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— Non! Je n’ai pas envie d’y aller. Arrête de m’achaler avec ça!
L’été est à peine commencé et Lili a déjà des projets par-dessus la tête.
Là, elle veut qu’on s’inscrive à la maison des jeunes, mais moi, ça ne me dit
rien du tout.
On dirait que ma sœur ne connaît pas la signification du mot «relaxer».
Après dix mois d’école et surtout de montagnes russes émotives, j’aurais
vraiment envie de me la couler douce. Au moins quelques jours. Il n’y a
que deux choses que je veux absolument faire cet été: me lever tard et lire
beaucoup.
Je suis une lève-tôt dans l’âme, mais depuis la fin des classes, j’ai goûté
au plaisir de la grasse matinée. Je dis bien «goûté» et non «savouré», vu que
je n’ai pu en profiter que deux ou trois matins. Les autres jours, j’ai été
réveillée par Violette la petite gripette qui décide régulièrement de faire des
vocalises à cinq heures trente et je ne me rendors pas toujours. Quand je
pense à maman, et à papa aussi, qui se lèvent deux ou trois fois par nuit
pour elle, je suis découragée. Comment font-ils? Je sais que maman prend
parfois Violette dans son lit, et qu’ensuite elle dort beaucoup mieux. En fait,
toute la maisonnée dort mieux! Par chance, j’ai le sommeil assez profond, à
l’opposé de Lili qui bougonne qu’elle se fait réveiller à chaque heure. Nous
sommes, comme dans presque tous les domaines, de vrais contraires
ambulants!
En fait, si je veux me lever tard, c’est surtout pour rattraper les heures de
la nuit où je lis. C’est plus fort que moi, lorsque j’aime un livre, je le
dévore. Quand j’ai école, je m’oblige à fermer mon livre avant minuit, car
je sais que mon réveil sonne le lendemain et je dois être attentive en classe
pour avoir de bonnes notes. Mais l’été, c’est différent. J’ai lu jusqu’à deux
heures trente du matin avant-hier. Je voulais VRAIMENT terminer mon
livre. Les mots vacillaient devant mes yeux, mes paupières se fermaient
toutes seules, mais je voulais continuer. Et je n’ai pas été déçue!
Je suis maintenant en deuil de mon roman. Aujourd’hui, je suis allée
fouiner à la bibliothèque, mais rien ne m’a accrochée. Ma relation avec les
livres est très intense. Avec les gens, je suis timide et renfermée, mais
j’ouvre totalement mon esprit aux personnages des romans que je lis. Ma
sœur me trouve bizarre.
Ah! Une autre chose que je veux faire cet été: des nouvelles recettes!
Justement, nous sommes allées cueillir des fraises hier et j’aimerais bien
trouver un dessert à préparer avec une partie de ces bons petits fruits
rouges. J’ai commencé à fouiner un peu sur Internet et j’hésite entre un
shortcake, une tarte (le classique!) ou un gâteau aux fraises et au chocolat.
Depuis quelques jours, maman ronchonne si je fais fonctionner le four («Il
fait trente degrés dehors, Clara, on n’est pas pour réchauffer la maison en
plus!»), alors je ne sais pas si elle va vouloir… Je pourrais peut-être faire
une limonade ou des sucettes glacées, mais ce n’est pas comme un vrai bon
dessert… Il faudrait que je négocie une entente pour l’été avec maman,
puisque je ne vais pas arrêter de cuisiner parce qu’il fait chaud! Papa est
impliqué dans le syndicat à son travail, je pourrais lui demander des trucs
pour mes pourparlers.
Lili veut donc qu’on aille à la maison des jeunes. Avant qu’elle ne m’en
parle, je ne savais même pas ce que c’était.
— Tu sais, la bâtisse en brique rouge rue Phaneuf, à côté du parc? C’est
là. C’est écrit “Le Hameau” en haut de la porte.
— Il y a tout le temps trois ou quatre rebelles qui fument dans le
stationnement. On dirait un repaire de bandits.
— Voyons donc! Ce sont des ados comme toi et moi. Il y en a peut-être
des plus marginaux que d’autres, mais il faut de tous les genres pour faire
un monde! Il n’y a personne qui va te mordre. Je serais là pour te protéger si
tu as peur.
— Gna, gna, gna. Je n’ai pas besoin d’un garde du corps.
— Est-ce que ça te rassurerait si je te disais que Romy y est allée
quelques fois? Élodie, Gabrielle et Justine qui sont en danse-études y vont
régulièrement. Je suis sûre que tu y rencontrerais des élèves de ton école.
Je me plains pour la forme, mais j’ignore pourquoi je m’acharne à tenir
tête à Lili sur ce point. Je n’ai pas envie d’aller à la maison des jeunes, mais
je sais que je vais finir par la suivre quand même. En fait, j’avais capitulé
intérieurement à la minute où elle m’en a parlé. Je suis un peu chiffe molle,
mais surtout, je sais que dans une semaine, je vais sûrement tourner en rond
dans la maison en cherchant à m’occuper malgré ma résolution de faire la
paresseuse.
J’ai aussi envie de passer plus de temps avec ma sœur. On ne s’est pas
vues beaucoup cette année. En tout cas, pas autant que lorsque nous étions
au primaire. Le primaire… ça me paraît tellement loin maintenant. On dirait
que c’était dans une autre vie. Il faut que je profite du fait que Lili n’a plus
de chum pour faire des activités avec elle, car je ne sais pas si ça va durer.
Avec ma sœur, on peut s’attendre à tout. Et elle est capable de tomber
amoureuse en clignant des yeux! Je sais, je sais, j’exagère, mais à peine. Si
un nouveau garçon entre dans sa vie, je peux dire adieu aux vacances avec
elle. Je ne comprends pas Lili sur ce point (et ce n’est pas le seul). Pourquoi
l’amour prend-il autant de place dans sa vie? Cette année, on aurait dit que
toute son existence tournait autour de son chum… Il y avait la danse aussi,
mais tout le temps et l’énergie qu’il lui restait, c’était pour penser à
Grégory, voir Grégory, parler à Grégory ou parler de Grégory à Romy! La
nuit, je suis convaincue qu’elle rêvait à lui!
Si je suis aussi critique, c’est peut-être parce que je n’ai jamais vécu le
grand amour… C’est un sentiment qui me paraît tellement abstrait! Je ne
sais même pas comment on se sent quand on aime un garçon. Lili m’a déjà
dit que c’était enivrant, mais ce n’est pas une description super précise. La
définition du dictionnaire ne m’aide pas plus: «Sentiment, attachement
intense qui lie deux êtres, basé à la fois sur la tendresse et l’attirance
physique.» Je n’ai jamais ressenti cela pour un garçon. Ni pour une fille,
d’ailleurs.
Je dois cependant reconnaître que l’histoire de mon admirateur secret me
titille l’esprit. J’ai beaucoup réfléchi aux sentiments amoureux depuis que
cet inconnu m’a retourné mon cahier de poésie. Son message me hante. Je
l’ai tellement lu que je le connais par cœur.
C’est moi qui avais ton cahier de poésie. Quand je l’ai trouvé,
j’ai voulu te le remettre, mais lorsque j’ai lu tes poèmes, j’en ai
été incapable. Tes mots m’ont trop touché. Je t’ai lue et relue
plusieurs fois. Tu m’as séduit, tu as chamboulé mon cœur.
Maintenant que l’année scolaire achève, je dois me résigner à
te rendre ton cahier. J’attends avec impatience de lire tes
prochains poèmes dans le journal étudiant.
D’un admirateur secret
Allô, Frédéric!
Comme tu le sais peut-être déjà, je ne garderai pas mon cousin
cet été. On ne se reverra donc pas tout de suite. Je préfère être
franche avec toi, je veux qu’on reste des amis, pas plus. Je sais
qu’il aurait pu se passer quelque chose cet hiver, mais j’ai
beaucoup réfléchi et ce n’est pas ce que je souhaite. Je viens de
sortir d’une relation et ça ne s’est pas super bien terminé. J’ai
décidé de mettre mon cœur sur «pause» pour un temps. Sans
compter que le meilleur ami de mon ex m’a fait une déclaration
d’amour inattendue. Mais pourquoi je te raconte ça?…
Je ne sais pas si tu as envie de m’écrire, mais ça me ferait
vraiment plaisir de te lire.
Ton amie,
Lili
Depuis, on s’est écrit deux ou trois autres fois. On jase de tout et de rien.
Il m’a envoyé une photo de son chien qui a sauté dans la piscine, et moi,
une de Violette. Il n’en revenait pas qu’Enzo ait menti à Grégory pendant
des semaines, voire des mois sur ses sentiments à mon égard. J’y pense, je
ne sais même pas si Grégory est au courant… En tout cas, ce n’est pas moi
qui lui dirai. Ce n’est plus de mes affaires. C’est une bonne chose que
l’école soit finie, au moins je suis sûre de ne croiser ni l’un ni l’autre dans
un couloir jusqu’au retour des vacances.
D’ailleurs, j’ai fini par dire à Romy toute la vérité quelques jours avant la
fin des cours. Je n’étais plus capable de garder le secret. Dès qu’elle me
parlait d’Enzo, qu’elle aimait tant, mon cœur se serrait. Sur le coup, elle a
pleuré un bon moment et ensuite, elle m’a boudée deux longues journées.
Elle dînait ailleurs, ne voulait pas s’asseoir avec moi dans l’autobus, ne me
regardait même pas. J’ai eu si peur qu’elle ne veuille plus être mon amie!
Elle me reprochait de lui avoir menti pendant trois semaines. Je savais
qu’elle avait raison, que c’était ma faute, mais je n’arrivais pas à imaginer
qu’elle mette une croix sur presque un an d’amitié. J’ai dû pleurer toutes les
larmes de mon corps. Encore plus que lorsque j’ai quitté Grégory.
Clara a essayé de me remonter le moral tant bien que mal. Elle a même
appelé Romy (mais je ne l’ai su qu’après). Connaissant ma sœur, ça a dû lui
demander toutes ses miettes de courage. Un matin, Romy est venue me
rejoindre à mon casier et sans avoir dit un mot, nous sommes tombées dans
les bras l’une de l’autre en chialant comme des bébés. Nous avons ensuite
eu une longue discussion où nous avons fait le tour de la question (et où j’ai
dû m’excuser une bonne dizaine de fois). Mais maintenant, tout est revenu
comme avant.
Fiou!
5 juillet
— Un gâteau au fromage?
— Non. Trop long à préparer, trop cher, trop d’ingrédients.
— Un shortcake aux fraises?
— Non.
— Des cupcakes au citron?
— Hum… Non, ce n’est pas tout le monde qui aime le citron.
— Au chocolat, d’abord?
— Je suis un peu fatiguée de faire cette recette, même si tu l’aimes
beaucoup. J’ai envie de quelque chose de différent.
— Ah! Tu es compliquée, Clara!
— J’accepte de donner le cours samedi prochain, mais je veux faire une
recette que j’aime VRAIMENT. Sois patiente.
Clara continue de feuilleter les copies des recettes qu’elle a trouvées sur
Internet au fil des mois. Les pages sont maculées de taches de beurre, de
poudre de cacao ou de jus de fraises. Elles ont du vécu, ces recettes!
Après la «crise» qu’elle a faite samedi dernier, je fais attention de ne pas
la contrarier et je prends mon mal en patience. Je sais que j’ai dépassé les
limites… Clémentine s’en voulait autant que moi. Je ne sais pas ce qui l’a
fait changer d’avis, mais je suis très fière d’elle.
— J’ai trouvé! On fera un gâteau fondant à l’orange.
Je me souviens vaguement de ce dessert. Il me semble que c’était bon.
Presque tout ce que fait ma sœur est délicieux!
Clara retape la recette à l’ordinateur avec une jolie police de caractère,
puis l’envoie par courriel à Clémentine qui a offert de l’illustrer. En
éternelle inquiète, Clara l’appelle pour être certaine qu’elle a bien reçu son
message.
— Tu l’as?
— Oui, oui, ton message est arrivé à bon port.
— Super! Est-ce que tu vas avoir le temps de faire ton dessin d’ici la fin
de l’après-midi? Je ne voudrais pas trop tarder avant de donner la recette à
Charline.
— Je m’y mets dès que je raccroche le téléphone.
— Parfait. Et est-ce que ta mère a accepté que tu soupes ici?
— J’avais peur qu’elle refuse, mais elle a dit oui. Fiou!
— Yé! À tantôt, alors! Bye!
— Oui, à plus tard.
Ce soir, un film est présenté en plein air dans le parc derrière la maison
des jeunes et nous en profiterons pour aller remettre la recette à
l’animatrice. Clémentine sera là et j’ai aussi invité Louka, car je ne l’ai pas
vu depuis le début de l’été. Il a l’air de s’ennuyer ferme. Son grand frère
travaille dans la cour à bois de la quincaillerie et il est seul à la maison
pendant tout le mois de juillet. J’aurais bien aimé que Romy soit aussi des
nôtres, mais elle est en camping avec sa famille. On se reprendra plus tard,
il y a des représentations une fois par semaine tout l’été!
Je ne pensais pas avoir autant de plaisir à la maison des jeunes. Lili avait
raison (encore!): nous faisons toutes sortes d’activités intéressantes et ça
nous permet de sortir de la maison. Chez moi, j’ai toujours peur de réveiller
Violette pendant sa sieste. Si j’ai envie de lire, il n’y a pas de problème, je
ne fais pas de bruit, quand je recherche des recettes sur le Net non plus,
mais il est impossible d’inviter Clémentine si ma sœur dort. Elle a beaucoup
de difficulté à rester discrète, même si je le lui rappelle souvent. Les parents
de Clémentine travaillent et ne veulent pas qu’elle invite d’amis lorsqu’ils
ne sont pas là, alors la maison des jeunes est l’endroit le plus commode
pour se voir. Là-bas, on peut parler aussi fort qu’on le veut sans avoir peur
de déranger qui que ce soit. Et on est «surveillées», ce qui rassure nos
parents.
Charline est l’animatrice que je préfère, mais elle n’est pas là tous les
jours. Ils sont quatre animateurs en tout. Habituellement, il y en a seulement
un sur place, parfois deux. Ça change tout le temps. Certains jours,
Clémentine apporte ses crayons et son carnet de croquis et je la regarde
dessiner. Elle a un talent fou! Un après-midi, on a créé une bande dessinée
ensemble: j’écrivais les textes et elle réalisait les dessins. Nous avons eu
plein de beaux commentaires. Plus tard, Clémentine aimerait être graphiste
ou illustratrice de livres pour enfants. Je suis certaine qu’elle va réaliser son
rêve!
Maman est contente qu’on sorte un peu. Lili organise plein d’activités,
elle voit ses amies, elle fait toutes sortes de trucs, mais moi, je suis
beaucoup plus tranquille. Je crois que maman avait peur que je tourne en
rond dans la maison tout l’été.
Estelle est venue deux ou trois fois avec nous au Hameau, mais elle ne
s’y plaît pas tellement. Elle trouve qu’il y a trop de monde. Estelle préfère
passer du temps chez sa tante plutôt que d’aller à la maison des jeunes.
C’est vrai que c’est un peu intimidant d’être avec autant de personnes dans
la même pièce, mais nous arrivons presque toujours à trouver un petit coin
isolé pour jaser. Sinon, nous allons dans le parc derrière la maison des
jeunes. Avec ma sœur dans les parages et Clémentine, je me sens en
sécurité et je fais preuve d’une assurance qui m’étonne moi-même. Je suis
loin d’être devenue suuuuper extravertie, mais je ne marche plus la queue
entre les jambes.
J’avoue que je discute souvent avec François, Étienne et Luis qui sont
aussi des habitués. Luis vient moins régulièrement que les deux autres,
cependant. Étienne ne m’a jamais reparlé de la discussion que nous avons
eue dans le parc il y a quelques semaines, mais depuis, on dirait que nous
partageons ce secret.
Et puis, François et Étienne me font rire à s’agacer autant. Je ne savais
pas qu’ils s’entendaient aussi bien.
— Nous non plus… a pouffé François lorsque je leur ai fait la remarque.
Étienne l’a interrompu.
— En fait, on se parlait de temps en temps durant les cours de français et
de sciences parce qu’on était assis tout près.
— À la soirée d’essayage des costumes d’école, à la mi-juin, nous étions
dans la file l’un derrière l’autre avec nos parents, poursuit François. Il y
avait foule et nous avons attendu une heure pour payer. On en a profité pour
jaser… et faire des blagues! On s’est découvert une passion commune pour
le billard, les barres de chocolat Mars et les films de kung-fu!
Je n’ai pas osé leur dire que je ne savais pas ce qu’étaient les films de
kung-fu, mais je vais aller voir sur le Net pour ne pas passer pour une
nounoune la prochaine fois qu’ils en parleront. Déjà que je ne sais pas jouer
au billard… Étienne m’a réitéré son offre de me montrer, mais j’avais peur
qu’il rie de moi, alors j’ai refusé.
Justement, cet après-midi, ni Étienne, ni François, ni Luis ne sont à la
maison des jeunes. J’en profite pour demander à Romy, l’amie de ma sœur,
de m’apprendre. Je sais qu’elle a une table de billard chez elle, alors elle
doit savoir comment ça se joue!
— Je peux te dire les règles, mais je suis nulle à ce jeu. J’empoche
toujours la noire avant le temps!
Anaëlle, la nouvelle amie de Lili, s’immisce dans la conversation. Elle se
joint souvent à nous, ces dernières semaines.
— Je me débrouille pas si mal.
C’est une fille qui m’intimide un peu, sans que je comprenne exactement
pourquoi. Elle a l’air très sûre d’elle, encore plus que Lili. On dirait qu’elle
est beaucoup plus mature que nous, alors qu’elle a notre âge.
— Euh… OK.
Anaëlle me tend une queue de billard et entreprend de m’expliquer les
grandes lignes du jeu. (Le nom de cette baguette est trop drôle. Chaque fois,
j’essaie d’imaginer la taille de l’animal qui pourrait avoir une queue aussi
longue!) Ça ne semble pas trop difficile en théorie, mais en pratique, c’est
moins évident. La bille n’arrête pas de glisser quand j’essaie de la frapper.
— Mets un peu de bleu sur le bout de ta baguette, ça va aider. Lève ton
pouce et appuie bien la queue dessus.
Quand Anaëlle joue, ça semble simple, mais moi, j’ai de la difficulté à
faire entrer une bille dans le trou. Une fois sur deux, c’est une des siennes
que j’empoche!
— Tu peux essayer de faire une boucle avec tes doigts pour y glisser la
queue. Il y a des personnes qui préfèrent jouer ainsi.
Après deux parties, j’ai atteint mon quota pour la journée. Je me sens
nulle, hyper nulle. Anaëlle a beau me donner toutes sortes de trucs, je suis
pourrie.
Comme je rends les armes, Charline me fait signe qu’elle désire me voir.
Lili est déjà avec elle, bien affalée sur un sofa. Avant d’aller les rejoindre, je
me tourne vers Anaëlle.
— Merci pour la leçon, même si je suis une très mauvaise élève.
— Il n’y a pas de quoi. Avec un peu d’entraînement, c’est sûr que ton jeu
s’améliorera. Et un dernier conseil: si tu comptes jouer avec des gars, je te
suggère de ne pas mettre un chandail aussi décolleté, sinon ils vont avoir
une vue imprenable sur ton soutien-gorge mauve!
Oh, misère! Je sens mon cœur s’emballer et mes joues s’enflammer à la
seconde où je l’entends. Pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit avant?
Pendant les douze pas qui me séparent du sofa où Charline et ma sœur
sont assises, j’essaie de me calmer du mieux que je peux. Ce n’est pas la fin
du monde si Anaëlle a vu mon soutien-gorge. Je vois le sien souvent. Elle
aime beaucoup porter de petites camisoles, des blouses semi-transparentes
ou des t-shirts échancrés. Je devrais être contente qu’elle m’ait donné une
aussi judicieuse recommandation. Mais j’ai honte quand même.
Je m’assois aux côtés de ma sœur et je lui prends la main. Ma paume est
un peu moite.
— Qu’est-ce qu’il y a? marmonne-t-elle.
— Rien, rien.
Elle me regarde droit dans les yeux, sachant très bien que quelque chose
me turlupine. Je soupire tout en portant instinctivement ma main à la
poitrine.
— Je te le dirai à la maison. Ce n’est pas grave.
Lili pince les lèvres. Elle doit se satisfaire de ma réponse, je ne lui
révélerai rien de plus dans l’immédiat. Pas devant Charline, c’est sûr. Je
suis déjà assez mal à l’aise comme ça.
— Clara, dit justement celle-ci, ta sœur et moi avons eu une super idée.
Oh, oh… Je regarde Lili en fronçant les sourcils. J’ai tendance à me
méfier des idées de ma sœur. Celle-ci lit sur mon visage comme dans un
livre ouvert.
— Ne t’inquiète pas, voyons! réagit-elle en serrant ma main plus fort.
— Dans deux semaines, il y aura l’épluchette du député. L’événement a
lieu chaque année dans le parc derrière la maison des jeunes, explique
Charline.
Je sais très bien de quelle épluchette il s’agit. Nous y allions souvent
quand on était petites. Il y a toujours d’énormes jeux gonflables pour les
enfants, des maquillages et parfois même une tyrolienne (j’avais peur d’y
monter, mais la plupart du temps, Lili réussissait à m’y traîner).
— Il y a du maïs et des hot-dogs distribués gratuitement. La maison des
jeunes a un kiosque sur place pour vendre des sacs de chips et des cannettes
de boissons gazeuses. Nous nous servons de cette occasion pour financer
une partie de nos activités. Habituellement, ça fonctionne plutôt bien.
Mais où veut-elle en venir? Et en quoi cela me concerne-t-il?
Lili poursuit:
— Nous avons pensé que tu pourrais faire des cupcakes que l’on vendrait
ce jour-là. Le Hameau paierait pour les ingrédients et les moules en papier.
Tu pourrais les préparer ici le matin même. Avec mon aide, bien sûr!
Lili sourit exagérément. Pour m’amadouer.
Confectionner des cupcakes pour les vendre? Je ne suis pas sûre d’aimer
cette idée. C’est rare que les personnes qui ne sont pas de ma famille ou de
mes amis mangent les desserts que je fais. Il y a bien eu le petit atelier de
cuisine que j’ai donné ici l’autre jour, mais c’était une exception. Pourquoi
ma sœur m’embarque-t-elle toujours dans ses folles idées? Elle a le don de
me déstabiliser. Surtout ces dernières semaines! Je prends deux grandes
inspirations en fixant un morceau de guirlande qui est toujours attaché au
plafond à l’autre bout de la pièce. Lili baisse la voix.
— Ça va bien aller, Clara. Et ça rendra un fier service à la maison des
jeunes.
Charline n’a pas l’air de saisir à quel point cette demande m’ébranle. Elle
doit croire que je veux juste me faire supplier un peu. Mais ce que je désire
le plus au monde, c’est ne pas me faire remarquer, me fondre dans la masse,
rester dans ma routine confortable.
— D’accord, murmuré-je, même si je n’en ai pas du tout envie.
Lili me serre dans ses bras.
— Je suis fière de toi, me chuchote-t-elle à l’oreille.
Fière! Et moi, suis-je fière de ce que je fais, ou de ce que je m’apprête à
faire? Je suis surtout très contrariée. La fierté ne fait pas vraiment partie de
mon vocabulaire ni de ma personnalité… Comme nous sommes différentes,
ma sœur et moi!
— Combien de cupcakes devrai-je faire?
— Si je tiens compte du nombre de boissons gazeuses et de sacs de chips
que nous avons vendus ces dernières années, je dirais qu’il en faudrait au
moins une centaine. Cent cinquante peut-être. Et nous prévoirons des
petites boîtes de carton si les gens veulent en acheter plusieurs pour les
emporter chez eux.
Cent cinquante! Ouf! C’est tout un défi qui m’attend. Serai-je capable de
le relever?
3 août
Frédéric m’a écrit ce matin. Son message, somme toute banal, m’a mise
un peu à l’envers malgré moi.
Je suis à la maison des jeunes depuis sept heures ce matin. Lili, Romy,
Clémentine et même Estelle sont venues pour m’assister. Personne ne se
tourne les pouces. Nous faisons cinq différentes sortes de cupcakes:
chocolat noir, framboises, citron, thé vert et noix de coco. J’ai aussi trois
saveurs de glaçage: vanille, érable et chocolat blanc.
Je découvre que posséder un esprit mathématique est indispensable
lorsqu’on fait de la pâtisserie à grande échelle. Premièrement, il faut être
bon en calcul mental, car il a fallu que je double et même que je triple les
quantités d’ingrédients de mes recettes. Deuxièmement, on doit optimiser
ses gestes pour réussir à tout faire dans les temps. Être doué en géométrie
est aussi nécessaire pour faire entrer le maximum de moules dans le four.
Cette semaine, pendant que je me creusais la tête avec les recettes (et que
je m’angoissais), je me suis demandé pourquoi Charline avait voulu que ce
soit moi, et non Marine, qui prépare ces cupcakes. C’est une vraie
pâtissière, elle, après tout! Quand j’ai fait part de ma réflexion à ma sœur,
elle m’a dit que Charline préférait sûrement que quelqu’un qui fréquente le
Hameau s’en occupe, pour montrer à la population de la ville les talents des
ados d’ici. Je pense surtout que ma sœur a dû encore vanter mes talents
auprès de Charline. Elle réussirait à vendre de la glace à un Inuit, celle-là!
Malgré l’air conditionné, il fait chaud ici, ce qui est normal puisque le
four fonctionne sans cesse depuis deux heures. Heureusement, j’ai empêché
Lili de faire une grosse gaffe, alors qu’elle allait mettre une demi-tasse de
bicarbonate de soude dans la recette de cupcakes aux framboises plutôt
qu’une demi-cuillère à thé! Je l’ai arrêtée juste à temps. Depuis, elle lave la
vaisselle et met les moules en papier dans les moules en métal. Du coup,
c’est beaucoup moins grave si elle fait une erreur! Elle s’est aussi
improvisée meneuse de claques («Go, go, go, les filles! On lâche pas! Vous
êtes bonnes!»), mais en fait, c’est un rôle qu’elle joue presque tout le temps.
Estelle a l’air très contente de nous voir. Elle l’a dit au moins quatre fois
depuis qu’elle est arrivée. Elle semble en forme. Finalement, le divorce de
ses parents est une des meilleures choses qui lui soient arrivées cette année.
Mais son père s’est fait une blonde et Estelle va très peu souvent chez lui…
— Il invente toujours des excuses pour ne pas me voir. Il doit travailler le
samedi… Karina − c’est sa blonde − l’a invité une fin de semaine au spa…
Il repeint le salon de son condo… Il n’a jamais le temps de s’occuper de
moi. Bah, ça ne me dérange pas trop. Je suis bien chez ma mère. Nous
avons notre petite routine, maintenant. On va souvent chez ma tante et je
m’entends bien avec mes cousines.
Elle me reparle du journal étudiant, mais je l’arrête. Je n’ai pas envie d’y
penser pour le moment. Je ne lui mentionne pas les poèmes que j’ai écrits
cet été. J’ai diminué la cadence, mais j’ai tout de même eu de l’inspiration:
j’en ai composé un sur les hérons et un autre sur mon admirateur secret. Ah
oui, un sur les feux d’artifice aussi. Mais ce n’est pas le temps d’en discuter.
Toutes nos minutes sont comptées.
Je n’aurais peut-être pas dû, mais j’ai décidé de mettre des fleurs en
fondant sur certains cupcakes qu’on vendra cinquante sous de plus. À part
les roses que Marine m’a appris à faire, je sais maintenant confectionner des
marguerites et des tulipes. C’est tout un travail de précision, mais ça vaut la
peine. Ce sera magnifique. En attendant de mettre les fleurs sur les petits
gâteaux, je les dépose délicatement dans les compartiments d’un carton à
œufs pour ne pas qu’elles se touchent.
Je montre à Romy, qui est la plus habile, comment se servir de la douille
pour garnir de glaçage les premiers cupcakes. Elle se débrouille bien.
La porte du local s’ouvre. Il est censé n’y avoir personne d’autre que
nous ici, car la maison des jeunes est habituellement fermée à cette heure.
— Salut, les filles!
Je lève la tête. Ce sont Étienne et François. Que font-ils ici? Je le leur
demande.
— Tu n’as pas envie qu’on te donne un coup de main? me répond
François avec un grand sourire.
— On s’en sort très bien, merci.
Étienne met la main sur l’épaule de François.
— Nous ne sommes pas là pour vous embêter, ne t’inquiète pas. Charline
nous a dit de passer de bonne heure pour commencer à installer le kiosque.
Il faut transporter jusqu’au parc des tables, la caisse enregistreuse, les
glacières et monter le chapiteau.
Pendant qu’Étienne parle, François jette un coup d’œil aux cupcakes,
humant leur parfum sucré. Il fait mine de vouloir toucher à l’un d’entre eux
quand ma sœur surgit à ses côtés et lui donne un coup sec de cuillère sur les
doigts.
— Pas touche!
Je souris. Bien fait pour lui! Je me tourne vers Étienne qui me fait un clin
d’œil. Ma respiration s’arrête un quart de seconde.
— Nous allons vous laisser travailler. À plus tard!
Tandis qu’ils s’éloignent vers le petit bureau des animateurs où est
Charline, je reste songeuse. Je trouve Étienne parfois un peu étrange. Non,
étrange n’est pas le mot juste… J’ai l’impression qu’il y a plein de choses
qu’il ne dit pas à voix haute, qu’il garde pour lui. Au début, je croyais qu’il
était taciturne, mais il est plutôt énigmatique. Oui, c’est ça. À bien y penser,
je dois l’être aussi pour plusieurs personnes. On se ressemble donc sur ce
point.
Je me secoue. Je dois cesser de réfléchir à toutes ces choses si je ne veux
pas prendre du retard. Allez, hop! Au boulot!
9 août
Papa conduit, Lili dort, Violette gazouille et maman fredonne une vieille
chanson de Jean Ferrat. «Le vent dans tes cheveux blonds / Le soleil à
l’horizon / Quelques mots d’une chanson / Que c’est beau, c’est beau la
vie!» Elle doit être profondément de bonne humeur pour chanter ainsi,
parce que ce n’est pas le genre de choses qui arrive tous les jours!
Papa met sa main sur la cuisse de maman. Ils ont l’air de jeunes
amoureux. C’est chouette de les voir ainsi.
Je crois que maman est contente de sortir de la maison et partir en
vacances, même si ce n’est que pour quatre jours. Il y a quelque temps, elle
nous disait qu’elle aimait bien être à la maison avec Violette, mais qu’elle
trouvait ça difficile de ne pas voir d’autres personnes comme lorsqu’elle
travaillait. Elle va dîner avec des copines à l’occasion, mais aucune d’elles
n’a de jeunes enfants. Maman est une femme d’action qui adore son travail,
alors ce n’est pas facile d’arrêter du jour au lendemain. Le fait qu’elle ait
appris sa grossesse à plus de quatre mois n’a pas dû aider non plus! Ses
yeux brillent quand quelqu’un du bureau l’appelle pour lui poser une
question. Elle est super enthousiaste, prend des nouvelles de ses collègues
et parle en long et en large des projets en cours. La semaine dernière, elle a
discuté une heure au téléphone. Maman m’a même permis de donner les
céréales à Violette pendant ce temps-là. J’étais tout excitée, c’était la
première fois!
Les émotions de maman sont souvent en dents de scie et j’ai parfois de la
difficulté à la suivre. Certains jours, elle est hyper contente et le lendemain,
elle est impatiente ou complètement découragée. J’ai l’impression que les
nuits de Violette l’influencent beaucoup. Parfois, ma sœur dort neuf heures
d’affilée, mais d’autres nuits, elle se réveille toutes les deux heures. C’est
compliqué et ça demande beaucoup d’énergie, un bébé!
— Qu’est-ce que tu en penses, toi, Violette? lui chuchoté-je à l’oreille.
Ma petite sœur bave en guise de réponse et attrape mon doigt pour le
fourrer dans sa bouche. Aïe! La coquine commence à avoir des petites dents
et ça pince!
Je regarde par la fenêtre le paysage défiler. Des arbres, des arbres, des
arbres… J’ai hâte de voir le camping. J’espère que l’eau du lac sera assez
chaude pour qu’on puisse se baigner.
Ce sera agréable de nous retrouver en famille. Ce matin, Lili était encore
ébranlée de ce qui s’est passé hier avec Anaëlle, mais je suis convaincue
qu’elle va être capable de mettre cette histoire de côté pour profiter des
prochains jours. Nous allons tellement nous amuser qu’elle n’aura pas le
choix de savourer ces beaux moments!
30 août
Il y a quelques jours, lorsque j’ai su que nous n’allions pas faire de ballet
jazz cette année, j’ai eu envie d’exploser.
— Hein? Ça ne se peut pas, voyons!
Tout le groupe était aussi sous le choc que moi. C’est mon style de danse
préféré et celui de la majorité des filles aussi.
Madame Loiseau, la directrice de l’école de danse, faisait tout son
possible pour nous calmer, mais c’était un vrai brouhaha dans le local. Ça se
comprend, plus de cinquante élèves qui chahutent tous ensemble, ça
dérange pas à peu près! Finalement, Élise, notre prof de claquettes, a réussi
à capter l’attention de tout le monde.
— S’il n’y a pas de ballet jazz, c’est que Mika est en retrait préventif en
raison de sa grossesse.
Plusieurs ont soupiré un «Ooooooh!» mélodieux. Ça paraît qu’on est
majoritairement des filles!
Comme le silence était presque revenu, madame Loiseau a pu poursuivre:
— J’ai pris la décision de ne pas offrir de cours de ballet jazz cette année
pour la bonne raison que j’ai trouvé un très bon professeur pour remplacer
Mika, mais sa spécialité est le… hip-hop. Ce sera donc le hip-hop qui vous
sera enseigné à la place du ballet jazz. Vous pourrez vous familiariser avec
ce style de danse et je suis sûre que vous aurez beaucoup de plaisir.
Emmanuel est un excellent danseur. Vous ne serez pas déçus.
J’ai écarquillé les yeux. Un gars? Nous allions avoir un prof gars? Pour
vrai? Cool! Mais pourquoi n’était-il pas là? Je ne devais pas être la seule à
me poser la question, car madame Loiseau a ajouté quelques secondes plus
tard qu’Emmanuel avait des engagements à l’extérieur de la province et que
nous pourrions le rencontrer dans quelques jours. Tout à coup, j’ai pensé à
Anaëlle. Au début de l’été, une des premières fois qu’on s’est vues, elle m’a
dit qu’elle faisait du hip-hop. Après ce qui s’est passé à l’épluchette de blé
d’Inde, on ne s’est plus reparlé. C’est dommage. Elle aurait pu me montrer
des trucs intéressants pour que je prenne un peu d’avance sur les autres.
J’aime le hip-hop, mais pas notre prof. Oui, il a des yeux à tomber par
terre, une allure de star, mais il est si sévère que c’en est désagréable. Il me
semblait que c’était une danse cool, libre, désinvolte, mais avec Emmanuel,
c’est tout le contraire.
Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas développé une aversion pour le
hip-hop. Considérant que jusqu’à présent, les cours ont toujours été très
pénibles, je devrais déjà en avoir fait une indigestion… mais ce n’est pas le
cas. J’aime comment mon corps bouge quand je danse. J’aime le rythme, la
musique. J’ai beau me faire rabrouer trois, quatre fois par après-midi, je
donne tout ce que j’ai dans le ventre pour montrer à mon prof qu’il n’a pas
besoin de me traiter comme il le fait. Il est tout le temps sur mon dos! Je ne
suis jamais assez bonne, mes mouvements ne sont jamais assez précis, assez
rapides. Il voudrait qu’on soit des pros, alors qu’on est seulement des jeunes
de treize ans qui s’initient à cette danse.
Élise et Sandrine sont beaucoup moins intransigeantes. Mika aussi. Et
même si je suis loin d’être une première de classe en claquettes, Élise est
super gentille avec moi et m’encourage à persévérer.
Louka n’est pas là cet après-midi et je me sens un peu seule. Je me
demande pourquoi il est absent. Il allait pourtant bien, hier. Louka ne raffole
pas du hip-hop. Je crois que ça ne va pas bien avec sa personnalité. Il est
loin d’avoir un faible pour les grosses espadrilles, les jeans amples ou les
pantalons de coton ouaté. Il est beaucoup plus propret! Oui, il a de la
difficulté à suivre, mais le prof l’ignore presque. Ça me fâche encore plus!
Dans le vestiaire, les filles discutent justement d’Emmanuel. Certaines en
sont encore complètement gagas, ce que je ne comprends pas. Je ne fais pas
attention à ce qu’elles disent et je continue de me changer en pensant à
Louka. Je vais lui téléphoner lorsque je serai de retour à la maison. De toute
façon, c’est moi qui ai ramassé ses travaux à l’école, il faut que je l’informe
des devoirs à faire.
Romy me sort de ma bulle en me tapant sur l’épaule.
— T’as entendu?
— Euh non… J’étais un peu dans la lune.
— Stella vient de dire qu’Anaëlle, la fille avec qui on parlait parfois à la
maison des jeunes cet été, c’est la sœur d’Emmanuel.
Eh ben! Ils ne se ressemblent pourtant pas du tout. C’est vrai qu’Anaëlle
m’a dit qu’elle faisait du hip-hop aussi, mais je n’ai pas soupçonné qu’ils
étaient de la même famille. Je ne sais pas si elle a parlé de moi à son frère…
Pourquoi l’aurait-elle fait, de toute façon? Qu’aurait-elle pu lui dire? Que je
l’ai surprise à voler de l’argent dans la caisse à l’épluchette? Pas besoin de
m’en faire avec cette histoire…
J’ai tenté de joindre Louka tantôt, mais il n’y avait pas de réponse. Je
réessaie, à tout hasard. Il doit être chez son père, car il était avec sa mère la
semaine dernière. J’appellerai chez sa mère si ça ne répond pas.
— ¿Hola? répond une voix d’homme.
C’est vrai, ils parlent souvent espagnol chez Louka! Son père est
d’origine chilienne, il me semble. Mais il parle très bien français. Louka n’a
pas d’accent en français et son frère Elias non plus. Leur mère est née ici et
elle est francophone.
— Bonjour, est-ce que je pourrais parler à Louka, s’il vous plaît?
— Juste un instant.
Il s’écoule plusieurs secondes avant que mon ami prenne le téléphone.
— Allô?
Juste à entendre sa voix rauque, je sens que quelque chose cloche.
— Louka, c’est Lili. Est-ce que ça va?
J’ai à peine le temps de terminer ma phrase qu’il se met à pleurer.
Voyons, mais que se passe-t-il? Je ne l’ai jamais vu comme ça. Il doit s’être
passé quelque chose de vraiment grave. Louka pleure maintenant à chaudes
larmes et semble incapable de s’arrêter. Je ne sais pas quoi lui dire…
J’attends qu’il se calme.
Finalement, ses sanglots s’espacent.
— C’est ma belle-mère, Marie-Julie. Elle a eu un accident d’auto.
— Est-ce qu’elle est à l’hôpital?
Louka se remet à pleurer de plus belle.
— Elle est morte, hoquète-t-il enfin.
Oh non! Je sens une bouffée de tristesse m’envahir. Tout mon visage
devient chaud, j’ai de la difficulté à respirer. J’ai croisé la belle-mère de
Louka quelques fois. Je sais que mon ami s’entendait bien avec elle. Ses
parents ont divorcé quand il était tout petit et Marie-Julie était en couple
avec son père depuis cinq ou six ans.
— Je suis tellement désolée, Louka. Toutes mes condoléances. Est-ce…
est-ce que je peux faire quelque chose pour toi? N’importe quoi.
— Non, il n’y a rien à faire. Elle n’est plus là.
Je me sens cruche. Je voudrais effacer la peine de mon ami, mais je me
doute bien que c’est impossible.
— Il va y avoir un avis dans le journal demain avec les détails pour le
salon funéraire. Peux-tu le dire aux autres? Mais vous n’êtes pas obligés de
venir.
— C’est sûr que je vais être là.
Silence. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes.
— Louka, si tu as envie de parler, je suis là.
— Oui, je sais. Merci. Je vais raccrocher.
— Je comprends… Je te fais un gros câlin.
— Bye.
J’ai le cœur gros. Mes gestes sont automatiques, mon cerveau est ailleurs.
Je répète les paroles de mon ami dans ma tête, mais je n’arrive pas à y
croire. Sa belle-mère est morte. Pour vrai. Pas comme dans les jeux
auxquels on jouait quand on était petits: «Bang! Bang! T’es mort sinon je
joue plus.» Elle n’était pas vieille, pas malade et tout d’un coup, pouf! C’est
fini…
Par chance, ce n’était pas sa mère. Je chasse cette idée de mon esprit et je
grimace de culpabilité. Ce n’était pas sa mère, mais cette personne faisait
partie de sa vie depuis des années. Ils vivaient sous le même toit,
mangeaient à la même table… C’est tellement triste! Louka doit être
complètement dévasté. Son père et son frère aussi.
Je reprends le téléphone. Le combiné me semble lourd, si lourd. Je
commence à composer le numéro de Romy quand je me ravise. J’ai une
enclume dans la poitrine et un étau autour de la tête. Je le lui dirai demain.
Et puis, non. Louka est aussi son ami, elle a le droit de savoir. Mais je sens
que si je parle à Romy tout de suite, je vais me mettre à pleurer. Mes yeux
picotent déjà. Je suis mieux d’attendre un peu. Je l’appellerai après le
souper. J’ai besoin d’aller voir ma mère et la serrer très, très fort.
2 octobre
La dernière semaine a été l’une des plus éprouvantes que j’aie jamais
vécues. Je n’arrêtais pas de penser à Louka. Aujourd’hui encore, j’ai le
vague à l’âme. Je me réveille la nuit, l’estomac tout à l’envers.
Tout d’abord, il y a eu le salon funéraire. J’ai demandé à ma mère de
m’accompagner, car je n’aurais pas été capable toute seule. Clara n’est pas
venue, cependant. Quand j’ai vu Louka, le visage blême, des cernes sous les
yeux, qui tenait la main de son grand frère Elias comme on s’accroche à une
bouée, j’ai fondu en larmes. Quelle belle folle! Je ne connaissais presque
pas Marie-Julie, qu’est-ce que j’avais à pleurer comme ça? Mais j’étais
incapable d’arrêter mes larmes de couler. Quand Louka m’a repérée, il est
venu vers moi et on s’est pris dans les bras en sanglotant.
— Chaque fois qu’entre quelqu’un que je connais, je me mets à pleurer,
m’a-t-il dit en reniflant lorsque nous nous sommes calmés. C’est plus fort
que moi.
J’ai alors compris pourquoi il y avait autant de boîtes de mouchoirs dans
cet endroit…
J’ai finalement su comment sa belle-mère était morte. Des gens que je ne
connaissais pas en parlaient au salon et je les ai entendus. Elle se serait
endormie au volant. Elle était infirmière et venait de faire deux quarts de
travail de suite.
Francisco, le père de Louka, a lu un très beau texte pendant la cérémonie.
C’est une lettre qu’il lui avait écrite pour leur cinquième anniversaire de vie
commune. Ils devaient se marier l’année prochaine… C’est trop triste!
Avant notre départ, toutes les filles du groupe de danse se sont
approchées pour entourer Louka et lui montrer qu’elles le soutenaient.
Depuis, pas de nouvelles. Il n’est pas venu à l’école de la semaine. Son
absence laisse un grand vide. C’est difficile de se concentrer. Il me manque.
Je lui ai téléphoné deux fois, mais il ne m’a parlé que quelques secondes.
Je suis tombée nez à nez avec Enzo, hier matin, à la polyvalente. J’ai
essayé de faire comme si je ne l’avais pas vu, mais il s’est planté devant
moi et je n’ai pas eu le choix de lui parler.
— Je suis pressée, Enzo. Je ne veux pas être en retard à mon cours.
— Attends une minute. Je ne t’ai pas croisée depuis le mois de juin. Tu te
sauves de moi ou quoi?
Je l’ai fixé droit dans les yeux.
— Oui.
Il a paru décontenancé par la franchise de ma réponse.
— Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler, a-t-il réagi en faisant
mine de balayer le passé de la main.
— OK, vas-y, mais dépêche-toi.
— J’ai appris pour la belle-mère de Louka.
Tiens, les nouvelles vont vite…
— Je voudrais juste que tu lui transmettes mes condoléances. Je ne le
connais pas beaucoup, mais il vit quelque chose de tellement triste…
— Effectivement…
— C’est tout.
Il m’a regardée très intensément. Je sentais qu’il avait envie d’ajouter
quelque chose de plus, mais il s’est abstenu.
Tout en courant pour arriver à l’heure à mon cours, j’ai pensé que je
n’avais peut-être pas été correcte avec lui. Enzo est un garçon gentil, après
tout. Avais-je été trop abrupte? Mais en voyant Romy, je me suis souvenue
qu’il lui a laissé croire qu’il s’intéressait à elle pendant des mois, et je suis
arrivée à la conclusion que je n’avais rien à me reprocher.
5 octobre
Le cours de hip-hop est encore plus pénible depuis que Louka a perdu sa
belle-mère. Mon ami n’est pas encore revenu à l’école et j’ai de la difficulté
à me motiver. À certains moments, j’ai l’impression qu’Emmanuel a un
cœur de pierre pour nous traiter comme il le fait.
Cet après-midi, j’ai craqué. C’en était trop. Cela faisait un nombre
incalculable de fois qu’on reproduisait les mouvements qu’il nous
demandait, et il n’était jamais content. Il n’y avait RIEN de positif dans ses
commentaires. Je l’aurais accepté s’il nous avait parlé d’une manière
civilisée, mais il haussait la voix et s’impatientait pour des détails. C’est là
que j’ai osé dire:
— Emmanuel, est-ce qu’on peut passer à autre chose, alors? Personne ici
n’a l’air de saisir ce que tu attends de nous et on est fatigués de se faire crier
par la tête.
Toute la classe a retenu son souffle. Emmanuel a mis les mains sur les
hanches et a froncé les sourcils.
— Parfois, je me demande pourquoi vous êtes dans le groupe enrichi.
Des débutants seraient meilleurs que vous!
J’ai eu envie de répondre qu’en hip-hop, nous étions vraiment des
débutants, et que si nous avions un prof compétent, on comprendrait
mieux… Mais j’ai préféré tourner ma langue sept fois avant de parler. Clara
aurait été fière de moi. J’ai plutôt expliqué:
— Nous avons du mal à nous concentrer. Nous pensons beaucoup à
Louka. C’est notre ami.
Les autres filles ont acquiescé.
— Je vais te dire une chose. Mon grand-père est mort il y a trois ans.
Crise cardiaque en plein milieu d’un souper de famille. Deux jours après,
j’avais une compétition à New York. J’y suis allé quand même. J’avais beau
avoir le cœur brisé, j’ai donné tout ce que j’avais dans le ventre. Ce jour-là,
j’ai gagné la médaille d’argent. Si je m’étais apitoyé sur mon sort comme tu
le fais, comme vous le faites tous, ce ne serait jamais arrivé.
Après une telle histoire, difficile de se plaindre. J’ai regardé l’horloge et
lorsque j’ai vu qu’il ne restait que quelques minutes au cours, je me suis dit:
«Allez, un petit coup de cœur!» et je me suis forcée à me concentrer.
En sortant du cours, j’étais découragée. Encore plus que les autres jours.
J’ai souhaité secrètement que notre prof ne puisse plus nous enseigner pour
le reste de l’année, mais je suis sûre que ça n’arrivera pas.
14 octobre
Ce soir, je n’ai pas de devoir, alors j’ai demandé à maman d’aller faire un
tour chez Louka pour lui donner différentes feuilles que j’avais récupérées
pour lui. À vélo, il me faut moins de dix minutes pour me rendre chez lui.
J’ai enfilé un coton ouaté et un coupe-vent, mais j’aurais dû apporter une
tuque ou un bandeau, car j’ai vraiment froid aux oreilles. Une chance que
j’ai un chandail à capuchon, ça dépanne! J’ai sûrement l’air d’une belle
tarte, mais l’important, c’est que je n’attrape pas la grippe!
Il n’y a pas de voiture dans l’entrée de la maison de Louka. Je sais qu’il
est censé être chez son père cette semaine. J’espère qu’il est là. J’ai décidé
de ne pas appeler avant de me présenter, de peur qu’il ne refuse que je
vienne. Là, s’il est chez lui, il n’aura pas le choix de me laisser entrer. Je
vois de la lumière filtrer à travers les rideaux du salon, c’est bon signe. Je
sonne.
C’est son frère Elias qui ouvre. Il semble surpris de me voir.
— Bonjour, est-ce que Louka est là?
— Euh… oui. Il est dans sa chambre.
— Est-ce que je pourrais le voir? Je ne resterai pas longtemps. Je viens
lui apporter des travaux d’école.
Elias grogne.
— Ouais, j’ai su qu’il avait pas mal foxé l’école dernièrement. Deux fois,
je suis revenu du cégep de bonne heure et il était déjà à la maison.
— Il n’a pas l’air super bien…
Il me regarde droit dans les yeux.
— Personne ne va super bien dans cette maison. C’est difficile pour tout
le monde.
Tout à coup, je me sens hyper mal à l’aise. Qui suis-je pour venir
déranger cette famille dans son intimité? Puis, je me souviens de la
conversation que j’ai entendue à l’école de danse. Louka est mon ami. Je
dois faire tout ce que je peux pour l’aider.
— J’aimerais essayer de lui parler.
— Bonne chance. Tu sais où est sa chambre, laisse tomber Elias, d’une
voix un peu lasse, en me pointant le corridor.
Je me force à sourire et je me dirige vers la chambre de mon ami. Je
frappe doucement à sa porte. J’entends de la musique en sourdine de l’autre
côté. C’est une mélodie mélancolique que je ne connais pas, mais c’est
beau.
— Va-t’en! Je ne veux voir personne! crie tout à coup Louka.
Oups… Il doit sûrement penser que c’est son frère, car il ne m’a jamais
parlé sur ce ton. J’ignorais que Louka pouvait être aussi agressif.
— Louka, c’est moi, Lili. Est-ce que je peux entrer?
Quelques instants plus tard, Louka m’ouvre la porte. Il semble aussi
embarrassé que je le suis.
— Je m’excuse. Je ne savais pas que c’était toi. Je croyais que c’était
Elias. Je trouvais ça bizarre, aussi, qu’il cogne avant d’entrer.
Je suis venue seulement deux ou trois fois chez Louka. Nous nous
voyons à l’école, parfois chez moi, sinon au parc, à la maison des jeunes ou
au centre commercial. Sa chambre était beaucoup plus en ordre les
dernières fois. Des vêtements jonchent le sol, il y a des livres épars à côté
de son lit, des assiettes sales empilées sur son bureau. Ouf! Même moi, qui
ne suis pas très ordonnée de nature, je suis découragée par l’état des lieux.
— J’ai pris ça pour toi, lui dis-je en sortant les feuilles de mon sac.
— Merci.
Il les prend et les dépose sur sa table de travail sans même y jeter un coup
d’œil.
— Je préférerais que tu t’en ailles, Lili. Je n’ai pas vraiment la tête à
avoir une grande discussion.
J’enlève les trucs qui encombrent sa chaise et je m’assois. Il ne se
débarrassera pas de moi aussi facilement.
— Je sais. Ce n’est pas grave. C’est moi qui vais parler. T’auras juste à
m’écouter.
Il ne répond pas, alors je continue.
— Je m’inquiète pour toi, Louka. Je ne suis pas toute seule, les autres
aussi. Tu ne viens presque plus à l’école, tu te fermes comme une huître.
J’ai surpris une conversation entre Emmanuel et madame Loiseau, hier. Il
veut que tu sois expulsé du programme danse-études.
— Je m’en fous, réplique mon ami la tête toujours baissée.
Je soupire, un peu découragée.
— OK, peut-être que tu t’en fous en ce moment, mais quand tu vas aller
mieux, tu le regretteras.
Mon ami reste de glace. Je ne sais pas ce qu’il est mieux de faire. Le
réconforter, le rassurer ou lui secouer les puces?
— Estelle, l’amie de ma sœur, a vu une psychologue quand ses parents se
sont séparés. Peut-être que ça te ferait du bien à toi aussi?
C’est au tour de Louka de soupirer.
— Je vois déjà celle de l’école. La directrice et mon père m’obligent. Pff!
Je l’ai vue aujourd’hui et je n’ai pas ouvert la bouche pendant une heure! Je
n’ai rien trouvé à lui dire. Personne ne comprend. Personne ne peut
comprendre.
Il se cache le visage entre les mains et éclate en sanglots. Il pleure en
silence, comme s’il avait honte et tout son corps est secoué par des spasmes.
— Je l’aimais, Marie-Julie. Elle était ma deuxième mère. Et c’est
seulement maintenant que je le réalise. Depuis qu’elle est partie, tout a
changé. Mon père n’est plus le même, Elias non plus. Toute ma vie s’est
effondrée.
Je me lève et je me fais une petite place à côté de lui. Souvent, j’aperçois
des filles pleurer, mais un garçon, ça n’arrive presque jamais. On dirait que
c’est pire. J’ai le cœur brisé de voir Louka dans cet état. Je glisse
doucement mon bras autour de ses épaules. Louka et moi ne nous touchons
pas, habituellement. Entre filles, on se serre, on s’enlace, on lisse nos
cheveux, on se fait la bise… De tels contacts sont quasi impossibles quand
on n’est pas du même sexe, à part entre amoureux. C’est un peu bête: les
gars ont autant besoin d’affection que les filles.
Le premier réflexe de Louka est d’abord de me repousser, mais je
resserre mon étreinte et il finit par se laisser aller. Je flatte son dos, un peu
comme maman quand elle console Violette. Ouf, qu’est-ce que je vais bien
pouvoir faire pour lui?
En revenant à la maison, je me dis que je suis sensiblement devant le
même dilemme qu’avant de voir Louka. Comment aider quelqu’un qui ne
veut pas?
Pendant le souper, je reste silencieuse. Maman raconte en détail à papa le
film larmoyant qu’elle a vu à la télévision cet après-midi pendant que
Violette – ô miracle! – faisait la sieste. Installée dans sa chaise haute, ma
petite sœur se contorsionne et met son pied dans sa bouche en écoutant
maman. Ça me fait sourire. Clara aussi a l’air préoccupée.
Lorsque nous montons dans notre chambre, je lui demande ce qui ne va
pas, mais elle change vite de sujet.
— Rien de grave. Et toi?
Je lui explique un peu ce qui se passe avec Louka et elle est aussi
embêtée que moi.
— Je ne connais rien aux garçons, tu le sais bien…
Tout à coup, j’ai une idée. Si c’est une question de sexe, j’ai peut-être une
solution. Et si j’écrivais à Frédéric? C’est un garçon, lui. Il est possible qu’il
puisse me conseiller et me donner de bons trucs pour remonter le moral de
mon ami.
Je lui écris un long message sur Facebook en lui présentant la situation
du mieux que je peux. J’espère qu’il me répondra. À mon plus grand
bonheur, quinze minutes plus tard, sa réponse arrive dans ma boîte de
réception. C’est un rapide!
Bonjour Lili,
J’ai lu ton message, mais pour être franc, je n’ai pas la tête à
ça pour le moment. Summer m’a laissé. J’ai le cœur brisé.
J’espère que tu comprendras.
Fred
Zut de zut! Bien sûr, je dis ça pour lui. Je lui réécris quelques mots pour
essayer de le réconforter, mais je me sens maladroite, alors je ne m’étends
pas trop. J’éteins mon ordinateur, encore plus découragée que je ne l’étais
tantôt. Finalement, Frédéric réagit de la même façon que Louka. Il se
renferme, il s’isole. Quand une fille se fait laisser, c’est tellement différent!
Elle en parle à tout le monde, elle fait une rétrospective en long et en large
de sa relation, elle trouve au moins vingt-cinq qualificatifs pour décrire
l’amour qu’elle a vécu avec ce garçon − fabuleux, intense, magique, pur,
sincère, sans borne, idéal −, et lorsque ça finit mal, les mots passent à un
autre extrême: banal, fade, trompeur, égoïste, impossible, monotone,
insignifiant, faux, alouette! Elle s’épanche, se confie, se répète… Il faudrait
que je trouve un garçon qui m’aiderait à comprendre, car toute seule, je sens
que je vais tourner longtemps en rond dans mon aquarium. Qui pourrais-je
aller voir?
— Les filles, c’est l’extinction des feux! dit papa en passant la tête par la
porte de notre chambre.
Pourquoi n’y avais-je pas pensé avant? Je n’ai qu’à demander son
opinion à mon père!
21 octobre
Vive les samedis matins! C’est le moment dont on rêve toute la semaine.
Pas de réveille-matin, pas d’école, deux jours de congé devant soi: le
bonheur. Vers huit heures, j’ai entendu maman quitter la maison, mais j’ai
réussi à me rendormir jusqu’à neuf heures. Clara semble réveillée depuis un
bon bout de temps. Elle est enfouie sous ses couvertures et lit son roman.
Parfois, la fin de semaine, il lui arrive de sauter le déjeuner tant elle est
plongée dans sa lecture.
Au salon, papa lit le journal en jetant un coup d’œil à Violette qui est
couchée sur son tapis de sol au milieu de ses jouets.
— Bien dormi, ma grande?
— Assez. Maman est sortie?
— Oui, elle est allée s’entraîner et faire l’épicerie.
Maman a commencé à aller au gym la semaine dernière. Ça faisait des
jours qu’on l’entendait se plaindre qu’elle n’arriverait jamais à perdre les
kilos qu’elle avait pris pendant sa grossesse. Papa avait beau lui répéter
qu’il n’y avait pas d’urgence, qu’il l’aimait ainsi, elle a décidé de prendre le
taureau par les cornes et elle s’est abonnée au gym. Personnellement, je
détesterais passer une heure ou deux à suer sur un tapis roulant, mais
maman dit qu’elle aime ça. On verra bien si elle tient le coup plus de deux
mois! Je ne comprends pas pourquoi elle ne va pas courir dehors, c’est
beaucoup plus divertissant. Au moins, on peut regarder le paysage, les
maisons, les gens… Enfin, elle peut bien faire ce qu’elle veut.
— Ah! J’ai oublié de lui dire de racheter des biscuits à la confiture. On a
fini la boîte, hier.
Papa hausse les épaules.
— Tu demanderas à ta sœur d’en préparer. Elle peut sûrement trouver
une recette en deux temps trois mouvements.
C’est vrai! Je n’y avais pas pensé.
Je prends une banane et un verre de lait au chocolat à la cuisine (maman
n’est pas là, ça paraît!), et je reviens au salon.
— Papa, j’aurais une question à te poser.
— Mmm…
Il ne lève pas les yeux de son journal, absorbé par un article de la section
«Affaires».
— Papa, c’est important!
Il me sourit, comme pour s’excuser, et referme son journal.
— Je t’écoute.
— J’ai un conseil à te demander. C’est à propos de Louka.
— Ton ami qui a perdu sa belle-mère, c’est ça?
— Oui. Depuis, il est super malheureux. Il ne vient plus à l’école, il se
renferme sur lui-même. Je voudrais l’aider, mais je ne sais pas comment.
Toi, tu as déjà été un garçon de treize ans. Si ça t’était arrivé, qu’est-ce que
tu aurais aimé qu’on fasse pour te remonter le moral?
Papa se cale dans le fauteuil et se gratte la tempe. Je lui pose tout un
problème.
— Premièrement, j’aimerais que tu sois là pour moi. Qu’on soit une fille
ou un garçon, avoir un ami sur lequel on peut compter, c’est important.
Propose-lui de faire des choses qu’il aime. Ça fait toujours du bien.
— Avant, il aimait danser, mais là, il ne veut plus.
— C’est sûr qu’au début, c’est difficile de reprendre le dessus. Le décès
d’une personne qui nous est chère, ça déséquilibre une vie… J’étais adulte
quand mon père est mort, mais il m’a fallu des mois pour m’en remettre.
Tout me paraissait fade et sans saveur.
Papa a déjà vécu le deuil d’une personne qu’il aimait. J’ai un pincement
dans la poitrine quand j’y pense. Je n’ai presque pas connu mon grand-père
Jacques. Clara et moi étions toutes petites quand il est mort, mais juste en
imaginant perdre mon père ou ma mère, j’ai envie de me rouler en petite
boule.
— Tu peux tenter de lui changer les idées en faisant une activité spéciale
avec lui, quelque chose qu’il n’a jamais essayé. L’important, c’est de
l’amener à oublier sans peine, sans le forcer. Tout ce que tu entreprends doit
être empreint d’un grand respect. Ton ami est en train de se reconstruire.
C’est une étape délicate de sa vie…
Il est tellement gentil, mon papa! Je savais qu’il pourrait bien me
conseiller. Ce ne sera pas simple, mais je vais trouver un moyen de
redonner le sourire à mon ami. Il le mérite bien.
28 octobre
Depuis que cet inconnu est entré dans ma vie, je traverse plein de
remous. De l’extérieur, rien ou presque ne paraît, mais à l’intérieur, c’est
une vraie tempête. J’ai essayé d’écrire un poème là-dessus, mais finalement,
je n’en ai pas été capable. Présentement, je suis trop collée à ce problème.
Je dis problème, car c’en est devenu un. Je me l’avoue maintenant très
franchement, j’aime ce garçon! Oui, moi, Clara Perrier, je suis amoureuse!
Et ça fait mal!
Au début, quand mon admirateur secret a commencé à m’envoyer des
messages, je les prenais à la légère. J’étais simplement intriguée.
Maintenant, j’aimerais savoir qui il est. Non pas pour lui parler de vive voix
ou lui dire ce que je ressens (je n’en serais jamais capable), mais pour
connaître au moins son identité.
Hier soir, j’en ai parlé à Lili qui était tout excitée. Elle est engagée à fond
dans son projet «Sauvons Louka», mais elle est toujours partante pour
s’impliquer dans ma vie. Et elle est tellement contente que j’aie suivi ses
recommandations! Ce ne sont pas des blagues, cela figure en haut de la liste
de ses passe-temps préférés! Ou c’est peut-être seulement une «déformation
professionnelle» de sœur jumelle…
— Comment pourrais-je faire pour l’identifier? Sans qu’il le sache,
évidemment.
— Hou là là! C’est une mission super géniale, mais je ne vois vraiment
pas…
On s’est creusé la tête la moitié de la soirée, sans succès. Ma sœur avait
de bonnes idées, mais elles ne respectaient pas mon critère numéro 1, soit:
mon admirateur secret NE doit PAS être au courant.
— On n’y arrivera pas, Clara. Faut demander à quelqu’un d’autre de
nous donner un coup de main. Je ne vais pas à la même école que toi, en
plus… Parles-en à Clémentine, à Estelle.
— Tant qu’à y être, je devrais me promener avec une pancarte où on
pourrait lire: Qui est mon admirateur secret?
— Voyons Clara, elles ne vont pas te dénoncer. Aucune n’a révélé que
Noisettine, c’était toi.
— Hum… Je suppose, oui. Mais j’hésite à leur en parler. Tu me
connais…
— Clara, je vais te paraître un peu raide, mais si tu ne veux pas d’aide, tu
vas continuer de te morfondre pendant des semaines, peut-être des mois.
Moi, ça ne me dérange pas.
— Je suis gênée.
— Tu dois passer par-dessus ta gêne. Ce sont tes amies. Elles vont se
faire un plaisir de te rendre service. Et les histoires d’amour des autres, c’est
toujours palpitant.
— Justement, je ne veux pas devenir une attraction.
— Clara! Est-ce que tu t’écoutes quand tu parles? Je te le répète, ce sont
tes AMIES, pas de pures inconnues!
Une chance que ma sœur me brasse les puces. Je sais que mon cerveau ne
fonctionne pas comme le sien. Et je sais que je suis une poule mouillée, une
éternelle indécise. Je suis faite comme ça, je n’y peux rien. Mais j’ai pilé
sur ma peur et j’ai décidé de me lancer.
Il faut que j’avoue que j’ai eu beaucoup de difficulté à m’endormir hier
soir. J’étais trop énervée. J’ai ressorti ma boîte à peurs de ma garde-robe.
C’est une boîte que je me suis fabriquée et chaque fois que je suis
confrontée à quelque chose qui m’angoisse, je l’écris sur un bout de papier
et je le mets dans ma boîte. C’est pour y enfermer ma peur, pour qu’elle ne
m’affecte plus. Dans le noir, j’ai griffonné ce qui me torturait l’esprit et j’ai
glissé ma feuille dans la fente. Le bruit feutré ne m’a pas apaisée et je me
suis endormie, l’esprit torturé.
Maintenant, impossible de faire marche arrière. Clémentine et Estelle
seront au courant dans quelques secondes. Je leur en parle pendant le dîner.
Les deux réagissent comme je l’avais imaginé: Clémentine est en émoi et
Estelle est tout en retenue. Je ne suis pas capable de les regarder dans les
yeux quand je leur raconte. Il y a des mois qu’on se côtoie tous les jours,
mais quand vient le temps d’exprimer mes émotions, je fonds encore.
— On va t’aider, hein, Estelle? s’exclame Clémentine d’emblée. Qu’est-
ce que tu veux qu’on fasse?
— À vrai dire, je ne le sais pas moi-même. J’ignore comment m’y
prendre. Pour vous donner une idée, même Lili se sent démunie.
Cela n’a pas l’air d’inquiéter mon amie outre mesure.
— Tu vas voir, on va y arriver. C’est comme une devinette, mais pour les
grands.
Estelle, qui est restée songeuse jusque-là, lève l’index pour nous montrer
qu’elle veut parler.
— J’ai peut-être une solution. Il pourrait être possible qu’on le retrouve
avec son adresse IP…
Estelle s’y connaît assez bien dans les ordinateurs et son frère est un pro
de l’informatique. Moi, je suis un gros zéro, ou presque. J’ai déjà
vaguement entendu parler d’adresse IP, mais je n’ai aucune idée de ce que
c’est. Estelle essaie de m’expliquer.
— Chaque ordinateur a une adresse IP qui lui est propre. Si on retrouve
celle de ton inconnu, on peut savoir d’où il envoie ses messages.
— Oui, mais comment on trouve ça, une adresse IP?
— Euh… Je ne suis pas sûre. Faudrait que je demande à Charles-
Édouard. Je peux l’appeler ce soir si tu veux. Mais je ne sais pas s’il
travaille.
C’est un début. Et c’est mieux que rien, après tout. Je suis remplie
d’espoir. J’espère que le frère d’Estelle pourra m’aider.
Aujourd’hui, un autre de mes poèmes devait paraître sur le site Internet
du journal, mais la personne responsable n’a pas eu le temps de le mettre en
ligne. Estelle m’a dit qu’ils avaient eu beaucoup de difficulté avec des
photos… Je suis déçue, car aucun nouveau poème, ça signifie aucun
commentaire de mon admirateur secret. Estelle dit que tout devrait être
réglé d’une journée à l’autre, alors ce n’est que partie remise. Mais ça
m’attriste tout de même.
Il reste quinze minutes avant que nos cours recommencent. Nous sommes
dans le local d’informatique et nous attendons Clémentine qui finalise et
imprime son travail d’éthique et culture religieuse. Je décide d’aller re-re-
relire les petits mots que mon admirateur m’a transmis jusqu’à maintenant,
histoire d’ensoleiller mon après-midi. Quelle surprise j’ai quand je constate
qu’il m’a encore écrit! Il a rédigé un nouveau commentaire il y a quelques
minutes à peine, sous mon dernier poème!
J’ai passé un contrat avec Louka. Il doit venir à l’école tous les jours, en
échange de quoi je ne lui demande jamais comment il va, je ne l’achale pas
pour qu’il me fasse la conversation, et quand on peut se mettre en équipe
(dans les cours où nous sommes ensemble), c’est moi qui fais le travail et il
copie mes réponses. Je sais que ça peut paraître exagéré, mais ça ne me
dérange pas. Il faut qu’il reprenne la routine. De toute façon, il n’a pas le
choix.
D’après ce que j’ai compris, ses parents étaient vraiment fâchés qu’il ait
fait l’école buissonnière à plusieurs reprises. Sa mère a même dit à son père
qu’elle pourrait redemander la garde exclusive de Louka s’il n’était pas
capable de l’encadrer correctement. Je trouve qu’elle y va un peu fort.
Francisco vient de perdre son amoureuse des cinq dernières années, il est
correct qu’il ne soit pas dans son état habituel. Et à ce que je sache, Louka
séchait aussi l’école les semaines où il était chez sa mère. Pourquoi est-ce
que les parents séparés sont toujours à couteaux tirés? Il doit sûrement y en
avoir qui s’entendent bien, mais je ne les connais pas. C’est triste.
J’ai fixé un petit calendrier dans le casier de Louka et chaque jour où il
est présent à l’école, j’y appose un autocollant, comme on le fait pour les
enfants. Il avait l’air un peu découragé de mon idée au début, mais il ne s’y
est pas opposé. Si je peux le faire sourire, j’aurai gagné mon pari! Quand
j’ai accompagné maman à la pharmacie pour acheter des couches (c’est fou
comme c’est cher pour quelque chose qui se retrouve à la poubelle après
quelques heures!), je lui ai demandé d’acheter aussi des autocollants de
superhéros. Elle a levé les yeux au ciel, mais elle a accepté sans rechigner.
Louka vient donc à l’école tous les jours, ou presque. Il n’est pas très
bavard et ses yeux se remplissent parfois de larmes sans raison, mais il est
là. Deux ou trois fois, il a demandé, ou plutôt j’ai demandé qu’il puisse ne
pas participer au cours de ballet classique ou de claquettes, et les profs ont
accepté de bon cœur. Pour celui d’Emmanuel, on n’a rien tenté. On savait
tous les deux que ça ne donnerait rien.
Je pédale autant qu’avant dans ce cours de hip-hop. Emmanuel n’est
jamais content, je me sens super nulle. C’est drôle, l’année dernière, les
claquettes étaient mon talon d’Achille et cette année, c’est le hip-hop.
J’essaie de me dire que bientôt, j’épaterai tout le groupe. Mais je n’en suis
pas convaincue. C’est difficile de l’être puisque le prof n’a jamais rien de
positif à me dire.
Hier, il s’est passé quelque chose de très particulier dans ce cours.
Emmanuel a invité sa sœur Anaëlle pour nous faire la démonstration d’une
chorégraphie qu’ils ont présentée récemment à un concours.
Quand je l’ai vue arriver dans le vestiaire, j’étais bouche bée. Je ne
m’attendais tellement pas à la trouver à cet endroit! Ça a dû paraître dans
mon visage, car Romy m’a immédiatement demandé si j’avais vu un
fantôme. «Chut!» lui ai-je chuchoté. Je me suis dit qu’Anaëlle ne
remarquerait peut-être pas tout de suite ma présence, mais il ne lui a fallu
que deux ou trois secondes pour me repérer. Elle ne me fait pas peur, mais
son comportement m’a tellement déçue que je préfère me tenir loin.
Elle s’avançait vers moi en souriant quand Justine et Élodie, deux filles
de mon groupe, l’ont accostée. Elles l’ont probablement connue à la maison
des jeunes. J’en ai profité pour ramasser mes espadrilles en vitesse et me
rendre dans le local de danse. Je suis allée m’asseoir avec Louka qui était
déjà là et j’ai serré sa main en guise d’encouragement.
Emmanuel a laissé sa sœur se présenter.
— Bonjour, je m’appelle Anaëlle Bouliane, j’ai treize ans et je fréquente
l’école secondaire anglophone St. James. Je suis bien contente de manquer
mes cours cet après-midi pour venir vous voir! blague-t-elle. C’est mon
frère qui m’a initiée au hip-hop il y a quelques années. Je le voyais répéter
dans le sous-sol de la maison et j’ai décidé de l’imiter. Depuis, je suis des
cours dans une école de danse et je participe parfois à des compétitions avec
lui ou d’autres élèves de mon groupe.
Même si j’ai un certain malaise vis-à-vis Anaëlle, je dois avouer que la
démonstration qu’elle a faite avec son frère était époustouflante. Mais
pourquoi cette fille n’est-elle pas en danse-études? C’est une vraie pro du
hip-hop, en tout cas. Ses mouvements étaient précis, fluides, on aurait dit
qu’elle ne faisait aucun effort pour exécuter la chorégraphie. Je sais
parfaitement que lorsque ça a l’air aussi facile, c’est qu’on a tellement
travaillé que les mouvements sont devenus automatiques, naturels.
Après leur prestation, Emmanuel s’est adressé à tout le groupe.
— Vous avez vu? C’est ça que j’attends de vous.
Plus facile à dire qu’à faire… J’ai encore beaucoup de croûtes à manger
avant d’arriver au même genre de résultat. Si je me fie aux commentaires
d’Emmanuel, je suis l’une des plus mauvaises élèves du groupe. Louka fait
sûrement aussi partie de ce palmarès.
Tout à coup, je me suis mise à m’ennuyer de Mika. J’avais hâte qu’elle
revienne. Mais ça n’est pas demain la veille, elle n’a même pas encore
accouché!
Perdue dans mes pensées, j’ai soudain remarqué qu’Anaëlle était juste
devant moi. Zut, je n’avais aucun moyen de me défiler, cette fois.
— J’ai quelque chose à te dire, mais tu te sauves tout le temps.
— Effectivement, je n’ai plus trop envie qu’on soit amies après ce qui
s’est passé cet été.
— J’ai très bien compris ça, je ne suis pas aveugle ou imbécile. Est-ce
qu’on peut passer à autre chose?
— Qu’est-ce que tu veux?
Elle a regardé discrètement son frère un peu plus loin dans le local.
— Je ne peux pas t’en parler tout de suite. Est-ce que tu viens au party
d’Halloween du Hameau?
— Ça devrait…
— D’accord, je te retrouverai là-bas.
Emmanuel a tapé dans ses mains.
— OK, on va maintenant commencer le cours.
Il a fait signe à sa sœur qu’elle pouvait partir.
— À bientôt alors, m’a-t-elle lancé en s’éloignant.
— Oui, c’est ça…
Que voulait-elle tant me dire?
31 octobre
Mon poème est en ligne sur le Web depuis ce matin. C’est la première
chose que j’ai vérifiée en arrivant à l’école. Je crois que notre plan pourrait
fonctionner. Estelle et Clémentine alternent leur période d’espionnage pour
éviter d’éveiller les soupçons. Moi, je ne change rien à mes habitudes.
Après le dîner, je vais aller à la bibliothèque et si l’une ou l’autre a du
nouveau, elles viendront me rejoindre. Si nous découvrons que François est
mon admirateur secret, ma vie pourrait changer du tout au tout. Toutes mes
illusions vont tomber. Je ne peux pas croire que je pourrais être amoureuse
d’un garçon qui m’écrit des messages, alors que je ne ressens aucune
attirance pour lui dans la vraie vie!
J’ai eu beaucoup de difficulté à déjeuner ce matin, et à midi, ma lasagne
ne me semble pas aussi appétissante que d’habitude. C’est un de mes plats
préférés, mais les émotions me coupent l’appétit. Une chance que ça ne
m’arrive pas souvent, car je serais maigre comme un clou.
En route vers la bibliothèque, je suis perdue dans mes pensées. Je crois
entendre mon nom, alors je me retourne.
— Clara!
C’est Étienne accompagné de Luis.
— Clara, ça fait trois fois que je répète ton nom.
— Ah oui? Désolée. Je pensais à autre chose.
Luis sourit. Il s’apprête à ajouter quelque chose, mais Étienne est plus
rapide que lui.
— J’ai bien vu ça! Tu es sûre que ça va?
Il semble inquiet. Est-ce que j’ai l’air d’aller si mal que ça? Quand je me
suis regardée dans la glace tantôt en allant aux toilettes, j’ai trouvé que
j’avais peut-être des cernes un peu plus prononcés que d’habitude (c’est ce
qui arrive quand on ne dort pas), mais je ne pensais pas être aussi mal en
point.
— Tout va bien!
Je souris, mais je n’ai pas l’impression de le convaincre. J’ai toujours été
une piètre menteuse.
— OK, à plus alors!
Je continue mon chemin, encore plus songeuse que tantôt. Et si c’était
Étienne, mon admirateur? Il est toujours gentil avec moi, mais, au contraire
de François, son attitude est humble et franche. Il est honnête, respectueux,
comme mon mystérieux inconnu. Mais je ne peux pas courir après deux
lièvres à la fois. Il faut procéder par élimination. Si ce n’est pas François, on
avisera.
Je dessine des fleurs dans la marge de mon cahier jusqu’à treize heures.
Je ne peux me concentrer sur quoi que ce soit. Je suis bien trop énervée!
Une chance que les gros examens de la première étape sont terminés, car je
n’ai pas la tête à étudier en ce moment. Je tiens à avoir de bonnes notes à
l’école, mais mon cœur et mon cerveau ne s’entendent pas toujours…
Je ne quitte pas la porte de la bibliothèque des yeux. La cloche retentit
partout dans l’école. Ni Estelle ni Clémentine ne sont venues me voir. Je
prends mon classeur et ma trousse, et me dirige vers mon local de sciences
d’un pas hésitant. Alors que je mets le pied sur la première marche de
l’escalier, Clémentine arrive en courant, hors d’haleine. Elle s’appuie contre
le mur et prend quelques instants pour récupérer son souffle.
— Ce n’est pas lui, on en a la confirmation! Ton admirateur t’a bel et
bien laissé un message, mais François n’a pas touché à un clavier ou à un
écran de toute la période du dîner! Je vais être en retard à mon cours. On
s’en reparle à la récré.
Ouf! Ce n’est pas François! Je suis soulagée! Mais est-ce que c’est
Étienne? Je frissonne un peu. Suis-je vraiment prête à le savoir? Soudain, je
doute. Je ne sais pas comment je me sentirais si j’apprenais que c’est lui. Je
l’aime bien (plus que François, c’est sûr), mais est-ce que je l’aime un peu
plus que ça? Je crois qu’il faut que j’y songe sérieusement.
13 novembre
J’ai essayé de suivre les conseils de papa avec Louka, mais je commence
à manquer un peu d’imagination. Je n’aurais jamais cru dire ça, moi qui ai
habituellement des idées à revendre. Et changer les idées d’une personne
déprimée, ça demande beaucoup d’énergie. Je voudrais tellement qu’il soit
plus heureux, qu’il reprenne goût à la vie…
— Lili, depuis des semaines, je suis sérieusement en train de me
demander si tu n’es pas amoureuse de Louka.
Romy et moi sommes sorties pour marcher un peu pendant la récréation
parce qu’il fait super chaud pour une journée de novembre. Le thermomètre
chatouille la quinzaine de degrés et j’ai décidé de faire ma dévergondée et
de ne pas mettre mon manteau.
Moi, amoureuse de Louka? Ben voyons!
— Romy, je croyais que tu me connaissais mieux que ça. Louka est mon
ami, il n’y a rien de plus entre nous. J’ai répété la même chose à Grégory au
printemps. Pourquoi est-ce que dès qu’un garçon et une fille passent du
temps ensemble, tout le monde pense qu’ils sont amoureux?
— Tu ne le lâches pas d’une semelle. Tu parles en son nom aux profs de
danse, tu es toujours en train de lui demander si tu peux faire quelque chose
pour lui, sans compter les petits autocollants. Tu exagères.
— Sa belle-mère est morte, Romy!
Mon amie roule les yeux vers le ciel.
— Moi aussi, je trouve que c’est super triste, que des malheurs comme
celui-là ne devraient jamais arriver, mais je te le répète, tu en fais trop.
Laisse-lui un peu plus d’air!
Tout à coup, Romy semble mal à l’aise. Elle vient de penser à quelque
chose dont elle n’a pas envie de parler. Je m’impatiente un peu.
— Quoi?
— Ben… Je ne suis pas toute seule à me demander la vraie nature de ta
relation avec Louka. Il y a d’autres filles qui sont venues me poser la
question pas plus tard que ce matin.
Bon, manquait plus que ça! Il y en a qui commèrent sur mon compte,
maintenant! Je sais que je ne suis pas parfaite. C’est peut-être vrai que j’en
fais trop, mais il n’existe pas de «manuel de l’amie d’un garçon dont la
belle-mère vient de mourir», car c’est sûr que j’en aurais acheté un
exemplaire tout de suite! Je veux faciliter les choses à Louka, c’est tout.
Pour qu’il reprenne goût à la vie. Qu’est-ce qu’il y a de mal là-dedans?
14 novembre
C’est vraiment cool que ma sœur fasse un livre de recettes. Du coup, elle
prépare encore plus de desserts que d’habitude. Et comme maman va au
gym et surveille tout ce qu’elle mange, il y en a plus pour le reste de la
famille. Papa a glissé un petit morceau de gâteau à la vanille dans la bouche
de Violette tantôt (sans que maman le voie, évidemment!) et elle a eu l’air
d’apprécier. En fait, elle a tellement aimé ça qu’elle criait pour en ravoir.
Bientôt, je sens qu’il y aura une nouvelle gourmande dans la famille
Perrier!
Une tranche de gâteau à la main, je me fais la réflexion que Frédéric ne
m’a jamais réécrit après le courriel où il m’annonçait sa séparation avec
Summer. Summer qui n’a duré que le temps d’un été… Mauvais jeu de
mots, je sais.
Eh bien! À croire qu’ils se sont tous passé le mot! Peut-être mon attitude
avec Louka aurait-elle été un peu différente si j’avais lu avant ce que
Frédéric vient de m’écrire. Je ne peux plus rien y changer maintenant. Ce
qui est fait est fait. J’ai tenté quelque chose et je me suis trompée. La
prochaine fois, je ne répéterai pas la même erreur, même si je me croise les
doigts et les orteils pour qu’une telle épreuve n’arrive plus jamais à une
personne que j’aime.
18 novembre
À midi, nous reprenons le même petit jeu qu’il y a deux semaines pour
découvrir si Étienne est bel et bien mon admirateur secret.
Je suis nerveuse à la puissance dix. La dernière fois, lorsque mes amies
ont espionné François, j’étais énervée, car je ne voulais pas que ce soit lui.
Cette fois, c’est très différent. J’aime bien Étienne. En fait, ça ne me
dérangerait pas que mon admirateur et Étienne soient une seule et même
personne. Je m’étonne moi-même! C’est un des rares garçons en qui j’ai
confiance. Je crois même que c’est le seul. Il a un beau petit look avec ses
cheveux roux frisés. Il se démarque des autres.
Je fais des efforts considérables pour ne pas trop y penser. Je n’ai pas
envie d’être déçue. De toute façon, comme je l’ai répété à Estelle et
Clémentine, je n’avouerai pas à mon admirateur secret que je connais son
identité. Ce sera une information que je garderai pour moi. J’imagine que la
situation ne sera pas nécessairement facile à vivre, mais c’est celle avec
laquelle je suis le plus à l’aise.
Le poème que j’ai écrit pour le journal étudiant d’aujourd’hui est très
spécial. C’est un poème qui parle d’amour. J’en ai déjà écrit quelques-uns
auparavant, mais je n’ai jamais voulu les donner à lire à ma sœur ou à
Clémentine. Je les ai gardés pour moi seule, car je les trouvais beaucoup
trop intimes. Ils sont cachés sous mon matelas pour que personne ne les
trouve. Ce sera donc la première fois qu’un de mes poèmes d’amour sera lu
par d’autres. J’ai rédigé plusieurs versions avant de le faire parvenir à
Estelle. D’ailleurs, j’ai hésité jusqu’à la dernière minute. Était-ce une bonne
décision? Est-ce que j’en révélais trop sur moi? Est-ce que j’allais le
regretter? Puis, j’ai retenu mon souffle, j’ai fermé les yeux et j’ai pesé sur le
bouton «Envoyer». Je crois que c’est l’un de mes poèmes les plus réussis,
mais j’ai peur d’être allée trop loin. Il est trop tard pour revenir en arrière,
maintenant.
Pendant que Clémentine et Estelle jouent aux agents secrets, j’ai décidé
d’aller marcher dehors. C’est très rare que j’aie ce genre d’envie. Je dois
être dans un état vraiment particulier pour choisir le froid de novembre
plutôt que l’odeur douceâtre des vieux livres de la bibliothèque.
Ce matin, j’ai emprunté les gants de ma sœur, car je ne retrouvais pas les
miens. Je sais qu’elle déteste les porter. Pourtant, ils sont très jolis avec
leurs zébrures roses et noires. Ils s’agencent tout à fait avec mon manteau
noir, alors je pense que je vais les lui emprunter à long terme. J’ai hâte qu’il
neige. Le paysage est morne à ce temps-ci de l’année avec les arbres
dépouillés et le ciel tout gris.
Mes pas sont silencieux. Je marche rapidement pour me tenir au chaud.
Je regarde tout autour de moi en m’obligeant à ne pas penser à ce qui se
passe derrière les murs de l’école. J’y réussis assez bien, mais pour y
parvenir, je révise mentalement toutes mes tables de multiplication et je
récite trois fois la fable Le Corbeau et le Renard de La Fontaine. Je l’ai
apprise en sixième année (et je n’ai jamais été capable de la réciter devant
la classe, d’ailleurs!).
Dix minutes avant que la cloche annonce la fin de l’heure du repas, je
rentre à l’intérieur, à demi frigorifiée. Estelle et Clémentine m’attendent à
mon casier. Elles ont l’air un peu débinées. Ça me fait peur…
— T’étais où? On t’a cherchée dans la moitié de l’école!
— Dehors. J’avais besoin de prendre un peu l’air. Qu’est-ce qui se passe?
Est-ce que c’est Étienne?
— Non, ce n’est pas lui. On l’a suivi pendant quarante-cinq minutes et il
n’a approché aucun cellulaire, iPod ou ordinateur, laisse tomber Estelle.
Mes deux amies se regardent, comme si elles hésitaient à poursuivre.
— Pourtant, ton admirateur secret t’a laissé un message, dit Clémentine
en me tendant son iPod où s’affiche le site du journal étudiant.
Clara n’a pas le moral depuis une semaine. C’est son histoire
d’admirateur secret qui la met à l’envers. Plusieurs fois, je l’ai vue aller lire
les petits messages de son inconnu sur le site du journal étudiant, même si
je sais qu’elle les a imprimés et qu’ils sont dans son agenda. Je crois qu’elle
espère qu’il changera d’idée et qu’il continuera de commenter ses poèmes.
Je ne l’ai pas vue avec un crayon ou un livre à la main depuis plusieurs
jours et elle ne touche plus à son livre de recettes non plus. Elle n’est pas
dans son état normal.
Pour ma part, je ne sais plus sur quel pied danser. Ma conversation avec
Louka et le message que m’a écrit Frédéric m’ont beaucoup fait réfléchir.
Selon eux, j’aurais tendance à trop m’imposer. En plus, Clara m’a reproché
d’avoir pris des décisions à sa place cet été. J’ai parfois de la difficulté à
déterminer jusqu’où je peux aller… Est-ce que Clara me le dirait si je
faisais quelque chose qui la rendait mal à l’aise? Je veux aider les autres et
non être un problème supplémentaire pour eux.
Tout en naviguant distraitement sur Facebook, je regarde ma sœur du
coin de l’œil. Elle est étendue sur son lit et fixe le plafond. Je n’aime pas la
voir ainsi.
J’ai toujours été capable de la réconforter par le passé. Je ne sais peut-
être pas comment m’y prendre avec les garçons, mais Clara est ma sœur,
après tout! D’accord, je me suis trompée avec Louka, mais il ne faut pas
non plus que je remette tout en question. De toute façon, je devrais le sentir
si Clara a des réticences.
Je sors de notre chambre et je descends au rez-de-chaussée. Maman est
(encore!) allée s’entraîner et papa donne le bain à Violette. Ma petite sœur
adore l’eau et roucoule de plaisir. C’est trop mignon.
J’ouvre le garde-manger à la recherche d’une sucrerie quelconque, mais
je ne vois rien d’intéressant. Qu’est-ce que Clara aimerait? Tout à coup, j’ai
une idée. Je remplis un gros bol à soupe de crème glacée et j’y jette une
poignée de granolas. J’ajoute des morceaux de chocolat et je fais chauffer
au four à micro-ondes deux grosses cuillères de beurre d’arachide que je
verse dessus. Le résultat n’est pas particulièrement esthétique, mais je suis
sûre que ce sera bon. Évidemment, ce ne sera pas aussi goûteux que les
desserts de Clara, mais peut-être arriverai-je à lui redonner le sourire. Je
fourre deux cuillères dans les poches arrière de mon jeans et je remonte.
— Tadam! annoncé-je en entrant dans notre chambre.
Clara sort de sa contemplation silencieuse.
— Qu’est-ce que c’est?
— Une invention culinaire de mon cru. Un sundae déjeuner!
— Lili, il est presque huit heures du soir…
— Oui, mais regarde comme il a l’air appétissant. Il a été préparé avec
amour et plein d’ingrédients que tu aimes.
Elle hausse les épaules. Je lui tends une cuillère et nous nous attaquons à
cette montagne de crème glacée et ses garnitures. Au début, Clara n’a pas
l’air d’avoir particulièrement d’appétit, mais elle finit par manger plus que
sa part.
— Et puis, est-ce que ma recette mériterait de figurer dans ton livre? lui
demandé-je en léchant ma cuillère.
— Peut-être, mais ça aurait été meilleur avec du coulis au chocolat. Ou
au caramel.
— Effectivement.
— Et ça manque de fruits. Tu aurais pu ajouter des bleuets, des fraises ou
des fruits séchés… des canneberges, peut-être.
— Bah! Moi, les canneberges me font trop penser à la dinde de Noël!
Elle rit. Yé! C’est signe qu’elle se sent un peu mieux. Elle prend alors un
air très grave et me regarde droit dans les yeux.
— Lili, qu’est-ce que je vais faire?
Et elle éclate en sanglots. J’ai parlé trop vite. Elle ne va pas mieux.
27 novembre
Ce soir, nous répétons notre danse pour le spectacle de Noël. Après notre
dernier cours, au lieu de nous diriger vers le vestiaire, nous nous rendons en
douce dans un autre local, sans nous faire remarquer par Louka.
Même si toutes les filles ne sont pas encore arrivées (Romy et Justine
sont aux toilettes et une autre est allée remplir sa bouteille d’eau), je
branche mon iPod et je fais jouer la chanson Burn pour me mettre dans
l’ambiance. Mentalement, je revois notre chorégraphie en esquissant
rapidement les mouvements.
Jusqu’à présent, nos répétitions ont été très productives et nous avons
presque terminé de créer notre chorégraphie. J’ai travaillé quelques soirs à
la maison, seule, pour tester différents mouvements et je les ai soumis aux
filles. Elles ont été beaucoup plus positives qu’au début, à mon plus grand
soulagement.
— Lili, qu’est-ce que tu fais ici?
Ah non! C’est Louka! Pourquoi est-il là? Habituellement, il file tout de
suite après s’être changé! Il est dans l’embrasure de la porte, son sac à dos
sur l’épaule. Je me précipite vers la console de son pour baisser le volume,
mais il est trop tard, il a sans aucun doute reconnu la chanson.
Je marche vers lui en me demandant ce que je vais lui répondre.
— Je te cherchais. Qu’est-ce que vous faites? redemande Louka.
Qu’est-ce que je peux bien lui dire pour ne pas éveiller ses soupçons?
J’aurais dû faire plus attention, attendre d’être sûre qu’il était parti, fermer
la porte du local… Maintenant, je ne sais pas quoi inventer pour lui
expliquer ma présence ici.
Je lui adresse un sourire forcé.
— Nous répétons…
— Vous répétez quoi?
Et puis zut, je n’ai pas le choix!
— Écoute Louka, je ne peux pas te dire exactement ce que nous faisons.
Mais c’est un numéro surprise pour le spectacle de Noël.
Il regarde derrière moi. Les autres filles sont dans leurs petits souliers et
n’osent pas s’approcher.
— Mais tu n’étais pas censée faire un duo? Vous êtes plus que deux…
Pour empirer la situation, Romy et Justine reviennent justement des
toilettes à cet instant. Lorsqu’elles voient que je parle avec Louka, elles se
faufilent pour aller retrouver les autres dans le fond de la pièce. Je suis
hyper mal à l’aise.
— Oui… mais tu n’avais pas envie de le faire, alors j’ai changé de plan.
— Ah.
Il a l’air déçu. Je ne veux pas qu’il soit fâché contre moi ou qu’il pense
que je le remplace aussi facilement qu’on change de chaussettes. Je soupire
longuement en fermant les yeux. Je n’ai pas le choix, il faut que je lui dise
la vérité.
— OK, je vais te le dire. C’est une surprise pour toi, soufflé-je.
Il écarquille les yeux et passe sa main dans ses cheveux. Son corps
oscille tel un roseau au vent et il lui faut quelques instants avant de pouvoir
parler.
— Pour… moi?
Il a l’air très ému.
— Ne pleure pas, parce que je vais me mettre à brailler moi aussi. Oui,
c’est un numéro pour toi. Parce qu’on t’aime et qu’on veut te redonner le
sourire. Mais tu ne devais pas le savoir. Alors, fais semblant de n’être au
courant de rien et ne viens plus fouiner ici, d’accord?
Il acquiesce d’un hochement de tête, puis essuie son nez avec sa manche.
Avant de s’en aller, il me prend dans ses bras et m’étreint très fort. «Merci
Lili», me chuchote-t-il à l’oreille.
Je le regarde s’éloigner, un demi-sourire aux lèvres. J’ai confiance en
Louka. Ses plaies se cicatrisent et, peu à peu, je retrouve le garçon d’avant.
Il sait maintenant que nous préparons une chorégraphie qui lui est destinée,
mais au moins, il ne l’a pas vue.
Je suis fière de faire ça pour lui, car s’il m’arrivait un malheur, je serais
contente que mes amis pensent à moi. L’amitié, c’est l’un des grands
bonheurs de la vie.
8 décembre
Mon poème est en ligne depuis ce matin. Je n’ai même pas le goût d’aller
vérifier s’il reste des fautes. D’habitude, je le fais toujours, mais
aujourd’hui, je n’ai pas la tête à ça.
À midi, je suis toute seule avec Estelle. Clémentine est en récupération
de sciences. C’est bizarre, car les «récups» ont habituellement lieu le jour 4
et nous sommes le jour 2… Peut-être la prof en a-t-elle ajouté une nouvelle
à l’horaire en prévision de l’examen? Peu importe. Clémentine m’a dit
qu’elle avait toute une liste de questions à lui poser et qu’elle dînerait en
classe.
Comme nous sommes seulement toutes les deux, Estelle m’a proposé de
manger rapidement et d’aller lire à la bibliothèque. Je trouve ça tellement
stupide que les élèves de première, deuxième et troisième secondaire n’y
aient accès qu’un jour sur deux. Ça me dépasse! Au moins, aujourd’hui,
nous pouvons y aller. Je n’ai pas vraiment envie de lire, mais je suis sûre
qu’une fois plongée dans mon roman, je vais oublier tout le reste. Ce week-
end, j’ai décidé de m’attaquer aux Harry Potter. J’ai vu les films, mais je
n’ai jamais lu les livres. Un peu de magie me fait du bien. Ça me permet de
m’évader. Ah! Si d’un coup de baguette magique, je pouvais retrouver le
sourire…
Ce n’est jamais complètement silencieux dans la bibliothèque de l’école,
mais quand je lis, j’arrive à me couper du reste du monde et c’est
exactement ce qui arrive. Pendant une trentaine de minutes, Clara Perrier
cesse d’exister. Je me transforme en Harry Potter ou, encore mieux, en
Hermione Granger.
Je lève la tête pour regarder l’horloge. Encore quelques minutes avant
que la cloche sonne. Il faut que je pense à partir bientôt, car je dois aller
enfiler mes vêtements d’éducation physique. Bizarrement, je remarque
qu’Estelle, qui est assise à mes côtés, ne lit pas. Son roman est fermé sur la
table. Elle regarde la porte de la bibliothèque et paraît un peu nerveuse. Elle
gigote sur son siège comme un poisson qu’on sort de l’eau. Que surveille-t-
elle au juste?
Je tire sur la manche de son polo. Elle sursaute presque. Il se passe
vraiment quelque chose: Estelle est rarement dans cet état.
— Estelle, chuchoté-je. Tu ne lis pas? Pourquoi ne quittes-tu pas la porte
des yeux? Attends-tu quelqu’un?
— Oui.
Et elle pointe une personne du doigt. Je suis la direction qu’elle désigne
et je vois Clémentine qui entre en trombe et se dirige vers nous au pas de
course.
— On marche, mademoiselle! ordonne d’une voix sonore la technicienne
au comptoir du prêt.
Bravo pour le respect du silence! Clémentine passe à la marche rapide.
Elle ne paraît aucunement contrariée de s’être fait avertir. Au contraire, elle
rayonne! La récupération a-t-elle été aussi agréable que ça?
— Et puis? demande Estelle à la seconde où Clémentine arrive près de
nous.
Elle sourit à pleines dents. Et puis quoi? Clémentine ne répond même pas
à Estelle. Elle me regarde droit dans les yeux et je devine. Avant même
qu’elle n’ouvre la bouche, je sais ce qu’elle va me dire et mon cœur s’arrête
de battre. Elle prend mes mains dans les siennes et les serre comme un étau.
— Clara, je sais qui est ton admirateur secret.
Je retiens mon souffle. J’attends la suite. On dirait que le temps s’étire, se
distend.
— C’est Étienne.
Clémentine n’a pas le temps de me donner les explications que j’attends
depuis des mois, puisque la cloche sonne.
Je passe la période la plus longue de ma vie! Moi qui ne suis jamais très
vaillante durant le cours d’éducation physique, aujourd’hui je me dépense
au maximum. Je n’avais pas encore réalisé à quel point on pouvait se
défouler en faisant du sport. Dix fois, cent fois, mille fois, je répète dans ma
tête le nom d’Étienne. Je n’arrive pas à y croire: je connais enfin le nom de
mon admirateur secret. C’est irréel!
À la fin du cours, je me dépêche de me changer, de me rafraîchir le
visage avant d’aller attendre Clémentine à son casier. Elle arrive très
rapidement, elle aussi a hâte de me parler!
— À midi, je n’avais pas de récupération. En fait, je voulais suivre
François et Étienne.
— Clémentine!
— Chut! Écoute-moi, sinon je n’aurai pas le temps de tout te raconter
avant la cloche.
— OK, je ne vais plus t’interrompre.
— Comme c’est aujourd’hui que ton poème est publié sur le site du
journal, je me suis dit que ton admirateur aurait sûrement envie de te lire,
même s’il t’a dit qu’il ne t’écrirait plus. Pour épier leur conversation, j’ai
fait comme dans les films d’espionnage. Si tu m’avais vue, tu aurais été
fière de moi.
Je suis littéralement pendue à ses lèvres. On dirait une intrigue de
téléroman ou, mieux encore, de roman!
— Effectivement, les garçons sont allés lire ton poème sur le cellulaire
d’Étienne. Je ne l’ai pas vu sur l’écran, mais François en a lu des passages à
haute voix. Ils étaient dans la grande place, au rez-de-chaussée. Moi, je me
suis cachée derrière un gros pilier pour qu’ils ne me voient pas. Il n’y avait
pas tellement d’élèves autour, alors je les entendais bien. C’est là que j’ai
compris qu’ils parlaient de toi. François a demandé à Étienne pourquoi il
avait décidé de ne plus t’écrire. Il lui disait que rien ne l’empêchait de
continuer. Étienne s’est fâché un peu et il a haussé le ton, ce dont j’étais
bien contente, parce que je l’entendais encore mieux. J’ai aussi compris que
la dernière fois qu’on espionnait Étienne, il avait envoyé son commentaire à
partir des toilettes des garçons. C’est pour cette raison qu’on ne l’a pas vu
t’écrire. Quand il parlait de toi, il disait Clara et non Noisettine. Il savait
donc que vous étiez la même personne. Bref, Étienne lui a répondu que
cette histoire ne menait à rien. Qu’il ne voulait pas que tu connaisses son
identité. “Je ne pourrai jamais lui dire que je l’aime, alors il vaut mieux que
j’arrête de lui écrire. Et si je déchiffre bien son dernier poème, on dirait
qu’elle est amoureuse de quelqu’un d’autre”, a-t-il laissé tomber.
— Il a vraiment dit ça?
Clémentine a hoché la tête.
— Mais attends, ce n’est pas tout. À ce moment-là, François a tourné la
tête et il m’a vue. C’est vrai que je m’étais avancée un peu. Les gars savent
donc que j’ai tout entendu…
Cette dernière phrase aurait dû m’affoler, me faire perdre mon sang-froid,
mais je suis tellement dans un état second que je ne réagis même pas. Je
n’en reviens pas! Jamais je n’aurais pu songer à un tel scénario. Étienne
m’aime! Mon cœur bat comme la grosse caisse dans une fanfare.
Je retourne en classe, mais j’ai tellement la tête ailleurs qu’en entrant
dans le local, je me rends compte que j’ai oublié tous mes livres et je dois
retourner les chercher. J’entends les paroles de mon amie en boucle dans ma
tête. Tout a du sens. Étienne… C’est lui depuis le début. Étienne…
Étienne…
François me dévisage quand j’arrive (en retard!), mais il ne me parle pas.
Je ne retiens absolument rien de ce que le prof explique. En sortant de mon
cours, j’ai l’air d’un vrai zombie. Je passe très près de trébucher en
descendant les marches. Arrivée au rez-de-chaussée, je ne sais même plus
de quel côté aller pour me rendre à mon casier. Ma tête est ailleurs.
Étienne… Étienne… Étienne…
Je mets mes effets dans mon sac à dos et j’enfile mon manteau et mes
bottes. Je me dirige vers la sortie d’un pas lent. Ma tête est toujours dans les
nuages. Près des portes, il y a deux bancs en bois. Étienne est assis sur l’un
d’eux, son sac à ses pieds. Il doit attendre un ami, sûrement François ou
Luis.
Pour aller à l’extérieur, je n’ai pas le choix de passer devant ce banc.
J’hésite un instant. Est-ce que je rebrousse chemin? Il faut que je prenne
l’autobus, il part dans quelques minutes à peine. Je ne peux pas attendre
qu’Étienne se lève, car il sera peut-être trop tard et maman sera en furie si je
dois l’appeler pour qu’elle vienne me chercher.
Je respire profondément et je continue mon chemin. Mon intention est de
passer sans le regarder, en faisant mine de ne pas l’avoir remarqué (comme
si son manteau orange n’était pas assez voyant!). Mais rien ne se passe
comme prévu…
Quand j’arrive à sa hauteur, il lève les yeux vers moi et je me pétrifie. Je
suis magnétisée. Terriblement mal à l’aise. Incapable de faire un pas de
plus. Mon corps ne me répond plus.
Il passe la main dans ses cheveux et se lève pour me parler. Autour de
nous, les élèves se pressent pour ne pas rater leur autobus. Ils passent entre
nous deux en rigolant ou en regardant leur téléphone cellulaire. Étienne
semble vouloir me dire quelque chose, mais il n’arrive pas à trouver les
bons mots.
— Je… je… je voudrais…
Tout à coup, j’ai chaud. Ma tête tourne un peu. Je me rattache au regard
d’Étienne, à ses grands yeux bruns qui sont aussi tourmentés que les miens.
Je crois que ma sœur, à l’autre bout de la ville, perçoit comment je me
sens et me transmet son énergie. Une confiance née de je ne sais où jaillit en
moi. Ça ne m’est jamais arrivé, mais je déclare à haute voix ce que je pense
au moment même où je le pense. Sans filtre.
— Au fond de moi, je savais que c’était toi. Je voulais que ce soit toi.
Je n’ai jamais été aussi sincère. Je ne me doutais de rien avant
aujourd’hui, mais c’est la vérité et je le réalise maintenant.
Lorsque je me rends compte des paroles que je viens de prononcer, je
rougis jusqu’à la racine des cheveux et je me sauve sans demander mon
reste.
En montant dans l’autobus, mon cœur bat toujours la chamade. Je
n’arrive pas à croire que j’ai osé dire ça, mais peu importe! J’aime Étienne
et je sais maintenant qu’il m’aime aussi. Il n’y a rien d’autre qui compte. Je
suis au septième ciel!
INGRÉDIENTS
Pâte à shortcake
2 tasses de farine
2 c. à soupe de sucre
4 c. à thé de poudre à pâte
½ c. à thé de sel
¹/³ tasse de beurre froid
1 tasse de lait
Crème fouettée
2 tasses de crème à fouetter 35 % (bien froide)
¼ c. à thé de vanille
Sucre en poudre au goût (3 c. à soupe environ)
Fraises fraîches
PRÉPARATION
Préchauffer le four à 425 °F. Recouvrir de papier parchemin le fond de
deux moules à gâteau ronds de 20 centimètres (8 pouces) de diamètre.
Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs
activités d’édition:
– Conseil des Arts du Canada;
– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC);
– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC);
– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour l’édition
de livres.