ?
Son sourire est sincère.
— Tu ne te fous pas de ma gueule, hein ? Non, c’est pas ton genre, de
faire des blagues.
Une seconde plus tard, il ajoute :
— C’est vrai ?
Je me passe la main dans les cheveux.
— Oh merde. Si Claudia te pose la question, je ne t’ai rien dit.
— J’arrive pas à y croire. Félicitations, Artemis.
Il me serre dans ses bras.
Son enthousiasme est communicatif et, lorsque nous nous écartons, son
sourire s’élargit encore.
— Honnêtement, je croyais que ce serait Ares qui serait le premier à
avoir un enfant.
Je fronce les sourcils.
— Oh, allez, on sait tous les deux combien de conquêtes ce sauvage a
eues, ajoute-t-il avant de jeter un coup d’œil à la porte de la chambre.
Comment elle va ?
— Sous le choc et un peu effrayée. Et je la comprends, ce n’était pas…
prévu.
— Les meilleures choses arrivent sans crier gare.
— Je suis d’accord dans ce cas-là, mais toi, tu as à peine terminé le lycée.
Pas de grossesse imprévue pour toi pour le moment !
— Comme si je faisais l’amour, murmure-t-il.
Je ne le crois pas un instant. Il ajoute :
— Je peux la voir ?
— Elle se repose, la journée a été dure.
— J’imagine.
Apollo se prend la tête dans les mains.
— J’y crois pas, je vais être tonton. Je parie que je serai son oncle
préféré.
— J’ai des appels manqués de la maison, tu as essayé de me joindre ?
— Non, c’est grand-père, il est super inquiet, je vais lui téléphoner pour
lui dire que Claudia va bien.
— Apollo, tu ne dois dire à personne qu’elle est enceinte. Je dois voir
avec elle comment elle veut annoncer la nouvelle, je n’ai pas fait exprès de
te le dire.
— Y a beaucoup de choses que tu fais par accident, ces derniers temps,
non ? ironise-t-il.
Je le foudroie du regard.
— Oups, c’est trop tôt pour en rire ?
Je ne réponds pas et retourne dans la chambre pour veiller sur Claudia
pendant son sommeil. Je n’ai jamais eu aussi peur que quand elle s’est
effondrée dans mes bras devant le siège de la boîte. Je ne la quitterai plus
d’une semelle pendant un moment, et maintenant que je sais qu’elle est
enceinte, mon envie de la protéger est décuplée.

— Artemis, tu exagères.
Claudia croise les bras. Elle refuse que je l’aide à marcher en sortant de
la voiture à son retour de l’hôpital. Les rayons du soleil matinal frappent ses
cheveux roux en bataille et font ressortir les taches de rousseur minuscules
qui parsèment ses pommettes.
— Je suis parfaitement capable de marcher, m’informe-t-elle en passant
devant moi.
Je referme la portière en soupirant.
Dès qu’elle franchit le seuil de la maison, sa mère et mon grand-père
l’accueillent et la serrent dans leurs bras. Elle leur assure qu’elle va bien.
Mais je croise le regard de mon père, qui se tient dans le couloir menant au
bureau. Apollo est à côté de lui, et ils ont tous les deux l’air aussi sérieux et
inquiet.
Qu’est-ce qui se passe ?
— Claudia, je suis content que tu ailles bien, commence mon père. Tu
nous as fait une sacrée frayeur.
Elle lui sourit.
— Je suis plus forte que j’en ai l’air.
Tout à coup, une personne que je ne m’attendais pas à voir descend les
escaliers. Ses cheveux noirs sont plus longs que la dernière fois qu’il était à
la maison. Je suis content de le revoir, mais qu’est-ce qu’il fait là ? C’est
alors que je me souviens que ce week-end est férié parce que c’est le
4 juillet, la fête nationale, et je réalise que ça fait pile un an que je suis de
retour à la maison. Mon frère nous sourit et se précipite pour embrasser
Claudia.
Ares.
— Je sais que tu étais surexcitée par mon retour, mais c’est un peu too
much de tomber dans les pommes, tu ne crois pas ?
— Imbécile.
Claudia lui décoche une tape sur l’épaule avant de le serrer à nouveau
dans ses bras.
— Ça ne fait pas longtemps, mais tu m’as beaucoup manqué.
Lorsqu’ils se séparent, Ares vient vers moi et je lève un sourcil.
— Ne compte pas sur moi pour un câlin.
Il pose la main sur sa poitrine.
— Toujours aussi froid.
— Tu n’es pas parti assez longtemps, Ares, non.
Il m’étreint quand même et je grimace.
— Arrête de te donner cet air glacial, me dit-il à l’oreille. Claudia et toi,
hein ? Tu as mis le temps, espèce d’idiot.
Apollo est incapable de tenir sa langue, il lui a déjà tout dit pour Claudia
et moi. J’espère qu’il ne lui a pas parlé du bébé, sinon je l’étripe juste après
m’être fait trucider par Claudia.
Je m’écarte.
— Ares et Artemis, on a besoin de vous dans le bureau un moment.
Le ton sinistre de mon père me rappelle le malaise que j’ai ressenti en
voyant leur expression à mon arrivée. Je cherche le regard d’Ares, mais il a
l’air aussi perdu que moi.
Notre père tourne les talons et s’éloigne dans le couloir. Apollo me sourit
avant de le suivre. Claudia fronce les sourcils et m’interroge du regard. Je
hausse les épaules : je n’ai aucune idée de ce qui se trame.
Ares et moi entrons dans le bureau et refermons la porte derrière nous. Je
suis encore plus interloqué de voir ma mère assise dans un des fauteuils.
Ses yeux sont bouffis et rouges mais secs, comme si elle avait déjà pleuré
toutes les larmes de son corps. Apollo et mon père lui font face. Ares et moi
échangeons un regard avant de nous installer dans le canapé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? je demande en scrutant les visages pour trouver
des réponses.
— Nous vous avons réunis ici, en profitant de la visite d’Ares, pour que
vous puissiez tous les trois entendre ce que nous avons à vous dire,
commence papa. Nous comptions le faire hier soir, mais comme Artemis a
passé la nuit à l’hôpital… Voilà, votre mère et moi avons pris la décision de
nous séparer.
Quoi ?
— Nous avons déjà entamé la procédure de divorce.
Ma mère prend enfin la parole. C’est elle qui continue :
— Après le 4 juillet, je vais emménager dans la résidence secondaire que
j’ai achetée il y a un moment, près de ta rivière préférée, Apollo.
Elle lui sourit et les yeux d’Apollo rougissent. Les mains d’Ares sont
tellement crispées sur ses genoux que ses articulations sont blanches.
La peine que je ressens me prend par surprise. Je pensais que j’allais être
soulagé : une séparation est la solution que nous avons toujours voulue, ils
se sont déjà fait tant de mal. Mais maintenant ça se concrétise, ma poitrine
est comprimée et je devine à l’expression de mes frères qu’ils sont aussi
dévastés que moi. Quelles que soient les erreurs qu’ils aient commises, ce
sont nos parents. Nous les avons toujours connus ensemble, et nous avons
sans doute toujours eu l’espoir secret qu’ils se réconcilient, que nous
puissions continuer à former une famille. Ils attendent que l’un de nous
réagisse, mais, comme nous gardons le silence, ma mère pince les lèvres et
rassemble son courage.
— Je sais… que j’ai fait beaucoup d’erreurs…
Ses yeux se posent sur moi.
— … que mon égoïsme vous a fait beaucoup de mal, et je n’ai aucune
excuse. Je ne m’attends pas à ce que vous me compreniez. Je veux juste que
vous sachiez que je vous aimerai toujours, et que les portes de ma maison
vous seront ouvertes, que…
Sa voix se brise.
— … vous serez toujours mes enfants et que je serai toujours votre mère.
— Pfff, fait Ares, les yeux embués.
Il commente :
— Tu veux être notre mère, maintenant ?
Apollo baisse la tête, des larmes roulent sur ses joues et tombent de son
menton.
— Ares, j’interviens pour le calmer.
— Non.
Il secoue la tête.
— Après des années de toute cette merde, c’est maintenant que tu te
rends compte qu’on existe ?
Derrière ses paroles dures, je décèle sa tristesse. C’est sa façon de réagir :
il cache sa peine derrière des mots cruels. Les yeux déjà rouges de notre
mère se remplissent de larmes.
— Ne pleure pas, lui ordonne Ares, tu n’as pas le droit de fondre en
larmes, tu n’as pas le droit de…
Sa voix s’étrangle à cause des émotions qu’il tente de réprimer.
— Putain, qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ? Si seulement tu avais
réalisé tout ça avant, si…
— On ne peut pas vivre avec des « si », Ares, je lui fais remarquer.
J’essaie de ramener son attention sur moi.
— Les erreurs commises, les gens qui ont été blessés… tout ça, c’est du
passé, on ne peut pas revenir en arrière.
Mon ton est plus froid que je ne le voudrais. C’est ma méthode de
protection : masquer mes sentiments derrière un écran de froideur. Un
sourire triste se dessine sur mes lèvres, car Ares et moi nous ressemblons
plus que je ne le pensais.
— C’est bon, Artemis, m’assure ma mère en séchant ses larmes. Il a le
droit de se défouler. Ares, mon fils, tu peux m’insulter, dis-moi ce que tu as
sur le cœur, je le mérite.
Ares ne dit plus rien, il enfouit son visage dans ses mains. Mon père
reprend la parole :
— Vous pourrez rendre visite à votre mère quand vous le voulez et elle
pourra venir vous voir ici quand elle en a envie. Votre mère et moi
comptons maintenir une relation courtoise, même si nos chemins se
séparent.
Je réponds au nom de mes frères, qui sont incapables de le faire :
— Nous comprenons. C’est bien que vous gériez la séparation d’une
manière aussi mature et pacifiste.
Maman se lève.
— Il faut que je commence à emballer mes affaires.
Mon cœur s’étrangle, mais je m’efforce de lui sourire.
— Je suis désolée, les enfants, j’espère sincèrement que vous trouverez
un jour la force de me pardonner.
Elle quitte le bureau et nous restons là, sans rien dire.
Ares, frustré, se masse le visage ; Apollo tente de contenir ses larmes et
mon père se contente de nous adresser un sourire triste.
— Je vous dois des excuses aussi, ce n’est pas entièrement la faute de
votre mère. C’est moi qui ai décidé de rester avec elle malgré tout ce qu’il
s’est passé. Je suis autant à blâmer qu’elle de ne pas être parti quand
j’aurais dû.
Je le rassure :
— Ce n’est rien, papa.
Ares se lève et s’en va sans un mot. Mon père s’assied à côté d’Apollo
pour le réconforter. Je dois sortir. Je quitte le bureau et je monte dans ma
chambre. Les personnes qui sont dans le salon me suivent des yeux, mais je
ne me retourne pas. Une fois dans ma chambre, je me laisse tomber sur le
lit. Je me passe la main sur le visage, puis dans les cheveux. L’image de ma
mère bouleversée me hante. La porte s’ouvre et Claudia entre. Elle
m’observe avec inquiétude avant de refermer derrière elle. Je détends mes
épaules. Je peux me laisser aller : avec elle, je n’ai pas besoin de dissimuler
quoi que ce soit.
Elle s’approche lentement et s’arrête devant moi.
— Ça va ?
Je la prends par les hanches et l’enlace, posant mon visage contre son
ventre. Son odeur m’apaise.
— Je vais être un bon père, je lui promets, parce c’est la vérité. Je vais
faire de mon mieux, Claudia, je te le jure. Pour que mon bébé n’ait pas à
traverser ce que j’ai vécu ni ce que sa mère a subi.
Claudia me caresse doucement la tête.
— Bien sûr que tu seras un bon père, Artemis.
Aimer cette femme et faire de mon mieux pour élever mon bébé sont mes
objectifs, maintenant et pour toujours, car je ne peux pas changer le passé
ou effacer les blessures, mais je peux contribuer à ce que notre avenir soit
différent.
37. Je me ronge les sangs

CLAUDIA

Les hôpitaux.
J’ai réussi à les éviter toute ma vie, sauf lors de mon opération de
l’appendicite et le jour où grand-père a eu son AVC. Maintenant que je suis
enceinte, je suis bien bien obligée de m’y rendre. Les rendez-vous chez la
gynécologue et les échographies vont faire partie de ma routine. Je me sens
malgré tout mieux préparée et plus calme que je ne m’y attendais. Artemis,
en revanche, c’est une autre histoire. Il fait les cent pas dans la salle
d’attente, se passe la main dans les cheveux, desserre sa cravate et
recommence juste après… Je finis par soupirer.
— Artemis, tu peux t’asseoir ? je lui demande gentiment avec un sourire.
Il s’arrête devant moi, sa poitrine se gonfle tandis qu’il prend une
profonde inspiration, puis il expire bruyamment. Ses beaux yeux bruns me
scrutent, comme s’il avait besoin de s’assurer que mon visage est apaisé
pour se calmer. Je ne comprends pas pourquoi il est si nerveux, peut-être
que le voir dans cet état me permet de rester sereine. On ne peut pas se
permettre d’être tous les deux sur les nerfs et, maintenant que j’y pense, j’ai
toujours mieux géré mes émotions que lui. Artemis se contente de les
dissimuler pour ne pas devoir les affronter ou les laisser devenir ingérables,
comme en cet instant.
— Je t’en prie, j’ajoute.
Il se laisse tomber sur la chaise à côté de moi.
— Comment est-ce que tu fais pour être aussi détendue ?
Je lui prends la main et je me tourne vers lui.
— C’est le premier rendez-vous. Ça va aller.
— C’est moi qui devrais te dire ça, et regarde-moi, je me ronge les sangs.
— Mais non.
Je lui caresse la joue. Ses lèvres m’attirent irrésistiblement dès que je
m’approche. Je l’embrasse. J’adore pouvoir le faire quand j’en ai envie. Je
n’ai plus besoin de me retenir, de cacher à quel point je l’aime, combien je
l’ai toujours aimé. Je suis libre d’attraper Artemis Hidalgo par la cravate et
de l’embrasser à pleine bouche. Quand nous nous écartons, il rouvre
lentement les yeux.
— Tu aurais dû utiliser tout de suite cette méthode-là pour me calmer.
— Ne t’y habitue pas.
— Claudia Martinez, lance une infirmière depuis le seuil d’une porte.
Nous nous levons et marchons vers le bureau de la docteure Diaz.
L’infirmière nous guide et nous franchissons une deuxième porte pour
entrer. La docteure Diaz, une femme d’une quarantaine d’années aux
cheveux noirs et aux yeux sombres, nous accueille avec chaleur. Ses yeux
s’attardent un peu plus longtemps sur l’homme qui m’accompagne. Je la
comprends : Artemis est dangereusement séduisant.
— Ravie de vous rencontrer.
Elle nous serre la main à tous les deux.
— Je suis Paula Diaz et je suis très heureuse que vous m’ayez choisie
pour cette étape importante de vos vies. Claudia, c’est ça ?
Je hoche la tête et la gynécologue porte à nouveau son attention sur
Artemis.
Il se présente d’un ton cordial :
— Artemis Hidalgo.
— Hidalgo ? répète-t-elle sans masquer sa surprise. De la société
Hidalgo ?
— Exactement.
— Oh. Asseyez-vous, s’il vous plaît.
Elle passe derrière son bureau et nous nous installons face à elle.
— Bien, commence-t-elle en examinant les documents que j’ai remplis,
tout d’abord, félicitations pour votre grossesse, Claudia. D’après les
informations que vous avez fournies, vous en êtes à huit semaines. Nous
allons effectuer un bilan sanguin, puisque j’ai vu dans votre dossier que
vous aviez été admise aux urgences pour une petite anémie il y a quelques
jours.
— Oui, elle a perdu connaissance, précise Artemis.
— Comment vous sentez-vous, Claudia ?
— Bien, j’ai juste des nausées de temps en temps.
Et mes seins sont douloureux, mais, comme je suppose que c’est normal,
je ne le mentionne pas.
— Nous allons nous assurer que vous n’avez pas de carences et réaliser
une échographie pour confirmer que tout est en ordre.
Elle se lève.
— Passons à côté, où nous pourrons faire les examens.
J’entre et je m’allonge sur la table à côté de l’appareil à ultrasons, qui est
relié à un écran assez large. Artemis s’assied à côté de moi et me serre la
main. La docteure Diaz enfile des gants, étale du gel sur mon bas-ventre, et
je prends une profonde inspiration. Je scrute l’écran avec impatience.
— Le voilà, annonce-t-elle.
J’échange un regard avec Artemis, parce que je ne vois que du gris et du
noir. La gynécologue nous sourit et nous indique un cercle microscopique.
Je plisse les yeux pour tenter de mieux voir tandis qu’elle agrandit l’image.
— Il est trop tôt pour l’examiner à l’échographie. Cependant, comme
vous avez fait de l’anémie, je veux m’assurer que tout se passe bien,
explique-t-elle en poursuivant ses vérifications.
Artemis fixe l’écran comme s’il était hypnotisé. Ça me fait sourire, mais
je me remets à observer l’image moi aussi.
— Voici le sac gestationnel et, à l’intérieur, on peut voir le petit embryon
qui est en train de se former.
Une étrange sensation envahit ma poitrine, et, pour la première fois
depuis que j’ai appris la nouvelle, je ressens un bonheur absolu. Je ne peux
pas aimer mon bébé si rapidement, ce n’est pas possible. Pourtant, c’est
comme si le voir changeait tout.
— Tu es un petit cercle, mon bébé.
— Bon, tout semble normal, conclut la docteure Diaz en retirant ses
gants.
Nous regagnons son bureau et nous nous asseyons.
— Je vous prendrai un rendez-vous demain pour les analyses de sang.
Pour l’instant, continuez à prendre les vitamines que le médecin vous a
prescrites et mangez équilibré, m’explique-t-elle avec un sourire. Je vous
reverrai dans deux semaines pour vérifier que tout se passe bien. Encore
une fois, félicitations, madame Hidalgo.
Mon sourire se fige avant de se former. Mme Hidalgo ? Artemis et moi
levons les mains et répondons en même temps.
— Nous ne…
— Nous ne…
Nous nous figeons tous les deux pour nous regarder. Je me sens rougir.
— Nous ne sommes pas mariés, je corrige avec un sourire crispé.
— Oh.
La docteure Diaz rougit à son tour.
— Je suis vraiment désolée, je n’aurais pas dû considérer cela comme
acquis.
Un silence gênant s’installe et je me lève dès qu’elle m’a remis le papier
pour le rendez-vous du lendemain. Nous nous empressons de sortir.

Sur le trajet du retour, ma nervosité commence à prendre le dessus.


J’étais calme pendant la consultation chez le médecin, mais ce qui nous
attend me semble être la partie la plus compliquée de ma grossesse.
Nous devons affronter nos familles.
Artemis et moi avons décidé de leur annoncer la nouvelle après nous être
assurés que le bébé était en bonne santé. C’est une décision commune :
nous voulons profiter qu’Ares est de passage et que Mme Hidalgo n’est pas
encore partie. C’est le dernier jour où la famille Hidalgo sera au complet.
Le moment est bien choisi, mais ça ne m’empêche pas de redouter les
différentes réactions. Artemis arrête la voiture devant la maison et nous
descendons.
Des nuages encombrent le ciel, le tonnerre gronde au loin et il va bientôt
pleuvoir.
Je m’adosse à la portière, je croise les bras et je contemple la façade. J’ai
passé presque toute ma vie ici. Je peux nous revoir, enfants, sortir en
courant par la porte d’entrée avec des pistolets à eau.
— Claudia.
La voix d’Artemis m’arrache à mes pensées.
— Ça va ?
Il est devant moi et m’examine d’un air inquiet.
— Oui, oui.
— C’est normal d’être stressée, mais tu n’es pas seule, ne l’oublie pas.
Nous allons leur annoncer ensemble, d’accord ?
Il me tend la main et je la saisis.
Il ne nous faut pas longtemps pour réunir toute la famille dans le bureau.
Juan Hidalgo est assis à sa table, tandis que Sofia Hidalgo est installée dans
un fauteuil. Ma mère a pris place sur une chaise à côté du bureau. Grand-
père s’assied en face de sa belle-fille. Ares et Apollo arrivent en plaisantant.
Leurs sourires sont tellement similaires qu’ils ne laissent aucun doute sur le
fait qu’ils sont frères. Ils se tiennent debout derrière leur grand-père.
— Artemis ?
Le père de famille lève un sourcil et attend. Tous les regards se tournent
vers nous. Sofia Hidalgo m’examine de la tête aux pieds sans dissimuler sa
désapprobation. Si j’en crois Artemis, elle tente d’endosser le rôle de la
mère pleine de remords. Ce stratagème peut fonctionner avec ses enfants et
son mari, mais avec moi ça ne marche pas. Je sais exactement quel genre de
personne elle est, et, même si tout le monde mérite une seconde chance, je
ne pense pas que ce soit ce qu’elle cherche. Son désir de changer n’est pas
sincère et ne le sera jamais. Elle fait juste semblant pour se couvrir si, à un
moment donné, son mari cesse de lui verser de l’argent. Elle pourra alors en
obtenir de ses enfants, en particulier d’Artemis, qui possède déjà ses
propres entreprises et un beau patrimoine en dehors de la société Hidalgo.
Je comprends que ses fils la croient sincère, c’est leur mère et ils l’aiment.
Et qui sait, peut-être qu’elle regrette vraiment son comportement.
— Voilà, nous vous avons réunis ici parce que Claudia et moi avons
quelque chose d’important à vous annoncer.
Artemis me prend la main et Sofia grimace. Ma mère sourit. Artemis se
tourne vers moi et je hoche la tête pour l’encourager à poursuivre, parce que
ça ne peut pas être moi qui annonce la nouvelle.
— Claudia et moi sortons ensemble depuis quelques mois maintenant,
explique Artemis.
— Avec tout le respect que je te dois, Artemis, intervient grand-père,
nous le savions déjà. Vous vous croyiez discrets, mais nous avions compris.
— Je suis d’accord, renchérit ma mère.
— Ce n’est pas tout, reprend Artemis.
Il s’éclaircit la gorge. Ares a l’air interloqué, mais Apollo se mord les
joues pour contenir son sourire. Artemis lui aurait-il expliqué ce qui s’est
passé ? Je vais le tuer.
Tout le monde attend qu’Artemis poursuive l’annonce et il me serre la
main. Il est pâle et déglutit avec difficulté. Des perles de sueur coulent sur
son front, même si l’air conditionné est à fond. Si ça continue comme ça, il
va faire une attaque avant que ça ne sorte. Comme d’habitude, sa nervosité
me rend plus forte et m’oblige à être la plus calme des deux. Je déclare :
— Je suis enceinte.
Simple. Clair. Direct.
Un silence de mort accueille mes paroles. Personne n’ouvre la bouche,
personne ne bouge. J’en vois un ou deux échanger un regard sidéré. Ma
bravoure semble encourager Artemis à continuer :
— Même si ce n’était pas prévu, nous en sommes très heureux.
Il sourit en attendant les réactions et observe la famille. Sofia Hidalgo
sort de la pièce en marmonnant des excuses. Grand-père applaudit et rompt
le silence :
— Félicitations ! Je vais être arrière-grand-père !
Il lève les poings en l’air en signe de victoire.
— Je n’ai jamais imaginé que je vivrais assez longtemps pour avoir un
arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille.
— Félicitations, mon fils.
L’expression de M. Hidalgo est un mélange de fascination et de fierté.
— Je ne pensais pas être grand-père si jeune.
Je remarque un mouvement du coin de l’œil et j’ai à peine le temps de
me retourner qu’Ares me prend dans ses bras et me soulève.
— Je vais être tonton ! me crie-t-il en boucle dans l’oreille.
Sa joie me fait rire. Quand il me repose, il attrape mon visage à deux
mains et dépose un baiser sur mon front.
— Félicitations, ma belle.
— Merci, imbécile.
Après ça, Ares taquine Artemis et le félicite. Apollo me serre aussi dans
ses bras.
— Ça a toujours été lui, hein ? plaisante-t-il en se détachant.
Ma mère apparaît derrière lui et me tend les bras.
— Mon bébé, me murmure-t-elle avant de me serrer contre elle. Je sais
que vous ne vous y attendiez pas, mais je suis tellement soulagée de savoir
que je serai encore de ce monde pour rencontrer mon petit-fils ou ma petite-
fille et de savoir que tu n’es plus seule.
Sa confession me met les larmes aux yeux. Les médecins ne sont pas très
optimistes quant à l’évolution de la maladie de ma mère. Je me rappelle
encore l’immense tristesse qui m’a envahie quand ils nous ont annoncé
qu’elle n’en avait plus que pour une année, deux tout au plus. Son
soulagement me brise le cœur, mais je suis contente de savoir que cet
heureux événement lui apporte un peu de tranquillité d’esprit. Finalement,
les surprises peuvent avoir du bon.
C’est ce que je me dis en constatant que tout le monde sourit et nous
félicite. Ce n’est pas la réaction que je redoutais. L’émotion qui se lit sur
leurs visages me donne le sentiment que… je fais partie de la famille. Les
larmes que les paroles de ma mère m’ont fait monter aux yeux roulent sur
mes joues, parce que je n’avais jamais imaginé connaître ça un jour. Être
entourée de tant de personnes qui se réjouissent de l’arrivée de mon bébé.
Je mets mes larmes sur le compte des hormones et je m’empresse de les
essuyer.
— On sait si c’est un garçon ou une fille ? me demande Apollo.
Tout le monde est suspendu à mes lèvres.
— Pas encore, c’est trop tôt.
— Je suis sûr que c’est un garçon, déclare grand-père. Ça fait plusieurs
générations qu’aucun Hidalgo n’a eu de fille.
On dirait presque qu’il espère que ce soit une fille.
— Peut-être que Clau mettra fin à cette malédiction, l’encourage Ares.
— Une fille Hidalgo, murmure son père, intéressant.
— Vous déjà avez réfléchi à des prénoms ? veut savoir Apollo.
Ares lui attrape l’épaule.
— Apollo.
— Quoi ?
— Ne sois pas relou.
— Excuse-moi de m’intéresser à ma future nièce ou mon futur neveu.
— Ce sera de toute façon moi son tonton préféré, affirme Ares avec
arrogance.
Apollo manque de s’étrangler.
— Toi ?
Il se tourne vers moi.
— Claudia, qui sera le tonton préféré ?
Je joue l’innocente.
Entre les disputes enfantines d’Ares et d’Apollo pour savoir qui sera le
chouchou, les paroles d’encouragement de ma mère, les félicitations de
grand-père, l’assentiment de M. Hidalgo et l’expression pleine d’amour
d’Artemis, je souris comme je n’ai jamais souri auparavant, car je me rends
compte que je ne suis pas seule et que je ne le serai pas pendant longtemps.
La petite fille en moi, celle qui a grandi dans la rue, me sourit parce qu’elle
possède enfin ce qu’elle a toujours désiré de tout cœur : une famille.
Chapitre final

CLAUDIA

Artemis et moi affrontons notre première dispute au cours du troisième


mois de grossesse.
— Claudia.
— Non.
— Tu ne m’écoutes même pas, s’énerve-t-il en agitant les mains en l’air.
Nous sommes dans sa chambre, les rayons du soleil matinal entrent par la
fenêtre. Je finis de m’habiller pour aller au bureau après avoir passé la nuit
avec lui.
— Je t’ai parfaitement entendu et la réponse est non.
Artemis veut que j’interrompe mon stage et que je reste à la maison toute
la journée.
Je suis enceinte, mais ça ne m’empêche pas de faire mon travail. Et puis,
j’ai signé un contrat de six mois et il ne m’en reste plus que deux, je me
sens en état de tenir jusque-là sans problème. Ça ne se voit même pas
encore que je suis enceinte.
— Je ne comprends pas ce que tu essaies de prouver, Claudia.
— Je n’essaie pas de prouver quoi que ce soit, je veux juste être
professionnelle et tenir mes engagements.
— C’est un contrat dans mon entreprise, tu n’es pas obligée d’aller
jusqu’au bout, je peux considérer ton stage comme terminé.
— C’est hors de question.
— Ah bon !
Il se retourne et pose les mains sur sa tête. Lorsqu’il pivote à nouveau
vers moi, je croise les bras.
— Tu sais combien de personnes tueraient pour pouvoir rester à la
maison sans travailler ?
— Oh, je suis désolée de ne pas être comme tout le monde.
— Claudia…
Il serre les lèvres.
— Tu es tellement têtue, j’aurais dû m’en douter, j’aurais juste dû
ordonner ton renvoi, tout simplement.
Ah, ce fils de…
— Va te faire foutre.
Alors que je m’apprête à partir, les nausées matinales refont leur
apparition et je me précipite vers la salle de bains attenante à la chambre. Je
m’agenouille, la tête penchée au-dessus des toilettes pour vomir. Artemis se
tient dans l’encadrement de la porte, les bras croisés. J’aperçois son reflet
dans le miroir quand je me redresse et que je vais au lavabo pour me rincer
la bouche. Je lui décoche un regard glacial.
— Claudia…
Je me mets face à lui.
— Non, écoute-moi, Artemis. Je comprends ton inquiétude, et je ne veux
pas être ingrate. C’est gentil de me proposer de rester à la maison, mais
c’est ma vie et ma décision. Je veux honorer le contrat, je ne veux pas
gâcher mon CV. Je veux poursuivre mon travail, point final.
Il fait la moue.
— Tu veux créer ta propre agence de publicité ? Je pourrais…
— Mais c’est pas vrai !
J’attrape mon visage.
— J’ai l’impression de parler à un mur !
Je veux sortir, mais il me bloque le passage.
— Attends, attends, ne t’en va pas comme ça.
Je prends une profonde inspiration.
— Tu te rends compte que tu te comportes comme un connard, ce matin ?
Ordonner qu’on me vire ? Sérieux ?
Il se passe la main sur la figure.
— Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris, je veux juste… C’est
que…
Il marque une pause et se rapproche.
— Je veux juste que tu sois en sécurité. S’il t’arrivait quoi que ce soit,
je…
— Artemis, je vais bien, je lui assure. Tu crois que je ferais quoi que ce
soit qui mettrait notre bébé en danger ?
— C’est pas la question.
Il soupire et prend mon visage dans ses mains.
— Je suis un imbécile, je suis désolé.
Je lui adresse un sourire feint.
— Merci pour tes excuses, mais tu es privé de ma compagnie la nuit
pendant une semaine. Profite bien de ton lit tout seul, idiot.
Je passe devant lui et je sors.
— Claudia…
Je l’entends m’appeler, mais je ne m’arrête pas.

Au cinquième mois, mon ventre est visible et mon stage dans la société
Hidalgo a pris fin. Artemis a quitté son poste de directeur et l’a délégué à
son meilleur ami, Alex. Il est libre et peut se consacrer à ce qu’il souhaite. Il
supervise des entreprises qu’il a créées de sa propre initiative et je l’ai
convaincu de prendre des cours de dessin pour renouer avec sa passion.
Nous pouvons enfin aller chez la gynécologue pour connaître le sexe du
bébé. La docteure Diaz est très émue pour nous et, quand nous rentrons de
la consultation, toute la famille nous attend dans le salon. Grand-père, ma
mère, M. Hidalgo, Apollo et… Ares en appel vidéo, depuis la tablette posée
sur une table au milieu de la pièce.
— Alors ? me demande ma mère.
— C’est une fille !
Je l’annonce avec enthousiasme parce que je sais que, même si personne
n’a osé le dire à voix haute, tout le monde croisait les doigts pour que ce
soit une fille.
— Je le savais !
Grand-père sourit et fait un check à Apollo.
— Une fille Hidalgo !
— Youpiiiiii ! s’exclame Ares depuis la tablette. Apollo, tu me dois vingt
dollars.
Je me tourne vers Apollo.
— Vous avez parié ? Sérieux ?
Il hausse les épaules.
— C’était l’idée d’Ares.
Je m’approche de l’écran pour lui dire :
— T’es vraiment un imbécile.
Ares me sourit.
— Tu sais très bien que tu m’aimes.
Il m’adresse un clin d’œil et je me redresse en levant les yeux au ciel.
Maman me serre dans ses bras et le père d’Artemis s’approche de moi,
les mains dans les poches de son élégant pantalon.
— Tu entres dans l’histoire des Hidalgo. C’est la première fille de la
famille. Mes frères n’ont eu que des fils.
— Ma première arrière-petite-fille, intervient grand-père. Vous avez déjà
commencé à préparer sa chambre ?
— Ils l’installeront dans une de celles qui sont libres à l’étage, commence
à dire Juan Hidalgo. Ah, mais les escaliers poseront problème, non ?
Artemis et moi nous regardons.
— Nous… nous n’avons pas…
— Vous allez vivre ici, je suppose ? déclare grand-père d’un ton
interrogateur.
L’inquiétude se lit sur son visage.
— Cette maison est immense et, en plus, je pense que les grands-parents
aimeraient être près de leur petite-fille, ajoute-t-il en désignant ma mère et
mon beau-père.
— Nous n’en avons pas discuté, grand-père, répond Artemis.
Je me sens un peu mal à l’aise. Comment se fait-il que nous n’y ayons
pas encore réfléchi ?
Nous discutons encore avec les autres un moment avant de monter dans
la chambre d’Artemis. Je m’étire en bâillant, puis je m’assieds sur le lit. Je
suis épuisée ces derniers temps, alors que je ne fais plus rien. J’ai terminé
mon stage et les Hidalgo ont engagé une jeune femme pour s’occuper de la
maison parce que, évidemment, Artemis ne me laissait rien faire. Je ne me
plains plus qu’il me surprotège : je suis tellement fatiguée sans rien faire
que je ne peux pas imaginer dans quel état je serais si je m’occupais encore
du ménage, des repas et de tout le reste.
Artemis déboutonne sa chemise et l’enlève, et je reste pâmée
d’admiration devant lui. Les hormones me rendent insatiable ces derniers
temps. Il se penche, m’embrasse doucement et caresse mon visage. J’attrape
sa nuque et je le tire jusqu’à ce qu’il soit allongé sur moi.
— Encore ? murmure-t-il contre mes lèvres.
— Tu te plains ?
— Non, pas du tout.

Quand arrive le neuvième mois de grossesse, je ne suis plus capable de


marcher longtemps sans que mes chevilles enflent. Un effort même modéré
me laisse à bout de souffle. Sans parler de mon dos qui me fait un mal de
chien et de la difficulté que j’ai à trouver une position pour dormir. Artemis
et moi avons décidé de continuer à habiter dans la maison Hidalgo au moins
jusqu’à ce que notre fille ait un an. Nous voulons que grand-père, Juan
Hidalgo et ma mère en profitent le plus possible. Nous verrons ensuite si
nous restons ou si nous partons. Nous n’avons pas eu de nouvelles de la
mère d’Artemis et ça ne m’étonne pas du tout. Elle ne veut sans doute pas
entendre parler de moi et de mon bébé. C’est le mieux qui puisse nous
arriver. Je ne veux pas de quelqu’un qui dégage d’aussi mauvaises ondes
autour de ma fille.
Artemis est beaucoup plus détendu, maintenant qu’il n’est plus à la tête
de la société Hidalgo et qu’il doit juste s’occuper de temps en temps de ses
affaires. Il s’éclate comme jamais à dessiner. Ça fait quelques mois qu’il a
commencé à prendre des cours. Même s’il ne s’y est remis que récemment,
ses dessins sont de plus en plus réussis et très artistiques. Quand on a un
talent inné, cela n’a pas vraiment d’importance d’avoir passé des années
sans pratiquer sa passion.
Nous avons préparé la chambre de notre fille avec beaucoup d’amour.
Comme ce sont les vacances de printemps, tout le monde est de retour sous
le toit familial. Gin et Alex sont venus pour nous aider à apporter la touche
finale à la chambre. Apollo et Ares sont dans le salon en train de monter un
meuble en suivant des instructions compliquées. Je les entends d’ici se
disputer sur la marche à suivre. Gin accroche le nom de ma fille sur le flanc
du lit de bébé avec l’aide d’un Alex stressé.
— Plus à droite ! grommelle-t-il. Il est mal placé.
— Comme mon esprit, si j’en crois que ce tu m’as dit hier soir, réplique
Gin.
— Gin ! je m’exclame en lui lance un regard réprobateur.
— Je plaisante. En plus, Alex n’est pas un saint, se défend-elle.
Même si Alex et Gin adorent se taquiner, ils sont devenus copains grâce à
Artemis et moi. Ils n’avaient pas trop le choix, en réalité, vu que chacun est
notre meilleur ami.
— Alex, qu’est-ce qui s’est passé avec Chimmy ? je demande.
— Chimmy ? répète Gin. Oh, la secrétaire, c’est ça ?
— Rien. Pourquoi est-ce qu’il se serait passé quelque chose ? répond
Alex en essayant d’avoir l’air surpris.
Artemis tousse dans sa main :
— Lâche !
— J’ai entendu, et tu n’es plus mon patron, j’ai parfaitement le droit de te
frapper.
— Pardonnez-le, monsieur le directeur de la société Hidalgo, dis-je en
plaisantant.
— N’abonde pas dans son sens, Claudia, j’ai besoin de quelqu’un dans
mon camp.
Je me remets debout en m’appuyant sur les accoudoirs du fauteuil. Mais,
en me redressant, je sens un liquide chaud dégouliner le long de mon
entrejambe pour rejoindre le sol. Tout le monde me fixe avec stupeur.
— Oh. Je crois que j’ai perdu les eaux…
À partir de là, c’est le chaos total. Artemis me demande en boucle si tout
va bien, tandis que Gin et Alex font les cent pas nerveusement. Je soutiens
mon ventre d’une main et j’appuie l’autre sur l’épaule d’Artemis pour sortir
de la chambre et descendre au rez-de-chaussée. Ares et Apollo lèvent la tête
en nous entendant et Gin, complètement hystérique, leur crie :
— Le bébé ! Il arrive !
Ce qui n’arrange évidemment rien au bordel ambiant. Ma mère, grand-
père et M. Hidalgo sortent de la cuisine, où ils préparaient la viande pour un
barbecue de printemps. Tout le monde essaie de me parler et de me calmer
en même temps, alors que ce sont eux qui sont survoltés.
— Je vais très bien, je leur répète, encore et encore.
Le trajet jusqu’à la maternité est beaucoup plus rapide que je ne le
redoutais. À l’arrivée, on me fait remplir des formulaires et on m’installe
dans un fauteuil roulant alors que je suis parfaitement capable de marcher.
J’aimerais pouvoir dire que mon accouchement a été une expérience
merveilleuse, mais ça m’a fait trop mal. Je croyais que ça me dérangerait
d’être entourée par l’équipe médicale, j’avais l’impression qu’il y aurait
trop de monde, mais, dans un moment pareil, on ne pense pas à la pudeur.
On veut juste que la douleur s’arrête et que le bébé vienne au monde. Rien
d’autre n’a d’importance.
Artemis ne me lâche pas la main, et il est tellement pâle qu’on pourrait
croire que c’est lui qui accouche.
— Allez, Claudia, allez, poussez, m’encourage la docteure Diaz.
Je fais un effort pour pousser sans respirer.
— Encore, encore, c’est bien.
Je rassemble mes dernières forces et je donne tout pour que le bébé sorte
cette fois. Je suis exténuée, je n’ai plus d’air dans les poumons, ma tête
tourne, mais tout ça m’est égal quand j’entends enfin les pleurs de ma fille.
La docteure Diaz la nettoie un peu avant de la poser dans mes bras et je suis
incapable de contenir mes larmes. Je n’ai jamais aimé quelqu’un aussi
instantanément, aussi profondément. Artemis se penche sur nous, les yeux
rouges, et caresse précautionneusement la petite tête du bébé, comme si
c’était une chose si précieuse qu’il avait peur d’y toucher.
— Bonjour, mon amour, je murmure entre deux sanglots, bienvenue dans
le monde, Hera Hidalgo.
Artemis l’embrasse sur le front avant de me donner un baiser rapide.
Quand il s’écarte, il me regarde droit dans les yeux, avec une telle intensité,
avec tant d’amour, que pour la première fois je peux déclarer sans
hésitation :
— Je t’aime, Artemis.
Je n’ai plus peur, cette phrase que j’ai entendue de sa bouche pendant
tous ces mois, que je l’ai entendu murmurer à mon ventre tant de fois, elle
n’est plus associée aux salauds qui maltraitaient ma mère. Maintenant,
quand j’entends ces trois mots, je pense juste au garçon chaleureux avec qui
j’ai grandi et à ce magnifique nouveau-né lové dans mes bras. Artemis me
sourit.
— Je le sais, mon cœur.
Il ne le dit pas avec arrogance, mais pour me faire comprendre qu’il le
sait depuis longtemps, qu’il n’avait pas besoin que je le dise parce qu’il
savait combien ces mots étaient difficiles à prononcer pour moi.
— Je t’aime aussi, Claudia.

Nous sortons de l’hôpital après trois jours et Hera est le centre de


l’attention de la maison Hidalgo. Tout le monde se bat pour la prendre dans
ses bras, pour changer sa couche et pour l’endormir. Être la première fille
Hidalgo est un événement. Ce qui est formidable, c’est qu’Artemis et moi
bénéficions d’aide en permanence, ce qui nous permet de nous reposer de
temps en temps. Hera est un bébé magnifique, sa petite tête est couverte de
cheveux bruns, elle a des traits adorables et ses yeux sont bleus pour
l’instant, mais on m’a prévenue que ça pouvait changer avec le temps.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle les ait de cette couleur, elle a dû hériter
cette caractéristique d’autres générations. D’après ma mère, mon père avait
les yeux bleus, comme la mère d’Artemis et comme Ares. Évidemment, ce
dernier en profite pour taquiner son frère et prétendre que c’est lui le vrai
père.
— Désolé, mon vieux, lance-t-il à Artemis d’un air théâtral. J’ai essayé
de lui résister, mais Claudia est déterminée, elle…
Artemis lui donne une tape sur l’arrière du crâne.
— Un peu de respect, Ares.
Il nous adresse un large sourire.
— Toujours aussi sérieux, déplore-t-il en secouant la tête avant de se
pencher sur le berceau pour prendre Hera dans ses bras. Rebonjour, ma
belle. Qui va être un bourreau des cœurs comme son tonton, hein, qui ?
Apollo lève les yeux au ciel.
— Un bourreau des cœurs comme son oncle, vraiment, tu ne penserais
pas à lui dire qu’elle va être intelligente ou quoi ?
Artemis soupire et s’assied à côté de moi sur le lit. J’ai encore un peu
mal.
— Tu as besoin de quelque chose ?
Je secoue la tête et nous continuons à observer nos proches se battre pour
prendre Hera dans leurs bras.

4 juillet

Pour la première fois depuis des mois, Artemis et moi sommes seuls.
Hera est restée à la maison avec ses grands-parents, qui sont ravis de
s’occuper d’elle. Je pense que c’est la première fête nationale que nous
passons tous les deux depuis cette fameuse soirée où j’ai été forcée de
repousser Artemis à cause de sa mère.
Nous nous sommes rendus sur une belle plage isolée, à quelques heures
de route de chez nous. Nous sommes assis sur le sable, la lune magnifique
se détache sur le ciel sombre et se réfléchit à la surface de la mer. Quelques
personnes s’attardent sur la jetée. Le vent rejette mes cheveux en arrière. Je
regarde l’homme qui est à côté de moi.
— C’est un endroit magnifique, dis-je.
Je pose la tête sur son épaule et je réalise qu’il frissonne. Je me redresse.
— Tu as froid ?
— Non, pas du tout.
Je fronce les sourcils.
— Tu trembles.
Il me désigne la jetée sans me regarder. Des feux d’artifice viennent de
commencer, ils s’élèvent au-dessus des flots avant d’exploser en milliers de
couleurs. Le spectacle me laisse bouche bée, c’est d’une beauté à couper le
souffle. Je me lève pour me rapprocher instinctivement des fusées. C’est
tellement le genre d’Artemis de me préparer une surprise comme ça. Je
remarque qu’il me suit.
— C’est magnifique, je murmure en me tournant vers lui. J’adore,
c’est…
Je m’interromps quand je le vois poser un genou dans le sable, devant
moi. Je me couvre la bouche de surprise, car je ne m’attendais pas le moins
du monde à ça.
— Claudia, commence-t-il, je ne suis pas doué avec les mots, mais ce
soir, sous ce feu d’artifice, je vais faire de mon mieux. J’ai grandi avec toi,
tu as été mon amie, mon soutien et mon premier amour.
Je le revois tout à coup en train de me tirer la langue au cours d’une
dispute quand nous étions petits.
— Nous avons traversé beaucoup d’épreuves ensemble, poursuit-il.
Je me souviens de toutes les fois où il m’a aidée lorsque j’étais
somnambule ou que j’avais peur du noir, des fois où j’ai nettoyé ses
blessures quand il s’était battu, de la façon dont il me défendait dès qu’on se
moquait de moi à l’école, du calme dans ses yeux bruns alors qu’il me disait
Je crée un espace pour toi.
— Le chemin n’était pas facile et le parcours était semé d’embûches,
mais nous sommes ensemble depuis un peu plus d’un an et nous avons
accueilli notre précieuse Hera, déclare-t-il d’une voix chargée d’émotion. Je
n’ai aucun doute sur le fait que c’est avec toi que je veux passer le restant
de mes jours, avec toi que je veux fonder un foyer. Pour moi, ça a toujours
été toi.
De grosses larmes roulent sur mes joues.
— Et donc moi, iceberg, Superchat et homme éperdument amoureux, je
te pose une simple question aujourd’hui, le 4 juillet : veux-tu m’épouser ?
Il me tend un écrin ouvert sur une bague. Je retire la main de ma bouche
et je souris à travers une cascade de larmes.
— Oui, bien sûr que je veux.
Je me penche sur lui et je l’embrasse. Le feu d’artifice continue de
résonner dans le ciel nocturne et nous illumine. Quand je m’écarte, il glisse
la bague à mon doigt et m’embrasse. C’est un baiser plein d’émotion,
d’amour, de promesses. Il s’arrête et pose son front contre le mien.
Ses yeux plongent dans les miens.
— Tu ne me repousseras pas cette fois, hein ? plaisante-t-il.
Pour toute réponse, je caresse son visage, effleurant sa barbe légère, et je
l’embrasse avec fougue.
Épilogue

Dix ans plus tard

Mes lunettes noires me protègent du soleil implacable qui tape sur cette
plage de Caroline du Sud. J’aime sentir la chaleur des rayons sur ma peau.
Le son des vagues est tellement apaisant. Je suis allongée sur le sable pour
bronzer.
J’avais besoin de ces vacances. Gérer ma propre agence de publicité en
plus de toutes les fondations que j’ai créées avec l’aide d’Artemis m’épuise
et ne me laisse pas beaucoup de temps libre. Toutefois, je veille à passer le
plus de temps possible avec ma famille, en particulier avec mes enfants et
mon mari. Et les vacances d’été sont sacrées.
— Maman !
Hades, mon fils, court vers moi, des coquillages empilés dans ses petites
mains couvertes de sable. Ses cheveux roux mouillés collent autour de son
petit visage. La lumière du soleil rend ses yeux couleur de miel plus clairs
et les taches de rousseur sur ses pommettes ressortent.
— J’en ai trouvé plein, cette fois-ci ! s’exclame-t-il.
Sa grande sœur le rejoint, les bras croisés, avec une moue agacée.
Parfois, j’ai l’impression qu’elle se comporte comme une mini-adulte. Je
me soulève sur les coudes et je souris.
— Waouh, tu en as ramassé beaucoup.
Il aime collectionner des objets venant de chacun des lieux que nous
visitons. Sa chambre est remplie de souvenirs des pays où nous avons
séjourné.
— Il faut que tu choisisses ceux que tu préfères pour ta collection.
— Comme s’il n’avait pas déjà assez de trucs dans sa chambre,
commente sa sœur.
Je la regarde.
— Hera !
— C’est vrai, maman, on ne peut plus ouvrir complètement la porte.
— Tu exagères.
— Je lui ai demandé son avis, maman, et comme d’habitude elle râle,
déclare Hades d’un ton accusateur.
Je me demande de qui elle tient ça…
— C’est moi qui râle ?
Et une dispute commence. Je les calme et nous discutons une fois de plus
du respect et de la tolérance entre frère et sœur. Hera soupire.
— Je suis désolée, petite flamme.
Elle le surnomme comme ça à cause de la couleur de ses cheveux.
— C’est rien, répond-il, mais il fait la moue.
Il est tellement adorable quand il fait cette tête-là qu’il ferait fondre
n’importe qui, même sa sœur grincheuse. Hera se penche sur lui et lui
ébouriffe gentiment les cheveux.
— Je vais t’aider à choisir les plus beaux, promet-elle.
— Les plus beaux ?
Il cesse instantanément de bouder et la joie irradie sur son visage. Hades
est magnifique, ils le sont tous les deux, mes bébés, mes enfants. Ils
retournent au bord de l’eau et croisent leur père.
Mon mari vient de sortir de l’eau. Il se bonifie avec les années. Comment
parvient-il à être encore plus sexy avec l’âge ? Ce n’est pas normal. Il fait
encore de la musculation tous les jours. L’eau ruisselle sur ses pectoraux,
sur ses tablettes de chocolat et sur ses biceps musclés. Cette barbe légère
que j’aime tant recouvre toujours sa mâchoire ciselée. Il secoue la tête pour
chasser l’eau de ses cheveux avant d’y passer la main. Je me mordille la
lèvre en pensant que je vais lécher ces abdos plus tard, quand les enfants
seront endormis.
Artemis me rejoint, m’embrasse et s’assied à côté de moi.
— Quand tu me dévores des yeux avec cette expression, c’est évident
que tu penses au sexe, Claudia.
Je souris.
— Tu t’en plains ?
— Non, pas du tout.
Il approche sa bouche de mon oreille :
— En fait, je me disais que quand les petits seront couchés…
Nous avons le même objectif, comme toujours. À cause de nos
nombreuses responsabilités, de son entreprise, de la mienne, des enfants,
des fondations… parfois le temps passe sans que nous partagions des
instants d’intimité et nous ne nous en rendons pas compte jusqu’à ce que
nous soyons consumés par le désir de faire l’amour. Je suppose que c’est ça,
être adulte.
— Il est tard, on ferait bien de rentrer à l’hôtel et de se changer pour aller
voir le feu d’artifice, me rappelle Artemis en caressant mon dos nu.
Mon maillot de bain est un deux-pièces, je n’ai pas peur de montrer les
cicatrices de ma césarienne et de mon appendicite. Ni mes vergetures. Je
remercie ma mère de m’avoir appris à m’aimer telle que je suis.
Ma chère maman est décédée il y a quelques années. Elle a vécu
beaucoup plus longtemps que ce que les médecins avaient prédit, et je pense
que la naissance d’Hera puis celle d’Hades lui ont donné beaucoup de force.
Ses petits-enfants ont stimulé son envie de vivre jusqu’à ce qu’elle ne
puisse plus tenir. Je suis réconfortée de savoir qu’elle a profité de ses
dernières années avec ses descendants et qu’elle en était heureuse.
J’espère être une bonne mère comme toi, maman. Même si tu as commis
des erreurs, tu m’as donné énormément d’amour, tu m’as fait comprendre
l’importance de l’amour-propre et tu m’as appris à connaître ma valeur.
J’espère que je ne te décevrai pas.
— À quoi penses-tu ?
Artemis passe le bras par-dessus mon épaule pour me serrer contre lui.
— À maman.
Il m’embrasse sur le sommet de la tête et je chasse ma tristesse. Nous ne
sommes pas en vacances ici pour ça. La tradition de venir sur cette plage
pour célébrer le 4 juillet est née il y a cinq ans. Les Hidalgo viennent de tout
le pays pour se retrouver et passer du temps ensemble, au moins une fois
par an. C’était l’idée de grand-père, qui voulait rapprocher ses enfants et
leurs descendants. Ça a marché.
Nous appelons Hera et Hades et retournons à l’hôtel pour nous laver et
nous changer.
Nous avons du mal à empêcher notre fils de s’endormir dans le canapé
après le bain. La tradition veut que nous soyons tous là pour admirer le feu
d’artifice. Nous descendons sur la plage où le spectacle est organisé et nous
nous installons sur des chaises pliantes. Hades est sur mes genoux et Hera
se poste à côté de son père et l’enlace par-derrière pour s’appuyer sur lui.
Le feu d’artifice commence droit devant nous.
— Waouh ! s’émerveille Hades.
Il me regarde pour s’assurer que je ne rate pas ça.
— C’est impressionnant, hein ? lui dis-je.
Il hoche la tête avec enthousiasme.
Je me retourne pour admirer l’homme de ma vie et le reflet des
explosions colorées sur son beau visage. Comme s’il sentait que je
l’observe, il me regarde aussi, et à ce moment-là nous redevenons les
adolescents nerveux de ce 4 juillet, il y a tant d’années de cela.
Artemis prend ma main et la soulève pour l’embrasser.
— Joyeuse fête nationale, volcan, murmure-t-il.
— Joyeuse fête nationale, iceberg.
Je n’aurais jamais imaginé que ce soit possible d’être aussi heureux, que
nous puissions nous retrouver un jour et que les sentiments que nous avions
l’un pour l’autre soient intacts.
Je serre sa main, émue. Cette fois, je ne la lâcherai pas.
Quelles que soient les blessures et quel que soit le temps que ça
demande, nous avons tous la capacité d’aimer et d’être aimés. Et, même si
la vie nous fait parfois traverser des hauts et des bas, tôt ou tard, tu
trouveras la personne qui te tiendra la main dans les bons et les mauvais
moments, cette personne qui sera capable de voir à travers toi.
Chapitre bonus

Deux ans après la naissance d’Hera

ARES HIDALGO

— Pas de sucreries après neuf heures du soir.


Je soupire tandis qu’Artemis me lit un document de quatre pages recto
verso rempli d’instructions. Il a l’air sérieux et concentré, comme un avocat
défendant un client face au jury. Avec son pantalon noir et sa chemise
blanche bien boutonnée, mon frère est comme toujours incroyablement
élégant malgré ses énormes cernes. Hera a eu deux ans et, apparemment,
c’est un âge difficile. D’après ce qu’on m’a dit, on appelle ça les terrible
two ou la crise des deux ans.
— Artemis, je me suis déjà occupé d’elle, ça se passera bien, je répète
pour la deuxième fois.
Mais il m’ignore et continue sa lecture. Je me laisse tomber dans le
canapé et j’échange un regard avec Raquel, qui est de l’autre côté, Hera sur
les genoux. Elle me chuchote avec calme :
— Laisse-le, c’est normal.
Claudia descend les escaliers avec un sac à dos et une robe d’été. Quand
elle voit Artemis énumérer les différents points de son mode d’emploi, elle
lève les yeux au ciel.
— Artemis !
Elle s’arrête à côté de lui et arrache les papiers de ses mains.
— Laisse tomber, ils sont parfaitement capables de lire.
— Mais…
— Mais rien du tout, on s’en va.
Elle me tend les feuilles avec un clin d’œil.
— S’il y a quoi que ce soit, appelez-nous. Et comme vous le savez, Hera
peut se montrer très convaincante. Ne la laissez pas vous marcher dessus.
— Compris.
Artemis se penche et caresse le petit visage de sa fille. Ça se voit qu’il est
fou d’elle et ça me fait sourire. Je ne m’attendais pas à voir mon frère si
heureux. Artemis était un type rigide, avec une expression renfermée et une
allure glaciale, jusqu’à ce que Claudia fasse à nouveau irruption dans sa vie.
Mes yeux tombent sur la rousse, qui embrasse aussi Hera avec amour pour
lui dire au revoir. Ils forment une belle famille.
Raquel et moi nous regardons en silence. Aurons-nous quelque chose
comme ça un jour ? La question me passe par la tête et me prend au
dépourvu. Je détourne les yeux. Il est trop tôt pour penser à ça.
Raquel et moi restons seuls avec Hera. Nous allumons la télé dans le
salon pour trouver un programme susceptible de plaire à un enfant de deux
ans. Hera joue avec les cheveux de Raquel et je me laisse rouler pour me
rapprocher d’elles. Le petit visage de ma nièce s’illumine quand elle me
voit et elle tend les bras.
— Reeeesss.
C’est comme ça qu’elle m’appelle, parfois elle arrive à insérer un A, mais
pour le moment je suis Res tout simplement.
Je n’hésite pas à l’attraper et à la prendre sur mes genoux. Elle me serre
et enfouit le visage dans mon cou. Je ne peux m’empêcher de sourire, Hera
est très affectueuse et je me demande bien de qui elle tient ça, parce que ni
Artemis ni Claudia ne sont très démonstratifs.
— Comment ça se fait que tu sois son chouchou alors que tu ne la vois
que pendant les vacances et certains week-ends ?
Raquel secoue la tête. Ses cheveux ont tellement poussé ces derniers
mois qu’ils lui arrivent à la taille.
Je lui adresse un sourire arrogant.
— C’est moi, tu t’attendais à quoi ?
— Imbécile.
— Sorcière.
— Socièye, murmure Hera.
Je la soulève pour la faire sauter doucement.
— Tu as raison, Hera, c’est une socièye.
Raquel me fusille du regard et je lui tire la langue.
Hera attrape mes joues, mon nez, mes cheveux, tout ce qu’elle peut
atteindre, et serre fort. Elle a de très bonnes capacités motrices, c’est
certain.
— On l’emmène faire un tour ? propose Raquel en se levant.
Je la dévore des yeux parce que son jean moule ses formes à la
perfection.
— Ares !
— D’accord, allons-y.
Nous installons Hera dans sa poussette. Elle adore se promener l’après-
midi et elle est ravie. Ça fait partie de ses habitudes et, si j’en crois la bible
qu’Artemis nous a préparée, c’est une activité qu’il est recommandé de
faire tous les jours. Claudia et lui voulaient passer un long week-end en
amoureux. De toute évidence, ils avaient besoin de faire une pause avec
Hera et je ne les juge pas. Ils ne pouvaient pas compter sur l’aide des
grands-parents parce qu’ils sont partis pour l’été, il ne restait donc que
Raquel, Apollo et moi, mais mon frère ne rentre pas de la fac avant demain.
Ses vacances démarrent plus tard que les nôtres.
Raquel pousse Hera et nous sortons sur le trottoir. Le soleil est déjà près
de se coucher et ses rayons baignent d’orange les petits arbres taillés et les
espaces verts. Raquel soupire, elle semble perdue dans ses souvenirs. La
brise fait voler derrière elle ses longs cheveux bruns.
— À quoi penses-tu ? je lui demande en enfonçant les mains dans mes
poches.
Elle soupire à nouveau.
— Je me souviens d’avoir marché dans cette rue en pleurant… pour toi.
Ma poitrine se serre. Ça m’attriste de repenser à toutes les fois où je lui ai
fait de la peine, quand je luttais contre les sentiments que j’avais pour elle.
Elle ne le méritait pas. Personne ne mérite d’être blessé comme ça.
— J’étais un vrai salaud.
Elle me regarde et sourit, et ça me tue parce que Raquel n’a jamais cessé
de m’adresser ce sourire sincère, malgré les moments difficiles que nous
avons connus dans notre relation longue distance. Elle sourit quoi qu’il
arrive, même lorsque nous nous disputons ou que nous nous accusons
mutuellement de ne pas nous consacrer assez de temps l’un à l’autre, ou de
trop nous concentrer sur nos études.
Je m’approche et j’attrape son visage pour coller ma bouche contre la
sienne. Le goût de ses lèvres, leur texture me donnent un sentiment de
plénitude, comme si je rentrais enfin chez moi après un long hiver de
solitude. Je sens encore sa chaleur et son amour si pur à chaque contact, en
dépit du temps qui passe.
— Qu’est-ce qui me vaut cette fougue ? me demande-t-elle quand nous
nous séparons et que j’embrasse la pointe de son nez.
— Je t’aime, dis-je avec sincérité.
Elle me caresse la joue, les yeux brillants.
— Je t’aime aussi, dieu grec.
Elle m’embrasse brièvement et se tourne pour continuer à guider la
poussette d’Hera. Je la regarde avancer de quelques pas et je reste sur place
sans bouger. Elle s’arrête quand elle entend Hera gémir un peu et vérifie
que tout va bien. Je l’observe comme je l’ai fait tant de fois par le passé.
Elle sort Hera et la prend dans ses bras.
La question me revient à l’esprit : aurons-nous quelque chose comme ça
un jour ? Une famille ? Je suppose que le temps nous le dira, mais pour
l’instant, quand je vois Raquel lever les yeux et me sourire en tenant Hera
dans ses bras, je peux affirmer sans me tromper que j’essaierai de tout mon
cœur de partager ma vie avec elle.
Avec cette sorcière qui me stalkait et m’épiait à travers sa fenêtre.

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