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2 janvier, 00 h 23
Nuit, amour, chant, beauté, soleil, grâce, nature, miroité, parfum, vie,
chemin, bonheur, radieux.
Je m’étonne moi-même: depuis que j’ai écrit mon premier vrai poème la
fin de semaine dernière, j’ai réussi à en pondre quatre nouveaux. Dans un
de mes tiroirs, j’ai déniché un beau petit cahier ligné avec une jolie
couverture rose que j’avais reçu il y a longtemps et j’ai décidé d’en faire
mon recueil. J’ai écrit le titre de mes poèmes en gros caractères et j’ai
utilisé un crayon de couleur différente pour chacun. Le résultat est très
artistique! Il y a quatre-vingts pages dans ce cahier; serai-je capable de le
remplir? Dire qu’il y a quelques jours à peine, j’étais incapable d’écrire plus
de deux vers de suite et maintenant, j’ai plein d’idées. Il suffisait de
reprendre de l’assurance, d’oublier toutes les règles, de me faire confiance
un peu plus. Et ça fonctionne!
Wow! J’adore tes poèmes! Le premier m’a donné faim, c’est tout dire.
Il FAUT que tu écrives dans le journal étudiant! Ce serait super
d’avoir une section poésie. Je suis sûre que les autres membres de
l’équipe seraient d’accord. On s’en reparle tantôt, OK?
Zuuuut! Et moi qui pensais qu’elle avait oublié cette histoire de journal
étudiant. Dans quel pétrin me suis-je encore fourrée?
28 janvier
J’ai dit oui, malgré moi. J’ai accepté de publier un poème dans le
prochain journal étudiant. Estelle est revenue à la charge encore et encore,
et même Clémentine s’est mise de la partie pour me convaincre.
— Si tu prends un nom de plume, personne ne saura que c’est toi qui l’as
écrit.
— C’est vrai, Clara, on ne te reconnaîtra pas. Il n’y a que nous trois qui
serons au courant de ta véritable identité.
Clémentine a ri.
— On dirait qu’on parle d’un superhéros! Allez, Clara, on va faire de toi
une superpoète. Et tu n’as même pas besoin de porter une cape ou un
masque!
C’est ainsi que j’ai flanché. Il m’a fallu plus de temps pour choisir mon
nom d’emprunt que pour écrire le poème. C’est fou comme j’ai maintenant
plein d’idées. Je ne comprends pas pourquoi mon cerveau était englué il y a
quelques semaines. À présent, il m’arrive même de penser en rimes dans la
vraie vie! C’est rendu une obsession! Mon poème sera signé Noisettine
dans le journal étudiant. J’aime tous les mots qui finissent en «ine»
(coquine, tartine, sardine, paruline…), et j’adore ces petits gâteaux aux
noisettes et au chocolat qu’on vend à la pâtisserie. Je trouve que c’est un
pseudonyme bien mignon.
Ça m’affole un peu de penser que tous les élèves du collège, et les profs
aussi, pourront lire mon poème. Je suis créative, mais je n’ai pas besoin de
l’approbation des autres. Je me sens bien quand je cuisine ou quand j’écris,
mais je n’aime pas qu’on mette le nez dans mes affaires. Ma famille, mes
amies proches, ça va, mais les gens que je connais peu ou pas, c’est une
autre histoire.
Tout est parfait! Mes amis sont tous arrivés à l’heure, la plupart sont
habillés comme à l’époque du disco (les vêtements de Louka sont tout
simplement malades! Il est la copie conforme de John Travolta dans le film
Saturday Night Fever!). La table avec les bouchées et les cupcakes de Clara
est magnifique et la musique me donne des fourmis dans les jambes. La
boule en miroir qui brille de mille reflets donne une ambiance du tonnerre à
notre soirée!
Au début, Clara est restée un peu en retrait, comme si elle ne voulait pas
se mêler à la fête, mais je suis allée la chercher assez rapidement. Ce soir,
c’est notre anniversaire à toutes les deux et elle ne restera pas dans son coin.
À part ma super perruque rose format géant (on dirait une grosse barbe à
papa!), nous sommes habillées de la même façon.
— Wahoo! Je n’avais pas remarqué à quel point vous êtes VRAIMENT
pareilles, nous a dit Clémentine.
— Eh oui, on a été faites dans le même moule. J’ai une idée! On joue à
un jeu, d’accord? Vous allez essayer de nous différencier. Je suis sûre que
plusieurs ne seront pas capables.
Nous allons à la salle de bain, nous mettons chacune une perruque et
nous revenons parmi nos amis sans ouvrir la bouche. Plus de la moitié des
personnes ne peuvent pas nous distinguer l’une de l’autre. En nous
regardant très attentivement, Romy me reconnaît, mais même Grégory
hésite un peu.
— Regarde leurs yeux, lui chuchote Romy. Ils sont différents.
Ça me surprend qu’elle dise ça. J’ai l’impression que notre sourire est
particulier, mais nos yeux? Ils sont exactement de la même couleur. Après
le concours, Romy me révèle son truc:
— Toi, tu ne baisses pas le regard quand on te fixe, mais Clara, oui. Tu as
plus d’assurance que ta sœur, simplement dans la manière dont tu regardes
les choses ou les gens.
Elle a sûrement raison. Elle me côtoie tous les jours depuis des mois, elle
commence à bien me connaître.
Pendant la soirée, je danse sur plusieurs chansons. C’est sûr que ceux qui
sont avec moi en danse-études acceptent plus facilement de danser, car c’est
une passion pour eux aussi. Je réussis tout de même à convaincre ma sœur
et mon chum de se joindre à moi pour YMCA. C’est le classique des
classiques! Au moins, ce soir, Grégory n’est pas le seul extraterrestre à ne
pas aimer la danse. Dans la catégorie «piquet de clôture», il y a Arthur, le
copain de Grégory, et Estelle. Ce sont les deux personnes qui ont le moins
l’air de vouloir se trémousser…
Clara vient se déhancher avec moi au centre de la salle familiale pendant
que résonne I Will Survive de Gloria Gaynor. Elle tenait mordicus à ce que
cette chanson se retrouve sur notre liste. Dès les premières mesures de
piano, notre plancher de danse improvisé se remplit. Ma petite sœur (j’ai
quand même un demi-centimètre de plus qu’elle) me vole même ma
perruque rose et fait du lip-sync sur les paroles en rigolant. Elle n’est pas si
mauvaise, en plus! Clémentine la regarde et crie par-dessus la musique:
«Lili, sors de ce corps!» C’est rare que Clara lâche son fou ainsi et c’est
agréable de la voir se dégêner.
Quand la chanson se termine, j’ai chaud et ma gorge est sèche. Je vais me
servir un grand verre d’eau glacée pour me désaltérer. Louka vient me
rejoindre.
— En tout cas, Clara, c’est une soirée géniale.
Je pouffe de rire.
— Louka, moi c’est Lili, pas Clara!
Mon ami change d’air, hébété, et rit à son tour.
— Je ne m’y habituerai jamais! C’est à cause de la perruque, je pense.
C’est toi qui l’avais sur la tête toute la soirée.
— Oui, Clara l’a mise pendant la dernière chanson. Elle était en feu,
non? Elle aime vraiment Gloria Gaynor!
Soudain, Louka se fige et je le sens se raidir. Il agrippe mon bras et me
force à me retourner. Je ne comprends pas tout de suite pourquoi il agit
ainsi. Que veut-il me montrer?
— Regarde, me dit-il d’une voix blanche en pointant deux personnes au
fond de la pièce.
Et c’est alors que je les vois. Ma sœur et Grégory. Qui s’embrassent.
16 février
Il est dix-neuf heures trente. Pour parler à mon chum sans avoir peur que
ma mère m’épie, je me suis enfermée dans ma chambre. Clara joue une
partie de Scrabble avec papa, donc je suis tranquille pour un petit bout de
temps.
Grégory n’a pas l’air chaud à l’idée de devenir plus intime avec Enzo.
— Je le connais déjà. Il habite deux rues en arrière de chez moi. On allait
au primaire ensemble.
— Tu ne pourrais pas essayer de lui parler un peu?…
— De quoi? Lili, je ne sais pas quel plan tordu tu as encore imaginé, mais
je n’ai pas très envie d’y participer.
Et zut! Et moi qui croyais qu’il aurait voulu se prêter au jeu…
— Allez, c’est pour la bonne cause!
— Non! Je ne saurais pas quoi lui dire. Et je n’ai pas envie, c’est tout.
— Je pensais que tu aurais aimé aider Romy.
— Est-ce qu’il faut que je te fasse un dessin? J’ai dit non! Combien de
fois dois-je te le répéter?
Ah! Qu’est-ce qu’il a à être si brusque? C’est correct, c’est correct, j’ai
compris!
— Grégory, je pars dans quelques jours, on n’est pas pour se chicaner.
— Je sais, mais toi, quand tu as une idée dans la tête, tu ne l’as pas dans
les bottines. Tu imagines toujours des histoires abracadabrantes!
— Comme quoi? J’aimerais bien que tu me donnes un exemple.
— Vite comme ça, je ne sais pas… Mais parfois, j’aimerais que tu sois
moins… extravagante.
Qu’est-ce que je peux répondre à ça? Moins extravagante! Suis-je
vraiment si extravagante? Peut-être. C’est ma manière de penser, d’agir un
peu aussi, mais je suis comme ça. Et je n’ai pas l’intention de changer. De
toute façon, je serais incapable d’être une autre.
Tout d’un coup, je vois rouge et mes mots dépassent ma pensée.
— Si tu veux quelqu’un de moins extravagant, qui me ressemble comme
deux gouttes d’eau, tu as juste à sortir avec ma sœur. Vous avez l’air de bien
vous entendre, en plus!
Et je lui raccroche au nez. Mon visage est bouillant. Merdouille, je
n’aurais pas dû me fâcher, mais c’était plus fort que moi. Pourquoi agit-il
ainsi? Il y a à peine quelques semaines, il m’aimait, mais là, je me pose de
sérieuses questions. Serait-ce le début de la fin? J’ai envie de le rappeler,
mais je me retiens. J’ai besoin de réfléchir à tout ça, de faire le point dans
ma tête.
25 février
J’ai toujours aimé la maison de mon oncle Olivier. Elle a une odeur
réconfortante que je ne saurais définir exactement, mais qui fait que je me
sens comme chez moi. C’est peut-être parce que ma tante Corinne cuisine
beaucoup. Il y flotte souvent des effluves de gâteau, de ragoût ou de tarte
aux pommes… Elle et Clara ont des atomes crochus. Mon oncle dit à qui
veut l’entendre que c’est à cause de sa femme qu’il a un petit ventre.
Corinne me conduit à la chambre d’amis où je vais dormir les prochaines
nuits. Elle est située juste à côté de celle de mon cousin. Le chanceux, il a
une salle de bain rien que pour lui! Il est très content de la partager avec
moi et me propose même d’aller y porter immédiatement ma brosse à dents.
— Laisse-la arriver, petit impatient. Tu vas avoir ta cousine pour toi tout
seul toute la semaine. Arrête de l’accaparer, sinon elle va se sauver et
prendre le premier train pour Montréal.
Marius, qui jusque-là sautillait sur place, se fige instantanément. Je
pouffe de rire.
— Mais non, gros nono! Pour rien au monde je ne repartirais chez moi.
Je vais rester avec toi toute la semaine!
Ma tante presse mon cousin de se mettre en pyjama et m’invite à
descendre à la cuisine pour me donner quelques informations pour demain.
— Tu voudrais manger une petite collation? J’ai fait des galettes à
l’avoine qui doivent encore être toutes chaudes!
Même si j’ai bien soupé avant mon départ et que j’ai mangé un cupcake
au chocolat ainsi que des jujubes dans le train, je suis sûre que j’ai encore
une petite place dans le coin de mon estomac pour une galette.
Au rez-de-chaussée, Corinne me sert une galette géante et un grand verre
de lait. Elle me montre une feuille qu’elle a préparée à mon intention où se
trouvent tous les numéros d’urgence.
— Je vais la mettre ici, bien en évidence sur le frigo.
Au pire, si personne ne répond, je pourrai appeler ma mère. Elle me l’a
assez répété avant de partir!
Je devrai garder Marius de sept heures trente jusqu’à seize heures. Mais
comme il n’y a pas d’école, ma tante me dit que mon cousin se lèvera
sûrement vers huit heures trente.
— Olivier viendra dîner ici mardi, et moi, je prendrai vendredi après-
midi de congé pour vous emmener au musée. Vous avez toute la semaine
pour décider lequel vous avez envie de visiter. Les musées, ce n’est pas ça
qui manque, ici!
Après avoir discuté des repas et des activités que nous pourrons faire
pendant nos journées, je demande à ma tante d’appeler mes parents pour les
rassurer. Ma mère est du genre à s’inquiéter que je ne sois pas descendue à
la bonne gare et elle pense peut-être que je suis en route pour… Vancouver!
— Et… est-ce que vous avez un réseau sans fil? Est-ce que je pourrais
me connecter pour envoyer un message à mon chum avec mon iPod?
— Tu as un chum? Ta mère ne nous a pas dit ça!
— Non? Pourtant, ça ne date pas d’hier… Il s’appelle Grégory. Nous
sortons ensemble depuis l’Halloween.
— Comme c’est mignon! Ça me rappelle mes amours d’adolescence…
Elle soupire profondément, perdue dans ses pensées. Je n’ose pas
déranger ses souvenirs, mais Marius qui arrive en coup de vent rompt le
charme.
— Je suis prêt!
— Parfait! Cours dans ta chambre, je vais aller te border. Allez zou, il est
tard!
Ma tante se tourne vers moi.
— Pas de problème, Lili, tu peux te connecter au réseau sans fil.
Demande à Olivier le mot de passe, je ne le connais pas par cœur.
Étendue sur le lit de la chambre d’amis, j’écris un message privé sur
Facebook à Grégory. Nous nous sommes quittés un peu brusquement et je
le regrette. C’est déjà difficile de passer une semaine loin de lui, ce le sera
encore plus si nous sommes brouillés.
Allô,
Je ne sais pas si tu es déjà couché. Je suis arrivée à Gatineau en un
seul morceau. La semaine s’annonce amusante, même si je suis loin de
toi. Je m’ennuie déjà. Je suis désolée de t’avoir raccroché au nez
avant-hier. Je n’aurais pas dû. Je m’excuse. Est-ce que tu me
pardonnes? Je t’aime. Tu es loin de mes yeux, mais près de mon cœur.
Lili XX
Entrée
Crème de carottes au gingembre
Plat principal
Penne à la Gigi
Accompagnement
Salade César
Dessert
Mousse au chocolat
Ce sont toutes des choses que maman aime. Estelle n’est pas habituée à
cuisiner, mais je vais lui montrer. Papa revient les bras chargés de
victuailles. Il a aussi acheté un bouquet de fleurs. Comme c’est romantique!
Même si c’est ce que nous dégusterons en dernier, nous commençons par
nous attaquer à la mousse au chocolat, car elle doit reposer au moins deux
heures au frigo avant de la servir. C’est assez rare que je cuisine avec
quelqu’un d’autre. Ce n’est pas le genre d’activités auxquelles Lili aime
s’adonner. Je pense que ça ne bouge pas assez à son goût!
Lorsque maman revient à la fin de l’après-midi, elle semble épuisée de sa
journée. Elle dépose sa mallette dans le hall et s’écrase sur le sofa, avec ses
bottes aux pieds.
— Bonsoir, ma chérie, as-tu passé une bonne journée? lui demande papa.
— Mmm… fait maman, la tête renversée vers l’arrière, les yeux fermés.
— Tends la jambe, je vais enlever tes bottes.
Avec son gros ventre, elle a beaucoup de difficulté à enfiler ou enlever
ses bottes. Depuis qu’il y a de la neige, nous l’aidons, papa, Lili et moi. «Si
ça peut t’épargner d’acheter une paire de bottillons à deux cents dollars, on
va tous mettre la main à la pâte!» a dit papa au début de l’hiver. Il n’en a
pas l’air à première vue, mais je pense qu’il possède quelques gènes de
l’oncle Picsou qui ressortent à l’occasion.
Les pieds libérés de ses longues bottes de cuir noir, maman ouvre un œil
et remarque les belles fleurs que papa a déposées sur la table.
— Des roses? En quel honneur?
— C’est en TON honneur! Mais je dois dire que c’est Clara qui m’a
inspiré…
C’est là qu’Estelle et moi entrons au salon, portant chacune un tablier
maculé de cacao et de farine. J’ai aussi les doigts orange, car j’ai épluché
des carottes.
— Ma belle maman, je me rends compte que tes piles commencent à être
à plat ces temps-ci, alors avec Estelle, nous avons pensé te concocter un
repas spécial que tu pourras savourer en tête à tête avec papa. Voici le
menu. Estelle et moi mangerons même à la cuisine pour ne pas vous
déranger.
Maman prend le menu et voilà que presque instantanément, ses yeux se
remplissent d’eau.
— Merci! Je suis sûre que ce sera délicieux.
Oh! Je savais qu’elle était fatiguée, mais je ne pensais pas que cela la
rendrait aussi émotive.
À dix-huit heures, la table est mise, les lumières sont tamisées, la
préparation des plats est terminée et nous sommes fin prêtes à jouer les
serveuses. Papa a même mis un disque de jazz qu’il aime écouter avec
maman à l’occasion. L’ambiance est super romantique!
Pendant que nous, les filles, mangeons le potage à la table de la cuisine,
je me fais la réflexion qu’Estelle a l’air beaucoup plus calme qu’à
l’habitude. Elle s’est servi un tout petit bol, mais elle mange de manière
détendue.
— Je ne pourrais jamais préparer un repas comme ça chez moi.
— Il ne faut jamais dire jamais. Tu ne sais pas de quoi ta vie aura l’air
dans trois mois, six mois, un an…
— En tout cas, ça ne pourra pas être pire que maintenant, c’est sûr et
certain.
— Bon! Parle-moi de ça, une personne positive! lui dis-je en lui donnant
un petit coup de coude taquin.
Estelle me sourit. C’est agréable de la voir de meilleure humeur.
Sur ces entrefaites, papa entre dans la cuisine avec deux bols vides.
— Hey! Tu n’es pas censé te lever. C’est à moi de faire ça!
— Toutes mes excuses. Je voulais tout simplement venir faire mes
compliments aux chefs pour ce délicieux potage.
— Merci. Allez, maintenant, retourne vite t’asseoir avec maman, nous
allons vous servir le plat principal.
Le reste du souper se déroule bien, mais un peu avant la fin du repas, je
commence à avoir des crampes dans le bas du ventre. Ah non! Pas encore!
Pas ce soir!
Je sers le dessert à mes parents, je commence à manger ma mousse au
chocolat, mais je suis incapable de l’apprécier, car mon ventre se déchaîne.
Qu’est-ce qui se passe avec moi?
Prise d’un spasme particulièrement violent, je me plie en deux.
— Clara? Qu’est-ce qu’il y a? me demande Estelle, inquiète.
Je ne suis pas capable de lui répondre, car j’ai le souffle coupé par la
douleur. Je ne me sens vraiment pas bien. Il y a plusieurs mois que j’ai des
maux de ventre, mais ça n’a jamais été aussi affreux que ce soir. Je cours à
la salle de bain pendant que, du coin de l’œil, je vois Estelle aller avertir
mes parents.
Aux toilettes, je prends mon ventre à deux mains, en suppliant mon corps
de cesser de se contracter. Je retiens mon souffle, en me disant que la
douleur va sûrement passer. On dirait que des vagues déferlent dans mon
ventre.
Quelqu’un frappe à la porte.
— Clara, c’est maman. Est-ce que ça va?
— Pas vraiment. Je suis malade.
— Ouvre-moi.
— Non!
Ma mère ne pourra rien faire pour m’aider. Je ne veux pas qu’elle soit à
côté de moi pendant que j’ai la diarrhée. Je serais beaucoup trop
embarrassée. Je ne suis plus une petite fille, je suis capable de me
débrouiller toute seule.
J’appuie ma tête sur le comptoir de la salle de bain en tentant de respirer
profondément. J’ai si mal que j’en oublie de pleurer.
Peu à peu, les crampes diminuent. Les vagues finissent enfin par se
calmer, mais je ressens encore une douleur lancinante dans le bas du ventre,
comme si j’avais reçu un gros coup.
Je me lave les mains trois fois avant de sortir de la salle de bain. Maman
m’attend dans le corridor. Elle me prend dans ses bras. Je n’ai plus
d’énergie. Je suis totalement épuisée.
— Ouf, pauvre petite chouette. C’est passé?
— Je crois que oui. Je ne sais pas ce que j’ai eu…
— Ça fait plusieurs fois que tu me dis que tu as mal au ventre. Ce n’est
pas normal. Demain matin, je t’amène chez le médecin.
Je me raidis.
— Mais Estelle est là!
— Estelle ou pas, on va à la clinique. Ça ne peut pas continuer comme
ça.
C’est vrai… J’en ai assez. Tout à coup, une idée me traverse la tête. Et si
j’avais une maladie grave? Est-ce que ça pourrait être un cancer ou quelque
chose du genre? À présent, j’ai peur.
— Si tu allais t’étendre un peu sur le sofa? Vous pourriez écouter un film,
Estelle et toi, pendant que nous ramassons la cuisine.
— Non! C’est un souper spécial, c’est nous qui devons faire la vaisselle
et ranger.
— Clara, tu ne te sens pas bien, il faut que tu te reposes. Papa et moi
sommes tout à fait capables de prendre la relève. Va au salon, je vais te
préparer une tisane de menthe, ça aide quand on a des problèmes de
digestion.
J’entends déjà papa qui s’affaire à la cuisine. Maman m’embrasse sur le
front. C’est vrai que je me sens toute ramollie et mon ventre est encore
douloureux.
Au salon, Estelle est assise au bout de son siège et elle m’attend. Elle a
entendu ma conversation avec maman.
— Ma mère sera là dans une heure.
— Je me sens si mal que tu retournes chez toi, alors que je t’avais invitée.
— C’est pas grave, on se reprendra. On n’est que lundi, la semaine est
loin d’être finie. Si tu te sens mieux dans les prochains jours, on fera
d’autres choses ensemble.
Je m’en veux et je suis tellement déçue que la soirée se termine ainsi…
1er mars
Estelle est très étonnée de me voir arriver chez elle. Je lui tends l’assiette
et ses yeux se remplissent d’eau.
— Ce n’est pas grand-chose, mais je voulais juste te dire que je pensais à
toi. J’espère que ça va s’arranger entre tes parents…
— Merci. Moi aussi je souhaite de tout mon cœur que ça s’arrange. Je
suis tannée, tellement tannée, si tu savais.
— Tu m’appelles ou tu m’écris, d’accord?
— Je vais essayer. Sinon, on se revoit lundi.
En chemin vers la maison, j’ai le cœur un peu lourd. Je regarde le
paysage défiler tranquillement par la fenêtre givrée. Maman ne dit rien,
mais elle presse ma main pendant une partie du chemin. Elle m’offre alors
d’aller bouquiner à la librairie pour me choisir un nouveau livre. C’est vrai
que ça m’a toujours apaisée de me promener dans les rangées remplies de
romans, de documentaires, d’albums illustrés, de bandes dessinées…
J’aurais envie de tous les lire. Je pense que je vais acheter un recueil de
poésie, nous n’en avons pas à la maison. Ou un roman «hop la vie!», pour
chasser mes idées noires. Maman a le tour de me redonner le sourire, des
fois!
5 mars
Lili,
Merci pour cette belle semaine. Tu es une fille merveilleuse. Je sais
pourquoi tu t’es sauvée hier, même si je voulais que tu restes. Tu
garderas toujours une place particulière dans mon cœur. N’hésite pas
à m’écrire.
Frédéric
Nous avons parlé la moitié de la nuit. Lili a beaucoup pleuré et moi aussi,
même si je n’avais aucune raison particulière d’être malheureuse. Ça nous a
fait du bien.
Aujourd’hui, je vais magasiner avec Clémentine au centre commercial.
J’ai vraiment besoin de t-shirts et de chandails pour la fin de semaine et les
jours de congé. La semaine, je ne me casse pas la tête. Je porte toujours
mon costume d’écolière modèle. Du coup, j’ai donc moins de vêtements
que ma sœur. La chanceuse, elle peut s’habiller comme bon lui semble
TOUS les jours. Depuis peu, j’ai grandi et mes seins ont grossi (un peu,
mais c’est mieux que rien) et je ne suis plus à l’aise dans plusieurs de mes
chandails et t-shirts.
C’est la première fois que maman me laisse acheter des vêtements toute
seule. Avec sa bedaine d’éléphante, je pense qu’elle n’a pas envie
d’arpenter les allées surpeuplées du centre commercial et papa déteste les
magasins. Je ne me souviens même pas de la dernière fois où il a mis les
pieds dans un tel lieu… À part un centre de rénovation, bien entendu. Pour
Noël, il a délégué à maman la plupart de ses achats et il a passé des
commandes en ligne.
Je pensais que Lili se ferait un plaisir de nous accompagner, mais elle
préfère rester à la maison.
— Je n’ai pas été dans mes affaires pendant cinq jours, qu’elle a dit. Je
n’ai pas le goût de sortir.
Sur le coup, j’ai été déçue, mais je suis sûre que j’aurai tout de même
beaucoup de plaisir. Maman m’a donné un budget de quatre-vingts dollars.
Je n’en suis pas revenue quand elle a sorti quatre billets de vingt dollars,
plus dix dollars pour dîner. C’est beaucoup! Je me sens super riche! J’ai un
petit portefeuille de cuir super mignon en forme de rose que ma grand-mère
m’a rapporté du Salon des métiers d’art l’année dernière. Il dort dans le
tiroir de ma commode depuis que je l’ai eu. Je suis contente de pouvoir
enfin l’utiliser pour y ranger mes sous.
— Tu gardes toutes les factures, d’accord? Si on doit échanger quelque
chose ou s’il y a un défaut de fabrication, il nous les faut, me dit maman en
me déposant devant les portes du centre commercial.
Je lui envoie deux becs soufflés avant de sortir de la voiture.
Si ma semaine ne s’est pas super bien déroulée, au moins, elle finit bien.
Nous entrons dans tous les magasins… à part ceux qui vendent des
vêtements pour grands-mères! Je me trouve deux t-shirts sur un présentoir
de liquidation, une blouse noire avec des petits points blancs et un chandail
mauve avec un col baveux. Le mot baveux me dégoûte un peu, mais le
chandail est super joli. Clémentine s’achète seulement une ceinture. Elle
essaie autant de vêtements que moi, mais rien n’est à son goût.
Nous dînons tard, après que la cohue est passée. Nous jasons longtemps
une fois notre repas terminé. Je note méticuleusement ce que j’ai mangé
dans mon petit calepin, même si je ne connais pas exactement tous les
ingrédients qu’il y avait dans mon assiette. Je n’ai pas eu de gros épisodes
de crampes depuis le début de la semaine, mais je me couche presque tous
les soirs avec un mal de ventre. Je n’arrive pas à mettre le doigt sur un
aliment en particulier qui pourrait me rendre malade. Je sais qu’il est là,
sous mes yeux, mais je ne le vois pas.
À la fin de l’après-midi, le père de Clémentine vient nous chercher dans
sa grosse voiture de luxe. Je ne connais pas la marque, mais les sièges sont
beaucoup plus confortables que dans notre voiture. Et ils sont chauffants, en
plus! C’est le nec plus ultra en plein hiver pour les frileux qui habitent au
Québec.
Après un petit souper tranquille, Lili et moi montons dans notre chambre
pour nous coucher, même s’il est de bonne heure. Je veux lire un peu avant
de dormir. Ça m’aide toujours à trouver le sommeil plus rapidement.
Comme si toutes ces histoires que je lisais m’ouvraient la porte des rêves…
Je me suis acheté deux livres avec maman l’autre jour: un recueil de poésie
de Jacques Prévert et un roman historique qui a l’air super chouette. Il a
plus de quatre cents pages, alors je pourrai faire durer le plaisir pendant
plusieurs jours… et plusieurs soirées.
Lili a l’air épuisée, même si elle n’a pas fait grand-chose de sa journée.
Elle me donne un gros câlin, se roule dans ses couvertures et s’endort
presque instantanément. Je le sais, car sa respiration est différente. Ma sœur
en a gros sur le cœur, je pense. Elle doit appréhender sa journée de demain
et ses retrouvailles avec Grégory. Je ne voudrais pas être à sa place. C’est
toujours compliqué les histoires d’amour. Dans les livres, mais dans la vraie
vie aussi.
Je suis contente de ne pas avoir d’amoureux. C’est sûr que j’aimerais
avoir quelqu’un pour me coller, pour me confier… mais j’ai une sœur et des
amies pour ça! Je n’ai pas besoin d’avoir un garçon dans ma vie pour être
heureuse. Un jour, je tomberai sûrement amoureuse, mais je ne veux pas y
penser tout de suite. Le baiser de Grégory a chamboulé ma vie pendant des
jours et des jours, ça ne me donne pas très envie de me rapprocher des gars.
Maintenant, je peux dire que la semaine de relâche est bel et bien finie.
Elle est loin de s’être déroulée comme je l’aurais voulu, mais l’an prochain,
je prends la résolution de ne pas répéter le même scénario!
8 mars
Les lundis matins sont toujours un peu plus difficiles que les autres jours
de la semaine. Le lundi matin suivant la semaine de relâche est encore
PIRE! Non pas que je sois malheureuse de retourner à l’école, c’est juste
que j’ai perdu l’habitude de me lever de bonne heure. Même si je me suis
couchée tôt hier soir, on dirait que j’ai passé la nuit sur la corde à linge. Au
moins la moitié des élèves de l’école, sinon plus, sont exactement dans la
même situation que moi.
Estelle a vraiment l’air contente de me voir.
— Ça fait du bien de revenir à l’école. Enfin, je me sauve de la maison!
Ou plutôt, de la maison de ma tante.
— Est-ce que ton père est déménagé? demande Clémentine en rangeant
ses effets personnels dans son casier.
— Il aura les clés de son condo ce matin et il déménagera ses choses
aujourd’hui ou demain. Maman et moi devrions retourner à la maison d’ici
deux ou trois jours maximum.
— Et après, est-ce que tes parents auront la garde partagée?
— Je ne pense pas. Ce qui a été décidé, c’est que je resterais avec maman
et que j’irais chez papa une fin de semaine sur deux. Mais on n’en a pas
encore parlé en détail. La discussion vire au drame chaque fois que je
prononce le mot ‘’papa’’, alors je tiens ça mort pour l’instant. Et mon père
n’a pas l’air particulièrement pressé de me voir. Il n’a pas essayé de
m’appeler une seule fois depuis qu’on est chez ma tante.
— C’est vraiment dommage que les choses se passent aussi mal.
La cloche sonne et nous nous dirigeons vers notre local de classe, sans
trop d’entrain. La matinée passe trop lentement à mon goût. J’ai de la
difficulté à suivre ce que les profs disent. Monsieur Dugas-Fillion,
gentiment surnommé Dégât-de-finition par des élèves de ma classe, nous
passe un documentaire. Habituellement, j’adore regarder un film à l’école,
ça nous fait toujours une petite pause, mais aujourd’hui, je suis très
distraite, même si je me force pour prendre des notes. Finalement, dans la
marge de mon cahier, je compose un court poème intitulé «Tomber dans la
lune». À midi, comme je n’ai aucune étude ni aucun devoir à finir, je
retranscris mon poème dans mon cahier. Clémentine me regarde faire.
— Il ne faut pas que tu te mélanges dans tes cahiers. Un pour noter ce
que tu manges, un autre pour y écrire tes poèmes…
— Bah, au pire, je n’ai qu’à noter mes repas en rimes. Crudités et pâtes
carbonara accompagnées de jus d’orange et de yogourt à l’ananas. Et cet
après-midi, comme en-cas, une poignée de noix!
— Ah! Ah! Bien rigolo! Mais ce n’est pas des pâtes carbonara que tu as
mangées à midi, ma chère. Si je me souviens bien, c’étaient des macaronis à
la viande.
— Oui, je sais, mais ça fait moins “classe”. Et ça ne rime pas avec le
reste!
Quand j’ai fini de retranscrire mon poème, je passe mon cahier à mon
amie, qui décore ma page. Elle dessine un Pierrot assis sur un croissant de
lune. Clémentine a vraiment beaucoup de talent. J’aime la regarder dessiner,
ça semble si facile pour elle!
L’après-midi me paraît tout aussi interminable que le matin. Lorsque la
cloche annonçant la fin de la journée retentit, je pousse un soupir de
soulagement. Je ramasse mes livres et ma trousse sous mon bureau et je me
dirige mollement vers mon casier. J’ai tellement envie d’être à la maison! Je
pense bien que je vais faire un somme avant le souper pour me redonner un
peu d’énergie.
Alors que je range mes livres dans mon sac, je me rends compte que je
n’ai pas mon cahier de poésie. Je fouille, je fouille, il n’est nulle part.
J’éprouve soudain un sentiment se rapprochant de la panique. Où est-il? Je
ferme mon casier et je fonce vers celui de Clémentine pour lui demander si
c’est elle qui l’a.
— Non, je te l’ai redonné tout à l’heure. Tu l’as peut-être oublié dans la
classe de français?
Merdouille! Je prends mes jambes à mon cou et je grimpe les marches de
l’escalier quatre à quatre. Si je me dépêche, je ne raterai pas mon autobus.
En espérant que madame Mercier soit encore là. Fiou! Elle est toujours dans
sa classe.
— Ton cahier de poésie? Non, je ne l’ai pas vu. À part quelques
mouchoirs souillés, il n’y avait rien sur le plancher. Si je le retrouve, je te
fais signe.
Je sors de ma classe de français un peu affolée. Je refais tout le chemin
jusqu’à mon casier en regardant par terre, dans les recoins, et même dans
les poubelles. La couverture rose va bien finir par me sauter aux yeux.
Arrivée au rez-de-chaussée, je remarque qu’il n’y a presque plus d’élèves
dans l’école à part quelques traînards. Je vois alors par la fenêtre les
autobus quitter le stationnement. Zut de flûte! Je viens de rater mon
autobus. Clémentine m’a laissé un mot.
Clémentine est une perle. En fin de semaine, elle m’a acheté un carnet,
encore plus beau que le premier. Sur la première page, elle a écrit mon nom
avec une belle calligraphie soignée et elle a dessiné une multitude de petites
fleurs roses tout autour. Cette attention m’a beaucoup touchée, mais ça ne
ramènera pas MON cahier.
J’ai peur d’écrire de nouveaux poèmes dans celui-ci et de le perdre
également. Je crois que mon cœur s’arrêterait net si ça arrivait. Je regarde
les pages vierges de mon calepin tout neuf, je les caresse, mais je n’ose pas
encore y laisser ma trace.
Au moins, il me reste les brouillons de la plupart de mes poèmes ainsi
que les vers que j’avais écrits à propos de mon baiser avec Grégory. Je
n’avais pas retranscrit ceux-là dans mon cahier, de peur que ma sœur les
voie. Ils sont toujours dans ma trousse à crayons, bien en sécurité.
À midi, Estelle revient à la charge pour le journal étudiant.
— La date de tombée est après-demain. J’aimerais beaucoup que tu
participes à cette nouvelle édition.
— À quoi bon? Je n’ai plus le goût. Quelqu’un a entre les mains tout ce
que j’ai composé depuis le mois de janvier. J’ai été trahie, mon intimité a
été violée. Pourquoi aurais-je envie que les autres lisent ce que j’écris,
maintenant?
— Parce qu’en écrivant, tu fais vivre toutes sortes d’émotions aux
lecteurs du journal. De belles émotions. Tes poèmes nous amènent ailleurs
et nous touchent.
Clémentine, qui fait un sudoku en nous écoutant, relève la tête.
— Et pourquoi n’écrirais-tu pas un poème sur la trahison ou le vol,
justement?
— Oui! Bonne idée, enchaîne Estelle. Et sais-tu quoi? On pourrait laisser
une note à la fin de ton poème. Quelque chose comme: “Une amie de
Noisettine, qui aime aussi écrire des poèmes, a perdu son cahier de poésie
rose il y a quelques jours. La personne qui l’a trouvé est priée de le
rapporter au local du journal étudiant. Récompense promise.”
— Récompense promise? Tu veux qu’on lui donne quoi? Je ne suis pas
millionnaire.
— Ben… Je ne sais pas trop. Un abonnement gratuit d’un an au journal,
peut-être?
— Estelle a une bonne idée, Clara. Comme ça, celui ou celle qui a ton
cahier ne se doutera pas que c’est Noisettine elle-même qui l’a perdu.
— Je ne sais pas trop… L’inspiration, ça ne s’impose pas.
— Penses-y. Il me le faut après-demain au plus tard.
Ah, zut de zut! C’est arrivé! Je suis menstruée pour la première fois. J’ai
taché les belles petites culottes roses achetées avec une partie des sous que
j’ai gagnés en gardant. J’espère que ça partira au lavage.
À voir ma sœur jongler avec les serviettes hygiéniques, les piqués qu’elle
étend sur son matelas et tout le tralala chaque mois, on ne peut pas dire que
j’attendais le péril rouge avec impatience. C’est Clara qui appelle ça ainsi.
C’est très imagé, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle prétend qu’elle a lu
cette expression dans un livre. Dans ma classe de danse, les filles donnent
toutes sortes de noms aux menstruations: elles disent que matante Rosie les
visite, qu’elles ont leurs fleurs, qu’elles sont dans leur semaine, qu’elles
sont rapiécées… Certaines comparent même leurs règles à l’armée rouge.
L’une dit aussi qu’elle est dans ses crottes. Beurk, c’est tellement laid de
dire ça!
Mais je n’ai pas particulièrement envie de faire des jeux de mots pour
l’instant. J’ai juste le goût de me changer, de prendre une douche et de
bercer ma petite Violette pour me réconforter. Il y en a qui font de la
zoothérapie ou de la musicothérapie. Moi, je fais de la bébéthérapie…
quand maman me le permet. Là, je suis sûre qu’elle comprendra.
12 avril
Si j’avais su…
Si j’avais su que je pouvais prendre un coup de soleil en avril, j’aurais
mis de la crème solaire. Ou je n’aurais pas dormi la moitié de l’après-midi
dehors. Présentement, je ressemble à un homard bouilli.
Maman me met un gel à l’aloès sur les joues pendant que Clara tient
Violette dans ses bras.
— Ça chauffe!
— C’est sûr, tu as un bon coup de soleil. Le gel devrait te soulager un
peu.
Clara rit. Rirait-elle de moi? Je ne suis pas d’humeur à me faire taquiner.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle?
— Je me disais que là, on est vraiment différentes l’une de l’autre.
Personne ne nous mélangera dans les prochains jours!
Effectivement. C’est le seul point positif de cette histoire. Grégory, même
s’il est resté dehors aussi longtemps que moi, n’a presque pas pris de
couleur. Tant mieux pour lui, après tout.
Quand maman a fini d’appliquer son produit miracle, je vais me regarder
dans le miroir. Ouf! Je suis un peu découragée. Si mon chum m’a dit qu’il
me trouvait belle tantôt, ce qualificatif ne s’applique plus à moi
maintenant…
Je laisse mes sœurs et maman au rez-de-chaussée et je monte seule dans
ma chambre. Je m’apprête à faire une recherche sur Google pour savoir
combien de temps prend un coup de soleil avant de s’estomper quand je
vois que Romy est en ligne. Je lui raconte ma mésaventure et je peux
presque l’entendre rigoler de chez moi.
Romy: C’est du jamais vu! Un coup de soleil alors qu’il y a à peine des
bourgeons dans les arbres. Je me bidonne. Prends une photo! Je veux
te voir. Ou ouvre ta webcam!
Lili: Non! Tu me verras bien assez vite demain matin.
Romy: Il va falloir te trouver un nouveau surnom. Pink Lili ou Cherry
Lili peut-être.
Lili: Très drôle. Est-ce qu’on peut changer de sujet, maintenant?
Romy: Pas de problème.
Lili: Pas trop stressée pour mardi?
C’est sûr que Clara ne voudrait pas s’asseoir à côté d’Enzo de toute
façon, elle ne le connaît même pas. Louka n’a pas été difficile à convaincre
non plus. C’est Grégory qui était le plus réticent.
— Ben, là! C’est mon ami. Ça va faire bizarre si je ne m’assois pas à côté
de lui.
— Tu peux t’asseoir à côté de lui si tu veux, mais il faut que Romy soit
de l’autre côté. Et ne jase pas avec lui sans arrêt. Laisse-le parler avec
Romy.
— Lili, c’est un film qu’on va voir. On n’est pas supposés parler.
Ah! Les gars, faut toujours tout leur expliquer!
J’ai bien hâte de savoir comment la soirée va se dérouler pour mon amie.
Je me croise les doigts! Et les orteils aussi.
2 mai
Lorsque nous arrivons au cinéma, Louka et Grégory sont déjà là. Ils sont
debout, l’un à côté de l’autre et ne se parlent pas vraiment.
Malheureusement, ces deux-là n’ont pas de grandes affinités.
Quand il me voit, Grégory s’avance vers moi à grandes enjambées et
m’embrasse avec enthousiasme.
— Cette fois-ci, je ne me suis pas trompé! blague-t-il en regardant ma
sœur.
Mais devant l’air que je fais, et celui de Clara aussi, il se rembrunit.
L’arrivée de Romy, et quelques secondes plus tard celle d’Enzo, vient faire
diversion. Ma devise pour ce soir: rester zen et avoir du plaisir; alors, je
chasse de mon esprit les souvenirs douloureux que Grégory vient de
raviver.
Nous faisons la file pour acheter nos billets et je laisse Romy, Grégory et
Enzo discuter ensemble pendant que je parle avec Louka.
— J’te dis que ton chum s’est vraiment précipité vers toi pour me
montrer clairement qu’il est le mâle dominant.
— Louka!
Clara pouffe de rire à côté de moi. J’espère que le reste de la soirée va
mieux se dérouler, car je me sens un peu mal à l’aise…
Une fois nos billets en main, nous nous achetons des friandises et du pop
corn, et nous nous dirigeons vers la salle. Le film va commencer dans vingt-
cinq minutes. J’espère que nous trouverons de bonnes places.
Je suis en train de chercher notre salle, quand j’entends une voix qui
m’est familière dans mon dos.
— Ah ben! Si je pensais vous voir ici…
Je ne peux réprimer un frisson. Je me retourne lentement pour découvrir
que mon intuition ne m’a pas trompée: Jessenia est là.
Merdouille!
2 mai
Notre spectacle de fin d’année aura lieu dans quinze jours. Je ne pensais
pas ressentir ça, mais j’ai hâte que ce soit fini. Les répétitions sont vraiment
MÉGA intenses. C’est peut-être parce que je ne suis pas dans mon état
normal, mais j’ai beaucoup de difficulté à passer à travers mes journées.
Cet après-midi, après la chorégraphie de claquettes qui est
particulièrement difficile, c’est plus fort que moi: je me mets à pleurer. Je
ne sais pas si c’est de fatigue ou de découragement. Ou un mélange des
deux. Je regrette de ne plus être dans le groupe B et d’avoir mes bonnes
amies près de moi pour me consoler. Dans le groupe A, il y a tout de même
Louka, mais ce n’est pas la même chose. C’est un gars. Justement, il
s’approche de moi pour m’encourager un peu.
— Tu t’améliores. Tu l’as déjà mieux que la semaine dernière.
J’essaie de renifler discrètement.
— Tu trouves? Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir? Ou pour que
j’arrête de pleurer?
— Voyons, pour qui me prends-tu? Il faut rester positif et continuer de
foncer! Tout va s’arranger, tu vas voir.
Il frotte mon dos maladroitement. Je ne devrais pas juger mon ami si
facilement. Il fait de son mieux pour m’aider.
Lorsque je rentre à la maison, mes piles sont complètement à plat. Je n’ai
plus d’énergie. Clara vient aussi d’arriver de l’école et elle fouille dans le
garde-manger à la recherche d’un petit en-cas. Maman fait une sieste avec
Violette, alors elle en profite. Maman dit toujours de manger des crudités ou
une pomme avant le souper. Pour ma sœur, c’est une insulte suprême.
— Qu’est-ce que je pourrais bien prendre? As-tu goûté aux noix salées et
sucrées que papa a achetées à l’épicerie, samedi? Est-ce que c’est bon?
— Sais pas.
— Ouf. On dirait que tu as passé une dure journée.
— Oui. Et le mot est faible.
— Tu as pleuré, hein?
J’acquiesce. À quoi bon lui mentir? Clara me pose la question pour la
forme, car je sais qu’elle connaît déjà ma réponse.
— Clara, est-ce que je peux te demander une faveur?
— C’est sûr!
Elle est tout ouïe.
— Est-ce que tu peux me préparer quelque chose avec du chocolat? Avec
BEAUCOUP de chocolat? Je pense que j’en ai besoin.
Les yeux de ma sœur s’illuminent, comme un enfant qui découvre ses
cadeaux de Noël. C’est rare que je lui demande ce genre de choses.
— Va t’étendre un peu avant le souper. Je sais exactement ce que je vais
te préparer.
Et alors que je me dirige vers le salon, je la vois déjà qui s’affaire.
Je l’aime, ma sœur.
30 mai
Dans mon cours de français, madame Mercier nous remet notre recueil.
L’illustration de la couverture qui représente un arbre est tout simplement
magnifique. Je ne connais pas l’élève qui l’a dessiné, mais il a vraiment
beaucoup de talent. Je cherche fébrilement mon poème. Je le trouve à
l’avant-dernière page. Je suis soulagée qu’il soit à la fin du livre. Sûrement
que plusieurs personnes ne se rendront pas jusque-là. Clémentine dit
souvent que j’ai le complexe de la petite souris. Elle a raison. La plus
discrète je peux être, le mieux je me porte.
Je lis ensuite le poème d’Estelle. Même s’il est bien écrit, j’ai
l’impression que c’est un peu trop mécanique, un peu trop froid. Comme si
Estelle avait eu peur de se mouiller, de mettre ses sentiments à nu. Je
reconnais bien là mon amie et son éternelle retenue. Un dessin de
Clémentine au fusain a aussi été choisi pour le recueil. La photocopie ne lui
rend pas justice, mais on perçoit tout de même son talent.
Madame Mercier tente de consoler une élève de mon groupe qui ne
comprend toujours pas pourquoi son poème n’a pas été retenu. Étienne
Simard, qui est assis en diagonale, se retourne.
— Il est à quelle page, ton poème?
Je rougis et je me retiens pour ne pas grimacer.
— Page 57.
François se retourne à son tour. Voyons, on dirait qu’ils se passent
toujours le mot, ces deux-là! Ils ne pourraient pas m’oublier, tout
simplement?
— Je veux le lire, moi aussi!
Je tourne même la tête pour ne pas les voir pendant leur lecture.
François siffle.
— Wow! T’es vraiment bonne! Il y a plein de mots que je comprends à
moitié.
— Moi aussi… Désenchanter, c’est un mot que je n’ai jamais vu.
— Moi si! répond François.
Je fronce les sourcils. François fouille dans ses affaires et sort le journal
étudiant. Mes yeux se plissent un peu, mes lèvres se serrent. Que veut-il
nous montrer? Il tourne les pages et lorsqu’il a trouvé ce qu’il cherche, il
nous tend son exemplaire.
— Regardez, on retrouve le même mot juste ici.
Zut. Je n’avais pas remarqué que je l’avais utilisé deux fois. Ce n’est pas
un mot si rare, non? Comment se fait-il que François se souvienne de ça?
Un mot, c’est un mot, et c’est tout. Il n’y a pas à en faire tout un plat. Je
prends un air des plus détachés.
— Et?
— Et… rien. C’est juste que je trouve que c’est un drôle de hasard.
Étienne me regarde un peu comme un policier examine un suspect. Je ne
me sens pas du tout à l’aise.
Habituellement, je m’efface, mais là, je n’aime pas ce que François et
Étienne sous-entendent. L’identité de Noisettine ne doit jamais être
découverte. C’est mon secret. Si j’écris dans le journal, c’est parce que je
peux le faire de façon anonyme. C’est la seule et unique raison.
— Qu’est-ce que vous essayez d’insinuer, au juste?
— Rien. Rien du tout, dit Étienne en haussant les épaules.
Madame Mercier en a enfin fini avec l’élève inconsolable et le cours peut
commencer. Je range le recueil sous mon manuel, pour ne plus le voir.
Étienne se retourne une dernière fois et nos regards se croisent un bref
instant. Je baisse la tête, incapable de le regarder dans les yeux, et j’espère
de tout cœur qu’il oubliera rapidement la conversation que nous venons
d’avoir.
8 juin
C’est moi qui avais ton cahier de poésie. Quand je l’ai trouvé, j’ai
voulu te le remettre, mais lorsque j’ai lu tes poèmes, j’en ai été
incapable. Tes mots m’ont trop touché. Je t’ai lue et relue plusieurs
fois. Tu m’as séduit, tu as chamboulé mon cœur. Maintenant que
l’année scolaire achève, je dois me résigner à te rendre ton cahier.
J’attends avec impatience de lire tes prochains poèmes dans le journal
étudiant.
D’un admirateur secret
Je suis sous le choc. Mais qui est ce mystérieux inconnu? Est-ce que je le
connais? Et comment a-t-il fait le lien entre ce cahier et mes poèmes dans le
journal? Se pourrait-il que ce soit un élève de ma classe, comme Étienne ou
François? Les deux me semblent bien perspicaces et pourraient peut-être
avoir découvert le pot aux roses… À moins que ce soit une personne que je
ne connais pas du tout. Pincez-moi quelqu’un, je rêve!
14 juin
INGRÉDIENTS
Pain
• 1 ½ tasse de farine
• 1 c. à thé de poudre à pâte
• ½ c. à thé de sel
• 3 œufs
• 1 tasse de sucre
• 1 c. à thé de vanille
• ¹/³ tasse de jus de citron
• Zeste d’un citron
• ½ tasse d’huile de canola (ou huile végétale ou huile de
tournesol)
Glaçage au citron
• 1 tasse de sucre à glacer
• 3 c. à table de jus de citron
PRÉPARATION
Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour
leurs activités d’édition:
– Conseil des Arts du Canada;
– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC);
– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC);
– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour
l’édition de livres.