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Pour la grande Julie.

2 janvier, 00 h 23

Ce soir, c’est notre soirée de filles. J’ai invité Clémentine et Estelle à


dormir à la maison et Lili a invité son amie Romy. J’ai hésité un peu avant
de demander à Estelle, parce que nous ne sommes pas encore très, très
proches, mais je me suis dit que ce serait justement une bonne occasion de
développer notre amitié naissante. Et de recoller les morceaux entre Estelle
et Clémentine. Toutes les deux ont eu un petit accrochage il y a quelques
semaines, mais je suis convaincue qu’elles peuvent passer par-dessus ce
différend. Enfin, je le souhaite très fort. Clémentine est ma meilleure
copine. Il faut qu’elles s’entendent toutes les deux, sinon je ne pourrai pas
être proche d’Estelle. Je le pourrais, mais je risquerais alors de perdre
Clémentine, ce que je ne veux pour rien au monde.
Cet automne, j’étais seule, sans personne à qui parler ou me confier,
triste. Je ne voudrais pas revivre ça. J’ai passé les pires semaines de ma
VIE! Clémentine a été ma bouée de sauvetage.
Lili a eu l’idée de raconter des histoires pour se faire peur. Nous sommes
toutes en pyjama sur son lit et nous essayons de ne pas parler trop fort pour
ne pas réveiller mes parents dans la chambre d’à côté. En fait, je suis
certaine qu’il n’y a que maman qui dort, car papa doit sûrement écouter la
télé, mais bon, il ne faut pas les déranger sinon ils ne nous permettront plus
d’inviter des amies.
— Attendez, j’en ai une meilleure, déclare Romy. Vous allez voir, vous
aurez des frissons dans le dos. C’est arrivé au père d’un ami. Ou à son beau-
père, je ne sais plus.
— Hum… ça commence bien, dit Lili en engloutissant une poignée de
jujubes.
Cet après-midi, je voulais faire des biscuits de Noël, mais j’y ai pensé
trop à la dernière minute. Tous les magasins étaient fermés et nous n’avions
plus de farine… On s’est donc repris avec des tonnes de jujubes
multicolores achetés au dépanneur! Je pense que j’en ai trop mangé, j’ai un
peu mal au ventre depuis tantôt…
— Écoute! Le père de mon ami a fait monter dans sa voiture une jeune
femme qui faisait du pouce au bord de la route, tard le soir. La femme lui a
dit où elle s’en allait et il a décidé d’aller la reconduire jusqu’à la porte,
pour plus de sécurité. De toute façon, ça ne lui faisait pas faire un gros
détour. Arrivé devant la maison, il s’est retourné et s’est rendu compte
qu’elle avait disparu.
— Elle était peut-être déjà descendue de la voiture?
— Non, non, aucune porte ne s’était ouverte. Mais elle s’était volatilisée.
Romy baisse la voix, mystérieuse.
— Le père de mon ami est sorti de la voiture à la recherche de l’étrange
femme, sans la trouver. Il a donc décidé de frapper à la porte de la maison
où sa passagère lui avait demandé de la conduire. Puis il a décrit la femme à
la personne qui lui a ouvert la porte et savez-vous quoi?
Elle nous regarde toutes à tour de rôle, l’air lugubre. Lili, bien
évidemment, pouffe de rire de voir son amie si énigmatique. Romy lui fait
des gros yeux et ma sœur se pince les lèvres pour essayer de s’empêcher de
rire.
— La mystérieuse auto-stoppeuse était morte depuis plus de cinq ans! La
personne qui habitait cette maison lui a montré une photo de la défunte et
c’était bel et bien elle! Il l’a reconnue sans aucun doute. Ça veut dire qu’il a
fait monter un fantôme dans sa voiture!
Lili se remet à rire.
— Brrr! Je la trouve plus drôle qu’épeurante, ton histoire.
Romy se redresse sur ses genoux.
— Je te jure que c’est arrivé au père de mon ami.
Clémentine, qui était restée silencieuse, se mêle à la conversation.
— Quel ami? On peut avoir son nom?
— Justin. Justin Dorion, un gars avec qui j’allais au primaire.
— Ça ne se peut pas, voyons!
— Ben moi, j’y crois, bon!
Les deux font semblant de se bouder quelques secondes avant que Lili se
jette sur Romy et commence à la chatouiller.
— Chut! interviens-je à mi-voix. Vous allez réveiller les parents!
Estelle attend que Lili et Romy cessent de se tirailler.
— Vous savez, moi aussi je crois que les fantômes existent. Il y en a chez
ma grand-mère. Des fois, ils ferment les portes d’armoire, ils allument la
télévision… Ils chuchotent aussi. Il n’y a personne dans la pièce, mais
j’entends clairement quelqu’un parler près de mon oreille.
— Tu n’as pas eu peur?
— Au début, oui. Mais ils ne m’ont jamais fait de mal. Ma grand-mère
leur parle souvent. Elle les appelle ses amis invisibles.
Un frisson me parcourt le dos.
— Je pense qu’on serait mieux d’arrêter de parler de fantômes, sinon je
serai incapable de dormir. Ça me donne la chair de poule.
— Bien d’accord avec toi, ajoute Clémentine. De toute manière, je suis
un peu fatiguée. Je ne me suis pas remise encore de ma veillée du jour de
l’An.
J’aide Estelle et Clémentine à faire leur lit sur le plancher de notre
chambre. Pour une fois que les matelas gonflables sont utiles pour faire
autre chose que du camping!
Très rapidement, Clémentine s’endort. Si j’ai bien compris, elle s’est
couchée à quatre heures du matin avant-hier et elle n’a pas encore repris le
sommeil qu’elle a perdu. Toute sa famille était réunie chez un oncle et ils
ont mangé, bu et dansé jusqu’à ce que tout le monde tombe de fatigue.
Clémentine m’a dit qu’il y avait des cousins et des cousines qui dormaient
dans tous les coins de la maison. Il y en a même un qui s’est endormi sur le
tapis de la salle de bain en allant faire pipi.
Estelle remonte la couverture jusque sous son menton.
— Merci de m’avoir invitée.
— Je suis vraiment contente que tu sois venue.
— Ça me change les idées de sortir un peu de chez moi.
— Ça ne s’est pas arrangé entre tes parents?
— La situation n’a jamais été aussi pire. C’est officiel: ils se séparent.
Maman me l’a annoncé le 25 décembre.
— Ouache! Tout un cadeau de Noël.
— Bah, je crois que c’est mieux ainsi.
Elle sort son bras des couvertures pour essuyer ses yeux remplis d’eau.
— C’est vrai. En ne vivant pas dans la même maison, ils vont se détester
encore, mais au moins, ils ne s’engueuleront plus, dit-elle en reniflant un
peu. On parle d’autre chose, OK?
Je hoche la tête. De l’autre côté de la chambre, Romy et Lili chuchotent
aussi. Lili doit raconter quelque chose de drôle, car Romy n’arrête pas de
glousser. Je la vois même se cacher la tête dans la couverture pour étouffer
le bruit de ses rires. J’espère que ma sœur ne raconte pas la niaiserie que
j’ai faite à Noël.
Ma grand-mère porte une grande attention aux petits détails. Lors des
fêtes de famille, elle aime enjoliver la table, les assiettes… Cette année, elle
avait ajouté une petite touche de verdure sur le potage. Moi, tout
bonnement, j’y ai goûté. J’ai pensé qu’on pouvait la manger, vu que c’était
dans notre bol. Ce n’était pas très bon, mais je me suis dit que je n’avais pas
le goût aussi développé que les adultes.
Quand ma mère m’a vue, elle a failli s’étouffer.
— Clara! C’est une branche de cèdre. C’est seulement une décoration, ça
ne se mange pas!
Et j’ai été la risée de toute la famille pour le reste de la soirée. Lili n’a
pas arrêté de me fredonner Mon beau sapin dans l’oreille dès qu’elle passait
près de moi et mon père m’a dit en blague que j’avais «l’haleine d’un
désodorisant de voiture». Une chance que la distribution des cadeaux a fait
diversion, car je voulais me cacher sous la table.
Estelle se redresse sur son matelas.
— Hey, j’y pense! Est-ce que tu aurais envie de faire partie du journal
étudiant avec moi?
Le journal étudiant? Ah oui, j’ai vu des élèves en vendre (vingt-cinq sous
chacun) devant la cafétéria certains midis. Je ne savais pas qu’Estelle
participait à cette activité. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre à son
sujet.
Écrire dans le journal étudiant, est-ce vraiment une bonne idée? Ça veut
dire que je devrai rencontrer d’autres personnes, leur parler… Des gens que
je ne connais pas et qui sont sûrement, pour la plupart, plus âgés que moi.
Non, je préfèrerais éviter. Je passe ma main sur mon ventre. J’ai plein de
gargouillis.
— Euh… je ne sais pas trop.
— Dis oui, dis oui, dis oui!
Zut! Me voilà prise au piège.
— Je ne dis pas non, mais je ne dis pas oui non plus. Il faut vraiment que
je réfléchisse. Je t’en reparlerai quand je me serai décidée.
— J’aimerais tellement que tu acceptes! Je suis certaine que tu aimerais
ça.
J’éteins la lumière de ma table de chevet. Je suis très fatiguée, mes yeux
se ferment tout seuls. Je suis bien contente, le sommeil me fera oublier mon
mal de ventre. Avant de m’endormir, j’écris mentalement sur un bout de
papier: «J’ai peur de faire partie du journal étudiant» et sans même que j’aie
pu le déposer dans une boîte à peurs imaginaire, je dors déjà.
3 janvier

Je suis bleue, jaune, verte. Grégory vient de m’apprendre qu’il a passé la


veille du jour de l’An avec Jessenia. Celle-là même avec qui il est sorti l’été
dernier. La fille à qui il n’a pas dit officiellement qu’ils n’étaient plus
ensemble, préférant laisser aller les choses.
Je sais qu’il n’y avait pas juste Jessenia qui était présente, mais elle était
tout de même là TOUTE la journée et TOUTE la soirée. Grégory avait l’air
de trouver ça banal, presque normal. Il m’a raconté qu’ils avaient beaucoup
parlé tous les deux, comme de vieux amis. «Ne t’inquiète pas, Jessenia n’a
tenté aucun rapprochement», m’a-t-il dit au téléphone. Jessenia est la fille
d’un couple d’amis de ses parents. Il ne pouvait pas les empêcher de venir,
mais il pouvait au moins s’arranger pour ne pas être seul avec elle. Il y avait
vingt-cinq personnes chez lui dont une douzaine d’enfants et d’ados, il
aurait pu aller discuter avec eux au lieu de rester avec son ex-blonde.
Je ne fais pas confiance à cette fille. J’ai vu comment elle le regardait cet
automne quand elle nous a surpris, Grégory et moi, au petit café en face du
cinéma. C’était clair qu’elle l’avait encore dans la peau et je ne serais pas
surprise du tout qu’elle essaie de me le reprendre. Elle a fait une crise à ma
sœur au collège, car elle croyait qu’elle était moi. Une fille qui a tourné la
page, qui est passée à autre chose, n’a pas ce genre de comportement.
Je ne pensais jamais être une personne jalouse, mais depuis que Grégory
et moi sommes ensemble, je me rends compte que je le suis… bien malgré
moi. Je ne fais pas exprès. J’ai peur de perdre mon amoureux. Je l’aime
tellement! Il a déjà eu des sentiments pour cette fille, des sentiments qui
pourraient être ravivés. Jessenia semble avoir du caractère. Si elle a décidé
de le séduire, rien ne l’arrêtera. Sauf moi.
Je fais confiance à Grégory, je sais qu’il tient à moi, mais ELLE, je m’en
méfie comme de la peste. Elle pourrait tout faire pour l’emberlificoter. Je ne
sais pas ce que Jessenia a derrière la tête, mais j’imagine le pire. Et ça me
fait peur.
Il ne faut plus que j’y pense, je me fais du mal. Je dois me changer les
idées.
Demain, l’école recommence. J’ai hâte. Plusieurs choses seront
changées: deux des filles qui me harcelaient ont été expulsées du
programme danse-études. Quel soulagement! Maintenant, je n’aurai plus
peur que les AA (c’est le nom que j’ai donné à la clique de filles qui
m’achalaient, car tous leurs prénoms finissent par la lettre A) inventent un
nouveau coup pour me rabaisser. Les amies de Priscilla et de Stella ont
intérêt à me laisser tranquille. Madame Loiseau, la directrice de l’école de
danse, et nos profs sont au courant de tout ce qui s’est passé et, cette fois, si
certaines s’avisent de m’importuner encore, je n’hésiterai pas à les
dénoncer. Mais sans leur «chef» Priscilla, je suis sûre qu’elles ne feront pas
de vagues.
Après mon solo au spectacle de Noël, j’ai été promue dans le groupe A
qui est le groupe des élèves les plus doués en danse. Je ne serai plus dans le
même groupe que celui de Romy, ma meilleure amie, ni de mes autres
copines comme Mathilde, Gabrielle et Maria. Mais au moins, je serai avec
Louka avec qui je m’entends à merveille. J’espère être à la hauteur. J’ai
beaucoup de pression sur les épaules, mais je sais que je suis capable.
J’entends maman dans la pièce d’à côté. Elle prépare la chambre de notre
future petite sœur (dont on ne sait pas encore le nom, puisque maman ne
veut pas nous le dire). Je pousse doucement la porte. Maman est assise par
terre et plie des petits pyjamas.
— Ils sont minuscules!
— Et ce sont des 6 mois. Regarde ceux de grandeur 0-3 mois, ils sont
encore plus petits.
— Dire qu’un être humain entrera dans ce bout de tissu. Je n’en reviens
pas.
— Et tu sais quoi? Quand vous êtes nées, ta sœur et toi, vous ne pesiez
que quatre livres chacune et vous portiez des vêtements de prématurés. J’ai
gardé l’ensemble dont vous étiez vêtues pour votre sortie de l’hôpital. Il est
quelque part au sous-sol. J’essayerai de le retrouver pour te le montrer.
— Tu veux que je t’aide?
— D’accord. Occupe-toi des draps et des petites couvertures, elles vont
dans le tiroir du bas.
Il y a peu de temps encore, cette pièce était le bureau de maman. La
semaine dernière, papa était en congé et il a repeint tous les murs. Les
meubles ont été livrés hier matin. La chambre de notre sœur commence
sérieusement à prendre forme. C’est très joli.
Les murs sont lilas et le tapis, les rideaux et le couvre-lit sont violets. Un
mobile en bois en forme de papillon est accroché au plafond, tout près de la
chaise berçante. Cette chaise nous a bercées, Clara et moi. Et elle a bercé
ma mère aussi, car il y a très longtemps, elle appartenait à ma grand-mère.
Papa l’a toute retapée, elle est vraiment magnifique, une vraie antiquité.
— J’ai pensé à m’inscrire au cours de gardiens avertis qui se donne au
centre communautaire bientôt. Qu’est-ce que tu en penses?
— C’est sûr que c’est une bonne idée. Si vous voulez m’aider, c’est le
genre de cours qui peut être bien utile. Mais tu te souviens que tu ne pourras
pas garder ta petite sœur avant un an ou deux.
— Maman, j’ai treize ans et…
— Lili, tu auras treize ans dans un mois.
Je soupire d’exaspération.
— J’ai PRESQUE treize ans, je ne suis plus un bébé, quand même.
— Je le sais, mais tu es trop jeune pour t’occuper toute seule d’un
poupon. C’est une excellente idée de suivre ce cours, pour surveiller ta
petite sœur pendant que je suis sous la douche, par exemple, mais ne te fais
pas de faux espoirs.
— C’est pas juste. À l’école, Maria garde ses voisins depuis plusieurs
mois déjà.
— Lili, prendre soin d’un bébé, changer sa couche, l’endormir et jouer
avec des enfants plus vieux, ce n’est pas la même chose. Et chaque famille
fait des choix différents. Chez Maria, il y a une manière de faire, chez nous,
ça se passe autrement.
Je finis de plier les petites couvertures en silence. À quoi bon suivre le
cours de gardiens avertis si je ne peux même pas garder ma propre sœur? Il
me semble que je suis une fille mature et, en plus, j’adore les enfants. Je
joue avec mes cousins pendant des heures lors des fêtes de famille. Pendant
que nos parents et nos grands-parents jasent, mangent des fromages qui
puent et boivent des vins aux noms bizarres, moi, j’invente des jeux pour
les plus petits. On joue à la cachette, à «Jean dit», on chante des chansons,
on fait des concours de dessins. Je ne manque jamais d’idées. La plupart du
temps, Clara lit toute seule dans un coin et moi, je fais le clown. Mais ça ne
me dérange pas, j’ai beaucoup de plaisir quand même.
Tiens, je vais montrer à ma mère ce dont je suis capable. Je vais être
tellement bonne pour prendre soin du bébé que je suis sûre qu’elle changera
d’avis. Quand j’ai une idée dans la tête, je ne l’ai pas dans les pieds, comme
dit papa! Je vais m’inscrire au cours de gardiens avertis et je vais lui
prouver qu’elle peut me faire confiance.
7 janvier

Je n’ai pas vraiment envie de recommencer l’école ce matin. En fait, je


n’ai pas envie DU TOUT. J’ai beaucoup de difficulté à me réveiller, moi qui
d’habitude ouvre l’œil dès que le réveille-matin sonne. La musique joue
depuis plusieurs minutes déjà lorsque je la remarque.
Je soulève mollement une paupière. Lili est déjà en train de s’habiller,
alors que je suis debout avant elle la plupart du temps. Quelle mouche l’a
piquée pour qu’elle soit si pressée, ce matin?
— Allez, Clara! Paresseuse! Il faut que tu te lèves.
— Ah non, pas déjà. Encore trois minutes.
Et je cache ma tête sous l’oreiller. Lili le saisit et le lance de l’autre côté
de la chambre en poussant un cri.
— Ggrrrraaaaahhh!
Je me redresse dans mon lit, fâchée.
— Mais qu’est-ce qui te prend? Je ne fais jamais des choses pareilles
quand tu traînes au lit. Et ça t’arrive beaucoup plus souvent que moi, tu
sauras.
— Peut-être, mais tu es réveillée, maintenant, alors mon truc n’est
sûrement pas si mauvais, après tout!
Je me lève donc du pied gauche. Et en allant faire pipi, j’ai une autre
«bonne» nouvelle: mes règles sont arrivées sans s’annoncer! La poisse! Je
ne m’y ferai jamais. J’en ai pour cinq jours à porter une minicouche (je sais,
c’est une serviette hygiénique, mais j’ai vraiment l’impression de porter une
couche!), à tacher mes draps et à me demander constamment si ça n’a pas
coulé ou débordé. C’est épuisant.
En plus, mes cheveux sont dans un désordre pas possible, on dirait qu’ils
font une compétition entre eux pour savoir lequel est le plus hérissé. J’ai
beau m’esquinter à les discipliner avec ma brosse, rien n’y fait. Tant pis, ce
sera une journée «queue de cheval».
À la cuisine, ma sœur sautille et danse sur place.
— La vie est belle, n’est-ce pas, Clara?
Ouf. Ma sœur est un peu trop de bonne humeur pour moi ce matin. Je me
sers un bol de céréales sans lui répondre. Je n’ai pas le goût de parler.
J’aime ma sœur, je l’adore, mais aujourd’hui, je préfère être un peu toute
seule dans ma bulle. Ce que Lili ne semble pas vraiment comprendre.
— Mais qu’est-ce qui se passe? Tu es fâchée contre moi?
Je secoue la tête.
— Pourquoi tu fais la baboune, alors?
Si je ne lui réponds pas, elle va sûrement me harceler jusqu’à ce que je
crache le morceau.
— Menstruations.
Le mot dit tout. On peut tout mettre sur le dos de ce mot, sans avoir à
expliquer autre chose. Je n’ai pas envie de lui dire que la rentrée des classes
m’inquiète ou de lui raconter l’histoire du journal étudiant. Je crois que je
suis une éternelle angoissée. Et ça semble être pire quand j’ai mes règles.
Un autre point négatif à ajouter à ma longue liste.
— Ah! C’est ça… Je me disais aussi.
J’ai hâte que Lili subisse aussi le supplice rouge. Elle va voir que ce n’est
pas quelque chose de très jojo. En plus, j’ai mal au ventre. Ça doit être à
cause des menstruations, même si j’ai remarqué que dernièrement, c’est un
malaise qui semble revenir de plus en plus souvent…

Dans l’autobus qui me mène à l’école, je somnole quelques minutes et


ensuite je me sens plus d’attaque. Par contre, en descendant du bus, ma
serviette hygiénique qui me colle aux fesses me rappelle mon fâcheux état.
Un jour, il faudra que je surmonte ma peur et que j’essaie un tampon. Peut-
être pourrai-je ainsi réussir à oublier un peu ces désagréments qui me font
rager.
Je commence ma journée en français. Pendant que je range mon sac dans
mon casier et que je fouille pour retrouver mon classeur et mon cahier
d’exercices, je regarde plus loin dans la rangée pour voir si Estelle ou
Clémentine ne serait pas arrivée, mais ni l’une ni l’autre ne sont là. Il me
semble que ça m’aurait fait du bien de parler avec elles pour me changer les
idées.
Je monte donc toute seule à mon cours, en me traînant un peu les pieds.
Finalement, Clémentine arrive après le début du cours, en même temps que
deux autres élèves. Son autobus était encore en retard. Elle me fait un petit
signe de la main, de loin, avant de s’asseoir rapidement pour ne pas
déranger madame Mercier. Aucun signe de vie d’Estelle. J’espère qu’elle va
bien.
La prof nous parle du projet de poésie que nous allons réaliser pendant
quelques semaines. En fait, c’est un projet qui s’effectuera en collaboration
avec le cours d’art plastique. Nous allons écrire un recueil de poèmes que
nous illustrerons également. Mais ni tous les poèmes ni tous les dessins ne
seront choisis pour faire partie du recueil. Il y a un peu moins de deux cents
élèves de première secondaire au collège Honoré-de-Balzac et environ le
quart des œuvres seront sélectionnées.
Je n’ai jamais vraiment écrit de poèmes et j’en ai à peine lu. Je sais que
les chansons sont des poèmes. J’aime écouter les paroles de certaines
chansons que j’écoute, mais je m’attarde plus à la mélodie qu’aux mots. Et
puis, certains chanteurs prononcent mal ou trop vite, alors je ne comprends
pas toujours ce qu’ils disent. Il n’y a que dans les vieilles chansons que
maman écoute parfois qu’on comprend tout. Jacques Brel et Georges
Brassens me font souvent rire.
Je ne sais pas du tout si je serai bonne pour écrire de la poésie. Ça semble
un peu compliqué… Mais madame Mercier nous dit de ne pas nous
préoccuper des règles de versification pour l’instant. Elle nous conseille de
laisser aller notre imagination, d’écrire ce qui nous passe par la tête, et une
fois qu’on aura terminé le premier jet, d’essayer de faire rimer nos vers. En
poésie, une ligne s’appelle un vers. C’est laid comme mot. Ça me fait
penser aux vers de terre ou aux vers blancs que nous avons déjà eus dans la
pelouse. Ouache!
— Essayez de faire des vers de longueur à peu près égale, mais ne vous
préoccupez pas du nombre exact de syllabes. C’est la première fois que
vous écrivez des poèmes, je veux que vous mettiez l’accent sur les
émotions, les sentiments, les sensations. Et je ne veux pas que des poèmes
noirs et déprimants. La poésie peut aussi être très joyeuse. Aujourd’hui,
vous vous faites la main. Vous aurez encore la chance de rédiger d’autres
textes d’ici l’écriture définitive de votre poème pour le recueil. Alors,
amusez-vous!
Comme amorce, madame Mercier affiche au tableau une série de mots
inspirants et elle nous laisse explorer l’écriture poétique.

Nuit, amour, chant, beauté, soleil, grâce, nature, miroité, parfum, vie,
chemin, bonheur, radieux.

Notre enseignante nous annonce aussi que demain, nous irons à la


bibliothèque pour lire de la poésie. En plus d’écrire un poème pour le
recueil, nous devrons présenter un poème composé par un auteur connu et
l’analyser devant tout le monde. J’essaie de ne pas penser à cette partie du
projet, car dès que je m’imagine parler à l’avant de la classe, j’ai mal au
cœur. Et ce sera un exposé individuel, alors impossible de faire équipe avec
Clémentine.
L’écriture du poème ne s’avère pas aussi facile que je l’avais espéré. Je
décide de m’inspirer du premier mot que madame Mercier a présenté. Dès
le premier vers, je me retrouve bloquée.

Calme est la nuit noire sans lune

C’est tout ce qui me vient à l’esprit. J’essaie de dresser le champ lexical


du mot nuit, mais cela ne m’aide pas. Sommeil, étoile, Pierrot, ciel, sombre,
peur, loup, silence, chauve-souris, hibou… Je tourne en rond. Tout ce que
j’arrive à faire, c’est reformuler mon vers de départ.

La nuit noire sans lune est calme


Noire et calme est la nuit sans lune

Je suis vraiment pourrie. Archipourrie. Ce n’est pas ma journée. Mon


poème ne se retrouvera jamais dans le recueil et je coulerai mon évaluation.
Il y a trop de contraintes. Mes idées sont figées, agglutinées en une masse
informe dans un coin de mon cerveau. Je n’y arriverai pas.
À la fin de la période, j’ai plus de ratures que de mots sur ma feuille.
La cloche sonne. J’ai le moral à zéro. De quoi vais-je avoir l’air? La prof
va rire de moi quand elle corrigera ma copie. Un élève de deuxième année
primaire écrirait un meilleur poème que moi.
— Clara?
Je sursaute et je relève la tête. Madame Mercier est justement devant mon
bureau. Tout à coup, elle me semble plus grande et plus imposante que
d’habitude.
— Oui?
Ma voix est presque un murmure. Qu’ai-je fait de mal pour qu’elle
veuille me parler?
— J’ai bien hâte de voir ce que tu vas écrire. J’ai beaucoup aimé le texte
que tu as composé cet automne. Je suis persuadée que tu m’étonneras.
Je souris. Jaune. Et je mets ma main par-dessus ma feuille pour qu’elle ne
voie pas les zébrures noires. Oui, je la surprendrai, mais sûrement pas de la
manière dont elle le croit. Je vais apporter mon cahier à la maison ce soir
pour voir si je n’aurais pas un coup de génie, mais je me fais peu d’illusion
qu’une telle éventualité survienne.
Je sors de mon cours complètement démotivée… Et zut, il faut que je
coure aux toilettes changer ma serviette hygiénique. Et mon mal de ventre
n’est toujours pas passé. Je sens que la journée va être terriblement longue.
J’aurais tellement dû rester couchée!
15 janvier

Priorité numéro 1: devenir la meilleure danseuse de mon groupe.


Priorité numéro 2: passer plus de temps avec Grégory.
Priorité numéro 3: organiser notre fête d’anniversaire. Nous aurons
treize ans dans un mois et un jour très exactement et je veux un gros party!
Si je réussis à convaincre maman…
J’ai de quoi être occupée un certain temps. C’est sans compter mes
devoirs et mes leçons, le cours de gardiens avertis que je suivrai dans deux
semaines et ma sœur, que je ne dois pas oublier. Mon automne a été
surchargé, mais je crois que mon hiver le sera autant.
Danser dans le groupe A, c’est super à plusieurs niveaux: c’est super
motivant, mais aussi super difficile! Il me faudra sûrement plusieurs jours
encore pour m’adapter à ce nouveau rythme d’apprentissage. Les claquettes
ont toujours été mon point faible. J’ai beaucoup plus de facilité en ballet
jazz et en ballet classique. Je dois vraiment mettre les bouchées doubles de
ce côté-là.
Dans le groupe A, tout va plus vite et tout est un cran plus difficile. J’ai
été très déstabilisée la première semaine, mais par chance, Louka m’a
rassurée. Jeudi dernier, il s’est assis à côté de moi dans l’autobus pour
m’écouter me plaindre.
— La fille qui a fait un solo ma-la-de au spectacle de Noël, sans musique
en plus, est tout à fait capable de danser dans le groupe A.
— J’ai la tête qui tourne un peu. Je pensais que ce serait facile, mais là, je
déchante et pas à peu près! Je me demande si je serai à la hauteur…
— Quand on veut performer, ce n’est jamais facile, ma chère. Tu ne le
savais pas?
— Gna, gna, gna!
— Si tu préfères, tu peux aller te tourner les pouces dans le groupe B…
Je me suis un peu énervée.
— Hey! Je t’apprendrai que personne ne se tourne les pouces de l’autre
côté du mur. Elles travaillent très fort, elles aussi. N’oublie pas que toutes
mes amies y sont. Et les tiennes aussi, tu sauras.
Louka m’a regardée avec un sourire narquois.
— Bon, alors arrête de t’apitoyer sur ton sort et de te poser mille
questions, retrousse-toi les manches et fonce! Il me semblait que c’était ta
marque de commerce.
Louka est bon pour m’agacer et me faire sortir de mes gonds parfois.
Mais je sais qu’il le fait pour me taquiner. Au fond, il a raison. C’est l’un
des seuls, avec Romy, qui n’hésitent pas à me dire les vraies choses. Même
Clara a du mal à être franche avec moi, de peur que je me fâche ou que je la
boude. Il ne lui en faut pas beaucoup pour l’impressionner, la pauvre…
À mon arrivée à l’école, Grégory veut justement me parler de ma relation
avec Louka. Nous sommes assis par terre près de son casier qui est situé
dans un coin tranquille. Comme il est au bout d’un corridor qui finit en cul-
de-sac, il n’y a presque aucun va-et-vient. Ça nous donne l’occasion de
nous retirer un peu du brouhaha du matin.
Je suis contente d’avoir mon chum juste pour moi. Arthur, l’ami de
Grégory, arrive toujours à la dernière minute les mercredis. Il fait partie du
club de natation de l’école et il a des entraînements trois matins par
semaine. On ne devrait pas se faire déranger.
— Je n’aime pas que tu passes autant de temps avec Louka, me dit
Grégory, un peu mal à l’aise. Tu le vois plus que moi qui suis ton chum.
— Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?
Tiens, tiens, on dirait que je ne suis pas la seule à ressentir ce genre
d’émotions. J’ai ainsi moins l’impression d’être une extraterrestre.
— Oui, je suis jaloux. Moi aussi, j’aimerais être plus souvent avec toi.
— C’est facile! Inscris-toi en danse-études! blagué-je.
Grégory fait mine de me pincer la taille.
— Je ne suis bon que pour les slows. Dans tous les autres styles de danse,
je m’emmêle les pieds.
Je l’embrasse dans le cou.
— Je pourrais t’enseigner…
— Très drôle. Mais sans blague, Lili, qui te dit qu’il n’a pas un faible
pour toi?
Je m’esclaffe.
— Louka? Voyons donc! Je l’aurais remarqué.
— Comment peux-tu en être si certaine? Tu es une belle fille, sociable,
dynamique, je ne suis sûrement pas le seul à m’en apercevoir.
Oh! Plein de beaux compliments pour commencer la journée. J’en
prendrais tous les jours des comme ça! Louka ne m’a jamais fait sentir
d’aucune façon qu’il avait des sentiments différents pour moi. Entre nous, il
y a de la complicité, de la camaraderie, tout simplement.
— Tu ne pourrais pas essayer d’être moins souvent avec lui?
— Ben là! C’est la seule personne avec qui je m’entends bien dans le
groupe A. Il reste encore un certain froid entre plusieurs filles et moi dans
ce groupe-là, c’est difficile de devenir intime avec elles. Et j’aime parler
avec Louka. Tu n’es pas pour décider qui est mon ami et qui ne l’est pas!
— Je n’ai pas dit ça… J’aime beaucoup Romy, mais pour Louka, c’est
différent.
Je veux bien croire que je suis jalouse de Jessenia, mais c’est quand
même une fille qu’il a embrassée et fréquentée. Ce n’est en rien comparable
à Louka qui est mon ami, point à la ligne.
— Est-ce qu’on peut parler d’autre chose? Pour une fois qu’on est juste
tous les deux ensemble, on se chicane. C’est vraiment plate.
— D’accord, d’accord, on n’en parle plus.
Je dépose ma tête sur l’épaule de Grégory et pendant quelques minutes,
j’essaie de m’imaginer que nous sommes loin d’ici, dans un endroit reculé
de la planète. Je ferme les yeux et je sens que je pourrais presque
m’endormir.
— Ah! Tu es là! Je te cherchais partout!
J’ouvre un œil. C’est Romy, qui a l’air de sortir d’une boîte à surprises.
Elle est un peu dépeignée, sa jupe est croche et elle semble agitée.
— Ma mère a oublié de me réveiller ce matin, j’ai failli manquer mon
autobus et je viens de me rendre compte que je n’ai pas fait mon devoir
d’univers social. Est-ce que je peux copier le tien?
Ah! J’aurais aimé rester dans ma bulle avec Grégory encore un peu, mais
à l’école, c’est peine perdue. Il y a toujours quelque chose (ou quelqu’un!)
pour me ramener à la réalité. À la maison, ce n’est pas mieux. Vu que je
partage ma chambre avec ma sœur, elle est souvent présente. Et je ne suis
pas pour la mettre dehors quand Grégory vient me voir. Parfois, elle va lire
au salon ou elle va aider maman à la cuisine, mais le reste du temps, elle est
dans son lit ou à son bureau.
— J’arrrrrrrive, dis-je en collant Grégory plus fort pendant quelques
secondes.
Je l’embrasse doucement et je me relève à contrecœur. Mmm… j’ai un
peu mal aux fesses d’avoir été assise sur le sol froid et dur.
Je lance un au revoir rapide à Grégory et je suis Romy. Je ne suis pas
fière que mon amie copie mon devoir, mais dans les cas de force majeure, il
faut se serrer les coudes. Je sais qu’au besoin, Romy ferait pareil.
— Grégory est jaloux de Louka.
Romy hausse les épaules.
— Moi aussi.
Ah non! Pas une autre! C’est une vraie maladie.
— Romy, voyons donc! Tu es ma meilleure amie, tu n’as pas à te sentir
en compétition avec Louka.
— Oui, mais maintenant que tu es dans le groupe A, on ne passe plus nos
après-midi ensemble. Ce n’est pas pareil comme avant. Je m’amusais plus
quand tu étais là.
Je comprends ce que mon amie essaie de me dire. Même si nous étions
plusieurs dans le groupe B, il y avait une complicité particulière entre nous
deux. On s’encourageait à dépasser nos limites, on se lançait des défis, on
se félicitait pour nos bons coups, ce qui est presque impossible maintenant
vu que nous sommes dans deux groupes séparés.
— C’est pareil pour moi. Et même si j’ai beaucoup de plaisir avec Louka,
ce n’est jamais comme avec toi. Je ne lui parle pas de mes poils sur les
jambes, de mes problèmes de soutien-gorge ou même de mes engueulades
avec Grégory.
Romy rit. J’ai toujours trouvé qu’elle avait un rire contagieux, qui met de
bonne humeur.
Arrivées à mon casier, je lui donne mon devoir qu’elle copie en vitesse.
Ce que m’ont dit Grégory et Romy me trouble. En fait, Romy n’est pas
vraiment jalouse de Louka, elle est triste que je ne sois plus dans le même
groupe qu’elle. Mais Grégory, lui, est vraiment jaloux. Je ne changerai pas
d’amis pour faire plaisir à mon chum! C’est un hasard que je m’entende
bien avec l’un des deux seuls garçons de danse-études. Je ne lui ai pas
couru après! J’aime Grégory, je n’arrête pas de le lui répéter, de lui écrire,
de lui chuchoter, que lui faut-il de plus? L’amour, c’est vraiment compliqué.
20 janvier

Je prépare des cupcakes à la lavande pour me changer les idées. Cuisiner


a toujours été un bon moyen de faire baisser le stress que je vis. Maman a
roulé les yeux quand je lui ai dit la saveur de mes petits gâteaux et papa
s’est mis à rire avant de se rendre compte que je ne blaguais pas.
— Un gâteau à la lavande? La petite fleur mauve?
— Oui, oui!
Il n’a pas eu l’air convaincu, mais je suis sûre qu’il en prendra dans son
lunch demain. La blogueuse qui a partagé cette recette sur Internet dit que
c’est savoureux. J’ai tellement hâte d’y goûter!
Lili a décidé de m’aider, ce qui n’arrive presque jamais. En fait, elle me
tient compagnie plus qu’elle ne m’aide… mais bon, elle daigne quand
même se lever de son banc de temps en temps pour sortir les œufs ou le lait
du frigo. Je sais qu’elle partira bientôt avec Romy.
— Où vas-tu déjà? Je n’ai pas bien compris quand tu en parlais à maman,
hier.
— On va faire du traîneau à chiens dans un petit village des Laurentides.
C’est l’oncle de Romy qui est propriétaire de l’entreprise.
— Cool! Est-ce que tu vas me montrer des photos?
— Mmm, mmm…
Pendant que je me suis retournée pour sortir les moules, ma sœur a
plongé son doigt dans la pâte, comme une enfant.
— Hey! Prends au moins une cuillère.
— C’était juste pour goûter.
J’égraine la lavande séchée. C’est ma grand-mère qui me l’a donnée. Elle
en a toujours plein son jardin l’été. Elle coud souvent de petits coussins
qu’elle remplit de lavande pour mettre dans nos tiroirs. Ça sent pendant des
mois.
— Alors, après avoir mangé tes cupcakes, si on pète, ça va sentir bon!
Je savais qu’elle me sortirait ce genre de commentaire!
— Ah! Lili! C’est pas drôle! Je suis sûre que tu vas aimer ça.
— Tu sais, je me serais contentée de quelque chose de plus classique.
Comme ceux au chocolat. Ce sont mes préférés.
Moi aussi. Mais chaque fois que je cuisine quelque chose de nouveau, je
me dis que ce sera peut-être ma nouvelle saveur préférée. Il faut goûter pour
savoir. Dans la vie, je ne prends jamais de risque, sauf en cuisine. De toute
façon, il n’y a que notre famille qui mange les desserts que je prépare. Ce
n’est pas trop stressant.
Zut! J’ai renversé un peu de pâte sur le comptoir. Finalement, cuisiner
avec ma sœur, ce n’est pas très reposant. Lili me déconcentre.
— On dirait que tu n’es pas zen.
Je dépose ma cuillère de bois et je la regarde droit dans les yeux.
— C’est vrai, je suis loin de l’être. J’ai remis un poème complètement
pourri à madame Mercier, vendredi dernier. Je suis arrivée à terminer
quelques strophes, de peine et de misère. Et là, j’essaie de me détendre,
mais ma sœur m’agace et me critique.
— Tu écris de très bons textes d’habitude. Qu’est-ce qui te bloque tant
avec la poésie?
— Il y a trop de contraintes. Ça freine mon inspiration. Je veux tout faire
en même temps: avoir de bonnes idées, choisir de jolis mots, composer des
vers de même longueur, ne pas oublier les rimes…
Mon cerveau est surchargé, se décourage et rend les armes avant même
d’avoir commencé. Je mets la barre trop haut.
— As-tu essayé d’écrire un texte “normal” et d’en faire un poème après?
— Euh… non.
— As-tu tenté d’improviser sur tes passions, comme la lecture ou la
cuisine?
— Non plus.
— Moi, si j’avais à composer un poème, j’aurais sûrement plus de
facilité et de plaisir à écrire sur la danse que sur… le jardinage ou la chasse
à l’orignal!
Je souris. J’imagine très mal ma sœur écrire sur la chasse à l’orignal.
— Je n’y ai pas pensé. Peut-être que je vais chercher mes idées trop loin
de moi.
Romy sonne à la porte au moment où j’enfourne mes cupcakes. Lili saute
comme une puce tant elle est emballée par sa sortie. Quelques minutes plus
tard, elle est déjà dans la minifourgonnette de la famille de Romy, en
direction du nord.
Assise au comptoir, j’attends que mes super nouveaux cupcakes cuisent.
J’aime lorsqu’ils sont dodus et bien bombés. J’espère que le résultat ne me
décevra pas.
Je repense à ce que Lili vient de me dire. Écrire sur ce que j’aime. La
bouffe. Les desserts surtout. Je prends une feuille sur le petit calepin qui
traîne toujours près du téléphone et un crayon tout mâchouillé. Par Lili
sûrement.
Je jette sur le papier les idées qui me passent par la tête. C’est un peu
sans queue ni tête, mais peut-être que ça m’aidera. Cupcake, gâteau,
tartelette, crème brûlée, crème au beurre, dent sucrée, dessert, crème glacée,
chocolat, truffe, biscuits, recette, meringue, ganache, déguster, grignoter,
dévorer, délecter…
Tranquillement, j’associe des mots entre eux, j’ajoute des adjectifs…

Tartelette délicatement ourlée,


Croûte craquante et dorée
Crème sucrée et parfumée
Dont je rêve de me délecter

Crémeuse et onctueuse ganache au chocolat


Qui coule le long des doigts
Blanc, noir ou au lait
Assez, il n’y en a jamais.

La sonnerie du four me fait sursauter. Mes cupcakes sont cuits. Je les


dépose sur le comptoir distraitement. Ma tête est pleine de mots sucrés. On
dirait que le truc de ma sœur fonctionne bien. J’en suis agréablement
surprise. C’est comme si en pensant à ces douceurs, mon esprit avait oublié
tout le reste. Ça me redonne confiance en moi.
Une heure plus tard, je mange un petit gâteau en relisant le poème que
j’ai écrit, intitulé tout simplement «Tartelette». Je suis fière de moi. J’ai
réussi à surmonter les barrières que j’avais moi-même dressées. Je ne suis
pas encore une poète aguerrie (très, très loin de là, même!) mais je crois que
je suis sur une meilleure voie. J’aurai peut-être un résultat désastreux pour
le poème que j’ai remis à madame Mercier au dernier cours, mais je me
reprendrai avec les prochains. Qui sait, peut-être ferai-je partie du recueil?
Et mes cupcakes à la lavande sont très bons. Pas autant que ceux au
chocolat, mais je suis sûre que papa les aimera quand même.
23 janvier

Je m’étonne moi-même: depuis que j’ai écrit mon premier vrai poème la
fin de semaine dernière, j’ai réussi à en pondre quatre nouveaux. Dans un
de mes tiroirs, j’ai déniché un beau petit cahier ligné avec une jolie
couverture rose que j’avais reçu il y a longtemps et j’ai décidé d’en faire
mon recueil. J’ai écrit le titre de mes poèmes en gros caractères et j’ai
utilisé un crayon de couleur différente pour chacun. Le résultat est très
artistique! Il y a quatre-vingts pages dans ce cahier; serai-je capable de le
remplir? Dire qu’il y a quelques jours à peine, j’étais incapable d’écrire plus
de deux vers de suite et maintenant, j’ai plein d’idées. Il suffisait de
reprendre de l’assurance, d’oublier toutes les règles, de me faire confiance
un peu plus. Et ça fonctionne!

Nous sommes dans le cours d’éthique et culture religieuse. Le prof est


absent et le suppléant donne l’impression de sortir d’un dépotoir. Il sent si
mauvais que même si je suis assise au milieu de la classe, son odeur
d’oignon et de sueur me pique le nez. Ses cheveux sont gras et ébouriffés,
comme s’ils n’avaient jamais vu un peigne de leur vie. Il nous a remis un
texte sur l’intimidation et un questionnaire à compléter, mais je l’ai fini
après vingt minutes seulement.
— Psst! Clara! Tiens, chuchote Clémentine en me tendant mon cahier.
Depuis le début de la semaine, Clémentine lit chacun des poèmes que
j’écris. Elle m’a même demandé si elle pouvait faire de petits dessins dans
la marge. Et ses petits dessins se sont transformés en plus gros dessins. On
dirait maintenant que chaque page ressemble un peu aux feuilles de
scrapbook qu’elle fait, sauf qu’il n’y a pas d’autocollants colorés ou de
brillants. Et le texte remplace les photos. C’est tout aussi joli. Clémentine a
vraiment l’âme artistique.
Je reprends mon cahier en espérant que le suppléant ne me voit pas et je
m’empresse de regarder les nouveaux dessins qu’elle a faits.
Estelle est revenue en classe, mais elle manque souvent depuis le retour
des fêtes. Elle a régulièrement des rendez-vous chez le psy, je pense.
Parfois, lorsqu’elle entre dans le cours, elle a les yeux rougis et je me doute
qu’elle a pleuré. Elle ne m’a jamais beaucoup reparlé des problèmes qu’elle
vivait chez elle, comme si elle avait un peu honte. C’est peut-être parce que
Clémentine est souvent avec moi. Elle n’a pas l’air tout à fait à l’aise de
discuter de choses personnelles devant elle. Les deux s’entendent bien, leur
relation n’est plus du tout tendue, mais elles ne sont pas très intimes pour
autant.
Justement, Estelle, qui est assise derrière moi, s’avance pour me parler.
Du coin de l’œil, je vérifie que le suppléant-aux-cheveux-gras est toujours
occupé ailleurs, pour ne pas me faire avertir.
— Est-ce que tu permets que je lise aussi? me demande-t-elle, gênée.
J’hésite un peu. Faire lire mes poèmes à ma meilleure amie ou à ma sœur,
ce n’est pas trop stressant, mais qu’une autre personne le fasse, c’est plus
intimidant. Et si elle les trouvait mauvais?
Je respire un bon coup (pas trop fort non plus, je ne veux pas qu’elle
remarque que je suis tout à l’envers) et je lui donne mon cahier. Estelle m’a
tout de même confié son plus grand secret il y a quelques semaines, il faut
bien que je lui fasse confiance à mon tour.
Pendant qu’Estelle lit mes poèmes, je gribouille sur ma feuille. Il reste
dix minutes au cours. Presque toute la classe a terminé le travail à faire et
les décibels commencent à grimper. Mathieu Fournier et Ibrahim Chamari,
les deux clowns de la classe, donnent du fil à retordre au suppléant. L’un
lance des bouts de papier mouillé sur le tableau et l’autre émet des «Coin!
Coin!». Bien entendu, ils font leur petit manège quand le suppléant a le dos
tourné ou regarde ailleurs. Il a beau essayer de trouver les coupables, il n’y
parvient pas. Il peut les chercher longtemps, personne ne les dénoncera.
— Silence! Je demande le silence immédiatement, s’égosille-t-il.
Ah non! Il ne faut pas qu’il s’énerve, il va se mettre à suer et empester
encore plus!
Estelle me redonne mon cahier discrètement. Elle a attaché un mot sur la
première page à l’aide d’un trombone.

Wow! J’adore tes poèmes! Le premier m’a donné faim, c’est tout dire.
Il FAUT que tu écrives dans le journal étudiant! Ce serait super
d’avoir une section poésie. Je suis sûre que les autres membres de
l’équipe seraient d’accord. On s’en reparle tantôt, OK?

Zuuuut! Et moi qui pensais qu’elle avait oublié cette histoire de journal
étudiant. Dans quel pétrin me suis-je encore fourrée?
28 janvier

Aujourd’hui, c’est mon cours de gardiens avertis. Je suis tout excitée. Je


ne pensais jamais être si contente d’aller à l’école la fin de semaine. Et en
plus, j’ai déjà un premier «contrat». Mon oncle Olivier (le frère aîné de ma
mère) habite à Gatineau et il a téléphoné la semaine dernière pour me
demander de venir m’occuper de mon cousin Marius pendant la semaine de
relâche. Marius a dix ans, c’est un petit garçon super allumé avec qui je me
suis toujours bien entendue.
Maman n’était pas trop d’accord au début («Tu es trop jeune pour garder,
on s’en est déjà parlé, je croyais que j’avais été claire», et bla et bla et bla et
bla…), mais mon oncle a plaidé en ma faveur et elle a fini par accepter. Je
ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais il a dû être convaincant! En plus, c’est ma
mère qui lui avait annoncé que j’allais suivre mon cours de gardiens avertis,
je n’avais fait aucune sollicitation. Maman m’a quand même répété que je
ne garderais pas ma petite sœur avant d’avoir au moins quatorze ans.
En fait, je ne vais pas vraiment garder Marius, on va plutôt jouer
ensemble et faire des choses super cool pendant toute une semaine. Ma
tante Corinne revient du travail vers seize heures, alors ce ne sera pas de
trop longues journées. Il y a plein de musées à Ottawa et ma tante va nous y
emmener, une journée. Et il y a plusieurs parcs tout près, on pourra jouer
dans la neige tant qu’on veut! J’ai vraiment hâte.
Grégory m’a fait la tête quand je lui ai expliqué que j’allais être absente
une semaine. Il croyait qu’on allait pouvoir se voir et peut-être faire du ski
ensemble. Il a une passe annuelle à Bromont et voulait m’inviter une
journée. Je lui ai dit que ce n’est pas plus grave que ça, qu’on pourra se
reprendre à un autre moment, mais il m’a semblé déçu. J’ai eu beau lui
répéter qu’on pourrait s’écrire tous les jours et même se parler sur Skype, il
m’a boudée pendant toute une journée. Je ne serai partie que cinq jours,
c’est pas la fin du monde! Je ne sais plus quoi lui dire pour qu’il ne soit pas
fâché. J’ai la chance de garder pour la première fois, de me faire un peu de
sous et si je l’écoutais, je devrais refuser. Ah! Je suis vraiment navrée qu’il
réagisse ainsi.
Le cours de gardiens avertis se donne à la salle communautaire. Même si
j’ai essayé de convaincre Clara autant comme autant, elle n’a jamais voulu
m’accompagner. Elle m’a rappelé que le cours se donnait plusieurs fois par
année et qu’elle pourrait se reprendre plus tard, mais j’aurais vraiment aimé
qu’on le suive ensemble. Ça aurait été un peu comme lorsqu’on était au
primaire, et qu’on fréquentait la même école.
J’arrive une des dernières au cours, car j’ai eu de la difficulté à tirer papa
du lit ce matin. Il a regardé avec des amis une partie de hockey qui a fini
passé minuit. Je ne l’ai même pas entendu rentrer cette nuit, même si je
m’endors toujours tard la fin de semaine.
Il y a déjà une quinzaine de filles qui sont là, et deux garçons aussi. Je
reconnais à peu près la moitié des visages. Ce sont des personnes qui
allaient au primaire avec moi ou qui fréquentent la polyvalente. Ils ne sont
pas tous en première secondaire, je crois qu’il y a des élèves de sixième
année et certains de deuxième secondaire aussi. Il n’y a personne de danse-
études. Mon regard survole le local et tout à coup, je croise deux yeux bruns
brillants qui me fixent. J’ai le souffle coupé. Ah non! Pas elle! N’importe
qui, mais pas ELLE! Pas Jessenia!
La professeure m’accueille et me demande mon nom. J’ai les joues en
feu tellement je suis fâchée. Jessenia va me gâcher la journée! Comment
vais-je pouvoir me concentrer avec elle à mes côtés?
Je vais dans le fond du local pour m’asseoir le plus loin possible de mon
ennemie, mais je me rends compte qu’il ne reste aucune chaise libre.
NOOOON!
— Tu peux t’avancer, Lili, il y a une place disponible juste ici, me dit la
professeure en pointant la chaise à côté de Jessenia.
Ça ne pouvait pas aller plus mal. Mon cours de rêve se transforme en
cauchemar. Les joues toujours empourprées, je m’assois à côté de la
personne que je déteste le plus, en prenant bien soin de l’ignorer
royalement. Je ne la regarde pas, mais malgré tout, je sens sa présence tout
près qui me gêne.
Je passe l’une des matinées les plus longues de ma vie. J’essaie d’écouter
la prof, mais ma voisine me déconcentre, même si nous ne nous parlons
pas, même si nous ne nous regardons pas.
À dix heures, c’est la pause. Je m’empresse de me lever pour ne pas
rester près de Jessenia. Je vais parler à deux filles que je connais un peu,
pour me changer les idées en dévorant un cupcake rouge velours que Clara
a fait hier soir. Je devrais le garder pour mon dessert de midi, mais j’ai
vraiment trop envie de le manger! Après une quinzaine de minutes de
discussion superficielle, je retourne m’asseoir à ma place sans entrain. Une
élève accapare la professeure avec ses questions, si bien que tout le reste du
groupe poireaute en attendant.
Pour la première fois, j’ose jeter un coup d’œil rapide à Jessenia. Je
sursaute presque lorsque je me rends compte qu’elle me regarde.
— Quoi? dis-je à mi-voix pour ne pas me faire entendre des autres.
— Je me demande ce que Grégory peut bien te trouver.
Mais quel culot! Cette fille a le don de me faire sortir de mes gonds.
— Ce n’est pas de tes affaires, tu sauras. C’est MON chum, quand vas-tu
enfin le comprendre? Je pense que c’est le temps pour toi de passer à un
autre appel.
— Pff! Je n’ai pas dit mon dernier mot, me répond-elle d’un ton
doucereux.
À ce moment précis, j’ai envie de lui arracher la tête. Carrément. J’ai
même des goûts de meurtre, mais je me retiens. «Respire. Inspire. Souris»,
me dis-je en boucle pendant que nous nous dévisageons comme deux bêtes
prêtes à bondir.
C’est moi qui détourne la tête en premier, car je sens que je pourrais
exploser si je continue à la regarder. Elle est belle, parfaite à l’extérieur,
mais son cœur est pourri.
Je relis mes notes en attendant que la prof reprenne enfin le cours.
Jessenia est blessée, la jalousie l’a gangrénée, est-ce que je veux vraiment
devenir comme elle? Je suis chanceuse, Grégory est mon chum depuis
presque trois mois, c’est moi qu’il embrasse tous les jours et c’est ma main
qu’il tient lorsque nous marchons ensemble.
C’est là-dessus qu’il faut que je mette mes énergies, pas sur une guerre
sans fin avec une ex-blonde frustrée. La meilleure chose que je puisse faire
est de l’ignorer, faire comme si elle n’existait pas, ne pas la laisser
m’atteindre.
Une fois que j’ai fait ce constat, étonnamment, je me sens un peu mieux.
Mon cœur est plus léger. Je ne peux pas dire que la situation est agréable,
mais la tension (la mienne, du moins) a baissé d’un cran.
Ce soir, Grégory et moi allons voir un film. J’ai l’impression que je vais
en profiter beaucoup plus que je ne l’aurais cru.
— Bon, on va recommencer, annonce finalement la professeure en tapant
des mains.
Il était temps. Plus vite la journée se terminera, mieux je m’en porterai.
4 février

— Ceux-là, ce ne sont vraiment pas mes préférés.


Clara a encore essayé une nouvelle recette. Elle trouve TOUJOURS des
nouvelles recettes! Cette fois, elle a fait des cupcakes à l’orange. J’aime les
oranges et les cupcakes aussi habituellement, mais ceux-ci ont un goût trop
prononcé.
— J’ai sûrement mis trop de zeste. Dommage, j’aurais aimé en préparer
pour le party.
Notre party de fête est notre projet du moment. Dans douze jours
exactement, nous aurons treize ans et nous serons de vraies adolescentes. La
preuve: j’ai un gros bouton qui pousse sur mon nez et Clara en a deux au
front. Ouach et re-ouach! Les boutons, c’est le côté négatif de la chose (il
paraît qu’on ne peut pas s’en sauver), mais avoir treize ans, ça veut surtout
dire que nous ne serons plus traitées comme des enfants. On pourra prendre
le menu «normal» au resto et on pourra voir les films «treize ans et plus» au
cinéma. Quelle honte j’ai eue quand je me suis fait refuser l’entrée pour
voir le nouveau film de James Bond la semaine dernière avec Grégory! Il a
fallu qu’on voie une platitude dont j’ai déjà oublié le titre. Un de ces films
d’attardés avec des blagues de mauvais goût. Non merci pour moi. Mais
bon, on s’est plus bécotés qu’on a regardé le film, alors c’était pas si pire.
Donc treize ans, c’est tout un tournant dans notre vie. Et pour fêter ça,
nous allons faire une GROSSE fête. Euh! Disons plutôt une moyenne fête.
J’espérais une fête d’envergure, mais nos parents ne voulaient pas. Nous
avons le droit d’inviter seulement dix amis. Pas un de plus. On a essayé de
négocier jusqu’à treize (treize ans, treize amis), mais maman n’a rien voulu
savoir. Pourtant, elle ne sera même pas à la maison ce soir-là. Elle a accepté
qu’on fasse notre party et, dans la même heure, elle a organisé un souper au
restaurant avec deux copines. Papa sera donc seul avec nous pour le plus
gros de la soirée. Tant qu’on ne le dérange pas pendant qu’il écoute le
hockey, on n’aura pas de problème. Ça ne pouvait pas mieux tomber,
finalement. Je n’aurais vraiment pas aimé que maman vienne fouiner au
sous-sol pendant que je suis avec tous mes amis. Ce n’est tellement pas le
genre de choses que fait papa! Surtout quand le hockey entre dans
l’équation!
Donc, Clara et moi sommes plongées dans les préparatifs. C’est dans les
occasions comme celles-ci que c’est chouette d’avoir une sœur jumelle et
de bien s’entendre avec elle. Clara n’avait pas nécessairement envie de faire
une grosse fête, mais quand je lui ai dit qu’elle serait responsable du
dessert, j’ai senti que je venais de toucher sa corde sensible. Et même s’il y
a pas mal de monde, elle connaît la plupart des personnes qui seront
présentes. Par conséquent, ça ne devrait pas trop l’énerver. Elle a invité
Clémentine et Estelle, comme ça, elle ne sera pas toute seule. Et quand je
suis là, sans que je comprenne vraiment pourquoi, ma sœur a beaucoup plus
confiance en elle.
À temps perdu, j’ai fait une sélection des chansons que je veux pour le
party, parce que c’est sûr que je vais avoir envie de danser. Et la plupart de
mes amis aussi. Grégory est loin d’être un danseur dans l’âme, mais il doit
s’habituer à l’idée. La danse et moi, on est indissociables.
Pour Noël, j’avais demandé une boule en miroir pour accrocher au
plafond du sous-sol et mes grands-parents m’en ont acheté une. Je l’ai
essayée une ou deux fois, mais quand je suis toute seule, même avec de la
musique très forte, ça manque un peu d’ambiance. Pour faire honneur à ma
nouvelle acquisition, j’ai décrété que le thème de notre party sera le disco!
Je dis «j’ai», vu que ce n’est pas tellement le genre de choses qui allument
ma sœur. Si ce n’était que d’elle, on ferait une petite fête, sans jeux, sans
danse, sans musique. Quel ennui! Alors, je prends les choses en main. Pas
le choix. Clara ne s’amusera pas plus si j’organise une fête sur le thème du
disco, mais moi, oui! Et je suis sûre que mes amis adoreront (et les siens
aussi, j’espère).
Clara fera des cupcakes qu’elle va cuire dans des cornets de crème glacée
pour que ça ressemble à des microphones. Elle m’a montré une photo sur
Internet, c’était vraiment super beau. Il ne reste plus qu’à trouver la saveur
de ces petits gâteaux. Tout ce que je peux dire pour l’instant, c’est qu’ils ne
seront pas à l’orange! On les servira dans des assiettes noires en carton sur
lesquelles on collera une rondelle rouge au centre pour imiter les anciens
disques de vinyle.
J’espère que plusieurs personnes viendront déguisées. Les déguisements,
c’est mon dada! Je veux trouver une grosse perruque rose ou argentée et des
lunettes de soleil en forme de cœur. Même si maman n’était pas chaude à
l’idée qu’on fasse une fête d’anniversaire avec des amis, je pense que
j’arriverai tout de même à la convaincre d’aller magasiner pour nous
trouver des accessoires super chouettes. En plus, elle a du pif pour les
chasses au trésor.
7 février

J’ai dit oui, malgré moi. J’ai accepté de publier un poème dans le
prochain journal étudiant. Estelle est revenue à la charge encore et encore,
et même Clémentine s’est mise de la partie pour me convaincre.
— Si tu prends un nom de plume, personne ne saura que c’est toi qui l’as
écrit.
— C’est vrai, Clara, on ne te reconnaîtra pas. Il n’y a que nous trois qui
serons au courant de ta véritable identité.
Clémentine a ri.
— On dirait qu’on parle d’un superhéros! Allez, Clara, on va faire de toi
une superpoète. Et tu n’as même pas besoin de porter une cape ou un
masque!
C’est ainsi que j’ai flanché. Il m’a fallu plus de temps pour choisir mon
nom d’emprunt que pour écrire le poème. C’est fou comme j’ai maintenant
plein d’idées. Je ne comprends pas pourquoi mon cerveau était englué il y a
quelques semaines. À présent, il m’arrive même de penser en rimes dans la
vraie vie! C’est rendu une obsession! Mon poème sera signé Noisettine
dans le journal étudiant. J’aime tous les mots qui finissent en «ine»
(coquine, tartine, sardine, paruline…), et j’adore ces petits gâteaux aux
noisettes et au chocolat qu’on vend à la pâtisserie. Je trouve que c’est un
pseudonyme bien mignon.
Ça m’affole un peu de penser que tous les élèves du collège, et les profs
aussi, pourront lire mon poème. Je suis créative, mais je n’ai pas besoin de
l’approbation des autres. Je me sens bien quand je cuisine ou quand j’écris,
mais je n’aime pas qu’on mette le nez dans mes affaires. Ma famille, mes
amies proches, ça va, mais les gens que je connais peu ou pas, c’est une
autre histoire.

Dans notre cours de français, madame Mercier nous remet la correction


du deuxième poème que nous avons écrit en classe depuis le retour des
fêtes. Comme prévu, j’ai eu un résultat catastrophique au premier, mais je
pense que ma note sera bien meilleure cette fois-ci.
Après l’écriture du premier poème, la prof a tenu à me rencontrer pour
revenir sur mon texte et m’expliquer en détail mes erreurs. Elle avait l’air
mal à l’aise, comme si elle considérait que ma mauvaise note était un peu sa
faute. C’est plutôt moi qui aurais dû être mal à l’aise (et je l’étais,
d’ailleurs). J’avais honte de lui avoir présenté un travail aussi minable. Je
n’avais même pas réussi à écrire le nombre de strophes minimales qui était
imposé.
Heureusement, je me suis rattrapée lors de la présentation orale. J’étais
rouge tomate, je chuchotais et je bégayais, mais j’ai fait une analyse du
tonnerre. Et j’avais un carton de présentation détaillé avec de belles photos
de l’auteur que j’avais choisi (Émile Nelligan).
Lorsque madame Mercier dépose ma copie sur mon bureau, je ferme les
yeux quelques secondes. Un bref moment, j’ai peur. J’ouvre un œil et je
regarde ma note. 85%. Ouf! Je suis rassurée. C’est un résultat qui ressemble
un peu plus aux notes que j’ai habituellement. De l’autre côté de la classe,
Clémentine me fait des signes discrets pour savoir combien j’ai eu. Avec
mes doigts, je lui mime ma note et elle fait de même. Si j’ai bien déchiffré
son message, je comprends qu’elle a 76%. Pas si pire pour une fille qui
n’aime pas trop la poésie.
— Maintenant, nous en sommes arrivés à la dernière étape de notre
projet, annonce notre enseignante qui est retournée à l’avant de la classe.
Au cours des prochaines périodes, vous devrez écrire votre troisième
poème, et ce sera aussi celui que vous soumettrez pour faire partie du
recueil. Je vous rappelle que seuls les cinquante meilleurs textes de
première secondaire seront sélectionnés. Ce poème sera également évalué et
constituera 30% de votre note de bulletin en écriture pour la troisième
étape.
Je sors une feuille lignée, un crayon et une gomme à effacer, et je les
dépose devant moi. Je me demande vraiment ce que je dois faire.
J’angoisse. Un de mes poèmes sera publié dans le journal sous un
pseudonyme, ainsi personne ne me reconnaîtra. Cependant, si jamais le
poème que je m’apprête à écrire est choisi par madame Mercier, il sera dans
le recueil sous mon vrai nom et je n’en ai pas du tout envie… Est-ce que ça
se fait de s’autosaboter? Madame Mercier ne serait pas trop surprise,
puisqu’elle a constaté par elle-même à quel point j’ai raté mon premier
poème… Mais si je fais ça, je vais échouer mon étape, ce dont je n’ai
vraiment pas envie. Et mes parents seraient en furie.
Finalement, je reste toute la période devant ma feuille sans être capable
de me décider. Je n’arrive pas à départager le pour du contre. J’écris bien
quelques vers de peine et de misère, mais ils sont complètement pourris. Le
stress a grugé ma créativité. Je déteste me sentir ainsi.

— Et toi, tu ferais quoi à ma place? demandé-je à Lili, une fois à la


maison.
Assises à la table de la cuisine devant un plat de crudités (les légumes,
c’est tellement fade!), nous finissons nos devoirs avant le souper.
Lili lève les yeux de son manuel de maths, un sourire narquois aux
lèvres.
— Moi? Tu sais très bien ce que je ferais. Je foncerais! J’écrirais le
meilleur poème de ma vie et je serais fière de le faire lire à tout le monde.
Je savais qu’elle me servirait ce genre de réponse.
— Voyons, Lili, je ne suis pas capable de faire ça!
— Arrête de t’en faire pour des histoires aussi banales. Franchement,
qu’est-ce que ça changera dans ta vie que des gens lisent ton poème? Ils se
diront tout simplement: “Wow! Clara Perrier écrit bien.” Et c’est tout. Tu as
peur de quoi au juste? Qu’une horde de groupies te courent après dans la
cour l’école? Tu n’es quand même pas une vedette de cinéma…
— Je ne sais pas trop. Je ne veux pas qu’on me remarque, sortir du lot…
En le disant à haute voix, je me rends compte que je fais une grosse
histoire avec pas grand-chose… C’est vrai que ce n’est pas le genre de truc
qui change une vie. Même si mon poème est choisi, il sera entouré de
quarante-neuf autres. Qui s’attardera vraiment à MON poème? L’important,
si je veux garder mon jardin secret, c’est simple: je ne dois pas parler de
quelque chose de trop personnel.
Si je pense d’avance à ce que je veux écrire, je devrais être capable de
rattraper la période de cours que j’ai perdue aujourd’hui.
11 février

Cinq jours avant le jour J. La salle familiale est complètement


métamorphosée. Nous avons installé une table pliante dans un coin et Lili a
trouvé une nappe de plastique aux motifs un peu psychédéliques pour la
recouvrir. C’est là que je déposerai les cupcakes et les bouchées que j’aurai
cuisinés. Après avoir goûté à trois ou quatre nouvelles recettes, Lili m’a
demandé des cupcakes au chocolat. Je trouve ça un peu plate, juste
chocolat… Mais ce sont vraiment les préférés de ma sœur. Alors, je vais lui
en préparer, et je vais aussi m’en faire des plus flyés, à l’érable et au bacon,
sûrement.
Lili a essayé de me convaincre de porter une sorte de léotard zébré
fuchsia et noir pour le party, mais j’ai refusé. Je fais des desserts originaux,
mais je suis loin d’être originale moi-même! Finalement, nous avons trouvé
un terrain d’entente. Nous serons habillées à la mode des années 70-80.
Nous porterons chacune une jolie blouse ajustée, une ceinture très large et
un jeans à pattes d’éléphant. Notre grand-mère a eu le contrat d’élargir le
bas de jeans que nous possédons déjà avec des retailles de tissu et je suis
certaine que le résultat sera fantastique, comme toujours.
Nous aurons aussi de grosses créoles aux oreilles (c’est le nom qu’on
donne aux anneaux format géant). Je ne sais même pas où ma sœur a appris
ce mot. Elle n’arrête pas de le répéter depuis deux jours, juste pour montrer
qu’elle connaît quelque chose que les autres ignorent! Lili tient mordicus à
porter une grosse perruque rose frisée qu’elle a dénichée avec maman à
Montréal. Elle m’en a acheté une avec des cheveux argentés, mais ce n’est
tellement pas mon genre! Je vais passer mon tour.
Notre anniversaire est la seule occasion dans l’année où nous nous
habillons pareil ou de manière très semblable. C’est une tradition que nous
ne voulons pas briser: ça nous rappelle quand nous étions petites.
Pour nos amis, maman et Lili ont acheté quelques bandeaux pour les
cheveux et de grosses lunettes aux couleurs acidulées. Elles ont aussi trouvé
des gants blancs brillants, comme celui que portait Michael Jackson. Je ne
suis pas sûre que ce soit disco… Bah, après tout, est-ce que c’est si grave?
Il paraît que Grégory et la plupart des amis de Lili vont se costumer.
Clémentine était enchantée de se prêter au jeu, mais Estelle avait l’air un
peu réticente.
— T’en fais pas, ce n’est pas mon style moi non plus. Tu pourras
simplement mettre une paire de lunettes dans tes cheveux et ça ira.
— Ah oui? Les autres ne vont pas me regarder croche? Je ne suis pas sûre
que ce soit une bonne idée que je vienne…
— Moi, je veux que tu sois là. Ma sœur m’a dit que tous ses amis allaient
respecter le thème disco, mais il y en a toujours un ou deux qui se défilent à
la dernière minute. L’important, ce n’est pas de se costumer, c’est de
s’amuser.
Estelle est un peu anxieuse. Pas autant que moi (je suis difficile à battre!),
mais elle a souvent de la difficulté à se mêler aux autres. Même en ma
présence, je la sens encore sur ses gardes. Avec Clémentine aussi.
N’empêche que la semaine dernière, toutes les deux sont allées patiner sur
le canal gelé. Je ne pouvais pas me joindre à elles, car je brunchais chez
mes grands-parents. Il semblerait qu’elles se soient bien amusées, même si
Estelle se plaint depuis ce temps-là qu’elle a plein de bleus sur les fesses.
C’est vrai que comme elles ne sont pas très, très rembourrées, ça n’amortit
pas bien les chutes!
J’espère que je serai en forme le soir de notre party. Je ne sais pas
pourquoi, depuis plusieurs semaines, j’ai souvent des douleurs dans le bas
du ventre… Ce n’est pas à cause de mes règles, et je n’ai pas été vraiment
malade non plus. Je m’endors le soir en ayant mal et lorsque je me réveille
le lendemain, la douleur est mystérieusement partie. C’est vraiment bizarre.
J’en ai parlé à maman, mais elle n’a pas su quoi me dire… Quand j’ai mal,
la dernière chose dont j’ai envie, c’est de fêter, alors si au party, je ne me
sens pas bien, ce ne sera vraiment pas agréable… Je touche du bois pour
que ça n’arrive pas.
14 février

Jour de la Saint-Valentin. C’est la première fois que je suis en couple


pour la fête des amoureux. Je porte un chandail cache-cœur rose et je me
suis dessiné un petit cœur sur une joue. Il y a du rose et du rouge partout. À
l’école, on peut participer au courrier du cœur et écrire une lettre d’amour à
notre flamme. Je souhaitais secrètement que Grégory m’en envoie une,
mais il ne l’a pas fait. Pour tout dire, ces temps-ci, il a l’air bizarre, un peu
distant, sans que je comprenne bien pourquoi. J’ai essayé de le faire parler,
sans succès. Ce n’est pas du tout son genre et ça m’inquiète.
À midi, les conversations sont animées et on ne peut pas vraiment se
parler juste tous les deux. Pour une fois qu’il dîne avec moi plutôt qu’avec
ses amis, j’aurais aimé qu’on se rapproche plus, mais je crois que c’est
peine perdue…
Ce matin, Romy a envoyé une lettre anonyme à un garçon qu’elle trouve
à son goût. Il s’appelle Enzo. Elle lui parle parfois dans l’autobus. Enzo est
assis à trois tables de la nôtre avec ses amis, des garçons que je ne connais
pas du tout. Romy se demande s’ils parlent d’elle.
— Nunuche! Tu n’as même pas signé ta lettre! Comment pourrait-il
savoir qui la lui a écrite?
Romy fait une drôle de mimique: elle écarquille les yeux comme une
grenouille et fait la moue, ce qui fait rigoler tout le monde autour de la
table.
— Tut, tut, tut! S’il est intelligent, il saura que ça vient de moi.
— Je ne veux pas te faire de peine, Romy, mais il y plus de cinq cents
filles dans cette école, intervient Louka. Comment veux-tu qu’il devine que
la lettre vient de toi?
— Il le saura, c’est tout. Il ne doit pas y avoir une douzaine de filles qui
s’intéressent à lui, après tout…
Je me retourne discrètement pour regarder Enzo qui rit avec ses copains.
Grand, cheveux châtain clair, nez mince… En définitive, un joli minois.
C’est drôle qu’il s’appelle Enzo, il n’a pas les traits d’un Italien.
— C’est un beau garçon, en tout cas. Tu as du goût. Tu n’es sûrement pas
seule à avoir un œil dessus.
— Dis donc qu’il te plaît, tant qu’à y être! lance Grégory brusquement.
Je me retourne, un peu étonnée. Voyons, quelle mouche le pique? Mais
avant que je n’aie le temps de lui répondre, il se lève et quitte la table.
— Je reviens, lancé-je à mes amis.
Je laisse mon lunch sur la table et je cours rattraper Grégory.
— Hey! Mais qu’est-ce qui te prend?
— Je te gage qu’il te plaît, ce gars-là!
— Euh non, pas vraiment. C’est toi mon chum. C’est toi que j’aime et je
n’ai aucune envie d’aller voir ailleurs. Mais j’ai quand même le droit de le
dire quand un gars est beau. Ce n’est pas parce que je sors avec toi que tous
les beaux gars du monde ont cessé d’exister!
Grégory se détourne de moi et ouvre son casier sans me répondre. Je ne
le comprends plus. Pourquoi fait-il tout un plat avec cette histoire? On
devrait être en train de se minoucher au lieu de se chicaner. C’est la Saint-
Valentin!
Grégory me tourne toujours le dos. Je ne sais pas ce que je devrais faire.
J’aurais envie de partir, car son attitude me fâche, mais en même temps, je
n’ai pas le goût qu’on soit en froid tous les deux. Pas aujourd’hui. Et notre
party d’anniversaire qui est dans deux jours…
Je m’approche de lui doucement et j’enserre sa taille de mes bras. J’ai
peur qu’il me repousse, mais il n’en fait rien. Il est figé, il ne bouge pas.
J’appuie ma tête dans son dos et j’enfouis mon nez dans son chandail qui
est tout doux et qui sent bon. Je reste ainsi quelques secondes en espérant
qu’il se détende et effectivement, après un moment, ses muscles se
relâchent. À mon plus grand bonheur, il se retourne enfin vers moi et
m’étreint à son tour.
— Je m’excuse. Je ne sais pas pourquoi je me suis fâché comme ça.
Et il m’embrasse comme j’aime tant qu’il le fasse. Ses lèvres sont
chaudes et douces. Nous restons enlacés l’un contre l’autre encore un peu et
j’ai l’impression d’avoir retrouvé MON Grégory. Mais que s’est-il passé
pour qu’il ait une attitude aussi étrange? Me cacherait-il quelque chose?
16 février

Tout est parfait! Mes amis sont tous arrivés à l’heure, la plupart sont
habillés comme à l’époque du disco (les vêtements de Louka sont tout
simplement malades! Il est la copie conforme de John Travolta dans le film
Saturday Night Fever!). La table avec les bouchées et les cupcakes de Clara
est magnifique et la musique me donne des fourmis dans les jambes. La
boule en miroir qui brille de mille reflets donne une ambiance du tonnerre à
notre soirée!
Au début, Clara est restée un peu en retrait, comme si elle ne voulait pas
se mêler à la fête, mais je suis allée la chercher assez rapidement. Ce soir,
c’est notre anniversaire à toutes les deux et elle ne restera pas dans son coin.
À part ma super perruque rose format géant (on dirait une grosse barbe à
papa!), nous sommes habillées de la même façon.
— Wahoo! Je n’avais pas remarqué à quel point vous êtes VRAIMENT
pareilles, nous a dit Clémentine.
— Eh oui, on a été faites dans le même moule. J’ai une idée! On joue à
un jeu, d’accord? Vous allez essayer de nous différencier. Je suis sûre que
plusieurs ne seront pas capables.
Nous allons à la salle de bain, nous mettons chacune une perruque et
nous revenons parmi nos amis sans ouvrir la bouche. Plus de la moitié des
personnes ne peuvent pas nous distinguer l’une de l’autre. En nous
regardant très attentivement, Romy me reconnaît, mais même Grégory
hésite un peu.
— Regarde leurs yeux, lui chuchote Romy. Ils sont différents.
Ça me surprend qu’elle dise ça. J’ai l’impression que notre sourire est
particulier, mais nos yeux? Ils sont exactement de la même couleur. Après
le concours, Romy me révèle son truc:
— Toi, tu ne baisses pas le regard quand on te fixe, mais Clara, oui. Tu as
plus d’assurance que ta sœur, simplement dans la manière dont tu regardes
les choses ou les gens.
Elle a sûrement raison. Elle me côtoie tous les jours depuis des mois, elle
commence à bien me connaître.
Pendant la soirée, je danse sur plusieurs chansons. C’est sûr que ceux qui
sont avec moi en danse-études acceptent plus facilement de danser, car c’est
une passion pour eux aussi. Je réussis tout de même à convaincre ma sœur
et mon chum de se joindre à moi pour YMCA. C’est le classique des
classiques! Au moins, ce soir, Grégory n’est pas le seul extraterrestre à ne
pas aimer la danse. Dans la catégorie «piquet de clôture», il y a Arthur, le
copain de Grégory, et Estelle. Ce sont les deux personnes qui ont le moins
l’air de vouloir se trémousser…
Clara vient se déhancher avec moi au centre de la salle familiale pendant
que résonne I Will Survive de Gloria Gaynor. Elle tenait mordicus à ce que
cette chanson se retrouve sur notre liste. Dès les premières mesures de
piano, notre plancher de danse improvisé se remplit. Ma petite sœur (j’ai
quand même un demi-centimètre de plus qu’elle) me vole même ma
perruque rose et fait du lip-sync sur les paroles en rigolant. Elle n’est pas si
mauvaise, en plus! Clémentine la regarde et crie par-dessus la musique:
«Lili, sors de ce corps!» C’est rare que Clara lâche son fou ainsi et c’est
agréable de la voir se dégêner.
Quand la chanson se termine, j’ai chaud et ma gorge est sèche. Je vais me
servir un grand verre d’eau glacée pour me désaltérer. Louka vient me
rejoindre.
— En tout cas, Clara, c’est une soirée géniale.
Je pouffe de rire.
— Louka, moi c’est Lili, pas Clara!
Mon ami change d’air, hébété, et rit à son tour.
— Je ne m’y habituerai jamais! C’est à cause de la perruque, je pense.
C’est toi qui l’avais sur la tête toute la soirée.
— Oui, Clara l’a mise pendant la dernière chanson. Elle était en feu,
non? Elle aime vraiment Gloria Gaynor!
Soudain, Louka se fige et je le sens se raidir. Il agrippe mon bras et me
force à me retourner. Je ne comprends pas tout de suite pourquoi il agit
ainsi. Que veut-il me montrer?
— Regarde, me dit-il d’une voix blanche en pointant deux personnes au
fond de la pièce.
Et c’est alors que je les vois. Ma sœur et Grégory. Qui s’embrassent.
16 février

Lorsque Grégory s’avance vers moi, je ne me doute pas du tout de ses


intentions. Je pense qu’il va me dire qu’il a été étonné de me voir danser
avec autant d’entrain ou que nous étions belles à voir, Lili et moi, sur la
piste de danse. Sans avertissement, il se rapproche encore plus et avant que
j’aie pu faire quoi que ce soit, il met sa main derrière ma nuque et il presse
ses lèvres contre les miennes.
Sur le coup, je suis tellement surprise que je reste pétrifiée comme une
statue. Je n’ai même pas le réflexe de le repousser. Je n’ai jamais embrassé
un garçon de ma vie et il faut que le premier soit le chum de ma sœur. Aïe,
aïe, aïe! On dirait que je suis dans un rêve… ou dans un cauchemar. C’est
irréel.
La réflexion fugace et coupable que ce baiser n’est pas si désagréable me
traverse l’esprit, mais quand je sens la langue mouillée de Grégory toucher
mes lèvres, je retombe instantanément sur terre. Le souffle court, je recule
d’un pas en secouant la tête.
Grégory semble alors se rendre compte de son erreur. Il met sa main sur
sa bouche, comme s’il voulait effacer ce baiser interdit.
— Tu n’es pas?… murmure-t-il, stupéfait.
— Non.
— C’est à cause de la perruque…
Il cherche alors Lili des yeux et au moment où il regarde près de la table
des rafraîchissements, je vois leurs regards qui se croisent. Elle a tout vu.
Elle NOUS a vus. J’ai tellement honte! Grégory m’a embrassée et je ne l’ai
pas repoussé. Pas assez vite, en tout cas. Je voudrais mourir. Mon cœur bat
la chamade. Je ne suis pas capable d’affronter Lili. Pas tout de suite. Ce
n’est pas ma faute, c’est arrivé trop vite… Je ne m’y attendais pas.
Grégory s’avance vers ma sœur pour lui expliquer sa méprise et moi,
comme une lâche, je prends mes jambes à mon cou. Je remonte l’escalier en
courant, les yeux brouillés par les larmes. Quand je referme la porte du
sous-sol, j’entends les premières notes de la chanson Dancing Queen. J’ai
l’impression que Lili et Grégory ne danseront pas sur celle-là…
Au rez-de-chaussée, papa écoute la télévision avec ses écouteurs, pour ne
pas être dérangé par la musique. Dès qu’il me voit, il enlève ses pieds de la
table basse du salon et se redresse en ôtant ses écouteurs.
— Alors, vous vous amusez bi… Mais qu’est-ce qui se passe, ma puce?
Pourquoi pleures-tu?
Je vais le retrouver et je me blottis dans le creux de son épaule. Papa me
tape dans le dos un peu maladroitement. Il doit vraiment se demander ce qui
m’arrive. Je me traite intérieurement de tous les noms. Lili doit être
tellement fâchée contre moi! Je m’en veux, je m’en veux!
J’enlève la grosse perruque que j’ai toujours sur la tête.
— Grégory m’a embrassée.
— Quoi? Sur la bouche?
— Mmm. Le temps d’une chanson, j’ai mis la perruque rose que Lili
avait portée toute la soirée et il m’a prise pour elle.
Papa me regarde et se met à rire malgré lui.
— Excuse-moi, Clara, dit-il en essayant de se contrôler. Je comprends à
quel point ça a pu être… traumatisant pour toi, mais je crois que c’est un
simple malentendu. Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Vous vous
ressemblez tellement!
— Sur le coup, j’étais tellement étonnée que je n’ai pas été capable de lui
dire qu’il se trompait. Je n’ai pas pu l’en empêcher.
Un nouveau flot de larmes coule sur mes joues. Papa redevient sérieux.
— Clara, je ne crois pas que tu doives en faire tout un plat. Ce n’est
qu’un baiser. C’est sûr que Grégory aussi a dû avoir un choc quand il s’est
rendu compte de son erreur, mais c’est une méprise, un accident, ne
t’inquiète pas outre mesure. Ta sœur le sait-elle?
— Oui, elle nous a vus. Mais je n’ai pas été capable de lui parler. Je suis
montée ici tout de suite.
— Ah…
Que je suis égoïste! Je suis tout à l’envers, mais ma sœur doit se sentir
encore moins bien que moi en ce moment. Au lieu de parler de tout ce qui
est arrivé à papa, je devrais plutôt être en train de m’expliquer avec elle.
Quoique c’est sûrement ce que fait Grégory à l’heure qu’il est…
17 février

C’est le matin. Enfin! Ma nuit a été peuplée de rêves bizarres et je me


suis réveillée plus d’une fois en sursaut, trempée de sueur.
Après avoir discuté avec papa, je suis redescendue au sous-sol. J’avais
l’impression que mon cœur frémissait dans ma poitrine tant il battait vite et
fort. À chaque marche, je me disais que j’allais remonter, que je ne serais
pas capable de continuer. Je ne me suis jamais autant parlé à moi-même. Je
me répétais que Lili m’aimait, que je l’aimais aussi, qu’elle comprendrait
sûrement. J’essayais de me convaincre, mais en fait, j’étais terrifiée.
Dans la salle familiale, personne n’avait l’air d’avoir remarqué mon
absence. Avant que j’aie eu le temps de la chercher, Lili m’est tombée
dessus.
— Ah! Tu es là!
Elle m’a prise par les épaules fermement.
— Tu relaxes, OK? Ce n’est pas la fin du monde, personne n’est mort.
Grégory s’est trompé, il s’excuse. C’est sûr que ça me fâche qu’il ne soit
pas capable de faire la différence entre toi et moi, mais bon, qu’est-ce que tu
veux qu’on y fasse à part me teindre les cheveux en mauve?
Pourquoi c’est toujours plus simple dans la tête de ma sœur que dans la
mienne? Je me suis agrippée à Lili comme un naufragé à son esquif et je
l’ai serrée très fort. La tenir près de moi, contre mon cœur qui reprenait
doucement son rythme normal, me rassurait, m’aidait à me calmer.
Clémentine, qui arrivait de la piste de danse, s’est approchée de nous,
curieuse.
— Est-ce que ça va? Pourquoi pleures-tu?
Elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé.
— Ça va, ça va. Je t’expliquerai plus tard. Trop d’émotions, c’est tout.
— On n’est pas pour gâcher notre fête pour ça, hein? m’a dit Lili d’un
ton plein d’entrain.
Mais malgré son sourire, j’ai quand même senti qu’elle n’était pas
complètement à l’aise. Il y avait un petit quelque chose, difficile de
déterminer exactement ce que c’était, qui me disait qu’elle n’était pas si
indifférente qu’elle en avait l’air. Les jumelles savent ces choses-là…
Le reste de la soirée s’est passé sans anicroche notable. J’ai commencé à
avoir des crampes une heure après l’incident du baiser. Le stress, peut-être.
Lorsque maman est rentrée de sa soirée de filles, elle est venue faire sa
fouine. Elle n’est pas restée longtemps. Juste assez pour vérifier que rien
n’était brisé, que personne n’était soûl et que sa collection de clochettes
était complète. Comme si un de nos amis s’intéressait à ce genre de trucs!
Quatre personnes étaient déjà parties, dont Estelle et Grégory. Nous avions
baissé un peu la musique. Romy, Louka et Josiane, une fille de danse-
études, essayaient de jouer à Twister et tous les autres les regardaient. Lili
ne devait pas être tout à fait dans son état normal pour ne pas vouloir se
joindre à eux.
Peu de temps après, vers minuit, nous sommes allées nous coucher.
Clémentine a dû retourner chez elle, même s’il était très tard, car elle faisait
du bénévolat à la fondation Mira de bonne heure le lendemain matin avec
ses parents. Lili a dormi au sous-sol avec ses amis qui étaient encore là et je
suis remontée seule dans ma chambre avec mon mal de ventre et ma peine.
C’est seulement lorsque les amis de ma sœur seront partis que je verrai
comment elle va. Je repense au baiser… En fait, ce baiser hante mon esprit
depuis que les lèvres de Grégory ont quitté les miennes. Il y a une partie de
moi qui n’a pas détesté du tout ce qui s’est passé. Je sais que c’est
terriblement mal de penser ainsi, mais je n’y peux rien. Je ne ressens
AUCUN sentiment pour le chum de ma sœur (je l’aime bien comme ami,
mais sans plus), mais c’était si doux, si nouveau, si intense que oui, ce
moment n’était pas entièrement désagréable.
Jamais au grand jamais, je ne le dirai à Lili, par contre. Je suis sûre
qu’elle serait hors d’elle si j’osais lui avouer. Elle pourrait même croire que
j’ai fait exprès, que j’ai profité du fait que nous étions habillées de manière
identique pour me rapprocher de Grégory. Mais qu’est-ce que je dis là?
Non, elle ne croirait pas ça… Elle me connaît, elle sait que je n’aurais en
aucun temps fait les premiers pas pour embrasser SON chum. Mais elle
serait fâchée quand même, si je lui disais que c’était un moment un peu
spécial. J’ai pu constater qu’elle a des petites tendances à la jalousie, alors
je suis mieux de me taire. La situation est déjà assez difficile comme ça.
J’entends ma sœur qui monte les escaliers. Je reconnaîtrais son pas entre
mille. Elle vient sans doute chercher sa robe de chambre ou ses pantoufles.
Il faut que j’aie l’air normale. Tout va très bien, madame la marquise. Je ne
sais même plus où j’ai entendu cette phrase… Bref, il faut que je fasse
comme si de rien n’était.
20 février

— Je ne sais pas quoi te dire, Lili. Faut que tu arrêtes de te tourmenter


l’esprit, c’est tout, affirme Romy.
C’est plus facile à dire qu’à faire… Dès que je vois ma sœur ou Grégory,
j’y pense. Et même lorsque je suis toute seule, les images surgissent dans
mon esprit. C’est comme si le bouton «Replay» était collé et que la scène
jouait en boucle dans ma tête. La personne qui embrasse Grégory me
ressemble comme deux gouttes d’eau, mais il se trouve que c’est ma sœur.
À midi, Romy et moi dînons ensemble. J’ai besoin d’être en tête à tête
avec elle pour éclaircir mes idées noires. J’agis normalement: je vais à mes
cours, je danse, je fais mes devoirs de maths, d’anglais (ouache!), j’aide ma
mère à faire la vaisselle, mais ma tête est ailleurs. Ma tête est dans le sous-
sol de ma maison, le 16 février, à vingt-deux heures trente. Comment faire
pour passer par-dessus cette affaire? On dirait que je n’y arrive juste pas.
C’est un baiser qui a duré à peine quelques secondes, mais je ne parviens
pas à me convaincre que c’était anodin. Ce matin encore, je serrais Grégory
très, très fort contre moi, pour oublier, pour me persuader qu’il est mon
chum à MOI, que personne ne me le volera.
— On parle d’autre chose, OK? propose mon amie en se forçant pour
avoir l’air de bonne humeur.
— Bonne idée! Euh… Mais de quoi veux-tu qu’on parle?
— De n’importe quoi! Tiens, et ton voyage à Gatineau? As-tu commencé
à faire tes valises?
— Pas encore. Je pars juste dans une semaine, j’ai du temps. Ça me fera
du bien, je pense, d’aller garder mon cousin. Même si je vais trouver la
séparation difficile, m’occuper de Marius va me changer les idées.
— Tu es chanceuse. Moi, je vais être à la maison, toute seule, toute la
semaine.
— C’est vraiment plate. Il n’y a pas un de tes parents qui prend congé
pour être avec toi?
— Ma mère sera en congé une journée et mon père une autre journée. Et
je devrais aller faire un petit tour chez ma grand-mère aussi. Mais on ne fera
pas de grosses sorties, sauf peut-être aller au cinéma. Ma mère déteste les
foules et pendant la relâche, il y a du monde partout! Je vais sûrement louer
plein de films de filles et manger des tonnes de crème glacée et de pop corn.
— Bonne idée!
Je vois Romy qui regarde quelqu’un en arrière de moi à la dérobée. Je me
retourne pour voir qui est l’objet de son attention et je repère Enzo tout de
suite, l’amoureux secret de mon amie. Je comprends maintenant pourquoi
elle voulait s’asseoir de ce côté de la table: elle a une meilleure vue!
— C’est dommage quand même qu’il n’ait pas deviné qui lui a envoyé la
lettre, déploré-je. Es-tu sûre qu’elle s’est bien rendue?
— Je ne suis pas certaine à 100%, parce que ce n’est pas moi qui l’ai
livrée, mais je ne vois pas pourquoi il y aurait eu un problème.
Si j’étais dans mon état normal, je suis convaincue que je trouverais un
moyen pour qu’Enzo se rende compte que Romy en pince pour lui.
Habituellement, je suis une bonne entremetteuse, mais présentement, j’ai un
peu la tête ailleurs. Romy est une fille extraordinaire qui gagne à être
connue. Et surtout à être aimée! J’espère que ce Enzo n’est pas du genre à
sortir avec un pétard qui n’a aucune matière grise entre les deux oreilles…
Je me force à repousser les images négatives qui m’habitent pour
m’occuper un peu de mon amie.
— Comme ta lettre n’a rien donné, il faut essayer une autre tactique.
— Lui écrire une lettre que je signerais? Je ne pense pas que j’oserais…
— C’est vrai que c’est délicat. Ça dépend si tu es prête à te faire répondre
ouvertement qu’il n’est pas intéressé.
Nous nous regardons, l’air entendu.
— Non! disons-nous en chœur.
Ce n’est pas l’idée du siècle, c’est vrai. Il faut que j’aide Romy. C’est
mon amie. La meilleure chose que je puisse faire ces jours-ci, c’est de
m’occuper les neurones. Mais je n’ai pas beaucoup de marge de manœuvre
d’ici mon départ pour Gatineau…
Soudain, j’ai une idée: et si je demandais à Grégory de se rapprocher
d’Enzo? Il doit certainement suivre au moins un cours avec lui. Ce serait
facile par la suite de lui présenter Romy.
Je propose mon idée à mon amie qui applaudit de joie tout en sautillant
sur sa chaise.
— Espérons que Grégory accepte! Ce serait trop génial que ça
fonctionne!

Il est dix-neuf heures trente. Pour parler à mon chum sans avoir peur que
ma mère m’épie, je me suis enfermée dans ma chambre. Clara joue une
partie de Scrabble avec papa, donc je suis tranquille pour un petit bout de
temps.
Grégory n’a pas l’air chaud à l’idée de devenir plus intime avec Enzo.
— Je le connais déjà. Il habite deux rues en arrière de chez moi. On allait
au primaire ensemble.
— Tu ne pourrais pas essayer de lui parler un peu?…
— De quoi? Lili, je ne sais pas quel plan tordu tu as encore imaginé, mais
je n’ai pas très envie d’y participer.
Et zut! Et moi qui croyais qu’il aurait voulu se prêter au jeu…
— Allez, c’est pour la bonne cause!
— Non! Je ne saurais pas quoi lui dire. Et je n’ai pas envie, c’est tout.
— Je pensais que tu aurais aimé aider Romy.
— Est-ce qu’il faut que je te fasse un dessin? J’ai dit non! Combien de
fois dois-je te le répéter?
Ah! Qu’est-ce qu’il a à être si brusque? C’est correct, c’est correct, j’ai
compris!
— Grégory, je pars dans quelques jours, on n’est pas pour se chicaner.
— Je sais, mais toi, quand tu as une idée dans la tête, tu ne l’as pas dans
les bottines. Tu imagines toujours des histoires abracadabrantes!
— Comme quoi? J’aimerais bien que tu me donnes un exemple.
— Vite comme ça, je ne sais pas… Mais parfois, j’aimerais que tu sois
moins… extravagante.
Qu’est-ce que je peux répondre à ça? Moins extravagante! Suis-je
vraiment si extravagante? Peut-être. C’est ma manière de penser, d’agir un
peu aussi, mais je suis comme ça. Et je n’ai pas l’intention de changer. De
toute façon, je serais incapable d’être une autre.
Tout d’un coup, je vois rouge et mes mots dépassent ma pensée.
— Si tu veux quelqu’un de moins extravagant, qui me ressemble comme
deux gouttes d’eau, tu as juste à sortir avec ma sœur. Vous avez l’air de bien
vous entendre, en plus!
Et je lui raccroche au nez. Mon visage est bouillant. Merdouille, je
n’aurais pas dû me fâcher, mais c’était plus fort que moi. Pourquoi agit-il
ainsi? Il y a à peine quelques semaines, il m’aimait, mais là, je me pose de
sérieuses questions. Serait-ce le début de la fin? J’ai envie de le rappeler,
mais je me retiens. J’ai besoin de réfléchir à tout ça, de faire le point dans
ma tête.
25 février

C’est à partir d’aujourd’hui que le journal scolaire est disponible.


Quelques élèves jouent les camelots aux portes de la cafétéria pour les
vendre. Moi, j’ai reçu un exemplaire gratuit (vu que j’y ai participé), mais
je n’ai pas encore été capable de l’ouvrir.
— Bon, on va arrêter de tourner autour du pot. Donne-le-moi pour que je
lise ton poème, me dit Clémentine en tentant d’empoigner mon exemplaire.
— Non! Pas tout de suite! Je ne suis pas prête.
J’ai beau essayer de le mettre hors de sa portée, elle réussit à me déjouer
et à saisir mon journal.
— Clara Perrier, que tu le veuilles ou non, ton poème est DÉJÀ dans le
journal et n’importe qui à l’école peut le lire. Je vais l’acheter de toute
façon, mais mon argent est dans mon casier, alors je vais lire le tien en
attendant.
J’essaie de ne pas regarder Clémentine, le temps qu’elle trouve mon
poème et le lise. C’est comme quand quelqu’un lit devant moi la carte de
fête que je lui offre: c’est le genre de choses qui me met très mal à l’aise.
J’ai peur de voir la réaction des gens, de me rendre compte que je ne suis
pas douée. Il faudrait que j’ajoute cette peur dans ma boîte de peurs qui est
cachée dans mon placard.
— Wow! C’est super bon! Estelle, as-tu lu son poème? demande
Clémentine en brandissant la page du journal à notre amie qui approche.
— Chut!
Je regarde autour de moi pour vérifier que personne n’a porté attention à
ce qu’elle vient de dire.
— Clémentine! C’est un secret. Personne ne sait que c’est moi qui ai
écrit dans le journal. J’écris sous un pseudonyme, tu te souviens?
Ma copine roule les yeux d’exaspération.
— C’est beau, j’ai compris. Je n’ouvre plus la bouche, ronchonne-t-elle.
Avec Clémentine, c’est tout ou rien. Mais au moins, je sais à quoi m’en
tenir, elle est comme un livre ouvert. Ce n’est pas le cas d’Estelle qui aime
faire la mystérieuse. En réalité, je crois qu’Estelle ne veut pas
particulièrement être cachotière, elle est réservée, tout simplement. On
dirait qu’elle se bat constamment contre elle-même. Son père déménage au
début du mois prochain. Je sens qu’elle va vivre encore des moments
difficiles… Justement, aujourd’hui, elle n’a pas l’air dans son assiette.
Elle s’assoit à côté de moi, pendant que Clémentine feuillette le reste du
journal.
— Mon dîner n’a pas passé, me chuchote Estelle discrètement.
— Ah non! Pas encore!
J’avais compris qu’elle ne vomissait plus depuis quelques semaines. La
médication qu’elle prend depuis la fin du mois de décembre et les
rencontres avec une psy semblaient l’avoir aidée, mais ferait-elle une petite
rechute?
— Mes parents ont eu une grosse, grosse chicane, hier. J’ai failli appeler
la police tellement ça bardait.
Je prends sa main qui est glacée et Clémentine la regarde, l’air grave.
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose?
Estelle secoue la tête.
— Dans deux semaines, papa aura son condo. D’ici là, il faut juste que
mes parents ne soient pas dans la même pièce.
Ouf! Ça me donne une idée de la situation.
— Et si tu venais coucher à la maison une nuit ou deux, la semaine
prochaine, pendant la relâche? Je suis sûre que ma mère serait d’accord. Ma
sœur n’est pas là, alors son lit est libre. On pourrait faire toutes sortes de
trucs ensemble pour te changer les idées.
Je sens qu’Estelle est au bord des larmes, mais elle me sourit. Je suis
convaincue qu’on aura beaucoup de plaisir.
— Et moi? fait Clémentine, faussement contrariée.
— Tu viendras aussi, gros bébé gâté!
— Fiou!
Clémentine referme le journal et me le redonne.
— Clara, sérieusement, c’est un très bon poème que tu as écrit.
— Clémentine a raison, ajoute Estelle. Je l’ai relu ce matin et je l’aime
toujours autant. Tu veux participer au prochain numéro, n’est-ce pas? On y
travaille déjà.
En tout cas, j’ai composé tout plein de nouveaux poèmes dernièrement.
J’aurai l’embarras du choix pour déterminer lequel je veux publier dans le
journal. Le baiser volé de Grégory m’a inspiré, bien malgré moi, au moins
trois ou quatre poèmes… Mais je ne les ai pas rédigés dans mon cahier
habituel, car je n’ai pas envie que Lili les lise. J’ai écrit ces poèmes sur des
feuilles lignées et je les ai cachées dans ma trousse à crayons. Il y a un petit
compartiment zippé sur le côté où je mets habituellement mes recharges de
mines et un taille-crayon, mais j’ai réussi à y insérer trois feuilles pliées
serrées.
Je n’ai montré ces poèmes à personne, même pas à Clémentine ou à
Estelle. Elles savent ce qui est arrivé le soir de mon anniversaire, mais je ne
suis pas entrée dans le détail de mes sentiments avec elles. En fait,
Clémentine a un peu deviné ce que j’ai réellement pensé de ce baiser, mais
je lui ai demandé de ne pas m’en parler, pour ne pas tourner le fer dans la
plaie.
— J’ai vraiment hâte de voir si nous aurons des commentaires positifs au
sujet de ton poème sur le site Internet du journal.
C’est drôle, moi, je n’ai pas envie de savoir. Et si les élèves détestaient ce
que j’ai écrit? Non, je préfère rester dans l’ignorance, c’est beaucoup moins
stressant.
— Et toi, Estelle, où se trouve ton article?
— À la page 14, c’est l’entrevue que j’ai réalisée avec la conseillère en
orientation et deux pages plus loin, j’ai dressé une liste des activités à faire
pendant la semaine de relâche.
— Chouette! On pourra s’inspirer de tes idées quand tu viendras chez
moi la semaine prochaine!
28 février

— Tu vas être prudente, ma grande, hein? Ne parle à personne dans le


train.
— Ne t’inquiète pas maman, tout va bien aller.
— Et rendue là-bas, s’il y a quoi que ce soit, tu m’appelles!
Mon père, un peu exaspéré, prend ma mère par les épaules.
— Jacinthe, Lili va être à presque deux cents kilomètres de la maison.
S’il y a un problème avec Marius pendant la journée, elle pourra rejoindre
facilement ton frère ou Corinne. Ils pourront intervenir beaucoup plus
rapidement.
Ma mère flatte son gros ventre, pour s’aider à se calmer.
— Je sais… Mais tu m’appelles quand même si tu as des questions, si tu
t’ennuies. Je suis presque toujours à la maison. Sinon, laisse-moi un
message!
— Maman, Lili ne s’en va pas en Afrique, elle se rend à Gatineau. Elle
revient dans cinq dodos seulement.
Clara me lance un clin d’œil. C’est vrai que maman s’inquiète pour rien.
Non, je n’ai pas vraiment d’expérience en garde d’enfants, mais Marius
n’est pas du tout un petit garçon à problème. Et j’ai réussi mon cours de
gardiens avertis! J’ai même apporté ma carte pour la montrer à mon oncle.
Ils sont super gentils, mon oncle et ma tante, et je suis convaincue que je
vais avoir beaucoup de plaisir.
— Là, tu n’accouches pas pendant que je suis partie, d’accord?
— Je vais essayer. Quoique je commence à être impatiente de ne plus
ressembler à une baleine!
— Jacinthe, intervient papa, tu es une ma-gni-fi-que baleine!
— Mouais… Reste que j’ai hâte. Dans trois semaines maximum, nous
aurons enfin notre belle cocotte avec nous!
Il est dix-sept heures cinquante-cinq. Mon train va partir sous peu. Je ne
suis jamais montée dans un vrai train et je suis tout excitée. Je me sens un
peu comme Harry Potter sur le quai de la gare de King’s Cross: je
m’apprête à vivre toute une aventure!
Maman me serre très fort. En fait, sa bedaine est si grosse qu’elle me
tient presque à bout de bras. Papa se balance sur un pied et sur l’autre. Il ne
le dit pas, mais je sens qu’il a un peu le cœur serré. C’est fou, mes parents
sont plus tristes que moi. C’est le monde à l’envers.
Moi qui étais si déterminée et heureuse de partir jusqu’à cet instant, je
sens mon assurance fondre comme neige au soleil en voyant la mine défaite
de ma sœur. L’épisode du baiser nous a éloignées, bien malgré nous.
J’aurais dû parler à Clara en tête à tête avant mon départ pour la rassurer
une dernière fois.
— Je t’aime, ma petite sœur adorée!
— Moi aussi!
Notre étreinte me fait du bien. Ma sœur que j’aime me manquait. Et elle
va me manquer cette semaine.
Clara me tend une feuille pliée en quatre.
— Tu la liras dans le train.
C’est sûrement un poème. Clara est partie sur une lancée poétique depuis
quelque temps. Je suis impatiente de voir ce qu’elle m’a écrit.
Après des adieux qui n’en finissent plus, je monte enfin dans le train. Je
laisse ma valise dans un compartiment spécialement destiné à cet effet et
j’avance pour me trouver un siège. Je trouve une banquette libre à l’arrière
du wagon. Je m’assois près de la fenêtre et je dépose mon sac à dos à mes
côtés.
Une vieille dame est assise à ma hauteur, de l’autre côté de l’allée
centrale. Elle me regarde d’un air attendrissant. Elle pense peut-être que
c’est déplorable qu’une ado de mon âge voyage seule en train. Mais je ne
suis pas triste du tout. Bon, je suis un peu ébranlée de laisser mes parents,
ma sœur et mon chum derrière moi, mais ça ne durera pas.
J’ouvre mon sac à dos pour prendre mon iPod et je découvre un sachet de
plastique rempli à craquer de jujubes. Il n’y a pas de mot qui l’accompagne,
mais je suis sûre que c’est papa qui l’a caché là. Il sait à quel point je suis
gourmande. Et tiens, un petit plat de plastique se trouve aussi dans mon sac.
Je l’ouvre et j’y découvre un cupcake au chocolat. Ça, c’est ma sœur! Je me
sers une grosse poignée de framboises rouges d’une main et de l’autre, je
prends le petit gâteau moelleux dans lequel je croque à pleines dents.
Montréal s’éloigne par la fenêtre. Gatineau, me voici!

J’ai toujours aimé la maison de mon oncle Olivier. Elle a une odeur
réconfortante que je ne saurais définir exactement, mais qui fait que je me
sens comme chez moi. C’est peut-être parce que ma tante Corinne cuisine
beaucoup. Il y flotte souvent des effluves de gâteau, de ragoût ou de tarte
aux pommes… Elle et Clara ont des atomes crochus. Mon oncle dit à qui
veut l’entendre que c’est à cause de sa femme qu’il a un petit ventre.
Corinne me conduit à la chambre d’amis où je vais dormir les prochaines
nuits. Elle est située juste à côté de celle de mon cousin. Le chanceux, il a
une salle de bain rien que pour lui! Il est très content de la partager avec
moi et me propose même d’aller y porter immédiatement ma brosse à dents.
— Laisse-la arriver, petit impatient. Tu vas avoir ta cousine pour toi tout
seul toute la semaine. Arrête de l’accaparer, sinon elle va se sauver et
prendre le premier train pour Montréal.
Marius, qui jusque-là sautillait sur place, se fige instantanément. Je
pouffe de rire.
— Mais non, gros nono! Pour rien au monde je ne repartirais chez moi.
Je vais rester avec toi toute la semaine!
Ma tante presse mon cousin de se mettre en pyjama et m’invite à
descendre à la cuisine pour me donner quelques informations pour demain.
— Tu voudrais manger une petite collation? J’ai fait des galettes à
l’avoine qui doivent encore être toutes chaudes!
Même si j’ai bien soupé avant mon départ et que j’ai mangé un cupcake
au chocolat ainsi que des jujubes dans le train, je suis sûre que j’ai encore
une petite place dans le coin de mon estomac pour une galette.
Au rez-de-chaussée, Corinne me sert une galette géante et un grand verre
de lait. Elle me montre une feuille qu’elle a préparée à mon intention où se
trouvent tous les numéros d’urgence.
— Je vais la mettre ici, bien en évidence sur le frigo.
Au pire, si personne ne répond, je pourrai appeler ma mère. Elle me l’a
assez répété avant de partir!
Je devrai garder Marius de sept heures trente jusqu’à seize heures. Mais
comme il n’y a pas d’école, ma tante me dit que mon cousin se lèvera
sûrement vers huit heures trente.
— Olivier viendra dîner ici mardi, et moi, je prendrai vendredi après-
midi de congé pour vous emmener au musée. Vous avez toute la semaine
pour décider lequel vous avez envie de visiter. Les musées, ce n’est pas ça
qui manque, ici!
Après avoir discuté des repas et des activités que nous pourrons faire
pendant nos journées, je demande à ma tante d’appeler mes parents pour les
rassurer. Ma mère est du genre à s’inquiéter que je ne sois pas descendue à
la bonne gare et elle pense peut-être que je suis en route pour… Vancouver!
— Et… est-ce que vous avez un réseau sans fil? Est-ce que je pourrais
me connecter pour envoyer un message à mon chum avec mon iPod?
— Tu as un chum? Ta mère ne nous a pas dit ça!
— Non? Pourtant, ça ne date pas d’hier… Il s’appelle Grégory. Nous
sortons ensemble depuis l’Halloween.
— Comme c’est mignon! Ça me rappelle mes amours d’adolescence…
Elle soupire profondément, perdue dans ses pensées. Je n’ose pas
déranger ses souvenirs, mais Marius qui arrive en coup de vent rompt le
charme.
— Je suis prêt!
— Parfait! Cours dans ta chambre, je vais aller te border. Allez zou, il est
tard!
Ma tante se tourne vers moi.
— Pas de problème, Lili, tu peux te connecter au réseau sans fil.
Demande à Olivier le mot de passe, je ne le connais pas par cœur.
Étendue sur le lit de la chambre d’amis, j’écris un message privé sur
Facebook à Grégory. Nous nous sommes quittés un peu brusquement et je
le regrette. C’est déjà difficile de passer une semaine loin de lui, ce le sera
encore plus si nous sommes brouillés.

Allô,
Je ne sais pas si tu es déjà couché. Je suis arrivée à Gatineau en un
seul morceau. La semaine s’annonce amusante, même si je suis loin de
toi. Je m’ennuie déjà. Je suis désolée de t’avoir raccroché au nez
avant-hier. Je n’aurais pas dû. Je m’excuse. Est-ce que tu me
pardonnes? Je t’aime. Tu es loin de mes yeux, mais près de mon cœur.
Lili XX

Ouf! C’est fastidieux d’écrire un long message sur le minuscule clavier


d’un iPod!
Je regarde ma montre posée sur la table de chevet. Hou là là! Il est passé
vingt-deux heures trente. Je vais être fatiguée demain matin. Je ferme la
lumière et je me blottis dans les grosses couvertures qui sentent bon le
savon.
1er mars

Estelle va dormir à la maison ce soir. Elle semblait vraiment contente


d’oublier ses tracas quotidiens pour deux jours (car elle dort chez moi
demain soir également). Une fois que son père aura son condo, j’espère que
les choses vont se replacer un peu dans sa vie. Habiter sous le même toit
que deux personnes qui se détestent plus que tout au monde, ça doit être
horrible.
Ici, c’est beaucoup plus calme. C’est comme des petites vacances! La
venue d’Estelle me change les idées, car je suis triste que Lili soit partie
toute la semaine. On dirait que ma sœur n’arrête pas de partir. Elle ne fait
pas exprès, elle est occupée, mais j’aimerais passer plus de temps avec elle.
Faut croire qu’on devra se reprendre pendant le congé de Pâques, le mois
prochain. Il faudrait peut-être prendre rendez-vous, au cas où elle
s’organiserait une autre activité…
Je sais que je ne dois pas attendre après Lili pour vivre, mais je n’ai pas
autant d’initiative que ma sœur. Et je suis plus casanière. J’aime rester à la
maison, garder mon pyjama toute la journée, faire de la popote
tranquillement.
Justement, avec Estelle, nous avons décidé de préparer un souper spécial
pour mes parents. C’est même une des suggestions qu’elle a écrites dans le
journal scolaire. Nous ferons la surprise à maman. Papa a beaucoup aimé
mon idée. Aujourd’hui, maman est au bureau pour finaliser ses dossiers
avec son patron avant son congé de maternité.
— C’est une très gentille attention, Clara. Je suis persuadée que Jacinthe
appréciera! J’ai hâte de voir ce que vous allez nous concocter.
Au début de l’après-midi, nous avons fouillé sur Internet et dans les
livres de recettes que nous avons à la maison pour élaborer notre menu. Ce
n’était pas facile: il y avait trop de choix! Quand nous avons pris notre
décision, j’ai fait la liste des ingrédients à acheter et papa est allé à
l’épicerie.
Voici de quoi aura l’air notre souper-surprise:

Entrée
Crème de carottes au gingembre
Plat principal
Penne à la Gigi
Accompagnement
Salade César
Dessert
Mousse au chocolat

Ce sont toutes des choses que maman aime. Estelle n’est pas habituée à
cuisiner, mais je vais lui montrer. Papa revient les bras chargés de
victuailles. Il a aussi acheté un bouquet de fleurs. Comme c’est romantique!
Même si c’est ce que nous dégusterons en dernier, nous commençons par
nous attaquer à la mousse au chocolat, car elle doit reposer au moins deux
heures au frigo avant de la servir. C’est assez rare que je cuisine avec
quelqu’un d’autre. Ce n’est pas le genre d’activités auxquelles Lili aime
s’adonner. Je pense que ça ne bouge pas assez à son goût!
Lorsque maman revient à la fin de l’après-midi, elle semble épuisée de sa
journée. Elle dépose sa mallette dans le hall et s’écrase sur le sofa, avec ses
bottes aux pieds.
— Bonsoir, ma chérie, as-tu passé une bonne journée? lui demande papa.
— Mmm… fait maman, la tête renversée vers l’arrière, les yeux fermés.
— Tends la jambe, je vais enlever tes bottes.
Avec son gros ventre, elle a beaucoup de difficulté à enfiler ou enlever
ses bottes. Depuis qu’il y a de la neige, nous l’aidons, papa, Lili et moi. «Si
ça peut t’épargner d’acheter une paire de bottillons à deux cents dollars, on
va tous mettre la main à la pâte!» a dit papa au début de l’hiver. Il n’en a
pas l’air à première vue, mais je pense qu’il possède quelques gènes de
l’oncle Picsou qui ressortent à l’occasion.
Les pieds libérés de ses longues bottes de cuir noir, maman ouvre un œil
et remarque les belles fleurs que papa a déposées sur la table.
— Des roses? En quel honneur?
— C’est en TON honneur! Mais je dois dire que c’est Clara qui m’a
inspiré…
C’est là qu’Estelle et moi entrons au salon, portant chacune un tablier
maculé de cacao et de farine. J’ai aussi les doigts orange, car j’ai épluché
des carottes.
— Ma belle maman, je me rends compte que tes piles commencent à être
à plat ces temps-ci, alors avec Estelle, nous avons pensé te concocter un
repas spécial que tu pourras savourer en tête à tête avec papa. Voici le
menu. Estelle et moi mangerons même à la cuisine pour ne pas vous
déranger.
Maman prend le menu et voilà que presque instantanément, ses yeux se
remplissent d’eau.
— Merci! Je suis sûre que ce sera délicieux.
Oh! Je savais qu’elle était fatiguée, mais je ne pensais pas que cela la
rendrait aussi émotive.
À dix-huit heures, la table est mise, les lumières sont tamisées, la
préparation des plats est terminée et nous sommes fin prêtes à jouer les
serveuses. Papa a même mis un disque de jazz qu’il aime écouter avec
maman à l’occasion. L’ambiance est super romantique!
Pendant que nous, les filles, mangeons le potage à la table de la cuisine,
je me fais la réflexion qu’Estelle a l’air beaucoup plus calme qu’à
l’habitude. Elle s’est servi un tout petit bol, mais elle mange de manière
détendue.
— Je ne pourrais jamais préparer un repas comme ça chez moi.
— Il ne faut jamais dire jamais. Tu ne sais pas de quoi ta vie aura l’air
dans trois mois, six mois, un an…
— En tout cas, ça ne pourra pas être pire que maintenant, c’est sûr et
certain.
— Bon! Parle-moi de ça, une personne positive! lui dis-je en lui donnant
un petit coup de coude taquin.
Estelle me sourit. C’est agréable de la voir de meilleure humeur.
Sur ces entrefaites, papa entre dans la cuisine avec deux bols vides.
— Hey! Tu n’es pas censé te lever. C’est à moi de faire ça!
— Toutes mes excuses. Je voulais tout simplement venir faire mes
compliments aux chefs pour ce délicieux potage.
— Merci. Allez, maintenant, retourne vite t’asseoir avec maman, nous
allons vous servir le plat principal.
Le reste du souper se déroule bien, mais un peu avant la fin du repas, je
commence à avoir des crampes dans le bas du ventre. Ah non! Pas encore!
Pas ce soir!
Je sers le dessert à mes parents, je commence à manger ma mousse au
chocolat, mais je suis incapable de l’apprécier, car mon ventre se déchaîne.
Qu’est-ce qui se passe avec moi?
Prise d’un spasme particulièrement violent, je me plie en deux.
— Clara? Qu’est-ce qu’il y a? me demande Estelle, inquiète.
Je ne suis pas capable de lui répondre, car j’ai le souffle coupé par la
douleur. Je ne me sens vraiment pas bien. Il y a plusieurs mois que j’ai des
maux de ventre, mais ça n’a jamais été aussi affreux que ce soir. Je cours à
la salle de bain pendant que, du coin de l’œil, je vois Estelle aller avertir
mes parents.
Aux toilettes, je prends mon ventre à deux mains, en suppliant mon corps
de cesser de se contracter. Je retiens mon souffle, en me disant que la
douleur va sûrement passer. On dirait que des vagues déferlent dans mon
ventre.
Quelqu’un frappe à la porte.
— Clara, c’est maman. Est-ce que ça va?
— Pas vraiment. Je suis malade.
— Ouvre-moi.
— Non!
Ma mère ne pourra rien faire pour m’aider. Je ne veux pas qu’elle soit à
côté de moi pendant que j’ai la diarrhée. Je serais beaucoup trop
embarrassée. Je ne suis plus une petite fille, je suis capable de me
débrouiller toute seule.
J’appuie ma tête sur le comptoir de la salle de bain en tentant de respirer
profondément. J’ai si mal que j’en oublie de pleurer.
Peu à peu, les crampes diminuent. Les vagues finissent enfin par se
calmer, mais je ressens encore une douleur lancinante dans le bas du ventre,
comme si j’avais reçu un gros coup.
Je me lave les mains trois fois avant de sortir de la salle de bain. Maman
m’attend dans le corridor. Elle me prend dans ses bras. Je n’ai plus
d’énergie. Je suis totalement épuisée.
— Ouf, pauvre petite chouette. C’est passé?
— Je crois que oui. Je ne sais pas ce que j’ai eu…
— Ça fait plusieurs fois que tu me dis que tu as mal au ventre. Ce n’est
pas normal. Demain matin, je t’amène chez le médecin.
Je me raidis.
— Mais Estelle est là!
— Estelle ou pas, on va à la clinique. Ça ne peut pas continuer comme
ça.
C’est vrai… J’en ai assez. Tout à coup, une idée me traverse la tête. Et si
j’avais une maladie grave? Est-ce que ça pourrait être un cancer ou quelque
chose du genre? À présent, j’ai peur.
— Si tu allais t’étendre un peu sur le sofa? Vous pourriez écouter un film,
Estelle et toi, pendant que nous ramassons la cuisine.
— Non! C’est un souper spécial, c’est nous qui devons faire la vaisselle
et ranger.
— Clara, tu ne te sens pas bien, il faut que tu te reposes. Papa et moi
sommes tout à fait capables de prendre la relève. Va au salon, je vais te
préparer une tisane de menthe, ça aide quand on a des problèmes de
digestion.
J’entends déjà papa qui s’affaire à la cuisine. Maman m’embrasse sur le
front. C’est vrai que je me sens toute ramollie et mon ventre est encore
douloureux.
Au salon, Estelle est assise au bout de son siège et elle m’attend. Elle a
entendu ma conversation avec maman.
— Ma mère sera là dans une heure.
— Je me sens si mal que tu retournes chez toi, alors que je t’avais invitée.
— C’est pas grave, on se reprendra. On n’est que lundi, la semaine est
loin d’être finie. Si tu te sens mieux dans les prochains jours, on fera
d’autres choses ensemble.
Je m’en veux et je suis tellement déçue que la soirée se termine ainsi…
1er mars

Ce matin, en me levant, je vois que Grégory m’a répondu.

Je m’excuse moi aussi. Je n’aime pas la façon dont on s’est laissés. Je


m’ennuie et j’ai hâte à vendredi. Je t’aime.
G. XOX

Ça me fait du bien de le lire. Son message me donne une décharge


d’énergie et de bonne humeur pour commencer la journée.
À ma plus grande surprise, je suis debout avant mon cousin. Il s’est
couché beaucoup plus tard qu’à son habitude pour venir me chercher à la
gare hier soir. J’ai l’impression qu’il a du sommeil à rattraper.
Mes rôties viennent tout juste de sauter hors du grille-pain quand Marius
apparaît à la porte, les cheveux hirsutes, en pyjama.
— Qu’est-ce qu’on fait? On va jouer dehors?
— Bonjour, bonhomme. On va commencer par déjeuner, si tu veux bien.
Une chose à la fois. On va avoir en masse le temps de jouer dehors après
avoir mangé. Tu veux des rôties?
Il hoche la tête, alors je lui donne mes rôties et je m’en refais d’autres.
C’est chouette, il y a du Nutella, ici. Chez moi, maman ne veut pas en
acheter, il faut que j’en profite!
— Au parc, il y a une butte qui est super haute. On a des luges dans le
garage. Est-ce que ça te tente d’y aller? me propose mon cousin la bouche
pleine.
Une chance que j’ai pensé à apporter mon pantalon de neige! Finalement,
nous glissons toute la matinée. Il y a beaucoup d’enfants, comme si tout le
quartier s’était donné rendez-vous au parc. La côte est vraiment grosse et on
glisse longtemps. Tout ce qui manque, c’est un remonte-pente.
Après deux heures de glissade, je fais une pause. J’ai les jambes mortes à
force de monter la butte encore et encore.
— Vas-y tout seul pour une descente ou deux, dis-je à mon cousin en
m’asseyant sur un banc du parc. Il faut que je me repose un peu. Je te
rejoins tantôt.
— OK! Bye!
Et il repart en vitesse, les joues rougies par le froid. Je regarde Marius de
loin quand un gars qui a l’air d’avoir à peu près mon âge vient s’asseoir à
côté de moi. Je me fais la réflexion qu’il ne doit pas passer inaperçu, celui-
là, avec son manteau vert fluo. Lui jetant un coup d’œil rapide, je remarque
qu’il a l’air aussi fourbu que moi.
— Marius passerait ses journées ici si on l’écoutait, me lance-t-il.
— Tu le connais?
— Oui. J’habite juste en face de chez lui. Tu dois être sa cousine Lili,
c’est ça?
— Effectivement. Et tu es?…
— Frédéric. Mes petits frères jouent souvent avec Marius, dit-il en
pointant deux petits garçons portant un habit de neige identique.
Je sursaute, un peu surprise.
— Ce sont des jumeaux?
— Oui! Ils s’appellent Louis et Laurent. Ils ont dix ans comme Marius.
— C’est drôle, moi aussi je suis jumelle!
Frédéric et moi parlons un peu. Il est très sympathique. Il m’apprend
qu’il a quatorze ans et qu’il est en secondaire 2 au programme d’éducation
internationale. Ce doit être un méchant bollé!
Comme moi, il garde cette semaine.
— Ça me permettra de payer une partie de mon voyage à Boston au mois
de mai, me confie-t-il en souriant.
Nous retournons glisser une ou deux fois avec Marius et les frères de
Frédéric avant de nous arrêter pour dîner. Sur le chemin du retour, Frédéric
nous invite chez lui pour écouter un film pendant l’après-midi.
— Je ne sais pas si mon oncle et ma tante seraient d’accord…
— Marius vient souvent chez nous, je suis sûr qu’il n’y aura aucun
problème.
Malgré tout, je ne suis pas à l’aise d’aller chez lui sans les avertir. C’est
la première fois que je garde, je ne veux pas faire une gaffe dès la première
journée.
— Et si on faisait un fort dehors à la place? Ce soir, je demanderai à ma
tante pour le film et demain, si elle accepte, on ira chez vous. Qu’est-ce que
tu en dis?
— Pas de problème! On se retrouve ici dans une heure!
Pendant le dîner, je pose quelques questions à Marius sur Frédéric. Selon
mon cousin, Frédéric n’est pas aussi sympathique avec lui qu’il l’est avec
moi.
— Il est toujours en train de nous dire d’aller jouer ailleurs… Il étudie
presque tout le temps et il dit qu’on le déraaaaaaange! Avec Laurent et
Louis, on préfère jouer ici plutôt que chez lui, comme ça, on est sûrs d’être
tranquilles.
— Tiens, c’est drôle, il m’a paru très gentil…
— Ça doit être parce qu’il te trouve belle!
— Voyons donc! J’avais un gros foulard qui me cachait la moitié du
visage et ma tuque était enfoncée jusqu’aux oreilles, il ne m’a presque pas
vue.
— Je lui ai montré une photo de toi l’autre jour, alors il sait très bien de
quoi tu as l’air.
Euh… Je n’aime pas trop que mon cousin montre une photo de moi à un
inconnu. J’ai beau avoir jasé avec lui une trentaine de minutes et l’avoir
trouvé souriant, il reste que je ne le connais pas beaucoup.
Il vaut mieux couper court immédiatement aux suppositions.
— Marius, j’ai déjà un chum. Alors, que je plaise à Frédéric, ça ne me
fait ni chaud ni froid. Et je pense que tout ce qu’il veut, c’est un peu de
compagnie.
Marius hausse les épaules et continue de manger son sandwich au
jambon et au ketchup (beurk!).
Après le repas, je répète quelques pas de claquettes dans l’entrée de la
maison, histoire de ne pas perdre la main… pour ne pas dire le pied! Les
pas de claquettes font tellement une douce mélodie à mes oreilles! Je
montre à Marius quelques frappes de base qu’il essaie de reproduire, mais
sans souliers ferrés, c’est sûr que ça ne fait pas le même effet.
Ensuite, nous retournons dehors. Nous passons un bel après-midi avec les
trois autres garçons, si bien que je ne vois pas le temps passer. Louis et
Laurent sont vraiment dégourdis, et il faut les avoir à l’œil, car ils ont
souvent des idées un peu trop folles à mon goût. Tout d’abord, ils tentent de
faire un pont-levis à l’entrée du fort avec une planche posée en équilibre
entre deux monticules de neige et peu de temps après, ils essayent de
grimper sur le rebord de la piscine pour voir si la glace est assez solide pour
patiner.
Frédéric a un peu moins de patience que moi avec les jumeaux. C’est sûr
que c’est la première fois que je les rencontre, alors que lui doit vivre avec
eux tous les jours…

Ce soir, je parle à Grégory sur Skype. Je suis contente de le voir et je le


trouve aussi beau que d’habitude. Il me raconte sa journée, je lui raconte la
mienne… sans parler de Frédéric. Il ne s’est rien passé entre lui et moi, et il
ne se passera rien non plus, mais je veux éviter de nouveaux problèmes.
Grégory était jaloux que je trouve Enzo beau garçon. Si je lui dis que j’ai
joué tout l’après-midi avec un gars de quatorze ans et ses frères, et que je
lui confie qu’en plus il nous a invités à regarder un film chez lui demain,
j’ai peur de sa réaction. En fait, je suppose qu’il pourrait être inquiet et
imaginer toutes sortes de scénarios. Alors, je raconte que les deux petits
voisins de Marius ont glissé et fait un fort avec nous. Disons que ce n’est
pas un mensonge, mais juste un oubli…
2 mars

À neuf heures, maman s’est mise au téléphone pour avoir un rendez-vous


à la clinique pédiatrique où nous sommes suivies depuis notre naissance.
J’ai beau avoir treize ans, maman dit que tant que nous n’aurons pas dix-
huit ans, nous nous ferons soigner par un pédiatre. Bof, ça ne me fait rien,
tant que le médecin trouve ce que j’ai. Encore ce matin, je suis loin de me
sentir au mieux de ma forme.
— Clara, j’ai été chanceuse. J’ai réussi à avoir une place à dix heures
trente. Déjeune, habille-toi, on part dans quarante-cinq minutes.
Je n’ai pas vraiment faim, mais je me force à manger une banane. Tous
les jours d’école, je me dépêche pour me préparer, m’habiller… J’aurais
aimé traîner en pyjama jusqu’à midi au lieu de sortir dans le froid et aller à
la clinique. Surtout que c’est rempli d’enfants malades, avec la morve au
nez. Je n’ai pas envie d’attraper toutes sortes de microbes.
Une dame est assise juste à côté de nous dans la salle d’attente avec son
bébé naissant. Je remarque que maman lui jette plusieurs coups d’œil et je
souris. Dans quelques semaines, notre petite sœur sera née. Ça me fait tout
drôle d’y penser. Même si le ventre de maman est immense (on dirait
presque une ogive nucléaire tant il pointe vers l’avant), je ne le réalise pas
encore tout à fait.
J’ai apporté mon cahier de poésie et j’écris en attendant qu’on m’appelle.
Je compose un poème sur la douleur. Après l’épisode que j’ai vécu hier soir,
les mots ne sont pas difficiles à trouver, mais ce n’est pas aisé d’écrire sur
ce sujet. Au bout de quelques vers, je referme mon cahier, car trop de
souvenirs désagréables sont ravivés. Je devrais plutôt écrire un poème sur la
santé ou le bonheur, pour me changer les idées et rester positive. Tout à
coup, j’entends:
— Clara Perrier, bureau 5!
Le pédiatre de garde est un vieux médecin au visage joufflu et au sourire
avenant dont la moitié du visage est caché par de grosses lunettes d’une
autre époque. Il s’appelle Gilles Prince. Ce n’est pas la première fois que
nous le voyons.
— Alors, qu’est-ce qui se passe avec toi, ma grande? me demande-t-il.
C’est chouette que le médecin me parle à moi plutôt qu’à maman. Je lui
raconte alors mes maux de ventre, les crampes, les visites aux toilettes… Il
me pose quelques questions sur la fréquence de mes douleurs et prend des
notes avec une belle plume fontaine. On dit souvent que les médecins ont
une calligraphie en pattes de mouche, mais la sienne est tout à fait lisible.
Le docteur Prince me pèse, me mesure, écoute mon cœur, mes poumons
et prend ma pression avant de se rasseoir à son grand bureau de mélamine
brune.
— Est-ce que vous croyez que j’ai quelque chose de grave?
— Je vais t’envoyer faire un bilan sanguin complet, une culture de selles
et je vais te référer en gastro-entérologie, mais malheureusement, ça peut
prendre quelques mois avant que tu aies un rendez-vous. De prime abord,
les symptômes que tu me décris ressemblent à une intolérance alimentaire.
J’aimerais que tu tiennes un journal et que tu notes tout que tu manges
chaque jour. Indique aussi quand tu as des maux de ventre et l’intensité de
la douleur. Peut-être arriveras-tu à faire des recoupements. Si tu crois avoir
repéré l’aliment fautif, coupe-le de ton alimentation une semaine ou deux et
vois si tes ennuis diminuent.
Je sors de la clinique un peu débinée. Je pensais que le médecin
découvrirait tout de suite ce que j’ai et me donnerait un médicament pour
me guérir. Là, je dois passer plein de tests et noter tout ce que je mange. Ce
n’est même pas garanti que je trouve ce qui cause mes problèmes digestifs.
Maman essaie de me rassurer.
— Ne t’en fais pas, ma poulette en chocolat, on va finir par savoir ce que
tu as. Garde confiance.
C’est tellement plus difficile à faire qu’à dire…
Lorsque j’arrive à la maison, je déchire la page de mon cahier où j’ai
rédigé mon poème sur la douleur. Je prends un gros feutre et j’écris
précipitamment dans le haut: «J’ai peur de ne jamais trouver pourquoi j’ai
mal.» Je plie la feuille en quatre et je la glisse dans ma boîte à peurs, bien
cachée dans mon placard. Je me sens un peu soulagée quand j’exprime ce
qui m’effraie, ce qui m’inquiète. En espérant que cela m’aide encore cette
fois.
Je fouille dans ma bibliothèque à la recherche d’un livre pour me
détendre et je tombe sur un roman de Robert Soulières que j’ai lu l’an
dernier. Cet auteur écrit toujours des choses qui me font sourire. C’est en
plein ce dont j’ai besoin en ce moment.
J’aime bien relire les livres que j’ai déjà lus. Même si je connais déjà la
fin, je les savoure tout autant. C’est comme le gâteau, c’est bon, même si on
en a déjà mangé la veille!
Je sors deux biscuits aux fraises d’un paquet dissimulé dans mon bureau
et je me plonge dans mon livre, en espérant que ça me change les idées.
3 mars

Je m’amuse vraiment bien ici. C’est sûr que je m’ennuie de la maison, de


Clara et de Grégory surtout, mais je sais que je les retrouverai bientôt.
Clara m’a raconté sa soirée de malheur de lundi et son rendez-vous chez
le médecin. Je la plains tellement! J’ai essayé de lui remonter le moral au
téléphone, mais ce n’est pas comme si j’étais avec elle.
Depuis notre party d’anniversaire, j’ai l’impression que nous nous
sommes éloignées un peu et je m’en veux. Ma sœur vit des moments
pénibles, il est important que je sois là pour elle. Je sais que pour les
prochains jours, ce sera difficile, mais je vais me reprendre dès mon retour à
la maison.
Grégory m’a écrit un long message aujourd’hui. Il lui est arrivé quelque
chose de tout à fait inattendu hier. Il jouait au hockey dans la rue avec des
voisins et des amis, et Enzo (le gars que Romy trouve à son goût) faisait
partie des joueurs. Ils jouaient un peu rudement. Enzo s’est fait bousculer et
s’est tordu la cheville. C’est Grégory qui est allé le reconduire chez lui en
l’assoyant sur le traîneau de sa sœur pour mieux le transporter. Il est
imaginatif, mon chum! En chemin, ils ont discuté et, finalement,
semblerait-il qu’Enzo «n’est pas aussi plate qu’il en a l’air». Les deux ont
même joué au Xbox le reste de l’après-midi chez Enzo!
Je me suis empressée d’envoyer un message à Romy pour lui dire tout ça.
C’est excitant! J’ai hâte de voir Grégory pour qu’il me raconte plus en
détail ce qu’ils se sont dit. Comme le hasard fait bien les choses, parfois!
J’ai exercé mes claquettes encore hier et aujourd’hui. Un jour, avec
beaucoup de travail, je serai bonne! Pendant que je danse, Marius joue à
l’ordinateur sur la table de la cuisine. J’avais peur de le déranger, mais c’est
lui-même qui m’a dit qu’il aimait cette musique et que je pouvais «claquer»
autant que je le voulais. De temps en temps, mon cousin lève le nez de son
écran et me taquine.
— Plus vite! Plus vite!
Mais je ne peux pas aller plus vite! Mes pieds et ma tête ne vont pas tout
à fait au même rythme. Il paraît qu’un homme a battu un record du monde
en faisant trente-cinq pas de claquettes en une seule seconde. J’en suis très
loin!
Soudain, on cogne à la porte. Par la petite fenêtre, je devine la silhouette
de Frédéric. Tiens, tiens, il ne peut plus se passer de nous, celui-là…
— Allô! Est-ce que je te dérange?
J’exécute trois petits pas en guise de réponse.
— Comme tu vois, je répète!
Frédéric n’a pas l’air d’en croire ses yeux.
— Wow! C’est génial! Tu m’as dit que tu faisais partie d’un programme
de danse, mais je ne savais pas que tu faisais des claquettes. Je veux voir tes
souliers. Ils sont cool!
C’est drôle, il a l’air vraiment intéressé. D’habitude, les garçons ne
raffolent pas particulièrement de la danse (à part Louka et Jérôme, bien sûr,
mais ils sont très minoritaires). Même Grégory me pose rarement des
questions sur ce que j’apprends dans mes cours et quand je lui en parle,
c’est un peu comme si c’était du chinois pour lui. Je crois qu’il aime me
voir danser, mais pas trop souvent.
Frédéric reste planté devant moi en souriant. Je me demande ce qu’il
attend.
— Est-ce que tu voulais me demander quelque chose?
Il semble reprendre ses esprits.
— Euh oui, oui. Les jumeaux veulent retourner glisser. Encore. Ils
m’attendent dehors avec leur traîneau. Est-ce que vous venez avec nous?
— Non! Je veux continuer à jouer à l’ordi, lance mon cousin à travers la
pièce. Je viens juste de passer un niveau.
Je hausse les épaules.
— C’est lui le patron! Sans blague, je lui ai permis de jouer à son jeu de
ninja-vampire-zombie-soldat et après on va essayer de préparer des biscuits
ensemble. Ma tante m’a donné une recette qui est censée être super facile à
faire.
— Ah, dit-il, déçu. Je comprends…
Frédéric ouvre la porte et sort. Avant de refermer, il se retourne.
— J’y pense! Ce soir, quand ton oncle et ta tante seront revenus, est-ce
que tu aurais envie d’aller patiner au parc? Il y a une belle patinoire. Pas
aussi longue que celle du canal Rideau, mais la glace est dégagée et c’est
éclairé.
— J’aurais aimé ça, mais je n’ai pas emporté mes patins.
— Tu portes quelle taille de souliers?
— Des sept.
— On a sûrement une paire qui te fait chez moi, si ça ne te dérange pas
de mettre des patins de gars…
— Non, non.
— OK! Je vais être là vers dix-neuf heures trente. Ça te va?
Je pense que je n’ai plus trop le choix d’accepter, maintenant. Mais bon,
ça me fait aussi plaisir. Ça fait longtemps que je n’ai pas patiné.
— D’accord. À plus tard!
Quand je referme la porte, mon cousin se tourne vers moi, en souriant.
— J’te l’avais dit que tu étais son genre, hein?
— Ah! Marius! Ça ne veut rien dire du tout.
Mais au fond de moi, je ne peux m’empêcher de penser que mon cousin
pourrait avoir raison. Je connais Frédéric depuis trois jours seulement, mais
peut-être que je lui plais. Sinon, pourquoi serait-il aussi attentionné?
Pourquoi m’inviterait-il à patiner? Je suis un peu mélangée, je l’avoue.
J’essaie de me convaincre que je me fais des idées, mais je me dis aussi
que les signes sont flagrants. Et moi, qu’est-ce que je pense de lui? Mon
côté rationnel clame haut et fort que j’ai déjà un chum que j’aime et qui
m’aime, et que je ne ressens aucun sentiment envers Frédéric. Mais mon
cœur murmure, presque honteux, que ce garçon n’est pas si vilain que ça et
qu’il est même très attachant. C’est sûr qu’il est un peu impatient avec ses
petits démons de frères, mais il est sympathique, sociable et drôle. Et pour
être honnête, je ne suis même plus sûre que mon chum m’aime vraiment.
Entre Jessenia qui veut tout faire pour lui remettre le grappin dessus et ma
sœur qu’il a embrassée sous mon nez, je ne peux pas dire que notre relation
soit au beau fixe.
4 mars

La semaine achève et j’ai presque hâte de recommencer l’école. Du plus


loin que je me souvienne, c’est la pire semaine de relâche que j’ai passé. Je
sais, il n’y a pas eu de cataclysme interplanétaire, mais je suis tout de même
déçue. Pourquoi? J’ai plein de bonnes raisons:
1. J’ai été malade comme un chien lundi soir. J’ai encore eu très mal
au ventre hier et j’ai passé la moitié de la soirée enfermée dans la salle
de bain (j’ai une drôle de relation avec les toilettes, moi…).
2. Estelle est retournée chez elle alors qu’elle devait dormir à la
maison.
3. Le médecin n’a pas trouvé pourquoi je suis malade et ça me fâche.
Et en même temps, je me sens impuissante, à la merci de mon corps et
de ses caprices.
4. Je dois noter tout ce que je mange, l’heure à laquelle je mange, les
moments où j’ai mal au ventre et l’intensité de mes maux. Super
plaisant. J’aime écrire, mais pas du tout ce genre de choses.
5. Je suis allée au cinéma avec Clémentine, mais le film était très
poche. Un vrai navet! C’est même méchant pour les navets de dire ça.
6. Estelle m’a appelée en pleurant ce matin, car ses parents venaient
une nouvelle fois de se chicaner. Sa mère a décidé de partir chez sa
sœur, avec Estelle, jusqu’à ce que son père déménage. Comme sa tante
habite à plus d’une heure de route, on ne se verra sûrement pas d’ici la
fin des vacances.
7. Ma sœur n’est pas là. J’aurais même dû l’écrire au point 1, celui-là.
Je m’ennuie. Je me sens toute seule. Et en plus, elle a l’air de s’amuser
comme une petite folle à Gatineau. Je suis un peu jalouse.
8. Maintenant qu’elle est en congé, maman s’est découvert un goût
pour le ménage et ça m’énerve! Elle a même récuré les joints des tuiles
de la salle de bain à la brosse à dents aujourd’hui. Elle ne s’arrête pas
une seconde. J’ai le tournis. Elle a relavé et replié tous les petits
pyjamas du bébé, car ils ne sentaient plus aussi bon. Papa dit que c’est
son instinct de nidification qui ressort. Moi, je trouve surtout ça
bizarre. Et quand elle ne range pas, elle s’assoit sur un ballon
surdimensionné et y fait rouler son bassin. C’est soi-disant super bon
pour se préparer à l’accouchement, mais on ne peut plus circuler dans
le salon tellement il prend de la place.
Au moins, j’ai cuisiné beaucoup. Mon souper de lundi s’est mal terminé,
mais depuis, j’ai fait une nouvelle recette de cupcakes (érable et noix) et un
pain au citron au goût acidulé que papa a vraiment aimé. Tiens, ça me
donne une idée…
Je regarde ma montre: il est treize heures. Mon plan pourrait fonctionner
si je me dépêche. Je cours voir maman qui est en train d’épousseter les
feuilles des plantes du salon. Quand je disais qu’elle était devenue un peu
zinzin du ménage, j’en ai de nouvelles preuves tous les jours. Je m’amuse
même à envoyer ses lubies de ménage par courriel à Lili, ça la fait bien
rigoler.
— Maman?
— Oui, ma poulette, répond-elle sans lever les yeux de sa tâche.
— J’ai pensé à quelque chose… J’aurais envie de refaire un pain au
citron, celui que papa a mangé presque au grand complet à lui tout seul hier,
et aller l’offrir à Estelle avant qu’elle parte chez sa tante. Je suis sûre que ça
lui ferait plaisir. Est-ce que tu voudrais aller me reconduire?
— Mmm…
— C’est oui, ça?
Maman se tourne vers moi en soupirant.
— Oui. C’est oui.
— Tu es la meilleure maman au monde!
Et je la serre fort dans mes bras… aussi fort que son ventre immense me
le permet!
Je m’empresse d’aller à la cuisine.
Le temps de préparer mon pain au citron pour Estelle, de le faire cuire et
de le laisser reposer une quinzaine de minutes, il est quinze heures trente. Je
dépose le gâteau dans une assiette en carton de Noël. C’est tout ce que j’ai
trouvé. Je l’enveloppe de papier d’aluminium et je noue un beau ruban rose
tout autour. Pendant que le gâteau était dans le four, j’ai même réussi à
composer un petit poème à l’intention de mon amie. Ce n’est que quelques
vers, mais je suis sûre qu’Estelle appréciera cette attention. Je glisse le bout
de papier où j’ai rédigé mon poème sous le ruban.
Maman met son manteau d’hiver, qui ne ferme plus depuis longtemps, et
je l’aide à enfiler et à attacher ses bottes.
— Quelle satisfaction ce sera de pouvoir m’habiller toute seule, a-t-elle
justement dit au souper, hier soir.
— Oui, mais quand le bébé sera là, il faudra t’aider à manger et à couper
tes aliments, car la petite vlimeuse aura sûrement faim exactement en même
temps que nous, lui a répondu papa. C’était toujours comme ça avec les
filles.
Maman a hoché la tête, résignée. C’est tout un contrat, avoir un bébé!

Estelle est très étonnée de me voir arriver chez elle. Je lui tends l’assiette
et ses yeux se remplissent d’eau.
— Ce n’est pas grand-chose, mais je voulais juste te dire que je pensais à
toi. J’espère que ça va s’arranger entre tes parents…
— Merci. Moi aussi je souhaite de tout mon cœur que ça s’arrange. Je
suis tannée, tellement tannée, si tu savais.
— Tu m’appelles ou tu m’écris, d’accord?
— Je vais essayer. Sinon, on se revoit lundi.
En chemin vers la maison, j’ai le cœur un peu lourd. Je regarde le
paysage défiler tranquillement par la fenêtre givrée. Maman ne dit rien,
mais elle presse ma main pendant une partie du chemin. Elle m’offre alors
d’aller bouquiner à la librairie pour me choisir un nouveau livre. C’est vrai
que ça m’a toujours apaisée de me promener dans les rangées remplies de
romans, de documentaires, d’albums illustrés, de bandes dessinées…
J’aurais envie de tous les lire. Je pense que je vais acheter un recueil de
poésie, nous n’en avons pas à la maison. Ou un roman «hop la vie!», pour
chasser mes idées noires. Maman a le tour de me redonner le sourire, des
fois!
5 mars

Il est quatre heures du matin et je suis incapable de me rendormir. Je me


tourne et me retourne dans mon lit depuis environ une heure. Je sais
exactement pourquoi je n’arrive plus à trouver le sommeil. Plus j’y pense,
plus je suis réveillée.
C’est à cause de Frédéric. Mercredi, je suis allée patiner avec lui. Qu’est-
ce qu’on a eu du plaisir! J’ai ri comme je n’avais jamais ri. Je ne me
souviens même plus de ce que Frédéric disait, mais c’était vraiment très
drôle. Il n’est pas du tout le même quand ses frères ne sont pas là. Il est plus
détendu, moins coincé. C’est un garçon qui est allumé sur plein de trucs: les
sciences, les maths, l’histoire… Il me parlait de son projet d’Expo-sciences
et des étoiles brillaient dans ses yeux.
À la fin de la soirée, on s’est promis de remettre ça jeudi soir, mais
seulement pour une heure, car mon oncle et ma tante voulaient m’inviter au
restaurant pour ma dernière soirée à Gatineau.
Toute la journée d’hier, j’ai pensé à Frédéric. Quand je l’imaginais qui
souriait et qui riait, mon cœur battait plus vite. Et c’est là que j’ai compris
que j’étais en train de tomber amoureuse de lui! Je jouais au Monopoly avec
mon cousin quand je l’ai réalisé et j’ai lâché un «Non! Pas ça!» à haute
voix. Marius ne comprenait rien, car il pensait que je m’adressais à lui.
Finalement, j’étais si perturbée que je lui ai concédé la victoire et je lui ai
proposé d’écouter un film.
J’ai réfléchi tout le reste de l’après-midi. Je me disais que je ne pouvais
pas tomber amoureuse de Frédéric, puisque j’avais déjà un chum. En plus,
j’habite à deux cents kilomètres de Gatineau, une relation avec lui n’aurait
aucun avenir. Si j’avais pu, j’aurais pris le premier train ou le premier
autobus vers chez moi pour être certaine de ne plus jamais le revoir. J’ai
essayé d’appeler Grégory, ma sœur, Romy, mais personne ne répondait.
Tout à coup, j’ai eu l’impression que j’étais terriblement seule et une grosse
boule d’émotion m’a serré la poitrine.
J’ai failli annuler notre deuxième escapade à la patinoire. J’avais même
une phrase toute prête dans ma tête pour Frédéric lorsqu’il viendrait me
chercher. Mais quand j’ai ouvert la porte, j’ai été incapable de me désister.
J’avais trop envie de passer un autre beau moment avec lui. On a patiné
juste un peu, finalement. On a surtout jasé dans le chalet, là où on laisse nos
bottes. Alors qu’on allait se quitter pour rentrer chacun de notre côté, nos
yeux se sont croisés quelques secondes. Il s’est rapproché de moi. Mon
souffle s’est accéléré, le sien aussi. J’ai eu l’intuition qu’on allait
s’embrasser. Je le désirais autant que lui. Et c’est là que j’ai eu un flash. J’ai
revu Grégory qui embrassait Clara, le soir de notre anniversaire, et j’ai senti
ma blessure se rouvrir. Je ne pouvais pas faire ça. Alors, je me suis levée.
Tout mon corps était terriblement lourd, comme s’il voulait rester là. Je l’ai
salué rapidement et je suis partie. Je n’ai même pas osé le regarder dans les
yeux. Il n’a rien dû comprendre.
Sur le chemin du retour, je me suis forcée pour ne pas pleurer, parce que
je ne voulais pas avoir à me justifier auprès de ma tante et de mon oncle.
Mais une fois couchée, cachée sous la couette, j’ai ouvert les vannes. Je
dois encore avoir les yeux enflés d’avoir pleuré une partie de la nuit.
Aujourd’hui, Marius et moi allons au Musée des sciences et de la
technologie à Ottawa, et ensuite, je retourne chez moi. J’ai hâte de retrouver
ma maison, mes parents, ma sœur, mes amis… mon chum. Ai-je encore un
chum? Même si je n’ai pas embrassé Frédéric, j’ai l’impression de l’avoir
trahi et je me sens terriblement coupable. Dois-je lui dire ce qui est arrivé?
Grégory ne me pardonnerait jamais ces moments passés avec un autre que
lui. Mais serais-je capable de vivre avec ce secret?
7 mars

— Clara, il faut que tu arrêtes de préparer autant de bons desserts. J’ai


pris deux kilos seulement cette semaine. Si ça continue comme ça, rendue à
l’accouchement, j’aurai doublé mon poids!
Malgré ce qu’elle vient juste de dire, maman se prend un deuxième
biscuit au caramel à la fleur de sel que je viens de faire pour Lili. Ma sœur
n’a pas trop le moral depuis son retour. Vendredi, elle a tenu à dormir avec
moi dans mon lit et entre deux sanglots, elle m’a parlé de Frédéric. Elle m’a
même montré le message qu’il lui avait envoyé et m’a dit:
— Dans le train, je me suis connectée à Facebook et j’ai vu qu’il m’avait
écrit. Je te montre son message juste à toi, mais après ça, je l’efface. Je ne
veux pas le garder, c’est trop douloureux. Et je ne voudrais surtout pas que
Grégory tombe dessus par hasard.

Lili,
Merci pour cette belle semaine. Tu es une fille merveilleuse. Je sais
pourquoi tu t’es sauvée hier, même si je voulais que tu restes. Tu
garderas toujours une place particulière dans mon cœur. N’hésite pas
à m’écrire.
Frédéric

Nous avons parlé la moitié de la nuit. Lili a beaucoup pleuré et moi aussi,
même si je n’avais aucune raison particulière d’être malheureuse. Ça nous a
fait du bien.
Aujourd’hui, je vais magasiner avec Clémentine au centre commercial.
J’ai vraiment besoin de t-shirts et de chandails pour la fin de semaine et les
jours de congé. La semaine, je ne me casse pas la tête. Je porte toujours
mon costume d’écolière modèle. Du coup, j’ai donc moins de vêtements
que ma sœur. La chanceuse, elle peut s’habiller comme bon lui semble
TOUS les jours. Depuis peu, j’ai grandi et mes seins ont grossi (un peu,
mais c’est mieux que rien) et je ne suis plus à l’aise dans plusieurs de mes
chandails et t-shirts.
C’est la première fois que maman me laisse acheter des vêtements toute
seule. Avec sa bedaine d’éléphante, je pense qu’elle n’a pas envie
d’arpenter les allées surpeuplées du centre commercial et papa déteste les
magasins. Je ne me souviens même pas de la dernière fois où il a mis les
pieds dans un tel lieu… À part un centre de rénovation, bien entendu. Pour
Noël, il a délégué à maman la plupart de ses achats et il a passé des
commandes en ligne.
Je pensais que Lili se ferait un plaisir de nous accompagner, mais elle
préfère rester à la maison.
— Je n’ai pas été dans mes affaires pendant cinq jours, qu’elle a dit. Je
n’ai pas le goût de sortir.
Sur le coup, j’ai été déçue, mais je suis sûre que j’aurai tout de même
beaucoup de plaisir. Maman m’a donné un budget de quatre-vingts dollars.
Je n’en suis pas revenue quand elle a sorti quatre billets de vingt dollars,
plus dix dollars pour dîner. C’est beaucoup! Je me sens super riche! J’ai un
petit portefeuille de cuir super mignon en forme de rose que ma grand-mère
m’a rapporté du Salon des métiers d’art l’année dernière. Il dort dans le
tiroir de ma commode depuis que je l’ai eu. Je suis contente de pouvoir
enfin l’utiliser pour y ranger mes sous.
— Tu gardes toutes les factures, d’accord? Si on doit échanger quelque
chose ou s’il y a un défaut de fabrication, il nous les faut, me dit maman en
me déposant devant les portes du centre commercial.
Je lui envoie deux becs soufflés avant de sortir de la voiture.
Si ma semaine ne s’est pas super bien déroulée, au moins, elle finit bien.
Nous entrons dans tous les magasins… à part ceux qui vendent des
vêtements pour grands-mères! Je me trouve deux t-shirts sur un présentoir
de liquidation, une blouse noire avec des petits points blancs et un chandail
mauve avec un col baveux. Le mot baveux me dégoûte un peu, mais le
chandail est super joli. Clémentine s’achète seulement une ceinture. Elle
essaie autant de vêtements que moi, mais rien n’est à son goût.
Nous dînons tard, après que la cohue est passée. Nous jasons longtemps
une fois notre repas terminé. Je note méticuleusement ce que j’ai mangé
dans mon petit calepin, même si je ne connais pas exactement tous les
ingrédients qu’il y avait dans mon assiette. Je n’ai pas eu de gros épisodes
de crampes depuis le début de la semaine, mais je me couche presque tous
les soirs avec un mal de ventre. Je n’arrive pas à mettre le doigt sur un
aliment en particulier qui pourrait me rendre malade. Je sais qu’il est là,
sous mes yeux, mais je ne le vois pas.
À la fin de l’après-midi, le père de Clémentine vient nous chercher dans
sa grosse voiture de luxe. Je ne connais pas la marque, mais les sièges sont
beaucoup plus confortables que dans notre voiture. Et ils sont chauffants, en
plus! C’est le nec plus ultra en plein hiver pour les frileux qui habitent au
Québec.

Après un petit souper tranquille, Lili et moi montons dans notre chambre
pour nous coucher, même s’il est de bonne heure. Je veux lire un peu avant
de dormir. Ça m’aide toujours à trouver le sommeil plus rapidement.
Comme si toutes ces histoires que je lisais m’ouvraient la porte des rêves…
Je me suis acheté deux livres avec maman l’autre jour: un recueil de poésie
de Jacques Prévert et un roman historique qui a l’air super chouette. Il a
plus de quatre cents pages, alors je pourrai faire durer le plaisir pendant
plusieurs jours… et plusieurs soirées.
Lili a l’air épuisée, même si elle n’a pas fait grand-chose de sa journée.
Elle me donne un gros câlin, se roule dans ses couvertures et s’endort
presque instantanément. Je le sais, car sa respiration est différente. Ma sœur
en a gros sur le cœur, je pense. Elle doit appréhender sa journée de demain
et ses retrouvailles avec Grégory. Je ne voudrais pas être à sa place. C’est
toujours compliqué les histoires d’amour. Dans les livres, mais dans la vraie
vie aussi.
Je suis contente de ne pas avoir d’amoureux. C’est sûr que j’aimerais
avoir quelqu’un pour me coller, pour me confier… mais j’ai une sœur et des
amies pour ça! Je n’ai pas besoin d’avoir un garçon dans ma vie pour être
heureuse. Un jour, je tomberai sûrement amoureuse, mais je ne veux pas y
penser tout de suite. Le baiser de Grégory a chamboulé ma vie pendant des
jours et des jours, ça ne me donne pas très envie de me rapprocher des gars.
Maintenant, je peux dire que la semaine de relâche est bel et bien finie.
Elle est loin de s’être déroulée comme je l’aurais voulu, mais l’an prochain,
je prends la résolution de ne pas répéter le même scénario!
8 mars

Les lundis matins sont toujours un peu plus difficiles que les autres jours
de la semaine. Le lundi matin suivant la semaine de relâche est encore
PIRE! Non pas que je sois malheureuse de retourner à l’école, c’est juste
que j’ai perdu l’habitude de me lever de bonne heure. Même si je me suis
couchée tôt hier soir, on dirait que j’ai passé la nuit sur la corde à linge. Au
moins la moitié des élèves de l’école, sinon plus, sont exactement dans la
même situation que moi.
Estelle a vraiment l’air contente de me voir.
— Ça fait du bien de revenir à l’école. Enfin, je me sauve de la maison!
Ou plutôt, de la maison de ma tante.
— Est-ce que ton père est déménagé? demande Clémentine en rangeant
ses effets personnels dans son casier.
— Il aura les clés de son condo ce matin et il déménagera ses choses
aujourd’hui ou demain. Maman et moi devrions retourner à la maison d’ici
deux ou trois jours maximum.
— Et après, est-ce que tes parents auront la garde partagée?
— Je ne pense pas. Ce qui a été décidé, c’est que je resterais avec maman
et que j’irais chez papa une fin de semaine sur deux. Mais on n’en a pas
encore parlé en détail. La discussion vire au drame chaque fois que je
prononce le mot ‘’papa’’, alors je tiens ça mort pour l’instant. Et mon père
n’a pas l’air particulièrement pressé de me voir. Il n’a pas essayé de
m’appeler une seule fois depuis qu’on est chez ma tante.
— C’est vraiment dommage que les choses se passent aussi mal.
La cloche sonne et nous nous dirigeons vers notre local de classe, sans
trop d’entrain. La matinée passe trop lentement à mon goût. J’ai de la
difficulté à suivre ce que les profs disent. Monsieur Dugas-Fillion,
gentiment surnommé Dégât-de-finition par des élèves de ma classe, nous
passe un documentaire. Habituellement, j’adore regarder un film à l’école,
ça nous fait toujours une petite pause, mais aujourd’hui, je suis très
distraite, même si je me force pour prendre des notes. Finalement, dans la
marge de mon cahier, je compose un court poème intitulé «Tomber dans la
lune». À midi, comme je n’ai aucune étude ni aucun devoir à finir, je
retranscris mon poème dans mon cahier. Clémentine me regarde faire.
— Il ne faut pas que tu te mélanges dans tes cahiers. Un pour noter ce
que tu manges, un autre pour y écrire tes poèmes…
— Bah, au pire, je n’ai qu’à noter mes repas en rimes. Crudités et pâtes
carbonara accompagnées de jus d’orange et de yogourt à l’ananas. Et cet
après-midi, comme en-cas, une poignée de noix!
— Ah! Ah! Bien rigolo! Mais ce n’est pas des pâtes carbonara que tu as
mangées à midi, ma chère. Si je me souviens bien, c’étaient des macaronis à
la viande.
— Oui, je sais, mais ça fait moins “classe”. Et ça ne rime pas avec le
reste!
Quand j’ai fini de retranscrire mon poème, je passe mon cahier à mon
amie, qui décore ma page. Elle dessine un Pierrot assis sur un croissant de
lune. Clémentine a vraiment beaucoup de talent. J’aime la regarder dessiner,
ça semble si facile pour elle!
L’après-midi me paraît tout aussi interminable que le matin. Lorsque la
cloche annonçant la fin de la journée retentit, je pousse un soupir de
soulagement. Je ramasse mes livres et ma trousse sous mon bureau et je me
dirige mollement vers mon casier. J’ai tellement envie d’être à la maison! Je
pense bien que je vais faire un somme avant le souper pour me redonner un
peu d’énergie.
Alors que je range mes livres dans mon sac, je me rends compte que je
n’ai pas mon cahier de poésie. Je fouille, je fouille, il n’est nulle part.
J’éprouve soudain un sentiment se rapprochant de la panique. Où est-il? Je
ferme mon casier et je fonce vers celui de Clémentine pour lui demander si
c’est elle qui l’a.
— Non, je te l’ai redonné tout à l’heure. Tu l’as peut-être oublié dans la
classe de français?
Merdouille! Je prends mes jambes à mon cou et je grimpe les marches de
l’escalier quatre à quatre. Si je me dépêche, je ne raterai pas mon autobus.
En espérant que madame Mercier soit encore là. Fiou! Elle est toujours dans
sa classe.
— Ton cahier de poésie? Non, je ne l’ai pas vu. À part quelques
mouchoirs souillés, il n’y avait rien sur le plancher. Si je le retrouve, je te
fais signe.
Je sors de ma classe de français un peu affolée. Je refais tout le chemin
jusqu’à mon casier en regardant par terre, dans les recoins, et même dans
les poubelles. La couverture rose va bien finir par me sauter aux yeux.
Arrivée au rez-de-chaussée, je remarque qu’il n’y a presque plus d’élèves
dans l’école à part quelques traînards. Je vois alors par la fenêtre les
autobus quitter le stationnement. Zut de flûte! Je viens de rater mon
autobus. Clémentine m’a laissé un mot.

Je ne peux pas t’attendre plus longtemps. Je t’appelle tantôt. J’espère


que tu l’as trouvé.
C. XXX

Je me laisse glisser le long de mon casier en pleurant.


Où est mon cahier? Il représente tellement pour moi! C’est le témoin de
ma vie depuis des mois et maintenant, il est entre les mains d’un inconnu.
La personne qui l’a trouvé me le rapportera peut-être demain… Mon nom
est écrit bien en évidence sur la première page. Et si ce n’était pas une
erreur, si on m’avait pris mon cahier délibérément? Mon cœur se serre à
l’idée que quelqu’un est peut-être en train de lire les pensées les plus
intimes que j’ai couchées sur papier. La personne qui a ce cahier entre les
mains peut tout savoir de moi: ce que j’aime, ce que je déteste, ce qui me
fait peur, ce qui me fait rêver… Tout à coup, je me sens toute nue.
Je reste quelques minutes affalée jusqu’à ce que la surveillante qui fait sa
tournée me trouve et me rabroue. Je renifle et j’essuie rapidement mes
larmes avec ma manche. Je devrais faire comme Estelle et garder des
mouchoirs avec moi en tout temps.
— J’ai manqué mon autobus. Il faut que j’appelle ma mère.
Elle me regarde avec ses yeux de vieille chouette.
— Viens avec moi, tu pourras téléphoner au bureau de la sécurité.
Je me relève et je suis la surveillante. Tout en marchant, je repense à mon
cahier perdu. Le reverrai-je un jour?
8 mars

Même si je suis revenue à la maison depuis vendredi soir, je n’ai pas vu


Grégory de la fin de semaine. Lui qui ne voulait pas que je parte, qui disait
qu’il allait s’ennuyer à mort, eh bien, il est parti faire du ski. Je sais que ce
n’était pas sa faute, les plans de ses parents ont changé à la dernière minute.
Ils n’ont pas pu aller skier pendant la semaine, alors ils se sont repris lors
des deux dernières journées de congé. Et pendant ce temps, moi, je me suis
morfondue à la maison. En fait, je ne sais même pas si j’avais envie de
passer du temps avec Grégory. Après ce qui s’est passé à notre fête
d’anniversaire et ma «(non) histoire» avec Frédéric à Gatineau, je ne sais
plus quoi penser. C’est un joyeux désordre dans ma tête.
Clara a fait des biscuits au caramel à la fleur de sel. J’ai piqué quelques
caramels qu’elle n’avait pas utilisés pour sa recette. J’en ai mangé un après
le souper. Tandis que je mâchonnais depuis quelques instants, je me suis fait
la réflexion que ce caramel ressemblait beaucoup à l’amour. Avant de le
manger, on le déballe délicatement, on le hume. L’odeur aiguise nos
papilles gustatives et on anticipe notre plaisir. On le croque avec envie et on
se délecte de sa saveur sucrée… mais au bout d’un moment, le caramel
colle aux dents et c’est vraiment moins agréable. On a des bouts coincés un
peu partout dans la bouche, on essaie de les déloger avec la langue, puis
avec les doigts. Finalement, le goût nous tombe un peu sur le cœur et on se
dit qu’on n’en reprendra pas un deuxième tout de suite.
Avec Grégory, c’est un peu comme ça. Au début, tout était beau,
parfait… puis la jalousie s’est immiscée dans notre relation, en même temps
que le doute. Il y a eu le cas Jessenia, le baiser de Clara, Frédéric… Et
même si j’essaie de me dire que ce n’est pas grave, qu’il faut tourner la
page, ce n’est pas facile à faire. Il y a quelque chose qui accroche. On ne
peut pas effacer ce qui s’est passé comme la craie sur un tableau noir. La
vraie question, c’est: «Puis-je passer par-dessus?» Pour le moment, il faut
que je laisse à Gatineau ce qui s’est passé à Gatineau. Si j’arrête d’y penser,
je réussirai sûrement à retrouver un certain équilibre dans ma vie.
C’est dans cet état d’esprit que j’arrive à la polyvalente. Romy n’est pas
encore là, mais Grégory m’attend à mon casier, un grand sourire aux lèvres.
Dès qu’il me voit, il se précipite vers moi pour m’accueillir. Je me force
pour lui rendre son sourire. Lorsque ses lèvres se posent sur les miennes, je
me surprends à me demander à quoi aurait ressemblé le baiser de Frédéric.
Je chasse rapidement cette idée de mon esprit. Il faut que mon cœur
comprenne que Frédéric, c’est FI-NI. En fait, ça n’a même jamais
commencé.
— Je suis heureux de te voir, soupire Grégory à mon oreille.
— Moi aussi.
Malgré toutes mes remises en question, je me rends compte que je suis
tout de même contente de le retrouver. Être près de lui me rassure. Pour
Grégory, rien ne semble avoir changé cette semaine. Malgré tous les
problèmes de notre couple, il pourrait encore y avoir de l’espoir.
Nous allons nous asseoir à la cafétéria pour parler un peu. Grégory en
profite pour s’acheter une collation. Il a toujours faim. Je le regarde payer
son muffin de loin et je souris. Je retrouve mes repères, ça me fait du bien.
Entre deux bouchées, il me raconte sa semaine avec bonne humeur.
— Sais-tu quoi? Tu n’en reviendras pas. Je pense que je suis devenu ami
avec le beau Enzo.
Ça me titille un peu qu’il dise «le beau Enzo», à cause de la dispute que
nous avons eue à ce sujet avant la semaine de relâche, mais je fais comme si
de rien n’était.
— On s’est vus super souvent cette semaine. Je ne le savais pas, mais ses
parents ont aussi un chalet à Bromont, alors on a fait du ski ensemble toute
la fin de semaine. En fait, lui, il fait du snowboard. Il me l’a même prêté
pour une descente ou deux, mais je ne suis pas sûr que j’aime ça.
— C’est vraiment chouette. Mais il n’avait plus mal à sa cheville?
— Presque plus. Ça devait juste être une petite entorse, finalement.
— Et est-ce qu’il t’a parlé de Romy, par hasard?
— De Romy? Pourquoi m’aurait-il parlé de Romy?
Ah là là! Les garçons, il faut toujours tout leur expliquer!
— Romy en est folle, tu ne t’en souviens pas? Elle lui a écrit une lettre
d’amour anonyme pour la Saint-Valentin.
— Ah oui, c’est vrai! J’avais déjà oublié. Mais non, il ne m’en a pas
parlé. Ni de Romy ni de la lettre. Mais on a parlé de toi. Il se souvenait
encore de ton solo de danse avant Noël.
— Ah…
Misère! C’est à se demander s’il m’écoute quand je lui parle. Juste avant
la relâche, je lui ai pourtant demandé de se rapprocher d’Enzo pour faire un
lien entre Romy et lui. Là, il est devenu ami avec Enzo, mais il n’a pas
pensé une seconde à ce dont on s’était parlé.
— On peut manger avec lui à midi, si tu veux. Il m’a dit que deux ou
trois garçons avec qui il mange d’habitude commencent à lui tomber
royalement sur les nerfs, alors je suis sûr que ça lui fera plaisir.
Je suis sans mot. Les événements s’imbriquent drôlement bien pour mon
amie.
Dans mon cours d’histoire, le prof nous donne deux pages d’exercices à
faire en équipe et je m’empresse d’aller m’asseoir à côté de Romy. Lorsque
je lui dis qu’Enzo dînera avec nous, elle devient surexcitée.
— Est-ce que mes cheveux sont corrects? Et mon chandail? Ce n’est pas
mon plus beau, je sais. Zut! Je ne me suis pas maquillée, ce matin. Tu me
passes ton rouge à lèvres? Et ton mascara? Non, c’est vrai, tu n’en mets pas.
Qui pourrait m’en prêter un? Maria? Elle a sûrement ça dans son sac. Je
n’ai pas de bouton sur le nez, hein?
— Wooow! Relaxe. Si tu es trop maquillée, il trouvera ça bizarre. S’il ne
t’aime pas au naturel, il ne te mérite pas. Et en plus, tu lui as déjà parlé dans
l’autobus quelquefois, il sait très bien de quoi tu as l’air.
— Je veux tout de même être à mon avantage quand je lui parlerai.
— OK, OK. Avant d’aller manger, je te prêterai mon gloss à lèvres. Tu te
détacheras les cheveux, c’est plus beau lorsqu’ils sont défaits. On les
mouillera un peu pour qu’ils redeviennent naturels.
— Je suis tout énervée!
Je glousse.
— Je sais, j’avais remarqué.
— Il faut faire une liste de choses que je pourrais lui dire. Tu es bonne là-
dedans. Je ne veux pas avoir l’air stupide devant lui.
Ensemble, nous établissons une série de sujets que nous pourrions
aborder avec Enzo. C’est difficile à faire puisque nous ne le connaissons
pas beaucoup. Nous savons qu’il joue au hockey bottine, qu’il s’est fait mal
la semaine dernière, qu’il habite près de chez Grégory, que ses parents ont
un chalet à Bromont et qu’il fait de la planche à neige… C’est mince, mais
Romy devra se débrouiller avec ça. Au pire, je lui tendrai des perches.
Midi arrive. Je suis un peu fébrile… et Romy est quasi hystérique.
J’essaie de la calmer du mieux que je peux. Une poule pas de tête, ça ne fait
jamais un très bon effet sur les garçons.
— N’aie pas l’air trop intéressée. Et ne parle pas qu’à lui.
— Je sais, je sais… Mais ça va me troubler super gros de le savoir assis
près de moi. Je ne suis pas sûre d’être capable de manger.
— Arrête de stresser, tout va bien aller.
Et effectivement, notre dîner se passe à merveille. Romy a les joues plus
rouges qu’à l’habitude, sa voix tressaute légèrement parfois, mais tout
revient dans l’ordre assez vite. Enzo n’est pas timide, il est bavard et a un
bon sens de l’humour. Il nous demande ce que nous faisons dans nos cours
de danse et nous avoue qu’il danse comme un pied.
— J’ai essayé de suivre mes tantes qui faisaient des sets carrés au
réveillon et je me suis complètement emmêlé les baguettes! Ma famille au
complet a ri de moi. Ma grand-mère a même failli en perdre son dentier.
Tout le monde autour de la table pouffe de rire.
— Il y en a quelques-unes qui se retrouvent parfois sur le derrière quand
on répète. Ça fait partie des risques du métier.
— Ça m’arrive aussi souvent en snow. Je me suis même déjà demandé si
je ne devrais pas me mettre une rembourrure sur les fesses pour éviter
d’avoir toujours des bleus!
Je laisse Grégory, Enzo et Romy bavarder ensemble. Je suis assise à côté
de Louka qui n’a pas dit grand-chose depuis le début du repas. Il me
demande, en me chuchotant presque à l’oreille:
— Pis, comment s’est passée ta semaine?
Je ne peux m’empêcher de regarder Grégory du coin de l’œil.
— Couci-couça. Je t’en reparlerai quand on sera tout seuls.
Je ne compte pas lui raconter en détail ce qui est arrivé avec Frédéric, je
garde ça pour ma sœur et Romy, mais je peux quand même lui faire part de
mes remises en question.
À la fin du dîner, Enzo nous regarde tous en souriant.
— C’était cool de manger avec vous. Vous êtes une belle gang. On se
reprend demain!
J’en connais une dont le cœur vient sûrement de bondir dans sa poitrine!
15 mars

Il y a maintenant une semaine que mon cahier a disparu ou a été volé.


Personne ne me l’a rendu et il n’est pas aux objets perdus. Chaque jour, je
vais demander à la surveillante si on le lui a rapporté et chaque fois, elle
secoue la tête.
J’angoisse, je ne pense qu’à ça. Je regarde tous les élèves de ma classe en
me demandant qui est celui qui a pris mon cahier. En parlant avec Estelle et
Clémentine, j’en suis vraiment venue à la conclusion que ce doit être
quelqu’un de mon groupe.
— La personne l’a peut-être vu sur ta pile de manuels et de cahiers sous
ton bureau, elle a été curieuse et elle te l’a “emprunté” pour savoir ce que
c’était.
— Sinon, tu l’as oublié ou il est tombé, quelqu’un l’a pris et il a préféré
le garder pour lui plutôt que de te le remettre.
— Oui, mais une fois que cette personne a lu tous mes poèmes, pourquoi
ne me remet-elle pas mon cahier? C’est le mien!
Malheureusement, mes amies n’ont pas de réponse à mes questions.

Clémentine est une perle. En fin de semaine, elle m’a acheté un carnet,
encore plus beau que le premier. Sur la première page, elle a écrit mon nom
avec une belle calligraphie soignée et elle a dessiné une multitude de petites
fleurs roses tout autour. Cette attention m’a beaucoup touchée, mais ça ne
ramènera pas MON cahier.
J’ai peur d’écrire de nouveaux poèmes dans celui-ci et de le perdre
également. Je crois que mon cœur s’arrêterait net si ça arrivait. Je regarde
les pages vierges de mon calepin tout neuf, je les caresse, mais je n’ose pas
encore y laisser ma trace.
Au moins, il me reste les brouillons de la plupart de mes poèmes ainsi
que les vers que j’avais écrits à propos de mon baiser avec Grégory. Je
n’avais pas retranscrit ceux-là dans mon cahier, de peur que ma sœur les
voie. Ils sont toujours dans ma trousse à crayons, bien en sécurité.
À midi, Estelle revient à la charge pour le journal étudiant.
— La date de tombée est après-demain. J’aimerais beaucoup que tu
participes à cette nouvelle édition.
— À quoi bon? Je n’ai plus le goût. Quelqu’un a entre les mains tout ce
que j’ai composé depuis le mois de janvier. J’ai été trahie, mon intimité a
été violée. Pourquoi aurais-je envie que les autres lisent ce que j’écris,
maintenant?
— Parce qu’en écrivant, tu fais vivre toutes sortes d’émotions aux
lecteurs du journal. De belles émotions. Tes poèmes nous amènent ailleurs
et nous touchent.
Clémentine, qui fait un sudoku en nous écoutant, relève la tête.
— Et pourquoi n’écrirais-tu pas un poème sur la trahison ou le vol,
justement?
— Oui! Bonne idée, enchaîne Estelle. Et sais-tu quoi? On pourrait laisser
une note à la fin de ton poème. Quelque chose comme: “Une amie de
Noisettine, qui aime aussi écrire des poèmes, a perdu son cahier de poésie
rose il y a quelques jours. La personne qui l’a trouvé est priée de le
rapporter au local du journal étudiant. Récompense promise.”
— Récompense promise? Tu veux qu’on lui donne quoi? Je ne suis pas
millionnaire.
— Ben… Je ne sais pas trop. Un abonnement gratuit d’un an au journal,
peut-être?
— Estelle a une bonne idée, Clara. Comme ça, celui ou celle qui a ton
cahier ne se doutera pas que c’est Noisettine elle-même qui l’a perdu.
— Je ne sais pas trop… L’inspiration, ça ne s’impose pas.
— Penses-y. Il me le faut après-demain au plus tard.

Après l’école, je monte dans ma chambre faire mes devoirs. En fouillant


dans mon sac, je vois le cahier que m’a offert Clémentine coincé entre deux
manuels. Je le sors et je le regarde longuement. J’aurais tant de choses à
dire sur les sentiments qui m’habitent depuis quelques jours. Pourtant, je me
sens vide, dépossédée de mes émotions. J’ai l’impression qu’on m’a volé
une partie de ma vie. Qu’on a ouvert une porte sur mes rêves sans ma
permission.
Tout à coup, je prends un stylo et je gribouille dans mon cahier
d’exercices de maths toutes les idées qui m’assaillent. Je rature, je fais des
flèches dans la marge, je change mes mots pour d’autres… Au bout d’une
demi-heure, je me rends compte que j’ai écrit un poème d’une page que
j’intitule «Vol de mots».
Lili entre et jette son sac sur son lit.
— Est-ce que tu aurais quelque chose à manger, par hasard? J’ai pas trop
envie d’une carotte et d’une branche de céleri, se plaint-elle en tendant les
deux légumes mal-aimés.
— Fouille dans mon deuxième tiroir, j’ai un sac de petits chocolats. Ne
les mange pas tous!
Ma sœur se sert et vient s’asseoir à côté de moi. Elle se penche au-dessus
de ma feuille.
— Qu’est-ce que tu écris?
— Un poème.
— Ah oui, tu t’y es remise? Ça parle de quoi?
— Lis-le, tu verras par toi-même.
Elle le prend et le lit avec attention. Elle hoche quelques fois la tête en
guise d’approbation. J’ai l’impression qu’elle ne déteste pas.
— Et puis?
Lili reprend un autre chocolat et me regarde avec des yeux moqueurs.
— Allez, ne me fais pas languir!
Sans que je m’y attende, elle me saute dessus et commence à me
chatouiller.
— Tu veux que je te le dise, hein? Tu veux que je te le dise? Il va falloir
me supplier, la vieille!
Lili est toujours meilleure que moi à ce jeu-là. Même si nous avons
sensiblement le même poids et la même taille, avec la danse, elle est plus
musclée et je n’arrive pas à prendre le dessus comme avant.
— Arrête! S’il te plaît! J’ai dit s’il te plaît! C’est assez!
Lili est plus forte, mais elle se fatigue tout de même assez vite et relâche
son étreinte.
— C’est un de tes meilleurs. Tu es contente, maintenant?
Je sens que je rougis.
— Oui. Merci.
— Bon… Ce n’est pas comme si j’avais juste ça à faire. Faut que j’arrête
de niaiser, j’ai des devoirs à la pelle.
Nous faisons nos devoirs chacune de notre côté, lorsque papa entre dans
notre chambre, un peu énervé. Il se passe quelque chose, ça se voit tout de
suite. Nous nous redressons sur notre lit en même temps, pendues à ses
lèvres.
— Le bébé s’en vient. Maman vient de perdre ses eaux dans la cuisine.
Nous poussons un cri de joie simultané et lui sautons au cou. Je savais
que maman allait accoucher d’un jour à l’autre (je crois que son ventre ne
pouvait pas prendre plus d’expansion), mais là, c’est vrai, notre petite sœur
va naître au cours des prochaines heures.
Nous nous précipitons toutes les deux au rez-de-chaussée voir maman.
Nous la trouvons à quatre pattes, le pantalon détrempé, en train d’essuyer
une flaque d’eau légèrement rosée avec un torchon.
— Mais voyons, qu’est-ce que tu fais, Jacinthe? s’indigne papa en la
voyant ainsi.
— Ça se voit, non? Je ramasse.
— Va te changer, je vais m’en occuper.
J’aide maman à se relever. Elle grimace et ferme les yeux tout en
s’appuyant sur mon épaule. Je regarde papa, un peu inquiète.
— C’est sûrement une contraction, ça va passer, me rassure-t-il.
Et effectivement, au bout d’une trentaine de secondes, maman ouvre les
yeux et sourit.
— C’est fini.
— Ça fait mal? demande Lili.
— Un peu.
Maman monte à l’étage avec Lili pendant que papa appelle grand-maman
pour qu’elle vienne nous rejoindre à la maison. Lili a eu beau dire et redire
à nos parents que nous étions assez grandes pour rester toutes seules
quelques jours, ils n’ont rien voulu savoir. Les valises sont déjà sur le bord
de la porte d’entrée, prêtes pour le grand départ. Papa laisse deux billets de
vingt dollars sur le comptoir «au cas où on en aurait besoin».
— Tu sais, Clara, l’accouchement peut être très long. Même si c’est le
troisième bébé de maman, il est possible que votre sœur naisse seulement
cette nuit ou demain matin. Dès que c’est fait, vous serez les premières à le
savoir.
Papa appelle ensuite l’hôpital pour avertir le personnel médical de leur
arrivée. Il parle vite et se balance inconsciemment de droite à gauche. Il a
des fourmis dans les jambes et ça se comprend.
Maman redescend. Elle a l’air beaucoup plus sereine que mon père.
Même si elle est cernée, elle est tellement belle! La vie de toute la famille
est sur le point de changer…
Nous nous enlaçons tous les quatre et restons ainsi quelques secondes
jusqu’à ce que maman se détache de nous. Une autre contraction. Lorsque
celle-ci est terminée, maman soupire.
— On part. Je vais quand même me sentir plus à l’aise quand on sera à
l’hôpital.
Papa prend la valise remplie à craquer sur une épaule, le ballon
d’exercice format géant en dessous de l’autre bras et sort de la maison avec
maman à sa suite.
Lorsque la porte se referme, Lili et moi nous postons à la fenêtre pour
regarder nos parents partir. Sans dire un mot, Lili prend ma main. J’espère
que tout se passera bien…
28 mars

Violette a treize jours aujourd’hui. C’est un prénom auquel je n’avais


même pas pensé, mais que je trouve hyper mignon. Ce n’est qu’une fois que
notre sœur est née que nous avons enfin pu l’apprendre.
Le soir où papa et maman sont partis pour l’hôpital, ma grand-mère,
Clara et moi nous sommes endormies sur le divan du salon, car nous étions
trop énervées pour aller nous coucher dans notre lit. Papa a téléphoné vers
une heure du matin pour nous annoncer la bonne nouvelle. Violette a vu le
jour (ou plutôt la nuit!) à vingt-trois heures cinquante-neuf, très exactement.
La coquine, elle a voulu garder le suspense sur sa date de naissance jusqu’à
la toute fin.
Elle est tellement belle avec sa bouche en cœur et ses cheveux hirsutes!
On peut déjà lui faire des minicouettes tant sa chevelure est abondante. Je
ne me lasse pas de la prendre dans mes bras et de la bercer… quand maman
me le permet.
Papa est à la maison à temps plein pour encore deux ou trois semaines.
Comme maman et Violette sont presque toujours ensemble, c’est papa qui
s’occupe de Clara et moi. Je ne déteste pas ça du tout. C’est toujours plus
cool avec papa. Il y a un peu moins de légumes au menu et on peut même
se coucher un peu plus tard.
Notre vie a pris un rythme tout à fait différent depuis l’arrivée de notre
petite sœur. Nous ne mangeons plus aux mêmes heures qu’avant, nous
parlons moins fort dans la maison. Nous lavons aussi nos mains plus
souvent. Maman passe ses journées en pyjama et en robe de chambre. Son
ventre a l’air d’un ballon dégonflé, mais je ne lui ai pas dit pour ne pas lui
faire de la peine. Elle pleure plus souvent que d’habitude, je ne veux pas en
rajouter. Papa dit que c’est normal, que ce sont les hormones et que ça va
passer.

À l’école de danse, nous allons bientôt commencer nos répétitions pour


le spectacle de fin d’année.
En fait, il se déroulera au mois de mai. Cette fois-ci, je n’ai pas donné
mon nom pour faire un solo. Au spectacle de Noël, j’en avais envie, mais
là, je veux laisser la chance à une autre fille. J’ai hâte de savoir qui sera
pigée.
Cette année, le thème du spectacle est «féerie enchantée». J’ai applaudi
lorsque Élise, notre professeure de claquettes, nous l’a révélé. Les fées sont
des personnages fascinants, si délicats et si gracieux! J’ai trop hâte de voir
nos costumes! Comme je suis maintenant dans le groupe A, je sais que les
chorégraphies que j’aurai à effectuer seront un cran plus difficiles que celles
que j’ai faites avant Noël.
Je m’intègre bien dans le groupe avancé, mais les professeurs sont plus
sévères avec moi et m’en demandent encore plus qu’avant. Mika me
pousse, me talonne jusqu’à ce que mes mouvements soient parfaits. Elle me
lance parfois quelques blagues pour m’encourager à me dépasser ou elle me
fait des clins d’œil pour me montrer qu’elle est fière de moi. Ça me motive
encore plus! Élise est moins joviale que Mika. Elle n’est pas méchante,
mais dans ses cours, on ne plaisante pas. Elle scrute mes pas avec attention,
l’air concentrée, et me reprend au moins une fois par cours. Même si je
travaille très fort, les claquettes sont vraiment mon point faible. La semaine
dernière, Louka est resté deux fois après l’école pour répéter avec moi.
Quel ange, ce Louka!
Bien sûr, Grégory a trouvé le moyen de me faire une crise de jalousie. Le
premier soir où je suis restée à l’école de danse, il m’a encore reproché de
passer plus de temps avec Louka qu’avec lui. Qu’il s’inscrive en danse-
études, s’il veut être tous les après-midis avec moi! Et il n’est pas mieux:
monsieur a passé presque toutes ses fins de semaine en ski, alors on s’est à
peine vus en dehors de l’école depuis le début de l’hiver. Même s’il m’a dit,
il y a plusieurs semaines de cela, qu’il voulait m’inviter, il ne l’a jamais fait.
Mais il a vu Enzo autant qu’il a voulu! Grégory a même un peu délaissé
Arthur, son ami de toujours, pour se rapprocher d’Enzo. C’est Romy qui est
contente…
Maintenant, pendant l’heure du dîner, ces trois-là parlent tout le temps
ensemble et s’entendent comme larrons en foire. Je me sens mise un peu à
l’écart. Romy et Enzo essaient souvent de m’intégrer dans leur
conversation, mais ça ne semble pas être une priorité pour mon chum.
Grégory et moi, on n’est plus sur la même longueur d’onde. L’épisode du
baiser a été la première brèche dans notre couple et ce qui s’est passé
pendant la semaine de relâche l’a agrandie…
Même si Romy ne sort pas avec Enzo, elle est sur un nuage. À voir
comment Enzo lui parle, comment il la regarde, je suis sûre qu’il la trouve à
son goût lui aussi. Avant la fin de l’année, ces deux-là vont sortir ensemble,
j’en mettrais ma main au feu. Ma meilleure amie est sur le point de se faire
un chum et moi… Eh bien, je ne sais pas. Au fond, je sais que j’aime
toujours Grégory, mais des fois, je doute que lui m’aime. Oui, il est jaloux
de Louka, mais s’il tenait plus à moi, il ferait tout pour qu’on se voie plus
souvent et, surtout, il se rendrait compte que j’ai le cœur tout à l’envers.
Ce soir, Clara essaie de me remonter le moral. Je suis censée faire mes
devoirs et mes leçons, mais je n’ai pas du tout la tête à étudier…
— Lili, même moi, j’ai parfois de la difficulté à te décoder, alors n’en
demande pas trop.
— Mais je lui ai dit que je n’aimais pas ce qu’on était en train de devenir,
que je voulais retrouver notre complicité du début, le plaisir qu’on avait
d’être ensemble, tout simplement.
— Et il a répondu quoi?
— Qu’il voulait la même chose, mais qu’il ne savait pas quoi faire pour
améliorer la situation.
Clara semble perplexe. Je sais qu’elle désire m’aider, mais elle est loin
d’être une spécialiste des relations amoureuses.
— J’ai une idée, lance-t-elle en se relevant brusquement de son lit.
Elle farfouille sur son bureau à la recherche de quelque chose. Elle saisit
une tablette de feuilles lignées et un crayon, et me les tend.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça?
— Faire des listes, ça aide toujours, tu vas voir. Pense à ce que vous
pourriez faire pour vous rapprocher l’un de l’autre. Écris tout ce qui te
passe par la tête. Ensuite, fais lire ce que tu as écrit à Grégory, certaines
idées pourraient lui plaire.
Faire une liste… c’est le dada de ma sœur, mais pas tellement le mien.
J’en fais à l’occasion pour me rappeler les chansons que je veux télécharger
dans mon iPod ou quand j’organise un événement (comme mon party
d’anniversaire) et que je veux être certaine de ne rien oublier, mais c’est
tout. Par contre, Clara est une personne beaucoup plus organisée que moi,
elle doit savoir ce qu’elle fait. Je ne perds rien à essayer.
Que faire pour réchapper ma relation avec Grégory? Réchapper… c’est
pas mal négatif comme mot. Dynamiser, ce serait mieux.
• S'embrasser plus souvent. C’est vrai que lorsqu’on s’embrasse, on est
plus zen après.
• Dîner juste tous les deux. Romy serait bien contente de garder Enzo
pour elle toute seule, même si Louka et d’autres filles de danse-études
mangent aussi à notre table.
• Faire plus d'activités ensemble les fins de semaine. La saison de ski
tire à sa fin, ça devrait aider.
• S'échanger des petits mots d'amour. Même si c’est super quétaine,
j’aime en recevoir et en envoyer. Pour être encore PLUS quétaine, on
pourrait se les faire parvenir par la poste, comme dans le bon vieux
temps. Je pourrais même parfumer mes lettres.
• Aller au cinéma. C’est toujours agréable et on peut se coller autant
qu’on veut dans le noir.
• Avoir un passe-temps commun. Je fais de la danse, lui du ski, mais
on doit bien pouvoir trouver une activité qu’on aimerait faire
ensemble. Vite comme ça, je n’ai pas de flash génial, mais faudrait
creuser cette idée. Du badminton? Un jeu de société? De la peinture à
numéros? Oui, je sais, je dis des niaiseries, mais l’important n’est pas
l’activité proprement dite, mais le fait de nous trouver plus de points
en commun.
• Et… je n'ai plus d'idées.
J’ai bien hâte de voir si cette liste donnera des résultats. Faut que ça
change, car sinon j’ai l’impression que notre couple ne fera pas long feu.
30 mars

Mon cahier de poésie, le premier, me manque encore. J’écris toujours,


mais pas aussi assidûment qu’auparavant. Estelle a réussi à me convaincre
de publier une petite annonce dans le journal étudiant pour qu’on me le
rende. Le journal a été publié il y a dix jours et mon cahier n’a toujours pas
été rapporté. Je crois que je dois en faire mon deuil. Ça me fait mal au cœur
quand je pense à toute l’énergie que j’y ai consacrée, à toutes les émotions
que j’ai mises dans ces mots…
En parlant de mal de cœur: j’ai ENFIN trouvé ce qui me rendait malade!
Je suis intolérante au lactose. C’est un tel soulagement de savoir ce que j’ai!
Et je n’ai même pas eu besoin de retourner chez le médecin, j’ai trouvé par
moi-même. Bon, bon… le hasard m’a un peu aidée. Et Étienne Simard
aussi.
Étienne est un garçon de mon groupe. C’est un roux frisé, un peu
taciturne. À la fin de la semaine dernière, nous avons commencé à faire un
travail sur différents pays dans notre cours d’anglais. C’est une rédaction
qui se fait en classe. Nous devons être quatre par équipe et chaque personne
est responsable d’une partie du travail: la géographie, la cuisine régionale,
les personnes célèbres qui y sont nées et l’histoire de ce pays.
Clémentine, Estelle et moi voulions faire équipe avec une fille que
Clémentine connaît bien, mais elle avait déjà accepté l’invitation d’autres
élèves. C’est alors qu’Étienne nous a demandé s’il pouvait se joindre à
nous. De prime abord, j’ai trouvé bizarre qu’un garçon veuille se mettre en
équipe avec nous, mais il est vrai qu’Étienne est un solitaire et tous les
autres élèves de la classe semblaient avoir déjà formé leur groupe.
Ce jour-là, j’avais vraiment mal au ventre et je n’étais pas trop dans mon
assiette. Clémentine a regardé Estelle, comme si elle demandait son
autorisation. Après toute l’histoire qu’Estelle a faite en décembre à propos
des fautes d’orthographe de Clémentine dans le travail d’univers social, je
crois qu’elle voulait se montrer gentille avec elle.
— Viens, on va te faire une place, a dit Estelle.
Étienne a souri timidement et s’est assis à côté de nous. Les trois ont
commencé à discuter. J’ai appuyé ma tête sur mon bureau pour essayer de
me détendre et laisser la douleur s’en aller, mais ce n’était pas facile.
Madame Bolduc, notre prof d’anglais, est passée à côté de nos bureaux et a
cogné sur le mien pour me «réveiller». J’ai relevé la tête, en tenant toujours
mon ventre à deux mains.
— Madame, Clara ne se sent vraiment pas bien, est intervenue
Clémentine pour éviter que je me fasse réprimander. Elle a mal au ventre.
— Personnal girl’s problem?
J’aurais eu envie de lui dire que ce n’était pas de ses affaires. Depuis
quand un prof pose des questions aussi personnelles? Mais bon, je n’aurais
jamais osé passer ce commentaire à haute voix.
— Ça lui arrive souvent depuis quelques mois. C’est peut-être une
intolérance.
— Ah… it’s OK then.
Madame Bolduc a continué sa tournée. J’ai sorti de mon sac le cahier où
je notais tout ce que je mangeais et je l’ai lancé à Clémentine:
— Il y a maintenant presque un mois que j’écris tout, tout, tout ce qui
entre dans ma bouche. Et qu’est-ce que ça me donne? Rien. Je ne suis pas
capable de voir ce qui me cause ces satanés maux de ventre. J’en ai ma
claque.
Clémentine a feuilleté mon carnet à la recherche d’un indice. À côté
d’elle, Étienne s’est étiré le cou pour regarder. «Bof, après tout, dans celui-
là, il n’y a rien de très personnel», ai-je pensé.
— Ouin, tu manges de bons desserts: mousse au chocolat, cupcakes,
crème caramel… Ta mère doit être tout un cordon-bleu!
— C’est elle qui cuisine, pas sa mère, gros nono, lui a répondu
Clémentine.
Et vlan dans les dents! Je n’avais pas trop le cœur à rire, mais je me suis
forcée pour sourire un peu à mon amie et à son excellent sens de la répartie.
Estelle commençait à s’impatienter.
— Bon, est-ce qu’on travaille, maintenant?
Clémentine a fait mine de refermer mon cahier quand Étienne l’a arrêtée.
— Et si tu étais intolérante au lactose? Je vois que tu prends beaucoup de
produits laitiers: lait, crème fouettée, crème glacée, yogourt… C’est peut-
être ça, ton problème.
Mon amie a repris mon cahier et l’a parcouru de nouveau.
— Regarde. Dimanche, tu n’as mangé aucun produit laitier et tu n’as pas
eu mal du tout. Ni le mercredi de la semaine précédente.
— Donne-le-moi.
J’ai regardé à mon tour et l’hypothèse d’Étienne m’a semblé tout à fait
plausible. Pourquoi n’avais-je pas vu ça auparavant? Ce jour-là, j’avais
mangé une crème de brocolis (contenant évidemment de la crème) et un
morceau de gâteau au fromage.
— Ma mère est intolérante au lactose, alors je connais un peu ça… a
ajouté Étienne en souriant gentiment.
Ce soir-là, lorsque je suis rentrée à la maison, j’ai montré mon cahier à
mes parents. Ils ont aussi été d’avis que c’était une piste à suivre. Papa m’a
emmenée à l’épicerie pour acheter du lait de soya (il m’en a même laissé
prendre au chocolat) et du lait sans lactose. Nous avons aussi trouvé des
yogourts sans lactose. Je ne savais même pas que ça existait. J’ai donc cessé
de manger des produits laitiers. Il y a maintenant quatre jours que j’ai
commencé cette nouvelle diète et, ô miracle, je n’ai plus mal au ventre. Du
tout, du tout! C’est un tel soulagement pour moi! Enfin, je n’ai plus peur de
ce que je mange, je ne m’endors plus avec des crampes, je ne crains pas
d’être malade à l’école. C’est comme si je commençais une nouvelle vie.
Je dois cependant dire que le lait de soya, c’est dé-gueu-lasse. Celui au
chocolat se laisse boire, mais sans plus. Par chance, nous avons trouvé une
sorte de lait sans lactose qui goûte presque exactement la même chose que
le lait ordinaire. Il existe même de la crème à fouetter sans lactose. Un gros
«ouf!» pour ma fibre pâtissière! Je peux continuer à faire presque tous les
desserts que j’aime. Pour la forme, papa a chialé une ou deux fois (les
produits sans lactose coûtent plus cher), mais Lili lui a fait des gros yeux.
— Est-ce que tu es en train de dire que Clara va arrêter de boire du lait
parce que ça coûte quelques dollars de plus?
— Non, non, bien sûr.
C’est drôle de faire l’épicerie avec papa. Habituellement, c’est maman
qui s’en occupe, mais depuis que Violette est née, bien des choses ont
changé. Pour l’aider à s’y retrouver, nous y allons avec lui.
La première fois, Lili et moi l’avons suivi sans rien dire. Nous avons ri
dans notre barbe pendant un moment avant de lui donner un coup de main.
Il ne trouvait pas ce que maman avait écrit sur la liste, il cherchait les
tomates séchées à côté des tomates fraîches, ne trouvait pas les jus
réfrigérés ni les biscottes, pourtant juste sous ses yeux. Je crois que maman
l’a trop gâté depuis qu’ils sont mariés. S’il avait fait l’épicerie plus souvent
dans sa vie, il ne serait pas aussi perdu aujourd’hui!
Pour nous remercier de notre aide, papa nous a emmenées manger un
beigne en finissant nos commissions… geste qu’il a répété chaque fois que
nous l’avons accompagné à l’épicerie depuis! Maman peut bien trouver que
ça nous prend du temps! Nous ne lui avons pas dit pour les beignes, c’est
notre petit secret à tous les trois.
2 avril

Je me sens redevable envers Étienne Simard pour m’avoir aidée à trouver


ce qui me rendait malade. J’aimerais le remercier, mais je ne sais pas
comment.
— Tu as juste à lui dire merci et c’est tout, me dit Estelle pendant le
dîner. Pas besoin de lui acheter un gros cadeau, ce n’est pas comme s’il
avait inventé le vaccin contre la rage, quand même!
Estelle est un peu trop terre-à-terre parfois. Pas assez sensible. J’ai
quelquefois l’impression qu’elle a passé des moments si difficiles au cours
des derniers mois qu’elle s’est fait une carapace pour ne pas se laisser
atteindre. Ou alors, elle est peut-être véritablement bourrue de nature.
Clémentine est plus facile à suivre. Et c’est pour ça qu’elle est ma vraie
meilleure amie. Je sais bien qu’Estelle n’est pas méchante, mais un peu plus
d’empathie lui ferait le plus grand bien.
Je dois tout de même admettre qu’elle s’est améliorée. Ses émotions
semblent plus… stables. Le fait que ses parents habitent maintenant dans
deux maisons séparées la soulage énormément. Il paraît aussi que son frère,
qui avait eu plusieurs écarts de conduite cet automne, s’est assagi un peu. Il
a même fait une demande d’admission au cégep. En espérant que la
deuxième fois soit la bonne pour lui! Après tous les problèmes qu’a vécus
Estelle, sa mère n’a jamais été aussi dévouée et compréhensive, c’est elle
qui me l’a dit la semaine dernière. Tant mieux pour elle. C’est ce que je lui
souhaitais depuis le jour où elle m’a raconté son histoire dans les toilettes.
Je ne connais pas du tout Étienne Simard. À part pour le travail d’anglais
que nous avons terminé ce matin, je ne lui avais jamais parlé. Timide
comme je suis, je ne serai jamais capable de lui dire ouvertement à quel
point son observation a changé ma vie. Nous aurions fini par découvrir,
avec des tests médicaux ou autres, ce qui n’allait pas, mais après combien
de jours ou de semaines de douleur supplémentaires?
C’est en mordant dans mon cupcake à la lime que j’ai eu un déclic.
Lorsqu’il avait mon cahier dans les mains, il a passé un commentaire sur les
bons desserts que je mangeais. Je pourrais lui préparer quelques petits
gâteaux en guise de remerciement.
— Je sais! Je vais lui cuisiner des cupcakes.
Estelle approuve de la tête et Clémentine me donne une pichenotte sur
l’épaule.
— C’est la meilleure idée que tu pouvais trouver! N’oublie pas de nous
en apporter quelques-uns en même temps. Il ne faudrait pas que ces délices
se perdent!
Sacrée Clémentine!
7 avril

— Qu’est-ce que tu en penses, toi? J’attends qu’il m’invite ou je fais les


premiers pas?
Maintenant que Romy connaît mieux Enzo, elle se dit qu’elle devrait
peut-être lui montrer un peu plus clairement qu’elle le trouve à son goût.
Jusqu’à présent, les discussions qu’ils ont eues, surtout pendant l’heure du
dîner, ont toujours été purement amicales. C’est sûr que moi, je la connais,
et je vois plein de petits signes qui en disent long sur ses sentiments envers
lui: ses silences parfois un peu trop longs, les regards qu’elle lui lance à la
dérobée, les sujets qu’elle aborde (elle ne s’est jamais intéressée autant au
sport!)… Mais lui, il ne remarque rien. C’est un garçon, après tout. On ne
peut pas vraiment le lui reprocher. Grégory est pareil. Mais ça, c’est une
autre histoire…
Romy est donc devant l’éternel dilemme de la fille qui aime un gars:
faut-il aider la nature ou pas? Avec Grégory, les choses se sont bien
déroulées. Je n’ai jamais vraiment eu à me poser la question si je devais
faire les premiers pas ou non. Les événements se sont enchaînés tout
naturellement. La chance du débutant, peut-être… Mais je comprends mon
amie de vouloir faire bouger un peu les choses. Son nouveau meilleur ami
Enzo est difficile à décoder. J’ai eu beau demander à Grégory si Enzo
éprouvait des sentiments pour Romy, celui-ci n’a pas voulu s’en mêler.
«C’est trop délicat», m’a-t-il dit.
Je crois tout de même que si Romy ne veut pas rester dans l’expectative
trop longtemps, elle doit faire quelque chose pour être fixée. Le truc, c’est
d’y aller tout en douceur pour ne pas brusquer Enzo.
— Si tu ne veux pas lui faire peur, faudrait que tu l’invites à faire une
activité avec d’autres personnes. Le mieux, c’est même que quelqu’un
d’autre que toi l’invite. Idéalement, il ne faudrait même pas que ça soit moi.
Ça serait un peu louche. Ça pourrait être Grégory, mais je ne suis pas sûre
du tout qu’il accepte.
Je trouve que j’ai l’air un peu d’un imposteur de donner des conseils
amoureux à mon amie, alors que ça va plus ou moins bien avec mon propre
chum.
La liste d’idées pour «dynamiser» notre couple n’a pas eu l’effet
escompté par ma sœur. Ce n’est pas que Grégory ait été contre ces idées,
mais disons qu’elles ne l’ont pas… stimulé. Nous continuons notre petite
routine habituelle, même si je sens qu’il y a quelque chose qui cloche.
Comme souvent, danser me fait du bien. Je fais toujours une ou deux
séances de claquettes supplémentaires par semaine avec Louka. Parfois,
Romy se joint à nous. Elle nous critique, nous encourage… ou nous fait
rire!
Avant-hier, avec nos profs, nous avons fabriqué un des costumes que
nous allons porter au spectacle de fin d’année. Nous n’avons donc pas eu un
cours de danse, mais un cours d’arts plastiques. Il y avait des plumes, des
brillants et des rubans de couleur partout dans le local. Je suis sûre que ce
sera super beau. J’ai dit à maman que je voulais qu’elle prenne PLEIN de
photos ce soir-là, pour garder le maximum de souvenirs de cette belle
soirée.
Perdue dans mes réflexions, Romy me rappelle à l’ordre.
— Lili! Je te parle. Qu’est-ce que je devrais faire?
Aaaaah! Il y a trop d’idées dans ma tête, on dirait de la vraie gibelotte. Il
ne faut pas que je pense à une chose pendant que je parle d’autre chose, car
je perds facilement le fil de la conversation.
— Je ne sais pas, Romy. Même si j’ai un chum, je ne suis pas meilleure
que toi avec les garçons. Je peux me tromper.
— Mais non, tu as toujours de bonnes idées. Tu sais comment t’y
prendre.
C’est vrai que côté imagination, je suis pas pire. D’habitude.
Notre cours de danse est terminé. Il ne reste plus que nous deux dans le
vestiaire. Il faut qu’on se dépêche si on ne veut pas manquer notre autobus.
Papa ne serait pas content de devoir venir me chercher. En plus, si je
téléphone à la maison à cette heure, je risque de réveiller Violette et même
maman, qui dort souvent l’après-midi.
— Je vais essayer d’y penser. Je t’en reparle demain.
— Merci! Et si tu as une idée de génie ce soir, envoie-moi un message
sur Facebook.
Maintenant, je n’ai plus le choix. Je dois trouver une super solution pour
Romy. Allez, mes méninges: remuez-vous!
8 avril

Ah, zut de zut! C’est arrivé! Je suis menstruée pour la première fois. J’ai
taché les belles petites culottes roses achetées avec une partie des sous que
j’ai gagnés en gardant. J’espère que ça partira au lavage.
À voir ma sœur jongler avec les serviettes hygiéniques, les piqués qu’elle
étend sur son matelas et tout le tralala chaque mois, on ne peut pas dire que
j’attendais le péril rouge avec impatience. C’est Clara qui appelle ça ainsi.
C’est très imagé, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle prétend qu’elle a lu
cette expression dans un livre. Dans ma classe de danse, les filles donnent
toutes sortes de noms aux menstruations: elles disent que matante Rosie les
visite, qu’elles ont leurs fleurs, qu’elles sont dans leur semaine, qu’elles
sont rapiécées… Certaines comparent même leurs règles à l’armée rouge.
L’une dit aussi qu’elle est dans ses crottes. Beurk, c’est tellement laid de
dire ça!
Mais je n’ai pas particulièrement envie de faire des jeux de mots pour
l’instant. J’ai juste le goût de me changer, de prendre une douche et de
bercer ma petite Violette pour me réconforter. Il y en a qui font de la
zoothérapie ou de la musicothérapie. Moi, je fais de la bébéthérapie…
quand maman me le permet. Là, je suis sûre qu’elle comprendra.
12 avril

Aujourd’hui, je m’apprête à vivre un petit et un gros stress. En ordre, en


plus.
Petit stress: C’est ce matin que j’apporte des cupcakes à Étienne Simard.
Gros stress: Madame Mercier va nous dévoiler quels poèmes ont été
choisis pour faire partie du recueil. Elle devait nous l’annoncer il y a deux
ou trois semaines, mais elle a eu une mauvaise grippe et elle a pris du retard
dans sa correction.
Hier soir, alors que je cherchais le sommeil depuis de longues minutes,
j’ai écrit cela sur deux bouts de papier et je les ai laissés tomber dans ma
boîte à peurs, en espérant que mon esprit serait soulagé. Il a quand même
fallu que j’attende encore une heure de plus avant de m’endormir. J’ai fait
des rêves bizarres toute la nuit et ce matin, je me suis réveillée presque plus
fatiguée que lorsque je me suis couchée.
J’ai beaucoup discuté avec Lili pour décider du moment où je devrais
remettre mon petit cadeau à Étienne et j’en suis venue à la conclusion que
je serais mieux de le lui donner ce matin. Toute la journée, je vais
m’inquiéter à propos de mon poème, pour la bonne raison que mon cours de
français est à la dernière période, alors il vaut mieux me «débarrasser» de
mon présent pour Étienne le plus tôt possible.
Si je ne lui ai pas offert mon cadeau plus tôt, c’est que je ne savais pas
quelle sorte de cupcakes lui préparer. J’ai fouillé dans les recettes que
j’avais à la maison, j’en ai cherché de nouvelles sur Internet et, finalement,
j’ai opté pour une valeur sûre et j’ai fait des rouge velours. Le petit gâteau
est rouge et le glaçage tout blanc est léger et crémeux. Lili est toujours
contente quand je fais cette recette. Elle mange les restes de glaçage à la
cuillère à même le bol… et elle le finit à tous coups!
Il faut vraiment que je me fasse violence pour ne pas m’enfuir quand je
vois Étienne entrer dans l’école. Je n’aime pas parler aux personnes que je
connais peu, encore moins lorsque ce sont des garçons.
Le sac à dos sur les épaules, le capuchon rabattu sur la tête, Étienne
marche d’un pas rapide vers son casier.
Je m’approche de lui et je lève l’index pour qu’il remarque que je veux
lui parler. Il a l’air tout surpris et ne comprend pas tout de suite ce que je lui
veux.
— Étienne, je voulais te remercier de m’avoir aidée à trouver à quoi
j’étais intolérante.
— Alors, c’était bien le lactose?
Je hoche la tête.
— Cool. Je suis content d’avoir été utile à quelque chose.
— Tiens, je t’ai fait des cupcakes, comme petit cadeau.
Il hausse les sourcils, surpris. Je lui tends la boîte et je me force pour
sourire. Je pense que mes genoux doivent trembler tellement je suis
énervée.
— Merci. C’est super gentil de ta part. Tu n’aurais pas dû.
— Ce n’est rien. Ça me fait plaisir.
Nous demeurons face à face quelques secondes, ne sachant pas trop quoi
dire de plus.
Un garçon surgit derrière Étienne et le bouscule pour passer. Étienne
serre la petite boîte de cupcakes contre lui pour ne pas la laisser tomber.
Vaut mieux ne pas rester dans le coin trop longtemps, d’autres autobus (et
d’autres élèves) vont arriver bientôt.
— Je pense que je vais y aller, dis-je en reculant d’un pas.
— Merci encore.
Après un petit signe de la main, je me retourne, les joues rougies par
l’émotion et je marche d’un pas rapide jusqu’au casier de Clémentine.
Mon amie m’accueille comme une championne olympique.
— Bravo! T’as été capable. Je t’ai vue de loin. Je n’ai pas voulu
t’interrompre de peur de te déconcentrer.
— Ça m’a vraiment pris tout mon petit change…
— Je suis fière de toi. Te rends-tu compte des pas de géant que tu as faits
depuis qu’on se connaît? Tu vas voir, avant longtemps, tu vas être super
méga extravertie! C’est moi qui te le dis.
— Pff! Tu peux toujours rêver… Ma sœur m’a volé ce chromosome-là.
Clémentine ouvre son sac et commence à ranger ses classeurs et ses
manuels dans son casier.
— Au fait, qui a été la première à sortir du ventre de votre mère?
Tiens, c’est drôle, elle ne me l’avait jamais demandé.
— Devine.
Elle hésite une demi-seconde avant de répondre.
— Ta sœur!
Elle a du pif, mon amie.
— En plein ça. Et moi, je faisais la suiveuse en arrière, comme
d’habitude.
— Bah! Tu aurais tout aussi bien pu sortir en premier, poussée dans le
derrière par ta sœur!
— Hey!

Je passe le reste de la journée dans l’attente du dévoilement des gagnants.


La poésie et moi avons maintenant une relation amour-haine un peu
compliquée. J’aime écrire, ça me fait du bien, ça me permet de créer autre
chose que des gâteaux et des biscuits, de m’extérioriser, mais depuis que
mon cahier a disparu, j’ai l’impression que les mots m’ont trahie. Qu’ils se
sont sauvés de moi. C’est sûrement ce que j’ai imaginé de plus stupide dans
ma vie, mais c’est plus fort que moi… J’ai été dépossédée d’une partie de
ma tête et de mon cœur, et la blessure est toujours douloureuse. Maintenant,
je n’écris pas tout à fait de la même façon. Je suis moins «moi» quand je
compose des poèmes. C’est ma façon de me protéger. Si je reste longtemps
dans ma bulle, il m’arrive d’oublier d’ériger des barrières autour de mes
idées et de me laisser aller, mais ça arrive beaucoup moins souvent
qu’avant.
C’est le genre de pensées qui m’occupent lorsque j’entre dans ma classe
de français. Je ne sais pas encore si j’ai le goût de faire partie du recueil ou
non. J’ai peur. La cloche sonne. Estelle me regarde et croise les doigts. Je
me force pour lui sourire. J’espère vraiment que son poème sera choisi, elle
le mérite tant. Je crois que mon amie a besoin de plein de petites victoires
pour se reconstruire.
Madame Mercier prend la parole. Sa voix est encore enrouée. Elle porte
un foulard autour du cou pour se tenir la gorge au chaud. Il est très joli. Je
me concentre sur les motifs qui le décorent pour occuper mes neurones
surexcités. Alors que ma prof prend la parole, moi, je compte mentalement
les zébrures de son écharpe.
— Voici le moment tant attendu! Tout d’abord, je dois vous dire que vous
avez tous fait du beau travail et sachez que j’ai beaucoup aimé lire tous vos
poèmes. Dans votre classe, il y a six élèves, quatre filles et deux garçons,
qui auront la chance de voir leur poème publié dans le recueil. Voici les
noms de ces élèves.
Madame Mercier commence à nommer les six élèves. Je l’écoute d’une
oreille faussement distraite. J’essaie de ne pas perdre le compte du nombre
de lignes noires sur son foulard, mais dès le deuxième nom, j’abandonne
mon projet stupide. Mes oreilles bourdonnent comme si mille abeilles
tournaient autour de ma tête.
Estelle est nommée. Une bouffée de chaleur m’envahit. Je suis si
contente! Je me tourne vers elle et je lui souris. Elle est toute rouge.
J’ai de la difficulté à rester en place. Serai-je parmi les élus? Encore cet
après-midi, je ne suis même pas sûre de ce que je veux. Une fois écrit, j’ai
mis ce poème dans un recoin de mon cerveau et je n’y ai plus pensé. Ce
n’est que depuis quelques jours, lorsque madame Mercier nous a dit qu’elle
avait presque complété son choix, que c’est revenu me hanter. J’ai peur et je
ne sais même pas pourquoi.
— Clara Perrier et son poème intitulé «Si…».
Bon, au moins je vais arrêter de me faire toutes sortes de scénarios. Je
sais maintenant que mon poème sera dans le recueil. Je baisse la tête, le
visage caché par mes cheveux dénoués. Ouf. Je suis un peu secouée. Je
n’arrive même pas à savoir si je suis contente ou pas. Là, tout de suite,
j’aurais juste envie d’être toute seule pour gérer les émotions qui
m’assaillent.
Quelqu’un me touche l’épaule. Je me retourne et ma voisine d’en arrière
pointe son pouce en l’air, en signe de félicitations.
— Bravo!
Je pince mes lèvres et j’esquisse un sourire un peu forcé.
Je ne vois même pas le reste de la période passer. J’ai la tête ailleurs. En
sortant du cours, Estelle est survoltée.
— Je suis TELLEMENT heureuse! J’ai hâte d’arriver chez moi pour le
dire à ma mère. Elle va être fière de moi. Et je vais appeler mon père aussi.
Ça va lui en boucher un coin, que je puisse être aussi bonne que Charles-
Édouard.
Le poème de Clémentine n’a pas été choisi, mais elle ne semble pas
déçue.
— Je m’y attendais. Je suis loin d’être une poète exceptionnelle, au
contraire de vous deux. Mais j’espère bien que le dessin que j’ai soumis au
prof d’arts sera dans le recueil!
Je le lui souhaite. Je suis un peu sur le pilote automatique. On dirait que
je n’ai pas encore assimilé ce qui va se passer avec mon poème. Clémentine
me regarde du coin de l’œil lorsque nous descendons l’escalier dans la foule
d’élèves surexcités.
— Clara, ça va?
— Oui et non. Je ne sais pas trop.
Sur le palier, elle me tire à l’écart et fronce les sourcils. Elle a presque
des airs de maîtresse d’école de l’ancien temps.
— Là, tu vas m’écouter. Je ne veux pas que tu te mettes à paniquer avec
ton poème. Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Tout va bien aller. Ton
texte va se retrouver dans un livre et… c’est tout! Il n’y a personne qui va te
critiquer, t’attaquer ou te juger. Alors, relaaaaaaxe!
— J’ai jamais dit que…
— J’te connais, Clara Perrier. Je sais que c’est à ça que tu penses depuis
ce matin… et même depuis hier! Ce soir, fais une double recette de
cupcakes, bavarde avec Lili, cajole ta petite sœur et prends ça cool.
Je pense que je suis mieux d’écouter les conseils de mon amie. Au lieu de
me stresser avec ce poème, je vais me concentrer pour trouver une nouvelle
recette de cupcakes. J’en apporterai même à Clémentine demain. Je lui dois
bien ça. Je vais finir par devenir la revendeuse de petits gâteaux de l’école,
si ça continue!
30 avril

Grégory et moi sommes couchés l’un à côté de l’autre sur une


couverture, dehors. Nous prenons un peu de soleil. Il fait presque aussi
chaud qu’en été, tant et si bien que j’ai roulé le bas de mon pantalon et que
j’ai enlevé mes bas. Mes orteils n’ont pas vu le ciel bleu depuis des mois:
ils sont super contents!
J’ouvre les yeux et je regarde Grégory. Il est toujours aussi beau. Il porte
une jolie chemise ornée de simili-graffitis. Elle lui donne du style. Je ne sais
pas si c’est lui ou sa mère qui l’a choisie. C’est très possible que ce soit sa
mère. Je l’ai rencontrée deux ou trois fois et j’ai trouvé qu’elle ressemblait
beaucoup à la mienne. Les deux aiment la mode et la décoration. Justement,
la nouvelle lubie de maman, c’est de redécorer la salle de bain, car elle n’est
plus dans les couleurs à la mode. Elle a décrété qu’elle serait grise et papa
va justement la repeindre en entier le week-end prochain. Même si on est
samedi, il ne pouvait pas aujourd’hui, car il fait des heures supplémentaires.
Après son congé parental, il a eu un retour au travail pas mal occupé.
Grégory met la main en visière au-dessus de ses yeux pour ne pas être
ébloui.
— Qu’est-ce qu’il y a? me demande-t-il.
— Rien de particulier. Je te trouve beau, c’est tout.
— Merci. Je pourrais vous retourner le compliment, charmante
demoiselle.
Il repousse une mèche de cheveux derrière mon oreille, comme s’il
voulait mieux voir mon visage.
Depuis une semaine ou deux, j’ai l’impression que nous nous sommes un
peu retrouvés. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être est-ce Romy qui
m’influence en dégageant plein de phéromones! Je trouve ça chouette de la
voir. Ça me rappelle comment je me sentais cet automne.
Aujourd’hui, je ne pense plus à Frédéric, ni à Jessenia qui semble être
sortie du décor pour de bon, à mon plus grand bonheur. Demain, Grégory et
moi fêterons nos six mois ensemble. Je n’arrive pas à y croire. Une demi-
année. C’est complètement fou! Tellement de choses se sont passées depuis.
Grégory me jette un regard doux.
— Qu’est-ce que tu as envie de faire?
— Là, tout de suite?
Il hoche la tête.
— Rien. J’ai juste envie de rester ici et prendre du soleil. Avec toi.
— Parfait. Moi aussi.
Il prend ma main. Je me rapproche de lui et je m’endors très rapidement.
30 avril

Si j’avais su…
Si j’avais su que je pouvais prendre un coup de soleil en avril, j’aurais
mis de la crème solaire. Ou je n’aurais pas dormi la moitié de l’après-midi
dehors. Présentement, je ressemble à un homard bouilli.
Maman me met un gel à l’aloès sur les joues pendant que Clara tient
Violette dans ses bras.
— Ça chauffe!
— C’est sûr, tu as un bon coup de soleil. Le gel devrait te soulager un
peu.
Clara rit. Rirait-elle de moi? Je ne suis pas d’humeur à me faire taquiner.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle?
— Je me disais que là, on est vraiment différentes l’une de l’autre.
Personne ne nous mélangera dans les prochains jours!
Effectivement. C’est le seul point positif de cette histoire. Grégory, même
s’il est resté dehors aussi longtemps que moi, n’a presque pas pris de
couleur. Tant mieux pour lui, après tout.
Quand maman a fini d’appliquer son produit miracle, je vais me regarder
dans le miroir. Ouf! Je suis un peu découragée. Si mon chum m’a dit qu’il
me trouvait belle tantôt, ce qualificatif ne s’applique plus à moi
maintenant…
Je laisse mes sœurs et maman au rez-de-chaussée et je monte seule dans
ma chambre. Je m’apprête à faire une recherche sur Google pour savoir
combien de temps prend un coup de soleil avant de s’estomper quand je
vois que Romy est en ligne. Je lui raconte ma mésaventure et je peux
presque l’entendre rigoler de chez moi.

Romy: C’est du jamais vu! Un coup de soleil alors qu’il y a à peine des
bourgeons dans les arbres. Je me bidonne. Prends une photo! Je veux
te voir. Ou ouvre ta webcam!
Lili: Non! Tu me verras bien assez vite demain matin.
Romy: Il va falloir te trouver un nouveau surnom. Pink Lili ou Cherry
Lili peut-être.
Lili: Très drôle. Est-ce qu’on peut changer de sujet, maintenant?
Romy: Pas de problème.
Lili: Pas trop stressée pour mardi?

Il y a un film de superhéros qui vient de sortir au cinéma. Comme


Grégory et Enzo avaient envie de le voir, j’ai proposé en douce qu’on y aille
en gang, mardi après l’école. C’est toujours moins cher ce jour-là et, de
toute façon, je sais qu’Enzo était pris ce week-end. Romy sera là
(évidemment!) et pour que ça soit moins louche, j’ai aussi invité ma sœur et
Louka. Miraculeusement, tout le monde peut venir. C’est un peu comme un
spécial d’été… avant l’été!

Romy: Stressée, moi? Non… Je suis hyper méga giga stressée!


Stressée à la puissance mille.
Lili: Wooo! On va juste au cinéma. Et vous serez loin d’être en tête à
tête. Mais j’ai parlé à Grégory, à Louka et à Clara, on va vous laisser
vous asseoir ensemble. Je leur ai dit de bien jouer le jeu et de faire
comme si rien n’était arrangé d’avance. Il ne devrait pas y avoir de
problème.

C’est sûr que Clara ne voudrait pas s’asseoir à côté d’Enzo de toute
façon, elle ne le connaît même pas. Louka n’a pas été difficile à convaincre
non plus. C’est Grégory qui était le plus réticent.
— Ben, là! C’est mon ami. Ça va faire bizarre si je ne m’assois pas à côté
de lui.
— Tu peux t’asseoir à côté de lui si tu veux, mais il faut que Romy soit
de l’autre côté. Et ne jase pas avec lui sans arrêt. Laisse-le parler avec
Romy.
— Lili, c’est un film qu’on va voir. On n’est pas supposés parler.
Ah! Les gars, faut toujours tout leur expliquer!
J’ai bien hâte de savoir comment la soirée va se dérouler pour mon amie.
Je me croise les doigts! Et les orteils aussi.
2 mai

J’ai eu de la difficulté à me concentrer sur la danse cet après-midi


tellement j’étais énervée par notre sortie de ce soir. C’est rare que ça arrive.
En rentrant à la maison, je me suis dépêchée de sauter dans la douche
pour ensuite enfiler mes plus beaux vêtements. Avec le temps chaud qui est
de retour, j’ai ressorti de ma penderie une petite robe soleil jaune serin que
j’aime beaucoup. Avec un cardigan gris crocheté et une ceinture étroite que
j’ai empruntée à ma mère, c’est super beau. Clara a opté pour la simplicité
avec un capri en jeans et un chandail de marin. Cet ensemble lui va
tellement bien! Je devrais le lui emprunter un de ces jours.
Il est dix-huit heures. J’ai soupé en vitesse et je suis déjà prête à partir.
— Allez, Clara, dépêche-toi!
— Du calme, du calme, la bronzée. Il n’y a rien qui presse. Tu m’as dit
qu’on avait rendez-vous avec tes amis à dix-huit heures trente et ça ne
prend que dix minutes pour se rendre au cinéma en auto.
Je sais qu’elle a raison, mais je suis fébrile, c’est plus fort que moi.
Maman, qui mange avec Violette dans les bras, me la tend en souriant.
— Tiens, comme tu as fini ton assiette, tu vas pouvoir tenir ta sœur
pendant que je termine mon repas avec mes deux mains.
Violette est un bébé à bras. Dès qu’on la pose dans son petit lit, ou sur
son tapis en laine de mouton, elle pleure. Du coup, maman la promène dans
une espèce de poche ventrale la moitié de la journée pour vaquer à ses
occupations, comme une maman kangourou.
Je ne me fais pas prier et je prends ma sœur que je serre tout contre moi.
Cette coquine-là, c’est un ange. Je caresse doucement sa main et sa joue en
faisant des mimiques rigolotes. Elle ne rit pas encore, mais un jour, très
bientôt je l’espère, ça viendra. Je lui chante Violette à bicyclette, une
comptine que j’affectionne tout particulièrement depuis que mes parents lui
ont choisi ce prénom.
— Je suis prête! claironne Clara en déposant son assiette sur le comptoir.
— OK, j’arrive, ajoute mon père, la bouche encore à moitié pleine.
Je ne fais ni une ni deux et bondis sur mes pieds. Je redépose Violette
dans les bras de maman et je cours mettre mes chaussures.

Lorsque nous arrivons au cinéma, Louka et Grégory sont déjà là. Ils sont
debout, l’un à côté de l’autre et ne se parlent pas vraiment.
Malheureusement, ces deux-là n’ont pas de grandes affinités.
Quand il me voit, Grégory s’avance vers moi à grandes enjambées et
m’embrasse avec enthousiasme.
— Cette fois-ci, je ne me suis pas trompé! blague-t-il en regardant ma
sœur.
Mais devant l’air que je fais, et celui de Clara aussi, il se rembrunit.
L’arrivée de Romy, et quelques secondes plus tard celle d’Enzo, vient faire
diversion. Ma devise pour ce soir: rester zen et avoir du plaisir; alors, je
chasse de mon esprit les souvenirs douloureux que Grégory vient de
raviver.
Nous faisons la file pour acheter nos billets et je laisse Romy, Grégory et
Enzo discuter ensemble pendant que je parle avec Louka.
— J’te dis que ton chum s’est vraiment précipité vers toi pour me
montrer clairement qu’il est le mâle dominant.
— Louka!
Clara pouffe de rire à côté de moi. J’espère que le reste de la soirée va
mieux se dérouler, car je me sens un peu mal à l’aise…
Une fois nos billets en main, nous nous achetons des friandises et du pop
corn, et nous nous dirigeons vers la salle. Le film va commencer dans vingt-
cinq minutes. J’espère que nous trouverons de bonnes places.
Je suis en train de chercher notre salle, quand j’entends une voix qui
m’est familière dans mon dos.
— Ah ben! Si je pensais vous voir ici…
Je ne peux réprimer un frisson. Je me retourne lentement pour découvrir
que mon intuition ne m’a pas trompée: Jessenia est là.
Merdouille!
2 mai

J’ose à peine imaginer comment ma sœur doit se sentir en ce moment.


Elle se faisait une telle joie d’aller au cinéma et là, elle se retrouve devant la
fille qu’elle déteste le plus au monde. Lili a dû suivre son cours de gardiens
avertis avec Jessenia cet hiver, mais elle ne l’a pas revue depuis. Même
moi, je trouve cette fille antipathique, alors je la comprends tout à fait.
Instinctivement, Romy, Louka et moi nous rapprochons de Lili, pour la
soutenir et lui montrer qu’elle n’est pas seule. Grégory et Enzo ne semblent
pas se rendre compte de la tension qui règne et accueillent la nouvelle
venue avec entrain.
— Allô, Jessenia! Qu’est-ce que tu fais ici?
Enzo lui donne deux becs sur les joues, comme s’il retrouvait une grande
amie. Enzo la connaît? Je savais pour Grégory, mais Enzo? Je n’y
comprends plus rien et d’après ce que je vois, Lili non plus.
— Je fais la même chose que vous! Je suis venue avec ma cousine Sofia.
Les deux se ressemblent beaucoup, on dirait presque deux sœurs.
Jessenia nous lance un sourire doucereux et prend le billet de Grégory.
— Hey! C’est drôle, on a choisi le même film! On y va?
Soudain, Grégory se rend compte de la complexité de la situation et jette
un regard inquiet à Lili.
— Euh… Allez-y, je vous suis.
Jessenia, sa cousine, Enzo et Romy (qui semble un peu gênée) se dirigent
vers la salle. Grégory essaie de calmer ma sœur. Il lui chuchote quelque
chose à l’oreille. Ni Louka ni moi n’osons intervenir. Nous restons un peu
en retrait. Finalement, Lili soupire bruyamment et tire Grégory par la
manche.
Louka et moi marchons derrière. Il a l’air tout aussi mal à l’aise que moi.
— Je ne suis pas sûr du tout que le cinéma était l’idée du siècle.
— Moi non plus, marmonné-je entre mes dents.
Nous sommes les derniers de notre groupe à entrer dans la salle. Les
autres ont déjà trouvé une place. Romy est au bout de la rangée, suivie
d’Enzo, de Jessenia, de sa cousine, de Grégory et de Lili. Le siège à côté de
ma sœur est pris, mais elle me fait signe de nous asseoir une rangée
derrière, vis-à-vis d’eux.
Jessenia blague avec Enzo, mais je sens que celui-ci est maintenant
conscient de la tension qui s’est installée depuis quelques minutes. J’ai
l’impression que Lili est raide comme une barre de fer. Elle lance des coups
d’œil désespérés à Romy, assise plusieurs sièges plus loin, et qui, elle aussi,
semble déroutée.
— Alors, Jessenia connaît aussi Enzo? Où se sont-ils rencontrés?
demande finalement ma sœur à Grégory.
Maintenant que je regarde son chum, je vois bien que lui non plus n’a pas
l’air très à l’aise. En fait, à part Jessenia et sa cousine, tout le monde semble
vouloir être ailleurs. Grégory se racle la gorge avant de répondre. Ça
commence bien…
— Au chalet.
— Au chalet? Quel chalet?
Puis, elle semble comprendre.
— Ah! Tu veux dire le chalet de tes parents. Est-ce qu’elle est venue
souvent?
Grégory hésite. Il tourne les yeux vers Jessenia qui raconte une histoire à
dormir debout à Enzo. Quant à sa cousine, elle se goinfre de pop corn
comme une affamée.
— Quelques fois…
— Quelques fois comme deux fois ou comme dix fois?
— Disons quatre ou cinq fois, peut-être. Ses parents ont acheté une passe
annuelle de ski à Bromont, eux aussi.
— Ah, je vois.
Lili se retourne vers l’avant et plonge sa main dans son sac de pop corn
comme si de rien n’était, mais je sais que ce n’est qu’une façade. Grégory
fait mine de passer son bras autour de son cou, mais elle secoue ses épaules
pour ne pas qu’il la touche. Sa colère est palpable. Je sais que je suis sa
jumelle et que je sens parfois ses émotions fortes, mais ce soir, je ne dois
sûrement pas être la seule.
Je me demande même si Lili ne va pas se lever pour quitter la salle. Je
suis assise au bout de mon siège, prête à cette éventualité. Les minutes
passent, mais elle n’a finalement pas l’air de vouloir s’en aller. J’en suis
même un peu étonnée. À l’autre bout de la rangée, Romy a réussi à attirer
l’attention d’Enzo pendant quelques instants. Tant pis pour Jessenia!
Les lumières s’éteignent enfin et les publicités débutent.
— J’espère au moins que le film sera bon, soupire Louka.
— Moi aussi.
Je dis ça, mais je n’ai pas vraiment envie d’être là. Je venais ici pour ma
sœur. Le film s’avère finalement être une suite ininterrompue d’explosions
et de cascades en tous genres, et ne se démarque pas vraiment des autres
méga-productions du même genre.
Lorsque les lumières se rallument, je vois Lili se pencher à l’oreille de
Grégory, mais je n’entends pas ce qu’elle lui chuchote. Grégory est bouche
bée et avant qu’il n’ait le temps de réagir, ma sœur est déjà debout.
— Clara, je t’attends dehors, me lance-t-elle avant de se faufiler en
vitesse hors de la salle.
Grégory a l’air sonné. Je ne me risque pas à lui demander ce qu’elle lui a
dit, même si je m’en doute. Enzo ne se gêne cependant pas pour lui poser la
question.
— Qu’est-ce qui se passe? Pourquoi Lili est-elle partie toute seule?
Grégory me regarde comme si je savais déjà ce qu’il allait dire.
— Elle vient de casser.
À côté de lui, Jessenia ne peut s’empêcher d’afficher un sourire
triomphant. Grégory ne la laisse pas savourer sa victoire trop longtemps. Il
sort tout à coup de sa transe et part à la poursuite de Lili.
Oh là là! Je n’aime pas du tout la tournure de cette soirée. Nous
ramassons nos déchets et nous sortons de la salle pour aller retrouver ma
sœur. Enzo regarde Jessenia, hésite un instant et décide finalement de nous
suivre. Romy, Louka, Enzo et moi marchons les quatre côte à côte, laissant
l’emmerdeuse, avec sa cousine, à l’arrière. Plus personne n’a envie de la
voir. Elle a assez semé le chaos comme ça pour ce soir.
6 mai

Je suis contente d’être à l’école et de sortir un peu de la maison. Entre


Violette qui pleure une partie de la nuit et Lili qui pleure une partie de la
soirée, je suis exténuée.
C’est bel et bien fini entre Lili et Grégory. Elle dit qu’elle ne reviendra
pas sur sa décision. Ma sœur doit savoir ce qu’elle fait… Mais même si elle
est convaincue de son choix, ça ne semble pas facile à assumer. Elle qui est
habituellement super expressive ne parle presque plus. Quand elle ne pleure
pas, elle a toujours l’air un peu dans la lune, déconnectée de la réalité.
J’espère qu’elle se remettra vite, je n’aime pas la voir ainsi. J’espère aussi
que son spectacle de danse qui arrive bientôt réussira à la dégriser.
Je suis allée passer un test à l’hôpital hier pour vérifier que j’étais bel et
bien intolérante au lactose. Maman préférait qu’on vérifie, pour être bien
sûrs. Je m’en serais passée, car je déteste les hôpitaux et je n’avais pas
vraiment envie de m’absenter de l’école. Clémentine et Estelle m’ont
transmis le travail qui a été fait en classe, mais ce n’est pas comme si j’y
avais été moi-même. Les examens de fin d’année s’en viennent à grands pas
et la troisième étape est vraiment celle qui compte le plus. Je veux être
certaine de ne rien manquer. C’est mon petit côté perfectionniste.
Pour le test, il a fallu que je boive un liquide au goût bizarre et que je
souffle ensuite dans un tube. En fait, je devais souffler plusieurs fois, à
intervalle de trente minutes. C’était loooong, surtout que j’avais mal au
ventre. Je me sentais toute ballonnée et j’avais des crampes. Une chance
que Violette était là pour me divertir et me changer les idées. Dans la salle
d’attente, je n’arrêtais pas de faire bouger ses petites mains et ses petits
pieds, comme si je la faisais danser. J’ai demandé à maman de la filmer
avec mon iPod pour que je montre ça à mes amies, mais elle n’a pas voulu.
Je n’ai pas été surprise que le test confirme mon intolérance, car depuis
que j’ai arrêté de manger des produits laitiers, je n’ai plus du tout eu mal au
ventre. L’infirmière nous a remis tout plein de documentation que j’ai
commencé à feuilleter dans l’auto. Il paraît qu’une partie des personnes qui
sont intolérantes au lactose sont aussi intolérantes au gluten. J’ai fouillé sur
Internet et il y a vraiment du gluten partout: dans les pâtes, le pain, dans les
gâteaux et les biscuits… J’espère de tout mon cœur que je ne développerai
JAMAIS ce genre de problème. Je serais tellement malheureuse!

Estelle m’a demandé d’écrire un autre poème pour la dernière édition de


l’année du journal étudiant. Idéalement, je voudrais écrire un poème sur les
vacances, mais je n’ai pas encore la tête à ça.
Dans la marge de ma feuille d’exercices de sciences, je fais une liste de
mots qui pourraient m’inspirer. Plage, mer, sel, vent, vague, parasol, lecture,
camping, volley-ball, grasse matinée, soleil, hôtel, musée, feu de camp,
lampe de poche, famille, amis… Pour m’aider, j’essaie de m’imaginer sur
une plage, à Cape Cod comme l’été dernier, par exemple…

Allongée sur la plage dorée


Je me prélasse au soleil…

Qu’est-ce qui pourrait bien rimer avec soleil?


La professeure interrompt ma rêverie.
— Nous allons corriger. Passez votre feuille à la personne en avant de
vous.
Zut! Le garçon qui va corriger ma copie verra ma liste de mots et les
deux vers de mon poème. Je n’ai pas eu le temps d’effacer. Un peu à
contrecœur, je lui passe ma feuille. Pendant que je corrige, je fixe le derrière
de la tête de mon voisin (il s’appelle François), en me demandant s’il a
remarqué ce que j’ai rédigé. Qu’est-ce que ça change, après tout? Ce ne
sont que des mots qui ne veulent rien dire encore. Et je n’ai que deux petits
vers. C’est deux lignes. Il n’y comprendra rien et n’en fera sûrement pas de
cas.
Lorsque François me remet ma copie, je m’empresse de serrer ma feuille
dans mon classeur. Le cours est sur le point de se terminer. J’ai hâte que la
cloche sonne. François ne se retourne pas vers l’avant. Mais qu’attend-il?
— Je suis curieux. C’était quoi la série de mots sur le côté de ta feuille?
Et les deux bouts de phrase? On aurait dit le début d’un poème.
Ah non… J’aurais donc dû tout effacer!
— Ça? Heu… Ce n’est rien, je rêvais un peu, c’est tout. C’est la faute au
beau temps!
Et je ris. Jaune. Étienne Simard, qui est assis en diagonale, intervient
dans la conversation:
— Clara, tu écris un poème? Sur quoi?
Aaaaahhh! Il n’est pas pour s’y mettre lui aussi. J’ai vraiment fait une
gaffe. Ne vous occupez pas de moi, bon. Je veux être une petite souris, que
personne ne voit, que personne n’entend.
Même si je n’ai pas tellement envie de lui répondre, je suis quand même
une personne civilisée (méga gênée, mais civilisée).
— Non, non, je n’écrivais pas de poème. C’est un peu n’importe quoi. Je
passais le temps, c’est tout.
— Est-ce que tu vas faire partie du recueil de poésie?
Merdouille. Il a de la suite dans les idées, cet Étienne.
— Euh… Oui.
— C’est cool! Tu dois avoir du talent. J’ai hâte de lire ça. On ne sait
jamais, la poète qui écrit dans le journal étudiant, c’est peut-être toi!
Là, je ne la trouve vraiment pas drôle. Quelqu’un, n’importe qui, venez à
ma rescousse! Pourquoi Superman n’existe-t-il pas dans la réalité? Qu’est-
ce que je peux lui répondre pour ne pas éveiller les soupçons?
Par chance, François intervient avant moi:
— Ben non, voyons. Ça doit être un élève de quatrième ou de cinquième
secondaire. Ses poèmes sont bien trop compliqués pour des élèves de
première.
Sur ce, la cloche sonne et tout le monde se lève. L’explication de
François semble avoir calmé les suspicions d’Étienne. Ça me fait un petit
velours qu’on dise que j’écrive si bien… Mais maintenant, il va falloir que
je change mon idée pour le poème que je dois écrire pour le journal
étudiant. Il ne peut plus porter sur les vacances, car les garçons me
démasqueraient trop facilement.
15 mai

Depuis que j’ai laissé Grégory, je me sens bizarre. Je fonctionne sur le


pilote automatique. Mes émotions sont de vraies montagnes russes. Parfois,
on dirait que je suis complètement déconnectée de la réalité. Un moment,
j’ai le cerveau au neutre, et le moment d’après, j’éclate en sanglots pour un
rien. La plupart du temps, je ne sais même pas pourquoi je pleure, mais
c’est plus fort que moi, les larmes coulent toutes seules.
Je n’avais pas prévu du tout laisser Grégory le soir de notre sortie au
cinéma. Depuis quelque temps, je croyais que nous étions de nouveau sur la
même longueur d’onde. Mais lorsque j’ai appris qu’il m’avait menti
pendant des semaines au sujet de Jessenia, j’ai su que ça ne pouvait pas
durer. J’ignore s’il s’est passé quelque chose entre ces deux-là, et je ne suis
même pas curieuse d’en apprendre plus. J’en sais assez comme ça.
J’ai peut-être agi sur un coup de tête, mais je pense que j’ai pris la
meilleure décision. Même si je suis triste, même si ça me fait mal sans bon
sens en dedans, il fallait que je le fasse. Moi non plus, je n’ai pas été tout à
fait honnête avec lui à propos de ce qui s’est passé à Gatineau. Si nous
étions vraiment faits pour aller ensemble, tout cela ne serait jamais arrivé. Il
n’y aurait jamais eu autant de cachoteries et de non-dits. C’est dommage,
Grégory était si gentil… Attentionné, charmeur, drôle. Je dois arrêter de
tourner le fer dans la plaie. Je me fais mal pour rien.
Toute ma vie est chamboulée depuis deux semaines. Je ne dîne plus
qu’avec mes amis, au grand dam de Romy qui ne peut plus voir Enzo aussi
souvent et aussi facilement qu’avant. Elle est bien allée s’asseoir avec
Grégory et lui un midi, mais elle n’a pas du tout aimé. Grégory la regardait
avec des yeux de chien battu, il lui a demandé de me faire entendre raison…
Enzo a dû comprendre la complexité de la situation dans laquelle Romy se
trouvait, car il est venu nous dire un petit coucou deux ou trois midis, alors
que Grégory était parti. En même temps, il a essayé de me faire sourire en
me racontant quelques blagues. C’était gentil de sa part.
J’ai chuchoté à mon amie que c’était encourageant pour sa «peut-être
future» relation avec Enzo qu’il pense à se déplacer pour venir jaser avec
elle. Elle a paru tout excitée que je lui dise ça. Romy ne se sent pas à l’aise
d’inviter Enzo pour faire une sortie seule avec lui et c’est plutôt délicat
d’organiser de nouveau une activité de groupe. Disons que notre soirée au
cinéma ne m’a pas donné envie de renouveler l’expérience pour le moment.
Rien n’est allé comme je l’avais prévu au départ.

Notre spectacle de fin d’année aura lieu dans quinze jours. Je ne pensais
pas ressentir ça, mais j’ai hâte que ce soit fini. Les répétitions sont vraiment
MÉGA intenses. C’est peut-être parce que je ne suis pas dans mon état
normal, mais j’ai beaucoup de difficulté à passer à travers mes journées.
Cet après-midi, après la chorégraphie de claquettes qui est
particulièrement difficile, c’est plus fort que moi: je me mets à pleurer. Je
ne sais pas si c’est de fatigue ou de découragement. Ou un mélange des
deux. Je regrette de ne plus être dans le groupe B et d’avoir mes bonnes
amies près de moi pour me consoler. Dans le groupe A, il y a tout de même
Louka, mais ce n’est pas la même chose. C’est un gars. Justement, il
s’approche de moi pour m’encourager un peu.
— Tu t’améliores. Tu l’as déjà mieux que la semaine dernière.
J’essaie de renifler discrètement.
— Tu trouves? Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir? Ou pour que
j’arrête de pleurer?
— Voyons, pour qui me prends-tu? Il faut rester positif et continuer de
foncer! Tout va s’arranger, tu vas voir.
Il frotte mon dos maladroitement. Je ne devrais pas juger mon ami si
facilement. Il fait de son mieux pour m’aider.
Lorsque je rentre à la maison, mes piles sont complètement à plat. Je n’ai
plus d’énergie. Clara vient aussi d’arriver de l’école et elle fouille dans le
garde-manger à la recherche d’un petit en-cas. Maman fait une sieste avec
Violette, alors elle en profite. Maman dit toujours de manger des crudités ou
une pomme avant le souper. Pour ma sœur, c’est une insulte suprême.
— Qu’est-ce que je pourrais bien prendre? As-tu goûté aux noix salées et
sucrées que papa a achetées à l’épicerie, samedi? Est-ce que c’est bon?
— Sais pas.
— Ouf. On dirait que tu as passé une dure journée.
— Oui. Et le mot est faible.
— Tu as pleuré, hein?
J’acquiesce. À quoi bon lui mentir? Clara me pose la question pour la
forme, car je sais qu’elle connaît déjà ma réponse.
— Clara, est-ce que je peux te demander une faveur?
— C’est sûr!
Elle est tout ouïe.
— Est-ce que tu peux me préparer quelque chose avec du chocolat? Avec
BEAUCOUP de chocolat? Je pense que j’en ai besoin.
Les yeux de ma sœur s’illuminent, comme un enfant qui découvre ses
cadeaux de Noël. C’est rare que je lui demande ce genre de choses.
— Va t’étendre un peu avant le souper. Je sais exactement ce que je vais
te préparer.
Et alors que je me dirige vers le salon, je la vois déjà qui s’affaire.
Je l’aime, ma sœur.
30 mai

Grégory est venu voir notre spectacle! Je ne m’attendais pas à le trouver


ici. Avant de monter sur scène, je tire un peu le grand rideau pour regarder
dans l’assistance et je le remarque tout de suite. Il est assis sur le côté de la
salle, en compagnie d’Enzo et d’Arthur. «Tiens, tiens, me dis-je, il a
recommencé à se tenir avec Arthur…» Tout à coup, je me sens un peu
défaillir. Pourquoi est-il ici? Je me doute bien qu’il n’est pas là pour
encourager Romy, Louka ou une autre fille. En plus, il n’aime même pas la
danse… À moins qu’il n’accompagne Enzo. Mais ça m’étonnerait quand
même un peu. La représentation du spectacle de fin d’année se fait le soir et
chaque spectateur doit payer son billet cinq dollars. Mon ex n’est donc pas
ici par hasard.
Depuis un mois, je fais tout pour ne pas le croiser dans le corridor, pour
ne pas le chercher dans la masse d’élèves qui descendent de l’autobus le
matin, pour ne pas regarder à quelle table il mange et lui, il vient à mon
spectacle de danse! Je sais que c’est difficile, ça l’est pour moi aussi, mais
je trouve qu’il ne s’aide pas vraiment…
Je monte sur scène dans deux minutes et j’ai le cœur tout à l’envers. Il
faut que je fasse comme s’il n’était pas là. Après tout, il y a quelques
centaines de personnes dans la salle, je ne danse pas que pour lui. Je prends
de grandes inspirations pour essayer de faire le vide dans mon esprit, pour
me recentrer. J’écoute la musique de la chorégraphie qui précède la nôtre.
C’est une chanson de Bruno Mars que j’aime beaucoup. C’est un chanteur
que je ne trouve pas très beau, mais qui chante tellement bien! Je ne
comprends pas les paroles, mais la musique est envoûtante. Je me laisse
bercer quelques instants par la mélodie.
— Hey, la Belle au bois dormant, on se réveille!
Louka claque des doigts pour me sortir de ma torpeur. Je ferme les yeux
un autre bref instant.
— Ça va, ça va, je suis prête, maintenant.
Et c’est vrai. Cette minipause m’a été bénéfique. J’ai repoussé Grégory
dans un petit recoin tout noir de mon cerveau. Dorénavant, il ne devrait plus
me déranger.
La première chorégraphie que je fais en est une de claquettes. C’est mon
tendon d’Achille, le style de danse qui me donne le plus de fil à retordre.
Ma poitrine se serre.
Même si je suis nerveuse, mon niveau de stress est tout de même cent
fois moins élevé que lors du spectacle de Noël. Il faut dire que les AA, ces
vilaines chipies qui m’en ont fait voir de toutes les couleurs pendant des
mois, sont maintenant de l’histoire ancienne.
Finalement, je livre une performance tout à fait honnête. Je suis
consciente que je suis loin d’être la meilleure de mon groupe, mais je ne
fais pas de faute majeure. Je réussis même à avoir du plaisir. C’est bon
signe! De sentir tous ces yeux qui suivent mes mouvements m’insuffle
chaque fois une décharge d’énergie sans pareille.
À la fin du spectacle, nous nous sautons tous dans les bras. Nous sommes
à la fois fiers de nous et soulagés que ce soit terminé. Il n’y a que Maria,
une de mes amies du groupe B, qui ne fête pas. La pauvre, elle a trébuché
lors d’une des chorégraphies et s’est étalée de tout son long sur la scène. Il
y en a même qui ont ri dans la salle. Quel manque de respect! Chacune a un
petit mot pour lui remonter le moral, mais Maria est inconsolable. Deux
filles qui sont plus près d’elle et Élise, une de nos profs, restent à ses côtés
pour la consoler tandis que nous commençons tranquillement à nous
changer et à nous démaquiller. L’adrénaline retombe peu à peu. Il n’y a que
Romy qui saute encore comme une puce partout.
— Ah! Je recommencerais tous les soirs, je pense.
— Ce n’est pas ce que tu disais il y a quelques heures, quand tu allais
faire pipi aux dix minutes.
— Je sais, je sais, mais ne va pas me dire que ce n’est pas trippant! La
musique est forte, les éclairages sont braqués sur nous, plein de gens nous
regardent, notre corps vibre… Et on se sent tellement bien!
Je comprends tout à fait ce qu’elle veut dire. Je ressens la même chose.
C’est un état si enivrant, que c’est difficile de le décrire.
Soudain, je ressens un grand vide. J’ai envie de retourner chez moi, de
me rouler en boule et de dormir cent ans. Je décide de me démaquiller et de
prendre ma douche à la maison. Je ramasse mon sac, j’embrasse Romy et
Louka, je dis au revoir à tout le monde, j’enfile mon coupe-vent et je me
dirige vers la sortie.
Clara et mes parents doivent déjà m’attendre. Maman a sûrement hâte de
me voir, mais je crois qu’elle est surtout impatiente de retourner à la maison
retrouver Violette. C’est grand-maman qui la garde.
Je pousse la porte et je suis surprise de tomber nez à nez avec… Enzo.
Mais que fait-il ici? Je regarde à gauche et à droite. J’espère que Grégory
n’est pas dans les parages.
— Je suis tout seul. Grégory est reparti avec Arthur.
Ouf! Je suis soulagée. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi il est
ici. Et tout à coup, je comprends.
— Ah! Tu es venu voir Romy! Elle devrait sortir bientôt.
— Non, je ne suis pas là pour Romy. Je suis là pour toi.
Euh… Pour moi? Non, non, il n’est pas censé être là pour moi. Je ne
comprends plus rien.
— Tout d’abord, je voudrais te dire que tu as été super. Vraiment, tu
danses comme une pro.
— Merci…
— J’ai compris bien des choses ces dernières semaines à ton sujet.
Oh, oh! De quoi parle-t-il?
— Ah oui, quoi?
Ma voix est mal assurée. En fait, je crains ce qu’il va me dire.
— J’ai compris pourquoi tu avais laissé Grégory. Tu n’es peut-être pas
prête à me l’avouer, mais je voulais que tu saches que je ressens la même
chose pour toi…
Tout à coup, Enzo semble un peu mal à l’aise. Il passe la main dans ses
cheveux, comme pour se donner du courage. Il soupire et continue:
— Moi aussi, je t’aime bien. En fait, je t’aime même un peu plus que
ça… Je n’ai rien voulu te dire du temps que Grégory et toi sortiez ensemble.
Grégory est mon ami, je ne pouvais pas lui piquer sa blonde.
Ah non! Tout mais pas ça. PAS ÇA! C’est mon pire cauchemar qui se
réalise. Pourquoi n’ai-je jamais remarqué qu’Enzo s’intéressait à moi et non
à Romy? Qu’est-ce que je peux être nouille!
— Et Romy?
— Romy? Elle est gentille, mais ce n’est pas elle qui m’intéresse.
— Mais elle t’aime!
— Ah oui? Et toi? Depuis qu’on se connaît, j’ai cru voir de petits
signes…
Je ne peux pas imaginer qu’Enzo pense vraiment que j’ai des sentiments
pour lui. Il ne peut pas avoir vu de signes pour la seule et unique raison
qu’il ne m’attire pas du tout. Je ne ressens rien, nada, niet, nothing pour lui.
Je suis sur le point de lui répondre quand Clara arrive en marchant d’un
pas pressé. Elle porte un bouquet de six roses rouges à la main. Elle me les
donne et me serre dans ses bras.
— Tu as été extraordinaire! Comme toujours.
Je bégaie un merci mal assuré et tout de suite, je vois dans les yeux de ma
sœur qu’elle a perçu mon malaise. Elle jette un coup d’œil rapide à Enzo,
puis m’annonce que nos parents nous attendent déjà dans la voiture.
— Maman a appelé à la maison et Violette faisait une crise d’enfer, alors
elle veut rentrer le plus rapidement possible.
Alléluia! Ça ne pouvait pas mieux tomber.
— J’arrive.
Je me tourne vers Enzo qui attend quelque encouragement de ma part,
mais je suis incapable de lui répondre. Je pense que j’ai vécu trop
d’émotions fortes pour ce soir.
— Bye, Enzo, lui dis-je sans même le regarder.
Et je suis ma sœur, un peu étourdie. Je sens qu’il va me falloir la moitié
de la nuit pour me remettre du choc que je viens de vivre.
5 juin

Le journal étudiant paraît à midi. À la dernière minute, j’ai trouvé


l’inspiration pour écrire un poème dont le thème n’était pas les vacances.
J’ai choisi d’écrire sur l’amitié. C’est un peu un hommage à mes amies,
surtout à Clémentine. Parfois, je me demande encore ce qui me serait arrivé
cette année si Clémentine n’était pas entrée dans ma vie. Je serais restée
toute seule, tapie dans les toilettes de l’aile 2 à me morfondre et à
m’apitoyer sur mon sort. Quand je fais mine de m’en faire un peu trop,
Clémentine me secoue les puces assez rapidement. Elle est toujours là pour
moi (et moi pour elle, évidemment).
— Le journal sort aujourd’hui, même chose pour le recueil de nouvelles.
Je sens que je vais faire une crise cardiaque.
Clémentine continue de manger sa galette à l’avoine, imperturbable. À
midi, nous dînons juste toutes les deux, car Estelle est à la récupération de
mathématiques.
— Allez, vas-y. Un infarctus, ça fera changement! Tu as le temps, il reste
à peu près trente minutes avant notre prochain cours.
Je roule les yeux.
— Ah! Ah! Très drôle.
Elle regarde sa montre.
— Vingt-neuf minutes. C’est le temps ou jamais, Clara. Il y a plein de
monde autour de nous, en plus. C’est sûr que je vais pouvoir trouver
quelqu’un pour te faire un massage cardiaque.
Mon amie a tout de même un sens de l’humour assez… particulier! C’est
la championne dans sa catégorie.
— Pas de crise cardiaque, alors? OK, c’est toi qui décides.
Elle me regarde droit dans les yeux, avec un petit sourire moqueur.
— Faut que tu assumes, Clara. Et que tu arrêtes de te faire une montagne
avec des riens.
— Ce n’est pas rien, quand même…
— Je sais, mais ce n’est pas la fin du monde non plus.
Clémentine continue à m’agacer un peu pour me changer les idées.
J’aimerais que mon cerveau fonctionne comme celui de mon amie. Elle ne
s’en fait pas pour des niaiseries, elle. Si elle décide que ça ne vaut pas la
peine de s’inquiéter pour quelque chose, elle ne s’en préoccupe tout
simplement plus. Ne serait-il pas possible de me greffer une puce
électronique qui m’empêcherait de me tracasser pour tout?
Du coin de l’œil, je vois un élève de troisième ou de quatrième
secondaire s’avancer dans la cafétéria avec une pile de journaux sous le
bras. C’est le camelot. Un petit frisson me secoue l’échine. Lorsqu’il
s’approche de nous, Clémentine le hèle et lui achète un exemplaire. Elle
tourne les pages lentement, pour me faire languir.
— Je pense que je vais lire l’article d’Estelle sur l’histoire du collège
avant de lire ton poème…
— Tu fais vraiment exprès. Arrête de me faire attendre. Passe-le-moi!
Clémentine me tire la langue et me tend le journal. Mon poème est là.
C’est exactement ce que j’ai écrit, à la virgule près. Je ne sais pas pourquoi
j’étais si stressée. Avais-je peur que mon nom soit écrit en gros en bas de
mon texte? Ou que le rédacteur en chef ait fait tout plein de changements?
Je regarde autour de moi. Ces personnes qui sont assises à l’autre bout de
la table, peut-être sont-elles en train de lire MON poème…
— Clara, peux-tu dire à ton petit hamster intérieur de se calmer?
Clémentine m’observe, la tête appuyée sur la main. On dirait qu’elle sait
exactement ce que je pense.
— D’accord. J’arrête. Est-ce qu’on va marcher un peu? Ça va changer le
mal de place.
— Parle-moi d’une bonne idée! me répond-elle en se levant.

Dans mon cours de français, madame Mercier nous remet notre recueil.
L’illustration de la couverture qui représente un arbre est tout simplement
magnifique. Je ne connais pas l’élève qui l’a dessiné, mais il a vraiment
beaucoup de talent. Je cherche fébrilement mon poème. Je le trouve à
l’avant-dernière page. Je suis soulagée qu’il soit à la fin du livre. Sûrement
que plusieurs personnes ne se rendront pas jusque-là. Clémentine dit
souvent que j’ai le complexe de la petite souris. Elle a raison. La plus
discrète je peux être, le mieux je me porte.
Je lis ensuite le poème d’Estelle. Même s’il est bien écrit, j’ai
l’impression que c’est un peu trop mécanique, un peu trop froid. Comme si
Estelle avait eu peur de se mouiller, de mettre ses sentiments à nu. Je
reconnais bien là mon amie et son éternelle retenue. Un dessin de
Clémentine au fusain a aussi été choisi pour le recueil. La photocopie ne lui
rend pas justice, mais on perçoit tout de même son talent.
Madame Mercier tente de consoler une élève de mon groupe qui ne
comprend toujours pas pourquoi son poème n’a pas été retenu. Étienne
Simard, qui est assis en diagonale, se retourne.
— Il est à quelle page, ton poème?
Je rougis et je me retiens pour ne pas grimacer.
— Page 57.
François se retourne à son tour. Voyons, on dirait qu’ils se passent
toujours le mot, ces deux-là! Ils ne pourraient pas m’oublier, tout
simplement?
— Je veux le lire, moi aussi!
Je tourne même la tête pour ne pas les voir pendant leur lecture.
François siffle.
— Wow! T’es vraiment bonne! Il y a plein de mots que je comprends à
moitié.
— Moi aussi… Désenchanter, c’est un mot que je n’ai jamais vu.
— Moi si! répond François.
Je fronce les sourcils. François fouille dans ses affaires et sort le journal
étudiant. Mes yeux se plissent un peu, mes lèvres se serrent. Que veut-il
nous montrer? Il tourne les pages et lorsqu’il a trouvé ce qu’il cherche, il
nous tend son exemplaire.
— Regardez, on retrouve le même mot juste ici.
Zut. Je n’avais pas remarqué que je l’avais utilisé deux fois. Ce n’est pas
un mot si rare, non? Comment se fait-il que François se souvienne de ça?
Un mot, c’est un mot, et c’est tout. Il n’y a pas à en faire tout un plat. Je
prends un air des plus détachés.
— Et?
— Et… rien. C’est juste que je trouve que c’est un drôle de hasard.
Étienne me regarde un peu comme un policier examine un suspect. Je ne
me sens pas du tout à l’aise.
Habituellement, je m’efface, mais là, je n’aime pas ce que François et
Étienne sous-entendent. L’identité de Noisettine ne doit jamais être
découverte. C’est mon secret. Si j’écris dans le journal, c’est parce que je
peux le faire de façon anonyme. C’est la seule et unique raison.
— Qu’est-ce que vous essayez d’insinuer, au juste?
— Rien. Rien du tout, dit Étienne en haussant les épaules.
Madame Mercier en a enfin fini avec l’élève inconsolable et le cours peut
commencer. Je range le recueil sous mon manuel, pour ne plus le voir.
Étienne se retourne une dernière fois et nos regards se croisent un bref
instant. Je baisse la tête, incapable de le regarder dans les yeux, et j’espère
de tout cœur qu’il oubliera rapidement la conversation que nous venons
d’avoir.
8 juin

À midi, comme chaque midi, je dîne avec Estelle et Clémentine. Estelle


ne mange presque pas. En fait, elle n’a jamais été gourmande, mais
aujourd’hui, c’est pire. Elle picosse dans son plat, émiette le pain de son
sandwich et égraine sa branche de brocoli. Clémentine ne passe jamais par
quatre chemins:
— Qu’est-ce qui se passe?
— Rien… Pourquoi tu me poses la question?
— Estelle, Clara et moi te voyons cinq jours par semaine depuis plusieurs
mois. Quand tu ne manges pas, c’est que quelque chose te tracasse.
Estelle soupire.
— D’accord, c’est vrai, je suis un peu énervée. Mes parents sont au
palais de justice pour leur divorce. Maman dit que ça devrait bien se passer,
mais compte tenu de leur “bonne” entente, on ne sait jamais.
— Ah, je vois…
C’est évident qu’Estelle n’aime pas parler de ses problèmes. Ça la rend
mal à l’aise. On dirait qu’elle en a honte. Moi non plus, je ne suis pas une
grande extravertie, mais je suis tout de même capable de me confier aux
gens dont je suis proche.
Estelle grogne et range tous ses plats dans son sac à lunch.
— Ça ne sert à rien d’essayer de manger, je n’ai pas faim. J’ai un truc à
aller finir au local du journal. Je vais y aller tout de suite. À tantôt.
Alors qu’elle s’éloigne, Clémentine croque dans une carotte. La bouche à
moitié pleine, elle s’esclaffe.
— Dis-moi que c’est une blague! Elle n’est en train de planifier ses
articles pour l’automne prochain?
— C’est sûrement autre chose. Elle n’est pas aussi maniaque que ça,
quand même…
Clémentine hausse un sourcil, comme pour dire qu’elle en doute. Nous
continuons à parler de tout et de rien quelques minutes quand je vois Estelle
revenir à la course. Sa main gauche est cachée derrière son dos, comme si
elle voulait nous dissimuler quelque chose. Elle arrive à côté de nous, un
peu essoufflée.
— Clara, tu ne devineras jamais ce que je viens de trouver!
Je n’ai même pas le temps de réfléchir qu’elle me tend… mon cahier de
poésie rose! Mon premier cahier de poésie, celui que j’ai perdu depuis des
semaines! Je lui arrache presque des mains et je tourne les pages, ébahie. Il
semble un peu plus froissé que lorsque je l’ai égaré, mais ça doit sûrement
être une création de mon imagination. Je regarde Estelle qui a retrouvé le
sourire.
— Qui te l’a rapporté?
— Je ne sais pas. Il était dans un sac accroché à la poignée de porte du
local.
Mais qui donc a gardé mon cahier de poésie tout ce temps? C’est étrange
qu’il réapparaisse après un si long moment.
— Quelqu’un s’est peut-être rendu compte qu’il l’avait dans son casier et
te l’a rendu, tout simplement. L’important, c’est qu’on te l’ait retourné,
non?
Estelle repart au local du journal terminer ce qu’elle avait à faire et
Clémentine en profite pour aller aux toilettes.
Je reste seule avec mon cahier. Je le feuillette doucement. Je parcours des
yeux certains de mes écrits. Ils m’ont manqué. Ça me fait tout drôle de me
relire, de savoir que j’ai enfin retrouvé mes poèmes. Je me sens rassurée.
Tout à coup, une feuille glissée dans mon cahier attire mon attention. Le
texte est écrit à l’ordinateur avec une police de caractère un peu littéraire.
La respiration légèrement haletante, je lis.

C’est moi qui avais ton cahier de poésie. Quand je l’ai trouvé, j’ai
voulu te le remettre, mais lorsque j’ai lu tes poèmes, j’en ai été
incapable. Tes mots m’ont trop touché. Je t’ai lue et relue plusieurs
fois. Tu m’as séduit, tu as chamboulé mon cœur. Maintenant que
l’année scolaire achève, je dois me résigner à te rendre ton cahier.
J’attends avec impatience de lire tes prochains poèmes dans le journal
étudiant.
D’un admirateur secret

Je suis sous le choc. Mais qui est ce mystérieux inconnu? Est-ce que je le
connais? Et comment a-t-il fait le lien entre ce cahier et mes poèmes dans le
journal? Se pourrait-il que ce soit un élève de ma classe, comme Étienne ou
François? Les deux me semblent bien perspicaces et pourraient peut-être
avoir découvert le pot aux roses… À moins que ce soit une personne que je
ne connais pas du tout. Pincez-moi quelqu’un, je rêve!
14 juin

Ma tête tourbillonne. Je ne suis toujours pas revenue de la déclaration


d’amour qu’Enzo m’a faite. J’ai été incapable d’avouer à Romy ce qu’il
m’a dit et je me sens comme une traîtresse. Si je lui racontais tout, je sens
que ça lui briserait le cœur. Depuis que je sais qu’Enzo ne s’intéresse pas à
elle, j’essaie de lui passer des petits messages subliminaux pour qu’elle ne
se fasse pas trop d’illusions, mais elle ne semble pas saisir mes sous-
entendus. Moi qui l’ai encouragée pendant des semaines, je ne suis pas pour
lui dire subitement, du jour au lendemain: «Finalement, il ne t’aime pas du
tout, laisse tomber.»
Il n’y a qu’à ma sœur que j’ai tout raconté. Elle ne savait pas vraiment
quoi me conseiller, mais lui confier ce secret m’a quand même libérée d’un
poids considérable.
De son côté, elle m’a montré le mot qu’un inconnu lui a laissé dans son
cahier de poésie. Quelle histoire troublante! Ce garçon est-il amoureux
seulement des mots de ma sœur ou d’elle aussi? Ce n’est pas très clair.
Clara en a fait des cauchemars cette semaine et elle est venue me rejoindre
dans mon lit. Nous faisons vraiment un joyeux duo d’embrouillées!
Et j’ai reçu un message de Frédéric sur Facebook, ce matin. Le Frédéric
de Gatineau. J’ai des papillons dans l’estomac.

Marius m’a dit que ses parents allaient te demander de le garder


encore une semaine ou deux cet été. Auras-tu envie de me revoir?
XX
Frédéric
Aaaaaah! Que dois-je faire? Est-ce que je lui réponds? C’est à croire
qu’Enzo et lui se sont passé le mot pour me mettre le cœur à l’envers. Ma
tête est sur le point d’éclater. J’ai tellement besoin de vacances! Il reste
encore huit jours avant la fin des classes. J’espère que l’été et la deuxième
année du secondaire seront un peu plus tranquilles pour Clara et moi, car
nous avons vraiment eu notre lot d’émotions fortes ces derniers mois!
Mais là, tout de suite, il faut que j’aille trouver ma sœur: j’ai un besoin
urgent de parler. Et de dévaliser sa cachette de bonbons.
Pain au citron

INGRÉDIENTS

Pain
• 1 ½ tasse de farine
• 1 c. à thé de poudre à pâte
• ½ c. à thé de sel
• 3 œufs
• 1 tasse de sucre
• 1 c. à thé de vanille
• ¹/³ tasse de jus de citron
• Zeste d’un citron
• ½ tasse d’huile de canola (ou huile végétale ou huile de
tournesol)
Glaçage au citron
• 1 tasse de sucre à glacer
• 3 c. à table de jus de citron
PRÉPARATION

1. Préchauffer le four à 350°F (180°C).


2. Dans un bol, mélanger la farine, la poudre à pâte et le sel.
3. Dans un autre bol, mélanger les œufs, le sucre, la vanille, le zeste de
citron, le jus de citron et l’huile au malaxeur jusqu’à ce que le tout soit
homogène.
4. Ajouter la préparation liquide aux ingrédients secs et bien mélanger.
5. Verser dans un moule à pain (14 cm × 23 cm) bien beurré et cuire
pendant 45 minutes.
6. Quand le pain est refroidi, le démouler et le glacer.

Donne environ 8 portions.


Rondeau, Sophie, 1977-
Cupcakes et claquettes
Sommaire: t. 2. L’amour est un caramel dur.
Pour les jeunes de 9 ans et plus.

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour
leurs activités d’édition:
– Conseil des Arts du Canada;
– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC);
– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC);
– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour
l’édition de livres.

Illustration de la couverture: Géraldine Charette


Graphisme: René St-Amand
Mise en pages: Martel en-tête

Copyright © 2013, Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89723-206-1 (version imprimée)


ISBN 978-2-89723-207-8 (version numérique pdf)
ISBN 978-2-89723-208-5 (version numérique ePub)

Dépôt légal: 4e trimestre 2013


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Découvrez l'ensemble de nos titres disponibles en formats numériques.


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À propos de l'auteure

Sophie Rondeau est l’auteure de plusieurs albums et de deux romans


pour adolescents. Elle est aussi enseignante au secondaire et mère de quatre
enfants! Auteure engagée auprès de la jeunesse depuis de nombreuses
années, elle aime particulièrement aller à la rencontre de son public dans les
écoles et bibliothèques.
De la même auteure

Série CUPCAKES ET CLAQUETTES


Tome 1, Loin de toi, roman, Montréal, Hurtubise, 2013.

Série DESTINATION MONSTROVILLE


Tome 1, Moche Café (coécrit avec Nadine Descheneaux), roman, Montréal,
Éditions Druide, 2013.

Série ADRIEN ROSSIGNOL


Tome 1, Une enquête tirée par les cheveux, roman, Montréal, Éditions de la
courte échelle, 2013.
Non, petits gourmands! (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2012.
La Fée Chaussette, album, Montréal, Éditions Imagine, 2011.
La Collation de Barbo (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2011.
Violette à bicyclette, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest, 2010.
Papa a peur des monstres, album, Montréal, Éditions Imagine, 2009.
Étienne-la-bougeotte, album, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2009.
Louka cent peurs, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest, 2009.
Simone la Démone cherche cœur de pirate, roman, Rosemère, Éditions
Pierre Tisseyre, 2009.
La deuxième vie d’Anaïs, roman, Gatineau, Éditions Vents d’Ouest, 2009.
Simone la Démone des sept mers, roman, Rosemère, Éditions Pierre
Tisseyre, 2008.
Ton nez, Justin!, album, Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique,
2008.
La Course aux œufs, roman, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2007.
Quels drôles d’orteils! (coécrit avec Nadine Descheneaux), album,
Montréal, Éditions du Renouveau pédagogique, 2007.
Je rêve en couleurs, album, Grand-Mère, Éditions Scolartek, 2006.
Le père Noël ne viendra pas, album, Montréal, Éditions du Renouveau
pédagogique, 2006.
Le Serment d’Ysabeau, roman, Rosemère, Joey Cornu Éditeur, 2004.
À propos des Éditions Hurtubise

Fondées en 1960 par Claude Hurtubise, les Éditions Hurtubise, alors


Hurtubise HMH, ont développé parallèlement les secteurs littéraire et
scolaire. Aujourd’hui la ligne éditoriale de la maison indépendante, membre
du groupe HMH, est davantage littéraire, autant pour la jeunesse (12 ans et
plus) que pour les lecteurs adultes, auxquels ouvrages se greffent les livres
de référence de la collection Bescherelle. Le catalogue littéraire des
Éditions Hurtubise est l’un des plus prestigieux parmi les éditeurs
francophones du pays, tant en essais qu’en fiction, avec environ 800 titres
au catalogue.
Avec Leméac Éditeur, les Éditions Hurtubise sont également
propriétaires de la Bibliothèque québécoise, qui se consacre à l’édition et la
réédition au format poche de textes littéraires (fictions et essais); une
maison d’édition qui comprend aujourd’hui un catalogue de plus de 200
titres.
Par ailleurs, les Éditions Hurtubise sont également très actives sur le plan
international comme en fait foi les nombreuses cessions de droits d’une
douzaine de titres différents par an, qui permettent à nos auteurs québécois
de connaître un rayonnement accru et de rejoindre de nouveaux lecteurs.
Il est également important de noter que notre groupe, via la société
Distribution HMH, se charge lui-même de sa diffusion et de sa distribution
en librairie. Le travail pour la vente dans les grandes surfaces est quant à lui
assumé par la Socadis, partenaire important des Éditions Hurtubise depuis
plus de dix ans et avec lequel nous sommes en contact sur une base
quotidienne.
Découvrez l'ensemble de nos titres et les nouveautés
www.editionshurtubise.com
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